Title: Napoléon et Alexandre Ier (2/3)
Author: Albert Vandal
Release date: February 12, 2010 [eBook #31260]
Language: French
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Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en décembre 1892.
Napoléon et Alexandre Ier. L'alliance russe sous le premier Empire. I. De Titsit à Erfurt. 3e édition. Un volume in-8° avec portraits. Prix 8 fr.
Louis XV et Élisabeth de Russie. 2e édition. Un volume in-8°. Prix 8 fr. (Couronné par l'Académie française, prix Bordin.)
Une Ambassade française en Orient sous Louis XV: La Mission du marquis de Villeneuve (1728-1741). Un volume in-8°. Prix 8 fr.
PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANClÈRE, 8.
Troisième Édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
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1894
Intentions respectives de Napoléon et d'Alexandre au sortir d'Erfurt.--Offres de paix à l'Angleterre.--Napoléon veut soumettre l'Espagne par les armes et comprimer l'Autriche par la terreur.--Raisons qui lui font détester l'idée d'une nouvelle guerre et de nouvelles victoires en Allemagne.--Il craint notamment de réveiller la question polonaise, qui peut le brouiller avec la Russie.--Quelle est à ses yeux la grande utilité de l'alliance.--Instructions à Caulaincourt.--Projets ultérieurs: la Méditerranée et l'Orient.--Tendance d'Alexandre à s'isoler de l'Europe.--Son imagination se détourne de l'Orient.--Influence dominante de Spéranski.--Passion réformatrice.--Spéranski et l'alliance française.--Erreur persistante sur les dispositions de l'Autriche.--Souvenir reconnaissant pour Talleyrand; l'empereur Alexandre lui donne une famille.--Roumiantsof à Paris.--Campagne de Napoléon au delà des Pyrénées.--Résultats incomplets.--Retour à Valladolid.--Mouvements de l'Autriche.--Napoléon s'opiniâtre à l'idée de contenir et d'immobiliser l'Autriche par la main de la Russie.--Rapprochement historique.--Occupations d'Alexandre pendant la campagne d'Espagne.--Situation brillante de Caulaincourt.--Propos de salons.--Arrivée du roi et de la reine de Prusse; importance attribuée à leur voyage.--Napoléon torture la Prusse; protestation d'Alexandre.--Confiance de nos ennemis dans le pouvoir de la reine Louise.--Le ménage impérial.--Souhait de nouvel an adressé par Napoléon à Alexandre.--La reine Louise chez l'ambassadeur de France.--Le Roi détruit l'intérêt qu'inspire la Reine.--Réapparition et triomphe de la favorite.--La politique pendant le voyage.--Napoléon requiert le concours diplomatique d'Alexandre contre l'Autriche.--Le Tsar persiste dans un système de demi-mesures.--La note identique.--Lettre explicative à Roumiantsof.--Le prince de Schwartzenberg à Pétersbourg.--Alexandre encourage l'Autriche à la guerre en croyant l'en détourner.
A Tilsit, Alexandre Ier avait dit à Napoléon: «Je serai votre second contre l'Angleterre.» A Erfurt, il lui avait renouvelé ce serment, en termes solennels, par traité, et les deux empereurs s'étaient promis de vaincre ensemble celle qu'ils avaient désignée «comme leur ennemie commune et l'ennemie du continent 1». Ils offriraient d'abord la paix à l'Angleterre, la sommeraient de reconnaître la part que l'un et l'autre s'étaient faite dans l'Europe transfigurée. Si l'adversaire refusait, ils resteraient unis dans la lutte et la poursuivraient avec toutes leurs forces jusqu'à ce qu'elle eût procuré la paix dont ils avaient à l'avance arrêté les bases. Toutefois, ayant posé ce principe, ils n'avaient réussi qu'imparfaitement à en déduire l'application sous forme d'engagements précis et de règles communes; en réalité, si leurs volontés tendaient encore au même but, elles ne s'accordaient plus sur les moyens de l'obtenir, et bien différente était la conception que l'un et l'autre se faisaient de l'avenir. Napoléon ne voyait que la guerre pour conquérir la paix, une paix telle qu'il la voulait et qui serait la consécration de ses conquêtes; Alexandre espérait que la paix viendrait à lui, sans qu'il eût à la forcer par des opérations compromettantes. Napoléon se traçait un plan tout d'action, comportant des mouvements précipités, multiples, à exécuter successivement dans toutes les parties de l'Europe et du monde: Alexandre se flattait de goûter dès à présent en repos les avantages acquis, d'assister aux événements plutôt que d'y participer, et, en face de l'Europe où partout les haines restaient ardentes et les passions inapaisées, se plaisait au rêve d'une politique contemplative.
Après l'entrevue du Niémen, assuré momentanément de l'alliance russe, qui interrompait le cours des coalitions, Napoléon avait cru pouvoir se retourner contre l'Angleterre, en finir avec elle, l'envelopper et l'accabler d'événements destructeurs. Convaincu de sa toute-puissance, emporté par son imagination, perdant le sentiment du réel et du possible, il avait voulu étreindre et soulever l'Europe, enrôler partout les forces vives des nations, accaparer toutes les armées, toutes les flottes, afin de s'en servir pour frapper l'Angleterre sur tous les points du globe où cette puissance pouvait être abordée et saisie. Dans cet élan vers l'universelle offensive, le pied lui avait manqué: une fausse manœuvre avait fait échouer toutes ses combinaisons et en avait démontré l'erreur. Tandis qu'il visait l'Orient et s'y cherchait une action à sa taille, tandis qu'il discutait avec Alexandre le partage d'un empire, une humble insurrection de paysans et de montagnards avait commencé contre les usurpations de la force la revanche du droit et de la justice. En Espagne, la dynastie s'était livrée; la nation, violentée dans son indépendance sans être maintenue par des masses suffisantes, s'était levée contre le conquérant: elle avait détruit l'une de ses armées, rejeté les autres au pied des Pyrénées, ouvert la Péninsule aux Anglais, reporté sur terre, à nos côtés, la guerre que Napoléon s'était flatté d'étendre et de disperser sur les mers. Aujourd'hui, il lui fallait avant tout se relever de cet échec qui avait porté à son prestige un coup désastreux et qui était apparu à tous ses ennemis comme un signal de délivrance. Plus l'atteinte avait été sensible, plus il importait que le châtiment fût exemplaire et prompt. Napoléon ira donc tout d'abord en Espagne et y ramènera les Français: il veut de sa personne combattre et soumettre la nation qui a fait douter de sa fortune, qui a créé derrière lui un ardent foyer de haine et de révolte, une résistance populaire, acharnée, fanatique, et qui s'est faite la Vendée de l'Europe.
Cette guerre en avait engendré une autre, puisque la maison d'Autriche, après avoir tremblé pour elle-même au premier bruit de l'attentat de Bayonne et précipitamment reconstitué ses forces, cédait maintenant à la tentation de les utiliser, puisqu'elle venait de prendre la résolution de se faire elle-même l'agresseur, d'entrer en campagne au printemps de 1809 et d'insurger l'Allemagne. Sans connaître cette décision, Napoléon la pressentait; il prévoyait le cas où, après une courte expédition en Espagne, il aurait à se retourner contre l'Autriche et à se mesurer avec un deuxième adversaire.
Il avait créé lui-même cette situation, ayant fourni à l'Autriche, par les événements d'Espagne, un motif pour armer et une occasion pour attaquer. Néanmoins, si responsable qu'il fût de la guerre nouvelle qui grondait en Allemagne, il souhaitait passionnément de l'éviter. Non qu'il craignît les généraux et les soldats de l'Autriche. Eux et lui ne s'étaient-ils point connus et mesurés à Marengo, à Ulm, à Austerlitz? Cent combats, cent victoires, avaient attesté la supériorité de ses armes, et si l'Autriche disposait momentanément d'effectifs plus nombreux que les siens, il avait trop de foi en lui-même, en son aptitude à découvrir et à créer des ressources, pour redouter sérieusement l'issue du combat. Mais il ne s'abusait pas sur les difficultés et les périls de tout ordre où le jetterait une campagne de plus en Europe, même couronnée d'un éclatant succès. À l'intérieur, elle achèverait de lui aliéner l'opinion, unanime à blâmer son entreprise d'Espagne; elle augmenterait le sourd mécontentement qui de toutes parts couvait contre lui; elle prouverait définitivement aux Français que son règne était la guerre, la guerre implacable et permanente. Au dehors, si l'Autriche s'affirmait irréconciliable en descendant pour la quatrième fois dans la lice, il faudrait, pour nous garantir de son incorrigible hostilité, lui infliger de profondes mutilations, la supprimer peut-être, faire le vide au centre du continent et ne laisser devant nous que les ruines d'un grand empire. Or, par un retour de prudence et de raison, Napoléon comprenait le danger de bouleverser davantage l'ancien édifice européen, de briser l'imposante monarchie qui en avait été longtemps la clef de voûte. Cette destruction apparaîtrait comme un défi de plus aux royautés légitimes; elle ajouterait à l'inquiétude, à l'exaspération générales; en particulier, elle risquerait de nous brouiller avec la Russie. Pour abattre l'Autriche, il serait nécessaire de faire appel à toutes les activités disponibles, d'ameuter toutes les ambitions. Les Polonais du duché de Varsovie seraient les premiers à nous venir en aide, mais il faudrait payer leur concours, permettre la réunion à leur État des provinces que l'Autriche avait naguère ravies à leur nation, laisser la Pologne se refaire aux deux tiers, et cette quasi-restauration réveillerait les alarmes du troisième copartageant, soulèverait entre la France et la Russie une question mortelle à l'entente. Napoléon voulait donc s'épargner la nécessité de vaincre l'Autriche, parce qu'il se sentait exposé à ne remporter sur elle que de funestes triomphes et qu'il appréhendait, non les chances, mais les suites de la lutte.
Seulement, il se rendait compte que l'Autriche ne renoncerait à la guerre que devant la certitude d'être écrasée; il désirait lui en imposer par un redoublement de vigueur, par des mesures d'éclat, de sévérité et de force, auxquelles il jugeait indispensable d'associer la Russie. À ses yeux, l'alliance du Tsar, qui survivrait difficilement à une crise européenne, restait le moyen de la conjurer. Il n'était pas à présumer que l'Autriche, si animée, si haineuse qu'elle fût, pût s'exposer de gaieté de cœur, sans avoir été provoquée ni directement menacée, à périr broyée entre la France et la Russie. De sa part, une prise d'armes contre Napoléon isolé ne serait qu'une dangereuse témérité; une rupture avec la France assistée de la Russie serait un acte de démence impossible à supposer. Si donc, pensait Napoléon, la cour de Vienne persiste dans ses desseins, c'est qu'elle ne croit pas à la fermeté d'Alexandre dans le système français, c'est qu'elle escompte tout au moins la neutralité de ce monarque. L'attitude d'Alexandre à Erfurt ne l'avait que trop entretenue dans cette sécurité. Au fond du cœur, Napoléon ne pardonnait pas à son allié de s'être aveuglé alors sur des intentions déjà suspectes, de s'être obstinément refusé, en nous promettant par traité secret son assistance contre toute agression, à prendre dès à présent vis-à-vis de l'adversaire le ton de la rigueur et de la menace 2. Sans savoir que Talleyrand avait livré à l'Autriche le secret du dissentiment survenu entre les deux empereurs et précipité ainsi les résolutions guerrières, il ne se dissimulait pas que l'entrevue avait mal rempli son objet et laissé subsister le danger. Néanmoins, il voulait encore croire que le Tsar, si les préparatifs hostiles continuaient, se rendrait enfin à l'évidence, consentirait à accentuer son langage, «à montrer les dents 3», exercerait à Vienne une pression assez forte pour imposer un désarmement. En quittant à Erfurt le général de Caulaincourt, son ambassadeur en Russie, il lui avait laissé pour instruction de tenir les yeux d'Alexandre constamment ouverts sur l'Autriche, de lui dénoncer tout acte inquiétant, tout mouvement plus prononcé, de l'amener à y répondre par des réunions de troupes sur la frontière de Galicie, par des concentrations effectuées à grand bruit. M. de Caulaincourt ne saurait trop répéter que l'empereur Napoléon, en s'éloignant d'Erfurt pour s'enfoncer en Espagne, s'est confié en son ami, qu'il lui a commis le soin de surveiller l'Allemagne et de la tenir en respect: pour que l'alliance remplisse ce but, il faut qu'elle soit non seulement réelle, mais apparente, qu'elle s'affirme et s'atteste par des démonstrations extérieures. À l'aide de ces raisonnements et de ces instances, Napoléon espérait réparer sa demi-défaite d'Erfurt, reprendre en sous-œuvre le projet avorté et enchaîner l'Autriche par le bras de la Russie.
En même temps, il se flattait d'être à lui-même sa ressource: pour immobiliser l'Autriche et lui faire contremander ses mesures, il comptait sur le spectacle d'activité et d'irrésistible énergie qu'il donnerait en Espagne. Dans les conseils de l'empereur François, chez tous les gouvernements, chez tous les peuples qui conspiraient contre nous, c'était une opinion répandue que la guerre d'Espagne absorberait longtemps notre attention et nos forces, que de longues années n'en verraient pas la fin. Que cette guerre présumée interminable s'achève en trois mois, qu'en trois mois l'insurrection soit balayée, les Anglais jetés à la mer, le roi Joseph remis sur son trône et le pays plié à nos volontés, que l'Empereur revienne triomphant en France et s'y retrouve en possession de tous ses moyens, l'ardeur et la confiance de l'Autriche ne tiendront pas devant cette réapparition. On la verra s'humilier, rentrer dans l'ordre, s'estimer heureuse de fournir des gages et d'accepter des garanties. Si Napoléon veut frapper vite et fort en Espagne, ce n'est pas uniquement pour venger son affront; il attend de ses victoires un contre-coup accablant au delà du Rhin, et il espère que la soumission de la Péninsule assurera indirectement la tranquillité de l'Allemagne.
L'Espagne domptée, l'Autriche comprimée, Napoléon se trouvera dans la position où il avait espéré se placer au commencement de 1808; il disposera de l'Europe contre l'Angleterre. Dans ce comble de prospérité et de puissance, il pourra enfin négocier utilement la reddition de sa rivale. S'il s'est prêté aux tentatives de paix immédiate concertées à Erfurt, il ne croit guère à leur succès tant que la révolte espagnole et le soulèvement de l'Autriche, en laissant à nos ennemis des alliés et des points d'atterrissement en Europe, les dissuaderont de traiter. Il entend cependant ne pas rompre les pourparlers dès qu'il en aura constaté l'inutilité présente; il les fera durer, trainer, afin de retrouver et de ressaisir ce fil lorsque ses succès militaires et diplomatiques auront remontré à l'Angleterre la nécessité de céder. Si elle s'obstine malgré tout à la lutte, alors le moment sera venu de recourir à ces entreprises écrasantes et gigantesques que Napoléon a ajournées plutôt qu'exclues et qui demeurent invariablement à l'arrière-plan de sa pensée. Pour les exécuter, il se réserve dès à présent quelques moyens, susceptibles de se développer par la suite. Il ne porte pas au delà des Pyrénées toutes les forces qu'il a retirées d'Allemagne, il en achemine une partie vers la mer du Nord et veut reformer un camp de Boulogne, installer en face des Iles Britanniques cette menace permanente. D'autres corps sont dirigés vers les côtes de Provence et d'Italie: ils auront, pour peu que les circonstances s'y prêtent, à inquiéter les ennemis dans la Méditerranée, à prendre contre eux des postes, des bases d'offensive, à tenter de hardis coups de main, jusqu'au jour où d'autres armées, rendues disponibles par la cessation des guerres en Europe, mises à bord de nos escadres reconstituées, iront atteindre l'Angleterre dans toutes les sources de son commerce et de sa puissance, aux colonies, dans l'Amérique, dans l'Orient surtout et dans la vallée du Nil, chemin des Indes. Alors, se retournant vers Alexandre, Napoléon rouvrira devant lui des horizons aujourd'hui obscurcis; l'enivrant d'espérances, le fascinant de son génie, l'enveloppant de sa ruse, il se subordonnera plus étroitement cet allié, l'entraînera à sa suite et en fera l'instrument de ses desseins. Comme toujours, au delà des entreprises auxquelles il met actuellement la main, il en conçoit d'autres, qu'il gradue suivant les nécessités de la lutte et qu'il étage dans l'avenir. Si la soumission de l'Espagne laisse les Anglais en armes, le spectacle de l'Allemagne pacifiée, le blocus continental aggravé, les ports européens plus strictement fermés, auront sans doute raison de leur constance: si les Anglais résistent à tant d'avertissements et d'atteintes, il restera à l'Empereur, pour achever leur désastre, à déchaîner contre eux sur la Méditerranée et l'Orient une tempête d'événements.
C'était à tort toutefois qu'après avoir acheté la connivence passive d'Alexandre, Napoléon fondait encore quelque espoir sur son concours, et les dispositions que le Tsar rapportait d'Erfurt ne répondaient guère à cette attente. Loin de n'admettre d'autre terme à son action que la paix avec l'Angleterre, Alexandre lui assignait des limites plus rapprochées et étroitement marquées. Désormais, il était inébranlablement résolu à se confiner dans le cercle des intérêts individuels et particuliers de la Russie, à ne s'en plus écarter; il se bornerait à terminer les deux guerres qui lui étaient personnelles, celles dont le pacte d'Erfurt avait à l'avance prévu et spécifié les résultats, à arracher la Finlande aux Suédois et aux Turcs les Principautés. Encore eût-il préféré devoir ces conquêtes à la résignation des vaincus plutôt qu'à des efforts renouvelés, s'épargner la nécessité de combattre à nouveau et de verser le sang. En Finlande, une trêve avait été conclue, mais l'inflexibilité du roi Gustave IV, poussée jusqu'à la déraison, ne permettait point d'espérer qu'il consentît au sacrifice d'une province avant d'avoir épuisé ses dernières ressources. De ce côté, Alexandre prévoyait que ses armes auraient à porter des coups sensibles et peut-être accablants. En Orient, il s'était engagé vis-à-vis de Napoléon à ne reprendre les hostilités qu'après trois mois; il emploierait ce temps à négocier avec les Turcs, à réunir un congrès, à tenter un essai de pacification sur la base de la cession des Principautés. Si la Porte se refusait à cet abandon, il recommencerait la guerre, porterait sur le Danube toutes ses forces disponibles, mais n'entendait en distraire aucune part pour menacer la frontière autrichienne et faire au profit de Napoléon la police de l'Allemagne. En général, dans les questions où les termes et l'esprit des traités réclamaient sa coopération, il s'acquitterait en procédés courtois plus qu'en services effectifs: il fournirait un inépuisable contingent de paroles aimables, de déclarations tendres, de professions enthousiastes, mais en tout accorderait à Napoléon l'amitié du Tsar plus que l'appui de la Russie. Restant en guerre contre les Anglais, se privant de tout commerce direct avec eux, il ne participerait plus autrement à une lutte où il ne se reconnaissait qu'un intérêt secondaire. Quant à reprendre les vastes projets dont on s'était entretenu l'an passé, à remettre en question le démembrement de la Turquie, il s'était fait une règle de demeurer sourd à toute suggestion de ce genre 4. À jamais, il avait détaché son esprit de ces conceptions tentatrices et décevantes, et définitivement il avait laissé retomber le voile sur les perspectives qui l'avaient un instant ébloui. Au dehors, il s'interdisait désormais d'avoir de l'imagination.
Pour lui, le roman de l'alliance était fini; dans cet accord, il ne voyait plus qu'une opération où il entendait soigneusement limiter ses risques et réaliser des bénéfices prévus et évalués à l'avance; ces résultats obtenus, il s'enfermerait chez lui, s'abstiendrait de toute entreprise extérieure, se retirerait en quelque sorte de l'Europe dans ses frontières mieux tracées et largement étendues.
Son ambition se tournait vers l'intérieur, et c'était là maintenant qu'il se cherchait des triomphes. De tout temps, le doux autocrate s'était proposé de marquer son règne par des innovations bienfaisantes, d'initier plus complètement son peuple à la civilisation européenne, de relever le niveau intellectuel et moral de toutes les classes, et où Pierre le Grand n'avait créé qu'une puissance, de faire une nation. Ce projet généreux avait enchanté sa jeunesse; plus tard, dans les années qui avaient suivi son avènement, il s'était composé un ministère secret, un conseil intime avec lequel il aimait à s'entretenir et à raisonner de la réforme; mais son ardeur spéculative n'avait abouti alors qu'à de rares et incomplètes mesures; c'était surtout pour lui le délassement d'autres travaux, un moyen de se reposer de la réalité dans le rêve. Il avait le cœur d'un réformateur, il n'en avait point le caractère: toujours, devant l'immensité et les difficultés de la tâche, ses résolutions avaient faibli; il lui avait manqué l'énergie nécessaire pour se mettre à l'œuvre et le courage d'entreprendre. Voici pourtant qu'un homme lui était apparu dans lequel il avait reconnu ses propres aspirations, mieux définies, plus précises, plus susceptibles de se traduire sous une forme concrète et tangible. À mesure qu'il connaissait davantage Spéranski et le rapprochait de lui, il sentait mieux que ce ministre sorti du peuple, étranger à tout esprit de caste, pourrait le compléter, devenir son secours et sa force. Ardent et mystique penseur, Spéranski avait de plus la faculté et le besoin d'agir, la vaillance allègre qu'il faut pour s'attaquer aux préjugés, pour guerroyer contre les abus, la persévérance dans l'effort et la volonté d'aboutir. Appuyé sur lui, Alexandre espérait réaliser l'œuvre à laquelle il mettait sa gloire. Dans les années qui vont suivre, il ne cessera d'élever Spéranski; sous le titre de secrétaire du conseil d'empire, il en fera une sorte de ministre universel, investi en tout du droit d'initiative et de proposition. Désormais, une étroite intimité de pensée, une parfaite unité de vues, une collaboration de tous les instants s'établissent entre le souverain et le ministre, et l'influence de Spéranski se retrouve dans tout ce qu'Alexandre conçoit ou exécute.
Spéranski n'avait qu'en politique intérieure le goût des expériences hardies et risquées; il poussait son maître à s'absorber dans les soins de l'administration et pensait que la Russie devait se régénérer elle-même avant de s'épandre au dehors. Il appréciait pourtant et voulait conserver l'alliance, mais il y voyait pour son pays moins un instrument de conquête qu'un moyen d'éducation. Par elle, il espérait nouer des rapports intellectuels entre les deux peuples, se mettre lui-même en mesure d'étudier nos lois, nos institutions, ceux qui en avaient été les auteurs, la nation enfin qui avait soulevé le monde par ses idées avant de le bouleverser par ses armes. À Erfurt, il s'était montré attentif, curieux, interrogateur: il eût voulu tout connaître de la France, de l'homme extraordinaire qui la gouvernait, et il essayait de s'assimiler, avec l'esprit des philosophes, la méthode de Bonaparte. Alexandre lui-même, moins ami de l'Empereur que par le passé, décidé à se raidir contre les exigences et les séductions de sa politique, restait son disciple convaincu, en ce qui concernait le gouvernement et l'ordre intérieur des États. Il demeurait sous l'impression des instants passés à Erfurt; le souvenir des paroles recueillies, des exemples donnés, des enseignements que Napoléon lui avait dispensés avec une verve prodigue, le recherchait et l'obsédait; il subissait encore l'ascendant et comme l'oppression de cette grande pensée. De là, chez le Tsar et son ministre, une propension invincible à se chercher en France des sujets d'étude et d'imitation; de là l'empreinte que portent leurs créations diverses, leur sénat, leur conseil d'empire, leurs institutions judiciaires, administratives, financières, scolaires, toutes d'origine napoléonienne, inspirées de l'esprit latin et brusquement implantées sur un sol mal préparé à les recevoir. À mesure qu'Alexandre s'éloigne moralement du conquérant, il s'attache à étudier de plus près en Napoléon le législateur, le constructeur d'État: il cherche à lui emprunter ses secrets, ses procédés, et, pour transformer la Russie, se met à l'école du glorieux despote qui a refait la France.
Tout entier à cette œuvre de réorganisation et de progrès, Alexandre n'avait qu'une crainte, c'était que les affaires de l'Europe, dont il entendait autant que possible se départir, vinssent le réclamer et le reprendre. Il n'échapperait pas à cette diversion si la guerre, confinée aujourd'hui en Espagne, se rapprochait de lui, se rallumait au centre du continent, entre la France et l'Autriche. Aussi désirait-il prolonger la paix en Allemagne, voyant en elle une condition indispensable de la tranquillité présente et de la sécurité à venir de la Russie. Non qu'il tînt pour bon et définitif le régime imposé à l'Europe: il le haïssait en secret, mais jugeait qu'aujourd'hui tout effort pour le modifier n'aboutirait qu'à l'aggraver, à faire peser plus durement sur tous la loi du vainqueur. Puis, l'entrée en campagne de l'Autriche le mettrait dans le cas de tenir les engagements défensifs qu'il avait contractés avec la France et au prix desquels il avait acquis la rive gauche du Danube. Il lui faudrait se soustraire à une obligation positive ou participer à de nouvelles spoliations, opter entre sa parole et sa conscience. Son vœu sincère était donc que l'Autriche s'apaisât. Seulement, persistant à s'abuser sur le caractère des armements exécutés dans cet empire, il n'y voyait que l'effet de la peur, l'affolement d'une nation qui se croit menacée et se met instinctivement en défense. Il restait convaincu qu'à la brusquer et à la malmener il ne gagnerait rien sur elle; il ne comprenait point qu'en se montrant disposé à la guerre, il s'épargnerait la douleur de la faire. Ayant tenu aux Autrichiens, à Erfurt, un langage empreint de bienveillance et de cordialité, il répugnait à changer de ton vis-à-vis d'eux et se persuadait toujours qu'il les déterminerait à désarmer, à abjurer toute pensée d'offensive, en leur répétant qu'il ne permettrait à personne de les attaquer.
Si la cour de Vienne continuait, malgré ces paroles réconfortantes, à provoquer le conflit, il l'avertirait amicalement et s'interposerait en médiateur officieux. Sans doute, elle ne refuserait point de confier ses intérêts et le soin de sa dignité au monarque qui l'aurait toujours ménagée, à celui qui aimait à se poser en arbitre chevaleresque des différends, en juge d'honneur entre les nations, et qui se piquait moins d'être le souverain d'un puissant État que le premier gentilhomme d'Europe. Dans tous les cas, il n'aurait recours à la menace qu'à la dernière extrémité; il craignait, s'il se prêtait trop tôt et trop docilement aux désirs de l'Empereur, de l'encourager lui-même à assaillir l'Autriche; il croyait devoir protéger cette puissance contre elle-même, contre ses propres emportements, mais surtout contre une ambition toujours en quête de proies nouvelles. Il agirait de même envers la Prusse. Sans armée, sans argent, sans frontières, cet État semblait dans l'impuissance de rien entreprendre, mais l'horreur même de sa situation, jointe à l'irritation des esprits en Allemagne, laissait parfois craindre de sa part quelque tentative désespérée. Alexandre ne pousserait pas plus à la rébellion la Prusse que l'Autriche; il lui recommanderait la patience, mais aurait pour elle des attentions, des douceurs, et lui laisserait comprendre qu'il ne tolérerait jamais son écrasement. Il conserverait ainsi les derniers restes de l'ancienne Europe; il s'assurerait des droits à la gratitude des deux puissances qu'il aurait peut-être à requérir un jour, si des conjonctures plus propices, impossibles à prévoir actuellement, lui fournissaient l'occasion de rétablir sur le continent l'équilibre des forces et la prédominance morale de la Russie; en attendant, il resterait l'allié de Napoléon, sans renoncer à se faire le consolateur de ses ennemis.
Dès son départ d'Erfurt, ces deux faces de sa politique se révèlent et s'accusent. Ramenant à sa suite M. de Caulaincourt, il lui adresse à toute occasion d'affectueuses paroles qui doivent dépasser l'ambassadeur et aller jusqu'au maître. Il semble se retourner vers l'allié dont il vient de se séparer, pour lui adresser des signes d'intelligence et d'amitié. Cependant, traversant Kœnigsberg, il y passe deux jours auprès du roi et de la reine de Prusse et les laisse convaincus que la Russie, dans certains cas, peut devenir leur appui et leur sauvegarde. Plus loin, il a un souvenir pour le ministre français qui à Erfurt l'a averti de se défier, qui a pris secrètement son parti et approuvé ses résistances: il paye à Talleyrand le prix de cette défection. S'arrêtant à Mittau, il y fait décider le mariage de la princesse Sophie-Dorothée de Courlande, la future duchesse de Dino, avec un neveu du prince de Bénévent: le nom de celui-ci revient souvent sur ses lèvres, accompagné d'épithètes louangeuses: «On révère votre bon esprit, écrit Caulaincourt à Talleyrand, on aime votre personne... l'Empereur daigne me demander souvent de vos nouvelles et honore d'un constant intérêt la famille qu'il vous a donnée 5.» Après avoir acquitté une dette de reconnaissance et joui du plaisir de faire des heureux, Alexandre remonte dans le Nord à pas comptés, prend son temps pour revenir dans sa capitale et remettre la main aux affaires de l'État, tandis que Napoléon, revenu d'Erfurt à Paris d'un trait, ne rentre dans son empire que pour le traverser et voler en Espagne.
En quittant l'Empereur, Alexandre lui avait laissé son ministre des affaires étrangères, le comte Roumiantsof, l'homme d'État qui, après Spéranski, avait le plus de part à sa confiance et approchait le plus près de sa pensée. Roumiantsof devait s'établir à Paris pour quelque temps, afin d'y suivre conjointement avec notre ministre des relations extérieures M. de Champagny, la négociation de paix à laquelle avait été invitée l'Angleterre. Il précédait le nouvel ambassadeur de Russie, le prince Kourakine, désigné pour remplacer le comte Tolstoï, rendu à sa vocation militaire. En attendant Kourakine, Roumiantsof représenterait le Tsar à Paris, sans discontinuer ses fonctions ministérielles.
En lui, Napoléon voyait moins un intermédiaire avec les Anglais qu'un trait d'union avec la Russie. S'il réussissait à séduire Roumiantsof et à le capter, ne pourrait-il s'en servir pour gouverner et vivifier l'alliance? Il ordonne donc que tout soit mis en œuvre pour charmer le ministre voyageur, que le séjour de Paris lui soit rendu fertile en agréments, fécond en satisfactions, que tous ses goûts y soient caressés et flattés. Roumiantsof est épris d'art et de littérature, c'est un érudit et un curieux; il faut que nos musées, nos collections, nos établissements scientifiques s'ouvrent largement devant lui: il sera bon de lui en détailler les beautés, de lui en expliquer l'organisation; tout objet qu'il aura paru remarquer lui sera généreusement offert. Il a la passion des livres: on lui composera une bibliothèque d'ouvrages rares. L'Empereur veut qu'il se plaise à Paris, qu'il y prenne ses habitudes, qu'il y prolonge volontairement sa mission. Il l'y installe, le confie à ses ministres, le recommande à leur sollicitude, puis, après un rapide coup d'œil sur l'intérieur de l'Empire, va prendre au delà des Pyrénées le commandement de ses armées et les mettre en action.
En Espagne, il est vainqueur partout où il rencontre l'ennemi et peut l'aborder; ses étapes se comptent par des batailles gagnées. Contre les cent mille hommes de troupes réglées que lui oppose l'insurrection, il refait en grand la manœuvre d'Austerlitz; après avoir laissé les ennemis s'avancer sur ses deux flancs, affaiblir leur ligne en la prolongeant, il pousse contre leur centre, l'enfonce à Burgos, se rabat sur leur gauche, qu'il fait sabrer à Tudela par le maréchal Lannes, tandis que Soult se charge de la droite et la disperse au combat d'Espinosa. Peu après, la charge de Somo-Sierra dégage la route de Madrid. Le 4 décembre, l'Empereur est maître de cette capitale, dédaigne d'y entrer et se borne à y rétablir l'autorité de son frère. La guerre eût été finie, si nous n'avions eu affaire qu'à un gouvernement, si le peuple ne fût resté debout dans toutes les provinces, pour renouveler la lutte. Les armées régulières de l'Espagne ont été battues et pulvérisées: d'autres armées naissent de cette poussière, et la résistance se perpétue en se disséminant. Au moins Napoléon espère-t-il employer le temps qui lui reste à passer dans la Péninsule en frappant un grand coup sur l'armée anglaise, sortie du Portugal et aventurée en Castille; par un ensemble d'opérations concentriques, il se dispose à l'envelopper et à la prendre. Malheureusement, la fortune moins complaisante ne lui ménage plus l'occasion de succès décisifs et surtout ne lui permet plus d'achever ses victoires. Se rejetant brusquement en arrière, l'armée du général Moore échappe au filet et se dérobe à un désastre. Napoléon se jette aussitôt sur ses traces, la serre de près dans les montagnes de la Galice, lui prend ses traînards, ses bagages, ses magasins, la pousse furieusement vers la côte, où il espère l'anéantir avant que des vaisseaux anglais en aient recueilli les débris. Cependant, peut-il s'égarer longtemps dans cette extrémité lointaine de la Péninsule, privé de communications régulières avec la France, absent en quelque sorte de l'Europe? Un soir, pendant une halte, des courriers le rejoignent à travers mille périls; à la lueur d'un feu de bivouac, il lit les dépêches qui lui sont présentées, et aussitôt une vive préoccupation se peint sur ses traits 6. D'importantes nouvelles le rappellent en arrière: sur divers points de l'Europe, les événements ont marché; l'Angleterre, l'Orient, l'Autriche surtout, la Russie enfin réclament son attention et peuvent lui commander d'immédiates résolutions. On le voit alors s'arracher à la poursuite des Anglais, laisser à Soult le soin d'achever leur déroute, rétrograder sur Benavente, puis sur Valladolid: dans cette ville, où il «peut recevoir les estafettes de Paris en cinq jours 7», il s'arrête, s'établit et, tournant le dos à l'Espagne, fait front à l'Europe.
Les nouvelles qu'il avait reçues en route, celles qui lui parvinrent à Valladolid, portaient d'abord que les Anglais mettaient à l'ouverture des pourparlers certaines conditions que repoussaient son ambition et son orgueil. Ils exigeaient que l'Espagne insurgée fût admise au débat, par l'organe de ses juntes, et traitée en puissance reconnue 8. En même temps, l'Autriche semblait de plus en plus disposée à se déclarer pour eux, et l'avis de ses agitations, de ses mouvements, arrivait de toutes parts.
C'est d'abord notre ambassadeur à Vienne, le général Andréossy, qui signale un mauvais vouloir persistant et des apprêts de guerre. Tandis que le cabinet se dérobe toujours à la reconnaissance du roi Joseph et refuse de fournir ce gage, les réserves et les milices, soi-disant convoquées pour une période d'exercices et de manœuvres, sont retenues sur pied, et toutes les forces de la monarchie demeurent mobilisées. Andréossy ne se prononce pas encore sur le caractère offensif de ces mesures, mais il constate dans la société une recrudescence de passions hostiles et surprend partout l'écho de colères qui s'enhardissent. Les salons lui déclarent la guerre; ils l'ont toujours traité en suspect; ils le traitent aujourd'hui en ennemi. Les ministres l'évitent; quant à l'Empereur, il ne lui adresse que de brèves et sèches paroles, toujours les mêmes, auxquelles l'ambassadeur répond sur le même ton: «Sa Majesté, écrit Andréossy à la date du 13 décembre, m'a demandé, suivant son usage: Que fait votre maître?--Réponse: Je n'en ai de nouvelles que par les feuilles publiques, mais je le crois à cheval. La conversation ne s'est pas engagée plus avant 9.»
La cour de Vienne, il est vrai, vient de renvoyer à Paris son ambassadeur, le comte de Metternich, absent depuis l'été. Comme toujours, Metternich tient un langage doucereux et vague; il multiplie les protestations pacifiques; mais dès qu'on le presse un peu, dès qu'on cherche à obtenir un gage des intentions qu'il annonce, son embarras se trahit. Pour le pénétrer, M. de Champagny lui a demandé s'il apportait la reconnaissance des nouveaux rois: «silence de M. de Metternich. Il a cependant senti qu'il fallait aborder la seule affaire qui existe maintenant entre les deux gouvernements, et, après un petit moment de préparation, il a commencé, avec l'air le plus embarrassé du monde, une phrase qu'il n'a pas finie. Il s'est repris pour en commencer, sans la finir davantage, une seconde, puis une troisième, puis une quatrième, et après une suite de mots qui n'avaient aucun sens, il est arrivé à me dire: Mais... mais... le général Andréossy a déclaré cette forme inadmissible. J'ai compris qu'il voulait excuser le refus ou le retard de la reconnaissance... Je dois dire à Votre Majesté que je n'ai jamais vu à M. de Metternich, qui a ordinairement un ton aisé et positif, tant d'embarras dans la contenance et un langage aussi confus et aussi entortillé 10.»
De cet entretien, le secrétaire d'État français emporte la conviction que la cour de Vienne n'attend «que le moment d'oser». Attendra-t-elle ce moment, «comme les peureux», jusqu'à ce qu'il soit passé? C'est l'espoir du ministre, mais sa confiance dans un défaut d'énergie chez l'adversaire est démentie par d'autres rapports. Des observateurs placés sur les flancs de l'Autriche, nos agents à Trieste, en Bavière, en Saxe, signalent dans les provinces frontières des armements fiévreux, précipités, des préparatifs d'entrée en campagne. Déjà, dans toutes les parties de l'Europe, la diplomatie viennoise lève le masque, fait cause commune ouvertement avec les Anglais, et ce concert d'intrigues démontre que la maison d'Autriche, passée à la solde de nos ennemis, va exécuter en leur faveur une nouvelle diversion.
Pour faire face à un assaut plus probable, à un danger plus imminent, l'Empereur ordonne de Valladolid des levées et quelques mouvements. Il renforce les corps laissés en Allemagne, rapproche l'un d'eux du Danube, envoie à Eugène un plan pour la défense de l'Italie; il invite les princes de la Confédération rhénane à compléter leurs contingents, sans les rassembler encore; il prépare enfin, annonce son retour à Paris, et fait remonter vers les Pyrénées quelques détachements de sa garde 11.
Ces mesures, il est vrai, ne sont prescrites qu'à titre de précautions: elles seront révoquées si l'Autriche se calme, et même l'Empereur ne se résout pas dès à présent à faire refluer vers le Nord toutes les troupes qu'il a destinées à la soumission définitive de l'Espagne et à des entreprises directes contre l'Angleterre. Ce sont ces dernières surtout qui restent son espoir secret et sa pensée de prédilection. À demi tourné vers l'Autriche, il ne détache pas tout à fait son regard des contrées où l'Angleterre lui donne prise et s'offre à découvert: son attention reste partagée entre la ligne du Rhin et des Alpes, où il lui faut se mettre en défense, l'Espagne, où il presse le siège de Saragosse et organise une expédition contre l'Andalousie, la Méditerranée enfin et l'Orient, où le ramènent d'audacieuses velléités d'offensive. L'Orient le sollicite à nouveau, en paraissant se rouvrir de lui-même à une intervention. Les courriers qui ont annoncé les dispositions menaçantes de l'Autriche ont en même temps donné l'avis d'une révolution de plus à Constantinople. Le vizir Baïractar, qui durant quelques mois a montré et incarné l'autorité aux yeux des Ottomans, vient de périr dans une sédition, sous les débris de son palais en flammes; plus que jamais, la soldatesque fait la loi, et ce progrès dans l'anarchie semble rapprocher pour la Turquie l'heure fatale de la dissolution. En prévision de cet écroulement, le moment n'est-il pas venu de réserver et d'occuper certaines positions d'un intérêt majeur pour la lutte finale contre l'Angleterre? En même temps que Napoléon signe l'appel aux souverains de la Confédération, il ordonne à Toulon un rassemblement de forces navales; il décrète qu'il aura dans ce port, au 1er mars, une escadre de soixante-quinze voiles, prête à porter «dans un point quelconque de la Méditerranée» trente-deux mille hommes, équipés et munis pour une expédition lointaine 12. Ostensiblement, ces préparatifs sont dirigés contre la Sicile, mais l'Empereur confie à son ministre de la marine qu'il assigne à la flotte «une destination plus importante 13: il vise la Sicile et frappera ailleurs. Est-ce Alger qui le tente, ou l'Égypte, cette Égypte qu'il a rêvé tant de fois de ressaisir, d'où il pourra exclure les Anglais de la Méditerranée orientale, les dominer en Asie et les menacer aux Indes? Sans livrer encore le secret de ses intentions, il laisse entrevoir de vastes projets: «Cette escadre de la Méditerranée, écrit-il à Decrès, m'intéresse au delà de ce que vous pouvez penser 14.» Deux divisions retirées d'Allemagne l'année précédente, celles de Boudet et de Molitor, seront appelées à former le corps expéditionnaire, si elles n'ont à se reporter dans le Nord. En attendant que la situation se dessine, Napoléon les retient près de Lyon, d'où elles pourront remonter dans la direction du Rhin ou descendre vers la mer. Il ne s'arrachera qu'à la dernière extrémité, en cas de nécessité absolue, à son duel avec l'Angleterre pour «se battre sans raison 15» contre l'Autriche, et, tout en voyant approcher une nouvelle guerre dans le centre de l'Europe, en se préparant à la soutenir, il ne se résigne pas encore à ne pouvoir l'empêcher.
C'est qu'il n'a pas renoncé à s'aider de la Russie pour contenir et paralyser l'Autriche. Plus que jamais, il remarque que cette puissance écarte de ses prévisions l'hypothèse d'un concert effectif entre les deux empereurs. Faux calcul évidemment, puisque Alexandre a contracté à Erfurt des devoirs positifs et s'est obligé à nous secourir en cas d'attaque. Seulement, comme le Tsar n'a pas suffisamment manifesté ses intentions, l'erreur où l'on est à Vienne s'explique, demeure plausible, et c'est dans un doute persistant sur l'attitude finale de la Russie que Napoléon surprend toujours le secret de l'audace autrichienne.
À cet égard, la correspondance de Vienne fournissait des indices et des preuves. Andréossy, il est vrai, non plus que l'Empereur, ne pouvait connaître les motifs principaux qui fondaient la confiance de l'Autriche; il ignorait les propos d'Alexandre à Erfurt et les confidences traîtresses de Talleyrand. Mais, sans compter ces causes de rassurance, l'Autriche en avait d'autres, et celles-ci se montraient au grand jour. Entre la société de Pétersbourg, foncièrement hostile à la France, acharnée à ébranler l'œuvre de Tilsit, et l'aristocratie viennoise, il y avait communauté affichée de passions, de rancunes, d'espérances, accord pour l'intrigue, et la coalition des salons semblait précéder celle des gouvernements.
En Autriche, si le Tsar avait ses représentants, la Russie mondaine et opposante avait aussi les siens, et ceux-ci tenaient à Vienne une place considérable. C'étaient un certain nombre de Russes haut placés, hommes en vue, femmes élégantes, qu'une hostilité trop prononcée à la politique française d'Alexandre avait éloignés de Pétersbourg et qui étaient venus apporter sur les rives du Danube leurs passions et leur langage d'émigrés. Ce groupe d'exilés volontaires, trait d'union entre les deux capitales, avait pour chef le comte André Razoumowski, «le plus haut et le plus fat des hommes 16». Ambassadeur du Tsar en Autriche jusqu'en 1807, Razoumowski y avait été l'agent principal et le moteur des coalitions. Après Tilsit, relevé de ses fonctions, il s'était entêté dans les haines que son maître semblait avoir répudiées: il était resté à Vienne, et là, grâce à une situation puissamment établie, il avait organisé et menait avec éclat sa guerre privée contre la France. Les salons de ses compatriotes, où il trônait et donnait le ton, s'ouvraient exclusivement à nos ennemis; la haute noblesse du pays, les chefs de l'administration, y venaient chaque soir et, dans ce milieu, recueillaient des paroles d'encouragement. Loin d'apaiser l'ardeur guerroyante de l'Autriche, les membres de la colonie moscovite se plaisaient à l'attiser, en promettant un revirement très prochain dans la politique de la Russie. Suivant eux, de graves événements se préparaient à Pétersbourg; en s'attachant à un système réprouvé par l'opinion et la conscience publiques, Alexandre Ier s'était particulièrement exposé aux dangers qui menacent en tout temps le pouvoir et la vie d'un tsar. Aujourd'hui, disait-on, la patience des mécontents était à bout; une révolution de palais était imminente; cette crise, certains prétendaient l'avoir toujours prophétisée: ils la montraient annoncée de longue date par des avis reçus, par des signes caractéristiques, et rappelaient ces mots écrits par une dame de Moscou à l'une de ses amies de Vienne, dès le début du règne: «Je viens d'assister au couronnement de l'empereur Alexandre; j'ai vu ce prince précédé des meurtriers de son grand-père, côtoyé par ceux de son père et suivi des siens 17.»
À entendre les plus modérés parmi les Russes de Vienne, sans qu'il soit besoin de recourir aux moyens extrêmes, au «remède asiatique 18», leur gouvernement rentrerait de lui-même dans ses voies naturelles; l'empereur Alexandre était dégoûté de l'alliance française; ses yeux se dessillaient, la grâce le touchait, et le plus léger effort suffirait pour le rattacher définitivement à la bonne cause. Différents faits semblaient donner raison à ces pronostics. Dans les salons de Vienne, les membres de la légation russe écoutaient sans sourciller les propos les plus vifs contre la France et se gardaient d'y contredire. Après Erfurt, le comte Tolstoï, ancien ambassadeur à Paris, avait passé par Vienne pour se rendre à l'armée du Danube; à Vienne, comme ses sentiments anti-français étaient connus, il avait reçu grand accueil et était devenu pour un temps l'homme à la mode; avec une imperturbable assurance, il s'était alors porté garant de la bienveillance de son gouvernement, et ses paroles avaient paru emprunter à l'éclat de son rang, à ses fonctions passées, à ses attaches connues avec l'entourage intime du Tsar, un caractère presque officiel 19. Relevant ces divers symptômes, les rapprochant des incidents qui avaient accompagné et suivi l'entrevue d'Erfurt, le cabinet autrichien se refusait plus que jamais à prendre au sérieux l'alliance franco-russe; il n'y voyait qu'un vain épouvantail, une apparence prête à s'évanouir, et même la situation lui avait paru assez favorable pour en venir avec Alexandre à une explication directe. L'un des personnages les plus en vue de l'aristocratie autrichienne, le prince Charles de Schwartzenberg, venait d'être désigné pour aller en qualité d'ambassadeur à Pétersbourg, où l'empereur François n'entretenait depuis quelques mois qu'un chargé d'affaires. Le prince allait partir: on augurait avantageusement de sa mission, et l'on comptait que son éloquence, dissipant les derniers scrupules d'Alexandre, aurait le pouvoir d'achever une conversion déjà fort avancée.
Pour déjouer ces menées, pour couper court à ces espérances, il suffisait pourtant qu'Alexandre, s'il était résolu à tenir ses engagements, s'en exprimât hautement, avec netteté, sur un ton qui n'admettrait ni contestation ni réplique; que la correction, l'énergie de son langage fît taire tous ceux, Autrichiens ou Russes, qui osaient préjuger sa déloyauté; qu'il s'affirmât à la fois maître chez lui et prêt à intervenir avec autorité hors de ses frontières, pour réprimer ou punir toute atteinte à la paix continentale. Napoléon revenait donc à l'idée, vainement poursuivie à Erfurt, d'obtenir d'Alexandre qu'il menaçât l'Autriche. Pour convaincre le Tsar, il disposait désormais d'arguments plus nombreux, plus frappants, fournis par les circonstances. Lors de l'entrevue, l'Autriche n'avait pas encore manifesté par des signes indiscutables sa volonté de combattre; un doute pouvait être légitimement conservé sur ses projets. Mais ce qui s'était passé à Vienne depuis Erfurt, les armements continués, le ton pris par la société, par le cabinet, tout, en un mot, ne prouvait-il pas jusqu'à l'évidence l'intention ferme et préconçue de faire la guerre? L'événement donnait raison à Napoléon contre les scrupules d'Alexandre, et il était difficile d'admettre que ce monarque, à le supposer de bonne foi, se refusât aujourd'hui aux démarches dont il avait naguère contesté l'utilité.
Ce service, il importait que la Russie nous le rendît au plus vite, avant que l'Autriche se fût livrée à des actes qui la compromettraient irrévocablement; il était indispensable que, dès à présent, les deux cours alliées s'entendissent pour accentuer, pour combiner leur langage, et l'un des motifs qui précipitaient le retour de Napoléon en France, était le désir d'entamer et d'accélérer cette négociation. S'il court de Valladolid à Paris, c'est qu'il veut trouver encore Roumiantsof dans cette capitale. Persuadé désormais de l'inanité des tentatives auprès de l'Angleterre, le ministre russe annonce son départ; il se dit rappelé en Russie par d'impérieux devoirs. Avant qu'il nous échappe, Napoléon veut le voir, lui parler, le convaincre de la nécessité d'agir à Vienne avec force et sans retard 20.
Dès à présent, avant de quitter l'Espagne, il adresse au Tsar un appel direct. De Valladolid, il fait partir un de ses officiers d'ordonnance, M. de Ponthon, qui s'acheminera en toute hâte vers Saint-Pétersbourg. Cet officier est chargé d'une lettre pour l'empereur Alexandre, où Napoléon se rappelle au souvenir de son allié et lui envoie ses souhaits de nouvel an; il en reçoit une autre pour le duc de Vicence 21. Dans cette dernière, qui est une instruction pressante, Napoléon prescrit à son ambassadeur de faire sentir à Alexandre l'urgence d'une action diplomatique à deux et en trace le plan. Il faut que le cabinet de Pétersbourg rédige avec Caulaincourt une remontrance commune; cette pièce sera conçue en termes péremptoires; elle portera à l'Autriche sommation de discontinuer ses armements et de se remettre en posture pacifique. Les représentants des deux puissances à Vienne, l'ambassadeur de France et le chargé d'affaires russe, la présenteront ensemble, sous forme de notes identiques. Ils recevront en même temps pour instruction, s'ils ne jugent point pleinement satisfaisante la réponse qui leur sera faite, de quitter Vienne sur-le-champ, de leur propre initiative, d'un même mouvement, sans attendre de nouveaux ordres, et ce départ simultané, que suivront, s'il y a lieu, de plus imposantes mesures, pourra faire réfléchir l'Autriche et lui inspirer une salutaire terreur. 22
Note 22: (retour) Rapport de Caulaincourt en date du 22 février 1809. Nous rappelons que les lettres de Napoléon à Caulaincourt, pendant la mission de ce dernier en Russie, manquent dans la Correspondance et ne nous sont connues que par les réponses qui s'y réfèrent point par point. Toutes les lettres et tous les rapports de Caulaincourt à l'Empereur, cités dans ce volume, figurent aux Archives nationales, AF, IV, 1697, 1698 et 1699.
Déjà et par avance, Napoléon annonce et répand qu'il est sûr de la Russie, que cette cour marche à sa suite, qu'elle envisage la situation comme lui et s'unira à tous ses mouvements. Dans chacune des lettres qu'il dicte pour ses frères, pour son beau-fils, pour les souverains allemands, il associe Alexandre aux sentiments qu'il exprime et lui fait contresigner ses violentes diatribes contre la maison d'Autriche. Il mande à Eugène: «Les nouvelles que je reçois de tout côté me disent que l'Autriche remue; la Russie est aussi indignée que moi de toutes ces fanfaronnades»; à Jérôme: «L'empereur d'Autriche, s'il fait le moindre mouvement hostile, aura bientôt cessé de régner: voilà ce qui est très clair. Quant à la Russie, jamais nous n'avons été mieux ensemble.» Il écrit au roi de Saxe: «Je prie Votre Majesté de me dire ce qu'elle pense de cette folie de la cour de Vienne. La Russie est indignée de cette conduite et ne peut la concevoir.» S'adressant au roi de Wurtemberg, il parle à la fois en son nom et en celui du Tsar: «Nous ne pouvons rien concevoir, dit-il, à cet esprit de vertige qui s'est emparé de la cour de Vienne 23.» Il emplit le monde du bruit de ses effusions avec la Russie, espérant que l'écho va en retentir à Vienne et y porter l'épouvante. Avec une audacieuse assurance, il s'arme contre l'adversaire qu'il veut intimider des résolutions supposées d'Alexandre: avant de les connaître, il les préjuge et les publie.
Ainsi, jouer de la Russie pour contenir et terrifier l'Autriche, telle redevient sa pensée dominante. À ce but convergent tous ses efforts, et certes n'est-ce point un médiocre sujet d'observation que de le voir, dans cette œuvre de politique préventive, devancer de soixante ans le plus redoutable adversaire que la France ait rencontré devant elle au cours de ce siècle, et en quelque sorte lui tracer la voie. À la veille de nos derniers désastres, en 1870, le ministre qui se fit l'incomparable artisan de la grandeur prussienne, prêt à s'engager contre nous, craignait que l'Autriche mal réconciliée, gardant au cœur l'amertume d'une défaite récente et d'un traitement rigoureux, ne se levât contre lui et ne mît la Prusse entre deux adversaires. Il comprit alors que la Russie, par sa proximité, par sa masse, par son aspect imposant, était mieux à même que quiconque d'exercer à Vienne une action paralysante; il obtint d'elle, en faisant luire à ses yeux le mirage de l'Orient, en la flattant d'avantages plus apparents que réels, qu'elle immobiliserait l'Autriche et la frapperait d'interdit; c'était exactement le rôle que Napoléon, usant de procédés identiques, avait essayé de suggérer au Tsar pendant l'entrevue d'Erfurt, qu'il lui proposait à nouveau en janvier 1809, et c'était à cette épreuve, renouvelée dans des circonstances plus critiques, plus pressantes, qu'il attendait et jugerait Alexandre.
Tandis que Napoléon, après trois mois de combats et de marches, ne s'arrachait à la guerre d'Espagne que pour organiser une campagne diplomatique, tandis que l'officier dépêché par lui traversait l'Allemagne pour porter à Pétersbourg le nouveau mot d'ordre de l'alliance, la cour de Russie continuait à s'enfermer dans une sereine et souriante immobilité. Alexandre témoignait invariablement sa gratitude pour les avantages qui lui avaient été promis à Erfurt et ne montrait pas trop d'impatience à les recueillir. Le seul point de son empire où se manifestât quelque activité était la frontière de Suède; de ce côté, les hostilités avaient recommencé, sans prendre un caractère soutenu de force et de vigueur; on parlait d'une expédition contre les îles d'Aland, d'une descente sur les côtes de Suède, mais l'une et l'autre restaient à l'état de projet. Sur le Danube, les lenteurs et le formalisme des Ottomans retardaient l'ouverture du congrès, dont le lieu avait été fixé à Jassy: en attendant l'issue de la négociation, les troupes russes, sous un chef octogénaire, le prince Prosarofski, se tenaient dans leurs cantonnements. Quant à l'Autriche, croyant lui avoir rendu le calme par ses avis, Alexandre jugeait inutile de réitérer ses démarches, se réduisait à une attitude passive, et sa diplomatie à Vienne, comme sa nombreuse infanterie sur le Danube, restait l'arme au pied.
Sa principale occupation et son plaisir étaient toujours de préparer des réformes, de travailler avec Spéranski. Abordant le terrain de la pratique, le souverain et le ministre jetaient les bases d'un vaste établissement d'instruction secondaire; ils réunissaient aussi les éléments d'un recueil de lois uniformes pour tout l'empire; ils voulaient doter la Russie de son code civil. Pour mieux s'astreindre au modèle qu'il s'était proposé, Alexandre s'était mis en rapport «avec nos principaux jurisconsultes et savants 24», se faisant expédier très régulièrement le compte rendu de leurs travaux. Il prenait Caulaincourt pour intermédiaire de ces relations avec la France pacifique et le tenait au courant de tous ses projets. Jamais, depuis le début d'une éclatante mission, l'ambassadeur n'avait vécu plus près de lui. À tout instant, de courts billets autographes, terminés par des formules cordiales ou familières, mandaient le duc de Vicence au palais; Sa Majesté l'attendait à dîner; elle avait à l'entretenir en particulier; elle désirait le féliciter d'un succès de nos armes ou simplement le voir et prendre de ses nouvelles 25. Ces faveurs toutes privées ne faisaient point tort aux honneurs publics; ils étaient prodigués en toute circonstance à celui que Pétersbourg appelait l'Ambassadeur tout court, l'ambassadeur par excellence, comme s'il n'eût point existé à ses côtés d'autres représentants. La société, il est vrai, subissait cette situation plutôt qu'elle ne l'acceptait de bonne grâce: elle reprochait à Caulaincourt ses allures dominatrices, son ton d'autorité et de commandement, l'appareil superbe et quasi souverain dont il s'entourait, l'ascendant qu'il paraissait exercer en toutes choses sur l'esprit du monarque: «Bientôt, disait-elle, il rédigera aussi les ukases.» Pourtant, l'hostilité envers la France se traduisait actuellement par des propos frondeurs plutôt que par de violentes révoltes. Dans les salons, le passe-temps préféré était de discuter nos bulletins d'Espagne, d'en contester la véracité, d'annoncer périodiquement des défaites françaises, jusqu'au moment où quelque fait retentissant, comme la prise de Madrid, obligeait les esprits de se rendre à l'évidence et faisait «s'allonger les mines 26». La société s'occupait beaucoup aussi de ses plaisirs, partageait son temps entre des fêtes nombreuses et quelques intrigues, mêlait les unes aux autres, et la grande affaire de l'hiver était un événement mondain auquel on se plaisait à attacher une signification politique: la venue à Pétersbourg du roi et de la reine de Prusse.
Note 25: (retour) 9 décembre 1808: «J'avais la plume en main, général, pour vous écrire, lorsque je reçois à l'instant votre lettre. Je voulais vous faire compliment des succès dont me parle le comte Romanzof dans ses dépêches et dont j'ai vu la confirmation dans votre Moniteur. Le comte Romanzof ne peut assez se louer de l'accueil qu'on lui fait. J'espère que tout ira maintenant au gré de nos désirs. Recevez, en attendant, général, l'assurance de toute l'estime que je vous porte. Alexandre.»15 janvier 1809: «Je suis fâché, général, de vous savoir encore indisposé. J'ai reçu les bulletins. La bataille de Tudela parait avoir été une très belle affaire et amènera sûrement des résultats majeurs. Je suis charmé que les affaires d'Espagne aillent si bien, mais très fâché de votre indisposition. Recevez, je vous prie, général, l'assurance de toute mon estime. Alexandre.»
20 juin 1809: «Faites-moi le plaisir, général, de passer chez moi dans une demi-heure en frac. J'ai quelque chose d'assez intéressant à vous communiquer. A.» Archives nationales, AF, IV, 1698.
Avant de rentrer dans leur capitale évacuée par nos troupes, Frédéric-Guillaume III et la reine Louise avaient pris le parti de rendre au Tsar les visites que ce prince leur avait faites en 1805 à Berlin et dernièrement à Kœnigsberg; ils s'étaient annoncés à lui pour janvier 1809. Il était difficile de savoir au juste de qui venait l'initiative de cette réunion: chacun se défendait de l'avoir prise et voulait avoir été provoqué. Quoi qu'il en fût, le Tsar se mit immédiatement en mesure de remplir les devoirs de l'hospitalité. Dès que Leurs Majestés Prussiennes eurent franchi la frontière, il leur fit présenter, comme l'annonce et le tribut de la Russie, un splendide cadeau de fourrures; il envoya ensuite ses équipages au-devant d'eux. Tandis que les voyageurs approchaient de la capitale, tout n'y était qu'apprêts de réception et de fêtes. Par un raffinement de délicatesse, avec cette élégance de procédés qui lui était habituelle, Alexandre voulait que le couple désolé, rendu par le malheur plus digne d'égards, trouvât dans ses États un accueil prévenant, magnifique, plus conforme à la grandeur passée des Hohenzollern qu'à leur fortune présente, et les souverains allemands allaient être traités à Pétersbourg comme si la Prusse eût gagné la bataille d'Iéna.
En aucun temps, l'opinion n'a admis que les souverains pussent se déplacer uniquement par convenance ou plaisir; elle attribue à leurs voyages de secrets mobiles et en tire d'infinies conséquences. Dans le cas présent, si Frédéric-Guillaume et la Reine se rendaient à Pétersbourg, n'était-ce point pour émouvoir et attendrir le Tsar sur leur sort, pour le ramener à leur cause, c'est-à-dire à celle des rois opprimés et torturés par Napoléon? Dans cette visite, concordant avec le départ de Schwartzenberg pour la capitale russe, chacun voulait voir un nouvel et plus pressant effort de l'Allemagne pour arracher Alexandre à l'alliance française. Nos agents avaient beau protester contre cette interprétation et répéter par ordre «que le voyage du roi de Prusse n'avait rien qui pût déplaire à Sa Majesté, qu'il ne pouvait produire aucun mauvais effet 27», on n'attribuait à leurs paroles que la valeur contestable d'un démenti officiel. À Pétersbourg, nos ennemis se réjouissaient du voyage, nos rares amis s'en inquiétaient; Caulaincourt témoignait quelque humeur et s'armait de vigilance.
Ce qui ajoutait à ses craintes, c'était qu'Alexandre avait fait preuve tout récemment d'un intérêt renouvelé pour la Prusse, et pris sa défense avec une chaleur presque indignée. À Erfurt, pour complaire à son allié, Napoléon avait accordé à la Prusse un rabais de vingt millions sur l'indemnité de guerre. Cette remise allait être sanctionnée par un accord en préparation entre les cours de Paris et de Kœnigsberg, mais Napoléon, toujours dur à la Prusse, gâtait son bienfait en l'entourant de restrictions et d'exigences. Il prétendait assujettir le vaincu à payer l'intérêt des sommes restant dues, à solder certains frais occasionnés par l'occupation des trois places de sûreté, charges imprévues qui diminueraient d'autant l'allégement de la Prusse: la France reprenait en sous-main une partie de ce qu'elle avait paru généreusement accorder. Dans ces rigueurs vexatoires, Alexandre voyait un défaut d'égards vis-à-vis de lui-même et presque un manque de foi; il s'en était plaint à Caulaincourt sur un ton de reproche et d'amertume qui ne lui était pas habituel: «L'Empereur m'a promis, disait-il, mandez-lui que j'en appelle à sa parole... J'attends de son amitié que les choses seront rétablies dans le sens et dans l'esprit de ce qui a été convenu à Erfurt. Je tiens positivement à cela. Je suis fidèle observateur de mes engagements: l'empereur Napoléon doit de même tenir les siens. Il ne faut pas, pour quelques écus arrachés à des gens qui sont déjà plus que ruinés, porter atteinte aux souvenirs que me laisse notre entrevue... J'ai été l'intermédiaire d'un bienfait, je réclame donc la parole qu'on m'a donnée 28.» Lorsque l'Empereur aurait satisfait à sa demande, il cesserait, disait-il, de s'intéresser à la Prusse et de penser à elle; mais la vivacité de son langage semblait témoigner d'une inclination persistante pour le royaume dont l'infortune attristait sa conscience.
Puis, pour le regagner, la Prusse amoindrie et ruinée ne disposait-elle point d'un moyen plus puissant parfois que l'appareil de la force? La beauté, la grâce de la reine Louise ne produiraient-elles pas à Pétersbourg leur effet habituel? Jadis, Alexandre n'avait pas échappé à l'enchantement: aujourd'hui, il paraissait d'autant plus exposé à le subir que son cœur semblait vacant. Depuis quelque temps, il y avait refroidissement dans ses rapports avec la femme qu'il aimait de longue date, avec celle que Savary et Caulaincourt avaient militairement nommée dans leurs dépêches «la belle Narischkine». Cette dame avait passé l'automne hors de Pétersbourg, en Courlande, et l'on avait remarqué qu'Alexandre, en revenant d'Erfurt, ne s'était point détourné de son chemin pour la voir. L'absence de la favorite avait même paru rapprocher l'Empereur de l'Impératrice et rendu à celle-ci «tous ses droits 29»; les amis de la souveraine régnante avaient indiscrètement célébré cette reprise d'intimité conjugale, et le bruit en était venu jusqu'à Napoléon. Affectant pour le bonheur privé et les satisfactions de son allié la plus extrême sollicitude, l'Empereur n'avait point pour habitude de l'exhorter à la vertu et ne négligeait pas, au besoin, de pourvoir à ses distractions 30; il avait cru néanmoins devoir féliciter Alexandre à mots couverts d'un événement qui pouvait assurer à ce prince une descendance directe: dans sa lettre du 14 janvier, il avait mis cette phrase: «Votre Majesté veut-elle me permettre de lui souhaiter une bonne santé et un beau petit autocrate de toutes les Russies 31?» Cependant, pour quiconque observait de près le ménage impérial, il était aisé de se convaincre que la réconciliation n'avait qu'un caractère officiel et de convenance, que l'union des cœurs ne se referait pas, qu'un long passé d'indifférence les avait à jamais séparés et glacés. L'Impératrice, persistant dans sa nonchalance hautaine, dédaignait le moindre effort pour fixer son mari; même, disait-on, elle voyait approcher la reine de Prusse non seulement sans jalousie, mais avec quelque plaisir, et Joseph de Maistre, qui continuait d'assister en observateur pénétrant au spectacle de Pétersbourg, expliquait par la politique cette surprenante abnégation: «L'incomparable dame, disait-il, ayant pris son parti sur un certain point, ne voit plus dans l'événement en question qu'un moyen d'arracher le maître à un parti qu'elle abhorre 32.» Tout conspirait donc à livrer Alexandre aux séductions de l'aimable princesse qui venait l'implorer: la reine Louise n'allait-elle point remporter auprès de lui le triomphe que Napoléon lui avait si délibérément refusé, et trouver à Pétersbourg sa revanche de Tilsit?
Le Roi et la Reine arrivèrent le 7 janvier, avec les princes Guillaume et Auguste de Prusse. L'entrée fut solennelle; toute la garnison, quarante-cinq mille hommes environ, était sous les armes et faisait la haie. Malgré la rigueur du froid, l'empereur Alexandre voulut accompagner à cheval, avec le Roi et les princes, la voiture de la Reine. Au palais d'Hiver, les souverains prussiens furent accueillis par les deux Impératrices avec une grâce recherchée; au fond des appartements somptueux qui lui avaient été préparés, la reine Louise trouva une surprise délicatement ménagée et le moyen de remonter magnifiquement sa garde-robe: «douze robes de chaque espèce, du meilleur goût et de la plus grande richesse, ainsi que les douze plus beaux châles qu'on ait pu réunir 33.»
Note 33: (retour) «Les mauvais plaisants de la ville, ajoute Caulaincourt, disent que c'est l'espoir de ces cadeaux qui l'a attirée.» On dit et nouvelles, janvier 1809. Les correspondances de l'époque sont pleines d'allusions souvent cruelles à la gêne matérielle où se trouvaient réduits le roi et la reine de Prusse.
Les jours suivants, on visita la ville, étincelante sous sa parure d'hiver, neigeuse et ensoleillée, et les fêtes se succédèrent sans interruption: réunions intimes et splendides galas, revues et manœuvres, soupers, concerts, bal en costume national russe, représentations françaises au théâtre de l'Ermitage, excursions en traîneau, rien ne fut omis pour diversifier les plaisirs, pour renouveler le programme ordinaire des réceptions princières, pour mettre un peu de variété dans ce qui est la monotonie même. Jamais, depuis nombre d'années, Pétersbourg n'avait vu pareil déploiement de faste, n'avait présenté autant d'animation et d'entrain. Tout le monde se laissa emporter à ce tourbillon; le travail des ministres en fut interrompu, la politique négligée; Caulaincourt se plaignait que «toutes les affaires russes fussent suspendues 34», et Napoléon, écrivant à Paris au comte Roumiantsof, lui annonçait avec une pointe d'ironie, en lui communiquant les nouvelles et les journaux de Pétersbourg, «qu'on y dansait beaucoup en l'honneur des belles voyageuses 35».
Cette réception faite aux victimes de l'Empereur ne laissait pas que de rendre la situation de son représentant passablement délicate. Caulaincourt la soutint en homme d'esprit et de tête. Loin de s'enfermer dans une réserve malséante, il se montra partout, mais ne perdit aucune occasion pour rappeler, pour affirmer l'absent, et pour mettre entre le Tsar et la Reine le souvenir de Napoléon.
Son premier soin fut d'affecter une rigueur intraitable sur le chapitre de ses prérogatives: dans toutes les circonstances où il eut à paraître avec des dignitaires russes ou étrangers, il n'admit d'autre rang que le premier. Il ne voulut pas être présenté à la Reine en tête du corps diplomatique, mais avant lui et seul; aux bals de cour, s'autorisant d'un précédent établi à Erfurt, il réclama, comme duc français, le droit de figurer aux danses d'apparat avant les princes allemands: sa prétention n'ayant pas été admise d'emblée, il s'excusa de danser et brilla par cette abstention. Ayant ainsi placé la France hors de pair, il put tout à son aise se montrer courtois, galant, magnifique, et contribua à faire aux hôtes d'Alexandre les honneurs de Pétersbourg.
Il fut le seul des ministres étrangers à les recevoir, à leur donner un grand bal, dans son hôtel paré avec un luxe de fleurs qui donnait en plein hiver russe l'illusion du printemps, et ce lui fut une occasion d'attirer à l'ambassade le monde officiel au complet, de faire défiler «toute la terre» devant le portrait de Napoléon 36. Dans cette circonstance, il se montra environné d'une véritable cour, formée par les représentants des États feudataires de la France: chacun d'eux avait accepté de l'assister dans ses devoirs de maître de maison, et présida une table au souper de quatre cents couverts, dont les merveilles dépassèrent tout ce qu'on avait vu de plus beau et de plus réussi en ce genre. La Reine fut traitée avec la plus respectueuse déférence: elle éprouvait toutefois, en présence de Caulaincourt, une gêne insurmontable; devant lui, c'est à peine si elle osait parler aux personnes convaincues d'hostilité envers la France: elle s'observait beaucoup et gardait soigneusement le secret de ses tremblantes révoltes 37.
La surveillance et les précautions de notre ambassadeur étaient superflues, car le voyage, malgré les premières apparences, ne tournait pas à la satisfaction de nos adversaires. D'abord, dans le public mondain qui s'empressait par ordre autour des souverains prussiens, aucun mouvement d'opinion ne se produisait en leur faveur. Les «vieux Russes», hostiles à tout ce qui n'est pas russe, trouvaient que la cour se mettait inutilement en frais pour une royauté étrangère; chez les autres, si la France était peu goûtée, la Prusse restait impopulaire, depuis la désastreuse coopération de 1807; enfin, le Roi était là «pour détruire l'intérêt qu'inspirait la reine 38». Le physique ingrat de Frédéric-Guillaume, ses manières empruntées, son élocution pénible, ses efforts malheureux pour se donner un air militaire et cavalier qu'il avait moins que personne, l'uniforme suranné dont il s'affublait et qui semblait sur sa personne un travestissement, tout chez lui, en un mot, provoquait des propos peu flatteurs, des observations railleuses, des sourires que l'on n'avait pas le bon goût d'étouffer. «Tout le monde, écrivait Caulaincourt, rit de la tournure du Roi, de son shako et surtout de sa moustache. C'était si haut aux premiers bals que les Prussiens n'ont pu l'ignorer. Tout le monde est en cordon prussien, mais on n'est un peu décemment que quand l'Empereur est à quatre pas de là 39.»
Autour de la Reine, les égards et les sympathies renaissaient, sans aller jusqu'à l'enthousiasme; elle s'essayait de son mieux à réparer les gaucheries de son mari, ayant passé sa vie «à être la contenance du Roi 40», le prestige et le sourire de la monarchie; mais elle-même, toujours gracieuse et touchante, ne disposait plus à présent de ces attraits vainqueurs qui entraînent et subjuguent. Les épreuves de sa vie avaient ruiné sa santé et flétri sa beauté. En vain elle s'essayait à lutter, recourait à tous les artifices de la toilette, se contraignait pour assister à toutes les réunions, s'y montrait «habillée un peu hardiment 41», couverte de diamants, parée avec un luxe qui prêtait dans sa position à des remarques désobligeantes; en vain, surmontant ses souffrances physiques, ses angoisses morales, elle restait fidèle à cette constante préoccupation de plaire qui avait été en d'autres temps son charme irrésistible: on la discutait aujourd'hui, on faisait entre elle et l'impératrice russe des comparaisons qui ne tournaient pas toujours à son avantage, et Caulaincourt, forçant peut-être la note, résumait ainsi l'opinion générale: «On ne trouve plus la Reine belle, quoiqu'elle fasse l'impossible pour le paraître 42.»
L'empereur Alexandre, il est vrai, se montrait près d'elle «le chevalier le plus galant, le plus prévenant 43»; mais il était aisé de reconnaître que ces hommages restaient voulus; ils s'adressaient à la souveraine malheureuse plus qu'à la femme, et le jeune monarque ne retrouvait plus ses impressions d'autrefois. Ajoutons que son cœur s'était repris ailleurs. Mme Narischkine avait reparu et ne manquait aucune fête. Confiante en ses charmes, elle affectait comme à l'ordinaire une mise d'une simplicité superbe: peu d'ornements et de parure, à peine de bijoux; seulement, elle avait pris soin d'entremêler à ses beaux cheveux noirs quelques fleurs de «ne m'oubliez pas». Alexandre avait-il besoin de ce muet et touchant rappel pour comprendre et revenir? Toujours est-il que les regards passionnés, les attentions compromettantes furent pour celle qui les sollicitait discrètement: «Les hommages qu'elle cherchait ont été aussi publics que de coutume: on dit les soins les mêmes, les visites même plus fréquentes 44.» Dans l'épreuve à laquelle l'attendaient ses ennemis, la favorite avait trouvé l'occasion de reprendre et de consolider son empire.
Moins accessible que de coutume aux séductions de la Reine, Alexandre se laisserait-il ramener à la Prusse et détacher de Napoléon par des motifs d'un ordre moins intime?
Bien que les fêtes parussent absorber tous les instants, la politique ne fut pas totalement absente du voyage; elle eut sa part dans les entretiens entre le Tsar et le Roi, mais Alexandre, loin de se montrer disposé à entrer contre nous dans de nouveaux accords, ne fit entendre à ses hôtes que des conseils de résignation. S'il ne renonçait pas à obtenir de Napoléon des adoucissements à leur sort, s'il ne cessait de réclamer pour eux justice et pitié, il les exhortait en même temps à se plier momentanément aux exigences du vainqueur. Il ne leur défendait pas d'espérer des jours meilleurs, mais les suppliait de ne point compromettre l'avenir par des révoltes inutiles et prématurées. Suivant certains témoignages, il serait allé plus loin: «Si j'en crois, écrivait Caulaincourt, une personne assez digne de foi et qui m'a assuré l'avoir entendu, à un dîner chez l'Impératrice mère et devant elle en prenant le café, l'Empereur causant avec le roi de Prusse lui aurait dit que la géographie autant que la raison voulaient que la Prusse se rattachât comme autrefois au système de la France. N'a-t-on pas composé cela pour moi 45?» Si justifié que puisse paraître en cette occasion le scepticisme de l'ambassadeur, il est certain qu'Alexandre laissa repartir le Roi et la Reine comblés de «toutes les délicatesses de l'amitié 46», mais nullement encouragés à se mêler, quoi qu'il pût arriver, aux agitations de l'Allemagne 47. Comme il avait rencontré chez Frédéric-Guillaume une docilité accablée, comme d'autre part le caractère alarmant des mesures prises par l'Autriche lui échappait toujours, il s'imagina une fois de plus avoir assuré la paix continentale et retourna à sa quiétude.
Le message de Valladolid, faisant appel à son concours diplomatique contre l'Autriche, réclamant une note comminatoire, tomba à Pétersbourg peu de jours après le départ des souverains prussiens: c'était un coup de tonnerre dans un ciel où le Tsar s'obstinait à n'apercevoir aucun nuage. Il fut ému et troublé de cette réquisition, de cet effort pour rendre l'alliance active et militante. Il n'accepta d'en causer avec Caulaincourt qu'après s'être préparé à la discussion et avoir mûrement assis ses idées; il eut alors avec l'ambassadeur une explication très amicale, mais vive et serrée: «Depuis que j'ai l'honneur de traiter des affaires avec l'empereur Alexandre, écrivait Caulaincourt, jamais il n'a parlé avec autant de chaleur 48.»
En présence des faits qu'on lui dénonçait, Alexandre reconnaissait l'utilité d'un avertissement à l'Autriche, admettait le principe d'une note identique. Seulement, il n'entendait pas donner à cette démarche la sanction que Napoléon jugeait indispensable, c'est-à-dire autoriser le retrait éventuel des missions. Cette mesure, prélude ordinaire des hostilités, lui paraissait de nature à froisser, à exaspérer une cour qui lui semblait plus maladroite que malintentionnée. Suivant lui, les craintes inspirées à l'Autriche, le peu d'égards témoigné pour elle, l'isolement où elle avait été tenue pendant les conférences d'Erfurt, avaient été les causes premières de ses agitations. Pour apaiser l'humeur aigrie de cette puissance, Alexandre conseillait toujours l'emploi des traitements doux, appliqués d'une main légère; contre le mal qui prenait un caractère aigu, il continuait de croire à la vertu souveraine des calmants 49. S'il consentait à se servir de l'arme forgée par Napoléon, c'était à la condition de l'émousser et d'en ôter la pointe. De plus, il désirait que la démarche proposée, au lieu d'être exécutée par les représentants des deux cours à Vienne, le fût par des personnages plus qualifiés, d'une expérience et d'un tact reconnus: pourquoi n'en pas charger le comte Roumiantsof, en lui adjoignant, pour parler au nom de la France, M. de Talleyrand, dont la modération inspirait au Tsar toute confiance? Roumiantsof et Talleyrand rempliraient soit à Vienne, soit à Paris, auprès de M. de Metternich, la mission spéciale dont ils seraient investis.
Après avoir posé ce préliminaire, Alexandre fit expédier à Paris un projet de note dont il avait discuté avec Caulaincourt, soigneusement mesuré et mitigé les expressions. Les deux cours y faisaient en termes assez sévères le procès de la conduite tenue par les Autrichiens et leur demandaient de désarmer ou au moins de s'expliquer; elles leur signalaient la responsabilité morale qui résulterait pour eux d'une agression, plutôt qu'elles ne cherchaient à leur en faire craindre les conséquences matérielles. La note sous-entendait les engagements militaires de la Russie avec la France, mais ne les exprimait point; elle ne contenait pas cette menace positive, formelle, qui seule eût pu changer les volontés de l'Autriche et lui interdire la guerre 50.
En même temps, Alexandre écrivait à Roumiantsof pour le mettre au fait de ses intentions. Sa lettre était fort longue, «un volume», disait-il; tout entière de sa main, tracée au crayon suivant son habitude, elle découvre le fond même de sa pensée; elle révèle son désir plus vif que jamais d'éviter la guerre, son désaccord avec Napoléon quant aux moyens de la prévenir, sa méprise persistante sur les dispositions réelles de l'Autriche, en un mot sa bonne foi et son erreur.
«L'empereur Napoléon, dit le Tsar, est intéressé à connaître d'une manière positive les intentions de la cour de Vienne. Il veut qu'on obtienne d'elle une réponse catégorique et, au cas qu'elle ne soit pas satisfaisante, que nos missions aient l'ordre de quitter Vienne. Pour moi, je pense qu'il est sans contredit essentiel de connaître les vraies intentions de l'Autriche, mais, puisque le but auquel on veut atteindre est le maintien de la paix, je trouve qu'il est essentiel que la conduite que nous allons tenir réponde à ce but. Une note, la mieux faite, la plus forte en raisonnements, la plus rassurante pour l'Autriche, si elle finissait par une menace de retirer les missions, gâterait par cette finale tout ce qu'on aurait de bon à attendre de l'effet de son contenu. Il est certain qu'un amour-propre blessé entre pour beaucoup dans la conduite que tient l'Autriche. Est-ce en la blessant encore qu'on peut espérer d'empêcher ces gens de faire ce qui nous est essentiel d'éviter?--Mon opinion serait donc que la note fût sage, forte en raisonnements, mais surtout riche en assurances tranquillisantes pour la cour de Vienne... Si elle n'est pas contente, c'est une preuve que, menée par l'Angleterre, elle veut à toute force une rupture. Mais ne laissons pas à un Anstett (c'était le nom du chargé d'affaires de Russie à Vienne) et à un Andréossy à juger de l'effet qu'aura produit sur le cabinet de Vienne le langage que nous allons lui tenir; réservons-nous cela à nous-mêmes ou bien à des hommes qui possèdent, qui justifient toute notre confiance, comme vous et le prince de Bénévent. Il est de tout notre intérêt d'empêcher, du moins d'éloigner autant que possible la rupture entre la France et l'Autriche, car il faut convenir que nous nous trouverons dans une position assez embarrassante. Si l'Autriche attaque, nous sommes tenus par nos engagements à tirer l'épée. Si c'est la France, nos engagements n'ont rien alors d'obligatoire pour nous, mais notre position reste à peu près aussi embarrassante, et l'écroulement de l'Autriche sera un malheur réel dont nous ne pouvons pas ne pas nous ressentir 51.»
Alexandre fait ensuite à Roumiantsof le récit de ses premières conversations avec le prince de Schwartzenberg, arrivé récemment à Pétersbourg. L'entrée en matière de cet envoyé n'a pas laissé que d'être inquiétante: levant en partie le voile sur les projets de sa cour, il a fait entendre «que l'Autriche ne pouvait rester sur le pied où elle était, et qu'on pouvait mettre en question s'il ne valait pas mieux courir les chances d'une nouvelle guerre que de rester dans cet état de crise et d'anxiété». À cet aveu, le Tsar a répondu que l'Autriche devait «choisir entre des revers inévitables et des dangers peut-être imaginaires». Napoléon est invincible; se heurter volontairement à lui, c'est courir à la ruine. D'autre part, Napoléon ne veut pas la guerre; on le sait à Pétersbourg, et Alexandre s'est porté fort de cette intention pacifique, sans y croire absolument. Il a promis d'aller au secours de l'Autriche, si celle-ci était attaquée, mais n'a point caché ses engagements défensifs avec la France et s'est déclaré résolu à les tenir.
Par malheur, ce qu'il ne confiait point à Roumiantsof, ce qui nous est révélé par les dépêches de Schwartzenberg, c'est qu'il avait laissé apercevoir, au travers même de ses admonestations, un fond d'intérêt, de tendresse pour la cause autrichienne, en même temps qu'une hostilité sourde contre Napoléon. À l'entendre, son but n'était point d'imposer à nos ennemis une éternelle résignation; il leur demandait seulement d'attendre, de temporiser; il fallait se réserver pour l'avenir, se garder intact pour de meilleures occasions: «l'heure de la vengeance sonnerait un jour 52.» En laissant tomber de ses lèvres ces graves et funestes paroles, Alexandre exprimait-il réellement sa pensée? Voulait-il simplement, suivant un procédé qui lui était habituel, accommoder son langage au goût de son interlocuteur 53? Était-ce pour se mieux faire écouter de l'Autriche qu'il excusait dans une certaine mesure et flattait ses passions? Ce qui est certain, c'est que Schwartzenberg puisa dans ses entretiens avec le Tsar l'opinion que ce prince ne prêterait aux Français, dans la lutte décidée à Vienne, qu'un concours insignifiant et de nulle valeur. Il fit part à son gouvernement de cette conviction réconfortante; même, d'après lui, ne fallait-il point désespérer, si la fortune souriait tout d'abord aux armes de l'Autriche, de voir la Russie se rapprocher de cette puissance et changer de camp? Alexandre, il est vrai, ne se doutait point de l'interprétation donnée à ses paroles: au contraire croyait-il avoir produit sur Schwartzenberg l'impression la plus décourageante et se flattait-il par là de ramener l'Autriche à des idées de paix. «Il a expédié son courrier, écrivait-il à Roumiantsof, et, sans en avoir la certitude mathématique, je nourris l'espoir de prévenir de la part de l'Autriche la rupture avec la France. Reste maintenant à obtenir le même but de la part de la France; c'est à quoi je me flatte que vos efforts auront réussi 54.» Ainsi revenait en lui cette pensée, autorisée par l'exemple du passé, fausse dans la circonstance, que Napoléon, au moins autant que l'Autriche, avait besoin d'être détourné de la guerre; il laissait à Roumiantsof, qui allait se retrouver en contact à Paris avec le redoutable empereur, le soin d'accomplir cette tâche délicate et de recommander aux Tuileries la paix qu'il eût fallu imposer à Vienne.
Retour de Napoléon à Paris.--Son humeur.--Disgrâce de Talleyrand; effet produit en Russie par cette mesure.--Relations clandestines de Talleyrand avec l'empereur Alexandre.--Napoléon juge que la guerre avec l'Autriche se rapproche.--La Russie marchera-t-elle?--Représentants de cette puissance à Paris.--L'ambassadeur prince Kourakine; sa loyauté, son insignifiance politique et ses ridicules.--Le comte Nicolas Roumiantsof.--Conversations véhémentes de l'Empereur avec ce ministre.--Légère détente.--Napoléon se reprend à l'espoir d'immobiliser l'Autriche et requiert à nouveau le concours diplomatique de la Russie.--La grande démarche.--Conséquences irréparables de la guerre d'Espagne.--Rôle de Metternich.--Roumiantsof se dérobe et quitte la place.--L'Autriche dévoile bruyamment ses dispositions offensives.--Caractère national de la guerre.--Pressants appels de Napoléon à la Russie.--Perplexités d'Alexandre.--Procédés évasifs.--Propos de table et conversations d'affaires.--Événements de Turquie et de Suède.--Irruption des Autrichiens en Bavière.--Duplicité d'Alexandre; ses déclarations en sens contraire à Caulaincourt et à Schwartzenberg.--Il s'arrête au parti de ne faire à l'Autriche qu'une guerre illusoire et fictive.
Le 23 janvier, Paris apprit brusquement, par le canon des Invalides, que l'Empereur était aux Tuileries: il était arrivé à huit heures du matin, plus tôt qu'il ne l'avait annoncé, surprenant sa cour et sa capitale; il avait couru à franc étrier de Valladolid à Burgos et mis six jours à faire en poste le trajet de Valladolid à Paris. Cette fois encore il revenait vainqueur, ayant vu fuir les ennemis et récolté des trophées; quatre-vingts drapeaux prisonniers, conquis sur l'Espagnol, l'avaient précédé dans Paris. Cependant, la joie du triomphe ne s'épanouissait pas sur son visage; il reparaissait sombre, préoccupé, irritable; sa colère s'éveillait facilement; «il est aisé de déplaire 55», remarquait Roumiantsof, qui assistait à ce retour. C'est qu'à tous les sujets de déplaisir fournis à l'Empereur pendant la fin de son séjour en Espagne s'ajoutaient maintenant de plus mauvaises nouvelles de Vienne. Il les avait trouvées presque en arrivant: une lettre d'Andréossy, en date du 15 janvier, contenait ce post-scriptum: «Au moment où je terminais ma dépêche, il m'est revenu que le cri de guerre s'est fait entendre; l'attaque serait au commencement de mars.» À en croire cet avis, appuyé d'autres informations, il semble bien que l'Autriche, par son ardeur à se précipiter au combat, va prévenir l'emploi des moyens imaginés pour la retenir.
La guerre qui s'annonce à brève échéance, Napoléon l'accepte désormais; il la poussera à fond, avec rage, mais il la déteste toujours, car elle le détourne de l'Angleterre, et la sincérité des efforts auxquels il s'est livré pour l'empêcher se mesure à son courroux contre la puissance qui l'oblige à la faire. L'Autriche devient à ce moment l'objet principal de sa haine: «elle le mine 56», écrit Roumiantsof. C'est elle l'irréconciliable ennemie, celle qu'il trouve toujours en travers de sa route, s'interposant entre lui et l'Angleterre, celle qu'il lui faut briser et anéantir. Cependant, l'ennemi du dehors n'attire pas seul sa colère. Autour de lui, il sent, il cherche instinctivement des coupables. Assurément, en présence des difficultés qui venaient l'assaillir, il eût dû d'abord s'incriminer lui-même, se rappeler qu'il avait provoqué toutes les dynasties en s'attaquant à la plus indigne, mais à la plus soumise et la plus inoffensive d'entre elles. Toutefois, s'il avait le devoir d'être mécontent de lui-même, il avait aussi le droit d'être mécontent des autres. Profitant de ses fautes et de la lassitude générale, une opposition s'était formée contre lui à sa cour même, dans ses conseils; là, l'esprit de critique et de censure était encouragé par des hommes qui lui devaient tout et dont il avait fait la grandeur. Il n'ignorait pas que ces personnages, durant son absence, avaient oublié leurs rivalités pour s'unir dans l'intrigue, qu'ils avaient escompté sa disparition, cherché les éléments d'un autre gouvernement, songé à se préparer en dehors de lui une fortune et un avenir; qu'enfin cette sourde agitation, connue en Europe, encourageait la cour de Vienne à brusquer ses entreprises. Sans savoir qu'un dignitaire français poussait la félonie jusqu'à recommander aux Autrichiens «de ne point se laisser prévenir 57», Napoléon jugeait qu'une connivence existait de fait entre les factieux de l'intérieur et l'étranger en armes. En particulier, dans ce qui se passait depuis six mois, il apercevait vaguement une main habituée à manier l'intrigue, à en tisser les fils avec un art insidieux, et sa colère, devinant juste, tomba sur Talleyrand.
On sait la scène qu'il fit au prince de Bénévent le 28 janvier aux Tuileries, en présence de MM. Cambacérès et Decrès. Pendant de longues heures, sans discontinuer, il accabla Talleyrand de reproches et d'outrages; puis, après l'avoir traité et stigmatisé comme criminel d'État, il se borna à lui retirer la clef de grand chambellan; il avait furieusement grondé pour sévir à peine, car c'était chez lui un principe que de ne jamais briser tout à fait les hommes qui l'avaient utilement servi au début de sa carrière. On sait aussi que Talleyrand soutint l'orage avec un flegme imperturbable, avec une impassibilité déférente, s'inclinant, sans se prosterner, sous la main qui le frappait. Cette attitude trouva à la cour beaucoup d'admirateurs, mais nul n'en fut plus émerveillé que le vieux Roumiantsof; il avait assisté en Russie à trois changements de règne, à la naissance et au déclin de fortunes brillantes, à de mémorables chutes, et n'avait jamais vu porter la disgrâce avec une si hautaine désinvolture 58.
Le renvoi de Talleyrand, si justifié qu'il fût, devait faire tort à Napoléon en Russie; il y serait envisagé comme un divorce plus complet de sa part avec les idées de modération et de prudence. L'empereur Alexandre aura un regret pour son conseiller d'Erfurt. Bientôt, de flatteuses et délicates paroles, tombées de haut, transmises par un membre de l'ambassade russe, viendront chercher et consoler le prince dans sa disgrâce, le provoquer à une mystérieuse correspondance qui en fera de plus en plus un agent d'information et d'observation pour le compte de l'étranger 59. Talleyrand se servira de ce moyen pour augmenter les défiances d'Alexandre, hâter son détachement, nuire à Napoléon et conspirer sans relâche, jusqu'au jour où les désastres de la France le replaceront au premier rang et où de grands services, rendus par lui au pays, viendront le réhabiliter sans le disculper.
Le lendemain de la scène des Tuileries, il y avait bal chez la reine de Hollande. Le comte Roumiantsof et le nouvel ambassadeur du Tsar, le vieux prince Kourakine, avec un ménage russe en résidence à Paris, le prince et la princesse Wolkonski, étaient les seuls étrangers dont l'Empereur eût permis l'invitation. Pendant la soirée, il prit à part les deux premiers, les emmena dans une salle attenante à celles où l'on dansait, et là leur parla de la situation pendant trois heures, avec véhémence 60. Les jours suivants, il fit appeler plusieurs fois Roumiantsof et prit l'habitude de causer avec lui tous les matins. Depuis son retour, il ne perdait aucune occasion d'attirer à lui ce ministre, de distinguer aussi Kourakine, dont il avait reçu avec apparat les lettres de créance, de les entretenir, voulant à la fois leur faire honneur et scruter leurs dispositions. Plus que jamais la Russie le préoccupait, et son premier désir était de savoir jusqu'à quel point il pouvait compter sur elle. Aujourd'hui, l'assistance toute morale qu'il avait réclamée jusqu'à présent ne lui suffisait plus: avant même d'avoir reçu le projet de note identique, il jugeait que cette mesure se produirait trop tard pour porter, et la question qu'il se posait était celle-ci: La Russie, n'ayant pas su empêcher la guerre, allait-elle y participer, tenir ses engagements et marcher avec nous? Pour l'entraîner, Napoléon se cherchait un intermédiaire utile avec le Tsar, un homme capable de s'élever à la hauteur des nécessités présentes, de s'en bien pénétrer, d'exercer à Pétersbourg une influence déterminante, de mettre l'alliance sur pied et en mouvement: trouverait-il cet homme dans l'un ou l'autre des deux vieillards que la Russie lui avait envoyés, l'ambassadeur en titre et le ministre de passage?
Le prince Alexandre Borissovitch Kourakine, après avoir traversé pompeusement d'éminentes fonctions et représenté en dernier lieu la Russie à Vienne, était venu achever en France une trop longue carrière. En le choisissant pour son ambassadeur, Alexandre Ier n'avait pas eu la main beaucoup plus heureuse qu'à l'époque où il avait appelé le comte Pierre Tolstoï au poste de Paris. Tolstoï s'était armé contre nous de haines persistantes; c'était un ennemi, malencontreusement chargé de cimenter l'accord. Kourakine péchait par défaut d'intelligence plutôt que de bonne volonté, et le général Andréossy, qui l'avait eu pour collègue en Autriche et l'y avait beaucoup pratiqué, l'avait fait précéder en France de ce portrait: «M. le prince Kourakine n'a qu'un principe, qui est celui de l'alliance, dont il n'est pas entièrement revenu, mais sur lequel il me paraît un peu refroidi. Il n'a qu'une idée, qui est celle de la paix; ses vues ne s'étendent pas plus loin. Crédule à l'excès, parce qu'il ne se donne pas la peine de réfléchir, et livré à l'insinuation de ses sous-ordres, il a été ici..... dans une mystification continuelle. Doué d'une vanité extrême, le faubourg Saint-Germain s'emparera facilement de lui. Du reste, je me plais à rendre hommage à ses qualités personnelles; toutes sont excellentes; mais je ne le considère que comme homme public, et c'est sous ce dernier rapport qu'il doit fixer l'attention de mon gouvernement 61 .»
À Paris, Kourakine avait été envoyé pour représenter plutôt que pour traiter: il avait été choisi à raison de son immense fortune, qui lui permettrait de tenir fastueusement son rang, à raison aussi de sa docilité inerte. Malgré ses préventions renaissantes, il ferait de son mieux pour répondre à la pensée de Tilsit, pour plaire à Napoléon. Malheureusement, sa lenteur d'esprit et de corps, son défaut absolu d'initiative, sa bonhomie somnolente, le rendaient totalement impropre à comprendre un souverain qui était l'activité, le mouvement même, à suivre et à servir une volonté de feu.
Avec cela, les étrangetés de sa personne, qui lui avaient valu une célébrité européenne, ne lui permettaient guère de prendre à la cour et dans le monde une place conforme à son titre. Dès son arrivée à Paris, où il avait amené un personnel démesurément nombreux, où il aimait à s'entourer d'un luxe quasi asiatique de suivants et de domestiques, il était devenu un objet de curiosité. Chez lui, une laideur caractérisée, un embonpoint énorme, s'accentuaient davantage par un costume d'une magnificence outrée: Alexandre Borissovitch était convaincu qu'un ambassadeur se juge à l'habit, au faste qu'il déploie dans sa mise et dont il est lui-même le vivant étalage; c'est ainsi qu'il restait fidèle, au milieu d'une société renouvelée, aux modes somptueuses et surannées de l'autre siècle, aux lourds habits de brocart; il les agrémentait de dentelles, en exagérait la richesse par une profusion de diamants et de pierres précieuses; il les constellait de plaques en brillants, de tous les ordres qu'il avait collectionnés dans les différentes capitales et dont il ne se séparait à aucun moment de la journée 62; dans cet appareil, il se croyait fascinant et n'était que ridicule. Son langage compassé, sa religion de l'étiquette, sa manie de mettre le cérémonial partout, même dans les actes les plus simples de la vie, complétaient un type plus propre à réussir au théâtre qu'à figurer avec autorité sur la scène politique. Paris s'amuserait longtemps de son physique et de ses manières, tout en se pressant à ses superbes réceptions.
Déjà la malignité publique s'exerçait à ses dépens; elle relevait en lui, en même temps qu'une susceptibilité formaliste, certain despotisme fantasque qui sentait par trop l'ancien seigneur moscovite, roi sur ses terres, des caprices de vieil enfant gâté, dont les jeunes gens de son ambassade étaient les premiers à souffrir, mais n'étaient pas les derniers à plaisanter. Jusqu'à ses infirmités lui étaient un obstacle à l'accomplissement suivi et régulier de ses fonctions. Tourmenté par la goutte, souffrant périodiquement de ce mal aristocratique, s'occupant et parlant beaucoup de sa santé, Kourakine n'avait apporté parmi nous qu'un reste de forces, destiné à sombrer définitivement dans les plaisirs de Paris. Affichant à tout propos l'orgueil de son rang, il savait mal en garder la dignité. On le voyait avec surprise, dans ses missions, se faire suivre par quatre de ses enfants naturels, transformés plus ou moins en secrétaires; à Paris, son empressement à organiser des réunions extramondaines avant même d'ouvrir ses salons à la bonne compagnie, ses assiduités à l'Opéra, près du personnel de la danse, la gravité comique avec laquelle il faisait dans ce milieu office de médiateur et s'efforçait paternellement d'apaiser les querelles, fournirent bientôt aux observateurs que la police impériale entretenait auprès de lui le sujet de leurs plus piquants tableaux. On juge de l'opinion que dut se faire l'Empereur d'un homme appelé à traiter des plus hauts intérêts et que les rapports de police lui présentaient comme le héros d'aventures scabreuses ou burlesques. Très vite, il apprécia Kourakine à sa juste valeur, et, devant cette insignifiance solennelle, il renonça à compter avec une apparence d'ambassadeur 63.
Le comte Roumiantsof lui offrirait-il de plus sérieuses ressources? Cet homme d'État, par sa longue expérience des affaires, par sa finesse d'esprit et sa largeur de vues, justifiait en bien des points la confiance que lui témoignait son maître. En politique, ses préférences étaient connues. De tout temps, il avait cru que la Russie et la France, par leur position topographique, par le parallélisme de leurs intérêts, étaient faites pour s'entendre et s'unir; dans le système de Tilsit, il ne voyait que la mise en application d'un principe général; c'était le théoricien de l'alliance. Il la chérissait d'ailleurs comme son œuvre, et lorsqu'il lui voyait produire des résultats tels que la réunion des Principautés, il s'applaudissait de cet état florissant avec un orgueil de père. En Napoléon, il reconnaissait un des plus extraordinaires phénomènes qui eussent traversé le cours des siècles. Son vœu le plus cher eût été de capter et d'apprivoiser cette force, pour la faire servir à l'intérêt russe; mais il n'approchait d'elle qu'avec précaution, avec une sorte de terreur, craignant ses emportements et ses fougues. Les allures de la politique impériale le déconcertaient, habitué qu'il était à la marche plus lente, aux procédés plus délicats de l'ancienne diplomatie, et lui aussi, sans se séparer de Napoléon, ne le suivait plus que d'un pas traînant et parfois tremblant.
Son séjour à Paris lui avait inspiré plus d'admiration que de confiance; ayant tout examiné avec une curiosité attentive, ayant fréquenté le monde et les salons, où il avait fait goûter son esprit aimable et légèrement précieux, il avait démêlé le fort et le faible de l'établissement impérial. Très frappé des côtés de grandeur, de noblesse, d'utilité pratique que présentait le régime, il en avait trouvé tous les ressorts tendus à se rompre et avait compris que la France elle-même, sous cet appareil magnifique et rigide, commençait d'éprouver une sensation de gêne et d'étouffement. L'Empereur lui demandant un jour: «Comment trouvez-vous que je gouverne les Français?--Un peu trop sérieusement, Sire», avait-il répondu 64. Alarmé d'un despotisme qui pesait de plus en plus à tout le monde, redoutant chez Napoléon l'universel dominateur, il jugeait utile de le modérer, de le contenir, de lui tenir tête au besoin, mais sentait néanmoins la nécessité, pour conserver ses bonnes grâces, de le ménager extrêmement et de lui passer beaucoup. Au reste, le traitement qu'il recevait à Paris, les distinctions, les faveurs, les cadeaux dont il était comblé ne le trouvaient nullement insensible; son amour-propre flatté, sa vanité satisfaite, combattaient en lui, sans l'exclure, un parti pris de circonspection et de méfiance.
Dans toutes ses conversations avec ce ministre, Napoléon resta fidèle au plan de séduction qu'il s'était fait vis-à-vis de lui; il ne l'accueillait qu'avec d'aimables paroles. Toutefois, sous les prévenances qui lui étaient personnelles, Roumiantsof découvrit vite un sentiment d'aigreur et d'amertume contre la cour alliée; il comprit que Napoléon rendait la Russie, elle aussi, responsable en partie de ses déboires. Que ne l'avait-on, disait l'Empereur, compris et suivi à Erfurt! Alors, tout eût pu être réparé ou prévenu: en parlant haut, en menaçant, la Russie eût aisément arrêté l'Autriche sur la pente où elle se laissait glisser. Alexandre n'avait pas su apprécier la situation, et son tort, à lui Napoléon, avait été de ne pas insister davantage pour que l'on adoptât ses vues. «Il se reprochait vivement et à Votre Majesté, écrivait Roumiantsof à Alexandre, de ce qu'à Erfurt on n'avait pas pris le parti d'exiger que l'Autriche désarmât 65.» Il dit un jour au comte: «Notre alliance finira par être honteuse, vous ne voulez rien et vous vous méfiez de moi 66.»
