The Project Gutenberg eBook of La Comédie humaine - Volume 04

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Title: La Comédie humaine - Volume 04

Author: Honoré de Balzac

Release date: January 26, 2015 [eBook #48082]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COMÉDIE HUMAINE - VOLUME 04 ***


Au lecteur

Table

ŒUVRES COMPLÈTES
DE
H. DE BALZAC


LA
COMÉDIE HUMAINE

QUATRIÈME VOLUME


PREMIÈRE PARTIE
ÉTUDES DE MŒURS


PREMIER LIVRE


PARIS.—IMPRIMERIE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2


SCÈNES
DE
LA VIE PRIVÉE

TOME IV


BÉATRIX (2e PARTIE) — MODESTE MIGNON — HONORINE
UN DÉBUT DANS LA VIE — LA GRANDE BRETÈCHE

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PARIS

VE ADRE HOUSSIAUX, ÉDITEUR
HÉBERT ET CIE, SUCCESSEURS
7, RUE PERRONET, 7

1877

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IMP. E. MARTINET.

MODESTE MIGNON.

Modeste remit la lettre dans son corset et tendit à Dumay celle destinée à son père.

(MODESTE MIGNON.)

PREMIER LIVRE

SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE.


BÉATRIX.

DERNIÈRE PARTIE.

Dans la semaine suivante, après la messe de mariage qui, selon l'usage de quelques familles du faubourg Saint-Germain, fut célébrée à sept heures à Saint-Thomas-d'Aquin, Calyste et Sabine montèrent dans une jolie voiture de voyage, au milieu des embrassements, des félicitations et des larmes de vingt personnes attroupées ou groupées sous la marquise de l'hôtel de Grandlieu. Les félicitations venaient des quatre témoins et des hommes, les larmes se voyaient dans les yeux de la duchesse de Grandlieu, de sa fille Clotilde, qui toutes deux tremblaient agitées par la même pensée.

—La voilà lancée dans la vie! Pauvre Sabine, elle est à la merci d'un homme qui ne s'est pas tout à fait marié de son plein gré.

Le mariage ne se compose pas seulement de plaisirs aussi fugitifs dans cet état que dans tout autre, il implique des convenances d'humeur, des sympathies physiques, des concordances de caractère qui font de cette nécessité sociale un éternel problème. Les filles à marier aussi bien que les mères connaissent les termes et les dangers de cette loterie; voilà pourquoi les femmes pleurent à un mariage, tandis que les hommes sourient. Les hommes croient ne rien hasarder, les femmes savent bien tout ce qu'elles risquent.

Dans une autre voiture qui précédait celle des mariés, se trouvait la baronne de Guénic, à qui la duchesse vint dire:—Vous êtes 2 mère, quoique vous n'ayez eu qu'un fils, tâchez de me remplacer près de ma chère Sabine!

Sur le devant de cette voiture, on voyait un chasseur qui servait de courrier, et à l'arrière deux femmes de chambre à qui les cartons et les paquets mis par-dessus les vaches cachaient le paysage. Les quatre postillons, vêtus de leurs plus beaux uniformes, car chaque voiture était attelée de quatre chevaux, portaient tous des bouquets à leur boutonnière et des rubans à leurs chapeaux que le duc de Grandlieu eut mille peines à leur faire quitter, même en les payant; le postillon français est éminemment intelligent, mais il tient à ses plaisanteries: ceux-là prirent l'argent, et à la barrière ils remirent leurs rubans.

—Allons, adieu, Sabine, dit la duchesse, souviens-toi de ta promesse, écris-moi souvent. Calyste, je ne vous dis plus rien, mais vous me comprenez!...

Clotilde, appuyée sur sa plus jeune sœur Athénaïs à qui souriait le vicomte Juste de Grandlieu, jeta sur la mariée un regard fin à travers ses larmes, et suivit des yeux la voiture qui disparut au milieu des batteries réitérées de quatre fouets plus bruyants que des pistolets de tir. En quelques secondes, le gai convoi atteignit à l'esplanade des Invalides, gagna par le quai le pont d'Iéna, la barrière de Passy, la route de Versailles, enfin le grand chemin de la Bretagne.

N'est-il pas au moins singulier que les artisans de la Suisse et de l'Allemagne, que les grandes familles de France et d'Angleterre obéissent au même usage et se mettent en voyage après la cérémonie nuptiale? Les grands se tassent dans une boîte qui roule. Les petits s'en vont gaiement par les chemins, s'arrêtant dans les bois, banquetant à toutes les auberges, tant que dure leur joie ou plutôt leur argent. Le moraliste serait fort embarrassé de décider où se trouve la plus belle qualité de pudeur, dans celle qui se cache au public en inaugurant le foyer et la couche domestique comme font les bons bourgeois, ou dans celle qui se cache à la famille en se publiant au grand jour des chemins, à la face des inconnus? Les âmes délicates doivent désirer la solitude et fuir également le monde et la famille. Le rapide amour qui commence un mariage est un diamant, une perle, un joyau ciselé par le premier des arts, un trésor à enterrer au fond du cœur.

Qui peut raconter une lune de miel, si ce n'est la mariée? Et 3 combien de femmes reconnaîtront ici que cette saison d'incertaine durée (il y en a d'une seule nuit!) est la préface de la vie conjugale. Les trois premières lettres de Sabine à sa mère accuseront une situation qui, malheureusement, ne sera pas neuve pour quelques jeunes mariées et pour beaucoup de vieilles femmes. Toutes celles qui se sont trouvées pour ainsi dire gardes-malades d'un cœur ne s'en sont pas, comme Sabine, aperçues aussitôt. Mais les jeunes filles du faubourg Saint-Germain, quand elles sont spirituelles, sont déjà femmes par la tête. Avant le mariage, elles ont reçu du monde et de leur mère le baptême des bonnes manières. Les duchesses jalouses de léguer leurs traditions, ignorent souvent la portée de leurs leçons quand elles disent à leurs filles:—Tel mouvement ne se fait pas.—Ne riez pas de ceci.—On ne se jette jamais sur un divan, l'on s'y pose.—Quittez ces détestables façons!—Mais cela ne se fait pas, ma chère! etc. Aussi de bourgeois critiques ont-ils injustement refusé de l'innocence et des vertus à des jeunes filles qui sont uniquement, comme Sabine, des vierges perfectionnées par l'esprit, par l'habitude des grands airs, par le bon goût, et qui, dès l'âge de seize ans, savaient se servir de leurs jumelles. Sabine, pour s'être prêtée aux combinaisons inventées par mademoiselle des Touches pour la marier, devait être de l'école de mademoiselle de Chaulieu. Cette finesse innée, ces dons de race rendront peut-être cette jeune femme aussi intéressante que l'héroïne des Mémoires de deux jeunes mariées, lorsqu'on verra l'inutilité de ces avantages sociaux dans les grandes crises de la vie conjugale, où souvent ils sont annulés sous le double poids du malheur et de la passion.


I.
A MADAME LA DUCHESSE DE GRANDLIEU.

Guérande, avril 1838.

«Chère mère, vous saurez bien comprendre pourquoi je n'ai pu vous écrire en voyage, notre esprit est alors comme les roues. 4 Me voici, depuis deux jours, au fond de la Bretagne, à l'hôtel du Guénic, une maison brodée comme une boîte en coco. Malgré les attentions affectueuses de la famille de Calyste, j'éprouve un vif besoin de m'envoler vers vous, de vous dire une foule de ces choses qui, je le sens, ne se confient qu'à une mère. Calyste s'est marié, chère maman, en conservant un grand chagrin dans le cœur, personne de nous ne l'ignorait, et vous ne m'avez pas caché les difficultés de ma conduite. Hélas! elles sont plus grandes que vous ne le supposiez. Ah! chère maman, quelle expérience nous acquérons en quelques jours, et pourquoi ne vous dirai-je pas en quelques heures? Toutes vos recommandations sont devenues inutiles, et vous devinerez comment par cette seule phrase: J'aime Calyste comme s'il n'était pas mon mari. C'est-à-dire que si mariée à un autre, je voyageais avec Calyste, je l'aimerais et haïrais mon mari. Observez donc un homme aimé si complétement, involontairement, absolument, sans compter tous les autres adverbes qu'il vous plaira d'ajouter. Aussi ma servitude s'est-elle établie en dépit de vos bons avis. Vous m'aviez recommandé de rester grande, noble, digne et fière pour obtenir de Calyste des sentiments qui ne seraient sujets à aucun changement dans la vie: l'estime, la considération qui doivent sanctifier une femme au milieu de la famille. Vous vous étiez élevée avec raison sans doute contre les jeunes femmes d'aujourd'hui qui, sous prétexte de bien vivre avec leurs maris, commencent par la facilité, par la complaisance, la bonhomie, la familiarité, par un abandon un peu trop fille, selon vous (un mot que je vous avoue n'avoir pas encore compris, mais nous verrons plus tard), et qui, s'il faut vous en croire, en font comme des relais pour arriver rapidement à l'indifférence et au mépris peut-être.—«Souviens-toi que tu es une Grandlieu!» m'avez-vous dit à l'oreille. Ces recommandations, pleines de la maternelle éloquence de Dédalus, ont eu le sort de toutes les choses mythologiques. Chère mère aimée, pouviez-vous supposer que je commencerais par cette catastrophe qui termine, selon vous, la lune de miel des jeunes femmes d'aujourd'hui?

»Quand nous nous sommes vus seuls dans la voiture, Calyste et moi, nous nous sommes trouvés aussi sots l'un que l'autre en comprenant toute la valeur d'un premier mot, d'un premier regard, et chacun de nous, sanctifié par le sacrement, a regardé par sa portière. C'était si ridicule, que, vers la barrière, monsieur m'a 5 débité, d'une voix un peu troublée, un discours, sans doute préparé comme toutes les improvisations, que j'écoutai le cœur palpitant, et que je prends la liberté de vous abréger. «—Ma chère Sabine, je vous veux heureuse, et je veux surtout que vous soyez heureuse à votre manière, a-t-il dit. Ainsi dans la situation où nous sommes au lieu de nous tromper mutuellement sur nos caractères et sur nos sentiments par de nobles complaisances, soyons tous deux ce que nous serions dans quelques années d'ici. Figurez-vous que vous avez un frère en moi, comme moi je veux voir une sœur en vous.» Quoique ce fût plein de délicatesse, comme je ne trouvai rien dans ce premier speech de l'amour conjugal qui répondît à l'empressement de mon âme, je demeurai pensive après avoir répondu que j'étais animée des mêmes sentiments. Sur cette déclaration de nos droits à une mutuelle froideur, nous avons parlé pluie et beau temps, poussière, relais et paysage, le plus gracieusement du monde, moi riant d'un petit rire forcé, lui très-rêveur.

»Enfin, en sortant de Versailles, je demandai tout bonnement à Calyste, que j'appelais mon cher Calyste, comme il m'appelait ma chère Sabine, s'il pouvait me raconter les événements qui l'avaient mis à deux doigts de la mort, et auxquels je savais devoir le bonheur d'être sa femme. Il hésita pendant longtemps. Ce fut entre nous l'objet d'un petit débat qui dura pendant trois relais, moi, tâchant de me poser en fille volontaire et décidée à bouder; lui, se consultant sur la fatale question portée comme un défi par les journaux à Charles X: Le Roi cédera-t-il? Enfin, après le relais de Verneuil et après avoir échangé des serments à contenter trois dynasties, de ne jamais lui reprocher cette folie, de ne pas le traiter froidement, etc., il me peignit son amour pour madame de Rochefide.—«Je ne veux pas, me dit-il en terminant, qu'il y ait de secrets entre nous!» Le pauvre cher Calyste ignorait-il donc que son amie, mademoiselle des Touches et vous, vous aviez été obligées de me tout avouer, car on n'habille pas une jeune personne, comme je l'étais le jour du contrat, sans l'initier à son rôle. On doit tout dire à une mère aussi tendre que vous. Eh bien, je fus profondément atteinte en voyant qu'il avait obéi beaucoup moins à mon désir qu'à son envie de parler de cette passion inconnue. Me blâmerez-vous, ma mère chérie, d'avoir voulu reconnaître l'étendue de ce chagrin, de cette vive plaie du cœur que vous m'aviez signalée? Donc, huit heures après avoir été bénis par le curé de 6 Saint-Thomas-d'Aquin, votre Sabine se trouvait dans la situation assez fausse d'une jeune épouse écoutant de la bouche même de son mari la confidence d'un amour trompé, les méfaits d'une rivale! Oui, j'étais dans le drame d'une jeune femme apprenant officiellement qu'elle devait son mariage aux dédains d'une vieille blonde. A ce récit, j'ai gagné ce que je cherchais! Quoi?... direz-vous. Ah! chère mère, j'ai bien vu assez d'amours s'entraînant les uns les autres sur des pendules ou sur des devants de cheminée pour mettre cet enseignement en pratique! Calyste a terminé le poëme de ses souvenirs par la plus chaleureuse protestation d'un entier oubli de ce qu'il a nommé sa folie. Toute protestation a besoin de signature. L'heureux infortuné m'a pris la main, l'a portée à ses lèvres; puis il l'a gardée entre ses mains pendant longtemps. Une déclaration s'en est suivie; celle-là m'a semblé plus conforme que la première à notre état civil, quoique nos bouches n'aient pas dit une seule parole. J'ai dû ce bonheur à ma verveuse indignation sur le mauvais goût d'une femme assez sotte pour ne pas avoir aimé mon beau, mon ravissant Calyste...

»On m'appelle pour jouer à un jeu de cartes que je n'ai pas encore compris. Je continuerai demain. Vous quitter dans ce moment pour faire la cinquième à la mouche, ceci n'est possible qu'au fond de la Bretagne!...

Mai.

»Je reprends le cours de mon Odyssée. La troisième journée, vos enfants n'employaient plus le vous cérémonieux, mais le tu des amants. Ma belle-mère, enchantée de nous voir heureux, a tâché de se substituer à vous, chère mère, et, comme il arrive à tous ceux qui prennent un rôle avec le désir d'effacer des souvenirs, elle a été si charmante, qu'elle a été presque vous pour moi. Sans doute elle a deviné l'héroïsme de ma conduite, car, au début du voyage, elle cachait trop ses inquiétudes pour ne pas les rendre visibles par l'excès des précautions.

»Quand j'ai vu surgir les tours de Guérande, j'ai dit à l'oreille de votre gendre: «—L'as-tu bien oubliée?» Mon mari, devenu mon ange, ignorait sans doute les richesses d'une affection naïve et sincère, car ce petit mot l'a rendu presque fou de joie. Malheureusement le désir de faire oublier madame de Rochefide m'a 7 menée trop loin. Que voulez-vous? j'aime, et je suis presque portugaise, car je tiens plus de vous que de mon père. Calyste a tout accepté de moi, comme acceptent les enfants gâtés, il est fils unique d'abord. Entre nous, je ne donnerai pas ma fille, si jamais j'ai des filles, à un fils unique. C'est bien assez de se mettre à la tête d'un tyran, et j'en vois plusieurs dans un fils unique. Ainsi donc nous avons interverti les rôles, je me suis comportée comme une femme dévouée. Il y a des dangers dans un dévouement dont on profite, on y perd sa dignité. Je vous annonce donc le naufrage de cette demi-vertu. La dignité n'est qu'un paravent placé par l'orgueil et derrière lequel nous enrageons à notre aise. Que voulez-vous, maman?... vous n'étiez pas là, je me voyais devant un abîme. Si j'étais restée dans ma dignité, j'aurais eu les froides douleurs d'une sorte de fraternité qui certes serait tout simplement devenue de l'indifférence. Et quel avenir me serais-je préparé? Mon dévouement a eu pour résultat de me rendre l'esclave de Calyste. Reviendrai-je de cette situation? nous verrons; quant à présent, elle me plaît. J'aime Calyste, je l'aime absolument avec la folie d'une mère qui trouve bien tout ce que fait son fils, même quand elle est un peu battue par lui.

15 mai.

»Jusqu'à présent donc, chère maman, le mariage s'est présenté pour moi sous une forme charmante. Je déploie toute ma tendresse pour le plus beau des hommes qu'une sotte a dédaigné pour un croque-note, car cette femme est évidemment une sotte et une sotte froide, la pire espèce de sottes. Je suis charitable dans ma passion légitime, je guéris des blessures en m'en faisant d'éternelles. Oui, plus j'aime Calyste, plus je sens que je mourrais de chagrin si notre bonheur actuel cessait. Je suis d'ailleurs l'adoration de toute cette famille et de la société qui se réunit à l'hôtel du Guénic, tous personnages nés dans des tapisseries de haute lice, et qui s'en sont détachés pour prouver que l'impossible existe. Un jour, où je serai seule, je vous peindrai ma tante Zéphirine, mademoiselle de Pen-Hoël, le chevalier du Halga, les demoiselles Kergarouët, etc. Il n'y a pas jusqu'aux deux domestiques qu'on me permettra, je l'espère, d'emmener à Paris, Mariotte et Gasselin, qui ne me regardent comme un ange descendu de sa place dans le ciel, et qui tressaillent encore 8 quand je leur parle, qui ne soient des figures à mettre sous verre.

»Ma belle-mère nous a solennellement installés dans les appartements précédemment occupés par elle et par feu son mari. Cette scène a été touchante. «—J'ai vécu toute ma vie de femme, heureuse ici, nous a-t-elle dit, que ce vous soit un heureux présage, mes chers enfants.» Et elle a pris la chambre de Calyste. Cette sainte femme semblait vouloir se dépouiller de ses souvenirs et de sa noble vie conjugale pour nous en investir. La province de Bretagne, cette ville, cette famille de mœurs antiques, tout, malgré des ridicules qui n'existent que pour nous autres rieuses Parisiennes, a quelque chose d'inexplicable, de grandiose jusque dans ses minuties qu'on ne peut définir que par le mot sacré. Tous les tenanciers des vastes domaines de la maison du Guénic, rachetés comme vous savez par mademoiselle des Touches que nous devons aller voir à son couvent, sont venus en corps nous saluer. Ces braves gens, en habits de fête, exprimant tous une vive joie de savoir Calyste redevenu réellement leur maître, m'ont fait comprendre la Bretagne, la féodalité, la vieille France. Ce fut une fête que je ne veux pas vous peindre, je vous la raconterai. La base de tous les baux a été proposée par ces gars eux-mêmes, nous les signerons après l'inspection que nous allons passer de nos terres engagées depuis cent cinquante ans!... Mademoiselle de Pen-Hoël nous a dit que les gars avaient accusé les revenus avec une véracité peu croyable à Paris. Nous partirons dans trois jours, et nous irons à cheval. A mon retour, chère mère, je vous écrirai; mais que pourrai-je vous dire, si déjà mon bonheur est au comble? Je vous écrirai donc ce que vous savez déjà, c'est-à-dire combien je vous aime.»


II.
DE LA MÊME A LA MÊME.

Nantes, juin.

«Après avoir joué le rôle d'une châtelaine adorée de ses vassaux comme si la révolution de 1830 et celle de 1789 n'avaient jamais abattu de bannières, après des cavalcades dans les bois, des haltes 9 dans les fermes, des dîners sur de vieilles tables et sur du linge centenaire pliant sous des platées homériques servies dans de la vaisselle antédiluvienne, après avoir bu des vins exquis dans des gobelets comme en manient les faiseurs de tours, et des coups de fusil au dessert! et des Vive les du Guénic, à étourdir! et des bals dont tout l'orchestre est un biniou dans lequel un homme souffle pendant des dix heures de suite! et des bouquets! et des jeunes mariées qui se sont fait bénir pour nous! et de bonnes lassitudes dont le remède se trouve au lit en des sommeils que je ne connaissais pas, et des réveils délicieux où l'amour est radieux comme le soleil qui rayonne sur vous et scintille avec mille mouches qui bourdonnent en bas-breton!... enfin, après un grotesque séjour au château du Guénic où les fenêtres sont des portes cochères, et où les vaches pourraient paître dans les prairies de la salle, mais que nous avons juré d'arranger, de réparer, pour y venir tous les ans aux acclamations des gars du clan de Guénic dont l'un portait notre bannière, je suis à Nantes!...

»Ah! quelle journée que celle de notre arrivée au Guénic! Le recteur est venu, ma mère, avec son clergé, tous couronnés de fleurs, nous recevoir, nous bénir en exprimant une joie..... j'en ai les larmes aux yeux en t'écrivant. Et ce fier Calyste, qui jouait son rôle de seigneur comme un personnage de Walter Scott. Monsieur recevait les hommages comme s'il se trouvait en plein treizième siècle. J'ai entendu les filles, les femmes se disant:—Quel joli seigneur nous avons! comme dans un chœur d'opéra-comique. Les Anciens discutaient entre eux la ressemblance de Calyste avec les du Guénic qu'ils avaient connus. Ah! la noble et sublime Bretagne, quel pays de croyance et de religion! Mais le progrès la guette, on y fait des ponts, des routes; les idées viendront, et adieu le sublime. Les paysans ne seront certes jamais ni si libres ni si fiers que je les ai vus, quand on leur aura prouvé qu'ils sont les égaux de Calyste, si toutefois ils veulent le croire.

»Après le poëme de cette restauration pacifique et les contrats signés, nous avons quitté ce ravissant pays toujours fleuri, gai, sombre et désert tour à tour, et nous sommes venus agenouiller ici notre bonheur devant celle à qui nous le devons. Calyste et moi nous éprouvions le besoin de remercier la postulante de la Visitation. En mémoire d'elle, il écartèlera son écu de celui des des Touches qui est: parti coupé, tranché, taillé d'or et de 10 sinople. Il prendra l'un des aigles d'argent pour un de ses supports, et lui mettra dans le bec cette jolie devise de femme: Souviègne-vous! Nous sommes donc allés hier au couvent des dames de la Visitation où nous a menés l'abbé Grimont, un ami de la famille du Guénic, qui nous a dit que votre chère Félicité, maman, était une sainte; elle ne peut pas être autre chose pour lui, puisque cette illustre conversion l'a fait nommer vicaire-général du diocèse.

»Mademoiselle des Touches n'a pas voulu recevoir Calyste, et n'a vu que moi. Je l'ai trouvée un peu changée, pâlie et maigrie; elle m'a paru bien heureuse de ma visite.—«Dis à Calyste, s'est-elle écriée tout bas, que c'est une affaire de conscience et d'obéissance si je ne le veux pas voir, car on me l'a permis; mais je préfère ne pas acheter ce bonheur de quelques minutes par des mois de souffrance. Ah! si tu savais combien j'ai de peine à répondre quand on me demande:—A quoi pensez-vous? La maîtresse des novices ne peut pas comprendre l'étendue et le nombre des idées qui me passent par la tête comme des tourbillons. Par instants je revois l'Italie ou Paris avec tous leurs spectacles, tout en pensant à Calyste qui, dit-elle avec cette façon poétique si admirable et que vous connaissez, est le soleil de ses souvenirs... J'étais trop vieille pour être acceptée aux Carmélites, et je me suis donnée à l'ordre de saint François de Sales uniquement parce qu'il a dit: «—Je vous déchausserai la tête au lieu de vous déchausser les pieds!» en se refusant à ces austérités qui brisent le corps. C'est en effet la tête qui pèche. Le saint évêque a donc bien fait de rendre sa règle austère pour l'intelligence et terrible contre la volonté!... Voilà ce que je désirais, car ma tête est la vraie coupable, elle m'a trompée sur mon cœur jusqu'à cet âge fatal de quarante ans où si l'on est pendant quelques moments quarante fois plus heureuse que les jeunes femmes, on est plus tard cinquante fois plus malheureuse qu'elles... Eh bien, mon enfant, es-tu contente? m'a-t-elle demandé en cessant avec un visible plaisir de parler d'elle.—Vous me voyez dans l'enchantement de l'amour et du bonheur! lui ai-je répondu.—Calyste est aussi bon et naïf qu'il est noble et beau, m'a-t-elle dit gravement. Je t'ai instituée mon héritière; tu possèdes, outre ma fortune, le double idéal que j'ai rêvé... Je m'applaudis de ce que j'ai fait, a-t-elle repris après une pause. Maintenant, mon enfant, ne t'abuse pas. Vous avez facilement saisi le bonheur, vous 11 n'aviez que la main à étendre, mais pense à le conserver. Quand tu ne serais venue ici que pour en remporter les conseils de mon expérience, ton voyage serait bien payé. Calyste subit en ce moment une passion communiquée, tu ne l'as pas inspirée. Pour rendre ta félicité durable, tâche, ma petite, d'unir ce principe au premier. Dans votre intérêt à tous deux, essaie d'être capricieuse, sois coquette, un peu dure, il le faut. Je ne te conseille pas d'odieux calculs, ni la tyrannie, mais la science. Entre l'usure et la prodigalité, ma petite, il y a l'économie. Sache prendre honnêtement un peu d'empire sur Calyste. Voici les dernières paroles mondaines que je prononcerai, je les tenais en réserve pour toi, car j'ai tremblé dans ma conscience de t'avoir sacrifiée pour sauver Calyste! attache-le bien à toi, qu'il ait des enfants, qu'il respecte en toi leur mère... Enfin, me dit-elle d'une voix émue, arrange-toi de manière qu'il ne revoie jamais Béatrix!...» Ce nom nous a plongées toutes les deux dans une sorte de torpeur, et nous sommes restées les yeux dans les yeux l'une de l'autre échangeant la même inquiétude vague.—«Retournez-vous à Guérande? me demanda-t-elle.—Oui, lui dis-je.—Eh bien, n'allez jamais aux Touches.... J'ai eu tort de vous donner ce bien.—Et pourquoi?—Enfant! les Touches sont pour toi le cabinet de Barbe-Bleue, car il n'y a rien de plus dangereux que de réveiller une passion qui dort.»

»Je vous donne en substance, chère mère, le sens de notre conversation. Si mademoiselle des Touches m'a fait beaucoup causer, elle m'a donné d'autant plus à penser que, dans l'enivrement de ce voyage et de mes séductions avec mon Calyste, j'avais oublié la grave situation morale dont je vous parlais dans ma première lettre.

»Après avoir bien admiré Nantes, une charmante et magnifique ville, après être allés voir sur la place Bretagne l'endroit où Charette est si noblement tombé, nous avons projeté de revenir par la Loire à Saint-Nazaire, puisque nous avions fait déjà par terre la route de Nantes à Guérande. Décidément, un bateau à vapeur ne vaut pas une voiture. Le voyage en public est une invention de monstre moderne, le Monopole. Trois jeunes dames de Nantes assez jolies se démenaient sur le pont atteintes de ce que j'ai appelé le kergarouëtisme, une plaisanterie que vous comprendrez quand je vous aurai peint les Kergarouët. Calyste s'est très bien comporté. En vrai gentilhomme, il ne m'a pas affichée. Quoique satisfaite de son bon goût, de même qu'un enfant à qui l'on a donné son 12 premier tambour, j'ai pensé que j'avais une magnifique occasion d'essayer le système recommandé par Camille Maupin, car ce n'est certes pas la postulante qui m'avait parlé. J'ai pris un petit air boudeur, et Calyste s'en est très gentiment alarmé. A cette demande:—Qu'as-tu?... jetée à mon oreille, j'ai répondu la vérité:—Je n'ai rien! Et j'ai bien reconnu là le peu de succès qu'obtient d'abord la Vérité. Le mensonge est une arme décisive dans les cas où la célérité doit sauver les femmes et les empires. Calyste est devenu très-pressant, très-inquiet. Je l'ai mené à l'avant du bateau, dans un tas de cordages; et là, d'une voix pleine d'alarmes, sinon de larmes, je lui ai dit les malheurs, les craintes d'une femme dont le mari se trouve être le plus beau des hommes!.... «—Ah! Calyste, me suis-je écriée, il y a dans notre union un affreux malheur, vous ne m'avez pas aimée, vous ne m'avez pas choisie! Vous n'êtes pas resté planté sur vos pieds comme une statue en me voyant pour la première fois! C'est mon cœur, mon attachement, ma tendresse qui sollicitent votre affection, et vous me punirez quelque jour de vous avoir apporté moi-même les trésors de mon pur, de mon involontaire amour de jeune fille!... Je devrais être mauvaise, coquette, et je ne me sens pas de force contre vous... Si cette horrible femme, qui vous a dédaigné, se trouvait à ma place ici, vous n'auriez pas aperçu ces deux affreuses Bretonnes, que l'octroi de Paris classerait parmi le bétail...» Calyste, ma mère, a eu deux larmes dans les yeux, il s'est retourné pour me les cacher, il a vu la Basse-Indre, et a couru dire au capitaine de nous y débarquer.

»On ne tient pas contre de telles réponses, surtout quand elles sont accompagnées d'un séjour de trois heures dans une chétive auberge de la Basse-Indre, où nous avons déjeuné de poisson frais dans une petite chambre comme en peignent les peintres de genre, et par les fenêtres de laquelle on entendait mugir les forges d'Indret à travers la belle nappe de la Loire. En voyant comment tournaient les expériences de l'Expérience, je me suis écriée:—Ah! chère Félicité!.... Calyste, incapable de soupçonner les conseils de la religieuse et la duplicité de ma conduite, a fait un divin calembour; il m'a coupé la parole en me répondant:—Gardons-en le souvenir? nous enverrons un artiste pour copier ce paysage. Non, j'ai ri, chère maman, à déconcerter Calyste et je l'ai vu bien près de se fâcher.—Mais, lui dis-je, il y a de ce paysage, de cette scène, un tableau 13 dans mon cœur qui ne s'effacera jamais, et d'une couleur inimitable.

»Ah! ma mère, il m'est impossible de mettre ainsi les apparences de la guerre ou de l'inimitié dans mon amour. Calyste fera de moi tout ce qu'il voudra. Cette larme est la première, je pense, qu'il m'ait donnée, ne vaut-elle pas mieux que la seconde déclaration de nos droits?... Une femme sans cœur serait devenue dame et maîtresse après la scène du bateau, moi, je me suis reperdue. D'après votre système, plus je deviens femme, plus je me fais fille, car je suis affreusement lâche avec le bonheur, je ne tiens pas contre un regard de mon seigneur. Non! je ne m'abandonne pas à son amour, je m'y attache comme une mère presse son enfant contre son sein en craignant quelque malheur.»


III.
DE LA MÊME A LA MÊME.

Juillet, Guérande.

«Ah! chère maman, au bout de trois mois connaître la jalousie! Voilà mon cœur bien complet, j'y sens une haine profonde et un profond amour! Je suis plus que trahie, je ne suis pas aimée!...... Suis-je heureuse d'avoir une mère, un cœur où je puisse crier à mon aise!... Nous autres femmes, qui sommes encore un peu jeunes filles, il suffit qu'on nous dise: «Voici une clef tachée de sang, au milieu de toutes celles de votre palais, entrez partout, jouissez de tout, mais gardez-vous d'aller aux Touches!» pour que nous entrions là, les pieds chauds, les yeux allumés de la curiosité d'Ève. Quelle irritation mademoiselle des Touches avait mise dans mon amour! Mais aussi pourquoi m'interdire les Touches? Qu'est-ce qu'un bonheur comme le mien qui dépendrait d'une promenade, d'un séjour dans un bouge de Bretagne? Et qu'ai-je à craindre? Enfin, joignez aux raisons de madame Barbe-Bleue le désir qui mord toutes les femmes de savoir si leur pouvoir est précaire ou solide, et vous comprendrez comment un jour j'ai demandé d'un petit air indifférent: 14 «—Qu'est-ce que les Touches?—Les Touches sont à vous, m'a dit ma divine belle-mère.—Si Calyste n'avait jamais mis le pied aux Touches!... s'écria ma tante Zéphirine en hochant la tête.—Mais il ne serait pas mon mari, dis-je à ma tante.—Vous savez donc ce qui s'y est passé? m'a répliqué finement ma belle-mère.—C'est un lieu de perdition, a dit mademoiselle de Pen-Hoël, mademoiselle des Touches y a fait bien des péchés dont elle demande maintenant pardon à Dieu.—Cela n'a-t-il pas sauvé l'âme de cette noble fille, et fait la fortune d'un couvent? s'est écrié le chevalier du Halga; l'abbé Grimont m'a dit qu'elle avait donné cent mille francs aux dames de la Visitation.—Voulez-vous aller aux Touches? m'a demandé ma belle-mère, ça vaut la peine d'être vu.—Non! non,» ai-je dit vivement. Cette petite scène ne vous semble-t-elle pas une page de quelque drame diabolique? elle est revenue sous vingt prétextes. Enfin, ma belle-mère m'a dit: «—Je comprends pourquoi vous n'allez pas aux Touches, vous avez raison.» Oh! vous avouerez, maman, que ce coup de poignard involontairement donné vous aurait décidée à savoir si votre bonheur reposait sur des bases si frêles, qu'il dût périr sous tel ou tel lambris. Il faut rendre justice à Calyste, il ne m'a jamais proposé de visiter cette chartreuse devenue son bien. Nous sommes des créatures dénuées de sens, dès que nous aimons; car ce silence, cette réserve m'ont piquée, et je lui ai dit un jour: «—Que crains-tu donc de voir aux Touches que toi seul n'en parles pas?—Allons-y,» dit-il.

»J'ai donc été prise comme toutes les femmes qui veulent se laisser prendre, et qui s'en remettent au hasard pour dénouer le nœud gordien de leur indécision. Et nous sommes allés aux Touches. C'est charmant, c'est d'un goût profondément artiste, et je me plais dans cet abîme où mademoiselle des Touches m'avait tant défendu d'aller. Toutes les fleurs vénéneuses sont charmantes, Satan les a semées, car il y a les fleurs du diable et les fleurs de Dieu! nous n'avons qu'à rentrer en nous-mêmes pour voir qu'ils ont créé le monde de moitié. Quelles âcres délices dans cette situation où je jouais non pas avec le feu, mais avec les cendres!... J'étudiais Calyste, il s'agissait de savoir si tout était bien éteint, et je veillais aux courants d'air, croyez-moi! J'épiais son visage en allant de pièce en pièce, de meuble en meuble, absolument comme les enfants qui cherchent un objet caché. Calyste m'a paru pensif, mais j'ai cru d'abord avoir vaincu. Je me suis sentie assez forte pour parler de 15 madame de Rochefide que, depuis l'aventure du rocher au Croisic, l'appelle Rocheperfide. Enfin, nous sommes allés voir le fameux buis où s'est arrêtée Béatrix quand il l'a jetée à la mer pour qu'elle ne fût à personne.—«Elle doit être bien légère pour être restée là, ai-je dit en riant. Calyste a gardé le silence.—Respectons les morts, ai-je dit en continuant. Calyste est resté silencieux.—T'ai-je déplu?—Non, mais cesse de galvaniser cette passion, a-t-il répondu.» Quel mot!... Calyste, qui m'en a vue triste, a redoublé de soins et de tendresse pour moi.

Août.

»J'étais, hélas! au fond de l'abîme, et je m'amusais, comme les innocentes de tous les mélodrames, à y cueillir des fleurs. Tout à coup une pensée horrible a chevauché dans mon bonheur, comme le cheval de la ballade allemande. J'ai cru deviner que l'amour de Calyste s'agrandissait de ses réminiscences, qu'il reportait sur moi les orages que je ravivais, en lui rappelant les coquetteries de cette affreuse Béatrix. Cette nature malsaine et froide, persistante et molle, qui tient du mollusque et du corail, ose s'appeler Béatrix!... Déjà, ma chère mère, me voilà forcée d'avoir l'œil à un soupçon quand mon cœur est tout à Calyste, et n'est-ce pas une grande catastrophe que l'œil l'ait emporté sur le cœur, que le soupçon enfin se soit trouvé justifié? Voici comment.—«Ce lieu m'est cher, ai-je dit à Calyste un matin, car je lui dois mon bonheur, aussi te pardonné-je de me prendre quelquefois pour une autre...» Ce loyal Breton a rougi, je lui ai sauté au cou, mais j'ai quitté les Touches, et je n'y reviendrai jamais.

»A la force de la haine qui me fait souhaiter la mort de madame de Rochefide, oh! mon Dieu naturellement d'une fluxion de poitrine, d'un accident quelconque, j'ai reconnu l'étendue, la puissance de mon amour pour Calyste. Cette femme est venue troubler mon sommeil, je la vois en rêve, dois-je donc la rencontrer?... Ah! la postulante de la Visitation avait raison!... Les Touches sont un lieu fatal, Calyste y a retrouvé ses impressions, elles sont plus fortes que les délices de notre amour. Sachez, ma chère mère, si madame de Rochefide est à Paris, car alors je resterai dans nos terres de Bretagne. Pauvre mademoiselle des Touches qui se repent maintenant de m'avoir fait habiller en Béatrix pour le jour du contrat, afin de faire réussir son plan, si elle apprenait jusqu'à quel point je viens d'être 16 prise pour notre odieuse rivale!... que dirait-elle? Mais c'est une prostitution! je ne suis plus moi, j'ai honte. Je suis en proie à une envie furieuse de fuir Guérande et les sables du Croisic.

25 août.

»Décidément, je retourne aux ruines du Guénic. Calyste, assez inquiet de mon inquiétude, m'emmène. Ou il connaît peu le monde s'il ne devine rien, ou s'il sait la cause de ma fuite, il ne m'aime pas. Je tremble tant de trouver une affreuse certitude si je la cherche, que je me mets, comme les enfants, les mains devant les yeux pour ne pas entendre une détonation. Oh! ma mère, je ne suis pas aimée du même amour que je me sens au cœur. Calyste est charmant, c'est vrai; mais quel homme, à moins d'être un monstre, ne serait pas, comme Calyste, aimable et gracieux, en recevant toutes les fleurs écloses dans l'âme d'une jeune fille de vingt ans, élevée par vous, pure comme je le suis, aimante, et que bien des femmes vous ont dit être belle...

Au Guénic, 18 septembre.

»L'a-t-il oubliée? Voilà l'unique pensée qui retentit comme un remords dans mon âme! Ah! chère maman, toutes les femmes ont-elles eu comme moi des souvenirs à combattre?... On ne devrait marier que des jeunes gens innocents à des jeunes filles pures! Mais c'est une décevante utopie, il vaut mieux avoir sa rivale dans le passé que dans l'avenir. Ah! plaignez-moi, ma mère, quoiqu'en ce moment je sois heureuse, heureuse comme une femme qui a peur de perdre son bonheur et qui s'y accroche!... Une manière de le tuer quelquefois, dit Clotilde.

»Je m'aperçois que depuis cinq mois je ne pense qu'à moi, c'est-à-dire à Calyste. Dites à ma sœur Clotilde que ses tristes sagesses me reviennent parfois; elle est bien heureuse d'être fidèle à un mort, elle ne craint plus de rivale. J'embrasse ma chère Athénaïs, je vois que Juste en est fou. D'après ce que vous m'en dites dans votre dernière lettre, il a peur qu'on ne la lui donne pas. Cultivez cette crainte comme une fleur précieuse. Athénaïs sera la maîtresse, et moi qui tremblais de ne pas obtenir Calyste de lui-même, je serai servante. Mille tendresses, chère maman. Ah! si mes terreurs n'étaient pas vaines, Camille Maupin m'aurait vendu sa fortune bien cher. Mes affectueux respects à mon père.»

17 Ces lettres expliquent parfaitement la situation secrète de la femme et du mari. Si pour Sabine son mariage était un mariage d'amour, Calyste y voyait un mariage de convenance, et les joies de la lune de miel n'avaient pas obéi tout à fait au système légal de la communauté. Pendant le séjour des deux mariés en Bretagne, les travaux de restauration, les dispositions et l'ameublement de l'hôtel du Guénic avaient été conduits par le célèbre architecte Grindot, sous la surveillance de Clotilde, de la duchesse et du duc de Grandlieu. Toutes les mesures avaient été prises pour qu'au mois de décembre 1838 le jeune ménage pût revenir à Paris. Sabine s'installa donc rue de Bourbon avec plaisir, moins pour jouer à la maîtresse de maison que pour savoir ce que sa famille penserait de son mariage. Calyste, en bel indifférent, se laissa guider volontiers dans le monde par sa belle-sœur Clotilde, et par sa belle-mère, qui lui surent gré de cette obéissance. Il y obtint la place due à son nom, à sa fortune et à son alliance. Le succès de sa femme, comptée comme une des plus charmantes, les distractions que donne la haute société, les devoirs à remplir, les amusements de l'hiver à Paris, rendirent un peu de force au bonheur du ménage en y produisant à la fois des excitants et des intermèdes. Sabine, trouvée heureuse par sa mère et sa sœur qui virent dans la froideur de Calyste un effet de son éducation anglaise, abandonna ses idées noires; elle entendit envier son sort par tant de jeunes femmes mal mariées, qu'elle renvoya ses terreurs au pays des chimères. Enfin, la grossesse de Sabine compléta les garanties offertes par cette union du genre neutre, une de celles dont augurent bien les femmes expérimentées. En octobre 1839, la jeune baronne du Guénic eut un fils et fit la folie de le nourrir, selon le calcul de toutes les femmes en pareil cas. Comment ne pas être entièrement mère quand on a eu son enfant d'un mari vraiment idolâtré? Vers la fin de l'été suivant, en août 1840, Sabine était donc encore nourrice. Pendant un séjour de deux ans à Paris, Calyste s'était tout à fait dépouillé de cette innocence dont les prestiges avaient décoré ses débuts dans le monde de la passion. Calyste s'était lié naturellement avec le jeune duc Georges de Maufrigneuse, marié comme lui nouvellement à une héritière, Berthe de Cinq-Cygne; avec le vicomte Savinien de Portenduère, avec le duc et la duchesse de Rhétoré, le duc et la duchesse de Lenoncourt-Chaulieu, avec tous les habitués du salon de sa belle-mère. La Richesse a des heures funestes, des oisivetés que Paris sait, plus qu'aucune autre capitale, amuser, charmer, 18 intéresser. Au contact de ces jeunes maris qui laissent les plus nobles, les plus belles créatures pour les délices du cigare et du whist, pour les sublimes conversations du club, ou pour les préoccupations du turf, bien des vertus domestiques furent atteintes chez le jeune gentilhomme breton. Le maternel désir d'une femme qui ne veut pas ennuyer son mari, vient toujours en aide aux dissipations des jeunes mariés. Une femme est si fière de voir revenir à elle un homme à qui elle laisse toute sa liberté!...

Un soir, en octobre de cette année, pour fuir les cris d'un enfant en sevrage, Calyste, à qui Sabine ne pouvait pas voir sans douleur un pli au front, alla, conseillé par elle, aux Variétés, où l'on donnait une pièce nouvelle. Le valet de chambre, chargé de louer une stalle à l'orchestre, l'avait prise assez près de cette partie de la salle appelée l'avant-scène. Au premier entr'acte, en regardant autour de lui, Calyste aperçut, dans une des deux loges d'avant-scène, au rez-de-chaussée, à quatre pas de lui, madame de Rochefide.

Béatrix à Paris! Béatrix en public! ces deux idées traversèrent le cœur de Calyste comme deux flèches. La revoir après trois ans bientôt! Comment expliquer le bouleversement qui se fit dans l'âme d'un amant qui, loin d'oublier, avait quelquefois si bien épousé Béatrix dans sa femme, que sa femme s'en était aperçue! A qui peut-on expliquer que le poëme d'un amour perdu, méconnu, mais toujours vivant dans le cœur du mari de Sabine, y rendit obscures les suavités conjugales, la tendresse ineffable de la jeune épouse. Béatrix devint la lumière, le jour, le mouvement, la vie et l'inconnu; tandis que Sabine fut le devoir, les ténèbres, le prévu! L'une fut en un moment le plaisir, et l'autre l'ennui. Ce fut un coup de foudre. Dans sa loyauté, le mari de Sabine eut la noble pensée de quitter la salle. A la sortie de l'orchestre, il vit la porte de la loge entr'ouverte, et ses pieds l'y menèrent en dépit de sa volonté. Le jeune Breton y trouva Béatrix entre deux hommes des plus distingués, Canalis et Nathan, un homme politique et un homme littéraire. Depuis bientôt trois ans que Calyste ne l'avait vue, madame de Rochefide avait étonnamment changé; mais, quoique sa métamorphose eût atteint la femme, elle devait n'en être que plus poétique et plus attrayante pour Calyste. Jusqu'à l'âge de trente ans, les jolies femmes de Paris ne demandent qu'un vêtement à la toilette; mais en passant sous le porche fatal de la trentaine, 19 elles cherchent des armes, des séductions, des embellissements dans les chiffons; elles se composent des grâces, elles y trouvent des moyens, elles y prennent un caractère, elles s'y rajeunissent, elles étudient les plus légers accessoires, elles passent enfin de la nature à l'art. Madame de Rochefide venait de subir les péripéties du drame qui, dans cette histoire des mœurs françaises au XIXe siècle, s'appelle la Femme Abandonnée. Elle avait été quittée la première par Conti; naturellement elle était devenue une grande artiste en toilette, en coquetterie et en fleurs artificielles.

—Comment Conti n'est-il pas ici? demanda tout bas Calyste à Canalis après avoir fait les salutations banales par lesquelles commencent les entrevues les plus solennelles quand elles ont lieu publiquement.

L'ancien grand poëte du Faubourg Saint-Germain, deux fois ministre et redevenu pour la quatrième fois un orateur aspirant à quelque nouveau ministère, se mit significativement un doigt sur les lèvres. Ce geste expliqua tout.

—Je suis bien heureuse de vous voir, dit chattement Béatrix à Calyste. Je me disais en vous reconnaissant là, sans être aperçue tout d'abord, que vous ne me renieriez pas, vous!—Ah! mon Calyste, pourquoi vous êtes-vous marié? lui dit-elle à l'oreille, et avec une petite sotte encore!...

Dès qu'une femme parle à l'oreille d'un nouveau venu dans sa loge en le faisant asseoir à côté d'elle, les gens du monde ont toujours un prétexte pour la laisser seule avec lui.

—Venez-vous, Nathan? dit Canalis. Madame la marquise me permettra d'aller dire un mot à d'Arthez, que je vois avec la princesse de Cadignan; il s'agit d'une combinaison de tribune pour la séance de demain.

Cette sortie de bon goût permit à Calyste de se remettre du choc qu'il venait de subir; mais il acheva de perdre son esprit et sa force en aspirant la senteur, pour lui charmante et vénéneuse, de la poésie composée par Béatrix. Madame de Rochefide, devenue osseuse et filandreuse, dont le teint s'était presque décomposé, maigrie, flétrie, les yeux cernés, avait ce soir-là fleuri ses ruines prématurées par les conceptions les plus ingénieuses de l'Article-Paris. Elle avait imaginé, comme toutes les femmes abandonnées, de se donner l'air vierge, en rappelant, par beaucoup d'étoffes blanches, les filles en a d'Ossian, si poétiquement peintes par Girodet. Sa chevelure blonde 20 enveloppait sa figure allongée par des flots de boucles où ruisselaient les clartés de la rampe attirées par le luisant d'une huile parfumée. Son front pâle étincelait. Elle avait mis imperceptiblement du rouge dont l'éclat trompait l'œil sur la blancheur fade de son teint refait à l'eau de son. Une écharpe d'une finesse à faire douter que des hommes eussent ainsi travaillé la soie, était tortillée à son cou de manière à en diminuer la longueur, à le cacher, à ne laisser voir qu'imparfaitement des trésors habilement sertis par le corset. Sa taille était un chef-d'œuvre de composition. Quant à sa pose, un mot suffit, elle valait toute la peine qu'elle avait prise à la chercher. Ses bras maigris, durcis, paraissaient à peine sous les bouffants à effets calculés de ses manches larges. Elle offrait ce mélange de lueurs et de soieries brillantes, de gaze et de cheveux crêpés, de vivacité, de calme et de mouvement, qu'on a nommé le je ne sais quoi. Tout le monde sait en quoi consiste le je ne sais quoi. C'est beaucoup d'esprit, de goût et d'envie de plaire. Béatrix était donc une pièce à décor, à changement et prodigieusement machinée. La représentation de ces féeries qui sont aussi très-habilement dialoguées rend fous les hommes doués de franchise, car ils éprouvent par la loi des contrastes un désir effréné de jouer avec les artifices. C'est faux et entraînant, c'est cherché, mais agréable, et certains hommes adorent ces femmes qui jouent à la séduction comme on joue aux cartes. Voici pourquoi. Le désir de l'homme est un syllogisme qui conclut de cette science extérieure aux secrets théorèmes de la volupté. L'esprit se dit sans parole:—Une femme qui sait se créer si belle doit avoir de bien autres ressources dans la passion. Et c'est vrai. Les femmes abandonnées sont celles qui aiment, les conservatrices sont celles qui savent aimer. Or si cette leçon d'Italien avait été cruelle pour l'amour-propre de Béatrix, elle appartenait à une nature trop naturellement artificieuse pour ne pas en profiter.

—Il ne s'agit pas de vous aimer, disait-elle quelques instants avant que Calyste entrât, il faut vous tracasser quand nous vous tenons, là est le secret de celles qui veulent vous conserver. Les dragons gardiens des trésors sont armés de griffes et d'ailes!...

—On ferait un sonnet de votre pensée, avait répondu Canalis au moment où Calyste se montra.

En un seul regard, Béatrix devina l'état de Calyste; elle retrouva fraîches et rouges les marques du collier qu'elle lui avait mis aux Touches. Calyste, blessé du mot dit sur sa femme, hésitait entre sa dignité 21 de mari, la défense de Sabine, et une parole dure à jeter dans un cœur d'où s'exhalaient pour lui tant de souvenirs, un cœur qu'il croyait saignant encore. Cette hésitation, la marquise l'observait, elle n'avait dit ce mot que pour savoir jusqu'où s'étendait son empire sur Calyste; en le voyant si faible, elle vint à son secours pour le tirer d'embarras.

—Eh bien, mon ami, vous me trouvez seule, dit-elle quand les deux courtisans furent partis, oui, seule au monde!...

—Vous n'avez donc pas pensé à moi?... dit Calyste.

—Vous! répondit-elle, n'êtes-vous pas marié?... Ce fut une de mes douleurs au milieu de celles que j'ai subies, depuis que nous ne nous sommes vus. Non-seulement, me suis-je dit, je perds l'amour, mais encore une amitié que je croyais être bretonne. On s'accoutume à tout. Maintenant je souffre moins, mais je suis brisée. Voici depuis longtemps le premier épanchement de mon cœur. Obligée d'être fière devant les indifférents, arrogante comme si je n'avais pas failli devant les gens qui me font la cour, ayant perdu ma chère Félicité, je n'avais pas une oreille où jeter ce mot:—Je souffre! Aussi maintenant puis-je vous dire quelle a été mon angoisse en vous voyant à quatre pas de moi sans être reconnue par vous, et quelle est ma joie en vous voyant près de moi... Oui, dit-elle en répondant à un geste de Calyste, c'est presque de la fidélité! Voilà les malheureux! un rien, une visite est tout pour eux. Ah! vous m'avez aimée, vous, comme je méritais de l'être par celui qui s'est plu à fouler aux pieds tous les trésors que j'y versais! Et, pour mon malheur, je ne sais pas oublier, j'aime, et je veux être fidèle à ce passé qui ne reviendra jamais.

En disant cette tirade, improvisée déjà cent fois, elle jouait de la prunelle de manière à doubler par le geste l'effet des paroles qui semblaient arrachées du fond de son âme par la violence d'un torrent longtemps contenu. Calyste, au lieu de parler, laissa couler les larmes qui lui roulaient dans les yeux; Béatrix lui prit la main, la lui serra, le fit pâlir.

—Merci, Calyste! merci, mon pauvre enfant, voilà comment un véritable ami répond à la douleur d'un ami!... Nous nous entendons. Tenez, n'ajoutez pas un mot!... allez-vous-en, l'on nous regarde, et vous pourriez faire du chagrin à votre femme, si, par hasard, on lui disait que nous nous sommes vus, quoique bien innocemment, à la face de mille personnes... Adieu, je suis forte, voyez-vous!...

22 Elle s'essuya les yeux en faisant ce que dans la rhétorique des femmes on doit appeler une antithèse en action.

—Laissez-moi rire du rire des damnés avec les indifférents qui m'amusent, reprit-elle. Je vois des artistes, des écrivains, le monde que j'ai connu chez notre pauvre Camille Maupin, qui certes a peut-être eu raison! Enrichir celui qu'on aime, et disparaître en se disant: Je suis trop vieille pour lui, c'est finir en martyre. Et c'est ce qu'il y a de mieux quand on ne peut pas finir en vierge.

Elle se mit à rire, comme pour détruire l'impression triste qu'elle avait dû donner à son ancien adorateur.

—Mais, dit Calyste, où puis-je vous aller voir?

—Je me suis cachée rue de Chartres, devant le parc de Monceaux, dans un petit hôtel conforme à ma fortune, et je m'y bourre la tête de littérature, mais pour moi seule, pour me distraire. Dieu me garde de la manie de ces dames!... Allez, sortez, laissez-moi, je ne veux pas occuper de moi le monde, et que ne dirait-on pas en nous voyant? D'ailleurs, tenez, Calyste, si vous restiez encore un instant, je pleurerais tout à fait.

Calyste se retira, mais après avoir tendu la main à Béatrix, et avoir éprouvé pour la seconde fois la sensation profonde, étrange, d'une double pression pleine de chatouillements séducteurs.

—Mon Dieu! Sabine n'a jamais su me remuer le cœur ainsi, fut une pensée qui l'assaillit dans le corridor.

Pendant le reste de la soirée, la marquise de Rochefide ne jeta pas trois regards directs à Calyste; mais il y eut des regards de côté qui furent autant de déchirements d'âme pour un homme tout entier à son premier amour repoussé.

Quand le baron du Guénic se trouva chez lui, la splendeur de ses appartements le fit songer à l'espèce de médiocrité dont avait parlé Béatrix, et il prit sa fortune en haine de ce qu'elle ne pouvait appartenir à l'ange déchu. Quand il apprit que Sabine était depuis longtemps couchée, il fut fort heureux de se trouver riche d'une nuit pour vivre avec ses émotions. Il maudit alors la divination que l'amour donnait à Sabine. Lorsqu'un mari, par aventure, est adoré de sa femme, elle lit sur ce visage comme dans un livre, elle connaît les moindres tressaillements des muscles, elle sait d'où vient le calme, elle se demande compte de la plus légère tristesse, et recherche si c'est elle qui la cause; elle étudie les yeux, pour elle les yeux se teignent de la pensée dominante, ils aiment ou ils n'aiment pas. Calyste 23 se savait l'objet d'un culte si profond, si naïf, si jaloux, qu'il douta de pouvoir se composer une figure discrète sur le changement survenu dans son moral.

—Comment ferai-je, demain matin?... se dit-il en s'endormant, et redoutant l'espèce d'inspection à laquelle se livrait Sabine.

En abordant Calyste, et même parfois dans la journée, Sabine lui demandait: «—M'aimes-tu toujours?» Ou bien: «—Je ne t'ennuie pas?» Interrogations gracieuses, variées selon le caractère ou l'esprit des femmes, et qui cachent leurs angoisses ou feintes ou réelles.

