Title: Essai sur Talleyrand
Author: Baron Henry Lytton Bulwer Dalling and Bulwer
Translator: Georges Perrot
Release date: October 25, 2014 [eBook #47196]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE. D'ERFURTH, 1.
ESSAI
SUR
TALLEYRAND
PAR
SIR HENRY LYTTON BULWER
G. C. B.
ANCIEN AMBASSADEUR
TRADUIT DE L'ANGLAIS AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR
PAR
M. GEORGES PERROT
PARIS
C. REINWALD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE DES SAINTS-PÈRES, 15
1868
Tous droits réservés.
Publié depuis moins d'un an, le livre que nous voulons faire connaître aujourd'hui au public français a déjà atteint en Angleterre sa quatrième édition; en même temps paraissait, dans la collection Bernhard-Tauchnitz, une de ces éditions spéciales, en petit format et à bon marché, qui, en quelques semaines, se répandent par milliers d'exemplaires dans le monde entier. Sous le titre commun de Portraits historiques (Historical Characters), l'ouvrage de M. Bulwer contient quatre biographies: Talleyrand, Mackintosh, Cobbett et Canning; l'auteur, dans les quelques lignes qui lui servent de préface, nous apprend qu'il a encore en portefeuille un essai semblable sur sir Robert Peel, et nous savons qu'il s'occupe en ce moment de lord Palmerston.
II Ce qui a donc surtout attiré l'attention et occupé les studieux loisirs de M. Bulwer, c'est la carrière, l'action, la physionomie originale des hommes d'État de l'Angleterre moderne; pourtant son goût pour la France, qui est presque son séjour de prédilection, ses relations avec la meilleure société de toutes les capitales européennes, les fonctions diplomatiques qu'il a remplies pendant de longues années dans l'ancien et dans le nouveau monde, tout cela l'a conduit à élargir son horizon et à étudier non moins curieusement la vie, le caractère et le rôle de certains hommes politiques du continent, et particulièrement de ceux qui ont dirigé les affaires de la France depuis 1789. Les principaux acteurs des grands drames de la Révolution, ceux qui ont disparu dans ses orages, il a fait connaissance avec eux dans les mémoires laissés par les contemporains; pour ceux qui ont survécu à ces luttes et qui, à divers titres, ont laissé leur trace dans l'histoire de l'Empire, des deux Restaurations et de la monarchie de Juillet, il en a, jeune encore, approché plusieurs des plus illustres; il les a fréquentés avec une respectueuse curiosité; il a pu souvent interroger leur complaisante et fidèle mémoire sur les héros disparus de la génération précédente, sur les causes sécrétés des événements inexpliqués, sur les épisodes les plus obscurs III de ces luttes auxquelles ils avaient été mêlés. Dans le volume que nous avons traduit sont souvent citées des conversations de MM. Molé, Pozzo di Borgo et autres vétérans de la politique et de la diplomatie européennes; M. Bulwer les appelle en témoignage et invoque les confidences qu'il a lui-même recueillies de leur bouche. De cette enquête ainsi poursuivie sous diverses formes, de ces lectures et de ces entretiens est sorti le premier des Essais, le plus développé et le plus complet, celui qui à lui seul remplit tout un volume, l'Essai sur Talleyrand.
Nous nous contenterons, pour le moment du moins, d'offrir aux lecteurs français cet Essai sur Talleyrand; il est principalement consacré à l'un des plus célèbres et des plus discutés parmi les acteurs de la grande pièce commencée en 1789 et non encore achevée, à ce personnage que l'on peut appeler le premier parmi les hommes de second ordre; mais nécessairement, à côté de lui, dans l'étude d'une vie publique qui s'ouvre avant 1789 et ne se termine qu'après 1830, l'auteur rencontre presque tous les politiques qui, de Mirabeau à M. Guizot, ont marqué dans l'histoire de nos révolutions; il a l'occasion de les définir et de les juger, de donner son avis sur les hommes et sur les choses qui passionnent encore le plus les esprits. IV Ainsi, par exemple, on se figure aisément quelle place tiennent dans ce tableau l'empereur Napoléon, son règne, son génie, son système, ses fautes, les désastres où il a précipité la France.
On pourra sans doute ne pas partager tous les jugements de M. Bulwer, jugements dont nous lui laissons toute la responsabilité. A propos de Talleyrand, des écrivains, même distingués, ont tant et tant déclamé, ont commis tant d'hyperboles et tant prodigué les gros mots [1], que M. Bulwer a peut-être été conduit, par la crainte de verser dans cette banale ornière, à pencher, sinon à tomber de l'autre côté. Ceux-là même qui cherchent à se défendre du parti pris et de l'emphase, le trouveront parfois bien indulgent, bien partial pour Talleyrand, quoiqu'il ait trop d'esprit pour jamais tourner au panégyrique, qui n'est qu'une déclamation retournée.
V De toute manière, que l'on doive ou non se montrer pour Talleyrand plus sévère que ne l'est M. Bulwer, il est intéressant de voir notre histoire racontée, nos révolutions expliquées, nos hommes publics jugés par un écrivain, par un politique étranger, par un homme qui a pris part à la direction des affaires dans un grand pays, l'école de la liberté européenne. Le tour absolu de notre esprit, qui veut tout faire aboutir à une théorie logique, à une espèce de dogme, notre goût pour les types tranchés, nos préjugés et nos passions de famille, de classe et d'éducation, tout cela nous conduit presque fatalement à perdre le sens de la réalité, quand nous abordons l'histoire de ces quatre-vingts dernières années. Comme des voyageurs qui font une marche de nuit, nous ne jugeons plus bien des proportions vraies, nous n'apercevons plus les détails et les contours exacts des formes confuses qui bordent le chemin; nous nous effrayons ou nous nous éprenons des fantômes qu'a créés notre propre imagination surexcitée, ou, pour mieux dire, de l'aspect étrange, bizarre, colossal que prennent dans cette ombre vague les objets que nos yeux sont le plus accoutumés à voir et nos mains à toucher. D'aucuns en viennent, les uns par colère et par haine, les autres par enthousiasme et par fanatisme, à mettre VI en dehors de l'humanité les principaux acteurs de ces scènes mémorables, à ne pas voir en eux des hommes faits de la même chair et du même sang que ceux qui, en d'autres temps de crise, ont été les chefs ou les victimes, les vainqueurs ou les vaincus d'autres révolutions; ils ne veulent plus appliquer à cette histoire les règles ordinaires de la morale, de la critique, du bon sens. Il faudrait étudier, il faudrait comprendre, comme le faisait déjà Thucydide, il y a plus de deux mille ans, dans ses immortelles pages sur les troubles de Corcyre, l'influence désastreuse des révolutions sur la moralité humaine; il faudrait montrer comment ces chocs répétés, ces subits et profonds renversements troublent et désaccordent l'âme humaine, rompent toutes ses habitudes, l'affranchissent de tous les liens qui la retiennent ordinairement dans la médiocrité, et, sans en changer la nature, la poussent aux excès, soit dans le bien, soit dans le mal. Loin de là, on s'en va prétendant qu'entre le reste des hommes et ces personnages que les uns appellent les monstres, les autres les saints de la Révolution, il n'y a plus de commune mesure, de comparaison possible.
Aux gens qui n'ont pas encore compris que la Révolution française était inévitable, à ceux qui n'en admettent pas le bienfait et qui ne sentent VII pas par quelles longues injustices et par quelles héréditaires souffrances s'expliquent ses violences et ses cruautés, on peut s'abstenir de répondre. Ces grands panégyristes du moyen âge, on voudrait pouvoir, d'un coup de baguette, les renvoyer à l'an mille et les y faire vivre, ne fût-ce que quelques semaines, en pleine société féodale. Quant à ceux qui s'intitulent les héritiers et les continuateurs de la Révolution française, c'est surtout quand on trouve sous leur plume ces exagérations, ces falsifications de l'histoire, qu'elles paraissent irritantes et dangereuses. Vous souvenez-vous de ces phrases béates qui, il y a deux ou trois ans, ont fait le tour de la presse, sur la révolution, qui est une révélation, révélation dont le sens échappe à la foule, et n'est bien saisi que par un groupe d'initiés, hiérophantes officiels de la démocratie? Comme tous les mysticismes, le mysticisme révolutionnaire est une maladie de l'esprit. Un des remèdes qui peuvent le mieux nous guérir, ou tout au moins nous préserver de cette maladie, c'est d'ouvrir les histoires de la Révolution française écrites par des étrangers, c'est de lire des pages comme l'éloquent et amer Essai de Macaulay sur Barère, cet essai qui fut le dernier travail du grand historien libéral que nous envions à l'Angleterre.
VIII Ce n'est point que nous prétendions comparer M. Bulwer à Macaulay: rien n'est plus différent que ces deux esprits et que ces deux styles; M. Bulwer n'est d'ailleurs pas, comme Macaulay, un écrivain de profession; c'est un homme du monde qui a eu l'idée d'employer ses loisirs à recueillir, en retraçant la vie de quelques illustres contemporains, ses souvenirs et ses réflexions, le fruit de ses lectures et de son expérience personnelle; il cause plutôt qu'il n'écrit. Il n'en est pas moins vrai qu'en parcourant, à la suite de cet esprit indépendant et légèrement sceptique, l'histoire de nos efforts et de nos mécomptes, de nos gloires et de nos malheurs depuis 1789, on est conduit plus d'une fois à s'interroger avec quelque inquiétude sur la valeur de certains jugements très-accrédités, qui ont cours partout, et qui, par l'enseignement, s'imposent aux intelligences françaises dans le temps même où elles prennent leur pli et leur forme durable. On s'arrête, tout songeur, et on se demande s'il n'est pas tel procès où l'arrêt a été rendu avant que la cause fût suffisamment instruite, si l'histoire de ces tragiques années n'a pas commis plus d'une de ces méprises qui faisaient dire tristement au vieux Scaliger: «Il y en a qui ont la réputation, il y en a d'autres qui la méritent: Quidam merentur famam, quidam habent.» Enfin, et IX c'est là surtout ce qui importe, on commence à craindre d'avoir fait souvent de l'histoire immorale, sous prétexte d'en faire de philosophique; on s'accuse d'avoir trop parlé de fatalité et de nécessité, d'avoir ainsi atténué la responsabilité des hommes que la foule a suivis, et d'avoir par là enlevé à l'histoire quelque chose de cette autorité morale qui l'a fait appeler par le plus sévère des écrivains de Rome «la conscience du genre humain.»
Que l'on accepte ou non la manière de voir de M. Bulwer en plus d'un endroit où il s'écarte de l'opinion généralement reçue, il est un mérite que l'on ne refusera pas à son livre, celui d'être animé d'un esprit sincèrement libéral. En véritable Anglais, M. Bulwer déteste le despotisme. Si, en racontant le 18 brumaire et le Consulat, il paraît, lui aussi, s'être laissé séduire, avoir cédé à l'espèce d'attrait magique et de fascination qu'exerça alors sur la France le hardi et brillant génie du Premier consul, bientôt après, dès la rupture de la paix d'Amiens et le meurtre du duc d'Enghien, il reprend toute la liberté de son jugement; il relève, sans faiblesse, les fautes et les crimes auxquels Napoléon est entraîné par l'ambition et l'orgueil. A mesure qu'il avance dans cette histoire, il montre l'infatuation de la toute-puissance égarant de plus en plus cet esprit autrefois si lucide, et X le rendant impatient de tout conseil et de toute résistance, jusqu'au moment où, par deux fois, le colosse, entraînant avec lui la France, se renverse et s'abat dans l'abîme qu'il a lui-même creusé. Avec la seconde Restauration, se termine la période la plus importante de la carrière de Talleyrand. Cependant, pour le conduire jusqu'au dernier acte de sa vie publique, jusqu'à son ambassade en Angleterre après 1830, M. Bulwer passe rapidement en revue les règnes de Louis XVIII et de Charles X, et il assiste à l'établissement de la monarchie de Juillet. Partout, dans ce bref résumé des événements, il laisse voir combien il s'intéresse aux efforts que la France a faits de 1814 à 1830, pour se donner enfin un gouvernement libre.
Sans doute l'Angleterre a le bonheur que cette grande cause de la liberté politique n'ait plus chez elle de détracteurs et d'ennemis; on peut remarquer pourtant que, dès ses débuts dans la carrière publique, M. Bulwer, au parlement, s'annonça comme un des esprits les plus ouverts de sa génération, comme un politique que n'effrayait aucune innovation mesurée, aucun progrès. Envoyé, tout jeune encore, à la chambre des communes par la ville de Vilton, il vota pour la réforme parlementaire en 1832, quoique le premier résultat du bill, en supprimant un des siéges dont disposait cette XI petite localité, dût être de lui faire perdre son titre de député. Bientôt après la ville de Coventry le renvoyait à la chambre; puis, après une dissolution, il devenait le représentant du district urbain de Marylebone. Ce fut en cette qualité qu'il se signala parmi les premiers partisans de la réforme commerciale, et qu'il vota pour l'abrogation des lois sur les céréales et de la taxe sur le papier. Après la mort de Guillaume IV, en 1837, il entra dans la diplomatie; envoyé comme secrétaire à Constantinople auprès de sir Stratford de Redcliffe, auquel il devait succéder comme ambassadeur vingt ans plus tard, il se distingua d'abord en négociant avec la Porte un traité de commerce qui a rendu les plus grands services à l'industrie anglaise et ruiné pour longtemps tout ce qui pouvait encore subsister sur différents points de l'empire ottoman d'industrie indigène et locale. De Constantinople, sir Henry passa à Paris, où il avait le titre et les fonctions de ministre plénipotentiaire pendant les événements de 1840, au moment où la guerre fut près d'éclater entre la France et l'Angleterre à propos des événements d'Égypte; lord Palmerston déclara en plein parlement que les efforts judicieux de M. Bulwer avaient beaucoup contribué à épargner ce malheur aux deux nations. Quand les whigs quittèrent le pouvoir, M. Bulwer offrit sa démission; XII mais lord Palmerston et lord Aberdeen l'engagèrent de concert à demeurer à son poste. En 1843, il fut nommé ministre en Espagne, et bientôt après récompensé, par le titre de membre du conseil privé, du succès qu'il avait obtenu en prévenant, par sa médiation, un conflit qui menaçait d'éclater entre l'Espagne et le Maroc, et qui aurait fait éprouver de grandes pertes au commerce anglais. Ce fut M. Bulwer qui, à Madrid, soutint contre M. Bresson cette lutte diplomatique, si longue et si passionnée, qui se termina par les fameux mariages espagnols; M. Guizot en a raconté, dans ses Mémoires, toutes les péripéties, tous les détails, et ceux qui seraient curieux de contrôler les assertions de l'illustre historien et homme d'État français n'ont qu'à chercher un article inséré dans la Quarterly Review, bientôt après la publication de cette partie des Mémoires de mon temps (janvier 1868); il a été rédigé, on ne saurait en douter, sous l'inspiration de M. Bulwer et avec des notes fournies par lui. En 1848, le gouvernement espagnol, cédant à une de ces terreurs paniques, à un de ces brusques caprices dont il a si souvent, depuis quelques années, donné le triste spectacle à l'Europe, congédia, sous différents prétextes qui ne soutenaient pas l'examen, le représentant de la reine d'Angleterre; cette étrange mesure coïncidait XIII avec l'emprisonnement ou l'exil de tous les chefs libéraux. Sans doute, depuis lors, le gouvernement espagnol a fait tout aussi bien ou même mieux en ce genre; mais en 1848 on pouvait avoir encore quelques illusions sur son compte, et quoique l'Europe ne manquât pas alors de spectacles curieux, quoiqu'elle eût pu apprendre en quelques mois à ne pas s'étonner facilement, ce brutal renvoi du ministre anglais ne laissa pas de faire grand bruit. A Londres, dans le parlement, non-seulement les membres du cabinet, mais les hommes les plus considérables des différents partis, lord Palmerston, lord Russel, lord Landsdowne, lord Aberdeen, sir Robert Peel, M. Disraëli et M. Shiel, tinrent le même langage; ils s'accordèrent tous à louer la conduite de sir Henry Bulwer, et à proclamer qu'il n'avait rien fait qui pût justifier ou même expliquer un pareil traitement.
Lorsque l'Angleterre reprit avec l'Espagne les relations diplomatiques qui avaient été suspendues à la suite de cette incartade, lord Palmerston déclara publiquement qu'il aurait renvoyé M. Bulwer à Madrid, si celui-ci n'avait pas été alors occupé à servir ailleurs l'Angleterre. En effet, dans l'intervalle, il avait été nommé ministre à Washington, où il réussit à terminer des contestations qui étaient depuis longtemps pendantes et qui commençaient XIV à échauffer les esprits en Amérique; peu de diplomates anglais ont été aussi appréciés et aussi populaires aux États-Unis. Une fois de retour en Europe, M. Bulwer, après avoir heureusement rempli quelques missions extraordinaires en Toscane, à Rome et dans les principautés Danubiennes, devint, en 1858, ambassadeur à Constantinople, poste qu'il conserva jusqu'en 1865. Lorsque sa santé, altérée par les fatigues d'une carrière si active, le força à renoncer aux fonctions diplomatiques, il put enfin s'employer tout entier à rédiger ces essais depuis longtemps projetés et ébauchés.
Aujourd'hui, tout en mettant la dernière main à ce travail, M. Bulwer pose sa candidature, pour les prochaines élections, au siége de Tamworth. Partisan, au début de sa carrière, de ce bill de réforme qui porta le premier coup, en Angleterre, à la prépondérance aristocratique, il n'a point, comme c'est assez communément l'usage chez nous, renié en vieillissant les opinions, les sympathies, les espérances de sa jeunesse; c'est comme libéral qu'il se présente, c'est sous le drapeau de M. Gladstone qu'il se range. Sans doute le descendant d'une des plus vieilles familles de la Grande-Bretagne [2], XV l'homme qui est né à la vie politique dans cette Angleterre encore tout aristocratique qui datait de 1688, sent bien que c'est presque une révolution que la récente réforme parlementaire, dernière halte sur le chemin qui mène au suffrage universel; il comprend que le centre de gravité du pays est déplacé; que, pour retenir le pouvoir entre ses mains, la classe riche et cultivée aura de grands efforts à s'imposer et une attitude nouvelle à prendre; que peut-être, quoi qu'elle fasse, elle aura, par moments, à subir la domination de la multitude, de ses préjugés, de ses passions. En présence de ce siècle nouveau qui s'ouvre pour sa patrie, il ne désespère pourtant pas de l'avenir; sachant que cette Angleterre qui a fait de si grandes choses devait, un jour ou l'autre, se transformer profondément, il estime que l'on a eu raison d'opérer le changement avant que le désir de réforme, trop longtemps contrarié, pût se tourner en fureur révolutionnaire. Comme il a l'esprit curieux, il lui plaît de prendre part à l'expérience qui va se tenter et d'être membre du premier parlement élu sous l'empire de la nouvelle loi électorale. Nous espérons que les électeurs du Warwickshire aideront ce vieux serviteur de l'Angleterre à la faire profiter encore pendant plusieurs années de l'expérience qu'il a acquise dans sa longue carrière de XVI député et de diplomate, et qu'il a fécondée encore par ses recherches et ses réflexions d'historien politique.
Sir Henry Lytton Bulwer est le frère aîné de lord Edward Lytton Bulwer, le romancier dont les principaux ouvrages ont été traduits chez nous, l'auteur de Pelham, d'Eugène Aram, des Derniers jours de Pompéi, de la Famille Caxton. La dédicace qui figure en tête des Portraits historiques témoigne de la tendre amitié qui unit les deux frères. Nous souhaitons que cet essai de traduction assure chez nous à l'aîné quelque chose de cette popularité que le cadet a depuis longtemps conquise, hors même de l'Angleterre, par la riche couleur de son style, la variété et la puissance de son imagination.
Georges Perrot.
ESSAI
SUR
TALLEYRAND
Différents types d'hommes.—M. de Talleyrand, homme politique.—Caractère du dix-huitième siècle qui l'avait formé.—Sa naissance, le caractère de sa personne, son entrée dans l'Église.—Causes de la révolution.—États généraux.—L'influence de Talleyrand sur le clergé; sur la décision relative aux instructions des membres de l'Assemblée et à la rédaction de la Déclaration des droits de l'homme.—Son courage dans les moments de danger.—Ses connaissances en matière de finance.—Ses propositions relatives aux biens de l'Église.—Discrédit où il tombe auprès du parti de la royauté.—Sa popularité auprès de l'Assemblée.—Il est chargé de rédiger ses manifestes à la nation.—Son projet sur l'uniformité des poids et mesures.
Il y a dans tous les temps beaucoup d'hommes qui s'emploient activement aux affaires publiques; mais très-peu de ces hommes peuvent être appelés des 2 «hommes d'action.» Les rares individus qui ont le droit de prétendre à ce titre, et dont l'existence exerce une si importante influence sur le siècle dans lequel ils paraissent, doivent posséder, à un degré peu ordinaire, l'intelligence, l'énergie et le jugement; mais on trouve ces qualités mêlées à des degrés divers dans les différentes classes ou les différents types d'hommes qui, comme soldats, souverains ou hommes d'État, commandent aux destinées de leur époque.
Ceux qui possèdent, dans une mesure égale, une intelligence supérieure, l'énergie et le jugement, gravissent d'un pas ferme et rapide les pentes les plus escarpées et les plus hautes de l'ambition, et s'établissent sur les hauteurs où ils sont parvenus d'un pas assuré. Des hommes de cette trempe poursuivent habituellement avec une rigoureuse circonspection et une persévérance indomptable quelque plan fixe ou quelque idée prédominante, adaptant leurs moyens à leur but, mais ne perdant jamais de vue ce même but, et ne dépassant jamais dans cette poursuite la ligne qui sépare les difficultés des impossibilités. Le cardinal de Richelieu en France, et Guillaume III, en Angleterre, sont des types de cette race héroïque.
D'un autre côté, ceux chez qui le jugement, quoique grand, n'est pas suffisant pour contenir l'énergie et gouverner l'intelligence qui surexcite leur nature, brillent d'un vif éclat, comme des météores, dans l'histoire, mais excitent l'étonnement et l'admiration de leurs contemporains plutôt qu'ils ne laissent derrière eux des résultats permanents. Leurs exploits surpassent 3 de beaucoup ceux des autres hommes et se revêtent pour un moment d'une apparence presque surnaturelle; mais comme leur élévation est d'ordinaire soudaine et prodigieuse, ainsi de même leur ruine est fréquemment brusque et totale. Poussé en avant par une force sur laquelle graduellement ils perdent tout contrôle, emporté d'un acte audacieux à un autre plus téméraire encore, leur génie est à la disposition du vent ainsi qu'un vaisseau surchargé de voiles, et périt à la fin dans quelque violente et soudaine tempête. Charles XII de Suède en fut un exemple dans le siècle dernier, et Napoléon Bonaparte, considéré simplement comme conquérant, en est, de nos jours, un exemple plus frappant encore.
Troisièmement, il y a des hommes dont l'énergie et l'intelligence sont plutôt subtiles et étendues, et qui sont attirés par l'utile bien plus que par le sublime.
Habiles et prudents, ces hommes profitent des circonstances plutôt qu'ils ne les créent. Tourner un obstacle, prévoir un événement, saisir une occasion, voilà le talent qui leur est particulier. Ils sont sans passions, mais la pénétration et l'intérêt propre réunis leur donnent une force égale à celle de la passion.
Le succès qu'ils obtiennent leur est procuré par des efforts qui ne dépassent pas ceux d'autres candidats à la renommée et aux honneurs publics, candidats qui bien que possédant en apparence des talents égaux, poursuivent cependant en vain la fortune; la seule différence est que les efforts des premiers sont faits 4 au moment le plus propice, et de la manière la plus heureuse.
Un tact exquis et un jugement clairvoyant sont les qualités dominantes de ces politiques.
Ils se préoccupent rarement de ce qui est juste en principe: ils font habituellement ce qui est le mieux au moment actuel.
Ils ne jouent jamais le premier rôle parmi leurs contemporains: ils en jouent presque toujours un grand; et sans parvenir à ces positions extraordinaires auxquelles aspirent de plus aventureux, ils jouissent généralement d'une importance considérable, même au milieu des circonstances les plus changeantes, et ils conservent très-ordinairement dans la retraite ou la disgrâce une grande part de la considération qu'ils ont acquise au pouvoir. Pendant les années d'intrigues et d'agitations qui précédèrent la chute des Stuarts, on vit en Angleterre un remarquable homme d'État du caractère que je viens de décrire, et une comparaison pourrait parfaitement être établie entre l'habile et brillant Halifax et le personnage adroit et accompli dont le nom est inscrit en tête de ces pages.
Mais bien que ces deux célèbres avocats de l'à-propos eussent beaucoup des mêmes qualités (le caractère, l'esprit, la science, la pénétration qui distinguaient l'un distinguaient également l'autre), néanmoins l'Anglais, quoique orateur plus habile dans les assemblées publiques, n'avait pas dans l'action le courage calme, ni dans le conseil la ferme et prompte décision qui distinguaient le Français; aussi son nom n'est-il pas 5 gravé en caractères aussi ineffaçables dans les annales de son pays, ni lié à d'aussi grands et merveilleux événements.
Et cependant, malgré l'étendue, la grandeur du théâtre sur lequel parut M. de Talleyrand, et l'importance des rôles qu'il y joua pendant plus d'un demi-siècle, j'ose douter que son caractère ait jamais été bien décrit, ou soit en ce moment même justement apprécié; et ceci n'est pas tout à fait surprenant.
Dans une vie si longue, si brillante et si variée, il faut s'attendre à trouver une diversité d'impressions se remplaçant et s'effaçant les unes les autres; et quelques-uns de ceux qui ont admiré le brillant causeur, et qui se sont sentis saisis de respect devant l'habile ministre des affaires étrangères, ignoraient que l'homme d'esprit célèbre, que le sagace diplomate avait montré un goût exquis en matière de lettres, et une profonde connaissance de la législation et des finances. De plus, quoique cela puisse paraître singulier, il demeure vrai que ces hommes publics qui sont le plus tolérants pour les opinions contraires, et le moins portés aux inimitiés personnelles, sont ceux-là même qui, souvent, provoquent autour de leur nom, au moins pour un temps, le blâme le plus sévère et les plus terribles reproches. La raison en est simple: de tels hommes ne sont eux-mêmes sous l'empire d'aucune affection prédominante ni d'aucune théorie favorite. Calmes et impartiaux, ils sont doux et indulgents.
D'un autre côté, les hommes qui aiment passionnément les choses ou qui les vénèrent profondément, 6 méprisent ceux qui abandonnent les objets de leur adoration ou de leur respect, et détestent ceux qui s'y opposent.
Ainsi, le royaliste, prêt à sacrifier sa vie pour son souverain légitime; le républicain, se proposant la glorieuse imitation de l'ancienne Rome et de la Grèce; le soldat, dévoué au chef qui l'avait conduit de victoire en victoire, ne pouvaient parler qu'avec amertume et indignation de celui qui commença la Révolution contre Louis XVI, contribua pour sa part au renversement de la République française, et dicta la proscription du grand capitaine dont les armées triomphantes avaient pendant un moment parcouru toute l'Europe.
Les hommes les plus ardents et les plus violents de l'époque de M. de Talleyrand furent par conséquent les censeurs les plus amers et les plus violents de sa conduite; et celui qui parcourt les différents ouvrages où cette conduite est appréciée par des critiques insignifiants [3], sera tenté de répéter la remarque du grand homme du dix-huitième siècle: «C'est un terrible avantage que de n'avoir rien fait; mais il ne faut pas en abuser.»
Dans quelle mesure sont justifiés par les faits les reproches des écrivains auxquels nous faisons allusion, c'est ce que l'on verra plus ou moins dans les pages 7 suivantes, qui ne sont pas écrites dans l'intention de faire un panégyrique ou de provoquer à l'imitation, mais simplement avec l'intention de faire connaître une remarquable classe d'hommes par un homme très-remarquable, qui se trouve avoir vécu dans une époque qui ne cessera jamais d'occuper et d'intéresser la postérité.
Charles-Maurice Talleyrand de Périgord naquit le 2 février 1754 [4]. La maison de Périgord était l'une des plus nobles de France, et pendant les premiers âges de la monarchie, elle jouissait d'un pouvoir souverain. La principauté de Chalais était la seule qui existât, je crois, au temps de Louis XIV; car les autres personnages appelés princes à la cour de France prenaient ce titre comme princes des États-Romains ou de l'empire d'Allemagne, et occupaient un rang inférieur à celui des ducs français; or cette principauté passe pour avoir été, pendant huit siècles, l'apanage de cette famille. On pense que le nom de Talleyrand, habituellement 8 joint à celui de Périgord, et anciennement écrit Tailleran, a été à l'origine une sorte de sobriquet dérivant des mots «tailler les rangs.» Ce nom fut porté par Hélie V, l'un des comtes souverains du Périgord, qui vécut en 1118; et de ce prince descendirent deux branches des Talleyrand-Périgord; l'une était éteinte avant l'époque de Louis XVI; l'autre, la plus jeune, était alors représentée par un comte de Périgord, capitaine des gardes et gouverneur des états de Languedoc. Un frère de ce comte de Périgord fut père de Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, qui fera le sujet de cette étude. La mère de ce personnage, Éléonore de Damas, fille du marquis de Damas, était aussi d'une très-noble famille, et remarquable par sa beauté aussi bien que par ses vertus [5].
Le sceau qui marque notre destinée a ordinairement été imprimé à notre enfance; et la plupart des hommes, en regardant en arrière vers leur première jeunesse, peuvent se rappeler l'accident, le livre, la conversation, qui donna à leur caractère cette tournure particulière que les événements n'ont ensuite fait que développer.
M. de Talleyrand fut, dans son enfance, exilé de la 9 maison paternelle; la fortune de ses parents n'était pas en rapport avec leur rang: son père [6], en vrai soldat, était toujours à la cour ou bien au camp; sa mère occupait une position dans la maison de la reine, à Versailles. Pour tous deux, un enfant était un embarras, et Maurice, immédiatement après sa naissance, fut envoyé en nourrice à la campagne; cela se faisait très-ordinairement à cette époque. Là, soit par accident, soit par suite de négligence, il fit une chute qui le rendit boiteux. Lorsque, à l'âge de douze ou treize ans, l'enfant, presque oublié jusqu'alors, fut conduit à Paris pour y recevoir une éducation un peu tardive, cette infirmité était devenue incurable; et dans un conseil de famille, il fut décidé que le plus jeune frère, le comte d'Archambaud (connu plus tard comme l'un des plus élégants et des plus beaux courtisans de Louis XVI, et que je puis me rappeler sous le titre de duc de Périgord, titre qui lui fut donné par Louis XVIII), serait considéré comme le frère aîné et voué à la profession des armes; tandis que le fils aîné, étant infirme, serait déclaré cadet et entrerait dans l'Église. A partir de ce moment, l'enfant,—jusqu'alors vif, paresseux et insouciant,—devint taciturne, studieux et réfléchi. Ses dispositions premières lui restèrent, car notre nature n'admet aucun changement radical; mais elles furent modifiées par le désappointement ou combattues par 10 l'ambition. On retrouve des traces de gaieté dans l'homme du monde qui, bien que souriant rarement lui-même, trouvait toujours moyen de faire rire les autres;—des traces d'indolence chez l'homme d'État qui, quoique toujours occupé, ne faisait jamais plus que ce qui était strictement nécessaire;—des traces d'insouciance chez le joueur et l'homme politique qui, après avoir examiné les chances d'un coup d'œil pénétrant, était souvent disposé à risquer sa fortune ou sa carrière dans une spéculation d'argent ou de pouvoir: mais l'esprit avait été assombri, le cœur s'était endurci, et le jeune homme qui aurait accepté une destinée prospère avec une insouciante et brillante gaieté, fit ses premiers pas dans le monde avec la détermination bien arrêtée de lutter contre la mauvaise fortune.
Il n'avait à côté de lui ni les avis d'un père, ni la tendresse d'une mère pour modérer ou adoucir les dispositions dans lesquelles il s'affermissait ainsi. De chez sa nourrice, à la campagne, M. de Talleyrand fut transporté sans transition aucune au collége d'Harcourt, appelé depuis collége Saint-Louis. Il y entra plus ignorant, peut-être, qu'aucun enfant de son âge, mais il y remporta bientôt les premiers prix et en devint un des élèves les plus distingués. Au séminaire de Saint-Sulpice, où il entra en 1770, son talent pour la dissertation attira l'attention, et même quelques-unes de ses compositions furent longtemps retenues et citées par des contemporains. Tandis qu'il était à la Sorbonne, où il compléta ensuite ses études, ce rejeton de l'une des plus illustres maisons de France fut souvent désigné 11 comme un jeune homme remarquablement intelligent, silencieux et viveur, qui ne cherchait point à dissimuler le dégoût que lui inspirait la profession qu'on lui avait choisie, mais qui arriverait certainement aux plus hautes situations dont elle pût ouvrir l'accès. Ce fut avec ces perspectives et dans ces dispositions que M. de Talleyrand entra, en 1773, dans l'Église gallicane.
Représentons-nous maintenant le jeune ecclésiastique (qui avait alors pris le nom de Périgord), comme un gentilhomme d'environ vingt ans, très-élégant dans son habit clérical, et avec une figure qui, sans être belle, était singulièrement attrayante, à cause de son expression tout à la fois douce, impudente et spirituelle.
S'il faut ajouter foi aux chroniques de cette époque, il doit son premier avancement dans sa profession à l'un de ces bons mots par lesquels furent marqués les degrés suivants de sa carrière si variée.
Madame Du Barry avait réuni chez elle quelques jeunes gentilshommes, un peu libres dans leur conversation et excessifs dans leurs vanteries: aucune beauté ne s'était dérobée à leurs désirs, aucune vertu n'avait eu la force de résister à leurs attaques. Celui qui fait le sujet de cette étude était seul à se taire.
—Pourquoi êtes-vous si triste et si silencieux? demanda la maîtresse de la maison.
12 —Hélas! madame, je faisais une réflexion bien triste.
—Et laquelle?
—Ah! madame, que Paris est une ville dans laquelle il est bien plus aisé d'avoir des femmes que des abbayes.
Le mot (ainsi continue l'histoire), fut considéré comme charmant et répété à Louis XV. Il fut payé par ce monarque du bénéfice désiré. La carrière de l'abbé de Périgord, commencée ainsi, ne traîna pas longtemps. Environ cinq ans après être entré dans l'Église, il obtint, avec le secours de sa naissance et de ses talents (1780), la position distinguée d'agent général du clergé français. Cet agent était un personnage important qui administrait les revenus ecclésiastiques, alors immenses, sous le contrôle d'assemblées régulières.
C'est un curieux trait des mœurs de ce temps que, tandis qu'il occupait ce poste élevé comme ecclésiastique, l'abbé de Périgord armait un vaisseau comme corsaire; et, son intention étant de dépouiller les Anglais, il recevait du gouvernement français les canons qui lui étaient nécessaires pour un si pieux dessein [7]. Je ne puis dire quel succès couronna l'entreprise navale de M. de Talleyrand; mais lorsque, en 1785, il eut à rendre compte de son administration cléricale, il le fit avec tant de clarté et tellement à la façon d'un homme d'État, qu'il passa dans l'opinion du public de la position 13 d'un homme d'esprit à celle d'un homme vraiment distingué. Et ce ne fut pas tout. La nature particulière des premiers devoirs publics qu'il eut ainsi à exercer, dirigea son esprit vers les questions que le déficit sans cesse croissant du Trésor public en France, et la nécessité reconnue de le combler, mettaient à la mode, car tous alors à Paris (dames, philosophes, hommes d'esprit et hommes du monde), parlaient finances. Peu de personnes, toutefois, se donnaient la peine d'acquérir aucune connaissance réelle, ni même aucune teinture d'une matière si aride. Mais M. de Talleyrand, opposé par nature à une étude continue et persévérante, suppléait à cette lacune de son caractère en recherchant toujours la société des hommes versés dans le genre d'affaires qu'il désirait connaître à fond.
De cette manière son instruction devint toute pratique, et la science qu'il acquit du détail des affaires, lui fournissant une variété de faits qu'il savait toujours citer à propos, lui attira l'attention et le patronage de M. de Calonne, alors à la tête du gouvernement français, personnage qui lui-même, aussi adonné au plaisir qu'aux affaires, n'était pas fâché de sanctionner la doctrine qu'un homme du monde peut aussi être un homme d'État.
Mais, quoique ainsi remarqué de bonne heure comme un personnage qui, suivant l'exemple de ses grands prédécesseurs ecclésiastiques, était fait pour monter jusqu'aux plus hautes dignités de l'Église et de l'État, l'abbé de Périgord montra un dédain voisin de l'ostentation pour les devoirs et le décorum de la profession 14 qu'il avait été forcé d'embrasser. Il semblait même adopter ce genre de conduite comme une sorte de protestation contre la décision par laquelle son droit de naissance avait été mis de côté; il paraissait presque se glorifier du bruit que faisaient ses épigrammes profanes et ses aventures amoureuses, qui amusaient le monde, mais scandalisaient l'Église. Ainsi, chaque année, en augmentant sa réputation de talent, ajoutait aux récits par lesquels la rumeur publique exagérait son immoralité; et en 1788, lorsque l'évêché d'Autun, auquel il aspirait depuis quelque temps, devint vacant, Louis XVI ne voulut pas consentir à conférer la dignité de prélat à un ecclésiastique de mœurs aussi peu régulières. Pendant quatre mois le poste resta vacant. Mais le père de l'abbé de Périgord était alors mourant: il fut visité par le bon roi Louis, et demanda au monarque, comme dernière requête d'un fidèle serviteur qui allait mourir, d'accorder à son fils l'évêché en question. Le roi ne put repousser une telle prière faite en un tel moment, et l'abbé de Périgord fut consacré évêque d'Autun le 17 janvier 1789, quatre mois avant la convocation des états généraux.
La période qui s'était écoulée entre le moment où M. de Talleyrand était entré dans l'Église, et celui où il fut revêtu de la dignité épiscopale, est peut-être 15 l'époque la plus intéressante de la civilisation moderne. La société n'avait jamais, à aucune époque, présenté une surface aussi policée et aussi brillante que celle qu'elle revêtit dans la capitale de la France pendant ces quatorze et quinze années. La fortune grande encore du grand seigneur, les folles dépenses du financier, la splendeur d'une cour embellie par cet amour des arts et des lettres que les Médicis avaient importé d'Italie et que Louis XIV avait fait contribuer à sa magnificence royale, tout contribuait à donner au luxe des hautes classes un cachet de goût et de distinction qui n'a jamais été surpassé. De riches étoffes de soie, d'exquises ciselures en bronze, des porcelaines également belles de forme et de décoration, et des peintures quelque peu efféminées, mais cependant gracieuses, et qui illustrent encore les noms de Watteau, de Boucher et de Greuze, caractérisent l'élégante civilisation qui distingue cette époque.
Rien, toutefois, dans cet âge de la cour, ne fut porté à un aussi haut degré de perfection que l'art de la vie et les rapports sociaux. Alors les gens ne fermaient pas leurs maisons à leurs amis s'ils étaient pauvres, et ne les ouvraient pas simplement pour leur donner des fêtes pompeuses et magnifiques, s'ils étaient riches. Les personnes qui se convenaient et qui sympathisaient se réunissaient en petits cercles, où l'on n'admettait de nouveaux membres qu'avec beaucoup de prudence, mais où ceux qui avaient été une fois admis étaient reçus sans préférence ni distinction.
Dans ces cercles, le courtisan, quoique sûr de la supériorité 16 marquée de sa naissance, rendait hommage à l'accident du génie chez l'homme de lettres; et celui-ci, quoique fier de ses œuvres ou pénétré de la conscience de son talent, rendait le tribut ordinaire de respect dû à un rang élevé et à une haute situation.
De cette manière, poëtes et princes, ministres d'État et membres d'académies savantes, hommes d'esprit et hommes du monde, se rencontraient sur un pied d'apparente égalité et de réelle familiarité sur un théâtre où la beauté, ambitieuse de l'universelle admiration, cultivait son esprit tout autant que sa personne, et établissait ce principe qui ne trouvait point de contradicteurs: «que tous avaient à se rendre agréables.» Les soirées de madame de Brignole et de madame Du Deffand, les petits soupers de madame Geoffrin, les dîners du baron d'Holbach et d'Helvétius, les réceptions musicales de l'abbé Morellet et les déjeuners de madame Necker, n'étaient que des échantillons des sortes de réunions qui avaient lieu parmi les différentes classes, dans toutes les rues et à toutes les extrémités de Paris et de Versailles. Là, toutes les classes de la société se rencontraient avec une déférence convenable les unes pour les autres. Mais sous cet étalage brillant de la gaieté du moment et de l'apparente concorde, couvait sourdement un esprit de malaise et d'attente; cet esprit, une variété de circonstances particulières tendait alors, en France, à le pousser à l'excès, mais il caractérise d'ailleurs, les faits le prouvent, toute société intellectuelle qui n'est, ni énervée au delà de toute mesure par le luxe et la paix, ni surmenée par 17 la guerre et les commotions civiles. La conséquence naturelle de cet esprit était un désir de changement qui faisait sentir son influence partout, dans les petites aussi bien que dans les grandes choses. Léonard introduisait une révolution dans la coiffure des dames françaises. Diderot et Beaumarchais changeaient les règles du théâtre français; Turgot et Necker réformaient l'économie politique et le système financier de la France, et en ce moment même où l'imagination allait tellement au-devant des nouveautés, comme si la Providence avait voulu, dans quelque mystérieuse intention, encourager le génie de l'époque s'élançant avec ardeur vers l'inconnu, le ballon de Montgolfier partait des Tuileries, et la réalité se chargeait, à chaque instant, de dépasser les rêves les plus romanesques.
Ce n'étaient pas toutefois seulement le mécontentement du présent, l'espoir en l'avenir, la passion des choses nouvelles, quelque violente que pût être cette passion, qui constituaient le péril, et, en même temps, l'originalité du moment.
Dans d'autres temps analogues, les désirs et les vues des hommes ont fréquemment pris quelque forme arrêtée, ont eu quelque tendance fixe, et, de cette manière, le progrès en a été réglé, et le résultat a pu en être prévu même à une certaine distance.
Mais à l'époque où je me reporte, aucune conception générale, aucun but fixe ne projetaient leur ombre décisive sur les événements qui s'approchaient, et rien ne promettait un avenir déterminé en échange du présent, qui, évidemment, s'en allait mourant.
18 Un personnage auquel ce malheur singulier du dix-huitième siècle pouvait être attribué pour une grande part était encore vivant alors, quoique sur le bord de la tombe. La fine sagacité de Voltaire, ses railleries perçantes, son éloquence brillante et sarcastique, avaient ridiculisé et détruit toute foi dans les antiques erreurs, mais n'avaient jamais essayé de donner seulement une nette ébauche de ce qui devait les remplacer: Magis habuit quod fugeret, quam quod sequeretur.
L'effet de son génie avait donc été de créer autour de lui une espèce de brouillard lumineux produit par le mélange de la curiosité et du doute; une atmosphère favorable au scepticisme, favorable à la crédulité, et, par-dessus tout, engendrant des enthousiastes et des empiriques. Saint Germain l'alchimiste, Cagliostro le magicien, Condorcet le publiciste, Marat le journaliste, furent les produits successifs de cette merveilleuse et singulière époque.
Et ce fut ainsi au milieu d'une société où il y avait partout possession de priviléges, et où l'égalité s'introduisait dans les mœurs et les idées, au milieu d'une grande générosité de sentiments et d'une absence presque entière de principes dans un monde dont le charme n'a jamais été dépassé, qui ne fixait point de limite à ses espérances, et en même temps qui ne savait point où le poussait sa destinée, que M. de Talleyrand vit s'écouler la fleur de sa jeunesse et venir la maturité.
Je me suis étendu un peu longuement sur les traits caractéristiques «de ces joyeux temps d'aise et d'élégance, où le plaisir enseignait à plaire avec tant de grâce, où les beaux esprits et les courtisans se rencontraient ainsi, les courtisans étant des hommes d'esprit, et les hommes d'esprit pouvant briller dans les cours: où la femme, accomplie dans son art de sirène, subjuguait les esprits et se jouait des cœurs, où les lumières de la sagesse brillaient dans des temples de fantaisie, où le goût avait des principes lorsque la vertu n'en avait pas; où les écoles dédaignaient ce qui, jusqu'alors, s'était appelé la morale, tandis que les sceptiques se vantaient d'avoir découvert quelque bien meilleur, époque où tout ce qui frappait le regard semblait appartenir à une terre enchantée, où toutes les vérités avaient eu leur théorie, et où aucune théorie ne se trouvait vraie [8].»
Je le répète, je me suis étendu un peu longuement sur les traits caractéristiques de ces temps, parce qu'il ne faudra pas oublier que le personnage dont j'ai à parler en était l'enfant. Jusqu'à la dernière heure de son existence, il en chérit tendrement la mémoire; c'est à eux qu'il doit plusieurs de ces grâces dont ses amis se souviennent encore avec délices, ainsi que la plupart de ces défauts que ses ennemis se plaisent si souvent à rappeler.
Il échappa à toutes les illusions les plus grossières de cette époque, ce qui nous est un témoignage de sa haute capacité. Je puis donner une preuve frappante de ce que j'avance là. J'ai déjà dit que M. de Talleyrand fut élevé à la dignité épiscopale en janvier 1789, quatre mois avant l'assemblée des états généraux. Il fut immédiatement nommé à cette grande assemblée par le bailliage de son diocèse, et peut-être serait-il impossible de trouver dans les annales de l'histoire un exemple plus remarquable de prudence humaine et de jugement droit que ce discours du nouvel évêque au corps qui l'avait nommé son représentant.
Dans ce discours, que j'ai maintenant sous les yeux, il sépare toutes les réformes praticables et utiles de tous les plans chimériques et dangereux (les uns et les autres étaient alors mêlés d'une manière confuse dans le cerveau à demi égaré de ses compatriotes), il n'omet aucun des biens que cinquante ans ont graduellement donnés à la France pour ce qui est du gouvernement, de la législation et des finances; ces avantages, il les 21 passe tous en revue; il ne fait mention d'aucun des projets dont le temps, l'expérience, et la raison ont démontré l'absurdité et la futilité.
Une charte donnant à tous des droits égaux: un grand code simplifiant toutes les lois nécessaires et déjà établies, les réunissant en un seul corps; des mesures prises pour que la justice fût promptement rendue; l'abolition des arrestations arbitraires; l'adoucissement des lois entre débiteurs et créanciers; l'établissement du jugement par jury; la liberté de la presse, et l'inviolabilité de la correspondance privée; la destruction de ces impôts intérieurs qui séparaient la France en provinces, aussi bien que de ces restrictions par lesquelles les différents métiers étaient fermés à tous ceux qui n'étaient pas membres des corporations industrielles; l'introduction de l'ordre dans les finances au moyen d'un système bien réglé de comptes publics; la suppression de tous les priviléges féodaux; et l'organisation d'un plan général d'impôts bien répartis: tels furent les changements que l'évêque d'Autun proposa en 1789. Il ne dit rien de la perfectibilité de la race humaine; rien de la réorganisation complète de la société par un nouveau système de répartition du capital et d'organisation du travail; il ne promit pas une paix éternelle, et ne prêcha pas une fraternité universelle entre toutes les races et toutes les classes. Les améliorations qu'il proposa étaient claires et simples; elles s'accordaient avec des idées déjà reçues, et pouvaient être greffées sur le tronc d'une société qui existait déjà.
Elles ont résisté à l'épreuve de quatre-vingts ans, favorisées 22 quelquefois par d'heureux événements, parfois retardées par des circonstances adverses. Quelques-unes ont été dédaignées par les démagogues, d'autres dénoncées par les despotes; elles ont passé par l'épreuve de révolutions successives; et ce sont actuellement les seuls fondements sur lesquels tous les Français sages et éclairés désirent établir les conditions du gouvernement et de la société dans leur grand et noble pays. Rendons hommage à une intelligence qui a pu tracer ces limites pour une génération qui s'élevait; à une prudence qui a su résister à la tentation de s'aventurer et de s'égarer en dépassant cette frontière.
Environ à l'époque de l'assemblée des états généraux, parut un ouvrage auquel il sera maintenant curieux de nous reporter; il était dû à la plume de Laclos et avait pour titre: Galerie des états généraux [9]. Cet ouvrage, sous des noms d'emprunt, donnait des croquis des principaux personnages qui devaient figurer aux états généraux. Au milieu d'une variété de portraits, se trouvent ceux du général la Fayette et de l'évêque d'Autun; le premier sous le nom de Philarète, 23 le second sous celui d'Amène, et certainement, l'auteur nous surprend par sa perception si nette du caractère de ces deux hommes, et par la sagacité prophétique avec laquelle il devine leur future carrière. Il sera utile, toutefois, de se rappeler que Laclos était un familier du Palais-Royal, que fuyait l'austère soldat et que fréquentait l'évêque moins scrupuleux; et que, tandis qu'il enregistre les défauts, il omet les qualités éminentes qui firent du soldat et du disciple de Washington l'un des hommes les plus remarquables de son temps.
«Philarète, ayant expérimenté qu'on était un héros à bon marché, a imaginé qu'il n'était pas plus difficile de passer pour un homme d'État... Le malheur de Philarète est qu'il a de grandes prétentions et des conceptions ordinaires; il prend en main la cause de la liberté, non qu'il en raffole, non qu'il croie venir à son secours; mais en se mettant du parti le moins nombreux, il espère être aperçu; et s'il est condamné à se taire à Paris, il fait sensation dans la province, où il déclame comme un énergumène.
«Philarète est parvenu à se croire l'auteur de la révolution d'Amérique, et il s'arrange pour être un des premiers acteurs de la Révolution de France. Il prend le bruit pour la gloire, un événement pour un succès, son épée pour un monument, un compliment pour des titres à l'immortalité, des grâces pour des récompenses, et la valeur pour l'héroïsme.
«Il n'aime pas la cour, parce qu'il y est emprunté, le monde, parce qu'on y est confondu, les femmes, parce qu'elles altèrent la réputation quand elles ne mènent 24 pas à la fortune; mais il aime les clubs, parce qu'on y recueille les idées des autres dont il se fait honneur dans l'occasion, les étrangers, parce qu'ils ne regardent pas de si près; les sots, parce qu'ils écoutent et même admirent.
«.....Philarète sera fidèle au parti qu'il a pris, sans pouvoir se rendre un compte bien exact des raisons qui l'y retiennent. Il ne sait pas au juste ce que c'est qu'une constitution et le degré de force qu'il importe à une nation de conserver à l'autorité; mais le mot de liberté réveille chez lui l'ambition, quitte à savoir ce qu'il en fera lorsqu'il la croira acquise.
«Tel est Philarète. Il mérite une espèce de renommée, parce qu'il vaut mieux que la plupart de ses rivaux. Peut-être ignore-t-il lui-même la source de l'indulgence qu'il a obtenue. Elle vient de ce qu'il a beaucoup fait avec les moyens médiocres qu'il tenait de la nature. On lui a su plus de gré de ce qu'il a voulu être, que de ce qu'il était. D'ailleurs il a l'extérieur de la modestie, et les connaisseurs seuls savent sur cet article à quoi s'en tenir.
«Sa réputation militaire n'est qu'ébauchée; c'est la première guerre qui y mettra le sceau. Sa réputation d'homme d'État est faite, il n'ira jamais au delà de ce que nous le voyons: peu de génie, peu de nerf, peu de poumons, peu d'art, toujours avide de petits succès.» (Pages 93-97.)
Tel était le portrait qu'avait fait de la Fayette l'auteur anonyme. Nous arrivons maintenant à celui de M. de Talleyrand:
25 «Amène a ces formes enchanteresses qui embellissent même la vertu. Le premier instrument de ses succès est un excellent esprit. Jugeant les hommes avec indulgence, les événements avec sang-froid, il a cette modération, le vrai caractère du sage. Il est un certain degré de perfection qui n'existe que dans l'entendement, et une espèce de grandeur à vouloir le réaliser; mais ces brillants efforts donnent un instant de faveur à celui qui l'entreprend, et finissent par n'être d'aucune utilité aux hommes, bientôt détrompés. Le bon esprit dédaigne tout ce qui traîne à sa suite de l'éclat, et mesurant les bornes de la capacité humaine, il n'a pas le fol espoir de les étendre au-delà de ce que l'expérience a montré possible.
«Amène ne songe pas à élever en un jour l'édifice d'une grande réputation. Parvenue à un haut degré, elle va toujours en décroissant, et sa chute entraîne le bonheur, la paix; mais il arrivera à tout, parce qu'il saisira les occasions qui s'offrent en foule à qui ne violente pas la fortune. Chaque grade sera marqué par le développement d'un talent, et, allant ainsi de succès en succès, il réunira cet ensemble de suffrages qui appellent un homme à toutes les grandes places qui vaquent.
«L'envie, qui rarement avoue un mérite complet, a répondu qu'Amène manquait de cette force qui brise les difficultés nécessaires pour triompher des obstacles semés sur la route de quiconque agit pour le trésor public. Je demanderai d'abord si l'on n'abuse pas de ce mot, avoir du caractère, et si cette force qui a je ne sais 26 quoi d'imposant, réalise beaucoup pour le bonheur du monde. Supposant même que, dans les moments de crise, elle ait triomphé des résolutions, est-ce toujours un bien? Je m'arrête. Quelques lecteurs croiraient peut-être que je confonds la fermeté, la tenue, la constance avec la chaleur, l'enthousiasme, la fougue: Amène cède aux circonstances, à la raison, et croit pouvoir offrir quelques sacrifices à la paix sans descendre des principes dont il fait la base de sa morale et de sa conduite.
«Amène a contre lui la douceur du caractère, l'agrément de la figure, le charme de l'amabilité; je connais des gens que tant d'avantages choquent; ils se préviennent contre un homme qui s'avise de les joindre au hasard utile de la naissance, et aux qualités essentielles de l'âme; ils s'en consolent par la recherche de quelques défauts, ou du moins de bons ridicules qu'on puisse au besoin travestir dans quelque chose de mieux.
«Que peut-on attendre d'Amène aux états généraux? Rien, ou peu de chose s'il obéit à l'esprit de corps; beaucoup s'il agit par lui-même, et s'il se pénètre de cette grande vérité, qu'il n'y a que des citoyens dans l'Assemblée nationale.» (Pages 83-85).
Très-peu de ceux qui lisent l'esquisse ci-dessus refuseront à l'auteur des Liaisons dangereuses le mérite du discernement.
27 En effet, faire le portrait de M. de Talleyrand à cette époque semble avoir mieux convenu à la plume du romancier qu'à celle de l'historien. Représentons-nous un homme d'environ trente-cinq ans, mais paraissant un peu plus âgé, ayant un visage ovale et allongé, des yeux bleus à l'expression tout à la fois profonde et variable, des lèvres souriant habituellement, non par sarcasme, mais par bonté; un nez légèrement retroussé, mais délicat, et se faisant remarquer par un jeu constant des narines bien marquées. L'un de ses nombreux biographes dit: «qu'il s'habillait comme un fat, pensait comme un déiste, et prêchait comme un saint.» Actif et désordonné, il trouvait du temps pour tout: l'église, la cour, et l'opéra. Il gardait le lit toute la journée par indolence ou par débauche, et il passait la nuit suivante tout entière à préparer un mémoire ou un discours. Il était doux avec les humbles, hautain avec les grands; pas très-exact à payer ses dettes, mais toujours prêt à promettre de les payer. On raconte une plaisante histoire à propos de ce dernier trait de caractère. Le nouvel évêque avait commandé et reçu une très-belle voiture, en rapport avec sa récente promotion ecclésiastique. Cependant il n'avait pas réglé «le petit compte» du carrossier. Après avoir longtemps attendu et avoir souvent écrit, l'impatient fournisseur prit la résolution de se présenter tous les jours à la porte de l'évêque d'Autun, en même temps que son équipage.
Pendant plusieurs jours, M. de Talleyrand vit, sans reconnaître, un individu bien habillé, le chapeau à 28 la main, et qui s'inclinait très-bas lorsqu'il montait dans sa voiture. «Et qui êtes-vous, mon ami, dit-il enfin.—Je suis votre carrossier, monseigneur.—Ah! vous êtes mon carrossier; et que voulez-vous, mon carrossier?—Je veux être payé, monseigneur, dit le carrossier humblement.—Ah! vous êtes mon carrossier, et vous voulez être payé: vous serez payé, mon carrossier.—Et quand, monseigneur?—Hum! murmura l'évêque, regardant très-attentivement son carrossier, et en même temps s'établissant dans son carrosse neuf, «vous êtes bien curieux!» Tel était le Talleyrand de 1789, vivante personnification des talents et de la frivolité, des idées et des habitudes d'une grande partie de la classe à laquelle il appartenait. A la fois le compagnon de l'abbé Sieyès et celui de mademoiselle Guimard: un dandy de mœurs légères, un penseur profond et circonspect; et, par-dessus tout, les délices et l'ornement de cette société gaie et gracieuse, qui, couronnée de fleurs, allait être la première victime de sa propre philosophie. Jusqu'alors, cependant, le ciel, quoique troublé, n'annonçait pas encore la tempête; et jamais, peut-être, grande assemblée, au moment où elle se réunit, ne connut moins les sombres pressentiments que celle qui, dans la pompe et l'éclat du faste féodal, traversa le 1er mai, la royale cité de Versailles.
Cependant déjà alors l'on pouvait discerner les signes, les présages précurseurs de la crise qui s'approchait; car derrière les plumes gracieuses et les robes violettes des grands dignitaires de l'Église et de l'État, on voyait s'avancer l'ombre menaçante de la sombre masse 29 toute vêtue de noir, des communes, ou tiers-état, ce corps, qui, jusqu'alors, n'avait rien été, mais qui devait être tout, ainsi que venait de le dire l'un de ses membres les plus illustres [10].
L'histoire de la formidable Révolution qui commençait alors a encore pour nous tant d'actualité, nous nous imaginons encore si souvent entendre passer autour de nos foyers le souffle, la grande tempête qui renversa alors tours et temples, que même maintenant, lorsque l'esprit fait un retour en arrière vers cette époque, c'est toujours avec un certain intérêt et une certaine curiosité, et nous nous arrêtons une fois de plus pour réfléchir, bien que nous ayons souvent médité auparavant sur cet événement mémorable qui a été comme un nouveau chapitre de l'histoire du monde. Et plus nous réfléchissons, plus il nous semble surprenant que, dans un âge aussi civilisé et sous un souverain aussi rempli de bonnes intentions, un trône auguste et une grande société aient été entièrement balayés; et ce qui ne nous paraît pas moins surprenant, c'est qu'un monarque revêtu d'un pouvoir arbitraire et une magistrature possédant des priviléges extraordinaires, et tous deux désireux de conserver leur autorité, aient invoqué volontairement un autre pouvoir qui sommeillait depuis longtemps dans une constitution presque oubliée, mais qui, une fois appelé à agir, en vint si vite à être plus puissant que le roi et le parlement.
Il est facile de donner une esquisse du règne de Louis XVI; et cependant je ne me souviens pas que cette esquisse ait été tracée brièvement et clairement. A son aurore, l'influence des opinions nouvelles ne s'étendait pas au delà des bibliothèques et des salons. Les notions modernes de liberté constitutionnelle et d'économie politique qui prévalaient parmi les hommes de lettres, et qui étaient à la mode parmi les gens du monde, n'avaient pas encore été professées par les hommes qui étaient au pouvoir, et, en conséquence, elles étaient dédaignées par cette classe nombreuse dans tous les pays qui désire passer pour la portion pratique de la société. A cette époque, un vieux ministre, courtisan lui-même, et ne voulant pas que d'autres courtisans acquissent sur son maître l'ascendant qu'il possédait lui-même, introduisit dans les affaires une espèce de personnages jusqu'alors inconnus à la cour; les plus éminents de ces personnages étaient Turgot, Malesherbes et Necker; et ces trois éminents réformateurs n'eurent pas plutôt obtenu une position politique sérieuse, que leurs vues acquirent une considération politique sérieuse qu'elles n'avaient pas eue jusqu'alors, et l'idée que quelque grande et radicale réforme allait avoir lieu prochainement commença à prendre une place sérieuse dans l'esprit public. Chacun de ces ministres aurait désiré accomplir avec le 31 secours de l'autorité royale les réformes les plus urgentes; et, si ce désir eût pu être suivi d'effet, le courage et les forces de la vieille monarchie, ébranlés alors seulement d'une manière superficielle, auraient encore pu être relevés. Mais les changements modérés qu'ils désiraient introduire avec le consentement de tous les partis, rencontrèrent l'opposition de tous ces partis, en dépit—ou, peut-être à cause même—de leur modération: car ceux qui perdent se consolent rarement par la considération que leurs pertes sont petites, et ceux qui gagnent ne sont jamais satisfaits, excepté si leurs gains sont considérables. Cependant, Maurepas, qui aurait appuyé la politique de ses collègues, si elle lui eût procuré la popularité, n'était nullement disposé à le faire du moment qu'elle le mettait dans l'embarras. Ce fut ainsi que Malesherbes, Turgot et Necker furent successivement forcés de renoncer à leur haute position; ils ne purent faire prévaloir leur politique personnelle, mais ils avaient assez fait pour rendre toute autre politique inacceptable et difficile.
La publication du fameux «Compte rendu,» ou balance des dépenses et des recettes de l'État, fut ce qui, surtout, rendit impossible de continuer à gouverner comme on l'avait fait jusqu'alors. Puis Maurepas mourut, et une jeune reine hérita de l'influence d'un vieux favori. M. de Calonne, homme habile, intelligent, mais superficiel, fut le premier ministre de quelque importance qui ait été choisi par l'influence des amis de Marie-Antoinette. Il comprit qu'il devait y avoir quelque proportion entre les dépenses et les recettes du 32 gouvernement. Il recula devant la réduction subite des anciens impôts; il fallait alors créer de nouvelles taxes; et cependant il était presque impossible d'obtenir de telles contributions des basses classes et des classes moyennes, si le clergé et la noblesse, qui à eux deux possédaient environ les deux tiers du sol, étaient exemptés de toutes taxes, et dispensés de porter leur part des charges publiques. Le ministre, néanmoins, hésitait à dépouiller de leurs immunités les classes privilégiées, sans qu'elles l'y eussent elles-mêmes autorisé. Il convoqua, par conséquent, les personnages considérables, ou notables, (comme on les appelait), du royaume, et sollicita leur sanction pour de nouvelles mesures et de nouveaux impôts, leur disant franchement que quelques-unes de ces mesures limiteraient leur autorité, et que quelques-uns de ces impôts s'attaqueraient à leur bourse.
Les notables étaient partagés en deux factions, l'une opposée à M. de Calonne, l'autre aux réformes qu'il désirait introduire. Ces deux partis s'unirent et devinrent irrésistibles. Dans leurs rangs se trouvait un personnage de grande ambition et de peu de capacité, Brienne, archevêque de Toulouse. Cet homme était le plus violent des antagonistes de M. de Calonne. La cour, par une résolution subite, le choisit comme successeur de M. de Calonne. Cette mesure fut d'abord couronnée de succès, car le conflit des opinions finit par créer des inimitiés personnelles, et les «notables,» dans leur premier moment de triomphe après la chute du ministre qu'ils avaient renversé, accordèrent tout 33 avec facilité au ministre qui l'avait supplanté. Toutefois, une nouvelle difficulté survint alors. Les notables, après tout, n'étaient qu'un corps consultatif; ils pouvaient dire ce qu'ils trouvaient convenable de faire, mais ils ne pouvaient l'exécuter.
C'était là l'affaire du souverain; mais ses édits, afin d'acquérir régulièrement force de loi, avaient à être enregistrés par le parlement de Paris; et il est facile de comprendre comment cette faculté d'enregistrement devenait, dans des cas particuliers, le pouvoir de refuser. L'influence de cette grande corporation de magistrats appelée le parlement de Paris avait, en effet, pris un caractère plus clair et plus positif que dans les époques précédentes, depuis qu'on avait jugé bon de se servir de son autorité pour casser le testament de Louis XIV. De cette manière, cette cour judiciaire était devenue l'un des corps constituants de l'État, et aussi, comme cela arrive à toute assemblée politique qui n'en a pas une autre pour rivale, un corps qui représentait l'opinion populaire. Elle avait vu, avec un certain degré de jalousie, la considération, même temporaire, d'une autre chambre (car l'on pouvait appeler ainsi l'assemblée des notables), et, de plus, en tant qu'appartenant à l'aristocratie, elle n'était pas très-disposée à l'abandon des priviléges aristocratiques. Elle refusa, en conséquence, d'enregistrer les nouvelles taxes qui lui furent proposées; elle mettait ainsi à néant la décision des notables, elle détournait, pour un temps, les impôts dont était menacée la classe dont elle faisait partie, et elle acquérait néanmoins quelque augmentation 34 de popularité auprès du peuple, qui est ordinairement disposé à résister à tous les impôts, et qui écoutait avec plaisir les invectives lancées contre l'extravagance de la cour, invectives qui accompagnaient la résistance du parlement.
Le gouvernement cajola et menaça le parlement, le rappela, se querella de nouveau avec lui, essaya de le supprimer, et échoua.
Des troubles éclatèrent, la famine semblait se préparer, une banqueroute était imminente; il n'y avait là aucune autorité constituée possédant un pouvoir suffisant ou une confiance suffisante en elle-même pour agir avec décision. On cherchait quelque nouvelle autorité: on la trouva sous une forme antique. Les états généraux (c'est-à-dire une assemblée formée par les députés des différentes classes, assemblée qui, dans les époques critiques de la nation française, avait été auparavant convoquée), tel fut le cri unanime. La cour, qui avait besoin d'argent et qui ne pouvait en obtenir, espérait trouver plus de sympathie auprès d'un corps tiré de toutes les classes de l'État que chez un corps spécial et privilégié qui ne représentait qu'une seule classe.
Le parlement, d'un autre côté, s'imaginait que puisqu'il avait acquis la réputation de défendre les droits de la nation, ses pouvoirs seraient maintenus et étendus par toute réunion d'hommes représentant la nation. Voilà pourquoi le parlement et la cour en vinrent d'un commun accord à la même conclusion. La grande masse de la noblesse, quoique divisée dans les 35 discussions précédentes, se rendit aussi à la fin à cet avis; une partie d'entre elle, parce qu'elle partageait les vues de la cour, et l'autre parce qu'elle était d'accord avec le parlement. Pendant ce temps, le malheureux évêque, qui avait essayé de tous les moyens pour remplir les coffres de la cour sans le secours du grand corps que l'on allait convoquer, fut destitué aussitôt que cette convocation fut définitive, et en vertu de la politique presque invariable qui consiste à ramener au pouvoir l'homme d'État dont la popularité a été augmentée par la perte de sa position, M. Necker fut de nouveau placé à la tête des finances et présenté au public comme l'organe le plus influent de la couronne.
On comprendra, d'après ce que j'ai dit, que la cour espérait trouver dans les états généraux un allié contre le parlement, tandis que le parlement, de son côté, espérait trouver dans les états généraux un allié contre la cour. Tous les deux se trompaient.
La noblesse ou les notables, le gouvernement, et le parlement, avaient tous jusqu'alors été impuissants, parce qu'ils sentaient chacun pour sa part qu'il y avait autour d'eux et auprès d'eux un autre pouvoir par lequel leurs actions étaient contrôlées, mais avec lequel ils n'avaient aucun moyen de traiter, ce pouvoir n'ayant aucune représentation visible.
36 Cette puissance était l'opinion publique. Dans les communes de France, chez les députés des classes les plus nombreuses, les plus réfléchies et les plus remuantes, un esprit qui jusqu'alors était resté impalpable et invisible, prit subitement une existence définie.
M. d'Espréménil, et ces patriciens parlementaires qui, un an auparavant, étaient en révolte presque ouverte contre le souverain, s'aperçurent enfin qu'ils avaient un plus puissant ennemi auquel il fallait tenir tête, et ils se rallièrent soudainement autour du trône. Le prince qui l'occupait était alors dans une position qui, sans doute, était périlleuse, mais qu'un degré modéré de sagacité et de fermeté aurait pu raffermir, je le crois du moins. La majorité des différentes classes de privilégiés, par un sentiment d'honneur féodal, était avec le roi. Les classes moyennes aussi avaient encore pour le monarque et son rang un respect considérable, et elles désiraient découvrir et sanctionner quelque compromis juste et raisonnable entre les institutions qui disparaissaient et les idées qui avaient commencé à se faire jour. Il était nécessaire de calmer les appréhensions de ceux qui avaient quelque chose à perdre, de fixer les vues de ceux qui pensaient qu'ils avaient quelque chose à gagner, et d'amener de suite une entente entre les différentes classes agitées ici par la crainte, là par l'attente. Mais, quelque évidente que fût la nécessité de cette politique, elle ne fut pas adoptée. Des soupçons, qui auraient dû être dissipés, étaient excités; des points qui auraient dû être définis allaient 37 s'obscurcissant chaque jour davantage; toutes les tentatives d'arrangement furent ajournées; et ainsi la Révolution se précipita en avant, le flot montant toujours et sa rapidité étant augmentée par les bévues de ceux qui avaient le plus grand intérêt et le plus grand désir de l'arrêter dans sa marche. La fortune de M. de Talleyrand fut mêlée à ce grand courant, dont peu de personnes pouvaient apercevoir la source, et dont personne ne prévoyait la direction.
Je viens de dire que personne ne prévoyait la direction que devaient prendre les grands événements qui commençaient alors.
Cette direction devait surtout être influencée par la conduite et le caractère du souverain, mais elle allait aussi, en quelque mesure, se ressentir de la conduite et du caractère de l'homme d'État auquel les destinées de la France étaient alors confiées.
M. Necker appartenait à une classe d'hommes comme il s'en trouve assez souvent de notre temps. Ses talents, quoique grands, n'étaient pas de premier ordre; son esprit avait été dirigé vers une branche particulière des affaires; et, comme cela arrive souvent aux personnes qui n'ont pas un grand génie, mais qui ont un talent spécial, il crut que cette partie des affaires qu'il comprenait le mieux constituait 38 à elle seule l'art de bien gouverner. En conséquence, il s'appliqua d'une manière exclusive à balancer les recettes et les dépenses de l'État. Pour y arriver, il était nécessaire de taxer la noblesse et le clergé; et la classe qui pouvait le mieux l'aider à accomplir cette tâche était la classe moyenne ou tiers-état. Pour cette raison, quand on eut décidé de convoquer les états généraux, et qu'il devint nécessaire de fixer les nombres proportionnels par lesquels chacun des trois ordres (savoir: la noblesse, le clergé, la classe moyenne ou tiers-état), qui composaient les états généraux, devait être représenté, M. Necker décida que l'ordre du tiers-état aurait à lui seul autant de représentants que les deux autres ensemble; il pensait de cette manière donner à la classe moyenne une plus grande autorité, et compenser l'infériorité sociale de ses représentants par la supériorité de leur nombre.
Mais M. Necker, ayant été aussi loin, aurait dû aller plus loin encore, et déterminer de quelle manière voteraient les trois ordres, et quel serait le pouvoir qu'ils exerceraient séparément. Toutefois, il ne prit pas cette précaution; et, en conséquence, aussitôt que les états généraux s'assemblèrent, on vit s'élever à l'instant la question de savoir si les trois ordres avaient à vérifier les pouvoirs des élus en réunion générale, comme membres d'une seule assemblée, ou séparément, comme membres de trois assemblées distinctes. Cette question, par le fait, décidait si les trois ordres devaient siéger et voter ensemble, ou si chaque ordre devait siéger et voter à part; et après la mesure qu'avait prise M. Necker, 39 il fut clair que, dans un cas, l'ordre des communes l'emporterait sur toute opposition; et que, dans l'autre, il serait subordonné aux deux ordres rivaux. Une lutte s'engagea alors naturellement.
Les membres du «tiers-état» qui, en tant que le plus considérable des trois corps formant les états généraux, avaient été laissés en possession de la grande salle où tous les ordres s'étaient d'abord rassemblés pour recevoir le souverain—accident qui devait leur être très-favorable—invitèrent les membres des deux autres ordres à venir se joindre à eux. Le clergé hésita; les nobles refusèrent.
Les jours et les semaines s'écoulèrent, et le ministre, reconnaissant sa faute, y aurait volontiers remédié alors en proposant ce qu'il aurait dû établir dès le commencement, à savoir que les trois ordres voteraient ensemble dans les questions de finance, et séparément dans toutes les autres questions. Cette idée venait un peu tard; mais, même à cette heure tardive, elle aurait pu prévaloir si la cour l'eût prise en sérieuse considération. Cependant, le roi et ceux qui avaient sur lui une influence directe, avaient commencé à penser que le déficit était moins embarrassant que les moyens adoptés pour s'en délivrer; et s'imaginant que les états généraux, si on les laissait à eux-mêmes, 40 pourraient se dissoudre d'eux-mêmes, avant longtemps, au milieu des discussions par lesquelles ils étaient, disait-on, en train de se discréditer, ils désiraient voir ces dissensions continuer. D'ailleurs cette politique n'aurait certainement pas manqué son effet si les négociations s'étaient prolongées un peu plus longtemps.
Mais c'est à de grands moments comme ceux-là qu'un grand homme surgit subitement, et pendant que la foule discute ce qu'il y a de mieux à faire pour savoir quel est le meilleur chemin à suivre, entre résolûment dans celui qui mène au but.
Le comte de Mirabeau était un de ces hommes-là, et le 15 juin, ce personnage extraordinaire, dont l'audace n'était souvent que de la prudence, ayant engagé l'abbé Sieyès (dont l'autorité était alors grande dans l'assemblée) à mettre le sujet en discussion, poussa le «tiers-état,» encore hésitant, à se constituer tout de suite, et sans attendre plus longtemps la noblesse, comme «les représentants du peuple français.» C'est ce que firent en réalité, quoique avec un autre nom, les membres du «tiers-état,» se déclarant eux-mêmes régulièrement élus et prenant le titre d'«Assemblée nationale.» Le gouvernement pensait entraver leurs mesures en fermant tout simplement la chambre où ils s'étaient jusqu'alors réunis; mais un si pauvre moyen fut insuffisant pour arrêter les résolutions d'hommes dont l'esprit était alors préparé à d'importants événements. S'encourageant mutuellement, les députés du tiers se précipitèrent comme un seul homme vers un jeu de 41 paume, et dans cet endroit, qui ne paraissait guère destiné à être témoin d'une cérémonie aussi solennelle, tous leurs membres, moins un, jurèrent de rester fermement unis jusqu'à ce que la France eût une constitution. Après un tel serment, l'alternative était clairement posée entre la vieille monarchie, avec tous ses abus, et une nouvelle constitution, quels que pussent être ses dangers.
Sur ce terrain, deux ordres de l'État se trouvaient en présence d'une manière hostile.
Mais il restait un autre ordre, dont la conduite dans un tel moment devait décider des choses. Cet ordre était le clergé. Le clergé était encore respecté, sinon vénéré; il était riche, il se rattachait par des liens divers à toutes les classes de la société, et c'était sur lui surtout qu'avaient les yeux fixés cette grande masse apathique d'hommes tranquilles qui sont toujours longtemps à hésiter entre les partis extrêmes; il avait déjà tâché de trouver quelque compromis entre les classes privilégiées et leurs antagonistes, mais n'avait encore pris parti ni pour les uns, ni pour les autres. Le moment était venu où l'hésitation ne pouvait se prolonger.