Dans la campagne imminente, il paraissait désirer plutôt qu'espérer la coopération de la Russie. Au reste, si ses alliés le laissaient sans secours, il se suffirait à lui-même et de son épée trancherait la querelle. Les soldats improvisés de l'Autriche, mal équipés, à peine habillés, ces «soldats tout nus», ces masses armées que l'on jetait sur son chemin, ne lui faisaient pas peur; d'un revers de main, il abattrait l'Autriche et la jetterait à ses pieds: «Elle veut un soufflet, je m'en vais le lui donner sur les deux joues, et vous allez la voir m'en remercier et me demander des ordres sur ce qu'elle a à faire 67.» Mais il ne pardonnerait plus et serait impitoyable; il parlait de mettre l'Autriche en pièces, conviant la Russie au partage des dépouilles. À ces violences, Roumiantsof répondait avec assez d'à-propos; il faisait ses réserves, risquait des objections sous une forme enveloppée, et aux métaphores de son fougueux interlocuteur en opposait d'autres: «Je donnerai des coups de bâton à l'Autriche, disait Napoléon.--Sire, ne les lui donnez pas trop fort, sans quoi nous nous verrions obligés de compter les bleus 68.»
Au bout de quelques jours, l'Empereur sembla se radoucir: son langage était moins brutal et plus posé: l'écrasement et la dissolution de l'Autriche n'étaient plus les seules perspectives qu'il envisageât. Heureux de ce changement, Roumiantsof s'en donnait le mérite; la besogne avait été rude, mais les résultats commençaient à se montrer. «J'ose le dire, écrivait le ministre russe, j'ai usé sa colère 69.»
C'était attribuer trop d'efficacité à quelques propos émollients, et la véritable cause de l'accalmie était que la guerre apparaissait à Napoléon un peu moins certaine. D'abord, il s'était repris, durant quelques jours, au fugitif espoir d'atteindre à la source même de toutes les complications, de nouer avec Londres une négociation sérieuse; il «avait cru entrevoir la possibilité, écrivait Champagny à Caulaincourt, de faire une nouvelle démarche pour la paix auprès de l'Angleterre 70». Très rapidement, ce fil lui avait échappé, mais de nouveaux avis de Vienne avaient rectifié les précédents, cause d'une alerte prématurée. Aujourd'hui, Andréossy reconnaissait s'être trop hâté de donner l'éveil: dans ce qui se passait sous ses yeux, il ne voyait plus que la continuation des préparatifs entamés depuis dix mois et qui se poursuivaient sans s'accélérer 71.
Napoléon revenait donc à penser que l'explosion n'aurait pas lieu avant avril ou avant mai. La rupture se trouvant ajournée, ne saurait-on l'empêcher? En se hâtant, en unissant plus étroitement leurs efforts, peut-être la France et la Russie arriveraient-elles encore à temps pour imposer à l'Autriche une soumission qui dispenserait de la combattre. Mais les moyens préconisés jusqu'à ce jour, avis, remontrances communes, ne répondent plus aux besoins de la situation. Si Napoléon laisse expédier la note identique, dont le texte lui est enfin parvenu, il n'y voit plus qu'un palliatif insuffisant, surtout dans les termes où elle a été rédigée par Alexandre. Il veut plus, il veut une démarche solennelle, décisive, qui présentera au moins cet avantage de dissiper toute incertitude sur les dispositions de l'Autriche et de l'obliger à se dévoiler. Ce qu'il faut, c'est obtenir d'elle des garanties indispensables en échange de celles qui lui seront accordées, lui conférer d'une part des sûretés positives et lui signifier de l'autre des exigences formelles. L'Empereur fit à Roumiantsof la proposition suivante: Alexandre Ier offrirait à l'Autriche de lui garantir, par traité, l'intégrité de ses États contre la France; Napoléon prendrait avec elle le même engagement contre la Russie; en retour, l'Autriche serait invitée à désarmer, à révoquer ses mesures guerrières; elle pourrait le faire en toute sécurité, puisqu'elle trouverait dans la parole écrite des deux empereurs, dans celle surtout d'Alexandre, dont elle ne saurait suspecter la sincérité, une inviolable sauvegarde. Pour mieux la rassurer, Napoléon parlait même d'évacuer les territoires de la Confédération, de ramener toutes ses troupes en deçà du Rhin, sans vouloir toutefois s'en faire une obligation stricte, ni prendre à cet égard d'engagement avec personne 72.
Nonobstant cette réserve, l'Empereur n'était jamais allé aussi loin dans ses tentatives pour comprimer le conflit, puisqu'il offrait de s'interdire à perpétuité l'offensive, sous peine de mettre contre lui ses alliés mêmes et de trouver la Russie derrière l'Autriche. Le tort de sa proposition était de comporter pour cette dernière une humiliation qui ne pouvait être acceptée. Ce qu'il s'agissait de demander à l'Autriche, c'était de livrer ses armes, de renoncer à tout moyen de se faire respecter par elle-même, pour s'en remettre à la parole de ses deux puissantes voisines et ne plus exister que sous leur bon plaisir. Sa puissance et sa fierté renouvelées ne lui eussent point permis de se placer dans une position aussi manifeste d'infériorité et de dépendance, d'accéder à un désarmement sans réciprocité: elle n'admettait et ne cherchait plus de garantie qu'en elle-même, dans ses forces démesurément accrues, dans le mouvement national qu'elle avait fomenté, depuis que notre mainmise sur l'Espagne avait réveillé ses craintes et surexcité ses passions. En vain Napoléon, s'insurgeant contre les conséquences de sa faute, s'efforce-t-il une dernière fois de leur échapper; il les retrouve partout devant lui et ne réussira plus à les écarter de son chemin. La guerre qu'il a suscitée le précipite dans celle qu'il souhaite d'éviter, et l'acte fatal qui a faussé toute sa politique, le mettant aux prises avec des difficultés auxquelles il n'est plus de solution pacifique et normale, le condamne partout à poursuivre, à vouloir, à exiger l'impossible.
À supposer pourtant que la démarche proposée fût susceptible de quelque effet, qu'elle pût produire à Vienne un moment d'hésitation et d'arrêt, ouvrir la voie aux pourparlers et conduire à un arrangement, c'était à la condition que la Russie s'emparerait sur-le-champ de notre idée et y conformerait son langage. Avec raison, Napoléon tenait essentiellement à ce que les premières paroles vinssent d'Alexandre. L'Autriche avait placé jusque-là son espoir dans la faiblesse de ce monarque, elle l'y mettait encore, d'après des témoignages périodiquement renouvelés: c'était de Pétersbourg que devait venir à son adresse l'avertissement suprême, la sommation qui la désabuserait et ne lui laisserait d'autre refuge que la sécurité dans la soumission. Le vœu de Napoléon était donc que Roumiantsof adoptât de suite le projet français, qu'il le transmît et le recommandât chaleureusement à Pétersbourg, qu'il déterminât le Tsar à prendre l'initiative de la négociation et à l'appuyer par une grande démonstration militaire. Roumiantsof lui-même, restant parmi nous, aurait à y agir d'urgence: Champagny et lui se feraient vis-à-vis de l'Autriche un langage commun, tout de fermeté et de vigueur. Puisque la présence du comte à Paris rapprochait pour ainsi dire les deux cabinets, on devait en profiter pour imprimer à leurs mouvements une extrême promptitude, pour établir entre tous leurs actes la concordance, la simultanéité parfaites que l'éloignement des capitales rendait d'ordinaire difficiles à obtenir.
Malheureusement, Roumiantsof passait par des alternatives cruelles, par des anxiétés sans nombre, qui le rendaient incapable de toute volonté énergique et suivie. Malgré le caractère impérieusement pacifique de nos demandes, Napoléon l'inquiétait de plus en plus, et sa crainte était que le conquérant, en le poussant à prononcer son attitude vis-à-vis de l'Autriche, n'eût d'autre but que d'associer la Russie à une criminelle offensive. Parfois, après ses longues conversations aux Tuileries, il refoulait ces doutes; il voulait croire en l'Empereur, lors même qu'il n'arrivait pas à comprendre toutes ses vues, à pénétrer tous ses calculs, et il se disait que, si la foi napoléonienne avait ses dogmes, elle pouvait avoir aussi ses mystères. L'instant d'après, un scrupule le ressaisissait; dans le flux de paroles échappées à Napoléon, il se rappelait une phrase, une expression qui lui paraissait de nature à justifier ses alarmes: il s'y attachait avec une douloureuse obstination. Dans ce trouble de son esprit, il cherchait alors à qui s'ouvrir, à qui parler de ses angoisses. Avec un à-propos singulier, Metternich se trouvait toujours à portée de recueillir ses confidences; l'adroit Allemand affectait de rechercher la société du Russe, l'entourait de soins, «le mangeait de caresses 73». Dans leurs fréquentes entrevues, Roumiantsof recommandait bien à Metternich la prudence, suppliait que l'Autriche se calmât, s'observât, évitât de donner sur elle aucune prise; mais en même temps il se laissait aller à montrer ce qui en Napoléon le heurtait et l'effarait. Comme bien l'on pense, Metternich s'appliquait à cultiver, à entretenir, à développer ces craintes utiles; il réfutait les arguments de Napoléon, affirmait l'innocence de l'Autriche, plaidait cette cause en termes habiles, et Roumiantsof le quittait, sinon convaincu, du moins plus ébranlé, plus perplexe que jamais 74.
Subissant de la sorte des impressions diverses et successives, le vieux ministre n'arrive pas à voir clair dans la situation, à se former un jugement, à démêler qui veut la guerre, qui se prépare à attaquer; aussi s'abstient-il de tout acte susceptible d'engager son gouvernement et surtout de compromettre sa personne. Il conteste d'abord l'utilité, l'urgence de la «grande démarche»; il perd ainsi plusieurs jours, alors que toute heure a son prix et laisse l'Autriche s'aventurer davantage dans la voie où elle s'est jetée. Il transmet enfin à Pétersbourg les propositions impériales, mais n'y ajoute pas un mot d'approbation ou de commentaire. Il se dérobe à toute initiative, se refuse au rôle de première ligne que Napoléon voudrait lui faire jouer. Pour éviter la crise que tout retard précipite, il s'en remet au temps, se confie à l'avenir, au hasard, cette Providence des irrésolus. La politique russe, qu'il se trouve appelé par sa présence auprès de Napoléon à représenter avec autorité ou plutôt à faire, flotte ainsi sans direction; elle paraît par moments s'acheminer dans une voie, puis s'arrête, revient sur ses pas, s'attarde en d'inutiles détours et aboutit au néant.
À la fin, Roumiantsof prit un parti: ce fut de s'en aller et de retourner à Pétersbourg, dans le but, disait-il, d'y travailler au maintien de la paix entre la France et l'Autriche. Ce départ ou plutôt cette fuite confondit tous ceux qui en furent témoins. Metternich ne dissimula point au ministre russe qu'il s'effaçait de la scène à l'instant décisif; il lui désigna «comme le moment de crise les quatre semaines qu'il passerait sur le grand chemin 75». Quant à Napoléon, en voyant Roumiantsof se dérober définitivement, il conçut la plus fâcheuse idée de ses talents, de son caractère, et ne devait jamais lui pardonner sa désertion.
Il essaya cependant, jusqu'au dernier moment, de le convaincre et de l'endoctriner. Le comte allait monter en voiture, lorsque M. de Champagny se fit annoncer. «Je l'ai trouvé, écrivait le ministre français 76, déjeunant et ses chevaux attelés.» Le but de la visite était de lui dénoncer un nouveau méfait de l'Autriche: la part prise par cette cour à la paix qui venait d'être signée aux Dardanelles entre la Porte et l'Angleterre; nos agents à Constantinople avaient acquis la preuve de ses efforts pour rapprocher les Turcs de nos ennemis, pour les attirer dans une ligue antifrançaise, et saisi là un des nœuds de la coalition en train de se former. Ému de ces renseignements, Roumiantsof parut emporter de Paris quelques velléités d'agir, qui ne tinrent pas contre les réflexions de la route. Arrivé près de la frontière russe, il reçut des lettres de son maître qui l'autorisaient, qui l'invitaient, dans une certaine mesure, à revenir sur ses pas ou à se porter vers Vienne. Il n'en tint compte, continua sa route et rentra à Pétersbourg dans le milieu de mars.
Avant ce retour, Alexandre, instruit par courrier des propositions de Napoléon, en avait fait l'objet de quelques entretiens avec Schwartzenberg. Il avait développé l'idée de la double garantie, sans la présenter sous forme de communication officielle. Le prince n'avait pu méconnaître l'importance de cette ouverture, mais avait aussitôt révoqué en doute la sincérité de Napoléon et d'ailleurs n'avait point dissimulé «qu'il était trop tard 77». En effet, tandis que se prolongeait à Pétersbourg cette dernière et stérile controverse, le bruit des armes, retentissant plus fortement à Vienne et grossissant sans cesse, vint couvrir la voix des négociateurs, dénoncer le caractère irrévocable des décisions de l'Autriche et l'approche des hostilités.
Dans ses premiers calculs, l'Autriche avait fixé en mars l'instant de l'agression si mûrement préméditée; elle avait senti ensuite l'impossibilité d'être prête pour cette époque et reporté en avril l'échéance guerrière 78. À la fin de février, elle passa des mesures d'organisation à celles qui précèdent immédiatement l'entrée en campagne, mise en mouvement des troupes mobilisées, équipées et exercées de longue main. À cette heure, elle renonça à protester d'intentions pacifiques que des actes impossibles à dissimuler ou à travestir eussent trop ouvertement démenties. Metternich reçut ordre de faire connaître à Paris que sa cour, prenant prétexte des précautions militaires ordonnées sur le territoire de la Confédération, mettait elle-même ses armées sur le pied de guerre. Le 2 mars, cette notification a lieu; à ce moment, tout s'ébranle dans la monarchie autrichienne, et trois cent mille hommes de troupes actives, de réserve, de landwehr, réunis dans les différentes provinces, s'écoulent tumultueusement vers la frontière. Nos agents à Vienne assistent à cette marche; par chaque courrier, ils signalent de nouveaux passages de troupes; ils voient les régiments traverser la capitale «au bruit des chansons et des fifres», aux acclamations de la multitude. Animée par ces apprêts, la population s'exalte et s'enfièvre; un délire guerrier saisit toutes les classes et se révèle par ses manifestations ordinaires 79. L'agitation descend des salons dans la rue, la fière aristocratie viennoise se mêle au peuple pour en exciter et en diriger les passions. Les femmes «font le métier de recruteurs pour la milice»; elles stimulent les hésitants et les envoient se battre; la jeune impératrice distribue solennellement aux bataillons de la landwehr, dans la cathédrale de Saint-Étienne, des drapeaux dont elle a elle-même brodé les cravates 80. Quant à l'empereur François, il suit l'impulsion avec une sorte d'inconscience; parfois il semble s'effrayer de sa propre audace, s'émeut de l'application des mesures qu'il a approuvées en principe. Voyant des fenêtres de la Burg dresser deux cents pièces d'artillerie sur leurs affûts, il s'étonne, se fâche, s'écrie qu'il n'a point donné d'ordres; mais ses incurables défiances contre Napoléon le ressaisissent aussitôt, et il répète, «en s'occupant machinalement dans son cabinet: Cet homme me donne bien du tracas; il veut absolument détruire ma monarchie 81». Cette idée qu'on lui a inculquée dissipe ses doutes, lève ses scrupules, lui fait oublier la parole donnée au lendemain d'Austerlitz; en prenant l'initiative des hostilités, il s'imagine de bonne foi prévenir une attaque qui n'a jamais été dans la pensée de son adversaire, et il monte docilement à cheval pour accompagner jusqu'aux portes de la ville les milices qui partent pour la frontière. À la fin de mars, les armées sont rangées face à la Bavière, face au grand-duché de Varsovie, face au Frioul, sur les trois points où doit s'opérer l'irruption: l'archiduc Charles a pris le commandement en chef; des manifestes au peuple allemand annoncent la guerre, sans la déclarer encore; enfin, quelques jours plus tard, les autorités de Braunau, ville frontière, arrêtent un courrier porteur de dépêches pour notre légation, rompent le cachet aux armes de France et, par cette violation du droit des gens, ouvrent la série des actes manifestement hostiles.
L'Autriche se démasquait plus tôt que Napoléon ne l'avait pensé; étonné de cet affolement, il se demandait encore si elle soutiendrait jusqu'au bout son audace, dépasserait ses frontières, se ferait matériellement l'agresseur, si tout ce tapage n'était pas un moyen de provoquer une attaque et de s'en épargner l'odieux. Quoi qu'il en soit, il prend aussitôt ses dispositions de combat. Jusqu'à présent, pour enlever aux Autrichiens tout sujet d'alarme trop positif, il n'a ordonné en Allemagne aucune mesure de préparation immédiate; nos corps de l'armée du Rhin restent disséminés sur de vastes espaces, les contingents bavarois, wurtembergeois, saxons, sont organisés, sans être réunis; Napoléon a des forces en Allemagne et n'a point d'armée; pour la première fois depuis le début de ses campagnes, il est en retard sur l'adversaire. Mais son activité magique pare à tout et supplée à l'insuffisance du temps. Prompte comme l'éclair, sa volonté fait de toutes parts naître le mouvement; en quelques jours, il complète, grossit, approvisionne, met en marche, rapproche les corps français ou alliés, pousse Davoust sur Bamberg, Oudinot sur Augsbourg, Masséna sur Ulm, et la proximité de ces points permettra d'opérer une concentration générale, dès que le plan de l'ennemi se sera clairement dévoilé, et d'opposer à l'archiduc une masse d'hommes assez forte pour lui barrer le chemin de la vallée du Rhin. En Italie, l'Empereur range l'armée du prince Eugène sur la rive droite de l'Adige; dans l'Allemagne du Nord, sur le flanc de l'Autriche, il rassemble les Saxons, les Polonais, en fait le 9e corps de notre armée, leur donne mission de couvrir Dresde et Varsovie. En même temps, au delà de l'Autriche ennemie, il cherche la Russie alliée et l'appelle aux armes.
Ce ne sont plus des paroles, ce sont des actes qu'il réclame d'Alexandre; l'instant est venu où les alliés de Tilsit et d'Erfurt doivent combiner éventuellement leurs opérations militaires et dès à présent leurs mouvements de troupes. Pour déterminer la Russie à se mettre en position de le secourir, Napoléon multiplie les efforts. Les dépêches ministérielles à Caulaincourt se succèdent désormais sans interruption: le 5 mars, puis le 11, le 18, le 22, le 23, le 24, le 26, le 29, Champagny signale à l'ambassadeur l'urgence d'obtenir des mesures promptes, sérieuses et retentissantes; l'Empereur écrit lui-même au Tsar, il écrit plus longuement à Caulaincourt; par l'intermédiaire de cet agent, il réclame un échange de vues entre les deux cours sur les moyens de concerter leur action et demande que l'on arrête dès à présent un plan de campagne.
Tous calculs faits, il compte que la Russie, sans s'affaiblir notablement en Finlande et sur le Danube, peut nous seconder avec 80,000 hommes; la situation géographique de cette puissance lui permet de les employer avec une souveraine efficacité pour la cause commune. Les possessions moscovites, en y comprenant les Principautés virtuellement réunies, se déploient en demi-cercle autour de la partie orientale de la monarchie autrichienne; elles enveloppent et enlacent la Galicie, la Hongrie et la Transylvanie. En agissant sur divers points de sa frontière, par des mouvements concentriques, la Russie peut étreindre l'Autriche dès le premier moment, la saisir par derrière et, la tirant fortement à elle, la paralyser dans son élan vers le Rhin. Il est donc nécessaire que le Tsar ait une forte armée en Pologne, prête à entamer la Galicie au premier signal; il n'est pas moins utile que l'armée russe du Danube, trop nombreuse pour l'adversaire débile qui lui est opposé, détache sa fraction la plus occidentale pour la tourner contre l'Autriche, qu'elle la porte, par une conversion à droite, en face de la Transylvanie, et la tienne prête à envahir cette province. La Russie peut contribuer également à la défense de l'Allemagne française, pousser un corps jusqu'à Dresde et l'intercaler entre l'Autriche soulevée et la Prusse frémissante. Que la Russie règle d'ailleurs sa coopération suivant ses facultés et ses convenances; Napoléon subordonnera ses mouvements à ceux de son allié. Alexandre veut-il se porter sur Dresde avec 40,000 hommes? c'est dans cette ville qu'on lui tendra la main. Préfère-t-il faire masse de ses forces et pousser droit à Vienne? Napoléon lui offre rendez-vous sous les murs de cette capitale 82. L'essentiel est que la Russie nous informe de ce qu'elle fera, afin que les opérations se combinent, surtout qu'elle prenne ses mesures au plus vite, hautement, bruyamment, qu'elle tire l'épée avec fracas, qu'elle sorte ses troupes de leurs garnisons, qu'elle les mette sous la tente, qu'elle montre partout ses armées. «Il n'y a pas un moment à perdre, écrit Napoléon à Alexandre, pour que Votre Majesté fasse camper ses troupes sur les frontières de nos ennemis communs. J'ai compté sur l'alliance de Votre Majesté, mais il faut agir, et je me confie en elle 83.» De toutes manières, le Tsar peut exercer sur les événements une influence favorable et décisive; s'il reste un dernier espoir, une chance unique et fugitive d'éviter la guerre, c'est que la Russie, en faisant étalage de ses forces et preuve de ses dispositions françaises, terrifie l'Autriche et l'arrête au bord de l'abîme. Si la lutte doit inévitablement se produire, l'intervention active de la Russie, en faisant du premier coup pencher la balance, abrégera cette crise succédant à tant d'autres.
Les appels de Napoléon, s'autorisant de promesses vingt fois répétées, se confondaient avec la voix même de l'honneur militaire et de la probité politique. Seulement, l'Empereur était-il fondé à invoquer ces grandes lois, après avoir lui-même, au cours de l'année précédente, par les détours et les ambiguïtés de sa conduite, enfoncé le doute et le soupçon au cœur d'Alexandre? Dans le cas présent, le Tsar était trop incertain pour nous accorder du premier coup ou nous refuser son concours. Il obéit à une tendance propre aux esprits irrésolus et qui les porte à s'épargner l'embarras d'une décision en la retardant le plus possible. Cette guerre avec l'Autriche qui choque sa conscience, sa politique, qu'il fera à contre-cœur, si les circonstances l'y obligent expressément, il répugne encore à l'admettre comme inévitable et à s'y préparer; c'est une hypothèse importune dont il préfère détourner ses regards. Il se dérobe donc, fuit devant le parti à prendre, et use à son tour de diplomatie dilatoire. Naguère, Napoléon lui a fait longuement attendre une concession positive aux dépens de la Turquie: il a remis et ajourné la Russie de mois en mois. Alexandre trouve aujourd'hui sa revanche et reprend à son compte le jeu justement reproché à son allié, en se servant, il est vrai, de procédés tout autres. Pour se soustraire à une décision prématurée, Napoléon employait des moyens à son image, surprenants et grandioses, suscitait d'éblouissants prestiges, parlait de partager l'Orient et de remanier l'univers. Pour réserver une détermination qui lui coûte, Alexandre raffine l'art des petits moyens, celui des compliments et des phrases; il s'y montre inventif, excellent, inimitable: il y met du génie.
À ce moment, ses rapports avec notre ambassadeur sont curieux à observer. Plus que jamais, M. de Caulaincourt est traité au Palais d'hiver en ami, en commensal préféré. Deux ou trois fois la semaine, il dîne chez Sa Majesté, partageant cet honneur avec le petit groupe d'intimes qui compose la société habituelle et privilégiée du Tsar. Pendant la réunion, Alexandre saisit toutes les occasions de célébrer Napoléon et la France; il vante son attachement à l'alliance, son désir de la maintenir inébranlable, d'en remplir toutes les obligations, et ces politesses sans conséquence lui sont un moyen de préparer et de faciliter la tâche qui s'imposera à lui tout à l'heure, dans son cabinet, lorsqu'il se retrouvera seul à seul avec Caulaincourt et devra résister doucement à cet ambassadeur réclamant un concert effectif de mesures. Plus ses entretiens d'affaires deviennent vagues et équivoques, plus ses propos de table sont empreints de cordialité, féconds en remarques obligeantes, en effets délicatement ménagés, et il organise à l'adresse de la France toute une série de démonstrations intimes, flatteuses, caressantes, destinées à masquer le vide de ses intentions.
D'abord, le retour de Roumiantsof donna lieu à une scène caractéristique. La première fois qu'il se retrouva avec notre ambassadeur à la table du souverain, le ministre voyageur dut raconter par le menu son séjour à Paris, Alexandre se plaisant à le faire parler, à relever dans ses discours tout ce qui pouvait charmer l'amour-propre d'un Français. Le comte comprit et joua parfaitement son rôle. Déjà le bruit de ses propos enthousiastes sur Napoléon courait la ville: on citait ce mot de lui: «Lorsqu'on cause avec l'empereur Napoléon, on ne se trouve d'esprit que ce qu'il veut bien vous en laisser 84.» Chez le Tsar, Roumiantsof dispersa ses éloges sur tous les membres de la famille impériale et du gouvernement; il n'omit rien et n'oublia personne. «Il ne cessa de parler de Paris, soit dans le salon avant le dîner, soit pendant le dîner. Il parla aussi beaucoup de Malmaison, de l'Impératrice, de sa grâce, de la reine de Hollande, de son amabilité, de sa bonté, de la beauté de la princesse Pauline, de la grande et belle représentation de la cour. Il parla ensuite des ministres, cita l'esprit de M. Fouché, l'amabilité, le génie de M. le prince de Bénévent, l'agrément de sa société. (Depuis l'événement du 28 janvier, ces compliments manquaient singulièrement leur but.) Il ne tarit pas en éloges sur tout, répéta plusieurs fois: «C'est à Paris que doivent aller tous ceux qui veulent apprendre quelque chose en quelque genre que ce soit...» L'Empereur ramenait continuellement la conversation sur Paris. Le comte la soutenait en homme qui pénétrait l'intention obligeante de son maître. L'Impératrice s'en mêla plusieurs fois 85...»
«Après le dîner, continue Caulaincourt dans son rapport, l'Empereur daigna m'appeler dans son cabinet.» Toujours sur le même ton, il protesta en premier lieu de sa loyauté, de son dévouement, puis, venant à l'Autriche et déjà moins affirmatif, émit le désir de ne rien précipiter. Caulaincourt fit observer que l'attitude prise tout récemment à Vienne précisait la situation. Bien informé des circonstances, citant des faits, accumulant des détails, il conclut du spectacle belliqueux que donnait l'Autriche à la nécessité urgente pour l'alliance franco-russe de se mettre elle-même sur le pied de guerre et de rassembler ses moyens. «Je parlais, écrivait-il à Napoléon, des grandes réunions de troupes en Bohême et sur l'Inn, enfin de tout ce qui se passait, pour convaincre Sa Majesté qu'il était temps de prendre un parti pour l'état de guerre où l'on pouvait être d'un moment à l'autre; qu'il était même instant pour Votre Majesté de savoir par où agiraient les troupes russes et en quel nombre, enfin si elles entreraient en Transylvanie et en Galicie aussitôt qu'on aurait la nouvelle des hostilités. Je lui fis sentir que les opérations de Votre Majesté, la grande direction militaire, dépendraient nécessairement du concert et du nombre, comme de la disposition des moyens que la Russie emploierait; que l'état d'hostilité de l'Autriche, constaté depuis si longtemps, ne pouvait plus laisser de doutes sur les intentions de cette puissance 86...»
«--Je veux encore croire que la paix est possible», telle fut en substance la réplique d'Alexandre. Et il développa ce thème longuement, contre toute évidence, ajoutant que le cabinet de Vienne n'avait pas répondu expressément à l'offre de la double garantie, et que cette démarche suprême pouvait changer ses résolutions. Au reste, s'il fallait combattre, l'Empereur le trouverait prêt; la Russie ne serait pas en retard, mais se livrer dès à présent à des mouvements guerriers pourrait nuire au but pacifique que les souverains se proposaient tant à Paris qu'à Pétersbourg. Il parlait aussi de ses embarras, des trois guerres qu'il avait à soutenir, celles de Suède, d'Angleterre et de Turquie, et à cet égard de récentes circonstances ne le laissaient point à court d'arguments. En Orient, la négociation avec la Turquie s'était rompue sur une question qui intéressait la France plus encore que la Russie; le cabinet de Pétersbourg avait exigé, comme condition préalable de la paix, que la Porte renonçât aux bons rapports récemment rétablis avec les Anglais et expulsât de Constantinople leur chargé d'affaires; les Turcs n'ayant point souscrit à cette exigence, le congrès de Jassy s'était séparé; il fallait recommencer une campagne sur le Danube et obtenir par la force l'abandon des Principautés. Contre la Suède, la Russie avait dû pousser vivement les hostilités, le gouvernement de Stockholm ne manifestant aucun désir de paix, et même porter au delà du golfe de Bothnie une partie de son armée. Au Nord comme au Sud, elle avait à combattre et à faire front; ses deux ailes restaient engagées, ce qui ne lui permettait point de garnir le centre autant qu'elle l'eût voulu et de peser dès à présent sur l'Allemagne.
À ces raisons, Caulaincourt ne se fit nullement faute de répondre que les guerres de Turquie et de Suède n'exigeaient pas un vaste déploiement de forces, que la Russie, maîtresse sur le Danube et en Finlande des territoires qu'elle entendait garder, n'avait qu'à maintenir ses positions, à observer une défensive imposante, et qu'elle conservait assez de troupes disponibles pour opérer vigoureusement contre l'Autriche. Alexandre se rejeta alors sur l'insuffisance de ses moyens financiers, sur les brèches faites à son trésor, sur les pertes que lui infligeait la rupture des rapports commerciaux avec l'Angleterre; il termina par une allusion aux services d'argent qu'il pourrait se trouver dans le cas de demander à la France; il s'agissait d'un emprunt à émettre à Paris pour le compte de la Russie 87.
Pendant plusieurs semaines, des scènes analogues se répétèrent, à quelques jours d'intervalle. En manière de simple conversation, Alexandre donne toujours les meilleures assurances; puis, dès que l'on en vient au positif, aux moyens pratiques d'organiser la diversion russe, ses belles résolutions se fondent, s'évanouissent, ce qui ne l'empêche point de reprendre le lendemain la suite de ses prévenances.
Parfois, avant d'aborder le fond du débat, il varie ses procédés de séduction préliminaire; au lieu de s'enthousiasmer pour la France, il médit de l'Autriche. Il raille agréablement le ton et les allures des diplomates viennois, leur gravité pédantesque: Schwartzenberg lui a montré, dit-il, une «immense dépêche» de M. de Stadion, premier ministre d'Autriche; «elle est tout à fait dans le genre allemand; on y prend les choses de si loin que je lui ai demandé si elle datait du déluge 88». Tout cela, d'ailleurs, n'est «qu'un fatras de paradoxes 89», trahissant l'embarras d'un cabinet qui s'évertue péniblement à défendre une mauvaise cause. Caulaincourt prend aussitôt argument de cet aveu pour démontrer une fois de plus la parfaite inutilité, contre une cour convaincue de mauvaise foi, des moyens de douceur et de persuasion, pour réclamer avec plus d'insistance une prompte concentration de forces. Ici, Alexandre retombe dans le vague et l'obscur. Il affirme pourtant que ses troupes ne sont qu'à deux ou trois marches de la frontière; il cite les divisions, les régiments qui doivent composer son armée de Galicie, mais esquive tout engagement au sujet de coups à porter en Transylvanie et en Allemagne.
Dans une autre conférence, Caulaincourt revient à la charge; mieux armé, fort des lettres qu'il a reçues directement de Napoléon, il essaye d'entrer en matière sur le plan de campagne; il lit, commente les passages, de haute et impétueuse allure, où l'Empereur propose à son allié de cimenter leur union par la confraternité du champ de bataille, lui donne rendez-vous devant l'ennemi, à Dresde ou à Vienne. «À Dresde, répond Alexandre, il est trop tard. Ce serait paralyser mes moyens par des marches, pendant qu'ils peuvent être plus utilement employés. Puis, ce serait découvrir toute ma frontière. Nous parlerons, du reste, de cela un de ces jours. C'est aujourd'hui vendredi saint. Vous savez que jusqu'après Pâques, nous avons une foule de devoirs religieux prescrits par notre rite. Je ne puis donc vous parler d'affaires aujourd'hui, mais ce sera très incessamment. Aujourd'hui, je ne voulais que vous voir et vous dire ce que je sais sur la Suède 90.» Et il transporta son interlocuteur sur les bords de la Baltique, où la scène avait soudainement changé. À Stockholm, les chefs de l'armée et de la noblesse, fatigués d'obéir à un roi en démence, avaient détrôné Gustave IV et décerné la régence à son oncle, le duc de Sudermanie. Cette révolution, avec ses détails dramatiques ou piquants, venait à point pour nourrir la conversation avec l'ambassadeur de France et la tenir éloignée des frontières autrichiennes.
En persistant dans ce jeu évasif, il semblait qu'Alexandre voulût se laisser surprendre par l'événement. Son but, s'il était tel, fut pleinement rempli. Le 9 avril, avant qu'un plan de campagne eût été même ébauché entre la France et la Russie, avant que le Tsar eût fait connaître exactement le nombre, l'emplacement, la destination de ses troupes, les Autrichiens franchirent l'Inn et se répandirent en torrent sur la Bavière. Le même jour, l'archiduc Jean violait avec son armée le territoire italien; au Nord, l'archiduc Ferdinand entrait avec cinquante mille hommes dans le grand-duché et l'aigle autrichienne apparaissait sur le chemin de Varsovie. Sans garder le souci des apparences, sans alléguer un grief personnel, sans même déclarer la guerre, l'Autriche la commençait à ses risques et périls et jouait son existence dans une suprême partie.
Caulaincourt requit aussitôt et officiellement la coopération russe, en vertu des conventions de Tilsit et d'Erfurt. De son côté, Schwartzenberg se livrait à de dernières tentatives, manœuvrait tous les ressorts de l'intrigue, mettait en mouvement les salons, les femmes, faisait agir à la fois la mère et la favorite d'Alexandre. La société entière, se levant en tumulte, circonvenant l'Empereur, le suppliait de garder au moins la neutralité et de ne point prendre les armes contre la puissance qui se faisait le champion de l'indépendance européenne.
Alexandre devait enfin se prononcer; cette nécessité tant redoutée, si obstinément éludée, s'imposait à lui et venait le saisir. Il lui fallait se résoudre, mais le choix lui restait entre plusieurs partis. À vrai dire, la parole donnée ne lui en permettait qu'un: combattre immédiatement avec la France et nous aider de tout son pouvoir. On ne saurait toutefois refuser à sa perplexité de sérieux motifs: ses scrupules et ses craintes étaient légitimes. Cette guerre qu'il n'avait su ni prévoir ni prévenir, tout en s'obligeant à y participer, lui était à bon droit odieuse: elle risquait d'entraîner des résultats funestes à l'Europe, à la Russie, particulièrement funestes à l'alliance. Si l'Autriche justifiait par sa conduite toutes les sévérités, son effondrement total, sa destruction n'en serait pas moins une calamité générale et un malheur pour tous. La disparition de cette antique monarchie ouvrirait au centre du continent un abîme que rien ne saurait combler et achèverait de déséquilibrer l'Europe. Les États qui se composeraient avec les débris du vaincu, débiles et inconsistants, devant tout au vainqueur, ne seraient plus que les postes avancés de la domination française; chacun de nos vassaux voudrait sa part de l'Autriche mise à sac; en particulier, le duché de Varsovie réclamerait et obtiendrait vraisemblablement la Galicie; cette extension équivaudrait au rétablissement de la Pologne, et de tous les changements à craindre, c'était celui qu'Alexandre appréhendait avec le plus de persistance et d'effroi. Dans tous les cas, la Russie se sentirait à découvert, directement exposée au choc de l'ambition napoléonienne, dès que l'Autriche ne s'élèverait plus en masse compacte au devant de sa frontière. Pour que la Russie pût vivre tranquille, pour qu'elle pût demeurer notre alliée, il était nécessaire qu'un État puissant continuât de séparer les deux empires et de faire contre-poids à la France démesurément accrue. Par une rencontre extraordinaire, Alexandre Ier, constitué ennemi de l'Autriche en vertu d'engagements formels, ne devait rien craindre autant, dans le combat à livrer, que l'écrasement trop complet de l'adversaire, et il était naturel qu'il songeât à se prémunir contre un tel péril. On eût donc conçu qu'avant de s'engager dans la guerre, il eût pris ses précautions, formulé ses réserves, demandé à Napoléon la promesse de ne point abuser de la victoire et de n'en point tirer des conséquences fatales à l'ordre européen, destructives de la sécurité russe.
Ces exigences, Napoléon les avait prévues et s'était mis en mesure d'y satisfaire. Il avait autorisé Caulaincourt à signer, s'il en était positivement requis, un accord sur les conditions de la paix future; il consentait à se lier les mains dans une certaine mesure, à limiter l'essor d'une ambition qui allait se déchaîner à nouveau. Sa situation militaire, plus critique qu'il ne l'avouait, lui avait commandé cette condescendance 91. Alexandre était donc libre d'opter entre une assistance accordée d'emblée, de confiance, dans un élan chevaleresque, et une coopération conditionnelle. Il pouvait remplir ses engagements tout d'abord, s'associer au conflit et, par sa loyauté, par l'efficacité de son action, se mettre en droit de parler haut quand viendrait l'heure de régler la destinée du vaincu et de remanier la carte; il pouvait aussi prendre dès à présent ses sûretés, obtenir de Napoléon des assurances contre le démembrement de l'Autriche, contre le rétablissement de la Pologne, quitte ensuite à entrer franchement dans la lutte dont il aurait à l'avance circonscrit les résultats.
Il écarta l'un et l'autre de ces partis pour s'arrêter à un troisième, le pire et le moins digne de tous, à un expédient dont Spéranski paraît lui avoir suggéré l'idée 92. Tout en exprimant de justes inquiétudes sur le sort futur de l'Autriche, il ne réclama aucun engagement préalable et ne mit point Caulaincourt dans le cas d'user de ses pouvoirs. Il annonça à Napoléon une assistance sans réserve, pleine et entière, mais résolut de ne la lui prêter qu'en apparence et de n'opposer à l'Autriche qu'un simulacre de guerre. Sans répudier les obligations de l'alliance, il s'en délia subrepticement et aima mieux transgresser sa parole que de la redemander. Il fit plus: avant de combattre nos ennemis pour la forme, il voulut les rassurer sur la portée réelle de ses mesures, et nous allons l'entendre, double dans son langage comme dans sa conduite, promettre son concours à la France et son inaction à l'Autriche.
Dès qu'il eut la certitude que les troupes des archiducs s'ébranlaient pour passer la frontière, il fit savoir à notre représentant qu'il rompait avec l'agresseur: «Ils payeront cher, disait-il en parlant des Autrichiens, leur folie et leur jactance 93.» Pour donner plus de poids à ces assurances, il les répéta à Caulaincourt devant témoins, en présence du cercle de familiers qu'il réunissait périodiquement à sa table. Avant de rendre publique sa déclaration de guerre, il la fit en petit comité, sous forme d'allusion et d'allégorie. Ce soir-là, il fut plus amical, plus expansif encore que de coutume avec l'ambassadeur. Il était charmé, disait-il, qu'en vue de la belle saison prochaine, M. de Caulaincourt se fût choisi une maison de campagne tout près de la sienne; l'intimité en deviendrait plus étroite et plus facile: «Je veux faire faire, disait-il, un petit télégraphe pour notre correspondance. Nous ne pouvons être plus proches voisins.
L'ambassadeur.--«Je suis absolument sous le canon de Votre Majesté.
L'Empereur.--«Celui-là ne tirera que pour vous.
L'ambassadeur.--«Je n'en ai jamais douté, Sire; mais comme les ambassadeurs aiment les traités, je voulais en proposer un à l'amiral de Votre Majesté. (Un yacht de la marine impériale russe était mouillé sur la Néva en face de la maison qu'occuperait Caulaincourt.)
L'Empereur.--«Je vous offre ma garantie, l'acceptez-vous? Vous ne ferez pas comme les sots qui la refusent et qui s'en mordront les doigts.
«Cela fut dit si haut, ajoute Caulaincourt dans son rapport, et avec une intention si prononcée, que les vingt personnes qui étaient à table, ainsi que l'Impératrice, se regardèrent. L'Empereur continua la conversation avec moi 94.»
Six jours plus tard, le passage de l'Inn étant connu, les apparentes résolutions du Tsar se signalèrent au grand jour. Un manifeste de guerre fut lancé contre l'Autriche. Alexandre déclara qu'il congédiait Schwartzenberg, qu'il rappelait sa légation de Vienne, que ses troupes allaient entrer en ligne. Il écrivait à Napoléon: «Votre Majesté peut compter sur moi; mes moyens ne sont pas bien grands, ayant deux guerres déjà sur les bras, mais tout ce qui est possible sera fait. Mes troupes sont concentrées sur la frontière de la Galicie et pourront agir sous peu... Votre Majesté y verra, j'espère, mon désir de remplir simplement mes engagements envers elle... Elle trouvera toujours en moi un allié fidèle 95.» Son langage à Caulaincourt était encore plus positif et formel que ses lettres: «Je ne ferai rien à demi», disait-il, et il ajoutait: «Au reste, je m'en suis expliqué avec les Autrichiens 96.»
Comment s'était-il expliqué? C'est ce que nous apprend le rapport de ses derniers entretiens avec Schwartzenberg, transmis à Vienne par cet ambassadeur. Le Tsar ne dissimula point le déplaisir que lui causait la conduite de l'Autriche: il constata qu'à elle seule incombait la responsabilité de la rupture, le tort de l'attaque, qu'elle le mettait dans le cas de prendre parti pour la France et de remplir ses engagements. Ces prémisses posées, il en tira une conclusion inattendue: «L'Empereur me dit, écrivait Schwartzenberg après une conversation tenue le 15 avril, qu'il allait me donner une grande preuve de confiance en m'assurant que rien ne serait oublié de ce qui serait humainement possible d'imaginer pour éviter de nous porter des coups. Il ajouta que sa position était si étrange que, quoique nous nous trouvassions sur une ligne opposée, il ne pouvait s'empêcher de faire des vœux pour notre succès 97.» Le 20 avril, Alexandre réitérait ces assurances et même allait plus loin: il affirmait que ses troupes auraient l'ordre d'éviter, autant qu'il dépendrait d'elles, toute collision, tout acte d'hostilité; que d'ailleurs leur entrée en campagne serait soigneusement retardée 98.
Ainsi, non content de proposer à l'Autriche un combat fictif, où l'on éviterait mutuellement de s'atteindre et de se blesser, Alexandre promettait de reculer cette démonstration vaine: il ne contrarierait point nos ennemis dans leurs premières opérations et les laisserait profiter de leur avance. Est-ce à dire qu'il n'attendît qu'une victoire de l'archiduc Charles pour prononcer sa défection, se retourner contre l'Empereur et porter le dernier coup au colosse ébranlé? Sa pensée paraît avoir été moins simple, moins perfide, surtout moins arrêtée. Profondément troublé et déconcerté, n'apercevant de toutes parts que difficultés et périls, il arrivait à l'extrême de la duplicité par l'incertitude; désirant que Napoléon fût contenu et refréné, le craignant trop d'autre part pour se détacher ouvertement de lui et braver sa colère, souhaitant des succès aux Autrichiens et n'y croyant pas assez pour se prononcer en leur faveur, reconnaissant malgré tout quelque utilité à l'alliance française, dont il n'avait pas encore recueilli tous les fruits, il demeurait sur place, immobilisé par des tendances contradictoires. Il s'écartait des événements, sans renoncer toutefois à profiter de leurs indications; peut-être se flattait-il, si la lutte se prolongeait avec des alternatives diverses, d'intervenir avec autorité entre des adversaires également épuisés. Il essayait, en un mot, de réserver l'avenir et ne faisait que le compromettre. Aussi bien, en s'enfermant dans une neutralité déguisée, qui n'avait même point le mérite de l'abstention franche et nette, il s'ôtait tout droit à la reconnaissance, à la considération de l'une et l'autre partie: il s'enlevait la faculté de poser des conditions au vainqueur, quel qu'il fût, s'interdisait d'influer sur les résultats de la guerre et se condamnait à les subir: il se mettait à la merci des événements, au lieu de participer à leur direction.
Tout d'abord, par la lenteur et l'hésitation de ses mouvements, il va porter une atteinte irrémédiable à l'alliance sans servir avec efficacité la cause européenne, indigner Napoléon sans sauver l'Autriche, car l'instant n'est pas venu où le conquérant doit rencontrer le terme de ses triomphes, et, pour le mettre en échec, il faudra plus que l'effort isolé d'une puissance. Si l'Autriche est fortement armée, pleine d'ardeur, embrasée de nouvelles et plus généreuses passions; si beaucoup de nos vieux régiments, dispersés en Espagne, nous manquent sur les bords du Danube, la supériorité du commandement supplée à tant de désavantages, et Napoléon, même sans l'armée d'Austerlitz et d'Iéna, va continuer de vaincre. Déjà il est en Allemagne, au milieu de troupes électrisées par sa présence; Davoust, Lannes, Masséna sont auprès de lui, et d'incomparables hauts faits, détournant nos regards d'une politique équivoque, nous ramènent pour un temps en pleine épopée.
Premiers et foudroyants succès de notre armée d'Allemagne: Napoléon à Vienne.--Immobilité des Russes.--Composition de leur armée; le prince Serge Galitsyne.--Causes de leur inaction; responsabilités respectives.--Prétextes allégués.--Instances de Caulaincourt; ses moyens de persuasion; parallèle entre la France conservatrice et l'Autriche révolutionnaire.--L'ordre de marche indéfiniment retardé.--Effets désastreux de cette mesure pour la Russie elle-même et pour l'alliance.--L'archiduc Ferdinand à Varsovie.--Poniatowski se jette en Galicie.--Insurrection de cette province.--Agitation dans les provinces russes limitrophes.--Réveil de la question polonaise.--Émotion à Pétersbourg.--Langage de Roumiantsof et d'Alexandre.--Réplique de Caulaincourt.--Scène d'attendrissement.--Essling.--Paroles d'Alexandre sur le maréchal Lannes.--Impression produite sur Napoléon par l'inertie des Russes.--Lettre remarquable du 2 juin 1809.--L'alliance entre dans une phase nouvelle.--Défaut réciproque de sincérité.--Napoléon réserve le sort de la Galicie.--Il se dispose à une lutte décisive.--Entrée en scène de l'armée russe.--Extrême lenteur de ses mouvements.--Le général Souvarof laisse reprendre Sandomir sous ses yeux.--Indignation de Napoléon.--Caractère des opérations russes en Galicie.--Jeu convenu entre les deux quartiers généraux.--Querelles entre Polonais et Russes.--Wagram.--Scènes de Cracovie.--État des esprits à Pétersbourg: exaspération des salons.--Alexandre accentue son langage.--Première note au sujet de la Pologne: la question officiellement posée.--Armistice de Znaym.--Droits acquis par les Polonais et ménagements dus à la Russie.--Problème qui se pose devant Napoléon au lendemain de Wagram.
En se jetant sur la Bavière avec toutes ses forces, l'archiduc Charles avait espéré saisir notre armée en flagrant délit de formation et lui infliger un désastre. Conçu avec audace, ce plan fut exécuté avec timidité: la présence seule de l'Empereur, dès qu'elle était connue, déconcertait et paralysait ses adversaires, en leur faisant craindre à tout moment quelque accablante surprise. En face d'envahisseurs qui hésitent et tâtonnent, bien servi lui-même par le sang-froid et l'intelligence de ses lieutenants, Napoléon réussit à opérer sa concentration sous le feu de l'ennemi; ce résultat obtenu, il frappe sur la ligne autrichienne un premier coup, qui la rompt et la brise. Il sépare le centre de la gauche, repousse cette dernière à Abensberg, à Landshut, la rejette sur Augsbourg et l'Inn; se retournant alors contre la masse principale, où se tient l'archiduc Charles, il l'enferme entre Davoust et Lannes, la serre dans cet étau, lui tue ou lui prend vingt mille hommes à Eckmühl, la poursuit dans Ratisbonne et ne lui laisse d'autre refuge que les montagnes de la Bohême. Il s'assure ainsi la rive droite du Danube, enlève aux ennemis leur base d'opérations, les écarte violemment de la route de Vienne, s'y jette à leur place, et cette bataille de cinq jours, commencée pour repousser une attaque, se termine par une foudroyante offensive. Vainement les corps autrichiens s'efforcent-ils, par de longs détours, de se rejoindre et de nous précéder en avant de Vienne, ils sont partout prévenus et interceptés; l'un d'eux arrive à temps pour nous disputer le passage de la Traun, il est à demi détruit dans l'affreux combat d'Ebersberg, et la capitale des Habsbourg, isolée, enveloppée, canonnée, n'a plus qu'à succomber et à recevoir son vainqueur. Sans doute, la querelle n'est pas définitivement tranchée. Sur la rive gauche du Danube, en arrière de Vienne, l'armée du prince Charles se rallie et reprend sa cohésion; en Tyrol, en Italie, en Pologne, sur tous les points où Napoléon ne commande pas en personne, les Autrichiens ont gagné du terrain et remporté des succès; la Prusse s'agite, une partie de ses troupes déserte pour se mettre spontanément en campagne, se former en bandes d'insurgés et commencer la guerre de partisans; un soulèvement général de l'Allemagne reste à craindre. Néanmoins, établi au centre de la monarchie autrichienne, Napoléon presse et étreint son principal adversaire, sans l'avoir mis hors de combat, et contient tous les autres. Le 18 mai, un mois après l'ouverture des hostilités, il couche à Schœnbrunn. À la même date, les Russes n'avaient pas encore dépassé leur frontière.
Dans les jours qui avaient précédé la crise, Alexandre s'était résigné à masser, en face de la Galicie, une armée entière: quatre divisions au complet, plus une réserve d'infanterie et de cavalerie; le tout composait une force d'environ soixante mille hommes, sous le commandement du prince Serge Galitsyne 99. Caulaincourt avait vivement insisté pour que ce général reçût d'avance l'ordre d'entrer en Galicie dès que les Autrichiens auraient commencé leurs opérations dans le Nord et mis le pied sur le territoire varsovien. En prenant cette précaution, on ne perdrait point de temps, et l'action de nos alliés répondrait coup pour coup à celle de nos adversaires. À plusieurs reprises, Alexandre avait paru promettre vaguement ce qu'on sollicitait de lui. À la fin, pressé plus vivement, il dit à l'ambassadeur: «Le prince n'a pas l'ordre que vous demandez. Nos généraux ne sont pas des hommes auxquels on puisse se fier pour une détermination de cette nature. Ils se serviraient de cette latitude pour faire trop ou peut-être rien du tout. Je serai prévenu de Dresde ou de Berlin, et mon courrier partira immédiatement après que je saurai que les Autrichiens ont passé leur frontière.»--«Puis-je mander à l'Empereur, reprenait Caulaincourt, que l'armée marchera sur Olmütz?»--«Elle marchera dans la direction d'Olmütz 100», répondait alors le Tsar, usant d'une distinction subtile. Au reste, à l'entendre, cette armée était prête, munie de tous ses moyens, en état d'agir sous vingt-quatre heures.
Lorsqu'il sut enfin que l'archiduc Ferdinand avait envahi le grand-duché avec cinquante mille hommes, son langage changea: il parla de quinze jours pour que la Russie pût entrer en campagne, et bientôt les prétextes d'ajournement de se succéder, variant à l'infini, spécieux ou étranges. C'étaient la saison mauvaise, le dégel tardif, les pluies persistantes qui retenaient les troupes dans leurs camps; le débordement des rivières contrariait leurs premières marches; le prince Galitsyne n'avait pas eu le temps de rejoindre son quartier général; on avait dû lui laisser quelque délai et s'incliner devant un motif respectable: il mariait son fils. Au surplus, ajoutait Alexandre, il fallait compter avec les mœurs, les habitudes du pays; rien ne se fait vite en Russie; tout y est lent, compliqué, pénible; quoi d'étonnant si cette pesante machine éprouve quelque difficulté à se mettre en mouvement, si ses allures incertaines contrastent avec la rapidité foudroyante des opérations qui se mènent en Allemagne?
À défaut de services effectifs, Alexandre nous payait en paroles. Il envoya ses vœux tout d'abord, puis ses félicitations enthousiastes. Au début des hostilités, il avait paru attendre avec une impatience anxieuse les nouvelles du Danube; il lui tardait de savoir l'Empereur sur les lieux, «son génie valant des armées 101». Après Abensberg et Eckmühl, il éclata en transports d'admiration pour les belles opérations qui avaient valu de tels résultats. Que n'était-il aux côtés de Napoléon, partageant ses dangers et sa gloire! Au moins voulait-il avoir près de l'Empereur en campagne des représentants spéciaux et que l'uniforme russe parût dans l'état-major français, comme le témoignage irrécusable de l'alliance. Il fit partir coup sur coup pour notre quartier général deux de ses aides de camp, les colonels Tchernitchef et Gorgoli, chargés de compliments et de lettres flatteuses.
Il prétendait envier à ses propres messagers la faveur qu'il leur accordait, celle de contempler le grand capitaine dans l'activité de son génie guerrier et de s'instruire à son école: «quelle plus belle occasion pour un militaire 102?» Ayant appris qu'un officier russe en séjour à Paris, invité par Napoléon à suivre la campagne, s'était dérobé à ce périlleux honneur: «Le sang me bouillait en lisant cela, disait-il à Caulaincourt. Il ne faut pas en avoir dans les veines pour s'être conduit ainsi. Il s'en faut de peu de chose que je ne lui interdise de porter l'uniforme. Si je pouvais sans inconvénient quitter Pétersbourg pour deux mois, je serais déjà où il n'a pas voulu aller. Il y a des gens qui ne sentent rien 103.» Toutefois, Caulaincourt ayant hasardé que les armées française et russe étaient destinées à se rapprocher, et qu'à ce moment l'empereur Alexandre pourrait peut-être rejoindre la sienne, cette observation coupa court aux épanchements du monarque: «il sourit comme à une chose qui pouvait être dans sa pensée, mais ne répondit rien de positif 104.»
Pour le déterminer au moins à agir par ses troupes, notre ambassadeur invoquait toujours les engagements pris, la parole donnée; il montrait l'honneur du Tsar intéressé à ne point laisser Napoléon supporter seul le premier choc des ennemis. Lorsqu'il eut épuisé ses arguments ordinaires, il en trouva d'autres, neufs et inattendus; il présenta sous une forme originale la situation de l'Europe et les devoirs qui en résultaient pour l'autocrate de Russie.
Suivant lui, à y regarder de près, la guerre qui s'engageait n'était que la continuation de la lutte ouverte depuis dix-sept ans entre les principes d'ordre, de conservation sociale, et les passions subversives, avec cette différence que les rôles étaient totalement intervertis et que Napoléon se faisait le défenseur de tous les gouvernements contre l'Autriche passée corps et âme à la révolution. Par haine et par ambition, cette puissance avait repris les errements si fort reprochés à la France en 1792 et versé dans le jacobinisme. En voulait-on la preuve, on n'avait qu'à lire ses manifestes au peuple allemand et aux Tyroliens, ses appels incendiaires, à considérer ses efforts pour s'entourer d'insurrections, pour propager le feu de la révolte. D'ailleurs, ne conspire-t-elle pas de longue date avec les factieux de tous pays, en favorisant dans toutes les cours, à celle de Russie notamment, les menées de l'opposition mondaine? À cette heure, les pires révolutionnaires ne sont plus dans la rue, ils sont dans les salons; ce sont ces esprits chagrins, mécontents, qui lèvent la tête contre l'ordre légalement établi, prétendent ressusciter un passé à jamais aboli et s'obstinent à poursuivre leur chimère au prix des plus violents déchirements. En faisant alliance avec eux, la cour de Vienne sape tous les pouvoirs existants et ne tend à rien moins qu'à une perturbation générale.
«Je fis sentir à Sa Majesté, écrivait Caulaincourt à Napoléon, que l'Autriche s'était servie des mêmes moyens que les gens qui avaient fait la Révolution en France; que si ses projets eussent réussi, non seulement elle n'aurait pu maîtriser les événements après avoir rompu tous les liens qui attachent le peuple au souverain, mais qu'elle en aurait été aussi la victime; que la marche qu'elle avait suivie faisait de cette affaire la querelle de tous les souverains, qui auraient été menacés des mêmes dangers. Je parlai à l'Empereur des salons, des propos, de l'influence qu'ils avaient eue à Vienne, de celle qu'ils pouvaient avoir ailleurs, si ce nouvel exemple de leurs terribles conséquences ne décidait pas à les comprimer. Je dis à Sa Majesté que l'exaspération d'une partie des salons n'était pas dirigée contre la France ou son souverain, mais contre celui qui le premier avait comprimé la licence du siècle, l'effervescence de toutes les têtes, et arrêté le torrent révolutionnaire qui menaçait tous les trônes et l'ordre social, en prenant dans chaque pays les couleurs de l'esprit d'opposition et de censure; qu'il n'y avait plus rien de sacré nulle part depuis que les idées américaines et anglaises avaient tourné toutes les têtes; que tous les petits-maîtres russes, allemands ou français se croyaient le droit de juger les souverains et leur gouvernement comme la Chambre des communes avait jugé le duc d'York et Mlle Clarke 105; que M. de Stadion attaquant l'autorité souveraine, l'ordre social en Allemagne, et disant à la France que c'était à l'empereur Napoléon seulement que l'empereur François faisait la guerre, me paraissait aussi jacobin que l'avait été Marat; que le moindre des maux qui pût résulter du système mis en avant par l'Autriche, eût été la même anarchie que pendant la guerre de Trente ans, s'il n'en eût résulté le régime révolutionnaire; que ces prétendus gens bien pensants de Pétersbourg, de Paris, comme de Vienne, n'étaient autre chose que des anarchistes comme ceux de 93, qu'il n'y avait de différence que dans le costume; que ceux de 1809, habillés en prétendus royalistes, n'en attaquaient pas moins l'ordre social, les uns en affichant partout en Allemagne les mots d'indépendance et de liberté germaniques, et les autres en blâmant toujours le souverain et frondant toutes les opérations du gouvernement; enfin, que cette secte se prononçait avec plus de violence contre Votre Majesté que contre les autres souverains, parce qu'Elle avait vu la première où tendaient ses efforts et comprimé fortement tous les anarchistes, royalistes ou jacobins; qu'on ne devait pas plus de ménagements au gouvernement qui avait préconisé ce système désorganisateur et révolutionnaire qu'on en avait eu pour les fous qui avaient guillotiné pour établir leur rêve 106.»
Note 105: (retour) Allusion au scandale retentissant qui venait d'éclater à Londres. Le duc d'York, commandant en chef de l'armée anglaise, était accusé d'avoir conféré des grades à la sollicitation de Mme Clarke, avec laquelle il vivait et qui vendait son appui à prix d'argent: la Chambre des communes procédait à une enquête.
Lorsque Caulaincourt eut amplement développé ces idées, le Tsar prit la parole et abonda dans le même sens. Il convint «que tant de gens n'élevaient la voix contre l'empereur Napoléon que parce qu'il avait comprimé l'anarchie et mis un frein à la licence 107»; après deux heures de conversation, on se sépara parfaitement d'accord, sans que cette communauté de vues dût avancer d'un instant les premières opérations de l'armée. Alexandre, il est vrai, affectait de se montrer irrité tout le premier de ces retards; il s'emportait contre l'apathie des chefs; mais, ajoutait-il, où était le remède? La Finlande, la Turquie, occupaient tout ce qu'il avait d'officiers actifs et déterminés; pour commander contre l'Autriche, il avait dû recourir à un vieux général, survivant de l'autre siècle, débris des guerres antiques. Le prince Galitsyne faisait campagne à la mode d'autrefois, en prenant son temps, avec une lenteur méthodique, sans se douter que les préceptes et les exemples de Napoléon avaient renouvelé l'art de vaincre, et Alexandre répétait d'un ton désolé, mais avec une apparence de sincérité parfaite: «C'est cette vieille routine de la guerre de Sept ans... Ne le pressons pas, ajoutait-il en parlant de Galitsyne, nous lui ferions faire des sottises 108.» Au reste, il n'admettait pas que la droiture de ses généraux, non plus que la sienne, pût être mise en doute: «C'est apathie et point mauvaise volonté 109.» Et Roumiantsof venait dire à Caulaincourt, d'un air entendu: «Nous sommes lents, mais nous marchons droit 110.» En fait, on ne marchait point du tout, et pour cause; l'ordre d'entrer en Galicie, promis le 27 avril «pour le soir même 111», n'était pas encore parti de Pétersbourg le 15 mai 112; c'était plus qu'un manque trop réel d'entrain parmi les généraux et les officiers, c'était un défaut d'intention chez le souverain qui tenait l'armée immobile et paralysée.
Cette inertie voulue, conforme aux assurances données à l'Autriche, était plus qu'une infraction à la foi jurée; c'était la faute la plus lourde que la Russie pût commettre, à ne considérer que ses intérêts propres. Aussi bien, ce qu'elle redoutait avec raison de la guerre actuelle, c'était que cette crise ne déterminât ou ne préparât le rétablissement de la Pologne, par la réunion de la Galicie au duché de Varsovie. À la nouvelle de nos triomphes, la Galicie, province polonaise, attribuée à l'Autriche dans les partages, sentirait renaître en elle l'esprit d'indépendance et de nationalité; elle s'insurgerait, pour peu qu'on lui en laissât le temps et la faculté; elle tendrait les bras à ses frères du grand-duché, les accueillerait, les appellerait sur son territoire; la jonction de ces deux parties d'un peuple divisé se ferait d'un élan spontané, à la faveur de la lutte, et Napoléon vainqueur, trouvant un État déjà reconstitué, n'aurait plus qu'à consacrer le fait accompli: il aurait moins à recréer qu'à reconnaître la Pologne. Le danger était réel pour la Russie, mais il dépendait d'elle de le conjurer en prenant l'initiative d'une intervention en Galicie, en y faisant acte de présence et d'autorité, et les circonstances, la configuration des lieux, la manière dont s'engageaient les hostilités dans le Nord, lui facilitaient singulièrement cette tâche.
La Galicie autrichienne, plus étendue à cette époque qu'elle ne l'est aujourd'hui, occupant les deux rives de la Vistule, bordait la frontière de Russie sur une longueur de cent cinquante lieues. Entre les deux pays, point de forteresses, point de rivières, aucun obstacle qui pût arrêter les troupes impériales. De plus, en débouchant de la Galicie pour se porter contre le grand-duché, situé au nord et à l'ouest de cette province, l'archiduc Ferdinand avait dû en retirer la meilleure partie de ses troupes; il l'avait abandonnée à elle-même, n'y laissant que des détachements isolés et de rares garnisons; en fait, il la livrait aux Russes, auxquels il tournait le dos pour marcher sur Varsovie. Le prince Galitsyne n'avait qu'à avancer pour occuper la Galicie sans coup férir, pour prendre ensuite l'armée de l'archiduc en flanc ou à revers, pour lui faire payer cher son audace et, tout en rendant un service signalé à la cause commune, assurer la sécurité de la Russie contre les risques de l'avenir. Entré le premier en Galicie, avant que les troupes du grand-duché, obligées d'abord à la défensive, aient eu le temps d'y pénétrer, il s'en saisirait au nom du Tsar; il serait libre d'y comprimer toute manifestation de l'esprit polonais, de confier la province à la garde jalouse de ses troupes et de la placer sous séquestre. S'étant nantie par provision et ayant mis la main sur l'objet du litige, la Russie pourrait, au moment de la paix, en régler l'attribution définitive, disposer de sa conquête, la restituer aux Autrichiens ou se la faire adjuger en toute propriété. Agir vite, sans hésitation, était donc pour elle non seulement le parti le plus conforme à ses engagements, mais le moins compromettant et le plus sur, et de sa part cette loyauté serait prudence. Au contraire, en retenant indéfiniment ses troupes sur sa frontière, elle s'interdisait de peser sur les destinées ultérieures de la Galicie; elle laissait le champ libre aux Polonais pour l'y devancer, leur permettait de chercher dans le soulèvement de cette province une diversion à l'attaque autrichienne, et s'effaçant devant des alliés dont elle suspectait à bon droit les intentions, leur abandonnait maladroitement le premier rôle.
Les conséquences de sa conduite, faciles à prévoir, ne se firent pas attendre. Surpris par l'irruption de l'armée autrichienne, qui s'avançait sur Varsovie par la rive droite de la Vistule, Poniatowski rétrograda tout d'abord. Après avoir sauvé l'honneur de ses armes dans un combat inégal, à Racsyn, il abandonna le siège du gouvernement, laissa l'archiduc entrer dans Varsovie consternée et passa avec toutes ses forces sur la rive gauche, derrière Praga, cette tête de pont qui dominait le fleuve et interdisait le passage. En choisissant cette direction pour sa retraite, il se laissait couper de l'Allemagne et de ses alliés saxons, mais il se maintenait en plein pays polonais et demeurait en contact avec les parties de la Galicie situées à l'est de la Vistule, à proximité du grand-duché. Il se gardait le moyen, tandis que l'ennemi occuperait la capitale et pousserait sa pointe au Nord, de se détourner brusquement vers le Sud, de prendre l'offensive en Galicie, de porter la guerre sur le territoire autrichien et de dégager Varsovie sous les murs de Lemberg et de Cracovie. Avant même que cette résolution hardie lui fût suggérée par le prince major général, au nom de l'Empereur, il l'adopta de son propre mouvement 113. On vit alors un spectacle étrange: les deux adversaires se tournant le dos et marchant en sens inverse; l'archiduc Ferdinand, renonçant à forcer le passage de la Vistule, se met à la descendre par la rive gauche, pousse ses partis jusqu'à Thorn et menace Dantzick; en même temps, Poniatowski remonte le fleuve par la rive droite pour se jeter en Galicie.
Il y entra dans les premiers jours de mai; la population se leva à son approche et vint à lui. Les chefs de la noblesse, les grands propriétaires, donnèrent le signal; ils étaient nombreux dans le pays, puissants, et la Pologne, que ses ennemis avaient cru détruire à jamais en la frappant trois fois, survivait dans leurs cœurs. Ils en conservaient pieusement le culte et le souvenir, au fond des habitations seigneuriales où ils abritaient leur deuil; au centre de son domaine de Pulawi, grand comme une ville, la princesse Czartoryska avait réuni dans un édifice spécial les reliques des rois et des héros polonais, dédié ce temple ou plutôt ce mausolée à la patrie perdue 114. À la vue de Poniatowski, l'espoir, la confiance renaquirent, et la Pologne se reconnut dans ce héros chevaleresque, galant et aventureux comme elle, qui aimait la gloire et les plaisirs, qui passait au bruit des fanfares, dans le cliquetis des armes, en tête d'un état-major empanaché. Les nobles le recevaient à la tête de leurs vassaux en armes, régiments tout formés; les femmes lui préparaient des ovations et des fêtes; partout où il faisait halte, il y avait revue le matin, bal le soir. Des châteaux, le mouvement se propagea dans les autres parties du pays. À tout instant, les rangs de l'armée s'ouvraient pour recevoir des volontaires; elle vit arriver jusqu'à des vieillards, survivants des guerres d'indépendance, qui demandaient à venger leurs compagnons et à tuer des Autrichiens. Surprises et déconcertées, les autorités, les garnisons impériales se retiraient ou se rendaient; d'ailleurs, recrutées en partie dans le pays, elles renfermaient en elles-mêmes la défection et la révolte. Après la capitulation de Sandomir, la garnison autrichienne défilait devant les vainqueurs; les soldats galiciens qui figuraient dans son effectif n'eurent pas plus tôt aperçu les uniformes polonais, les drapeaux surmontés de l'aigle blanche, qu'ils rompirent les rangs et, rebelles à la voix de leurs officiers, coururent se placer sous les enseignes chéries 115. Nulle part la résistance ne fut sérieuse; les troupes du duché entraient le 9 mai à Lublin, le 20 à Zamosc, le 23 à Lemberg.
Arrivé dans cette ville, Poniatowski essaya de régulariser le mouvement et d'ordonner les forces qui se levaient en tumulte. Un gouvernement provisoire fut institué pour la Galicie, des milices organisées et équipées. En même temps, pour animer davantage ceux qu'il appelait aux armes, Poniatowski flattait leurs espérances patriotiques; sans annoncer positivement leur réunion au grand-duché, il les exhortait à tout attendre de l'avenir et à se confier en Napoléon; une proclamation lancée au nom du roi de Saxe leur parlait des «destinées que leur préparaient leur propre courage et la protection du héros victorieux»; des libelles répandus à profusion, des articles de journaux, des ordres du jour répétaient ce langage, et ces ardentes paroles, jetées à des populations surexcitées par la lutte, ivres d'enthousiasme, étaient interprétées par elles comme la promesse de leur rendre une patrie 116.
Le bruit de cette effervescence arriva promptement à Pétersbourg; il y répandit un trouble et un effroi inexprimables. Le péril tant redouté, vaguement aperçu jusqu'alors à travers les brumes de l'avenir, se rapprochait, se précisait; le fantôme devenait réalité, et au contact de la Pologne reprenant forme et figure, la Russie se sentit atteinte dans ses intérêts essentiels, menacée dans son intégrité, inquiétée dans la possession des provinces que les trois partages lui avaient successivement attribuées.
Il faut convenir que des faits regrettables, caractéristiques, justifiaient ces appréhensions. L'agitation ne s'arrêtait pas aux limites de la Galicie; elle passait la frontière moscovite; en Volhynie et en Podolie, une fermentation dangereuse commençait. En certains districts, le pays se dépeuplait de jeunes gens: tous émigraient en terre libre, allaient s'enrôler sous les drapeaux de Poniatowski, et la surveillance des autorités, les rigueurs annoncées, ne réussissaient pas à empêcher cet exode. À Kaminietz, l'entraînement fut tel que les employés de l'administration, Polonais de race et de cœur, disparurent en masse, laissant les bureaux déserts et les services interrompus 117. Le grand-duché et la Galicie ravissaient au monarque russe ses sujets, ses fonctionnaires, les lui enlevaient par la contagion de l'exemple; cette Pologne extérieure semblait aspirer, attirer à elle celle que la Russie avait absorbée et croyait avoir étouffée dans son sein. On peut juger de l'effet que produisaient à Pétersbourg ces nouvelles, tombant dans un milieu déjà soupçonneux et prévenu. La société en prenait occasion pour attaquer plus vivement la politique d'Alexandre; c'était donc, disait-elle, pour en arriver à de tels résultats que le Tsar avait mis sa main dans celle de l'usurpateur, accepté d'être son auxiliaire et son complice; aujourd'hui, les effets de ce système néfaste se manifestaient au grand jour; le doute n'était plus permis; toute illusion deviendrait criminelle, sacrilège, et il fallait reconnaître que l'alliance française menait en droite ligne, par la restauration de la Pologne, au démembrement de l'empire 118.
Au milieu de ces cris de haine et de colère, Alexandre restait en apparence impassible et doux; il tâchait d'apaiser plutôt que d'irriter les esprits, et, pour rassurer ses sujets, affectait de ne point partager toutes leurs inquiétudes. Cependant, dès qu'il se retrouvait avec l'ambassadeur de France, son visage, son attitude, ses paroles dénotaient une obsédante préoccupation, la crainte que Napoléon ne méditât et ne préparât une restauration. Si son langage demeurait douloureux plutôt qu'acerbe, celui de Roumiantsof devenait tragique. Élève de Catherine II, contemporain des partages, le vieux ministre s'était habitué à considérer le maintien de cette œuvre comme une nécessité vitale pour la Russie. Quelles que fussent ses sympathies françaises, il n'hésiterait pas de les sacrifier à un intérêt majeur, et solennellement il nous mettait le marché à la main. Il ne cachait pas qu'à ses yeux l'incorporation de la Galicie au duché serait une cause de rupture, que l'empereur Napoléon devait opter entre Pétersbourg et Varsovie: «Je tiens à notre alliance, disait-il à Caulaincourt, j'y tiens beaucoup, vous le savez... J'ai d'ailleurs, je puis le dire, fait mes preuves sur cela... Eh bien! je croirais de mon devoir de dire à l'Empereur mon maître: Soit! renonçons à notre système, sacrifions jusqu'au dernier homme plutôt que de souffrir qu'on augmente ce domaine polonais, car c'est attenter à notre existence 119». Dès à présent, l'Empereur et le ministre, sur des modes divers, se plaignaient de ce qui se passait en Galicie, avec l'approbation ou au moins la tolérance de Napoléon; ils le rendaient responsable de la commotion donnée à ce pays, des appels lancés aux passions locales, et lui reprochaient de laisser se ranimer une question qui deviendrait le dissolvant de l'alliance.
Avec beaucoup de raison, Caulaincourt répliqua que la Russie devait avant tout s'accuser elle-même; il n'eût tenu qu'à elle, en s'assurant d'abord de la Galicie, de ne point laisser se créer sur ses frontières un foyer de propagande polonaise. Ses retards étaient cause de tout, et même n'était-il plus possible de les attribuer uniquement à la mollesse et à la négligence: la mauvaise volonté des chefs, leur sympathie active pour l'ennemi, venaient de se laisser prendre sur le fait, et Caulaincourt répondit aux récriminations du Tsar en lui fournissant la preuve de cette connivence; c'était une lettre écrite par l'un des généraux russes, le prince Gortchakof, à l'archiduc Ferdinand, et tombée aux mains des Polonais: elle respirait une haine fougueuse contre la France et exprimait ouvertement l'espoir d'une réunion prochaine entre Russes et Autrichiens pour soutenir en commun la bonne cause.
En apprenant la conduite de Gortchakof, Alexandre parut stupéfait; cela l'étonnait d'autant plus, disait-il, que «ce général était un de ceux--les rapports de la poste en faisaient foi--qui écrivaient à Moscou dans le meilleur esprit 120». Au reste, il ferait prompte et exemplaire justice, priverait le coupable de son commandement et le traduirait en conseil de guerre; mais il se montrait profondément surpris, blessé, de ce qu'on voulût conclure d'un tort particulier à une tendance générale, faire remonter au gouvernement russe tout entier la responsabilité d'une faute individuelle. Était-ce là cette confiance qui devait régner entre les alliés de Tilsit et d'Erfurt, présider à tous leurs rapports? Toutefois, si le Tsar s'exprimait avec chaleur, il écartait avec soin de son langage tout ce qui eût pu atteindre et froisser personnellement l'ambassadeur; loin de là, il laissait à ses reproches quelque chose d'onctueux et de caressant; tout en parlant, il se rapprochait de son interlocuteur avec une insistance émue, avec des gestes amicaux, comme s'il eût voulu, en le berçant de paroles flatteuses, en l'enveloppant de cajoleries, endormir sa vigilance; il termina l'entretien par une scène d'attendrissement. Si d'injustes soupçons, assurait-il, l'avaient frappé au cœur, il préférait tout de même que Caulaincourt les lui eût franchement exprimés; c'était sur ce ton qu'on lui devait parler; il aimait à s'expliquer de la sorte avec un homme qui possédait son estime et son affection. «En disant cela, ajoute l'ambassadeur, Sa Majesté daigna m'embrasser 121.»
Alexandre affirmait d'ailleurs une fois de plus que ses troupes allaient marcher, qu'il avait réitéré l'ordre de passer la frontière, «ne fût-ce qu'avec une patrouille 122»; il sentait que de nouvelles lenteurs n'auraient plus d'excuse, car la guerre de Suède touchait à sa fin, la régence de Stockholm demandait à traiter, et la pacification du Nord, à laquelle Caulaincourt travaillait de son mieux, allait rendre à la Russie une armée de plus. Par malheur, en admettant que le Tsar mît quelque empressement à regagner le temps perdu, il était trop tard pour que son armée pût arrêter l'impulsion donnée aux Polonais et aussi contribuer avec efficacité au succès de nos opérations. À ce moment même, la lutte entre Napoléon et l'Autriche touchait à sa période décisive, et le concours de la Russie nous manquait en ces heures critiques. La fin de mai arrivait; six semaines s'étaient écoulées depuis le premier coup de canon. En cet espace de temps, à supposer que les Russes eussent agi dès le début, avec promptitude et bonne foi, ils eussent pu occuper, traverser la Galicie, disperser ou refouler l'armée du prince Ferdinand, puis, entraînant les Polonais à leur suite, atteindre et dépasser Cracovie, se diriger sur Olmütz et paraître en masse imposante au nord de la Moravie. Or, c'était dans la partie méridionale de cette province, dans la plaine de Marchfeld, derrière le Danube, tout près de Vienne, que l'archiduc Charles faisait front aux Français et avait concentré sa résistance. Si les Russes s'étaient mis en mesure de le prendre à revers, il eût hésité à conserver la position où il s'était établi et retranché pour risquer sa dernière bataille. Craignant d'être saisi entre deux feux, il se fût probablement rejeté sur sa droite ou sur sa gauche, en Bohême ou en Hongrie, laissant la France et la Russie se tendre la main en Moravie et se rencontrer en amies sur le champ de bataille d'Austerlitz: privée de sa dernière base d'opérations, coupée en son milieu, la monarchie autrichienne eût été réduite à capituler et à demander grâce. L'immobilité de Galitsyne se prolongeant, les Polonais étaient trop peu nombreux pour exécuter à eux seuls la diversion attendue; ils avaient pu envahir, soulever une province autrichienne, mais l'armée de Ferdinand, rappelée de Varsovie, suffisait maintenant à les arrêter, à les tenir loin du théâtre principal des opérations. Assuré de ses derrières, certain que les Russes n'arriveraient plus à temps pour tomber dans son dos, l'archiduc Charles put rester sur le Danube, attendre Napoléon en se couvrant de cette barrière et, dans d'immortels combats, disputer la victoire.
Le 21 mai, l'armée française entreprit de franchir le fleuve. Masséna et Lannes avaient passé, avec trois divisions, enlevé Aspern et Essling, lorsqu'une crue subite des eaux rompit les ponts. Assaillis par des forces triples des leurs, les deux maréchaux tinrent jusqu'au soir dans les villages conquis, et nous gardèrent un débouché au delà du fleuve. Le soir et dans la nuit, les ponts furent rétablis, le passage repris. Le lendemain, les desseins de Napoléon s'accomplissaient, lorsque le fleuve se souleva à nouveau, emporta le pont principal, coupa en deux l'armée française. Il ne s'agissait plus de vaincre, mais d'éviter un désastre. Les corps isolés sur la rive gauche eurent à livrer une seconde bataille, avec des munitions presque épuisées; ils la livrèrent à la baïonnette et résistèrent trente heures. Ce ne fut que dans la soirée du lendemain, quand les Autrichiens eurent cessé leurs furieux assauts, que les nôtres se replièrent dans l'île de Lobau, ramenant dix mille blessés, remportant Lannes frappé à mort, laissant à l'ennemi cinq mille cadavres et pas un canon. Triomphante retraite, plus glorieuse qu'une victoire! L'armée était sauvée; resté dans Lobau, Napoléon maîtrisait le fleuve et se gardait un moyen de passage. Néanmoins son opération avait échoué, et l'archiduc, repoussé dans toutes ses attaques, pouvait s'attribuer avec raison le succès d'ensemble. Essling était un Eylau autrichien, plus grave, plus meurtrier, plus frappant encore que l'horrible journée du 8 février 1807; à Essling, non seulement Napoléon n'avait pas détruit l'ennemi, mais il avait reculé et cédé le champ de bataille; moins obéissante, la fortune lui donnait un plus sérieux avertissement et pour la seconde fois manquait à son rendez-vous.
Nous savons, par de récentes expériences, combien, en temps de crise de guerre, les nouvelles s'amplifient ou se dénaturent en se propageant, combien la passion, l'espérance, la crédulité, sont promptes à accueillir des bruits exagérés ou controuvés. En 1809, l'Europe suivait avec une émotion croissante le duel entre Napoléon et l'Autriche. Cet intérêt n'était pas seulement la curiosité haletante qui s'attache aux péripéties d'un grand drame; l'Europe sentait que son sort se jouait sur le Danube; si l'Autriche succombait, la main du conquérant s'appesantirait plus lourdement sur les rois et sur les peuples; Napoléon vaincu, ramené sur le Rhin, c'était la révolte et l'affranchissement universels; tout ce qui pouvait accréditer l'espoir d'un tel soulagement était accueilli et transmis avec avidité. Les bulletins de l'archiduc, répétés par des échos complaisants, devancèrent partout les nôtres; l'esprit de parti, la malveillance leur donnaient des ailes; le bruit que l'armée française avait essuyé un désastre courut de toutes parts et causa une effervescence générale. C'est à ces nouvelles que les partisans prussiens, s'enhardissant, allaient surprendre Dresde et inonder la basse Allemagne, que le Tyrol s'insurgerait pour la seconde fois, que l'Espagne reprendrait courage, que l'Angleterre enfin, payant de sa personne dans la lutte qu'elle s'était bornée jusqu'alors à stipendier, préparerait et exécuterait l'expédition de Walcheren.
En Russie, chez la seule puissance indépendante qui se disait notre alliée, sans soutenir son langage par ses actes, l'impression parut différer suivant les milieux. Les salons de Pétersbourg poussèrent des cris de triomphe, mais l'attitude du Tsar et de son entourage offrit avec celle de la société un parfait contraste. S'il est permis de croire, d'après les confidences que nous avons recueillies de la bouche même d'Alexandre au début de la campagne, qu'un insuccès de Napoléon n'était pas pour lui déplaire, les sentiments qu'il affecta furent strictement conformes à l'alliance; même l'occasion lui parut propice pour redoubler ces témoignages de pure forme qui ne coûtaient jamais à sa bonne grâce.
À l'arrivée des bulletins autrichiens, il se tut et attendit. Dès que d'autres avis eurent rectifié les premiers, il écrivit à Caulaincourt un billet pour le prévenir et le rassurer 123; il fit porter à Napoléon une nouvelle lettre, par un troisième aide de camp: «Les Autrichiens, disait-il, viennent de répandre des bruits sur quelques avantages qu'ils auraient obtenus. Accoutumé à compter sur le génie supérieur de Votre Majesté, j'y ajoute peu de foi 124.» Il affirmait d'ailleurs que, quoi qu'il pût arriver, ses sentiments resteraient invariables et sa fidélité à l'épreuve des événements 125».
Note 123: (retour) Ce billet était ainsi conçu: «Dans ce moment, général, je viens de recevoir, par une estafette de Dresde, une copie d'une lettre de M. de Champagny à Bourgoing (ministre de France en Saxe) qui se rapporte à la fameuse affaire, de même de Kœnisgberg une copie d'une lettre de M. de Saint-Marsan (ministre de France en Prusse) à Goltz, que je m'empresse, général, de vous envoyer et qui prouvent que l'affaire a été bien différente de ce que les Autrichiens tachent de la faire paraître. Tout à vous. Alexandre.» Archives nationales, AF, IV, 1698.
Lorsqu'il sut tous les détails de l'affaire, il rendit au courage de nos troupes les plus courtois hommages; il donna des larmes à tant de braves tombés sur le champ de bataille; le sort de Lannes, qu'il savait seulement blessé et amputé, parut lui inspirer un particulier intérêt: «Je vous jure, disait-il à Caulaincourt, que j'ai donné à la situation du maréchal Lannes autant de regrets que s'il était un des miens. Je vous prie, général, de l'exprimer à l'Empereur; j'y ai pensé toute la nuit. C'est un grand exemple pour tous nos généraux qu'un maréchal, déjà couvert de vingt-cinq blessures, qui se fait mutiler au champ d'honneur. Si vous avez occasion d'exprimer au duc de Montebello toute la part que je prends à son glorieux malheur, vous me ferez plaisir 126.» Il allait jusqu'à s'enthousiasmer pour toute notre race, et sans doute, dans cet élan, redevenait-il sincère. Son âme naturellement généreuse vibrait au récit des belles actions, et en cet instant où la France incarnait plus que jamais à ses yeux le courage, l'honneur, les mâles vertus, il se sentait ramené à nous par d'instinctives sympathies, ressaisi et subjugué par tant d'héroïsme: «J'ai toujours aimé votre nation, disait-il; même quand nous étions en guerre, je crois que je la préférais aux Autrichiens. J'ai témoigné de l'intérêt pour le sort de ces derniers à cause de la balance politique; mais, comme individus, je n'ai pas oublié 1805, et nous n'avons eu qu'à nous plaindre d'eux. Votre nation a de l'énergie; tous les hommes ont de l'âme, de l'amour-propre, de l'honneur; j'aime cela 127!»
«--Des compliments et des phrases ne sont pas des armées; ce sont des armées qu'exigeait la circonstance 128»: telles furent les paroles sévères, mais méritées, par lesquelles Napoléon accueillit les protestations d'Alexandre, démenties par l'abandon où nous laissaient ses soldats. Au début de la campagne, pendant sa fougueuse marche sur Vienne, l'Empereur n'avait pas vu clair dans les opérations du Nord; mal informé, lentement instruit, il avait peine à se reconnaître au travers de renseignements confus et contradictoires. Le rapide mouvement de Poniatowski sur la Galicie l'avait surpris, bien qu'il l'eût conseillé; comment les Polonais évoluaient-ils avec tant d'audace et d'aisance, entre l'armée de Ferdinand, qui leur était numériquement supérieure, et celle de Galitsyne, qui eût dû les réduire au rôle d'auxiliaires et mener la campagne? Où était l'archiduc? que faisaient les Russes? Ce fut seulement dans les derniers jours de mai, après Essling, lorsque l'Empereur eut quitté Lobau encombré de blessés et de mourants, lorsqu'il se fut rétabli sur la rive droite, à Ebersdorf, au milieu de son armée encore tout émue et frémissante du grand choc, que les rapports de Poniatowski, joints à ceux de Caulaincourt, achevèrent de l'éclairer et d'écarter le voile. Il apprit en même temps que Schwartzenberg n'avait pas encore quitté Pétersbourg un mois après l'ouverture des hostilités, que la légation russe était demeurée à Vienne jusqu'au départ du gouvernement autrichien. À tous ces signes, il comprit que les Russes, n'ayant rien fait jusqu'à présent, ayant volontairement perdu deux mois, n'agiraient jamais avec efficacité, et la certitude de cette défection lui fut particulièrement sensible au lendemain d'un échec, en ces heures d'épreuve où se font connaître les dévouements vrais. Alors, le reste de confiance qu'il conservait dans son allié, malgré de successives déceptions, s'abattit d'un seul coup. Plus soupçonneux, plus perspicace que son ambassadeur, qui croit toujours à la loyauté du Tsar et rejette sur les sous-ordres la responsabilité des retards, il va droit à la vérité, perce à jour le jeu d'Alexandre, comme s'il eût assisté aux entretiens de ce monarque avec Schwartzenberg, et prononce sur sa bonne foi un sanglant verdict. Cet arrêt, il importe que Caulaincourt le connaisse, afin de régler en conséquence sa conduite et ses discours. Napoléon lui fait tenir par Champagny une lettre remarquable; c'est à la fois un épanchement et une instruction: la colère, l'indignation y parlent tout d'abord, et c'est à la fin seulement que la politique reprend ses droits et formule ses réserves 129.
«Monsieur l'ambassadeur, écrit Champagny le 2 juin, l'Empereur ne veut pas que je vous cache que les dernières circonstances lui ont fait beaucoup perdre de la confiance que lui inspirait l'alliance de la Russie, et qu'elles sont pour lui des indices de la mauvaise foi de ce cabinet. On n'avait jamais vu prétendre garder l'ambassadeur de la puissance à laquelle on déclarait la guerre... Six semaines sont écoulées, et l'armée russe n'a pas fait un mouvement, et l'armée autrichienne occupe le grand-duché comme une de ses provinces.
«Le cœur de l'Empereur est blessé; il n'écrit pas à cause de cela à l'empereur Alexandre; il ne peut pas lui témoigner une confiance qu'il n'éprouve plus. Il ne dit rien, il ne se plaint pas; il renferme en lui-même son déplaisir, mais il n'apprécie plus l'alliance de la Russie... Quarante mille hommes que la Russie aurait fait entrer dans le grand-duché, auraient rendu un véritable service, et auraient au moins entretenu quelque illusion sur un fantôme d'alliance.
«L'Empereur a mieux aimé que je vous écrivisse ces mots que de vous envoyer dix pages d'instructions, mais il veut que vous regardiez comme annulées vos anciennes instructions. Ayez l'attitude convenable, paraissez satisfait; mais ne prenez aucun engagement, et ne vous mêlez en aucune manière des affaires de la Russie avec la Suède et la Turquie; remplissez vos fonctions d'ambassadeur avec grâce et dignité, ne faites que ce que vous avez strictement à faire; mais qu'on n'aperçoive aucun changement dans vos manières et dans votre conduite. Que la cour de Russie soit toujours contente de vous autant que vous paraissez l'être d'elle; par cela même que l'Empereur ne croit plus à l'alliance de la Russie, il lui importe davantage que cette croyance, dont il est désabusé, soit partagée par toute l'Europe. Anéantissez cette lettre du moment que vous l'aurez lue, et qu'il n'en reste aucune trace 130.»
Note 130: (retour) Deux jours après, l'Empereur revenait à cheval d'Ebersdorf à Schœnbrunn. Sur la roule poussiéreuse et brûlée de soleil, il allait au pas, suivi à quelque distance par son état-major et n'ayant à ses côtés que le général Savary. Tout à coup, il s'ouvrit à lui, parla de la Russie, laissa déborder sa douleur et son irritation: «Ce n'est pas une alliance que j'ai là», disait-il, et il ajoutait, en faisant allusion à l'hostilité déclarée ou latente de tous les souverains d'ancien régime: «Ils se sont tous donné rendez-vous sur ma tombe, mais ils n'osent pas s'y réunir.» Mémoires de Rovigo, IV, 145.
Ainsi, bien que l'Empereur s'interdise toute plainte, toute récrimination, toute parole de nature à provoquer un débat dont le bruit retentirait par toute l'Europe et signalerait prématurément l'altération des rapports, il suspend effectivement l'alliance. Il prescrit à Caulaincourt de s'enfermer dans une réserve absolue, quoique courtoise; il ne veut plus rien demander ni rendre aucun service. Il retire sa main de toutes les affaires où il s'est engagé pour complaire à la Russie, reprend partout sa liberté, réserve ses résolutions à venir. Songe-t-il dès à présent à bouleverser son système aussitôt que la campagne d'Autriche aura pris fin? Songe-t-il à revenir aux traditions de notre ancienne politique, à renouer des relations avec la Suède, avec la Turquie, à faire de ces deux États, accolés à la Pologne restaurée, ses points d'appui dans le Nord? Va-t-il proposer aux Autrichiens, auxquels il a fait porter quelques paroles de paix 131, une réconciliation sur le champ de bataille? En un mot, incline-t-il à répudier l'œuvre de Tilsit et à en prendre la contre-partie? Il semble que cette pensée ait traversé pour la première fois son âme emplie d'amertume, mais elle y passa comme un éclair, sans se préciser ni se fixer.
En effet, six jours après, tandis que Lobau se hérissait de retranchements, tandis que Masséna et Davoust tenaient tête à l'ennemi sur le Danube, tandis que nos troupes d'Italie et de Dalmatie précipitaient leur marche à travers les Alpes pour rejoindre l'armée, l'avis arriva que les Russes commençaient leur mouvement. Galitsyne n'était pas encore entré en Galicie, mais il venait de lancer une proclamation pour annoncer son entrée. Le dernier aide de camp envoyé par le Tsar affirmait, dans les termes les plus catégoriques, que l'on marchait enfin et que tout s'ébranlait. L'Empereur répand aussitôt cette nouvelle; il la met à l'ordre du jour de l'armée, en tête du XVIIe bulletin 132. Le bruit de l'action russe, quelle qu'en soit la valeur réelle, pourra rassurer nos alliés, empêcher des défections, consterner l'Autriche, qui se montre de plus en plus intraitable et haineuse. Napoléon retrouve donc quelque utilité à l'alliance et se rattache malgré tout à l'idée de la conserver comme l'élément fondamental de son système. Sans que personne ait surpris au dehors la brusque vacillation, le double et rapide revirement qui s'est produit dans son esprit, il reprend et affirme les rapports, mais il les envisagera désormais d'une manière nouvelle.
Au fond, il demeure sous l'impression qui s'est fait jour si vivement dans la lettre du 2 juin. Il ne croit plus à l'alliance, c'est-à-dire qu'il n'attend plus d'elle un concours actif et pratiquement utile. Il sent qu'il a trop présumé d'Alexandre en se flattant de l'engager entièrement dans sa querelle; il comprend que, dans toute crise pareille à celle qui vient d'éclater, la France ne devra, en fait, compter que sur elle-même, et que la Russie n'arrivera jamais en temps utile sur le champ de bataille. Mais cette assistance matérielle, sur laquelle il n'avait jamais fondé un bien ferme espoir, n'était pas l'unique avantage qu'il avait entendu retirer de Tilsit et d'Erfurt; peut-être n'était-ce point le principal. Avant tout, Napoléon comptait sur l'effet moral de l'alliance; il voyait en elle le grand moyen d'intimidation à employer pour tenir l'Allemagne en respect et isoler l'Angleterre. Dans sa conviction, tant que la France et la Russie se montreraient unies, le reste du continent hésiterait à se soulever tout entier, les tentatives de révolte n'auraient jamais que le caractère de mouvements locaux, partiels, alors même que le Tsar bornerait ses services à de simples démonstrations. S'il est prouvé aujourd'hui qu'exiger plus d'Alexandre serait illusion et chimère, cet accord tout extérieur, purement platonique, n'en conserve pas moins une incontestable utilité, pourvu que l'opinion s'y trompe et prenne cette apparence pour une réalité. L'ombre seule de l'amitié entre Napoléon et Alexandre peut en imposer à nos ennemis, décourager leur haine, abréger leur résistance; ce «fantôme d'alliance» que l'apparition des Russes en Galicie ramène sur la scène, il importe de le faire subsister non seulement jusqu'à la défaite de l'Autriche, mais jusqu'à la paix avec l'Angleterre; tous les efforts de Napoléon, en tant qu'il ne les jugera pas incompatibles avec les autres nécessités de sa politique, tendront à le conserver.
Dans ce but, il remet Caulaincourt en activité. Il lui permet de favoriser la paix des Russes avec la Suède, très désirée à Pétersbourg; il l'autorise à insister pour que la diversion en Galicie soit aussi sérieuse et efficace que possible. Lui-même traite bien les trois aides de camp du Tsar, les entoure d'une sollicitude particulière. Sans doute, il ne lui plaît point qu'Alexandre ignore tout à fait son mécontentement: il montre donc quelque froideur, fait attendre sa réponse aux trois lettres; mais ce silence est son seul reproche. S'il incrimine l'impéritie, la mollesse du commandement en Russie, il se donne toujours l'air de présupposer la loyauté du souverain; il laisse dire que ses propres sentiments n'ont point changé, il le fait dire par son ministre. Dans de nouvelles lettres expédiées à l'ambassadeur, confiées à des messagers russes et destinées par conséquent à passer sous les yeux d'une police peu scrupuleuse, Champagny reprend le style de Tilsit et d'Erfurt; aux protestations du Tsar, il répond sur le même ton; il lui renvoie ses phrases, ses expressions même. «Votre Majesté, répétait Alexandre à l'Empereur, retrouvera en moi toujours un allié et un ami fidèle 133.»--«Les intentions de l'empereur Alexandre, réplique Champagny, sont parfaitement connues par Sa Majesté, qui ne peut que se féliciter d'avoir un aussi fidèle allié, et j'oserais presque dire un ami aussi sincère 134.»
Mais comment concilier cette aménité toute de surface avec le dissentiment formel que menace de susciter entre les deux cours la Pologne renaissante? Sur ce point, Napoléon s'arrête à un jeu prudent et double. Cette fois encore, il écarte la pensée d'une restauration totale, incompatible avec l'alliance russe; seulement, comme l'activité guerrière des Polonais demeure entre ses mains un moyen de combat et de diversion contre l'Autriche, il évite de refroidir et de détromper les populations du grand-duché, celles de la Galicie; il félicite, récompense leurs chefs, ne désavoue point les appels patriotiques de Poniatowski, les proclamations, les ordres du jour à sensation, mais se garde de prononcer aucune parole qui puisse le compromettre positivement vis-à-vis de la Russie. Il prend même quelques soins pour calmer les alarmes de cette puissance. Ainsi il ordonne que la partie insurgée de la Galicie, au lieu d'être constituée à l'état de province autonome, soit occupée et administrée en son nom; c'est à lui, à l'Empereur et Roi, que les autorités devront prêter serment; les aigles françaises remplaceront partout les emblèmes de l'Autriche; les milices de Galicie arboreront la cocarde tricolore. Cette prise de possession, d'un caractère nécessairement transitoire, aura l'avantage de ne point engager l'avenir, de ne décourager aucune espérance et de ne justifier aucune crainte. Par cette précaution, Napoléon voudrait empêcher que la question de Galicie se soulève aujourd'hui à l'état aigu dans ses rapports avec la Russie; embarrassé pour la résoudre, il la repousse dans l'avenir, l'éloigne jusqu'à la paix avec l'Autriche. Il remet à plus tard, lorsqu'il en aura fini avec l'archiduc Charles et terminé la campagne par un coup d'éclat, le soin de découvrir un expédient qui lui permette de rassurer Alexandre sans s'aliéner les Polonais, et, pour le moment, sa grande affaire est de vaincre.
Cette victoire indispensable qu'il lui faut pour abattre l'Autriche et ressaisir son ascendant sur l'Europe, il met six semaines à l'organiser; quelque impatient qu'il soit de venger Essling, il prend son temps, ne livre rien au hasard, laisse venir l'instant propice; il sait attendre. Et chaque jour qui s'écoule est marqué par des apprêts formidables. C'est sur Lobau que l'armée doit prendre son point d'appui pour aborder de nouveau la rive gauche; l'Empereur fait de l'île une forteresse, un arsenal et un chantier; il y accumule un matériel immense, des moyens de passage variés et sûrs; le fougueux capitaine s'astreint aux besognes minutieuses du métier, se fait ingénieur, mécanicien, pontonnier; il invente des engins nouveaux qui doivent assurer notre empire sur le fleuve et conjurer ses révoltes. En même temps, il complète et renforce son armée; il attire sous Vienne les troupes d'Eugène, qui viennent de triompher à Raab, les corps de Macdonald et de Marmont. Tout ce qu'il a d'hommes, de talents, de dévouements à sa disposition, il l'accumule sur l'étroit espace où doit se décider le sort de la guerre. C'est seulement lorsqu'il aura pris toutes ses mesures, toutes ses précautions, rendu le succès infaillible à force d'industrie et de prévoyance, qu'il reprendra l'opération avortée; alors, franchissant le fleuve sur un point choisi, reconnu, aménagé à l'avance, imposant à l'ennemi son lieu, son heure, son champ de bataille, il le saisira et le frappera en toute certitude.
Tandis que la puissance française se repliait et se ramassait sur elle-même, pour mieux prendre son élan, les Russes s'étaient enfin mis en campagne. L'ordre de marche avait été expédié le 18 mai à Galitsyne: le 3 juin, cinquante-trois jours après l'ouverture des hostilités, trois divisions sur quatre, avec le quartier général et une réserve de cavalerie, soit quarante à quarante-cinq mille hommes, passaient la frontière et entamaient sur plusieurs points la Galicie déjà occupée par les troupes varsoviennes.
Quelque tardif et insuffisant qu'il fût, ce concours pouvait avoir sa valeur et influer, sinon sur le succès d'ensemble, au moins sur la situation respective des parties dans le bassin de la Vistule; il semblait se produire d'autant plus opportunément qu'il concordait avec un retour offensif de l'ennemi. Rappelé du Nord par l'irruption des Polonais sur ses derrières, l'archiduc Ferdinand s'était d'abord mis en retraite sur Varsovie, puis avait évacué cette capitale, le 2 juin, et remontant à son tour la Vistule, par la rive gauche, était venu se poster en face des territoires occupés par Poniatowski sur le bord opposé, en Galicie. Il voulut alors franchir le fleuve et chasser les Polonais de leur conquête. Il commença son mouvement par l'attaque de Sandomir; la reprise de cette place, à cheval sur le fleuve, lui permettrait d'agir sur les deux rives. Comme la plupart des villes polonaises, Sandomir était mal fortifié et hors d'état de soutenir un long siège; l'enceinte se réduisait à un mur délabré, où le temps avait fait brèche. Prévenu du danger, Poniatowski accourut avec le gros de ses troupes et prit position à peu de distance de Sandomir, toujours sur la rive droite, en avant du confluent de la Vistule et du San; dans ce poste, il était à même de se porter vers la place et de la secourir, à condition toutefois que quelques corps russes, se joignant à lui et entrant en ligne, vinssent compenser l'infériorité numérique de ses forces.
Mais les Russes avançaient avec une lenteur désespérante. Ils abrégeaient les étapes, allongeaient les haltes: ils prenaient au moins un jour de repos sur trois. Il semblait que tous leurs efforts tendissent à perdre du temps; leurs corps erraient à l'aventure, sans direction suivie, prenant toujours le plus long et mettant leurs soins à s'égarer. Le ton, l'attitude des officiers respiraient la plus extrême malveillance: les plus francs avouaient tout net qu'ils haïssaient la guerre contre l'Autriche et s'abstiendraient autant que possible d'y participer. S'il faut en croire les récits polonais, lorsque Poniatowski envoyait à Galitsyne des aides de camp pour le presser, le général russe faisait porter ostensiblement à ses divisionnaires des instructions conçues dans le meilleur esprit, puis, en sous-main, expédiait contre-ordre 135.
