Title: Histoire des salons de Paris (Tome 6/6)
Author: duchesse d' Laure Junot Abrantès
Release date: January 15, 2014 [eBook #44676]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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TOME SIXIÈME.
L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
FORMERA 8 VOL. IN-8o,
Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.
La 2e a paru le 11 janvier;
La 3e paraîtra le 25 mars.
La 4e livraison, composée des Salons de
la Restauration
et du règne de Louis-Philippe
Ier, paraîtra le 15 mai.
Les souscripteurs chez l'éditeur recevront franco l'ouvrage
le jour même de la mise en vente.
PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,
Rue de la Vieille-Monnaie, no 12.
HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS
TABLEAUX ET PORTRAITS
DU GRAND MONDE,
SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
LA RESTAURATION,
ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier.
par
LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.
TOME SIXIÈME.
À PARIS
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
PLACE DU PALAIS-ROYAL.
M DCCC XXXVIII.
C'est un homme difficile à suivre dans les méandres de sa vie politique que M. de Talleyrand... Cette destinée, se présentant toujours différemment qu'elle ne doit se terminer, a quelque chose d'étrange qui surprend, et empêche quelquefois d'être aussi impartial qu'on le voudrait pour juger (p. 2) un homme dont l'esprit est si supérieur et si remarquable d'agréments, comme homme du monde: c'est qu'il est en même temps homme de parti; on ne peut pas les séparer: et si l'un attire, l'autre repousse.
Avant la Révolution, l'abbé de Périgord était un abbé mauvais sujet; il faisait partie, à peine sorti du séminaire de Saint-Sulpice, de l'état-major religieux de l'archevêque de Reims. On sait que cette troupe d'abbés était la plus élégante et la plus recherchée parmi tous les jeunes gens qui prenaient le parti de la carrière ecclésiastique[1]. L'abbé de Périgord ne fit faute à sa renommée, et sa conduite répondit parfaitement à ce que les autres avaient annoncé. Mais M. de Talleyrand, dès cette époque, annonçait, lui, un homme supérieur à tout ce qui l'entourait... Et cette universalité dans les goûts, cette facilité dans tout ce qu'il faisait, prouvaient par avance qu'il serait un des hommes les plus distingués de son temps.
Il avait une charmante figure; ses traits étaient fins, et cela même remarquablement: chose étonnante, car sa physionomie n'est nullement active (p. 3) dans son expression, et pourtant rien n'est plus incisif que le regard de ses yeux presque atones, lorsqu'ils s'attachent sur vous avec une expression railleuse... Aimant vivement le plaisir, il trouvait le temps de tout accorder; et les matières sérieuses dont il s'occupa très-jeune encore prouvent qu'il ne passait pas ses journées à dormir, s'il passait ses nuits au jeu ou à souper avec des personnes joyeuses...
Sa force était, dit-on, une chose miraculeuse; il passait quelquefois deux et trois nuits de suite sans dormir; il lui fallait paraître le quatrième jour au matin avec toutes ses facultés sérieuses, eh bien! il dormait une heure après avoir pris un bain, et paraissait aussi dispos de corps et d'esprit que s'il sortait d'une retraite de six semaines à la Trappe. Une particularité qui tient à lui, c'est qu'avec cette force vraiment rare, il n'en avait pas la moindre apparence: il avait même plutôt celle d'une jeune fille..., et son visage rose et blanc ne révélait en aucune sorte qu'il n'en fût pas une. Jamais M. de Talleyrand n'a fait sa barbe, et cela par une bonne raison: c'est qu'il n'en a pas, et n'en a jamais eu; il aurait pu, à vingt ans, jouer parfaitement le rôle de Faublas. Et, en y pensant bien, je croirais peut-être que Louvet a connu M. l'abbé de Périgord, et beaucoup de circonstances de sa (p. 4) vie de jeune homme. Voici un fait qu'il est, je crois, bon de conserver. Je pense que M. de Talleyrand ne l'a pas oublié.
Lorsque les jeunes abbés de qualité étaient au séminaire de Saint-Sulpice, ils avaient en Sorbonne un ecclésiastique comme répétiteur, ou pour une fonction à peu près semblable. Son nom, je ne l'ai pas oublié, je ne l'ai jamais su. Je ne connais que son surnom, il s'appelait la grande Catau. Pourquoi? Voilà ce que je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que tous les jeunes abbés l'appelaient ainsi. Un jour, cet homme, plus animé par ce qu'il savait probablement, et par ses propres sentiments, se laissa emporter à une vive allocution en présence de huit ou dix de ces jeunes têtes destinées à porter la mitre et peut-être la tiare. C'était d'abord M. de Talleyrand; puis l'abbé de Damas, l'abbé de Montesquiou, l'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, l'abbé de Lageard, etc., etc.
—Oh! s'écriait-il dans un moment d'exaltation, oh! mon Dieu!... qu'est-ce donc que je vois dans ceux de tes serviteurs destinés à faire aimer ta loi!... que vois-je parmi eux... là-bas dans cet angle obscur[2], parmi ceux destinés (p. 5) un jour à porter peut-être la couronne de saint Pierre, mais sûrement la mitre épiscopale... que vois-je?... des hommes portant et propageant les vices du siècle parmi le clergé, parmi les serviteurs de Dieu!... Oh! mon Dieu! mon Dieu! que deviendra donc votre sainte religion?...
La grande Catau était une personne de grand jugement et d'un esprit très-supérieur.
Quelques années plus tard, un autre homme apostrophait M. de Talleyrand d'une manière encore plus directe. Cet homme était M. de Lautrec, lieutenant-général, ayant une jambe de bois et le droit de parler au nom du pays. Il avait été de plus ami du père de M. de Talleyrand.
—Monsieur, lui dit-il le premier jour, à l'Assemblée Constituante, lorsque M. de Talleyrand passait devant le vieillard mutilé pour aller au côté gauche, où il siégeait; Monsieur, si M. votre père vivait, il vous mettrait les bras comme nous avons les jambes.
M. de Lautrec était un homme ayant le droit de parler ainsi.
Aimant la vie du monde d'autrefois, et telle que pouvait l'avoir un homme de sa condition et de sa (p. 6) qualité; aimant avec passion les femmes, le jeu, et tout ce qui constituait alors un homme à la mode, ce fut ainsi que 1789 trouva M. de Talleyrand. Il était trop habile pour ne pas comprendre que le vieil édifice croulerait peut-être bientôt: car il était violemment ébranlé. Aussi, une fois aux États-Généraux, prit-il le parti qui devait triompher. Les bénéfices dont il jouissait lui devaient être enlevés par la force des événements; et, selon lui-même, il convenait mieux de les abandonner le premier (je dis toujours peut-être). Sa conduite aux États-Généraux fut conséquente; elle le fut encore lorsqu'il se sépara pour faire partie de l'Assemblée lors de l'affaire du Jeu de Paume...; mais elle fut grande et belle lorsqu'étant évêque d'Autun il entra à l'Assemblée Constituante[3]. Il fut constamment très-brillant dans cette nouvelle carrière, et se signala avec un courage qu'en vérité on ne demande aux prêtres que pour le martyre: il proposa lui-même l'abolition des dîmes du clergé, démontra la nullité des mandats impératifs, et, une fois au Comité de constitution, il se montra plus véhément cent fois qu'aucun de ceux qui en faisaient partie avec lui. Un fait assez remarquable dans la vie de (p. 7) M. de Talleyrand, c'est que l'époque qui en est la plus importante dans l'intérêt du pays est sa carrière administrative: et c'est la moins connue précisément. Ce temps, déjà bien loin pour nous, qui ne regardons jamais au-delà des jours tout près de nous, est rempli de travaux importants. Avec la même vérité, on peut louer la conduite de M. de Talleyrand, lorsqu'il demanda que les biens du clergé fussent employés au soulagement du Trésor, alors tellement en souffrance, qu'on fut obligé de créer un papier-monnaie. M. de Talleyrand, en demandant que les biens du clergé fussent ainsi aliénés, faisait, certes, une belle et grande action, puisque ses bénéfices étaient son unique fortune. C'est une résolution noble et grande; et l'abbé Maury[4] ne fut pas juste envers lui en l'attaquant comme il le fit. M. de Talleyrand provoquait une grande mesure qui pouvait sauver ou tout au moins aider à sauver le pays, si elle eût été appliquée dix ans plus tôt à ses besoins.—C'est donc une vérité incontestable que M. de Talleyrand fut utile à la France, et surtout voulut l'être; mais le torrent l'emporta.
On dit avec raison que l'Assemblée Constituante (p. 8) renfermait plus de talents et d'hommes d'esprit que la France n'en avait jamais vu rassemblés en un même lieu. M. de Talleyrand, quel que fût celui qui s'opposait à lui, paraissait toujours dans une attitude convenable et forte, et il est à remarquer que le côté gauche dont il faisait partie était formé des hommes les plus habiles de l'Assemblée... à quelques exceptions près qui se trouvaient au côté droit. L'abbé Maury, orateur à la Bossuet, se laissait emporter par la colère quelquefois, comme le grand homme de Meaux; cette colère l'aveuglait souvent, et alors il était inférieur à celui qui était en face de lui. C'est dans une circonstance semblable que M. de Talleyrand fut injustement attaqué par lui, lorsque, voulant prévenir des abus, il provoqua le décret qui ordonnait de mettre les scellés et de faire l'inventaire des effets mobiliers et immobiliers du clergé[5]... Ces deux hommes ont été peut-être plus opposés l'un à l'autre que Mirabeau et Maury, et pourtant on ne parle que d'eux. Il faut avoir étudié à fond (p. 9) cette époque pour savoir la vérité des choses. Mirabeau parlait beaucoup et bien; M. de Talleyrand parlait peu et mal... c'est-à-dire qu'il n'avait pas cette voix de tribune, cet accent du forum qu'avaient Mirabeau et l'abbé Maury; l'abbé Maury surtout, qu'on entendait bien autrement que l'évêque d'Autun, lorsqu'en pleine tribune il le signalait comme le chef de l'agiotage qui perdait, disait-il, les finances de la France plus que tout le reste... Dans cette lutte qui devint presqu'une dispute personnelle, l'abbé Maury fut souvent injurieux pour l'évêque d'Autun. Ce fut particulièrement en défendant tous les anciens droits du clergé et de la noblesse que l'abbé Maury fit autant de bruit. Il combattait pour un parti qui expirait, mais qui était encore nombreux, et regardait comme une tradition inviolable toutes les erreurs de l'ignorance, toutes les prétentions de l'avarice. M. de Talleyrand, quoiqu'il appartînt à cette caste qu'on attaquait, avait reçu la lumière hâtée par la civilisation; et plus éclairé que ses pairs, il s'était rangé du côté des opprimés qui réclamaient leurs droits..... Il devait avoir raison.
Un jour que je raisonnais sur cette question avec le cardinal, il me dit:
—Est-ce que vous croyez aussi que la noblesse (p. 10) qui se sépara de ses frères au Jeu de Paume était de bonne foi tout entière?
—Pourquoi non?... Sans doute, je le crois.
—Eh bien! vous vous trompez! cette bonne foi ne fut pas générale, et dans la plupart des grands seigneurs qui firent le premier noyau de l'Assemblée Constituante, le plus grand nombre voulait abaisser la puissance royale pour reconquérir cette autre puissance que Richelieu avait su détruire. Croyez-moi, un Montmorency se rappellera toujours qu'un Montmorency épousa la veuve de Louis-le-Gros[6], et cette pensée ne lui fera pas venir celle de se faire Sans-Culotte. Le despotisme aristocratique était là, tout prêt à saisir les rênes aussitôt que la main du Roi les aurait laissées échapper... Les insensés ne voyaient pas qu'à côté d'eux était un tigre qui, dans sa gueule béante, devait engloutir et noblesse et royauté...
Ce n'est pas ainsi que pensaient plusieurs hommes qui, tout en ayant la possibilité de voir, ne voulaient rien apprendre du vocabulaire qui contenait le nom de leurs nouveaux devoirs envers le souverain; c'est ainsi qu'était M. le maréchal de Mailly. (p. 11) La figure de cet homme m'apparaît, en ce moment, lorsque je parle d'honneur et de gloire, et elle est demeurée silencieuse lorsque je parlais des victimes de Robespierre... Pourquoi cela?... C'est qu'un être aussi honorable n'est jamais victime... Il ne meurt pas... et son nom lui survit pour proclamer le héros, l'homme de la gloire et non l'homme du supplice[7].
(p. 12) Aussitôt après que M. de Talleyrand eut prêté le serment civique et religieux, le maréchal de Mailly ne le voulut plus voir.
(p. 13) M. de Talleyrand, au reste, ne put qu'en être flatté; car le blâme d'un parti est l'éloge du parti qu'il a suivi, et comme il ne s'est jamais repenti de (p. 14) ce qu'il a fait, il a dû être heureux du blâme de M. de Mailly[8].
M. de Talleyrand demeura constamment dans le (p. 15) parti de la Révolution, et le jour de la fameuse fédération il dit la messe au Champ-de-Mars... Le clergé non-constitutionnel fut doublement contre (p. 16) lui... L'abbé Maury l'attaqua avec d'autant plus de colère que, Mirabeau étant mort, il n'avait plus de quoi occuper assez directement sa bilieuse colère... (p. 17) Un jour il attaqua M. de Talleyrand, comme chef de l'agiotage qui avait un monopole impudemment établi dans Paris... M. de Talleyrand, (p. 18) qui voulait bien s'occuper de la chose publique, mais en repos pour lui-même, comprit cependant qu'un peu de tolérance dans le sens inverse (p. 19) serait une bonne chose... Il s'éleva contre l'émission des deux milliards d'assignats qu'on voulait créer et mettre en émission pour éteindre la dette publique; mais le cardinal ne lui donna pas la joie de pouvoir se vanter d'une mesure sage et modérée... Il fit de grandes railleries sur ces deux milliards:
—À quoi bon! disait-il... puisque la dette est de sept milliards?...
M. de Talleyrand, incapable de lutter contre un tel homme avec sa voix douce et sa figure toute féminine, se contentait de lui répondre de ces mots piquants dont au reste, quinze ans plus tard, le cardinal n'avait pas encore perdu le souvenir...
(p. 20) Ce fut alors que M. de Talleyrand fut nommé exécuteur testamentaire de Mirabeau... Déjà membre du département de Paris, ce qui le rapprochait beaucoup de Manuel et d'une foule d'autres noms qui appartenaient à la Révolution la plus intime de cette époque, M. de Talleyrand fut dès lors classé par ses anciens pairs dans la partie mauvaise de la Révolution... Il n'en était rien... M. de Talleyrand, comme bien d'autres, avait été entraîné le premier jour dans une route où le pied glissait aisément et où le retour, comme le temps d'arrêt, est également impossible; mais il avait un moyen, il l'employa: ce fut de quitter la France; il sollicita de faire partie de l'ambassade de Londres; il eut, dit-on, une mission particulière relative, ainsi qu'on le crut, à l'établissement des deux Chambres. M. de Chauvelin était notre ambassadeur à Londres[9]. Pitt était alors au ministère.
M. de Talleyrand avait fui la France, parce qu'on s'y méfiait de son civisme.—En Angleterre, il fut en butte aux soupçons de la plus intime malveillance, parce qu'on le crut jacobin. Ribbes, de la Chambre des Communes, le présenta comme attaché au parti d'Orléans... Ainsi M. de Talleyrand (p. 21) n'était ni royaliste pour les royalistes, ni républicain pour les hommes nouveaux, ni enfin quelque chose... En France, il fut compromis par l'affaire d'Achille Viard; et cité par Chabot, qui ne l'aimait pas, il somma Roland, alors au ministère de l'Intérieur, de le justifier sur ce rapport avec lui... Roland répondit, mais de manière à ne montrer aucune sympathie pour M. de Talleyrand. Aucun parti ne l'adoptait franchement. C'est alors qu'il alla en Amérique. Contraint de quitter l'Angleterre, effrayé des désordres qui se commettaient en France, il chercha un lieu où le retentissement de la tourmente révolutionnaire n'eût pas pénétré. On était alors en 1794: il se rendit aux États-Unis; c'est de là qu'il sollicita sa rentrée en France. Les jours de sang étaient passés, et remplacés par des jours, sinon plus glorieux, au moins plus paisibles. M. de Talleyrand fit demander sa radiation par quelques femmes dont il était fort aimé, et surtout madame de Staël, et il fut rappelé. Cela devait être sous un gouvernement comme celui du Directoire. Il y a plus: il fut ministre, et eut le portefeuille des Affaires étrangères.
Je viens de donner presqu'une biographie de M. de Talleyrand; c'est que pour arriver à lui à cette époque, si différente de celle où il avait passé sa vie, il fallait le montrer, non pas ce qu'il était (p. 22) (car qui peut dire ce qu'il fut, ce qu'il est, et ce qu'il sera!), mais son attitude dans le monde, sous le Directoire...
Cette attitude fut ce qu'elle eût été sous le cardinal de Fleury, si M. de Talleyrand fût né quarante ans plus tôt: celle de l'homme le plus spirituel de la société. Il connaissait le Directoire, le méprisait, et ne croyant plus (s'il est vrai qu'il y ait jamais cru) à cette belle liberté régénératrice qui avait assuré ses premiers pas dans la carrière politique révolutionnaire, il se conduisit en conséquence de cette nouvelle croyance. Dans la façon tout énigmatique dont il se pose, M. de Talleyrand donne peu de prise à ceux qui sont chargés, par goût ou par toute autre cause, d'écrire sur lui; il est lui-même un être à part..., il étonne, intéresse parce qu'il amuse, mais n'attache jamais. Peu susceptible d'une sérieuse occupation, riant de tout avec cette amère ironie qui grimace en voulant sourire, M. de Talleyrand revint en France parce que l'Amérique l'ennuyait, et que dans le reste de l'Europe on ne voulait pas de lui: en Angleterre, M. Pitt le disait jacobin; en Allemagne, on ne l'aimait pas mieux: l'Italie n'était plus son fait. Quant à l'Espagne, un évêque excommunié aurait été rôti comme un marron en 1795, et ce cas était celui de M. de Talleyrand à l'époque dont (p. 23) je parle... Le Pape l'avait excommunié en 1791[10], à peu près à la mort de Mirabeau.
On le rappela donc; et, en arrivant en France, il trouva partout de l'intérêt pour lui, bien qu'il ne fût pas aimé. C'est qu'il y avait des femmes qui se mêlaient de ses affaires...; il les avait si bien servies dans sa jeunesse, qu'elles lui devaient leur secours...
Le général Lamothe, alors colonel et fort bien vu au Directoire (ce qui ne fut pas plus tard), lui servit d'introducteur le jour où il se présenta au Luxembourg. Je ne me rappelle plus qui en était alors le président... Lamothe était avec M. de Talleyrand, à qui il donnait le bras, parce qu'on sait que M. de Talleyrand n'a pas la démarche très-sûre; il s'appuyait donc, d'un côté, sur le bras de Lamothe, et, de l'autre, sur sa canne en forme de béquille, ou sa béquille en forme de canne, et ils cheminaient ainsi dans les vastes salles du palais directorial, lorsque, arrivés dans le salon qui précédait celui du citoyen président, l'huissier de la Chambre vint prendre la canne de M. de Talleyrand... Cette canne ou cette béquille était trop nécessaire à son maître pour qu'il s'en dessaisît; (p. 24) l'évêque la retint comme il l'aurait fait de sa crosse: mais l'huissier avait des ordres.
—Je ne puis laisser cette canne au citoyen, dit-il.
Monsieur de Talleyrand l'abandonna...
—Mon cher, dit-il à M. Lamothe, il me paraît que votre nouveau gouvernement a terriblement peur des coups de bâton...
Et cela fut dit avec cet air impertinemment insoucieux qu'il a toujours, et qui à lui seul est toute une injure quand il n'aime pas quelqu'un.
Madame de Staël l'aimait fort déjà ou encore à cette époque, je ne sais pas bien lequel des deux; son esprit actif et brillant devait pourtant trouver un grand mécompte dans cette positivité toute sèche et toute personnelle; mais, avec elle, l'esprit avait raison sur TOUT. Son âme se reflétait alors sur celle de l'autre, et lui communiquait sa chaleur momentanément... Madame de Staël allait donc fréquemment chez M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand était un des habitués du salon de madame de Staël.
M. de Talleyrand, noble, évêque, révolutionnaire, après avoir couru les aventures, après avoir été ce que le duc de Lerme appelait un Picaro, et rentrant chez lui comme un homme simple et sans prétention, en avait pourtant une grande: il voulait entrer au Directoire. C'était bien permis; et, (p. 25) en vérité, l'ambition n'était pas grande, car ceux qui composaient ce gouvernement monstrueux, n'avaient pas entre eux cette homogénéité parfaite qui est si nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intention[11].
À l'époque où M. de Talleyrand fut appelé aux Affaires étrangères, il y avait un troisième parti qui n'était ni de ce qu'on appelait l'hôtel de Noailles[12], ni de Clichy; c'était, si l'on peut se servir de ce mot, un dédoublement des constitutionnels... Ce parti était puritain dans ses principes, et affectait (p. 26) une régularité extrême; les plus influents étaient pour les Cinq-Cents, où surtout il dominait, Henri Larivière, Pastoret, Boissy-d'Anglas, Lemérer, Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.
Ce parti voulait le bien, mais moins peut-être que le parti constitutionnel, dont étaient Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray, Mathieu Dumas, Bérenger, etc., etc.... Sans doute il y avait des intrigants dans ce parti comme dans tout autre... mais il y en avait moins... Thibaudeau était du parti constitutionnel, et en parlant d'honnêtes gens dans ce parti-là, j'aurais dû le nommer le premier.
Les mesures révolutionnaires étaient rejetées par les deux partis que je viens de nommer... Celui qui les soutenait était le parti du Directoire: c'étaient Boulay (de la Meurthe), Jean Debry, qui fut ou ne fut pas assassiné à Rastadt, Poulain-Grandpré, Boulay-Paty, Chazal, Chénier surtout, etc... Ce parti n'était pas le plus fort en grands talents, quoiqu'il en eût plusieurs, mais il avait pour lui les armées et le Directoire.
Maintenant il y avait le parti royaliste, qui était bien fort aussi au milieu de cette anarchie... il se réunissait à Clichy; le Directoire l'exécrait. C'était un vrai club, une nouvelle représentation des Jacobins ou des Cordeliers; cette réunion (p. 27) fixait également l'attention publique, et surtout celle des contre-révolutionnaires.
Voilà comment allait la France politique au moment de l'arrivée de M. de Talleyrand au ministère. Il se trouva, de plus, qu'on dut renommer un directeur... Ses prétentions se réveillèrent... mais il ne fallait pas songer à prendre cette place... Trop de prétentions l'entouraient, et les Conseils, qui étaient pour beaucoup dans la nomination des candidats, ne voulaient pas d'un homme du Directoire. M. de l'Apparent fut écarté pour cette raison par Henri Larivière. On connaît son accent habituellement furieux... il s'élança à la tribune et s'écria:
—Tout homme qui a reçu des fonctions du Directoire est exclu de droit.
Et, un moment après, en entendant prononcer le nom du général Beurnonville pour la candidature, il s'écria de nouveau avec un redoublement colère:
—Non, il ne faut pas aller chercher des candidats dans la fange de 1793!...
Cette sortie presque indécente fut blâmée même par les amis de Henri Larivière...
Barthélemy fut le candidat adopté presque à l'unanimité; presque continuellement absent, étranger à la Révolution, il n'offusquait personne; (p. 28) il fut nommé, mais aussi fructidorisé peu de temps après.
M. de Talleyrand n'avait aucune de ces conditions, et n'eût été que plus tôt fructidorisé. Mais bientôt il comprit qu'à côté de lui était un remède à cette faiblesse d'abandon où il se trouvait; et les Clichiens devaient lui donner de l'espoir. Mais au milieu de ces luttes, comme il y en avait en ce moment, il était empêché et ne pouvait rien résoudre... Ce qu'il voulait quelquefois, c'était sa retraite. Un incident nouveau vint occuper sa vie.
Un jour, dans sa jeunesse, M. de Talleyrand, étant aux Tuileries avec un de ses amis du séminaire, il lui fit remarquer une femme qui marchait devant eux; elle était grande, parfaitement faite, et ses cheveux, du plus beau blond cendré, tombaient en chignon flottant sur ses épaules...
—Mon Dieu! quelle belle tournure! s'écria l'abbé de Périgord.
—Oui, dit l'abbé de Lageard; mais le visage n'est peut-être pas aussi beau que la tournure le promet.
Ils doublèrent le pas et dépassèrent la belle promeneuse; en la voyant, ils demeurèrent charmés: une peau de cygne, des yeux bleus admirables de douceur, un nez retroussé et un ensemble parfaitement élégant.
(p. 29) J'ai déjà dit que les grands-vicaires de Reims étaient des hommes à la mode mauvais sujets. On doit penser qu'ils voulurent savoir le nom de la belle blonde... Cela fut aisé.
Elle s'appelait madame Grandt.
—Son mari est bienheureux, dit M. de Talleyrand... Et comme il était occupé ailleurs en ce moment, après avoir payé le tribut d'admiration qu'on doit à une belle personne, il passa outre; seulement, quand il s'ennuyait, il pensait à la belle blonde...
Les années s'écoulèrent, M. de Talleyrand retrouva la belle blonde, et comme elle et lui n'avaient aucune occupation particulière, celle qui leur parut la plus convenable fut de se rapprocher... Soit que la belle blonde eût la seconde vue, soit qu'il lui convînt de donner son cœur à M. de Talleyrand, ce fut un arrangement convenu et conclu[13]...
Une autre femme, qui se croyait lésée, peut-être avec raison, par cet arrangement, jeta les hauts cris, et menaça même M. de Talleyrand de sa vengeance; mais elle était bonne et ne sut (p. 30) jamais se venger... elle ne savait même pas punir une offense...
Des affaires plus graves se mettaient à la traverse de tout ce qui était repos et plaisir, malgré la soif que chacun avait de se satisfaire après un jeûne aussi long... Les Conseils devinrent des arènes où chaque parti se mettait en bataille devant l'autre. Le 30 prairial an V, il y eut une lutte dans l'Assemblée qui faillit dégénérer en combat; on ôta au Directoire la surveillance et l'autorisation des négociations que faisait la trésorerie nationale. Le lendemain, un député de Maine-et-Loire (Leclerc) demanda le rapport; il parla de la lutte continuelle qui existait entre les commissions et le Directoire... Aux premières paroles qu'il prononça, il y eut un seul cri poussé par cent voix, et tous les Clichiens se portèrent sur lui à la tribune... Les partisans du Directoire y coururent pour le défendre. Les combattants en vinrent à des voies de fait, et les coups les plus violents furent portés. Malès, un député, fut terrassé par un autre (Delahaye), qui le saisit à la gorge et lui déchira ses vêtements. Pichegru, qui était président, ne pouvait pas venir à bout de cinq cents hommes!
Il y avait sans doute de grands malheurs à cette époque; mais le plus grand était cette désunion (p. 31) entre les différentes opinions. M. de Talleyrand, ennuyé de ce qu'il voyait, regrettait presque l'Amérique et les séances de l'Assemblée Constituante, même celle du Jeu de Paume... Ce fut au milieu de ces agitations que le 18 fructidor eut lieu.
Un fait certain, c'est le peu d'influence que dans le commencement M. de Talleyrand a eu sur le Directoire... il cherchait à sonder le terrain... Tous les hommes qui l'entouraient étaient plus habiles que lui pour diriger cette révolution intègre et politique qui promettait à la France de succéder à l'autre.
Pendant que les Conseils prenaient des résolutions, le Directoire, qui faisait le roi depuis quatre ans et qui y prenait goût, le Directoire était au moment de faire un coup d'état. Poussé à bout par les Conseils, il voulait reconquérir l'autorité qu'il avait su prendre sur eux. Talleyrand connaissait-il les projets du Directoire? Je l'ignore... Il y avait alors une telle méfiance entre tous les partis qu'on ne savait ce qu'on devait faire ni penser.
Augereau arriva à Paris, envoyé de l'armée d'Italie par Bonaparte; il trouva l'esprit public partagé dans les opinions. Tout ce qui tenait à l'armée était en fureur contre les Conseils. Kléber et Bernadotte déclamaient contre eux sans dissimuler leur sentiment. (p. 32) Le feu n'avait plus sur lui que des cendres bien légères pour l'empêcher d'éclater.
Schérer était alors au ministère de la Guerre, comme M. de Talleyrand au ministère des Affaires étrangères: c'étaient le talent et l'impéritie; c'est une telle union qui fit que le Directoire ne sut jamais à temps que sa perte était le but des divers mouvements. Il fallait qu'il s'unît avec les Conseils, et tout eût été sauvé pour le Directoire; mais le Directoire lui-même était alors présidé par Laréveillère-Lépaux, qui fulminait dans des discours contre les Conseils, n'agissait jamais... et jouait à la chapelle pendant ce temps-là de manière à faire rire de lui. Voilà comment était la France à cette belle époque, qu'on prétend la seule de la liberté.
Kléber, dînant un jour chez Schérer dans le commencement du mois de fructidor, dit hautement que le gouvernement militaire était le seul qui convînt à la France. Bernadotte l'appuya, et dit encore après lui quelques mots qui prouvaient combien leurs sentiments étaient contraires aux Conseils. Des députés qui dînaient aussi chez Schérer, mais qui étaient dans le parti neutre, tremblèrent néanmoins pour leur corps... car c'était ici comme avec les parlements... Du reste, les discours de Laréveillère-Lépaux, prononcés à l'occasion de je ne sais plus quelle fête, et contre (p. 33) l'armée autant que contre les Conseils, étaient une maladresse inouïe.
L'éloignement du parti royaliste des Conseils était, comme on le sait, le motif du 18 fructidor. Ce parti, qu'il fallait punir, mais non pas retrancher, ne fut qu'un moyen dont le Directoire se servit pour mutiler l'assemblée. Si le parti royaliste eût vraiment alarmé le Gouvernement, il n'aurait pas fait grâce à M. de Talleyrand, qui était en renommée, depuis son retour, d'être royaliste et de protéger les émigrés.
Bernadotte était alors ami de Bonaparte; du moins, en avait-il l'apparence. Il lui écrivait le 7 fructidor:
«Le parti royaliste n'ose plus heurter de front le Directoire, il a changé de plan; mais, selon moi, il n'en doit pas moins être conspué et poursuivi, afin que les patriotes puissent diriger les prochaines élections. Cependant, il y a des craintes qu'une commotion mal dirigée ne devienne funeste à la liberté, ET QU'ON NE SOIT OBLIGÉ DE DONNER AU DIRECTOIRE UNE DICTATURE MOMENTANÉE. Je ris de leur extravagance. Il faut qu'ils connaissent bien peu les armées et ceux qui les dirigent, pour espérer de les museler avec autant de facilité...
«Ces députés qui parlent avec tant d'impertinence (p. 34) sont loin d'imaginer que nous asservirions l'Europe SI VOUS VOULIEZ en former le projet.»
Bernadotte ajoutait qu'il partait du 20 au 25. Ce séjour d'intrigues ne lui convenait pas, disait-il à Bonaparte.
«Adieu, mon général, jouissez délicieusement, n'empoisonnez pas votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur cœur; les royalistes la regardent et frémissent.
«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale ne s'organise pas. Cette espérance des Clichiens tombe en quenouille. Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants.»
Cette lettre, qui est textuellement transcrite, est fort remarquable par la confiance que Bernadotte paraît avoir dans son allié[14], et, d'un autre côté, elle fait voir aussi que les royalistes comptaient sur l'opinion publique, puisqu'ils voulaient la garde nationale. C'était le 13 vendémiaire renouvelé; les sections étaient la garde nationale.
Les attaques personnelles qui se firent les jours (p. 35) suivants dans les deux Conseils mêmes furent une preuve de plus de ce qui se préparait. Tallien, attaqué par les royalistes, se défendit vigoureusement. Les royalistes crièrent que Garat-Septembre allait être dans le ministère (ministre de la Police). «Que faire si de telles gens sont aux affaires?» s'écrie Dumolard à la tribune.
—Je ne suis pas de l'Œil-de-Bœuf du Luxembourg! s'écriait de son côté Tallien... Occupez-vous plutôt de Bailleul, et de choses plus sérieuses.
On passa à l'ordre du jour. Royer-Collard dit alors à Emmery:
—Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui. Mais laissez faire, cela ne durera pas toujours.
—C'est de l'armée grise qui est dans Paris et qui nous menace, s'écria Mathieu Dumas, qu'il faut se garder!
Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichiens tenaient en réserve. Les chauffeurs qui désolaient les campagnes les plus rapprochées de Paris n'étaient autre chose que des brigands échappés des rangs les plus abjects de la Vendée, ou plutôt de ce qui en prenait encore le nom.
Tandis que les députés faisaient des phrases, le Directoire agissait enfin. J'ai toujours pensé que M. de Talleyrand avait dirigé le mouvement du (p. 36) 18 fructidor d'après les instructions de l'armée d'Italie. La combinaison ne pouvait en être venue ni à Augereau ni à aucun des directeurs: Barras aimait trop son plaisir, Laréveillère-Lépaux était trop honnête homme, et le reste était lui-même proscrit. Quant à M. de Talleyrand, il avait dit avec son sang-froid accoutumé et cette physionomie impassible qu'on lui connaît:
—L'attaque est résolue; le succès est infaillible. Le Corps-Législatif n'a plus d'autre ressource que de se rendre à discrétion au Directoire.
Voilà les paroles de M. de Talleyrand le 14 fructidor!
L'armée était pour le Directoire. Barras était la partie représentant le sabre dans le Directoire, et il avait une sorte de fermeté qui imposait, comme on l'a pu voir dans ce que j'ai écrit sur lui.
Les lettres anonymes étaient nombreuses. Nous connaissions beaucoup de députés; et un jour, je crois que c'était le 16 fructidor, deux d'entre eux arrivèrent pour dîner chez ma mère avec une lettre anonyme chacun dans la poche de leur gilet. L'un était Clichien, l'autre un homme de la Révolution tout entier, un pur. La lettre du Clichien était ainsi conçue:
«Tu es un scélérat de royaliste; tu dois mourir et tu mourras. Prends garde à toi!»
(p. 37) Celui du révolutionnaire:
«Misérable soldat de Robespierre! scélérat de terroriste! tu périras comme un chien enragé, et je serai le premier à tirer sur toi.»
Le dernier était Salicetti; quant au Clichien, je ne veux pas le nommer.
Un autre, qui vint dans la soirée, nous apporta un des placards affichés dans les escaliers intérieurs de plusieurs maisons. Ces placards disaient:
«Prenez garde à vous, représentants d'un peuple libre! Le moment de la crise approche. Ne vous laissez pas surprendre. L'orage sera terrible, mais court. Éloignez-vous!»
Madame Th...... avait trouvé un de ces placards dans sa maison, et l'avait caché à son mari pour qu'il ne fût pas encore plus monté contre le Directoire: car, il l'était beaucoup, mais dans un autre sens que ceux de Clichy et du Manége.
M. de Talleyrand n'avait pas de salon, à proprement parler. À cette époque, un salon était impossible; la société était trop mélangée pour un homme comme lui, qui devait recevoir chaque parti. C'était bien encore pour une personne comme ma mère, qui, par sa position, pouvait, en s'isolant, ne recevoir que ses amis; ou madame de Staël, qui, par son talent, dominait tout et imposait ce qu'elle voulait. Cependant madame (p. 38) de Staël allait habituellement chez M. de Talleyrand, quand de vieilles querelles ne venaient pas soulever des tempêtes. Madame de Staël les provoquait souvent, et M. de Talleyrand dit un jour:—Mon Dieu! ne peut-elle donc ENFIN me détester!...
Le 16 fructidor, nous étions plusieurs personnes chez ma mère, très-disposées à nous amuser, lorsque l'un de nos habitués, Hippolyte de Rastignac, arriva fort troublé, et dans un désordre de toilette qui prouvait qu'il avait été attaqué et s'était défendu; sa cravate était arrachée, son habit gris à collet noir déchiré également au collet, et toute sa personne enfin était fort mal en ordre.
Il nous raconta que, sur le boulevard des Capucines, comme il descendait de cabriolet pour parler à un de ses amis, plus de trente hommes étaient tombés sur lui, et avaient exigé qu'il criât vive la République et haine à la royauté!...
—C'est un Clichien! s'écriait-on de tous côtés, c'est un Clichien!
—Je ne suis pas un Clichien! leur cria-t-il; mais je ne veux pas qu'on m'impose mes paroles.
—Criez! criez! Vive la République! et haine à la royauté!
—J'étais dans une fort mauvaise position, comme vous pouvez le penser, nous dit-il, lorsque (p. 39) des jeunes gens de mes amis, à la tête desquels était un de mes frères, accoururent vers moi et me tirèrent de leurs mains, mais ce fut aux dépens de mon habit et de ma cravate... Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que si je suis revenu sur la plage, c'est avec avarie de mes gréements.
Et il se mit à rire.
Ma mère, qui l'aimait beaucoup, et dont il était même le favori parmi ses frères, le gronda d'aller ainsi à pied avec ce malheureux habit gris et ce collet noir.
—Comment! dit-il fort étonné; eh! j'avais dîné chez un ministre.
—Vous avez dîné chez un ministre du Directoire! s'écrièrent plusieurs femmes, dont ma mère était le chef, et parmi lesquelles on distinguait madame de Lostanges, madame de Charnassé et madame de Caseaux...; vous avez dîné chez un ministre!...—Pourquoi pas chez Barras? ajouta madame de Lostanges.
—Mais ce ministre-là est des nôtres, répondit Hippolyte de Rastignac en arrangeant sa cravate, chose des plus importantes pour lui.... C'est chez Talleyrand que j'ai dîné.
—Ah! cela est différent, dit ma mère, très-différent!
—Je ne le trouve pas, dit madame de Lostanges.
(p. 40) —Ah! je vous demande pardon! il y a toute une distance entre M. Talleyrand de Périgord, neveu de l'archevêque de Reims et du comte de Périgord, à ces hommes de la Révolution, tels que Schérer, des espèces comme cela... M. de Talleyrand est un homme comme il faut.
—Mais Barras est aussi un homme comme il faut; pourquoi ne voulez-vous pas que votre fille aille au bal chez lui?
—Ah! pourquoi? pourquoi? dit ma mère assez embarrassée; car, en effet, elle était portée vers M. de Talleyrand par prévention d'affection pour toute sa famille qu'elle aimait, et avec laquelle elle était liée intimement.
—Étiez-vous nombreux à votre dîner? demanda ma mère à Hippolyte de Rastignac, pour changer la conversation.
—Trente à peu près; et, dans ce grand hôtel de Gallifet, il semble qu'on ne soit que huit ou dix personnes. Au reste, il y avait GRANDE compagnie; et, en vérité, je crois que si je n'y avais pas été, M. de Talleyrand n'aurait eu que lui-même pour avoir à nommer quelqu'un.
—Vraiment! qui donc était-ce...?
—Eh! le sais-je? mon Dieu!... Je voudrais retenir ces noms-là, et ne le puis; excepté cependant ceux de deux hommes qui feront parler d'eux dans (p. 41) l'avenir, quoique leurs pères soient inconnus. Ce sont les généraux Kléber et Bernadotte: l'un est républicain en carmagnole; l'autre est un républicain à l'eau rose, et se lave les mains avec de la pâte d'amandes parfumée... Je vous jure qu'il n'est pas déplacé dans le salon ambré de M. de Talleyrand.
—Qu'a-t-il donc, le salon de M. de Talleyrand? demanda madame de Lostanges, qui se retourna précipitamment au mot de pâte d'amandes parfumée[15].
—Ne savez-vous pas, madame, que M. de Talleyrand aime à la passion les essences et les odeurs? et pourvu qu'il y ait de l'ambre, c'est une chose agréable pour lui. Je vous assure que Robespierre se serait fort bien arrangé de son régime, lui qui ne marchait qu'au milieu d'un nuage embaumé.
—Laissez donc votre Robespierre, s'écria madame de Lostanges, et parlez-nous de votre dîner. Qui aviez-vous en femmes?—Madame de Staël... peut-être bien?
M. DE RASTIGNAC.
Oui, madame.
Et puis après?
M. DE RASTIGNAC.
Madame Tallien et madame Grandt.
MADAME DE CASEAUX.
Est-elle donc aussi belle qu'on le dit?
M. DE RASTIGNAC.
Mais je la trouve bien belle... moins pourtant que madame Tallien.
MA MÈRE, souriant.
Et son esprit?
M. DE RASTIGNAC, s'inclinant.
Je n'ai jamais la hardiesse de juger celui des femmes.
MA MÈRE.
Oh! la pauvre personne! la voilà jugée... Cependant, quelque capable que vous soyez de la juger, mon cher Hippolyte, je vous demande la permission de prendre mes renseignements chez votre oncle. Je crains de votre part un peu de prévention.
Quoi! parce qu'elle est l'amie de l'évêque? Qu'est-ce que cela me fait à moi?... Ce serait une preuve d'esprit, une preuve que les préjugés sont secoués; or, un esprit dans ses langes ne sait jamais les briser.
MADAME DE CASEAUX.
Enfin, dites-nous donc vos convives.
M. DE RASTIGNAC.
Je vais recommencer: d'abord le maître du logis, sa grandeur monseigneur Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun, ayant prêté le serment civique et religieux... ayant...
MA MÈRE.
Hippolyte... Hippolyte!...
M. DE RASTIGNAC.
Comment! je l'appelle monseigneur, et vous me grondez! mais c'est de l'injustice cela. C'est ce que ferait Pierre ou Armand.—Allons, pardonnez-moi, d'autant que je suis raisonnable, et que je prononce les R, moi; je ne donne ma parole d'honneur qu'intelligiblement. Et si je suis (p. 44) incroyable, ce n'est pas comme les autres confrères dans la mode.
MADAME DE CASEAUX.
Mon Dieu, Hippolyte, que vous êtes bavard! au fait.
M. DE RASTIGNAC.
M'y voici. Je suis sérieux.—Ainsi donc, M. de Talleyrand, le général Bernadotte, le général Kléber, le général Lemoine, M. Poulain-Grandpré, un M. Debry, Benjamin Constant... presque tout ce qui compose le corps diplomatique, que j'étais loin de croire aussi nombreux, deux ou trois inconnus, et votre très-humble, très-obéissant et très-dévoué serviteur. Ah! j'oubliais, et mon oncle[16]. Je crois que j'oublie encore M. de Castellane et son adorable femme. La perruque du mari et les yeux de celle-ci étaient encore plus de travers qu'à l'ordinaire.
MADAME DE FONTANGES.
Eh bien! que dites-vous de tout ce beau monde-là?
Je dis que c'était la plus étrange bigarrure du monde. Il y avait à cette table de M. de Talleyrand de toutes les opinions: il y avait des royalistes (saluant), à tous seigneurs tout honneur; il y avait des modérés; il y avait des sabreurs! il y avait des révolutionnaires; il y avait des directoriaux: c'est ainsi, vous le saurez, qu'on appelle les partisans de monseigneur Barras aujourd'hui. Au reste, on m'avait dit: Observez, et vous verrez de grandes choses. J'ai observé et n'ai rien vu. On a professé le plus grand dévouement au Directoire... et voilà tout. Mais le plus curieux, c'est le récit de ce qui s'est passé à l'armée d'Italie pour l'anniversaire du 14 juillet[17]; ce fut Bernadotte qui nous en fit le récit. Il parle bien, et M. de Talleyrand l'écoutait, sinon avec plaisir, du moins avec confiance dans l'impression qu'il devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu blasphémant; mais enfin, puisque l'évêque l'a entendu, et même avec plaisir... À propos, n'a-t-il pas été excommunié?
Qui cela?
M. DE RASTIGNAC.
Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun...
MADAME DE CASEAUX.
Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable... Madame de Permon, faites-le donc taire.
MA MÈRE.
Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.
M. DE RASTIGNAC, baisant la main qu'elle lui donne.
Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et vous serez contente.
MADAME DE LOSTANGES.
Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre Marchésy!
M. DE RASTIGNAC.
Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours à ses troupes: «Soldats, leur (p. 47) a-t-il dit avec cette voix puissante qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que vous êtes affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut courir des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de toute l'Europe coalisée contre elle SONT LÀ. Des montagnes nous séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la liberté, protéger le Gouvernement et les républicains... Dès que les royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»
Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le cœur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.
—Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un peu moins république.
—Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.
Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?...
LE MARQUIS D'HAUTEFORT.
Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une impertinence à son parti ou au nôtre.
MADAME DE LOSTANGES.
Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.
LE MARQUIS D'HAUTEFORT.
Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je n'ai pas écouté les paroles de l'air.
M. DE RASTIGNAC.
Je les ai, moi, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:
(p. 49) «À la destruction du club de Clichy[18]!» Les infâmes! ils veulent encore des révolutions! Que le sang des patriotes qu'ils font assassiner retombe sur leurs têtes.
Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République! puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours victorieuses!... Gloire à la République!» Le général Alexandre Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III! au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»
—Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte, c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au quartier-général on portait ce toast, le même vœu était exprimé par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix... «Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement républicain et à la Constitution de l'an III!»
—Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!... (en serrant ses poings et se promenant).
MADAME DE CASEAUX, avec douceur.
Allons, la paix! la paix!... C'est si doux, si (p. 50) bon, la paix. Allons, Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner de M. de Talleyrand?
M. DE RASTIGNAC.
Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter; mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?...
MADAME DE CASEAUX.
Oui, oui.
M. DE RASTIGNAC.
Eh bien donc, je vous dirai que M. de Talleyrand, qui avait évidemment mission de faire une sorte de charge en éclaireur dans nos rangs pour nous sonder d'abord, et puis ensuite pour nous montrer la grande force du Directoire... Et, en effet, il en a une immense... Tant mieux, continua-t-il comme se parlant à lui-même, il y aura plus de mérite...
MADAME DE LOSTANGES, lui prenant la main.
Imprudent!...
M. DE RASTIGNAC relevant la tête, et comme sortant d'une rêverie.
Pardon!... pardon!...
Eh bien! que devint ce dîner. J'attends toujours, moi.
M. DE RASTIGNAC.
Ce dîner ne dura que comme tous les dîners du monde; mais après, lorsque nous fûmes dans la galerie, M. de Talleyrand nous fit voir une pièce curieuse venant à la suite de tout ce que ces messieurs nous avaient dit: c'était un dessin renfermé dans une lettre écrite par Alexandre Berthier, et adressée à lui, M. de Talleyrand. J'en ai pris une copie informe, mais assez visible pourtant pour me guider et me faire faire une curieuse chose; car je suis Français avant tout, dit le bon jeune homme, et tout Français doit être ému en voyant cette vignette...
LE MARQUIS D'HAUTEFORT.
Te voilà bien, toi! toujours le même! romanesque!... et ridiculement infatué d'une gravure à présent.
M. DE RASTIGNAC.
Eh! si je vous disais que M. de Talleyrand était lui-même si touché en montrant cette vignette, que ses yeux étaient humides de larmes... Il ne parlait pas, mais il pleurait, je le répète.
(p. 52) M. D'HAUTEFORT, riant aux éclats.
M. de Talleyrand ému!... Ah çà! tu es beaucoup plus fou que je ne le croyais, mon pauvre Hippolyte. M. de Talleyrand pleurant d'attendrissement sur les victoires des Français!... Je croirais plutôt que c'est de colère... Enfin... voyons!... as-tu là ce beau dessin?
M. DE RASTIGNAC.
Sans doute, le voici, ou plutôt il me le faut refaire: c'est un croquis pris à la hâte.
Il se mit devant la table ronde sur laquelle il y avait toujours des crayons, et bientôt il eut fait son dessin: c'était une très-grande vignette. À droite était un obélisque, sur lequel étaient inscrites TRENTE-NEUF affaires ou batailles victorieuses pour nous, et qui ont eu lieu dans l'espace d'une année. Au pied de cet obélisque était écrit: Constitution de l'an III; et au bas: Aux mânes des braves morts pour la patrie! À côté, un génie avait un pied posé sur la ville de Vienne; il tenait des tablettes sur lesquelles il inscrivait les préliminaires de la paix. À gauche, on voyait une belle femme coiffée du bonnet phrygien, une main posée sur un faisceau, dans l'autre tenant une pique sur laquelle était un bonnet (p. 53) de la liberté; derrière elle un vieillard à moitié couché, appuyé sur une urne, représentait l'Italie et le Piémont; au milieu et au-dessus, la Renommée, avec une trompette dans une main, et dans l'autre un médaillon sur lequel était écrit: «Armée d'Italie... Bonaparte, général en chef...» La femme et le génie (l'Italie et la France) avaient surtout une expression ravissante d'intérêt en regardant le médaillon et le nom de Bonaparte. Il y avait de l'espérance!... Le plan figurait une carte géographique, où l'on voyait Rome, Venise, Gênes, Milan, Turin, Vienne, Mantoue...
MADAME DE LOSTANGES.
Hippolyte a raison, cette gravure est belle. S'il n'y avait que des choses pareilles dans toutes leurs sottes gravures révolutionnaires, il y aurait moyen de les voir; mais autrement!... comment les regarder seulement?...
M. de Rastignac avait raison; M. de Talleyrand réunissait chez lui une foule de personnages très-différents de couleurs et d'opinions; mais l'armée était TOUT en France, comme toujours, au reste. Jamais les armées différentes, aussi, n'avaient eu à leur tête des hommes tels que ceux qui étaient les chefs de soldats dont la ferveur avait quelque (p. 54) chose de témérairement brave, qui faisait frémir l'ennemi au nom de l'armée française.
À l'armée de Sambre-et-Meuse (à cette même époque où nous sommes maintenant, en l'an V[19]), il y avait Jourdan, Kléber, Championnet, Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte.
À l'armée du Rhin: Moreau, Desaix, Beaupuis, Sainte-Suzanne, Lecourbe, Saint-Cyr.
À l'armée d'Italie: Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe, Murat, et tant d'autres distingués par leurs noms comme par leur bravoure personnelle avant et depuis ce moment.
(p. 55) Quant à Bonaparte, ce n'était pas un esprit comme celui de M. de Talleyrand qui pouvait le méconnaître un moment; au ton de ses lettres seulement, on avait la hauteur de cet homme; on voyait que sa supériorité était sentie par lui... Il n'aimait pas le verbiage; ses idées étaient concises, claires et positives...; il écrivait un jour au Directoire en date de Vérone (15 prairial an IV):
«J'arrive dans cette ville, citoyens directeurs, pour en repartir demain; elle est grande et belle: j'y laisse une bonne garnison pour être maître des trois ponts qui sont sur l'Adige...
«Je viens de voir l'amphithéâtre: ce reste du peuple romain est digne de lui... Je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la mesquinerie de notre Champ-de-Mars; ici, cent mille spectateurs sont assis et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait.»
Il y a dans ce laconisme toute une nature différente de la nature vulgaire.
M. de Talleyrand, homme du monde, d'esprit et de talent, savait bien jusqu'à quel point il devait compter sur les hommes qui l'entouraient...—Le voile était tombé, si jamais il l'avait eu sur les yeux! Et maintenant il marchait à la lueur d'un jour orageux qui devait l'effrayer...
Le cercle constitutionnel de Paris avait produit (p. 56) d'autres sociétés populaires, qui n'étaient pas des clubs révolutionnaires; on y professait le plus entier dévouement au Directoire. Il y avait dans la société-mère des hommes fort adroits et même habiles, qui ne voulaient que du pouvoir et de l'argent: le pouvoir pour eux n'était même pas un but, c'était un moyen. Il y avait à leur tête deux ou trois hommes influents par une même façon de voir et de penser. Parmi eux, le plus influent était M. de Talleyrand; madame de Staël, qui était la principale cause de sa rentrée en France, avait de fréquentes relations avec lui, comme je l'ai déjà dit, et à mesure que les événements devenaient plus importants et plus intenses, ces mêmes relations devenaient plus intimes entre madame de Staël, M. de Talleyrand et Benjamin Constant... Celui-ci était l'orateur du cercle constitutionnel; M. de Talleyrand était l'âme des conseils directoriaux. Madame de Staël lui dit un jour:—Voici le moment de vous mettre au ministère; vous êtes habile, vous faites de ce Barras et des autres tout ce que vous voulez; nous serions bien empêchés alors si, à nous trois, nous n'arrivions pas à un ministère. Celui qui vous va le mieux est celui des Affaires étrangères. La République peut avoir grand crédit et faire peur quand elle parle au nom du sabre, mais je crois (p. 57) que les cabinets étrangers aiment mieux avoir à conférer avec un homme bien né et d'esprit qu'avec un sot ou un pédant.
Ce fut alors que le parti constitutionnel ayant demandé et obtenu le départ de quelques ministres, le ministère des Relations extérieures fut vacant, et M. de Talleyrand l'obtint. Sa nomination fut arrêtée dans un dîner chez Barras, non pas à Paris ni à Grosbois, mais à Surênes, dans une sorte de petite maison que le directeur avait dans ce village, où depuis on a couronné des rosières. Ce n'est, certes, pas en mémoire de la nomination de l'évêque d'Autun au ministère... Barras ne repoussait personne; il accueillait le parti constitutionnel pur; mais, était-il parti, Barras s'en moquait, et s'en moquait surtout dans ses orgies. Il est pénible d'avoir à le dire; mais, dans le moment que je décris, l'influence de madame de Staël, pour faire nommer M. de Talleyrand, a peut-être été funeste à beaucoup de gens... Madame de Staël est une femme trop supérieure pour être intrigante; ce mot serait une injure qu'elle est loin de mériter. Mais je dois dire en même temps que son attachement pour M. de Talleyrand, et peut-être aussi le faible de la célébrité, qui voulait qu'elle fît beaucoup parler d'elle, ont été nuisibles à beaucoup de personnes, et même aux affaires du Gouvernement...
(p. 58) Ce changement de ministère eut lieu le 26 messidor: ce fut Rewbell qui le proposa... Il y eut, à propos de ce ministère, un mot assez singulier de Rewbell. Carnot, tout effarouché de ce changement, vrai et franc républicain, homme d'honneur et de cœur, fut assez mal édifié de l'arrivée de l'évêque d'Autun au milieu de toute notre république, à laquelle il croyait toujours, le pauvre rêveur, et qui n'était déjà plus qu'un être de raison...; il dit donc qu'il fallait VOIR, et attendre pour délibérer enfin...
—Qu'est-ce à dire? répondit Rewbell; un directeur doit toujours être prêt à délibérer...
Et le ministère fut nommé, et ce fut ainsi[20]:
Ce ministère n'était pas mal en lui-même; mais dans les circonstances où l'on se trouvait, il était (p. 59) évident que le Directoire le donnait avec des intentions hostiles.
M. de Staël, qu'on ne connaîtrait pas s'il n'eût été le mari de madame de Staël, était alors ambassadeur de Suède à Paris... Madame sa femme, qui connaissait sa nullité en affaires, conviction douloureuse, au reste, pour une femme supérieure comme elle, l'employait quelquefois au moment d'un changement de ministère, et lorsque M. de Talleyrand fut nommé, il fallut ramener à soi des gens qui en étaient fort éloignés. De ce nombre était Thibaudeau; Thibaudeau était un homme antique, un homme à la Plutarque, qui vécut pauvre sous la pourpre sénatoriale comme il y était entré et comme il en sortit. Il n'aimait pas les phrases louangeuses. Comment prendre cet homme-là? M. de Talleyrand ne le comprenait pas, et je crois que madame de Staël ne le comprit pas plus. Il était, au reste, fort influent, et madame de Staël le savait.
Un jour donc qu'il revenait d'une petite maison à Meudon qu'il avait acquise de la dot de sa femme, il trouva chez lui M. de Staël, qui lui annonça le changement de ministère, et principalement la nomination de M. de Talleyrand.
M. l'ambassadeur de Suède l'était un peu en ce moment de madame sa femme; il était chargé (p. 60) d'observer, de parler, etc. Il parla, mais n'observa pas; et ce fut avec toute la liberté de se livrer au chagrin que lui causait la nomination de M. de Talleyrand que Thibaudeau l'apprit de M. de Staël.
—Mais pourquoi ce changement subit? disait Thibaudeau.
M. DE STAËL.
Les ministres renvoyés étaient tous des royalistes.
THIBAUDEAU.
Êtes-vous bien certain de l'opinion de ceux qui entrent à leur place?
M. DE STAËL.
Oh! comment en douter?
THIBAUDEAU.
Pourquoi?
M. DE STAËL.
Parce qu'ils ont fait tant de sacrifices!
THIBAUDEAU.
Lesquels, s'il vous plaît?
M. DE STAËL.
Mais... je crois... que... c'est...
Allons, ne cherchez pas, car vous ne pourriez trouver... et ce que vous diriez serait pour moi, représentant du peuple, une crainte de plus.
M. DE STAËL.
Madame de Staël m'a chargé de vous dire, mon cher représentant, qu'il faut absolument que vous veniez dîner avec elle dans quelques jours. Prenez celui qui vous convient, et dites-le-moi. Désignez vos convives. Allons, dites-le-moi tout de suite, voulez-vous?
THIBAUDEAU.