Il vient à la surface des cœurs les plus nobles et les plus purs des boues soulevées par les ouragans. Ainsi, le lendemain matin, Calyste, qui certes aimait son enfant, tressaillit de joie en apprenant que Sabine guettait la cause de quelques convulsions en craignant le croup et qu'elle ne voulait pas quitter le petit Calyste. Le baron prétexta d'une affaire et sortit en évitant de déjeuner à la maison. Il s'échappa comme s'échappent les prisonniers, heureux d'aller à pied, de marcher par le pont Louis XVI et les Champs-Élysées, vers un café du boulevard où il se plut à déjeuner en garçon.

Qu'y a-t-il donc dans l'amour? La nature regimbe-t-elle sous le joug social? la nature veut-elle que l'élan de la vie donnée soit spontané, libre, que ce soit le cours d'un torrent fougueux, brisé par les rochers de la contradiction, de la coquetterie, au lieu d'être une eau coulant tranquillement entre les deux rives de la Mairie, de l'Église? A-t-elle ses desseins quand elle couve ces éruptions volcaniques auxquelles sont dus les grands hommes peut-être? Il eût été difficile de trouver un jeune homme élevé plus saintement que Calyste, de mœurs plus pures, moins souillé d'irréligion, et il bondissait vers une femme indigne de lui, quand un clément, un radieux hasard lui avait présenté dans la baronne du Guénic une jeune fille d'une beauté vraiment aristocratique, d'un esprit fin et délicat, pieuse, aimante et attachée uniquement à lui, d'une douceur angélique encore attendrie par l'amour, par un amour passionné malgré le mariage, comme l'était le sien pour Béatrix. Peut-être les hommes les plus grands ont-ils gardé dans leur constitution un peu d'argile, la fange leur plaît encore. L'être le moins imparfait serait donc alors la femme, malgré ses fautes et ses déraisons. Néanmoins madame de Rochefide, au milieu du cortége de prétentions poétiques qui l'entourait, et malgré sa chute, appartenait à la plus haute noblesse, 24 elle offrait une nature plus éthérée que fangeuse, et cachait la courtisane qu'elle se proposait d'être sous les dehors les plus aristocratiques. Ainsi, cette explication ne rendrait pas compte de l'étrange passion de Calyste. Peut-être en trouverait-on la raison dans une vanité si profondément enterrée que les moralistes n'ont pas encore découvert ce côté du vice. Il est des hommes pleins de noblesse comme Calyste, beaux comme Calyste, riches et distingués, bien élevés, qui se fatiguent, à leur insu peut-être, d'un mariage avec une nature semblable à la leur, des êtres dont la noblesse ne s'étonne pas de la noblesse, que la grandeur et la délicatesse toujours consonnant à la leur, laissent dans le calme, et qui vont chercher auprès des natures inférieures ou tombées la sanction de leur supériorité, si toutefois ils ne vont pas leur mendier des éloges. Le contraste de la décadence morale et du sublime divertit leurs regards. Le pur brille tant dans le voisinage de l'impur! Cette contradiction amuse. Calyste n'avait rien à protéger dans Sabine, elle était irréprochable, les forces perdues de son cœur allaient toutes vibrer chez Béatrix. Si des grands hommes ont joué sous nos yeux ce rôle de Jésus relevant la femme adultère, pourquoi les gens ordinaires seraient-ils plus sages?

Calyste atteignit à l'heure de deux heures en vivant sur cette phrase: Je vais la revoir! un poëme qui souvent a défrayé des voyages de sept cents lieues!... Il alla d'un pas leste jusqu'à la rue de Courcelles, il reconnut la maison quoiqu'il ne l'eût jamais vue, et il resta, lui, le gendre du duc de Grandlieu, lui riche, lui noble comme les Bourbons, au bas de l'escalier, arrêté par la question d'un vieux valet.

—Le nom de monsieur?

Calyste comprit qu'il devait laisser à Béatrix son libre arbitre, et il examina le jardin, les murs ondés par les lignes noires et jaunes que produisent les pluies sur les plâtres de Paris.

Madame de Rochefide, comme presque toutes les grandes dames qui rompent leur chaîne, s'était enfuie en laissant à son mari sa fortune, elle n'avait pas voulu tendre la main à son tyran. Conti, mademoiselle des Touches avaient évité les ennuis de la vie matérielle à Béatrix, à qui sa mère fit d'ailleurs, à plusieurs reprises, passer quelques sommes. En se trouvant seule, elle fut obligée à des économies assez rudes pour une femme habituée au luxe. Elle avait donc grimpé sur le sommet de la colline où s'étale le parc de Monceaux, 25 et s'était réfugiée dans une ancienne petite maison de grand seigneur située sur la rue, mais accompagnée d'un charmant petit jardin, et dont le loyer ne dépassait pas dix-huit cents francs. Néanmoins, toujours servie par un vieux domestique, par une femme de chambre et par une cuisinière d'Alençon attachés à son infortune, sa misère aurait constitué l'opulence de bien des bourgeoises ambitieuses. Calyste monta par un escalier dont les marches en pierre avaient été poncées et dont les paliers étaient pleins de fleurs. Au premier étage le vieux valet ouvrit, pour introduire le baron dans l'appartement, une double porte en velours rouge, à losanges de soie rouge et à clous dorés. La soie, le velours tapissaient les pièces par lesquelles Calyste passa. Des tapis de couleurs sérieuses, des draperies entrecroisées aux fenêtres, les portières, tout à l'intérieur contrastait avec la mesquinerie de l'extérieur mal entretenu par le propriétaire. Calyste attendit Béatrix dans un salon d'un style sobre, où le luxe s'était fait simple. Cette pièce, tendue de velours couleur grenat rehaussé par des soieries d'un jaune mat, à tapis rouge foncé, dont les fenêtres ressemblaient à des serres, tant les fleurs abondaient dans les jardinières, était éclairée par un jour si faible qu'à peine Calyste vit-il sur la cheminée deux vases en vieux céladon rouge, entre lesquels brillait une coupe d'argent attribuée à Benvenuto Cellini, apportée d'Italie par Béatrix. Les meubles en bois doré garnis en velours, les magnifiques consoles sur une desquelles était une pendule curieuse, la table à tapis de Perse, tout attestait une ancienne opulence dont les restes avaient été bien disposés. Sur un petit meuble, Calyste aperçut des bijoux, un livre commencé dans lequel scintillait le manche orné de pierreries d'un poignard qui servait de coupoir, symbole de la critique. Enfin, sur le mur, dix aquarelles richement encadrées, qui toutes représentaient les chambres à coucher des diverses habitations où sa vie errante avait fait séjourner Béatrix, donnaient la mesure d'une impertinence supérieure.

Le froufrou d'une robe de soie annonça l'infortunée qui se montra dans une toilette étudiée, et qui certes aurait dit à un roué qu'on l'attendait. La robe, taillée en robe de chambre pour laisser entrevoir un coin de la blanche poitrine, était en moire gris-perle, à grandes manches ouvertes d'où les bras sortaient couverts d'une double manche à bouffants divisés par des lisérés, et garnie de dentelles au bout. Les beaux cheveux que le peigne avait fait 26 foisonner s'échappaient de dessous un bonnet de dentelle et de fleurs.

—Déjà?.... dit-elle en souriant. Un amant n'aurait pas un tel empressement. Vous avez des secrets à me dire, n'est-ce pas?

Et elle se posa sur une causeuse invitant par un geste Calyste à se mettre près d'elle. Par un hasard cherché peut-être (car les femmes ont deux mémoires, celle des anges et celle des démons), Béatrix exhalait le parfum dont elle se servait aux Touches lors de sa rencontre avec Calyste. La première aspiration de cette odeur, le contact de cette robe, le regard de ces yeux qui, dans ce demi-jour, attiraient la lumière pour la renvoyer, tout fit perdre la tête à Calyste. Le malheureux retrouva cette violence qui déjà faillit tuer Béatrix; mais, cette fois, la marquise était au bord d'une causeuse, et non de l'Océan, elle se leva pour aller sonner, en posant un doigt sur ses lèvres. A ce signe, Calyste, rappelé à l'ordre, se contint, il comprit que Béatrix n'avait aucune intention belliqueuse.

—Antoine, je n'y suis pour personne, dit-elle au vieux domestique. Mettez du bois dans le feu.—Vous voyez, Calyste, que je vous traite en ami, reprit-elle avec dignité quand le vieillard fut sorti, ne me traitez pas en maîtresse. J'ai deux observations à vous faire. D'abord, je ne me disputerais pas sottement à un homme aimé; puis je ne veux plus être à aucun homme au monde, car j'ai cru, Calyste, être aimée par une espèce de Rizzio qu'aucun engagement n'enchaînait, par un homme entièrement libre, et vous voyez où cet entraînement fatal m'a conduite? Vous, vous êtes sous l'empire du plus saint des devoirs, vous avez une femme jeune, aimable, délicieuse; enfin, vous êtes père. Je serais, comme vous l'êtes, sans excuse et nous serions deux fous...

—Ma chère Béatrix, toutes ces raisons tombent devant un mot: je n'ai jamais aimé que vous au monde, et l'on m'a marié malgré moi.

—Un tour que nous a joué mademoiselle des Touches, dit-elle en souriant.

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BUTSCHA.

Modeste avait surnommé ce grotesque premier clerc, le Nain mystérieux.

(MODESTE MIGNON.)

Trois heures se passèrent pendant lesquelles madame de Rochefide maintint Calyste dans l'observation de la foi conjugale en lui posant l'horrible ultimatum d'une renonciation radicale à Sabine. Rien ne la rassurerait, disait-elle, dans la situation horrible où la mettrait l'amour de Calyste. Elle regardait d'ailleurs le sacrifice de Sabine comme peu de chose, elle la connaissait bien!

—C'est, mon cher enfant, une femme qui tient toutes les promesses 27 de la fille. Elle est bien Grandlieu, brune comme sa mère la Portugaise, pour ne pas dire orange, et sèche comme son père. Pour dire la vérité, votre femme ne sera jamais perdue, c'est un grand garçon qui peut aller tout seul. Pauvre Calyste, est-ce là la femme qu'il vous fallait? Elle a de beaux yeux, mais ces yeux-là sont communs en Italie, en Espagne et en Portugal. Peut-on avoir de la tendresse avec des formes si maigres? Ève est blonde, les femmes brunes descendent d'Adam, les blondes tiennent de Dieu dont la main a laissé sur Ève sa dernière pensée, une fois la création accomplie.

Vers six heures Calyste, au désespoir, prit son chapeau pour s'en aller.

—Oui, va-t'en, mon pauvre ami, ne lui donne pas le chagrin de dîner sans toi!...

Calyste resta. Si jeune, il était si facile à prendre par ses côtés mauvais.

—Vous oseriez dîner avec moi? dit Béatrix en jouant un étonnement provocateur; ma maigre chère ne vous effrayerait pas, et vous auriez assez d'indépendance pour me combler de joie par cette petite preuve d'affection?

—Laissez-moi seulement, dit-il, écrire un petit mot à Sabine, car elle m'attendrait jusqu'à neuf heures.

—Tenez, voici la table où j'écris, dit Béatrix.

Elle alluma les bougies elle-même, et en apporta une sur la table afin de lire ce qu'écrirait Calyste.

«Ma chère Sabine...

—Ma chère! Votre femme vous est encore chère? dit-elle en le regardant d'un air froid à lui geler la moelle dans les os. Allez! allez dîner avec elle!.....

—Je dîne au cabaret avec des amis...

—Un mensonge. Fi! vous êtes indigne d'être aimé par elle ou par moi!... Les hommes sont tous lâches avec nous! Allez, monsieur, allez dîner avec votre chère Sabine.

Calyste se renversa sur le fauteuil, et y devint pâle comme la mort. Les Bretons possèdent une nature de courage qui les porte à s'entêter dans les difficultés. Le jeune baron se redressa, se campa le coude sur la table, le menton dans la main, et regarda d'un œil étincelant l'implacable Béatrix. Il fut si superbe, qu'une femme du nord ou du midi serait tombée à genoux en lui disant:—Prends-moi! Mais 28 Béatrix, née sur la lisière de la Normandie et de la Bretagne, appartenait à la race des Casteran, l'abandon avait développé chez elle les férocités du Franc, la méchanceté du Normand; il lui fallait un éclat terrible pour vengeance, elle ne céda point à ce sublime mouvement.

—Dictez ce que je dois écrire, j'obéirai, dit le pauvre garçon. Mais alors...

—Eh bien, oui, dit-elle, car tu m'aimeras encore comme tu m'aimais à Guérande. Écris: Je dîne en ville, ne m'attendez pas!

—Et... dit Calyste qui crut à quelque chose de plus.

—Rien, signez. Bien, dit-elle en sautant sur ce poulet avec une joie contenue, je vais faire envoyer cela par un commissionnaire.

—Maintenant... s'écria Calyste en se levant comme un homme heureux.

—Ah! j'ai gardé, je crois, mon libre arbitre!... dit-elle en se retournant et s'arrêtant à mi-chemin de la table à la cheminée où elle alla sonner.—Tenez, Antoine, faites porter ce mot à son adresse. Monsieur dîne ici.

Calyste rentra vers deux heures du matin à son hôtel. Après avoir attendu jusqu'à minuit et demi, Sabine s'était couchée, accablée de fatigue; elle dormait quoiqu'elle eût été vivement atteinte par le laconisme du billet de son mari; mais elle l'expliqua!... l'amour vrai commence chez la femme par expliquer tout à l'avantage de l'homme aimé.

—Calyste était pressé, se dit-elle.

Le lendemain matin, l'enfant allait bien, les inquiétudes de la mère étaient calmées. Sabine vint en riant avec le petit Calyste dans ses bras, le présenter au père quelques moments avant le déjeuner en faisant de ces jolies folies, en disant ces paroles bêtes que font et que disent les jeunes mères. Cette petite scène conjugale permit à Calyste d'avoir une contenance, il fut charmant avec sa femme, tout en pensant qu'il était un monstre. Il joua comme un enfant avec monsieur le chevalier, il joua trop même, il outra son rôle, mais Sabine n'en était pas arrivée à ce degré de défiance auquel une femme peut reconnaître une nuance si délicate.

Enfin, au déjeuner, Sabine lui demanda:—Qu'as-tu donc fait hier?

—Portenduère, répondit-il, m'a gardé à dîner et nous sommes allés au club jouer quelques parties de whist.

29 —C'est une sotte vie, mon Calyste, répliqua Sabine. Les jeunes gentilshommes de ce temps-ci devraient penser à reconquérir dans leur pays tout le terrain perdu par leurs pères. Ce n'est pas en fumant des cigares, faisant le whist, désœuvrant encore leur oisiveté, s'en tenant à dire des impertinences aux parvenus qui les chassent de toutes leurs positions, se séparant des masses auxquelles ils devraient servir d'âme, d'intelligence, en être la providence, que vous existerez. Au lieu d'être un parti, vous ne serez plus qu'une opinion, comme a dit de Marsay. Ah! si tu savais combien mes pensées se sont élargies depuis que j'ai bercé, nourri ton enfant. Je voudrais voir devenir historique ce vieux nom de du Guénic! Tout à coup, plongeant son regard dans les yeux de Calyste qui l'écoutait d'un air pensif, elle lui dit: «Avoue que le premier billet que tu m'auras écrit est un peu sec.»

—Je n'ai pensé à te prévenir qu'au club...

—Tu m'as cependant écrit sur du papier de femme, il sentait une odeur que je ne connais pas.

—Ils sont si drôles les directeurs de club!...

Le vicomte de Portenduère et sa femme, un charmant ménage, avaient fini par devenir intimes avec les du Guénic au point de payer leur loge aux Italiens par moitié. Les deux jeunes femmes, Ursule et Sabine, avaient été conviées à cette amitié par le délicieux échange de conseils, de soins, de confidences à propos des enfants. Pendant que Calyste, assez novice en mensonge, se disait:—Je vais aller prévenir Savinien, Sabine se disait:—Il me semble que le papier porte une couronne!... Cette réflexion passa comme un éclair dans cette conscience, et Sabine se gourmanda de l'avoir faite; mais elle se proposa de chercher le papier que, la veille, au milieu des terreurs auxquelles elle était en proie, elle avait jeté dans sa boîte aux lettres.

Après le déjeuner, Calyste sortit en disant à sa femme qu'il allait rentrer, il monta dans une de ces petites voitures basses à un cheval par lesquelles on commençait à remplacer l'incommode cabriolet de nos ancêtres. Il courut en quelques minutes rue des Saints-Pères où demeurait le vicomte, qu'il pria de lui rendre le petit service de mentir à charge de revanche, dans le cas où Sabine questionnerait la vicomtesse. Une fois dehors, Calyste, ayant préalablement demandé la plus grande vitesse, alla de la rue des Saints-Pères à la rue de Chartres en quelques minutes; il voulait voir comment Béatrix avait passé 30 le reste de la nuit. Il trouva l'heureuse infortunée sortie du bain, fraîche, embellie, et déjeunant de fort bon appétit. Il admira la grâce avec laquelle cet ange mangeait des œufs à la coque, et s'émerveilla du déjeuner en or, présent d'un lord mélomane à qui Conti fit quelques romances pour lesquelles le lord avait donné ses idées, et qui les avait publiées comme de lui. Il écouta quelques traits piquants dits par son idole dont la grande affaire était de l'amuser tout en se fâchant et pleurant au moment où il partait. Il crut n'être resté qu'une demi-heure, et il ne rentra chez lui qu'à trois heures. Son beau cheval anglais, un cadeau de la vicomtesse de Grandlieu, semblait sortir de l'eau tant il était trempé de sueur. Par un hasard que préparent toutes les femmes jalouses, Sabine stationnait à une fenêtre donnant sur la cour, impatiente de ne pas voir rentrer Calyste, inquiète sans savoir pourquoi. L'état du cheval dont la bouche écumait la frappa.

—D'où vient-il? Cette interrogation lui fut soufflée dans l'oreille par cette puissance qui n'est pas la conscience, qui n'est pas le démon, qui n'est pas l'ange; mais qui voit, qui pressent, qui nous montre l'inconnu, qui fait croire à des êtres moraux, à des créatures nées dans notre cerveau, allant et venant, vivant dans la sphère invisible des idées.

—D'où viens-tu donc, cher ange? dit-elle à Calyste au-devant de qui elle descendit jusqu'au premier palier de l'escalier. Abd-el-Kader est presque fourbu, tu ne devais être qu'un instant dehors, et je t'attends depuis trois heures....

—Allons, se dit Calyste qui faisait des progrès dans la dissimulation, je m'en tirerai par un cadeau.—Chère nourrice, répondit-il tout haut à sa femme en la prenant par la taille avec plus de câlinerie qu'il n'en eût déployé s'il n'eût pas été coupable, je le vois, il est impossible d'avoir un secret, quelque innocent qu'il soit, pour une femme qui nous aime...

—On ne se dit pas de secrets dans un escalier, répondit-elle en riant. Viens.

Au milieu du salon qui précédait la chambre à coucher, elle vit dans une glace la figure de Calyste qui, ne se sachant pas observé, laissait paraître sa fatigue et ses vrais sentiments en ne souriant plus.

—Le secret!... dit-elle en se retournant.

—Tu as été d'un héroïsme de nourrice qui me rend plus cher 31 encore l'héritier présomptif des du Guénic; j'ai voulu te faire une surprise, absolument comme un bourgeois de la rue Saint-Denis. On finit en ce moment pour toi une toilette à laquelle ont travaillé des artistes; ma mère et ma tante Zéphirine y ont contribué...

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OSCAR HUSSON.

Et quand ils retournaient, ils regardaient toujours Oscar, tapi dans un coin.

(UN DÉBUT DANS LA VIE.)

Sabine enveloppa Calyste de ses bras, le tint serré sur son cœur, la tête dans son cou, faiblissant sous le poids du bonheur, non pas à cause de la toilette, mais à cause du premier soupçon dissipé. Ce fut un de ces élans magnifiques qui se comptent et que ne peuvent pas prodiguer tous les amours, même excessifs, car la vie serait trop promptement brûlée. Les hommes devraient alors tomber aux pieds des femmes pour les adorer, car c'est un sublime où les forces du cœur et de l'intelligence se versent comme les eaux des nymphes architecturales jaillissent des urnes inclinées. Sabine fondit en larmes.

Tout à coup, comme mordue par une vipère, elle quitta Calyste, alla se jeter sur un divan, et s'y évanouit. La réaction subite du froid sur ce cœur enflammé, de la certitude sur les fleurs ardentes de ce Cantique des cantiques faillit tuer l'épouse. En tenant ainsi Calyste, en plongeant le nez dans sa cravate, abandonnée qu'elle était à sa joie, elle avait senti l'odeur du papier de la lettre!... Une autre tête de femme avait roulé là, dont les cheveux et la figure laissaient une odeur adultère. Elle venait de baiser la place où les baisers de sa rivale étaient encore chauds!...

—Qu'as-tu?... dit Calyste après avoir rappelé Sabine à la vie en lui passant sur le visage un linge mouillé, lui faisant respirer des sels...

—Allez chercher mon médecin et mon accoucheur, tous deux! Oui, j'ai, je le sens, une révolution de lait... Ils ne viendront à l'instant que si vous les en priez vous-même...

Le vous frappa Calyste qui, tout effrayé, sortit précipitamment. Dès que Sabine entendit la porte cochère se fermant, elle se leva comme une biche effrayée, elle tourna dans son salon comme une folle en criant:—Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Ces deux mots tenaient lieu de toutes ses idées. La crise qu'elle avait annoncée comme prétexte eut lieu. Ses cheveux devinrent dans sa tête autant d'aiguilles rougies au feu des névroses. Son sang bouillonnant lui parut à la fois se mêler à ses nerfs et vouloir sortir par ses pores! Elle fut aveugle pendant un moment. Elle cria:—Je meurs!

Quand à ce terrible cri de mère et de femme attaquée, sa femme de chambre entra; quand prise et portée au lit, elle eut recouvré la 32 vue et l'esprit, le premier éclair de son intelligence fut pour envoyer cette fille chez son amie, madame de Portenduère. Sabine sentit ses idées tourbillonnant dans sa tête comme des fétus emportés par une trombe.—J'en ai vu, disait-elle plus tard, des myriades à la fois. Elle sonna le valet de chambre, et, dans le transport de la fièvre, elle eut la force d'écrire la lettre suivante, car elle était dominée par une rage, celle d'avoir une certitude!...

A MADAME LA BARONNE DU GUÉNIC.

«Chère maman, quand vous viendrez à Paris, comme vous nous l'avez fait espérer, je vous remercierai moi-même du beau présent par lequel vous avez voulu, vous, ma tante Zéphirine et Calyste, me remercier d'avoir accompli mes devoirs. J'étais déjà bien payée par mon propre bonheur!... Je renonce à vous exprimer le plaisir que m'a fait cette charmante toilette, c'est quand vous serez près de moi que je vous le dirai. Croyez qu'en me parant devant ce bijou, je penserai toujours, comme la dame romaine, que ma plus belle parure est notre cher petit ange, etc.»

Elle fit mettre à la poste pour Guérande cette lettre par sa femme de chambre. Quand la vicomtesse de Portenduère entra, le frisson d'une fièvre épouvantable succédait chez Sabine à ce premier paroxysme de folie.

—Ursule, il me semble que je vais mourir, lui dit-elle.

—Qu'avez-vous, ma chère?

—Qu'est-ce que Savinien et Calyste ont donc fait hier après avoir dîné chez vous?

—Quel dîner? repartit Ursule, à qui son mari n'avait encore rien dit en ne croyant pas à une enquête immédiate. Savinien et moi, nous avons dîné hier ensemble et nous sommes allés aux Italiens, sans Calyste.

—Ursule, ma chère petite, au nom de votre amour pour Savinien, gardez-moi le secret sur ce que tu viens de me dire et sur ce que je te dirai de plus. Toi seule sauras de quoi je meurs... Je suis trahie, au bout de la troisième année, à vingt-deux ans et demi!...

Ses dents claquaient, elle avait les yeux gelés, ternes, son visage prenait des teintes verdâtres et l'apparence d'une vieille glace de Venise.

—Vous, si belle!... Et pour qui?...

33 —Je ne sais pas! Mais Calyste m'a fait deux mensonges... Pas un mot! Ne me plains pas, ne te courrouce pas, fais l'ignorante; tu sauras peut-être qui par Savinien. Oh! la lettre d'hier!...

Et grelottant, et en chemise, elle s'élança vers un petit meuble et y prit la lettre...

—Une couronne de marquise! dit-elle en se remettant au lit. Sache si madame de Rochefide est à Paris?... J'aurai donc un cœur où pleurer, où gémir!... Oh! ma petite, voir ses croyances, sa poésie, son idole, sa vertu, son bonheur, tout, tout en pièces, flétri, perdu!... Plus de Dieu dans le ciel! plus d'amour sur terre, plus de vie au cœur, plus rien... Je ne sais s'il fait jour, je doute du soleil... Enfin, j'ai tant de douleur au cœur que je ne sens presque pas les atroces souffrances qui me labourent le sein et la figure. Heureusement le petit est sevré, mon lait l'eût empoisonné!

A cette idée, un torrent de larmes jaillit des yeux de Sabine, jusque-là secs.

La jolie madame de Portenduère, tenant à la main la lettre fatale que Sabine avait une dernière fois flairée, restait comme hébétée devant cette vraie douleur, saisie par cette agonie de l'amour, sans se l'expliquer, malgré les récits incohérents par lesquels Sabine essaya de tout raconter. Tout à coup Ursule fut illuminée par une de ces idées qui ne viennent qu'aux amies sincères.

—Il faut la sauver! se dit-elle.—Attends-moi, Sabine, lui cria-t-elle, je vais savoir la vérité.

—Ah! dans ma tombe, je t'aimerai, toi!... cria Sabine.

La vicomtesse alla chez la duchesse de Grandlieu, lui demanda le plus profond silence et la mit au courant de la situation de Sabine.

—Madame, dit la vicomtesse en terminant, n'êtes-vous pas d'avis que pour éviter une affreuse maladie, et, peut-être, que sais-je? la folie!... nous devons tout confier au médecin, et inventer au profit de cet affreux Calyste des fables qui pour le moment le rendent innocent.

—Ma chère petite, dit la duchesse, à qui cette confidence avait donné froid au cœur, l'amitié vous a prêté pour un moment l'expérience d'une femme de mon âge. Je sais comment Sabine aime son mari, vous avez raison, elle peut devenir folle.

—Mais elle peut, ce qui serait pis, perdre sa beauté! dit la vicomtesse.

—Courons! cria la duchesse.

34 La vicomtesse et la duchesse gagnèrent fort heureusement quelques instants sur le fameux accoucheur Dommanget, le seul des deux savants que Calyste eût rencontrés.

—Ursule m'a tout confié, dit la duchesse à sa fille, et tu te trompes... D'abord Béatrix n'est pas à Paris... Quant à ce que ton mari, mon ange, a fait hier, il a perdu beaucoup d'argent, et il ne sait où en prendre pour payer ta toilette...

—Et cela?... dit-elle à sa mère en tendant la lettre.

—Cela! s'écria la duchesse en riant, c'est le papier du Jockey-club, tout le monde écrit sur du papier à couronne, bientôt nos épiciers seront titrés...

La prudente mère lança dans le feu le papier malencontreux. Quand Calyste et Dommanget arrivèrent, la duchesse, qui venait de donner des instructions aux gens, en fut avertie; elle laissa Sabine aux soins de madame de Portenduère, et arrêta dans le salon l'accoucheur et Calyste.

—Il s'agit de la vie de Sabine, monsieur, dit-elle à Calyste, vous l'avez trahie pour madame de Rochefide...

Calyste rougit comme une jeune fille encore honnête prise en faute.

—Et, dit la duchesse en continuant, comme vous ne savez pas tromper, vous avez fait tant de gaucheries que Sabine a tout deviné; mais j'ai tout réparé. Vous ne voulez pas la mort de ma fille, n'est-ce pas?... Tout ceci, monsieur Dommanget, vous met sur la voie de la vraie maladie et de sa cause... Quant à vous, Calyste, une vieille femme comme moi conçoit votre erreur, mais sans la pardonner. De tels pardons s'achètent par toute une vie de bonheur. Si vous voulez que je vous estime, sauvez d'abord ma fille; puis oubliez madame de Rochefide, elle n'est bonne à avoir qu'une fois!... sachez mentir, ayez le courage du criminel et son impudence. J'ai bien menti, moi, qui serai forcée de faire de rudes pénitences pour ce péché mortel!...

Et elle le mit au fait des mensonges qu'elle venait d'inventer. L'habile accoucheur, assis au chevet de la malade, étudiait déjà dans les symptômes les moyens de parer au mal. Pendant qu'il ordonnait des mesures dont le succès dépendait de la plus grande rapidité dans l'exécution, Calyste, assis au pied du lit, tint ses yeux sur Sabine en essayant de donner une vive expression de tendresse à son regard.

35 —C'est donc le jeu qui vous a cerné les yeux comme ça?..... dit-elle d'une voix faible.

Cette phrase fit frémir le médecin, la mère et la vicomtesse, qui s'entre-regardèrent à la dérobée. Calyste devint rouge comme une cerise.

—Voilà ce que c'est que de nourrir, dit spirituellement et brutalement Dommanget. Les maris s'ennuient d'être séparés de leurs femmes, ils vont au club, et ils jouent... Mais ne regrettez pas les trente mille francs que monsieur le baron a perdus cette nuit-ci.

—Trente mille francs!... s'écria niaisement Ursule.

—Oui, je le sais, répliqua Dommanget. On m'a dit ce matin chez la jeune duchesse Berthe de Maufrigneuse que c'est monsieur de Trailles qui vous les a gagnés, dit-il, à Calyste. Comment pouvez-vous jouer avec un pareil homme? Franchement, monsieur le baron, je conçois votre honte.

En voyant sa belle-mère, une pieuse duchesse, la jeune vicomtesse, une femme heureuse, et un vieil accoucheur, un égoïste, mentant comme des marchands de curiosités, le bon et noble Calyste comprit la grandeur du péril, et il lui coûta deux grosses larmes qui trompèrent Sabine.

—Monsieur, dit-elle en se dressant sur son séant et regardant Dommanget avec colère, monsieur du Guénic peut perdre trente, cinquante, cent mille francs, s'il lui plaît, sans que personne ait à le trouver mauvais et à lui donner des leçons. Il vaut mieux que monsieur de Trailles lui ait gagné de l'argent que nous, nous en ayons gagné à monsieur de Trailles.

Calyste se leva, prit sa femme par le cou, la baisa sur les deux joues, et lui dit à l'oreille: Sabine, tu es un ange!...

Deux jours après on regarda la jeune femme comme sauvée. Le lendemain Calyste était chez madame de Rochefide, et s'y faisait un mérite de son infamie.

—Béatrix, lui disait-il, vous me devez le bonheur. Je vous ai livré ma pauvre femme, elle a tout découvert. Ce fatal papier sur lequel vous m'avez fait écrire, et qui portait votre nom et votre couronne que je n'avais pas vus!... Je ne voyais que vous!... Le chiffre heureusement, votre B. était effacé par hasard. Mais le parfum que vous avez laissé sur moi, mais les mensonges dans lesquels je me suis entortillé comme un sot, ont trahi mon bonheur. Sabine a failli mourir, le lait est monté à la tête, elle a un érésipèle, peut-être en portera-t-elle les marques pendant toute sa vie...

36 En écoutant cette tirade, Béatrix eut une figure plein Nord à faire prendre la Seine si elle l'avait regardée.

—Eh bien, tant mieux, répondit-elle, ça vous la blanchira peut-être.

Et Béatrix, devenue sèche comme ses os, inégale comme son teint, aigre comme sa voix, continua sur ce ton par une kyrielle d'épigrammes atroces. Il n'y a pas de plus grande maladresse pour un mari que de parler de sa femme, quand elle est vertueuse, à sa maîtresse, si ce n'est de parler de sa maîtresse, quand elle est belle, à sa femme. Mais Calyste n'avait pas encore reçu cette espèce d'éducation parisienne qu'il faut nommer la politesse des passions. Il ne savait ni mentir à sa femme ni dire à sa maîtresse la vérité, deux apprentissages à faire pour pouvoir conduire les femmes. Aussi fut-il obligé d'employer toute la puissance de la passion pour obtenir de Béatrix un pardon sollicité pendant deux heures, refusé par un ange courroucé qui levait les yeux au plafond pour ne pas voir le coupable, et qui débitait les raisons particulières aux marquises d'une voix parsemée de petites larmes très-ressemblantes, furtivement essuyées avec la dentelle du mouchoir.

—Me parler de votre femme presque le lendemain de ma faute!... Pourquoi ne me dites-vous pas qu'elle est une perle de vertu! Je le sais, elle vous trouve beau par admiration! en voilà de la dépravation! Moi, j'aime votre âme! car, sachez-le bien, mon cher, vous êtes affreux, comparé à certains pâtres de la Campagne de Rome! etc.

Cette phraséologie peut surprendre, mais elle constituait un système profondément médité par Béatrix. A sa troisième incarnation, car à chaque passion on devient tout autre, une femme s'avance d'autant dans la rouerie, seul mot qui rende bien l'effet de l'expérience que donnent de telles aventures. Or, la marquise de Rochefide s'était jugée à son miroir. Les femmes d'esprit ne s'abusent jamais sur elles-mêmes; elles comptent leurs rides, elles assistent à la naissance de la patte d'oie, elles voient poindre leurs grains de millet, elles se savent par cœur, et le disent même trop par la grandeur de leurs efforts à se conserver. Aussi, pour lutter avec une splendide jeune femme, pour remporter sur elle six triomphes par semaine, Béatrix avait-elle demandé ses avantages à la science des courtisanes. Sans s'avouer la noirceur de ce plan, entraînée à l'emploi de ces moyens par une passion turque pour le beau Calyste, elle 37 s'était promis de lui faire croire qu'il était disgracieux, laid, mal fait, et de se conduire comme si elle le haïssait.

Nul système n'est plus fécond avec les hommes d'une nature conquérante. Pour eux, trouver ce savant dédain à vaincre, n'est-ce pas le triomphe du premier jour recommencé tous les lendemains? C'est mieux, c'est la flatterie cachée sous la livrée de la haine, et lui devant la grâce, la vérité dont sont revêtues toutes les métamorphoses par les sublimes poëtes inconnus qui les ont inventées. Un homme ne se dit-il pas alors:—Je suis irrésistible! Ou—J'aime bien, car je dompte sa répugnance.

Si vous niez ce principe deviné par les coquettes et les courtisanes de toutes les zones sociales, nions les pourchasseurs de science, les chercheurs de secrets, repoussés pendant des années dans leur duel avec les causes secrètes.

Béatrix avait doublé l'emploi du mépris comme piston moral, de la comparaison perpétuelle d'un chez soi poétique, confortable, opposé par elle à l'hôtel du Guénic. Toute épouse délaissée qui s'abandonne abandonne aussi son intérieur, tant elle est découragée. Dans cette prévision, madame de Rochefide commençait de sourdes attaques sur le luxe du faubourg Saint-Germain, qualifié de sot par elle. La scène de la réconciliation, où Béatrix fit jurer haine à l'épouse qui jouait, dit-elle, la comédie du lait répandu, se passa dans un vrai bocage où elle minaudait environnée de fleurs ravissantes, de jardinières d'un luxe effréné. La science des riens, des bagatelles à la mode, elle la poussa jusqu'à l'abus chez elle. Tombée en plein mépris par l'abandon de Conti, Béatrix voulait du moins la gloire que donne la perversité. Le malheur d'une jeune épouse, d'une Grandlieu riche et belle, allait être un piédestal pour elle.

Quand une femme revient de la nourriture de son premier enfant à la vie ordinaire, elle reparaît charmante, elle retourne au monde embellie. Si cette phase de la maternité rajeunit les femmes d'un certain âge, elle donne aux jeunes une splendeur pimpante, une activité gaie, un brio d'existence, s'il est permis d'appliquer au corps le mot que l'Italie a trouvé pour l'esprit. En essayant de reprendre les charmantes coutumes de la lune de miel, Sabine ne retrouva plus le même Calyste. Elle observa, la malheureuse, au lieu de se livrer au bonheur. Elle chercha le fatal parfum et le sentit. Enfin elle ne se confia plus ni à son amie ni à sa mère, qui l'avaient si charitablement trompée. Elle voulut une certitude, et la Certitude 38 ne se fit pas attendre. La Certitude ne manque jamais, elle est comme le soleil, elle exige bientôt des stores. C'est en amour une répétition de la fable du bûcheron appelant la Mort, on demande à la Certitude de nous aveugler.

Un matin, quinze jours après la première crise, Sabine reçut cette lettre terrible.

A MADAME LA BARONNE DU GUÉNIC.

«Guérande.

»Ma chère fille, ma belle-sœur Zéphirine et moi, nous nous sommes perdues en conjectures sur la toilette dont parle votre lettre; j'en écris à Calyste et je vous prie de me pardonner notre ignorance. Vous ne pouvez pas douter de nos cœurs. Nous vous amassons des trésors. Grâce aux conseils de mademoiselle de Pen-Hoël sur la gestion de vos biens, vous vous trouverez dans quelques années un capital considérable, sans que vos revenus en aient souffert.

»Votre lettre, chère fille aussi aimée que si je vous avais portée dans mon sein et nourrie de mon lait, m'a surprise par son laconisme et surtout par votre silence sur mon cher petit Calyste; vous n'aviez rien à me dire du grand, je le sais heureux; mais, etc.»

Sabine mit sur cette lettre en travers: La noble Bretagne ne peut pas être tout entière à mentir!... Et elle posa la lettre sur le bureau de Calyste. Calyste trouva la lettre et la lut. Après avoir reconnu l'écriture et la ligne de Sabine, il jeta la lettre au feu, bien résolu de ne l'avoir jamais reçue. Sabine passa toute une semaine en angoisses dans le secret desquelles seront les âmes angéliques ou solitaires que l'aile du mauvais ange n'a jamais effleurées. Le silence de Calyste épouvantait Sabine.

—Moi qui devrais être tout douceur, tout plaisir pour lui je lui ai déplu, je l'ai blessé!... Ma vertu s'est faite haineuse, j'ai sans doute humilié mon idole! se disait-elle.

Ces pensées lui creusèrent des sillons dans le cœur. Elle voulait demander pardon de cette faute, mais la Certitude lui décocha de nouvelles preuves.

Hardie et insolente, Béatrix écrivit un jour à Calyste chez lui, madame du Guénic reçut la lettre, la remit à son mari sans l'avoir ouverte; mais elle lui dit, la mort dans l'âme, et la voix altérée:

39 —Mon ami, cette lettre vient du Jockey-club... Je reconnais l'odeur et le papier...

Cette fois Calyste rougit et mit la lettre dans sa poche.

—Pourquoi ne la lis-tu pas?...

—Je sais ce qu'on me veut.

La jeune femme s'assit. Elle n'eut plus la fièvre, elle ne pleura plus, mais elle eut une de ces rages qui, chez ces faibles créatures, enfantent les miracles du crime, qui leur mettent l'arsenic à la main, ou pour elle ou pour leurs rivales. On amena le petit Calyste, elle le prit pour le dodiner. L'enfant, nouvellement sevré, chercha le sein à travers la robe.

—Il se souvient, lui!... dit-elle tout bas.

Calyste alla lire sa lettre chez lui. Quand il ne fut plus là, la pauvre jeune femme fondit en larmes, mais comme les femmes pleurent quand elles sont seules.

La douleur, de même que le plaisir, a son initiation. La première crise, comme celle à laquelle Sabine avait failli succomber, ne revient pas plus que ne reviennent les prémices en toute chose. C'est le premier coin de la question du cœur, les autres sont attendus, le brisement des nerfs est connu, le capital de nos forces a fait son versement pour une énergique résistance. Aussi Sabine, sûre de la trahison, passa-t-elle trois heures avec son fils dans les bras, au coin de son feu, de manière à s'étonner, quand Gasselin, devenu valet de chambre, vint dire:—Madame est servie.

—Avertissez monsieur.

—Monsieur ne dîne pas ici, madame la baronne.

Sait-on tout ce qu'il y a de tortures pour une jeune femme de vingt-trois ans, dans le supplice de se trouver seule au milieu de l'immense salle à manger d'un hôtel antique, servie par de silencieux domestiques, en de pareilles circonstances?

—Attelez, dit-elle tout à coup, je vais aux Italiens.

Elle fit une toilette splendide, elle voulut se montrer seule et souriant comme une femme heureuse. Au milieu des remords causés par l'apostille mise sur la lettre, elle avait résolu de vaincre, de ramener Calyste par une excessive douleur, par les vertus de l'épouse, par une tendresse d'agneau pascal. Elle voulut mentir à tout Paris. Elle aimait, elle aimait comme aiment les courtisanes et les anges, avec orgueil, avec humilité. Mais on donnait Otello! Quand Rubini chanta: Il mio cor si divide, elle se sauva. La musique est souvent 40 plus puissante que le poëte et que l'acteur, les deux plus formidables natures réunies. Savinien de Portenduère accompagna Sabine jusqu'au péristyle et la mit en voiture, sans pouvoir s'expliquer cette fuite précipitée.

Madame du Guénic entra dès lors dans une période de souffrances particulière à l'aristocratie. Envieux, pauvres, souffrants, quand vous voyez aux bras des femmes ces serpents d'or à têtes de diamant, ces colliers, ces agrafes, dites-vous que ces vipères mordent, que ces colliers ont des pointes venimeuses, que ces liens si légers entrent au vif dans ces chairs délicates. Tout ce luxe se paie. Dans la situation de Sabine les femmes maudissent les plaisirs de la richesse, elles n'aperçoivent plus les dorures de leurs salons, la soie des divans est de l'étoupe, les fleurs exotiques sont des orties, les parfums puent, les miracles de la cuisine grattent le gosier comme du pain d'orge, et la vie prend l'amertume de la mer Morte.

Deux ou trois exemples peindront cette réaction d'un salon ou d'une femme sur un bonheur, de manière que toutes celles qui l'ont subie y retrouvent leurs impressions de ménage.

Prévenue de cette affreuse rivalité, Sabine étudia son mari quand il sortait pour deviner l'avenir de la journée. Et avec quelle fureur contenue une femme ne se jette-t-elle pas sur les pointes rouges de ces supplices de sauvage?... Quelle joie délirante s'il n'allait pas rue de Chartres! Calyste rentrait-il? l'observation du front, de la coiffure, des yeux, de la physionomie et du maintien prêtait un horrible intérêt à des riens, à des remarques poursuivies jusque dans les profondeurs de la toilette, et qui font alors perdre à une femme sa noblesse et sa dignité. Ces funestes investigations, gardées au fond du cœur, s'y aigrissaient et y corrompaient les racines délicates d'où s'épanouissent les fleurs bleues de la sainte confiance, les étoiles d'or de l'amour unique.

Un jour, Calyste regarda tout chez lui de mauvaise humeur, il y restait! Sabine se fit chatte et humble, gaie et spirituelle.

—Tu me boudes, Calyste, je ne suis donc pas une bonne femme?... Qu'y a-t-il ici qui te déplaise? demanda-t-elle.

—Tous ces appartements sont froids et nus, dit-il, vous ne vous entendez pas à ces choses-là.

—Que manque-t-il?

—Des fleurs.

41 —Bien, se dit en elle-même Sabine, il paraît que madame de Rochefide aime les fleurs.

Deux jours après, les appartements avaient changé de face à l'hôtel du Guénic, personne à Paris ne pouvait se flatter d'avoir de plus belles fleurs que celles qui les ornaient.

Quelque temps après, Calyste, un soir après dîner, se plaignit du froid. Il se tordait sur sa causeuse en regardant d'où venait l'air, en cherchant quelque chose autour de lui. Sabine fut pendant un certain temps à deviner ce que signifiait cette nouvelle fantaisie, elle dont l'hôtel avait un calorifère qui chauffait les escaliers, les antichambres et les couloirs. Enfin, après trois jours de méditations, elle trouva que sa rivale devait être entourée d'un paravent pour obtenir le demi-jour si favorable à la décadence de son visage, et elle eut un paravent, mais en glaces et d'une richesse israélite.

—D'où soufflera l'orage maintenant? se disait-elle.

Elle n'était pas au bout des critiques indirectes de la maîtresse. Calyste mangea chez lui d'une façon à rendre Sabine folle, il rendait au domestique ses assiettes après y avoir chipoté deux ou trois bouchées.

—Ce n'est donc pas bon? demanda Sabine, au désespoir de voir ainsi perdus tous les soins auxquels elle descendait en conférant avec son cuisinier.

—Je ne dis pas cela, mon ange, répondit Calyste sans se fâcher, je n'ai pas faim! voilà tout.

Une femme dévorée d'une passion légitime, et qui lutte ainsi, se livre à une sorte de rage pour l'emporter sur sa rivale, et dépasse souvent le but, jusque dans les régions secrètes du mariage. Ce combat si cruel, ardent, incessant dans les choses apercevables et pour ainsi dire extérieures du ménage, se poursuivait tout aussi acharné dans les choses du cœur. Sabine étudiait ses poses, sa toilette, elle se surveillait dans les infiniment petits de l'amour.

L'affaire de la cuisine dura près d'un mois. Sabine, secourue par Mariotte et Gasselin, inventa des ruses de vaudeville pour savoir quels étaient les plats que madame de Rochefide servait à Calyste. Gasselin remplaça le cocher de Calyste, tombé malade par ordre, Gasselin put alors camarader avec la cuisinière de Béatrix, et Sabine finit par donner à Calyste la même chère et meilleure, mais elle lui vit faire de nouvelles façons.

42 —Que manque-t-il donc?... demanda-t-elle.

—Rien, répondit-il en cherchant sur la table un objet qui ne s'y trouvait pas.

—Ah! s'écria Sabine le lendemain en s'éveillant, Calyste voulait de ces hannetons pilés, de ces ingrédients anglais qui se servent dans des pharmacies en forme d'huiliers; madame de Rochefide l'accoutume à toutes sortes de piments!

Elle acheta l'huilier anglais et ses flacons ardents; mais elle ne pouvait pas poursuivre de telles découvertes jusque dans toutes les préparations conjugales.

Cette période dura pendant quelques mois, l'on ne s'en étonnera pas si l'on songe aux attraits que présente une lutte. C'est la vie, elle est préférable avec ses blessures et ses douleurs aux noires ténèbres du dégoût, au poison du mépris, au néant de l'abdication, à cette mort du cœur qui s'appelle l'indifférence. Tout son courage abandonna néanmoins Sabine un soir qu'elle se montra dans une toilette comme en inspire aux femmes le désir de l'emporter sur une autre, et que Calyste lui dit en riant:—Tu auras beau faire, Sabine, tu ne seras jamais qu'une belle Andalouse!

—Hélas! répondit-elle en tombant sur sa causeuse, je ne pourrai jamais être blonde; mais je sais, si cela continue, que j'aurai bientôt trente-cinq ans.

Elle refusa d'aller aux Italiens, elle voulut rester chez elle pendant toute la soirée. Seule, elle arracha les fleurs de ses cheveux et trépigna dessus, elle se déshabilla, foula sa robe, son écharpe, toute sa toilette aux pieds, absolument comme une chèvre prise dans le lacet de sa corde, qui ne s'arrête en se débattant que quand elle sent la mort. Et elle se coucha. La femme de chambre entra, qu'on juge de son étonnement.

—Ce n'est rien, dit Sabine, c'est monsieur!

Les femmes malheureuses ont de ces sublimes fatuités, de ces mensonges où de deux hontes qui se combattent la plus féminine a le dessus.

A ce jeu terrible, Sabine maigrit, le chagrin la rongea; mais elle ne sortit jamais du rôle qu'elle s'était imposé. Soutenue par une sorte de fièvre, ses lèvres refoulaient les mots amers jusque dans sa gorge quand la douleur lui en suggérait; elle réprimait les éclairs de ses magnifiques yeux noirs, et les rendait doux jusqu'à l'humilité. Enfin son dépérissement fut bientôt sensible. La duchesse, 43 excellente mère, quoique sa dévotion fût devenue de plus en plus portugaise, aperçut une cause mortelle dans l'état véritablement maladif où se complaisait Sabine. Elle savait l'intimité réglée existant entre Béatrix et Calyste. Elle eut soin d'attirer sa fille chez elle pour essayer de panser les plaies de ce cœur, et de l'arracher surtout à son martyre; mais Sabine garda pendant quelque temps le plus profond silence sur ses malheurs en craignant qu'on n'intervînt entre elle et Calyste. Elle se disait heureuse!... Au bout du malheur, elle retrouvait sa fierté, toutes ses vertus! Mais, après un mois pendant lequel Sabine fut caressée par sa sœur Clotilde et par sa mère, elle avoua ses chagrins, confia ses douleurs, maudit la vie, et déclara qu'elle voyait venir la mort avec une joie délirante. Elle pria Clotilde, qui voulait rester fille, de se faire la mère du petit Calyste, le plus bel enfant que jamais race royale eût pu désirer pour héritier présomptif.

Un soir, en famille, entre sa jeune sœur Athénaïs, dont le mariage avec le vicomte de Grandlieu devait se faire à la fin du carême, entre Clotilde et la duchesse, Sabine jeta les cris suprêmes de l'agonie du cœur, excités par l'excès d'une dernière humiliation.

—Athénaïs, dit-elle en voyant partir vers les onze heures le jeune vicomte Juste de Grandlieu, tu vas te marier, que mon exemple te serve. Garde-toi comme d'un crime de déployer tes qualités, résiste au plaisir de t'en parer pour plaire à Juste. Sois calme, digne et froide, mesure le bonheur que tu donneras sur celui que tu recevras! C'est infâme, mais c'est nécessaire. Vois!... je péris par mes qualités. Tout ce que je me sens de beau, de saint, de grand, toutes mes vertus sont des écueils sur lesquels s'est brisé mon bonheur. Je cesse de plaire parce que je n'ai pas trente-six ans! Aux yeux de certains hommes, c'est une infériorité que la jeunesse! Il n'y a rien à deviner sur une figure naïve. Je ris franchement, et c'est un tort! quand, pour séduire, on doit savoir préparer ce demi-sourire mélancolique des anges tombés qui sont forcés de cacher des dents longues et jaunes. Un teint frais est monotone! l'on préfère un enduit de poupée fait avec du rouge, du blanc de baleine et du cold cream. J'ai de la droiture, et c'est la perversité qui plaît! Je suis loyalement passionnée comme une honnête femme, et il faudrait être manégée, tricheuse et façonnière comme une comédienne de province. Je suis ivre du bonheur 44 d'avoir pour mari l'un des plus charmants hommes de France, je lui dis naïvement combien il est distingué, combien ses mouvements sont gracieux, je le trouve beau; pour lui plaire il faudrait détourner la tête avec une feinte horreur, ne rien aimer de l'amour, et lui dire que sa distinction est tout bonnement un air maladif, une tournure de poitrinaire, lui vanter les épaules de l'Hercule Farnèse, le mettre en colère et me défendre, comme si j'avais besoin d'une lutte pour cacher des imperfections qui peuvent tuer l'amour. J'ai le malheur d'admirer les belles choses, sans songer à me rehausser par la critique amère et envieuse de tout ce qui reluit de poésie et de beauté. Je n'ai pas besoin de me faire dire en vers et en prose, par Canalis et Nathan, que je suis une intelligence supérieure! Je suis une pauvre enfant naïve, je ne connais que Calyste. Ah! si j'avais couru le monde comme elle, si j'avais comme elle dit:—Je t'aime! dans toutes les langues de l'Europe, on me consolerait, on me plaindrait, on m'adorerait, et je servirais le régal macédonien d'un amour cosmopolite! On ne vous sait gré de vos tendresses que quand vous les avez mises en relief par des méchancetés. Enfin, moi, noble femme, il faut que je m'instruise de toutes les impuretés, de tous les calculs des filles!... Et Calyste qui est la dupe de ces singeries!... Oh! ma mère! oh! ma chère Clotilde, je me sens blessée à mort. Ma fierté est une trompeuse égide, je suis sans défense contre la douleur, j'aime toujours mon mari comme une folle, et pour le ramener à moi, je devrais emprunter à l'indifférence toutes ses clartés.

—Niaise, lui dit à l'oreille Clotilde, aie l'air de vouloir te venger...

—Je veux mourir irréprochable, et sans l'apparence d'un tort, répondit Sabine. Notre vengeance doit être digne de notre amour.

—Mon enfant, dit la duchesse à sa fille, une mère doit voir la vie un peu plus froidement que toi. L'amour n'est pas le but, mais le moyen de la famille; ne va pas imiter cette pauvre petite baronne de Macumer. La passion excessive est inféconde et mortelle. Enfin, Dieu nous envoie les afflictions en connaissance de cause. Voici le mariage d'Athénaïs arrangé, je vais pouvoir m'occuper de toi... J'ai déjà causé de la crise délicate où tu te trouves avec ton père et le duc de Chaulieu, avec d'Ajuda, nous trouverons bien les moyens de te ramener Calyste...

—Avec la marquise de Rochefide, il y a de la ressource! dit 45 Clotilde en souriant à sa sœur, elle ne garde pas longtemps ses adorateurs.

—D'Ajuda, mon ange, reprit la duchesse, a été le beau-frère de monsieur de Rochefide... Si notre cher directeur approuve les petits manéges auxquels il faut se livrer pour faire réussir le plan que j'ai soumis à ton père, je puis te garantir le retour de Calyste. Ma conscience répugne à se servir de pareils moyens, et je veux les soumettre au jugement de l'abbé Brossette. Nous n'attendrons pas, mon enfant, que tu sois in extremis pour venir à ton secours. Aie bon espoir! ton chagrin est si grand ce soir que mon secret m'échappe; mais il m'est impossible de ne pas te donner un peu d'espérance.

—Cela fera-t-il du chagrin à Calyste? demanda Sabine en regardant la duchesse avec inquiétude.

—Oh! mon Dieu! serai-je donc aussi bête que cela! s'écria naïvement Athénaïs.

—Ah! petite fille, tu ne connais pas les défilés dans lesquels nous précipite la vertu, quand elle se laisse guider par l'amour, répondit Sabine en faisant une espèce de fin de couplet, tant elle était égarée par le chagrin.

Cette phrase fut dite avec une amertume si pénétrante que la duchesse, éclairée par le ton, par l'accent, par le regard de madame du Guénic, crut à quelque malheur caché.

—Mes enfants, il est minuit, allez... dit-elle à ses deux filles dont les yeux s'animaient.

—Malgré mes trente-six ans, je suis donc de trop? demanda railleusement Clotilde. Et pendant qu'Athénaïs embrassait sa mère, elle se pencha sur Sabine et lui dit à l'oreille:—Tu me diras quoi!... J'irai demain dîner avec toi. Si ma mère trouve sa conscience compromise, moi, je te dégagerai, Calyste, des mains des infidèles.

