The Project Gutenberg eBook of Les Villes tentaculaires, précédées des Campagnes hallucinées This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Les Villes tentaculaires, précédées des Campagnes hallucinées Author: Emile Verhaeren Release date: May 5, 2014 [eBook #45590] Language: French Credits: E-text prepared by Marc D'Hooghe (http://www.freeliterature.org) from page images generously made available by Internet Archive/Canadian Libraries (https://archive.org/details/toronto) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VILLES TENTACULAIRES, PRÉCÉDÉES DES CAMPAGNES HALLUCINÉES *** E-text prepared by Marc D'Hooghe (http://www.freeliterature.org) from page images generously made available by Internet Archive/Canadian Libraries (https://archive.org/details/toronto) Note: Images of the original pages are available through Internet Archive/Canadian Libraries. See https://archive.org/details/lesvillestentacu00verhuoft ÉMILE VERHAEREN LES VILLES TENTACULAIRES PRÉCÉDÉES DES CAMPAGNES HALLUCINÉES DIX-HUITIÈME ÉDITION PARIS Mercvre de Frange XXVI, Rve de Condé, XXVI MCMXX LES CAMPAGNES HALLUCINÉES (1893) A VICTOR DESMETH _EN SOUVENIR_ LA VILLE _Tous les chemins vont vers la ville._ _Du fond des brumes,_ _Là-bas, avec fous ses étages_ _Et ses grands escaliers et leurs voyages_ _Jusques au ciel, vers de plus hauts étages,_ _Comme d'un rêve, elle s'exhume._ _Là-bas,_ _Ce sont des ponts tressés en fer_ _Jetés, par bonds, à travers l'air;_ _Ce sont des blocs et des colonnes Que dominent des faces de gorgonnes;_ _Ce sont des tours sur des faubourgs,_ _Ce sont des toits et des pignons,_ _En vols plies, sur les maisons;_ _C'est la ville tentaculaire,_ _Debout,_ _Au bout des plaines et des domaines._ _Des clartés rouges_ _Qui bougent_ _Sur des poteaux et des grands mâts,_ _Même à midi, brûlent encor_ _Comme des oeufs monstrueux d'or_ _Le soleil clair ne se voit pas:_ _Bouche qu'il est de lumière, fermée_ _Par le charbon et la fumée,_ _Un fleuve de naphte et de poix_ _Bal les môles de pierre et les pontons de bois_ _Les sifflets crus des navires qui passent_ _Hurlent la peur dans le brouillard:_ _Un fanal vert est leur regard Vers l'océan et les espaces._ _Des quais sonnent aux entrechocs de leurs fourgons_ _Des tombereaux grincent comme des gonds,_ _Des balances de fer font choir des cubes d'ombre_ _Et les glissent soudain en des sous-sols de feu;_ _Des ponts s'ouvrant par le milieu,_ _Entre les mâts touffus dressent un gibet sombre_ _Et des lettres de cuivre inscrivent l'univers,_ _Immensément, par à travers_ _Les toits, les corniches et les murailles,_ _Face à face, comme en bataille._ _Par au-dessus, passent les cabs, filent les roues,_ _Roulent les trains, vole l'effort,_ _Jusqu'aux gares, dressant, telles des proues_ _Immobiles, de mille en mille, un fronton d'or._ _Les rails ramifiés rampent sous terre_ _En des tunnels et des cratères_ _Pour reparaître en réseaux clairs d'éclairs_ _Dans le vacarme et la poussière._ _C'est la ville tentaculaire._ _La rue--et ses remous comme des câbles_ _Noués autour des monuments--_ _Fuit et revient en longs enlacements;_ _Et ses foules inextricables_ _Les mains folles, les pas fiévreux,_ _La haine aux yeux,_ _Happent des dents le temps qui les devance._ _A l'aube, au soir, la nuit,_ _Dans le tumulte et la querelle, ou dans l'ennui,_ _Elles jettent vers le hasard l'âpre semence_ _De leur labeur que l'heure emporte._ _Et les comptoirs mornes et noirs_ _Et les bureaux louches et faux_ _Et les banques battent des portes_ _Aux coups de vent de leur démence._ _Dehors, une lumière ouatée,_ _Trouble et rouge, comme, un haillon qui brûle,_ _De réverbère en réverbère se recule._ _La vie, avec des flots d'alcool est fermentée._ _Les bars ouvrent sur les trottoirs_ _Leurs tabernacles de miroirs_ _Où se mirent l'ivresse et la bataille;_ _Une aveugle s'appuie à la muraille_ _Et vend de la lumière, en des boîtes d'un sou;_ _La débauche et la faim s'accouplent en leur trou_ _Et le choc noir des détresses charnelles_ _Danse et bondit à mort dans les ruelles._ _Et coup sur coup, le rut grandit encore_ _Et la rage devient tempête:_ _On s'écrase sans plus se voir, en quête_ _Du plaisir d'or et de phosphore;_ _Des femmes s'avancent, pâles idoles,_ _Avec, en leurs cheveux, les sexuels symboles._ _L'atmosphère fuligineuse et rousse_ _Parfois loin du soleil recule et se retrousse_ _Et c'est alors comme un grand cri jeté_ _Du tumulte total vers la clarté;_ _Places, hôtels, maisons, marchés,_ _Ronflent et s'enflamment si fort de violence_ _Que les mourants cherchent en vain le moment de silence, Qu'il faut aux yeux pour se fermer._ _Telle, le jour--pourtant, lorsque les soirs_ _Sculptent le firmament, de leurs marteaux d'ébène,_ _La ville au loin s'étale et domine la plaine_ _Comme un nocturne et colossal espoir;_ _Elle surgit: désir; splendeur, hantise;_ _Sa clarté se projette en lueurs jusqu'aux cieux,_ _Son gaz myriadaire en buissons d'or s'attise,_ _Ses rails sont des chemins audacieux_ _Vers le bonheur fallacieux_ _Que la fortune et la force accompagnent;_ _Ses murs se dessinent pareils à une armée_ _Et ce qui vient d'elle encore de brume et de fumée_ _Arrive en appels clairs vers les campagnes._ _C'est la ville tentaculaire,_ _La pieuvre ardente et l'ossuaire_ _Et la carcasse solennelle._ _Et les chemins d'ici s'en vont à l'infini_ _Vers elle._ LES PLAINES Sous la tristesse et l'angoisse des cieux Les lieues S'en vont autour des plaines; Sous les cieux bas Dont les nuages traînent, Immensément, les lieues Marchent, là-bas. Droites sur des chaumes, les tours; Et des gens las, par tas, Qui vont de bourg en bourg. Les gens vaguants Comme la route, ils ont cent ans; Ils vont de plaine en plaine, Depuis toujours, à travers temps; Les précèdent ou bien les suivent Les charrettes dont les convois dérivent Vers les hameaux et les venelles, Les charrettes perpétuelles, Criant le lamentable cri, Le jour, la nuit, De leurs essieux vers l'infini. C'est la plaine, la plaine Immensément, à perdre haleine. De pauvres clos ourlés de haies Ecartèlent leur sol couvert de plaies; De pauvres clos, de pauvres fermes, Les portes lâches Et les chaumes, comme des bâches, Que le vent troue à coups de hache. Aux alentours, ni trèfle vert, ni luzerne rougie, Ni lin, ni blé, ni frondaisons, ni germes, Depuis longtemps, l'arbre, par la foudre cassé, Moule, devant le seuil usé, Comme un malheur en effigie. C'est la plaine, la plaine blême, Interminablement, toujours la même. Par au dessus, souvent, Rage si fort le vent Que l'on dirait le ciel fendu Aux coups de boxe De l'équinoxe. Novembre hurle, ainsi qu'un loup, Lamentable, par le soir fou. Les ramilles et les feuilles gelées Passent gifflées Sur les mares, dans les allées; Et les grands bras des Christs funèbres, Aux carrefours, par les ténèbres, Semblent grandir et tout à coup partir. En cris de peur, vers le soleil perdu. C'est la plaine, la plaine Où ne vague que crainte et peine. Les rivières stagnent ou sont taries, Les flots n'arrivent plus jusqu'aux prairies, Les énormes digues de tourbe, Inutiles, arquent leur courbe. Comme le sol, les eaux sont mortes; Parmi les îles, en escortes Vers la mer, où les anses encor se mirent. Les haches et les marteaux voraces Dépècent les carcasses, Pourrissantes, de vieux navires. C'est la plaine, la plaine Immensément, à perdre haleine, Où circulent, dans les ornières, Parmi l'identité Des champs du deuil et de la pauvreté, Les désespoirs et les misères; C'est la plaine, la plaine Que sillonnent des vols immenses D'oiseaux criant la mort En des houles de cieux au Nord; C'est la plaine, la plaine Mate et longue comme la haine, La plaine et le pays sans fin D'un blanc soleil comme la faim, Où, sur le fleuve solitaire, Tourne aux remous toute la douleur de la terre. CHANSON DE FOU Le crapaud noir sur le sol blanc Me fixe indubitablement Avec des yeux plus grands que n'est grande sa tête; Ce sont les yeux qu'on m'a volés Quand mes regards s'en sont allés, Un soir, que je tournai la tête. Mon frère?--il est quelqu'un qui ment, Avec de la farine entre ses dents; C'est lui, jambes et bras en croix, Qui tourne au loin, là-bas, Qui tourne au vent, Sur ce moulin de bois. Et celui-ci, c'est mon cousin Qui fut curé et but si fort du vin Que le soleil en devint rouge; J'ai su qu'il habitait un bouge, Avec des morts, dans ses armoires. Car nous avons pour génitoires Deux cailloux Et pour monnaie un sac de poux Nous, les trois fous, Qui épousons, au clair de lune. Trois folles dames sur la dune. LE DONNEUR DE MAUVAIS CONSEILS Par les chemins bordés de pueils Rôde en maraude Le donneur de mauvais conseils. La vieille carriole en bois vert-pomme Qui l'emmena, on ne sait d'où, Une folle la garde avec son homme, Aux carrefours des chemins mous. Le cheval paît l'herbe d'automne, Près d'une mare monotone, Dont l'eau malade réverbère Le soir de pluie et de misère Qui tombe en loques sur la terre. Le donneur de mauvais conseils Est attendu dans le village, A l'heure où tombe le soleil. Il est le visiteur oblique et louche Qui, de ferme en ferme, s'abouche, Quand la détresse et la ruine Ronflent en tempêtes sur les chaumines. Il est celui qui frappe à l'huis, Tenacement, et vient s'asseoir Lorsque le hâve désespoir, Fixe ses regards droits Sur le feu mort des âtres froids. En habits vieux comme ses yeux, Avec sa blouse lâche Et ses poches où vivement il cache Les fioles et les poisons, Mi-paysan, mi-charlatan, Retors, petit, ratatiné, Mains finaudes, ongles fanés, Il égrène ainsi qu'un texte Les faux moyens et les prétextes Et les foisons des mauvaises raisons. On l'écoute, qui lentement marmonne, Toujours ardent et monotone, Prenant à part chacun de ceux Dont les arpents sont cancéreux, Dont les moissons sont vaines Et qui regardent devant eux Las, trébuchants et malchanceux, La mort venir du bout des plaines de leurs haines. A qui, devant sa lampe éteinte, Seul avec soi, quand minuit tinte, S'en va tâtant aux murs de sa chaumière Les trous qu'y font les vers de la misère, Sans qu'un secours ne lui vienne jamais, Il conseille d'aller, au fond de l'eau, Mordre des dents les exsangues reflets De sa face dans un marais. A tel qui branle et traîne un corps Comme un haillon à un bâton. Usé d'espoir, tari d'efforts; A qui grimace sa vieillesse Devant l'orgueil du vieux soleil, Il reproche les avanies, Que font ses fils qui le renient, A l'infini de sa faiblesse. Il pousse au mal la fille ardente. Avec du crime au bout des doigts, Avec des veux comme la poix Et des regards qui violentent. Il attise en son coeur le vice A mots cuisants et rouges, Pour qu'en elle la femelle et la gouge Biffent la mère et la nourrice Et que sa chair soit aux amants, Morte, comme ossements et pierres Du cimetière. Aux vieux couples qui font l'usure Depuis que les malheurs ravagent Les villages, à coups de rage, Il vend les moyens sûrs Et la ténacité qui réussit toujours A ruiner hameaux et bourgs, Quand, avec l'or tapi au creux De l'armoire crasseuse ou de l'alcôve immonde, On s'imagine, en un logis lépreux, Être le roi qui tient le monde. Enfin, il est le conseiller de ceux Qui profanent la nuit des saints dimanches En boutant l'incendie à leurs granges de planches. Il indique l'heure précise Où le tocsin sommeille aux tours d'église, Où seul, avec ses yeux insoucieux, Le silence regarde faire. Ses gestes secs et entêtés Numérotent ses volontés, Et l'ombre de ses doigts semble ligner d'entailles Le crépi blanc de la muraille. Et pour conclure il verse à tous Un peu du fiel de son vieux coeur Moisi de haine et de rancoeur; Et désigne le rendez-vous, --Quand ils voudront--au coin des bordes, Où, près de l'arbre, ils trouveront Pour se brancher un bout de corde. Ainsi va-t-il de ferme en ferme; Plus volontiers, lorsque le terme Au tiroir vide inscrit sa date, Le corps craquant comme des lattes, Le cou maigre, le pas traînant, Mais inusable et permanent, Avec sa pauvre carriole Avec son fou, avec sa folle, Qui l'attendent, jusqu'au matin, Au carrefour des vieux chemins. CHANSON DE FOU Je les ai vus, je les ai vus, Ils passaient par les sentes, Avec leurs yeux, comme des fentes, Et leurs barbes, comme du chanvre. Deux bras de paille, Un dos de foin. Blesses, troués, disjoints, Ils s'en venaient des loins, Comme d'une bataille. Un chapeau mou sur leur oreille, Un habit vert comme l'oseille; Ils étaient deux, ils étaient trois, J'en ai vu dix, qui revenaient du bois. L'un d'eux a pris mon âme Et mon âme comme une cloche Vibre en sa poche. L'autre a pris ma peau --Ne le dites à personne-- Ma peau de vieux tambour Qui sonne. Quant à mes pieds, ils sont liés, Par des cordes au terrain ferme; Regardez-moi, regardez-moi, Je suis un terme. Un paysan est survenu Qui nous piqua dans le sol nu, Eux tous et moi, vieilles défroques, Dont les enfants se moquent. Et nous servons d'épouvantails qui veillent Aux corbeaux lourds et aux corneilles. PÈLERINAGE Où vont les vieux paysans noirs Par les couchants en or des soirs Dans les campagnes rouges? A grands coups d'ailes affolées, En leurs toujours folles volées, Les moulins fous fauchent le vent. Les cormorans du vieil automne Clament au loin--et le ciel tonne Comme un tocsin parmi la nuit. C'est l'heure ample de la terreur, Où passe en son charroi d'horreur, Le vieux Satan des labours rouges. Par la campagne en grand deuil d'or, Où vont les vieux silencieux? Quelqu'un a dû frapper l'été De mauvaise fécondité: Le blé, très dru, ne fut que paille. Les bonnes eaux n'ont point coulé Par les veines du champ brûlé; Quelqu'un a dû frapper les sources; Quelqu'un a dû sécher la vie, Comme une gorge inassouvie, D'un seul grand coup vide un plein verre, Par la campagne en grand deuil d'or. Où vont les vieux et leur misère? L'âpre semeur des mauvais germes, Aux jours d'Avril baignant les fermes, Les vieux l'ont tous senti passer. Ils l'ont surpris morne et railleur, Penché sur les moissons en fleur; Plein de foudre, comme l'orage. Les