Pourtant, le 12 juin, un corps assez considérable, sous les ordres du général prince Souvarof, fils du glorieux maréchal dont le nom est resté synonyme de fougue et d'entrain, était arrivé sur le San, en arrière et tout près des Polonais; les deux troupes se touchaient. Le même jour, les Autrichiens, qui avaient passé la Vistule et investi Sandomir sur les deux rives, marchèrent contre la position de Poniatowski et lui donnèrent l'assaut. La lutte fut acharnée; les braves Varsoviens faisaient obstacle de tout, reprenaient la résistance derrière chaque repli de terrain, puis, saisissant l'offensive par intervalles, déconcertaient leur adversaire par d'impétueuses charges à la baïonnette; ils conservèrent leur position toute la journée, mais l'aide des Russes leur était indispensable pour qu'ils pussent s'y maintenir les jours suivants, repousser définitivement l'ennemi et dégager la place.
Supplié d'agir, Souvarof n'opposa longtemps aux ardentes instances de Poniatowski qu'un langage glacé: à la fin, il promit de faire avancer l'une de ses brigades au delà du San, pour prolonger et appuyer l'aile gauche des Polonais, déborder et tourner la droite autrichienne. Le mouvement commença; des préparatifs de passage avaient été faits, un pont jeté, quand un grand trouble se manifesta tout à coup dans l'esprit du général Sievers, qui commandait la brigade; on était un lundi, jour réputé défavorable chez les Russes; il fallait se garder de rien tenter sous de si fâcheux auspices; l'opération annoncée fut remise au lendemain. Le lendemain, il se trouva que le général Sievers avait égaré sa croix de Saint-Georges, nouveau signe d'en haut, avertissant les Russes de ne point tenter la fortune: la brigade resta sur place. Poniatowski se sentit abandonné et trahi; la rage au cœur, il donna le signal de la retraite et ramena son armée derrière le San, puis courut de sa personne à Lublin, où se trouvait le quartier général de Galitsyne. En s'éloignant, il entendait les coups de canon de plus en plus espacés que tirait Sandomir aux abois et qui signalaient l'agonie de la place 136.
À Lublin, il montra le péril instant, l'urgente nécessité d'un secours, mais se heurta de nouveau à des refus et à des réticences: tout ce qu'il put obtenir fut la promesse que l'armée impériale franchirait le San à la date du 21. Le 18, Sandomir capitulait, sans que Galitsyne eût remué un homme pour lui venir en aide, ses divisions se bornant à couvrir par leur présence la retraite de l'armée varsovienne. «Traîtresse conduite!» s'écria Napoléon en apprenant ces scènes, et, dans son indignation, il ne put s'empêcher d'ordonner à Caulaincourt les plus fortes représentations. «La jonction des Russes à l'armée polonaise, lui fit-il écrire, ne devait-elle donc être marquée que par un revers et par la perte d'une conquête que les Polonais à eux seuls avaient su faire et conserver!» Il est vrai que la dépêche, fidèle au système de ne jamais mettre Alexandre personnellement en cause, ajoutait aussitôt: «Sans doute, ce n'est pas là l'intention de l'empereur Alexandre, mais il faut qu'il connaisse de quelle manière ses intentions sont remplies; ce sera lui rendre un véritable service que de le mettre dans le cas de se faire obéir 137.» Cependant, cette fois encore, Galitsyne n'avait fait qu'interpréter dans un sens restrictif des ordres qui laissaient toute latitude à son mauvais vouloir: «En général, disaient ses instructions, il lui est enjoint d'éviter les opérations communes avec les troupes varsoviennes et de ne leur venir en aide que d'une façon indirecte 138.»
Puisque les Russes refusaient opiniâtrement de combattre avec les Polonais, serait-il impossible tout au moins de faire agir les deux armées, non pas conjointement, mais parallèlement, dans des régions distinctes? À la suite de ses conférences avec Galitsyne, Poniatowski prit le parti de se reporter avec ses soldats sur la rive gauche de la Vistule; les troupes du Tsar demeureraient sur la rive droite, avec mission de reprendre à leur charge, de compléter, d'étendre l'occupation des parties de la Galicie déjà insurgées, et de pousser l'ennemi de ce côté le plus loin possible.
Ayant assumé cette tâche, les Russes la remplirent de singulière façon. D'abord, ils laissèrent les Autrichiens jeter dans le pays des colonnes volantes, réoccuper Lemberg et d'autres villes. N'ayant point empêché cette incursion, ils pouvaient au moins la punir; rien ne leur eût été plus facile que de couper et d'envelopper les détachements aventurés au milieu de leurs masses profondes. Ils les laissèrent se replier à l'aise, filer et glisser entre leurs colonnes, évoluer avec autant de sécurité que sur un champ de manœuvre. De part et d'autre, on paraissait s'être donné le mot pour éviter de se rencontrer et de croiser le fer. Les Autrichiens se portaient-ils d'un côté? Les Russes se dirigeaient immédiatement en sens inverse, si bien, écrivait Poniatowski, «qu'il suffisait de connaître les projets d'une de ces armées pour savoir d'avance les mouvements que l'autre se proposait de faire 139». Si l'on s'apercevait, on se gardait de brûler une amorce. Une seule fois, près d'Ouvlanoka, quelques coups de feu furent échangés, et ce fut par erreur; les Autrichiens avaient mal distingué les uniformes et cru avoir affaire à des Polonais; leur officier fit sur-le-champ porter à Galitsyne ses excuses pour cette méprise; on avait à regretter un mort et deux blessés 140. D'ordinaire, lorsque les grand'gardes se trouvaient en présence, elles s'observaient tranquillement; les hommes mettaient pied à terre, les chevaux étaient dessellés et débridés; puis, pour tromper l'ennui de ces inutiles factions, on en venait à se rapprocher, à lier conversation, et il n'était point rare de surprendre Autrichiens et Russes en train de «cimenter leur bonne intelligence en buvant pêle-mêle les uns avec les autres 141». Ces faits significatifs, joints à l'envoi répété de parlementaires, à de fréquentes allées et venues d'un quartier général à l'autre, eussent suffi pour dénoncer à l'observateur le moins perspicace un jeu convenu à l'avance entre les deux partis, un persistant et frauduleux concert.
En effet, à la suite de négociations occultes, l'entente s'était opérée sur certains points, et la comédie se menait d'un mutuel accord. Lorsque les Russes étaient entrés en Galicie, l'archiduc Ferdinand leur avait fait savoir par l'un de ses officiers, le major Fiquelmont, qu'ils seraient reçus en amis chez l'empereur d'Autriche, et avait demandé à connaître leurs intentions. Galitsyne avait répondu qu'il ne pouvait se dispenser d'obéir aux ordres de son souverain, que ceux-ci lui prescrivaient d'occuper le pays, au besoin par la force, mais seulement jusqu'à la Vistule; il s'engageait ainsi implicitement à ne point dépasser le fleuve; avant d'entrer en lice, il avertissait charitablement son adversaire qu'il ne pousserait pas à fond ses entreprises et mesurerait ses coups.
Cet avis, accompagné de paroles obligeantes, avait de quoi rassurer les Autrichiens sur la portée réelle de l'intervention moscovite; il ne leur suffit point. Puisque les Russes se fixaient une limite vers l'Occident, ne pourrait-on les amener à s'en imposer une au Midi, sur le chemin de Cracovie et des parties centrales de la monarchie, à prendre, par exemple, pour terme extrême de leur marche, l'un des affluents de droite de la Vistule, l'une des rivières qui coulent perpendiculairement à ce fleuve, telles que le San, le Dunajec ou la Wisloka? Fiquelmont fut renvoyé au quartier général russe afin de négocier un arrangement sur ces bases. Pour le San, Galitsyne ne voulut rien promettre; nous avons vu pourtant quel dommage causa aux Polonais l'inaction prolongée de l'une de ses divisions devant cette rivière. À la fin, il consentit à prendre comme ligne séparative des deux armées la Wisloka, située à quelques milles plus bas; les Russes ne la franchiraient point pour le moment et s'y achemineraient à aussi petits pas que possible, les détachements autrichiens se retirant devant eux sans combattre. Conformément à ce pacte, Galitsyne mit une semaine à traverser l'étroite bande de territoire qui sépare les deux cours d'eau; arrivé sur la Wisloka, il s'arrêta et ne bougea plus 142. D'ailleurs, dans les pays qu'ils occupaient, les soldats du Tsar se conduisaient moins en ennemis qu'en mandataires de l'Autriche. Ils rétablissaient partout les autorités, les couleurs autrichiennes, proscrivaient les emblèmes polonais ou français, défendaient de prêter serment à Napoléon 143. Les patriotes étaient persécutés, traités en rebelles; la Russie semblait n'être entrée en Galicie que pour y faire la police au nom de l'empereur François, prendre la province en dépôt pour le compte du légitime propriétaire et la lui garder intacte.
Cette conduite exaspérait les Polonais, non moins que l'attitude équivoque des Russes devant l'ennemi. L'état-major de Poniatowski, le conseil d'État du duché, qui représentait l'autorité suprême, criaient très haut à la trahison; avec l'intempérance de pensée et de langage propre à la nation, militaires et civils ne se contentaient point d'invoquer des faits vrais, ils les exagéraient, les dénaturaient au besoin, en inventaient d'autres, pour les signaler à qui de droit. Ils écrivaient à l'empereur Napoléon, au major général Berthier, à M. de Caulaincourt; ils adressaient au prince Galitsyne lui-même des protestations où se dissimulait mal, sous les formes du langage officiel, un âpre ressentiment. De son côté, Galitsyne reprochait aux officiers de Poniatowski leurs allures indépendantes, leurs procédés révolutionnaires, les espérances qu'ils affichaient et répandaient autour d'eux, jusqu'au nom de Polonais qu'ils se donnaient et dont la Russie contestait la légalité; il en résultait d'aigres discussions, une guerre de paroles où l'on se jetait mutuellement à la face des griefs justifiés, où chacun avait à la fois tort et raison.
Chacun de ces incidents pénibles, retentissant à Pétersbourg, ajoutait au malaise ressenti dans cette capitale et aux embarras de Caulaincourt. C'était à cet ambassadeur qu'aboutissaient toutes les plaintes, avec le devoir de les appuyer ou d'y répondre; il devait incriminer la conduite des généraux russes et défendre en même temps celle des Polonais, tâche d'autant plus ingrate qu'il sentait croître chaque jour les défiances d'Alexandre. Rapportant tout à l'idée qui faisait son tourment, le Tsar croyait en découvrir dans les plus petits faits l'indice et la preuve. «Propos, écrits, conduite, disait-il en montrant la Galicie et le duché, rien n'est là dans le système de l'alliance. Il faut qu'on s'explique 144.» Quant à Roumiantsof, la Pologne lui devenait littéralement un cauchemar. Pour rassurer le monarque et son conseiller, subissant l'un et l'autre l'influence d'une société exaspérée, les efforts de Caulaincourt demeuraient impuissants, et même les mesures auxquelles Napoléon s'était arrêté par ménagement pour la Russie allaient contre leur but, étaient accueillies avec défaveur et prises en mauvaise part. L'ordre donné d'occuper au nom de l'Empereur les districts insurgés de la Galicie offusqua fort Alexandre: «il ne pouvait souffrir, disait-il, que l'on créât une province française sur ses frontières 145.» Ce qui le froissait particulièrement, c'était l'inattention de l'Empereur à lui répondre; ce défaut de formes blessait, inquiétait le monarque qui en mettait de si raffinées dans tous ses rapports personnels avec son allié, et le silence de Napoléon, à mesure qu'il se prolongeait, lui semblait de sinistre augure et gros d'arrière-pensées.
Enfin, le 23 juillet, l'aide de camp Tchernitchef reparut à Pétersbourg: il arrivait en droite ligne du champ de bataille de Wagram, où Napoléon l'avait tenu à ses côtés toute la journée et lui avait remis la croix de la Légion d'honneur 146. Il apportait en même temps une lettre de l'Empereur. Napoléon avait mis son orgueil à ne répondre au Tsar que pour lui annoncer un triomphe, pour lui faire sentir que la France, laissée à elle-même, avait su néanmoins surmonter tous les obstacles. Cette hautaine intention perce à travers les excuses qu'il allègue; elles étaient d'ailleurs de telle nature que lui seul pouvait en présenter de pareilles. «Monsieur mon Frère, écrivait-il, je remercie Votre Majesté Impériale de ses aimables attentions pendant trois mois. J'ai tardé à lui écrire, parce que j'ai d'abord voulu lui écrire de Vienne. Après cela, je n'ai voulu lui écrire que lorsque j'aurais chassé l'armée autrichienne de la rive gauche du Danube. La bataille de Wagram, dont l'aide de camp de Votre Majesté, qui a toujours été sur le champ de bataille, pourra lui rendre compte, a réalisé mes espérances 147...»
En effet, les journées des 5 et 6 juillet ont magnifiquement réparé l'insuccès d'Essling. Napoléon a fait ce prodige de surprendre l'ennemi en exécutant une opération prévue, préparée, annoncée depuis six semaines. Cent soixante quinze mille Autrichiens l'attendaient entre Aspern et Essling, derrière des défenses accumulées. En débouchant brusquement par la pointe est de l'île de Lobau, il trompe leurs prévisions, tourne et fait tomber leurs ouvrages, se donne le temps de jeter cent cinquante mille hommes sur la rive gauche et de les déployer perpendiculairement au fleuve avant qu'on ait pu lui opposer une résistance sérieuse; il marche alors à l'armée de l'archiduc, qui a dû se reporter sur les hauteurs d'Enzersdorf et de Deutsch-Wagram, et il l'arrache de ces positions dans la plus formidable bataille qu'il ait encore livrée. La victoire de Wagram nous assure définitivement la ligne du Danube et refoule les forces autrichiennes dans les parties excentriques de la monarchie; ce coup retentissant détruit à nouveau les espérances de tous nos ennemis, avoués ou secrets, accable et prosterne l'Europe.
À Pétersbourg cependant, où l'on était plus loin qu'ailleurs du théâtre des opérations, où le nom même d'allié donnait plus d'indépendance et de franc parler, les esprits étaient trop montés pour que l'annonce de nos succès pût ramener le calme et la soumission. L'attention se concentrait toujours sur un objet unique, la Pologne, et les événements du Danube ne firent qu'imparfaitement diversion à ceux de la Vistule, d'autant plus qu'un conflit nouveau, plus grave que les précédents, venait de surgir au lendemain même de Wagram entre Varsoviens et Russes.
Depuis que Poniatowski, se séparant des Russes, avait reporté sur la rive gauche ses forces et son activité, Cracovie, située dans la sphère de ses opérations, était devenue son objectif; c'était la conquête qu'il promettait à ses soldats comme récompense de leurs efforts, et dont la perspective les transportait d'ardeur. Si Varsovie apparaissait aux Polonais comme leur capitale politique, Cracovie, pleine des souvenirs de leur grandeur passée, était pour eux la ville sainte, celle dont la prise serait le gage moral de leur relèvement: il serait beau de proclamer la restauration de la patrie sur la tombe des rois qui dormaient dans l'antique métropole. Les troupes de Poniatowski poussaient donc à Cracovie, leur brillante cavalerie toujours en avant, toujours au galop, cherchant l'ennemi et le chargeant à outrance. Les Autrichiens opposaient peu de résistance, leur but étant moins de défendre les territoires galiciens que de retarder toute diversion sérieuse en Moravie et de se rapprocher eux-mêmes de l'archiduc Charles. Repoussés sur Cracovie après plusieurs engagements, ils ne jugèrent pas à propos de s'y maintenir. Dès que les Polonais furent en vue, le général qui commandait dans la place ouvrit des pourparlers; le 14 juillet au soir, on convint que les hostilités seraient suspendues pendant douze heures; les Autrichiens emploieraient la nuit à évacuer la ville, où les troupes de Poniatowski feraient leur entrée le lendemain.
Dans le camp des Polonais, l'enthousiasme était au comble; avec joie, avec orgueil, ils se montraient l'imposante cité, la ville aux vieux palais, aux cent églises, déployée sur les deux rives de la Vistule: ils la possédaient des yeux et ne doutaient plus qu'elle ne fût bientôt à eux, puisque leurs ennemis renonçaient à la leur disputer. Ils avaient compté sans leurs alliés. Quoique fort en arrière sur l'autre rive, l'armée de Galitsyne observait tous leurs mouvements avec une inquiétude jalouse; dès qu'elle les avait vus approcher de Cracovie, elle avait frémi à l'idée de leur abandonner cette proie précieuse et pris ses mesures pour y mettre la main avant eux. On vit alors les Russes lever brusquement leur camp, reprendre leur marche interrompue, se porter de la Wisloka sur le Dunajec, puis au delà, et se précipiter en avant avec une ardeur toute nouvelle. Le 14 juillet, ils étaient dans le voisinage de Cracovie; ils conçurent le projet de s'y introduire furtivement, dans l'espace de quelques heures qui s'écoulerait entre le départ des Autrichiens et l'entrée des Polonais, de se glisser entre le vaincu en retraite et le vainqueur qui n'avait pas encore occupé sa conquête.
La complicité des Autrichiens favorisa cette surprise. D'après les rapports de Poniatowski, appuyés de divers témoignages, les Autrichiens, en même temps qu'ils traitaient avec les Polonais, auraient prévenu les Russes et les auraient envoyé chercher; des officiers se seraient détachés pour guider les colonnes du général Souvarof accourant vers la ville, et auraient promis une gratification au détachement qui arriverait premier. Quoi qu'il en soit, Poniatowski fut averti dans la nuit, par des habitants de Cracovie, qu'une avant-garde russe entrait dans la ville. Le lendemain, à la première heure, conformément à l'accord stipulé, le chef d'escadron Potocki se présenta pour occuper l'une des portes; il la trouva gardée par un détachement russe, commandé par Sievers. Un dialogue fort vif s'engagea entre eux: «J'ai ordre, dit le Russe, de vous défendre l'entrée de la ville.--J'ai ordre, répliqua le Polonais, d'y entrer au nom de S. M. l'empereur des Français, et j'espère que vous ne me forcerez point à faire croiser les lances pour m'en ouvrir le passage.» Sievers s'effaça avec ses hommes, la porte s'ouvrit. En ville, un spectacle singulier attendait les nouveaux arrivants; des Russes partout, et parmi eux, errant librement, traités en amis, des traînards de l'armée autrichienne, des officiers même; en perspective dans les principales rues, des escadrons russes en bataille, un rempart de chevaux, d'hommes, et la forêt des lances. Cependant, Poniatowski entrait à la tête de ses troupes, tambours battants, enseignes déployées. Arrivé sur la place d'Armes, il trouve devant lui une masse de hussards russes, lui barrant le chemin. Dans un beau mouvement de fougue et d'impatience, il enlève alors son cheval, le jette dans les rangs des hussards, fait brèche à ce mur vivant et, par la force, s'ouvre un passage. En d'autres endroits, les Polonais ne purent avancer qu'après avoir croisé la baïonnette ou mis la lance en arrêt. De toutes parts des propos furieux, des gestes menaçants s'échangeaient; les fusils allaient partir, lorsqu'un accord se fit à grand'peine entre les commandants respectifs. Il fut convenu que l'occupation serait commune; Polonais et Russes se partagèrent la ville, se cantonnèrent dans des quartiers distincts, et là restèrent à s'observer, hautains, amers, provocants, la main sur leurs armes; entre ces alliés ennemis, la tension des rapports était devenue telle que le moindre incident suffirait désormais à faire éclater la lutte 148.
Ces nouvelles trouvèrent la société russe dans un état de crise plus prononcé, qu'elles aggravèrent. Depuis quelque temps, les clameurs étaient si vives que Caulaincourt, pour habitué qu'il fût à de pareilles tempêtes, se sentait ému devant ce débordement d'attaques: «Je n'ai pas encore vu, disait-il, la fermentation à ce point et aussi générale.» Dans les salons, le Tsar n'était pas plus épargné que la France; les mécontents parlaient tout haut de le déposer et de confier à des mains plus fermes les destinées de l'empire 149. Alarmé de ce mouvement, qui ne répondait que trop à ses propres angoisses, le gouvernement ne savait ni le réprimer ni le diriger; il se bornait à le suivre et haussait lui-même le ton, sans se mettre au niveau des audaces et des violences de la société. Imitant l'exemple de Roumiantsof, Alexandre crut devoir faire à son tour sa profession de foi. Il déclara à Caulaincourt que la question de Pologne était la seule sur laquelle il ne transigerait jamais; c'est en vain que Napoléon lui offrirait sur d'autres points des avantages, des compensations brillantes: «Le monde n'est pas assez grand pour que nous puissions nous arranger sur les affaires de Pologne, s'il est question de sa restauration d'une manière quelconque 150.» Même, Alexandre n'entendait plus laisser à ses plaintes un caractère intime et confidentiel. Jusqu'alors, tout s'était passé en conversations avec le duc de Vicence: maintenant, le cabinet de Pétersbourg parlait de recourir à des voies solennelles, de produire des demandes en forme qui exigeraient une réponse et de mettre Napoléon en demeure de le satisfaire. «Je veux à tout prix être tranquillisé 151», disait Alexandre, et il semblait subordonner sa coopération pour la suite de la guerre à certaines garanties contre le rétablissement de la Pologne. Une note était en préparation; elle fut remise à Caulaincourt au lendemain des incidents de Cracovie, le 26 juillet. Rédigée et signée par Roumiantsof, elle continuait à affirmer l'alliance, mais signalait les écarts de ceux «qui arboraient le nom de Polonais», récapitulait les griefs de la Russie, avouait ses craintes, réclamait enfin des explications et des assurances. Pour la première fois, la question de Pologne surgissait officiellement entre les deux puissances, et un acte régulier en saisissait l'Empereur 152.
Note 149: (retour) Caulaincourt envoyait à Napoléon, sous le titre de On dit, l'écho des conversations qui se tenaient dans les salons de Pétersbourg. L'extrait suivant donnera une idée du ton qui régnait dans la société russe. On dit du 19 août: «L'Empereur est bon, mais bête, et Roumiantsof un imbécile; ils ne savent jamais prendre leur parti: en faisant la guerre, ils n'avaient qu'à la commencer par s'emparer de la Galicie, les Polonais ne seraient pas venus nous la disputer. Il faut faire l'Empereur moine, il entretiendra la paix du couvent; la Narischkine religieuse, elle servira à l'aumônier et au jardinier, surtout s'ils sont Polonais... (la favorite était d'origine polonaise). Quant à Roumiantsof, il faut le faire marchand de kwass (boisson rafraîchissante du pays.)»
Le cabinet de Pétersbourg ne spécifiait pas les garanties qu'il désirait. D'ailleurs, Caulaincourt n'était plus autorisé à en fournir aucune. Si Napoléon, au début de la guerre, s'était offert à passer un accord qui définirait à l'avance les conditions de la paix, il s'était vite repenti de cette concession, dont la Russie n'avait pas su profiter. Dès ses premiers succès, au lendemain d'Eckmühl, se jugeant assez maître de la situation pour n'avoir plus à compter avec personne, il avait subi de nouveau l'entraînement de la lutte et de la victoire: se demandant si le moment n'était pas venu d'en finir avec l'Autriche parjure, de bouleverser et de recomposer l'Europe centrale, il avait retiré les pouvoirs donnés à Caulaincourt et lui avait interdit de signer aucun engagement restrictif de l'avenir 153. L'ambassadeur dut se borner à accuser réception de la note russe, qu'il transmit au quartier général français. Presque en même temps, il est vrai, Alexandre vit arriver une nouvelle lettre de Napoléon; elle lui annonçait que l'Autriche s'avouait vaincue et demandait la paix, que l'Empereur avait signé un armistice, à Znaym, et que par son ordre des conférences allaient s'ouvrir.
En effet, si l'idée d'une subversion totale de l'Autriche lui avait un instant souri, il reconnaissait que les circonstances ne se prêtaient plus à l'accomplissement de ce dessein. Il avait battu son adversaire, il ne l'avait pas anéanti: Wagram n'était pas Iéna, et l'empereur François conservait une armée, éprouvée sans doute et réduite, désorganisée en partie, mais toujours fidèle, susceptible de se reformer pour un nouvel effort et chez laquelle ses défaites récentes n'avaient pas entièrement effacé le souvenir d'Essling. Pour disloquer totalement l'Autriche, il eût fallu de nouveaux combats, de nouvelles victoires, et Napoléon avait hâte de terminer une campagne qui l'épuisait d'hommes et d'argent. Il avait donc admis l'Autriche à traiter et consentait à la laisser sortir vivante de la lutte, pourvu qu'elle en sortît affaiblie, amoindrie, hors d'état pour longtemps de recommencer ses attaques.
L'avis de l'armistice et de la négociation produisit à Pétersbourg une accalmie passagère. La suspension des hostilités, en immobilisant toutes les armées, comprimait l'élan des Polonais, rendait leur concours moins utile à Napoléon; il n'était plus à craindre que celui-ci, pour stimuler leur vaillance, leur accordât dès à présent le rétablissement de leur patrie, que la Pologne renaquît de la lutte même et surgît tout armée sur le champ de bataille. Toutefois, si le danger s'éloignait pour la Russie, il continuait d'exister, et même les conditions de la paix risquaient de le rendre plus certain. Sans prononcer le rétablissement de la Pologne, le traité en préparation pouvait lui servir d'acheminement et y conduire à coup sûr. Pour châtier et affaiblir l'Autriche, Napoléon serait naturellement amené à lui demander des cessions territoriales; il retiendrait quelques-unes au moins des provinces occupées, pour les partager entre ses sujets et ses clients. Or, s'il laissait aux Varsoviens tout ce qu'ils avaient pris, c'est-à-dire les meilleures portions de la Galicie, le duché sortirait de la lutte avec une population et des ressources doublées, surtout avec une force morale et une assurance singulièrement accrues. Dans ce progrès, il verrait le prélude et le gage d'acquisitions nouvelles, un pas peut-être décisif vers le but suprême de ses vœux, un encouragement à ressaisir dans son entier le patrimoine de la valeureuse nation dont l'âme était passée en lui. Aux yeux de tous, il apparaîtrait de plus en plus comme un État en voie de développement continu, comme une Pologne en train de se refaire, et les pays non encore réunis, qu'il s'agît des parcelles laissées à l'Autriche ou des provinces échues au troisième ravisseur, c'est-à-dire à la Russie, subiraient plus impérieusement l'attraction. Donc, tout accroissement du duché assez considérable pour nourrir les espérances et exalter l'ardeur des Polonais, donnerait aux craintes de la Russie une base positive et permanente, ferait succéder dans nos rapports avec elle à un trouble momentané une mésintelligence irrémédiable.
Cependant, Napoléon pouvait-il refuser aux Polonais, dans les dépouilles de l'Autriche, une part proportionnée à leur zèle, à leurs succès, à leur rôle dans la lutte? Depuis deux ans, il avait fait sans cesse appel à leur vaillance et ne l'avait jamais trouvée en défaut; il les avait vus partout à ses côtés, à la place d'honneur dans tous les combats. En gravissant au galop les pentes de Somo-Sierra, sous les balles et la mitraille, les Polonais de sa garde lui avaient ouvert le chemin de Madrid. En Espagne, leurs légions continuaient à lutter et à souffrir pour lui; acceptant noblement leur part des épreuves supportées par nos soldats, elles s'étaient fait avec eux une fraternité. Dans la campagne d'Autriche, où les Allemands de la Confédération ne nous avaient prêté qu'un concours hésitant et contraint, les Varsoviens s'étaient donnés sans réserve; seuls, ils avaient combattu de bon cœur, espérant, au prix de leur sang, racheter leur patrie. En récompense de tant d'efforts, seraient-ils seuls exclus des bénéfices de la victoire? Seul, le grand-duché serait-il oublié dans la distribution générale de territoires qui se ferait entre nos alliés? Fallait-il le traiter plus mal que les autres parce qu'il nous avait mieux secondés, le désespérer par une inique et injurieuse exception? Les lois de l'honneur défendaient à Napoléon cette ingratitude; la politique et la prudence la lui interdisaient également. La population varsovienne, placée au devant de l'Allemagne avec mission de couvrir ce pays et de surveiller le Nord, restait notre indispensable avant-garde. Pour stimuler la vigilance des Varsoviens et prolonger leur ardeur, pour les tenir le cœur haut et l'esprit en éveil dans le poste de confiance qui leur était assigné, il importait de payer généreusement leurs services passés; même fallait-il se garder de comprimer trop brutalement les aspirations de leur patriotisme, de dissiper leur rêve; sans vouloir le rétablissement de la Pologne, Napoléon était obligé de laisser au cœur de ses habitants l'espoir de cette restauration, pour pouvoir les retrouver à l'occasion. Après avoir utilement usé d'eux contre l'Autriche, n'aurait-il pas quelque jour à les employer contre la Russie elle-même, si cette puissance, aujourd'hui notre alliée, mais alliée douteuse, prononçait plus tard sa défection, retournait à nos ennemis? Et cette supposition n'était rendue que trop vraisemblable par la conduite du Tsar et de ses généraux pendant la campagne, par les défaillances de leur fidélité au cours de cette épreuve. Ainsi se développaient les funestes effets de cette guerre d'Autriche que Napoléon avait provoquée en Espagne, mais reconnaissons que les fautes de son allié avaient notablement aggravé les conséquences de la sienne. L'effacement des Russes, leurs ménagements pour l'ennemi, l'initiative laissée à Poniatowski et à ses soldats, avaient préjugé dans une forte mesure la décision de l'Empereur, enchaîné sa volonté, et ce vainqueur des hommes subissait une fois de plus la tyrannie des circonstances. Comment concilier les nécessités du présent et les exigences possibles de l'avenir? Comment se garder à la fois l'amitié d'Alexandre et le concours éventuel de ses ennemis? Comment faire en sorte que la Russie continuât de croire et la Pologne d'espérer en nous? Tel était le problème qui se posait devant Napoléon, au lendemain de Wagram. S'il ne réussissait pas à le résoudre, il trouverait dans sa victoire le germe de discordes nouvelles, et de la paix avec l'Autriche naîtrait à échéance plus ou moins rapprochée le conflit avec la Russie.
Ouverture des conférences d'Altenbourg.--La Russie se fera-t-elle représenter au congrès?--Influence qu'elle exerce indirectement sur la marche des négociations; elle est la cause des lenteurs apportées de part et d'autre à se découvrir et à se prononcer.--Comment la question de Galicie renferme en elle toutes les autres.--Napoléon ne peut déterminer les conditions de la paix avant d'avoir pénétré les sentiments d'Alexandre au sujet de la Galicie.--Projets divers.--Idée d'un partage inégal entre le duché et la Russie.--Enquête confiée au duc de Vicence.--Avant de se résoudre au principe d'un grand sacrifice, l'Autriche tient à sonder la Russie et à savoir ce qu'elle peut en attendre.--Metternich et Nugent.--Arrière-pensée de Metternich: ses premiers efforts pour substituer l'Autriche à la Russie dans les faveurs de Napoléon.--Arrivée de Tchernitchef à Vienne.--Lettre d'Alexandre.--L'aide de camp du Tsar à la table de l'Empereur.--Langage énigmatique.--Impatience de Napoléon.--La cour de Dotis; conflit d'influences.--L'Autriche entame la question de Galicie.--Mission de Bubna à Vienne.--Napoléon subordonne l'intégrité de la monarchie vaincue à un changement de souverain; première idée d'une alliance avec la maison d'Autriche.--Rêve et réalité.--Pression exercée sur M. de Bubna.--L'équivalent des sacrifices de Presbourg.--Accident arrivé à l'empereur Alexandre; sa convalescence.--L'ambassadeur de France à son chevet.--Conversations de Péterhof.--Difficulté d'Alexandre à s'expliquer.--Il ne s'oppose pas en principe à une légère extension du duché.--Comment Napoléon profite et abuse de cette condescendance.--Son ultimatum aux Autrichiens.--Résistance de l'empereur François.--Colère de Napoléon.--Conversation orageuse avec Bubna.--Coup de théâtre.--L'arbitrage russe.--L'Autriche adhère en principe à l'ultimatum français.--Transfert des négociations à Vienne.--Napoléon fait quelques concessions en Galicie; la Russie perd Lemberg.--Signature précipitée de la paix.--Le gros lot et la part de la Russie.--Garanties offertes à cette puissance.--Lettre de Champagny à Roumiantsof; caractère et importance de cette communication.--Faute commise par Napoléon.--La paix de Vienne aggrave la question de Pologne, la porte à un état aigu et marque le point de départ d'un débat décisif pour le sort de l'alliance.
Au lendemain de l'armistice, l'Empereur s'était rétabli à Schœnbrünn: c'était maintenant de la résidence des Habsbourg qu'il gouvernait son empire, remettait l'ordre dans son armée, la répartissait savamment dans les provinces conquises, surveillait l'Europe et négociait avec l'Autriche. Depuis le milieu d'août, les plénipotentiaires se trouvaient réunis dans la petite ville d'Altenbourg, située sur les confins de la Hongrie, un peu en deçà des limites de notre occupation. À Altenbourg, M. de Champagny représentait l'Empereur, le comte de Metternich et le général baron de Nugent composaient la mission autrichienne. Napoléon traitait comme empereur des Français, comme roi d'Italie et enfin comme protecteur de la Confédération rhénane, au nom de tous les princes qui formaient cette ligne et parmi lesquels figurait le roi de Saxe, grand-duc de Varsovie. Quant à la Russie, sa qualité de puissance indépendante lui donnait droit de paraître en personne au congrès et d'y prendre place à nos côtés. Userait-elle de cette faculté? Interviendrait-elle directement ou laisserait-elle à Napoléon le soin de conférer et de stipuler pour elle, en l'instituant son mandataire? L'Empereur lui avait fait dire d'envoyer, si elle y trouvait avantage, un agent muni de pouvoirs. En attendant qu'elle ait pris parti sur cette offre, absente des négociations, elle demeure l'arrière-pensée des deux parties en présence, occupe leur esprit, tient leurs résolutions en suspens, en les laissant dans l'incertitude sur ce que l'une et l'autre ont à craindre ou à attendre d'elle, et pèse sur le débat sans y participer.
Napoléon était résolu à ne dresser le plan de sa paix avec l'Autriche qu'en tenant compte dans une certaine mesure des répugnances et des appréhensions d'Alexandre. Sans doute, il posait en principe que le vaincu devait souscrire à d'amples cessions de territoires, en même temps qu'à une réduction de ses effectifs militaires et à une lourde indemnité. Pour la détermination des pays dont il aurait à se saisir, l'Empereur hésitait entre deux modes de procéder 154. Il pourrait rétrécir et diminuer le territoire ennemi sur ses différentes faces, prendre partout, en Basse-Autriche, sur l'Adriatique, en Bohême, en Pologne, et entaillant toutes les frontières de la monarchie, la laisser ouverte et démantelée. Il pourrait aussi, au lieu de pratiquer sur le corps du vaincu de multiples incisions, l'amputer totalement d'un membre, séparer de l'empire autrichien l'un des pays, l'une des nations qui formaient cet assemblage composite. En ce cas, la partie à détacher semblait toute désignée: il fallait la reconnaître dans cette Galicie qui s'était ranimée d'une vie propre. D'ailleurs, que l'Empereur s'arrêtât au premier ou au second système de paix, c'était toujours en Galicie que l'Autriche aurait à supporter les plus gros sacrifices. Napoléon se jugeait intéressé d'honneur à ne point replacer sous le joug, à ne point livrer aux rigueurs de leur ancien maître des peuples qui s'étaient fiés en lui et compromis pour sa cause. En leur assurant un régime moins dur, il s'attacherait pour jamais une nation ardente et dévouée; il ajouterait cette vivante matière à tous les éléments dont il avait composé sa puissance. Partout ailleurs, l'empire napoléonien ne gagnerait que des terres; en Galicie, il s'annexerait des âmes, prêtes à s'unir indissolublement à lui par les liens de la reconnaissance. Napoléon se faisait donc une loi de détacher la Galicie des possessions autrichiennes, en totalité ou au moins pour une notable partie. Seulement, que ferait-il de la Galicie? C'était ici que le désir de ménager Alexandre, de ne point heurter de front les susceptibilités de la Russie, gênait et ralentissait ses décisions.
Son embarras était d'autant plus grand qu'Alexandre et Roumiantsof n'avaient jamais indiqué positivement comment on devait s'y prendre pour régler à leur gré le sort futur de la province. On pouvait tenir pour certain qu'ils n'admettraient à aucun prix une réunion totale au grand-duché. Sous réserve de ce point essentiel, que prétendaient-ils? que supporteraient-ils? que voulaient-ils empêcher? À cet égard, la note remise le 26 juillet par Roumiantsof ne faisait point la lumière. Accusant la gravité de la question galicienne, elle ne suggérait aucun moyen de la résoudre; la Russie se plaignait d'un mal torturant, demandait le remède, mais ne le désignait point. «Vous remarquerez comme moi, écrivait l'Empereur à Champagny avec quelque humeur, qu'il y a toujours de l'incertitude dans ce que veut ce cabinet: il me semble qu'il aurait pu s'expliquer plus clairement sur un projet d'arrangement pour la Galicie 155.» Dans l'ignorance où on le laissait, Napoléon flottait entre plusieurs partis et les passait successivement en revue.
Il songea d'abord à ériger la Galicie en État distinct, en royaume séparé, et à lui donner pour souverain le grand-duc de Würtzbourg. Ce prince était frère de l'empereur François, mais admirateur et ami de Napoléon, dont il affectait de rechercher à tout propos la protection et les bonnes grâces. Transféré à Cracovie, il nous abandonnerait ses États d'Allemagne, qui serviraient à payer d'autres dévouements. Quant aux Varsoviens, ils n'eussent obtenu en ce cas qu'un district, une parcelle insignifiante de la Galicie, prime décernée à leur courage, et leur principale récompense aurait été d'avoir libéré leurs frères 156.
Cet arrangement eût-il été agréé d'Alexandre? Pleinement émancipée, dotée d'une administration et d'une milice nationales, la Galicie fût devenue, suivant toutes probabilités, un second duché de Varsovie. Au lieu de trouver devant elle un État polonais, la Russie en eût rencontré deux, l'un et l'autre d'étendue médiocre, il est vrai, mais était-ce un moyen de faire disparaître le péril à ses yeux que de le dédoubler? Il semble néanmoins, à certaines paroles prononcées tardivement par l'empereur Alexandre 157, que ce monarque eût envisagé sans trop d'effroi une Galicie indépendante, sous le sceptre d'un prince étranger. Par malheur, Napoléon ne s'arrêta guère à cette combinaison; il y découvrit des inconvénients, des dangers; il craignit que la Galicie, confiée à un Habsbourg, ne se laissât ramener dans l'orbite de l'Autriche, ne devînt le satellite de cet empire, et il se sentit promptement attiré vers d'autres projets.
Ce qu'il désirait au fond, c'était d'étendre et d'affermir le duché de Varsovie, cet État qui n'existait que par lui et pour lui, cet auxiliaire qui avait fait ses preuves. La Russie excluait-elle de parti pris et par principe tout agrandissement sérieux du duché, quoi que l'on fît d'autre part pour rétablir l'équilibre des forces dans le bassin de la Vistule? À plusieurs reprises, Roumiantsof avait paru se prononcer d'une manière absolue contre un accroissement quelconque du territoire varsovien, mais il n'avait jamais exprimé cette opinion au nom de son gouvernement; il ne l'avait point consignée dans sa note; quant au souverain, même en simple conversation, il n'était jamais allé aussi loin que son ministre. Il avait indiqué vaguement deux moyens de solution: «Laisser la Galicie à l'Autriche, ou faire des dispositions qui ne changent en rien la position de la Russie, qui ne l'inquiètent d'aucune manière pour sa sûreté, sa sécurité personnelle 158.» Étant données ces paroles, le Tsar refuserait-il de consentir à l'extension du duché, s'il se voyait conférer à lui-même un dédommagement immédiat et des garanties pour l'avenir? Se plaçant dans l'hypothèse où la Galicie tout entière serait enlevée à l'Autriche, Napoléon pensait à en réserver la grosse part, les quatre cinquièmes, au grand-duché; le cinquième restant serait donné au Tsar en toute propriété et lui serait attribué à titre de présent bénévole, puisque la Russie, n'ayant rien conquis par elle-même, n'avait droit à rien en stricte équité. Toutefois, le partage demeurant fort inégal, le Tsar ne manquerait point de s'estimer lésé, mais Napoléon, pour atténuer la disproportion des lots et combler la différence, ajouterait au cadeau territorial qu'il ferait à la Russie des engagements écrits, en bonne et due forme, par lesquels il écarterait toute crainte d'une restauration totale de la Pologne.
Quelque ingénieux que fût cet expédient destiné à concilier des nécessités opposées, ce projet en partie double, Napoléon ne se méprenait point sur la difficulté d'y rallier la Russie, de faire passer l'agrandissement du duché à la faveur de quelques clauses compensatrices. Aussi, avant de rien décider, voulut-il sonder le terrain à Pétersbourg, et Caulaincourt fut chargé de ce soin par une instruction spéciale et développée, envoyée le 12 août. Il ne s'agissait pas de formuler une proposition, mais de découvrir si elle aurait chance d'être accueillie, de préparer en ce cas Alexandre à la recevoir, de l'habituer doucement, avec d'infinies précautions, à l'idée conçue par l'Empereur.
«Monsieur l'ambassadeur, écrivait Champagny, Sa Majesté m'ordonne de vous faire connaître ses vues sur un des objets de la négociation qui vient de s'ouvrir. Les Galiciens ont pris dans la guerre actuelle fait et cause pour la France, ils ont combattu sous ses drapeaux. L'Autriche a des vengeances à exercer. L'honneur de la France serait compromis, si l'Empereur abandonnait au fer et au joug de l'Autriche des hommes qui l'ont servi. Cela ne peut être ainsi. L'empereur Alexandre a trop de noblesse dans le caractère pour ne pas sentir ce devoir imposé à l'Empereur. Sa Majesté n'a d'autres vues que de concilier ce devoir et la dignité de la France avec les intérêts de la Russie. Tel est le but de ses pensées actuelles.
«C'est en vain qu'on chercherait des moyens de garantir les Galiciens du ressentiment de l'Autriche. La souveraineté sur un pays dont on conserve la possession reste toujours entière, et son exercice ne peut être restreint par aucune clause de traité. Il n'y en a pas qui ne fût violée, et chacune de ces violations deviendrait un motif de guerre, comme chaque vexation exercée sur un Galicien serait pour l'Empereur un coup de poignard.
«En donnant toute la Galicie à la Russie, ce mal serait prévenu sans doute, mais le principe sur lequel est fondée l'alliance ne permettrait pas une telle concession sans une compensation équivalente. Où la trouver? La Galicie ne peut donc être donnée qu'au grand-duché de Varsovie. L'Empereur trouve juste d'en laisser une part à la Russie, et il évalue cette portion à un homme sur cinq, tandis que les quatre autres resteraient au grand-duché. Cette inégalité est fondée sur la différence des positions. Si la France était limitrophe de la Galicie, elle partagerait également avec la Russie; mais elle est loin, elle ne s'approprie aucune des provinces conquises, elle les donne à la Saxe qui un jour, changeant de système, pourrait s'unir à la Russie contre la France. La Russie incorpore au contraire à son empire les provinces qu'elle acquiert, et les ressources de ces provinces seront dans tous les temps à sa disposition.»
Après avoir soutenu le principe de l'inégalité à grand renfort d'arguments contestables, Champagny s'attache à parer des plus séduisantes qualités le lot réservé à la Russie. On le choisira limitrophe de cet empire, afin qu'il se soude plus facilement à lui; ce sera la partie orientale de l'ancienne Galicie, l'arrondissement situé entre la ville de Zamosc et le Dniester. Une ville importante, celle de Lemberg, s'y trouve comprise. Les habitants du pays professent en majorité le culte grec, ce qui les prédestine à devenir sujets de l'empereur orthodoxe. S'étant ainsi évertué à tenter les convoitises de la Russie, le ministre s'applique ensuite à calmer ses défiances et passe au chapitre des garanties: «toutes les mesures propres à tranquilliser la Russie, dit-il, sur les suites de cet agrandissement du grand-duché de Varsovie seraient prises par la France. Elle garantirait à la Russie ses nouvelles possessions; tout ce qui dans les usages du grand-duché a pu choquer la Russie, comme l'existence d'un ordre de Lithuanie 159, pourrait être réformé; on remédierait aux inconvénients qu'on n'avait pu prévoir à Tilsit; la dénomination de Pologne et de Polonais serait soigneusement écartée.
«Voilà, Monsieur,--conclut l'instruction,--le texte d'entretiens à avoir avec le ministère russe. Ces ouvertures, qui exigent le plus grand ménagement, doivent paraître venir de vous et non de votre cour. Ce sont des idées que vous mettez en avant. Vous n'êtes pas sûr même des vues de l'Empereur, mais vous savez que ses principes d'honneur, de loyauté, d'attachement envers ceux qui l'ont servi, peuvent le faire pencher vers ce partage. Vous savez aussi que, fidèle à l'alliance de la Russie, désirant la maintenir par les avantages mêmes que la Russie en retire, et ne cherchant dans la présente guerre que l'affermissement du repos du continent et la récompense des efforts faits par ses alliés, il met au premier rang la Russie, qui certes en aura retiré de grands avantages, puisqu'elle aura acquis et incorporé à son empire la Valachie, la Moldavie, la Finlande et dans la Galicie un million de population, tandis que la France ne se sera pas accrue d'un seul village et n'aura eu d'autre avantage que celui d'acquitter les dettes de la reconnaissance.
«Marchez avec mesure, tâtez le terrain, insinuez, discutez, disposez les esprits à des ouvertures plus formelles, ne montrez ni cartes ni dépêches, et prévenez les soupçons au lieu d'éveiller les défiances.
«Dans cette dépêche, je suppose la Galicie entière arrachée à l'Autriche. Si on ne pouvait en obtenir qu'une partie, ce serait seulement le cinquième de cette partie qui appartiendrait à la Russie, et elle serait prise de préférence là où la religion grecque est le plus généralement professée.
«Je reviens sur l'objet de cette lettre pour que vous ne vous y mépreniez pas. Il n'est pas question de faire une ouverture à la Russie, encore moins une proposition directe, mais de sonder ses dispositions, de savoir si l'appât d'un million de population dont elle ferait l'acquisition pourrait la porter à consentir volontiers à ce partage de la Galicie. L'Empereur veut avant tout rester en bonne intelligence avec elle, vous ne devez donc rien hasarder de ce qui pourrait la refroidir sur notre cause et l'éloigner de nous. La disposer à accéder aux vues que je vous communique doit être le but de vos efforts. L'Empereur vous saura gré du succès, mais il vous recommande de ne rien compromettre 160.»
Il était prescrit en dernier lieu à Caulaincourt de tenir son maître au courant, par des courriers successifs, de ses démarches et de leurs résultats. Malgré la distance qui sépare Pétersbourg de Vienne, on pouvait espérer que le premier de ces courriers, en faisant diligence, arriverait dans vingt à vingt-cinq jours. D'ici là, d'ailleurs, il était à présumer qu'Alexandre, par une réponse aux dernières lettres de l'Empereur, par l'envoi d'un plénipotentiaire, par une communication intime ou officielle, fournirait lui-même un premier éclaircissement. Napoléon espère être assez promptement fixé, mais, avant d'avoir obtenu ou surpris une indication, il se juge dans l'impossibilité de parler clair aux Autrichiens et de leur signifier des exigences précises. Aussi bien, tout dépend de la complaisance qu'il rencontrera à Pétersbourg; si la Russie s'oppose à toute extension considérable du duché, il devra demandera l'Autriche moins en Galicie et plus en d'autres régions; si la Russie condescend à ses vœux, il pourra faire porter sur la Galicie la presque totalité des sacrifices que la puissance vaincue aura à subir.
Il invite donc son plénipotentiaire aux conférences d'Altenbourg à s'enfermer jusqu'à nouvel ordre dans des généralités. Sans doute, il est bon dès à présent de convenir d'un principe, de faire choix d'une base, de déterminer combien de territoires l'Autriche devra céder, sans rechercher quels seront et où seront situés ces territoires. M. de Champagny aura d'abord à se réclamer de l'uti possidetis: l'Empereur, dira-t-il, se juge en droit d'obtenir une masse de pays égale en superficie, en population, aux provinces qu'il détient actuellement du fait de la victoire et de la conquête. À cette prétention exorbitante, les Autrichiens opposeront vraisemblablement une offre réduite, mais non moins générale; grâce à des concessions réciproques, les parties pourront se rapprocher, tomber d'accord sur un chiffre moyen, sur une somme totale de territoires et de populations qui resteront à spécifier individuellement dans la suite, s'entendre, en un mot, sur la quantité sans s'occuper de la qualité. C'est là le terrain où il faut que notre mission se place et se tienne opiniâtrement, en ayant garde de se laisser surprendre ou même prêter une seule parole qui soit de nature à nous nuire auprès de la Russie. Napoléon exige que procès-verbal soit tenu de tout ce qui se dira aux conférences: des protocoles seront soigneusement rédigés et, communiqués à Pétersbourg, feront foi au besoin contre des imputations mensongères et des «bavardages» intéressés 161. Au reste, en toute matière, Champagny devra peu parler, laisser venir l'adversaire, et ne point craindre que la négociation traîne. «Évitez de paraître pressé», tel a été le dernier mot de l'Empereur en l'envoyant à Altenbourg 162. Établi au cœur de l'Autriche, recevant des renforts, consolidant chaque jour sa position militaire, épuisant les ressources des ennemis par une occupation prolongée de leurs provinces, «mangeant et buvant à leurs dépens 163», il ne voit aucun inconvénient à prolonger le débat, et son vœu est de gagner du temps jusqu'à ce que la Russie lui ait fourni l'un des éléments indispensables de sa décision 164.
Il se trouvait seulement que l'Autriche avait adopté pareille tactique, et de même la considération de la Russie entrait pour beaucoup dans ses calculs. Sous le coup de Wagram, l'Autriche avait plié et demandé grâce; aujourd'hui, un peu remise du choc, elle ne se sentait pas assez vaincue pour capituler sans conditions. Au château de Dotis, près Presbourg, où la cour s'était réfugiée, la guerre à outrance conservait ses partisans, et l'empereur François n'écartait point l'hypothèse d'une reprise d'hostilités, pour le cas où le vainqueur prétendrait infliger à l'Autriche, par une paix trop onéreuse, de mortelles blessures: il aimerait mieux succomber noblement, les armes à la main, que de signer un traité qui conduirait la monarchie à une ruine ignominieuse et sûre. Pour soutenir une lutte suprême, il mettait sa confiance dans la valeur de son armée, dans le loyalisme de ses sujets, et ne désespérait point d'un secours extérieur. Il négociait toujours avec la Prusse 165, comptait sur la brusque diversion que les Anglais tentaient à Walcheren, sur la diversion permanente de l'Espagne; mais ses regards se tournaient particulièrement vers la Russie, s'attachaient à pénétrer cette muette puissance, à percer le mystère de ses intentions. La Russie avait déclaré la guerre, sans la faire: de cette attitude équivoque, fallait-il conclure qu'elle désirait sincèrement la conservation et l'intégrité de l'Autriche? Ne pourrait-on l'amener à se prononcer davantage, à intervenir au moins diplomatiquement, à limiter les exigences du vainqueur, en le menaçant d'un abandon total? Tant que la Russie ne serait pas sortie de son nuage, l'empereur François n'entendait souscrire à aucun sacrifice trop grave. «Il faudra sonder la Russie, posait-il en principe, et se mettre en état de recommencer la lutte 166.» Le 30 juillet, il avait écrit à Alexandre et glissé dans sa lettre, sous une forme timide, un suppliant appel; il avait exprimé l'espoir, la conviction, «que les intérêts de l'Autriche ne sauraient jamais devenir étrangers à la Russie 167». Si le Tsar refusait de le comprendre, adorait le succès et s'enchaînait plus étroitement au vainqueur, il serait temps alors de courber la tête et de s'humilier. En attendant, l'empereur François dictait en ces termes à ses plénipotentiaires leur rôle et leur langage: «Les négociateurs tâcheront de gagner du temps jusqu'à la fin d'août et de profiter de ce répit pour tirer au clair les intentions de Napoléon 168.»
Note 165: (retour) À Berlin, un agent autrichien insistait vivement auprès du Roi et de la Reine pour qu'ils se déclarassent: «le Roi s'exécuta en tranchant l'expression noch nicht (pas encore), et la Reine, qui était présente, celle de bald (bientôt).» Dépêche de M. de Saint-Marsan, 1er juillet 1809. Archives des affaires étrangères.
Enchaînés par des instructions identiques, les plénipotentiaires respectifs luttèrent de lenteur, essayant de pénétrer la partie adverse, se faisant eux-mêmes impénétrables, se cuirassant de leur mieux. Metternich et Nugent repoussèrent péremptoirement la base de l'uti possidetis, sans vouloir lui en substituer une autre. Ils demandaient que la France prît l'initiative, parlât la première, désignât nominativement les territoires qu'elle entendait garder. Champagny éludait ces instances, multipliait les incidents, et les conférences se répétaient sans résultat, cérémonieuses et stériles 169.
Note 169: (retour) Les Autrichiens tenaient le langage suivant: «Nous sommes dans la position d'un homme à qui on veut enlever un membre; ne devez-vous pas nous dire quel membre vous voulez?»--«C'était M. de Nugent--ajoute Champagny dans une lettre à l'Empereur--qui faisait cette comparaison, à laquelle j'ai répondu que lui laisser le choix du membre qu'il devait sacrifier était lui témoigner des égards. M. de Metternich, qui trouvait que la comparaison de son collègue clochait un peu, en a fait une autre: «L'Autriche, a-t-il dit, est plutôt dans le cas d'un homme qui a reçu un coup de feu à la jambe; n'est-ce pas au chirurgien à lui indiquer la place où on doit lui couper la jambe?» Je me suis félicité d'être le chirurgien de l'Autriche.» Lettre du 19 août.
En dehors des séances, il est vrai, les langues se déliaient un peu, et une différence significative d'attitude se manifestait entre les deux plénipotentiaires d'Autriche. Le baron de Nugent, plus militaire que diplomate, affectait un ton amer et cassant, une susceptibilité pointilleuse. Au contraire, Metternich montrait quelque abandon et beaucoup de bonne grâce. Il n'évitait point les occasions de voir, d'entretenir en particulier M. de Champagny, et celui-ci les lui fournissait complaisamment. À cette époque où la diplomatie n'avait point perdu les traditions aimables de l'autre siècle, il n'était pas de négociateurs qui ne réservassent, au milieu des plus graves ou des plus douloureux débats, une part de leur temps aux plaisirs de la société. À Altenbourg, où le congrès attirait quelque mouvement, M. de Champagny s'attachait à grouper autour de lui tout ce que pouvait fournir, en fait de ressources mondaines, une ville de province autrichienne. Établi dans le pays par droit de conquête, il s'efforçait d'en rendre le séjour agréable aux légitimes possesseurs et leur faisait avec aménité les honneurs de chez eux.
Dans le château où il s'était logé, il donnait des dîners, organisait des réceptions. «Les femmes s'attendent que je les ferai aussi danser, écrivait-il, je ne tromperai pas leur attente 170.» Metternich venait à ces réunions, y faisait bonne figure, oubliant pour un instant son rôle de vaincu. Le 15 août, pendant une fête donnée par les Français en l'honneur de la Saint-Napoléon, il alla jusqu'à porter un toast à la paix, au grand scandale de son collègue, qui ne comprenait ni n'excusait de pareilles défaillances.
Metternich avait pourtant expliqué d'avance et il prenait soin d'indiquer dans toutes les occasions de quelle paix il entendait parler. Ce n'était point celle que l'empereur des Français semblait vouloir, une transaction âprement débattue, à signer après un long marchandage et qui laisserait derrière elle des ferments de discorde: c'était une paix magnanime, emportant reconstitution pleine et entière de l'Autriche, remise de toutes les provinces occupées, oubli du passé, réconciliation durable, en un mot une paix doublée d'alliance, à la manière de celle qui s'était conclue deux ans plus tôt sur les bords du Niémen.
Depuis les derniers désastres de son pays, Metternich avait su dégager la leçon des événements, et il ne pouvait s'empêcher de mettre en parallèle la conduite de l'Autriche et celle de la Russie dans les dernières crises, pour en tirer matière à réflexion. Depuis dix-sept ans, se disait-il, l'Autriche s'est dévouée avec une générosité imprudente au salut de l'Europe; elle s'est obstinée à lutter sans relâche contre l'éternel vainqueur. Qu'a-t-elle gagné à cette politique intransigeante? D'avoir été quatre fois envahie, d'avoir vu deux fois l'ennemi dans Vienne, d'avoir perdu de précieuses provinces, de se sentir menacée aujourd'hui dans ses parties vitales. La Russie a fait preuve d'esprit plus avisé; battue à Friedland, elle a souri au vainqueur, s'est jetée dans ses bras, et au lieu de s'acharner contre lui à une lutte présentement impossible, s'est attachée à sa fortune, s'est offerte à l'aider et à le servir.
Par là, elle a gagné premièrement d'assurer son intégrité et son repos; puis, elle s'est procuré peu à peu de fructueux avantages, et on l'a vue se fortifier et s'arrondir, alors que tout dépérissait ou succombait autour d'elle. Cette conduite n'offre-t-elle point un enseignement à méditer et un exemple à suivre? Sans doute, Metternich était loin de songer à un rapprochement sincère avec Napoléon; l'idée d'admettre comme définitivement acquises les conquêtes de la France, la forme nouvelle donnée à l'Europe, ne lui venait pas à l'esprit. Il estimait toutefois que l'Autriche, en s'unissant momentanément à l'Empereur, pourrait échapper aux conséquences de sa dernière défaite, éviter de nouvelles mutilations et se mettre à même d'attendre dans une position sûre, commode, avantageuse, l'heure de l'universelle trahison «et le jour de la délivrance commune 171»; c'était ce qu'il appelait «travailler au salut par des moyens plus doux 172». Imiter la Russie, avec l'arrière-pensée de prendre sa place dans les faveurs de Napoléon, tel était aujourd'hui son but, son espoir, et le rêve qu'il caressait eût été d'attacher son nom à un Tilsit autrichien.
Dans ses entretiens particuliers avec Champagny, il revenait sans cesse à son sujet. Pendant la journée, le soir, à la promenade, au bal, il multipliait les avances. Invité à dîner, il arrivait de bonne heure, et d'un ton caressant: «Causons, disait-il, car ce n'est que de cette manière que nous pourrons faire quelque chose 173.» Et l'on causait à la manière de «diplomates cosmopolites 174», dégagés des passions et des discussions du jour, envisageant les événements d'un point de vue supérieur et s'efforçant d'en tirer la philosophie. On revenait sur le passé; l'alliance avec l'Autriche, disait Metternich, eût été pour Napoléon le vrai moyen d'arriver à ses fins, de pacifier l'Europe et d'abattre l'Angleterre: «l'Empereur a laissé passer à Presbourg le plus beau moment de son règne 175.» Cependant, l'occasion perdue ne saurait-elle se retrouver, et 1809 n'offrait-il pas avec 1805 plus d'un point d'analogie? La France et la Russie, il est vrai, s'étaient étroitement associées, mais pourquoi ne pas admettre l'Autriche dans cette intimité, au lieu de la condamner à une humiliante solitude? «Que nous ne soyons plus dans la situation d'une personne qui, placée dans une chambre avec deux autres, voit chuchoter ces deux autres personnes 176.» On pourrait reprendre d'abord une idée émise par Napoléon avant la rupture, concerter entre les trois empires un ensemble de stipulations, une garantie réciproque, et Metternich se disait que l'Autriche, s'étant glissée en tiers dans l'accord de Tilsit, trouverait bien moyen de le dissoudre, d'évincer et de supplanter la Russie.
Dès maintenant, il jugeait utile de desservir Alexandre auprès de Napoléon et, adroitement, faisait le procès d'une cour dont son gouvernement requérait en sous-main l'aide et la protection. La Russie, disait-il, aurait pu empêcher la guerre en prenant dès le début une attitude nette et tranchée, ce qui n'était que trop vrai et conforme à l'opinion constamment professée par l'Empereur. Pendant la campagne, qu'avaient fait les Russes? «Ils n'avaient point tiré un coup de fusil et n'avaient répandu que le sang polonais 177», et l'Autriche, par l'organe de son représentant, allait jusqu'à leur faire grief de nous avoir si mal secondés contre elle. Ce n'était point la maison de Habsbourg, ajoutait Metternich, qui eût montré en pareille circonstance tant de mollesse et de tiédeur; elle était ferme dans ses affections, se piquait d'une inébranlable fidélité aux engagements une fois contractés; elle saurait, mieux qu'une cour inconséquente et volage, se faire l'auxiliaire de grands desseins. «Nous pouvons vous servir comme la Russie, disait Metternich, et peut-être plus constamment que la Russie, car notre cabinet n'a pas une politique aussi changeante: faites-nous entrer dans votre système, et vous serez sûrs de nous. Voilà sur quelle base, honorable pour nous, utile pour vous, nous avons compté faire la paix 178.»
Ces paroles, sans laisser Napoléon tout à fait insensible, n'avaient pas encore le don de l'émouvoir. Il n'admettait pas que le vaincu pût se racheter autrement que par une dure expiation, et même il commençait à trouver qu'à Dotis on ne se décidait pas assez vite sur le principe d'un grand sacrifice. Il avait voulu que la négociation s'acheminât à ce but d'un pas lent; en fait, elle n'avançait point d'une ligne, et cette immobilité contrariait l'Empereur en dépassant ses vœux. Il trouvait surtout que Champagny tardait à lire dans le jeu des adversaires, à reconnaître jusqu'où irait leur condescendance; il reprochait au ministre un manque de flair et de perspicacité 179. Pour mettre la négociation en mouvement, il consentit enfin à y jeter quelques noms de villes et de provinces, peu à peu, péniblement, en se laissant tirer les paroles, en se tenant très loin de la Galicie. Le 24 août, il fit demander Salzbourg et la ligne de l'Ens; le 29, un gros morceau du côté de l'Italie, tout ce que conservait l'Autriche autour de l'Adriatique. En même temps, jugeant que le terrain devait être suffisamment préparé à Pétersbourg, il faisait écrire au duc de Vicence d'y prendre pied davantage, de traiter formellement la question de Galicie, sur la base indiquée. «Expédiez ce courrier sans délai, mande-t-il à Champagny, je tiens cela pour pressé 180.» Il faut que l'adhésion du Tsar à l'arrangement projeté, obtenue et connue le plus tôt possible, nous laisse toute liberté pour aller de l'avant vis-à-vis de l'Autriche. Au reste, Napoléon espère maintenant que, sous très peu de jours, la lettre par laquelle Caulaincourt rendra compte de ses insinuations préliminaires, à défaut de cette lettre un message du Tsar, un indice, un symptôme quelconque, en laissant apercevoir les dispositions de la Russie, permettra de dégager l'inconnue d'où dépend la solution du problème.
Note 179: (retour) On conte à ce sujet l'anecdote suivante. M. de Champagny avait emmené avec lui pendant la campagne le chef de division La Besnardière. Celui-ci, étant retourné à Paris après la paix, alla voir le prince de Talleyrand, son ancien ministre. Pendant la conversation, le prince demanda si l'Empereur n'avait point paru le regretter et n'avait jamais parlé de lui. «Non, répondit M. de La Besnardière.--Comment, jamais!--Une fois peut-être, par allusion, dans les circonstances que voici. L'Empereur se plaignait de M. de Champagny, qui n'arrivait pas à découvrir ce que les Autrichiens seraient au fond disposés à céder. Il dit alors: «Tenez, si j'avais envoyé cet autre j... f..., je suis sûr que je saurais déjà ce qu'ils ont dans le ventre.»
Le 1er septembre au soir, un aide de camp du Tsar parut à Vienne: c'était ce même colonel Tchernitchef qui avait assisté, aux côtés de Napoléon, à la bataille de Wagram. Il apportait une lettre de son maître pour l'empereur des Français, une autre pour l'empereur d'Autriche; après avoir remis la première, il devait aller jusqu'à Dotis présenter la seconde, puis revenir à Schœnbrünn et s'y mettre aux ordres de Napoléon. Ce n'était point un négociateur autorisé, pas même un porte-parole; c'était, suivant l'expression d'Alexandre, «une navette 181», destinée à faciliter la correspondance entre les souverains de France et de Russie.
Napoléon reçut Tchernitchef le lendemain de son arrivée, à sept heures du matin, et parut content de le revoir. C'était une figure connue: grâce aux relations de camaraderie, à la confraternité de bivouac, qui s'étaient établies entre les officiers de notre état-major et le jeune colonel pendant la campagne, on arriverait peut-être à tirer de lui quelque renseignement. Napoléon l'accueillit bien, l'accabla de questions sur l'empereur Alexandre, s'enquit de ce prince avec sollicitude et reçut sa lettre avec empressement; elle était conçue en ces termes:
«Monsieur mon Frère... la possibilité de la paix me fait éprouver une satisfaction réelle. Mes intérêts se trouvent dans la main de Votre Majesté; j'aime à placer une confiance entière dans son amitié pour moi. Elle peut m'en donner un gage certain en se rappelant ce que je lui ai souvent répété à Tilsit et à Erfurt sur les intérêts de la Russie par rapport aux affaires de la ci-devant Pologne, et ce que j'ai chargé depuis son ambassadeur de lui exprimer en mon nom. Je me réfère au contenu de la dépêche écrite à la suite de mes entretiens avec lui, s'il a été exact dans ses rapports. Votre Majesté me rendra la justice qu'en commençant la guerre contre l'Autriche je n'ai rien articulé d'avance pour moi; que j'ai commencé cette guerre en ayant déjà quatre sur les bras, dont deux par suite de mon système d'alliance avec elle. Mon plus grand désir est que tout ce qui puisse nuire à cette alliance soit écarté, afin qu'elle puisse se consolider de plus en plus. Je le répète à Votre Majesté, j'aime dans une circonstance aussi importante à compter formellement sur son amitié pour moi. Votre Majesté voit toute la franchise et tout l'abandon de confiance que je mets en elle; j'ai droit d'espérer qu'elle en usera de même envers moi. Je charge le porteur de cette lettre de remettre également à l'empereur d'Autriche celle que je lui adresse. Il reviendra ensuite attendre les ordres de Votre Majesté 182.»
Cette lettre était très formelle en certains points, très vague sur d'autres. Une première conclusion se dégageait de sa lecture: l'empereur Alexandre ne se ferait point représenter aux conférences; après avoir abandonné à Napoléon le poids de la guerre, il lui laissait la responsabilité de la paix; il lui confiait l'intérêt russe et le plaçait entre ses mains. Cet intérêt se rapportait exclusivement à la Pologne. On le savait déjà, mais Alexandre le répétait à nouveau, y revenait par trois fois, avec une insistance émue, et laissait entendre très nettement, quoique par allusions, que rien dans le traité ne devait favoriser ni annoncer le rétablissement du royaume aboli. Seulement, il ne disait point ce qui aurait à ses yeux cette signification et cette portée. Par exemple, se considérerait-il comme lésé, menacé, mis en péril, par le fait seul d'une extension de l'État varsovien, alors même que la Russie obtiendrait des compensations et des gages? Posant un principe négatif, il négligeait d'en tirer lui-même des conséquences positives. Ses paroles antérieures, auxquelles il se référait, conservaient le même caractère de généralité, et Tchernitchef, que Napoléon fit tâter par Savary, ne put ou ne voulut rien dire. L'Empereur demeurait réduit aux conjectures tant qu'un courrier de Caulaincourt, faisant réponse à l'instruction du 12 août, ne serait point venu commenter et interpréter les paroles du Tsar.
Cette réponse de l'ambassadeur, Napoléon la désire maintenant avec plus d'impatience. «Quand présumez-vous qu'elle arrivera 183?» écrit-il à Champagny, dès qu'il a vu Tchernitchef et reçu son message. Le même jour, il veut que son plénipotentiaire à Altenbourg réserve plus explicitement la question de la Galicie: «ces pays, dira une note annexée au protocole, doivent être l'objet d'une discussion particulière 184...» Pour l'instant, que Champagny nourrisse le débat avec Salzbourg et l'Ens, avec les provinces illyriennes, en ajoutant la demande de trois cercles en Bohême: «Il faut vertement insister, écrit l'Empereur, pour que la négociation se suive sur ces trois bases, ce qui nous donne huit jours pour voir définitivement le parti qu'il y aura à prendre sur la Galicie 185.» Et de nouveau son esprit travaille sur cette épineuse question, qui semble s'obscurcir en s'aggravant: «J'ai plusieurs projets, dit-il, mais je ne consentirai jamais à exposer à la vengeance de la maison d'Autriche ceux qui nous ont accueillis dans cette province. Du reste, le plus profond secret sur la Galicie, et exiger impérieusement qu'on négocie sur les trois bases 186.»
Note 186: (retour) Id. Napoléon pouvait compter sur l'obéissance de son ministre. M. de Champagny ne se bornait pas à écarter de ses entretiens la question réservée, il attendait un ordre pour se permettre d'y penser: «Je ne crains pas d'être pénétré sur la Galicie, écrivait-il à l'Empereur; moi-même je m'abstiens de former une opinion jusqu'au moment où j'aurai reçu les ordres de Votre Majesté.» Lettre du 24 août.
Regrettant que le message russe ne lui permette pas encore de formuler toutes ses exigences, il veut au moins s'en servir pour peser sur les Autrichiens, pour les pousser aux concessions. Il est bon de leur faire savoir que la Russie ne viendra pas au congrès, qu'elle se désintéresse de leur sort, qu'elle les laisse isolés en face du vainqueur. Champagny est chargé de faire cette communication à Metternich; il laissera même croire que la Russie est parfaitement d'accord avec nous sur les conditions de la paix, et qu'en cas d'hostilités nouvelles la coopération de son armée nous demeurerait pleinement assurée. Napoléon lui-même s'efforce d'accréditer cette opinion par les faveurs qu'il prodigue publiquement à Tchernitchef. Le jour où il l'a reçu en audience, il l'invite à déjeuner, le fait asseoir à sa table avec le vice-roi d'Italie, avec le prince de Neufchâtel, avec trois maréchaux, lui adresse plusieurs fois et familièrement la parole. Il l'emmène à la parade, au spectacle, le montre à ses côtés, l'affiche, et par le soin qu'il met à le faire figurer dans son escorte, se pare de son intimité avec l'empereur de Russie 187.
Le lendemain, il est vrai, Tchernitchef devait pousser une pointe chez l'ennemi pour porter la lettre à l'empereur d'Autriche. Ne pouvant empêcher cette fugue, on chercha au moins, de notre côté, à éviter tout contact prolongé entre le Russe et les Autrichiens. Pour aller de Vienne à Dotis, Tchernitchef devait traverser Altenbourg. Pendant les quelques heures qu'il passa dans cette ville, Champagny s'empara de lui et le tint dans une douce captivité. Il lui dit «tout plein de belles phrases 188» pour l'empêcher de voir Metternich, et le pressa d'accélérer sa course. «M. de Tchernitchef, écrivait le ministre français à son maître, avait eu quelque envie de s'arrêter pour un bal que je donne dans ce moment. J'ai préféré qu'en se rendant à Dotis, il n'eût vu que moi. Il a déjeuné avec moi. Sa voiture est restée attelée à ma porte pendant une heure. Une prolongation de séjour l'aurait mis dans le cas de voir M. de Metternich, et on aurait pu dans le public soupçonner qu'il était chargé de quelque message secret pour ce ministre de l'empereur d'Autriche 189.» Par surcroît de précaution, Tchernitchef fut conduit jusqu'aux avant-postes ennemis sous une escorte de dragons français, chargée de faire autour de lui service d'honneur et bonne garde.
À Dotis, la vue de l'uniforme russe fit sensation, et généraux, dignitaires, princes, de s'empresser autour de Tchernitchef, chacun d'eux essayant de surprendre sur son visage ou dans ses paroles le secret de la Russie, tous cherchant à s'étayer d'elle dans leur trouble et leurs divisions. Autour de l'empereur François, dans l'étroite résidence où le monarque fugitif abritait son infortune, la vie de cour s'était transportée tout entière, avec les intrigues, les luttes, les rivalités qui en sont inséparables. Sur le parti définitif à prendre, c'était toujours un tumulte d'avis discordants: les militaires opinaient pour la paix, les civils réclamaient la guerre. À ceux-ci, la lenteur des négociations d'Altenbourg fournissait un argument, en laissant croire que Napoléon ne voulait pas la paix ou la voulait à des conditions inacceptables. Puis, les partisans de la résistance trouvaient près du souverain un utile auxiliaire: l'Impératrice était de leur avis, et cette princesse, ardente, passionnée, nerveuse, «presque belle 190», déterminait souvent son mari, moitié par l'ascendant de sa gentillesse et de sa grâce, moitié par la fatigue de scènes répétées. D'ailleurs, dans cette cour fantasque, parmi les personnages en état de peser sur les affaires, chacun était mené. Le vice-chancelier Stadion se laissait gouverner par son frère, un abbé belliqueux: l'Empereur, comme tous les princes à la fois orgueilleux et timides, sensibles à la flatterie et craintifs des supériorités, avait le goût des subalternes; il se livrait à son secrétaire, le Hongrois Baldacci, qu'il méprisait et écoutait; l'Impératrice avait pour directeur politique un comte Palfy, qui avait gagné sa confiance en lui vouant un culte sentimental et chevaleresque. Toutes ces influences s'exerçaient actuellement en faveur de la guerre et tendaient à l'emporter. Stadion, un instant écarté, venait d'être rappelé, d'opérer une rentrée triomphante; ministres et courtisans parlaient très haut de s'armer d'héroïsme et de reprendre la lutte, sans se préparer avec sérieux à cette suprême aventure.
Ce fut dans ces dispositions que l'empereur François lut la lettre d'Alexandre apportée par Tchernitchef. Cette lettre, communiquée au préalable à Napoléon, était courte, polie, et toute de formules. Le Tsar conseillait discrètement la paix, émettait en faveur de cette solution un vœu platonique, s'excusait, vu la distance, de n'y pouvoir contribuer: «Il m'eût été bien consolant, disait-il, d'offrir mes bons offices et d'opérer une réunion d'intérêts et d'amitié entre l'Autriche, la France et la Russie 191.» Il affirmait ainsi ses sympathies pour l'intérêt autrichien, mais, par une habileté de rédaction, il ne le séparait point, dans l'expression de sa sollicitude, de l'intérêt français. De telles paroles prouvaient qu'il n'interviendrait pas en faveur des vaincus, non qu'il agirait contre eux avec plus d'efficacité; sa lettre n'était point pour fixer dans un sens ou dans l'autre les résolutions de l'Autriche.
Elle produisit pourtant un effet. Du jour au lendemain, le langage des plénipotentiaires autrichiens à Altenbourg se modifia. Après s'être tenus jusqu'alors, dans leurs communications officielles, sur une réserve absolue, se bornant à combattre et à discuter nos exigences, ils mirent une sorte de précipitation à produire des offres, en les faisant porter exclusivement sur la Galicie. Dans cette province, ils avaient reconnu dès le premier jour le point de dissentiment entre la France et la Russie, le point de réunion entre la Russie et l'Autriche. Néanmoins, ils avaient évité d'abord, comme nous-mêmes, d'en prononcer le nom. Comptant que la Russie se présenterait au congrès, ils attendaient qu'elle fût là pour entamer la question sous ses auspices et s'en faire un lien avec elle. Apprenant qu'elle s'abstenait, ils ne voulurent point tarder davantage à engager l'affaire, et se montrèrent disposés à nous abandonner une partie de la Galicie. En nous incitant à prendre de ce côté, ils espéraient jeter pour l'avenir une semence de discorde entre Napoléon et Alexandre, réveiller même dès à présent les défiances du Tsar, stimuler son inertie, forcer son attention et peut-être son intervention. Puis, comme la Galicie, toujours en état de rébellion latente ou déclarée, était, de toutes les possessions autrichiennes, celle qui leur tenait le moins au cœur, ils n'eussent pas demandé mieux que de solder avec elle les frais de la guerre. C'est ainsi que Metternich et Nugent, au cours de chaque conférence, renouvellent désormais et graduent leurs concessions dans le Nord; vainement le représentant français fait-il la sourde oreille et se refuse-t-il à les comprendre, ils insistent, ils répondent à M. de Champagny, qui parle d'Illyrie, de Basse-Autriche ou de Bohême, en jetant à ses pieds quelques lambeaux de la Pologne 192.
L'empereur d'Autriche, il est vrai, n'espérait pas se rédimer entièrement à ce prix et désirait savoir, avant d'opter pour la guerre ou de se résigner à la paix, quel était sur tous les points le dernier mot du vainqueur. Pour le renseigner à ce sujet, il ne comptait plus sur sa mission d'Altenbourg; là, il lui paraissait que les plénipotentiaires n'avaient pas su imprimer au débat une allure régulière et suivie; comme Napoléon, François se plaignait de ses représentants: «Vos lettres, écrivait-il à Metternich, me font l'effet d'avoir la fièvre tierce: un jour, vous m'écrivez qu'il n'y a rien; le jour suivant, vous m'envoyez quelque chose qui a l'air d'être une ouverture, mais sur laquelle on ne peut prendre aucune détermination 193 .» Mal engagé, le débat risquait de se traîner indéfiniment, sans aboutir. Mais serait-il impossible, en s'adressant directement à Napoléon, par-dessus la tête de son plénipotentiaire, de pénétrer jusqu'à sa pensée intime et profonde? L'empereur François lui écrivit en personne, et chargea l'un de ses aides de camp, le général comte de Bubna, de porter sa lettre à Schœnbrünn. Il s'y bornait à protester contre toute exigence excessive; en conversation, Bubna devait aller plus loin, amener Napoléon, s'il se pouvait, à désigner une bonne fois et nominativement les territoires qu'il entendait retenir, à décliner la totalité de ses prétentions.
Arrivé à Vienne le 9 septembre, Bubna fut frappé des dispositions qu'il remarqua dans l'entourage impérial, chez tous les membres de l'état-major français. Ces vainqueurs étaient tristes; chez ces hommes grandis par la guerre, la lassitude de combattre devenait extrême, et il n'en était pas un seul qui n'eût envisagé avec douleur et dégoût une reprise de carnage. Établis dans la capitale ennemie, ils ne ressentaient point la joie et l'orgueil du triomphe, près de ces hauteurs d'Enzersdorf et de Wagram, où les attaques étaient «encore dessinées par les cadavres à demi ensevelis 194». À Vienne, dans cette ville remplie d'un appareil guerrier, encombrée de troupes, «étincelante de casques et de cuirasses 195», tout le monde aspirait à la paix, Autrichiens et Français. Pour arriver à l'Empereur, Bubna dut passer, pour ainsi dire, à travers une haie de maréchaux, de généraux, de dignitaires, qui souhaitaient bon succès à sa mission conciliatrice.
L'Empereur ne se trouvait pas dans des dispositions sensiblement différentes. Sans doute, plutôt que de renoncer à affirmer et à consacrer sa victoire par d'éclatants avantages, il risquerait tout, pousserait son armée jusqu'au fond de l'Autriche; mais il souhaitait vraiment que cette extrémité lui fût épargnée. Autour de lui, il percevait nettement de sourds murmures et des malédictions à voix basse, il sentait croître la désaffection des siens, monter la haine des peuples. L'impatience le gagnait peu à peu de se montrer triomphant à sa capitale, qui avait un instant douté de sa fortune, et de ressaisir l'opinion par sa présence. Puis, ayant voulu tout étreindre à la fois, s'étant attiré de tous côtés des difficultés et des embarras, ayant violenté et séquestré le Pape, réuni Rome à l'Empire, à l'heure même où il luttait sur le Danube et laissait derrière lui l'Espagne en révolte, il avait hâte de finir avec l'Autriche, pour reprendre et terminer ses autres entreprises. Ce désir de brusquer un dénouement pacifique, il ne le dissimulait guère: devant Tchernitchef, revenu près de lui, il montrait sa répugnance pour une nouvelle campagne, et déclamant: «Du sang, disait-il, toujours du sang. Il y en a eu déjà trop de répandu... Et puis, ajoutait-il en changeant de ton et se livrant davantage, je voudrais m'en retourner à Paris 196.»
De plus, cette négociation où il n'avait pas ses coudées franches, où il lui fallait faire face à l'Autriche et traiter obliquement avec la Russie, où il devait à chaque pas, avant de pousser ferme contre l'adversaire, jeter un regard de côté vers Pétersbourg, consulter, interroger Alexandre, scruter cette vivante énigme, l'importunait extrêmement, et il trouvait que cette Russie qui arrêtait tout, qui entravait la paix après s'être effacée pendant la guerre, se faisait payer bien cher pour d'inutiles services. Mais comment suppléer à cette alliée incommode? L'Autriche, il est vrai, s'offrait à nous tenir lieu de Russie, au prix d'une paix sans cessions, au prix d'une complète et généreuse amnistie. Par la bouche de Metternich, par celle de tous les officiers qui avaient pu approcher l'Empereur, elle parlait d'alliance, demandait qu'on mît à l'épreuve la valeur et la fidélité de son concours. Pourquoi, après tout, ne pas tenter cette expérience? Dans la dernière campagne, l'Autriche avait témoigné d'énergie et de vitalité; son armée s'était bravement, noblement comportée, et nos adversaires d'Essling ne s'étaient pas montrés inférieurs à ceux d'Eylau. Certes, l'Autriche pourrait devenir pour notre politique un auxiliaire précieux, le point d'appui véritable, si elle n'avait son gouvernement. Qu'attendre, en effet, d'un souverain tel que l'empereur François, chez lequel les préjugés tiennent lieu de volontés? Qu'attendre d'un prince faible devant l'intrigue, jouet des factions, circonvenu par des hommes haineux et corrompus? «Il est toujours de l'opinion du dernier qui lui parle, et ceux qui auront toujours de l'influence sur lui sont Baldacci et Stadion 197.» Mais on dit cet empereur fatigué de régner, envahi de lassitude et de dégoût. Eh bien! qu'il s'immole au salut de ses peuples, qu'il s'offre en victime expiatoire, qu'il descende du trône pour y placer un homme ferme, pacifique et sensé, comme le grand-duc de Würtzbourg, Napoléon tendra loyalement la main à ce nouveau souverain, lui rendra toutes les provinces de la monarchie, pardonnera à l'Autriche revenue de ses erreurs et fera avec elle une alliance «pour finir les affaires du continent 198», en évitant du même coup de se brouiller avec la Russie, que n'inquiétera plus la perspective d'un déplacement de frontières en Pologne. Plusieurs fois déjà cette idée a effleuré son esprit; aujourd'hui, elle l'attire, le sollicite davantage, et devant Bubna qu'il a fait entrer, qui l'écoute, il poursuit tout haut son rêve, s'y complaît et s'y livre.
«S'il y avait, disait-il, un empereur à la bonne foi duquel je puisse me fier, comme le grand-duc de Würtzbourg ou l'archiduc Charles, je rendrais toute la monarchie autrichienne et n'en retrancherais rien 199.» Bubna répondit que, si l'empereur François était persuadé de cette intention, il abandonnerait le trône à son frère; toutefois, en sujet fidèle, il crut devoir défendre son maître, dont il affirmait la droiture et les volontés pacifiques: «On ne me trompe pas deux fois», reprit Napoléon, et il rappela le passé: l'empereur François venant à son bivouac au lendemain d'Austerlitz, s'accusant, s'humiliant, protestant de son repentir, donnant sa parole d'homme et de souverain qu'il ne recommencerait plus la guerre; puis, moins de quatre ans après ce serment, se jetant avec toutes ses forces sur la France occupée en Espagne. À ces amers souvenirs, il se montait, s'exaltait; il en venait aux métaphores étonnantes et aux comparaisons extraordinaires: «Je veux avoir affaire à un homme qui ait assez de reconnaissance pour me laisser tranquille ma vie durant. Les lions et les éléphants ont souvent montré, dit-on, des preuves frappantes de la puissance de ce sentiment sur leur cœur. Il n'y a que votre maître qui n'en soit pas susceptible 200... Que l'Empereur cède le trône au grand-duc de Würtzbourg, je restitue tout à l'Autriche sans rien exiger 201.»
Toutefois, s'il émet, à plusieurs reprises et avec force, le désir d'une substitution de souverain, il n'en fait point l'objet d'une demande expresse; il sent qu'une telle proposition est difficile à formuler; il peut accepter le sacrifice de l'empereur régnant, à peine le provoquer, non l'exiger. D'ailleurs, il croit peu à l'abnégation de ce monarque, surtout des hommes qui l'entourent et le dominent; il se rend compte qu'il caresse une chimère, et bientôt la réalité le ressaisit. La réalité, c'est qu'il se trouve en présence de l'Autriche vaincue et non changée, toujours hostile, gouvernée par nos ennemis, aspirant à la revanche; dans ces conditions, puisqu'il la tient sous lui, inerte et terrassée, il ne se détournera point d'elle avant de l'avoir momentanément réduite à l'impuissance, c'est-à-dire avant de l'avoir mutilée, désarmée et rançonnée. Cependant, pour accélérer la paix, il se résout à des concessions, en se replaçant sur le terrain d'un arrangement de principe, destiné à précéder toute spécification de territoires. Il renonce formellement à l'uti possidetis; il n'exige plus qu'un ensemble de cessions analogue à celui consenti par l'Autriche après la guerre précédente, au traité de Presbourg. Ayant demandé d'abord neuf millions d'âmes pour en avoir cinq, il descend à quatre. Ce qui lui importe au fond, ce n'est point d'arracher à l'Autriche quelques districts de plus, c'est d'obtenir un succès diplomatique qui atteste et proclame le triomphe de ses armes. S'il acquiert moins en 1809 qu'en 1805, l'Europe jugera qu'il a été moins vainqueur à Wagram qu'aux journées d'Ulm et d'Austerlitz: «il fera six campagnes 202» plutôt que d'encourir cet amoindrissement de prestige. Que l'Autriche, au contraire, se déclare prête à renouveler son sacrifice de Presbourg, et la paix pourra être, non pas conclue, mais décidée en peu de jours.
C'est à cette résignation qu'il convient d'incliner la cour de Dotis, par le moyen de Bubna. Ce dernier, si on sait s'emparer de lui, peut nous devenir un précieux instrument, et aussitôt Napoléon met en jeu tous les ressorts qui doivent lui livrer cette âme de soldat. Par une accumulation de détails techniques, il prouve à Bubna qu'il est invincible, inexpugnable dans Vienne, «en état de tenir dix ans»; puis, redevenu facile et gracieux, il flatte et enjôle l'officier autrichien, lui parle de ce qu'il entend, métier, campagnes, histoire militaire, valeur comparée des généraux et des armées, «de Jourdan, de Pichegru, des Russes 203». Après l'avoir tenu tour à tour sous la terreur et sous le charme, il le livre à Maret, qui ne le quitte point de deux jours, poursuit l'œuvre commencée et se choisit lui-même des auxiliaires. À Vienne, Bubna a retrouvé, parmi les Français, un compagnon de jeunesse et de régiment, M. Alexandre de Laborde, passé au service de l'Autriche pendant la Révolution, rallié aujourd'hui à l'Empire, auditeur au Conseil d'État et attaché en cette qualité au grand état-major. Laborde est chargé d'agir sur Bubna, et entre eux un dialogue s'engage sur le ton d'une intime et familière camaraderie, à la seconde personne: «Mon cher, dit Laborde, il ne serait pas impossible, si l'on est raisonnable à votre cour et si tu es en mesure d'après la manière dont on t'a envoyé ici, que tu parviennes à rendre un grand service à ton pays. Il me semble que le moment est favorable, et ce moment, il faut le saisir. Il est assez dans le caractère de l'Empereur de ne se point décider par les routes communes, lorsqu'on lui montre de l'empressement et du zèle à se rapprocher.»--«Mon ami, répond Bubna, tu connais si je serais heureux d'un pareil événement, et pour son importance et pour y avoir contribué 204.» Les prétentions de l'Empereur sont alors discutées: Laborde en exalte la modération, la douceur, et Bubna sort de l'entretien définitivement convaincu, parlant de rentrer tout de suite à Dotis et «d'arranger l'affaire en vingt-quatre heures 205». Napoléon ne lui permet pas encore de repartir, mais le laisse écrire à sa cour, transmettre et appuyer nos propositions. En même temps, prononçant l'attaque de tous côtés, se retournant vers les négociateurs attardés d'Altenbourg, il invite Metternich à admettre la nouvelle base, sans s'occuper d'autres questions 206; de cette manière, il compte faire franchir à la négociation un grand pas, emporter le principe de la paix et échapper encore à toute désignation de territoires, puisqu'il lui faut toujours attendre, pour fixer définitivement ses choix, que la Russie se soit expliquée et que le sphinx ait parlé.
Il ne tenait pas à M. de Caulaincourt que l'Empereur ne fût déjà et parfaitement renseigné sur les dispositions de la Russie. Pour répondre au vœu de son maître, l'ambassadeur déployait tout son zèle. Avant même d'avoir reçu l'instruction du 12 août, il avait essayé de s'éclairer et de procéder discrètement aux explorations nécessaires. Malheureusement, il éprouvait quelque peine à pousser cette reconnaissance et n'avait trouvé d'abord personne à qui parler, le ministre étant absent et l'Empereur malade.
Depuis quelques jours, le comte Roumiantsof était parti pour la Finlande: il était allé se rencontrer avec les plénipotentiaires suédois dans la ville de Frédericshamm, où il se préparait à signer une paix triomphante qui donnerait définitivement à l'empire la province conquise, avec les îles d'Aland, et lui vaudrait à lui-même le titre de chancelier. À la même époque, Alexandre avait dû s'aliter, à la suite d'un accident de voiture assez grave, et il achevait sa convalescence au château de Péterhof. Dans la résidence où l'orgueilleuse Catherine avait tout disposé pour le faste et la représentation, son petit-fils ne cherchait que le repos et la solitude. À Péterhof, Alexandre aimait la fraîcheur des hautes terrasses, le silence et la paix des jardins qui s'inclinent vers le golfe; dans ce décor imposant de marbre et de verdure, en face de larges et calmes horizons, il se laissait aller à cette nonchalance de l'esprit que laissent après elles les souffrances du corps. Chaque jour, M. de Caulaincourt venait prendre de ses nouvelles et était reçu; une heure, deux heures durant, il restait au chevet du monarque, et leur causerie, amicale et familière, effleurait tous les sujets sans se poser sur aucun. Alexandre évitait surtout le terrain brûlant de la politique européenne; il aimait mieux parler des réformes que Spéranski lui facilitait à l'intérieur, de ses efforts pour améliorer la justice, organiser l'administration, créer une Russie nouvelle sur le modèle de la France napoléonienne; c'étaient ces grandioses et brumeuses perspectives qu'il se plaisait à envisager, et peu à peu sa pensée, mobile et fluide, s'échappait du présent, se perdait dans l'avenir, se fondait en rêverie 207.
Avec tact et précaution, Caulaincourt essayait de le ramener aux questions du jour: la plus grave et la plus pressante n'était-elle point la paix avec l'Autriche? Alexandre parlait alors de cette affaire, mais ses propos restaient vagues et parfois contradictoires. Tantôt il affirmait ne rien vouloir, ne rien ambitionner pour lui-même, se bornant à exprimer le vœu que «l'Autriche ne fût pas trop affaiblie et abîmée 208»; tantôt il disait s'en rapporter à l'Empereur «pour lui assigner la part comme le rang qui lui revenait 209». Au sujet de la Galicie, il se montrait à la fois inquiet et réservé, s'abstenait de préciser ses craintes ou ses désirs: Caulaincourt n'arrivait point à démêler si l'offre «d'un partage quelconque entre la Russie et le grand-duché rendrait la question plus abordable 210».
Pourquoi chez le Tsar cette difficulté à s'expliquer, ce langage perpétuellement nuageux? Alexandre portait la peine de sa conduite ambiguë pendant la guerre, et ses paroles se ressentaient de la situation fausse où il s'était volontairement placé. S'étant mis dans le cas d'être tenu en suspicion par les deux partis, il craignait que toute démarche trop prononcée ne fournît matière contre lui à de nouveaux griefs. S'il demandait la restitution de la Galicie à l'Autriche, il aurait l'air de favoriser cette dernière, se compromettrait davantage aux yeux de Napoléon, prêterait une fois de plus au reproche de partialité envers nos ennemis. Au contraire, réclamerait-il sa part des dépouilles de l'Autriche, il paraîtrait consacrer la spoliation de cette puissance, se compromettrait de plus en plus avec Napoléon, s'enfoncerait davantage dans des liens dont il n'entendait pas encore se dégager, mais dont il rougissait déjà aux yeux de son peuple et de l'Europe. Ce qu'il eût préféré à tout, c'eût été le rétablissement en Galicie du régime antérieur aux hostilités; dans le cas où la Galicie changerait de maître, il en désirait pour lui-même la meilleure part, moins pour la posséder que pour la soustraire aux Polonais; seulement, il eût voulu que la France lui octroyât spontanément cette acquisition, qu'elle parût la lui imposer, sans qu'il eût à la désigner et à la solliciter. Éprouvant une gêne invincible et une sorte de honte à formuler des prétentions, il s'exprimait par allusions, par réticences, désirant qu'on le comprît à demi-mot, et il avait affaire, malheureusement, à un allié trop disposé à ne point le comprendre.
Un jour, le 28 août, Caulaincourt le pressa plus vivement. L'entretien était revenu de lui-même aux négociations en cours entre la France et l'Autriche. «Je pense que l'Empereur, dit le Tsar, aura pour principal but de ne rien faire contre les intérêts de la Russie, principalement par rapport à la Galicie.» Les vues de l'Empereur, répliqua l'ambassadeur, sont toujours d'accord avec les intérêts de son allié; néanmoins, peut-il abandonner les populations insurgées aux rancunes de l'Autriche? Que l'empereur Alexandre prononce lui-même sur cette question de loyauté et d'honneur; il est juge infaillible en de telles matières. «Je ne connais pas, poursuivit l'ambassadeur, les intentions de mon maître, mais ne déshonorerait-il pas ses armes en abandonnant ceux qui ont servi sa cause? Peut-il aussi donner à Votre Majesté tout ce que ses troupes n'ont fait qu'occuper, à mesure que celles du grand-duché en faisaient la conquête?»
À cette interrogation, Alexandre ne répondit pas tout d'abord; il réfléchit, reprocha à la France, non sans quelque amertume, d'avoir favorisé l'insurrection de Galicie, puis finit par dire: «Vous savez que je ne suis pas difficultueux. Comme particulier, j'admirais l'empereur Napoléon; comme souverain, je le révère, et de plus je lui suis véritablement attaché. Je vous parle de confiance. Je ne cherche qu'à aplanir convenablement les difficultés, éviter les différends, prévenir, par conséquent, toute cause de guerre; je veux plus, je veux maintenir l'alliance. Je désire donc m'entendre avec vous, mais d'une manière convenable pour mon pays et qui assure la tranquillité future de l'Europe.»
L'ambassadeur.--«C'est aussi le seul désir de l'Empereur. Ses actions, les paroles que j'ai dites en son nom depuis deux ans, la correspondance avec la Suède, tout en fait foi. Mais Votre Majesté lui donnera-t-elle le conseil de livrer à la vengeance de ses ennemis ceux qui l'ont servi?»
L'Empereur.--«Je vous ai déjà dit ce que je pense là-dessus. Comme je n'aime pas à élever entre nous une barrière insurmontable, j'ajouterai que je ne suis pas assez déraisonnable pour m'opposer à ce que le grand-duché acquière un district de la Galicie, si elle est enlevée à l'Autriche 211.»
Encouragé par cette condescendance inattendue, Caulaincourt essaya d'entamer la question d'un partage inégal entre la Russie et le grand-duché. Tout ce qu'obtiendrait ce dernier, disait-il, n'en ferait jamais un État redoutable, le laisserait dans une situation manifeste d'infériorité et de dépendance à l'égard de sa puissante voisine. Au contraire, il suffirait à la Russie d'ajouter à ses immenses possessions quelque parcelle de la Galicie pour que cette acquisition, si minime qu'elle fût, lui devienne précieuse, car elle constituerait entre ses mains un premier gage contre le rétablissement de la Pologne. Et l'ambassadeur, par des moyens indirects, provoquait le monarque à parler. Il rappelait que la note transmise par Roumiantsof manquait de précision; il émettait le regret que ce ministre, avant son départ, n'eût point été autorisé à s'expliquer sur toutes les hypothèses.
Alexandre répondit par ses éternelles manifestations de sympathie et d'amitié envers l'ambassadeur: il aimait, disait-il, à lui ouvrir son cœur, à le laisser lire dans sa pensée, et cet épanchement semblait annoncer une confidence décisive, lorsque le Tsar s'arrêta en chemin et de nouveau se déroba: «Assurez l'empereur Napoléon, dit-il, que je n'ai d'autre vue que de m'accorder avec lui, mais je ne puis sacrifier les intérêts de mon empire. D'après cela, il est trop grand homme d'État pour ne pas savoir où doit s'arrêter le désir que j'ai de lui complaire 212.» Et il fut impossible de lui arracher quelque chose de plus net. Il demandait avant tout qu'on répondît à sa note, qu'on le rassurât sur l'objet de ses craintes; ceci fait, si les hostilités recommençaient, il seconderait Napoléon «en franc allié»; l'armée du prince Galitsyne, accrue, renforcée, agirait avec efficacité et vigueur.
Caulaincourt plaça le compte rendu littéral de cette conversation dans un rapport à l'Empereur et dans une dépêche au ministre, en les accompagnant de ses observations personnelles. Avec quelque insistance, il faisait valoir l'importance de la concession obtenue: «C'est, je crois, disait-il, un grand pas de fait que d'avoir amené l'Empereur à convenir qu'on peut donner quelque chose de la Galicie au grand-duché; précédemment, tout ce qu'il disait était absolument contraire à cette idée 213.» Quant aux prétentions territoriales de la Russie, l'ambassadeur présumait, à certains indices, qu'Alexandre verrait avec plaisir porter jusqu'à la Vistule les frontières de son empire. Néanmoins, il se déclarait dépourvu de données suffisantes pour fonder un jugement et n'espérait plus, avant le retour de Roumiantsof, en recueillir aucune.
Napoléon reçut l'envoi de son ambassadeur le 12 septembre, deux jours après ses explications avec Bubna. Ayant lu la dépêche, il éprouva d'abord quelque déception à la trouver si peu concluante, mais se remit promptement: après une courte réflexion, il se jugea instruit comme il désirait l'être, maître de ses décisions et libre d'agir. «Je suis fâché, écrivait-il à Champagny, que la dépêche de M. de Caulaincourt soit si insignifiante. Cependant, il me semble qu'elle dit assez 214.»
Il lui suffisait en effet qu'Alexandre n'opposât point un veto formel à l'extension du duché; ce fut à ce point seul qu'il eut le tort de s'attacher. Dans le langage du Tsar, il ne voit, ne relève, ne retient qu'une phrase, celle qui correspond à ses propres vœux: il va forcer le sens de cette phrase et négliger les réserves dont elle est entourée. Suivant son habitude, il s'autorise d'un premier avantage obtenu pour préjuger immédiatement et arracher de plus graves concessions. Toujours enclin à violenter ou à surprendre la volonté d'autrui, pour peu qu'il y aperçoive quelque facilité et que l'adversaire lui donne prise, il juge que la Russie, du moment qu'elle ne s'est point placée sur le terrain d'une résistance absolue, se laissera finalement gagner et plier à nos desseins. Puisqu'elle admet de bonne grâce, se dit-il, un léger accroissement du duché, elle supportera un agrandissement assez notable de la même principauté. Assurément, à l'aspect de cet État fortifié, respirant plus librement dans ses frontières élargies, elle se récriera peut-être, mais le don de Lemberg, «avec quelque chose encore 215», lui fermera la bouche, surtout si l'on ajoute à cette acquisition l'engagement que le duché ne redeviendra jamais une Pologne. Quant à dissiper par la suite les restes de sa mauvaise humeur, ce sera affaire de soins et de procédés. Dans tous les cas, son mécontentement n'ira point jusqu'à la révolte, et moitié par terreur et contrainte, moitié par séduction, elle restera dans l'alliance.
Sous l'empire de ces raisonnements fallacieux, Napoléon prit son parti. Sans doute, il préférerait toujours et de beaucoup que l'Autriche, par un changement de souverain et une conversion sincère, lui épargnât la nécessité d'un morcellement; il reproduit, encore à titre de simple suggestion, mais en termes plus développés, la demande d'abdication 216. D'autre part, pour le cas infiniment probable où la cour de Dotis aimera mieux sauver l'Empereur que l'intégrité de l'empire, il ne songe plus à réclamer des Autrichiens la Galicie entière; il n'en prendra que moitié à peine, diminuera d'autant le lot réservé aux Polonais, mais fera subir à celui de la Russie une réduction correspondante, maintiendra entre les deux parts le rapport de cinq à un primitivement indiqué et, par cette distribution inégale de territoires à ses deux alliés du Nord, complétera l'ensemble des sacrifices imposés à la puissance vaincue. Le 15 septembre, il renvoie Bubna avec une lettre écrite en ce sens à l'empereur d'Autriche: le même jour, pour faire suite aux propositions de principe déjà signifiées à Metternich, il ordonne d'insérer au protocole des conférences d'Altenbourg un ultimatum en règle et détaillé, portant répartition des masses humaines que l'Autriche devra céder. Tout compte fait, il demande un million six cent mille âmes en Illyrie, quatre cent mille sur le Danube, deux millions en Galicie, «à partager entre le roi de Saxe et la Russie». Ce sont là ses exigences finales et le terme de sa modération. Et maintenant que tout est clair, précis, déterminé, à quelque parti que s'arrête la cour d'Autriche, le débat peut changer d'allure et précipiter sa marche. Que les plénipotentiaires se hâtent donc, qu'ils se mettent à l'œuvre avec activité et diligence; il importe le plus tôt possible de placer l'Europe entière, y compris la Russie, en présence du fait accompli. «Monsieur de Champagny, écrit Napoléon à son ministre, il faut presser les négociations tant que vous pourrez 217.»