—Eh bien, Sabine, dit la duchesse en emmenant sa fille dans sa chambre à coucher, voyons, qu'y a-t-il de nouveau, mon enfant?

—Eh! maman, je suis perdue!

—Et pourquoi?

—J'ai voulu l'emporter sur cette horrible femme, j'ai vaincu, je suis grosse, et Calyste l'aime tellement que je prévois un abandon complet. Lorsque l'infidélité qu'il a faite sera prouvée, elle deviendra furieuse! Ah! je subis de trop grandes tortures pour pouvoir 46 y résister. Je sais quand il y va, je l'apprends par sa joie; puis sa maussaderie me dit quand il en revient. Enfin il ne se gêne plus, je lui suis insupportable. Elle a sur lui une influence aussi malsaine que le sont en elle le corps et l'âme. Tu verras, elle exigera, pour prix de quelque raccommodement, un délaissement public, une rupture dans le genre de la sienne, elle me l'emmènera peut-être en Suisse, en Italie. Il commence à trouver ridicule de ne pas connaître l'Europe, je devine ce que veulent dire ces paroles jetées en avant. Si Calyste n'est pas guéri d'ici à trois mois, je ne sais pas ce qu'il adviendra... je le sais, je me tuerai!

—Malheureuse enfant! et ton âme! Le suicide est un péché mortel.

—Comprenez-vous? elle est capable de lui donner un enfant! Et si Calyste aimait plus celui de cette femme que les miens! Oh! là est le terme de ma patience et de ma résignation.

Elle tomba sur une chaise, elle avait livré les dernières pensées de son cœur, elle se trouvait sans douleur cachée, et la douleur est comme cette tige de fer que les sculpteurs mettent au sein de leur glaise, elle soutient, c'est une force!

—Allons, rentre chez toi, pauvre affligée! En présence de tant de malheurs, l'abbé me donnera sans doute l'absolution des péchés véniels que les ruses du monde nous obligent à commettre. Laisse-moi, ma fille, dit-elle en allant à son prie-Dieu, je vais implorer Notre-Seigneur et la sainte Vierge pour toi, plus spécialement. Adieu, ma chère Sabine, n'oublie aucun de tes devoirs religieux, surtout, si tu veux que nous réussissions...

—Nous aurons beau triompher, ma mère, nous ne sauverons que la Famille. Calyste a tué chez moi la sainte ferveur de l'amour en me blasant sur tout, même sur la douleur. Quelle lune de miel que celle où j'ai trouvé dès le premier jour l'amertume d'un adultère rétrospectif!

Le lendemain, vers une heure après-midi, l'un des curés du faubourg Saint-Germain, désigné pour un des évêchés vacants en 1840, siége trois fois refusé par lui, l'abbé Brossette, un des prêtres les plus distingués du clergé de Paris, traversait la cour de l'hôtel de Grandlieu, de ce pas qu'il faudrait nommer un pas ecclésiastique, tant il peint la prudence, le mystère, le calme, la gravité, la dignité même. C'était un homme petit et maigre, d'environ 47 cinquante ans, à visage blanc comme celui d'une vieille femme, froidi par les jeûnes du prêtre, creusé par toutes les souffrances qu'il épousait. Deux yeux noirs, ardents de foi, mais adoucis par une expression plus mystérieuse que mystique, animaient cette face d'apôtre. Il souriait presque en montant les marches du perron, tant il se méfiait de l'énormité des cas qui le faisaient appeler par son ouaille; mais comme la main de la duchesse était trouée pour les aumônes, elle valait bien le temps que volaient ses innocentes confessions aux sérieuses misères de la paroisse. En entendant annoncer le curé, la duchesse se leva, fit quelques pas vers lui dans le salon, distinction qu'elle n'accordait qu'aux cardinaux, aux évêques, aux simples prêtres, aux duchesses plus âgées qu'elle et aux personnes du sang royal.

—Mon cher abbé, dit-elle en lui désignant elle-même un fauteuil et parlant à voix basse, j'ai besoin de l'autorité de votre expérience avant de me lancer dans une assez méchante intrigue, mais d'où doit résulter un grand bien, et je désire savoir de vous si je trouverai dans la voie du salut des épines à ce propos...

—Madame la duchesse, répondit l'abbé Brossette, ne mêlez pas les choses spirituelles et les choses mondaines, elles sont souvent inconciliables. D'abord, de quoi s'agit-il?

—Vous savez, ma fille Sabine se meurt de chagrin; monsieur du Guénic la laisse pour madame de Rochefide.

—C'est bien affreux, c'est grave; mais vous savez ce que dit à ce sujet notre cher saint François de Sales. Enfin songez à madame Guyon qui se plaignait du défaut de mysticisme des preuves de l'amour conjugal, elle eût été très-heureuse de voir une madame de Rochefide à son mari.

—Sabine ne déploie que trop de douceur, elle n'est que trop bien l'épouse chrétienne; mais elle n'a pas le moindre goût pour le mysticisme.

—Pauvre jeune femme! dit malicieusement le curé. Qu'avez-vous trouvé pour remédier à ce malheur?

—J'ai commis le péché, mon cher directeur, de penser à lâcher à madame de Rochefide un joli petit monsieur, volontaire, plein de mauvaises qualités, et qui certes ferait renvoyer mon gendre.

—Ma fille, nous ne sommes pas ici, dit-il en se caressant le menton, au tribunal de la pénitence, je n'ai pas à vous traiter en 48 juge. Au point de vue du monde, j'avoue que ce serait décisif...

—Ce moyen m'a paru vraiment odieux!... reprit-elle...

—Et pourquoi? Sans doute le rôle d'une chrétienne est bien plutôt de retirer une femme perdue de la mauvaise voie que de l'y pousser plus avant; mais quand on s'y trouve aussi loin qu'y est madame de Rochefide, ce n'est plus le bras de l'homme, c'est celui de Dieu qui ramène ces pécheresses; il leur faut des coups de foudre particuliers.

—Mon père, reprit la duchesse, je vous remercie de votre indulgence; mais j'ai songé que mon gendre est brave et Breton, il a été héroïque lors de l'échauffourée de cette pauvre Madame. Or, si monsieur de la Palférine, que je crois non moins brave, avait des démêlés avec Calyste, qu'il s'ensuivît quelque duel...

—Vous avez eu là, madame la duchesse, une sage pensée, et qui prouve que, dans ces voies tortueuses, on trouve toujours des pierres d'achoppement.

—J'ai découvert un moyen, mon cher abbé, de faire un grand bien, de retirer madame de Rochefide de la voie fatale où elle est, de rendre Calyste à sa femme, et peut-être de sauver de l'enfer une pauvre créature égarée...

—Mais alors, à quoi bon me consulter? dit le curé souriant.

—Ah! reprit la duchesse, il faut se permettre des actions assez laides...

—Vous ne voulez voler personne?

—Au contraire, je dépenserai vraisemblablement beaucoup d'argent.

—Vous ne calomniez pas? vous ne...

—Oh!

—Vous ne nuirez pas à votre prochain?

—Hé, hé! je ne sais pas trop.

—Voyons votre nouveau plan? dit l'abbé devenu curieux.

—Si, au lieu de faire chasser un clou par un autre, pensai-je à mon prie-Dieu après avoir imploré la sainte Vierge de m'éclairer, je faisais renvoyer Calyste par monsieur de Rochefide en lui persuadant de reprendre sa femme: au lieu de prêter les mains au mal pour opérer le bien chez ma fille, j'opérerais un grand bien par un autre bien non moins grand...

Le curé regarda la Portugaise et resta pensif.

—C'est évidemment une idée qui vous est venue de si loin que...

49 —Aussi, reprit la bonne et humble duchesse, ai-je remercié la Vierge! Et j'ai fait vœu, sans compter une neuvaine, de donner douze cents francs à une famille pauvre, si je réussissais. Mais quand j'ai communiqué ce plan à monsieur de Grandlieu, il s'est mis à rire et m'a dit:—A vos âges, ma parole d'honneur, je crois que vous avez un diable pour vous toutes seules.

—Monsieur le duc a dit en mari la réponse que je vous faisais quand vous m'avez interrompu, reprit l'abbé qui ne put s'empêcher de sourire.

—Ah! mon père, si vous approuvez l'idée, approuverez-vous les moyens d'exécution? Il s'agit de faire chez une certaine madame Schontz, une Béatrix du quartier Saint-Georges, ce que je voulais faire chez madame de Rochefide pour que le marquis reprît sa femme.

—Je suis certain que vous ne pouvez rien faire de mal, dit spirituellement le curé qui ne voulut savoir rien de plus en trouvant le résultat nécessaire. Vous me consulteriez d'ailleurs dans le cas où votre conscience murmurerait, ajouta-t-il. Si, au lieu de donner à cette dame de la rue Saint-Georges une nouvelle occasion de scandale, vous lui donniez un mari?...

—Ah! mon cher directeur, vous avez rectifié la seule chose mauvaise qui se trouvât dans mon plan. Vous êtes digne d'être archevêque, et j'espère ne pas mourir sans vous dire Votre Éminence.

—Je ne vois à tout ceci qu'un inconvénient, reprit le curé.

—Lequel?

—Si madame de Rochefide allait garder monsieur le baron tout en revenant à son mari?

—Ceci me regarde, dit la duchesse. Quand on fait peu d'intrigues, on les fait...

—Mal, très-mal, reprit l'abbé, l'habitude est nécessaire en tout. Tâchez de racoler un de ces mauvais sujets qui vivent dans l'intrigue, et employez-le, sans vous montrer.

—Ah! monsieur le curé, si nous nous servons de l'enfer, le ciel sera-t-il avec nous?...

—Vous n'êtes pas à confesse, répéta l'abbé, sauvez votre enfant!

La bonne duchesse, enchantée de son curé, le reconduisit jusqu'à la porte du salon.

Un orage grondait, comme on le voit, sur monsieur de Rochefide 50 qui jouissait en ce moment de la plus grande somme de bonheur que puisse désirer un Parisien, en se trouvant chez madame Schontz tout aussi mari que chez Béatrix; et, comme l'avait judicieusement dit le duc à sa femme, il paraissait impossible de déranger une si charmante et si complète existence. Cette présomption oblige à de légers détails sur la vie que menait monsieur de Rochefide, depuis que sa femme en avait fait un Homme Abandonné. On comprendra bien alors l'énorme différence que nos lois et nos mœurs mettent, chez les deux sexes, entre la même situation. Tout ce qui tourne en malheur pour une femme abandonnée se change en bonheur chez un homme abandonné. Ce contraste frappant inspirera peut-être à plus d'une jeune femme la résolution de rester dans son ménage, et d'y lutter comme Sabine du Guénic en pratiquant à son choix les vertus les plus assassines ou les plus inoffensives.

Quelques jours après l'escapade de Béatrix, Arthur de Rochefide, devenu fils unique par suite de la mort de sa sœur, première femme du marquis d'Ajuda-Pinto, qui n'en eut pas d'enfants, se vit maître d'abord de l'hôtel de Rochefide, rue d'Anjou-Saint-Honoré, puis de deux cent mille francs de rente que lui laissa son père. Cette opulente succession, ajoutée à la fortune qu'Arthur possédait en se mariant, porta ses revenus, y compris la fortune de sa femme, à mille francs par jour. Pour un gentilhomme doté du caractère que mademoiselle des Touches a peint en quelques mots à Calyste, cette fortune était déjà le bonheur. Pendant que sa femme était à la charge de l'amour et de la maternité, Rochefide jouissait d'une immense fortune, mais il ne la dépensait pas plus qu'il ne dépensait son esprit. Sa bonne grosse vanité, déjà satisfaite d'une encolure de bel homme à laquelle il avait dû quelques succès dont il s'autorisa pour mépriser les femmes, se donnait également pleine carrière dans le domaine de l'intelligence. Doué de cette sorte d'esprit qu'il faut appeler réflecteur, il s'appropriait les saillies d'autrui, celles des pièces de théâtre ou des petits journaux par la manière de les redire; il semblait s'en moquer, il les répétait en charge, il les appliquait comme formules de critique; enfin sa gaieté militaire (il avait servi dans la Garde Royale) en assaisonnait si à propos la conversation, que les femmes sans esprit le proclamaient homme spirituel, et les autres n'osaient pas les contredire. Ce système, Arthur le poursuivait en tout; il devait à la nature le commode 51 génie de l'imitation sans être singe, il imitait gravement. Ainsi, quoique sans goût, il savait toujours adopter et toujours quitter les modes le premier. Accusé de passer un peu trop de temps à sa toilette et de porter un corset, il offrait le modèle de ces gens qui ne déplaisent jamais à personne en épousant sans cesse les idées et les sottises de tout le monde, et qui, toujours à cheval sur la circonstance, ne vieillissent point. C'est les héros de la médiocrité. Ce mari fut plaint, on trouva Béatrix inexcusable d'avoir quitté le meilleur enfant de la terre, et le ridicule n'atteignit que la femme. Membre de tous les clubs, souscripteur à toutes les niaiseries qu'enfantent le patriotisme ou l'esprit de parti mal entendus, complaisance qui le faisait mettre en première ligne à propos de tout, ce loyal, ce brave et très sot gentilhomme, à qui malheureusement tant de riches ressemblent, devait naturellement vouloir se distinguer par quelque manie à la mode. Il se glorifiait donc principalement d'être le sultan d'un sérail à quatre pattes gouverné par un vieil écuyer anglais, et qui par mois absorbait de quatre à cinq mille francs. Sa spécialité consistait à faire courir, il protégeait la race chevaline, il soutenait une revue consacrée à la question hippique; mais il se connaissait médiocrement en chevaux, et depuis la bride jusqu'aux fers il s'en rapportait à son écuyer. C'est assez vous dire que ce demi-garçon n'avait rien en propre, ni son esprit, ni son goût, ni sa situation, ni ses ridicules; enfin sa fortune lui venait de ses pères! Après avoir dégusté tous les déplaisirs du mariage, il fut si content de se retrouver garçon, qu'il disait entre amis:—«Je suis né coiffé!» Heureux surtout de vivre sans les dépenses de représentation auxquelles les gens mariés sont astreints, son hôtel, où depuis la mort de son père il n'avait rien changé, ressemblait à ceux dont les maîtres sont en voyage: il y demeurait peu, il n'y mangeait pas, il y couchait rarement. Voici la raison de cette indifférence.

Après bien des aventures amoureuses, ennuyé des femmes du monde qui sont véritablement ennuyeuses et qui plantent aussi par trop de haies d'épines sèches autour du bonheur, il s'était marié, comme on va le voir, avec la célèbre madame Schontz, célèbre dans le monde des Fanny-Beaupré, des Suzanne du Val-Noble, des Mariette, des Florentine, des Jenny Cadine, etc. Ce monde, de qui l'un de nos dessinateurs a dit spirituellement en en montrant le tourbillon au bal de l'Opéra:—«Quand on 52 pense que tout ça se loge, s'habille et vit bien, voilà qui donne une crâne idée de l'homme!» ce monde si dangereux a déjà fait irruption dans cette histoire des mœurs par les figures typiques de Florine et de l'illustre Malaga d'Une Fille d'Ève et de La Fausse Maîtresse; mais, pour le peindre avec fidélité, l'historien doit proportionner le nombre de ces personnages à la diversité des dénoûments de leurs singulières existences qui se terminent par l'indigence sous sa plus hideuse forme, par des morts prématurées, par l'aisance, par d'heureux mariages, et quelquefois par l'opulence.

Madame Schontz, d'abord connue sous le nom de la Petite-Aurélie pour la distinguer d'une de ses rivales beaucoup moins spirituelle qu'elle, appartenait à la classe la plus élevée de ces femmes dont l'utilité sociale ne peut être révoquée en doute ni par le préfet de la Seine, ni par ceux qui s'intéressent à la prospérité de la ville de Paris. Certes, le Rat taxé de démolir des fortunes souvent hypothétiques, rivalise bien plutôt avec le castor. Sans les Aspasies du quartier Notre-Dame de Lorette, il ne se bâtirait pas tant de maisons à Paris. Pionniers des plâtres neufs, elles vont remorquées par la Spéculation le long des collines de Montmartre, plantant les piquets de leurs tentes, soit dit sans jeu de mots, dans ces solitudes de moellons sculptés qui meublent les rues européennes d'Amsterdam, de Milan, de Stockholm, de Londres, de Moscou, steppes architecturales où le vent fait mugir d'innombrables écriteaux qui en accusent le vide par ces mots: Appartements à louer! La situation de ces dames se détermine par celle qu'elles prennent dans ces quartiers apocryphes; si leur maison se rapproche de la ligne tracée par la rue de Provence, la femme a des rentes, son budget est prospère; mais cette femme s'élève-t-elle vers la ligne des boulevards extérieurs, remonte-t-elle vers la ville affreuse de Batignolles, elle est sans ressources. Or, quand monsieur de Rochefide rencontra madame Schontz, elle occupait le troisième étage de la seule maison qui existât rue de Berlin, elle campait donc sur la lisière du malheur et sur celle de Paris. Cette femme fille ne se nommait, vous devez le pressentir, ni Schontz ni Aurélie! Elle cachait le nom de son père, un vieux soldat de l'empire, l'éternel colonel qui fleurit à l'aurore de ces existences féminines soit comme père, soit comme séducteur. Madame Schontz avait joui de l'éducation gratuite de Saint-Denis, où 53 l'on élève admirablement les jeunes personnes, mais qui n'offre aux jeunes personnes ni maris ni débouchés au sortir de cette école, admirable création de l'Empereur à laquelle il ne manque qu'une seule chose: l'Empereur!—«Je serai là, pour pourvoir les filles de mes légionnaires,» répondit-il à l'observation d'un de ses ministres qui prévoyait l'avenir. Napoléon avait dit aussi: «—Je serai là!» pour les membres de l'Institut à qui l'on devrait ne donner aucun appointement plutôt que de leur envoyer quatre-vingt-trois francs par mois, traitement inférieur à celui de certains garçons de bureau. Aurélie était bien réellement la fille de l'intrépide colonel Schiltz, un chef de ces audacieux partisans alsaciens qui faillirent sauver l'Empereur dans la campagne de France, et qui mourut à Metz, pillé, volé, ruiné. En 1814, Napoléon mit à Saint-Denis la petite Joséphine Schiltz, alors âgée de neuf ans. Orpheline de père et de mère, sans asile, sans ressources, cette pauvre enfant ne fut pas chassée de l'établissement au second retour des Bourbons. Elle y fut sous-maîtresse jusqu'en 1827; mais alors la patience lui manqua, sa beauté la séduisit. A sa majorité, Joséphine Schiltz, la filleule de l'impératrice, aborda la vie aventureuse des courtisanes, conviée à ce douteux avenir par l'exemple fatal de quelques-unes de ses camarades, comme elle sans ressources, et qui s'applaudissaient de leur résolution. Elle substitua un on à l'il du nom paternel et se plaça sous le patronage de sainte Aurélie. Vive, spirituelle, instruite, elle fit plus de fautes que celles de ses stupides compagnes dont les écarts eurent toujours l'intérêt pour base. Après avoir connu des écrivains pauvres mais malhonnêtes, spirituels mais endettés; après avoir essayé de quelques gens riches aussi calculateurs que niais, après avoir sacrifié le solide à l'amour vrai, s'être permis toutes les écoles où s'acquiert l'expérience, en un jour d'extrême misère où chez Valentino, cette première étape de Musard, elle dansait vêtue d'une robe, d'un chapeau, d'une mantille d'emprunt, elle attira l'attention d'Arthur, venu là pour voir le fameux galop! Elle fanatisa par son esprit ce gentilhomme qui ne savait plus à quelle passion se vouer; et, alors, deux ans après avoir été quitté par Béatrix dont l'esprit l'humiliait assez souvent, le marquis ne fut blâmé par personne de se marier au treizième arrondissement de Paris avec une Béatrix d'occasion.

Esquissons ici les quatre saisons de ce bonheur. Il est nécessaire 54 de montrer que la théorie du mariage au treizième arrondissement en enveloppe également tous les administrés. Soyez marquis et quadragénaire, ou sexagénaire et marchand retiré, six fois millionnaire ou rentier (Voir Un Début dans la Vie), grand seigneur ou bourgeois, la stratégie de la passion, sauf les différences inhérentes aux zones sociales, ne varie pas. Le cœur et la caisse sont toujours en rapports exacts et définis. Enfin, vous estimerez les difficultés que la duchesse devait rencontrer dans l'exécution de son plan charitable.

On ne sait pas quelle est en France la puissance des mots sur les gens ordinaires, ni quel mal font les gens d'esprit qui les inventent. Ainsi, nul teneur de livres ne pourrait supputer le chiffre des sommes qui sont restées improductives, verrouillées au fond des cœurs généreux et des caisses par cette ignoble phrase:—Tirer une carotte!... Ce mot est devenu si populaire qu'il faut bien lui permettre de salir cette page. D'ailleurs, en pénétrant dans le treizième arrondissement, il faut bien en accepter le patois pittoresque. Monsieur de Rochefide, comme tous les petits esprits, avait toujours peur d'être carotté. Le substantif s'est fait verbe. Dès le début de sa passion pour madame Schontz, Arthur fut sur ses gardes, et fut alors très rat, pour employer un autre mot aux ateliers de bonheur et aux ateliers de peinture. Le mot rat, quand il s'applique à une jeune fille, signifie le convive, mais appliqué à l'homme, il signifie un avare amphitryon. Madame Schontz avait trop d'esprit et connaissait trop bien les hommes pour ne pas concevoir les plus grandes espérances d'après un pareil commencement. Monsieur de Rochefide alloua cinq cents francs par mois à madame Schontz, lui meubla mesquinement un appartement de douze cents francs à un second étage rue Coquenard, et se mit à étudier le caractère d'Aurélie qui lui fournit aussitôt un caractère à étudier en s'apercevant de cet espionnage. Aussi Rochefide fut-il heureux de rencontrer une fille douée d'un si beau caractère; mais il n'y vit rien d'étonnant: la mère était une Barnheim de Bade, une femme comme il faut! Aurélie avait été d'ailleurs si bien élevée!... Parlant l'anglais, l'allemand et l'italien, elle possédait à fond les littératures étrangères. Elle pouvait lutter sans désavantage contre les pianistes du second ordre. Et, notez ce point! elle se comportait avec ses talents comme les personnes bien nées, elle n'en disait rien. Elle prenait la brosse chez un peintre, 55 la maniait par raillerie, et faisait une tête assez crânement pour produire un étonnement général. Par désœuvrement, durant le temps où elle dépérissait sous-maîtresse, elle avait poussé des pointes dans le domaine des sciences; mais sa vie de femme entretenue avait couvert ces bonnes semences d'un manteau de sel, et naturellement elle fit honneur à son Arthur de la floraison de ces germes précieux, recultivés pour lui. Aurélie commença donc par être d'un désintéressement égal à la volupté, qui permit à cette faible corvette d'attacher sûrement ses grappins sur ce vaisseau de haut bord. Néanmoins, vers la fin de la première année, elle faisait des tapages ignobles dans l'antichambre avec ses socques en s'arrangeant pour rentrer au moment où le marquis l'attendait, et cachait, de manière à le bien montrer, un bas de sa robe outrageusement crotté. Enfin, elle sut si parfaitement persuader à son gros papa que toute son ambition, après tant de hauts et bas, était de conquérir honnêtement une petite existence bourgeoise que, dix mois après leur rencontre, la seconde phase se déclara.

Madame Schontz obtint alors un bel appartement, rue Neuve-Saint-Georges. Arthur, ne pouvant plus dissimuler sa fortune à madame Schontz, lui donna des meubles splendides, une argenterie complète, douze cents francs par mois, une petite voiture basse à un cheval, mais à location, et il accorda le tigre assez gracieusement. La Schontz ne sut aucun gré de cette munificence, elle découvrit les motifs de la conduite de son Arthur et y reconnut des calculs de rat. Excédé de la vie de restaurant où la chère est la plupart du temps exécrable, où le moindre dîner de gourmet coûte soixante francs pour un, et deux cents francs quand on invite trois amis, Rochefide offrit à madame Schontz quarante francs par jour pour son dîner et celui d'un ami, tout compris. Aurélie accepta. Après avoir fait accepter toutes ses lettres de change de morale, tirées à un an sur les habitudes de monsieur de Rochefide, elle fut alors écoutée avec faveur quand elle réclama cinq cents francs de plus par mois pour sa toilette, afin de ne pas couvrir de honte son gros papa dont les amis appartenaient tous au Jockey-club. «—Ce serait du joli, dit-elle, si Rostignac, Maxime de Trailles, d'Esgrignon, La Roche-Hugon, Ronquerolles, Laginski, Lenoncourt, et autres, vous trouvaient avec une madame Everard! D'ailleurs, ayez confiance en moi, mon gros père, vous y gagnerez!» En effet, Aurélie s'arrangea pour déployer de nouvelles vertus dans cette 56 nouvelle phase. Elle se dessina dans un rôle de ménagère dont elle tira le plus grand parti. Elle nouait, disait-elle, les deux bouts du mois sans dettes avec deux mille cinq cents francs, ce qui ne s'était jamais vu dans le faubourg Saint-Germain du treizième arrondissement, et elle servait des dîners infiniment supérieurs à ceux de Rothschild, on y buvait des vins exquis à dix et douze francs la bouteille. Aussi, Rochefide émerveillé, très heureux de pouvoir inviter souvent ses amis chez sa maîtresse en y trouvant de l'économie, disait-il en la serrant par la taille: «—Voilà un trésor!...» Bientôt il loua pour elle un tiers de loge aux Italiens, puis il finit par la mener aux premières représentations. Il commençait à consulter son Aurélie en reconnaissant l'excellence de ses conseils, elle lui laissait prendre les mots spirituels qu'elle disait à tout propos et qui, n'étant pas connus, relevèrent sa réputation d'homme amusant. Enfin il acquit la certitude d'être aimé véritablement et pour lui-même. Aurélie refusa de faire le bonheur d'un prince russe à raison de cinq mille francs par mois. «—Vous êtes heureux, mon cher marquis, s'écria le vieux prince Galathionne en finissant au club une partie de whist. Hier, quand vous nous avez laissés seuls, madame Schontz et moi, j'ai voulu vous la souffler; mais elle m'a dit: «Mon prince, vous n'êtes pas plus beau, mais vous êtes plus âgé que Rochefide; vous me battriez, et il est comme un père pour moi, trouvez-moi là le quart d'une bonne raison pour changer?... Je n'ai pas pour Arthur la passion folle que j'ai eue pour des petits drôles à bottes vernies, et de qui je payais les dettes; mais je l'aime comme une femme aime son mari quand elle est honnête femme. Et elle m'a mis à la porte.» Ce discours, qui ne sentait pas la charge, eut pour effet de prodigieusement aider à l'état d'abandon et de dégradation qui déshonorait l'hôtel de Rochefide. Bientôt, Arthur transporta sa vie et ses plaisirs chez madame Schontz, et il s'en trouva bien; car, au bout de trois ans, il eut quatre cent mille francs à placer.

La troisième phase commença. Madame Schontz devint la plus tendre des mères pour le fils d'Arthur, elle allait le chercher à son collége et l'y ramenait elle-même; elle accabla de cadeaux, de friandises, d'argent cet enfant qui l'appelait sa petite maman, et de qui elle fut adorée. Elle entra dans le maniement de la fortune de son Arthur, elle lui fit acheter des rentes en baisse avant le fameux traité de Londres qui renversa le ministère du 57 1er mars. Arthur gagna deux cent mille francs, et Aurélie ne demanda pas une obole. En gentilhomme qu'il était, Rochefide plaça ses six cent mille francs en actions de la Banque, et il en mit la moitié au nom de mademoiselle Joséphine Schiltz. Un petit hôtel, loué rue de la Bruyère, fut remis à Grindot, le célèbre architecte, avec ordre d'en faire une voluptueuse bonbonnière. Rochefide ne compta plus dès lors avec madame Schontz, qui recevait les revenus, et payait les mémoires. Devenue sa femme... de confiance, elle justifia ce titre en rendant son gros papa plus heureux que jamais; elle en avait reconnu les caprices, elle les satisfaisait comme madame de Pompadour caressait les fantaisies de Louis XV. Elle fut enfin maîtresse en titre, maîtresse absolue. Aussi se permit-elle alors de protéger de petits jeunes gens ravissants, des artistes, des gens de lettres nouveau-nés à la gloire qui niaient les anciens et les modernes et tâchaient de se faire une grande réputation en faisant peu de chose. La conduite de madame Schontz, chef-d'œuvre de tactique, doit vous en révéler toute la supériorité. D'abord, dix à douze jeunes gens amusaient Arthur, lui fournissaient des traits d'esprit, des jugements fins sur toutes choses, et ne mettaient pas en question la fidélité de la maîtresse de la maison; puis ils la tenaient pour une femme éminemment spirituelle. Aussi ces annonces vivantes, ces articles ambulants firent-ils passer madame Schontz pour la femme la plus agréable que l'on connût sur la lisière qui sépare le treizième arrondissement des douze autres. Ses rivales, Suzanne Gaillard qui, depuis 1838, avait sur elle l'avantage d'être devenue femme mariée en légitime mariage, pléonasme nécessaire pour expliquer un mariage solide, Fanny-Beaupré, Mariette, Antonia répandaient des calomnies plus que drolatiques sur la beauté de ces jeunes gens et sur la complaisance avec laquelle monsieur de Rochefide les accueillait. Madame Schontz, qui distançait de trois blagues, disait-elle, tout l'esprit de ces dames, un jour à un souper donné par Nathan chez Florine, après un bal de l'Opéra, leur dit, après leur avoir expliqué sa fortune et son succès, un «—Faites-en autant?...» dont on a gardé la mémoire. Madame Schontz fit vendre les chevaux de course pendant cette période, en se livrant à des considérations qu'elle devait sans doute à l'esprit critique de Claude Vignon, un de ses habitués. «—Je concevrais, dit-elle un soir après avoir longtemps cravaché les chevaux de ses plaisanteries, que les princes et les gens riches prissent à cœur l'hippiatrique; 58 mais pour faire le bien du pays, et non pour les satisfactions puériles d'un amour-propre de joueur. Si vous aviez des haras dans vos terres, si vous y éleviez des mille à douze cents chevaux, si chacun faisait courir les meilleurs élèves de son haras, si tous les haras de France et de Navarre concouraient à chaque solennité, ce serait grand et beau; mais vous achetez des sujets comme des directeurs de spectacle font la traite des artistes, vous ravalez une institution jusqu'à n'être plus qu'un jeu, vous avez la Bourse des jambes comme vous avez la Bourse des rentes!.... C'est indigne. Dépenseriez-vous par hasard soixante mille francs pour lire dans les journaux: «Lélia, à monsieur de Rochefide, a battu d'une longueur Fleur-de-Genêt, à monsieur le duc de Rhétoré»?... Il vaudrait mieux alors donner cet argent à des poëtes, ils vous feraient aller en vers ou en prose à l'immortalité, comme feu Monthyon!» A force d'être taonné, le marquis reconnut le creux du turf, il réalisa cette économie de soixante mille francs, et l'année suivante madame Schontz lui dit: «—Je ne te coûte plus rien, Arthur!» Beaucoup de gens riches envièrent alors madame Schontz au marquis et tâchèrent de la lui enlever; mais, comme le prince russe, ils y perdirent leur vieillesse. «—Écoute, mon cher, avait-elle dit quinze jours auparavant à Finot devenu fort riche, je suis sûre que Rochefide me pardonnerait une petite passion si je devenais folle de quelqu'un, et l'on ne quitte jamais un marquis de cette bonne-enfance-là pour un parvenu comme toi. Tu ne me maintiendrais pas dans la position où m'a mise Arthur, il a fait de moi une demi-femme comme il faut, et toi tu ne pourrais jamais y parvenir, même en m'épousant.» Ceci fut le dernier clou rivé qui compléta le ferrement de cet heureux forçat. Le propos parvint aux oreilles absentes pour lesquelles il fut tenu.

La quatrième phase était donc commencée, celle de l'accoutumance, la dernière victoire de ces plans de campagne, et qui fait dire d'un homme par ces sortes de femmes: «Je le tiens!» Rochefide, qui venait d'acheter le petit hôtel au nom de mademoiselle Joséphine Schiltz, une bagatelle de quatre-vingt mille francs, en était arrivé, lors des projets formés par la duchesse, à tirer vanité de sa maîtresse qu'il nommait Ninon II, en en célébrant ainsi la probité rigoureuse, les excellentes manières, l'instruction et l'esprit. Il avait résumé ses défauts et ses qualités, ses goûts, ses plaisirs par madame Schontz, et il se trouvait à ce passage de la vie où, soit lassitude, 59 soit indifférence, soit philosophie, un homme ne change plus, et s'en tient ou à sa femme ou à sa maîtresse.

On comprendra toute la valeur acquise en cinq ans par madame Schontz, en apprenant qu'il fallait être proposé longtemps à l'avance pour être présenté chez elle. Elle avait refusé de recevoir des gens riches ennuyeux, des gens tarés; elle ne se départait de ses rigueurs qu'en faveur des grands noms de l'aristocratie. «—Ceux-là, disait-elle, ont le droit d'être bêtes, parce qu'ils le sont comme il faut!» Elle possédait ostensiblement les trois cent mille francs que Rochefide lui avait donnés et qu'un bon enfant d'agent de change, Gobenheim, le seul qui fût admis chez elle, lui faisait valoir; mais elle manœuvrait à elle seule une petite fortune secrète de deux cent mille francs composée de ses bénéfices économisés depuis trois ans et de ceux produits par le mouvement perpétuel des trois cent mille francs, car elle n'accusait jamais que les trois cent mille francs connus. «—Plus vous gagnez, moins vous vous enrichissez, lui dit un jour Gobenheim.—L'eau est si chère, répondit-elle.—Celle des diamants? reprit Gobenheim.—Non, celle du fleuve de la vie.» Le trésor inconnu se grossissait de bijoux, de diamants, qu'Aurélie portait pendant un mois et qu'elle vendait après, de sommes données pour payer des fantaisies passées. Quand on la disait riche, madame Schontz répondait, qu'au taux des rentes, trois cent mille francs donnaient douze mille francs et qu'elle les avait dépensés dans les temps les plus rigoureux de sa vie, alors qu'elle aimait Lousteau.

Cette conduite annonçait un plan, et madame Schontz avait en effet un plan, croyez-le bien. Jalouse depuis deux ans de madame du Bruel, elle était mordue au cœur par l'ambition d'être mariée à la Mairie et à l'Église. Toutes les positions sociales ont leur fruit défendu, une petite chose grandie par le désir au point d'être aussi pesante que le monde. Cette ambition se doublait nécessairement de l'ambition d'un second Arthur qu'aucun espionnage ne pouvait découvrir. Bixiou voulut voir le préféré dans le peintre Léon de Lora, le peintre le voyait dans Bixiou qui dépassait la quarantaine et qui devait penser à se faire un sort. Les soupçons se portaient aussi sur Victor de Vernisset, un jeune poëte de l'école de Canalis, dont la passion pour madame Schontz allait jusqu'au délire; et le poëte accusait Stidmann, un jeune sculpteur, d'être son rival heureux. Cet artiste, un très joli garçon, 60 travaillait pour les orfévres, pour les marchands de bronze, pour les bijoutiers, il espérait recommencer Benvenuto Cellini. Claude Vignon, le jeune comte de la Palférine, Gobenheim, Vermanton, philosophe cynique, autres habitués de ce salon amusant, furent tour à tour mis en suspicion et reconnus innocents. Personne n'était à la hauteur de madame Schontz, pas même Rochefide qui lui croyait un faible pour le jeune et spirituel La Palférine; elle était vertueuse par calcul et ne pensait qu'à faire un bon mariage.

On ne voyait chez madame Schontz qu'un seul homme à réputation macairienne, Couture qui plus d'une fois avait fait hurler les Boursiers; mais Couture était un des premiers amis de madame Schontz, elle seule lui restait fidèle. La fausse alerte de 1840 rafla les derniers capitaux de ce spéculateur qui crut à l'habileté du 1er mars; Aurélie, le voyant en mauvaise veine, fit jouer, comme on l'a vu, Rochefide en sens contraire. Ce fut elle qui nomma le dernier malheur de cet inventeur des primes et des commandites, une découture. Heureux de trouver son couvert mis chez Aurélie, Couture à qui Finot, l'homme habile, ou si l'on veut heureux entre tous les parvenus, donnait de temps en temps quelques billets de mille francs, était seul assez calculateur pour offrir son nom à madame Schontz qui l'étudiait, pour savoir si le hardi spéculateur aurait la puissance de se frayer un chemin en politique, et assez de reconnaissance pour ne pas abandonner sa femme. Couture, homme d'environ quarante-trois ans, très usé, ne rachetait pas la mauvaise sonorité de son nom par la naissance, il parlait peu des auteurs de ses jours. Madame Schontz gémissait de la rareté des gens capables, lorsque Couture lui présenta lui-même un provincial qui se trouva garni des deux anses par lesquelles les femmes prennent ces sortes de cruches quand elles veulent les garder.

Esquisser ce personnage, ce sera peindre une certaine portion de la jeunesse actuelle. Ici la digression sera de l'histoire.

En 1838, Fabien du Ronceret, fils d'un président de chambre à la cour royale de Caen mort depuis un an, quitta la ville d'Alençon en donnant sa démission de juge, siége où son père l'avait obligé de perdre son temps, disait-il, et vint à Paris dans l'intention de faire son chemin en faisant du tapage, idée normande difficile à réaliser, car il pouvait à peine compter huit mille francs de rentes, sa mère vivant encore et occupant comme usufruitière un très important 61 immeuble au milieu d'Alençon. Ce garçon avait déjà, dans plusieurs voyages à Paris, essayé sa corde comme un saltimbanque, et reconnu le grand vice du replâtrage social de 1830; aussi comptait-il l'exploiter à son profit, en suivant l'exemple des finauds de la bourgeoisie. Ceci demande un rapide coup d'œil sur un des effets du nouvel ordre de choses.

L'égalité moderne, développée de nos jours outre mesure, a nécessairement développé dans la vie privée sur une ligne parallèle à la vie politique, l'orgueil, l'amour-propre, la vanité, les trois grandes divisions du Moi social. Les sots veulent passer pour gens d'esprit, les gens d'esprit veulent être des gens de talent, les gens de talent veulent être traités de gens de génie; quant aux gens de génie, ils sont plus raisonnables, ils consentent à n'être que des demi-dieux. Cette pente de l'esprit public actuel, qui rend à la Chambre le manufacturier jaloux de l'homme d'État et l'administrateur jaloux du poëte, pousse les sots à dénigrer les gens d'esprit, les gens d'esprit à dénigrer les gens de talent, les gens de talent à dénigrer ceux d'entre eux qui les dépassent de quelques pouces, et les demi-dieux à menacer les institutions, le trône, enfin tout ce qui ne les adore pas sans condition. Dès qu'une nation a très impolitiquement abattu les supériorités sociales reconnues, elle ouvre des écluses par où se précipite un torrent d'ambitions secondaires dont la moindre veut encore primer; elle avait dans son aristocratie un mal, au dire des démocrates, mais un mal défini, circonscrit; elle l'échange contre dix aristocraties contendantes et armées, la pire des situations. En proclamant l'égalité de tous, on a promulgué la déclaration des droits de l'Envie. Nous jouissons aujourd'hui des saturnales de la Révolution transportées dans le domaine, paisible en apparence, de l'esprit, de l'industrie et de la politique; aussi, semble-t-il aujourd'hui que les réputations dues au travail, aux services rendus, au talent, soient des priviléges accordés aux dépens de la masse. On étendra bientôt la loi agraire jusque dans le champ de la gloire. Donc, jamais dans aucun temps, on n'a demandé le triage de son nom sur le volet public à des motifs plus puérils. On se distingue à tout prix par le ridicule, par une affectation d'amour pour la cause polonaise, pour le système pénitentiaire, pour l'avenir des forçats libérés, pour les petits mauvais sujets au-dessus ou au-dessous de douze ans, pour toutes les misères sociales. Ces diverses manies 62 créent des dignités postiches, des présidents, des vice-présidents et des secrétaires de sociétés dont le nombre dépasse à Paris celui des questions sociales qu'on cherche à résoudre. On a démoli la grande société pour en faire un millier de petites à l'image de la défunte. Ces organisations parasites ne révèlent-elles pas la décomposition? n'est-ce pas le fourmillement des vers dans le cadavre? Toutes ces sociétés sont filles de la même mère, la Vanité. Ce n'est pas ainsi que procèdent la Charité catholique ou la vraie Bienfaisance, elles étudient les maux sur les plaies en les guérissant, et ne pérorent pas en assemblée sur les principes morbifiques pour le plaisir de pérorer.

Fabien du Ronceret, sans être un homme supérieur, avait deviné, par l'exercice de ce sens avide particulier à la Normandie, tout le parti qu'il pouvait tirer de ce vice public. Chaque époque a son caractère que les gens habiles exploitent. Fabien ne pensait qu'à faire parler de lui. «—Mon cher, il faut faire parler de soi pour être quelque chose! disait-il en parlant au roi d'Alençon, à du Bousquier, un ami de son père. Dans six mois je serai plus connu que vous!» Fabien traduisait ainsi l'esprit de son temps, il ne le dominait pas, il y obéissait. Il avait débuté dans la Bohême, un district de la topographie morale de Paris (Voir Un Prince de la Bohême, Scènes de la Vie Parisienne), où il fut connu sous le nom de l'héritier à cause de quelques prodigalités préméditées. Du Ronceret avait profité des folies de Couture pour la jolie madame Cadine, une des actrices nouvelles à qui l'on accordait le plus de talent sur une des scènes secondaires, et à qui, durant son opulence éphémère, il avait arrangé, rue Blanche, un délicieux rez-de-chaussée à jardin. Ce fut ainsi que du Ronceret et Couture firent connaissance. Le Normand, qui voulait du luxe tout prêt et tout fait, acheta le mobilier de Couture et les embellissements qu'il était obligé de laisser dans l'appartement, un kiosque où l'on fumait, une galerie en bois rustiqué garnie de nattes indiennes et ornée de poteries pour gagner le kiosque par les temps de pluie. Quand on complimentait l'Héritier sur son appartement, il l'appelait sa tanière. Le provincial se gardait bien de dire que Grindot l'architecte y avait déployé tout son savoir-faire, comme Stidmann dans les sculptures, et Léon de Lora dans la peinture; car il avait pour défaut capital cet amour-propre qui va jusqu'au mensonge dans le désir de se grandir. L'Héritier compléta ces 63 magnificences par une serre qu'il établit le long d'un mur à l'exposition du midi, non qu'il aimât les fleurs, mais il voulut attaquer l'opinion publique par l'horticulture. En ce moment, il atteignait presque à son but. Devenu vice-président d'une société jardinière quelconque présidée par le duc de Vissembourg, frère du prince de Chiavari, le fils cadet du feu maréchal Vernon, il avait orné du ruban de la Légion-d'Honneur son habit de vice-président, après une exposition de produits dont le discours d'ouverture acheté cinq cents francs à Lousteau fut hardiment prononcé comme de son cru. Il fut remarqué pour une fleur que lui avait donnée le vieux Blondet d'Alençon, père d'Émile Blondet, et qu'il présenta comme obtenue dans sa serre. Ce succès n'était rien. L'Héritier, qui voulait être accepté comme un homme d'esprit, avait formé le plan de se lier avec les gens célèbres pour en refléter la gloire, plan d'une mise à exécution difficile en ne lui donnant pour base qu'un budget de huit mille francs. Aussi, Fabien du Ronceret s'était-il adressé tour à tour et sans succès à Bixiou, à Stidmann, à Léon de Lora pour être présenté chez madame Schontz et faire partie de cette ménagerie de lions en tous genres. Il paya si souvent à dîner à Couture, que Couture prouva catégoriquement à madame Schontz qu'elle devait acquérir un pareil original, ne fût-ce que pour en faire un de ces élégants valets sans gages que les maîtresses de maison emploient aux commissions pour lesquelles on ne trouve pas de domestiques.

En trois soirées madame Schontz pénétra Fabien et se dit:—«Si Couture ne me convient pas, je suis sûre de bâter celui-là. Maintenant mon avenir va sur deux pieds!» Ce sot de qui tout le monde se moquait devint donc le préféré, mais dans une intention qui rendait la préférence injurieuse, et ce choix échappait à toutes les suppositions par son improbabilité même. Madame Schontz enivrait Fabien de sourires accordés à la dérobée, de petites scènes jouées au seuil de la porte en le reconduisant le dernier lorsque monsieur de Rochefide restait le soir. Elle mettait souvent Fabien en tiers avec Arthur dans sa loge aux Italiens et aux premières représentations; elle s'en excusait en disant qu'il lui rendait tel ou tel service, et qu'elle ne savait comment le remercier. Les hommes ont entre eux une fatuité qui leur est d'ailleurs commune avec les femmes, celle d'être aimés absolument. Or, de toutes les passions flatteuses, il n'en est pas de plus 64 prisée que celle d'une madame Schontz pour ceux qu'elles rendent l'objet d'un amour dit de cœur par opposition à l'autre amour. Une femme comme madame Schontz, qui jouait à la grande dame, et dont la valeur réelle était supérieure, devait être et fut un sujet d'orgueil pour Fabien qui s'éprit d'elle au point de ne jamais se présenter qu'en toilette, bottes vernies, gants paille, chemise brodée et à jabot, gilets de plus en plus variés, enfin avec tous les symptômes extérieurs d'un culte profond. Un mois avant la conférence de la duchesse et de son directeur, madame Schontz avait confié le secret de sa naissance et de son vrai nom à Fabien qui ne comprit pas le but de cette confidence. Quinze jours après, madame Schontz, étonnée du défaut d'intelligence du Normand, s'écria: «—Mon Dieu! suis-je niaise! il se croit aimé pour lui-même.» Et alors elle emmena l'Héritier dans sa calèche, au Bois, car elle avait depuis un an petite calèche et petite voiture basse à deux chevaux. Dans ce tête-à-tête public, elle traita la question de sa destinée et déclara vouloir se marier. «—J'ai sept cent mille francs, dit-elle, je vous avoue que, si je rencontrais un homme plein d'ambition et qui sût comprendre mon caractère, je changerais de position, car savez-vous quel est mon rêve? Je voudrais être une bonne bourgeoise, entrer dans une famille honnête, et rendre mon mari, mes enfants, tous bien heureux!» Le Normand voulait bien être distingué par madame Schontz; mais l'épouser, cette folie parut discutable à un garçon de trente-huit ans que la révolution de juillet avait fait juge. En voyant cette hésitation, madame Schontz prit l'Héritier pour cible de ses traits d'esprit, de ses plaisanteries, de son dédain, et se tourna vers Couture. En huit jours, le spéculateur, à qui elle fit flairer sa caisse, offrit sa main, son cœur et son avenir, trois choses de la même valeur.

Les manéges de madame Schontz en étaient là lorsque madame de Grandlieu s'enquit de la vie et des mœurs de la Béatrix de la rue Saint-Georges.

D'après le conseil de l'abbé Brossette, la duchesse pria le marquis d'Ajuda de lui amener le roi des coupe-jarrets politiques, le célèbre comte Maxime de Trailles, l'archiduc de la Bohême, le plus jeune des jeunes gens, quoiqu'il eût quarante-huit ans. Monsieur d'Ajuda s'arrangea pour dîner avec Maxime au club de la rue de Beaune, et lui proposa d'aller faire un mort chez le 65 duc de Grandlieu qui, pris par la goutte avant le dîner, se trouvait seul. Quoique le gendre du duc de Grandlieu, le cousin de la duchesse, eût bien le droit de le présenter dans un salon où jamais il n'avait mis les pieds, Maxime de Trailles ne s'abusa pas sur la portée d'une invitation ainsi faite, il pensa que le duc ou la duchesse avaient besoin de lui. Ce n'est pas un des moindres traits de ce temps-ci que cette vie de club où l'on joue avec des gens qu'on ne reçoit point chez soi.

Le duc de Grandlieu fit à Maxime l'honneur de paraître souffrant. Après quinze parties de whist, il alla se coucher, laissant sa femme en tête-à-tête avec Maxime et d'Ajuda. La duchesse, secondée par le marquis, communiqua son projet à monsieur de Trailles, et lui demanda sa collaboration en paraissant ne lui demander que des conseils. Maxime écouta jusqu'au bout sans se prononcer, et attendit pour parler que la duchesse eût réclamé directement sa coopération.

—Madame, j'ai bien tout compris, lui dit-il alors après avoir jeté sur elle et sur le marquis un de ces regards fins, profonds, astucieux, complets, par lesquels ces grands roués savent compromettre leurs interlocuteurs. D'Ajuda vous dira que, si quelqu'un à Paris peut conduire cette double négociation, c'est moi, sans vous y mêler, sans qu'on sache même que je suis venu ce soir ici. Seulement, avant tout, posons les préliminaires de Léoben. Que comptez-vous sacrifier?...

—Tout ce qu'il faudra.

—Bien, madame la duchesse. Ainsi, pour prix de mes soins, vous me feriez l'honneur de recevoir chez vous et de protéger sérieusement madame la comtesse de Trailles.

—Tu es marié?... s'écria d'Ajuda.

—Je me marie dans quinze jours avec l'héritière d'une famille riche mais excessivement bourgeoise, un sacrifice à l'opinion! j'entre dans le principe même de mon gouvernement! Je veux faire peau neuve. Ainsi madame la duchesse comprend de quelle importance serait pour moi l'adoption de ma femme par elle et par sa famille. J'ai la certitude d'être député par suite de la démission que donnera mon beau-père de ses fonctions, et j'ai la promesse d'un poste diplomatique en harmonie avec ma nouvelle fortune. Je ne vois pas pourquoi ma femme ne serait pas aussi bien reçue que madame de Portenduère dans cette société de jeunes femmes où brillent mesdames 66 de La Bastie, Georges de Maufrigneuse, de l'Estorade, du Guénic, d'Ajuda, de Restaud, de Rastignac et de Vandenesse! Ma femme est jolie, et je me charge de la désenbonnetdecotonner!... Ceci vous va-t-il, madame la duchesse?... Vous êtes pieuse, et, si vous dites oui, votre promesse, que je sais être sacrée, aidera beaucoup à mon changement de vie. Encore une bonne action que vous ferez là!... Hélas! j'ai pendant longtemps été le roi des mauvais sujets; mais je veux bien finir. Après tout, nous portons d'azur à la chimère d'or lançant du feu, armée de gueules et écaillée de sinople, au comble de contre-hermine, depuis François Ier qui jugea nécessaire d'anoblir le valet de chambre de Louis XI, et nous sommes comtes depuis Catherine de Médicis.

—Je recevrai, je patronerai votre femme, dit solennellement la duchesse, et les miens ne lui tourneront pas le dos, je vous en donne ma parole.

—Ah! madame la duchesse, s'écrie Maxime visiblement ému, si monsieur le duc daigne aussi me traiter avec quelque bonté, je vous promets, moi, de faire réussir votre plan sans qu'il vous en coûte grand'chose. Mais, reprit-il après une pause, il faut prendre sur vous d'obéir à mes instructions.... Voici la dernière intrigue de ma vie de garçon, elle doit être d'autant mieux menée qu'il s'agit d'une belle action, dit-il en souriant.

—Vous obéir?... dit la duchesse. Je paraîtrai donc dans tout ceci.

—Ah! madame, je ne vous compromettrai point, s'écria Maxime, et je vous estime trop pour prendre des sûretés. Il s'agit uniquement de suivre mes conseils. Ainsi, par exemple, il faut que du Guénic soit emmené comme un corps saint par sa femme, qu'il soit deux ans absent, qu'elle lui fasse voir la Suisse, l'Italie, l'Allemagne, enfin le plus de pays possible...

—Ah! vous répondez à une crainte de mon directeur, s'écria naïvement la duchesse en se souvenant de la judicieuse objection de l'abbé Brossette.

Maxime et d'Ajuda ne purent s'empêcher de sourire à l'idée de cette concordance entre le ciel et l'enfer.

—Pour que madame de Rochefide ne revoie plus Calyste, reprit-elle, nous voyagerons tous, Juste et sa femme, Calyste et Sabine, et moi. Je laisserai Clotilde avec son père...

67 —Ne chantons pas victoire, madame, dit Maxime, j'entrevois d'énormes difficultés, je les vaincrai sans doute. Votre estime et votre protection sont un prix qui va me faire faire de grandes saletés; mais ce sera les...

—Des saletés? dit la duchesse en interrompant ce moderne condottiere et montrant dans sa physionomie autant de dégoût que d'étonnement.

—Et vous y tremperez, madame, puisque je suis votre procureur. Mais ignorez-vous donc à quel degré d'aveuglement madame de Rochefide a fait arriver votre gendre?... je le sais par Nathan et par Canalis entre lesquels elle hésitait alors que Calyste s'est jeté dans cette gueule de lionne! Béatrix a su persuader à ce brave Breton qu'elle n'avait jamais aimé que lui, qu'elle est vertueuse, que Conti fut un amour de tête auquel le cœur et le reste ont pris très peu de part, un amour musical enfin!... Quant à Rochefide, ce fut du devoir. Ainsi, vous comprenez, elle est vierge! Elle le prouve bien en ne se souvenant pas de son fils, elle n'a pas depuis un an fait la moindre démarche pour le voir. A la vérité, le petit comte a douze ans bientôt, et il trouve dans madame Schontz une mère d'autant plus mère que la maternité, vous le savez, est la passion de ces filles. Du Guénic se ferait hacher et hacherait sa femme pour Béatrix! Et vous croyez qu'on retire facilement un homme quand il est au fond du gouffre de la crédulité?... Mais, madame, le Yago de Shakspeare y perdrait tous ses mouchoirs. L'on croit qu'Othello, que son cadet Orosmane, que Saint-Preux, René, Werther et autres amoureux en possession de la renommée, représentent l'amour! Jamais leurs pères à cœur de verglas n'ont connu ce qu'est un amour absolu, Molière seul s'en est douté. L'amour, madame la duchesse, ce n'est pas d'aimer une noble femme, une Clarisse, le bel effort, ma foi!... L'amour, c'est de se dire: «Celle que j'aime est une infâme, elle me trompe, elle me trompera, c'est une rouée, elle sent toutes les fritures de l'enfer...» Et d'y courir, et d'y trouver le bleu de l'éther, les fleurs du paradis. Voilà comme aimait Molière, voilà comme nous aimons, nous autres mauvais sujets; car, moi, je pleure à la grande scène d'Arnolphe!... Et voilà comment votre gendre aime Béatrix!... J'aurai de la peine à séparer Rochefide de madame Schontz, mais madame Schontz s'y prêtera sans doute; je vais étudier son intérieur. Quant à Calyste et à Béatrix, il leur faut des coups de hache, des trahisons 68 supérieures et d'une infamie si basse que votre vertueuse imagination n'y descendrait pas, à moins que votre directeur ne vous donnât la main... Vous avez demandé l'impossible, vous serez servie... Et, malgré mon parti pris d'employer le fer et le feu, je ne vous promets pas absolument le succès. Je sais des amants qui ne reculent pas devant les plus affreux désillusionnements. Vous êtes trop vertueuse pour connaître l'empire que prennent les femmes qui ne le sont pas...