Non, je ne puis vous dire une chose que je ne ferai pas. C'est bien peu poli, ce que je vous dis là, n'est-il pas vrai? Mais que voulez-vous? notre écorce républicaine est âpre et rude; mais dessous, mon cher baron, il y a un cœur pur et droit dont l'honneur est le seul maître. Ce même honneur me porte à vous dire que d'accuser Carnot de royalisme est une chose qui ne peut se faire. C'est d'abord assez ridicule, et puis c'est fort mal. Comment voulez-vous qu'une pareille nouvelle ne soit pas accueillie par des rires et des moqueries?...
Mais cependant... et l'Apparent?
THIBAUDEAU.
Pas davantage. C'est Talleyrand qui a fait courir ce bruit, et pas une autre personne. Il n'y a en France que Talleyrand qui puisse inventer le royalisme de Carnot! Je crois qu'en fait d'accusation on en aurait de plus fortes à faire contre un homme qui est aussi au pouvoir. Ne le croyez-vous pas comme moi[21], mon cher baron?
M. DE STAËL.
Mais, que voulez-vous que je vous dise?—Je n'y suis pour rien, après tout, dans ceci, et vous comprenez que...
THIBAUDEAU, se levant.
C'est bien, mon cher baron, je suis en effet certain que vous n'êtes pour rien dans tout ceci, et j'en serais caution... Mais laissons cela, et au revoir.
Ils se séparèrent; mais ce ne fut pas terminé. (p. 63) M. de Talleyrand connaissait trop bien la valeur d'un homme comme Thibaudeau pour le laisser ainsi sans être à son parti. Il fallait, avec un tel personnage, être pour ou bien ouvertement contre lui.
Le feu était dans les affaires du Directoire. Cette époque, vantée par madame de Staël, par la raison, je crois, qu'elle avait alors ses amis au pouvoir, est peut-être celle de la Révolution où il y a eu le plus de turpitudes dans l'exercice des différentes autorités. Thibaudeau, homme intègre, ne voyait qu'avec douleur cette dégénération de la République. Carnot et Barthélemy, tous deux républicains, vertueux également, étaient attaqués par le Directoire et ses ministres, à la tête desquels était M. de Talleyrand, et accusés de royalisme. Barras était le plus véhément dans son attaque, et soutenu surtout par Benjamin Constant, qui avait alors pour auxiliaire et pour patronne madame de Staël.
Le 18 fructidor est une journée importante dans les fastes de la Révolution. De quelle tête la première pensée en est-elle sortie? voilà ce qui est important à savoir et ce qu'on ne saura jamais. M. de Talleyrand est aujourd'hui le seul qui pourrait éclairer à cet égard. Mais c'est comme si nous n'avions personne. Le fait est qu'on était (p. 64) d'accord ici à Paris avec le général Bonaparte en Italie, et qu'on lui demanda un général de son armée pour conduire l'affaire. Maintenant, est-ce l'influence de Bonaparte qui a agi sur M. de Talleyrand et le Directoire, en leur persuadant par des hommes à lui, ici, de s'adresser à lui? ou bien M. de Talleyrand fut-il le moyen qui fut employé pour amener Bonaparte à se mettre de moitié dans un complot militairement exécuté contre la liberté nationale, et par là lui ôter cette popularité qui commençait à devenir redoutable? Tout cela est obscur et ne sera jamais éclairci, parce que, je le répète, on ne peut à cet égard que faire des conjectures, qui deviennent de plus en plus incertaines, surtout lorsqu'on voit un homme comme Augereau, républicain enfoncé dans la matière, pénétré du sujet, étant de ceux-là qui avaient pour devise la République, la liberté ou la mort, lorsqu'on voit, dis-je, cet homme conduire et pointer le canon contre cette même liberté nationale qu'il avait choisie et qu'il proclamait en même temps pour patronne.
Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de Talleyrand[22] avait probablement demandé au général Bonaparte un sujet de cette (p. 65) trempe pour avoir un corps qui eût des bras et des jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni d'oreilles pour voir et entendre. Il fallait en même temps que ce mannequin criât bien haut: Vive la République! à bas les rois!—Et voilà, quand on cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités, voilà qu'on trouve Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz cherchant aussi ce qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort...
Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort, en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz, si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le 15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin Constant dit tout haut dans son salon:
—Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est maintenant impossible... Et le (p. 66) Directoire s'est trop avancé pour reculer... Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?... Celles de l'an VI seront encore plus détestables que celles de l'an V... Il faut donc en finir...
Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale[23] qui devait prononcer sur le message du Directoire[24]. C'était un homme d'un trop noble (p. 67) caractère pour espérer de le séduire; mais on pouvait le persuader, le détacher de sa cause, et personne plus que madame de Staël et M. de Talleyrand n'était capable de cette œuvre si difficile. Elle fut tentée: Thibaudeau fut invité par madame de Staël à passer chez elle; il s'en était éloigné depuis ces troubles; cependant il ne put enfin (p. 68) s'y refuser, et il y alla. Le sujet apparent était de favoriser la pétition d'un émigré, mais ce n'était qu'un prétexte. Elle aborda la question et dit à (p. 69) Thibaudeau qu'il devait se lier d'opinion et d'intérêt avec Benjamin Constant. Thibaudeau raconte lui-même qu'il est des antipathies qu'on ne (p. 70) peut vaincre, et qu'il en était là pour Benjamin Constant; mais il ajoute aussi qu'il vit aussitôt M. de Talleyrand derrière le rideau tiré pour (p. 71) cacher l'action qui se préparait. Les acteurs n'étaient pas encore prêts.
Thibaudeau avait trop suivi M. de Talleyrand dans la Révolution pour croire à son républicanisme; il y avait dans cet homme une double et triple enveloppe qui repoussait tout regard investigateur: cette figure pâle, ce sourire moqueur et froid, cette raillerie muette, étaient insupportables à un homme franc et naturel comme Thibaudeau. (p. 72) Mais comme les circonstances étaient imminentes, il surmonta sa répugnance et consentit à se trouver avec toute cette avant-garde du Directoire. Il était, lui aussi, un général du camp ennemi, et il jouait son jeu en agissant ainsi.
Ce fut dans un dîner, chez madame de Staël. Thibaudeau s'attendait à trouver M. de Talleyrand, mais il ne vit que trois couverts...
—Allons, se dit-il, voilà une de ces attaques auxquelles je dois m'attendre, maintenant que la guerre est au moment de se déclarer entre nous...
Il trouva madame de Staël, en effet, toute seule avec Benjamin Constant. Le dernier fut gai, et l'on n'y dit pas un mot de politique. Madame de Staël connaissait l'homme à qui elle avait affaire, et elle savait qu'il serait accessible à tout le charme de son esprit: aussi déploya-t-elle toutes ses ressources et fut-elle charmante. Mais aussitôt que les trois convives furent entrés dans le salon et qu'on eut pris le café, madame de Staël changea de propos et d'attitude. Benjamin Constant devint aussitôt tranchant et dogmatique, et la scène changea...
—Enfin, lui dit madame de Staël, que comptez-vous faire si vous ne vous ralliez pas au Directoire?
Mais pour me rallier à lui, il faudrait l'avoir abandonné; c'est ce que je ne ferai que le jour où il ne marchera plus du tout dans des voies constitutionnelles.
BENJAMIN CONSTANT.
Mais vous ne pouvez nier que vous ne soyez dans une route opposante au Gouvernement?
THIBAUDEAU, souriant.
Vous qui avez fait un si bel ouvrage[25] sur la nécessité de se rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route constitutionnelle?
BENJAMIN CONSTANT.
Et je viens d'en terminer un autre, comme vous savez, sur les réactions politiques.
Je connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.
MADAME DE STAËL.
Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus fortes que vous dans le camp ennemi.
THIBAUDEAU, toujours calme et souriant.
Lequel?
MADAME DE STAËL.
Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?
BENJAMIN CONSTANT.
Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.
THIBAUDEAU, avec dignité.
Je ne le crois pas.
MADAME DE STAËL.
Cela est positif.
Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas changer d'avis... car... je ne crois pas que le Directoire veuille véritablement accueillir les constitutionnels.
MADAME DE STAËL.
Écoutez, je sais avec certitude que le Conseil des Anciens veut se transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir le prétendant sur le trône.
BENJAMIN CONSTANT.
Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis, avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine; ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez donner la majorité, donnez-la au Directoire.
Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils; mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en 93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État, n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils... Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté. Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois, elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République[26].
Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de Paris, que ferez-vous?
THIBAUDEAU.
Je suivrai la majorité.
MADAME DE STAËL.
Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?
THIBAUDEAU.
Je me réunirai aux députés fidèles.
BENJAMIN CONSTANT, sèchement.
Ils ne vous recevront plus.
THIBAUDEAU.
Je saurai mourir.
Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau, qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à dîner à Thibaudeau, à Jean Debry[27] et à Riouffe. Thibaudeau, (p. 78) espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs sentiments, accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple. Jean Debry, surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.
—Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait (p. 79) Jean Debry; je ne l'aime pas. Quant à Talleyrand!... celui-là!...
Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne disait pas.
Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que probablement ses chargés (p. 80) d'affaires ne s'acquittaient pas bien de leur mission.
—Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un jour de cette semaine.
Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en brèche par les autres.
Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.
Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution par la demande formelle de cette réunion.
THIBAUDEAU.
Mais je ne suis pas seul.
Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.
POULAIN-GRANDPRÉ.
Vraiment, je le crois bien! (Tirant un grand papier de sa poche). Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé[28]... Sur douze, il a entraîné la majorité onze fois.
M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.
BENJAMIN CONSTANT.
Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est telle qu'elle nous l'a dit.
THIBAUDEAU.
Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop flagrante!... Je ne le sais que trop, vous dis-je!
Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!... Étrange aveuglement!...
THIBAUDEAU.
Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est sur lesquels nous ne nous entendons plus.
RIOUFFE.
L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de salut pour la République.
M. DE TALLEYRAND.
Qui parle de la violer?
JEAN DEBRY.
Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix pour nous le dire... Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète après lui: Intégralité de la constitution.
M. DE TALLEYRAND.
Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la constitution. Nous sommes donc d'accord.
Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et qui nous la donnera?
BENJAMIN CONSTANT.
Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du présent...
JEAN DEBRY, souriant.
Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.
M. DE TALLEYRAND.
Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le dernier message[29] du Directoire, à moins que ce ne soit pour passer à l'ordre du jour... Voilà tout ce qu'on lui demande.
THIBAUDEAU.
Je ne le puis pas. Ce serait nous faire à nous-mêmes une blessure mortelle.
En quoi et comment?
THIBAUDEAU.
Parce qu'en passant à l'ordre du jour, ce serait reconnaître à l'armée un pouvoir qu'elle n'a pas; ce serait introduire la tyrannie militaire, et nous ne la voulons pas.
POULAIN-GRANDPRÉ.
Mais pourtant je ne vois rien...
THIBAUDEAU, avec dignité.
Plus un mot, je vous prie, sur ce sujet... Le Corps-Législatif s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour.
M. de Talleyrand se leva alors avec une sorte d'impatience... Il venait de voir qu'il n'y avait rien à faire avec des hommes qui exigeaient une pensée formulée clairement: aussi cette conférence ne produisit-elle aucun résultat, non plus que les deux précédentes. Il était évident que M. de Talleyrand et son conseil avaient une arrière-pensée qu'ils n'osaient pas dire.
Quelques jours après, Augereau fut nommé commandant (p. 85) de la 17e division[30] militaire: c'était une déclaration de guerre, et ce qui se passa immédiatement le prouva plus que tout. Dix-sept pièces de canon arrivèrent à Paris du parc d'artillerie de Meudon; la garnison fut augmentée. Les Conseils alarmés envoyèrent chez le ministre de la Guerre Schérer; les envoyés y trouvèrent Augereau, qui, avec la même impudence que lorsqu'il trahit plus tard l'homme qu'il avait juré de servir, dit qu'il répondait des Conseils sur sa tête.
Ceux qui se rappellent cette époque ne peuvent lui trouver de point de comparaison avec rien dans l'histoire. Il y a une confusion de toutes choses qui fait frémir et reculer devant cet abîme où tout ce qui avait encore quelque renom et quelque peu d'honneur allait s'engloutir...
C'est au milieu de cette tourmente qu'on atteignit le 16 fructidor. M. de Talleyrand était non-seulement le guide du Directoire alors, mais il était, parmi les ministres, le seul bien capable de remuer ce grand colosse de l'État dans des circonstances aussi critiques. Schérer, qui était ministre de la Guerre et brave homme, quoi qu'on en ait dit, invita Thibaudeau à dîner avec plusieurs généraux, comme on l'a vu plus haut; Schérer était son ami. Thibaudeau lui dit:
(p. 86) —Tentez un dernier effort; les constitutionnels sont au Directoire; s'il le veut, un mot de certitude, et tout est dit.
Schérer demanda sa voiture, et fut au Petit-Luxembourg... Thibaudeau attendit sa réponse au ministère même... Il revint bientôt... Il n'y avait plus d'espoir... La République allait subir son dernier supplice.
Le lendemain, on fit courir une liste de soixante-quinze députés qu'on disait arrêtés... C'était faux. Mais quelle agitation, et en même temps quelle stupeur!... Barras envoya plusieurs de ses aides de camp chez les femmes de sa connaissance, pour les prévenir qu'une révolution pouvait avoir lieu, et qu'il leur conseillait, de quitter Paris... Madame Tallien, qu'on savait être de la société intime de Barras, se préparait en effet au départ, ce qui augmentait l'inquiétude des Parisiens.
Maintenant deux mots sur l'état des affaires, à ce moment si singulièrement entouré d'événements incohérents.
Le Directoire, composé de cinq directeurs, avait dans son sein une scission; trois membres contre deux: Barthélemy et Carnot étaient pour les Conseils représentatifs, Barras, Rewbell et Laréveillère pour eux-mêmes.
Dans les Conseils, il y avait un nombreux parti (p. 87) royaliste, un parti purement républicain, et un autre républicain aussi, mais seulement constitutionnel: c'était le plus nombreux.
Tous ces partis étaient en présence, et le moment où la lutte devait s'engager était également redouté: on se rappelait le 10 août, le 2 septembre, le 1er prairial, le 13 vendémiaire, et ces souvenirs-là n'étaient pas faits pour rassurer.
Voilà l'état des choses que M. de Talleyrand était appelé à diriger. Il s'en tira comme un homme de caractère ferme et entreprenant l'aurait fait. C'était pourtant une bizarre combinaison que celle de tous ces partis se combattant les uns les autres, avec des armes qui n'étaient pas faites pour eux. Le parti républicain était contraint de désavouer ses propres principes, parce qu'on les tournait contre lui. Les royalistes, voulant abattre le Directoire par tous les moyens possibles, demandaient la liberté de la presse pour l'attaquer dans des journaux, la liberté de tirer le canon pour le pointer sur le Luxembourg. C'était une situation bizarre, comme on le voit, que celle de la France dans un tel moment. Cela prouve, au reste, qu'on ne peut bien juger un parti sur ses vraies opinions que lorsqu'il[31] est le plus fort et libre de les professer.
(p. 88) Le 17 au matin, Boissy-d'Anglas reçut une lettre de madame de Staël, qui lui disait d'avoir confiance dans la personne qui lui remettrait ce billet, qu'elle le priait, au reste, de brûler... Boissy-d'Anglas fit entrer le messager; c'était un homme s'exprimant fort bien, qui lui dit, après avoir regardé si personne ne l'écoutait, que madame de Staël quittait Paris, parce qu'il y aurait du mouvement d'ici à vingt-quatre heures; qu'il prît donc garde à lui, et que surtout elle le priait en grâce de brûler les lettres qu'il avait d'elle.
Or, savez-vous ce que c'était que ces lettres? Des lettres relatives au retour de M. de Talleyrand en France et à sa nomination au ministère... Ces lettres, dans lesquelles madame de Staël s'épanchait beaucoup, pouvaient la perdre si le Directoire s'était emparé des papiers de Boissy-d'Anglas; elle y parlait du Directoire d'une manière que sûrement il (p. 89) n'aurait pardonnée ni en masse ni personnellement: tout cela relativement à la nomination de Talleyrand, qu'elle leur donnait comme une bonne à des enfants au maillot... Et ce n'eût été que peu de chose encore si elle ne les avait traités que d'incapables. Quant à madame de Staël, elle avait quitté sa maison. Pourquoi? Je l'ignore, car enfin c'était elle, ou son parti, du moins, qui ordonnait le pas de charge.
Pichegru était alors président du Conseil des Cinq-Cents. Cet homme, dont le nom a fatigué la France et l'Europe, est peut-être une des plus grandes nullités qu'il y ait eu dans notre Révolution.
Son caractère n'eut jamais rien de complétement honorable; officier d'artillerie, et au service, au moment de la Révolution, au lieu d'émigrer, si ses opinions n'étaient pas d'accord avec l'ordre des choses, il demeura en France. Robespierre, à qui il était suspect, lut aux Jacobins des lettres interceptées qui le compromettaient. Il était alors à l'armée; il écrivit après la bataille d'Haguenau, au club des Jacobins, que désormais il prendrait pour cri de ralliement: Vive la République! vive la Montagne!—Enfin il en fit tant que Collot d'Herbois fit son éloge à ces mêmes Jacobins! En effet, il y avait de quoi le louer!... (p. 90) car un jour il écrivit à la Convention, étant alors commandant en chef de l'armée du Nord, qu'il venait de détruire un corps d'émigrés, qu'il l'avait exterminé... «Soixante-neuf hommes ont échappé à notre canon, ajoutait-il; mais ils ont été faits prisonniers, et ils vont périr tous du dernier supplice[32].»
Ce qui fut fait.
Plus tard, après la conquête de la Hollande, il vint à Paris. Il y avait à cette époque des troubles assez sérieux; au 1er prairial, il fut nommé commandant-général de Paris pendant sa mise en état de siége, car il ne faut pas croire que nous ayons commencé en 1832; et les républicains, qui criaient si haut alors, auraient dû savoir que la République de 1795 en faisait tout autant: le pouvoir qui se défend quand on l'attaque est le même partout et en tout temps[33].
Quoi qu'il en soit, Pichegru se conduisit comme un digne mandataire de la Convention, qui n'était pas autant mère du peuple qu'on le croit; il marcha (p. 91) contre la section de la Cité et celle des Quinze-Vingts; partout il dissipa des rassemblements de femmes, et s'acquitta enfin à merveille de son rôle de commandant. Il écrivit à la Convention que ses ordres étaient exécutés. La Convention lui fit des compliments, et le résultat de tout cela fut qu'il demanda à retourner à l'armée, ce qui lui fut accordé. Mais cet homme ne pouvait pas vivre un mois sans être accusé; il vint des adresses à la Convention contre lui; Moreau, qui plus tard devait conspirer avec Pichegru, et qui travaillait peut-être déjà à la besogne de 1814, le justifia devant la Convention. Cependant les comités conservèrent des doutes, et on l'envoya en Suède comme ambassadeur. Nommé ensuite député de l'Aube au Conseil des Cinq-Cents, il revint en France et siégea dans l'assemblée. Lorsque son nom fut appelé, il fut applaudi assez vivement; bientôt après il fut élu président, et c'est ainsi que le trouva le 18 fructidor.
Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde nationale... la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté, que la loi eût (p. 92) passé, que tout fût en ordre, il aurait eu le temps d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin aucune prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer sur la destinée à venir de la France.
À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:
«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale ne s'organise pas.... Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»
On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les républicains.
Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On redoutait TOUT, sans aller au devant de rien. J'avais dîné dans le Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes, une de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun, se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et les siens... La nuit fut (p. 93) terrible; le silence de mort qui régna dans la ville était peut-être encore plus effrayant que le bruit de la fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité s'accomplissait dans l'ombre... Et comment se jouait ce drame important dans lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les scènes de la Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a le plus vivement impressionnée.
L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand, qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure, et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les effrayer davantage... ils ne l'étaient que trop!... On vint dire dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y envoya... il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi, M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration, mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré la peur, ils avaient tous trois de grands sabres (p. 94) qui traînaient par terre et dont le bruit leur faisait peur... Cette peur qui les possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril pour tous... Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un état violent.
—Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous allions être arrêtés... que six cents personnes étaient désignées pour être égorgées!...
Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu...
Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau écrivait ces belles paroles:
«Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!...»
Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République, fut, comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée... Pichegru, accusé véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues (p. 95) lorsqu'il fallait des faits... Toutes les fois que M. de Talleyrand, tout en jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au creps, qu'il aimait fort à cette époque, recevait une des fréquentes nouvelles qui lui étaient apportées de quart d'heure en quart d'heure, il souriait sans parler. Il avait si bien prévu ce qui arrivait; il avait joué contre des hommes qu'il connaissait.
On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18 fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement la main sur le collet!... Pichegru était traître à la patrie ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru, effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au moins d'une violence...
Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor, Barras fut Roi pendant vingt-quatre heures. On prétend que M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique théophilanthrope, (p. 96) avait fui la séance des délibérations ce jour-là... que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy, ils étaient désignés tous deux pour être fructidorisés, comme on le disait alors... Barras était donc parfaitement le maître... Quelques jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla, non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce qu'il va dire, et agit en conséquence.
Paris entendit UN coup de canon, car ce fut avec un SEUL coup de canon, encore tiré à poudre, que le Directoire fut quitte (et les Parisiens aussi) de la révolution si importante du 18 fructidor... Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée; l'autre demeura cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses séances. En vérité, nous en venions à avoir des révolutions à l'eau rose... Madame de Coigny disait à propos de cette dernière secousse:
—Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un (p. 97) général, au lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame....
Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie des Conseils... Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit assez plaisamment que c'était la première fois qu'il n'avait pas pris le vent.
Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à Rochefort dans des CHARIOTS GRILLÉS comme des bêtes féroces; ils vont ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou plutôt pour bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent tellement intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris malgré la patience évangélique de la plupart d'entre elles... Le Directoire les entendit, et on rappela le général Bourreau, qu'on appelait le général Dutertre.
(p. 98) Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M. le marquis de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté; que Moreau accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir les Clichiens; et que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un quatrième étage sur le pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.
Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui s'échappa. On prétend que les meneurs du jour, embarrassés de ce qui pouvait survenir de la présence de Carnot, préférèrent le laisser aller.
Le général Bonaparte avait de fréquentes relations avec tout ce qui tenait au gouvernement d'alors. M. de Talleyrand avait eu par lui les premières lueurs de cette conspiration de fructidor, dont la preuve avait été trouvée dans les papiers de M. d'Entraigues, à Venise, surtout une conversation de d'Entraigues et de Montgaillard[34]: cette pièce était accablante.
(p. 99) Le fait est que le Directoire n'avait rien inventé; seulement il avait habilement joué les cartes que le sort lui avait données.
Au même moment, Moreau faisait une proclamation à son armée, le 24 fructidor, où il disait, entre autres[35] phrases fort accablantes pour Pichegru:
Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la France entière.
Une correspondance avec Condé, qui m'est tombée entre les mains, ne me laisse aucun doute sur cette trahison.
Et sept ans plus tard, Moreau conspirait contre sa patrie avec ce même Pichegru!... Il contribuait à propager l'accusation d'un parti contre Napoléon, en disant qu'il avait fait assassiner Pichegru... Assassiner Pichegru, bon Dieu! et pourquoi?... était-il à craindre cet homme connu seulement par quelques victoires, à une époque où nos soldats triomphaient seuls par la force et l'élan de leur (p. 100) patriotisme?... Il s'est tué parce qu'il a compris que la France, dans sa majorité, jetterait du mépris au traître qui, après avoir léché la griffe des tigres qui déchiraient les justes de la patrie, conspirait dans ce même moment avec des hommes dont il faisait en même temps fusiller les mandataires. Une conduite aussi double est indigne d'un homme d'honneur, ayant du sang français dans les veines.
Quoi qu'il en fût de toute cette affaire, il nous revenait à Paris que Bonaparte allait avoir une grande puissance, et que dans le salon de M. de Talleyrand on portait très-haut son mérite et ses services. En effet, le traité de Campo-Formio fut signé, et M. de Talleyrand en reçut le premier la nouvelle, comme cela était naturel. Lavalette, qui alors était à Paris, et avait conduit le 18 fructidor avec Augereau[36], allait souvent chez M. de Talleyrand; (p. 101) celui-ci aimait l'esprit de Lavalette, sa manière de conter, sa parole comme il faut, et une foule de choses en lui qui, au fait, rendaient sa société désirable.
Lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio arriva à Paris, avec toute cette gloire dont la tête de Bonaparte était entourée, M. de Talleyrand le comprit, mais sans le deviner entièrement toutefois; il vit un grand homme, mais il crut un peu trop peut-être à l'orgueil personnel, qui lui disait qu'il avait fait une partie de cette gloire; comme plus tard en eurent la pensée ceux qui le suivaient alors.
Monge et Berthier arrivèrent d'Italie, apportant le fameux traité qui donnait la paix à la France. M. de Talleyrand les invita souvent à dîner chez lui, et les fit causer sur Bonaparte. Berthier parlait volontiers, et sans entendre malice à la chose, et Monge, malgré sa science profonde, était simple comme un enfant. M. de Talleyrand eut donc aussi beau jeu que possible pour les faire parler sur l'homme qu'il voulait connaître et ne connaissait encore d'aucune manière[37]. (p. 102) Cette besogne il était obligé de la faire à lui seul, car il n'avait pas dans sa maison une personne capable de l'aider; il n'était pas marié, pour dire le mot, quoiqu'il y eût une femme dans la bergère, à la droite de la cheminée, et souvent à table vis-à-vis de lui; mais madame Grandt, qui plus tard devint altesse sérénissime par la grâce de Dieu, ou à la grâce de Dieu, plutôt que de toute autre, madame Grandt n'était pas de force à ce que M. de Talleyrand lui confiât la moindre mission. On sait bien qu'en 1802, l'ayant priée de parler à Denon de ses voyages, la pauvre femme le prit pour Robinson Crusoé, et lui demanda des nouvelles de Vendredi; or, cette belle action, elle la fit en 1802, et l'on n'était alors qu'en 1797.
Elle était bien belle alors madame Grandt. Je comprends que M. de Talleyrand l'ait aimée, quoiqu'elle fût sotte, et sotte à impatienter, comme j'ai compris aussi que madame Grandt ait aimé M. de Talleyrand, quoiqu'il fût évêque; car un évêque, ce n'est ni bien ni mal; ce n'est ni une femme ni un homme, ce n'est rien pour l'amour.
La maison de M. de Talleyrand fut quelque temps à se monter et à devenir sociable; mais une fois que le premier pas dans cette route fut fait, le reste alla (p. 103) tout seul. Madame de Staël, d'autres femmes qui savaient causer, entouraient M. de Talleyrand, et lui épargnaient la peine de parler. Quelques-unes de ses amies émigrées rentrèrent, rappelées par lui-même, lui, qui naguère était proscrit! M. de Talleyrand aime sa maison, le casement; il aime sans aucun doute ce que nous appelons chez nous l'intérieur; ce qui, pour le dire en passant, dérange un peu ma confiance dans cette belle science qu'on appelle la phrénologie, car M. de Talleyrand a, j'en suis sûre, les deux organes que Gall appelle attachement à l'habitation et à la sociabilité[38]; de ces deux organes réunis, Gall faisait l'esprit patriotique. Je ne prononce sur rien; je demande seulement si M. de Talleyrand est un patriote dans la véritable acception du mot?
M. de Talleyrand aimait tout ce qui rappelait la cour; le Directoire en était idolâtre. Alors les grands manteaux étaient dépliés, les chapeaux à la Henri IV sortaient de leur étui, et le Directoire jouait à la parade. Hélas! c'était la principale occupation de ce gouvernement, si misérable qu'on ne peut que le mépriser. On n'a pas de haine pour ce qui est si petit.
(p. 104) En apprenant la nouvelle de la paix de Campo-Formio, la joie fut universelle. Croira-t-on qu'un homme[39] osa proposer, au milieu de cet enthousiasme, d'accorder une indemnité pécuniaire au général Bonaparte! mais les murmures universels, non-seulement dans l'Assemblée, mais dans Paris, dans la France, prouvèrent qu'on était encore au temps où l'annonce d'une victoire faisait battre un cœur français et pleurer de joie.
Un habitué du salon de M. de Talleyrand était Chénier. Ce fut lui qui proposa et fit adopter le décret pour la rentrée et la radiation de M. de Talleyrand, et le rapport de l'acte d'accusation contre lui. Celui-ci n'avait pas oublié ce service, et puis l'esprit élevé de M. de Talleyrand avait su comprendre Chénier. Chénier était un républicain, qui jamais ne fut coupable d'aucun excès, et qui en (p. 105) empêcha beaucoup[40]. Mais une fois que l'opinion a pris une route fausse pour son jugement, il est difficile de la faire revenir. C'est une chose étrange de notre nature française; nous sommes légers pour prendre parti contre un homme, dès qu'il est célèbre en quoi que ce soit, et nous sommes fixés dans notre pensée pour lui accorder ensuite la justice qui lui est due.
Bonaparte était donc, comme je l'ai dit, le favori de monsieur de Talleyrand. Il dit à Chénier qu'il fallait faire quelque chose de remarquable pour l'arrivée du général Bonaparte, et Chénier fit le (p. 106) Chant du Retour... On le lut chez monsieur de Talleyrand, qui aurait encore voulu plus de louanges pour le vainqueur... Et madame de Staël!... Ce n'est pas alors qu'elle le nommait Robespierre à cheval!... Et le salon de monsieur de Talleyrand, ce même salon qui, plus tard, retentit d'invectives contre le héros de la France et de projets pour son abaissement et sa mort, ne répétait alors que des paroles d'amour et de louanges! C'est qu'on ne le croyait pas si grand!...
Enfin, le vainqueur de Lodi et d'Arcole, le pacificateur de la plus grande partie de l'Europe, rentra dans Paris, chargé de lauriers qui faisaient pencher sa jeune tête. Quelle joie! quel délire!... Comme le peuple français comprenait la gloire qu'on lui donnait alors!... C'était plus que de l'enthousiasme... Ah! ces souvenirs font mal... mal à briser le cœur!
Monsieur de Talleyrand, fier du général Bonaparte, le reçut comme un fils... Son discours, lorsqu'il le présenta au Directoire, et qu'on peut lire dans le Moniteur, est une preuve sans réplique de ce qu'il pensait alors... Il blessait le Directoire cependant, et il le savait!...
Le Directoire donna une fête au vainqueur-pacificateur, et le soir il y eut un bal à l'Odéon. Ce bal fut très-beau, beaucoup de toasts furent (p. 107) portés au dîner. Chénier en porta un assez remarquable pour être rapporté:
À ses victoires pour notre gloire! à sa longue vie pour notre bonheur!...
François de Neufchâteau fit aussi des vers... Les couronnes tombaient sur le front pâle du jeune homme, qui paraissait calme et comme accoutumé à de pareils honneurs.
Monsieur de Talleyrand demandait à chaque personne qu'il rencontrait:
L'avez-vous vu?...—Non.—Eh bien, venez demain chez moi, il y dînera, vous pourrez le voir facilement...
Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore vu... Les préparatifs de cette fête avaient la même importance pour les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un objet, le marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter le général Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez cher?...» Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh bien! prenez-le!... Je ne veux pas qu'il soit dit (p. 108) que par ma faute il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre héros[41].»
Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe l'homme des siècles, comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement autour de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!... Comme on se pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage pâle et mélancolique, au regard profond et à l'œil d'aigle. Cet homme, âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette ville aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se levèrent pour voir un homme si grand!... Et lui, calme et froid même au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il fut plus tard... Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:
«Les lois organiques de la République sont à (p. 109) faire, dit-il dans un discours qu'il fit au Directoire... L'ère des gouvernements représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même temps significatives.
Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée, s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru, que les enfants la savent par cœur, ainsi que la réponse[42]. Et pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison pour parler brutalement à une femme qu'il savait être amie de monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps, et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques. Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite ainsi.
(p. 110) J'ai laissé passer une particularité relative au discours de Barras à Bonaparte.
On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand, les autres à madame de Staël... et personne à Barras... La raison qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours, s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais, qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son paquet de mousseline:
—Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force à faire un discours?
(p. 111) —Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.
—Comment, NON! s'écria M. de Lauraguais.
—Non, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait vouloir intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume, c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et... vous le savez bien vous-même... Vous savez que votre cousin Barras, comme vous l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.
—Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais... Quelle sotte pensée allez-vous me prêter-là!
Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au mot POUVOIR, et le saluait très-bas.
—Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur? lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.
—Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.
—Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à lui seul cette phrase:
(p. 112) Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!
M. de Talleyrand sourit et dit:
—Elle est bien, au fait, cette phrase!
Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit. Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était l'auteur du discours.
M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de l'admiration...
Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait Bonaparte.
—Il faut que vous partiez, lui dit-il.
—Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle ils espèrent que je me perdrai.
—Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.
(p. 113) BONAPARTE, avec un cri de joie.
Pour l'Orient!
M. DE TALLEYRAND.
Pour l'Orient.
BONAPARTE.
Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le vœu de mon ambition, le rêve de ma vie?...
M. DE TALLEYRAND.
Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je l'ai trouvé, et le voici.
BONAPARTE.
C'est vrai!...
M. DE TALLEYRAND.
Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?
BONAPARTE, toujours parcourant.
Quelle est-elle?
C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz[43]!
BONAPARTE.
Leibnitz?... le fameux Leibnitz?
M. DE TALLEYRAND.
Lui-même.
Mais comment cela se peut-il?
M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.
(p. 116) —Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous de mon projet?
—Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le vœu le plus cher de ma vie!
Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui voulait à tout prix éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M. de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y devait mourir?... Est-ce cela?... Je le répète, on ne saura jamais la vérité[44].
Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon, rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait ce qui se reformait alors de la bonne (p. 117) société française. Barras, qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie en France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une raillerie partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure mortelle au pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un fauteuil ou sur un canapé, écoutait longtemps, sans parler, les hommes qui étaient chez lui, ainsi que les femmes, et il y en avait de bien spirituelles; et puis il se soulevait lentement et laissait échapper une phrase bien salée sur ses amis les directeurs comme sur leurs ennemis les députés.
Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand; il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'Homme à bonnes fortunes, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: A-t-on mis de l'or dans mes poches? l'a été de M. le maréchal de Richelieu.
M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais (p. 118) il l'aimait, comme le disait son oncle le comte de Périgord, parce qu'elle lui servait à autre chose qu'il aimait mieux encore. En effet, il aimait (ce qu'il veut encore) à être le premier en tout, et le pouvoir conduit à faire réussir même une chose morale en ce monde; mais, du reste, paresseux en toutes choses, il n'aimait ni le travail, lorsqu'il traversait ses plaisirs, ni les inquiétudes sans cesse renouvelées que le gouvernement directorial faisait surgir autour de lui. Toute cette vie inquiète l'ennuyait; on pouvait prévoir, lorsqu'on dînait chez lui ou qu'on y passait la soirée, que bientôt il n'habiterait plus l'hôtel des Affaires étrangères. On s'y moquait assez ouvertement des représentants du peuple qui ne représentaient rien, et du Directoire qui ne dirigeait rien. J'étais trop jeune alors pour aller dans le monde; mais mon frère, mon beau-frère et ma mère, qui tous trois y allaient beaucoup à cette époque, racontaient une foule d'anecdotes très-curieuses à cet égard.
Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand, après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil; mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon tour aux deux (p. 119) Conseils qui se donnaient les airs de faire les malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:
—Ils le méritent.
Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai entendu dire à tout le monde.
Or, voici la raison de ce tour que voulait jouer Sottin, qui, du reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la Police.
Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal, demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre une enseigne qui dît: Je suis représentant, comme avait fait le loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: Je suis Guillot, berger de ce troupeau.—Les députés décidèrent donc qu'ils auraient un costume. (p. 120) Pour narguer le Directoire, qui avait pris le moyen âge, les Conseils se firent un costume[45] tout grec et tout romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr), assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire le casimir des manteaux en Angleterre. C'était au moins maladroit pour un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul soupçon de royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que Sottin dit au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté, et qu'il répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.
Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient (p. 121) marchandise anglaise, la douane les confisqua... Grande rumeur! plainte au Directoire... Message des Conseils. Ce message, reçu par les directeurs assemblés avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et comiquement discuté. Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se furent bien divertis, on rendit une ordonnance pour que les manteaux revinssent à Paris... Mais dans la réponse aux Conseils et d'après l'avis de M. de Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot aux plaintes des députés qui se plaignaient que les ministres leur faisaient faire antichambre. On se borna à en rire tout bas et à répéter le mot fort spirituel que dit un ministre: Pourquoi y viennent-ils?
Et c'était vrai.
Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le fait, beaucoup plus remarquablement insolent.
Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères se meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque jour un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire (p. 122) du grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté par M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire[46]. L'envoyé de (p. 123) la république Romaine vint après lui, puis celui de Gênes, celui d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de Staël était ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique annonçait ce qu'il fut en effet en l'an VII.
À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en France. Des placards furent apposés par un nommé Jorry, et ces placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et il eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne veut jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation de M. de Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle accusation était portée contre lui; dans les journaux, dans les salons républicains, dans les salons royalistes, partout son nom avait un entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait le blâme. Les républicains lui reprochaient sa noblesse, fait inhérent à lui-même et impossible à détruire. Son état de prêtre lui faisait aussi du tort auprès du parti. On y disait avec raison que le caractère religieux avait un cachet indélébile que ni le temps ni l'apostasie ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne sont jamais remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et son apostasie religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce (p. 124) parti, ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être enfin le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des saints[47].—Et tout cela prenait un caractère d'autant plus grave que l'accusé s'appelait Talleyrand de Périgord. C'est un engagement tacitement pris avec l'honneur et tout ce qu'il impose, que le poids d'un grand nom.
Le parti royaliste était très-fort, ou du moins très-nombreux, pour parler plus juste. Un signe de ralliement, comme une profession de foi, avait été adopté par lui. Tous les jeunes gens de ce parti portaient le matin, et souvent le soir, une redingote grise avec un collet noir, et les cheveux relevés en cadenettes avec un peigne, comme une femme; et à la main, ce qui était moins féminin, une énorme massue en manière de canne. Ces jeunes gens allaient habituellement chez Carchi[48] (au coin du boulevard et de la rue de Richelieu). Un soir des assassins fondirent sur eux, et un massacre horrible eut lieu dans cette maison destinée à la joie et à servir de point de repos pour ceux qui voulaient passer une heure en plus grande (p. 125) liesse... Des femmes, des jeunes filles, des personnes inoffensives furent frappées; des innocents furent ensuite accusés, et cette indigne affaire, dont jamais la cause ne fut bien connue, eut toujours une odieuse couleur que les soins du Directoire ne purent effacer. Sottin, alors ministre de la Police, ne put trouver les coupables, du moins les véritables... S'il l'eût voulu, peut-être les eût-il même nommés.
Enfin Bonaparte arriva à Paris[49]: ce fut un grand jour... On était alors dans l'enthousiasme le plus vif pour cet homme si jeune et si grand qui dotait ainsi la République d'une gloire immortelle. Quant à lui, toujours modeste à cette époque, du moins en apparence, il descendit, à son arrivée, chez sa femme, dans le petit hôtel de la rue de la Victoire[50], devenu maintenant un lieu de pèlerinage sacré... un lieu qui devait être regardé ainsi, du moins par tout ce qui porte un cœur français... Le juge de paix de son arrondissement ayant (p. 126) été le voir, Bonaparte lui rendit sa visite le lendemain. Les administrateurs du département[51] de la Seine lui ayant écrit pour savoir quel serait le jour où ils le pourraient trouver, il leur répondit en y allant aussitôt lui-même. Mathieu, ex-conventionnel et commissaire du Directoire, lui dit que la plus profonde estime lui était accordée par la ville de Paris... Tandis que Bonaparte écoutait ce discours, sa physionomie était vivement émue, et lorsqu'à son départ comme à sa venue de nombreux applaudissements se firent entendre, il se découvrit avec un respect visiblement senti et une émotion qui n'était pas feinte. M. d'Abrantès, qui ne le quittait pas et jouissait délicieusement de la gloire de son général, m'a dit que ce moment avait été pour Bonaparte un des plus doux depuis son départ de cette armée d'Italie qu'il regardait comme une famille, et qu'il avait été si malheureux de quitter...
M. de Talleyrand jouissait, ainsi que je l'ai dit, de l'arrivée du général Bonaparte à Paris. En parlant de cette arrivée et de tout ce que M. de Talleyrand avait dit et fait depuis ce moment, j'ai omis une chose importante, c'est le récit de la fameuse fête du Luxembourg. M. de Talleyrand y (p. 127) joua un rôle trop important pour ne pas le rappeler, et je le dois pour l'intérêt de l'histoire; c'est d'ailleurs un fait intéressant pour celle de la société. Ce fait montre parfaitement l'état de la nôtre en France à cette époque, et l'extrême différence des époques, bien qu'il n'y ait pourtant pas un demi-siècle d'écoulé. Que dirait-on d'une fête ordonnée ainsi? On nous accuserait de folie. Si l'on donnait une fête avec le costume, l'ameublement et presque les coutumes de Louis XV, nous trouverions la chose simple et presque dans nos mœurs... Mais au moment où Bonaparte vint à Paris, les costumes, l'ameublement, le langage même, TOUT enfin était incohérent, et nous plaçait dans la position d'un peuple étranger et nomade même qui, pour un temps, aurait déployé ses tentes. Cette époque serait presque comme un songe si nos victoires n'étaient là avec la gloire nationale et notre Napoléon pour certifier la réalité.
M. de Talleyrand, qui, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, pouvait bien recevoir le traité de Campo-Formio, mais dont la mission n'était pas de présenter le général Bonaparte, le voulut ainsi... Comme il l'aimait alors!... il le présumait peut-être dans sa grandeur à venir. Quoi qu'il en soit, ce fut lui qui, le jour où Bonaparte remit au Directoire le fameux traité qui pacifiait l'Europe, (p. 128) présenta le général au gouvernement d'alors[52].
Les discours ne manquèrent pas à Bonaparte dans cette journée... Il en fut accablé... Mais celui de M. de Talleyrand fut sans doute une exception par sa singularité. J'en vais rapporter quelques passages:
«Citoyens directeurs,
«J'ai l'honneur de présenter au Directoire exécutif le citoyen Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu avec l'empereur.
«En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rappelle malgré lui les innombrables merveilles qui ont amené un si grand événement. Mais qu'il se rassure, je veux bien taire en ce moment tout ce qui fera un jour l'honneur de l'histoire et l'admiration de la postérité. Je veux même ajouter, pour satisfaire à ses vœux impatients, que (p. 129) cette gloire qui jette sur la France un si grand éclat, appartient à la Révolution...
«...C'est pour les Français, pour conquérir leur estime, que le général Bonaparte se sentait pressé de vaincre; et les cris de joie des vrais patriotes à la nouvelle d'une victoire, reportés vers Bonaparte, devenaient le garant d'une victoire nouvelle. Ainsi, tous les Français ont vaincu en Bonaparte; ainsi sa gloire est la propriété de tous.
«...Et quand je pense à tout ce qu'il a fait pour se faire pardonner cette gloire!—à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites... à ce sublime Ossian qui semble le détacher de la terre... quand personne n'ignore son mépris profond pour le luxe, pour l'éclat, pour le faste, ces misérables ambitions des âmes communes... ah! loin de redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous faudra le solliciter peut-être un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite...
«Mais entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je m'aperçois trop tard que le public immense qui nous entoure est impatient de vous entendre. Et vous aussi, vous aurez à me reprocher de retarder le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit de vous parler au nom de la France (p. 130) entière, et la douceur de vous parler encore au nom d'une ancienne amitié[53]...»
Dans ce discours, qui est beaucoup plus long, mais dont j'ai rapporté seulement les principaux traits, on retrouve M. de Talleyrand tout entier. C'est d'abord sa bonne grâce... son bon goût de politesse, de bonne compagnie, et puis la finesse la plus adroite dans la louange. Elle était excessive, et pourtant si bien donnée, que même un ennemi à découvert de Bonaparte ne pouvait s'en offenser... Avec bien plus de raison encore le Directoire, qui voulait couvrir de fleurs et de lauriers le précipice dans lequel il voulait faire tomber le héros, ne pouvait ouvertement s'en formaliser. Pour ce qui touchait Bonaparte, il devait être satisfait; rien ne pouvait lui être plus agréable que cette louange, presque arrachée à un homme comme M. de Talleyrand... Ce discours m'a toujours paru un chef-d'œuvre d'habileté et de talent, comme connaissance du monde et du cœur humain, quelque esprit qu'on ait. Ce n'est pas un esprit spécial qui flattait Bonaparte en cette circonstance, c'était celui de M. de Talleyrand, c'était son esprit fin et moqueur, et pourtant gracieux... Pour qui connaissait l'envie et la terreur que Bonaparte inspirait aux Directeurs, (p. 131) on ne peut s'empêcher de sourire en lisant le dernier paragraphe du discours de M. de Talleyrand. L'ancienne amitié de Barras pour Bonaparte, voilà un de ces mots qui font la fortune d'un homme qui aurait eu la sienne à faire comme homme d'esprit dans le monde; mais M. de Talleyrand n'en était pas là.—J'ai parlé plus haut du discours de M. de Barras, que je crois fait par M. de Talleyrand. Cette opinion était celle du général Junot et de bien d'autres personnes. M. de Talleyrand, à ce moment de notre révolution, avait un grand pouvoir sur les esprits inférieurs, que le sien régissait. Certes, je n'aime pas M. de Talleyrand, après tout le mal qu'il a fait à l'Empereur; mais que je ne lui reconnaisse pas une haute et notable supériorité, c'est ce dont je suis incapable...
Tout dans une époque comme celle que je décris est une pièce pour l'histoire à venir... Cette fête donnée au vainqueur-pacificateur, comme chacun l'appelait, est un type qui raconte avec une vérité frappante ce qu'on ne sait pas et qu'on voudrait avoir vu; on croirait entendre la relation d'une fête donnée par Périclès ou par le sénat romain; on y verra en même temps le désir de rétablir l'ancienne étiquette: tout cela est matière à réflexion et sujet à de grandes et profondes pensées.
(p. 132) Le 20 frimaire, un décadi, jour de fête dans le nouveau calendrier, se fit la réception de Bonaparte au Luxembourg. Pour cette réception, on avait fait faire des décorations comme pour jouer la comédie.
Au fond de la grande cour, et contre le vestibule, s'élevait l'autel de la patrie surmonté des statues de l'Égalité, de la Liberté et de la Paix. Autour de l'autel on voyait plusieurs trophées formés des drapeaux conquis par l'armée d'Italie; derrière, et dans une partie supérieure, étaient placés cinq fauteuils destinés aux cinq directeurs; au-dessous étaient des siéges ordinaires pour les ministres; au bas de l'autel était le corps diplomatique; des deux côtés de l'autel étaient deux amphithéâtres très-grands et destinés aux autorités; à leur extrémité on voyait un faisceau de drapeaux provenant des différentes conquêtes faites par nos armées; au-dessus de l'amphithéâtre, et, dans la crainte du mauvais temps, on avait fait une tente immense, dans laquelle le jour était néanmoins toujours ménagé; autour de la cour on voyait une foule d'ornements, comme des couronnes de laurier appendues le long des murs; les fenêtres qui devaient servir de loges pour cette représentation étaient aussi toutes pavoisées; enfin, tout respirait un air de fête, et, malgré le froid, les curieux se disputaient les places; (p. 133) la rue de Tournon, la rue de Vaugirard, toutes les avenues du Luxembourg, étaient encombrées depuis le matin... À onze heures, les cinq membres du Directoire, en grand costume, avec leur chapeau à plumes, leur manteau brodé en arabesques grecques avec une forme moyen âge, ayant enfin le costume qu'on leur connaît, se réunirent chez Laréveillère-Lépaux, sur l'invitation de M. de Talleyrand (car il est à remarquer que ce fut lui qui les fit), les autorités civiles furent convoquées chez François de Neufchâteau; le général Bonaparte, entouré de ses aides de camp Junot, Marmont, Duroc, Sukolsky, Lavalette, etc., s'était rendu chez Laréveillère-Lépaux.
À midi, le canon tira pour le départ du Directoire; il se mit en marche par les galeries pour se rendre dans la cour. Pendant sa route, le Conservatoire jouait les airs de la Marseillaise, du Chant du Départ et les jeunes élèves chantaient des hymnes républicains.
Lorsque chacun fut placé, ce qui fut long et fort ennuyeux par le froid qu'il faisait, un terrible incident anima cruellement la scène... Le côté droit du palais n'avait pas été occupé depuis 93 et demandait de grandes réparations, qui se faisaient alors. Des factionnaires avaient été placés aux échafaudages, à la demande de l'architecte, pour empêcher (p. 134) les curieux de s'y placer; mais un homme de la maison, un employé dans les bureaux du Directoire, voulut, de l'intérieur, aller sur l'échafaudage, croyant qu'il supporterait bien un seul homme; la planche fit bascule, et le malheureux tomba de toute la hauteur du bâtiment dans la cour. Ce fut un affreux spectacle; mais dans l'attente de ce qu'on était venu voir, cette triste scène passa plus inaperçue.
Lorsque tout le monde fut placé, un huissier envoyé par le président du Directoire, alla prévenir le général Bonaparte qu'on l'attendait; il était demeuré avec ses aides de camp, ainsi que le général Joubert et Andréossy, chez Laréveillère-Lépaux.
Alors le Conservatoire joua une symphonie en manière de marche... elle était à peine au tiers, qu'un bruit éclatant, formé de plusieurs milliers de voix, frappe le ciel et couvre celui des instruments.
C'est qu'on venait d'apercevoir le général Bonaparte sur l'estrade, à côté de l'autel de la patrie... Il était conduit par M. de Talleyrand et le ministre de la Guerre; pendant plusieurs minutes, les cris de: Vive Bonaparte!.. Vive le pacificateur de l'Europe!... Vive à jamais Bonaparte!... Vive la République!
Les femmes faisaient voler leurs mouchoirs parfumés, leurs ceintures, leurs écharpes... elles étaient (p. 135) en délire devant cette jeune gloire, si modeste et si grande!... Tout à coup, un chœur de jeunes gens entonne l'hymne à la liberté... au premier son qui frappe l'oreille de cette foule exaltée, elle répond par le même chant, et plusieurs milliers de voix chantent religieusement le couplet commencé, tandis que le Directoire et toutes les autorités restent debout et découverts. Cette diversion tout imprévue fit un profond effet sur les spectateurs, qui, eux-mêmes, agissaient par un entraînement involontaire!... Oh! que Bonaparte était grand ce jour-là! plus grand que le 2 décembre 1804 dans l'église Notre-Dame.
Lorsque le calme fut rétabli, le général Bonaparte, conduit par M. de Talleyrand, s'approcha de l'autel de la patrie, et y déposa le traité de Campo-Formio. Ce fut alors que M. de Talleyrand prononça le discours dont j'ai rapporté quelques passages... Ce n'était pas la première fois qu'il se trouvait devant l'autel de la patrie... il se rappelait la messe du Champ-de-Mars, le jour de la Fédération.
Ce fut, après lui, au tour de Bonaparte à parler. Il ne fut ni long, ni ennuyeux, et son discours peut servir de modèle en ce genre[54]. Je ne le rapporte (p. 136) point ici pour ne pas augmenter inutilement la matière.
Mais une merveille de prolixité, ce fut la réponse de Barras; elle contenait au moins une feuille d'impression[55]: c'était à mourir. Cependant ce discours était mieux fait qu'à lui n'appartenait: aussi dit-on que c'était M. de Talleyrand qui avait fait le discours de Barras.
En terminant, il se jeta de tout le poids de son corps, qui était assez volumineux, dans les bras du général Bonaparte, qui le reçut avec le calme qu'il eut toute sa vie. Cependant, ce calme faillit céder à l'attaque inattendue des quatre autres directeurs, qui fondirent sur lui et l'embrassèrent avec une profonde émotion, comme le disait François de Neufchâteau en le racontant le même soir.
C'était ce qu'on appelait l'accolade fraternelle.
Après que l'émotion fut passée, M. de Talleyrand prit Bonaparte par la main aussitôt qu'il fut (p. 137) descendu de l'autel de la patrie, et le conduisit à un fauteuil qui lui avait été préparé en avant du corps diplomatique.
C'est alors que le Conservatoire, qui probablement faisait ses études dans les fêtes nationales, entonna le chant du Retour, dont Chénier avait fait les paroles sur le modèle du chant laconien dont parle Barthélemy dans Anacharsis... les guerriers commencent, puis les vieillards, les bardes, le chœur, les jeunes filles, les guerriers, et puis un chœur qui termine le chant.
Ce fut après ce chant que Joubert et Andréossy présentèrent le drapeau dont j'ai fait la description plus haut. Mais une maladie du temps, c'étaient les discours; tout le monde parlait, et parlait longtemps: c'était pour en mourir. Andréossy, Joubert et les directeurs, tout cela bavarda, le Conservatoire chanta, et enfin la séance fut levée.
Ce moment fut encore bien doux pour le général Bonaparte; les mêmes cris d'enthousiasme le saluèrent à son départ comme à son arrivée: il était si aimé alors!... Lorsque le drapeau de l'armée d'Italie fut emporté pour être suspendu à la voûte de la salle des délibérations du Directoire, les mêmes acclamations suivirent le drapeau. Un officier supérieur le portait avec une vénération dont son (p. 138) visage révélait l'expression; elle était vraie et sentie, comme celle des assistants. Cette journée m'est présente comme si elle n'était qu'à une année de mon souvenir[56].
M. de Talleyrand, qui voulait que les projets pour l'Orient reçussent leur exécution, pressait le départ avec une grande activité. Pendant ce temps il donnait des fêtes, en faisait donner au pacificateur, plus encore qu'au vainqueur, parce que les traités de paix regardent le ministre des Affaires étrangères, et que les drapeaux et les villes prises sont le domaine du ministre de la Guerre... M. de Talleyrand est peut-être l'homme le moins parleur que j'aie rencontré de ma vie; eh bien! la manie du discours l'avait atteint comme les autres: il avait la parlotte comme tous ceux qui avaient une place quelconque dans le Gouvernement, et il ne laissait à personne sa part de bavardage.
Madame de Staël avait été parfaite pour M. de Talleyrand; mais le souvenir de ces services-là s'affaiblit d'autant mieux que le péril personnel est souvent à côté de la mémoire... M. de Talleyrand avait ensuite un autre motif, au moins aussi sérieux: l'amitié de madame de Staël était, comme (p. 139) tout ce qu'elle éprouvait, ardente et passionnée... et alors inquiète et même jalouse. Les affections de M. de Talleyrand ne s'arrangeaient pas d'une inquisition aussi soutenue que celle exercée par madame de Staël. Pour dire la chose, il était amoureux de madame Grandt, et afin que personne n'en doutât, il venait de l'établir chez lui sous le prétexte de la protéger. Il n'avait pas fait ce pas pour écouter des remontrances; aussi celles de madame de Staël lui donnèrent-elles de l'humeur, et voilà tout. Il y eut alors des mouvements étranges dans la société de M. de Talleyrand. Une lettre[57] insérée dans tous les journaux courut Paris, et fut, comme on le pense, commentée avec la charité que la société française apporte toujours dans ses jugements sur un de ses membres, malgré toute sa politesse et son urbanité.
Cette lettre était de M. de Chauvelin; elle disait en termes très-clairs et précis qu'il ne savait pas pourquoi M. de Talleyrand prétendait avoir fait partie de la légation française en Angleterre en 1792. «M. de Talleyrand n'a eu avec la légation aucun rapport, du moins officiel, que j'aie connu, moi, son chef,» disait M. de Chauvelin (p. 140) dans cette lettre, fort spirituelle et bien faite, comme M. de Chauvelin pouvait en faire une au reste. Mais cette sorte de rejet, pour ainsi dire, que M. de Talleyrand recevait de la main d'une personne dont l'autorité était grande en cette question, fit un effet très-mauvais dans le monde, surtout après et même pendant ces placards de Jorry. Un matin, une personne que je ne nommerai pas, mais qu'on connaît bien, alla chez M. de Talleyrand; il venait de se lever et se promenait dans l'équipage qu'on lui connaît, et de plus il avait à cette époque une grande aversion pour les robes de chambre. Le temps était beau, le printemps embaumait l'air, et la joie était dans tous les rayons d'un beau soleil qui dorait la verdure naissante des arbres du jardin. Malgré cette gaieté, qui aurait dû lui épanouir l'âme, M. de Talleyrand souriait peut-être, mais ne riait pas. Sa figure blême était impassible comme les masques de Venise très-bien faits. L'ami qui venait lui raconter les bruits qui l'inquiétaient lui dit vainement tout ce qu'il avait entendu, tout ce qu'il craignait; M. de Talleyrand ne disait rien. Tout à coup, interrompant sa toilette, il dit à l'ami consterné:
—Puisque vous avez lu les journaux, mon cher, vous y aurez vu l'annonce de l'arrivée de (p. 141) plusieurs personnages fort intéressants, et comme ils viennent du dehors, c'est à moi, au ministre des Affaires étrangères qu'ils sont adressés, conjointement avec celui de l'Intérieur... Ma foi! puisqu'ils aiment les discours dans ce pays-ci, ils ne seront pas servis selon leur goût cette fois, car si nous parlons, ils ne nous répondront pas.
L'autre le regardait avec étonnement.
—De qui donc parlez-vous? lui demanda-t-il à la fin.
—Des ours de Berne.
—Les ours de Berne!...