Dans son impatience de conclure, Napoléon comptait sans le caractère indécis et toujours hésitant de l'empereur François, sans l'extrême répugnance de ce monarque à admettre, soit une abdication, soit un nouveau démembrement de sa monarchie. À Dotis, le parti de la guerre luttait encore et maintenait ses positions. Après le retour de Bubna et l'ultimatum français, il fit un nouvel effort et crut un instant avoir cause gagnée. Il persuada sans trop de difficulté au souverain, peu expert en matière de géographie et de statistique, que Napoléon ne lui faisait en réalité aucune concession, que l'ultimatum, en ce qui concernait les provinces allemandes et illyriennes, se bornait à récapituler les demandes primitivement émises, que la France réclamait en gros ce qu'elle avait d'abord exigé en détail, et l'empereur François se fonda sur cette inexactitude matérielle pour formuler une réponse négative. Après avoir froidement accueilli Bubna, conquis aux idées de paix, il lui enjoignit de repartir pour Vienne et le munit d'une nouvelle lettre pour Napoléon; il y faisait allusion à une réouverture possible des hostilités. À Altenbourg, ses plénipotentiaires se bornaient à préciser et à accentuer leurs concessions en Galicie; ils laissaient entendre que, de ce côté, la condescendance de leur maître n'aurait point de limites, mais se refusaient opiniâtrement à livrer le littoral illyrien: ils repoussèrent l'ultimatum par une note officielle qui n'était que l'amplification diplomatique de la lettre écrite par leur maître.
Cette résistance tenace et chicanière déplut fort à l'Empereur. Dès que Bubna eut reparu à Vienne, le 20 septembre, il le manda et l'admit en sa présence le soir même, mais son air sombre et sinistre annonçait l'orage. Cependant, habile à mesurer et à calculer les effets de sa colère, il n'entendait se courroucer que juste assez pour frapper, pour intimider son interlocuteur, sans le pousser à bout: prêt à recommencer la guerre, s'il y avait lieu, rassemblant ses moyens, il préférait toujours triompher par d'autres voies. Pour réduire l'Autriche, il se proposait de lui lancer des menaces savamment graduées et tenait en réserve un dernier argument, neuf et irrésistible. Frappé de l'insistance que mettaient les Autrichiens à lui offrir la Galicie, il reconnaissait dans cette tactique l'espoir persistant de le brouiller avec Alexandre et de se ménager à la faveur de cette mésintelligence un sort meilleur; c'est cette illusion qu'il veut absolument dissiper et détruire. À ceux qui s'efforcent de le mettre en opposition avec la Russie, il répondra par une attestation éclatante de l'alliance: à l'aide d'un expédient audacieux, il introduira la Russie malgré elle au débat et l'y fera surgir à l'improviste, afin de terrifier et de désarmer l'adversaire.
«Qu'apportez-vous, dit-il à Bubna, la paix ou la guerre?» Puis, faisant lui-même la réponse, se référant à la dernière note de Metternich, sans même ouvrir la lettre de l'Empereur qu'il mit toute cachetée dans sa poche, il s'écria furieusement que l'Autriche ne voulait point de paix. À Dotis, disait-il, on appréciait mal la situation; on se leurrait d'espérances pernicieuses; on cherchait moins à négocier sérieusement qu'à «jeter une pomme de discorde entre lui et la Russie 218». À ce jeu, l'Autriche risquait son existence. Si la guerre recommençait, il la ferait avec des armes mortelles; il prononcerait la séparation des couronnes, la déchéance de la dynastie, prendrait possession en son nom des pays occupés, briserait tous les liens qui unissaient les peuples au souverain, ruinerait le crédit de la monarchie; il avait fait fabriquer des billets de la banque de Vienne pour deux cents millions et les jetterait dans la circulation. Comme son interlocuteur essayait de discuter et de raisonner, il reprit alors les termes de son ultimatum, les justifia l'un après l'autre, insista sur l'absolue nécessité où il se trouvait de prendre Trieste et le littoral, d'assurer ainsi la jonction de la Dalmatie avec le royaume d'Italie et de s'ouvrir un chemin ininterrompu vers l'Orient; il fut véhément, prolixe, intarissable sur ce sujet. Bubna ayant objecté que l'Autriche ne pouvait renoncer à ses ports, abandonner tout contact avec la mer: «En ce cas, reprit l'Empereur, la guerre est inévitable. Est-ce vous qui romprez l'armistice, ou dois-je m'en charger?
Mais non, je veux que vous rendiez l'univers témoin de votre démence, que vous vous montriez à lui dénonçant l'armistice, compromettant l'existence de votre État, plutôt que d'accéder à des demandes que j'ai le droit d'exiger comme vainqueur, comme maître de neuf millions de vos sujets.» À cette violente apostrophe succéda un moment de silence. L'Empereur jeta loin de lui son chapeau, ce qui était le geste des grandes colères, se retira dans l'embrasure d'une fenêtre, s'y tint immobile, pensif, absorbé dans une profonde méditation, le front chargé de nuages d'où semblait devoir jaillir la foudre. Tout à coup, comme frappé d'une lueur subite, il reprit la parole, et, avec une extrême vivacité: «Savez-vous ce qui nous reste à faire? dit-il à Bubna. Si votre empereur trouve mes conditions trop dures, qu'il s'en réfère à l'arbitrage de la Russie! Nous conclurons un armistice de six mois: le Tsar enverra un représentant à Altenbourg, et je m'en rapporterai à sa décision 219.»
Le coup de théâtre était imprévu et de grand effet; Napoléon l'avait habilement amené, après avoir préparé et machiné la scène avec un art supérieur. En se livrant inopinément à cet acte de foi en la Russie, il comptait susciter à Dotis les plus décourageantes réflexions sur l'indissolubilité de l'alliance. On ne manquerait point de se dire chez l'ennemi: Pour que l'empereur Napoléon s'offre avec tant d'assurance à remettre sa cause entre les mains d'Alexandre, pour qu'il choisisse ce prince comme arbitre, c'est-à-dire comme juge souverain de la querelle, il faut qu'il s'estime bien sûr de la Russie, qu'il la sente derrière lui, dévouée, obéissante jusqu'à la servilité, prête à le suivre aveuglément et à marcher du même pas. On ne douterait point que cette cour n'eût été pressentie à l'avance, qu'elle ne connût et n'approuvât nos prétentions, qu'elle ne fût disposée à les soutenir; Napoléon avait d'ailleurs fait dire à Metternich, répété à Bubna, que l'ultimatum avait été communiqué à Pétersbourg. Mais l'Autriche ne saurait-elle le prendre au mot, accepter l'arbitrage, attendre la sentence d'Alexandre, dont l'opinion demeurait en fait au moins douteuse? Pour ressentir cette crainte, Napoléon connaissait trop bien la situation de l'adversaire. Il n'ignorait point que le gouvernement autrichien, privé de ses meilleures provinces et de leurs revenus, épuisant ses dernières ressources, éprouvant d'extrêmes difficultés à nourrir et à ravitailler ses troupes, ne saurait se perpétuer plusieurs mois dans un état d'intolérable anxiété, sous peine de périr d'inanition et de langueur; il lui fallait provoquer une solution immédiate, quelle qu'elle fût, combattre ou se soumettre, et Metternich, dans les entretiens d'Altenbourg, avait laissé échapper cette phrase significative: «Nous ne pouvons rester trois mois encore dans cette position; il nous faut la guerre ou la paix 220.» Napoléon pouvait donc en toute sécurité se faire fort des sentiments d'Alexandre, les préjuger, les affirmer, car il savait l'Autriche hors d'état matériellement de les mettre à l'épreuve, de chercher la réalité sous de redoutables apparences, de vérifier si l'épouvantail dressé à ses yeux ne recouvrait que le vide.
Après sa conversation avec Bubna, qui avait duré trois heures, Napoléon lut la lettre de l'empereur François et prépara sa réponse. Il la fit âpre, rude et tonnante. Après avoir irréfutablement démontré, à l'encontre des calculs autrichiens, l'importance de ses concessions, après avoir mis un soin blessant à convaincre l'empereur François d'ineptie et ses conseillers de mauvaise foi, il affirmait une fois de plus sa volonté immuable de s'en tenir à l'ultimatum: il insistait sur les avantages de sa position militaire, invoquait le droit du plus fort, jetait dans la balance le poids de son épée. Il ne se radoucissait qu'à la fin, mêlait alors le ton du sentiment à celui de la menace, faisait en termes magnifiques l'éloge de la paix, et la Russie lui fournissait le trait final de sa péroraison. «Je suis si persuadé d'avoir le bon droit de mon côté, disait-il, je mets dans mes demandes une modération qui étonnera tellement l'Europe, quand elle sera connue, que je consentirais à la réunion d'un congrès général où seraient admis même les plénipotentiaires de l'Angleterre, et que je vous propose de vous en rapporter, vous et moi, Monsieur mon Frère, à l'arbitrage de l'empereur Alexandre. Certes, je donne, par cette dernière proposition, la preuve la plus évidente de ma répugnance à verser le sang et de mon désir de rétablir la paix du continent 221.»
Près d'expédier cette lettre, Napoléon se ravisa. Tenant à renforcer et à maîtriser le débat, en y jetant des arguments à sensation, il jugea inutile de l'envenimer par des paroles de colère adressées directement à son frère d'Autriche: «Il vaut mieux, dit-il, que les souverains ne s'écrivent pas que de s'écrire des injures 222.» Il supprima donc sa lettre, mais la communiqua en projet à MM. Maret et de Champagny, afin qu'ils en fissent le thème de leurs entretiens, le premier avec Bubna, le second avec Metternich, et qu'ils missent en œuvre tous les moyens de pression qu'elle contenait, menaces à la maison régnante, allusion à un total bouleversement de l'empire, recours confiant et superbe à l'intervention de la Russie.
En face de ces effrayantes perspectives, l'Autriche sentit défaillir son courage. Chez François Ier, il y avait eu velléité de résistance plutôt que résolution ferme et réfléchie de recommencer la guerre, si Napoléon demeurait inexorable. Pendant la nouvelle mission de Bubna à Vienne, les amis de la paix avaient insensiblement regagné du terrain à la cour de Dotis. Après le retour de l'aide de camp, ils puisèrent dans ses récits des raisons convaincantes. En particulier, ils relevèrent l'intention annoncée par l'empereur des Français, attestée par divers indices, de déclarer désormais la guerre à la dynastie; ils démontrèrent que le monarque autrichien risquait sa couronne à vouloir sauver quelques provinces. Par ce moyen, Palfy agit sur l'Impératrice, qui agit sur l'Empereur, et le parti de la résignation fut adopté 223.
Pour arriver plus vite à la paix, l'Autriche résolut désormais d'unifier la négociation: au lieu de la poursuivre en partie double, à Altenbourg et à Vienne, elle la concentra dans cette dernière ville. Les conférences d'Altenbourg furent suspendues, et Bubna reprit pour la troisième fois le chemin de Vienne, où il eut à accompagner le prince Jean de Lichtenstein, muni de pouvoirs en règle; les deux envoyés devaient accepter dans ses grandes lignes l'ultimatum français, en se réduisant à solliciter des concessions de détail.
Napoléon approchait du but. Maintenant que la négociation se poursuit sous ses yeux, sous sa surveillance immédiate, il la pousse rapidement, par les moyens de contrainte et de séduction qui lui sont propres. Il accueille bien les deux Autrichiens, ne leur ménage point les égards personnels, les admet souvent dans sa compagnie, les emmène au théâtre, dans la loge de leur propre souverain, puis s'enferme avec eux de longues heures et frappe de grands coups. Il agit aussi par des intermédiaires différents, distribuant à chacun son rôle. Champagny, rappelé d'Altenbourg, est chargé de la discussion officielle; sa mission est de résister sans blesser. Il tient des conférences «peu parleuses 224», atténue la dureté de ses refus par son imperturbable politesse: «Il fait cent révérences et n'accorde pas un pouce de terrain 225.» Dans l'intervalle des séances, Maret cause avec les plénipotentiaires autrichiens, les attire chez lui, et avec beaucoup de grâce les engage à se rendre. Laborde vient à la rescousse; il est chargé des confidences à effet, des messages terrifiants. Il accourt chez Lichtenstein pour le prévenir que les chasseurs de la garde, déjà sur le chemin de France, ont reçu l'ordre de tourner bride, que l'Empereur veut absolument être fixé, qu'au moment de partir pour une inspection militaire il a averti Champagny de lui apporter à son retour la paix ou la guerre 226. En butte à une pression de tous les instants, Lichtenstein et Bubna se désistent peu à peu de leurs demandes, avec remords, avec douleur; ils se lamentent et cèdent.
Ils se révoltaient toutefois à l'idée de n'être venus que pour signer une capitulation, et Napoléon comprit la nécessité d'accorder à leur amour-propre, à leur patriotisme, de légères consolations. Après avoir posé un ultimatum, il se réduisit à un sine quâ non; il ne se refusa pas à quelques adoucissements et les fit porter sur la Galicie. L'attribution aux Varsoviens de la partie occidentale de cette province ne pouvait faire question, non plus que celle de Cracovie. Dans la Galicie orientale, sur la rive droite de la Vistule, Napoléon avait demandé d'abord deux cercles pour le duché, plus ceux de Lemberg, de Zolkiew et de Zloczow, destinés à former le lot de la Russie. Du 30 septembre au 6 octobre, il renonça à rien exiger de ce côté pour les Polonais, consentit même à partager entre eux et l'Autriche les salines précieuses de Wielicka, près de Cracovie, mais, par compensation, n'exigea plus que deux cercles pour la Russie 227. À ce compte, si l'Autriche gardait environ les trois cinquièmes de la Galicie, ce qui devait plaire à Pétersbourg, le Tsar perdait Lemberg, le seul point de quelque valeur qui figurât dans sa part.
Alexandre, cependant, commençait à parler un peu plus clair. Il s'était entretenu de nouveau avec Caulaincourt et, au milieu de ses vagues et ordinaires formules, avait jeté cette phrase: «Si l'on veut faire un partage entre moi et le grand-duché, il faudra qu'il ait la petite portion et moi la grande 228.» Mais cette réserve, connue à Schœnbrunn dans les premiers jours d'octobre, venait trop tard pour arrêter Napoléon dans son essor impétueux vers une pacification dont il avait arrêté les bases. Afin de préparer l'empereur Alexandre à subir ses décisions, il lui renvoya Tchernitchef avec une lettre caressante: il y faisait savoir que le principal vœu de la Russie allait être exaucé, puisque «la plus grande partie de la Galicie ne changerait point de maître».--«J'ai ménagé les intérêts de Votre Majesté, ajoutait-il, comme Elle eût pu le faire Elle-même, en conciliant le tout avec ce que l'honneur exige de moi 229.» Et il annonçait la paix sous peu de jours.
En effet, il sentait plus impérieusement le besoin de se l'assurer. La longueur des négociations, qui duraient depuis deux mois, apparaissait comme un échec à sa puissance et comme un encouragement à ses ennemis; la haine de l'Allemagne contre lui s'exaspérait; un fanatique avait tenté de l'assassiner. Il ordonna de transiger sur la question de l'indemnité de guerre, qui seule restait en suspens. Français et Autrichiens firent chacun un pas pour se rapprocher; le chiffre de soixante-quinze millions fut adopté, et le 14 octobre MM. de Lichtenstein et Bubna, dépassant leurs pouvoirs, prirent sur eux de signer à ces conditions, en réservant l'approbation et la signature de leur maître. Cette paix non ratifiée et partant incomplète, l'Empereur l'annonce comme définitivement acquise, la publie avec fracas, la fait célébrer par la voix de ses canons, et, pour couper court à toute récrimination, sort de Vienne le lendemain. N'osant détromper ses peuples, qui avaient accueilli avec transport la fin de leurs souffrances, François Ier s'inclina, se soumit, et Napoléon emporta par ce stratagème le dénouement d'une crise où il avait vaincu tout juste, où sa fortune n'avait triomphé qu'avec peine des difficultés accumulées par sa politique, où il lui avait fallu tendre et raidir tous les ressorts de sa puissance, épuiser toutes les subtilités de sa ruse, pour forcer la victoire et ravir la paix.
Par le traité de Vienne, sur trois millions et demi d'âmes cédées par l'Autriche, tandis que quatre cent mille passaient à la Bavière, tandis que douze cent mille autres servaient à compléter l'Illyrie française, le roi de Saxe, comme duc de Varsovie, en obtenait quinze cent mille et la Russie à peine quatre cent mille. «S. M. l'empereur d'Autriche, disait le traité, cède et abandonne à S. M. l'empereur de Russie, dans la partie la plus orientale de l'ancienne Galicie, un territoire renfermant quatre cent mille âmes de population, dans laquelle la ville de Brody ne pourra être comprise. Ce territoire sera déterminé à l'amiable entre les commissaires des deux empires 230.» Parmi nos alliés, tandis que le duché polonais recevait le «gros lot 231», la Russie venait au dernier rang, réduite à une gratification modique et presque humiliante.
Seulement, donnant suite à son idée première, Napoléon comptait atténuer cette disproportion flagrante et rétablir dans une certaine mesure l'équilibre en accordant à la Russie des garanties d'avenir. Ces garanties, il veut les donner sur l'heure, de manière qu'elles coïncident avec le traité, qu'elles paraissent à Pétersbourg faire corps avec lui, en être à la fois le complément et le correctif. Il entend qu'elles soient larges, explicites, que les provinces polonaises de la Russie soient mises à l'abri de toute atteinte, de toute contagion, qu'une barrière sérieuse les couvre contre les entreprises du duché. Par les remaniements opérés, il n'a point voulu refaire la Pologne sous un autre nom et en préparer la complète réintégration, mais accroître le nombre des Polonais en armes qui veillent aux extrémités de son empire. Il donne la mesure de sa pensée par l'engagement qu'il impose de suite au roi de Saxe, celui de tenir sur pied, dans la principauté agrandie, soixante mille hommes au lieu de trente 232; lorsqu'il a augmenté de moitié la population varsovienne, son but n'a été que de doubler sa grand'garde. Ce résultat obtenu, il consent à s'interdire tout autre projet, toute arrière-pensée, tant que la Russie lui demeurera fidèle, et à enclore le duché dans des limites irrévocablement fixées.
Déjà, dans sa lettre préparatoire au Tsar, il avait écrit: «La prospérité et le bien-être du duché de Varsovie exigent qu'il soit dans les bonnes grâces de Votre Majesté, et les sujets de Votre Majesté peuvent tenir pour certain que, dans aucun cas, dans aucune hypothèse, ils ne doivent espérer aucune protection de moi 233.» Le 14 octobre, en communiquant à Caulaincourt le texte du traité, Champagny ajoute: «Rassurez le ministère sur cet accroissement du duché de Varsovie. Il importe de prendre des mesures pour éviter les inconvénients qui se sont montrés en Pologne depuis la paix de Tilsit. Vous êtes autorisé à donner toutes les sûretés convenables. Vous pouvez même proposer un arrangement par lequel on conviendrait qu'aucun Lithuanien ne pourra être admis au service du duché, et réciproquement qu'aucun sujet du grand-duché ne serait reçu au service de la Russie 234.» Enfin, le 20 octobre, dans une lettre écrite directement au comte Roumiantsof et prenant le caractère d'une communication officielle, Champagny laisse entendre que l'Empereur ira aussi loin que la Russie peut le souhaiter et consentira à proscrire jusqu'au nom et au souvenir de la Pologne.
«L'Empereur, dit-il, veut non seulement ne point faire naître l'idée de la renaissance de la Pologne, si éloignée de sa pensée, mais il est disposé à concourir avec l'empereur Alexandre à tout ce qui pourra en effacer le souvenir dans le cœur de ses anciens habitants. Sa Majesté approuve que les mots de Pologne et de Polonais disparaissent non seulement de toutes les transactions politiques, mais même de l'histoire. Elle engagera le roi de Saxe à se prêter à tout ce qui pourra tendre à ce but; tout ce qui pourra servir à maintenir dans la soumission les habitants de la Lithuanie sera approuvé par l'Empereur et exécuté par le roi de Saxe. Les inconvénients qui se sont montrés depuis le traité de Tilsit ne se reproduiront plus; on fera tout ce qui sera propre à les prévenir. Il y a donc tout lieu de penser que l'événement qui accroît la puissance du roi de Saxe, loin d'entretenir dans les cœurs des anciens Polonais une espérance chimérique, leur prouvera le peu de réalité de celle qu'ils avaient pu conserver: elle mettra un terme à une illusion plus dangereuse pour eux qu'elle n'était inquiétante pour les gouvernements auxquels ils appartiennent. L'Autriche conserve encore les trois cinquièmes de la Galicie, et précisément cette partie qui est le plus accoutumée à sa domination. La partie qui en est détachée pour appartenir au roi de Saxe en est un peu plus que le quart de sa population totale, et ferait à peine la dixième partie de ce qu'a été autrefois la Pologne. Est-ce par une disposition d'une si faible partie qu'un grand royaume peut renaître de ses cendres? Mais encore une fois, l'Empereur concourra de tous ses moyens à tout ce qui pourra assurer la tranquillité et la soumission des anciens Polonais, et il croira les bien servir en leur épargnant de nouveaux malheurs et en les attachant de plus en plus au gouvernement sage et paternel d'un empereur, son allié et son ami 235.»
Quelque formels que fussent les termes de cette lettre, il était impossible que la Russie n'apprît point avec douleur, avec angoisse, la préférence donnée au grand-duché dans la répartition des territoires; elle y verrait la justification de ses soupçons, l'indice, presque l'aveu, des desseins imputés à Napoléon; elle sentirait se fortifier et se fixer ses craintes.
Sous le point de vue de la justice distributive, la décision de l'Empereur apparaît irréprochable. Par leur conduite pendant la guerre, les Russes avaient à peine mérité une rectification de frontière: «C'est plus qu'ils n'ont gagné 236», disait Napoléon, et cette appréciation était exacte. Il est vraisemblable que la Russie eût beaucoup obtenu de lui en le secourant avec efficacité, en se rangeant loyalement à ses côtés, pour faire appel ensuite à ces sentiments d'honneur et de confraternité militaire qui agissaient puissamment sur son âme. Napoléon avait au plus haut point la loyauté du champ de bataille; ce politique artificieux était un soldat sans reproche; il avait la religion du service rendu, et nul ne le vit jamais disputer le prix du sang versé pour sa cause. Plus tard, causant avec un aide de camp du Tsar, se remémorant le passé, laissant errer son imagination, il retraçait en traits de feu le rôle éminent que les circonstances avaient en 1809 livré à la Russie, comment elle eût dû s'y prendre pour le remplir, ce qu'il aurait fait lui-même à la place d'Alexandre: «J'eusse fait faire volte-face, disait-il, aux cent mille hommes employés contre les Turcs, et, entrant en Hongrie, j'eusse dicté la paix aux deux partis 237.» Comme la Russie avait préféré se réfugier dans l'abstention et se désintéresser des événements, quitte à se plaindre de leurs conséquences, c'était à elle-même qu'elle devait tout d'abord imputer ses mécomptes. Néanmoins, puisque Napoléon croyait toujours et fermement à la nécessité de la retenir dans l'alliance, il y avait de sa part faute grave, féconde en conséquences funestes, à donner aux appréhensions d'Alexandre un objet précis, à fournir contre soi un grief tangible. Il avait beau déclarer, en toute sincérité, son intention de ne point restaurer la Pologne, ses actes parlaient contre lui, et le gage matériel donné aux Varsoviens apparaissait comme le démenti de ses affirmations, si catégoriques qu'elles fussent.
Les garanties proposées, il est vrai, pouvaient avoir leur valeur et, en quelque manière, réparer le traité. Mais sous quelle forme Napoléon les donnerait-il? Interviendrait-il en son nom ou ferait-il simplement stipuler le roi de Saxe? Prendrait-il des engagements verbaux ou écrits? Signerait-il une convention? Quelles en seraient la consistance et la teneur? Autant de points que la lettre du 20 octobre laissait en suspens et qui restaient à traiter. Nos offres provoquaient une négociation nouvelle, périlleuse entre toutes, puisqu'il faudrait, pour convenir d'arrangements précis, écarter toute ambiguïté, aller jusqu'au fond des pensées respectives, au risque de les trouver irrémédiablement discordantes, au risque de tuer l'alliance en dissipant l'équivoque dont elle avait vécu jusqu'à ce jour. La question de Pologne, née à Tilsit avec le duché, introduite entre les deux empereurs par l'acte même qui les avait rapprochés, maintenue d'abord à l'état latent, surgie tout à coup de la guerre contre l'Autriche et des insurrections galiciennes, aggravée par les conditions de la paix, n'était plus de celles qu'une politique adroite réussirait à assoupir ou à voiler: il était nécessaire qu'elle fût envisagée franchement et abordée de face, tranchée d'un commun effort ou reconnue insoluble, et le débat auquel elle donnerait lieu, compliqué d'une nouvelle et intime péripétie, allait marquer la crise suprême de l'alliance.
Accueil fait par l'empereur Alexandre au traité de Vienne.--Extrême mécontentement.--La lettre ministérielle du 20 octobre atténue cette impression.--Alexandre réclame la signature d'un traité portant garantie contre le rétablissement de la Pologne.--Digression historique de Roumiantsof.--Le despotisme tempéré par les salons.--Caulaincourt sollicite des instructions précises.--Désir soutenu et progressif chez Napoléon de restaurer l'alliance et de lui rendre son lustre.--Motifs dont il s'inspire.--Le divorce résolu.--Nécessité de ménager et de préparer Joséphine.--Séjour de Fontainebleau.--Napoléon incline à épouser la grande-duchesse Anne Pavlovna.--Raisons de cette préférence.--Comment Napoléon sait préparer une demande en mariage.--Attentions et galanteries.--L'ambition suprême du prince Kourakine.--L'emprunt russe à Paris.--Nouvelles assurances.--La famille impériale de Russie; la grande autorité en matière de mariage.--Retour de Fontainebleau.--Première lettre secrète au duc de Vicence.--Réserves concernant l'âge et les aptitudes physiques de la princesse.--Napoléon consent au traité portant interdiction de rétablir la Pologne; connexité des questions.--L'alliance tend à se resserrer.--Scène du 30 novembre aux Tuileries.--Imminence du divorce.--Pressé par le temps, Napoléon se décide à épouser la grande-duchesse de confiance et abandonne à Caulaincourt tout pouvoir d'appréciation.--Variété des moyens qu'il met en œuvre pour ressaisir Alexandre.--L'anniversaire du couronnement et le discours au Corps législatif.--Phrase à effet sur les Principautés.--Commentaire dicté par l'Empereur.--Seconde lettre au duc de Vicence.--Démarche irrévocable.--Le ministre de l'intérieur à la tribune du Corps législatif; exposé de la situation de l'Empire; passage concernant la Pologne.--Le bruit du mariage russe se répand.--Napoléon s'attend à recevoir la visite d'Alexandre; il voudrait faire du mariage et du voyage la manifestation extérieure et l'apothéose de l'alliance 238.
Le 27 octobre, Caulaincourt reçut le texte du traité de Vienne; il avait à le communiquer au gouvernement russe et s'acquitta de cette ingrate commission. «Je me rendis, écrit-il dans son rapport, chez l'Empereur, qui daigna m'accorder sur-le-champ une audience. Il me demanda en entrant si c'était le traité. Je répondis en le lui remettant et m'acquittant des ordres que m'avait transmis le ministre de Votre Majesté par sa dépêche du 14 octobre. L'Empereur m'interrompit pour lire le traité. Il le lut sans proférer un seul mot, mais non sans montrer qu'il n'en était pas satisfait. Après, il garda assez longtemps le silence, qu'il ne rompit que pour dire qu'il était mal récompensé de sa loyauté et surtout d'avoir remis ses intérêts à Votre Majesté et de l'avoir secondée comme il l'avait fait dans la négociation. Je voulus répondre, faire valoir l'acquisition qu'il faisait. L'Empereur m'interrompit, cependant toujours avec calme, pour me parler d'autre chose. Il prit sur son bureau le jugement du général Gortschakof (ce général venait d'être cassé pour sa conduite suspecte pendant la campagne et par manière de satisfaction à la France) et me dit que je voyais par la date de l'ordre de l'armée qui le contenait, qu'il y avait longtemps qu'on en avait fait justice, qu'au reste il ne me montrait cela que pour moi et comme une suite de notre dernière conversation. Ensuite l'Empereur me parla de choses indifférentes et me congédia 239.»
Les jours suivants, l'ambassadeur fut reçu comme à l'ordinaire, familièrement, à toute heure, mais l'accueil n'était plus le même. L'Empereur se montrait froid, peu causeur, et ne faisait que de rares allusions à la politique: parfois un mot amer, jeté dans la conversation, témoignait combien la blessure faite à son amour-propre, au sentiment de sa dignité et de ses intérêts, était profonde et cuisante; il dit un jour que les négociateurs de Vienne avaient pris exactement le contre-pied de ses indications 240. L'ambassadeur lui parlait-il de mesures propres à le tranquilliser, il déclarait, sur un ton d'impatience, que l'empereur Napoléon devait connaître ses justes désirs, qu'il était temps d'y faire droit. Au dehors, le chancelier Roumiantsof, revenu de Finlande, paraissait consterné, et la société tempêtait.
La lettre de Champagny à Roumiantsof, proposant d'effacer le nom de la Pologne du présent et de l'avenir, arriva dix jours après la réception du traité; c'était un peu tard pour réparer l'effet produit: le coup était porté. Néanmoins, Alexandre fut très frappé des termes absolus et catégoriques de cette lettre: jamais la France ne lui avait tenu pareil langage. Il y trouva, suivant son expression, «quelque chose dans l'esprit de l'alliance 241», et en éprouva un sérieux réconfort.
Ces garanties qui lui étaient si positivement offertes, il se déclara prêt à les accepter, pourvu qu'elles lui fussent conférées sous une forme strictement obligatoire pour la France: entre Napoléon et lui, il ne croyait plus à la valeur des paroles et exigeait une signature. Il parla d'abord d'assurances par écrit, puis, s'enhardissant et précisant mieux sa pensée, demanda un traité, un pacte en bonne forme. L'empereur Napoléon y prendrait l'engagement de ne jamais rétablir la Pologne; à cette clause s'ajouterait la garantie de l'état de possession résultant des partages, sans préjudice d'articles explicatifs et accessoires. Ce contrat passé, Alexandre consentirait à oublier ses griefs; délivrée de l'obstacle surgi malencontreusement en son chemin, l'alliance reprendrait son cours majestueux et paisible. À l'aspect de ces consolantes perspectives, le front du Tsar se rassérénait, la paix semblait rentrer dans son âme, mais il revenait toujours à son traité, le demandait tel qu'il l'avait conçu, et à la gravité significative que prenait alors son langage, à sa manière de peser sur chaque phrase, sur chaque mot, on sentait qu'il énonçait des conditions irrévocables et qu'il articulait l'ultimatum de son amitié 242.
Quant à Roumiantsof, il tenait un langage d'autant plus explicite que, dans les journées qui avaient suivi son retour et précédé l'arrivée du traité de Vienne, il n'avait point imité la réserve ni paru partager l'embarras pudique de son maître. Abordant résolument la question de Galicie, à l'heure même où Napoléon la tranchait à Vienne, il avait présenté un plan de partage tout en faveur de la Russie. Comme la France avait méconnu des vœux qu'il n'avait éprouvé aucun scrupule à exprimer, il se jugeait un droit personnel à obtenir une réparation et la réclamait âprement. Depuis qu'il avait complété l'unité territoriale de l'empire en mettant la dernière main à l'acquisition de la Finlande, l'affaire de Pologne semblait devenue son unique souci, sa préoccupation exclusive et d'autant plus absorbante, le point noir dont il voulait à toute force débarrasser l'horizon. Dans ses entretiens avec le duc de Vicence, il parlait toujours de l'alliance en convaincu, en croyant, mais il en subordonnait le maintien à une grande mesure par laquelle Napoléon découragerait les espérances des Varsoviens et glacerait leur enthousiasme; c'était à la France, qui avait fait le mal, à y porter remède, à réprimer une effervescence qu'elle avait laissée naître et se propager: «Les Polonais sont ivres, disait le vieux ministre, il faut les dégriser 243.»
Au reste, ajoutait-il, à supposer que l'empereur Alexandre se résignât à fermer les yeux sur le péril extérieur qui menaçait ses États, la fermentation croissante à l'intérieur ne lui permettrait point cet excès de condescendance. Dans les hautes classes, le mouvement était trop vif, trop universel, et avait pris des proportions trop inquiétantes pour que quelques paroles tombées de haut, accompagnées même de rigueurs, pussent imposer le calme, ramener la soumission, dissiper de justes craintes; la confiance ne se décrète point par ukase, et l'empereur Alexandre ne saurait désormais, sans s'exposer à de graves périls, différer la satisfaction à laquelle prétendaient ses sujets. C'est à tort, disait alors Roumiantsof sur un ton d'épanchement, que l'on suppose à l'autocrate la pleine et parfaite indépendance de ses décisions; illimité en droit, son pouvoir doit en fait tenir compte de l'opinion mondaine et dans une certaine mesure gouverner avec elle; il en résulte pour la Russie une forme de gouvernement très particulière: c'est le despotisme tempéré par les salons. Ce régime n'est point nouveau; il fonctionne de longue date; et Roumiantsof, faisant appel à sa mémoire et à sa vieille expérience, citait des faits, des exemples, propres à nous faire mieux connaître et comprendre la Russie: «L'empereur Napoléon, disait-il, et en général tout le monde chez vous se trompe sur ce pays-ci. On ne le connaît pas bien. On croit que l'Empereur gouverne despotiquement, qu'un simple ukase suffit pour changer l'opinion ou du moins pour décider de tout. L'empereur Napoléon me l'a souvent dit en parlant des bavardages, de l'espèce d'opposition qui se manifestait ici. Il croit qu'un signe du souverain peut tout faire; il se trompe... L'impératrice Catherine connaissait si bien ce pays qu'elle cajolait toutes les opinions; elle ménageait jusqu'à l'esprit d'opposition de quelques vieilles femmes: c'est elle-même qui me l'a dit 244.» De ces souvenirs évoqués à propos, de toutes ces considérations, Roumiantsof tirait argument pour réclamer un acte immédiat, un traité propre à calmer les esprits, à venir en aide aux intentions loyales et conciliantes du gouvernement, en un mot à nationaliser l'alliance.
Caulaincourt n'osa obtempérer sur-le-champ à ces réquisitions. Il s'était entendu accuser tant de fois d'être trop Russe qu'il craignait, s'il faisait preuve d'initiative et d'empressement, d'encourir à nouveau ce reproche. Puis, pendant les derniers mois, il avait vu varier et osciller si souvent la politique impériale qu'il avait peine à la suivre dans ses sinuosités. Au début de la guerre, lorsqu'il s'agissait d'entraîner nos alliés dans la lutte, Napoléon lui avait permis de prendre des engagements fermes: plus tard, après les premières déceptions de la campagne, l'Empereur avait paru s'éloigner et s'isoler de la Russie; aujourd'hui, au lendemain d'un acte qui avait justement froissé cette puissance, il se montrait disposé à lui complaire. Ces mouvements en sens divers, ces brusques saccades, avaient produit chez l'ambassadeur un trouble et un désarroi qui paralysaient son bon vouloir. Au lieu d'accéder aux exigences croissantes de la Russie, il se borna à les enregistrer et à en instruire successivement sa cour. Avant d'admettre le principe d'une assurance par écrit et à plus forte raison d'un traité, il sollicita, par deux courriers, des ordres précis: vu l'énormité des distances, c'était retarder d'au moins six semaines la satisfaction d'Alexandre.
Pour cette fois, les scrupules de l'ambassadeur se trouvaient excessifs et ne répondaient plus aux dispositions présentes de l'Empereur. Si Caulaincourt, au lieu d'être réduit à des instructions déconcertantes par leur variété, parfois contradictoires, dont le lien lui échappait, eût été mieux à même d'observer le travail qui s'opérait dans l'esprit du maître, de suivre dans tous ses détours une volonté souvent ondoyante et toujours complexe, il eût reconnu que le désir d'apaiser et de contenter la Russie était actuellement le premier chez l'Empereur, qu'il dominait son esprit et ne s'arrêtait pas aux formes dans lesquelles la satisfaction serait donnée. Jugeant avoir assez fait pour les Polonais par un don de territoire et s'être assuré de leur fidélité, Napoléon est tout entier maintenant à la contre-partie de cette œuvre et s'est retourné délibérément vers la Russie, les mains pleines de concessions; après s'être à tout hasard prémuni contre une défection d'Alexandre, il renonce moins que jamais à la prévenir. Se sentant plus isolé à mesure qu'il devient plus redoutable, il comprend mieux l'utilité de prolonger un accord qui le garantira contre les révoltes de l'Europe, tandis qu'il reprendra la soumission de l'Espagne et terminera sa lutte contre l'Angleterre. Même, non content de neutraliser la Russie, il revient peu à peu à l'espoir de se la rattacher plus complètement, de provoquer un renouveau d'intimité et de confiance, et cette idée de faire refleurir l'alliance s'associe en lui à un projet brusquement conçu, d'ordre intime et public à la fois, intéressant les plus hautes conceptions de sa politique et touchant aux fibres les plus délicates de son amour-propre. L'amitié d'Alexandre lui est redevenue particulièrement nécessaire, parce qu'il s'est résolu au divorce et qu'il pense avoir besoin de la Russie pour donner une impératrice à la France.
Après Wagram et la paix de Vienne, il avait ressenti plus impérieusement le désir qui l'avait assailli au retour de Tilsit, celui d'ajouter aux trophées présentés à ses peuples un gage d'avenir, une espérance de stabilité. Au lendemain d'une épreuve où la France avait craint pour sa vie et vu chanceler sa fortune, il jugeait plus nécessaire d'assurer la pérennité de son œuvre et surtout d'y faire croire, de se prolonger dans une lignée directe. À la fin de 1807, il y avait eu chez lui velléité de divorcer: en 1809, il y eut volonté arrêtée, détermination prise, et lorsqu'il revint d'Autriche, il portait en lui le poids de cette résolution, qui déchirait son cœur tout en ouvrant à son orgueil une carrière nouvelle.
Décidé à rompre et redoutant l'instant cruel, il n'entendait pas immédiatement publier et réaliser son projet. Souffrant du mal qu'il ferait à Joséphine, cherchant un moyen de l'avertir et désireux de la ménager, il passait par de douloureuses anxiétés qui lui faisaient rechercher le calme et le recueillement. À son retour d'Allemagne, au lieu de rentrer à Paris et de se montrer en triomphateur à ses peuples, il s'arrête à Fontainebleau. Là, il n'admet auprès de lui que ses ministres de confiance, avec les princes de la famille; il ajourne les réceptions officielles, les empressements de commande, s'isole de l'appareil souverain: son intention est «de vivre comme à la campagne 245», partageant son temps entre le travail et la chasse. Il mande aussi l'Impératrice, mais la traite avec une froideur inaccoutumée; en suspendant l'intimité alors que le lieu et les circonstances semblent la favoriser, il voudrait préparer Joséphine à comprendre, à s'incliner devant l'inévitable, à s'immoler elle-même, à descendre spontanément du trône pour occuper, dans la hiérarchie des princesses, le premier rang après l'impératrice régnante. C'est là le but qu'il se propose, mais il estime que, pour l'atteindre, quelques semaines de patience et de discrets efforts sont nécessaires.
Puis, il lui faut aviser aux moyens de se procurer une nouvelle union et se pourvoir à l'avance. Dans sa pensée, si le lien qui l'unissait à Joséphine devait être dénoué plutôt que tranché, si la rupture devait être prudemment amenée, le second mariage devait suivre sur-le-champ, à la façon d'un soudain coup de théâtre. Pour mieux gouverner l'imagination des hommes, Napoléon jugeait indispensable de ne jamais la laisser se troubler et s'égarer dans l'attente prolongée de grands événements. Dès qu'il les lui avait fait pressentir, il les lui présentait tout acquis, irrévocables et magnifiques; il ne la tirait de son saisissement que pour la ravir et l'enchanter, et c'était en tout sa manière que de procéder par surprises, par éblouissements, d'étonner les esprits et de stupéfier l'opinion. Il voulait donc qu'entre les deux impératrices la transition fût brusque, à peine sensible, qu'aux yeux de la France et du monde une princesse de sang royal apparût immédiatement à ses côtés dans la place que le départ de Joséphine laisserait vacante. Auprès de Joséphine, il pensait à celle qu'il appellerait à la remplacer: parcourant l'Europe du regard, il y cherchait une princesse apte à partager son trône, à lui donner un fils, et ses préférences se portèrent sur la grande-duchesse Anne, sœur d'Alexandre.
Ce choix était naturel, légitime, presque forcé. Il répondait d'abord au désir de célérité qui guidait l'Empereur dans toute la poursuite de cette affaire. Entre Napoléon et Alexandre, la question n'était point nouvelle, puisqu'à Erfurt, dans un épanchement ménagé par Talleyrand, les deux empereurs avaient parlé mariage et prononcé le nom de la plus jeune fille de Paul Ier. À cette époque, Anne Pavlovna sortait à peine de l'enfance; il ne pouvait être question de son établissement qu'à titre de projet caressé pour l'avenir 246. Depuis, treize mois s'étaient écoulés: la grande-duchesse achevait sa quinzième année; on avait lieu de penser, sans en avoir la certitude absolue, qu'elle avait atteint l'âge de la puberté et du mariage; son extrême jeunesse, qui restait un inconvénient, ne semblait plus un empêchement, et il paraissait naturel qu'on relevât de notre côté l'insinuation faite par son frère; après ce préliminaire, une demande ne surprendrait pas à Pétersbourg; sur ce terrain déjà préparé, il semblait que tout irait plus facilement et plus vite qu'ailleurs. Même, il y avait pour Napoléon--c'est lui qui en fit l'aveu--«un engagement de tacite honnêteté 247» à ne point chercher d'autre parti avant d'avoir repris et poussé à fond l'entretien avec la Russie; s'il manquait à ce devoir de convenance, à cette obligation de l'amitié, il risquerait de porter à l'harmonie des deux cours une nouvelle atteinte, de fournir au Tsar un légitime sujet de mécontentement et de peine.
Au contraire, l'alliance de famille, s'il parvenait à la former, aurait pour effet presque certain de restaurer l'union politique, en attestant aux deux monarques la sincérité de leurs sentiments respectifs. Alexandre y trouverait la preuve que Napoléon demeurait inébranlable dans ses sympathies et ses préférences. De son côté, Napoléon obtiendrait enfin le gage tant de fois et si vivement réclamé de la Russie. En aucune occasion Alexandre ne nous avait ménagé les protestations et les assurances; il nous en avait comblés, accablés: aujourd'hui encore, il affirmait que son cœur n'était point changé; à l'entendre, il admirait toujours Napoléon et voulait l'aimer; lors même qu'il soupirait et se lamentait, ses plaintes gardaient le ton de l'amitié méconnue plutôt que de l'aigreur et de l'amertume. Cependant, chaque fois qu'il s'était agi pour lui de se montrer par des actes, il s'était aussitôt récusé et dérobé. Pendant la guerre d'Autriche, il avait prodigué ses vœux, ses encouragements, ses congratulations, et refusé ses armées. Ce témoignage effectif qu'il s'est alors abstenu de nous donner, le don de sa sœur peut le remplacer; par cette marque publique d'attachement, il montrera qu'il ne craint point d'enchaîner sa foi, de se lier ostensiblement à l'Empereur, de se compromettre et de s'afficher avec lui: dans une demande en mariage, Napoléon voit un dernier moyen de l'éprouver, de vérifier la droiture de ses intentions, et il se résout à tenter cette suprême expérience.
Désirant qu'elle réussisse, il ne la risquera qu'après avoir mis de son côté toutes les chances favorables. Pour enlever au Tsar tout motif fondé de refus ou de réticence, il consent à le délivrer de toute crainte, et c'est sans doute à cette pensée, conçue et exprimée par lui au moment de quitter Vienne, qu'il faut attribuer les termes étonnamment positifs dans lesquels Champagny avait cru pouvoir formuler sa lettre au chancelier. Après son retour, Napoléon se cherche d'autres moyens de séduction; il croit les trouver d'abord dans un système soutenu de menus soins et de galanteries. Jamais, depuis les jours heureux qui avaient suivi les effusions de Tilsit, il ne s'était montré aussi coulant, aussi attentionné, et avec un art minutieux, avec ce mélange de dignité et de grâce qu'il sait employer à propos, il commence de faire sa cour à la Russie.
D'abord, l'ambassadeur du Tsar à Paris, le prince Kourakine, redevient l'objet de toutes les préférences. Quelque peu d'importance qu'offrît par lui-même ce ministre, il représentait la personne de son maître, et toute politesse qui lui serait faite irait à l'adresse d'Alexandre. Puis, insuffisant en affaires, Kourakine jouissait à Pétersbourg de quelque crédit mondain; «il écrit, mandait Caulaincourt, au moins une fois la semaine à l'Impératrice mère et à quatre ou cinq vieilles dames qui sont à la tête de la société 248.» Napoléon trouve donc avantage à ce que Kourakine soit caressé, choyé, mis dans nos intérêts. Désormais l'Excellence russe reçoit au ministère des relations extérieures un accueil particulièrement empressé: le nouveau duc de Cadore (M. de Champagny venait de recevoir ce titre) écoute sans sourciller ses fastidieuses dissertations, reçoit avec bienveillance ses requêtes, et la liste en est longue, car le prince «protège beaucoup, multiplie les demandes particulières, et réclame toujours au nom de l'alliance et de l'amitié de l'Empereur pour l'empereur Alexandre; il a l'air de croire que toutes les lois doivent se taire devant ce puissant motif 249». Si importune que soit parfois son intervention, il est tenu bon compte de ses désirs, et il faut des raisons d'État pour qu'une demande formulée par lui ne soit point accueillie d'emblée.
Tant d'affabilité, il est vrai, ne réussissait qu'imparfaitement à le satisfaire; une ombre restait sur son front, et quelque chose semblait manquer à son bonheur. Il avait cru que l'arrivée de l'Empereur à Fontainebleau rouvrirait la série des réceptions et des fêtes, que Sa Majesté n'aurait rien de plus pressé que de le mander auprès d'elle, que cet appel lui fournirait occasion de déployer tout son faste. Pour la circonstance, il avait renouvelé sa garde-robe, s'était commandé des habits magnifiques, avait tiré de son écrin ses plus précieux joyaux, et son secret espoir, avoué à son entourage, était d'éclipser l'archichancelier Cambacérès, dont la somptuosité proverbiale excitait sa jalousie 250. Ne voyant point arriver l'invitation ardemment souhaitée, Kourakine trouvait qu'on lui laissait attendre bien longtemps le jour de son triomphe. Instruit de cette impatience sénile, Napoléon le fit venir à Fontainebleau avant tous ses collègues; là, avec ostentation, il lui reconnut les prérogatives diverses de son rang, le combla de toutes les distinctions propres à faire époque dans la vie d'un vieux diplomate.
Note 250: (retour) Rapport de police du 8 novembre 1809. «Son Excellence le prince Kourakine, dès qu'il a su le retour prochain de l'empereur de Vienne, a préparé ses équipages et des habits magnifiques qu'il a fait venir de Lyon. Il a fait établir en diamants sa grande croix de la Légion d'honneur, et il se flattait (ce sont ses termes) qu'elle effacerait celle de M. l'archichancelier.» Archives nationales, F7, 3721.
En de plus importantes matières, même préoccupation de plaire. Alexandre avait exprimé dès longtemps le vœu que des ingénieurs français fussent mis à sa disposition, afin de lui construire des vaisseaux d'un type perfectionné. Napoléon consentit à leur envoi, malgré sa répugnance à faire l'éducation militaire d'un peuple étranger. Il allait jusqu'aux services d'argent, se montrait disposé à venir en aide aux finances obérées de la Russie. Le gouvernement de Pétersbourg désirait toujours émettre un emprunt sur la place de Paris. Dès que Napoléon sut combien le Tsar et son ministre prenaient à cœur cette opération, il accorda sur-le-champ les autorisations nécessaires et chargea son ministre des finances d'en aviser, par lettre spéciale, les banquiers chargés de l'émission: il verrait avec plaisir que les capitaux français, hésitant à s'aventurer si loin, allassent en Russie, qu'ils se missent à la disposition de son futur beau-frère, et que, si le mariage devait s'accomplir, un prêt de «trente à cinquante millions» figurât dans la corbeille 251.
Enfin, revenant à la question de Pologne, reconnaissant en elle l'obstacle principal ou plutôt unique à la parfaite intelligence des deux cours, il aspire plus que jamais à l'écarter, à la supprimer de leurs rapports. Quelque péremptoires que soient les assurances contenues dans la lettre de Champagny, il éprouve le besoin de les réitérer, sans savoir qu'il se trouvera bientôt dans la nécessité de les préciser. Le 7 novembre, le ministre écrit à l'ambassadeur; ignorant qu'à cette date le Tsar réclame un traité et que Caulaincourt en ajourne la signature, il n'entre encore dans aucune explication sur la nature des garanties à fournir, mais transmet le consentement anticipé de l'Empereur à tout ce que pourra exiger la Russie. «Répétez, dit-il, que nous sommes disposés à faire tout ce qu'on voudra. Parlez du prix qu'on met en France à l'alliance de la Russie.» C'est par cette facilité progressive, par ces complaisances graduées, que Napoléon préparait les voies à la démarche résolue dans le secret de sa pensée. Les précautions dont il l'entoure prouvent surabondamment sa sincérité, son désir d'être agréé, son intention de plus en plus ferme d'épouser la sœur d'Alexandre. Au lendemain de douloureux froissements, il juge qu'une demande en mariage risquerait trop à se produire isolément; elle ne doit se présenter qu'accompagnée, sous escorte de douces paroles et de bons procédés. Napoléon tient à l'envelopper dans un ensemble de mesures amicales, condescendantes, gracieuses, destinées à en faciliter le succès et à concourir au même but, c'est-à-dire à resserrer l'entente et surtout à l'affirmer avec éclat aux yeux de l'univers.
Ayant tout disposé en sa faveur, comment s'y prendrait-il pour entamer l'affaire? Quelques soins qu'il se donnât pour se faire bien venir de la Russie, une difficulté restait à prévoir: Alexandre l'avait indiquée à Erfurt, sans suggérer le moyen de la lever. Si l'alliance de famille, avait-il dit, était le plus cher de ses vœux, ce n'était pas à lui-même, c'était à sa mère qu'il appartenait d'en décider; l'Impératrice douairière avait conservé toute autorité sur ses filles et les mariait à son gré; la volonté du tsar défunt, consignée dans un acte solennel, avait opéré au profit de sa veuve ce démembrement de la souveraineté.
Depuis l'entrevue, Alexandre s'était-il essayé à abolir ou à restreindre les prérogatives si bénévolement reconnues à sa mère? C'était là un point que Caulaincourt s'était attaché spontanément à éclaircir. Mêlé aux conversations d'Erfurt, désirant le mariage, espérant en faire le couronnement d'une politique qui lui était chère, il n'avait jamais perdu de vue ce grand objet, bien que Napoléon et Alexandre ne lui en eussent plus touché mot, le premier dans ses lettres, le second dans ses entretiens; sans agir, il s'était cru autorisé à observer, et ses yeux étaient restés constamment ouverts sur ce qui se passait entre le Tsar et sa mère. Or, il avait vu cette princesse, à côté de son fils chef d'État, rester chef de famille, s'affirmer comme tel dans toutes les circonstances. Au jour des fiançailles entre la grande-duchesse Catherine et le duc d'Oldenbourg, elle avait présidé la cérémonie; dans la chapelle du Palais d'hiver, devant le roi et la reine de Prusse, la cour et le corps diplomatique, elle était montée seule sur l'estrade recouverte de pourpre où se tenaient les futurs époux; elle avait uni leurs mains et reçu leurs hommages: «La première marque de respect de la fille, écrivait l'ambassadeur, a toujours été pour la mère 252.» Le rôle dévolu à celle-ci ne dérogeait pas, il est vrai, à la coutume russe, mais Caulaincourt avait remarqué en même temps le soin extrême de l'Empereur à s'effacer, à ne figurer qu'en simple qualité de spectateur et de témoin, «comme ferait un particulier». Il n'était sorti de sa réserve que pour rendre à sa mère les témoignages d'une déférence raffinée 253.
Note 253: (retour) Id.: «On a remarqué avec étonnement que l'Empereur ait poussé aux fiançailles le respect filial au point de quitter sa place pour aller prendre sur une colonne les gants que sa mère y avait posés, pendant qu'elle était à l'autel fiançant sa fille et son futur gendre. Quand elle eut fini, l'Empereur fut au-devant d'elle, lui offrit la main et lui présenta ses gants, que l'Impératrice régnante, qui était près de sa belle-mère, ne lui avait pas offert de prendre.»
Depuis, affectant de renoncer à toute influence politique, Marie Féodorovna continuait de gouverner l'intérieur de la famille et s'attribuait avec une vigilance jalouse ce département. Elle se montrait peu à Pétersbourg, vivait toute l'année à Gatchina, afin, disait-elle, de mieux conserver la direction morale de ses plus jeunes enfants et de surveiller leur éducation. En dehors de ces soins, sa grande occupation était de pourvoir à l'établissement de sa dernière fille. Dans ce but, elle entretenait toute une diplomatie, des agents qui parcouraient les capitales; il y avait toujours quelque part une négociation entamée en son nom pour fiancer la grande-duchesse. En Europe, cette situation toute spéciale était reconnue et acceptée: les prétendants faisaient parvenir directement leur demande à l'impératrice Marie: c'était la marche accoutumée, normale, et Caulaincourt s'était fait un devoir d'en instruire son maître, par une lettre écrite le 4 février 1809 et restée sans réponse:
«La première démarche ostensible, avait-il dit, comme l'officielle, s'adressent à la mère 254.»
Napoléon se jugeait trop fort et trop grand pour employer cette voie; qu'avait-il à compter avec la volonté d'une femme, à incliner devant elle la raison d'État! D'ailleurs, il tenait pour impossible qu'Alexandre, maître dans l'empire, ne le fût point dans sa famille; ce dédoublement des pouvoirs répugnait à la conception qu'il se faisait de l'autorité; il n'y croyait guère, et si le Tsar lui opposait les résistances d'une mère, il n'admettrait pas cette raison et n'y verrait qu'un prétexte. En Russie, il ne connaît que l'ami et l'allié de Tilsit; il ne veut avoir affaire qu'à lui: après avoir mis tout en œuvre pour le reconquérir, il lui fera parler simplement et nettement; c'est à lui seul qu'il veut avoir l'obligation d'un service ou pouvoir s'en prendre d'une réponse discourtoise.
Il ne tarda pas à s'ouvrir au delà du milieu de novembre. Le séjour de Fontainebleau, il est vrai, n'avait pas sensiblement avancé la question du divorce, ni ménagé les dispositions de Joséphine; il avait été interrompu par l'arrivée à Paris du roi et de la reine de Saxe, accourus pour féliciter l'Empereur de ses derniers triomphes et lui renouveler, avec l'expression de leur gratitude, l'hommage de leur déférente fidélité. Napoléon les avait invités à venir, mais l'empressement avec lequel ils avaient répondu à cet appel dérangeait ses plans, en l'arrachant prématurément à sa retraite. Pour recevoir ses hôtes avec plus de faste et de dignité, il est obligé de quitter sa résidence d'automne; le 15, laissant l'Impératrice revenir isolément, il rentre à Paris seul, à cheval, au milieu d'un appareil guerrier, à la tête d'une escorte toute militaire, en chef d'armée plus qu'en monarque. C'est seulement le lendemain et le surlendemain que, réinstallé aux Tuileries, il reçoit les corps constitués, donne des audiences, tient conseil des ministres et fait l'empereur 255. En même temps, les cercles de cour, les grandes réceptions, les représentations au théâtre du château commencent en l'honneur du couple royal de Saxe. D'autres souverains, ceux de Wurtemberg, de Hollande, de Naples et de Westphalie, arrivent ou s'annoncent; Paris redevient «le séjour des rois 256», s'emplit d'hôtes princiers, de visiteurs illustres; la capitale et la cour reprennent un aspect de gaieté, d'animation et de splendeur, et c'est au bruit importun des fêtes que Napoléon doit engager les actions diverses qui le mèneront à ses fins, imposer la résignation à Joséphine, préparer la rupture du lien civil et religieux, aviser enfin et pressentir la Russie. Pour parler à l'Impératrice, il attend encore: le prince Eugène, mandé en hâte de sa vice-royauté d'Italie, s'achemine vers Paris, et sa présence paraît indispensable pour apaiser et consoler sa mère à l'heure des déchirements suprêmes. Mais déjà, le 22 novembre, l'Empereur faisait écrire à Caulaincourt par Champagny une lettre que le ministre devait minuter et chiffrer en entier de sa main, afin d'assurer l'inviolabilité du secret: elle était conçue en ces termes:
«Monsieur l'ambassadeur, vous connaissez les instances faites depuis longtemps auprès de l'Empereur par les hommes les plus attachés à sa personne et aux grands intérêts de la dynastie. Ces démarches ont été longtemps infructueuses; cependant, tout me porte à penser qu'après avoir mûrement réfléchi sur la situation de la France et de sa famille, l'Empereur va enfin se décider à divorcer. Sa Majesté s'en est ouverte à moi seul, ce qu'elle a été obligée de faire pour m'ordonner de vous écrire la présente lettre que j'ai chiffrée moi-même.
«Des propos de divorce étaient revenus à Erfurt aux oreilles de l'empereur Alexandre, qui doit en avoir parlé à l'Empereur et lui avoir dit que la princesse Anne, sa sœur, était à sa disposition. L'Empereur veut que vous abordiez franchement et simplement la question avec l'empereur Alexandre, et que vous lui parliez en ces termes: «J'ai lieu de penser que l'Empereur, pressé par toute la France, se dispose au divorce. Puis-je mander que l'on peut compter sur votre sœur? Que Votre Majesté y pense deux jours et me donne franchement sa réponse, non comme à l'ambassadeur de France, mais comme à une personne passionnée pour les deux familles. Ce n'est pas une demande formelle que je fais, c'est un épanchement de vos intentions que je sollicite. Je hasarde cette démarche, parce que je suis trop accoutumé à dire à Votre Majesté ce que je pense pour craindre qu'elle me compromette jamais.»
«Vous n'en parlerez sous quelque prétexte que ce soit à M. de Romanzof, et lorsque vous aurez eu cette conversation et celle qui doit la suivre deux jours après, vous oublierez entièrement la communication que je vous fais.
«Il vous restera à nous faire connaître les qualités de la jeune princesse et surtout l'époque où elle peut être en état de devenir mère, car, dans les calculs actuels, six mois de différence sont un objet.
«Je n'ai pas besoin de recommander à Votre Excellence le plus inviolable secret: elle sent ce qu'elle doit à cet égard à Sa Majesté 257.»
Note 257: (retour) Une partie de cette lettre et de la suivante a été publiée pour la première fois par Bignon, Histoire de France depuis le dix-huit brumaire, IX, 64-65. C'est par erreur que Thiers a écrit que presque toutes les lettres relatives au mariage avaient été détruites (XI, 358). Les pièces de la négociation avec la Russie, c'est-à-dire les lettres échangées très secrètement et directement entre le ministre et l'ambassadeur, sans l'intermédiaire des bureaux, sont conservées toutes aux archives des affaires étrangères, Russie, vol. de Supplément n° 17. Nous avons donné la primeur de ces pièces, dans leur texte intégral, au public des Matinées littéraires de Bruxelles (conférence du 1er mars 1890). Depuis, M. P. Bertrand les a publiées dans le Correspondant du 10 juin 1890. Bignon, Armand Lefèvre, MM. Imbert de Saint-Amand (Les beaux jours de Marie-Louise), Henri Welschinger (Le divorce de Napoléon) et Tatistcheff (Alexandre Ier et Napoléon) en ont cité quelques passages.
Ainsi, c'est une reconnaissance à fond que Caulaincourt devra pousser, avec entrain et vigueur, mais dans le plus grand mystère, en paraissant agir de sa propre initiative. Cette précaution, trop usitée en pareille matière pour tromper personne, avait pour but, si l'affaire n'aboutissait point, de sauvegarder la dignité des deux empereurs et les rapports futurs.
Le procédé employé offrait de plus l'avantage de ne point engager irrévocablement l'Empereur, et c'était chez lui un principe que de se livrer et de se lier le plus tard possible, tout en cherchant à s'assurer d'autrui. Dans la circonstance, cette tactique se justifiait par une raison particulière, par le léger doute qui subsistait sur le développement physique de la princesse. Quelque souhaitable qu'il fût de fortifier l'union avec la Russie en la doublant d'un lien plus étroit, cet intérêt devenait secondaire si on le comparait à l'objet essentiel du divorce et du second mariage, à la nécessité de donner le plus tôt possible un héritier à l'Empire. Sur le point délicat qui restait à éclaircir, les renseignements à prendre et à transmettre par Caulaincourt permettraient seuls à l'Empereur de compléter sa décision et, s'il y avait lieu, de prononcer une demande en règle. Ce qu'il veut obtenir pour l'instant et tout de suite, c'est la certitude que la Russie se tient à sa disposition et s'offre à ses désirs.
La lettre du 22 novembre était prête pour être expédiée, lorsque Napoléon fut informé que la Russie demandait des assurances écrites contre le rétablissement de la Pologne et que Caulaincourt n'avait osé les fournir. Dans la disposition où il se trouve, ce retard lui paraît fâcheux, et cette timidité l'irrite. Il voudrait que déjà la Russie fût rassurée, parfaitement heureuse, mise en humeur de ne rien nous refuser. Ce que l'ambassadeur n'a pas fait, qu'il y procède donc sur-le-champ, «d'une manière franche et ouverte qui éloigne tout soupçon et toute arrière-pensée, en prouvant que nous n'en avons aucune». Telles furent les propres expressions dont M. de Champagny eut à se servir, en se hâtant d'ajouter à la lettre intime et confidentielle qu'il avait rédigée pour M. de Caulaincourt, une dépêche toute politique: cette dernière servirait de passeport à la demande contenue dans la première et lui ménagerait bon accueil.
Le courrier de cabinet porteur de la double expédition allait quitter l'hôtel des relations extérieures, lorsqu'y entra M. de Rumigny, parent du duc de Vicence, accouru en toute hâte de Saint-Pétersbourg. Ce jeune homme apportait l'avis que le Tsar ne se satisferait pas à moins d'un traité. Il prit sur lui de retenir le courrier en partance, ce qui permit au ministre de demander le soir même les ordres de l'Empereur au sujet de la prétention nouvelle et de fournir réponse. Napoléon n'avait point prévu que les exigences de la Russie iraient aussi loin; par assurances écrites, il avait entendu une simple déclaration, en forme de note ou d'office. N'importe, conséquent avec lui-même, voulant une réponse favorable au sujet du mariage et la voulant immédiate, il n'épargne rien de ce qui peut la lui procurer; s'étant proposé un but, il y pousse droit, ferme, sans hésitation ni recul, et dans sa fougueuse impatience de l'atteindre passe sur les moyens à employer. La Russie aura son traité, puisqu'elle y attache tant de prix, et Champagny reçoit l'ordre d'ajouter, dans le paquet préparé pour l'ambassadeur, une troisième dépêche, sorte de post-scriptum à la seconde. On y trouve le pouvoir formellement donné à Caulaincourt de signer une convention. Comme le temps presse, le ministre n'entre dans aucun détail sur les stipulations à insérer dans cet acte et sur les expressions à employer. Pour que la dignité de l'Empereur soit de tout point sauvegardée, il s'en rapporte à Caulaincourt, auquel il laisse pleine latitude et donne blanc-seing. «En général, dit-il, vous ne vous refuserez à rien de ce qui aurait pour but d'éloigner toute idée du rétablissement de la Pologne, mais vous tâcherez d'éviter toute clause qui serait inutile ou étrangère à ce but. L'Empereur veut tout ce qui peut tranquilliser l'empereur de Russie, surtout tout ce qui peut fonder sa tranquillité; on ne peut lui demander autre chose.»
Ainsi, de jour en jour, presque d'heure en heure, la condescendance de Napoléon s'accroît, à mesure que l'imminence du divorce l'incline davantage vers le mariage russe. Le rapprochement des dates, la simultanéité des envois dénotent une étroite corrélation entre ce qu'il prétend et ce qu'il accorde: la grande question qui domine de longue date les rapports des deux empires, il la lie à celle qu'il vient de soulever; il se montre disposé à régler la première à la parfaite satisfaction de la Russie, pour obtenir que la seconde le soit en conformité de ses vœux; s'il s'est donné d'abord pour tâche de tenir la balance égale entre Pétersbourg et Varsovie, il la laisse aujourd'hui pencher du côté russe, et cédant à la passion du moment, à l'emportement de ses désirs, il offre implicitement au Tsar de lui livrer la Pologne au prix d'une grande-duchesse. À vingt reprises, Alexandre a déclaré qu'après avoir obtenu la garantie tant souhaitée, il s'estimerait pleinement satisfait, qu'il abjurerait tout ressentiment et toute crainte, qu'il n'aurait plus rien à réclamer de la France, ni rien à lui refuser: il semble donc qu'un échange solennel de gages va effacer le passé, garantir l'avenir, reformer sur des bases plus solides l'entente conclue à Tilsit, célébrée à Erfurt, altérée par les événements de 1809. Depuis quelques semaines, grâce à des concessions réciproques, l'alliance a repris une marche ascendante: aujourd'hui, elle ne paraît plus rencontrer devant elle aucun obstacle qui puisse empêcher les deux empereurs, après avoir douté l'un de l'autre, de s'unir par un lien fraternel, d'atteindre et de se fixer à ce point culminant de l'absolue confiance.
Dans les jours qui suivirent l'envoi en Russie de la triple expédition, les événements se précipitèrent aux Tuileries, et la crise éclata d'elle-même, un peu plus tôt que Napoléon ne l'avait pensé. Pendant le séjour de Fontainebleau, Joséphine avait pressenti son sort: depuis lors, sa vie n'était plus qu'angoisse et tourment. Elle craint de savoir et elle veut savoir; son agitation, ses pleurs, ses questions torturent l'Empereur, le décident à livrer le fatal secret et avancent le terme d'une situation intolérable. Le 30 novembre, à la suite d'un dîner silencieux où l'Empereur n'a élevé la voix qu'une seule fois, il se retire avec l'Impératrice, et aussitôt survient la scène célèbre qui met dans cette époque de fer un rappel de sentiments humains, l'écho déchirant d'une plainte de femme. Napoléon a parlé, et l'arrêt signifié à Joséphine a paru la frapper mortellement: elle est étendue à terre, en proie à de violentes convulsions. L'Empereur lui prodigue les soins, aide à la transporter dans ses appartements, la ramène à la vie, appelle Hortense auprès d'elle, s'associe à leur douleur; il sait cependant surmonter son émotion, demeure inexorable, et seuls ses yeux où brillent des larmes témoignent du combat qui s'est livré dans son âme. Le lendemain, Joséphine est plus calme; à l'explosion d'une douleur aiguë succède en elle ce brisement qui suit les profondes secousses: on sent que ses forces et sa résistance sont à bout, que sa volonté s'affaisse, qu'elle va se soumettre sans se résigner, se prêter avec une docilité passive au rôle prescrit par son mari. Lorsque Eugène arrivera, il la trouvera prête pour le sacrifice: il n'aura plus qu'à en ménager l'accomplissement, à convenir avec l'Empereur et l'Impératrice des dispositions à prendre, des formalités à remplir, et son intervention achèvera d'assurer à cette grande affaire une terminaison paisible et digne 258.
Voyant que le dénouement se précipite, Napoléon sent davantage le besoin de hâter sa nouvelle union. Il prend alors et définitivement son parti; avant même d'avoir obtenu sur la princesse russe les renseignements requis, il décide qu'il l'épousera, si l'empereur Alexandre ne la lui fait pas attendre, si d'autre part M. de Caulaincourt, informations prises, ne conserve aucun doute sur l'aptitude de la jeune princesse à devenir mère et à l'être tout de suite, car la satisfaction de l'Empereur et de la France ne saurait être retardée d'un instant. Le divorce en décembre: avant la fin de janvier une autre impératrice, une souveraine qui nous apporte avec elle, s'il se peut, le renouvellement d'une grande alliance, un fils de France pour 1811; c'est ainsi que Napoléon, commandant aux événements, compose et décrète l'avenir. Dans son extrême impatience, il n'hésite plus à se déclarer tout à fait, à s'engager vis-à-vis de la Russie, à se fermer tout retour en arrière: il va permettre à Caulaincourt, sous les deux conditions indiquées, de formuler une demande en règle, d'insister au besoin, de pousser vivement et de terminer l'affaire; il donnera pouvoir à son ambassadeur, non seulement pour négocier, mais pour conclure.
Quelque urgente que lui paraisse cette démarche irrévocable, il entend la préparer avec une sollicitude prévoyante, comme il a préparé la première. À supposer qu'Alexandre n'ait pas accédé d'emblée au vœu exprimé par notre ambassadeur, il importe qu'une attaque plus prononcée le saisisse dans un moment de plein et radieux contentement. Avec une sorte de hâte, dans le peu de jours qui lui restent, Napoléon accumule les séductions à l'adresse de la Russie, prodigue les services, les surprises, et s'efforce de multiplier les ravissements. Toujours ingénieux, il ne néglige aucune occasion, descend aux plus petits moyens et s'élève à des inventions grandioses, procède par attentions délicates et par déclarations retentissantes, par raffinements de politesse et par coups de tonnerre. Kourakine est mieux traité que jamais, et les distinctions qu'il reçoit sont soigneusement notifiées en Russie: «Il a sa loge particulière au théâtre des Tuileries, écrit Champagny à Caulaincourt; il est de toutes les chasses, il fait la partie de l'Impératrice ou des reines de préférence à tout ce qui n'est pas roi ou grand dignitaire.» Puis, c'est une note au Moniteur annonçant l'emprunt russe, c'est-à-dire une garantie morale accordée par la France, une invite à souscrire. En même temps, pour proclamer l'amitié qu'il porte au Tsar et lui en faire sentir la valeur, Napoléon va choisir une circonstance frappante, mémorable, et élever solennellement la voix dans le seul jour de l'année «où il parle en public à la France 259».
Tandis qu'aux Tuileries le drame intime poursuivait ses péripéties, tandis que tout était deuil chez l'Impératrice, attente et agitation autour du maître, Paris prenait un air de fête. Les édifices se pavoisaient; les salves de l'artillerie répandaient dans l'air une solennité, et les rues étaient disposées pour le passage d'un grand cortège. D'imposantes cérémonies et des réjouissances publiques avaient été ordonnées pour les 3, 4 et 5 décembre, à l'effet de célébrer à la fois l'anniversaire du couronnement, la paix avec l'Autriche et le retour dans sa capitale de l'Empereur et Roi.
Le 3 au matin, Napoléon sort des Tuileries dans la voiture du sacre; son frère Jérôme est avec lui; le roi de Naples, les princes grands dignitaires, les ministres, les grands officiers de l'Empire et de la couronne le précèdent dans de somptueux équipages, et à travers la haie des troupes, à travers les flots pressés de la multitude, le glorieux Empereur mène dans Paris cette pompe triomphale. De nouveau, l'enthousiasme naît à sa vue et les acclamations partent; cependant, que de contrastes déjà dans ces journées vouées par ordre à l'allégresse! que d'ombres à cette splendeur! Par une inadvertance de la police, près de l'un des endroits où le cortège se déploie et où s'opèrent les cérémonies, la file des équipages est coupée par un convoi de prisonniers, aux mains liées et au visage de désespérés; et ces prisonniers sont Français, ce sont des conscrits réfractaires, traînés à l'armée et au carnage 260. Mais déjà l'Empereur est à Notre-Dame, où il entre sous le dais et où retentit le chant du Te Deum. De Notre-Dame, il va au Corps législatif inaugurer la session et prononcer le discours d'ouverture. Cette séance d'apparat, qui réunit au pied du trône les députations du Sénat et du Conseil d'État, avec le Corps législatif, emprunte cette année un lustre particulier à la présence de témoins augustes; les rois de Saxe et de Wurtemberg sont placés dans une tribune, avec l'Impératrice, et représentent l'Europe attentive au langage du maître. Il parle: sa harangue, emphatique et superbe, respirant l'orgueil et l'enivrement de la force, retrace les merveilles accomplies au cours de l'année: l'Espagne accablée, «le Léopard fuyant épouvanté», l'Autriche infidèle à ses serments et promptement châtiée; il embrasse ensuite d'un rapide coup d'œil les autres parties du continent, dépasse les champs de bataille du Danube, les murs écroulés de Vienne, porte sa pensée jusqu'aux contrées où le grand fleuve mêle ses eaux à la mer Noire et où finit l'Europe; là, il s'arrête et prononce ces mots: «Mon allié et ami, l'empereur de Russie, a réuni à son vaste empire la Finlande, la Moldavie, la Valachie et un district de la Galicie. Je ne suis jaloux de rien de ce qui peut arriver de bien à cet empire, mes sentiments pour son illustre souverain sont d'accord avec ma politique 261.»
Ces paroles avaient la valeur d'un acte, et la phrase sur les Principautés empruntait à de récentes conjonctures une importance exceptionnelle; elle venait à point pour rétablir en Orient les affaires fort compromises de la Russie. Pendant tout l'été, l'armée du Danube avait fait campagne sur les deux rives du fleuve pour arracher à la Porte la cession des Principautés. Mal conçues, les opérations avaient été médiocrement heureuses; les dernières nouvelles de Bucharest étaient même franchement défavorables aux Russes; elles annonçaient que les troupes du prince Bagration avaient essuyé un sérieux échec et dû lever le siège de Silistrie. Enhardis par cette tournure inattendue des événements, les Turcs se montraient plus disposés que jamais à tenir tête, à défendre l'intégrité de leurs États, à refuser au Tsar la Moldavie et la Valachie. Jusque-là le pacte dont ces pays avaient fait l'objet entre les deux empereurs avait été tenu secret: c'était l'une des conditions que Napoléon avait mises à sa signature. S'il avait insinué aux Ottomans d'acheter la paix au prix des Principautés, il ne leur avait jamais révélé qu'il avait pris parti contre eux et sanctionné d'avance leur dépossession. Il avait voulu, en évitant de les désabuser trop complètement sur son compte, se conserver quelques droits à leur fidélité et les éloigner de l'Angleterre. Aujourd'hui, pour mieux servir la Russie, il dédaigne ces précautions, déchire les voiles; il présente comme fait acquis l'incorporation des Principautés à l'empire d'Alexandre et laisse entendre que cette réunion s'est opérée de son plein et entier assentiment. Dans ce langage de l'Empereur tout-puissant, les Turcs reconnaîtront l'arrêt du destin; ils cesseront de s'opposer aux revendications de leur adversaire, approuvées par celui qui tient entre ses mains le sort des États. En condamnant définitivement leurs espérances, Napoléon les décourage de combattre, les oblige à la résignation: c'est prêter aux armées en détresse du Tsar un concours peut-être décisif que de lui réitérer publiquement le cadeau des deux provinces.
Cette souveraine opportunité de ses paroles, Napoléon voulut la faire sentir à qui de droit: il prit soin de souligner lui-même l'attention qu'il avait eue. Le 9 décembre, il dictait pour Champagny ce billet: «Je pense qu'il est nécessaire d'expédier un courrier en Russie pour porter mon discours au Corps législatif. Vous ferez connaître les véritables nouvelles de la défaite des Russes au duc de Vicence, et vous lui ferez comprendre que c'est à cause de ces défaites que j'ai cru nécessaire de parler de la réunion de la Valachie et de la Moldavie à l'empire russe; qu'ainsi l'Empereur doit voir que je ne biaise pas, et que je fais même plus que je ne promets.» Il est bon de rappeler aussi, avec tact, que cette complaisance chez l'empereur des Français est d'autant plus méritoire que rien ne l'y sollicitait dans la conduite de la Russie. Napoléon ne compte pas avec ses amis, il ne regarde pas à leur prodiguer les témoignages de sa bienveillance, alors même qu'il n'en est que médiocrement payé de retour; mais on aurait tort de croire que les défaillances de l'amitié russe, au cours de la dernière campagne, lui aient échappé, et que son cœur n'en ait point souffert. À cet égard, aucun doute ne doit subsister, et il faut que Caulaincourt trouve moyen de glisser à Roumiantsof cette propre phrase: «Vous sentez qu'il n'y a rien dans la conduite passée que l'Empereur n'ait saisi; dans les affaires d'Autriche, vous avez été sans couleur. Comment l'Empereur a-t-il agi? Il vous a donné une province qui paye plus que les frais que vous avez faits pour la guerre, et il déclare tout haut que vous avez réuni la Finlande, la Moldavie et la Valachie à votre empire 262.» Caulaincourt placera ces mots «sans aigreur 263», sans rien ajouter; c'est une remarque qu'il fera et non un reproche: à l'empereur Alexandre de comprendre, à lui d'apprécier une conduite si différente de la sienne et d'en tirer une conclusion qui se dégage d'elle-même. Puisque Napoléon a fait depuis quelque temps tous les frais de l'alliance, puisque la Russie s'est laissé sensiblement distancer dans la voie d'offices réciproques où l'on devait marcher du même pas, c'est à elle qu'il appartient aujourd'hui de se mettre en règle et d'obliger à son tour; elle doit en sentir le besoin, en rechercher les moyens. Qu'elle saisisse donc l'occasion qui lui est offerte de s'acquitter en une fois; qu'elle accède de bonne grâce, sans délai, sans réticences, à cette demande en mariage qui va se produire, qui suivra dans les vingt-quatre heures l'envoi du discours et que les circonstances ne permettent plus de retarder.
Effectivement, à l'heure où Napoléon traçait à son ambassadeur la leçon que l'on vient de lire, le prince Eugène entrait dans Paris. Dès son arrivée, il voit l'Empereur, il voit sa mère: après avoir tout d'abord, dans un élan de fierté, professé pour lui-même et recommandé aux siens un désintéressement absolu, il cède aux volontés bienveillantes de son beau-père; il conseille à sa mère de se sacrifier au bien public, de s'éloigner du trône, en acceptant les compensations offertes, en laissant la situation de ses enfants intacte et grandie. Tout se dispose à cette solution, et le 15 décembre est la date choisie pour le prononcé officiel du divorce, par voie de sénatus-consulte.
Cinq jours seulement vont s'écouler avant ce grand acte; ils seront utilement employés. Le 12, Champagny fait partir pour la Russie le texte du discours au Corps législatif, avec le commentaire fourni par l'Empereur. Au même moment, le roi de Saxe quitte Paris, laissant la cour de France à ce recueillement qui précède la mise à effet des grandes et douloureuses résolutions. Napoléon tient néanmoins à remplir jusqu'au bout les devoirs de l'hospitalité: il rejoint le Roi à la première étape de sa route et achève la journée avec lui à Grosbois, chez le prince de Wagram et de Neufchâtel; dans cette royale résidence, il y a chasse, représentation théâtrale, illumination des jardins, et l'Empereur, toujours habile à se faire des circonstances un moyen, a voulu que le prince Kourakine fût le seul des ministres étrangers convié à ces fêtes; il le met une fois de plus hors de pair et le traite déjà en ambassadeur de famille 264. Le lendemain 13, rentré aux Tuileries, il mande Champagny et lui fait écrire sous ses yeux, à Caulaincourt, la lettre suivante; c'est le ministre qui tient la plume, c'est l'Empereur qui la dirige:
«Monsieur l'ambassadeur, je vous ai fait connaître les projets de l'Empereur par ma lettre chiffrée de novembre.
«Depuis ce temps, le vice-roi est arrivé; l'Impératrice, convaincue de la grandeur des circonstances et de l'urgent besoin de l'État, a été la première à faciliter le divorce. Tout me porte donc à penser que vendredi prochain un sénatus-consulte prononcera la dissolution du mariage de l'Empereur, par consentement mutuel. L'Impératrice conserve son rang, son titre, et un douaire convenable. Placé sur les lieux comme vous l'êtes, Monsieur, l'Empereur s'en rapporte absolument à vous sur ce qu'il convient de faire. Vous devez donc agir d'après ces trois données positives:
«1° Que l'Empereur préfère, si vous n'avez pas d'objection qui puisse faire changer son opinion, la sœur de l'empereur de Russie d'abord;
«2° Que l'on calcule ici les moments, parce que, tout cela étant une affaire de politique, l'Empereur a hâte d'assurer ses grands intérêts par des enfants;
«3° Qu'on n'attache aucune espèce d'importance aux conditions, même à celles de la religion.
«Vous avez donc en ce moment toute la latitude nécessaire pour vous conduire avec la prudence qu'exige la circonstance, et pour avancer, s'il y a lieu, sans plus de retardement. Il serait donc très fâcheux que la réponse que vous ferez à cette lettre nous laissât dans l'incertitude, et soit que cette affaire dût manquer par le résultat des renseignements que vous aurez acquis et sur lesquels l'Empereur s'en rapporte à vous, soit qu'elle dût manquer par des refus de volonté de la part de la cour de Russie, le principal est que, s'il y a lieu, on puisse aller en avant. Dans toutes vos combinaisons, partez du principe que ce sont des enfants qu'on veut. Expliquez-vous donc, agissez donc en conséquence de la présente lettre qui a été dictée par l'Empereur. Sa Majesté s'en rapporte absolument à vous, connaissant votre tact et votre attachement à sa personne.
«Le colonel Gorgoly 265 sera expédié lundi, jour auquel les pièces seront dans le Moniteur. L'Empereur désire savoir absolument avant la fin de janvier à quoi s'en tenir.»
On remarquera les termes formels et péremptoires de cette lettre. Pourvu que la Russie se décide promptement et ne le fasse pas attendre, Napoléon est prêt à subir toutes les conditions qu'il plaira à cette cour de lui imposer; il passe sur la différence de culte, et, à ce moment, la question religieuse n'existe pas à ses yeux. Sa seule réserve porte sur la princesse elle-même et son degré de formation, et encore se refuse-t-il à cet égard tout pouvoir d'appréciation. C'est à Caulaincourt, guidé par son tact et son zèle, qu'il appartiendra de s'éclairer, de consulter et de statuer; l'ambassadeur reçoit procuration pour marier son maître, sous sa responsabilité.
La lettre partie, Napoléon l'appuya le lendemain d'un suprême témoignage. Après avoir ratifié les conquêtes orientales d'Alexandre, il veut le rassurer encore une fois au sujet de la Pologne. Reconnaissant à nouveau que le prix d'un service s'augmente par la publicité dont il est entouré, il déclarera à la face de l'Europe ce qu'il ne cesse de répéter à la Russie, ce qu'il s'est offert à lui dire par traité, à savoir qu'il ne songe nullement à restaurer la Pologne.
Le 13 décembre, le Corps législatif était en séance; le ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, vint lire le rapport annuel sur la situation de l'Empire: il y récapitulait les faits accomplis depuis la dernière session tant à l'extérieur qu'au dedans, et un passage portait interprétation officielle du traité de Vienne, en ce qui concernait les remaniements opérés dans le bassin de la Vistule: «Le duché de Varsovie, disait-il, s'est agrandi d'une portion de la Galicie. Il eût été facile à l'Empereur de réunir à cet État la Galicie tout entière, mais il n'a rien voulu faire qui pût donner de l'inquiétude à son allié l'empereur de Russie. La Galicie de l'ancien partage, presque tout entière, est restée au pouvoir de l'Autriche. Sa Majesté n'a jamais eu en vue le rétablissement de la Pologne 266.» Il était impossible d'exprimer davantage que l'agrandissement accordé à l'État varsovien avait eu un caractère tout accidentel et de circonstance, que le fait ne se reproduirait plus, qu'il fallait y voir pour le duché un terme et non un point de départ, que les autres parties de la Pologne devaient se garder d'espérances téméraires. L'exposé du ministre, succédant de trois jours à l'envoi de l'allocution impériale, est destiné à en redoubler et à en prolonger l'effet; il doit porter le dernier coup aux hésitations d'Alexandre, qui aura reçu dans l'intervalle des paroles définitives au sujet du mariage. Napoléon glisse sa demande entre deux bienfaits, épuisant tous les moyens d'en assurer le succès.
Malgré le caractère confidentiel des deux démarches matrimoniales, malgré le mystère dont elles furent entourées, la décision prise par l'Empereur transpira rapidement. Trop de témoignages publics l'annonçaient pour qu'il fût possible d'en douter; la nouvelle du mariage russe se répandit à la cour, à Paris, dans l'Empire: il en fut parlé dans toutes les parties de l'Europe. L'opinion l'accueillit sans surprise, elle n'y vit que la continuation du système inauguré à Tilsit; depuis les rumeurs répandues en 1807 et 1808, elle s'était habituée à l'idée d'un rapprochement plus intime entre les deux empires qui se partageaient la souveraineté de l'univers: ce serait, disait-on, le mariage de Byzance avec Rome, les noces «de Charlemagne et d'Irène 267». Au reste, recommandant le secret, Napoléon l'observait mal; il parla devant son entourage; il dit un jour à Savary, en faisant allusion au mariage, «que cet événement amènerait sans doute l'empereur Alexandre à Paris 268», et ces mots dévoilent toutes les perspectives qui s'ouvraient à son imagination.
Attirer Alexandre à Paris avait été de tout temps l'un de ses vœux. À Tilsit, il avait obtenu la promesse de cette visite, qui avait paru sourire à son allié. S'il avait évité dans les mois suivants de renouveler son invitation, c'était qu'il voulait échapper à une reprise de conversation sur la Turquie et s'épargner des engagements fermes. À Erfurt, les deux empereurs avaient parlé de se revoir, et depuis lors, malgré sa ferveur décroissante, Alexandre continuait à subir l'attraction de Paris: il avait dit tout récemment à Caulaincourt: «Je voudrais aller le plus tôt possible à Paris, c'est là que je veux de nouveau cimenter l'alliance, c'est là qu'il faut préparer de nouvelles armes contre l'Angleterre 269.» Le mariage fournirait une occasion de lui rappeler ses engagements et de l'amener à réaliser son rêve.
À Paris, Napoléon lui apparaîtrait plus grand, plus fort, plus pacifique aussi qu'en tout autre lieu, mieux assis dans sa puissance, moins conquérant et plus chef d'empire; se montrant à son hôte au milieu des institutions qui étaient son œuvre et sa gloire, il l'environnerait d'enchantements, et le tenant à nouveau, l'étonnant, le maîtrisant, réussirait peut-être à lui rendre la foi et à lui suggérer la confiance. Assurément, il connaissait trop l'esprit mobile et glissant d'Alexandre pour se flatter de renouveler sur lui une prise permanente et définitive. N'importe, si le charme doit se rompre encore une fois, il résultera tout au moins du mariage et de l'entrevue un puissant effet moral, la plus imposante de ces démonstrations par lesquelles Napoléon s'efforce de perpétuer l'illusion d'un accord plein et indissoluble avec la Russie. L'alliance russe, c'est avant tout un grand spectacle qu'il donne au monde: c'est une succession de prestiges périodiquement renouvelés, afin de tenir nos sujets dans l'obéissance et nos ennemis dans la crainte. Avec un art inépuisable, Napoléon sait varier le cadre et la scène de ces représentations. D'abord, c'est Tilsit, le coup de théâtre inattendu, le combat rompu pour faire place à l'alliance, les deux adversaires jetant leur épée pour se jurer d'être amis et de ne plus haïr que l'Anglais. Plus tard, c'est la vision évoquée d'une entreprise qui partagerait l'Orient et transformerait un monde; plus tard encore, c'est Erfurt avec son assemblée de souverains, avec ses pompes mondaines, c'est Napoléon s'associant Alexandre pour tenir sa cour plénière de rois et de grands vassaux. Paris après Erfurt, après Tilsit, ravivera des souvenirs déjà lointains et une impression qui s'efface: la venue d'Alexandre à travers l'Europe pour conduire et remettre à Napoléon une fille de tsar, apparaîtra comme un hommage décisif; elle peut avancer la soumission des Anglais, en leur montrant la Russie et ses inépuisables réserves prêtes à s'unir pour leur perte à toutes les forces disciplinées de l'Occident, en manifestant contre eux «l'alliance de cent millions d'hommes 270.
À défaut de la princesse russe, Napoléon tient à s'assurer éventuellement d'autres partis.--Alliances possibles.--Le roi et la reine de Saxe à Paris; causes réelles et résultat de ce voyage.--L'Autriche.--Ouverture de Metternich à M. de Laborde.--Derniers cercles tenus par l'impératrice Joséphine aux Tuileries; rencontre de Floret et de Sémonville: dialogue interrompu et repris.--La soirée du 15 décembre 1809 et la journée du 16; prononcé officiel du divorce.--Napoléon pendant la séance du Sénat.--Nouvelles plaintes d'Alexandre, antérieures à l'arrivée de nos courriers.--Réponse conciliante: mécontentement intime.--L'Empereur en retraite à Trianon; premier mot à l'Autriche; instruction verbale et caractéristique au duc de Bassano.--Comparaison entre les deux négociations; différence qui les sépare.--Voyage de l'empereur Alexandre à Moscou: ajournement forcé de nos demandes.--Schwartzenberg et Laborde.--Napoléon reçoit encore une note russe au sujet de la Pologne.--Mouvement de colère.--Lettre du 31 décembre 1809 à l'empereur Alexandre.--Visite à la Malmaison.--Intervention de Joséphine et d'Hortense.--Mme de Metternich.--Conversation sous le masque.--Prestige de la maison d'Autriche.--Évolution graduelle qui paraît s'opérer dans l'esprit de l'Empereur.--Quelles que soient actuellement ses préférences intimes, il reste ferme dans la position prise vis-à-vis de la Russie.--Il attend impatiemment une réponse de Pétersbourg.--Lenteur des communications.--Premier courrier du duc de Vicence.--Signature de la convention contre la Pologne.--L'article premier.--Enquête sur la grande-duchesse Anne.--Retour de l'empereur Alexandre.--Ses impressions de voyage.--La négociation s'entame.--Attitude d'Alexandre: ses révélations sur le caractère de sa mère et de ses sœurs.--Théorie de Roumiantsof.--Demande formelle.--Première réponse de l'Impératrice mère.--La grande-duchesse Catherine consultée: situation de cette princesse.--Délais successifs.--Excès de précaution.--Satisfactions accessoires.--L'empire d'Occident.--Caulaincourt augure favorablement de l'issue finale.
Si décidé que fût l'Empereur à épouser la sœur d'Alexandre, il ne se refusait point--les termes des deux lettres à Caulaincourt en font suffisamment foi--à prévoir le cas où cette alliance manquerait par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. Il se pouvait que Caulaincourt, d'après les renseignements qu'il aurait sur la princesse, ne se crût pas autorisé à produire la demande; il se pouvait aussi qu'Alexandre soulevât des difficultés, se dérobât, et l'Empereur avait trop expérimenté la politique de ce monarque pour ne point admettre de sa part la possibilité d'une nouvelle défaillance. Si l'une ou l'autre de ces hypothèses survenait, il importait qu'elle ne nous prît pas au dépourvu et qu'une autre princesse fût appelée sur-le-champ à remplacer celle que la Russie ne pourrait ou ne voudrait nous offrir. C'était chez Napoléon une habitude constante, invariable, chaque fois qu'il concevait un projet, d'imaginer en même temps et de tenir en réserve une seconde combinaison, susceptible de se substituer à la première en cas d'insuccès: «Je fais toujours, disait-il, mon thème de plusieurs façons 271.» Formulant à Pétersbourg une proposition ferme, il ne jugeait pas inutile de se prémunir contre un refus ou une réponse évasive, et de sonder discrètement d'autres cours; ce soin l'occupa pendant les jours qui précédèrent immédiatement et virent s'opérer l'accomplissement définitif du divorce, la cérémonie de rupture.
Parmi les maisons souveraines, beaucoup eussent considéré comme un insigne honneur la faveur d'être choisie; il en était peu qui répondissent pleinement aux vues de l'Empereur, aux exigences de son orgueil et de sa politique. L'Allemagne en comptait plusieurs, catholiques de religion, d'antique origine, d'une fécondité éprouvée; mais convenait-il au chef de la Confédération de se donner pour épouse une vassale, de recourir à ces dynasties qui tenaient de lui seul la confirmation de leur pouvoir, leur titre nouveau, et dont la grandeur d'emprunt n'était qu'un reflet de la sienne? Entre toutes, la famille de Saxe méritait seule quelque attention, par la situation élevée que la France lui avait faite, non seulement en Allemagne, mais en Europe. Elle possédait la considération, à défaut de l'éclat; c'était une grande maison, sinon une grande puissance: sa fidélité semblait absolue. Soit qu'elle eût pris les devants, soit qu'elle eût été provoquée, on sut très vite qu'elle tenait à notre disposition la fille du souverain régnant, la princesse Marie-Auguste 272. C'est à tort toutefois que certains conseillers de l'Empereur, mal instruits de la situation extérieure, montraient dans cette union un parti neutre, point compromettant, partant fort recommandable: il eût eu une couleur anti-russe très prononcée. Le roi de Saxe n'était-il pas en même temps grand-duc de Varsovie, souverain de ces Polonais dans lesquels on voyait à Pétersbourg de dangereux ennemis et l'avant-garde de l'invasion? Il est difficile d'admettre que Napoléon ait songé sérieusement à un mariage qui eût pu lui enlever une alliance de premier ordre, sans lui en procurer une autre.
Dans le public, l'apparition à Paris du roi Frédéric-Auguste, de sa femme et de sa fille, avait fait croire un instant à quelque préférence pour la Saxe. On sut que ce voyage avait été désiré par l'Empereur; on remarqua qu'il fit à ses hôtes un accueil plein de cordialité; on en conclut qu'il n'était pas éloigné de s'unir à eux par un lien de famille. En réalité, lorsque Napoléon attirait Frédéric-Auguste auprès de lui, son but était tout autre. Par la convention qu'il proposait à la Russie et qui emportait renonciation à tout projet ultérieur sur la Pologne, il s'était offert à prendre au nom du roi grand-duc des engagements onéreux et presque humiliants; ce prince s'interdirait à jamais d'accroître son domaine varsovien: peut-être lui faudrait-il renoncer aussi à conférer ces décorations et ces ordres polonais dont la distribution était devenue depuis 1807 l'une des prérogatives de sa couronne. Napoléon avait admis, sans le consulter, cette restriction de ses droits souverains. Néanmoins, se croyant tenu à certains ménagements vis-à-vis d'un prince qu'il estimait, il avait voulu le voir pour lui faire connaître en personne le sacrifice exigé de son dévouement et lui en adoucir l'amertume. Dans des entretiens intimes, il réussirait mieux à le raisonner, à le consoler, et tout s'arrangerait plus aisément de vive voix. À Paris, le Roi et ses ministres furent prévenus des accords négociés avec la Russie et invités à y accéder. Après quelques observations de pure forme, le cabinet de Dresde s'inclina docilement, souscrivit d'avance à tout ce qui serait exigé de lui, et ce fut là l'unique résultat du voyage. L'appel à Paris du roi Frédéric-Auguste avait moins eu pour but de préparer un mariage saxon que de faciliter le mariage russe 273.
À vrai dire, si la Russie faisait défaut, il ne pouvait être question que de l'Autriche. Affaiblie et morcelée, l'Autriche n'en demeurait pas moins, après l'empire du Nord, la seule puissance du continent avec laquelle il fallût compter. Dans la dernière campagne, par ses armées, sinon par son gouvernement, elle s'était montrée supérieure à sa fortune; elle avait fait preuve d'une fermeté, d'une tenue, qui témoignaient des progrès accomplis, et sa défaite honorable l'avait réhabilitée aux yeux de son vainqueur. Puis, si François Ier se présentait aujourd'hui dans l'attitude d'un monarque constamment trahi par le sort, trois fois humilié, courbé sous d'accablants revers, derrière ce vaincu apparaissait une splendide ascendance, des rois, des empereurs sans nombre, une longue série d'aïeux au front couronné, lumineuse dans la nuit du passé. Grâce à ce prestige séculaire, la maison d'Autriche avait pu souffrir sans déchoir: elle conservait ce lustre traditionnel que le malheur ne détruit point et que la victoire même est impuissante à donner; nulle autre au monde n'eût pu lui être comparée pour la dignité et l'éclat, si l'antique maison de France n'avait point existé.
L'Autriche, il est vrai, rivale, puis alliée de nos rois, avait été, sur le continent, la grande ennemie et la grande victime de la Révolution. Hostilité déclarée ou antagonisme latent, c'était là tout son rôle vis-à-vis de nous depuis dix ans, et le traitement qui lui avait été infligé après ses dernières prises d'armes n'était point pour l'apaiser et la ramener. Cependant, au lendemain de Wagram, elle avait changé subitement de ton et d'attitude; elle avait paru reconnaître et déplorer ses torts, proclamer le faux de son système, témoigner le désir de conclure avec nous une paix qui fût plus qu'une trêve, parler même de rapprochement intime et d'alliance. Tel avait été, on ne l'a pas oublié, le langage de ses plénipotentiaires aux conférences d'Altenbourg et de Vienne; mais ces avances s'expliquaient aisément alors par l'espoir d'obtenir un pardon et d'assurer l'intégrité de la monarchie. Depuis, la signature de la paix et la rigueur de ses conditions n'avaient-elles point modifié les dispositions accommodantes de l'Autriche? Dans tous les cas, sa réconciliation avec le fait accompli était-elle assez réelle, assez sincère, pour l'amener à rompre avec tous ses principes, à s'unir par les liens du sang à un empereur sans ancêtres? François Ier avait une fille de dix-huit ans, l'archiduchesse Louise; la donnerait-il à Napoléon comme un gage irrécusable de sa conversion? Napoléon avait peine à le croire, et le peu de bon vouloir qu'il supposait à l'Autriche avait contribué à l'orienter plus résolument dans la voie russe.
Sur le point qui faisait doute, la difficulté de s'éclairer lui était d'autant plus grande qu'il ne pouvait parler qu'à demi-mot, en évitant de donner trop d'espoir, puisqu'il n'aurait à se retourner vers Vienne qu'au cas peu probable d'un refus de la Russie. D'ailleurs, pour se pressentir et s'expliquer, les deux cours manquaient de leurs intermédiaires naturels; la guerre avait entraîné le rappel des ambassades, et le temps avait manqué pour en installer de nouvelles. Napoléon n'avait pas même désigné son ministre à Vienne; l'empereur François avait choisi pour le représenter à Paris le prince de Schwartzenberg, mais cet envoyé n'avait pas encore rejoint son poste et s'était borné à s'y faire précéder et annoncer par son conseiller d'ambassade, le chevalier de Floret. Dans un entretien avec ce dernier, le 21 novembre, M. de Champagny avait posé intentionnellement diverses questions sur la princesse Louise, mais n'avait point réussi à provoquer une réponse engageante qui pût servir de point de départ à quelques pourparler 274. Cette parole attendue, que M. de Floret ne s'était pas cru autorisé à prononcer, vint de plus haut et arriva directement de Vienne.
Un jour, pendant la première quinzaine de décembre, M. de Champagny trouva dans le portefeuille qu'il adressait régulièrement à l'Empereur et que celui-ci lui renvoyait avec ponctualité, après avoir lu les correspondances dont il était chargé, une pièce non signée, mais d'une écriture connue; c'était celle de M. de Laborde, que nous avons vu jouer un rôle actif dans la dernière pacification avec l'Autriche. Après la signature du traité et le départ de l'armée française, Laborde était demeuré à Vienne, avec la mission tout officieuse d'aplanir certaines difficultés de détail, surtout d'observer et de rendre compte: il était particulièrement propre à cette tâche, ayant ses entrées chez les ministres, de nombreuses relations dans le monde de la cour et du gouvernement. Il avait assisté au retour de l'empereur François dans sa capitale; deux jours avant cet événement, qui avait fort occupé et ému les habitants, mais auquel le bruit du divorce de Napoléon faisait diversion, M. de Metternich était lui-même rentré à Vienne, avec le titre de ministre des affaires étrangères; il venait de succéder définitivement à Stadion; en sa personne, c'était la politique d'accord avec la France qui prenait officiellement possession du pouvoir. Le 29 novembre, le nouveau ministre avait eu une curieuse conversation avec Laborde, qui s'était empressé de la consigner par écrit. Voici le passage saillant de sa relation:
«Parmi les moyens d'union et d'harmonie des deux pays, M. de Metternich glissa dans la conversation le mot d'alliance de famille, et, après des circonlocutions et des détours diplomatiques, il a exprimé plus ouvertement sa pensée: «Croyez-vous, me dit-il, que l'Empereur ait jamais eu l'envie réelle de divorcer d'avec l'Impératrice?» Je ne m'attendais pas à cette question, et, dans l'opinion qu'il n'avait conçu cette alliance que relativement à une princesse de la famille impériale de France, je répondis quelques mots vagues pour le laisser s'expliquer. Il revint sur cette question et parla de la possibilité d'un mariage de l'empereur Napoléon avec une princesse de la maison d'Autriche. «Cette idée, dit-il, est de moi; je n'ai point sondé les intentions de l'empereur à cet égard; mais, outre que je suis comme certain qu'elles seraient favorables, un tel événement aurait tellement l'approbation de tout ce qui a quelque fortune, quelque nom, quelque existence dans ce pays, que je ne le mets point en doute, et que je le regarderais comme un véritable bonheur pour nous et une gloire pour le temps de mon ministère...» Ayant rencontré M. de Metternich le lendemain, ajoutait Laborde, il me renouvela encore les mêmes assurances 275.»