M. de Talleyrand, quoique récemment promu à une haute dignité ecclésiastique, était déjà l'un des membres 42 les plus influents du clergé. Il avait été privé, par un préjugé nobiliaire, de la position à laquelle sa naissance lui donnait droit dans les rangs de la haute aristocratie. Il avait depuis longtemps décidé que, par ses efforts et ses talents personnels, il obtiendrait une autre position au moins aussi élevée. Ainsi que nous l'avons fait remarquer, ses idées, au moment de son élection, étaient libérales, quoique modérées, et, en même temps, il connaissait assez le caractère de Louis XVI pour savoir que ce monarque n'accorderait jamais sincèrement et ne refuserait jamais résolûment aucune concession demandée avec persistance. Par conséquent, en partie avec la conviction qu'il faisait ce qui était meilleur pour le public, et en partie aussi avec la persuasion qu'il faisait ce qui était meilleur pour lui personnellement, il se sépara hardiment du reste de sa famille (très-dévouée au comte d'Artois, ainsi qu'à Marie-Antoinette), et travailla avec une infatigable énergie à entraîner du côté du tiers le corps auquel il appartenait.
Il possédait les talents et les avantages les plus nécessaires pour y réussir. Sa courtoisie naturelle flattait les curés; ses connaissances variées captivaient les plus instruits de ses confrères; sa naissance élevée lui donnait l'oreille des grands dignitaires ecclésiastiques; et enfin une majorité de son ordre, poussée par ses efforts et son adresse, se joignit au tiers-état, le 22 juin, dans l'église Saint-Louis.
A dater de ce moment la question, jusqu'alors douteuse, fut décidée; car on n'a jamais vu le clergé et 43 les communes s'associer sans être vainqueurs. Ce fut donc en vain que, dès le jour suivant, le descendant de Louis XIV, dans toute la pompe de la royauté et en présence des trois ordres,—qu'il avait convoqués pour ce jour-là,—dénonça la conduite que le tiers-état avait poursuivie, annula ses décisions et le menaça de son déplaisir souverain. Le tiers-état résista; le roi se repentit, se rétracta et, montrant qu'il n'avait aucune volonté, perdit toute autorité. Ainsi, le 27 juin, les états généraux, désignés, à partir de ce moment, par le titre qui avait déjà été pris par les communes (l'Assemblée nationale), tinrent leurs délibérations ensemble, et les trois ordres furent confondus.
Mais un pas restait à faire pour légaliser la révolution et ses progrès. Chaque député, au moment de son élection, avait reçu de ceux qui l'avaient nommé une sorte de mandat ou d'instruction. De telles instructions, de tels mandats, donnés à une époque où l'on pouvait à peine prévoir l'état de choses qui, depuis, s'était produit, limitaient ou semblaient limiter l'action d'un député aux points particuliers qui avaient spécialement attiré l'attention de ceux qui l'avaient nommé. Le parti conservateur prétendait que ces mandats étaient impératif; le parti libéral soutenait qu'ils ne l'étaient pas. D'après la première supposition, les états généraux 44 ne pouvaient que donner satisfaction à quelques griefs; suivant l'autre, ils pouvaient créer un système de gouvernement tout à fait nouveau. L'évêque d'Autun, dans le premier discours qu'il fit à l'Assemblée nationale (discours qui produisit un effet considérable), parla en faveur de sa liberté et de celle de ses collègues, et ses vues, comme il était naturel, furent assez facilement adoptées par un corps qui, sentant sa force, avait à définir lui-même son pouvoir. De sorte qu'à l'adoption de deux grandes décisions,—l'une changeant les états généraux en Assemblée nationale, l'autre étendant et fixant l'autorité de cette assemblée,—décisions qui, quels que soient leurs autres résultats, furent au moins fatales au pouvoir et à l'influence de la classe à laquelle il appartenait par sa naissance, mais dont il avait été, malgré lui, exclu dans son enfance,—fut attaché d'une manière ineffaçable le nom de ce cadet infirme que la maison princière de Périgord avait traité avec dédain et qu'elle continuait à déshériter.
Il n'y avait plus rien désormais pour empêcher les travaux de l'Assemblée nationale, et elle les commença avec une application sérieuse et avec zèle, sinon avec prudence. L'un de ses premiers actes fut de choisir un comité de huit membres, chargé de dresser un projet 45 de constitution qui devait être ensuite soumis à l'Assemblée. L'évêque d'Autun fut immédiatement placé à la tête de ce comité, pris dans l'élite de la chambre, et dont les travaux avaient une si haute importance. Il avait pour tâche de faire passer dans la pratique les spéculations politiques du dix-huitième siècle. Les choses, toutefois, avaient commencé d'une manière trop violente pour qu'elles pussent continuer ainsi paisiblement; et, comme le succès du parti populaire avait été jusqu'alors obtenu en bravant la couronne, on devait s'attendre à ce que la couronne saisît avec hardiesse la première occasion qui se présenterait pour recouvrer son autorité. Un effort de ce genre, fait à propos, aurait pu réussir; mais ni Louis XVI ni aucun des conseillers en qui il se confiait ne possédait cet instinct des affaires politiques qui est le ressort de l'action, inspirant aux hommes la résolution de faire ce qu'il faut au moment où il le faut.
Il a souvent été facile d'écraser une révolution à ses débuts, car, à un tel moment, même les plus ardents de ses promoteurs agissent avec faiblesse et ont des doutes quant à la politique qu'ils poursuivent. Il a souvent été possible d'arrêter une révolution dans cette phase suivante de sa marche où les modérés sont révoltés par quelque excès ou les enthousiastes refroidis par quelque désappointement; mais une révolution est invincible alors que, commencée avec hardiesse, elle n'a été ni entravée par le malheur ni souillée par la violence.
Néanmoins, ce fut juste à un tel moment et dans de 46 telles circonstances que l'infortuné Louis XVI, guidé principalement par la fatale influence de son frère, après avoir peu à peu entouré de troupes Versailles et la capitale, bannit soudainement M. Necker (10 juillet), dont la disgrâce fut immédiatement considérée comme la défaite de ceux qui conseillaient au roi de raffermir son autorité par des concessions, et le triomphe de ceux qui voulaient qu'il la regagnât et la rétablît par la force. Mais les mesures qui devaient suivre cet acte étaient encore suspendues lorsqu'une formidable insurrection éclata à Paris. Une partie des soldats fit cause commune avec le peuple. La Bastille fut prise et son commandant mis à mort, la populace parvint à se procurer des armes, le prévôt ou maire de la cité fut assassiné, tandis que l'armée, qui avait été convoquée avec tant d'ostentation au champ de Mars et à Saint-Denis, restait témoin inactif de l'insurrection que ce déploiement de troupes avait provoquée. Les résultats furent ceux qui suivent ordinairement les actes violents des hommes faibles: Louis XVI se soumit; M. Necker fut rappelé; le comte d'Artois émigra.
Ce fut la fortune de M. de Talleyrand en tout temps, non-seulement de quitter, au commencement de son déclin, un parti qui allait tomber, mais encore de se tenir ferme dans les rangs du parti qui s'élevait au moment même où s'engageait la lutte qui devait conduire au succès. C'est ce qu'on vit pendant la contestation que nous venons de décrire. Pendant tout le temps de ce dissentiment, l'évêque d'Autun fut parmi les plus déterminés à maintenir les droits de la 47 nation contre les desseins de la cour. Sa décision et son courage n'ajoutèrent pas peu à la réputation qu'il avait déjà conquise par ses talents. Nous trouvons son nom, par conséquent, à la tête de la liste d'un petit nombre d'hommes éminents [11] que l'Assemblée, entourée de préparatifs hostiles pour rétablir le despotisme qui avait été aboli, chargea de compléter et d'établir de suite la constitution qui avait été promise, et que l'on n'avait pas évidemment l'intention d'accorder. C'était un défi qui avait sa hardiesse, mais qui, tout bien considéré, était peut-être de la prudence.
Le travail de ces hommes d'État, toutefois, n'était pas facile, même après que leur cause eut triomphé, car les victoires politiques laissent souvent les vainqueurs,—dans l'excès de leurs passions et l'exagération de leurs principes,—ennemis plus acharnés que ceux dont ils ont triomphé. Tel était alors le cas.
Dans le triomphe du moment, toutes les idées modérées furent mises de côté et remplacées par un enthousiasme aveugle en faveur des changements les plus brusques. Et cette excitation n'était pas produite simplement par les calculs vulgaires de l'intérêt personnel,
48 par d'égoïstes espérances agitant l'esprit de gens qui espéraient améliorer leur propre condition: des émotions plus nobles et plus élevées faisaient palpiter d'un généreux enthousiasme le cœur de ceux-là même qui n'avaient que des sacrifices à faire. «Nos âmes,» dit Ségur aîné, «étaient alors enivrées d'une douce philanthropie, qui nous portait à chercher avec passion les moyens d'être utiles à l'humanité, et de rendre le sort des hommes plus heureux.» Le 4 août, «jour mémorable pour un parti,» observe M. Mignet, «comme la Saint-Barthélemi de la propriété, et pour l'autre comme la Saint-Barthélemi des abus,» les corvées personnelles, les obligations féodales, les immunités pécuniaires, les corporations de métiers, les priviléges seigneuriaux, les cours de loi, tous les droits municipaux et provinciaux,—tout le système de judicature basé sur l'achat et la vente des charges judiciaires, système qui, chose étrange à dire, quoique absurde en théorie, avait jusqu'alors produit dans la pratique des magistrats instruits, capables et indépendants,—en un mot, presque toutes les institutions qui formaient la charpente du gouvernement et de la société par toute la France furent balayées sans hésitation, d'après l'avis et à la demande des premiers magistrats et des premiers nobles du pays; ils ne considérèrent pas assez que ceux qui détruisent d'un seul coup toutes les lois existantes (quelles que soient ces lois), détruisent en même temps toutes les associations d'idées qui gouvernaient jusque-là l'esprit du peuple;—c'est-à-dire toutes les habitudes d'obéissance, 49 tous les sentiments spontanés de respect et d'affection, sans lesquels une forme de gouvernement n'est tout simplement qu'une idée sur le papier.
Plus tard, M. de Talleyrand, parlant de cette époque, disait, avec cette forme concise et pittoresque qui le caractérise: «La Révolution a désossé la France.» Mais il est plus aisé d'être le critique spirituel d'événements accomplis, que d'être acteur froid et impartial dans des événements qui suivent leur cours; et, au temps auquel je fais allusion, l'évêque d'Autun était, sans aucun doute, parmi les plus pressés de détruire les traditions qui sont la base d'une communauté, et de proclamer les théories qui captivent la populace. L'abolition en masse d'institutions qui devaient avoir en elles-mêmes quelque chose de bon et qui méritaient d'être conservées (sans cela elles n'auraient jamais produit une société grande et raffinée, honorablement désireuse de réformer ses propres défauts), cette abolition, dis-je, fut sanctionnée par son vote; et les «droits de l'homme,» dont l'établissement fit si peu pour assurer la propriété ou la vie du citoyen, furent proclamés dans les termes qu'il suggéra.
Il est difficile de concevoir comment un homme d'État si froid et si sagace avait pu croire qu'une vieille société pourrait être bien gouvernée par des lois entièrement nouvelles, ou que la liberté pratique pouvait être fondée sur une déclaration de principes abstraits.
Quoi qu'il en soit, un esprit sain n'échappe pas toujours à une folie épidémique; pas plus qu'un corps sain à une maladie qui a ce même caractère. Du 50 reste, à des époques où censurer des changements inutiles vous fait passer pour être le protecteur, et souvent le soutien, d'abus invétérés, personne ne réalise ou ne peut espérer réaliser juste ses propres idées. Les hommes agissent en masse: le désir qu'éprouve l'un des partis de marcher en avant est réglé et modéré par la force d'opposition d'un autre parti: pour poursuivre une politique, il peut être utile de feindre une passion si on ne l'éprouve pas en réalité; et un homme habile peut excuser sa participation à un enthousiasme absurde en faisant observer que c'était là le seul moyen de vaincre des préjugés plus absurdes encore.
Cependant, si M. de Talleyrand était alors un réformateur exagéré, du moins il ne ressemblait pas à beaucoup de réformateurs exagérés qui sont si occupés d'établir quelque plan chimérique de perfection future, qu'ils méprisent les nécessités pressantes du moment.
Il vit dès l'abord que, si la nouvelle organisation de l'État devait réellement s'exécuter, elle ne pouvait réussir qu'en rétablissant la confiance dans ses ressources, et qu'une banqueroute nationale serait une dissolution sociale. Quand, par conséquent (le 25 août), M. Necker présenta à l'assemblée un mémoire sur la situation des finances, sollicitant un emprunt de quatre-vingts millions de francs, l'évêque d'Autun appuya cet emprunt sans hésitation, démontrant combien il était important de soutenir le crédit public; et peu après (en septembre) quand l'emprunt ainsi accordé se trouva insuffisant pour satisfaire aux engagements 51 de l'État, il aida de nouveau le ministre à obtenir de l'Assemblée une taxe de 25 pour 100 sur le revenu de tout individu en France.
Rarement on a vu un plus grand sacrifice national s'accomplir dans un moment de calamité nationale; et jamais dans une intention plus honorable. Il est certainement impossible de ne pas s'intéresser aux efforts d'hommes animés, au milieu de toutes leurs erreurs, d'un si noble esprit, et impossible aussi de ne pas regretter qu'avec des aspirations aussi élevées et des capacités aussi hautes, ils aient échoué d'une manière si déplorable dans leurs efforts pour unir la liberté à l'ordre, la vigueur à la modération. Mais c'est une loi presque universelle de la Providence que tout ce qui doit durer longtemps doit se former lentement. Et ce n'est pas tout: il faut s'attendre à ce que, aux époques de révolution, les partis en lutte soient constamment précipités dans des collisions contraires à leur raison, et fatales à leurs intérêts, mais amenées d'une manière inévitable par leur colère ou leurs soupçons. D'où il résulte que les plus sages intentions sont à la merci des incidents les plus insignifiants en apparence. Un de ces incidents se présenta alors.
Une fête militaire à Versailles, fête à laquelle la famille royale eut l'imprudence d'assister, et se donna peut-être la folle jouissance d'exciter un enthousiasme inutile parmi ses gardes et ses partisans, alarma à Paris la multitude qui, déjà irritée par la rareté croissante des vivres, redoutait de la part du souverain un appel à l'armée, comme le souverain redoutait un appel 52 au peuple de la part des chefs populaires. Les hommes du faubourg Saint-Antoine, et les femmes de la halle, poussés par leurs besoins pressants et leur craintes vagues encore, ou bien guidés (comme on l'a dit, je crois, à tort) par la secrète influence du duc d'Orléans, sortirent bientôt des coins les plus obscurs de la capitale, et se répandirent sur la route large et princière qui conduit au palais longtemps vénéré, où, depuis l'époque du «Grand Roi» ses descendants avaient tenu leur cour. Au milieu d'un tumulte accidentel, cette populace sans loi pénétra dans la résidence royale, massacrant ceux qui la défendaient.
Le roi fut à l'abri de la violence, quoique insulté, et il fut escorté avec une sorte de décorum jusqu'aux Tuileries, qu'il habita depuis lors comme premier magistrat de l'État, mais, en réalité, comme prisonnier. L'Assemblée nationale le suivit à Paris.
Les événements dont je viens de parler se passèrent le 5 et le 6 octobre; et ils furent, pour les avocats de la monarchie constitutionnelle, ce que l'insurrection précédente, en juillet, avait été pour les défenseurs du pouvoir absolu. Les hommes modérés commencèrent à craindre qu'il ne fût plus possible de concilier la dignité et l'indépendance de la couronne avec les droits et les libertés du peuple: et MM. Mounier et Lally-Tollendal, considérés comme les chefs de ce parti qui tout d'abord avait exprimé le désir d'établir en France un gouvernement constitutionnel mitigé, semblable à celui qui existait en Angleterre—découragés et dégoûtés—quittèrent l'Assemblée. Jusqu'alors, M. de Talleyrand 53 avait paru disposé à agir dans le même sens que ces hommes d'État, mais cette fois il n'imita pas leur conduite; au contraire, ce fut précisément au moment où ils se séparaient ainsi de la Révolution, qu'il présenta une proposition qui le liait à elle d'une manière irrévocable.
Si les affaires eussent présenté un aspect différent, il est probable qu'il ne se serait pas compromis si décidément en faveur d'un projet qui devait certainement rencontrer une opposition violente et déterminée; cependant il n'est que juste de remarquer que sa conduite dans cette circonstance était en parfait accord avec la ligne qu'il avait jusqu'alors suivie, et les sentiments qu'il avait exprimés, par rapport aux exigences de l'État et aux biens de l'Église.
J'ai montré, en effet, combien il s'était préoccupé de maintenir le crédit public, d'abord en appuyant un emprunt de 80 millions de francs, et secondement en votant un impôt de 25 pour 100 sur la propriété. Mais l'une de ces mesures n'avait produit qu'un soulagement temporaire, et l'autre n'avait pas donné ce qu'on en attendait; car toute l'administration du pays ayant été désorganisée, le recouvrement des impôts était précaire et difficile. Il fallait évidemment chercher quelque nouvelle ressource. Une seule restait. Le clergé avait déjà renoncé à ses dîmes, que l'on avait d'abord désignées seulement comme rachetables, et il avait aussi abandonné sa vaisselle plate. Lorsque M. de Juigné, archevêque de Paris, fit les deux premières donations au nom de ses collègues, il avait été secondé 54 par l'évêque d'Autun; et ce fut l'évêque d'Autun qui proposa alors (le 10 octobre) que tout ce qui restait au clergé—savoir, ses terres—serait, à certaines conditions, placé à la disposition de la nation.
M. Pozzo di Borgo, homme qui n'était nullement inférieur à M. de Talleyrand, quoique quelque peu jaloux de lui, me dit une fois: «Cet homme s'est fait grand en se rangeant toujours parmi les petits, et en aidant ceux qui avaient le plus besoin de lui.» Le penchant que M. Pozzo di Borgo signalait alors avec une certaine amertume, mais avec autant de perspicacité, fut surtout visible dans les circonstances dont je parle en ce moment; c'était peut-être, dans une certaine mesure, la conséquence de cette perception nette de ses propres intérêts qui guida à travers la vie, presque avec la sûreté de l'instinct, le personnage que je désigne comme le type du politique. Personne ne peut penser, qu'au moment où toute autre institution était bouleversée en France, il fût possible à l'Église de France, contre laquelle l'esprit du dix-huitième siècle avait été particulièrement dirigé, d'éviter un changement complet de situation. Seule au milieu de la prodigalité générale, cette corporation, par sa condition particulière, avait pu conserver toutes ses richesses, bien qu'elle eût perdu presque toute sa puissance. Dans les temps de 55 commotion, les faibles et les riches sont la proie naturelle des forts et des nécessiteux; et, par conséquent, du moment où la nation eut entrepris une révolution pour éviter la banqueroute, les propriétés ecclésiastiques devaient, un peu plus tôt ou un peu plus tard, être sacrifiées aux nécessités publiques. Néanmoins, une telle appropriation n'était pas sans difficultés; et les laïques avaient besoin avant tout d'un ecclésiastique distingué et haut placé qui voulût sanctionner un plan destiné à livrer la propriété de l'Église. Les opinions exprimées par un homme aussi haut placé dans les rangs du clergé et de la noblesse que l'évêque d'Autun, étaient donc d'une importance considérable, et, étant populaires, elles devaient le conduire à une position importante qui aboutirait certainement (si un nouveau ministère se formait du côté libéral), à un portefeuille; le sol était déjà miné sous les pieds de M. Necker.
En effet, Mirabeau, dans une note écrite en octobre, note qui propose une nouvelle combinaison ministérielle, laisse M. Necker chef nominal du gouvernement «afin de le discréditer,» se propose lui-même comme membre du conseil royal sans portefeuille, et donne le poste de ministre des finances à l'évêque d'Autun, en disant: «La motion du clergé lui a conquis cette place [12].»
L'argumentation dont l'évêque se servit pour introduire la motion à laquelle il est ici fait allusion, a été si souvent répétée depuis l'époque à laquelle je 56 me reporte, et a tellement influencé la condition du clergé dans une grande partie de l'Europe, qu'il est impossible de la lire sans intérêt.
«L'État depuis longtemps est aux prises avec les plus grands besoins: nul d'entre nous ne l'ignore; il faut donc de grands moyens pour y subvenir. Les moyens ordinaires sont épuisés; le peuple est pressuré de toutes parts; la plus légère charge lui serait, à juste titre, insupportable. Il ne faut pas même y songer. Des ressources extraordinaires viennent d'être tentées, mais elles sont principalement destinées aux besoins extraordinaires de cette année, et il en faut pour l'avenir, il en faut pour l'entier rétablissement de l'ordre. Il en est une immense et décisive et qui, dans mon opinion (car autrement je la repousserais) peut s'allier avec un respect sévère pour les propriétés. Cette ressource me paraît être tout entière dans les biens ecclésiastiques.
«Déjà une grande opération sur les biens du clergé semble inévitable pour rétablir convenablement le sort de ceux que l'abandon des dîmes a entièrement dépouillés.
«Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de discuter longuement la question des propriétés ecclésiastiques.
«Ce qui me paraît sûr, c'est que le clergé n'est pas propriétaire, à l'instar des autres propriétaires, puisque les biens dont il jouit (et dont il ne peut disposer), ont été donnés, non pour l'intérêt des personnes, mais pour le service des fonctions. Ce qu'il y a de sûr, c'est 57 que la nation, par cela même qu'elle est protectrice des volontés des fondateurs, peut, et même doit supprimer les bénéfices qui sont devenus sans fonction: que, par une suite de ce principe, elle est en droit de rendre aux ministres utiles, et de faire tourner au profit de l'intérêt public le produit des biens de cette nature, actuellement vacants, et qu'elle peut destiner au même usage tous ceux qui vaqueront dans la suite.
«Jusque-là point de difficulté, et rien même qui ait droit de paraître trop extraordinaire; car on a vu, dans tous les temps, des communautés religieuses éteintes, des titres de bénéfices supprimés, des biens ecclésiastiques rendus à leur véritable destination et appliqués à des établissements publics, et sans doute l'Assemblée nationale réunit l'autorité nécessaire pour décréter de semblables opérations, si le bien de l'État les demande.
«Mais peut-elle aussi réduire le revenu des titulaires vivants et disposer d'une partie de ce revenu?
«Je sais que des hommes d'une autorité imposante, que des hommes non suspects d'aucun intérêt privé, lui ont refusé ce pouvoir: je sais tout ce qu'on dit de plausible en faveur de ceux qui possèdent.
«Mais d'abord il faut en ce moment partir d'un point de fait, c'est que cette question se trouve décidée par vos décrets sur les dîmes.
«D'ailleurs, j'avoue qu'en mon particulier les raisons employées pour l'opinion contraire, m'ont paru donner lieu à plusieurs réponses: il en est une bien simple que je soumets à l'Assemblée.
58 «Quelque inviolable que doive être la possession d'un bien qui nous est garanti par la loi, il est clair que cette loi ne peut changer la nature du bien en le garantissant; que, lorsqu'il est question de biens ecclésiastiques, elle ne peut assurer à chaque titulaire actuel que la jouissance de ce qui lui a été véritablement accordé par l'acte de fondation. Or, personne ne l'ignore, tous les titres de fondation des biens ecclésiastiques, ainsi que les diverses lois de l'Église qui ont expliqué le sens et l'esprit de ces titres, nous apprennent que la partie seule de ces biens qui est nécessaire à l'honnête subsistance du bénéficier lui appartient; qu'il n'est que l'administrateur du reste, et que ce reste est réellement accordé aux malheureux ou à l'entretien des temples. Si donc la nation assure soigneusement à chaque titulaire, de quelque nature que soit son bénéfice, cette subsistance honnête, elle ne touchera point à sa véritable propriété individuelle; et si en même temps elle se charge, comme elle en a sans doute le droit, de l'administration du reste; si elle prend à son compte les autres obligations attachées à ces biens, telles que l'entretien des hôpitaux, des ateliers de charité, des réparations des églises, les frais de l'éducation publique, etc.; si surtout elle n'a recours à ces biens qu'au moment d'une calamité générale, il me semble que toutes les intentions des fondateurs seront remplies, et que toute justice se trouvera avoir été sévèrement accomplie.
«Ainsi, en récapitulant, je crois que la nation, dans une détresse générale, peut, sans injustice: 1o disposer 59 des biens des différentes communautés religieuses qu'elle croira devoir supprimer, en assurant à chacun des religieux le moyen de subsister; 2o faire tourner à son profit, dès le moment actuel, toujours en suivant l'esprit général des fondateurs, le revenu de tous les bénéfices sans fonctions, qui sont vacants, et s'assurer celui de tous les bénéfices de même nature, qui vaqueront; 3o réduire dans une proportion quelconque les revenus actuels des titulaires, lorsqu'ils excéderont telle ou telle somme, en se chargeant d'une partie des obligations dont ces biens ont été frappés dans le principe.
«Par toutes ces opérations, soit actuelles, soit futures, que je ne fais qu'indiquer ici, et où je ne puis voir aucune violation de propriété, puisqu'elles remplissent toutes les intentions des fondateurs; par toutes ces opérations, dis-je, la nation pourrait, je pense, en assurant au clergé les deux tiers du revenu ecclésiastique actuel, sauf la réduction successive à une certaine somme fixe de ce revenu, disposer légitimement de la totalité des biens ecclésiastiques, fonds et dîmes [13].»
Ainsi M. de Talleyrand soutenait:
1o Que les membres du clergé n'étaient pas comme 60 les autres propriétaires, puisque, s'ils avaient des biens, ce n'était pas pour leur jouissance personnelle, mais pour l'accomplissement de certains devoirs, et que la seule chose qu'ils pussent attendre du revenu de ces biens était une existence honorable, le reste étant destiné au soutien des pauvres et à l'entretien des édifices religieux;
2o Que l'État pouvait modifier la distribution des propriétés ecclésiastiques, ou plutôt le traitement du clergé, et aussi supprimer totalement les établissements ecclésiastiques qui lui paraissaient dangereux ou inutiles, ainsi que les bénéfices de peu d'utilité qui étaient alors vacantes ou qui pourraient le devenir, et, naturellement, employer le revenu qui y avait été jusqu'alors consacré, de la manière qui semblerait le mieux adaptée au bien général;
3o Que, dans un moment de grande calamité nationale, l'État pourrait même s'emparer de tous les biens du clergé et les employer pour les nécessités publiques, si en même temps il prenait sur lui les charges confiées au clergé, et s'il assurait en même temps aux membres de ce clergé un traitement fixe et suffisant.
Toutefois, il ne proposa pas (comme quelques-uns ont eu la sottise de le croire et l'injustice de l'avancer), de réduire son ordre à l'état d'indigence; au contraire, pensant que le revenu des biens de l'Église, y compris les dîmes (qu'il aurait encore levées comme revenu de l'État), était d'environ cent cinquante millions de francs, il conseilla au gouvernement de consacrer par an d'abord une somme de cent millions, 61 qu'on ne pourrait jamais réduire à moins de quatre-vingt-cinq millions, au soutien du clergé, dont aucun membre ne devrait recevoir moins de douze cents francs, auxquels s'ajouterait un presbytère; et si l'on considère que les dîmes ayant été sacrifiées, le revenu du clergé était alors réduit à soixante-quinze millions, revenu de ses terres; et aussi que le budget ecclésiastique, comprenant le traitement des ecclésiastiques de tous les cultes, ne s'est jamais, depuis cette époque, élevé jusqu'à la somme que M. de Talleyrand était disposé à accorder, l'on est forcé de reconnaître que les propositions dont je viens de parler, considérant les difficultés du moment, n'étaient pas à dédaigner, et que le clergé français aurait agi plus prudemment s'il les avait tout d'abord acceptées; d'ailleurs, il faut l'avouer, toute convention faite, dans des périodes de bouleversement, entre un pouvoir qui baisse et un pouvoir qui s'élève, est rarement observée fidèlement par ce dernier.
Mais le clergé, à tous hasards, et, en particulier, le haut clergé, ne voulut pas accepter ce contrat. Ce dont il se plaignait, ce n'était pas tant de l'insuffisance de la provision qu'on devait lui accorder, que de l'obligation où on le mettait d'échanger son revenu de propriétaire contre un salaire de fonctionnaire. Bref, il soutenait qu'il était propriétaire aux mêmes titres que les autres, et que l'évêque d'Autun avait mal exposé son cas et autorisé sa spoliation.
Dans cet état de choses,—quelle que fût la nature réelle du titre en vertu duquel l'Église tenait ses biens—quelle que fût l'imprudence du clergé lui-même à 62 repousser le compromis qui lui était proposé comme compensation pour l'abandon de ces biens, il était impossible de confisquer d'autorité une propriété qu'une grande corporation avait possédée pendant des siècles sans qu'elle lui fût disputée, une propriété qu'elle déclarait ne pas vouloir abandonner, sans affaiblir le respect de la propriété en général, et aussi, par les questions et les discussions qu'une telle mesure devrait certainement soulever, le respect de la religion; on aurait ainsi affaibli et miné ce qu'il était si important de fortifier et de maintenir au milieu des ruines prêtes à s'écrouler d'une vieille société et d'un vieux gouvernement, je veux dire ces fondements sur lesquels toute société qui aspire à être civilisée et tout gouvernement qui veut être honnête, doivent établir leur existence.
«Les sages,» dit un grand réformateur, «devraient y regarder à deux fois avant de faire de grands changements, alors que les sots demandent à grands cris de dangereuses innovations.» Mais, quoique cette maxime puisse être bonne, il me semble qu'elle peut être professée par le philosophe spéculatif plutôt que suivie par l'homme d'État ambitieux.
Il y a, par le fait, dans l'histoire des nations, des moments où certains événements, par les forces multiples de circonstances qui concourent toutes à une même fin, sont inévitablement arrêtés d'avance; et, dans de tels moments, tandis que l'ignorant s'obstine et s'entête, que l'orgueilleux fait admirer sa fermeté, que le chrétien baisse la tête et se résigne, «l'homme politique» se prête aux circonstances, et se contente d'essayer 63 de mêler autant de bien que possible au mal qu'il faut nécessairement accepter.
Il est facile de concevoir, par conséquent, que lorsque M. de Talleyrand proposa que l'État s'appropriât les biens de l'Église, il le fit parce qu'il vit d'avance qu'en tout cas cette confiscation aurait lieu; parce qu'il pensait qu'il serait bon pour lui d'obtenir la popularité que cette proposition attirerait nécessairement à celui qui en serait l'auteur; et aussi parce que de cette manière il pouvait obtenir des conditions qui auraient assuré une existence honorable au clergé et un immense soulagement à l'État, si elles eussent été franchement acceptées par le premier de ces partis et loyalement exécutées par le second. Je dis que ces conditions auraient assuré à l'État un immense soulagement, puisque, suivant les calculs que l'évêque d'Autun soumit à l'Assemblée,—et les éléments de ces calculs semblent avoir été mûrement pesés,—si l'immense propriété, évaluée à deux milliards de francs, eût été convenablement vendue, et que les sommes résultant de cette vente eussent été convenablement employées, ces sommes, en aidant à rembourser de l'argent emprunté à d'énormes intérêts, auraient pu, moyennant une économie passable, convertir un déficit de quelques millions de francs en un excédant d'environ la même valeur. Mais il arriva alors, comme cela se voit souvent quand la passion et la prudence s'unissent pour quelque grande entreprise, que la partie du plan qui était l'œuvre de la passion fut réalisée complétement et d'un seul coup, tandis que celle qui s'inspirait de la prudence 64 fut transformée et gâtée dans l'exécution. J'aurai à revenir plus tard sur ce sujet.
La proposition de M. de Talleyrand relative aux biens de l'Église fut adoptée le 2 novembre après des débats orageux, et le parti vaincu le rangea alors parmi ses plus violents adversaires. Mais le 4 décembre il remporta une victoire beaucoup plus éclatante, autre chose qu'un triomphe de parti, par la lucidité singulière avec laquelle, à propos de la proposition qui avait été faite d'établir une banque à Paris et de rétablir d'une manière générale l'ordre dans les finances françaises, il expliqua les principes de la banque et du crédit public, enveloppés alors pour le public de ce mystère dont l'ignorance se plaît presque naturellement à entourer les sujets dont le détail ne peut être compris qu'en posant des chiffres, mais où sont engagés des intérêts aussi graves que ceux d'une nation, avec les ressources sur lesquelles elle peut compter et les nécessités auxquelles il lui faut faire face.
Le talent admirable déployé en cette occasion par M. de Talleyrand consista à rendre clair ce qui paraissait obscur, et simple ce qui semblait abstrait. Après avoir montré qu'une banque ne pouvait exister qu'à la condition de faire du bien à elle-même et aux autres par son crédit, et que ce crédit ne pouvait être l'effet 65 d'un papier-monnaie à cours forcé, comme quelques personnes semblaient disposées à le croire, un cours forcé n'étant rien moins qu'une démonstration de l'insolvabilité de l'institution qu'il était destiné à protéger, il arriva à la condition générale et au crédit de l'État, et dit: «Messieurs, le temps est passé des plans financiers compliqués, des plans préparés d'une manière habile et savante, et inventés simplement pour retarder, par des expédients, la crise inévitable. Tous les efforts de l'esprit et de la ruse sont épuisés. A l'avenir, il faudra que l'honnêteté remplace le génie. A côté de l'évidence de nos calamités, nous aurons à placer l'évidence du remède. Tout devra être réduit à la simplicité d'un livre de comptes, tenu par le bon sens, gardé par la bonne foi.» Ce discours valut à son auteur une approbation universelle: il fut loué pour l'élégance de son style dans le boudoir des belles dames; pour la solidité de ses vues, dans la maison de campagne du banquier; le faubourg Saint-Germain lui-même reconnut que M. de Talleyrand, quoique scélérat, était homme d'État, et que, dans ces temps difficiles, un scélérat, homme de qualité et homme d'État, pouvait être utile à son pays. Mais une popularité si universelle ne devait pas durer longtemps. Le mois suivant (le 31 janvier 1790), le libéral évêque se prononça pour l'opinion qui voulait accorder aux juifs les droits de citoyens français. Cette opinion considérée par plusieurs comme une double révolte contre les distinctions jusqu'alors maintenues entre les castes et les croyances, ne pouvait être pardonnée à M. de Talleyrand 66 par la meilleure partie de cette société qu'il avait autrefois fréquentée; et j'ai lu, dans quelque chronique du temps, que le marquis de Travanet, fameux joueur de «tric-trac,» prit alors l'habitude de dire, en faisant ce qui s'appelle «la case du diable:» «Je fais la case de l'évêque d'Autun.» Toutefois, quand se déchaîne l'esprit de parti, il n'est pas rare que la réputation d'un homme se fasse, grâce à ses contradicteurs eux-mêmes; et le nom de M. de Talleyrand grandit alors dans le pays et dans l'Assemblée à mesure qu'il perdait son prestige dans les cercles de la cour et parmi les partisans exagérés de l'intolérance cléricale et des prérogatives royales.
C'est qu'en effet peu de personnes avaient rendu d'aussi importants services à la cause qu'il avait épousée. Ainsi que nous l'avons vu, c'est à ses efforts que l'on dut principalement la réunion du clergé aux communes dans l'église Saint-Louis, et, par conséquent, la constitution des états généraux. Peu de temps après, en contestant la nature impérative des mandats que les membres des états généraux avaient reçus de leurs commettants, il avait fortement contribué à affranchir l'Assemblée nationale d'instructions qui auraient certainement entravé ses futurs progrès. Élu membre du comité qui devait préparer la constitution nouvelle, ses travaux avaient compté parmi les plus remarquables qui eussent été produits devant la commission, et les futurs droits des Français avaient été proclamés dans les termes qui lui avaient paru le plus convenables. Déployant dans toutes les questions financières 67 cette ferme connaissance des principes qui seule produit la clarté de l'exposition, il avait secondé avec habileté M. Necker, dans les mesures par lesquelles cet homme d'État avait cherché à raffermir le crédit public et à accroître le revenu, et, enfin, il avait fait l'abandon des richesses et de la puissance de l'ordre auquel il appartenait, et cela comme un sacrifice fait (il le prétendait du moins) au bien public.
La part qu'il avait prise aux actes de l'Assemblée était, en effet, si considérable, que l'on pensa que personne ne pouvait être mieux qualifié pour expliquer et défendre sa conduite. Il fut donc chargé de cette explication, ou plutôt de cette apologie; et il s'acquitta de sa tâche par une sorte de mémoire ou de manifeste à la nation française. Ce manifeste fut lu à l'Assemblée nationale le 10 février 1790, et ensuite il fut publié et circula dans toute la France. Il a depuis longtemps été oublié parmi les nombreux papiers d'origine analogue qui ont marqué et justifié les changements successifs que la France a eu à subir pendant les quatre-vingts dernières années.
Mais, à l'époque où ce manifeste fit son apparition, on en loua universellement le tour habile et mesuré, et il demeure à présent un remarquable témoignage des idées, et une justification adroite et digne des actes d'une époque qui attend encore le jugement définitif de la postérité.
Le mémoire ou manifeste auquel je viens de faire allusion annonçait l'abolition des priviléges, la réforme de l'Église, l'établissement d'une chambre représentative et d'une garde nationale, et promettait un nouveau système d'impôt et un plan général d'éducation. Il fut lu, ainsi que je l'ai dit, à l'Assemblée nationale le 10 février et, le 16 du même mois, l'auteur fut nommé président de cette assemblée [14] à une majorité de trois cent soixante-quinze voix contre cent vingt-cinq, quoique l'abbé Sieyès (rival d'une certaine importance) fût son concurrent.
Cet honneur reçut plus d'éclat encore d'un rapport fort remarquable en faveur de l'uniformité des poids et mesures, rapport que M. de Talleyrand fit à l'Assemblée le 30 avril 1790: ce travail, en poursuivant l'idée que Turgot avait été si désireux de voir triompher, et en fournissant un moyen de détruire les distinctions incommodes qui séparaient les provinces les unes des autres, posait les fondements de ce système uniforme qui règne maintenant sur toute l'étendue de la France. M. de Talleyrand aurait bien voulu ne pas appliquer ce 69 projet seulement à la France; il proposait, en même temps, que des commissions de l'Académie des sciences de Paris et de la Société royale de Londres fussent désignées pour s'entendre sur quelque unité naturelle de poids et de mesure, qui pourrait être appliquée à la fois en Angleterre et en France. «Chacune des deux nations, ajoutait-il, formerait sur cette mesure ses étalons, qu'elle conserverait avec le plus grand soin, de telle sorte que si, au bout de plusieurs siècles, on s'apercevait de quelque variation dans l'année sidérale, les étalons pussent servir à l'évaluer, et par là à lier ce point important du système du monde à une grande époque,—celle de l'Assemblée nationale. Peut-être même est-il permis de voir dans ce concours de deux nations interrogeant ensemble la nature, pour en obtenir un résultat important, le principe d'une union politique opérée par l'entremise des sciences.»
Il est impossible de ne pas sympathiser avec une conception aussi élevée et aussi pratique tout à la fois que celle qui est ainsi exprimée, et de ne pas se réjouir de trouver ainsi un exemple de ce que Bacon (homme d'État lui-même non moins que philosophe) réclame comme l'attribut des hommes de science et de lettres, savoir: que, lorsque ces hommes s'adonnent aux affaires publiques, ils y portent un esprit plus élevé et plus étendu que celui qui anime le simple politique.
La meilleure partie du travail que l'Assemblée s'était proposé à elle-même était alors terminée. La vieille monarchie et l'ancienne aristocratie étaient détruites; les pouvoirs nouveaux de la couronne et du peuple 70 étaient déterminés, les divisions nouvelles du pays en départements, districts et communes étaient définies; la nouvelle organisation des tribunaux de justice était décrétée. Personne n'approuvait entièrement la constitution qui allait ainsi être créée, mais on se réjouissait presque universellement qu'elle fût si près d'être achevée.
M. de Talleyrand bénit l'étendard de la France à la réjouissance du 14 juillet.—Détresse financière croissante.—Vues de M. de Talleyrand.—Constitution civile du clergé.—Conduite de M. de Talleyrand.—Il refuse l'évêché de Paris.—Lettre aux éditeurs du Moniteur.—Mort de Mirabeau.—Esquisse de sa carrière et de ses relations avec M. de Talleyrand, qui l'assiste à son lit de mort.—Comment il a probablement initié M. de Talleyrand aux intrigues de la cour.—Il laisse à M. de Talleyrand son discours projeté sur la loi de la succession, qui réglait l'état actuel de la loi en France, et que M. de Talleyrand lut à l'Assemblée nationale.—M. de Talleyrand est suspendu de ses fonctions épiscopales et il quitte l'Église.—Fierté du roi.—Conduite et vues de M. de Talleyrand.—Il désire venir au secours du roi.—Folle conduite du parti de la cour.—Décret fatal de l'Assemblée nationale, défendant la réélection de ses membres.—Projet d'éducation de M. de Talleyrand.—L'Assemblée se sépare le 13 septembre 1791.—M. de Talleyrand va en Angleterre, en janvier 1791.
Nous voici arrivés à la fête du 14 juillet, instituée pour célébrer la destruction de la Bastille et pour rendre honneur au gouvernement nouveau qui s'était élevé sur 72 ses ruines: arrêtons-nous un instant pour parler de ce jour de réjouissance.
Un immense et magnifique amphithéâtre a été élevé dans le champ de Mars: le souverain héréditaire de la France et le président temporaire d'une assemblée élective,—symboles de rapprochement entre deux idées et deux époques,—y sont assis sur deux trônes de même niveau, décorés des armes que la nation a prises à ses anciens rois; et voilà le prince enfant qu'un peuple joyeux, triomphant, considère avec bienveillance comme l'héritier des engagements de son père, comme celui qui aura à perpétuer la race de saint Louis; puis la reine, «embellissant et égayant la sphère dans laquelle elle se meut, brillante comme l'étoile du matin, pleine de vie, de splendeur et de joie;» et voilà aussi cette royale jeune fille, parée de tous les charmes de la cour et douée de toutes les vertus du cloître,—une princesse, une sainte,—une future martyre. Voici le vain, mais honnête la Fayette, appuyé sur son épée de citoyen; et à côté le terrible Mirabeau, ses longs cheveux flottant au vent; et là cette assemblée bien connue et encore digne de mémoire, trop tôt fière de l'œuvre dont elle se glorifie, de cette œuvre qui, hélas! ainsi que la représentation à laquelle nous assistons, n'est destinée qu'au triomphe éphémère d'un jour. Et voyez, sur ce balcon, la cour la plus gracieuse et la plus splendide de l'Europe, car telle était encore, même à cette époque, la cour de France; et là-bas, dans ce vaste champ, les bandes confédérées avec leurs musiciens, portant leurs bannières respectives et représentant 73 chaque portion de cette grande famille qui se réjouit en ce moment du triomphe qu'elle a remporté.
Tout d'un coup, le ciel, dont l'éclat est si bien fait pour se confondre avec la joie des hommes, mais qui jusque alors avait été sombre et menaçant,—tout à coup le ciel s'éclaircit, le soleil vient mêler sa pompe à celle de cette noble cérémonie! Et alors, revêtu de ses habits pontificaux et debout sur un autel où se pressent trois cents prêtres, en longues robes blanches et avec des ceintures tricolores, l'évêque d'Autun bénit le grand étendard, l'oriflamme de France, qui n'est plus le symbole de la guerre, mais le signe et le gage de la paix entre le passé et l'avenir, entre les vieux souvenirs et les nouvelles aspirations du peuple français.
Qui, présent ce jour-là à Paris, aurait pu croire que ceux qui pleuraient tendrement, avec les enfants du Béarnais, aux pieds de la statue de Henri IV, riraient bientôt d'une façon si horrible autour de l'échafaud de son descendant?... que la multitude joyeuse, errant dans les Champs-Élysées, au milieu des guirlandes de lumière, et faisant entendre de douces paroles de reconnaissance et de joie, se transformerait si vite en une populace féroce, massacrant dans les prisons, dressant l'échafaud dans les rues et dansant autour de la guillotine, d'où le sang innocent coulerait goutte à goutte?... que le monarque, la cour, les députés, toutes les images populaires et princières de cette auguste cérémonie, que les formes même de la religion qui la consacra devaient, au bout de deux ou trois courtes années, être mises de côté avec dérision: et que lui-même, 74 le pontife qui avait présidé à cette pompeuse solennité, obligé de renoncer à sa sainte vocation, errerait comme un misérable exilé sur des rivages étrangers, banni comme traître à cette liberté pour laquelle il avait sacrifié les préjugés de sa caste, les prédilections de sa famille, les honneurs et les richesses de sa profession?
Du 14 juillet 1789 au 14 juillet 1790, les scènes comprises dans ce tableau, qui peut être appelé le premier acte du grand drame, étaient, en somme, de nature à exciter les espérances, plutôt que les craintes de l'humanité; mais, à dater de cette dernière période, l'aspect des choses changea grandement, et presque chaque jour fut marqué par quelque désappointement, par l'avortement de quelque projet longtemps caressé, par le naufrage de la réputation et de la fortune de quelque homme d'État populaire.
Le 4 septembre 1790, M. Necker quitta, presque sans qu'on fît attention à son départ et certainement sans qu'on le regrettât, ce Paris où seulement une année auparavant il était revenu au milieu d'acclamations unanimes. Environ au même moment, Mirabeau commença à être soupçonné; et les cris de: «Vive la Fayette!» se changèrent souvent en: «A bas la 75 Fayette [15]!» de la part de la multitude toujours inconstante. Alors aussi l'on commença à s'apercevoir que la vente des biens de l'Église, qui, convenablement dirigée, aurait pu rétablir l'ordre dans les finances, allait probablement, au contraire, rendre plus complète la banqueroute nationale.
Il est nécessaire, afin de donner une juste idée de la conduite de M. de Talleyrand, que j'explique rapidement comment se présenta cette calamité. L'Assemblée, désirant assurer l'irrévocabilité de ses décrets en disposant aussitôt que possible des vastes propriétés dont elle avait décidé la vente, et désirant augmenter sans délai ses ressources financières, se mit à chercher quelque moyen d'obtenir ce double résultat. Après deux ou trois projets, adoptés pour un moment et abandonnés ensuite, l'idée à laquelle on s'arrêta finalement fut celle de fabriquer des billets d'État, représentant une certaine valeur en biens nationaux, et de leur donner un cours forcé, de telle sorte qu'ils eussent une valeur immédiate indépendante de celle qu'ils devaient acquérir en tant que représentant la propriété. En un mot, ces billets ou obligations devenaient ainsi de l'argent; et ils avaient cet avantage sur le papier-monnaie ordinaire, qu'ils représentaient quelque chose qui avait une valeur positive; et comme la première émission de 400 millions de francs eut lieu à une époque où l'on sentait réellement le besoin de remplacer d'une manière 76 quelconque l'argent que tout le monde, par peur et par manque de confiance, avait commencé à entasser et à cacher, ces effets produisirent du bien plutôt que du mal. L'Assemblée crut alors immédiatement qu'elle avait à sa disposition un fonds inépuisable; en conséquence, une nouvelle émission de 800 millions d'obligations suivit de près la première émission de 400 millions comme une chose toute naturelle; et il devint évident que ce moyen de faire face aux besoins courants de l'État allait être adopté sur une plus large échelle, augmentant ainsi la somme des valeurs en circulation d'une manière qui n'était nullement provoquée par la richesse ou les affaires croissantes de la communauté, et altérant la valeur de l'argent dans toutes les transactions de la vie. M. de Talleyrand prévit de suite les calamités auxquelles ce système devait naturellement conduire; et en disant: «Je serais inconsolable si, de la rigueur de nos décrets sur le clergé, il ne résultait pas le salut de la chose publique;» il démontra, avec une clarté et une sagacité singulières, que la ligne de conduite adoptée par l'Assemblée devait inévitablement produire la disparition totale de l'or et de l'argent, la cherté énorme des vivres, une dépréciation journalière du papier de l'État et de la terre (le papier-monnaie représentant la terre), une variation rapide dans le taux des échanges, et l'impossibilité de tout commerce régulier.
Mais les hommes, en temps de révolution, s'inquiètent peu des résultats définitifs. L'Assemblée avait alors besoin de fonds: les assignats avec cours forcé créaient 77 ces fonds. Mirabeau remarqua avec sagacité que, multiplier les assignats, était, en tout cas, multiplier les adhérents de la Révolution, puisque aucun homme possédant un assignat ne pouvait désirer que la propriété dont dépendait la valeur de cet assignat fût rendue à ses anciens possesseurs, et cet arrangement politique dispensa de répondre à l'objection des financiers.
Le trait caractéristique des constitutions modernes est le principe de la représentation, la délégation du pouvoir par voie d'élection. Ç'a été sans doute une précieuse découverte que de faire dépendre une partie du gouvernement d'un principe particulier; il ne s'ensuit pas, toutefois, que toutes les parties du gouvernement doivent être déduites de ce même principe. Au contraire, la mobilité donnée à un gouvernement par tout système qui y fait pénétrer les passions populaires et les divergences d'opinion, exige un élément contradictoire de fixité et de stabilité qui fasse contre-poids, qui donne à la durée de ce pouvoir un caractère de permanence, et un caractère de fermeté à son action.
Mais l'Assemblée nationale—semblable à ces malades qui ayant trouvé un remède à leur maladie, s'imaginent que si un peu de ce remède produit quelque soulagement, une haute dose doit en amener un beaucoup plus marqué,—l'Assemblée nationale faisait reposer toutes ses institutions, à une seule exception près, sur la même base; et comme la chambre était élective, les municipalités électives, ainsi les juges devaient être nommés par élection, et de même les curés et les évêques.
78 Ici commence la première scission sérieuse qui se produisit au sein de la nation; car celle qui existait auparavant n'était qu'entre la nation et la cour. J'ai dit que le clergé, et surtout le clergé supérieur, n'avait pas volontiers abandonné la propriété qu'il avait été habitué à considérer comme sienne. Cette perte, toutefois, ne lui fournissait qu'une cause temporelle d'inimitié; elle n'atteignait ni la conscience de ses membres, ni celle du troupeau. Mais les ordonnances nouvelles, quels que pussent en être les mérites intrinsèques, changeaient entièrement la condition normale de l'Église romaine et s'attaquaient au principe de sa discipline. Ces ordonnances, par conséquent, furent dénoncées par le pape, et ne purent être solennellement acceptées par les membres les plus zélés du clergé. Dans de telles circonstances, il eût été bien plus sage de ne pas toucher à la condition spirituelle du clergé. Obliger tous les ecclésiastiques, soit à abandonner leurs bénéfices, soit à jurer de soutenir la «Constitution civile du clergé» (c'était là le titre donné au nouveau système), c'était provoquer beaucoup d'entre eux qui, sans cela, se seraient tenus tranquilles, à déclarer la guerre à la Révolution, et, en même temps, c'était engager la Révolution dans cette voie de persécution qui finit par la déshonorer et la perdre. En outre, une telle mesure divisait le clergé en deux classes—dont l'une excitait la vénération du peuple par ses sacrifices, et l'indignation du gouvernement par ses plaintes: et l'autre donnait satisfaction au gouvernement par son obéissance, mais 79 perdait le respect du peuple à cause de sa servilité.
Un clergé catholique désavoué par le pape était inutile à ceux qui professaient la religion catholique; et tout clergé quel qu'il fût était superflu pour ceux qui ne professaient aucune religion. La conduite observée par M. de Talleyrand dans cette affaire fut prudente et circonspecte jusqu'au moment où elle fut hardie et ferme. L'Assemblée avait décidé la «Constitution civile du clergé,» avant le 14 juillet. Le roi, toutefois, avait demandé un délai avec l'intention d'en référer à Rome, et la loi ne fut définitivement adoptée qu'après le 27 novembre.
Pendant cette période la lutte existait d'une part entre le souverain et le pape qui faisaient cause commune, et de l'autre entre les philosophes et ceux qui prétendaient réformer l'Église, car ces deux classes de personnages se mêlèrent de cette entreprise.
Il était désagréable pour un évêque qui aspirait encore aux plus hautes fonctions ecclésiastiques de se hasarder à se quereller avec le premier de ces partis, et également désagréable pour un homme d'État recherchant l'autorité populaire de se séparer du dernier. D'ailleurs, le résultat du différend était encore incertain, et comme il n'y avait pas nécessité absolue pour l'évêque d'Autun de se prononcer, il demeura silencieux. Mais quand l'Assemblée eut rendu son décret final, et que ce décret eut reçu le consentement formel, quoique contraint, du roi, le cas fut différent. Une loi avait été régulièrement votée, et la question était de savoir, non si cette loi était bonne, mais si, 80 étant la loi du pays, elle devait être observée. Une bataille avait été livrée, et la question était, non si les vainqueurs avaient raison, mais s'il valait mieux s'unir à eux qu'aux vaincus.
Dans un tel état de choses, M. de Talleyrand hésitait rarement. Il prit le parti de la loi contre l'Église, et se rangea avec ceux qui de jour en jour devenaient plus forts, contre ceux dont les forces déclinaient journellement; et, lorsqu'il avait une fois adopté une telle ligne de conduite, ce n'était pas son habitude de s'y engager timidement. Il prêta tout de suite le serment demandé, serment que tous ses collègues dans l'épiscopat refusèrent de prêter. Les seules exceptions, qui ne firent pas grand honneur au clergé constitutionnel, ce furent les évêques de Babylone et de Lydie, dont les titres étaient purement honoraires.
Il justifia aussi cette conduite par une lettre adressée au clergé de son diocèse, et finalement il se chargea de consacrer les nouveaux évêques élus pour remplacer ceux que l'Assemblée avait privés de leurs diocèses. Nous verrons bientôt les résultats de cette conduite.
M. de Talleyrand accepta donc pour lui-même et son Église, ces nouveaux règlements que l'État, en dépit du chef de l'Église, avait consacrés; il prêta serment de s'y conformer de bonne volonté, et même, il maintint que l'État, considérant les membres du clergé comme des fonctionnaires publics, qui recevaient un salaire en échange de l'accomplissement de certains devoirs publics, avait la faculté de retrancher ce salaire à ceux des membres de ce clergé qui refusaient de se soumettre 81 aux lois du gouvernement qui les payait et les employait; cependant, établissons-le tout d'abord, il soutint avec fermeté et en tout temps que tous les ecclésiastiques ainsi dépossédés auraient droit à la pension qui, au moment de la confiscation des biens de l'Église, avait été allouée à tout ecclésiastique que la suppression d'établissements religieux ou de bénéfices inutiles laissait sans revenu ou sans emploi; principe accepté d'abord comme juste, mais bientôt condamné comme inopportun; car il n'y a pas de compromis possible entre deux partis dont l'un est consciencieusement disposé à résister à ce qu'il juge être un acte d'injustice, et l'autre résolument déterminé à fouler aux pieds ce qu'il appelle une résistance égoïste.
Parmi les nombreux siéges que rendit vacants le refus des hauts dignitaires de l'Église de prêter le serment que la constitution leur imposait alors, se trouva l'évêché de Paris; et comme on savait bien que M. de Talleyrand pourrait être élu à ce poste s'il le désirait, le public crut qu'il avait l'intention de profiter de sa popularité pour obtenir cette position, qui, jusqu'alors, avait été si honorable et si importante.
Par suite de cette supposition, une partie de la presse exalta ses vertus; tandis qu'une autre s'empressa de 82 peindre, et, ainsi que cela se pratique dans de telles circonstances, d'exagérer ses vices.
Jusqu'aux derniers moments de sa vie, M. de Talleyrand fut presque indifférent à la louange, mais par une originalité singulière (surtout si l'on considère sa carrière longue et variée), il fut toujours extrêmement sensible à la censure; et sa susceptibilité dans cette occasion l'emporta tellement sur sa prudence, qu'elle le poussa à écrire et à publier une lettre où il désavouait de la manière la plus formelle tout projet de candidature au siége vacant. Voici cette lettre, curieuse à plus d'un titre [16].
«Je viens de lire dans le Journal de Paris, que l'on me désignait pour l'évêché de Paris. En voyant mon nom près de celui de M. l'abbé Sieyès, j'ai dû m'enorgueillir de la seule idée d'une telle concurrence. Quelques électeurs m'ont laissé effectivement pressentir leur vœu, et je crois devoir publier ma réponse. Non, je n'accepterais point l'honneur que mes concitoyens daigneraient me décerner. Depuis l'existence de l'Assemblée nationale, j'ai pu être insensible aux calomnies sans nombre que les différents partis se sont permises à mon égard. Jamais je n'ai fait ni ne ferai à mes détracteurs le sacrifice d'aucune opinion ni d'aucune action utile à la chose publique; mais je puis et je veux leur offrir celui de mon intérêt personnel, et, dans cette circonstance seulement, mes ennemis auront influé sur ma conduite. Je ne leur laisserai pas le moyen d'affaiblir 83 le bien que j'ai essayé de faire. Cette publicité que je donne aujourd'hui à ma détermination, je l'ai donnée à mes désirs, lorsque j'ai témoigné combien je serais flatté d'être un des administrateurs du département de Paris. Je crois que, dans un État libre, lorsque le peuple s'est ressaisi du droit d'élection, véritable exercice de sa souveraineté, avouer hautement la fonction publique à laquelle on aspire, c'est appeler ses concitoyens à vous examiner d'avance, c'est se rendre à soi-même toute intrigue impossible. On s'offre aux observations de l'impartialité; on ne prend pas même la haine au dépourvu. J'avertis donc ici ceux qui, craignant ce qu'ils appellent mon ambition, ne se lassent point de me calomnier, que je ne dissimulerai jamais à quelles places j'aurai l'orgueil de prétendre. C'est par une suite de ces fausses alarmes qu'on a répandu, aux approches de la nomination de l'évêque de Paris, que j'avais gagné six à sept cent mille francs dans les maisons de jeu. Maintenant que la crainte de me voir élever à la dignité d'évêque de Paris est dissipée, on me croira sans doute. Voici l'exacte vérité: j'ai gagné, dans l'espace de deux mois, non dans des maisons de jeu, mais dans la société, et au club des échecs, regardé presque en tout temps, par la nature même de son institution, comme une maison particulière, environ trente mille francs. Je rétablis ici l'exactitude des faits, sans avoir l'intention de les justifier. Le goût du jeu s'est répandu d'une manière même importune dans la société. Je ne l'aimai jamais, et je m'en reproche d'autant plus de n'avoir pas assez 84 résisté à cette séduction; je me blâme comme particulier et encore plus comme législateur, qui croit que les vertus de la liberté sont aussi sévères que ses principes; qu'un peuple régénéré doit reconquérir toute la sévérité de la morale et que la surveillance de l'Assemblée nationale doit se porter sur ces excès nuisibles à la Société en contribuant à cette inégalité de fortune que les lois doivent tâcher de prévenir par tous les moyens qui ne blessent pas l'éternel fondement de la justice sociale, le respect de la propriété. Je me condamne donc, et je me fais un devoir de l'avouer; car depuis que le règne de la vérité est arrivé, en renonçant à l'impossible honneur de n'avoir aucun tort, le moyen le plus honnête de réparer ses erreurs est d'avoir le courage de les reconnaître.»
Nous apprenons par ce document que l'évêque d'Autun, malgré ses travaux dans le sein de l'Assemblée, était cependant encore un joyeux mondain que l'on rencontrait fréquemment au club du jeu d'échecs, ainsi que dans les salons particuliers; et (bien qu'il regrettât ce fait) qu'il avait gagné dans ces divers endroits trente mille francs dans l'espace de deux mois. Nous apprenons aussi qu'il renonça alors à toute idée d'avancement dans sa profession, afin que les motifs de sa conduite dans le sein de l'Assemblée nationale demeurassent à l'abri de tout soupçon, et nous pouvons deviner qu'il aspira pour l'avenir aux hauts emplois politiques plutôt qu'aux fonctions ecclésiastiques les plus élevées.
Toutefois, le côté le plus frappant de ce document est 85 le ton, le style, je pourrais presque dire le pédantisme qui y domine vers la fin. Mais chaque époque a ses prétentions: et celle de la période qui s'écoula entre mai 1789 et août 1792, était de couvrir du pur langage d'un saint ou des austères préceptes d'un philosophe la vie facile d'un homme à la mode, d'un viveur du grand monde.
«Le dire, dit le vieux Montaigne, est autre chose que le faire: il faut considérer le prêche à part et le prêcheur à part».
Alors, ou peut-être un peu après ce moment, on aurait pu voir une multitude agitée, pleurant, s'enquérant et se précipitant dans la direction d'une maison de la rue de la Chaussée-d'Antin. On était aux premiers jours d'avril, et dans l'intérieur de cette maison—respirant par les fenêtres ouvertes l'air embaumé qui rafraîchissait pour un moment son front brûlant, et accueillant avec reconnaissance la voix anxieuse de la multitude qui venait s'informer de lui—dans l'intérieur de cette maison était couché Mirabeau mourant, qui allait emporter avec lui dans la tombe tout ce qui restait au peuple de sagesse et de modération; et, ainsi qu'il le disait lui-même avec tristesse et fierté, les derniers fragments de cette monarchie qu'il avait eu la puissance d'abattre et qu'il se vantait de pouvoir relever. A côté de ce lit de mort se trouvait l'évêque 86 d'Autun. Une étrange combinaison de circonstances avait réuni ces deux personnages, dont le caractère était essentiellement différent, mais dont la position se ressemblait à certains égards.
L'un était éloquent, passionné, impérieux, imprudent; l'autre, calme, poli, logique et prudent. Mais tous les deux appartenaient à d'illustres familles, étaient doués de grands talents et avaient été dépossédés de leur place légitime dans la société. Tous les deux aussi avaient une politique libérale, et cela par vengeance et par ambition, aussi bien que par principe et par conviction. Aristocrates alliés à une faction démocratique, royalistes en lutte ouverte contre ceux qui respectaient le plus la monarchie, ils s'étaient engagés, pour faire triompher la modération, dans un combat entre les deux partis extrêmes.
Mirabeau était le cinquième enfant, mais il devint, par la mort d'un frère, le fils aîné du marquis de Mirabeau, riche propriétaire et chef d'une noble maison de Provence; il avait été marié très-jeune à une riche héritière, et destiné à l'armée. Cependant, abandonnant sa profession, séparé de sa femme, constamment entraîné dans des embarras, tantôt d'argent, tantôt d'amour, il avait mené la vie de garçon, vie remplie d'intrigues, d'indigence et d'aventures, jusqu'à l'âge de quarante ans, victime, tantôt de sa nature impétueuse, tantôt de l'imprudente et absurde sévérité de son père, dont les deux occupations favorites étaient de persécuter sa famille et de publier des pamphlets destinés à améliorer le sort de l'humanité. Ainsi, souvent enfermé, 87 toujours dans les difficultés (le premier et le dernier moyen de correction du vieux marquis étant de se procurer une lettre de cachet et d'arrêter la pension de son fils), le comte de Mirabeau avait dû ses moyens d'existence presque entièrement à ses talents, qui pouvaient s'appliquer aux lettres, quoiqu'ils fussent encore plus faits pour l'action.
Pendant un court répit que lui avaient laissé les calamités de tout genre qui le frappaient, répit dont il avait profité pour faire, à Paris même, des efforts désespérés afin d'améliorer sa position, il avait été mis en relation avec M. de Talleyrand, qui, frappé de ses talents et touché de ses malheurs, le recommanda à M. de Calonne, d'après l'avis duquel il fut envoyé par M. de Vergennes, alors ministre des affaires étrangères, remplir une sorte de mission confidentielle en Allemagne, peu de temps avant la mort du grand Frédéric. Il revint de cette mission au moment où la France commençait à être agitée par la convocation des «notables» suivie promptement de celle des états généraux. Il vit d'un coup d'œil que l'on touchait à une époque où ses talents éminents pourraient trouver leur emploi, et dans laquelle son caractère hautain et flexible à la fois ferait son chemin, soit par la force, soit par la persuasion; par conséquent, toute son âme se dirigea vers ce but: devenir membre de cette assemblée qu'il prédit dès le début devoir bientôt commander aux destinées de son pays.
Certaines dépenses étaient nécessaires pour atteindre ce but, et Mirabeau, comme à l'ordinaire, n'avait pas 88 un liard. Le moyen qu'il choisit pour se procurer la somme requise fut le moins honorable de ceux auxquels il aurait pu avoir recours. Il publia un ouvrage qu'il nomma: Histoire privée de la cour de Berlin, ouvrage rempli de scandale public et privé, et où il trahissait la mission qui lui avait été récemment confiée [17].
Naturellement, le gouvernement s'indigna; une poursuite fut intentée contre lui devant le parlement de Paris; M. de Montmorin et d'autres, qui l'avaient jusqu'alors protégé, lui dirent clairement qu'ils désiraient rompre avec lui.
Mirabeau se débattit au milieu de toutes ces difficultés déshonorantes. Il nia que l'ouvrage eût été publié avec son autorisation.
Il fut repoussé par la noblesse de Provence, qui décida que, n'ayant aucun fief à lui, il n'aurait pu siéger que comme délégué de son père; mais il devint candidat du tiers-état pour Aix et fut élu. Ce fut ainsi qu'il se présenta aux premières séances des états généraux, en face du ministère qui l'avait accusé, et de l'aristocratie qui l'avait répudié; tous deux allaient trouver en lui un hardi et formidable ennemi.
Mais, quoiqu'il eût été poussé à bout par les circonstances, son inclination et ses idées ne le portaient pas à agir en homme violent et extrême.
89 Ses projets, quant à la France, se bornaient au désir de lui procurer un gouvernement représentatif; et ses vues pour lui-même étaient celles qui, sous un tel gouvernement, conduisent souvent les hommes ambitieux à adopter l'opposition comme le chemin du pouvoir. Un contemporain a dit de lui avec beaucoup de raison: «Il était tribun par calcul, et aristocrate par goût.» Il visa à obtenir une constitution pour son pays, et à être ministre de la couronne sous l'empire de cette constitution.
M. de Talleyrand avait le même désir, et probablement la même ambition. Ces deux hommes d'État, par conséquent, auraient naturellement, dans le sein des états généraux, agi de concert comme deux amis particuliers qui avaient la même manière de voir quant aux affaires publiques.
Mais la publication de l'Histoire secrète de la cour de Berlin, ayant offensé le ministre qui avait employé Mirabeau, ne pouvait être que pénible et désagréable à M. de Talleyrand, à l'intercession duquel Mirabeau avait dû cet emploi et à qui, outre cela, la correspondance de Mirabeau avait été en grande partie adressée. Cette circonstance avait donc fait cesser toute intimité privée entre ces deux personnages qui allaient exercer une si grande influence sur les événements dont l'heure avait sonné.
Toutefois, il est très-difficile pour deux hommes de jouer un rôle important dans la même cause pendant un certain temps au sein d'une assemblée populaire, et cela au moment d'une grande crise nationale, sans 90 renouer leurs vieilles relations ou en former de nouvelles. Il est difficile de dire jusqu'à quel point les anciennes relations entre M. de Talleyrand et Mirabeau se renouèrent; mais ils causaient déjà ensemble d'une manière très-intime le 21 octobre 1789; c'est ce qui ressort d'une lettre de Mirabeau au comte de Lamarck, lettre dans laquelle Mirabeau établit que l'histoire d'une intrigue politique secrète lui avait été confiée par l'évêque d'Autun.
On sait aussi maintenant qu'environ à cette époque, Mirabeau projetait la formation d'un ministère auquel j'ai déjà fait allusion, et dans lequel devaient entrer conjointement lui et M. de Talleyrand. Il est très-possible que, si ce ministère s'était formé, l'histoire de la France pendant les soixante années qui suivirent eût été différente.
Mais la mesure la plus fatale adoptée par l'Assemblée fut celle du 9 novembre 1789, qui empêchait tout député de devenir ministre tant que durerait son mandat législatif, et même d'entrer au service de la couronne pendant deux ans après la dissolution de l'Assemblée. Les conséquences de cette résolution, dirigée contre ceux qui, comme Mirabeau et M. de Talleyrand, espéraient fonder un gouvernement constitutionnel et en prendre la direction, ces conséquences furent incalculables. Les personnages qui avaient alors le plus d'influence dans l'Assemblée et le pays étaient des hommes d'opinions modérées, de grands talents et de grande ambition. De tels hommes, placés à la tête des affaires, auraient pu contenir le mouvement et 91 établir un gouvernement populaire et sûr à la fois. Mais cette nouvelle règle empêchait ceux qui étaient devenus les favoris de l'Assemblée nationale et de la nation, d'employer leur influence pour soutenir le pouvoir exécutif. De plus, si leurs passions étaient violentes et leur position désespérée, elle les poussait à rechercher le pouvoir par des moyens hostiles à la constitution qui détruisait leurs espérances.
Cet effet fut produit sur Mirabeau, et ses sentiments venant à être connus de la cour, une sorte d'alliance s'établit entre eux au printemps de 1790;—alliance conclue trop tard (puisque la plupart des grandes questions sur lesquelles aurait pu s'exercer utilement l'influence de Mirabeau étaient déjà tranchées) et aussi alliance conduite de la manière la plus absurde; car tandis que le roi ouvrait à Mirabeau sa bourse, il l'excluait de sa confiance, et pendant longtemps, exigeait, comme condition préliminaire, que le traité qu'il avait fait avec le grand orateur fût tenu secret, même à ses propres ministres [18].
Mirabeau devait conseiller le roi en secret, le secourir indirectement en public; mais le roi ne devait pas paraître lui être favorable, et il devait être contrarié, contre-carré par les amis du roi.
L'erreur commise par les deux partis que concernait 92 cet arrangement fut le résultat, d'une part, du caractère faible et irrésolu de celui qui ne faisait jamais rien entièrement ni sincèrement, et, de l'autre, du caractère présomptueux et téméraire de celui qui ne doutait jamais du succès de ce qu'il entreprenait, et qui se persuada alors facilement à lui-même qu'ayant une fois triomphé de la difficulté d'entrer en communication avec la cour, il réussirait bientôt à la gouverner.
En effet, le désir qu'avait Mirabeau de servir la couronne étant sincère et sa capacité étant évidente, il crut avec quelque raison que l'on se fierait à sa sincérité, et qu'on donnerait à ses talents l'occasion de se déployer.
Mais il est évident que le roi avait voulu acheter un ennemi dangereux plutôt que conquérir un allié déterminé. Ainsi il continua à fournir aux besoins de Mirabeau, à recevoir les rapports de Mirabeau, à faire peu d'attention aux conseils de Mirabeau, jusqu'à ce que les affaires devinrent si mauvaises que même l'irrésolution de Louis XVI fut vaincue (c'était environ vers la fin de 1790), et alors, pour la première fois, on s'occupa sérieusement d'un plan que le téméraire orateur avait conseillé depuis longtemps déjà, mais que, jusqu'à ce moment, la cour n'avait voulu ni sanctionner ni rejeter. Ce plan consistait à éloigner le roi de Paris, à l'entourer de troupes encore fidèles, et, avec le secours d'une nouvelle assemblée à laquelle il faudrait préparer l'opinion publique, à réformer la constitution,—alors sur le point d'être terminée,—constitution 93 qui, tout en prétendant être monarchique, non-seulement empêchait le monarque d'exercer en réalité aucun pouvoir sans la permission expresse d'une assemblée populaire, mais établissait, comme théorie fondamentale, que le roi était simplement l'exécuteur de la souveraine volonté de cette assemblée. C'est là une addition qui, à première vue, peut sembler de peu d'importance, mais qui, calculée pour exercer jour après jour son influence sur l'esprit des hommes et pour déterminer ainsi leurs actes, ne pouvait manquer d'avoir un effet très-réel sur le jeu quotidien de leurs institutions. Et ce n'était pas tout. Les nations, comme les individus, ont, s'il est permis de parler ainsi, deux volontés: celle du moment,—résultat du caprice, de la passion et de l'impulsion,—et celle du loisir et de la délibération,—résultat de la prévoyance, de la prudence et de la raison. Tous les gouvernements libres possédant quelque solidité (quel que soit leur nom) ont, pour cette raison, établi, sous une forme ou sous une autre, un pouvoir de quelque espèce calculé pour représenter le jugement plus mûr de la nation et pour mettre un frein aux ébullitions spontanées, violentes et changeantes de l'excitation populaire. Toutefois, même cette barrière n'était pas interposée ici entre une chambre qui devait avoir toute l'influence dans l'État et un premier magistrat qui devait n'en avoir aucune.
La constitution qui allait être adoptée était, en un mot, impraticable, et personne ne le voyait plus clairement que Mirabeau; mais bien que prêt à la détruire, et 94 désireux de le faire, il ne se prêtait en aucune manière aux idées de Marie-Antoinette, quoiqu'il fût quelque peu subjugué par ses charmes.
«Je serai ce que j'ai été toujours,» dit-il dans une lettre au roi (15 décembre 1790), «défenseur du pouvoir monarchique réglé par les lois; apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique.» Bref, il tenta l'entreprise difficile et même presque impossible de sauver la liberté des mains d'un monarque dominé par des courtisans enthousiastes du pouvoir absolu et d'une populace influencée par des clubs qui aspiraient à détruire toute autorité autre que la leur.
Je viens de chercher à expliquer quels avaient sans cloute été les projets de Mirabeau; car nous avons à examiner quelles étaient probablement ses pensées lorsque, au milieu de vives souffrances, mais avec toute sa présence d'esprit et le clair pressentiment de sa fin prochaine, il demanda son ancien ami avec lequel, dit-on, il ne s'était jamais complétement réconcilié jusqu'alors, et désira sa présence auprès de cette couche d'où il ne devait plus se relever.
N'est-il pas permis de supposer que Mirabeau, dans ce dernier entretien avec M. de Talleyrand, parla des projets dont son esprit était alors occupé? et ne semble-t-il pas probable qu'à cette heure suprême il comprit que l'évêque d'Autun était la personne la mieux faite pour occuper la position difficile qu'il allait laisser vacante, position qui demandait tant d'adresse à qui voudrait se mouvoir au milieu des intrigues et des combinaisons variées qu'elle supposait? Plusieurs 95 raisons viennent appuyer cette supposition. M. de Talleyrand, comme Mirabeau, était aristocrate de naissance, libéral par position et par opinion; il était aussi l'un des membres de l'Assemblée qui possédaient le plus d'autorité sur la partie de ce corps que Mirabeau lui-même dirigeait, et en même temps l'un des membres très-peu nombreux en qui M. de Montmorin (ministre avec lequel Louis XVI avait enfin consenti que Mirabeau communiquât d'une manière confidentielle) avait dit à Mirabeau qu'il plaçait le plus de confiance. Enfin, il était en relation avec toutes les classes et presque tous les individus cherchant alors à troubler ou espérant calmer et réunir les éléments troublés de la société. Il connaissait la cour, le clergé, les Orléanistes. Il avait été l'un des fondateurs des Jacobins; il était membre du club rival et modéré, les Feuillants; et quoique, sans aucun doute, il manquât du feu et de l'éloquence nécessaires pour commander aux grandes assemblées, il possédait au plus haut degré le tact et l'adresse qui permettent à un homme de gouverner ceux qui conduisent de telles assemblées. En un mot, quoiqu'il ne restât pas de Mirabeau après Mirabeau, M. de Talleyrand était peut-être l'homme le mieux qualifié pour remplir d'une certaine manière la place qui restait vide, et celui que Mirabeau lui-même devait probablement désigner comme son successeur. Toutefois, je n'ai rien, excepté des conjectures, pour me guider à ce sujet; à moins que le dépôt public que Mirabeau, à sa dernière heure, confia à M. de Talleyrand ne puisse être invoqué comme un témoignage de 96 ses plus secrètes intentions. Nous pouvons apprendre la nature de ce dépôt par M. de Talleyrand lui-même, qui, le jour suivant, au milieu du silence et de la douleur qui avaient envahi tous les partis (car un homme de génie supérieur, quels que soient ses défauts, disparaît rarement sans qu'on le pleure), montant à la tribune de l'Assemblée nationale, dit d'une voix qui paraissait réellement émue:
«Je suis allé hier chez M. de Mirabeau. Une foule immense remplissait cette maison dont je franchis le seuil avec une tristesse plus vive encore que ne pouvait l'être la douleur du public. Le triste spectacle qui m'attendait remplissait l'imagination de l'image de la mort, elle était partout, excepté dans l'esprit de celui que menaçait le danger le plus imminent. Il avait demandé à me voir. Il est inutile de parler de l'émotion produite sur moi par beaucoup de choses qu'il me dit. Mais chez M. de Mirabeau ce qui dominait alors c'était l'homme public; et, sous ce rapport, nous pouvons considérer comme une précieuse relique les derniers mots qui purent être arrachés à cette proie immense que la mort était sur le point de saisir. Concentrant tout son intérêt sur les travaux que cette assemblée a encore devant elle, il se rappela que la loi de la succession était à l'ordre du jour, et se désola de ne pouvoir assister à la discussion de la question, regrettant de mourir, puisque la mort le privait de remplir un devoir public. Mais, comme il avait écrit sa manière de voir, il me confia le manuscrit, afin que je pusse vous le communiquer en son nom. Je 97 vais m'acquitter de ce devoir. L'auteur de ce manuscrit n'est plus; mais ses pensées et ses désirs étaient tellement liés au bien public, qu'en écoutant l'expression des sentiments que je vais vous retracer, vous pourrez croire que vous recevez son dernier soupir.»