—N'entamez pas ces infamies sans que j'aie consulté l'abbé Brossette pour savoir jusqu'à quel point je suis votre complice, s'écria la duchesse avec une naïveté qui découvrit tout ce qu'il y a d'égoïsme dans la dévotion.

—Vous ignorerez tout, ma chère mère, dit le marquis d'Ajuda.

Sur le perron, pendant que la voiture du marquis avançait, d'Ajuda dit à Maxime:—Vous avez effrayé cette bonne duchesse.

—Mais elle ne se doute pas de la difficulté de ce qu'elle demande!...—Allons-nous au Jockey-club? Il faut que Rochefide m'invite à dîner pour demain chez la Schontz, car cette nuit mon plan sera fait et j'aurai choisi sur mon échiquier les pions qui marcheront dans la partie que je vais jouer. Dans le temps de sa splendeur, Béatrix n'a pas voulu me recevoir, je solderai mon compte avec elle, et je vengerai votre belle-sœur si cruellement qu'elle se trouvera peut-être trop vengée...

Le lendemain, Rochefide dit à madame Schontz qu'ils auraient à dîner Maxime de Trailles. C'était la prévenir de déployer son luxe et de préparer la chère la plus exquise pour ce connaisseur émérite que redoutaient toutes les femmes du genre de madame Schontz; aussi songea-t-elle autant à sa toilette qu'à mettre sa maison en état de recevoir ce personnage.

A Paris, il existe presque autant de royautés qu'il s'y trouve d'arts différents, de spécialités morales, de sciences, de professions; et le plus fort de ceux qui les pratiquent a sa majesté qui lui est propre; il est apprécié, respecté par ses pairs qui connaissent les difficultés du métier, et dont l'admiration est acquise à qui peut s'en jouer. Maxime était aux yeux des rats et des courtisanes un homme excessivement puissant et capable, car il avait su se faire prodigieusement aimer. Il était admiré par tous les gens qui savaient 69 combien il est difficile de vivre à Paris en bonne intelligence avec des créanciers; enfin il n'avait pas eu d'autre rival en élégance, en tenue et en esprit, que l'illustre de Marsay qui l'avait employé dans des missions politiques. Ceci suffit à expliquer son entrevue avec la duchesse, son prestige chez madame Schontz, et l'autorité de sa parole dans une conférence qu'il comptait avoir sur le boulevard des Italiens avec un jeune homme déjà célèbre, quoique nouvellement entré dans la Bohême.

Le lendemain, à son lever, Maxime de Trailles entendit annoncer Finot qu'il avait mandé la veille, il le pria d'arranger le hasard d'un déjeuner au Café Anglais où Finot, Couture et Lousteau babilleraient près de lui. Finot, qui se trouvait vis-à-vis du comte de Trailles dans la position d'un colonel devant un maréchal de France, ne pouvait lui rien refuser; il était d'ailleurs trop dangereux de piquer ce lion. Aussi, quand Maxime vint déjeuner, vit-il Finot et ses deux amis attablés, la conversation avait déjà mis le cap sur madame Schontz. Couture, bien manœuvré par Finot et par Lousteau qui fut à son insu le compère de Finot, apprit au comte de Trailles tout ce qu'il voulait savoir sur madame Schontz.

Vers une heure, Maxime mâchonnait son cure-dents en causant avec du Tillet sur le perron de Tortoni où se tient cette petite Bourse, préface de la grande. Il paraissait occupé d'affaires, mais il attendait le jeune comte de La Palférine qui, dans un temps donné, devait passer par là. Le boulevard des Italiens est aujourd'hui ce qu'était le Pont-Neuf en 1650, tous les gens connus le traversent au moins une fois par jour. En effet, au bout de dix minutes, Maxime quitta le bras de du Tillet en faisant un signe de tête au jeune prince de la Bohême, et lui dit en souriant:—A moi, comte, deux mots!...

Les deux rivaux, l'un astre à son déclin, l'autre un soleil à son lever, allèrent s'asseoir sur quatre chaises devant le Café de Paris. Maxime eut soin de se placer à une certaine distance de quelques vieillots qui par habitude se mettent en espalier, dès une heure après midi, pour sécher leurs affections rhumatiques. Il avait d'excellentes raisons pour se défier des vieillards. (Voir Une Esquisse d'après nature, Scènes de la Vie Parisienne.)

—Avez-vous des dettes?... dit Maxime au jeune comte.

—Si je n'en avais pas, serais-je digne de vous succéder?... répondit La Palférine.

70 —Quand je vous fais une semblable question, je ne mets pas la chose en doute, répliqua Maxime, je veux uniquement savoir si le total est respectable, et s'il va sur cinq ou sur six?

—Six, quoi?

—Six chiffres! si vous devez cinquante ou cent mille?.... J'ai dû, moi, jusqu'à six cent mille.

La Palférine ôta son chapeau d'une façon aussi respectueuse que railleuse.

—Si j'avais le crédit d'emprunter cent mille francs, répondit le jeune homme, j'oublierais mes créanciers et j'irais passer ma vie à Venise, au milieu des chefs-d'œuvre de la peinture, au théâtre le soir, la nuit avec de jolies femmes, et...

—Et à mon âge, que deviendriez-vous? demanda Maxime.

—Je n'irais pas jusque-là, répliqua le jeune comte.

Maxime rendit la politesse à son rival en soulevant légèrement son chapeau par un geste de gravité risible.

—C'est une autre manière de voir la vie, répondit-il d'un ton de connaisseur à connaisseur. Vous devez...?

—Oh! une misère indigne d'être avouée à un oncle; si j'en avais un, il me déshériterait à cause de ce pauvre chiffre, six mille!...

—On est plus gêné par six que par cent mille francs, dit sentencieusement Maxime. La Palférine! vous avez de la hardiesse dans l'esprit, vous avez encore plus d'esprit que de hardiesse, vous pouvez aller très loin, devenir un homme politique. Tenez... de tous ceux qui se sont lancés dans la carrière au bout de laquelle je suis et qu'on a voulu m'opposer, vous êtes le seul qui m'ayez plu.

La Palférine rougit, tant il se trouva flatté de cet aveu fait avec une gracieuse bonhomie par le chef des aventuriers parisiens. Ce mouvement de son amour-propre fut une reconnaissance d'infériorité qui le blessa; mais Maxime devina ce retour offensif, facile à prévoir chez une nature si spirituelle, et il y porta remède aussitôt en se mettant à la discrétion du jeune homme.

—Voulez-vous faire quelque chose pour moi, qui me retire du cirque olympique par un beau mariage, je ferai beaucoup pour vous, reprit-il.

—Vous allez me rendre bien fier: c'est réaliser la fable du rat et du lion, dit La Palférine.

71 —Je commencerai par vous prêter vingt mille francs, répondit Maxime en continuant.

—Vingt mille francs?... Je savais bien qu'à force de me promener sur ce boulevard... dit La Palférine en façon de parenthèse.

—Mon cher, il faut vous mettre sur un certain pied, dit Maxime en souriant, ne restez pas sur vos deux pieds, ayez-en six; faites comme moi, je ne suis jamais descendu de mon tilbury...

—Mais alors vous allez me demander des choses par-dessus mes forces!

—Non, il s'agit de vous faire aimer d'une femme, en quinze jours.

—Est-ce une fille?

—Pourquoi!

—Ce serait impossible; mais s'il s'agissait d'une femme très comme il faut, et de beaucoup d'esprit...

—C'est une très illustre marquise!

—Vous voulez avoir de ses lettres?... dit le jeune comte.

—Ah!... tu me vas au cœur, s'écria Maxime. Non, il ne s'agit pas de cela.

—Il faut donc l'aimer?

—Oui, dans le sens réel...

—Si je dois sortir de l'esthétique, c'est tout à fait impossible, dit La Palférine. J'ai, voyez-vous, à l'endroit des femmes, une certaine probité, nous pouvons les rouer, mais non les...

—Ah! l'on ne m'a donc pas trompé, s'écria Maxime. Crois-tu donc que je sois homme à proposer de petites infamies de deux sous?... Non, il faut aller, il faut éblouir, il faut vaincre. Mon compère, je te donne vingt mille francs ce soir et dix jours pour triompher. A ce soir, chez madame Schontz!

—J'y dîne.

—Bien, reprit Maxime. Plus tard, quand vous aurez besoin de moi, monsieur le comte, vous me trouverez, ajouta-t-il d'un ton de roi qui s'engage au lieu de promettre.

—Cette pauvre femme vous a donc fait bien du mal? demanda La Palférine.

—N'essaie pas de jeter la sonde dans mes eaux, mon petit, et laisse-moi te dire qu'en cas de succès tu te trouveras de si puissantes protections que tu pourras, comme moi, te retirer dans un beau mariage, quand tu t'ennuieras de ta vie de Bohême.

72 —Il y a donc un moment où l'on s'ennuie de s'amuser? dit La Palférine, de n'être rien, de vivre comme les oiseaux, de chasser dans Paris comme les Sauvages et de rire de tout!...

—Tout fatigue, même l'Enfer, dit Maxime en riant. A ce soir!

Les deux roués, le jeune et le vieux, se levèrent. En regagnant son escargot à un cheval, Maxime se dit:—Madame d'Espard ne peut pas souffrir Béatrix, elle va m'aider... A l'hôtel de Grandlieu, cria-t-il à son cocher en voyant passer Rastignac.

Trouvez un grand homme sans faiblesses?... Maxime vit la duchesse, madame du Guénic et Clotilde en larmes.

—Qu'y a-t-il? demanda-t-il à la duchesse.

—Calyste n'est pas rentré, c'est la première fois, et ma pauvre Sabine est au désespoir.

—Madame la duchesse, dit Maxime en attirant la femme pieuse dans l'embrasure d'une fenêtre, au nom de Dieu qui nous jugera, gardez le plus profond secret sur mon dévouement, exigez-le de d'Ajuda, que jamais Calyste ne sache rien de nos trames, ou nous aurions ensemble un duel à mort... Quand je vous ai dit qu'il ne vous en coûterait pas grand'chose, j'entendais que vous ne dépenseriez pas des sommes folles, il me faut environ vingt mille francs; mais tout le reste me regarde, et il faudra faire donner des places importantes, peut-être une Recette générale.

La duchesse et Maxime sortirent. Quand madame de Grandlieu revint près de ses deux filles, elle entendit un nouveau dithyrambe de Sabine émaillé de faits domestiques encore plus cruels que ceux par lesquels la jeune épouse avait vu finir son bonheur.

—Sois tranquille, ma petite, dit la duchesse à sa fille, Béatrix paiera bien cher tes larmes et tes souffrances, la main de Satan s'appesantit sur elle, elle recevra dix humiliations pour chacune des tiennes!...

Madame Schontz fit prévenir Claude Vignon qui plusieurs fois avait manifesté le désir de connaître personnellement Maxime de Trailles; elle invita Couture, Fabien, Bixiou, Léon de Lora, La Palférine et Nathan. Ce dernier fut demandé par Rochefide pour le compte de Maxime. Aurélie eut ainsi neuf convives tous de première force, à l'exception de du Ronceret; mais la vanité normande et l'ambition brutale de l'Héritier se trouvaient à la hauteur de la puissance littéraire de Claude Vignon, de la poésie de Nathan, de la finesse de La Palférine, du coup d'œil financier de Couture, 73 de l'esprit de Bixiou, du calcul de Finot, de la profondeur de Maxime et du génie de Léon de Lora.

Madame Schontz, qui tenait à paraître jeune et belle, s'arma d'une toilette comme savent en faire ces sortes de femmes. Ce fut une pèlerine en guipure d'une finesse aranéide, une robe de velours bleu dont le fin corsage était boutonné d'opales, et une coiffure à bandeaux luisants comme de l'ébène. Madame Schontz devait sa célébrité de jolie femme à l'éclat et à la fraîcheur d'un teint blanc et chaud comme celui des créoles, à cette figure pleine de détails spirituels, de traits nettement dessinés et fermes dont le type le plus célèbre fut offert si longtemps jeune par la comtesse Merlin, et qui peut-être est particulier aux figures méridionales. Malheureusement la petite madame Schontz tendait à l'embonpoint depuis que sa vie était devenue heureuse et calme. Le cou, d'une rondeur séduisante, commençait à s'empâter ainsi que les épaules. On se repaît en France si principalement de la tête des femmes, que les belles têtes font longtemps vivre les corps déformés.

—Ma chère enfant, dit Maxime en entrant et en embrassant madame Schontz au front, Rochefide a voulu me faire voir votre nouvel établissement où je n'étais pas encore venu; mais c'est presque en harmonie avec ses quatre cent mille francs de rente... Eh bien, il s'en fallait de cinquante qu'il ne les eût, quand il vous a connue, et en moins de cinq ans vous lui avez fait gagner ce qu'une autre, une Antonia, une Malaga, Cadine ou Florentine lui auraient mangé.

—Je ne suis pas une fille, je suis une artiste! dit madame Schontz avec une espèce de dignité. J'espère bien finir, comme dit la comédie, par faire souche d'honnêtes gens...

—C'est désespérant, nous nous marions tous, reprit Maxime en se jetant dans un fauteuil au coin du feu. Me voilà bientôt à la veille de faire une comtesse Maxime.

—Oh! comme je voudrais la voir!... s'écria madame Schontz. Mais permettez-moi, dit-elle, de vous présenter monsieur Claude Vignon.—Monsieur Claude Vignon, monsieur de Trailles!...

—Ah! c'est vous qui avez laissé Camille Maupin, l'aubergiste de la littérature, aller dans un couvent?... s'écria Maxime. Après vous, Dieu!... Je n'ai jamais reçu pareil honneur. Mademoiselle des Touches vous a traité, monsieur, en Louis XIV...

—Et voilà comme on écrit l'histoire!... répondit Claude Vignon, 74 ne savez-vous pas que sa fortune a été employée à dégager les terres de monsieur du Guénic?... Si elle savait que Calyste est à son ex-amie... (Maxime poussa le pied au critique en lui montrant monsieur de Rochefide)... elle sortirait de son couvent, je crois, pour le lui arracher.

—Ma foi, Rochefide, mon ami, dit Maxime en voyant que son avertissement n'avait pas arrêté Claude Vignon, à ta place, je rendrais à ma femme sa fortune, afin qu'on ne crût pas dans le monde qu'elle s'attaque à Calyste par nécessité.

—Maxime a raison, dit madame Schontz en regardant Arthur qui rougit excessivement. Si je vous ai gagné quelques mille francs de rentes, vous ne sauriez mieux les employer. J'aurai fait le bonheur de la femme et du mari, en voilà un chevron!...

—Je n'y avais jamais pensé, répondit le marquis; mais on doit être gentilhomme avant d'être mari.

—Laisse-moi te dire quand il sera temps d'être généreux, dit Maxime.

—Arthur! dit Aurélie, Maxime a raison. Vois-tu, mon bon homme, nos actions généreuses sont comme les actions de Couture, dit-elle en regardant à la glace pour voir quelle personne arrivait, il faut les placer à temps.

Couture était suivi de Finot. Quelques instants après, tous les convives furent réunis dans le beau salon bleu et or de l'hôtel Schontz; tel était le nom que les artistes donnaient à leur auberge depuis que Rochefide l'avait achetée à sa Ninon II. En voyant entrer La Palférine qui vint le dernier, Maxime alla vers lui, l'attira dans l'embrasure d'une croisée et lui remit les vingt billets de banque.

—Surtout, mon petit, ne les ménage pas, dit-il avec la grâce particulière aux mauvais sujets.

—Il n'y a que vous pour savoir ainsi les doubler!... répondit La Palférine.

—Es-tu décidé?

—Puisque je prends, répondit le jeune comte avec hauteur et raillerie.

—Eh bien, Nathan, que voici, te présentera dans deux jours chez madame la marquise de Rochefide, lui dit-il à l'oreille.

La Palférine fit un bond en entendant le nom.

—Ne manque pas de te dire amoureux-fou d'elle; et, pour ne 75 pas éveiller de soupçons, bois du vin, des liqueurs à mort! Je vais dire à Aurélie de te mettre à côté de Nathan. Seulement, mon petit, il faudra maintenant nous rencontrer tous les soirs, sur le boulevard de la Madeleine, à une heure du matin, toi pour me rendre compte de tes progrès, moi pour te donner des instructions.

—On y sera, mon maître.... dit le jeune comte en s'inclinant.

—Comment nous fais-tu dîner avec un drôle habillé comme un premier garçon de restaurant? demanda Maxime à l'oreille de madame Schontz en lui désignant du Ronceret.

—Tu n'as donc jamais vu l'Héritier? Du Ronceret d'Alençon.

—Monsieur, dit Maxime à Fabien, vous devez connaître mon ami d'Esgrignon?

—Il y a longtemps que Victurnien ne me connaît plus, répondit Fabien; mais nous avons été très liés dans notre première jeunesse.

Le dîner fut un de ceux qui ne se donnent qu'à Paris, et chez ces grandes dissipatrices, car elles surprennent les gens les plus difficiles. Ce fut à un souper semblable, chez une courtisane belle et riche comme madame Schontz, que Paganini déclara n'avoir jamais fait pareille chère chez aucun souverain, ni bu de tels vins chez aucun prince, ni entendu de conversation si spirituelle, ni vu reluire de luxe si coquet.

Maxime et madame Schontz rentrèrent dans le salon les premiers, vers dix heures, en laissant les convives qui ne gazaient plus les anecdotes et qui se vantaient leurs qualités en collant leurs lèvres visqueuses au bord des petits verres sans pouvoir les vider.

—Eh bien, ma petite, dit Maxime, tu ne t'es pas trompée, oui, je viens pour tes beaux yeux, il s'agit d'une grande affaire, il faut quitter Arthur; mais je me charge de te faire offrir deux cent mille francs par lui.

—Et pourquoi le quitterais-je, ce pauvre homme?

—Pour te marier avec cet imbécile venu d'Alençon exprès pour cela. Il a été déjà juge, je le ferai nommer président à la place du père de Blondet qui va sur quatre-vingt-deux ans; et, si tu sais mener ta barque, ton mari deviendra député. Vous serez des personnages et tu pourras enfoncer madame la comtesse du Bruel...

—Jamais! dit madame Schontz, elle est comtesse.

—Est-il d'étoffe à devenir comte?...

—Tiens, il a des armes, dit Aurélie en cherchant une lettre 76 dans un magnifique cabas pendu au coin de sa cheminée et la présentant à Maxime, qu'est-ce que cela veut dire? voilà des peignes.

—Il porte coupé au un d'argent à trois peignes de gueules; deux et un, entrecroisés à trois grappes de raisin de pourpre tigées et feuillées de sinople, un et deux; au deux, d'azur à quatre plumes d'or posées en fret, avec SERVIR pour devise et le casque d'écuyer. C'est pas grand'chose, ils ont été anoblis sous Louis XV, ils ont eu quelque grand-père mercier, la ligne maternelle a fait fortune dans le commerce des vins, et le du Ronceret anobli devait être greffier... Mais, si tu réussis à te défaire d'Arthur, les du Ronceret seront au moins barons, je te le promets, ma petite biche. Vois-tu, mon enfant, il faut te faire mariner pendant cinq ou six ans en province si tu veux enterrer la Schontz dans la présidente... Ce drôle t'a jeté des regards dont les intentions étaient claires, tu le tiens...

—Non, répondit Aurélie, à l'offre de ma main, il est resté, comme les eaux-de-vie dans le bulletin de la Bourse, très-calme.

—Je me charge de le décider, s'il est gris... Va voir où ils en sont tous...

—Ce n'est pas la peine d'y aller, je n'entends plus que Bixiou qui fait une de ses charges sans qu'on l'écoute; mais je connais mon Arthur, il se croit obligé d'être poli avec Bixiou; et, les yeux fermés, il doit le regarder encore.

—Rentrons, alors!...

—Ah! çà! dans l'intérêt de qui travaillerai-je, Maxime? demanda tout à coup madame Schontz.

—De madame de Rochefide, répondit nettement Maxime, il est impossible de la rapatrier avec Arthur tant que tu le tiendras; il s'agit pour elle d'être à la tête de sa maison et de jouir de quatre cent mille francs de rentes!

—Elle ne me propose que deux cent mille francs?... J'en veux trois cent, puisqu'il s'agit d'elle. Comment, j'ai eu soin de son moutard et de son mari, je tiens sa place en tout, et elle lésinerait avec moi! Tiens, mon cher, j'aurais alors un million. Avec ça, si tu me promets la présidence du tribunal d'Alençon, je pourrai faire ma tête en madame du Ronceret....

—Ça va, dit Maxime.

—M'embêtera-t-on dans cette petite ville-là!... s'écria philosophiquement 77 Aurélie. J'ai tant entendu parler de cette province-là par d'Esgrignon et par la Val-Noble, que c'est comme si j'y avais déjà vécu.

—Et si je t'assurais l'appui de la noblesse?...

—Ah! Maxime, tu m'en diras tant!... Oui, mais le pigeon refuse l'aile...

—Et il est bien laid avec sa peau de prune, il a des soies au lieu de favoris, il a l'air d'un marcassin, quoiqu'il ait des yeux d'oiseau de proie. Ça fera le plus beau président du monde. Sois tranquille, dans dix minutes il te chantera l'air d'Isabelle au quatrième acte de Robert le Diable: «Je suis à tes genoux!...» mais tu te charges de renvoyer Arthur à ceux de Béatrix...

—C'est difficile, mais à plusieurs on y parviendra...

Vers dix heures et demie, les convives rentrèrent au salon pour prendre le café. Dans les circonstances où se trouvait madame Schontz, Couture et du Ronceret, il est facile d'imaginer quel effet dut alors produire sur l'ambitieux Normand la conversation suivante que Maxime eut avec Couture dans un coin et à mi-voix pour n'être entendu de personne, mais que Fabien écouta.

—Mon cher, si vous voulez être sage, vous accepterez dans un département éloigné la Recette générale que madame de Rochefide vous fera donner; le million d'Aurélie vous permettra de déposer votre cautionnement, et vous vous séparerez de biens en l'épousant. Vous deviendrez député si vous savez bien mener votre barque, et la prime que je veux pour vous avoir sauvé, ce sera votre vote à la chambre.

—Je serai toujours fier d'être un de vos soldats.

—Ah! mon cher, vous l'avez échappé belle! Figurez-vous qu'Aurélie s'était amourachée de ce Normand d'Alençon, elle demandait qu'on le fît baron, président du tribunal de sa ville et officier de la Légion-d'Honneur. Mon imbécile n'a pas su deviner la valeur de madame Schontz, et vous devez votre fortune à un dépit; aussi ne lui donnez pas le temps de réfléchir. Quant à moi, je vais mettre les fers au feu.

Et Maxime quitta Couture au comble du bonheur, en disant à La Palférine:—Veux-tu que je t'emmène, mon fils?...

A onze heures Aurélie se trouvait entre Couture, Fabien et Rochefide. Arthur dormait dans une bergère, Couture et Fabien essayaient de se renvoyer sans y parvenir. Madame Schontz termina 78 cette lutte en disant à Couture un:—A demain, mon cher?... qu'il prit en bonne part.

—Mademoiselle, dit Fabien tout bas, quand vous m'avez vu songeur à l'offre que vous me faisiez indirectement, ne croyez pas qu'il y eût chez moi la moindre hésitation; mais vous ne connaissez pas ma mère, et jamais elle ne consentirait à mon bonheur...

—Vous avez l'âge des sommations respectueuses, mon cher, répondit insolemment Aurélie. Mais, si vous avez peur de maman, vous n'êtes pas mon fait.

—Joséphine! dit tendrement l'Héritier en passant avec audace la main droite autour de la taille de madame Schontz, j'ai cru que vous m'aimiez?

—Après?

—Peut-être pourrait-on apaiser ma mère et obtenir plus que son consentement.

—Et comment?

—Si vous voulez employer votre crédit...

—A te faire créer baron, officier de la Légion-d'Honneur, président du tribunal, mon fils? n'est-ce pas... Écoute, j'ai tant fait de choses dans ma vie que je suis capable de la vertu! Je puis être une brave femme, une femme loyale, et remorquer très haut mon mari; mais je veux être aimée par lui sans que jamais un regard, une pensée, soit détourné de mon cœur, pas même en intention... Ça te va-t-il?... Ne te lie pas imprudemment, il s'agit de ta vie, mon petit.

—Avec une femme comme vous, je tope sans voir, dit Fabien enivré par un regard autant qu'il l'était de liqueurs des îles.

—Tu ne te repentiras jamais de cette parole, mon bichon, tu seras pair de France... Quant à ce pauvre vieux, reprit-elle en regardant Rochefide qui dormait, d'aujourd'hui, n, i, ni, c'est fini!

Ce fut si joli, si bien dit, que Fabien saisit madame Schontz et l'embrassa, par un mouvement de rage et de joie où la double ivresse de l'amour et du vin cédait à celle du bonheur et de l'ambition.

—Songe, mon cher enfant, dit-elle, à te bien conduire dès à présent avec ta femme, ne fais pas l'amoureux, et laisse-moi me retirer convenablement de mon bourbier. Et Couture, qui se croit riche et receveur général!

79 —J'ai cet homme en horreur, dit Fabien, je voudrais ne plus le voir.

—Je ne le recevrai plus, répondit la courtisane d'un petit air prude. Maintenant que nous sommes d'accord, mon Fabien, va-t'en, il est une heure.

Cette petite scène donna naissance, dans le ménage d'Aurélie et d'Arthur, jusqu'alors si complétement heureux, à la phase de la guerre domestique déterminée au sein de tous les foyers par un intérêt secret chez un des conjoints. Le lendemain même Arthur s'éveilla seul, et trouva madame Schontz froide comme ces sortes de femmes savent se faire froides.

—Que s'est-il donc passé cette nuit? demanda-t-il en déjeunant et regardant Aurélie.

—C'est comme ça, dit-elle, à Paris. On s'est endormi par un temps humide, le lendemain les pavés sont secs et tout est si bien gelé qu'il y de la poussière; voulez-vous une brosse?...

—Mais qu'as-tu, ma chère petite?

—Allez trouver votre grande bringue de femme...

—Ma femme?... s'écria le pauvre marquis.

—N'ai-je pas deviné pourquoi vous m'avez amené Maxime?... Vous voulez vous réconcilier avec madame de Rochefide qui peut-être a besoin de vous pour un moutard indiscret... Et moi, que vous dites si fine, je vous conseillais de lui rendre sa fortune!... Oh! je conçois votre plan! au bout de cinq ans, monsieur est las de moi. Je suis bien en chair, Béatrix est bien en os, ça vous changera. Vous n'êtes pas le premier à qui je connais le goût des squelettes. Votre Béatrix se met bien d'ailleurs et vous êtes de ces hommes qui aiment des porte-manteaux. Puis, vous voulez faire renvoyer monsieur du Guénic. C'est un triomphe!... Ça vous posera bien. Parlera-t-on de cela, vous allez être un héros!

Madame Schontz n'avait pas arrêté le cours de ses railleries à deux heures après midi, malgré les protestations d'Arthur. Elle se dit invitée à dîner. Elle engagea son infidèle à se passer d'elle aux Italiens, elle allait voir une première représentation à l'Ambigu-Comique et y faire connaissance avec une femme charmante, madame de La Baudraye, une maîtresse à Lousteau. Arthur proposa, pour preuve de son attachement éternel à sa petite Aurélie et de son aversion pour sa femme, de partir le lendemain même pour l'Italie et d'y aller vivre maritalement à Rome, à Naples, à Florence, au 80 choix d'Aurélie, en lui offrant une donation de soixante mille francs de rentes.

—C'est des giries tout cela, dit-elle. Cela ne vous empêchera pas de vous raccommoder avec votre femme, et vous ferez bien.

Arthur et Aurélie se quittèrent sur ce dialogue formidable, lui pour aller jouer et dîner au club, elle pour s'habiller et passer la soirée en tête-à-tête avec Fabien.

Monsieur de Rochefide trouva Maxime au club, et se plaignit en homme qui sentait arracher de son cœur une félicité dont les racines y tenaient à toutes les fibres. Maxime écouta les doléances du marquis comme les gens polis savent écouter, en pensant à autre chose.

—Je suis homme de bon conseil en ces sortes de matières, mon cher, lui répondit-il. Eh bien, tu fais fausse route en laissant voir à Aurélie combien elle t'est chère. Laisse-moi te présenter à madame Antonia. C'est un cœur à louer. Tu verras la Schontz devenir bien petit garçon... elle a trente-sept ans, ta Schontz, et madame Antonia n'a pas plus de vingt-six ans! et quelle femme! elle n'a pas d'esprit que dans la tête, elle!... C'est d'ailleurs mon élève. Si madame Schontz reste sur les ergots de sa fierté, sais-tu ce que cela voudra dire?...

—Ma foi, non.

—Qu'elle veut peut-être se marier, et alors rien ne pourra l'empêcher de te quitter. Après six ans de bail, elle en a bien le droit, cette femme... Mais, si tu voulais m'écouter, il y a mieux à faire. Ta femme aujourd'hui vaut mille fois mieux que toutes les Schontz et toutes les Antonia du quartier Saint-Georges. C'est une conquête difficile; mais elle n'est pas impossible, et maintenant elle te rendrait heureux comme un Orgon! Dans tous les cas, il faut, si tu ne veux pas avoir l'air d'un niais, venir ce soir souper chez Antonia.

—Non, j'aime trop Aurélie, je ne veux pas qu'elle ait la moindre chose à me reprocher.

—Ah! mon cher, quelle existence tu te prépares!... s'écria Maxime.

—Il est onze heures, elle doit être revenue de l'Ambigu, dit Rochefide en sortant.

Et il cria rageusement à son cocher d'aller à fond de train rue de La Bruyère.

Madame Schontz avait donné des instructions précises, et monsieur 81 put entrer absolument comme s'il était en bonne intelligence avec madame; mais, avertie de l'entrée au logis de monsieur, madame s'arrangea pour faire entendre à monsieur le bruit de la porte du cabinet de toilette qui se ferma comme se ferment les portes quand les femmes sont surprises. Puis, dans l'angle du piano, le chapeau de Félicien oublié à dessein fut très maladroitement repris par la femme de chambre, dans le premier moment de conversation entre monsieur et madame.

—Tu n'es pas allée à l'Ambigu, mon petit?

—Non, mon cher, j'ai changé d'avis, j'ai fait de la musique.

—Qui donc est venu te voir?... dit le marquis avec bonhomie en voyant emporter le chapeau par la femme de chambre.

—Mais personne.

Sur cet audacieux mensonge, Arthur baissa la tête, il passait sous les fourches caudines de la Complaisance. L'amour véritable a de ces sublimes lâchetés. Arthur se conduisait avec madame Schontz comme Sabine avec Calyste, comme Calyste avec Béatrix.

En huit jours, il se fit une métamorphose de larve en papillon chez le jeune, spirituel et beau Charles-Édouard, comte Rusticoli de La Palférine, le héros de la Scène intitulée Un Prince de la Bohême (voir les Scènes de la vie Parisienne), ce qui dispense de faire ici son portrait et de peindre son caractère. Jusqu'alors il avait misérablement vécu, comblant ses déficits par une audace à la Danton; mais il paya ses dettes, puis il eut, selon le conseil de Maxime, une petite voiture basse, il fut admis au Jockey-club, au club de la rue de Grammont, il devint d'une élégance supérieure; enfin il publia dans le Journal des Débats une nouvelle qui lui valut en quelques jours une réputation comme les auteurs de profession ne l'obtiennent pas après plusieurs années de travaux et de succès, car il n'y a rien de violent à Paris comme ce qui doit être éphémère. Nathan, bien certain que le comte ne publierait jamais autre chose, fit un tel éloge de ce gracieux et impertinent jeune homme chez madame de Rochefide, que Béatrix aiguillonnée par la lecture de cette nouvelle manifesta le désir de voir ce jeune roi des truands de bon ton.

—Il sera d'autant plus enchanté de venir ici, répondit Nathan, que je le sais épris de vous à faire des folies.

82 —Mais il les a toutes faites, m'a-t-on dit.

—Toutes, non, répondit Nathan, il n'a pas encore fait celle d'aimer une honnête femme.

Six jours après le complot ourdi sur le boulevard des Italiens entre Maxime et le séduisant comte Charles-Édouard, ce jeune homme à qui la nature avait donné sans doute par raillerie une figure délicieusement mélancolique, fit sa première invasion au nid de la colombe de la rue de Chartres, qui, pour cette réception, prit une soirée où Calyste était obligé d'aller dans le monde avec sa femme. Lorsque vous rencontrerez La Palférine ou quand vous arriverez au Prince de la Bohême, dans le troisième Livre de cette longue histoire de nos mœurs, vous concevrez parfaitement le succès obtenu dans une seule soirée par cet esprit étincelant, par cette verve inouïe, surtout si vous vous figurez le bien-jouer du cornac qui consentit à le servir dans ce début. Nathan fut bon camarade, il fit briller le jeune comte, comme un bijoutier montrant une parure à vendre en fait scintiller les diamants. La Palférine se retira discrètement le premier, il laissa Nathan et la comtesse ensemble, en comptant sur la collaboration de l'auteur célèbre, qui fut admirable. En voyant la marquise abasourdie, il lui mit le feu dans le cœur par des réticences qui remuèrent en elle des fibres de curiosité qu'elle ne se connaissait pas. Nathan fit entendre ainsi que l'esprit de La Palférine n'était pas tant la cause de ses succès auprès des femmes que sa supériorité dans l'art d'aimer, et il le grandit démesurément.

C'est ici le lieu de constater un nouvel effet de cette grande loi des Contraires qui détermine beaucoup de crises du cœur humain et qui rend raison de tant de bizarreries, qu'on est forcé de la rappeler quelquefois, tout aussi bien que la loi des Similaires. Les courtisanes, pour embrasser tout le sexe féminin qu'on baptise, qu'on débaptise et rebaptise à chaque quart de siècle, conservent toutes au fond de leur cœur un florissant désir de recouvrer leur liberté, d'aimer purement, saintement et noblement un être auquel elles sacrifient tout (Voir Splendeurs et Misère des courtisanes). Elles éprouvent ce besoin antithétique avec tant de violence, qu'il est rare de rencontrer une de ces femmes qui n'ait pas aspiré plusieurs fois à la vertu par l'amour. Elles ne se découragent pas malgré d'affreuses tromperies. Au contraire, les femmes contenues par leur éducation, par le rang qu'elles occupent, enchaînées 83 par la noblesse de leur famille, vivant au sein de l'opulence, portant une auréole de vertus, sont entraînées, secrètement bien entendu, vers les régions tropicales de l'amour. Ces deux natures de femmes si opposées ont donc au fond du cœur, l'une un petit désir de vertu, l'autre ce petit désir de libertinage que J.-J. Rousseau le premier a eu le courage de signaler. Chez l'une, c'est le dernier reflet du rayon divin qui n'est pas encore éteint; chez l'autre, c'est le reste de notre boue primitive. Cette dernière griffe de la bête fut agacée, ce cheveu du diable fut tiré par Nathan avec une excessive habileté. La marquise se demanda sérieusement si jusqu'à présent elle n'avait pas été la dupe de sa tête, si son éducation était complète. Le vice?... c'est peut-être le désir de tout savoir.

Le lendemain, Calyste parut à Béatrix ce qu'il était, un loyal et parfait gentilhomme, mais sans verve ni esprit. A Paris, un homme spirituel est un homme qui a de l'esprit comme les fontaines ont de l'eau, car les gens du monde et les Parisiens en général sont spirituels; mais Calyste aimait trop, il était trop absorbé pour apercevoir le changement de Béatrix et la satisfaire en déployant de nouvelles ressources; il parut très pâle au reflet de la soirée précédente, et ne donna pas la moindre émotion à l'affamée Béatrix. Un grand amour est un crédit ouvert à une puissance si vorace, que le moment de la faillite arrive toujours. Malgré la fatigue de cette journée, la journée où une femme s'ennuie auprès d'un amant, Béatrix frissonna de peur en pensant à une rencontre entre La Palférine, le successeur de Maxime de Trailles, et Calyste, homme de courage sans forfanterie. Elle hésita donc à revoir le jeune comte; mais ce nœud fut tranché par un fait décisif. Béatrix avait pris un tiers de loge aux Italiens, dans une loge obscure du rez-de-chaussée, afin de ne pas être vue. Depuis quelques jours Calyste enhardi conduisait la marquise et se tenait dans cette loge derrière elle, en combinant leur arrivée assez tard pour qu'ils ne fussent aperçus par personne. Béatrix sortait une des premières de la salle avant la fin du dernier acte, et Calyste l'accompagnait de loin en veillant sur elle, quoique le vieil Antoine vînt chercher sa maîtresse. Maxime et La Palférine étudièrent cette stratégie inspirée par le respect des convenances, par ce besoin de cachotterie qui distingue les idolâtres de l'éternel Enfant, et aussi par une peur qui oppresse toutes les femmes autrefois les constellations du monde et que l'amour a fait choir de leur rang zodiacal. L'humiliation 84 est alors redoutée comme une agonie plus cruelle que la mort; mais cette agonie de la fierté, cette avanie, que les femmes restées à leur rang dans l'Olympe jettent à celles qui en sont tombées, eut lieu dans les plus affreuses conditions par les soins de Maxime. A une représentation de la Lucia qui finit, comme on sait, par un des plus beaux triomphes de Rubini, madame de Rochefide qu'Antoine n'était pas venu prévenir arriva par son couloir au péristyle du théâtre dont les escaliers étaient encombrés de jolies femmes étagées sur les marches ou groupées en bas en attendant que leur domestique annonçât leur voiture. Béatrix fut reconnue par tous les yeux à la fois, elle excita dans tous les groupes des chuchotements qui firent rumeur. En un clin d'œil la foule se dissipa, la marquise resta seule comme une pestiférée. Calyste n'osa pas, en voyant sa femme sur un des deux escaliers, aller tenir compagnie à la réprouvée, et Béatrix lui jeta, mais en vain, par un regard trempé de larmes, à deux fois, une prière de venir près d'elle. En ce moment La Palférine, élégant, superbe, charmant, quitta deux femmes, vint saluer la marquise et causer avec elle.

—Prenez mon bras et sortez fièrement, je saurai trouver votre voiture, lui dit-il.

—Voulez-vous finir la soirée avec moi? lui répondit-elle en montant dans sa voiture et lui faisant place près d'elle.

La Palférine dit à son groom: «Suis la voiture de madame!» et monta près de madame de Rochefide à la stupéfaction de Calyste, qui resta planté sur ses deux jambes comme si elles fussent devenues de plomb, car ce fut pour l'avoir aperçu pâle et blême que Béatrix fit signe au jeune comte de monter près d'elle. Toutes les colombes sont des Robespierre à plumes blanches. Trois voitures arrivèrent rue de Chartres avec une foudroyante rapidité, celle de Calyste, celle de la Palférine, celle de la marquise.

—Ah! vous voilà?... dit Béatrix en entrant dans son salon appuyée sur le bras du jeune comte et y trouvant Calyste dont le cheval avait dépassé les deux autres équipages.

—Vous connaissez donc monsieur? demanda rageusement Calyste à Béatrix.

—Monsieur le comte de la Palférine me fut présenté par Nathan il y a dix jours, répondit Béatrix, et vous, monsieur, vous me connaissez depuis quatre ans...

—Et je suis prêt, madame, dit Charles-Édouard, à faire repentir 85 jusque dans ses petits-enfants madame la marquise d'Espard, qui la première s'est éloignée de vous...

—Ah! c'est elle!... cria Béatrix: je lui revaudrai cela.

—Pour vous venger, il faudrait reconquérir votre mari, mais je suis capable de vous le ramener, dit le jeune homme à l'oreille de la marquise.

La conversation ainsi commencée alla jusqu'à deux heures du matin sans que Calyste, dont la rage fut sans cesse refoulée par des regards de Béatrix, eût pu lui dire deux mots à part. La Palférine, qui n'aimait pas Béatrix, fut d'une supériorité de bon goût, d'esprit et de grâce égale à l'infériorité de Calyste qui se tortillait sur les meubles comme un ver coupé en deux, et qui par trois fois se leva pour souffleter La Palférine. La troisième fois que Calyste fit un bond vers son rival, le jeune comte lui dit un:—«Souffrez-vous, monsieur le baron?...» qui fit asseoir Calyste sur une chaise, et il y resta comme un terme. La marquise conversait avec une aisance de Célimène, en feignant d'ignorer que Calyste fût là. Palférine eut la suprême habileté de sortir sur un mot plein d'esprit en laissant les deux amants brouillés.

Ainsi, par l'adresse de Maxime, le feu de la discorde flambait dans le double ménage de monsieur et de madame de Rochefide. Le lendemain, en apprenant le succès de cette scène par La Palférine au Jockey-club où le jeune comte jouait au wisk avec succès, il alla rue de La Bruyère, à l'hôtel Schontz, savoir comment Aurélie menait sa barque.

—Mon cher, dit madame Schontz en riant à l'aspect de Maxime, je suis au bout de tous mes expédients, Rochefide est incurable. Je finis ma carrière de galanterie en m'apercevant que l'esprit y est un malheur.

—Explique-moi cette parole?...

—D'abord, mon cher ami, j'ai tenu mon Arthur pendant huit jours au régime des coups de pied dans les os des jambes, des scies les plus patriotiques et de tout ce que nous connaissons de plus désagréable dans notre métier.—«Tu es malade, me disait-il avec une douceur paternelle, car je ne t'ai fait que du bien, et je t'aime à l'adoration.—Vous avez un tort, mon cher, lui ai-je dit, vous m'ennuyez.—Eh! bien, n'as-tu pas pour t'amuser les gens les plus spirituels et les plus jolis jeunes gens de Paris?» m'a répondu ce pauvre homme. J'ai été collée. Là j'ai senti que je l'aimais.

86 —Ah! dit Maxime.

—Que veux-tu? c'est plus fort que nous, on ne résiste pas à ces façons-là. J'ai changé la pédale. J'ai fait des agaceries à ce sanglier judiciaire, à mon futur tourné comme Arthur en mouton, je l'ai fait rester là sur la bergère de Rochefide, et je l'ai trouvé bien sot. Me suis-je ennuyée?... il fallait bien avoir là Fabien pour me faire surprendre avec lui...

—Eh bien! s'écria Maxime, arrive donc?... Voyons, quand Rochefide t'a eu surprise?...

—Tu n'y es pas, mon bonhomme. Selon tes instructions, les bans sont publiés, notre contrat se griffonne, ainsi Notre-Dame-de-Lorette n'a rien à redire. Quand il y a promesse de mariage, on peut bien donner des arrhes... En nous surprenant, Fabien et moi, le pauvre Arthur s'est retiré sur la pointe des pieds jusque dans la salle à manger, et il s'est mis à faire—«broum! broum!» en toussaillant et heurtant beaucoup de chaises. Ce grand niais de Fabien, à qui je ne peux pas tout dire, a eu peur...

Voilà, mon cher Maxime, à quel point nous en sommes...

Arthur me verrait deux, un matin en entrant dans ma chambre, il est capable de me dire:—Avez-vous bien passé la nuit, mes enfants?

Maxime hocha la tête et joua pendant quelques instants avec sa canne.

—Je connais ces natures-là, dit-il. Voici comment il faut t'y prendre, il n'y a plus qu'à jeter Arthur par la fenêtre et à bien fermer la porte. Tu recommenceras ta dernière scène avec Fabien?...

—En voilà une corvée, car enfin le sacrement ne m'a pas encore donné sa vertu...

—Tu t'arrangeras pour échanger un regard avec Arthur quand il te surprendra, dit Maxime en continuant; s'il se fâche, tout est dit. S'il fait encore broum! broum! c'est encore bien mieux fini...

—Comment?...

—Hé bien! tu te fâcheras, tu lui diras:—«Je me croyais aimée, estimée; mais vous n'éprouvez plus rien pour moi; vous n'avez pas de jalousie.» Tu connais la tirade. «Dans ce cas-là, Maxime (fais-moi intervenir) tuerait son homme sur le coup. (Et pleure!) Et Fabien, lui (fais-lui honte en le comparant à Fabien), Fabien que j'aime, Fabien tirerait un poignard pour vous le plonger 87 dans le cœur. Ah! voilà aimer! Aussi, tenez, adieu, bonsoir, reprenez votre hôtel, j'épouse Fabien, il me donne son nom, lui! il foule aux pieds sa vieille mère.» Enfin, tu...

—Connu! connu! je serai superbe! s'écria madame Schontz. Ah! Maxime, il n'y aura jamais qu'un Maxime, comme il n'y a eu qu'un de Marsay.

—La Palférine est plus fort que moi, répondit modestement le comte de Trailles, il va bien.

—Il a de la langue, mais tu as du poignet et des reins! En as-tu supporté? en as-tu peloté? dit la Schontz.

—La Palférine a tout, il est profond et instruit; tandis que je suis ignorant, répondit Maxime. J'ai vu Rastignac qui s'est entendu sur-le-champ avec le Garde-des-Sceaux, Fabien sera nommé président, et officier de la Légion d'honneur après un an d'exercice.

—Je me ferai dévote! répondit madame Schontz en accentuant cette phrase de manière à obtenir un signe d'approbation de Maxime.

—Les prêtres valent mieux que nous, repartit Maxime.

—Ah! vraiment? demanda madame Schontz. Je pourrai donc rencontrer des gens à qui parler en province. J'ai commencé mon rôle. Fabien a déjà dit à sa mère que la grâce m'avait éclairée, et il a fasciné la bonne femme de mon million et de la présidence; elle consent à ce que nous demeurions chez elle, elle a demandé mon portrait et m'a envoyé le sien: si l'Amour le regardait, il en tomberait... à la renverse! Va-t'en, Maxime, ce soir je vais exécuter mon pauvre homme, ça me fend le cœur.

Deux jours après, en s'abordant sur le seuil de la maison du Jockey-club, Charles-Édouard dit à Maxime:—C'est fait! Ce mot, qui contenait tout un drame horrible, épouvantable, accompli souvent par vengeance, fit sourire le comte de Trailles.

—Nous allons entendre les doléances de Rochefide, dit Maxime, car vous avez touché but ensemble, Aurélie et toi! Aurélie a mis Arthur à la porte, et il faut maintenant le chambrer, il doit donner trois cent mille francs à madame du Ronceret et revenir à sa femme; nous allons lui prouver que Béatrix est supérieure à Aurélie.

—Nous avons bien dix jours devant nous, dit finement Charles-Édouard, et en conscience ce n'est pas trop; car maintenant que je connais la marquise, le pauvre homme sera joliment volé.

—Comment feras-tu, lorsque la bombe éclatera?

88 —On a toujours de l'esprit quand on a le temps d'en chercher, je suis surtout superbe en me préparant.

Les deux joueurs entrèrent ensemble dans le salon et trouvèrent le marquis de Rochefide vieilli de deux ans, il n'avait pas mis son corset, il était sans son élégance, la barbe longue.

—Eh bien! mon cher marquis?... dit Maxime.

—Ah! mon cher, ma vie est brisée...

Arthur parla pendant dix minutes et Maxime l'écouta gravement, il pensait à son mariage qui se célébrait dans huit jours.

—Mon cher Arthur, je t'avais donné le seul moyen que je connusse de garder Aurélie, et tu n'as pas voulu...

—Lequel?

—Ne t'avais-je pas conseillé d'aller souper chez Antonia?

—C'est vrai... Que veux-tu? j'aime... et toi, tu fais l'amour comme Grisier fait des armes.

—Écoute, Arthur, donne-lui trois cent mille francs de son petit hôtel, et je te promets de te trouver mieux qu'elle... Je te parlerai de cette belle inconnue plus tard, je vois d'Ajuda qui veut me dire deux mots.

Et Maxime laissa l'homme inconsolable pour aller au représentant d'une famille à consoler.

—Mon cher, dit l'autre marquis à l'oreille de Maxime, la duchesse est au désespoir, Calyste a fait faire secrètement ses malles, il a pris un passe-port. Sabine veut suivre les fugitifs, surprendre Béatrix et la griffer. Elle est grosse, et ça prend la tournure d'une envie assez meurtrière, car elle est allée acheter publiquement des pistolets.

—Dis à la duchesse que madame de Rochefide ne partira pas, et que dans quinze jours tout sera fini. Maintenant, d'Ajuda, ta main? Ni toi, ni moi, nous n'avons jamais rien dit, rien su! nous admirerons les hasards de la vie!...

—La duchesse m'a déjà fait jurer sur les saints évangiles et sur la croix de me taire.

—Tu recevras ma femme dans un mois d'ici...

—Avec plaisir.

—Tout le monde sera content, répondit Maxime. Seulement, préviens la duchesse d'une circonstance qui va retarder de six semaines son voyage en Italie, je te dirai quoi plus tard.

—Qu'est-ce!... dit d'Ajuda qui regardait La Palférine.

89 —Le mot de Socrate avant de partir: nous devons un coq à Esculape, répondit La Palférine sans sourciller.

Pendant dix jours, Calyste fut sous le poids d'une colère d'autant plus invincible qu'elle était doublée d'une véritable passion. Béatrix éprouvait cet amour si brutalement, mais si fidèlement dépeint à la duchesse de Grandlieu par Maxime de Trailles. Peut-être n'existe-t-il pas d'êtres bien organisés qui ne ressentent cette terrible passion une fois dans le cours de leur vie. La marquise se sentait domptée par une force supérieure, par un jeune homme à qui sa qualité n'imposait pas, qui, tout aussi noble qu'elle, la regardait d'un œil puissant et calme, et à qui ses plus grands efforts de femme arrachaient à peine un sourire d'éloge. Enfin, elle était opprimée par un tyran qui ne la quittait jamais sans la laisser pleurant, blessée et se croyant des torts. Charles-Édouard jouait à madame de Rochefide la comédie que madame de Rochefide jouait depuis six mois à Calyste. Béatrix, depuis l'humiliation publique reçue aux Italiens, n'était pas sortie avec monsieur du Guénic de cette proposition:

—Vous m'avez préféré le monde et votre femme, vous ne m'aimez donc pas. Si vous voulez me prouver que vous m'aimez, sacrifiez-moi votre femme et le monde. Abandonnez Sabine, et allons vivre en Suisse, en Italie, en Allemagne!

S'autorisant de ce dur ultimatum, elle avait établi ce blocus que les femmes dénoncent par de froids regards, par des gestes dédaigneux et par leur contenance de place forte. Elle se croyait délivrée de Calyste, elle pensait que jamais il n'oserait rompre avec les Grandlieu. Laisser Sabine à qui mademoiselle des Touches avait laissé sa fortune, n'était-ce pas se vouer à la misère? Mais Calyste, devenu fou de désespoir, avait secrètement pris un passe-port, et prié sa mère de lui faire passer une somme considérable. En attendant cet envoi de fonds, il surveillait Béatrix, en proie à toute la fureur d'une jalousie bretonne. Enfin, neuf jours après la fatale communication faite au club par La Palférine à Maxime, le baron, à qui sa mère avait envoyé trente mille francs, accourut chez Béatrix avec l'intention de forcer le blocus, de chasser La Palférine et de quitter Paris avec son idole apaisée. Ce fut une de ces alternatives terribles où les femmes qui ont conservé quelque peu de respect d'elles-mêmes s'enfoncent à jamais dans les profondeurs du vice, mais d'où elles peuvent revenir à la vertu. Jusque-là madame de Rochefide se regardait comme une 90 femme vertueuse au cœur de laquelle il était tombé deux passions; mais adorer Charles-Édouard et se laisser aimer par Calyste, elle allait perdre sa propre estime; car, là où commence le mensonge, commence l'infamie. Elle avait donné des droits à Calyste, et nul pouvoir humain ne pouvait empêcher le Breton de se mettre à ses pieds et de les arroser des larmes d'un repentir absolu. Beaucoup de gens s'étonnent de l'insensibilité glaciale sous laquelle les femmes éteignent leurs amours; mais si elles n'effaçaient point ainsi le passé, la vie serait sans dignité pour elles, elles ne pourraient jamais résister à la privauté fatale à laquelle elles se sont une fois soumises. Dans la situation entièrement neuve où elle se trouvait, Béatrix eût été sauvée si La Palférine fût venu; mais l'intelligence du vieil Antoine la perdit.

En entendant une voiture qui arrêtait à la porte, elle dit à Calyste:—Voilà du monde! et elle courut afin de prévenir un éclat.

Antoine, en homme prudent, dit à Charles-Édouard qui ne venait pas pour autre chose que pour entendre cette parole:—Madame la marquise est sortie!

Quand Béatrix apprit de son vieux domestique la visite du jeune comte et la réponse faite, elle dit: «—C'est bien!» et rentra dans son salon en se disant:—«Je me ferai religieuse!»

Calyste, qui s'était permis d'ouvrir la fenêtre, aperçut son rival.

—Qui donc est venu? demanda-t-il.

—Je ne sais pas, Antoine est encore en bas.

—C'est La Palférine...

—Cela pourrait être...

—Tu l'aimes, et voilà pourquoi tu me trouves des torts, je l'ai vu!...

—Tu l'as vu!...

—J'ai ouvert la fenêtre...

Béatrix tomba comme morte sur son divan. Alors elle transigea pour avoir un lendemain; elle remit le départ à huit jours sous prétexte d'affaires, et se jura de défendre sa porte à Calyste si elle pouvait apaiser La Palférine, car tels sont les épouvantables calculs et les brûlantes angoisses que cachent ces existences sorties des rails sur lesquels roule le grand convoi social.

Lorsque Béatrix fut seule, elle se trouva si malheureuse, si profondément humiliée, qu'elle se mit au lit: elle était malade; le 91 combat violent qui lui déchirait le cœur lui parut avoir une réaction horrible, elle envoya chercher le médecin; mais en même temps, elle fit remettre chez La Palférine la lettre suivante, où elle se vengea de Calyste avec une sorte de rage.

«Mon ami, venez me voir, je suis au désespoir. Antoine vous a renvoyé quand votre arrivée eût mis fin à l'un des plus horribles cauchemars de ma vie en me délivrant d'un homme que je hais, et que je ne reverrai plus jamais, je l'espère. Je n'aime que vous au monde, et je n'aimerai plus que vous, quoique j'aie le malheur de ne pas vous plaire autant que je le voudrais...»

Elle écrivit quatre pages qui, commençant ainsi, finissaient par une exaltation beaucoup trop poétique pour être typographiée, mais où Béatrix se compromettait tant qu'elle la termina par: «Suis-je assez à ta merci? Ah! rien ne me coûtera pour te prouver combien tu es aimé.» Et elle signa, ce qu'elle n'avait jamais fait ni pour Calyste ni pour Conti.