—Eh! sans doute, ces ours qu'on gardait dans les fossés de la ville. Ces ours, armes vivantes de Berne... ces ours qui avaient une liste civile... Eh bien! ils sont en route pour Paris. Le général Schawembourg a fait comme les généraux romains qui envoyaient à Rome les souverains vaincus, pour qu'ils parussent enchaînés après le char du vainqueur dans son ovation... Ma foi, ceux-ci pourraient fort bien le traîner, le char de triomphe!... qu'en dites-vous?... En attendant, on leur prépare une belle cage au Jardin des Plantes. Et voilà comment tout s'arrange: un prisonnier se sauve, un autre est élargi... En voilà deux qui arrivent.
Il y avait une amertume et une ironie saillante (p. 142) dans ces paroles accentuées avec une voix égale et douce et une figure impassible qui frappaient d'autant plus qu'on la sentait sans la voir, et que l'homme passé maître en cette manière pouvait nier qu'il se fût moqué de tout ce qu'il venait de nommer.
—Est-ce donc de Sidney-Smith que vous voulez parler? lui demanda l'ami.
M. de Talleyrand fit un signe de tête...—Et l'autre, quel est-il?
—Monsieur d'Araujo.—Sa cour, au reste, a voulu lui faire oublier ses deux mois de captivité au Temple... Elle lui a envoyé deux cordons, celui d'Avis et celui du Christ, dont il n'était que commandeur.—Allons, encore un discours à prononcer pour le départ de celui-là.
Il se leva et fit quelques pas lentement tout en boitant, repoussant avec humeur tout ce qui se présentait à lui. Il était évident que de même qu'il repoussait les chaises qu'il trouvait sous ses pas, il cherchait à éloigner les pensées qui venaient le troubler.
Quelques habitués entrèrent dans le moment chez M. de Talleyrand pour leur visite du matin... Quelques-uns d'entre eux avaient l'air soucieux.
—Qu'avez-vous donc, d'Herenaude[58]? dit le (p. 143) ministre à un homme dont la physionomie fine révélait un esprit hors de la ligne commune, vous paraissez bien sombre ce matin.
M. d'Herenaude s'inclina sans répondre... Il avait lu le Moniteur.
M. DE TALLEYRAND.
Avez-vous lu les journaux ce matin?
M. D'HERENAUDE.
Oui, citoyen ministre.
M. DE TALLEYRAND.
Quelles nouvelles?
M. D'HERENAUDE.
Mais...
M. DE TALLEYRAND.
Mais il y en a beaucoup... et pour tout le monde: l'arrivée des ours de Berne pour les badauds; la fuite de sir Sydney Smith[59] et la sortie (p. 144) du Temple du chevalier Araujo[60] pour les politiques, et la lettre de M. de Chauvelin pour mes ennemis... Vous voyez bien que chacun a son lot.
M. D'HERENAUDE.
Citoyen ministre, je n'ai pas lu tous les journaux.
M. DE TALLEYRAND, prenant en main un long étui en galuchat vert.
Tenez, messieurs, voici une chose nouvelle dont les journaux n'ont pas encore parlé; c'est une bonne fortune, car ils sont bien pressés.
Il ouvrit l'étui et en sortit une canne faite d'un morceau d'écaille d'une seule pièce. Au sommet de la pomme, qui était en or, on voyait une aventurine d'une grande beauté entourée de petites couronnes en or. La beauté de l'écaille et de la pierre, le fini de l'ouvrage, rendaient ce morceau précieux.
—C'est la canne du pape, dit M. de Talleyrand avec une assurance vraiment unique, en parlant (p. 145) d'un pareil sujet. Le général Alexandre Berthier l'a envoyée à la République française comme un hommage.
—Il paraît que les arrestations continuent à Rome, et même activement, dit M........, celui qui était venu le premier.
M. DE TALLEYRAND, avec un sourire forcé.
Il paraît aussi que les cardinaux arrêtés ont eu une conduite tout à fait répréhensible. Le général Berthier est bon et juste, et il n'aurait pas fait un acte aussi sévère, si l'on n'eût pas excité sa colère. Le cardinal Antonelli et le cardinal Borgia en ont mal agi avec lui[61].
Mais, poursuivit M. de Talleyrand, tout en faisant mettre en ordre sa belle chevelure qu'alors il portait poudrée et très-parfumée, une autre nouvelle assez plaisante, c'est celle que je viens de recevoir... Tenez, lisez, d'Herenaude.
C'était un décret par lequel la république de Gênes fondait une fête en l'honneur des deux immortels conducteurs de l'armée d'Italie: Bonaparte et Berthier!...
(p. 146) Tout le monde se mit à rire. Cela avait l'air d'une de ces plaisanteries faites à plaisir.
Au même instant on annonça le colonel Marmont. Il venait annoncer à M. de Talleyrand son mariage avec mademoiselle Perregaux; ce mariage était une grande faveur du sort pour lui. Mademoiselle Perregaux était charmante, spirituelle, jolie, gracieuse et fort riche. M. de Talleyrand félicita Marmont, et lui communiqua la nouvelle qui avait, le moment d'avant, excité le rire joyeux des assistants. Marmont la connaissait; mais il n'osa pas se livrer à sa pensée sur le ridicule de la chose devant des hommes qui n'étaient pas de sa robe, et il garda le silence.
À peu de temps de là, M. de Talleyrand fut élu député par le département de Seine-et-Oise[62]. Je suis fâchée de n'avoir jamais entendu parler de M. de Talleyrand à la Chambre élective. La Chambre des Pairs n'est pas la même pour moi, pour le jugement que j'en voudrais porter.
En attendant il présentait, présentait et discourait, que c'était une pitié pour ses amis de voir la fatigue qu'il en avait. Le prince Giustiniani arriva ici pour représenter la République romaine, en attendant que, quelques années plus tard, Napoléon (p. 147) la changeât en deux départements. Toute cette foule d'envoyés diplomatiques formait un nouveau salon à M. de Talleyrand, et plus, sans aucun doute, dans ses goûts que la société directoriale. Il est vrai qu'il y mêlait de tous les partis; mais l'habitude, plus forte que tout le reste, l'entraînait du côté des gens de bonne compagnie, et qui, par leur naissance et leur fortune, avaient plus de chance pour lui offrir des agréments. Au reste, on trouvait dès-lors chez M. de Talleyrand tous ceux qu'on pouvait exiger d'un homme. Bonaparte quitta Paris pour aller sur les côtes, puis il revint. La plus grande intimité semblait régner entre lui et M. de Talleyrand; ils se voyaient presque deux fois par jour, et cette intimité alarmait presque le Directoire, qui n'était pas, au reste, difficile à inquiéter.
Un jour Bonaparte vint demander à déjeuner à M. de Talleyrand, accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp: Junot était l'un d'eux... Les affaires prenaient en France et en Europe une tournure presque effrayante: les lois étaient mortes, le danger était aux portes de Paris, les brigands inondaient les routes les plus fréquentées... Déjà l'effet de la paix n'était plus le même dans l'Europe... En abordant M. de Talleyrand, Bonaparte était triste; une nouvelle s'était répandue (p. 148) le matin, et il venait savoir si elle était vraie.
M. DE TALLEYRAND.
Quelle nouvelle, mon cher général?
BONAPARTE.
Mais celle touchant Bernadotte et le drapeau tricolore.
M. DE TALLEYRAND.
Elle n'est que trop vraie. Nous ne l'avons encore que télégraphiquement et sans détails... Mais j'attends le courrier ce matin même...
Il paraît que le drapeau tricolore a été indignement insulté...
BONAPARTE.
En apprenant cette nouvelle j'ai été frappé au cœur... Eh quoi! à peine l'encre qui a servi pour écrire le traité de paix de Campo-Formio est-elle séchée que déjà ils veulent que nous reprenions les armes!... Et qu'a fait Bernadotte?
M. DE TALLEYRAND.
Je l'ignore encore. Ce que je sais seulement, c'est l'événement.
Je devais partir cette nuit; mais je retarderai mon départ jusqu'au moment où vous saurez le vrai de cette affaire.
M. DE TALLEYRAND.
Déjeunons; le courrier arrivera peut-être pendant que nous serons à table.
Cela fut comme il l'avait dit; les dépêches de Bernadotte étaient terribles. L'insulte avait été des plus vives. Bernadotte écrivait que le 25 germinal, ayant arboré le drapeau tricolore au-dessus de la porte de son hôtel à Vienne, le peuple vint en foule devant cette maison, en commençant à invectiver le drapeau tricolore. Ce fut vers sept heures du soir que le rassemblement fut le plus fort; la police, au lieu de réprimer le scandale, ne se mêla de rien, au risque de voir se rallumer une guerre aussi terrible pour l'Autriche, que la dernière avait écrasée... Lorsque la foule comprit qu'elle avait permission de tout faire, elle fit des excès. Les vitres de l'hôtel de l'ambassade furent brisées, et une troupe de furieux entra même dans la maison; mais le général-ambassadeur savait mieux soutenir un siége qu'il ne pouvait conduire une négociation, et les premiers qui osèrent arriver (p. 150) à lui furent reçus à coups de pistolet. Les furieux se retirèrent, mais après avoir brisé les voitures sous les remises. Une pareille histoire ne peut se comprendre. Le 26 au matin, Bernadotte avait quitté Vienne.
«Bien! Bernadotte, s'écria Bonaparte en entendant cette dernière phrase, bien!... Grand Dieu, disait-il en joignant ses mains et se promenant à grands pas, quel indigne outrage! Et ce sont nos couleurs, ces couleurs devant lesquelles ils ont fui tant de fois, qu'ils osent insulter ainsi!... Ah! je ne forme plus qu'un vœu, c'est de conduire encore une fois le drapeau tricolore contre l'Autriche.»
M. de Talleyrand était alors, du moins je le crois, à l'unisson de ces sentiments. Je pense que son cœur était vrai lorsqu'il disait à Bonaparte d'une voix touchée:
«Oui, vous savez aimer la patrie!
—La France! s'écria Bonaparte... la France!.. Ah! jamais on ne saura à quel point j'aime la France!...»
On obtint pour toute satisfaction que M. de Thugut quitterait le ministère, où il fut remplacé par le comte de Cobentzel, que Bonaparte avait connu à Leoben et à Udine.
Bonaparte quitta Paris, non pas, comme les journaux (p. 151) l'annoncèrent, le 1er floréal, mais le 3 à minuit. Il prit congé du Directoire à trois heures; il dîna chez Barras, et alla avec lui voir jouer Macbeth par Talma, dont c'était alors le triomphe. Il se trouve beaucoup d'applications dans Macbeth, lorsqu'on parle de ses triomphes; aucune ne fut perdue; et Barras eut un moment certainement pénible, en voyant l'adoration dont le héros de la France était l'objet[63]...
Bonaparte quitta Paris enveloppé d'un mystère tout à fait impénétrable. Il allait, disait-on, commander une immense expédition, et nul ne savait de quel côté il devait porter ses coups. Après son départ, M. de Talleyrand demeura encore au ministère; mais il était évident qu'il existait quelque doute sur lui, et que des soupçons commençaient à s'élever... Comme ce n'est pas son histoire politique que j'écris, il ne m'appartient pas de prononcer sur ce qui fut cause de sa sortie du ministère... Ainsi donc j'ignore si véritablement il a donné sa démission ou s'il a reçu son congé; mais je me bornerai à dire qu'il sortit du ministère des Affaires étrangères, où il n'était pas au moment du 18 brumaire, lorsque Bonaparte revint d'Égypte: (p. 152) c'était alors M. de Reinhard. Au reste, les hommes tels que M. d'Hauterive, M. Labenardière, ces hommes qui faisaient le travail le plus ardu, étaient toujours là; ils étaient impassibles et ne quittaient jamais l'hôtel des Affaires étrangères.
Quoique M. de Talleyrand ne fût plus ministre, il n'en allait pas moins chez Barras, avec qui il demeura très-bien jusqu'au 18 brumaire. Il allait fréquemment à Grosbois, recevait chez lui; mais, quoiqu'il eût une maison dont madame Grandt faisait les honneurs, il vit moins de monde lorsqu'il eut quitté le ministère, soit qu'il ne voulût pas éveiller l'ombrage du Directoire, soit que la chose fût plus de son goût. Il fit vers ce temps rentrer son frère Archambault, dont les enfants étaient demeurés en France. M. Archambault de Périgord, l'un des hommes les plus agréables de l'ancienne cour de France, était encore à cette époque un homme parfaitement bien, et tout à fait digne d'être à la tête de la mode, bien plus qu'une foule de jeunes gens ridicules qui se croyaient élégants parce qu'ils étaient absurdes.
M. de Talleyrand aimait donc madame Grandt avec une grande passion. C'était une femme d'une belle taille, mais non gracieuse: je me sers de ce mot, parce qu'il rend mieux ma pensée. Elle n'était pas disgracieuse, je le puis dire, et cependant elle (p. 153) n'était pas gracieuse non plus: elle était déjà fort grosse. Son nez retroussé aurait donné de la finesse à une autre qu'à elle, mais elle n'avait aucun mouvement dans le regard ni dans la bouche. Elle était massive dans ses mouvements comme dans sa pensée. Ses cheveux étaient d'une rare beauté et d'un blond ravissant. Mais si tout cela faisait une belle femme, ce n'était après tout qu'une belle statue, et elle n'était d'aucune ressource à M. de Talleyrand.
Lorsque Bonaparte revint à Paris et fit le 18 brumaire, il avait de M. de Talleyrand une haute opinion comme homme de talent. Le ministère des Affaires étrangères était alors aux mains de M. de Reinhard, et M. de Talleyrand était, non pas disgracié, mais hors des affaires. Je crois être sûre néanmoins qu'il fut très-influent pour le 18 brumaire. Il aimait Bonaparte alors, et rien n'a prouvé le contraire que l'affaire du duc d'Enghien...
Ce fut surtout lorsque M. de Talleyrand fut ministre des Affaires étrangères sous le Consulat, qu'il eut ce qu'on appelle un salon; et pourtant, chose étrange, madame Grandt logeait chez lui rue d'Anjou et faisait les honneurs de la maison; ils n'étaient pas même mariés à la municipalité alors... Ceci est un fait à consigner dans l'histoire du temps...
(p. 154) La société intime, le fond du salon de M. de Talleyrand à cette époque, se composait des personnes suivantes:
D'abord sa famille, qui était nombreuse: son frère Archambault de Périgord et ses enfants, son fils aîné Louis, qui depuis mourut à Berlin, jeune homme de la plus brillante espérance, et sa fille Mélanie, maintenant duchesse de Poix[64]; et puis le second frère de M. de Talleyrand, Bozon de Périgord et sa femme: leur fille (aujourd'hui duchesse d'Esclignac) était alors trop enfant pour compter parmi ce qui tenait place chez son oncle autrement que comme une bien jolie enfant, annonçant la femme charmante que nous voyons depuis. Je ne parle que des frères de M. de Talleyrand; car aussitôt qu'il fut bien reconnu que le nouveau gouvernement lui était favorable, tous ceux qui lui tenaient rancune devinrent moins rigoureux pour lui et commencèrent à oublier la Fédération, ce qui fit que la liste en est longue. Je parle ensuite du salon ordinaire, agréable et causant de M. de Talleyrand.
M. de Talleyrand n'aimait pas la causerie organisée, comme souvent cela était chez madame de (p. 155) Staël; il est même assez silencieux habituellement, et je l'ai vu quelquefois demeurer trois et quatre heures ne parlant que pour nommer les cartes au whist.
Les hommes de son intimité étaient aussi de cette humeur assez silencieuse, excepté cependant M. de Sainte-Foix, aimable conteur lorsqu'une fois il avait la parole, et l'un des hommes les plus spirituels de son temps: parmi les autres, c'était M. de Montrond, dont j'ai parlé dans le volume précédent; c'était M. de Choiseul-Gouffier[65], homme du monde et savant tout à la fois, sachant dire avec tout le charme qu'on peut attendre d'une femme dans une histoire racontée, et tout le sérieux pourtant d'un homme comme lui, dans la peinture des mœurs d'un empire qui s'écroule par la chute visible de l'une des assises du monument. Que de fois je me suis oubliée l'écoutant encore à deux heures du matin, et regrettant que madame Grandt nous répétât qu'elle avait mal à la tête!
M. de La Vaupalière était aussi de la société intime de M. de Talleyrand. Sans être sur la ligne des hommes avec lesquels il vivait habituellement, M. de La Vaupalière était un homme du monde (p. 156) aimable et doux à vivre. Ami de M. de Vaudreuil[66], il avait toute l'élégance ancienne, tout ce charme de politesse qui fait tant aimer la société française, en raison de cette urbanité qui est un de nos charmes puissants de tradition sur lesquels nous vivons encore; et puis il était parfaitement bon.
M. de Narbonne (le comte Louis) était encore un ami très-cher de M. de Talleyrand; il passait presque sa vie chez lui dans cette première époque du ministère de M. de Talleyrand... Je n'ai rien de nouveau à en dire. J'ai formulé mon opinion sur M. de Narbonne avec une profonde conviction de tout ce qu'il possédait de parfait par le cœur et par l'esprit. Mes regrets accompagneront son nom, et sa mémoire me sera toujours aussi chère et sacrée que celle de mon père... M. de Narbonne contribuait donc grandement à ce plaisir qu'on trouvait chez M. de Talleyrand, comme société intime. M. le prince de Nassau y venait aussi assidûment... M. d'Herenaude, lorsque ses occupations le lui permettaient, venait également à la petite maison de la rue d'Anjou, car cette fois M. de Talleyrand n'avait pas été reprendre le grand hôtel (p. 157) Gallifet. J'ai toujours pensé que madame Grandt en était le motif. Comment, en effet, conduire madame Grandt dans les salons d'un ministère, et d'un ministère comme celui des Affaires étrangères encore!
Les femmes étaient madame et mademoiselle de Coigny... et (chose étrange!) beaucoup de nous autres jeunes mariées qui ne savions pas ce que nous faisions, et que nos maris conduisaient chez M. de Talleyrand, dont quelques-uns savaient apprécier l'esprit. De ce nombre était M. d'Abrantès; il aimait beaucoup M. de Talleyrand, et fut charmé quand il me trouva moi-même toute ravie d'aller avec lui. M. de Talleyrand venait chez ma mère, rarement à la vérité, parce que ma mère, très-exagérée dans son opinion royaliste, et ne voyant souvent que des personnes de cette même opinion, entre autres le prince et la princesse de Chalais, cousins-germains de M. de Talleyrand, mais ne l'aimant pas, il ne cherchait pas une maison où cependant il était apprécié, mais par la maîtresse de la maison seulement. Il suivait de là que ma mère ignorait complétement que M. de Talleyrand logeât chez madame Grandt, ou madame Grandt chez M. de Talleyrand... Nous étions plusieurs dans le même cas; Duroc y conduisait aussi sa femme, ainsi que (p. 158) plusieurs de ses camarades, comme Savary, Lauriston, etc...
Cette petite maison de la rue d'Anjou était fort jolie... Il y avait un salon fort grand, voilà tout; plus tard, il y eut une galerie en manière de serre chaude qui agrandit le local.
M. de Talleyrand jouait beaucoup, soit au whist, soit au creps; il jouait toujours... On soupait chez lui, quoiqu'il ne soupât pas... mais il avait réinstitué cette ancienne coutume, si favorable au charme de la causerie. Madame Grandt aimait ensuite le souper pour lui-même, et M. de Talleyrand la trouva très-docile pour cette coutume; Brillat-Savarin aurait fait un Aphorisme[67] sur les soupers de madame Grandt, plus tard madame de Talleyrand, pour peu qu'elle le lui eût demandé.
Un homme remarquable de l'époque allait aussi chez M. de Talleyrand, c'était Brillat-Savarin; il y avait son rival également, que M. de Talleyrand aimait assez aussi: c'était M. de La Reynière, que personne n'aimait; mais M. de La Reynière n'était qu'un élève à côté de Brillat-Savarin; et puis, le premier est un cynique méchant et atrabilaire, tandis (p. 159) que Brillat-Savarin est toujours prêt à couronner sa coupe de roses et de jasmin... Il mange pour vivre, lui; mais comme il veut bien vivre, il fait de cette action très-importante l'objet d'une attention spéciale. Après avoir lu l'Almanach des Gourmands, je n'avais plus faim... Après avoir lu Brillat-Savarin, je demandais mon dîner.
Le seul reproche que je lui fasse, à Brillat-Savarin, c'est de ne pas assez s'occuper du contenant, tout en disant merveille du contenu. C'est peut-être une réflexion de femme que je fais là; mais il me semble que rien n'est plus nécessaire au bien-être confortable d'un bon dîner que des cristaux, une belle argenterie, de belles porcelaines, du linge de Flandre ou de Saxe, et enfin de tout ce luxe qui peut entourer aujourd'hui un objet qu'on veut orner...
M. de Talleyrand prit, dans les premières années du Consulat, une petite campagne à Auteuil près de la Tuilerie, maison appartenant alors à madame de Vaudé. Cette maison d'Auteuil était fort petite et ne contenait quelquefois qu'à grand'peine les convives de M. de Talleyrand; car on venait lui demander à dîner sans qu'il attendît, et cela le charmait. Madame de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame et mademoiselle de Coigny, le général Sébastiani, le général Junot, (p. 160) M. de Montrond, M. de Sainte-Foix, M. de La Vaupalière, M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Nassau (après la paix de Lunéville), le bailli de Ferrette, et puis un autre original qu'on trouvait partout, qui était reçu partout et ne tenait à rien, si ce n'est au prince primat, qui ne le connaissait pas, le comte de Grandcourt; et puis quelques membres du Corps diplomatique plus familiers dans la maison que les autres.
Quoique cette campagne fût si près de Paris, qu'elle pouvait, en vérité, passer pour une petite maison du faubourg, la vie y devenait à l'instant même plus commode et plus facile... M. de Talleyrand causait davantage... Il jouait au billard après et avant le dîner; il y avait un mouvement enfin que madame Grandt ne pouvait pas, comme cela lui arrivait à Paris, transformer en un état passif... et faire d'une troupe de gens ayant volonté d'agir et de penser, un cercle imitant un serpent qui se mord la queue... un cercle éternel d'où vous ne pouvez sortir. J'ai éprouvé cet effet presque magnétique plusieurs fois dans la rue d'Anjou...
Les bonnes journées d'Auteuil étaient celles où l'on arrivait à trois heures... on se promenait ou dans le bois, ou dans le jardin. Si M. de Talleyrand ne travaillait pas avec le premier Consul et que ses convives (p. 161) lui fussent agréables, il les venait trouver, et alors il était charmant; on dînait fort bien, car sa maison était bien tenue... On jouait au billard, ou bien au creps, ou à un autre jeu que l'une de ces dames aurait indiqué. Madame de Balby, lorsqu'après elle fut de retour, aurait remué le cornet jusqu'au jour. Je n'ai jamais connu personne aimant le jeu comme madame de Balby. Je parlerai plus tard d'elle en parlant de madame la duchesse de Luynes.
Dans le courant de la soirée, M. de Talleyrand travaillait une ou deux heures, lorsqu'il n'allait pas à la Malmaison ou bien aux Tuileries, et puis, revenant dans le salon, il allait à la table de jeu, faisait quelques coups de creps, ou bien, s'il avait plus de temps, un ou deux robbers de whist. Il s'arrêtait ensuite à une grande table ronde, sur laquelle il faisait mettre de grands volumes de gravures anglaises, dont il avait déjà, à cette époque, une des plus magnifiques collections connues; il faisait placer sur cette table de grandes gravures et des voyages pour sa nièce et pour moi. Sa nièce n'était pas encore mariée; je l'étais depuis seulement six mois.
J'aimais beaucoup M. de Talleyrand alors; M. d'Abrantès, qui l'aimait beaucoup aussi, avait surtout pour lui un attachement fondé sur de la reconnaissance, (p. 162) car nous croyions tous qu'il aimait Napoléon.
Lors de la signature de la paix de Lunéville, dont Joseph fut chargé, Paris fut extrêmement brillant, et le ministre des Affaires étrangères se trouva nécessairement placé de manière à recevoir tout ce qui affluait à Paris de plus considérable, soit de la Russie, soit de la Prusse, de l'Autriche, etc., enfin de toute l'Allemagne comme de tout le Midi.
Je n'ai jamais pu savoir si M. de Talleyrand avait été pour quelque chose dans la résolution que prit Bonaparte d'éloigner Sieyès du gouvernement; ce que je sais, c'est qu'il ne l'aimait ni ne l'estimait même comme homme de talent... et que ses mauvaises plaisanteries sur Sieyès ont pu donner à Bonaparte une opinion tout opposée à ce qu'il avait d'abord voulu faire. Sieyès était, au fait, un homme fort léger; il avait le goût des choses étroites et cachées; sa manière d'opérer était misérable, avec toute cette réputation gigantesque qui ne fut au fait jamais prouvée par rien. Mirabeau avait déjà jugé Sieyès, et ce qui est survenu n'a pas donné lieu de ne le pas croire.
—Je le tuerai par le silence, avait dit Mirabeau... J'en dirai tant de bien qu'il n'osera jamais parler.
Ce qui arriva.
(p. 163) Mais le résultat du mot fut singulier; Sieyès, renvoyé au dedans de lui-même, prit en effet le parti du silence, et ne fit à ses admirateurs l'honneur de leur parler que dans de rares circonstances; ce qui fit dire à ses partisans que Sieyès était un homme profond. Le mot ayant été dit un jour devant M. de Talleyrand, il répondit:
«Profond!... c'est creux que vous voulez dire.»
Le mot était vif. On le reporta à Sieyès. Il fut furieux, et ne le pardonna ni ne l'oublia. Il avait de l'esprit, s'il n'avait pas de talent; il employa le sien à tourner M. de Talleyrand le plus qu'il le pouvait en ridicule. Le fameux mot qu'on a prêté à un autre est de lui, sur le portrait de M. de Talleyrand par Gérard.
«Il ressemble à une vieille femme qui vient d'ôter son rouge et ses mouches.»
Et il y a aussi quelque vérité là-dedans.
Au moment du traité de Lunéville, Sieyès ne tarissait pas sur ce ministre des Affaires étrangères, qu'on ne chargeait pas de faire les traités de paix, et cent gentillesses du même goût. Elles devinrent tellement vives, au reste, que le premier Consul se fâcha, et fit dire à Sieyès de se taire. Je ne sais si M. de Talleyrand l'a jamais su, mais je suis certaine du fait.
Au reste, longtemps avant Lunéville, M. de (p. 164) Talleyrand avait fait des ouvertures au cabinet de Saint-James, et deux ans après ce fut encore Joseph qui eut les honneurs du traité d'Amiens. Il avait les épines, l'autre avait les roses de l'affaire; c'est là qu'il avait changé de rôle et qu'il tirait les marrons du feu pour qu'un autre les croquât. Ce fait a peut-être profondément blessé M. de Talleyrand; et Bonaparte, qui souvent frappait en aveugle, l'a peut-être un peu mis en oubli. Il avait trouvé un avantage immense dans M. de Talleyrand, un républicain grand seigneur, autant que le nom, la vaillance et les manières peuvent en faire un. C'était même une déférence pour les cours étrangères que de leur donner cet homme pour traiter avec elles.
Cependant Bonaparte aimait M. de Talleyrand; partout il lui donnait des preuves de faveur, et pour qu'il en donnât, il fallait qu'il aimât les gens. Le jour où ma mère donna un bal où fut le premier Consul, Bonaparte ne causa qu'avec ma mère et M. de Talleyrand; sa conversation avec celui-ci dura depuis minuit jusqu'à une heure et demie du matin.
J'ai parlé de l'intérieur de la maison de M. de Talleyrand, présidé par madame Grandt... je dois dire aussi que lorsque M. de Talleyrand donnait de grands dîners, de quatre-vingts ou cent couverts, (p. 165) des réunions diplomatiques, alors il invitait à l'hôtel Gallifet, au ministère. Mais on conçoit que ce n'était qu'un camp volant et peu agréable pour la causerie. Aussi, qui aurait vu M. de Talleyrand dans cette grande représentation n'aurait pas reconnu l'homme qui plus tard, chez lui, causait dans l'intimité la plus gracieuse avec ces mêmes hommes qui se trouvaient autour de la table ministérielle.
M. de Talleyrand ne garda pas longtemps la petite maison d'Auteuil; il prit Neuilly, qui, aujourd'hui, appartient à Louis-Philippe. Il en fit un but de distraction; et là encore, on retrouva toujours, et seulement à cette époque, un lieu propre à la société et à la conversation.
Amoureux de madame Grandt, comme certes il ne le fut pas quelques années plus tard, M. de Talleyrand montra dans le même temps une extrême ingratitude à madame de Staël. Le premier Consul ayant manifesté son opinion sur son salon à très-haute voix, on le déserta, et M. de Talleyrand, oubliant tout ce qu'il lui devait, cessa de la voir; c'est elle-même qui le dit, et avec une vive peine[68].
(p. 166) Un homme de beaucoup d'esprit de ses amis, à qui je parlai de cette conduite, parce que j'aimais M. de Talleyrand alors, ayant été habituée à l'entendre louer depuis mon enfance sous des rapports de sociabilité, qui étaient les seuls par lesquels il tenait à ma mère, après les liens de famille qui venaient de son oncle le comte de Périgord, ami le plus intime de ma mère; cet ami, dis-je, me regarda avec une sorte de colère lorsque je lui parlai de M. de Talleyrand et de madame de Staël.
—En vérité, me dit cet homme, comment allez-vous demander de ces niaiseries-là à un homme qui vient de faire ce que j'ai lu ce matin?
—Qu'a-t-il donc fait?
—Un chef-d'œuvre.
—Mais encore?
—Vous êtes trop jeune pour pouvoir apprécier un tel ouvrage; un beau juge qu'une femme de (p. 167) dix-huit ans pour connaître et décider d'un rapport profond, comme Montesquieu et Burke!
—Merci du compliment; mais si vous croyez que je me connaîtrais mieux à décider d'une toilette de bal, ce qui, au fait, est assez vrai, sans doute, dites-moi du moins le nom de ce beau chef-d'œuvre de M. de Talleyrand, car vous savez bien que je l'aime beaucoup.
—Oui... en effet! belle preuve d'amitié, vraiment, de vouloir le faire aller écouter les rêveries d'une femme folle en matière politique, comme presque en tout autre objet... Qu'elle file, comme dit le premier Consul, ou qu'elle parle chiffons.
—Cela ne lui réussirait pas mieux avec nous autres femmes, car elle y entend moins encore qu'à parler politique... Ah çà! vous ne voulez donc pas me dire ce nom?
—C'est le Rapport sur l'état de la diplomatie en France dans ce moment; c'est admirable.
—C'est vrai, je l'ai lu et je l'ai trouvé ainsi.
—Vous l'avez lu?... quelle bonne plaisanterie! et comment l'avez-vous eu entre les mains?... il n'est pas public.
—Que vous importe? je l'ai lu.
L'homme dont je parle, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, avait le défaut de ne pas laisser passer (p. 168) les petites choses, et d'en faire de grandes affaires aussitôt qu'il le pouvait... Le voilà tourmenté à l'excès, parce que j'avais lu ce rapport qui, au fait, est une admirable chose. M. de Talleyrand n'est certes pas un homme ordinaire, et je ne l'ai jamais ni dit, ni pensé.
Je suis équitable en tout, et précisément parce que je suis aujourd'hui éloignée de M. de Talleyrand pour des motifs relatifs à l'Empereur, je dois être juste pour lui à une époque où il mérite des louanges. Voici quelques passages de ce morceau qui sont l'expression d'une haute et belle pensée:
«...... Tous les emplois de la République demandent un patriotisme éprouvé; l'esprit et l'honneur de tous les états qui tiennent au service public supposent cette qualité générale. Elle est le caractère commun, et ne saurait être le caractère distinctif d'aucun état.
«...... Il y a deux classes de qualités qui entrent dans la composition de l'esprit et de l'honneur de la profession qui fait l'objet de cet article[69]: Les qualités de l'âme, et celles de l'esprit.
«..... Dans la première classe sont: 1o la circonspection; 2o la discrétion; 3o un désintéressement à toute épreuve; 4o et enfin une certaine élévation (p. 169) de sentiments qui fait qu'on sent tout ce qu'il y a de grand dans la fonction de représenter sa nation au dehors, et de veiller au dedans à la conservation de ses intérêts politiques.»
Je me borne à parler seulement de ce que dit M. de Talleyrand sur les qualités de l'âme exigées pour la diplomatie. Elles sont toutes honorables; mais aussitôt que le mot âme avait frappé mes yeux, je m'étais attendue, je l'avoue, à tout autre chose. Il y aurait eu peut-être plus d'adresse à parler de la volonté d'épargner les hommes, d'empêcher la guerre, et de donner plus d'extension au mot qui, du reste, est honorablement traité dans cet article.
—Eh bien! dis-je à l'ami de M. de Talleyrand, ai-je lu le rapport? puisque je vous en cite des passages, vous n'en doutez pas, j'espère?
—C'est cela qui m'étonne.
—En vérité, pour l'ami d'un diplomate, vous n'êtes pas très-fin; comment, vous ne comprenez pas que ce rapport était sur le bureau de mon mari, et que je l'ai trouvé en furetant pour en chercher d'autres.
—Ah! ah! de la jalousie!.. vous cherchiez quelques lettres de femmes?
—Cela ne vous regarde pas.
Lorsque Joseph fut à Lunéville, il imagina (dit-on) (p. 170) de gagner une somme très-forte à la Bourse en faisant acheter des rentes, pensant avec raison que la nouvelle de la paix les ferait monter. Il y eut, à ce qu'il paraît, une erreur, et Joseph, à ce que dit le bruit public, perdit une somme très-forte. Bonaparte, qui n'était pas riche, ne pouvait aider son frère, et cela le désolait; M. de Talleyrand arriva dans son cabinet, aux Tuileries, précisément au moment où il avait le plus d'humeur de cette affaire.
—Comment faire? disait-il en se promenant à grands pas, comment faire?...
Il exposa la chose à M. de Talleyrand, qui, au reste, la connaissait au moins aussi bien que lui. En écoutant Bonaparte, M. de Talleyrand fit quelques mouvements pour ramener son équilibre, que son pied-bot dérangeait toujours, quand cela lui était utile; quant à celui de la physionomie, il ne s'altérait jamais...
—Eh quoi! dit-il après avoir entendu, ce n'est que cela?... mais ce n'est rien du tout.
—Vraiment!... Vous m'étonnez.
—La chose est simple... Faites monter la rente.
—Mais l'argent!
—C'est la chose la plus facile du monde. Faites déposer au Mont-de-Piété ou bien à la Caisse d'amortissement, (p. 171) vous aurez de l'argent pour faire lever la rente... Elle remontera, Joseph vendra, et non-seulement il rentrera dans ses fonds, mais il gagnera.
—Ce n'est pas ce qui m'inquiète ni même ce que je veux, répondit Bonaparte... qu'il sorte de ce guêpier, et je suis trop heureux et lui aussi.
On suivit, dit-on, le conseil de M. de Talleyrand, et la chose eut une pleine réussite.
Mais en parlant de lui, de ses conversations, de ses mots jetés comme au hasard et pourtant toujours dits avec intention, il faudrait pouvoir rendre cette figure blême et immobile, aux traits encore agréables à cette époque, mais sans la plus légère étincelle de la vie du cœur ou même de cette vie intellectuelle pour laquelle cet homme semblait fait; il faudrait pouvoir donner cette ressemblance, vraiment nécessaire pour juger de l'effet que produisait une conversation avec M. de Talleyrand sur des sujets graves; il faut que le lecteur puisse se former une idée de l'immobilité des muscles du visage de M. de Talleyrand, de son aisance de grand seigneur malgré son immobilité. Ajoutez à l'idée que vous pouvez vous faire de M. de Talleyrand l'esprit prodigieux de cet homme, et vous aurez un aperçu de ce qu'il était en présence de Bonaparte, lorsque celui-ci, déjà (p. 172) colosse de gloire, aspirait encore à une place plus élevée.
Les Bourbons de Parme et d'Espagne arrivèrent à Paris sous la figure et le nom de roi et reine d'Étrurie. On avait de tous côtés les yeux ouverts pour connaître quelle pensée était celle du premier Consul relativement à eux. Elle fut bientôt connue, parce que le jeune prince était trop imbécile pour aider à donner le change dans une mascarade comme celle-là.—Il était stupide.
M. de Talleyrand leur donna une fête ravissante dans sa maison de campagne de Neuilly. Rien de plus charmant que son ordonnance. Il est vrai de dire que la nature en faisait la moitié des frais; on était au printemps et même déjà dans l'été, et le temps était admirable. M. de Talleyrand mit dans l'ordonnance de sa fête toute la coquetterie que la gravité diplomatique n'eût peut-être pas osée en Autriche, à cette époque, ou dans d'autres royaumes.—Un improvisateur italien de beaucoup de talent, nommé Gianni, improvisa une ode assez longue, et ravit le pauvre roi, qui, parlant mal le français, était heureux comme un écolier en congé lorsqu'il pouvait parler italien. Aussi avait-il éprouvé un moment de désappointement lorsqu'il entendit le premier Consul répondre en (p. 173) français à son compliment italien. Le pauvre petit roi demeura stupéfait.
—Ma, in somma, siete Italiano siete NOSTRO.
—Je suis Français, répondit sèchement Bonaparte en lui tournant le dos.—Et il se mit à caresser le prince royal, qui avait trois ans, et qui était bien le plus laid magot royal ou roturier que j'aie jamais vu.
Toutes les galanteries furent prodiguées à ses hôtes par M. de Talleyrand. La façade du château représentait celle du palais Pitti, formée avec des lampions, et le feu d'artifice rappela la même intention. Le souper fut servi dans l'orangerie; il fut arrangé avec une adresse d'élégance remarquable: on mit des tables autour des orangers en fleur, qui de cette manière servaient de surtout; à leurs branches étaient suspendues des corbeilles remplies de fruits glacés, et de tout ce qui peut être fait en ce genre de plus parfait[70]. Cette fête, au fait, était la seule qui, depuis la Révolution, pût à bon droit exiger le nom de fête; chacun en revint enchanté, et M. de Talleyrand fut gracieux, (p. 174) poli, tout en ne souriant jamais, et en étant si égal en apparence pour tous, qu'il le fallait bien connaître pour savoir qu'il voulait être poli plus avec vous qu'avec tout autre.
Quoique son titre d'évêque fût un peu oublié, on parla beaucoup du bref du pape qui, disait-on, l'avait sécularisé. Je ne l'ai jamais cru alors, parce que M. de Talleyrand aurait épousé madame Grandt, et ne lui aurait pas laissé porter ce nom de Grandt à la face d'Israël scandalisé. Ce bref aurait été expliqué à son avantage.
J'ai omis en son temps de parler d'une chose très-remarquable; mais ce livre, tout formé de souvenirs, laisse la possibilité de revenir sur le passé: j'en profite pour parler du Concordat.
M. de Talleyrand, bien qu'évêque constitutionnel, bien qu'il eût ainsi contribué à l'apostasie, du moins en partie, du clergé noble français, M. de Talleyrand ne fut jamais opposé au retour de la religion en France; mais il y aurait eu trop de choses heurtées dans les rapports qui devaient exister entre les agents du saint Père et M. de Talleyrand-Périgord, ancien évêque constitutionnel d'Autun, quoique ces agents du Pape fussent des hommes d'une haute portée et avec des vues grandes et larges; et Bonaparte connaissait mieux que personne les nuances à observer en pareilles (p. 175) circonstances. Il nomma donc pour les plénipotentiaires de la République son frère Joseph, le conseiller d'état Cretet, et un abbé bon militaire, bon frère d'armes, appelé l'abbé Bernier, qui, ainsi que l'archevêque Turpin, tuait d'une main et baptisait de l'autre.
Les agents du Pape étaient le cardinal Consalvi, le cardinal Caprara et monseigneur Spina, qui plus tard fut archevêque de Gênes et cardinal. Tous trois étaient des hommes habiles, mais Consalvi était le premier des trois.
Cette négociation amena le Concordat, qui fut proclamé solennellement l'année suivante au printemps et converti en loi de l'État... Il y eut un Te Deum chanté à Notre-Dame, et le premier Consul voulut que la plus grande pompe entourât cette cérémonie.
Comme cette circonstance tient positivement à l'état de la société en France à cette époque, bien que la chose ne concerne pas immédiatement M. de Talleyrand, elle doit trouver ici sa place.
Le premier Consul voulait de la pompe et de la magnificence; mais vouloir n'est pas pouvoir, et Paris tout entier le prouva ce jour-là.
On ne savait pas ce que voulait dire encore le mot magnificence à cette époque; on croyait être fort magnifique lorsqu'on était habillé un peu plus (p. 176) que de coutume, et qu'on avait derrière sa voiture un seul domestique avec un petit galon pour indiquer la livrée. Et alors madame Murat, madame Marmont, moi, madame Savary, madame Duroc qui avait la livrée du premier Consul, toutes ces dames, excepté madame Bonaparte, n'avaient qu'un domestique. Quant à leur toilette, c'était une élégante toilette du matin, et voilà tout. Je me rappelle que madame Murat se moqua de moi parce que j'avais une robe de dentelle noire, costume que j'avais choisi comme plus convenable pour une grande cérémonie religieuse. Toutes les femmes de la cour consulaire avaient fait le cortége de madame Bonaparte et se tenaient avec elle dans le jubé de Notre-Dame, qui existait encore à cette époque; il y avait même de bien belles sculptures en bois sur ce jubé; il fut détruit peu de temps après.
Tout ce qui était militaire reçut fort mal le Concordat. L'armée était républicaine, elle avait des sentiments tout répulsifs à ce changement. Lorsque Augereau sut qu'on allait à Notre-Dame pour entendre la messe, il voulut descendre de voiture avec Lannes. On fut aussitôt le dire à Bonaparte, qui leur envoya l'ordre de rester et de l'accompagner. Ils allèrent donc à Notre-Dame; mais peut-être eût-il été plus convenable qu'ils n'y (p. 177) fussent pas. Augereau jurait assez haut pour couvrir la voix de celui qui répondait à la messe. Quant au général Lannes, il jurait aussi haut, et, de plus, il avait faim et demandait à manger comme un pauvre. On lui trouva du chocolat qu'il croqua avec grand appétit et surtout grand bruit. Lannes était républicain; non pas qu'il comprît la république, pour lui c'était beaucoup trop abstrait; mais accoutumé depuis son enfance à entendre dire du mal des prêtres et parler de la république comme de la source de tous les biens, il exécrait les prêtres et adorait la république. Que de sentiments semblables sans autre base!
Le lendemain, le premier Consul demanda à Augereau ce qu'il pensait de la cérémonie de la veille.
—Elle était très-belle, répondit Augereau..., mais il y manquait son plus bel ornement.
—Lequel?
—Un million d'hommes qui, depuis dix ans, se sont fait tuer pour détruire ce que nous rétablissons[71].
(p. 178) Bonaparte fut très-irrité du propos. Augereau commençait à être mal en cour, et ce mot ne pouvait contribuer à l'y mettre mieux.
Bonaparte dit un jour, après le Concordat, devant trois ou quatre de ses plus fidèles officiers:—Il faut une religion: partout elle est utile pour gouverner...; elle agit sur les hommes... En Égypte, j'étais mahométan...; je suis catholique en France. Mais il faut que la police de cette religion soit tout entière dans les mains de celui qui gouverne. Je veux une religion, je veux des prêtres, mais pas de clergé.
—Général, lui dit quelqu'un, le Pape a dit: Je ferai tout ce que voudra le premier Consul.
—Il fera bien. Qu'il ne pense pas avoir affaire à un imbécile...
Il se promena quelque temps sans parler; on respectait son silence. On voyait de grandes pensées passer sur son front. Tout à coup, se tournant vers ses officiers qui l'entouraient, et parmi lesquels était mon mari, qui était venu à l'ordre le matin même, il leur dit:
—Que croyez-vous que le cardinal Consalvi me montre d'effrayant pour me faire signer?... le salut de mon âme!... L'immortalité, pour moi, c'est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Voilà qui porte aux grandes actions... Il se tut (p. 179) de nouveau et marcha encore quelque temps sans parler... Puis s'arrêtant tout à coup.
—Oui, dit-il avec force, il vaut mieux ne pas naître que de passer sur la terre inaperçu...
M. de Talleyrand fut, vers ce temps-là, sécularisé par un bref du Pape qui le relevait de ses vœux[72]. Il avait fait de lui-même cette action depuis longtemps, et c'était, il me semble, une grande maladresse que de constater par cette mesure que tout ce qu'on avait fait dans la Révolution était mal fait, et qu'on revenait sur une besogne consommée. Le bref du Pape, demandé par M. de Talleyrand, est une maladresse, je le répète, si c'est lui qui l'a demandé. On m'a affirmé que c'était le premier Consul qui l'avait exigé de lui.
M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Montrond, M. de Nassau, M. de Lavaupalière, tous ceux enfin qui entouraient M. de Talleyrand, n'étaient certes pas dévots; eh bien! ils furent tous ravis de ce bref, excepté M. de Montrond: son esprit, extrêmement fin, lui fit voir que M. de Talleyrand faisait une faute. Peut-être M. de Talleyrand (p. 180) le voyait-il aussi, et la chose fut-elle impossible à éluder.
La fille d'une amie de M. de Talleyrand se maria vers l'époque dont je parle. C'était une charmante personne, Fanny de Coigny, fille de la fameuse marquise de Coigny, si célèbre sous l'ancienne cour qu'elle prenait à tâche de braver, surtout Marie-Antoinette. Fille de M. de Conflans et fort riche, jolie, grande dame, madame de Coigny avait tous les avantages réunis pour être une femme à la mode; aussi y fut-elle, et en première ligne. Au moment où Bonaparte rappela définitivement tous les émigrés, il rendit la fortune de madame de Coigny, à la condition de marier sa fille avec le général Sébastiani, qui alors était fort joli garçon et n'était pas, comme aujourd'hui, un très-respectable ambassadeur; il avait une charmante tournure, de l'élégance et une très-jolie figure. Quant à mademoiselle de Coigny, c'était une de ces personnes qu'on regrette toujours, parce qu'elles ne se retrouvent plus, et laissent toujours quelque chose à regretter dans celles qui leur ressemblent le plus... Je l'ai bien regrettée. Elle mourut à Constantinople, en couches de son premier et unique enfant, qui est aujourd'hui madame de Praslin.
Le traité d'Amiens fut signé. Ce fut encore Joseph (p. 181) qui parut dans ce traité... Ce fut une joie universelle en France, et l'on fut dans un délire complet... Les fêtes se succédèrent, tous les ministres en donnèrent; madame Murat en donna une à Neuilly, qu'elle avait alors avec Villiers, que le premier Consul lui avait donné lors de son mariage... Il nous arriva à Paris un bel ambassadeur de S. M. Britannique, lord Withworth; il n'était plus jeune, puisqu'il avait été ambassadeur auprès de Catherine II il y avait déjà longtemps... Lord Withworth était grand et avait le double de sa taille par une des plus parfaites impertinences que j'aie rencontrées de ma vie. Je me trompe pourtant. Il avait une femme, la duchesse de Dorset, assez laide, assez vieille, assez désagréable pour faire fuir toute une ville: jugez comme elle remplissait sa mission d'ambassadrice, qui est toute de conciliation, de paix et de mansuétude... Non, jamais son souvenir ne me quittera... C'est surtout son impertinence gratuite que je ne puis lui pardonner; et puis si commune, si vulgaire avec sa prétention de haute aristocratie et le titre de duchesse...; si grosse, si courte, si ronde... Elle se moquait un jour de madame Lefebvre, sans remarquer qu'elle était plus vulgaire qu'elle[73]...
(p. 182) M. de Talleyrand eut alors une maison presque toujours ouverte où il recevait tous les jours. Je crois cependant que l'accueil hospitalier qu'il faisait aux Anglais était bien contre son gré. L'Angleterre avait été indigne pour lui dans l'émigration, et M. Pitt l'avait tout simplement fait chasser d'Angleterre comme Jacobin!... Mais il était trop bien appris pour en laisser voir du ressentiment... Toujours le même, sans émotion, ne disant que ce qu'il voulait, il fut bien pour des gens qu'il devinait d'ailleurs ne devoir pas faire un long séjour en France.
Un jour, M. de Talleyrand fut à la Malmaison; il trouva le premier Consul dans une grande agitation.
—Qu'avez-vous donc, général? lui demanda M. de Talleyrand.
BONAPARTE.
Un motif de grande inquiétude. Je ne sais qui (p. 183) envoyer en Angleterre, comme ministre, en échange de ce beau fils qu'ils m'envoient ici.
M. DE TALLEYRAND.
Mais, général, regardez autour de vous... N'avez-vous pas déjà chargé d'une mission diplomatique le général Sébastiani?
BONAPARTE secouant la tête.
J'en ai besoin pour autre chose...
M. DE TALLEYRAND.
M. de Vaisne...?
BONAPARTE.
Eh! ce ne serait pas trop mal!...
M. DE TALLEYRAND.
Le général Berthier?
BONAPARTE, secouant encore la tête.
J'en ai besoin pour autre chose.
M. DE TALLEYRAND.
Mais pourquoi ne pas envoyer à Londres M. Denis[74]?
J'ai mon affaire... j'enverrai Andréossi.
M. DE TALLEYRAND, souriant.
Vous voulez nommer André aussi!... Qu'est-ce donc que cet André? je ne l'ai jamais vu auprès de vous.
BONAPARTE ne comprenant pas.
Je ne vous parle pas d'André... je dis Andréossi de l'artillerie.
M. DE TALLEYRAND.
Ah! je vous demande pardon! je n'avais pas compris... C'est Andréossi de l'artillerie... Je cherchais, moi, Andréossi dans la diplomatie... Oui, oui, Andréossi... c'est très-bien.
M. de Talleyrand se moquait, non pas du premier Consul, mais de son choix. En effet, on ne comprend pas comment Bonaparte a pu faire un pareil choix pour un ambassadeur. Andréossi était lourd, épais, ne connaissait guère que ses polygones, et voilà tout. Aussi ne plut-il que médiocrement, et même pas du tout, à Londres; le prince de Galles, si élégant, si admirablement fashionable, ne sut que penser de l'envoi d'un tel homme. (p. 185) Ignorant des premières notions de la politesse, il fit d'abord des gaucheries qui commencèrent par faire rire, et finirent par ennuyer... M. de Talleyrand nous racontait un jour que M. le général Andréossi, ne connaissant pas les coutumes princières, appelait toujours le prince de Galles: Mon prince... Le prince de Galles, à la fin, ennuyé de cette répétition, dit un jour à je ne sais quelle personne de la légation française: Dites donc au général Andréossi de ne pas toujours m'appeler mon prince... il finirait par me faire prendre pour un prince russe.
Andréossi fut rappelé avant que le reste de ses équipages fût déballé.
Un jour les amis de M. de Talleyrand furent consternés. On apprit, non pas qu'il allait, mais qu'il venait de se marier... Il avait épousé madame Grandt.
M. de Narbonne, que je vis le soir chez la marquise de Lucchesini, me confirma la chose. Il en avait été témoin à sa grande honte et regret...
Ce mariage étonna tout le monde. Madame Grandt n'était plus jeune, elle n'était plus belle même. Il ne restait plus de cette personne si renommée qu'un colosse de chair, portant perruque, ayant des yeux bordés de rouge, et en tout une personne très-peu désirable. Toutes les (p. 186) vieilles amies de M. de Talleyrand jetèrent flammes et feu. La duchesse de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame d'Yechsiwithz, madame de Coigny, tout ce monde fut désolé. Mais ce furent principalement les hommes. M. de Montrond surtout tenait madame de Talleyrand dans la plus belle des haines. Il y avait enfin un concert de reproches entre tous les amis de M. de Talleyrand, qui vint s'abattre sur M. de Narbonne, témoin du mariage.
—Pourquoi ne pas nous l'avoir dit? s'écriaient-ils tous...; nous serions venus embrasser notre ami et lui demander de ne pas faire cette folie.
—Mais je n'ai pas eu le temps, s'écriait M. de Narbonne. Songez donc que je n'ai eu que deux heures.
Lorsque madame de Talleyrand fut présentée à l'Empereur, elle vint à Saint-Cloud faire sa cour. En la voyant, l'Empereur fronça le sourcil, et lui dit assez durement:
—Madame, maintenant que vous êtes la femme d'un homme dont le nom vous impose des devoirs, j'espère que vous y songerez.
Madame de Talleyrand était probablement prévenue, et on lui avait fait la leçon, car elle répondit:
—Sire, je m'efforcerai d'imiter en tout Sa Majesté l'Impératrice.
(p. 187) L'Empereur ne répondit rien à son tour. Une fois mariée, madame de Talleyrand rendit la maison de M. de Talleyrand moins agréable. On savait ce qu'elle était avant ce mariage, et tout en la traitant bien, on lui donnait souvent le loisir de la réflexion en restant des soirées entières sans lui parler. Elle ne gênait pas enfin, et maintenant il fallait se gêner pour elle. Toutefois, cette crainte ne fut pas longue. M. de Talleyrand, qui, je crois, s'en était repenti avant de l'avoir fait, dit lui-même quelques mots qui guidèrent les amis même au delà des bornes prescrites. Mais de ce moment, néanmoins, la maison de M. de Talleyrand fut toute différente de ce qu'elle était.
La situation de M. de Talleyrand pendant le séjour du Pape en France, lors du couronnement, fut très-délicate; mais il s'en tira admirablement, et même à Notre-Dame il ne craignit, ou du moins ne parut craindre aucuns souvenirs fâcheux. Peut-être lui-même les avait-il oubliés.
Un fait dont peu de gens se doutent, c'est que M. de Talleyrand perdit à l'Empire. Sous le Consulat, malgré les gardes qui étaient chez le second et le troisième consul, malgré leur rang dans l'almanach de l'année, même de l'Empire, M. de Talleyrand était, par le fait, le second personnage de l'État. Bonaparte avait une excessive confiance en lui, et il le lui témoignait par des soins tout à fait visibles pour ceux qui passaient comme moi leur vie aux Tuileries ou à la Malmaison. Je pensais dès lors que le nom de M. de Talleyrand était pour beaucoup dans cette considération que lui montrait le premier Consul. L'ancienneté, l'illustration de ce nom de Périgord, formaient (p. 189) une sorte d'auréole autour de la tête de M. de Talleyrand. Napoléon avait une grande mobilité dans de certaines parties de lui-même, et cette mobilité donnait lieu à des disparates étranges. Ainsi, par exemple, il voulait l'égalité parmi les hommes, et il vénérait les anciens noms. On a vu combien cette magie des noms a influé sur l'arrangement du château impérial.
Mais le crédit de M. de Talleyrand venait encore d'une autre cause. J'ai dit que je serais juste avec lui, et je le serai. Je reconnaîtrai que son esprit juste et fin avait su comprendre comment on devait flatter Bonaparte. Il ne le flattait que rarement, et alors c'était avec une telle délicatesse, qu'il n'en restait que le parfum et aucun des ennuis; ensuite il le servait comme il voulait l'être. Jamais une note violente ne partait immédiatement; jamais une lettre, commandée dans la colère, n'était écrite et envoyée comme le faisaient beaucoup de ministres, qui croyaient faire merveille en servant ainsi à la course. Ceci rentre bien dans ce que me disait, il y a bien peu de temps, un des hommes qui ont été le plus attachés à Bonaparte:—Le malheur de l'Empereur, me disait-il, est d'avoir été trop bien servi. En effet, que de préfets, que de ministres se hâtaient d'exécuter les ordres donnés dans un moment de colère!... Que (p. 190) de fois on a détruit l'affection d'une province entière en exigeant, croyant mieux agir, vingt hommes de plus pour la conscription d'une année!... M. de Talleyrand ne faisait point ainsi. Il attendait, pour envoyer une note ou une lettre, quelquefois vingt-quatre ou trente-six heures, et l'Empereur n'en était que plus satisfait.
Au moment où l'Empire fut proclamé, une chose assez remarquable, c'est la manière dont le corps diplomatique était composé, en le mettant en comparaison du corps diplomatique au moment du Consulat. C'était la base de la société de M. de Talleyrand que ce corps diplomatique, et il savait avec beaucoup d'habileté en tirer un grand parti; excepté le ministre batave, tout avait été changé.
Le comte de Cobentzell (Philippe), ambassadeur d'Autriche.
C'était un petit homme, habillé comme au temps de Marie-Thérèse, dont il parlait sans cesse; portant un manchon grand comme la main, ayant toujours ses habits garnis de la plus belle pelleterie du Nord, coiffé comme un as de pique; homme assez ordinaire et pas mal ridicule, ce qui pour le temps qui courait ne valait rien chez nous. Je ne sais trop pourquoi le cabinet de Vienne l'avait choisi; du reste, bon homme et fort attentif aux devoirs de politesse du monde.
(p. 191) Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, était l'opposé du comte de Cobentzell. C'était un homme encore jeune, du moins assez pour n'avoir rien d'austère dans les manières sans être ridicule; on dit qu'il était d'une grande habileté en affaires, je le crois sans peine. Il parlait bien français, et en tout il comprenait la France. Sa femme était belle en intention, mais non pas en réalité. On voyait qu'en naissant elle avait fait ce qu'elle avait pu pour cela, sans pouvoir y parvenir; elle aimait la France, était joyeuse, et en tout plaisait assez.