vieux n'ont rien osé se dire. Mais tous, craignant son rire Et que peut-être il ne revînt; Sachant de plus par quel moyen On peut fléchir Satan païen, Qui règne encor sur la moisson, Par la campagne en grand deuil d'or, Où vont les vieux et leur frisson? Le semeur d'or du mauvais blé Entend venir ce défilé D'hommes qui se taisent et marchent. Il sait que seuls ils ont encore, Au fond du coeur, qu'elle dévore, Toute la peur de l'inconnu. Qu'obstinément ils dérobent en eux Son culte, sombre et lumineux, Comme un minuit blanc de mercure, Et qu'ils redoutent ses révoltes, Et qu'ils supplient pour leurs récoltes Plus devant lui que devant Dieu. Par la campagne en grand deuil d'or. Où vont les vieux porter leur voeux? Le Satan d'or des champs brûlés. Et des fermiers ensorcelés Qui font des croix de la main gauche, Ce soir, dans le bois d'ombre et de feu rouge Sur un bloc noir qui soudain bouge, Depuis une heure est accoudé. Les vieux ont pu l'apercevoir, Avec des yeux dardés vers eux, D'entre ses cils de chardons morts. Ils ont senti qu'il écoutait Les silences de leur souhait Et leur prière uniquement pensée. Alors, subitement, Avec des gestes joints Tendus vers lui de loin, Pour seule offrande et seuls indices En un grand feu de branches lisses. Ils ont jeté un chat vivant. La bête, les pattes pliées, Est morte, en des rages liées. Après--vers son chaume tanné De vents d'automne et de grand froid, Chacun, par un chemin à soi, Sans rien savoir est retourné. CHANSON DE FOU Brisez-leur pattes et vertèbres, Chassez les rats, les rats. Et puis versez du froment noir, Le soir, Dans les ténèbres. Jadis, lorsque mon coeur cassa. Une femme le ramassa Pour le donner aux rats. --Brisez-leur pattes et vertèbres Souvent je les ai vus dans l'âtre, Taches d'encre parmi le plâtre, Qui grignottaient ma mort. --Brisez-leur pattes et vertèbres. L'un deux, je l'ai senti Grimper sur moi la nuit, Et mordre encor le fond du trou Que fit, dans ma poitrine, L'arrachement de mon coeur fou. --Brisez-leur pattes et vertèbres. Ma tête à moi les vents y passent, Les vents qui passent sous la porte, Et les rats noirs de haut en bas Peuplent ma tête morte. --Brisez-leur pattes et vertèbres. Car personne ne sait plus rien. Et qu'importent le mal, le bien, Les rats, les rats sont là, par tas, Dites, verserez-vous, ce soir, Le froment noir, A pleines mains, dans les ténèbres? LES FIÈVRES La plaine, au loin, est uniforme et morne Et l'étendue est veule et grise Et Novembre qui se précise Bat l'infini, d'une aile grise. De village en village, un vent moisi Appose aux champs sa flétrissure; L'air est moite; le sol, ainsi Que pourriture et bouffissure. Sous leurs torchis qui se lézardent, Les chaumières, là-bas, regardent Comme des bêtes qui ont peur, Et seuls les grands oiseaux d'espace Jettent sur les chaumes et leur frayeur, Le cri des angoisses qui passent. L'heure est venue où les soirs mous Pèsent sur les terres envenimées Où les marais visqueux et blancs, Dans leurs remous, A longs bras lents, Brassent les fièvres empoisonnées. Sur les étangs en plates-bandes Les fleurs, comme des glandes, Et les mousses, comme des viandes, S'étendent. Bosses et creux et stigmates d'ulcères, Quelques saules bordent les anses, Où des flottilles de viscères, A la surface, se balancent, Parfois, comme un hoquet, Un flot pâteux mine la rive Et la glaise, comme un paquet, Tombe dans l'eau de bile et de salive. L'étang s'apaise, qui remuait ses rides, Les crapauds noirs, à fleur de boue, Gonflent leur peau et leur gadoue. Et la lune monstrueuse préside: Telle l'hostie De l'inertie. De la vase profonde et jaune D'où s'érigent, longues d'une aune, Les herbes d'eaux et les roseaux, Des brouillards lents comme des traînes, Déplient leur flottement, parmi les draines; On les peut suivre, à travers champs, Vers les chaumes et les murs blancs; Leurs fils subtils de pestilence Tissent la robe de silence, Gaze verte, tulle blême. Avec laquelle, au loin, la fièvre se promène. La fièvre, Elle est celle qui marche, Sournoisement, courbée en arche, Et personne n'entend son pas. Si la poterne des fermes ne s'ouvre pas, Si la fenêtre est close, Elle pénètre quand même et se repose, Sur la chaise des vieux que les ans ploient, Dans les berceaux où les petits larmoient Et quelquefois elle se couche Aux lits profonds où l'on fait souche. Avec ses vieilles mains dans l'âtre encor rougeâtre, Elle attise les maladies Non éteintes, quoique engourdies; Elle se mêle au pain qu'on mange A l'eau morne changée en fange; Elle monte jusqu'aux greniers, Dort dans les sacs et les paniers Et, comme une impalpable cendre, Sans rien voir, on sent d'elle la mort descendre. Inutiles, voeux et pèlerinages Et seins où l'on abrite les petits Et bras en croix vers les images Des bons anges et des vieux Christs. Le mal have s'est installé dans la demeure. Il vient, chaque vesprée, à tel moment Déchiqueter la plainte et le tourment, Au régulier tic-tac de l'heure;-- Les mendiants n'arrivent plus souvent A la porte ni à l'auvent Prier qu'on les gare du froid, Les moineaux francs quittent le toit, Et l'horloge surgit déjà Celle, debout, qui sonnera, Après la voix éteinte et la raison finie, L'agonie. En attendant, les mois se passent à languir. Les malades rapetisses Leurs habits lourds, leurs bras cassés, Avec, en main, leurs chapelets, Quittant leur lit, s'y recouchant, Fuyant la mort et la cherchant, Bégaient et vacillent leurs plaintes, Pauvres lumières, presque éteintes. Ils se traînent de chaumière en chaumière Et d'âtre en âtre, Se voir et doucement s'apitoyer Sur la dîme d'hommes qu'il faut payer, Atrocement à leur terre marâtre; Des silences profonds coupent les litanies De leurs misères infinies; Et, longuement, parfois, ils se regardent Au jour douteux de la fenêtre, Et longuement, avec des pleurs, Comme s'ils voulaient se reconnaître Lorsque leurs yeux seront ailleurs. Ils se sentent de trop autour des tables Où l'on mange rapidement Un repas pauvre et lamentable; Leur coeur se serre atrocement, On les isole et les bêtes les flairent Et les jurons et les colères Volent autour de leur tourment. Aussi, lorsque la nuit, ne dormant pas Ils s'agitent entre leurs draps Songeant qu'aux alentours, de village en village, Les brouillards blancs sont en voyage, Voudraient-ils ouvrir la porte Pour que d'un coup la fièvre les emporte, Vers les étangs en plates-bandes Où les plantes comme des glandes Et les mousses comme des viandes S'étendent, Où s'écoute, comme un hoquet, Un flot pâteux minant la rive Ou leur corps mort, comme un paquet, Choirait dans l'eau de bile et de salive. Mais la lune, là-bas, préside, Telle l'hostie De l'inertie. CHANSON DE FOU Celui qui n'a rien dit Est mort, le coeur muet, Lorsque la naît Sonnait Ses douze coups Au coeur des minuits fous. --Serrez-le vite en un linceul de paille, Les poings noués, et qu'il s'en aille. Celui qui n'a rien dit M'a pris mon âme et mon esprit. Il a sculpté mon crâne En navet creux, dont les chandelles Sont mes prunelles. --Nouez-le donc, nouez le mon, Rageusement, en son linceul de paille. Celui qui n'a rien dit Dormait, sous le rameau bénit, Avec sa femme, en un grand lit, Quand j'ai tapé comme une bête Avec une pierre, contre sa tête. Derrière le mur de son front Battait mon cerveau noir, Matin et soir, je l'entendais Et le voyais qui m'invoquait D'un rythme lourd comme un hoquet; Il se plaignait de tant souffrir Et d'être là, hors de moi-même, et d'y pourrir Comme les loques d'une viande Pendue au clou, au fond d'un trou. Celui qui n'a rien dit, même des yeux, Qu'on lui coupe le coeur en deux, Et qu'il s'en aille En son linceul de paille. Que sa femme qui le réclame Et hurle après son âme, Ainsi qu'une chienne, la nuit, Se taise ou bien s'en aille aussi Comme servante ou bien vassale. Moi je veux être Le maître D'une cervelle colossale. --Nouez le mort en de la paille Comme un paquet de ronces; Et qu'on piétine et qu'on travaille La terre où il s'enfonce. Je suis le fou des longues plaines Infiniment, que bat le vent A grands coups d'ailes, Comme les peines éternelles; Le fou qui veut rester debout, Avec sa tête jusqu'au bout Des temps futurs, où Jésus-Christ Viendra juger l'âme et l'esprit, Comme il est dit. Ainsi soit-il. LE PÉCHÉ Sur sa butte que le vent gifle, Il tourne et fauche et ronfle et siffle Le vieux moulin des péchés vieux Et des forfaits astucieux. Il geint des pieds jusqu'à la tète, Sur fond d'orage et de tempête, Lorsque l'automne et les nuages Frôlent son toit de leurs voyages. L'hiver, quand la campagne est éborgnée, Il apparaît une araignée Colossale, tissant ses toiles Jusqu'aux étoiles. C'est le moulin des vieux péchés. Qui l'écoute, parmi les routes, Entend battre le coeur du diable, Dans sa carcasse insatiable. Un travail d'ombre et de ténèbres S'y fait, pendant les nuits funèbres, Quand la lune fendue Gît-là, sur le carreau de l'eau, Comme une hostie atrocement mordue. C'est le moulin de la ruine Qui moud le mal et le répand aux champs, Infini, comme une bruine. Ceux qui sournoisement écornent Le champ voisin en déplaçant les bornes; Ceux qui, valets d'autrui, sèment l'ivraie Au lieu de l'orge vraie; Ceux qui jettent les poisons clairs dans l'eau Où l'on amène le troupeau: Ceux qui, par les nuits seules, En brasiers d'or font éclater les meules, Tous passèrent par le moulin. Encore: Les conjureurs de sorts et les sorcières Que vont trouver les filles-mères; Ceux qui cachent dans les fourrés Leurs ruts et leurs spasmes vociférés; Ceux qui n'aiment la chair que si le sang Gicle aux jeux, frais et luisant; Ceux qui s'entr'égorgent, à couteaux rouges, Volets fermés, au fond des bouges; Ceux qui flairent l'espace Avec, entre leurs poings, là mort pour tel qui passe, Tous passèrent par le moulin. Aussi Les vagabonds qui habitent des fosses Avec leurs filles qu'ils engrossent; Les fous qui choisissent des bêtes Pour assouvir leur rut et ses tempêtes; Les mendiants qui déterrent les mortes Rageusement et les emportent; Les couples noirs, pervers et vieux, Qui instruisent l'enfanta coucher entre eux deux Tous passèrent par le moulin. Enfin: Ceux qui font de leur coeur l'usine, Où fermente l'envie et cuve la lésine; Ceux qui dorment, sans autre voeux, Avec leurs sous, comme avec Dieu; Ceux qui projettent leurs prières, Croix à rebours et paroles contraires; Ceux qui cherchent un tel blasphème Que descendrait vers eux Satan lui-même; Tous passèrent par le moulin. Ils sont venus sournoisement, Choisissant l'heure et le moment, Les uns lents et chenus Et les autres mâles et fermes, Avec le sac au dos. Ils sont venus des bourgs perdus Gagnant les bois, tournant les fermes, Les vieux, carcasses d'os, Mais les jeunes, drapeaux de force. Par des chemins rugueux comme une écorce, Ils sont montés--et quand ils sont redescendus, Avec leurs chiens et leurs brouettes Et leurs ânes et leurs charrettes, Chargés de farine ou de grain, Par groupes noirs de pèlerins, Les grand'routes charriaient toutes. Infiniment, comme des veines, Le sang du mal parmi les plaines. Et le moulin tournait au fond des soirs, La croix grande de ses bras noirs, Avec des feux, comme des yeux, Dans l'orbite de ses lucarnes Dont les rayons gagnaient les loins. Parfois, s'illuminaient des coins, Là-bas; dans la campagne morne Et l'on voyait les porteurs gourds, Ployant au faix des péchés lourds, Hagards et las, buter de borne en borne. Et le moulin ardent, Sur sa butte, comme une dent, Alors, mêlait et accordait Son giroiement de voiles Au rythme même des étoiles Qui tournoyaient, par les nuits seules, Fatalement, comme ses meules. CHANSON DE FOU Vous aurez beau crier contre la terre, La bouche dans le fossé, Jamais aucun des trépassés Ne répondra à vos clameurs amères. Ils sont bien morts, les morts, Ceux qui firent jadis la campagne féconde; Ils font l'immense entassement de morts Qui pourrissent, aux quatre coins du monde, Les morts. Alors Les champs étaient maîtres des villes Le même esprit servile Ployait partout les fronts et les échines, Et nul encor ne pouvait voir Dressés, au fond du soir, Les bras hagards et formidables des machines. Vous aurez beau crier contre la terre, La bouche dans le fossé: Ceux qui jadis étaient les trépassés Sont aujourd'hui, jusqu'au fond de la terre, Les morts. LES MENDIANTS Les jours d'hiver quand le froid serre Les bourgs, le clos, le bois, la fagne, Poteaux de haine et de misère, Par l'infini de la campagne, Les mendiants ont l'air de fous. Dans le matin, lourds de leur nuit, Ils s'enfoncent au creux des routes, Avec leur pain trempé de pluie Et leur chapeau comme la suie Et leurs grands dos comme des voûtes Et leurs pas lents rythmant l'ennui; Midi les arrête dans les fossés Matelassés de feuilles, pour leur sieste; Ils sont les éternellement lassés De leur prière et de leur geste, Si bien qu'au seuil des fermes solitaires Ils apparaissent, tels des filous, Le soir, dans la brusque lumière D'une porte ouverte tout à coup. Les mendiants ont l'air de fous. Ils s'avancent, par l'âprete Et la stérilité du paysage, Qu'ils reflètent, au fond des yeux Tristes de leur visage; Avec leurs bardes et leurs loques Et leur marche qui les disloque, L'été, parmi les champs nouveaux, Ils épouvantent les oiseaux; Et maintenant que décembre sur les bruyères S'acharne et mord Et gèle, au fond des bières Du cimetière, Les morts, Un à un, ils s'immobilisent Sur des chemins d'église, Mornes, têtus et droits, Les mendiants, comme des croix. Les mendiants ont l'air de fous. Avec leur dos comme un fardeau Et leur chapeau comme la suie, Ils habitent les carrefours Du vent et de la pluie. Ils sont le monotone pas --Celui qui vient et qui s'en va Toujours le même et jamais las-- De l'horizon vers l'horizon. Ils sont les béquillants, Les chavirés et les bancroches; Et leurs bâtons sont les battants Des cloches de misère Qui sonnent à mort sur la terre. Ils sont les éternels stigmatisés Par la pitié et les miséricordes Les épuisés et les usés