Laborde avait expédié d'urgence ou apporté lui-même son compte rendu, car il était rentré à Paris peu de jours après l'entretien. La pièce avait été remise par ses soins au duc de Bassano, qui le protégeait fort, et c'était par ce canal qu'elle avait dû parvenir à l'Empereur. Quoi qu'il en fût, elle avait passé sous les yeux de Sa Majesté, ainsi qu'en témoignait cette mention: «Renvoyé à M. de Champagny», portée en marge de la main même de l'Empereur et suivie de son écrasant parafe. Napoléon renvoyait la pièce à Champagny, chargé jusqu'alors de diriger et de centraliser la correspondance relative au mariage. Sans songer encore à faire usage des insinuations qu'elle contenait, il voulait qu'elle fût conservée et figurât au dossier.
Presque en même temps, nous eûmes un autre indice du bon vouloir autrichien; il fut dû au hasard d'une rencontre mondaine. C'était durant la semaine où la présence des rois allemands à Paris prolongeait la période des fêtes, malgré l'approche du divorce. Joséphine tenait encore des cercles de cour, sans dissimuler une tristesse qui prêtait à sa grâce un charme plus touchant. Un soir, la réunion venait de finir, et la foule des invités s'écoulait lentement à travers les galeries. Durant ce défilé, où les rangs étaient nombreux et serrés, des conversations s'ébauchaient, des impressions s'échangeaient discrètement et à voix basse, comme il convenait à la majesté du lieu; c'était l'heure des réflexions et des médisances. À un moment, le hasard plaça M. de Floret à côté du sénateur Sémonville, qu'il connaissait de longue date. Ils se mirent à causer, et leur entretien se porta naturellement sur l'objet qui préoccupait tous les esprits: ils parlèrent divorce et mariage. Sémonville était tout acquis à l'idée de choisir une archiduchesse; quant à Floret, il allait se montrer beaucoup moins réservé qu'il ne l'avait été avec Champagny, soit qu'il connût mieux la pensée de sa cour, soit que la circonstance, moins solennelle, lui parût plus propice. Ce fut lui qui prit l'initiative d'exprimer un désir ou plutôt un regret, puisque le mariage russe, annoncé de tous côtés, paraissait chose arrêtée: «Eh bien, dit-il, voilà donc qui est décidé! Dans quelques jours nous aurons la notification officielle.--Il paraît, reprit Sémonville: l'affaire est faite, puisque vous n'avez pas voulu la faire vous-même.--Qui vous l'a dit?--Ma foi, on le croit ainsi. Est-ce qu'il en serait autrement?--Pourquoi pas?»
La conversation prenait ce tour intéressant lorsqu'elle fut brusquement interrompue. La voix solennelle d'un huissier retentit derrière les deux interlocuteurs, annonçant le prince archichancelier, qui se retirait et auquel on devait faire place. La foule s'entr'ouvre respectueusement; Cambacérès passe, vivante image de la raideur officielle et de l'étiquette; puis le vide se comble, les rangs se reforment, Floret et Sémonville se retrouvent voisins, et avec précaution, sans se tourner l'un vers l'autre ni se regarder, reprennent le dialogue au point où ils l'ont laissé.
«Serait-il vrai, dit Sémonville, que vous fussiez disposé à donner une de vos archiduchesses?--Oui.--Qui? vous, à la bonne heure, mais votre ambassadeur? (Le prince de Schwartzenberg venait enfin d'arriver à Paris.)--J'en réponds. Et M. de Metternich?--Sans difficulté.--Et l'Empereur?--Pas davantage.--Et la belle-mère, qui nous déteste?--Vous ne la connaissez pas; c'est une femme ambitieuse, on la déterminera quand et comme on voudra...
«--Son Altesse Impériale madame la princesse Pauline», reprend la voix de l'huissier, et force est aux deux amis de se séparer à nouveau pour laisser passer la radieuse princesse, avec son cortège de dames et de chambellans. Ils ne se rejoignirent que sur l'escalier et trouvèrent moyen d'échanger encore quelques mots dans le tumulte de la sortie et le fracas des équipages appelés de toutes parts. «Puis-je, dit Sémonville, regarder comme certain ce que vous venez de me dire?--Vous le pouvez.--Parole d'ami?--Parole d'ami.» Là-dessus, Sémonville monte en voiture et se fait conduire directement chez le duc de Bassano, qu'il trouve au travail malgré l'heure avancée. «Ah! bonsoir, lui dit le duc. Comment, il est près de minuit, et vous n'êtes pas encore couché?--Non, avant de me coucher, j'ai quelque chose à vous dire.--Je n'ai pas le temps.--Il le faut.--Quoi donc? (À voix basse.) Est-ce une conspiration?--Mieux que cela: renvoyez vos secrétaires et écoutez quelque chose de plus important que votre travail.» Et Sémonville rapporta mot pour mot le récit de sa conversation avec Floret. Le duc l'écrivit sous sa dictée et s'en fut le lendemain matin le porter à l'Empereur 276.
Il paraît que ce récit fit quelque impression. Napoléon observa que la qualité de gendre créait un lien de parenté plus étroit que celle de beau-frère, et pouvait lui assurer un ascendant durable sur l'empereur François, très accessible aux sentiments de famille 277. Néanmoins, il ne se pressa point de relever et d'utiliser les avances de l'Autriche. Il trouvait, d'ailleurs, que les actes de cette puissance répondaient mal à ses paroles. À Vienne, la population, depuis qu'elle n'était plus contenue par nos troupes, donnait libre cours à ses sentiments d'animosité contre la France. Certains de nos blessés, laissés en arrière, avaient été indignement outragés: un Français venait d'être maltraité en plein théâtre. Les intrigues reprenaient leur cours, et déjà reparaissaient à Vienne de dangereux agitateurs, émigrés français ou russes, le comte Razoumovski entre autres, qui soufflaient la discorde et attisaient les haines 278. Outré de ces faits, Napoléon s'en était plaint durement: il témoignait quelque froideur à Schwartzenberg; il ne lui accordait aucune des distinctions prodiguées à Kourakine, et il laissa arriver le jour fixé pour la consécration officielle du divorce sans qu'un seul mot eût été dit, sur l'éventualité d'un mariage, à l'ambassadeur d'Autriche.
Le 15 décembre au soir, toute la famille des Napoléons, rois et reines, princes et princesses, et au premier rang la mère, Marie-Lætitia, prit séance aux Tuileries, dans le grand cabinet de l'Empereur, pour assister à la dissolution du mariage et sanctionner cette rupture par sa présence. On sait que Joséphine demanda elle-même la séparation, que la déclaration mise dans sa bouche était pleine de douleur et de noblesse, que jamais la raison d'État ne parla plus digne langage 279. On sait aussi que l'Impératrice ne put aller jusqu'au bout de sa lecture, et que l'archichancelier dut achever pour elle, avant de dresser l'acte de divorce. Le lendemain 16, à onze heures du matin, le Sénat s'assemblait pour recevoir cet acte, appuyé solennellement par le prince Eugène, et le convertir en sénatus-consulte. Cette formalité accomplie, l'Empereur et l'Impératrice se sépareraient et quitteraient tous deux les Tuileries, Joséphine pour s'établir à la Malmaison, Napoléon pour aller à Trianon, où il comptait se mettre en retraite pendant quelques jours et passer les premiers instants de son court veuvage. Pour consommer son sacrifice, il n'attendait plus que la réception du vote sénatorial; ses préparatifs de départ étaient faits et ses équipages commandés 280.
Les épreuves de la veille l'avaient profondément remué. Il passait par des heures d'abattement réel; ses secrétaires le trouvaient alors incapable d'activité et de mouvement, abîmé dans sa douleur 281. Puis, par un sursaut de volonté, sa pensée se ressaisissait, se remettait au travail, échappait aux tristesses du présent pour plonger dans l'avenir. Il songe qu'en ce moment ses premières propositions doivent être arrivées à Pétersbourg; il désirerait savoir quel accueil leur est fait, si de ce côté tout est assuré et certain, si l'empereur Alexandre l'accepte pour frère. Cette réponse catégorique qu'il attend de la Russie,--il n'en admet point d'autre,--il a hâte de la posséder, et son impatience s'irrite des obstacles que lui opposent le temps et l'espace.
Dans cette disposition, il voit se présenter à lui M. de Champagny; le ministre des relations extérieures lui apporte un courrier du duc de Vicence, arrivé dans la nuit. Cette expédition, faite le 26 novembre, c'est-à-dire à une époque où Caulaincourt n'avait pas encore reçu ses instructions au sujet de la convention et du mariage, ne pouvait offrir qu'un intérêt secondaire. Néanmoins, ne saurait-on en tirer quelque induction sur l'esprit dans lequel nos communications seront accueillies? À la veille de cette grande épreuve, rien de ce que dit ou pense l'empereur de Russie ne doit être tenu pour indifférent. Qu'apportent donc les nouvelles de Pétersbourg? Des plaintes, toujours des plaintes. Malgré l'arrêt de proscription lancé contre la Pologne par la lettre ministérielle d'octobre, malgré les assurances déjà arrivées que l'Empereur se prête, en principe, à tout ce qui peut tranquilliser son allié, Alexandre se refuse de nouveau à la confiance. Pour réveiller ses craintes, il a suffi d'une imprudence de rédaction dans un acte public. Le major général Berthier venait de conclure avec les autorités autrichiennes un accord pour le retrait des troupes françaises et alliées; dans cette convention toute militaire, les Varsoviens avaient été désignés par mégarde, par habitude, sous le nom de Polonais. C'est ce mot malencontreux, connu à Pétersbourg, qui trouble, qui blesse, qui irrite; en le prononçant, la France a une fois de plus évoqué un fantôme détesté. En même temps, Alexandre et son ministre soulèvent d'autres griefs: ils accusent notre consul dans les principautés danubiennes de n'être pas assez Russe et de méconnaître le fait accompli de l'annexion 282.
À ces reproches, Napoléon fit rédiger séance tenante par Champagny une réponse très douce, très conciliante, sous forme de lettre à Caulaincourt. À propos de la convention militaire, le ministre cherche moins à justifier qu'à excuser la France, tout en faisant observer que la Russie se montre bien chatouilleuse à propos d'une inadvertance fort explicable et qui peut se reproduire. «N'y a-t-il pas beaucoup de susceptibilité, dit-il, à s'effaroucher de trouver les mots de Pologne et de Polonais dans une convention rédigée par des militaires, loin de l'Empereur et de son ministre des affaires étrangères? Cependant, l'Empereur a témoigné son mécontentement au prince de Neufchâtel. Il ne faudra pas s'étonner si, dans leur ignorance ou cédant à l'empire de l'habitude, des employés militaires ou civils emploient encore ces deux mots que malheureusement on ne peut remplacer dans notre langue que par une longue périphrase 283.» Quant au consul de Bucharest, il sera mandé à Paris et admonesté; si la Russie insiste, son poste sera supprimé. Voilà un ton, une condescendance tout à fait en désaccord avec les habitudes de la diplomatie impériale. Il est facile de voir que Napoléon se fait violence pour rester calme, patient, pour ne fournir aucun sujet de mécontentement, à l'heure où le sort de l'alliance va peut-être se décider: s'étant tracé vis-à-vis de la Russie une ligne de conduite nettement définie, il y persévère encore. Il n'en relève pas moins, dans ce qui lui vient de Pétersbourg, l'indice d'un esprit difficultueux, d'un préjugé persistant, qui l'indispose et lui fait concevoir quelques doutes sur la réussite de ses projets 284. C'est sous cette impression qu'il quitte les Tuileries et part pour Trianon, après s'être arraché à Joséphine qui l'a surpris au passage et s'est attachée à lui dans une étreinte désespérée.
Note 284: (retour) Dès la veille, il avait eu une première déplaisance. En lisant les journaux anglais, il avait été surpris et très froissé d'y retrouver la lettre toute confidentielle qu'il avait écrite à Alexandre le 20 octobre 1810 au sujet de la Galicie et du grand-duché. Pour rassurer l'opinion mondaine, Alexandre n'avait pas cru devoir faire mystère de cette lettre, et de fâcheuses divulgations s'en étaient suivies. Corresp., 16054. Aucun de ces incidents, si minimes qu'ils paraissent, ne doit être négligé, si l'on veut saisir et suivre, à travers le dédale des petits faits, le travail graduel de détachement qui s'opéra dans l'esprit de l'Empereur.
À Trianon, dans l'étroit palais, assombri par l'hiver, il retrouve sa tristesse, et la journée s'achève dans une inaction inquiète, dans un désœuvrement qu'il ne peut vaincre 285. Le souvenir des dernières scènes avec Joséphine le poursuit et l'obsède; il voudrait au moins la savoir plus forte, plus résignée, «remise d'aplomb 286»; à huit heures du soir, se rapprochant d'elle par une lettre affectueuse, il essaye de la consoler et de l'affermir; il tâche d'exercer à distance sur cette âme qui lui appartient l'ascendant de sa volonté souveraine et de lui imposer le calme en lui ordonnant d'être heureuse. «Si tu m'es attachée, écrit-il, si tu m'aimes, tu dois te comporter avec force et te placer heureuse... Adieu, mon amie, dors bien, songe que je le veux 287.» Puis, après avoir congédié les personnes admises à son coucher, il ne garde auprès de lui que son fidèle Maret, avec lequel il a pris l'habitude de s'entretenir «en se mettant au lit 288». Revenant alors à la politique, aux affaires, c'est-à-dire à son futur mariage, se remémorant peut-être ce qu'il a appris dans le jour des dispositions peu rassurantes de la Russie, il donne enfin l'ordre de faire quelques ouvertures à l'ambassadeur d'Autriche, en procédant toutefois avec beaucoup de dextérité, de circonspection et de mystère: il importe de parler au prince de Schwartzenberg, mais surtout de l'inciter à parler; d'un trait, Napoléon prescrit la mesure à observer et le but à atteindre: «Il faut, dit-il à Maret, engager l'ambassadeur sans m'engager 289.»
Ce mot dévoile et éclaire à fond sa pensée. Son but est de placer l'Autriche à sa disposition, afin de la trouver en cas de besoin. Ce qu'il veut de cette cour, c'est qu'elle lui tienne tout prêt, pour ainsi dire, un parti de rechange, et il s'agit de l'amener, par une préparation habile, à nous offrir ce que nous n'avons pas à lui demander, en présence des démarches ordonnées ailleurs et expressément maintenues 290. Ce serait trop de dire que Napoléon, engageant double jeu, ait entendu négocier sur le même pied tant à Vienne qu'au Palais d'hiver, afin de prolonger et de réserver la liberté de son choix. En décembre 1809, ce choix est fait; s'étant prononcé pour la Russie, l'Empereur ne s'occupe qu'éventuellement de l'Autriche, et il ne tient à s'assurer de la seconde qu'à titre de précaution contre une réponse négative ou douteuse de la première. La différence qu'il met entre les deux négociations achève de se révéler par sa manière de les conduire. À Pétersbourg, c'est l'ambassadeur qui doit porter la parole, en termes clairs et pressants, en vertu d'instructions transmises par la voie hiérarchique, émanées de son ministre; avec l'Autriche, les intermédiaires choisis seront des personnages sans grande conséquence, des femmes, certains familiers des deux cours, accrédités seulement par l'habitude et la confiance: la négociation se dispersera en des mains diverses, et c'est le ministre intime, M. de Bassano, qui en dirigera et en réunira les fils. En Russie, tout se passera officiellement, dans le cabinet du souverain; avec les représentants de l'autre cour, on se contentera d'allusions réitérées, mais légères, placées en toute occasion et en tout lieu, dans les salons, en visite, au bal, au cours de ces conversations mondaines qui s'interrompent et se reprennent avec une égale facilité: on traite avec la Russie, on ne veut que causer avec l'Autriche.
Note 290: (retour) Le lendemain, Champagny écrirait a Caulaincourt le billet suivant: «L'envoi que j'ai l'honneur de vous faire du Moniteur de ce jour (où figurait le sénatus-consulte), vous prouvera la nécessité d'une réponse prompte et décisive à mes deux lettres chiffrées des 22 novembre et 13 décembre. L'Empereur l'attend avec impatience.» Cf. l'observation portée à l'Appendice, I, lettre B, au sujet des paroles prononcées par Cambacérès le 12 décembre devant l'officialité de Paris.
Par un concours de circonstances fortuites, la négociation subsidiaire s'entama avant l'action principale. Suivant tous les calculs, l'instruction initiale au duc de Vicence devait parvenir à Pétersbourg dans la première semaine de décembre. Le courrier fut retardé par les neiges, par les rigueurs de l'hiver russe, par les formalités de la frontière, et les dépêches qu'il portait, froissées, maculées, à peine lisibles, n'arrivèrent que le 14 aux mains de l'ambassadeur. Depuis le 10, Alexandre avait quitté sa capitale; il voyageait dans l'intérieur de son empire, ayant voulu revoir Moscou et passer quelques instants auprès de sa sœur Catherine, établie dans le gouvernement de Tver. Il ne rentrerait à Pétersbourg que dans les derniers jours du mois; toutes paroles durent être renvoyées à l'extrême fin de décembre ou au commencement de janvier.
Avec l'Autriche, il était plus aisé de s'aboucher; on avait affaire à son représentant en France; on était tout porté, on négociait chez soi, et d'autre part l'ambassadeur pouvait, en douze à quinze jours, consulter son gouvernement et recevoir une réponse. Les pourparlers, dans la forme spécifiée à Trianon, furent donc activement menés. D'abord, il parut indispensable de faire croire à la cour de Vienne, contrairement à la réalité et aux apparences, que l'Empereur n'avait d'engagement avec personne: la notification du divorce aux gouvernements européens fut rédigée de manière à lui donner cette assurance. Le 17 décembre, dans une circulaire adressée à tous nos agents et destinée à leur fournir la version officielle des événements, le duc de Cadore écrivit que l'Empereur n'avait nullement déterminé ses préférences; le cœur de Sa Majesté était bien trop affligé pour qu'elle eût pu s'occuper encore de pareils objets 291. Ces phrases sentimentales avaient un but très pratique, qui était de laisser le champ ouvert à la concurrence: la circulaire fut communiquée à toutes les cours, sauf, bien entendu, à celle de Russie, et devait encourager l'Autriche à s'offrir. Les jours suivants, M. de Laborde, à raison des confidences qu'il avait reçues à Vienne, fut choisi par le duc de Bassano pour porter les premières paroles. Avant la fin de décembre, il vit Schwartzenberg, le trouva personnellement bien disposé, passionné même pour la chose, convaincu des inappréciables avantages qui en résulteraient pour l'Autriche, n'osant toutefois garantir les intentions de sa cour, sceptique sur le résultat, croyant au mariage russe. Laborde ranima ses espérances, caressa son rêve, et lui glissa qu'il serait bon «qu'il se tînt prêt à tout événement 292». Des propos analogues furent transmis à l'ambassadeur par divers membres de la cour et du gouvernement. Enfin, à la suite d'incidents où la Russie eut sa part, Napoléon se décida à employer des personnes le touchant de plus près, les dernières que l'on se fût attendu à voir intervenir.
Depuis le divorce, Joséphine n'avait point quitté la Malmaison, mais sa douleur n'était pas de celles qui cherchent le recueillement et la solitude. Entourée de ses enfants, elle recevait et appelait ses amis, et la récompense de la bonté gracieuse avec laquelle elle avait traversé les grandeurs était de retrouver dans l'adversité des dévouements nombreux et vrais. Très expansive, parlant et s'agitant beaucoup, elle ne faisait trêve à ses doléances que pour s'enquérir, avec une curiosité inquiète et bien féminine, de l'heureuse rivale qui lui succéderait: elle eût voulu être pour quelque chose dans la décision de l'Empereur, participer au grand événement qui se préparait à ses dépens et se persuader que son crédit survivait à son bonheur. Elle inclinait vers l'Autriche par intérêt, pour mieux assurer la sécurité d'Eugène en Italie, par goût, par traditions aristocratiques, par ce fonds d'opinions royalistes qui était resté en elle et qui lui faisait désirer que l'Empire se donnât un trait de ressemblance avec la monarchie légitime en l'imitant dans le choix de ses alliances. Eugène et Hortense s'associaient aux préférences de leur mère; comme elle, ils voyaient volontiers les personnes qui partageaient leur opinion, qui touchaient de près ou de loin à l'Autriche; ils avaient notamment conservé des relations avec la comtesse de Metternich, femme du ministre, demeurée à Paris malgré le départ de son mari et la guerre. Napoléon, qui de Trianon se maintenait en rapports fréquents avec Joséphine, la ménageant beaucoup, la réconfortant par d'affectueux rappels et de menues attentions, lui écrivant souvent et lui envoyant «de sa chasse 293», savait qu'il pourrait trouver à la Malmaison un moyen de communiquer discrètement avec Vienne; il ne s'était pas encore décidé à en faire usage.
Le 26 décembre, il sort de sa retraite, rentre à Paris et retrouve avec tristesse les Tuileries, où tout lui parle de l'absente 294. Il ne laissera pas l'année se renouveler sans la voir; il lui a d'ailleurs promis sa visite pour ces jours où le cœur a besoin de s'épancher, où l'isolement pèse, où revivent les souvenirs. Il donnera à Joséphine les instants que ne réclameront point les soins du gouvernement, les réceptions officielles, l'hommage à recevoir de ses troupes, qui viennent lui apporter le salut de nouvel an. Dans la matinée du 31, il écrit à l'Impératrice: «J'ai aujourd'hui grande parade, mon amie; je verrai toute ma vieille garde et plus de soixante trains d'artillerie... Je suis triste de ne pas te voir. Si la parade finit avant trois heures, je viendrai. Sans cela, à demain 295.» En fait, il n'alla que le lendemain et, avant de partir, put recevoir une note émanée à nouveau de la chancellerie russe, datée des 28 novembre-11 décembre et toujours antérieure à la réception de nos envois 296.
Le cabinet de Pétersbourg revenait sur les termes employés dans la convention militaire avec l'Autriche; sa note était une plainte officielle; il tenait à laisser trace écrite de son déplaisir. Il signalait aussi avec amertume le langage de certains journaux allemands, des articles favorables à l'émancipation polonaise. Sans doute, il était à présumer qu'Alexandre n'eût point laissé expédier sa note, s'il eût su à temps l'acquiescement de l'Empereur à la signature d'un traité; c'est toujours l'extrême lenteur des communications qui retarde la paix des esprits et l'accord des volontés. Napoléon le sait; néanmoins, à lire la pièce qui lui est transmise par Kourakine, il éprouve un violent mouvement d'impatience. Ainsi, à Pétersbourg, on continue à se forger des périls imaginaires, alors que depuis deux mois l'ensemble de sa conduite tout au moins aurait dû rassurer, alors que ses paroles, ses discours, ses actes, ses professions intimes et publiques, tendent à bannir les soupçons. La défiance de la Russie est-elle donc incurable, qu'elle résiste à tant et de si clairs témoignages? «Après tout cela, s'écrie-t-il, je ne sais plus ce que l'on veut: je ne puis détruire des chimères et combattre des nuages.» Et ce sont les propres paroles qu'il adresse au Tsar, dans une lettre expédiée le jour même. «Je laisse Votre Majesté juge, ajoute-t-il, qui est le plus dans le langage de l'alliance ou de l'amitié, d'elle ou de moi. Commencer à se défier, c'est avoir déjà oublié Erfurt et Tilsit 297.»
Cependant, s'il ne peut s'empêcher d'infliger cette leçon à un allié par trop ombrageux, il s'efforce aussitôt de l'atténuer par des expressions caressantes; il laisse entendre que la chaleur même de son amitié explique la vivacité de son langage; c'est son cœur, meurtri par d'injustes soupçons, qui s'ouvre et qui se plaint: «Votre Majesté sera-t-elle assez bonne pour approuver cet épanchement?» Il glisse ensuite une allusion aux circonstances du moment: «J'ai été un peu en retraite et vraiment affligé de ce que les intérêts de ma monarchie m'ont obligé à faire. Votre Majesté connaît tout mon attachement pour l'Impératrice.» Et il termine par cette phrase: «Votre Majesté veut-elle me permettre de m'en rapporter au duc de Vicence pour tout ce que j'ai à lui dire sur ma politique et ma vraie amitié? Il ne lui exprimera jamais comme je le désire tous les sentiments que je lui porte.» Ainsi, ses dernières paroles semblent bien ratifier d'avance et une fois de plus tout ce que Caulaincourt pourra faire et conclure.
Seulement, il juge le succès un peu plus incertain; sans doute aussi qu'il y tient un peu moins, et son humeur contre la Russie va se traduire par un langage plus accentué à la Malmaison, c'est-à-dire dans un endroit où il sait que ses paroles seront répétées à l'Autriche. Le résultat de sa visite à Joséphine fut que madame de Metternich, appelée le jour d'après à la Malmaison, y entendit «des choses bien extraordinaires 298». La reine Hortense et le prince Eugène lui avouèrent sans ambages qu'ils étaient «Autrichiens dans l'âme». L'Impératrice, arrivant à son tour, renchérit sur ces assurances: elle déclara que le projet de mariage avec l'archiduchesse lui tenait particulièrement au cœur, qu'elle y consacrait tous ses soins et désespérait moins que jamais du succès. L'Empereur, qu'elle avait vu la veille, lui avait dit que son choix n'était point fixé 299, refrain éternel et obligé avec l'Autriche. Il avait même ajouté qu'il pourrait bien se décider en faveur de cette puissance, s'il avait la certitude d'être agréé par elle 300. N'était-ce point un moyen pour lui d'obtenir, de provoquer une parole bien nette qu'il pût à l'occasion rappeler et faire valoir?
Dans les jours qui suivirent, Laborde recommença ses allées et venues entre le cabinet du duc de Bassano et l'ambassade d'Autriche. Le 12 janvier, M. de Champagny, pendant une audience donnée à Schwartzenberg, renouvela ses questions sur la princesse Louise; pour prouver que l'Empereur restait libre de tout engagement, il reprit et commenta les termes de sa circulaire 301. Enfin, s'il faut en croire une anecdote dont Metternich lui-même a garanti l'authenticité, Napoléon eût voulu personnellement reconnaître le terrain, en cachette et sous le masque. À Paris, la saison mondaine, interrompue par le divorce, avait repris son cours; les Tuileries s'étaient rouvertes, et les grands dignitaires rivalisaient de faste dans de brillantes réceptions. En cet hiver de 1810, la mode était aux bals masqués 302. Après une fête de ce genre, le bruit courut que, pendant la soirée, l'Empereur en domino aurait accosté madame de Metternich et, entre beaucoup de propos frivoles, lui aurait demandé si l'archiduchesse consentirait à devenir impératrice, si le père n'y mettrait point d'obstacle 303.
Avant même de recevoir cette invite, madame de Metternich avait transmis à Vienne les paroles de Joséphine, d'Eugène et d'Hortense; Schwartzenberg avait fait de même pour les insinuations de Laborde. D'ailleurs, la cour d'Autriche, toujours experte en fait de diplomatie matrimoniale, n'avait pas attendu de connaître ces incidents pour prévoir l'hypothèse d'une demande et se mettre en mesure d'y faire face: dès le début de janvier, Schwartzenberg avait reçu de Metternich des instructions l'invitant, pour le cas où l'empereur des Français songerait à l'archiduchesse Louise, «loin de rejeter cette idée, à la suivre, à ne point se refuser aux ouvertures qui pourraient lui être faites 304». Metternich posait bien certaines réserves, mais de pure forme et destinées simplement à sauvegarder la dignité de sa cour; en réalité, un scrupule de conscience arrêtait seul l'empereur François: c'était la crainte que le lien religieux entre Napoléon et Joséphine n'eût point été dissous; or, la décision rendue par l'officialité de Paris venait de lever cet obstacle. Dans ces conditions, Schwartzenberg se crut autorisé à se montrer plus affirmatif avec Laborde; vers le 15 janvier, en se référant tant à ses paroles qu'à de nouvelles assurances venues directement de Vienne, Napoléon acquit la certitude à peu près absolue que l'Autriche n'attendait qu'un signal pour prononcer son adhésion et faire éclater ses sentiments.
Cette facilité charma l'Empereur; elle dépassait ses prévisions et répondait vraisemblablement à ses désirs présents. Il est certain que les plaintes réitérées d'Alexandre, dont il s'était senti importuné et blessé, lui avaient rendu moins cher le parti auquel il s'était livré tout d'abord: nous avons vu renaître et croître en lui un mécontentement contre la Russie, fait de successives impatiences. De plus, dès qu'il avait conçu quelque espoir d'être agréé à Vienne, ne s'était-il point laissé attirer de ce côté par une secrète et orgueilleuse prédilection? Il était allé à la Russie très délibérément, par raison, un peu par nécessité, par désir de rester dans le système auquel il s'était attaché et d'imprimer à sa politique un caractère de stabilité, plutôt que par un entraînement bien vif vers une alliance qui l'avait plusieurs fois déçu; à présent, l'Autriche n'était-elle point son inclination? Napoléon n'était nullement insensible au prestige d'un grand nom. Par une complexité de sa nature, la violence avec laquelle il s'était naguère acharné sur l'Autriche était faite d'instincts révolutionnaires, d'emportement contre la maison qui personnifiait le mieux le droit ancien, mais aussi de quelque regret, de quelque dépit peut-être, de se voir repoussé et méconnu par elle: il avait juré sa perte à maintes reprises, parce qu'il désespérait de gagner son amitié et de s'en orner; il l'avait furieusement haïe et parfois cherchée. Aujourd'hui, en se révélant possible, aisément et promptement réalisable, le mariage autrichien lui découvrait des horizons éblouissants et profonds. Cette union ajouterait à son front tant de fois couronné par la victoire la seule auréole qui lui manquât; elle lui ferait des aïeux, vieillirait d'un seul coup sa jeune dynastie, l'égalerait aux Bourbons; elle le relierait à tous ses prédécesseurs dans le gouvernement de la chrétienté, et même, par ces Césars germaniques qui avaient reçu jadis le dépôt de l'Empire, le rattacherait à l'antique Rome, source à ses yeux de toute majesté et de toute splendeur. Puis, quelle tentation pour son génie réparateur que d'effacer les plus odieux souvenirs de la Révolution dans l'éclat même d'une dernière victoire sur les passions et les préjugés d'autrefois, de réaliser ainsi plus complètement la fusion entre les éléments divers dont il voulait composer sa France, de réconcilier le passé et le présent pour fonder l'avenir!
À mesure que ces pensers ambitieux et grandioses commençaient d'assaillir son esprit, d'envahir son imagination, les inconvénients de l'autre parti, méconnus volontairement au début, se découvraient mieux à ses yeux. Plus l'Autriche lui témoignait d'empressement, plus l'âge de la princesse russe et aussi la différence de culte, à laquelle il n'avait pas cru devoir s'arrêter tout d'abord, lui semblaient prêter matière à de sérieuses objections. Faut-il supposer toutefois que, dès le milieu de janvier, un revirement total s'était produit au fond de lui? Regretta-t-il alors de s'être engagé précipitamment avec la Russie? En vint-il à désirer que cette dernière lui fournît un motif ou un prétexte pour se reprendre? Il est permis de le croire, sans qu'il soit possible de l'affirmer. Aussi bien, en admettant qu'il y ait eu alors interversion dans l'ordre des préférences intimes, elle ne changea rien aux résolutions prises. Durant toute cette période où Napoléon est sans nouvelles de la négociation entamée près du Tsar, où l'acceptation de ce prince peut arriver d'une heure à l'autre, il se considère comme lié par les pleins pouvoirs donnés à Caulaincourt et évite scrupuleusement toute avance compromettante à l'Autriche, tout recul vis-à-vis de la Russie.
Bien plus, à recueillir certaines paroles qui lui échappent, on est fondé à croire que le mariage russe lui apparaît, malgré tout, comme l'expectative, sinon la plus souhaitable, au moins la plus probable. C'est la grande-duchesse qu'il considère encore comme son épouse désignée, sur laquelle il voudrait des détails, des renseignements; c'est elle qu'il cherche à se figurer. Un soir, aux Tuileries, pendant une réception, il demande à Savary de faire appel à ses souvenirs de Pétersbourg et de lui montrer, parmi les dames présentes, celle qui ressemble le plus à Anne Pavlovna 305. Ceci ne l'empêche point d'accueillir madame de Metternich, régulièrement invitée au château, avec beaucoup d'affabilité; il l'invite à sa table de jeu, la complimente sur sa toilette, lui accorde ces menues faveurs qui font sensation dans une cour, car il est utile de tenir l'Autriche en haleine et de prolonger son zèle 306. Cependant, tout se borne en public à des politesses sans conséquence; en particulier, les insinuations continuent sans s'accentuer. Il semble même que les Beauharnais aient été mis en garde contre un excès de zèle et prévenus de ne point trop s'aventurer. La reine Hortense avait assigné à madame de Metternich un nouveau rendez-vous; au jour dit, la Reine se trouva indisposée et la visiteuse ne fut point reçue. De son côté, Schwartzenberg ne voit venir aucun encouragement officiel; malgré les fréquentes apparitions de Laborde, il persiste dans son incrédulité, considère toujours le mariage russe «comme plus que vraisemblable 307». Satisfait de l'allure prise par la négociation avec l'Autriche, Napoléon ne la laisse pas franchir certaines limites; il la tient sur place et lui fait marquer le pas, pour ainsi dire, car un mot d'Alexandre peut, à tout moment, le mettre en devoir de la rompre.
En somme, la Russie tenait toujours son sort entre ses mains, et si, dans le délai imparti par l'Empereur, on eût appris qu'au retour de Moscou l'accord s'était formé entre le Tsar et notre ambassadeur, qu'il y avait eu échange d'engagements, rien n'autorise à penser que Napoléon eût retiré la parole donnée en son nom. Les jours cependant, les semaines s'écoulaient sans qu'aucun courrier fût signalé de Russie, et ce silence faisait avec la bonne grâce de l'Autriche un contraste déplaisant. Le terme fatal, la fin de janvier, approchait rapidement, et la réponse attendue ne s'annonçait pas encore, retardant sur des prévisions établies avec un soin méthodique 308. Enfin, le 26 janvier au soir, cette réponse arrive, sous forme de deux longues dépêches adressées au ministre par l'ambassadeur, chiffrées de sa main et recommandées par mention spéciale comme «n'étant point dans le cas d'être confiées aux bureaux». Devant ce texte énigmatique, M. de Champagny dut éprouver une vive et anxieuse émotion: sous ces lignes de chiffres qu'il passerait la nuit à interroger, «tant que ses yeux ne lui refuseraient pas leur service 309», allait-il découvrir la réponse par oui ou par non qu'il fallait à l'Empereur, le mot décisif d'où sortirait le dénouement de la crise?
Alexandre Ier était rentré dans sa capitale le 26 décembre; Caulaincourt pouvait entamer enfin les deux négociations dont il était chargé, celle qui concernait la sentence à formuler contre la Pologne et celle qui devait assurer pour femme à Napoléon une fille de tsar. La première aboutit en peu de jours et fut menée presque exclusivement avec Roumiantsof, Alexandre se bornant de temps à autre à appuyer par un mot pressant, par une phrase à effet, les exigences de son chancelier. L'un et l'autre apprirent avec joie que Napoléon consentait à un traité et l'admettait aussi large, aussi compréhensif que possible. Ils ne perdirent pas un moment pour mettre à profit cette bonne volonté, et, puisque l'Empereur se déclarait prêt pour une fois à toutes les concessions, ils se hâtèrent de le prendre au mot. Un traité en huit articles fut présenté au duc de Vicence.
Le cabinet russe, estimant qu'en si importante matière aucune précaution n'était superflue, qu'il ne pouvait enlacer Napoléon de liens trop forts, trop serrés, avait donné à l'engagement accepté en principe une forme solennelle, rigoureuse et, il faut le dire, totalement inusitée dans les rapports entre souverains. Napoléon ne s'obligerait pas seulement à ne point rétablir la Pologne, à ne point favoriser cette restauration, à n'y contribuer en aucune manière, toutes choses qui dépendaient de sa volonté et qu'il pouvait légitimement promettre. Il décréterait souverainement, commandant aux circonstances comme à lui-même, s'attribuant tout pouvoir sur les événements, que la Pologne ne revivrait jamais. L'article 1er consistait en cette phrase, absolue et dogmatique: «Le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli.» En dictant à Napoléon cet arrêt irrévocable, la Russie ne le contraignait pas seulement à se désintéresser de la Pologne, mais à prendre parti contre elle, à employer au besoin sa toute-puissance pour la retenir au tombeau. Non content de l'amener à reconnaître le fait accompli, elle voulait qu'il le consacrât, qu'il le mît sous sa garantie, qu'il s'engageât à le défendre envers et contre tous: c'était l'associer rétrospectivement au triple partage, exiger qu'il prît à son compte le crime politique auquel la France, pour son honneur, était demeurée étrangère. Les autres articles s'inspiraient tous du principe posé en premier lieu et en déduisaient diverses applications; ils décidaient «que les dénominations de Pologne et de Polonais disparaîtraient pour toujours de tout acte officiel ou public;--que les ordres de chevalerie de l'ancien royaume seraient à jamais abolis;--qu'aucun Polonais sujet de l'empereur de Russie ne pourrait être admis au service du roi de Saxe, et réciproquement;--que le duché de Varsovie n'obtiendrait à l'avenir aucune extension territoriale à prendre sur l'une des parties du ci-devant royaume;--qu'il ne serait plus reconnu de sujets mixtes entre la Russie et le duché». Enfin, l'empereur des Français obtiendrait l'accession du roi de Saxe aux articles convenus et en garantirait l'observation 310.
Le duc de Vicence, considérant que ses instructions ne posaient aucune limite à sa condescendance, passa outre à la formule extraordinaire qui donnait au traité toute sa couleur: il admit également les clauses accessoires. Le 4 janvier 1810, le traité fut signé par lui et Roumiantsof. Alexandre le ratifia aussitôt; pour que l'acte devînt définitif et parfait, il ne manquait plus que la ratification de notre Empereur, réservée suivant l'usage par le plénipotentiaire français. Alexandre exprima le désir que l'instrument signé fût expédié à Paris au plus vite, afin d'y recevoir cette suprême sanction; il affectait d'ailleurs de n'y voir qu'une formalité et n'élevait aucun doute sur son accomplissement; dès à présent, il faisait éclater sa reconnaissance et témoignait d'une satisfaction sans mélange. Il se montrait profondément touché des termes dans lesquels avaient été conçus le discours au Corps législatif et l'exposé du ministre de l'intérieur; il écrivit à l'Empereur pour le remercier, pour s'excuser de ses soupçons, de ses plaintes, pour rétracter sa dernière note: «Maintenant, disait-il à Caulaincourt, je ne chercherai plus que les occasions de prouver à l'Empereur combien je lui suis attaché 311.»
C'était à notre tour de le prendre au mot, et Caulaincourt s'était déjà mis en mesure d'expérimenter, à propos de l'autre affaire, cette amitié si solennellement affirmée. Durant l'absence du Tsar, l'ambassadeur s'était livré sur la grande duchesse Anne à une enquête délicate et minutieuse; les informations qu'il obtint, puisées, paraît-il, aux sources les plus intimes et les plus sûres, furent relativement satisfaisantes; elles lui permirent de tracer, dans sa première dépêche à Champagny, un portrait assez complet de la jeune princesse, au physique et au moral:
«Votre Excellence sait par l'almanach de la cour, disait-il, que mademoiselle la grande-duchesse Anne n'entre dans sa seizième année que demain 7 janvier: c'est exact. Elle est grande pour son âge et plus précoce qu'on ne l'est ordinairement ici; car, au dire des gens qui vont à la cour de sa mère, elle est formée depuis cinq mois. Sa taille, sa poitrine, tout l'annonce aussi. Elle est grande pour son âge, elle a de beaux yeux, une physionomie douce, un extérieur prévenant et agréable, et, sans être très belle, a un regard plein de bonté. Son caractère est calme, on la dit fort douce; on vante plus sa bonté que son esprit. Elle diffère entièrement sous ce rapport de sa sœur, qui passait pour impérieuse et décidée. Comme toutes les grandes-duchesses, elle est bien élevée, instruite. Elle a déjà le maintien et l'aplomb d'une princesse nécessaires pour tenir sa cour. Une réflexion générale, c'est que le sang qui coule dans les veines de la famille impériale est beaucoup plus précoce que celui des Russes. À en juger par la chronique de la cour, la nature s'y développe de bonne heure. Les fils tiennent en général de leur mère, et les filles de l'empereur Paul. Quant à la constitution, les princesses ont l'air et le tempérament secs. Mademoiselle la grande-duchesse Anne fait exception à cette règle; elle tient comme ses frères de sa mère; tout annonce qu'elle en aura le port et les formes. On sait que l'Impératrice est encore maintenant, malgré ses cinquante ans, un moule à enfants 312.»
Fort de ces renseignements et de ces antécédents, Caulaincourt s'était cru en droit de parler. L'occasion lui fut fournie très naturellement dans la soirée du 28 décembre. Il dînait au palais; au sortir de table, l'Empereur l'emmena dans son cabinet, et là l'entretien prit comme d'habitude un tour intime et confidentiel. Le Tsar parla beaucoup de son voyage, dont il paraissait enchanté; de Moscou, où l'accueil des habitants avait dépassé toutes ses espérances. Il s'était senti ému jusqu'aux larmes à l'aspect de ces populations qu'il avait vues s'agenouiller sur son passage, lui témoigner une filiale vénération, le recevoir moins en souverain qu'en père: «De tels moments, disait-il, étaient la récompense la plus douce, la plus flatteuse de ses travaux 313.» Dans la haute société, il avait été fort aise de trouver les esprits beaucoup moins aigris et prévenus qu'il ne s'y attendait contre le système actuel et la France. Le génie de Napoléon éblouissait, fascinait tous les regards, imposait silence aux dissidents. Certains personnages faisaient pourtant quelques objections, et il allait les confier franchement à Caulaincourt: ceci était pour l'ami, non pour l'ambassadeur. «On doute, dit-il alors, que l'empereur Napoléon tienne à cette alliance autant que moi.» Puis, l'excès même de la grandeur française fait craindre pour sa durée: est-il sage, se demande-t-on, est-il prudent de se lier irrévocablement à un empire gigantesque et factice, qui survivra difficilement à son créateur et qui entraînera dans son écroulement quiconque se sera témérairement associé à sa fortune? «S'il arrivait quelque chose à l'empereur Napoléon, que deviendrait la France elle-même? Ses alliés seraient la plupart ses ennemis. Les plus dangereux seraient peut-être dans son sein. La Russie, peut-être son seul allié fidèle, la Russie, qui n'a rien à lui envier, qui s'est attachée non seulement à son système, mais à sa dynastie, la Russie, qui a renoncé pour cela à toute autre alliance, qui même pour cela est mal avec ses autres voisins, quel orage fondra sur elle?... Vous pensez bien, ajoutait l'Empereur, que j'ai répondu à cela, et que ces raisonnements ne m'ébranlent pas 314.» Ces dernières paroles étaient-elles sincères? Même, par un de ces artifices de langage auxquels il excellait, Alexandre n'avait-il point placé l'expression de ses propres pensées dans la bouche des seigneurs moscovites? Au moins partageait-il quelques-unes de leurs appréhensions; il en fit presque l'aveu à Caulaincourt: «Ces gens-là, dit-il, ne sont pas si déraisonnables dans la manière dont ils jugent votre position intérieure et la mienne, s'il arrivait un malheur à l'Empereur 315.»
Note 313: (retour) Rapport n° 66 de Caulaincourt, 28 décembre 1807. Nouvelles et On dit de Pétersbourg, 5 janvier 1810: «L'Empereur, dit-on, est entré à Moscou avec le gouverneur et deux aides de camp seulement. On baisait ses pieds, ses genoux, même son cheval; l'affluence et la presse autour de lui étaient telles qu'il était obligé de s'arrêter à chaque pas. Le peuple se prosternait devant lui et ne voulait plus se relever: «Rangez-vous», disait-il.--«Montez sur nous avec votre cheval, répondait-on. Vous êtes un saint, vous ne pouvez nous blesser, nous vous porterons comme notre père.» On s'arrêtait, on s'embrassait dans les rues comme aux fêtes de Pâques, dit-on, quand on a su qu'il devait y venir.» Archives nationales, AF, IV, 1698.
Cette profession intime en disait assez long sur l'arrière-pensée d'Alexandre. Néanmoins, comme il venait en même temps de s'exprimer sur le divorce dans les termes les plus sympathiques, s'applaudissant que Napoléon songeât enfin «à fonder pour l'avenir 316», Caulaincourt ne balança pas à lui adresser la communication dont il était chargé: il le fit avec la netteté, mais aussi la mesure prescrite par la seule instruction qu'il eût encore reçue, celle du 22 novembre; il pria Sa Majesté de lui dire en toute confiance, après y avoir pensé deux jours, si elle serait en disposition d'accorder sa sœur, au cas où une demande viendrait des Tuileries.
La réponse fut plus gracieuse que satisfaisante. Alexandre affirma sa bonne volonté, mais se retrancha immédiatement derrière l'obstacle déjà mis en avant: «Pour moi, dit-il, cette idée me sourit; même, je vous le dis franchement, dans mon opinion, ma sœur ne peut mieux faire. Mais vous vous rappelez ce que je vous ai dit à Erfurt. Un ukase, ainsi que la dernière volonté de mon père, donne à ma mère la libre et entière disposition de l'établissement de ses filles. Ses idées ne sont pas toujours d'accord avec mes vœux ni avec la politique, pas même avec la raison. Si cela dépendait de moi, vous auriez ma parole avant de sortir de mon cabinet, car, je vous le dis, cette idée me sourit. J'y penserai et je vous donnerai, comme vous le désirez, une réponse, mais il faut me laisser dix jours au moins.»
Le surlendemain de cette entrevue, Caulaincourt eut occasion de voir le chancelier Roumiantsof et fut désagréablement impressionné en constatant que ce ministre, malgré le secret recommandé au Tsar, avait été mis dans la confidence et se montrait contraire à nos vœux. Roumiantsof développa sur les alliances de famille entre souverains une théorie originale: «Un mariage est pour moi, dit-il, une pierre dans le chemin: feuilletez l'histoire, vous verrez qu'ils ont toujours refroidi plus que resserré l'alliance. L'humeur contraire à la femme se témoigne à la famille.» D'après lui, c'était pour le plus grand bien de l'harmonie entre la France et la Russie qu'il fallait éviter de la consacrer par un lien nouveau. Puis, il voulait savoir si l'idée venait seulement des ministres français ou de l'Empereur lui-même. En ce cas, il faudrait faire en sorte de le contenter; dans la première hypothèse, mieux vaudrait ne pas même entamer l'affaire avec l'impératrice Marie, vu la situation délicate de son fils vis-à-vis d'elle, vu l'esprit de cette princesse, son indiscrétion, «ses confidences sans fin». Caulaincourt évita de répondre à la question posée; il se tint avec le chancelier sur une entière réserve, jugeant hors de propos de le laisser s'introduire dans un débat où Napoléon avait voulu que le Tsar fût seul et constamment en cause.
Notre ambassadeur revit Alexandre le 3 janvier. Bien que ce prince fût allé la veille à Gatchina, il n'avait osé parler encore à sa mère; il témoignait d'un extrême embarras, craignait de se lancer dans un dédale de complications et d'ennuis. La question religieuse, disait-il, serait une mine de difficultés. Caulaincourt ayant répliqué qu'elle n'en soulèverait aucune, que la princesse serait admise à conserver sa foi et à pratiquer son culte: «Mais, dit Alexandre, aura-t-elle son prêtre, sa chapelle, prendrez-vous à ce sujet un engagement écrit?--Oui», répondit l'ambassadeur. Battu sur ce terrain, Alexandre se replia sur un autre: «Pourquoi n'avoir pas demandé dans le temps la grande-duchesse Catherine? Son esprit, son caractère, son âge, tout était plus sortable pour vous.» Et il semblait qu'il voulût dégoûter l'Empereur de son projet, en insistant «sur les petites tracasseries de famille qui pourraient en résulter». Il allait jusqu'à menacer Napoléon d'une belle-mère acariâtre, despotique, qui pourrait prétendre à régenter son intérieur. L'Impératrice marquait si fortement ses filles à l'empreinte de ses idées, de ses préjugés, de ses passions, qu'elles en perdaient pour leur vie toute personnalité propre; son autorité sur elles se perpétuait, son action s'exerçait à distance: témoin les deux aînées, qui avaient continué après leur mariage à lui écrire tous les jours.
Ces considérations eurent d'autant moins de prise sur Caulaincourt qu'il venait de recevoir la seconde lettre de Champagny, celle de décembre, dictée tout entière par l'Empereur et l'incitant à conclure. Sous cet aiguillon, il ne craignit point de s'engager à fond; ce n'était plus une question qu'il formulait, c'était une demande qu'il produisait par ordre: «Je fus positif, écrivait-il, même pressant.» Serré de très près, Alexandre promit enfin de parler à sa mère; il ferait de son mieux, serait personnellement heureux de tenir à l'Empereur par un lien de plus; quant aux conséquences possibles, il s'en dégageait à l'avance et mettait sa responsabilité à couvert: «S'il en résulte quelques inconvénients, ce seront des embarras pour les diplomates; vous aurez fait la chose, vous ne pourrez donc vous en plaindre.»
Les premiers pourparlers entre le fils et la mère eurent lieu du 3 au 5 janvier. Alexandre transmit aussitôt leurs résultats à Caulaincourt, qui en fit l'objet de sa seconde dépêche. Marie Féodorovna n'avait pas mal accueilli la proposition. On aurait pu craindre de sa part une résistance de parti pris, inaccessible à tous les raisonnements; rien de semblable ne s'était produit. Elle discutait, ce qui était un grand point, mais demandait à réfléchir et à prendre conseil. Elle avait écrit à Tver pour connaître l'opinion de sa fille Catherine; c'était le seul de ses enfants qui, en lui tenant tête, eût conquis sur son esprit quelque influence et dont elle aimât dans les cas graves à interroger le jugement. L'Empereur s'était dérobé derrière sa mère: celle-ci s'abritait derrière sa fille.
À la vérité, l'avis de la grande-duchesse Catherine, à le supposer favorable, pouvait être d'un grand poids. Cette princesse faisait autorité dans sa famille, à la cour et dans la société: impérieuse et altière, elle n'exerçait pas seulement sur ses entours l'ascendant d'une volonté ferme et d'une intelligence d'élite; du fond de la province où elle vivait, son prestige rayonnait dans les deux capitales. À Tver, elle s'était fait sa part de royauté, gouvernait une réunion d'écrivains et de penseurs, et ce groupe était presque un parti; c'était celui des hommes qui opposaient à la politique novatrice de Spéranski le retour aux traditions moscovites dans toute leur pureté, et qui désiraient que la Russie, au lieu de s'assimiler à l'Europe, restât elle-même. «Plus Russe que sa famille 317», la grande-duchesse approuvait et favorisait ce mouvement d'idées. On lui avait même prêté d'ambitieuses visées: aux heures de trouble où le mécontentement de la noblesse faisait craindre pour le règne d'Alexandre une issue funeste, bien des regards s'étaient tournés vers la princesse à l'esprit viril que son nom semblait prédestiner au trône.
Sur l'alliance de famille avec Napoléon, quel pouvait être son avis? À cet égard, Caulaincourt manquait de toute donnée précise; il en était réduit à interroger d'anciens souvenirs et des bruits de salon. En 1807, lorsqu'il avait été question d'elle-même, lorsque la rumeur publique l'avait fiancée à Napoléon, Catherine avait paru accepter d'un cœur ferme cette lourde et incomparable fortune. Plus tard, après les événements de 1808, après l'Espagne, elle serait revenue à ses préjugés de race contre l'usurpateur des couronnes. Un mot d'elle avait couru, mot caractéristique et bien russe: «J'aimerais mieux, eût-elle dit, être la femme d'un pope que souveraine d'un pays sous l'influence de la France 318.» Néanmoins, Alexandre ne paraissait pas mettre en doute que la réponse de Tver ne fût bonne, que sa sœur ne s'unît à lui pour entraîner leur mère. Seulement, il fallait laisser au courrier dépêché le temps de remettre son message et de rapporter la réponse. Conclusion: demande d'un nouveau délai de dix jours, s'ajoutant au premier; on était loin des quarante-huit heures de réflexion accordées par l'Empereur.
Mais le Tsar ne pourrait-il promettre au moins, si l'Impératrice n'arrivait pas à prendre un parti en vingt jours, de se décider pour elle, d'exiger ou de prononcer lui-même un consentement? Après s'être très naturellement attaché à ménager et à raisonner sa mère, n'en viendrait-il pas, s'il le fallait, à parler en maître? Sur ce point, recherché en cent façons par notre ambassadeur, il se récusait toujours. À l'entendre, le respect dû aux volontés de son père, à l'autorité de sa mère, l'empêchait d'user dans la circonstance des prérogatives de la souveraineté: sa toute-puissance expirait au seuil de Gatchina. Là, sa fonction se réduisait à négocier: il n'était «que l'ambassadeur de l'ambassadeur 319». Encore devait-il, en ce rôle, agir avec d'infinies précautions et ne rien brusquer, dans l'intérêt même de Napoléon et afin de sauvegarder une dignité qui lui était chère. En ami fidèle, il se gardait de découvrir l'Empereur; il s'était tu sur les communications de Caulaincourt, se donnait les airs d'agir spontanément, parlait du mariage «comme d'un projet que les circonstances actuelles peuvent amener». À employer ce système, il allait moins vite, il ne pouvait presser autant que s'il eût argué d'une demande déjà produite et exigeant une réponse; mais il gagnait cet inestimable avantage que Napoléon ne paraissait en rien, que son nom auguste ne serait en aucun cas compromis. À supposer que les scrupules de l'Impératrice ne pussent être vaincus, cette princesse ignorerait toujours que Napoléon avait recherché la main de sa fille, et celui-ci n'aurait point à craindre de sa part de fâcheuses divulgations. Quant à Roumiantsof, c'était la discrétion même; ce qui lui avait été dit «mourrait avec lui». «Je ménage, continuait Alexandre, la délicatesse de l'empereur Napoléon comme je voudrais qu'on ménageât la mienne en pareil cas. Si la chose ne peut s'arranger, il est certain que personne n'en parlera jamais.» Était-ce donc qu'il prévoyait un refus, pour mettre tant de précautions à en atténuer les conséquences? À cette réticence de mauvais augure succédait de sa part une remarque non moins obligeante et aussi peu rassurante; la question se trouvant posée comme il l'avait fait, on demeurait de notre côté parfaitement libre de rétrograder, et Alexandre avait soin de laisser la porte ouverte à cette retraite: «L'empereur Napoléon n'est encore engagé à rien, disait-il, pas même avec moi.»
Dernier symptôme défavorable: Alexandre et Roumiantsof essayaient de faire passer, par toute sorte d'égards et de cajoleries, le peu d'empressement qu'ils montraient à l'endroit du mariage. Caulaincourt ne s'était vu en aucun temps plus fêté, plus recherché. «Jamais, écrivait-il dans une lettre particulière, un ambassadeur n'a été traité comme je le suis... l'Empereur comme le chancelier me témoignent plus que de la confiance, même de l'amitié 320.» En politique, l'un et l'autre souhaitaient prompt et heureux succès à nos diverses entreprises, offraient d'y contribuer; ils se montraient disposés à tout accorder, sauf ce qui leur était demandé, et ne nous ménageaient guère les satisfactions à côté. Le chancelier, faisant allusion à un bruit d'après lequel Napoléon, conformant son titre à la réalité de son pouvoir, se déclarerait enfin empereur d'Occident, laissait entendre que cette innovation ne saurait à Pétersbourg surprendre ni déplaire 321. À l'Empereur qui réclamait la main d'une grande-duchesse, la Russie offrait la couronne de Charlemagne, comme s'il ne l'eût pas trois fois conquise à la pointe de l'épée.
Malgré cette tactique qui donnait à penser, Caulaincourt conservait bon espoir, à la date où il avait expédié son envoi: il désirait si passionnément le succès qu'il s'efforçait d'y croire. Suivant lui, l'empereur Alexandre voulait le mariage; il le voulait pour complaire à Napoléon, pour resserrer l'alliance, et il agissait sincèrement en notre faveur. Cette bonne volonté souveraine nous étant acquise, il était à présumer que l'Impératrice, après avoir sauvé par une résistance assez longue son amour-propre et l'honneur de ses préjugés, finirait par se rendre. Dans ses deux lettres, il est vrai, l'ambassadeur s'était interdit d'émettre aucune prévision personnelle; par un scrupule d'exactitude, il s'était borné à laisser parler les personnages en scène, l'Empereur, l'Impératrice mère, le chancelier. Pourtant, avant de fermer ses dépêches, il plaça sous le même pli, avec le traité soumis à la ratification de l'empereur des Français et plusieurs rapports relatifs aux affaires courantes, un billet en clair: dans ces quelques lignes, faisant allusion en termes voilés à la négociation mystérieuse, il se portait jusqu'à un certain point caution d'Alexandre, se jugeait en mesure de garantir sa bonne foi et la véracité de ses dires. «J'ai lieu de croire, écrivait-il, que le retard de certaines affaires ne tient qu'aux causes que l'on indique 322.»
I. Dernière attente.--Impression produite sur l'Empereur par les premières réponses de la Russie.--Un mot de lui; sa pensée dominante.--Il soupçonne que la Russie prépare un refus et se met lui-même en mesure d'opérer son évolution vers l'Autriche.--Premier conseil tenu aux Tuileries.--Caractère imposant de cette réunion.--But de l'Empereur en provoquant une délibération solennelle.--Comment il pose la question.--Rapport de Champagny.--Doutes qui subsistent sur l'opinion émise par divers membres du conseil: discordance dans les témoignages des contemporains.--Passions d'ordre intérieur; la droite et la gauche du conseil.--Les révolutionnaires et la Russie.--Harangue de Murat.--L'alliance conservatrice.--Avis prophétique de Cambacérès.--Eugène, Talleyrand, le cardinal Fesch, Fontanes.--Dans quelle mesure l'Empereur se mêle à la discussion.--Il lève la séance et laisse le débat sans conclusion.--La controverse se transporte et se poursuit dans tous les milieux.--L'alliance russe devant l'opinion.--Les Jacobins, le faubourg Saint-Germain, les Constitutionnels.--Situation mondaine des deux ambassades.--Mémoire de Pellenc.--Renseignements sur Marie-Louise.--L'alliance autrichienne et les gens d'affaires.--Napoléon cherche à provoquer un mouvement d'opinion en faveur de l'archiduchesse, mais réserve sa décision jusqu'à ce qu'il ait reçu des renseignements plus probants sur les dispositions de la Russie.
II. Les journées des 6 et 7 février 1810.--Nouveau courrier du duc de Vicence.--État de la négociation au 20 janvier.--Pourparlers avec l'Impératrice mère: objections intimes et étranges.--Alexandre affecte de s'irriter contre sa mère.--Portrait qu'il trace de Napoléon.--Les échos de Pétersbourg et de Gatchina.--L'Impératrice paraît disposée à consentir, sans s'y résoudre encore.--Prolongation des délais.--Déchiffrement des deux dépêches dans la nuit du 5 au 6 février.--Au vu de ces pièces, Napoléon se sent confirmé dans son jugement sur les intentions évasives de la Russie et décide de conclure avec l'Autriche en vingt-quatre heures.--Journées des 6 et 7 février; emploi des différentes heures.--L'après-midi du 6; Eugène emporte le consentement de Schwartzenberg.--Joie exubérante de Napoléon.--Conseil nocturne.--Délibération fictive.--La nouvelle se répand.--Napoléon après le conseil.--Plan qu'il se trace pour l'avenir: son désir d'éviter une rupture politique avec la Russie; sa manière de prendre congé.--La matinée du 7.--Signature du contrat.--Le prince Kourakine à la porte du ministre des relations extérieures.--Napoléon prend instantanément toutes ses mesures pour régler la remise, le voyage et le mariage de l'archiduchesse.--Comment il annonce son choix à la Russie.--Langage prescrit à Caulaincourt; mécontentement intime contre l'empereur Alexandre.--Motif déterminant du mariage autrichien.
III. Le refus de la Russie.--Suite et fin de la négociation.--Jeu souple et fuyant d'Alexandre.--Il promet une réponse définitive de sa mère.--L'Impératrice exprime un refus sous forme d'ajournement à deux ans.--Efforts de Caulaincourt pour que le Tsar fasse revenir l'Impératrice sur sa détermination.--Scènes vives et curieuses.--Alexandre coupe court aux instances de notre ambassadeur.--Napoléon et Alexandre se trouvent s'être donné respectivement congé à deux jours d'intervalle.--Parti forcé.--Renseignements de police; lettre lue sur le bureau du prince Kourakine.--Attitude respective du fils et de la mère.--Véritables causes du refus de la Russie.
IV. Le rejet de la convention.--Alexandre eût-il consenti au mariage si Napoléon avait ratifié la convention contre la Pologne?--Calcul probable du Tsar.--Pourquoi Napoléon a réservé sa signature.--Sa révolte contre l'article premier.--Le 6 février, il se décide définitivement à ne point ratifier la convention telle qu'elle lui est soumise et à en envoyer une autre toute ratifiée.--Comment il veut que le texte nouveau soit formulé.--Les décorations polonaises.--Post-scriptum significatif.--Assurances hyperboliques et torts réciproques.--Les journées des 6 et 7 février 1810 dans leurs rapports avec l'avenir.--Crise de l'alliance: le mariage et la convention eussent rénové l'entente; l'échec simultané de l'un et l'autre projet détermine une rupture morale entre les deux Empereurs et prépare inévitablement leur brouille.
À la lecture des dépêches de Russie, Napoléon éprouva une impression toute contraire à celle de son ambassadeur. Dans chaque circonstance, Caulaincourt aimait à présupposer la bonne foi d'Alexandre; cette confiance répondait à son noble caractère, satisfaisait son cœur; pour le ramener à un jugement moins favorable sur le monarque qui l'honorait de ses bontés, il était nécessaire de placer sous ses yeux des témoignages clairs et probants. Napoléon partait d'un point de vue différent. Depuis qu'il avait surpris Alexandre, durant la dernière campagne, en flagrant délit de déloyauté, il suspectait toutes ses intentions et, derrière chacun de ses actes, chacune de ses paroles, cherchait l'arrière-pensée. «Je connais les Grecs 323», dira-t-il bientôt, par une comparaison peu flatteuse entre le jeune empereur et les princes du Bas-Empire; mais lui-même ne se privait jamais d'opposer à la duplicité de son allié la finesse aiguë qu'il tenait de la patrie de ses ancêtres. À considérer cet effort mutuel pour se pénétrer et se déjouer, voilé sous les dehors de l'amitié la plus expansive, il semble assister au duel de deux races également maîtresses dans l'art de la dissimulation et de la ruse: c'est la lutte d'un Italien contre un Grec. Dans le cas présent, lisant à travers les faits, retenant, comparant, groupant les circonstances rapportées par son ambassadeur, remarquant l'affectation du Tsar à se réfugier derrière sa mère, à faire intervenir son ministre, sa sœur, Napoléon en conclut qu'Alexandre organisait une mise en scène habile pour éluder la demande sans la décliner ouvertement. La cour de Russie se ménageait, pensa-t-il, des prétextes pour l'éconduire, et il trouva--ce fut sa propre expression--que le jeu n'était pas mal imaginé «pour filer un refus 324». C'est cette pensée, insupportable pour son orgueil, qui prend désormais possession de son esprit: elle va inspirer et régler sa conduite.
Si la Russie se dérobait définitivement, elle le mettrait dans la nécessité de recourir au parti vers lequel un revirement spontané l'attirait déjà, d'aller à cette Autriche qui venait d'elle-même à la rencontre de ses vœux. Mais attendra-t-il, pour exécuter ce changement de front, que les circonstances lui en aient fait un absolu besoin, que son échec à Pétersbourg soit certain et consommé? Au contraire, va-t-il prendre les devants, ôter à la Russie la faculté de l'éconduire en se retirant le premier? C'eût été mal le connaître que de le supposer capable d'une marche moins altière. «Trop fier et trop fin, nous dit Maret, pour laisser aller la scène jusqu'au bout 325», il compte bien, par une brusque conversion, échapper au coup désagréable dont il se sent menacé et le laisser porter dans le vide.
L'instant n'est pas venu, il est vrai, d'effectuer ce mouvement, et la prudence commande de ne rien précipiter. De simples indices, si significatifs qu'ils soient, ne suffisent pas à autoriser un jugement ferme sur l'avenir de la négociation en Russie. Il n'est pas impossible, après tout, que Caulaincourt ait vu juste, que le Tsar travaille sincèrement et réussisse à triompher de sa mère. Se jeter ailleurs quand Alexandre promet une réponse dans un délai fixé, quand le consentement de la Russie peut arriver à toute heure, ce serait s'exposer à une indignation justifiée, provoquer une scission violente dont Napoléon ne veut à aucun prix, alors que l'Espagne reste en feu et que la France se montre affamée de repos. Si le fait seul que la Russie le tient en suspens et discute ses demandes ne laisse rien subsister en lui de ses préférences primitives, il sent qu'il s'est trop avancé pour se retirer à la légère. Il patientera donc encore quelques jours, espérant être promptement tiré de doute. Le duc de Vicence, avec le zèle qu'on lui connaît, ne peut manquer d'instruire sa cour de toutes les péripéties du débat; suivant toute vraisemblance, il fournira à bref délai de nouvelles indications, et l'envie de les posséder se trahit par la manière dont l'Empereur lui fait accuser réception de son envoi: «On désirerait, lui écrit Champagny le 31 janvier, des renseignements plus étendus; on espère les recevoir par votre premier courrier; ils sont nécessaires pour prendre un parti avec connaissance de cause.»
C'est par ces seules paroles, si différentes de celles transmises six semaines auparavant, que Napoléon répond aux pièces de tout ordre expédiées par l'ambassadeur. Il se garde bien d'envoyer, par retour du courrier, la ratification du traité antipolonais, réserve sa signature, et ne livrera qu'à bon escient cette suprême concession. Vis-à-vis de la Russie, il s'en tient pour le moment à une observation méfiante et arrête tout, sans s'engager encore avec l'Autriche. Seulement, il prend dès à présent ses mesures pour que l'évolution vers cette puissance, si elle doit s'accomplir, paraisse s'opérer d'un mouvement naturel et aisé, sans heurter ni déconcerter l'opinion. Il veut pressentir, préparer les esprits, et, pour commencer, remet publiquement en discussion ce qu'il avait tranché naguère de sa volonté souveraine.
Il avait pris connaissance des dépêches le 27 janvier. Le 29, qui était un dimanche, le bruit se répandit aux Tuileries, au sortir de la messe, que l'Empereur tiendrait dans la journée un grand conseil privé, un conseil de famille et de gouvernement, dont l'objet serait de délibérer sur le choix de la future impératrice. Effectivement, on vit arriver au château les rois et princes des deux familles, les grands officiers de l'Empire, le cardinal Fesch, les ministres, les présidents du Sénat et du Corps législatif. Tous ces personnages, au nombre de vingt-cinq à trente, furent introduits dans la salle où l'acte de divorce avait été rédigé quarante-trois jours auparavant.
Quand l'Empereur fit son entrée, annoncé par les huissiers et précédé de ses chambellans, quand il prit place au fauteuil et que les dignitaires convoqués s'assemblèrent autour de la table du conseil, dans un religieux silence, il faut croire que rarement, à travers les vicissitudes extraordinaires de notre histoire, moment apparut plus solennel. Songez qu'un homme s'est élevé plus puissant que ne le furent César et Charlemagne, que cet homme est là, qu'il prépare une détermination par laquelle il compte maîtriser l'avenir comme il a dominé le présent, qu'en cet instant il rend la parole à la France, pour ainsi dire, et l'appelle à le conseiller par la voix de ses plus illustres représentants. Autour de lui, groupez ces personnages célèbres à des titres divers, dont les uns personnifient l'héroïsme guerrier et d'autres le génie des affaires, les rois par l'épée, les hommes d'État possesseurs de la tradition, Murat et Eugène, Talleyrand et Fouché, Berthier, Cambacérès, Maret, Champagny, Fontanes, tous dissemblables par l'origine, l'esprit, les passions, mais réunis par le maître commun qui forme leur lien et associe leurs destinées. Évoquez-les tous avec leur physionomie connue, avec leurs attitudes caractéristiques, avec ces traits d'âme et de visage par lesquels ils sont entrés dans l'imagination de la postérité; rehaussez cette scène par le ton de gravité et de grandeur qui régnait alors dans toutes les opérations d'État; encadrez-la dans la majesté des hauts appartements dorés, et vous concevrez qu'aucun des assistants n'ait échappé à une impression inoubliable et profonde.
Cependant, sous ces apparences imposantes, cherchons le fond même des choses, demandons-nous à quel résultat pratique pouvait aboutir cette délibération sans précédent. Son but annoncé était d'éclairer le choix de l'Empereur, de contribuer à le former. Or, ce choix dépendait en grande partie d'événements que Napoléon avait placés lui-même en dehors de sa volonté. Par la manière dont la négociation avait été entamée à Pétersbourg, si le prochain courrier de Russie, ce courrier qui à l'heure présente traversait vraisemblablement l'Allemagne, apportait un accord tout conclu entre le Tsar et notre ambassadeur, il serait bien difficile à l'Empereur de reprendre une liberté dont il s'était lui-même dessaisi; le mariage russe deviendrait nécessaire par cela seul qu'il s'affirmerait possible. Au contraire, le mariage autrichien s'imposerait, si la Russie donnait des signes plus sensibles de mauvais vouloir.
Qu'a donc voulu l'Empereur, en demandant conseil sur une question qu'il ne lui appartient plus de trancher souverainement? S'il saisit l'opinion, c'est d'abord pour donner un premier aliment à l'impatience publique. Il sait que l'attente du grand événement tient tous les esprits dans la fièvre; Paris est ému, nerveux, il compte les jours, trouve le temps long, et s'étonne de n'être point fixé. Pour expliquer ces retards, Napoléon feint d'éprouver quelque embarras, fondé sur le nombre et la grandeur même des partis qui s'offrent de toutes parts. Ne pouvant encore présenter un dénouement, il se montre occupé à le préparer, en s'entourant des avis les plus éclairés et les plus sûrs; aussi habile à frapper les peuples par de pompeux simulacres que par de magiques réalités, il veut distraire, occuper l'attention des Français, en leur donnant la représentation d'un grand débat.
Puis, il n'ignore pas que le nom de l'Autriche suscite, chez toute une partie de l'opinion, de vives appréhensions: l'Autriche est essentiellement une puissance d'ancien régime; les Français craignent que d'aller à elle, ce ne soit faire un pas en arrière, et toute apparence de mouvement rétrograde alarme la nation, qui s'est attachée à l'Empire surtout parce qu'elle y a vu le régime nouveau solidifié, glorifié, mis à l'abri de toute atteinte. Au contraire, Napoléon sait que, parmi ses ministres et grands officiers, beaucoup désirent le choix de l'archiduchesse: il juge bon que leurs voix s'élèvent avec autorité pour répondre aux craintes et aux doutes de l'opinion, pour faire valoir les avantages du mariage autrichien et signaler les inconvénients du parti primitivement annoncé. Le conseil se tiendra sans mystère, portes ouvertes, et certaines des paroles prononcées, retentissant au dehors, pourront donner aux esprits l'inclination et la direction convenables. Dans tous les cas, si l'Autriche doit prendre la place réservée tout d'abord à la Russie, il ne plaît point à Napoléon que cette substitution soit attribuée aux difficultés rencontrées à Pétersbourg: le public doit l'attribuer à des raisons plus hautes, y voir un choix librement et mûrement concerté, y participer dans une certaine mesure en le ratifiant par avance.
L'Empereur ouvrit la séance par quelques paroles pleines de superbe et d'habileté. «Je puis épouser, dit-il en substance, une princesse de Russie, d'Autriche, de Saxe, de l'une des maisons souveraines d'Allemagne, ou bien une Française; il ne tient qu'à moi de désigner celle qui passera la première sous l'Arc de triomphe pour entrer dans Paris 326.» Il proclamait d'autant plus la liberté de son choix qu'il la sentait en fait lui échapper. Il ajouta, en termes propres à flatter l'amour-propre national, qu'un mariage avec une Française serait l'union selon son cœur, mais que de puissants intérêts pouvaient commander un parti différent. Ensuite, le duc de Cadore reçut la parole pour faire fonction de rapporteur; il fournit quelques indications sur les diverses princesses que leur âge et leur rang mettaient en état d'être choisies, cita la grande-duchesse, l'archiduchesse, la princesse de Saxe. Après quoi, la discussion fut ouverte, et l'Empereur invita les membres du conseil à exprimer leur avis.
Un récit magistral, plein d'art et de vie, a voulu nous initier à tous les détails de cette consultation; il fait l'appel des noms et recompose minutieusement les discours 327. Cependant, ce compte rendu ne s'est appuyé que sur un seul témoignage, celui de Cambacérès; d'autres ont été produits depuis, assez différents, et ici s'accusent les difficultés parfois insolubles de la tâche dévolue à l'historien. Voilà un fait qui a frappé fortement les contemporains; parmi les assistants, plusieurs ont laissé des Mémoires et y ont retracé le tableau ou l'esquisse de la scène 328; pourtant, il n'est pas deux de ces récits faits après coup qui s'accordent pleinement sur la date, la composition du conseil, spécialement sur les avis exprimés. Si la date peut être fixée avec certitude, d'après des indications purement documentaires 329, il n'en est point de même de certains des suffrages recueillis: sur ce point, les divergences sont plus aisées à expliquer qu'à concilier. Chez plus d'un narrateur, le désir de grandir son rôle, de diminuer ou d'altérer celui d'autrui, a pu contribuer à certaines défaillances de mémoire qu'a facilitées d'ailleurs une circonstance particulière. Un second conseil ayant été tenu sur le même objet peu de jours après, mais alors que la situation se présentait différemment et que les opinions devaient s'en ressentir, les auteurs de Mémoires ont tous, sans exception, confondu leurs souvenirs et mêlé dans leur récit les deux réunions en une seule, ne laissant aucun moyen de restituer à la première ce qui lui revient en propre. Dans ces conditions, reconnaissons franchement l'impossibilité de replacer dans la bouche de chacun des membres le langage qui fut exactement le sien, de rendre la teneur littérale et même le sens de tous les discours, en un mot de dresser le procès-verbal de la séance.
Note 328: (retour) Mémoires de Talleyrand, II, 7 à 10. Id. du comte Mollien, III, p. 117 et suivantes. Notes du duc de Bassano, dans l'ouvrage du baron Ernouf, p. 275 à 277. Cf. dans Helfert le rapport précédemment cité de Schwartzenberg à sa cour, écrit d'après les renseignements qui furent fournis à l'ambassadeur par le duc de Bassano après la séance. Voy. aussi, aux Archives nationales, AF, IV, 1675, le Mémoire de Pellenc cité plus loin.
Au moins est-il permis, d'après certains traits qui se dégagent avec certitude, de retracer la physionomie générale du débat, d'indiquer les opinions émises, à défaut de tous ceux qui s'en firent l'organe, de montrer comment le conflit s'entama et s'établit entre elles. L'idée d'épouser une Française ne fut relevée par personne. Le parti saxon rencontra quelques adhérents: s'il présentait vis-à-vis de la Russie tous les inconvénients du mariage autrichien sans aucun de ses avantages, il avait une apparence de bon sens modeste qui pouvait séduire certains esprits moyens et timorés: il eût compromis l'Empereur, il ne les compromettait point. Soutenu par l'architrésorier Lebrun, il rallia deux ou trois suffrages, mais la bataille ne s'engagea vraiment que sur le nom des deux empires, Russie et Autriche, et ce fut moins une discussion approfondie entre deux grands systèmes d'alliance qu'un débat d'ordre intérieur, une reprise de l'éternelle lutte entre les passions qui, depuis un siècle, ont troublé périodiquement et déchiré notre pays. À l'occasion du mariage, on vit se former dans le conseil une droite et une gauche, si je puis dire, et presque se recomposer les deux France qu'une inspiration de génie et une main de fer avaient violemment rapprochées.
Par une rencontre singulière, l'autocratique Russie eut pour elle la partie la plus avancée du conseil; sur son nom se rallièrent, en haine de sa rivale, les hommes imbus de l'esprit, des préjugés, des traditions révolutionnaires. Le roi Murat se fit le porte-parole de cette opinion. Avec sa fougue ordinaire, avec une éloquence éperonnée, il exécuta une charge à fond de train contre l'Autriche, s'emparant pour la combattre de tous les lieux communs dont l'ignorance révolutionnaire a trop de fois fait son domaine. Tout commandait d'ailleurs au roi de Naples de prêter main-forte à l'autre puissance. Les Beauharnais tenant pour l'Autriche, il se jetait dans le camp opposé au nom des Bonapartes. Puis, dans son rôle d'avant-garde, le merveilleux soldat avait mieux que personne éprouvé en 1807 la valeur des Russes; il pouvait montrer en eux les plus fermes adversaires que les Français eussent rencontrés, ceux dont il était le plus utile de conjurer l'hostilité et de se ménager l'appui. Ces raisons, il est vrai, avaient depuis 1809 perdu de leur poids auprès de l'Empereur; Murat, qui n'avait pas fait la campagne du Danube, en était resté au souvenir d'Eylau: Napoléon se rappelait Essling. Ce qui créait la force de Murat et l'autorité de ses paroles, c'était que derrière lui apparaissait un grand parti dans la nation, tous ceux qui craignaient un retour aux principes, aux abus, aux privilèges d'autrefois, et qui verraient dans le mariage autrichien un Concordat avec l'ancien régime.
L'opinion de Murat, qui trouva de chauds partisans, rencontra de plus nombreux contradicteurs. L'Autriche avait pour elle quiconque désirait, par principe ou d'instinct, que l'Empereur répudiât autant que possible l'héritage révolutionnaire pour prendre la succession de la monarchie légitime. Cette tendance ne se manifesta pas ouvertement dans le conseil, mais elle s'y colora et s'y appuya de motifs d'ordre extérieur, habilement présentés et, il faut le dire, très spécieux.
Le maintien de la paix continentale, la conquête de la paix maritime, voilà quel était toujours le premier besoin et le désir de tous. Or, les guerres déchaînées par la Révolution avaient eu pour trait distinctif, sur le continent, un duel constamment repris entre la France et l'Autriche: la réconciliation de ces deux adversaires semblait devoir tarir la source d'où avait coulé tant de sang, supprimer la cause principale des conflits, assurer la sécurité de nos frontières, fixer définitivement le sort de l'Allemagne et de l'Italie, enjeu et théâtre éternels du combat; fermer les deux grands champs de bataille de l'Europe, n'était-ce point pourvoir au repos du monde?
Ces raisons d'intérêt présent pouvaient d'ailleurs se fortifier de considérations permanentes, se rattacher à un système d'ensemble, à toute une théorie politique, dont le passé avait dans une certaine mesure démontré la valeur. Dès la seconde moitié du dix-huitième siècle, à une époque où la France s'occupait moins à étendre ses frontières qu'à assurer la paix autour d'elle et à tourner son activité vers les mers, l'ancienne monarchie avait eu la sagesse de renoncer à une rivalité surannée avec la maison d'Autriche; elle avait tendu la main à cette ennemie de trois siècles et cherché dans un accord avec elle la garantie de la stabilité européenne. Malheureuse à ses débuts, cette alliance n'en avait pas moins procuré par la suite au continent vingt-cinq années de paix et permis une revanche contre les Anglais. Combien ce précédent n'acquérait-il point de force aujourd'hui que la France, engagée contre les insulaires dans une lutte sans merci, avait dépassé sur terre ses plus audacieuses espérances, atteint ou franchi partout ses limites naturelles, et ne devait plus avoir d'autre ambition que de conserver et d'affermir ses immenses domaines! Cette œuvre de maintien et de préservation ne trouverait-elle point son auxiliaire désigné dans l'Autriche, puissance rassise, dégoûtée des aventures, moins disposée à conquérir qu'à garder? Parmi les conseillers de l'Empereur, les plus politiques, ceux que leur nature d'esprit et leur carrière avaient le mieux familiarisés avec la connaissance des rapports internationaux, avec les lois de l'histoire, demeuraient fidèles à cette tradition de l'alliance conservatrice que se sont transmise jusque dans le milieu de notre siècle, par une filière ininterrompue, certains des plus sages et des moins écoutés de nos hommes d'État. Adepte convaincu en principe de cette politique, nous pensons qu'en 1810 le moment était passé de l'embrasser fructueusement, en admettant que Napoléon eût pu jamais la mettre en pratique; en 1810, l'Autriche ne s'offrait à nous que par contrainte et des lèvres; elle avait trop souffert pour pardonner, et ses pertes successives lui laissaient une invincible arrière-pensée d'hostilité et de revanche. Il faut convenir néanmoins que la politique de rapprochement avec cet empire, envisagée sous ses côtés les plus élevés et d'un point de vue spéculatif, s'autorisait de sérieux raisonnements et de mémorables exemples.
Pour développer dans toute son ampleur le système autrichien, nul n'eût été plus qualifié que Talleyrand: il l'avait formulé à plusieurs reprises comme sa doctrine de prédilection; disciple des ministres qui firent l'alliance au dix-huitième siècle, il est devenu le maître de ceux qui la souhaitèrent de nos jours: dans cette chaîne continue, c'est l'anneau intermédiaire. Il ne paraît pas toutefois que Talleyrand, gêné peut-être par ses relations clandestines avec la cour de Russie, ait pris l'initiative de mettre en relief les avantages de l'autre parti; s'il le soutint, ce qui n'est pas absolument établi 330, il le fit avec des circonlocutions, des réticences, et dans cette lutte de paroles où les opinions se donnaient librement carrière, se montra moins orateur que diplomate. Ce fut le prince Eugène qui insista le premier en faveur de l'Autriche, en termes convaincus et persuasifs. Après lui, le duc de Bassano se fit l'avocat brillant de la même cause. Le ministre des relations extérieures était acquis d'avance à cette opinion; le comte Mollien s'y rallia: le cardinal grand aumônier et M. de Fontanes firent valoir contre la Russie, avec une âpre amertume, des raisons de tout ordre, mais surtout religieuses et confessionnelles 331.
Note 331: (retour) Suivant Thiers, le prince de Neufchâtel se prononça aussi pour l'archiduchesse. Fouché, ministre de la police, opina discrètement dans le même sens, d'après Maret; d'après Talleyrand, il fit chorus avec le roi de Naples. Aucun récit ne mentionne l'avis des autres ministres, sauf une sortie véhémente du comte de Cessac contre la maison d'Autriche.
En somme, sans qu'une majorité décisive se dessinât, d'importants suffrages s'étaient donnés à l'Autriche. Il est vrai que cet avantage pouvait être contre-balancé par un avis de haute portée: la voix de l'archichancelier Cambacérès s'éleva, comme celle même de la prudence, pour réclamer en faveur de la Russie. Cambacérès avait prévu que la puissance non élue deviendrait nécessairement ennemie. S'inspirant de cette donnée, il essaya de démontrer discrètement que le grand danger de l'avenir n'était point dans une reprise d'hostilités avec l'Autriche vaincue d'avance, mais dans une guerre au Nord, dans une rupture avec l'empire dont la force de résistance et les ressources demeuraient une redoutable inconnue, et ce grave avertissement, s'il ne parut pas impressionner immédiatement les assistants, semble à distance dominer le débat et définir la situation 332.
L'Empereur écoutait tout, impassible, majestueux, évitant le plus possible de donner des signes d'acquiescement ou d'improbation; il laissait la discussion se prolonger, s'échauffer, mais ne lui permettait point de dépasser certaines limites et savait au besoin, par un mot, par une phrase qui portait, la diriger et la contenir. Il n'entendait point que la balance de l'opinion penchât trop ouvertement d'un côté, car il ignorait encore vers lequel les circonstances le forceraient d'incliner. Dès qu'il voyait se produire un argument de nature à jeter sur l'un des deux partis une défaveur trop marquée, un discrédit irrémédiable, il ne manquait point de l'arrêter au passage et de l'anéantir. Lacuée, comte de Cessac, ministre de l'administration de la guerre, parlait vivement et s'acharnait contre l'Autriche: il rappelait les désastres ininterrompus de cet empire, le recul continu de ses frontières, et s'animant: «L'Autriche, dit-il, n'est plus une grande puissance.»--«L'Autriche n'est plus une grande puissance, interrompit l'Empereur; on voit bien, monsieur, que vous n'étiez pas à Wagram 333.» Et tout de suite la solidité et l'élan des troupes ennemies dans cette journée, leur ténacité stoïque, leurs charges fougueuses, le succès un instant compromis, lui reviennent à la mémoire et se dessinent devant ses yeux en traits saisissants: il n'admet point, s'il désigne l'Autriche, qu'on puisse le considérer comme s'alliant à une monarchie déchue.
Pareillement, il ne veut pas que la Russie, qu'il lui faudra peut-être choisir, devienne l'objet d'une condamnation définitive. Le cardinal Fesch avait prononcé un mot grave: faisant allusion à la différence de culte qui séparerait de la France une impératrice schismatique, admise à pratiquer publiquement ses rites, et qui l'isolerait au milieu de son peuple, il avait dit: «Un tel mariage ne serait point dans nos mœurs.» Cette phrase avait paru faire impression. Cependant, comme Napoléon avait pris à Pétersbourg l'engagement d'accéder à toutes les exigences possibles en matière religieuse, il était indispensable de réserver le cas prévu et de le présenter sous une forme acceptable. L'Empereur se tira d'embarras par une affirmation qu'il savait contraire à la vérité et par une digression historique. Il avait tout lieu d'espérer, dit-il, vu ses excellents rapports avec l'empereur Alexandre, que la Russie ne poserait aucune condition, mais c'était lui-même qui désapprouverait et ne saurait admettre un changement de religion. Les abjurations n'étaient point de son goût, et il cita à ce propos, pour le blâmer, l'exemple de Henri IV. Il admirait ce grand prince, disait-il, mais il n'avait jamais pu lui pardonner d'avoir renié sa foi au prix d'une couronne; c'était, à ses yeux, la seule tache sur une glorieuse mémoire 334. Au reste, il pèserait avec soin et tiendrait en grande considération les avis exprimés. À la fin, pareil au juge qui, la cause entendue, se retire pour délibérer avec lui-même, préparer et mûrir sa sentence, il leva la séance, remercia et congédia le conseil, sans le départager. Il était parvenu à son but: il avait laissé se développer des arguments sérieux en faveur de l'Autriche, sans exclure la possibilité de l'autre mariage, pour le cas où l'Impératrice mère finirait par consentir.
Le bruit du conseil tenu aux Tuileries se répandit instantanément, le secret n'ayant point été recommandé. Le surlendemain, à un dîner chez le roi de Bavière, arrivé depuis un mois à Paris, ce monarque félicitait le duc de Bassano d'avoir courageusement soutenu le parti le plus propre à procurer la tranquillité de l'Allemagne 335. En même temps, dans les cercles les plus divers, on citait «les personnes appelées au conseil, les noms que le duc de Cadore avait fait passer en revue, l'opinion du roi de Naples et celle du vice-roi, quelques mots dits par Sa Majesté sur ces deux opinions, celle de M. le cardinal, le langage qu'avait tenu M. de Fontanes 336». Les prévisions, les commentaires, les controverses allaient leur train: interrompue aux Tuileries, la discussion se continuait dans toutes les sociétés qui tenaient de près ou de loin au gouvernement; elle reprenait avec plus de force en certains endroits où elle s'était depuis longtemps établie, dans ceux où s'assemblait la foule, où se propageaient et s'inventaient les nouvelles: les lieux les plus divers, les galeries du Palais-Royal, la Bourse, comme les salons de l'ancienne et de la nouvelle aristocratie, s'emplissaient d'un bourdonnement de voix confuses et discordantes.
Dans la masse du public, les sentiments restaient partagés: la Russie conservait ses défenseurs, qui lui demeuraient fidèles moins encore par sympathie pour elle que par crainte de l'Autriche 337. Au contraire, dans la plupart des milieux officiels et mondains, la majorité inclinait assez nettement en faveur de l'archiduchesse.
Un parti, il est vrai, maintenait opiniâtrement ses objections: c'était celui des hommes compromis dans les pires excès de la Révolution; on le stigmatisait par le nom même qu'on lui infligeait: on l'appelait «le parti de ceux qui ont voté la mort 338». À l'autre extrême de l'opinion, dans le «faubourg Saint-Germain» pur et sans mélange, chez les royalistes qui s'honoraient d'une fidélité intransigeante au passé, chacun s'indignait à l'idée d'un mariage qui effacerait sur le front de Bonaparte le signe de l'usurpation et qui apparaissait comme la profanation sacrilège d'un grand et douloureux souvenir.
En dehors de ces deux groupes, l'opinion autrichienne ralliait la plupart des suffrages. Parmi les hommes de la Révolution, ceux que l'on nommait les Jacobins raisonnables ou, par l'évocation d'un vieux mot, les Constitutionnels, témoignaient pour la maison de Habsbourg d'un zèle qui devait paraître en eux un signe irrécusable de repentir. Le parti royaliste avait aussi, en très grand nombre, ses constitutionnels. Beaucoup de ses membres, tout en conservant pour la dynastie proscrite une respectueuse déférence, composaient avec le présent, reconnaissaient dans Napoléon une incarnation nouvelle et puissante du principe monarchique, s'accommodaient de son régime, acceptaient de bonne grâce des fonctions d'État ou des charges de cour, et ces conversions se multipliaient d'année en année. Entrant dans le gouvernement, les nouveaux venus ne se privaient nullement d'y rechercher leur part d'influence et s'essayaient à orienter la marche de l'État dans une direction conforme à leurs idées. Le mariage autrichien répondrait à leurs principes et même rassurerait leur conscience; ils se sentiraient plus à l'aise pour servir l'Empereur, quand ce prince serait devenu le petit-neveu de Marie-Antoinette. Ce parti des ralliés, qui prenait à la cour une place de plus en plus importante, y mettait un poids décisif en faveur de la solution autrichienne.
Les salons invoquaient d'ailleurs contre l'autre mariage des raisons directes, des raisons ou des préjugés. À Paris, l'Autriche était de meilleur ton que la Russie. Les membres de son ambassade figuraient plus dignement que leurs collègues du Nord; on les voyait davantage; ils semblaient plus du monde. Les Russes cherchaient à Paris leur amusement, sans se montrer très difficiles sur le choix de leurs plaisirs, plutôt qu'ils ne s'occupaient à garder un rang conforme à la majesté de leur cour: à part certaines exceptions, la colonie moscovite se distinguait par son luxe tapageur plutôt que par sa tenue 339 . Le prince Kourakine, malgré le faste qu'il déployait, malgré ses réceptions «aussi splendides qu'ennuyeuses 340 », n'avait point réussi à faire de sa maison un centre d'élégance et de bonne compagnie; ses faiblesses et ses ridicules étaient sujet de raillerie, il passait pour «le meilleur des hommes, mais le plus insignifiant des ambassadeurs 341 ». Quelle différence avec ce brillant comte de Metternich qui avait laissé à Paris les plus aimables souvenirs, qui s'y était fait, durant sa mission, des relations utiles, qui avait mis les femmes dans son parti et cherché dans le meilleur monde la plupart de ses bonnes fortunes! L'ancienne société française, à demi groupée autour du trône impérial, se sentait en affinité particulière de goûts et d'éducation avec cette aristocratie viennoise qui figurait à Paris, non seulement par ses représentants attitrés, mais par les princes et seigneurs d'Allemagne auxquels elle était apparentée. En comparaison, la Russie semblait loin de nous au moral comme au physique, par ses goûts, ses mœurs, et l'union avec une princesse de Moscou fût demeurée aux yeux du monde, en dépit de tout, un mariage exotique.
Cette manière de penser trouva même son expression par écrit, elle suggéra des observations, des mémoires qui furent adressés en haut lieu; elle s'y montre appuyée de toutes les raisons d'État déduites dans le sein du conseil. Pour rédiger ces pièces, il fut fait appel à des écrivains spéciaux, en quête de consultations politiques à donner, à certains survivants des anciennes controverses. Le mémoire le plus intéressant fut composé par l'ex-émigré Pellenc. Secrétaire de Mirabeau au début de la Révolution, Pellenc s'était ensuite réfugié en Autriche, d'où il était revenu récemment à Paris. De tout temps, il avait travaillé dans les dessous de la politique et côtoyé le monde: son mémoire se présente comme l'écho de ce qui s'y disait en 1810 sur le compte respectif de la Russie et de l'Autriche.
Pellenc paraphrase d'abord le mot du cardinal Fesch, en lui donnant une interprétation extensive et un sens très large: «Ce mariage, dit-il en parlant du projet russe, ne serait pas dans nos mœurs. Une partie de l'Europe et surtout la France ne regardent encore la Russie que comme une puissance asiatique. La différence de religion donnerait aussi quelque embarras; il y a sans doute une église grecque à Paris, mais l'Empereur lui-même a dit, dans une occasion, que le chef de l'État en France devait être de la religion catholique. En examinant ce sujet sous le rapport de l'opinion publique, on est porté à croire que le choix d'une princesse russe plairait beaucoup moins qu'un autre. Cette nation, dont la cour seule a de l'éclat, n'est pas encore au nombre des États civilisés; le trône y est exposé aux plus sanglantes révolutions, on n'estime pas en France le caractère russe, tout à la fois remuant, audacieux et faux, et l'on craindrait de voir Paris inondé de ces demi-barbares qui, malgré leurs richesses, n'ont aucun point de contact avec nos goûts, notre esprit, nos penchants, et surtout avec l'aménité de nos mœurs.
«La politique, en examinant le même sujet, trouverait des inconvénients d'un autre genre. Notre alliance avec la Russie, si l'on met de côté les circonstances présentes, nous est assez inutile. Quel parti la France pourrait-elle tirer d'une puissance qui se morfond depuis un demi-siècle pour conquérir la Moldavie et la Valachie? On ne peut pas même compter sur la durée de cette alliance; c'est plutôt avec l'Angleterre qu'avec nous que la situation géographique de la Russie, ses productions et ses besoins, lui font une nécessité de s'unir; aussi nos partisans dans cet empire se bornent à l'empereur Alexandre et à son premier ministre, dont la bonne foi même est assez douteuse, et la nation entière est notre ennemie. Enfin cette alliance serait un embarras dans une foule de projets qu'attend l'avenir et qu'indique une sage politique, savoir l'agrandissement du duché de Varsovie et le reculement de la Russie en Asie; sans compter même l'inconvénient d'épouser une princesse dont on peut apprendre à chaque instant que le frère vient d'être détrôné...»
--«Un choix parmi les princesses de second rang, ajoute le mémoire après ces considérations haineuses, conviendrait mieux que celui-là sous une foule de rapports.» Mais la France veut plus pour le monarque qu'elle chérit; elle est jalouse pour lui de tous les genres de gloire, et c'est ce sentiment qui la pousse à désirer le mariage autrichien. Ici, l'auteur s'élève à des considérations pathétiques sur le vœu de l'opinion bien pensante. «Sa qualité de petite-nièce de la dernière reine de France, dit-il en parlant de l'archiduchesse, aurait un certain avantage; il y a encore en France un certain nombre de personnes qui ne voient dans les choses humaines que l'accomplissement des desseins de la Providence, et, d'après cette manière de voir, la place que prendrait cette princesse sur un trône où sa tante fit naufrage, paraîtrait une de ces compensations que le Ciel prépare dans ses décrets, quand il lui plaît de réconcilier les époques de sa sévérité avec celles de sa bienveillance.»
Finalement, en même temps que l'auteur expose tous les motifs politiques qui militent en faveur de l'Autriche, il met à profit son long séjour à Vienne pour donner sur la personne même de l'archiduchesse quelques renseignements précis, les premiers peut-être qui parvinrent à l'Empereur: sans tracer d'elle un portrait trop flatté, il insiste sur un point qui doit plaire à Napoléon, à savoir que la jeune princesse, ayant reçu de la nature une constitution robuste, un physique plutôt agréable et un esprit moyen, peu développé par une éducation imparfaite, est susceptible de subir docilement l'empreinte qui lui sera donnée, de se laisser façonner par une direction intelligente.
«Les qualités personnelles de la princesse Louise, dit-il, auraient-elles de quoi fixer le choix de Sa Majesté? Voilà le seul point véritablement important. Cette archiduchesse était encore, il y a huit mois, très mince de corps et fort peu au-dessus de la taille moyenne des femmes. On se rappelle, il est vrai, que la dernière reine de France grandit fort tard et grossit beaucoup après son mariage. Elle a, dans un degré remarquable, l'éclat du teint allemand. Ses traits sont réguliers, son visage est ovale, ses cheveux entre le châtain clair et le blond, ses yeux bleus et très beaux, et son regard encore plus beau que ses yeux; elle a sur un teint blanc des couleurs très vives, mais d'un incarnat quelquefois peu fondu; et c'est encore un défaut qu'avait eu la reine de France dans sa jeunesse. Ses épaules sont peu effacées et semblent annoncer une constitution forte; elle marche très bien; elle a cependant plus de noblesse que de grâce et s'habille sans goût. On n'a guère parlé de son esprit ni en bien ni en mal, on sait seulement que son éducation, dont sa mère se mêlait beaucoup trop, a été mal faite... Ainsi l'on peut supposer, sans se tromper, que cette princesse est fort au-dessous de ce qu'elle peut encore devenir. Un de ses avantages, c'est d'être d'une famille où la fécondité est presque certaine. On l'a souvent comparée avec l'impératrice actuelle d'Autriche, et généralement elle plaisait davantage sous le rapport de la beauté 342.»
Le mémoire de Pellenc, avec un autre, s'est retrouvé parmi les papiers de la secrétairerie d'État, où se centralisaient toutes les pièces transmises à l'Empereur ou émanées de lui-même. Adressé probablement au duc de Bassano, qui dirigeait ce service, il dut passer sous les yeux de Sa Majesté. Napoléon ne désapprouvait point ces conseils respectueusement donnés; il laissait écrire, comme il avait laissé parler dans le conseil, et voyait avec complaisance se produire dans les esprits un mouvement auquel il avait en quelque manière donné l'impulsion. Toutefois, ce n'était point assez pour lui que de connaître l'opinion des hautes classes. Il tient à savoir si dans un milieu moins relevé, mais non moins digne d'attention, les répugnances et les préventions contre l'Autriche persistent. Il veut consulter les intérêts matériels, connaître ce que pensent la finance, la Bourse, les hommes d'affaires, l'industrie et le haut commerce: il charge le ministre du Trésor public de procéder discrètement à cette enquête 343. Lui-même met la question à l'ordre du jour de tous les entretiens. En décembre, il n'a consulté personne pour se décider en faveur de la Russie; aujourd'hui, il interroge ses entours, les fonctionnaires avec lesquels il travaille, provoque ainsi des avis souvent favorables à l'Autriche, mais évite toujours, avec un soin scrupuleux, de se livrer par un mot prématuré, de dévoiler un avenir que les circonstances laissent incertain. Il conserve l'attitude qu'il a prise devant le conseil, celle d'un arbitre souverain, maître absolu de ses décisions, mais désireux de ne statuer qu'après avoir recueilli tous les éléments qui peuvent éclairer et former son jugement. En fait, il délibère moins qu'il n'attend; les yeux fixés sur le Nord, il attend toujours qu'un nouveau courrier de Caulaincourt soit venu confirmer ou démentir ses soupçons, que la Russie ait laissé plus clairement lire dans son jeu et se soit mieux fait connaître.
Le 5 février, à cinq heures du soir, un second courrier du duc de Vicence entrait à l'hôtel des relations extérieures; il apportait, comme le premier, deux dépêches chiffrées, datées des 15 et 21 janvier, plus un billet en clair. Ayant jeté les yeux sur ce dernier, M. de Champagny comprit immédiatement que rien n'était terminé à Pétersbourg: l'ambassadeur s'excusait par allusion de ne pouvoir encore satisfaire son gouvernement et faisait comprendre que sa patience avait été mise à plus longue épreuve. Le ministre crut devoir instruire immédiatement l'Empereur de cette découverte; en lui promettant dans quelques heures le déchiffrement des dépêches, il lui communiqua dès à présent le billet en clair. «Il fera connaître à Votre Majesté, ajoutait M. de Champagny en quelques lignes d'envoi, que ce courrier ne lui apporte pas encore la nouvelle décisive qu'elle désire 344.» Le ministre passa ensuite la nuit à déchiffrer les deux dépêches et y lut effectivement que les pourparlers avec l'Impératrice mère continuaient sans aboutir: la correspondance de l'ambassadeur n'était que le bulletin de cette négociation, d'après la version d'Alexandre 345.
Le fils et la mère se voyaient tous les jours. Leur causerie ou plutôt leur conférence durait trois heures, et l'empereur Alexandre, dans de fréquentes entrevues avec Caulaincourt, se piquait de ne lui laisser ignorer aucun des incidents survenus. La réponse de Tver était arrivée: elle était favorable. Malgré cet avis, l'Impératrice mère éprouvait toujours une peine singulière à se décider. Ses objections ne se concentraient pas sur un point précis; elles se multipliaient à l'infini, variant tous les jours, se renouvelant sans cesse, tantôt sérieuses et plausibles, tantôt fantasques et étranges.