Le marquis de Lucchesini, ministre de Prusse, était une énigme difficile à résoudre. Fort laid, et même d'une laideur repoussante et choquante, n'ayant qu'un œil, et dans l'autre une expression déplaisante, il était peu aimé de la société dans Paris, où il est meilleur d'abord de ne pas déplaire par les yeux pour avoir du succès par l'esprit. M. de Lucchesini en avait pourtant beaucoup, et même plus qu'il n'en fallait, car souvent sa finesse lui faisait dépasser le but. L'Empereur ne l'aimait pas, et en général on aimait mieux M. de Brockhausen, qui lui succéda. Madame la marquise de Lucchesini était une grande femme prussienne, ayant tout immense, excepté les yeux, qui étaient fort petits et qu'elle agrandissait tant qu'elle pouvait avec du noir récolté sur une grande épingle; (p. 192) ce qui faisait que ses yeux et son visage étaient souvent barbouillés comme celui d'un petit ramoneur: elle parlait comme un enfant, prétendait qu'elle ne pouvait pas dire Paris, et disait Pa-is, faisait la charmante, et annonçait trente-deux ans, tandis que son extrait de baptême disait cinquante. Mais il n'y a pas mort d'homme dans la découverte d'un petit mensonge comme celui-là, et comme elle était bonne femme on lui passait cela.
M. de Cetto, ministre de Bavière, était un honnête homme, ayant une femme qui était douce et bonne, disait son âge et n'avait de prétention qu'à remplir ses devoirs de mère de famille; ce à quoi elle réussissait à merveille.
La Russie n'avait qu'un chargé d'affaires en ce moment, qui était M. le chevalier Doubril. C'était un garçon fort habile, dit-on; mais la position difficile de la Russie au moment du couronnement empêchait cette puissance, ou du moins son représentant, d'être dans la société française comme il l'eût été sans cet empêchement.
Le bailli de Ferrette, ministre de l'ordre de Malte, était un homme qui représentait son affaire à merveille. On se demandait souvent si le bailli de Ferrette existait; il était incertain qu'il fût vivant pour beaucoup de gens; il était petit, maigre au point d'être diaphane, pâle et tellement fluet, que (p. 193) M. de Montrond disait qu'il était l'homme le plus hardi de France, attendu qu'il marchait quand il faisait du vent. Sa conversation était nulle, et pourtant, comme la tradition de toutes les coutumes de la bonne compagnie vivait encore en lui plus que son individu même, on l'aimait, et il était recherché pour le whist de M. de Talleyrand quand la partie habituelle n'était pas là.
Cette partie se composait de M. de Talleyrand lui-même, de M. le comte Louis de Narbonne, de M. de Montrond, de M. le prince de Nassau, de M. de Choiseul, de M. de Sainte-Foix et de M. de La Vaupalière.
Mais le plus important de tous était le duc de Laval: j'en parlerai tout à l'heure...
M. de Dreyer, ministre-ambassadeur de Danemark, était un homme d'une bonne attitude. Le Danemark avait toujours été ami fidèle de la France, et son ministre avait toujours été bien accueilli chez M. de Talleyrand, qui avait au suprême degré un talent inimitable pour ces nuances si difficiles à saisir, et qui souvent évitent des notes qui ne font qu'aigrir les esprits.
M. de Souza, ministre de Portugal, était un homme profondément instruit, honnête homme, n'ayant pas l'apparence pour lui, mais au fond un homme fort remarquable. Sa femme allait peu dans (p. 194) le monde, et pourtant elle y eût été admirablement placée: c'était madame de Flahaut, auteur d'Adèle de Sénanges et d'une foule de jolis ouvrages. Elle ne sortait que rarement, même pour aller chez M. de Talleyrand, dont cependant elle avait été l'amie la plus intime pendant longtemps et avant la Révolution. Cette liaison remontait à 1785. Madame de Souza était la femme la plus charmante et la plus agréable de causerie et de bonne compagnie que j'aie vue. Une seule personne me la rappelle encore, et ce n'est qu'en partie; comme j'établis une comparaison à son désavantage, je ne la veux pas nommer.
Le cardinal Caprara, légat du Saint-Siége, était un homme dont on ne pouvait dire que du bien, mais prélat romain au delà de tout. Il suivait à Paris les coutumes de la place d'Espagne et du Corso, comme il eût fait à Rome; du reste, c'était un homme fin et délié, un homme bien capable de jouer la partie de M. de Talleyrand, et même de lui rendre peut-être des points en fait de ruses et de contre-ruses.
Quant à l'Espagne, son VRAI ministre était un homme d'un aspect odieux nommé Don Eugenio Izquierdo.—Cet homme, d'une laideur tellement repoussante qu'il faisait fuir les enfants[75] comme un (p. 195) épouvantail, avait l'âme de cette figure. M. de Talleyrand et ses alentours avaient pour cet Izquierdo un attachement que je n'ai jamais compris, car de le voir seulement me l'aurait fait prendre en aversion. Il s'occupait d'histoire naturelle, où il était, dit-on, fort habile; mais le réel de ses occupations à Paris était de conférer secrètement avec M. de Talleyrand et une autre personne de son intimité que je ne veux pas nommer. C'est par lui qu'une grande partie des affaires d'Espagne se sont traitées; le prince de la Paix avait une entière confiance en lui, et il était son chargé d'affaires en France, pour ce fameux traité qui devait donner le royaume des Algarves au prince de la Paix... Rien n'était plus ignoble surtout que la figure de cet Izquierdo! Je me le rappelle comme un cauchemar.—Comment l'Espagne ne l'a-t-elle pas jugé!—Il y a des destinées qui, en vérité, font murmurer contre la justice céleste... Izquierdo meurt dans son lit, et Riego meurt sur l'échafaud!...
En ajoutant à ce corps diplomatique ce qui devait nécessairement faire partie du nôtre en France, et qui allait chez M. de Talleyrand par devoir et par plaisir, comme les auditeurs qu'on envoyait en mission, on voit que sa maison était une des plus agréables de Paris. La princesse (p. 196) d'Yeckciwitz, sœur du prince Poniatowsky, était une habituée de la maison. Madame de Talleyrand ne l'aimait pas: elle en était jalouse comme une tigresse; et si la pauvre princesse avait eu deux yeux, elle les lui eût arrachés; malheureusement elle n'en avait qu'un. La pauvre femme avait pour M. de Talleyrand une de ces passions qui jettent un manteau de ridicules sur une femme, de manière qu'elle ne le dépouille jamais. Elle envoyait à M. de Talleyrand tout ce qu'elle trouvait de rare et de beau dans son chemin; cette manière de vivre n'enrichit pas quand on n'a pas une grande fortune. Ce fut le malheur de la pauvre princesse d'Yeckciwitz... elle fit des dettes, et même un beau jour il lui arriva un malheur comme cela pourrait échoir pour un fils de famille, le tout pour avoir fait des cadeaux à M. de Talleyrand. Le plus curieux de l'affaire, c'est que M. de Talleyrand, qui n'avait pas une passion pour elle, comme on le pense bien, ne faisait aucune attention aux raretés, qui même bien souvent s'en allaient figurer chez la duchesse de Courlande ou telle autre amie de M. de Talleyrand, qui à son tour en faisait des générosités. Je dis cela parce que je sais les voyages et malheurs arrivés à un superbe mandarin à la robe bleue, aux manches pendantes, aux yeux retroussés; cet honnête mandarin, qui coûta (p. 197) des sommes folles, fut donné par madame la princesse d'Yeckciwitz à M. de Talleyrand.—M. de Talleyrand le donna à madame la duchesse de Courlande; et madame la duchesse de Courlande, quoiqu'elle tînt avec tendresse à la moindre babiole qui lui venait de M. de Talleyrand, donna le magnifique mandarin à son amie de cœur madame la marquise de Sainte-Croix[76], où je l'ai vu il y a peu d'années dans l'hôtel de cette dernière, rue Sainte-Marguerite au Marais.
Les vieilles femmes étaient une partie fort soignée du salon de M. de Talleyrand. À commencer d'abord par la sienne, qui n'était plus ni jolie, ni jeune, ni même agréable, on comptait une demi-douzaine de têtes qui chacune pouvaient réclamer pour leur part personnelle au moins la moitié d'un siècle. C'étaient madame de Luynes, madame d'Yeckciwitz, madame Zayombeck, madame de Balbi, madame de Laval... et quelques autres encore dont j'ai oublié les noms.—Madame de Talleyrand était à peine saluée par ces dames, au reste, qui ne s'en gênaient guère.
(p. 198) Le traité de paix qui suivit Austerlitz amena à Paris une quantité d'étrangers qui augmentèrent l'agrément de la maison de M. de Talleyrand, sans rien ajouter cependant au charme qu'on trouvait toujours à le rencontrer, lui, et quelques autres hommes de son intimité, passé une heure du matin; et lorsqu'on le trouvait de bonne humeur surtout, la bonne fortune était complète: alors il avait un laisser aller qu'on aurait pris pour une confiance arrachée par le charme que vous auriez exercé sur lui, lorsqu'au contraire il ne disait que ce qu'il voulait dire, et tout en ayant l'air de raconter malgré lui, c'était une nouvelle qu'il lançait dans le monde; mais n'importe, je me rappellerai toujours avec reconnaissance le charme que j'ai trouvé dans ces heures passées à l'écouter; jamais je n'ai rien rencontré de plus ravissant que cette causerie familière de M. de Talleyrand avec ses amis les plus intimes, M. de Narbonne, M. de Montrond, M. de Sainte-Foix.—Le prince de Nassau, tout conteur et menteur qu'il était, se soumettait à la loi que M. de Talleyrand semblait imposer. J'ai vu quelquefois toute une soirée ou plutôt toute une nuit, car on ne demeurait libre qu'à une heure, on ne soupait qu'à deux, et on n'allait se coucher qu'à quatre ou cinq, se passer sans que M. de Nassau fît un mensonge.
(p. 199) Un homme parfaitement aimable qui venait chez M. de Talleyrand, mais n'était pas Français ni de son intimité, c'était le comte Golowkin. Le comte Golowkin était spirituel, charmant, Français de bonne compagnie en tout... et, en vérité, un homme tout à fait désirable pour une maîtresse de maison, mais après cela menteur comme on ne l'est vraiment que très-rarement. C'était avec une perfection du genre que je ne pouvais comprendre quand je me le rappelais; car en l'écoutant il parlait si bien qu'on ne pensait pas au mensonge.
J'ai parlé tout à l'heure du duc de Laval: c'était un type dont le moule est brisé que M. de Laval; on lui a prêté une foule de mots qu'il n'a jamais dits, il y en avait bien assez des siens; mais M. de Laval était loin d'être un sot; il avait même un esprit à lui qui était assez original. Comprenant tous les jeux, les jouant, le whist surtout, de manière à se faire une fortune loyale et certaine avec ce jeu, il ne sortait jamais d'un sérieux aussi imposant que s'il eût traité de la paix ou de la guerre pour le premier des empires.
Mais son humeur était odieuse à supporter; personne n'en était à l'abri. M. de Talleyrand, sa sœur, la duchesse de Luynes, M. de Montrond et toute la troupe du whist y passaient sans appel pour peu qu'on fît une faute, et avec M. de Laval la (p. 200) faute arrivait souvent. M. de Montrond lui ripostait toujours: aussi avait-il fini par se soumettre un peu. Quant à M. de Talleyrand, il ne lui répondait pas. Madame de Luynes prenait l'affaire au sérieux, et alors la partie de whist devenait un combat de cris et de paroles injurieuses dites par M. de Laval, au grand amusement de toute la compagnie.
Comme je n'écris pas l'histoire politique de l'époque, je m'étends davantage sur les personnages qui formaient la société et conséquemment le salon de M. le prince de Bénévent: car tel était le titre enfin que l'Empereur avait conféré à M. de Talleyrand pour ses services rendus à l'État.
J'allais alors fort souvent chez M. de Talleyrand. J'aimais son esprit, j'appréciais son talent; et quoiqu'un homme de mes amis, d'un jugement supérieur, et qui le connaissait fort bien, me dît le peu de fond qu'on pouvait faire sur son dévouement à l'Empereur, Junot et moi, nous y croyions comme à un précepte de notre foi... Au moment où je partis pour le Portugal, je dînai chez lui; comme il était alors notre ministre, plus que celui de la Guerre, étant placée auprès de lui à table, il me parla de l'Empereur dans de tels termes que j'en fus attendrie, et le dis le soir même à M. d'Abrantès: «Cela ne m'étonne pas, me répondit-il... (p. 201) je sais qu'il aime l'Empereur, et Lannes aura affaire à moi s'il répète encore un mot comme celui d'hier.»
Ce mot avait été dit à dîner chez moi par le général Lannes, qui revenait de Lisbonne, où il s'était conduit comme un écolier, et où M. de Talleyrand lui avait probablement écrit ou dit quelques mots railleurs, selon la matière, qui, pour le dire avec vérité, était abondante. Avec le haut mérite du duc de Montebello, on peut convenir qu'il n'avait rien en lui qui pût convenir au négociateur. M. de Talleyrand l'avait vu, l'avait dit et avait bien fait; Lannes, qui n'aimait et ne supportait même pas une remontrance de l'Empereur, récusa, comme on le pense bien, celle de M. de Talleyrand. Cependant, tout brave qu'il était, M. de Talleyrand lui faisait peur au jeu de la parole. C'était une escrime à laquelle il n'était pas habile, et n'avait pour toute parade qu'une injure ou un jurement, ce qui ne prouve rien du tout, au contraire.
Nos relations avec M. de Talleyrand furent toujours ce que je viens de les montrer. De ma part, il y avait même un motif de plus pour m'en rapprocher. J'étais liée depuis l'enfance avec une de ses nièces que j'aimais et que j'aime toujours chèrement; aussi à mon retour de Portugal j'y allais assidûment...
(p. 202) Madame de Talleyrand crut un moment, et ce moment fut long, que c'était pour sa personne que j'allais si souvent chez M. de Talleyrand, et la voilà qui me prit dans la plus funeste des amitiés: car c'était une calamité que l'amitié de madame de Talleyrand; M. de Talleyrand saurait bien qu'en dire...
En conséquence, elle m'arriva régulièrement deux fois par semaine, venant le matin pour me voir plus intimement, venant le soir pour la convenance, disait-elle, et m'ennuyant toujours; ce que je ne pouvais lui dire et qu'elle ne voyait pas. Je me sauvais bien d'elle auprès de M. de Talleyrand, où j'étais sûre qu'elle ne me viendrait pas chercher, car elle le craignait et ne l'aimait plus: elle était même à cette époque déjà très-méchante pour lui; des caqueteurs prétendaient même qu'elle le battait, et l'un d'eux racontait qu'un jour M. de Talleyrand ayant mal aux dents d'une fluxion très-douloureuse, elle lui porta un coup violent dans la joue malade.
Un soir nous étions peu de monde chez M. de Talleyrand, M. Fox était encore au ministère. M. de Talleyrand nous raconta qu'il avait écrit la lettre la plus charmante pour annoncer qu'on avait découvert à Londres un homme qui voulait assassiner l'Empereur; cet homme était Français.
(p. 203) «J'ai fait mettre ce misérable en prison, ajoutait M. Fox; mais nos lois ne permettent pas de retenir longtemps en prison un étranger qui n'est coupable d'aucun délit en Angleterre. J'attendrai l'avis que vous me donnerez.» M. Fox disait encore dans sa lettre à M. de Talleyrand un fort joli mot qui prouvait l'horreur qu'il avait pour le crime que l'assassin méditait: «Je lui ai d'abord fait l'honneur de le prendre pour un espion,» disait le ministre anglais...
M. de Talleyrand, en parlant de ce fait comme d'une sorte de confidence, exaltait beaucoup M. Fox et sa loyauté. Le fait réel, c'est que M. Fox était un homme ayant l'âme élevée, et sans aucune de ces petites passions comme en nourrissait M. Pitt. M. de Talleyrand voulait répandre cette action de M. Fox pour qu'il lui revînt à Londres qu'on était reconnaissant de ce qu'il avait fait. L'Empereur fit encore plus; il lui fit adresser par M. de Talleyrand une charmante lettre qui fut même comme un chaînon repris et rattaché. Si M. Fox était demeuré plus longtemps en ce monde, il est certain que la paix aurait été signée de nouveau.
M. de Talleyrand quitta Paris pour suivre l'Empereur en Allemagne, après la bataille d'Iéna. Paris devint alors bien désert. Madame de Talleyrand, qui avait déjà Valençay, je crois, mais ne (p. 204) voulait pas aller si loin, prit une bicoque à la Muette où je me rappelle avoir été la voir. Je la trouvai dans une chambre où son gros et grand corps pouvait à peine se tenir. La conversation n'était pas tenable quand M. de Talleyrand n'y était pas...
Après son départ j'héritai de la partie de whist. Ces messieurs, qui avaient tous madame de Talleyrand dans la plus belle et cordiale aversion, ne voulurent jamais reprendre leurs soirées chez elle en l'absence de M. de Talleyrand, et comme indépendamment du goût commun à M. d'Abrantès et à ces messieurs pour le whist, ils étaient de ma plus intime société, on n'eut tout simplement qu'à ouvrir deux tables de jeu dans mon salon, et quoique les cartes fussent habituellement bannies de chez moi, je leur permis d'y entrer pour un temps...
M. de Talleyrand écrit rarement, mais il écrit bien, et cela se conçoit en l'entendant causer. Il lui arriva en Pologne une histoire fort comique qui donna lieu à une lettre charmante qu'il écrivit ici. Sa voiture s'embourba dans ces horribles chemins de la Prusse polonaise, et la voiture ministérielle demeura en panne comme la charrette d'un manant: on appela des soldats.—Il y fallait penser; la voiture était là depuis neuf heures du matin, et il était alors sept heures du soir. Un bataillon (p. 205) tout entier arriva, et la voiture fut soulevée et enfin arrachée de ce gouffre boueux dans lequel elle était tombée.
—Qui est donc là-dedans? demanda un soldat.—Le ministre des Affaires étrangères.
—Ah! ah! dit le premier, qui, à ce que croit M. de Talleyrand, était le gracioso du bataillon, pourquoi se mêle-t-il de venir faire de sa chienne de diplomatie dans un maudit pays comme celui-ci?
—C'est vrai ça, dirent tous les autres en chœur.
Ce que j'ai dit de M. Fox me rappelle un fait arrivé dans le même temps. Il y avait à Hambourg un émigré chargé par Louis XVIII de payer des pensions à de pauvres émigrés qui demeuraient soit à Hambourg, soit à Altona. Le comte de Gimel, nom de cet envoyé de Louis XVIII, était un homme comme la Restauration aurait dû en avoir beaucoup: c'était un homme dévoué à sa cause, mais avec honneur et loyauté, un vrai Français enfin. Le comte de Gimel était donc à Hambourg lorsqu'un jour, le 17 juillet 1806, un nommé Loiseau se présenta chez lui, et, sans préambule, lui offrit de venir à Paris pour assassiner l'Empereur. M. le comte de Gimel, révolté de cette proposition, le reçut avec horreur.
«Si vous n'avez pas d'autres moyens pour relever (p. 206) le trône des Bourbons qu'un lâche assassinat, monsieur, lui dit-il, allez ailleurs chercher des complices!»
Un ami de M. de Gimel, qui allait beaucoup chez le résident de France à Hambourg, lui raconta le fait, ce qui fit arrêter Loiseau et le fit conduire à Paris. M. de Gimel était un homme d'une noble et loyale opinion: des royalistes comme lui auraient fait aimer les Bourbons. Il mourut peu de temps après cet événement et fut mal remplacé jusqu'au moment où M. Hue, ancien valet de chambre de Louis XVI, vint lui-même à Hambourg pour inspecter les besoins des pauvres émigrés dont madame la duchesse d'Angoulême prenait soin.
Tilsitt vit faire un traité qui de nouveau devait donner de l'espoir pour la paix. M. de Talleyrand revint avec l'Empereur; la société de la rue d'Anjou reprit ses habitudes, et tout marcha comme par le passé. Toutefois une grande tempête se préparait du côté de l'ouest, et tout faisait présumer que ses éclats seraient terribles: l'Espagne annonçait une révolution... Ce fut en ce moment que Napoléon supprima le tribunat!...
C'est une délicate chose à toucher que cette affaire de la Péninsule. Avant d'en dire quelques mots, je parlerai de l'opinion de la France sur l'Empereur: (p. 207) elle était ce que peut-être elle n'avait jamais été. Sa force morale avait reçu à Tilsitt une augmentation tellement hors des proportions voulues, qu'il pouvait tout tenter. Cette amitié d'un souverain puissant, l'entrevue de Tilsitt, tout ce qui s'était passé dans cette campagne, où en dix mois Napoléon avait touché les bords de la Vistule et remporté des victoires qui suffiraient pour illustrer le règne entier d'un homme; le fait réel, c'est que depuis le couronnement de l'Empereur, jamais il ne fut aussi fort qu'en ce moment.
Les affaires de la Péninsule ont-elles été conseillées par M. de Talleyrand, oui ou non? voilà l'état d'une question fort délicate depuis longtemps livrée à la discussion politique... et personne ne l'a pu résoudre. Si j'interroge ma conscience, je réponds que je suis certaine que si M. de Talleyrand ne l'a pas conseillée, il l'a fortement approuvée. Je n'en veux pour preuve que les liaisons plus qu'intimes non-seulement de lui avec Izquierdo, mais de tous ceux qui l'entouraient avec cet homme, âme damnée du prince de la Paix... J'ai d'ailleurs trouvé dans les papiers de mon mari des fragments de lettre ayant rapport à sa mission secrète lors de notre premier passage à Madrid, en allant prendre possession de notre ambassade à Lisbonne; Junot fut alors chargé de plusieurs (p. 208) choses intimes pour le prince des Asturies (plus tard Ferdinand VII). Tout cela se tient, et assez pour que je puisse formuler une opinion sur cette terrible et mystérieuse affaire d'Espagne. Le duc de Lavauguyon, qui se trouva à Madrid avec Murat, nous a raconté de bien étranges choses. Tous ces fragments forment un tout sur lequel je suis assise, et je prends de là ma direction.
La prise du Portugal commença la prise de la Péninsule. Ce mot de prise on n'en voulait pas, car on choisit pour commander l'armée d'invasion l'homme qui était encore ambassadeur auprès de la reine de Portugal. Ce fut une mauvaise comédie dont personne ne fut dupe, mais qui ne s'en joua pas moins.
La marche de l'armée française sur Lisbonne fut un prodige. Le général Thiébault, chef d'état-major du duc d'Abrantès pour cette même campagne, et à qui l'armée doit tant de remerciements et de reconnaissance, peut dire si ce fut une promenade, comme l'ont dit quelques ignorants ou quelques serpents... un de ces reptiles qui ont toujours besoin de siffler, n'importe quelle action. Quoi qu'il en soit du plus ou moins de périls que l'armée a courus, tandis que nos aigles s'avançaient vers Lisbonne, Madrid grondait déjà sourdement pour annoncer cette terrible tempête qui (p. 209) devait amener quatre cent mille Français dans cette belle Espagne, pour y trouver la mort.
On sait déjà que ce n'était pas Charles IV qui était roi d'Espagne; il avait beau mettre au bas des cédules royales:
Yo el Rey,
il n'était pas aussi roi dans la Péninsule que je suis maîtresse absolue dans ma maison. C'était Godoy.
Ce Godoy, détesté, méprisé des Espagnols, ce Godoy qui, pendant vingt ans qu'il fut privado, ne sut même pas donner une loi heureuse à sa patrie... Pas un chemin, pas un pont, pas un arbre planté en son nom!... un silence de mort enfin couvrirait le nom de cet homme, si le cri de l'indignation ne s'élevait à côté de lui pour lui dire qu'il a fait le malheur de l'Espagne.
Cette haine générale n'était pas seulement le fruit de sa position de favori. Cette place de privado n'avait pas toujours été occupée par un homme inhabile; le duc d'Olivarès[77], le duc de Lerme, don Juan d'Autriche, le frère de Charles II, montraient, avec le comte de Campo-Manès, ce qu'on peut produire (p. 210) avec la faveur, quand le bon grain tombe sur une bonne terre. Mais Godoy ne dut son avénement à la faveur du roi que par celle de la reine. Honte sur lui! criait la nation tout entière.
Et c'est de cet homme que Don Eugenio Izquierdo était non-seulement l'agent, mais l'ami... Et on sait comment Izquierdo était reçu chez M. de Talleyrand!... Izquierdo!... lorsque je pense à cet homme, mon cœur se soulève.
Godoy fut l'homme fatal de l'Espagne bien plus que Napoléon. Je connais l'Espagne et je l'aime; j'ai bien étudié tous ses malheurs, j'ai remonté à leur cause, et je crois pouvoir affirmer que Don Manuel Godoy est la principale cause de toutes les infortunes de la Péninsule, sous quelque forme qu'elle ait été frappée.
Le prince des Asturies abhorrait le prince de la Paix; j'ai entendu cette haine s'exhaler avec rage du cœur de Ferdinand VII, en présence de mon mari et de la princesse sa femme[78], lorsque je passai à Madrid pour aller à Lisbonne.
Notre ambassadeur à Madrid, lors de la révolution d'Aranjuez, était M. le marquis de Beauharnais, (p. 211) beau-frère de Joséphine; sa position était des plus difficiles. Il avait tout le tact et le talent nécessaires pour agir dans une semblable circonstance; mais que faire contre une double manœuvre qui agit sans que vous sachiez où sont ses mouvements? M. de Talleyrand avait ses rouages, ses fils, que faisait mouvoir Izquierdo, et M. de Beauharnais avait d'autres renseignements et presque d'autres ordres. Il se conduisit même avec une admirable modération, en rétablissant la paix entre le prince des Asturies et son père. Mais Godoy ne voulait pas de paix; il voulait, je crois, la mort du prince des Asturies. Je ne puis m'expliquer autrement cette rage haineuse qui l'animait contre l'infant. Enfin les choses en vinrent au point que le roi et l'infant portèrent la cause au tribunal de Napoléon.—Il donna raison au père. Le fait est que le père était un imbécile, le fils un méchant et Godoy le plus misérable des hommes. Quant à la reine, elle ne sut être ni épouse, ni femme coupable, ni mère, ni souveraine. Voilà les acteurs de ce drame si imposant joué à Bayonne en 1808.
Les querelles devinrent sérieuses. On envoya des troupes en Espagne: ce fut une faute; nous n'en avions pas le droit... On a prétendu que Godoy, voulant emmener le vieux roi loin de (p. 212) Madrid pour le faire aller en Amérique, avait demandé des troupes afin de l'effrayer. Le fait est qu'Izquierdo partit en courrier de Paris et arriva à Aranjuez le mardi-gras. Il alla aussitôt chez Godoy... Il le trouva masqué, déguisé en moine, et faisant et disant toutes les folies qui passaient par sa pauvre tête. Izquierdo était un misérable niais, mais il avait assez de talent pour comprendre la gravité de leur position; il leva les épaules et fit bien.
Pendant ce temps, l'armée française, sous les ordres de Murat, franchissait les Pyrénées, et Murat entrait dans Madrid, où il fut mal accueilli. Murat n'était pas l'homme qu'il fallait aux Castillans, peuple sérieux, positif, austère, et l'opposé des fanfaronnades et des jactances de Murat.
Il crut avoir pris l'Espagne pour lui; mais l'Empereur lui écrivit qu'il fût tranquille et qu'il songerait à son affaire. Alors se firent entendre les pleurs et les grincements de dents. La grande-duchesse de Clèves, de Berg et de Juliers n'était pas contente... Mon Dieu! quelle extravagance et quel délire!
Quand Murat vit que l'Espagne n'était pas pour lui, il fit tout ce qu'il put pour faire perdre la couronne du royaume d'Espagne au pauvre Charles IV, et puis ensuite à tout autre qui (p. 213) la prendrait, c'est-à-dire qu'il embrouilla tout, au point que personne ne s'y reconnut. Godoy, qu'on allait pendre, ne le fut pas, et l'on vit un petit-fils de Louis XIV solliciter à genoux de quitter une couronne, un royaume qu'il ne pouvait plus partager avec son privado, demandant pour toute grâce un dernier asile où ce trésor fût en sûreté. C'est alors que Murat, sur les recommandations écrites et expresses de M. de Talleyrand, rendit la liberté à don Manuel Godoy. Ceci était après la révolution d'Aranjuez.
La nation fut furieuse. Godoy était tellement détesté, qu'on avait besoin de sa mort comme d'une expiation. Le peuple, les grands, la bourgeoisie, tous la voulaient et la demandaient par un seul cri.
C'est alors que l'Empereur arriva à Marrac. Il manda les parties devant lui. Ferdinand arriva le premier, et fut suivi de son père et de sa mère, qui ne quittaient pas leur inséparable Godoy. On sait la fin de cette histoire, du moins dans sa première partie... M. de Talleyrand y parut peu en dehors, n'étant plus alors aux Affaires étrangères; mais M. le duc de Cadore n'était pas dans ce chaos, tandis que M. de Talleyrand y était tout entier. Ses partisans, depuis cette époque, en voyant le blâme universel s'étendre sur cette affaire, voulurent (p. 214) le disculper, mais n'y purent parvenir; ils dirent seulement que s'il fût demeuré au portefeuille des Affaires étrangères, les choses se fussent passées plus convenablement.
Les princes d'Espagne allèrent à Valençay, chez M. de Talleyrand même, et le roi Charles IV à Marseille, avec sa femme et Manuelitto Godoy. Quelle profonde étude à faire dans toute cette tragi-comédie, jouée et composée par ceux mêmes qui sont en scène!
La conduite de Ferdinand VII, pendant sa captivité, lui fut, dit-on, suggérée pour le rendre méprisable aux yeux de ses sujets. Ceci est une de ces calomnies comme la méchanceté n'en fait que trop souvent. Ferdinand VII était un homme que j'ai connu, et qui n'avait nullement besoin d'être poussé pour faire des actions basses et indignes de son rang. Conspirant sans cesse contre lui-même, parce que ses tentatives étaient stupides; jouant ou faisant jouer la comédie, séduisant des maritornes dans les basses-cours du château, il laissa le duc de San-Carlos filer une plus noble passion auprès de madame de Talleyrand, qui, dit-on, ne lui fut pas cruelle; et lorsqu'elle vint à Paris et que nous y vîmes aussi le duc de San-Carlos, nous pensâmes que le duc s'était trompé. Mais la princesse ne l'entendait pas ainsi.
(p. 215) Une chose dont je n'ai pas parlé dans la première partie de cet article, c'est de la petite Charlotte. Qu'est-ce que Charlotte? Charlotte était une petite fille qu'un beau jour on vit apparaître dans le salon de M. de Talleyrand. Comme madame Grandt la caressait beaucoup, on crut qu'elle était sa fille et celle de M. de Talleyrand. Écoutez donc, il est de fait que la chose paraissait probable; mais ce n'était pas cela. Charlotte était fille de quelqu'un, parce qu'on a toujours une mère et un père. Le père, je n'ai jamais bien connu son nom, à moins qu'il ne s'appelât M. Charlotte; car la petite n'eut jamais d'autre nom, même quand au titre de mademoiselle on ajoute autre chose; on ne put trouver que mademoiselle Charlotte. Enfin, telle qu'elle était, cette petite, M. de Talleyrand en était idolâtre. Elle venait pincer les jambes du cardinal Caprara, qui lui souriait comme un martyr, parce qu'il venait de chez l'Impératrice, où les deux carlins lui avaient mis les jambes en marmelade. Elle touchait impunément à la coiffure du comte de Grandcourt; et un jour le comte de Bentheim l'ayant soulevée dans ses bras, elle lui ôta tout son rouge sans qu'il se plaignît. On connaissait son pouvoir sur M. de Talleyrand, et nul ne résistait à l'enfant. Mais le plus curieux, c'est que cette petite était aimée de madame de Talleyrand (p. 216) comme de son mari. Lorsqu'on avait dîné, Charlotte arrivait en se cachant derrière une immense coupe d'agate ou de porphyre, dans laquelle brûlaient des parfums. Une autre fois, elle arrivait habillée en Espagnole, en Polonaise, en Napolitaine, et puis elle dansait le boléro, la mazourka ou la tarentelle; M. de Talleyrand, alors, était dans le ravissement, et les applaudissements de tout le salon étaient plus vifs que ceux de l'Opéra pour mademoiselle Elssler. Le fait est que cette petite n'était pas jolie, avait des dents fort avancées, et ne dansait pas mieux qu'une autre; elle avait de plus l'air d'un chien habillé, avec son toquet sur l'oreille, et était parfaitement ridicule: elle m'a toujours fait cet effet au moins. J'ai parlé d'elle aussi longuement, parce qu'elle faisait partie du salon de M. de Talleyrand comme objet de curiosité. Si M. de Talleyrand avait davantage songé à l'avenir qu'il lui réservait, il aurait mis plus d'attention à la tenir dans un demi-jour convenable; mais en lui élevant un théâtre où il l'exposait, c'était lui donner la célébrité avec toutes ses conséquences.
La cause de la disgrâce de M. de Talleyrand, c'est-à-dire du prince de Bénévent, est inconnue; on ne peut que la présumer. Le cardinal Maury, qui ne l'aimait pas et n'en était pas plus aimé, me (p. 217) disait un jour que l'Empereur était ennuyé de tout ce qu'on lui rapportait des bêtises de madame de Talleyrand.—Mais qu'est-ce que cela fait? demandai-je au cardinal?... le mari est-il solidaire des torts de sa femme?...
—Oui. Pourquoi l'a-t-il épousée?
MILLIN.
Pourquoi, monseigneur? mais il ne l'a pas voulu. Ne savez-vous pas comment s'est fait ce mariage?
LE CARDINAL.
Non vraiment, et ne m'en soucie guère.
MILLIN.
M. de Talleyrand reçut ordre de l'Empereur d'être marié dans huit jours; l'Empereur espérait que ce court délai ferait peur à M. de Talleyrand pour s'accoutumer à ce mariage, et qu'il ferait plutôt une alliance étrangère. Pas du tout, M. de Talleyrand n'osa demander conseil à personne, et le huitième jour au matin il s'avisa seulement d'en parler à M. de Narbonne; alors il n'était plus temps, et madame Grandt devint madame de Talleyrand le même soir...
Mais ce n'est pas d'un homme d'esprit cette conduite-là.
MILLIN.
Je ne vous la donne pas pour telle, non plus; mais que voulez-vous y faire? Le fait est qu'il est difficile de faire plus de gaucherie que la pauvre femme n'en fait. Les ambassadeurs écrivent tous les jours des notes pour savoir si ce n'était pas avec intention que madame la princesse de Bénévent avait fait telle chose ou telle autre.
LE CARDINAL.
Était-ce avec intention qu'elle a demandé à Denon des nouvelles de ce pauvre Vendredi?... Elle le prenait pour Robinson Crusoé!
MILLIN.
Allons! allons! la chose n'est pas prouvée... Et puis après tout... Tenez, monseigneur, je n'y crois pas.
LE CARDINAL.
Denon me l'a certifié encore avant-hier... C'est positif.
Oui, malheureusement, car les étrangers se moquent de nous lorsqu'ils savent de pareilles histoires... Savez-vous celle du verre d'eau, monseigneur?
LE CARDINAL.
Celle du verre d'eau! non, vraiment; et comme je suis très-friand de ces sortes d'histoires, je vous la demanderai.
MOI.
Tenez, voilà quelqu'un qui est un habitué du salon Talleyrand et qui vous la racontera à merveille.
LE COMTE DE NARBONNE, qui entre.
Qu'ai-je à dire, ma belle amie?... Une histoire? Vraiment, pourquoi ne contez-vous pas?
MOI.
Non, c'est l'histoire du verre d'eau de madame de Talleyrand. C'est à madame votre fille que la chose est arrivée.
M. DE NARBONNE.
Oh! pardieu, l'histoire est des meilleures. Voici (p. 220) le fait, monseigneur: M. de Talleyrand venait d'être nommé prince de Bénévent, chose heureuse et que je lui souhaite jusqu'à la fin de ses jours. J'ignore si Votre Éminence sait jusqu'à quel point madame sa femme est à l'affût de tout ce qui a rapport à l'étiquette et à la convenance des places et dignités... Et tenez, demandez à madame la gouvernante... elle peut vous le dire...
LE CARDINAL se retournant vers moi.
Qu'est-ce donc que cette nouvelle aventure? Vous ne m'en avez pas parlé.
MOI.
C'est que cela n'en vaut pas la peine.
M. DE NARBONNE.
Comment! cela n'en vaut pas la peine! cela vaut son pesant d'or.
MOI.
Eh bien! monseigneur, vous saurez que madame de Talleyrand me fit écrire il y a huit jours par sa demoiselle de compagnie une espèce de lettre, de billet, je ne sais dans quel style ni dans quelle forme, sur du papier à ministre, pour me demander quel jour et à quelle heure je pourrais la recevoir. Je m'empressai (p. 221) de répondre à cette demande d'audience un petit mot sur du papier à billet ordinaire, pour lui dire que je serais à ses ordres tous les jours jusqu'à la fin de la semaine. À une heure je la vis arriver avec sa demoiselle de compagnie, dans sa grande et lourde berline, avec deux grands valets de pied tout bleus et son cocher de même; la voiture, les gens, les chevaux, le contenu, le contenant, tout cela lourd et massif comme plomb. En arrivant, madame la princesse me fit une de ces révérences de présentation à laquelle je répondis par un bonjour amical, et prenant sa main je la conduisis à mon canapé; alors elle entama l'entretien. Que croyez-vous qu'elle venait me dire, monseigneur?... devinez!
LE CARDINAL.
Elle venait vous demander conseil pour une parure.
MOI.
Au lieu de me demander conseil elle venait m'en donner.
LE CARDINAL.
La bonne folie! Et sur quoi?
MOI.
Elle me dit que je ne me mettais pas en gouvernante (p. 222) de Paris; que j'allais à l'Opéra coiffée en cheveux, et que cela n'était pas convenable.—Mais madame, lui dis-je, je n'ai que vingt-quatre ans!—N'importe. Tenez, si vous voulez sonner, je vais vous montrer ce que je vous ai fait faire.—Et sonnant elle-même, elle fait apporter un carton dans lequel était une façon de toque faite pour une femme de soixante-dix ans au moins, ornée de quatre plumes immenses posées comme pour un cheval de carrosse.
—Voilà, dit-elle, une coiffure pour la gouvernante de Paris.—Et puis, je voudrais que vous fissiez reprendre les vieux usages. Ainsi, par exemple, les trois révérences avant d'arriver à la maîtresse de la maison... Je vous en ai fait une tout à l'heure.
Et, retournant à la porte du boudoir, la voilà qui fait encore une, deux, trois révérences... De ma vie, je crois, je n'avais autant ri.
LE CARDINAL.
Je le crois, ma foi, de reste! Et que vous dit-elle ensuite?
MOI.
Elle me demanda si je voulais introduire chez moi cette coutume, de me retirer, les jours de réception, (p. 223) en saluant mon monde pour rentrer dans mes appartements.—Oh! pour le coup, je me fâchai; et je pris la chose pour une mystification; mais, hélas! la chose n'était que trop vraie... Elle m'objecta les princesses sœurs de l'Empereur.
—Je suis altesse sérénissime, me dit-elle.
—Cela va pour vous, madame, lui dis-je; mais comme je ne suis pas encore altesse, même altesse agitée, je me bornerai à me lever quand on sortira, et à reconduire jusqu'à la porte de mon salon. Je ne le puis pour les jours de réception, parce que j'ai trop de monde, mais au moins je ne me retirerai que la dernière.—Après cette question, celle du verre d'eau eut son tour; quant à celle-là, je laisse la parole à M. de Narbonne, qui fut témoin comme moi, mais qui raconte bien mieux.
M. DE NARBONNE.
Je ne vous contredis pas, parce que c'est malhonnête. Vous saurez donc, monseigneur, que lorsque madame de Bénévent, première du nom, comme madame Grandt fut altesse sérénissime, comme elle le dit elle-même, elle entreprit d'introduire les belles manières dans sa maison, comme si Talleyrand était un mal-appris ou qu'il fût né (p. 224) d'hier; elle s'en alla donc questionnant Réchaud[79], d'une part, et Robert[80], de l'autre, et parvient à savoir que chez l'Empereur et chez les princes de sa famille on ne demande ni on ne porte à boire dans le salon où ils se trouvent. Ravie de sa découverte, et ne voulant parler de rien à M. de Talleyrand pour le surprendre agréablement comme pour ce pauvre Vendredi, elle choisit un jour de la semaine dernière où il y avait grand dîner et foule à être étouffé dans le salon de la rue d'Anjou, et elle donna l'ordre à Courtiade[81] de ne donner à boire à qui que ce fût, à moins que ce ne fût elle, le prince... et puis réfléchissant, elle se demanda, à ce que j'ai su depuis, si le prince de Nassau ne pouvait pas boire devant elle... Elle trouva que la chose se pouvait... mais comme elle n'aimait pas le prince de Nassau, qui se moque d'elle avec Montrond, elle ajouta, en se reprenant dans son ordre à Courtiade:
—À moi ou à Son Altesse le prince de Bénévent seulement.
—Mais, madame, si l'on demande à boire? dit (p. 225) Courtiade avec la prévoyance que devait faire naître la petitesse de l'appartement.
—Eh bien! eh bien!... vous mènerez boire dans la salle à manger...
Ma fille, madame de Braamcamp, avait dîné chez madame la gouvernante, qui lui proposa d'aller faire ensemble une visite à la princesse de Bénévent, et la divertit beaucoup en lui racontant l'histoire dont elle nous a fait fête tout à l'heure. Ces dames arrivèrent tard et trouvèrent à peine une place dans le salon; ma pauvre fille eut soif et demanda un verre d'eau, tout étonnée que les plateaux de rafraîchissements ne circulassent pas comme à l'ordinaire.... Apercevant quelqu'un qu'elle connaissait intimement[82], elle l'appela et le supplia de lui faire venir un verre d'eau...
C'étaient surtout les verres d'eau sucrée que la princesse avait en aversion... Aussitôt qu'elle aperçut le petit plateau d'argent sur lequel Courtiade apportait le verre d'eau, car en apprenant qu'il était pour madame de Braamcamp, fille du meilleur ami de son maître, il avait passé outre; aussitôt, dis-je, que la princesse l'aperçut, elle cria de sa voix fausse et nasillarde:
(p. 226) —Je vous avais défendu d'apporter ici des verres d'eau.
Ma pauvre fille devint rouge comme une cerise, et demeura fort surprise d'une telle attaque... Enfin, on alla souper lorsque la foule fut partie. Les femmes se mirent à table; Talleyrand, moi et quelques autres, nous quittâmes le jeu et vînmes nous établir autour de la cheminée... Quelques-uns de nous eurent soif, on demanda du vin de Madère et de l'eau.—Le valet de chambre qui apporta le plateau, fier de l'ordre du prince, levait ce plateau tant qu'il le pouvait devant la princesse. Aussi, en le voyant, elle s'écria du haut de sa tête:—Je vous ai défendu de porter des verres d'eau dans la pièce où se trouve le prince ou moi...
—Princesse, dit le valet de chambre, ce n'est pas un verre d'eau... c'est de l'eau et du vin.
—À la bonne heure, répondit la princesse en se rasseyant.
—Comment trouvez-vous le mot, monseigneur?
LE CARDINAL.
Trop beau pour elle... oui, ce mot lui demeurera comme une chose D'ELLE..., et j'en suis fâché, car il est de vous...
(p. 227) Cette histoire donne l'idée de la manière dont madame de Talleyrand tenait son salon.... elle n'avait pas plus de mesure pour juger les gens. M. de Talleyrand, si fin, si plein de tact et de bonnes manières, souffrait, à la vérité, de cette continuelle souffrance d'avoir incessamment une femme à côté de soi qui vous fait rougir par ses bêtises.
M. DE NARBONNE.
Mais je ne crois pas que l'Empereur rende Talleyrand responsable de tout ce qu'elle fait.
MILLIN.
J'en répondrais; et puis, après tout, madame la princesse de Bénévent est très-bonne pour chacun, et elle a des partisans.
LE CARDINAL.
Vous verrez que ce diable de Millin aura fait une méprise avec sa vue basse; il aura pris l'Altesse Sérénissime pour une antique, et le voilà amoureux d'elle... Pauvre Millin, ce que c'est que d'être presbyte!
MILLIN.
Mais je ne suis pas amoureux de madame de Talleyrand; c'est bon pour Grandcourt, ces pasquinades-là; (p. 228) moi je suis trop vieux pour jouer au mardi-gras.
LE CARDINAL.
C'est bien aussi ce que je disais, mon antiquaire; mais si l'on fait ce qu'on peut, on ne fait pas toujours ce qu'on doit.
À cette époque, M. de Talleyrand avait une attitude fort mauvaise; l'Empereur s'éloignait de lui. On faisait revivre l'histoire du duc d'Enghien avec celle des Bourbons d'Espagne, et l'on disait qu'il voulait donc épuiser tout le sang des Bourbons qui coulait dans la grande veine politique de l'Europe, et qu'en vérité il y avait abus de sa part, après les gages qu'il avait donnés à la Révolution.
Cette question du duc d'Enghien est encore toute neuve à discuter, et elle le sera toujours dès que Fouché n'a pas parlé sur le personnage mystérieux qui était à Paris en même temps que Georges et Pichegru. Mais laissons là ce sujet. M. de Talleyrand a trouvé moyen de jeter un voile aussi sombre sur cette mystérieuse histoire, qu'un épais linceul sur le malheureux qui mourut sa victime sur le rocher de Sainte-Hélène.
Maintenant, M. de Talleyrand a-t-il conspiré longtemps avant 1814? je ne le crois pas. L'Empereur eut tort, probablement, de rompre aussi (p. 229) violemment avec lui, et de lui faire une scène aussi cruelle la veille de son départ de Paris. Je sais que lors du départ pour Moscou, l'Empereur fut au moment de le rappeler au ministère; il est peut-être fâcheux que cela n'ait pas eu lieu. M. de Talleyrand ne haïssait pas l'Empereur, et il était bien vu des puissances étrangères, l'Autriche exceptée. La Russie l'aimait alors; je sais qu'en 1815 il n'en fut pas de même, mais l'Empereur Alexandre avait des préventions pour et contre: il y avait de grandes chances, du moins je le crois. Ainsi donc, lorsque l'Empereur n'emmena pas M. de Talleyrand à Varsovie, je le répète, je crois que ce fut fâcheux, et d'autant plus que ce fut M. de Pradt que l'Empereur emmena avec lui, pour en être mal servi dans ses derniers jours prospères, et caricaturé dans ses jours malheureux.
Les malheurs vinrent encore plus vite que nos victoires n'avaient été rapides; le désastre de Moscou survint, et avec lui la ruine de la France.
De retour en France, Napoléon, que son génie n'abandonna pas dans ces circonstances critiques, comprit tout ce que cet événement portait avec lui de chances funestes pour l'avenir... il assembla un conseil privé composé des ministres, des ministres d'État et de quelques grands officiers de sa maison, comme Duroc et Caulaincourt; M. de Talleyrand (p. 230) fut appelé à ce conseil. Interrogé par l'Empereur, il se prononça pour la paix; Cambacérès de même. Et ce fut le duc de Feltre, M. Clarke, qui osa dire en plein conseil, devant des témoins dont beaucoup vivent encore, que l'Empereur était DÉSHONORÉ s'il abandonnait un pouce de terrain, ou une prétention!....
—Voyez la conduite de cet homme pendant la Restauration!...
Lorsque l'Empereur partit, et qu'il laissa Marie-Louise régente avec un conseil, M. de Talleyrand fit partie de ce conseil. J'ai parlé de l'étrange scène que l'Empereur fit à M. de Talleyrand la veille de ce même départ; je n'en rappellerai donc ici que quelques mots: l'Empereur reprocha à M. de Talleyrand de rejeter sur lui les fautes de l'affaire d'Espagne.
—C'est vous qui me les avez conseillées, monsieur, lui disait l'Empereur d'une voix tonnante; c'est vous qui m'avez présenté un traité qui était déjà presque fait entre moi et le Prince de la Paix pour le faire roi des Algarves: osez le nier!... Ce traité devait vous donner vingt millions.
La colère de l'Empereur fut si forte enfin qu'il frappa M. de Talleyrand au menton... La scène fut des plus vives... L'Empereur eut tort.
Demeuré à Paris, libre, surveillé seulement par (p. 231) cet homme qui n'avait pas su se garder lui-même dans l'affaire de Mallet, M. de Talleyrand, l'âme ulcérée et vindicative, jura de se venger. L'Empereur aurait dû se rappeler son Machiavel et ne pas laisser derrière lui un ennemi libre.
Pendant l'héroïque défense de la Champagne, M. de Talleyrand sut agir. Ses amis, et il en eut, du moment qu'il cria vive le roi, parmi les gens qui le repoussaient la veille, ses amis le soutinrent et de leur fortune, et de leur crédit dans les partis alliés, de tout ce qui enfin était en leur pouvoir. Aussi, lorsque le jour du 31 mars arriva, tout était prêt pour l'attaque du côté du drapeau blanc; rien ne l'était pour la défense des aigles de l'Empire.
M. de Talleyrand logeait alors dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Florentin. Je savais qu'il y recevait tous les jours une nombreuse foule tout ardente pour arborer la cocarde blanche: madame de Dino s'y préparait la première, la duchesse de Courlande... Que nous voulaient ces femmes? Elles n'étaient pas Françaises.
L'Impératrice quitta Paris. Si M. de Talleyrand n'eût pas été offensé, je suis certaine qu'il se fût opposé à son départ et à celui du Roi de Rome... Mais son parti était pris et le gant jeté, il fallait seulement trouver un moyen de ne pas partir.
Bourrienne, ce misérable, comblé des bienfaits (p. 232) de l'Empereur, et qui se dévoua à la honte et à la haine comme un autre à une noble conduite, trouva un moyen pour empêcher le départ de M. de Talleyrand; il fit aller à la barrière par laquelle devait sortir M. de Talleyrand un bataillon de garde nationale dévoué, avec des ordres secrets... M. de Talleyrand part et monte dans sa voiture; le duc de Rovigo, qui avait ordre de ne partir qu'après M. de Talleyrand, retourne alors chez lui, monte en voiture, et bientôt il est sur la route de Blois. Mais arrivé à la barrière convenue, M. de Talleyrand voit sa voiture entourée par un bataillon de garde nationale.
—Monseigneur, vous ne partirez pas!
—Mes amis, laissez-moi faire mon devoir. Je dois partir.
—Non, monseigneur, vous ne nous quitterez pas!
—Mes amis!... mes amis, je vous conjure!...
Et le résultat de cette comédie fut le retour de M. de Talleyrand dans sa maison, lorsque M. de Rovigo, comme un simple qu'il était, croyait en être suivi sur la route de Blois...
On sait le reste...
Lorsqu'on vit l'empereur Alexandre prendre l'hôtel de M. de Talleyrand pour y loger, la chose fut résolue, et on sut, avant qu'elle ne fût proclamée, quelle serait la forme du gouvernement qu'on allait avoir.
Dès le 31 mars au soir, une députation partit de l'hôtel de M. de Morfontaine, de ce même homme qui, ayant épousé la fille de la nation et d'un régicide, aurait dû être plus silencieux dans son amour pour le retour d'une chose pour l'abolition de laquelle son beau-père avait donné sa vie. Cette députation partit donc de chez lui, et fut à l'hôtel de M. de Talleyrand trouver l'empereur Alexandre, qu'ils ne virent pas, mais bien M. de Nesselrode, qui faisait de grandes phrases à la reine Hortense d'un côté, et de grandes phrases aux royalistes de l'autre; enfin tout allait ainsi ce jour-là: ne nous plaignons pas, nous avons vu bien pis depuis!...
Lorsque l'empereur de Russie entra dans le salon de M. de Talleyrand, il y trouva l'éternel Pasquin de M. de Pradt, le général Dessoles, qui crut bien beau de venger ce qu'il appelait l'offense de Moreau en frappant sur le héros souffrant, et l'abbé de Montesquiou, le seul pur dans ce salon et le seul loyal; ils demandèrent les Bourbons, et M. de Talleyrand appuya. Il parla d'abord et fit (p. 234) parler l'abbé Louis et l'abbé de Pradt, ainsi que Dessoles.
—Consultez ces messieurs, sire, dit M. de Talleyrand; c'est connaître l'opinion de la France.
Ce mot n'a aucune portée en raison de son exagération.
Enfin, dans l'une de ces séances, M. de Talleyrand se leva et dit:
—Sire, il n'est que deux choses possibles: les Bourbons ou Bonaparte; Bonaparte, si vous pouvez, mais vous ne le pouvez plus, car vous n'êtes pas seul. Qui mettriez-vous à sa place?... un soldat? Nous n'en voulons plus. Si nous en voulions un, nous garderions celui que nous avons, car c'est le premier du monde.
—Sire, ou Bonaparte, ou Louis XVIII; hors ces deux noms, tout le reste est une intrigue.
M. de Talleyrand se conduisit avec une extrême adresse ou une grande loyauté... mais tout ce qu'il fit ensuite à Vienne a décelé la haine qu'il avait au cœur. Je voudrais reconnaître la loyauté, mais je ne le puis... Il fut pour Bonaparte et les Bourbons avec égalité, mais dans ses paroles... L'un ou l'autre! disait-il toujours... Et ses actions démentaient ce qu'il disait.
Ce fut dès le 31 mars, à une heure après midi, que l'empereur Alexandre, pressé par les uns et attiré (p. 235) par M. de Talleyrand, signa la déclaration par laquelle il s'engageait à ne plus traiter avec Napoléon ni aucun membre de sa famille.
Et le Roi de Rome, cet enfant innocent, que vouliez-vous donc qu'il devînt?... Et voilà ce qu'on appelle de la loyauté!...
Lorsque les maréchaux vinrent de Fontainebleau à Paris, ils virent M. de Talleyrand dans son salon avant d'entrer chez l'empereur de Russie. M. de Talleyrand leur dit:
—Messieurs, que voulez-vous faire? Si vous réussissez, vous compromettez tous ceux qui sont entrés dans cette chambre depuis le 1er avril, et le nombre en est grand. Je ne me compte pas; JE VEUX ÊTRE COMPROMIS.
Singulière parole!
—Louis XVIII est un principe, avait-il dit la veille à Alexandre. Qu'est-ce que ce mot?... Voilà l'abus des phrases chez nous; en voilà une qui paraît bien ronflante en 1814, et qui en 1830 n'a plus le sens commun pour le même homme, comme elle avait cessé de signifier pour lui POUVOIR ET RICHESSE; car le principe pour lui est dans ces deux choses.
Le salon de M. de Talleyrand devait être un lieu bien fait pour être le sujet d'une profonde observation, pendant cette nuit où les maréchaux (p. 236) Macdonald, Marmont et Ney, ainsi que le duc de Vicence, étaient dans le cabinet d'Alexandre pour lui demander la régence au nom de l'armée! Le salon de M. de Talleyrand était alors rempli de cette foule inquiète qui avait jeté le gant et ne le pouvait plus ramasser; car ce n'était pas la volonté qui manquait à un homme comme Bourrienne, par exemple... Qu'allait dire l'empereur de Russie? Qu'allait-il prononcer?... Il régnait un silence profond seulement interrompu par les pas plus ou moins agités de ceux qui ne pouvaient demeurer assis et commander à leur inquiétude... Tout à coup la porte du cabinet de l'empereur de Russie s'ouvrit!... Ce fut un moment dramatique dans son effet... Hélas! s'il y avait eu dans cette chambre un seul ami de Napoléon, il eût à l'instant reconnu que toute espérance était anéantie... Aussitôt tous ces fronts obscurcis reprirent de la sérénité... Macdonald[83] sortit le premier... sa tête, qu'il porte habituellement très-élevée, l'était encore plus en ce moment, et l'expression de toute sa physionomie était celle d'un noble mécontentement. (p. 237) En le voyant, Beurnonville, cet homme que le Moniteur lui-même note comme ayant été le révolutionnaire le plus déterminé (ceci est un fait), Beurnonville alla vers Macdonald et voulut lui prendre la main:
—Laissez-moi, monsieur, lui dit Macdonald; ne me dites rien... moi, je n'ai rien à vous dire. Vous me faites oublier une amitié de trente ans!...
Un autre homme était à côté de Beurnonville, c'était Dupont. En le voyant, la physionomie du maréchal s'anima et sa voix devint plus sévère:
—M. le général, lui dit-il, votre conduite envers l'Empereur et votre pays est aussi blâmable qu'elle peut l'être... Si Napoléon fut sévère pour vous, vengez-vous de lui... mais non aux dépens de votre patrie...
La voix du maréchal était animée, et Caulaincourt chercha à le calmer...
—Songez où vous êtes, M. le maréchal, lui dit le grand-écuyer.
En ce moment, M. de Talleyrand, qui était avec l'empereur de Russie, sortit de son cabinet, et toujours avec ce même calme qu'il apportait en apparence avec lui, et cette voix ou plutôt ce sotto voce avec lequel il disait une parole légère, comme il annonçait la destruction d'un empire:
—Messieurs, dit-il aux maréchaux avec une intention (p. 238) méchante et comme parlant toujours à ces hommes du sabre, messieurs, si vous voulez disputer, descendez chez moi.