D'âme et de corps Jusqu'à la corde. Aussi, lorsqu'ils tombent enfin, Séchés de soif, troués de faim, Et se terrent comme des loups, Le soir, Au fond d'un trou, Le désespoir Plus vieux que n'est la mer Se fixe en leurs grands yeux ouverts. Et ceux qui viennent Après les besognes quotidiennes, Ensevelir à la hâte leur corps Ont peur de regarder en face L'éternelle menace Qui luit sous leur paupière, encor. LA KERMESSE Avec colère, avec détresse, Avec ses refrains de quadrilles, Qui sautèlent sur leurs béquilles, L'orgue canaille et lourd, Au fond du bourg, Moud la kermesse. Quelques étals, au coin des bornes. Et quelques vieilles gens, Au seuil d'un portail morne. Et quelques couples seuls qui se hasardent, Les gars braillards et les filles hagardes, Alors qu'au cimetière deux corbeaux, Sur les tombeaux, Regardent. Avec colère, avec détresse, avec blasphème. Mais, vers la fête Quand même, L'orgue s'entête. Sa musique de tintamarres Se casse, en des bagarres De cuivre vert et de fer blanc, Et crie et grince dans le vide, Obstinément, Sa note acide. Sur la place, l'église, Sous le cercueil de ses grands toits Et les linceuls de ses murs droits, Tait les reproches Solennels de ses cloches; Un charlatan, sur un tréteau, Pantalon rouge et vert manteau, Vend à grands cris la vie; Puis échange, contre des sous, Son remède pour loups garous Et l'histoire de point en point suivie, Sur sa pancarte, D'un bossu noir qu'il délivra de fièvre quarte. Et l'orgue rage Son quadrille sauvage. Et personne, des hameaux proches, N'est accouru; Vides les étables--vides les poches, Et rien que la mort et la faim Dont se peuple l'armoire à pain; Dans la misère qui les soude On sent que les hameaux se boudent, Qu'entre filles et gars d'amour La pauvreté découd les alliances Et que les jours suivant les jours Chacun des bourgs Fait son silence avec ses défiances. L'orgue grinçant et faux, Dans son armoire D'architecture ostentatoire, Criaille un bruit de faux Et de cisailles. Dans la salle de plâtre cru, Où ses cris tors et discors, dru, Contre des murs de lattes Eclatent, Des colonnes de verre et de jouants bâtons --Clinquant et or--tournent sur son fronton; Et les concassants bruits des cors et des trompettes Et les fifres, tels des forêts, Cinglent et trouent le cabaret De leurs tempêtes Et vont là-bas Contre un pignon, avec fracas, Broyer l'écho de la grand'rue. Et l'orgue avec sa rage S'ameute une dernière fois et rue Des quatre fers de son tapage Jusqu'aux lointains des champs, Jusqu'aux routes, jusqu'aux étangs, Jusqu'aux jachères de méteil, Jusqu'au soleil; Et seuls dansent aux carrefours, Jupons gonflés et sabots lourds, Deux pauvres fous avec deux folles. CHANSON DE FOU Je suis celui qui vaticine Comme les tours tocsinnent. J'ai vu passer à travers champs Trois linceuls blancs Qui s'avançaient, comme des gens. Ils portaient des torches ignées, Des faux blanches et des cognées. Peu importe l'homme qu'on soit, Moi seul je vois Les maux qui dans les cieux flamboient, Le sol et les germes sont condamnés, --Voeux et larmes sont superflus-- Bientôt, Les corbeaux noirs n'en voudront plus Ni la taupe ni le mulot. Je suis celui qui vaticine Comme les tours tocsinnent. Les fruits des espaliers se tuméfient; Dans les feuillages noirs, Les pousses jeunes s'atrophient; L'herbe se brûle et les germoirs, Subitement, fermentent; Le soleil ment, les saisons mentent, Le soir, sur les plaines envenimées, C'est un vol d'ailes allumées De souffre roux et de fumées. J'ai vu des linceuls blancs Entrer, comme des gens, Qu'un même vouloir coalise, L'un après l'autre, dans l'église, Ceux qui priaient au choeur, Manquant de force et de ferveur Les mains lâches s'en sont allés. Et depuis lors moi seul j'entends Baller La nuit, le jour, toujours, La fête Des tocsins fous contre ma tête. Je suis celui qui vaticine Ce que les tours tocsinnent. Au long des soirs et des années, Les fronts et les bras obstinés Se buteront en vain aux destinées, Irrémissiblement, Le sol et les germes sont damnés. Dire le temps que durera leur mort? Et si l'heure resurgira Où le vrai pain vaudra, Sous les cieux purs de la vieille nature, L'antique effort? Mais il ne faut jamais conclure. En attendant voici que passent A travers champs, D'autres linceuls vides et blancs Qui se parlent comme des gens. LE FLÉAU La Mort a bu du sang Au cabaret des Trois Cercueils. La Mort a mis sur le comptoir Un écu noir, «C'est pour les cierges et pour les deuils.» Des gens s'en sont allés Tout lentement Chercher le sacrement. On a vu cheminer le prêtre Et les enfants de choeur, Vers les maisons de l'affre et du malheur Dont on fermait les tragiques fenêtres. La Mort a bu du sang. Elle en est soûle. «Notre Mère la Mort, pitié! pitié! Ne bois ton verre qu'à moitié, Notre Mère la Mort, c'est nous les mères. C'est nous les vieilles à manteaux, Avec leurs coeurs en ex-votos, Qui marmonnons du désespoir En chapelets interminables; Notre Mère de la Mort et du soir, C'est nous les béquillantes et minables Vieilles, tannées Par la douleur et les années: Nos corps sont prêts pour tes tombeaux, Nos seins sont prêts pour tes couteaux.» --La Mort, dites, les bonnes gens, La Mort est soûle: Sa tête oscille et roule Comme une boule. La Mort a bu du sang Comme un vin frais et bienfaisant; Il coule doux aux joints de la cuirasse De sa carcasse. La Mort a mis sur le comptoir Un écu noir. Elle en voudra pour ses argents Au cabaret des pauvres gens. «Notre-Dame la Mort, c'est nous les vieux guerres Tumultuaires, Tronçons mornes et terribles entailles De la forêt des victoires et des batailles, Notre-Dame des drapeaux noirs Et des débâcles dans les soirs, Notre-Dame des glaives et des balles Et des crosses contre les dalles, Toi, notre vierge et noire orgueil, Toujours si fière et si droite, au seuil De l'horizon tonnant de nos grands rêves; Notre-Dame la Mort, toi, qui te lèves, Au battant de nos tambours, Obéissante--et qui, toujours, Nous fus belle d'audace et de courage, Notre-Dame la Mort, cesse ta rage, Et daigne enfin nous voir et nous entendre Puisqu'ils n'ont point appris, nos fils, à se défendre.» --La Mort, dites, les vieux verbeux, La Mort est soûle, Comme un flacon qui roule Sur la pente des chemins creux. La Mort n'a pas besoin De votre mort au bout du monde, C'est au pays qu'elle enfonce la bonde Du tonneau rouge. La Mort est bien assise, au seuil Du Cabaret des Trois Cercueils, Elle exècre s'en aller loin, Sous les hasards des étendards. «Dame la Mort, c'est moi la Sainte Vierge Qui viens en robe d'or chez vous, Vous supplier à deux genoux D'avoir pitié des gens de mon village. Dame la Mort, c'est moi, la Sainte Vierge, De l'ex-voto, près de la berge, C'est moi qui fus de mes pleurs inondée Au Golgotha, dans la Judée, Sous Hérode, voici mille ans. Dame la Mort, c'est moi, la Sainte Vierge Qui fis promesse aux gens d'ici D'aller toujours crier merci Dans leurs détresses et leurs peines; Dame la Mort, c'est moi la Sainte Vierge.» --La Mort, dites, la bonne Dame, Se sent au coeur comme une flamme Qui, de là, monte à son cerveau. La Mort a soif de sang nouveau, La Mort est soûle, Un seul désir comme une houle, Remplit sa brumeuse pensée. La Mort n'est point celle qu'on éconduit Avec un peu de prière et de bruit, La Mort s'est lentement lassée Des bras tendus en désespoirs, Bonne Vierge des reposoirs, La Mort est soûle Et sa fureur, hors des ornières, Par les chemins des cimetières, Bondit et roule Comme une boule. --«La Mort, c'est moi, Jésus, le Roi, Qui te fis grande ainsi que moi Pour que s'accomplisse la loi Des choses en ce monde. La Mort, je suis la manne d'or Qui s'éparpille du Thabor Divinement, jusqu'aux confins du monda. Je suis celui qui fus pasteur, Chez les humbles, pour le Seigneur; Mes mains de gloire et de splendeur Ont rayonné sur la douleur, La Mort, je suis la paix du monde.» --La Mort, dites, le Seigneur Dieu, Est assise, près d'un bon feu, Dans une auberge où le vin coule Et n'entend rien, tant elle est soûle. Elle a sa faux et Dieu a son tonnerre. En attendant, elle aime à boire et le fait voir A quiconque voudrait s'asseoir, Côte à côte, devant un verre. Jésus, les temps sont vieux, Et chacun boit comme il le peut Et qu'importent les vêtements sordides Lorsque le sang nous fait les dents splendides. Et la Mort s'est mise à boire, les pieds au feu; Elle a même laissé s'en aller Dieu Sans se lever sur son passage; Si bien que ceux qui la voyaient assise Ont cru leur âme compromise. Durant des jours et puis des jours encor, la Mort A fait des dettes et des deuils, Au cabaret des Trois Cercueils; Puis, un matin, elle a ferré son cheval d'os, Mis son bissac au creux du dos Pour s'en aller à travers la campagne. De chaque bourg et de chaque village, Les gens étaient venus vers elle avec du vin, Pour qu'elle n'eût ni soif ni faim, Et ne fît halte au coin des routes; Les vieux portaient de la viande et du pain, Les femmes des paniers et des corbeilles Et les fruits clairs de leur verger, Et les enfants portaient des miels d'abeilles. La Mort a cheminé longtemps, Par le pays des pauvres gens, Sans trop vouloir, sans trop songer, La tête soûle Comme une boule. Elle portait une loque de manteau roux, Avec de grands boutons de veste militaire, Un bicorne piqué d'un plumet réfractaire Et des bottes jusqu'aux genoux. Sa carcasse de cheval blanc Cassait un vieux petit trot lent De bête ayant la goutte Sur les pierres de la grand' route; Et les foules suivaient vers n'importe où, Le grand squelette aimable et soûl Qui trimballait sur son cheval bonhomme L'épouvante de sa personne Jusqu'aux lointains de peur et de panique, Sans éprouver l'horreur de son odeur Ni voir danser, sous un repli de sa tunique, Le trousseau de vers blancs qui lui tétaient le coeur. CHANSON DE FOU Les rats du cimetière proche, Midi sonnant, Bourdonnent dans la cloche. Ils ont mordu le coeur des morts Et s'engraissent de ses remords. Ils dévorent le ver qui mange tout Et leur faim dure jusqu'au bout. Ce sont des rats Mangeant le monde De haut en bas. L'église?--elle était large et solennelle Avec la foi des pauvres gens en elle, Et la voici anéantie Depuis qu'ils ont, les rats, Mangé l'hostie. Les blocs de granit se déchaussent Les niches d'or comme des fosses S'entr'ouvrent vides; Toute la gloire évocatoire Tombe des hauts piliers et des absides A bas. Les rats, Ils ont rongé les auréoles bénévoles, Les jointes mains De la croyance aux lendemains, Les tendresses mystiques Au fond des yeux des extatiques Et les lèvres de la prière En baisers d'or sur les bouches de la misère; Les rats, Ils ont rongé des bourgs entiers De haut en bas, Comme un grenier. Aussi Que maintenant s'en aillent Les tocsins fous ou les sonnailles Criant pitié, criant merci, Hurlant, par au delà des toits, Jusqu'aux échos qui meuglent, Nul plus n'entend et personne ne voit: Puisqu'elle est l'âme des champs, Pour bien longtemps, Aveugle. Et les seuls rats du cimetière proche, A l'Angelus hoquetant et tintant, Causent avec la cloche. LE DÉPART Avec leur chat, avec leur chien, Avec, pour vivre, quel moyen? S'en vont, le soir, par la grand'route, Les gens d'ici, buveurs de pluie, Lécheurs de vent, fumeurs de brume Les gens d'ici n'ont rien de rien, Rien devers eux Que l'infini, ce soir, de la grand'route. Chacun porte au bout d'une gaule, En un mouchoir à carreaux bleus, Chacun porte dans un mouchoir, Changeant de main, changeant d'épaule, Chacun porte Le linge usé de son espoir. Les gens s'en vont, les gens d'ici, Par la grand'route à l'infini. L'auberge est là, près du bois nu, L'auberge est là de l'inconnu; Sur ses dalles, les rats trimballent Et les souris. L'auberge, au coin des bois moisis, Grelotte, avec ses murs mangés, Avec son toit comme une teigne, Avec le bras de son enseigne Qui tend au vent un os rongé. Les gens d'ici sont gens de peur: Ils font des croix sur leur malheur Et tremblent; Les gens d'ici ont dans leur âme Deux tisons noirs, mais point de flamme, Deux tisons noirs en croix. Par l'infini du soir, sur la grand'route, Voici venir les ricochets des cloches Là-bas, au carrefour des bois. C'est les madones des chapelles Qui, pareilles à des oiseaux au loin perdus, Rappellent. Les gens d'ici sont gens de peur, Car leurs vierges n'ont plus de cierges Et leur encens n'a plus d'odeur: Seules, en des niches désertes, Quelques roses tombent inertes Sur une image en plâtre peint. Les gens d'ici ont peur de l'ombre sur leurs champs, De la lune sur leurs étangs, D'un oiseau mort contre une porte; Les gens d'ici ont peur des gens. Les gens d'ici sont malhabiles, La tète lente et les vouloirs débiles Quoique tannés d'entêtement, Ils sont ladres, ils sont minimes Et s'ils comptent c'est par centimes, Péniblement, leur dénûment. Leur récolte, depuis des chapelets d'années, S'égrena morne en leurs granges minées; Leurs socs taillèrent les cailloux, Férocement, des terrains roux; Leurs dents s'acharnèrent contre la terre A la mordre, jusqu'au coeur même. Avec leur chat, avec leur chien, Avec l'oiseau dans une cage, Avec, pour vivre, un seul moyen Boire son mal, taire sa rage; Les pieds usés, le coeur moisi, Les gens d'ici, Quittant leur gîte et leur pays, S'en vont, ce soir, par les routes, à l'infini. Les mères traînent à leurs jupes Leur trousseau long d'enfants bêlants, Brinqueballés, brinqueballants; Les yeux clignant des vieux s'occupent A refixer, une dernière fois, Leur coin de terre morte et grise, Où mord la lèpre comme la bise Où mord la rogne comme les froids. Suivent les gars des bordes, Les bras usés comme des cordes, Sans plus d'orgueil, sans même plus Un seul élan vers les temps révolus Et le bonheur des autrefois, Sans plus la force en leurs dix doigts De se serrer en poings contre le sort Et la colère de la mort. Les gens des champs, les gens d'ici Ont du malheur à l'infini. Leurs brouettes et leurs charrettes Brinqueballent aussi, Cassant, depuis le jour levé, Les os pointus du vieux pavé: Quelques-unes, plus