Le lendemain, à l'heure où le jeune comte vint chez la marquise, elle était au bain; Antoine le pria d'attendre. A son tour, il fit renvoyer Calyste, qui, tout affamé d'amour, vint de bonne heure, et qu'il regarda par la fenêtre au moment où il remontait en voiture désespéré.

—Ah! Charles, dit la marquise en entrant dans son salon, vous m'avez perdue!...

—Je le sais bien, madame, répondit tranquillement La Palférine. Vous m'avez juré que vous n'aimiez que moi, vous m'avez offert de me donner une lettre dans laquelle vous écririez les motifs que vous auriez de vous tuer, afin qu'en cas d'infidélité je pusse vous empoisonner sans avoir rien à craindre de la justice humaine, comme si des gens supérieurs avaient besoin de recourir au poison pour se venger. Vous m'avez écrit: Rien ne me coûtera pour te prouver combien tu es aimé!... Eh! bien, je trouve une contradiction dans ce mot: Vous m'avez perdue! avec cette fin de lettre... Je saurai maintenant si vous avez eu le courage de rompre avec du Guénic...

—Eh bien! tu t'es vengé de lui par avance, dit-elle en lui sautant au cou. Et, de cette affaire-là, toi et moi nous sommes liés à jamais...

—Madame, répondit froidement le prince de la Bohême, si vous me voulez pour ami, j'y consens; mais à des conditions...

92 —Des conditions?

—Oui, des conditions que voici. Vous vous réconcilierez avec monsieur de Rochefide, vous recouvrerez les honneurs de votre position, vous reviendrez dans votre bel hôtel de la rue d'Anjou, vous y serez une des reines de Paris: vous le pourrez en faisant jouer à Rochefide un rôle politique et en mettant dans votre conduite l'habileté, la persistance que madame d'Espard a déployée. Voilà la situation dans laquelle doit être une femme à qui je fais l'honneur de me donner...

—Mais vous oubliez que le consentement de monsieur de Rochefide est nécessaire.

—Oh! chère enfant! répondit La Palférine, nous vous l'avons préparé, je lui ai engagé ma foi de gentilhomme que vous valiez toutes les Schontz du quartier Saint-Georges, et vous me devez compte de mon honneur...

Pendant huit jours, tous les jours, Calyste alla chez Béatrix dont la porte lui fut refusée par Antoine, qui prenait une figure de circonstance pour dire: «Madame la marquise est dangereusement malade.» De là, Calyste courait chez La Palférine dont le valet de chambre répondait: «Monsieur le comte est à la chasse!» Chaque fois le Breton laissait une lettre pour La Palférine.

Le neuvième jour Calyste, assigné par un mot de La Palférine pour une explication, le trouva, mais en compagnie de Maxime de Trailles, à qui le jeune roué voulait donner sans doute une preuve de son savoir-faire en le rendant témoin de cette scène.

—Monsieur le baron, dit tranquillement Charles-Édouard, voici les six lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, elles sont saines et entières, elles n'ont pas été décachetées, je savais d'avance ce qu'elles pouvaient contenir en apprenant que vous me cherchiez partout, depuis le jour que je vous ai regardé par la fenêtre quand vous étiez à la porte d'une maison où la veille j'étais à la porte quand vous étiez à la fenêtre. J'ai pensé que je devais ignorer des provocations malséantes. Entre nous, vous avez trop de bon goût pour en vouloir à une femme de ce qu'elle ne vous aime plus. C'est un mauvais moyen de la reconquérir que de chercher querelle au préféré. Mais, dans la circonstance actuelle, vos lettres étaient entachées d'un vice radical, d'une nullité, comme disent les avoués. Vous avez trop de bon sens pour en vouloir à un mari de reprendre sa femme. Monsieur de Rochefide a senti que la 93 situation de la marquise était sans dignité. Vous ne trouverez plus madame de Rochefide rue de Chartres, mais bien à l'hôtel de Rochefide, dans six mois, l'hiver prochain. Vous vous êtes jeté fort étourdiment au milieu d'un raccommodement entre époux que vous avez provoqué vous-même en ne sauvant pas à madame de Rochefide l'humiliation qu'elle a subie aux Italiens. En sortant de là, Béatrix, à qui j'avais porté déjà quelques propositions amicales de la part de son mari, me prit dans sa voiture et son premier mot fut alors:—Allez chercher Arthur!...

—Oh! mon Dieu!... s'écria Calyste, elle avait raison, j'avais manqué de dévouement.

—Malheureusement, monsieur, ce pauvre Arthur vivait avec une de ces femmes atroces, la Schontz, qui, depuis longtemps, se voyait d'heure en heure sur le point d'être quittée. Madame Schontz, qui, sur la foi du teint de Béatrix, nourrissait le désir de se voir un jour marquise de Rochefide, est devenue enragée en trouvant ses châteaux en Espagne à terre, elle a voulu se venger d'un seul coup de la femme et du mari! Ces femmes-là, monsieur, se crèvent un œil pour en crever deux à leur ennemi; la Schontz, qui vient de quitter Paris, en a crevé six!... Et si j'avais eu l'imprudence d'aimer Béatrix, cette Schontz en aurait crevé huit. Vous devez vous être aperçu que vous avez besoin d'un oculiste...

Maxime ne put s'empêcher de sourire au changement de figure de Calyste qui devint pâle en ouvrant alors les yeux sur sa situation.

—Croiriez-vous, monsieur le baron, que cette ignoble femme a donné sa main à l'homme qui lui a fourni les moyens de se venger?... Oh! les femmes!... Vous comprenez maintenant pourquoi Béatrix s'est renfermée avec Arthur pour quelques mois à Nogent-sur-Marne où ils ont une délicieuse petite maison, ils y recouvreront la vue. Pendant ce séjour, on va remettre à neuf leur hôtel où la marquise veut déployer une splendeur princière. Quand on aime sincèrement une femme si noble, si grande, si gracieuse, victime de l'amour conjugal au moment où elle a le courage de revenir à ses devoirs, le rôle de ceux qui l'adorent comme vous l'adorez, qui l'admirent comme je l'admire, est de rester ses amis quand on ne peut plus être que cela... Vous voudrez bien m'excuser si j'ai cru devoir prendre monsieur le comte de Trailles pour témoin de cette explication; mais je tenais beaucoup à être net en tout ceci. Quant à moi, je veux surtout vous dire que si j'admire madame 94 de Rochefide comme intelligence, elle me déplaît souverainement comme femme.

—Voilà donc comment finissent nos plus beaux rêves, nos amours célestes! dit Calyste abasourdi par tant de révélations et de désillusionnements.

—En queue de poisson, s'écria Maxime. Je ne connais pas de premier amour qui ne se termine bêtement. Ah! monsieur le baron, tout ce que l'homme a de céleste ne trouve d'aliment que dans le ciel!... Voilà ce qui nous donne raison à nous autres roués. Moi, j'ai beaucoup creusé cette question-là, monsieur; et, vous le voyez, je suis marié d'hier, je serai fidèle à ma femme, et je vous engage à revenir à madame du Guénic... dans trois mois. Ne regrettez pas Béatrix, c'est le modèle de ces natures vaniteuses, sans énergie, coquettes par gloriole, c'est madame d'Espard sans sa politique profonde, la femme sans cœur et sans tête, étourdie dans le mal. Madame de Rochefide n'aime qu'elle; elle vous aurait brouillé sans retour avec madame du Guénic, et vous eût planté là sans remords; enfin, c'est incomplet pour le vice comme pour la vertu.

—Je ne suis pas de ton avis, Maxime, dit La Palférine, elle sera la plus délicieuse maîtresse de maison de Paris.

Calyste ne sortit pas sans avoir échangé des poignées de main avec Charles-Édouard et Maxime de Trailles, en les remerciant de ce qu'ils l'avaient opéré de ses illusions.

Trois jours après la duchesse de Grandlieu, qui n'avait pas vu sa fille Sabine depuis la matinée où cette conférence avait eu lieu, survint un matin et trouva Calyste au bain, Sabine auprès de lui travaillait à des ornements nouveaux pour la nouvelle layette.

—Eh bien! que vous arrive-t-il donc, mes enfants? demanda la bonne duchesse.

—Rien que de bon, ma chère maman, répondit Sabine qui leva sur sa mère des yeux rayonnants de bonheur, nous avons joué la fable des deux pigeons! voilà tout.

Calyste tendit la main à sa femme et la lui serra si tendrement, en lui jetant un regard si éloquent, qu'elle dit à l'oreille de la duchesse:—Je suis aimée, ma mère, et pour toujours!

1838-18

LA GRANDE BRETÈCHE.

(FIN DE AUTRE ÉTUDE DE FEMME.)


—Ah! madame, répliqua le docteur, j'ai des histoires terribles dans mon répertoire; mais chaque récit a son heure dans une conversation, selon ce joli mot rapporté par Chamfort et dit au duc de Fronsac:—Il y a dix bouteilles de vin de Champagne entre ta saillie et le moment où nous sommes.

—Mais il est deux heures du matin, et l'histoire de Rosine nous a préparées, dit la maîtresse de la maison.

—Dites, monsieur Bianchon!... demanda-t-on de tous côtés.

A un geste du complaisant docteur, le silence régna.

—A une centaine de pas environ de Vendôme, sur les bords du Loir, dit-il, il se trouve une vieille maison brune, surmontée de toits très élevés, et si complétement isolée qu'il n'existe à l'entour ni tannerie puante ni méchante auberge, comme vous en voyez aux abords de presque toutes les petites villes. Devant ce logis est un jardin donnant sur la rivière, et où les buis, autrefois ras qui dessinaient les allées, croissent maintenant à leur fantaisie. Quelques saules, nés dans le Loir, ont rapidement poussé comme la haie de clôture, et cachent à demi la maison. Les plantes que nous appelons mauvaises décorent de leur belle végétation le talus de la rive. Les arbres fruitiers, négligés depuis dix ans, ne produisent plus de récolte, et leurs rejetons forment des taillis. Les espaliers ressemblent à des charmilles. Les sentiers, sablés jadis, sont remplis de pourpier; mais, à vrai dire, il n'y a plus trace de sentier. Du haut de la montagne sur laquelle pendent les ruines du vieux château des ducs de Vendôme, le seul endroit d'où l'œil puisse plonger sur cet enclos, on se dit que, dans un temps qu'il est difficile de déterminer, ce coin de terre fit les délices de quelque gentilhomme 96 occupé de roses, de tulipiers, d'horticulture en un mot, mais surtout gourmand de bons fruits. On aperçoit une tonnelle, ou plutôt les débris d'une tonnelle sous laquelle est encore une table que le temps n'a pas entièrement dévorée. A l'aspect de ce jardin qui n'est plus, les joies négatives de la vie paisible dont on jouit en province se devinent, comme on devine l'existence d'un bon négociant en lisant l'épitaphe de sa tombe. Pour compléter les idées tristes et douces qui saisissent l'âme, un des murs offre un cadran solaire orné de cette inscription bourgeoisement chrétienne: Ultimam cogita! Les toits de cette maison sont horriblement dégradés, les persiennes sont toujours closes, les balcons sont couverts de nids d'hirondelles, les portes restent constamment fermées. De hautes herbes ont dessiné par des lignes vertes les fentes des perrons, les ferrures sont rouillées. La lune, le soleil, l'hiver, l'été, la neige ont creusé les bois, gauchi les planches, rongé les peintures. Le morne silence qui règne là n'est troublé que par les oiseaux, les chats, les fouines, les rats et les souris, libres de trotter, de se battre, de se manger. Une invisible main a partout écrit le mot: Mystère. Si, poussé par la curiosité, vous alliez voir cette maison du côté de la rue, vous apercevriez une grande porte de forme ronde par le haut, et à laquelle les enfants du pays ont fait des trous nombreux. J'ai appris plus tard que cette porte était condamnée depuis dix ans. Par ces brèches irrégulières, vous pourriez observer la parfaite harmonie qui existe entre la façade du jardin et la façade de la cour. Le même désordre y règne. Des bouquets d'herbes encadrent les pavés. D'énormes lézardes sillonnent les murs, dont les crêtes noircies sont enlacées par les mille festons de la pariétaire. Les marches du perron sont disloquées, la corde de la cloche est pourrie, les gouttières sont brisées. Quel feu tombé du ciel a passé par là? Quel tribunal a ordonné de semer du sel sur ce logis?—Y a-t-on insulté Dieu? Y a-t-on trahi la France? Voilà ce qu'on se demande. Les reptiles y rampent sans vous répondre. Cette maison vide et déserte est une immense énigme dont le mot n'est connu de personne. Elle était autrefois un petit fief, et porte le nom de la Grande Bretèche. Pendant le temps de son séjour à Vendôme, où Desplein m'avait laissé pour soigner un riche malade, la vue de ce singulier logis devint un de mes plaisirs les plus vifs. N'était-ce pas mieux qu'une ruine? A une ruine se rattachent quelques souvenirs d'une irréfragable authenticité; mais cette habitation 97 encore debout quoique lentement démolie par une main vengeresse, renfermait un secret, une pensée inconnue; elle trahissait un caprice tout au moins. Plus d'une fois, le soir, je me fis aborder à la haie devenue sauvage qui protégeait cet enclos. Je bravais les égratignures, j'entrais dans ce jardin, sans maître, dans cette propriété qui n'était plus ni publique ni particulière; j'y restais des heures entières à contempler son désordre. Je n'aurais pas voulu, pour prix de l'histoire à laquelle sans doute était dû ce spectacle bizarre, faire une seule question à quelque Vendômois bavard. Là, je composais de délicieux romans, je m'y livrais à de petites débauches de mélancolie qui me ravissaient. Si j'avais connu le motif, peut-être vulgaire, de cet abandon, j'eusse perdu les poésies inédites dont je m'enivrais. Pour moi, cet asile représentait les images les plus variées de la vie humaine, assombrie par ses malheurs: c'était tantôt l'air du cloître, moins les religieux; tantôt la paix du cimetière, sans les morts qui vous parlent leur langage épitaphique; aujourd'hui la maison du lépreux, demain celle des Atrides; mais c'était surtout la province avec ses idées recueillies, avec sa vie de sablier. J'y ai souvent pleuré, je n'y ai jamais ri. Plus d'une fois j'ai ressenti des terreurs involontaires en y entendant, au-dessus de ma tête, le sifflement sourd que rendaient les ailes de quelque ramier pressé. Le sol y est humide; il faut s'y défier des lézards, des vipères, des grenouilles qui s'y promènent avec la sauvage liberté de la nature; il faut surtout ne pas craindre le froid, car en quelques instants vous sentez un manteau de glace qui se pose sur vos épaules, comme la main du commandeur sur le cou de don Juan. Un soir j'y ai frissonné: le vent avait fait tourner une vieille girouette rouillée, dont les cris ressemblèrent à un gémissement poussé par la maison au moment où j'achevais un drame assez noir par lequel je m'expliquais cette espèce de douleur monumentalisée. Je revins à mon auberge, en proie à des idées sombres. Quand j'eus soupé, l'hôtesse entra d'un air de mystère dans ma chambre, et me dit:—Monsieur, voici monsieur Regnault.—Qu'est monsieur Regnault?—Comment, monsieur ne connaît pas monsieur Regnault? Ah! c'est drôle! dit-elle en s'en allant. Tout à coup je vis apparaître un homme long, fluet, vêtu de noir, tenant son chapeau à la main, et qui se présenta comme un bélier prêt à fondre sur son rival, en me montrant un front fuyant, une petite tête pointue, et une face pâle, assez semblable à 98 un verre d'eau sale. Vous eussiez dit de l'huissier d'un ministre. Cet inconnu portait un vieil habit, très usé sur les plis; mais il avait un diamant au jabot de sa chemise et des boucles d'or à ses oreilles.—Monsieur, à qui ai-je l'honneur de parler! lui dis-je. Il s'assit sur une chaise, se mit devant mon feu, posa son chapeau sur ma table, et me répondit en se frottant les mains:—Ah! il fait bien froid. Monsieur, je suis monsieur Regnault. Je m'inclinai, en me disant à moi-même:—Il bondo cani! Cherche.—Je suis, reprit-il, notaire à Vendôme.—J'en suis ravi, monsieur, m'écriai-je, mais je ne suis point en mesure de tester, pour des raisons à moi connues.—Petit moment, reprit-il, en levant la main comme pour m'imposer silence. Permettez, monsieur, permettez! J'ai appris que vous alliez vous promener quelquefois dans le jardin de la Grande Bretèche.—Oui, monsieur.—Petit moment! dit-il en répétant son geste, cette action constitue un véritable délit. Monsieur, je viens, au nom et comme exécuteur testamentaire de feu madame la comtesse de Merret, vous prier de discontinuer vos visites. Petit moment! Je ne suis pas un Turc et ne veux point vous en faire un crime. D'ailleurs, bien permis à vous d'ignorer les circonstances qui m'obligent à laisser tomber en ruines le plus bel hôtel de Vendôme. Cependant, monsieur, vous paraissez avoir de l'instruction, et devez savoir que les lois défendent, sous des peines graves, d'envahir une propriété close. Une haie vaut un mur. Mais l'état dans lequel la maison se trouve peut servir d'excuse à votre curiosité. Je ne demanderais pas mieux que de vous laisser libre d'aller et venir dans cette maison; mais chargé d'exécuter les volontés de la testatrice, j'ai l'honneur, monsieur, de vous prier de ne plus entrer dans le jardin. Moi-même, monsieur, depuis l'ouverture du testament, je n'ai pas mis le pied dans cette maison, qui dépend, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, de la succession de madame de Merret. Nous en avons seulement constaté les portes et fenêtres, afin d'asseoir les impôts que je paye annuellement sur des fonds à ce destinés par feu madame la comtesse. Ah! mon cher monsieur, son testament a fait bien du bruit dans Vendôme! Là, il s'arrêta pour se moucher, le digne homme! Je respectai sa loquacité, comprenant à merveille que la succession de madame de Merret était l'événement le plus important de sa vie, toute sa réputation, sa gloire, sa Restauration. Il me fallait dire adieu à mes belles rêveries, à mes romans; je ne fus donc pas rebelle au plaisir d'apprendre 99 la vérité d'une manière officielle.—Monsieur, lui dis-je, serait-il indiscret de vous demander les raisons de cette bizarrerie? A ces mots, un air qui exprimait tout le plaisir que ressentent les hommes habitués à monter sur le dada, passa sur la figure du notaire. Il releva le col de sa chemise avec une sorte de fatuité, tira sa tabatière, l'ouvrit, m'offrit du tabac; et, sur mon refus, il en saisit une forte pincée. Il était heureux! Un homme qui n'a pas de dada ignore tout le parti que l'on peut tirer de la vie. Un dada est le milieu précis entre la passion et la monomanie. En ce moment, je compris cette jolie expression de Sterne dans toute son étendue, et j'eus une complète idée de la joie avec laquelle l'oncle Tobie enfourchait, Trim aidant, son cheval de bataille.—Monsieur, me dit monsieur Regnault, j'ai été premier clerc de maître Roguin, à Paris. Excellente étude, dont vous avez peut-être entendu parler? Non! cependant une malheureuse faillite l'a rendu célèbre. N'ayant pas assez de fortune pour traiter à Paris, au prix où les charges montèrent en 1816, je vins ici acquérir l'Étude de mon prédécesseur. J'avais des parents à Vendôme, entre autres une tante fort riche, qui m'a donné sa fille en mariage.—Monsieur, reprit-il après une légère pause, trois mois après avoir été agréé par Monseigneur le Garde-des-Sceaux, je fus mandé un soir, au moment où j'allais me coucher (je n'étais pas encore marié), par madame la comtesse de Merret, en son château de Merret. Sa femme de chambre, une brave fille qui sert aujourd'hui dans cette hôtellerie, était à ma porte avec la calèche de madame la comtesse. Ah! petit moment! Il faut vous dire, monsieur, que monsieur le comte de Merret était allé mourir à Paris deux mois avant que je vinsse ici. Il y périt misérablement en se livrant à des excès de tous les genres. Vous comprenez? Le jour de son départ, madame la comtesse avait quitté la Grande Bretèche et l'avait démeublée. Quelques personnes prétendent même qu'elle a brûlé les meubles, les tapisseries, enfin toutes les choses généralement quelconques qui garnissaient les lieux présentement loués par ledit sieur... (Tiens, qu'est-ce que je dis donc? Pardon, je croyais dicter un bail.) Qu'elle les brûla, reprit-il, dans la prairie de Merret. Êtes-vous allé à Merret, monsieur? Non, dit-il en faisant lui-même ma réponse. Ah! c'est un fort bel endroit! Depuis trois mois environ, dit-il en continuant après un petit hochement de tête, monsieur le comte et madame la comtesse avaient vécu singulièrement; ils ne recevaient plus 100 personne, madame habitait le rez-de-chaussée, et monsieur le premier étage. Quand madame la comtesse resta seule, elle ne se montra plus qu'à l'église. Plus tard, chez elle à son château, elle refusa de voir les amis et amies qui vinrent lui faire des visites. Elle était déjà très changée au moment où elle quitta la Grande Bretèche pour aller à Merret. Cette chère femme-là... (je dis chère, parce que ce diamant me vient d'elle, je ne l'ai vue, d'ailleurs, qu'une seule fois!) Donc, cette bonne dame était très malade; elle avait sans doute désespéré de sa santé, car elle est morte sans vouloir appeler de médecins; aussi, beaucoup de nos dames ont-elles pensé qu'elle ne jouissait pas de toute sa tête. Monsieur, ma curiosité fut donc singulièrement excitée en apprenant que madame de Merret avait besoin de mon ministère. Je n'étais pas le seul qui s'intéressât à cette histoire. Le soir même, quoiqu'il fût tard, toute la ville sut que j'allais à Merret. La femme de chambre répondit assez vaguement aux questions que je lui fis en chemin; néanmoins, elle me dit que sa maîtresse avait été administrée par le curé de Merret pendant la journée, et qu'elle paraissait ne pas devoir passer la nuit. J'arrivai sur les onze heures au château. Je montai le grand escalier. Après avoir traversé de grandes pièces hautes et noires, froides et humides en diable, je parvins dans la chambre à coucher d'honneur où était madame la comtesse. D'après les bruits qui couraient sur cette dame (monsieur, je n'en finirais pas si je vous répétais tous les contes qui se sont débités à son égard!), je me la figurais comme une coquette. Imaginez-vous que j'eus beaucoup de peine à la trouver dans le grand lit où elle gisait. Il est vrai que, pour éclairer cette énorme chambre à frises de l'ancien régime, et poudrées de poussière à faire éternuer rien qu'à les voir, elle avait une de ces anciennes lampes d'Argant. Ah! mais vous n'êtes pas allé à Merret! Eh! bien, monsieur, le lit est un de ces lits d'autrefois, avec un ciel élevé, garni d'indienne à ramages. Une petite table de nuit était près du lit, et je vis dessus une Imitation de Jésus-Christ, que, par parenthèse, j'ai achetée à ma femme, ainsi que la lampe. Il y avait aussi une grande bergère pour la femme de confiance, et deux chaises. Point de feu, d'ailleurs. Voilà le mobilier. Ça n'aurait pas fait dix lignes dans un inventaire. Ah! mon cher monsieur, si vous aviez vu, comme je la vis alors, cette vaste chambre tendue en tapisseries brunes, vous vous seriez cru transporté dans une véritable scène de roman. C'était glacial, 101 et mieux que cela, funèbre, ajouta-t-il en levant le bras par un geste théâtral et faisant une pause. A force de regarder, en venant près du lit, je finis par voir madame de Merret, encore grâce à la lueur de la lampe dont la clarté donnait sur les oreillers. Sa figure était jaune comme de la cire, et ressemblait à deux mains jointes. Madame la comtesse avait un bonnet de dentelles qui laissait voir de beaux cheveux, mais blancs comme du fil. Elle était sur son séant, et paraissait s'y tenir avec beaucoup de difficulté. Ses grands yeux noirs, abattus par la fièvre, sans doute, et déjà presque morts, remuaient à peine sous les os où sont les sourcils.—Ça, dit-il en me montrant l'arcade de ses yeux. Son front était humide. Ses mains décharnées ressemblaient à des os recouverts d'une peau tendre; ses veines, ses muscles se voyaient parfaitement bien. Elle avait dû être très belle; mais, en ce moment! je fus saisi de je ne sais quel sentiment à son aspect. Jamais, au dire de ceux qui l'ont ensevelie, une créature vivante n'avait atteint à sa maigreur sans mourir. Enfin, c'était épouvantable à voir! Le mal avait si bien rongé cette femme qu'elle n'était plus qu'un fantôme. Ses lèvres d'un violet pâle me parurent immobiles quand elle me parla. Quoique ma profession m'ait familiarisé avec ces spectacles en me conduisant parfois au chevet des mourants pour constater leurs dernières volontés, j'avoue que les familles en larmes et les agonies que j'ai vues n'étaient rien auprès de cette femme solitaire et silencieuse, dans ce vaste château. Je n'entendais pas le moindre bruit, je ne voyais pas ce mouvement que la respiration de la malade aurait dû imprimer aux draps qui la couvraient, et je restai tout à fait immobile, occupé à la regarder avec une sorte de stupeur. Il me semble que j'y suis encore. Enfin ses grands yeux se remuèrent, elle essaya de lever sa main droite qui retomba sur le lit, et ces mots sortirent de sa bouche comme un souffle, car sa voix n'était déjà plus une voix.—«Je vous attendais avec bien de l'impatience.» Ses joues se colorèrent vivement. Parler, monsieur, c'était un effort pour elle.—«Madame,» lui dis-je. Elle me fit signe de me taire. En ce moment, la vieille femme de charge se leva et me dit à l'oreille: «Ne parlez pas, madame la comtesse est hors d'état d'entendre le moindre bruit; et ce que vous lui diriez pourrait l'agiter.» Je m'assis. Quelques instants après, madame de Merret rassembla tout ce qui lui restait de forces pour mouvoir son bras droit, le mit, non sans des peines infinies, sous son traversin; elle 102 s'arrêta pendant un petit moment; puis, elle fit un dernier effort pour retirer sa main, et lorsqu'elle eut pris un papier cacheté, des gouttes de sueur tombèrent de son front.—«Je vous confie mon testament, dit-elle. Ah! mon Dieu! Ah!» Ce fut tout. Elle saisit un crucifix qui était sur son lit, le porta rapidement à ses lèvres, et mourut. L'expression de ses yeux fixes me fait encore frissonner quand j'y songe. Elle avait dû bien souffrir! Il y avait de la joie dans son dernier regard, sentiment qui resta gravé sur ses yeux morts. J'emportai le testament; et, quand il fut ouvert, je vis que madame de Merret m'avait nommé son exécuteur testamentaire. Elle léguait la totalité de ses biens à l'hôpital de Vendôme, sauf quelques legs particuliers. Mais voici quelles furent ses dispositions relativement à la Grande Bretèche. Elle me recommanda de laisser cette maison pendant cinquante années révolues, à partir du jour de sa mort, dans l'état où elle se trouverait au moment de son décès, en interdisant l'entrée des appartements à quelque personne que ce fût, en défendant d'y faire la moindre réparation, et allouant même une rente afin de gager des gardiens, s'il en était besoin, pour assurer l'entière exécution de ses intentions. A l'expiration de ce terme, si le vœu de la testatrice a été accompli, la maison doit appartenir à mes héritiers, car monsieur sait que les notaires ne peuvent accepter de legs; sinon, la Grande Bretèche reviendrait à qui de droit, mais à la charge de remplir les conditions indiquées dans un codicille annexé au testament, et qui ne doit être ouvert qu'à l'expiration desdites cinquante années. Le testament n'a point été attaqué, donc... A ce mot, et sans achever sa phrase, le notaire oblong me regarda d'un air de triomphe, je le rendis tout à fait heureux en lui adressant quelques compliments.—Monsieur, lui dis-je en terminant, vous m'avez si vivement impressionné, que je crois voir cette mourante plus pâle que ses draps; ses yeux luisants me font peur; et je rêverai d'elle cette nuit. Mais vous devez avoir formé quelques conjectures sur les dispositions contenues dans ce bizarre testament.—Monsieur, me dit-il avec une réserve comique, je ne me permets jamais de juger la conduite des personnes qui m'ont honoré par le don d'un diamant. Je déliai bientôt la langue du scrupuleux notaire vendômois, qui me communiqua, non sans de longues digressions, les observations dues aux profonds politiques des deux sexes dont les arrêts font loi dans Vendôme. Mais ces observations étaient si contradictoires, si diffuses, que je 103 faillis m'endormir, malgré l'intérêt que je prenais à cette histoire authentique. Le ton lourd et l'accent monotone de ce notaire, sans doute habitué à s'écouter lui-même et à se faire écouter de ses clients ou de ses compatriotes, triompha de ma curiosité. Heureusement il s'en alla.—Ah! ah! monsieur, bien des gens, me dit-il dans l'escalier, voudraient vivre encore quarante-cinq ans; mais, petit moment! Et il mit, d'un air fin, l'index de sa main droite sur sa narine, comme s'il eût voulu dire: Faites bien attention à ceci!—Pour aller jusque-là, dit-il, il ne faut pas avoir la soixantaine. Je fermai ma porte, après avoir été tiré de mon apathie par ce dernier trait que le notaire trouva très spirituel; puis, je m'assis dans mon fauteuil, en mettant mes pieds sur les deux chenets de ma cheminée. Je m'enfonçai dans un roman à la Radcliffe, bâti sur les données juridiques de monsieur Regnault, quand ma porte, manœuvrée par la main adroite d'une femme, tourna sur ses gonds. Je vis venir mon hôtesse, grosse femme réjouie, de belle humeur, qui avait manqué sa vocation: c'était une Flamande qui aurait dû naître dans un tableau de Teniers.—Eh bien! monsieur? me dit-elle. Monsieur Regnault vous a sans doute rabâché son histoire de la Grande Bretèche.—Oui, mère Lepas.—Que vous a-t-il dit? Je lui répétai en peu de mots la ténébreuse et froide histoire de madame Merret. A chaque phrase, mon hôtesse tendait le cou, en me regardant avec une perspicacité d'aubergiste, espèce de juste milieu entre l'instinct du gendarme, l'astuce de l'espion et la ruse du commerçant.—Ma chère dame Lepas! ajoutai-je en terminant, vous paraissez en savoir davantage. Hein? Autrement, pourquoi seriez-vous montée chez moi?—Ah! foi d'honnête femme, aussi vrai que je m'appelle Lepas...—Ne jurez pas, vos yeux sont gros d'un secret. Vous avez connu monsieur de Merret. Quel homme était-ce?—Dame, monsieur de Merret, voyez-vous était un bel homme qu'on ne finissait pas de voir, tant il était long! un digne gentilhomme venu de Picardie, et qui avait, comme nous disons ici, la tête près du bonnet. Il payait tout comptant pour n'avoir de difficultés avec personne. Voyez-vous, il était vif? Nos dames le trouvaient toutes fort aimable.—Parce qu'il était vif! dis-je à mon hôtesse.—Peut-être bien, dit-elle. Vous pensez bien, monsieur, qu'il fallait avoir eu quelque chose devant soi, comme on dit, pour épouser madame de Merret qui, sans vouloir nuire aux autres, était la plus belle et la 104 plus riche personne du Vendômois. Elle avait aux environs de vingt mille livres de rente. Toute la ville assistait à sa noce. La mariée était mignonne et avenante, un vrai bijou de femme. Ah! ils ont fait un beau couple dans le temps!—Ont-ils été heureux en ménage?—Heu, heu! oui et non, autant qu'on peut le présumer, car vous pensez bien que, nous autres, nous ne vivions pas à pot et à rôt avec eux! Madame de Merret était une bonne femme, bien gentille, qui avait peut-être bien à souffrir quelquefois des vivacités de son mari; mais quoiqu'un peu fier, nous l'aimions. Bah! c'était son état à lui d'être comme ça! Quand on est noble, voyez-vous...—Cependant il a bien fallu quelque catastrophe pour que monsieur et madame de Merret se séparassent violemment?—Je n'ai point dit qu'il y ait eu de catastrophe, monsieur. Je n'en sais rien.—Bien. Je suis sûr maintenant que vous savez tout.—Eh! bien, monsieur, je vais tout vous dire. En voyant monter chez vous monsieur Regnault, j'ai bien pensé qu'il vous parlerait de madame de Merret, à propos de la Grande Bretèche. Ça m'a donné l'idée de consulter monsieur, qui me paraît un homme de bon conseil et incapable de trahir une pauvre femme comme moi qui n'ai jamais fait de mal à personne, et qui se trouve cependant tourmentée par sa conscience. Jusqu'à présent je n'ai point osé m'ouvrir aux gens de ce pays-ci, ce sont tous des bavards à langue d'acier. Enfin, monsieur, je n'ai pas encore eu de voyageur qui soit demeuré si longtemps que vous dans mon auberge, et auquel je pusse dire l'histoire des quinze mille francs...—Ma chère dame Lepas! lui répondis-je en arrêtant le flux de ses paroles, si votre confidence est de nature à me compromettre, pour tout au monde je ne voudrais pas en être chargé.—Ne craignez rien, dit-elle en m'interrompant. Vous allez voir. Cet empressement me fit croire que je n'étais pas le seul à qui ma bonne aubergiste eût communiqué le secret dont je devais être l'unique dépositaire, et j'écoutai.—Monsieur, dit-elle, quand l'Empereur envoya ici des Espagnols prisonniers de guerre ou autres, j'eus à loger, au compte du gouvernement, un jeune Espagnol envoyé à Vendôme sur parole. Malgré la parole, il allait tous les jours se montrer au Sous-Préfet. C'était un Grand d'Espagne! Excusez du peu! Il portait un nom en os et en dia, comme Bagos de Férédia. J'ai son nom écrit sur mes registres; vous pourrez le lire, si vous le voulez. Oh! c'était un beau jeune homme pour un Espagnol qu'on dit tous laids. Il n'avait guère que cinq pieds deux ou trois pouces, mais il 105 était bien fait; il avait de petites mains qu'il soignait, ah! fallait voir. Il avait autant de brosses pour ses mains qu'une femme en a pour toutes ses toilettes! Il avait de grands cheveux noirs, un œil de feu, un teint un peu cuivré, mais qui me plaisait tout de même. Il portait du linge fin comme je n'en ai jamais vu à personne, quoique j'aie logé des princesses, et entre autres le général Bertrand, le duc et la duchesse d'Abrantès, monsieur Decazes et le roi d'Espagne. Il ne mangeait pas grand'chose; mais il avait des manières si polies, si aimables, qu'on ne pouvait pas lui en vouloir. Oh! je l'aimai beaucoup, quoiqu'il ne disait pas quatre paroles par jour et qu'il fût impossible d'avoir avec lui la moindre conversation; si on lui parlait, il ne répondait pas: c'était un tic, une manie qu'ils ont tous, à ce qu'on m'a dit. Il lisait son bréviaire comme un prêtre, il allait à la messe et à tous les offices régulièrement. Où se mettait-il (nous avons remarqué cela plus tard)? à deux pas de la chapelle de madame de Merret. Comme il se plaça là dès la première fois qu'il vint à l'église, personne n'imagina qu'il y eût de l'intention dans son fait. D'ailleurs, il ne levait pas le nez de dessus son livre de prières, le pauvre jeune homme! Pour lors, monsieur, le soir il se promenait sur la montagne, dans les ruines du château. C'était son seul amusement à ce pauvre homme, il se rappelait là son pays. On dit que c'est tout montagnes en Espagne! Dès les premiers jours de sa détention, il s'attarda. Je fus inquiète en ne le voyant revenir que sur le coup de minuit; mais nous nous habituâmes tous à sa fantaisie; il prit la clef de la porte, et nous ne l'attendîmes plus. Il logeait dans la maison que nous avons dans la rue des Casernes. Pour lors, un de nos valets d'écurie nous dit qu'un soir, en allant faire baigner les chevaux, il croyait avoir vu le Grand d'Espagne nageant au loin dans la rivière comme un vrai poisson. Quand il revint, je lui dis de prendre garde aux herbes; il parut contrarié d'avoir été vu dans l'eau.—Enfin, monsieur, un jour, ou plutôt un matin, nous ne le trouvâmes plus dans sa chambre, il n'était pas revenu. A force de fouiller partout, je vis un écrit dans le tiroir de sa table où il y avait cinquante pièces d'or espagnoles qu'on nomme des portugaises et qui valaient environ cinq mille francs; puis des diamants pour dix mille francs dans une petite boîte cachetée. Son écrit disait donc qu'au cas où il ne reviendrait pas, il nous laissait cet argent et ces diamants, à la charge de fonder des messes pour remercier Dieu de son évasion et pour son salut. Dans ce temps-là, 106 j'avais encore mon homme, qui courut à sa recherche. Et voilà le drôle de l'histoire! il rapporta les habits de l'Espagnol qu'il découvrit sous une grosse pierre, dans une espèce de pilotis sur le bord de la rivière, du côté du château, à peu près en face de la Grande Bretèche. Mon mari était allé là si matin, que personne ne l'avait vu. Il brûla les habits après avoir lu la lettre, et nous avons déclaré, suivant le désir du comte Férédia, qu'il s'était évadé. Le Sous-Préfet mit toute la gendarmerie à ses trousses; mais brust! on ne l'a point rattrapé. Lepas a cru que l'Espagnol s'était noyé. Moi, monsieur, je ne le pense point, je crois plutôt qu'il est pour quelque chose dans l'affaire de madame de Merret, vu que Rosalie m'a dit que le crucifix auquel sa maîtresse tenait tant qu'elle s'est fait ensevelir avec, était d'ébène et d'argent; or, dans les premiers temps de son séjour, monsieur Férédia en avait un d'ébène et d'argent que je ne lui ai plus revu. Maintenant, monsieur, n'est-il pas vrai que je ne dois point avoir de remords des quinze mille francs de l'Espagnol, et qu'ils sont bien à moi?—Certainement. Mais vous n'avez pas essayé de questionner Rosalie? lui dis-je.—Oh! si fait, monsieur. Que voulez-vous? Cette fille-là, c'est un mur. Elle sait quelque chose; mais il est impossible de la faire jaser. Après avoir encore causé pendant un moment avec moi, mon hôtesse me laissa en proie à des pensées vagues et ténébreuses, à une curiosité romanesque, à une terreur religieuse assez semblable au sentiment profond qui nous saisit quand nous entrons à la nuit dans une église sombre où nous apercevons une faible lumière lointaine sous des arceaux élevés; une figure indécise glisse, un frottement de robe ou de soutane se fait entendre... nous avons frissonné. La Grande Bretèche et ses hautes herbes, ses fenêtres condamnées, ses ferrements rouillés, ses portes closes, ses appartements déserts, se montra tout à coup fantastiquement devant moi. J'essayai de pénétrer dans cette mystérieuse demeure en y cherchant le nœud de cette solennelle histoire, le drame qui avait tué trois personnes. Rosalie fut à mes yeux l'être le plus intéressant de Vendôme. Je découvris, en l'examinant, les traces d'une pensée intime, malgré la santé brillante qui éclatait sur son visage potelé. Il y avait chez elle un principe de remords ou d'espérance; son attitude annonçait un secret, comme celle des dévotes qui prient avec excès ou celle de la fille infanticide qui entend toujours le dernier cri de son enfant. Sa pose était cependant naïve et grossière, son niais sourire n'avait 107 rien de criminel, et vous l'eussiez jugée innocente, rien qu'à voir le grand mouchoir à carreaux rouges et bleus qui recouvrait son buste vigoureux, encadré, serré, ficelé par une robe à raies blanches et violettes.—Non, pensais-je, je ne quitterai pas Vendôme sans savoir toute l'histoire de la Grande Bretèche. Pour arriver à mes fins je deviendrai l'ami de Rosalie, s'il le faut absolument.—Rosalie! lui dis-je un soir.—Plaît-il, monsieur?—Vous n'êtes pas mariée? Elle tressaillit légèrement.—Oh! je ne manquerai point d'hommes quand la fantaisie d'être malheureuse me prendra! dit-elle en riant. Elle se remit promptement de son émotion intérieure, car toutes les femmes, depuis la grande dame jusqu'aux servantes d'auberge inclusivement, ont un sang-froid qui leur est particulier.—Vous êtes assez fraîche, assez appétissante pour ne pas manquer d'amoureux! Mais, dites-moi, Rosalie, pourquoi vous êtes-vous faite servante d'auberge en quittant madame de Merret? Est-ce qu'elle ne vous a pas laissé quelque rente?—Oh! que si! Mais, monsieur, ma place est la meilleure de tout Vendôme. Cette réponse était une de celles que les juges et les avoués nomment dilatoires. Rosalie me paraissait située dans cette histoire romanesque comme la case qui se trouve au milieu d'un damier; elle était au centre même de l'intérêt et de la vérité; elle me semblait nouée dans le nœud. Ce ne fut plus une séduction ordinaire à tenter, il y avait dans cette fille le dernier chapitre d'un roman; aussi, dès ce moment, Rosalie devint-elle l'objet de ma prédilection. A force d'étudier cette fille, je remarquai chez elle, comme chez toutes les femmes de qui nous faisons notre pensée principale, une foule de qualités: elle était propre, soigneuse; elle était belle, cela va sans dire; elle eut bientôt tous les attraits que notre désir prête aux femmes, dans quelque situation qu'elles puissent être. Quinze jours après la visite du notaire, un soir, ou plutôt un matin, car il était de très bonne heure, je dis à Rosalie:—Raconte-moi donc tout ce que tu sais sur madame de Merret?—Oh! répondit-elle avec terreur, ne me demandez pas cela, monsieur Horace! Sa belle figure se rembrunit, ses couleurs vives et animées pâlirent, et ses yeux n'eurent plus leur innocent éclat humide.—Eh! bien, reprit-elle, puisque vous le voulez, je vous le dirai; mais gardez-moi bien le secret!—Va! ma pauvre fille, je garderai tous tes secrets avec une probité de voleur, c'est la plus loyale qui existe.—Si cela vous est égal, me dit-elle, j'aime mieux que ce soit avec la vôtre. Là-dessus, elle ragréa son foulard, et se 108 posa comme pour conter; car il y a, certes, une attitude de confiance et de sécurité nécessaire pour faire un récit. Les meilleures narrations se disent à une certaine heure, comme nous sommes là tous à table. Personne n'a bien conté debout ou à jeun. Mais s'il fallait reproduire fidèlement la diffuse éloquence de Rosalie, un volume entier suffirait à peine. Or, comme l'événement dont elle me donna la confuse connaissance se trouve placé, entre le bavardage du notaire et celui de madame Lepas, aussi exactement que les moyens termes d'une proportion arithmétique le sont entre leurs deux extrêmes, je n'ai plus qu'à vous le dire en peu de mots. J'abrége donc. La chambre que madame de Merret occupait à la Bretèche était située au rez-de-chaussée. Un petit cabinet de quatre pieds de profondeur environ, pratiqué dans l'intérieur du mur, lui servait de garde-robe. Trois mois avant la soirée dont je vais vous raconter les faits, madame de Merret avait été assez sérieusement indisposée pour que son mari la laissât seule chez elle, et il couchait dans une chambre au premier étage. Par un de ces hasards impossibles à prévoir, il revint, ce soir-là, deux heures plus tard que de coutume du Cercle où il allait lire les journaux et causer politique avec les habitants du pays. Sa femme le croyait rentré, couché, endormi. Mais l'invasion de la France avait été l'objet d'une discussion fort animée; la partie de billard s'était échauffée, il avait perdu quarante francs, somme énorme à Vendôme, où tout le monde thésaurise, et où les mœurs sont contenues dans les bornes d'une modestie digne d'éloges, qui peut-être devient la source d'un bonheur vrai dont ne se soucie aucun Parisien. Depuis quelque temps monsieur de Merret se contentait de demander à Rosalie si sa femme était couchée; sur la réponse toujours affirmative de cette fille, il allait immédiatement chez lui, avec cette bonhomie qu'enfantent l'habitude et la confiance. En rentrant, il lui prit fantaisie de se rendre chez madame de Merret pour lui conter sa mésaventure, peut-être aussi pour s'en consoler. Pendant le dîner, il avait trouvé madame de Merret fort coquettement mise; il se disait, en allant du Cercle chez lui, que sa femme ne souffrait plus, que sa convalescence l'avait embellie, et il s'en apercevait, comme les maris s'aperçoivent de tout, un peu tard. Au lieu d'appeler Rosalie qui dans ce moment était occupée dans la cuisine à voir la cuisinière et le cocher jouant un coup difficile de la brisque, monsieur de Merret se dirigea vers la chambre de sa femme, à la lueur de son 109 falot qu'il avait déposé sur la première marche de l'escalier. Son pas facile à reconnaître retentissait sur les voûtes du corridor. Au moment où le gentilhomme tourne la clef de la chambre de sa femme, il crut entendre fermer la porte du cabinet dont je vous ai parlé; mais, quand il entra, madame de Merret était seule, debout devant la cheminée. Le mari pensa naïvement en lui-même que Rosalie était dans le cabinet; cependant un soupçon qui lui tinta dans l'oreille avec un bruit de cloches le mit en défiance; il regarda sa femme, et lui trouva dans les yeux je ne sais quoi de trouble et de fauve.—Vous rentrez bien tard, dit-elle. Cette voix ordinairement si pure et si gracieuse lui parut légèrement altérée. Monsieur de Merret ne répondit rien, car en ce moment Rosalie entra. Ce fut un coup de foudre pour lui. Il se promena dans la chambre, en allant d'une fenêtre à l'autre par un mouvement uniforme et les bras croisés.—Avez-vous appris quelque chose de triste, ou souffrez-vous? lui demanda timidement sa femme pendant que Rosalie la déshabillait. Il garda le silence.—Retirez-vous, dit madame de Merret à sa femme de chambre, je mettrai mes papillotes moi-même. Elle devina quelque malheur au seul aspect de la figure de son mari et voulut être seule avec lui. Lorsque Rosalie fut partie, ou censée partie, car elle resta pendant quelques instants dans le corridor, monsieur de Merret vint se placer devant sa femme, et lui dit froidement:—Madame, il y a quelqu'un dans votre cabinet! Elle regarda son mari d'un air calme, et lui répondit avec simplicité:—Non, monsieur. Ce non navra monsieur de Merret, il n'y croyait pas; et pourtant jamais sa femme ne lui avait paru ni plus pure ni plus religieuse qu'elle semblait l'être en ce moment. Il se leva pour aller ouvrir le cabinet; madame de Merret le prit par la main, l'arrêta, le regarda d'un air mélancolique, et lui dit d'une voix singulièrement émue:—Si vous ne trouvez personne, songez que tout sera fini entre nous! L'incroyable dignité empreinte dans l'attitude de sa femme rendit au gentilhomme une profonde estime pour elle, et lui inspira une de ces résolutions auxquelles il ne manque qu'un plus vaste théâtre pour devenir immortelles.—Non, dit-il, Joséphine, je n'irai pas. Dans l'un et l'autre cas, nous serions séparés à jamais. Écoute, je connais toute la pureté de ton âme, et sais que tu mènes une vie sainte, tu ne voudrais pas commettre un péché mortel aux dépens de ta vie. A ces mots, madame de Merret regarda son mari d'un œil hagard.—Tiens, voici ton 110 crucifix, ajouta cet homme. Jure-moi devant Dieu qu'il n'y a là personne, je te croirai, je n'ouvrirai jamais cette porte. Madame de Merret prit le crucifix et dit:—Je le jure.—Plus haut, dit le mari, et répète: Je jure devant Dieu qu'il n'y a personne dans ce cabinet. Elle répéta la phrase sans se troubler.—C'est bien, dit froidement monsieur de Merret. Après un moment de silence:—Vous avez une bien belle chose que je ne connaissais pas, dit-il en examinant ce crucifix d'ébène incrusté d'argent, et très artistement sculpté.—Je l'ai trouvé chez Duvivier, qui, lorsque cette troupe de prisonniers passa par Vendôme l'année dernière, l'avait acheté d'un religieux espagnol.—Ah! dit monsieur de Merret en remettant le crucifix au clou, et il sonna. Rosalie ne se fit pas attendre. Monsieur de Merret alla vivement à sa rencontre, l'emmena dans l'embrasure de la fenêtre qui donnait dans le jardin, et lui dit à voix basse:—Je sais que Gorenflot veut t'épouser, la pauvreté seule vous empêche de vous mettre en ménage, et tu lui as dit que tu ne serais pas sa femme s'il ne trouvait moyen de se rendre maître maçon... Eh bien! va le chercher, dis-lui de venir ici avec sa truelle et ses outils. Fais en sorte de n'éveiller que lui dans sa maison; sa fortune passera vos désirs. Surtout sors d'ici sans jaser, sinon.... Il fronça le sourcil. Rosalie partit, il la rappela.—Tiens, prends mon passe-partout, dit-il.—Jean! cria monsieur de Merret d'une voix tonnante dans le corridor. Jean, qui était tout à la fois son cocher et son homme de confiance, quitta sa partie de brisque, et vint.—Allez vous coucher tous, lui dit son maître en lui faisant signe de s'approcher; et le gentilhomme ajouta, mais à voix basse:—Lorsqu'ils seront tous endormis, endormis, entends-tu bien? tu descendras m'en prévenir. Monsieur de Merret, qui n'avait pas perdu de vue sa femme, tout en donnant ses ordres, revint tranquillement auprès d'elle devant le feu, et se mit à lui raconter les événements de la partie de billard et les discussions du Cercle. Lorsque Rosalie fut de retour, elle trouva monsieur et madame de Merret causant très amicalement. Le gentilhomme avait récemment fait plafonner toutes les pièces qui composaient son appartement de réception au rez-de-chaussée. Le plâtre est fort rare à Vendôme, le transport en augmente beaucoup le prix; le gentilhomme en avait donc fait venir une assez grande quantité, sachant qu'il trouverait toujours bien des acheteurs pour ce qu'il lui resterait. Cette circonstance lui inspira le dessein qu'il mit à exécution.—Monsieur, Gorenflot 111 est là, dit Rosalie à voix basse.—Qu'il entre! répondit tout haut le gentilhomme picard. Madame de Merret pâlit légèrement en voyant le maçon.—Gorenflot, dit le mari, va prendre des briques sous la remise, et apportes-en assez pour murer la porte de ce cabinet; tu te serviras du plâtre qui me reste pour enduire le mur. Puis attirant à lui Rosalie et l'ouvrier:—Écoute, Gorenflot, dit-il à voix basse, tu coucheras ici cette nuit. Mais, demain matin, tu auras un passe-port pour aller en pays étranger dans une ville que je t'indiquerai. Je te remettrai six mille francs pour ton voyage. Tu demeureras dix ans dans cette ville; si tu ne t'y plaisais pas, tu pourrais t'établir dans une autre, pourvu que ce soit au même pays. Tu passeras par Paris, où tu m'attendras. Là je t'assurerai par un contrat six autres mille francs qui te seront payés à ton retour au cas où tu aurais rempli les conditions de notre marché. A ce prix, tu devras garder le plus profond silence sur ce que tu auras fait ici cette nuit. Quant à toi, Rosalie, je te donnerai dix mille francs qui ne te seront comptés que le jour de tes noces, et à la condition d'épouser Gorenflot; mais, pour vous marier, il faut se taire. Sinon, plus de dot.—Rosalie, dit madame de Merret, venez me coiffer. Le mari se promena tranquillement de long en large, en surveillant la porte, le maçon et sa femme, mais sans laisser paraître une défiance injurieuse. Gorenflot fut obligé de faire du bruit. Madame de Merret saisit un moment où l'ouvrier déchargeait des briques et où son mari se trouvait au bout de la chambre, pour dire à Rosalie:—Mille francs de rente pour toi, ma chère enfant, si tu peux dire à Gorenflot de laisser une crevasse en bas. Puis, tout haut, elle lui dit avec sang-froid:—Va donc l'aider! Monsieur et madame de Merret restèrent silencieux pendant tout le temps que Gorenflot mit à murer la porte. Ce silence était calcul chez le mari, qui ne voulait pas fournir à sa femme le prétexte de jeter des paroles à double entente; et chez madame de Merret ce fut prudence ou fierté. Quand le mur fut à la moitié de son élévation, le rusé maçon prit un moment où le gentilhomme avait le dos tourné pour donner un coup de pioche dans l'une des deux vitres de la porte. Cette action fit comprendre à madame de Merret que Rosalie avait parlé à Gorenflot. Tous trois virent alors une figure d'homme sombre et brune, des cheveux noirs, un regard de feu. Avant que son mari se fût retourné, la pauvre femme eut le temps de faire un signe de tête à l'étranger pour qui ce signe voulait dire:—Espérez! A 112 quatre heures, vers le petit jour, car on était au mois de septembre, la construction fut achevée. Le maçon resta sous la garde de Jean, et monsieur de Merret coucha dans la chambre de sa femme. Le lendemain matin, en se levant, il dit avec insouciance:—Ah! diable! il faut que j'aille à la mairie pour le passe-port. Il mit son chapeau sur sa tête, fit trois pas vers la porte, se ravisa, prit le crucifix. Sa femme tressaillit de bonheur.—Il ira chez Duvivier, pensa-t-elle. Aussitôt que le gentilhomme fut sorti, madame de Merret sonna Rosalie; puis, d'une voix terrible:—La pioche! la pioche! s'écria-t-elle, et à l'ouvrage! J'ai vu hier comment Gorenflot s'y prenait, nous aurons le temps d'y faire un trou et de le reboucher. En un clin d'œil, Rosalie apporta une espèce de merlin à sa maîtresse, qui, avec une ardeur dont rien ne pourrait donner une idée, se mit à démolir le mur. Elle avait déjà fait sauter quelques briques, lorsqu'en prenant son élan pour appliquer un coup encore plus vigoureux que les autres, elle vit monsieur de Merret derrière elle; elle s'évanouit.—Mettez madame sur son lit, dit froidement le gentilhomme. Prévoyant ce qui devait arriver pendant son absence, il avait tendu un piége à sa femme; il avait tout bonnement écrit au maire, et envoyé chercher Duvivier. Le bijoutier arriva au moment où le désordre de l'appartement venait d'être réparé. Duvivier, lui demanda le gentilhomme, n'avez-vous pas acheté des crucifix aux Espagnols qui ont passé par ici?—Non, monsieur.—Bien, je vous remercie, dit-il en échangeant avec sa femme un regard de tigre.—Jean, ajouta-t-il en se tournant vers son valet de confiance, vous ferez servir mes repas dans la chambre de madame de Merret, elle est malade, et je ne la quitterai pas qu'elle ne soit rétablie. Le cruel gentilhomme resta pendant vingt jours près de sa femme. Durant les premiers moments, quand il se faisait quelque bruit dans le cabinet muré et que Joséphine voulait l'implorer pour l'inconnu mourant, il lui répondait, sans lui permettre de dire un seul mot:—Vous avez juré sur la croix qu'il n'y avait là personne.