—Cela serait inutile, monsieur, répondit le maréchal Macdonald, mes camarades et moi nous ne reconnaissons pas le gouvernement provisoire.
Et aussitôt les trois maréchaux et le duc de Vicence sortirent de l'hôtel de M. de Talleyrand et se rendirent chez le maréchal Ney, pour y attendre la réponse de l'empereur de Russie, qui la leur avait promise après avoir vu le roi de Prusse.
Comme cette scène dut être profondément saisissante!... quel dramatique dans les moindres mots! car ici tout était, dans le fait lui-même, dans cette destinée à laquelle tant d'autres se rattachaient, et que tant d'autres aussi cherchaient à ébranler.—Dans ce même cabinet de l'empereur de Russie était un homme que l'empereur Napoléon avait toujours comblé de bontés et de faveurs, bien qu'il fût l'ami de Moreau et presque l'ennemi de Napoléon; c'était le général Dessoles.—Qu'avait-il fait pour être plus que des généraux de division comme lui? Et pourtant l'empereur Napoléon fut pour lui ce qu'un grand prince, comme il l'était en effet, devait être.—Il en fut l'ennemi presque le plus acharné.—Il parle bien; il a même des formes douces, agréables; il est homme (p. 239) du monde; mais tous ces avantages il les employa dans cette terrible nuit à faire naufrager en entier le vaisseau de l'Empire, comme si lui-même n'y était pas passager!...
—La régence, sire! s'écria-t-il en entendant Macdonald prononcer ce mot; la régence! mais c'est Bonaparte déguisé!
Macdonald fut au moment de lui répondre et de lui demander en même temps pourquoi donc il répudiait ainsi la gloire militaire de la France... Et cet homme, poursuivit Macdonald la voix tremblante d'émotion... et cet homme, qui nous a si souvent conduits à la victoire, devons-nous donc l'abandonner?...
—Sire, poursuivit le maréchal, Votre Majesté a déclaré, tant en son nom qu'en celui de ses alliés, qu'elle n'était pas venue en France pour imposer un gouvernement à la France.
—Je ne suis pas seul, répondit Alexandre, je dois consulter le roi de Prusse.—Ceci est une circonstance des plus graves; je ne puis rien sans lui.
Caulaincourt et Macdonald sortirent du cabinet de l'empereur de Russie le cœur serré!... Il n'y avait plus d'espoir à conserver... trop d'ennemis se dressaient contre cette noble tête!... Ce fut cette décision que les maréchaux furent attendre chez le maréchal Ney.
(p. 240) Cependant une grande inquiétude restait aux alliés et aux royalistes: c'était l'armée qui la causait.—On avait appris le mouvement insurrectionnel, comme on l'appelait, du corps de Marmont, et ce mouvement alarmait avec raison.—Marmont, qui était éloigné du corps d'armée lorsque le général Souham l'avait emmené, faillit être massacré par ses troupes lorsqu'il se présenta devant elles.—Les choses se calmèrent je ne sais comment, et la nouvelle vint que le corps d'armée du duc de Raguse avait quitté ses rangs.—J'écris le mot à regret, mais on n'a pas deux mots pour une même chose.—Je ne sais s'il est content de la manière dont Bourrienne lui fait sa part dans le chapitre où il parle de lui.... mais elle est singulière.
Bourrienne dit très-positivement que le corps de Marmont pouvait si facilement être imité par le reste de l'armée, que la plupart des membres du gouvernement provisoire furent dans une telle inquiétude, que deux furent presque au moment de partir. On envoyait de dix minutes en dix minutes, dit-il, des exprès de Versailles pour avoir des nouvelles, et aussitôt que le maréchal parut dans le salon de M. de Talleyrand avec la nouvelle funeste et même mortelle pour l'Empire, mais heureuse pour la Restauration, de ce qu'il avait fait, tout le monde s'empressa autour de lui et (p. 241) l'embrassa avec une effusion de tendresse profonde.—On venait de sortir de table chez M. de Talleyrand.—Marmont arriva de Versailles, couvert de poussière, accablé de fatigue, et n'ayant pas dîné.—Il était harassé et il mourait de faim. Il était en ce moment le héros de la journée[84]. M. de Talleyrand dit avec vérité qu'il fallait le faire dîner avant de le faire parler.—Aussitôt on apporta une petite table dans le salon même de M. de Talleyrand, et le duc de Raguse se mit à dîner.
Chacun de nous, dit Bourrienne, allait à lui pour le complimenter!...
Une justice que je dois rendre au duc de Raguse, c'est qu'en 1814 il lutta pour que l'armée n'abandonnât pas les couleurs nationales, et il désira qu'on mît un article dans le Moniteur (en date, je crois, du 5 ou 6 avril) qui rassurât et fît voir qu'on garderait les trois couleurs. L'article fut rédigé par Bourrienne devant le maréchal, qui l'approuva. Le lendemain, on chercha l'article; il n'y était pas du tout, pas même mutilé.—Marmont se plaignit à l'empereur Alexandre, qui à son tour se plaignit (p. 242) à M. de Talleyrand, qui se plaignit plus haut que tout le monde. Cela devait être.
C'était une question grave que celle des couleurs... Que fit M. de Talleyrand? car c'était sur lui que tout portait dans ces journées si remplies de grands événements.—Il fit dire, à Rouen, au maréchal Jourdan, que le duc de Raguse avait pris et fait prendre la cocarde blanche à ses troupes: ce n'était pas vrai.—Le maréchal Jourdan fit un ordre du jour où il annonça que la couleur blanche était celle de l'armée, et il écrivit au gouvernement provisoire pour lui annoncer qu'il suivait l'exemple du duc de Raguse.
Le même jour, le duc de Raguse arriva le matin même chez M. de Talleyrand...
—Eh bien! M. le maréchal, que faites-vous pour les cocardes? Il faut arborer la blanche.—Cela m'est impossible, monseigneur.—Il le faut cependant, dit le Méphistophélès; car vous ne pouvez donner deux drapeaux à l'armée! Tenez, lisez!
Et il donna à Marmont l'ordre du jour de Jourdan.
—Mais je n'ai pas pris la cocarde blanche! s'écrie le malheureux maréchal, qui comprend toute la gravité de cette circonstance...
—C'est fâcheux, j'en conviens, répond M. de (p. 243) Talleyrand avec son flegme accoutumé; mais que voulez-vous y faire?... Le démentir? Ce sera cent fois plus fâcheux pour vous... Arborez le drapeau blanc, croyez-moi.
Il le fallut bien!...
Enfin l'abdication fut signée. L'Empire fut détruit par cet homme qui aurait pu le conserver, et qui, seize ans plus tard, travailla à renverser le même gouvernement qu'il avait nommé.
Le 2 mai, le Moniteur contenait les nominations suivantes:
Le prince de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères; l'abbé de Montesquiou, ministre de l'Intérieur; l'abbé Louis, aux Finances; le général Dupont, à la Guerre! Malouet, à la Marine, et M. de Vitrolles, ministre secrétaire d'État... je ne sais de quoi.
Voilà comment fut composé le ministère. Maintenant, je n'ai rien à dire qui ne soit connu sur le prince de Talleyrand au congrès de Vienne; il y montra plus de haine pour l'Empereur que d'amour pour la France, et son ambition fut trompée au moment des Cent-Jours, lorsque, conduisant l'intrigue qui ôta M. de Blacas, heureusement pour nous, à Louis XVIII, il chercha à prendre sa place. Louis XVIII, au désespoir de perdre son favori, ne voulut pas donner ses dépouilles à (p. 244) M. de Talleyrand: il fut aussi fin que le rusé.
M. de Talleyrand, apprenant que le Roi était seul et avait quitté Gand, se hâta, de son côté, de quitter Vienne aussitôt que le congrès fut terminé, et alla trouver Louis XVIII, qu'il joignit à une petite ville qu'on appelle, je crois, Roye. Arrivé le soir, il attendit que le Roi le fit demander... Rien!... la nuit s'écoule... toujours rien... Enfin, le matin, M. de Talleyrand apprend que le Roi va partir: il s'empresse de traverser la place qui le séparait de la maison où logeait le Roi, et, arrivé comme Louis XVIII était hissé dans sa voiture:
—Ah! M. le prince de Talleyrand, lui dit-il en l'apercevant, je veux vous dire quelques mots...
Le Roi se fait remonter, et demeure un quart d'heure avec M. de Talleyrand. Ce terme écoulé, ils redescendent tous deux: l'un, porté par ses Haiducques; l'autre, traînant sa jambe... Lorsque le Roi fut dans sa voiture, il fit de la main un signe au prince de Talleyrand, et la voiture partit... Le prince retourna chez lui; en y arrivant, il trouva un ou deux affidés.
—Eh bien! monseigneur, vous avez vu le Roi?
—Oui.
—Comment l'avez-vous trouvé? bien, j'espère?
—Oui.
—Et que vous a-t-il dit, monseigneur?
(p. 245) Le prince de Talleyrand regarda d'abord, avec une fixité qui tenait du somnambulisme, celui qui lui avait fait cette question; puis il lui dit lentement et très-fortement accentué:
—Il m'a dit que les rois étaient tous des ingrats...
L'Empereur ordonnait à tous ceux qui avaient une position dans l'État de beaucoup recevoir, et surtout d'inviter les étrangers de distinction. Il y avait alors à Paris deux ou trois maisons, dans ce que l'Empereur appelait le camp ennemi, où l'opinion contre l'Empire était prononcée avec une telle netteté que c'était avouer une bannière que d'y aller. Les étrangers n'en étaient pas là: aussi ceux qui s'ennuyaient à Paris, où leurs fonctions les retenaient, et qui en avaient fini avec les agréments de la société française lorsqu'ils avaient (p. 248) été aux Tuileries les jours de grands cercles ou de spectacle à la cour, ne manquaient pas d'aller finir leur soirée chez la duchesse de Luynes, chez madame de Jumilhac ou bien encore madame de La Ferté, lorsqu'ils avaient admiré le beau coup d'œil que présentait la salle des Maréchaux, quand, éclairée par des milliers de bougies, elle était remplie de jeunes et jolies femmes, couvertes de pierreries et d'habits magnifiques, ainsi que d'une foule d'hommes dont les costumes resplendissants recevaient un nouvel éclat des plaques, des épaulettes, des ganses de chapeau, des montures d'épée, en diamants[85].
C'était une belle chose que cette salle des Maréchaux les jours de concert et de grands cercles, lorsque l'Empereur et l'Impératrice y passaient après le jeu: l'Empereur passait le premier, l'Impératrice le suivait, et puis venaient les princes et les princesses de la famille et les deux grands dignitaires. Ils se plaçaient tous dans le fond de la salle, du côté qui regarde le jardin... l'Empereur dans un fauteuil, (p. 249) l'Impératrice à sa gauche, et ses frères, ou bien un des rois dont alors il ne manquait pas, à sa droite... Des deux côtés, sur des banquettes qui se prolongeaient jusqu'aux portes, étaient assises les femmes de la cour... Les hommes étaient derrière elles...
Pendant le concert, l'Impératrice composait sa table de souper..., c'est-à-dire qu'elle désignait les femmes qu'elle voulait avoir à sa table, et son chambellan[86] de service auprès d'elle venait vous dire de vous rendre à la table de l'Impératrice. Les princesses faisaient de même, et les officiers de leurs maisons remplissaient le même office; en prenant l'Almanach impérial de ce temps, et même des années 1805 et 1806, j'y vois des noms encore vivants aujourd'hui et qui s'acquittaient très-joyeusement de l'emploi que je viens de dire plus haut: ils doivent parfaitement se le rappeler.
Le concert fini, on passait dans la galerie de Diane, où étaient dressées les tables pour le souper... celle de l'Impératrice, celles de la reine Hortense, de la reine d'Espagne et de la grande-duchesse de Berg, lorsqu'elle était à Paris... Quant à la princesse (p. 250) Pauline, sa mauvaise santé l'empêchait de venir aux Tuileries, et je ne crois pas me rappeler avoir vu sa table plus de deux ou trois fois dans tout le temps de l'Empire. Madame Mère n'allait jamais à la cour non plus; elle n'y vint qu'une fois ou deux, lors du mariage et du baptême, et, de toute manière, ce fut à son corps défendant.
Après les tables des princesses, il y avait celle de la dame d'honneur, celle de la dame d'atours, et puis douze ou quinze autres pour les dames du palais; toutes ces tables étaient entourées de femmes ayant des roses sur la tête, le sourire à là bouche, et, avec tout cela, bien souvent des larmes dans les yeux: c'est que la vanité, qui partout est souveraine, tient surtout sa cour à la cour... Là, tout est faveur, tout est disgrâce... Un mot, un regard distrait du souverain ou de la souveraine, c'est un malheur! un malheur grave!.. Qu'on juge de ce que produit alors une invitation omise ou accordée!... La table de l'Impératrice n'avait que dix ou douze couverts, et celles des princesses, huit ou dix. Il n'y avait donc que soixante ou quatre-vingts femmes de préférées, et ce nombre, que pouvait-il faire sur huit cents ou mille femmes qui étaient aux Tuileries les jours de grands cercles..., encore faut-il ôter du nombre des Françaises les ambassadrices, qui, de droit, étaient (p. 251) toujours invitées à la table de l'Impératrice ou des princesses. L'ambassadrice d'Autriche, même avant le mariage, était toujours à la table de l'Impératrice. On doit alors présumer combien de coups de poignard recevaient les pauvres femmes dont l'œil quêteur suivait le chambellan chargé du message!... Comme elles le foudroyaient lorsqu'il passait devant elles pour s'en acquitter!... M. de Beaumont, que son esprit aimable et la bonté de son cœur rendaient un des hommes les plus excellents et les plus agréables à voir, était bien amusant à entendre lorsqu'il racontait comment le traitaient, dans ce cas-là, les yeux de la maréchale Lefebvre, qui, du reste, n'étaient beaux dans aucun moment... Aux ambassadrices, il faut ajouter sept à huit d'entre nous qui, par la position de nos maris, étions presque toujours à la table de l'Impératrice ou à celle des princesses. On voit alors combien les préférences étaient restreintes, et par cela même désirées! Le coup d'œil de la galerie de Diane, lorsqu'elle était garnie dans toute sa longueur de ses tables magnifiquement servies, au milieu desquelles s'élevait celle de l'Impératrice, chargée d'un service entier en or, entremêlé des porcelaines de Sèvres les plus précieuses, et de cristaux brillants comme des diamants, était ravissant... Les hommes circulaient (p. 252) dans la galerie, mais lorsque l'Empereur y était resté, avec une grande circonspection, même ceux qui parlent aujourd'hui du Corse avec un grand courage d'insulte; ceux-là (je les ai vus, et je n'étais pas seule), étaient les plus craintifs, devant l'ombre même de son chapeau.
Une belle chose encore à voir était la salle de spectacle des Tuileries un grand jour de représentation. Chaque corps de l'État avait sa loge dans laquelle allaient les femmes. Les maris étaient tous au parterre, quel que fût leur rang. Le corps diplomatique et les grands dignitaires demeuraient seuls dans l'étage supérieur, au même rang que nous et l'Empereur.
Mais une année (1808), quelque curieux que fût le spectacle que nous donnaient l'admirable talent de Crescentini et celui non moins adorable du jeu tragique de la Grassini dans Roméo et Juliette[87], (p. 253) celui qu'offrait l'intérieur de la salle était encore plus curieux.
La salle de spectacle du château des Tuileries forme une ellipse allongée; dans le bout circulaire est une sorte de salon ou de loge qui domine toute la salle, et dans laquelle l'Empereur se mit d'abord quelquefois avec l'Impératrice et la famille impériale; mais, cette année dont je parle, l'affluence des princes étrangers fut si grande à Paris, que ne pouvant leur donner de loges séparées, l'Empereur prit avec l'Impératrice les loges d'avant-scène, et abandonna la grande loge à tous les princes allemands. C'était d'abord le roi de Bavière, l'excellent prince Max, adoré de tout ce qui l'avait connu avant son élévation, à laquelle il ne pouvait s'attendre lorsqu'il vivait à Paris dans une compagnie qui certes n'était pas la première, mais qu'il aima toujours à retrouver; et sa main serra la main de Vestris[88] avec la même cordialité que s'il n'eût pas été roi. Au fait, le vieux Vestris n'avait-il pas nommé son fils le diou de la danse! Il n'y avait donc pas dérogeance; avec lui était la reine (p. 254) de Bavière, qui ne plaisait pas autant, il s'en fallait. C'étaient encore le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le roi de Westphalie, la reine, et puis une foule de princes allemands. Lorsque tout ce monde chamarré de croix et de cordons était dans cette manière d'immense loge avec les officiers de chaque souverain derrière leur maître, c'était véritablement un coup d'œil unique dans le monde, et qui depuis ne s'est pas renouvelé, car je n'appelle pas une même chose ce qui s'est renouvelé en 1814!...
L'Empereur, si simple dans tout ce qui tenait à lui personnellement, aimait que sa cour fût brillante. Les ministres devaient recevoir selon sa volonté; mais soit qu'il y en eût dont l'humeur ne fût pas tournée à ce genre de dépense, je n'ai jamais vu une maison ministérielle, excepté celle de M. de Talleyrand et celle de M. de Bassano, qui fût ce qu'on peut appeler maison ouverte. Le duc d'Abrantès fut celui qui tint le premier un grand état sous l'Empire.
Voulant donner du mouvement à sa cour, en même temps que de la représentation, l'Empereur imagina un moyen. Il ordonna à ses sœurs, aussitôt après le mariage du roi de Westphalie, de se partager la semaine et de donner un bal un jour fixé qui reviendrait à huitaine. La princesse Caroline avait les vendredis, la reine Hortense les (p. 255) lundis et la princesse Pauline les mercredis.
Les bals dont je parle étaient fort restreints. La liste de la princesse Caroline n'excédait pas, j'en suis sûre, trois cents personnes, trois cent cinquante au plus; et dans la galerie de l'Élysée et ses vastes salons, ce nombre n'était pas même assez fort pour qu'il y eût la foule nécessaire. Mais ce qui d'abord avait paru devoir être un défaut fut une chose dont ensuite on reconnut l'agrément. Ces bals, où presque toujours les mêmes personnes étaient invitées, furent avant la fin de l'hiver un point de réunion où chacun se trouvait avec plaisir; n'importe la femme à côté de laquelle on se trouvait, on causait avec elle, car on la connaissait et elle vous connaissait. Il en était de même des hommes; ils étaient non-seulement de la cour, mais de notre société intime, faisant tous partie des maisons des princes... L'Empereur avait vu les listes dans l'origine, et Duroc les revoyait encore de temps à autre pour y ajouter quelque nouvel élu.
Que de jalousies! que d'intrigues! que de démarches pour obtenir d'être admis une seule fois dans ce que les exclus croyaient être, Dieu me le pardonne, un paradis... Les hommes étaient aussi solliciteurs que les femmes, et il existe encore aujourd'hui dans Paris un homme qui ne peut l'avoir oublié et qui m'écrivit trois billets depuis (p. 256) onze heures du matin jusqu'à six pour savoir si j'avais pu obtenir une invitation pour lui...
Ce fut dans l'hiver de cette même année que le prince de Neuchâtel se maria avec la princesse de Bavière. Elle avait un frère, le prince Pie, qui était la personne la plus comique du monde: il était moins grand que moi, parlait je ne sais comment, portait une perruque rousse et retapée comme un vieux gazon de la fin d'août, et pourtant il n'était pas vieux. Cet homme, ainsi bâti, avait la fureur non-seulement de danser, mais de danser avec moi, surtout le grand-père! c'était là son triomphe. Il avait alors un sourire gracieux et un clignement d'yeux qui avaient bien leur prix, ainsi que deux petites mains gantées de gants de gastor, dont les bouts se tenaient raides, ce qui allongeait ses mains d'un pouce au moins; cela ne l'empêchait pas de les agiter en arrivant à vous pour le balancé en signe de réjouissance... du reste, le plus digne, le plus excellent, le plus parfait des hommes... comme aurait dit Brantôme.
Il arrivait quelquefois des histoires assez amusantes à ces bals des princesses. Un jour, la princesse Caroline, la grande-duchesse de Clèves et de Berg, certainement aussi jolie que pouvait l'avoir été son homonyme la princesse de Clèves, voulut faire un quadrille. Il y eut grand conseil à cet effet, (p. 257) auquel furent appelées, comme étant alors de l'intimité de la princesse, plusieurs de nous qu'elle préférait aux autres femmes de la cour: c'étaient madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély, moi, madame Duchâtel, la princesse de Ponte-Corvo, dont la Suède n'avait pas encore fait une reine, mademoiselle de Lavauguyon[89], madame Gazani... et plusieurs autres, entre autres madame Alphonse de Colbert; elle était bien jolie et avait ce qu'elle a toujours, toutes les qualités qui font aimer une femme. Madame Adélaïde de Lagrange, dame pour accompagner de la princesse, remplissait l'office de greffier.
Après beaucoup de costumes présentés, adoptés, discutés, rejetés, il en parut un qui semblait réunir tous les avantages et qui fut choisi, au grand plaisir des femmes à cheveux noirs. Ce costume venait, disait-on, du Tyrol: je veux le croire; le fait est qu'il était fort joli. Un voile de mousseline de l'Inde, très-claire, tenait à un petit bonnet de même étoffe, qui cachait les cheveux; c'était la seule chose du costume que je n'aimais pas, mais le reste était charmant. Le corsage était en même mousseline claire, mais souple, point empesée et (p. 258) gaufrée à petits plis, ainsi que de longues manches fort larges et retenues au-dessus de la main par un petit poignet. Le corsage de dessus était formé par de larges bandes écarlates bordées en or et posées en manière de bretelles, et la jupe était en mérinos gros bleu, très-courte. Pour bordure, il y avait une large bande de laine blanche brodée de différentes sortes de fleurs bizarrement imitées dans lesquelles se trouvait de l'or en lames; les bas étaient rouges et les coins brodés en or.
Ce costume eût été ravissant avec une autre coiffure, mais elle était trop lourde. Si nous n'avions pas su que la princesse Caroline se mettait très-mal habituellement, et surtout très-mal à son avantage, nous aurions été étonnés qu'avec une tête beaucoup trop forte pour sa taille, et son corps en général, elle choisît une coiffure qui augmentait encore le volume de sa tête; mais elle ne manquait pas d'avoir toujours quelque chose qui dérangeât l'harmonie de sa toilette. Par exemple, on portait des chéruskes[90] dans les premiers temps de l'Empire; cette mode était des plus funestes aux épaules un peu hautes: qu'on juge de l'effet qu'elle devait (p. 259) faire sur celles qui l'étaient beaucoup. Quelle que soit la mode, lorsqu'elle va mal à une femme, elle ne la prend pas ou elle la modifie: voilà ce qui fait dire qu'une femme se met bien ou mal; et non pas d'avoir une robe élégante faite par madame Camille, ou bien une autre faite par une couturière obscure.
La princesse ne voulut pas, je ne sais par quel motif, que le quadrille se rassemblât chez elle. Ces dames dûrent toutes venir chez moi, d'où je devais ensuite les conduire à l'Élysée; nous étions seize. Aux femmes que j'ai nommées il faut ajouter la princesse de Bavière, qui n'était pas encore mariée; mais elle était alors ce qu'elle a toujours été et sera toujours, une bonne et digne et excellente femme. Tout le monde l'aimait à la cour, et je ne crois pas qu'on lui ait jamais reproché une tracasserie. Elle était prévenante, polie, ce que n'était pas madame la duchesse de F*****, sans que rien pût motiver son impertinence envers les femmes qui étaient autant et même plus qu'elle. En parlant d'elle, je crois qu'elle était du quadrille, sans en être sûre cependant.
J'ai raconté, dans mes Mémoires sur l'Empire, comment, au moment de partir pour l'Élysée avec le quadrille, on vint m'avertir qu'une compagne portant notre uniforme me demandait un moment (p. 260) d'audience. J'ai dit comment, en entrant dans un petit salon assez peu éclairé, j'avais été saisie à bras le corps par une grosse et sphérique personne mise en effet en paysanne du Tyrol, comme nous, mais avec des épaules qui pour le coup n'auraient pas supporté la chéruske. J'ai dit encore comment cette personne, qui voulait paraître femme, n'était autre chose que M. le prince Camille Borghèse, dont j'eus toutes les peines du monde à modifier la grosse gaieté et surtout la tendresse; il était tellement persuadé que le temps du carnaval est un temps où l'on peut tout faire, que je ne sais s'il n'a pas voulu s'en aller courir les carrefours vêtu comme il était...
—È tempo di piacere, criait-il comme un sourd, et pas du tout comme un prince, è tempo di maschera!...
Je n'ai jamais su pourquoi madame Adélaïde de Lagrange fit le bailli précédant toutes les jeunes Tyroliennes. Elle était, au reste, bien bonne et bien spirituelle avec sa grande robe noire, sa perruque magistrale et sa grande baguette blanche... Nous fîmes une fort belle entrée, après avoir pris dans nos rangs la grande-duchesse, que nous trouvâmes toute prête, ainsi que la princesse de Ponte-Corvo, qui, en raison de je ne sais pas quoi, se dispensait déjà de faire comme tout le monde, et n'était (p. 261) pas venue chez moi se joindre au quadrille; il y avait déjà un parfum de royauté qu'elle avait probablement respiré, mais qui devait être pourtant en aversion à la femme du sévère républicain Bernadotte. Il est vrai qu'il avait déjà accepté le titre de prince et d'altesse sérénissime, comme M. de Talleyrand... Oh!... la république était alors bien loin pour ces messieurs.
Après avoir dansé une ronde que Despréaux[91] nous avait apprise, et qui était fort jolie, nous allâmes quitter nos costumes afin de mettre un domino, et nous promener dans le bal, non pour nous y amuser à intriguer les gens; ce n'est pas lorsqu'il y a seulement sept ou huit cents personnes dans un appartement, et surtout lorsque beaucoup d'entre elles sont démasquées, qu'on peut intriguer et demeurer cachée. La grande-duchesse crut apparemment que c'était une prérogative princière de n'être pas connue, car nous la vîmes reparaître un moment après, portant un costume, parfaitement fidèle, de facteur de la poste. Elle y avait ajouté une perruque rousse comme celle du prince Pie, et se croyait déguisée et masquée jusqu'aux dents, parce qu'elle avait barbouillé ses petites mains, qu'elle avait les plus (p. 262) jolies du monde, comme tous les Bonaparte, au reste, même les hommes. Aussitôt qu'elle parut, nous la reconnûmes à l'instant. Elle avait alors une démarche facile à retrouver au milieu de mille autres; dès qu'elle eut fait un pas, je la reconnus. Elle avait des lettres dans son portefeuille de facteur, et elle les distribuait à ceux dont le nom était sur sa suscription. Cette idée était jolie pour un bal masqué à la cour; mais, pour cela, il eût fallu que les lettres ne continssent que des choses qu'on pût lire et entendre lire tout haut, même des malices, pourvu qu'elles fussent de bon goût. Le comte de M*********, du corps diplomatique résidant à Paris, ambassadeur, quoique fort jeune encore pour un emploi aussi difficile à soutenir en face de la terrible puissance qui s'élevait dans Napoléon, reçut une de ces lettres qui lui était adressée et qu'il eût mieux aimé recevoir chez lui, car, au fait, ce n'était probablement rien, et cela fit beaucoup jaser.
L'Empereur s'amusait de ces bals et de ces mascarades-là, comme s'il eût été encore sous-lieutenant. Il était excessivement facile à reconnaître; sa démarche saccadée, et pourtant remarquable, parce qu'elle avait de l'expression, si je puis me servir de ce mot pour des pas comme je ferais pour des paroles, était connue, non-seulement de nous (p. 263) toutes, mais des personnes qui n'étaient pas de la cour des princesses, et qui ne voyaient pas comme nous l'Empereur tous les jours. Sa prononciation avait aussi un caractère d'accentuation tout particulier que je n'ai connu qu'à lui et n'ai retrouvé dans personne, même dans aucun souverain[92]; elle le décelait autant que sa démarche. Mais comme le respect empêchait de témoigner qu'il était reconnu, il se croyait bien caché, et continuait à s'amuser, comme si le plus grand incognito l'eût entouré. Ensuite il n'aimait pas qu'on le reconnût, et le témoignait en ne reparlant jamais à la personne qui l'avait nommé. À une époque plus avancée que celle dont je parle maintenant, il rencontra madame Victor, depuis duchesse de Bellune, dans un bal déguisé; il la trouva fort belle, ce qu'elle était alors en effet, lui parla et lui dit des choses assez fortes sur des aventures arrivées en Hollande... La duchesse de Bellune crut faire merveille en se mettant à rire et en disant:—Ah! je vous reconnais bien: vous êtes l'Empereur!
—Vraiment! dit-il...
(p. 264) Et, se levant aussitôt, il s'éloigna d'elle; et jamais depuis il ne lui parla dans un bal masqué.
Il avait des mains, comme on le sait, vraiment charmantes, et dont une femme eût été jalouse. Ses mains devaient le faire reconnaître dans les derniers hivers; pour les mieux cacher, il mettait deux ou trois paires de gants. Ceci me rappelle un autre fait.
On sait à quel point Isabey était amusant. Son charmant talent de peinture, ce talent européen, avec lequel il donnait de la ressemblance à un portrait dont l'original n'avait quelquefois ni beauté ni même d'agrément, et qui pourtant donnait l'idée d'une jolie femme, ce talent qu'il n'a transmis à aucun de ses élèves, n'était pas le seul en lui; son esprit était charmant de finesse et de gaieté. Il avait, ce qu'il a toujours, de la malice sans méchanceté et une rapidité de conception étonnante. L'Empereur l'aimait, et lui accordait même beaucoup de confiance. En voici une preuve.
Connaissant Isabey, et sachant tout ce qu'il savait faire comme mime parfait, il ne douta pas qu'Isabey ne le fît lui-même comme il peignait pour les milliers de portraits qui se donnaient en Europe; en conséquence, il dit un jour à Isabey qu'il fallait qu'il se fît passer pour lui le lendemain (p. 265) dans un bal déguisé des princesses. Isabey demeura confondu de la mission.
—Ils ne me laissent jamais en repos, et Duroc, et Fouché, et Savary. Je ne me présente pas à un masque pour causer un moment, que je ne sois aussitôt entouré de cinquante personnes, parce qu'on a reconnu Savary et tous ceux qui font sentinelle autour de moi... Acceptez-vous?
—Si j'accepte, sire! s'écria Isabey avec joie et bonheur... Mais, reprit-il ensuite, je crains qu'il n'y ait quelque chose qui s'oppose à ce que j'aie l'honneur de représenter Votre Majesté.
—Quelle raison?...
Isabey avança ses deux mains sans parler, et semblait les montrer d'un air dolent qui fit rire Napoléon. Le fait est que les deux mains d'Isabey en auraient fait quatre comme celles de l'Empereur.
—Ah! ah! vous avez raison; en effet, dit-il, nos mains ne se ressemblent guère... mais comment faire?
—Je crois que j'ai trouvé un moyen, dit Isabey après avoir réfléchi un moment; et il rendra Votre Majesté encore plus difficile à reconnaître. Il faut que l'Empereur mette trois ou quatre paires de gros gants et même cinq si cela est nécessaire. Moi j'en mettrai également, mais seulement deux ou trois paires. Comme les deux masques sosies ne seront (p. 266) pas près l'un de l'autre, on ne pourra comparer, et trouver celui qui est plus ou moins ganté.
La chose réussit tellement bien, qu'il y a des gens qui certes connaissaient bien l'Empereur, et qui ont été dupes surtout des gants. Quant à la démarche, aux gestes, à la tournure, au portement de tête, tout était si bien observé que jamais on n'aurait reconnu Isabey pour être lui-même sous ce déguisement. Ce fut Duroc qui me découvrit le secret un jour, pour me préserver de l'Empereur, qui arrivait quelquefois comme une bombe auprès de nous et faisait les plus étranges questions... mais il me fit jurer de n'en pas parler, et, en effet, je n'en prévins personne, et ne nommai pas Isabey.
Maintenant que la chose peut être connue, et qu'on peut donner à chacun ce qui lui revient, il me faut arrêter un moment l'attention sur la noble conduite de l'artiste, qui n'eut pas un SEUL moment la pensée qu'il courrait un danger de vie et de mort. Non-seulement il ne l'eut pas alors, mais aujourd'hui elle ne lui est jamais venue. C'est d'un noble caractère. Eh bien! voilà encore un homme dont le type disparaît chaque jour, et c'est fâcheux... comme il jouait la comédie!... comme il improvisait un proverbe!... comme il faisait bien toutes ces charges qui réunissaient la gaieté et l'esprit, (p. 267) et ne rappelaient jamais ni Tabarin ni ses pareils, mais faisaient oublier Dugazon et ses scènes les plus burlesques.
Jamais je n'oublierai Isabey lorsqu'il sautait autour d'un salon, sur les bras des fauteuils, imitant un singe mangeant et épluchant une noix!...
Et lorsqu'il avait le grand Lenoir pour compère! lorsque celui-là faisait le nain et l'autre le géant!... On ne savait quel était le plus comique des deux[93].
Le jour de ce bal où le quadrille des paysannes du Tyrol fut dansé, pour revenir au sujet dont je me suis écartée pour parler d'Isabey, il y avait un autre quadrille, et cette seconde mascarade faillit amener la discorde comme dans le camp des Grecs.
La reine Hortense était enceinte du prince Louis, celui qui a survécu à tous ses frères. Elle était, quoique d'une taille élégante et svelte dans son état naturel, tout à fait tour dans les dernières semaines de cette grossesse; cependant, comme (p. 268) elle était toujours très-gaie, elle voulut aussi faire un quadrille: elle allait y renoncer, lorsqu'elle eut la pensée de se déguiser en vestale. C'était alors la plus grande vogue de l'opéra de la Vestale, dont le poëme est si dramatique et la musique si belle dans quelques parties. L'idée fut trouvée charmante et le quadrille eut lieu. Il était d'autant plus comique et plus carnaval que la vestale était enceinte de huit mois; cela rendait le supplice où elle marchait moins injuste. Une autre idée, que suggéra, je crois, M. de Longchamps[94], secrétaire des commandements de (p. 269) la grande-duchesse de Berg, fut de donner pour guide et pour chef du quadrille des vestales la Folie, mais en costume exact. Ce n'était pas aussi facile qu'on pourrait le croire de trouver une folie qui voulût revêtir un pantalon de tricot qui ne laissât pas deviner si une jambe était bien ou mal faite. Moi je prétendais, parce que je le croyais, que ce serait parce qu'on ne voudrait pas le laisser voir, la chose fût-elle même bien; mais je me trompais: il se trouva une charmante jeune fille, tout au plus âgée de dix-huit ans, qui revêtit les insignes de la folie sans se faire prier du tout. Elle était jolie comme un ange, et semblait bien plutôt faite pour rendre les gens fous d'amour pour elle-même que par le personnage mythologique qu'elle représentait. Cette jeune personne dansait dans une rare perfection toutes les danses de cette époque: le fandango avec ses castagnettes, les bacchanales de Steibelt avec le tambour de basque, la danse du châle avec une écharpe d'Orient, et pour en finir, le pas russe habillée en Cosaque; on voit qu'il ne manquait rien à l'éducation de mademoiselle Gui......t.
C'était le nom de la jolie Folie...
Maintenant il faut savoir, pour l'intelligence de ce qui va suivre, que le grand-duc de Berg, fort beau cavalier, comme aurait dit M. Prudhomme, (p. 270) avait des yeux, non-seulement bons à voir, mais aussi fort excellents pour voir autour de lui ceux qui lui paraissaient dignes de converser avec les siens. Apparemment que ceux de la jolie Folie lui avaient paru réunir toutes les qualités requises, car elle avait excité au plus haut point la jalousie de la grande-duchesse, et lorsque son nom était prononcé devant elle, elle devenait toute autre qu'elle n'était habituellement, et savait fort bien imiter alors le Jupiter Tonnant de la famille.
Elle venait de faire sa distribution de lettres comme un facteur bien à son affaire... On parlait même déjà dans le bal de l'effet que produisait l'arrivée du courrier. L'archichancelier avait une lettre, ainsi que M. de Talleyrand; on en était à parler sur ce courrier, dont quelques parties étaient étranges; on se demandait si le grand-duc venait d'envoyer de Madrid quelques dépêches importantes, que madame la grande-duchesse, pour plus d'exactitude, se croyait obligée de distribuer elle-même, lorsque tout à coup on entendit un bruit inusité, et en effet fort insolite, dans un palais comme le sien... C'étaient des mots, des injures même fort grossières... Les femmes sont curieuses... Nous voulûmes toutes savoir de quoi il s'agissait, et nous apprîmes que les sanglots que nous entendions étaient ceux de la jolie Folie, parce que (p. 271) madame la grande-duchesse ne voulait et n'entendait pas qu'elle vînt faire ses folies jusque dans son palais... La grande-prêtresse plaidait pour sa folie comme une prieure ou une abbesse aurait prié pour sa nonne... Elle disait, avec assez de raison, qu'elle ne ramènerait jamais la Folie dans un lieu si sage, mais que puisqu'elle y était il l'y fallait laisser, ne fût-ce que pour cette nuit-là; mais la grande-duchesse n'entendait à rien: aussi donna-t-elle dans cette soirée-là une haute idée de sa sagesse et de son grand sens, par l'effroi qu'elle témoigna devant une simple marotte... On ne savait qu'imparfaitement que la jalousie en avait sa bonne part, et cette même jalousie eût-elle été entièrement connue, cette grande colère eût toujours paru très-étrange à des gens qui croyaient que depuis longtemps la grande-duchesse était plus forte et plus philosophe qu'elle ne le témoignait dans cette circonstance. Cela était-il vrai... ou voulait-elle seulement prouver qu'elle aussi était habile en diplomatie?
Quoi qu'il en soit, tout cela fit une sorte de petite scène où les deux belles-sœurs se parlèrent sur un ton un peu aigre-doux. La reine Hortense était fort irritée, et cela avec raison, qu'une personne venue avec elle fût accueillie de cette manière, quelle que fût la cause du mécontentement (p. 272) de la grande-duchesse. Maintenant, voulez-vous savoir le résultat de cette belle affaire? le voici.
La reine Hortense, suffoquée de ce qui s'était passé, tint conseil avec sa mère sur ce qu'on pouvait faire pour se venger de la grande-duchesse, qui avait ainsi méprisé la protection que toutes deux avaient accordée à mademoiselle Gu......t. La chose fut promptement résolue. L'Impératrice n'avait pas de lectrice; elle allait partir pour Bayonne avec l'Empereur: il fallait qu'elle obtînt de donner cette place de lectrice à mademoiselle Gu......t, ce qui fut exécuté avec la célérité de femmes qui veulent prouver à une autre femme qu'elles peuvent se venger si elles le veulent... Mais le résultat fut différent de ce qu'espéraient la mère et la fille. Mademoiselle Gu......t était charmante, comme je l'ai dit. Madame Gazani avait habitué l'Empereur aux belles lectrices; il fut donc charmé que l'Impératrice n'eût pas dérogé à l'habitude qu'elle en avait prise; mais il paraît qu'il témoigna son admiration un peu trop vivement. Je ne sais si ce fut à mademoiselle Gu......t, à elle seule, ou bien tout simplement à Joséphine. Ce qui est certain, c'est que la pauvre mademoiselle Gu......t pleura et sanglota de nouveau à Bayonne comme dans l'Élysée, et qu'elle repartit pour Paris avec la douleur d'être sacrifiée n'importe à quoi, n'importe à (p. 273) qui, mais enfin sacrifiée. Le fait est qu'elle était bien assez jolie pour n'être sacrifiée à personne.
Il arriva dans le même temps une aventure assez comique... Vers le milieu de l'hiver, on partait déjà pour se rendre à Bayonne et à Bordeaux. Tout l'état-major du prince de Neufchâtel, qui était composé de jeunes gens les plus agréables de la cour et de Paris, était en course pour porter des ordres: M. de Canouville (Jules), M. de Pourtalès (James), M. Lecouteulx, M. de Flahaut, et dix autres encore... M. de Girardin seul demeurait, parce qu'il était le favori de Berthier. Mais nous étions dépourvues de danseurs.—Vous voilà bien embarrassées, dit l'Empereur à la grande-duchesse; faites engager des officiers de ma garde, ils en seront honorés et moi très-content.
On dit au maréchal Bessières ce dont il s'agissait. Le maréchal, qui n'aimait pas les bals et ne s'en souciait guère, mais qui était exact au service et à l'ordre, fait venir deux ou trois colonels, et leur transmet celui de l'Empereur. Les colonels, rentrés chez eux, font absolument comme le maréchal, et comme le bal était pour le soir même, il fallait se dépêcher. On fit monter quelques ordonnances à cheval, et tout fut expédié avant midi.
Mais en se hâtant, il y a toujours quelques parties qui manquent dans un tout, quelque peu (p. 274) important qu'il soit. L'un des colonels, en faisant la liste des officiers qu'il jugeait les plus beaux de son corps, pour aller figurer dans un avant-deux chez la grande-duchesse le même soir, oublia complétement que l'un des capitaines désignés par lui trottait avec sa compagnie depuis deux jours sur le chemin de l'Espagne.
Mais il avait une femme, ce capitaine. Cette femme, depuis qu'il y avait des bals chez les princesses et à la cour des Tuileries, ne laissait pas écouler un jour sans pleurer de ne pouvoir y aller. Elle se figurait que l'Élysée, par exemple, méritait réellement son nom, et qu'il était un lieu de délices et d'enchantement. Son mari, qui probablement savait que sa femme ne serait pas priée, ne l'avait jamais demandé. La chose en était donc restée là, lorsque tout à coup le billet d'invitation parvint à la femme. En le voyant, elle eut d'abord le regret qu'elle avait toujours, qui était de ne pas voir de près les merveilles qu'elle avait admirées des Champs-Élysées, le jour de la fête donnée par la princesse Caroline au roi de Westphalie, lors de son mariage avec la princesse Catherine de Wurtemberg. Sa seconde pensée fut que peut-être elle pourrait profiter de l'invitation de son mari. À la fête donnée au roi de Westphalie, il y avait quinze (p. 275) cents personnes. Une femme, un homme de différence, qu'est-ce que cela? c'est bien égal! il doit y avoir toujours le même nombre de personnes...—Je me mettrai n'importe où, se dit-elle, je ne manquerai pas de danseurs, puisque le régiment est invité... j'irai. À peine eut-elle pris ce parti, qu'elle s'occupa de sa toilette... et Dieu sait si ce fut par là qu'elle nous amusa.
Le bal était commencé depuis une demi-heure, lorsque tout à coup nous vîmes partir, avec la rapidité du tonnerre et la lourdeur d'une pierre, un homme et une femme qui commençaient leur tour de valse dans la belle galerie de l'Élysée où nous ne valsions jamais que trois ou quatre pour avoir toute liberté sans confusion. J'ai déjà dit que nous nous connaissions toutes parfaitement entre nous; les hommes des maisons des princesses et de celle de l'Empereur nous étaient également connus: qu'on juge donc de notre surprise lorsque nous vîmes une femme parfaitement inconnue, dont la tournure vraiment singulière, la mise encore plus étrange dans un lieu comme celui-là, où toutes les femmes étaient de la plus riche élégance, devaient faire nécessairement un grand contraste.
—Savez-vous qui c'est? demanda d'abord l'une de nous à l'un des hommes qui étaient derrière nos banquettes.
(p. 276) —Non, Dieu m'en garde!
—Et le monsieur?
—Eh! c'est un officier de la garde!
C'était vrai; mais la manière dont lui et sa compagne valsaient était bien la plus comique chose qu'on pût donner à regarder. C'étaient des pas tantôt petits, tantôt immenses, et puis des regards, des sourires, et enfin des passes!... Ce furent les malheureuses passes qui les perdirent. La princesse, qui ne valsait pas, ou qui alors était au repos, avisa ces deux personnages; elle n'en reconnut aucun. Pour l'homme, elle n'en fut pas surprise; c'était un officier invité par ordre de l'Empereur. Mais la femme, qui était-elle?
La princesse appela madame de Beauharnais[95], sa dame d'honneur, et lui demanda compte de cette femme qui tournait comme un cheval au caveçon[96]. Madame de Beauharnais n'en savait rien, et ne pouvait dire comment elle était là. (p. 277) Elle répondit cela avec sa douceur accoutumée.
—Mais, madame, lui dit la princesse, à qui donc voulez-vous que je m'adresse pour savoir ce qu'on fait chez moi, si ce n'est à vous, qui êtes chargée du soin des invitations? Allez demander à cette personne son nom et de quel droit elle est ici.
Madame de Beauharnais partit, assez mal contente de sa mission. Elle arriva auprès de la dame et de l'officier, et, profitant d'un moment de repos, elle demanda le nom de la danseuse à l'officier. Ce nom était celui d'un capitaine de la garde impériale. Aussi, la dame, qui comprenait l'appui de ce nom, se hâta-t-elle de dire elle-même:—Je suis madame ****, femme du capitaine de ce nom.
—Puis-je vous demander comment vous êtes ici?
—Par une invitation de madame de Beauharnais, dame d'honneur de la princesse.
—C'est moi, madame, qui suis madame de Beauharnais, et je n'ai pas eu l'honneur de vous envoyer d'invitation.
—Cependant mon nom est sur la liste, puisque j'ai une invitation.
—Monsieur votre mari, oui; est-il ici?
—Il est en Espagne, répondit la dame en tordant (p. 278) le bout d'une ceinture orange et argent entre ses doigts, et en baissant les yeux; elle m'aurait fait de la peine, si je n'étais endurcie contre ces femmes qui s'exposent à une pareille scène pour dire: J'ai été dans un bal où étaient l'Empereur et ses sœurs!
Madame de Beauharnais s'en fut rendre compte de sa mission. La princesse donna l'ordre de faire sortir cette femme... Ici la chose devenait toute différente, et la capitaine prenait le pas sur la princesse; elle le prit en effet lorsque, recevant l'ordre de s'en aller, elle répondit qu'elle était invitée, qu'elle ignorait si c'était une erreur de la dame d'honneur ou de son secrétaire, mais qu'elle avait son billet et qu'elle devait à son mari de ne pas se laisser mettre à la porte. Enfin, si ce n'eût été la tournure vraiment hétéroclite de cette femme, ses cheveux mal peignés et en serpenteaux, sa robe de crêpe blanc, mal faite, mal portée, sa tournure entière et sa figure... si ce n'eût été tout cela, je l'aurais prise en pitié. Le fait est quelle ne sortit pas tout de suite; on n'insista pas, quoique la princesse en eût bonne envie. L'Empereur ne vint que fort tard ce jour-là. S'il eût été là, la capitaine aurait valsé, dansé, et même dansé le grand-père[97], tout autant qu'elle eût voulu.
(p. 279) Nous remarquâmes que lorsque la capitaine sortit, elle fut accompagnée par plus de sept à huit officiers qui ne rentrèrent pas. Je suppose que c'étaient des officiers du régiment de son mari...
Les autres jours de la semaine, la grande-duchesse recevait aussi, mais elle n'avait pas un salon. Elle recevait quelques personnes qui étaient spirituelles (p. 280) et causaient; car c'est une justice que je dois lui rendre, elle aimait ce passe-temps-là plus que celui des cartes. On m'a dit que depuis elle n'avait pas pu échapper à la maladie des femmes qui vieillissent et qui deviennent, dit-on, ou dévotes, ou joueuses, ou gourmandes... dévote... je ne crois pas; restent les deux autres choses...
Les habitués intimes étaient, pour presque tous les jours, M. le comte de Ségur, le grand-maître, l'archichancelier, M. de Talleyrand, M. le comte Lavalette, le duc d'Abrantès surtout, et quelques hommes de la cour, quelques étrangers de haute distinction. C'est ainsi que le grand-duc de Wurtzbourg, qui par aventure devint amoureux des beautés et perfections de la princesse, chantait dans les petites soirées intimes... J'ai eu le bonheur d'entendre un duo, c'est-à-dire un nocturne chanté par la grande-duchesse de Berg et par le grand-duc de Wurtzbourg. C'est un souvenir à ne jamais perdre et à bien conserver pour un moment de grande tristesse: car Héraclite aurait ri en les écoutant, malgré le respect et la convenance.
Ce qui n'était pas de même, c'était lorsque madame de Colbert (Mme Alphonse) chantait: une bonne méthode, une belle voix, une jolie personne bien bonne et charmante, voilà ce qui était devant le piano...
(p. 281) Les femmes étaient en petit nombre, quoique la grande-duchesse invitât plusieurs de nous à y aller habituellement; les invitations là n'avaient rien d'officiel et n'étaient que verbales. Madame Adélaïde de Lagrange, sœur du marquis de Lagrange, et dame de la princesse, était une femme parfaitement spirituelle. Du reste, sa maison n'avait rien alors de très-remarquable. M. d'Aligre était poli, connaissait beaucoup d'anecdotes qu'on aimait à lui entendre conter; mais M. de Cambis et tout le reste, excepté M. de Longchamps, n'étaient remarquables ni en bien, ni en mal.
Les mercredis de la princesse Pauline étaient singulièrement organisés. Sa maison était, comme formation, parfaitement agréable, et pourtant c'était la princesse qui recevait le plus mal et faisait le moins prospérer cette société renouvelée que voulait l'Empereur. La princesse était fort indolente sur tout, excepté sur sa toilette. Aussi dès le lundi elle ne s'occupait que de sa parure; le reste lui était égal. La composition de sa liste se faisait toujours avec Duroc comme celles de ses sœurs. Il fallait entendre Duroc lorsqu'il racontait toutes les gentilles mines, les câlineries qu'elle lui faisait pour faire rayer une femme plus jolie qu'elle ne la voulait. Elle était si charmante qu'il ne pouvait (p. 282) la refuser; cependant son équité naturelle le faisait hésiter:
—Mais pourquoi la rayer? y a-t-il jamais trop de jolies femmes? disait-il.
—Eh bien! ne serai-je pas là, moi? Ne me verrez-vous pas tout à votre aise?
Et la séduisante créature souriait en montrant ses dents perlées... et presque toujours alors la femme qui l'effrayait était rayée. Cependant elle avait auprès d'elle une bien belle personne, madame de Barral, qui était même sa favorite à cette époque. Madame de Barral était une femme aussi belle et aussi charmante qu'on puisse voir; un esprit fin, de la gaieté, de l'agrément et de la bonté. C'était une personne acquise de droit à la cour, car jamais on ne porta mieux le grand habit qu'elle ne le portait. Venait ensuite madame de Bréhan[98], femme de beaucoup d'esprit, ayant des manières excellentes et en même temps fort agréables; sa figure et sa tournure étaient celles d'une jolie femme; sa taille était parfaite et bien proportionnée, son pied ravissant. Elle a un esprit remarquable, et tout ce (p. 283) qu'elle dit porte un cachet d'originalité. Elle est peut-être un peu mordante, mais sûre, fidèle en amitié et bonne à aimer... et puis je trouve qu'en ce monde il faut souvent montrer qu'on a des dents pour ne pas sentir celles des autres.
Madame la duchesse de Cadore, dame d'honneur de la princesse, était l'exemple des femmes, l'honneur de sa maison, le bonheur de son mari; mais elle n'était pas amusante, elle était même ennuyeuse et ne savait pas faire que notre princesse sût s'amuser comme tout le monde. La pauvre princesse avait du malheur en dames d'honneur, et madame de Cavour, son autre dame d'honneur pour au delà des Alpes, était encore moins gaie que madame de Cadore.
Il y avait encore madame de Chambaudouin, favorite aussi de la princesse; je ne sais si elle était plus ennuyeuse qu'autre chose, ou plus autre chose qu'ennuyeuse. Venait ensuite madame de la Turbie, qui, depuis, épousa M. le duc de Clermont-Tonnerre. J'ai déjà dit dans mes Mémoires sur l'Empire tout le bien que j'en pensais.
Une dame du palais de la princesse Pauline, qui était aussi bien belle, c'était madame de Mattis, mais seulement jusqu'à la ceinture. Elle avait le buste d'une femme de cinq pieds deux pouces, surtout la tête, qui était très-forte, et puis le reste (p. 284) était de la hauteur d'un enfant. Le visage de madame de Mattis était lui-même d'un genre de beauté sévère; malgré cette admirable chevelure blonde qui semblait appartenir à la tête d'une Galatée. Rien ne donnera l'idée de ces magnifiques cheveux, pas même ceux de la duchesse de Guiche, qui, certes, étaient et sont encore bien beaux. Madame de Mattis fut très-aimée de l'Empereur et résista longtemps, ce que la princesse trouvait fort étrange.
—Savez-vous bien, madame, que l'on ne doit jamais dire non à une volonté exprimée par l'Empereur? et que MOI, qui suis sa sœur, s'il me disait: Je veux, je lui répondrais: Sire, je suis aux ordres de Votre Majesté.
Elle lui dit cela avec le ton solennel d'une aïeule qui prêcherait la morale à sa petite-fille.
M. de Montbreton, premier écuyer de la princesse, et qui jadis avait été son ami fort intime, était toujours bon, aimable, le meilleur des hommes pour vivre habituellement avec lui, et en même temps pour le rencontrer comme homme agréable et spirituel. Je le connais depuis mon enfance, et je lui conserve une profonde amitié.
M. de Clermont-Tonnerre, également écuyer de la princesse, avait une gaieté continuelle avec laquelle on est toujours un homme bon. Son esprit n'était pas supérieur, mais on causait avec lui.
(p. 285) Venait ensuite l'homme par excellence de la maison, et même de la société française alors; c'était M. de Forbin!... Quel être charmant était alors M. de Forbin!... que d'esprit... de talents, d'agréments sans nombre, que les autres hommes n'ont guère que partiellement et que lui réunissait! Une figure charmante ajoutée à ces dons du Ciel... et maintenant que reste-t-il de cette œuvre du Créateur?... Cette pensée fait bien mal!.. quel retour sur soi-même!...
Les salons des princesses avaient tous un caractère particulier. Chez la grande-duchesse on y allait avec la crainte d'être jugée de deux manières: pour son maintien et pour son langage, pour tout enfin... Chez la reine Hortense, on y allait sans crainte... on y allait avec la certitude de s'y amuser... Mais chez la princesse Pauline, on s'y prenait huit jours d'avance pour savoir quelle toilette on aurait: la princesse ne portait son attention que là-dessus. Une fois je vois arriver à moi M. de Forbin, qui me dit avec une expression inimitable:
—La princesse veut vous parler immédiatement.
—Mon Dieu! qu'est-ce donc? Vous êtes bien sérieux!
—Aussi la chose est-elle fort grave. Venez donc vite.
(p. 286) Comme la princesse ne me faisait jamais grand'-peur, je me remis bientôt, et en arrivant près d'elle j'étais toute prête à recevoir ce qu'elle allait me communiquer, comme disait M. de Forbin, et je me penchai vers son fauteuil.
—Ma chère Laurette[99], me dit-elle, comment avez-vous pu choisir aussi mal que vous l'avez fait les fleurs de votre coiffure?
—Mais, madame, ce sont les mêmes que celles de ma robe.
J'avais une robe de tulle jaune, doublée de satin jaune et garnie avec des touffes de violettes doubles, dans lesquelles il y avait de la poudre d'iris de Florence très-forte, ce qui donnait une vapeur embaumée à la robe lorsque je dansais...
—Je sais bien que ce sont les mêmes. Mais il ne fallait pas les prendre comme cela... il fallait garnir votre robe en scabieuses, par exemple. Vous deviez songer que des violettes artificielles dans des cheveux noirs comme les vôtres ont l'air de tripler vos boucles... Cela vous donne l'air dur... fi donc!... Promettez-moi de changer ces fleurs-là.
(p. 287) —Oui, madame, lui répondis-je, fort amusée de cette puérilité d'enfant qui lui faisait prendre attention à des choses de cette nature.
Ce qu'elle me reprochait, au reste, était vrai: rien ne sied plus mal que des violettes dans des cheveux noirs.
Ce même jour, la princesse fit un effet vraiment étonnant au moment de son entrée dans le salon, tant elle était belle! Ce fut un murmure d'admiration... Elle portait une robe de tulle rose, doublée de satin rose et garnie avec des touffes de marabouts, retenues par des agrafes de diamants d'une admirable beauté... Les touffes de plumes étaient retenues par des rubans de satin rose qui partaient de la taille et flottaient sur la robe; le corsage était en satin avec de petites pattes tombant sur la jupe. Ce corsage était garni ou plutôt cousu de diamants; à chaque patte tombait une poire en diamants d'une eau et d'une taille admirables; les manches étaient en tulle bouillonné, et chaque bouillon formé par des rangs de diamants[100] qui le (p. 288) serraient. Sur sa tête, il y avait deux ou trois des mêmes marabouts rattachés avec des diamants, et, pour contenir le paquet de plumes, était un bouquet de diamants posé sur la tige des trois marabouts.
J'ai dit plus haut que chez la reine Hortense on n'avait aucune de ces craintes puériles, et c'est vrai. Elle était bonne, indulgente; si au contraire l'Empereur trouvait à blâmer, elle prenait la défense de l'opprimée: aussi nous y allions convenablement, mais ne craignant ni le blâme de la maîtresse du lieu, ni sa raillerie.