grêles que squelettes, Entrechoquent des amulettes A leurs brancards, D'autres grincent, les ais criards, Comme les seaux d'ans les citernes D'autres portent de vieillottes lanternes, D'autres apparaissent, comme les proues De vieux bateaux cassés--et leurs deux roues, Où l'on sculpta jadis le zodiaque, Semblent rouler le monde entier dans leur baraque. Les chevaux las ballent au pas Le vieux lattis de leur carcasse; Le conducteur s'agite et se tracasse, Comme un moulin qui serait fou, Lançant parfois vers n'importe où, Dans les espaces, Une pierre lasse Aux corbeaux noirs du sort qui passe. Les gens d'ici Ont du malheur--et sont soumis. Et les troupeaux rêches et maigres, Par les chemins rapés et par les sablons aigres, Également sont les chassés, Aux coups de fouet inépuisés Des famines qui exterminent: Moulons dont la fatigue à tout caillau ricoche, Boeufs qui meuglent vers la mort proche, Vaches hydropiques et lourdes Aux pis vides comme des gourdes Et les ânes, avec la mort crucifiée Sur leurs côtes scarifiées. Ainsi s'en vont bêtes et gens d'ici, Par le chemin de ronde, Qui fait dans la détresse et dans la nuit, Immensément, le tour du monde. Venant, dites, de quels lointains, Par à travers les vieux destins, Passant les bourgs et les bruyères, Avec, pour seul repos, l'herbe des cimetières, Allant, roulant, faisant des noeuds De chemins noirs et tortueux, Hiver, automne, été, printemps, Toujours lassés, toujours partant De l'infini pour l'infini. Tandis qu'au loin, là bas, Sous les cieux lourds fuligineux et gras, Avec son front comme un Thabor, Avec ses suçoirs noirs et ses rouges haleines Hallucinant et attirant les gens des plaines, C'est la ville que le jour plombe et que la nuit éclaire La ville en plâtre, en stuc, en bois, en marbre, en fer, en or, --Tentaculaire. LA BÊCHE _A l'orient du pré, dans le sol rêche_ _Est là, pour à toujours, qui grelotte, la bêche_ _Lamentable et nue;_ _Sous le ciel sec, la terre sèche;_ _Et rien, sinon la maigre bêche,_ _Latte de bois mort, latte de bois nu._ _--Fais une croix sur le sol jaune_ _Avec ta longue main,_ _Toi qui t'en vas, par le chemin--_ _La chaumière d'humidité verdâtre Et ses deux tilleuls foudroyés_ _Et des cendres dans l'âtre_ _Et sur le mur encor le piédestal de plâtre,_ _Mais la Vierge tombée à terre._ --_Fais une croix vers les chaumières_ _Avec la longue main de paix et de lumière--_ _Des crapauds morts dans les ornières infinies_ _Et des poissons dans les roseaux_ _Et puis un cri toujours plus pauvre et lent d'oiseau,_ _Infiniment, là-bas, un cri à l'agonie._ --_Fais une croix avec ta main_ _Pitoyable, sur le chemin--_ _Aux verrous rouilles des étables,_ _L'orde araignée, elle a tissé l'étoile de poussière;_ _Et la ferme sur la rivière,_ _Par à travers ses chaumes lamentables,_ _Comme des bras aux mains coupées,_ _Croise ses poutres d'outre en outre._ --_Fais une croix sur le demain,_ _Définitive, avec ta main--_ _Un double rang d'arbres et de troncs nus sont abattus,_ _Au long des routes en déroules,_ _Les villages--plus même de cloches pour en sonner_ _Le hoquetant dies iræ_ _Désespéré, vers l'écho vide et ses bouches cassées._ --_Fais une croix aux quatre fronts des horizons._ _Car c'est la fin des champs et c'est la fin des soirs;_ _Le deuil au fond des cieux tourne, comme des meules,_ _Ses soleils noirs;_ _Et des larves éclosent seules_ _Aux flancs pourris des femmes qui sont mortes._ _A l'orient du pré, dans le sol rêche,_ _Sur le cadavre épars des vieux labours,_ _Domine là, et pour toujours,_ _Plaque de fer clair, latte de bois froid,_ _La bêche._ LES VILLES TENTACULAIRES (1895) AU POÈTE HENRI DE RÉGNIER LA PLAINE _La plaine est morne et ses chaumes et granges_ _Et ses fermes dont les pignons sont vermoulus,_ _La plaine est morne et lasse et ne se défend plus,_ _La plaine est morne et morte--et la ville la mange._ _Formidables et criminels,_ _Les bras des machines hyperboliques,_ _Fauchant les blés évangéliques,_ _Ont effrayé le vieux semeur mélancolique_ _Dont le geste semblait d'accord avec le ciel._ _L'orde fumée et ses haillons de suie_ _Ont traversé le vent et l'ont sali:_ _Un soleil pauvre et avili_ _S'est comme usé en de la pluie._ _Et maintenant, où s'étageaient les maisons claires_ _Et les vergers et les arbres allumés d'or,_ _On aperçoit, à l'infini, du sud au nord,_ _La noire immensité des usines rectangulaires._ _Telle une bête énorme et taciturne_ _Qui bourdonne derrière un mur,_ _Le ronflement s'entend, rythmique et dur,_ _Des chaudières et des meules nocturnes;_ _Le sol vibre, comme s'il fermentait_ _Le travail bout comme un forfait,_ _L'égout charrie une fange velue_ _Vers la rivière qu'il pollue;_ _Un supplice d'arbres écorchés vifs_ _Se tord, bras convulsifs,_ _En façade, sur le bois proche;_ _L'ortie épuise aux coeurs sablons et oche_ _Et les fumiers, toujours plus hauts, de résidus:_ _Ciments huileux, plâtras pourris, moellons fendus,_ _Au long de vieux fossés et de berges obscures_ _Lèvent, le soir, leurs monuments de pourritures._ _Sous des hangars tonnants et lourds,_ _Les nuits, les jours,_ _Sans air et sans sommeil,_ _Des gens peinent loin du soleil:_ _Morceaux de vie en l'énorme engrenage,_ _Morceaux de chair fixée, ingénieusement,_ _Pièce par pièce, étage par étage,_ _De l'un à l'autre bout du vaste tournoiement._ _Leurs yeux, ils sont les yeux de la machine,_ _Leurs dos se ploient sous elle et leurs échines,_ _Leurs doigts volontaires, qui se compliquent_ _De mille doigts précis et métalliques,_ _S'usent si fort en leur effort,_ _Sur la matière carnassière,_ _Qu'ils y laissent, à tout moment,_ _Des empreintes de rage et des gouttes de sang._ _Dites! l'ancien labeur pacifique, dans l'Août_ _Des seigles mûrs et des avoines rousses._ _Avec les bras au clair, le front debout_ _Dans l'or des blés qui se retrousse_ _Vers l'horizon torride où le silence bout._ _Dites! le repos tiède et les midis élus,_ _Tressant de l'ombre pour les siestes._ _Sous les branches, dont les vents prestes_ _Rythment, avec lenteur, les grands gestes feuillus,_ _Dites, la plaine entière ainsi qu'un jardin gras,_ _Toute folle d'oiseaux éparpillés dans la lumière,_ _Qui la chantent, avec leurs voix plénières,_ _Si près du ciel qu'on ne les entend pas._ _Mais aujourd'hui, la plaine, elle, est finie;_ _La plaine est morne et ne se défend plus:_ _Le flux des ruines et leurs reflux_ _L'ont submergée, avec monotonie._ _On ne rencontre, au loin, qu'enclos rapiécés_ _Et chemins noirs de houille et de scories_ _Et squelettes de métairies_ _Et trains coupant soudain des villages en deux._ _Les Madones ont tu leurs voix d'oracle_ _Au coin du bois, parmi les arbres;_ _Et les vieux saints et leur socle de marbre_ _Ont chu dans les fontaines à miracles._ _Et tout est là, comme des cercueils vides_ _Et détraqués et dispersés par l'étendue,_ _Et tout se plaint ainsi que les défunts perdus_ _Qui sanglotent le soir dans la bruyère humide._ _Hélas! la plaine, hélas! elle est finie!_ _Et ses clochers sont morts et ses moulins perclus._ _La plaine, hélas! elle a toussé son agonie_ _Dans les derniers hoquets d'un angélus._ L'AME DE LA VILLE Les toits semblent perdus Et les clochers et les pignons fondus, Par ces matins fuligineux et rouges, Où, feux à feux, des signaux bougent. Une courbe de viaduc énorme Longe les quais mornes et uniformes; Un train s'ébranle immense et las. Au loin, derrière un mur, là-bas, Un steamer rauque avec un bruit de corne. Et par les quais uniformes et mornes, Et par les ponts et par les rues, Se bousculent, en leurs cohues, Sur des écrans de brumes crues, Des ombres et des ombres. Un air de soufre et de naphte s'exhale, Un soleil trouble et monstrueux s'étale; L'esprit soudainement s'effare Vers l'impossible et le bizarre; Crime ou vertu, voit-il encor Ce qui se meut en ces décors, Où, devant lui, sur les places, s'élève Le dressement tout en brouillards D'un pilier d'or ou d'un fronton blafard Pour il ne sait quel géant rêve? O les siècles et les siècles sur cette ville, Grande de son passé Sans cesse ardent--et traversé, Comme à cette heure, de fantômes! O les siècles et les siècles sur elle, Avec leur vie immense et criminelle Battant--depuis quels temps?-- Chaque demeure et chaque pierre De désirs fous et de colères carnassières! Quelques huttes d'abord et quelques prêtres: L'asile à tous, l'église et ses fenêtres Laissant filtrer la lumière du dogme sûr Et sa naïveté vers les cerveaux obscurs. Donjons dentés, palais massifs, cloîtres barbares; Croix des papes dont le monde s'empare; Moines, abbés, barons, serfs et vilains; Mitres d'orfroi, casques d'argent, vestes de lin; Luttes d'instincts, loin des luttes de l'âme Entre voisins, pour l'orgueil vain d'une oriflamme; Haines de sceptre à sceptre et monarques faillis Sur leur fausse monnaie ouvrant leurs fleurs de lys, Taillant le bloc de leur justice à coups de glaive Et la dressant et l'imposant: grossière et brève. Puis, l'ébauche, lente à naître, de la cité: Forces qu'on veut dans le droit seul planter; Ongles du peuple et mâchoires de rois; Mufles crispés dans l'ombre et souterrains abois Vers on ne sait quel idéal au fond des nues; Tocsins brassant, le soir, des rages inconnues; Textes de délivrance et de salut, debout Dans l'atmosphère énorme où la révolte bout; Livres dont les pages, soudain intelligibles, Brûlent de vérité, comme jadis les Bibles; Hommes divins et clairs, tels des monuments d'or D'où les événements sortent armés et forts; Vouloirs nets et nouveaux, consciences nouvelles Et l'espoir fou, dans toutes les cervelles, Malgré les échafauds, malgré les incendies Et les têtes en sang au bout des poings brandies Elle a mille ans la ville, La ville âpre et profonde; Et sans cesse, malgré l'assaut des jours, Et les peuples minant son orgueil lourd, Elle résiste à l'usure du monde. Quel océan, ses coeurs! quel orage, ses nerfs! Quels noeuds de volontés serrés en son mystère! Victorieuse, elle absorbe la terre; Vaincue, elle est l'affre de l'univers: Toujours, en son triomphe ou ses défaites, Elle apparaît géante, et son cri sonne et son nom luit Et la clarté que font ses feux dans la nuit Rayonne au loin, jusqu'aux planètes! O les siècles et les siècles sur elle! Son âme, en ces matins hagards, Circule en chaque atome De vapeur lourde et de voiles épars; Son âme énorme et vague, ainsi que ses grands dômes Qui s'estompent dans le brouillard; Son âme, errante, en chacune des ombres Qui traversent ses quartiers sombres, Avec une ardeur neuve au bout de leur pensée; Son âme formidable et convulsée: Son âme, où le passé ébauche Avec le présent net l'avenir encor gauche. O ce monde de fièvre et d'inlassable essor Rué, à poumons lourds et haletants, Vers on ne sait quels buts inquiétants? Monde promis pourtant à des lois d'or, A des lois douces, qu'il ignore encore Mais qu'il faut, un jour, qu'on exhume, Une à une, du fond des brumes. Monde aujourd'hui têtu, tragique et blême Qui met sa vie et son âme dans l'effort même Qu'il projette, le jour, la nuit, A chaque heure, vers l'infini. O les siècles et les siècles sur cette ville! Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge. Il est fumant dans la pensée et la sueur Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs, Et la ville l'entend monter du fond des gorges De ceux qui le portent en eux Et le veulent crier et sangloter aux cieux. Et de partout on vient vers elle, Les uns des bourgs et les autres des champs, Depuis toujours, du fond des loins; Et les routes éternelles sont les témoins De ces marches, à travers temps, Qui se rythment comme le sang Et s'avivent, continuelles. Le rêve! il est plus haut que les fumées Qu'elle renvoie envenimées Autour d'elle, vers l'horizon; Même dans la peur ou dans l'ennui, Il est là-bas, qui domine, les nuits, Pareil à ces buissons D'étoiles d'or et de couronnes noires, Qui s'allument, le soir, évocatoires. Et qu'importent les maux et les heures démentes, Et les cuves de vice où la cité fermente, Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles, Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté, Qui soulève vers lui l'humanité Et la baptise au feu de nouvelles étoiles. UNE STATUE On le croyait fondateur de la ville, Venu des pays clairs et lointains Vers ceux d'Europe--avec sa pauvre crosse en main, Et grand, sous sa bure servile. Pour se faire écouter il parlait par miracles, En des clairières d'or, le soir, dans les forêts, Où des granits carraient leurs symboles épais, Et tonnaient leurs oracles. Il était la tristesse et la douceur Descendue autrefois, à genoux, du calvaire, Vers les hommes et leur misère Et vers leur coeur. Il accueillait l'humanité fragile, Il lui chantait le paradis sans fin Et l'endormait dans le rêve divin, Le front posé sur l'évangile. Plus tard, le roi, le juge et le bourreau Prirent son verbe et le faussèrent; Et les textes autoritaires Apparurent, tels des glaives hors du fourreau. Contre la paix qu'il avait inclinée Vers tous, de son geste clément, La vie, avec des cris et des sursauts déments, Brusque et rouge, fut dégaînée. Mais lui resta le clair apôtre et le soleil Tiédi, aux yeux de tous, de patience et d'indulgence Et la pieuse et populaire intelligence Venait puiser en lui la force et le conseil. On l'invoquait pour les fièvres et pour les peines, On le fêtait en mai, au soir tombant, Et des mères apportaient leurs enfants Baigner leurs maux dans l'eau de sa fontaine. Son nom large et sonore d'amour Marquait la fin des longues litanies Et des complaintes infinies Que l'on chantait, depuis toujours. Il se définissait, près d'un portail roman, En une image usée et tremblotante, Qui écoutait, dans la poitrine Haletante des tours, Les bourdons lourds clamer au firmament. LES CATHÉDRALES Au fond du coeur sacerdotal, D'où leur splendeur s'érige --Or, argent, diamant, cristal-- Lourds de siècles et de prestiges, Pendant les vêpres, quand les soirs Aux longues prières invitent, Ils s'imposent les ostensoirs Dont