D'abord, elle avait mis en avant le jeune âge de la grande-duchesse; elle convenait que sa fille était nubile, «qu'il y en avait eu des marques prononcées, quoique légères», mais elle citait l'exemple des deux aînées, l'archiduchesse Palatine et la duchesse de Mecklembourg, toutes deux mortes pour avoir été mariées trop jeunes. Les jours suivants, la question d'âge avait paru la préoccuper moins, mais «elle s'était gendarmée à l'idée de marier sa fille à un prince divorcé». L'Église ne désapprouvait-elle point toute union de ce genre? Ce fut Caulaincourt qui suggéra au Tsar une réponse à cette objection: partageant l'erreur fort répandue d'après laquelle le lien formé entre Napoléon et Joséphine eût été purement civil, ignorant la procédure engagée devant l'officialité de Paris et la décision qui en avait été la suite, il déclara que le mariage n'avait point existé aux yeux de l'Église. Mais l'Impératrice mère n'était jamais à court d'arguments, parfois fort subtils; se plaçant désormais sur le terrain de la loi civile, elle fit observer que le code Napoléon ne permettait point à l'époux divorcé de se remarier avant deux ans; il fallut bien lui répondre que le code Napoléon assujettissait tout le monde en France, sauf son auteur 346. Puis, disait-elle, un mariage n'est pas chose qui se brusque et s'improvise; il faut y réfléchir mûrement et prendre son temps. Est-il besoin de se presser si fort pour arriver à une détermination puisque,--c'est l'empereur Alexandre lui-même qui l'affirme,--aucune parole n'est encore venue de Paris, et que l'on se borne à causer d'une éventualité?
«Napoléon peut-il avoir des enfants?» dit un jour l'Impératrice. Alexandre se porta aussitôt garant de son allié. Sa mère revint à la charge; elle prétendait savoir que Napoléon n'avait jamais eu d'enfants, «même avec ses maîtresses 347»; ainsi l'objet essentiel du mariage pourrait être manqué. Qui savait les inconvénients et les humiliations qui en résulteraient pour la future souveraine? Ne serait-elle pas répudiée à son tour? Ne lui demanderait-on point de se prêter à quelque indigne supercherie? Et l'Impératrice citait aussitôt un fait, exact ou supposé, qui avait longtemps défrayé la chronique des cours: en Suède, sous le règne de Gustave III, on aurait, par une scandaleuse substitution de père, procuré un enfant à la Reine, un héritier à la couronne, et suppléé à l'insuffisance du Roi: «Ma fille, disait l'Impératrice, a trop de principes pour se prêter jamais à rien de tel 348.»
Alexandre cita ce propos à Caulaincourt, comme un exemple «des mille difficultés qui passaient par la tête de sa mère 349». Pour le mieux convaincre du caractère insolite de cette négociation, où les plus futiles raisons se jetaient à la traverse des plus grands intérêts, il ne lui faisait grâce d'aucun détail et les lui énumérait tous dans un langage familièrement aimable, sur ce ton à la fois caressant et dégagé qui lui était habituel, employant des expressions vives, pittoresques, parfois risquées, excellant à manier notre langue, dont il possédait les finesses encore mieux que les règles. Si l'ambassadeur montrait quelque dépit de ces lenteurs, de ces hésitations prolongées, il s'impatientait plus fort que lui, s'irritait contre sa mère. À l'entendre, il fallait que son attachement à l'Empereur et à la France fût bien profond pour lui faire surmonter les dégoûts et les ennuis que lui causait cette affaire: «Si je réussis, disait-il, je vous assure que je croirai avoir fait la négociation la plus difficile, car ce ne sont pas des raisons que l'on a à combattre et auxquelles on en oppose d'autres; c'est un esprit de femme, et le plus déraisonnable de tous...»
«Je ne me décourage pas, reprenait-il, parce que je crois la chose avantageuse pour tous, parce que ce sera un lien de plus pour l'alliance. Je n'en ai pas besoin, mais je serai heureux de penser que nos successeurs respecteront notre ouvrage, se feront les alliés de notre dynastie, comme je suis celui de son grand fondateur.» Puis, il éprouverait une satisfaction si douce à pouvoir faire quelque chose qui soit personnellement agréable à l'empereur Napoléon; il se sentait pour ce monarque une si réelle inclination; il avait pu si bien l'apprécier aux jours de Tilsit et d'Erfurt; il savait combien la femme qu'épouserait l'Empereur serait digne d'envie; elle trouverait le bonheur intime en même temps que la réalisation de ses rêves les plus audacieux. «On ne connaît pas l'Empereur, disait-il; on le juge plus que sévèrement, même injustement, en le croyant dur; je lui ai trouvé, en le connaissant davantage, des formes de bonhomie, d'un homme bon dans son intérieur et qui tient à ses habitudes et à ce qui l'entoure 350.» On peut même se demander «s'il n'est pas dans son caractère de s'attacher beaucoup 351».
Note 351: (retour) Id. Juste à la même époque, Alexandre traçait de Napoléon un portrait tout autre, pendant un entretien avec le prince Adam Czartoryski: «C'est, disait-il, un homme à qui tous les moyens sont bons, pourvu qu'il parvienne à son but.» Toutefois, son interlocuteur croyait remarquer qu'il ne s'était pas entièrement dégagé de l'ascendant que Napoléon avait fait peser sur lui, qu'il tenait essentiellement à le ménager, «qu'il en avait une grande peur». Mémoires de Czartoryski, II, 223-225.
D'ailleurs, ajoutait Alexandre, l'ambassadeur se méprendrait s'il attribuait les hésitations de l'Impératrice mère à un préjugé personnel contre Napoléon; elle ne nourrit point les antipathies que beaucoup lui prêtent, et, sur ce point délicat, comme si le Tsar eût éprouvé quelque gêne à s'énoncer complètement, Roumiantsof se chargeait d'être plus affirmatif. Il citait à Caulaincourt des propos de l'Impératrice qui devaient donner bon espoir; elle avait dit: «On se trompe sur l'opinion que j'ai de l'empereur Napoléon; je suis mère, je voudrais que mes fils lui ressemblassent, non pas seulement comme grand capitaine, mais comme homme d'État; on ne gouverne pas mieux 352.» À Gatchina, les formes du divorce avaient été approuvées et louées; les personnes présentes au cercle de l'Impératrice l'avaient entendue s'exprimer sur cet acte en termes judicieux et convenables.
Au reste, le projet de mariage commençait à s'ébruiter. Quelques propos de l'Impératrice mère avaient mis sur la voie, puis il était arrivé, dans diverses sociétés, des lettres expédiées de France en décembre, alors que tout y annonçait la décision prise en faveur de la Russie, et Pétersbourg, qui était «l'écho de Paris 353», mais un écho en retard de trois ou quatre semaines, concluait de ces nouvelles qu'une demande s'était produite ou allait venir, qu'un grand événement était dans l'air. C'était la conversation de la cour et de la ville; quelques personnes en parlaient à Caulaincourt, d'autres cherchaient à lire dans son visage, dans son maintien, le secret qu'il portait en lui; aux jours de cérémonie, lorsqu'il venait rendre ses devoirs à l'Impératrice mère, entourée de ses plus jeunes enfants, tous les regards s'attachaient curieusement sur lui, épiant ses moindres gestes; à la profondeur plus ou moins accentuée des saluts qu'il adressait à la grande-duchesse Anne, les spectateurs prétendaient prendre la mesure de ses espérances, deviner si la négociation s'acheminait à son terme ou subissait un temps d'arrêt 354.
En général,--c'était du moins l'impression de l'ambassadeur,--le public mondain ne se montrait point contraire au mariage. Malgré leurs préventions obstinées contre la France nouvelle et son chef, les Russes se sentaient-ils flattés de la préférence donnée à leur maison, et chez eux, la passion politique se taisait-elle devant l'orgueil satisfait? Quoi qu'il en fût, Caulaincourt croyait savoir que l'Impératrice mère, ayant demandé certains avis, les avait recueillis propres à la bien disposer; loin d'approuver sa résistance, l'opinion l'encourageait à céder, préjugeait même sa décision, annonçait partout une solution affirmative, et cette unanimité d'expressions semblait devoir influencer une princesse particulièrement sensible au jugement du monde.
Que ne cédait-elle donc à la fin, quand toutes ses objections avaient été victorieusement combattues, quand chacun la sollicitait de consentir! À cette question, très nettement posée par Caulaincourt, l'empereur Alexandre répondait comme il suit: «L'Impératrice ne met aucune opposition réelle, mais, en même temps, et par une suite naturelle de son caractère, elle ne sort pas de son indécision... En un mot, on paraît pencher pour le projet, mais, par suite de cette indécision de caractère, de cette faiblesse féminine qui croit échapper à l'embarras d'un choix délicat en l'ajournant, on ne se décide pas...» Il paraissait toutefois que, pour transformer en acquiescement bien net une tendance favorable, pour arracher ce oui qui semblait sur les lèvres de l'Impératrice, un dernier et vigoureux effort de son fils dût suffire. Supplié de ne plus l'ajourner, Alexandre promettait de nouvelles et plus pressantes instances, mais reprenait en même temps l'éternelle excuse de sa lenteur: il ne voulait point, disait-il, laisser soupçonner à sa mère, par une précipitation intempestive, que Napoléon avait parlé. Caulaincourt commençait à désirer qu'il mît dans sa manière de traiter un peu moins de précautions et plus d'entrain; il le pria de faire savoir qu'il y avait eu demande expressément prononcée. Alexandre répondit qu'il s'en garderait bien: «N'étant pas sûr de la discrétion de sa mère, il fallait que ce secret restât avec lui si la chose ne réussissait pas.» Il continuait, d'ailleurs, à augurer avantageusement de l'issue finale, sans accélérer sa marche ni accentuer son attitude. En somme, lorsque Caulaincourt avait fermé son second courrier, c'est-à-dire le 21 janvier, le deuxième délai de dix jours était largement dépassé, et l'ambassadeur en était encore à attendre la réponse plusieurs fois réclamée. Il l'espérait sous peu, la prévoyait satisfaisante, mais, pour le moment, n'avait à transmettre que ses dialogues avec l'empereur Alexandre, les paroles prêtées à l'Impératrice mère, les propos tenus à Pétersbourg, le tout textuellement relaté dans ses deux nouvelles dépêches.
Ces pièces, placées sous les yeux de l'Empereur le lendemain de leur arrivée, achevèrent de l'éclairer et finirent son indécision: ce fut le coup de grâce porté à ses scrupules. Dans le langage d'Alexandre, il reconnut le témoignage évident d'intentions évasives. Cette réponse qui lui est annoncée, il juge qu'elle ne viendra pas ou sera négative; dans tous les cas, elle a trop tardé pour qu'elle puisse influer sur sa décision. Il n'hésite plus désormais; considérant que les délais apportés à le satisfaire préparent une fin de non-recevoir et suffisent d'ailleurs à le dégager, il s'estime entièrement libre de se rejeter vers un parti qui le vengera supérieurement des dédains de la Russie. Cette revanche magnifique que Vienne lui offre, il met maintenant une ardente précipitation à la saisir; pour échapper au fâcheux effet d'un mariage manqué, il en improvise un autre: autant il a mis naguère de promptitude et d'impétuosité à se porter vers la Russie, autant il en met aujourd'hui à se détourner en sens inverse; il veut qu'en vingt-quatre heures tout soit terminé avec l'Autriche, et au refus qu'il pressent du côté de Pétersbourg, qu'il juge inévitable, imminent, qu'il voit venir, il se hâte d'opposer une défection retentissante et préventive.
Les dépêches de Caulaincourt avaient été lues par lui pendant la matinée du 6. Dans l'après-midi, par ses ordres, on se mit à la recherche de l'ambassadeur autrichien. Celui-ci passait la journée hors de Paris et s'était rendu à une partie de chasse. Ce fut là que «le premier mot 355» lui parvint; il fut averti de rentrer à son hôtel et d'y attendre une communication importante. À six heures du soir, il vit arriver le prince Eugène. En peu de paroles, le vice-roi lui exposa que l'Empereur avait jeté son dévolu sur l'archiduchesse, se tenait prêt à l'épouser, mais y mettait une condition: c'était que l'on conclurait sans désemparer, et que le contrat serait signé dans quelques heures. Tout ajournement serait considéré comme un refus, et la volonté du maître se porterait ailleurs.
Cet avis éveilla chez Schwartzenberg un tumulte de sentiments contraires. S'il éprouvait une joie profonde à la pensée qu'une occurrence inespérée s'offrait pour finir les malheurs de l'Autriche, garantir l'existence et relever la fortune de cette monarchie, l'engagement soudain et irrévocable qu'on exigeait de lui exposait gravement sa responsabilité. Sa cour lui avait permis de ne point se dérober à des avances, de laisser prévoir une acceptation; mais elle n'avait jamais pensé que Napoléon le mettrait brusquement en demeure de se lier par écrit, avant d'avoir pris de nouveaux ordres, et elle avait négligé de le munir de pouvoirs en conséquence: il était autorisé à tout, sauf à signer. «Jamais ambassadeur, a raconté Eugène, ne se trouva dans une situation plus cruelle; je le voyais se démener, suer à grosses gouttes, faire d'inutiles représentations 356.» À la fin, parvenu à ce tournant décisif de sa carrière, Schwartzenberg jugea qu'il est des moments où un diplomate avisé doit payer d'initiative, de résolution, et jouer intrépidement son avenir: il se déclara prêt à signer.
Eugène se hâta de rapporter cette nouvelle aux Tuileries, où l'Empereur l'attendait, paraît-il, avec une extrême impatience. «Dès que le mot oui sortit de ma bouche, a dit le prince 357, je vis le grand homme se livrer à une joie tellement impétueuse et folle que j'en demeurai stupéfait.» Cette scène a été rapportée par Eugène en 1814, à Vienne, pendant le congrès, à la comtesse Edling, amie de Capo d'Istria, admiratrice fervente d'Alexandre, dont elle se crut un instant l'Égérie. Si l'on songe à la situation présente des deux interlocuteurs, au lieu et à la date de leur rencontre, on peut supposer que le récit a été fait ou transmis avec une exagération peu favorable au conquérant tombé. Néanmoins, nous ne ferons pas difficulté d'admettre que la satisfaction de l'Empereur ait été forte et exubérante. Elle était tout à la fois absolue et relative: l'union avec la fille des Habsbourg le grandissait encore, le légitimait presque aux yeux de l'Europe; d'autre part, il se sentait désormais assuré et garanti contre les suites du mauvais vouloir de la Russie.
Sans perdre de temps, le soir même, il assembla à nouveau le conseil extraordinaire qui avait été tenu neuf jours auparavant. Il importait que le choix de l'archiduchesse, acquis en fait, parût sortir d'une imposante consultation; c'était d'ailleurs pour Napoléon un moyen de l'annoncer et de le publier que d'en faire l'objet d'un nouveau débat, qu'il ne laisserait point cette fois sans conclusion. Donc, les convocations sont lancées, les estafettes volent, et successivement, dans le cours de la soirée, se retrouvent aux Tuileries «le roi de Hollande, le vice-roi d'Italie, le cardinal Fesch, les grands dignitaires, les ministres, les présidents du Sénat et du Corps législatif 358».
La réunion s'ouvrit fort tard, sous la présidence de l'Empereur, et cette séance aux lumières, décidée d'urgence, tenue dans le calme de la nuit, alors qu'autour du palais vivement éclairé s'assoupissaient tous les bruits de la ville, parut emprunter à l'heure et aux circonstances une plus mystérieuse gravité. Cependant, il n'y avait plus de place pour l'apparence même d'un débat approfondi et digne. Le bruit de la décision prise le matin s'était promptement répandu: pendant la journée, il en avait été parlé dans tous les milieux, dans tous les salons; on avait entendu les ministres, les femmes des ministres surtout, annoncer l'insigne événement, en prévoir toutes les conséquences, même les plus futiles, discuter déjà l'article des cadeaux, désigner les destinataires futurs des cordons autrichiens et des «tabatières très ostensibles 359». Avertis de toutes parts, les membres du conseil, ceux mêmes qui n'avaient point été initiés directement au secret, savaient que leur rôle se bornerait à approuver un choix arrêté d'avance.
La question fut posée d'ailleurs de manière à préjuger et à commander la réponse. Champagny lut en entier les quatre dépêches de Caulaincourt, ne fit plus mystère des pièces qui dénotaient à Pétersbourg un manque d'empressement. Pendant la lecture, les assistants observaient l'Empereur, cherchaient à lire sur ses traits le mouvement de sa pensée, voyaient assez «qu'il n'était point d'humeur ni en position d'attendre le jour où l'Impératrice mère jugerait à propos de consentir 360», et cette constatation réduisit au silence les derniers partisans de la grande-duchesse. Quelques indépendants risquèrent un vœu timide en faveur de la Saxe; le reste se sentit pris pour l'Autriche d'un enthousiasme immodéré. Comme le front du maître s'était détourné de la Russie, tout le monde se donna carrière contre elle; chacun voulut placer son mot, trouver un argument, ajouter une raison de plus à toutes celles qui avaient pu motiver l'exclusion prononcée. L'âge de la princesse, qui prêtait matière à de sérieuses objections, fut naturellement invoqué; l'article de la religion devint un thème à d'inépuisables variations. La prétention d'installer aux Tuileries un prêtre étranger fut jugée déplacée, choquante, «impliquant une infériorité dont la nation serait blessée 361». En dehors même de cette condition inadmissible, la différence de culte ne constituait-elle point à elle seule un insurmontable obstacle? Ainsi, «ce serait la compagne de l'Empereur et la souveraine de la France qui n'aurait ni la religion de son époux, ni celle d'aucun de ses sujets 362». Ceux-ci la verraient pratiquer un culte inconnu, d'un formalisme étroit, surchargé d'observances minutieuses; ils la verraient s'adonner à des dévotions que la France ignore et ne saurait comprendre; elle apporterait parmi nous non seulement sa foi, mais ses superstitions. Elle aurait ses fêtes à elle, son calendrier spécial, qui la mettrait constamment en contradiction avec les Français; elle n'assisterait point à ces solennités religieuses si chères à la nation et si profondément entrées dans nos mœurs; son carême coïnciderait avec nos jours d'allégresse; elle aurait à se réjouir quand tout le monde autour d'elle ferait pénitence: «Quelle inconvenance à voir l'Impératrice se livrer aux plaisirs du carnaval lorsqu'il serait passé pour toute la France, et ne pas partager avec l'Empereur les solennités du premier jour de l'an 363!...» Ces observations et beaucoup d'autres du même genre prolongèrent la réunion jusqu'à une heure avancée de la nuit. Le débat épuisé, Napoléon mit fin, en annonçant sa décision, à cette séance de pur apparat et d'enregistrement, et laissa la voix publique, suffisamment avertie, répandre la grande nouvelle dans toutes les parties de la ville, de l'Empire, du monde, et en propager indéfiniment les échos.
À l'issue du conseil, alors que le calme et le silence remplacent aux Tuileries l'appareil d'une grande assemblée, l'Empereur ne prend encore et ne permet à son ministre des relations extérieures aucun repos. Après s'être assuré de l'archiduchesse avec une promptitude toute militaire, il lui restait à se composer une attitude vis-à-vis de la Russie. Si ulcéré qu'il fût par la conduite de cette puissance, le mariage autrichien n'impliquait nullement dans son esprit une rupture politique avec elle, pas plus qu'une alliance proprement dite avec Vienne. Pour le moment, il y voyait un moyen d'élargir son système plutôt que de le modifier, d'améliorer ses relations avec l'Autriche et d'assurer directement la tranquillité de l'Allemagne, tout en maintenant avec la cour du Nord une union apparente et passive: les deux grandes puissances du continent immobilisées, la Russie par un semblant d'alliance, l'Autriche par un lien de famille, tandis qu'il donnerait lui-même de toutes ses forces contre l'Angleterre, c'est ainsi qu'à première vue l'avenir lui apparaissait et prenait forme devant ses yeux. Il tenait donc, autant qu'il le pourrait, autant que le lui permettrait l'âpre ressentiment qui couvait dans son âme, à ménager la Russie et à éviter une brouille.
Or, il avait jugé les sentiments de cette cour d'après de simples présomptions, avant d'avoir reçu aucune réponse positive à une demande qui le liait vis-à-vis d'elle. Alexandre, qui continuait d'affecter un grand zèle pour la réussite du projet, admettrait-il que l'empereur des Français eût repris sa parole sans qu'on la lui eût rendue? Ne verrait-il point dans ce procédé une infraction aux égards exigés entre souverains alliés et amis? Surtout, ne serait-il pas frappé de ce que l'Autriche s'était trouvée à point nommé pour se substituer à la Russie, sans que l'Empereur eût à attendre un jour, une heure? N'en conclurait-il pas que Napoléon avait mené double négociation, fait des avances de deux côtés à la fois, afin de choisir le parti qui lui conviendrait le mieux en dernière analyse, sans souci de l'honneur et de la dignité de l'autre cour, si témérairement exposés?
Pour prévenir cette opinion, Napoléon s'avise de présenter au Tsar comme s'étant successivement produites les deux opérations qui ont été en fait simultanées, renonciation au mariage russe, entente avec l'Autriche. Il essayera de décomposer ce brusque mouvement de sa volonté, de le diviser en deux temps. Par des communications savamment graduées, il se montrera d'abord ému des nouvelles venues de Pétersbourg, frappé des obstacles qui s'opposent au mariage, détaché malgré lui du projet; ceci fait, il marquera une pause, laissera s'écouler un peu de temps; ensuite, il exposera comme quoi il a dû, dans l'impossibilité où il s'est trouvé de remplir son vœu le plus cher, s'adresser à l'Autriche et conclure avec elle.
Ce plan s'était présenté à lui dès le milieu de la journée, tandis qu'il faisait emporter par Eugène le consentement de Schwartzenberg. Il avait adressé alors à M. de Champagny, pour Caulaincourt, le canevas d'une dépêche préparatoire, qui serait censée écrite avant la détermination finale et ferait seulement pressentir l'abandon du projet russe. Le ministre insisterait sur les circonstances de force majeure qui en rendaient la réalisation difficile, l'âge de la princesse, son développement incertain; il signalerait le fâcheux effet produit par les exigences religieuses de la Russie; il montrerait l'Empereur pressé par l'opinion de prendre un parti; il établirait surtout et très soigneusement que les délais mis à répondre nous rendaient toute liberté 364. L'Empereur avait même ordonné que cette communication préalable, par laquelle il prenait poliment congé, partît de suite et «avant six heures 365». Après le conseil, l'urgence de l'expédition lui revient à l'esprit. Au milieu des émotions de la journée, M. de Champagny n'a-t-il point oublié la recommandation de faire vite? De là ce rappel adressé au ministre: «Monsieur le duc de Cadore, je vous prie, avant de vous coucher, d'expédier le courrier en Russie, tel que je vous l'ai écrit. Ne parlez pas de la séance de ce soir 366.» Après avoir laissé passer la journée du lendemain, le ministre pourra notifier à la Russie le choix «de l'Autrichienne 367», en accompagnant cet avis d'explications appropriées. Par un raffinement de précaution, la première dépêche sera antidatée, la seconde recevra une date postérieure à celle où elle aura été réellement écrite, afin d'augmenter l'intervalle apparent entre les deux envois et de mieux dissimuler la rapidité fougueuse de l'évolution accomplie.
S'étant mis à couvert du côté de la Russie, Napoléon revient à l'Autriche: il n'entend pas perdre un instant pour mettre à profit la bonne volonté de Schwartzenberg: la journée qui va commencer dans quelques heures ne doit pas s'achever sans que le contrat ait été dressé et signé. Champagny reçoit l'ordre d'écrire à Schwartzenberg, malgré l'heure tardive, un court billet qui le convoquera pour le lendemain à midi. Au ministère des relations extérieures, la nuit s'achève à compulser les archives d'État et à y rechercher une relique douloureuse du passé, le contrat de mariage entre Louis XVI et Marie-Antoinette, qui offre un modèle tout préparé. Le matin venu, Champagny se rend au lever de Sa Majesté, porteur de la pièce exhumée. Napoléon en approuve les termes, les fait reproduire dans l'acte nouveau, en se bornant à les simplifier, et le ministre n'a que le temps de quitter les Tuileries pour aller à son rendez-vous avec l'ambassadeur d'Autriche 368.
À l'heure dite, celui-ci se présente; heureux à la fois et résigné, il appose sa signature sur l'acte qui lui est présenté et qui va prendre immédiatement le chemin de Vienne, pour être soumis à la ratification de Sa Majesté Apostolique; Schwartzenberg l'accompagnera de dépêches et de lettres dans lesquelles, profondément ému, étourdi de tant de précipitation, troublé au point de se tromper de mois en écrivant la date de ses expéditions, il s'excusera en termes suppliants d'avoir marié sans autorisation expresse la fille de son maître 369. Cependant, tandis que tout se consommait, un lourd et fastueux carrosse s'arrêtait à la porte de l'hôtel des relations extérieures. Le prince Kourakine y était monté avec des peines infinies, malgré des douleurs aiguës; retenu chez lui depuis deux jours par la goutte, ignorant tout, mais pressé par son gouvernement de s'enquérir sur le point qui préoccupait surtout la Russie, il venait savoir où en était l'affaire de la convention polonaise, si l'Empereur avait ratifié. Il ne fut pas reçu, dut consigner sa question par écrit, et sa retraite dolente, à cet instant où Français et Autrichiens en étaient aux congratulations chaleureuses, ne dénota que trop visiblement l'interversion de nos amitiés 370.
Note 370: (retour) Kourakine à Champagny, mercredi 7 février, à cinq heures: «Je souffre de nouveau de la goutte depuis avant-hier, c'est au genou droit. La douleur que j'y éprouve m'a ôté cette nuit le sommeil et ne me permet plus de marcher. Cependant, en rassemblant mes dernières forces, je me suis fait porter dans ma voiture et j'ai été chez Votre Excellence... Malheureusement je ne l'ai pas trouvée à la maison... J'ose la prier de vouloir bien me dire par un mot de réponse si Sa Majesté l'Empereur a déjà ratifié la convention que son ambassadeur vient de conclure sur les affaires de l'ancienne Pologne à Saint-Pétersbourg avec M. le comte Romanzof, ou si Sa Majesté Impériale et Royale la garde encore chez elle, sans avoir donné ses ordres à son égard. Elle intéresse trop l'Empereur, mon maître, pour qu'il ne soit pas un devoir pour moi de porter à sa connaissance ce qui a rapport à sa ratification...» Archives des affaires étrangères, Russie, 1810.
Aux mêmes heures, toujours le 7, Napoléon prenait toutes ses mesures pour que l'Autriche eût à s'exécuter sans délai, à tenir sa promesse, à livrer Marie-Louise. Il décidait comment devraient s'accomplir, avec toute la célérité possible, le mariage par procuration, le voyage et la remise de l'archiduchesse. Il calculait que le contrat serait à Vienne le 13 et que la ratification pourrait être connue à Paris le 21. Le prince de Neufchâtel, désigné comme ambassadeur extraordinaire à l'effet de demander officiellement la main de Marie-Louise, partira le 22, et, voyageant comme un courrier, arrivera à destination six ou sept jours après. Le mariage par procuration aura lieu le 2 mars. «La princesse achèvera le carnaval à Vienne et en partira le 7, jour des Cendres. On arrangera les choses de manière qu'elle puisse arriver vers le 26 à Paris 371.» L'Empereur entre dans les plus minutieux détails, fait demander à Vienne «un soulier et une robe de l'archiduchesse» comme modèles, afin que le trousseau soit immédiatement préparé sous la direction de la princesse Pauline, préposée à ce soin; il fixe le douaire de l'Impératrice, la composition de sa maison 372. Avant la fin de la journée, il a tout prévu, tout réglé, tout disposé pour que le mariage décidé la veille soit un fait accompli avant six semaines, et il ne remet qu'une chose au lendemain: c'est de demander à Vienne des renseignements personnels sur la princesse objet de son choix.
Heureusement notre nouveau représentant en Autriche, le comte Otto, bien qu'il n'eût reçu aucune confidence, s'était mis à même, en homme prévoyant, de satisfaire une curiosité éventuelle. Arrivé à son poste le 25 janvier, il s'était empressé de rendre ses devoirs à l'archiduchesse, et, à l'heure où Napoléon la désignait sans la connaître, il envoyait à tout hasard les informations de rigueur sur son physique, son éducation et ses talents d'agrément. «Je l'ai trouvée seule avec sa gouvernante, écrivait-il, mais en très grande toilette. Cette princesse, âgée de dix-huit ans, est grande et bien faite; elle a le maintien noble, une physionomie agréable, de la grâce et une expression de douceur et d'affabilité qui inspire la confiance. Elle paraît avoir joui d'une éducation très soignée; elle chante, elle est très forte sur le piano, et elle peint à l'huile. J'ai tourné la conversation sur ces différents arts, et elle en a parlé avec beaucoup d'intelligence et surtout avec cette modestie qui embellit la jeunesse 373.»
Lorsqu'il ne resta plus rien à exiger de l'Autriche, c'est-à-dire le 7 au soir, il se trouva que vingt-quatre heures s'étaient passées depuis l'envoi du premier courrier en Russie. Le second pouvait partir, avec l'avis du mariage autrichien. La lettre adressée à ce sujet par Champagny à Caulaincourt, sous fausse date, clôt la série des actes remarquables qui avaient rempli ces journées des 6 et 7 février, dont les conséquences devaient porter si profondément dans l'avenir 374.
Comme toujours, Champagny écrit sous l'inspiration et presque sous la dictée de l'Empereur. Le but de la lettre est d'expliquer à la Russie, sans la froisser, comment on s'est trouvé amené à se passer définitivement d'elle et à nouer ailleurs l'alliance de famille. Cette démarche est toute de ménagement, de conciliation; cependant, tel est le caractère de Napoléon, et si vive est chez lui la révolte de l'orgueil blessé, qu'à tout moment, sous des formules émollientes, percent le dépit, l'amertume, et se montre la pointe.
Les motifs à donner par Caulaincourt seront l'amplification de ceux sommairement indiqués dans la précédente dépêche. D'abord, il n'y a pas à dissimuler que les lenteurs de la Russie ont mal répondu à l'impatience des Français et de leur souverain; mais il conviendra de n'attribuer ces retards qu'à l'Impératrice mère. Ensuite, Caulaincourt insistera sur l'inconvénient de l'âge, sur l'impossibilité d'admettre aux Tuileries un prêtre étranger; il fera valoir les objections développées à ce sujet dans le conseil, et pourra se retrancher derrière l'avis des hommes les plus éminents de la France. En tout, ses communications devront porter le cachet de la franchise et de l'aisance, mais il ne saurait y mettre des formes trop polies et trop douces; c'est le cas pour lui de faire appel à cette aménité, à ce liant, à ce charme de rapports, qui ont si justement établi son crédit à la cour où il représente. Il devra tout dire, mais qu'il sache dire avec grâce; qu'il indique les torts de la Russie, mais que l'empereur Alexandre demeure toujours hors de cause et ne se sente jamais personnellement atteint. Il est bon d'exprimer des regrets, mais il n'est pas interdit de faire sentir que, si la Russie ne possède plus une princesse en état de répondre aux vœux de la France, la faute ne nous en est pas imputable, et ici se placera naturellement une allusion à la conduite passée de l'Impératrice mère: «Combien l'Empereur a regretté qu'on se fût si pressé de marier la grande-duchesse Catherine à un prince qui ne pouvait ni l'honorer, ni procurer à la Russie aucun avantage!»
Ce qu'il faut répéter sans se lasser, c'est que l'union avec Marie-Louise ne modifiera nullement les rapports établis avec le Tsar, que le système de Tilsit subsiste dans son entier, sacré, intangible, qu'il continuera d'y avoir mariage politique entre la France et la Russie; l'instruction appuie sur ce point en des termes dont l'exagération même diminue la valeur. «En résultat, dit-elle, le mariage avec l'archiduchesse ne changera rien à la politique, vous êtes chargé d'en donner l'assurance la plus positive. Nous sommes portés à croire qu'il donnera plus de force à notre alliance avec la Russie; il ajoute à notre empressement de la resserrer, et peut-être qu'à ce lien politique viendront se joindre dans la suite des liens de famille qui n'auront pas l'inconvénient que l'on a entrevu dans la circonstance.»
Après avoir prescrit le langage à tenir, la lettre ajoute, pour l'information personnelle du duc de Vicence, quelques confidences précieuses à recueillir, car elles éclairent d'un jour rétrospectif les véritables causes du mariage autrichien et permettent d'en pressentir les conséquences. C'est ici que l'Empereur se montre entièrement. Il ne laisse pas ignorer à son ambassadeur que, quoi qu'il fasse dire à l'empereur Alexandre, il se trouve contre ce prince de justes griefs. Il ne se serait point offusqué d'un refus franchement énoncé et qui eût pu, après tout, s'appuyer sur des motifs respectables: il ne saurait comprendre qu'au lieu de répondre catégoriquement à une question posée de confiance, le Tsar ait usé de détours, de faux-fuyants; ce qui l'a peiné et irrité, c'est le procédé plus que le fait: «En réalité, écrit le duc de Cadore à Caulaincourt, et ce que je dis là est pour vous, l'Empereur croit avoir à se plaindre de l'empereur Alexandre, non à cause du refus, mais du délai, de ces délais qui ont fait perdre un temps si précieux et qui l'aurait toujours été quand, au lieu d'avoir à remplir le vœu de tant de millions d'hommes et à les tranquilliser sur leur avenir, il n'eût été question que de mettre un terme à la monotonie de l'intérieur actuel de Sa Majesté. Dans de telles circonstances, on devait à l'Empereur de lui répondre en trente-six heures, au moins en deux jours, ce qui était le terme indiqué dans ma première lettre.» C'est, en somme, le retard de la Russie à se prononcer, avec la signification dilatoire qu'il a fallu lui attribuer, qui a été le motif déterminant du mariage autrichien. Malgré les raisons accessoires qui ont pu altérer les préférences premières, le mariage russe serait fait aujourd'hui, si l'on y avait mis à Pétersbourg quelque bonne grâce; l'instruction le dit textuellement, et elle ajoute: «La Russie n'a pas mis à profit une circonstance très importante pour elle; ce n'est point la faute de l'Empereur.» D'ailleurs, vis-à-vis des Russes eux-mêmes, il ne plaît point à Napoléon de passer pour dupe de leur manège, et sa recommandation finale à l'ambassadeur est de leur laisser entendre, avec les ménagements voulus, que l'on a parfaitement saisi où tendaient ces ajournements répétés, ces perpétuelles remises: «Mettez douceur, discrétion, prudence dans vos communications, écrit Champagny, accompagnez-les de protestations convenables, elles ne seront pas démenties. Éloignez tout ce qui pourrait blesser, mais faites sentir qu'après vous avoir demandé des délais successifs de dix jours, vous parler le 20 et ne plus fixer aucun terme pour vous répondre, a dû paraître une défaite qui obligeait à prendre un parti.»
En donnant une interprétation négative aux paroles hésitantes de la Russie, en y découvrant les préliminaires d'un refus, Napoléon avait-il bien vu? L'événement allait-il lui donner tort ou raison? Sur ce point, la correspondance ultérieure de Caulaincourt vint presque immédiatement lever tous les doutes. Les dépêches expédiées de Paris les 6 et 7 février se croisèrent en route avec un troisième courrier envoyé par le duc de Vicence; il apportait enfin la réponse de la Russie, et cette réponse était un refus.
Pendant quinze longs jours encore, l'ambassadeur avait été tenu en suspens, ne recueillant pour toute satisfaction que des paroles d'encouragement. Chaque fois que le Tsar se laissait approcher et saisir, c'était pour protester de l'intérêt passionné qu'il portait au projet, pour parler de ses espérances, de ses efforts méritoires. «L'empereur Napoléon, disait-il au duc, peut compter que je le sers comme vous, de cœur et d'âme 375.» Mais il avouait en même temps qu'il n'avait encore rien terminé. Cependant, lorsque la fin de janvier se fut écoulée tout entière et que l'ambassadeur, perdant patience, eût demandé très positivement à être fixé, Alexandre promit à bref délai et sans faute une parole décisive de sa mère, dans un sens ou dans l'autre. Ce fut le 4 février qu'il la transmit à Caulaincourt, en insistant sur la déception qu'elle lui causait: l'Impératrice avait fini par déclarer expressément qu'elle ne saurait consentir au mariage avant deux ans, vu l'extrême jeunesse de sa fille. Cette réponse, avons-nous dit, équivalait à un refus. Aussi bien, faire savoir à un prétendant pressé de s'établir qu'on ne saurait lui accorder que dans deux ans l'objet de ses vœux, n'est-ce point l'éconduire avec des formes? Et l'empereur Alexandre interprétait si bien comme un dénouement négatif la décision maternelle qu'il avait cru devoir, en la communiquant à Caulaincourt, y joindre le commentaire le plus décourageant. Il avait émis le vœu que l'on en restât là, que l'on s'épargnât des tentatives désormais inutiles, et il avait eu soin de clore l'entretien par ces assurances banales, ces regrets obligés qui sont, en pareil cas, l'accompagnement ordinaire et aussi la confirmation d'une rupture.
«L'Empereur ayant insisté avec force et exigé une réponse, écrivait l'ambassadeur le 5 février, j'ai l'honneur de rendre compte à Votre Excellence de ce qu'il m'a dit le 4. L'âge est le seul obstacle que l'Impératrice mère trouve au mariage. L'exemple malheureux de ses deux filles aînées fait qu'elle ne pourrait y consentir que dans deux ans. Mademoiselle la grande-duchesse Anne ne pourrait, comme ses sœurs Marie et Catherine, se marier avant dix-huit ans. L'Impératrice est flattée de cette idée, m'a dit encore l'Empereur; mais aucune raison n'a pu la déterminer à passer sur la crainte d'exposer la vie de sa fille en la mariant plus tôt. L'empereur Alexandre ajouta que l'Impératrice ignorait, comme tout le monde, que l'empereur Napoléon eût eu la pensée de ce mariage, qu'il avait fait tout en son nom comme il me l'avait promis; que, voyant qu'on ne pouvait changer cette résolution maternelle, il n'avait pas été plus loin, l'empereur Napoléon ni lui n'étant pas faits pour recevoir de grâce; que, par amour-propre pour les deux empereurs, il ne fallait donc pas insister sur une chose qu'on voudrait leur faire passer pour une faveur et qui ne pourrait en être une que pour la jeune personne. Je répète à Votre Excellence les propres paroles de l'Empereur; il ajouta que l'alliance comme l'amitié avait été franche et intime sans cela, qu'il espérait que cette difficulté n'y changerait rien: que, de son côté, il n'avait besoin d'aucun nouveau lien pour tenir à Sa Majesté, qu'il regrettait que cela n'ait pu s'arranger comme on le désirait, comme il le voulait, parce que cette union aurait, plus que toute autre chose, prouvé à l'Angleterre que l'alliance était indissoluble et que la paix de l'Europe ne pouvait plus être troublée. Il ajouta encore que Sa Majesté était pressée et devait l'être; qu'ayant annoncé à l'Europe qu'elle voulait des enfants, elle ne pouvait ni ne devait attendre; qu'il regrettait de n'avoir que des vœux pour son bonheur à lui offrir; que, n'ayant pu lui donner comme garantie de son amitié une de ses sœurs, il élèverait ses frères dans les sentiments de l'alliance et des intérêts communs des deux États.»
Malgré ce congé en forme courtoise, Caulaincourt ne s'était point tenu pour battu; il était revenu à la charge, avait conjuré Alexandre de parler encore à l'Impératrice, de la faire revenir sur sa détermination, de forcer son consentement. «Chauffant de toutes manières 376», suivant son expression, il avait repris un à un tous ses arguments, mis son imagination à la torture pour en découvrir de nouveaux. Même, sûr de l'estime et de l'attachement du monarque, il lui avait parlé un langage extrêmement vif, n'épargnant aucun moyen pour le stimuler et le piquer au jeu, tâchant d'intéresser son amour-propre, allant jusqu'à lui faire honte de l'espèce d'assujettissement où le tenait sa mère: il en était résulté des scènes curieuses, où le Tsar n'avait opposé qu'inertie et douceur à ce pressant système d'attaques.
Il est bien entendu, disait l'ambassadeur, que l'empereur de Russie veut le mariage, et ici Alexandre ne manquait point de faire des signes d'assentiment: il le veut «comme chose avantageuse à la Russie, tranquillisante pour l'Europe, effrayante pour l'Angleterre, enfin comme une chose qui plaît à sa nation autant qu'au sentiment qu'il porte à l'empereur des Français». Eh bien! que n'a-t-il assez de caractère pour l'ordonner, pour s'affirmer enfin maître chez lui! Il a toujours déclaré que, fils respectueux, il réservait avec un soin jaloux la liberté de ses décisions en matière de politique et de gouvernement. Or, le mariage n'est-il point au premier chef affaire d'État, autant que pourrait l'être une question de paix ou de guerre? «Votre mère ne vous forcerait pas à déclarer la guerre à quelqu'un?--Non, sûrement.--Peut-elle donc vous empêcher de cimenter la plus grande, la plus utile alliance qui ait existé? Si c'est une chose politique, utile, avantageuse même, pouvez-vous, comme souverain, mettre dans la balance l'humeur d'une mère pendant quarante-huit heures avec le bien du monde? Est-ce ne rien pouvoir sur Votre Majesté que l'empêcher de faire la chose qui amènerait à la paix, qui serait la clef de la voûte et qui donnerait le bonheur à votre allié? Il faut que l'Impératrice soit une puissance bien plus formidable, bien plus imposante que la France et la Russie ensemble, puisque son caprice balance les intérêts de l'une et de l'autre.»
Ces observations semblaient gêner, embarrasser Alexandre, mais ne le décidaient point à prendre un autre ton: «Il a eu l'air de penser comme moi, écrivait Caulaincourt, mais sa mère en impose.» Il cherchait des excuses à sa faiblesse: «Si l'empereur Napoléon, disait-il, avait préparé la chose un peu d'avance et donné plus de temps, tout cela eût été tout différemment.» Puis, les raisons de santé invoquées par l'Impératrice, ses craintes si naturelles pour une vie précieuse, la rendaient bien forte; son fils eût pu contraindre ses préjugés; pouvait-il briser son cœur? «Dans ma position, reprenait Alexandre, que dire à ma mère qui pleure deux filles qu'elle a perdues pour avoir été mariées trop jeunes?» Il se plaignait et s'irritait tour à tour: «Ma sœur serait sans doute trop heureuse; cette destinée peut-elle se comparer à rien de ce qui existe ailleurs, à aucun des sots mariages qu'ont faits les autres?»
À la fin, tout en affirmant avec une grande énergie qu'il sentait les avantages de la chose «comme Russe et comme souverain», il pria l'ambassadeur de ne plus insister; d'un ton pénétré et presque solennel, dans une phrase pleine d'embarras et pourtant fort explicite, qu'il livra comme une suprême marque de confiance, il se résuma sur l'impossibilité et l'inanité d'une nouvelle démarche: «Vu l'âge de ma sœur, dit-il, et l'esprit récalcitrant de ma mère, je vous le répète avec le sentiment de ce qui est dû à la dignité et à la majesté du trône, de ce que je dois, de plus, à la confiance et à l'amitié de l'empereur Napoléon, et aussi avec la franchise que je mets dans mes conversations avec vous, parce que je vous regarde comme un ami qui a trop de tact pour ne pas donner à ma franchise le caractère que doit avoir dans des rapports la conversation confidentielle d'un souverain, je vous le répète donc, vu l'obstacle de l'âge, je pense que ce serait humilier l'Empereur et moi que de faire dans ce moment une demande à ma mère pour changer sa détermination.»
Cette fois, force fut à l'ambassadeur de s'incliner et de cesser ses instances. Il fit savoir à Paris qu'il s'abstiendrait «de remettre les fers au feu», à moins d'ordres nouveaux. Pour le moment, il s'avouait vaincu, jugeait l'entreprise manquée, s'excusait de son insuccès et réclamait l'indulgence de son souverain. «On a tort, sans doute, disait-il, quand on ne réussit pas dans une affaire de cette importance, mais j'ai pour moi la conscience qu'il n'était pas possible de faire plus.»
Ainsi, la clairvoyance de Napoléon ne l'avait point trompé. Le parti russe lui avait définitivement échappé deux jours avant qu'il y renonçât lui-même. En réalité, il n'avait pas eu le choix entre les deux princesses; lorsqu'il avait désigné la fille de l'empereur François, il n'avait point la faculté d'épouser la sœur d'Alexandre; une attente plus prolongée ne lui eût que mieux démontré la nécessité du parti auquel il s'était rallié par intuition, et les résistances de la Russie eussent fait dans tous les cas le mariage autrichien.
Ces résistances venaient-elles exclusivement de l'Impératrice, forte de la faiblesse de son fils? Dans l'expression de ses sentiments et de ses regrets, le Tsar était-il de bonne foi? Désirait-il le mariage et s'était-il incliné avec peine devant les répugnances et les angoisses d'une mère? Au contraire, y avait-il eu entre eux jeu concerté? Il n'est pas sans difficulté de répondre avec certitude à cette question. La lecture et la comparaison des documents ne suffisent pas toujours à donner cette seconde vue rétrospective qui permet de lire dans les âmes et d'y découvrir le mobile intime des actions. Néanmoins, dans le cas présent, les éléments ne font pas entièrement défaut pour résoudre le problème. Dans les derniers temps de la négociation, Caulaincourt avait essayé d'approfondir le mystère des conférences tenues à Gatchina, et de s'enquérir sur les attitudes respectives. Les renseignements qu'il obtint, appuyés d'autres indices, laissent entrevoir les sentiments qui parurent se heurter, entre le fils et la mère, et ne firent au fond que se coaliser.
L'Impératrice n'avait pas seulement opposé à toute idée de mariage la révolte de ses préjugés, ses alarmes maternelles, ses mille objections de princesse méticuleuse et timorée: elle avait invoqué des raisons d'État. Avec une perspicacité redoutable, elle avait signalé l'éternel point faible de la politique napoléonienne dans ses rapports avec la Russie, en montrant que les offres et les concessions de l'Empereur coïncidaient toujours avec quelque demande de service. «L'empereur Napoléon, avait-elle dit, ne tient pas à la Russie par principe et par sentiment, mais par besoin momentané de son concours; l'alliance actuelle n'est qu'une chose de circonstance pour paralyser le Nord pendant qu'on soumet le Midi.» Si Napoléon avait voulu faire du mariage la consécration d'un système durable, il eût préparé les choses par une longue suite d'égards et de procédés, au lieu d'agir par caprice: «il n'aurait point abreuvé l'empereur Alexandre de dégoûts à cause des Polonais; les paroles amicales ne sont venues qu'avec le divorce; on n'a proclamé ses sentiments pour la Russie qu'en même temps qu'on a divorcé». Les assurances que Napoléon donne aujourd'hui sont-elles sincères? Ne sont-elles pas démenties par certaines démarches secrètes, qui attestent sa profonde duplicité 377? Encore si l'on pouvait espérer, par la princesse qu'on lui donnerait, agir sur lui et le tenir! Mais la grande-duchesse Anne est incapable de prendre quelque ascendant sur un tel mari: «C'est une femme douce, extrêmement bonne, plus recommandable par ses qualités que par son esprit; elle n'a point le caractère de sa sœur Catherine, qui à cette distance, et vu celui de l'empereur Napoléon, aurait au moins offert une espèce de garantie de son bonheur ou de la manière dont il se serait conduit et de l'espèce d'influence qu'elle aurait pu avoir. Celle-ci n'offre aucun de ces avantages ni pour elle ni pour la Russie, elle ne fera qu'une femme soumise et vertueuse, elle ennuiera peut-être 378.» En un mot, suivant Marie Féodorovna, en se prêtant au vœu impromptu de Bonaparte, la maison impériale de Russie eût sacrifié sans profit sa dignité, l'avenir d'un de ses enfants, et se serait inutilement mésalliée.
Note 377: (retour) D'après un récit de l'époque, les Mémoires du comte Oginski, II, 378-79, Napoléon, en même temps qu'il répudiait publiquement, dans l'exposé au Corps législatif, toute idée de rétablir la Pologne, eût averti tout bas les Polonais de Paris, par l'intermédiaire de Duroc, de ne point prendre ses paroles au pied de la lettre. Nous n'avons trouvé trace nulle part de ce fait, très conforme d'ailleurs au jeu double que Napoléon se croyait tenu de poursuivre entre Pétersbourg et Varsovie. Quoi qu'il en soit, le bruit en était venu aux oreilles d'Alexandre et l'avait impressionné très fâcheusement. Cf. les Mémoires de Czartoryski, II, 223.
Il paraît établi toutefois que l'Impératrice ne prétendait nullement à ce droit absolu de veto que le Tsar, dans ses entretiens avec Caulaincourt, se plaisait à lui attribuer. Elle prononçait son avis avec vivacité et chaleur, faisait toutes ses réserves, mais n'entendait pas entrer en lutte déclarée contre un fils qui était en même temps son souverain; elle s'inclinait d'avance devant sa détermination et lui reconnaissait le droit de statuer. Sur ce point, les témoignages recueillis par Caulaincourt s'accordent unanimement, et Napoléon eut par d'autres voies des révélations conformes 379. Un mot d'Alexandre eût décidé de tout, sans troubler profondément la famille impériale. Si ce mot ne vint pas, si l'Empereur semble bien n'avoir insisté que pour la forme, c'est que les raisons émises par sa mère ne trouvaient en lui que trop d'écho et qu'il revenait, sur beaucoup de points, à penser comme elle. N'osant prendre l'initiative d'un refus, mais prévoyant les objections qui seraient faites à Gatchina et en reconnaissant la justesse, il avait été heureux de trouver en dehors de lui-même le point d'appui de sa résistance.
Note 379: (retour) Extrait d'un rapport de police de Paris: «L'on a vu, jeudi de la semaine dernière, sur le bureau du prince (Kourakine), une pièce assez importante; c'était dans un de ses moments d'assoupissement assez pesant; on n'a pu lire que la première page. C'est la copie d'une lettre de l'Impératrice mère à son fils l'empereur Alexandre. Elle porte en substance: «Mon fils, vous êtes souverain et par la constitution despote, maître de vos peuples, de votre famille. Vous pouvez disposer du sort de votre sœur, même de votre mère. Comme sujette, je garderai le silence, mais comme mère je vous parlerai de ma fille votre sœur et du parti que l'on veut vous faire prendre à cet égard, etc.» 8 février 1810. Archives nationales, AF, IV, 3722.
En somme, il y avait autre chose chez l'Impératrice douairière qu'un entêtement d'orgueil dynastique, compliqué d'appréhensions intimes, autre chose chez le Tsar que la crainte de froisser sa mère et de se créer des difficultés d'intérieur. Tous deux obéissaient à des inspirations plus hautes, et l'histoire doit relever la question. À Pétersbourg, Marie Féodorovna incarnait l'esprit de la coalition; elle personnifiait les passions de l'Europe aristocratique et royale, de cette Europe qui, après avoir cru trouver dans la Révolution une occasion de démembrer la France et d'assouvir de séculaires rancunes, avait vu avec terreur la France conquérante et débordée de ses frontières se retourner contre elle, s'était resserrée alors devant le péril, avait senti la nécessité d'affirmer contre l'usurpation triomphante la solidarité des antiques monarchies, l'exclusivisme jaloux des dynasties légitimes, et s'était fait des principes par haine et par peur. À Tilsit, Alexandre s'était un instant échappé des influences européennes ou avait cru s'en dégager. Depuis, les excès et les ruses de la politique napoléonienne, ses propres fautes, les impatiences de 1808, les déboires et les amertumes de 1809, le jeu fatal des événements, le conflit réveillé des intérêts, l'avaient insensiblement ramené vers d'autres voies, et il était trop près aujourd'hui de nos ennemis pour renouveler sous une forme plus compromettante le pacte de 1807. Alors, il eût vraisemblablement accédé à une demande en mariage: en 1810, il ne la repoussait pas en face, mais se servait de sa mère pour la décliner. Ainsi s'était formée entre l'Impératrice et son fils une connivence peut-être tacite par laquelle ils s'étaient partagé les rôles, la première assumant la responsabilité du refus, tandis que le jeune souverain atténuait par des paroles mielleuses la rigueur de cette mesure. Alexandre tenait encore à conserver la couleur de l'amitié et de l'alliance, car il y voyait le moyen d'affermir des conquêtes mal assurées, de se procurer quelque sécurité et d'éloigner les risques formidables d'un conflit: il n'entendait plus s'enchaîner à une fortune tout à la fois menaçante et fragile, dont le triomphe définitif et l'établissement solide eussent été la déchéance de l'ancienne Europe. Dans cette disposition, on pouvait encore, à la cour de Russie, entrer avec Napoléon en arrangement temporaire, non s'engager à jamais dans ses liens, se compromettre passagèrement avec lui, non l'épouser. Si l'Autriche avait été au-devant de nos désirs, c'est que l'horreur de sa situation ne lui permettait que d'envisager le péril immédiat et présent: placée sous la main du conquérant, à la merci d'un mouvement de colère, elle avait vu dans le mariage un suprême moyen de salut; elle avait offert sa princesse en holocauste pour apaiser le dieu malfaisant et détourner la foudre; elle s'était fait de nécessité vertu, et avait recherché l'alliance de famille parce qu'elle se sentait condamnée à la subir; moins vaincue, moins opprimée, plus libre de ses décisions, la Russie devait inévitablement s'y refuser.
L'attitude finale de la Russie dément l'explication généralement donnée de ses lenteurs premières. Il a été écrit et répété jusqu'ici, d'après des témoignages incomplets, que l'empereur Alexandre, sans se refuser en principe au mariage, avait voulu seulement en composer le prix d'un grand avantage politique. En suspendant sa réponse, en se faisant prier, il n'eût eu d'autre but que de peser sur la détermination de son allié et d'obtenir sans retard, en échange de la grande-duchesse, la ratification de l'acte conclu contre la Pologne. Le Tsar se fût exécuté de bonne grâce, si la France l'avait contenté, et il eût, en fin de compte, fait dépendre sa propre décision de celle qui serait prise à Paris 380. Ses dernières conversations avec Caulaincourt, tenues à une époque où il était matériellement impossible de savoir si la convention avait été ou non ratifiée, ne laissent plus de place à cette hypothèse. Si l'empereur Alexandre avait lié les deux questions, celle de la Pologne et celle du mariage, il aurait attendu que Napoléon eût statué sur la première pour trancher lui-même la seconde; sans satisfaire immédiatement nos espérances, il les eût entretenues jusqu'au bout et ne les eût pas à la fin découragées; il eût prolongé, ralenti la négociation, mais ne l'eût pas rompue. En réalité, offensé et alarmé des avantages conférés au duché de Varsovie, il se croyait droit dans tous les cas à une sûreté qui serait en même temps une réparation; entre l'engagement exigé de lui et celui auquel il prétendait, il n'admettait nullement la connexion intime, le caractère compensatoire que Napoléon avait voulu certainement établir.
Ce qu'il est permis de supposer, sans se trop hasarder, c'est qu'Alexandre, en accueillant d'abord la demande avec cordialité et même avec effusion, en demandant toutefois le temps de décider sa mère, en flattant Caulaincourt d'un heureux succès à l'échéance de deux ou trois semaines, avait espéré que Napoléon, sur ces premières apparences, ratifierait le traité d'emblée et de confiance, sans tenir encore l'objet de ses vœux. À cette date du 4 février où le Tsar avait enfin déguisé un refus sous forme d'ajournement à deux ans, il était très possible que l'Empereur, entre les mains duquel la convention devait se trouver depuis plusieurs jours, eût déjà donné, expédié sa signature, et ne fût plus en pouvoir de la ressaisir. Si ce cas s'était produit, la Russie aurait recueilli et tiré à elle tout le bénéfice de la double négociation: ayant su se faire payer d'avance, elle eût atteint ce merveilleux résultat de recevoir sans donner, de surprendre la ratification sans livrer la grande-duchesse 381.
En admettant qu'Alexandre eût formé ce subtil calcul, il avait compté, cette fois encore, sans la pénétration de l'autre empereur. Nous avons vu que le premier mouvement de Napoléon, en recevant à la fois le texte de la convention et les premières paroles au sujet du mariage, paroles aimables, mais peu concluantes, avait été de réserver l'affaire corrélative et d'ajourner sa signature. Au reste, la teneur du traité, par elle-même, lui avait semblé difficilement conciliable avec sa dignité. Au premier coup d'œil jeté par lui sur les articles, cette phrase fatidique, se détachant en vedette: «La Pologne ne sera jamais rétablie», l'avait arrêté et cabré. Pourquoi cette formule sans précédent? Il s'interdira volontiers de porter atteinte à la sécurité d'Alexandre en favorisant le rétablissement de la Pologne; peut-on lui demander de garantir cette sécurité envers et contre tous, de prendre vis-à-vis des Russes le rôle d'une Providence active et tutélaire, occupée à écarter d'eux tous les risques de l'avenir? Et c'est à quoi l'obligerait pourtant le traité conclu. Il veut savoir si les instructions de Caulaincourt, qu'il n'a pas eu le temps de revoir lors de leur envoi précipité, autorisaient l'ambassadeur à aller aussi loin; il en fait rechercher la minute et demande à Champagny un rapport 382. Dès à présent, il se sent sollicité à ne point ratifier. Cependant, il ne décide rien encore et attend, pour prendre un parti, que les dispositions de la Russie à propos du mariage se soient mieux accusées. Tandis qu'Alexandre s'efforce de dissocier les deux questions, Napoléon les laisse perpétuellement réagir l'une sur l'autre.
Quand il eut compris, dix jours plus tard et sur le vu de nouvelles pièces, que la Russie se préparait à l'éconduire, quand il eut en conséquence brusqué le dénouement avec l'Autriche, son premier soin fut de revenir à l'autre affaire. Instantanément, dans la journée même du 6, malgré tant d'objets qui réclamaient son attention, il reprit l'examen du traité. Cette fois, il n'eut plus d'hésitation; il ne résista plus à s'insurger contre une formule abstraite et trop rigoureuse; il ne livrera pas le plus compromettant des gages à qui ne lui en accorde aucun; en face d'une Russie définitivement suspecte, il ne peut plus sacrifier totalement la Pologne, qui est sa sûreté contre elle. Il décide par suite de ne point ratifier l'acte tel que son plénipotentiaire le soumet à sa signature.
Toutefois, un rejet pur et simple serait chose bien grave; l'avis de cette mesure, tombant à Pétersbourg en même temps que la nouvelle du mariage autrichien, pourrait troubler profondément et effarer la Russie, lui faire croire à une totale déviation de système et la rejeter elle-même vers nos ennemis. Par une transaction de plus entre son orgueil mortifié et sa politique, qui continuait à vouloir l'alliance, Napoléon se réduisit à un moyen terme dont la première idée lui était venue dès la réception du traité 383.
Cette signature qui lui est demandée avec instance, il ne la refusera pas absolument; il la donnera, l'enverra à Pétersbourg, mais apposée sur un acte un peu différent du premier. En d'autres termes, à la convention qu'on lui propose et qu'il ne saurait accepter, il en substituera une autre, identique pour le fond, amendée dans la forme, et l'expédiera toute ratifiée. Grâce à ce procédé, la satisfaction de la Russie, dans ce qu'elle a de compatible avec l'honneur et l'intérêt français, ne souffrira aucun retard; ce que désire Alexandre, c'est de tenir le plus tôt possible un écrit en forme par lequel Napoléon s'engage, en ce qui le concerne, à ne point poursuivre la restauration de la Pologne. Le traité français contiendra très expressément cette assurance. Il suffira donc au Tsar de ratifier lui-même cet acte, revêtu par avance de la sanction impériale, pour que le contrat entre les deux souverains se complète sur-le-champ, pour qu'il devienne parfait et parachevé, pour que Napoléon se trouve lié et la Russie en repos. D'urgence, Napoléon demande à Champagny un autre projet, en indiquant avec force, dans une lettre détaillée, les raisons qui nécessitent une rédaction plus correcte.
«Monsieur le duc de Cadore, écrit-il, présentez-moi un projet de convention à substituer à celle du duc de Vicence. Faites-lui connaître que je ne puis approuver cette convention, parce qu'il n'y a pas de dignité et qu'il y a des choses auxquelles il n'était pas autorisé. Je ne puis pas dire que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli (art. Ier), car ce serait dire que si un jour les Lithuaniens, ou toute autre circonstance, allaient le rétablir, je serais obligé d'envoyer des troupes pour m'y opposer. Cela est donc contraire à ma dignité. Mon but est de tranquilliser la Russie, et, pour l'atteindre, il suffit d'un article rédigé dans les termes suivants: «L'empereur Napoléon s'engage à ne jamais donner aucun secours ni assistance à quelque puissance ou à quelque soulèvement intérieur que ce puisse être qui tendraient à rétablir le royaume de Pologne 384.»
Les autres articles devront être remaniés dans le même sens. Partout où l'ambassadeur a promis notre intervention, le ministre devra se borner à stipuler notre abstention. Par exemple, l'article 2 du projet russe faisait un devoir aux parties contractantes de veiller à ce que les noms de Pologne et de Polonais ne fussent plus employés à l'avenir par personne. «Engagement ridicule et absurde 385!» s'écrie l'Empereur. Va-t-il falloir qu'il prescrive à tous les gouvernements la périphrase à employer pour désigner la Pologne, qu'il leur impose un vocabulaire, qu'il parte en guerre contre un mot? Tout ce qu'il peut promettre, c'est de ne plus prononcer lui-même les expressions qui déplaisent: l'article incriminé devra faire place au suivant: «L'empereur Napoléon s'engage à ne jamais se servir, dans aucun acte public de quelque nature qu'il puisse être, des noms de Pologne et de Polonais, pour désigner des pays qui faisaient partie de l'ancienne Pologne.»
Puis, la dignité du roi de Saxe, au nom duquel Napoléon stipule, n'a pas été suffisamment ménagée. C'est ainsi que l'article 3 prononce brutalement la suppression des ordres polonais, rattachés à la couronne grand-ducale: cet arrêt irait jusqu'à interdire au roi Frédéric-Auguste le port des insignes dont il a pris l'habitude de se décorer. Il faut se borner à prononcer la suppression des ordres par voie d'extinction, à prohiber toute collation nouvelle. Enfin, il est juste d'établir dans les engagements respectifs une parfaite réciprocité et de ne pas permettre à la Russie plus qu'à la Saxe de s'étendre sur des territoires ayant appartenu au ci-devant royaume.
Le contre-projet, libellé d'après ces indications, fut expédié à Caulaincourt le 10 février. Il n'était pas parti depuis quarante-huit heures que Napoléon, continuant à réfléchir, sentait le besoin d'ajouter encore une restriction et s'apercevait d'une omission à réparer. S'il maintient dans la forme qu'il juge admissible la concession faite à la Russie, cette concession lui pèse davantage. Surtout, il n'admet point qu'elle puisse être exploitée contre lui à Varsovie, chez le peuple qui lui redevient plus utile à mesure que la Russie s'éloigne. Le 12, il fait envoyer à l'ambassadeur un post-scriptum, un avis complémentaire: il est bien entendu, n'est-ce pas? que le traité restera secret, qu'aucune des deux parties n'aura la faculté de le publier, et Caulaincourt ne devra livrer l'acte qu'à cette condition 386. De cette manière, nul ne pourra prouver aux Varsoviens, pièces en main, que l'Empereur a fait marché d'eux et de leur avenir, détourner de lui leur fidélité et lui aliéner la Pologne. Cette arme qu'il aura peut-être à employer un jour contre une Russie hostile, il n'entend pas se la laisser d'avance briser entre les mains.
Ces précautions ne l'empêchaient point de conserver scrupuleusement et à tout propos le langage de l'alliance. Il crut devoir au cabinet de Pétersbourg une explication directe sur les motifs qui l'avaient amené à modifier le traité. Le 12 février, Champagny écrivit de ce chef à Roumiantsof, et ce lui fut une occasion de revenir sur le mariage avec Marie-Louise, de réitérer avec plus de force ses précédentes déclarations, d'affirmer que l'Empereur restait inébranlablement fidèle à la Russie et n'épousait pas l'Autriche avec l'archiduchesse. Longuement, le ministre déduisait toutes les raisons de nature à assurer l'immutabilité de notre politique: «L'Empereur, disait-il, tient à l'empereur Alexandre par sentiment, par principe, par conviction des heureux effets de l'alliance pour toute l'Europe, et Sa Majesté a voulu que dans cette circonstance je vous fisse connaître d'une manière particulière ses intentions et ses vœux; ils n'ont qu'un objet, celui d'être toujours l'ami et l'allié de l'empereur Alexandre 387.»
Malgré ce luxe de phrases et d'hyperboles, il était impossible que le mariage autrichien et le refus de ratifier, se succédant coup sur coup, ne jetassent point dans les rapports entre la France et la Russie une perturbation profonde. Par lui-même, chacun de ces événements était susceptible d'altérer l'harmonie, sans la détruire tout à fait. Ce qui fit leur irréparable gravité, ce fut leur coïncidence; se produisant simultanément, à quelques heures d'intervalle, ils firent masse, se doublèrent l'un par l'autre, et leur importance s'accrut de leur rapprochement.
Il en est des souverains comme des particuliers: entre eux, toute tentative pour s'unir par le sang, lorsqu'elle avorte, laisse après elle d'inévitables froissements et compromet l'union qu'elle devait cimenter. En vain échangent-ils des paroles de paix et de concorde, en vain rejettent-ils sur les circonstances tout le tort de l'insuccès. L'amertume a pénétré les cœurs, elle découvre ou imagine des griefs.
Dans le cas présent, ces griefs n'existaient que trop. On a vu combien le jeu fuyant d'Alexandre avait, dès le premier moment, piqué et indisposé l'Empereur; les dernières réponses de la Russie n'étaient pas pour atténuer en lui cette impression. En somme, il avait prié le Tsar de lui fournir une solution sous deux jours: Alexandre en avait demandé vingt et pris quarante, pour se dérober à la fin. Par cette conduite dépourvue incontestablement de netteté et de franchise, Napoléon se sentait confirmé dans son jugement sur le caractère d'Alexandre et obligé, plus que jamais, à se mettre en garde contre les pièges d'une politique déloyale. Par contre, si la Russie avait à s'imputer la responsabilité principale de l'insuccès, s'il n'eût tenu qu'à elle, après tout, de placer l'une de ses princesses sur le trône de France, la conduite de Napoléon à son égard n'était point demeurée correcte jusqu'au bout. Malgré ses dépêches explicatives et ses habiletés, nul ne pouvait échapper en Russie à la réflexion suivante: si, s'autorisant de la demande en bonne forme transmise par Caulaincourt, Alexandre eut insisté plus sérieusement ou plus vivement auprès de sa mère; si l'Impératrice, après quelques semaines d'hésitation, eût prononcé un consentement au lieu d'un refus, sa réponse n'en eût pas moins trouvé le mariage autrichien déjà conclu: dans quelle position fausse et pénible cet événement n'eût-il point placé la jeune princesse, sa famille, la cour impériale! En s'éloignant à l'improviste, sans prévenir, Napoléon n'avait-il pas manqué à de strictes convenances? Il se trouvait de la sorte que les deux monarques s'étaient mis respectivement dans leur tort; chacun se sentait en droit d'adresser des reproches justifiés, et l'humeur qui en résultait chez l'un comme chez l'autre allait aigrir tous leurs rapports, développer le germe de dissentiment que la politique avait introduit entre eux.
À coup sûr, nous ne saurions dire que le mariage manqué ait été la cause même de la rupture. Si Napoléon, deux ans et demi plus tard, poussa sur le chemin de Moscou l'Europe rassemblée sous sa main, ce ne fut point parce qu'une impératrice russe avait dédaigné de l'accepter pour gendre. La cause de rupture préexistait; nous l'avons de longue date reconnue dans la Pologne, signalée et définie maintes fois. Seulement, à l'époque où la négociation matrimoniale s'était ouverte, le conflit politique était en voie d'apaisement, puisque Napoléon se prêtait en principe et de bonne foi à un acte qu'Alexandre désignait comme l'objet unique et le terme de ses vœux. En admettant que l'Empereur eût repoussé dans tous les cas la forme insolite donnée par la Russie à cet acte, ses réserves eussent eu infiniment moins de gravité, si le lien de famille s'était noué en même temps. S'étant donné ce signe certain et solennel de bon vouloir, les souverains eussent continué à négocier dans un esprit d'entente, et peut-être la formule conciliatrice fût-elle venue spontanément sur leurs lèvres, au milieu des effusions qui auraient accompagné la célébration du mariage et signalé cette fête triomphale de l'alliance. Au contraire, l'éloignement manifesté en Russie pour le projet d'union rendra Napoléon plus net, plus persistant, plus brutal dans ses refus, lui fera accentuer plus impérieusement son opposition aux désirs d'une cour qui a négligé de le satisfaire. De plus, s'il ne songe pas encore à se lier politiquement avec l'Autriche, il se figure l'avoir désarmée et conquise; la jugeant à sa dévotion, prête à se donner quand il lui plaira de la requérir, il se sentira moins porté à ménager l'autre empire, plus disposé à risquer de suprêmes et colossales aventures. De son côté, apprenant à la fois le mariage autrichien et le rejet de la convention, la Russie va interpréter ces deux actes l'un par l'autre; cette cour imaginative, d'esprit ombrageux et inquiet, y verra une révolution de notre politique et la contre-partie de Tilsit; elle ne doutera plus que l'Empereur n'ait trouvé et placé son point d'appui en dehors d'elle, sur l'Autriche, et comme Napoléon ne s'est jamais allié que pour combattre, elle se jugera immédiatement menacée dans sa sécurité, dans son existence, et croira sentir sur sa poitrine l'épée française, dont la Pologne forme la pointe. Sa peur se tournant en témérité, elle prononcera plus âprement ses exigences, ses conditions, se cherchera en même temps des moyens de combat, et sera la première à donner le signal des menées et des préparatifs hostiles. Donc, si la substitution du mariage autrichien au mariage russe ne créa pas le différend, elle l'empêcha vraisemblablement de se résoudre à l'amiable, elle l'aggrava certainement, l'envenima, lui donna toute sa violence et toute son acuité. Les premiers jours de février 1810, étape culminante et funeste de la destinée napoléonienne, marquent la passe décisive de l'alliance; elle eût pu s'y resserrer et s'y refaire; elle en sortit moralement brisée: c'est le point de partage des versants, la limite séparative de deux périodes. Jusque-là, malgré les griefs fournis des deux parts et la défiance grandissante, Napoléon et Alexandre se sont donné pour but principal de marcher ensemble; même, dans les derniers temps, ils ont essayé d'une tentative remarquable pour rester alliés et redevenir amis. Cependant, cet effort de rapprochement ne persiste pas jusqu'au bout; à l'instant qui va décider de tout, une double défaillance se produit, chacun des deux monarques se refuse à admettre l'un des termes de l'accord sur lequel doit se rétablir leur union, et aussitôt commence l'évolution respective et divergente qui doit les éloigner à jamais et les rejeter dans des voies opposées. Lente d'abord, à peine sensible, cette évolution va s'accélérer peu à peu, se précipiter, obéissant à la pente fatale des événements et des passions, et finalement replacera les deux empereurs dans leur position première d'hostilité et de combat, loin du terrain de réunion où les avaient attirés naguère un élan réciproque et comme un pressentiment de l'avenir.
L'empereur Alexandre n'a pas cru a la possibilité du mariage autrichien.--Sa première impression.--Son compliment à l'Empereur.--Remarques aigres-douces.--Rôle de l'opinion publique dans les événements qui vont suivre.--Impression produite à Paris par l'annonce du mariage; engouement des hautes classes pour l'Autriche.--Les colonies étrangères: Allemands et Polonais.--Tableau de Vienne au lendemain de la nouvelle.--Le parti antirusse.--Ses efforts pour déplacer l'Autriche vers l'Orient et l'y mettre en opposition avec la Russie.--Déception et angoisses à Pétersbourg.--Impopularité de l'Impératrice mère.--Arrivée du traité modifié.--Complet désarroi.--Plaintes du chancelier Roumiantsof; son appréciation sur l'alliance; appel à l'avenir.--Napoléon dans son rôle de fiancé.--Déplaisir que lui causent les reproches et les insinuations de la Russie.--Premier éclat de sa colère.--Il se radoucit et se contient.--Arrivée de Berthier à Vienne; le mariage par procuration; la France et l'Autriche en coquetterie réglée.--Napoléon s'excuse en Russie des distinctions accordées aux représentants de l'autre cour.--Les deux emprunts.--Voyage de Marie-Louise; caractère et portée des manifestations qui se produisent sur son passage.--Le comte de Metternich à Paris et à Compiègne.--La Russie en observation jalouse.--Le jour solennel.--Le corps diplomatique au Louvre.--Heures d'attente.--Toast du comte de Metternich.--Le roi de Rome et le roi des Romains.--L'ambassade russe pendant la cérémonie.--Craintes pour l'avenir.--Napoléon et Charles XII.--Enthousiasme et confiance populaires: la plus belle époque du règne.--Efforts de Napoléon pour donner à l'Europe quelques gages de modération.--Tentatives inutiles auprès de l'Angleterre; continuité fatale de la lutte.--Le mariage ne finit rien et prépare de nouveaux conflits.--Attitude de l'empereur Alexandre à l'époque de la célébration: en cet instant où la fortune de Napoléon touche à son apogée, le péril d'une guerre avec la Russie se lève sur l'horizon.
C'est une tendance naturelle à l'esprit humain que d'éprouver une inclination subite et de tardifs regrets pour les avantages par nous dédaignés, dès que nous voyons autrui s'en saisir et en profiter. Il ne semble point que l'empereur Alexandre ait prévu le mariage avec l'archiduchesse comme une conséquence nécessaire de son refus. Les traditions et les principes de l'Autriche le rassuraient contre cette hypothèse; il ne s'attendait point de sa part à une condescendance aussi avisée, à tant d'habileté et de résolution: à l'heure où la cour de Vienne engageait sa foi, il en était encore à présager une reprise d'hostilités plus ou moins prochaine entre elle et la France 388. Aussi la nouvelle du contrat signé par Schwartzenberg lui causa-t-elle un vif sentiment de surprise et de désappointement.
Il était trop maître de lui, à la vérité, il avait trop de fierté pour manifester son dépit; son attitude fut correcte, empressée même, et il sut une fois de plus mettre les formes de son côté. Il voulut que ses félicitations parvinssent à Paris avant toutes autres; son premier soin fut de désigner l'un de ses ministres, le prince Alexis Kourakine, frère de l'ambassadeur, pour les porter à titre d'envoyé extraordinaire. Il l'expédia de suite, en toute hâte, lui laissant à peine le temps de faire ses préparatifs de voyage 389. Seulement, dans ses entretiens avec Caulaincourt, il ne cacha point que l'Empereur aurait pu agir avec plus de délicatesse et d'égards. La précipitation avec laquelle la France s'était engagée à Vienne, alors que la négociation avait été si vivement entamée à Pétersbourg et durait encore, eût risqué d'exposer la Russie aux pires humiliations, si celle-ci n'avait eu l'esprit de se mettre à couvert; c'était donc un bonheur que l'Impératrice mère eût fait opposition et surtout que son fils lui eût caché nos demandes; l'événement justifiait avec éclat cette marche prudente. «Il est cependant heureux, disait Alexandre, que l'âge de ma sœur nous ait arrêtés ici. Si je ne m'étais pas borné à parler du mariage en mon nom et comme d'une chose où vous n'étiez pour rien, quel effet cela aurait-il produit? Où en serions-nous, si j'eusse eu moins de circonspection vis-à-vis de ma mère, si j'eusse moins respecté ses droits? Quels reproches n'aurais-je pas aussi à vous adresser? Les retards dont vous vous plaigniez alors n'étaient donc que de la sagesse 390.»
Note 389: (retour) Caulaincourt à Champagny, 17 mars et 4 avril 1810. «Le prince Kourakine que je quitte à l'instant, ajoutait l'ambassadeur, a été tellement pressé par l'Empereur qu'il part sous quarante-huit heures. Il voulait tarder quelques jours pour se présenter avec l'habit des grands officiers de la cour dont il a demandé le costume pour cette mission, celui de ministre étant assez mesquin. L'Empereur, en lui accordant l'habit, a mis pour condition qu'il ne l'attendrait pas et qu'un courrier le lui porterait.»
Ces remarques rétrospectives, placées en passant, n'empêchaient point Alexandre de réitérer à tout propos ses vœux pour le bonheur de son allié. Quant aux conséquences politiques du mariage, il disait les envisager avec confiance. Il rappelait que l'amélioration de nos rapports avec l'Autriche lui avait toujours paru une garantie nécessaire de la paix européenne; combien n'avait-il point déploré la rupture de 1809! Ces observations étaient justes, mais il y avait loin d'une simple détente entre la France et l'Autriche, très sagement désirée par Alexandre, à un rapprochement intime, exclusif, et c'était là pourtant ce qui lui semblait devoir résulter du mariage. L'Empereur a changé d'alliance: telle fut sa première pensée. Par malheur, il allait être immédiatement affermi dans ce soupçon par la voix publique, toujours légère et exagérée dans ses jugements, par les rumeurs nées autour de lui ou venues de tous les points de l'horizon, par le long et bruyant commentaire qui s'élevait d'un bout à l'autre de l'Europe à mesure que s'y répandait l'annonce du mariage. Ce qui accrut de suite l'importance propre de cet événement, ce fut la signification qui lui fut attribuée de toutes parts, mais surtout dans les trois capitales intéressées, à Paris, à Vienne, à Pétersbourg: l'opinion en créa dans une certaine mesure les conséquences en les préjugeant; elle les précipita tout au moins par l'insistance qu'elle mit à les prophétiser.
À Paris, dans la foule, la sensation fut intense, mais courte. Familiarisé avec le merveilleux, blasé sur l'extraordinaire, le peuple de Paris s'était habitué à voir, dans le grand drame qui se poursuivait sous ses yeux, les péripéties se succéder et s'accumuler avec une rapidité étourdissante; il s'exclamait encore à chaque coup de théâtre qui lui découvrait une scène inattendue et grandiose, mais ne s'y intéressait qu'un instant. Les bruits de réaction, de rigueurs contre les révolutionnaires, qui circulèrent à plusieurs reprises, ne produisirent qu'une agitation superficielle. En fait, par l'interruption du commerce et l'aggravation des charges, par le trouble profond apporté à la vie économique de la nation, les temps devenaient trop durs, le souci de l'existence journalière trop absorbant pour qu'un événement de pure politique pût longtemps occuper et passionner la multitude; quoi de plus significatif que ces mots d'un rapport de police: «Tandis que toutes les coteries s'agitent dans des questions politiques et dans des intrigues, la population de Paris ne s'occupe guère que de l'augmentation des denrées: elle conserve cependant de fortes préventions contre une princesse autrichienne 391.»
Dans les classes élevées, au contraire, la tendance vers l'Autriche se transforma en un empressement enthousiaste et actif, dès que l'Empereur eut parlé. Le 9 février au soir, on s'étouffait chez le prince de Schwartzenberg, qui avait ouvert ses salons: chacun voulait lui porter ses hommages, et se faisait aussi un malicieux plaisir d'assister à l'entrée de l'ambassadeur russe, d'observer sa contenance, de voir comment il prendrait la nouvelle. Mal instruite des responsabilités respectives, la société n'admettait pas que le Tsar ou sa mère se fussent refusés de parti pris à une faveur universellement enviée; elle pensait qu'il y avait eu concours entre l'Autriche et la Russie, que celle-ci, par de maladroites lenteurs, s'était laissé prévenir et distancer par une rivale plus alerte, qui avait su consentir plus vite qu'elle et y mettre moins de façons, et beaucoup de personnes jouissaient à l'avance de sa déconvenue. Kourakine ne s'étant point montré, retenu par sa maladie, nul ne prit au sérieux ce motif trop réel, et tout le monde de croire à l'une de ces indispositions diplomatiques qui s'offrent comme une ressource commode aux ambassadeurs dans l'embarras 392. Quant aux membres de l'ambassade autrichienne, leur «jubilation 393» était manifeste, triomphante, et se communiquait à tous les Allemands de Paris. Parmi ces derniers, les plus sagaces ne se gênaient point pour annoncer comme inévitable un conflit dans le Nord, avec la puissance éconduite, engageaient leurs gouvernements à tenir compte de cette donnée et à la faire entrer dans tous leurs calculs: M. de Dalberg écrivait à Metternich: «Ce dont vous pouvez être sûr, c'est qu'en moins de cinq mois nous sommes en froid avec la Russie et en moins de dix-huit mois en guerre avec elle 394.» Fait plus significatif encore, la colonie polonaise exultait; en novembre et décembre, le retour marqué de Napoléon à l'alliance de Tilsit l'avait jetée dans la désolation: aujourd'hui, elle jugeait que le revirement de la politique impériale lui rendait le droit d'espérer; cette guerre aux extrémités de l'Europe que d'autres se contentaient de présager, les Polonais l'escomptaient déjà et bruyamment à leur profit, y voyant le gage de leur libération nationale; dans le mariage avec Marie-Louise, ils applaudissaient à l'exclusion de la Russie plus encore qu'au choix de l'Autriche 395.
Note 395: (retour) «L'instinct des Polonais les porte à voir dans le grand événement qui se prépare le rétablissement futur du royaume de Pologne. Ce rétablissement paraît être trop utile aux intérêts de la France pour leur paraître douteux. Cette seule espérance ramène insensiblement beaucoup de Polonais que les déclarations du ministre de l'intérieur, à la tribune du Corps législatif, avaient aliénés de l'Empereur.» Rapport de police du 9 février 1810. Archives nationales, AF, IV, 1508. Cf. Helfert, 91.
À Vienne, la commotion fut d'autant plus forte que rien n'y avait préparé. Les espérances conçues par l'empereur François et ses ministres n'avaient point dépassé un cercle restreint, lorsqu'une communication de notre représentant et l'arrivée du contrat mirent l'État et la nation en présence du fait accompli. Dans cette crise, le gouvernement sut conserver son calme et sauver sa dignité; il formula quelques réserves sur le procédé employé, mais ne fit point attendre sa ratification, prononça majestueusement une réponse favorable, comme si Napoléon ne l'eût point surprise d'avance, et la joie débordante de Metternich, qui considérait le mariage comme son œuvre, se répandit promptement autour de lui. Après un premier mouvement de stupeur et d'incrédulité dans la masse, de révolte chez quelques-uns, la plus grande partie du public, s'associa à la satisfaction manifestée en haut lieu.
Sans doute, les souvenirs de la dernière guerre étaient trop récents pour s'effacer en un jour; ce n'était point dans Vienne éprouvée pendant cinq mois de l'année précédente par notre occupation militaire, canonnée par notre artillerie, découronnée de ses remparts, dans cette capitale où des ruines d'hier restaient comme le stigmate de la défaite, que pouvaient s'oublier aussi vite les excès de la victoire et les humiliations subies. Mais le mariage apparaissait comme une première réparation, comme un hommage au prestige et à la dignité de l'Autriche. À se voir ainsi recherché par le vainqueur, on éprouvait une consolation et une fierté, on se sentait redevenu grande puissance. Depuis de longues et dures années, c'était la première fois qu'une nouvelle heureuse retentissait dans Vienne. Mobile et impressionnable, très attachée à ses maîtres, la population s'attendrit et s'exalta à la pensée qu'une fille d'Autriche, une princesse connue et aimée, trouvait un établissement splendide et partagerait le premier trône de l'univers; dans les classes les plus diverses, ce fut comme une joie de famille, qui se traduisit par un rapide et fugitif accès de sympathie pour la France.
Vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées depuis le premier avis, que notre ambassade était assiégée de visiteurs. Tour à tour les membres du gouvernement venaient protester de leurs sentiments et faire amende honorable: un d'eux avouait ingénument que l'Autriche, malheureuse dans la carrière des combats, devait s'en tenir désormais à son antique devise: Felix Austria nube. Au dehors, «tout le monde se félicitait, l'ivresse était générale 396». La ville avait retrouvé son air de fête; dans les lieux de plaisir et de réunion, l'affluence était énorme, et les Viennois, reprenant l'usage de s'assembler dans les salles de concert et de bal, autour des orchestres, célébraient par des toasts et des festins le joyeux événement. Les têtes s'échauffant, l'ambition renaissant avec la fortune, ils se plaisaient à tirer du mariage des conséquences glorieuses. Ils y avaient trouvé tout d'abord un gage de paix, ils y voyaient aujourd'hui un signe de relèvement; ils ne doutaient plus que le conquérant n'associât désormais l'Autriche à ses entreprises et ne lui en fît partager le profit; ils se promettaient les bienfaits de son amitié, longtemps enviés à d'autres, et se vantaient publiquement d'avoir ravi à la Russie, par un coup de maître, l'alliance de Napoléon 397.
Les Russes, on le sait, étaient nombreux et avaient été jusqu'alors fort influents à Vienne; ils tenaient dans la société le haut du pavé. Unanimement hostiles à la France, ils voyaient dans l'Autriche une fidèle et inébranlable alliée, le dernier refuge de leurs idées; sa défection les consterna. D'ailleurs, sous quelque point de vue qu'ils envisageassent le mariage, ils n'en attendaient pour leur pays qu'humiliations et dangers, et on les vit prendre le deuil, pour ainsi dire, au milieu de l'allégresse générale. Le comte Schouvalof, leur ambassadeur, parut terrifié--le mot est de Metternich 398; moins politique que son maître, moins diplomate que son gouvernement, il ne sut pas cacher son impression et ne vint point comme ses collègues porter son compliment à l'ambassade de France. Dans les salons russes de Vienne, l'avis du mariage fut accueilli comme celui d'un malheur public et d'un désastre national: «La première nouvelle, écrivait le comte Otto, étant arrivée à un bal donné dans une maison russe, les violons ont cessé de suite, et beaucoup de gens se sont retirés avant le souper 399.»
Il faut reconnaître que le langage de certains Autrichiens était fait pour justifier cette douleur et ces craintes. De tout temps, l'Autriche a montré une facilité singulière à déplacer ses ambitions, à évoluer suivant les circonstances, à profiter d'une position géographique qui lui permet tour à tour de peser sur l'Occident et de refluer vers l'Orient. Depuis plusieurs années, il existait à Vienne un parti moins antifrançais qu'antirusse: peu nombreux jusqu'alors et réduit au silence, il estimait que l'Autriche, au lieu de s'acharner à une lutte désastreuse contre le grand empire de l'Ouest, devait au contraire s'appuyer et s'adosser à lui pour s'opposer aux convoitises orientales de la Russie, pour combattre et refouler cette puissance, pour s'étendre dans la région du Danube, pour y transporter et y réédifier sa fortune. Aujourd'hui que l'accord avec la France, repoussé jusqu'alors par le sentiment général et jugé d'ailleurs impossible, semblait fait par miracle et comme tombé du ciel, ce groupe élevait la voix, se déclarait, et ses appels éveillaient dans certaines parties de la nation, dans la jeunesse, dans l'armée, de belliqueux échos. Brave et malheureuse, lasse d'être toujours battue, l'armée aspirait à trouver quelque part l'occasion de vaincre, fût-ce aux dépens d'anciens alliés, et sentait comme une velléité de prendre sa revanche sur la Russie des défaites infligées par la France. Des officiers autrichiens venaient trouver ceux des nôtres qui étaient restés à Vienne: «Faites en sorte, leur disaient-ils, que nous puissions nous battre à côté de vous; vous nous en trouverez dignes 400.» Les Russes, cajolés jusqu'alors, surprenaient des allusions malséantes et des propos hostiles; ils disaient avec un douloureux étonnement: «Il n'y a que quelques jours que nous étions tous très considérés à Vienne. Aujourd'hui, on adore les Français, et tout le monde veut nous faire la guerre 401.»
Les échos de Vienne, comme ceux de Paris, portés jusqu'à Pétersbourg, augmentèrent l'émoi jeté directement dans cette capitale par la nouvelle du mariage. Parmi les Russes qui avaient désiré le choix de la grande-duchesse, plus l'espoir avait été vif, plus la déception fut profonde, et le dépit se tourna en colère contre le gouvernement, coupable d'avoir laissé échapper l'occasion de fixer la bienveillance de Napoléon et de s'assurer d'incontestables avantages. En particulier, il y eut contre l'Impératrice mère une explosion de propos amers et presque insultants; c'étaient l'entêtement de cette princesse, ses préventions aveugles, qui avaient fait tout le mal: «Ce mariage, écrivait Caulaincourt à Talleyrand, fait ici une drôle de révolution; les plus grognons, les plus opposés au système, jettent la pierre à l'Impératrice mère 402.....» Par une contradiction singulière, les Russes se mettaient à vanter les avantages de l'alliance française, si dépréciée jadis; chacun s'avisait de devenir Français, quand la France s'éloignait, et comme cette sympathie à contre-temps s'exprimait par des regrets désolés, de sombres prévisions, des pronostics sinistres, elle achevait de convaincre Alexandre que Napoléon s'était écarté de lui et ne nourrissait plus à son égard que desseins hostiles 403.
Note 403: (retour) «Cette nouvelle, écrivait Joseph de Maistre en parlant du mariage annoncé, a jeté dans les esprits une terreur universelle: en effet, je ne vois pas de coup plus terrible pour la Russie. Elle a mal fait la guerre, elle a mal fait la paix, elle a mécontenté tout le monde, elle a ruiné son commerce; maintenant la voilà devenue frontière de France ayant contre elle une alliance naturelle qui se convertira bientôt en alliance politique offensive et défensive, et qui la réduit à rien.» M. de Maistre ajoutait peu de temps après: «Si vous voulez voir dans toute sa pompe l'inconvénient des mezzi termini en politique, surtout dans un moment de révolution, vous n'avez qu'à venir ici.» Corresp., III, 406-407 et 438.
Tout concourait d'ailleurs à fortifier en lui cette crainte, l'attitude des gouvernements comme le langage des salons et des villes. Le cabinet de Vienne, prévenant naguère jusqu'à l'obséquiosité, prenait tout à coup des airs dégagés, un ton de dignité froide et de raideur dédaigneuse; si Metternich s'efforçait de rassurer d'autres États, la Prusse et la Porte Ottomane nommément, sur les suites du mariage, s'il leur laissait entendre que l'Autriche ne songeait point à s'indemniser de ses pertes aux dépens de ses voisins, il ne se pressait point de tranquilliser la Russie, à laquelle il gardait rancune depuis 1809; il se faisait une règle de témoigner à cette cour «la plus parfaite impassibilité, et, sans montrer de l'humeur, le mépris que nous avons voué à sa conduite dans les derniers temps 404». À cette hauteur subite de l'Autriche s'ajoutaient, pour mieux jeter le trouble dans l'âme désemparée d'Alexandre, des condoléances et des avances significatives, venues d'autre part. L'Angleterre, tenant pour rompu l'accord qui le liait à l'Empereur, s'offrait à lui servir de consolatrice; elle lançait des agents secrets, s'essayait à renouer, «frappait à toutes les portes 405», et murmurait tout bas que la Russie, répudiée par la France, n'avait plus qu'à chercher refuge auprès de ses anciens et véritables amis. Ce fut au milieu de tous ces indices également inquiétants qu'éclata à Pétersbourg la nouvelle qui semblait en porter confirmation: à l'instant où il s'était fiancé avec l'archiduchesse, Napoléon avait refusé de ratifier le traité passé contre la Pologne et prétendu lui en substituer un autre.
Sous ce coup nouveau, succédant au premier, Alexandre et son ministre perdirent tout à fait contenance. Ils éprouvèrent une sensation accablante d'abandon, d'isolement et de péril. Cependant, il dépendait encore d'eux d'éloigner cette question de Pologne si menaçante pour l'avenir: le traité nouveau qui leur était offert, ratifié d'avance, contenait toutes les garanties qu'un acte diplomatique est susceptible de comporter. Ils n'eurent pas assez de sang-froid pour profiter d'une bonne volonté déjà ébranlée, mais réelle encore, et laissèrent une fois de plus échapper l'occasion de se mettre en sûreté. Jugeant que tout était perdu ou au moins gravement compromis parce que l'Empereur, s'il s'interdisait de rétablir la Pologne, refusait d'ajouter qu'elle ne serait rétablie en aucun temps ni par personne, ils ne prirent pas immédiatement parti sur le contre-projet et passèrent plusieurs jours dans un complet désarroi.
Bien plus, ils ne résistèrent point à dévoiler leurs angoisses, à exprimer devant notre ambassadeur ce qui était au fond de leur pensée, ce que chacun répétait autour d'eux, et ils commirent l'imprudence de donner eux-mêmes à la double décision de l'Empereur l'interprétation la plus défavorable. Sans éclat, il est vrai, et sans violence, avec plus de tristesse que de colère, ils laissèrent entendre qu'ils tenaient notre défection pour consommée; ils le firent sentir par de douloureuses réticences, par de continuels sous-entendus, par ces allusions à tout propos qui importunent plus à la longue que des scènes véhémentes, et la Russie se réduisit de plus en plus au rôle de l'amie incomprise et délaissée. C'était provoquer les résolutions de l'Empereur en les lui reprochant par avance; à force de lui imputer des torts imaginaires, une infidélité qu'il n'avait pas commise, on finirait par lui en inspirer la tentation et le désir.
Le chancelier Roumiantsof s'était donné spécialement pour tâche d'exprimer les doléances de son gouvernement; il appuyait où son maître avait glissé. Revenant à l'affaire du mariage, il voulait absolument que Napoléon n'eût jamais été de bonne foi et eût négocié sous main avec l'Autriche au moment même où il semblait tout occupé de la Russie: «Il est bien évident que vous traitiez des deux côtés à la fois 406», telle était la phrase qui revenait dans tous ses discours, avec une insistance déplaisante. Quant à la convention, sans annoncer encore si le Tsar accepterait ou non le texte français, il indiquait que la suppression de la phrase initiale dénaturait l'acte tout entier; le secret exigé lui paraissait une restriction inutile, fâcheuse, témoignant d'intentions équivoques.
Il partait de là pour insinuer que Napoléon avait éprouvé sans doute le besoin de renouveler ses affections et voulu tâter d'autres alliances; à cet égard, la Russie savait à quoi s'en tenir, mais elle ne nous rendrait pas la pareille. Dans l'espoir que sa constance lui ramènerait l'infidèle, elle demeurait incorruptible, toujours dévouée; elle ne voulait pas se demander si la conduite adoptée vis-à-vis d'elle n'excuserait point certaines défaillances: «On ne peut pas dire, continuait Roumiantsof, que l'alliance nous sourit. Aujourd'hui, cependant, vous nous devez cette justice, monsieur l'ambassadeur, de reconnaître que rien n'a changé et que nous y tenons comme précédemment, et cela par la raison qu'elle est utile au bien-être de tous. Aussi continuerai-je à veiller à son maintien, dans la ferme conviction que l'empereur Napoléon y reviendra. La preuve que nos intentions sont droites et que nous sommes plus que personne, et comme personne n'y sera, dans le système, c'est que nous ne changeons pas. On frappera à la porte des autres. L'empereur Napoléon, par cette expérience même, nous appréciera et verra que tout est en notre faveur 407.»
Il se livrait ensuite à un juste et magnifique éloge de l'alliance, conforme au sentiment qu'il avait toujours professé. Sur un ton inspiré qui faisait de lui un véritable précurseur, il déclarait que l'alliance devait devenir entre la France et la Russie une règle permanente, un système de fondation: «Il faut, disait-il, qu'elle déborde la vie de nos souverains. C'était la seule naturelle, la seule qui pût être véritablement utile à la France, comme elle l'était à la Russie, dans la situation actuelle de l'Europe, non seulement à présent sous le rapport de la guerre avec l'Angleterre et du système continental, mais dans tous les temps.....» Vous nous reviendrez, reprenait-il, vous reviendrez par intérêt, par sagesse, par égard pour le plus loyal des amis.--Et cet appel à l'avenir lui était une manière détournée d'incriminer le présent.
«Dans cette conversation, ajoutait Caulaincourt, le ministre a, plus qu'il ne l'avait fait précédemment, laissé percer la crainte que nous ne voulussions renoncer à l'alliance.»
Ces plaintes trouvèrent Napoléon tout entier aux préparatifs de ses noces. Il s'y livrait avec activité, avec ardeur, et ce rayonnant avenir lui faisait oublier les tristesses du divorce. Sa douleur toute méridionale, vive, exubérante et courte, avait cédé la place à une impatience allègre de connaître Marie-Louise et de lui prouver ses sentiments. Il voulait que l'archiduchesse trouvât à Paris un accueil magnifique et prévenant, que tout fût mis en œuvre pour la charmer, pour la rassurer, pour la mettre à l'aise, que la France eût pour elle des hommages et des sourires: lui-même cherchait à deviner et à prévenir ses moindres vœux, craignait de l'effrayer et désirait lui plaire 408. Il tenait aussi à ce que la cérémonie s'environnât d'une splendeur sans égale, et l'une de ses occupations était de convoquer sa cour de rois pour qu'elle fît cortège à la nouvelle épousée. Il avait enfin à répondre aux protestations enthousiastes que lui prodiguait de toutes parts le dévouement ou la servilité, aux adresses des États, des villes, des corps constitués, aux félicitations des souverains. Parmi ces derniers, ceux qu'il avait dépouillés et molestés rivalisaient d'empressement avec ceux qui tenaient de lui leur grandeur. Au milieu de ce concert d'adulations, le langage de la Russie retentit à son oreille comme la seule note aigre et discordante. Il en fut irrité: en particulier, il tressaillit sous l'inculpation d'avoir mené double jeu; ce reproche qui portait à faux dans une certaine mesure, puisque l'Empereur s'était gardé libre jusqu'à la fin de tout engagement avec l'Autriche, lui parut un outrage à son caractère et à sa puissance. Devant cette supposition offensante, tout ce qui s'amassait en lui, depuis trois mois, de colère concentrée contre Alexandre, fit explosion, et il fournit réponse à Caulaincourt en quelques lignes courroucées. En peu de mots, il refaisait l'histoire du mariage, sans s'écarter sensiblement de la vérité, mais, pour se mieux justifier, accusait et accablait la Russie.
«Monsieur le duc de Cadore, écrivit-il à Champagny, préparez un courrier pour Saint-Pétersbourg, par lequel vous ferez connaître au duc de Vicence combien je trouve ridicules les plaintes que fait la Russie; qu'il doit répondre ferme à l'Empereur et à Romanzof, s'il est question de cela, que l'Empereur me méconnaît lorsqu'il pense qu'il y a eu double négociation, que je ne connais pas les traités éventuels, que je suis trop fort pour cela, que l'on a quatre fois demandé dix jours pour donner une réponse; que ce n'est que quand il a été clair que l'Empereur n'était pas le maître dans sa famille, et qu'il ne tenait pas la promesse faite à Erfurt, que l'on a négocié avec l'Autriche, négociation qui a été commencée et terminée en vingt-quatre heures, parce que l'Autriche avait pris des précautions et avait envoyé toutes les autorisations à son ministre pour s'en servir dans l'événement; que, quant à la religion, ce n'est pas la religion elle-même qui a effarouché, mais l'obligation d'avoir un pope aux Tuileries; que, quant à la convention, je n'ai pu ratifier un acte qui a été fait sans observer aucuns égards et qui avait le but, non d'avoir des sûretés, mais de triompher de moi en me faisant dire des choses absurdes 409.»
Le duc de Cadore ne transmit point les expressions de l'Empereur dans leur crudité brutale, il les atténua dans la forme, les mit au ton ordinaire des communications internationales, les enveloppa de phrases émollientes, de cette ouate diplomatique qui adoucit les aspérités et amortit les chocs 410. Au reste, Alexandre ne revint plus sur l'affaire du mariage et épargna à Caulaincourt la nécessité de rouvrir un débat pénible. De son côté, après ce premier éclat de sa colère, Napoléon s'apaisa ou au moins recommença à se contenir; encore une fois, il essaya de rassurer la Russie sur les effets du mariage. Au bruit public qui l'accusait d'avoir modifié l'orientation de sa politique, il crut devoir opposer un démenti formel, qui serait en même temps une réponse aux allusions inquiètes d'Alexandre et de Roumiantsof; il fit envoyer à tous ses agents et ordonna de communiquer à tous les gouvernements une circulaire destinée à les mettre en garde «contre les inductions qu'on aurait pu tirer d'un lien qui, n'étant pas une alliance politique, ne change rien à nos rapports avec les puissances amies et alliées de la France 411». C'était une nouvelle et implicite affirmation de l'accord avec la Russie; mais que pouvaient des assurances, des intentions même, si sincères qu'elles fussent, contre le progrès incessant et fatal de la désaffection? Six semaines à peine s'étaient écoulées depuis les fiançailles avec l'archiduchesse; en cet étroit espace de temps, que de chemin parcouru! Aujourd'hui, Napoléon entendait la Russie prononcer plus amèrement ses doutes, ses soupçons, émettre à tout propos des réflexions chagrines, et lui-même repoussait avec une violence indignée des reproches qu'il n'avait que partiellement mérités.