Telles furent les paroles par lesquelles M. de Talleyrand introduisit le mémorable discours qui, en établissant les principes sur lesquels a depuis été posée la loi de succession, jeta les fondements d'une nouvelle société française sur des bases qu'aucune circonstance ne paraît devoir modifier.
«Il y a autant de différence,» dit Mirabeau, «entre ce qu'un homme fait pendant sa vie et ce qu'il fait après sa mort, qu'entre la mort et la vie. Qu'est-ce qu'un testament? C'est l'expression de la volonté d'un homme qui n'a plus aucune volonté, par rapport à une propriété qui n'est plus sa propriété; c'est l'action d'un homme qui n'est plus responsable de ses actions envers l'humanité; c'est une absurdité, et une absurdité ne devrait pas avoir force de loi.»
Tel est l'argument mis en avant dans ce discours célèbre et singulier. Ingénieux plutôt que profond, maintenant que nous l'examinons avec calme, il ne nous semble pas digne de la réputation qu'il obtint, ni de l'effet qu'il produisit sans aucun doute. Mais, lu avec la voix grave de M. de Talleyrand, et considéré comme les dernières pensées sur les dispositions testamentaires qu'ait formées un homme qui faisait son propre testament quand il composa ce discours, et qui, depuis lors, était entré avec son intelligence lumineuse et 98 sa merveilleuse éloquence dans l'obscur silence de la tombe, il ne pouvait manquer de produire une profonde impression. C'était, de plus, le manteau du prophète qui avait quitté cette terre; et le monde, qu'il se trompât ou non dans cette supposition, crut voir dans ce legs politique l'intention de désigner un successeur politique.
De cette manière, M. de Talleyrand déjà, ainsi que nous l'avons vu, membre du département de Paris, fut immédiatement choisi pour occuper la place dans la direction de ce département laissée vacante par la mort de Mirabeau.
Ce conseil municipal disposait encore d'une influence considérable, et il ne manquait pas de moyens variés d'exercer cette influence sur les classes moyennes de la capitale; de telle sorte qu'un homme de résolution et de tact aurait pu en faire l'un des instruments les plus utiles pour rétablir l'autorité royale et la consolider sur de nouvelles bases.
Il paraît, en vérité, que M. de Talleyrand avait le projet de le rendre populaire en s'en servant comme d'un moyen de donner de bons conseils au roi, et aussi de rendre le roi populaire en l'engageant à suivre ces conseils, puisque nous découvrons qu'environ une quinzaine après la mort de Mirabeau, le 18 avril, ce 99 corps présenta une adresse au roi, le pressant d'éloigner de ses conseils ceux dont la nation se méfiait, et de se confier franchement aux hommes qui étaient encore populaires: tandis qu'il y a toute raison de croire, ainsi que j'aurai tout à l'heure occasion de le montrer, que vers ce moment même M. de Talleyrand entra en négociations secrètes avec le roi, ou, du moins, par l'entremise de M. de Laporte, lui offrit son concours le plus efficace.
Mais Louis XVI devait se fier plus volontiers à un homme hardi et passionné comme Mirabeau, que, malgré sa naissance (et en considérant la situation dans laquelle la révolution l'avait trouvé), il regardait comme un aventurier qui avait été presque naturellement son adversaire, jusqu'à ce qu'il eût acheté son concours, qu'il ne devait se fier à un homme comme M. de Talleyrand, philosophe, homme d'esprit, et de qui l'on pouvait dire qu'il avait été élevé pour le métier de courtisan; et, d'un autre côté, M. de Talleyrand lui-même était trop prudent pour s'aventurer hardiment et entièrement dans les plans téméraires et douteux que Mirabeau avait préparés; du moins il ne devait s'y engager que lorsqu'il commencerait à croire d'une manière certaine à leurs chances de succès.
De plus, d'autres circonstances se présentèrent alors qui ne pouvaient manquer d'avoir une influence défavorable sur l'établissement d'une entente sérieuse entre le monarque scrupuleux et méfiant, et l'évêque constitutionnel, grand joueur d'échecs.
Lorsque M. de Talleyrand refusa l'archevêché de Paris, il est clair qu'il n'attendait plus rien de l'Église; et à partir de ce moment il conçut sans aucun doute l'idée de se libérer de ses entraves à la première occasion convenable: cette occasion ne se fit pas longtemps attendre, car le 26 avril, le lendemain du jour où il avait consacré le curé Expelles, évêque nouvellement élu du Finistère, parut un bref ainsi annoncé dans le Moniteur du 1er mai 1791:
«Le bref du Pape est arrivé jeudi dernier. De Talleyrand Périgord, ancien évêque d'Autun, y est suspendu de toutes fonctions, et excommunié après quarante jours s'il ne vient pas à résipiscence.»
Le moment était alors venu de prendre cette mesure décisive devant laquelle l'ecclésiastique avait reculé, quoiqu'il sût qu'il faudrait en venir là; car il avait trop de tact pour penser à rester ecclésiastique quand pesait sur lui une interdiction prononcée par le chef suprême de son Église, et il n'était nullement prêt à abandonner sa carrière politique, et à se réconcilier avec Rome, du moment que cette réconciliation entraînerait avec elle le renoncement à la richesse et à l'ambition. Il ne lui restait donc d'autre alternative que d'abandonner la profession qu'il avait été forcé d'embrasser. C'est ce qu'il fit immédiatement, et sans 101 hésiter; paraissant désormais dans le monde (quoique désigné quelquefois dans les documents publics comme l'abbé de Périgord, ou l'ancien évêque d'Autun) sous le simple titre de M. de Talleyrand, titre que je lui ai déjà souvent donné, et sous lequel, d'un consentement universel, il a passé à la postérité, bien qu'il fût destiné à obtenir des titres bien plus élevés.
L'acte était téméraire; mais, ainsi que la plupart des actes téméraires accomplis dans des circonstances difficiles, il n'était pas imprudent (j'en parle comme d'une affaire de calcul mondain); il arracha un prêtre indifférent à une position qu'il ne pouvait occuper avec décence qu'au moyen d'une constante hypocrisie; et il permit à un habile homme d'État de se livrer tout entier à une carrière à laquelle s'adaptaient merveilleusement ses talents. Le renoncement de M. de Talleyrand à l'Église ne fut d'ailleurs pas alors un événement aussi remarquable qu'il l'eût été dans tout autre temps; car la France, et même l'Europe, étaient alors semées d'ex-ecclésiastiques de tous grades, auxquels il n'était plus permis de se revêtir de leur costume, ni de remplir leurs devoirs, et qui, dans beaucoup de cas, étaient obligés de déguiser leur vocation réelle sous celle qui leur procurait leur subsistance journalière. Néanmoins, le cas particulier de l'évêque d'Autun excita l'attention et la méritait. C'était comme organe et représentant de l'Église de France que ce prélat avait contribué dans une mesure considérable à en aliéner la propriété et à en changer la constitution; et maintenant, ses frères du clergé étant ce qu'il les avait faits, il secouait volontairement 102 leur habit de dessus ses épaules et renonçait à participer en aucune manière à leur sort.
On pouvait, il est vrai, alléguer que personne n'avait perdu davantage que lui à la destruction de l'ancienne Église et de ses institutions, que dans l'origine il s'était fait prêtre contre son gré, et qu'il était forcé de choisir entre ses convictions comme citoyen, et ses obligations comme ecclésiastique. Cependant, cet abandon de son ordre par quelqu'un qui en avait été l'un des membres les plus éminents, était sans nul doute un scandale. Le monde, il est vrai, pardonne habituellement à ceux qu'il est de son intérêt d'excuser, et M. de Talleyrand, s'il fut coupable, eut la consolation de vivre assez longtemps pour voir ses erreurs pardonnées ou excusées par beaucoup de catholiques rigides, qui se plaisaient dans sa société, par plusieurs princes très-pieux, qui avaient besoin de ses services, et par le pape lui-même, lorsque Sa Sainteté se trouva dans une situation où elle avait à craindre son mauvais vouloir et à désirer sa bienveillance; cependant, pour lui, il ne se sentit jamais entièrement à l'aise quant à sa première profession, et il était si susceptible à ce sujet que le plus sûr moyen de l'offenser était d'y faire allusion. Une dame, longtemps liée avec M. de Talleyrand, m'a raconté qu'il n'aimait pas entendre prononcer le mot d'étole.
Quant à Louis XVI, quoiqu'il fît de perpétuels compromis avec sa conscience, il devait naturellement, plus que tout autre, être scandalisé de voir ainsi un évêque redevenir laïque avec le plus grand calme, et il 103 faut ajouter que M. de Talleyrand était de toutes les personnes la moins faite pour respecter les scrupules de Louis XVI.
Il est donc permis de supposer avec toute apparence de raison que, quels que fussent les rapports qui existassent indirectement entre eux à cette époque, ces rapports n'étaient ni intimes ni marqués de cordialité, mais plutôt tels que ceux que les hommes entretiennent quelquefois avec des personnes qu'ils n'aiment pas et en qui ils n'ont aucune confiance, mais qu'ils sont prêts à servir sous main ou dont ils sont disposés à recevoir les services, si les circonstances devaient rendre une intimité plus grande avantageuse aux deux partis.
Le roi, cependant, s'était trouvé de plus en plus embarrassé par les avis opposés de ses conseillers, qui étaient nombreux et en qui il n'avait jamais confiance, et il s'était montré de plus en plus mécontent de la perspective d'avoir à donner sous peu son assentiment à une constitution qu'il envisageait, en réalité, comme une abdication. On ne fut donc pas surpris de découvrir, le 21 juin au matin, qu'il avait quitté Paris avec sa famille; et l'on eut bientôt après la certitude que les fugitifs s'étaient dirigés vers le nord de la France et le camp de M. de Bouillé.
Il faut se rappeler que se retirer de la capitale au camp de cet officier, dans le jugement, la capacité et la fidélité duquel Louis XVI avait la plus entière confiance, c'était une partie de l'ancien plan de Mirabeau.
104 Mais ce n'était pas tout: le roi, dans une pièce qu'il laissait derrière lui, annonçait que c'était son intention de se retirer dans quelque partie de son «royaume où il pourrait librement exercer son jugement; là il ferait à la constitution proposée» (elle était sur le point d'être achevée) «les changements qui lui paraîtraient nécessaires pour maintenir la sainteté de la religion, pour fortifier l'autorité royale, et pour consolider un système de vraie liberté.» Une déclaration de cette sorte était aussi comprise dans le plan de Mirabeau: seulement les termes en auraient peut-être eu plus de précision que ceux que je viens de citer. M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères—signataire du passe-port avec lequel le roi venait de s'enfuir comme domestique d'une madame de Korff—avait été initié, comme nous le savons, aux secrets de Mirabeau, et M. de Talleyrand était l'un des amis de M. de Montmorin, et s'était assis, ainsi que nous venons de le voir, au chevet de Mirabeau pendant ses dernières heures. D'où il est permis d'inférer, nonobstant les causes qui empêchaient une sympathie réelle et une entente cordiale entre le roi et l'ex-évêque d'Autun, que ce dernier était dans le secret de la fuite du premier, et qu'il se préparait à jouer un rôle dans les plans qui devaient commencer à s'exécuter aussitôt que cette fuite en aurait donné le signal.
En effet, des bruits de ce genre, concernant M. de Montmorin et M. de Talleyrand, circulèrent à Paris pendant un moment.
Mais M. de Montmorin donna satisfaction à l'Assemblée, 105 en prouvant qu'il n'avait participé en aucune manière à l'évasion du roi; et les rapports sur le compte de M. de Talleyrand ne furent jamais reproduits que par un ou deux de ces journaux qui, à cette époque, déshonoraient la liberté de la presse en se montrant prêts à publier avec une égale indifférence, soit la vérité, soit le mensonge.
Il faut aussi remarquer que M. de Lafayette, dont l'autorité peut être acceptée en pareille matière, accuse formellement le roi d'avoir laissé ignorer ses intentions à M. de Montmorin et à ses plus intimes amis. «Il était ignoré,» dit M. de Lafayette, «de ses ministres, des royalistes de l'Assemblée, tous laissés exposés à un grand péril. Telle était la situation, non-seulement des gardes nationaux de service, de leurs officiers, mais des amis les plus dévoués du roi, du duc de Brissac, commandant des cent-Suisses, et de M. de Montmorin, qui avait très-innocemment donné un passe-port sous le nom de baronne de Korff.»
Il serait difficile d'expliquer ce qu'a d'inconséquent la conduite de Louis XVI, si l'on ne se reportait à l'inconséquence de son caractère: je suis, toutefois, disposé à croire qu'après la mort de Mirabeau, il comprit qu'il serait impossible d'unir une portion considérable de l'Assemblée et de l'armée dans un plan commun, et qu'il commença alors à poursuivre deux plans en même temps: l'un, relatif à la politique qu'il aurait à poursuivre s'il restait dans la capitale, projet qu'il étudia probablement avec le secours de M. de Montmorin, qui était lié avec les membres les plus influents du 106 parti constitutionnel de l'Assemblée; l'autre, relatif à sa fuite, qu'il confia seulement au général dans le camp duquel il allait se réfugier, et aux amis et partisans particuliers qui prenaient peu de part aux affaires publiques. On peut aussi présumer que, par suite de son indolence et de son indécision habituelles, ne s'arrêtant jamais longtemps ni avec fermeté au même projet, il se laissait épouvanter en songeant aux colères de la populace au moment où il aurait été le plus disposé à rester tranquillement dans son palais, et qu'il se laissait alarmer par le danger et les difficultés de la fuite, alors même qu'il pressait le plus activement les préparatifs de son voyage. C'est ainsi que l'on peut le mieux s'expliquer comment il écrivait à M. de Bouillé de l'attendre à Montmédy, quand huit jours auparavant (23 avril) il avait déclaré aux souverains de l'Europe qu'il était satisfait de sa position à Paris: c'est aussi de cette manière que l'on peut arriver à comprendre comment, deux ou trois jours avant son évasion des Tuileries, il assurait solennellement le général de la garde nationale qu'il ne tenterait pas de quitter ce palais [19].
Il faisait rarement ce qu'il avait l'intention de faire, et se démentait plus souvent pour avoir changé d'intentions, que pour avoir eu l'intention de manquer de sincérité.
En tout cas (pour en revenir au fait qui nous intéresse le plus en ce moment), il semble probable que le départ de Louis XVI eut lieu sans le concours actif de M. de Talleyrand; mais je ne puis admettre que ce fût à son insu.
L'ex-évêque avait des relations si variées et si étendues, qu'il était à peu près certain de savoir ce qu'il désirait savoir; et c'était agir selon son habitude que de s'arranger de manière à n'être pas compromis si les projets du roi venaient à échouer, et cependant, si ces projets réussissaient, à se trouver dans une situation qui lui permît de montrer que le roi lui devait son succès. Du reste, il est inutile de spéculer sur ce qui aurait pu arriver si l'infortuné monarque avait atteint le lieu de sa destination; car, voyageant dans une voiture très-lourde et faite pour attirer les yeux, au train de trois milles à l'heure, descendant lorsqu'il y avait des côtes à monter, mettant sa tête hors de la portière aux relais, Louis XVI arriva à l'endroit où il devait rencontrer son escorte, vingt heures après le temps fixé, et à la fin fut arrêté au pont de Varennes par une poignée d'hommes résolus, et reconduit lentement à la capitale, au milieu des insultes de la province et du silence de Paris. Alors se posa cette question importante: Qu'allait-on faire de lui?
108 Allait-on le déposer pour le remplacer par une république? Tous les écrivains contemporains s'accordent à dire qu'à ce moment l'idée d'une république n'existait que dans quelques esprits que l'on aurait volontiers traités de visionnaires. Fallait-il le déposer en faveur d'un nouveau monarque; substitution qui, vu l'émigration des frères du roi et l'enfance de son fils, n'aurait pu se faire qu'au profit d'une nouvelle dynastie? Ou bien fallait-il le réintégrer dans le poste qu'il avait quitté?
Il est intéressant de considérer les vues et la conduite de M. de Talleyrand dans ce moment critique. Des contemporains nous ont dit que lui et Sieyès croyaient que la révolution aurait meilleure chance de réussir avec une monarchie limitée sous un nouveau chef, élu par la nation, que sous l'ancien monarque, qui réclamait son trône en vertu du droit héréditaire, et il est facile de comprendre cette manière de raisonner.
Un roi qui avait succédé à un trône du haut duquel ses ancêtres avaient pendant des siècles gouverné leurs peuples d'une manière absolue, ne pouvait être qu'à demi satisfait de posséder par tolérance un débris de l'ancienne autorité de ses ancêtres; et il était impossible, d'un autre côté, que le peuple eût jamais une entière confiance en un prince qui avait à oublier les 109 idées qui lui avaient été transmises avec le sceptre avant de pouvoir respecter celles qui en restreignaient l'usage. Louis XVI, de plus, avait essayé de s'échapper de son palais, comme un prisonnier s'échappe de sa prison, et, c'était comme un captif qui tente de s'évader qu'il avait été pris et ramené à son lieu de réclusion.
D'un roi réduit à cette condition, il était difficile de faire autre chose qu'une poupée, destinée à être pendant quelque temps l'instrument, et bientôt la victime des partis en lutte.
M. de Talleyrand avait toujours eu un penchant pour la branche d'Orléans de la maison de Bourbon; et, d'ailleurs, il ne pensait pas autant de mal du personnage important qui était alors le représentant de la famille d'Orléans, que les contemporains d'après lesquels la postérité a tracé son portrait.
Il dit un jour de ce prince, avec une de ces expressions énergiques qui lui étaient familières: «Le duc d'Orléans est le vase dans lequel on a jeté toutes les ordures de la Révolution;» et ce n'était pas inexact. Philippe d'Orléans, en effet, qui a été connu dans l'histoire sous le sobriquet d'«Égalité,» n'était propre ni pour le rôle d'un grand souverain en des temps agités, ni pour celui d'un tranquille et obscur citoyen dans une époque plus calme. Néanmoins, il n'était pas aussi mauvais qu'on a bien voulu le dire; car tous, les légitimistes comme les républicains, ont été obligés de noircir son caractère afin d'excuser leur conduite envers lui.
Son caractère a, de plus, été mal jugé et exagéré, 110 parce que nous l'avons envisagé à la clarté lugubre de ce vote monstrueux qui ramène toujours la dernière période de sa vie d'une manière horrible devant nous. Cependant, en réalité, c'était un homme faible, conduit aux mauvaises actions par manque de principes, plutôt qu'un homme d'une nature violente et dépravée qui ne recule pas devant les crimes quand ils semblent devoir servir son ambition. Sa seule passion violente était le désir qu'on parlât de lui.
Le roi, en s'y prenant habilement, aurait peut-être pu faire servir au profit de sa monarchie cette passion dominante de son plus puissant sujet, car le jeune duc de Chartres désira à une certaine époque briller comme aspirant à la célébrité militaire. Mais le gouvernement repoussa sa requête d'être employé comme il convenait à son rang; et lorsque, en dépit de ce refus, il figura comme volontaire dans un combat naval, la cour, d'une manière injuste et impolitique, fit courir des bruits mettant en doute son courage. Risquer sa vie dans un ballon, se plonger dans toutes les extravagances de la débauche, professer les opinions républicaines tout en étant le premier prince du sang royal, c'étaient autant de révélations du caractère qui aurait pu faire de lui un vaillant soldat, un bigot exalté, un royaliste zélé, même un assez bon monarque constitutionnel.
Quant aux histoires variées de ses conspirations incessantes et de ses manœuvres compliquées pour exciter la populace, débaucher les soldats, et s'emparer de la couronne, elles sont, à mon avis, aussi peu dignes 111 de crédit que les histoires ayant cours à la même époque sur l'ivrognerie de Louis XVI et les désordres de Marie-Antoinette. Il appartenait à cette classe d'hommes décrite par Tacite comme «aimant l'oisiveté—tout en détestant le tranquillité;» il était de ceux qui cherchent la popularité plutôt que le pouvoir, et dont le caractère est aisément façonné et modifié par les circonstances. Si M. de Talleyrand pensa à lui donner ce qui fut appelé dans la suite une «couronne de citoyen,» ce plan était peut-être encore le meilleur qui pût être adopté. Il faut se rappeler que Philippe d'Orléans n'avait pas encore été déshonoré et souillé par les folies ou les crimes auxquels il se laissa entraîner dans la suite. Mais à ce projet il y avait un grand et insurmontable obstacle.
Le général la Fayette commandait la garde nationale de Paris, et quoique sa popularité fût déjà sur le déclin, il était encore, Mirabeau mort, le plus puissant citoyen qu'eût suscité la révolution. Il ne désirait ni courir de nouveaux risques, ni acquérir plus de puissance, ni voir sur le trône un souverain qui possédât plus de popularité ou d'autorité que le roi qui s'était sauvé.
Courageux plutôt qu'audacieux, plus avide de popularité que de pouvoir, chevalier errant, aimable enthousiaste plutôt que grand capitaine ou politique pratique, le rôle qui lui convenait était de se faire passer aux yeux du peuple comme le gardien de la constitution, et aux yeux du souverain comme l'idole de la nation. C'était là le rôle auquel il voulait se 112 borner; et Louis XVI était le monarque sous lequel il pouvait jouer le plus facilement ce rôle. Mais ce n'était pas tout. Les hommes ambitieux consentent quelquefois à partager les attributs du pouvoir; les hommes vains ne consentent jamais à partager le plaisir des applaudissements: et l'on dit que la Fayette n'oublia jamais que, dans la journée mémorable qui suivit la destruction de la Bastille, un autre buste, celui du duc d'Orléans, fut porté en triomphe avec le sien dans les rues de Paris. Par conséquent, il était décidément opposé à l'idée de faire le duc d'Orléans roi de France.
Ainsi, après avoir fait, en faveur de la branche cadette des Bourbons, un effort de nature à le laisser libre de soutenir la branche aînée, si cet effort venait à échouer, M. de Talleyrand finit par se déclarer pour Louis XVI, comme le seul qui pût être souverain, si la monarchie était maintenue; et il était aussi d'avis qu'on donnât à ce prince une position qu'il pût honorablement accepter et des fonctions qui lui conférassent une part réelle de pouvoir.
Il faut ajouter que le roi lui-même était alors dans de meilleures dispositions qu'auparavant pour accepter franchement les conditions de la nouvelle existence qui devait lui être proposée.
Héros, ou plutôt saint, quand sa force d'âme avait 113 à affronter le danger ou à supporter la souffrance, sa nature était une de celles qui reculent devant l'effort, et aiment mieux beaucoup endurer que lutter pour la victoire ou la délivrance.
Il s'était décidé avec peine à tenter sa récente expédition; il avait été dégoûté par ses difficultés et plus qu'effrayé de ses périls. La mort elle-même lui semblait préférable à un autre effort de ce genre.
Il avait compris aussi, d'après le sentiment des provinces et même d'après l'infidélité des troupes, qui, envoyées pour l'escorter, auraient pu essayer de le sauver; mais qui, lorsqu'on leur avait dit de crier: «Vive le roi»! avaient crié: «Vive la nation»! que, même s'il avait atteint le camp de M. de Bouillé, ce général, malgré sa fermeté de caractère et ses talents militaires, n'aurait pu qu'avec la plus grande difficulté placer le roi de France sur le territoire français dans une position où il lui eût été possible de dicter des lois au peuple français, ou même seulement de traiter avec ce peuple. Par conséquent, quitter Paris une seconde fois était évidemment s'unir, en s'y subordonnant, à ce parti des émigrés qui avaient toujours préféré son frère cadet, dont la présomption était devenue une insulte à son autorité et une offense à la fierté de Marie-Antoinette. D'un autre côté, beaucoup de personnes influentes de l'Assemblée, qui avaient jusqu'alors employé leurs talents et leur autorité à affaiblir le pouvoir monarchique, étaient dans ces circonstances disposées à le fortifier.
Parmi les commissaires envoyés pour ramener 114 Louis XVI de Varennes à Paris était Barnave, jeune et éloquent jurisconsulte, qui, poussé par le désir de se distinguer dans une glorieuse rivalité avec Mirabeau, avait adopté au sein de l'Assemblée ce parti qui, tout en se déclarant contre une république, plaidait dans toutes les discussions, et en particulier dans la fameuse discussion sur le veto, pour la diminution et même la destruction de l'autorité royale. Touché des malheurs de Marie-Antoinette,—la beauté ne paraissant jamais aussi charmante à un cœur généreux qu'à l'heure de la détresse,—et convaincu, peut-être, par ses propres observations que Louis XVI avait, sous beaucoup de rapports, été grossièrement calomnié, Barnave avait enfin adopté les vues conçues autrefois par son grand rival, dont les cendres reposaient alors au Panthéon.
Les deux Lameth aussi, officiers de noble origine, possédant quelque talent et encore plus d'énergie, s'apercevant que, par la ligne de conduite qu'ils avaient jusqu'alors suivie, ils s'étaient donné à chaque pas dans les plus basses classes de la société des rivaux plus formidables que ceux qu'ils auraient autrement eu à rencontrer parmi les chefs de la noblesse ou les favoris de la cour, étaient alors aussi désireux de mettre un frein à la démocratie qu'ils détestaient, que Barnave l'était de venir en aide à la reine qu'il aimait; tandis que des personnes de tous les rangs, désirant consciencieusement la liberté, mais en même temps justement alarmées de l'anarchie, commençant à regarder comme plus important de réprimer la licence de la populace 115 et des clubs que de combattre les projets du roi et du gouvernement, étaient d'avis de se rallier autour du trône chancelant et d'essayer de lui donner quelque sûr fondement.
Pour toutes ces raisons, il y avait donc une réunion de désirs, d'intérêts et de talents qui conspiraient pour faire à Louis XVI une place honorable dans une constitution qui, tout en n'étant pas la meilleure possible, aurait été la meilleure possible alors; il ne pouvait alors être question d'aucun autre projet qu'avouât la raison; M. de Talleyrand entra donc, ainsi que je l'ai dit, dans celui-là, quoiqu'il crût moins au succès que la plupart de ses auxiliaires. En ce moment, toutefois, certaines circonstances le favorisèrent. Un attroupement, formé sous l'influence et d'après les exhortations du plus violent des jacobins, dans le but de signer une pétition à l'Assemblée contre la continuation de la monarchie, ayant donné, par son caractère tumultueux et ses excès, un prétexte suffisant pour justifier l'acte, fut dispersé par la Fayette à la tête de la garde nationale, et avec l'autorité de Bailly, maire de Paris; c'est-à-dire avec la force et l'autorité de la masse entière de la bourgeoisie, ou classe moyenne.
Les républicains furent intimidés. De plus, une révision 116 de la constitution fut demandée; car la manière inconséquente et décousue dont beaucoup des mesures de l'Assemblée avaient été votées, rendait nécessaire de distinguer entre celles qui étaient d'un caractère temporaire et celles qui devaient rester des lois fondamentales de l'État. Cette révision offrait l'occasion d'introduire d'importants changements dans la constitution elle-même, et parmi ces changements la création d'une seconde chambre, d'une chambre haute ou sénat. La Fayette lui-même consentit à cette addition, quoique son opinion fût qu'une seconde chambre de cette espèce devait être élective comme aux États-Unis (son modèle constant), et non héréditaire comme en Angleterre, ce que voulait une autre catégorie d'hommes publics désireux de maintenir une aristocratie aussi bien qu'une monarchie.
Le parti modéré, encore puissant dans les départements, à Paris, et dans la garde nationale, aussi bien que dans l'armée, n'avait pas néanmoins, par lui-même, une majorité dans l'Assemblée; et une simple majorité n'aurait pu entreprendre d'exécuter un plan aussi vaste que celui que l'on avait en vue. Avec l'aide des royalistes, cependant, l'exécution de ce plan était facile. Mais les royalistes, au nombre de deux cent quatre-vingt-dix membres, l'abbé Maury à leur tête (Cazalès, l'autre chef du parti royaliste, ayant émigré vers ce moment), qui conservaient leurs siéges dans l'Assemblée, refusèrent de prendre aucune part à ses actes; et de cette manière le seul espoir de sécurité qui restât au roi fut détruit par les personnes même 117 qui s'arrogeaient le titre «d'amis du roi:» il faut dire d'ailleurs que cette conduite, quoique sotte et peu patriotique, était assez naturelle.
Ce qu'un parti peut le moins supporter est le triomphe de ses adversaires; or la consolidation d'un gouvernement constitutionnel était le triomphe de ce parti qui, depuis le commencement de la révolution, s'était fait l'avocat d'un tel gouvernement et l'avait déclaré possible. Le triomphe du parti opposé, au contraire, était qu'il y eût une monarchie absolue, ou pas de monarchie; un gouvernement de lettres de cachet, ou pas de gouvernement. Ce parti avait à prouver que diminuer le pouvoir du souverain, c'était le conduire à l'échafaud; que, donner la liberté au peuple, c'était renverser la société. Ainsi donc, s'ils ne désiraient pas que tout tournât le plus mal possible, ils ne voulaient rien faire pour s'assurer du mieux qui était praticable. Ce sont des conjonctures comme celles-là qui confondent les calculs de ceux qui croient que les hommes agiront suivant leurs intérêts. Laissés à eux-mêmes, les constitutionnels n'eurent pas un pouvoir suffisant pour livrer bataille aux démocrates dans l'Assemblée et aux clubs hors de l'Assemblée. Ils votèrent au roi une garde du corps et une liste civile, mesures mieux calculées pour exciter l'envie que pour arrêter la licence de la populace; puis, trahis par le même désir de donner une nouvelle preuve de ce désintéressement qui les avait fait s'associer, en novembre 1789, à la stupide déclaration qu'aucun membre de l'Assemblée ne serait ministre du Roi, ils commirent la folie plus grande encore 118 de déclarer qu'aucun membre de l'Assemblée nationale ne siégerait dans la prochaine Assemblée législative, ou ne pourrait occuper aucun emploi de la Couronne pendant sa durée; décret qui décapita la France, en livrant une constitution non éprouvée aux mains de législateurs sans expérience. Ce décret laissait l'avenir trop obscur pour qu'un homme calme et réfléchi pût se flatter qu'il y eût plus qu'une faible probabilité d'en fixer les destinées avant quelques années; mais quelles que pussent être ces destinées, la réputation de l'homme d'État dont les vues formaient l'esprit d'une génération naissante devait survivre aux erreurs et aux passions de celle qui passait.
Ce fut dans cette pensée que M. de Talleyrand, juste au moment où l'Assemblée nationale ou constituante allait se séparer, soumit à son attention un vaste plan d'éducation, sur lequel il était trop tard pour décider alors, mais qui, imprimé et recommandé à l'attention de la législature suivante, et ayant à une extrémité l'école communale et à l'autre l'Institut, existe encore aujourd'hui avec très-peu de modifications [20].
L'Assemblée se sépara alors (le 13 septembre), au milieu de ce déploiement accoutumé de feux d'artifice 119 et de fêtes qui marquent l'histoire de ce peuple animé et changeant qui, jamais satisfait et jamais désespéré, montre la même joie quand il couronne ses héros ou quand il brise ses idoles.
Telle fut la fin de cette grande Assemblée qui disparut rapidement de cette société agitée, mais qui laissa sur le monde, pour bien des générations, une empreinte qui n'a pas encore été effacée.
Dans cette Assemblée, M. de Talleyrand fut le personnage le plus important après Mirabeau, comme il fut plus tard, sous le régime impérial, le personnage le plus remarquable après Napoléon; et je me suis appesanti sur cette partie de sa carrière plus que je ne le ferai probablement sur les autres, parce que c'est la moins connue, et par conséquent la moins appréciée.
Toutefois, la réputation qu'il obtint, qu'il acquit à juste titre dans ces temps violents et agités, ne fut pas d'un caractère violent ni turbulent. Membre des deux clubs fameux de l'époque (les jacobins et les feuillants), il les fréquentait de temps à autre, non pour prendre part à leurs débats, mais pour faire la connaissance de ceux qui y prenaient part, et pouvoir les influencer. Dans l'Assemblée nationale, il avait toujours été avec 120 les plus modérés qui pouvaient espérer le pouvoir, et qui ne désavouaient pas la révolution.
Necker, Mounier, Mirabeau, eurent successivement son appui aussi longtemps qu'ils prirent une part active aux affaires publiques. Quand ils disparurent, il agit de la même manière avec Barnave et les deux Lameth, et même avec la Fayette, quoique lui et ce personnage eussent du mépris et de l'aversion l'un pour l'autre. Aucun sentiment personnel ne troubla sa ligne de conduite; elle ne fut jamais marquée par des préjugés personnels, sans que je puisse dire qu'elle ait non plus jamais resplendi de l'éclat d'une éloquence extraordinaire. Son influence vint de ce qu'il proposa des mesures importantes et raisonnables au moment opportun, et cela dans un langage singulièrement clair et élégant; ce qu'avait d'élevé sa situation sociale ajoutait encore à l'effet de sa conduite et de son intervention. Il n'affectait pas de se laisser guider par le sentiment ou l'émotion; et la haine, le dévouement et la crainte, ne semblaient jamais avoir la moindre influence sur ses actions.
Il avouait qu'il désirait une monarchie constitutionnelle, et qu'il était disposé à faire tout ce qu'il pouvait pour en obtenir une. Mais il ne dit jamais qu'il se sacrifierait à cette idée s'il devenait évident qu'elle ne pouvait pas triompher.
Beaucoup ont attaqué son honneur, parce que, étant noble et ecclésiastique, il prit parti contre les deux ordres auxquels il appartenait; mais en réalité il désirait faire revivre les choses anciennes au sein des 121 idées nouvelles, plutôt que faire disparaître ces choses anciennes. D'autres ont contesté sa sagacité, parce qu'il a salué et favorisé une révolution qui l'a précipité, du faîte de la richesse et du pouvoir, dans la pauvreté et l'exil. Mais, en dépit de ce qui a été dit dans le sens contraire, je ne crois nullement que la fin de la révolution de 1789 ait été la conséquence naturelle de son commencement. Plus on examine l'histoire de cette époque, plus on est frappé des folies incessantes et inexplicables de ceux qui voulurent l'arrêter. Il ne manqua pas d'occasions, puisque le bon sens et le courage le plus ordinaires, de la part du roi et de ses amis, auraient donné à l'un tout le pouvoir qu'il était utile qu'il exerçât, et maintenu les autres dans une position aussi influente que le comportait l'abolition d'abus intolérables. Aucun homme ne peut prévoir d'une manière exacte toutes les fautes qui peuvent être commises par ses adversaires. Il est probable que M. de Talleyrand n'entrevit pas la possibilité de l'entier renversement de la société qu'il entreprit de réformer; mais il semble qu'à chaque crise il vit d'avance les dangers qui s'approchaient, et conseilla les mesures qui étaient le mieux faites pour les empêcher de nuire à l'avenir de son pays et à ses propres chances d'avenir. Au moment dont nous parlons, il comprit que la nouvelle législature serait un nouveau monde, qui n'aurait pas les mêmes idées, n'appartiendrait pas à la même société, et ne serait pas sujet aux mêmes influences que le dernier; et que la chose la meilleure à faire était de disparaître de l'horizon de 122 Paris jusqu'à ce que les nuages qui l'obscurcissaient eussent disparu, poussés de l'un ou de l'autre côté du ciel.
En Angleterre, il était assez près pour ne pas être oublié, et assez loin pour ne pas être compromis. De plus, l'Angleterre était alors le champ naturel d'observation pour un homme d'État français. Il se rendit donc en Angleterre, accompagné de M. de Biron, et arriva à Londres le 25 janvier 1792.
M. de Talleyrand à Londres.—Ses manières et son extérieur.—Ses traits d'esprit.—Il visite l'Angleterre.—Lord Grenville refuse de discuter affaires avec lui.—Il va à Paris et en revient avec une lettre du roi.—L'état des affaires en France met obstacle au succès de toute mission en Angleterre.—Il arrive à Paris juste avant le 10 août.—Il s'échappe, et retourne en Angleterre, le 16 septembre 1792.—Il écrit à lord Grenville, pour lui déclarer qu'il n'a aucune mission.—Il est expulsé le 28 janvier 1793.—Il va en Amérique.—Il attend jusqu'à la mort de Robespierre.—Il obtient alors la permission de retourner en France.—Chénier déclare qu'il était employé par le gouvernement provisoire en 1792, quand il avait dit à lord Grenville qu'il ne l'était pas.—Réception bienveillante.—Portrait du Directoire et de la société à cette époque.—Il est nommé secrétaire de l'Institut, et lit à cette assemblée deux mémoires remarquables.—Il est nommé ministre des affaires étrangères.—Il prend le parti de Barras contre les Assemblées.—Rupture des négociations de Lille.—Adresse aux agents diplomatiques.—Paix de Campo-Formio.—Bonaparte va en Égypte.—Les démocrates triomphent dans le Directoire.—M. de Talleyrand quitte le ministère, et publie une réponse aux accusations 124 portées contre lui.—Paris fatigué du Directoire.—Bonaparte revient d'Égypte.—Talleyrand s'unit à Sieyès pour renverser le gouvernement, et remettre le pouvoir aux mains de Bonaparte.
Lorsque M. de Talleyrand fit sa première apparition en Angleterre, beaucoup de personnes dans ce pays continuaient encore à être bien disposées pour la révolution française, et regardaient avec estime ceux qui avaient cherché à détruire des abus criants plutôt qu'à mettre en pratique de folles théories. Ainsi, quoique naturellement précédé par les calomnies qui avaient certainement dû avoir cours à propos d'un homme qui avait joué un rôle aussi remarquable sur une scène aussi remplie d'événements que celle qu'il venait de quitter, l'ex-évêque d'Autun fut, en somme, bien accueilli par une grande partie de notre aristocratie, et devint l'un des familiers de Lansdowne House. Le père du feu marquis m'a dit qu'il se rappelait l'y avoir vu dîner fréquemment, et qu'il l'avait trouvé remarquablement silencieux et remarquablement pâle. En effet, un contemporain décrit M. de Talleyrand à cette époque comme visant à produire de l'effet par son air d'extrême réserve: «Ses manières étaient froides, il parlait peu; son visage, qui, dans sa première jeunesse, se distinguait par sa grâce et sa délicatesse, était devenu quelque peu bouffi et rond, et en une certaine mesure efféminé, ce qui contrastait d'une façon singulière avec une voix sonore et sérieuse que personne ne s'attendait à trouver avec une telle physionomie. Il évitait les avances plutôt qu'il n'en faisait; il n'était ni indiscret, ni gai, ni familier, mais 125 sentencieux, cérémonieux et observateur; et les Anglais savaient à peine ce qu'ils devaient faire d'un Français qui représentait si peu le caractère national.» Mais cet extérieur n'était qu'un masque, qu'il jetait loin de lui dans les cercles où il était à son aise, parlant alors librement, prenant la plus grande peine pour plaire, et se faisant remarquer par le choix de ses expressions et par un certain esprit épigrammatique qui avait un singulier charme pour ceux qui étaient habitués à sa société. C'est à lui que l'on doit le mot cité par Chamfort, à propos de Rulhières [21]. Chamfort disait qu'il ne savait pas pourquoi on accusait Rulhières d'être méchant, car dans toute sa vie il n'avait jamais fait qu'une seule action méchante. M. de Talleyrand répondit sèchement: «Et quand finira-t-elle?» Un soir, que l'on jouait au whist, on vint à parler d'une vieille dame qui s'était mariée avec son laquais; quelques personnes exprimaient leur surprise, lorsque M. de Talleyrand, comptant ses points, dit d'une voix lente, et en traînant sur les mots: «A neuf, on ne compte pas les honneurs.»
«Une autre fois», dit l'écrivain auquel j'emprunte ces citations, «nous parlions de l'infamie d'un collègue, lorsque je me mis à dire: «Cet homme est capable d'assassiner n'importe qui!» «Assassiner, non! mais empoisonner, oui!» dit froidement M. de Talleyrand.
126 «Sa manière de conter était pleine de grâce, il était un modèle de bon goût pour la conversation. Indolent, voluptueux, né pour la richesse et la grandeur, il s'accoutuma dans l'exil à une vie simple et pleine de privations, partageant avec ses amis le produit de sa magnifique bibliothèque, qu'il vendit très-mal, l'esprit de parti empêchant beaucoup de gens de devenir ses acheteurs.»
Cette description, tirée de Dumont (p. 361, 362), est intéressante en tant que croquis de M. de Talleyrand à l'une des époques les plus critiques de sa vie; c'est-à-dire au commencement de sa carrière comme diplomate. En effet, le voyage qu'il fit alors en Angleterre avait un caractère officiel; la pensée de cette mission avait été suggérée d'abord à Louis XVI par M. de Montmorin, et cette mission fut confiée à M. de Talleyrand par le successeur de M. de Montmorin. C'est ce que le monde politique de Londres soupçonna alors, sans en avoir la preuve certaine. Lord Gower (ambassadeur d'Angleterre à Paris) en parle, en effet, en janvier, comme d'une mission pacifique. Lord Grenville, dans une communication à lord Gower, en février, dit que M. de Talleyrand lui a apporté une lettre de M. Delessart, alors ministre des affaires étrangères, et en mars il écrit encore ceci [22]:
«J'ai vu M. de Talleyrand deux fois depuis son arrivée pour les affaires de sa mission dans ce pays.
«La première fois il m'expliqua très-longuement le 127 désir du gouvernement français ainsi que de la nation d'entrer dans l'union la plus intime avec la Grande-Bretagne, et proposa que ceci fût fait par une garantie mutuelle, ou de toute autre manière que le gouvernement de ce pays proposerait. Ayant établi cela, il demanda instamment à ne pas recevoir tout de suite une réponse, mais à me revoir à cet effet. Je lui dis que, eu égard à sa requête, je le verrais de nouveau, ainsi qu'il le désirait, quoiqu'il me parût loyal de lui dire que, selon toute probabilité, ma réponse serait qu'il était absolument impossible d'entrer dans aucune espèce de discussion ou négociation avec une personne n'ayant aucune mission officielle pour traiter ces matières. Quand je le revis, je le lui répétai, lui disant que c'était la seule réponse que je pusse donner à toutes les propositions qu'il pourrait me faire, quoique je n'eusse aucune peine à lui dire individuellement, ainsi que je l'avais dit à tout Français avec lequel j'avais causé de l'état actuel de la France, que le gouvernement de Sa Majesté n'avait nulle envie de fomenter ou de prolonger des troubles dans ce pays, afin d'en retirer du profit pour l'Angleterre.»
La réserve de lord Grenville à entrer alors en discussion politique avec M. de Talleyrand pouvait être causée, jusqu'à un certain point, par la position du ministère français; car, quoique M. de Talleyrand eût, ainsi que je l'ai dit, été porteur d'une lettre de M. Delessart, qui appartenait à la partie la plus modérée du ministère français, son ami le plus intime au sein de ce ministère était le comte de Narbonne, qui avait été 128 nommé ministre de la guerre justement avant le départ de M. de Talleyrand, et qui, étant le membre le plus jeune et le plus ardent du gouvernement, voulait une guerre immédiate contre l'Autriche, comme le seul moyen de sauver la France de l'agitation intérieure qui la dévorait, et aussi de séparer définitivement le roi des émigrés français et de la cour de Vienne, dont les conseils faisaient qu'il était impossible de compter sur son concours.
M. de Talleyrand partageait ces idées. Toutefois, les collègues de M. de Narbonne commencèrent bientôt à trouver les vues du jeune soldat trop téméraires, quoique pendant un certain temps ils y eussent donné un demi-assentiment; et la position de M. de Talleyrand, devenue de plus en plus difficile, arriva à être impossible après sa conversation, en mars, avec lord Grenville. En conséquence, il retourna à Paris et, en arrivant aux portes de cette ville, il apprit que M. de Narbonne n'était plus au pouvoir. Mais les constitutionnels modérés qui avaient pensé gouverner sans M. de Narbonne arrivaient au pouvoir lorsque leur parti avait déjà perdu son influence, et ils furent incapables de lutter contre l'opposition à laquelle l'éloignement de leur collègue populaire avait donné une nouvelle impulsion. Ils cédèrent donc bientôt le pas à la célèbre Gironde, groupe d'hommes qui, tout sévères que fussent les principes de la plupart d'entre eux, était assez disposé à mettre à profit l'assistance d'hommes capables moins scrupuleux; et le général Dumouriez, aventurier habile et hardi, devint ministre des affaires 129 étrangères. Il avait précisément la même manière de voir que Narbonne quant à une guerre avec l'Autriche, et il pensait qu'il était de la plus grande importance de s'assurer de la neutralité de l'Angleterre.
Nous apprenons de lord Gower que M. de Talleyrand, au retour de sa récente expédition, eut l'adresse de parler en termes favorables des sentiments du gouvernement anglais et d'attribuer à l'irrégularité du caractère dont il était revêtu, ce qui, dans le langage de ce gouvernement, avait pu paraître peu amical. Il fut choisi encore une fois pour négocier; et bien que, pas plus que la première fois, il ne pût être nommé ambassadeur, tout ce que la loi autorisait fut mis en jeu pour lui faire une situation qui eût de l'autorité et du poids; Louis XVI lui remit une lettre pour Georges III, lettre dans laquelle il exprimait sa confiance en celui qui en était porteur. En même temps, M. de Chauvelin, gentilhomme à la mode, professant des principes populaires, mais qui n'aurait jamais été élevé à un poste aussi important si M. de Talleyrand n'eût été son conseiller, fut nommé ministre plénipotentiaire.
M. Dumouriez annonce cette double nomination à lord Grenville le 21 avril, c'est-à-dire le lendemain de la déclaration de guerre à l'Autriche, et il dit:
«Que M. de Talleyrand, dans son récent voyage à Londres, avait parlé à lord Grenville du désir du gouvernement français de contracter les relations les plus intimes avec la Grande-Bretagne; qu'il était particulièrement désirable en ce moment où la France était à la veille d'une guerre qu'elle n'avait pu éviter, de 130 s'assurer l'amitié de ce gouvernement qui pouvait le plus contribuer à amener une paix; que, dans cette intention, on avait nommé ministre plénipotentiaire M. de Chauvelin, gentilhomme choisi à cause de la connaissance qu'avait Sa Majesté de sa personne, de ses sentiments et de ses talents; et que, vu l'extrême importance de la négociation, on lui avait adjoint M. de Talleyrand (dont les talents étaient bien connus de lord Grenville), et M. de Roveray [23], autrefois procureur général à Genève, gentilhomme connu en Suisse aussi bien qu'en France; et que le roi espérait que les efforts de ces trois personnages, qui comprenaient la situation de la France, et qui jouissaient de la confiance du peuple français, ne seraient pas sans résultat.»
Cette lettre était datée, ainsi que nous l'avons dit, du 20 avril; mais l'ambassade n'atteignit pas sa destination avant le mois de mai. M. de Chauvelin avait été tout d'abord mécontent de ce qu'on lui eût adjoint M. de Talleyrand, et se montrait assez disposé à laisser ce mécontentement se prolonger indéfiniment, jusqu'à ce que le ministre, fatigué de ces querelles engagées à propos de bagatelles dans un moment si critique, y eut coupé court en disant:
«M. de Talleyrand s'amuse, M. de Chauvelin fronde, M. de Roveray marchande: si ces messieurs ne sont pas partis demain soir, ils seront remplacés.»
Cette anecdote (racontée par Dumont) est digne d'attention, comme témoignant de l'insouciante indolence 131 que le ci-devant évêque affectait souvent dans les affaires qu'il avait le plus à cœur, indolence qu'il justifiait ensuite par la maxime bien connue: «Point de zèle, monsieur!»
Toutefois, ce ne fut pas par manque de zèle que cette seconde mission, malgré la lettre du roi, fut encore moins heureuse que la première; ce fut par une autre très-bonne raison: savoir, que n'importe ce que MM. de Chauvelin et Talleyrand pouvaient dire et faire à Londres, le tour que les affaires prenaient de plus en plus décidément à Paris était tel qu'il ne pouvait manquer de détruire le crédit de tous les agents du gouvernement français.
L'Assemblée législative avait été formée principalement pour placer le pouvoir dans les mains des classes moyennes, et elle était destinée à être hostile en même temps aux nobles et à la populace.
Mais la classe moyenne, le plus puissant auxiliaire que puisse avoir un gouvernement, est rarement capable de diriger un gouvernement. Vergniaud et Roland, qui, en cette occasion, étaient ses organes, perdaient leur prestige de semaine en semaine; la canaille, qui envahit le palais le 20 juin, commençait de jour en jour à être plus convaincue de sa puissance. Quelle autorité restait aux représentants d'un souverain 132 dont la demeure n'était pas sûre et dont la personne était insultée?
Au milieu de ces événements, la Révolution perdit en Angleterre la plus grande partie de ses premiers partisans. Fox, Sheridan, et quelques membres de leur coterie, demeurèrent les seuls amis de l'ambassade française, et Dumont, que je cite encore ici comme un témoin digne de foi, nous raconte une scène au Ranelagh qui témoigne de l'impopularité attachée alors en Angleterre à tout Français occupant une position officielle. «A notre arrivée, nous entendîmes un murmure de voix disant: Voici l'ambassade française! Des regards curieux, mais non amis, furent de suite dirigés vers notre bataillon, car nous étions huit ou dix, et nous acquîmes bientôt la certitude que nous ne manquerions pas de place pour notre promenade, car chacun à notre approche se retirait à droite et à gauche, comme si l'on craignait que l'air même que nous respirions ne fût contagieux.» M. de Talleyrand, voyant que dans de telles circonstances toute tentative de négociation était vaine, retourna à Paris juste à la veille du 10 août, et il y était quand le faible et malheureux Louis XVI perdit sa couronne par suite d'une ligue entre les girondins et les jacobins: les premiers désirant avoir l'apparence d'une victoire, les derniers visant à la réalité. M. de Talleyrand avait été l'objet d'attaques quand les républicains coalisés réunissaient leurs forces pour le combat, et il ne se sentit nullement en sûreté après leur triomphe. Le mouvement populaire avait alors réellement balayé toutes les idées 133 et tous les individus avec lesquels il avait commencé; ses excès à venir allaient probablement être plus terribles encore que ses excès passés, et le rusé diplomate pensa que la meilleure chose qu'il pouvait faire était de retourner en Angleterre aussi vite que possible.
Il obtint son passe-port de Danton, alors membre du gouvernement provisoire, et qu'il savait avoir été autrefois partisan du duc d'Orléans. Plus tard, dans son dernier séjour à Londres, il racontait une histoire sur la manière dont il l'avait obtenu en souriant à propos d'une plaisanterie que le tribun cruel et facétieux venait de faire sur le compte d'un autre pétitionnaire. Mais j'aurai bientôt à revenir à ce passe-port. Celui qui en était porteur s'échappa juste à temps.
Parmi les papiers trouvés dans la fameuse armoire de fer, découverte aux Tuileries, était la lettre suivante de M. de Laporte, intendant de la maison du roi, à laquelle j'ai déjà fait allusion comme ayant communiqué les désirs du roi quant à la première mission de M. de Talleyrand, et datée du 22 avril 1791:
«Sire,
«J'adresse à Votre Majesté une lettre écrite avant-hier, et que je n'ai reçue qu'hier après-midi; elle est de l'évêque d'Autun, qui paraît désirer servir Votre 134 Majesté. Il m'a fait dire qu'elle pouvait faire l'essai de son zèle, et de son crédit, et lui désigner les points où elle pourrait l'employer.»
Toutefois, l'original de la lettre à laquelle il est ici fait allusion, ne fut pas trouvé: et M. de Talleyrand nia hardiment que cette lettre eût jamais été écrite. Peut-être avait-il la certitude qu'elle avait été détruite (on dit qu'il l'avait achetée de Danton); mais, en tout cas, diverses circonstances semblèrent concourir à prouver qu'il avait été dans les intérêts et les confidences de la cour plus qu'il ne pouvait maintenant en convenir sans se compromettre; et la Convention ayant proposé et rendu un décret d'accusation contre lui, il se vit dans l'impossibilité de rentrer en France (le 8 avril 1793), et fut en conséquence compris dans la liste générale des émigrés et forcé de rester en Angleterre.
La première chose qu'il avait faite en arrivant dans ce pays, avait été d'adresser la lettre suivante à lord Grenville:
18 septembre, Kensington-square.
«Mylord,
«J'ai l'honneur de vous informer que je suis arrivé en Angleterre il y a deux jours. Les rapports que j'ai eu l'avantage d'avoir avec vous pendant mon séjour à Londres m'en font un devoir.
«Je me reprocherais de ne pas m'en acquitter promptement et de ne pas offrir mes premiers hommages 135 au ministre dont l'esprit m'a paru au niveau des grands événements de cette époque, et qui a toujours manifesté des vues si pures, et un amour éclairé de la vraie liberté.
«A mes premiers voyages, j'étais chargé par le roi d'une mission à laquelle j'attachais le plus grand prix. Je voulais hâter le moment de la prospérité de la France, et par conséquent l'attacher, s'il était possible, à l'Angleterre.
«J'osais à peine, il est vrai, espérer tant de bonheur dans nos circonstances, mais je ne pouvais me résoudre à ne pas faire des efforts pour y parvenir.
«L'assurance que vous daignâtes nous donner de la neutralité de votre gouvernement à l'époque de la guerre me parut un présage très-heureux.
«Depuis ce moment, tout est cruellement changé parmi nous, et quoique rien ne puisse jamais détacher mon cœur ni mes vœux de la France, et que mon espoir soit d'y retourner aussitôt que les lois y auront repris leur empire, je dois vous dire, mylord, et je tiens beaucoup à ce que vous sachiez que je n'ai absolument aucune espèce de mission en Angleterre, que j'y suis venu uniquement pour y chercher la paix et pour y jouir de la liberté au milieu de ses véritables amis.
«Si pourtant mylord Grenville désirait connaître ce que c'est que la France en ce moment, quels sont les différents partis qui l'agitent, et quel est le nouveau pouvoir exécutif provisoire, et enfin ce qu'il est permis de conjecturer des terribles et épouvantables événements dont j'ai été presque le témoin oculaire, 136 je serais charmé de le lui apprendre et de trouver cette occasion de lui renouveler l'assurance des sentiments de respect avec lesquels je suis, mylord, votre très-humble et très-obéissant serviteur.»
«Talleyrand-Périgord.»
Il ne semble pas que lord Grenville ait fait aucune attention à cette communication.
Toutefois, rien ne fut fait pendant quelque temps pour troubler le séjour du fugitif en Angleterre.
M. de Chauvelin fut renvoyé par le gouvernement britannique après l'exécution de Louis XVI le 24 janvier 1793, et ce ne fut que le 28 janvier 1794, que M. de Talleyrand reçut l'ordre de quitter l'Angleterre. Il écrivit une lettre, datée du 30, à lord Grenville, lettre dans laquelle il demande la permission de se justifier de toute fausse accusation, déclare que si ses pensées se sont souvent tournées vers la France, ç'a été seulement pour déplorer ses désastres, affirme de nouveau qu'il n'a aucune correspondance avec le gouvernement français, représente la condition misérable où il sera réduit s'il est chassé des rivages de l'Angleterre, et termine en faisant appel à l'humanité aussi bien qu'à la justice du ministre anglais.
«Mon respect pour le conseil du roi et ma confiance en sa justice, m'engagent à lui présenter une déclaration 137 personnelle plus détaillée que celle que je dois, comme étranger, présenter au magistrat.
«Je suis venu à Londres vers la fin de janvier 1792, chargé par le gouvernement français d'une mission auprès du gouvernement d'Angleterre. Cette mission avait pour objet, dans un moment où toute l'Europe paraissait se déclarer contre la France, d'engager le gouvernement d'Angleterre à ne point renoncer aux sentiments d'amitié et de bon voisinage qu'il avait montrés constamment en faveur de la France pendant le cours de la Révolution. Le roi surtout, dont le vœu le plus ardent était le maintien d'une paix qui lui paraissait aussi utile à l'Europe en général qu'à la France en particulier, le roi attachait un grand prix à la neutralité et à l'amitié de l'Angleterre, et il avait chargé M. de Montmorin, qui conservait sa confiance, et M. de Laporte, de me témoigner son désir à ce sujet. J'étais chargé de plus par les ministres du roi de faire au gouvernement d'Angleterre des propositions relatives à l'intérêt commercial des deux nations. La constitution n'avait pas permis au roi, en me chargeant de ses ordres, de me revêtir d'un caractère public. Ce défaut de titre officiel me fut opposé par mylord Grenville comme un obstacle à toute conférence politique. Je demandai en conséquence mon rappel à M. de Laporte, et je retournai en France. Un ministre plénipotentiaire fut envoyé quelque temps après: le roi me chargea d'en seconder les travaux, et en fit part à Sa Majesté Britannique par une lettre particulière. Je suis resté attaché au devoir que le roi m'avait imposé jusqu'à 138 l'époque du 10 août 1792. J'étais alors à Paris, où j'avais été appelé par le ministre des affaires étrangères. Après avoir été plus d'un mois sans pouvoir obtenir de passe-port et être resté exposé pendant tout ce temps, et comme administrateur du département de Paris, et comme membre de l'Assemblée constituante à tous les dangers qui peuvent menacer la vie et la liberté, j'ai pu enfin sortir de Paris vers le milieu de septembre, et je suis venu en Angleterre jouir de la paix et de la sûreté personnelle à l'abri d'une constitution protectrice de la liberté et de la propriété. J'y existe, comme je l'ai toujours été, étranger à toutes les discussions et à tous les intérêts de parti; et n'ayant pas plus à redouter devant les hommes justes la publicité d'une seule de mes opinions politiques que la connaissance d'une seule de mes actions. Outre les motifs de sûreté et de liberté qui m'ont ramené en Angleterre, il est une autre raison, très-légitime sans doute, c'est la suite de quelques affaires personnelles et la vente prochaine d'une bibliothèque assez considérable que j'avais à Paris, et que j'ai transportée à Londres.
«Je dois ajouter que, devenu en quelque sorte étranger à la France, où je n'ai conservé d'autres rapports que ceux de mes affaires personnelles et d'une ancienne amitié, je ne puis me rapprocher de ma patrie que par les vœux ardents que je fais pour le rétablissement de sa liberté et de son bonheur.
«J'ai cru que dans des circonstances où la malveillance pouvait se servir de quelques préventions pour 139 les faire tourner au profit d'inimitiés dues aux premières époques de notre Révolution, c'était remplir les vues du conseil du roi que de lui offrir dans une déclaration précise un exposé des motifs de mon séjour en Angleterre, et un garant assuré et irrévocable de mon respect pour la Constitution et pour les lois.»
«Talleyrand.«
1er janvier 1793.
Rien de plus clair et de plus précis que cette déclaration, mais elle fut sans effet, et son auteur s'embarqua alors pour les États-Unis, emportant avec lui des lettres de recommandation de différents membres de l'opposition, et, entre autres, du marquis de Lansdowne qui l'honorait de son intimité. Washington répondit:
30 août 1794.
«Mylord,
«J'ai eu le plaisir de recevoir la lettre d'introduction que Votre Seigneurie a donnée pour moi à M. de Talleyrand. Je regrette infiniment que des considérations d'une nature politique, et que vous comprendrez facilement, ne m'aient pas encore permis de témoigner toute l'estime que je ressens pour son caractère personnel, et tout le cas que je fais de votre 140 recommandation. J'entends dire que l'accueil qui lui a été généralement fait ici est de nature à le dédommager, autant que le permet l'état de notre société, de ce qu'il a abandonné en quittant l'Europe. Le temps lui sera naturellement favorable où qu'il soit, et il est à penser qu'il élèvera un homme de son mérite et de ses talents au-dessus des désavantages transitoires qui résultent des divergences politiques dans les temps de révolution.»
«Washington.»
On voit par la communication qui précède que l'on parlait de M. de Talleyrand avec quelque respect, et que l'accueil qui lui avait été fait aux États-Unis avait été assez flatteur. Mais le nom français avait généralement perdu sa popularité; car la Fayette était exilé dans les prisons d'Olmütz, et la violence sanguinaire de la Convention ainsi que les intrigues de ses agents n'étaient nullement sympathiques aux sentiments des Américains. Toutefois, c'était une époque où l'excitation était à son comble; les hommes capables qui, jusqu'alors, s'étaient ralliés autour de leur vénérable président pour former un gouvernement uni, se divisaient en partis opposés; le traité avec l'Angleterre était remis en question; et M. de Talleyrand, lié avec Jefferson, se remuait, dit-on, pour augmenter l'agitation 141 qui commençait à se faire jour, et s'efforçait de contre-carrer la politique du gouvernement qui venait de le bannir de ses rivages. Mais ses efforts furent infructueux; et fatigué au delà de toute mesure de son nouveau lieu d'exil, il employa le capital qu'il avait pu sauver de sa carrière si traversée à armer un navire, sur lequel il se disposa à faire voile pour les Indes orientales, accompagné de M. de Beaumetz, comme lui ancien membre de l'Assemblée nationale.
Mais pendant les années qui s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté Paris, les événements qui s'étaient précipités avec une rapidité démoniaque à travers presque toutes les horreurs et tous les crimes, en étaient arrivés à une nouvelle crise. Chaque phase de cette terrible histoire était marquée par le meurtre en masse de tout un parti et la domination momentanée d'un autre.
La Gironde, que j'ai laissée tremblante et triomphante le 10 août, avait bientôt après été étranglée par l'étreinte de Danton, ce géant. Danton, trop indolent et trop plein de confiance en lui-même pour ne pas finir par succomber devant son ancien associé, plus calme et plus ambitieux, avait courbé sa tête altière sous le couteau de la guillotine, à laquelle il avait livré tant de victimes beaucoup plus innocentes; et, enfin, Robespierre lui-même venait de périr par les mains d'hommes que la crainte avait rendus hardis, et que l'expérience ramenait dans une certaine mesure à la raison, puisqu'ils sentaient enfin la nécessité de rétablir quelques-unes de ces lois par lesquelles 142 seules la société peut être préservée ou maintenue.
M. de Talleyrand, en apprenant ces circonstances, se décida à abandonner son entreprise commerciale et à s'aventurer encore une fois à la recherche du pouvoir et de la fortune au milieu des scènes changeantes des affaires publiques.
Et dans ce cas, comme souvent, la fortune le favorisa; car le vaisseau sur lequel il devait s'embarquer, ayant fait voile avec son ami, ne fut jamais revu, et on n'en entendit plus jamais parler. Tous les efforts de M. de Talleyrand se concentrèrent maintenant vers un seul but: rentrer dans son pays natal, où beaucoup d'amis se remuaient en sa faveur. Parmi les personnes les plus influentes qui s'occupaient ainsi de lui, était une femme remarquable, des talents de qui nous n'avons qu'une faible idée d'après ses ouvrages; ces ouvrages, tout en témoignant d'une imagination ardente et d'une puissante intelligence, donnent à peine une idée de cette éloquence naturelle et surprenante qui brillait dans sa conversation. La fille de Necker (c'est d'elle que je parle), se réveillant alors des horreurs d'un cauchemar qui avait absorbé tout autre sentiment que la crainte, était à cette époque le centre d'un cercle dans lequel figuraient les femmes les plus séduisantes et les hommes les plus distingués; on se hâtait, dans le transport d'une joie qui tenait du délire, de ressaisir ces plaisirs de la société qui, pendant les dernières années, avaient été bannis de partout, excepté peut-être des prisons, dans lesquelles seules, pendant ce que l'on a appelé pompeusement le «règne 143 de la Terreur,» semble s'être conservé quelque reflet de la gaieté nationale.
Parmi les familiers de la maison de madame de Staël se trouvait celui des Chénier qui vivait encore, Joseph-Marie Chénier, qui, le 18 fructidor, au moment où le retour de M. de Montesquiou venait d'être autorisé, parla ainsi à la Convention en ces termes qui méritent d'être remarqués:
«J'ai une autorisation semblable à demander pour l'un des membres les plus distingués de l'Assemblée constituante, M. de Talleyrand-Périgord, le fameux évêque d'Autun. Nos différents ministres à Paris rendent témoignage de ses services. J'ai en main un mémoire dont le double existe dans les papiers de Danton; ce mémoire est daté du 25 novembre 1792, et il prouve que M. de Talleyrand s'occupait des affaires de la république au moment même où il fut banni par elle.
«Persécuté ainsi par Marat et Robespierre, il fut aussi banni d'Angleterre par Pitt; mais il choisit pour son lieu d'exil la patrie de Franklin, ce pays où, en contemplant le spectacle imposant d'un peuple libre, il pourrait attendre le temps où la France aurait des juges et non plus des meurtriers; une république, et non l'anarchie couronnée du beau nom de lois!»
Comment concilier cette déclaration avec les solennelles protestations de M. de Talleyrand à lord Grenville?
Comment M. de Talleyrand avait-il pu écrire des mémoires à Danton, et cependant être venu en Angleterre, 144 «simplement dans le dessein d'y chercher le repos?»
Il est certain que le passe-port sur lequel nous avons attiré l'attention justifiait l'affirmation de M. Chénier, et qu'il portait ces mots: «Allant à Londres par nos ordres;» car M. Talleyrand confirma ensuite ce fait dans un pamphlet que nous aurons bientôt à remarquer. Mais du mémoire nous ne pouvons rien apprendre de plus. Les amis de M. de Talleyrand disent qu'il n'a probablement jamais existé, ou que, s'il a existé, ce n'était qu'un papier de peu d'importance, et auquel le gouvernement anglais ne pouvait rien trouver à redire. Ils ajoutent que la forme donnée au passe-port était la seule que Danton aurait pu se hasarder à adopter sans avoir à redouter le gouvernement provisoire; que le gouvernement anglais devait le savoir; et que M. de Talleyrand ne s'en servit et ne prétendit que cela le plaçait dans la position d'un agent français, que lorsque cela devint nécessaire pour se procurer la permission de rentrer en France ou pour se défendre contre le reproche d'émigration.
A son autobiographie le soin d'éclaircir ce qui est obscur dans cette transaction; mais actuellement tout ce que nous savons semble donner raison à la dame française qui, un jour où la conversation roulait sur les bonnes qualités de l'abbé de Périgord, avoua qu'il serait difficile de lui refuser ses faveurs, mais impossible de lui donner sa confiance.
En tout cas, le plaidoyer de Chénier fut couronné de succès. La permission de rentrer fut accordée; en conséquence, M. de Talleyrand traversa de nouveau l'Atlantique, et, ayant été chassé par la tempête sur les côtes d'Angleterre, il arriva au mois de juillet 1795 à Hambourg, alors le lieu de refuge de la plupart des émigrés, surtout des orléanistes, ainsi que des mécontents irlandais: madame de Genlis, madame de Flahaut, lord Édouard Fitz-Gerald, etc.
On peut résumer la situation de l'Europe à cette époque en disant que les armes françaises avaient été généralement heureuses.
La Belgique était prise; l'expédition commandée par le duc d'York défaite et repoussée; la Hollande était devenue une république alliée et soumise; le drapeau tricolore flottait sur la plupart des villes du Rhin; l'Espagne avait recherché la paix et l'avait obtenue; la Prusse était neutre. L'expédition de Quiberon avait complétement échoué; et quoique les généraux français, Pichegru et Jourdan, eussent commencé à essuyer quelques revers, le Directoire était assez puissant, à la fois à l'extérieur et à l'intérieur, pour qu'il n'y eût pas imprudence à lui offrir son appui et son concours.
En conséquence, M. de Talleyrand n'avait aucune objection à le servir. Mais, avant de paraître à Paris, il jugea 146 convenable de faire un court séjour à Berlin, puisque, cette ville étant alors le point central d'observation, cela rendrait son arrivée en France plus intéressante. Après cette courte préparation il fit son apparition dans la capitale de la France, et trouva son nom l'un des plus populaires dans les salons de cette capricieuse cité: quant à la popularité des rues, il n'y aspira et ne l'eut jamais. Les dames autrefois à la mode se souvenaient de son esprit et de sa conversation; celles dont la vogue était plus récente s'en entretenaient par curiosité: la grande masse de la Convention était bien disposée à avoir un «grand seigneur» à sa suite; les «grands seigneurs» qui restaient encore en France désiraient voir au pouvoir quelqu'un des leurs; tous les chefs politiques reconnaissaient ses talents, et désiraient savoir à quel groupe politique il se rattacherait. Il avait un parti même parmi les savants, car, quoique absent, il avait été nommé membre de l'Institut, qui s'était récemment fondé sur les bases que lui-même avait posées. Par-dessus tout, il était bien connu comme libéral, et comme un libéral pur des orgies sanglantes de la liberté. Ce fut dans ces circonstances qu'il reparut sur la scène du plaisir et des affaires.
Ainsi que je l'ai dit, le premier mouvement de tous les partis, après la mort de Robespierre, avait été de 147 s'opposer à la continuation du système meurtrier lié au nom de ce personnage; mais il était difficile d'unir dans un même gouvernement et dans une même politique les différents partis qui étaient triomphants; c'est-à-dire, les démocrates violents, qui s'étaient soulevés contre leur chef;—les républicains plus modérés qui avaient été spectateurs plutôt qu'acteurs pendant la domination de la Convention;—et les constitutionnels des Assemblées nationale et législative. La réaction, une fois commencée, s'étendit par degrés, jusqu'à ce qu'elle provoqua des conflits entre les extrêmes; et ce ne fut qu'après une série de luttes, tantôt contre les jacobins, et tantôt contre les royalistes déguisés, qu'une sorte de parti moyen établit la Constitution de l'an III, qui était fondée sur le principe de la tolérance universelle, mais qui assurait, toutefois, une suprématie aux conventionnels, en exigeant que les deux tiers des nouvelles assemblées fussent choisis parmi eux. Ces nouvelles assemblées étaient de deux sortes, toutes les deux élues: l'une appelée les Anciens, sorte de sénat qui avait le pouvoir de refuser les lois; la seconde, les Cinq-cents, qui avait l'initiative des lois. Le pouvoir exécutif fut confié à un Directoire, qui, afin de préserver le pays du joug d'un despote, était composé de cinq membres: Carnot, pour la sévérité républicaine duquel M. de Talleyrand avait peu de sympathie; Laréveillère-Lepaux, dont il avait tourné en ridicule les rêveries religieuses en baptisant les «théophilanthropes,» secte de déistes que Laréveillère protégeait, les filoux en troupe; Letourneur, officier du génie, ayant peu ou point d'influence; 148 Rewbell, jurisconsulte, homme de réputation et de talent, assez bien disposé pour lui; et Barras. Ce dernier, le membre le plus puissant du Directoire à l'époque dont je m'occupe, était un de ces hommes qui, souvent, dans les commotions sociales, s'élèvent plus haut que ne semble le comporter leur mérite apparent. Habile sans grands talents; intrigant sans grande adresse; hardi et résolu dans toutes les occasions critiques, mais incapable d'une énergie soutenue; de naissance noble, quoique non d'une grande famille historique, il avait acquis son influence par deux ou trois actes de courage et de décision; on lui pardonnait le crime d'être noble, à cause du titre de régicide dont il pouvait se prévaloir. Ayant été choisi par ses collègues, comme l'homme qui connaissait le mieux le monde, pour représenter le gouvernement auprès de la société, il se montrait à la hauteur de cette position par des manières aisées et une sorte de cour dont il savait s'entourer; cette cour contenait tous les survivants de l'ancienne société que l'on pouvait encore trouver se mêlant aux affaires.
Dans le midi et dans l'est de l'Europe, plusieurs aventuriers de cette espèce sont parvenus à des positions élevées et ont su les conserver. Dans le nord, et, cela est étrange à dire, surtout au milieu du capricieux et brillant peuple de France, des qualités plus solides, et un caractère plus fixe et plus égal, semblent essentiellement nécessaires à celui qui veut commander. Richelieu, Mazarin, Louis XI, Louis XIV, Robespierre même, différant l'un de l'autre en toute autre 149 chose, furent tous remarquables par une espèce d'énergie résolue et quotidienne, par un esprit d'ordre et de système qui manquait à l'épicurien du Luxembourg. Son salon, toutefois, était un théâtre où le gentilhomme accompli de l'ancien temps pouvait encore briller, et ses préjugés, quoiqu'il affectât des principes démocratiques afin de se mettre à l'abri de l'accusation d'être né aristocrate, étaient tous en faveur des anciens nobles. M. de Talleyrand s'attacha donc à Barras.
La société de Paris ne fut jamais plus piquante qu'alors. Personne n'était riche. Le luxe et la cérémonie étaient proscrits; peu de maisons particulières s'ouvraient; un grand désir d'amusement avait survécu à tout; personne ne prétendait au rang, car qui aurait osé se vanter de sa naissance? Il n'y avait pas moyen de se rassembler en coteries et dans des salons fermés, car cela aurait été considéré comme une conspiration. On se confondait dans les fêtes publiques, dans les jardins publics, dans les théâtres, dans les bals de souscription, comme ceux de Marbeuf, où la femme de l'épicier et celle du grand seigneur dansaient dans le même quadrille, chacune d'elles étant tout simplement appelée «citoyenne». La seule distinction réelle était celle des manières. Au milieu de cet assemblage confus 150 de tous les ordres, un homme du monde populaire, actif, habile, décidé à s'amuser, avait un libre champ pour déployer ses qualités sociales et politiques. Mais ce n'est pas tout; avec le goût du plaisir avait reparu aussi le goût des lettres. Dans cette sphère encore, M. de Talleyrand trouva le moyen d'exciter l'attention. J'ai dit que, pendant son séjour à l'étranger, il avait été élu membre de l'Institut national, qui devait son origine, ainsi que je l'ai fait remarquer, aux propositions qu'il avait déposées sur le bureau de l'Assemblée constituante un peu avant sa dissolution. Il avait aussi été choisi pour secrétaire d'une des sections de l'Institut, et ce fut en cette qualité qu'il adressa alors à la classe des sciences morales et politiques, à laquelle il appartenait, deux mémoires: l'un sur les relations commerciales entre l'Angleterre et les États-Unis, et l'autre, sur les colonies en général. Peu d'écrits de ce genre contiennent autant d'idées justes dans un cadre aussi limité. Dans le premier, l'auteur donne une description générale de l'état de la société américaine, du caractère calme, des habitudes variées et originales, des lois saxonnes, et des sentiments religieux de cette communauté naissante. Il montre ensuite, ce qui alors était peu compris, que l'Angleterre avait gagné plus qu'elle n'avait perdu à la séparation; et que les besoins des Américains les rattachaient aux intérêts anglais, tandis que leur langue, leur éducation, leur histoire et leurs lois leur inspiraient des sentiments qui, bien dirigés, seraient et resteraient anglais.