les fixes joyaux méditent. Ils conservent, ornés de feu, Pour l'universelle amnistie, Le baiser blanc du dernier Dieu, Tombé sur terre en une hostie. Et l'église, comme un palais de flambeaux noirs, Dont les châsses d'argent et d'ombre Taisent leurs cris de métaux sombres, Par l'élan clair de ses colonnes exulte Et dresse, en faisceaux d'arcs et en voussoirs, Jusqu'au faîte, l'éternité du culte. Dans un encadrement de grands cierges qui pleurent, A travers temps et jours et heures Les ostensoirs Sont le seul coeur de la croyance Qui luise encor, cristal et or, Dans les villes de la démence. Dehors, le bourdon sonne et sonne, A grand battant tannant Les longs regrets, pareils aux râles Vers le passé, des cathédrales. Et les foules qui tiennent droits, Pour refléter le ciel, les miroirs de leur foi, Réunissent, à ces appels, leurs âmes, Autour des ostensoirs en flammes. --O ces foules, ces foules, Et la misère et la détresse qui les foulent! Voici les pauvres gens des blafardes ruelles, Barrant de croix, avec leurs bras tendus, L'ombre noire qui dort dans les chapelles. --O ces foules, ces foules Et la misère et la détresse qui les foulent. Voici les corps usés, voici les coeurs fendus, Voici les coeurs lamentables des veuves En qui les larmes pleuvent, Continûment, depuis des ans. --O ces foules, ces foules Et la misère et la détresse qui les foulent! Voici les mousses et les marins du port Dont les vagues monstrueuses brassent le sort. --O ces foules, ces foules Et la misère et la détresse qui les foulent! Voici les travailleurs cassés de peine, Aux six coups de marteaux des jours de la semaine. --O ces foules, ces foules Et la misère et la détresse qui les foulent! Voici les enfants las de leur sang morne Et qui mendient et qui s'offrent au coin des bornes. --O ces foules, ces foules Et la misère et la détresse qui les foulent! Voici les boutiquiers des quartiers vieux Limant sur l'établi leur sort méticuleux. --O ces foules, ces foules Et la misère et la détresse qui les foulent! Voici les marguilliers massifs et mous Qui font craquer leur stalle en pliant les genoux. --O ces foules, ces foules Et la misère et la détresse qui les foulent! Voici les armateurs dont les bateaux de fer, Fortune au vent tanguent parmi la mer. --O ces foules, ces foules Et la misère et la détresse qui les foulent! Voici les grands bourgeois de droit divin Qui bâtissent sur Dieu la maison de leur gain. --O ces foules, ces foules Et la misère et la détresse qui les foulent! Les ostensoirs, ornés de soir, Vers les villes échafaudées, En toits de verre et de cristal, Du haut du choeur sacerdotal, Tendent la croix des gothiques idées. Ils s'imposent dans l'or des clairs dimanches --Toussaint, Noël, Pâques et Pentecôtes blanches-- Ils s'imposent dans l'or et dans l'encens et dans la fête Du grand orgue battant du vol de ses tempêtes Les chapiteaux rouges et les voûtes vermeilles; Ils sont une âme, en du soleil, Qui vit de vieux décor et d'antique mystère Autoritaire. Pourtant, dès que s'éteignent le cantique, Et l'antienne naïve et prismatique, Un deuil d'encens évaporé s'empreint, Sur les trépieds d'argent et les autels d'airain; Et les vitraux, grands de siècles agenouillés Devant le Christ, avec leurs papes immobiles Et leurs martyrs et leurs héros, semblent trembler Au bruit d'un train lointain qui roule sur la ville. UNE STATUE Au carrefour des abattoirs et des casernes, Il apparaît, foudroyant et vermeil, Le sabre en bel éclair sous le soleil. Masque d'airain, casque et panache d'or; Et l'horizon, là-bas, où le combat se tord, Devant ses yeux hallucinés de gloire! Un élan fou, un bond brutal Jette en avant son geste et son cheval Vers la victoire. Il est volant comme une flamme, Ici, plus loin, au bout du monde, Qui le redoute et qui l'acclame. Il entraîne, pour qu'en son rêve ils se confondent, Dieu, son peuple, ses soldats ivres; Les astres mêmes semblent suivre, Si bien que ceux Qui se liguent pour le maudire Restent béants: et son vertige emplit leurs yeux. Il est de calcul froid, mais de force soudaine: Des fers de volonté barricadent le seuil Infrangible de son orgueil. Il croit en lui--et qu'importe le reste! Pleurs, cris, affres et noire et formidable fête, Avec lesquels l'histoire est faite. Il est la mort fastueuse et lyrique, Montrée, ainsi qu'une conquête, Au bout d'une existence en or et en tempête. Il ne regrette rien de ce qu'il accomplit, Sinon que les ans brefs aillent trop vite Et que la terre immense soit petite. Il est l'idole et le fléau: Le vent qui souffle autour de son front clair Toucha celui des Dieux armés d'éclairs. Il sent qu'il passe en rouge orage et que sa destinée Est de tomber en brusque écroulement, Le jour où son étoile étrange et effrénée, Cristal rouge, se cassera au firmament. Au carrefour des abattoirs et des casernes, Il apparaît, foudroyant et vermeil, Le sabre en bel éclair dans le soleil. LE PORT Toute la mer va vers la ville! Son port est innombrable et sinistre de croix, Vergues transversales barrant les grands mâts droits. Son port est pluvieux de suie à travers brumes, Où le soleil comme un oeil rouge et colossal larmoie. Son port est ameuté de steamers noirs qui fument Et mugissent, au fond du soir, sans qu'on les voie. Son port est fourmillant et musculeux de bras Perdus en un fouillis dédalien d'amarres. Son port est concassé de chocs et de fracas Et de marteaux tonnant dans l'air leurs tintamarres. Toute la mer va vers la ville! Les flots qui voyagent comme les vents, Les flots légers, les flots vivants, Pour que la ville en feu l'absorbe et le respire Lui rapportent le monde en des navires. Les orients et les midis tanguent vers elle Et les Nords blancs et la folie universelle Et tous nombres dont le désir prévoit la somme. Et tout ce qui s'invente et tout ce que les hommes Tirent de leurs cerveaux puissants et volcaniques Tend vers elle, cingle vers elle et vers ses luttes: Elle est la ville en rut des humaines disputes, Elle est la ville au clair des richesses uniques Et les marins naïfs peignent son caducée Sur leur peau rousse et crevassée, A l'heure où l'ombre emplit les soirs océaniques. Toute la mer va vert la ville! O les Babels enfin réalisées! Et les peuples fondus et la cité commune; Et les langues se dissolvant en une; Et la ville comme une main, les doigs ouverts, Se refermant sur l'univers. Dites, les docks bondés jusques au faîte! Et la montagne, et le désert, et les forêts, Et leurs siècles captés comme en des rets; Dites, leurs blocs d'éternité: marbres et bois, Que l'on achète, Et que l'on vend au poids, Et puis, dites! les morts, les morts, les morts Qu'il a fallu pour ces conquêtes. Toute la mer va vers la ville! La mer soudaine, ardente et libre, Qui tient la terre en équilibre; La mer que domine la loi des multitudes, La mer où les courants tracent les certitudes; La mer et ses vagues coalisées, Comme un désir multiple et fou, Qui renversent des rocs depuis mille ans debout Et retombent et s'effacent, égalisées; La mer dont chaque lame ébauche une tendresse Ou voile une fureur, la mer plane ou sauvage, La mer qui inquiète et angoisse et oppresse De l'ivresse de son image. Toute la mer va vers la ville! Son port est flamboyant et tourmenté de feux Qui éclairent de hauts leviers silencieux. Son port est hérissé de tours dont les murs sonnent D'un bruit souterrain d'eau qui s'enfle et ronfle en elles. Son port est lourd de blocs taillés, où des gorgones Dardent les réseaux noirs des vipères mortelles. Son port est fabuleux de déesses sculptées A l'avant des vaisseaux dont les mâts d'or s'exaltent. Son port est solennel de tempêtes domptées En des havres d'airain de marbre et de basalte. LES SPECTACLES Au fond d'un hall sonore et radiant, Sous les ailes énormes Et les duvets des brumes uniformes, Parfois, le soir, on déballe les Orients. Les tréteaux clairs luisent comme des armes; De gros soleils en strass s'allument en des coins; Des cymbaliers hagards entrechoquent leurs poings Casseurs de cris et de vacarmes. Le rideau s'ouvre: et bruit, clarté, fracas, Splendeur, quand les danseurs et les danseuses roses Apparaissent, mêlant et démêlant leurs poses, En un taillis bougeant de gestes et de pas; Et que la salle, avec son lustre au centre, Et ses velours lourds et replets Et ses balcons en bourrelets S'étale ainsi qu'un ventre. Des bataillons de chair et de cuisses en marche Grouillent, sur des rampes ou sous des arches; Jambes, hanches, gorges, maillots, jupes, dentelles, --Attelages de rut, où par couples blafards Des seins bridés mais bondissants s'attèlent,-- Passent, crus de sueur ou bleus de fard; Des mains vaines s'ouvrent et se referment vite, Sans but, sinon saisir l'invisible désir En fuite; Une sauteuse, la jambe au clair, Raidit l'obscénité dans l'air; Une autre encor, les yeux noyés et les flancs fous, Se crispe, ainsi qu'une bête qu'on foule, Et la rampe l'éclairé et bout par en-dessous Et toute la luxure de la foule Se soulève vers elle et l'acclame, debout. O le blasphème en or criard, qui, là, se vocifère! O la brûlure à cru sur la beauté de la matière! O les atroces simulacres De l'art blessé à mort que l'on massacre! O le plaisir qui chante et qui trépigne Dans la laideur tordue en tons et lignes; O le plaisir humain au rebours de la joie, Alcool pour les regards, alcool pour les pensées, O le pauvre plaisir qui exige des proies Et mord des fleurs qui ont le goût de ses nausées! Jadis, il marchait nu, héroïque et placide, Les mains fraîches, le front lucide, Le vent et le soleil dansaient dans ses cheveux; Toute la vie harmonique et divine Se réchauffait dans sa poitrine; Il la respirait fruste et l'expirait plus belle; Il ignorait la loi qui l'eût dressé: rebelle; Et l'aube et les couchants et les sources naïves Et le frôlement vert des branches attentives, Par à travers sa chair donnaient à son âme profonde, L'universel baiser qui fait s'aimer les mondes. Mais aujourd'hui, sénile et débauché, Il lèche et mord et mange son péché; Il cultive, dans un jardin d'anomalies, Bibles, codes, textes, règles, qu'il multiplie Pour les nier et les briser par des viols. Et ses amours sont l'or. Et ses haines? les vols Vers la beauté toujours plus claire et plus certaine Qui s'ouvre en fleurs d'astres au pré des nuits lointaines. Et le voici au fond de palais monstrueux Dont les vitraux dardent aux cieux L'inquiétude, Et le voici, soudain, qui se transforme en multitude. Avec mille regards contagieux, Avec mille regards cherchant des milliers d'yeux, Avec son âme éparse en mille âmes de braise, Pour qu'elle arde plus fort de la flamme mauvaise, Il s'enfle et se propage en des vices nouveaux. Sa conscience change et son cerveau. Un nouvel être naît: homme, enfant, vieillard, femme, Tordus en total noir, en somme infâme, En vigne rouge, immense, inassouvie, Qui l'absorbent, comme s'il leur versait la vie. O les hontes et les crimes des foules Passant sur la ville comme des houles, Et s'engouffrant en des loges de plâtre, De haut en bas, autour des halls et des théâtres! La scène brille, ainsi qu'un éventail, Au fond, luisent des minarets d'email Et des maisons et des terrasses claires. Sous les feux bleus des lampadaires, En rythmes lents d'abord, mais violents soudain, Se cueillant des baisers et se frôlant les seins, Se rencontrent les bayadères; Des négrillons, coiffés de plumes, --Les dents blanches, couleur d'écume, En leurs bouches, vulves ouvertes-- Bougent, tous les mêmes, d'après un branle inerte. Un tambour bat, un son de cor s'entête, Un fifre cru chatouille un refrain bête, Et c'est enfin, pour la suprême apothéose, Un assaut fou débordant sur les planches, Un étagement d'or, de gorges et de hanches, D'enlacements crispés et de terribles poses Et des torses offerts et des robes fendues Et des grappes de vice entre des fleurs pendues. Et l'orchestre se meurt ou brusquement halète Et monte et s'enfle et roule en aquilons; Des spasmes sourds sortent des violons; Des chiens lascifs semblent japper dans la tempête Des bassons forts et des gros cuivres; Mille désirs naissent, gonflés, pesants, goulus. On les dirait si lourds que tous, n'en pouvant plus Se prostituent en hâte et crient et se délivrent. Et minuit sonne et la foule s'écoule --Le hall fermé--parmi les trottoirs noirs; Et sous les lanternes qui pendent Rouges, dans la brume, ainsi que des viandes, Ce sont les filles qui attendent. LES PROMENEUSES Au long de promenoirs qui s'ouvrent sur la nuit --Balcons de fleurs, rampes de flammes-- Des femmes en deuil de leur âme Entrecroisent leurs pas sans bruit. Au dehors, Une atmosphère éclatante et chimique Etend ses effluves sur l'or Myriadaire d'un décor panoramique. Des clous de gaz pointent des diamants Autour de coupoles illuminées; Des colonnes passionnées Tordent de la douleur au firmament. Sur les places, des buissons de flambeaux Versent du soufre ou du mercure; Tel coin de monument qui se mire dans l'eau Semble un torse qui bouge en une armure. La ville est colossale et luit comme une mer, Lointainement, de vagues électriques, Et ses mille chemins de bars et de boutiques Aboutissent, soudain, aux promenoirs d'éclair, Où ces femmes--opale et nacre, Satin nocturne et cheveux roux-- Avec en main des fleurs de macre, A longs pas clairs, foulent des tapis mous. Ce sont de très lentes marcheuses solennelles Qui se croisent, sous les minuits inquiétants, Et se savent--depuis quels temps?