Ses bals étaient charmants. Sa maison me semblait faite pour recevoir; on y trouvait tout ce qui amuse. Si par hasard on n'avait pas voulu danser, ou qu'on fût malade, on se mettait devant une table ronde dressée dans l'un des salons de la princesse, on y trouvait toujours des livres, des dessins, des couleurs, des gouaches, tout ce qui peut divertir des amis des arts. Pendant ce temps, la princesse dansait, à moins qu'elle ne fût dans l'état où elle était le jour de la Vestale. Alors, elle venait dans le salon où étaient la table et les aquarelles, elle s'asseyait à cette table et causait; et on ne s'en trouvait que mieux chez elle.
—Voyons, tournez-vous un peu, que je fasse (p. 289) votre portrait, disait-elle à une jeune femme nouvellement mariée et dont la timidité était si grande qu'elle devenait pâle au lieu de rougir quand on lui parlait. À la proposition de la Reine, elle devint pâle d'abord, et puis rouge, et enfin toute tremblante. Mais la Reine lui parla avec une telle bonté, un accent si doux, qu'avant un quart d'heure cette jeune femme causait et riait avec son peintre, qui ne pouvait plus, nous disait-elle ensuite en riant, la faire tenir tranquille.
La maison de la reine Hortense était mélangée comme agréments. Plusieurs personnes étaient bien, quelques autres beaucoup moins, et d'autres pas du tout. Madame de Viry, la mère, était aussi ennuyeuse qu'on peut l'être; quelques autres aussi dans les dames pour accompagner: je n'en excepte que madame de Broc, madame de Lery, madame d'Arjuzon, et mademoiselle Cochelet, dont l'amère laideur ne l'empêchait pas de se coiffer en bacchante et à la Camille des Horaces; mais elle avait beaucoup d'esprit; elle était lectrice.
Mais les bals du lundi, chez la reine Hortense, dépendaient peu, pour leur agrément, des personnes de sa maison. Elle était elle-même la plus charmante maîtresse de maison, faisant attention aux femmes qui étaient mal placées pour qu'elles fussent mieux, veillant à ce que les hommes fissent (p. 290) danser les jeunes filles, qui souvent dansaient moins que nous, qui étions jeunes d'abord et puis ayant une maison et recevant, ce qui, au bal, nous le savons toutes, nous faisait inviter de préférence à des femmes beaucoup plus jolies que nous.
Il y avait aussi dans l'hiver des bals d'enfants dont les jeunes princes faisaient les honneurs. Nos enfants y allaient déguisés, ils étaient charmants... Mes filles y furent un jour; l'aînée, qui alors était déjà une ravissante créature, était habillée comme mademoiselle Mars dans la Jeunesse de Henri V, et sa sœur en petit page. Ces deux costumes eurent un grand succès.
C'était ces jours là que la Reine était bonne et faite pour être aimée! Elle était là comme la mère de toute cette jeunesse qui tourbillonnait autour d'elle! On tirait une loterie pour les enfants où tous les numéros gagnaient; elle y présidait, dirigeait les lots, changeait ce qui ne plaisait pas, et devenait mère de chaque enfant pour lui donner une joie. Combien mon cœur se serre en pensant à l'exil[101] d'une personne qui ne fit jamais que du bien, qui ne provoqua jamais un sentiment, je ne dis pas de haine, mais seulement répulsif!... Toujours de l'amour et du respect!... et pourtant elle (p. 291) est bannie de sa patrie! et dans quel moment...? lorsque sa santé détruite réclame l'air de la patrie, le seul où l'on respire la vie!
Dans l'année 1814, dans ce même moment où elle sut prouver qu'elle pouvait être à la fois aussi bonne qu'aimable, et courageuse, et grande, la reine Hortense, sachant que l'empereur de Russie était venu chez moi, me demandait assez souvent d'aller chez elle, ne voulant pas lui donner des figures nouvelles. Un soir, nous étions fort peu de monde, la conversation tomba sur le talent de conter; la Reine contait à ravir, et, sans lui faire un compliment qui pouvait être plat en le lui adressant à elle-même, nous lui dîmes qu'elle serait bien aimable de nous raconter quelque chose.
—Non, non, dit-elle, je ne suis pas assez pénétrée d'un sujet, quel qu'il soit, pour entreprendre de raconter ce soir; il n'est pas toujours temps pour l'esprit de conter. Mais ce qui aurait surpris Votre Majesté, ajouta-t-elle en s'adressant à l'empereur de Russie, c'est d'entendre raconter une chose intéressante à l'Empereur, ou bien de lui entendre improviser une histoire.
L'empereur de Russie sourit.
—Croyez-vous que je ne connaisse pas cette charmante variété de son esprit? croyez-vous donc qu'il ne m'a pas charmé autant qu'il le pouvait?... (p. 292) Je l'ai entendu un jour à Tilsitt raconter à la reine de Prusse un fait arrivé, disait-il, dans les montagnes de la Corse. C'était un homme qui se vengeait à la fois d'une maîtresse infidèle et d'un ami perfide. En vérité, je vous jure qu'il fut terrible au moment de la catastrophe... Plus tard, à Erfurth, étant seulement avec le malheureux Duroc, Talma et moi, Napoléon improvisa une histoire dont le sujet était pris dans l'histoire d'Orient, et où il fut admirable. Ce fut ce jour-là que Talma s'écria: Mon Dieu, où sont donc les imbéciles qui disent que je vous donne des leçons de pose et de diction? j'en recevrais plutôt de vous, sire!
—Il ne vous a jamais raconté une histoire italienne? demanda la Reine.
—Non, répondit l'empereur Alexandre, voilà tout ce que je connais de lui.
—Eh bien, sire, je veux que vous entendiez le conte de Giulio, dit la Reine; il fut improvisé à la Malmaison, comme la duchesse d'Abrantès peut vous le certifier; elle était avec moi ce même jour où l'Empereur raconta cette histoire, qui, du reste, est vraie pour le fond, et le fait principal du meurtre et de sa cause s'est passé dans un couvent[102] de Lyon. La galerie venait d'être terminée, et on s'y (p. 293) tenait presque tous les soirs; l'Empereur, lorsqu'il était de bonne humeur, aimait beaucoup ce qui était extraordinaire; il aimait à faire impression, et c'était presque toujours sur nous, pauvres femmes, qu'il aimait à exercer son pouvoir.—Il y a aussi l'histoire d'un élève de Brienne; elle est aussi tragique que celle de Giulio, et comme elle est vraie, elle nous cause toujours une grande émotion... Mais celle de Giulio était terrible!.. Je l'ai assez présente, et, si vous me soutenez, mesdames, Sa Majesté aura l'histoire entière...
Nous nous rapprochâmes de la table ronde autour de laquelle nous étions déjà tous; on enleva deux lampes et on n'en laissa qu'une, sur laquelle encore était un abat-jour. Il est vrai de dire que l'Empereur prenait ainsi toutes ses mesures probablement pour obtenir plus d'effet.
La Reine commença:
C'était pendant une soirée d'automne; nous étions rassemblés à la Malmaison dans la grande galerie, et assez tristes du mauvais temps. L'Empereur, qu'un ciel gris et orageux impressionnait aussi, sentit le besoin de rompre le charme qui agissait sur nous; il dirigea la conversation, et bientôt elle tomba sur l'amour et ses effets. Ma mère parla de l'amour des créoles; madame la duchesse d'Abrantès, de celui de l'Espagne, (p. 294) d'où elle revenait pour la première fois[103], et moi de l'amour dans notre belle France. Mais l'Empereur nous imposa silence à toutes, et nous dit d'écouter l'histoire qu'il avait à nous raconter; ensuite nous verrons, dit-il, quel est le pays qui produit les passions les plus violentes... Écoutez.
Et se plaçant au milieu de la galerie, il commença son récit:
Un jour, il parut à Rome un être mystérieux dont l'âge, le nom, et le sexe même, furent d'abord inconnus; les bruits les plus étranges circulèrent bientôt dans la ville sainte. Les Romains aiment le merveilleux; ils voulurent voir dans cet être bizarre de forme, et dans ses mœurs habituelles, un objet sur lequel l'inquisition devait avoir les yeux. Bientôt la curiosité redoubla; la foule visita le quartier désert où cet individu s'était retiré, dans le palais Gandolfo, demeure solitaire et ruinée où jamais un être vivant n'avait choisi sa demeure.
Un seul serviteur, silencieux comme son maître ou sa maîtresse, était le compagnon de l'habitant du palais Gandolfo; il sortait seulement pour aller aux provisions, puis il rentrait, et de huit jours l'herbe qui croissait entre les pierres des galeries abandonnées n'était foulée par un pied humain.
(p. 295) Un jour, le bruit se répandit que le mystérieux inconnu dévoilait l'avenir, qu'il prédisait, enfin, et que ses prédictions étaient effrayantes presque toujours pour ceux qui allaient les chercher.
Quelque voilée que fût la personne de la sibylle, cependant on finit par trouver qu'elle était femme, ou du moins que les indices qui révélaient qu'elle était femme étaient suffisants.—Bientôt sa renommée fut grande: on ne parlait plus que de la sibylle. Ce nom lui resta.
Deux jeunes Romains vivaient alors à Rome dans toute la douceur d'une sainte amitié: l'un se nommait Camille, l'autre Giulio; tous deux jeunes, tous deux beaux, tous deux riches de cette espérance qui rend l'âme si radieuse à vingt ans. Camille, brave et déterminé, voulut aller aussitôt chez la sibylle; Giulio, plus timide ou plutôt plus craintif, redoutait l'avenir et ne voulait pas avancer le moment où cet avenir se dévoilerait à lui. Il refusa longtemps. Enfin Camille l'entraîna, et un soir, au moment où le soleil se couchait sur le mont Quirinal, les deux amis franchissaient la porte redoutée du palais de la sibylle.
En entrant dans les vastes cours dont les dalles de marbre résonnaient sous leurs pas, ils ne virent pas un être humain venir à leur rencontre. Giulio (p. 296) sentait ses jambes fléchir sous lui... son front était humide et brûlant... il souffrait... mais attiré par un charme qu'il ne pouvait vaincre, il suivait Camille au travers des vieilles chambres, des salles désertes et des décombres du palais maudit.
Tout à coup, en traversant une galerie, les deux amis furent arrêtés à la vue d'un immense rideau noir qui la partageait; au moment où ils entrèrent dans cette pièce, une voix d'une douceur infinie prononça ces mots:
—Si vous voulez connaître votre sort, jeunes gens, passez derrière ce rideau... mais auparavant, préparez-vous par la prière à cet acte solennel.
Involontairement Giulio tombe à genoux et prie. Camille s'incline légèrement; puis il se relève, et mettant la main sur son poignard, il écarte le rideau qui s'ébranle sous sa main et, se séparant tout à coup, leur laisse voir le sanctuaire qu'ils étaient venus chercher.
Au mouvement de son ami, Giulio s'était relevé et se disposait à le suivre, en mettant comme lui la main sur son poignard; mais la surprise qu'ils éprouvèrent tous deux fit retomber leur main à leur côté.
Ils ont enfin devant les yeux l'être mystérieux qui défie toutes les recherches depuis bien des mois dans la ville de Rome... C'est une femme!... (p. 297) elle est jeune... belle même... ou du moins elle le serait, sans une pâleur de la tombe, une fixité dans la prunelle de ses yeux qu'elle tient ouverts et attachés sur les deux amis. Ses traits sont beaux; mais cette pâleur cadavéreuse glace la pensée qui est à côté du mot de beauté, et l'effroi est le seul sentiment que les deux jeunes gens éprouvent en la voyant.
—Que voulez-vous de moi? leur demande-t-elle avec cette même voix harmonieuse qu'ils avaient entendue.
—Connaître notre sort, répond Camille, plus hardi que son ami.... Giulio baisse les yeux sans répondre.
—Et vous? dit la sibylle...
Giulio veut parler, sa langue glacée ne peut articuler un mot; enfin il prononce à voix basse:
—Je ne veux rien savoir.
—Téméraire! dit la pâle et belle créature... ne sais-tu pas que tout mortel qui franchit ce noir rideau doit venir à ma science et partager la punition que Dieu m'infligera pour avoir osé pénétrer dans ses décrets?...
—Je vais, si vous le permettez, dit Camille, passer le premier devant votre intelligence. Giulio sera plus assuré à mon retour.
La sibylle fronça son noir sourcil sur son front (p. 298) d'ivoire et parut hésiter un moment; mais en remarquant la terreur visible de Giulio, elle parut le prendre en pitié, et, faisant un geste de la main à Camille, elle disparut avec lui derrière une vaste draperie noire qui masquait une autre partie de la galerie. Quelques instants suffirent pour la conférence de Camille et de la sibylle; il revint auprès de son ami le sourire sur les lèvres.
Mon horoscope est des plus heureux; mais elle n'a pas fait un grand effort de science pour me le révéler. Elle m'a prédit que j'épouserais ta sœur Giuliana, et que notre mariage serait seulement retardé par une cause légère... Comme notre contrat est déjà signé et que la ville entière le sait, la sibylle travaillait à l'aise!... N'importe, va, mon Giulio, je t'attends; bonne chance!
Giulio gagne en chancelant le lieu où l'attend cette femme étrange, dont le rapport d'elle à lui est si terrible et si influent... Cette draperie légère que sa main soulève lui semble être de plomb!... Enfin il disparaît, et les longs plis de la noire et lugubre draperie retombent et l'enveloppent comme un linceul.
Pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la partie séparée de la galerie où la sibylle était avec Giulio... Tout à coup un cri perçant vient frapper l'oreille de Camille. Il s'élance, (p. 299) son poignard au poing, et trouve Giulio à genoux, les cheveux hérissés, les yeux hagards et attachés sur la sibylle, qui, debout devant lui, une baguette de saule à la main, ornée de bandelettes noires, et toujours avec le même calme et le même regard atone, prononçait des mots incohérents dont Camille ne put saisir le sens; le seul qu'il entendit fut MEURTRE et SACRILÉGE, amour sans bornes!...
À la vue de Camille, la sibylle parut courroucée:—Qui vous a demandé? lui dit-elle avec hauteur; éloignez-vous! Mais il ne l'écouta pas. Giulio était vraiment mal; il ne savait comment l'emmener; sa raison était presque égarée, et rien ne le rappelait à lui. Enfin il se laissa entraîner, et une fois hors de cet antre, de cet autre Averne, l'air frais et balsamique de la nuit rafraîchit le front brûlant du jeune homme. Mais il parle à peine et d'une manière incohérente... il prononce des mots séparés, parmi lesquels on entend surtout ceux de MEURTRE et de SACRILÉGE[104].
Camille le remit chez lui, et à peine le vit-il plus calme qu'il courut, avec plusieurs de ses domestiques et quelques-uns de ces bravi qu'on (p. 300) trouve à volonté à Rome, au palais Gandolfo; il voulait contraindre la magicienne à confesser ce qu'elle avait dit à son malheureux ami. Mais le palais était encore plus désert que dans la soirée qui venait de s'écouler; personne dans aucune de ses vastes galeries, personne dans aucun des plus obscurs réduits. Partout la solitude, partout le silence, et pas une trace du séjour même momentané de cette femme... Tout a disparu...
Camille revint consterné. Il commence à croire qu'il y a un mystère qu'il ignore dans l'âme de Giulio... Il retourne près de lui et le trouve accablé. Le lendemain, il paraît mieux; mais il ne parle pas de son aventure, et Camille lui-même ne chercha pas à la lui rappeler.
Quelques semaines s'écoulèrent. Les préparatifs du mariage de Camille et de Giuliana se faisaient avec toute la pompe que de nobles familles mettent toujours dans une occasion aussi solennelle. Le bonheur était sur le front de la jeune fiancée; Camille aussi était heureux; mais il l'eût été davantage sans la connaissance qu'il avait du fatal secret de son malheureux ami, ce secret qu'il ne savait qu'imparfaitement encore!... et ne connaissait que par la douleur qui frappait chaque jour la jeune tête de Giulio d'un nouveau coup...—Si je pouvais te consoler, au moins! disait Camille à son ami!
(p. 301) Giulio secouait lentement sa tête pâle, et répondait:—Tu n'y peux rien, ni moi non plus, c'est ma destinée!...
Enfin le jour du mariage arriva. Dès le matin, tous les serviteurs de la maison de la mère de Camille mettaient en ordre le palais héréditaire pour recevoir leur jeune maîtresse. Camille était tout à fait joyeux. Depuis l'avant-veille, Giulio était enfin plus calme et semblait avoir repris toute sa tranquillité. Le marquis de Cosmo, son père, heureux également de le voir sourire, lui dit de se préparer pour le départ. Le vieux marquis descendit en même temps et monta à cheval pour aller jusqu'à Sainte-Marie-Majeure voir si tout était prêt. Mais au moment de monter à cheval, le cheval se cabra, et le marquis fit une chute qui, sans être nullement dangereuse, fit remettre le mariage à la semaine suivante.
Comme la famille du marquis entourait son lit, Camille dit étourdiment:—Ah! mon Dieu! mon Dieu! voilà la prédiction de cette maudite sibylle accomplie, et mon mariage retardé!
Giulio pâlit en entendant ces paroles; un souvenir terrible le saisit aussitôt... Il se retira dans son appartement, et ne voulut voir personne qu'un vieux moine qui l'avait élevé et dont il était tendrement aimé.
(p. 302) Le marquis de Cosmo fut promptement rétabli, le jour du mariage fixé, et, de ce moment, la joie revint dans les deux familles.
Le matin du mariage, Camille vint de bonne heure au palais de sa fiancée; Giulio était sorti, mais il avait fait dire qu'il se rendrait à l'église. On partit, et le mariage fut célébré avec toute la pompe que demandait cette solennité, à laquelle étaient intéressées les premières familles de Rome. Mais, lorsqu'on revint au palais de Cosmo, Giulio se trouva encore absent. L'inquiétude s'empara alors vivement de son père et de sa sœur, ainsi que de Camille. On envoya chez tous ses amis... Vers le soir, au moment où le vieux marquis était pensif, occupé à écouter la relation que lui faisait Camille de la soirée passée au palais Gandolfo, un inconnu laissa une lettre pour lui et s'éloigna aussitôt.
Cette lettre était de Giulio:
«Mon père, disait-il, disposez de vos richesses en faveur de ma sœur. Je suis mort pour le monde. Je dois fuir une destinée funeste, et vous devez préférer ne plus voir votre fils à le voir indigne de vous.
«Épargnez-vous d'inutiles recherches, ma résolution est inébranlable.
«Adieu, mon père, bénissez votre enfant, car il est et sera toujours digne de vous.»
(p. 303) Cet incident frappa d'une teinte lugubre les noces de Giuliana. Camille épousait en elle la plus riche héritière de l'Italie depuis la retraite de son frère; mais il aimait Giulio, et son souvenir empoisonna longtemps le bonheur dont il jouissait.
Le marquis de Cosmo découvrit enfin que le moine qui avait été précepteur de Giulio connaissait la retraite de son fils. Il le manda devant lui.
—Mon père, lui dit-il, vous savez où est Giulio.
LE MOINE.
Oui, monseigneur.
LE MARQUIS.
Est-il à Rome?
LE MOINE.
Je ne puis le dire.
LE MARQUIS.
La puissance paternelle est la première de toutes, et c'est un père qui vous commande de lui dire où est son fils.
LE MOINE.
La puissance paternelle elle-même n'est rien (p. 304) devant celle de Dieu, monseigneur... et celle-là m'ordonne le silence.
LE MARQUIS.
Quelle est votre excuse?
LE MOINE.
Je me suis opposé longtemps aux projets de Giulio, mais je l'ai vu si déterminé que je n'ai plus eu de force que pour le guider dans leur exécution.
LE MARQUIS.
Et quelle est-elle?
LE MOINE.
Il est entré dans un couvent pour y prononcer ses vœux.
LE MARQUIS.
Il n'a pas l'âge nécessaire pour disposer de lui, et je m'oppose à cette résolution. Je vous ordonne de me dire le nom du monastère où cet insensé s'est retiré.
LE MOINE.
Je vous répète que je ne le puis, monseigneur.
Vous ne le pouvez!
LE MOINE.
Non, monseigneur, j'ai reçu cette confidence sous le sceau de la confession, je ne puis parler.
LE MARQUIS, après avoir réfléchi.
Le grand-pénitencier peut-il vous relever de votre silence?
LE MOINE.
Oui, monseigneur.
LE MARQUIS.
Eh bien! il vous fera parler.
Mais le lendemain même de cette conversation le moine disparut, et on ne le revit jamais.
Où était Giulio, cependant?... il était parti pour la Sicile; là il avait vu le père Ambroise, prieur du couvent des dominicains de Messine, à qui il était recommandé par le moine de Rome. Le père Ambroise était un homme selon Dieu, un véritable apôtre. En voyant Giulio, il comprit l'âme troublée de ce jeune insensé et lui refusa positivement l'habit de frère qu'il lui demandait, et le contraignit à faire son noviciat.
(p. 306) Giulio était né avec une imagination ardente et vagabonde; l'éducation singulière qu'il avait reçue n'avait pas modifié cette nature indomptée qui ne savait quelle route elle devait choisir pour arriver au bonheur. La mère de Giulio, d'une santé faible, était idolâtre de cet enfant, et il fut constamment à ses côtés. Il ne la quittait que pour aller prier à l'église ou dans la chapelle du château lorsque la famille était à Torre di Monte, habitation antique et féodale des marquis de Cosmo, dans les Abruzzes. Lorsque la mère de Giulio le voyait abattu et pâle, elle passait sa main dans les longs cheveux du jeune homme, et lui souriant doucement, elle l'envoyait respirer un air plus pur dans la haute montagne. Alors Giulio prenait un fusil et s'enfonçait dans les sauvages solitudes des Abruzzes. Il aimait à découvrir des sites inconnus, des retraites inaccessibles, des grottes creusées dans le granit par les eaux d'un torrent; alors il souriait à la vue de sa conquête, il regardait autour de lui comme s'il eût été le roi de la montagne; puis il rêvait longtemps, il pensait combien il serait heureux dans ces déserts avec une jeune fille qui prierait le Seigneur avec lui au milieu de cette nature si grande et si belle... Cette jeune fille serait le bonheur de Giulio; après son amour pour Dieu, elle serait tout pour lui... Souvent il rêvait ainsi (p. 307) d'amour, de retraite et de bonheur, et puis tout à coup il se réveillait au son lointain de la cloche d'un ermitage, ou bien au bruit d'un coup de fusil tiré par un chasseur d'aigle dans ces hautes régions; alors le jeune homme, rappelé à la vie matérielle, reprenait en soupirant le chemin du château dont un jour il devait être seigneur, et ne jetait sur ses hautes tours, ses vastes remparts, qu'un coup d'œil de mépris... Ses domaines à lui étaient dans un autre monde.
Depuis l'enfance, Giulio avait été lié avec Camille; celui-ci, franc et jovial, riait et chantait tout le jour; il n'avait que deux affections, son amitié pour Giulio, son amour pour Giuliana. N'ayant ni père ni mère, il avait été élevé par le marquis de Cosmo, qui avait géré son immense fortune comme si déjà il eût été son fils. La connaissance de cette affection arrêtait le remords dans l'âme de Giulio.—Je laisse un fils à mon père, se disait-il.
Quelque temps avant l'aventure de la sibylle, Giulio perdit sa mère; cette perte fut affreuse pour lui plus que pour un autre fils. Sa mère avait toute sa tendresse. Elle l'aimait tant!...
—Pauvre Giulio, lui disait-elle, que deviendras-tu, si un jour tu aimes d'amour, mon fils?... Jamais ton cœur n'aura la tendresse qu'il donnera... Tu seras malheureux... N'aime jamais, mon enfant (p. 308) bien-aimé, ou bien... n'aime que Dieu!...
Mais ce n'était pas à une âme de feu, à un cœur tout amour, qu'il fallait demander de ne pas battre et de ne pas désirer. Giulio avait vingt ans: il sentait souvent courir son sang en ruisseaux de feu dans ses veines; alors il s'élançait dans la campagne, il partait pour une longue chasse avec son fusil, son rosaire et son poignard; il parcourait le pays ainsi, seul, sans même emmener Camille avec lui. Il marchait pendant des heures entières; puis, quand il se reposait, il priait Dieu et songeait.
Alors ses rêves descendaient et l'entouraient comme un nuage d'or. Il n'était plus sur la terre, et rêvait des félicités inconnues avec un être que Dieu lui envoyait; mais au réveil son œil devenait sombre, et il répétait la parole de sa mère:
—Pauvre Giulio, tu ne seras jamais aimé comme tu aimeras.
Ce fut en ce temps que cet être mystérieux vint à Rome pour avoir cette funeste influence sur la vie de Giulio; tourmenté par cette crainte d'aimer un jour sans être aimé, l'esprit déjà fatigué par cette tension vers un même objet, affaibli intellectuellement par la prière et de longs jeûnes prescrits par le moine, son précepteur, qui, ayant reçu ses confidences, lui conseillait la prière comme son (p. 309) unique refuge, Giulio fut accablé en écoutant l'oracle de la sibylle.
Amour! passion! sacrilége! meurtre! voilà les mots que trois fois le malheureux prédestiné avait entendu tonner à ses oreilles. En arrivant au palais de son père, il avait appelé le moine.
—Que dois-je faire? lui demanda-t-il.
Le moine l'aimait, mais il avait cette religion ignorante et superstitieuse qui est loin de celle de saint Pierre, et plus encore de celle de Jésus-Christ.
Giulio combattit, mais les liens qui le retenaient étaient faibles, tandis qu'une main puissante l'attirait à elle. Cependant, il résistait encore, lorsque cette première partie de la prédiction de la sibylle, le retard du mariage de sa sœur, le frappa d'épouvante!... et il partit déterminé à fuir dans le cloître les passions, le sacrilége et le meurtre. Sa raison n'était pas saine, et son sang, agité par une année presque entière d'épreuves et de tourments imaginaires, était tout prêt à recevoir les plus vives impressions. Dominé par cette étrange superstition qui ne lui laissait de salut que dans la vie monastique, Giulio tressaillait encore sous les arcades froides et sombres du cloître, en se rappelant les paroles terribles de la femme du palais Gandolfo: Amour! passion sans bornes! sacrilége! (p. 310) meurtre! Le malheureux croyait railler le sort derrière les grilles massives du couvent, comme si les murs d'un monastère arrêtaient la destinée!
L'année du noviciat s'écoula; le père Ambroise, considérant la jeunesse de Giulio, qui n'avait que vingt-deux ans, sollicita de l'archevêque de Messine de prolonger d'une autre année le noviciat du jeune homme. L'archevêque y consentit; mais Giulio reçut cette nouvelle comme une douleur qu'on lui imposait. Toutefois, il ne murmura pas, et remplit ses devoirs avec une si scrupuleuse exactitude, qu'enfin le père Ambroise lui donna l'habit, au grand contentement de tout le couvent, dont il était l'édification.
Giulio était beau, et d'une beauté qui devait frapper d'abord; aussi, lorsqu'il y avait une cérémonie dans l'église des dominicains de Messine, on admirait la taille élégante du jeune frère et l'expression céleste de ses beaux traits, qui, du moment où il avait reçu l'habit, avaient repris leur calme accoutumé, et frappaient par leur expression profondément sentie. Mais Giulio était comme ignorant de tels avantages, et jamais son œil ne s'était levé sur lui, lorsqu'avant de quitter le monde, il avait pu contempler son image.
Plusieurs années s'écoulèrent; Giulio était toujours l'exemple du couvent, mais quelquefois il se (p. 311) demandait s'il était heureux! Son cœur battait avec violence, sa tête brûlait d'un feu qu'il ne pouvait calmer. Il souffrait d'un mal qu'il ne pouvait expliquer... Il n'était soulagé que lorsqu'à la récréation du soir il respirait l'air frais et embaumé du jardin; mais alors, si ses yeux s'élevaient au-dessus des murs, il disait:—Que ces murs sont élevés!
L'extrême régularité de Giulio, l'éducation soignée qu'il avait reçue, lui avaient fait confier deux missions importantes, la prédication et la confession; mais pour cette dernière fonction, il était lui quatrième avec le père prieur. On aimait à l'entendre; il était doux et onctueux dans la parole, et les Messinois, accoutumés à des moines plus intolérants, l'aimaient et le vénéraient en même temps. Il prêchait aussi fort souvent, et, préférant cette mission à l'autre, il confessait peu.
Un jour, il était dans sa cellule occupé à corriger un sermon pour la fête de sainte Rosalie, lorsque le père Ambroise le pria de le suppléer au confessionnal auprès d'une personne qui attendait, les occupations du prieur ne lui permettant pas de descendre à l'église.
Giulio avança son capuchon sur ses yeux, rabattit ses manches sur ses mains, d'une remarquable beauté, et, après avoir fait sa prière devant le (p. 312) maître-autel, il entra dans le confessionnal, où le pénitent l'attendait déjà. C'était une femme.
Giulio tira le petit volet de la grille, et dit à cette femme qu'il était prêt à l'entendre... Mais il ne reçut pour réponse que des soupirs et des larmes... Un secret terrible semblait peser à l'âme de la pécheresse.
Enfin elle parla, mais d'une voix brisée par les sanglots.
—Mon père, dit-elle... puis-je espérer la miséricorde divine? J'ai offensé Dieu!... Croyez-vous qu'il me pardonnera?
—Sa bonté est infinie, ma fille; elle surpasse nos fautes.
—Mon père, j'aime... j'aime avec passion, avec un amour qui me brûle, me dévore... J'aime... Oh! jamais je ne pourrai dire une telle horreur!...
—Ma fille, lui dit Giulio d'une voix sévère, douter de Dieu c'est la plus grande de toutes vos fautes...
—Eh bien! mon père, vous saurez tout. J'aime un homme que je ne dois pas aimer... car je suis mariée, et cet homme n'est pas mon mari!...
Un silence suivit cette dernière parole. Il semblait que la malheureuse femme qui s'accusait ne pouvait articuler. Giulio était ému... il souffrait... Enfin la pénitente reprit d'une voix plus basse:
(p. 313) —Mon père, non-seulement cet homme n'est pas mon mari... mais il n'est pas libre... il est lié aussi; mais il chérit ses liens... et moi, je déteste les miens.
Elle pleura amèrement.
—Et cet homme est-il jeune? demanda Giulio.
—Jeune! oh oui! et si beau! Mais ce n'est pas cette beauté qui m'a séduite... c'est ma destinée qui m'a jetée à cet amour comme une proie à dévorer.
À ce mot de destinée, Giulio frémit.
—Oui, dit la femme avec égarement, il fallait une destinée influencée par Satan pour que j'aimasse ainsi un homme séparé de moi par des barrières d'airain.
—Quel est donc cet homme? demanda Giulio.
—Cet homme, mon père!... Eh bien! maudissez-moi au nom de Dieu... dites qu'il n'y a pas de pardon pour mon crime. Celui que j'aime est un religieux.
—Malheureuse!...
Mais la femme ne l'entendait plus; accablée sous le poids de sa faute et de la honte de la révélation, elle se laissa tomber presque sans connaissance sur les marches du confessionnal... Frappé d'horreur et de crainte, Giulio jette les yeux sur la grille, et voit une créature d'une céleste beauté, (p. 314) pâle et mourante, les yeux fermés, et paraissant près d'expirer.
—Ma fille, prononça-t-il doucement, ma fille, dites-vous, je le répète, que la miséricorde de Dieu est infinie; revenez à vous...
Sa voix s'étant élevée à ces derniers mots, la jeune femme tressaillit...
—Quelle est cette voix! s'écria-t-elle... Puis, comme si elle eût eu honte d'elle-même, elle ramena son voile sur son visage baigné de larmes, et se remit à genoux pour continuer sa confession.
—Mon père, dit-elle avec un accent déchirant, cet amour est ma vie, et il causera ma mort. Je sais que je suis coupable, et jamais celui qui est la cause de cette ruine de moi-même ne le saura de moi. Je mourrai donc, car je ne puis vivre sans lui; mais dites-moi que Dieu me pardonnera. Oh! si je pouvais l'entendre lui-même m'annoncer la divine parole!... s'il m'était permis de revenir l'entendre lorsqu'il parle comme un messager du Ciel, dans cette chaire de vérité où je le vis pour la première fois!—Dites, mon père... le croyez-vous possible?
Giulio ne répond pas... il pleure lui-même et prie avec ferveur. Il vient d'entrevoir une horrible lumière; il craint qu'elle ne le guide à un (p. 315) affreux mystère... il ne peut, il ne veut pas parler.
—Priez et repentez-vous, malheureuse femme, dit-il enfin, et redoutez le SACRILÉGE.
—Mon Dieu, dit la pécheresse d'une voix étouffée... mon Dieu, quelle est cette voix!... c'est celle qui m'a perdue!... Mon Dieu! mon Sauveur! ayez pitié de moi!
Giulio se recueille; il reçoit encore quelques aveux, et prononce d'une voix entrecoupée l'absolution conditionnelle sur la tête de celle qui pleure avec tant d'amertume... Pour lui, il ne peut faire un mouvement, toute son âme est dans ses yeux... ils suivent cette femme lorsqu'elle sort du confessionnal pour aller se mettre à genoux sur un carreau de velours qu'un valet de chambre vêtu de noir a placé pour elle à quelque distance du confessionnal. Cette femme est belle, d'une exquise beauté; en s'inclinant, son voile tombe, soit par le mouvement, soit par une cause moins naturelle, et laisse voir une profusion de cheveux dorés entourant un visage aux traits doux et purs d'une madone. Ses mains, encore dégantées, sont d'une beauté égale à toute la personne de cette femme, dont les vêtements et l'entourage annoncent une noble et puissante dame de Messine.
Giulio, les yeux attachés sur cette vision évoquée (p. 316) pour lui par l'enfer, n'en peut détourner sa vue. Le souvenir de la sibylle pâlit devant ce visage d'ange, cette taille de vierge, si pure dans tous ses contours; Giulio, jusqu'à cette heure, a vu bien des femmes jeunes et belles, aucune n'a touché une des cordes de son cœur... Le regard de celle-ci ne s'est pas levé sur le sien, et son cœur bat en pensant à ce qui vient de se passer. Ah! c'est que la magie de l'amour vrai a une puissance inconnue à tout ce qui touche vulgairement le cœur. Celui de Giulio a sommeillé jusqu'à présent; c'est en voyant Thérésa qu'il vient de s'éveiller.
Cette femme passionnée, qui aime un religieux, cette femme, belle comme la plus belle des vierges du ciel, cette femme est donc l'ange de perdition qui doit accomplir l'œuvre de la destinée. Déjà Giulio voit la première partie de la prédiction de la sibylle: AMOUR SANS BORNES!... et le sacrilége!... Oui, le sacrilége est accompli, le religieux est aussi coupable que cette femme!.. car lui aussi l'aime de toutes les forces de son âme...
C'est en proie à des combats, des tourments, des souffrances amères, premiers fruits de l'abandon de la vertu, que Giulio voit s'écouler et les jours et les mois; il fuit l'église, il fuit cette chaire de vérité où le religieux, dans toute la dignité de la mission apostolique, enseignait aux hommes la divine (p. 317) loi des chrétiens. Il lutte avec lui-même; il fuit aussi cette femme qu'il a revue d'abord, et qui l'a enivré du poison de son regard d'amour... Maintenant, elle aussi le cherche et ne le trouve plus... emportée par sa passion, elle sent quelle ne peut vivre sans celui à qui sa vie appartient...
—Giulio! dit l'infortunée lorsque, prosternée devant l'autel de sainte Rosalie, elle paraît prier, et ne pense qu'à celui qu'elle aime, ne voit que lui, n'implore que lui... Mais Giulio est retiré dans le lieu le plus solitaire du monastère; couvert d'un cilice, offrant à Dieu cet amour qui le brûle et le dévore, il pleure et prie. Ignorant le sujet de cette austère pénitence, les moines admirent sa ferveur; le père prieur le donne pour exemple à ses frères.
—Mon fils, lui dit-il un soir, où, prosterné sur les marches de pierre du maître-autel, Giulio paraissait transporté dans un autre monde dans l'extase de la prière, mon fils, levez-vous et écoutez-moi.
Giulio finit sa prière, et, se relevant de la pierre où depuis plusieurs heures il priait, il attend les ordres de son supérieur.
—Le marquis de Campo-Santo vous requiert pour une œuvre sainte, mon fils. Madame la marquise est à l'agonie; il veut qu'elle soit exhortée par le frère le plus pieux de notre communauté... N'ayez (p. 318) pas d'orgueil de ce que je vais vous dire, mon fils... mais je vous ai choisi... Allez... allez porter à madame la marquise des paroles de paix et de consolation comme vous savez les dire.. Le marquis de Campo-Santo est un vieillard estimable et vénéré dans Messine... Allez, mon frère, et que la bénédiction de saint Dominique soit avec vous!...
Giulio s'agenouille pour recevoir la bénédiction du prieur... En se relevant, il voit près de lui un vieillard dont la haute taille voûtée, les cheveux blancs, accusent le grand âge. Sur sa pâle et noble figure était l'expression d'une peine profonde, mais que la résignation à la volonté de Dieu tempérait...
—Le frère Giacomo[105] est prêt à suivre Votre Excellence, dit le père prieur.
—Mon carrosse est à la porte du monastère, répond le marquis.
Et tous deux sont bientôt loin du couvent.—La route fut silencieuse: le marquis, oppressé par une violente douleur, demeurait avec ses pensées; Giulio, préoccupé de la scène de mort qu'il allait avoir sous les yeux, priait à l'avance pour la compagne de ce vieillard, qui laissait seul dans la vie (p. 319) celui avec qui elle l'avait parcourue... et c'était le vieillard qu'il plaignait.
La marquise avait été transportée dans une villa près de Messine pour que la pureté de l'air fût encore plus parfaite... Cette villa était sur le bord de la mer dans une ravissante position, qui recevait un charme de plus de cette nature magique dont la Sicile est dotée... En approchant de l'élégante habitation dont les colonnes de marbre blanc se voyaient au travers des orangers et des arbres fleuris, qui, par leurs émanations, embaumaient l'air à cette heure de la journée, le moine sentit au cœur une douleur vive et profonde; il lui parut que la nature insultait sans pitié à la mort de cette femme, qui expirait peut-être en ce même moment au milieu des joies de la création et de toutes ses pompes... Le soleil se couchait en cet instant, et la bande de feu dont il bordait l'horizon entourait cette mer de Sicile d'un cercle d'or étincelant de rubis... Le ciel était pur, l'air était doux et tranquille; la mer, unie comme un miroir, servait de champ aux courses nocturnes de tous les jeunes garçons et les jeunes filles des hameaux de la côte; des barques remplies de jeunes gens s'éloignaient du rivage aux dernières lueurs du crépuscule: on entendait leurs chansons, leurs joyeux éclats de rire... On était alors au moment de la vendange, (p. 320) et la joie des bacchanales étouffait la voix mourante de la femme qui avait été une mère pour toute cette foule qui n'écoute même pas le son de la cloche qui appelle les serviteurs du château aux prières des agonisants!... La route avait été silencieuse... En arrivant devant la porte de la maison, le marquis retrouva sa jeunesse pour s'élancer au-devant d'un jeune homme pâle et défait qui vint au-devant de lui.
—Ah! s'écria le marquis en voyant la physionomie du jeune homme, est-il donc trop tard? votre mère!...
—Calmez-vous, mon père! ma mère vit encore. Hélas! elle semble attendre votre retour pour rendre à Dieu sa belle âme!... Elle demande constamment si vous avez ramené avec vous le révérend père Ambroise.
—Le père prieur n'a pas pu venir, mon ami, répondit le marquis tout en allant vers l'appartement de la malade; mais il m'a donné le religieux le plus renommé de son couvent pour le suppléer...
Le jeune homme gémit profondément et pleura, et les précéda pour les annoncer. Le marquis fut contraint de s'arrêter.
—Ah, mon révérend père! voilà comme elle est aimée!... Ce jeune homme n'est pas son fils!.... (p. 321) il serait son frère, car elle est jeune et belle...; et c'est une tête de vingt ans que la mort va frapper!...
Giulio s'approcha de lui pour lui donner un peu de force et de résignation, mais il ne trouva rien à lui dire: lui-même était frappé par une puissance inconnue.
—Laissez-moi seule avec le révérend père, dit la marquise lorsqu'elle sut qu'il était arrivé.
La voix de cette femme fit tressaillir Giulio. Tout le monde se retira.
—Mon père, dit la mourante, d'une voix que la faiblesse et l'émotion rendaient à peine distincte, je vous ai fait appeler pour vous demander votre pardon et vous supplier de me le faire accorder par un homme que j'ai peut-être bien offensé... en attaquant sa vertu!... Mais je vais mourir, et ma mort m'acquittera envers lui, n'est-ce pas, mon père?...
Giulio tombe à genoux devant ce lit qui contient sa seule affection maintenant sur la terre... Sa seule religion, son seul Dieu, son seul avenir..., cette femme qui vient de parler..., c'est Thérésa... C'est la femme du confessionnal..., c'est la femme qui aime le religieux d'une passion insensée..., c'est celle que lui aussi adore D'UN AMOUR SANS BORNES!... Il a déjà accompli les deux (p. 322) premiers arrêts de la destinée prononcés par la sibylle...; il ne lui reste plus qu'à être meurtrier!...
Après la soirée où se fit cette confession terrible dans l'église du monastère de Messine, Giulio avait revu Thérésa plusieurs fois. Fidèle à sa religion, il avait repoussé l'enchanteresse; mais il avait bu le philtre entier par les regards, par les paroles, par tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait exprimer par cette créature toute de flamme et d'amour, qui adorait et ne voulait qu'être aimée...
Enfin, le moine trembla pour elle et pour lui à la voix de Dieu qui, un jour, parla plus haut que celle de la passion effrénée. Il s'éloigna; Thérésa ne le revit plus. Elle retourna vainement à l'église; la chaire n'était plus occupée, le confessionnal était vide..., car, pour ELLE, c'était Giulio qui était un être humain, le reste était néant. Elle pleura...; elle souffrit, car elle aimait, l'infortunée! de cet amour qui donne le ciel lorsqu'il est heureux, mais qui tue lorsqu'il est méconnu!... Sa santé s'altéra, et bientôt sa jeune vie fut atteinte et marquée. Alors elle voulut que son dernier adieu parvînt à Giulio par une bouche sévère, peut-être, mais sûre, et elle fit demander le père Ambroise... Sa destinée, toujours inflexible, lui envoya Giulio.
(p. 323) En entendant, en reconnaissant cette voix aimée dont le pouvoir sur lui est bien autrement puissant que celui de Dieu, le moine s'écrie et ne peut plus longtemps se cacher à Thérésa.
—C'est moi, lui dit-il, moi qui veux mourir avec toi... moi qui t'aime plus que tu ne m'aimes peut-être!... moi qui me perds!... moi que tu rends sacrilége... Vis, Thérésa!... car, je te le répète... je t'aime.
Et ses larmes tombent sur le front de la mourante, sur son sein, sur ses mains déjà froides... elles lui redonnent la vie... elles lui montrent l'amour de Giulio.—Elle ne mourait que de sa douleur... maintenant elle vivra... elle vivra pour l'amour, puisqu'elle est aimée.
Giulio et Thérésa échangent à peine quelques mots... ils étaient inutiles dans leur situation... La jeune femme ne pouvait parler, mais elle voyait Giulio, elle pressait sa main, interrogeait son œil; et lui, la serrant dans ses bras, il rappelait au foyer de la vie tout ce qui la fait doublement sentir quand on aime comme il était aimé.
Cependant il fallait feindre... toute une famille attentive était là pour observer et peut-être punir si la moindre lumière frappait des yeux trop confiants... mais rien ne parut faire impression sur le vieillard trompé... La guérison presque miraculeuse (p. 324) de la marquise fut attribuée à la vertu des prières du frère Giacomo, et sa renommée grandit encore.
Thérésa fut bientôt en entière convalescence, et quelques semaines s'étaient à peine écoulées que l'église des Dominicains la revoyait encore devant son autel, priant un Dieu qu'elle offensait et qui ne devait pas lui pardonner.
Giulio l'aimait avec une égale passion; cependant il éprouvait des remords et Thérésa n'en avait pas. Bientôt la vie du religieux devint malheureuse. Il aimait toujours; mais l'excès même de cet amour lui causait une terreur qui le rendait insensé... Il passait souvent des nuits entières en prières, il s'infligeait les plus dures pénitences, et toujours les mêmes terreurs venaient l'assaillir et troublaient son âme jusque dans les moments où le charme de l'amour de Thérésa lui faisait d'abord tout oublier.
Elle s'aperçut enfin qu'un secret, un grand mystère était dans l'âme de celui qu'elle aimait. Elle résolut de tout connaître, de partager son sort, quel qu'il fût, et de lui faire voir qu'une femme, dans son amour, n'est jamais dévouée à moitié.
Elle lui demanda de lui confier la cause de ses souffrances, de ses inquiétudes... Giulio résista d'abord... puis il lui avoua ce qui s'était passé dans la terrible soirée du palais Gandolfo, et la prédiction de la sibylle.
(p. 325) Thérésa lui sourit doucement:
—Tu es insensé, mon ami, lui dit-elle... Eh quoi! c'est ce mot qui devrait effacer l'impression causée par les deux autres qui éveille ta terreur!... Eh quoi! n'y a-t-il pas dans ces paroles de quoi faire pâlir tout danger... toute inquiétude: Amour sans bornes! Oh! Giulio, si tu m'aimais comme je t'aime!... nous serions heureux!
Et pourtant il l'aimait ardemment!... Quelquefois, entraîné par sa passion, Giulio fixait sur Thérésa un regard qu'il n'osait pas rencontrer... Elle frémissait, son cœur battait, et le tumulte de la passion était longtemps à s'apaiser dans cette âme ardente, qui ne vivait que pour l'amour et par l'amour. Et pourtant cet amour était pur comme celui de deux anges!
Un jour, le prieur envoya Giulio à Naples dans une maison de leur ordre pour une mission très-grave. Giulio partit sans avoir pu voir Thérésa, et lui écrivit seulement en promettant son retour pour la semaine suivante; mais un mois s'écoula dans cette absence... En arrivant à Messine, le premier soin de Giulio fut de courir au palais de la marquise... Il la trouva seule, sur une terrasse, au bord de la mer... regardant les flots... pensant à lui... et pleurant... En le voyant, elle oublie la retenue d'une femme, les vœux de celui qu'elle (p. 326) aimait; elle se jette dans ses bras, le serre sur ce cœur dont il était la vie, et pour la première fois comprend que son bonheur, jusque-là si parfait en voyant chaque jour son ami, pouvait encore être doublé par lui.
Giulio partage et devine son émotion... Bientôt la sienne est trop vive. Il serre Thérésa avec violence contre sa poitrine; puis, la repoussant avec une égale rudesse, il s'éloigne du palais de Campo-Santo, la raison égarée et murmurant avec terreur le mot: Sacrilége!
Il passa la nuit en prières... Le matin le trouva priant encore... Il écrivit alors à Thérésa:
«Séparons-nous, Thérésa... je ne puis supporter, et pour toi, et pour moi, cette odieuse pensée d'une éternelle perdition!... Éternité!... sais-tu ce que c'est que ce mot? Éternité!... et quand la colère de Dieu l'a prononcée comme anathème, cette parole terrible, comment avoir son pardon?... Et c'est à de telles peines que je te condamnerais, Thérésa!... Jamais!... Je saurai souffrir!... Séparons-nous!...»
Thérésa était passionnée comme une Italienne, mais en même temps elle était femme... Elle adorait Giulio... mais le sombre mystère de la vie de cet homme l'effrayait en même temps qu'elle l'adorait. Cette prédiction était pour elle comme une (p. 327) énigme; ce qu'elle y voyait, c'est que cette prédiction attaquait la vie du malheureux par la puissance de la terreur... Alors encore une fois elle se sacrifia; elle insista pour revoir Giulio!... Hélas! il avait raison! elle crut le consoler en lui disant de douces paroles... et tous deux se perdirent!...
À dater de ce moment, l'existence de Giulio devint si malheureuse que Thérésa dut pleurer en larmes amères la funeste pensée d'avoir voulu le revoir!... Avant ce moment, Giulio n'avait pas de remords... Maintenant il n'osait plus prier... Où donc était son refuge? Enfin il ne put supporter un tel état... Il cessa de voir Thérésa, et bientôt ne lui écrivit plus.
Ce fut encore une nouvelle douleur pour la malheureuse femme!... Mais lorsqu'elle avait souffert jadis, elle était innocente... C'était un ange de pureté, une sainte colombe immolée sur l'autel du devoir!... Et maintenant, qu'était-elle devenue?... Cette pensée la rendait insensée; alors elle songeait à la mort... Hélas! la mort aussi était un crime.
Mais bientôt un devoir lui fut imposé. Ce devoir, elle le comprit... il lui redonna de l'espérance... Il existait d'ailleurs maintenant un motif pour qu'elle aimât la vie... Elle devait seulement quitter l'Italie... aller en Espagne; en Amérique... Elle voulait (p. 328) revoir Giulio une fois pour lui communiquer son plan... Il fallait qu'il l'accompagnât... puis, s'il en avait la force, il la quitterait... Mais Giulio se refusait à toutes les tentatives faites pour le voir... Enfin Thérésa n'hésite plus, elle a organisé leur fuite à elle seule... Et quand tout est prêt, elle se rend un soir, au moment de la bénédiction, à l'église du monastère de Giulio... Enveloppée dans un long voile noir, Thérésa, cachée derrière un des piliers massifs de la nef, attend, dans une angoisse inexprimable, le moment où Giulio restera seul pour sa méditation... Il passait devant Thérésa, enfoncé dans sa rêverie, les bras croisés sur sa poitrine, et ne voyant aucun des objets qui l'entouraient: tout à coup Thérésa s'offre à lui... elle l'arrête et lui parle avec cette énergie que prêtera toujours le cœur lorsqu'il est profondément ému... Elle lui révèle un secret aussi, elle... car elle en a un comme lui, la malheureuse!... Giulio recule devant le précipice ouvert devant lui... Tout est prêt, lui dit-elle.—Jamais!—Eh bien! alors, un dernier adieu, ce soir, à minuit... Tu as une clef du jardin du couvent qui ouvre une porte du côté de la mer... donne-la moi, et ce soir je viendrai te dire adieu pour toujours.
Giulio égaré, interdit, entend marcher; il laisse tomber la clef dans la main de Thérésa et s'enfuit (p. 329) rapidement. Thérésa, sûre de le revoir, s'éloigne avec joie.
À minuit, malgré la terreur qui la domine, Thérésa se rend au couvent; elle traverse une grève solitaire, ouvre la porte et se trouve dans le jardin du monastère... L'insensée! sa vie, celle de son amant, tout est joué sur un coup du hasard!...
Thérésa ne voit rien; la nuit est sombre; pas de lune, pas une étoile ne luit au ciel; elle entend marcher enfin... c'est Giulio! Mais il n'est plus incertain, il a pris des forces, il les a prises dans une pensée infernale.
—Que me veux-tu? demande-t-il à Thérésa, d'un ton brusque et sévère. Je ne puis, je ne veux pas partir; laisse-moi, et retire-toi en paix; prie pour toi et pour moi... je prierai aussi pour tous deux... pour nous faire pardonner par Dieu notre faute. Adieu, Thérésa, adieu pour la dernière fois.
Mais Thérésa est bien forte... elle prie au nom d'un autre! Elle se jette à genoux; elle supplie, pleure, baigne de larmes brûlantes les mains de Giulio... Il se laisse attendrir; lui aussi pleure sur le front de Thérésa... Elle l'entraîne vers la porte du jardin; la barque est prête... Un moment, et Thérésa triomphe!...
(p. 330) —Non! dit Giulio hors de lui, je ne puis!... pitié!..... Mais Thérésa insiste avec plus d'ardeur; la porte est ouverte... déjà ils en ont presque franchi le seuil, lorsque la cloche de la chapelle sonne les premières matines; Giulio l'arrête et frémit. Thérésa l'enlace de ses bras.—Laisse-moi, s'écrie le moine tout à fait égaré... Et saisissant un poignard qu'il portait toujours, il le plonge dans son sein...
Elle tomba sous ce seul coup... Giulio ne fit pas un mouvement... Le jour commençait à poindre; le moine regarda longtemps le corps sanglant de la malheureuse femme; puis, tout à coup, il souleva le cadavre, et, courant vers le rivage, il le jeta à la mer; retournant ensuite avec la même rapidité vers l'église où déjà il y avait du monde, il y entra avec sa robe teinte de sang et son poignard passé dans la ceinture de sa robe. On le saisit, on le questionna; il répondit avec vérité, quoiqu'il fût positivement fou en ce moment... Les moines l'entraînèrent dans l'intérieur du monastère... On ne le revit jamais.
—Eh bien! sire, dit la reine Hortense à l'empereur de Russie, comment trouvez-vous que Napoléon conduisait un drame?
L'empereur Alexandre avait été profondément intéressé, ainsi que chacune de nous, quoique nous connussions déjà le conte. L'empereur en demanda (p. 331) une copie qu'il emporta à Pétersbourg. Il n'avait pas de titre, et nous fûmes toutes d'accord de le nommer «la Destinée.»
À l'époque où je parle de madame Récamier, il est impossible, à moins de l'avoir vue et d'en avoir conservé le souvenir dans un cœur dévoué à elle, de se faire une idée de sa fraîcheur d'Hébé et de la grâce de son sourire. Il y avait dans l'accord de ce sourire et de son regard plus de charmes qu'il n'en faudrait pour captiver le cœur le plus sévère. C'était une création à part que madame Récamier à cet âge de dix-huit ans; et jamais je n'ai retrouvé ni en Italie, ni en Espagne, ce pays si riche en beauté, ni en Allemagne, ni en Suisse, (p. 334) la terre classique des joues aux feuilles de rose, jamais je n'ai retrouvé ce que m'offrait alors madame Récamier.
Madame Récamier, dans les premières années de son mariage, vivait non pas retirée, mais dans un monde tout intérieur; elle vivait dans une famille nombreuse formée de la sienne et de celle de son mari, et lorsqu'elle allait dans le monde, c'était pour y produire un effet qu'elle ne renouvelait que rarement. Elle était simple et bonne comme elle l'est encore aujourd'hui, et la plus jolie femme de France et peut-être de l'Europe.
M. Récamier n'avait pas encore été atteint par le despotisme impérial à cette époque; M. Barbé-Marbois n'avait pas posé sa main de fer sur sa destinée; il était riche enfin. Cependant il habitait, rue du Mail, no 3, une maison assez ordinaire, et madame Récamier, toujours simple et ne voulant que ce que son mari voulait, ne souhaitait rien au delà.
Cependant elle eut le désir d'avoir une campagne, et M. Récamier lui fit arranger le grand château de Clichy-la-Garenne[106], qui appartenait (p. 335) à madame de Lévy. Là elle pouvait venir à Paris facilement, et lui-même pouvait, après la bourse, y aller dîner et revenir le soir.
L'intérieur de madame Récamier était surtout composé d'amis et de personnes supérieures; ce fut toujours un bonheur pour elle que d'aimer un être ou une chose au-dessus d'une ligne ordinaire; et depuis que je la connais, j'ai su l'apprécier encore pour cette volonté d'aimer surtout ce qui est beau et bon, même avec des défauts. C'est la supériorité de sa haute nature qui produit cette volonté; c'est une qualité de plus en elle.
Cette maison de Clichy était jolie, sans être très-recherchée; c'était dans ce lieu que madame Récamier, âgée de dix-huit ans, était recherchée par tout ce qui avait alors un nom.
Un jour, elle était dans un salon qui donnait sur le jardin, occupée à mettre des fleurs dans une grande corbeille où elle les arrangeait selon leurs couleurs. Dans cette occupation elle était ravissante; elle avait une robe de mousseline blanche faite à la prêtresse, comme on le disait alors; ses beaux cheveux n'étaient retenus par aucune autre chose qu'un peigne d'écaille... Fort occupée de ses fleurs, elle n'entendit pas la porte qui s'ouvrit et un nom qui fut annoncé. La personne qui entra demeura quelque temps sans faire un pas. (p. 336) C'était Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur.
—Mon Dieu! que vous êtes charmante ainsi! Elle se retourna vivement, mais sans témoigner de peur; elle n'en avait pas eu, et ne marquait jamais que ce qu'elle éprouvait. Elle salua le jeune ministre d'un de ses gracieux sourires.
—On devrait vous peindre ainsi, lui dit-il.
Elle sourit.—Ce serait une prétention, dit-elle.
Dans ce moment, on entendit rouler une voiture, et le valet de chambre annonça M. Fox et lord et lady Holland.
—Nous sommes venus vous surprendre, dit M. Fox, et je crois que vous aurez encore quelques visites ce matin.
LADY HOLLAND.
Oui, le général Moreau, la duchesse de Gordon, et, je crois, madame Divoff et son mari.
LORD HOLLAND.
N'est-ce pas ce M. Divoff qui a conservé une immense coiffure frisée et poudrée, parce qu'il ressemble, lui a-t-on dit, à Potemkin?... C'est une drôle de manie.
Sa femme est excellente et sa maison fort agréable.
LUCIEN BONAPARTE.
Monsieur Fox a-t-il déjà parcouru Paris?