151 Mais le mémoire sur la colonisation est même supérieur au précédent; l'auteur montre, car il entrevoyait alors ce qui depuis a eu lieu par degrés, l'impossibilité de continuer longtemps le travail au moyen des esclaves, ou de conserver les colonies qui en avaient besoin. Il prévoyait que de telles colonies avaient contre elles des sentiments qui, dans quelques années, à tort ou à raison, les balayeraient. Il cherchait d'autres établissements pour tenir lieu de ceux qui devaient disparaître; et l'Égypte et la côte africaine sont les endroits vers lesquels, avec une singulière prescience, il dirigeait l'attention de son pays. Les habitants de sa patrie, il les décrit comme ayant, dans le sentiment de lassitude qu'ils éprouvaient alors, dans leur besoin d'excitation, et, en beaucoup de cas, dans leurs déceptions et leurs désappointements, toute sorte de raisons de s'élancer vers des terres où ils trouveraient à la fois le repos, l'action aventureuse et le changement.
«L'art de mettre les hommes à leur place est le premier de la science du gouvernement; mais celui de trouver la place des mécontents est à coup sûr le plus difficile; et présenter à leur imagination des lointains, des perspectives où puissent se prendre leurs pensées et leurs désirs, est, je crois, une des solutions de cette difficulté sociale.»
Environ trois semaines après la lecture de ce mémoire, M. de Talleyrand accepta le poste de ministre des affaires étrangères.
Voici ce qu'il racontait lui-même de la cause immédiate qui l'avait fait nommer à ce poste en remplacement de Charles Delacroix:
«J'avais été dîner chez un ami sur les bords de la Seine, avec madame de Staël, Barras et quelques amis qui se réunissaient souvent. Un jeune ami de Barras, qui était avec nous, alla se baigner avant le dîner, et se noya. Le membre du Directoire, qui lui était tendrement attaché, en fut fort affligé. Je le consolai,—dans ma jeunesse j'avais souvent rempli l'office de consolateur,—et je retournai à Paris avec lui dans sa voiture. Le ministère des affaires étrangères devint vacant peu après; Barras savait que je le désirais, et, grâce à lui, ce portefeuille me fut donné.»
Mais ce n'avait pas été là la seule raison de ce choix. L'état des affaires était alors critique; la réaction, qu'avaient provoquée les violences des démocrates, devenait de jour en jour plus forte sous un gouvernement indulgent.
A mesure que les relations ordinaires de la société se renouaient, le ressentiment devenait de plus en plus amer contre ceux qui les avaient troublées et même détruites pour un temps. A la fin, la haine contre les partisans de Robespierre ressemblait fort à un penchant pour les royalistes; et Pichegru, président 153 de l'Assemblée des Cinq-cents, et alors général de grande réputation, était déjà en correspondance avec Louis XVIII.
Le Directoire lui-même était divisé. Carnot, homme d'un génie peu pratique et républicain passionné, se rangeait avec l'opposition par aversion personnelle pour ses collègues et à cause de la conviction où il était que toute nouvelle convulsion finirait par le triomphe de ses principes. Il entraîna avec lui Barthélemy, successeur de Letourneur; ce dernier avait perdu sa place dans le Directoire par l'arrêt du sort, qui devait périodiquement éliminer un de ses membres. Rewbell et Laréveillère-Lepaux se rangèrent du côté de Barras, qui, satisfait de sa position, et ayant à la défendre contre les deux partis extrêmes, fut content d'adjoindre au ministère, comme lui étant personnellement attaché, un homme d'une capacité et d'une résolution bien connues.
En outre, la négociation avec la Grande-Bretagne à Lille, négociation qui avait assez naturellement suivi la défaite de tous ses alliés du continent, rendait désirable la nomination d'un diplomate plus distingué que M. Delacroix, qui était alors à la tête du département auquel fut nommé M. de Talleyrand. Le nouveau ministre justifia bientôt le choix qu'on avait fait de lui. Son regard embrassa d'un seul coup la situation dans laquelle se trouvait Barras, situation singulièrement semblable à une autre de notre temps. La majorité du corps exécutif était d'un côté, et la majorité des corps législatifs de l'autre.
154 L'Assemblée se demanda si elle ne prendrait pas l'initiative, et si, foulant aux pieds la constitution, elle ne s'emparerait pas du pouvoir exécutif par un moyen quel qu'il fût. Le général Pichegru hésita, comme après lui le général Changarnier.
Talleyrand conseilla à Barras de ne pas hésiter. Celui-ci n'hésita pas, et prenant le commandement des troupes en vertu de son mandat, il s'empara des hommes importants parmi ses adversaires, à quelque parti qu'ils appartinssent. Carnot, Barthélemy et Pichegru furent du nombre, et Carnot ayant pris la fuite, M. de Talleyrand fut ainsi débarrassé d'un ennemi, et les républicains ardents perdirent leur chef.
Le plus mauvais effet de ce coup d'État fut l'interruption des négociations de Lille, et des arrangements que M. Maret était sur le point de conclure, arrangements que Talleyrand lui-même avait favorisés, mais qui devenaient impossibles pour un gouvernement contraint alors de rechercher la popularité pour mettre à couvert son usurpation.
L'idée de la paix avec l'Angleterre étant ainsi abandonnée, M. de Talleyrand adressa à ses agents une circulaire qui, si l'on considère le temps où elle a été écrite et la position occupée alors par celui qui l'écrivait, est un modèle de tact et de talent.
155 Il représente l'Angleterre comme le seul ennemi de la France. Il fait remonter son pouvoir et son prestige au temps de Cromwell et au courage et à l'énergie que la liberté inspire. Il fonde sur cette même liberté la puissance et le prestige que la France devait alors posséder, et invoque les victoires qu'elle vient de remporter. Il décrit d'une façon qui servait ses desseins la manière dont la Grande-Bretagne avait acquis son influence, et l'accuse d'en avoir abusé. Il montre à ses agents l'immense importance d'une diplomatie intelligente. Il leur recommande de ne jamais choquer les habitudes ni les idées de la nation auprès de laquelle ils sont accrédités; il leur dit d'être actifs sans jamais devenir des agitateurs. Il tâche de les persuader de la grandeur de la France et de la nécessité de faire reconnaître et accepter cette grandeur. Il leur conseille d'éviter les petites machinations et de montrer assez de confiance dans la force et la durée de la république, pour en bien persuader les autres. 11 indique comment tous les malheurs et tous les changements du gouvernement en France ont été causés par la position faible, apathique, honteuse, que ce pays avait à l'étranger sous le règne des derniers princes de la maison de Bourbon; et, en terminant, il les assure de son secours, et ajoute qu'il apprécie hautement les services que leurs talents peuvent rendre à leur pays.
C'est de cette manière que les grands ministres forment des agents capables.
Pendant ce temps, le traité de Campo-Formio avait 156 établi la paix en Italie et en Allemagne à des conditions avantageuses pour la France, quoique, par la cession de Venise à l'Autriche, elle abdiquât la cause pour laquelle jusqu'alors elle avait prétendu combattre.
Bonaparte, à qui l'on devait cette paix, visita alors Paris, et vit beaucoup M. de Talleyrand, qui lui fit une cour assidue, comme s'il prévoyait ce que le sort lui réservait. Mais le temps d'une alliance plus intime n'était pas encore arrivé: Napoléon lui-même, en effet, n'était pas encore mûr pour la sérieuse méditation du dessein qu'il mit plus tard à exécution. De vagues images de conquête et de grandeur flottaient souvent devant ses yeux, et les empires gigantesques que le courage et le génie ont fréquemment fondés en Orient, se présentaient probablement plus souvent à sa pensée qu'une tyrannie à établir dans son pays (mai 1798).
Il partit alors pour l'Égypte, où il pensait réaliser ses rêves magnifiques, et où le Directoire, suivant une politique traditionnelle, pensait porter un coup décisif à l'ancien ennemi et rival avec lequel seul la France avait alors à lutter.
Avec son départ, la fortune de son pays sembla décliner. Une nouvelle coalition européenne éclata, commençant par le meurtre des plénipotentiaires français à Rastadt, et des divisions de toute sorte se manifestèrent en France. Les victoires des alliés sur le Haut-Rhin et en Italie augmentèrent ces divisions et ajoutèrent à la force du parti démocratique, auquel, 157 contrairement aux intentions de Barras qui aurait désiré suivre une ligne de conduite modérée, le renversement de Pichegru et de ses collègues avait déjà donné une certaine impulsion. La perte de Rewbell, dont les démocrates redoutaient l'énergie, et dont le siége au sein du Directoire devint légalement vacant, donna une nouvelle force à leurs désirs, d'autant plus que Sieyès, qui remplaça Rewbell, entrait au pouvoir exécutif avec sa manie habituelle de proposer quelque constitution nouvelle.
M. de Talleyrand, attaqué comme noble et comme émigré, donna sa démission, et publia une apologie de sa conduite, apologie remarquable, et dont nous donnerons ici un résumé, avec quelques-uns des passages les plus saillants [24]:
Voici le début:
«Pourquoi donc faut-il que j'occupe le public de moi? pourquoi, au milieu de tant d'événements qui agitent en plus d'un sens la république, mon nom, prononcé par la haine, et par une haine d'autant plus implacable qu'elle n'a jamais été provoquée, doit-il, même un moment, fixer l'attention générale? Ah! si tous ceux qui, dans ce débordement de pamphlets et de journaux, m'ont choisi depuis quelques jours pour être l'objet privilégié de leurs injures, savaient bien, je ne dis pas avec quelle résignation, mais avec quel 158 bonheur, je suis prêt à voir passer dans d'autres mains ce ministère tant jalousé, tant recherché par eux ou leurs amis; peut-être rougiraient-ils alors de leurs fureurs.»
L'auteur, avant d'aborder les reproches qui lui ont été faits, revient sur ses antécédents politiques:
«Il doit sans doute être encourageant pour moi de pouvoir rappeler, en commençant cette étrange justification, avec quel empressement, avec quelle joie j'allai me ranger, en 1789, parmi les premiers et les plus sincères amis de la liberté. Ce souvenir me remplit d'une satisfaction que l'injustice actuelle ne pourra elle-même me ravir. Il est vrai que je serais indigne d'avoir servi une si belle cause, si j'osais regarder comme sacrifice ce que je fis alors pour son triomphe. Mais que du moins il soit permis de s'étonner qu'après avoir mérité, à de si justes titres, les plus implacables haines de la part du ci-devant clergé, de la ci-devant noblesse, j'attire sur moi ces mêmes haines de la part de ceux qui se disent si ardents ennemis de la noblesse et du clergé, et qui, pourtant, en répétant leurs fureurs contre moi, semblent vouloir venger leurs priviléges détruits et leurs prétentions renversées. Que l'étonnement redouble, lorsqu'on vient à découvrir que ces hommes si exaspérés, ces fabricateurs infatigables des calomnies que se plaît surtout à faire circuler le journal intitulé des Hommes libres de tous les pays, sont presque tous eux-mêmes ou ex-prêtres ou ex-nobles, ou même encore princes!»
159 «Que disent-ils donc, ces hommes non Français, ou ceux d'entre les Français dont ils ont su tromper la bonne foi? Que j'ai été de l'Assemblée constituante? Ah! je savais bien qu'au fond de leur âme ils ne pardonneraient jamais à ceux dont les noms brillent parmi les fondateurs de la liberté. Je savais bien que les hommes qui n'ont pas éprouvé ces premiers élans du peuple français en 1789, que ceux qu'on voyait alors s'associer honteusement aux froides railleries par lesquelles on insultait à ce sublime enthousiasme de la nation; que ceux enfin qu'on n'a vu se montrer dans la révolution qu'aux époques où ils ont espéré que, n'ayant pu la prévenir, ils parviendraient du moins à la rendre odieuse, s'indignaient en secret contre l'assemblée qui, la première, proclama la déclaration des droits de l'homme; qu'ils accordaient surtout bien plus de faveur au côté antirévolutionnaire de cette assemblée qu'à celui qui fut le berceau de la révolution; mais j'ignorais que, publiquement, et sans même déguiser ce qu'un tel reproche a d'ouvertement aristocratique, ils oseraient imputer à un citoyen d'avoir été membre de l'Assemblée constituante, et c'est pourtant ce que je lis parmi les nombreuses injures de leur journal favori.»
Talleyrand répond ensuite à ceux qui le traitent d'émigré:
«Je ne m'attendais pas, je l'avoue, qu'on me réduirait à prouver, en l'an VII de la république, que je ne 160 suis pas un émigré. Quoi! la première autorité de la république, la Convention nationale, a déclaré, à la parfaite unanimité, dans le temps de sa plus grande indépendance et de sa plus grande force, puisque c'est peu de jours avant son triomphe de vendémiaire, que mon nom serait rayé de toute liste d'émigrés; elle a rapporté en même temps un décret d'accusation contre moi, qui était tellement une surprise, que, pendant plus de deux ans, le comité chargé d'en rédiger l'acte n'avait pu trouver une seule pièce, une seule ligne, sur laquelle il lui fût possible de faire une rédaction quelconque; et c'est moi qui suis tenu de faire connaître ces faits si publics! et c'est moi à qui l'on semble en quelque sorte demander raison de ce décret! L'auteur ignoré d'un pamphlet et le journaliste si connu qui le copie prétendent au reste que rien n'est plus facile que d'échapper à une telle autorité, et de me constituer émigré, en dépit même de la Convention; que le Corps législatif n'a qu'à rapporter le décret qui a prononcé ma radiation, et qu'il faudra bien alors que je me retrouve frappé d'émigration. Quel raisonnement! et quel homme est celui qui a pu croire que ce raisonnement serait accueilli par la représentation nationale! Sans doute, le Corps législatif peut rapporter une loi dont il sent l'insuffisance ou les inconvénients; c'est même là un de ses devoirs; mais ne voit-on pas que le décret qui me concerne n'est pas une loi, mais un jugement? qu'un jugement ne peut être cassé que par un pouvoir supérieur à celui qui l'a rendu, et chargé de revoir les jugements du 161 premier? Enfin, qu'il est évidemment faux que l'effet d'un jugement prononcé par un tribunal souverain puisse être de couvrir, de voiler en quelque sorte une accusation qu'on dévoilerait ensuite à volonté, mais qu'il est incontestable, au contraire, que l'accusation est entièrement détruite par un tel jugement? L'énoncé de principes aussi évidents dispense de tout développement, et la conséquence est frappante.
«Mais quels sont, demandent encore ces hommes, les motifs qui ont déterminé la Convention nationale à rayer Talleyrand? Ici la question change; toutefois, la réponse est simple et assurément bien décisive. Ces motifs, les voici: Je fus envoyé à Londres, pour la deuxième fois, le 7 septembre 1792, par le Conseil exécutif provisoire. J'ai, en original, le passe-port qui me fut délivré par le Conseil, et qui est signé des six membres: Lebrun, Danton, Servan, Clavière, Roland et Monge. Il a été mis sous les yeux de la Convention, au moment où elle daigna s'occuper de moi, et je le montrerai à quiconque désirera le voir. Ce passe-port est conçu en ces termes: «Laissez passer Ch. Maurice Talleyrand allant à Londres par nos ordres.» J'étais donc bien autorisé à rester hors de France jusqu'à ce que ces ordres eussent été révoqués: or, ils ne l'ont jamais été; je n'ai donc pu être en contravention par mon absence. Cependant, ne voulant pas la prolonger, qu'ai-je fait? ce que tout citoyen aurait fait à ma place. J'ai attendu l'époque mémorable où la Convention recouvra son indépendance; je lui ai fait connaître aussitôt pourquoi j'étais parti, pourquoi je n'étais 162 pas rentré; et je lui ai demandé qu'elle levât les obstacles qui s'opposaient à mon retour dans ma patrie, soit en rapportant le décret dont j'avais été frappé, soit en m'indiquant un tribunal pour y être jugé. Je lui ai demandé surtout qu'elle ne regardât pas comme émigré celui qui présentait un titre d'absence aussi légitime. Ma double demande fut parfaitement accueillie. Ainsi, j'étais sorti de France parce que j'y étais autorisé, que j'avais reçu même de la confiance du gouvernement des ordres positifs pour ce départ. J'y suis resté à l'instant où cela m'a été permis, où cela m'a été possible. Y a-t-il là trace quelconque d'émigration? Le décret de la Convention nationale, rendu en ma faveur, n'est-il pas pleinement justifié? et un tribunal quelconque, fût-il supérieur à la Convention nationale, trouverait-il un motif ou même un prétexte pour l'attaquer?»
Après avoir ainsi déblayé le terrain de tout ce qui se rapportait au passé, il en vient à défendre la politique qu'il a suivie comme ministre:
«Une vaste ligue de rois s'est formée naguère contre la république française; et l'on ose me demander compte de cet événement, comme si, sous un rapport quelconque, il pouvait m'être imputé! Eh comment donc pourrais-je être chargé d'une imputation aussi horrible? La réflexion la plus simple, la plus à la portée de tout le monde, va sans doute la repousser bien loin de moi. Si, pendant le cours de mon ministère, je me suis fait connaître par quelque opinion hautement 163 prononcée, c'est certainement par un désir ardent d'une honorable paix, et par l'espérance que j'ai nourrie sans cesse d'arriver enfin à ce grand résultat qui doit consolider à jamais la république, et dans lequel je plaçais toutes mes idées de bonheur et de gloire. Or, si ce fait est bien constant; s'il n'est peut-être personne en France qui le révoque en doute; n'est-il pas évident, sans autre examen, que ce n'est pas moi qui ai cherché à accroître le nombre de nos ennemis, à exaspérer nos amis, à hâter la rupture des traités, à indisposer les neutres, à menacer enfin toutes les puissances de l'irruption de nos principes? Et lorsqu'on pense que ceux qui osent me faire cet inconcevable reproche, sont ceux-là même qui sans cesse attisaient le feu de la discorde, qui appelaient à grands cris toutes les fureurs de la guerre, qui étaient impatients de mouvements révolutionnaires dans toutes les parties du monde, qui adressaient inconsidérément à toutes les puissances les injures les plus absurdes et les plus impolitiques, qui ne semblaient s'occuper qu'à entraver toute négociation, qui se plaisaient à répandre sans cesse dans les feuilles publiques cette assertion si funeste au repos de l'Europe, que les républiques et les rois sont essentiellement en guerre. Lorsqu'on songe que moi, j'étais constamment occupé à réparer tant de disconvenances, tant de folies; à calmer les envoyés des puissances neutres et amies, toujours prêts à en tirer des motifs d'alarmes; quand on s'arrête un instant à ces réflexions, on est frappé d'étonnement de voir que ces 164 hommes veulent m'accuser, moi, d'avoir coopéré à l'existence de la coalition, et qu'ils paraissent ignorer, eux, à combien de titres cette imputation pourrait leur être faite.
Au surplus, dans un exposé connu récemment du Corps législatif, j'ai indiqué les causes principales et les plus immédiates de cette coalition. Lorsque je suis attaqué avec tant d'acharnement et d'injustice, il doit m'être permis, je pense, de rappeler ici que mes observations ont été accueillies par la représentation nationale avec cet intérêt général qu'elle n'accorde qu'à la justesse reconnue et à la vérité bien sentie.»
Vient ensuite l'examen de différents points de détail, de différentes négociations qu'il passe en revue. Montrant comme il avait souvent été contrecarré, il s'adresse à ceux qui lui reprochent de n'avoir pas, dans ces circonstances, donné sa démission, et il leur répond: «Je l'avouerai, j'étais retenu par ce désir, par cette espérance infatigable de la paix dont rien ne pouvait me détacher.» A propos de la négociation avec l'Angleterre, il prouve qu'il n'est pour rien dans les accidents et les fausses mesures qui l'ont fait échouer. Voici comment il termine:
«Après de tels raisonnements, de quoi pourra-t-on être surpris? Paraîtra-t-il étonnant que ces mêmes hommes m'imputent, à moi, toutes les opérations du gouvernement, celles du ministre de la guerre, celles du ministre des finances, celles du ministre de la police, la destitution des généraux, la nomination des 165 commissaires, la nomination des fournisseurs, etc., en un mot, tout ce qui a été fait ou n'a point été fait dans la république et hors de la république, depuis que je suis ministre; qu'ils me demandent, à moi, pourquoi le grand-duc de Toscane n'a pas été gardé en otage, comme si, moi, je donnais des instructions aux généraux; qu'aguerris contre la crainte de tout reproche, par la multitude même de leurs mensonges et de leurs contradictions, lorsqu'ils m'accusent, et si injustement, du refroidissement d'une puissance neutre, ils fassent, eux, d'incroyables efforts pour nous brouiller avec l'Espagne et la Prusse; que, fermant les yeux à toute évidence, ils osent affirmer que c'est moi qui ai aliéné de nous les États-Unis, lorsqu'ils savent si bien qu'au moment précis où ils impriment cet étrange reproche, des négociateurs américains arrivent en France, et qu'ils ne peuvent ignorer la part qu'il m'est permis de prendre dans cet événement, à raison du langage plein de déférence, de modération, et, j'ose dire aussi, de dignité, que je leur ai adressé au nom du gouvernement français, tandis que ceux qui m'attaquent aujourd'hui ne voulaient alors leur faire parvenir que des paroles dures et irritantes? Est-il étonnant qu'ils veuillent me faire rendre compte de la cession du duché de Bénévent au roi de Naples, lorsque le duché de Bénévent n'a jamais été cédé au roi de Naples? qu'ils confondent tout, qu'ils altèrent tout, qu'ils ignorent tout; qu'ils placent les ports du Portugal dans la Méditerranée; qu'ils prennent le citoyen Eymar, ex-ambassadeur dans le Piémont, pour un abbé 166 Daymar, du côté droit de l'Assemblée constituante; qu'ils me supposent des relations intimes avec tel homme qu'ils nomment, et avec qui je n'ai même jamais eu une communication depuis que je suis ministre; qu'ils prétendent que c'est moi qui ai provoqué contre le citoyen Truguet un genre de rigueur qui m'a constamment paru sans excuse; tandis que mille voix s'élèveraient au besoin, même la sienne, pour repousser de moi une aussi absurde calomnie.
«Et qu'ai-je donc fait pour qu'un tel soupçon ait pu s'adresser à moi? Ma vie tout entière permet-elle de me supposer une action de ce genre? Ai-je jamais été vindicatif, persécuteur? Dans tout le cours de mon ministère, peut-on me reprocher même un acte sévère? Ai-je blessé quelqu'un, même par un propos? Les citoyens associés à mes travaux ont-ils jamais reçu de moi autre chose que des témoignages de confiance et d'amitié? Ont-ils redouté un caprice de ma part? Ont-ils été inquiets un seul instant sur leur sort?—On a, l'année dernière, couvert les murs d'injures contre moi, dictées par la fureur: avais-je fait précédemment, ai-je fait depuis le moindre mal au jeune homme égaré qui me les adressait? Enfin, ai-je dénoncé? ai-je fait destituer? ai-je fait supprimer? Non, certainement; non; et je suis loin sans doute de m'en faire un mérite. Quiconque me connaît, sait très-bien qu'il n'était pas plus dans mes principes que dans mon caractère d'agir autrement. J'ai fini: je suis certain d'avoir répondu victorieusement à tous les reproches; je laisse les injures. Je les méprisais dès le commencement 167 de la révolution; je ne changerai point.»
Nous voyons, par les citations ci-dessus, que l'ex-ministre ne se faisait aucun scrupule de transformer son apologie en attaque, et de traiter avec sarcasme et dédain le parti par lequel il avait été expulsé; mais qu'en même temps qu'il dénonce les folies des républicains exagérés, il se déclare formellement pour une république: et justifiant ce qu'il avait fait, tournant en ridicule les reproches qu'on lui adressait pour ce qu'il n'avait pas fait, il se plaît à rejeter adroitement sur ces Directeurs encore au pouvoir le blâme de beaucoup de ce qui avait été fait contre son opinion.
Ce qu'il dit quant aux négociations de Lille montre suffisamment les difficultés d'une paix avec l'Angleterre après le 18 fructidor; et l'un des passages que je viens de citer, et auquel j'avais déjà fait allusion, confirme ce qui avait été dit par Chénier quant au fameux passe-port. Toutefois, dans ces Éclaircissements, l'ex-ministre visa à se mettre dans une bonne position pour les événements à venir plutôt qu'à se reporter aux choses passées. Certes, il aurait à peine osé mettre sa signature au bas d'une publication si hardie si ses ennemis eussent été fermes à leur place; mais le Directoire chancelait déjà et s'en allait tomber.
Le grand mal de toute constitution improvisée, qui n'est pas l'œuvre du temps et le résultat d'une adaptation 168 graduelle des lois aux besoins et aux mœurs des diverses époques, est qu'elle ne se préoccupe que d'un seul côté des choses et qu'elle vieillit très-rapidement. La constitution du Directoire, composée après une époque de grande violence populaire et de despotisme individuel, était fondée sur le principe de si bien réprimer toute action dans l'État, qu'il n'y eût aucun moyen honnête pour personne de parvenir au pouvoir et à la distinction. Mais lorsque, dans un gouvernement, l'influence des individus est trop rigoureusement tenue en échec, l'influence du gouvernement s'affaiblit, et devient incapable de restreindre l'agitation d'une société plus ardente et plus ambitieuse que lui.
Ainsi, pendant quatre ans, la Constitution de l'an III fut maintenue de nom par une série de violations faites à cette loi. Tantôt, le Directoire maîtrisait les conseils en déportant l'opposition; tantôt, l'opposition triomphait du Directoire en forçant un directeur impopulaire à abandonner ses fonctions; et quelquefois l'absence de toutes lois contre la licence de la presse était compensée par ceci: on déclarait les journalistes hostiles ennemis de l'État, et on punissait un article habile comme une insurrection.
Et ce n'était pas tout: là où le talent civil ne peut guère créer une grande carrière, il ne peut non plus frapper les imaginations et exciter grand enthousiasme. Les hommes qui occupaient les emplois civils voyaient leur prestige limité par les mêmes manœuvres qui limitaient leur pouvoir; la nation était fatiguée des 169 parleurs, car parler n'amenait aucun résultat: un général seul pouvait frapper son imagination, car seul un général était en position de pouvoir faire quelque chose de remarquable. Tous les partis s'en aperçurent: les patriotes ou démocrates, représentés dans le Directoire par Laréveillère et Gohier devenu Directeur à la place de Treillard; Barras, n'ayant aucune opinion particulière, mais représentant en général tous ceux qui intriguaient pour des places; et Sieyès, le plus capable des membres du pouvoir exécutif, à la tête d'un groupe modéré voulant encore maintenir la république et établir l'ordre, quoique sous quelque nouvelle forme. Sieyès avait avec lui une majorité dans le conseil des Anciens, une puissante minorité dans le conseil des Cinq-cents, et quelques-uns des hommes les plus éminents et les plus capables de France, parmi lesquels M. de Talleyrand.
Comme les autres, il cherchait alors un général; mais le choix n'était pas si aisé à faire. Hoche n'était plus; Joubert venait de périr; Moreau était irrésolu; Masséna, quoique illustré par la victoire de Zurich, tenait trop du soldat; Augereau était un jacobin; il était impossible de se fier à Bernadotte. En ce moment (le 9 octobre 1799), Bonaparte débarquait revenant d'Égypte. Il foula aux pieds les lois de la quarantaine, il avait abandonné son armée; mais le pays sentait qu'il avait besoin de lui; et dans sa marche vers Paris, aussi bien qu'à son arrivée dans cette ville, il fut salué par les acclamations.
Son objet alors, si toutefois il en avait un bien défini, 170 était le Directoire, pour lequel, toutefois, il lui fallait une dispense d'âge. Mais il découvrit bientôt que la majorité du Directoire ne voulait pas entendre parler de cette dispense. Il fallait donc essayer d'un autre moyen, et pour cela s'entendre avec Barras ou Sieyès. Bonaparte détestait Barras, car Barras avait été son protecteur, sans être son ami. Quant à Sieyès, M. Thiers a dit, non sans raison, que deux Français supérieurs sont des ennemis naturels, jusqu'à ce qu'ils aient eu l'occasion de se flatter mutuellement. De plus, Bonaparte et Sieyès s'étaient rencontrés chez Gohier sans échanger un mot, et s'étaient séparés en se détestant plus que jamais. M. de Talleyrand entreprit de réconcilier ces deux hommes, chez lesquels l'intérêt devait triompher de leur rivalité,—et il réussit. Mais, avec Sieyès, un renversement complet de l'état de choses existant alors était une chose qui allait de soi, parce que la seule ambition qu'il eût jamais nourrie était celle d'inventer des institutions, ce qu'il faisait avec une rare intelligence en tant qu'il ne se serait agi que de combiner des idées; il oubliait que les sociétés ont besoin de quelque chose de plus que les idées.
On se décida donc pour une révolution; elle devait être provoquée par une déclaration des Anciens, dont Sieyès était sûr; ils décideraient que les chambres, étant en danger à Paris, se réuniraient à Saint-Cloud; on devait confier la sûreté de ces assemblées à la garde de Bonaparte, et effectuer la dissolution du Directoire par la démission d'une majorité de ses membres. Après 171 cela, on supposait que la majorité des Cinq-cents, effrayée par un appareil militaire imposant, contrecarrée par l'autre branche de la législature, et n'ayant aucun gouvernement pour la soutenir, serait, d'une manière ou d'une autre, vaincue. En conséquence, les deux premières mesures furent prises le 18 brumaire, mais la troisième restait. Sieyès et Ducos, qui agissaient de concert, donnèrent leur démission; mais Gohier et Moulins ne voulurent pas abdiquer; Barras avait donc le vote décisif; et ce fut encore M. de Talleyrand qui, avec le général Bruix, fut chargé de lui persuader d'abdiquer. Le résultat de l'entrevue fut que Barras, de son bain où on l'avait trouvé, sauta dans sa voiture, et ainsi le Directoire n'existant plus, une charge de grenadiers dans l'Orangerie de Saint-Cloud décida l'affaire le lendemain.
En jetant un coup d'œil en arrière sur le récit de ces événements, nous verrons que si, ce qui est douteux, on eût pu obtenir le même résultat par d'autres moyens, en tout cas, les choses ne se seraient pas passées de cette manière paisible et facile, sans le secours de M. de Talleyrand. La partie légale du nouveau changement fut effectuée par Sieyès qu'il avait uni à Bonaparte, et achevée au moyen de Barras, dont il se procura l'abdication obtenue si difficilement. Le 172 temps de récompenser ces services était arrivé, et lorsque Napoléon devint premier consul, M. de Talleyrand fut nommé ministre des affaires étrangères.
Si nous jetons un coup d'œil en arrière et si nous le suivons à travers la période qui s'écoula entre le 10 août 1792 et le 18 brumaire, nous le trouvons fugitif en Angleterre sous des auspices douteux, exilé en Amérique où il tâche de se mêler de politique, projetant des entreprises commerciales, et, par-dessus tout, attendant des événements qui pourraient lui devenir favorables.
Après avoir quitté la France comme le partisan d'une monarchie constitutionnelle, il y rentre quand les passions et les opinions fiévreuses qui l'avaient si longtemps agitée, avaient enfin abouti à une république trop forte pour être renversée par les royalistes, trop faible pour pouvoir se promettre une longue existence.
Il accepte de l'emploi dans le gouvernement qu'il trouve établi, gouvernement qui, en comparaison de ceux qui l'avaient immédiatement précédé, garantissait d'une manière remarquable la sécurité des propriétés et de la vie.
Au milieu des conflits qui durent encore, il prend parti avec ceux qui sont pour une ligne de conduite modérée, entre le retour des Bourbons avec tous leurs préjugés et le rétablissement des partisans de Robespierre avec toutes leurs horreurs. Dans ces luttes politiques, il déploie de la modération et de la résolution; dans la haute position qu'il occupe, il montre du tact 173 et de la capacité. Ses deux mémoires, lus devant l'Institut, se font remarquer par l'élégance de leur style et l'étendue de leurs vues [25]. Se défendant contre deux partis qui l'attaquent, l'un pour être trop, l'autre trop peu républicain, il emploie un langage à la fois résolu, digne et modéré, et la seule chose que l'on puisse mettre en doute est sa sincérité.
Enfin, il jette un gouvernement à la fois faible, dissolu, divisé, et ayant la conscience de sa propre incapacité, aux mains d'un homme de grand génie, par qui il espérait être récompensé, et qui, à tout prendre, semblait le mieux fait pour affermir la direction, avancer la prospérité, et élever les destinées de son pays.
Talleyrand favorise l'extension de la puissance du Premier consul, puissance qui a pris pour point de départ un principe de tolérance et d'oubli du passé.—Napoléon tente de faire la paix avec l'Angleterre; il échoue.—Bataille de Marengo.—Traité de Lunéville et paix d'Amiens.—De la société à Paris pendant la paix.—Rupture.—M. de Talleyrand appuie le consulat à vie, la création de la Légion d'honneur et du Concordat.—Il obtient du pape la permission de porter l'habit séculier et d'administrer les affaires civiles.—Il se marie.—Exécution du duc d'Enghien.—Nouvelle coalition.—Bataille d'Austerlitz.—Traité de Presbourg.—Fox entre au pouvoir et essaye inutilement d'une paix.—La Prusse se déclare contre la France et est vaincue à Iéna.—Paix de Tilsitt.—M. de Talleyrand renonce au ministère des affaires étrangères.—Différends sur la politique en Espagne.—Talleyrand et Fouché alors à la tête d'une opposition modérée.—Campagne de Russie; idée d'employer M. de Talleyrand.—Les défaites de Napoléon commencent.—Après la bataille de Leipzig, il offre à M. de Talleyrand le ministère des affaires étrangères, mais à des conditions inacceptables.—Pendant la série continue de désastres qui s'ouvre alors, M. de Talleyrand ne cesse de conseiller la paix.—Il essaye de persuader à Marie-Louise de ne pas quitter Paris.—Il hésite entre une régence avec elle, et les Bourbons.—Toutefois, lorsque son départ suspend l'autorité constituée, et que l'empereur de Russie prend pour lieu de résidence l'hôtel Talleyrand, et demande à 175 M. de Talleyrand quel gouvernement il faudrait établir, il répond: «Celui des Bourbons.»—Efforts pour obtenir une constitution avec la Restauration.—Napoléon arrive à Fontainebleau.—Il négocie, mais finit par abandonner le trône de France, et accepte pour lieu de retraite l'île d'Elbe, conservant cependant son titre d'empereur.
L'un des mots les plus frappants de M. de Talleyrand, mot que j'ai déjà cité était celui-ci: «la Révolution a désossé la France!» En effet, dans ce pays, il y avait cessé d'y avoir de grands principes, acceptés de tous, qui servissent comme de ciment et de lien, et qui, héréditairement et presque instinctivement appliqués, missent de la suite dans les affaires et maintinssent les choses en ordre. M. de Talleyrand dit alors: «Ce que les principes ne peuvent faire, il faut qu'un homme le fasse. Lorsque la société ne peut créer un gouvernement, il faut qu'un gouvernement crée la société.» Ce fut avec cette idée qu'il consentit à concentrer dans les mains de Napoléon toute la puissance que demandait le génie extraordinaire de cet homme extraordinaire. Mais, en retour, il lui fallait deux choses: l'une, qu'il pût lui-même tirer profit du pouvoir qu'il avait contribué à établir; l'autre, que ce pouvoir, en somme, s'exerçât pour le plus grand bien du peuple français. Comptant, pour le moment, que ces conditions seraient remplies, il se mit au service d'une dictature qui devait tranquillement et graduellement absorber les institutions antérieures et rallier des hommes de toutes les opinions.
Sieyès, dont l'intelligence était moins clairvoyante quoique plus profonde, s'imaginait qu'après avoir, lui, 176 philosophe politique, fait passer l'État aux mains d'un homme du monde audacieux et sans scrupules, il pourrait gouverner cet homme. Mais M. de Talleyrand avait un certain dédain pour Sieyès qu'il n'estimait certainement pas à sa valeur, et qu'il regardait comme un tailleur faisant des habits qui ne vont jamais—un habile inventeur de théories, mais n'ayant pas la moindre idée de ce qu'il faut pour les appliquer; et lorsque quelqu'un, à propos de la nouvelle constitution, que Sieyès avait entrepris de fabriquer, dit: «Après tout, ce Sieyès a un esprit bien profond,» il répondit: «Profond! Hem! Vous voulez dire peut-être creux.»
La conduite de Bonaparte donna raison à ce trait d'esprit; car lorsque le premier projet de la constitution à laquelle l'on vient de faire allusion, lui fut présenté, il le tourna en ridicule, se servant de cette phrase bien connue: «Ce serait un homme peu honorable ou peu intelligent que celui qui consentirait à être un cochon à l'engrais, avec tant de millions par an.»
En effet, le héros du 18 Brumaire n'était pas homme à accepter les dehors sans la réalité du pouvoir; et ayant pris du plan proposé à son acceptation ce qui était en rapport avec ses vues, et laissé de côté tout le reste, il s'arrogea autant d'autorité qu'il pensait qu'on lui en laisserait prendre; car quoique la France fût fatiguée de déchirements et de changements perpétuels, elle n'était pas alors prête à y mettre un terme en se soumettant à une nouvelle monarchie. Il est vrai de dire qu'une des causes qui facilitèrent 177 les premiers pas de Napoléon vers le grand objet de son ambition, fut que personne ne croyait alors qu'il pût jamais l'atteindre.
M. de Talleyrand lui-même, selon toute probabilité, ne croyait pas créer un empire militaire, lorsqu'il visait à concentrer l'autorité dans les mains du chef de la république; mais il pensait qu'il était de toute nécessité d'affermir un État qui, depuis si longtemps, avait perdu son équilibre; et un contemporain [26] raconte que, peu de temps après la formation du nouveau gouvernement, alors que le rôle que devait jouer le Premier consul n'avait pas encore été arrêté, dans une entrevue particulière que M. de Talleyrand eut avec le Premier consul, il tint le langage suivant:—«Citoyen Consul, vous m'avez confié le ministère des relations extérieures, et je justifierai votre confiance; mais je dois vous déclarer dès à présent que je ne veux travailler qu'avec vous. Il n'y a point là de vaine fierté de ma part; je vous parle seulement dans l'intérêt de la France. Pour qu'elle soit bien gouvernée, pour qu'il y ait unité d'action, il faut que vous soyez le Premier consul, et que le Premier consul ait dans sa main tout ce qui tient directement à la politique, c'est-à-dire les ministères de l'intérieur et de la police, pour les affaires du dedans, et mon ministère pour celles du dehors; ensuite les deux grands moyens d'exécution, la guerre et la marine. Il serait donc de toute convenance que les ministres de ces cinq départements travaillassent 178 avec vous seul. L'administration de la justice et le bon ordre dans les finances tiennent sans doute à la politique par une foule de liens; mais ces liens sont moins sacrés. Si vous me permettez de le dire, Général, j'ajouterai qu'il conviendrait de donner au deuxième consul, très-habile jurisconsulte, la haute main sur la justice, et au troisième consul, également bien versé dans la connaissance des lois financières, la haute main sur les finances [27]. Cela les occupera, les amusera; et vous, Général, ayant à votre disposition les parties vitales du gouvernement, vous arriverez au noble but que vous vous proposez—la régénération de la France [28].»
Le ministre des affaires étrangères, en conseillant ainsi à celui qui l'écoutait et qui n'était que trop disposé à suivre ses conseils de s'emparer de toutes les affaires importantes, n'était, il faut l'avouer, que l'écho du sentiment général; car les différents partis alors en présence ne voyaient le nouveau dictateur qu'à travers 179 le prisme de leurs propres illusions. Les royalistes s'imaginaient que le général Bonaparte deviendrait un général Monk; les républicains modérés le prenaient pour un nouveau général Washington! M. de Talleyrand savait que Bonaparte n'était ni un Monk ni un Washington, et qu'il n'offrirait pas à la dynastie exilée le pouvoir qu'il avait acquis, pas plus qu'il ne le déposerait aux pieds du peuple français. Il savait, au contraire, qu'il le garderait aussi longtemps qu'il le pourrait, et il ne demandait pas mieux qu'il le gardât avec un système qui aurait à sa tête les hommes de la révolution sans exclure les hommes de l'ancien régime qui seraient disposés à accepter les principes fondés par la révolution. C'était précisément alors la manière de voir de Napoléon lui-même; et la nomination du régicide Fouché au ministère de la police, et la permission de rentrer en France accordée aux émigrés royalistes et aux prêtres proscrits, donna la mesure exacte de la politique qui allait désormais être suivie.
Mais personne mieux que le Premier consul ne savait qu'ayant conquis le pouvoir par la guerre il devait montrer qu'il désirait le consolider par la paix. En conséquence, il adressa à Georges III [29] cette lettre fameuse dont il attendait un résultat tout différent, ainsi que son ministre des affaires étrangères. Mais ce fut toujours quelque chose aux yeux de la nation que d'avoir montré combien il désirait pour sa part un intervalle de repos, et de s'être placé sur le 180 même niveau que les rois lorsqu'il leur parlait en sa qualité de chef populaire du peuple français. Le refus de l'Angleterre de traiter fut le signal d'une nouvelle coalition, et la reprise d'une guerre générale, guerre au commencement de laquelle Bonaparte, par un trait de génie, défit les Autrichiens en Italie alors qu'ils se croyaient sur le point d'entrer en France sans opposition. Mais quoique les espérances du cabinet de Vienne fussent abattues par la bataille de Marengo, il ne s'abandonna pas encore au désespoir, même lorsque l'empereur Paul, flatté des attentions du Premier consul, qui lui avait renvoyé ses prisonniers habillés de neuf, se fut retiré de la coalition. La politique de la France, dans ces circonstances, fut de créer la division entre les alliés restés fidèles à la coalition (l'Autriche et l'Angleterre), en entamant des négociations tour à tour avec chacune de ces puissances. Cette manœuvre fut tentée par M. de Talleyrand auprès du cabinet de Vienne par l'entremise du comte St-Julien qui, envoyé pour arrêter quelques points particuliers relatifs à la convention qui avait eu lieu après la guerre d'Italie, signa un traité que son gouvernement désavoua; et auprès du cabinet de Saint-James, par l'intermédiaire d'un agent employé à l'échange des prisonniers, mais dont les efforts comme négociateur échouèrent. Toutefois Moreau, en Allemagne, fut enfin assez heureux pour obtenir le traité de Lunéville, et bientôt après M. Otto conclut à Londres les préliminaires d'un traité analogue qui fut reçu avec une joie égale par la nation française et la nation anglaise.
181 On rendit généralement justice à l'habileté avec laquelle ces affaires furent conduites; mais M. de Talleyrand n'en eut pas moins à subir la mortification de voir Joseph Bonaparte nommé négociateur à sa place avec lord Cornwallis. Toutefois, il accepta de bonne grâce cet arrangement, car il possédait cet avantage sur la plupart des hommes, que sa vanité pliait aisément devant son intérêt ou son ambition; et comprenant combien il serait impolitique d'entrer en rivalité avec le frère aîné du Premier consul, il vit d'autre part que, puisqu'il avait déjà obtenu la signature des préliminaires d'un traité, il aurait auprès du public tout le mérite de ce traité s'il se faisait, tandis que Joseph Bonaparte en aurait tout le blâme, s'il survenait quelque faute ou quelque échec dans les négociations ultérieures.
Pendant ce temps, les mers s'ouvraient tout de suite à la France, et le gouvernement anglais, ayant fait cette concession immédiate, s'était presque engagé à céder dans toutes les discussions suivantes; car avoir cédé, pour obtenir la paix, ce que la France désirait le plus, puis ne pas l'obtenir à la fin, aurait été ridicule. Ainsi, un traité définitif fut peu de temps après signé à Amiens, et Paris rouvrit ses portes à la curiosité excitée et inquiète des voyageurs anglais.
Pendant cette période la maison de M. de Talleyrand devint nécessairement l'un des rendez-vous principaux des visiteurs étrangers. Il demeurait à l'hôtel Galifet, alors résidence officielle du ministre des affaires étrangères; c'était un grand hôtel de la rue Saint-Dominique Saint-Germain qui avait été bâti par un riche colon de Saint-Domingue. Pour tout programme, le propriétaire avait ordonné à son architecte de lui construire un hôtel avec quatre-vingt-dix-neuf colonnes; on peut voir encore debout ce monument de l'habileté du constructeur et de l'originalité du propriétaire.
Les principaux habitués du ministère étaient M. de Montrond, le duc de Laval, M. de Saint-Foix, le général Duroc, le colonel Beauharnais (plus tard le prince Eugène), Fox, Erskine, etc., etc.
Quelques personnes se rappellent encore la nonchalance gracieuse avec laquelle, à demi couché sur son sofa à côté du feu, le ministre des affaires étrangères accueillait ceux qu'il désirait mettre à l'aise chez lui, la civilité excessive et formaliste qui distinguait l'accueil qu'il faisait à ses collègues et aux sénateurs avec lesquels il n'était pas lié, et la familiarité insouciante et charmante avec laquelle il traitait les officiers favoris du Premier consul, ainsi que les dames et les diplomates pour lesquels il avait une préférence. L'inimitié qui, pendant les dernières années, avait été si violente entre 183 le peuple anglais et le peuple français, commençait à disparaître de leurs rapports; mais malheureusement pour eux et pour le monde, la paix, ou plutôt l'armistice qu'ils avaient conclu ne pouvait être maintenu qu'en acceptant une infériorité blessante en face du despote français, qui, on n'en pouvait douter, s'imaginait qu'en cessant la lutte que nous avions si longtemps soutenue sans déshonneur, nous n'avions voulu que lui fournir le moyen de délivrer Saint-Domingue, d'établir sa domination sur l'Italie, et d'envahir la Suisse, circonstances qui autorisaient l'Angleterre à garder Malte, quand même elle se serait engagée d'une manière sotte et inconsidérée à y renoncer.
Il est à peine nécessaire de faire remarquer que la conduite de Napoléon pendant tout le cours de cette affaire eut quelque chose d'impérieux et de hautain, mais que celle de son ministre des affaires étrangères fut tout opposée; je devrais ajouter que ce ministre eut le crédit, juste comme lord Whitworth partait, d'obtenir la permission du Premier consul de proposer un arrangement qui nous aurait laissé Malte moyennant une compensation qui, vu l'ensemble des circonstances, aurait peut-être pu être acceptée. Mais ce compromis étant rejeté avec hauteur, la guerre recommença brusquement.
Cependant le répit qu'on s'était ainsi ménagé, avait servi les desseins de Napoléon, et lui avait permis, grâce à la popularité qu'il lui avait procurée, de jeter les premières assises de l'empire,—savoir: la Légion d'honneur d'où sortit la noblesse de l'empire; le 184 consulat à vie, qui était un acheminement vers le rang héréditaire qu'il s'arrogea bientôt; et le concordat, qui fut le prélude de son couronnement par le pape.
Il n'est pas à présumer que cette déviation marquée des principes qui avaient si longtemps été dominants, ait pu avoir lieu sans soulever des protestations. Naturellement tous les ardents républicains combattirent ces innovations, désignant le tyran qui les proposait comme un second César qui semblait provoquer la patriotique intervention d'un second Brutus. Mais un parti plus sérieux les attaqua aussi dans le corps législatif, et ce ne fut pas sans un acte illégal d'autorité que ce parti fut vaincu.
Par le fait, les mesures en question n'étaient pas populaires, et le concordat, à un certain moment, menaça presque d'amener une insurrection dans l'armée.
Néanmoins, M. de Talleyrand soutint chaudement ces mesures, et, avec le secours de Cambacérès, parvint à calmer et à concilier beaucoup de leurs adversaires.
«Nous avons,» répétait-il constamment, à consolider un gouvernement et à réorganiser une société. Les gouvernements ne se consolident qu'au moyen d'une politique continue, et il n'est pas seulement nécessaire que cette politique soit continue,—il faut encore que le peuple ait la conviction que cela sera ainsi.
«J'envisage le consulat à vie comme l'unique moyen d'inspirer cette conviction.»
185 Il disait aussi, par rapport à la Légion d'honneur et au concordat: «Si l'on veut réorganiser une société humaine quelconque, il faut lui donner les éléments que l'on trouve dans toutes les sociétés humaines.
«Où avez-vous jamais vu une société florissante sans les honneurs ou la religion? Notre siècle a enfanté beaucoup de choses nouvelles, mais il n'a pas créé une nouvelle espèce humaine; et si vous voulez faire une législation pratique à l'usage des hommes, il faut traiter les hommes suivant ce qu'ils ont toujours été et sont toujours.» Il avait une raison particulière pour plaider en faveur du concordat; personne n'y gagna autant que lui: car il entra alors légitimement dans la vie civile avec le consentement et l'autorisation de son maître spirituel, et en vertu d'un bref que je cite ici:
«A NOTRE TRÈS-CHER FILS, CHARLES-MAURICE DE TALLEYRAND.
«Nous avons été touché de joie quand nous avons appris l'ardent désir que vous avez de vous réconcilier avec nous et avec l'Église catholique. Dilatant donc à votre égard les entrailles de notre charité paternelle, nous vous dégageons par la plénitude de notre puissance du lien de toutes les excommunications. Nous vous imposons, par suite de votre réconciliation avec nous et avec l'Église, des distributions d'aumônes, pour le soulagement surtout des pauvres de l'Église d'Autun que vous avez gouvernée. Nous vous accordons le pouvoir de porter l'habit séculier, et de gérer toutes les affaires civiles, soit qu'il vous plaise de demeurer dans la charge que vous exercez maintenant, soit que vous 186 passiez à d'autres auxquelles votre gouvernement pourrait vous appeler.»
Ce bref fut regardé par M. de Talleyrand comme une permission de devenir laïque, et même de se marier. La dame qu'il épousa, née dans les Indes orientales, et séparée par un divorce d'un certain M. Grand, était remarquable par sa beauté autant que par son peu d'esprit. Tout le monde a entendu l'anecdote à propos de Sir George Robinson auquel elle demandait des nouvelles de son domestique «Friday.» Mais M. de Talleyrand défendait son choix en disant: «Une femme d'esprit compromet souvent son mari, une femme stupide ne compromet qu'elle-même.»
Ce fut peu de temps après le renouvellement des hostilités qu'eut lieu l'événement qui a donné naissance à tant de discussions au sujet de Napoléon, et aux attaques les plus amères contre M. de Talleyrand. Je veux parler de l'exécution du duc d'Enghien. Beaucoup des détails qui accompagnèrent cet événement sont encore obscurs, mais en voici une simple esquisse.
Les républicains purs (on les appelait ainsi alors) avaient été poussés au désespoir; d'un autre côté, la latitude accordée pour un temps aux royalistes, avait donné du courage à ce parti. Le renouvellement d'une 187 guerre européenne augmenta ce courage. La puissance et le prestige du merveilleux personnage qui était à la tête du gouvernement consulaire avait poussé ces deux partis à croire que rien ne leur serait possible tant qu'il vivrait.
En conséquence, on avait essayé plusieurs fois d'attenter à sa vie. La croyance populaire, celle de Bonaparte lui-même, était que ces tentatives provenaient seulement des émigrés, soutenus par l'argent de l'Angleterre, opinion que la sotte correspondance du ministre anglais à Munich, M. Drake, avec un prétendu émigré, Mahée, qui par le fait était agent du gouvernement français, aurait malheureusement pu encourager. On savait que Georges Cadoudal, le chef entreprenant des Chouans, qui avait déjà été impliqué dans des intrigues de cette espèce, était à Paris engagé dans quelque nouvelle entreprise à laquelle étaient mêlés Pichegru certainement, et Moreau, selon toute apparence. Mais dans les rapports de la police il était aussi affirmé que les conspirateurs attendaient l'arrivée à Paris d'un prince de la maison de Bourbon.
Le duc d'Enghien, qui demeurait alors à Ettenheim, dans le duché de Bade, semblait être celui des princes de Bourbon auquel il était fait allusion, et des espions furent chargés d'aller surveiller ses mouvements.
Les rapports des agents de cette sorte sont rarement exacts dans les détails réellement importants. Mais ils furent particulièrement malheureux dans ce cas; car, grâce à la prononciation allemande, ils prirent un marquis de Thumery, alors en visite chez le prince 188 de Bourbon, pour Dumouriez, et la présence de ce général sur la frontière rhénane et auprès d'un Condé, confirma fortement tous les autres soupçons.
Un conseil fut convoqué, composé des trois consuls—Bonaparte, Cambacérès, Lebrun—du ministre de la justice et de la police—Régnier—et de Talleyrand, ministre des affaires étrangères [30].
Dans ce conseil (10 mars 1804) on discuta s'il ne serait pas prudent de saisir le duc d'Enghien, quoiqu'il fût hors de France, et de l'amener à Paris; et le résultat fut l'envoi immédiat d'une petite armée, commandée par le colonel Caulaincourt, qui saisit le prince sur le territoire badois (15 mars); M. de Talleyrand se chargea, dans une lettre au grand-duc, d'expliquer et de justifier cet outrage. Ayant été retenue deux jours à Strasbourg, la royale victime fut dirigée (le 18), de cette cité sur la capitale, dans une voiture de poste, arriva le 20 à onze heures du matin aux portes de Paris et y fut retenue jusqu'à quatre heures de l'après-midi; le prince fut ensuite conduit par les boulevards jusqu'à Vincennes, où il arriva à neuf heures du soir; et il fut fusillé à six heures le lendemain matin. Il avait été condamné par une commission militaire—composée d'un général de brigade (général Hullin), de six colonels et de deux capitaines,—sur un arrêté de Murat, gouverneur de Paris (20 mars), décret qui, dicté par Napoléon, ordonnait que l'infortuné captif fût jugé sur l'accusation d'avoir porté les armes contre 189 la république: d'avoir été et d'être encore payé par l'Angleterre, et d'avoir été mêlé à des intrigues, conduites par l'Angleterre en France et hors de France, contre le gouvernement français. L'ordre final était, que, s'il était reconnu coupable, il fût de suite exécuté.
L'ensemble de cette procédure est atroce. Un prince de la famille détrônée est arrêté dans un État neutre, sans la moindre apparence de légalité [31]; il est amené à Paris et il est jugé, et sa vie est menacée à propos d'actes qu'aucun ennemi généreux, ayant égard à sa naissance et à sa position, n'aurait considérés comme des crimes; il est reconnu coupable sans qu'aucun témoin ait été entendu, sans qu'on ait fourni aucune preuve des accusations portées contre lui, et sans qu'il ait été permis à personne de le défendre [32].
Ce jugement est rendu à minuit, dans un donjon; et le prisonnier est fusillé avant le point du jour, dans un fossé!
Il est assez naturel que toutes les personnes qui se 190 trouvèrent mêlées à un tel acte, se soient efforcées de se laver de l'ignominie dont il les couvrait. Le général Hullin a accusé Savary (plus tard duc de Rovigo), qui, comme commandant de gendarmerie, était présent à l'exécution, d'avoir précipité le jugement, et empêché un appel à Napoléon, appel sollicité par le prince condamné. Le duc de Rovigo, d'une manière très-plausible, nie ces particularités ainsi que toute participation dans l'affaire, excepté sa présence, et le strict accomplissement des ordres qu'il avait reçus, et accuse M. de Talleyrand,—contre lequel il est de toute justice de faire observer qu'il avait pour d'autres raisons une rancune particulière,—d'avoir poussé à l'arrestation du prince par un rapport lu au Conseil le 10 mars; d'avoir intercepté une lettre écrite de Strasbourg au Premier consul par l'illustre captif, et d'avoir hâté et provoqué l'exécution, ce dont il n'offre d'autre preuve que ce fait: il avait rencontré Talleyrand à cinq heures, sortant de chez Murat, qui était alors, ainsi que je l'ai dit, gouverneur de Paris, et qui venait de donner des ordres pour la formation de la commission militaire. Il faut faire observer aussi que, quant à ce qui se passa dans le conseil, M. de Rovigo ne fait que citer une conversation qu'il eut quelques années après avec Cambacérès, qui lui-même désirait vivement prouver qu'il s'était opposé à la violation du territoire allemand.
Quant à la lettre qu'on a supposée avoir été écrite par le duc d'Enghien, les personnes de la suite du duc déclarèrent qu'il n'écrivit pas de lettre de Strasbourg; 191 et dans le journal du prince où il est fait mention d'une lettre à la princesse de Rohan, il n'est nullement question d'une lettre au Premier consul. Quant à une autre lettre écrite, ainsi que semble le supposer le duc de Rovigo, par M. Massiois, ministre de France à Bade, il n'y en a aucune trace dans les archives françaises; et le simple fait de la visite de M. de Talleyrand chez Murat ne prouve rien (si tant est même que cette visite ait eu lieu). Cette visite prouverait plutôt le contraire, puisque Murat lui-même blâmait l'exécution et fit tout ce qu'il put pour l'empêcher [33]. Il est probable que si M. de Talleyrand chercha à rencontrer Murat, c'était avec l'intention de voir ce qui pourrait être fait pour sauver le prince, et non dans le désir de le sacrifier. D'un autre côté, Bourrienne, qui était à même de savoir la vérité, affirme que M. de Talleyrand, bien loin d'encourager ce meurtre, avertit le duc d'Enghien, par l'entremise de la princesse de Rohan, du danger qui le menaçait.
Le duc de Dalberg, ministre de Baden à Paris, en 1804, parle aussi de M. de Talleyrand comme opposé à tout ce qui fut fait dans cette affaire [34].
Louis XVIII, à qui M. de Talleyrand écrivit lorsque parut le compte rendu de M. de Rovigo, donna l'ordre 192 à ce personnage de ne plus paraître à la cour. Fouché déclara que cet acte était tout entier du fait du Premier consul; et enfin, Napoléon lui-même soutint toujours que cet acte lui était personnel, et même il le justifiait.
Pour ma part, après avoir pesé tous les indices et tous les témoignages qui se sont trouvés à ma portée (aucun de ces indices n'étant décisif, je dois l'avouer), mon avis est que le Premier consul s'était décidé soit à mettre le prince à mort, soit à l'humilier par un pardon accordé à sa requête; et il ne me semble pas improbable qu'il soit resté hésitant entre ces deux partis, quoique disposé plutôt à punir qu'à épargner, jusqu'à ce que tout fût fini.
A l'appui de cette supposition, viennent la déclaration de son frère Joseph, qui dit qu'un pardon avait été promis à Joséphine, et celle de madame de Rémusat, qui jouait aux échecs ce soir-là avec Napoléon, et qui affirme qu'il se récitait à lui-même pendant toute la soirée des vers des grands poëtes français à la louange de la clémence. Et enfin, il y a un ordre donné à M. Réal, ministre de la police, qui était chargé de voir le duc d'Enghien et de rendre compte à Bonaparte du résultat de l'entrevue, ce qui implique évidemment que l'exécution n'était pas décidée avant que le rapport du ministre eût atteint le terrible personnage qui, ayant à sa disposition la vie et la mort, devait alors enfin prendre une détermination dernière.
Mais l'occasion d'en venir à une décision après la réception du rapport du ministre de la police, ne se 193 présenta jamais. Par un de ces accidents imprévus qui quelquefois font échouer les meilleures intentions, M. Réal, chez qui les instructions écrites dont je viens de parler furent portées par Savary lui-même, s'était couché en disant formellement qu'il ne voulait pas être dérangé, et il ne se réveilla que lorsque le prince n'était plus: de telle sorte que l'occasion de la clémence ne fut pas offerte à Napoléon, occasion que sans doute il comptait saisir. En tous cas, quelles qu'aient été les intentions de cet homme extraordinaire, dont la politique était généralement dirigée par des calculs dans lesquels la vie humaine était considérée comme de peu d'importance, je crois, quant à ce qui concerne le personnage dont je m'occupe principalement: premièrement, que M. de Talleyrand lut au conseil, le 10 mars, un mémoire contenant les renseignements qui étaient parvenus à son département, et qu'il était naturellement obligé de rapporter; secondement, que lorsque M. de Cambacérès parla contre l'arrestation première, M. de Talleyrand garda le silence, soit par le désir de ne pas se compromettre, soit, ainsi que me l'ont assuré des personnes connaissant bien Napoléon, parce qu'il savait que c'était là le meilleur moyen d'assurer le succès des arguments de M. de Cambacérès; troisièmement, que lorsque M. de Talleyrand écrivit au grand-duc de Bade pour excuser la violation projetée de son territoire, il s'efforça de faire parvenir au duc d'Enghien des avertissements devant l'empêcher d'être fait prisonnier; enfin, que lorsque le duc fut conduit à 194 Vincennes, il ne donna aucun avis à Bonaparte, pensant que ce serait inutile, mais approuva les efforts faits par Joséphine et Joseph, qui étaient les meilleurs médiateurs que le prince pût avoir, et que, ayant aussi connaissance des instructions envoyées à M. Réal, il ne crut pas l'exécution probable.
Quant à avoir pris une part active dans cette tragédie, une telle conduite serait en opposition directe avec l'ensemble de son caractère, et aucun témoignage digne de foi n'est là pour nous l'attester. Toutefois, s'être prêté, même en apparence, à une action aussi noire, et être resté au service de Napoléon après son accomplissement, indique un sentiment beaucoup plus prononcé des avantages attachés aux charges publiques, que du blâme qui s'attache à l'injustice.
On dit qu'il ne nia pas ceci, et on raconte qu'il répondit à un ami qui lui conseillait de donner sa démission: «Si, comme vous le dites, Bonaparte s'est rendu coupable d'un crime, ce n'est pas une raison pour que je me rende coupable d'une sottise.»
L'exécution du duc d'Enghien eut lieu le 20 mars. Le 7 avril, Pichegru, qui avait été arrêté, fut trouvé étranglé dans sa chambre; quelques-uns pensèrent que c'était par la police qu'il avait été étranglé, mais le gouvernement déclara qu'il avait lui-même mis fin à ses jours; Georges Cadoudal, qui avait aussi été arrêté, monta sur l'échafaud; et Moreau, après avoir été traduit devant un tribunal qui le condamna à deux ans d'emprisonnement, vit commuer en exil cette absurde sentence. Bonaparte ayant ainsi répandu la 195 terreur parmi les partisans de l'ancienne dynastie, et s'étant débarrassé de ses rivaux militaires les plus puissants, plaça sur sa tête, avec la servile approbation des chambres et le consentement apparent de la nation, une couronne qui fut solennellement consacrée par Pie VII (2 décembre 1804).
Le moment où Bonaparte s'arrogea ainsi le titre d'empereur, marqua une des phases de la lutte qui se livrait depuis quelque temps entre les deux hommes d'État qui contribuèrent le plus, d'abord à élever la puissance de Napoléon, et enfin à la renverser. Talleyrand et Fouché sont ces deux hommes d'État; et on peut les considérer comme les deux représentants des classes dont l'adhésion marqua la force de Bonaparte, et dont l'abandon amena son déclin. L'un, plébéien et conventionnel de la Montagne, démocrate et régicide par circonstance, par position et par entraînement; l'autre, noble, haut placé, membre éclairé de l'Assemblée constituante, libéral, tel que la mode, les théories et les abus du vieux régime l'avaient fait. A dater du 18 brumaire, ils s'attachèrent tous les deux à la fortune du Premier consul. Calmes, sans préjugés, sans haines, sans préférences, chacun d'eux cependant avait les sentiments de sa caste; et, en modérant la passion et dirigeant les vues de Napoléon, l'un 196 n'oublia jamais qu'il était né dans l'aristocratie; l'autre, qu'il était l'enfant, le rejeton du peuple.
Fouché, donc, était pour qu'on employât les formes républicaines, et qu'on confiât l'autorité exclusivement à des hommes nouveaux. Talleyrand voulait que l'on reprît les manières de faire, les habitudes de la monarchie, tournait en ridicule, pour nous servir de son expression, les parvenus qui n'avaient jamais marché sur un parquet [35], et s'efforçait d'introduire dans les charges de l'État les aspirants dont les principes étaient libéraux, mais dont les noms étaient anciens et historiques.
L'empire qui était la conséquence naturelle de la tendance que Talleyrand avait favorisée et à laquelle Fouché s'était opposé, unit néanmoins ces deux politiques dont il avait besoin; car, tandis qu'il sanctionnait les avantages et les titres de l'ancienne noblesse, il établissait sur une base ferme et égale une nouvelle noblesse, et les ramenait toutes deux à un point central, sous la domination d'un homme de génie.
Fouché, une fois l'empire décidé, renonça désormais à toute tentative ayant pour but de limiter la volonté de Napoléon, et chercha seulement à reconquérir sa faveur.
Talleyrand, comprenant que toutes les espérances des hommes éclairés de sa jeunesse pour chercher à obtenir une monarchie constitutionnelle étaient alors 197 chimériques, les abandonna pour un nouvel ordre de choses, qui, tout en comprimant l'énergie et l'intelligence des individus, donnait une expression concentrée à l'énergie et à l'intelligence de la nation française, et la préparait à accepter sans enthousiasme, mais sans mécontentement, une glorieuse tyrannie. La nation française n'avait d'ailleurs pas tout à fait tort.
Un grand déluge avait récemment englouti tout ce que les siècles précédents avaient établi; la société était encore sur une planche étroite et faible qui avait besoin d'être élargie, raffermie, mais avant tout fixée sur les eaux encore agitées et bouillonnantes. Tout vestige des anciennes mœurs, de ces habitudes de pensée sans lesquelles aucune réunion d'hommes ne peut subsister longtemps, avait disparu. Aucune notion reçue sur les sujets essentiels n'existait plus nulle part; et une nation qui n'a pas ces notions ne peut avoir non plus cette sorte de moralité publique qui est, à la position et à l'honorabilité d'un État, ce que la moralité privée est à l'honorabilité et à la position d'un individu. La première chose essentielle pour une société est l'ordre, car sous le règne de l'ordre certaines notions généralement acceptées s'assoient et s'établissent. L'ordre uni à la liberté est le plus haut degré de l'ordre. Mais l'ordre sans la liberté est préférable au désordre et à la licence.
Le gouvernement intérieur de Napoléon, avec tous ses défauts, était la personnification de l'ordre, comme celui de la Convention avait été celle du désordre; et 198 quelle en fut la conséquence? Un esprit de liberté se développa au milieu du despotisme du dernier, comme une soumission à la tyrannie avait été engendrée par la sauvage violence du premier. Cette phrase, que Bonaparte «refaisait le lit des Bourbons,» était une critique de sa politique, mais elle aurait pu être un éloge de celle de ses successeurs.
En même temps, le changement de formes et de titres opéré à Paris avait été le signal d'un changement semblable par toute l'Europe. Les républiques devenaient des royaumes; les membres de la famille de l'empereur, des souverains; ses maréchaux et ses favoris, des princes et des grands dignitaires de l'empire. Ceux qui avaient partagé la fortune du conquérant se virent allouer une part dans ses conquêtes, et pour un moment la théorie du dix-neuvième siècle fit revivre les réalités du moyen-âge. Cependant, malgré ces signes d'ambition, n'eût été la rupture avec l'Angleterre et le cruel acte de Vincennes, la nouvelle dignité de Napoléon, qui donnait un éclat splendide à son nouveau pouvoir et un terme apparent à sa carrière aventureuse, aurait probablement décidé le continent, sinon à se prosterner tout à fait à ses pieds, du moins à reconnaître sa supériorité et à s'y soumettre. Mais le courage avec lequel l'Angleterre avait bravé ses menaces, et 199 l'acte qui avait terni sa réputation, amenèrent une nouvelle coalition et décidèrent la Russie à signer un traité avec l'Angleterre le 11 avril, et avec l'Autriche, le 9 août 1805.
Une combinaison si formidable servit à détourner Bonaparte d'un projet d'invasion dont il menaçait alors les rivages de l'Angleterre. Mais son étoile, quoique un peu voilée, était encore brillante. La bataille d'Austerlitz vint sanctionner son titre d'empereur, comme la bataille de Marengo avait sanctionné celui de consul.
M. Mignet nous a donné un exemple curieux, tiré des archives françaises, des vues étendues du ministre des affaires étrangères à cette époque.
Immédiatement après la victoire d'Ulm, M. de Talleyrand écrivit à Napoléon à peu près en ces termes:
«Il ne m'appartient point, disait M. de Talleyrand à l'empereur, de rechercher quel était le meilleur système de guerre: Votre Majesté le révèle en ce moment à ses ennemis et à l'Europe étonnée. Mais voulant lui offrir un tribut de mon zèle, j'ai médité sur la paix future, objet qui, étant dans l'ordre de mes fonctions, a de plus un attrait particulier pour moi, puisqu'il se lie plus étroitement au bonheur de Votre Majesté.» Lui exposant alors ses vues, il ajoutait qu'il y avait en Europe quatre grandes puissances: la France, l'Autriche, l'Angleterre, la Russie,—la Prusse n'ayant été placée un instant sur la même ligne que par le génie de Frédéric II; que la France était la seule puissance 200 parfaite (ce sont ses expressions), parce que seule elle réunissait dans une juste proportion les deux éléments de grandeur inégalement répartis entre les autres, les richesses et les hommes; que l'Autriche et l'Angleterre étaient alors les ennemies naturelles de la France; et la Russie ennemie indirecte par la sollicitation des deux autres et par ses projets sur l'empire ottoman; que l'Autriche, tant qu'elle ne serait pas en rivalité avec la Russie, et la Russie tant qu'elle resterait en contact avec la Porte, seraient facilement unies par l'Angleterre dans une alliance commune; que du maintien d'un tel système de rapports entre les grands États de l'Europe naîtraient des causes permanentes de guerre; que les paix ne seraient que des trêves et que l'effusion du sang humain ne serait jamais que suspendue.
Il se demandait quel était le nouveau système de rapports qui, supprimant tout principe de mésintelligence entre la France et l'Autriche, séparerait les intérêts de l'Autriche de ceux de l'Angleterre, les mettrait en opposition avec ceux de la Russie, et par cette opposition garantirait l'empire ottoman et fonderait un nouvel équilibre européen. Telle était la position du problème; voici quelle en était la solution. Il proposait d'éloigner l'Autriche de l'Italie en lui ôtant l'État vénitien, de la Suisse en lui ôtant le Tyrol, de l'Allemagne méridionale en lui ôtant ses possessions de la Souabe. De cette manière, elle cesserait d'être en contact avec les États fondés ou protégés par la France et ne resterait plus en hostilité naturelle avec elle.
Pour surcroît de précaution, l'État vénitien ne devait 201 pas être incorporé au royaume d'Italie, mais être interposé, comme État républicain et indépendant, entre ce royaume et l'Autriche. Après avoir dépouillé celle-ci sur un point, il l'agrandissait sur un autre et lui donnait des compensations territoriales proportionnées à ses pertes, afin que n'éprouvant aucun regret, elle ne fît aucune tentative pour recouvrer ce qui lui aurait été enlevé. Où étaient placées ces compensations? Dans la vallée même du Danube, qui est le grand fleuve autrichien. Elles consistaient dans la Valachie, la Moldavie, la Bessarabie et la partie la plus septentrionale de la Bulgarie.
«Par là, disait-il en concluant, les Allemands seraient pour toujours exclus de l'Italie, et les guerres que leurs prétentions sur ce beau pays avaient entretenues pendant tant de siècles se trouveraient à jamais éteintes; l'Autriche, possédant tout le cours du Danube et une partie des côtes de la mer Noire, serait voisine de la Russie et dès lors sa rivale, serait éloignée de la France et dès lors son alliée; l'empire ottoman achèterait par le sacrifice utile de provinces que les Russes avaient déjà envahies, sa sûreté et un long avenir; l'Angleterre ne trouverait plus d'alliés sur le continent, ou n'en trouverait que d'inutiles; les Russes, comprimés dans leurs déserts, porteraient leur inquiétude et leurs efforts vers le midi de l'Asie, et le cours des événements les mettrait en présence des Anglais, transformant en futurs adversaires ces confédérés d'aujourd'hui [36].»
202 «Ce plan, ajoute M. Mignet, exécutable à une époque où rien n'était impossible, aurait sans doute préparé un autre avenir à l'Europe, en donnant à l'Autriche un vaste territoire, du côté même où il importait le plus de la jeter et de l'agrandir; en la rendant homogène, ce qu'elle n'était pas; en l'intéressant à la civilisation du monde, au lieu de la laisser immobile dans un passé qu'elle s'usait à défendre. S'il avait été réalisé, il aurait fondé une paix durable, au moyen de combinaisons nouvelles et sur des intérêts satisfaits.»
Napoléon, cependant, n'était pas disposé à adopter, d'après les conseils d'un autre, un plan aussi grand, et il n'est pas impossible que le secret instinct de son génie original, qui était pour la guerre, s'opposât à un système permanent de tranquillité. Il alla donc de l'avant dans la fausse politique qui plus tard fut sa ruine, ne s'assurant pas l'affection et ne détruisant pas entièrement le pouvoir des vaincus: et le cabinet de Vienne, chassé d'Italie, humilié par la confédération du Rhin et l'élévation des États secondaires en Allemagne, mais n'étant ni détruit, ni gagné, signa le traité de Presbourg. Ce traité, qui relâchait le lien jusque-là maintenu entre les empires de Russie et d'Autriche, et un changement qui eut alors lieu dans les conseils de la Grande-Bretagne, fournissaient au nouvel empire une autre occasion d'établir son existence d'une manière paisible et durable.
M. Fox avait succédé à M. Pitt, et M. Fox était partisan de la paix et admirait le capitaine qui dirigeait les destinées de la France. C'était aussi un ami particulier de M. de Talleyrand. L'empereur Alexandre partageait à sa manière l'admiration de M. Fox. De plus, les espérances qu'il avait fondées sur une alliance avec l'Autriche, s'étaient alors évanouies, et personne à cette époque n'avait confiance en la politique rusée, avide et timide de la Prusse. Le cabinet russe et le cabinet anglais étaient donc tous les deux désireux de traiter. M. d'Oubril fut envoyé à Paris par le cabinet de Saint-Pétersbourg, et des négociations s'ouvrirent par l'entremise de lord Yarmouth, le feu marquis d'Hertford (alors détenu), entre le cabinet de Saint-James et les Tuileries. Dans ces doubles négociations, M. de Talleyrand réussit à faire signer au diplomate russe un traité séparé, traité que le gouvernement russe désavoua toutefois; et il acquit une telle influence sur lord Yarmouth, que le gouvernement anglais jugea nécessaire de le remplacer par lord Lauderdale, qui reçut les pouvoirs nécessaires pour traiter au nom des deux gouvernements alliés. La justice nous force à faire observer que M. de Talleyrand, bien que contrecarré dans ses démarches par un nombre infini d'intrigues, fit les plus grands efforts pour amener une 204 conclusion pacifique; car, il comprenait déjà, et il était alors seul à le comprendre, que sans la paix tout était encore un problème, et que, pour nous servir des paroles d'un contemporain, «une succession de batailles était une série de chiffres, dont le premier pouvait être A, et le dernier zéro [37].»
La position de Malte et de la Sicile, toutes deux alors entre les mains de l'Angleterre, la répugnance naturelle éprouvée par ce pays à y renoncer sans garanties sérieuses de la tranquillité européenne, et l'impossibilité d'obtenir ces garanties de l'orgueil et de l'ambition de quelqu'un qui aspirait à l'empire universel, étaient néanmoins des difficultés trop grandes pour que la diplomatie pût lutter contre elles; et lorsque la Prusse, qui avait laissé échapper l'occasion exceptionnelle de combattre la France en ayant l'Autriche à ses côtés, se fut mise par des engagements secrets avec la Russie et des engagements publics avec la France, dans de tels embarras, dans une position si honteuse et si dangereuse, qu'elle se décida à tenter l'expérience désespérée d'échapper à ses intrigues par ses armes, une autre grande lutte européenne commença. Dans les nouvelles campagnes auxquelles conduisit cette nouvelle coalition, campagnes s'ouvrant par la victoire d'Iéna et se terminant par la paix de Tilsit, M. de Talleyrand accompagna l'empereur; et quoiqu'on puisse à peine dire qu'il ait exercé une influence prédominante sur ces événements dont décidait un caractère plus violent et un génie plus militaire 205 que le sien, son calme et son bon sens, qualités qui ne l'abandonnaient que rarement, si même elles l'abandonnaient jamais, exercèrent une influence modératrice sur l'impérieux guerrier, et tendirent en général à affermir, à consolider ses succès. La manière calme dont il savait ramener sur terre l'ambition de cet homme extraordinaire et en apaiser le délire, jugeant ses plans par leurs résultats pratiques qu'il entrevoyait d'avance, est assez évidente dans une réponse qu'il fit à Savary, qui, après la bataille de Friedland, dit: «Si la paix n'est pas signée dans une quinzaine, Napoléon traversera le Niémen.—Et à quoi bon passer le Niémen?» répondit M. de Talleyrand [38].