-- Douloureuses et mutuelles. Un soudain reflet d'incendie Eclaire, au même instant, deux mains Qui se serrent, deux mains mates, deux mains Où le crime sur des bagnes radie, Sous les crêpes d'un très grand deuil, Des yeux obstinés et hagards, Dans un même destin ont rivé leurs regards, Comme des clous dans un cercueil. Telle bouche vers telle autre s'en est allée, Comme deux fleurs se rencontrent sur l'eau, Tel front semble un bandeau Sur une pensée aveuglée. Telle attitude est pareille toujours; Dans tels yeux nus rien ne tressaille, Quoique le coeur, où le vice travaille, Batte âprement ses tocsins sourds. J'en sais dont les robes funèbres Voilent de pâles souliers d'or Et dont un serpent d'argent mord Les longues tresses de ténèbres. Des houx rouges de leur tourment Elles ont fait des diadèmes; J'en vois: des veuves d'elles-mêmes Qui se pleurent, comme un amant. Quand leurs rêves, la nuit, s'esseulent Et qu'elles tiennent dans la main Une âme et un bonheur humain, Elles savent se qu'elles veulent. Si leur peine devait finir un jour, Elles en seraient plus tristes peut-être, Qu'elles ne sont inconsolables d'être Celles du souterrain amour. Au long de promenoirs qui dominent la nuit, De lentes femmes, En deuil immense de leur âme, Entrecroisent leurs pas sans bruit. UNE STATUE Un bloc de bronze où son nom luit sur une plaque. Ventre riche, mâchoire ardente et menton gourd; Haine et terreur murant son gros front lourd Et poing taillé à fendre en deux toutes attaques. Le carrefour, solennisé de palais froids, D'où ses regards têtus et violents encore Scrutent quels feux d'éveil bougent dans telle aurore, Comme sa volonté, se carre en angles droits. Il fut celui de l'heure et des hasards bizarres. Mais textuel, sitôt qu'il tint la force en main Et qu'il put étouffer dans hier le lendemain Déjà sonore et plein de cassantes fanfares. Sa colère fit loi durant ces jours bâtés, Où toutes voix montaient vers ses panégyriques, Où son rêve d'état strict et géométrique Tranquillisait l'aboi plaintif des lâchetés. Il se sentait la force étroite et qui déprime, Tantôt sournois, tantôt cruel et contempteur, Et quand il se dressait de toute sa hauteur Il n'arrivait jamais qu'à la hauteur d'un crime. Massif devant la vie, il l'obstrua, depuis Qu'il s'imposa sauveur des rois et de lui-même Et qu'il utilisa la peur et l'affre blême En des complots fictifs qu'il étranglait, la nuit. Si bien qu'il apparaît sur la place publique Féroce et rancunier, autoritaire et fort, Et défendant encor, d'un geste hyperbolique, Son piédestal bâti comme son coffre-fort. LES USINES Se regardant avec les yeux cassés de leurs fenêtres Et se mirant dans l'eau de poix et de salpêtre D'un canal droit, tirant sa barre à l'infini, Face à face, le long des quais d'ombre et de nuit Par à travers les faubourgs lourds Et la misère en guenilles de ces faubourgs, Ronflent terriblement les fours et les fabriques. Rectangles de granit, cubes de briques, Et leurs murs noirs durant des lieues, Immensément, par les banlieues; Et sur leurs toits, dans le brouillard, aiguillonnées De fers et de paratonnerres, Les cheminées. Et les hangars uniformes qui fument; Et les préaux, où des hommes, le torse au clair Et les bras nus, brassent et ameutent d'éclairs Et de tridents ardents, les poix et les bitumes; Et de la suie et du charbon et de la mort; Et des âmes et des corps que l'on tord En des sous-sols plus sourds que des Avernes; Et des files, toujours les mêmes, de lanternes Menant l'égout des abattoirs vers les casernes. Se regardant de leurs jeux noirs et symétriques, Par la banlieue, à l'infini, Ronflent le jour, la nuit, Les usines et les fabriques. Oh les quartiers rouilles de pluie et leurs grand'rues! Et les femmes et leurs guenilles apparues Et les squares, où s'ouvre, en des caries De plâtras blanc et de scories. Une flore pâle et pourrie. Aux carrefours, porte ouverte, les bars: Etains, cuivres, miroirs hagards, Dressoirs d'ébène et flacons fols D'où luit l'alcool Et son éclair vers les trottoirs. Et des pintes qui tout à coup rayonnent, Sur le comptoir, en pyramides de couronnes; Et des gens soûls, debout, Dont les larges langues lappent, sans phrases, Les ales d'or et le whisky, couleur topaze. Par à travers les faubourgs lourds Et la misère en pleurs de ces faubourgs, Et les troubles et mornes voisinages, Et les haines s'entre-croisant de gens à gens Et de ménages à ménages, Et le vol même entre indigents, Grondent, au fond des cours, toujours, Les haletants ronflements sourds Des usines et des fabriques symétriques. Ici: entre des murs de fer et pierre, Soudainement se lève, allière, La force en rut de la matière: Des mâchoires d'acier mordent et fument; De grands marteaux monumentaux Broient des blocs d'or, sur des enclumes, Et, dans un coin, s'illuminent les fontes En brasiers tors et effrénés qu'on dompte. Là-bas: les doigts méticuleux des métiers prestes, A bruits menus, à petits gestes, Tissent des draps, avec des fils qui vibrent Légers et fins comme des fibres. Au long d'un bail de verre et fer, Des bandes de cuir transversales Courent de l'un à l'autre bout des salles Et les volants larges et violents Tournent, pareils aux ailes dans le vent Des moulins fous, sous les rafales. Un jour de cour avare et ras Frôle, par à travers les carreaux gras Et humides d'un soupirail, Chaque travail. Automatiques et minutieux, Des ouvriers silencieux Règlent le mouvement D'universel tictacquement Qui fermente de fièvre et de folie Et déchiquette, avec ses dents d'entêtement, La parole humaine abolie. Plus loin: un vacarme tonnant de chocs Monte de l'ombre et s'érige par blocs; Et, tout à coup, cassant l'élan des violences, Des murs de bruit semblent tomber Et se taire, dans une mare de silence, Tandis que les appels exacerbés Des sifflets crus et des signaux Hurlent toujours vers les fanaux, Dressant leurs feux sauvages, En buissons d'or, vers les nuages. Et tout autour, ainsi qu'une ceinture, Là-bas, de nocturnes architectures, Voici les docks, les ports, les ponts, les phares Et les gares folles de tintamarres; Et plus lointains encor des toits d'autres usines Et des cuves et des forges et des cuisines Formidables de naphte et de résines. Dont les meutes de feu et de lueurs grandies Mordent parfois le ciel, à coups d'abois et d'incendies. Au long du vieux canal à l'infini, Par à travers l'immensité de la misère Des chemins noirs et des routes de pierre, Les nuits, les jours, toujours, Ronflent les continus battements sourds, Dans les faubourgs, Des fabriques et des usines symétriques. L'aube s'essuie A leurs carrés de suie; Midi et son soleil hagard Comme un aveugle, errent par leurs brouillards; Seul, quand les semaines, au soir, Laissent leur nuit dans les ténèbres choir, Le han du colossal effort cesse, en arrêt, Comme un marteau sur une enclume, Et l'ombre, au loin, sur la ville, paraît De la brume d'or qui s'allume. LA BOURSE La rue énorme et ses maisons quadrangulaires Bordent la foule et l'endiguent de leur granit OEillé de fenêtres et de porches, où luit L'adieu, dans les carreaux, des soirs auréolaires. Comme un torse de pierre et de métal debout, Avec, en son mystère immonde, Le coeur battant et haletant du monde, Le monument de l'or, dans les ténèbres, bout. Autour de lui, les banques noires Dressent des lourds frontons que soutiennent, des bras Les Hercules d'airain dont les gros muscles las Semblent lever des coffres-forts vers la victoire. Le carrefour, d'où il érige sa bataille, Suce la fièvre et le tumulte De chaque ardeur vers son aimant occulte; Le carrefour et ses squares et ses murailles Et ses grappes de gaz sans nombre, Qui font bouger des paquets d'ombre Et de lueurs, sur les trottoirs. Tant de rêves, tels des feux roux, Entremêlent leur flamme et leurs remous, De haut en bas, du palais fou! Le gain coupable et monstrueux S'y resserre, comme des noeuds, Et son désir se dissémine et se propage Parlant chauffer de seuil à seuil, Dans la ville, les contigus orgueils. Les comptoirs lourds grondent comme un orage, Les luxes gros se jalousent et ragent Et les faillites en tempêtes, Soudainement, à coups brutaux, Battent et chavirent les têtes Des grands bourgeois monumentaux. L'après-midi, à tel moment, La fièvre encore augmente Et pénètre le monument Et dans les murs fermente. On croit la voir se raviver aux lampes Immobiles, comme des hampes, Et se couler, de rampe en rampe, Et s'ameuter et éclater Et crépiter, sur les paliers Et les marbres des escaliers. Une fureur réenflammée Au mirage d'un pâle espoir. Monte parfois de l'entonnoir De bruit et de fumée, Où l'on se bat, à coups de vols, en bas. Langues sèches, regards aigus, gestes inverses, Et cervelles, qu'en tourbillons les millions traversent, Echangent là, leur peur et leur terreur. La hâte y simule l'audace Et les audaces se dépassent; Des doigts grattent, sur des ardoises, L'affolement de leurs angoisses; Cyniquement, tel escompte l'éclair Qui casse un peuple au bout du monde; Les chimères sont volantes au clair; Les chances fuient ou surabondent; Marchés conclus, marchés rompus Luttent et s'entrebutent en disputes; L'air brûle--et les chiffres paradoxaux, En paquets pleins, en lourds trousseaux, Sont rejetés et cahotés et ballottés Et s'effarent en ces bagarres, Jusqu'à ce que leurs sommes lasses, Masses contre masses, fie cassent. Tels jours, quand les débâcles se décident, La mort les paraphe de suicides Et les chutes s'effritent en ruines Qui s'illuminent En obsèques exaltatives. Mais, le soir même, aux heures blêmes, Les volontés, dans la fièvre, revivent; L'acharnement sournois Reprend, comme autrefois. On se trahit, on se sourit et l'on se mord Et l'on travaille à d'autres morts. La haine ronfle, ainsi qu'une machine. Autour de ceux qu'elle assassine. On vole, avec autorité, les gens Dont les avoirs sont indigents. On mêle avec l'honneur l'escroquerie, Pour amorcer jusqu'aux patries Et ameuter vers l'or torride et infamant, L'universel affolement. Oh l'or! là-bas, comme des tours dans les nuages, Comme des tours, sur l'étagère des mirages, L'or énorme! comme des tours, là-bas, Avec des millions de bras vers lui, Et des gestes et des appels la nuit Et la prière unanime qui gronde, De l'un à l'autre bout des horizons du monde! Là-bas! des cubes d'or sur des triangles d'or, Et tout autour les fortunes célèbres S'échafaudant sur des algèbres. De l'or!--boire et manger de l'or! Et, plus féroce encor que la rage de l'or, La foi au jeu mystérieux Et ses hasards hagards et ténébreux Et ses arbitraires vouloirs certains Qui restaurent le vieux destin; Le jeu, axe terrible, où tournera autour de l'aventure, Par seul plaisir d'anomalie, Par seul besoin de rut et de folie, Là-bas, où se croisent les lois d'effroi Et les suprêmes désarrois, Eperdûment, la passion future. Comme un torse de pierre et de métal debout, Avec, en son mystère immonde, Le coeur battant et haletant du monde, Le monument de l'or dans les ténèbres bout. LE BAZAR C'est un bazar, au bout des faubourgs rouge: Etalages bondés, éventaires ventrus. Tumulte et cris brandis, gestes bourrus et crus, Et lettres d'or, qui soudain bougent, En torsades, sur la façade. Chaque matin, on vend, en ce bazar, Parmi les épices, les fards Et les drogues omnipotentes, A bon marché, pour quelques sous, Les diamants dissous De la rosée immense et éclatante. Le soir, à prix numéroté, Avec le désir noir de trafiquer de la pureté, On y brocante le soleil Que toutes les vagues de la mer claire Lavent, entre leurs doigts vermeils, Aux horizons auréolaires. C'est un bazar, avec des murs géants Et des balcons et des sous-sols béants Et des tympans montés sur des corniches Et des drapeaux et des affiches, Où deux clowns noirs plument un ange. A travers boue, à travers fange, Roulent, la nuit vers le bazar, Les chars, les camions et les fardiers, Qui s'en reviennent des usines Voisines, Des cimetières et des charniers, Avec un tel poids noir de cargaisons, Que le sol bouge et les maisons. On met au clair à certains jours, En de vaines et frivoles boutiques, Ce que l'humanité des temps antiques Croyait divinement être l'amour; Aussi les Dieux et leur beauté Et l'effrayant aspect de leur éternité Et leurs yeux d'or et leurs mythes et leurs emblèmes Et des livres qui les blasphèment. Toutes ardeurs, tous souvenirs, toutes prières Sont là, sur des étals, et s'empoussièrent. Des mots qui renfermaient l'âme du monde Et que les prêtres seuls disaient au nom de tous, Sont charriés et ballottés, dans la faconde Des camelots et des voyous. L'immensité se serre en des armoires Dérisoires et rayonne de plaies Et le sens même de la gloire Se définit par des monnaies. Lettres jusques au ciel, lettres en or qui bouge, C'est un bazar au bout des faubourgs rouges! La foule et ses flots noirs S'y bouscule près des comptoirs; La foule et ses désirs multipliés, Par centaines et par milliers, Y tourne, y monte, au long des escaliers, Et s'érige folle et sauvage, En spirale, vers les étages. Là haut, c'est la pensée Immortelle, mais convulsée, Avec ses triomphes et ses surprises, Qu'à la hâte on expertise. Tous ceux dont le cerveau S'enflamme aux feux des problèmes nouveaux, Tous les chercheurs qui se fixent pour cible Le front d'airain de l'impossible Et le cassent, pour que les découvertes S'en échappent, ailes ouvertes, Sont là gauches, fiévreux, distraits, Dupes des gens qui les renient Mais utilisent leur génie, Et font argent de leurs secrets. Oh! les Edens, là-bas, au bout du monde, Avec des arbres purs à leurs sommets, Que ces voyants des lois profondes Ont exploré pour à jamais, Sans se douter qu'ils sont les Dieux. Oh! leur ardeur à recréer la vie, Selon la foi qu'ils ont en eux Et la douceur et la bonté de leurs grands yeux, Quand, revenus de l'inconnu Vers les hommes, d'où ils s'érigent, On leur vole ce qui leur reste aux mains De vérité conquise et de destin. C'est un bazar tout en vertiges Que bat, continûment, la foule, avec ses houles Et ses vagues d'argent et d'or; C'est un bazar tout en décors, Avec des tours de feux et des lumières, Si large et haut que, dans la nuit, Il apparaît la bête éclatante de bruit Qui monte épouvanter le silence stellaire. L'ÉTAL Non loin du port, la nuit, lorsque l'essor Des tours et des palais vertigineux s'affaisse Dans l'ombre--et que brûlent des yeux de braise, Le quartier fauve et noir allume encor Son vieux décor de vice et d'or. Des commères, blocs de viande tassée et lasse, Interpellent, du seuil de portes basses, Les