Quelle différence avec les paroles qui lui venaient de Vienne, toutes de douceur et d'abandon! Après s'être résignée courageusement à son sacrifice, la cour d'Autriche tenait à s'en faire honneur et profit, en y mettant toute la bonne grâce possible, et la nation, avec son affabilité naturelle, sut à merveille comprendre et traduire cette intention. Dès les jours qui précédèrent l'arrivée du maréchal Berthier, il parut que les fêtes données à l'occasion du mariage n'auraient pas seulement un caractère officiel, mais «seraient vraiment nationales».--«Chacun s'en occupe, écrivait Otto, comme s'il s'agissait de l'établissement d'une personne de sa propre famille 412.» Pas un habitant qui ne manquât à embellir et à décorer sa maison, qui ne prêtât la main aux préparatifs de la réception, qui ne s'y mît avec entrain. L'empereur François voulait tout ordonner et diriger par lui-même, s'affairait beaucoup, tout à la fois bienveillant et méticuleux: «depuis très longtemps, on ne l'a vu plus content, plus ému, plus occupé 413.» À l'arrivée du maréchal, ce fut une série de scènes mémorables et splendides--l'entrée triomphale de l'ambassadeur extraordinaire, ses audiences de cérémonie, la réception par l'archiduchesse des députations venues de toutes les parties de la monarchie, enfin le mariage par procuration, où l'archiduc Charles représenta l'empereur des Français. Et ce qui frappait dans ces solennités, c'était moins encore l'affluence des spectateurs, l'épanouissement des visages, l'éclat et l'incroyable diversité des costumes et des uniformes, le luxe inouï des femmes qui semblaient fléchir «sous le poids des diamants et des perles 414», c'était moins le grand air et le faste de haut goût propres à la maison d'Autriche, que certaines attentions délicates et touchantes, où les membres de la famille, de la cour, semblaient mettre tout leur cœur. Berthier avait été annoncé, par communication officielle, «comme le compagnon de l'Empereur et celui qu'il honore du titre de son ami 415». Cette qualité, plus que son rang de prince souverain et de vice-connétable, lui valut les plus flatteuses prérogatives. Les dames de la plus haute noblesse «venaient lui faire la première visite: distinction dont un prince étranger n'a peut-être jamais joui dans cette ville 416». Les archiducs s'effaçaient devant lui, et lorsqu'il s'excusait de prendre le pas sur eux, ils affectaient, avec une simplicité charmante, d'oublier la différence d'origine pour s'attacher à la similitude de carrière, s'honoraient d'être soldats eux-mêmes et de tenir le maréchal pour leur ancien: «Nous sommes militaires aussi, disaient-ils, et vous êtes notre aîné 417.»
L'Impératrice belle-mère de Marie-Louise, malgré son peu d'inclination pour la France, savait se contraindre et trouver des mots aimables. Quant à l'Empereur, il ne doutait point du bonheur réservé à «sa fille bien-aimée»; il voyait s'ouvrir devant les deux peuples un avenir de prospérité et de concorde; il exprimait l'espoir que par la suite les liens se resserreraient encore, et ses déclarations valaient surtout par l'intonation, par le sourire qui les accompagnait, par «ce quelque chose de cordial et d'affectueux 418» qui était en lui et qui expliquait sa persistante popularité. Il n'était point jusqu'à Marie-Louise qui, surmontant sa réserve de fiancée, ne sût placer discrètement sa note. À un dîner de gala, elle disait au comte Otto, assis à sa droite, qu'elle voulait être une épouse soumise et dévouée: elle annonçait des goûts simples et sérieux, ne demandait que des distractions innocentes, la permission de perfectionner son talent de musicienne et de peintre, ajoutant «que tout lui convenait, qu'elle pouvait se faire à toutes les manières de vivre, et qu'elle se conformerait entièrement à celle de Sa Majesté, n'ayant rien tant à cœur que de lui complaire 419».
Note 419: (retour) «Madame l'archiduchesse, écrivait Otto, m'a fait beaucoup de questions qui annoncent la solidité de ses goûts: «Le musée Napoléon est-il assez rapproché des Tuileries pour que je puisse y aller souvent et étudier les antiques et les beaux monuments? L'Empereur aime-t-il la musique? Pourrai-je prendre un maître de harpe? c'est un instrument que j'aime beaucoup. L'Empereur est si bon pour moi, il me permettra sans doute d'avoir un jardin botanique; rien ne me ferait plus de plaisir. J'espère que l'Empereur aura de l'indulgence pour moi, je ne sais pas danser les quadrilles, mais, s'il le veut, je prendrai un maître de danse...»--Je dois remarquer, ajoutait l'ambassadeur, que pendant plus d'une heure qu'a duré mon entretien avec Son Altesse Impériale, elle ne m'a pas parlé une seule foi des modes ni des spectacles de Paris.» 6 mars 1810. Cf. Saint-Amand, 144-145.
Ces témoignages ne laissaient point Napoléon insensible: il appréciait les prévenances, quand elles lui venaient de ces vieilles cours qui l'avaient jusqu'alors subi plutôt qu'accepté dans la famille des rois. Satisfait de l'Autriche, il ne voulut point demeurer avec elle en reste de procédés. En attendant qu'il pût recevoir et fêter l'archiduchesse, il se mit à distinguer de toutes manières les représentants attitrés ou officieux que l'Autriche avait auprès de lui, c'est-à-dire le prince de Schwartzenberg et la comtesse de Metternich. Il voulut désormais que l'ambassadeur le suivît à la chasse, faveur exceptionnellement enviée. Aux Tuileries, Schwartzenberg et madame de Metternich furent admis aux réunions intimes, aux cercles tenus dans les petits appartements, introduits en quelque sorte dans l'intérieur de la famille: là, Napoléon les questionnait sur sa fiancée, lisait avec eux les lettres reçues de Vienne, les traitait moins en étrangers revêtus d'un caractère honorable qu'en personnes de sa familiarité et de sa confiance. 420
Les représentants du Tsar, au temps de la plus grande intimité, avaient à peine joui de ces prérogatives que ne commandait ni n'autorisait l'étiquette. À les voir devenir le privilège exclusif d'une rivale, la Russie ne sentira-t-elle point sa jalousie s'éveiller plus fortement? Cette cour ombrageuse, qui se tient en continuelle observation, qui épie et suspecte tous les mouvements, tous les gestes de l'Empereur, ne va-t-elle point éprouver un surcroît d'émotion et d'alarmes? Persistant à la ménager, Napoléon consent à lui donner des explications et presque à s'excuser auprès d'elle des sourires adressés ailleurs. D'après ses ordres, Champagny se donne une peine infinie pour faire comprendre à Pétersbourg, par l'intermédiaire du duc de Vicence, que quelques politesses à l'Autriche sont de rigueur, vu l'événement qui se prépare, mais qu'elles ne tirent nullement à conséquence. Pour prévenir toute interprétation fâcheuse, le ministre prend soin d'avertir que l'arrivée prochaine de l'Impératrice à Compiègne, puis à Paris, vaudra inévitablement à la mission autrichienne d'autres avantages; mais ces faveurs essentiellement privées, de devoir strict, d'absolue convenance, n'ont rien de comparable avec les marques publiques, réitérées, imposantes, par lesquelles l'Empereur atteste son étroite union avec la cour de Russie. Il y a là une différence que l'empereur Alexandre saura apprécier: il se gardera de confondre les égards que Napoléon doit à la parenté avec les témoignages qu'il rend à l'amitié.
«Depuis que les conventions du mariage ont été signées, écrit le ministre à l'ambassadeur, il n'est sorte de prévenances et de distinctions que la cour de Vienne n'ait prodiguées à M. Otto et au prince de Neufchâtel. L'Empereur a dû user de réciprocité et avoir des égards particuliers pour l'ambassadeur d'Autriche. Ainsi, il l'a invité à ses chasses; le prince de Schwartzenberg, officier de cavalerie, a de bons chevaux, est accoutumé à ce genre d'exercice qui est même nécessaire à sa santé. Depuis la suspension des grands cercles occasionnée par les travaux que l'on fait à la salle des Tuileries, l'Empereur a eu dans les appartements de l'Impératrice de petits cercles, tout à fait d'intérieur, où ne sont admises que les personnes attachées à son service personnel, où les grands dignitaires et les ministres ne sont pas nécessairement appelés. Le prince de Schwartzenberg et madame de Metternich ont été invités à ces cercles, où aucun étranger n'est admis. Ce genre de politesse n'a aucun éclat, il est ignoré au dehors, mais il fournissait à l'Empereur l'occasion de parler de madame l'archiduchesse et de recueillir quelques renseignements sur sa future compagne, et Sa Majesté payait ainsi à l'ambassadeur d'Autriche la dette que lui imposent les égards extraordinaires avec lesquels son ambassadeur est traité.
«Un voyage va se faire à Compiègne, le prince de Schwartzenberg en sera: il est impossible que dans les fêtes destinées à célébrer le mariage de l'Empereur avec une archiduchesse d'Autriche, l'ambassadeur d'Autriche ne soit pas traité avec une distinction particulière. C'est un égard que l'on doit à l'Impératrice que de rapprocher d'elle le représentant de son auguste père, mais ces distinctions tiennent en général à l'intérieur de l'Empereur; c'est une affaire de famille, et elles sont étrangères aux grands rapports politiques et aux mesures du cabinet.
«Telles ne sont pas les distinctions prodiguées aux deux ambassadeurs de Russie 421; elles sont d'une autre nature, aussi tiennent-elles à l'alliance des deux nations et à l'amitié qui unit leurs souverains; celles que reçoit l'ambassadeur d'Autriche sont un hommage à l'Impératrice, et l'Impératrice n'est pas destinée à influer sur les affaires, elle y sera constamment étrangère, et son mariage n'altère en rien nos rapports politiques.
«L'empereur Alexandre a un trop bon esprit pour ne pas sentir la distinction établie dans cette lettre, quand même elle ne serait pas conforme aux usages de tous les temps, et vous savez que l'usage comportait bien d'autres distinctions que celles dont j'ai l'honneur de vous entretenir. Je pense donc que vous n'aurez à détruire aucune fausse impression produite par cette circonstance; empressez-vous de les prévenir, vous serez vrai quand vous parlerez du prix que l'Empereur met à son alliance avec la Russie, et vous remplirez les intentions de l'Empereur en ne laissant aucun doute à cet égard 422.»
Napoléon avait beau dire et protester, il ne pouvait faire que la situation respective de la France et de l'Autriche, durant cette période des fiançailles qui est celle des épanchements réciproques et des attentions galantes, ne créât pas l'apparence et ne donnât point l'illusion d'un accord intime. À ce moment, la scène politique présentait de frappantes analogies avec le tableau qu'elle avait offert pendant et après Tilsit, à cette différence près que l'Autriche succédait au rôle dévolu naguère à la Russie. À Tilsit, les deux monarques s'étaient engagés à se revoir et à se visiter dans leurs capitales; au lendemain de leur séparation, ils s'étaient mis en correspondance familière, en échange réglé de souvenirs et de cadeaux. Aujourd'hui, on annonçait la venue prochaine de François Ier d'Autriche à Paris, où il voudrait retrouver sa fille dans tout l'éclat de son rang et dans l'épanouissement de son bonheur: c'était à ce prince que Napoléon adressait d'affectueux envois; chaque jour, les feuilles publiques signalaient le passage à travers l'Allemagne de quelque aide de camp, de quelque personnage de cour, chargé pour la future impératrice ou pour ses parents de messages intimes et de splendides présents. À Tilsit, Napoléon avait voulu que les deux armées, oubliant leurs combats de la veille, se réconciliassent sous ses yeux et dans un fraternel élan; il avait décoré de sa main le plus brave des Préobrajenski. Aujourd'hui, il donnait à cet épisode sa contre-partie: il détachait de nouveau la croix de la Légion qu'il portait d'habitude, une simple croix de soldat, pareille à celle qu'il avait placée sur la poitrine du grenadier Lazaref; il l'envoyait à l'archiduc Charles, le priait de s'en décorer; par ce don inappréciable en sa simplicité, il honorait dans son adversaire de Wagram, en même temps que le capitaine expérimenté et habile, le premier soldat de l'Autriche. C'était de sa part un effort constant pour relever à leurs propres yeux les vaincus d'hier, pour effacer en eux le souvenir et l'amertume de leurs désastres.
Après tant de témoignages consolants pour son amour-propre, l'Autriche commençait à recueillir de la situation qu'elle s'était faite de plus pratiques bénéfices, de solides et prosaïques profits, et c'était toujours aux dépens de la Russie, par le jeu inévitable des événements et des caractères, que s'opérait sa satisfaction.
Le gouvernement de Pétersbourg n'avait pas cessé de préparer son emprunt à Paris; Kourakine s'en occupait avec zèle et y voyait la principale des affaires confiées actuellement à ses soins. Cependant, malgré le concours officieux de l'État français, l'opération semblait de plus en plus compromise: depuis l'échec du projet de mariage, les capitaux français, suivant le mouvement de la politique, s'écartaient instinctivement de la Russie. Cette puissance s'imagina alors que Napoléon pourrait décréter la confiance et forcer le succès de l'entreprise; par cela même qu'elle se jugeait négligée, elle se montrait plus exigeante, revendiquait avec plus d'âpreté ses prérogatives d'alliée. Kourakine exprima le désir que l'emprunt fût garanti par la France, que Napoléon se portât caution et répondant de l'empereur Alexandre: c'était demander un prêt éventuel au lieu d'une facilité pour emprunter. Napoléon eût jugé en tout temps cette prétention exorbitante; aujourd'hui, il était moins que jamais d'humeur à l'admettre. Pour la repousser, il excipa d'un scrupule constitutionnel et se souvint à propos que la loi fondamentale de l'an VIII défendait d'engager les finances du pays sans un vote du Corps législatif 423. Devant cette fin de non-recevoir, la Russie se piqua, renonça à l'emprunt et se contenta d'un appel de fonds à l'intérieur, tandis que le gouvernement autrichien se présentait pour reprendre l'affaire. Lui-même, afin de subvenir à des nécessités urgentes et de couvrir en partie les frais de la dernière guerre, sentait le besoin d'un emprunt au dehors; il demanda à l'émettre sur les places de Paris, de Bruxelles et de Genève. Plus avisé et moins difficultueux que la Russie, il se contenta des avantages que lui offraient l'annonce de l'emprunt au Moniteur et la cote des titres à la Bourse de Paris. Sur tous ces points, Napoléon se montra facile, condescendant, empressé même, et permit finalement à l'Autriche d'encaisser les fonds sur lesquels avait compté la Russie 424.
De jour en jour, cette substitution inévitable d'une puissance à l'autre, dans l'intimité avec Napoléon, apparaissait plus sensible. Elle éclata à tous les regards lorsque l'Impératrice, après avoir quitté Vienne, traversa triomphalement l'Allemagne pour se rendre à Paris. Napoléon avait voulu que le voyage se fît rapidement, quoique dans un ordre imposant; Berthier, qui en avait la direction, le menait avec une ponctualité et un entrain tout militaires, en major général de la Grande Armée: il fixait d'avance et rigoureusement les étapes, abrégeait les haltes, pressait l'allure; néanmoins, les cérémonies échelonnées tout le long de la route, par les lois de l'étiquette, renouvelaient à chaque pas et avec ostentation, entre Français et Autrichiens, le tableau d'une croissante union.
Le jour où l'Impératrice sort de Vienne, en grand appareil, toute une partie de la ville a arboré les couleurs tricolores; les musiques jouent nos airs nationaux, et cette irruption des refrains révolutionnaires dans la capitale du Saint-Empire étonne comme un signe des temps. Plus loin, c'est la remise de l'Impératrice aux commissaires désignés par l'Empereur, à Braunau, dans un pavillon mi-partie français, mi-partie autrichien, où les représentants de la plus fière aristocratie d'Europe échangent politesses et cordialités avec des nobles d'hier, titrés par la victoire: c'est la fille des Habsbourg passant aux mains d'une Bonaparte, reçue et complimentée par la reine de Naples, tandis que les soldats des deux escortes, gardes nobles de Vienne et chasseurs français, hussards hongrois et grenadiers de Friant, se groupent autour des mêmes tables, sous des berceaux de verdure, et fraternisent gaiement, comme naguère Français et Russes ont choqué leurs verres au banquet de Tilsit. Plus loin encore, ce sont les villes allemandes, Munich, Augsbourg, Ulm, Stuttgard, Rastadt, qui se pavoisent, se décorent, se fleurissent et s'illuminent sur le passage du cortège: ce sont les rois et les princes de la Confédération venant saluer l'auguste épousée, confondant dans leurs hommages le protecteur d'aujourd'hui et le suzerain d'hier, Napoléon et François, et partout les populations, inhabiles à saisir les nuances, à distinguer un lien de famille d'un accord politique, une réconciliation d'une alliance, acclamant le mariage comme le gage de l'union conclue entre les deux maisons impériales pour fonder en commun le régime nouveau de l'univers: c'est cette alliance qui n'existe pas encore annoncée de toutes parts, célébrée en prose et en vers, par des discours, des toasts, des poèmes, à grand renfort d'allusions et de métaphores, figurée par des groupes mythologiques, proclamée par les inscriptions qui se détachent au front des arcs de triomphe, par les devises qui flottent au vent dans les plis des drapeaux et des banderoles, par les écussons où s'accolent l'aigle romaine de Napoléon et l'aigle héraldique d'Autriche: c'est le lyrisme officiel rivalisant d'inventions avec l'enthousiasme naïf des foules, l'imagination française et le sentimentalisme allemand s'unissant pour symboliser sous mille formes l'hymen des deux États, pour en multiplier à l'infini les emblèmes, pour en dresser sur quatre cents lieues de parcours, de Vienne à Paris, à travers cinq États et vingt villes, la transparente allégorie 425.
Au milieu de ce débordement d'effusions, au milieu de ces manifestations significatives, le nom de la Russie, de l'alliée officielle et légitime, ne paraissait nulle part: elle semblait oubliée et comme dédaignée. Se tenant à l'écart et laissée à son lointain isolement, elle écoutait le bruit de fête qui venait jusqu'à elle, contemplait avec une curiosité peu sympathique ce déroulement de magnificences. «Vous touchez donc au dénouement, écrivait Caulaincourt à Talleyrand, pendant que nous regardons cela de loin avec nos lunettes 426.» Placé plus près du spectacle, l'envoyé de Russie à Vienne, le comte Schouvalof, notait de cet observatoire tous les incidents du voyage, ne s'épargnait point sur l'Impératrice les réflexions malveillantes, relevait ses traits de caractère, la hauteur et le ton impérial qui lui étaient subitement venus, la facilité avec laquelle, sur le désir de Napoléon, elle s'était séparée à Munich de la comtesse Lazanska, sa grande maîtresse et son amie; dans les plus petits détails, il découvrait «les indices d'un abandon complet de l'Autriche au système français 427». Enfin, il dénonçait un fait plus grave, alarmant entre tous: le comte de Metternich venait de partir lui-même pour Paris, où il assisterait à l'arrivée de l'Impératrice et séjournerait quelque temps; en quittant Vienne, il avait laissé l'intérim du ministère à son père, au prince de Metternich; mais cet homme d'État vieilli ne serait qu'un prête-nom, et son fils continuerait à diriger de loin la politique extérieure de l'empire. Avec lui, le cabinet de Vienne se transportait à Paris; ce ne pouvait être que pour y mettre la dernière main au pacte si redouté à Pétersbourg; le choix de l'archiduchesse avait marqué les accordailles de Napoléon avec l'Autriche; l'arrivée de Metternich à Paris, coïncidant avec celle de Marie-Louise, semblait avoir pour but de parfaire et de consommer l'union.
Le 22 mars, Marie-Louise passait le Rhin devant Strasbourg et touchait le sol français. Elle prit ensuite son chemin par Nancy et par Reims: c'était près de Soissons que devait avoir lieu, sous une tente de pourpre et d'or, la rencontre des époux; c'était là que l'Impératrice, suivant l'antique usage, aurait à s'agenouiller devant son seigneur et souverain, à lui prêter hommage comme la première de ses sujettes et à lui donner sa foi. On sait que Napoléon lui épargna ce cérémonial en allant la surprendre et s'emparer d'elle en pleine route, pour la mener directement à Compiègne. Le prince de Schwartzenberg et la comtesse de Metternich avaient été mandés dans cette résidence, ainsi que le comte lui-même, arrivé récemment à Paris. Napoléon voulait que l'Impératrice, en descendant de voiture, aperçût autour d'elle des visages amis, des compatriotes qui lui donneraient l'illusion de la patrie retrouvée, qu'elle se sentît à leur vue moins craintive et moins seule dans un milieu où tout lui était inconnu et nouveau.
Pendant les jours qui suivirent, les trois Autrichiens, installés au château, admis à la table impériale, jouirent de prérogatives exceptionnelles. Le 31 mars, Metternich suivait le couple impérial de Compiègne à Saint-Cloud, par la route qui longeait la capitale et que les femmes de Paris étaient venues joncher de fleurs. Le 1er avril, Schwartzenberg et lui, avec deux de leurs compatriotes, les comtes Schœnborn et Clary, furent les seuls étrangers qui assistèrent au mariage civil, célébré par l'archichancelier dans la galerie de Saint-Cloud, devant la famille, la maison et les grands corps de l'État. À l'aspect de ces honneurs, fort naturels dans la circonstance, la foule des courtisans ne doutait plus que les sympathies de l'Empereur n'eussent changé d'objet; elle se tournait vers le soleil levant, s'empressait autour des Autrichiens, et se donnait l'air de leur rendre spontanément, par préférence et par goût, des égards jugés conformes au désir du maître.
Metternich n'avait point le triomphe modeste: il jouissait d'autant plus délicieusement de sa position nouvelle qu'il y voyait la déchéance de la cour rivale: «L'attitude de l'ambassadeur de Votre Majesté à Paris, écrivait-il à son souverain, est maintenant celle de l'ambassadeur de Russie avant la dernière guerre 428.» Pour achever le contraste, le bruit se répandit tout à coup que le prince Kourakine n'assisterait pas à la cérémonie du mariage religieux, qui se ferait à Paris et serait le couronnement des fêtes; l'ambassadeur aurait allégué ses infirmités pour s'excuser. Cet avis ne se confirma point; néanmoins, le hasard d'incidents fortuits allait condamner jusqu'au bout le représentant du Tsar à un rôle effacé ou pénible et opposer partout l'Autriche en faveur à la Russie en disgrâce.
Le 2 avril fut le jour solennel. De bonne heure, tandis que l'Empereur et l'Impératrice, avec leur suite, sortaient de Saint-Cloud et s'avançaient vers Paris, un grand nombre de privilégiés, comprenant tout ce que la ville contenait de plus élevé par le rang, par la fortune, par la position officielle ou sociale, se réunissaient au Louvre, les uns dans la grande galerie de peinture, les autres dans le salon d'Apollon, transformé en chapelle; les premiers étaient admis à voir passer le cortège nuptial, qui se rendrait des Tuileries au Louvre par l'intérieur des palais; les autres assisteraient à la cérémonie religieuse. Dès neuf heures du matin, les places étaient occupées, l'assemblée presque au complet: quatre mille femmes en grande parure et manteau de cour garnissaient les tribunes de la chapelle et les rangs de banquettes dressés des deux côtés de la galerie. Au dehors, le canon tonnait par salves successives, accompagnant l'entrée des souverains et signalant les progrès de leur marche. A ces avertissements de plus en plus répétés, on savait que l'Empereur avait passé sous l'Arc de triomphe, qu'il descendait la grande avenue et arrivait à la place de la Concorde. Il venait, annoncé par les fanfares, salué au passage par ses troupes, précédé par la cavalerie de sa garde, par les maîtres des cérémonies, par les hérauts d'armes, par sa cour, par celle de trois rois et de trois reines, entouré par sa maison militaire et par l'escadron des maréchaux: il venait au pas des huit chevaux empanachés qui traînaient son carrosse de gala, mouvant édifice de cristal et d'or, dont les glaces laissaient apercevoir le César au front lauré, au profil romain, et près de lui la jeune femme étonnée, parée du diadème d'impératrice, qu'il montrait à ses peuples comme sa plus précieuse conquête. Autour de lui, la splendeur des harnachements et des livrées, la magnificence renouvelée des costumes de cour, l'éclair multiplié des armes mettaient une éblouissante auréole, et la foule en extase se courbait dans une attitude d'adoration ou répondait par des acclamations prolongées aux «Vive l'Empereur!» des soldats.
À l'intérieur du Louvre, cette profonde et presque religieuse émotion ne pénétrait pas encore. La longueur de l'attente lassait la curiosité et détendait les esprits; on quittait sa place, des groupes se formaient, suivant les inclinations ou les rencontres; les invités de la chapelle se mêlaient à ceux de la galerie, où jouaient des orchestres, «où des rafraîchissements circulaient 429», et cette partie du château, tapissée de chefs-d'œuvre dont beaucoup étaient des trophées, prenait l'aspect d'un immense et élégant salon, plein de mouvement, de causeries et de médisances. Les impressions s'échangeaient librement: on cherchait à prévoir les incidents qui pourraient mettre un peu de piquant et d'imprévu autour du grand acte en train de s'accomplir; on relevait les côtés frivoles ou ironiques qu'offre toujours le spectacle des grandeurs, comme celui des passions et des douleurs humaines.
Si l'absence dans les rangs du clergé de treize cardinaux, protestant contre l'annulation du premier mariage sans l'intervention du Saint-Siège, soulevait de nombreux commentaires, l'arrivée du corps diplomatique était attendue avec impatience; il s'agissait de savoir si le prince Kourakine figurerait à son rang. Les missions étrangères firent leur entrée ensemble et en ordre, s'étant réunies, sur convocation expresse, à l'hôtel de l'ambassade autrichienne. Le prince Kourakine parut parmi ses collègues, plus magnifique encore que de coutume, constellé de décorations, couvert d'or et de bijoux, portant sur lui pour deux millions de pierres, mais pâle et défait, se soutenant à peine, pitoyable à la fois et risible, racontant ses douleurs et faisant éclater son enthousiasme en termes qui sentaient la contrainte.
Pour rien au monde, disait-il, il n'eût voulu manquer une aussi belle fête: son maître ne lui eût point pardonné d'être malade en un tel jour; c'était cela seul qui l'avait décidé à rassembler ses dernières forces, à surmonter des souffrances aiguës, à se faire porter jusqu'à la chapelle. Il insistait longuement sur ces détails, voulait que tout le monde connût son héroïsme et en appréciât les motifs; de sa présence, il tenait à faire un événement, croyant par là démentir les bruits de fâcherie qui avaient couru et leur donnant au contraire plus de crédit et de consistance 430.
Cette gaucherie ressortait davantage par le naturel parfait, l'aisance pleine de dignité avec laquelle Metternich recevait les félicitations et les hommages; il apparaissait rayonnant, se prodiguait avec complaisance, savait se mettre partout en bonne place et au premier rang. Il en donna très promptement la preuve. Comme les divers actes de la cérémonie devaient se succéder sans interruption et retenir au château pendant toute la journée les invités de l'Empereur, le comte Regnaud de Saint-Jean d'Angély avait fait préparer une élégante collation dans l'une des salles affectées aux travaux du Conseil d'État, où il présidait la section de l'Intérieur. Cette attention prévoyante était surtout à l'adresse du corps diplomatique; les Autrichiens furent les premiers à en profiter. Pendant le repas, une inspiration subite vint à Metternich: ce grand seigneur ne dédaignait point au besoin les manifestations publiques et savait à son heure parler aux foules. Il prit son verre, s'approcha d'une fenêtre ouverte, qui donnait sur les cours noires de peuple, emplies d'une multitude curieuse et frémissante, et se montrant avec affectation: «Au roi de Rome!» dit-il en levant son verre 431.
L'effet fut prodigieux. Nul n'ignorait que le fils premier-né de l'Empereur devait s'appeler le roi de Rome. D'autre part, la maison d'Autriche avait revendiqué jusqu'au lendemain d'Austerlitz, comme une distinction purement honorifique, mais conservée avec un soin jaloux, la couronne des Romains. Par cette reconnaissance anticipée d'un titre qui lui avait été ravi, elle semblait légitimer l'usurpation, abdiquer en faveur du nouvel empire ses plus insignes prérogatives et l'établir dans ses droits. Cet acte d'audacieuse déférence retentit par toute l'Europe; les Russes particulièrement en furent indignés et effrayés; ils y virent une fois de plus le témoignage que l'Autriche s'était donnée sans réserve. L'un d'eux écrivait de Vienne, en parlant de Metternich: «Le ministre qui, en faisant le mariage, a pu s'écrier: «La monarchie est sauvée», qui, au déjeuner chez M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, à la suite de la célébration du mariage de l'impératrice Marie-Louise à Paris, a pu sans provocation porter une santé au futur roi de Rome (en dépit du souvenir pour tout Autrichien du titre de roi des Romains), ce ministre, dis-je, doit nécessairement, pour être conséquent, chercher à entraîner son maître dans l'alliance du gouvernement français 432.»
Lorsque Metternich eut porté son toast et que le repas fut fini, les convives virent arriver dans la salle les membres de l'ambassade russe, cherchant, eux aussi, à se réconforter, mais égarés et comme perdus au milieu d'un palais où les principales attentions n'étaient plus pour eux: «Ce fut un grand sujet de plaisanteries sur la Russie, qui s'était avisée trop tard 433.»
À la fin, Kourakine prit le parti de se retirer et de se reposer dans un salon écarté, mis à sa disposition. On le vit s'y rendre--dernière ironie du sort--soutenu par MM. de Metternich et de Schwartzenberg, qui lui prêtaient l'un et l'autre leur bras pour s'appuyer 434. Le vieux prince surmonta toutefois cette défaillance momentanée et voulut reparaître à la chapelle, dès que furent annoncés l'arrivée des souverains et le commencement de l'office. Lorsqu'il aperçut Marie-Louise, il crut devoir éclater en transports d'admiration; il la trouvait étonnamment changée à son avantage, depuis qu'il l'avait vue à Vienne: «Elle est jolie comme un ange!» répétait-il avec ravissement. Impatienté de cette note qui sonnait à faux et dépassait le ton, Metternich crut devoir modérer un enthousiasme intempestif et régler lui-même le mode sur lequel il convenait de louer l'Impératrice: «Il est vrai, dit-il, que Sa Majesté s'est singulièrement développée depuis trois ou quatre ans; ses traits se sont formés; elle a beaucoup de grâce et de dignité; sa santé est parfaite; elle est belle, sans être jolie 435.»
La cérémonie se poursuivait dans sa majesté grave: la religion mêlait ses pompes traditionnelles, immuables à travers les âges, à toutes celles que Napoléon avait ressuscitées ou créées. Quand le cortège avait traversé la galerie, dans un ordre rigoureux et magnifique, l'Empereur conduisant l'Impératrice dont trois reines et deux princesses du sang soutenaient la traîne, suivi d'un long défilé de Majestés et d'Altesses, nul n'avait échappé à une impression d'éblouissement. Jamais, dans ce palais où revivait partout le souvenir de deux races, la monarchie n'avait rempli ses fonctions d'apparat avec tant de dignité, de régularité et de splendeur. Pourquoi cette incomparable scène n'éveillait-elle point chez tous les spectateurs un plein et parfait contentement? Pourquoi, chez beaucoup d'entre eux, si les regards étaient fascinés, les cœurs restaient-ils froids, n'éprouvant qu'une félicité de commande? Napoléon avait déshabitué ses entours de croire à sa sagesse; il leur avait trop fait sentir que, s'il devait rester perpétuellement heureux, ce ne serait plus que par un miracle du sort, violant toutes les lois de la nature et de la raison. Le mariage autrichien était apparu d'abord comme un frein à ses entreprises belliqueuses; on commençait à y voir le présage de nouvelles guerres. La Russie, la lointaine Russie, devenait la pensée de plusieurs. Son attitude, entrevue, devinée, commentée, faisait craindre chez l'Empereur de brusques mouvements de colère, un emportement vers l'inconnu, une suprême témérité. Un mot sinistre avait été recueilli sur le passage du cortège: «Tout cela, avait dit Mounier, ne nous empêchera pas d'aller un de ces jours mourir en Bessarabie 436.» Cette destinée à la Charles XII que Cambacérès avait fait craindre à Napoléon en conseiller discret et prudent, d'autres l'annonçaient maintenant à voix basse, mais en termes d'une précision brutale, la voyaient approcher avec une impassibilité résignée, et discernaient au Nord l'incommensurable péril.
Ces craintes déjà positives, ces appréhensions nettement formulées, ne dépassaient point, il est vrai, les milieux officiels et mondains, les cercles politiques et raisonneurs. Au dehors du château, la foule immense qu'avait attirée dans Paris l'annonce des fêtes, était toute à la satisfaction mêlée de lassitude que laissent les journées fécondes en grands spectacles et en émotions intenses. Elle se répandait dans la ville, à la recherche des plaisirs partout promis, dans l'attente des magnificences de la nuit qui devaient égaler celles du jour. Elle remplissait le jardin des Tuileries, où maintenant, devant le couple impérial apparu au balcon du château, les corps de la garde défilaient; là, dragons, lanciers, chasseurs, grenadiers, passaient à leur tour, et chez tous ces soldats illustres, l'enthousiasme était profond, ardent, inépuisable; tous, agitant leurs armes, levant sur la pointe de leurs sabres leurs shakos ou leurs casques, acclamaient frénétiquement leur chef, leur dieu, et dans l'impératrice autrichienne ne voyaient qu'un trophée de plus, conquis par son génie et par leur vaillance.
Chez les Français que la carrière des armes ne tenait point dans une continuelle et sublime exaltation, un autre sentiment se faisait jour. S'ils gardaient à Joséphine un souvenir attendri, s'ils regrettaient la bonne impératrice, ils pardonnaient à Marie-Louise, parce qu'ils voyaient en elle un gage de paix, un signe de réconciliation entre la France et l'Europe. Les mots de concorde et d'union, partout répétés, créaient pour un instant l'illusion de l'universelle quiétude, suspendaient les angoisses d'une population qui avait cru à la continuité fatale des combats, lui faisaient oublier ses souffrances, l'empêchaient d'entendre le sourd grondement du canon qui continuait au loin, derrière les Pyrénées, et signalait la prolongation de la guerre inexpiable. L'admiration et le dévouement pour l'Empereur, gravement troublés depuis deux ans, cherchaient à se ressaisir; on voulait espérer, sans y réussir toujours, qu'il se reposerait enfin dans sa prospérité et dans sa gloire, que la satisfaction de ses plus intimes désirs ferait le soulagement de ses peuples: «Voici la plus belle époque du règne, écrivait un fidèle serviteur; puisse-t-elle lui donner le bonheur et à nous de l'avenir 437!» Et ce vœu, qui n'osait s'affirmer comme une certitude, se retrouvait au fond de millions d'âmes françaises. La nation avait trop souvent ressenti les joies enivrantes de la conquête pour les chercher encore et s'y complaire; elle célébrait l'union avec Marie-Louise comme une promesse de réparation et de stabilité, comme l'aurore d'une ère plus clémente, comme une victoire sur la guerre.
Napoléon lui-même n'épargnait rien pour donner à son mariage cette signification d'apaisement. En cet instant, il se livrait à des efforts réels pour se rendre moins formidable à l'Europe, pour rassurer les dynasties et conjurer la haine des peuples. Il rappelait ses troupes d'Allemagne et les faisait refluer derrière le Rhin; il dégageait les territoires de la Confédération, décidait de n'y laisser que deux divisions, l'une pour occuper les villes hanséatiques et les fermer au commerce anglais, l'autre pour garder la Westphalie et surveiller la Prusse. Il hâtait la conclusion de ses différends pécuniaires avec cette puissance, suspendait l'annexion de la Hollande, laissait régner le roi Louis moyennant soumission plus complète, montrait partout l'impatience de finir. Reportant son attention sur la guerre d'Espagne, trop négligée, il méditait, par un ensemble d'opérations mieux conduites, de briser la résistance des insurgés, d'acculer à l'extrémité de la Péninsule et de rejeter hors d'Europe la seule armée de la Grande-Bretagne. Sans doute, si cette puissance persiste à lui disputer ses conquêtes, il agira contre elle en tous lieux avec un redoublement d'énergie, et ce qu'il espère toujours de sa réconciliation avec l'Autriche, c'est qu'elle va lui permettre, en donnant à la paix du continent une base assurée, de renouveler et d'étendre indéfiniment ses moyens d'action maritime. Pourtant, avant d'entamer contre sa rivale une campagne d'extermination, il lui fait parvenir quelques paroles d'accommodement; il s'offre à entamer des pourparlers, propose, comme préliminaire à la négociation, d'adoucir les rigueurs du blocus, pourvu que les ministres britanniques révoquent leurs arrêtés attentatoires à la liberté des mers: «On conçoit bien, écrit-il, que la paix ne peut venir qu'en faisant d'abord la guerre d'une façon moins acerbe 438.»
Modération tardive, éphémère et d'ailleurs inutile! Le combat entre la France et l'Angleterre, éternel obstacle à la pacification générale, demeurait un duel à mort, qui ne se terminerait que par la rentrée de la première dans ses anciennes limites ou l'anéantissement de la seconde, et ce caractère imprimé à la lutte dès le début des conquêtes de la République se développait d'un mouvement inexorable. Pour ne point demeurer sous le canon d'Anvers, pour ne pas laisser la France s'emparer de l'Escaut, l'Angleterre avait organisé la coalition et pris l'Europe à sa solde; par là, elle s'était exposée à voir Napoléon, victorieux de tous les ennemis qu'elle lui avait successivement suscités, la menacer et la viser de partout, du Texel, de Hambourg, de Danzig, de Trieste, de Corfou, d'Italie et d'Espagne, dresser en face d'elle une Europe française. Plutôt que de laisser au vainqueur une partie même de ses avantages monstrueux, elle devait persévérer jusqu'au bout dans une lutte qui l'épuisait, qui mettait sa constance à de suprêmes épreuves, mais qui lui laissait l'espoir chaque jour renouvelé et mieux justifié de tout reprendre, en poussant Napoléon à tout risquer dans de plus lointaines et plus chanceuses entreprises. Vainement la France s'essaye-t-elle à croire une dernière fois que Napoléon peut et veut s'arrêter, qu'il va clore sa carrière de conquérant, s'immobiliser dans l'attente de la paix maritime. L'histoire mieux informée ne saurait partager cette illusion. Dans la victoire pacifique de 1810, elle reconnaît le point de départ de conflits nouveaux en Europe, plus redoutables que les précédents. Elle ne saurait, détournant volontairement ses regards de l'avenir, les reposer avec une pleine satisfaction sur cet instant radieux et fugitif, l'isoler des événements qui vont suivre, le détacher de cette trame continue et serrée où tout se tient, se lie, s'enchaîne, où le succès de la veille prépare inévitablement la lutte du lendemain. Dès à présent, au delà de l'Europe soumise ou fascinée, elle distingue la Russie en alarmes, prête à s'armer et à se soulever; elle aperçoit l'empereur Alexandre tel que le lui montrent des confidences intimes, parvenu au dernier degré de l'épouvante, les traits renversés, les yeux «fixes» et presque «hagards 439», assistant à l'écroulement de sa politique, reconnaissant ses fautes, mais persuadé que Napoléon veut les lui faire expier par le démembrement de son empire, n'éprouvant plus seulement la crainte vague d'être attaqué, prévoyant cette agression à époque fixe, l'annonçant pour l'année prochaine, se préparant à la soutenir et méditant même de la devancer. Pour l'un et l'autre empereur, l'heure est proche des discordes irrémédiables et des tentations fatales. Si la fortune présente de Napoléon brille d'un incomparable éclat, l'orage est formé sur l'avenir; le mariage n'est qu'un dernier triomphe, précurseur des désastres, et l'horizon se découvre sinistre à travers le resplendissement de cette apothéose.
Le prince Adam Czartoryski dans le cabinet de l'empereur Alexandre.--Début de leurs relations.--Pétersbourg en 1796.--Rencontre dans les jardins de la Tauride.--Scène mémorable.--Les leçons de Laharpe.--Générosité native et premières aspirations d'Alexandre.--Il voudrait apaiser et consoler la Pologne.--Joie et confiance de Czartoryski.--Alexandre aux prises avec la réalité.--Revirement progressif et complet.--Sous le coup des terreurs inspirées par Napoléon, le désir de restaurer la Pologne, en l'unissant à la Russie, rentre dans l'esprit du Tsar.--Première idée d'une guerre offensive contre la France.--Le parti russe à Varsovie.--Proposition transmise par Galitsyne.--Conseils demandés à Czartoryski.--Défiance réciproque.--Divergence de vues entre le Tsar et son chancelier.--Le représentant de la tradition.--Le traité en suspens.--Envoi à Paris d'un contre-projet russe; Napoléon mis en demeure de souscrire à une capitulation diplomatique.--Angoisses croissantes d'Alexandre.--Le regard d'Austerlitz.--Nouvel entretien avec Czartoryski.--Projet de surprendre et d'enlever le grand-duché.--Combinaisons diverses.--Politique secrète et personnelle d'Alexandre.--Tentative auprès de l'Autriche.--M. d'Alopéus.--Mission simulée auprès de Murat; mission réelle à Vienne.--Paroles tentatrices.--Le point de dissentiment entre Pétersbourg et Vienne.--Alexandre persiste à réunir les Principautés et offre à l'Autriche des compensations.--La Serbie.--Le grand projet de 1808.--Indiscrétion calculée.--Mystérieux efforts d'Alexandre pour détourner de Napoléon la Pologne et l'Autriche: il entame des hostilités indirectes parallèlement à une reprise de négociation.
Tandis que la France et la plus grande partie de l'Europe célébraient les noces du nouveau Charlemagne, d'émouvantes scènes se passaient dans le cabinet de l'empereur Alexandre. Dévoré d'inquiétudes et de soucis, ce monarque s'était retourné vers l'homme qui avait été le dépositaire de ses premiers secrets et son ami plus encore que son ministre. Le prince Adam Czartoryski était rentré à Pétersbourg l'automne précédent, après une année d'absence; depuis quelques semaines, Alexandre cherchait à le rapprocher de lui et l'appelait de nouveau à d'intimes entretiens. À l'heure où la Pologne faisait son tourment, c'était à un grand seigneur polonais, dont il connaissait le patriotisme, mais dont il appréciait le dévouement à sa personne, qu'il avait voulu confier sa peine et demander secours.
Leur amitié datait de quatorze ans: elle s'était nouée dans des circonstances frappantes et romanesques. Après le démembrement final de la Pologne, en 1795, l'impératrice Catherine avait exigé que l'illustre famille des Czartoryski lui confiât ses fils et donnât ce gage de soumission; c'était à ce prix qu'elle laissait espérer un adoucissement de rigueur et une restitution de biens. Le jeune prince Adam lui avait été livré en otage; à Pétersbourg, il avait reçu un brevet d'officier aux gardes et portait l'uniforme russe comme une livrée de servitude. L'Impératrice le traitait bien, la société lui offrait distractions et plaisirs, sans réussir à dissiper sa tristesse d'exilé et sa hautaine mélancolie. Dès son arrivée, il avait été remarqué par le grand-duc Alexandre, alors âgé de dix-huit ans, fils aîné du tsarévitch Paul et héritier du trône au second degré. Au bout de quelque temps, Alexandre témoigne le désir de l'entretenir en particulier: ils se rencontrent dans les jardins du palais de Tauride, par un de ces jours de printemps naissant où la nature du Nord s'épanouit dans sa fugitive splendeur et se hâte de vivre. Dès les premiers mots, un invincible penchant les porte l'un vers l'autre; leurs âmes s'attirent, se rapprochent, et dans cette cour où le représentant de la race proscrite ne lit sur tous les visages qu'indifférence ou stérile pitié, c'est le successeur même de Catherine qui s'est trouvé pour le comprendre.
En vain chercherait-on à cette scène un pendant dans l'histoire; il faut le demander à l'une des conceptions célèbres du génie dramatique, se rappeler en quels traits le poète allemand a peint le fils de Philippe II maudissant tout bas la politique inexorable de son père, s'éprenant d'équité et de vertu, torturé d'aspirations généreuses, et reconnaissant dans un ami vrai sa conscience vivante. Alexandre, c'est Carlos d'Espagne: Czartoryski, c'est Posa.
L'impératrice russe avait fait élever son petit-fils sous ses yeux, avec un soin jaloux: elle voyait en lui l'espoir de sa race et le continuateur de son œuvre. Pourtant, habile à flatter les écrivains et les penseurs d'Occident, à se concilier ces dispensateurs de la renommée, elle avait donné pour maître au grand-duc un de leurs disciples, le Genevois Laharpe; elle avait jugé bon que le futur autocrate prît quelque teinture de cet esprit libéral et philosophique dont elle-même avait su se parer avec un art consommé. Cependant, il s'est trouvé que le jeune prince était doué d'une sensibilité et d'une imagination exaltées, qu'il éprouvait le besoin de croire et de s'enthousiasmer. Répondant à ces instincts élevés et vagues, les principes développés devant lui par Laharpe ne l'ont pas seulement effleuré, mais conquis et pénétré, et son âme s'est ouverte toute grande au souffle d'idéal qui traversait le siècle. Il rêve aujourd'hui le règne de la justice et de la félicité universelles, «son cœur bat pour l'humanité», et lorsque Czartoryski lui parle d'émancipation, de liberté, ces mots rencontrent en lui leur écho et y soulèvent de nobles ardeurs.
Heureux de trouver à qui s'ouvrir, à qui se confier, Alexandre laisse éclater des sentiments qu'il a jusqu'alors renfermés et celés, car la surveillance dont il est l'objet lui a malheureusement donné l'habitude et le goût de dissimuler. Il avoue qu'il hait dans son cœur tout ce qu'il est contraint d'adorer publiquement; il s'insurge contre la raison d'État, contre les crimes qu'elle engendre ou glorifie, et se refuse à vénérer le despotisme bien ordonné dont Catherine lui présente l'imposante image. Il n'a de goût que pour les institutions libres: le mot de République exerce sur lui un mystique prestige. Partout, il est du parti des opprimés; ses sympathies vont à ceux qui luttent ou qui souffrent; il souhaite des succès à la République française, qu'il aperçoit au loin combattant les monarchies coalisées; mais c'est surtout le nom de la Pologne qui éveille en lui une immense pitié. Il plaint cette nation, il a admiré ses derniers efforts, il la voudrait heureuse et se promet d'en être un jour le consolateur.--À entendre ces mots, Czartoryski se sent bouleversé d'émotion et de joie; il remercie la Providence du miracle qu'elle a fait et la loue d'avoir placé ces aspirations dans le prince qui semblait appelé à continuer l'œuvre de fer et de sang. Tous deux bâtissent maintenant des projets dans les nuages de l'avenir, parlent de reconstituer la Pologne et de lui rendre une existence nationale, en l'unissant à la Russie par des liens fraternels, et dans l'adolescent au regard inspiré, aux traits ravissants, qui lui dit d'espérer, Czartoryski croit distinguer un être surhumain, suscité pour une mission réparatrice, et salue l'ange libérateur de sa patrie 440.
Quatre ans après, Alexandre était appelé au trône, après la catastrophe dont le souvenir devait à jamais désoler sa conscience. Investi du pouvoir, il se trouvait aux prises avec la réalité; il avait à compter avec les intérêts engagés, avec les traditions de son État, n'osait s'affranchir brusquement de ces liens pour suivre son rêve transcendant, et se résignait à régner comme ses prédécesseurs, tout en pensant autrement qu'eux. Son intimité avec Czartoryski, qui n'avait plus cessé depuis leur première entrevue, n'en subsistait pas moins; il avait appelé le prince dans le conseil secret où s'élaboraient des ébauches de réforme et des essais de libéralisme. Parfois le nom de la Pologne revenait sur ses lèvres, «mais ce n'était plus de la même manière 441». S'il promettait d'améliorer le sort des provinces annexées, s'il accordait des réparations individuelles, l'idée d'une Pologne autonome, prenant place dans l'empire comme un élément distinct et doué de vie, s'affaiblissait, s'obscurcissait en lui. Il traitait ce projet de chimère et pourtant disait l'aimer toujours, le porter au fond de son cœur: combien regrettait-il le temps où il pouvait se livrer à cette généreuse utopie: «C'était une idée d'enfant, oh! mais divinement belle 442!»
Plus tard, Czartoryski avait été élevé à des fonctions actives et éminentes, adjoint au ministère des affaires étrangères, puis chargé seul de ce département, en 1804 et 1805. Il avait alors présenté en vain divers projets de restauration, tous compatibles avec le maintien ou l'accroissement de la puissance russe. En 1805, il avait obtenu presque une promesse, aussitôt rétractée, et peu à peu le déroulement des circonstances, l'enchaînement des fatalités, avaient amené Alexandre à considérer toute renaissance de la Pologne, sous une forme quelconque, comme le péril le plus grave qui pût menacer la sécurité et l'unité de l'empire. Toujours doux et humain aux personnes, sévissant à regret, il était devenu rigoureux sur le principe, inflexible, et c'est ainsi que nous l'avons vu s'acharner contre l'idée polonaise, en poursuivre toutes les manifestations, se donner pour but de l'étouffer, et se constituer «le persécuteur en chef 443» d'une nation qu'il redoutait sans lui porter une haine préconçue. En même temps, sa politique générale avait évolué à plusieurs reprises, et les oscillations de sa pensée, l'entraînant dans des voies diverses, ne lui avaient fait trouver dans aucune la sérénité et le bonheur.
En vérité, il avait essayé de tout, et tout lui avait manqué. Au début de son règne, il avait voulu jouer entre les États le rôle de modérateur, soustraire l'Europe à la prise de Bonaparte et la reconstituer sur des bases rationnelles. Chez les cours qu'il s'était associées pour cette œuvre, il n'avait trouvé que sécheresse de cœur, vues égoïstes et cyniques, faiblesse ou mensonge, et les déceptions de sa politique ne lui avaient pas été moins cruelles que les désastres de ses armées. Dégoûté de ses alliés, il s'était livré au vainqueur; il avait subi l'ascendant du génie, s'était juré de suivre Napoléon et de l'imiter. Il avait voulu être conquérant à son tour, goûter l'émotion enivrante des succès par l'épée, reprendre et dépasser les plans de ses devanciers; il s'était mis à reculer partout les bornes de sa domination et au fond de cette voie n'avait retrouvé qu'amertume. Les résultats acquis, si sensibles qu'ils fussent, demeuraient incertains, précaires, et au prix de quelles dangereuses complaisances n'avait-il pas fallu les acheter! Désabusé de Napoléon, Alexandre s'était arrêté en dernier lieu à un parti équivoque et mixte: conserver l'alliance sans en remplir les devoirs, se dégager de toute solidarité effective avec l'ambitieux empereur, mais le ménager encore, le flatter par de doucereuses paroles, affecter la fidélité et la condescendance; à ce prix, il gagnerait sans doute le droit de vivre en repos; il pourrait s'éloigner des affaires européennes, se consacrer aux soins de l'intérieur, se vouer moins à la grandeur de l'État qu'au bonheur des peuples. Dernière et vaine illusion! Napoléon n'a pas souffert qu'Alexandre ne fût à lui qu'à demi; il l'a mis en demeure de se livrer plus complètement et, sur un refus de gage, s'est détourné vers un système où la Russie n'aperçoit plus qu'intentions malfaisantes et préméditation d'offensive. Cette guerre qu'Alexandre a espéré écarter de ses frontières, par une suite d'atermoiements et de demi-mesures, il juge qu'elle s'en rapproche aujourd'hui, qu'elle va le saisir et le surprendre dans son œuvre rénovatrice. En cette année 1810 où viennent d'éclore ses projets d'amélioration et de réforme, où il a compté cueillir les fruits de son zèle pacifique, il lui faut aviser de nouveau à des mesures de combat, se préparer à lutter pour l'existence, à rentrer dans l'ère d'angoisse et de sang. Devant lui, il croit distinguer l'invasion menaçante: tout lui en devient symptôme, signe avant-coureur, et par une fatalité vengeresse, c'est la Pologne, objet naguère de sa compassion, négligée ensuite, poursuivie enfin avec une âpre rigueur, qui devient contre lui l'arme désignée aux mains de l'adversaire, le moyen d'agression et l'instrument de torture.
Alors, dans le trouble de son âme, il se demandait si son enthousiasme juvénile n'avait pas vu clair et plus loin que ses calculs égoïstes de souverain et de politique, si la raison d'État ne lui commandait point aujourd'hui d'être audacieusement juste, magnanime, si son intérêt bien entendu n'était pas de réaliser le roman ébauché jadis dans les jardins de la Tauride? Est-il trop tard, après tout, pour réparer le crime qui pèse d'un poids si lourd sur les destinées de l'empire? Cette Pologne que Napoléon va restaurer dans un but d'ambition et en haine de la Russie, ne peut-on la refaire avant lui, contre lui, s'en servir pour le combattre et le vaincre? La Russie possède encore la plus vaste portion de l'ancien royaume, la majeure partie de ses habitants. Jusqu'à présent, elle n'a songé qu'à plier au joug ces millions d'hommes, à effacer en eux tout souvenir et tout regret du passé, et elle n'y a réussi qu'imparfaitement: ne saurait-elle, par un traitement plus équitable, obtenir qu'ils s'associent librement et spontanément à son sort? Alexandre n'est que leur maître: qu'il se fasse leur chef; qu'il leur rende leur nom, leurs lois, leurs institutions, leur langue; qu'il les dote d'une administration nationale; qu'il érige leur pays en royaume distinct, accolé et lié indissolublement à son empire; qu'il relève la couronne de Pologne et la joigne sur son front à celle des tsars; l'État ainsi recréé offrira un point de ralliement aux autres parties de la nation morcelée, et on les verra toutes, y compris le duché de Varsovie, se fondre et s'anéantir en lui. Ce pouvoir d'attraction qu'exerce actuellement le grand-duché, il le subira désormais. Si les Varsoviens s'attachent à Napoléon, c'est que sa protection leur apparaît comme l'unique moyen de rétablir leur patrie; qu'on leur montre sur leur frontière cette patrie ressuscitée, vivante, venant à eux, ils lui tendront les bras et délaisseront Napoléon, qui ne leur offre qu'une espérance, pour Alexandre, qui leur présentera une réalité.
À l'heure même où ce prince se proclamera roi de Pologne, ses troupes envahiront brusquement le duché dégarni de Français. L'armée varsovienne, prévenue et travaillée à l'avance, rejettera l'autorité du roi saxon et l'alliance oppressive du conquérant; elle rompra ses rangs pour se reformer autour du monarque national, désertera le drapeau pour rejoindre la patrie, et, par cette défection salutaire, donnera peut-être à l'Europe le signal de la révolte. Sans doute, c'est la guerre avec Napoléon, c'est la guerre offensive, entamée sans motif évident et palpable, débutant par une de ces déloyales surprises dont l'Autriche et la Prusse ont été tour à tour et si durement châtiées; c'est le rôle d'agresseur assumé, et l'apparence, sinon la réalité du droit, mise contre soi. N'importe! Alexandre est tellement persuadé que la guerre avec la France est inévitable qu'il se demande si le meilleur moyen de la soutenir avec avantage n'est point de la commencer lui-même, de prévenir l'adversaire, de le gagner de vitesse, d'arriver avant lui sur la Vistule et l'Oder. Son imagination engendre de téméraires desseins que sa volonté vacillante hésitera toujours à exécuter. Pour échapper au fantôme qui le hante, il incline par moments à se jeter dans un péril réel, dans une formidable aventure, et l'excès même de la crainte le pousse à de suprêmes audaces.
Ses espérances, il faut le dire, ne reposaient point sur des données purement spéculatives; elles se fondaient sur un fait réel, l'existence en Pologne et même à Varsovie d'un parti russe. Naguère, ce parti avait joué un rôle important et professé une doctrine fort soutenable. À la fin du dix-huitième siècle, lorsque l'ancienne République, énervée par ses divisions, minée par l'intrigue, impuissante à se donner les organes nécessaires à la vie des États modernes, entourée de convoitises impatientes, s'acheminait irrémédiablement à sa ruine, quelques-uns de ses meilleurs citoyens, entre autres le père et l'oncle du prince Adam, n'avaient vu pour elle de salut et de refuge qu'en la Russie. À leurs yeux, la Pologne n'échapperait au morcellement, c'est-à-dire au supplice et à la destruction, qu'en se subordonnant tout entière au grand empire slave, en s'abritant sous son égide, en s'inféodant à lui étroitement: moyennant ce sacrifice, elle conserverait son autonomie, son individualité, son intégrité, s'assurerait une protection puissante, et sauverait sa nationalité au prix de son indépendance.
Depuis, la politique de Catherine, sa participation au triple démembrement, la rigueur avec laquelle elle avait traité les provinces tombées dans son lot, avaient infligé à ces prévisions un cruel démenti. Malgré tout, le parti russe existait encore et tournait parfois vers le petit-fils de Catherine un regard d'espérance. Il avait donné récemment une preuve remarquable de vitalité. En 1809, pendant la guerre d'Autriche, lorsque l'armée du prince Galitsyne, après de longues tergiversations, avait enfin franchi la frontière, un groupe de seigneurs varsoviens et de magnats galiciens s'était adressé au généralissime russe, dans le plus grand secret, et lui avait communiqué l'avis suivant: si l'empereur Alexandre consentait à reformer la Pologne d'autrefois, en la plaçant sous son sceptre, en lui rendant ses anciennes limites, toute une partie des nobles le reconnaîtrait immédiatement pour roi, et leur exemple pourrait entraîner le reste.
Saisi de cette proposition, transmise et appuyée par Galitsyne, Alexandre n'y avait point donné suite; il se flattait encore, par une entente avec l'empereur des Français, d'empêcher toute restauration. Néanmoins, comme le soulèvement de la Galicie augmentait ses craintes, comme la bonne foi de Napoléon lui devenait plus suspecte, il n'avait pas cru devoir décourager totalement le parti qui se faisait fort de lui ramener la Pologne: en admettant que cette nation dût inévitablement revivre, ne valait-il pas mieux que sa résurrection s'opérât pour le compte de la Russie que par la main des Français? La réponse faite le 27 juin 1809 aux magnats posait à tout hasard un jalon pour l'avenir; le Tsar, disait-elle, ne se dessaisirait jamais des provinces incorporées à son empire pour les fondre dans un État autonome, mais il ne se refuserait point, si les circonstances l'y aidaient, à régner sur une Pologne extérieure à ses frontières, composée avec le grand-duché et la Galicie 444.
Dans les mois suivants, ayant reçu Czartoryski, qui était revenu de l'étranger et qui continuait à plaider la cause de ses compatriotes, Alexandre avait conservé vis-à-vis de lui un ton froid et gêné; pourtant, il lui avait glissé, «en baissant les yeux et sans finir sa phrase 445», quelques paroles de réconfort: un jour même, en janvier 1810, comme s'il se fût laissé gagner à l'exaltation du prince, il avait fait allusion à leur ancien dessein et ne s'y était pas montré défavorable.
À cet instant, il négociait fiévreusement avec Caulaincourt le traité de proscription; sa sincérité vis-à-vis des Polonais demeurait donc tout éventuelle, subordonnée au cas où Napoléon ne contresignerait point la sentence de mort; il n'entendait restaurer la Pologne à son profit que si l'impossibilité de la retenir au tombeau lui était démontrée. Six semaines plus tard, le retour de la convention non ratifiée, avec le coup de tonnerre du mariage autrichien, avait paru lui fournir cette preuve et brusquement retourné ses résolutions. Par une poussée subite, le projet éloigné depuis dix ans était venu ressaisir et réoccuper sa pensée. Affolé et hors de lui, il se demandait maintenant si cette hasardeuse ressource ne contenait point le salut; admettant les conséquences extrêmes de son évolution, il se résignait à isoler dans l'empire ses provinces polonaises pour en faire le noyau du futur royaume. C'était à ce moment qu'il avait voulu revoir Czartoryski, qu'il l'avait mandé, et que nous les retrouvons face à face, ramenés, après de longues traverses, au point de départ de leur amitié.
Dans un premier entretien qui eut lieu au mois de mars, l'un et l'autre hésitèrent encore à se livrer, à revenir aux épanchements d'autrefois. Alexandre n'aborda pas franchement la question. Il prodigua d'abord au prince des témoignages d'amitié personnelle, puis se mit à parler d'amnistie, de réconciliation et d'oubli 446. Il voulait, disait-il, prouver aux Polonais qu'il n'était point leur ennemi, qu'il désirait sincèrement leur bonheur: son but était de mériter leur affection et leur confiance, par les moyens que lui indiquerait le prince. Pour commencer, il se montrait disposé à grouper sous un régime spécial et privilégié, à reformer en corps de nation les huit gouvernements échus à son État au moment des partages, et Czartoryski n'eut pas de peine à démêler en lui le désir d'édifier une Pologne russe, destinée à attirer et absorber la Pologne française que Napoléon avait créée sur la Vistule.
Ce plan, que le prince eût salué avec transport en d'autres temps, le laissait maintenant incertain et troublé. Quelles que fussent sa répulsion pour Bonaparte et la force de ses liens avec Alexandre, son patriotisme commençait d'hésiter entre Pétersbourg et Varsovie. Aujourd'hui que le salut pour la Pologne semblait venir d'Occident, un de ses enfants pouvait-il sans crime jeter à la traverse d'autres combinaisons? En se prêtant aux vues du Tsar, ne s'exposerait-il pas à déchirer son pays de ses mains, à le diviser en camps ennemis, à le replonger dans la guerre intestine, à entraver par une entreprise parricide l'œuvre de la régénération nationale? Puis, Alexandre était-il sincère? Ce retour de sympathie partait-il d'un sentiment élevé et durable? Au contraire, fallait-il y voir l'effet momentané des circonstances, l'attribuer exclusivement aux craintes inspirées par Napoléon, et qu'un mot, un sourire dissiperait peut-être? Czartoryski avait trop expérimenté le caractère à la fois changeant et dissimulé de son interlocuteur pour lui rendre cette confiance qui avait fait le charme de leurs premières relations; aujourd'hui, il se tenait constamment en garde contre une défaillance ou une arrière-pensée: «L'empereur Alexandre, écrivait-il un jour, a habitué tous ceux qui l'entourent à chercher, dans toutes ses résolutions, des motifs différents de ceux qu'il met en avant 447.»
Cependant, pressé plus vivement, il promit son avis par écrit sur les moyens les plus propres à gagner au Tsar les cœurs polonais. Alexandre voulut savoir à quelle époque ce mémoire pourrait lui être remis; il ajourna jusque-là toute reprise de la discussion: s'il s'était proposé de jeter dans l'âme de Czartoryski une première et immense espérance, il hésitait à lui découvrir prématurément tous les desseins qui flottaient dans sa pensée.
C'est qu'en effet la négociation avec la France, quoique fort compromise, n'était pas rompue. Le cabinet de Pétersbourg restait saisi d'une proposition ferme, sur laquelle il avait à statuer; il demeurait en présence du traité de garantie modifié par Napoléon, mais toujours offert et sanctionné d'avance. Il est vrai que sans l'article premier, sans cette phrase si cruelle dans sa concision: «La Pologne ne sera jamais rétablie», Alexandre considérait l'acte tout entier comme dénué de signification et de portée. Mais ne pourrait-on, en insistant avec fermeté, en faisant quelques concessions sur les autres articles, obtenir de Napoléon qu'il revînt sur son refus et adoptât la formule qui dispenserait de s'aventurer dans l'inconnu? Le chancelier Roumiantsof, en particulier, se rattachait à l'espoir d'imposer à l'Empereur un accord qui permettrait de maintenir l'alliance. En dehors de ce parti, tout n'était à ses yeux que chimères et dangers. Formé à l'école de Catherine, imbu de ses inexorables principes, Roumiantsof n'admettait point de transaction avec l'inconsistante Pologne, la jugeait incapable de reprendre une existence normale 448, ne voyait en elle qu'un élément de désordre, et aspirait à supprimer radicalement le péril que son maître songeait à détourner. D'autre part, il n'était pas éloigné de croire que Napoléon, préoccupé avant tout de sa guerre contre les Anglais, s'inclinerait devant une mise en demeure énergiquement maintenue; il estimait que la Russie avait péché trop souvent par défaut de virilité et de résolution, qu'elle devait à la fin montrer du nerf, s'armer d'inflexibilité, s'entêter dans ses exigences; à force de les reproduire, elle finirait sans doute par les faire triompher. Alexandre, qui connaissait les principes de son ministre et n'avait pas jugé à propos de le mettre dans la confidence de ses entretiens avec Czartoryski, le laissait persévérer dans cette voie et consentit à y rentrer avec lui, tout en se réservant, le cas échéant, de se jeter personnellement et mystérieusement dans une autre.
La chancellerie de Pétersbourg dressa donc un nouveau traité, qui se trouva le troisième. Au contre-projet français, elle opposa un contre-projet russe et eut soin d'y reproduire la phrase qui formait le nœud de la difficulté, en se bornant à l'annoncer et à la préparer par un préambule. Au lieu de dire: article premier: «Le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli», on employa ces termes: article premier: «S. M. l'empereur des Français, voulant donner à son allié et à l'Europe une preuve du désir qu'il a d'ôter aux ennemis de la paix du continent tout espoir de la troubler, s'engage, ainsi que S. M. l'empereur de Russie, à ce que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli 449.» Le premier projet russe, c'était la mort sans phrases; le second contenait le même arrêt, expliqué et motivé. Quant aux articles subséquents, les deux textes ne différaient plus essentiellement; Alexandre avait voulu pourtant que l'abolition des ordres fût formellement prononcée.
Le contre-projet russe partit de Pétersbourg le 17 mars, adressé au prince Kourakine et accompagné d'observations minutées par l'Empereur lui-même. L'ambassadeur devait le présenter à la signature du monarque français, sans admettre aucune modification, sans souffrir qu'un seul mot fût retranché ou intercalé. Ainsi, à l'heure même où le Tsar commençait à tendre la main aux Polonais et à flatter leurs espérances, il sollicitait une dernière fois Napoléon d'en finir avec eux et de leur fermer l'avenir.
Comment concilier ces deux entreprises opposées, destinées à se suppléer l'une l'autre? Le bruit du traité en préparation était venu jusqu'aux Polonais: il les avait émus, consternés; il ne les disposait guère à écouter les suggestions de cette Russie qui élaborait en même temps un acte destiné à combler leur infortune. Czartoryski ne s'était point privé d'indiquer au Tsar cette objection: il s'était montré surpris que Sa Majesté s'occupât encore des objets dont elle l'entretenait «en présence de la convention négociée avec la France»; était-ce donc, demanda-t-il timidement, que Napoléon aurait refusé sa ratification?--«Sa Majesté répondit avec quelque embarras que cela n'était point ainsi, que c'était M. de Champagny qui avait voulu mettre dans le traité des expressions et des articles allant jusqu'à détruire le nom polonais, mais qu'elle avait changé ces articles, et que la convention ainsi modifiée avait été de nouveau expédiée à Paris.» Ainsi, prenant audacieusement le contre-pied de la vérité, Alexandre imputait au cabinet de Paris ses propres et impitoyables exigences; il lui en attribuait l'initiative, en rejetait sur lui la responsabilité et l'odieux: Napoléon avait-il tort de croire que le but de la Russie était moins de le lier moralement que de le perdre auprès des Polonais et de lui enlever ses moyens matériels de défense, moins de le tenir captif sur parole que de le désarmer? Sans accorder une créance absolue aux explications d'Alexandre, Czartoryski se mit au travail qui lui avait été demandé. Après plusieurs jours d'étude et de réflexion, il rédigea un mémoire et le porta à l'Empereur. Trois semaines environ s'étaient écoulées depuis leur premier entretien. Durant cet intervalle, les événements avaient marché: la célébration du mariage à Paris, avec ses détails caractéristiques, les apparences croissantes de l'intimité entre la France et l'Autriche, avaient fait sur Alexandre une impression profonde et terrifiante. Il n'y avait plus à en douter: c'était l'échec définitif de son système, la mise en déroute de ses espérances, un Austerlitz diplomatique. Czartoryski fut frappé de sa «contenance pleine d'abattement et de découragement»: ce fut à cet instant qu'il lui retrouva dans le regard l'expression de stupeur déjà remarquée après l'écrasante journée du 2 décembre 1805, alors que le jeune monarque et son état-major quittaient au galop le champ de bataille, emportés par le torrent de la défaite, et qu'au loin, derrière eux, s'élevaient et se prolongeaient les acclamations des Français victorieux, saluant leur empereur qui passait dans leurs rangs 450. Aujourd'hui encore, comme en 1805, on n'avait su rien prévoir ni rien prévenir; on s'était laissé surprendre par un désastre, dont les conséquences se déroulaient et se précipitaient de toutes parts. Se jugeant menacé et talonné par un péril implacable, Alexandre demandait à tout prix un moyen de salut, cherchait instinctivement une arme pour se défendre.
Czartoryski lui lut son mémoire, qui fut écouté attentivement. Mal éclairé sur les dispositions réelles d'Alexandre, sur l'état des rapports avec la France, il était demeuré forcément dans le vague; il conseillait d'entrer délibérément, vis-à-vis des Polonais sujets russes, dans les voies de la douceur et de la clémence, rappelait la nécessité tant de fois signalée par lui «de rétablir la Pologne pour prévenir Bonaparte», mais ne suggérait aucun procédé d'exécution. D'ailleurs, n'était-il point trop tard pour reprendre un projet malencontreusement ajourné? Et sous chaque ligne du mémoire perçait un reproche à la Russie, celui de n'avoir jamais su agir opportunément et d'avoir passé son temps à manquer l'occasion. Alexandre ne disconvint point de cette vérité: il fit avec Czartoryski son examen de conscience, se repentit de n'avoir pas reconstitué la Pologne en 1805, se laissa dire que la conduite tenue en 1809 avait été «la plus mauvaise», mais il n'admettait point que les fautes commises fussent sans remède, qu'il dût renoncer à modifier une situation intolérable. «Il montrait un extrême désir d'arranger les affaires de Pologne de quelque façon que ce fût et en faisant de son côté tout ce qu'il pourrait», ne dissimulant plus d'ailleurs que cette intention se liait aux grandes et légitimes inquiétudes que lui donnait la France. Sans doute, disait-il, Napoléon ne cherchait qu'à lui prodiguer des paroles tranquillisantes; il en avait la preuve sur son bureau, mais ces déclarations, dont il connaissait la valeur, n'avaient plus le pouvoir de le convaincre. Pour qu'il retrouvât quelque sécurité, une garantie morale ne suffisait plus: il lui fallait une sûreté matérielle, un fait, la suppression du grand-duché: comment amener cet État à se dissoudre dans une Pologne qui serait créée spécialement pour l'englober? comment disposer ses habitants à échanger leur patrie restreinte contre la grande patrie que leur rendrait la Russie?
Pressé de répondre à cette question, Czartoryski s'excusait toujours, alléguant son éloignement de Varsovie, son ignorance de l'accueil qui pourrait être fait aux propositions russes. Alexandre ne se laissa point arrêter par ces considérations et découvrit le raisonnement sur lequel se fondait son espoir: «Bah! dit-il, sans être sur les lieux, il n'est pas difficile de savoir ce qu'on pense dans les provinces et dans le duché; cela peut se dire en peu de mots Les Polonais suivront même le diable, si le diable les mène au rétablissement de leur patrie.» La question d'exécution fut alors serrée de plus près, divers moyens envisagés. Czartoryski se plaçait toujours dans l'hypothèse où la Russie essayerait d'agir d'accord avec Napoléon, où elle s'efforcerait d'obtenir son consentement à la disparition du duché en lui offrant sur d'autres points de notables avantages et une compensation pour le roi de Saxe. Il ne se figurait point qu'Alexandre pût admettre, sans nécessité absolue, l'idée d'une prise d'armes contre le vainqueur d'Austerlitz et de Friedland, et courir de lui-même au-devant d'une rupture. Son étonnement fut profond d'apprendre que le Tsar n'excluait point ce parti, de s'entendre demander «si l'on ne pourrait pas entamer une guerre simulée avec le duché, où, d'après un arrangement concerté, les troupes russes pourraient arriver à des positions dans lesquelles, réunies aux troupes polonaises, elles pourraient tenir tête aux Français; dans ce cas, tous les désirs de la Pologne seraient satisfaits».
Hâtons-nous d'ajouter qu'il s'agissait encore chez Alexandre d'une simple velléité, passant en lui au milieu d'un désordre d'idées. Au bout d'un instant, voyant Czartoryski frémir à la perspective d'une guerre contre Napoléon, «avec ses chances bien incertaines», il parut aller brusquement à l'autre extrême, changea de chimère, ménagea à son interlocuteur une nouvelle surprise, émit l'idée de désarmer le conquérant à force de résignation et de condescendance: ne parviendrait-on pas au but «en ne s'opposant pas à la formation d'un royaume de Pologne composé du duché et de la Galicie, et en permettant aux sujets des provinces polonaises de la Russie d'aller servir là-bas comme dans leur pays?--Les Polonais, ainsi contentés, n'auraient point de raison d'être contre la Russie et deviendraient tranquilles; la France, n'ayant plus cette pomme de discorde entre elle et la Russie, n'aura aucun motif de lui faire la guerre.» Cette fois, Alexandre parlait-il sérieusement? Ne voulait-il pas simplement éprouver Czartoryski, savoir si celui-ci accueillerait avec joie tout espoir d'une restauration, même accomplie en dehors de la Russie? Au reste, se contredisant de nouveau, il exprima bientôt la conviction qu'un conflit décisif se produirait dans tous les cas, que Napoléon le provoquerait certainement, à supposer que la Russie ne prît point les devants; cette idée fatale était la seule qui se fût obstinément fixée dans son esprit mouvant. «Il dit d'un accent pénétré qu'il ne croyait pas que ce fût encore cette année, parce que Napoléon était tout occupé de son mariage, mais qu'il s'attendait à la crise l'année prochaine: Nous sommes au mois d'avril, continua-t-il; ainsi ce sera dans neuf mois.»
Pour cette époque, il jugeait de toute nécessité que la Russie eût rassemblé ses idées et dressé ses plans sur la conduite à suivre en Pologne, qu'elle tînt en réserve une solution toute prête pour l'opposer à celle que Napoléon essayerait de faire prévaloir. C'était là le but à atteindre; quant aux voies propres à y conduire, elles restaient à trouver. Alexandre réfléchirait, aviserait; il invitait Czartoryski à en faire autant, à se mettre en quête «d'un fil qui conduirait au but». Finalement, on se sépara sans donner à l'entretien de conclusion, mais en se promettant d'en chercher une 451. Si les deux conversations avec le prince Adam ne devaient produire immédiatement aucune conséquence visible, elles marquent le point de départ d'une trame ourdie par le Tsar en dehors et à l'insu de son ministre, par l'intermédiaire de Czartoryski et d'autres agents, pour agir auprès des Varsoviens, pour tenter leur fidélité, les détacher subrepticement de la France et les préparer aux revirements les plus inattendus de la politique moscovite, pour se mettre en mesure d'enlever et de détruire le grand-duché avec la complicité de ses habitants, de traverser ainsi les projets prêtés à Napoléon et d'organiser contre lui, en Pologne même, une guerre préventive.
Note 451: (retour) À la même époque, Alexandre disait à l'un des compatriotes de Czartoryski, au comte Oginski: «Napoléon a besoin de s'attacher les Polonais et les flattera par de belles espérances; quant à moi, j'ai toujours estimé votre nation, et j'espère vous le prouver un jour, sans que l'intérêt me guide dans tout ce que je ferai.» Mémoires de Michel Oginski sur la Pologne et les Polonais, II, 370.
La Pologne n'était pas l'unique agent de destruction que Napoléon parût devoir employer contre la Russie. Dans son plan supposé, si l'armée varsovienne lui servait d'avant-garde, c'était l'Autriche qui formait son aile droite. À Pétersbourg, nul ne doutait qu'il ne fît à l'Autriche des propositions corruptrices, et que celle-ci ne fût près de succomber à la tentation. Cependant, moins de six semaines après l'acte qui avait inopinément rapproché les deux cours, c'est-à-dire la promesse de mariage, il était difficile d'admettre que l'accord fût déjà irrévocable et complet. Apparemment, l'Autriche n'avait point enchaîné sa liberté avec tant de promptitude et de légèreté: à Vienne, il semblait y avoir tendance au mal plutôt qu'engagement pris et signature donnée. Là comme ailleurs, fallait-il désespérer de prévenir Napoléon et de le déjouer, en s'y prenant de suite et en opposant à ses offres une surenchère décisive?
Le malheur était que le nouveau ministre dirigeant, le comte de Metternich, paraissait tout acquis au principe d'une association d'intérêts avec la France; son voyage à Paris laissait percer de fâcheux desseins. Mais M. de Metternich, si bien établi que parût son crédit, n'était point maître absolu. Auprès de l'empereur François, toujours incertain et irrésolu, d'autres influences contre-balançaient la sienne; des personnages importants, des conseillers écoutés, certains princes de la famille impériale, repoussaient toute compromission trop grave avec l'usurpateur. Chez beaucoup de membres de l'aristocratie, le nom de Bonaparte était demeuré en horreur; d'autres revenaient déjà de leur égarement. En Autriche, comme en Russie après Tilsit, un parti d'opposition mondaine se constituait. Actif à Vienne, il était tout-puissant à Prague, où les mécontents avaient installé leur quartier général et dressé leurs batteries. En ralliant et en employant ces éléments divers, la diplomatie russe ne parviendrait-elle point, tandis que Metternich négocierait à Paris, à mener derrière lui, dans son dos, une intrigue qui annulerait ses efforts et détournerait son souverain de tout engagement effectif avec la France? Il ne s'agissait point d'amener ce monarque à reprendre vis-à-vis de nous un ton d'hostilité ou même de froideur. Alexandre comprenait les nécessités de la situation; il admettait parfaitement que l'Autriche tînt à recueillir les fruits du mariage et à s'assurer, par des rapports mieux ménagés avec Napoléon, quelques années de tranquillité. Mais, pour atteindre ce résultat, était-il indispensable de s'enchaîner à une politique dont le but avéré était l'asservissement général? L'empereur François, en affectant vis-à-vis de son gendre les airs de la cordialité et de l'expansion, ne pourrait-il réserver en secret à ses anciens amis, à la Russie en particulier, sa prédilection et sa confiance? Sans rompre les attaches officielles et de nature diverse qui les unissaient l'un et l'autre à l'empereur des Français, les souverains russe et autrichien conviendraient de tout se dire, de n'avoir point de mystère l'un pour l'autre, de ne rien entreprendre contre leurs intérêts réciproques, de s'entr'aider au besoin de tout leur pouvoir. La Russie et l'Autriche auraient chacune un lien légitime avec la France, mais un lien de cœur se formerait entre elles, une secrète intelligence s'établirait et subsisterait jusqu'à l'heure où les circonstances permettraient de régulariser la situation, de consommer le divorce politique avec Napoléon et de transformer l'accord occulte des deux cours en alliance déclarée.
Pour proposer à Vienne cette subtile et équivoque combinaison, on ne pouvait agir avec trop de prudence, puisqu'il était difficile de mesurer avec certitude le degré d'intimité existant entre la France et l'Autriche. Si cette dernière avait déjà disposé d'elle-même, toute parole explicite, venant de Pétersbourg, courrait le risque d'être répétée à Paris et de compromettre inutilement la Russie. Il importait donc de ne s'ouvrir qu'à demi-mot, par insinuations.
Pour plus de précaution, Alexandre évita d'employer son intermédiaire naturel avec l'Autriche, son ministre auprès d'elle, et crut devoir placer à côté du comte Schouvalof un envoyé spécial et mystérieux; ces missions parallèles ont été de tout temps dans les usages et les goûts de la diplomatie moscovite. L'un de ses agents les plus déliés, M. David d'Alopéus, employé naguère comme ministre à Stockholm, se trouvait disponible: «On ne peut nier, écrivait de lui un diplomate français, que ce ne soit un homme d'esprit et de talent, mais, à moins qu'il n'ait beaucoup changé depuis six ans, il est loin d'être affectionné à la France 452.» Ostensiblement, Alexandre le nomma son ministre à Naples, près du roi beau-frère de Napoléon. Pour se rendre de Pétersbourg en Italie, M. d'Alopéus devait passer par Vienne; là, il s'arrêterait, s'établirait, éviterait sous de spécieux prétextes de rejoindre son poste, et trouverait à moitié du chemin le terme réel de son voyage. À Vienne, il verrait la société, fréquenterait les salons, se rendrait compte de l'esprit public, pressentirait les gouvernants et, si ses avances n'étaient pas mal accueillies, engagerait à fond la négociation dont il était chargé. Pour servir de règle à son langage, un mémoire détaillé lui fut remis; la rédaction avait pu en être confiée au chancelier Roumiantsof, car il n'existait entre le souverain et le ministre aucune divergence d'opinion sur la nécessité d'une tentative immédiate pour regagner l'Autriche. Les efforts de Roumiantsof aboutirent à un chef-d'œuvre de dextérité. Toute de nuances et de sous-entendus, l'instruction permettait de faire entrevoir à ceux qu'il s'agissait de séduire les plus engageantes perspectives, sans leur livrer une seule parole dont ils pussent abuser 453.
L'entrée en matière était des plus ingénieuses. Pour redemander à l'Autriche ses bonnes grâces, le cabinet russe prenait occasion de l'événement même qui semblait devoir la livrer à la France. Il faisait allusion au mariage et raisonnait ainsi: De tout temps, l'empereur Alexandre s'est senti porté vers son frère autrichien par une sympathie profonde; dans les dernières années, ce qui l'a empêché de suivre le penchant de son cœur, c'était que l'Autriche persistait vis-à-vis de la France dans une hostilité irréconciliable, alors que lui-même s'était engagé à Tilsit dans une voie opposée; devenu notre allié, Alexandre ne pouvait demeurer l'ami de nos ennemis. Aujourd'hui qu'une heureuse occurrence est venue brusquement améliorer les rapports entre Paris et Vienne, l'obstacle au rapprochement avec la Russie se trouve levé par cela même: le Tsar peut s'abandonner à son inclination pour l'Autriche, qui n'a plus rien d'incompatible avec ses autres liaisons, et c'est pourquoi il s'applaudit très sincèrement du mariage. «Un esprit moins juste que Sa Majesté en eût peut-être redouté les conséquences et pris quelque jalousie. Sa Majesté ne tombe point dans une pareille erreur, elle découvre au contraire dans le mariage une facilité de rapprochement avec une cour dont elle regrettait de se voir séparée, et son but est désormais de conserver la plus étroite alliance avec l'empereur des Français et d'établir à côté la plus étroite amitié avec celui de l'Autriche.»
C'est par cette opposition de termes savamment calculée, c'est par une différence soulignée dans les expressions employées pour caractériser les rapports à maintenir avec la France et ceux à nouer avec l'Autriche, que se trahit le véritable but de l'instruction. Elle tient à bien marquer la distinction qu'il convient de faire entre une liaison encore obligatoire et une préférence spontanée. L'essentiel est de convaincre l'Autriche que désormais, chez l'empereur Alexandre, l'amitié primera l'alliance et devra nécessairement lui survivre. Pourquoi l'empereur François n'adopterait-il point pareille règle de conduite? Il y trouverait dès maintenant plus complète sûreté, d'immenses avantages dans la suite.
En effet, lorsque la Russie exprime l'intention de prolonger le système de Tilsit, il va sans dire qu'elle parle au présent et n'engage nullement l'avenir. Il n'est pas possible que l'Autriche, de son côté, tienne pour définitive la situation que lui ont faite les derniers traités, qu'elle se résigne à demeurer perpétuellement exclue de l'Allemagne, rejetée de l'Italie, séparée de la mer, emprisonnée dans les limites que lui a étroitement tracées l'épée du vainqueur. Recouvrer quelques-unes au moins de ses provinces, tel doit être son but caché, mais invariable. Or, sans qu'elle ait à courir de nouveau les chances d'une aventure guerrière, une partie de ce qu'elle a perdu peut revenir, par le seul effet de la bienveillance russe. En cas de complications européennes, pour peu que l'empereur Alexandre ait à se louer d'elle, il ne l'oubliera point dans les remaniements futurs, il tiendra compte de vœux qu'il devine et approuve. «Toutes les idées des hommes d'État autrichiens, dit l'instruction, ne peuvent être assises que sur cette seule et unique base parvenir à faire reposer la monarchie de la guerre récente désastreuse, récupérer une partie des forces qu'elle a perdues, non par un nouvel essai de ses armes, mais par la voie des négociations, fruit d'un concert général. Dans cette base de la politique future du cabinet de Vienne, Sa Majesté ne trouve rien qui ne convienne à ses intérêts.»
Peu à peu, l'auteur du mémoire arrive à élargir ses offres. Prévoyant implicitement l'hypothèse où l'Autriche se déciderait quelque jour à un rôle plus actif, à une politique de revanche proprement dite, il rouvre le centre de l'Europe tout entier aux convoitises de cette maison. Il est une vérité que l'on ne saurait trop méditer à Vienne, c'est que la Russie n'a aucun intérêt à maintenir la France en possession de ses conquêtes, à la laisser régner sur l'Italie et peser sur l'Allemagne, à lui conserver même ses limites naturelles; dans toutes les contrées que le peuple insatiable s'est appropriées, l'Autriche pourra rentrer et reprendre pied sans que son voisin de l'Est trouve à y redire.
Ici, l'auteur du mémoire joue avec une discrète habileté le rôle de tentateur. Il n'engage pas brutalement l'Autriche à se ressaisir des domaines dont elle a été successivement évincée: il se borne, pour réveiller ses regrets et stimuler ses appétitions, à lui remémorer toutes ses pertes; avec une insistance presque cruelle, il les lui énumère longuement, il lui remet sous les yeux les royaumes, les duchés, les provinces, dont elle s'enorgueillissait naguère et qu'elle pleure, lui désigne du doigt les plaines fertiles de la Lombardie, les rivages de l'Adriatique, les ports d'Istrie et de Dalmatie, les campagnes florissantes de la Germanie, fait entrevoir au loin la ligne du Rhin et la Belgique. Après avoir déployé ces perspectives illimitées, il affecte de s'en détourner brusquement; les affaires de la Russie ne sont pas là; elle se désintéresse de toutes ces régions et les abandonne aux revendications autrichiennes, à charge de réciprocité, sous la condition qu'elle-même aura la main libre dans les pays limitrophes de son empire, sis à sa convenance, et c'est ici que le nom de la Pologne, sans paraître nulle part, se laisse lire entre les lignes. Le principe à adopter, ce serait celui d'une tolérance et d'une connivence mutuelles sur les terrains respectifs où chacune des deux puissances aurait à faire valoir ses droits et à exercer ses reprises. «Au nombre des provinces perdues dont l'Autriche peut désirer la récupération, dit l'instruction, la majeure partie, la presque totalité peut retourner sous sa domination sans blesser l'intérêt direct de Sa Majesté. En effet, qu'importe à la Russie si les Pays-Bas, ou le Milanais, ou bien l'État de Venise, le Tyrol, Salzbourg, la partie de l'Autriche qu'elle vient de céder, si Trieste, Fiume, le littoral étaient convoités et même de nouveau successivement acquis par l'empereur François et ses successeurs? La seule règle qu'aurait à suivre en pareil cas le cabinet de Pétersbourg, ce serait de rester fidèle au sage principe de l'équilibre et ne pas permettre d'accroissement qui n'en procure un à la Russie, qui ne conserve la force relative des deux États. La cour de Vienne ne peut pas méconnaître que la Russie se trouve être la seule dont l'intérêt direct n'est jamais attaqué par ses acquisitions en Allemagne ou en Italie. La cour de Vienne ne peut pas méconnaître que cependant elle ne peut rien entreprendre ni en Allemagne ni en Italie, si elle n'est pas sûre du silence ou plutôt du consentement tacite de la Russie.»
Il était un point, malheureusement, où l'intérêt des deux empires, si conciliable ailleurs, se contrariait et se heurtait; c'était l'Orient, et la crise soulevée sur le Danube en 1807, toujours ouverte, prolongée parallèlement aux guerres qui avaient déchiré l'Europe, mettait obstacle à toute coalition nouvelle, en divisant la Russie et l'Autriche. Alexandre Ier et son cabinet savaient à quel point l'incorporation de fait des Principautés à l'empire, l'intention hautement annoncée de les conserver, étaient désapprouvées à Vienne. Là, le Danube était réputé déjà fleuve autrichien ou tout au moins destiné à le devenir. En mettant la main sur la partie inférieure de son cours et sur ses embouchures, la Russie alarmait des intérêts présents et des ambitions futures; elle transformait en impasse la voie magnifique par laquelle l'Autriche assurait ses communications avec la mer Noire et pourrait un jour se laisser glisser vers l'Orient. Pour complaire pleinement à cette puissance, il eût fallu que la Russie renonçât aux Principautés et signât avec les Turcs une paix respectant à peu près l'intégrité de leurs possessions.
Alexandre jugeait encore ce sacrifice au-dessus de sa résignation et de ses forces. L'acquisition de la Moldavie et de la Valachie, n'était-ce point depuis trois ans l'objectif immédiat de sa politique, la pensée du règne, le rêve longuement caressé, réalisé enfin à Erfurt après une anxieuse attente? Si détaché qu'il fût de l'alliance française, le Tsar ne s'habituait pas à l'idée de restituer sa part dans les bénéfices de l'association. Il garderait donc les Principautés, mais ne renonçait pas à s'entendre avec Vienne sur les affaires du Levant. Fidèle aux préceptes et aux traditions de Catherine, au lieu d'accorder à l'Autriche des concessions, il lui offrirait des compensations; prenant lui-même, il la laisserait prendre à côté de lui et poursuivre latéralement ses progrès. L'empire des Turcs, cette ruine ouverte à tous venants, cette inépuisable matière à échange, à transaction, à partages, n'était-il pas assez vaste pour que deux grandes ambitions pussent s'y trouver à l'aise et s'y rassasier, sans se rencontrer ni se combattre?
Il serait facile de délimiter la sphère des intérêts respectifs. Un premier objet devait attirer l'attention de l'Autriche, à proximité de ses frontières et en quelque sorte sous sa main. La Serbie s'était spontanément détachée de la Turquie; ses habitants s'étaient révoltés dès 1804, et depuis lors leurs bandes tenaient valeureusement campagne, sous la conduite de Karageorges. Bien que les Serbes eussent sollicité à plusieurs reprises le protectorat du Tsar, bien qu'ils eussent créé en sa faveur une utile diversion, ce prince se défendait de toute intention d'en faire ses sujets ou même ses vassaux. Sans doute, sa conscience et son honneur ne lui permettaient pas de livrer à merci ces humbles alliés et de les replacer sous le joug de l'Infidèle, mais il verrait avec plaisir qu'une puissance chrétienne se chargeât de leur sort. L'Autriche n'avait qu'à les prendre sous sa sauvegarde, à obtenir pour eux des immunités et des privilèges, à ériger au besoin la Serbie en principauté autonome, qui se placerait sous sa dépendance politique et commerciale.
Désire-t-elle davantage? Veut-elle étendre non seulement son influence, mais sa domination, tailler dans le vif des domaines ottomans? Il n'est qu'un moyen pour elle d'atteindre ce but, c'est de mériter la confiance de la Russie et de s'entendre franchement avec elle. Après avoir cherché à reporter vers l'Occident les ambitions autrichiennes, l'instruction ajoute: «Et s'il fallait prêter à la cour de Vienne l'intention de réparer ses pertes par l'acquisition de quelques-unes des fertiles provinces qui gémissent sous le joug de l'empire ottoman, je le demande, le pourrait-elle encore, se trouvant en opposition avec la Russie? Et quelle facilité n'obtiendrait-elle pas à exécuter ce plan, si, au préalable, elle s'était rendue digne, par sa conduite en politique, de tout le bien que lui veut Sa Majesté?» L'empereur Alexandre, en effet, a toujours considéré qu'une saine politique recommande aux deux États de concerter toutes leurs opérations en Orient et d'y marcher du même pas. Cette pensée n'est pas chez lui le résultat de circonstances accidentelles; c'est une opinion réfléchie et profonde, un principe constamment professé, alors même que les offres venues d'ailleurs et l'attitude de l'Autriche lui en faisaient quelque mérite. En veut-on la preuve? Le cabinet de Pétersbourg est prêt à la fournir, convaincante, irréfutable, et pour mieux attester sa bienveillance dans, le passé, garantie de sa sincérité dans l'avenir, il va livrer à la délicatesse de l'Autriche un secret d'État, enseveli jusqu'à présent au plus profond des archives.
Alors, sur un ton de gravité et de mystère, Roumiantsof révèle à M. d'Alopéus, en lui permettant d'être opportunément indiscret, qu'à deux ans de date la face du monde oriental a failli changer: dans l'hiver de 1808, la Russie a été saisie par Napoléon de propositions surprenantes, à la suite desquelles une discussion s'est ouverte sur le partage de la Turquie. Énonçant ce fait vrai, Roumiantsof ne relève qu'un seul de ses aspects, présenté sous un jour différent de la réalité. En février et mars 1808, lors de la négociation qui avait eu pour but de remanier la carte du monde et qui suffirait à caractériser ces temps extraordinaires, dans toutes les communications échangées entre les deux empereurs, dans toutes les conférences entre leurs ministres, il avait été convenu que l'Autriche serait invitée au partage et que son territoire prolongé dans le Sud-Est servirait à séparer les possessions futures de la France et de la Russie. Ce principe avait été admis d'un commun accord, mais posé en premier lieu par Napoléon, formellement indiqué dans sa lettre du 2 février 1808, et tous les efforts de la Russie s'étaient employés à restreindre les avantages de l'Autriche. Cependant, l'instruction nouvelle fait honneur au souverain russe d'avoir exigé que l'opération s'accomplirait à trois, sur le pied d'une parfaite égalité.
Dans sa modération constante, dit-elle, l'empereur Alexandre répugnait au partage. Néanmoins, jugeant que ce bouleversement pourrait devenir nécessaire, il ne s'y refusait pas, mais mettait une condition sine quâ non à son concours, c'était que l'Autriche serait appelée à coopérer et associée largement aux profits de l'entreprise. Il avait insisté pour que le lot de cette puissance fût aussi considérable et aussi bien composé que possible: il l'avait tracé de sa main, en ami, avec une sollicitude raffinée, aussi ménager des intérêts d'autrui que des siens propres. Il s'était dit que l'Autriche ne trouverait pas suffisamment son compte à s'étendre dans les parties continentales de la Turquie, qu'un débouché sur la mer lui était indispensable pour mettre en valeur ses possessions nouvelles et développer les ressources de son sol; il avait demandé qu'elle obtînt un port sur l'Archipel, c'est-à-dire un moyen d'attirer à elle et d'accaparer une partie du commerce oriental, «seule source de richesse qui lui manquât». Était-il possible de donner un témoignage moins équivoque de sympathie et de bon vouloir? Et à quel moment l'empereur Alexandre prenait-il en main avec tant de chaleur la cause de ses voisins? «C'était à l'époque à laquelle le cabinet de Vienne s'éloignait déjà de notre intimité que Sa Majesté veillait avec tant de sollicitude à son intérêt, à sa grandeur.» Cette confidence, habilement ménagée, ne peut manquer son effet: «Elle doit, par le sentiment de la reconnaissance, préparer le sentiment de l'amitié la plus absolue.»
Toutefois, Alopéus ne devra risquer qu'à bon escient la communication décisive; avant de livrer un secret qui appartient à la France autant qu'à la Russie, il s'assurera qu'il se trouve en présence d'interlocuteurs bien préparés à le recevoir, à le conserver religieusement, après en avoir fait leur profit, et disposés à entrer dans les voies où il convient de les ramener. «Vous ne ferez la confidence, écrit Roumiantsof, qu'au fur et à mesure que vous verrez naître dans le cabinet de Vienne une grande confiance et que vous jugerez qu'il est décidé à préférer la plus intime union d'intérêts avec la Russie à toute autre relation politique.» Et de nouveau, la pensée maîtresse de l'instruction se dégage, éclate: ce qu'il faut obtenir à tout prix, c'est que l'Autriche ne s'unisse à Napoléon que des lèvres, et qu'au fond de l'âme elle prenne la résolution, dans tous les conflits qui pourront surgir, de toujours sacrifier la France à la Russie.
Ainsi, dès le lendemain du mariage, si l'empereur Alexandre s'attachait encore à maintenir la fiction de l'alliance, il plaçait en des démarches toutes contraires son espoir intime, sa sûreté, et sa première pensée était de se mettre en garde contre une attaque française. Fondant ses craintes sur des présomptions morales plus que sur des indices matériels, sur son expérience du caractère de Napoléon, il jugeait indispensable d'assurer sa défense en prenant diplomatiquement l'offensive. Sous main, il s'essayait à nous soustraire nos alliés possibles et nos clients désignés, à ressaisir l'Autriche et à suborner la Pologne: au cheminement prévu des intrigues françaises tant à Vienne qu'à Varsovie, il opposait d'avance une double contre-mine. Cet effort dans l'ombre, ce travail de sape et de détachement va se poursuivre, s'accentuer peu à peu, et même, malgré tous ses soins pour se cacher à la lumière, effleurer plus d'une fois le sol et se laisser surprendre. La Russie, il est vrai, s'engageait dans ces voies obliques et souterraines sans interrompre la négociation entamée de face avec la France et en continuant d'y apporter une part de sincérité. Alexandre se dit toujours prêt, au prix d'un article de traité, au prix d'une phrase, à rester le premier et le plus fidèle de nos auxiliaires. En réalité, s'il arrache cette condamnation définitive de la Pologne qui demeure l'objet principal de ses vœux, il croira avoir écarté ou au moins éloigné le péril et se sentira moins disposé à provoquer une scission dont il redoute les conséquences. Entrée dans une phase nouvelle par la réexpédition du traité, reportée à Paris, la négociation conservait-elle quelque chance d'aboutir? Réussirait-elle à ménager une réconciliation de cœur entre Napoléon et Alexandre, et à sauver l'alliance?
Arrivée du contre-projet russe à Paris.--Napoléon au lendemain de son mariage--Parfait contentement.--Douces paroles à l'Autriche.--Établissement de Metternich à Paris.--Son plan.--Il dénonce les agitations de la Russie.--Examen du contre-projet et nouvelle révolte contre l'article premier.--Napoléon prend lui-même la parole et dicte une série d'observations.--Chef-d'œuvre de polémique.--Craintes pour le duché; idée d'une confédération défensive entre la Suède, le Danemark et l'État de Varsovie.--Les soirées de Compiègne.--Les Bonapartes et les Pozzo.--Napoléon et les hommes d'ancien régime.--Empressement de l'Autriche à offrir ses services.--Napoléon cherche à se dégager vis-à-vis de la Russie et à ne plus signer de traité.--Il ajourne sa réponse au contre-projet.--Ses artifices dilatoires.--Comment il met à profit sa situation de nouveau marié.--Voyage en Flandre.--Lettre à l'empereur Alexandre.--Tâche ingrate de Kourakine.--Faveur croissante de Metternich; son rôle entre l'Empereur et l'Impératrice.--Il envenime le différend avec la Russie.--Il s'essaye sans succès à reprendre et à soulever la question d'Orient.--Attitude d'Alexandre; tactique de Roumiantsof.--Effervescence à Varsovie.--Napoléon mis en cause à propos du langage des journaux.--Mécontentement progressif.--Explosion violente.--La dictée du 1er juin 1810.--Première menace de guerre.--Le bal de l'ambassade d'Autriche.--Accident arrivé au prince Kourakine.--Napoléon s'arrête à l'idée de ne plus continuer la controverse.--Il soulève une question préalable.--Rupture de la négociation; responsabilités respectives.
Le 1er avril au soir, le duc de Cadore, rentrant de Saint-Cloud après la cérémonie du mariage civil, trouva deux lettres. Par la première, le chancelier Roumiantsof annonçait et appuyait le nouveau projet de traité, qui venait d'être déposé au ministère par les soins du prince Kourakine. Dans la seconde, cet ambassadeur avisait le ministre français qu'il lui ferait prochainement visite, pour l'importante affaire 454: tout dénotait chez les Russes le désir et l'impatience d'une prompte solution. Le projet fut envoyé à Compiègne, où l'Empereur était retourné avec Marie-Louise trois jours après ses noces.
En ce moment, Napoléon n'avait guère le loisir de s'occuper de la Russie; par la force des circonstances, il était tout à l'Autriche. Marié de la veille, il se devait à sa jeune femme; il l'entourait de soins assidus, l'enveloppait d'une sollicitude attentive et protectrice, lui témoignait une affection qui semblait payée de retour, et mettait même une sorte de coquetterie à faire savoir en Autriche que les choses se passaient parfaitement bien dans le ménage impérial, que Marie-Louise était heureuse. «Elle remplit toutes mes espérances, écrivait-il à son beau-père; depuis deux jours, je n'ai cessé de lui donner et d'en recevoir des preuves des tendres sentiments qui nous unissent. Nous nous convenons parfaitement.» Et il remerciait Sa Majesté Apostolique «du beau présent qu'Elle lui avait fait». Sur quoi, l'empereur François, ému jusqu'aux larmes, ne savait comment témoigner sa félicité, donnait à lire autour de lui les lettres que lui avaient adressées les nouveaux époux, et c'était à chaque expression saillante un attendrissement général: «Cette phrase «Nous nous convenons parfaitement», mandait de Vienne notre ambassadeur, a eu le plus grand succès, de même que deux lettres de S. M. l'Impératrice écrites en allemand, où elle dit entre autres: «Je suis aussi heureuse qu'il est possible de l'être; ce que mon père m'avait dit souvent s'est vérifié: je trouve l'empereur Napoléon extrêmement aimable.» En me communiquant ces détails, le prince de Metternich pleurait de joie, et il s'est jeté à mon col pour m'embrasser. Le contentement de cette cour est à son comble, depuis qu'on sait que les deux augustes époux se sont vus et se sont inspiré mutuellement de l'affection et de la confiance. Pour célébrer cette heureuse nouvelle, il y aura demain à la cour cercle et concert, la saison ne permettant pas d'autres divertissements 455.»
Note 455: (retour) Otto à Champagny, 8 avril 1810. Quelques jours après, l'ambassadeur ajoutait: «Aujourd'hui les deux cours sont tellement à l'unisson qu'une corde légèrement touchée à Paris étend ses vibrations jusqu'à Vienne et y charme toutes les personnes bien intentionnées.» Cf. Saint-Amand, Les beaux jours de Marie-Louise, p. 251-252.