On ne passa donc pas le Niémen cette fois, et cela fut dû en partie aux conseils de M. de Talleyrand; à la fin, la France témoignant l'intention de sacrifier la Turquie, et la Russie abandonnant l'Angleterre, les deux combattants signèrent un traité dont la conclusion implicite était que la domination de l'Europe devait à l'avenir se partager entre les deux autocrates.
A cette époque, M. de Talleyrand, qui, dans les dernières guerres, avait été frappé de la témérité plutôt que des triomphes du conquérant, pensa que la carrière 206 militaire de Napoléon et sa carrière diplomatique à lui-même touchaient à leur terme.
En effet, la fortune avait conduit l'une et l'autre de ces carrières au point le plus élevé qu'elles pussent atteindre, considérant leur caractère particulier à chacune et les circonstances des temps.
Aux succès merveilleux de Napoléon semblait alors s'ajouter un prestige surnaturel, que le plus léger échec pouvait détruire, et auquel une nouvelle victoire pouvait à peine ajouter. Et de même la réputation de M. de Talleyrand était à son plus haut degré, et beaucoup étaient disposés à le considérer comme un maître aussi consommé dans la science de la politique, que son souverain dans celle de la guerre. De plus, il avait acquis, dit-on, d'immenses richesses au moyen de dons arrachés aux puissances avec lesquelles il avait traité, et plus particulièrement aux petits princes d'Allemagne, qu'il pouvait ou sauver ou perdre, puisqu'il était chargé de la division générale de leur territoire; et aussi par d'heureuses spéculations de Bourse [39]: moyen de s'enrichir qui honore très-peu son caractère, mais qu'on blâmait peu dans un pays qui enseigne la philosophie de l'indulgence, et où l'on avait récemment vu se disputer si grossièrement la richesse, que le proverbe latin
. . . . . . . rem, facias, rem,
Si possis recte, si non, quocumque modo rem,
207 était devenu aussi français qu'il avait jamais été latin.
En outre, sa santé était ébranlée, et il n'avait plus la force d'accompagner partout l'empereur, obligation qui était inséparable de sa charge; tandis que l'élévation de Berthier au rang de vice-connétable établissait une supériorité extrêmement blessante pour son orgueil. Dans ces circonstances, il sollicita et obtint la permission de se retirer, et, déjà prince de Bénévent, il reçut le titre de vice-grand-électeur, titre qui l'élevait au rang d'un des grands dignitaires de l'empire; position qu'il paraît avoir ambitionnée—si petits sont, eux-mêmes, les plus grands d'entre nous.
Toutefois, ce changement dans sa position n'était nullement encore une disgrâce, comme on l'a quelquefois représenté. Il conserva encore une grande influence dans les conseils de l'empereur; il était consulté sur toutes les matières ayant trait aux affaires étrangères et fut même adjoint à M. de Champagny, son successeur, pour conduire les négociations avec la cour d'Espagne, négociations qui, à cause de l'invasion du Portugal et des querelles qui avaient déjà éclaté dans la famille de Charles IV, commençaient à prendre un caractère particulier [40].
On a dit, d'une part, que M. de Talleyrand ne voulait pas qu'on eût rien à faire avec l'Espagne, et, de l'autre, que ce fut lui qui, le premier, conseilla à Bonaparte 208 d'agir dans ce pays. Il est probable que, dans cette question, il alla jusqu'à conseiller un arrangement qui aurait donné à la France le territoire au nord de l'Èbre, et offert en compensation au roi d'Espagne le Portugal. Il n'est pas impossible non plus qu'il sût déjà en 1805—car le bruit courut alors que Joseph Bonaparte apprenait la langue espagnole—que Napoléon avait le rêve vague de remplacer dans la péninsule les Bourbons par la dynastie des Bonaparte. Mais lorsque les armées françaises, sans notification, prirent possession de Burgos et de Barcelone; lorsqu'une insurrection déposa Charles IV, et que l'empereur fut sur le point d'adopter la politique, non pas d'agrandir paisiblement la France et de fortifier l'Espagne contre la Grande-Bretagne, mais d'enlever les princes espagnols et d'obtenir la couronne d'Espagne par une sorte de tour de passe-passe, M. de Talleyrand s'y opposa avec amertume et décision, en disant: «On s'empare des couronnes, mais on ne les escamote pas.»
«D'ailleurs, l'Espagne est une ferme qu'il vaut beaucoup mieux laisser cultiver pour soi par un autre, que de la cultiver soi-même.»
Le comte Beugnot, dans ses Mémoires récemment publiés, parle en ces termes de ces événements:
«Le prince de Bénévent était instruit dans les plus grands détails de ce qui s'était passé à Bayonne, et il m'en parut indigné: «Les victoires,» me disait-il, «ne suffisent pas pour effacer de pareils traits, parce qu'il y a là je ne sais quoi de vil, de la tromperie, de la tricherie.»
209 «Je ne peux pas dire ce qui en arrivera, mais vous verrez que cela ne lui sera pardonné par personne. Le duc Decrès m'a plus d'une fois assuré que l'empereur avait reproché en sa présence à M. de Talleyrand de lui avoir conseillé tout ce qui s'était fait à Bayonne, sans que celui-ci eût cherché à s'en défendre. Cela m'a toujours étonné. D'abord, il suffit de connaître un peu M. de Talleyrand pour être bien sûr que si au fond il a été d'avis de déposséder du trône d'Espagne les princes de la maison de Bourbon, il n'a certainement pas indiqué les moyens qu'on a employés. Ensuite, lorsqu'il m'en a parlé, c'était avec une sorte de colère qu'il n'éprouve qu'en présence des événements qui le remuent fortement.»
On ne peut douter, en effet, que ce qui se passa en Espagne ne fut un motif de profonde mésintelligence entre M. de Talleyrand et Napoléon.
Si ce n'avait pas été vrai, M. de Talleyrand ne l'aurait jamais affirmé publiquement comme il le fit plus tard sous le règne de Louis XVIII, entouré qu'il était de contemporains et d'ennemis. En outre, la rumeur publique du moment, qui dans une telle cause est plus digne de foi qu'aucun témoignage individuel, le proclama hautement; et pour ce qui est de ne pas avoir répondu à Napoléon lorsqu'il lançait en termes violents et insultants les accusations qu'il prodiguait quelquefois à ceux qui lui déplaisaient, on sait que M. de Talleyrand ne répondait jamais à de telles attaques que par un visage impassible et un silence digne et hautain.
Les affaires de la péninsule n'étaient pas les seules à propos desquelles M. de Talleyrand et l'empereur fussent alors en désaccord. Les troupes françaises entrèrent à Rome et en Espagne, car Napoléon, après avoir fait la cour au pape en tant que pontife, voulait le dépouiller comme prince, presque au même moment; et le prince de Bénévent était aussi opposé à l'une de ces violences qu'à l'autre.
Toutefois, ce ne fut pas à propos de cette affaire, ou du moins de cette affaire en particulier, que commença l'inimitié de l'empereur et de son premier ministre, inimitié si importante dans leur histoire à tous deux.
Une fois que l'empire avait été établi et avait eu du succès, M. de Talleyrand s'y était attaché avec une sorte d'enthousiasme.
La poésie de la victoire et l'éloquence d'une imagination exaltée avaient pris pendant quelque temps le dessus sur la nonchalance habituelle et la modération de son caractère. Il était entré dans tous les plans de Napoléon pour reconstituer un empire des Francs et faire revivre le système des fiefs et des dignités féodales, système auquel, il est vrai, les partisans et les favoris du conquérant n'avaient rien à perdre. Il disait que, dans les circonstances où on se trouvait alors, 211 tout autre système qu'un système militaire était impossible.
Il voulait donc que l'on rendît ce système splendide, et que la France regagnât en grandeur ce qu'elle perdait en liberté.
La principauté qu'il possédait, quoiqu'elle ne le satisfît nullement, était un lien entre lui et la politique dont il la tenait. Il désirait la garder, et pour cela il fallait soutenir l'homme dont la chute pourrait la lui ravir. Mais il avait un instinct prononcé pour ce qui était pratique; suivant sa théorie, tous les gouvernements, excepté un gouvernement impossible, pouvaient être rendus bons. Un gouvernement qui ne pouvait se maintenir sans des succès constants dans des entreprises difficiles à l'intérieur et à l'extérieur était, suivant sa manière de voir, impossible. A partir de la paix de Tilsit, cette idée le hanta toujours, plus ou moins. Malgré lui, elle le rendit amer contre son souverain,—amer d'abord parce qu'il l'aimait plutôt que parce qu'il ne l'aimait pas. Il aurait encore aidé à sauver l'empire; mais il était irrité parce qu'à son avis l'empire s'engageait dans un système qui ne permettrait pas qu'il fût sauvé. Mais un sentiment de ce genre ne peut pas plus être pardonné par quelqu'un qui est habitué à considérer sa volonté comme la loi suprême, qu'un sentiment d'une nature plus hostile.
Napoléon en vint peu à peu à détester l'homme pour lequel il avait eu autrefois une sorte de prédilection; et, lorsqu'il détestait quelqu'un, il faisait une chose très-dangereuse et toujours inutile, il blessait l'orgueil 212 de cette personne sans diminuer son importance. Il est vrai que M. de Talleyrand ne laissa jamais voir qu'il fût irrité. Mais peu de personnes, quelle que soit la philosophie avec laquelle elles oublient une injure, pardonnent une humiliation; et ainsi par degrés devint de jour en jour plus fort ce mécontentement mutuel auquel l'un donnait carrière à certains moments par des reproches furieux, et que l'autre déguisait sous une indifférence qui savait garder tous les dehors du respect.
Le peu de compte qu'il tenait des sentiments de ceux qu'il aurait été plus sage de ne pas offenser, était une des erreurs les plus fatales du conquérant, qui n'avait jamais pu apprendre à dominer ses passions: mais il était alors devenu également indifférent à la haine et à l'affection de ses adhérents; et, comme toutes les personnes plus que satisfaites d'elles-mêmes, il s'imaginait que tout dépendait de son mérite personnel, et rien de celui de ses agents. La victoire de Wagram et le mariage avec Marie-Louise inaugurèrent une nouvelle ère dans son histoire. Fouché fut remercié, quoique non sans avoir mérité une réprimande pour ses intrigues; et Talleyrand tomba dans une disgrâce non équivoque provoquée jusqu'à un certain point par ses traits d'esprit; autour de ces deux hommes se forma 213 une opposition sourde, qui observait et qui attendait; avec l'habile aventurier, elle descendait d'un côté jusque dans les classes inférieures, et de l'autre, elle montait jusqu'aux plus élevées, avec le noble mécontent.
Le représentant de la maison princière de Périgord était, certainement, à cause de sa naissance aussi bien qu'à cause de sa position dans l'empire, à la tête des mécontents de l'aristocratie; la maison de M. de Talleyrand, alors peut-être le seul endroit ouvert à tous où le gouvernement du jour fût traité sans ménagements, devint une sorte de rendez-vous pour un cercle qui répondait à une victoire par un bon mot, et qui comparait sans bienveillance les cérémonies d'emprunt de la nouvelle cour aux grâces naturelles et aux usages traditionnels de l'ancienne. Tous ceux qui se rappellent la société de cette époque, se souviennent que l'ex-ministre était le seul personnage qui eût une sorte d'existence et de réputation personnelle, qui fût quelque chose par lui-même et en dehors du chef de l'État; il affectait alors de considérer et il considérait sans doute réellement la politique de l'empereur comme la passion d'un joueur désespéré qui continuerait à tenter la fortune jusqu'à ce qu'elle l'abandonnât de guerre lasse.
L'alliance autrichienne, que l'empereur venait de contracter, n'obtint pas non plus l'approbation de M. de Talleyrand, quoiqu'il l'eût conseillée à une certaine époque, et qu'il eût aussi même été mêlé aux négociations engagées à propos d'un mariage impérial de Russie. Ce changement pouvait venir de ce qu'il voyait alors qu'une union de ce genre à laquelle il s'était 214 montré favorable dans l'espoir qu'elle calmerait l'infatigable énergie de Napoléon, ne ferait que stimuler son ambition: ou bien cela pouvait venir de ce que, n'ayant rien eu à faire avec les résolutions adoptées à Vienne, il n'y avait rien gagné. Quoi qu'il en soit, voici ce qu'il dit avec une sincérité apparente:
«On ne gagne jamais rien à une politique de demi-mesures. Si l'empereur désire une alliance avec l'Autriche, il faut qu'il donne satisfaction à l'Autriche: pense-t-il que la maison de Hapsbourg considère comme un honneur de s'allier avec la famille Bonaparte? Ce que l'empereur d'Autriche désire, c'est qu'on lui rende ses provinces, et que son empire soit relevé et régénéré; si le gouvernement français ne remplit pas ces conditions, l'Autriche sera désappointée, et les pires ennemis que nous puissions avoir sont ceux que nous avons désappointés.»
Toutefois ces sentiments ne trouvaient encore aucun écho en dehors du cercle d'un petit nombre de politiques indépendants et éclairés.
J'ai eu l'honneur de connaître deux de ces hommes, qui avaient occupé de hautes situations sous l'empire; j'ai entendu M. de Barante et M. Molé faire allusion en ma présence à une conversation qu'ils avaient eue à l'époque dont je parle, et l'un dire à l'autre: «Vous souvenez-vous comment nous considérions tous deux ce qui se passait devant nous comme une magnifique scène d'opéra sur laquelle le rideau viendrait à se baisser avant que se fussent fermés les yeux des spectateurs occupés à la regarder avec admiration?»
215 Mais les masses étaient encore éblouies par les magnifiques exploits d'un homme qui, parmi tous ceux de l'histoire ancienne ou moderne, aurait été le plus grand, s'il avait su unir des sentiments d'humanité à l'éclat du génie. Alors chaque jour, en s'écoulant, ajoutait à la fatale disposition qui devait rendre son avenir si différent de son passé; il devenait d'heure en heure plus hautain et plus rempli de confiance en lui-même, et plus disposé à marcher tout seul dans son chemin, à ne plus tolérer les conseils et ne plus se soucier d'aucune affection. Joséphine, la femme de sa jeunesse,—Pauline, sa sœur favorite,—Louis, son plus jeune frère,—Masséna, son général le plus capable,—vinrent s'ajouter à la liste sur laquelle étaient déjà inscrits ses deux ministres les plus distingués. Il n'avait même plus l'idée de réconcilier l'espèce humaine avec son autorité arbitraire. Sa puissante intelligence, dominée par son ambition plus puissante encore, se laissait aller à adopter un système de despotisme et d'oppression qui contrariait non-seulement les opinions politiques, mais les besoins journaliers de tous ses sujets et de tous ses alliés.
Pour lui, la guerre était devenue un effort pour exterminer ceux qui s'opposaient encore à lui, effort auquel il ne pouvait suffire qu'en opprimant ceux qui jusqu'alors lui étaient venus en aide. Ainsi, il avait fait prisonnier le pontife romain, enlevé le roi d'Espagne, pris possession d'une manière violente des villes hanséatiques et du nord de l'Allemagne; il prétendait que même les pays qui n'étaient pas occupés par ses armées 216 devaient obéir à ses décrets. Ces usurpations et ces exigences amenèrent la dernière et fatale lutte entre les deux potentats qui s'étaient autrefois partagé le monde pour lequel ils allaient alors se battre.
La justesse de vues de M. de Talleyrand ne fut jamais plus remarquable qu'en cette occasion. La destruction de la Prusse, en rendant voisines la France et la Russie, avait par cela même tendu à en faire des ennemies. En outre, le czar orgueilleux et offensé, mais dissimulé, quoique redoublant de courtoisie envers la cour de France après le choix d'une archiduchesse autrichienne, de peur qu'on ne le crût blessé par l'abandon d'un mariage avec une princesse de sa propre famille, avait commencé à sentir que le reste de l'Europe étant subjugué, et l'Autriche gagnée selon toute apparence, il restait seul dans son indépendance; il commençait aussi à s'irriter contre les limites que Napoléon prétendait imposer à son ambition, à s'agiter sous ce frein que l'impérieux cavalier, avec une superbe indifférence, tenait un peu trop serré.
D'ailleurs, quoiqu'il fût investi par les lois et l'usage d'une autorité illimitée sur son peuple, l'exemple de son père était là pour lui enseigner qu'il ne pouvait pas entièrement perdre de vue ses intérêts et ses désirs; cependant, c'était là ce qu'exigeait de lui l'empereur des Français. Ses sujets ne devaient pas vendre leurs produits à l'unique acheteur qui fût disposé à les acheter; et étant ainsi placé d'une manière inconsidérée et impitoyable entre la révolution et la guerre, Alexandre choisit la dernière.
D'un autre côté, Napoléon, en se déterminant à un conflit dont il n'ignorait pas la gravité, revint pour un moment à sa conviction première de la nécessité d'employer des hommes capables dans les grandes affaires, et il était disposé, nonobstant son désaccord avec M. de Talleyrand, à envoyer celui-ci à Varsovie pour organiser un royaume de Pologne; il n'est pas surprenant que, plein de confiance dans l'habileté et le tact de l'agent qu'il songeait à employer, il fût en même temps convaincu que, dans le cas où cet agent accepterait la mission, il pourrait parfaitement se reposer sur sa fidélité; car, dans la longue carrière de M. de Talleyrand et au milieu des vicissitudes fréquentes de cette carrière, on ne peut citer un seul cas où il ait trahi quelqu'un dont il avait reçu une mission. On dit que cet arrangement fut empêché par la difficulté de concilier la position du prince de Bénévent avec celle du duc de Bassano, qui accompagna l'empereur dans cette campagne comme ministre des affaires étrangères. Mais, ce qui ne varia jamais, ni pendant cet éclair passager d'un retour de faveur, ni plus tard, ce fut l'opinion de M. de Talleyrand sur les chances auxquelles s'exposait inutilement Napoléon, et il ne déguisa pas ces craintes. Il insistait principalement sur les hasards de la guerre, qui si souvent tournent 218 contre le général le plus capable et les combinaisons les plus habiles, sur la catastrophe écrasante qui résulterait d'une défaite, et le résultat de peu d'importance qui suivrait une victoire.
L'Europe entière, que l'imprudent capitaine laissait derrière lui, n'était, Talleyrand le savait, tenue en échec que par la crainte et la force, et quoique prête à seconder une armée qui s'avançait, elle tomberait certainement sur une armée battant en retraite. Et, en supposant la défaite presque impossible, qu'est-ce que la France aurait à gagner au succès? Alexandre pourrait renouveler sa promesse d'empêcher tout échange commercial entre son empire et la Grande-Bretagne; mais pourrait-il tenir cette promesse? Il ne le pourrait pas. L'esprit de Napoléon, toutefois, avait alors été habitué par la fortune à considérer les guerres comme de simples parades militaires, peu de temps après le commencement desquelles il entrait dans la capitale de son ennemi vaincu, et retournait à Paris pour être salué au théâtre par des acclamations enthousiastes. Il aimait fort ce genre d'excitation, et, de même que la plupart des hommes placés sous de semblables influences, il en venait à se persuader que ce qui plaisait à sa vanité était nécessaire à ses intérêts.
Il y eut, par le fait, trois époques dans la carrière de Napoléon: la première, dans laquelle il combattit à l'étranger pour la gloire, afin de conquérir l'empire à l'intérieur; la seconde, où, étant maître du gouvernement de la France, il combattit pour étendre les limites de ce pays et faire de lui-même le personnage le 219 plus puissant, et de sa nation, le peuple le plus puissant du monde; la troisième, dans laquelle les intérêts de la France n'étant plus pour lui qu'une considération secondaire, son ambition lui suggérait l'idée, passée chez lui à l'état de manie, de devenir maître de l'univers, et d'acquérir un domaine dont la France ne serait presque qu'une portion insignifiante.
Il est nécessaire d'avoir ceci présent à l'esprit; autrement, on ne s'expliquerait pas la campagne de Napoléon en Russie, les difficultés qu'il sut élever pour ne pas retirer ses troupes d'Allemagne après que cette campagne se fut terminée par la défaite, et sa répugnance constante à accepter toutes les conditions qui mettaient un frein à ses projets gigantesques. Afin d'entretenir sa propre confiance dans ces projets, il se persuadait à lui-même qu'un charme était attaché à son existence, et que des moyens surnaturels lui seraient fournis quand les moyens naturels viendraient à lui manquer. Cependant, dans cette occasion, il ne négligea pas d'avoir recours aux moyens naturels.
Lorsque Fouché exprima ses craintes à la pensée d'une aussi vaste entreprise, on dit que telle fut la réponse du soldat couronné: «Il me fallait 800,000 hommes et je les ai [41].» Mais déjà, à cette époque, la France avait commencé à être fatiguée de ses succès eux-mêmes; et l'affaire de Malet, qui eut lieu un peu avant l'arrivée des mauvaises nouvelles de Russie, montra assez clairement que la chute ou la 220 défaite de l'empereur laisserait le champ libre à tout nouveau système ou régime que les circonstances pourraient favoriser ou imposer.
La nouvelle de l'incendie de Moscou ne fut pas plutôt parvenue à Paris, que M. de Talleyrand regarda comme perdue la cause de Napoléon. Non que Napoléon n'eût encore pu se sauver par la prudence; mais il n'était pas prudent; non que le gouvernement français fût dans l'impossibilité de produire sur le champ de bataille autant d'hommes en uniforme que les alliés en avaient pour leur part; mais des nations combattaient d'un côté, tandis que de l'autre il n'y avait plus que des soldats. Par conséquent, le sagace homme d'État, que l'on recommençait alors à consulter, conseilla de terminer la guerre immédiatement, et n'importe à quelles conditions. Ainsi encore, quand la défection des Prussiens fut connue, et que Napoléon convoqua un conseil pour décider ce qu'il y avait à faire en présence de ces circonstances, il dit: «Négociez: vous avez maintenant en main des gages que vous pouvez abandonner; demain, vous pouvez les avoir perdus, et alors la faculté de négocier avantageusement sera perdue aussi [42].»
Pendant l'armistice de Prague (juin 1813), alors que le prestige de deux ou trois récentes victoires servait les négociations, et que la France aurait pu avoir la Hollande, l'Italie, et ses frontières naturelles, Talleyrand et Fouché, qui fut aussi consulté, ne cessèrent 221 tous les deux de répéter: «L'empereur n'a qu'une chose à faire—la paix; et plus promptement il la fera, meilleure elle sera.»
Ainsi encore, quand M. de Saint-Aignan, après la bataille de Leipzig, apporta de Francfort des propositions qui auraient encore pu donner à la France sa frontière du Rhin (novembre), M. de Talleyrand insista sur la nécessité de les accepter sans le moindre délai, et dit à l'empereur: «Une mauvaise paix ne peut nous devenir aussi funeste que la continuation d'une guerre qui ne peut plus nous être favorable [43].»
Napoléon lui-même hésita alors, et doutant momentanément de son propre jugement, et peut-être aussi se souvenant avec regret de temps plus heureux, il offrit le portefeuille des affaires étrangères à son ancien ministre, mais à la condition qu'il renoncerait au rang et aux émoluments de vice-grand-électeur.
Le but de l'empereur était de rendre ainsi M. de Talleyrand entièrement dépendant de sa place; mais M. de Talleyrand, qui aurait accepté le poste, refusa la condition, en disant: «Si l'empereur a confiance en moi, il ne doit pas me dégrader; et s'il n'a pas confiance en moi, il ne doit pas m'employer; les temps sont trop difficiles pour les demi-mesures.»
L'état des affaires à cette époque était assurément des plus critiques. En Espagne, une armée anglaise, animée par la victoire, allait descendre des Pyrénées. En Allemagne, une population entière, que d'anciennes défaites avaient exaspérée, et que de récents succès avaient encouragée, brûlait de passer le Rhin afin de ravir à son ennemi les trophées qu'il se vantait encore de posséder. En Italie, une défection dans la famille même de l'empereur allait mettre au jour toute l'étendue de ses malheurs. En Hollande, les couleurs de la famille exilée (la maison d'Orange) étaient déployées avec enthousiasme au milieu d'acclamations en faveur de l'indépendance nationale; même le roi de Danemark avait abandonné l'alliance française; tandis qu'en France un peuple engourdi par le manque de liberté, une armée décimée par la défaite des généraux qui avaient perdu leur confiance, et des arsenaux vides, étaient les seules ressources avec lesquelles le despote avait à affronter l'Europe tout entière sous les armes.
Le refus de M. de Talleyrand d'accepter le ministère à un tel moment, à moins qu'il ne fût accompagné de toute la confiance et de tout l'éclat qui pouvaient lui donner de l'autorité, était donc assez naturel; mais il n'est pas non plus surprenant que le souverain qui avait 223 fait cette proposition ait été irrité par un refus; et beaucoup insinuaient que le vice-grand-électeur, s'il n'était pas employé, serait arrêté. Mais il n'y avait aucune preuve de trahison; et le chef de l'empire redoutait, avec juste raison, l'effet que pourrait produire à l'intérieur et à l'extérieur tout acte violent; car il était bien plus difficile pour lui qu'on n'aurait pu le supposer de frapper un coup violent sur un fonctionnaire éminent, en ce moment où son pouvoir commençait à être sur le déclin.
Son gouvernement était un gouvernement de fonctionnaires, entre lesquels régnait une espèce de fraternité qu'il n'eût pas été prudent de braver.
De plus, cet homme dur (et c'est là l'un des traits les plus remarquables et les plus aimables de son caractère) avait une sorte de tendresse, qu'il ne parvenait jamais à vaincre, pour ceux qui avaient autrefois été attachés à sa personne, ou qui avaient rendu d'éminents services à son autorité. «Jamais, dit-il au dignitaire qui lui insinuait de frapper Talleyrand, jamais je ne donnerai la main à la perte d'un homme qui m'a longtemps servi.» [44]
Il résolut donc de ne prendre aucune mesure violente contre M. de Talleyrand; mais s'il pouvait empêcher la colère d'intervenir dans ses actes, il n'était pas assez maître de lui pour faire qu'elle n'éclatât pas dans son langage.
Bon nombre de scènes en furent la conséquence, 224 Savary en rapporte une qui eut lieu en sa présence et devant l'archichancelier.
J'ai aussi lu le récit d'une scène dans laquelle Napoléon ayant dit que, s'il croyait sa propre mort probable, il prendrait soin que le vice-grand-électeur ne lui survécût pas, M. de Talleyrand lui répondit tranquillement et respectueusement, qu'il n'avait pas besoin de cette raison pour désirer que la vie de Sa Majesté fût longtemps conservée. M. Molé m'en a raconte une autre, dans les termes suivants: «A l'issue d'une séance du conseil d'État qui eut lieu juste avant le départ de l'empereur pour la campagne de 1814, il éclata en exclamations violentes, disant qu'il était entouré de trahisons et de traîtres; puis se tournant alors vers M. de Talleyrand, il l'injuria pendant dix minutes de la manière la plus violente et la plus offensante.
«Pendant ce temps, Talleyrand était debout à côté du feu, se servant de son chapeau en guise d'écran pour se préserver de la chaleur de la flamme; il ne fit pas le moindre mouvement, et l'expression de son visage ne changea pas; quelqu'un qui l'aurait vu ne se serait certainement pas douté que c'était à lui que l'empereur parlait; et, lorsqu'à la fin Napoléon s'en alla après avoir fermé la porte avec violence, Talleyrand prit tranquillement le bras de M. Mollien, et descendit l'escalier en boitant sans avoir l'air de songer à ce qui s'était passé.
«Mais, en rentrant chez lui, il écrivit à l'empereur une lettre pleine de dignité dans laquelle il disait que, s'il conservait son titre actuel, il serait de droit l'un des membres de la régence, et que comme il ne 225 pouvait pas penser à occuper une telle position après l'opinion que Sa Majesté avait exprimée sur son compte, il demandait à abandonner son poste, et à obtenir la permission de se retirer à la campagne.
«Il reçut notification que sa démission n'était pas acceptée, et qu'il pouvait rester où il était.»
Il est à présumer que des insultes du genre de celles que je viens de rapporter eurent en grande partie pour effet d'éloigner et de dégoûter le personnage qu'elles avaient l'intention d'humilier; mais, quoique à la tête d'un parti considérable de mécontents, M. de Talleyrand ne fit guère autre chose que surveiller les actes de 1814, et faire tous ses efforts pour que la chute de Napoléon, si elle avait lieu, fît aussi peu de tort que possible à la France et à lui personnellement [45].
Pendant les conférences de Châtillon, il dit à ceux en qui l'empereur avait le plus de confiance, que l'empereur était perdu s'il n'acceptait pas la paix à des conditions quelconques; toutefois, quand, vers la fin de ces 226 conférences, la paix sembla devenir impossible avec Napoléon, il permit au duc Dalberg d'envoyer M. de Vitrolles au camp des alliés pour leur dire que, si les alliés ne faisaient pas la guerre contre la France, mais simplement contre le despote alors à sa tête, ils trouveraient à Paris des amis prêts à les aider. M. de Vitrolles portait dans ses bottes, en guise de lettres de créance, un chiffon de papier sur lequel il y avait un mot de la main du duc, et il était autorisé à nommer M. de Talleyrand; mais il n'avait rien de ce personnage même qui pût le compromettre irrévocablement dans cette mission.
Néanmoins, M. de Talleyrand comprenait alors que le moment était certainement venu où il fallait donner à la France un nouveau chef, et il désirait avoir à décider quel serait ce chef et quelles seraient les institutions du pays qu'il aurait à diriger.
Cependant, ses communications avec les Bourbons étaient, je le crois, seulement indirectes. Beaucoup de leurs partisans étaient ses parents et ses amis. Il leur parlait en termes obligeants de Louis XVIII et en recevait en retour des messages gracieux; mais il n'adoptait pas positivement leur cause; en effet, on se demande s'il n'hésita pas pendant un certain temps entre l'ancienne race et le duc de Reichstadt avec un conseil de régence, dont il aurait fait partie. En tous cas, suivant le récit de Savary lui-même, il tenait le ministre de la police en éveil sur les mouvements des royalistes dans le Midi. On peut même dire qu'il n'abandonna pas la dynastie des Bonaparte avant le moment où elle 227 sacrifia elle-même toutes ses chances; car, dans le conseil qui fut assemblé lorsque les alliés marchaient sur Paris, afin de décider si l'impératrice resterait dans la capitale ou la quitterait, il lui conseilla très-fortement de rester, disant que c'était le meilleur, sinon le seul moyen de maintenir la dynastie, et il ne cessa d'insister sur cette opinion que lorsque Joseph Bonaparte eut produit une lettre de son frère établissant que, si un cas pareil venait à se présenter, Marie-Louise devrait se retirer dans les provinces. Ce fut alors qu'en quittant la salle du conseil il dit à Savary:
«Eh bien, voilà donc la fin de tout ceci? N'est-ce pas aussi votre opinion? Ma foi! c'est perdre une partie à beau jeu. Voyez un peu où mène la sottise de quelques ignorants qui exercent avec persévérance une influence de chaque jour. Pardieu! l'empereur est bien à plaindre, et on ne le plaindra pas, parce que son obstination à garder son entourage n'a pas de motif raisonnable; ce n'est que de la faiblesse qui ne se comprend pas dans un homme tel que lui. Voyez, monsieur, quelle chute dans l'histoire! Donner son nom à des aventures au lieu de le donner à son siècle! Quand je pense à cela, je ne puis m'empêcher d'en gémir. Maintenant quel parti prendre? Il ne convient pas à tout le monde de se laisser engloutir sous les ruines de cet édifice. Allons, nous verrons ce qui arrivera! L'empereur, au lieu de me dire des injures, aurait mieux fait de juger ceux qui lui inspiraient des préventions; il aurait vu que des amis comme ceux-là sont plus à craindre que 228 des ennemis. Que dirait-il d'un autre s'il s'était laissé mettre dans cet état [46]?»
Cette observation, qu'il ne convenait pas à tout le monde de se laisser engloutir sous les ruines du gouvernement qui allait tomber, s'appliquait, dans la pensée de M. de Talleyrand, à lui-même. Mais le rôle qu'il avait à jouer était difficile; désireux de rester à Paris afin de traiter avec les alliés, il reçut l'ordre, en tant que membre du conseil de régence, d'aller à Blois. Et ce n'était pas seulement parce qu'il craignait que Napoléon pût encore vaincre et le punir de sa désobéissance, qu'il éprouvait de l'aversion à résister à cet ordre; il y a chez les hommes publics un sentiment des convenances qui leur tient quelquefois lieu de principes, et le vice-grand-électeur désirait éviter l'apparence d'abandonner la cause qu'il avait cependant résolu d'abandonner. L'expédient auquel il se décida fut singulier et caractéristique. Sa voiture de cérémonie fut commandée et préparée pour le voyage; il se mit en route en grande pompe et en grand appareil, et trouva, suivant un arrangement fait avec madame de Rémusat, le mari de cette dame à la barrière à la tête d'un détachement de la garde nationale; on l'arrêta, on déclara qu'il resterait dans la capitale, et on le reconduisit 229 à son hôtel, dans la rue Saint-Florentin, où il eut bientôt l'honneur de recevoir l'empereur Alexandre.
Le succès de la campagne avait été si rapide, la marche sur Paris si téméraire, le nom de Napoléon et la valeur de l'armée française étaient encore si formidables, que l'empereur de toutes les Russies était presque étonné de la situation dans laquelle il se trouvait, et désirait y échapper par toute paix qui pourrait se faire sûrement, promptement, et avec quelque chance de durée. Pour ce qui était du gouvernement à établir en France, il n'avait aucune idée arrêtée.
Le rétablissement des Bourbons, vers lequel penchait le cabinet anglais, lui paraissait dangereux sous quelques rapports, aussi bien à cause de la longue absence de ces princes hors de France, qu'à cause de leur caractère personnel et des préjugés de leurs partisans. Il avait aussi des objections raisonnables à un traité avec Napoléon.
Quelque plan intermédiaire lui souriait peut-être davantage; ainsi, une régence avec Marie-Louise, et une substitution de Bernadotte à Bonaparte; mais tous les plans de cette sorte étaient vagues, et ils devaient être examinés à un double point de vue: il fallait arranger les choses de la manière la plus satisfaisante pour l'Europe, et en même temps la moins odieuse à la France.
L'opinion universelle désignait M. de Talleyrand comme le personnage non-seulement le plus capable de former, mais encore le plus capable de conduire et d'exécuter avec suite le plan le mieux approprié aux circonstances.
230 C'est pourquoi, en arrivant à Paris, l'empereur adopta pour sa résidence la maison de M. de Talleyrand, rue Saint-Florentin, où il tint, sous les auspices de son hôte, une sorte de réunion ou de conseil qui décida des destinées de la France.
Parmi les diverses relations ayant égard à ce conseil, est celle de M. Bourrienne, et si nous en devons croire ce témoin des délibérations qu'il raconte, voici comment M. de Talleyrand répondit à une ouverture que fit l'empereur à propos du prince couronné de Suède, et comment il se prononça sur les prétentions variées qui avaient été successivement mises en avant:
«Sire, vous pouvez m'en croire, il n'y a que deux choses possibles, Bonaparte ou Louis XVIII. Je dis Bonaparte, mais ici le choix ne dépendra pas entièrement de Votre Majesté, car vous n'êtes pas seul. Toutefois, si nous devons avoir un soldat, que ce soit Napoléon: c'est le premier du monde. Je le répète, Sire, Bonaparte ou Louis XVIII, chacun de ces hommes représente un parti; tout autre ne représenterait qu'une coterie.»
Ce fut cette opinion positive exprimée avec tant de force qui, tout le monde s'accorde à le dire, décida le conquérant auquel on prête ces paroles: «Quand j'arrivai à Paris, je n'avais aucun plan. Je m'en remis entièrement à Talleyrand; il avait la famille de Napoléon 231 dans une main, et celle des Bourbons dans l'autre; je pris ce qu'il me donna.»
La résolution de ne pas traiter avec Napoléon et sa famille étant ainsi prise, M. de Talleyrand engagea l'empereur de Russie à le faire connaître par une proclamation affichée sur les murs de Paris, et le public lut dans toutes les rues ces paroles: «Les souverains alliés ne traiteront plus, ni avec Napoléon Bonaparte, ni avec aucun membre de sa famille.»
Mais ce ne fut pas tout. M. de Talleyrand ne désirait pas échapper au despotisme de Napoléon pour tomber sous celui de Louis XVIII.
Il comptait peu sur la reconnaissance des rois, et il était aussi nécessaire à sa propre sécurité qu'à celle de son pays, que les passions de l'émigration et l'orgueil de la maison de Bourbon fussent tenus en échec par une constitution. C'est pourquoi, à son instigation, la proclamation fameuse à laquelle je fais allusion, contenait la phrase suivante: «Les souverains alliés reconnaîtront et garantiront la constitution que la nation française se donnera, et invitent par conséquent le sénat à désigner un gouvernement provisoire qui puisse pourvoir aux besoins de l'administration; il préparera la constitution qui conviendra au peuple français. Alexandre, 31 mars 1814.»
De cette manière, les alliés reconnaissaient le sénat comme le représentant de la nation française, et comme M. de Talleyrand avait une influence prédominante dans le sénat, sa victoire semblait assurée.
Ceci se passait le 31 mars. Mais le 30, à une heure 232 avancée de la journée (ou vers le soir), comme Marmont et Mortier, qui avaient défendu vaillamment les hauteurs de Paris pendant la journée, se disposaient à quitter cette cité, en vertu d'une capitulation que les circonstances dans lesquelles ils se trouvaient les avaient forcés à signer, Napoléon, qui avait pris les devants sur son armée, arriva aux environs de sa capitale et apprit du général Belliard, qui en sortait, ce qui s'était passé.
Dans le dessein de rassembler ses troupes, encore en marche à Fontainebleau, et afin de gagner du temps, il envoya Caulaincourt, qui l'avait représenté à Châtillon, aux souverains alors maîtres de la situation, avec l'ordre de faire semblant d'entrer en négociations avec eux presque à n'importe quels termes.
Quoique le czar et le roi de Prusse fussent assez fermement résolus à ne plus rien avoir à faire avec Napoléon, et eussent affiché cette résolution d'une manière assez décidée, ils ne laissaient cependant pas de se sentir mal à l'aise dans le voisinage du grand capitaine qui était encore à la tête, disait-on, d'une force militaire se montant à 50,000 hommes, sans compter les forces de Marmont et de Mortier.
Les armées d'Augereau et de Soult se trouvaient aussi à une distance peu considérable.
La classe inférieure à Paris, chez qui le sentiment national était plus vif et qui avait moins d'intérêts personnels à compromettre que la classe supérieure, était, comme on l'avait remarqué pendant le passage des troupes russes et prussiennes à travers Paris, triste et mécontente; 233 une ombre de l'ancienne terreur attachée au nom de Napoléon agissait encore sur l'esprit de beaucoup de ceux qui s'étaient si longtemps courbés sous sa volonté, et qui n'étaient qu'à moitié disposés à renverser son autorité. La présence de Caulaincourt à Paris attestait que des négociations seraient tentées.
Il n'y avait donc pas de temps à perdre. M. de Talleyrand réunit le sénat sous sa présidence, cette fonction lui appartenant d'une manière légitime en tant que vice-président et grand dignitaire de l'empire. Ce corps, surpris de sa propre puissance, et la remettant de grand cœur aux mains de son président, qui, faisant allusion à la retraite de Marie-Louise, les somma de venir au secours d'un gouvernement délaissé, nomma, séance tenante, un gouvernement provisoire composé de cinq membres, et ayant à sa tête M. de Talleyrand. Ces personnages étaient des illustrations de l'empire ou de l'Assemblée nationale; l'abbé Montesquiou était le seul légitimiste décidé. En même temps, le sénat, partageant tout à fait les vues de M. de Talleyrand quant à une constitution, s'engagea à en faire une dans l'espace de quelques jours.
Toutefois, rien ne fut encore dit de l'exclusion projetée de Napoléon et de sa famille, ni du projet de remettre la couronne aux Bourbons. Beaucoup des partisans de cette dernière famille étaient aussi étonnés que vexés de cette omission.
Nourrissant encore les idées qu'ils avaient emportées avec eux dans un long exil, ils ne pouvaient pas même concevoir en quoi la France, ou le sénat français, 234 ou les alliés avaient à intervenir dans le choix du souverain qui gouvernerait la France et dans la fixation des règles suivant lesquelles s'exercerait son autorité. Louis XVIII n'était-il pas l'héritier de Louis XVI? pouvait-on douter qu'il fût le seul roi possible, maintenant que l'audacieux usurpateur avait été défait?
Est-ce qu'il ne tardait pas au comte d'Artois, à ce que disaient les dames du faubourg Saint-Germain, d'embrasser son compagnon de jeunesse, l'évêque d'Autun?
M. de Talleyrand, avec un sourire légèrement cynique, avouait que ce serait aussi pour lui une grande joie que de se jeter dans les bras du prince; mais il demandait, d'un air de mystère, que cette touchante reconnaissance fût remise jusqu'à nouvel ordre. Cependant il ne jugea pas à propos que le sénat tardât plus longtemps à confirmer l'acte de la coalition quant à la déposition de Napoléon; et cette assemblée donnant comme motif de sa conduite mille abus qu'elle aurait dû précisément prévenir, si elle avait pris au sérieux sa mission constitutionnelle, déclara, comme l'empereur Alexandre l'avait déjà fait, que ni Napoléon ni sa famille ne régneraient plus en France, et affranchit la nation de son serment de fidélité.
Elle nomma aussi un ministère composé d'hommes faits pour la circonstance, et ainsi s'appropria provisoirement tous les attributs du gouvernement.
Pendant ce temps l'empereur, que l'on venait de déposer, était encore à Fontainebleau, et, avec une énergie que le malheur n'avait pas abattue, il comptait ses 235 forces qu'il cherchait à rassembler, il étudiait la position de ses ennemis, et dressait le plan d'un dernier et suprême effort qui consistait à battre l'une des trois divisions de l'ennemi, campée sur la rive gauche de la Seine, à la poursuivre dans les rues de Paris, où, au milieu de la confusion générale, il était sûr d'une victoire facile, dût le combat se livrer au milieu des ruines flamboyantes de la cité impériale.
Pour lui, il ne calculait pas les pertes, quand elles devaient conduire au succès, et, quoiqu'il eût préféré la victoire dans d'autres conditions, il était parfaitement décidé à l'obtenir, de quelque prix qu'il dût l'acheter. Du moins ceci fut dit, et les projets qu'on lui attribua à ce sujet et qu'il ne nia pas, ayant été divulgués avant d'être mis à exécution, ébranlèrent ce qui restait encore de fidélité chez ses anciens officiers. Il ne put comprendre leurs scrupules timorés; ses résolutions désespérées les effrayèrent. Une altercation s'ensuivit, et, enhardis par le désespoir, les maréchaux se hasardèrent à insister pour qu'il abdiquât en faveur de son fils. Il comprit d'avance la futilité de cette proposition, mais se décida néanmoins à y accéder, en partie afin de montrer la folie des espérances que ses fâcheux conseillers avaient l'air de nourrir, en partie afin de se débarrasser de leur présence, ce qui le laisserait libre, pensait-il, de mettre à exécution son projet primitif, s'il se décidait à le faire. Ney, Macdonald, avec Caulaincourt, qui avait rejoint l'empereur le 2 avril et lui avait communiqué le peu de succès de sa précédente mission, furent donc envoyés aux souverains alliés; ils devaient énumérer 236 ce qui leur restait de forces, protester de leur fidélité inébranlable à cette famille, dont ils avaient si longtemps partagé la fortune, se déclarer résolûment contre les princes légitimes, qu'ils regardaient comme étrangers à leur époque; et faire part, avec fermeté, de leur résolution de conquérir ou de périr à côté de leur ancien maître, si cette dernière proposition qu'ils venaient faire en son nom était rejetée.
Ils emmenèrent avec eux Marmont, qui était alors à la tête de la division importante de l'armée de Bonaparte, campée sur l'Essonne, et dominant la position de Fontainebleau. Ce général, quoique le plus favorisé par Napoléon, était déjà entré en négociation avec le général autrichien; mais, pressé par les autres maréchaux, à qui il confessa sa trahison, de rétracter ses engagements, il le fit; et ordonnant aux officiers qu'il commandait, et qui connaissaient ses desseins, de rester tranquilles jusqu'à son retour, il accompagna Ney et Macdonald à Paris.
La démarche hautaine, le langage hardi et véhément de ces hommes habitués à commander et à vaincre, de ces représentants d'une armée qui avait marché victorieusement de Paris à Moscou, firent une certaine impression sur le mobile Alexandre. Il ne repoussa pas leur pétition tout d'abord, mais il leur accorda une autre entrevue pour le lendemain, entrevue à laquelle le roi de Prusse devait être présent. Celle-là avait eu lieu le 5 avril, à deux heures du matin, avec lui seul.
La lutte était encore indécise; car, ainsi que je l'ai dit, l'empereur de Russie n'avait jamais été très-favorable 237 aux légitimistes, et tenait fort à tout régler avec Bonaparte, sans s'exposer de nouveau aux chances de la guerre; Bonaparte était armé, les Bourbons n'avaient pas de troupes, et on n'avait rien à craindre de leur part.
M. de Talleyrand eut encore à s'interposer, et, avec son aisance à la fois respectueuse et ferme, à montrer la faiblesse et la déloyauté que l'on reprocherait au czar, quoiqu'il agît sous l'empire des sentiments les plus généreux, si après s'être engagé ainsi que ses alliés par ce qu'il avait fait pendant ces derniers jours, il se donnait à lui-même un public démenti et défaisait son ouvrage. Il ajouta, dit-on, qu'en tenant ce langage, il ne consultait pas ses propres intérêts, car il était probable qu'il aurait une position plus durable dans la régence de Marie-Louise, si une telle régence pouvait durer, que dans le gouvernement de l'émigration qui, on devait le craindre par ce qui se passait alors, deviendrait avant longtemps plus puissante et plus oublieuse du passé qu'il n'eût été souhaitable.
Il voulait ainsi attirer l'attention de l'empereur sur les efforts que faisait alors ce parti pour s'opposer à la publication d'une constitution. «Excusez mes observations, Sire,» continua-t-il,—«d'autres sont inquiets; mais je ne le suis pas,—car je sais très-bien qu'un souverain à la tête d'une vaillante armée ne se laissera certainement pas dicter des lois par quelques officiers d'une force ennemie, surtout puisque ces officiers représentent le principe même de la guerre continuelle, principe que répudie la nation française et contre lequel se sont armés les alliés.»
238 L'empereur Alexandre, dont l'émotion passagère eut bientôt disparu, et le roi de Prusse reçurent les ambassadeurs le jour suivant sous l'empire des impressions qu'avaient fait naître en eux les remarques de M. de Talleyrand, et leurs propres réflexions; et le refus qu'ils firent d'accepter aucune base de négociation qui donnerait le gouvernement de la France à Napoléon ou à sa famille fut nettement formulé, quoique avec courtoisie.
Les ambassadeurs persistaient dans leurs représentations, lorsqu'un officier russe, qui venait d'entrer dans la salle, murmura quelque chose à l'oreille de l'empereur Alexandre. C'était la nouvelle que la division du maréchal Marmont avait quitté son poste; accident produit par cette circonstance que les officiers auxquels Marmont avait confié ses troupes, s'étant imaginé que leur trahison projetée était découverte et serait punie, avaient cru que le seul remède était de la consommer immédiatement.
Après une telle défection, c'en était fait de la force morale de la députation, qui ne pouvait plus parler au nom de l'armée; et tout ce qu'elle essaya d'obtenir fut une stipulation honorable pour l'empereur et l'impératrice, si le premier consentait à une abdication immédiate.
Les conseils des généraux, qui acceptèrent ces misérables conditions, ne laissaient à l'empereur Napoléon d'autre alternative que la soumission, car son gouvernement était une machine militaire dont le principal ressort venait de se briser entre ses mains.
239 Le 6, le sénat acheva de rédiger une constitution qui fut publiée le 8; elle créait une monarchie constitutionnelle, avec deux chambres et conférait le trône de France à Louis XVIII, s'il acceptait cette constitution.
Le 11, fut signé un traité par lequel Marie-Louise et son fils reçurent la principauté de Parme, et Napoléon la souveraineté d'Elbe, petite île sur la côte d'Italie, où l'on présumait qu'un homme encore dans la force de l'âge et doué du cœur le plus inquiet qui battit jamais dans une poitrine humaine saurait rester tranquille et satisfait en vue des empires qu'il avait conquis et perdus.
Le comte d'Artois, lieutenant général de France.—Traité du 23 avril pour l'évacuation de la France.—Louis XVIII, contrairement à l'avis de M. de Talleyrand, refuse d'accepter la couronne avec une constitution comme le don de la nation; mais regardant la couronne comme lui appartenant de droit, il consent à accorder la constitution.—Il forme son gouvernement d'éléments divers, nommant M. de Talleyrand ministre des affaires étrangères.—Il semble bientôt se méfier de ce dernier, et en est jaloux.—Esprit réactionnaire du parti des émigrés et du comte d'Artois.—Traité de Paris.—M. de Talleyrand se rend à Vienne, et dans le cours des négociations, s'arrange pour faire un traité séparé avec l'Autriche et la Grande-Bretagne, et rompre ainsi la solidarité des puissances qui s'étaient coalisées contre la France.—Bonaparte s'échappe de l'île d'Elbe.—Nouveau traité contre Napoléon, traité qui a quelque ambiguïté dans les termes, mais qui semble un renouvellement du traité de Paris.—Les Bourbons vont à Gand.—Bonaparte installé aux Tuileries.—M. de Talleyrand se rend à Carslbad.—Le prince de Metternich et Fouché font des démarches pour la déposition de Napoléon en faveur de la régence de sa femme; ils ne réussissent pas.—Les alliés adoptent de nouveau Louis XVIII.—M. de Talleyrand se rend à Gand.—Il est d'abord reçu.—Il fait la leçon aux Bourbons.—Il 241 est de nouveau créé ministre.—Il rencontre de l'opposition de la part du parti royaliste et de l'empereur de Russie; il est faiblement soutenu par l'Angleterre et abandonné par Louis XVIII.—Il donne sa démission.
Telle fut pour le moment l'issue de la longue lutte que M. de Talleyrand avait soutenue contre un homme supérieur à tous les autres par la puissance de ses facultés; mais qui, à cause de certains défauts inséparables peut-être de la nature de ces facultés même, à cause de l'infatuation de son orgueil et de l'excessive puissance de son imagination, fut à la fin vaincu par la patience, la modération et le tact d'un adversaire d'un génie bien inférieur; cet adversaire, par un singulier pressentiment, il en avait redouté l'hostilité, tout en la provoquant cependant avec une inexplicable insouciance.
J'ai dit que, lorsque M. de Talleyrand s'attacha aux destinées de Napoléon, il attendait de lui, d'abord, son propre avancement, secondement une amélioration de la situation de la France.
Il suivit donc Napoléon avec soumission jusqu'à l'époque où il entrevit clairement que la politique de ce personnage commençait à devenir telle qu'elle ne pourrait ni profiter à un partisan intelligent, ni fonder un empire durable.
Toutefois on ne peut pas dire qu'en se séparant de cette politique, après le traité de Tilsit, il ait abandonné son souverain dans un moment d'adversité.
Jamais la France n'avait paru si grande, ni son souverain aussi bien établi.
Ce ne fut donc pas dans un moment de déclin évident 242 pour la France ou l'empereur, mais dans un moment où, pour un observateur perspicace, il était possible de discerner dans la politique du monarque une tendance qui, si elle était favorisée, arriverait, un peu plus tôt ou un peu plus tard, à plonger le pays et son souverain dans d'inextricables calamités, que le prince de Bénévent se détacha tranquillement du char qui portait l'illustre soldat et sa fortune.
Même alors il ne fit guère autre chose qu'exprimer avec modération les convictions qu'il s'était formées; et il est vrai de dire que son opposition, au moment même où elle fut le plus accentuée, ne s'adressa jamais au personnage qu'il avait servi, mais au système que ce personnage suivait en aveugle.
A mesure que l'horizon devint plus sombre, il ne refusa jamais des avis auxquels les événements donnèrent invariablement raison, et il ne recula jamais devant les services à rendre, lorsqu'on lui permit d'employer les moyens nécessaires pour réussir.
Jusqu'au dernier moment, son infidélité se borna à donner des conseils qui furent rejetés, et à prendre avec beaucoup de réserve les mesures nécessaires pour préserver jusqu'à un certain point lui-même et son pays de la catastrophe qui se préparait pour son chef. Et ce ne fut que lorsque Napoléon et la nation devinrent deux choses distinctes, et qu'il parut nécessaire de perdre l'un afin de sauver l'autre, que M. de Talleyrand conspira contre l'homme qui, il faut le dire, ne demandait jamais le dévouement du cœur en exigeant une obéissance aveugle.
243 Il n'y avait rien sur la terre que Napoléon n'aurait sacrifié, et, en effet, il sacrifia tout sans scrupule, pour servir ses vues personnelles. Il disait et se persuadait, je crois, que ces vues allaient au bonheur et à la gloire de la France. Il faut admettre que, derrière son égoïsme, il y avait une grande et noble idée; mais ceux qui avaient la certitude qu'il se trompait n'étaient pas obligés de subordonner aux siennes leurs notions de patriotisme. M. de Talleyrand n'avait jamais été sa créature, il n'avait pas été tiré par lui de la poussière. Avant que la carrière du général Bonaparte commençât, il était déjà un homme distingué et éminent, et il est à peine juste de dire qu'il a trahi un homme qui pendant les dernières années l'avait abreuvé d'affronts, alors que le plus intime des favoris de cet homme (le maréchal Berthier) dit lui-même à Louis XVIII, au commencement de la Restauration, «que la France avait gémi pendant vingt-cinq ans sous le poids de malheurs qui n'avaient disparu qu'en présence de son souverain légitime.»
La principale, sinon la seule question douteuse, concernant M. de Talleyrand dans ces affaires, est de savoir si l'avis de placer Louis XVIII sur le trône de France était bon ou mauvais? quels autres candidats y avait-il? Il ne pouvait plus être question de Bonaparte vaincu. Il n'était pas seulement devenu odieux à M. de Talleyrand; il l'était également à toute l'Europe et à toute la France, si on en excepte les débris épars de son armée.
Il y avait quelque chose à dire en faveur d'une régence 244 avec Marie-Louise; mais son mari lui-même déclara à Fontainebleau qu'elle était incapable d'agir par elle-même. Si Napoléon était en position de la diriger, le gouvernement était évidemment encore celui de Napoléon. Si elle était dirigée par les maréchaux, on échangeait un empire militaire avec l'ordre et un chef redoutable contre un empire militaire avec le désordre et sans chef; de plus, Marie-Louise était hors de Paris.
Si elle était restée à Paris, si Napoléon eût péri sur le champ de bataille ou eût été placé quelque part où il fût gardé sûrement, la fille de l'empereur d'Autriche, aidée et dirigée par quatre ou cinq hommes éminents modérés et capables, que les alliés auraient pu lui adjoindre, eût peut-être été plus en rapport avec l'époque que l'héritier à demi oublié de la couronne de Louis XVI; mais au moment où il fallut faire son choix, cette combinaison avait été mise de côté.
Il y avait ensuite la maison d'Orléans. Mais cette branche cadette de la famille de Bourbon était personnellement presque aussi inconnue à la France que la branche aînée. D'un autre côté, le nom qui la rattachait à la Révolution n'était pas populaire, même auprès des révolutionnaires. Quant à Bernadotte, un soldat médiocre placé par des étrangers sur le trône de Napoléon eût été une humiliation évidente pour le peuple français. Par conséquent, Louis XVIII était le seul personnage de l'époque qui pût occuper avec quelque dignité le trône vacant, et y servir à représenter un principe, ainsi que le disait M. de Talleyrand.
245 Dans sa jeunesse, ce prince avait passé pour favorable au gouvernement constitutionnel. Il avait eu pour résidence pendant les dernières années un pays constitutionnel. Il ne s'était jamais fait remarquer pour la force de ses attachements personnels, et en outre, il y avait dans son caractère, ou du moins dans ses manières, une certaine autorité qui permettait de croire qu'il saurait contenir les plus zélés de ses partisans. Ainsi, il semblait probable qu'il accepterait franchement un gouvernement tel que celui de l'Angleterre, gouvernement désiré par la France en 1789, époque dont les idées étaient encore considérées avec respect par les classes intelligentes de la nation française. Il y avait des risques à courir, quelle que fût la résolution que l'on prendrait, mais dans les temps critiques il y a toujours des risques à courir, et tout ce que peut faire un homme d'action, c'est de choisir les moins dangereux.
En tous cas, M. de Talleyrand ayant une fois adopté d'une manière décisive la monarchie légitime avec une constitution, on ne peut mettre en doute qu'il n'ait poursuivi cette idée, au milieu de grandes difficultés, avec une grande hardiesse et une grande habileté. Toutefois la partie de la tâche qui dépendait de son savoir-faire, de son tact, et de son activité, était alors presque finie; 246 et le succès ultérieur allait être confié à ceux qui devaient moissonner les fruits de ses efforts. On aura vu, d'après ce que j'ai dit de la constitution votée par le sénat, que Louis XVIII était nommé roi sous la condition qu'il accepterait une constitution, clause contre laquelle les royalistes s'étaient révoltés. Le comte d'Artois, alors hors de Paris et sans position reconnue, insistait pour paraître dans la capitale; et Napoléon ayant abdiqué le 11, il mit son projet à exécution le 12, prenant le titre de «lieutenant général du royaume,» titre qu'il prétendait avoir reçu de son frère, mais que son frère, paraît-il, ne lui avait jamais donné. Rien n'était plus étrange que la position ainsi créée; Louis XVIII n'était encore souverain d'après aucun acte national; et cependant le comte d'Artois prétendait être investi par Louis XVIII de l'autorité royale.
Il n'était nullement dans l'intention de ceux qui avaient rappelé la famille de Bourbon de reconnaître en la proclamant un droit antérieur et supérieur devant lequel le pays n'aurait qu'à s'incliner, et cependant ils s'étaient tellement compromis pour la cause des Bourbons, qu'il n'était pas facile de reculer. La résolution à prendre devait être immédiate. Les autorités alors existantes devaient-elles assister, oui ou non, à l'entrée du comte d'Artois? M. de Talleyrand et le gouvernement provisoire y assistèrent, car leur absence aurait été un scandale; le sénat n'y assista pas, car sa présence aurait affaibli ses décisions antérieures.
Je me laisse entraîner à insérer un récit animé de cette entrée, non-seulement parce que l'on y sent la 247 franche et vive impression qu'un témoin oculaire a conservée de cette scène, mais parce qu'il donne une description amusante du chemin fait par un mot célèbre qui eut une grande influence sur la popularité première du prince auquel il fut attribué.
«Le lendemain, 12 avril, on se mit en marche pour aller au-devant de Monsieur. Le temps était admirable; c'était un de ces premiers jours du printemps, ravissants sous la température de Paris, où le soleil brille de tout son éclat, et ne distribue qu'une chaleur douce aux germes encore tendres qui sourdent de toutes parts. Quelques fleurs déjà entr'ouvertes, un vert tendre qui commençait à poindre sur les arbres, le chant des oiseaux printaniers, l'air de joie répandu sur les figures, et le vieux refrain du Bon Henri qui marquait la marche, avaient signalé cette entrée comme la fête de l'Espérance. Il y régnait peu d'ordre, mais on y répandait des larmes. Dès qu'on vit paraître le prince, M. de Talleyrand alla à sa rencontre, et en s'appuyant sur le cheval du prince, avec la grâce nonchalante qu'autorise la faiblesse de ses jambes, il lui débita un compliment en quatre lignes, frappé au coin d'une sensibilité exquise. Le prince, qui, de toutes parts se sentait pressé par des Français, était trop ému pour pouvoir répondre; il dit, d'une voix étouffée par les sanglots: «Monsieur de Talleyrand, messieurs, je vous remercie; je suis trop heureux. Marchons, marchons, je suis trop heureux!»
«Nous avons entendu depuis, le même prince répondre avec de la présence d'esprit et du bonheur aux 248 harangues qu'on lui faisait, mais pour ceux qui l'ont vu et qui l'ont entendu à son entrée à Paris, il ne fut jamais aussi éloquent que ce jour-là. Le cortége se mit en marche pour Notre-Dame, suivant l'antique usage d'aller porter à Dieu, dans la première église de Paris, les hommages solennels des Français pour chaque événement heureux. La garde nationale formait le fond du cortége, mais il se composait aussi d'officiers russes, prussiens, autrichiens, espagnols, portugais, à la tête desquels le prince apparaissait comme un ange de paix descendu au milieu de la grande famille européenne. Depuis la barrière de Bondy jusqu'au parvis Notre-Dame, il n'y avait pas une fenêtre qui ne fût garnie de figures rayonnantes de joie. Le peuple, répandu dans les rues, poursuivait le prince de ses applaudissements et de ses cris. A peine pouvait-il avancer au milieu de l'ivresse générale, et il répondit à quelqu'un qui voulait écarter de si douces entraves: «Laissez, monsieur, laissez, j'arriverai toujours trop tôt.»
«C'est ainsi que le prince fut, s'il est permis de le dire, porté jusqu'à Notre-Dame sur les cœurs des Français; et à son entrée dans le sanctuaire, lorsqu'il se prosterna aux pieds de l'autel qui avait, durant tant de siècles, reçu les prières de ses pères, un rayon de lumière très-vive vint frapper sur sa figure et lui imprima je ne sais quoi de céleste. Il priait avec ardeur; tous priaient avec lui. Des larmes mouillaient nos yeux; il en échappait aux étrangers eux-mêmes. Oh! avec quelle vérité, avec quelle ardeur, chaque strophe de 249 l'hymne de la reconnaissance était poussée vers les cieux! A la fin de la cérémonie, de vieux serviteurs du prince qui avaient pleuré trente ans son absence embrassaient ses genoux, et il les relevait avec cette grâce du cœur si touchante et qui lui est si naturelle. Le retour de Notre-Dame aux Tuileries ne fut pas moins animé, moins heureux, et, parvenu dans la cour du palais, le prince descendit de cheval et adressa à la garde nationale une allocution parfaitement appliquée à la situation. Il prit la main à plusieurs officiers et soldats, les pria de se souvenir de ce beau jour, et leur protesta que lui-même ne l'oublierait jamais. Je fis ouvrir devant le prince les portes du palais et j'eus l'honneur de l'introduire dans l'aile qu'il devait habiter.
«Je lui demandai ses ordres pour le reste de la journée, et l'heure à laquelle je devais me présenter le lendemain pour le travail. Le prince paraissait hésiter s'il me laisserait partir ou me retiendrait. Je crus m'apercevoir que c'était indulgence de sa part, et je lui dis que je craindrais de l'occuper une minute de plus, parce que je le supposais fatigué, et c'est à moi qu'il répondit: «Comment voulez-vous que je sois fatigué? C'est le seul jour de bonheur que j'ai goûté depuis trente ans. Ah! monsieur, quelle belle journée! Dites que je suis heureux et satisfait de tout le monde. Voilà mes ordres pour aujourd'hui—à demain, à neuf heures du matin.»
«En quittant le prince, je repris mon travail ordinaire et je le quittai sur les onze heures du soir pour 250 aller chez M. de Talleyrand. Je le trouvai s'entretenant de la journée avec MM. Pasquier, Dupont (de Nemours), et Anglès. On s'accordait à la trouver parfaite. M. de Talleyrand rappela qu'il fallait un article au Moniteur. Dupont s'offrit de le faire. «Non pas, reprit M. de Talleyrand, vous y mettriez de la poésie; je vous connais. Beugnot suffit pour cela; qu'il passe dans la bibliothèque et qu'il broche bien vite un article pour que nous l'envoyions à Sauvo.»
«Je me mets à la besogne, qui n'était pas fort épineuse, mais parvenu à la mention de la réponse du prince à M. de Talleyrand, j'y suis embarrassé. Quelques mots échappés à un sentiment profond produisent de l'effet par le ton dont ils sont prononcés, par la présence des objets qui les ont provoqués, mais quand il s'agit de les traduire sur le papier, dépouillés de ces entours, ils ne sont plus que froids, et trop heureux s'ils ne sont pas ridicules. Je reviens à M. de Talleyrand, et je lui fais part de la difficulté. «Voyons, me répondit-il, qu'a dit Monsieur? Je n'ai pas entendu grand'chose; il me paraissait ému et fort curieux de continuer sa route; mais si ce qu'il a dit ne vous convient pas, faites-lui une réponse.—Mais comment faire un discours que Monsieur n'a pas tenu?—La difficulté n'est pas là; faites-le bon, convenable à la personne et au moment, et je vous promets que Monsieur l'acceptera, et si bien, qu'au bout de deux jours, il croira l'avoir fait, et il l'aura fait; vous n'y serez plus pour rien.—A la bonne heure!» Je rentre, j'essaye une première version, et je l'apporte à 251 la censure. «Ce n'est pas cela, dit M. de Talleyrand, Monsieur ne fait pas d'antithèses et pas la plus petite fleur de rhétorique. Soyez court, soyez simple, et dites ce qui convient davantage à celui qui parle et à ceux qui écoutent; voilà tout!—Il me semble, reprit M. Pasquier, que ce qui agite bon nombre d'esprits est la crainte des changements que doit occasionner le retour des princes de la maison de Bourbon; il faudrait peut-être toucher à ce point, mais avec délicatesse.—Bien! et je le recommande, dit M. de Talleyrand.» J'essaye une nouvelle version et je suis renvoyé une seconde fois, parce que j'ai été trop long et que le style est apprêté. Enfin j'accouche de celle qui est au Moniteur, et où je fais dire au prince: «Plus de divisions: la paix et la France; je la revois enfin! rien n'y est changé, si ce n'est qu'il s'y trouve un Français de plus.»—«Pour cette fois, je me rends! reprit enfin le grand censeur, c'est bien là le discours de Monsieur, et je vous réponds que c'est lui qui l'a fait; vous pouvez être tranquille à présent.» Et en effet le mot fit fortune: les journaux s'en emparèrent comme d'un à-propos heureux; on le reproduisit aussi comme un engagement pris par le prince, et le mot: un Français de plus! devint le passe-port obligé des harangues qui vinrent pleuvoir de toutes parts. Le prince ne dédaigna pas de le commenter dans ses réponses, et la prophétie de M. de Talleyrand fut complétement réalisée.»
Le spectacle qui vient d'être décrit était gai, mais la gaieté n'était qu'à la surface des choses.
Le danger auquel j'ai fait allusion était là, voilé par cette gaieté, mais non moins menaçant.
Le sénat n'était pas allé à la rencontre du duc d'Artois, et il n'avait pas assisté au Te Deum. On pouvait dire que les membres du gouvernement provisoire l'avaient fait; mais néanmoins, l'absence du sénat avait été remarquée.
On se décida à ne pas laisser les choses dans l'incertitude; on voulut arriver à savoir clairement si le comte d'Artois avait l'intention de mépriser les autorités nationales ou de s'y soumettre.
Il était important que cette question fût résolue dans le plus court délai possible.
Le 13 et le 14 avril se passèrent en négociations. Napoléon était encore en France. Deux corps d'armée n'avaient pas encore consenti à donner leur adhésion au nouvel ordre de choses.
Les alliés avaient solennellement déclaré que le gouvernement français serait celui que choisirait le sénat et non celui que choisirait Louis XVIII.
Néanmoins, tout le tact et toute la patience de M. de Talleyrand furent nécessaires pour décider le comte 253 d'Artois et les zélés de son parti à agir avec une prudence ordinaire.
A la fin, on en vint à arranger les choses de cette manière: Le sénat, croyant savoir que des principes constitutionnels animaient le cœur du comte d'Artois, lui offrit la lieutenance générale de France.
Le comte d'Artois accepta le poste, disant qu'il ne pouvait prendre sur lui de sanctionner la constitution du sénat dont il avait pris connaissance, mais qui devrait être examinée par le roi, mais qu'il pouvait néanmoins affirmer d'une manière certaine que Sa Majesté en accepterait les traits principaux.
A huit heures du soir, le sénat se présenta aux Tuileries, ayant en tête son président, M. de Talleyrand. Ce personnage, si bien fait pour les représentations où il fallait tempérer la fermeté par une exquise politesse, s'approcha du prince, et, selon sa coutume, s'appuyant sur une canne, la tête penchée sur l'épaule, lut un discours à la fois fier et adroit, dans lequel il expliquait la conduite du sénat sans l'excuser, car elle n'avait pas besoin d'excuse.
«Le sénat, disait-il, a provoqué le retour de votre auguste maison au trône de France. Trop instruit par le présent et le passé, il désire avec la nation affermir pour jamais l'autorité royale sur une juste division des pouvoirs, et sur la liberté publique, seules garanties du bonheur et des intérêts de tous.
«Le sénat, persuadé que les principes de la constitution nouvelle sont dans votre cœur, vous défère, par le 254 décret que j'ai l'honneur de vous présenter le titre de lieutenant général du royaume jusqu'à l'arrivée du roi votre auguste frère. Notre respectueuse confiance ne peut mieux honorer l'antique loyauté qui vous fut transmise par vos ancêtres.
«Monseigneur, le sénat, en ces moments d'allégresse publique, obligé de rester en apparence plus calme sur la limite de ses devoirs, n'en est pas moins pénétré des sentiments universels. Votre Altesse Royale lira dans nos cœurs à travers la retenue même de notre langage.»
M. de Talleyrand joignit à ces paroles fermes et respectueuses les protestations de dévouement qui étaient alors dans toutes les bouches; il y mit de moins la banalité et la bassesse qui se rencontraient dans presque toutes.
Le prince répondit par le texte de la déclaration convenue. «Messieurs, dit-il, j'ai pris connaissance de l'acte constitutionnel qui rappelle au trône de France le roi mon auguste frère. Je n'ai point reçu de lui le pouvoir d'accepter la constitution, mais je connais ses sentiments et ses principes, et je ne crains pas d'être désavoué en assurant en son nom qu'il en admettra les bases.»
Après cet engagement explicite, la déclaration énumérait les bases elles-mêmes, c'est-à-dire la division des pouvoirs, le partage du gouvernement entre le roi et les chambres, la responsabilité des ministres, le vote de l'impôt par la nation, la liberté de la presse, la liberté individuelle, la liberté des cultes, l'inamovibilité 255 des juges, le maintien de la dette publique, des ventes dites nationales, de la Légion d'honneur, des grades et dotations de l'armée, l'oubli des votes et actes antérieurs, etc. «J'espère, ajouta le prince, que l'énumération de ces conditions vous suffit, et comprend toutes les garanties qui peuvent assurer la liberté et le repos de la France [47].»
Le gouvernement fut ainsi installé jusqu'à l'arrivée de Louis XVIII; et le 23, M. de Talleyrand, avec l'autorisation de Son Altesse royale, signa le traité qui obligeait les armées étrangères à quitter la France, et les troupes françaises à évacuer les forteresses qu'elles occupaient encore hors de France.
La question étrangère, la plus urgente, fut ainsi réglée; mais la condition permanente des affaires intérieures dépendait encore des arrangements qui seraient finalement conclus avec Louis XVIII, quoique l'arrangement, dont je viens de parler, établît quelque chose comme un principe en faveur d'une constitution.
M. de Talleyrand, excessivement inquiet à ce sujet, avait envoyé M. de Liancourt au roi, dans l'espoir que 256 Sa Majesté recevrait confidentiellement son messager. Il est vrai que M. de Talleyrand fut averti que le duc de Liancourt, qui avait appartenu à la révolution, ne serait pas bien reçu par le monarque de la restauration si un certain noble, M. de Blacas, était à ses côtés.
Mais le prince de Bénévent traita cette idée du haut de sa grandeur. Quoi! le souverain qui lui devait son trône à lui, M. de Talleyrand, ce souverain qui était à la fois indolent et ambitieux, qui ne savait rien du pays dans lequel il allait paraître, pays dans lequel il n'avait pas de partisans qui pussent le diriger de leurs conseils ou l'aider de leur influence, et dans lequel étaient encore les souverains dont M. de Talleyrand avait été l'allié—ce souverain refuserait de recevoir un homme de première notabilité et de haute naissance, et universellement aimé, parce qu'il aurait pris la même part, joué le même rôle que M. de Talleyrand lui-même dans les affaires publiques des temps passés, et cela alors que la nouvelle souveraineté devrait s'appuyer sur tous les partis et sur toutes les opinions, et de plus avoir à sa base une constitution: la chose était impossible! M. de Talleyrand répondit à la personne qui lui donnait cet avis:
«Je sais tout cela mieux que vous, mais il ne faut pas qu'il en reste de trace dans l'esprit du roi, et c'est pour que l'oubli soit patent que j'ai choisi le duc de Liancourt; c'est l'homme du pays; il y fait du bien à tout le monde, il est placé pour en faire au roi, et je vous proteste qu'il sera bien reçu. 257 Ce qui est passé est passé: la nature n'a pas donné aux hommes d'yeux par derrière; c'est de ce qui est devant qu'il faut s'occuper, et il nous restera encore assez à faire. Mais cependant, si M. de Liancourt trouvait de la difficulté à approcher du roi? car on s'accorde à dire qu'il est sous le joug d'un M. de Blacas, qui ne laisse aborder que ceux qui lui conviennent. Qu'est-ce que ce Blacas? Je ne sais pas d'où il vient et me soucie assez peu de le savoir. Nous allons entrer dans un régime constitutionnel, où le crédit se mesurera sur la capacité. C'est par la tribune et les affaires que les hommes prendront désormais leur place, et se chargera qui voudra d'épier le moment du lever et de vider les poches du roi à son coucher.»
«M. de Liancourt était en effet parti, et partageant l'illusion de M. de Talleyrand, il croyait aller reprendre sans difficulté auprès du roi l'exercice de son ancienne charge de maître de la garde-robe. Tous deux avaient notablement compté sans leur hôte. M. de Liancourt ne vit point le roi, mais seulement M. de Blacas, qui le congédia avec la politesse froide qui ne lui manqua jamais. Le hasard me fit rencontrer M. de Liancourt au retour, et avant qu'il eût pu voir M. de Talleyrand, je lui demandai comment il avait été reçu. Il me répondit: «Mal, très-mal, ou, pour mieux dire, pas du tout. Il y a là un certain M. de Blacas, qui garde les avenues et vous croyez bien que je ne me suis pas abaissé à lutter contre lui; au reste, je crains fort que M. de Talleyrand n'ait donné dans un piége: les 258 princes vont nous revenir les mêmes que lorsqu'ils nous ont quittés.»
«Le roi nous fut bientôt annoncé; les affaires se pressaient les unes sur les autres de telle sorte qu'à peine l'insuccès de M. de Liancourt put effleurer l'attention. Il fallait, toutefois, qu'il eût donné beaucoup à penser à M. de Talleyrand, car il n'en parlait à personne [48].»