gens qui passent; Derrière elles, au fond des couloirs rouges Des feux luisent, un rideau bouge Et se soulève et permet d'entrevoir De la chair nue en des miroirs. Le port est proche. A gauche, au bout des rues, L'emmêlement des mâts et des vergues obstrue Un pan de ciel énorme; A droite, un tas grouillant de ruelles difformes Choit de la ville--et les foules obscures S'y dépêchent vers leurs destins de pourriture. C'est l'étal flasque et monstrueux de la luxure Dressé, depuis toujours, sur les frontières De la cité et de la mer. Là-bas, parmi les flots et les hasards, Ceux qui veillent mélancoliques, aux bancs de quart Et les mousses, dans les agrès et les cordes pendues, Et les marins hallucinés par les yeux bleus des étendues, Tous en rêvent et l'évoquent, tels soirs; Le cru désir les tord en effrénés vouloirs; Les baisers mous du vent sur leur torse circulent; La vague éveille en eux des images qui brûlent; Et leurs deux bras supplient et longuement se désespèrent Et s'exaltent, tendus du côté de la terre. Et ceux d'ici, ceux des bureaux et des bazars, Chiffreurs lotus, marchands précis, scribes hagards, Fronts assouplis, cerveaux loués et mains vendues, Quand les clefs de la caisse au mur sont appendues, Sentent le même rut mordre leur corps, tels soirs; On les entend descendre en troupeaux noirs, Comme des chiens chassés, du fond du crépuscule, Et la débauche en eux si fortement bouscule Leur avarice et leur prudence routinière Qu'elle les use et les détraque et les ruine, avec colère. C'est l'étal flasque et monstrueux de la luxure Dressé, depuis toujours, sur les frontières De la cité et de la mer. Venus de quels lointains bénins ou fatidiques? Venus de quels comptoirs fiévreux ou méthodiques? Avec, en leurs yeux durs, la haine âpre et sournoise, Avec, en leur instinct, la bataille et l'angoisse, Autour de femelles rouges qui les affolent, Ils s'assemblent et s'ameutent en rageuses paroles. De gros lambris fougueux et des ornements crus Luisent, au long des murs et, par bouquets se dardent; Des satyres sautants et des Bacchus ventrus Rient d'un rire immobile en des glaces blafardes; Des fleurs meurent. Sur des tables de jeu, Les bolschauffent, tordant leur flamme en cheveux bleus; Un pot de fard s'encrasse, au coin d'une étagère; Une chatte bondit vers des mouches, légère; Un ivrogne sommeille étendu sur un banc, Et des femmes viennent à lui et se penchant Frôlent ses yeux fermés, avec leurs seins énormes, Leurs compagnes, reins fatigués, croupes qui dorment, Sur des fauteuils et des divans sont empilées, La chair morne et vague d'avoir été foulée Par les premiers passants de la vigne banale. L'une d'elles coule en son bas un morceau d'or, Une autre bâille et s'étire, d'autres encor --Flambeaux défunts, tyrses usés des bacchanales-- Sentant l'âge et la fin les flairer du museau, Les jeux fixes, se caressent la peau, D'une main lente et machinale. C'est l'étal flasque et monstrueux de la luxure Dressé, depuis toujours, sur les frontières De la cité et de la mer. D'après l'argent qui tinte dans les poches, La promesse s'échange ou les reproches, Un cynisme tranquille, une ardeur lasse Préside à la tendresse ou la menace. L'étreinte et les baisers ennuient. Souvent, Lorsque les poings s'entrecognent, au vent Des insultes et des jurons, toujours les mêmes, Quelque gaieté s'essore et jaillit des blasphèmes, Mais aussitôt retombe--et l'on entend, Dans le silence inquiétant, Un clocher proche et haletant Sonner l'heure lourde et funèbre, Sur la ville, dans les ténèbres. Pourtant, à certains mois, quand les fêtes émargent L'hiver, à la Noël, l'été, à la Saint-Pierre, Le vieux quartier de crasse et de lumière Monte vers le péché, avec un élan large. Il fermente de chants hurlés et de tapages: Fenêtre par fenêtre, étage par étage, Ses façades dardent, de haut en bas, Le vice--et, jusqu'au fond des galetas, Brâme l'ardeur et s'accouplent les rages. Dans la grand'salle, où les marins affluent, Poussant au devant d'eux quelque bouffon des rues Qui se convulsé en mimiques obscènes, Les vins d'écume et d'or bondissent de leur gaîne; Les hommes saouls braillent comme des fous, Les femmes se livrent--et, tout à coup, Les ruts flambent, les bras se nouent, les corps se tordent, On ne voit plus que des instincts qui s'entremordent, Des seins offerts, des vent respris--et l'incendie Des yeux hagards en des buissons de chair brandie. Et cela monte et s'affaisse pour remonter encore: Et cela roule, ainsi que des marées Exaspérées, Jusqu'au moment, où l'aube emplit le port Et que la mort ardente aux renouveaux Balaie et repousse vers les havres Ce qui reste, sur le carreau, De débauche tuée et de cadavres. C'est l'étal flasque et monstrueux de la luxure, Où le crime plante ses couteaux clairs, Où la folie, à coups d'éclairs, Fêle les fronts de meurtrissures, C'est l'étal flasque et monstrueux, Dressé, depuis toujours, sur les frontières Tributaires de la cité et de la mer. LA RÉVOLTE La rue, en un remous de pas, De corps et d'épaules d'où sont tendus des bras Sauvagement ramifiés vers la folie, Semble passer volante, Et ses fureurs, au même instant, s'allient A des haines, à des appels, à des espoirs; La rue en or, La rue en rouge, au fond des soirs. Toute la mort En des beffrois tonnants se lève; Toute la mort, surgie en rêves, Avec des feux et des épées Et des têtes, à la tige des glaives, Comme des fleurs atrocement coupées. La toux des canons lourds, Les lourds hoquets des canons sourds Mesurent seuls les pleurs et les abois de l'heure. Les cadrans blancs des carrefours obliques, Comme des yeux en des paupières, Sont défoncés à coups de pierre: Le temps normal n'existant plus Pour les coeurs fous et résolus De ces foules hyperboliques. La rage, elle a bondi de terre Sur un monceau de pavés gris, La rage immense, avec des cris, Avec du sang féroce en ses artères, Et pâle et haletante Et si terriblement Que son moment d'élan vaut à lui seul le temps Que met un siècle en gravitant Autour de ses cent ans d'attente. Tout ce qui fut rêvé jadis; Ce que les fronts les plus hardis Vers l'avenir ont instauré; Ce que les âmes ont brandi, Ce que les yeux ont imploré, Ce que toute la sève humaine Silencieuse a renfermé, S'épanouit, aux mille bras armés De ces foules, brassant leur houle avec leurs haines. C'est la fête du sang qui se déploie, A travers la terreur, en étendards de joie: Des gens passent rouges et ivres; Des gens passent sur des gens morts; Les soldats clairs, casqués de cuivre, Ne sachant plus où sont les droits, où sont les torts. Las d'obéir, chargent, mollassement, Le peuple énorme et véhément Qui veut enfin que sur sa tête Luisent les ors sanglants et violents de la conquête. --Tuer, pour rajeunir et pour créer! Ainsi que la nature inassouvie Mordre le but, éperdument, A travers la folie énorme d'un moment: Tuer ou s'immoler pour tordre de la vie!-- Voici des ponts et des maisons qui brûlent, En façades de sang, sur le fond noir du crépuscule; L'eau des canaux en réfléchit les fumantes splendeurs, De haut en bas, jusqu'en, ses profondeurs; D'énormes tours obliquement dorées Barrent la ville au loin d'ombres démesurées; Les bras des feux, ouvrant leurs mains funèbres, Eparpillent des tisons d'or par les ténèbres; Et les brasiers des toits sautent en bonds sauvages, Hors d'eux-mêmes, jusqu'aux nuages. On fusille par tas, là-bas. La mort, avec des doigts précis et mécaniques, Au tir rapide et sec des fusils lourds, Abat, le long des murs du carrefour, Des corps raidis en gestes tétaniques; Leurs rangs entiers tombent comme des barres. Des silences de plomb pèsent sur les bagarres. Les cadavres, dont les balles ont fait des loques, Le torse à nu, montrent leurs chairs baroques; Et le reflet dansant des lanternes fantasques Crispe en rire le cri dernier sur tous ces masques. Tapant et haletant, le tocsin bat, Comme un coeur dans un combat, Quand, tout à coup, pareille aux voix asphyxiées, Telle cloche qui âprement tintait. Dans sa tourelle incendiée, Se tait. Aux vieux palais publics, d'où les échevins d'or Jadis domptaient la ville et refoulaient l'effort Et la marée en rut des multitudes fortes, On pénètre, cognant et martelant les portes; Les clefs sautent et les verrous; Des armoires de fer ouvrent leur trou, Où s'alignent les lois et les harangues; Une torche les lèche, avec sa langue, Et tout leur passé noir s'envole et s'éparpille, Tandis que dans la cave et les greniers on pille Et que l'on jette au loin, par les balcons hagards, Des corps humains fauchant le vide avec leurs bras épars. Dans les églises, Les verrières, où les martyres sont assises, Jonchent le sol et s'émiettent comme du chaume; Un Christ, exsangue et long comme un fantôme, Est lacéré et pend, tel un haillon de bois, Au dernier clou qui perce encor sa croix; Le tabernacle, où sont les chrêmes, Est enfoncé, à coups de poings et de blasphèmes; On soufflette les Saints près des autels debout Et dans la grande nef, de l'un à l'autre bout, --Telle une neige--on dissémine les hosties Pour qu'elles soient, sous des talons rageurs, anéanties. Tous les joyaux du meurtre et des désastres, Etincellent ainsi, sous l'oeil des astres; La ville entière éclate En pays d'or coiffé de flammes écarlates; La ville, au fond des soirs, vers les lointains houleux, Tend sa propre couronne énormément en feu; Toute la rage et toute la folie Brassent la vie avec leur lie, Si fort que, par instants, le sol semble trembler, Et l'espace brûler Et la fumée et ses fureurs s'écheveler et s'envoler Et balayer les grands cieux froids. --Tuer, pour rajeunir et pour créer; Ou pour tomber et pour mourir, qu'importe! Ouvrir, ou se casser les poings contre la porte! Et puis--que son printemps soit vert ou qu'il soit rouge-- N'est-elle point, dans le monde, toujours, Haletante, par à travers les jours, La puissance profonde et fatale qui bouge! AU MUSÉE La couronne formidable des rois En s'appuyant de tout son poids Sur un masque de cire Semblait broyer, dans ce hall froid, Tout un empire. Le pâle émail des yeux usés S'était fendu en agonies Minuscules, mais infinies, Sous les sourcils martyrisés. Le front avait été l'éclair, Avant que les pâles années N'eussent rivé les destinées, Sur ce bloc mort de morne chair. Les crins encore étaient ardents, Mais la colossale mâchoire, Mi-ouverte; laissait la gloire Tomber morte d'entre les dents. Depuis des temps qu'on ne sait pas, La couronne, violemment cruelle, De sa poussée indiscontinuelle Ployait le chef toujours plus las. Les astuces, les perfidies Louchaient en ses joyaux taillés, Et les meurtres, les sangs, les incendies Semblaient reluire entre ses ors caillés. Elle écrasait et abattait Ce qui jadis était sa gloire: Le front géant qui la portait Et la dardait vers les victoires Et telle, accomplissait, sans bruit, L'oeuvre d'une force qui se détruit, Obstinément, soi-même, Et finit par se définir Pour l'avenir Dans un emblème. Couronne et tête étaient placées, Couronne ardente et tête autoritaire, En un logis de verre, Au fond d'un hall, dans un musée L'image apparaissait définitive. Un vieux gardien, vêtu de noir, Veillait, obstinément, sans voir Que cette mort se consommait impérative Et présidait à la force toujours accrue De la foule brassant sa vie et ses rumeurs Et ses clameurs et ses fureurs au fond des rues. UNE STATUE Avec, devant les yeux, l'astre qu'était son âme Par des chemins de rocs incandescents de flamme, Il s'en était allé si loin vers l'inconnu Que son siècle vieux et chenu, Toussant la mort, au vent trop fort de sa pensée, L'avait férocement enseveli sous la risée. Il était oublié, depuis des tas d'années Vers l'avenir échelonnées, Lorsqu'un matin la ville éclata d'or Et de fête pour son apothéose Et le grandit en une pose De volonté debout sur un piédestal d'or. On inscrivit sur le granit de gloire, L'exil subi, la faim, l'affre et la prison, Et l'on tressa, comme une floraison, Son crime ancien, autour de sa mémoire. On lui prit sa pensée et l'on en fit des lois; On lui prit sa folie et l'on en fit de l'ordre: Et ses railleurs d'antan ne savaient plus où mordre Le battant de toscin qui sautait dans sa voix. Son image d'airain sacra le carrefour, D'où l'on voyait briller, agrandi de mystère, Son front suprême et clair et large et comme austère Dans le tumulte et la rage des jours. LA MORT Avec ses larges corbillards Ornés de plumes majuscules, Par les matins et les brouillards, La mort circule. Parée et noire et opulente, Tambours voilés, musiques lentes, Avec ses larges corbillards, Ornés de pâles lampadaires, La Mort s'étale et s'exagère. Sous les porches illuminés, Pareils aux nocturnes trésors, Les gros cercueils écussonnés --Larmes d'argent et blasons d'or-- Écoutent l'heure éclatante des glas Que les cloches cassent, là-bas; L'heure qui tombe, avec des bonds Et des sanglots, sur les maisons, L'heure qui meurt sur les demeures, Avec des bonds et des sanglots de plomb. Parée et noire et opulente, Au cri des orgues violentes Qui la célèbrent, La mort toute en ténèbres Règne, comme une idole assise, Sous la coupole des églises. Des feux tordus comme des hydres, Buissonnent clairs, autour du catafalque immense, Où des anges, tenant des faulx et des clepsydres, Dressent leur véhémence, Clairons dardés, vers le néant. Le vide en est grandi sous le transept béant; De pâles voix d'enfants A l'infini crient l'agonie, Par à travers ces ironies. Tandis que les hautes murailles Montent, comme des linceuls blancs, Autour du bloc formidable et branlant De ces coupables funérailles. Drapée en noir et familière, La Mort s'en va le long des rues Longues et linéaires. Drapée en noir, comme le soir, La vieille Mort agressive et bourrue S'en va par les quartiers Des boutiques et des métiers, En carrosse qui se rehausse De gros lambris exorbitants, Couleur d'usure et d'ancien temps. Drapée en noir, la Mort Cassant, entre ses mains, le sort Des gens méticuleux et réfléchis Qui s'exténuent, en leurs