En fait, Marie-Louise plaisait à Napoléon; cette Allemande d'humeur placide, d'âme inférieure, mais douce, attentionnée, possédant, avec l'attrait de la jeunesse, l'apparence et les dehors de la sensibilité, répondait très suffisamment à ce qu'il exigeait d'une impératrice: d'ailleurs, par un mirage singulier, l'éclat de l'alliance lui faisait illusion sur les qualités de la personne, et son cœur s'attachait à la femme que sa politique et son ambition avaient choisie. Puis, il trouvait que la maison d'Autriche avait su faire preuve, dans toute cette affaire, de naturel, de goût, d'une cordialité déférente, et avait porté, jusque dans les moindres détails, une grande délicatesse de procédés: «On n'a oublié aucune nuance, disait-il, pour me rendre l'événement heureux du moment aussi doux et aussi agréable que possible 456.» En somme, il était content de la femme, content de la famille, content aussi du représentant extraordinaire que la cour de Vienne avait accrédité près de lui, en la personne du comte de Metternich.
Ce ministre n'était pas venu, ainsi qu'on le craignait à Pétersbourg, avec l'intention d'offrir à Napoléon un traité et de brusquer l'alliance. En lui supposant ce dessein, la cour de Russie n'avait fait qu'approcher de la vérité. Metternich était trop diplomate pour aller si vite en besogne, et le plan qu'il s'était tracé comportait plus de ménagements et moins de précipitation.
S'il s'était rendu en France, c'était d'abord afin d'y guider les premiers pas de l'Impératrice, de faire en sorte qu'elle charmât et réussît. Il emploierait en même temps son séjour à terminer quelques affaires intéressant son pays, à obtenir que certaines clauses du dernier traité de paix fussent adoucies ou moins rigoureusement interprétées: c'étaient là les menus profits à retirer du mariage. Enfin,--et tel était le principal mobile auquel il avait obéi,--il était curieux d'observer Napoléon au lendemain de sa nouvelle union, de voir jusqu'à quel point ce grand acte avait modifié son humeur et les allures de sa politique, de découvrir quels projets fermentaient dans ce cerveau «volcanique 457» et comment le suprême dispensateur des événements s'apprêtait à en régler le cours. Trop perspicace pour croire que le mariage mettrait fin à la crise déchaînée sur l'Europe, il tâcherait d'en prévoir les futures péripéties, afin que l'Autriche eût le temps de s'y composer un rôle et d'y chercher son profit. Sans faire son idéal politique d'une liaison permanente et stable entre les deux empires, conservant l'inébranlable espoir de s'associer un jour à la revanche européenne contre Napoléon et de le trahir opportunément, il considérait que cette époque appelée par tant de vœux était aujourd'hui fort éloignée. Dans les temps douloureux que l'on traversait, l'Autriche ne pouvait aspirer qu'à vivre, à vivre le moins mal possible, et le seul moyen pour elle de sauvegarder son existence, d'échapper à de nouvelles atteintes, de s'assurer même quelques avantages, n'était-il point de se rendre utile ou tout au moins plaisante à l'homme redoutable qui pouvait la briser? Metternich estimait donc que son gouvernement devait adopter pour principe, dans toutes les complications à venir, de se prêter aux vues de l'Empereur et même de les servir, s'il le fallait absolument, sauf à déterminer plus tard, d'après les données qui seraient recueillies pendant le voyage, dans quelle mesure, sous quelle forme et à quel moment. S'étant proposé pour but de reconnaître le terrain, il comptait aussi le préparer. Dès à présent, il jugeait bon de cultiver l'amitié du vainqueur, d'insinuer l'Autriche dans ses bonnes grâces, en un mot de créer entre les deux cours une intimité susceptible au besoin de se transformer en alliance.
C'était une tâche qu'il n'avait voulu confier à personne, se jugeant seul capable de la remplir. Connaissant l'homme auquel il aurait affaire, l'ayant étudié de près lors de sa précédente mission, il se flattait d'exercer sur lui quelque ascendant et se rappelait avoir soutenu sans trop de désavantage, avant la dernière guerre, un rôle des plus ingrats, être resté jusqu'à la fin le ministre patiemment supporté d'une cour odieuse. Aujourd'hui que la situation s'était entièrement modifiée en faveur de l'Autriche, il se sentait plus libre de ses mouvements, plus à l'aise pour déployer ses facultés. Plein d'assurance, possédant de rares aptitudes pour la politique et s'en croyant de plus grandes encore, servi par son talent et persuadé de son génie, il n'éprouvait pas en présence de l'Empereur cette gêne qui souvent paralysait les volontés. Il connaissait l'art de l'écouter et de lui parler: mieux que personne, il saurait, par un langage adroit, faire apprécier la valeur de l'amitié autrichienne.
Napoléon, il est vrai, ne sentirait réellement le besoin de l'Autriche que s'il ne trouvait plus ailleurs son point d'appui; ses sympathies envers Vienne iraient en raison directe de l'altération de ses rapports avec Pétersbourg, et Metternich s'était essentiellement pénétré de cette vérité. Dès le lendemain des fiançailles, il avait compris qu'un refroidissement entre la France et la Russie, peut-être une brouille, serait la conséquence fatale de l'événement, et c'était de cette complication qu'il attendait dans l'avenir le relèvement de sa patrie. Ce serait trop de dire qu'il voulût, dès maintenant, provoquer un conflit aigu entre les alliés de Tilsit; il ne pouvait, dans les circonstances présentes, former ce projet et encore moins l'avouer, vis-à-vis même de son propre gouvernement, car le premier intérêt de l'Autriche était de goûter quelques années de calme et de recueillement dans une Europe en paix. L'empereur François, dégoûté des aventures, las d'émotions et de tracas, jouissait trop délicieusement de la sécurité que lui avait procurée l'établissement de sa fille pour ne point redouter une conflagration nouvelle, qui détruirait sa quiétude et mettrait son indécision à de cruelles épreuves. Toutefois, pour que le plan de Metternich réussît, il était indispensable que Napoléon ne fût pas trop bien avec la Russie, qu'il s'éloignât d'elle progressivement, et le ministre autrichien se réservait d'y veiller, avec tact et persévérance.
Dès ses premières entrevues avec Napoléon, à Compiègne, il trouva le terrain favorablement disposé et ouvert à son action. L'Empereur, le traitant en hôte de fondation et en familier du château, se prit à causer librement avec lui, de longues heures durant, avant et après le dîner. Il était facile de voir que les premiers instants passés avec Marie-Louise lui avaient laissé la plus agréable impression; il se montrait gai, souriant, épanoui dans son bien-être et sa toute-puissance. Il ne tarissait pas en éloges sur l'Impératrice, parlait bienveillamment de l'Autriche et, sans prononcer le mot d'alliance, se plaisait à envisager sous de riantes couleurs l'avenir des relations, prévoyait entre les deux cours une ère de calme et de sérénité. Il semblait même s'intéresser à l'Autriche, compatissait à ses embarras financiers et administratifs, lui donnait des conseils, et comme tous les problèmes avaient le pouvoir de surexciter son imagination et d'éveiller sa verve, il exprimait sur les essais de réforme tentés à Vienne des idées toujours originales et prime-sautières, parfois profondes. Après d'infinies digressions, des retours sur le passé, des anecdotes sans nombre, il se mit à parler de la situation européenne.
Ici, Metternich crut devoir placer d'abord une profession de foi hautement pacifique: cette déclaration de principes n'engageait à rien et ne pouvait que mettre en confiance. L'Autriche, dit-il, n'avait d'autre désir que de faire régner partout la concorde et l'harmonie; il érigea son maître «en apôtre de cette belle cause 458». Seulement, il eut soin presque aussitôt de signaler le point noir à l'horizon et de le rendre bien visible. Sachant que l'émoi causé à Pétersbourg allait croissant et se traduisait par une agitation sourde, il fit allusion à cette attitude, en ayant l'air de la déplorer: «Comme le comble de nos vœux, dit-il, est la paix et la tranquillité, il ne peut pas entrer dans nos vues que la Russie se compromette.»--«Qu'entendez-vous par se compromettre?» demanda l'Empereur.--«La Russie n'agit que par la peur, répondit Metternich: elle craint la France, elle va craindre nos rapports avec cette dernière puissance, et d'inquiétude en inquiétude elle va se remuer 459.» C'était pronostiquer, avec une rare sûreté de coup d'œil, la conduite future d'Alexandre; il semble que Metternich ait eu l'intuition des démarches équivoques auxquelles ce monarque se décidait dans le moment même; avant de les connaître, il les devinait et les dénonçait à l'Empereur.
«Soyez tranquille, reprit Napoléon, si les Russes veulent se compromettre, je ferai semblant de ne pas les comprendre 460.» Lui-même évitait de se découvrir et affectait un parti pris d'indifférence fort opposé à son caractère. Malheureusement, se démentant bientôt, il laissa voir au contraire de quel œil scrutateur et défiant il observait tous les mouvements de la Russie. Il ne résista pas à montrer ce qui en elle le blessait et le heurtait depuis longtemps; il ne cacha point qu'il avait jugé et condamné dès 1809 la politique du cabinet russe, que Roumiantsof avait montré à cette époque une inintelligence complète de la situation. À ces amers souvenirs, son front se rembrunissait, sa parole devenait animée, vibrante, et Metternich comprit que la rupture de l'alliance était plus proche qu'il n'avait osé l'espérer. Il fit part de cette découverte à son maître sur un ton de douloureuse componction: «Les choses en sont venues à un point, lui écrivait-il, où il faudra toute la sagesse et tout le calme de la marche politique de Votre Majesté pour éloigner une brouille 461.» En réalité, heureux d'avoir reconnu entre la France et la Russie un germe de mésintelligence tout formé et prêt à éclore, il se promit de le cultiver, de le développer, et d'aider de son mieux la force des choses.
Peu de jours après ces entretiens, Napoléon, retrouvant sur son bureau le second projet de traité présenté par la Russie, se mit à l'examiner. Dès le premier coup d'œil, la phrase portant «que le royaume de Pologne ne serait jamais rétabli», replacée en évidence et en relief, le choqua à nouveau. Cette manière de lui renvoyer une expression dont il n'avait pas voulu, qu'il avait péremptoirement repoussée, une fois pour toutes, lui déplut souverainement: il ne savait à quoi attribuer cette insistance audacieuse. Était-ce désir de l'humilier, de mettre sa patience à l'épreuve, que cette obstination à lui opposer un texte intangible? Était-ce arrière-pensée de se préparer des armes contre lui et de lui arracher un engagement dont il serait facile d'abuser? L'une et l'autre de ces suppositions lui paraissaient également justifiées, et la première révoltait son orgueil, la seconde alarmait sa politique et sa prudence. D'ailleurs, cette formule étonnante qu'on persévère à lui représenter, sous quelque point de vue qu'il l'envisage, droit strict, justice, convenance, bon sens même, n'est-elle pas insoutenable? Et il se reprend à la discuter, avec feu, avec véhémence, voulant cette fois pousser à fond le débat et lui donner une ampleur toute nouvelle. Fidèle à son habitude de préciser sa pensée en la jetant sur le papier, il dicte une série de notes sur l'ensemble de la question. À mesure qu'il parle, il sent mieux l'excellence de sa cause, s'en pénètre davantage, se trouve plus convaincu et plus fort. Assuré de son bon droit, il s'y établit, s'y carre, s'enferme dans ce poste inexpugnable avec tous ses moyens et n'en sort que pour détruire et bouleverser ceux de l'adversaire. Les arguments lui viennent en foule: il les classe, les range, les met en ordre et en action. Il en cherche jusque dans le passé, l'appelle à son aide, le fait comparaître et parler. Il cite des textes, des exemples, défie qu'on lui oppose des précédents. Ardent à cette controverse, car pour lui discuter, c'est encore combattre, il s'y livre tout entier, s'y complaît, donne libre essor à ce goût pour les batailles de paroles, à ces facultés de plaideur qu'il tient de son origine latine, et c'est un mémoire complet qu'il se trouve rédiger sur le point en litige, de verve, d'un seul jet, avec une incomparable maîtrise.
Il commence par exposer les faits de la cause et marquer le point où il veut en venir: «Trois projets de convention, dit-il, ont été présentés, un premier par la Russie, un second par la France, et un troisième, comme contre-projet, par la Russie. Les trois projets atteignent le même but: ils rassurent la Russie sur les dispositions de la France à l'égard de la Pologne; ils ne varient que dans le style, mais cette variation dans le style est telle qu'elle compromet l'honneur et la dignité de la France, et que, dès lors, l'empereur Napoléon n'a pas à hésiter 462.»
Ce que la Russie lui demande, c'est une garantie de ses intentions; il l'a donnée par sa conduite et son langage. En 1807, après Friedland; en 1809, après Wagram, il pouvait reconstituer la Pologne et ne l'a point fait; il ne s'est pas seulement abstenu d'agir en faveur de cette nation, il a parlé contre elle. Dans ses lettres au Tsar, dont il reprend les expressions, dans l'exposé au Corps législatif, dont il cite textuellement les termes, il a affirmé que le rétablissement du royaume polonais n'entrait aucunement dans ses vues; il l'a surabondamment prouvé en offrant de passer un traité dont l'article premier lui interdisait de prêter un appui quelconque à toute tentative de restauration: «Si la Russie ne veut qu'être rassurée sur les dispositions de l'empereur Napoléon, en supposant que les événements n'eussent point parlé assez haut et qu'elle eût besoin d'une explication, cet article la rassure entièrement. Si elle veut triompher de la France, ternir son honneur et lui faire signer une convention, non d'égal à égal, mais d'un inférieur à un supérieur, elle doit vouloir substituer à cet article un autre où la France n'obtienne aucune réciprocité.
«Et en effet, si l'on dit: «La Pologne ne sera jamais rétablie», on devrait dire également: «Le royaume de Piémont ne sera jamais rétabli», et d'ailleurs ce style dogmatique est contraire à l'usage et à la prudence humaine: quelque puissants que soient les empires de France et de Russie, cependant ils ne le sont pas assez pour qu'une chose ne puisse arriver contre leur volonté. Unis pour maintenir la paix du continent, ils n'ont pu la maintenir, et la guerre a eu lieu; unis pour rétablir la paix maritime et rendre les mers aux nations, jusqu'à cette heure ils n'ont pas réussi. Des événements si frappants prouvent donc que, quelque grands que soient les deux empires, leur puissance a des bornes. La Divinité seule peut parler ainsi que le propose la Russie, et on ne trouverait dans les annales des nations aucune rédaction pareille. L'Empereur n'y peut consentir, parce que cette rédaction n'offre rien de réciproque, tandis qu'il trouve simple de dire et redire dans des lettres, des discours, des traités, autant que cela peut plaire à son allié, qu'il ne favorisera, ne fera et n'aidera.
«Voyons ici ce que l'on désire: ou que la France assure qu'elle ne fera jamais rien pour rétablir la Pologne, c'est ce que l'Empereur est maître de dire; ou que la France fera la guerre à la puissance qui rétablirait la Pologne, c'est ce que l'Empereur ne peut pas dire, parce qu'il faudrait, pour qu'un pareil article fût d'égal à égal, qu'il y eût une compensation, car sans cela on ne pourrait pas comprendre ce qui aurait porté la France à prendre un engagement si évidemment dicté. Certes, la Pologne n'existe plus que dans l'imagination de ceux qui veulent en faire un prétexte pour se créer des chimères; mais enfin, si les anciens peuples de la Pologne parvenaient par des événements quelconques à recouvrer leur indépendance, et que les forces russes ne fussent pas suffisantes pour les soumettre, l'article du contre-projet semblerait imposer à la France l'obligation de faire marcher ses troupes pour les soumettre. Il est évident que la France ne pourrait prendre un tel engagement qu'autant qu'il y aurait réciprocité, et que la Russie s'engagera à faire marcher ses forces dans le cas où des pays nouvellement réunis à la France voudraient s'affranchir de la domination française et que les armes de la France ne seraient pas suffisantes pour les y faire rentrer.
«On ne peut donc pas concevoir le but que peut avoir la Russie en refusant une rédaction qui lui accorde ce qu'elle demande, pour y substituer une rédaction dogmatique, inusitée, contraire à la prudence humaine, et telle que l'Empereur ne peut la souscrire qu'en se déshonorant 463.»
Donc, sur la formule initiale, point de transaction possible. Napoléon maintient obstinément sa rédaction à l'encontre de celle que la Russie prétend lui imposer. Sous cette réserve, il est prêt encore à se lier par écrit et à signer un traité. Même, il ne rejette pas en bloc le contre-projet d'Alexandre. Sur deux points de détail, il admet les variantes proposées. Pourvu que l'on fasse disparaître les expressions auxquelles la France ne saurait souscrire sans se manquer à elle-même, car a les mots constituent l'honneur entre les nations comme entre les particuliers 464», il consent que ses engagements, dans la limite qu'il leur a tracée, soient énoncés de manière aussi claire, aussi nette, aussi satisfaisante que possible. C'est en ce sens que devra être conçue la réponse à faire au contre-projet. M. de Champagny est chargé de la préparer: il prendra pour canevas la dictée impériale, habillera en style de chancellerie, mettra en forme de note diplomatique cette âpre et ferme dissertation; il «adoucira les termes en tâchant de ne point affaiblir les idées 465». D'ailleurs, avant d'adresser la note au prince Kourakine, il devra la soumettre à Sa Majesté, qui se réserve d'en reviser? et d'en approuver les termes.
Malgré cette disposition persistante à poursuivre un arrangement, Napoléon demeure sous une impression de méfiance plus prononcée. Puisque la Russie s'opiniâtre à réclamer d'aussi abusives sûretés, le temps n'est-il pas venu d'augmenter contre elle nos garanties? Dans cette guerre à outrance déclarée à l'idée polonaise, Napoléon flaire une menace pour le grand-duché et sent le besoin de mieux préserver ce poste placé à l'extrémité de notre système stratégique, en pointe et en l'air. D'autres puissances, situées à côté ou en arrière du duché, ne peuvent-elles devenir ses points d'appui? En ménageant un triple accord entre la principauté varsovienne, la Suède et le Danemark, notre politique amènerait ces trois États à se soutenir et à s'épauler l'un l'autre. Napoléon fait dire très mystérieusement à Copenhague: «Un intérêt commun peut déterminer la Suède, le Danemark et le duché de Varsovie à s'unir par un lien secret entièrement éventuel qui pourrait être garanti par la France: il n'aurait pour objet que la conservation de ces trois puissances...» C'est un premier retour au système antirusse de l'ancienne monarchie, dont l'un des traits était de grouper les États secondaires du Nord en confédération défensive contre leur redoutable voisine. Il est vrai que la tentative prescrite, destinée d'ailleurs à ne pas aboutir, ne devait s'opérer qu'avec une extrême circonspection. Napoléon juge essentiel d'affirmer qu'il tient encore à la Russie; s'il veut s'assurer contre une défection possible de cette puissance, il n'entend nullement la provoquer, et l'instruction envoyée à Copenhague contient ces judicieuses paroles, qui portent malheureusement condamnation de l'un et l'autre empereur, sous la plume de l'un d'eux: «Aucune alliance ne peut être plus durable que celle qui nous unit à la Russie, parce qu'elle est fondée sur des intérêts réciproques. Elle n'a à craindre que cette influence des passions des hommes qui trop souvent leur fait négliger le calcul de leurs véritables intérêts 466.»
Sur ces entrefaites, Napoléon annonce son prochain départ pour la France du Nord. Il veut conduire Marie-Louise en voyage de noces à Bruxelles, dans les départements de l'Escaut, de la Meuse et du Rhin, dans ces contrées où ont régné pendant des siècles les ancêtres de l'Impératrice et que la domination française a vivifiées et transformées. Il flattera le vieux loyalisme des populations flamandes en leur faisant apparaître, dans une éblouissante vision, une fille d'Autriche, unie à leur nouveau souverain et couronnée de ses mains: en Marie-Louise, il leur présentera aussi le gage définitif de leur incorporation à l'Empire; quand elle lui a donné l'archiduchesse, la maison d'Autriche n'a-t-elle point ratifié une fois de plus le fait accompli et bénévolement souscrit à l'arrêt de la conquête? C'est ainsi que partout et toujours, lors même qu'il présente au monde de grandes scènes de réconciliation et d'apaisement, il y mêle un ressouvenir de lutte, un retentissement d'armes, et affirme dans la paix les résultats de la guerre.
«Metternich, dit-il au comte, vous viendrez avec nous?--À Bruxelles, Sire, n'est-ce pas un peu tôt?» L'Empereur comprit cette fine allusion au rôle embarrassant que jouerait un premier ministre d'Autriche dans les départements annexés et modifia sa proposition: «Au moins, dit-il, nous accompagnerez-vous jusqu'à Cambrai 467.» Metternich s'inclina en signe d'acquiescement. Il ne pouvait refuser cette marque de déférence au monarque qui le comblait d'attentions et de faveurs. Aussi bien, Napoléon le traitait de mieux en mieux, semblait désirer qu'il prolongeât son séjour en France et y trouvât toutes ses commodités; il avait mis à sa disposition hôtel à Paris, équipage somptueux, train de maison complet, et pendant les jours qui précédèrent le départ pour les Flandres, il l'attira plus fréquemment à Compiègne.
Dans cette résidence où l'étiquette adoucissait ses lois, où l'existence que l'on menait ressemblait à la vie de château plus qu'à celle de cour, les occasions de voir et d'entretenir le maître se multipliaient. Le soir, lorsque l'Impératrice s'était retirée, l'Empereur retenait Metternich et prolongeait, seul à seul avec lui, ces interminables causeries d'après minuit où il aimait à s'épancher. Arpentant à pas pressés la grande galerie du palais, recommençant cent fois le même tour, il s'abandonnait à ce besoin de parler qui croissait en lui avec l'âge, avec l'omnipotence, et parfois l'aube blanchissante s'annonçait aux fenêtres sans que sa conversation eût pris fin. Dans «ces soirées nocturnes», suivant l'expression que l'empereur Alexandre avait rapportée de Tilsit, Napoléon abordait maintenant avec Metternich les sujets les plus hauts et les plus intimes, énonçait des projets grandioses et parfois chimériques, revenait ensuite à des détails d'intérieur et de famille, faisait par brusques et continuels éclairs briller son esprit, resplendir son génie, montrait l'étonnante luxuriance de sa pensée, mais laissait aussi percer ses faiblesses. Son orgueil, le plus grand et le plus justifié qui fut jamais, descendait parfois jusqu'à la vanité. Un soir, il expliqua longuement à Metternich comme quoi les Bonapartes étaient de bonne race, comme quoi leur famille comptait parmi les plus anciennes de leur île et valait certainement celle des Pozzo; tenant le sceptre du monde, il n'oubliait point ses haines corses et ses étroites rivalités de jeunesse 468.
S'il se livrait de la sorte à un interlocuteur qui l'observait de sang-froid et devait exploiter contre lui ses moindres paroles, ce n'était pas seulement que la bonne grâce de l'Autriche le mettait en veine d'expansion et de confidence; il prenait goût à la personne du comte et à sa conversation. Il se défendait mal d'un certain faible pour les hommes de grand nom et de hautes manières, lorsque l'illustration de l'origine s'accompagnait en eux d'intelligence et de talent; témoin Talleyrand, qu'il avait écrasé de ses reproches sans le disgracier complètement, qu'il consultait toujours, qu'il méprisait et n'arrivait point à haïr. Ces personnages d'ancien régime, chez lesquels l'aisance donnait l'illusion de la dignité, le reposaient de l'universelle platitude et des grossières adulations que lui prodiguait la foule prosternée: eux, du moins, réussissaient à lui présenter un encens plus léger. Metternich le contredisait juste assez pour donner plus de saveur à ses témoignages d'admiration; il n'admettait pas d'emblée toutes les idées émises par l'Empereur, en combattait quelques-unes, puis feignait de s'y rallier et de se laisser convaincre, par un comble d'habileté et de bien joué. Chez lui, la flatterie prenait des formes raffinées, s'assaisonnait d'esprit, se parait de grâce, se faisait discrète et délicate; il était de ceux qui savaient «passer la main dans la crinière du lion 469».
Il se faisait bien venir aussi par quelques services, rendus à propos, propres à démontrer que l'Autriche, toute réduite et affaiblie qu'elle était, demeurait d'un utile secours et pouvait à sa manière aider son vainqueur. Dans la lutte indigne de lui qu'il poursuivait contre le chef de l'Église, Napoléon sentait parfois l'immensité de la faute commise; trop orgueilleux pour la réparer, pour rendre à Pie VII ses domaines envahis et ses droits usurpés, il espérait le fléchir par quelques concessions de détail, ménager l'apparence d'une transaction qui serait la soumission du pontife, terminer ainsi le conflit et éviter un schisme. Entre le Pape et l'Empereur, l'Autriche, puissance catholique, apparentée à la nouvelle maison de France, mais fille respectueuse du Saint-Siège, apparaissait comme une médiatrice désignée. Metternich eut l'art de se faire demander une démarche de conciliation et la promit. Elle n'aboutit point, mais fut portée comme une bonne note au compte de son gouvernement. Presque en même temps, Metternich offrait de mêler sa cour aux pourparlers avec l'Angleterre et de mettre la main à la pacification générale. Napoléon, qui essayait de prendre contact avec le cabinet de Londres par l'intermédiaire d'agents mystérieux, craignit de contrarier ces démarches par une négociation parallèle: il n'utilisa point les bons offices de l'Autriche, mais sut gré à cette puissance de les lui avoir proposés 470.
Décidément, il se plaît dans la société de l'Autriche, et il ne peut s'empêcher de comparer ce charme, cette aménité de rapports, avec le genre nouveau adopté par la Russie, qui s'ingénie, semble-t-il, à compliquer toutes les questions, à les hérisser d'épines. En même temps, voyant l'Autriche s'offrir, certain qu'il n'aura désormais qu'à tendre la main de ce côté pour recueillir une alliance, il se sent de moins en moins porté à condescendre aux désirs de la Russie, à lui passer ses caprices d'imagination et d'humeur. Plus il rencontre de facilité chez d'autres, plus les prétentions d'Alexandre et de Roumiantsof lui paraissent déplacées, déraisonnables, injurieuses, de mauvais augure pour l'avenir, et peu à peu la tentation lui vient, puisque la Russie a négligé de le saisir au bon moment et laissé passer par deux fois l'occasion propice pour avoir un traité, de se soustraire à tout engagement de cette nature et de ne rien contracter.
Sans doute, cette retraite ne devra s'opérer qu'avec précaution et prudence. Il demeure indispensable d'ajourner un dissentiment trop prononcé dans le Nord, car l'Espagne réclame la meilleure partie de nos forces, et de grands coups doivent s'y porter cette année: il reste même désirable d'éviter tout à fait une rupture et par conséquent de fournir au Tsar un motif de rassurance, propre à tenir en repos cet esprit inquiet. Mais si ce prince pouvait se laisser amener, par lassitude, par dégoût des difficultés que soulève la conclusion d'un traité, à se désister de cette exigence, à se contenter d'un acte moins compromettant, tel qu'une déclaration, une simple assurance, que l'on ferait aussi explicite que possible, ce serait tout profit pour nos intérêts, et Napoléon se prêterait avec joie à cet expédient. Il est toujours disposé à affirmer ses principes, car ses principes n'ont point varié, et il ne songe pas plus aujourd'hui qu'hier à reconstituer la Pologne de parti pris et sans nécessité; mais il recule maintenant devant un ensemble de stipulations précises, peut-être insidieuses, à tout le moins fort gênantes pour le cas où la Russie, en reprenant vis-à-vis de lui une attitude hostile, l'obligerait à refaire une Pologne afin de s'en servir contre elle. Il s'arrête donc provisoirement à l'idée de ralentir et d'interrompre le débat sur le pacte en suspens, au lieu de le continuer et de l'accentuer, ainsi qu'il en avait eu tout d'abord l'intention; il s'abstiendra pendant quelques semaines de toute allusion au traité, espérant que le temps et les circonstances suggéreront un autre moyen d'accommodement ou permettront de s'en passer.
Lorsque Champagny lui présente la note préparée d'après ses propres indications, il ne l'approuve pas encore et défend qu'elle soit remise à l'ambassadeur; il la laisse sommeiller dans le portefeuille du ministre; il ajourne toute réponse au contre-projet et reprend cette tactique évasive qu'il avait si justement reprochée au Tsar peu de mois auparavant. Il semble ainsi que les deux empereurs, par une émulation déplorable, continuent à user alternativement du même jeu et se repassent leurs procédés. Lors de la campagne contre l'Autriche et dans l'affaire du mariage, Alexandre a multiplié les artifices, usé de cent détours pour se soustraire à nos pressantes réquisitions; aujourd'hui, tandis que la Russie, enhardie et stimulée par ses angoisses, pousse sa pointe, prononce ses exigences, réclame instamment un mot qui l'éclaire, Napoléon le lui fait attendre de nouveau et se rejette dans les subterfuges de la diplomatie dilatoire.
Pour gagner du temps et se dérober, les prétextes ne manquaient jamais à son imagination fertile. Il les tire maintenant de ses occupations privées, met à profit sa situation de nouveau marié. En pleine félicité conjugale, doit-on s'étonner qu'il n'ait point l'esprit à la politique, que ses ministres éprouvent quelque peine à le saisir, à l'aborder, à obtenir de lui une décision? Convenablement stylé, Champagny raconte à Kourakine que, «n'ayant que très rarement travaillé avec Sa Majesté depuis son mariage», il ignore son opinion sur le contre-projet 471. Il écrit en Russie que «la manière exclusive dont l'Empereur s'est occupé de l'Impératrice depuis son mariage» a forcément retardé l'expédition des affaires 472. S'il est recommandé à notre ambassadeur de laisser peu d'espoir que Sa Majesté adopte jamais la rédaction réclamée, si des arguments lui sont fournis pour justifier cette opposition, M. de Caulaincourt n'aura plus à insister sur la substitution de la phrase française à la phrase russe, ce qui entraînerait nécessairement la conclusion du traité. La pensée du maître à cette heure se révèle dans ces mots d'une dépêche, écrite par Champagny au duc de Vicence le 30 avril: «Combien il serait à désirer que vous puissiez trouver un biais propre à satisfaire la Russie! La convention que je vous ai envoyée était un sacrifice de l'Empereur dont il verrait avec plaisir qu'on le dispensât, et si l'empereur de Russie, n'attachant aucune importance à celle qu'on lui a présentée, arrivait à l'idée de ne pas faire de convention, l'Empereur le verrait avec plaisir: cependant, Sa Majesté ne voudrait pas que le mécontentement de la Russie fût le résultat de cette négociation.»
Après avoir proposé à l'habileté de son ambassadeur un problème à peu près insoluble, Napoléon commence son voyage. Quittant Compiègne le 29 avril, avec l'Impératrice, il prend son chemin vers l'ancienne Belgique par Saint-Quentin, Cambrai et Valenciennes, accompagné de toute sa maison, menant à sa suite le couple royal de Westphalie, la reine de Naples, le vice-roi d'Italie, le grand-duc de Würtzbourg, le prince de Schwartzenberg et le comte de Metternich, l'ambassadeur ordinaire et l'envoyé extraordinaire d'Autriche. Ces deux derniers le quittent à Cambrai, un peu contre son gré; mais lui, aussi attentif à ménager la Russie dans les formes qu'il l'est peu à lui accorder de substantielles satisfactions, s'empare aussitôt de cet incident pour faire savoir à Pétersbourg que l'Autriche ne jouit à sa cour d'aucune prérogative exceptionnelle. C'est par son ordre, à l'en croire, que les deux représentants de l'empereur François ont assisté seulement au début du voyage; s'il n'a point fait participer le prince Kourakine à la même faveur, c'est que l'état de santé de cet ambassadeur le rend perpétuellement indisponible; ne pouvant l'emmener, au moins a-t-il voulu lui procurer les douceurs d'une élégante villégiature. «L'Empereur a fait offrir le château de Villiers au prince Kourakine... le prince de Schwartzenberg et le comte de Metternich ont dû n'accompagner l'Empereur que jusqu'à Cambrai: les honnêtetés faites à cet ambassadeur n'ont rien diminué de la distinction avec laquelle est toujours traité celui de Russie; la longue maladie de ce dernier a d'ailleurs prévenu toute concurrence 473.»
Cette précaution prise, Napoléon continue sa tournée. Avant de visiter Bruxelles, il descend l'Escaut sur une flottille de guerre, va droit au grand point stratégique de la contrée, entre à Anvers au bruit du canon de tous les forts, assiste au lancement d'un vaisseau de guerre, le Friedland, parcourt la Zélande, reconnaît et scrute tous les replis de la côte pour y loger de nouvelles défenses, examine les places frontières et se montre aux Hollandais. Partout, il ordonne de grands travaux d'utilité publique et des ouvrages de fortification, fait ouvrir des canaux et dresser des batteries, répand et impose l'activité, stimule les autorités, réprimande le clergé, étonne les villes par la magnificence de son train et le fracas de ses entrées, éveillant toutefois chez les populations du Nord, fatiguées de despotisme et de guerre, plus d'étonnement que d'enthousiasme. Maintenant, c'est ce voyage si rapide, si rempli, qui est son excuse pour ne point répondre à la Russie. Peut-il s'absorber dans les soins d'une négociation délicate alors qu'il lui faut se déplacer sans cesse, aller chaque jour d'une ville à l'autre, recevoir des hommages, corriger des abus, prescrire des réformes, inspecter et mettre en valeur toute une partie de son empire?
Au fond, il oublie moins la Russie qu'il ne veut s'en donner l'apparence; il cherche toujours un moyen de contenter Alexandre à peu de frais et se flatte un instant de l'avoir découvert. Il n'avait pas encore remercié le Tsar pour les félicitations qu'il en avait reçues à propos de son mariage; dans sa lettre en réponse, qu'il data du château de Laeken, près Bruxelles, et qu'il fit très tendre, il glissa une allusion significative aux affaires de Pologne: «Monsieur mon frère, disait-il, Caulaincourt me fait connaître tout ce que Votre Majesté Impériale a bien voulu lui dire d'aimable à l'occasion de mon mariage. J'y ai reconnu les sentiments qu'elle veut bien me porter. Je la prie d'agréer tous mes remerciements. Mes sentiments pour elle sont invariables, comme les principes qui dirigent les relations de mon empire. Jamais Votre Majesté n'aura à se plaindre de la France. Les déclarations que j'ai faites en décembre dernier font tout le secret de ma politique: je les réitérerai toutes les fois que l'occasion s'en présentera. Je prie Votre Majesté de ne jamais douter de mon amitié et de la haute estime que je lui porte 474 .» En rappelant de la sorte ses précédentes affirmations au sujet de la Pologne, en s'offrant à les renouveler, il les confirmait dès à présent; une pareille lettre ne constituait-elle pas à elle seule une garantie et l'équivalent d'un traité?
À Pétersbourg, il en fut jugé autrement. Alexandre commençait d'éprouver un surcroît d'inquiétude en ne voyant point arriver de réponse à son nouvel envoi. Le message expédié de Laeken fut reçu avec politesse: l'officier qui en était porteur se vit comblé de prévenances; il fut même présenté à l'Impératrice mère, au château de Pavlosk, où l'apparition de l'uniforme français fit sensation; mais Caulaincourt découvrit vite que le Tsar et son ministre, prenant la lettre impériale pour un acte de pure bienséance, n'y trouvaient point matière à se rassurer. Comme moyen d'entente, la Russie s'en tenait à celui qu'elle avait itérativement proposé et n'en admettait pas d'autre: elle voulait son traité, le voulait tel qu'elle l'avait rédigé, et ne se faisait point faute de s'en exprimer avec une netteté courtoise: «C'est toujours la même insistance dans le fond, écrivait Caulaincourt, avec le même ton de conciliation dans les formes 475.»
Surtout, Alexandre avait hâte d'être fixé; il désirait que Napoléon fût mis catégoriquement en demeure de se prononcer, et envoyait à Kourakine des instructions en conséquence. Pressé, aiguillonné par son gouvernement, le vieux prince devait s'arracher à son lit de douleur pour forcer la porte du duc de Cadore, demeuré à Paris pendant le voyage de l'Empereur, et solliciter une réponse qu'on avait ordre de ne point lui fournir; il accablait de ses visites le ministre qui n'avait rien à lui dire, le soumettait à un siège en règle, n'épargnait ni son temps ni ses peines, se livrait à des assauts dont il sortait épuisé, se jugeait héroïque et n'était que fatigant. Au retour de Flandre, qui eut lieu le 1er juin, Napoléon retrouva avec humeur cette triste et dolente figure, cet ambassadeur qui venait d'un air accablé tenir des propos importuns: il lui fit savoir par Champagny «que son voyage avait été tellement consacré aux soins de l'administration intérieure, qu'il s'était vu obligé de laisser de côté tout ce qui avait trait à la politique extérieure 476».
À Paris, Napoléon retrouve aussi Metternich, avenant, dispos, sachant se rendre de plus en plus utile et presque nécessaire. Dans l'intérieur même du ménage impérial, on commençait à lui donner un rôle, à user de son ministère pour quelques services d'ordre intime et délicat. Napoléon continuait à traiter Marie-Louise avec d'infinis ménagements, avec une douceur presque craintive. Il voulait pourtant l'instruire et la former à son rôle d'impératrice, éclairer son inexpérience, en évitant de prendre un ton d'autorité ou de reproche et de faire le «mari morose 477», et il se servait de Metternich pour transmettre à leur adresse des avis qu'il éprouvait quelque embarras à exprimer directement. Le ministre autrichien, connu et apprécié de l'Impératrice depuis nombre d'années, représentant de son père, semblait tout désigné pour remplir près d'elle les fonctions de conseiller discret et écouté. C'était par son intermédiaire que Napoléon engageait Marie-Louise à se défier des solliciteurs et des intrigants, à se montrer moins abordable, à se défendre contre les personnes de son entourage lorsqu'elles voulaient lui en présenter et lui en recommander d'autres, à se mettre en garde contre les protégés de ses protégés, contre les parents «et petits cousins 478».
Puis, il n'était pas fâché que ses égards pour l'Impératrice eussent un témoin, qu'il en fût rendu compte à Vienne, que des traits, des particularités répétées à propos le fissent voir sous un nouveau jour et démentissent sa réputation d'homme terrible. Un matin, il donna rendez-vous à Metternich dans le salon de l'Impératrice; il les y laissa seuls, se retira en fermant la porte et en mettant la clef dans sa poche. Il revint au bout d'une heure et demanda en riant: «Eh bien, avez-vous bien causé? L'Impératrice a-t-elle dit bien du mal de moi? a-t-elle ri ou pleuré? Je ne vous en demande pas compte, ce sont vos secrets à vous deux, qui ne regardent pas un tiers, ce tiers fût-il même le mari.» Le lendemain, prenant Metternich à part, il voulut absolument savoir ce que l'Impératrice lui avait dit, et comme l'autre se défendait de répondre, le faisait languir: «L'Impératrice vous aura dit, reprit-il, qu'elle est heureuse avec moi, qu'elle n'a pas une plainte à former. J'espère que vous le direz à votre empereur, et il vous croira plus que d'autres 479.»
Dans ce rôle de confident un peu forcé des deux époux, Metternich se comportait avec tact et mesure, évitant de prêter au reproche d'immixtion indiscrète et d'intrigue. Il attendait toujours, pour aller chez l'Impératrice, «hors des jours de réception ou d'autres occasions plus ou moins solennelles 480», que l'Empereur l'y eût formellement invité. Avec les autres membres de la famille, il se montrait beaucoup moins réservé; fort goûté par les sœurs de l'Empereur, il manifestait pour leur plaire toutes ses séductions. Brillant causeur, élégant de sa personne, «bien fait, bien mis 481», il savait déployer un genre d'agréments auxquels son collègue de Russie se trouvait totalement impropre, et prenait une place importante dans l'intimité des princesses. Ce mondain à outrance, habitué aux succès de société qu'il aimait et recherchait avec passion pour eux-mêmes, y voyait aussi un moyen d'action politique, et il mettait à profit sa situation privilégiée à la cour, dans l'entourage du souverain, pour se faciliter avec lui de périodiques causeries. Il laissait alors la conversation revenir d'elle-même sur le terrain des affaires. Très bien renseigné, suivant toutes les phases de la négociation polonaise, il saisissait Napoléon au moment propice, dans ses heures d'impatience plus marquée contre Roumiantsof, et en lui fournissant l'occasion de parler des Russes, le faisait se monter davantage contre eux; le mécontentement de l'Empereur grossissait par cela même qu'il trouvait à s'épancher. Au besoin, Metternich plaçait avec art un mot, une remarque propre à envenimer le différend. Enfin, comme si la Pologne ne suffisait pas à amener la brouille, il commença à parler de l'Orient; reprenant et renouvelant cette éternelle question, il se mit doucement, insidieusement, à la pousser comme un coin entre la France et la Russie, pour les mieux désunir.
Il avait une entrée en matière toute trouvée. De récentes nouvelles du Danube venaient d'apprendre que l'activité guerrière des Russes et des Turcs, suspendue pendant l'hiver, s'était réveillée avec le printemps, et que les hostilités recommençaient pour la quatrième fois. La Russie, qui avait faiblement mené et mal terminé sa dernière campagne, se préparait à en recommencer une autre, avec des moyens écrasants: elle voulait à tout prix en finir, clore par un coup d'éclat cette guerre qui traînait d'année en année, obtenir de la Porte, par une paix conquise à la pointe de l'épée, la jouissance incontestée des avantages qu'Erfurt lui avait concédés. Tout donnait à penser que les Turcs, après s'être soutenus l'année précédente grâce à un concours de circonstances imprévues, succomberaient cette fois devant un effort plus puissant, mieux dirigé, et recevraient la loi; le traité qui leur serait dicté consacrerait évidemment l'incorporation à la Russie des Principautés et vaudrait peut-être au vainqueur d'autres avantages.
À Vienne, ce résultat était prévu avec douleur, jugé funeste à la monarchie, mais considéré comme imminent. Les ministres autrichiens se disaient toutefois qu'il dépendait d'un homme de changer la face des événements; un mot, un geste de Napoléon arrêterait mieux les Russes que les multitudes armées dont disposait le grand vizir. Pourquoi ne point s'adresser au suprême arbitre des destinées européennes, obtenir de Napoléon qu'il révoquât les concessions faites à Alexandre, et tirer dès à présent ce profit de la situation nouvelle? L'annexion par les Russes des Principautés n'affecterait-elle point, en somme, les intérêts de la France comme ceux de l'Autriche? Toutes les puissances pour lesquelles le maintien de l'équilibre oriental était une tradition ou une nécessité, en éprouveraient un sérieux préjudice, et Metternich le fit remarquer à Napoléon, peu de temps après la fin du voyage.
--À vous la faute, répliqua l'Empereur, et soulevant le voile sur les négociations d'Erfurt, il indiqua que l'Autriche, sans paraître à la célèbre entrevue, en avait pour une bonne part déterminé les résultats: ses armements, ses manœuvres hostiles, son intention à peine déguisée de nous déclarer la guerre, en nous rendant indispensable le concours de la Russie, avaient été la cause des engagements pris avec cette puissance. L'Autriche avait elle-même fait son sort: elle devait à son attitude «la promesse qu'avait obtenue l'empereur Alexandre que lui, Napoléon, ne s'opposerait pas à la réunion des Principautés à la Russie 482». Il s'arrêta longuement sur ce point d'histoire, exprimant d'ailleurs le regret «d'avoir été jeté forcément hors de sa ligne, qui était infiniment plus conforme aux intérêts de l'Autriche et de la Porte qu'à ceux de la Russie 483». Mais tout ne pouvait-il se réparer? fit observer Metternich: le mal n'était point consommé, puisque les Russes n'avaient pas encore obtenu de la Porte un acte de cession; pourquoi ne point s'entendre, France et Autriche, pour intervenir aujourd'hui en Orient «et ménager une solution qui se rapprocherait autant que possible de l'état de choses existant avant la guerre»? En termes alambiqués, c'était demander à l'Empereur qu'il rétractât sa donation.
Ici, Napoléon fit la sourde oreille: ce que l'Autriche sollicitait de lui timidement, sournoisement, c'était de déchirer un pacte solennel et de manquer outrageusement à la foi jurée. Par cela même, il fournirait aux Russes un juste et immédiat motif de conflit. Or, s'il se laissait entraîner à une rupture par le penchant de son caractère, il ne la recherchait point de parti pris et surtout ne voulait pas mettre ostensiblement les torts de son côté. Il fit donc comprendre à Metternich qu'on lui demandait pour cette fois l'impossible. Seulement, prévoyant qu'il aurait besoin d'alliés dans le cas, de moins en moins improbable, où la Russie se détacherait tout à fait de nous, il n'entendait point décourager entièrement le bon vouloir de l'Autriche, la déshabituer de recourir à lui et de prévoir une action commune. Revenant à son thème d'avant Tilsit, il indiqua qu'une pensée de conservation à l'égard de la Turquie serait dans la suite le point de rapprochement entre les deux empires. Le progrès actuel des Russes obligerait les autres puissances à se concerter pour en prévenir de plus décisifs. Admettant comme fait acquis l'annexion des Principautés, il dit: «C'est cet agrandissement de la Russie qui formera un jour la base de la réunion de la France et de l'Autriche 484.» S'il ajournait encore l'alliance autrichienne comme intempestive et prématurée, il la plaçait en réserve pour les éventualités de l'avenir.
En même temps, mis en confiance par les ouvertures de Metternich, se laissant aller à parler et parlant trop, il ne dissimula plus son acrimonie croissante contre la Russie. Sans doute, il affecte encore de séparer l'empereur Alexandre de son cabinet et de ne point l'envelopper dans la même réprobation; s'il parle de ce monarque, c'est sans aigreur, mais sur un ton de dédaigneuse pitié: «L'Empereur a de bonnes intentions, dit-il, mais c'est un enfant.» C'est toujours le chancelier qui a le privilège d'allumer sa colère et d'attirer ses traits. Il le taxe d'esprit chimérique, perdu «dans les espaces imaginaires», impuissant à distinguer les réalités positives avec lesquelles se fait la politique. Il s'acharne sur ce ministre, récapitule contre lui tous ses griefs, lance même une allusion à l'affaire du mariage, à la théorie émise par Roumiantsof sur les alliances de famille, évoque ce souvenir avec amertume, et montre que la blessure de son amour-propre est toujours saignante. Il revient enfin sur le traité polonais et reprend toute sa thèse. Avec sa prodigieuse loquacité, avec sa manie de répéter à tout propos les expressions fortes et pittoresques dans lesquelles il a une fois moulé sa pensée, les traits qui lui sont venus à l'esprit, les images où il s'est complu, il se sert avec Metternich des mêmes termes qu'avec Champagny et Caulaincourt: «Il faudrait que je fusse Dieu, dit-il, pour décider que jamais une Pologne n'existera! Je ne puis promettre que ce que je puis tenir. Je ne ferai rien pour son rétablissement... mais je ne prendrai jamais un engagement dont l'accomplissement serait placé hors de mes moyens.» Et s'échauffant, s'exaltant, il a le tort de montrer à Metternich, intéressé à le brouiller avec les Russes, combien leurs exigences au sujet de la Pologne l'indisposent et l'excèdent.
Il faut en finir pourtant avec cette importune affaire, tenue en suspens depuis tantôt trois mois. Puisque Caulaincourt n'a point découvert de «biais», d'échappatoire convenable, puisque la Russie insiste toujours pour une réponse à son contre-projet, Napoléon se prépare enfin à la formuler. Il redemande à Champagny la note destinée à Kourakine et laissée en souffrance: il la lit, l'examine, la remanie. Inclinant de plus en plus à l'idée d'esquiver toute espèce de traité, il songe, en procédurier retors, à soulever une question préalable. Kourakine n'a pas caché qu'il n'était autorisé à admettre aucun changement dans le texte présenté. S'il en est ainsi, cette restriction de ses pouvoirs ne s'oppose-t-elle point à toute prolongation utile du débat? Pourquoi discuter avec un ambassadeur qui n'a pas qualité? Napoléon veut que la note mette Kourakine en demeure de faire connaître catégoriquement l'étendue de sa compétence. Cependant, il n'est pas irrévocablement décidé à se retrancher derrière la fin de non-recevoir qu'il se ménage. Il consent que la note entre en même temps dans le vif et le détail du sujet, qu'elle indique fortement ses objections, qu'elle commande par cela même une réponse et réserve la possibilité d'une entente 485. Il se disposait à en fixer définitivement la rédaction, quand de nouveaux courriers arrivèrent de Russie.
Profondément peiné et froissé du silence gardé sur le contre-projet, Alexandre semblait ne plus attendre de réponse et avoir porté définitivement au compte de Napoléon ce manque d'égards et de procédés. Trop fin pour se laisser prendre à des artifices assez gros, trop fier pour se plaindre, il n'insistait plus et se taisait, mais son attitude était significative.
En apparence, rien n'était changé dans ses relations avec notre ambassadeur; c'était toujours la même facilité d'abord, la même affabilité, le même ton de familiarité cordiale. Le duc de Vicence conservait à la cour toutes ses prérogatives; il suivait l'Empereur à toutes les revues, à toutes les manœuvres, dînait régulièrement au palais: donnait-il un bal, Leurs Majestés Russes affectaient de s'y montrer et «d'animer la fête par leur présence 486». Ses conversations avec Alexandre étaient aussi fréquentes, aussi prolongées, aussi amicales que par le passé; ce qui faisait la différence c'était qu'elles roulaient désormais sur des objets étrangers à la politique. À la parade du dimanche, Alexandre parlait exclusivement de questions militaires: il signalait avec quelque complaisance les progrès accomplis par son armée, depuis qu'il l'avait mise à notre école; il montrait ses soldats affranchis de la «raideur allemande»; il avait assoupli ces automates, disait-il, et leur avait donné l'allure leste et dégagée de nos Français; il s'applaudissait d'en avoir fini avec «la gêne inutile des anciens principes prussiens», d'avoir suivi en tout nos exemples, et ajoutait, avec une courtoisie peu sincère, «que les troupes françaises et russes qui seraient réunies pourraient dès le premier moment manœuvrer ensemble sans qu'on s'aperçût dans la ligne et dans l'exécution des manœuvres de la moindre différence 487». Dans son cabinet, il parlait volontiers au duc de ce qui se passait à la cour et dans le monde, des intrigues, des scandales; il touchait mot de ses chagrins intimes, de la douleur que lui avait causée une rupture définitive avec madame Narischkine; il affectait de distinguer en Caulaincourt l'ami privé, qui avait toute sa confiance, de l'homme public, du ministre étranger, et chaque jour la nuance devenait plus sensible. Caulaincourt essayait-il de rompre la glace, de revenir sur les circonstances qui devaient excuser nos retards, un sourire, un geste laissait voir que son interlocuteur n'était point dupe de telles raisons, et aussitôt Alexandre changeait de sujet. Dans la correspondance de l'ambassadeur, le compte rendu de ses audiences, si nourri, si substantiel jadis, se réduisait invariablement à quelques phrases dans ce genre:--25 avril. «Sa Majesté me fit l'honneur de causer longtemps avec moi, mais point d'affaires politiques; elle me parla seulement de choses de société.»--13 juillet: «Le 12, j'ai encore eu l'honneur de voir Sa Majesté aux grandes manœuvres de la garnison. Elle daigna m'accueillir avec sa bienveillance et sa bonté accoutumées, mais ne me parla pas d'affaires 488.»
Tout autre était l'attitude de Roumiantsof. Ce ministre parlait beaucoup, se plaignait plus que son maître, peut-être parce qu'il était plus sincère, moins désenchanté, parce qu'il s'était moins fait à l'idée d'une rupture avec la France et qu'il cherchait encore à dégager la pensée réelle de notre gouvernement à travers les obscurités et les contradictions de notre politique. Pour arracher à Napoléon une réponse, il avait recours à un système déjà employé et mal imaginé. Incontestablement, une insistance digne et ferme sur l'objet même du litige, c'est-à-dire sur le traité, eût été de mise en face du silence injustifiable de l'Empereur. Roumiantsof préférait agir par voie de reproches indirects et de récriminations à côté.
Depuis quelque temps, il s'alarmait et s'indignait de certaines rumeurs, de certains propos qui lui revenaient de Varsovie. Là, avec leur jactance ordinaire, avec une crânerie théâtrale, les habitants continuaient d'arborer leurs espérances patriotiques et prophétisaient tout haut de grands événements. Le pays des Polonais--nos agents en faisaient l'observation--est essentiellement la terre des fausses nouvelles. Dans ces cerveaux légers, tout résonne, tout retentit: les plus minces incidents éveillent un tumulte de pensées, qui se traduit au dehors par des discours surabondants et téméraires. Varsovie, redevenue capitale, était l'un des endroits de l'Europe où l'on pérorait le plus. La vie mondaine y avait repris son éclat d'autrefois; les salons étaient nombreux, actifs; des femmes séduisantes attisaient par leur langage le feu des esprits, et dans ce milieu brillant et bruyant naissaient périodiquement, au milieu des plaisirs et des intrigues, des bruits de guerre, de changement, de prochaine et complète restauration. Les journaux du pays et de l'étranger en recueillaient les échos, lançaient des articles à sensation, auxquels la spéculation trouvait son compte. Napoléon était étranger à ces écarts de parole et de plume: il les désapprouvait, lorsqu'ils venaient à sa connaissance; sans fermer violemment la bouche aux Polonais, que sa situation équivoque vis-à-vis de la Russie l'obligeait de plus en plus à ménager, il les exhortait au calme et parfois les reprenait durement. Néanmoins, s'armant de tout ce qui se dit et s'écrit en Pologne ou au sujet de la Pologne, sans l'aveu et souvent à l'insu de l'Empereur, Roumiantsof prétend lui en faire porter la responsabilité; il s'en prend à lui des propos que débitent les dames de Varsovie ou des nouvelles qui s'égarent dans les journaux d'Allemagne, y trouve matière à de continuelles et aigres observations. En possession d'un grief réel, il en allègue de mal fondés ou de frivoles, lance des imputations auxquelles il est trop facile de répondre et qui vont inutilement envenimer les rapports. Pour forcer Napoléon à parler, à s'expliquer, il le pique sans cesse, lui décoche des traits menus, mais acérés et déplaisants, s'évertue à le harceler de propos amers et d'insinuations malveillantes.
D'abord, il s'étonne et s'afflige de retrouver dans certains journaux français, pour désigner le pays et la nation des Varsoviens, les noms de Pologne et de Polonais. Puis, il signale un article paru dans la Gazette de Hambourg. Ce journal, très répandu en Europe, fort lu dans les chancelleries, a mentionné, sous la rubrique de Varsovie, le bruit qui court du rétablissement de la Pologne. Ces lignes ont paru dans une ville occupée par nos troupes; faut-il y lire un encouragement officieux à d'illicites espérances? C'est ce que demandent Roumiantsof et Alexandre lui-même, et ils s'attirent de Napoléon une réplique à la fois rassurante et dédaigneuse:
«Il a vu avec peine, fait-il écrire par Champagny, l'importance que l'empereur Alexandre met à je ne sais quel article de la Gazette de Hambourg. Ce prince ignore-t-il donc que tant de faux bruits journellement répandus par les gazettes malgré la surveillance des gouvernements sont le produit de l'agiotage, que ces gazettes sont ou soufflées par l'Angleterre ou les échos des spéculateurs? Faut-il beaucoup s'étonner qu'un tel article échappe à la surveillance du sieur Bourienne (alors consul à Hambourg), qui, d'ailleurs, n'est pas le censeur des gazettes s'imprimant à Hambourg, qui ne les voit pas avant qu'elles paraissent et qui ne peut donc prévenir de telles inconvenances, mais seulement en témoigner son mécontentement au rédacteur et aux chefs du gouvernement? Mais un article annonçant le rétablissement du royaume de Pologne est si évidemment absurde, particulièrement aux yeux des agents de Sa Majesté, qui savent très bien qu'elle n'a d'autre politique que de maintenir le continent dans son état actuel pour le diriger tout entier contre l'Angleterre, qu'aucun d'eux n'a pu prévoir qu'un tel article, qui fait sourire de pitié, peut inquiéter et mécontenter une grande puissance, l'amie et l'alliée de la France 489.»
À quelques jours de là, nouvelle alerte. Le chancelier s'émeut d'une brochure parue dans le duché, très polonaise de tendances, et signée d'un nom peu connu en France, populaire à Varsovie, celui de Kollontay, qui a été naguère l'un des lieutenants de Kosciusko. Napoléon apprend cette publication par le bruit qu'en fait la Russie et s'irrite de se voir mis en cause à propos de cet incident: «Monsieur le duc de Cadore, écrit-il à son ministre, je désire que vous parliez au prince Kourakine au sujet de la lettre du duc de Vicence du 29 mai. Vous lui ferez connaître que j'ai été affligé de ce que le comte de Roumanzow a dit au duc de Vicence, qu'aucune gazette française ne parle de la Pologne, que je ne connais nullement le nommé Kollontay, que je n'ai point lu sa brochure, qui n'a pas paru ici, et qu'on me parle de choses qui tombent des nues 490.»
Cette lettre trahit chez l'Empereur une impatience grandissante: à travers ses expressions de plus en plus vives, on sent croître et bouillonner le flot montant de sa colère. Pourtant, il se contient encore, et puisque la Russie attache tant d'importance à ce qui s'imprime et se publie, il fait démentir et prendre vivement à partie par le Journal de l'Empire les gazettes allemandes qui ont répandu de faux bruits ou employé des expressions incorrectes 491. Le 30 juin, dans une note insérée au Moniteur, l'étroite union des deux empires est une fois de plus affirmée.
Note 491: (retour) «Les écrivains périodiques de l'Allemagne, dit à ce sujet l'officieux organe, sont devenus d'une grande fécondité à inventer des fables pour amuser leurs lecteurs, et, à cet égard, il semble que les habitants des rives de l'Elbe ne le cèdent point en crédulité à ceux qui naissent sur les bords de la Garonne...» Numéro du 18 juin.
Ce même jour, M. de Champagny voit entrer chez lui Kourakine, qui se dit chargé d'une importante communication. Qu'est-ce encore? Le prince lit une longue lettre de Roumiantsof: elle lui ordonne «de faire des démarches pressantes relativement à la convention, ou plutôt relativement au bruit qui s'accrédite de plus en plus de l'intention de l'empereur Napoléon de rétablir la Pologne». Cette fois, l'accusation est positive, et sur quoi se fonde-t-elle? Toujours sur le langage de certains journaux, sur la rumeur publique, sur les propos qui se colportent à Varsovie: c'est d'après de tels indices que Napoléon entend révoquer en doute la parole qu'il a tant de fois et si solennellement donnée!
Alors l'orage amoncelé en lui fit explosion. D'un sentiment très marqué d'humeur, de mécontentement, il passe à une franche, tempétueuse et débordante colère. Cette perpétuelle doléance, qui gémit à son oreille comme un refrain monotone, lui devient odieuse: le procès de tendance qu'on lui fait l'exaspère, et puisque Roumiantsof s'obstine à se forger contre lui grief de tout, à lui imputer une agitation qu'il ignore, «à le rendre comptable d'articles de gazette écrits à deux cents lieues de Paris, ou de brochures qui seront à jamais inconnues en France, ainsi que ceux qui les composent 492», il rétablira les responsabilités respectives et réduira la Russie au silence par une foudroyante réponse. À cet instant, il ne cherche plus à dissimuler ni à feindre: il redevient grand, en cessant d'être trop habile; il met à nu sa politique et jette au vent sa pensée, dans un accès de fureur déplorable et superbe.
Le 1er juillet au matin, devant Champagny qui est venu lui porter la commission de Kourakine, il parle, il dicte, et il veut que ses expressions soient transmises textuellement au duc de Vicence, afin que cet ambassadeur trop doux, trop mou, trouve dans cet envoi la règle de ses discours et sache comment il faut parler aux Russes. C'est donc à la Russie elle-même qu'il s'adresse par l'intermédiaire qu'il s'est choisi; c'est elle qu'il cingle de paroles acerbes, de reproches véhéments, énumérant ses concessions, ses bienfaits, rappelant qu'il n'a reçu en retour qu'une assistance équivoque avant la campagne d'Autriche, un concours dérisoire pendant la guerre, et aujourd'hui, pour combler la mesure, des plaintes mal fondées, «des insinuations ridicules, des soupçons outrageants». Et lorsqu'il se prétend méconnu et calomnié, il reste, de son point de vue, parfaitement sincère et convaincu. Par une disposition propre aux esprits entiers et possédés d'orgueil, il ne s'attache qu'au côté de la question où il se juge et se sent inattaquable. Sans vouloir se rappeler que sa conduite en maintes circonstances, ses atermoiements, la liberté d'allures laissée aux Polonais, autorisent bien des soupçons, il s'arrête au fait en lui-même, à la réalité de ses intentions, et, sous ce rapport, l'accusation qu'on lui jette à la face, dans les termes absolus où elle est portée, demeure injuste. Il rétablira sans doute la Pologne si la Russie l'y provoque par des manœuvres hostiles et lui en fait une nécessité stratégique, mais il n'ira point reconstituer la Pologne spontanément, par dessein préconçu, par principe, par générosité mal entendue, par Don Quichottisme, suivant l'expression qu'il répète à satiété: il n'ira point de gaieté de cœur s'enfoncer dans le Nord, risquer une immense aventure, pour se donner le stérile honneur de briser les chaînes d'un peuple et de réparer le crime de l'autre siècle. Jamais prince n'a été plus éloigné que lui de faire la guerre pour une idée, et cette conception cadre si peu avec sa manière toute pratique, toute réaliste, d'envisager la politique, qu'il n'admet point qu'on la lui puisse supposer de bonne foi. Il en vient à se demander si la Russie est sincère dans l'expression de ses épouvantes: derrière les propos qu'elle lui tient, il croit lire une secrète et traîtresse arrière-pensée. En lui cherchant cette querelle, la Russie ne veut-elle point se ménager un prétexte pour le quitter, pour revenir à l'Angleterre? Dès qu'elle aura recueilli tous les bénéfices de l'alliance, ne va-t-elle point en répudier les obligations? Eh bien, si cette défection se produit, c'est la guerre. Il le dira franchement, sans ambages, sans détours, et ce mot de guerre, jeté pour la première fois à la Russie, jaillit et luit dans son langage comme un éclair d'épée.
«Que prétend la Russie, s'écrie-t-il, par un tel langage? Veut-elle la guerre? Pourquoi ces plaintes continuelles? Pourquoi ces soupçons injurieux? La Russie veut-elle me préparer à sa défection? Je serai en guerre avec elle le jour où elle fera la paix avec l'Angleterre. N'est-ce pas elle qui a recueilli tous les fruits de l'alliance? La Finlande, cet objet de tant de vœux, de tant de combats, dont Catherine II n'osait pas même ambitionner quelque démembrement, n'est-elle pas, dans toute sa vaste étendue, devenue province russe? Sans l'alliance, la Valachie et la Moldavie resteraient-elles à la Russie? Et à quoi m'a servi l'alliance? A-t-elle empêché la guerre contre l'Autriche, qui a retardé les affaires d'Espagne? Est-ce l'alliance qui a fait les succès de cette guerre? J'étais à Vienne avant que l'armée russe fût rassemblée, et cependant je ne me suis pas plaint; mais certes on ne doit pas se plaindre de moi. Je ne veux pas rétablir la Pologne. Je ne veux pas aller finir mes destinées dans les sables de ses déserts. Je me dois à la France et à ses intérêts, et je ne prendrai pas les armes, à moins qu'on ne m'y force, pour des intérêts étrangers à mes peuples. Mais je ne veux pas me déshonorer en déclarant que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, me rendre ridicule en parlant le langage de la Divinité, flétrir ma mémoire en mettant le sceau à cet acte d'une politique machiavélique, car c'est plus qu'avouer le partage de la Pologne que de déclarer qu'elle ne sera jamais rétablie. Non, je ne puis prendre l'engagement de m'armer contre des gens qui ne m'ont rien fait, qui m'ont bien servi, qui m'ont témoigné une bonne volonté constante et un grand dévouement. Par intérêt pour eux et pour la Russie, je les exhorte à la tranquillité et à la soumission, mais je ne me déclarerai pas leur ennemi, et je ne dirai pas aux Français: Il faut que votre sang coule pour mettre la Pologne sous le joug de la Russie. Si jamais je signais que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, c'est que j'aurais l'intention de le rétablir. Ce serait un piège que je tendrais à la Russie, et l'infamie d'une telle déclaration serait effacée par le fait qui la démentirait. J'ai montré de l'empressement à satisfaire la Russie en envoyant une convention toute ratifiée. Elle renfermait tout ce que je pouvais raisonnablement promettre et tenir, au delà de ce qu'on pouvait me demander; elle allait au but aussi bien que la première et la deuxième. Mais on insiste sur celle-ci par des motifs que je ne puis expliquer. Il semble que ce soit une lutte d'amour-propre. Tous les hommes sensés conviennent que c'est, aux termes près, la même chose, et les Russes mêmes sont de cet avis. Quand on voudrait m'humilier en me dictant la loi, on ne pourrait pas le faire davantage qu'en me prescrivant ainsi les termes dans lesquels je dois souscrire un acte dont le but m'est étranger, auquel je ne me prête que par déférence, et qui est pour moi sans avantage comme sans nécessité 493.»
Comme sanction à ces véhémentes paroles, Napoléon va-t-il couper court à toute discussion sur le traité, retirer purement et simplement ses offres? Puisque la Russie semble découvrir des velléités hostiles, se refusera-t-il à lui livrer un engagement, quel qu'il soit, à fournir contre lui cette arme? Dans la suite de sa dictée, il semble se radoucir et proclame l'invariabilité de ses sentiments: «Si l'Empereur est mécontent du langage qu'on lui tient de la part de la Russie, il n'en est pas moins ferme dans l'alliance; il a toujours marché droit et sans hésitation... L'Empereur est, à l'égard de la Russie, ce qu'il a toujours été depuis la paix de Tilsit 494.» Quant à la convention, il «se prêtera à des changements, mais ne flétrira pas sa mémoire par un acte déshonorant 495». Enfin, il annonçait sous peu de jours l'envoi à Kourakine de la note responsive, mais une soudaine fatalité allait ajourner de nouveau la remise de cette pièce, retarder encore le dénouement attendu en Russie avec une si douloureuse impatience, laisser à la colère de l'Empereur le temps de mûrir et de fructifier.
Depuis le retour de Leurs Majestés à Saint-Cloud, les fêtes à l'occasion du mariage, interrompues par le séjour à Compiègne et l'excursion dans le Nord, avaient repris de plus belle. Paris, l'armée, les princes, les représentants étrangers, se mettaient tour à tour en frais d'imagination pour offrir aux souverains des hommages et des plaisirs. Le 10 juin, il y avait eu bal à l'Hôtel de ville, avec feu d'artifice et illumination générale; le 14, fête champêtre chez la princesse Pauline, dans ses jardins de Neuilly; le 24, fête donnée par la garde à l'École militaire. Ce n'étaient partout que divertissements variés, animation joyeuse, déploiement inouï de faste et de magnificence. On sait qu'un lugubre événement attrista la fin de cette période d'enivrement et parut projeter sur l'avenir une lueur sinistre.
Le 1er juillet, le prince de Schwartzenberg donnait un grand bal dans son hôtel de la rue de Provence, transformé pour la circonstance en palais de féerie. À cette réunion, attendue comme un événement, la cour, la haute société de Paris, le corps diplomatique figuraient au complet, et le prince Kourakine, à peu près remis, brillait au premier rang des ambassadeurs. Leurs Majestés avaient fait leur entrée, assisté dans le jardin à un ballet champêtre et à des figurations allégoriques; placées sur une estrade, elles dominaient la salle des danses, échafaudée contre les murs de l'hôtel et superbement tapissée, lorsque le feu prit à l'une des tentures, trop rapprochée d'un groupe de bougies. En un instant, la salle entière s'embrasa. Napoléon sortit alors avec l'Impératrice, qu'il rassurait et protégeait. Il s'éloignait pourtant à pas comptés, impassible, soucieux de garder sa dignité et d'imposer le sang-froid par son exemple. Derrière lui, la foule s'accumulait, s'écrasait, sans oser le devancer. De cette multitude folle d'impatience et de terreur, une voix s'éleva tout à coup: «Plus vite», dit-elle, et l'Empereur pressa le pas, obéissant à cet appel anonyme, et devant ce spectacle du César invincible aux armées humaines, cédant aux éléments en révolte et chassé par les flammes, un ancien eût cru voir le signe et l'image anticipée des futures catastrophes. Après avoir mis l'Impératrice en sûreté, Napoléon revint au danger, en tenue de combat: il organisa la lutte contre l'incendie, les mesures propres à sauver les parties intactes du palais, à assurer la recherche des victimes ensevelies sous les décombres. Leur nombre fut malheureusement grand; parmi les blessés, le prince Kourakine fut relevé des premiers, la tête, le visage et les mains affreusement brûlés 496.
Note 496: (retour) «Je vis, je vois encore--écrit le feu duc de Broglie dans ses Souvenirs--le pauvre prince Kourakine, perclus de goutte, couvert de diamants, roulant son énormité sous les décombres, et le général Hulot, le frère de la maréchale Moreau, employant à l'en dégager le bras qui lui restait.» I, 118.
Ainsi ce personnage, malencontreux jusqu'au bout, disparaissait à l'heure où ses services devenaient le plus nécessaires, où il allait être l'intermédiaire de nos dernières propositions. Pendant douze jours, sa vie fut en danger, et le cabinet français dut naturellement s'abstenir de lui adresser aucune communication d'affaires. Durant cet intervalle, l'Empereur réfléchit, s'anima de plus en plus, se fixa à l'idée de ne plus même discuter au fond les exigences d'Alexandre et de s'en tenir à la question préalable. À la note préparée pour Kourakine et longuement développée, il fit substituer quelques lignes brèves et sèches: «Le soussigné désire savoir, écrivit le ministre des relations extérieures sous sa dictée, si M. l'ambassadeur a les pouvoirs nécessaires pour signer une convention non moins propre que les trois autres à atteindre le but qu'on se propose, mais dans laquelle quelques expressions du projet russe, contraires à l'usage diplomatique, seraient remplacées par des expressions équivalentes, changement nécessaire, puisque seul il rendra cet acte conforme à la dignité de la France en conciliant tous les intérêts de la Russie 497.»
Ce fut le premier secrétaire de l'ambassade, M. de Nesselrode, qui répondit au nom de son chef empêché. Il déclara, selon les instructions rigoureuses de sa cour, que le représentant russe à Paris n'avait pouvoir d'admettre par lui-même aucun amendement: il demandait toutefois à connaître les modifications désirées par la France, afin d'en informer son gouvernement 498. Napoléon prévoyait cette réponse, d'après le langage antérieur de Kourakine: en la provoquant, il n'avait eu d'autre but que de mettre une fois de plus la Russie dans son tort, de lui faire avouer à elle-même le caractère irréductible de ses prétentions et l'intransigeance de sa politique, de se procurer un prétexte pour se dérober définitivement. Ce prétexte lui étant fourni, il se hâta de le saisir, défendit de répondre à Nesselrode et de revenir sur le traité «objet de tant de réclamations 499». La France et la Russie restaient nominalement alliées, mais la question de Pologne demeurait entre elles pour leur interdire la confiance, envenimer tous leurs rapports, accélérer leur brouille, et le point de mésintelligence s'accentuait, se mettait en plein relief, par l'inanité constatée d'un grand effort pour s'expliquer et s'entendre.
Dans ce débat qui avait roulé sur une phrase, mais sur une phrase derrière laquelle se dissimulait une irrémédiable divergence d'intentions, Napoléon avait incontestablement pour lui le fonds même du droit. Il avait offert tout ce que sa dignité et ses intérêts lui permettaient d'accorder, à savoir qu'il se détournerait de la Pologne et ne l'assisterait en aucune circonstance. La Russie avait voulu plus: elle avait voulu qu'il frappât de sa main et achevât une nation dont il avait éprouvé la fidélité, qu'il lui infligeât une irrévocable déchéance, qu'il s'engageât pour la postérité, qu'il prît à sa charge et aggravât même le forfait d'autrui, car les trois puissances, en partageant la Pologne, n'avaient point mis par écrit qu'elle ne revivrait jamais. Une telle formule, qui peut-être dissimulait un piège, dérogeait en tout cas au code des nations, au langage qu'il est permis aux souverains de tenir décemment, lorsqu'ils stipulent et contractent. En toute justice, en tout honneur, Napoléon pouvait soutenir que capituler devant cette exigence, c'eût été abaisser son caractère et offenser sa gloire. Seulement, il avait lui-même compromis la valeur de sa cause par la faute de ses procédés, tour a tour évasifs et violents, dépourvus successivement de loyauté, de convenance et de mesure. Puis, sa grandeur même et ses abus l'avaient placé en dehors des règles ordinaires qui président aux rapports des États; il lui était difficile de les invoquer dans toute leur rigueur, après les avoir fait céder tant de fois aux nécessités de sa politique, aux entraînements de son avidité et de sa fougue, et cette vérité doit dominer désormais toutes les appréciations. Si Napoléon avait raison dans la plupart des questions soulevées entre lui et l'Europe, prises en elles-mêmes, envisagées individuellement, telles qu'il savait avec un art consommé les poser et les traiter, il avait tort dans l'ensemble, tort par l'universalité de ses prétentions, par le nombre, l'audace, l'extension démesurée de ses entreprises, qui excusaient contre lui des précautions extraordinaires et légitimaient toutes les défiances.
Metternich saisit l'Empereur dans le moment de son irritation contre les Russes pour lui signaler leurs progrès sur le Danube.--Espérances données à l'Autriche.--État des esprits à Vienne: les deux partis.--Avances significatives du ministère.--Intervention personnelle de l'empereur François.--Metternich sollicite Napoléon de manquer aux engagements d'Erfurt et de retirer le don des Principautés.--Refus de l'Empereur; raisons de sa loyauté.--Il interdit à la Russie toute conquête transdanubienne.--Nouveaux sujets de mécontentement contre Roumiantsof; violente prise à partie de ce ministre.--Les Russes dans les villes d'eaux d'Allemagne; politique féminine.--La colonie russe de Vienne.--Situation de notre ambassade dans cette ville; résistances aristocratiques et mondaines.--Le roi de Vienne.--Le salon de la princesse Bagration.--Intrigues de M. d'Alopéus.--Réapparition de Pozzo di Borgo.--Napoléon exige son expulsion et demande le rappel du comte Razoumovski.--Nouveau méfait des Russes de Vienne.--Napoléon porte plainte; il se substitue à son ministre et prend lui-même la plume; notes corrigées et remaniées de sa main.--Le prince Kourakine en villégiature.--Conversation de l'Empereur avec le frère de cet ambassadeur; tonnantes paroles.--Conception fondamentale que se fait l'Empereur de ses rapports avec la Russie.--L'alliance est la condition de la paix.--Effet produit en Europe et en Russie par la résistance de l'Espagne.--Napoléon cherche à ajourner le conflit dans le Nord et ne renonce pas à l'éviter.--Caractère de ses relations personnelles avec l'empereur Alexandre.--Redoublement d'efforts contre l'Angleterre; blocus continental; préparatifs d'expéditions; vues persistantes de Napoléon sur l'Égypte: son plan pour 1812 est une grande campagne navale.--Précautions militaires dans le duché de Varsovie.--Suite de l'action russe à Vienne.--Diplomatie occulte et diplomatie officielle.--Désaveu apparent de Pozzo di Borgo; son envoi en mission secrète à Constantinople.--Propagande en Pologne.--La Russie commence mystérieusement ses préparatifs militaires; travaux sur la Dwina et le Dnieper; formation de plusieurs armées.--Projets défensifs et offensifs.--Alexandre prend le premier ses dispositions en vue d'une rupture; les fautes et les excès de Napoléon vont la précipiter.
La note finale à Kourakine avait été dictée le 4 juillet. Dans la soirée du lendemain, Metternich se fit conduire à Saint-Cloud et insista pour être admis au coucher de Sa Majesté, à laquelle il avait d'intéressantes communications à porter. Un avis, reçu la veille à l'ambassade et venu de Bucharest par la voie de Vienne, annonçait que l'armée russe du Danube, ayant franchi ce fleuve, avait enlevé Silistrie, bloqué le grand vizir dans Schoumla et pris audacieusement son chemin vers les parties centrales de la Turquie; les colonnes d'avant-garde menaçaient Varna, après avoir dépassé la ligne des Balkans. C'étaient là de graves nouvelles dont il importait que l'empereur Napoléon eût la primeur, et Metternich, en se rendant à Saint-Cloud, avait pris avec lui un extrait des bulletins arrivés du théâtre de la guerre 500.
En l'apercevant, Napoléon congédia tout le monde. Aux premiers mots de l'Autrichien, il alla chercher une carte, qu'il apporta toute déployée. Des épingles, piquées sur la partie représentant le bassin du Danube, indiquaient les positions des belligérants, la direction des différents corps, et prouvaient avec quel intérêt l'Empereur suivait les opérations de la guerre russo-turque. D'après les renseignements fournis par Metternich, il déplaça ses épingles, marqua les progrès des Russes; ceci fait, il resta plus d'un quart d'heure à examiner la carte, à se rendre compte, sans dire une parole, attendant de s'être bien pénétré de la situation nouvelle pour en tirer les conséquences. Tout d'un coup, il lança son diagnostic; la campagne était perdue pour les Turcs; il ne leur restait qu'à souscrire aux exigences du vainqueur. Il dit avec quelque émotion: «Voilà la paix! oui, c'est la paix, les Turcs sont forcés de la faire. Eh bien! c'est, comme je vous le disais dernièrement, l'alliance entre la France et l'Autriche; nos intérêts sont communs.» Et il répéta plusieurs fois: «Oui, voilà l'alliance véritable entre nous, une alliance basée sur des intérêts communs, la seule durable 501.»
Il y avait loin de cette explosion aux paroles de simple encouragement données trois semaines plus tôt à l'Autriche, et cette différence de langage permet d'apprécier à quel point, en ce peu de temps, l'Empereur s'était éloigné de la Russie, de mesurer l'effrayant progrès de son détachement. Fallait-il cependant le prendre au mot? Entre le beau-père et le gendre, ne restait-il qu'à convenir des termes dans lesquels se formulerait une alliance admise en principe et virtuellement faite? La suite de la conversation prouva qu'une telle interprétation dépasserait la pensée de l'Empereur. S'il s'était exprimé d'abord au présent, afin de mieux impressionner son interlocuteur, il se reprit bientôt pour ne plus parler qu'au futur. Actuellement, dit-il, l'Autriche devait se consacrer à la réfection de ses forces, se reposer avec calme sur l'avenir: c'était un grand pas de fait que d'avoir constaté l'identité des intérêts: l'alliance viendrait, elle viendrait à son heure, sûrement, et l'on verrait qu'un mariage entre familles souveraines peut aider à leur réunion, quoi qu'en pensent certains esprits mal tournés: «Romanzof, dans ses chimères, croyait qu'une alliance de famille n'était rien, qu'au contraire elle nous ramènerait à un état de refroidissement, parce que, en me brouillant un jour avec l'Impératrice, je me brouillerais naturellement aussi avec son père. Il ne sait pas que l'empereur Napoléon ne se brouillera jamais avec sa femme, qu'il ne se brouillerait pas avec elle, lors même qu'elle serait infiniment moins distinguée qu'elle ne l'est sous tous les rapports. Ainsi une alliance de famille est beaucoup, mais elle n'est pas tout 502.» Et il toucha à plusieurs reprises «la corde de rapports politiques plus intimes 503», sans manifester dès à présent l'intention de se compromettre par une signature. Au fond, il subordonnait toujours l'alliance avec Vienne au cas où la Russie viendrait totalement à lui manquer; cette hypothèse se rapprochant, il avait voulu se ménager plus sûrement la ressource qu'il avait en vue, tenir l'Autriche par une espérance plus positive, mais non s'enchaîner à elle par des engagements incompatibles avec ceux qui le liaient encore à la Russie et qu'il était décidé, malgré tout, à ne pas rompre le premier.
À Vienne, au moins dans certains cercles, on était plus pressé, on voulait aller plus vite en besogne, et l'accord avec Napoléon était envisagé comme une nécessité d'urgence. Les succès des Russes y avaient produit une sensation profonde. De l'aveu unanime, c'était leur établissement dans les Principautés confirmé à bref délai par une paix conquérante: cette mainmise sur le Danube inférieur compléterait l'investissement de la monarchie, déjà cernée du côté de l'Ouest par l'Allemagne et l'Italie françaises; après l'Occident, c'était l'Orient qui se fermait, et quelque prévu que fût ce résultat, l'Autriche se révoltait à son contact. Prise entre deux empires en voie de croissance indéfinie, serrée dans cet étau, elle éprouvait un insupportable malaise, et l'idée d'une tentative suprême pour se dégager, pour se garder une issue, pour écarter les Russes du Danube, traversait tous les esprits.
Sur le moyen à employer, les avis se partageaient, et des dissidences profondes, violentes, se manifestaient. La haute société, demeurée hostile à la France, ne dissimulant plus ses sentiments, subissant d'ailleurs l'influence du comte Razoumovski et de sa coterie, ne montrait de ressource que dans une explication franche et cordiale avec la Russie. Le Tsar, affirmait-elle, ne demandait qu'à s'entendre, et l'apparition de M. d'Alopéus à Vienne semblait confirmer ces dires. Cet agent, dont nous avons vu le départ de Pétersbourg et parcouru les instructions, venait de se glisser dans la capitale autrichienne. Là, à remarquer l'affectation avec laquelle il prolongeait son séjour, sous des motifs d'intérêt privé et de famille qui ne trompaient personne, il était aisé de reconnaître que Naples n'aurait jamais sa visite et que Vienne était le théâtre assigné à son activité. Il s'était fait présenter à l'Empereur, aux archiducs; il murmurait à leur oreille des paroles de conciliation, mais c'était surtout dans le monde, dans les salons, qu'il cherchait à «recruter des prosélytes 504» et n'y réussissait que trop bien. Le terrain lui avait été préparé à merveille par son ami et ancien collègue Razoumovski; celui-ci l'avait fait précéder d'une réputation d'habileté, de génie politique, l'avait annoncé comme l'un des personnages les plus marquants de la diplomatie russe et l'homme de confiance de l'empereur Alexandre. Sous de tels auspices, Alopéus avait été accueilli dans les milieux les plus fermés; il y était fêté, cajolé; il s'y posait en adversaire irréconciliable de la France, et parlait sans ménagements d'une nouvelle ligue pour la délivrance de l'Europe. Auprès d'un tel objet, ajoutait-il, que pesaient les intérêts secondaires qui s'agitaient sur le Danube? Au reste, sans renoncer à de justes prétentions, l'Empereur son maître avait à cœur de ménager les intérêts et les susceptibilités de l'Autriche; il lui ferait la part belle dans tout arrangement définitif.--Pourquoi, reprenaient à l'envi les membres de la faction anglaise et russe, ne point mettre à profit ces heureuses dispositions, ne point saisir ce fil, ne pas obtenir du Tsar une transaction en Orient, au prix d'une alliance en Occident 505?
Tout autre et non moins vivement exprimée était l'opinion des personnages qui s'étaient attachés, par principe ou par intérêt, à la famille Metternich. Ceux-ci, comme le ministre lui-même, croyaient à l'utilité d'un rapprochement temporaire, mais étroit, avec la France. En l'absence de leur chef, faiblement remplacé par son père, ils exagéraient encore ses tendances. Dans la crise présente, ils ne voyaient de salut qu'en Napoléon; à les entendre, il fallait au plus vite, en se livrant à l'Empereur, le détacher de la Russie et obtenir qu'il opposât son veto à l'annexion des Principautés.
Moins nombreux que l'autre, recruté dans un milieu social moins élevé, ce parti l'emportait depuis le mariage dans le conseil du souverain; il détenait le pouvoir, mais n'avait pas eu le temps de s'y affermir. Si l'empereur François semblait incliner de bonne foi vers la France, nos adversaires ne négligeaient aucun effort pour le ressaisir. Ils le poursuivaient à toute heure, en tout lieu; c'était contre le repos de ce monarque, las de politique et ami de ses aises, une conspiration permanente. Pendant un récent voyage en Bohême, il avait été en butte à de continuels assauts. Allait-il aux eaux de Baden, près de Vienne, chercher la santé et la solitude, il voyait surgir autour de lui des émissaires dont les propos le laissaient incertain et troublé. Conscient de sa faiblesse, peu sûr de lui-même, il eût voulu qu'un engagement en bonne forme avec Napoléon le mît en garde contre ses propres défaillances et contre d'importunes obsessions; il aspirait à se lier, à s'enchaîner, à abdiquer un libre arbitre dont il craignait de faire mauvais usage. Il disait à notre ambassadeur: «Les intrigues n'auront un terme que lors de la signature d'un traité d'alliance 506.» Profitant de ces dispositions, le parti Metternich fit décider que des paroles positives seraient adressées à Napoléon et son intervention sur le Danube officiellement requise.
Dès le commencement de juillet, le vieux prince de Metternich s'ouvrit à notre ambassadeur: signalant avec amertume les progrès de la Russie, il concluait de là à l'avantage «d'un concert entre la France et l'Autriche pour mettre un terme aux empiétements de cette puissance barbare qui pesait sur toute l'Europe et menaçait de la subjuguer 507». Les jours suivants, M. Otto n'entendit que déclamations sur le péril moscovite, «sur cet esprit de conquête qui, depuis la Laponie jusqu'à la mer Égée, menaçait de tout engloutir 508». Il s'agissait à toute force de dégoûter Napoléon de la Russie, de détruire ce reste d'alliance qui rendait «la position de l'Autriche extrêmement gênante», de l'aveu même de ses ministres. La Russie, disait le prince de Metternich, ne serait jamais pour nous une amie sincère; chez elle, «quelles que puissent être les dispositions personnelles de l'empereur Alexandre, les hommes les plus influents favoriseraient toujours l'Angleterre 509». Pour lever le masque, elle n'attend que d'avoir terminé sa guerre avec les Turcs et mis hors de combat ces alliés traditionnels de la France. Comme preuve de cette intention, des agents officiels ou officieux viennent nous signaler la «conduite louche» du cabinet de Pétersbourg et son jeu en partie double, l'opposition qui existe entre ses déclarations publiques et les manœuvres secrètes de ses agents: ils vont jusqu'à dénoncer «l'allure étrange de M. d'Alopéus, qui paraît avoir été envoyé plutôt par le roi Georges que par l'empereur Alexandre 510». Ces intrigues, ajoutent-ils, troublent la société de Vienne et minent le crédit du parti français; le ministère actuel est animé des meilleures dispositions, mais pourra-t-il se soutenir contre la poussée des éléments hostiles, si la France ne lui permet de s'étayer d'elle? L'occasion est unique pour s'emparer définitivement de l'Autriche et fixer ses principes; mais que l'empereur Napoléon se hâte de la saisir, sans quoi on ne répond plus de rien: «Tout ceci tient à un fil, disait le prince de Metternich; il faudrait bien peu de chose pour le rompre 511.» En même temps, les flatteries personnelles à l'adresse de Napoléon redoublaient, et l'empereur François ne s'y épargnait point, avec son habituelle bonhomie. Il s'émut, s'attendrit, à la nouvelle que Marie-Louise allait le rendre grand-père: parlant du futur roi de Rome, il prononça ces mots qu'il devait trop oublier: «Cet enfant trouvera toujours en moi les sentiments d'un père 512.»
Lorsque le terrain eut été ainsi préparé, la mission autrichienne en France fut chargée d'aller au fait et de soulever très nettement la question des Principautés. Ignorant si le comte de Metternich, qui annonçait et ajournait perpétuellement son retour, n'avait point quitté Paris, le cabinet de Vienne envoya directement des instructions au prince de Schwartzenberg. La chance la plus favorable, disaient-elles à la date du 17 juillet, serait que Napoléon voulût s'unir à l'Autriche pour empêcher toute usurpation des Russes sur le cours inférieur du Danube; une remontrance commune suffirait probablement à atteindre ce but: l'Autriche appuierait volontiers cette démarche par des mouvements militaires, des démonstrations, mais il était indispensable que Napoléon engageât l'affaire diplomatiquement et élevât la voix le premier: c'était à obtenir de lui cette initiative que devaient tendre les efforts de l'ambassade 513.
Cette fois, la provocation était directe. Avec hardiesse et sans vergogne, l'Autriche reprenait le rôle auquel elle s'était déjà et discrètement essayée: elle sollicitait Napoléon de rompre le pacte d'Erfurt et l'incitait au parjure. Metternich se trouvait encore à Paris lorsqu'y arrivèrent les instructions du 17 juillet; elles lui furent communiquées par Schwartzenberg. Avec son sens froid et rassis, Metternich n'approuvait pas la précipitation de son père et de son souverain; il eût préféré que l'Autriche attendît l'Empereur, au lieu de courir à lui; il essaya néanmoins de remplir les intentions de sa cour. Laissant Schwartzenberg suivre la voie officielle et hiérarchique, s'adresser au ministre, il porta la question devant le monarque lui-même et la posa en ces termes: «L'Empereur est-il décidé à maintenir dans toute leur étendue les engagements qu'il a contractés à Erfurt, ou se prêterait-il à faire de commun accord avec nous une démarche à Pétersbourg qui pût sauver les Principautés 514?»
La réponse de Napoléon fut péremptoire: «J'ai contracté des engagements, dit-il, que je n'ai pas de raison ni même de prétexte de violer. Ces engagements sont infiniment onéreux; j'y entrevois un tort réel pour la France, mais vous savez ce qui m'y a porté dans le temps. Agir maintenant contre ces engagements serait fournir immédiatement un motif direct de guerre à la Russie, ce qui ne cadre pas avec mes vues, ou bien me priver à jamais du droit d'être cru dans aucun de mes engagements. Quelle garantie pourrai-je vous fournir un jour à vous-mêmes, si je brise un engagement explicite par le simple motif que, les circonstances ayant changé, j'ai moins besoin de ménager la puissance avec laquelle je l'avais contracté 515?»
Derrière ce langage plein d'honneur, il y avait une arrière-pensée politique. Napoléon n'était pas fâché qu'Alexandre s'appropriât les Principautés, parce que cette acquisition désunirait plus sûrement les empires autrichien et russe et mettrait entre eux l'irréparable. Leur antagonisme en Orient se concentrait alors et se localisait sur le bas Danube: c'était là que la Russie, dans sa marche vers le Sud, rencontrait et coupait la dernière voie qui restât ouverte à l'expansion autrichienne: l'intérêt des deux États se heurtait violemment à ce confluent de leurs ambitions. Tant que le sort des Principautés demeurait indécis et le procès pendant, il était à craindre qu'un compromis n'intervînt et ne conciliât les prétentions rivales. Mais que les Russes missent la main sur l'objet du litige, définitivement lésée par eux, l'Autriche se sentirait du même coup rejetée vers nous; Napoléon serait plus certain de la trouver, si les circonstances lui faisaient quelque jour une nécessité de la rechercher.
Il ne se contenta donc pas de refuser aux Autrichiens toute assistance, matérielle ou morale, dans la crise présente; il les exhorta à se résigner, à s'incliner devant le fait en train de s'accomplir. Il ne leur défendait point de prononcer leur opposition et de se mettre en guerre avec la Russie; il les laisserait et les regarderait faire, observant une stricte neutralité; mais était-il de leur intérêt de risquer isolément cette levée de boucliers? Il ne le pensait point et ne leur en donnerait certainement pas le conseil. À l'entendre, le mieux serait, si l'Autriche ne voulait pas se battre pour les Principautés, qu'elle conseillât aux Turcs d'en faire la cession et de terminer ainsi une guerre qui prenait des proportions inquiétantes. Toutefois, fidèle à la tactique adoptée depuis deux mois, il ne voulut point que Metternich sortît de son cabinet sous une impression trop sombre, et il eut soin de laisser l'avenir entr'ouvert à l'espérance. S'il considérait la question des Principautés comme actuellement close, s'il n'y reviendrait jamais de lui-même, ne serait-ce point la Russie qui la rouvrirait un jour, en se déclarant contre nous et en provoquant la rupture? Cette défection serait immédiatement punie par la perte des avantages rapportés d'Erfurt, et l'Autriche, si elle avait su se substituer aux Russes dans notre amitié, pourrait succéder aux droits que nous leur avions reconnus sur les Principautés. Alors, mais alors seulement, Napoléon ne se refuserait pas à reprendre la conversation sur l'objet mis aujourd'hui hors de cause: «Si le cas arrivait, dit-il à Metternich, que les Russes voulussent faire la folie de se brouiller avec nous, ce qui leur coûterait la Finlande, la Moldavie et la Valachie, qu'ils ont acquises sous l'égide de leur alliance avec moi, vous savez que vous pouvez compter sur moi; vous me communiquerez alors vos idées, comme je vous communiquerai les miennes.» Et il rompit l'entretien sur ce mot suggestif 516.
Dès à présent, il croyait devoir ménager aux Autrichiens quelques consolations moins hypothétiques pour le chagrin qu'il leur causait. Se rencontrant, sans le savoir, avec l'empereur Alexandre, il leur offrait un protectorat sur la Serbie; il les engageait à se mêler aux affaires de ce pays, à y étendre leur influence, à glisser au besoin quelques troupes dans Belgrade 517. Enfin, il était un point sur lequel il admettait éventuellement un concert immédiat de mesures. Grisés par leurs succès, voyant à leurs pieds la Turquie défaillante, les Russes n'allaient-ils pas dépasser la limite qui leur avait été tracée? Ne s'enhardiraient-ils point jusqu'à réclamer des Turcs, outre les Principautés, quelques territoires sur la rive droite du Danube? Ne prétendraient-ils pas conserver au delà du fleuve certains points stratégiques, des forteresses à titre de gage, des têtes de pont, le moyen d'annuler cette grande barrière qui allait devenir l'unique sauvegarde de l'empire ottoman? Le cabinet de Pétersbourg avait promis en 1808 de se contenter des Principautés et de ne point toucher au reste des possessions ottomanes: respecterait-il cet engagement dans sa lettre et son esprit? «Je veux le croire, disait Napoléon à Metternich; mais l'appétit vient en mangeant, et je ne me permets plus de suivre les calculs du comte de Romanzof 518.» Pour le cas où la Russie témoignerait la moindre velléité d'empiéter sur la rive prohibée, son parti était pris: il se mettrait résolument en travers de ce dessein et prononcerait aussitôt son évolution vers l'Autriche.
Il avait déjà fait toucher mot de cette hypothèse par son ambassadeur à Vienne 519. Dans ses entretiens intimes avec Metternich, il fut plus net, plus carré: «Si les Russes, dit-il, devaient vouloir rompre nos engagements en les excédant, je me croirais libre, et vous pouvez compter sur moi de toutes manières 520.» D'ailleurs, il n'entendait point agir par surprise et fit à Pétersbourg sa profession de foi: «Je verrai avec plaisir, écrivait-il, que la Turquie fasse sa paix en cédant la rive gauche du Danube, cela me convient. Mais la Russie violerait ses engagements avec moi, si elle gardait quelque chose sur la rive droite et si elle se mêlait en quelque chose des Serviens. Autant je vois avec plaisir la Russie finir avec la Turquie, autant je me montrerais peu satisfait si elle gardait la rive droite; une seule place forte retenue par la Russie sur la droite du Danube annulerait l'indépendance de la Porte et changerait entièrement l'état des choses.» Malgré tous les efforts de l'Autriche pour le faire dévier du terrain d'Erfurt, il continuait à s'y placer, s'y maintenait opiniâtrement, mais se refusait à le dépasser d'une ligne.
L'avertissement donné à Pétersbourg était superflu, car Alexandre ne désirait rien de plus que la Moldavie et la Valachie. Loin de vouloir donner à la guerre d'Orient un développement inattendu, il n'aspirait qu'à s'en débarrasser au plus vite, afin de retrouver la libre disposition de ses forces, et l'Occident lui inspirait trop de craintes pour lui laisser le loisir de rêver à de problématiques conquêtes au delà du Danube. En elle-même, la question d'Orient ne portait donc point matière à conflit et ne viendrait pas doubler la question de Pologne pour tendre davantage les rapports.
Malheureusement, le différend qui n'existait point dans le fond, Roumiantsof le suscita dans la forme. Ce vieillard aigri, qui n'en était plus à compter ses déceptions, résistait moins que jamais à épancher sa bile; il continuait d'émettre à tout propos des réflexions maussades. S'il déclara que Sa Majesté Russe, après comme avant ses succès, était décidée à ne signer qu'une paix conforme aux stipulations d'Erfurt, il se prit à insinuer que l'empereur Napoléon ne se piquait pas d'une fidélité aussi rigoureuse à ses engagements: il croyait savoir, ajoutait-il, que la France n'était pas étrangère aux difficultés que les Russes avaient rencontrées en Orient; n'avait-elle point, par de secrètes démarches à Constantinople, encouragé la Porte à prolonger sa résistance? Cette accusation reposait sur des présomptions téméraires ou des renseignements inexacts, car Napoléon, sans imposer aux Turcs la cession des Principautés, la leur avait plusieurs fois conseillée, et nous avons vu qu'il avait ses raisons pour la souhaiter. En tout cas, il était au moins inutile et inopportun, à l'heure où la Russie semblait sur le point de recueillir le principal bienfait de l'alliance, de contester rétrospectivement la sincérité et le mérite de nos concessions.
Cette chicane provoqua chez Napoléon un nouvel afflux de colère. C'était lui manquer, s'écria-t-il, c'était méconnaître son caractère et sa puissance que de lui prêter de petits moyens et de mesquins procédés: sa manière n'était pas de retirer subrepticement d'une main ce qu'il dispensait de l'autre. Roumiantsof eût dû le savoir, lui qui avait vécu à Paris et vu comment s'y traitaient les affaires. «Ce ministre, dit l'Empereur, a tout à fait désappris ce pays-ci. Il se plaît à nous insulter de toutes les manières. La faute en est au duc de Vicence, qui ne lui répond pas ad hoc 521.» Et il trouve décidément que Caulaincourt manque de riposte, que c'est l'ambassadeur des heures sereines plutôt que des temps troublés, et il songe à le remplacer. Mieux inspiré, le duc eût répondu que l'Empereur, s'il avait voulu s'opposer aux progrès des Russes, l'eût fait à la tête de toutes ses armées; l'Empereur ne subit point l'annexion des Principautés; elle s'opère par sa volonté expresse, par l'effet de sa munificence, et il n'a pas tenu à lui qu'elle ne fût depuis longtemps consommée. Est-ce sa faute si la Russie, par une suite d'opérations languissantes, a laissé traîner un résultat qu'un peu de vigueur eût nécessairement emporté? D'ailleurs, c'est une habitude chez elle que de s'en prendre à autrui des conséquences de ses fautes, et tout ceci n'est que la suite du système constamment mis en œuvre: se plaindre au lieu d'agir. Ce système «larmoyant», Napoléon se donne l'air de l'imputer exclusivement à Roumiantsof; dans le fond, il ne le reproche pas moins à Alexandre et l'en tient responsable. Son jugement sur le Tsar se confirme, s'accentue: décidément, il ne voit en lui qu'inconsistance et faiblesse, sous d'aimables dehors, et ne reconnaissant plus aucun côté viril à ce prince qui se lamente et s'affole, qui éprouve à tout instant le besoin d'être consolé et réconforté, qui appelle à l'aide dans ses embarras au lieu de puiser son secours en lui-même, dans de mâles résolutions, il se met à le mépriser comme une femme 522.
Au reste, la Russie ne lui fournit de tous côtés que sujets de déplaisir et d'humeur. En ces jours de juillet et d'août 1810, il perçoit en Allemagne, dans cette contrée qu'il a cru à jamais pliée au joug, un murmure hostile, un chuchotement de mauvais augure, et ce sont des voix russes qui s'élèvent, hardies et frondeuses, au milieu de l'universel silence. Tandis que la Russie se ferme elle-même aux étrangers, dresse devant eux, à toutes les portes de son empire, d'infranchissables obstacles, elle ouvre largement ses frontières à ses propres sujets, pour qu'ils aillent porter au loin leurs passions antifrançaises, leur esprit de dénigrement, et toute une partie de sa noblesse est perpétuellement en voyage. Pendant l'été, cette société nomade se pose et se fixe dans les villes d'eaux d'Allemagne, dans les fraîches vallées de Saxe et de Bohême: Tœplitz, Carlsbad, Egra, Baden, deviennent ses résidences préférées. À ces universels rendez-vous affluent en même temps les oisifs et aussi les mécontents de tous pays; des ministres congédiés, des rois en disponibilité y promènent leur ennui, et un monde interlope y coudoie la haute société européenne. Dans ces stations cosmopolites où la médisance et l'intrigue sont le grand remède au désœuvrement, le ton est donné par les Russes, par les dames russes surtout; elles y viennent par essaims et emplissent ces lieux sonores d'un bourdonnement continu. Élégantes, raffinées, suffisamment spirituelles, menant grand train, affichant l'opulence, elles réunissent sans difficulté autour d'elles, grâce à la liberté de relations et d'allures qu'autorise la vie des eaux, des éléments nombreux et disparates; chacune d'elles se forme un cercle, improvise un salon, et le public qui leur fait écho les entend tenir contre nous des propos envenimés, lancer de perfides suggestions, et débiter d'un ton mièvre des paroles de haine.
Toutes ont le désir de paraître informées, la passion de jouer à la femme d'État: il n'en est pas une qui ne se prétende initiée au secret des cours, qui ne se pose en Égérie d'un personnage de premier rang, qui n'affirme tenir de bonne source des renseignements sûrs. D'un air mystérieux qui aiguise la curiosité, les yeux baissés, elles laissent tomber de leurs lèvres à peine ouvertes des demi-confidences, qui se traduisent au dehors sous forme de fausses nouvelles et de bruits à sensation. Il s'agit toujours de rupture imminente entre la France et la Russie; l'empereur Alexandre, dit-on, connaît aujourd'hui ses intérêts et sait où sont ses véritables amis; il se rapproche de l'Angleterre, il dispose de la Prusse et de l'Autriche, et l'Europe doit s'attendre à le voir reparaître sou