En envoyant à Louis XVIII le personnage qu'il avait choisi, M. de Talleyrand avait l'idée de compromettre le roi, de l'engager tout de suite dans le parti auquel appartenait ce personnage, dans le parti que formaient les hommes modérés du commencement de la révolution: hommes qui, par opinion, étaient en faveur de la monarchie constitutionnelle, mais qui avaient été tellement en rapport avec des personnes de tous les partis et de toutes les opinions, qu'ils étaient au courant de tout et avaient partout des amis. Dans ce parti il voyait un centre qui pouvait rapprocher les lignes divergentes, une colonne vertébrale, si l'on peut ainsi parler, à laquelle pourraient venir se rattacher les membres épars de cette société si grande et si complexe du sein de laquelle il fallait tirer un nouveau gouvernement. Le projet n'était pas mauvais, et il est probable qu'il aurait réussi pendant les premiers jours d'un triomphe incertain.
Mais la popularité inespérée de sa famille, l'acceptation générale de la cocarde blanche, les rapports de ses 259 frères et des royalistes ardents, rapports qui ne manquaient pas de lui parvenir avec des exagérations, et enfin l'abdication définitive de Napoléon, créaient une nouvelle phase dans les affaires de Louis, et, indécis sur ce qu'il devait faire, il se décida à ne rien faire avant son arrivée en France.
Ceci suffit pour montrer à M. de Talleyrand, qui dans la suite n'oublia pas M. de Blacas, qu'il y aurait auprès du nouveau roi un petit cercle d'où il serait banni; que le roi n'avait l'intention, ni de se confier à lui, ni de l'offenser; qu'il n'y avait pas à former de système, que, s'il ne rompait pas avec le souverain, sur la tête duquel quelques jours auparavant il avait placé une couronne, il aurait à s'accommoder aux préjugés et à s'arranger avec les favoris de ce souverain. Il n'y avait pas encore de motifs suffisants pour une rupture.
Les événements allaient bientôt se prononcer, et fournir les éléments d'une ligne de conduite décisive. En attendant, il fallait sacrifier la politique de principe à la politique d'habileté.
S'il avait été consulté, il n'aurait certainement pas conseillé à Louis XVIII, qui fit le 20 une espèce d'entrée triomphale à Londres, de dire qu'il devait sa couronne au prince régent; c'était en effet mettre de côté l'empereur Alexandre, qui était encore à Paris, et le sénat et le corps législatif, qui étaient alors les seuls organes constitués des désirs de la nation, et la seule autorité à laquelle obéissaient si facilement l'armée française et le peuple français. Mais il alla à la rencontre de Sa Majesté à Compiègne, où Louis avait décidé de séjourner 260 trois ou quatre jours avant d'entrer à Paris et de prendre ses résolutions ultérieures. Il eût été curieux d'assister à cette rencontre.
Chacun de ces deux personnages était à sa manière un acteur consommé, et chacun d'eux, prétendant à la supériorité, était décidé à ne pas se laisser dominer par l'autre. Depuis quelques années, Louis s'était exercé au rôle de roi avec d'autant plus de soin et une attention d'autant plus minutieuse qu'il n'était roi que de nom. Talleyrand avait été accoutumé dès sa jeunesse aux plus hautes positions de la société; pendant les dernières années il avait été admis dans l'intimité des souverains, avait été traité par eux avec les plus grands égards, sinon sur un pied d'égalité; et il venait de disposer du sort de la France. Le descendant des rois avait l'intention de produire tout de suite sur son puissant sujet l'impression d'un roi, en prenant ces airs de royauté pour lesquels il était célèbre.
L'ancien évêque, noble et diplomate, était préparé à tenir tête à ces airs de royauté avec la nonchalance respectueuse et bien élevée d'un homme du monde, qui avait le sentiment de sa propre valeur, et la déférence naturelle mais non obséquieuse d'un grand ministre vis-à-vis d'un monarque constitutionnel. Il est probable que ni l'un ni l'autre ne dit ce qu'il avait l'intention de dire, ou ce que lui prêtent les contemporains; mais l'on raconte que Louis donna à entendre à M. de Talleyrand, qu'en restant tranquille et satisfait jusqu'à ce que la Providence lui eût placé la couronne sur la tête, il avait rempli le rôle qui convient au prince et au philosophe, 261 agissant avec bien plus de dignité et de sagesse que les hommes d'action affairés qui, pendant ce temps, s'étaient occupés de leur avancement personnel.
D'un autre côté, lorsque Sa Majesté, désirant peut-être effacer l'impression d'observations qui, en somme, n'étaient pas flatteuses, parla avec admiration des talents de M. de Talleyrand, et lui demanda comment il s'était arrangé pour renverser le directoire d'abord, puis enfin Bonaparte, on raconte que M. de Talleyrand répondit avec une sorte de naïveté qu'il pouvait affecter, quand cela lui convenait:
«Mon Dieu, Sire, je n'ai rien fait pour cela. C'est quelque chose d'inexplicable que j'ai en moi et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent.» Enfin, quant aux choses essentielles, le roi, sans entrer dans beaucoup de détails, paraît avoir donné à entendre à M. de Talleyrand que la France aurait une constitution, et lui, M. de Talleyrand, l'administration des affaires étrangères.
C'était tout ce que M. de Talleyrand pouvait alors espérer. Il essaya néanmoins, dans une autre occasion, de persuader au monarque légitime que son trône ne pourrait qu'acquérir une solidité plus grande s'il était accepté comme le don spontané de la nation. Un homme réellement grand se trouvant à la place de Louis aurait probablement provoqué un vote par le suffrage universel; le simple fait de l'appel à un vote de ce genre aurait obtenu un assentiment universel produit par un enthousiasme universel; et par le fait un tel vote en faveur d'un roi qui avait pour lui la légitimité 262 aurait en même temps raffermi la force du principe légitimiste.
Un homme très-prudent n'aurait pas couru ce risque; il aurait beaucoup appuyé sur le vote du sénat, puisqu'il avait été donné, et il aurait eu l'air de croire que c'était moins encore un hommage à sa personne qu'une reconnaissance des droits de sa race.
Mais un homme orgueilleux et vain ne pouvait pas se dépouiller si aisément d'un titre particulier qu'il était seul à posséder. Un homme, quel qu'il soit, pouvait être nommé roi des Français; mais Louis XVIII seul pouvait être le légitime roi de France. Ce droit héréditaire au trône était une propriété personnelle. Il s'en était prévalu dans l'exil: il était résolu à l'affirmer en arrivant au pouvoir; et comme M. de Talleyrand se disposait à continuer la discussion, il l'interrompit tout court, suivant des témoignages contemporains, en disant avec un sourire poli, mais quelque peu cynique:
«Vous me demandez d'accepter de vous une constitution, et vous ne voulez pas en accepter une de ma part. C'est très-naturel; mais, mon cher monsieur de Talleyrand, alors, moi, je serai debout, et vous assis.»
L'observation qui vient d'être rapportée n'admettait aucune réplique. Cependant Louis eut le bon sens de comprendre qu'il ne pouvait entrer à Paris sans quelques 263 explications, et sans la promesse donnée plus ou moins explicitement, d'un gouvernement représentatif. Différent en cela du comte d'Artois, il n'éprouvait aucune espèce de difficulté à donner sa promesse, et était même disposé à se concerter avec son ministre, pour savoir quelle serait la manière la plus heureuse et la plus populaire d'accorder les garanties qu'il voulait offrir sans abandonner le point sur lequel il était résolu à insister.
Cependant la première chose à arranger était une entrevue entre le souverain qui avait pris possession de la couronne comme d'une chose sur laquelle il avait des droits, et le sénat qui la lui avait offerte à certaines conditions.
Cette entrevue eut lieu le 1er mai à Saint-Ouen, petit village près Paris, où le roi invita le sénat à venir à sa rencontre. M. de Talleyrand, en présentant ce corps, prononça un discours composé avec beaucoup d'art, et parla pour les deux parties à la fois. Il dit que la nation, instruite par l'expérience, se précipitait, pour le saluer, au-devant de son souverain qui revenait prendre possession du trône de ses ancêtres; que le sénat, participant aux sentiments de la nation, faisait la même chose; que, d'un autre côté, le monarque, guidé par sa sagesse, allait donner à la France des institutions en rapport avec son génie et avec l'esprit de l'époque: qu'une Charte constitutionnelle (c'était le titre que le roi avait choisi) unirait tous les intérêts à celui du trône, et fortifierait la volonté royale du concours de toutes les volontés; que personne mieux que Sa Majesté ne connaissait 264 la valeur d'institutions mises si heureusement à l'épreuve par un peuple voisin, d'institutions qui étaient un appui, et non un obstacle, pour tous les rois qui aimaient les lois et étaient les pères de leur peuple.
Quelques mots du roi, confirmant ce qu'avait dit M. de Talleyrand, ne laissèrent rien à désirer; et le 3 mai, on publia la fameuse Déclaration de Saint-Ouen, qui, après avoir établi qu'il y avait beaucoup de bonnes choses dans la constitution proposée par le sénat le 6 avril, et que ces bonnes choses seraient maintenues, ajoutait que, cependant, quelques-uns des articles de cette constitution portaient l'empreinte de la précipitation avec laquelle ils avaient été composés, et devraient en conséquence être réformés; mais que Sa Majesté avait l'intention bien arrêtée de donner à la France une constitution qui renfermerait toutes les libertés que pouvaient désirer les Français, et que le projet d'une telle constitution serait sous peu présenté aux chambres. Louis XVIII, ainsi précédé, entra à Paris, où on lui fit un accueil passable, et, s'établissant dans le palais de ses ancêtres, commença à s'y installer en prince qui compte y finir ses jours.
Sa première pensée fut de reconstituer sa maison, et en le faisant, il nomma grand aumônier M. de Talleyrand-Périgord. Il y avait aussi à former le nouveau ministère, et M. de Talleyrand y figura comme ministre des affaires étrangères, et fut honoré du titre de prince, quoiqu'il ne pût plus y ajouter: de Bénévent.
Les autres personnes nommées dans le nouveau ministère, et qui plus tard attirèrent l'attention, furent 265 l'abbé de Montesquiou, ministre de l'intérieur, gentilhomme instruit et qui ne manquait pas de talent, mais qui n'avait point l'habitude des affaires, et royaliste par préjugé autant que par principe (M. Guizot, soit dit en passant, commença sa carrière sous M. de Montesquiou), et l'abbé Louis, ministre des finances, dont les capacités financières étaient universellement reconnues.
Mais le plus important ministre du temps était le ministre de la maison du roi, «ce certain M. de Blacas» dont M. de Talleyrand avait appris de bonne heure à connaître l'influence sur Louis XVIII. M. de Blacas était un de ces gentilshommes de la noblesse de second ordre, qui souvent produisent plutôt sur le vulgaire l'effet de grands seigneurs, que les nobles de la première classe, parce qu'ils ajoutent une dignité feinte à la dignité naturelle qui est ordinairement l'apanage de ceux qui depuis leur enfance ont été traités avec distinction.
Il était d'un âge moyen, bel homme, affable, instruit, grand amateur de médailles, très-vain de sa faveur de cour, qui avait pour point de départ toutes les faiblesses morales et physiques de son maître, et il avait une confiance absolue dans l'indestructibilité d'un édifice qu'il avait vu cependant sortir de ses ruines et de ses cendres.
Il avait de plus une telle confiance dans sa propre capacité, qu'il croyait impossible que quelqu'un vînt à la mettre en doute, si ce n'est un fou insigne ou un ennemi personnel rempli de mauvais vouloir.
C'était par son canal que passaient les résolutions du roi sur toutes les affaires; il n'y avait d'exception que 266 pour les affaires étrangères; celles-ci, M. de Talleyrand les traitait directement avec Sa Majesté.
Un gouvernement se trouva ainsi formé, et le premier devoir de ce gouvernement fut de faire un traité de paix avec les puissances victorieuses. M. de Talleyrand eut, nécessairement, la conduite de cette négociation. Il y avait deux questions à résoudre: l'une, les arrangements entre les potentats européens qui avaient à donner des possesseurs aux territoires qu'ils avaient repris à la France; et l'autre, les arrangements qui devaient être faits entre la France et ces potentats.
Quelques personnes pensaient qu'il serait possible de traiter les deux questions à la fois, et que la France devrait être admise à un congrès où les questions particulières entre la France et l'Europe, et celles qui avaient à être décidées par les souverains européens entre eux, pourraient être réglées de concert [49]. Mais un peu de réflexion suffira, je pense, pour montrer que les questions qui étaient pendantes entre la France et l'Europe, et celles qu'il s'agissait de régler entre les différents États de l'Europe hier encore coalisés contre la France, étaient parfaitement distinctes.
De plus, il aurait été absurde, et en conséquence, impossible pour la France d'exiger que toutes les affaires qui avaient à être arrangées comme résultant de la dernière guerre avec la France, fussent traitées en France.
La capitale de la France était l'endroit qu'il convenait 267 le mieux de choisir pour traiter des intérêts français.
La capitale d'un des alliés était l'endroit où il était naturel de discuter les affaires entre les alliés. Paris fut donc choisi dans le premier cas, et Vienne dans le second.
Toutefois, les alliés s'étaient sans aucun doute placés dans une fausse position à l'égard de la nation française, et cela se fit sentir quand il fut question de conclure la paix.
Ils avaient déclaré qu'ils séparaient Napoléon de la France, qu'ils ne faisaient la guerre que contre le despote français, et qu'ils feraient au pays de meilleures conditions qu'ils ne pouvaient en faire à l'empereur.
M. de Talleyrand, par conséquent, s'avança en disant: «Eh bien, vous consentiez à donner à Napoléon les anciennes limites de la monarchie française; que donnerez-vous à la France?»
Les alliés répondirent, comme l'on pouvait s'y attendre, que les promesses auxquelles on se reportait étaient vagues, qu'ils ne pouvaient disposer de la propriété des autres; que la France n'avait rien de légitime si ce n'est ce qu'elle possédait avant une succession de conquêtes ressemblant à un pillage; que les alliés avaient en main, il est vrai, les territoires conquis repris aux Français, mais qu'ils ne pouvaient les rendre à des maîtres qui n'avaient aucun droit de les posséder; que l'avis général était que la France devait reprendre ses anciennes limites, et que, lorsque le 23 avril les alliés s'étaient engagés à retirer leurs troupes du territoire 268 français, ils entendaient par là le territoire de l'ancienne France. Il ne pouvait être question d'autre chose. Toutefois, M. de Talleyrand obtint les frontières de 1792, et non celles de 1790, et, en arrondissant ces frontières, il ajouta quelques forteresses et quelques habitants au royaume de Louis XVI.
De plus, Paris resta maître, et on lui permit de s'en vanter, de toutes les œuvres d'art ravies aux autres nations; c'était en faire en quelque sorte la capitale artistique du monde.
Mais un résultat si borné, les horreurs de la guerre une fois finies, n'arriva pas à faire que cette paix satisfît le peuple français, et nous trouvons dans divers ouvrages des réflexions sur l'inconcevable légèreté de M. de Talleyrand, qui ne sut pas se procurer des conditions plus avantageuses.
Je confesse que l'Europe n'aurait jamais dû faire de promesses compromettantes, et qu'elle aurait dû accomplir généreusement ses promesses quelles qu'elles fussent, du moment qu'elle les avait faites; mais, en somme, la France qui dans ses conquêtes avait dépouillé toutes les puissances, aurait dû être satisfaite quand, la saison des victoires ayant passé pour elle, ces puissances consentaient à lui laisser ce qu'elle avait possédé dans l'origine.
Pauvre M. de Talleyrand! il supporta avec une indifférence pleine de dignité tous les reproches absurdes qui lui furent adressés, même l'accusation qu'on porta alors contre lui d'avoir signé le traité d'avril, par lequel le gouvernement provisoire, ne se sentant pas la 269 force de conserver les forteresses occupées encore hors de France par des troupes françaises, quand l'évacuation en était réclamée par une armée ennemie campée au cœur de Paris, y renonça à condition que la France elle-même serait évacuée. «Monsieur de Talleyrand, vous semblez avoir été bien pressé de signer ce malheureux traité, dit le duc de Berry.—Hélas! oui, monseigneur; j'étais très-pressé. Il y a des sénateurs qui disent que j'étais très-pressé qu'on offrît la couronne à votre royale maison; couronne que sans cela elle n'aurait peut-être pas eue.
«Vous faites observer, monseigneur, que j'étais très-pressé d'abandonner des forteresses qu'il ne nous était pas possible de garder. Hélas! oui, monseigneur, j'étais très-pressé. Mais savez-vous, monseigneur, ce qui serait arrivé si j'avais tardé à proposer Louis XVIII aux alliés, et si j'avais refusé de signer avec eux le traite du 23 avril? Non, vous ne savez pas ce qui serait arrivé! ni moi non plus. Mais en tous cas vous pouvez être bien sûr que nous ne discuterions pas à l'heure qu'il est un acte du prince votre père.»
Dans une autre circonstance très-rapprochée de celle-là, comme le fils de Charles X parlait d'une manière triomphante de ce que la France pourrait faire lorsqu'elle aurait à sa disposition les trois cent mille hommes qui avaient été renfermés en Allemagne, Talleyrand, qui était assis à peu de distance et qui n'avait pas eu l'air d'écouter, se leva, et s'approchant lentement du duc de Berry, lui dit, les yeux à demi fermés et d'un air de doute inquisiteur: «Et pensez-vous réellement, 270 monseigneur, que ces trois cent mille hommes puissent nous être de quelque utilité?—De quelque utilité? certainement.—Hem! dit M. de Talleyrand en regardant fixement le duc, vous le pensez réellement, monseigneur; je ne savais pas; car vous les aurez, grâce à ce malheureux traité du 23 avril!»
Le plus curieux, c'est que Charles X avait regardé ce traité comme le grand acte de sa vie, jusqu'au moment où son fils lui dit que ç'avait été une grande bévue; et il ne sut pas alors s'il devait le défendre pour sa propre gloire, ou en rejeter tout le blâme sur M. de Talleyrand.
Un traité de paix ayant été finalement conclu entre France et l'Europe le 30 mai 1814, l'anneau suivant dans la chaîne des événements fut la promulgation de la constitution promise depuis longtemps; car les souverains qui étaient encore à Paris et avec qui la restauration avait commencé, désiraient vivement quitter cette ville; et ils disaient qu'ils ne pourraient le faire que lorsque les promesses qu'ils avaient faites à la nation française auraient été exécutées.
Le 4 juin fut donc fixé pour cet acte national. Le roi avait promis, ainsi qu'on l'a vu, que le cadre d'une constitution serait soumis au sénat et au corps législatif. Il désigna l'abbé de Montesquiou, que nous avons 271 déjà nommé, et un M. Ferrand, personnage ayant une certaine importance dans le parti royaliste, pour esquisser les contours de ce grand travail, leur adjoignant M. Beugnot, homme du monde, homme d'esprit, dont les principes n'avaient rien d'austère, mais qui écrivait d'une plume facile et souple; ce travail fait, il fut soumis au roi qui l'approuva, et déféré à deux commissions, l'une choisie dans le sein du sénat et l'autre dans le sein du corps législatif, le roi se réservant le droit de décider des points en litige.
Le résultat fut en général satisfaisant: la constitution avait bien été faite de manière à avoir l'air d'être un don, une faveur de l'autorité royale, mais elle n'en contenait pas moins les conditions essentielles d'un gouvernement représentatif. L'égalité devant la loi et devant l'impôt, l'admissibilité de tous aux emplois publics, l'inviolabilité du monarque, la responsabilité des ministres, la liberté des cultes, la nécessité du vote annuel des budgets annuels; et, enfin, les Français avaient la permission d'imprimer et de publier leurs opinions, sous l'empire de lois qui ne se proposeraient que de réprimer l'abus d'une telle liberté.
Il devait y avoir une chambre basse, le cens serait pour les électeurs de trois cents francs d'impôts directs, et de mille francs pour les éligibles.
La première chambre ne fut pas alors rendue héréditaire, quoique le roi pût créer des titres de pairie héréditaire. Une grande partie du sénat, les ducs et les pairs d'avant la révolution, et d'autres personnages de distinction, formèrent la chambre des pairs. Le corps 272 législatif impérial devait jouer le rôle de chambre basse ou chambre des députés, jusqu'à ce qu'expirât le temps pour lequel les membres avaient été choisis. Ceux des sénateurs, qui n'avaient pas été inscrits sur la liste de la pairie, avaient droit à leur ancien traitement comme à une pension.
Le roi tint à ce que la nouvelle constitution fût appelée charte constitutionnelle, charte étant un vieux mot employé autrefois par les rois, et qu'elle fût datée de la dix-neuvième année de son règne.
Le préambule contenait aussi ces paroles: «Le roi, dans l'entière possession de ses pleins droits sur ce beau royaume, désire seulement exercer l'autorité qu'il tient de Dieu et de ses ancêtres, en fixant lui-même les bornes de son propre pouvoir.» Phrase qui ressemble quelque peu à cette phrase de Bolingbroke: «La puissance infinie de Dieu est limitée par sa sagesse infinie.» On ne peut affirmer que M. de Talleyrand ait eu quelque chose à faire avec la confection de la charte, puisque l'instruction de Louis XVIII à la commission était de tenir tout secret à M. de Talleyrand; mais c'était le genre de constitution qu'il avait fortement réclamé, et ainsi la restauration s'accomplit d'après le plan qu'il avait entrepris de lui tracer, lorsqu'il obtint les décrets qui déposaient les Bonaparte et rappelaient les Bourbons.
J'ai dit que M. de Talleyrand, en créant le gouvernement de Louis XVIII, voulait lui donner comme soutien principal, comme colonne vertébrale, si on peut risquer le mot, un parti d'hommes capables, pratiques et populaires, d'opinions modérées. Mais Louis XVIII, par principe, se méfiait de tous les hommes en proportion de leur popularité et de leurs talents, et particulièrement de ses ministres. M. de Talleyrand, par conséquent, était à ses yeux un personnage qui devait être constamment surveillé et constamment soupçonné. Louis XVIII avait aussi en horreur l'idée que son cabinet fût un ministère, un corps compacte formé d'hommes réunis par une mutuelle entente sur les questions politiques. Son principe était que des chevaux qui se donnent toujours des coups de pied l'un à l'autre, ont moins de chance de s'attaquer à la voiture; de plus, il trouvait réellement mauvais tout ce qui n'était pas comme trente ans auparavant, quoiqu'il ne voulût pas prendre la peine de le changer, et il soutenait que toute cette nouvelle espèce de personnages à qui il avait affaire étaient des coquins—qu'il n'y avait pas parmi eux un galant homme.
Il trouvait convenable, puisqu'ils étaient là, de les traiter avec courtoisie, avec égards, et politique de temporiser avec eux puisqu'ils avaient en main un 274 certain pouvoir; mais, à part lui, il les regardait comme des bêtes sauvages, comme des Yahoos de Swift, qui se seraient introduits et installés dans l'écurie, et qu'on en chasserait à coups de pied aussitôt que les chevaux, fortifiés par d'abondantes rations de blé, seraient à la hauteur de l'entreprise.
En attendant, il ne fallait rien risquer, de telle sorte qu'il s'établissait aussi à son aise que possible dans son fauteuil, recevait les visiteurs d'un air qu'un acteur, prêt à jouer le rôle de Louis XIV, aurait bien fait d'étudier; il écrivait de jolis billets, disait des choses fines et piquantes, et avait l'avantage de se sentir roi jusqu'au bout des ongles.
Tel était le roi de France; mais il y avait à côté de lui un demi-souverain, le comte d'Artois, qui habitait le pavillon Marsan.
Ce prince, qu'il a été de mode de décrier, je l'estime a quelques égards, plus que son frère; car s'il n'avait pas une intelligence supérieure, il avait du cœur. Il voulait réellement du bien à son pays: il aurait donné sa vie pour lui, ou du moins il pensait qu'il l'aurait fait: ses intentions étaient excellentes; mais il comptait, pour lui fournir les moyens de les faire triompher, sur ses idées vieillies et son éducation à la vieille mode. Louis XVIII était plus cultivé, plus cynique, plus faux: il n'aimait la France que vaguement et seulement parce qu'elle était liée à son orgueil et à l'orgueil de sa race: il avait mauvaise opinion du monde en général, mais était disposé à en tirer le plus qu'il pouvait au profit de son propre bien-être, de sa dignité et de sa prospérité. 275 Ce caractère n'était pas aimable, mais sa froideur et sa dureté mettaient le roi à l'abri de la duperie, sinon de la flatterie.
Le comte d'Artois était tout à la fois flatté et trompé; mais c'était en faisant appel à ses meilleures qualités que ses flatteurs le trompaient. Ils dépeignaient le peuple français comme éminemment et naturellement loyal, et plein de sympathie et de respect pour les descendants de Henri IV et de Louis XIV. Pauvres enfants! ils avaient été égarés par ceux qui avaient placé à leur tête dans toutes les fonctions de l'État des hommes corrompus: ce qu'il fallait, c'était confier les charges publiques à des hommes de bien, à des hommes loyaux qui eussent servi la famille royale dans l'exil, et sur qui, en un mot, l'on pût compter.
L'Église aussi—ce grand moyen de gouvernement et cette source intarissable de paix et de consolation pour les individus—cette gardienne de l'intelligence qui empêche le sentiment de s'égarer dans les régions des fausses théories et des fausses espérances—l'Église avait été traitée avec mépris et indifférence.
L'Église et le trône avaient à se secourir mutuellement, et c'était aux Bourbons à les mettre d'accord. De ces conditions seulement, conditions si claires, si simples, si pieuses et si justes, dépendaient la sécurité et la prospérité de la monarchie. C'était là ce que disaient tous ceux que le comte d'Artois consultait.
L'erreur consistait à prendre le peuple français pour ce qu'il n'était pas, et à ignorer ce qu'il était, à s'imaginer que quelques préfets et quelques prêtres pourraient 276 faire passer tout d'un coup une génération tout entière d'un ordre d'idées à un autre. Mais les doctrines du comte d'Artois plaisaient à Louis XVIII, quoiqu'il ne partageât pas tout à fait la confiance de son frère, et elles plaisaient encore davantage à tous les amis ou favoris qui étaient dans son intimité.
De cette manière, quoiqu'il n'en fût pas tout à fait convaincu, elles influençaient sa conduite; conduite qui, toutefois, n'étant pas toujours exactement telle que l'auraient désiré Monsieur et son parti, était toujours surveillée par eux avec défiance et souvent contre-carrée avec obstination. De quel côté pouvait donc se tourner M. de Talleyrand pour trouver un secours qui l'aidât à maintenir dans la bonne voie le gouvernement à la tête duquel il figurait? Du côté du roi? Il n'avait pas sa confiance.
Vers ses collègues? Il n'y avait entre les ministres aucune confiance mutuelle. Du côté du comte d'Artois? Il était en opposition avec son frère.
Vers les royalistes? Ils visaient à une possession absolue du pouvoir. Des impérialistes et des républicains il ne pouvait être question. De plus, il n'était pas homme à créer, à stimuler, à commander. Comprendre une situation, recueillir les influences éparses autour de lui et les diriger vers un point auquel il était de leur intérêt d'arriver, c'était là son talent particulier. Mais soutenir une lutte longue et prolongée, intimider et dominer les partis en lutte, cela dépassait la mesure de ses facultés, ou plutôt de son tempérament calme et froid.
277 Son seul effort parlementaire fut donc une exposition à la chambre des pairs de l'état des finances, exposition qui fut aussi claire et aussi habile que l'étaient toujours ses exposés financiers. Pour le reste, il s'en remit en partie au hasard, en partie à la marche ordinaire et naturelle d'un système constitutionnel, qui arrive toujours avec le temps à produire des partis avec des opinions, et qui pousse même les ministres, pour leur commune défense, à adopter une commune politique et une même ligne de conduite. Ainsi, haussant les épaules en présence de la déclaration de M. de Fontanes qu'il ne pourrait pas se sentir libre dans un pays où l'on aurait la liberté de la presse, et souriant des idées de madame de Simiane sur les ministres, qui, suivant elle et les dames du faubourg Saint-Germain, devaient être de grands seigneurs, avec des manières accomplies et un grand nom, ayant à leurs ordres de bons travailleurs qui feraient les affaires [50], il fit à la hâte ses préparatifs pour se rendre au congrès de Vienne, qui aurait dû commencer ses séances deux mois après le traité de Paris, c'est-à-dire le 30 juillet, mais qui ne s'était pas encore réuni à la mi-septembre.
J'ai dit que le congrès devait commencer le 30 juillet, mais ce ne fut que le 25 septembre que l'empereur de Russie, le roi de Prusse, et les autres rois et ministres de cours différentes qui y étaient attendus, commencèrent à s'assembler. M. de Metternich, lord Castlereagh, remplacé ensuite par le duc de Wellington, le prince d'Hardenberg, le comte de Nesselrode, qui n'était là que pour seconder l'empereur Alexandre négociant pour lui-même, furent les principaux personnages que M. de Talleyrand eut à rencontrer.
Sa tâche n'était pas très-facile. Son souverain devait sa couronne à ceux dont les intérêts allaient alors se décider; on pouvait le considérer lui-même comme leur ayant des obligations. Il fallait avoir au plus haut degré conscience de sa position élevée pour ne pas descendre à une position subordonnée. M. de Talleyrand avait conscience de sa dignité, et il siégea à Vienne comme s'il était l'ambassadeur du plus grand roi du monde.
Il avait avec lui des personnages de noms plus ou moins distingués, le duc Dalberg, le comte Alexis de Noailles, M. de la Bernadière, et M. de Latour du Pin.
M. de Talleyrand disait que le premier laisserait échapper les secrets dont il désirait qu'on eût connaissance; que le second rapporterait au comte d'Artois 279 tout ce qu'il aurait vu, et épargnerait ainsi à ce prince la peine de se le faire raconter par d'autres. Quant à M. de la Bernadière, il ferait marcher la chancellerie, et M. de Latour du Pin signerait les passe-ports. Lui-même, dans ces circonstances, allait à Vienne avec l'idée de faire admettre la France dans le congrès sur le même pied que les autres puissances, de rompre en quelque mesure le faisceau de la coalition récemment formée contre elle, et de lui trouver des amis au sein de ce corps où elle n'avait alors que des ennemis unis contre elle; d'obtenir l'expulsion de Murat du trône de Naples, et enfin, de transporter l'empereur de l'île Elbe à une localité plus éloignée. Il était question des Açores ou des Bermudes.
La dissolution de l'alliance des grandes puissances, de quelque manière qu'elle fût obtenue, était l'indépendance de la France. Quant à l'expulsion de Murat de Naples, ou à l'éloignement de Napoléon, c'étaient, sans aucun doute, des choses très-désirables à obtenir pour les Bourbons en France; mais M. de Talleyrand avait peut-être encore d'autres motifs pour poursuivre ces deux objets.
Si Murat n'était plus à Naples, que Napoléon fût en lieu sûr, et que la branche aînée des Bourbons vînt à se perdre en France, deux autres gouvernements, suivant les circonstances, étaient encore possibles. La régence avec le duc de Reichstadt, ou une monarchie limitée avec le duc d'Orléans. M. de Talleyrand en avait vu assez avant d'aller à Vienne, et probablement en avait entendu assez depuis qu'il y était arrivé, pour concevoir 280 des doutes quant au succès de sa première expérience; mais il occupait en France une position telle que, dans toute combinaison n'ayant pas à sa tête l'empereur Napoléon, ce serait toujours vers lui que se tournerait un parti considérable à l'intérieur et à l'extérieur, pour résoudre les difficultés que provoquerait la chute de Louis XVIII. Le congrès de Vienne eut nécessairement pour base les engagements contractés entre les alliés à Breslau, Töplitz, Chaumont et Paris; ces engagements stipulaient la reconstruction de la Prusse d'après ses proportions de 1806, la dissolution de la confédération rhénane, le rétablissement de la maison de Brunswick dans le Hanovre, et faisaient aussi mention d'arrangements concernant la position future du grand-duché de Varsovie. Je reviendrai tout à l'heure sur ces arrangements.
Comme tout ce que l'on avait à partager était un butin commun entre les mains des alliés, ils proposèrent qu'un comité de quatre personnes, représentant l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie, délibérât d'abord quant à la répartition; et qu'une entente ayant ainsi été établie entre ces puissances (les principales entre toutes), les termes de cette détermination fussent communiqués aux autres puissances, à la France et à l'Espagne en particulier,—dont on entendrait les objections.
Un tel arrangement excluait la France d'une part active dans les premières décisions, qui seraient évidemment maintenues une fois que les quatre puissances alliées seraient tombées d'accord.
281 M. de Talleyrand mit en jeu tout son tact et tout son talent pour empêcher que les choses se passassent ainsi. Se prévalant du traité de paix que la France avait déjà signé, il soutint qu'il n'y avait plus d'alliés, mais seulement des puissances, qui, à la suite d'une guerre ayant créé un nouvel ordre de choses en Europe, étaient appelées à examiner et à décider de quelle manière ce nouvel ordre de choses pourrait le mieux profiter au bien de tous et s'établir en ayant égard aux droits anciens existant avant 1792, et aux nouveaux droits acquis légitimement par certains États dans la longue lutte qui, d'une manière plus ou moins continue, avait duré depuis cette époque. Il parvint enfin après quelque difficulté à faire prévaloir ces idées, et le comité de quatre fut changé en un comité de huit, comprenant toutes les puissances signataires du traité de Paris: l'Autriche, l'Angleterre, la Russie, la Prusse, la France, l'Espagne, le Portugal et la Suède.
Ce premier point gagné, restait à obtenir le second résultat qu'il avait en vue, je veux dire à diviser les alliés. Tout effort précipité dans ce sens aurait empêché le succès de l'entreprise. M. de Talleyrand sut attendre que des intérêts rivaux vinssent travailler dans le même sens que lui.
A cette époque, la grande préoccupation de l'Autriche était de reprendre son ancienne position en Italie, sans diminuer celle à laquelle elle prétendait en Allemagne.
Les vues de la Russie, ou plutôt de l'empereur Alexandre, étaient plus compliquées, et conçues avec une certaine grandeur d'esprit et une certaine générosité 282 de sentiment, quoique toujours avec ce mélange de ruse que n'excluaient point les prétentions chevaleresques de l'empereur.
Je viens de dire que j'aurais à parler des arrangements concernant le duché de Varsovie, arrangements dont il avait déjà été question pendant la guerre, au cas où les alliés auraient le dessus. Il avait été convenu que ce duché, une fois soustrait aux prétentions de Napoléon, serait divisé entre les trois puissances militaires, l'Autriche, la Prusse et la Russie.
Mais l'empereur de Russie prit alors un ton plus haut. La destruction de la Pologne, dit-il, avait été une disgrâce pour l'Europe: il se donnait la tâche de rassembler ses membres dispersés, et de la reconstituer avec ses lois, sa religion, et sa constitution à elle. Ce serait pour lui un plaisir d'ajouter à ce qu'il pourrait rassembler d'autre part, les anciennes provinces polonaises sous sa domination. La Pologne aurait une nouvelle existence avec le czar de Russie pour son roi. Je me demande si l'empereur Alexandre ne s'exagérait pas la valeur de la reconnaissance à laquelle il s'attendait, et n'estimait pas au-dessous de sa valeur l'amour des Polonais pour leur nationalité et leur indépendance.
Mais son idée était très-certainement qu'il arriverait ainsi à créer comme avant-garde en Europe un puissant royaume, capable de progrès rapides, et unissant à un complet dévouement à sa famille tout l'enthousiasme d'un peuple qu'il aurait ressuscité à la vue de toutes les nations du monde.
De plus, il lui semblait, non sans raison, qu'un 283 royaume de Pologne existant ainsi attirerait inévitablement à lui avant longtemps toutes les portions de territoire aliéné ou étranger qui étaient dans les mains des autres puissances, et qu'ainsi avant longtemps la Russie dominerait sur toute l'étendue de ce royaume qu'elle avait en un certain temps consenti à partager. La Prusse et l'Autriche discernèrent naturellement bien vite ce qu'il y avait sous ce projet; mais la Russie présuma que l'Autriche se contenterait de ses acquisitions italiennes. Elle vit, toutefois, que la Prusse demanderait un présent peu ordinaire pour se laisser séduire. Le présent proposé fut la Saxe, et ainsi les deux cours du Nord conclurent un engagement secret, la Russie promettant de soutenir les droits de la Prusse sur la Saxe, et la Prusse s'engageant à appuyer les projets de la Russie quant à la Pologne.
Pour l'Angleterre, elle semblait plus spécialement occupée de l'idée de former un royaume uni de Hollande et de Belgique, et, séduite par l'illusion qui cherche à persuader que l'on peut arriver à unir par des traités des populations qui n'ont entre elles aucune sympathie, elle s'imaginait qu'elle pouvait créer une barrière contre l'ambition française en ce qui concernait surtout l'Angleterre, et de cette manière épargner pour l'avenir à ce pays les dangers qu'il eut à craindre quand le Scheldt était au pouvoir de Napoléon, et que la côte anglaise était menacée d'arsenaux maritimes qui lui faisaient face de Brest à Anvers.
Le conflit qui commença aussitôt eut pour cause les prétentions ambitieuses de la Prusse et de la Russie. 284 Quoique ce fût surtout à la personne de Napoléon qu'il était attaché, le roi de Saxe avait été fidèle à la France, et la nation française était bien disposée à son égard. Pour ce qui était de la Pologne, la France, qui a toujours pris un vif intérêt à l'indépendance polonaise en tant que servant de barrière à l'Europe contre l'agrandissement de la Russie, la France ne pouvait envisager avec satisfaction un arrangement qui aurait fait de la Pologne un instrument de la puissance russe.
Les dispositions de l'Angleterre au sujet de la Prusse étaient d'abord quelque peu indécises. Elle n'approuvait pas la destruction de la Saxe, mais cependant cela ne lui aurait pas déplu de voir un État puissant s'établir dans le nord de l'Allemagne, à la condition que cet État fût indépendant, et l'Angleterre se serait donc à première vue prêtée à l'annexion de la Saxe aux États prussiens, si la Prusse avait voulu s'unir à la Grande-Bretagne et à l'Autriche contre les projets russes en Pologne.
L'Autriche, d'un autre côté, était tout à fait aussi opposée au projet prussien qu'au projet russe; mais le prince de Metternich, étant parfaitement sûr que la Prusse ne se séparerait pas de la Russie, fit semblant de partager la manière de voir de lord Castlereagh, et promit de sacrifier la Saxe si la Prusse consentait à insister avec l'Angleterre en faveur de l'indépendance polonaise.
La Prusse refusa, ainsi que l'avait prévu le prince de Metternich, et elle n'en prit pas moins possession de la Saxe, en même temps que la Russie s'appropriait le 285 grand-duché de Varsovie, prenant ainsi une attitude d'hostilité à l'égard des autres puissances.
Pendant ce temps, la question de la Saxe préoccupait vivement le parlement anglais et la cour d'Angleterre: le parlement, parce qu'il est toujours contre les oppresseurs; la cour, parce qu'elle commençait à entrevoir que la Prusse, une fois en possession de la Saxe, pourrait se laisser aller à convoiter aussi le Hanovre. L'Autriche remarqua avec joie ce changement, et il fut convenu que l'Angleterre et l'Autriche s'opposeraient de concert et d'une manière formelle aux intentions manifestées d'une manière si hautaine par les deux cours du Nord.
Ainsi l'Angleterre, l'Autriche et la France se trouvaient rapprochées par des opinions communes, par une même manière de voir.
Cependant il y avait certaines raisons qui portaient les deux premières puissances à hésiter à s'unir avec la troisième.
Premièrement, une telle union était ce que désirait M. de Talleyrand—une rupture de cette ligue qui avait amené la paix de l'Europe; secondement, il n'était pas certain que la France pût venir en aide à l'Autriche et à l'Angleterre d'une manière actuelle et pratique; et enfin, on se demandait si, au cas où elle pourrait leur venir en aide, elle ne demanderait pas en échange de ce secours plus qu'il ne vaudrait, et ne saisirait pas cette occasion pour chercher à renouer tous les projets ambitieux que le renversement de Napoléon et le traité de Paris avaient fait évanouir.
286 La première objection fut écartée quand il devint de plus en plus évident que la Prusse et la Russie avaient déjà contracté ensemble des engagements particuliers et séparés, qui, non-seulement autorisaient, mais même forçaient l'Angleterre et l'Autriche à se défendre contre ces engagements par des engagements de même genre pris entre elles dans le but de ne pas accepter servilement les résultats de ces traités secrets.
Quant à la puissance de la France comme auxiliaire, M. de Talleyrand, au moyen d'un habile exposé de l'état des affaires à Vienne, décida le gouvernement français à donner une juste idée de sa puissance militaire en élevant l'armée française de 130,000 à 200,000 hommes et en créant la facilité de l'augmenter d'une manière bien plus considérable encore—mesure rendue facile par les recouvrements extraordinaires des finances sous l'habile administration de M. Louis, et qui produisit un effet moral considérable, à la fois en France et hors de France. En même temps, l'ambassadeur de France, dans ses nombreuses conversations avec lord Castlereagh et M. de Metternich, tenait ce langage:
«Un gouvernement, s'il veut durer, doit rester fidèle à son origine. Celui de Bonaparte, fondé par la conquête, devait nécessairement se continuer par la conquête; celui de Louis XVIII est fondé sur un principe. Il faut qu'il reste fidèle à ce principe, celui de la légitimité, droit que la conquête ne peut produire jusqu'à ce qu'elle ait été confirmée par les traités. Nous soutenons le roi de Saxe. D'après ce principe, nous ne nous attendons pas à être récompensés de cet appui que nous 287 lui prêtons. En soutenant son trône, nous garantissons, nous affermissons le nôtre. Doutez-vous de ma sincérité? Je suis prêt à signer toute pièce quelle qu'elle soit ayant pour but de vous tranquilliser quant à l'ambition de Louis XVIII.»
Ce fut de cette manière qu'il prépara par degrés la signature du traité secret du 3 janvier 1815, traité par lequel l'Autriche, l'Angleterre et la France s'engageaient à fournir chacune 150,000 hommes pour soutenir celle des trois puissances qui viendrait à être attaquée par d'autres puissances essayant évidemment de troubler l'équilibre de l'Europe en vue de leur profit personnel.
Les noms des puissances soupçonnées ne furent pas mentionnés, et l'alliance que l'on conclut était essentiellement d'un caractère défensif; mais elle était sympathique aux sentiments français; elle rompait l'alliance antifrançaise, et donnait à la France les deux alliés les plus importants qu'elle pût espérer gagner; car c'était l'Angleterre seule qui avait formé la dernière coalition, et une nouvelle coalition ne pourrait se former sans elle.
M. Thiers, qui est trop disposé à croire que toute la politique d'un homme d'État doit consister à acquérir des extensions de territoire, critique tout ce qui fut alors fait par M. de Talleyrand, et fait remarquer que ce diplomate aurait dû attendre tranquillement, et se montrer plutôt favorable à la Prusse et à la Russie, et qu'alors ces puissances auraient offert à la France la Belgique ou les frontières du Rhin, étant ainsi pour la 288 France des alliés plus profitables que l'Angleterre et l'Autriche.
S'il est une idée qui me paraît des plus extravagantes, c'est celle-ci que la Prusse, ou même la Russie, aurait consenti à réinstaller la France sur le Rhin, ou à la ramener d'une manière quelconque dans le proche voisinage ou sur le territoire de l'Allemagne.
J'ai la certitude que ce cas ne se serait présenté dans aucune circonstance. Mais l'on admettra toujours avec moi que ce n'aurait été qu'à la dernière extrémité, que la Prusse et la Russie se seraient décidées à faire l'étrange proposition sur laquelle compte M. Thiers.
Elles auraient d'abord conduit jusqu'aux dernières limites leurs négociations avec leurs alliés des derniers jours, et comme l'Angleterre était prête à faire beaucoup de concessions et finit en effet par abandonner à la Prusse un tiers de la Saxe, et à la Russie une partie aussi considérable de la Pologne qu'elle put le faire sans trop compromettre ses intérêts, il ne nous semble pas y avoir la moindre probabilité que, pour les différends encore pendants, la Prusse et la Russie auraient consenti à acheter l'appui de la France, en lui donnant une grande augmentation de frontières et à s'attirer ainsi la mortelle inimitié de la Grande-Bretagne et de l'Autriche.
M. de Talleyrand donc, s'il avait suivi la politique de M. Thiers, aurait, en premier lieu, perdu l'occasion de séparer les grandes puissances, occasion qu'il sut saisir avec tant d'habileté; il aurait aussi lâchement 289 abandonné la Saxe, et du même coup tellement dégoûté l'Angleterre, qu'il aurait ensuite été impossible d'obtenir d'un parlement anglais quelques sous pour le soutien de la cause des Bourbons. Waterloo n'aurait jamais eu lieu; la Russie et la Prusse n'auraient fait que peu sans les subsides anglais; et la France aurait été de nouveau livrée entre les mains de Napoléon, dont le triomphe aurait été tout à la fois la ruine de M. de Talleyrand et celle du maître qu'il servait alors.
Comme ce n'est pas mon intention d'entrer dans un examen général du traité de Vienne, que j'ai toujours considéré comme défectueux et sous le rapport des principes, et au point de vue purement politique, je ne suivrai pas plus loin les négociations auxquelles j'ai fait allusion, mais, puisque j'ai parlé de Naples, il ne sera pas inutile de faire observer que M. de Talleyrand ne parvint jamais à attirer l'attention du prince de Metternich sur la déposition de Murat, avant que la question prussienne et la question russe eussent été réglées d'une manière convenable; car le prince de Metternich était trop prudent pour se mettre à dos l'Allemagne et l'Italie à la fois; cependant quand ces arrangements furent terminés, et que le beau-frère de Napoléon se fut compromis par des intrigues qu'on avait laissées se développer tout en les surveillant, l'homme d'État autrichien donna à l'ambassadeur de France une assurance privée, mais positive, que le royaume de Naples serait dans un bref délai rendu à ses anciens possesseurs.
Quant à la question du changement de résidence de 290 Napoléon, elle fut tranchée par Napoléon lui-même au moment où le congrès allait se clore. Napoléon, n'ignorant pas les plans que l'on formait pour l'éloigner d'un lieu de résidence où il avait été absurde de le placer, se décida à tenter l'audacieuse entreprise du retour de l'île d'Elbe, entreprise qui fut la plus glorieuse, quoique la plus fatale, de sa carrière semblable à celle d'un météore.
Ce fut au milieu de la gaieté d'un bal, le 5 mars [51], et au moment même où le congrès allait se séparer, que d'un petit groupe de souverains réunis dans un coin du salon, et trahissant le sérieux de leur conversation par le sombre aspect de leur physionomie, sortirent ces paroles comme un sourd murmure: «Bonaparte s'est échappé de l'île d'Elbe.» Le prince de Metternich fut le seul qui devina de suite l'intention de l'ex-empereur de marcher aussitôt sur Paris. Le succès d'un plan si téméraire était certainement douteux; mais dans l'espoir qu'on avait encore le temps d'influencer l'opinion publique, une proclamation proposée par l'Autriche, à l'instigation du duc de Wellington, et signée le 13 mars par la France et les quatre grandes puissances, dénonça l'ex-empereur d'Elbe en des 291 termes qui ne pouvaient s'appliquer qu'à un pirate ou à un maraudeur. Ce langage, Louis XVIII s'en était servi à Paris, le 6 mars, et il pouvait, lui, l'employer avec quelque convenance; mais de pareilles expressions avaient beaucoup moins de sens et devaient paraître moins justifiées lorsqu'elles sortaient de la bouche de princes qui, peu de temps encore auparavant, traitaient ce pirate et ce maraudeur de «roi des rois;» elles étaient tout à fait inconvenantes de la part d'un souverain traitant ainsi le mari de sa fille de prédilection.
Mais il arrive souvent que l'on cherche à cacher l'hésitation de ses décisions par l'extravagance de son attitude. Personne ne désirait une nouvelle guerre; de plus, les différentes puissances représentées à Vienne n'étaient plus dans les mêmes termes de fraternité cordiale qui avaient caractérisé leurs relations à Paris; elles comprenaient cependant qu'en face d'un danger commun, elles devaient s'entendre, et, surmontant leurs petites animosités ainsi que leurs rivalités mesquines, se montrer décidées à une lutte désespérée, lutte qui, si la victoire se prononçait pour les alliés, serait l'unique moyen de réparer les effets de leur imprudence et de sauver l'honneur de leurs armes.
Bientôt après arriva la nouvelle de cette marche triomphale et émouvante à travers des légions qui, après avoir reçu l'ordre de viser avec leurs baïonnettes la poitrine de leur ancien chef, comme l'on ferait pour un traître, se jetèrent à ses genoux en pleurant et les embrassant, comme ceux d'un père; mais ce grand roman historique fortifia plutôt qu'il n'affaiblit les résolutions 292 prises antérieurement; et la proclamation du 13 mars fut bientôt suivie du traité du 25.
Ce traité, contracté par les quatre puissances alliées, était une répétition du traité de Chaumont et de celui de Paris. La position des Bourbons n'y était pas clairement définie; car, bien que Louis XVIII fût invité à y participer, les puissances alliées, et en particulier l'Angleterre, déclarèrent formellement que leur intention n'était pas d'imposer un gouvernement à la France, ni de s'engager à soutenir les droits du monarque fugitif. Je dis «le monarque fugitif,» parce que Louis XVIII avait alors appris ce que valaient ses partisans et s'établissait tranquillement à Gand, Napoléon s'étant de son côté réinstallé tranquillement aux Tuileries.
Le secret de tout ce qui venait de se passer peut s'expliquer en quelques mots. Louis XVIII n'avait pas su conquérir l'affection du peuple français; son prédécesseur avait conservé l'affection de l'armée française. Il y avait peu de mystère dans les intrigues des Bonaparte. La reine Hortense (comtesse de Saint-Leu) habitait Paris, et la conversation de son salon était une constante conspiration, tandis que la moitié de la capitale était mise au courant de la correspondance qu'elle recevait. Barras et Fouché firent tous deux part à M. de Blacas d'une partie de ce qui se passait, et offrirent de lui donner des renseignements plus détaillés; mais l'horizon de ce gentilhomme était borné, et il ne croyait que ce qu'il voyait. D'ailleurs, les royalistes étaient persuadés que le roi très-chrétien avait conquis la conscience des militaires en nommant dans chaque régiment 293 un aumônier, avec le rang de capitaine; et que les provinces lui appartenaient, parce qu'il les avait remises aux mains de fonctionnaires qui faisaient hautement profession de détester «l'usurpateur.» Qu'y avait-il donc à craindre? Ainsi le pays, après avoir été fatigué du soldat et des tambours, était tracassé par la messe et l'émigré. Et, en même temps, les vétérans de la grande armée, qui se voyaient remplacés par une garde de jeunes gentilshommes avec de beaux noms et de splendides uniformes, et les beautés de l'empire qui ne se sentaient pas à leur place au milieu des grandes dames de la cour légitime, tenaient les deux bouts du fil électrique que le petit homme à la redingote grise n'avait qu'à toucher légèrement pour qu'il allât vibrer dans le cœur de tout soldat qui avait suivi une fois les aigles impériales, et qui conservait encore religieusement la cocarde tricolore dans son pupitre ou son havre-sac.
M. de Talleyrand à Vienne avait suivi la ligne de conduite qui avait toujours été la sienne vis-à-vis des gouvernements qu'il avait servis et qui s'étaient pleinement reposés sur lui—il avait été zélé et fidèle. En un mot, il s'était montré un agent actif et habile, suivant et servant la politique que Louis XVIII, avec qui il entretenait une correspondance privée, croyait la meilleure pour sa dynastie et pour la France; et il avait réussi à 294 donner à la fois de la dignité et de l'influence à un gouvernement qui, en réalité, manquait des deux.
Pendant sa mission à l'étranger, il ne s'était pas mêlé de la politique intérieure de la cour, et cependant ne s'était pas ralenti dans ses efforts pour la servir, sous prétexte des fautes qu'elle commettait; mais il n'avait pas caché à ses amis intimes la persuasion qu'il avait que cette politique prenait un chemin qui aboutirait probablement à la ruine. Quand les choses en furent arrivées à ce terme, le cas fut différent. Il ne se sépara pas de la cause de Louis XVIII, mais il ne s'y rattacha pas d'une manière indissoluble. Toutefois, il n'hésita pas un moment à se déclarer contre son adversaire. Concentrant toutes les forces de son intelligence et de sa volonté sur l'idée unique d'arriver à débarrasser la France de Napoléon, il répétait constamment à ceux qui parlaient longuement des défauts, des lacunes de la Restauration: «Je ne sais pas quel est le gouvernement qui convient le mieux à la France; mais je sais d'une manière certaine que celui de Napoléon est pour elle le pire.»
Son ancien maître aurait désiré calmer cette animosité; et Fouché, qui intriguait auprès de tous les partis, avec tous les partis, se réservant de se décider ensuite pour le plus puissant, envoya M. de Montrond à Vienne pour chercher à se rendre compte des réelles intentions de l'alliance, et plus particulièrement des intentions de M. de Talleyrand, dont M. de Montrond devait chercher à obtenir les services, au moyen des assurances et des promesses qu'il pourrait juger nécessaires.
295 Ce M. de Montrond était une spécialité de son époque: un type de ce roué Français produit par Faublas, et plus particulièrement par les Liaisons dangereuses. Il avait régné sur le monde fashionable depuis près de quarante ans, par ses amours, ses duels, et son esprit, plus brillant que celui d'aucun contemporain. C'était un des favoris de M. de Talleyrand, comme M. de Talleyrand était un de ses enthousiasmes. Chacun d'eux disait du mal de l'autre, prétendant l'aimer à cause de ses vices. Mais personne n'aurait pu parler à M. de Talleyrand d'une manière aussi intime que M. de Montrond, ni en obtenir une réponse aussi claire. Ils avaient l'un en l'autre une mutuelle confiance, et pourtant M. de Talleyrand n'aurait jamais dit à personne de se fier à M. de Montrond, pas plus que M. de Montrond n'aurait dit à quelqu'un de croire M. de Talleyrand.
M. de Montrond, l'âme du cercle de la reine Hortense, et en même temps l'ami du duc d'Orléans, qu'il avait connu en Sicile pendant un exil auquel il s'était condamné lui-même, non sans avoir ses raisons, disait-on, dans un moment où il avait provoqué la mauvaise humeur de Napoléon, M. de Montrond, dis-je, essaya d'abord de voir si une considération quelconque pourrait ramener le diplomate, autrefois connu sous le nom de prince de Bénévent, à se souvenir de ses vieux serments de fidélité; et, voyant qu'il ne fallait pas y songer, il le sonda, dit-on, sur ses sentiments à l'égard du fils de ce prince, dont il n'avait pas dû oublier le célèbre salon, le cercle du Palais-Royal. La réponse qu'il obtint fut celle-ci: «Que la porte n'était pas ouverte alors, mais 296 que, si elle venait jamais à s'ouvrir, il n'y avait pas nécessité de la fermer avec violence.»
Cette tiède fidélité n'était pas précisément en rapport avec le bruyant dévouement dont on faisait parade à Gand, où quelques personnes pensaient qu'il n'aurait pas été difficile de décider les alliés à se prononcer d'une manière plus positive et plus explicite en faveur du monarque légitime, si seulement son représentant avait eu plus de zèle véritable pour ses droits, et un sentiment moins vif de ses erreurs.
Quant au parti du comte d'Artois, au lieu de se repentir des excès auxquels il s'était porté pour faire triompher ses principes, au lieu de reconnaître que ces excès avaient amené le renversement du roi, il pensait, ou du moins, disait, comme c'est l'habitude en pareil cas, que ce renversement avait été amené, non par la politique du gouvernement, mais par les obstacles qu'avait rencontrés, les échecs qu'avait subis cette politique.
M. de Talleyrand était plus ou moins en disgrâce auprès des hommes politiques qui étaient déjà occupés à se disputer à propos de la nouvelle distribution des places que leurs bévues leur avaient fait perdre; et supportant cette disgrâce, ainsi qu'à son ordinaire, avec une insouciance hautaine, il ne se pressa pas de paraître au milieu d'eux, mais, comme si tout le monde devait comprendre que l'état de sa santé exigeait qu'il 297 prît les eaux de Carlsbad, il se rendit dans cette ville, faisant remarquer que le premier devoir d'un diplomate après un congrès était de soigner son foie.
Pendant ce temps, les Cent jours, cette période où les actes du passé arrivèrent à leurs conséquences suprêmes, et qui exercèrent une si longue et si triste influence sur les destinées de la France, se précipitaient rapidement vers leur terme. Je ne connais pas d'exemple qui nous enseigne plus clairement que la conduite de Napoléon pendant ces cent jours, jusqu'à quel point notre intelligence est dominée par notre caractère. Personne mieux que lui ne comprit qu'il n'avait alors à choisir qu'entre deux rôles.
L'un était de se présenter aux Français comme le grand capitaine qui venait les délivrer d'un joug imposé par l'étranger, et de refuser tout autre titre que celui de général jusqu'à ce qu'une paix fût établie ou une victoire remportée, et alors même de laisser à la nation le soin de lui accorder la place et le titre qu'elle jugerait les meilleurs pour le bien public; l'autre de saisir les pleins pouvoirs du dictateur et de se soutenir dans cette situation par son prestige sur l'armée et sur les masses,—d'armer et de révolutionner la France, en étant lui-même le représentant de cette révolution armée. Mais il aimait le titre et les honneurs de la souveraineté, et ne put se décider à descendre du rang d'empereur à celui de soldat.
Il ne sut pas non plus prendre le parti de faire un appel à ces forces qui étaient pour lui les forces du désordre, ni s'abaisser jusqu'à être le chef de la canaille, 298 même en prenant le titre de Majesté. En conséquence, il temporisa pour le moment avec ceux pour lesquels il avait le moins de sympathie, ou qui en avaient très-peu pour lui, et dont il ne pouvait espérer que très-peu de secours; je veux parler des constitutionnels, qui, représentant la classe moyenne et la partie pensante de la nation française, formaient un parti qui, avec un gouvernement régulier, en temps ordinaire, et sous un souverain en qui ils auraient eu confiance, aurait possédé une influence considérable; mais un parti de ce genre, sous un gouvernement créé par l'épée, à un moment critique, sous un chef qui lui était suspect, ne pouvait qu'embarrasser l'action de Napoléon, et ne pouvait nullement ajouter à son autorité.
Les conditions dans lesquelles cet être extraordinaire combattit pour reconquérir l'empire, étaient donc détestables.
Son caractère n'était pas celui d'un chef révolutionnaire, et l'occasion ne se présenta pas pour lui de se servir de ses qualités de grand capitaine et de chef despotique, qualités qu'il avait reçues de la nature.
Son cerveau calme, son énergie incomparable, donnaient comme un système et un caractère déterminé à ses manœuvres militaires; mais au delà tout était confusion.
Une grande bataille devait aboutir au salut ou à la ruine. Il la livra, et fut vaincu; mais il l'avait livrée avec habileté et courage contre des envahisseurs étrangers; et je suis obligé de reconnaître que mon cœur, 299 quoique Anglais, se sent ému de sympathie pour lui, lorsque, quittant le champ de bataille où il laissait tant de ses partisans les plus dévoués, il se réfugia dans une ville qui ne pardonne jamais aux malheureux.
Plût à Dieu pour l'honneur de l'Angleterre que sa destinée eût été close après cette mémorable journée, et que nous n'eussions pas à inscrire sur la même page de notre histoire la captivité de Sainte-Hélène, et la bataille de Waterloo!
Pour en revenir à Gand, l'ex-roi, irrité et embarrassé par l'absence prolongée de son ministre, non satisfait de celle du duc d'Orléans, qui s'était retiré en Angleterre, et harassé par le zèle de Monsieur, s'était cependant conduit avec dignité et habileté; et, par une sorte de représentation entretenue autour de sa personne, par une correspondance constante avec la France, et un attachement confiant de la part de ses adhérents, il était parvenu à conserver un certain prestige.
Toutefois, rien n'avait d'abord été décidé à son sujet d'une manière positive, car M. de Metternich, pendant un certain temps, entama avec Fouché une négociation secrète dans laquelle il offrait—si cet homme faux et rusé pouvait obtenir l'abdication ou la déposition de 300 Napoléon—de soutenir les droits du duc d'Orléans ou ceux de Marie-Louise: proposition qui, aussi longtemps que son succès demeurait incertain, ne pouvait manquer d'avoir une influence considérable sur l'état du foie de M. de Talleyrand.
Cette négociation une fois rompue, les droits de Louis gagnèrent beaucoup de terrain, puisque les souverains alliés avaient la conviction bien arrêtée qu'en entrant en France il était nécessaire qu'ils eussent pour eux un parti national.
Il y avait aussi en France même certains indices servant à montrer aux habiles, à ceux qui observaient les girouettes, que le vent soufflait du côté de la vieille monarchie; et quand Louis XVIII vit que la liste des sénateurs de Bonaparte ne contenait pas le nom de M. de Sémonville, il considéra son retour comme assez certain.
La même conviction s'imposa à Carlsbad environ au même moment, et le noble malade commença à penser qu'il aurait tort de différer plus longtemps le soin d'aller en personne exposer au roi les services qu'il avait rendus à Vienne.
Son arrivée à Gand ne fut cependant pas très-agréable dans cette ville, car il y venait comme l'ennemi décidé du célèbre M. de Blacas, auquel il était résolu à attribuer à peu près toutes les fautes commises par le roi.
Par le fait, la disgrâce de M. de Talleyrand avait été décidée; et, comme il était rarement le dernier à savoir ce qui le concernait, quand il demanda une audience 301 à Louis XVIII le lendemain de la bataille de Waterloo, ce fut pour demander sa gracieuse permission de continuer sa cure à Carlsbad, et sa Majesté ne fut pas assez méchante pour répondre autrement que par ces paroles: «Certainement, monsieur de Talleyrand; j'ai entendu dire que ces eaux sont excellentes.»
Rien ne pourrait surpasser l'air aimable et satisfait avec lequel M. de Talleyrand quitta Louis XVIII après cette réponse circonspecte; et comme il faisait ce soir-là même un excellent dîner chez le maire de Mons, il fut plus gai, plus aimable, et plus spirituel que jamais, nous raconte un des convives, et fit observer à un ou deux de ses amis intimes quel plaisir il éprouvait à sentir qu'il n'avait plus à se tourmenter des affaires d'une clique qu'il était impossible de servir, et à laquelle il était impossible de plaire.
Mais il se trouva que le comte d'Artois, qui détestait M. de Talleyrand en sa qualité de libéral, détestait encore plus M. de Blacas en sa qualité de favori; et Louis XVIII, s'apercevant qu'il ne pourrait garder M. de Blacas quand même il sacrifierait M. de Talleyrand, et qu'il faudrait, ou qu'il fût le jouet, l'instrument de son frère, ou qu'il trouvât un protecteur dans son ministre, se décida pour la dernière de ces alternatives.
De plus, le duc de Wellington qui, depuis le traité secret de Vienne, considérait le négociateur français comme lié à la politique de l'Angleterre, fit entendre à Louis que s'il désirait le concours du gouvernement anglais, il fallait qu'il sût mettre à la tête du sien un homme en qui l'on pouvait se confier.
302 Outre cela, M. Guizot qui, quoique jeune dans les affaires, jouissait déjà de beaucoup de crédit, et qui parlait au nom des légitimistes constitutionnels, avait déjà dit que, si l'on voulait avoir l'appui de ce parti peu nombreux, mais respectable, on devait former un cabinet ayant pour chef M. de Talleyrand; et ainsi, écoutant ces réflexions qui nous viennent souvent quand nous nous sommes trop hâtés de suivre nos premières impressions, le roi envoya à M. de Talleyrand l'ordre de le rejoindre à Cambrai, et cela le lendemain même du jour où il lui avait donné la permission de retourner à Carlsbad.
Toutefois, non-seulement M. de Talleyrand était mortifié du traitement qu'il avait reçu, mais il prévoyait qu'un traitement de ce genre lui était réservé de temps en temps, et il était décidé à préférer la permission du premier jour à l'ordre survenu depuis lors.
Mais les hommes d'État sont toujours entourés d'hommes qui désirent que celui dont ils espèrent des faveurs ne renonce pas aux charges publiques; et à la fin, un appel général à son patriotisme ayant flatté son orgueil, l'homme de la première Restauration consentit à paraître encore une fois sur la scène comme le ministre d'une seconde restauration.
Cependant, en se laissant arracher cette décision, M. de Talleyrand en prit une autre.
On dit qu'il s'était fréquemment blâmé d'avoir, en 1814, permis au souverain, qui n'aurait pu se passer de lui, de prendre sur lui une autorité trop absolue. Il ne s'attendait pas cette fois à rester longtemps à la 303 tête du gouvernement français, mais sa seule chance d'y rester, ou y étant d'y faire du bien, était de montrer la conscience qu'il avait de son pouvoir, et le peu de désir qu'il avait de rester aux affaires.
En conséquence, quand il fut convoqué dans le conseil du roi, il y parut avec l'esquisse d'une proclamation qu'il somma le roi de signer, et qui, par le fait, était une confession des fautes commises par le gouvernement de Sa Majesté pendant la première Restauration.
Comme la conversation qui eut lieu lors de la lecture de cette proclamation est rapportée par un témoin, je la donne telle qu'elle est racontée, d'autant plus qu'elle montre la position prise par M. de Talleyrand, et l'assurance calme avec laquelle il tint tête à l'indignation de toute la famille de Bourbon.
«Le conseil s'assemble: il se composait de MM. de Talleyrand, Dambray, de Feltre, de Jaucourt, Beurnonville, et moi (c'est M. Beugnot qui parle).
«Après deux mots de M. de Talleyrand sur ce dont le roi a permis que le conseil s'occupât, je commence la lecture du projet de la proclamation tel que les corrections l'avaient ajusté. Le roi me laisse aller jusqu'au bout; puis, et non sans quelque émotion que trahit sa figure, m'ordonne de relire. Quand j'ai fini cette seconde lecture, Monsieur prend la parole; il se plaint avec vivacité des termes dans lesquels cette proclamation est rédigée. On y fait demander pardon au roi des fautes qu'il a commises; on lui fait dire qu'il s'est laissé entraîner à ses affections, et promettre qu'il aura 304 dans l'avenir une conduite toute différente. De pareilles expressions n'ont qu'un tort, celui d'avilir la royauté; car du reste elles disent trop ou ne disent rien du tout. M. de Talleyrand répond:
«—Monsieur pardonnera si je diffère de sentiments avec lui. Je trouve ces expressions nécessaires, et pourtant bien placées; le roi a fait des fautes; ses affections l'ont égaré; il n'y a rien là de trop.
«—Est-ce moi, reprend Monsieur, qu'on veut indirectement désigner?
«—Oui, puisque Monsieur a placé la discussion sur ce terrain, Monsieur a fait beaucoup de mal.
«—Le prince de Talleyrand s'oublie!...
«—Je le crains, mais la vérité m'emporte...
«M. le duc de Berry, avec l'accent d'une colère péniblement contrainte: «Il ne faut rien moins que la présence du roi pour que je permette à qui que ce soit de traiter ainsi mon père devant moi, et je voudrais bien savoir...»
«A ces mots, prononcés d'un ton encore plus élevé que le reste, le roi fait signe à M. le duc de Berry, et dit: «Assez, mon neveu: c'est à moi seul à faire justice de ce qui se dit en ma présence et dans mon conseil. Messieurs, je ne peux approuver ni les termes de la proclamation, ni la discussion dont elle a été le sujet. Le rédacteur retouchera son œuvre et ne perdra pas de vue les hautes convenances qu'il faut savoir garder quand on me fait parler.»
«M. le duc de Berry, en me désignant: «Mais ce n'est pas lui qui a enfilé toutes ces sottises-là.»
305 «Le roi: «Mon neveu, cessez d'interrompre, s'il vous plaît. Messieurs, je répète que j'ai entendu cette discussion avec beaucoup de regrets. Passons à un autre sujet [52]...»
La proclamation fut publiée après quelques changements, et M. de Talleyrand l'emporta à la fin et forma son ministère. Il est difficile de se placer complétement sur la scène troublée de Paris à cette époque, au milieu de la société confuse composée d'une armée défaite, de républicains désappointés, de royalistes triomphants, les uns et les autres mal à l'aise dans leur position du moment, et sans la possibilité d'un attachement commun à ce qui allait devenir leur gouvernement—il est difficile, dis-je, d'embrasser d'un coup d'œil le désordre et la confusion de la capitale de la France, troublée par mille intrigues qui, à un certain moment, pourraient se concentrer en une seule—et il est, par conséquent, difficile d'apprécier la nécessité d'employer un aventurier capable et adroit, qui avait fait jouer plusieurs des cordes de la machine qu'il fallait maintenant remettre en ordre et faire fonctionner. Cependant, je me hasarde à croire que le duc de Wellington fit une faute en recommandant, et M. de Talleyrand une faute en acceptant M. Fouché comme membre du cabinet qu'on allait former.
306 L'ancien ministre de la police était certainement alors, de l'avis de tout le monde, ce qu'on appelle un drôle; il avait gagné la faveur des Anglais en livrant à leur général les secrets de son maître; il s'était acquis les bonnes grâces des royalistes extrêmes en cachant leurs intrigues et mettant en sûreté leurs personnes alors qu'il servait le gouvernement qu'ils essayaient de renverser.
Il avait dénoncé les républicains de France à l'empereur, et ensuite vendu l'empereur aux étrangers; il avait voté pour la mort du frère du souverain qui allait alors monter sur le trône. Il était impossible pour un homme de cette sorte, quels que fussent ses talents, de ne pas finir par déshonorer le gouvernement qui l'enrôlait; et, dans le fait, par ses efforts successifs pour gagner, tantôt un parti, tantôt l'autre, par son ambition personnelle, par ses constantes intrigues et par la défiance générale qu'il inspirait, il priva ses collègues de la considération de tous les honnêtes gens et les exposa par conséquent aux attaques de toutes les factions violentes. Mais si l'Angleterre commit une faute en appuyant la nomination du duc d'Otrante, elle en commit une autre encore plus importante.
En désignant M. de Talleyrand comme l'homme le mieux fait pour établir un gouvernement en France, et consolider une alliance entre la France et l'Angleterre, ce dernier pays aurait dû rendre tenable et honorable la position de ce ministre. Soit à tort, soit à raison, de concert avec les quatre autres puissances, nous avions fait la guerre une seconde fois précisément d'après les 307 mêmes principes qu'une première fois; nous avions en effet encore déclaré que notre conflit était avec un homme, et non avec une nation. Par conséquent, notre seconde paix aurait dû être strictement conforme à la première, ou plutôt, il n'y aurait eu qu'à maintenir notre premier traité de paix. Nous avions affaire au même souverain dans des circonstances analogues; nous aurions donc dû maintenir les mêmes conditions.
Si de nouvelles circonstances importantes et imprévues étaient venues rendre nécessaire un changement de politique, ce changement aurait dû être un grand changement, fondé sur des considérations élevées, et il aurait fallu en expliquer clairement la nécessité.
Prendre quelques petites parties de territoire, et quelques tableaux et quelques statues, c'était le dépit du pygmée, et non la colère du géant.
La puissance qui se rendit le plus remarquable par son manque de générosité, fut malheureusement de celles qui s'étaient fait le plus remarquer par la valeur de ses soldats. Le descendant des Capétiens fut insulté par le linge sale du soldat prussien accroché pour sécher aux grilles de son palais; et l'intention prêtée à l'armée prussienne de faire sauter le pont d'Iéna serait devenue une réalité sans les précautions que M. de Talleyrand prit à temps pour l'empêcher. L'histoire est racontée d'une manière amusante par un auteur que j'ai souvent cité, et elle montre bien le caractère de celui qui fait le sujet de cette étude.
M. de Talleyrand, apprenant ce qu'allaient faire le 308 Prussiens, et sachant qu'en pareil cas il ne fallait pas perdre de temps, donna ordre à M. Beugnot d'aller chercher le maréchal Blücher où qu'il fût, et d'employer, de la part du roi et de son gouvernement, les termes les plus énergiques que lui fournirait son vocabulaire. Je laisse la parole à M. Beugnot:
«—Mais, reprend vivement M. de Talleyrand, partez donc! Tandis que nous perdons le temps en allées et venues, et à disputer sur la compétence, le pont sautera! Annoncez-vous de la part du roi de France et comme son ministre, dites les choses les plus fortes sur le chagrin qu'il éprouve.
«—Voulez-vous que je dise que le roi va se faire porter de sa personne sur le pont, pour sauter de compagnie si le maréchal ne se rend pas?
«—Non, pas précisément: on ne nous croit pas faits pour un tel héroïsme; mais quelque chose de bon et de fort: vous entendez bien, quelque chose de fort.
«Je cours à l'hôtel du maréchal. Il était absent, mais j'y trouve les officiers de son état-major réunis. Je me fais annoncer de la part du roi de France, et je suis reçu avec une politesse respectueuse; j'explique le sujet de ma mission à celui des officiers que je devais supposer le chef de l'état-major. Il me répond par des regrets sur l'absence de M. le maréchal, et s'excuse sur l'impuissance où il est de donner des ordres sans avoir pris les siens. J'insiste, on prend le parti d'aller chercher le maréchal qu'on était sûr de trouver dans le lieu confident de ses plus chers plaisirs, au Palais-Royal, no 113. Il arrive avec sa mauvaise humeur naturelle à 309 laquelle se joignait le chagrin d'avoir été dérangé de sa partie de trente-et-un. Il m'écoute impatiemment, et comme il m'avait fort mal compris, il me répond de telle sorte qu'à mon tour je n'y comprends rien du tout. Le chef d'état-major reprend avec lui la conversation en allemand. Elle dure quelque temps, et j'entendais assez la langue pour m'apercevoir que le maréchal rejetait avec violence les observations fort raisonnables que faisait l'officier. Enfin, ce dernier me dit que M. le maréchal n'avait pas donné l'ordre pour la destruction du pont, que je concevais sans peine comment le nom qu'il avait reçu importunait les soldats prussiens; mais que du moment que le roi de France avait fait justice de ce nom, il ne doutait pas que les entreprises commencées contre ce pont ne cessassent à l'instant même, et que l'ordre allait en être donné. Je lui demandai la permission d'attendre que l'ordre fût parti pour que j'eusse le droit de rassurer complétement Sa Majesté. Il le trouva bon. Le maréchal était retourné bien vite à son cher no 113; l'ordre partit en effet. Je suivis l'officier jusque sur la place, et quand je vis que les ouvriers avaient cessé et se retiraient avec leurs outils, je vins rendre compte à M. de Talleyrand de cette triste victoire. Cela lui rendit un peu de bonne humeur. «Puisque les choses se sont passées de la sorte, dit le prince, on pourrait tirer parti de votre idée de ce matin, que le roi avait menacé de se faire porter sur le pont pour sauter de compagnie: il y a là matière d'un bon article de journal. Arrangez cela.»
«Je l'arrangeai en effet; l'article parut dans les 310 feuilles du surlendemain. Louis XVIII dut être bien effrayé d'un pareil coup de tête de sa part; mais ensuite il en accepta de bonne grâce la renommée. Je l'ai entendu complimenter de cet admirable trait de courage, et il répondait avec une assurance parfaite...»
Mais ce ne fut pas tout. La saisie violente des œuvres d'art que la France avait jusqu'alors conservées, et qui auraient certainement pu être reprises avec justice lors de la première entrée des alliés à Paris, fut cette fois une violence inqualifiable, contre laquelle le roi et ses ministres ne purent protester que d'une manière qui sembla offensante aux conquérants, et faible au peuple français.
Le payement d'une indemnité considérable, le maintien d'une nombreuse armée étrangère, que la France devait payer pendant sept ans pour la surveiller et la priver de son indépendance, voilà des conditions qu'aucun ministre français honorable n'aurait dû avoir signées, et tout particulièrement le ministre qui avait joué un rôle si actif dans la coalition.