Après ce récit, toutes les femmes se levèrent de table, et le charme sous lequel Bianchon les avait tenues fut dissipé par ce mouvement. Néanmoins quelques unes d'entre elles avaient eu quasi froid en entendant le dernier mot.

MODESTE MIGNON.


A UNE ÉTRANGÈRE.

Fille d'une terre esclave, ange par l'amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par l'expérience, homme par le cerveau, femme par le cœur, géant par l'espérance, mère par la douleur et poëte par tes rêves; à toi, qui es encore la Beauté, cet ouvrage où ton amour et ta fantaisie, ta foi, ton expérience, ta douleur, ton espoir et tes rêves sont comme les chaînes qui soutiennent une trame moins brillante que la poésie gardée dans ton âme, et dont les expressions visibles sont comme ces caractères d'un langage perdu qui préoccupent les savants.

De Balzac.


Vers le milieu du mois d'octobre 1829, monsieur Simon Babylas Latournelle, un notaire, montait du Havre à Ingouville, bras dessus bras dessous avec son fils, et accompagné de sa femme, près de laquelle allait, comme un page, le premier clerc de l'Étude, un petit bossu nommé Jean Butscha. Quand ces quatre personnages, dont deux au moins faisaient ce chemin tous les soirs, arrivèrent au coude de la route qui tourne sur elle-même comme celles que les Italiens appellent des corniches, le notaire examina si personne ne pouvait l'écouter du haut d'une terrasse, en arrière ou en avant d'eux, et il prit le médium de sa voix par excès de précaution.

—Exupère, dit-il à son fils, tâche d'exécuter avec intelligence la petite manœuvre que je vais t'indiquer, et sans en rechercher le sens; mais si tu le devines, je t'ordonne de le jeter dans ce Styx que tout notaire ou tout homme qui se destine à la magistrature doit avoir en lui-même pour les secrets d'autrui. Après avoir présenté tes respects, 114 tes devoirs et tes hommages à madame et mademoiselle Mignon, à monsieur et madame Dumay, à monsieur Gobenheim s'il est au Chalet; quand le silence se sera rétabli, monsieur Dumay te prendra dans un coin; tu regarderas avec curiosité (je te le permets) mademoiselle Modeste pendant tout le temps qu'il te parlera. Mon digne ami te priera de sortir et d'aller te promener, pour rentrer au bout d'une heure environ, sur les neuf heures, d'un air empressé; tâche alors d'imiter la respiration d'un homme essoufflé, puis tu lui diras à l'oreille, tout bas, et néanmoins de manière que mademoiselle Modeste t'entende:—Le jeune homme arrive!

Exupère devait partir le lendemain pour Paris, y commencer son Droit. Ce prochain départ avait décidé Latournelle à proposer à son ami Dumay son fils pour complice de l'importante conspiration que cet ordre peut faire entrevoir.

—Est-ce que mademoiselle Modeste serait soupçonnée d'avoir une intrigue? demanda Butscha d'une voix timide à sa patronne.

—Chut! Butscha, répondit madame Latournelle en reprenant le bras de son mari.

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IMP. E. MARTINET.

MADAME LATOURNELLE.

Elle prend du tabac, se tient roide comme un pieu... et ressemble parfaitement à une momie...

(MODESTE MIGNON.)

Madame Latournelle, fille du greffier du tribunal de première instance, se trouve suffisamment autorisée par sa naissance à se dire issue d'une famille parlementaire. Cette prétention indique déjà pourquoi cette femme, un peu trop couperosée, tâche de se donner la majesté du tribunal dont les jugements sont griffonnés par monsieur son père. Elle prend du tabac, se tient roide comme un pieu, se pose en femme considérable, et ressemble parfaitement à une momie à laquelle le galvanisme aurait rendu la vie pour un instant. Elle essaie de donner des tons aristocratiques à sa voix aigre; mais elle n'y réussit pas plus qu'à couvrir son défaut d'instruction. Son utilité sociale semble incontestable à voir les bonnets armés de fleurs qu'elle porte, les tours tapés sur ses tempes, et les robes qu'elle choisit. Où les marchands placeraient-ils ces produits, s'il n'existait pas des madame Latournelle? Tous les ridicules de cette digne femme, essentiellement charitable et pieuse, eussent peut-être passé presque inaperçus; mais la nature, qui plaisante parfois en lâchant de ces créations falotes, l'a douée d'une taille de tambour-major, afin de mettre en lumière les inventions de cet esprit provincial. Elle n'est jamais sortie du Havre, elle croit en l'infaillibilité du Havre, elle achète tout au Havre, elle s'y fait habiller; elle se dit Normande jusqu'au bout des ongles, 115 elle vénère son père et adore son mari. Le petit Latournelle eut la hardiesse d'épouser cette fille arrivée à l'âge anti-matrimonial de trente-trois ans, et sut en avoir un fils. Comme il eût obtenu partout ailleurs les soixante mille francs de dot donnés par le greffier, on attribua son intrépidité peu commune au désir d'éviter l'invasion du Minotaure, de laquelle ses moyens personnels l'eussent difficilement garanti, s'il avait eu l'imprudence de mettre le feu chez lui, en y mettant une jeune et jolie femme. Le notaire avait tout bonnement reconnu les grandes qualités de mademoiselle Agnès (elle se nommait Agnès), et remarqué combien la beauté d'une femme passe promptement pour un mari. Quant à ce jeune homme insignifiant, à qui le greffier imposa son nom normand sur les fonts, madame Latournelle est encore si surprise d'être devenue mère, à trente-cinq ans sept mois, qu'elle se retrouverait des mamelles et du lait pour lui, s'il le fallait, seule hyperbole qui puisse peindre sa folle maternité.

—Comme il est beau, mon fils!... disait-elle à sa petite amie Modeste en le lui montrant, sans aucune arrière-pensée, quand elles allaient à la messe et que son bel Exupère marchait en avant.

—Il vous ressemble, répondait Modeste Mignon comme elle eût dit: Quel vilain temps!

La silhouette de ce personnage, très accessoire, paraîtra nécessaire en disant que madame Latournelle était depuis environ trois ans le chaperon de la jeune fille à laquelle le notaire et Dumay son ami voulaient tendre un de ces piéges appelés souricières dans la Physiologie du Mariage.

Quant à Latournelle, figurez-vous un bon petit homme, aussi rusé que la probité la plus pure le permet, et que tout étranger prendrait pour un fripon à voir l'étrange physionomie à laquelle le Havre s'est habitué. Une vue, dite tendre, force le digne notaire à porter des lunettes vertes pour conserver ses yeux, constamment rouges. Chaque arcade sourcilière, ornée d'un duvet assez rare, dépasse d'une ligne environ l'écaille brune du verre en en doublant en quelque sorte le cercle. Si vous n'avez pas observé déjà sur la figure de quelque passant l'effet produit par ces deux circonférences superposées et séparées par un vide, vous ne sauriez imaginer combien un pareil visage vous intrigue; surtout quand ce visage, pâle et creusé, se termine en pointe comme celui de Méphistophélès que les peintres ont copié sur le masque des chats, car telle est la 116 ressemblance offerte par Babylas Latournelle. Au-dessus de ces atroces lunettes vertes s'élève un crâne dénudé, d'autant plus artificieux que la perruque, en apparence douée de mouvement, a l'indiscrétion de laisser passer des cheveux blancs de tous côtés, et coupe toujours le front inégalement. En voyant cet estimable Normand, vêtu de noir comme un coléoptère, monté sur ses deux jambes comme sur deux épingles, et le sachant le plus honnête homme du monde, on cherche, sans la trouver, la raison de ces contre-sens physiognomiques.

Jean Butscha, pauvre enfant naturel abandonné, de qui le greffier Labrosse et sa fille avaient pris soin, devenu premier clerc à force de travail, logé, nourri chez son patron qui lui donne neuf cents francs d'appointements, sans aucun semblant de jeunesse, presque nain, faisait de Modeste une idole: il eût donné sa vie pour elle. Ce pauvre être, dont les yeux semblables à deux lumières de canon sont pressés entre les paupières épaisses, marqué de la petite vérole, écrasé par une chevelure crépue, embarrassé de ses mains énormes, vivait sous les regards de la pitié depuis l'âge de sept ans: ceci ne peut-il pas vous l'expliquer tout entier? Silencieux, recueilli, d'une conduite exemplaire, religieux, il voyageait dans l'immense étendue du pays appelé, sur la carte de Tendre, Amour-sans-espoir, les steppes arides et sublimes du Désir. Modeste avait surnommé ce grotesque premier clerc le nain mystérieux. Ce sobriquet fit lire à Butscha le roman de Walter Scott, et il dit à Modeste:—Voulez-vous, pour le jour du danger, une rose de votre nain mystérieux? Modeste refoula soudain l'âme de son adorateur dans sa cabane de boue, par un de ces regards terribles que les jeunes filles jettent aux hommes qui ne leur plaisent pas. Butscha se surnommait lui-même le clerc obscur, sans savoir que ce calembour remonte à l'origine des panonceaux; mais il n'était, de même que sa patronne, jamais sorti du Havre.

Peut-être est-il nécessaire, dans l'intérêt de ceux qui ne connaissent pas le Havre, d'en dire un mot en expliquant où se rendait la famille Latournelle, car le premier clerc y est évidemment inféodé.

Ingouville est au Havre ce que Montmartre est à Paris, une haute colline au pied de laquelle la ville s'étale, à cette différence près que la mer et la Seine entourent la ville et la colline, que le Havre se voit fatalement circonscrit par d'étroites fortifications, 117 et qu'enfin l'embouchure du fleuve, le port, les bassins, présentent un spectacle tout autre que celui des cinquante mille maisons de Paris. Au bas de Montmartre, un océan d'ardoises montre ses lames bleues figées; à Ingouville, on voit comme des toits mobiles agités par les vents. Cette éminence, qui, depuis Rouen jusqu'à la mer, côtoie le fleuve en laissant une marge plus ou moins resserrée entre elle et les eaux, mais qui certes contient des trésors de pittoresque avec ses villes, ses gorges, ses vallons, ses prairies, acquit une immense valeur à Ingouville depuis 1816, époque à laquelle commença la prospérité du Havre. Cette commune devint l'Auteuil, le Ville-d'Avray, le Montmorency des commerçants, qui se bâtirent des villas étagées sur cet amphithéâtre pour y respirer l'air de la mer parfumé par les fleurs de leurs somptueux jardins. Ces hardis spéculateurs s'y reposent des fatigues de leurs comptoirs et de l'atmosphère de leurs maisons serrées les unes contre les autres, sans espace, souvent sans cour, comme les font et l'accroissement de la population du Havre, et la ligne inflexible de ses remparts, et l'agrandissement des bassins. En effet, quelle tristesse au cœur du Havre, et quelle joie à Ingouville! La loi du développement social a fait éclore comme un champignon le faubourg de Graville, aujourd'hui plus considérable que le Havre, et qui s'étend au bas de la côte comme un serpent.

A sa crête, Ingouville n'a qu'une rue; et, comme dans toutes ces positions, les maisons qui regardent la Seine ont nécessairement un immense avantage sur celles de l'autre côté du chemin auxquelles elles masquent cette vue, mais qui se dressent, comme des spectateurs, sur la pointe des pieds, afin de voir par-dessus les toits. Néanmoins il existe là, comme partout, des servitudes. Quelques maisons assises au sommet occupent une position supérieure ou jouissent d'un droit de vue qui oblige le voisin à tenir ses constructions à une hauteur voulue. Puis la roche capricieuse est creusée par des chemins qui rendent son amphithéâtre praticable; et, par ces échappées, quelques propriétés peuvent apercevoir ou la ville, ou le fleuve, ou la mer. Sans être coupée à pic, la colline finit assez brusquement en falaise. Au bout de la rue qui serpente au sommet, on aperçoit les gorges où sont situés quelques villages, Sainte-Adresse, deux ou trois saints-je-ne-sais-qui, et les criques où mugit l'Océan. Ce côté presque désert d'Ingouville forme un contraste frappant avec les belles villas qui regardent 118 la vallée de la Seine. Craint-on les coups de vent pour la végétation? les négociants reculent-ils devant les dépenses qu'exigent ces terrains en pente?... Quoi qu'il en soit, le touriste des bateaux à vapeur est tout étonné de trouver la côte nue et ravinée à l'ouest d'Ingouville, un pauvre en haillons à côté d'un riche somptueusement vêtu, parfumé.

En 1829, une des dernières maisons du côté de la mer, et qui se trouve sans doute au milieu de l'Ingouville d'aujourd'hui, s'appelait et s'appelle peut-être encore le Chalet. Ce fut primitivement une habitation de concierge avec son jardinet en avant. Le propriétaire de la villa dont elle dépendait, maison à parc, à jardins, à volière, à serre, à prairies, eut la fantaisie de mettre cette maisonnette en harmonie avec les somptuosités de sa demeure, et la fit reconstruire sur le modèle d'un cottage. Il sépara ce cottage de son boulingrin orné de fleurs, de plates-bandes, la terrasse de sa villa, par une muraille basse le long de laquelle il planta une haie pour la cacher. Derrière le cottage, nommé, malgré tous ses efforts, le Chalet, s'étendent les potagers et les vergers. Ce Chalet, sans vaches ni laiterie, a pour toute clôture sur le chemin un palis dont les charniers ne se voient plus sous une haie luxuriante. De l'autre côté du chemin, la maison d'en face, soumise à une servitude, offre un palis et une haie semblables qui laissent la vue du Havre au Chalet. Cette maisonnette faisait le désespoir de monsieur Vilquin, propriétaire de la villa. Voici pourquoi. Le créateur de ce séjour dont les détails disent énergiquement: Cy reluisent des millions! n'avait si bien étendu son parc vers la campagne que pour ne pas avoir ses jardiniers, disait-il, dans ses poches. Une fois fini, le Chalet ne pouvait plus être habité que par un ami. Monsieur Mignon, le précédent propriétaire, aimait beaucoup son caissier, et cette histoire prouvera que Dumay le lui rendait bien; il lui offrit donc cette habitation. A cheval sur la forme, Dumay fit signer à son patron un bail de douze ans à trois cents francs de loyer, et monsieur Mignon le signa volontiers en disant:—Mon cher Dumay, songes-y, tu t'engages à vivre douze ans chez moi.

Par des événements qui vont être racontés, les propriétés de monsieur Mignon, autrefois le plus riche négociant du Havre, furent vendues à Vilquin, l'un de ses antagonistes sur la place. Dans la joie de s'emparer de la célèbre villa Mignon, l'acquéreur oublia de demander la résiliation de ce bail. Dumay, pour ne pas faire manquer 119 la vente, aurait alors signé tout ce que Vilquin eût exigé; mais, une fois la vente consommée, il tint à son bail comme à une vengeance. Il resta dans la poche de Vilquin, au cœur de la famille Vilquin, observant Vilquin, gênant Vilquin, enfin le taon des Vilquin. Tous les matins, à sa fenêtre, Vilquin éprouvait un mouvement de contrariété violente en apercevant ce bijou de construction, ce Chalet qui coûta soixante mille francs, et qui scintille comme un rubis au soleil. Comparaison presque juste!

L'architecte a bâti ce cottage de briques du plus beau rouge rejointoyées en blanc. Les fenêtres sont peintes en vert vif, et les bois en brun tirant sur le jaune. Le toit s'avance de plusieurs pieds. Une jolie galerie découpée règne au premier étage, et une varanda projette sa cage de verre au milieu de la façade. Le rez-de-chaussée se compose d'un joli salon, d'une salle à manger, séparés par le palier d'un escalier de bois dont le dessin et les ornements sont d'une élégante simplicité. La cuisine est adossée à la salle à manger, et le salon est doublé d'un cabinet qui servait alors de chambre à coucher à monsieur et à madame Dumay. Au premier étage, l'architecte a ménagé deux grandes chambres accompagnées chacune d'un cabinet de toilette, auxquelles la varanda sert de salon; puis, au-dessus, se trouvent, sous le faîte, qui ressemble à deux cartes mises l'une contre l'autre, deux chambres de domestique, éclairées chacune par un œil-de-bœuf, et mansardées, mais assez spacieuses. Vilquin eut la petitesse d'élever un mur du côté des vergers et des potagers. Depuis cette vengeance, les quelques centiares que le bail laisse au Chalet ressemblent à un jardin de Paris. Les communs, bâtis et peints de manière à les raccorder au Chalet, sont adossés au mur de la propriété voisine.

L'intérieur de cette charmante habitation est en harmonie avec l'extérieur. Le salon, parqueté tout en bois de fer, offre aux regards les merveilles d'une peinture imitant les laques de Chine. Sur des fonds noirs encadrés d'or, brillent les oiseaux multicolores, les feuillages verts impossibles, les fantastiques dessins des Chinois. La salle à manger est entièrement revêtue de bois du Nord découpé, sculpté comme dans les belles cabanes russes. La petite antichambre formée par le palier et la cage de l'escalier sont peintes en vieux bois et représentent des ornements gothiques. Les chambres à coucher, tendues de perse, se recommandent par une coûteuse simplicité. Le cabinet où couchaient alors le caissier et sa 120 femme est boisé, plafonné, comme la chambre d'un paquebot. Ces folies d'armateur expliquent la rage de Vilquin. Ce pauvre acquéreur voulait loger dans ce cottage son gendre et sa fille. Ce projet connu de Dumay pourra plus tard vous expliquer sa ténacité bretonne.

On entre au Chalet par une petite porte de fer, treillissée, et dont les fers de lance s'élèvent de quelques pouces au-dessus du palis et de la haie. Le jardinet, d'une largeur égale à celle du fastueux boulingrin, était alors plein de fleurs, de roses, de dahlias, des plus belles, des plus rares productions de la Flore des serres; car, autre sujet de douleur vilquinarde, la petite serre élégante, la serre de fantaisie, la serre, dite de Madame, dépend du Chalet et sépare la villa Vilquin, ou, si vous voulez, l'unit au cottage. Dumay se consolait de la tenue de sa caisse par les soins de la serre, dont les productions exotiques faisaient un des plaisirs de Modeste. Le billard de la villa Vilquin, espèce de galerie, communiquait autrefois par une immense volière en forme de tourelle avec cette serre; mais, depuis la construction du mur qui le priva de la vue des vergers, Dumay mura la porte de communication.

—Mur pour mur! dit-il.

—Vous et Dumay, vous murmurez! dirent à Vilquin les négociants pour le taquiner.

Et tous les jours, à la Bourse, on saluait d'un nouveau calembour le spéculateur jalousé.

En 1827, Vilquin offrit à Dumay six mille francs d'appointements et dix mille francs d'indemnité pour résilier le bail; le caissier refusa, quoiqu'il n'eût que mille écus chez Gobenheim, un ancien commis de son patron. Dumay, croyez-le, est un Breton repiqué par le Sort en Normandie. Jugez de la haine conçue contre ses locataires du Chalet par le normand Vilquin, un homme riche de trois millions! Quel crime de lèse-million que de démontrer aux riches l'impuissance de l'or? Vilquin, dont le désespoir le rendait la fable du Havre, venait de proposer une jolie habitation en toute propriété à Dumay, qui de nouveau refusa. Le Havre commençait à s'inquiéter de cet entêtement, dont, pour beaucoup de gens, la raison se trouvait dans cette phrase:—Dumay est Breton. Le caissier, lui, pensait que madame et surtout mademoiselle Mignon eussent été trop mal logées partout ailleurs. Ses deux idoles habitaient un temple digne d'elles, et profitaient du moins de cette 121 somptueuse chaumière où des rois déchus auraient pu conserver la majesté des choses autour d'eux, espèce de décorum qui manque souvent aux gens tombés.

Peut-être ne regrettera-t-on pas d'avoir connu par avance et l'habitation et la compagnie habituelle de Modeste; car, à son âge, les êtres et les choses ont sur l'avenir autant d'influence que le caractère, si toutefois le caractère n'en reçoit pas quelques empreintes ineffaçables. A la manière dont les Latournelle entrèrent au Chalet, un étranger aurait bien deviné qu'ils y venaient tous les soirs.

—Déjà, mon maître?... dit le notaire en apercevant dans le salon un jeune banquier du Havre, Gobenheim, parent de Gobenheim-Keller, chef de la grande maison de Paris.

Ce jeune homme à visage livide, un de ces blonds aux yeux noirs dont le regard immobile a je ne sais quoi de fascinant, aussi sobre dans sa parole que dans le vivre, vêtu de noir, maigre comme un phthisique, mais vigoureusement charpenté, cultivait la famille de son ancien patron et la maison de son caissier, beaucoup moins par affection que par calcul. On y jouait le whist à deux sous la fiche. Une mise soignée n'était pas de rigueur. Il n'acceptait que des verres d'eau sucrée, et n'avait aucune politesse à rendre en échange. Cette apparence de dévouement aux Mignon laissait croire que Gobenheim avait du cœur, et le dispensait d'aller dans le grand monde du Havre, d'y faire des dépenses inutiles, de déranger l'économie de sa vie domestique. Ce catéchumène du Veau d'or se couchait tous les soirs à dix heures et demie, et se levait à cinq heures du matin. Enfin, sûr de la discrétion de Latournelle et de Butscha, Gobenheim pouvait analyser devant eux les affaires épineuses, les soumettre aux consultations gratuites du notaire, et réduire les cancans de la place à leur juste valeur. Cet apprenti gobe-or (mot de Butscha) appartenait à cette nature de substances que la chimie appelle absorbantes. Depuis la catastrophe arrivée à la maison Mignon, où les Keller le mirent en pension pour apprendre le haut commerce maritime, personne au Chalet ne l'avait prié de faire quoi que ce soit, pas même une simple commission; sa réponse était connue. Ce garçon regardait Modeste comme il aurait examiné une lithographie à deux sous.

—C'est l'un des pistons de l'immense machine appelée Commerce, disait de lui le pauvre Butscha dont l'esprit se trahissait par de petits mots timidement lancés.

122 Les quatre Latournelle saluèrent avec la plus respectueuse déférence une vieille dame vêtue de velours noir, qui ne se leva pas du fauteuil où elle était assise, car ses deux yeux étaient couverts de la taie jaune produite par la cataracte. Madame Mignon sera peinte en une seule phrase. Elle attirait aussitôt le regard par le visage auguste des mères de famille dont la vie sans reproches défie les coups du Destin, mais qu'il a pris pour but de ses flèches, et qui forment la nombreuse tribu des Niobés. Sa perruque blonde bien frisée, bien mise, seyait à sa blanche figure froidie comme celle de ces femmes de bourgmestre peintes par Holbein. Le soin excessif de sa toilette, des bottines de velours, une collerette de dentelles, le châle mis droit, tout attestait la sollicitude de Modeste pour sa mère.

Quand le moment de silence, annoncé par le notaire, fut établi dans ce joli salon, Modeste, assise près de sa mère et brodant pour elle un fichu, devint pendant un instant le point de mire des regards. Cette curiosité cachée sous les interrogations vulgaires que s'adressent tous les gens en visite, et même ceux qui se voient chaque jour, eût trahi le complot domestique médité contre la jeune fille à un indifférent; mais Gobenheim, plus qu'indifférent, ne remarqua rien, il alluma les bougies de la table à jouer.

L'attitude de Dumay rendit cette situation terrible pour Butscha, pour les Latournelle, et surtout pour madame Dumay, qui savait son mari capable de tirer, comme sur un chien enragé, sur l'amant de Modeste. Après le dîner, le caissier était allé se promener, suivi de deux magnifiques chiens des Pyrénées soupçonnés de trahison, et qu'il avait laissés chez un ancien métayer de monsieur Mignon; puis, quelques instants avant l'entrée des Latournelle, il avait pris à son chevet ses pistolets et les avait posés sur la cheminée en se cachant de Modeste. La jeune fille ne fit aucune attention à tous ces préparatifs, au moins singuliers.

Quoique petit, trapu, grêlé, parlant tout bas, ayant l'air de s'écouter, ce Breton, ancien lieutenant de la Garde, offre la résolution, le sang-froid si bien gravés sur son visage, que personne en vingt ans, à l'armée, ne l'avait plaisanté. Ses petits yeux d'un bleu calme, ressemblent à deux morceaux d'acier. Ses façons, l'air de son visage, son parler, sa tenue, tout concorde à son nom bref de Dumay. Sa force, bien connue d'ailleurs, lui permet de ne redouter aucune agression. Capable de tuer un homme d'un 123 coup de poing, il avait accompli ce haut fait à Bautzen, en s'y trouvant sans armes, face à face avec un Saxon, en arrière de sa compagnie. En ce moment la ferme et douce physionomie de cet homme atteignit au sublime du tragique. Ses lèvres pâles comme son teint indiquèrent une convulsion domptée par l'énergie bretonne. Une sueur légère, mais que chacun vit et supposa froide, rendit son front humide. Le notaire, son ami, savait que, de tout ceci, pouvait résulter un drame en Cour d'Assises. En effet, pour le caissier, il se jouait, à propos de Modeste Mignon, une partie où se trouvaient engagés un honneur, une foi, des sentiments d'une importance supérieure à celle des liens sociaux, et résultant d'un de ces pactes dont le seul juge, en cas de malheur, est au ciel. La plupart des drames sont dans les idées que nous nous formons des choses. Les événements qui nous paraissent dramatiques ne sont que les sujets que notre âme convertit en tragédie ou en comédie, au gré de notre caractère.

Madame Latournelle et madame Dumay, chargées d'observer Modeste, eurent je ne sais quoi d'emprunté dans le maintien, de tremblant dans la voix que l'inculpée ne remarqua point, tant elle paraissait absorbée par sa broderie. Modeste plaquait chaque fil de coton avec une perfection à désespérer des brodeuses. Son visage disait tout le plaisir que lui causait le mat du pétale qui finissait une fleur entreprise. Le nain, assis entre sa patronne et Gobenheim, retenait ses larmes, il se demandait comment arriver à Modeste, afin de lui jeter deux mots d'avis à l'oreille. En prenant position devant madame Mignon, madame Latournelle avait, avec sa diabolique intelligence de dévote, isolé Modeste.

Madame Mignon, silencieuse dans sa cécité, plus pâle que ne la faisait sa pâleur habituelle, disait assez qu'elle savait l'épreuve à laquelle Modeste allait être soumise. Peut-être au dernier moment blâmait-elle ce stratagème, tout en le trouvant nécessaire. De là son silence. Elle pleurait en dedans.

Exupère, la détente du piége, ignorait entièrement la pièce où le hasard lui donnait un rôle. Gobenheim restait, par un effet de son caractère, dans une insouciance égale à celle que montrait Modeste.

Pour un spectateur instruit, ce contraste entre la complète ignorance des uns et la palpitante attention des autres eût été sublime. Aujourd'hui plus que jamais, les romanciers disposent de ces effets 124 et ils sont dans leur droit; car la nature s'est, de tout temps, permis d'être plus forte qu'eux. Ici, la nature, vous le verrez, la nature sociale, qui est une nature dans la nature, se donnait le plaisir de faire l'histoire plus intéressante que le roman, de même que les torrents dessinent des fantaisies interdites aux peintres, et accomplissent des tours de force en disposant ou léchant les pierres à surprendre les statuaires et les architectes.

Il était huit heures. En cette saison, le crépuscule jette alors ses dernières lueurs. Ce soir-là, le ciel n'offrait pas un nuage, l'air attiédi caressait la terre, les fleurs embaumaient, on entendait crier le sable sous les pieds de quelques promeneurs qui rentraient. La mer reluisait comme un miroir. Enfin il faisait si peu de vent, que les bougies allumées sur la table à jouer montraient leurs flammes tranquilles, quoique les croisées fussent entr'ouvertes. Ce salon, cette soirée, cette habitation, quel cadre pour le portrait de cette jeune fille, étudiée alors par ces personnes avec la profonde attention d'un peintre en présence de la Margherita Doni, l'une des gloires du palais Pitti. Modeste, fleur enfermée comme celle de Catulle, valait-elle encore toutes ces précautions?... Vous connaissez la cage, voici l'oiseau.

Alors âgée de vingt ans, svelte, fine autant qu'une de ces sirènes inventées par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautés, Modeste offre, comme autrefois sa mère, une coquette expression de cette grâce peu comprise en France, où nous l'appelons sensiblerie, mais qui, chez les Allemandes, est la poésie du cœur arrivée à la surface de l'être et s'épanchant en minauderies chez les sottes, en divines manières chez les filles spirituelles. Remarquable par sa chevelure couleur d'or pâle, elle appartient à ce genre de femmes nommées, sans doute en mémoire d'Ève, les blondes célestes, et dont l'épiderme satiné ressemble à du papier de soie appliqué sur la chair, qui frissonne sous l'hiver ou s'épanouit au soleil du regard, en rendant la main jalouse de l'œil. Sous ces cheveux, légers comme des marabouts et bouclés à l'anglaise, le front, que vous eussiez dit tracé par le compas tant il est pur de modelé, reste discret, calme jusqu'à la placidité, quoique lumineux de pensée; mais quand et où pouvait-on en voir de plus uni, d'une netteté si transparente? il semble, comme une perle, avoir un orient. Les yeux d'un bleu tirant sur le gris, limpides comme des yeux d'enfant, en montraient alors toute la malice 125 et toute l'innocence, en harmonie avec l'arc des sourcils à peine indiqué par des racines plantées comme celles faites au pinceau dans les figures chinoises. Cette candeur spirituelle est encore relevée autour des yeux et dans les coins, aux tempes, par des tons de nacre à filets bleus, privilége de ces teints délicats. La figure, de l'ovale si souvent trouvé par Raphaël pour ses madones, se distingue par la couleur sobre et virginale des pommettes, aussi douce que la rose de Bengale, et sur laquelle les longs cils d'une paupière diaphane jetaient des ombres mélangées de lumière. Le cou, alors penché, presque frêle, d'un blanc de lait, rappelle ces lignes fuyantes, aimées de Léonard de Vinci. Quelques petites taches de rousseur, semblables aux mouches du dix-huitième siècle, disent que Modeste est bien une fille de la terre, et non l'une de ces créations rêvées en Italie par l'École Angélique. Quoique fines et grasses tout à la fois, ses lèvres, un peu moqueuses, expriment la volupté. Sa taille, souple sans être frêle, n'effrayait pas la Maternité comme celle de ces jeunes filles qui demandent des succès à la morbide pression d'un corset. Le basin, l'acier, le lacet épuraient et ne fabriquaient pas les lignes serpentines de cette élégance, comparable à celle d'un jeune peuplier balancé par le vent. Une robe gris de perle, ornée de passementeries couleur de cerise, à taille longue, dessinait chastement le corsage et couvrait les épaules, encore un peu maigres, d'une guimpe qui ne laissait voir que les premières rondeurs par lesquelles le cou s'attache aux épaules.

A l'aspect de cette physionomie vaporeuse et intelligente tout ensemble, où la finesse d'un nez grec à narines roses, à méplats fermement coupés, jetait je ne sais quoi de positif; où la poésie qui régnait sur le front presque mystique était quasi démentie par la voluptueuse expression de la bouche; où la candeur disputait les champs profonds et variés de la prunelle à la moquerie la plus instruite, un observateur aurait pensé que cette jeune fille, à l'oreille alerte et fine que tout bruit éveillait, au nez ouvert aux parfums de la fleur bleue de l'Idéal, devait être le théâtre d'un combat entre les poésies qui se jouent autour de tous les levers de soleil et les labeurs de la journée, entre la Fantaisie et la Réalité. Modeste était la jeune fille curieuse et pudique, sachant sa destinée et pleine de chasteté, la vierge de l'Espagne plutôt que celle de Raphaël.

Elle leva la tête en entendant Dumay dire à Exupère:—Venez ici, jeune homme! et après les avoir vus causant dans un coin du 126 salon, elle pensa qu'il s'agissait d'une commission à donner pour Paris. Elle regarda ses amis qui l'entouraient comme étonnée de leur silence, et s'écria de l'air le plus naturel:—Eh bien! vous ne jouez pas? en montrant la table verte que la grande madame Latournelle nommait l'autel.

—Jouons! reprit Dumay qui venait de congédier le jeune Exupère.

—Mets-toi là, Butscha, dit madame Latournelle en séparant par toute la table le premier clerc du groupe que formaient madame Mignon et sa fille.

—Et toi, viens là!... dit Dumay à sa femme en lui ordonnant de se tenir près de lui.

Madame Dumay, petite Américaine de trente-six ans, essuya furtivement des larmes, elle adorait Modeste et croyait à une catastrophe.

—Vous n'êtes pas gais, ce soir, reprit Modeste.

—Nous jouons, répondit Gobenheim qui disposait ses cartes.

Quelque intéressante que cette situation puisse paraître, elle le sera bien davantage en expliquant la position de Dumay relativement à Modeste. Si la concision de ce récit le rend sec, on pardonnera cette sécheresse en faveur du désir d'achever promptement cette scène, et à la nécessité de raconter l'argument qui domine tous les drames.

Dumay (Anne-François-Bernard), né à Vannes, partit soldat en 1799, à l'armée d'Italie. Son père, président du tribunal révolutionnaire, s'était fait remarquer par tant d'énergie, que le pays ne fut pas tenable pour lui lorsque son père, assez méchant avocat, eut péri sur l'échafaud après le 9 thermidor. Après avoir vu mourir sa mère de chagrin, Anne vendit tout ce qu'il possédait et courut à l'âge de vingt-deux ans, en Italie, au moment où nos armées succombaient. Il rencontra dans le département du Var un jeune homme qui, par des motifs analogues, allait aussi chercher la gloire, en trouvant le champ de bataille moins périlleux que la Provence.

Charles Mignon, dernier rejeton de cette famille à laquelle Paris doit la rue et l'hôtel bâti par le cardinal Mignon, eut dans son père un finaud qui voulut sauver des griffes de la Révolution la terre de la Bastie, un joli fief du Comtat. Comme tous les peureux de ce temps, le comte de la Bastie, devenu le citoyen Mignon, trouva plus sain de couper les têtes que de se laisser couper 127 la sienne. Ce faux terroriste disparut au Neuf Thermidor et fut alors inscrit sur la liste des émigrés. Le comté de la Bastie fut vendu. Le château déshonoré vit ses tours en poivrière rasées. Enfin le citoyen Mignon, découvert à Orange, fut massacré, lui, sa femme et ses enfants, à l'exception de Charles Mignon qu'il avait envoyé lui chercher un asile dans les Hautes-Alpes. Saisi par ces affreuses nouvelles, Charles attendit, dans une vallée du mont Genèvre, des temps moins orageux. Il vécut là jusqu'en 1799 de quelques louis que son père lui mit dans la main, à son départ. Enfin, à vingt-trois ans, sans autre fortune que sa belle prestance, que cette beauté méridionale qui, complète, arrive au sublime, et dont le type est l'Antinoüs l'illustre favori d'Adrien, Charles résolut de hasarder sur le tapis rouge de la Guerre son audace provençale qu'il prit, à l'exemple de tant d'autres, pour une vocation. En allant au dépôt de l'armée, à Nice, il rencontra le Breton. Devenus camarades et par la similitude de leurs destinées et par le contraste de leurs caractères, ces deux fantassins burent à la même tasse, en plein torrent, cassèrent en deux le même morceau de biscuit, et se trouvèrent sergents à la paix qui suivit la bataille de Marengo.

Quand la guerre recommença, Charles Mignon obtint de passer dans la cavalerie et perdit alors de vue son camarade. Le dernier des Mignon de la Bastie était, en 1812, officier de la Légion-d'Honneur et major d'un régiment de cavalerie, espérant être renommé comte de la Bastie et fait colonel par l'Empereur. Pris par les Russes, il fut envoyé, comme tant d'autres, en Sibérie. Il fit le voyage avec un pauvre lieutenant dans lequel il reconnut Anne Dumay, non décoré, brave, mais malheureux comme un million de pousse-cailloux à épaulettes de laine, le canevas d'hommes sur lequel Napoléon a peint le tableau de l'Empire. En Sibérie, le lieutenant-colonel apprit, pour tuer le temps, le calcul et la calligraphie au Breton, dont l'éducation avait paru inutile au père Scévola. Charles trouva dans son premier compagnon de route un de ces cœurs si rares où il put verser tous ses chagrins en racontant ses félicités.

Le fils de la Provence avait fini par rencontrer le hasard qui cherche tous les jolis garçons. En 1804, à Francfort-sur-Mein, il fut adoré par Bettina Wallenrod, fille unique d'un banquier, et il l'avait épousée avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle était riche, une des beautés de la ville, et qu'il se voyait alors seulement lieutenant, sans autre fortune que l'avenir excessivement problématique des 128 militaires de ce temps-là. Le vieux Wallenrod, baron allemand déchu (la Banque est toujours baronne), charmé de savoir que le beau lieutenant représentait à lui seul les Mignon de la Bastie, approuva la passion de la blonde Bettina, qu'un peintre (il y en avait un alors à Francfort) avait fait poser pour une figure idéale de l'Allemagne. Wallenrod, nommant par avance ses petits-fils comtes de la Bastie-Wallenrod, plaça dans les fonds français la somme nécessaire pour donner à sa fille trente mille francs de rente. Cette dot fit une très faible brèche à sa caisse, vu le peu d'élévation du capital. L'Empire, par suite d'une politique à l'usage de beaucoup de débiteurs, payait rarement les semestres. Aussi Charles parut-il assez effrayé de ce placement, car il n'avait pas autant de foi que le baron allemand dans l'aigle impériale. Le phénomène de la croyance ou de l'admiration, qui n'est qu'une croyance éphémère, s'établit difficilement en concubinage avec l'idole. Le mécanicien redoute la machine que le voyageur admire, et les officiers étaient un peu les chauffeurs de la locomotive napoléonienne, s'ils n'en furent pas le charbon. Le baron de Wallenrod-Tustall-Bartenstild promit alors de venir au secours du ménage.

Charles aima Bettina Wallenrod autant qu'il était aimé d'elle, et c'est beaucoup dire; mais quand un Provençal s'exalte, tout chez lui devient naturel en fait de sentiment. Et comment ne pas adorer une blonde échappée d'un tableau d'Albert Durer, d'un caractère angélique, et d'une fortune notée à Francfort? Charles eut donc quatre enfants dont il restait seulement deux filles, au moment où il épanchait ses douleurs au cœur du Breton. Sans les connaître, Dumay aima ces deux petites par l'effet de cette sympathie, si bien rendue par Charles, qui rend le soldat père de tout enfant! L'aînée, appelée Bettina Caroline, était de 1805, l'autre, Marie-Modeste, de 1808.

Le malheureux lieutenant-colonel sans nouvelles de ces êtres chéris, revint à pied, en 1814, en compagnie du lieutenant, à travers la Russie et la Prusse. Ces deux amis, pour qui la différence des épaulettes n'existait plus, atteignirent Francfort au moment où Napoléon débarquait à Cannes. Charles trouva sa femme à Francfort, mais en deuil; elle avait eu la douleur de perdre son père de qui elle était adorée et qui voulait toujours la voir souriant, même à son lit de mort. Le vieux Wallenrod ne survivait pas aux désastres de l'Empire. A soixante-douze ans, il avait spéculé sur les cotons, en croyant 129 au génie de Napoléon, sans savoir que le génie est aussi souvent au-dessus qu'au-dessous des événements. Ce dernier Wallenrod, des vrais Wallenrod-Tustall-Bartenstild, avait acheté presque autant de balles de coton que l'Empereur perdit d'hommes pendant sa sublime campagne de France.

Che meirs tans le godon!... dit à sa fille ce père, de l'espèce des Goriot, en s'efforçant d'apaiser une douleur qui l'effrayait, ed che meirs ne teffant rienne à berzonne, car ce Français d'Allemagne mourut en essayant de parler la langue aimée de sa fille.

Heureux de sauver de ce grand et double naufrage sa femme et ses deux filles, Charles Mignon revint à Paris où l'Empereur le nomma lieutenant-colonel dans les cuirassiers de la Garde, et le fit commandant de la Légion-d'Honneur. Le rêve du colonel, qui se voyait enfin général et comte au premier triomphe de Napoléon, s'éteignit dans les flots de sang de Waterloo. Le colonel peu grièvement blessé, se retira sur la Loire et quitta Tours avant le licenciement.

Au printemps de 1816, Charles réalisa ses trente mille livres de rentes qui lui donnèrent environ quatre cent mille francs, et résolut d'aller faire fortune en Amérique en abandonnant le pays où la persécution pesait déjà sur les soldats de Napoléon. Il descendit de Paris au Havre accompagné de Dumay, à qui, par un hasard assez ordinaire à la guerre, il avait sauvé la vie en le prenant en croupe au milieu du désordre qui suivit la journée de Waterloo. Dumay partageait les opinions et le découragement du colonel. Charles, suivi par le Breton comme par un caniche (le pauvre soldat idolâtrait les deux petites filles), pensa que l'obéissance, l'habitude des consignes, la probité, l'attachement du lieutenant en feraient un serviteur fidèle autant qu'utile; il lui proposa donc de se mettre sous ses ordres, au civil. Dumay fut très heureux en se voyant adopté par une famille où il vivrait comme le gui sur le chêne.

En attendant une occasion pour s'embarquer, en choisissant entre les navires et méditant sur les chances offertes par leurs destinations, le colonel entendit parler des brillantes destinées que la paix réservait au Havre. En écoutant la dissertation de deux bourgeois, il entrevit un moyen de fortune, et devint à la fois armateur, banquier, propriétaire; il acheta pour deux cent mille francs de terrains, de maisons, et lança vers New-York un navire chargé de soieries françaises achetées à bas prix à Lyon. Dumay, son agent, partit sur le 130 vaisseau. Pendant que le colonel s'installait dans la plus belle maison de la rue Royale avec sa famille, et apprenait les éléments de la Banque en déployant l'activité, la prodigieuse intelligence des Provençaux, Dumay réalisa deux fortunes, car il revint avec un chargement de coton acheté à vil prix. Cette double opération valut un capital énorme à la maison Mignon. Le colonel fit alors l'acquisition de la villa d'Ingouville, et récompensa Dumay en lui donnant une modeste maison, rue Royale.

Le pauvre Breton avait ramené de New-York, avec ses cotons, une jolie petite femme à laquelle plut, avant toute chose, la qualité de Français. Miss Grummer possédait environ quatre mille dollars, vingt mille francs que Dumay plaça chez son colonel. Dumay, devenu l'alter Ego de l'armateur, apprit en peu de temps la tenue des livres, cette science qui distingue, selon son mot, les sergents-majors du commerce. Ce naïf soldat, oublié pendant vingt ans par la Fortune, se crut l'homme le plus heureux du monde en se voyant propriétaire d'une maison que la munificence de son chef garnit d'un joli mobilier, puis de douze cents francs d'intérêts qu'il eut de ses fonds, et de trois mille six cents francs d'appointements. Jamais le lieutenant Dumay, dans ses rêves, n'avait espéré situation pareille; mais il était encore plus satisfait de se sentir le pivot de la plus riche maison de commerce du Havre. Madame Dumay, petite Américaine assez jolie, eut le chagrin de perdre tous ses enfants à leur naissance, et les malheurs de sa dernière couche la privèrent de l'espérance d'en avoir; elle s'attacha donc aux deux demoiselles Mignon avec autant d'amour que Dumay, qui les eût préférées à ses enfants. Madame Dumay, qui devait le jour à des cultivateurs habitués à une vie économe, se contenta de deux mille quatre cents francs pour elle et son ménage. Ainsi, tous les ans, Dumay plaça deux mille et quelques cents francs de plus dans la maison Mignon. En examinant le bilan annuel, le patron grossissait le compte du caissier d'une gratification en harmonie avec les services. En 1824, le crédit du caissier se montait à cinquante-huit mille francs. Ce fut alors que Charles Mignon, comte de la Bastie, titre dont on ne parlait jamais, combla son caissier en le logeant au Chalet, où, dans ce moment, vivaient obscurément Modeste et sa mère.

L'état déplorable où se trouvait Madame Mignon, que son mari laissa belle encore, a sa cause dans la catastrophe à laquelle l'absence de Charles était due. Le chagrin avait employé trois ans à 131 détruire cette douce Allemande; mais c'était un de ces chagrins semblables à des vers logés au cœur d'un bon fruit. Le bilan de cette douleur est facile à chiffrer. Deux enfants, morts en bas âge, eurent un double ci-gît dans cette âme qui ne savait rien oublier. La captivité de Charles en Sibérie fut, pour cette femme aimante, la mort tous les jours. La catastrophe de la riche maison Wallenrod et la mort du pauvre banquier sur ses sacs vides fut, au milieu des doutes de Bettina sur le sort de son mari, comme un coup suprême. La joie excessive de retrouver son Charles faillit tuer cette fleur allemande. Puis la seconde chute de l'Empire, l'expatriation projetée furent comme de nouveaux accès d'une même fièvre. Enfin, dix ans de prospérités continuelles, les amusements de sa maison, la première du Havre; les dîners, les bals, les fêtes du négociant heureux, les somptuosités de la villa Mignon, l'immense considération, la respectueuse estime dont jouissait Charles, l'entière affection de cet homme, qui répondit par un amour unique à un unique amour, tout avait réconcilié cette pauvre femme avec la vie. Au moment où elle ne doutait plus, où elle entrevoyait un beau soir à sa journée orageuse, une catastrophe inconnue, enterrée au cœur de cette double famille et dont il sera bientôt question, fut comme une sommation du malheur.

En janvier 1826, au milieu d'une fête, quand le Havre tout entier désignait Charles Mignon pour son député, trois lettres, venues de New-York, de Paris et de Londres, furent chacune comme un coup de marteau sur le palais de verre de la Prospérité. En dix minutes, la ruine avait fondu de ses ailes de vautour sur cet inouï bonheur, comme le froid sur la Grande Armée en 1812.

En une seule nuit, passée à faire des comptes avec Dumay, Charles Mignon prit son parti. Toutes les valeurs, sans en excepter les meubles, suffisaient à tout payer.

—Le Havre, dit le colonel au lieutenant, ne me verra pas à pied. Dumay, je prends tes soixante mille francs à six pour cent...

—A trois, mon colonel.

—A rien alors, dit Charles Mignon péremptoirement. Je te ferai ta part dans mes nouvelles affaires. Le Modeste, qui n'est plus à moi, part demain, le capitaine m'emmène. Toi, je te charge de ma femme et de ma fille. Je n'écrirai jamais! Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.

132 Dumay ne demanda rien à son patron, il ne lui fit pas de questions sur ses projets.

—Je pense, dit-il à Latournelle d'un petit air entendu, que mon colonel a son plan fait.

Le lendemain, il accompagna au petit jour son patron sur le navire le Modeste, partant pour Constantinople. Là, sur l'arrière du bâtiment, le Breton dit au Provençal:—Quels sont vos derniers ordres, mon colonel?

—Qu'aucun homme n'approche du Chalet! dit le père en retenant mal une larme. Dumay! garde-moi mon dernier enfant, comme me le garderait un boule-dogue. La mort à quiconque tenterait de débaucher ma seconde fille! ne crains rien, pas même l'échafaud, je t'y rejoindrais.

—Mon colonel faites vos affaires en paix. Je vous comprends. Vous retrouverez mademoiselle Modeste comme vous me la confiez, ou je serais mort! Vous me connaissez et vous connaissez nos deux chiens des Pyrénées. On n'arrivera pas à votre fille. Pardon de vous dire tant de phrases!

Les deux militaires se jetèrent dans les bras l'un de l'autre comme deux hommes qui s'étaient appréciés en pleine Sibérie.

Le jour même, le Courrier du Havre contenait ce terrible, simple, énergique et honnête premier Havre.


«La maison Charles Mignon suspend ses payements. Mais les liquidateurs soussignés prennent l'engagement de payer toutes les créances passives. On peut, dès à présent, escompter aux tiers-porteurs les effets à terme. La vente des propriétés foncières couvre intégralement les comptes courants.

»Cet avis est donné pour l'honneur de la maison et pour empêcher tout ébranlement du crédit sur la place du Havre.

»Monsieur Charles Mignon est parti ce matin sur le Modeste pour l'Asie-Mineure, ayant laissé de pleins pouvoirs à l'effet de réaliser toutes les valeurs, même immobilières.

»Dumay (liquidateur pour les comptes de banque); Latournelle, notaire (liquidateur pour les biens de ville et de campagne); Gobenheim (liquidateur pour les valeurs commerciales).»


133 Latournelle devait sa fortune à la bonté de monsieur Mignon, qui lui prêta cent mille francs, en 1817, pour acheter la plus belle Étude du Havre. Ce pauvre homme, sans moyens pécuniaires, premier clerc depuis dix ans, atteignait alors à l'âge de quarante ans et se voyait clerc pour le reste de ses jours. Il fut le seul dans tout le Havre dont le dévouement pût se comparer à celui de Dumay, car Gobenheim profita de la liquidation pour continuer les relations et les affaires de monsieur Mignon, ce qui lui permit d'élever sa petite maison de banque.

Pendant que des regrets unanimes se formulaient à la Bourse, sur le port, dans toutes les maisons, quand le panégyrique d'un homme irréprochable, honorable et bienfaisant remplissait toutes les bouches, Latournelle et Dumay, silencieux et actifs comme des fourmis, vendaient, réalisaient, payaient et liquidaient. Vilquin fit le généreux en achetant la villa, la maison de ville et une ferme. Aussi Latournelle profita-t-il de ce bon premier mouvement en arrachant un bon prix à Vilquin.

On voulut visiter madame et mademoiselle Mignon; mais elles avaient obéi à Charles en se réfugiant au Chalet, le matin même de son départ qui leur fut caché dans le premier moment. Pour ne pas se laisser ébranler par leur douleur, le courageux banquier avait embrassé sa femme et sa fille pendant leur sommeil. Il y eut trois cents cartes mises à la porte de la maison Mignon. Quinze jours après, l'oubli le plus profond, prophétisé par Charles, révélait à ces deux femmes la sagesse et la grandeur de la résolution ordonnée.

Dumay fit représenter son maître à New-York, à Londres et à Paris. Il suivit la liquidation des trois maisons de banque auxquelles cette ruine était due, réalisa cinq cent mille francs de 1826 à 1828, le huitième de la fortune de Charles; et, selon des ordres écrits pendant la nuit du départ, il les envoya dans le commencement de l'année 1828, par la maison Mongenod, à New-York, au compte de monsieur Mignon. Tout cela fut accompli militairement, excepté le prélèvement de trente mille francs pour les besoins personnels de madame et de mademoiselle Mignon que Charles avait recommandé de faire et que ne fit pas Dumay. Le Breton vendit sa maison de ville vingt mille francs, et les remit à madame Mignon, en pensant que plus son colonel aurait de capitaux, plus promptement il reviendrait.

—Faute de trente mille francs quelquefois on périt, dit-il à 134 Latournelle qui lui prit à sa valeur cette maison où les habitants du Chalet trouvaient toujours un appartement.

Tel fut, pour la célèbre maison Mignon du Havre, le résultat de la crise qui bouleversa, de 1825 à 1826, les principales places de commerce et qui causa, si l'on se souvient de ce coup de vent, la ruine de plusieurs banquiers de Paris, dont l'un présidait le Tribunal de Commerce.

On comprend alors que cette chute immense, couronnant un règne bourgeois de dix années, pût être le coup de la mort pour Bettina Wallenrod, qui se vit encore une fois séparée de son mari, sans rien savoir d'une destinée en apparence aussi périlleuse, aussi aventureuse que l'exil en Sibérie; mais le mal qui l'entraînait vers la tombe est à ces chagrins visibles ce qu'est aux chagrins ordinaires d'une famille l'enfant fatal qui la gruge et la dévore. La pierre infernale jetée au cœur de cette mère était une des pierres tumulaires du petit cimetière d'Ingouville, et sur laquelle on lit:

BETTINA-CAROLINE MIGNON,
Morte à vingt-deux ans.
PRIEZ POUR ELLE.
1827.

Cette inscription est pour la jeune fille ce qu'une épitaphe est pour beaucoup de morts, la table des matières d'un livre inconnu. Le livre, le voici dans son abrégé terrible qui peut expliquer le serment échangé dans les adieux du colonel et du lieutenant.

Un jeune homme, d'une charmante figure, appelé Georges d'Estourny, vint au Havre sous le vulgaire prétexte de voir la mer, et il y vit Caroline Mignon. Un soi-disant élégant de Paris n'est jamais sans quelques recommandations; il fut donc invité, par l'intermédiaire d'un ami des Mignon, à une fête donnée à Ingouville. Devenu très épris et de Caroline et de sa fortune, le Parisien entrevit une fin heureuse. En trois mois, il accumula tous les moyens de séduction, et enleva Caroline. Quand il a des filles, un père de famille ne doit pas plus laisser introduire un jeune homme chez lui sans le connaître, que laisser traîner des livres ou des journaux sans les avoir lus. L'innocence des filles est comme le lait que font tourner un coup de tonnerre, un vénéneux parfum, un temps chaud, un rien, un souffle même. En lisant la lettre d'adieu de sa 135 fille aînée, Charles Mignon fit partir aussitôt madame Dumay pour Paris. La famille allégua la nécessité d'un voyage subitement ordonné par le médecin de la maison qui trempa dans cette excuse nécessaire; mais sans pouvoir empêcher le Havre de causer sur cette absence.

—Comment, une jeune personne si forte, d'un teint espagnol, à chevelure de jais!... Elle? poitrinaire!...

—Mais, oui, l'on dit qu'elle a commis une imprudence.

—Ah! ah! s'écriait un Vilquin.

—Elle est revenue en nage d'une partie de cheval, et a bu à la glace; du moins, voilà ce que dit le docteur Troussenard.

Quand madame Dumay revint, les malheurs de la maison Mignon étaient consommés, personne ne fit plus attention à l'absence de Caroline ni au retour de la femme du caissier.

Au commencement de l'année 1827, les journaux retentirent du procès de Georges d'Estourny, condamné pour de constantes fraudes au jeu par la Police correctionnelle. Ce jeune corsaire s'exila sans s'occuper de mademoiselle Mignon à qui la liquidation faite au Havre ôtait toute sa valeur. En peu de temps, Caroline apprit et son infâme abandon, et la ruine de la maison paternelle. Revenue dans un état de maladie affreux et mortel, elle s'éteignit, en peu de jours, au Chalet. Sa mort protégea du moins sa réputation. On crut assez généralement à la maladie alléguée par monsieur Mignon lors de la fuite de sa fille, et à l'ordonnance médicale qui dirigeait, disait-on, mademoiselle Caroline sur Nice.

Jusqu'au dernier moment, la mère espéra conserver sa fille! Bettina fut sa préférence, comme Modeste était celle de Charles. Il y avait quelque chose de touchant dans ces deux élections. Bettina fut tout le portrait de Charles, comme Modeste est celui de sa mère. Chacun des deux époux continuait son amour dans son enfant. Caroline, fille de la Provence, tint de son père et cette belle chevelure noire, comme l'aile d'un corbeau, qu'on admire chez les femmes du midi, et l'œil brun, fendu en amande, brillant comme une étoile, et le teint olivâtre, et la peau dorée d'un fruit velouté, le pied cambré, cette taille espagnole qui fait craquer les basquines. Aussi le père et la mère étaient-ils fiers de la charmante opposition que présentaient les deux sœurs.