logis, Vainement, à faire fortune; La Mort soudaine et importune Les met en ordre dans leurs bières Comme des fardes régulières. Et les cloches sonnent péniblement Un malheureux enterrement, Sur le défunt, que l'on trimballe, Par les églises colossales, Vers un coin d'ombre, où quelques cierges, Pauvres flammes, brûlent, devant la Vierge. Vêtue en noir et besogneuse, La Mort gagne jusqu'aux faubourgs, En charriot branlant et lourd, Avec de vieilles haridelles Qu'elle flagelle Chaque matin, vers quels destins? Vêtue en noir, La Mort enjambe le trottoir Et l'égoût pâle, où se mirent les bornes, Une à une, qui vont là-bas, vers les champs mornes; Et leste et droite et dédaigneuse Gagne les escaliers et s'arrête sur les paliers Où l'on entend pleurer et sangloter, Derrière la porte entr'ouverte, Des gens laissant l'espoir tomber, inerte. Et dans la pluie indéfinie, Une petite église de banlieue, Très maigrement, tinte un adieu, Sur la bière de sapin blanc Qui se rapproche, avec des gens dolents, Par les routes, silencieusement. Telle la Mort journalière et logique Qui fait son oeuvre et la marque de croix Et d'adieux mornes et de voix Criant vers l'inconnu leurs espoirs liturgiques. Mais d'autres fois, c'est la Mort grande et sa légende, Avec son aile au loin ramante, Vers les villes de l'épouvante. Un ciel en fusion plombe la terre moite; Des tours noires s'étirent droites Telles des bras, dans la terreur des crépuscules; Les nuits tombent comme épaissies, Les nuits lourdes, les nuits moisies, Où, dans l'air gras et la chaleur rancie, Tombereaux pleins, la Mort circule, Ample et géante comme l'ombre, Du haut en bas des maisons sombres, On l'écoute glisser muette et haletante. La peur du jour qui vient, la peur de toute attente, La peur de tout instant qui se décoche Persécute les coeurs, partout, Et redresse, soudain, en leur sueur, debout, Ceux qui, vers les minuits, songent au matin proche. Les hôpitaux gonflés de maladies, Avec les yeux fiévreux de leurs fenêtres rouges, Fixent le ciel nocturne, où rien ne bouge Ni ne répond aux détresses brandies. Les égouts roulent le poison Et les acides et les chlores, Couleur de nacre et de phosphore, Vainement tuent sa floraison. De gros bourdons résonnent Pour tout le monde, pour personne; Les églises ont barricadé leur seuil, Devant la masse des cercueils. Comme des bateaux noirs que repousse le havre, La pourriture, elle est, là-bas, Numérotée en tas; Et la prière même a peur de ces cadavres. Et l'on entend, en galops éperdus, La mort passer et les bières que l'on transporte Aux nécropoles, dont les portes, Ni nuit ni jour, ne ferment plus. Tragique et noire et légendaire, Les pieds gluants, les gestes fous, La Mort balaie en un grand trou La ville entière au cimetière. LA RECHERCHE Chambres claires, tours et laboratoires, Avec, sur leurs frises, les sphinx évocatoires Et vers le ciel, braqués, les télescopes d'or. Blocs de lumière éclatés en trésors, Cristaux monumentaux et minéraux jaspés, Glaives de soleil vierge, en des prismes trempés, Creusets ardents, godets rouges, flammes fertiles, Où se transmuent les poussières subtiles; Instruments nets et délicats, Ainsi que des insectes, Ressorts tendus et balances correctes, Cônes, segments, angles, carrés, compas, Sont là, vivant et respirant dans l'atmosphère Do lutte et de conquête autour de la matière. C'est la maison de la science au loin dardée, Obstinément par à travers les faits jusqu'aux idées. Dites! quels temps versés au gouffre des années, Et quelle angoisse ou quel espoir des destinées, Et quels cerveaux chargés de noble lassitude A-t-il fallu pour faire un peu de certitude? Dites! l'erreur plombant les fronts; les bagnes De la croyance où le savoir marchait au pas; Dites! les premiers cris, là-haut, sur la montagne, Tués parles bruits sourds de la foule d'en bas. Dites! les feux et les bûchers; dites! les claies; Les regards fous, en des visages d'effroi blanc; Dites! les corps martyrisés, dites! les plaies Criant la vérité, avec leur bouche en sang. C'est la maison de la science au loin dardée, Obstinément, par à travers les faits jusqu'aux idées. Avec des yeux Méticuleux ou monstrueux, On y surprend les croissances ou les désastres S'échelonner, depuis l'atome jusqu'à l'astre. La vie y est fouillée, immense et solidaire, En sa surface ou ses replis miraculeux, Comme la mer et ses gouffres houleux, Par le soleil et ses mains d'or myriadaires. Chacun travaille, avec avidité, Méthodiquement lent, dans un effort d'ensemble; Chacun dénoue un noeud, en la complexité Des problèmes qu'on y rassemble; Et tous scrutent et regardent et prouvent, Tous ont raison--mais c'est un seul qui trouve! Ah celui-là, dites I de quels lointains de fête; Il vient, plein de clarté et plein de jour, Dites! avec quelle flamme au coeur et quel amour Et quel espoir illuminant sa tête; Dites! comme à l'avance et que de fois Il a senti vibrer et fermenter son être Du même rythme que la loi Qu'il définit et fait connaître. Comme il est simple et clair devant les choses Et humble et attentif, lorsque la nuit Glisse le mot énigmatique en lui Et descelle ses lèvres closes; Et comme en s'écoutant, brusquement, il atteint, Dans la forêt toujours plus fourmillante et verte, La blanche et nue et vierge découverte Et la promulgue au monde ainsi que le destin. Et quand d'autres, autant et plus que lui, Auront à leur lumière incendié la terre Et fait crier l'airain des portes du mystère, --Après combien de jours, combien de nuits, Combien de cris poussés vers le néant de tout. Combien de voeux défunts, de volontés à bout Et d'océans mauvais qui rejettent les sondes-- Viendra l'instant, où tant d'efforts savants et ingénus, Tant de génie et de cerveaux tendus vers l'inconnu, Quand même, auront bâti sur des bases profondes Et jaillissant au ciel, la synthèse des mondes! C'est la maison de la science au loin dardée, Vers l'unité de toutes les idées. LES IDÉES Sur la Ville, dont les affres flamboient, Régnent, sans qu'on les voie, Mais évidentes, les idées. On les rêve parmi les brumes, accoudées En des lointains, là-haut, près des soleils. Aubes rouges, midis fumeux, couchants vermeils, Dans le tumulte violent des heures, Elles demeurent; Et leur âme, par au-delà du temps et de l'espace, S'éternise, devant les flux et les reflux qui passent. Et la première et la plus vaste, c'est la force Epanouie ou souterraine, Multipliée en poings, en bras, en torses, Ou tout à coup sereine, Dans un cerveau suprême et foudroyant. Par à travers l'or effrayant, Les cris, la chair, le sang, la lie, Elle apparaît: celle qui tend ou qui délie L'énorme effort humain bandé vers la folie. Depuis que se mangent ou se fécondent A chaque instant qui naît, qui meurt, les mondes, L'atome est vibrant d'elle. Elle est l'ardeur de la conquête universelle. Indifférente au bien, au mal, mais haletante En chaque assaut dont les cités sont fermentantes, Elle érige la gloire en beau geste dans l'air, Ou bien allume, à coups d'éclairs, Parla nuit sourde où rien ne bouge, Le crime immense avec la mort à son poing rouge. Et voici la justice et la pitié, jumelles; Mères au double coeur dont les claires mamelles Versent le jour clément et se penchent vers tous. Ceux d'aujourd'hui les affichent deux ennemies Luttant avec des cris et des antinomies, Au nom de Christ, le maître abominable ou doux, Selon celui qui interprète ses paroles. La loi qui est déesse, on la proclame idole; Et les codes sont des meutes qu'on dresse à mordre; Et la peur règne--mais l'ordre, Qui doit s'ouvrir comme une grande fleur Libre et vive, malgré ses milliers de pétales, Dont nul n'a comprimé l'ardeur, Puisera l'équité dans la bonté totale. Oh! l'avenir montré tel qu'un pays de flamme, Comme il est beau devant les âmes, Qui, malgré l'heure, ont confiance en leur vouloir. Tant de siècles ne détiennent l'espoir, Depuis mille et mille ans, indestructible, Sans que tous les désirs ligués, frappant la cible, Ne tuent un jour la haine et n'instaurent l'amour. La conscience humaine est sculptée en contours Puissants et délicats que, sans cesse, elle affine, Pour transmuer sa vie en facultés divines Et créer son bonheur et s'affirmer: un Dieu; Le futur éclatant est un oiseau de feu, Dont les plumes, une par une, Se détachant de l'aile et retombant vers nous, Frôlent de flamme et de splendeur nos regards fous. Et plus haute que n'est la force et la justice, Par au delà du vrai, du faux, de l'équité, Plus loin que l'innocence ou que le vice, Luit la beauté. Touffue et claire, Méduse ténébreuse et Minerve solaire, Fondant le double mythe en unique splendeur, Elle épouvante de grandeur. Sublime, elle a pour prêtres les génies Qui communient De la lumière de ses yeux; Les temps sont datés d'elle et marchent glorieux, Selon que son vouloir les prend pour ostiaires; Son poing crispé saisit les mille éclairs contraires Et les assemble et les resserre et les unit, Pour tordre et pour forger d'un coup, tout l'infini. La rose Egypte et la Grèce dorée Jadis, aux temps des Dieux, l'ont instaurée En des temples d'où s'envolait l'oracle; Et Paris et Florence ont rêvé le miracle D'être, à leur tour, l'autel où ses pieds clairs, Vibrants d'ailes, se poseraient sur l'univers. Aujourd'hui même, elle apparaît dans les fumées Les yeux offerts, les mains encor fermées, Le corps exalté d'or et de soleil; Un feu nouveau d'entre ses doigts vermeils Glisse et provoque aux conquêtes certaines, Mais les marteaux brutaux des tapages modernes Cassent un bruit si fort, sous les cieux ternes, Que son appel vers ses fervents s'entend à peine. Et néanmoins elle est la totale harmonie Qui se transforme et se restaure à l'infini, Par à travers les mille efforts que l'on croit vains. Elle est la clef du cycle humain, Elle suggère à tous l'existence parfaite, La simple joie et l'effort éperdu, Vers les temps clairs, baignés de fêle Et sonores, là-bas, d'un large accord inentendu. Quiconque espère en elle est au delà de l'heure Qui frappe aux cadrans noirs de sa demeure; Et tandis que la foule abat, dans la douleur, Ses pauvres bras tendus vers la splendeur, Parfois, déjà, dans le mirage, ou quelque âme s'isole, La beauté passe--et dit les futures paroles. Sur la Ville, d'où les affres flamboient, Régnent, sans qu'on les voie, Mais évidentes, les idées. VERS LE FUTUR _O race humaine aux astres d'or nouée,_ _As-tu senti de quel travail formidable et battant,_ _Soudainement, depuis cent ans,_ _Ta force immense est secouée?_ _Du fond des mers, à travers terre et cieux,_ _Jusques à for errant des étoiles perdues,_ _De nuit en nuit et d'étendue en étendue,_ _Se prolonge là-haut le voyage des yeux._ _Tandis qu'en bas les ans et les siècles funèbres,_ _Couchés dans les tombeaux stratifiés des temps, Sont explorés, de continent en continent,_ _Et surgissent poudreux et clairs de leurs ténèbres._ _L'archarnement à tout peser, à tout savoir,_ _Fouille la forêt drue et mouvante des êtres_ _Et malgré la broussaille où tel pas s'enchevêtre_ _L'homme conquiert sa loi des droits et des devoirs._ _Dans le ferment, dans l'atome, dans la poussière,_ _La vie énorme est recherchée et apparaît._ _Tout est capté dans une infinité de rets_ _Que serre ou que distend l'immortelle matière._ _Héros, savant, artiste, apôtre, aventurier,_ _Chacun troue à son tour le mur noir des mystères_ _Et grâce à ces labeurs groupés ou solitaires,_ _L'être nouveau se sent l'univers tout entier._ _Et c'est vous, vous les villes,_ _Debout_ _De loin en loin, là-bas, de l'un à l'autre bout_ _Des plaines et des domaines Qui concentrez en vous assez d'humanité,_ _Assez de force rouge et de neuve clarté,_ _Pour enflammer de fièvre et de rage fécondes_ _Les cervelles patientes ou violentes_ _De ceux_ _Qui découvrent la règle et résument en eux,_ _Le monde._ _L'esprit des campagnes était l'esprit de Dieu;_ _Il eut la peur de la recherche et des révoltes,_ _Il chut; et le voici qui meurt, sous les essieux_ _Et sous les chars en feu des nouvelles récoltes._ _La ruine s'installe et souffle aux quatre coins_ _D'où s'acharnent les vents, sur la plaine fuie,_ _Tandis que la cité lui soutire de loin_ _Ce qui lui reste encor d'ardeur dans l'agonie._ _L'usine rouge éclate où seuls brillaient les champs;_ _La fumée à flots noirs rase les toits d'église;_ _L'esprit de l'homme avance et le soleil couchant_ _N'est plus l'hostie en or divin qui fertilise._ _Renaîtront-ils, les champs, un jour, exorcisés_ _De leurs erreurs, de leurs affres, de leur folie;_ _Jardins pour les efforts et les labeurs lassés,_ _Coupes de clarté vierge et de santé remplies?_ _Referont-ils, avec l'ancien et bon soleil,_ _Avec le vent, la pluie et les bêtes serviles,_ _En des heures de sursaut libre et de réveil,_ _Un monde enfin sauvé de l'emprise des villes?_ _Ou bien deviendront-ils les derniers paradis_ _Purgés des dieux et affranchis de leurs présages,_ _Où s'en viendront rêver, à l'aube et aux midis,_ _Avant de s'endormir dans les soirs clairs, les sages?_ _En attendant, la vie ample se satisfait_ _D'être une joie humaine, effrénée et féconde;_ _Les droits et les devoirs? Rêves divers que fait_ _Devant chaque espoir neuf, la jeunesse du monde!_ TABLE LES CAMPAGNES HALLUCINÉES _La ville_ LES PLAINES CHANSON DE FOU LE DONNEUR DE MAUVAIS CONSEILS CHANSON DE FOU PÈLERINAGE CHANSON DE FOU LES FIÈVRES CHANSON DE FOU LE PÉCHÉ CHANSON DE FOU LES MENDIANTS LA KERMESSE CHANSON DE FOU LE FLÉAU CHANSON DE FOU LE DÉPART _La bêche_ LES VILLES TENTACULAIRES _La plaine_ L'AME DE LA VILLE UNE STATUE (MOINE) LES CATHÉDRALES UNE STATUE (SOLDAT) LE PORT LES SPECTACLES LES PROMENEUSES UNE STATUE (BOURGEOIS) LES USINES LA BOURSE LE BAZAR L'ÉTAL LA RÉVOLTE AU MUSÉE UNE STATUE (APÔTRE) LA MORT LA RECHERCHE LES IDÉES _Vers le futur_ *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VILLES TENTACULAIRES, PRÉCÉDÉES DES CAMPAGNES HALLUCINÉES *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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