Puisque l'Angleterre avait aidé à la formation d'un gouvernement désireux d'entretenir avec elle de bonnes relations, et puisque l'intérêt prédominant de l'Angleterre est d'être en bonnes relations avec la France, elle aurait dû s'opposer avec fermeté à ce que ces conditions déshonorantes fussent proposées.
La conséquence naturelle du manque de fermeté de l'Angleterre dans cette conjecture, fut que l'empereur Alexandre, qui n'avait jamais pardonné à M. de Talleyrand sa conduite dans le récent congrès, ne se gêna 311 pas pour laisser voir l'antipathie personnelle qu'il avait pour lui, et dit à Louis XVIII qu'il n'avait rien à espérer du cabinet de Saint-Pétersbourg tant que M. de Talleyrand serait à la tête de celui des Tuileries; mais que, si Sa Majesté donnait la place de M. de Talleyrand à M. de Richelieu, lui Alexandre, ferait alors ce qu'il pourrait pour adoucir la sévérité des conditions imposées alors par les alliés.
Le duc de Richelieu, illustre à cause de son nom, et ayant une réputation qui honorait encore ce nom, était l'un de ces nobles qui, lorsque l'état de la France leur rendit impossible avec leurs convictions de jouer un rôle actif dans leur pays, ne purent pas, cependant, se décider à mener la vie inutile et oisive d'un émigré dans les faubourgs de Londres.
Il chercha alors la fortune en Russie et la trouva avec la faveur de l'empereur Alexandre, d'après le désir duquel il se chargea de gouverner la Crimée, où il marqua son administration en améliorant singulièrement la condition de ce pays.
Le nouvel ordre de choses avait refait de lui un Français, mais, se défiant de lui-même et de ses talents, il était loin de viser aux hautes fonctions et les avait même refusées à la première Restauration. Mais le public a fréquemment une tendance à donner aux gens 312 ce qu'on sait qu'ils ne désirent pas, et c'était un sentiment assez général que M. de Richelieu était destiné à jouer un rôle politique important dans son pays. Sa démarche était noble, ses manières étaient raffinées et courtoises, sa probité et sa droiture proverbiales, ses habitudes régulières, ses talents médiocres; mais il y avait en lui ce je ne sais quoi qui se sent et ne peut se définir et qui distingue les personnes faites pour occuper les premières places, si elles doivent occuper une place quelconque. Tout le monde se trouva donc d'accord pour reconnaître que, si le duc de Richelieu devait devenir ministre, il fallait qu'il devînt premier ministre. Le roi était enchanté de se débarrasser de M. de Talleyrand, dont la présence lui rappelait trop de services rendus, et dont l'air de supériorité aisée gênait son orgueil.
Mais on jugea prudent d'attendre le résultat des élections alors pendantes.
Elles furent décidément défavorables à l'administration qui existait alors. En réalité, un gouvernement ne peut être modéré que lorsqu'il est fort, et le gouvernement de M. de Talleyrand était faible, car le seul soutien efficace qu'il aurait pu avoir contre le parti de la cour était la faveur du roi, et il ne la possédait pas.
Ainsi les royalistes, enhardis par les armées étrangères qui, si on peut parler ainsi, tenaient une verge suspendue au-dessus de la tête de leurs adversaires, agirent avec la violence d'un parti qui a la certitude d'être victorieux.
Pendant un moment M. de Talleyrand sembla disposé 313 à résister à la réaction qui s'approchait, et obtint même la création de quelques pairs, que le roi consentit avec répugnance à nommer à cette fin. Mais, exposé à la violente hostilité de l'empereur de Russie, et n'ayant pas l'active amitié de la Grande-Bretagne, il vit que la lutte ne lui donnerait pas le dessus; et tout en entrevoyant et prédisant que sa retraite serait l'aurore d'une politique qui, pour un temps, unirait la France aux gouvernements despotiques du continent dans une guerre entreprise contre les opinions libérales, il donna sa démission sous le prétexte patriotique qu'il ne pouvait signer un traité tel que celui proposé alors par les alliés; et le 24 septembre, il cessa d'être premier ministre de France.
Louis XVIII lui offrit comme retraite une pension annuelle de cent mille francs, et la charge élevée de grand chambellan, charge dont, pour le dire en passant, l'ex-ministre remplit toujours scrupuleusement les fonctions, se tenant d'une manière impassible derrière le fauteuil du roi dans toutes les grandes cérémonies, malgré l'air de froideur que le souverain gardait à son égard, et les sourires railleurs des courtisans.
Dans leur dernière entrevue officielle, Sa Majesté lui dit:
«Vous voyez à quoi les circonstances me forcent; j'ai à vous remercier de votre zèle, vous êtes sans reproche, et rien ne vous empêche de rester tranquillement à Paris.»
Cette phrase fit sortir M. de Talleyrand de son calme ordinaire. Il répondit avec quelque véhémence:
314 «J'ai eu le bonheur de rendre au roi assez de services pour croire qu'ils n'ont pas été oubliés; je ne comprendrais pas ce qui pourrait me forcer à quitter Paris.
«J'y resterai, et je serai trop heureux d'apprendre qu'on ne fera pas suivre au roi une ligne capable de compromettre sa dynastie et la France.»
Ces paroles, prononcées de part et d'autre, en présence des membres du cabinet, et par conséquent bientôt répétées, peuvent être considérées comme authentiques.
M. de Talleyrand donna une preuve de sa pénétration lorsqu'il prévit que l'entrée au pouvoir de royalistes violents sous un ministre nommé par l'autocrate du Nord, préparait un état de choses qui amènerait une lutte générale des opinions en Europe, et conduirait les gouvernements qui ne pouvaient supporter les institutions libérales à s'unir au parti qui, en France, se déclarait contre elles.
Il donnait également une preuve de sa sagacité en se retirant volontairement des affaires et en se décidant à la retraite par des raisons d'intérêt national et non par des calculs de parti. Mais au même moment, il n'aurait pas pu rester longtemps à la tête d'un gouvernement parlementaire, alors même qu'il eût été libre de toutes les difficultés particulières qui l'assiégeaient alors.
Pour diriger les affaires dans des temps critiques, 316 sous cette forme de gouvernement, il faut avoir quelques-unes des passions du temps. Or, je l'ai dit en commençant cette étude, M. de Talleyrand n'avait pas de passions.
Il représentait le pouvoir de la raison; mais ce pouvoir, qui reprend le dessus à la fin de toute crise, voit sa voix toujours étouffée dans le commencement.
Son administration était alors nécessairement condamnée; mais il eut du moins le mérite d'avoir essayé d'abord de prévenir, ensuite de modérer ces actes de vengeance par lesquels une minorité qui obtient le pouvoir désire toujours frapper une majorité où elle ne voit que des ennemis; car il fournit des passe-ports et même de l'argent (quatre cent cinquante-neuf mille francs furent portés à cet effet au budget des affaires étrangères), à tous ceux qui témoignèrent le désir de quitter la France.
Ney ne voulut pas profiter de cette tolérance, mais il eût pu le faire. La liste des proscriptions contenait tout d'abord cent personnes; ce fut M. de Talleyrand qui réduisit ce chiffre à cinquante-sept.
Labédoyère, et cela il le dut entièrement à sa propre imprudence en obligeant le gouvernement soit à le relâcher publiquement, soit à le mettre en jugement, fut la seule victime d'une administration qui s'efforça d'être modérée alors que chacun était violent.
Une époque des plus intéressantes dans l'histoire de France commence alors, l'éducation constitutionnelle du peuple français. Cette éducation traversa une foule de vicissitudes.
317 Pendant un temps la réaction royaliste, à la tête de laquelle se trouvait le comte d'Artois, l'emporta.
Mais elle fut ensuite un moment arrêtée par la jalousie de Louis XVIII, qui s'aperçut que la France était en réalité gouvernée par son frère, qui, lui, pouvait monter à cheval.
Après une lutte de courte durée, le conflit entre les deux frères cessa, et M. de Villèle, avec plus ou moins d'adresse, les gouverna tous d'eux. L'aîné à la fin fut privé par la mort de ce sceptre qu'il n'avait pas su maintenir indépendant, et Charles X, qui avait toujours aspiré à se faire aimer de ses compatriotes, commença à les gouverner en vertu du droit que lui conférait sa naissance.
Mais une politique hésitante de conciliation n'ayant produit, après un court essai, qu'un résultat douteux, on se décida pour une autre politique.
Le roi voulut montrer qu'il était roi et il choisit un ministère composé d'hommes prêts à se faire ses soldats dans une bataille contre les idées populaires. La bataille fut livrée. Le roi fut vaincu. Ainsi se passa le temps de 1815 à 1830.
Durant cette période de quinze ans pendant laquelle la France, quoique agitée et divisée, fit un immense progrès sous les institutions qu'elle devait en grande partie à M. de Talleyrand, cet homme d'État ne fut guère que simple spectateur des événements qui s'accomplirent.
Les nouveaux patriotes, orateurs, journalistes, généraux du jour, occupèrent l'attention publique, et il cessa 318 d'être considéré autrement que comme une de ces figures historiques qui ont été trop intéressantes à un moment donné pour pouvoir passer sans bruit à la postérité.
Le jugement porté de temps en temps sur lui par les écrivains contemporains fut d'ordinaire superficiel et parfois dédaigneux.
Quant aux députés que des influences locales et le zèle des hommes de leur parti avaient envoyés à la chambre élective, ils lui étaient pour la plupart inconnus par leurs antécédents, et ne méritaient guère par leur capacité qu'il cherchât à entrer en relation avec eux.
Dans la chambre des pairs où l'on pouvait certainement trouver des hommes d'un rang élevé et d'une intelligence supérieure, son influence personnelle n'était pas grande. Les sympathies et les souvenirs de cette chambre étaient contre lui, parmi les vieux royalistes comme parmi les bonapartistes les plus distingués.
Il n'y avait donc là personne, par conséquent, pour le presser de prendre part aux débats, et les sujets de discussion n'étaient pas assez importants par eux-mêmes pour le tirer de son indolence et pour amener à intervenir, d'une manière digne de lui, un homme d'État qui avait pris une si grande part à tous les événements mémorables de cette merveilleuse période, durant laquelle s'était écoulée sa carrière.
Pourtant, dans une occasion mémorable il se mit hardiment en avant pour réclamer (si les affaires suivaient la marche que beaucoup regardaient alors comme probable) la première place dans un nouveau 319 système. Ce fut quand, en 1823, la guerre contre l'Espagne fut déclarée.
Cette guerre, Chateaubriand, qui avait toujours été antipathique à M. de Talleyrand, ne la commençait pas seulement contre les Espagnols ou pour le maintien de la monarchie espagnole; mais, pour lui, elle devait être considérée comme une déclaration armée de principes ultramonarchiques, et par là elle justifiait toutes les prévisions auxquelles avait obéi M. de Talleyrand en quittant le ministère.
Il était certain qu'une victoire livrerait la France aux mains du parti ultra-royaliste, comme il était tout aussi sûr qu'une défaite ou un échec donnerait le pouvoir aux opinions et aux hommes plus modérés.
Dans le premier cas, M. de Talleyrand n'avait rien à espérer. Dans l'autre il était nécessaire d'attirer l'attention sur ce fait qu'il avait prévu un échec.
La lutte en Espagne d'ailleurs dépendait beaucoup de l'état de l'opinion publique, et par cela même il était sage d'essayer de faire pénétrer partout l'opinion que des hommes importants et entourés de la considération générale la voyaient venir avec regret et appréhension. Ce fut dans ces circonstances que M. de Talleyrand exprima l'opinion suivante:
«Messieurs (c'est ainsi que commence ce discours 320 bien fait pour produire une profonde impression), il y a aujourd'hui seize ans qu'appelé, par celui qui gouvernait alors le monde, à lui dire mon avis sur une lutte à engager avec le peuple espagnol, j'eus le malheur de lui déplaire en lui dévoilant l'avenir, en révélant tous les dangers qui allaient naître en foule d'une agression non moins injuste que téméraire.
«La disgrâce fut le prix de ma sincérité. Étrange destinée que celle qui me ramène après ce long espace de temps à renouveler auprès du souverain légitime les mêmes efforts, les mêmes conseils!
«Le discours de la couronne a fait disparaître les dernières espérances des amis de la paix, et menaçant pour l'Espagne, il est, je dois le dire, alarmant pour la France... Oui, j'aurai le courage de dire toute la vérité. Ces mêmes sentiments chevaleresques qui, en 1789, entraînaient les cœurs généreux, n'ont pu sauver la monarchie légitime; ils peuvent encore la perdre en 1823.»
En dépit de ces sinistres pronostics, la guerre d'Espagne fut heureuse, et les courtisans ne manquèrent pas de railler l'homme d'État qui l'avait déconseillée.
Mais si M. de Talleyrand n'avait pas montré là sa pénétration habituelle, il n'avait cependant pas agi contrairement à sa prudence accoutumée. En semblable occurrence, les hommes, quand ils ont à adopter un plan de conduite, ne peuvent fonder leurs calculs que sur des probabilités, et, comme Machiavel le fait observer avec son expérience du monde, il leur faut toujours, après tout, laisser une grande part à la chance.
Cette sorte de prophétie contenue dans le discours 321 que je viens de citer, semblait avoir bien des chances de se réaliser.
M. de Chateaubriand lui-même, comme je l'ai entendu raconter à une personne à qui il l'avait dit confidentiellement, avait les craintes les plus sérieuses sur l'issue de la campagne qui allait s'ouvrir.
Mais il pensait qu'un résultat heureux devait établir fermement le trône des Bourbons en France, et le consolider lui-même comme premier ministre.
Ni l'une ni l'autre de ces deux prévisions ne se réalisa, quoique tout pût faire croire d'abord qu'elles étaient bien fondées. L'entreprise méditée était en somme impopulaire.
Le prince qui se trouvait à la tête de l'expédition était incapable, les généraux qui étaient autour de lui étaient en mésintelligence les uns avec les autres, les soldats eux-mêmes d'une fidélité douteuse.
Un nombre considérable de Français, et, parmi eux, quelques soldats même, se trouvaient dans les rangs ennemis, prêts, au nom de la liberté et de Napoléon II, à faire appel de l'autre côté de la Bidassoa à leurs camarades qui s'approchaient.
Le courage de la nation que l'on venait ainsi attaquer avait été remarquable en maintes occasions; la discipline de ses armées avait été récemment améliorée; la politique de l'Angleterre était incertaine.
Le crédit de la France était loin d'être considérable. C'étaient là bien des éléments dont on pouvait à juste titre tirer un présage désastreux.
Mais il faut surtout remarquer que si les prédictions 322 de M. de Talleyrand étaient malheureuses, elles ne pouvaient en rien lui nuire, et qu'au contraire, si elles étaient heureuses, elles le replaçaient au faîte du pouvoir.
L'ancien ministre de Louis XVIII fit ainsi revivre les souvenirs de l'ancien ministre de Napoléon le Grand, comme déjà le membre de la chambre des pairs avait proclamé à nouveau les principes qu'il avait professés jadis, en qualité de membre de l'Assemblée nationale. Car, le 24 juillet 1821, nous le voyons exprimer, en faveur de la liberté de la presse, les mêmes sentiments qu'il avait jadis proclamés au commencement de sa carrière.
Comme la question n'est pas encore résolue pour le pays auquel il s'adressait, il ne sera pas sans intérêt de rappeler ici ce qu'il disait alors:
«Sans la liberté de la presse il n'y a point de gouvernement représentatif: elle est un de ses instruments essentiels, elle en est l'instrument principal: chaque gouvernement a les siens, et nous ne nous souvenons pas assez que souvent ceux qui sont bons pour tel gouvernement sont détestables pour tel autre. Il a été démontré jusqu'à l'évidence, par plusieurs membres de cette chambre, qui, dans cette session et dans les précédentes, ont parlé sur cette matière, que sans la liberté de la presse il n'y a point de gouvernement représentatif. Je ne vous redirai donc point ce que vous avez 323 tous ou entendu, ou lu, et ce qui a dû souvent être l'objet de vos méditations.
«Mais il est deux points de vue sous lesquels la question ne me paraît pas avoir été suffisamment examinée et que je réduis à ces deux propositions:
«1o La liberté de la presse est une nécessité du temps;
«2o Un gouvernement s'expose quand il se refuse obstinément et trop longtemps à ce que le temps a proclamé nécessaire.
«L'esprit humain n'est jamais complétement stationnaire. La découverte de la veille n'est pour lui qu'un moyen de plus d'arriver à des découvertes nouvelles. Il est pourtant vrai de dire qu'il semble procéder par crises, parce qu'il y a des époques où il est plus particulièrement tourmenté du besoin d'enfanter et de produire; d'autres, au contraire, où, satisfait de ses conquêtes, il paraît se reposer sur lui-même, et être plus occupé de mettre ordre à ses richesses que d'en acquérir de nouvelles: le dix-septième siècle fut une de ces époques fortunées. L'esprit humain, étonné des richesses immenses dont l'imprimerie l'avait mis complétement en possession, s'arrêta d'admiration pour jouir de ce magnifique héritage. Tout entier aux jouissances des lettres, des sciences et des arts, il mit sa gloire et son bonheur à produire des chefs-d'œuvre. Tous les grands génies du siècle de Louis XIV travaillèrent à l'envi à embellir un ordre social au delà duquel ils ne voyaient rien, ils ne désiraient rien, et qui leur paraissait devoir durer autant que la gloire du grand roi, objet 324 de leurs respects et de leur enthousiasme. Mais quand on eut épuisé cette mine féconde de l'antiquité, l'activité de l'esprit humain se trouva presque forcée de chercher ailleurs, et il ne trouva de choses nouvelles que dans les études spéculatives qui embrassent tout l'avenir, et dont les limites sont inconnues. Ce fut dans ces dispositions que s'ouvrit le dix-huitième siècle, qui devait si peu ressembler au précédent. Aux leçons poétiques de Télémaque succédèrent les théories de l'Esprit des lois, et Port-Royal fut remplacé par l'Encyclopédie.
«Je vous prie de remarquer, messieurs, que je ne blâme ni n'approuve: je raconte.
«En vous rappelant tous les maux versés sur la France pendant la révolution, il ne faut cependant pas être tout à fait injuste envers les génies supérieurs qui l'ont amenée; et nous ne devons pas oublier que si, dans leurs écrits, ils n'ont pas toujours su se préserver de l'erreur, nous leur devons aussi la révélation de quelques grandes vérités. N'oublions pas surtout que nous ne devons pas les rendre responsables de la précipitation inconsidérée avec laquelle la France, presque tout entière, s'est lancée dans la carrière qu'ils s'étaient contentés d'indiquer. On a mis en pratique des aperçus, et toujours on a pu dire: Malheur à celui qui dans son fol orgueil veut aller au delà des nécessités du temps; l'abîme ou quelque révolution l'attendent. Mais quand on ne fait que ce que le temps commande, on est sûr de ne pas s'égarer.
«Or, messieurs, voulez-vous savoir quelles étaient en 1789 les véritables nécessités du temps? ouvrez les cahiers 325 des différents ordres. Tout ce qui était alors le vœu réfléchi des hommes éclairés, voilà ce que j'appelle des nécessités. L'Assemblée constituante n'en fut que l'interprète lorsqu'elle proclama la liberté des cultes, l'égalité devant la loi, la liberté individuelle, le droit des juridictions (nul ne peut être distrait de ses juges naturels), la liberté de la presse.
«Elle fut peu d'accord avec le temps lorsqu'elle institua une chambre unique, lorsqu'elle détruisit la sanction royale, lorsqu'elle tortura les consciences, etc., etc. Et cependant, malgré ses erreurs, dont je n'ai cité qu'un petit nombre, erreurs suivies de si grandes calamités, la postérité, qui a commencé pour elle, lui reconnaît la gloire d'avoir établi les bases de notre nouveau droit public.
«Tenons donc pour certain que ce qui est voulu, que ce qui est proclamé bon et utile par tous les hommes éclairés d'un pays, sans variation pendant une suite d'années diversement remplies, est une nécessité du temps. Telle est, messieurs, la liberté de la presse. Je m'adresse à tous ceux d'entre vous qui sont plus particulièrement mes contemporains: n'était-elle pas l'objet des vœux de tous ces hommes excellents que nous avons admirés dans notre jeunesse,—des Malesherbes, des Trudaine,—qui certes valaient bien les hommes d'État que nous avons depuis lors? La place que les hommes que j'ai nommés occupent dans nos souvenirs prouve bien que la liberté de la presse consolide les renommées légitimes; et si elle ruine les réputations usurpées, où donc est le mal?
326 «Après avoir prouvé que la liberté de la presse est en France le résultat nécessaire de l'état actuel de la société, il me reste à établir ma seconde proposition, qu'un gouvernement s'expose quand il se refuse obstinément à ce que le temps a proclamé une nécessité.
«Les sociétés les plus tranquilles et qui devraient être les plus heureuses renferment toujours dans leur sein un certain nombre d'hommes qui aspirent à conquérir, à la faveur du désordre, les richesses qu'ils n'ont pas et l'importance qu'ils ne devraient jamais avoir. Est-il prudent de mettre aux mains de ces ennemis de l'ordre social des motifs de mécontentement sans lesquels leur perversité serait éternellement impuissante?
«La société, dans sa marche progressive, est destinée à subir de nouvelles nécessités; je comprends que les gouvernements ne doivent pas se hâter de les reconnaître et d'y faire droit; mais quand ils les ont reconnues, reprendre ce qu'on a donné, ou, ce qui revient au même, le suspendre sans cesse, c'est une témérité dont, plus que personne, je désire que n'aient pas à se repentir ceux qui en conçoivent la commode et funeste pensée. Il ne faut jamais compromettre la bonne foi d'un gouvernement. De nos jours, il n'est pas facile de tromper longtemps. Il y a quelqu'un qui a plus d'esprit que Voltaire, plus d'esprit que Bonaparte, plus d'esprit que chacun des directeurs, que chacun des ministres passés, présents, à venir: c'est tout le monde. S'engager, ou du moins persister dans une lutte où tout le monde se croit intéressé, c'est une faute, et aujourd'hui toutes les fautes politiques sont dangereuses.
327 «Quand la presse est libre, lorsque chacun peut savoir que ses intérêts sont ou seront défendus, on attend du temps une justice plus ou moins tardive; l'espérance soutient, et avec raison, car cette espérance ne peut être longtemps trompée; mais quand la presse est asservie, quand nulle voix ne peut s'élever, les mécontentements exigent bientôt, de la part du gouvernement, ou trop de faiblesse ou trop de répression.»
Le 26 février 1822, M. de Talleyrand reprit le même sujet, commentant les droits accordés par la charte, et les intentions qui avaient présidé à sa rédaction. De tels efforts lorsqu'il s'agit de tels sujets méritent de faire vivre son nom dans la mémoire de la France, car ils lient les actes les plus importants de sa carrière aux aspirations les plus nobles de son pays.
Cependant, malgré ces apparitions accidentelles dans la vie publique, il est certain que le triomphe facile, quoique momentané, d'une cause dont il avait, avec quelque solennité, prédit l'insuccès presque certain, le dégoûta de se mêler plus longtemps des affaires; et, par la suite, il passa la plus grande partie de son temps hors de Paris, à Valençay, dans cette propriété de Touraine dont il voulait faire le domaine héréditaire de sa maison. Sa fortune, en outre, fut très-compromise par la banqueroute d'une maison de commerce 328 dans les affaires de laquelle il s'était engagé comme commanditaire. Néanmoins, il continua à mener, du moins dans la capitale, une grande existence; son salon étant redevenu sous la Restauration ce qu'il avait été durant les meilleurs jours de l'empire, une petite cour, rivale de la grande, où se réunissaient autour de lui toutes les sommités du passé et toutes les réputations naissantes du présent.
C'est là qu'assis sur la chaise longue qu'on tirait près des fenêtres qui donnent sur les Tuileries, et entouré des hommes qui avaient agi autrefois avec lui comme de ceux qui pouvaient lui refaire un nouvel avenir politique, il lut, avec un calme mêlé de quelque joie, la chute de ministère après ministère sur les traits agités du député qui courait au scrutin fatal ou qui en revenait. Puis, au moment où M. de Polignac fut nommé premier ministre, on l'entendit répéter tranquillement à ceux qui se trouvaient près de lui cette phrase connue qu'il avait déjà prononcée lors de la campagne de Russie: «C'est le commencement de la fin.» A la vérité, depuis le renvoi de la garde nationale et l'échec du ministère de M. de Martignac, échec qui était inévitable, la tentative étant faite de telle manière et à pareil moment, il parla librement quoique toujours avec regret, aux personnes de son intimité, des périls extrêmes vers lesquels se précipitait la monarchie légitime, et il lui était d'autant plus facile de parler ainsi, qu'il avait une grande connaissance du caractère de Charles X, dont les bons et les mauvais côtés lui paraissaient également dangereux.
Le récit suivant de la part que M. de Talleyrand prit à la nouvelle révolution qui, non sans avoir été annoncée par de sinistres présages, s'accomplit enfin, me fut fait par quelqu'un qui a joué lui-même un rôle dans l'histoire que je relate d'après lui. Depuis les deux premiers jours de l'insurrection jusqu'au 27 et 28 juillet, M. de Talleyrand parla peu ou plutôt ne dit rien, restant tranquillement chez lui et se refusant à toute visite. Le troisième jour, il fit appeler son secrétaire privé, et avec cette manière insinuante qu'il savait si bien prendre lorsqu'il avait quelque chose à demander, il lui dit: «Monsieur C... j'ai un service à vous demander. Allez pour moi à Saint-Cloud (la chose présentait à ce moment assez de danger et de difficulté). Voyez si la famille royale est toujours là et ce qu'elle y fait.» Le secrétaire y alla et trouva Charles X sur le point de partir pour Rambouillet. M. de Talleyrand, qui, en l'absence de son messager, avait vu le général Sébastiani, le général Gérard et deux ou trois autres personnes influentes du même parti et des mêmes opinions, en apprenant que le roi avait quitté Saint-Cloud, se retira dans sa chambre, où il demeura seul deux heures environ; il envoya alors de nouveau chercher la même personne et, cette fois, son ton fut encore, si c'est possible, plus persuasif qu'auparavant. 330 «J'ai de nouveau un autre et plus grand service à vous demander, monsieur C. Allez pour moi à Neuilly. Parvenez d'une manière ou d'une autre jusqu'à Madame Adélaïde [53]. Remettez-lui ce papier, et quand elle l'aura lu, ou faites le brûler sous vos yeux ou rapportez-le-moi.» Le papier contenait simplement ces mots: «Madame peut avoir toute confiance dans le porteur qui est mon secrétaire.» «Quand Madame l'aura lu, vous lui direz qu'il n'y a pas un moment à perdre. Il faut que le duc d'Orléans soit ici demain. Il ne doit pas prendre d'autre titre que celui de lieutenant général du royaume qui lui a été accordé. Le reste viendra.»
Porteur de ce message confidentiel, M. C. partit. Ce fut avec grand'peine qu'il parvint au château et jusqu'à Madame, car les portes de Neuilly étaient fermées pour tout le monde. Lorsqu'il dit qu'il apportait un message de M. de Talleyrand: «Ah! ce bon prince, j'étais sûre qu'il ne nous oublierait pas!» Le messager remit alors ses lettres de créance et son message. «Dites au prince que je lui donne ma parole que mon frère suivra son avis; il sera ici demain;» telle fut la réponse. Après quoi, M. C. eut le courage de demander, quoiqu'en hésitant un peu, ou que la lettre fût brûlée ou qu'elle lui fût rendue. Elle lui fut restituée, et il la remit à M. de Talleyrand, qui, soit dit en passant, n'oublia pas de la lui réclamer. Il reste seulement à dire que le duc d'Orléans arriva le jour suivant à Paris. 331 Il ne prit que le titre de lieutenant général, et le reste vint comme M. de Talleyrand l'avait prédit. Ainsi se termina la dernière révolution à laquelle ce personnage extraordinaire ait été mêlé.
Quand le message de Talleyrand arriva, le futur roi de France était caché et l'on ne savait encore quelle ligne de conduite il adopterait. Il suffit de connaître le premier mot des révolutions pour savoir la valeur d'un jour et d'une heure. De plus, le prince arriva au trône par la porte même que M. de Talleyrand avait engagé Louis XVIII à fermer, à savoir une constitution émanant du peuple.
Ce n'est pas tout: lorsqu'on apprit que M. de Talleyrand s'était rallié au nouveau gouvernement et même qu'il avait pris une part active à son établissement, cette nouvelle n'eut pas une médiocre influence sur l'opinion des autres cours d'Europe, et l'on pourrait même dire qu'elle contribua particulièrement à nous décider à reconnaître la monarchie de juillet. On offrit alors à M. de Talleyrand le poste de ministre des affaires étrangères; mais il vit que cette position avait moins d'importance réelle et présentait plus de difficultés que celle d'ambassadeur auprès de la cour de Saint-James, et, tandis qu'il refusait la première place, il accepta la seconde.
Le choix était heureux. Personne, en ce moment, n'aurait pu remplacer M. de Talleyrand en Angleterre; il connaissait personnellement et à fond le duc de Wellington et lord Grey, chefs des partis opposés, et ce fut peut-être sa présence à la cour d'Angleterre, plus que toute autre circonstance, qui, dans une crise où tant d'éléments de guerre ne demandaient qu'à se déchaîner, sut maintenir cette paix universelle qui allait durer pendant tant d'années. En effet, fermement convaincu qu'il était de la nécessité de cette paix, il suivit, pour la maintenir, la meilleure ou plutôt la seule ligne qui pût l'assurer. Un diplomate ordinaire s'occupe des mille petites affaires qui passent par ses mains, et des mille idées plus ou moins importantes qui s'y rattachent. Le grand talent de M. de Talleyrand, ainsi que je l'ai fait remarquer plus d'une fois, était de savoir distinguer du premier coup d'œil le point le plus important du moment, et de savoir, sans délai et sans scrupule, sacrifier ce qui était nécessaire pour atteindre son but quant à ce point important.
Il comprit que l'acceptation paisible de la dynastie d'Orléans ne pouvait être obtenue qu'à la condition que l'on fût en bons termes avec l'Angleterre. Une querelle avec nous menait à une guerre européenne; une bonne entente avec nous rendait une telle guerre improbable, 333 pour ne pas dire impossible. La question de Belgique fut celle sur laquelle se concentrèrent toutes les premières négociations, et d'où dépendait le bon vouloir du gouvernement anglais. Ce pays, souffrant de beaucoup de griefs réels, et irrité à la pensée de beaucoup de griefs imaginaires, avait secoué le joug hollandais. Les troupes hollandaises, qu'un peu plus d'énergie aurait pu rendre victorieuses, s'étaient retirées de Bruxelles; les forteresses de la frontière étaient entre les mains des insurgés, et il est inutile de taire le fait qu'il y a toujours eu, qu'il y a, et qu'il y aura toujours en France un parti considérable désireux d'étendre la frontière française, et de comprendre Anvers dans le royaume de France. Mais l'Angleterre n'était pas disposée alors, et ne le sera jamais probablement, tant qu'elle aura à sa tête des hommes d'État se souciant de sa prospérité, à accepter cet arrangement. En effet, elle pensait avoir pourvu d'une manière toute particulière, par la paix de 1814, à la sécurité des provinces néerlandaises, en formant un seul royaume des provinces belges et hollandaises, et en faisant construire ou réparer des forteresses destinées à protéger ce royaume uni. Cette politique avait alors échoué, et on ne pouvait la reprendre sans soulever l'esprit guerrier et entreprenant du peuple français. D'un autre côté, l'Angleterre ne pouvait faire à la susceptibilité et à l'ambition françaises qu'un sacrifice borné. Beaucoup d'habileté était donc nécessaire de la part de tous, mais plus particulièrement de la part de l'ambassadeur français, pour éviter de blesser sérieusement les intérêts 334 d'une nation et les sentiments de l'autre. En un mot, il était nécessaire d'avoir la plus ferme prudence sans jamais changer de ligne de conduite, et, pendant tout le cours et les phases variées de ces longues négociations par lesquelles les questions pendantes arrivèrent enfin à être réglées, M. de Talleyrand persévéra avec sagesse et habileté dans le dessein qu'il avait formé d'asseoir le nouveau gouvernement français au milieu des gouvernements établis de l'Europe, par le moyen de son alliance avec la Grande-Bretagne.
L'ouverture de conférences à Londres fut l'une des mesures les plus habiles adoptées à cet effet. Là, l'ambassadeur de Louis-Philippe, agissant de concert avec le cabinet de Saint-James, fut de suite mis en contact journalier et intime avec les représentants des autres grandes puissances. Bon nombre de malentendus furent écartés, et l'on prit bon nombre de dispositions utiles, non-seulement aux questions alors agitées, mais utiles aussi au point de vue de la position générale et de la politique de l'État représenté par le vieux diplomate.
La quadruple alliance—alliance des gouvernements occidentaux et constitutionnels de l'Europe—ne fut, par le fait, que l'extension de l'alliance entre la France et l'Angleterre, et une grande preuve morale de la confiance que les parties elles-mêmes faisaient reposer sur cette alliance. La carrière diplomatique de M. de Talleyrand se termina par ce traité remarquable et populaire—traité personnifiant les meilleurs principes sur lesquels puisse se former une alliance anglo-française. 335 Ce traité conclu, M. de Talleyrand tint à quitter les affaires. Il sentait, ainsi qu'il le disait lui-même, qu'il y a entre la vie et la mort une espèce de pause, une halte qui doit être employée pour faire une bonne fin.
D'ailleurs, la retraite de lord Grey éloigna de la scène des affaires publiques en Angleterre cette génération qui, accoutumée depuis longtemps à la réputation d'un homme qui avait rempli de son nom la moitié d'un siècle, traitait à la fois sa personne et ses opinions avec le respect flatteur dû aux vieux souvenirs. Il était, relativement, étranger aux hommes du nouveau gouvernement. Il avait passé loin des affaires le temps où ceux-ci y avaient pris part et s'étaient fait leur réputation. Ils le regardaient, jusqu'à un certain point, comme usé et passé de mode: sentiments qu'il était assez perspicace pour démêler et assez susceptible pour ressentir profondément.
Il est vrai de dire que ses opinions prirent une légère teinte d'amertume par suite de certains affronts ou de certaines négligences dont il crut avoir à se plaindre pendant la dernière partie de sa mission, et l'on assure qu'après sa retraite il conseilla presque à son royal maître de considérer comme acquis les avantages recherchés par l'alliance avec l'Angleterre, et d'adopter, comme future politique de la France, les moyens de se concilier les autres puissances.
En tous cas, M. de Talleyrand, pendant sa mission en Angleterre, non-seulement fut à la hauteur de sa réputation d'autrefois, mais y ajouta considérablement. Ce qui frappait le vulgaire, et beaucoup de gens au-dessus du vulgaire, qui ne se souvenaient pas que l'homme réellement rusé cache sa ruse, c'était la manière simple, ouverte et franche dont il traitait les affaires publiques, sans aucun de ces stratagèmes mystérieux qui distinguent le nigaud qui se croit diplomate du diplomate homme d'État. En effet, étant arrivé à considérer l'alliance anglaise comme utile alors à son pays, il était convaincu que le meilleur et même le seul moyen de l'obtenir, était d'agir avec franchise et loyauté, de manière à gagner la confiance des hommes d'État anglais.
Lord Palmerston m'a raconté que ses manières dans les conférences diplomatiques étaient remarquables par leur extrême absence de prétention, sans cependant manquer d'autorité. Pendant la plus grande partie du temps, il gardait le silence, comme s'il approuvait ce qui se disait. Quelquefois, cependant, il donnait son opinion, mais il ne discutait jamais; c'était là une habitude étrangère à l'indolence naturelle qui l'accompagna dans tout le cours de sa carrière active, et il la condamnait comme inutile et impolitique. «Je discute 337 en présence d'une assemblée politique, disait-il, non parce que j'ai l'espoir d'y convaincre quelqu'un, mais parce que je désire faire connaître au monde mes opinions. Mais dans une chambre au delà de laquelle ma voix ne doit pas porter, essayer d'imposer mon opinion au lieu de celle qu'un autre est disposé à adopter, c'est l'obliger à marquer son opposition d'une manière plus formelle et plus positive, et souvent le conduire à dépasser ses instructions, à cause du désir qu'il a de montrer combien il en est pénétré.» Par conséquent, ce que M. de Talleyrand faisait pour persuader, il le faisait d'habitude à l'avance et dans un tête-à-tête qu'il s'était ménagé avec ceux qu'il devait retrouver bientôt après dans la conférence officielle, et il essayait alors d'éviter la controverse. Il avait pour habitude de mettre en avant ce qui, à son avis, était l'important, et de le présenter sous le meilleur point de vue. Napoléon le lui reprochait, disant qu'il ne pouvait concevoir qu'on trouvât M. de Talleyrand éloquent: «il tournait toujours sur la même idée.» Mais c'était son système, comme celui de Fox, qui trouvait que c'était là le grand principe de l'orateur qui désirait produire une impression durable. Toutefois, il avait pour habitude de demander que l'on insérât, dans l'acte diplomatique qu'il s'agissait de rédiger et sur lequel portait la discussion, tel ou tel mot, telle ou telle phrase dont il avait généralement étudié la portée et calculé l'effet, et on autorisait généralement cette insertion à cause du peu d'importance qu'il paraissait y attacher. Il y avait dans ce mode d'action silencieux 338 quelque chose qui désappointait ceux qui s'attendaient à un usage plus fréquent des armes brillantes que le célèbre homme d'esprit passait pour savoir si bien manier. Mais dans le cercle social auquel il désirait plaire, ou auprès de l'individu isolé qu'il voulait séduire, l'effet de son éloquence originale dépassait généralement l'attente.
M. de Bacourt, qui fut secrétaire de son ambassade à Londres, m'a raconté «que M. de Talleyrand écrivait rarement une dépêche entière,» mais qu'une variété de petits mémorandums et de petites phrases se trouvaient généralement dans son portefeuille. Lorsqu'on avait à traiter la question à laquelle se rapportaient ces notes, elles faisaient leur apparition, elles étaient confiées au secrétaire, et M. de Talleyrand lui donnait une idée du sens général du document qu'il avait à composer, et lui disait comment il devait introduire les phrases auxquelles il tenait. Enfin, la dépêche était revue par M. de Talleyrand, qui lui donnait un ton général prouvant qu'elle provenait de l'ambassadeur et non de ses secrétaires. M. de Talleyrand était fidèle à cette règle: qu'un chef supérieur ne doit jamais rien faire de ce qu'un subalterne peut faire pour lui. «Il faudrait toujours,» disait-il, «avoir du temps de reste, et il vaut mieux remettre au lendemain ce que l'on ne peut faire aujourd'hui bien et facilement, que de faire les choses avec cette précipitation qui résulte de ce qu'on sent qu'on a trop à faire.»
J'ai fait le portrait de M. de Talleyrand comme jeune homme. Vers la fin de sa vie, ses portraits les plus 339 ordinaires sont assez ressemblants. Sa tête, abondamment pourvue de cheveux, paraissait grosse et était profondément enfoncée entre de larges épaules. Sa physionomie était pâle et grave; il avait la lèvre inférieure un peu saillante, et sa bouche souriait comme instantanément et instinctivement, d'un sourire qui était sarcastique, sans être méchant. Il parlait peu en société, se contentant d'émettre de temps en temps quelque opinion ressemblant fort à une épigramme, et qui produisait son effet tout autant à cause de la manière dont il l'introduisait, qu'à cause de son mérite intrinsèque. En réalité, c'était un acteur, mais un acteur possédant tant d'aisance et de nonchalance qu'il ne semblait jamais plus naturel qu'au moment où il jouait son rôle.
Ses célèbres bons mots, dont j'ai déjà cité quelques-uns, sont maintenant rebattus, surtout les meilleurs. Je me hasarderai cependant à en mentionner encore quelques-uns qui me reviennent à l'esprit en ce moment même, et qui sont remarquables parce qu'ils expriment une opinion sur un individu ou une situation. Le comte d'Artois aurait désiré assister aux conseils de Louis XVIII. M. de Talleyrand s'y opposa. Le comte d'Artois, offensé, se plaignit au ministre. «Un jour,» dit M. de Talleyrand, «Votre Majesté me remerciera pour ce qui déplaît à Votre Altesse Royale.»
M. de Chateaubriand n'était pas en faveur auprès de M. de Talleyrand. Celui-ci le traitait d'écrivain affecté, et d'homme politique impossible. Quand les Martyrs firent leur première apparition et furent dévorés par 340 le public avec une avidité à laquelle les libraires ne pouvaient satisfaire, M. de Fontanes, après avoir fait de ce livre des éloges exagérés, finit son compte rendu de l'ouvrage en disant qu'Eudore et Cymodocée étaient précipités dans l'arène et dévorés «par les bêtes.» «Comme l'ouvrage,» dit M. de Talleyrand.
Quelqu'un disant que Fouché avait un grand mépris pour l'espèce humaine: «C'est vrai,» dit M. de Talleyrand, «cet homme s'est beaucoup étudié.»
Quelques personnes ont un certain pressentiment naturel qui les porte à deviner quel sera leur successeur et un jour que quelqu'un, un peu avant la nomination du duc de Richelieu, gouverneur d'Odessa, au poste de premier ministre du cabinet français, demandait à M. de Talleyrand s'il croyait que le duc fût réellement capable de gouverner la France, il répondit, à la grande surprise de celui qui lui avait posé la question: «Très-certainement;» ajoutant au bout d'un instant: «Personne ne connaît mieux la Crimée.»
Une dame, profitant du privilége de son sexe, parlait avec violence de la défection du duc de Raguse: «Mon Dieu, madame,» dit M. de Talleyrand, «tout cela ne prouve qu'une chose, c'est que sa montre avançait, et que tout le monde était à l'heure.» Quelqu'un qui soutenait fort la chambre des pairs, alors que le mérite de cette chambre paraissait fort douteux, dit: «Là, au moins, vous trouvez des consciences.» «Ah! oui,» dit M. de Talleyrand, «beaucoup, beaucoup de consciences. Sémonville, par exemple, en a au moins deux.»
341 Louis XVIII, parlant de M. de Blacas avant que M. de Talleyrand eût exprimé aucune opinion sur son compte, dit: «Ce pauvre Blacas, il aime la France, il m'aime, mais on dit qu'il est suffisant.» «Ah! oui, sire, suffisant et insuffisant.»
Nous pourrions prolonger presque indéfiniment cette liste de bons mots auxquels M. de Talleyrand doit sa réputation populaire et traditionnelle, plutôt encore qu'il ne la doit à ses nombreux services et à ses talents exceptionnels; mais, par le fait, ces bons mots appartiennent à la conversation des salons, où il brilla, tout aussi bien qu'ils lui appartiennent à lui-même.
En quittant l'Angleterre, il dit adieu, non-seulement à la diplomatie, mais à la vie publique, et passa le reste de ses jours à jouir de la situation la plus élevée et de la société la plus agréable et la plus cultivée que son pays pût lui offrir.
Ce serait maintenant le moment, selon l'opinion du philosophe grec, d'apprécier sa fortune et ses talents; car sa carrière était terminée, et si les vieillards recherchaient son salon comme le foyer auprès duquel ils retrouvaient leurs plus chers et leurs plus brillants souvenirs, les jeunes gens le recherchaient aussi afin d'avoir le privilége de juger, de contrôler leurs propres opinions, en profitant de l'expérience de «l'homme 342 politique» qui avait traversé tant de vicissitudes et avait foulé aux pieds avec tant d'aisance insouciante et hautaine les ruines de plusieurs gouvernements, à la chute desquels il avait assisté. Quant à lui, avec cette calme présence d'esprit qui le caractérisait, et bien persuadé qu'il n'y avait que peu d'années entre lui et la tombe, il employait ce peu d'années à poursuivre un des buts qu'il tenait le plus à atteindre et qu'il avait le plus constamment poursuivis, à disposer en sa faveur la génération qui allait lui succéder, et à expliquer, à ceux qui lui semblaient posséder l'oreille de cette génération naissante, les plus sombres passages de sa brillante carrière. Il dit un jour à M. de Montalivet, personnage distingué qui me l'a depuis raconté: «Votre père était impérialiste, et vous m'en voulez, parce que vous croyez que j'ai abandonné l'empereur. Je ne suis jamais resté fidèle à quelqu'un que tout autant que ce quelqu'un a lui-même été fidèle aux règles du sens commun. Mais si vous voulez bien juger toutes mes actions d'après cette grande règle, vous serez obligé de reconnaître que j'ai été extraordinairement conséquent; et où trouverait-on un être assez avili, ou un citoyen assez indigne pour soumettre son intelligence ou sacrifier son pays à un individu quel qu'il soit, quelque bien né ou quelque bien doué qu'il puisse être?»
Et réellement ces quelques mots renferment la théorie de M. de Talleyrand; théorie d'où est sortie l'école qui, sans adhérer strictement au principe que le sens commun doit être la pierre de touche de l'obéissance, 343 s'incline devant toute autorité avec un sourire et un haussement d'épaules et s'en tire par cette phrase bien connue: «La France avant tout.»
Dans l'intention évidente de dire au monde une sorte d'adieu imposant, il parut à la tribune de l'Institut très-peu de temps avant sa dernière maladie. Il choisit pour sujet de son essai M. Reinhard, qui avait longtemps servi sous lui, qui venait de mourir, et qui avait avec lui certains traits de ressemblance, dont le premier était qu'ils avaient tous les deux reçu une éducation ecclésiastique. Le discours est intéressant à cet égard, et aussi en tant que revue des différentes branches du service diplomatique, et des devoirs qui se rattachent à chacune de ces branches, et c'est comme une espèce de legs fait par l'orateur à cette profession dont il avait si longtemps été l'ornement.
«Messieurs,
«J'étais en Amérique lorsque l'on eut la bonté de me nommer membre de l'Institut, et de m'attacher à la classe des sciences morales et politiques, à laquelle j'ai, depuis son origine, l'honneur d'appartenir.
«A mon retour en France, mon premier soin fut de me rendre à ses séances, et de témoigner aux personnes qui la composaient alors, et dont plusieurs nous 344 ont laissé de justes regrets, le plaisir que j'avais de me trouver un de leurs collègues. A la première séance à laquelle j'assistai, on renouvelait le bureau et on me fit l'honneur de me nommer secrétaire. Le procès-verbal que je rédigeai pendant six mois avec autant de soin que je le pouvais, portait, peut-être un peu trop, le caractère de ma déférence; car j'y rendais compte d'un travail qui m'était fort étranger. Ce travail, qui sans doute avait coûté bien des recherches, bien des veilles à un de nos plus savants collègues, avait pour titre: Dissertation sur les lois ripuaires. Je fis aussi, à la même époque, dans nos assemblées publiques, quelques lectures que l'indulgence, qui m'était accordée alors, a fait insérer dans les mémoires de l'Institut. Depuis cette époque, quarante années se sont écoulées, durant lesquelles cette tribune m'a été comme interdite, d'abord par beaucoup d'absences, ensuite par des fonctions auxquelles mon devoir était d'appartenir tout entier; je dois dire aussi, par la discrétion que les temps difficiles exigent d'un homme livré aux affaires, et enfin, plus tard, par les infirmités que la vieillesse amène d'ordinaire avec elle, ou du moins qu'elle aggrave toujours.
«Mais aujourd'hui j'éprouve le besoin, et je regarde comme un devoir de m'y présenter une dernière fois, pour que la mémoire d'un homme connu dans toute l'Europe, d'un homme que j'aimais, et qui, depuis la formation de l'Institut, était notre collègue, reçoive ici un témoignage public de notre estime et de nos regrets. Sa position et la mienne me mettent dans le cas de révéler 345 plusieurs de ses mérites. Son principal, je ne dis pas son unique titre de gloire, consiste dans une correspondance de quarante années nécessairement ignorée du public, qui, très-probablement, n'en aura jamais connaissance. Je me suis dit: «Qui en parlera dans cette enceinte? Qui sera surtout dans l'obligation d'en parler, si ce n'est moi, qui en ai reçu la plus grande part, à qui elle fut toujours si agréable, et souvent si utile dans les fonctions ministérielles que j'ai eu à remplir sous trois règnes... très-différents?»
«Le comte Reinhard avait trente ans, et j'en avais trente-sept quand je le vis pour la première fois. Il entrait aux affaires avec un grand fonds de connaissances acquises; il savait bien cinq ou six langues dont les littératures lui étaient familières; il eût pu se rendre célèbre comme poëte, comme historien, comme géographe, et c'est en cette qualité qu'il fut membre de l'Institut, dès que l'Institut fut créé.
«Il était déjà à cette époque, membre de l'Académie des sciences de Gœttingen. Né et élevé en Allemagne, il avait publié dans sa jeunesse quelques pièces de vers qui l'avaient fait remarquer par Gessner, par Wieland, par Schiller. Plus tard, obligé pour sa santé de prendre les eaux de Carlsbad, il eut le bonheur d'y trouver et d'y voir souvent le célèbre Gœthe, qui apprécia assez son goût et ses connaissances pour désirer d'être averti par lui de tout ce qui faisait quelque sensation dans la littérature française. M. Reinhard le lui promit: les engagements de ce genre, entre les 346 hommes d'un ordre supérieur, sont toujours réciproques et deviennent bientôt des liens d'amitié. Ceux qui se formèrent entre M. Reinhard et Gœthe donnèrent lieu à une correspondance que l'on imprime aujourd'hui en Allemagne.
«On y verra, qu'arrivé à cette époque de la vie où il faut définitivement choisir un état, M. Reinhard fit sur lui-même, sur ses goûts, sur sa position et sur celle de sa famille un retour sérieux qui précéda sa détermination, et alors, chose remarquable pour le temps, à des carrières où il eût pu être indépendant, il en préféra une où il ne pouvait l'être. C'est à la carrière diplomatique qu'il donna la préférence, et il fit bien: propre à tous les emplois de cette carrière, il les a successivement tous remplis, et tous avec distinction.
«Je hasarderai de dire ici que ses études premières l'y avaient heureusement préparé. Celle de la théologie surtout, où il se fit remarquer dans le séminaire de Denkendorf et dans celui de la faculté protestante de Tübingen, lui avait donné une force et en même temps une souplesse de raisonnement que l'on retrouve dans toutes les pièces qui sont sorties de sa plume. Et pour m'ôter à moi-même la crainte de me laisser aller à une idée qui pourrait paraître paradoxale, je me sens obligé de rappeler ici les noms de plusieurs de nos grands négociateurs, tous théologiens, et tous remarqués par l'histoire comme ayant conduit les affaires politiques les plus importantes de leur temps: le cardinal chancelier Duprat, aussi versé dans le droit canon que dans le droit civil, et qui fixa avec Léon X les 347 bases du concordat dont plusieurs dispositions subsistent encore aujourd'hui; le cardinal d'Ossat, qui, malgré les efforts de plusieurs grandes puissances, parvint à réconcilier Henri IV avec la cour de Rome. Le recueil de lettres qu'il a laissé est encore prescrit aujourd'hui aux jeunes gens qui se destinent à la carrière politique; le cardinal de Polignac, théologien, poëte et négociateur, qui, après tant de guerres malheureuses, sut conserver à la France, par le traité d'Utrecht, les conquêtes de Louis XIV.
«C'est aussi au milieu de livres de théologie qu'avait été commencée par son père, devenu évêque de Gap, l'éducation de M. de Lyonne, dont le nom vient de recevoir un nouveau lustre par une récente et importante publication.
«Les noms que je viens de citer me paraissent suffire pour justifier l'influence qu'eurent, dans mon opinion, sur les habitudes d'esprit de M. Reinhard, les premières études vers lesquelles l'avait dirigé l'éducation paternelle.
«Les connaissances à la fois solides et variées qu'il y avait acquises l'avaient fait appeler à Bordeaux pour remplir les honorables et modestes fonctions de précepteur dans une famille protestante de cette ville. Là, il se trouva naturellement en relation avec des hommes dont le talent, les erreurs et la mort jetèrent tant d'éclat sur notre première assemblée législative. M. Reinhard se laissa facilement entraîner par eux à s'attacher au service de la France.
«Je ne m'astreindrai point à le suivre pas à pas à 348 travers les vicissitudes dont fut remplie la longue carrière qu'il a parcourue. Dans les nombreux emplois qui lui furent confiés, tantôt d'un ordre élevé, tantôt d'un ordre inférieur, il semblerait y avoir une sorte d'incohérence, et comme une absence de hiérarchie que nous aurions aujourd'hui de la peine à comprendre. Mais à cette époque, il n'y avait pas plus de préjugés pour les places qu'il n'y en avait pour les personnes. Dans d'autres temps, la faveur, quelquefois le discernement, appelaient à toutes les situations éminentes. Dans le temps dont je parle, bien ou mal, toutes les situations étaient conquises. Un pareil état de choses mène bien vite à la confusion.
«Aussi, nous voyons M. Reinhard, premier secrétaire de la légation à Londres; occupant le même emploi à Naples; ministre plénipotentiaire auprès des villes anséatiques, Hambourg, Brême et Lubeck; chef de la troisième division au département des affaires étrangères; ministre plénipotentiaire à Florence; ministre des relations extérieures; ministre plénipotentiaire en Helvétie; consul général à Milan; ministre plénipotentiaire près le cercle de basse Saxe; président dans les provinces turques au delà du Danube, et commissaire général des relations commerciales en Moldavie; ministre plénipotentiaire auprès du roi de Westphalie; directeur de la chancellerie du département des affaires étrangères; ministre plénipotentiaire auprès de la diète germanique et de la ville libre de Francfort, et, enfin, ministre plénipotentiaire à Dresde.
«Que de places, que d'emplois, que d'intérêts confiés 349 à un seul homme, et cela à une époque où les talents paraissaient devoir être d'autant moins appréciés que la guerre semblait, à elle seule, se charger de toutes les affaires!
«Vous n'attendez donc pas de moi, messieurs, qu'ici je vous rende compte en détail, et date par date, de tous les travaux de M. Reinhard dans les différents emplois dont vous venez d'entendre l'énumération. Il faudrait faire un livre.
«Je ne dois parler devant vous que de la manière dont il comprenait les fonctions qu'il avait à remplir, qu'il fût chef de division, ministre ou consul.
«Quoique M. Reinhard n'eût point alors l'avantage qu'il aurait eu quelques années plus tard, de trouver sous ses yeux d'excellents modèles, il savait déjà combien de qualités, et de qualités diverses, devaient distinguer un chef de division des affaires étrangères. Un tact délicat lui avait fait sentir que les mœurs d'un chef de division devaient être simples, régulières, retirées; qu'étranger au tumulte du monde, il devait vivre uniquement pour les affaires et leur vouer un secret impénétrable; que, toujours prêt à répondre sur les faits et sur les hommes, il devait avoir sans cesse présents à la mémoire tous les traités, connaître historiquement leurs dates, apprécier avec justesse leurs côtés forts et leurs côtés faibles, leurs antécédents et leurs conséquences; savoir, enfin, les noms des principaux négociateurs, et même leurs relations de famille; que, tout en faisant usage de ces connaissances, il devait prendre garde à inquiéter l'amour-propre 350 toujours si clairvoyant du ministre, et qu'alors même qu'il l'entraînait à son opinion, son succès devait rester dans l'ombre; car il savait qu'il ne devait briller que d'un éclat réfléchi; mais il savait aussi que beaucoup de considération s'attachait naturellement à une vie aussi pure et aussi modeste.
«L'esprit d'observation de M. Reinhard ne s'arrêtait point là; il l'avait conduit à comprendre combien la réunion des qualités nécessaires à un ministre des affaires étrangères est rare. Il faut, en effet qu'un ministre des affaires étrangères soit doué d'une sorte d'instinct qui, l'avertissant promptement, l'empêche, avant toute discussion, de jamais se compromettre. Il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable; d'être réservé avec les formes de l'abandon, d'être habile jusque dans le choix de ses distractions; il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve; en un mot, il ne doit pas cesser un moment, dans les vingt-quatre heures, d'être ministre des affaires étrangères.
«Cependant, toutes ces qualités, quelque rares qu'elles soient, pourraient n'être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici, pour détruire un préjugé assez généralement répandu: non, la diplomatie n'est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c'est surtout dans les transactions politiques, car c'est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse. La bonne foi 351 n'autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve; et la réserve a cela de particulier, c'est qu'elle ajoute à la confiance.
«Dominé par l'honneur et l'intérêt du prince, par l'amour de la liberté, fondé sur l'ordre et sur les droits de tous, un ministre des affaires étrangères, quand il sait l'être, se trouve ainsi placé dans la plus belle situation à laquelle un esprit élevé puisse prétendre.
«Après avoir été un ministre habile, que de choses il faut encore savoir pour être un bon consul! Car les attributions d'un consul sont variées à l'infini; elles sont d'un genre tout différent de celles des autres employés des affaires étrangères. Elles exigent une foule de connaissances pratiques pour lesquelles une éducation particulière est nécessaire. Les consuls sont dans le cas d'exercer, dans l'étendue de leur arrondissement, vis-à-vis de leurs compatriotes, les fonctions de juges, d'arbitres, de conciliateurs; souvent ils sont officiers de l'état civil; ils remplissent l'emploi de notaires, quelquefois celui d'administrateur de la marine; ils surveillent et constatent l'état sanitaire; ce sont eux qui, par leurs relations habituelles, peuvent donner une idée juste et complète de la situation du commerce, de la navigation et de l'industrie particulière au pays de leur résidence. Aussi M. Reinhard, qui ne négligeait rien pour s'assurer de la justesse des informations qu'il était dans le cas de donner à son gouvernement, et des décisions qu'il devait prendre comme agent politique, comme agent consulaire, administrateur de la marine, avait-il fait une étude 352 approfondie du droit des gens et du droit maritime. Cette étude l'avait conduit à croire qu'il arriverait un temps où, par des combinaisons habilement préparées, il s'établirait un système général de commerce et de navigation, dans lequel les intérêts de toutes les nations seraient respectés, et dont les bases fussent telles que la guerre elle-même n'en pût altérer le principe, dût-elle suspendre quelques-unes de ses conséquences. Il était aussi parvenu à résoudre avec sûreté et promptitude toutes les questions de change, d'arbitrage, de conversion de monnaies, de poids et mesures, et tout cela sans que jamais aucune réclamation se soit élevée contre les informations qu'il avait données et contre les jugements qu'il avait rendus. Il est vrai aussi que la considération personnelle qu'il l'a suivi dans toute sa carrière donnait du poids à son intervention dans toutes les affaires dont il se mêlait et à tous les arbitrages sur lesquels il avait à prononcer.
«Mais, quelque étendues que soient les connaissances d'un homme, quelque vaste que soit sa capacité, être un diplomate complet est bien rare; et cependant M. Reinhard l'aurait peut-être été, s'il eût eu une qualité de plus; il voyait bien, il entendait bien; la plume à la main, il rendait admirablement compte de ce qu'il avait vu, de ce qui lui avait été dit. Sa parole écrite était abondante, facile, spirituelle, piquante; aussi, de toutes les correspondances diplomatiques de mon temps, il n'y en avait aucune à laquelle l'empereur Napoléon, qui avait le droit et le 353 besoin d'être difficile, ne préférât celle du comte Reinhard. Mais ce même homme qui écrivait à merveille s'exprimait avec difficulté. Pour accomplir ses actes, son intelligence demandait plus de temps qu'elle n'en pouvait obtenir dans la conversation. Pour que sa parole interne pût se reproduire facilement, il fallait qu'il fût seul et sans intermédiaire.
«Malgré cet inconvénient réel, M. Reinhard réussit toujours à faire, et à bien faire, tout ce dont il était chargé. Où donc trouvait-il ses moyens de réussir, où prenait-il ses inspirations?
«Il les prenait, messieurs, dans un sentiment vrai et profond qui gouvernait toutes ses actions, dans le sentiment du devoir. On ne sait pas assez tout ce qu'il y a de puissance dans ce sentiment. Une vie tout entière au devoir est bien aisément dégagée d'ambition. La vie de M. Reinhard était uniquement employée aux fonctions qu'il avait à remplir, sans que jamais chez lui il y eût trace de calcul personnel ni de prétention à quelque avancement précipité.
«Cette religion du devoir, à laquelle M. Reinhard fut fidèle toute sa vie, consistait en une soumission exacte aux instructions et aux ordres de ses chefs; dans une vigilance de tous les moments, qui, jointe à beaucoup de perspicacité, ne les laissait jamais dans l'ignorance de ce qu'il leur importait de savoir; en une rigoureuse véracité dans tous ses rapports, qu'ils dussent être agréables ou déplaisants; dans une discrétion impénétrable, dans une régularité de vie qui appelait la confiance et l'estime; dans une représentation 354 décente, enfin dans un soin constant à donner aux actes de son gouvernement la couleur et les explications que réclamait l'intérêt des affaires qu'il avait à traiter.
«Quoique l'âge eût marqué pour M. Reinhard le temps du repos, il n'aurait jamais demandé sa retraite, tant il avait crainte de montrer de la tiédeur à servir dans une carrière qui avait été celle de toute sa vie.
«Il a fallu que la bienveillance royale, toujours si attentive, fût prévoyante pour lui, et donnât à ce grand serviteur de la France la situation la plus honorable en l'appelant à la chambre des pairs.
«M. le comte Reinhard n'a pas joui assez longtemps de cet honneur, et il est mort presque subitement le 25 décembre 1837.
«M. Reinhard s'était marié deux fois. Il a laissé du premier lit un fils qui est aujourd'hui dans la carrière politique. Au fils d'un tel père, tout ce qu'on peut souhaiter de mieux, c'est de lui ressembler.»
Les forces vitales, qu'une longue existence avait épuisées de toutes sortes de manières, semblèrent alors ne plus pouvoir se prêter à la lutte.
Une maladie, qui s'était déjà annoncée et qui, à l'âge du prince Talleyrand, ne pouvait manquer d'être mortelle, prit alors un caractère plus redoutable.
Une opération fut conseillée. Le prince s'y soumit, et la supporta avec un courage qui surprit ceux-là même qui connaissaient le mieux le stoïcisme qu'il professait en toute occasion et dont il faisait habituellement 355 preuve. Mais des symptômes dangereux se manifestèrent bientôt, et son médecin crut devoir l'avertir que sa maladie pourrait bien être mortelle. Il fut poussé à cette démarche par la famille du noble malade qui désirait vivement qu'il eût, avant de mourir, fait sa paix avec l'Église, et lorsque M. de Talleyrand fut convaincu qu'il ne pouvait se remettre, il consentit à tout ce qui lui fut demandé à ce point de vue, comme l'on consent à accorder une faveur qui ne peut vous nuire, et qui est agréable à ceux qui vous entourent.
Une personne qui a assisté à ses derniers moments nous en fait le récit suivant: «Lorsque j'entrai dans la chambre où reposait le doyen de nos hommes d'État, il venait de tomber dans un profond sommeil, dont les médecins attendaient quelque soulagement. Il y avait une heure que j'étais arrivé, et le sommeil, ou plutôt la léthargie, se prolongeait toujours; ce fut alors curieux de remarquer, à mesure que le temps s'écoulait, l'inquiétude manifestée par ceux qui l'aimaient le mieux et qui le touchaient de plus près, à l'occasion de ce repos, qui, quoique si salutaire, pourrait se prolonger au delà de l'heure fixée pour la visite du roi; car le souverain avait tenu à rendre à M. de Talleyrand ce dernier hommage.
«Avec quelque difficulté on parvint à la fin à éveiller le malade et à lui faire comprendre de quelle cérémonie il était question, et on avait à peine réussi à le soulever et à le placer au bord du lit, lorsque Louis-Philippe entra dans l'appartement, accompagné de 356 madame Adélaïde. «Je suis très-affligé, prince, de voir que vous souffrez autant, dit le roi d'une voix basse et tremblante, rendue presque inintelligible par l'émotion qui le suffoquait.—Sire, vous êtes venu assister aux souffrances d'un mourant, et ceux qui ont de l'affection pour lui ne peuvent avoir qu'un désir, celui de les voir bientôt finir.» Ces mots furent articulés par M. de Talleyrand de ce son de voix sonore et mâle qui lui était tout particulier, et que la mort elle-même, en s'approchant, n'avait pas eu la puissance d'affaiblir.
«La visite royale, comme toutes les visites d'une nature désagréable, fut aussi courte que possible. La position était embarrassante et pénible pour tous. Après un effort et quelques paroles de consolation, Louis-Philippe se leva pour prendre congé, et même à ce moment suprême, le vieux prince de Talleyrand ne perdit pas sa présence d'esprit habituelle, mais se souvint du devoir que lui dictait l'étiquette dans le respect de laquelle il avait été élevé, savoir: présenter au souverain, d'une manière formelle, ceux qui se trouvaient en sa présence. Se soulevant donc avec peine, il nomma son médecin, son secrétaire, son valet principal, le docteur attaché à sa maison, et dit lentement: «Sire, notre maison a reçu aujourd'hui un honneur digne d'être inscrit dans nos annales, honneur dont mes successeurs se souviendront avec orgueil et reconnaissance!» Ce fut bientôt après que l'on remarqua les premiers symptômes de dissolution, et, en conséquence, toute la famille fut convoquée auprès 357 de lui. Peu de personnes furent admises dans sa chambre; mais l'appartement adjacent était encombré et offrait un spectacle étrange à côté d'un lit de mort.
«Il y avait là l'élite de la société de Paris. D'un côté, des hommes politiques vieux et jeunes, des hommes d'État aux cheveux gris, se pressaient autour du foyer et causaient avec animation; de l'autre, on remarquait un groupe de jeunes gens et de jeunes dames dont les œillades et les gracieux murmures échangés à voix basse formaient un triste contraste avec les gémissements suprêmes du mourant.
«Tout d'un coup, la conversation s'arrêta, le murmure des voix cessa. Il y eut une pause solennelle, et tous les regards se dirigèrent vers la porte lentement ouverte de la chambre du prince. Un domestique entra, les yeux gonflés et baissés, et, s'avançant vers le docteur C..., qui, comme moi, venait de chercher un instant de repos dans le salon, lui dit quelques mots bas à l'oreille. Il se leva à l'instant et entra dans la chambre du prince. La précipitation naturelle avec laquelle se fit ce mouvement, en révéla clairement la cause. Chacun s'élança à l'instant vers la porte de l'appartement dans lequel M. de Talleyrand était assis au bord de son lit, soutenu dans les bras de son secrétaire. La mort avait évidemment déjà marqué de son empreinte ce front de marbre; mais je fus cependant frappé de l'énergie encore saisissante de la physionomie. C'était comme si toute la vie, qui avait autrefois suffi à animer son être tout entier, se fût alors concentrée dans le cerveau. De temps à autre, il soulevait la 358 tête, rejetant en arrière, avec un brusque mouvement, les longues boucles grises qui gênaient sa vue; puis il regardait autour de lui, et alors, comme s'il était satisfait du résultat de son examen, un sourire passait sur ses traits, et sa tête retombait sur sa poitrine. Il vit approcher la mort sans la craindre, sans chercher à reculer, mais cependant sans affecter en aucune manière de la défier et de la dédaigner.
«S'il est vrai que c'est une consolation de mourir entouré de parents et d'amis, ses derniers sentiments à l'égard du monde qu'il quittait pour toujours durent être ceux d'une complète approbation et d'une pleine paix, car il expira le 17 mai 1838 au milieu d'une pompe royale et d'un respect universel, et de tous ceux qu'il aurait voulu lui-même rassembler autour de sa couche à cette heure dernière, aucun ne manquait à l'appel.
«L'amie de son âge mûr, la jeune et charmante idole de sa vieillesse, étaient à genoux auprès de son lit, et si les paroles de consolation murmurées par le ministre de paix n'arrivaient pas toujours jusqu'à son oreille affaiblie, c'était parce que le son en était étouffé par les sanglots, les gémissements de celles qu'il avait aimées si tendrement. Mais à peine ces yeux, dont chaque regard avait été épié si longtemps et avec un intérêt si profond, se furent-ils fermés pour toujours, que la scène changea brusquement. On aurait pu croire qu'une volée de corneilles venait subitement de prendre son essor, si grande fut la précipitation avec laquelle chacun quitta l'hôtel, dans l'espoir d'être le premier à répandre 359 la nouvelle au sein de la coterie ou du cercle particulier dont il ou elle était l'oracle. Avant la tombée de la nuit, cette chambre, plus qu'encombrée pendant toute la journée, avait été abandonnée aux serviteurs de la tombe, et, lorsque j'y entrai le soir, je trouvai ce même fauteuil, d'où le prince avait si souvent lancé en ma présence une plaisanterie courtoise ou une piquante épigramme, occupé par un prêtre loué pour la circonstance et marmottant des prières pour le repos de l'âme qui venait de s'envoler.»
M. de Talleyrand fut enterré à Valançay, dans la chapelle des sœurs de Saint-André, bâtie par lui, et dans laquelle il avait déjà placé le caveau de famille.
Sa carrière et son caractère se sont graduellement déroulés dans cette esquisse; de sorte qu'il ne nous reste que peu de chose à en dire. Ainsi que je l'ai fait observer ailleurs, cette carrière et ce caractère sont surtout l'œuvre de leur époque, et on ne peut bien les apprécier qu'en les mettant en regard de cette époque d'immoralité sociale et de constants changements politiques, qu'en se plaçant à ce point de vue. Quelques-uns de ses défauts étaient tellement inhérents à cette époque, que, bien qu'ils aient justement mérité d'être blâmés (le vice et la vertu étant indépendants de l'habitude 360 et de l'exemple), on peut aussi admettre les circonstances atténuantes.
Quant à la variété des rôles politiques qu'il joua dans les différentes scènes du grand drame de ce demi-siècle, nous voyons tous les jours des changements si extraordinaires et si brusques chez les hommes publics les plus respectables de notre temps, et même de notre pays, qu'il serait absurde de ne pas reconnaître que, lorsque les années s'écoulent rapidement à travers des événements si changeants, nous devons nous attendre à voir ceux dont la carrière y est engagée adopter brusquement des opinions différentes. Les caractères conséquents et tout d'une pièce ne se trouvent qu'au moyen âge.
Au commencement de la grande Révolution de 1789, M. de Talleyrand embrassa en politique le parti libéral; beaucoup de personnes de son rang et de sa profession ne firent pas comme lui, mais plusieurs des plus illustres l'imitèrent, et avec les meilleurs motifs. Quelque temps s'écoula; la monarchie fut renversée; un règne de démence et de terreur lui succéda; et surgissant en quelque sorte du sein de cette obscurité sanguinaire, des hommes commençaient à distinguer quelques éléments d'ordre, qu'ils cherchaient à grouper sous le nom de gouvernement républicain.
Nous qui avons vu de nos propres yeux des Français d'un rang élevé et généralement regardés comme des gens honorables, amis personnels d'un souverain déposé, devenus républicains quelques jours seulement après sa chute, et quelques années plus tard les serviteurs 361 confidentiels d'une autre dynastie, nous ne pouvons juger avec grande sévérité un Français qui, revenant en France au moment où M. de Talleyrand y revint, consentit à servir le Directoire. Nous ne pouvons pas non plus nous étonner, de ce que, lorsqu'il devint évident que sous le Directoire les choses marchaient de nouveau vers cet état de terreur et de confusion dont l'horrible souvenir était encore si vivant, M. de Talleyrand se laissa aller à préférer le gouvernement d'un homme à l'absence de tout gouvernement, l'organisation de la société sous un despotisme temporaire à sa décomposition radicale et complète. Plus tard, la licence et le désordre étant vaincus, des idées de liberté modérée et régulière se développèrent; le dictateur fit alors l'effet d'un tyran, et le soldat couronné par la victoire ne fut plus qu'un hardi joueur qui avait gagné jusqu'ici au jeu des batailles. Ce soldat convertit la nation en une armée, et son armée fut battue: alors, M. de Talleyrand aida à ressusciter cette nation, et à lui donner la charpente d'un système constitutionnel, sous un monarque légitime; c'était en réalité presque le même système que trente-cinq ans auparavant il aurait voulu voir établir. Les années s'écoulèrent, semblant démontrer la vérité de ce vieil adage, que «les Restaurations sont impossibles.» Le royal émigré, dont on a dit avec raison qu'il n'avait rien oublié ni rien appris pendant ses malheurs, ne s'était pas suffisamment pénétré de l'esprit de la nouvelle société qui s'était formée depuis sa jeunesse, et qui n'avait ni les dispositions ni les habitudes desquelles 362 il voulait se prévaloir pour faire marcher la monarchie. Les vues de Charles X créèrent des défiances que ses actes, grandement exagérés par ces défiances, justifiaient à peine. Mais on savait qu'il pensait que la liberté publique dépendait uniquement de sa volonté, et cela rendait dangereuse la moindre tentative faite pour restreindre cette liberté.
La couronne tomba dans les ruisseaux de Paris. Le gouvernement qui ressemblerait le plus à celui qui avait été renversé était encore une monarchie avec un monarque emprunté, lui aussi, à la famille de celui qui avait été déposé, mais consentant à accepter son trône comme un don de la nation française et ne pouvant y prétendre en vertu d'un droit légitime. M. de Talleyrand contribua à former ce gouvernement.
On ne peut dire qu'en cette occasion il se soit départi de ses principes, bien qu'il ait changé de souverain.
Réellement, en envisageant avec calme et sans passion chacune des époques que je viens ainsi de passer en revue, il me semble impossible qu'aucun homme sensé et modéré puisse nier que M. de Talleyrand, dans chacun de ces cas, n'ait pris le parti que conseillaient le bon sens et la modération. On ne peut pas dire qu'il ait jamais agi avec désintéressement dans aucun des changements variés de sa longue carrière; mais, cependant, on peut affirmer que chaque fois qu'il accepta le pouvoir il rendit un service réel à la cause qu'il épousa, et même à son pays.
Il est impossible de contester que, lors du premier établissement de quelque chose ressemblant sous la 363 République à l'ordre et à un gouvernement régulier, les relations de la France avec les puissances étrangères furent considérablement améliorées par le choix que l'on fit comme ministre des affaires étrangères d'un homme de la naissance, des capacités et des talents bien connus de M. de Talleyrand. On ne peut nier non plus que pendant le Consulat et la première période de l'Empire, l'expérience, la sagacité et le tact du diplomate accompli n'aient été éminemment utiles au guerrier jeune, ardent et mal élevé que son fier génie avait placé à la tête de l'État. L'assistance de M. de Talleyrand fut inestimable pour Louis XVIII, quand ce souverain recouvra son trône, et Louis-Philippe dut en grande partie, à la mission que M. de Talleyrand consentit à accepter pour Londres, le respect qui fut accordé si promptement, par les gouvernements étrangers, à son autorité acquise en un jour. Il faut encore que je répète ici ce sur quoi j'ai déjà appelé l'attention. Aucun parti n'eut jamais à se plaindre de la trahison ou de l'ingratitude de cet homme d'État, que l'on a si souvent flétri du titre d'inconstant. La ligne de conduite qu'il suivit aux différentes périodes de sa vie si remplie d'événements fut celle que lui traçait naturellement la position dans laquelle il se trouvait, et celle qu'amis et ennemis attendaient de lui. Ceux qu'il abandonna, ce fut après s'être d'abord opposé à leur politique, ceux dont les vues étaient condamnées par l'ordre le plus élevé des intérêts de son pays; alors seulement commençait son hostilité. On peut trouver assez généralement la règle de 364 sa conduite et la cause de son succès dans sa maxime profonde et bien connue, que: «les pensées du plus grand nombre des personnes intelligentes d'un temps, ou d'un pays, sont destinées d'une manière certaine, après plus ou moins de fluctuations, à devenir à la fin l'opinion publique de leur siècle ou de leur société.»