M. FOX.
Mais pas autant que je l'aurais voulu. J'ai des affaires, j'ai des amis; le temps court si vite, et puis il y a tant de choses curieuses, qu'en vérité, dans la crainte de ne pouvoir tout voir, je me surprends quelquefois à dire que je ne verrai rien... et puis je dois bientôt quitter ce que j'admirerai. Pourquoi le voir?
Madame Récamier sourit et regarda M. Fox avec une finesse si charmante, que ce sourire traduisait toute une pensée.
M. FOX.
Vous me trouvez absurde, n'est-il pas vrai, en parlant ainsi? mais il y a une apparence de vérité. Nous avons en anglais un adage qui signifie: «Il vaut mieux ne jamais se rencontrer que de se rencontrer pour se quitter[107].»
Je ne pense pas ainsi...; et quand je ne devrais voir la femme que j'aime qu'une minute dans un jour et même dans un mois, dans une année, je préfère cette minute fugitive à ne la pas voir du tout. C'est l'oubli, c'est le néant, l'absence totale!... Voir même pour un moment un objet aimé, une grande et belle chose, cela suffit à l'âme.
Fox regardait Lucien, qui parlait avec feu et qui s'animait avec passion. Fox alla à lui et lui dit avec intérêt:
—Parlerez-vous bientôt à la Chambre?.. Je voudrais vous entendre sur un sujet intéressant.
Lucien fut touché de cette marque d'intérêt, et dit à M. Fox qu'il parlerait le quintidi prochain des manufactures, sur leur accroissement et l'encouragement à donner au commerce.
Fox sourit en entendant le mot quintidi, et dit à Lucien qu'il ignorait quel jour ce serait.
LUCIEN.
Pardon! j'ai tort; mais l'habitude, vous le savez, est une autre nature!... quintidi répond à jeudi prochain. Si vous voulez me faire l'honneur de venir déjeuner avec moi, nous partirons après (p. 339) pour le Corps-Législatif. Je vous présenterai ma petite famille.
On annonça le général Moreau; après lui vinrent M. de Lalande, M. de Chazet, M. Vigée, tous hommes d'esprit, si ce n'est le général, qui n'était pas le contraire, mais qui méritait plutôt le nom d'homme de talent; puis ensuite la duchesse de Gordon et lady Georgina. Lady Georgina était en deuil parce qu'elle avait été fiancée au duc de Bedford, l'aîné de cette maison; il était mort quelques semaines avant, et lady Georgina avait pris le deuil, selon la coutume tolérée en Angleterre. Elle était jolie; mais à côté de madame Récamier c'était cette différence d'une femme qui veut être jolie et d'une femme qui l'est tout naturellement. Lady Georgina apprenait à danser de Gardel, et dansait déjà fort bien le menuet de la cour et la gavotte.—Je ne sais si elle l'a essayé après son retour en Angleterre, lorsqu'elle y retourna avec le duc de Bedford, le frère du fiancé mort, devenu son mari... et pourtant il n'y avait pas plus de deux mois que l'aîné était allé rejoindre ses pères, lorsque la fiancée donna sa main à l'héritier de ses armes et titres, et de sa fortune surtout: il n'y a que les Anglais pour faire des choses comme cela.
La duchesse de Gordon passait pour folle, mais certes elle ne l'était guère. N'étant pas riche, ayant (p. 340) quatre filles, elle déclara que ses quatre filles seraient toutes quatre duchesses,—et elles le furent, moins une: la première fut duchesse de Leinster; la deuxième, duchesse de Richmond; la troisième, duchesse de Bedford, et la quatrième, mariée à lord Blum, fils aîné du lord Cornwallis, eût été infailliblement duchesse si le roi n'eût pas été fou, parce qu'il eût fait lord Cornwallis duc[108].—Cette preuve de l'industrie maternelle est assez comique à observer.
Cette vieille duchesse de Gordon fut belle dans son temps, disaient de vieux Anglais.—Nulle trace ne se voyait de cette beauté passée; elle était ridicule, et voilà tout; du reste fort peu riche, et n'ayant de l'argent du duc de Gordon qu'en le menaçant d'aller le trouver en Écosse, où il habitait pour fuir sa femme.
Les visites se succédèrent chez madame Récamier; lady Georgina et sa mère devant rester à dîner laissèrent partir une portion des visites du matin. La jolie mademoiselle Bernard (mademoiselle de Sivrieux), depuis madame Michel, demeura aussi pour le soir, ainsi que lord et lady Holland et M. Fox.—Le général Moreau et Lucien Bonaparte ne purent rester et repartirent pour Paris, (p. 341) mais point ensemble, car ils ne s'aimaient pas; Lucien aimait son frère et ne pouvait estimer celui qui était envieux de sa gloire.
Lorsque le salon fut moins nombreux, M. de Chazet demanda à madame Récamier si elle avait vu la pièce nouvelle.
—Laquelle? demanda madame Récamier.
M. DE CHAZET.
Les Aveux difficiles.
MADAME RÉCAMIER.
Non. De qui est-elle?
M. DE CHAZET.
Vigée, salue donc.
M. VIGÉE.
Il faudrait, pour saluer, que Madame eût vu la pièce, et qu'elle en fût contente: ce qui est douteux.
M. DE CHAZET.
Sois modeste tant que tu voudras; moi, je dirai que la pièce est jolie, et très-jolie.
LADY HOLLAND.
Je l'ai vue et l'ai trouvée charmante. J'ignorais (p. 342) qu'elle fût de Monsieur; je lui en fais mon compliment.
M. DE CHAZET.
Il est fâcheux qu'elle n'ait qu'un acte: pourquoi ne pas avoir fait de cette pièce[109] une œuvre capitale en trois ou cinq actes? Il y a de la délicatesse, de l'esprit, et tout ce qui plaît dans le dialogue.
MADAME RÉCAMIER.
M. Vigée, je crains d'être indiscrète, mais si vous vouliez nous dire quelques vers de votre pièce;... certainement vous vous les rappelez.
M. VIGÉE.
Ah! madame, ce serait un tour de force que de me rappeler de mauvais vers...
Toutes les femmes l'entourent et le prient.
M. DE CHAZET.
Allons! Vigée. Je vais te mettre en train....
En parlant de Cléante, on me parla de soi,
Puis insensiblement, et contre mon attente,
(p. 343) On oublia bientôt jusqu'au nom de Cléante.
Cléante m'écrivait souvent: soins superflus!
J'en parlais bien encor, mais je n'y pensais plus.
LADY HOLLAND.
Oh! que ces vers sont jolis, fins et délicats de pensée!
MADAME RÉCAMIER à Vigée.
Eh bien! M. Vigée?
M. VIGÉE.
Madame, pardonnez-moi; je ne puis me rappeler deux vers de suite; mais si la pièce est assez heureuse pour vous plaire par l'échantillon que vous en a dit Chazet, j'aurai l'honneur de vous envoyer une loge pour la troisième représentation, qui est après-demain.
Clichy était un lieu non-seulement habité par une femme qui le rendait agréable, mais sa proximité de Paris le rendait une campagne à part parmi les autres. Après le dîner, ce même jour, il vint le général Junot, sa femme, Eugène Beauharnais, M. Ouvrard, M. Collot, et une femme dont le nom, déjà fameux, devait grandir encore et devenir célèbre et glorieux pour notre France: cette femme était madame de Staël...
(p. 344) Madame de Staël avait apprécié madame Récamier ce qu'elle valait; son esprit supérieur avait jugé cette fleur, cette violette embaumée qui pouvait bien vouloir se cacher, mais jamais être inaperçue, et dont le parfum de beauté, de vertus et de tout ce qui la fait aimer, la fera toujours découvrir par celui qui passera près d'elle.
Madame de Staël allait publier Delphine: le roman n'était pas encore terminé; mais l'auteur en lisait quelquefois des lettres détachées; et, ce même jour, elle en apportait une ou deux pour les lire à madame Récamier. Mais aussitôt qu'elle vit autant de monde, elle cacha son manuscrit.
—Pour vous, à la bonne heure, dit-elle en pressant la main de madame Récamier; pour vous seule.
Lafon, qui venait aussi souvent chez madame Récamier, vint ce même soir; lui et mon mari récitèrent des vers de Ducis et de Tancrède. Madame de Staël, en voyant Junot et Lafon, se sentit excitée à suivre leur exemple, et proposa à madame Récamier de jouer avec elle une scène qu'elle a faite sur le sujet si pathétique d'Agar dans le désert... Madame de Staël fut sublime dans le rôle d'Agar, et madame Récamier vraiment angélique dans le rôle de l'ange... Sa ravissante figure avait une expression radieuse qui frappa (p. 345) tout ce qui était autour d'elle. Fox était dans l'enchantement.
—Quelle charmante créature! disait-il; c'est vraiment l'œuvre de la Divinité dans un jour de fête! Voyez comme elle est douce! ce sourire! ce regard! ce son de voix! cette chevelure soyeuse! et cette expression gaie, calme et pure que reflète son regard, et qui annonce le contentement d'une belle âme!...
En entendant M. Fox, on était non-seulement de son avis, mais heureux de penser comme lui; il semblait qu'on voyait dans l'avenir, que d'aimer un jour cette même personne avec toute la tendresse du cœur suffirait seul pour faire oublier ses peines, quelque vives qu'elles fussent.
M. Ouvrard, qui était aussi un des habitués du salon de Clichy, ce même soir, demanda à madame Récamier de venir voir le Raincy, qu'il venait d'acquérir avec M. Destillères.
—Vous seriez bien aimable de venir voir nos lilas et nos arbres de Judée, dit-il avec cette courtoisie qu'il avait vraiment devinée.
—Je ne connais pas le Raincy, dit lady Holland.
—Voilà, milady, une belle occasion de le connaître; et, se tournant vers madame Récamier, il la pria de venir au Raincy avec toute la société de Clichy, et d'engager qui lui conviendrait.
(p. 346) L'offre fut acceptée, et le jour fixé au mardi suivant.
La journée de Clichy se termina comme habituellement. On fit de la musique; madame Récamier joua admirablement du piano; une de ses cousines, jolie personne de seize ans, qui l'accompagnait avec un tambour de basque, en jouait avec une grâce charmante (car on en joue). Steiblt venait de publier ses Bacchanales, qui étaient de jolis airs de sa composition avec accompagnement de tambour de basque. Madame Récamier dansait aussi un pas avec le tambour de basque dans lequel elle était semblable aux Heures d'Herculanum.
La journée passée au Raincy fut charmante.
M. Ouvrard fit servir le déjeuner dans l'orangerie. Le temps était superbe, et ce beau parc éclairé par un soleil de juin bien pur et bien doux encore, quand il n'est pas encore brûlant, et que ses rayons d'or éclairent cette belle futaie qui est à côté du château, et vient ensuite glisser sur les belles pelouses qui sont enserrées, comme par une ceinture de fleurs, par l'allée de lilas et celle d'arbres de Judée en fleurs.
Madame Récamier et madame de Staël vinrent ensemble; les autres se suivirent: mon mari et moi, avec Lucien et M. Fox, madame Visconti (p. 347) et Berthier; lady Georgina et sa mère; lord et lady Yarmouth; M. de Montrond; M. et madame Divoff; la belle duchesse de Courlande, et le prince Trobetzkoï, qu'elle repoussait alors et qu'un an après elle avait pour mari; le prince Grégoire Gagarin, le comte Armand de Fuentès, Don Alphonse Pignatelli, son frère... Eugène Beauharnais et une foule d'autres personnes dont les noms me sont échappés.
C'était une ravissante habitation que le Raincy. On admirait surtout cette salle de bain offrant le luxe le plus beau, celui qui est caché. En effet, en entrant dans cette salle de bain, vous ne voyez pas d'abord ce qui en fait le grand prix. Les cuves ont été creusées dans les Vosges et sont faites d'un seul morceau de granit; elles ont été creusées dans un seul bloc chacune, et ensuite amenées à Paris. La cheminée est en vert antique; le carreau est en larges dalles de marbre jaune antique et fort estimé. La salle est en demi-lune; dans la partie circulaire, est un sopha en velours vert. Au-dessus et tout autour de cette demi-rotonde est représenté le bain de Diane avec ses nymphes et Actéon. Les cuves sont enfermées entre quatre piliers de granit aussi des Vosges. À ces pilastres sont attachés des stores en satin blanc. C'est une délicieuse retraite que cette salle de bain. À côté est une charmante (p. 348) chambre à coucher[110]. Lorsque trois ans plus tard je fus maîtresse du Raincy, j'y logeais de préférence à mon appartement du premier.
Au moment où l'on allait commencer une promenade avant le déjeuner, promenade qu'on devait faire dans des chars-à-bancs et des calèches préparés par M. Ouvrard pour les amis de madame Récamier, on vit arriver une calèche par la grande avenue de peupliers.
—C'est madame Krudner, dit madame Récamier.
—Ah! dit madame de Staël, madame de Krudner qui vient de publier un roman?
—Oui, Valérie.
—Il est bien, ce roman. Il y a de l'âme, il y a du cœur et du style; elle fera bien de continuer, car je lui soupçonne un vrai talent.
Ce roman de Valérie est, en effet, charmant; Valérie fut lu par moi avec grand intérêt, et le cas que l'on fait aujourd'hui de ce même livre me montre que son mérite est réel, pour avoir survécu (p. 349) à trente années de sommeil et même à trente-quatre.
Je ne connaissais pas madame de Krudner; je voulus lui être présentée, et je la vis de près avec beaucoup d'intérêt. Sans doute elle ne frappait pas comme madame de Staël, parce qu'elle n'avait que du talent et que madame de Staël avait du génie. Cette différence doit être admise par qui n'a connu ni l'une ni l'autre.
Madame de Krudner était une femme de très-grande taille, paraissant en avoir une plus grande encore en raison de sa maigreur. Elle était d'une extrême pâleur et très-blonde; elle avait été elle-même l'original de Valérie. On me dit qu'elle ne le niait pas lorsqu'on le lui demandait; j'avoue qu'étant jeune, cela me parut étrange. Toutefois, je la trouvai ce qu'elle était, parfaitement aimable; elle avait déjà le goût des idées mystiques et novatrices, et ne pouvait parler pendant une heure sur un sujet sans y mêler aussitôt quelques mots de religion.
La journée fut charmante; Ouvrard s'entend comme personne à monter une partie, à la diriger et à la maintenir toute une journée. Je l'ai vu ainsi au Raincy, et lorsqu'il recevait à la pompe à feu. Garat avait été invité; il chanta, et la journée fut complète.
(p. 350) J'ai parlé tout à l'heure de la simplicité de la campagne de Clichy; il n'en fut pas toujours ainsi autour de madame Récamier. M. Récamier, voulant que sa jeune femme trouvât chez elle les jouissances de son âge, acheta, même sans l'en prévenir, le superbe hôtel de la rue du Mont-Blanc dans lequel loge aujourd'hui madame Lehon. Bertaut, l'architecte, fut requis pour meubler cet hôtel et en faire un palais enchanté; Bertaut avait du goût, et un goût exquis; je n'ai jamais vu un appartement arrangé par lui autrement que très-bien. Celui de madame Récamier fut un des mieux parmi les plus soignés; la salle à manger, la chambre à coucher, le premier salon, le grand salon, tout était magnifiquement et élégamment meublé. La chambre à coucher, surtout, a du reste servi de modèle à tout ce qu'on a fait en ce genre; je ne crois pas que depuis on ait fait mieux. Je ne le pense pas comme les gens qui croient que rien n'est beau que ce qu'a produit leur temps; je le dis parce que l'évidence est là.
Ce fut dans cette maison que se donna le premier bal en règle qui se soit donné dans une maison particulière, parce que les bals de ministres sortent de la ligne, ainsi que les bals étrangers. Je dis donc que les bals de madame Récamier furent les plus beaux qu'on eût vus jusque-là dans (p. 351) Paris; elle en faisait les honneurs avec une grâce parfaite et cette bonté si gracieuse qui lui gagne les cœurs. Quand je parle d'elle, il me faut être en garde contre moi-même, car je répèterais toujours ce que je dis d'elle; il me semble que je ne l'ai pas encore assez dit.
Madame Récamier est la première personne de Paris (car il faut que justice soit rendue à qui il appartient) qui ait eu une maison ouverte où l'on reçût: elle voyait d'abord beaucoup de monde pour l'état de son mari; ensuite, pour elle, il y avait une autre manière de vivre, une autre société que celle que nécessairement son goût exquis ne pouvait confondre avec ces hommes qui savent et connaissent la vie;... portée à la bonne compagnie par sa nature, aimant ce qui est distingué, le cherchant et voulant avoir un bonheur intérieur dans cette maison où le luxe n'était pas tout pour elle, et où son cœur cherchait des amis... Elle se forma une société, et malgré sa jeunesse elle eut la gloire dès ce moment de servir de règle et de modèle aux autres femmes.
On y rencontrait, outre madame de Staël, Adrien de Montmorency, Benjamin Constant, Mathieu de Montmorency, ces hommes qui connaissent le monde et l'embellissent avec leurs coutumes courtoises et l'extrême quintessence du savoir-vivre (p. 352) comme avec leur esprit; M. de Bouillé, et d'autres hommes encore qui pouvaient être avec ceux que je viens de nommer, comme M. de Chateaubriand, M. de Bonald, M. de Valence, M. Ouvrard; ce dernier avait la connaissance du monde et pouvait être à la fois l'homme du jour et l'homme d'autrefois.
Après Clichy, madame Récamier eut une autre campagne, Saint-Brice; c'était un plus beau lieu que Clichy: les ombrages étaient plus épais, les eaux plus belles. Madame Récamier aimait Saint-Brice... mais bientôt il lui devint plus cher par l'hospitalité qu'elle y donna à une amie malheureuse. Madame de Staël, poursuivie par Napoléon, trouva sous le toit de madame Récamier ce que toujours on aura près d'elle: du repos et de l'espoir.
Junot était à Saint-Brice lorsque madame de Staël y arriva; son désespoir lui fit mal.
—Sauvez-la, dit madame Récamier à Junot.
—Je le voudrais pour vous, puisque vous le souhaitez, et pour elle aussi, car elle me fait mal; mais elle a bien irrité l'Empereur.
—Faites tous vos efforts, répéta l'ange.
—Je ferai si bien que je me brouillerai plutôt avec lui s'il ne me l'accorde pas.
—N'allez pas faire de coup de tête, lui dit madame (p. 353) Récamier de sa douce voix... et à cette voix toute tempête se calmait.
Mais tout fut inutile. Comme on l'a vu dans le volume précédent, Napoléon fut inflexible, et dans sa colère il laissa échapper une parole haineuse contre madame Récamier; aussi, lorsque quelques mois plus tard, étant demandée par cette même amie qui voulait lui dire un dernier adieu, madame Récamier voulut tout quitter pour aller rejoindre madame de Staël, Junot la supplia de rester.
—Vous ne reviendrez plus, lui disait-il, le cœur brisé... Vous ne reviendrez plus ici...
—C'est impossible, on ne peut me punir de remplir un devoir sacré, disait la douce et angélique créature, elle qui n'avait jamais éprouvé un sentiment haineux... et dont l'âme, quoique passionnée, est remplie de cette mansuétude qui fait aimer plutôt que haïr.
Hélas! la prédiction de l'amitié ne fut que trop vraie! Madame Récamier ne revint plus à Paris... et ne revit plus cet ami qui lui était si dévoué que dans l'exil, et lorsque lui-même marchait à la mort[111]!...
Parmi les femmes qui, à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, marquèrent par leur beauté, madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély tient une des premières places. Elle était parfaitement belle, surtout en 1795 et 1796, au moment où l'armée d'Italie avait ses quartiers à Milan. Son portrait, par Gérard, est à peu près de cette époque; elle y est représentée comme une femme de vingt ans à peu près[112].
(p. 356) Madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély est une personne que je connais depuis longtemps et que j'ai toujours aimée; elle a de l'esprit, de l'instruction, des talents, et tout ce qu'il faut au cœur pour de solides amitiés; c'est une femme qu'on recherche, qui plaît et qu'on aime quand on la connaît...
Regnault de Saint-Jean-d'Angély n'était pas tout à fait aussi aimable que sa femme; sans doute il avait du talent comme orateur, mais il était un peu brutal, et souvent plus cynique qu'il n'aurait fallu qu'il le fût avec les femmes qui étaient chez lui; mais après tout il avait de la bonté, et puis, pour ceux qui aiment l'Empereur, Regnault de Saint-Jean-d'Angély était un homme vraiment digne d'être apprécié comme un des plus fidèles serviteurs de Napoléon. Cette différence d'amabilité entre le mari et la femme formait une disparate qui quelquefois causait de la rumeur dans le salon de la jolie maison de la rue du Mont-Blanc où nous nous réunissions bien souvent alors.
J'étais fort liée avec madame Regnault dès les premiers temps de mon mariage. Junot était ami de Regnault, et comme sa femme me plaisait, nous (p. 357) nous liâmes, et la chose fut d'autant plus facile que les mêmes liens de société nous furent communs, et lorsque madame Marmont revint d'Italie avec son mari, après la campagne de Marengo, ces relations furent encore plus étendues. Madame Regnault voyait comme moi M. et madame Marmont, M. et madame Maret, M. et madame Duroc, Savary et sa femme, Eugène Beauharnais, et... Que dirai-je? presque toutes les femmes et les maris, dans les premières années du Consulat, étaient plus réunis que par la suite, et faisaient moins maison à part, et nous nous connaissions mutuellement beaucoup.
Regnault de Saint-Jean-d'Angély était un homme d'un grand savoir, dont Napoléon faisait grand cas. Y avait-il un cas difficile à résoudre, c'était toujours Regnault qui en était chargé. Son affection pour l'Empereur, après cela, entrait pour quelque peu dans la réputation qu'on lui accordait; mais il en avait une grande et méritée par lui-même.
Il lui arriva une singulière histoire, la première année où il fut propriétaire de son petit hôtel, rue du Mont-Blanc.
Il était un matin à s'habiller, lorsqu'on lui dit qu'un monsieur fort bien mis demandait à lui parler seul. Regnault achève de s'habiller et fait entrer (p. 358) le monsieur. Sa femme était dans la pièce voisine.
Le monsieur était un homme de cinquante ans environ; ses manières étaient distinguées, et tout en lui annonçait un homme comme il faut. Regnault avait le tact prompt, et lorsqu'il faisait mal, c'était sa faute. Il s'avança vers le monsieur et lui demanda en quoi il pouvait lui être utile.
M. DE ***.
Monsieur, ma demande et ma présence sont toutes deux étranges chez vous, mais non dans cette maison... car... elle fut jadis à moi.
REGNAULT.
Monsieur, j'ai acheté cette maison il y a un an, je l'ai payée comptant à mon notaire, et, certes, ce qu'elle vaut, si ce n'est plus; alors je...
M. DE ***.
Oh! monsieur, je ne viens pas pour réclamer une somme qui ne m'est pas due par vous, je ne le sais que trop... j'ai une autre requête à vous présenter.
REGNAULT.
Monsieur, s'il dépend de moi de vous être utile, (p. 359) comptez sur mon appui, et sur tout ce que je pourrai faire.
M. DE ***, regardant autour de lui.
Monsieur, je dois vous annoncer que j'ai émigré; peut-être cet aveu...
REGNAULT.
Monsieur, personne plus que moi ne respecte les opinions. Je suis indulgent pour les autres et demande même tolérance pour moi.
M. DE ***.
J'ai donc émigré, monsieur; mais ma femme avait une enfant trop jeune pour l'emmener avec moi... Elle resta! elle resta, monsieur!... et elle périt sur cet échafaud que j'avais fui!... Un vieux domestique demeura alors chargé du soin de ma pauvre petite fille... Ce vieux serviteur, demeuré seul avec l'enfant pendant la captivité de la mère, songea à mettre à l'abri ce qui restait de la fortune de ses parents, et, dans cette maison même, il enterra mon argenterie, les diamants de ma femme et une somme de trente mille francs en écus de six francs... Maintenant, monsieur, je me mets à votre disposition. Je sais (p. 360) que la maison est à vous, que tout ce qu'elle contient est à vous... et que...
MADAME REGNAULT, qui est survenue.
Monsieur, depuis que votre domestique a enfoui cet argent, la maison a appartenu à une foule de gens dont nous ne pouvons répondre. Si par malheur le trésor que vous venez réclamer est enlevé, nous en serions bien malheureux, je vous le jure; mais s'il est encore ici, je suis caution pour mon mari qu'il vous le rendra à l'instant; n'est-ce pas, mon ami?
REGNAULT, embrassant sa femme.
Bonne Laure! est-ce que cela se demande?
M. DE ***.
Je puis donc espérer...
REGNAULT.
Nous allons descendre dans le jardin pour voir...
M. DE ***.
C'est dans la cave, et non pas dans le jardin, monsieur.
Eh bien! dans la cave soit. Avez-vous un plan de la maison? car les caves sont vastes.
M. DE ***.
Oui, monsieur. Et il tira en effet de sa poche une grande feuille de papier sur laquelle une sorte de plan grossier était tracé: tout y était indiqué avec le plus grand soin, mais mal fait.
REGNAULT.
Monsieur, descendons; je fais des vœux pour que nous trouvions ce que vous cherchez.
M. DE ***, avec émotion.
Vous êtes un noble et digne homme, monsieur!
REGNAULT.
Bath! je ne suis pas meilleur qu'un autre... Tenez, demandez à ma femme, elle vous dira que j'ai de mauvais moments.
MADAME REGNAULT.
Je ne me souviens que des bons moments: allons à la cave!
On chercha longtemps. M. de *** avait déjà fait (p. 362) au moins cinq ou six fois le tour des caves, et on n'avait rien trouvé. Regnault lui-même avait pris une petite bûche et cognait sur tous les murs. Partout des murs de communication, partout des murs pleins, et le monsieur, désespéré, était au moment d'abandonner sa recherche pour laisser en repos le nouveau maître de cette maison, dont la patience peut s'épuiser, et qui enfin peut le chasser. Mais il connaît mal Regnault. Regnault demeurera là jusqu'au soir; la seule contrariété qu'il éprouve, c'est de craindre qu'on ne trouve pas ce qu'on cherche. Enfin Regnault s'avise de cogner au bas du mur avec un bâton:
—Ah! s'écrie-t-il, il y a quelque chose là!
Tout le monde regarde, c'est évident; il y a un mouvement visible dans le mur... En effet, rien n'avait été sondé à cette hauteur; c'était à hauteur d'appui. On y met le marteau avec l'ordre de Regnault... M. de *** était là avec une impatience qui seule parlait pour l'avertir. Mais ce pouvait être un avertissement trompeur. Enfin, après la chute de quelques briques, lorsque la poussière fut éclaircie, on aperçut une grande caisse, avec tous les renseignements en double sur cette caisse, dans une feuille de plomb roulée.
Le monsieur fit son inventaire à mesure que les objets venaient les uns après les autres. Le pauvre (p. 363) émigré rayonna de joie en voyant cette richesse qui lui assurait une noble indépendance. Regnault jouissait de le voir toucher ces mêmes bijoux antiques, cette argenterie qu'avait possédée son père, et enfin tout ce qui lui était souvenir... Ce M. de ***, après avoir comparé avec la note, fit encore ses remerciements à Regnault et à sa femme, en leur demandant de croire à une éternelle reconnaissance. J'ignore ce qu'est devenu cet homme.
Cette aventure, par le soin extrême qu'on apportait à ce qu'on disait dans le monde sur les affaires intérieures, bonnes ou mauvaises, passa presqu'inaperçue, et les choses demeurèrent douteuses pour les curieux.
Regnault racontait cette histoire avec beaucoup d'esprit. Il disait comment l'émigré, M. de ***, avait retourné une grande soupière d'argent, en le regardant en dessous, comme pour le payer de ce qu'il était descendu à la cave, et la noble attitude de madame Regnault et son touchant intérêt l'empêchèrent probablement d'exécuter son projet.
Le fond de la société de Regnault était en grande partie sa famille et celle de sa femme, et puis des artistes très-distingués et hors de ligne. On sait que Garat y passait sa vie, Gérard également; Millin était aussi un habitué, comme Arnault, beau-frère (p. 364) de madame Regnault; Fourcroy, Chaptal, le duc de Bassano, et une foule de personnes qui sont connues, non-seulement par leur nom marquant dans l'Empire, mais par leur talent, leur savoir et leur esprit.
—Madame Regnault avait le goût de sa maison; elle avait aussi une jolie habitation, bien meublée, gaie et convenable pour l'époque. Il n'y avait qu'un salon, une salle à manger, une chambre à coucher et un boudoir, le tout avec les dépendances: voilà quel était l'appartement de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély jusqu'en 1808 ou 1809; son mari occupait le premier de la maison en 1808. Regnault acheta l'hôtel dans lequel il logeait, rue de Provence, no 56, et le fit magnifiquement meubler. Mais je crois que les bons rires que nous avons faits rue du Mont-Blanc ne se sont pas renouvelés rue de Provence.
Madame Regnault, qui entendait la vie du monde, et dont la mère, madame de Bonneuil, avait connu cette vie d'autrefois, madame Regnault me proposa un jour de souper: c'était une innovation, car on ne parlait plus de souper depuis la Révolution; mais madame Regnault voulut amener ce projet à sa fin. Un jour, donc, elle en parla à Regnault; il avait de l'humeur et l'envoya promener. Sa femme se tut et ne dit plus un mot (p. 365) du souper. Le soir venu, M. Regnault rentre de je ne sais quel spectacle, bâille au milieu de nous, étend les bras et s'en va dormir.
Junot était de notre souper; il n'arriva qu'à onze heures et demie, parce qu'il venait des Tuileries. Nous nous mîmes à rire, car nous étions en belle humeur; Junot racontait, et Arnault ne le laissait pas en chemin; cependant depuis plus d'une heure j'entendais une sorte de grondement que je ne pouvais définir: c'était au-dessus de ma tête. Enfin il devint si fort, que c'était comme un coup de vent dans une galerie. Madame Regnault nous dit alors:
—C'est mon mari qui est endormi et qui RONFLE.
Nous nous mîmes à rire.... Mais le somnambule ne me fit pas rire, moi; je craignis qu'on ne l'éveillât, et il ne me paraissait pas gai à supporter en pareils moments. Je le dis tout bas à Junot, mais il n'en fit que rire. Madame Hamelin, madame Regnault, moi, mon mari, Auguste de Colbert, le comte de Fuentès, Alphonse Pignatelli, Millin, et puis madame Arnault, qu'alors on appelait Sophie, voilà quelles étaient les personnes qui soupaient chez madame Regnault. Nous avions beaucoup ri, et nous nous disposions à rire encore, lorsque j'entendis contre mon oreille un bruit (p. 366) étrange, comme le bruit du grondement; mais cette fois le grondement descendait l'escalier. Je fis signe, et à l'instant tout le monde, excepté moi, remplit son verre de vin de Champagne, et on demeura en panne jusqu'au moment où le voyageur entrerait. Comme il n'entendait plus rien, il ne savait plus que penser. Tout à coup le comique de cette position nous parut si bouffon, qu'un éclat de rire partit immédiatement comme un coup de tonnerre. À l'instant même la porte s'ouvrit, et je vis près de moi une sorte de spectre aux cheveux hérissés, la poitrine velue, et une tournure vraiment drôle en chemise, en pantalon et sans chapeau, comme on le pense bien. Mais aussi, au même instant que cette figure venait à nous, nous la saluâmes par des acclamations et par des vivat sans fin. Ce spectre, c'était Regnault, qui se plaignait que nous l'empêchions de dormir.—C'est bien plutôt toi, dit Junot, qui nous obsèdes avec tes vieilles histoires de ronflements auxquelles personne ne songe aujourd'hui. Allons, Regnault, sois raisonnable, et va te coucher. À ta santé, avec ton vin de Champagne; il est bon au reste:... où le prends-tu?
—Chez Ruinart.
—C'est bien ça, et moi aussi.
—Ah! tu le trouves bon! dit Regnault en (p. 367) se radoucissant; donne-m'en donc un verre.
—À condition, dit Junot, que tu diras: Vive l'Empereur!
—Quelle condition! s'écria Regnault, oui sans doute; et levant son verre, il cria de sa voix de tempête: À la santé de l'Empereur!...
Et prenant goût à la chose:
—Écoutez-moi comme si vous vouliez faire, dit-il... Et buvant un second verre de vin de Champagne, il n'eut bientôt plus de raison pour gronder les autres.
—Conviens que c'est amusant, un souper, Regnault?
—Oui, dit Regnault... Vive l'Empereur!
Regnault nous regarda avec des yeux qui nous firent rire de nouveau; il but encore trois ou quatre verres de vin de Champagne, mangea du pâté de foies gras, et bientôt il fut tout à fait en gaîté, mais sans être gris ni même attaqué.
—Vive l'Empereur! s'écriait-il... Allons, qu'on me fasse raison.
Pendant près d'une demi-heure la main de Regnault ne fut occupée qu'à se servir du brochet et à se verser du vin de Champagne; il laissait causer les autres.—Allons, lui dit Junot, va te recoucher, Regnault, et laisse-nous rire.
—Mais si tu faisais du tapage, on pourrait te (p. 368) faire un mauvais parti; va te coucher, et vive l'Empereur!
Il se leva, et s'en alla comme un bon garçon qu'il était alors. Nous rîmes joyeusement tout en causant, et le souper se prolongea jusqu'à trois heures du matin; et nous avions bien ri...
Ces soupers se renouvelèrent chez madame Regnault et chez moi. Madame Regnault avait quelquefois des ennuis à supporter avec Regnault, quoiqu'il l'aimât beaucoup; mais il avait des coups de boutoir terribles, et il faut bien des mots du cœur pour effacer le souvenir d'une brusquerie...
Au Val, charmante habitation que M. Regnault a parfaitement arrangée, il y avait une façon de vivre toute joyeuse; le bâtiment est gothique et l'intérieur est gothique, même pour l'habitation. Madame Regnault fit meubler ce château, ou plutôt cette abbaye, comme une habitation religieuse gothique, mais non pas comme un couvent... Chaque chambre avait son ameublement bien conforme à la position de la chambre, soit sur le parc, soit les cours. L'appartement de madame Regnault était comme un appartement de châtelaine: tous les meubles étaient gothiques; la plupart sont du temps de Louis XIV et du siècle antérieur... Tout y est bien et tout y est confortable.
(p. 369) La vie du Val était à peu près comme la vie de château dans tous les châteaux de France. Madame Regnault, après que son mari fut parti, demeura au Val... Elle y resta fort tranquille pendant quelques mois; mais Fouché, flairant du mal à faire partout où l'on pouvait porter une douleur, la fit surveiller et même tomber dans un piége par une infâme manœuvre. Un homme vint prendre ses lettres, et cet homme n'était qu'un agent surveillé par un autre homme, qui surprit les lettres de madame Regnault à son mari alors en Amérique, et elle fut arrêtée au Val, où elle demeurait alors... Les gendarmes y arrivèrent au moment où le berger faisait sortir le troupeau du château; et comme le porche était embarrassé, un homme de chez le concierge eut le temps de courir avertir M. Regnault, le fils de Regnault de Saint-Jean-d'Angély; car cet homme ne pouvait croire qu'on voulût arrêter une femme: c'était elle cependant. Le jeune homme se sauva, et elle fut prise au moment où elle passait un peignoir pour aller au secours de son beau-fils... En recevant l'ordre qui l'arrêtait, madame Regnault fut stupéfaite. Était-ce bien en France, dans le dix-neuvième siècle, qu'une femme était arrêtée dans sa campagne au milieu de ses fleurs, de ses oiseaux, de tout ce qui rappelle enfin la vie d'une (p. 370) femme!... Madame Regnault ne dit pas une parole qui pût faire présumer même son indignation; elle aurait craint de s'abaisser...
Un moment elle eut la pensée de demander un jour pour mettre de l'ordre dans ses affaires; puis elle changea de volonté; elle se contenta d'écrire ce qu'il y avait à faire chez elle, et puis elle partit dans une voiture à elle, escortée par des gendarmes comme une criminelle, tandis qu'elle n'était qu'une noble femme à l'âme vraiment élevée et patriotique. Elle quitta la France pour aller chercher d'autres douleurs, et pendant bien des mois elle ne sut et ne connut de la vie que les larmes et les souffrances... Puis vint le jour de la rentrée dans la patrie, et ce jour fut encore pour elle pénible à supporter, car il fut un jour de deuil[113].
Le salon de madame la duchesse de Luynes ne mérita ce nom que vers l'époque où M. de Luynes fut nommé sénateur, qui est la même (1806) que celle où sa belle-fille fut nommée dame du palais de l'Impératrice. Jamais la nouvelle d'une faveur ne produisit d'effet plus différent dans une famille. M. de Luynes, fort peu joyeux de sa nature, témoigna un tel contentement que cela en vint au point de faire faire à ce propos de bruyantes exclamations à son beau-frère[114], qui ne s'étonnait de rien de ce (p. 372) qui arrivait en dehors de ses habitudes de jeu. Il en fut de même de tous les habitués de l'hôtel de Luynes. Quant à la duchesse de Luynes, elle se contenta de lever les épaules et continua de s'informer si celui pour qui elle avait parié à une partie de whist qui se jouait dans une autre pièce avait gagné ou perdu.
Le même jour avait vu apporter un autre paquet dans cette maison; mais bien différente du vieux duc, celle à qui il était adressé ne l'avait pas reçu avec la même joie. Elle avait au contraire témoigné un grand mépris pour cette nomination de dame du palais, et son premier mot fut un refus positif.
Mais M. de Luynes, qui presque toujours laissait aller les affaires de sa famille à la grâce de Dieu, parut cette fois se prononcer. Il avait eu peur; on lui avait parlé de je ne sais quelle révision du procès du maréchal d'Ancre, et puis des donations faites à la maison de Luynes; enfin on l'avait mystifié en lui parlant de choses impossibles, et il avait non-seulement accepté, mais fait accepter sa belle-fille.
—J'irai donc, répondit-elle, mais on s'en repentira plus qu'on ne s'en louera.
L'hôtel de Luynes était une maison comme il n'y en avait aucune dans Paris, non pas à cause du (p. 373) mélange des partis; il y avait unité complète dans ce qui composait la société de la belle-mère et de la belle-fille. C'étaient toutes les personnes d'une opinion pure, et les étrangers de marque qui à cette époque arrivaient en foule à Paris.
M. de Luynes avait conservé sa fortune, et même l'avait augmentée dans la Révolution en acquittant des remboursements en assignats, et rachetant des droits de cette même manière. Il eut le même bonheur en tout, traversa la Révolution en ne faisant pas parler de lui, et arriva enfin à cette époque où il fut nommé sénateur, et sa belle-fille dame du palais. La fortune de M. de Luynes était immense; l'intérieur de sa maison, soit à Paris, soit à Dampierre, avait quelque chose de prince souverain, surtout dans un temps où toute la grandeur de l'Empire, grandeur de gloire, vraie et positive, mais encore toute neuve et à faire, n'avait pas autour d'elle cet appui du vieux temps, ces preuves matérielles, d'anciens serviteurs, de meubles antiques, de demeures féodales qui, pour être dépouillées de leurs droits, n'en étaient pas moins des témoins vivants et parlants de la noblesse de leurs maîtres...
La fortune du duc de Luynes avait toujours été immense, même au milieu de ceux qui étaient ses pairs et quelques-uns ses supérieurs. Il était bon (p. 374) homme, grand dormeur, passant à l'occupation du sommeil les trois quarts de sa vie, si bien, qu'à table, il vous offrait d'un plat, portait la main à la cuiller et dormait avant de l'avoir soulevée. Dans un pareil cas son valet de chambre le poussait légèrement; alors il s'éveillait, achevait sa politesse, et retombait dans son sommeil ou plutôt dans sa léthargie.
On doit penser d'après cela que ce n'est pas le duc de Luynes qui tenait la maison éveillée jusqu'à cinq heures du matin; et telle était la rage de veiller dans cette maison, que j'ai vu souvent partir M. de Lavaupalière de chez moi à trois heures du matin pour aller à l'hôtel de Luynes; car c'était ainsi qu'on parlait; on ne disait pas: Je vais chez madame de Luynes ou madame de Chevreuse; on disait: Je vais à l'hôtel de Luynes.
Cet hôtel de Luynes contenait, dans le fait, presque toute la famille de madame de Luynes: son fils et sa belle-fille, son gendre et sa fille, son neveu Adrien de Montmorency et son frère le duc de Laval. Elle était bonne, madame de Luynes, et je n'en veux pour preuve ajoutée à tout ce qu'en pense ce qui reste de ses amis, que la conduite qu'elle a tenue avec sa belle-fille, lors de la persécution de la malheureuse madame de Chevreuse.
(p. 375) L'hôtel de Luynes était une maison joyeuse s'il en fut jamais. Le jeu, la danse, la chasse, la causerie, tout s'y trouvait, même les grands et bons dîners, ce qui, pour les habitués comme M. de Lavaupalière, était un point presque aussi important que le creps. Jamais les immenses salles de cette maison n'étaient sombres; ou les bougies, ou le soleil les éclairaient. Les domestiques veillaient par quartier, car ils n'auraient pas tenu longtemps contre une telle fatigue.
Les personnes qui allaient habituellement chez madame de Luynes étaient: M. de Talleyrand, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Sainte-Foix, M. de Lavaupalière, Adrien de Montmorency son neveu, le duc de Laval son frère, M. de Choiseul-Gouffier, M. de Nassau, M. le bailly de Ferrette, madame de La Ferté, madame de Balby, madame de Vaudemont (moins que les autres), madame de Montmorency (également), et puis tout ce qu'on appelait strictement le faubourg Saint-Germain, indépendamment de la famille de madame de Chevreuse, qui était fort étendue par elle-même et par ses alliances; toute la jeunesse élégante de ce même faubourg, amie des deux frères de la duchesse.
On conçoit qu'avec de tels éléments, en y ajoutant ce qu'était naturellement madame de (p. 376) Luynes, une véritable grande dame, l'hôtel de Luynes pouvait facilement devenir une maison agréable.
Lorsque madame de Chevreuse se maria[115], ce qui, je crois, fut en l'an VI ou au commencement de l'an VII, la maison de madame de Luynes était une maison ouverte, mais un peu comme celle de madame de La Ferté; et véritablement, quoique le nom de La Ferté fût un beau nom autrement connu que par les Amours des Gaules, on ne convenait guère, lorsqu'on était femme, qu'on avait été chez madame de La Ferté. Madame de Luynes avait bien une autre attitude que madame de La Ferté; mais cet éternel jeu qu'on trouvait chez elle en éloignait les jeunes femmes. Lorsque madame de Chevreuse fut dans cette maison, ce fut un soleil qui se leva sur ce demi-jour et l'éclaira brillamment. Il est difficile de faire le portrait de madame de Chevreuse: elle était rousse, maigre, et ses traits n'avaient rien d'une grande régularité; mais elle était si parfaitement élégante, si distinguée; elle avait tellement de cette manière impossible à copier qui révèle la femme comme il faut avec toutes ses grâces, que je n'ai jamais souhaité à une femme de ressembler à une autre qu'à (p. 377) madame de Chevreuse, quand elle voudrait briller avec fracas et devenir une personne à la mode. Je ne sais si madame de Chevreuse a voulu être à la mode, ou si ses manières étaient naturelles. Ce que je sais, c'est qu'elle a parfaitement réussi à marquer dans le monde, où elle n'a fait que passer, comme un brillant météore.
Sa tournure surtout était fort élégante. Il y avait dans sa taille une telle souplesse, des mouvements si gracieux sans affectation, qu'on ne pouvait s'empêcher de la regarder lorsqu'elle marchait ou qu'elle dansait. Du reste, cette élégance lui était devenue particulière depuis son mariage; car avant ce moment je l'avais rencontrée bien souvent chez une de nos amies communes, mademoiselle de C......., et alors personne ne faisait attention, parmi nous autres jeunes filles, à Ermesinde de Narbonne, rousse, maigre, pâle et pas du tout agréable; ces malheureux cheveux, qu'elle avait au reste en horreur, lui donnaient de la timidité[116].
L'hôtel de Luynes était toujours ouvert; jamais la porte n'y était défendue; il y avait toujours quelqu'un, soit M. de Luynes, s'il ne dormait pas ou s'il n'était pas au sénat, car il y allait quelquefois, (p. 378) ou madame de Luynes, ou madame de Chevreuse, ou madame de Montmorency; enfin la maison était toujours habitée: cela donnait un air de gaîté à cette habitation déjà si belle par elle-même. Le jour, le soleil éclairait des fenêtres où partout on voyait des rideaux, de riches draperies; le soir, partout des lumières brillaient à ces mêmes fenêtres; que les maîtres fussent absents ou bien au logis, la maison était éclairée et chauffée, car jamais l'absence n'était ni longue ni entière.—Si madame de Luynes était chez M. de Talleyrand, ou bien au spectacle, ou chez madame de Balby, les habitués montaient et l'attendaient chez elle. À cette époque, je ne sais plus pour quel motif, madame de Chevreuse fit le vœu de ne pas aller au spectacle de trois ou quatre années; elle allait bien dans la salle de l'Opéra pour un concert, pour l'oratorio, mais non pas pour le spectacle. Ce vœu la rendit beaucoup plus sédentaire. Je crois que c'était pour avoir un enfant.
C'était une personne de beaucoup d'esprit, sans aucun doute, et vraiment charmante, que madame de Chevreuse; aussi, lorsque je songe à son martyre, mon cœur s'attendrit et ne trouve que des larmes pour une si jeune destinée brisée à son matin, lorsque tout lui souriait, lorsque les trois voix, si rarement d'accord entre elles, du passé, (p. 379) du présent et de l'avenir, ne lui répondaient que par le mot BONHEUR!... Oh! oui, c'est un grand malheur alors que la mort... l'agonie est doublée dans son horreur, et ce qu'on souffre est bien au delà des souffrances du malheureux qui ne voit dans la mort que sa délivrance.
La réputation de madame de Chevreuse fut toujours intacte, quelle que fût la mauvaise humeur des femmes qu'elle éclipsait, et celle des hommes dont elle repoussait les vœux: ce fut ainsi que la trouva son brevet de dame du palais, lorsqu'elle le reçut.
—Je refuse, dit la jeune femme en repoussant doucement le parchemin signé par l'Empereur.
—Mais, ma chère enfant, lui dit son beau-père, cela ne vous est pas possible; songez à ce qui peut en résulter. Mon fils, dites donc...
M. DE CHEVREUSE.
J'ai déjà parlé à Ermesinde; elle ne veut rien entendre.
MADAME DE CHEVREUSE.
Je crois inutile de répéter ici ce que j'ai dit mille fois; je hais cette cour impériale et je la méprise. Après cette profession de foi, voulez-vous donc me contraindre à en faire partie?
Mais enfin, si vous refusez, il en peut résulter les plus grands malheurs pour toute la famille.
MADAME DE CHEVREUSE.
Ces malheurs ne sont que pour moi, et je brave la tyrannie de Bonaparte. Que peut-il me faire, après tout?
LE DUC DE LUYNES.
Beaucoup de mal, ma chère enfant, beaucoup de mal... je sais ce que je dis.
MADAME DE CHEVREUSE.
Je refuse, monsieur, mon parti est pris... Ah! ma mère, s'écria-t-elle en s'élançant dans les bras de la duchesse de Luynes qui entrait... ah! ma mère, venez à mon secours! vous me comprenez, vous!
MADAME DE LUYNES.
Comme vous la faites pleurer!... et pour quel sujet encore! Ermesinde, tu feras ce que tu voudras, entends-tu?
M. DE CHEVREUSE.
Mais, ma mère, ne connaissez-vous pas la menace de l'Empereur?
Mon Dieu, mon Dieu! vous m'effrayez beaucoup.
MADAME DE LUYNES.
Calmez-vous, chère petite, et comptez toujours sur moi.
MADAME DE CHEVREUSE.
Mais, monsieur, dites-moi de quoi il est question. Que puis-je résoudre, si j'ignore de quoi il s'agit?
LE DUC DE LUYNES.
Eh bien! madame, il s'agit de voir notre fortune entièrement perdue...
MADAME DE CHEVREUSE.
Grand Dieu! comment cela se peut-il?
LE DUC DE LUYNES.
Parce que cet homme prétend qu'on peut revenir sur le procès du maréchal d'Ancre... que les valeurs qu'il avait soustraites étaient valeurs royales appartenant au trésor, et que le Roi n'avait pas le droit d'en faire un don à notre ancêtre.
Mais cette menace est absurde.
M. DE CHEVREUSE.
C'est ce que j'ai dit.
MADAME DE LUYNES.
Sans doute; mais il ne faut pas, avec un tel homme, se retrancher dans son droit. À quoi cela a-t-il servi à Moreau et à tant d'autres?
MADAME DE CHEVREUSE, réfléchissant.
Vous avez raison, ma mère!... mais cependant... Ah! c'est affreux!... (Allant à son beau-père.) Monsieur, j'accepte; je ne veux pas être un flambeau de discorde entre cet homme et votre maison...
LE DUC DE LUYNES attendri, lui baisant la main.
Ma bru, vous êtes une digne fille des Narbonne... Je vous aimais... maintenant je vous honorerai profondément.
MADAME DE LUYNES pleurant en l'embrassant.
Ma noble, ma digne, ma bien-aimée en tout, oui, vous êtes un ange et ma joie en ce monde.
Et à moi ma gloire.
MADAME DE CHEVREUSE, souriant avec peine.
Eh bien! eh bien, ne m'attendrissez pas... si vous êtes tous contents, je le suis aussi. Dieu veuille que nous n'ayons pas à nous en repentir!...
Ce fut ainsi qu'elle accepta la place de dame du palais. Je l'ai vue étant de service auprès de l'Impératrice. Sans doute elle n'y était pas inconvenante; mais si j'eusse été l'Impératrice, jamais je ne me serais exposée à de pareils traits de la part de madame de Chevreuse.
L'Empereur n'eut en cette circonstance aucune dignité de lui-même. Au lieu de laisser madame de Chevreuse maîtresse de sa volonté et libre de suivre son humeur, il lui donna un rôle intéressant, celui de victime... Dès lors tout le monde la plaignit et tout le monde le blâma...
Lorsqu'il vit que la chose tournait à ce vent-là, il gouverna autrement sa barque. Madame de Chevreuse fut entourée de soins, de prévenances; elle recevait de magnifiques bouquets, des plantes rares, sans nom d'envoi, et un mystère se leva sur cette vie si pure.
Elle démêla l'odieuse iniquité; et comme l'innocence (p. 384) adroite, parce qu'elle est naturelle, elle eut bientôt dissipé cette trame mal ourdie.—Mais cela ne lui donna pas de goût pour celui qui pouvait agir ainsi.
Quand il vit que le mystère ne lui plaisait pas, il fit du bruit, il entoura la jeune femme d'un honteux éclat. Un jour, à la chasse, dans le bois de Boulogne, à la mare d'Auteuil, un piqueur lui porte, à elle, par ordre de l'Empereur, la patte du cerf.—À l'instant même elle voit le danger qu'elle court... les sourires, les coups d'œil, tout ce langage de cour dans lequel on salue la vertu tombée.—Aussitôt elle prend son parti, traverse le cercle formé par la chasse, arrive près de l'Impératrice Joséphine, et lui remettant la patte:
«Cet homme s'est trompé, madame, il ne vous connaît sans doute pas. Je répare sa faute.»
Et, le front haut, les joues colorées d'une noble rougeur, elle retourne à sa place, sans regarder du côté de Napoléon.
L'aimait-il?—Je ne le crois pas; non qu'elle ne fût assez charmante pour l'attirer et même le captiver; mais je ne crois pas qu'il l'aimât. C'est ma pensée.
Lorsque madame de Chevreuse touchait ses appointements de dame du palais (12,000 fr.), elle les donnait aux pauvres, soit de Paris ou de Dampierre, (p. 385) et lorsqu'elle avait fini son service, elle retournait avec des joies d'enfant à ses habitudes chéries. Sa belle-mère l'adorait, et elle l'aimait également. Madame de Luynes avait un cœur fait pour aimer, sous une apparence rude et même sévère.
C'était un type fort original que madame de Luynes, et cela, on pouvait le dire en tous les temps et sous tous les régimes.
Elle était mademoiselle de Laval-Montmorency; elle n'avait jamais été jolie, et sa taille avait été sa seule beauté lorsqu'elle avait épousé le duc de Luynes, qui, à cette époque, était presque aussi gros que nous l'avons vu en 1806, lorsqu'ayant été nommé sénateur il fut présenté à l'Empereur; le hasard voulut que ce fût le même jour que le petit monsignor Doria apportait à l'Empereur les barrettes de deux ou trois cardinaux. Ce monsignor Doria était si petit, si exigu, qu'en vérité on avait besoin de chercher dans ses jambes pour voir s'il ne s'y perdait pas. Ce fut avec lui que M. de Luynes fut présenté. Cela fit l'effet de Galland à Douay et de son fils...
Quant à madame de Luynes, elle ne parut jamais aux Tuileries.
Elle était dame du palais de la reine Marie-Antoinette. Elle avait conservé pour la Reine un (p. 386) culte et un amour que les années n'avaient fait qu'augmenter. Tout ce qui avait un rapport même indirect avec la Révolution la bouleversait. La vue des appartements des Tuileries l'aurait tuée.
La duchesse de Luynes était habillée comme en 1782 ou 1783. Un petit bonnet sur le haut de sa tête avec un tour arrangé selon la mode de l'ancien régime; une robe faite comme par mademoiselle Bertin, mais dans son mauvais temps. Il semblait que madame de Luynes s'était endormie trente ans avant et s'était seulement éveillée la veille. Elle avait aimé et aimait encore la chasse avec passion. Étant jeune, elle s'était démis ou cassé le bras droit ou gauche, je ne sais plus lequel des deux, au service de la chasse à courre. On citait ce fait d'elle, qui m'a été confirmé par plusieurs personnes. Elle devait aller chasser dans un château près de Versailles, et c'était précisément un dimanche où elle se trouvait de service que cette chasse devait se faire; et c'était une Saint-Hubert!... Ne voulant pas la manquer, elle s'habilla d'abord pour la chasse; et comme elle ne montait pas à l'anglaise, ce fut donc une culotte de peau de daim qu'elle passa; ensuite elle arrangea le reste à la grâce de Dieu, mit son grand habit par-dessus tout cela, et aussitôt que la Reine fut rentrée dans ses appartements, la duchesse de Luynes ôta son grand (p. 387) habit, passa une jupe fendue devant et derrière, une veste verte galonnée, mit sur l'oreille un petit chapeau de castor blanc, et dans cet équipage fut déclarer la guerre aux pauvres bêtes des bois. Cette humeur chasseuse l'avait quittée pour celle du jeu; c'était une passion effrénée, et seulement pour jouer. Ce n'était pas la valeur de sa mise qui l'excitait, car on l'a vue souvent jouer pour gagner ou perdre vingt francs dans la nuit. Lavaupalière, Sainte-Foix, M. de Montrond, le bailli de Ferrette, voilà, avec M. de Narbonne et madame de Balby, les personnes les plus assidues auprès de la table de jeu de l'hôtel de Luynes.
À l'époque de 1807 ou 1808, madame de Luynes s'imagina de faire venir chez elle un biribi ou une roulette, je ne sais pas lequel; je réponds seulement du fait. L'Empereur, qui cherchait alors toutes les occasions de faire une chose désagréable aux maîtres de cette maison, fit saisir le banquier et donna défense d'y aller pour tenir la banque. C'était une sorte d'affront, et madame de Luynes le sentit ainsi.
Tandis que tout cela se passait, madame de Chevreuse mystifiait le prince de Mecklembourg-Strélitz, et en même temps un vieux bourgeois retiré du commerce, frère de l'une des femmes de (p. 388) charge de la maison, par qui madame de Chevreuse avait appris que, dans deux jours, ce vieux bonhomme attendait de Rouen une nièce qu'il allait faire son héritière. Madame de Chevreuse quitte son élégante toilette, passe une petite robe d'indienne, met un petit bonnet, s'arrange enfin en grisette complétement, et va chez le vieil oncle, lui parle de Rouen, de la famille, l'enchante si bien, qu'avant la fin de la journée, le pauvre vieux ne savait plus oui ou non s'il avait sa tête. Et s'il avait connu l'histoire romaine, certes le règne de Claude lui aurait fourni un bel exemple pour épouser sa nièce. Quoi qu'il en fût de Claude, la petite nièce prit congé de l'oncle pour aller voir la tante de l'hôtel de Luynes, et ne revint pas. Le lendemain, lorsque la vraie nièce arriva, non pas de Rouen, mais de Falaise, avec deux bonnes grosses joues normandes du pays des filles roses et fraîches, une gaillarde enfin bien apprise et bien découplée, quoiqu'un peu bête, l'oncle n'en voulait pas; il se rappelait cette gentille figure, cette apparition fantastique qu'il ne savait pas définir, mais dont il avait senti le charme; toute cette vision lui paraissait une réalité qu'il ne voulait pas abandonner. Il fut pendant huit jours très-malheureux, et ne pouvait surtout s'habituer aux grosses mains de sa vraie nièce.
(p. 389) —L'autre en avait de si blanches, disait-il, une voix si douce!...