—Un diable et un ange! disait-on sans malice, quoique ce fût une prophétie.

136 Après avoir pleuré pendant un mois dans sa chambre où elle voulut rester sans voir personne, la pauvre Allemande en sortit les yeux malades. Avant de perdre la vue, elle était allée, malgré tous ses amis, contempler la tombe de Caroline. Cette dernière image resta colorée dans ses ténèbres, comme le spectre rouge du dernier objet vu brille encore, après qu'on a fermé les yeux par un grand jour.

Après cet affreux, ce double malheur, Modeste devenue fille unique, sans que son père le sût, rendit Dumay, non pas plus dévoué, mais plus craintif que par le passé. Madame Dumay, folle de Modeste comme toutes les femmes privées d'enfant, l'accabla de sa maternité d'occasion, sans cependant méconnaître les ordres de son mari qui se défiait des amitiés féminines. La consigne était nette.

—Si jamais un homme de quelque âge, de quelque rang que ce soit, avait dit Dumay, parle à Modeste, la lorgne, lui fait les yeux doux, c'est un homme mort, je lui brûle la cervelle et je vais me mettre à la disposition du Procureur du Roi, ma mort la sauvera peut-être. Si tu ne veux pas me voir couper le cou, remplace-moi bien auprès d'elle, pendant que je suis en ville.

Depuis trois ans, Dumay visitait ses armes tous les soirs. Il paraissait avoir mis de moitié dans son serment les deux chiens des Pyrénées, deux animaux d'une intelligence supérieure; l'un couchait à l'intérieur et l'autre était posté dans une petite cabane d'où il ne sortait pas et n'aboyait point; mais l'heure où ces deux chiens auraient remué leurs mâchoires sur un quidam eût été terrible!

On peut maintenant deviner la vie menée au Chalet par la mère et la fille. Monsieur et madame Latournelle, souvent accompagnés de Gobenheim, venaient à peu près tous les soirs tenir compagnie à leurs amis, et jouaient au whist. La conversation roulait sur les affaires du Havre, sur les petits événements de la vie de province. Entre neuf et dix heures du soir, on se quittait. Modeste allait coucher sa mère, elles faisaient leurs prières ensemble, elles se répétaient leurs espérances, elles parlaient du voyageur chéri. Après avoir embrassé sa mère, la fille rentrait dans sa chambre à dix heures. Le lendemain, Modeste levait sa mère avec les mêmes soins, les mêmes prières, les mêmes causeries. A la louange de Modeste, depuis le jour où la terrible infirmité vint ôter un sens à sa mère, elle s'en fit la femme de chambre, et déploya la même sollicitude, à tout instant, sans se lasser, sans y trouver de monotonie. Elle 137 fut sublime d'affection, à toute heure, d'une douceur rare chez les jeunes filles, et bien appréciée par les témoins de cette tendresse. Aussi, pour la famille Latournelle, pour monsieur et madame Dumay, Modeste était-elle au moral la perle que vous connaissez. Entre le déjeuner et le dîner, madame Mignon et madame Dumay faisaient, pendant les jours de soleil, une petite promenade jusque sur les bords de la mer, accompagnées de Modeste, car il fallait le secours de deux bras à la malheureuse aveugle.

Un mois avant la scène, au milieu de laquelle cette explication fait comme une parenthèse, madame Mignon avait tenu conseil avec ses seuls amis, madame Latournelle, le notaire et Dumay, pendant que madame Dumay amusait Modeste par une longue promenade.

—Écoutez, mes amis, avait dit l'aveugle, ma fille aime, je le sens, je le vois... Une étrange révolution s'est accomplie en elle, et je ne sais pas comment vous ne vous en êtes pas aperçus...

—Nom d'un petit bonhomme! s'écria le lieutenant.

—Ne m'interrompez pas, Dumay. Depuis deux mois, Modeste prend soin d'elle, comme si elle devait aller à un rendez-vous. Elle est devenue excessivement difficile pour sa chaussure, elle veut faire valoir son pied, elle gronde madame Gobet, la cordonnière. Il en est de même avec sa couturière. En de certains jours, ma pauvre petite reste morne, attentive, comme si elle attendait quelqu'un; sa voix a des intonations brèves comme si, quand on l'interroge, on la contrariait dans son attente, dans ses calculs secrets; puis, si ce quelqu'un attendu, est venu...

—Nom d'un petit bonhomme!

—Asseyez-vous, Dumay, dit l'aveugle. Eh! bien, Modeste est gaie! Oh! elle n'est pas gaie pour vous, vous ne saisissez pas ces nuances trop délicates pour des yeux occupés par le spectacle de la nature, cette gaieté se trahit par les notes de sa voix, par des accents que je saisis, que j'explique. Modeste, au lieu de demeurer assise, songeuse, dépense une activité folle en mouvements désordonnés... Elle est heureuse, enfin! Il y a des actions de grâce jusque dans les idées qu'elle exprime. Ah! mes amis, je me connais au bonheur aussi bien qu'au malheur... Par le baiser que me donne ma pauvre Modeste, je devine ce qui se passe en elle: si elle a reçu ce qu'elle attend, ou si elle est inquiète. Il y a bien des nuances dans les baisers, même dans ceux d'une fille innocente, car Modeste est l'innocence même, mais, c'est comme une innocence instruite. Si je suis 138 aveugle, ma tendresse est clairvoyante, et je vous engage à surveiller ma fille.

Dumay devenu féroce, le notaire en homme qui veut trouver le mot d'une énigme, madame Latournelle en duègne trompée, madame Dumay, qui partagea les craintes de son mari, se firent alors les espions de Modeste. Modeste ne fut pas quittée un instant. Dumay passa les nuits sous les fenêtres, caché dans son manteau comme un jaloux Espagnol; mais il ne put, armé de sa sagacité de militaire, saisir aucun indice accusateur. A moins d'aimer les rossignols du parc Vilquin, ou quelque prince Lutin, Modeste n'avait pu voir personne, n'avait pu recevoir ni donner aucun signal. Madame Dumay, qui ne se coucha qu'après avoir vu Modeste endormie, plana sur les chemins du haut du Chalet avec une attention égale à celle de son mari. Sous les regards de ces quatre argus, l'irréprochable enfant, dont les moindres mouvements furent étudiés, analysés, fut si bien acquittée de toute criminelle conversation, que les amis taxèrent madame Mignon de folie, de préoccupation. Madame Latournelle, qui conduisait elle-même à l'église et qui en ramenait Modeste, fut chargée de dire à la mère qu'elle s'abusait sur sa fille.

—Modeste, fit-elle observer, est une jeune personne très exaltée, elle se passionne pour les poésies de celui-ci, pour la prose de celui-là. Vous n'avez pas pu juger de l'impression qu'a produite sur elle cette symphonie de bourreau (mot de Butscha qui prêtait de l'esprit à fonds perdu à sa bienfaitrice), appelée le Dernier jour d'un Condamné; mais elle me paraissait folle avec ses admirations pour ce monsieur Hugo. Je ne sais pas où ces gens-là (Victor Hugo, Lamartine, Byron sont ces gens-là pour les madame Latournelle) vont prendre leurs idées. La petite m'a parlé de Child-Harold, je n'ai pas voulu en avoir le démenti, j'ai eu la simplicité de me mettre à lire cela pour pouvoir en raisonner avec elle. Je ne sais pas s'il faut attribuer cet effet à la traduction, mais le cœur me tournait, les yeux me papillotaient, je n'ai pas pu continuer. Il y a là des comparaisons qui hurlent, des rochers qui s'évanouissent, les laves de la guerre!... Enfin, comme c'est un Anglais qui voyage, on doit s'attendre à des bizarreries, mais cela passe la permission. On se croit en Espagne, et il vous met dans les nuages, au-dessus des Alpes, il fait parler les torrents et les étoiles; et, puis, il y a trop de vierges!... c'en est impatientant! Enfin, après 139 les campagnes de Napoléon, nous avons assez des boulets enflammés, de l'airain sonore qui roulent de page en page. Modeste m'a dit que tout ce pathos venait du traducteur et qu'il fallait lire l'anglais. Mais, je n'irai pas apprendre l'anglais pour lord Byron, quand je ne l'ai pas appris pour Exupère. Je préfère de beaucoup les romans de Ducray-Duménil à ces romans anglais! Moi je suis trop Normande pour m'amouracher de tout ce qui vient de l'étranger, et surtout de l'Angleterre.

Madame Mignon, malgré son deuil éternel, ne put s'empêcher de sourire à l'idée de madame Latournelle lisant Child-Harold. La sévère notaresse accepta ce sourire comme une approbation de ses doctrines.

—Ainsi donc, vous prenez, ma chère madame Mignon, les fantaisies de Modeste, les effets de ses lectures pour des amourettes. Elle a vingt ans. A cet âge, on s'aime soi-même. On se pare pour se voir parée. Moi, je mettais à feu ma pauvre petite sœur un chapeau d'homme, et nous jouions au monsieur... Vous avez eu, vous, à Francfort, une jeunesse heureuse; mais, soyons justes?... Modeste est ici, sans aucune distraction. Malgré la complaisance avec laquelle ses moindres désirs sont accueillis, elle se sait gardée, et la vie qu'elle mène offrirait peu de plaisir à une jeune fille qui n'aurait pas trouvé comme elle des divertissements dans les livres. Allez, elle n'aime personne que vous..... Tenez-vous pour très heureuse de ce qu'elle se passionne pour les corsaires de lord Byron, pour les héros de roman de Walter Scott, pour vos Allemands, les comtes d'Egmont, Werther, Schiller et autres Err.

—Eh! bien, madame?... dit respectueusement Dumay qui fut effrayée du silence de madame Mignon.

—Modeste n'est pas seulement amoureuse, elle aime quelqu'un: répondit obstinément la mère.

—Madame, il s'agit de ma vie, et vous trouverez bon, non pas à cause de moi, mais de ma pauvre femme, de mon colonel et de nous, que je cherche à savoir qui de la mère ou du chien de garde se trompe...

—C'est vous, Dumay! Ah! si je pouvais regarder ma fille!... s'écria la pauvre aveugle.

—Mais qui peut-elle aimer? dit madame Latournelle. Quant à nous, je réponds de mon Exupère.

—Ce ne saurait être Gobenheim que, depuis le départ du colonel, 140 nous voyons à peine neuf heures par semaine, dit Dumay. D'ailleurs il ne pense pas à Modeste, cet écu de cent sous fait homme! Son oncle Gobenheim-Keller lui a dit: «Deviens assez riche pour épouser une Keller.» Avec ce programme, il n'y a pas à craindre qu'il sache de quel sexe est Modeste. Voilà tout ce que nous voyons d'homme ici. Je ne compte pas Butscha, pauvre petit bossu, je l'aime, il est votre Dumay, madame, dit-il à la notaresse. Butscha sait très bien qu'un regard jeté sur Modeste lui vaudrait une trempée à la mode de Vannes... Pas une âme n'a de communication avec nous. Madame Latournelle qui, depuis votre... votre malheur, vient chercher Modeste pour aller à l'église et l'en ramène, l'a bien observée, ces jours-ci, durant la messe, et n'a rien vu de suspect autour d'elle. Enfin, s'il faut vous tout dire, j'ai ratissé moi-même les allées autour de la maison depuis un mois, et je les ai retrouvées le matin sans traces de pas...

—Les râteaux ne sont ni chers ni difficiles à manier, dit la fille de l'Allemagne.

—Et les chiens,... s'écria Dumay.

—Les amoureux savent leur trouver des philtres, répondit madame Mignon.

—Ce serait à me brûler la cervelle, si vous aviez raison, car je serais enfoncé!... s'écria Dumay.

—Et pourquoi, Dumay? demanda madame Mignon.

—Eh! madame, je ne soutiendrais pas le regard du colonel s'il ne retrouvait pas sa fille, surtout maintenant qu'elle est unique, aussi pure, aussi vertueuse qu'elle était quand, sur le vaisseau, il m'a dit:—Que la peur de l'échafaud ne t'arrête pas, Dumay, quand il s'agira de l'honneur de Modeste!

—Je vous reconnais bien là tous les deux! dit madame Mignon pleine d'attendrissement.

—Je gagerais mon salut éternel, que Modeste est pure comme elle l'était dans sa barcelonette, dit madame Dumay.

—Oh! je le saurai, dit Dumay, si madame la comtesse veut me permettre d'essayer d'un moyen, car les vieux troupiers se connaissent en stratagèmes.

—Je vous permets tout ce qui pourra nous éclairer sans nuire à notre dernier enfant.

—Et, comment feras-tu, Anne?... dit madame Dumay, pour savoir le secret d'une jeune fille, quand il est si bien gardé.

141 —Obéissez-moi bien tous, s'écria le lieutenant, j'ai besoin de tout le monde.

Ce précis rapide, qui, développé savamment, aurait fourni tout un tableau de mœurs (combien de familles peuvent y reconnaître les événements de leur vie), suffit à faire comprendre l'importance des petits détails donnés sur les êtres et les choses pendant cette soirée où le vieux militaire avait entrepris de lutter avec une jeune fille, et de faire sortir du fond de ce cœur un amour observé par une mère aveugle.

Une heure se passa dans un calme effrayant, interrompu par les phrases hiéroglyphiques des joueurs de whist.

—Pique!—Atout!—Coupe!—Avons-nous les honneurs?—Deux de tri (sic)!—A huit!—A qui à donner? Phrases qui constituent aujourd'hui les grandes émotions de l'aristocratie européenne.

Modeste travaillait sans s'étonner du silence gardé par sa mère. Le mouchoir de madame Mignon glissa de dessus son jupon à terre, Butscha se précipita pour le ramasser; il se trouva près de Modeste et lui dit à l'oreille:—Prenez garde!... en se relevant.

Modeste leva sur le nain des yeux étonnés dont les rayons, comme épointés, le remplirent d'une joie ineffable.

—Elle n'aime personne! se dit le pauvre bossu qui se frotta les mains à s'arracher l'épiderme.

En ce moment Exupère se précipita dans le parterre, dans la maison, tomba dans le salon comme un ouragan, et dit à l'oreille de Dumay:—Voici le jeune homme!

Dumay se leva, sauta sur ses pistolets et sortit.

—Ah! mon Dieu! Et s'il le tue?... s'écria madame Dumay qui fondit en larmes.

—Mais que se passe-t-il donc? demanda Modeste en regardant ses amis d'un air candide et sans aucun effroi.

—Mais il s'agit d'un jeune homme qui tourne autour du Chalet!... s'écria madame Latournelle.

—Eh! bien, reprit Modeste, pourquoi donc Dumay le tuerait-il?...

Sancta simplicita!... dit Butscha qui contempla aussi fièrement son patron qu'Alexandre regarde Babylone dans le tableau de Lebrun.

Modeste alla vers la porte.

142 —Où vas-tu, Modeste? demanda la mère.

—Tout préparer pour votre coucher, maman, répondit Modeste d'une voix aussi pure que le son d'un harmonica.

Et elle quitta le salon.

—Vous n'avez pas fait vos frais! dit le nain à Dumay quand il rentra.

—Modeste est sage comme la vierge de notre autel, s'écria madame Latournelle.

—Ah! mon Dieu! de telles émotions me brisent, dit le caissier, et je suis cependant bien fort.

—Je veux perdre vingt-cinq sous, si je comprends un mot à tout ce que vous faites ce soir, dit Gobenheim, vous m'avez l'air d'être fous.

—Il s'agit cependant d'un trésor, dit Butscha qui se haussa sur la pointe de ses pieds pour arriver à l'oreille de Gobenheim.

—Malheureusement, Dumay, j'ai la presque certitude de ce que je vous ai dit, répéta la mère.

—C'est maintenant à vous, madame, dit Dumay d'une voix calme, à nous prouver que nous avons tort.

En voyant qu'il ne s'agissait que de l'honneur de Modeste, Gobenheim prit son chapeau, salua, sortit, en emportant dix sous, et regardant tout nouveau rubber comme impossible.

—Exupère et toi, Butscha, laissez-nous, dit madame Latournelle. Allez au Havre, vous arriverez encore à temps pour voir une pièce, je vous paie le spectacle.

Quand madame Mignon fut seule entre ses quatre amis, madame Latournelle, après avoir regardé Dumay, qui, Breton, comprenait l'entêtement de la mère, et son mari qui jouait avec les cartes, se crut autorisée à prendre la parole.

—Madame Mignon, voyons? quel fait décisif a frappé votre entendement?

—Eh! ma bonne amie, si vous étiez musicienne, vous auriez entendu déjà comme moi, le langage de Modeste quand elle parle d'amour.

Le piano des deux demoiselles Mignon se trouvait dans le peu de meubles à l'usage des femmes qui furent apportés de la maison de ville au Chalet. Modeste avait conjuré quelquefois ses ennuis en étudiant sans maître. Née musicienne, elle jouait pour égayer sa mère. Elle chantait naturellement, et répétait les airs allemands 143 que sa mère lui apprenait. De ces leçons, de ces efforts, il en était résulté ce phénomène, assez ordinaire chez les natures poussées par la vocation, que, sans le savoir, Modeste composait, comme on peut composer sans connaître l'harmonie, des cantilènes purement mélodiques. La mélodie est à la musique ce que l'image et le sentiment sont à la poésie, une fleur qui peut s'épanouir spontanément. Aussi les peuples ont-ils eu des mélodies nationales avant l'invention de l'harmonie. La botanique est venue après les fleurs. Ainsi Modeste, sans rien avoir appris du métier de peintre, que ce qu'elle avait vu faire à sa sœur quand sa sœur lavait des aquarelles, devait rester charmée et abattue devant un tableau de Raphaël, de Titien, de Rubens, de Murillo, de Rembrandt, d'Albert Durer et d'Holbein, c'est-à-dire devant le beau idéal de chaque pays. Or, depuis un mois surtout, Modeste se livrait à des chants de rossignol, à des tentatives, dont le sens, dont la poésie avait éveillé l'attention de sa mère, assez surprise de voir Modeste acharnée à la composition, essayant des airs sur des paroles inconnues.

—Si vos soupçons n'ont pas d'autre base, dit Latournelle à madame Mignon, je plains votre susceptibilité.

—Quand les jeunes filles de la Bretagne chantent, dit Dumay redevenu sombre, l'amant est bien près d'elles.

—Je vous ferai surprendre Modeste improvisant, dit la mère, et vous verrez!...

—Pauvre enfant, dit madame Dumay; mais si elle savait nos inquiétudes, elle serait désespérée, et nous dirait la vérité, surtout en apprenant de quoi il s'agit pour Dumay.

—Demain, mes amis, je questionnerai ma fille, dit madame Mignon, et peut-être obtiendrai-je plus par la tendresse que vous par la ruse...

La comédie de la Fille mal gardée se jouait-elle, là comme partout et comme toujours, sans que ces honnêtes Bartholo, ces espions dévoués, ces chiens des Pyrénées si vigilants, eussent pu flairer, deviner, apercevoir l'amant, l'intrigue, la fumée du feu?... Ceci n'était pas le résultat d'un défi entre des gardiens et une prisonnière, entre le despotisme du cachot et la liberté du détenu, mais l'éternelle répétition de la première scène jouée au lever du rideau de la Création: Ève dans le paradis. Qui, maintenant, de la mère ou du chien de garde, avait raison?

Aucune des personnes qui entouraient Modeste ne pouvait comprendre 144 ce cœur de jeune fille, car l'âme et le visage étaient en harmonie, croyez-le bien! Modeste avait transporté sa vie dans un monde, aussi nié de nos jours que le fut celui de Christophe Colomb au seizième siècle. Heureusement, elle se taisait, autrement elle eût paru folle. Expliquons, avant tout, l'influence du passé sur Modeste.

Deux événements avaient à jamais formé l'âme comme ils avaient développé l'intelligence de cette jeune fille. Avertis par la catastrophe arrivée à Bettina, monsieur et madame Mignon résolurent, avant leur désastre, de marier Modeste. Ils avaient fait choix du fils d'un riche banquier, un Hambourgeois établi au Havre depuis 1815, leur obligé d'ailleurs. Ce jeune homme, nommé Francisque Althor, le dandy du Havre, doué de la beauté vulgaire dont se paient les bourgeois, ce que les Anglais appellent un mastok (de bonnes grosses couleurs de la chair, une membrure carrée), abandonna si bien sa fiancée au moment du désastre, qu'il n'avait plus revu ni Modeste, ni madame Mignon, ni les Dumay.

Latournelle s'étant hasardé à questionner le papa Jacob Althor à ce sujet, l'Allemand avait haussé les épaules en répondant:—Je ne sais pas ce que vous voulez dire!

Cette réponse, rapportée à Modeste afin de lui donner de l'expérience, fut une leçon d'autant mieux comprise que Latournelle et Dumay firent des commentaires assez étendus sur cette ignoble trahison. Les deux filles de Charles Mignon, en enfants gâtés, montaient à cheval, avaient des chevaux, des gens, et jouissaient d'une liberté fatale. En se voyant à la tête d'un amoureux officiel, Modeste avait laissé Francisque lui baiser la main! la prendre par la taille pour lui aider à monter à cheval; elle accepta de lui des fleurs, de ces menus témoignages de tendresse qui encombrent toutes les cours faites à des prétendues; elle lui avait brodé une bourse en croyant à ces espèces de liens, si forts pour les belles âmes, des fils d'araignée pour les Gobenheim, les Vilquin et les Althor. Au printemps qui suivit l'établissement de madame et de mademoiselle Mignon au Chalet, Francisque Althor vint dîner chez les Vilquin. En voyant Modeste par-dessus le mur du boulingrin, il détourna la tête. Six semaines après, il épousa mademoiselle Vilquin, l'aînée. Modeste, belle, jeune, de haute naissance, apprit ainsi qu'elle n'avait été, pendant trois mois, que mademoiselle Million.

La pauvreté connue de Modeste fut donc une sentinelle qui 145 défendit les approches du Chalet, aussi bien que la prudence des Dumay, que la vigilance du ménage Latournelle. On ne parlait de mademoiselle Mignon que pour l'insulter par des:—Pauvre fille, que deviendra-t-elle? elle coiffera sainte Catherine.

—Quel sort! avoir vu tout le monde à ses pieds, avoir eu la chance d'épouser le fils Althor et se trouver sans personne qui veuille d'elle.

—Avoir connu la vie la plus luxueuse, ma chère, et tomber dans la misère!

Et qu'on ne croie pas que ces insultes fussent secrètes et seulement devinées par Modeste; elle les écouta, plus d'une fois, dites par des jeunes gens, par des jeunes personnes du Havre, en promenade à Ingouville, et qui, sachant madame et mademoiselle Mignon logées au Chalet, parlaient d'elles en passant devant cette jolie habitation. Quelques amis des Vilquin s'étonnaient souvent que ces deux femmes eussent voulu vivre au milieu des créations de leur ancienne splendeur.

Modeste entendit souvent derrière ses persiennes fermées des insolences de ce genre.

—Je ne sais pas comment elles peuvent demeurer là! se disait-on en tournant autour du boulingrin, et peut-être pour aider les Vilquin à chasser leurs locataires.

—De quoi vivent-elles? Que peuvent-elles faire là?...

—La vieille est devenue aveugle!

—Mademoiselle Mignon est-elle restée jolie? Ah! elle n'a plus de chevaux! Était-elle fringante?...

En entendant ces farouches sottises de l'Envie, qui s'élance, baveuse et hargneuse, jusque sur le passé, bien des jeunes filles eussent senti leur sang les rougir jusqu'au front; d'autres eussent pleuré, quelques unes auraient éprouvé des mouvements de rage; mais Modeste souriait comme on sourit au théâtre en entendant des acteurs. Sa fierté ne descendait pas jusqu'à la hauteur où ces paroles, parties d'en bas, arrivaient.

L'autre événement fut plus grave encore que cette lâcheté mercantile. Bettina-Caroline était morte entre les bras de Modeste, qui garda sa sœur avec le dévouement de l'adolescence, avec la curiosité d'une imagination vierge. Les deux sœurs, par le silence des nuits, échangèrent bien des confidences. De quel intérêt dramatique Bettina n'était-elle pas revêtue aux yeux de son innocente sœur? 146 Bettina connaissait la passion par le malheur seulement, elle mourait pour avoir aimé. Entre deux jeunes filles, tout homme, quelque scélérat qu'il soit, reste un amant. La passion est ce qu'il y a de vraiment absolu dans les choses humaines, elle ne veut jamais avoir tort. Georges d'Estourny, joueur, débauché, coupable, se dessinait toujours dans le souvenir de ces deux filles comme le dandy parisien des fêtes du Havre, lorgné par toutes les femmes (Bettina crut l'enlever à la coquette madame Vilquin), enfin comme l'amant heureux de Bettina. L'adoration d'une jeune fille est plus forte que toutes les réprobations sociales. La Justice avait tort aux yeux de Bettina: comment avoir pu condamner un jeune homme par qui elle s'était vue aimée pendant six mois, aimée à la passion dans la mystérieuse retraite où Georges la cacha dans Paris, pour y conserver, lui, sa liberté. Bettina mourante inocula donc l'amour à sa sœur, elle lui communiqua cette lèpre de l'âme. Ces deux filles causèrent toutes deux de ce grand drame de la passion que l'imagination agrandit encore. La morte emporta dans sa tombe la pureté de Modeste, elle la laissa sinon instruite, au moins dévorée de curiosité. Néanmoins le remords avait enfoncé trop souvent ses dents aiguës au cœur de Bettina pour qu'elle épargnât les avis à sa sœur. Au milieu de ses aveux, jamais elle n'avait manqué de prêcher Modeste, de lui recommander une obéissance absolue à la famille. Elle supplia sa sœur, la veille de sa mort, de se souvenir de ce lit trempé de pleurs, et de ne pas imiter une conduite que tant de souffrances expiaient à peine. Bettina s'accusa d'avoir attiré la foudre sur la famille, elle mourut au désespoir de n'avoir pas reçu le pardon de son père. Malgré les consolations de la religion, attendrie par tant de repentir, Bettina ne s'endormit pas sans crier au moment suprême: Mon père! mon père! d'un ton de voix déchirant.

—Ne donne pas ton cœur sans ta main, dit Caroline à Modeste une heure avant sa mort, et surtout n'accueille aucun hommage sans l'aveu de notre mère ou de papa...

Ces paroles, si touchantes dans leur vérité textuelle, dites au milieu de l'agonie, avaient eu d'autant plus de retentissement dans l'intelligence de Modeste que Bettina lui dicta le plus solennel serment. Cette pauvre fille, clairvoyante comme un prophète, tira de dessous son chevet un anneau, sur lequel elle avait fait graver au Havre par sa fidèle servante, Françoise Cochet: Pense à Bettina! 1827, à la place de quelque devise. Quelques instants avant de rendre le 147 dernier soupir, elle mit au doigt de sa sœur cette bague en la priant de l'y garder jusqu'à son mariage. Ce fut donc, entre ces deux filles, un étrange assemblage de remords poignants et de peintures naïves de la rapide saison à laquelle avaient succédé si promptement les bises mortelles de l'abandon; mais où les pleurs, les regrets, les souvenirs furent toujours dominés par la terreur du mal.

Et cependant, ce drame de la jeune fille séduite et revenant mourir d'une horrible maladie sous le toit d'une élégante misère, le désastre paternel, la lâcheté du gendre des Vilquin, la cécité produite par la douleur de sa mère, ne répondent encore qu'aux surfaces offertes par Modeste, et dont se contentent les Dumay, les Latournelle, car aucun dévouement ne peut remplacer la mère!

Cette vie monotone dans ce Chalet coquet, au milieu de ces belles fleurs cultivées par Dumay, ces habitudes à mouvements réguliers comme ceux d'une horloge; cette sagesse provinciale, ces parties de cartes auprès desquelles on tricotait, ce silence interrompu seulement par les mugissements de la mer aux équinoxes; cette tranquillité monastique cachait la vie la plus orageuse, la vie par les idées, la vie du Monde Spirituel. On s'étonne quelquefois des fautes commises par des jeunes filles; mais il n'existe pas alors près d'elles une mère aveugle pour frapper de son bâton sur un cœur vierge, creusé par les souterrains de la Fantaisie. Les Dumay dormaient, quand Modeste ouvrait sa fenêtre, en imaginant qu'il pouvait passer un homme, l'homme de ses rêves, le cavalier attendu qui la prendrait en croupe, en essuyant le feu de Dumay.

Abattue après la mort de sa sœur, Modeste s'était jetée en des lectures continuelles, à s'en rendre idiote. Élevée à parler deux langues, elle possédait aussi bien l'allemand que le français; puis, elle et sa sœur avaient appris l'anglais par madame Dumay. Modeste, peu surveillée en ceci par des gens sans instruction, donna pour pâture à son âme les chefs-d'œuvre modernes des trois littératures anglaise, allemande et française. Lord Byron, Gœthe, Schiller, Walter Scott, Hugo, Lamartine, Crabbe, Moore, les grands ouvrages du dix-septième et du dix-huitième siècles, l'Histoire et le Théâtre, le Roman depuis Rabelais jusqu'à Manon Lescaut, depuis les Essais de Montaigne jusqu'à Diderot, depuis les Fabliaux jusqu'à la Nouvelle Héloïse, la pensée de trois pays meubla d'images confuses cette tête sublime de naïveté froide, de virginité contenue, d'où s'élança brillante, armée, sincère et forte, une admiration absolue 148 pour le génie. Pour Modeste, un livre nouveau fut un grand événement; heureuse d'un chef-d'œuvre à effrayer madame Latournelle, ainsi qu'on l'a vu; contristée quand l'ouvrage ne lui ravageait pas le cœur. Un lyrisme intime bouillonna dans cette âme pleine des belles illusions de la jeunesse. Mais, de cette vie flamboyante aucune lueur n'arrivait à la surface, elle échappait et au lieutenant Dumay et à sa femme, comme aux Latournelle; mais les oreilles de la mère aveugle en entendirent les petillements. Le dédain profond que Modeste conçut alors de tous les hommes ordinaires imprima bientôt à sa figure je ne sais quoi de fier, de sauvage, qui tempéra sa naïveté germanique, et qui s'accorde d'ailleurs avec un détail de sa physionomie. Les racines de ses cheveux plantés en pointe au-dessus du front semblent continuer le léger sillon déjà creusé par la pensée entre les sourcils, et rendent ainsi cette expression de sauvagerie peut-être un peu trop forte. La voix de cette charmante enfant, qu'avant son départ Charles appelait sa petite babouche de Salomon, à cause de son esprit, avait gagné la plus précieuse flexibilité à l'étude de trois langues. Cet avantage est encore rehaussé par un timbre à la fois suave et frais qui frappe autant le cœur que l'oreille. Si la mère ne pouvait voir l'espérance d'une haute destinée écrite sur le front, elle étudia les transitions de la puberté de l'âme dans les accents de cette voix amoureuse.

A la période affamée de ses lectures succéda, chez Modeste, le jeu de cette étrange faculté donnée aux imaginations vives de se faire acteur dans une vie arrangée comme dans un rêve; de se représenter les choses désirées avec une impression si mordante qu'elle touche à la réalité, de jouir enfin par la pensée, de dévorer tout jusqu'aux années, de se marier, de se voir vieux, d'assister à son convoi comme Charles-Quint, de jouer enfin en soi-même la comédie de la vie, et au besoin celle de la mort. Modeste jouait, elle, la comédie de l'amour. Elle se supposait adorée à ses souhaits, en passant par toutes les phases sociales. Devenue l'héroïne d'un roman noir, elle aimait, soit le bourreau, soit quelque scélérat qui finissait sur l'échafaud, ou, comme sa sœur, un jeune élégant sans le sou qui n'avait de démêlés qu'avec la Sixième Chambre. Elle se supposait courtisane, et se moquait des hommes au milieu de fêtes continuelles, comme Ninon. Elle menait tour à tour la vie d'une aventurière, ou celle d'une actrice applaudie épuisant les hasards de Gil Blas et les triomphes des Pasta, des Malibran, des Florine. 149 Lassée d'horreurs, elle revenait à la vie réelle. Elle se mariait avec un notaire, elle mangeait le pain bis d'une vie honnête, elle se voyait en madame Latournelle. Elle acceptait une existence pénible, elle supportait les tracas d'une fortune à faire; puis, elle recommençait les romans: elle était aimée pour sa beauté; un fils de pair de France, jeune homme excentrique, artiste, devinait son cœur, et reconnaissait l'étoile que le génie des Staël avait mise à son front. Enfin, son père revenait riche à millions. Autorisée par son expérience, elle soumettait ses amants à des épreuves, où elle gardait son indépendance, elle possédait un magnifique château, des gens, des voitures, tout ce que le luxe a de plus curieux, et elle mystifiait ses prétendus jusqu'à ce qu'elle eût quarante ans, âge auquel elle prenait un parti. Cette édition des Mille et une Nuits, tirée à un exemplaire, dura près d'une année, et fit connaître à Modeste la satiété par la pensée. Elle tint trop souvent la vie dans le creux de sa main, elle se dit philosophiquement et avec trop d'amertume, avec trop de sérieux et trop souvent:—Eh! bien, après?... pour ne pas se plonger jusqu'à la ceinture en ce profond dégoût dans lequel tombent les hommes de génie empressés de s'en retirer par les immenses travaux de l'œuvre à laquelle ils se vouent. N'était sa riche nature, sa jeunesse, Modeste serait allée dans un cloître. Cette satiété jeta cette fille, encore trempée de Grâce catholique, dans l'amour du bien, dans l'infini du ciel. Elle conçut la Charité comme occupation de la vie; mais elle rampa dans des tristesses mornes en ne se trouvant plus de pâture pour la Fantaisie tapie en son cœur, comme un insecte venimeux au fond d'un calice. Et elle cousait tranquillement des brassières pour les enfants des pauvres femmes! Et elle écoutait d'un air distrait les gronderies de monsieur Latournelle qui reprochait à monsieur Dumay de lui avoir coupé une treizième carte, ou de lui avoir tiré son dernier atout.

La foi poussa Modeste dans une singulière voie. Elle imagina qu'en devenant irréprochable, catholiquement parlant, elle arriverait à un tel état de sainteté, que Dieu l'écouterait et accomplirait ses désirs.

—La foi, selon Jésus-Christ, peut transporter des montagnes, le Sauveur a traîné son apôtre sur le lac de Tibériade; mais, moi, je ne demande à Dieu qu'un mari, se dit-elle: c'est bien plus facile que d'aller me promener sur la mer.

150 Elle jeûna tout un carême, et resta sans commettre le moindre péché; puis, elle se dit qu'en sortant de l'église, tel jour, elle rencontrerait un beau jeune homme digne d'elle, que sa mère pourrait agréer, et qui la suivrait amoureux fou. Le jour où elle avait assigné Dieu, à cette fin d'avoir à lui envoyer un ange, elle fut suivie obstinément par un pauvre assez dégoûtant; il pleuvait à verse, et il ne se trouvait pas un seul jeune homme dehors. Elle alla se promener sur le port, y voir débarquer des Anglais, mais ils amenaient tous des Anglaises, presque aussi belles que Modeste qui n'aperçut pas le moindre Childe-Harold égaré. Dans ce temps-là, les pleurs la gagnaient quand elle s'asseyait en Marius sur les ruines de ses fantaisies. Un jour où elle avait cité Dieu pour la troisième fois, elle crut que l'élu de ses rêves était venu dans l'église, elle contraignit madame Latournelle à regarder à chaque pilier, imaginant qu'il se cachait par délicatesse. De ce coup, elle destitua Dieu de toute puissance. Elle faisait souvent des conversations avec cet amant imaginaire, en inventant les demandes et les réponses, et elle lui donnait beaucoup d'esprit.

L'excessive ambition de son cœur, cachée dans ces romans, fut donc la cause de cette sagesse tant admirée par les bonnes gens qui gardaient Modeste; ils auraient pu lui amener beaucoup de Francisque Althor et de Vilquin fils, elle ne se serait pas baissée jusqu'à ces manants. Elle voulait purement et simplement un homme de génie, le talent lui semblait peu de chose, de même qu'un avocat n'est rien pour la fille qui se rabat à un ambassadeur. Aussi ne désirait-elle la richesse que pour la jeter aux pieds de son idole. Le fond d'or sur lequel se détachèrent les figures de ses rêves était moins riche encore que son cœur plein des délicatesses de la femme, car sa pensée dominante fut de rendre heureux et riche, un Tasse, un Milton, un Jean-Jacques Rousseau, un Murat, un Christophe Colomb. Les malheurs vulgaires émouvaient peu cette âme qui voulait éteindre les bûchers de ces martyrs souvent ignorés de leur vivant. Modeste avait soif des souffrances innommées, des grandes douleurs de la pensée. Tantôt elle composait les baumes, elle inventait les recherches, les musiques, les mille moyens par lesquels elle aurait calmé la féroce misanthropie de Jean-Jacques. Tantôt elle se supposait la femme de lord Byron, et devinait presque son dédain du réel en se faisant fantasque autant que la poésie de Manfred, et ses doutes en en faisant un catholique. Modeste reprochait 151 la mélancolie de Molière à toutes les femmes du dix-septième siècle.

—Comment n'accourt-il pas, se demandait-elle, vers chaque homme de génie, une femme aimante, riche, belle, qui se fasse son esclave comme dans Lara, le page mystérieux?

Elle avait, vous le voyez, bien compris le pianto que le poëte anglais a chanté par le personnage de Gulnare. Elle admirait beaucoup l'action de cette jeune Anglaise qui vint se proposer à Crébillon fils, et qu'il épousa. L'histoire de Sterne et d'Éliza Draper fit sa vie et son bonheur pendant quelques mois. Devenue en idée l'héroïne d'un roman pareil, plus d'une fois elle étudia le rôle sublime d'Éliza. L'admirable sensibilité, si gracieusement exprimée dans cette correspondance, mouilla ses yeux des larmes qui manquèrent, dit-on, dans les yeux du plus spirituel des auteurs anglais.

Modeste vécut donc encore quelque temps par la compréhension, non-seulement des œuvres, mais encore du caractère de ses auteurs favoris. Goldsmith, l'auteur d'Oberman, Charles Nodier, Maturin, les plus pauvres, les plus souffrants, étaient ses dieux; elle devinait leurs douleurs, elle s'initiait à ces dénûments entremêlés de contemplations célestes, elle y versait les trésors de son cœur; elle se voyait l'auteur du bien-être matériel de ces artistes, martyres de leurs facultés. Cette noble compatissance, cette intuition des difficultés du travail, ce culte du talent, est une des plus rares fantaisies qui jamais aient voleté dans des âmes de femme. C'est d'abord comme un secret entre la femme et Dieu; car là rien d'éclatant, rien de ce qui flatte la vanité, cet auxiliaire si puissant des actions en France.

De cette troisième période d'idées, naquit chez Modeste un violent désir de pénétrer au cœur d'une de ces existences anormales, de connaître les ressorts de la pensée, les malheurs intimes du génie, et ce qu'il veut, et ce qu'il est. Ainsi, chez elle, les coups de tête de la Fantaisie, les voyages de son âme dans le vide, les pointes poussées dans les ténèbres de l'avenir, l'impatience d'un amour en bloc à porter sur un point, la noblesse de ses idées quant à la vie, le parti pris de souffrir dans une sphère élevée au lieu de barboter dans les marais d'une vie de province, comme avait fait sa mère, l'engagement qu'elle maintenait avec elle-même de ne pas faillir, de respecter le foyer paternel et de n'y apporter que de la joie, tout ce monde de sentiments se produisit enfin sous une forme. Modeste voulut 152 être la compagne d'un poëte, d'un artiste, d'un homme enfin supérieur à la foule des hommes; mais elle voulut le choisir, ne lui donner son cœur, sa vie, son immense tendresse dégagée des ennuis de la passion, qu'après l'avoir soumis à une étude approfondie.

Ce joli roman, elle commença par en jouir. La tranquillité la plus profonde régna dans son âme. Sa physionomie se colora doucement. Elle devint la belle et sublime image de l'Allemagne que vous avez vue, la gloire du Chalet, l'orgueil de madame Latournelle et des Dumay. Modeste eut alors une existence double. Elle accomplissait humblement et avec amour toutes les minuties de la vie vulgaire au Chalet, elle s'en servait comme d'un frein pour enserrer le poëme de sa vie idéale, à l'instar des Chartreux qui régularisent la vie matérielle et s'occupent pour laisser l'âme se développer dans la prière. Toutes les grandes intelligences s'astreignent à quelque travail mécanique afin de se rendre maîtres de la pensée. Spinosa dégrossissait des verres à lunettes, Bayle comptait les tuiles des toits, Montesquieu jardinait. Le corps ainsi dompté, l'âme déploie ses ailes en toute sécurité. Madame Mignon, qui lisait dans l'âme de sa fille, avait donc raison. Modeste aimait, elle aimait de cet amour platonique si rare, si peu compris, la première illusion des jeunes filles, le plus délicat de tous les sentiments, la friandise du cœur. Elle buvait à longs traits à la coupe de l'Inconnu, de l'Impossible, du Rêve. Elle admirait l'oiseau bleu du paradis des jeunes filles, qui chante à distance, et sur lequel la main ne peut jamais se poser, qui se laisse entrevoir, et que le plomb d'aucun fusil n'atteint, dont les couleurs magiques, dont les pierreries scintillent, éblouissent les yeux, et qu'on ne revoit plus dès que la Réalité, cette hideuse Harpie accompagnée de témoins et de monsieur le Maire, apparaît. Avoir de l'amour toutes les poésies sans voir l'amant! quelle suave débauche! quelle Chimère à tous crins, à toutes ailes!

Voici le futile et niais hasard qui décida de la vie de cette jeune fille.

Modeste vit à l'étalage d'un libraire le portrait lithographié d'un de ses favoris, de Canalis. Vous savez combien sont menteuses ces esquisses, le fruit de hideuses spéculations qui s'en prennent à la personne des gens célèbres, comme si leurs visages étaient des propriétés publiques. Or, Canalis, crayonné dans une pose assez byronienne, offrait à l'admiration publique ses cheveux en coup de vent, son cou nu, le front démesuré que tout barde doit avoir. Le 153 front de Victor Hugo fera raser autant de crânes que la gloire de Napoléon a fait tuer de maréchaux en herbe. Cette figure, sublime par nécessité mercantile, frappa Modeste, et le jour où elle acheta ce portrait, l'un des plus beaux livres de d'Arthès venait de paraître. Dût Modeste y perdre, il faut avouer qu'elle hésita longtemps entre l'illustre poëte et l'illustre prosateur. Mais ces deux hommes célèbres étaient-ils libres?

Modeste commença par s'assurer la coopération de Françoise Cochet, la fille emmenée du Havre et ramenée par la pauvre Bettina-Caroline, que madame Mignon et madame Dumay prenaient en journée préférablement à toute autre, et qui demeurait au Havre. Elle emmena dans sa chambre cette créature assez disgraciée; elle lui jura de ne jamais donner le moindre chagrin à ses parents; de ne jamais sortir des bornes imposées à une jeune fille; quant à Françoise, plus tard, au retour de son père, elle lui assurerait une existence tranquille, à la condition de garder un secret inviolable sur le service réclamé. Qu'était-ce? peu de chose, une chose innocente. Tout ce que Modeste exigea de sa complice, consistait à mettre des lettres à la poste et à en retirer qui seraient adressées à Françoise Cochet.

Le pacte conclu, Modeste écrivit une petite lettre polie à Dauriat, l'éditeur des poésies de Canalis, par laquelle elle lui demandait, dans l'intérêt du grand poëte, si Canalis était marié; puis elle le priait d'adresser la réponse à mademoiselle Françoise, poste restante, au Havre.

Dauriat, incapable de prendre cette épître au sérieux, répondit par des railleries de libraire, une lettre faite entre cinq ou six journalistes dans son cabinet et où chacun d'eux mit son mot.

«Mademoiselle,

»Canalis (baron de), Constant Cyr Melchior, membre de l'Académie française, né en 1800, à Canalis (Corrèze), taille de cinq pieds quatre pouces, en très bon état, vacciné, de race pure, a satisfait à la conscription, jouit d'une santé parfaite, possède une petite terre patrimoniale dans la Corrèze et désire se marier, mais très richement.

»Il porte mi-parti de gueules à la dolouère d'or et mi-parti de sable à la coquille d'argent, sommé d'une couronne de baron, 154 pour supports deux mélèzes de sinople. La devise: OR ET FER, ne fut jamais aurifère.

»Le premier Canalis, qui partit pour la Terre-Sainte à la première croisade, est cité dans les chroniques d'Auvergne pour s'être armé seulement d'une hache, à cause de la complète indigence où il se trouvait et qui pèse depuis ce temps sur sa race. De là l'écusson sans doute. La hache n'a donné qu'une coquille. Ce haut baron est d'ailleurs célèbre aujourd'hui pour avoir déconfit force infidèles, et mourut à Jérusalem, sans or ni fer, nu comme un ver, sur la route d'Ascalon, les ambulances n'existent pas encore.

»Le château de Canalis, qui rapporte quelques châtaignes, consiste en deux tours démantelées, réunies par un pan de muraille remarquable par un lierre admirable, et paye vingt-deux francs de contribution.

»L'éditeur soussigné fait observer qu'il achète dix mille francs chaque volume de poésies à monsieur de Canalis, qui ne donne pas ses coquilles.

»Le chantre de la Corrèze demeure rue de Paradis-Poissonnière, numéro 29, ce qui, pour un poëte de l'École Angélique, est un quartier convenable. Les vers attirent les goujons. Affranchir.

»Quelques nobles dames du faubourg Saint-Germain prennent, dit-on, souvent le chemin du Paradis, et protégent le Dieu. Le roi Charles X considère ce grand poëte au point de le croire capable de devenir administrateur; il l'a nommé récemment officier de la Légion-d'Honneur, et, ce qui vaut mieux, Maître des Requêtes attaché au ministère des Affaires Étrangères. Ces fonctions n'empêchent nullement le grand homme de toucher une pension de trois mille francs sur les fonds destinés à l'encouragement des Arts et des Lettres. Ce succès d'argent cause en Librairie une huitième plaie à laquelle a échappé l'Égypte, les vers!

»La dernière édition des œuvres de Canalis, publiée sur cavalier vélin, avec des vignettes par Bixiou, Joseph Bridau, Schinner, Sommervieux, etc., imprimée par Didot, est en cinq volumes du prix de neuf francs par la poste.»

Cette lettre tomba comme un pavé sur une tulipe. Un poëte, Maître des Requêtes, émargeant au Ministère, touchant une pension, poursuivant la rosette rouge, adulé par les femmes du faubourg Saint Germain, ressemblait-il au poëte crotté, flânant sur 155 les quais, triste, rêveur, succombant au travail et remontant à sa mansarde, chargé de poésie?... Néanmoins, Modeste devina la raillerie du libraire envieux qui disait:—J'ai fait Canalis! j'ai fait Nathan! D'ailleurs, elle relut les poésies de Canalis, vers excessivement pipeurs, pleins d'hypocrisie, et qui veulent un mot d'analyse ne fût-ce que pour expliquer son engouement.

Canalis se distingue de Lamartine, le chef de l'École Angélique par un patelinage de garde-malade, par une douceur traîtresse, par une correction délicieuse. Si le chef aux cris sublimes est un aigle; Canalis blanc et rose, est comme un flamant. En lui, les femmes voient l'ami qui leur manque, un confident discret, leur interprète, un être qui les comprend, qui peut les expliquer à elles-mêmes. Les grandes marges laissées par Dauriat dans la dernière édition étaient chargées d'aveux écrits au crayon par Modeste qui sympathisait avec cette âme rêveuse et tendre. Canalis ne possède pas le don de vie, il n'insuffle pas l'existence à ses créations; mais il sait calmer les souffrances vagues, comme celles qui assaillaient Modeste. Il parle aux jeunes filles leur langage, il endort la douleur des blessures les plus saignantes, en apaisant les gémissements et jusqu'aux sanglots. Son talent ne consiste pas à faire de beaux discours aux malades, à leur donner le remède des émotions fortes, il se contente de leur dire d'une voix harmonieuse, à laquelle on croit:

—Je suis malheureux comme vous, je vous comprends bien; venez à moi, pleurons ensemble sur le bord de ce ruisseau, sous les saules?

Et l'on va! Et l'on écoute sa poésie vide et sonore comme le chant par lequel les nourrices endorment les enfants. Canalis, comme Nodier en ceci, vous ensorcèle par une naïveté, naturelle chez le prosateur et cherchée chez Canalis, par sa finesse, par son sourire, par ses fleurs effeuillées, par une philosophie enfantine. Il singe assez bien le langage des premiers jours, pour vous ramener dans la prairie des illusions. On est impitoyable avec les aigles, on leur veut les qualités du diamant, une perfection incorruptible; mais, avec Canalis, on se contente du petit sou de l'orphelin, on lui passe tout. Il semble bon enfant, humain surtout. Ces grimaces de poëte angélique lui réussissent, comme réussiront toujours celles de la femme qui fait bien l'ingénue, la surprise, la jeune, la victime, l'ange blessé.

Modeste, en reprenant ses impressions, eut confiance en cette 156 âme, en cette physionomie aussi ravissante que celle de Bernardin de Saint-Pierre. Elle n'écouta pas le libraire. Donc, au commencement du mois d'août, elle écrivit la lettre suivante à ce nouveau Dorat qui passe encore pour une des étoiles de la pléiade moderne.


I.
A MONSIEUR DE CANALIS.

«Déjà bien des fois, monsieur, j'ai voulu vous écrire, et pourquoi? vous le devinez: pour vous dire combien j'aime votre talent. Oui, j'éprouve le besoin de vous exprimer l'admiration d'une pauvre fille de province, seulette dans son coin, et dont tout le bonheur est de lire vos poésies. De René, je suis venue à vous. La mélancolie conduit à la rêverie. Combien d'autres femmes ne vous ont-elles pas envoyé l'hommage de leurs pensées secrètes?... Quelle est ma chance d'être distinguée dans cette foule? Qu'est-ce que ce papier, plein de mon âme, aura de plus que toutes les lettres parfumées qui vous harcèlent? Je me présente avec plus d'ennuis que toute autre: je veux rester inconnue et demande une confiance entière, comme si vous me connaissiez depuis longtemps.

»Répondez-moi, soyez bon pour moi. Je ne prends pas l'engagement de me faire connaître un jour, cependant je ne dis pas absolument non. Que puis-je ajouter à cette lettre?... Voyez-y, monsieur, un grand effort, et permettez-moi de vous tendre la main, oh! une main bien amie, celle de

»Votre servante,
»O. d'este-m.

»Si vous me faites la grâce de me répondre, adressez, je vous prie, votre lettre à mademoiselle F. Cochet, poste restante, au Havre.»


Maintenant, toutes les jeunes filles, romanesques ou non, peuvent imaginer dans quelle impatience vécut Modeste pendant quelques jours! L'air fut plein de langues de feu. Les arbres lui parurent un 157 plumage. Elle ne sentit pas son corps, elle plana dans la nature! La terre fléchissait sous ses pieds. Admirant l'institution de la Poste, elle suivit sa petite feuille de papier dans l'espace, elle se sentit heureuse, comme on est heureux à vingt ans du premier exercice de son vouloir. Elle était occupée, possédée comme au Moyen-âge. Elle se figura l'appartement, le cabinet du poëte, elle le vit décachetant sa lettre, et elle faisait des suppositions par myriades.

Après avoir esquissé la poésie, il est nécessaire de donner ici le profil du poëte.

Canalis est un petit homme sec, de tournure aristocratique, brun, doué d'une figure vituline, et d'une tête un peu menue, comme celle des hommes qui ont plus de vanité que d'orgueil. Il aime le luxe, l'éclat, la grandeur. La fortune est un besoin pour lui plus que pour tout autre. Fier de sa noblesse, autant que de son talent, il a tué ses ancêtres par trop de prétentions dans le présent. Après tout, les Canalis ne sont ni les Navarreins, ni les Cadignan, ni les Grandlieu, ni les Nègrepelisse. Et cependant, la nature a bien servi ses prétentions. Il a ces yeux d'un éclat oriental qu'on demande aux poëtes, une finesse assez jolie dans les manières, une voix vibrante; mais un charlatanisme naturel détruit presque ces avantages. Il est comédien de bonne foi. S'il avance un pied très élégant, il en a pris l'habitude. S'il a des formules déclamatoires, elles sont à lui. S'il se pose dramatiquement, il a fait de son maintien une seconde nature. Ces espèces de défauts concordent à une générosité constante, à ce qu'il faut nommer le paladinage, en contraste avec la chevalerie. Canalis n'a pas assez de foi pour être don Quichotte; mais il a trop d'élévation pour ne pas toujours se mettre dans le beau côté des questions. Cette poésie, qui fait ses éruptions miliaires à tout propos, nuit beaucoup à ce poëte qui ne manque pas d'ailleurs d'esprit, mais que son talent empêche de déployer son esprit; il est dominé par sa réputation, il vise à paraître plus grand qu'elle.

Ainsi, comme il arrive très souvent, l'homme est en désaccord complet avec les produits de sa pensée. Ces morceaux câlins, naïfs, pleins de tendresse, ces vers calmes, purs comme la glace des lacs; cette caressante poésie femelle a pour auteur un petit ambitieux, serré dans son frac, à tournure de diplomate, rêvant une influence politique, aristocrate à en puer, musqué, prétentieux, ayant soif d'une fortune afin de posséder la rente nécessaire à son ambition, 158 déjà gâté par le succès sous sa double forme: la couronne de laurier et la couronne de myrte. Une place de huit mille francs, trois mille francs de pension, les deux mille francs de l'Académie, et les mille écus du revenu patrimonial, écornés par les nécessités agronomiques de la terre de Canalis, au total quinze mille francs de fixe, plus les dix mille francs que rapportait la poésie, bon an, mal an; en tout vingt-cinq mille livres. Pour le héros de Modeste, cette somme constituait alors une fortune d'autant plus précaire, qu'il dépensait environ cinq ou six mille francs au delà de ses revenus; mais la cassette du roi, les fonds secrets du ministère avaient jusqu'alors comblé ces déficits. Il avait trouvé pour le Sacre un hymne qui lui valut un service d'argenterie. Il refusa toute espèce de somme en disant que les Canalis devaient leur hommage au Roi de France. Le Roi Chevalier sourit, et commanda chez Odiot une coûteuse édition des vers de Zaïre:

Ah! Versificateur, te serais-tu flatté
D'effacer Charles dix en générosité?