Toutefois, il faut reconnaître que, pour une nature droite, il y a quelque chose de déplaisant dans l'histoire d'un homme d'État qui a servi différents maîtres et différents systèmes, se faisant le champion de chaque cause au moment où elle triomphait. La raison peut excuser, expliquer ou défendre une telle versatilité; mais aucune sympathie généreuse ne nous pousse à y applaudir ou à en faire l'éloge.
Le talent particulier, saillant de M. de Talleyrand, ainsi que je l'ai montré plus d'une fois, était son tact; l'art de saisir tout d'abord le point important d'une affaire, le trait particulier du caractère d'un individu, le génie et la tendance d'une époque! Ses autres qualités venaient s'ajouter à cette qualité dominante, mais elles étaient d'un ordre et d'un degré inférieurs.
Sa grande chance fut d'avoir été absent de France pendant les horreurs du comité de salut public; son grand mérite, d'avoir servi les gouvernements au moment où, en les servant, il servait les intérêts généraux. Son grand défaut, ce fut un amour effréné de l'argent, ou plutôt une absence complète de scrupule quant à la manière dont il l'obtenait. Je n'ai jamais entendu de justification bien claire de sa grande fortune, quoique 365 l'explication que, dit-on, il en donna à Bonaparte: «J'ai acheté des fonds publics la veille du 18 brumaire et je les ai revendus le lendemain» ne manque ni d'esprit ni d'à propos. Son grand malheur fut d'avoir été ministre des affaires étrangères au moment de l'exécution du duc d'Enghien; et la partie la plus inexplicable de sa conduite, la déclaration qu'il fit en Angleterre qu'il n'avait rien à voir avec le gouvernement provisoire de Danton, et la déclaration de M. de Chénier à Paris, déclaration confirmée plus tard par M. de Talleyrand lui-même, qu'il était allé en Angleterre en qualité d'agent de Danton.
Un extrait du Moniteur du 27 mai 1838, page 1412, citant un extrait de la Gazette des tribunaux, vaut la peine d'être inséré ici:
«Nous avons dit qu'à la suite du testament du prince de Talleyrand se trouvait une sorte de manifeste, dans lequel le célèbre diplomate exposait les principes qui l'avaient guidé dans sa vie politique, et exprimait sa manière de voir à l'égard de certains événements.
«Voici, d'après les renseignements que nous avons recueillis, ce que contient en substance cette déclaration, qui porte la date de 1836, et qui, conformément au vœu du testateur, a été lue à la famille et à ses amis assemblés.
«Le prince déclare qu'avant tout et à tout, il a préféré les vrais intérêts de la France.
«S'expliquant sur la part qu'il a prise à la rentrée des Bourbons en 1814, il dit que, dans son opinion, 366 les Bourbons ne remontaient pas sur le trône en vertu d'un droit héréditaire et préexistant, et il donne même à entendre que ses conseils et ses avis ne leur manquèrent pas pour les éclairer sur leur vraie position, et sur la conduite qu'ils devaient tenir en conséquence.
«Il repousse le reproche d'avoir trahi Napoléon: s'il l'a abandonné, c'est lorsqu'il reconnut qu'il ne pouvait plus confondre, comme il l'avait fait jusqu'alors, la France et l'Empereur dans une même affection; ce ne fut pas sans un vif sentiment de douleur, car il lui devait à peu près toute sa fortune; il engage ses héritiers à ne jamais l'oublier, à le répéter à leurs enfants, et ceux-ci à ceux qui naîtront d'eux, afin, dit-il, que si quelque jour un homme du nom de Bonaparte se trouvait dans le besoin, ils s'empressassent de lui donner aide, secours et assistance.
«Répondant à ceux qui lui reprochent d'avoir servi successivement tous les gouvernements, il déclare qu'il ne s'en est fait aucun scrupule, et qu'il a agi ainsi, guidé par cette pensée que, dans quelque situation que fût un pays, il y avait toujours moyen de lui faire du bien, et que c'était à opérer ce bien que devait s'appliquer un homme d'État.»
A supposer que le testament, dont il est parlé ici, existe, c'est un fait très-curieux; et le témoignage de reconnaissance offert à la famille de Bonaparte est d'autant plus honorable que Talleyrand ne pouvait alors avoir en vue aucune idée de récompense.
367 Quant à l'apologie qu'il présente pour avoir servi toutes les dynasties et toutes les causes, elle ne peut pas s'appliquer à un pays où les hommes publics ont le pouvoir, n'étant plus au gouvernement, de renverser un mauvais gouvernement, comme ils ont, étant au pouvoir, les moyens de faire prospérer un bon gouvernement.
Je terminerai par l'appréciation d'un de mes amis de France, qui a ainsi résumé plusieurs de mes propres observations: «Enfin, chez M. de Talleyrand, l'aménité et la raison remplaçaient le cœur et la conscience. Avec bien des défauts qui ont terni sa réputation, il avait toutes les qualités qui devaient faire prospérer son ambition. Ses talents, qu'il a employés constamment pour son propre avantage, il les a employés presque aussi constamment pour le bien public. Beaucoup attaqué et peu défendu par ses contemporains, il n'en restera pas moins pour la postérité un des hommes les plus aimables de son temps et un des citoyens les plus illustres de son pays.»
Essai sur les avantages à retirer de colonies nouvelles dans les circonstances présentes, par le Citoyen Talleyrand. Lu à la séance publique de l'Institut national, le 25 messidor, an V.
Les hommes qui ont médité sur la nature des rapports qui unissent les métropoles aux colonies, ceux qui sont accoutumés à lire de loin les événements politiques dans leurs causes, prévoyaient depuis longtemps que les colonies américaines se sépareraient un jour de leurs métropoles, et, par une tendance naturelle que les vices des Européens n'ont que trop accélérée, ou se réuniront entre elles, ou s'attacheront au continent qui les avoisine; ainsi le veut cette force de choses qui fait la destinée des États, et à laquelle rien ne résiste.
Si de tels événements sont inévitables, il faut du moins en retarder l'époque et mettre à profit le temps qui nous en sépare.
Des mesures désastreuses ont porté dans nos colonies la dévastation. L'humanité, la justice, la politique même, commandent impérieusement que, par des mesures fermes et sages, on s'efforce enfin de réparer ces ruines.
Mais, en même temps, ne convient-il pas de jeter les yeux sur d'autres contrées, et d'y préparer l'établissement de colonies nouvelles, dont les liens avec nous seront plus naturels, plus 370 utiles et plus durables? car il faut bien que le système de notre gouvernement intérieur amène dans nos rapports étrangers des changements qui lui soient analogues.
L'effet nécessaire d'une constitution libre est de tendre sans cesse à tout ordonner, en elle et hors d'elle, pour l'intérêt de l'espèce humaine: l'effet nécessaire d'un gouvernement arbitraire est de tendre sans cesse à tout ordonner, en lui et hors de lui, pour l'intérêt particulier de ceux qui gouvernent. D'après ces tendances opposées, il est incontestable que rien de commun ne peut exister longtemps pour les moyens, puisque rien de commun n'existait pour l'objet.
La tyrannie s'irrite des regrets alors qu'ils se manifestent; l'indifférence ne les entend pas: la bonté les accueille avec intérêt; la politique leur cherche un contre-poids: or le contre-poids des regrets, c'est l'espoir.
Les anciens avaient imaginé le fleuve de l'oubli, où se perdaient, au sortir de la vie, tous les souvenirs. Le véritable Léthé, au sortir d'une révolution, est dans tout ce qui ouvre aux hommes les routes de l'espérance.
«Toutes les mutations,—dit Machiavel,—fournissent de quoi en faire une autre.» Ce mot est juste et profond.
En effet, sans parler des haines qu'elles éternisent et des motifs de vengeance qu'elles déposent dans les âmes, les révolutions qui ont tout remué, celles surtout auxquelles tout le monde a pris part, laissent, après elles, une inquiétude générale dans les esprits, un besoin de mouvement, une disposition vague aux entreprises hasardeuses, et une ambition dans les idées, qui tend sans cesse à changer et à détruire.
Cela est vrai, surtout quand la révolution s'est faite au nom de la liberté. «Un gouvernement libre,—dit quelque part Montesquieu,—c'est-à-dire toujours agité, etc.» Une telle agitation ne pouvant pas être étouffée, il faut la régler; il faut qu'elle s'exerce non aux dépens, mais au profit du bonheur public.
Après les crises révolutionnaires, il est des hommes fatigués et vieillis sous l'impression du malheur, dont il faut en quelque sorte rajeunir l'âme. Il en est qui voudraient ne plus aimer leur pays, à qui il faut faire sentir qu'heureusement cela est impossible.
371 Le temps et de bonnes lois produiront sans doute d'heureux changements; mais il faut aussi des établissements combinés avec sagesse: car le pouvoir des lois est borné, et le temps détruit indifféremment le bien et le mal.
Lorsque j'étais en Amérique, je fus frappé de voir qu'après une révolution, à la vérité très-dissemblable de la nôtre, il restait aussi peu de traces d'anciennes haines, aussi peu d'agitation, d'inquiétude; enfin qu'il n'y avait aucun de ces symptômes qui, dans les États devenus libres, menacent à chaque instant la tranquillité. Je ne tardai pas à en découvrir une des principales causes. Sans doute cette révolution a, comme les autres, laissé dans les âmes des dispositions à exciter ou à recevoir de nouveaux troubles; mais ce besoin d'agitation a pu se satisfaire autrement dans un pays vaste et nouveau, où des projets aventureux amorcent les esprits, où une immense quantité de terres incultes leur donne la facilité d'aller employer loin du théâtre des premières dissensions une activité nouvelle, de placer des espérances dans des spéculations lointaines, de se jeter à la fois au milieu d'une foule d'essais, de se fatiguer enfin par des déplacements, et d'amortir ainsi chez eux les passions révolutionnaires.
Malheureusement le sol que nous habitons ne présente pas les mêmes ressources: mais des colonies nouvelles, choisies et établies avec discernement, peuvent nous les offrir; et ce motif pour s'en occuper ajoute une grande force à ceux qui sollicitent déjà l'attention publique sur ce genre d'établissements.
Les diverses causes qui ont donné naissance aux colonies dont l'histoire nous a transmis l'origine, n'étaient pas plus déterminantes; la plupart furent beaucoup moins pures; ainsi l'ambition, l'ardeur des conquêtes, portèrent les premières colonies des Phéniciens [54] et des Égyptiens dans la Grèce; la violence, celle des Tyriens à Carthage [55]; les malheurs de la guerre, celle des Troyens fugitifs en Italie [56]; le commerce, l'amour des richesses, celles des Carthaginois dans les îles de la Méditerranée [57], et sur les côtes de l'Espagne et de l'Afrique; la nécessité, celle des Athéniens dans 372 l'Asie Mineure [58], lorsqu'ils devinrent trop nombreux pour leur territoire borné et peu fertile; la prudence, celle des Lacédémoniens à Tarente, qui, par elle, se délivrèrent de citoyens turbulents; une forte politique, les nombreuses colonies des Romains [59], qui se montraient doublement habiles en cédant à leurs colons une portion des terres conquises, et parce qu'ils apaisaient le peuple, qui demandait sans cesse un nouveau partage, et parce qu'ils faisaient ainsi, des mécontents mêmes, une garde sûre dans le pays qu'ils avaient soumis; l'ardeur du pillage et la fureur guerrière (bien plus que l'excès de population), les colonies ou plutôt les irruptions des peuples du Nord [60] dans l'empire romain; une piété romanesque et conquérante, celle des Européens [61] dans l'Asie.
Après la découverte de l'Amérique, on vit la folie, l'injustice, le brigandage de particuliers altérés d'or, se jeter sur les premières terres qu'ils rencontrèrent. Plus ils étaient avides, plus ils s'isolaient; ils voulaient non pas cultiver, mais dévaster: ce n'étaient pas encore là de véritables colonies. Quelques temps après, des dissensions religieuses donnèrent naissance à des établissements plus réguliers: ainsi les Puritains se réfugièrent au nord de l'Amérique; les Catholiques d'Angleterre, dans le Maryland; les Quakers, dans la Pensylvanie: d'où Smith conclut que ce ne fut point la sagesse, mais plutôt les vices des gouvernements d'Europe, qui peuplèrent le nouveau monde.
D'autres grands déplacements sont dus aussi à une politique ombrageuse, ou à une politique faussement religieuse: ainsi l'Espagne rejeta de son sein les Maures; la France, les Protestants; presque tous les gouvernements, les Juifs; et partout on reconnut trop tard l'erreur qui avait dicté ces déplorables conseils. On avait des mécontents; on voulut en faire des ennemis: ils pouvaient servir leur pays; on les força de lui nuire.
Cette longue expérience ne doit pas être perdue pour nous. L'art de mettre les hommes à leur place est le premier, peut-être, 373 dans la science du gouvernement: mais celui de trouver la place des mécontents est, à coup sûr, le plus difficile; et, présenter à leur imagination des lointains, des perspectives où puissent se prendre leurs pensées et leurs désirs, est, je crois, une des solutions de cette difficulté sociale.
Dans le développement des motifs qui ont déterminé l'établissement d'un très-grand nombre de colonies anciennes, on remarque aisément qu'alors même qu'elles étaient indispensables, elles furent volontaires; qu'elles étaient présentées par les gouvernements comme un appât, non comme une peine: on y voit surtout dominer cette idée, que les États politiques devaient tenir en réserve des moyens de placer utilement hors de leur enceinte cette surabondance de citoyens qui, de temps en temps, menaçaient la tranquillité. Ce besoin, au reste, était fondé sur une origine vicieuse: c'était, ou une première loi agraire qui suscitait de menaçantes réclamations qu'il fallait calmer, ou une constitution trop exclusive qui, faite pour une classe, faisait craindre la trop grande population des autres.
C'est en nous emparant de ce qu'ont de plus pur ces vues des anciens, et en nous défendant de l'application qu'en ont faite la plupart des peuples modernes, qu'il convient, je pense, de s'occuper, dès les premiers jours de la paix, de ce genre d'établissements, qui, bien conçus et bien exécutés, peuvent être, après tant d'agitations, la source des plus précieux avantages.
Et combien de Français doivent embrasser avec joie cette idée! combien en est-il chez qui, ne fût-ce que pour quelques instants, un ciel nouveau est devenu un besoin! et ceux qui, restés seuls, ont perdu, sous le fer des assassins, tout ce qui embellissait pour eux la terre natale; et ceux pour qui elle est devenue inféconde, et ceux qui n'y trouvent que des regrets, et ceux même qui n'y trouvent que des remords; et les hommes qui ne peuvent se résoudre à placer l'espérance là où ils éprouvèrent le malheur; et cette multitude de malades politiques, ces caractères inflexibles qu'aucun revers ne peut plier, ces imaginations ardentes qu'aucun raisonnement ne ramène, ces esprits fascinés qu'aucun événement ne désenchante; et ceux qui se trouvent toujours trop resserrés dans leur propre pays; et les spéculateurs avides, et les spéculateurs aventureux; et les hommes qui brûlent d'attacher 374 leur nom à des découvertes, à des fondations de villes, à des civilisations; tel pour qui la France constituée est encore trop agitée, tel pour qui elle est trop calme; ceux enfin qui ne peuvent se faire à des égaux, et ceux aussi qui ne peuvent se faire à aucune dépendance.
Et qu'on ne croie pas que tant d'éléments divers et opposés ne peuvent se réunir. N'avons-nous pas vu dans ces dernières années, depuis qu'il y a des opinions politiques en France, des hommes de tous les partis s'embarquer ensemble, pour aller courir les mêmes hasards sur les bords inhabités du Scioto? ignore-t-on l'empire qu'exercent sur les âmes les plus irritables, le temps, l'espace, une terre nouvelle, des habitudes à commencer, des obstacles communs à vaincre, la nécessité de s'entr'aider remplaçant le désir de se nuire, le travail qui adoucit l'âme, et l'espérance qui la console, et la douceur de s'entretenir du pays qu'on a quitté, celle même de s'en plaindre? etc.
Non, il n'est pas si facile qu'on pense de haïr toujours: ce sentiment ne demande souvent qu'un prétexte pour s'évanouir; il ne résiste jamais à tant de causes agissant à la fois pour l'éteindre.
Tenons donc pour indubitable que ces discordances d'opinions, aussi bien que celles de caractères, ne forment point obstacle à de nouvelles colonies, et se perdront toutes dans un intérêt commun, si l'on sait mettre à profit les erreurs et les préjugés qui ont flétri jusqu'à ce jour les nombreuses tentatives de ce genre.
Il n'entre point dans le plan de ce mémoire de présenter tous les détails d'un établissement colonial, mon but n'étant que d'éveiller l'attention publique, et d'appeler sur ce sujet des méditations plus approfondies et les connaissances de tous ceux qui ont des localités à présenter.
Toutefois je ne m'interdirai point d'énoncer quelques-uns des principes les plus simples, sur lesquels ces établissements doivent être fondés; j'ai besoin de me rassurer moi-même contre la crainte de voir renouveler des essais désastreux. Je pense qu'on sentira le besoin de s'établir dans des pays chauds, parce que ce sont les seuls qui donnent des avances à ceux qui y apportent de l'industrie; dans des lieux productifs de ce qui nous manque et désireux de ce que nous avons, car c'est là le premier lien des métropoles et des colonies. On s'occupera, sans doute, à faire ces établissements 375 vastes, pour que hommes et projets y soient à l'aise; variés, pour que chacun y trouve la place et le travail qui lui conviennent. On saura, surtout, qu'on ne laisse pas s'embarquer inconsidérément une multitude d'hommes à la fois, avant qu'on ait pourvu aux besoins indispensables à un premier établissement; et l'on se rappellera que c'est par la plus inepte des imprévoyances que les expéditions du Mississipi en 1719, et de Cayenne en 1763, ont dévoré tant de milliers de Français.
Jusqu'à présent, les gouvernements se sont fait une espèce de principe de politique de n'envoyer, pour fonder leurs colonies, que des individus sans industrie, sans capitaux et sans mœurs. C'est le principe absolument contraire qu'il faut adopter; car le vice, l'ignorance et la misère ne peuvent rien fonder: ils ne savent que détruire.
Souvent on a fait servir les colonies de moyens de punition; et l'on a confondu imprudemment celles qui pourraient servir à cette destination, et celles dont les rapports commerciaux doivent faire la richesse de la métropole. Il faut séparer avec soin ces deux genres d'établissements: qu'ils n'aient rien de commun dans leur origine, comme ils n'ont rien de semblable dans leur destination; car l'impression qui résulte d'une origine flétrie a des effets que plusieurs générations suffisent à peine pour effacer.
Mais quels seront les liens entre ces colonies nouvelles et la France? L'histoire offre des résultats frappants pour décider la question. Les colonies grecques étaient indépendantes; elles prospérèrent au plus haut point. Celles de Rome furent toujours gouvernées; leurs progrès furent presque nuls, et leurs noms nous sont à peine connus. La solution est encore aujourd'hui là, malgré la différence des temps et des intérêts. Je sais qu'il est difficile de convaincre des gouvernements qui ne savent pas sortir de l'habitude, qu'ils retireront le prix de leurs avances et de leur protection sans recourir à des lois de contraintes: mais il est certain que l'intérêt bien entendu de deux pays est le lien vrai qui doit les unir; et ce lien est bien fort lorsqu'il y a aussi origine commune: il se conserve même lorsque la force des armes a déplacé les relations. C'est ce qu'on aperçoit visiblement dans la Louisiane, restée française quoique sous la domination espagnole depuis plus de trente ans; dans le Canada, quoique au pouvoir des Anglais depuis le même 376 nombre d'années: les colons de ces deux pays ont été Français; ils le sont encore, et une tendance manifeste les porte toujours vers nous. C'est donc sur la connaissance anticipée des intérêts réciproques, fortifiés par ce lien si puissant d'origine commune, que l'établissement doit être formé, et sur la force de cet intérêt qu'il faut compter pour en recueillir les avantages. A une grande distance, tout autre rapport devient, avec le temps, illusoire, ou est plus dispendieux que productif: ainsi, point de domination, point de monopole; toujours la force qui protége, jamais celle qui s'empare; justice, bienveillance; voilà les vrais calculs pour les États comme pour les individus; voilà la source d'une prospérité réciproque. L'expérience et le raisonnement s'unissent enfin pour repousser ces doctrines pusillanimes qui supposent une perte partout où il s'est fait un gain. Les principes vrais du commerce sont l'opposé de ces préjugés: ils promettent à tous les peuples des avantages mutuels, et ils les invitent à s'enrichir tous à la fois par l'échange de leurs productions, par des communications libres et amicales, et par les arts utiles de la paix.
Du reste, les pays propres à recevoir nos colonies sont en assez grand nombre; plusieurs rempliraient parfaitement nos vues.
En nous plaçant dans la supposition où nos îles d'Amérique s'épuiseraient, ou même nous échapperaient, quelques établissements le long de la côte d'Afrique, ou plutôt dans les îles qui l'avoisinent, seraient faciles et convenables. Un auteur recommandable par les vues qui se manifestent dans ses ouvrages, tous inspirés par l'amour du bien public, le citoyen Montlinot, dans un très-bon mémoire qu'il vient de publier, indique le long de cette côte un archipel d'îles dont plusieurs, quoique fertiles, sont inhabitées et à notre disposition.
M. le duc de Choiseul, un des hommes de notre siècle qui a eu le plus d'avenir dans l'esprit, qui déjà, en 1769, prévoyait la séparation de l'Amérique de l'Angleterre et craignait le partage de la Pologne, cherchait dès cette époque à préparer par des négociations la cession de l'Égypte à la France, pour se trouver prêt à remplacer par les mêmes productions et par un commerce plus étendu, les colonies américaines le jour où elles nous échapperaient. C'est dans le même esprit que le gouvernement anglais encourage avec tant de succès la culture du sucre au Bengale; 377 qu'il avait, avant la guerre, commencé un établissement à Sierra Leona, et qu'il en préparait un autre à Boulam. Il est d'ailleurs une vérité qu'il ne faut pas chercher à se taire: la question si indiscrètement traitée sur la liberté des noirs, quel que soit le remède que la sagesse apporta aux malheurs qui en ont été la suite, introduira, tôt ou tard, un nouveau système dans la culture des denrées coloniales: il est politique d'aller au-devant de ces grands changements; et la première idée qui s'offre à l'esprit, celle qui amène le plus de suppositions favorables paraît être d'essayer cette culture aux lieux mêmes où naît le cultivateur.
Je viens à peine de marquer quelques positions; il en est d'autres que je pourrais indiquer également: mais, ici surtout, trop annoncer ce qu'on veut faire est le moyen de ne le faire pas. C'est d'ailleurs aux hommes qui ont le plus et le mieux voyagé, à ceux qui ont porté dans leurs recherches cet amour éclairé et infatigable de leur pays; c'est à notre Bougainville, qui a eu la gloire de découvrir ce qu'il a été encore glorieux pour les plus illustres navigateurs de l'Angleterre de parcourir après lui; c'est à Fleurieu, qui a si parfaitement observé tout ce qu'il a vu, et si bien éclairé du jour d'une savante critique les observations des autres; c'est à de tels hommes à dire au gouvernement, lorsqu'ils seront interrogés par lui, quels sont les lieux où une terre neuve, un climat facilement salubre, un sol fécond et des rapports marqués par la nature, appellent notre industrie et nous promettent de riches avantages pour le jour du moins où nous saurons n'y porter que des lumières et du travail.
De tout ce qui vient d'être exposé, il suit que tout presse de s'occuper de nouvelles colonies: l'exemple des peuples les plus sages, qui en ont fait un des grands moyens de tranquillité; le besoin de préparer le remplacement de nos colonies actuelles pour ne pas nous trouver en arrière des événements; la convenance de placer la culture de nos denrées coloniales plus près de leurs vrais cultivateurs; la nécessité de former avec les colonies les rapports les plus naturels, bien plus faciles, sans doute, dans des établissements nouveaux que dans les anciens; l'avantage de ne point nous laisser prévenir par une nation rivale, pour qui chacun de nos oublis, chacun de nos retards en ce genre est une conquête; l'opinion des hommes éclairés qui ont porté leur attention 378 et leurs recherches sur cet objet; enfin la douceur de pouvoir attacher à ses entreprises tant d'hommes agités qui ont besoin de projets, tant d'hommes malheureux qui ont besoin d'espérance.
Mémoires sur les relations commerciales des États Unis avec l'Angleterre, par le Citoyen Talleyrand. Lu le 15 germinal, an V.
Il n'est pas de science plus avide de faits que l'économie politique. L'art de les recueillir, de les ordonner, de les juger la constitue presque tout entière; et, sous ce point de vue, elle a peut-être plus à attendre de l'observation que du génie; car, arrive le moment où il faut tout éprouver, sous peine de ne rien savoir; et c'est alors que les faits deviennent les vérificateurs de la science, après en avoir été les matériaux.
Toutefois il faut se garder de cette manie qui voudrait toujours recommencer les expériences, et ne jamais rien croire, pour avoir le droit de tout ignorer; mais on ne doit pas moins repousser cette témérité qui, dédaignant tout ce qui est positif, trouve plus commode de deviner que de voir.
Que faut-il donc? Unir sans cesse les produits de l'observation à ceux de la pensée; admettre, sans doute, les résultats que donnent certains faits généraux bien constants, bien d'accord, et vus tout entiers; mais en même temps, savoir appeler, dans les nouvelles questions et même dans les profondeurs de quelques-unes des anciennes, le secours de faits nouveaux ou nouvellement observés. Il faut se défendre des premiers aperçus, ces axiomes de la paresse et de l'ignorance; et enfin se défier beaucoup de ces principes ambitieux qui veulent tout embrasser; ou plutôt, corrigeant l'acception d'un mot dont on a tant abusé, n'appeler du nom de principe que l'idée première dans l'ordre du raisonnement, et non l'idée générale; que ce qui précède, non ce qui domine.
379 Plein de ces vérités auxquelles tout nous ramène, j'ai cru pouvoir présenter à la classe de l'Institut à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir quelques observations que j'ai été à portée de faire en Amérique, et dont les conséquences m'ont plus d'une fois étonné.
Je me suis persuadé que quelques-unes de ces observations, vérifiées sur toute l'étendue d'un pays longtemps encore nouveau, pourraient être apportées au dépôt de l'économie politique, et y être reçues avec l'intérêt qu'on accorde en histoire naturelle à la plus simple des productions ramassée par un voyageur sur sa route.
Malheureusement, l'esprit de système est dans les sciences ce que l'esprit de parti est dans les sociétés: il trouve les moyens d'abuser même des faits; car il les dénature, ou il en détourne les conséquences; raison de plus, non pour les dédaigner, mais pour apprendre à bien connaître et ce qu'ils sont et ce qu'ils prouvent.
On dit proverbialement qu'il ne faut pas disputer sur les faits. Si ce proverbe parvient un jour à être vrai, il restera bien peu de disputes parmi les hommes.
Un fait remarquable dans l'histoire des relations commerciales, et que j'ai été à portée de bien voir, m'a fait connaître particulièrement jusqu'à quel point il importe d'être observateur attentif de ce qui est, alors qu'on s'occupe de ce qui sera et de ce qui doit être. Ce fait est l'activité toujours croissante des relations de commerce entre les États-Unis et l'Angleterre; activité qui, par ses causes et ses résultats, n'appartient pas moins à l'économie politique qu'à l'histoire philosophique des nations.
Lorsque, après cette lutte sanglante, lutte où les Français défendirent si bien la cause de leurs nouveaux alliés, les États-Unis de l'Amérique se furent affranchis de la domination anglaise, toutes les raisons semblaient se réunir pour persuader que les liens de commerce qui unissaient naguère ces deux portions d'un même peuple allaient se rompre, et que d'autres liens devaient se former: le souvenir des oppressions qui avaient pesé sur les Américains; l'image plus récente des maux produits par une guerre de sept ans; l'humiliation de dépendre de nouveau, par leurs besoins, d'un pays qui avait voulu les asservir; tous les titres militaires 380 subsistant dans chaque famille américaine pour y perpétuer la défiance et la haine envers la Grande-Bretagne.
Que si l'on ajoute ce sentiment si naturel qui devait porter les Américains à s'attacher par la confiance aux Français, leurs frères d'armes et leurs libérateurs; si l'on observe que ce sentiment s'était manifesté avec force lorsque la guerre se déclara entre l'Angleterre et la France; qu'à cette époque les discours du peuple américain, la grande majorité des papiers publics, les actes mêmes du gouvernement, semblaient découvrir une forte inclination pour la nation française et une aversion non moins forte pour le nom anglais; toutes ces raisons si puissantes de leur réunion doivent entraîner vers ce résultat, que le commerce américain était pour jamais détourné de son cours, ou que, s'il inclinait du côté de l'Angleterre, il faudrait bien peu d'efforts pour l'attirer entièrement vers nous; dès lors de nouvelles inductions sur la nature des rapports entre la métropole et les colonies, sur l'empire des goûts et des habitudes, sur les causes les plus déterminantes de la prospérité du commerce, sur la direction qu'il peut recevoir des causes morales combinées avec l'intérêt, et, en dernière analyse, beaucoup d'erreurs économiques.
L'observation, et une observation bien suivie, peut seule prévenir ces erreurs.
Quiconque a bien vu l'Amérique ne peut plus douter maintenant que dans la plupart de ses habitudes elle ne soit restée anglaise; que son ancien commerce avec l'Angleterre n'ait même gagné de l'activité, au lieu d'en perdre, depuis l'époque de l'indépendance des États-Unis, et que, par conséquent, l'indépendance, loin d'être funeste à l'Angleterre, ne lui ait été à plusieurs égards avantageuse.
Un fait inattaquable le démontre. L'Amérique consomme annuellement plus de trois millions sterling de marchandises anglaises; il y a quinze ans elle n'en consommait pas la moitié; ainsi, pour l'Angleterre, accroissement d'exportation d'objets manufacturés et, de plus, exemption des frais de gouvernement. Un tel fait, inscrit dans les registres de la douane, ne peut être contesté; mais, on l'a déjà dit, il n'est point de fait dont on n'abuse. Si l'on regardait celui-ci comme une suite nécessaire de toute rupture des colonies, même des colonies à sucre, avec la métropole, on se 381 tromperait étrangement. Si, d'autre part, on voulait croire qu'il tient uniquement à des causes passagères, et qu'il est facile d'obtenir un résultat opposé, on ne se tromperait pas moins. Pour échapper à l'une et l'autre erreur, il ne s'agit que de bien connaître et de bien développer les causes du fait.
Il faut se hâter de le dire, la conduite irréfléchie de l'ancien gouvernement de France a, plus qu'on ne pense, préparé ce résultat favorable à l'Angleterre. Si, après la paix qui assura l'indépendance de l'Amérique, la France eût senti tout le prix de sa position, elle eût cherché à multiplier les relations qui pendant la guerre s'étaient heureusement établies entre elle et ses alliés, et qui s'étaient interrompues avec la Grande-Bretagne: alors, les anciennes habitudes étant presque oubliées, on eût pu du moins lutter avec quelque avantage contre tout ce qui pouvait les rappeler. Mais que fit la France à cette époque? Elle craignit que ces mêmes principes d'indépendance qu'elle avait protégés de ses armes chez les Américains ne s'introduisissent chez elle, et à la paix elle discontinua et découragea toutes relations avec eux. Que fit l'Angleterre? Elle oublia ses ressentiments, et rouvrit promptement ses anciennes communications, qu'elle rendit plus actives encore. Dès lors, il fut décidé que l'Amérique servirait les intérêts de l'Angleterre. Que faut-il en effet pour cela? Qu'elle le veuille et qu'elle le puisse. Or, volonté et pouvoir se trouvent réunis ici.
Ce qui détermine la volonté, c'est l'inclination, c'est l'intérêt. Il paraît d'abord étrange et presque paradoxal de prétendre que les Américains sont portés d'inclination vers l'Angleterre; mais il ne faut pas perdre de vue que le peuple américain est un peuple dépassionné, que la victoire et le temps ont amorti ses haines, et que chez lui les inclinations se réduisent à de simples habitudes: or, toutes ses habitudes le rapprochent de l'Angleterre.
L'identité de langage est un premier rapport dont on ne saurait trop méditer l'influence. Cette identité place entre les hommes de ces deux pays un caractère commun qui les fera toujours se prendre l'un à l'autre et se reconnaître; ils se croiront mutuellement chez eux quand ils voyageront l'un chez l'autre; ils échangeront avec un plaisir réciproque la plénitude de leurs pensées et toute la discussion de leurs intérêts, tandis qu'une barrière insurmontable est élevée entre les peuples de différent langage, 382 qui ne peuvent prononcer un mot sans s'avertir qu'ils n'appartiennent pas à la même patrie, entre qui toute transmission de pensée est un travail pénible, et non une jouissance; qui ne parviennent jamais à s'entendre parfaitement, et pour qui le résultat de la conversation, après s'être fatigués de leurs efforts impuissants, est de se trouver mutuellement ridicules. Dans toutes les parties de l'Amérique que j'ai parcourues, je n'ai pas trouvé un seul Anglais qui ne se trouvât Américain, pas un seul Français qui ne se trouvât étranger.
Qu'on ne s'étonne pas, au reste, de trouver ce rapprochement vers l'Angleterre dans un pays où les traits distinctifs de la constitution, soit dans l'union fédérale, soit dans les États séparés, sont empreints d'une si forte ressemblance avec les grands linéaments de la constitution anglaise. Sur quoi repose aujourd'hui la liberté individuelle en Amérique? Sur les mêmes fondements que la liberté anglaise. Sur l'habeas corpus et sur le jugement par jurés. Assistez aux séances du congrès, à celle des législatures particulières; suivez les discussions qui préparent les lois nationales: où prend-on ses citations, ses analogies, ses exemples? Dans les lois anglaises, dans les coutumes de la Grande-Bretagne, dans les règlements du Parlement. Entrez dans les cours de justice: quelles autorités invoque-t-on? Les statuts, les jugements, les décisions des cours anglaises. Certes, si de tels hommes n'ont pas une tendance vers la Grande-Bretagne, il faut renoncer à connaître l'influence des lois sur les hommes et nier les modifications qu'ils reçoivent de tout ce qui les entoure. Inutilement les noms de république et de monarchie semblent placer entre les deux gouvernements des distinctions qu'il n'est pas permis de confondre: il est clair pour tout homme qui va au fond des idées que, dans la constitution représentative de l'Angleterre, il y a de la république, comme il y a de la monarchie dans le pouvoir exécutif des Américains. Cela a été vrai surtout aussi longtemps qu'a duré la présidence du général Washington; car la force d'opinion attachée à sa personne dans toute l'Amérique représente facilement l'espèce de pouvoir magique que les publicistes attribuent aux monarchies.
La partie de la nation américaine chez qui l'on devrait rencontrer le moins de préjugés, les hommes qui réunissent l'aisance et 383 l'instruction, ceux qui ont été les moteurs de la révolution, et qui, en soufflant dans l'âme du peuple la haine contre les Anglais, auraient dû, il semble, s'en pénétrer pour toujours; ceux-là même sont insensiblement ramenés vers l'Angleterre par différents motifs. Plusieurs ont été élevés en Europe; et, à cette époque, l'Europe des Américains n'était que l'Angleterre. Ils n'ont guère d'idées comparatives de grandeur, de puissance, d'élévation, que celles qui leur sont fournies par les objets tirés de l'Angleterre; et, surpris eux-mêmes de la hardiesse du pas qu'ils ont fait en se séparant, ils sont ramenés à une sorte de respect pour elle par tous leurs mouvements involontaires. Ils ne peuvent pas se dissimuler que, sans la France, ils n'auraient pas réussi à secouer le joug de l'Angleterre; mais, malheureusement, ils pensent que les services des nations ne sont que des calculs et non de l'attachement; ils disent même que l'ancien gouvernement de France, alors qu'il fit des sacrifices en leur faveur, agit bien plus pour leur indépendance que pour leur liberté; qu'après les avoir aidés à se séparer de l'Angleterre, il travailla sourdement à les tenir désunis entre eux, pour qu'ils se trouvassent émancipés sans avoir ni sagesse pour se conduire, ni force pour se protéger.
Ainsi les inclinations, ou, si l'on veut, les habitudes, ramènent sans cesse les Américains vers l'Angleterre; l'intérêt, bien plus encore; car la grande affaire, dans un pays nouveau, est incontestablement d'accroître sa fortune. La preuve d'une telle disposition générale s'y manifeste de toutes parts: on la trouve avec évidence dans la manière dont on y traite tout le reste. Les pratiques religieuses elles-mêmes s'en ressentent extrêmement. A cet égard, voici ce que j'ai vu; la liaison avec mon sujet ne tardera pas à se faire sentir.
On sait que la religion a conservé en Angleterre un puissant empire sur les esprits; que la philosophie même la plus indépendante n'a osé s'y déprendre entièrement des idées religieuses; que depuis Luther toutes les sectes y ont pénétré, que toutes s'y sont maintenues, que plusieurs y ont pris naissance. On sait la part qu'elles ont eue dans les grandes mutations politiques; enfin, que toutes se sont transplantées en Amérique, et que quelques-uns des États leur doivent leur origine.
On pourrait croire d'abord, qu'après leur transmigration ces 384 sectes sont ce qu'elles étaient auparavant, et en conclure qu'elles pourraient aussi agiter l'Amérique. Quelle n'est pas la surprise du voyageur lorsqu'il les voit coexister toutes dans ce calme parfait qui semble à jamais inaltérable; lorsqu'en une même maison le père, la mère, les enfants, suivent chacun paisiblement et sans opposition celui des cultes que chacun préfère! J'ai été plus d'une fois témoin de ce spectacle, auquel rien de ce que j'avais vu en Europe n'avait pu me préparer. Dans les jours consacrés à la religion, tous les individus d'une même famille sortaient ensemble, allaient chacun auprès du ministre de son culte, et rentraient ensuite pour s'occuper des mêmes intérêts domestiques. Cette diversité d'opinions n'en apportait aucune dans leurs sentiments et dans leurs autres habitudes: point de disputes, pas même de question à cet égard. La religion y semblait être un secret individuel que personne ne se croyait le droit d'interroger ni de pénétrer. Aussi, lorsque de quelque contrée de l'Europe il arrive en Amérique un sectaire ambitieux, jaloux de faire triompher sa doctrine en échauffant les esprits, loin de trouver, comme partout ailleurs, des hommes disposés à s'engager sous sa bannière, à peine même est-il aperçu de ses voisins, son enthousiasme n'attire ni n'émeut, il n'inspire ni haine, ni curiosité; chacun enfin reste avec sa religion et continue ses affaires [62].
Une telle impassibilité, que ne peut ébranler le fougueux prosélytisme, et qu'il ne s'agit point ici de juger, mais d'expliquer, a indubitablement pour cause immédiate la liberté et surtout l'égalité des cultes. En Amérique, aucun n'est proscrit, aucun n'est ordonné, dès lors point d'agitations religieuses. Mais cette égalité parfaite a elle-même un principe: c'est que la religion, quoiqu'elle y soit partout un sentiment vrai, y est surtout un sentiment d'habitude: toutes les ardeurs du moment s'y portent vers les moyens d'accroître promptement son bien-être; et voilà en résultat la grande cause du calme parfait des Américains pour tout ce qui n'est pas, dans cet ordre d'idées, ou moyen ou obstacle.
385 Remarquons, de plus, que les Américains des villes, naguère colons et dès lors accoutumés à se regarder là comme étrangers, ont dû naturellement tourner leur activité vers les spéculations commerciales, et subordonner à ces spéculations les travaux mêmes de l'agriculture, par laquelle cependant elles doivent s'alimenter. Or, une telle préférence, qui suppose d'abord un désir impatient de faire fortune, ne tarde pas à accroître ce désir: car le commerce, qui étend les rapports de l'homme à l'homme, multiplie nécessairement ses besoins; et l'agriculture, qui le circonscrit dans la famille, nécessairement aussi les réduit.
L'Amérique, dont la population est actuellement de plus de quatre millions d'habitants et augmente très-rapidement, est dans l'enfance des manufactures; quelques forges, quelques verreries, des tanneries, et un assez grand nombre de petites et imparfaites fabriques de casimir, de tricot grossier et de coton dans quelques endroits, servent mieux à attester l'impuissance des efforts faits jusqu'à ce jour, qu'à fournir au pays les articles manufacturés de sa consommation journalière. Il en résulte qu'elle a besoin de recevoir de l'Europe, non-seulement une grande partie de ce qu'elle consomme intérieurement, mais aussi une grande partie de ce qu'elle emploie pour son commerce extérieur. Or, tous ces objets sont fournis à l'Amérique si complétement par l'Angleterre, qu'on a lieu de douter si, dans les temps de la plus sévère prohibition, l'Angleterre jouissait plus exclusivement de ce privilége avec ce qui était alors ses colonies, qu'elle n'en jouit actuellement avec les États-Unis indépendants.
Les causes de ce monopole volontaire sont, au reste, faciles à assigner: l'immensité de fabrication qui sort des manufactures anglaises, la division du travail, à la fois principe et conséquence de cette grande fabrication, et particulièrement l'ingénieux emploi des forces mécaniques adaptées aux différents procédés des manufactures, ont donné moyen aux manufacturiers anglais de baisser le prix de tous les articles d'un usage journalier au-dessous de celui auquel les autres nations ont pu le livrer jusqu'à ce jour. De plus, les grands capitaux des négociants anglais leur permettent d'accorder des crédits plus longs qu'aucun négociant d'aucune autre nation ne le pourrait faire: ces crédits sont au moins d'un an, et souvent de plus. Il en résulte que le négociant américain qui 386 tire ses marchandises d'Angleterre, n'emploie presque aucun capital à lui dans le commerce, et le fait presque tout entier sur les capitaux anglais. C'est donc réellement l'Angleterre qui fait le commerce de consommation de l'Amérique.
Sans doute que le négociant anglais doit, de manière ou d'autre, charger ses comptes de vente de l'intérêt de ses fonds dont il accorde un si long usage; mais, comme les demandes se succèdent et s'augmentent, chaque année, il s'établit une balance de payements réguliers et de crédits nouveaux qui ne laisse en souffrance qu'un premier déboursé, dont l'intérêt est à répartir sur les factures suivantes en même temps que sur les premières. Cette première dette établit, comme on voit, un lien difficile à rompre des deux côtés entre le correspondant anglais et l'Américain. Le premier craint, s'il arrêtait ses envois, de renverser un débiteur dont la prospérité est la seule garantie de ses avances: l'Américain craint de son côté de quitter un fournisseur avec lequel il y a trop d'anciens comptes à régler. Entre ces intérêts réciproques et cimentés par de longues habitudes, il est à peu près impossible à une nation tierce d'intervenir. Aussi la France est-elle réduite avec l'Amérique à quelques fournitures de denrées particulières à son sol; mais elle n'entre point en concurrence avec l'Angleterre sur la vente des objets manufacturés, qu'elle ne pourrait établir en Amérique ni à si bon compte, ni à si long terme de crédit.
Si l'on voulait objecter qu'il s'est fait pendant notre révolution de nombreuses exportations de marchandises françaises en Amérique, la réponse serait bien facile. De telles exportations n'ont rien de commun avec un commerce régulier; c'est la spéculation précipitée de ceux qui, épouvantés des réquisitions, du maximum et de tous les désastres révolutionnaires, ont préféré une perte quelconque sur leurs marchandises vendues en Amérique, au risque ou plutôt à la certitude d'une perte plus grande s'ils les laissaient en France; c'est l'empressement tumultueux de gens qui déménagent dans un incendie et pour qui tout abri est bon, et non l'importation judicieuse de négociants qui ont fait un calcul et qui le réalisent. Du reste, ces objets se sont mal vendus, et les Américains ont préféré de beaucoup les marchandises anglaises: ce qui fournit un argument de plus pour l'Angleterre dans la balance des intérêts américains.
387 Ainsi le marchand américain est lié à l'Angleterre, non-seulement par la nature de ses transactions, par le besoin du crédit qu'il y obtient, par le poids du crédit qu'il y a obtenu, mais encore par la loi qui lui impose irrésistiblement le goût du consommateur; ces liens sont si réels, et il en résulte des rapports commerciaux si constants entre les deux pays, que l'Amérique n'a d'échange véritable qu'avec l'Angleterre; en sorte que presque toutes les lettres de change que les Américains tirent sur ce continent sont payables à Londres.
Gardons-nous cependant, en considérant ainsi les Américains sous un seul point de vue, de les juger individuellement avec trop de sévérité; comme particuliers, on peut trouver en eux le germe de toutes les qualités sociales; mais comme peuple nouvellement constitué et formé d'éléments divers, leur caractère national n'est pas encore décidé. Ils restent Anglais, sans doute par d'anciennes habitudes, mais peut-être aussi parce qu'ils n'ont pas eu le temps d'être entièrement Américains. On a observé que leur climat n'était pas fait; leur caractère ne l'est pas davantage.
Que l'on considère ces cités populeuses d'Anglais, d'Allemands, de Hollandais, d'Irlandais, et aussi d'habitants indigènes; ces bourgades lointaines, si distantes les unes des autres; ces vastes contrées incultes, traversées plutôt qu'habitées par des hommes qui ne sont d'aucun pays: quel lien commun concevoir au milieu de toutes ces disparités? C'est un spectacle neuf pour le voyageur qui, partant d'une ville principale où l'état social est perfectionné, traverse successivement tous les degrés de civilisation et d'industrie qui vont toujours en s'affaiblissant, jusqu'à ce qu'il arrive en très-peu de jours à la cabane informe et grossière construite de troncs d'arbres nouvellement abattus. Un tel voyage est une sorte d'analyse pratique et vivante de l'origine des peuples et des États: on part de l'ensemble le plus composé pour arriver aux éléments les plus simples; à chaque journée, on perd de vue quelques-unes de ces inventions que nos besoins, en se multipliant, ont rendues nécessaires; et il semble que l'on voyage en arrière dans l'histoire des progrès de l'esprit humain. Si un tel spectacle attache fortement l'imagination, si l'on se plaît à retrouver dans la succession de l'espace ce qui semble n'appartenir qu'à la succession des temps, il faut se résoudre à ne voir que très-peu de liens sociaux, 388 nul caractère commun, parmi des hommes qui semblent si peu appartenir à la même association.
Dans plusieurs cantons, la mer et les bois en ont fait des pêcheurs ou des bûcherons; or, de tels hommes n'ont point, à proprement parler, de patrie, et leur morale sociale se réduit à bien peu de chose. On a dit depuis longtemps que l'homme est disciple de ce qui l'entoure, et cela est vrai: celui qui n'a autour de lui que des déserts, ne peut donc recevoir des leçons que de ce qu'il fait pour vivre. L'idée du besoin que les hommes ont les uns des autres n'existe pas en lui; et c'est uniquement en décomposant le métier qu'il exerce, qu'on trouve le principe de ses affections et de toute sa moralité.
Le bûcheron américain ne s'intéresse à rien; toute idée sensible est loin de lui: ces branches si élégamment jetées par la nature, un beau feuillage, une couleur vive qui anime une partie de bois, un vert plus fort qui en assombrit un autre, tout cela n'est rien; il n'a de souvenir à placer nulle part: c'est la quantité de coups de hache qu'il faut qu'il donne pour abattre un arbre, qui est son unique idée. Il n'a point planté; il n'en sait point les plaisirs. L'arbre qu'il planterait n'est bon à rien pour lui, car jamais il ne le verra assez fort pour qu'il puisse l'abattre: c'est détruire qui le fait vivre; on détruit partout: aussi tout lieu lui est bon; il ne tient pas au champ où il a placé son travail, parce que son travail n'est que de la fatigue, et qu'aucune idée douce n'y est jointe. Ce qui sort de ses mains ne passe point par toutes les croissances si attachantes pour le cultivateur; il ne suit pas la destinée de ses productions; il ne connaît pas le plaisir des nouveaux essais; et si en s'en allant il n'oublie pas sa hache, il ne laisse pas de regrets là où il a vécu des années.
Le pêcheur américain reçoit de sa profession une âme à peu près aussi insouciante. Ses affections, son intérêt, sa vie, sont à côté de la société à laquelle on croit qu'il appartient. Ce serait un préjugé de penser qu'il en est un membre fort utile; car il ne faut pas comparer ces pêcheurs-là à ceux d'Europe, et croire que c'est comme en Europe le moyen de former des matelots, de faire des hommes de mer adroits et robustes: en Amérique, j'en excepte les habitants de Nantuket qui pêchent la baleine, la pêche est un métier de paresseux. Deux lieues de la côte, quand ils n'ont pas de mauvais 389 temps à craindre, un mille quand le temps est incertain, voilà le courage qu'ils montrent; et la ligne est le seul harpon qu'ils sachent manier: ainsi leur science n'est qu'une bien petite ruse; et leur action, qui consiste à avoir un bras pendant à bord d'un bateau, ressemble bien à de la fainéantise. Ils n'aiment aucun lieu; et ne connaissent la terre que par une mauvaise maison qu'ils habitent; c'est la mer qui leur donne leur nourriture; aussi quelques morues de plus ou de moins déterminent leur patrie. Si le nombre leur paraît diminuer à tel endroit, ils s'en vont, et cherchent une autre patrie où il y ait quelques morues de plus. Lorsque quelques écrivains politiques ont dit que la pêche était une sorte d'agriculture, ils ont dit une chose qui a l'air brillant, mais qui n'a pas de vérité. Toutes les qualités, toutes les vertus qui sont attachées à l'agriculture, manquent à l'homme qui se livre à la pêche. L'agriculture produit un patriote dans la bonne acception de ce mot; la pêche ne sait faire que des cosmopolites.
Je viens de m'arrêter trop longtemps peut-être à tracer la peinture de ces mœurs; elle peut sembler étrangère à ce mémoire, et pourtant elle en complète l'objet, car j'avais à prouver que ce n'est pas seulement par les raisons d'origine, de langage et d'intérêt que les Américains se retrouvent si souvent Anglais (observation qui s'applique plus particulièrement aux habitants des villes). En portant mes regards sur ces peuplades errantes dans les bois, sur le bord des mers et le long des rivières, mon observation générale se fortifiait à leur égard de cette indolence, de ce défaut de caractère à soi, qui rend cette classe d'Américains plus facile à recevoir et à conserver l'impression d'un caractère étranger. La dernière de ces causes doit sans doute s'affaiblir et même disparaître, lorsque la population toujours croissante aura pu, en fécondant tant de terres désertes, en rapprocher les habitants; quant aux autres causes, elles ont des racines si profondes, qu'il faudrait peut-être un établissement français en Amérique pour lutter contre leur ascendant avec quelque espoir de succès. Une telle vue politique n'est pas sans doute à négliger, mais elle n'appartient pas à l'objet de ce mémoire.
J'ai établi que les Américains sont Anglais et par leurs habitudes et par leurs besoins; je suis loin de vouloir en conclure que par leurs inclinations ils soient restés sujets de la Grande-Bretagne. 390 Tout, il est vrai, les ramène vers l'Angleterre industrieuse, mais tout doit les éloigner de l'Angleterre mère-patrie. Ils peuvent vouloir dépendre de son commerce, dont ils se trouvent bien, sans consentir à dépendre de son autorité, dont ils se sont très-mal trouvés. Ils n'ont pas oublié ce que leur a coûté leur liberté, et ne seront pas assez irréfléchis pour consentir à la perdre et à se laisser entraîner par des ambitions individuelles. Ils n'ont plus, il est vrai, l'enthousiasme qui détruit; mais ils ont le bon sens qui conserve. Ils ne haïssent pas le gouvernement anglais; mais ce sera sans doute à condition qu'il ne voudra pas être le leur. Surtout ils n'ont garde de se haïr entre eux; ensemble ils ont combattu, ensemble ils profitent de la victoire. Partis, factions, haines, tout a disparu [63]: en bons calculateurs, ils ont trouvé que cela ne produisait rien de bon. Aussi personne ne reproche à son voisin ce qu'il est; chacun cherche à le tourner à son avantage: ce sont des voyageurs arrivés à bon port, et qui croient au moins inutile de se demander sans cesse pourquoi l'on s'est embarqué et pourquoi l'on a suivi telle route.
Concluons. Pour parvenir à la preuve complète du fait que j'avais avancé sur les relations des Américains avec la Grande-Bretagne, il a fallu repousser les vraisemblances, écarter les analogies; donc, dans les sciences positives surtout, il importe, sous peine de graves erreurs, de se défendre de ce qui n'est que probable.
Ce fait lui-même bien connu pouvait conduire à de faux résultats; il portait à croire que l'indépendance des colonies était un bien pour les métropoles: mais en remontant à ses véritables causes, la conséquence s'est resserrée. Maintenant on n'est plus 391 en droit d'y voir autre chose, si ce n'est que l'indépendance des États-Unis a été utile à l'Angleterre, et qu'elle le serait à tous les États du continent qui, d'une part, offriraient les mêmes avantages à des colonies du même genre, et, de l'autre, seraient secondés par les mêmes fautes de leurs voisins.
Le développement des causes de ce fait a amené beaucoup de conséquences ultérieures.
En parcourant ces causes on a dû conclure successivement:
1o Que les premières années qui suivent la paix décident du système commercial des États; et que s'ils ne savent pas saisir le moment pour la tourner à leur profit, elle se tourne presque inévitablement à leur plus grande perte;
2o Que les habitudes commerciales sont plus difficiles à rompre qu'on ne pense, et que l'intérêt rapproche en un jour et souvent pour jamais ceux que les passions les plus ardentes avaient armés pendant plusieurs années consécutives;
3o Que dans le calcul des rapports quelconques qui peuvent exister entre les hommes, l'identité de langage est une donnée des plus concluantes;
4o Que la liberté et surtout l'égalité des cultes est une des plus fortes garanties de la tranquillité sociale; car là où les consciences sont respectées, les autres droits ne peuvent manquer de l'être;
5o Que l'esprit de commerce, qui rend l'homme tolérant par indifférence, tend aussi à le rendre personnel par avidité, et qu'un peuple surtout dont la morale a été ébranlée par de longues agitations, doit, par des institutions sages, être attiré vers l'agriculture; car le commerce tient toujours en effervescence les passions, et toujours l'agriculture les calme.
Enfin, qu'après une révolution qui a tout changé, il faut savoir renoncer à ses haines si l'on ne veut renoncer pour jamais à son bonheur.
[1] La plus brillante peut-être de ces invectives, qui suffira à donner une idée des autres, se trouve dans les Lettres d'un voyageur, de George Sand; c'est le chapitre intitulé le Prince. Ce sont des pages écrites avec le talent ordinaire de l'auteur; mais le sens historique y fait défaut; il n'y a pas de nuances, c'est-à-dire pas de vérité, pas même de vraisemblance, aucune vie; c'est le portrait d'un monstre abstrait et idéal, peint avec des couleurs toutes poussées au noir. Ainsi, pour ne toucher qu'à un point, madame Sand paraît n'avoir pas le moindre soupçon du rôle honorable et utile que joua l'évêque d'Autun à l'Assemblée constituante, et des services qu'il y rendit, dès le premier jour, à la cause de la révolution.
[2] La famille des Bulwer fait remonter sa généalogie jusqu'à la conquête, et celle des Lytton, à laquelle appartenait la mère de l'écrivain, se rattacherait aux Tudors.
[3] Plusieurs de ces ouvrages confondent les dates et les noms, et prodiguent les accusations les plus absurdes, en même temps que les plus méchantes; mais çà et là ils racontent des faits que des documents authentiques ont depuis confirmés, ainsi que des anecdotes que j'ai entendu répéter à des contemporains, et dont, par conséquent, je profiterai.
[4] Il semble y avoir eu quelque difficulté pour fixer d'une manière exacte la date de la naissance de M. de Talleyrand. On m'a dit, et chacun de ceux qui me renseignaient ainsi croyait avoir pour lui la plus sûre autorité, qu'il était né le 7 mars, le 1er septembre, et le 2 février. Cette dernière date est celle à laquelle je me suis arrêté, ayant, tout bien examiné, de sérieuses raisons de la croire vraie. Quant à l'année, il n'y a pas de dispute.
[5] La comtesse de Talleyrand vécut jusqu'en 1809; elle était très-fière des talents de son fils, mais elle regrettait, dit-on, l'usage qu'il en avait fait.
[6] Ce gentilhomme avait été menin du dauphin, fils de Louis XV. Il commanda ensuite un régiment pendant la guerre de Sept ans, et obtint le titre de lieutenant général dans les armées du roi. Il était très-considéré pour son caractère, mais passait pour n'avoir aucun talent.
[7] Ce fait singulier est attesté par M. Mignet dans un court et intéressant mémoire qu'il lut, après la mort de M. Talleyrand, à l'Académie des sciences morales et politiques.
Of those gay times of elegance and ease,
When Pleasure learnt so gracefully to please:
When wits and courtiers held the same resorts,
The courtiers wits, and all wits fit for courts:
When woman, perfect in her siren art,
Subdued the mind, and trifled with the heart;
When Wisdom's lights in fanes fantastic shone,
And Taste had principles and Virtue none:
When schools disdained the morals understood,
And sceptics boasted of some better good:
When all was Fairyland which met the view,
No truth untheorized, and no theory true.
[9](L'ouvrage en question ne porte ni nom de lieu ni nom d'auteur ou de libraire. C'est un volume in-8o de 204 pages. On y lit en épigraphe: «...Nullo discrimine habebo Tros, Rutulusve fuat.» Il y a une clef au commencement. Tr.)
[10] Sieyès, dans un célèbre pamphlet publié à cette époque.
[11] Évêque d'Autun, archevêque de Bordeaux, Lally, Clermont-Tonnerre, Mounier, Sieyès, etc., etc.
[12] Correspondance de Mirabeau et du comte de la Marck.
[13] Procès-verbal de l'Assemblée nationale, imprimé par son ordre, t. VI, no 97 (10 oct. 1789).
[14] La présidence était seulement de quinze jours; mais, ce qui prouve quelle considération était attachée à cette dignité, c'est le fait que Mirabeau, malgré ses plus grands efforts, ne put l'obtenir que l'année suivante.
[15] «La popularité de M. de la Fayette, qui s'était élevée si haut, commença à décliner de ce jour-là (14 juillet): un mois plus tard, les cris: «A bas la Fayette!» avaient succédé aux cris de: «Vive la Fayette!»—(Comte de la Marck.)
[16] Moniteur du 8 février 1791, p. 158.
[17] Il a été dit pour la défense de Mirabeau que l'ouvrage, composé par lui, fut publié à son insu par sa maîtresse, femme d'un libraire. Mais outre l'entière invraisemblance de ce récit, il y a le fait que Mirabeau resta jusqu'à sa mort dans les meilleurs termes avec la personne qui, ayant livré ainsi un dépôt des plus sacrés, n'aurait mérité que sa colère et son plus amer mépris.
[18] Quand M. Mercy, ambassadeur d'Autriche, et, pendant longtemps, agent intermédiaire entre la cour et Mirabeau, quitta Paris, M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, fut, à l'insu de ses collègues, initié au secret des engagements de la cour, et autorisé à correspondre avec Mirabeau pour ce qui en concernait l'exécution.
[19] «Ce prince (Louis XVI) dont on ne peut trop déplorer le manque de bonne foi dans cette occasion, lui donna des assurances si positives, si solennelles, qu'il crut pouvoir répondre sur sa tête que le roi ne partirait pas.» (Mémoires de Lafayette.)
[20] Ce rapport fit une grande sensation au moment où il parut. Voici en quels termes en parle le Journal de Paris (12 septembre 1790): «M. de Talleyrand a repris la lecture de son rapport ou plutôt de son livre sur l'instruction publique: elle a duré encore plus de trois heures. Aujourd'hui MM. de Beaumez et Le Chapelier lui ont prêté quelquefois le secours de leur voix. Dans le succès que cet ouvrage a obtenu, il y a quelque chose de très-remarquable et de très-flatteur pour l'auteur. Il était impossible que les attentions ne fussent pas fatiguées après avoir entendu pendant plusieurs heures sans relâche un ouvrage fortement pensé et sur des matières profondes; et cependant c'est dans les derniers moments et dans les derniers morceaux que les applaudissements ont été les plus répétés et les plus universels. Cet effet ne peut être produit que par les ouvrages qui rendent, par le plaisir qu'ils donnent, les forces qu'ils épuisent par l'attention qu'ils commandent. Le jugement de la nation, de l'Europe et de la postérité, prononcera, nous le croyons, que c'est le plus grand ouvrage qui ait été fait dans l'Assemblée nationale.»
(Tr.)
[21] M. de Rulhières, l'ancien secrétaire du baron de Breteuil à Saint-Pétersbourg, le confident du maréchal de Richelieu, le poëte de la duchesse d'Egmont, narrateur fort redouté de Catherine II, etc., etc.
[22] 9 mars. Lord Grenville à lord Gower.
[23] En qualité de secrétaire de la mission.
[24] Cette apologie forme une brochure in-8 de 35 pages, très-rare aujourd'hui. Elle a pour titre: Éclaircissements donnés par le citoyen Talleyrand à ses concitoyens. Paris, chez Laran, libraire, Palais-Égalité, an VII.
[25] Voyez l'Appendice.
[26] Bourrienne, Mémoires, vol. III, p. 324, 325.
[27] «Qui ne reconnaît là, ajoute Bourrienne, le premier germe de l'archichancellerie et de l'architrésorerie de l'empire?»
[28] Quand Roger Ducos et Sieyès portaient le titre de consuls, les trois membres de la commission consulaire étaient égaux, sinon de fait, du moins en droit. Cambacérès et Lebrun les ayant remplacés, M. de Talleyrand, appelé dans le même moment à succéder à M. Reinhard au ministère des relations extérieures, fut reçu en audience particulière dans le cabinet du Premier consul, et lui adressa les paroles que nous venons de citer.
[29] Voyez la lettre de Napoléon au roi George III, avant Marengo.
[30] Fouché, qui n'était pas alors au pouvoir, fut aussi consulté.
[31] On remarque que, quelques jours auparavant, le duc de Dalberg avait été informé qu'il n'y avait rien à craindre de la part des émigrés sur cette frontière. Voyez M. de Rovigo, vol. II, et Lettre du duc Dalberg à M. de Talleyrand, 13 novembre 1823.
[32] Il y eut deux «procès-verbaux» ou comptes rendus de ce jugement. L'un, publié dans le Moniteur, qui cite les lois en vertu desquelles le prince fut condamné, et les pièces produites à l'appui de l'accusation. Il a évidemment été écrit après l'événement; on n'eut le temps de rien écrire au moment ou sur la place même. L'autre ne cite rien que le décret du 29 ventôse, et les réponses du prince après une délibération d'après laquelle son exécution immédiate est décidée. Ceci est naïf. Les lois d'après lesquelles il est condamné sont laissées en blanc.
[33] Thiers, le Consulat et l'Empire, t. V, p. 4.
[34] «Bonaparte seul, mal informé par ce que la police avait de plus vil, et n'écoutant que sa fureur, se porta à cet excès sans consulter. Il fit enlever le prince avec l'intention de le tuer. Il est connu que sous votre ministère, vous n'avez cessé de modérer les passions de Bonaparte.» (Lettre du duc de Dalberg, 13 mai 1823.)
[35] Les maisons des classes élevées avaient des planchers de chêne, appelés parquets; les maisons des classes inférieures avaient des carreaux de brique.
[36] Mignet, Notices et portraits, t. I, p. 210-213.
[37] Mémoires de Rovigo.
[38] Mémoires de Rovigo, vol. III, p. 116.
[39] Quant à ses habitudes à cet égard, il ne sera peut-être pas mal à propos d'avoir recours à la correspondance américaine. (Papiers officiels et documents publics des États-Unis, vol. III, p. 473-479.)
[40] Une note écrite par Izquierdo, ambassadeur d'Espagne à la cour de France, et datée du 24 mars 1808, est excessivement curieuse à propos de ces détails.
[41] Mémoires de Fouché, vol. II., p. 113.
[42] Mémoires de Rovigo, vol. VI, p. 66.
[43] Mémoires de Rovigo, vol. VI, p. 229.
[44] Mémoires de Rovigo, vol. VI, p. 298.
[45] M. Thiers fait le récit d'une scène du genre de celle que je viens de décrire; mais il en fixe l'époque en 1809; rien n'y est omis, pas même la manière dont M. de Talleyrand jouait avec son chapeau; et dans ce récit, Talleyrand, suivant M. Thiers, est accusé par Napoléon du meurtre du duc d'Enghien. M. Thiers s'est sans doute trompé. Le comte Molé ne pouvait avoir été induit en erreur ni quant aux dates, ni quant aux faits, puisqu'il était présent à la scène que j'ai racontée, et qu'il m'en a donné tous les détails, sans parler du duc d'Enghien, ce qu'il aurait certainement fait si Napoléon lui-même y eût fait allusion. Les reproches de l'empereur, suivant le comte Molé, ne s'attaquaient qu'à ce qu'il considérait comme les intrigues de M. de Talleyrand à ce moment particulier, intrigues qui, cependant, se bornaient alors à un effort pour écarter les obstacles qui pourraient contrarier sa défection, si Napoléon venait dans la suite à être défait.
[46] Mémoires du duc de Rovigo, cités par M. Thiers.
[47] Thiers, le Consulat et l'Empire, t. XVIII, p. 41.
[48] Mémoires de Beugnot, p. 121.
[49] M. Thiers est de cette opinion.
[50] «Madame de Simiane reprit: Il ne s'agit pas de cela; c'était bon du temps de Bonaparte; aujourd'hui il faut mettre dans les ministères des gens de qualité et qui ont à leurs ordres de bons travailleurs qui font les affaires, ce qu'on appelle des bouleux!» (Mémoires de Beugnot, p. 142.)
[51] Il a été fait des récits si nombreux et si variés du moment où l'on reçut cette nouvelle, et de la manière dont elle fut transmise, que j'en donne tout simplement le récit populaire, sans assurer qu'il soit réel.
[52] Mémoires du comte Beugnot, t. II, p. 274.
[53] La sœur du duc d'Orléans.
[54] Cécrops, Cadmus et Danaüs.
[55] Didon.
[56] Énée.
[57] Syracuse.
[58] Milet, Éphèse.
[59] Grand nombre de petites colonies dans le pays latin; aucune ne devint célèbre.
[60] Invasion des Huns, Goths, Vandales, Cimbres, etc.
[61] Croisades.
[62] Dans un temps de factions politiques, cela cesserait d'être exact; car alors chaque secte voudrait nécessairement être l'auxiliaire de tel ou tel parti, comme on l'a déjà vu; mais ces factions une fois calmées, la religion deviendrait à l'instant dans les États-Unis ce qu'elle y est aujourd'hui; ce qui veut dire, en résultat, qu'elle n'y a point de fanatisme pour son propre compte, et c'est déjà beaucoup.—(Note du citoyen Talleyrand, au mois de ventôse an VII.)
[63] Cela était littéralement vrai lorsque ce mémoire a été lu à l'Institut. Si depuis ce moment des partis s'y sont formés de nouveau, s'il en est un qui travaille à remettre honteusement l'Amérique sous le joug de la Grande-Bretagne, cela confirmerait beaucoup trop ce que j'établis dans le cours de ce mémoire, que les Américains sont encore Anglais; mais tout porte à croire qu'un tel parti ne triomphera pas, que la sagesse du gouvernement français aura déconcerté ses espérances; et je n'aurai pas à rétracter le bien que je dis ici d'un peuple de qui je me plais à reconnaître qu'il n'est Anglais que par des habitudes qui ne touchent point à son indépendance politique, et non par le sentiment qui lui ferait regretter de l'avoir conquise.—(Note du citoyen Talleyrand, au mois de ventôse an VII.)
Avant-propos du traducteur | I |
PREMIÈRE PARTIE | |
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Du commencement de la Révolution jusqu'au rapport sur l'état du pays | 1 |
Différents types d'hommes.—M. de Talleyrand, homme politique.—Caractère du dix-huitième siècle qui l'avait formé.—Sa naissance, le caractère de sa personne, son entrée dans l'Église.—Causes de la révolution.—États généraux.—L'influence de Talleyrand sur le clergé; sur la décision relative aux instructions des membres de l'Assemblée et à la rédaction de la Déclaration des droits de l'homme.—Son courage dans les moments de danger.—Ses connaissances en matière de finance.—Ses propositions relatives aux biens de l'Église.—Discrédit où il tombe auprès du parti de la royauté.—Sa popularité auprès de l'Assemblée.—Il est chargé de résider ses manifestes à la nation.—Son projet sur l'uniformité des poids et mesures. |
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DEUXIÈME PARTIE | |
De la fête du 14 juillet à la fermeture de l'Assemblée nationale | 71 |
M. de Talleyrand bénit l'étendard de la France à la réjouissance du 14 juillet.—Détresse financière croissante.—Vues de M. de Talleyrand.—Constitution civile du clergé.—Conduite de M. de Talleyrand.—Il refuse l'évêché de Paris.—Lettre aux éditeurs du Moniteur.—Mort de Mirabeau.—Esquisse de sa carrière et de ses relations avec M. de Talleyrand, qui l'assiste à son lit de mort.—Comment il a probablement initié M. de Talleyrand aux intrigues de la cour.—Il laisse à M. de Talleyrand son discours projeté sur la loi de la succession, discours que M. de Talleyrand lut à l'Assemblée nationale.—M. 394 de Talleyrand est suspendu de ses fonctions épiscopales et il quitte l'Église.—Fierté du roi.—Conduite et vues de M. de Talleyrand.—Il désire venir au secours du roi.—Folle conduite du parti de la cour.—Décret fatal de l'Assemblée nationale, défendant la réélection de ses membres.—Projet d'éducation de M. de Talleyrand.—l'Assemblée se sépare le 13 septembre 1791.—M. de Talleyrand va en Angleterre, en janvier 1791. |
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TROISIÈME PARTIE | |
De la fermeture de l'Assemblée nationale au Consulat | 123 |
M. de Talleyrand à Londres.—Ses manières et son extérieur.—Ses traits d'esprit.—Il visite l'Angleterre.—Lord Grenville refuse de discuter affaires avec lui.—Il va à Paris et en revient avec une lettre du roi.—L'état des affaires en France met obstacle au succès de toute mission en Angleterre.—Il arrive à Paris juste avant le 10 août.—Il s'échappe, et retourne en Angleterre, le 16 septembre 1792.—Il écrit à lord Grenville, pour lui déclarer qu'il n'a aucune mission.—Il est expulsé le 28 janvier 1793.—Il va en Amérique.—Il attend jusqu'à la mort de Robespierre.—Il obtient alors la permission de retourner en France.—Chénier déclare qu'il était employé par le gouvernement provisoire en 1792, quand il avait dit à lord Grenville qu'il ne l'était pas.—Réception bienveillante.—Portrait du Directoire et de la société à cette époque.—Il est nommé secrétaire de l'Institut, et lit à cette assemblée deux mémoires remarquables.—Il est nommé ministre des affaires étrangères.—Il prend le parti de Barras contre les Assemblées.—Rupture des négociations de Lille.—Adresse aux agents diplomatiques.—Paix de Campo-Formio.—Bonaparte va en Égypte.—Les démocrates triomphent dans le Directoire.—M. de Talleyrand quitte le ministère, et publie une réponse aux accusations portées contre lui.—Paris fatigué du Directoire.—Bonaparte, revient d'Égypte.—Talleyrand s'unit à Sieyès pour renverser le gouvernement, et remettre le pouvoir aux mains de Bonaparte. |
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QUATRIÈME PARTIE | |
Le Consulat et l'Empire | 173 |
Talleyrand favorise l'extension de la puissance du Premier consul, puissance qui a pris pour point de départ un principe de tolérance et d'oubli du passé.—Napoléon tente de faire la paix avec l'Angleterre; il échoue.—Bataille de Marengo.—Traité de Lunéville et paix d'Amiens.—De la société à Paris pendant la paix.—Rupture.—M. de Talleyrand appuie le consulat à vie, la création de la Légion d'honneur et du Concordat.—Il obtient du pape la permission de porter l'habit séculier et d'administrer les affaires civiles.—Il se marie.—Exécution du duc d'Enghien. Nouvelle coalition. Bataille d'Austerlitz.—Traité de Presbourg.—Fox entre au pouvoir et essaye 395 inutilement d'une paix.—La Prusse se déclare contre la France et est vaincue à Iéna.—Paix de Tilsitt.—M. de Talleyrand renonce au ministère des affaires étrangères.—Différends sur la politique en Espagne.—Talleyrand et Fouché alors à la tête d'une opposition modérée.—Campagne de Russie; idée d'employer M. de Talleyrand.—Les défaites de Napoléon commencent.—Après la bataille de Leipsig, il offre à M. de Talleyrand le ministère des affaires étrangères, mais à des conditions inacceptables.—Pendant la série continue de désastres qui s'ouvre alors, M. de Talleyrand ne cesse de conseiller la paix.—Il essaye de persuader à Marie-Louise de ne pas quitter Paris.—Il hésite entre une régence avec elle, et les Bourbons.—Toutefois, lorsque son départ suspend l'autorité constitué, et que l'empereur de Russie prend pour lieu de résidence l'hôtel Talleyrand, et demande à M. de Talleyrand quel gouvernement il faudrait établir, il répond: «Celui des Bourbons.»—Efforts pour obtenir une constitution avec la Restauration.—Napoléon arrive à Fontainebleau.—Il négocie, mais finit par abandonner le trône de France, et accepte pour lieu de retraite l'île d'Elbe, conservant cependant son titre d'empereur. |
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CINQUIÈME PARTIE | |
De la chute de l'empereur Napoléon, en 1814, à la fin de l'administration de M. de Talleyrand, en septembre 1815 | 240 |
Le comte d'Artois, lieutenant général de France.—Traité du 23 avril pour l'évacuation de la France.—Louis XVIII, contrairement à l'avis de M. de Talleyrand, refuse d'accepter la couronne avec une constitution comme le don de la nation; mais regardant la couronne comme lui appartenant de droit, il consent à accorder la constitution.—Il forme son gouvernement d'éléments divers, nommant M. de Talleyrand ministre des affaires étrangères.—Il semble bientôt se méfier de ce dernier, et en est jaloux.—Esprit réactionnaire du parti des émigrés et du comte d'Artois.—Traité de Paris.—M. de Talleyrand se rend à Vienne, et dans le cours des négociations, s'arrange pour faire un traité séparé avec l'Autriche et la Grande-Bretagne, et rompre ainsi la solidarité des puissances qui s'étaient coalisées contre la France.—Bonaparte s'échappe de l'île d'Elbe.—Nouveau traité contre Napoléon, traité qui a quelque ambiguïté dans les termes, mais qui semble un renouvellement du traité de Paris.—Les Bourbons vont à Gand.—Bonaparte installé aux Tuileries.—M. de Talleyrand se rend à Carlsbad.—Le prince de Metternich et Fouché font des démarches pour la déposition de Napoléon en faveur de la régence de sa femme; ils ne réussissent pas.—Les alliés adoptent de nouveau Louis XVIII.—M. de Talleyrand se rend à Gand.—Il est d'abord reçu.—Il fait la leçon aux Bourbons.—Il est de nouveau créé ministre.—Il rencontre de l'opposition de la part du parti royaliste et de l'empereur de Russie; il est faiblement soutenu par l'Angleterre et abandonné par Louis XVIII.—Il donne sa démission. 396 |
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SIXIÈME PARTIE | |
Depuis la retraite de M. de Talleyrand jusqu'à la révolution de 1830 | 315 |
Appendice | 369 |
Essai sur les avantages à retirer de colonies nouvelles dans les circonstances présentes, par le citoyen Talleyrand. Lu à la séance publique de l'Institut national, le 25 messidor an V. | |
Mémoire sur les relations commerciales des Etats-Unis avec l'Angleterre, par le citoyen Talleyrand. Lu le 15 germinal an V. |
PARIS.—IMPRIMERIE SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.