Une autre fois, madame de Chevreuse fit habiller un pauvre qui était son pensionnaire à Saint-Roch, où elle allait habituellement. Cet homme fut nettoyé, bichonné, bouchonné même, et revêtu d'un habit superbe avec des plaques, des cordons jaunes, bleus, blancs, de toutes couleurs. Cet homme reçut ses instructions, et puis elle le présenta comme un savant danois qui ne savait pas parler français. Cet homme fut trouvé étonnant. Lorsque la comédie eut duré assez longtemps, alors elle dit en haussant les épaules: «Vous avez pris pour un savant étranger un homme qui ne sait pas parler, et un mendiant.»
À Dampierre, la famille tenait un état de prince plus magnifiquement ordonné et mieux entendu. Madame de Chevreuse contribuait à rendre ce séjour adorable, en faisant les honneurs du salon de sa belle-mère avec une grâce charmante. Toutes les connaissances de l'hôtel de Luynes y passaient alternativement: on y chassait à cheval, en calèche; on y jouait surtout, et on y jouait jusqu'au jour. Je voyais quelquefois M. de Lavaupalière revenant de Dampierre, en chantonnant une vieille marche du maréchal de Saxe, laquelle il chantonnait depuis cinquante ans; il en avait alors plus (p. 390) de soixante-quinze lui-même, et quand je lui demandais d'où il venait: De Dampierre, où j'ai été faire ma cour à madame la duchesse de Luynes.
M. de Narbonne, qui était ami fort intime de madame de Luynes et qui m'aimait comme son enfant, voulut opérer un grand rapprochement entre moi et l'hôtel de Luynes. En apprenant surtout que madame de Chevreuse et moi nous avions des souvenirs communs de jeunesse et même d'enfance, il exigea qu'au moins je ne reculasse pas si l'on faisait un pas vers moi: je promis d'en faire autant. Le lendemain je reçus une carte de madame de Chevreuse et une carte de madame de Luynes[117]. J'en envoyai aussitôt deux à l'hôtel de Luynes, et deux jours après je reçus une invitation pour un bal qui devait se donner la semaine suivante à l'hôtel de Luynes. J'y fus avec mon mari et deux de mes amies, la baronne Lallemand et la princesse Zayonchek, qui depuis fut vice-reine de Pologne, et qui existe toujours à Varsovie.
(p. 391) Ce bal était magnifiquement ordonné dans les salles immenses de ce beau local de l'hôtel de Luynes. C'est vraiment dans le faubourg Saint-Germain qu'il faut chercher les belles demeures féodales et qui ont un cachet nobiliaire que jamais on ne donnera à ces maisons bâties par l'argent à coups de billets de banque. Quelle est la maison de ce côté-ci du pont (dans les nouvelles maisons construites) qui peut rivaliser avec l'hôtel de Brienne ou celui d'Havré, ou bien encore l'hôtel de Janson ou celui encore plus magnifique de Brissac? Et de ce côté-ci de la rivière, quelles sont les maisons qui peuvent rivaliser aussi avec les hôtels du faubourg Saint-Honoré, qui sont les frères de ceux du faubourg Saint-Germain?... Voyez ensuite les grandes maisons de l'antique magistrature du Marais... D'où vient encore cette différence dans les châteaux et ces maisons d'un jour, dont les jeunes ombrages donnent à peine un abri! Comme leurs légères murailles sont à peine suffisantes pour préserver de l'intempérie des saisons? Mettez en comparaison ces antiques donjons, ces vieux manoirs qui ont vu passer des générations sans nombre, et défient encore celles à venir; dans ces demeures, il y a tout à la fois la douceur du souvenir et l'espoir d'un long avenir[118]...
(p. 392) On sait ce qui arriva à madame de Chevreuse avec madame de Genlis; je ne répèterai pas ce que j'ai dit dans l'autre volume; je le rappelle seulement pour faire voir le côté extraordinaire de son caractère.
Mais ce même caractère avait quelque chose de grand et de beau, lorsque le sort l'appelait à rendre témoignage de sa noble nature: ce fut ce qui arriva en 1808 lors des affaires d'Espagne.
L'Empereur n'avait oublié ni les dédains ni les refus de madame de Chevreuse; un autre les eût tenus pour indifférents; mais il paraît que le coup avait porté et que la blessure avait été profonde. Au moment où la reine d'Espagne, femme de Charles IV, vint en France, l'Empereur nomma d'abord un service pour être auprès d'elle comme auprès de l'Impératrice. Il écrivit lui-même les noms, et celui de madame de Chevreuse était en tête. En recevant l'ordre qui lui fut transmis par le grand-chambellan et par la dame d'honneur, madame de Chevreuse frémit d'indignation, et elle répondit aussitôt:
—J'ai pu être victime, je ne serai jamais geôlière!...
(p. 393) En recevant à son tour cette réponse aussi courageuse que hautaine, l'Empereur, au lieu d'avoir la grandeur d'âme de pardonner, eut le grand tort de punir une chose qui ne devait l'être que par le silence... Et madame de Chevreuse fut exilée à cinquante lieues de Paris.
Son désespoir fut grand. C'était sa vie qu'on brisait, et non son existence: l'Empereur ne fut pas juge dans cette circonstance, il fut bourreau... Madame de Chevreuse ne vivait que dans cette maison et dans cette ville où était sa famille... dans cet hôtel de Luynes, où chaque jour elle voyait s'écouler si doucement ses heures, entourée d'amis et de parents, ayant auprès d'elle son mari, ses enfants, tout cet intérieur sacré de la famille. Et quel intérieur! un paradis!...
Oui, le désespoir de la malheureuse jeune femme fut horrible... En entendant ses sanglots, en voyant sa douleur, madame de Luynes prit une sublime détermination; elle voulut suivre sa belle-fille et se consacrer à elle.—Pour comprendre l'étendue de ce sacrifice, il faut connaître le goût profond, l'attachement prononcé de la duchesse de Luynes pour sa maison et pour sa manière de vivre. Rompre ses habitudes, c'était la mort pour elle.—Eh bien! elle eut le courage de tout rompre pour pleurer avec l'affligée et lui dire des paroles (p. 394) douces et bonnes qui calmaient le désespoir dans lequel elle était.
Madame de Chevreuse devint donc errante. Déjà souffrante de la poitrine, cette vie nomade lui porta un dernier coup, et bientôt elle fut très-malade. Ne voulant pas s'abaisser à la prière, car elle pensait bien ne pas être refusée, jamais elle ne voulut elle-même demander une faveur à l'Empereur. Sa belle-mère, désespérée, écrivit à Adrien de Montmorency, qui vint chez moi et me parla de sa cousine. Il n'avait pas besoin de m'en parler longtemps pour m'intéresser.—Je lui promis de faire tout ce que je pourrais, et en effet je FIS TOUT ce qui fut en mon pouvoir; mais partout je trouvai des cœurs durs[119] et des âmes sèches; partout je trouvai, même parmi ceux qui auraient dû m'entendre, une dureté révoltante. Enfin, je fis demander une audience à l'Empereur par Duroc; mais j'eus le malheur de dire la raison pour laquelle je voulais le voir, et je ne pus avoir mon audience. Pendant ce temps, la malheureuse exilée avait parcouru plusieurs résidences, celles de Rouen, de Tours, (p. 395) de Caen, et enfin elle vint tomber, haletante et mourante, à Lyon, où sa belle-mère, désespérée, la soigna pendant une année. Hélas! elle était là près d'une autre exilée dont la douleur plus silencieuse n'en était pas moins amère. Madame Récamier était à Lyon, succombant sous le poids d'une souffrance qui serait devenue mortelle si elle n'avait été en Italie.
Enfin madame de Chevreuse termina sa vie et ses douleurs dans les premiers mois de 1813, après une longue agonie et des souffrances qu'on ne peut concevoir. Non, l'exil n'est pas apprécié, tout ce qu'il a d'affreux n'est pas compris par ceux qui ne l'ont pas éprouvé.
Quelques heures avant sa mort, madame de Chevreuse, dont les derniers moments furent néanmoins sublimes, eut une faiblesse singulière, pour une personne qui avait des qualités si hautes. Elle se fit entièrement raser la tête et fit BRÛLER ses cheveux devant elle!... Incroyable alliance de la légèreté du néant du monde à côté du sérieux de la tombe, qui déjà s'ouvrait pour elle!
FIN DU TOME SIXIÈME.
PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, No 12.
1: Les abbés les plus distingués de cette troupe élégante étaient les abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar, l'abbé de Damas, l'abbé de Coucy, l'abbé de Périgord, l'abbé de Lageard, l'abbé de Montesquiou.
2: Ces jeunes séminaristes se mettaient dans cet angle, où ils pouvaient probablement rire et causer plus librement.
3: Je n'aime pas M. de Talleyrand parce qu'il a fait une action dont la France doit toujours porter le deuil; mais je suis juste envers lui et dis la vérité.
4: L'abbé Maury n'avait d'influence sur les affaires qu'autant qu'il était à la tribune pour arrêter quelquefois les choses lorsqu'elles allaient trop vite; mais, du reste, il ne fit rien.
5: L'abbé Maury soutint la légitimité des biens du clergé, et il avait raison; il disait que les abbayes avaient plus fait défricher de biens autour de leur habitation que pas un châtelain; mais il ne fallait pas voir le droit dans ce moment de tempête: il fallait aller au-devant de la spoliation forcée qui devait avoir lieu, pour empêcher qu'elle ne fût entière.
6: Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains: ce sont les États du royaume qui ordonnèrent ce mariage, pour donner un appui au jeune roi, dit le président des États.
7: On a beaucoup parlé du maréchal de Mailly, mais pas assez, selon moi. Je veux réparer cette négligence; son nom, d'ailleurs, n'est pas déplacé dans un écrit relatif à M. de Talleyrand: mademoiselle de Périgord, cousine germaine de M. de Talleyrand, était madame de Mailly[7-A].
Tout ce que l'histoire du temps et les Mémoires nous rapportent de la cour de Louis XIV, et de l'époque de la chevalerie, se retrouve dans le maréchal de Mailly.
Né en 1708, il avait passé sa jeunesse avec les hommes les plus distingués de la cour de Louis XIV. Il fit ses premières armes en Allemagne, sous le maréchal de Berwick et des officiers supérieurs choisis et élevés en grade par Louis XIV lui-même. Il reste encore beaucoup de personnes qui ont pu juger de la différence des manières dans les hommes de la Régence et ceux de Louis XVI dans la société, et elles peuvent dire qu'en effet la différence était grande. Le cardinal de Luynes, le maréchal de Croï, le duc de Richelieu, ont été connus par nos pères, et nous savons par eux comme la vie était douce et facile avec de telles personnes. Comme les relations étaient gracieuses! l'existence était du bonheur alors.
M. de Mailly avait toutes les idées du temps de Louis XIV; il voulait que tout le monde fût heureux, mais il avait horreur du mélange des classes. C'est ainsi que lorsqu'il alla gouverner le Roussillon (où sa mémoire est encore adorée), il ne voulut pas favoriser les académies; mais, en revanche, il donna des chaires d'enseignement dans les Universités. Dans le même temps, il fondait des hôpitaux, il ouvrait le port de Port-Vendres pour le peuple du Roussillon; et il établissait des manufactures, des foires, en demandant chaque année qu'on soulageât le peuple de ses taxes.
M. de Mailly avait un haut respect pour la noblesse; il aimait à raconter qu'il descendait d'Anselme de Mailly, tuteur des comtes de Flandre, qui commandait les troupes de la reine Richilde en 1070. Marié trois fois, il ne voulut jamais s'allier qu'à de grandes familles; sa dernière femme était mademoiselle de Narbonne-Pelet[7-B]. Il voulut connaître à fond l'histoire de la famille de Narbonne, et fut charmé d'apprendre qu'elle était excellente, et digne vraiment de ceux qui avaient été souverains de la ville de Narbonne par la grâce de Dieu.
Il fut très-content de la réponse que fit M. de Narbonne au Roi, lorsque celui-ci lui demanda, assez ridiculement, au reste:
—M. de Narbonne, êtes-vous Pelet?
—Oui, Sire...
—Et comment?
—Comme Votre Majesté est Capet.
Lorsqu'en 1770, le clergé fit des remontrances au Roi sur les écrits[7-C] philosophiques, le maréchal de Mailly dit à un homme de ma connaissance: «La France aura une révolution plus sanglante que celle de l'Angleterre et de l'Allemagne. Mais sachez, monsieur, ajouta-t-il, que si jamais l'esprit du temps nous conduit à la nécessité de défendre le trône, nous mourrons tous avant le Roi!...»
L'époque prévue approchait à grands pas; et lorsque le premier prince du sang eut donné l'exemple à la noblesse, et que toute cette noblesse, soit d'action, soit de parole, eut laissé attaquer son principe vital, que la métaphysique du temps eut bien divisé sans classer, quand la jalousie et l'esprit d'égalité, amenés tous deux par le despotisme, eut renversé, confondu cette suite de dignités qui formaient et constituaient une grande monarchie, quand le maréchal de Mailly fut obligé d'ôter de son hôtel les armoiries si belles de sa famille:
Hogne qui vonra.
Alors il dit:
«On a peut-être mal fait, à Versailles, de trop peser sur cette classe qui triomphe aujourd'hui. Le cœur des Français est fier, sensible et peu endurant; on l'a humilié, il l'a senti, et il est demeuré vindicatif et ulcéré. Mais il y a dans la nation française quelque chose de grand que les insurgés ne savent pas faire (gouverner). Le tiers-état a renversé un heureux régime, mais celui qu'il lui a donné le renversera, car les Français sont actifs et industrieux; et, dans dix ans, vous verrez que la monarchie se relèvera plus forte et plus glorieuse.»
M. de Mailly ne s'est trompé que de deux ans dans ses calculs.
M. de Mailly ne voulut jamais émigrer; il était contre cette mesure, qui, en effet, laissa le Roi sans défenseurs... l'émigration en Angleterre surtout lui semblait une infamie. Ce fut le mot dont il se servit.
—Quand la Reine était puissante, disait le maréchal, l'Angleterre punissait le lord Gordon qui répandait des libelles contre elle. La Reine est malheureuse: eh bien! madame de Lamothe, fouettée et marquée par la main du bourreau, vend publiquement à Londres d'infâmes écrits sur la reine de France! Elle est accueillie à Londres! elle y est bien vue!... Elle!... madame de Lamothe!
M. de Mailly avait raison.
Louis XVI avait pour le maréchal de Mailly une profonde estime et une vénération qu'il est rare qu'un souverain ressente pour un sujet. Aussi ce fut lui qui fut chargé de la défense des côtes du Nord, lorsque le Roi fut averti que les Anglais, profitant des troubles du royaume, devaient faire une descente en France... Le quartier-général du maréchal était à Abbeville; il commandait depuis Montreuil jusqu'à Avranches.
Le maréchal de Mailly avait une grande estime pour une haute et belle naissance. Lorsqu'il fut nommé maréchal, il choisit pour ses aides de camp des hommes remarquables de ce côté: le premier était M. de Torelli, des comtes de Guastalla, maison ancienne, alliée à la France, au duc de Wurtemberg et aux princes d'Este; le second était M. d'Aubusson de la Feuillade, ambassadeur à Florence et à Naples sous l'Empire, et chambellan de Napoléon: un de ses aïeux avait été grand-maître de Rhodes; le troisième était le chevalier de Saint-Simon, descendant des anciens comtes de Vermandois.
Peu de temps après, le Roi partit pour Montmédy. Ce fut alors que la noblesse donna le coup mortel à sa position dans l'État; tout l'état-major de l'armée passa à l'Assemblée Nationale, les Liancourt, Montmorency, Choiseul, Praslin, Sillery, Castellane, de Luynes, Biron, Latour-Maubourg, Lusignan, Crillon, Crussol, Rochegude, Batz, Lafayette, Montesquiou, Menou, Beauharnais, Dillon, Lameth, etc.
Tous ces noms vinrent à la barre de l'Assemblée! La noblesse de France à la barre de l'Assemblée!... dès lors, il n'y avait plus de monarchie.
Le maréchal de Mailly se conduisit alors comme on devait présumer qu'il le ferait. Lorsqu'il vit toute la cour de France à la barre, lorsqu'un événement aussi inouï, aussi scandaleux, eut prouvé que la royauté était morte en France, le maréchal de Mailly fit voir qu'il y avait encore un représentant des anciens serviteurs de saint Louis. Il envoya au Roi sa démission de toutes ses charges, et lui apprit que, dans sa monarchie expirante, il y avait encore quelques palpitations d'honneur, et que les vieilles maximes étaient moins versatiles que les emplois militaires n'étaient amovibles.
Quand je vois cette figure du maréchal, âgé alors de 83 ans, représentant à lui seul la monarchie française de saint Louis, de François Ier et de Henri IV, je suis d'abord attendrie, et puis mon cœur est rempli d'un sentiment profond d'exaltation et de généreuse admiration!
Il ne restait plus à l'ancienne France qu'un petit nombre de familles fidèles, et la monarchie constitutionnelle elle-même n'avait plus que des lambeaux déchirés par les factions; les haines avaient consommé ce que la confiante ignorance avait commencé. On appelait la seconde monarchie la monarchie des Feuillants, comme en Angleterre ils avaient donné un surnom ridicule à leur Parlement avant la mort de Charles Ier.
C'est ainsi qu'on arriva au 10 août. À minuit, le 9, le tocsin sonna; Mandat, qui voulait défendre le Roi, fut massacré à la Commune et son corps jeté à l'eau. Le maréchal de Mailly, apprenant que le Roi était sans défense, accourut aux Tuileries, se mit au milieu de sept à huit cents gentilshommes venus dans le même dessein que lui, et jura avec eux de mourir en défendant la famille royale. Le Roi passa la revue, et confia la défense des Tuileries au maréchal. Ce fut alors que la Reine, prenant un pistolet à la ceinture de Backmann, le donna au Roi en lui disant: Monsieur, voilà le moment de vous montrer. M. de Mailly salua le Roi de son épée, et lui dit: Sire, nous voulons relever le trône ou mourir à vos côtés!...
Le Roi se couvre, tire son épée, et jure de demeurer avec eux. Mais Rœderer entraîne le Roi à l'Assemblée; tout est fini, il n'y a plus de roi de France.
Quelques nobles suivent le Roi; d'autres se retirent..... ce qui reste demande les ordres de M. de Mailly. Que pouvait-il faire? les canonniers étaient passés aux fédérés!... il ne lui reste plus que la gendarmerie, commandée par Raimond.
—Vivent les grenadiers français! s'écrie le vieillard.—Vive mon général! répondent les grenadiers.
M. d'Affri, commandant des Suisses, avait répondu à la Reine que des Suisses ne pouvaient tirer sur des Français, et s'était retiré. Backmann et Zimmermann l'avaient remplacé... On connaît le détail de cette horrible journée. Le Roi envoya l'ordre aux Suisses de ne plus tirer, par M. d'Hervilly; l'ordre ne put parvenir au milieu du carnage et des malheurs qui commençaient ainsi la République, dont c'était le premier jour!...
Le maréchal, perdu dans cette foule qui combattait pour ainsi dire corps à corps, vit tuer à ses côtés M. de Pomard, gentilhomme qui était son aide de camp. Le noble vieillard, l'épée à la main, combattait toujours néanmoins comme un jeune homme plein d'ardeur; un homme lève sur lui un sabre rouge de sang et allait le tuer, le maréchal pose avec calme la main sur le bras de cet homme et se nomme; à l'aspect de cette figure vénérable, de ces cheveux blancs, de cet homme revêtu du cordon bleu et de ces insignes dont l'éclat imposait encore, le fédéré laisse tomber son sabre; puis, ordonnant tout bas au maréchal de se taire et de le suivre, il le maltraite, et, tout en l'entraînant, lui arrache son cordon bleu qui est toujours un honneur, mais aussi un signe de proscription... C'est ainsi que le maréchal fut conduit à son hôtel... le nom de cet homme est demeuré inconnu... alors une action généreuse était un crime!...
Deux jours après, le maréchal fut dénoncé et conduit à sa section. Ses nobles réponses, ses cheveux blancs et ses quatre-vingt-trois ans firent impression sur les monstres de 93, qui alors n'étaient encore qu'au berceau!... Il échappa, et se retira avec la maréchale, toute jeune alors, dans le département du Pas-de-Calais. Là, André du Mont, altéré du sang des royalistes en 93, comme il le fut en 94 de celui des républicains, le fit jeter en prison; la maréchale ne le quitta pas... Joseph Lebon, qui succéda à André du Mont, fut assez cannibale pour envoyer à l'échafaud un homme aussi vénérable par son âge que respectable par sa chevaleresque loyauté. En approchant de l'échafaud, sa tête se releva plus fière que jamais elle ne l'avait été devant l'ennemi.
—Vive le Roi! s'écria-t-il... je le dis comme mes ancêtres!
Sa malheureuse femme était enceinte en 1792, et mit au monde, cette même année[7-D], le fils[7-E] qui devait transmettre à cette époque le beau nom de son père.
7-A: Celle que la Reine aimait tant, et qui avait été sa dame d'atours; fille du comte de Périgord, frère de l'archevêque de Reims, elle était belle-fille du maréchal.
7-B: Il y a plusieurs Narbonne: Narbonne-Pelet, Narbonne-Lara et Narbonne-Fritzlar. C'était de ces derniers que venait madame la duchesse de Chevreuse.
7-C: J'ai parlé de ce fait dans mon Salon de l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont.
7-D: Le 26 septembre.
7-E: Adrien-Augustin-Amalric de Mailly, né en 1792, et nommé élève de Saint-Cyr, par l'Empereur, en 1808 ou 1809.
8: Ceci est un peu paradoxal; mais c'est tout ce que je puis trouver de mieux pour excuser M. de Talleyrand.
9: On verra dans la suite que cette mission fut aussi singulièrement donnée que remplie. Je vais rapporter tout à l'heure une lettre de M. de Chauvelin qui la dément.
10: C'est un fait qui est peu connu et positif que celui de cette excommunication.
11: Voici une histoire à propos du Directoire, pour montrer l'estime dans laquelle on le tenait.
Après le 18 fructidor, on voulut mettre un autre général à la place de Carnot, et on fit dire au général Lefebvre (plus tard le duc de Dantzick) de venir et qu'il serait nommé.
Sa femme, après s'être fait lire la lettre, car je crois qu'elle ne savait pas lire, dit à son mari:
«Reste ici; qu'iras-tu faire là-bas? Il faut qu'ils soient bien malades pour avoir besoin d'un imbécile comme toi!... Reste ici et ne va pas donner ta tête ou ta liberté; laisse les manteaux rouges s'arranger entre eux.
Il écouta les conseils de sa femme, et fit bien.
12: C'était dans une rue à demi fermée qui n'existe plus aujourd'hui, et qu'on nommait rue de l'Orangerie, au grand hôtel de Noailles. Ce club s'appelait aussi le club du Manége. Les républicains les plus chauds allaient là.
13: On sait que ce fut en allant demander la protection de M. de Talleyrand après toutes les tristes affaires de M. de L*****.
14: Il avait épousé mademoiselle Clary, sœur de madame Joseph Bonaparte.
15: Madame de Lostanges, si charmante par son esprit fin et gai et sa jolie figure, était la femme la plus recherchée sur toutes ces choses dont je parle ici.
16: Le marquis d'Hautefort, un homme extrêmement spirituel, et spirituel avec de la gaîté et du mouvement. Il allait souvent chez ma mère; il était très-vieux alors.
17: 25 messidor de l'an V.
18: Lannes était républicain enragé, comme on les nommait alors.
19: Les ennemis (an V) n'avaient à opposer que le prince Charles et Wurmser, vieillard honorable, ainsi que Beaulieu. Voici une lettre de Beaulieu, écrite à cette époque à Vienne, et qui fut interceptée par nous:
«Je vous avais demandé un général, et vous m'envoyez Argenteau. Je sais qu'il est grand seigneur, et qu'indépendamment des arrêts que je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français en ont soixante mille; que je fuirai demain, après-demain, tous les jours, s'ils me poursuivent. Mon âge me donne le droit de tout dire; en un mot, dépêchez-vous de faire la paix à quelque condition que ce soit.
On voit que l'Autriche devait être plus qu'inquiète. Ce fut alors que, lorsqu'on proposa la paix, on accepta à Leoben, et plus tard à Campo-Formio.
20: Le ministère qui fut renvoyé était ainsi composé:
21: Allusion à une motion presque publique faite par Laîné, pour mettre immédiatement (dans les vingt-quatre heures) Barras en arrestation, parce que les troupes de Hoche venaient à Paris sans ordre du ministère de la Guerre et clandestinement.
22: Mon mari, à cette époque premier aide de camp du général Bonaparte, m'a souvent parlé du 18 fructidor, et son opinion, c'est que M. de Talleyrand l'avait dirigé et ménagé d'avance. Mais il n'avait à cet égard que des conjectures; à la vérité, elles devaient avoir du poids.
23: Cette commission était composée de Vaublanc, Jourdan (des Bouches-du-Rhône), Pastoret, Siméon, Emmery, Thibaudeau et Boissy-d'Anglas.
24: Ce message du Directoire avait été motivé par un fait très-important, la marche d'un corps de douze mille hommes, commandé par le général Hoche. Voilà encore une ténébreuse et sinistre aventure qui jamais ne sera éclaircie, la mort subite et violente de Hoche, qui suivit son voyage précipité à Paris et son retour à son armée de Sambre-et-Meuse. Un député (Delarue) fit, le 19 thermidor, un rapport sur la marche de ces troupes, et dit, dans le Conseil même, qu'au lieu de deux mille hommes avoués par le général Hoche pour aller s'embarquer à Brest, il y avait toute une armée. Un autre député (Willot) fit aussi une virulente sortie contre le général Hoche. Ce général est une des belles figures de notre Révolution; c'est un homme antique dans toute l'acception qu'on attache à ce mot. S'il est venu à la tête de ses troupes pour délivrer le Directoire, c'est qu'il croyait que le Directoire était en péril; d'un esprit supérieur, jeune, brave, habile, d'une capacité égale, soit qu'il maniât le sabre, soit qu'il se servît de sa plume; beau et modeste dans ses succès de tous les genres, le général Hoche est un homme pas assez connu dans cette galerie d'hommes de la Révolution, où il demeure confondu. Je veux ici donner un échantillon de son esprit juste et fin, et, en même temps, de son noble caractère; je sais où il se trouve beaucoup de lettres du général Hoche, et j'espère posséder bientôt ce trésor, je puis le dire: car ces lettres révèlent toute la noblesse de l'âme d'un homme vraiment supérieur. Je dirai, avant de transcrire cette lettre, que le général employé sous le général Hoche était le général Richepanse. J'ai entendu mon mari dire ces propres paroles: «J'ai toujours souhaité ressembler à cet homme-là!» Et il ajoutait, en lui secouant la main avec cette franchise adorable qui le faisait tant aimer de ses amis: «Richepanse, tu es le seul homme qui ne boive que de l'eau dont je serre la main cordialement.» C'était vrai; et cet homme commandait les troupes sous le général Hoche. Cependant l'un et l'autre n'eussent exécuté que de bonnes et de loyales mesures.
Le général Hoche écrivit au Directoire, de Wetzlar, où il était alors:
«Vous avez dû être invité, par un message des Cinq-Cents, à traduire devant les tribunaux les signataires des ordres donnés aux troupes pour leur marche sur l'intérieur. Cette fois, M. Willot a été sans s'en douter mon interprète auprès de vous et de la Représentation nationale; permettez-moi donc de vous prier de m'indiquer le tribunal auquel je dois m'adresser, pour obtenir enfin la justice qui m'est due. Il est temps que le peuple français connaisse l'atrocité des accusations dirigées contre moi par des hommes qui, étant mes ennemis particuliers, devraient au moins faire parler leurs amis, ou plutôt leurs patrons, dans une cause qui leur est personnelle; il est temps que les habitants de Paris, surtout, connaissent ce qu'on entend par l'investissement d'un rayon; qu'on leur explique comment neuf, dix, même douze mille hommes peuvent faire le blocus d'une ville qui, au premier bruit du tambour (ou de cloche[24-A], si on l'aime mieux), peut mettre cent cinquante mille hommes sur pied pour sa défense... Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence de treize mille hommes dans son département, où pas un soldat n'a mis le pied (la légion des Francs, composant l'avant-garde, n'a pas dépassé Chêne-le-Pouilleux); le reste des troupes est encore dans les départements réunis, D'OÙ IL N'EST PAS SORTI!... Je demande enfin un tribunal pour moi et pour mes frères d'armes; on les a peints comme des séditieux, ainsi que moi: ils ont été accueillis et traités comme des brigands. Nos accusateurs doivent prouver nos crimes autrement que par des ouï-dire de M. Charon, qui ne veut pas que je passe à Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y ait pas d'autre route, mais par des pièces authentiques et irréfutables; toutes celles que j'ai signées vont paraître, elles sont à l'impression. Si quelques soldats ont témoigné leur indignation de la manière dont ils ont été accueillis en rentrant chez eux, on verra que j'y ai moins participé que ceux que quatre régiments de chasseurs ont tant fait trembler. Depuis longtemps, je suis en possession de l'estime publique, non à la manière de quelques égorgeurs révolutionnaires, devenus ou plutôt reconnus pour des agents en chef de nos ennemis, mais ainsi qu'un homme de bien y peut prétendre. On doit donc s'attendre que je n'y renoncerai pas pour l'amour de quelques Érostrates parvenus depuis un moment sur la scène de la Révolution, et qui ne sont encore connus que par d'insignifiantes déclamations et les projets les plus destructifs de tout ordre et de tout gouvernement.»
Cette lettre fit effet; Hoche s'échappa un moment de son quartier-général et vint à Paris pour avoir des explications sur la conduite du Directoire, et surtout pour avoir justice d'un député nommé Willot, qui, en pleine assemblée, l'avait désigné sous le nom de Marius. Ce député était en outre général; ce qui pouvait avoir des suites... Je m'étends sur toute cette affaire de Hoche, parce que cette époque est celle du pouvoir de M. de Talleyrand, et que tout ceci se rapporte à lui et à son influence. Cette affaire est une chose importante dans la Révolution française.
Hoche repartit presque aussitôt de Paris; son cœur était profondément ulcéré. Il avait vu la turpitude du Directoire, toute l'horreur de sa politique, et il vit en même temps que ce même Directoire, qui l'avait mis en avant, retirait le bras qui lui avait montré le chemin...
De retour à son armée pour l'anniversaire du 10 août, il donna une fête, comme cela se faisait alors (23 thermidor an V). Voici son discours:
«Amis, je ne dois plus vous le dissimuler, vous ne devez pas encore vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant de fois fixé la victoire; avant de le faire, peut-être aurons-nous à assurer la tranquillité de l'intérieur, que des fanatiques, que des rebelles aux lois républicaines osent troubler!»
Voici les toasts du banquet civique que donna le général en chef aux autorités et à son armée:
Le général Ney: Au maintien de la République! Grands politiques de Clichy, daignez ne pas nous forcer à faire sonner la charge.
Le général Chérin[24-B]: Aux membres du Gouvernement qui feront respecter la République!
Un chef d'escadron: Aux patriotes des Cinq-Cents!
Un commissaire des guerres: À la coalition légitime de l'armée d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse!
On fit des couplets satiriques qui circulèrent dans l'armée, qui avaient pour titre: Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de Clichy...
Le général Willot monta à la tribune et dit:
«Je ne crains pas qu'un nouveau César[24-C] passe le Rubicon; le héros qui est maintenant aux lieux que César traversa pour marcher contre sa patrie y consolide la liberté des peuples au sein desquels la victoire l'a conduit. Mais Marius[24-D] peut arriver aux portes de Rome, et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent. Dans cette circonstance, je suppose qu'un lieutenant fidèle[24-E] arrête le nouveau Marius aux limites constitutionnelles[24-F], le Directoire pourra donc destituer le lieutenant fidèle et ouvrir le passage aux factieux!»
24-A: Cette phrase a rapport aux hommes du Directoire, Talleyrand surtout, qui l'avait trahi après l'avoir mis en avant.
24-B: Chef d'état-major du général Hoche. C'était le fils du fameux généalogiste, et il l'était lui-même.
24-C: Bonaparte.
24-D: Hoche.
24-E: Le lieutenant fidèle, c'est Pichegru.
24-F: La Constitution avait ordonné qu'il serait tracé un rayon autour de Paris que les troupes même de la République ne pourraient pas franchir. C'était l'article 69 de la Constitution qui le fixait.
25: Benjamin Constant a publié en l'an IV un ouvrage sur le Gouvernement français, et la nécessité de s'y rallier. Celui sur les Réactions politiques parut un an plus tard, en l'an V.
26: Propres paroles de Thibaudeau.
27: Jean Debry, dont il est souvent question dans cet article, est un homme dont le Directoire savait apprécier les talents, et qu'il voulait rattacher à lui. Député de l'Aisne à l'Assemblée Législative, il eut une carrière parlementaire très-importante; ce fut lui qui fit déchoir Louis XVIII de son droit à la régence, et qui fit prononcer l'accusation contre les princes émigrés. En général, il était fort exagéré et fort peu tolérant, mais d'un républicanisme dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui: ainsi ce fut lui qui fit décréter que toujours on jouerait la Marseillaise à la garde montante. Il était très-exalté, mais vrai, et cette certitude donnait une grande autorité au député qui siégeait souvent entre deux faux frères; il était admirable pour le général Bonaparte, qu'il vénérait. Je crois bien que M. de Talleyrand ne l'aimait guère, Jean Debry.
Nommé ministre de la République au congrès de Rastadt, il partit avec Bonnier et Robertjeot. Arrivé à Rastadt, il fit tout ce qu'il put pour maintenir la dignité de la République; et, pour se livrer plus tranquillement aux fonctions nouvelles qu'il avait adoptées, il envoya sa démission de député au Conseil. C'était un républicain trop zélé, peut-être: voilà son seul défaut. On sait quel fut le sort des plénipotentiaires de Rastadt... il y a un voile sur cette sanglante catastrophe, que la main du temps soulèvera peut-être, mais qui ne l'est aujourd'hui qu'à demi. Assassinés tous trois par les hussards Szeklers chargés de les escorter, Jean Debry fut le seul qui échappa. C'était la nuit; il essaya de fuir, couvert de blessures, transi de froid, troublé par la crainte de voir revenir ses meurtriers; le malheureux se traîna de buisson en buisson jusqu'à une maison hospitalière où il fut reçu. Sa convalescence fut longue; le jour où il rentra dans l'Assemblée, l'émotion fut au comble... Il avait encore le bras en écharpe, il était pâle; et puis, en revoyant ses collègues, ils lui rappelaient les deux victimes qui étaient tombées avec lui, mais pour ne pas se relever... Il prononça un discours à la suite duquel il fut couvert d'applaudissements... sa dernière phrase fut oratoire, elle enleva les acclamations.
—Vengeance contre l'Autriche! s'écria-t-il avec cette puissance d'émotion qu'il avait au dernier degré... On lui répondit par un autre cri formé par cinq cents voix!...
Les fauteuils des deux autres plénipotentiaires ne furent jamais occupés; on jeta sur eux un crêpe noir, au travers duquel on voyait leurs noms entourés d'une couronne civique... Et lorsque dans quelque cérémonie on procédait à l'appel nominal, le député le plus voisin du fauteuil répondait: «Mort assassiné au congrès de Rastadt.»
28: Cette liste était depuis le 1er prairial, c'est-à-dire deux mois et demi.
29: Message qui faisait part de toutes les adresses des différents corps d'armée au Directoire.
30: La division militaire de Paris était la 17e à cette époque.
31: Une autre circonstance assez bizarre prouve l'esprit de vertige qui jamais ne quitte les partis politiques!... Croirait-on que deux jours avant le 18 fructidor, ils avaient tellement les yeux fascinés dans le parti de Clichy, qu'ils parlaient d'organiser une police? Un nommé Dossonville, homme du métier et employé par Rovère, leur avait présenté un plan. La dépense devait s'élever à 50,000 fr., et comme ils ne voulaient pas demander cette somme aux Conseils, ils s'arrangèrent pour l'avoir par quart et par cotisation. C'était à faire pitié!
32: Voir le Moniteur; à cette époque, il était vrai.
33: C'est, au reste, un fait digne de remarque, que la profonde ignorance de la génération actuelle de l'histoire véritable de la Révolution; il y a même un côté ridicule à cette ignorance. C'est pourtant comme étude qu'il faudrait connaître cette époque.
34: Cette pièce inculpait gravement Pichegru. Elle fut trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues, ouvert en présence de Bonaparte et de Clarke, alors commissaire du Directoire près l'armée d'Italie; Clarke, d'abord chargé de surveiller le général Bonaparte, et puis se dévoilant à lui et se donnant à l'homme dont le pouvoir était évident dans l'avenir, comme il fut ensuite à la Restauration, lorsque ce même homme alla mourir à Sainte-Hélène!
35: Cette correspondance fut trouvée dans un fourgon du général Klinglin, saisi par nos troupes le 2 floréal an V; et Moreau la garda jusqu'au 24 fructidor, c'est-à-dire quatre mois et demi après. Il paraît que le Directoire croyait Moreau aussi coupable que les autres.
36: Je ne connais rien de plus étrangement ridicule que toute la conduite d'Augereau alors, si ce n'est celle des directeurs, lorsque je pense que l'on a agité la question de savoir s'il ne remplacerait pas Carnot ou Barthélemy! Augereau, qui, se trouvant à quelque temps de là à la présidence de ce même Conseil qu'il avait décimé, lorsqu'on apprit la démission de Bernadotte, et qu'on craignit un coup d'État, s'écria: «Ne vous rappelez-vous plus que je suis le même homme qu'au 18 fructidor? eh bien! je vous préviens qu'il faudra faire tomber ma tête avant de toucher à mes collègues!» Bavardage! abus des mots!
37: Ils ne s'étaient pas encore rencontrés; M. de Talleyrand était revenu d'Amérique après le départ de Bonaparte pour l'Italie.
38: Ce que, plus tard, Spurzheim a nommé habitivité; barbarisme inutile.
39: Malibran, député de l'Hérault au Conseil des Cinq-Cents; et il aimait le général Bonaparte!... il demanda en même temps pour lui qu'on donnât le nom de faubourg d'Italie au faubourg Saint-Antoine. Cet homme, j'en suis sûre, aurait aussi mal entendu l'honneur pour lui-même; je crois que ce Malibran est le beau-père de la fameuse madame Malibran. Comme il était familier de Barras, on pensa que le Directoire, qui déjà craignait Bonaparte et le jugeait d'après lui, aurait voulu le déconsidérer dans le cas où il aurait accepté.
40: Chénier (Marie-Joseph), qui fut à tort accusé de la mort de son frère, était un homme de bonne foi, républicain dans le cœur. Il a fait une foule de beaux traits, de choses utiles qu'on ignore, parce qu'on parle de lui sans rien approfondir; mais il faut connaître Chénier, et savoir tout le bien qu'il fit et le mal qu'il empêcha. Ce fut lui qui fit décréter les écoles primaires. Aussitôt que la veuve d'un littérateur faisait entendre une parole de détresse, Chénier montait à la tribune et demandait une pension pour elle; s'occupant des arts, de la littérature, et d'une foule de choses toutes utiles à la science et au progrès. Les Clichiens ont été rigoureux pour lui, parce qu'il fut sans pitié pour les excès de la Compagnie de Jésus et de leurs acolytes plus féroces que les monstres de 93. Le Moniteur de l'époque (et celui-là est vrai) est le livre où l'opinion devrait s'instruire avant de se formuler si violemment.
41: C'est madame Germon, couturière très en vogue alors, qui répondit ce mot à une femme, et fit en effet sa robe pour le tiers du prix. Elle fut depuis couturière de madame Bonaparte.
42: Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.
43: Leibnitz avait un penchant pour la France; étant encore jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences, disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité de Arte combinatoria. Ce fut comme un jalon pour son génie; il fit plus encore, et montra ses résultats à Oldenbourg. L'autre se mit à rire, et lui dit que tout ce qu'il avait fait était l'ouvrage d'un nommé Mouton, Français (1670). Mais, plus tard, Leibnitz montre à Oldenbourg une autre propriété des nombres qu'il avait trouvée.—Bon! lui dit l'autre, cela est dans la Ligarithmotechnia de Mercator, du Holstein. Un autre se serait désespéré de cette suite de rencontres qui ressemblaient à un plagiat continuel; mais comme Leibnitz ne lisait pas, il ne pouvait être plagiaire. Il se remit avec calme au travail, et recommença ses calculs; ce fut alors qu'il trouva une série de fractions exprimant la surface du cercle, comme Mercator, son premier rival, avait trouvé la série de l'hyperbole. Huyghens, à qui Leibnitz fit voir ce beau travail, rendit hommage à la grandeur de la chose et en félicita l'auteur.—Pour cette fois, dit Leibnitz, Oldenbourg sera content! il lui envoie son travail et attend la réponse avec impatience... Oldenbourg félicita cordialement son ami sur un aussi beau chef-d'œuvre de son esprit... Mais par une fatalité inconcevable, ajoutait-il, ce même travail, ce même résultat viennent d'être opérés par un certain M. Isaac Newton de Cambridge, qui n'avait pas encore publié les nouvelles découvertes qu'il avait faites. Quel siècle que celui où de telles choses arrivent! et qu'on fut heureux d'y vivre!
Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette série du cercle quelque temps auparavant.
44: Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut l'être.
45: Depuis l'Assemblée Constituante, c'est-à-dire le moment où la séance du Jeu de Paume sépara les trois ordres, il n'y eut aucun costume pour les représentants. Les conventionnels ne portaient qu'une écharpe tricolore, et ceux qui allaient à l'armée y ajoutaient un panache aux trois couleurs. Après le 9 thermidor, quelques députés portèrent des armes, telles qu'un sabre, un poignard... Ce ne fut qu'après le 18 fructidor que les Conseils s'habillèrent, et s'enveloppèrent d'une toge comme d'un linceul. Ainsi qu'on orne les morts en Égypte et au Mexique, on parait les représentants après leur mort morale.
46: Il remplaçait un autre envoyé du grand-duc de Toscane, qui avait failli compromettre la bonne intelligence des deux pays. Le comte Carletti, ministre de Toscane en France, y était venu, à ce qu'il paraît (en l'an III), avec un plan pour faire sauver madame la duchesse d'Angoulême du Temple, où elle était encore. C'était un homme très-singulier que ce comte Carletti: étant à Florence, où il était grand-chambellan du grand-duc, il se battit en duel avec M. Windham, qui, depuis, fut si fameux dans ses querelles avec M. Pitt, et qui, toujours querelleur, à ce qu'il paraît, se battit aussi avec M. Pitt. Les Anglais rient de tout avec leur air paisible: on rit de ce duel, on plaisanta même jusque dans une caricature, où M. Windham était vis-à-vis de M. Pitt, représenté par une lame de couteau surmontée d'une tête parfaitement ressemblante (on sait que M. Pitt était fort maigre), et M. Windham disait avec la banderolle: «Je ne sais pas tirer sur une lame de couteau.»
Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.
47: Au moment où M. de Talleyrand prit le ministère des Affaires étrangères, il y avait trois régicides au Directoire, Barras, Carnot et Rewbell.
48: Lieu où l'on se réunissait pour prendre des glaces.
49: 15 frimaire an VI, à 5 heures du soir (17 décembre 1797). Je reviens sur ce fait, quoique je l'aie annoncé dans les pages précédentes, parce que c'est nécessaire à la marche des événements.
50: Comprend-on que le général Lefebvre Desnouettes ait pu VENDRE une telle maison!... c'est une honte, mais une plus grande à ses héritiers de ne pas l'avoir rachetée.
51: Ils tenaient lieu du préfet.
52: Le ministre de la Guerre le présenta aussi; mais, chose assez bizarre pour Bonaparte, qui était tout entier militaire, on ne remarqua que M. de Talleyrand. Le fait est que le ministre de la Guerre ne fit aucun discours, et que le Moniteur ne rendit compte que du discours de M. de Talleyrand, ce qui prouve que l'autre ne parla même pas.
53: Barras, alors président du Directoire.
54: Ce discours est tel qu'il le faut lire dans mes Mémoires; il a été copié par moi sur le discours lui-même, écrit par mon mari sous la dictée de Bonaparte, et ce papier était celui que le général Bonaparte tenait dans son chapeau le jour de cette fête, parce que l'écriture de Junot était plus facile, on le pense bien, à lire que la sienne.
55: Seize pages d'un in-8o.
56: J'avais treize ans et demi à cette époque-là.
57: Cette lettre est du 5 germinal an VI (26 mars 1798), et dans tous les journaux d'alors.
58: M. d'Herenaude fut toujours auprès de M. de Talleyrand, et lui servit immensément; on dit même que sans lui il eût été souvent fort embarrassé.
59: Sidney Smith, fait prisonnier dans un coup de tête qu'il tenta à Rouen, fut mis au Temple, d'où il sortit par un moyen qui ne fut jamais bien connu. Il y eut des présomptions pour croire que le Directoire lui-même donna les ordres, ainsi que les ministres; quoi qu'il en soit, il en est sorti.
60: M. d'Araujo, Portugais, homme parfaitement aimable, qui fut depuis ministre des Affaires étrangères; c'est de lui qu'il est si souvent question dans mes Mémoires.
61: Tous avaient des surnoms: le cardinal Antonelli était surnommé le fourbe, Borgia, le superbe, Lasomaglia, l'ambitieux, et je ne sais plus lequel avait le surnom d'assassin...
62: Je ne sais s'il accepta ou refusa.
63: J'étais à cette représentation avec mon frère et ma mère.
64: Il y avait aussi le duc de Dino, Edmond, troisième enfant d'Archambault de Périgord, qui était alors trop jeune pour venir dans le salon de son oncle.
65: M. de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à Constantinople, homme parfaitement aimable.
66: M. de Vaudreuil, amant de madame de Polignac; c'était un des hommes les plus agréables de la cour de Marie-Antoinette.
67: Charmant ouvrage de Brillat-Savarin, où l'art de savoir bien manger est démontré avec tout l'esprit possible.
68: On fit courir alors ce mot qui, depuis, a eu tant de succès contre cette pauvre madame de Staël; elle aurait dit (selon celui qui racontait) à M. de Talleyrand:
—Enfin, vous ne m'aimez plus!
—Mais, si, je vous aime toujours.
—Non, non!... Enfin, tenez, si madame Grandt et moi nous tombions dans l'eau, laquelle sauveriez-vous?
—Je crois que vous savez nager.
On disait que M. de Talleyrand aurait dû répondre à madame de Staël: Ni l'une, ni l'autre. Je ne sais pas si le mot n'eût pas été plus dur encore.
69: La diplomatie!...
70: Cette recherche de suspendre des corbeilles avec des fruits glacés et des oranges est bien ancienne. On la trouve dans un Voyage en Espagne par madame d'Aulnoi, sous Louis XIV; elle rapporte l'avoir vue chez le cardinal Porto-Carrero, à Tolède.
71: On a prêté ce propos au général Damas, qui était près d'Augereau. Je ne sais pas s'il est d'Augereau; s'il l'a dit, on le lui a soufflé. Il était incapable de l'imaginer à lui seul.
72: Le bref ne fut pas enregistré à l'époque où il fut donné; il le fut au 19 août 1802, et le Pape le donna, je crois, en avril 1801. Le cardinal Consalvi me parla beaucoup de M. de Talleyrand lorsque je le revis à Rome.
73: J'ai connu une grande dame anglaise dont mon mari fut l'ami fort intime. Cette Anglaise avait une mère à moitié folle qui, toute grande dame qu'elle était, avait fort souvent besoin d'argent; Junot lui en prêta, et beaucoup (j'ai la note). Nous n'en entendîmes plus parler, et pourtant l'une des deux femmes est aujourd'hui l'une des plus riches de l'Europe.
74: Je ne sais de qui il voulait parler.
75: Mes petites filles, surtout la plus jeune, faisaient des cris affreux en le voyant.
76: Madame la marquise Des Corches de Sainte-Croix, mère du général Sainte-Croix et tante de madame du Cayla. Elle était sœur de M. Talon; c'était une femme supérieure, et l'amie la plus intime de la duchesse de Courlande, mère de la duchesse de Dino.
77: Le duc d'Olivarès laissa prendre le Portugal, mais ce fut après tout un grand ministre; s'il ne fut pas l'égal de Richelieu, il fut moins cruel, au moins, et cela compense.
78: Il voulait sans doute le conduire, comme Don Carlos, à être jugé à mort. Ensuite, il n'y aurait eu que Don Carlos entre Don Francisco et le trône; Don Francisco, le troisième enfant, était fils de Godoy.
79: Maître-d'hôtel de l'Impératrice.
80: Maître-d'hôtel de Murat.
81: Valet de chambre de M. de Talleyrand depuis trente-cinq ou quarante ans.
82: M. d'Herenaude, dont j'ai parlé déjà.
83: J'ai appris depuis peu de temps des détails relatifs à cette époque, qui me font ajouter de l'amitié à l'estime que depuis longtemps j'avais vouée au maréchal Macdonald... Je regrette seulement pour lui 1815.
84: Certainement le duc de Raguse, que j'estime et que j'aime de cœur, n'est pas coupable; mais il a vu le bonheur du pays dans une chose où il n'était pas... c'est une erreur, et voilà tout. La chose est bien différente.
85: Aujourd'hui, le local est, dit-on, plus beau; cela doit être avec les changements qui ont été faits. Mais ce qui était et ce qui n'est plus, c'est la magnificence des costumes de cour des femmes et de celui des hommes; un coup d'œil unique était celui qu'offrait la salle de spectacle les jours de grand cercle.
86: Joséphine avait ses chambellans à elle. Marie-Louise les avait en commun avec l'Empereur.
87: Je n'ai jamais revu un opéra qui m'ait fait l'impression de Roméo et Juliette de Zingarelli, joué et chanté par la Grassini et Crescentini!... Quelle adorable harmonie et quel jeu!... quelle beauté avec tout cela, et comme la Grassini était adorable au troisième acte, tout enveloppée de mousseline blanche diaphane et couchée dans le tombeau!... Quant à Crescentini, je n'ai entendu personne depuis lui chanter comme il le chantait: Ombra adorata.... et le beau duo de la fin!...
88: C'est le même dont Vestris le fils, c'est-à-dire celui qu'on appelait le Diou de la danse ou Vestr' Alard, parce que sa mère était mademoiselle Alard, disait, en 1805, en apprenant qu'il était roi: Ce pauvre Max (Maximilien), je suis bien aise qu'on l'ait fait roi!
89: Depuis princesse de Carignan; une charmante personne de cœur et d'esprit. Elle est morte brûlée!...
90: Une blonde montée en papillons sur une carcasse, et qu'on posait sur le derrière de la robe de cour, et qui, montant sur les épaules, venait en mourant jusqu'à la poitrine.
91: Le mari de la fameuse demoiselle Guimard.
92: J'ai retrouvé cette même voix de manière à me faire tressaillir toutes les fois qu'elle vient à mon oreille: c'est dans le comte Valeski. Cette ressemblance d'organe est quelquefois d'une telle force qu'elle fait mal.
93: Il n'est pas changé d'humeur ni d'esprit; il est toujours aussi amusant, aussi gai lui-même. Il me donnait le bras l'hiver dernier dans un bal[93-A], et ses remarques sur les gens qui passaient devant nous auraient fait rire la douleur même.
93-A: Chez M. Dupin, président de la Chambre des Députés.
94: M. de Longchamps était un homme d'esprit et charmant de manières, et de manières sociables. Il faisait de jolis vers, et il est connu par plusieurs pièces fort jolies représentées sur le théâtre de l'Opéra-Comique. C'est lui qui a fait cette ravissante romance au moment de partir pour son exil, lorsqu'il alla en Amérique. Jamais la poésie n'a mieux rendu la pensée du cœur. Il y a tout un poëme de l'âme dans le second couplet. Boïeldieu fit la musique; elle est en rapport avec les paroles, et tout à fait dramatique. Voici ce couplet:
J'observe tout ce que je laisse
Avec d'autres yeux qu'autrefois;
Tout m'attache, tout m'intéresse,
Je tiens à tout ce que je vois.
Parents chéris, fidèle amie,
Pour moi ne sont pas moins perdus
Que si j'eusse quitté la vie,
Et j'aurai les regrets de plus.
Les quatre derniers vers sont ravissants de vérité et de sensibilité.
95: Seconde femme de M. de Beauharnais le sénateur, le père de la princesse Stéphanie, grande-duchesse de Bade, et dame d'honneur de la princesse Caroline. Elle était aimée de tout le monde à cause de sa bonté et de sa politesse.
96: C'est un petit cercle de fer qu'on met aux jeunes chevaux fougueux pour les dompter, et alors on leur fait fournir une course quelconque, mais plus particulièrement en tournant.
97: Le grand-père se dansait à la fin du bal, et d'un bal où on avait été ce qu'on appelle en train et gai. On était, comme dans l'anglaise, deux par deux et sur une colonne. Le couple qui menait le grand-père se mettait en marche sur un air fait exprès, et que Julien le nègre jouait ordinairement moitié éveillé et moitié dormant, parce que le grand-père arrivait à six heures du matin. On faisait d'abord une promenade. La promenade finie, ce qui quelquefois durait longtemps si le caprice du couple chef le voulait ainsi, on se remettait sur une colonne. Alors commençait un autre air sur la mesure de l'anglaise, et on faisait toutes les figures qui passaient par la tête du couple chef. Quand il avait parcouru toute la colonne, un autre couple commençait et faisait la même figure. Les plus bizarres et les plus drôles étaient les meilleures. On mettait la femme dans un fauteuil, on se mettait à genoux, on faisait des berceaux avec les bras, etc... J'ai vu une fois chez la princesse Caroline, à l'Élysée, la promenade du grand-père se prolonger depuis la galerie jusqu'au premier. Tout le grand-père avait plus de quatre-vingts personnes, plus de quarante paires bien sûrement. Tout cela suivait avec les meilleurs et les plus joyeux rires.
98: J'ai fait une erreur dans mon Salon de madame de Polignac. J'ai dit que la marquise de Bréhan était dame du palais; elle ne l'était pas, mais elle était amie intime de la Reine. Je m'empresserai toujours de réparer une faute dès qu'elle me sera démontrée.
99: Elle continuait à m'appeler ainsi lorsque nous étions seules. Elle était bonne en général, et aimait ses anciens amis.
100: C'était alors la mode de porter de ces jupes garnies avec des touffes de n'importe quoi soutenues par des rubans. La princesse Pauline en avait une garnie de branches de pin, avec un corsage de velours vert garni en émeraudes et en diamants. La reine Hortense en avait une ravissante garnie en belles-de-jour, et tout ce qui, à la robe de la princesse Pauline, était en émeraudes et en diamants, était ici en turquoises et en diamants.
101: Et depuis que ceci est écrit, quel malheur nous a frappés!... La chaîne de l'exil a été rompue, mais par la mort!...
102: C'est vrai.
103: En 1806, au commencement.
104: L'Empereur prononçait les deux mots avec un accent effrayant et prolongé.
105: C'était le nom de religion que Giulio avait pris en entrant au couvent, où il ne pouvait garder son nom habituel.
106: Ce château fut habité, en 1815, par madame de Staël, où elle reçut toute l'Europe couronnée; il fut détruit par la bande noire l'année suivante.
107: For ever or never.
108: Le régent ne peut faire un duc, il n'en a pas le droit.
109: Madame de Genlis fît paraître en 1802, dans la Bibliothèque des Romans, une petite nouvelle intitulée: Lindane et Valmire, qui n'est pas autre chose que l'intrigue de cette pièce.
110: Lorsqu'en 1816, j'eus l'honneur d'être présentée au duc d'Orléans, il me demanda si pendant que j'avais été maîtresse du Raincy, avant de le céder à Napoléon, j'avais fait faire cette salle de bain.—Non, monseigneur, répondis-je.—Je crois bien, dit le prince en souriant, ni moi non plus. Je ne suis pas assez grand seigneur pour cela.
111: Je parlerai de cet exil dans mes Salons de la Restauration.
112: Ce portrait est gravé et se vend comme une gravure représentant Sapho: c'est du moins le nom qui est au bas. Pourquoi n'avoir pas laissé la marge en blanc?
113: Regnault de Saint-Jean-d'Angély mourut le jour ou le lendemain de son retour dans Paris.
114: M. le duc de Laval, frère de la duchesse de Luynes, était père d'Adrien de Montmorency.
115: Elle était mademoiselle de Narbonne Fritzlar.
116: En se mariant, elle prit une perruque blonde que lui fit Duplan, et si artistement, qu'on n'y voyait rien.
117: Une particularité me frappa; la carte de la duchesse de Chevreuse portait ces seuls mots: Madame de Chevreuse, et gravés. Celle de madame de Luynes n'avait que son nom: Madame de Luynes, et tout simplement fort mal écrit, et sur une carte à jouer.—Ce n'est pas étonnant, me dit M. de Narbonne, elle ne fait jamais de visites.
118: J'ai en face de moi une maison bâtie en 1835; l'autre jour, je vois des ouvriers, des poutres, un grand appareil; c'était la maison qui tombait et qu'on était obligé d'étayer. C'est l'image de beaucoup de choses de notre temps.
119: Comment M. de Talleyrand n'a-t-il pas demandé, mais de manière à l'obtenir, le retour de madame de Chevreuse!... le faire demander par Marie-Louise enfin... Mais M. de Talleyrand aurait fait une démarche qui n'aurait eu de résultat que pour autrui.