Dès cette époque, Canalis avait, selon la pittoresque expression des journalistes, vidé son sac. Il se sentait incapable d'inventer une nouvelle fortune de poésie. Sa lyre ne possède pas sept cordes, elle n'en a qu'une; et, à force d'en avoir joué, le public ne lui laissait plus que l'alternative de s'en servir à se pendre ou de se taire. De Marsay, qui n'aimait pas Canalis, se permit une plaisanterie qui laissa dans le flanc du poëte sa pointe envenimée.

—Canalis, dit-il une fois, me fait l'effet de l'homme le plus courageux, signalé par le grand Frédéric après la bataille, ce trompette qui n'avait cessé de souffler le même air dans son petit turlututu!

Canalis, aux oreilles de qui cette épigramme arriva, voulut devenir général. Combien de fois un mot n'a-t-il pas décidé de la vie d'un homme? L'ancien président de la république Cisalpine, le plus grand avocat du Piémont, Colla s'entend dire, à quarante ans, par un ami, qu'il ne connaît rien à la botanique; il se pique, devient un Jussieu, cultive les fleurs, en invente, et publie la Flore du Piémont, en latin, l'ouvrage de dix ans.

—Après tout, Canning et Chateaubriand sont des hommes politiques, se dit le poëte éteint, et de Marsay trouvera son maître en moi!

159 Canalis aurait bien voulu faire un grand ouvrage politique; mais il craignit de se compromettre avec la prose française, dont les exigences sont cruelles à ceux qui contractent l'habitude de prendre quatre alexandrins pour exprimer une idée. De tous les poëtes de ce temps, trois seulement: Hugo, Théophile Gautier, de Vigny ont pu réunir la double gloire de poëte et de prosateur que réunirent aussi Racine et Voltaire, Molière et Rabelais, une des plus rares distinctions de la littérature française et qui doit signaler un poëte entre tous. Donc, le poëte du faubourg Saint-Germain faisait sagement en essayant de remiser son char sous le toit protecteur de l'Administration.

En devenant Maître des Requêtes, Canalis éprouva le besoin d'avoir un secrétaire, un ami qui pût le remplacer en beaucoup d'occasions, faire sa cuisine en librairie, avoir soin de sa gloire dans les journaux, et, au besoin, l'aider en politique, être enfin son âme damnée.

Beaucoup d'hommes célèbres dans les Sciences, dans les Arts, dans les Lettres, ont à Paris un ou deux caudataires, un capitaine des gardes ou un chambellan qui vivent aux rayons de leur soleil, espèces d'aides de camp chargés des missions délicates, se laissant compromettre au besoin, travaillant au piédestal de l'idole, ni tout à fait ses serviteurs ni tout à fait ses égaux, hardis à la réclame, les premiers sur la brèche, couvrant les retraites, s'occupant des affaires, et dévoués tant que durent leurs illusions ou jusqu'au moment où leurs désirs sont comblés. Quelques uns reconnaissent un peu d'ingratitude chez leur grand homme, d'autres se croient exploités, plusieurs se lassent de ce métier, peu se contentent de cette douce égalité de sentiment, le seul prix que l'on doive chercher dans l'intimité d'un homme supérieur et dont se contentait Ali, élevé par Mahomet jusqu'à lui. Beaucoup se tiennent pour aussi capables que leur grand homme, abusés par leur amour-propre. Le dévouement est rare, surtout sans solde, sans espérance, comme le concevait Modeste. Néanmoins il se trouve des Menneval, et plus à Paris que partout ailleurs, des hommes qui chérissent une vie à l'ombre, un travail tranquille, des Bénédictins égarés dans notre société sans monastère pour eux. Ces agneaux courageux portent dans leurs actions, dans leur vie intime, la poésie que les écrivains expriment. Ils sont poëtes par le cœur, par leurs méditations à l'écart, par la tendresse, comme d'autres sont poëtes sur le papier, dans les champs de l'intelligence et à tant le vers! comme lord Byron, comme tous 160 ceux qui vivent, hélas! de leur encre, l'eau d'Hippocrène d'aujourd'hui, par la faute du pouvoir.

Attiré par la gloire de Canalis, par l'avenir promis à cette prétendue intelligence politique et conseillé par madame d'Espard, un jeune Référendaire à la Cour des Comptes se constitua le secrétaire bénévole du poëte, et fut caressé par lui comme un spéculateur caresse son premier bailleur de fonds. Les prémices de cette camaraderie eurent assez de ressemblance avec l'amitié. Ce jeune homme avait déjà fait un stage de ce genre auprès d'un des ministres tombés en 1827; mais le ministre avait eu soin de le placer à la Cour des Comptes. Ernest de La Brière, jeune homme alors âgé de vingt-sept ans, décoré de la Légion-d'Honneur, sans autre fortune que les émoluments de sa place, possédait la triture des affaires, et savait beaucoup après avoir habité pendant quatre ans le cabinet du principal ministère. Doux, aimable, le cœur presque pudique et rempli de bons sentiments, il lui répugnait d'être sur le premier plan. Il aimait son pays, il voulait être utile, mais l'éclat l'éblouissait. A son choix, la place de secrétaire près d'un Napoléon lui eût mieux convenu que celle de premier ministre.

Ernest, devenu l'ami de Canalis, fit de grands travaux pour lui; mais, en dix-huit mois, il reconnut la sécheresse de cette nature si poétique par l'expression littéraire seulement. La vérité de ce proverbe populaire: L'habit ne fait pas le moine est surtout applicable à la littérature. Il est extrêmement rare de trouver un accord entre le talent et le caractère. Les facultés ne sont pas le résumé de l'homme. Cette séparation, dont les phénomènes étonnent, provient d'un mystère inexploré, peut-être inexplorable. Le cerveau, ses produits en tous genres, car dans les Arts la main de l'homme continue sa cervelle, sont un monde à part qui fleurit sous le crâne, dans une indépendance parfaite des sentiments, de ce qu'on nomme les vertus du citoyen, du père famille, de l'homme privé. Ceci n'est cependant pas absolu. Rien n'est absolu dans l'homme. Il est certain que le débauché dissipera son talent, que le buveur le dépensera dans ses libations, sans que l'homme vertueux puisse se donner du talent par une honnête hygiène; mais il est aussi presque prouvé que Virgile, le peintre de l'amour, n'a jamais aimé de Dinon, et que Rousseau, le citoyen modèle, avait de l'orgueil à défrayer toute une aristocratie. Néanmoins, Michel-Ange et Raphaël ont offert l'heureux accord du génie et de la forme du caractère. Le 161 talent, chez les hommes, est donc à peu près, quant au moral, ce qu'est la beauté chez les femmes, une promesse. Admirons deux fois l'homme chez qui le cœur et le caractère égalent en perfection le talent.

En trouvant sous le poëte un égoïste ambitieux, la pire espèce de tous les égoïstes, car il en est d'aimables, Ernest éprouva je ne sais quelle pudeur à le quitter. Les âmes honnêtes ne brisent pas facilement leurs liens, surtout ceux qu'ils ont noués volontairement. Le secrétaire faisait donc bon ménage avec le poëte quand la lettre de Modeste courait la poste; mais comme on fait bon ménage, en se sacrifiant toujours. La Brière tenait compte à Canalis de la franchise avec laquelle il s'était ouvert à lui. D'ailleurs, chez cet homme, qui sera tenu grand pendant sa vie, qui sera fêté comme le fut Marmontel, les défauts sont l'envers de qualités brillantes. Ainsi, sans sa vanité, sans sa prétention, peut-être n'eût-il pas été doué de cette diction sonore, instrument nécessaire à la vie politique actuelle. Sa sécheresse aboutit à la rectitude, à la loyauté. Son ostentation est doublée de générosité. Les résultats profitent à la société, les motifs regardent Dieu. Mais, lorsque la lettre de Modeste arriva, Ernest ne s'abusait plus sur Canalis.

Les deux amis venaient de déjeuner et causaient dans le cabinet du poëte, qui occupait alors, au fond d'une cour, un appartement donnant sur un jardin, au rez-de-chaussée.

—Oh! s'écria Canalis, je le disais bien l'autre jour à madame de Chaulieu, je dois lâcher quelque nouveau poëme, l'admiration baisse, car voilà quelque temps que je n'ai reçu de lettres anonymes....

—Une inconnue? demanda La Brière.

—Une inconnue! une d'Este, et au Havre! C'est évidemment un nom d'emprunt.

Et Canalis passa la lettre à La Brière. Ce poëme, cette exaltation cachée, enfin le cœur de Modeste fut insouciamment tendu par un geste de fat à ce petit Référendaire de la Cour des Comptes.

—C'est beau! s'écria le Référendaire, d'attirer ainsi à soi les sentiments les plus pudiques, de forcer une pauvre femme à sortir des habitudes que l'éducation, la nature, le monde lui tracent, à briser les conventions... Quel privilége le génie acquiert! Une lettre comme celle que je tiens, écrite par une jeune fille, une vraie jeune fille, sans arrière-pensée, avec enthousiasme...

162 —Eh bien?... dit Canalis.

—Eh bien! on peut avoir souffert autant que le Tasse, on doit être récompensé, s'écria La Brière.

—On se dit cela, mon cher, à la première, à la seconde lettre, dit Canalis; mais quand c'est la trentième!... Mais lorsqu'on a trouvé que la jeune enthousiaste est assez rouée! Mais quand au bout du chemin brillant parcouru par l'exaltation du poëte, on a vu quelque vieille Anglaise assise sur une borne et qui vous tend la main!... Mais quand l'ange de la poste se change en une pauvre fille médiocrement jolie en quête d'un mari!... Oh! alors l'effervescence se calme.

—Je commence à croire, dit La Brière en souriant, que la gloire a quelque chose de vénéneux, comme certaines fleurs éclatantes.

—Et puis, mon ami, reprit Canalis, toutes ces femmes, même quand elles sont sincères, elles ont un idéal, et vous y répondez rarement. Elles ne se disent pas que le poëte est un homme assez vaniteux, comme je suis taxé de l'être; elles n'imaginent jamais ce qu'est un homme malmené par une espèce d'agitation fébrile qui le rend désagréable, changeant; elles le veulent toujours grand, toujours beau; jamais elles ne pensent que le talent est une maladie; que Nathan vit avec Florine, que d'Arthez est trop gras, que Béranger va très bien à pied, que le Dieu peut avoir la pituite. Un Lucien de Rubempré, poëte et joli garçon, est un phénix. Et pourquoi donc aller chercher de méchants compliments, et recevoir les douches froides que verse le regard hébété d'une femme désillusionnée?...

—Le vrai poëte, dit La Brière, doit alors rester caché comme Dieu dans le centre de ses mondes, n'être visible que par ses créations...

—La gloire coûterait alors trop cher, répondit Canalis. La vie a du bon. Tiens! dit-il en prenant une tasse de thé, quand une noble et belle femme aime un poëte, elle ne se cache ni dans les cintres ni dans les baignoires du théâtre, comme une duchesse éprise d'un acteur; elle se sent assez forte, assez gardée par sa beauté, par sa fortune, par son nom, pour dire comme dans tous les poëmes épiques: Je suis la nymphe Calypso, amante de Télémaque. La mystification est la ressource des petits esprits. Depuis quelque temps, je ne réponds plus aux masques...

163 —Oh! combien j'aimerais une femme venue à moi!... s'écria La Brière en retenant une larme. On peut te répondre, mon cher Canalis, que ce n'est jamais une pauvre fille qui monte jusqu'à l'homme célèbre; elle a trop de défiance, trop de vanité, trop de crainte! c'est toujours une étoile, une...

—Une princesse, s'écria Canalis en partant d'un éclat de rire, n'est-ce pas? qui descend jusqu'à lui... Mon cher, cela se voit une fois en cent ans. Un tel amour est comme cette fleur qui fleurit tous les siècles... Les princesses, jeunes, riches et belles, sont trop occupées, elles sont entourées, comme toutes les plantes rares, d'une haie de sots, gentilshommes bien élevés, vides comme des sureaux! Mon rêve, hélas! le cristal de mon rêve, brodé de la Corrèze ici de guirlandes de fleurs, dans quelle ferveur!... (n'en parlons plus), il est en éclats, à mes pieds, depuis longtemps... Non, non, toute lettre anonyme est une mendiante! Et quelles exigences! Écris à cette petite personne, en supposant qu'elle soit jeune et jolie, et tu verras! Tu n'auras pas autre chose à faire. On ne peut raisonnablement pas aimer toutes les femmes. Apollon, celui du Belvédère du moins, est un élégant poitrinaire qui doit se ménager.

—Mais quand une créature arrive ainsi, son excuse doit être dans une certitude d'éclipser en tendresse, en beauté, la maîtresse la plus adorée, dit Ernest, et alors un peu de curiosité...

—Ah! répondit Canalis, tu me permettras, trop jeune Ernest, de m'en tenir à la belle duchesse qui fait mon bonheur.

—Tu as raison, trop raison, répondit Ernest.

Néanmoins, le jeune secrétaire lut la lettre de Modeste, et la relut en essayant d'en deviner l'esprit caché.

—Il n'y a pourtant pas là la moindre emphase, on ne te donne pas du génie, on s'adresse à ton cœur, dit-il à Canalis. Ce parfum de modestie et ce contrat proposé me tenteraient...

—Signe-le, réponds, va toi-même jusqu'au bout de l'aventure, je te donne là de tristes appointements, s'écria Canalis en souriant, Va, tu m'en diras des nouvelles dans trois mois, si cela dure trois mois...

Quatre jours après, Modeste tenait la lettre suivante, écrite sur du beau papier, protégée par une double enveloppe, et sous un cachet aux armes de Canalis.


164

II.
A Mademoiselle O. d'Este-M.

«Mademoiselle,

»L'admiration pour les belles œuvres, à supposer que les miennes soient telles, comporte je ne sais quoi de saint et de candide qui défend contre toute raillerie et justifie à tout tribunal la démarche que vous avez faite en m'écrivant. Avant tout, je dois vous remercier du plaisir que causent toujours de semblables témoignages, même quand on ne les mérite pas; car le faiseur de vers et le poëte s'en croient intimement dignes, tant l'amour-propre est une substance peu réfractaire à l'éloge. La meilleure preuve d'amitié que je puisse donner à une inconnue, en échange de ce dictame qui guérirait les morsures de la critique, n'est-ce pas de partager avec elle la moisson de mon expérience, au risque de faire envoler vos vivantes illusions.

»Mademoiselle, la plus belle palme d'une jeune fille est la fleur d'une vie sainte, pure, irréprochable. Êtes-vous seule au monde? Tout est dit. Mais si vous avez une famille, un père ou une mère, songez à tous les chagrins qui peuvent suivre une lettre comme la vôtre, adressée à un poëte que vous ne connaissez pas personnellement. Tous les écrivains ne sont pas des anges, ils ont des défauts. Il en est de légers, d'étourdis, de fats, d'ambitieux, de débauchés; et, quelque imposante que soit l'innocence, quelque chevaleresque que soit le poëte français, à Paris vous pourriez rencontrer plus d'un ménestrel dégénéré, prêt à cultiver votre affection pour la tromper. Votre lettre serait alors interprétée autrement que je ne l'ai fait. On y verrait une pensée que vous n'y avez pas mise, et que, dans votre innocence, vous ne soupçonnez point. Autant d'auteurs, autant de caractères. Je suis excessivement flatté que vous m'ayez jugé digne de vous comprendre; mais si vous étiez tombée sur un talent hypocrite, sur un railleur dont les livres sont mélancoliques et dont la vie est un carnaval continuel, vous auriez pu trouver au dénoûment de votre sublime imprudence un méchant homme, quelque habitué des 165 coulisses, ou un héros d'estaminet! Vous ne sentez pas, sous les berceaux de clématite où vous méditez sur les poésies, l'odeur du cigare qui dépoétise les manuscrits; de même qu'en allant au bal, parée des œuvres resplendissantes du joaillier, vous ne pensez pas aux bras nerveux, aux ouvriers en veste, aux ignobles ateliers d'où s'élancent, radieuses, ces fleurs du travail.

»Allons plus loin!... En quoi la vie rêveuse et solitaire que vous menez, sans doute au bord de la mer, peut-elle intéresser un poëte dont la mission est de tout deviner, puisqu'il doit tout peindre? Nos jeunes filles à nous sont tellement accomplies, que nulle des filles d'Ève ne peut lutter avec elles! Quelle Réalité valut jamais le Rêve?

»Maintenant, que gagnerez-vous, vous, jeune fille élevée à devenir une sage mère de famille, en vous initiant aux agitations terribles de la vie des poëtes dans cette affreuse capitale, qui ne peut se définir que par ces mots: Un enfer qu'on aime! Si c'est le désir d'animer votre monotone existence de jeune fille curieuse qui vous a mis la plume à la main, ceci n'a-t-il pas l'apparence d'une dépravation?

»Quel sens prêterai-je à votre lettre? Êtes-vous d'une caste réprouvée, et cherchez-vous un ami loin de vous? Êtes-vous affligée de laideur et vous sentez-vous une belle âme sans confident? Hélas! triste conclusion: vous avez fait trop ou pas assez. Ou restons-en là; ou, si vous continuez, dites-m'en plus que dans la lettre que vous m'avez écrite.

»Mais, mademoiselle, si vous êtes jeune, si vous êtes belle, si vous avez une famille, si vous sentez au cœur un nard céleste à répandre, comme fit Madeleine aux pieds de Jésus, laissez-vous apprécier par un homme digne de vous, et devenez ce que doit être toute bonne jeune fille: une excellente femme, une vertueuse mère de famille. Un poëte est la plus triste conquête que puisse faire une jeune personne, il a trop de vanités, trop d'angles blessants qui doivent se heurter aux légitimes vanités d'une femme, et meurtrir une tendresse sans expérience de la vie. La femme du poëte doit l'aimer pendant un long temps avant de l'épouser, elle doit se résoudre à la charité des anges, à leur indulgence, aux vertus de la maternité. Ces qualités, mademoiselle, ne sont qu'en germe chez les jeunes filles.

»Écoutez la vérité tout entière, ne vous la dois-je pas en retour 166 de votre enivrante flatterie? S'il est glorieux d'épouser une grande renommée, on s'aperçoit bientôt qu'un homme supérieur est, en tant qu'homme, semblable aux autres. Il réalise alors d'autant moins les espérances, qu'on attend de lui des prodiges. Il en est alors d'un poëte célèbre comme d'une femme dont la beauté trop vantée fait dire:—Je la croyais mieux, à qui l'aperçoit; elle ne répond plus aux exigences du portrait tracé par la fée à laquelle je dois votre billet, l'Imagination! Enfin, les qualités de l'esprit ne se développent et ne fleurissent que dans une sphère invisible, la femme du poëte n'en sent plus que les inconvénients, elle voit fabriquer les bijoux au lieu de s'en parer. Si l'éclat d'une position exceptionnelle vous a fascinée, apprenez que les plaisirs en sont bientôt dévorés. On s'irrite de trouver tant d'aspérités dans une situation qui, à distance, paraissait unie, tant de froid sur un sommet brillant! Puis, comme les femmes ne mettent jamais les pieds dans le monde des difficultés, elles n'apprécient bientôt plus ce qu'elles admiraient, quand elles croient en avoir, à première vue, deviné le maniement.

»Je termine par une dernière considération dans laquelle vous auriez tort de voir une prière déguisée, elle est le conseil d'un ami. L'échange des âmes ne peut s'établir qu'entre gens disposés à ne se rien cacher. Vous montrerez-vous telle que vous êtes à un inconnu? Je m'arrête aux conséquences de cette idée.

»Trouvez ici, mademoiselle, les hommages que nous devons à toutes les femmes, même à celles qui sont inconnues et masquées.»


Avoir tenu cette lettre entre sa chair et son corset, sous son busc brûlant, pendant toute une journée!... en avoir réservé la lecture pour l'heure où tout dort, minuit, après avoir attendu ce silence solennel dans les anxiétés d'une imagination de feu!... avoir béni le poëte, avoir lu par avance mille lettres, avoir supposé tout, excepté cette goutte d'eau froide tombant sur les plus vaporeuses formes de la fantaisie et les dissolvant comme l'acide prussique dissout la vie!... il y avait de quoi se cacher, quoique seule, ainsi que le fit Modeste, la figure dans ses draps, éteindre la bougie et pleurer...

Ceci se passait dans les premiers jours d'août, Modeste se leva, marcha par sa chambre, et vint ouvrir la croisée. Elle voulait de 167 l'air. Le parfum des fleurs monta vers elle, avec cette fraîcheur particulière aux odeurs pendant la nuit. La mer, illuminée par la lune, scintillait comme un miroir. Un rossignol chanta dans un arbre du parc Vilquin.

—Ah! voilà le poëte, se dit Modeste dont la colère tomba.

Les plus amères réflexions se succédèrent dans son esprit. Elle se sentit piquée au vif, elle voulut relire la lettre, elle ralluma la bougie, elle étudia cette prose étudiée, et finit par entendre la voix poussive du Monde réel.

—Il a raison et j'ai tort, se dit-elle. Mais comment croire qu'on trouvera sous la robe étoilée des poëtes un vieillard de Molière?...

Quand une femme ou une jeune fille est prise en flagrant délit, elle conçoit une haine profonde contre le témoin, l'auteur ou l'objet de sa faute. Aussi la vraie, la naturelle, la sauvage Modeste éprouva-t-elle en son cœur un effroyable désir de l'emporter sur cet esprit de rectitude et de le précipiter dans quelque contradiction, de lui rendre ce coup de massue. Cette enfant si pure, dont la tête seule avait été corrompue, et par ses lectures, et par la longue agonie de sa sœur, et par les dangereuses méditations de la solitude, fut surprise par un rayon de soleil sur son visage. Elle avait passé trois heures à courir des bordées sur les mers immenses du Doute. De pareilles nuits ne s'oublient jamais. Elle alla droit à sa petite table de la Chine, présent de son père, et écrivit une lettre dictée par l'infernal esprit de vengeance qui frétille au fond du cœur des jeunes personnes.


III.
A MONSIEUR DE CANALIS.

«Monsieur,

«Vous êtes certainement un grand poëte, mais vous êtes quelque chose de plus, vous êtes un honnête homme. Après avoir eu tant de loyale franchise avec une jeune fille qui côtoyait un abîme, en aurez-vous assez pour répondre sans la moindre hypocrisie, sans détour, à la question que voici.

168 »Auriez-vous écrit la lettre que je tiens en réponse à la mienne; vos idées, votre langage auraient-ils été les mêmes si quelqu'un vous eût dit à l'oreille ce qui peut se trouver vrai: Mademoiselle O. d'Este-M. a six millions et ne veut pas d'un sot pour maître?

»Admettez pour certaine et pendant un moment cette supposition. Soyez avec moi comme avec vous-même, ne craignez rien, je suis plus grande que mes vingt ans, rien de ce qui sera franc ne pourra vous nuire dans mon esprit. Quand j'aurai lu cette confidence, si toutefois vous daignez me la faire, vous recevrez alors une réponse à votre première lettre.

»Après avoir admiré votre talent, si souvent sublime, permettez-moi de rendre hommage à votre délicatesse et à votre probité, qui me forcent à me dire toujours

»Votre humble servante,
»O. d'Este-M


Quand Ernest de La Brière eut cette lettre entre les mains, il alla se promener sur les boulevards, agité dans son âme comme une frêle embarcation par une tempête où le vent parcourt toutes les aires du compas, de moment en moment.

Pour un jeune homme comme on en rencontre tant, pour un vrai Parisien, tout eût été dit avec cette phrase: C'est une petite rouée!... Mais pour un garçon dont l'âme est noble et belle, cette espèce de serment déféré, cet appel à la Vérité eut la vertu d'éveiller les trois juges tapis au fond de toutes les consciences. Et l'Honneur, le Vrai, le Juste, se dressant en pied, criaient énergiquement:

—Ah! cher Ernest, disait le Vrai, tu n'aurais certes pas donné de leçon à une riche héritière!... Ah! mon garçon, tu serais parti, et roide pour le Havre, afin de savoir si la jeune fille était belle, et tu te serais senti très malheureux de la préférence accordée au génie. Et si tu avais pu donner un croc-en-jambe à ton ami, te faire agréer à sa place, mademoiselle d'Este eût été sublime!

—Comment, disait le Juste, vous vous plaignez, vous autres gens d'esprit ou de capacité, sans monnaie, de voir les filles riches mariées à des êtres dont vous ne feriez pas vos portiers; vous déblatérez contre le positif du siècle qui s'empresse d'unir l'argent à l'argent, et jamais quelque beau jeune homme plein de talent, sans fortune, 169 à quelque belle jeune fille noble et riche: en voilà une qui se révolte contre l'esprit du siècle?... et le poëte lui répond par un coup de bâton sur le cœur...

—Riche ou pauvre, jeune ou vieille, belle ou laide, cette fille a raison, elle a de l'esprit, elle roule le poëte dans le bourbier de l'intérêt personnel, s'écriait l'Honneur, elle mérite une réponse, sincère, noble et franche, et avant tout l'expression de ta pensée! Examine-toi! Sonde ton cœur, et purge-le de ses lâchetés! Que dirait l'Alceste de Molière?

Et La Brière, parti du boulevard Poissonnière, allait si lentement, perdu dans ses réflexions, qu'une heure après il atteignait à peine au boulevard des Capucines. Il prit les quais pour se rendre à la Cour des Comptes alors située auprès de la Sainte-Chapelle. Au lieu de vérifier des comptes, il resta sous le coup de ses perplexités.

—Elle n'a pas six millions, c'est évident, se disait-il; mais la question n'est pas là...

Six jours après, Modeste reçut la lettre suivante.


IV.
A Mademoiselle O. d'Este-M.

«Mademoiselle,

»Vous n'êtes pas une d'Este. Ce nom est un nom emprunté pour cacher le vôtre. Doit-on les révélations que vous sollicitez à qui ment sur soi-même?

»Écoutez, je réponds à votre demande par une autre: Êtes-vous d'une famille illustre? d'une famille noble? d'une famille bourgeoise?

»Certainement la morale ne change pas, elle est une; mais ses obligations varient selon les sphères. De même que le soleil éclaire diversement les sites, y produit les différences que nous admirons, elle conforme le devoir social au rang, aux positions. La peccadille du soldat est un crime chez le général, et réciproquement. Les observances ne sont pas les mêmes pour une paysanne qui moissonne, pour une ouvrière à quinze sous par jour, pour la 170 fille d'un petit détaillant, pour la jeune bourgeoise, pour l'enfant d'une riche maison de commerce, pour la jeune héritière d'une noble famille, pour une fille de la maison d'Este. Un roi ne doit pas se baisser pour ramasser une pièce d'or, et le laboureur doit retourner sur ses pas pour retrouver dix sous perdus, quoique l'un et l'autre doivent obéir aux lois de l'Économie.

»Une d'Este riche de six millions peut mettre un chapeau à grands bords et à plumes, brandir sa cravache, presser les flancs d'un barbe, et venir, amazone brodée d'or, suivie de laquais, à un poëte en disant: «J'aime la poésie, et je veux expier les torts de Léonore envers le Tasse!» tandis que la fille d'un négociant se couvrirait de ridicule en l'imitant.

»A quelle classe sociale appartenez-vous? Répondez sincèrement, et je vous répondrai de même à la question que vous m'avez posée.

»N'ayant pas l'heur de vous connaître, et déjà lié par une sorte de communion poétique, je ne voudrais pas vous offrir des hommages vulgaires. C'est déjà peut-être une malice victorieuse que d'embarrasser un homme qui publie ses livres.»


Le Référendaire ne manquait pas de cette adresse que peut se permettre un homme d'honneur. Courrier par courrier il reçut la réponse.


V.
A MONSIEUR DE CANALIS.

«Vous êtes de plus en plus raisonnable, mon cher poëte. Mon père est comte. Notre principale illustration est un cardinal du temps où les cardinaux marchaient presque les égaux des rois. Aujourd'hui notre maison, quasi-tombée, finit en moi; mais j'ai les quartiers voulus pour entrer dans toutes les cours et dans tous les chapitres. Nous valons enfin les Canalis. Trouvez bon que je ne vous envoie pas nos armes. Tâchez de répondre aussi sincèrement que je le fais. J'attends votre réponse pour savoir si je pourrai me dire encore comme maintenant,

»Votre servante,
»O. d'Este-M


171 —Comme elle abuse de ses avantages, la petite personne! s'écria de La Brière. Mais est-elle franche?

On n'a pas été pendant quatre ans le secrétaire particulier d'un ministre, on n'habite pas Paris, on n'en observe pas les intrigues impunément; aussi l'âme la plus pure est-elle toujours plus ou moins grisée par la capiteuse atmosphère de cette impériale Cité. Heureux de ne pas être Canalis, le jeune Référendaire retint une place dans la malle-poste du Havre, après avoir écrit une lettre où il annonçait une réponse pour un jour déterminé, se rejetant sur l'importance de la confession demandée, et sur les occupations de son ministre. Il eut le soin de se faire donner, par le directeur-général des Postes, un mot qui recommandait silence et obligeance au directeur du Havre. Ernest put ainsi voir venir au bureau Françoise Cochet, et la suivit sans affectation. Remorqué par elle, il arriva sur les hauteurs d'Ingouville, et aperçut à la fenêtre du Chalet Modeste Mignon.

—Eh bien! Françoise? demanda la jeune fille.

A quoi l'ouvrière répondit:—Oui, mademoiselle, j'en ai une.

Frappé par cette beauté de blonde céleste, Ernest revint sur ses pas, et demanda le nom du propriétaire de ce magnifique séjour à un passant.

—Çà, répondit le passant en montrant la propriété.

—Oui, mon ami.

—Oh! c'est à monsieur Vilquin, le plus riche armateur du Havre, un homme qui ne connaît pas sa fortune.

—Je ne vois pas de cardinal Vilquin dans l'histoire, se disait le Référendaire en descendant vers le Havre pour retourner à Paris.

Naturellement, il questionna le directeur de la poste sur la famille Vilquin, il apprit que la famille Vilquin possédait une immense fortune. Monsieur Vilquin avait un fils et deux filles, dont une mariée à monsieur Althor fils. La prudence empêcha La Brière de paraître en vouloir aux Vilquin; le directeur le regardait déjà d'un air narquois.

—N'y a-t-il personne en ce moment chez eux, outre la famille? demanda-t-il encore.

—En ce moment, la famille d'Hérouville y est. On parle du mariage du jeune duc avec mademoiselle Vilquin, cadette.

—Il y a eu le fameux cardinal d'Hérouville, sous les Valois, se 172 dit La Brière, et sous Henri IV, le terrible maréchal qu'on a fait duc.

Ernest repartit, ayant assez vu de Modeste pour en rêver, pour penser que, riche ou pauvre, si elle avait une belle âme, il ferait d'elle assez volontiers madame de La Brière, et il résolut de continuer la correspondance.

Essayez donc de rester inconnues, pauvres femmes de France, de filer le moindre petit roman au milieu d'une civilisation qui note sur les places publiques l'heure du départ et de l'arrivée des fiacres, qui compte les lettres, qui les timbre doublement au moment précis où elles sont jetées dans les boîtes et quand elles se distribuent, qui numérote les maisons, qui configure sur le rôle-matrice des Contributions les étages, après en avoir vérifié les ouvertures, qui va bientôt posséder tout son territoire représenté dans ses dernières parcelles, avec ses plus menus linéaments, sur les vastes feuilles du Cadastre, œuvre de géant ordonnée par un géant! Essayez donc de vous soustraire, filles imprudentes, non pas à l'œil de la police, mais à ce bavardage incessant qui, dans la dernière bourgade, scrute les actions les plus indifférentes, compte les plats de dessert chez le préfet et voit les côtes de melon à la porte du petit rentier, qui tâche d'entendre l'or au moment où la main de l'Économie l'ajoute au trésor, et qui, tous les soirs au coin du foyer, estime le chiffre des fortunes du canton, de la ville, du département! Modeste avait échappé, par un quiproquo vulgaire, au plus innocent des espionnages qu'Ernest se reprochait déjà. Mais quel Parisien voudrait être la dupe d'une petite provinciale? N'être la dupe de rien, cette affreuse maxime est le dissolvant de tous les nobles sentiments de l'homme.

On devinera facilement à quelle lutte de sentiments cet honnête jeune homme fut en proie par la lettre qu'il écrivit, et où chaque coup de fléau reçu dans la conscience a laissé sa trace.

A quelques jours de là, voici donc ce que lut Modeste à sa fenêtre, par une belle journée du mois d'août.


173

VI.
A Mademoiselle O. d'Este-M.

«Mademoiselle,

»Sans aucune hypocrisie, oui, si j'avais été certain que vous eussiez une immense fortune, j'aurais agi tout autrement. Pourquoi? J'en ai cherché la raison, la voici.

»Il est en nous un sentiment inné, développé d'ailleurs outre mesure par la Société, qui nous lance à la recherche, à la possession du bonheur. La plupart des hommes confondent le bonheur avec ses moyens, et la fortune est, à leurs yeux, le plus grand élément du bonheur. J'aurais donc tâché de vous plaire entraîné par le sentiment social qui, dans tous les temps, a fait de la richesse une religion. Du moins, je le crois. On ne doit pas attendre, chez un homme, jeune encore, cette sagesse qui substitue le bon sens à la sensation; et, devant une proie, l'instinct bestial caché dans le cœur de l'homme, le pousse en avant. Au lieu d'une leçon, vous eussiez donc reçu de moi des compliments, des flatteries. Aurais-je eu ma propre estime? j'en doute. Mademoiselle, dans ce cas, le succès offre une absolution; mais le bonheur?... c'est autre chose. Me serais-je défié de ma femme, si je l'eusse obtenue ainsi?... Bien certainement... Votre démarche eût repris tôt ou tard son caractère. Votre mari, quelque grand que vous le fassiez, finirait par vous reprocher de l'avoir avili; vous-même, tôt ou tard, peut-être arriveriez-vous à le mépriser. L'homme ordinaire tranche le nœud gordien que constitue un mariage d'argent avec l'épée de la tyrannie. L'homme fort pardonne. Le poëte se lamente.

»Telle est, mademoiselle, la réponse de ma probité.

»Écoutez-moi bien maintenant. Vous avez eu le triomphe de me faire profondément réfléchir, et sur vous que je ne connais pas assez, et sur moi que je connaissais peu. Vous avez eu le talent de remuer bien des pensées mauvaises qui croupissent au fond de tous les cœurs; mais il en est sorti chez moi quelque chose de généreux, et je vous salue de mes plus gracieuses bénédictions, 174 comme on salue en mer un phare qui nous a montré les écueils où nous pouvions périr.

»Voici ma confession, car je ne voudrais perdre ni votre estime ni la mienne, au prix de tous les trésors de la terre.

»J'ai voulu savoir qui vous étiez. Je reviens du Havre où j'ai vu Françoise Cochet, je l'ai suivie à Ingouville, et vous ai vue au milieu de votre magnifique villa. Vous êtes aussi belle que la femme des rêves d'un poëte; mais je ne sais pas si vous êtes mademoiselle Vilquin cachée dans mademoiselle d'Hérouville, ou mademoiselle d'Hérouville cachée dans mademoiselle Vilquin. Quoique de bonne guerre, cet espionnage m'a fait rougir, et je me suis arrêté dans mes recherches. Vous aviez éveillé ma curiosité, ne m'en voulez pas d'avoir été quelque peu femme: n'est-ce pas le droit du poëte?

»Maintenant, je vous ai ouvert mon cœur, je vous y ai laissé lire, vous pouvez croire à la sincérité de ce que je vais ajouter. Quelque rapide qu'ait été le coup d'œil que j'ai jeté sur vous, il a suffi pour modifier mon jugement. Vous êtes à la fois un poëte et une poésie, avant d'être une femme. Oui, vous avez en vous quelque chose de plus précieux que la beauté, vous êtes le beau idéal de l'Art, la Fantaisie... La démarche, blâmable chez les jeunes filles vouées à une destinée ordinaire, change pour le caractère que je vous prête. Dans le grand nombre d'êtres, jetés par le hasard de la vie sociale sur la terre pour y composer une génération, il est des exceptions. Si votre lettre est la terminaison de longues rêveries poétiques sur le sort que la loi réserve aux femmes; si vous avez voulu, entraînée par la vocation d'un esprit supérieur et instruit, apprendre la vie intime d'un homme à qui vous accordez le hasard du génie, afin de vous créer une amitié soustraite au commun des relations, avec une âme pareille à la vôtre, en échappant à toutes les conditions de votre sexe; certes, vous êtes une exception! La loi qui sert à mesurer les actions de la foule est alors très étroite pour déterminer votre résolution. Mais, le mot de ma première lettre revient alors dans toute sa force: vous avez fait trop ou pas assez.

»Recevez encore des remercîments pour le service que vous m'avez rendu, en m'obligeant à me sonder le cœur; car vous avez rectifié chez moi cette erreur assez commune en France, que le mariage est un moyen de fortune. Au milieu des troubles de ma 175 conscience, une voix sainte m'a parlé. Je me suis juré, solennellement à moi-même, de faire ma fortune à moi seul, afin de n'être pas déterminé dans le choix d'une compagne par des motifs cupides. Enfin j'ai blâmé, j'ai réprimé la curiosité malséante que vous aviez excitée en moi. Vous n'avez pas six millions. Il n'y a pas d'incognito possible, au Havre, pour une jeune personne qui posséderait une pareille fortune, et vous seriez trahie par cette meute des familles de la Pairie que je vois à la chasse des héritières à Paris et qui jette le Grand-Écuyer chez vos Vilquin. Ainsi les sentiments que je vous exprime ont été conçus, abstraction faite de tout roman ou de la vérité, comme une règle absolue.

»Prouvez-moi maintenant que vous avez une de ces âmes auxquelles on passe la désobéissance à la loi commune, vous donnerez alors raison dans votre esprit à cette seconde comme à ma première lettre. Destinée à la vie bourgeoise, obéissez à la loi de fer qui maintient la société. Femme supérieure, je vous admire; mais je vous plains, si vous voulez obéir à l'instinct que vous devez réprimer: ainsi le veut l'État social. L'admirable morale de l'épopée domestique, intitulée Clarisse Harlowe, est que l'amour légitime et honnête de la victime la mène à sa perte, parce qu'il se conçoit, se développe et se poursuit, malgré la famille. La Famille a raison contre Lovelace. La Famille, c'est la Société.

»Croyez-moi, pour une fille, comme pour une femme, la gloire sera toujours d'enfermer dans la sphère des convenances les plus serrées ses ardents caprices. Si j'avais une fille qui dût être madame de Staël, je lui souhaiterais la mort à quinze ans. Supposez-vous votre fille exposée sur les tréteaux de la Gloire, et paradant pour obtenir les hommages de la foule, sans éprouver mille cuisants regrets? A quelque hauteur qu'une femme se soit élevée par la poésie secrète de ses rêves, elle doit sacrifier ses supériorités sur l'autel de la famille. Ses élans, son génie, ses aspirations vers le bien, vers le sublime, tout le poëme de la jeune fille appartient à l'homme qu'elle accepte, aux enfants qu'elle aura. J'entrevois chez vous un désir secret d'agrandir le cercle étroit de la vie à laquelle toute femme est condamnée, et de mettre la passion, l'amour dans le mariage. Ah! c'est un beau rêve, il n'est pas impossible, il est difficile; mais il fut réalisé pour le désespoir des âmes, passez-moi ce mot devenu ridicule, dépareillées!

176 »Si vous cherchez une espèce d'amitié platonique, elle ferait le désespoir de votre avenir. Si votre lettre fut un jeu, ne le continuez pas. Ainsi ce petit roman est fini, n'est-ce pas? Il n'aura pas été sans porter quelques fruits: ma probité s'est armée, et vous aurez, vous, acquis une certitude sur la vie sociale. Jetez vos regards vers la vie réelle, et jetez dans les vertus de votre sexe l'enthousiasme passager que la littérature y fit naître.

»Adieu, mademoiselle. Faites-moi l'honneur de m'accorder votre estime. Après vous avoir vue, ou celle que je crois être vous, j'ai trouvé votre lettre bien naturelle: une si belle fleur devait se tourner vers le soleil de la poésie. Aimez la poésie ainsi que vous devez aimer les fleurs, la musique, les somptuosités de la mer, les beautés de la nature, comme une parure de l'âme; mais songez à tout ce que j'ai eu l'honneur de vous dire sur les poëtes. Gardez-vous d'épouser un sot, cherchez avec soin le compagnon que Dieu vous a fait. Il existe, croyez-moi, beaucoup de gens d'esprit, capables de vous apprécier, de vous rendre heureuse.

»Si j'étais riche, et si vous étiez pauvre, je mettrais un jour ma fortune et mon cœur à vos pieds, car je vous crois l'âme pleine de richesses, de loyauté; je vous confierais enfin ma vie et mon honneur avec une pleine sécurité. Encore une fois, adieu, blonde fille d'Ève, la blonde.»


La lecture de cette lettre, dévorée comme une gorgée d'eau dans le désert, ôta la montagne qui pesait sur le cœur de Modeste. Elle aperçut les fautes qu'elle avait commises dans la conception de son plan, et les répara sur-le-champ en faisant à Françoise des enveloppes de lettres sur lesquelles elle écrivit elle-même son adresse à Ingouville, en lui recommandant de ne plus venir au Chalet. Désormais Françoise, rentrée chez elle, mettrait chaque lettre arrivée de Paris sous une de ces enveloppes et la jetterait secrètement à la poste du Havre. Modeste se promit de recevoir à l'avenir le facteur elle-même, en se trouvant sur le seuil du Chalet à l'heure où il y passait. Quant aux sentiments que cette réponse, où le cœur du noble et pauvre La Brière battait sous le brillant fantôme de Canalis, excita chez Modeste, ils furent aussi multipliés que les vagues qui vinrent mourir une à une sur le rivage, pendant que les yeux attachés sur 177 l'Océan, elle se livrait au bonheur d'avoir harponné, pour ainsi dire, une âme angélique dans la mer parisienne, d'avoir deviné que chez les hommes d'élite le cœur pouvait parfois être en harmonie avec le talent, et d'avoir été bien servie par la voix magique du pressentiment. Un intérêt puissant allait animer sa vie. L'enceinte de cette jolie habitation, le treillis de sa cage était brisé! Sa pensée volait à pleines ailes.

—O mon père, se dit-elle en regardant à l'horizon, fais-nous bien riches!

La réponse que lut cinq jours après Ernest de La Brière en dira plus d'ailleurs que toute espèce de glose.


VII.
a monsieur de Canalis.

«Mon ami, laissez-moi vous donner ce nom, vous m'avez ravie, et je ne vous voudrais pas autrement que vous êtes dans cette lettre, la première... oh! qu'elle ne soit pas la dernière? Quel autre qu'un poëte aurait pu jamais excuser si gracieusement une jeune fille et la deviner.

»Je veux vous parler avec la sincérité qui, chez vous, a dicté les premières lignes de votre lettre. Et d'abord, fort heureusement, vous ne me connaissez point. Je puis vous le dire avec bonheur, je ne suis ni cette affreuse mademoiselle Vilquin, ni la très noble et très sèche mademoiselle d'Hérouville qui flotte entre trente et cinquante ans, sans se décider à un chiffre tolérable. Le cardinal d'Hérouville a fleuri dans l'histoire de l'Église avant le cardinal de qui nous vient notre seule grande illustration, car je ne prends pas des lieutenants-généraux, des abbés à petits volumes et à trop grands vers pour des célébrités. Puis je n'habite pas la splendide villa des Vilquin; il n'y a pas, Dieu merci, dans mes veines la dix-millionième partie d'une goutte de ce sang froidi dans les comptoirs. Je tiens à la fois et de l'Allemagne et du midi de la France, j'ai dans la pensée la rêverie tudesque, et dans le sang la vivacité provençale. Je suis noble, et par mon 178 père, et par ma mère. Par ma mère, je tiens à toutes les pages de l'almanach de Gotha. Enfin, mes précautions sont bien prises, il n'est au pouvoir d'aucun homme ni même au pouvoir de l'autorité, de démasquer mon incognito. Je resterai voilée, inconnue. Quant à ma personne, et quant à mes propres, comme disent les Normands, rassurez-vous, je suis au moins aussi belle que la petite personne (heureuse sans le savoir) sur qui vos regards se sont arrêtés, et je ne crois pas être une pauvresse, encore que dix fils de pairs de France ne m'accompagnent pas dans mes promenades! J'ai vu jouer déjà pour moi le vaudeville ignoble de l'héritière, adorée pour ses millions. Enfin, n'essayez d'aucune manière, même par pari, d'arriver à moi. Hélas! quoique libre, je suis gardée, et par moi-même d'abord, et par des gens de courage qui n'hésiteraient point à vous planter un couteau dans le cœur, si vous vouliez pénétrer dans ma retraite. Je ne dis point ceci pour exciter votre courage ou votre curiosité, je crois n'avoir besoin d'aucun de ces sentiments pour vous intéresser, pour vous attacher.

»Je réponds maintenant à la seconde édition considérablement augmentée de votre premier sermon.

»Voulez-vous un aveu? Je me suis dit en vous voyant si défiant, et me prenant pour une Corinne, dont les improvisations m'ont tant ennuyée, que, déjà, beaucoup de dixièmes Muses vous avaient emmené, vous tenant par la curiosité, dans leurs doubles vallons, et vous avaient proposé de goûter aux fruits de leurs parnasses de pensionnaire... Oh! soyez en pleine sécurité, mon ami; si j'aime la poésie, je n'ai point de petits vers en portefeuille, et mes bas sont et resteront d'une entière blancheur. Vous ne serez point ennuyé par des légèretés en un ou deux volumes. Enfin si je vous dis jamais: Accourez! vous ne trouverez point, vous le savez maintenant, une vieille fille, pauvre et laide.

»Oh! mon ami, si vous saviez combien je regrette que vous soyez venu au Havre! Vous avez ainsi modifié ce que vous appelez mon roman. Non, Dieu seul peut peser dans ses mains puissantes le trésor que je réservais à un homme assez grand, assez confiant, assez perspicace pour partir de chez lui, sur la foi de mes lettres, après avoir pénétré pas à pas dans l'étendue de mon cœur et arriver à notre premier rendez-vous avec la simplicité d'un enfant! Je rêvais cette innocence à un homme de génie. 179 Le trésor, vous l'avez écorné. Je vous pardonne, cher poëte, vous viviez à Paris; et, comme vous le dites, il y a un homme dans un poëte. Me prendrez-vous, à cause de ceci, pour une petite fille qui cultive le parterre enchanté des illusions? Ne vous amusez pas à jeter des pierres dans les vitraux cassés d'un château ruiné depuis longtemps. Vous, homme d'esprit, comment n'avez-vous pas deviné que la leçon de votre pédante première lettre, mademoiselle d'Este se l'était dite à elle-même! Non, cher poëte, ma première lettre ne fut pas le caillou de l'enfant qui va gabant le long des chemins, qui se plaît à effrayer un propriétaire lisant la cote de ses contributions à l'abri de ses espaliers; mais bien la ligne appliquée avec prudence par un pêcheur du haut d'une roche au bord de la mer, espérant une pêche miraculeuse.

»Tout ce que vous dites de beau sur la Famille a mon approbation. L'homme qui me plaira, de qui je me croirai digne, aura mon cœur et ma vie, de l'aveu de mes parents; je ne veux ni les affliger, ni les surprendre; j'ai la certitude de régner sur eux, ils sont d'ailleurs sans préjugés. Enfin, je me sens forte contre les illusions de ma fantaisie. J'ai bâti de mes mains une forteresse, et je l'ai laissé fortifier par le dévouement sans bornes de ceux qui veillent sur moi comme sur un trésor, non que je ne sois de force à me défendre en plaine; car, sachez-le, le hasard m'a revêtue d'une armure bien trempée, et sur laquelle est gravé le mot MÉPRIS. J'ai l'horreur la plus profonde de tout ce qui sent le calcul, de ce qui n'est pas entièrement noble, pur, désintéressé. J'ai le culte du beau, de l'idéal, sans être romanesque, mais après l'avoir été, pour moi seule, dans mes rêves. Aussi ai-je reconnu la vérité des choses, justes jusqu'à la vulgarité, que vous m'avez écrites sur la vie sociale.

»Pour le moment, nous ne sommes et ne pouvons être que deux amis. Pourquoi chercher un ami dans un inconnu? direz-vous. Votre personne m'est inconnue, mais votre esprit, votre cœur me sont connus, ils me plaisent, et je me sens des sentiments infinis dans l'âme qui veulent un homme de génie pour unique confident. Je ne veux pas que le poëme de mon cœur soit inutile, il brillera pour vous comme il eût brillé pour Dieu seul. Quelle chose précieuse qu'un bon camarade à qui l'on peut tout dire! Refuserez-vous les fleurs inédites de la jeune fille vraie qui 180 voleront vers vous comme les jolis moucherons vers les rayons du soleil? Je suis sûre que vous n'avez jamais rencontré cette bonne fortune de l'esprit: les confidences d'une jeune fille! Écoutez son babil, acceptez les musiques qu'elle n'a encore chantées que pour elle. Plus tard, si nos âmes sont bien sœurs, si nos caractères se conviennent à l'essai, quelque jour un vieux domestique à cheveux blancs, placé sur le bord d'une route, vous attendra pour vous conduire dans un chalet, dans une villa, dans un castel, dans un palais, je ne sais encore de quel genre sera le pavillon jaune et brun de l'hyménée (les couleurs de l'Autriche si puissante par le mariage), ni si le dénoûment est possible; mais avouez que c'est poétique et que mademoiselle d'Este est de bonne composition! Ne vous laisse-t-elle pas votre liberté? vient-elle d'un pied jaloux jeter un coup d'œil dans les salons de Paris? vous impose-t-elle les devoirs d'une emprinse, les chaînes que les paladins se mettaient jadis au bras volontairement? Elle vous demande une alliance proprement morale et mystérieuse? Allons, venez dans mon cœur quand vous serez malheureux, blessé, fatigué. Dites-moi bien tout alors, ne me cachez rien, j'aurai des élixirs pour toutes vos douleurs. J'ai vingt ans, mon ami, mais ma raison en a cinquante, et j'ai malheureusement ressenti dans un autre moi-même les horreurs et les délices de la passion. Je sais tout ce que le cœur humain peut contenir de lâchetés, d'infamies, et je suis néanmoins la plus honnête de toutes les jeunes filles. Non, je n'ai plus d'illusions; mais j'ai mieux: j'ai des croyances et une religion. Tenez, je commence le jeu de nos confidences.

»Quel que soit le mari que j'aurai, si je l'ai choisi, cet homme pourra dormir tranquille, il pourra s'en aller aux Grandes Indes, il me retrouvera finissant la tapisserie commencée à son départ, sans qu'aucun regard ait plongé dans mes yeux, sans qu'une voix d'homme ait flétri l'air dans mon oreille; et dans chaque point il reconnaîtra comme un vers du poëme dont il aura été le héros. Quand même je me serais trompée à quelque belle et menteuse apparence, cet homme aura toutes les fleurs de mes pensées, toutes les coquetteries de ma tendresse, les muets sacrifices d'une résignation fière et non mendiante. Oui, je me suis promis de ne jamais suivre mon mari au dehors quand il ne le voudra pas: je serai la divinité de son foyer. Voilà ma religion humaine. Mais 181 pourquoi ne pas éprouver et choisir l'homme à qui je serai comme la vie est au corps? L'homme est-il jamais gêné de la vie? Qu'est-ce qu'une femme contrariant celui qu'elle aime? C'est la maladie au lieu de la vie. Par la vie, j'entends cette heureuse santé qui fait de toute heure un plaisir.

»Revenons à votre lettre, qui me sera toujours précieuse. Oui, plaisanterie à part, elle contient ce que je souhaitais, une expression de sentiments prosaïques aussi nécessaires à la famille que l'air au poumon, et sans lesquels il n'est pas de bonheur possible. Agir en honnête homme, penser en poëte, aimer comme aiment les femmes, voilà ce que je souhaitais à mon ami, et ce qui maintenant n'est, sans doute, plus une chimère.

»Adieu, mon ami. Je suis pauvre pour le moment. C'est une des raisons qui me font chérir mon masque, mon incognito, mon imprenable forteresse. J'ai lu vos derniers vers dans la Revue, et avec quelles délices, après m'être initiée aux austères et secrètes grandeurs de votre âme!

»Serez-vous bien malheureux de savoir qu'une jeune fille prie Dieu fervemment pour vous, qu'elle fait de vous son unique pensée, et que vous n'avez pas d'autres rivaux qu'un père et une mère? Y a-t-il des raisons de repousser des pages pleines de vous, écrites pour vous, qui ne seront lues que par vous? Rendez-moi la pareille. Je suis si peu femme encore que vos confidences, pourvu qu'elles soient entières et vraies, suffiront au bonheur de

»Votre O. d'Este-M


—Mon Dieu! suis-je donc amoureux déjà, s'écria le jeune Référendaire qui s'aperçut d'être resté cette lettre à la main pendant une heure après l'avoir lue. Quel parti prendre? elle croit écrire à notre grand Poëte! dois-je continuer cette tromperie? est-ce une femme de quarante ans ou une jeune fille de vingt ans?

Ernest demeura fasciné par le gouffre de l'inconnu. L'inconnu, c'est l'infini obscur, et rien n'est plus attachant. Il s'élève de cette sombre étendue des feux qui la sillonnent par moments et qui colorent des fantaisies à la Martynn. Dans une vie occupée comme celle de Canalis, une aventure de ce genre est emportée comme un 182 bluet dans les roches d'un torrent; mais dans celle d'un Référendaire attendant le retour aux affaires du système dont le représentant est son protecteur, et qui, par discrétion, élevait Canalis au biberon pour la Tribune, cette jolie fille, en qui son imagination persistait à lui faire voir la jeune blonde, devait se loger dans le cœur et y causer les mille dégâts des romans qui entrent chez une existence bourgeoise, comme un loup dans une basse-cour. Ernest se préoccupa donc beaucoup de l'inconnue du Havre, et il répondit la lettre que voici, lettre étudiée, lettre prétentieuse, mais où la passion commençait à se révéler par le dépit.


VIII.
A Mademoiselle O. d'Este-M.

«Mademoiselle, est-il bien loyal à vous de venir s'asseoir dans le cœur d'un pauvre poëte avec l'arrière-pensée de le laisser là, s'il n'est pas selon vos désirs, en lui léguant d'éternels regrets, en lui montrant pour quelques instants une image de la perfection, ne fût-elle que jouée, ou tout au moins un commencement de bonheur? Je fus bien imprévoyant en sollicitant cette lettre où vous commencez à dérouler la rubannerie de vos idées. Un homme peut très bien se passionner pour une inconnue qui sait allier tant de hardiesse à tant d'originalité, tant de fantaisie à tant de sentiment. Qui ne souhaiterait de vous connaître, après avoir lu cette première confidence? il me faut des efforts vraiment grands pour conserver ma raison en pensant à vous, car vous avez réuni tout ce qui peut troubler un cœur et une tête d'homme. Aussi profité-je du reste de sang-froid que je garde en ce moment pour vous faire d'humbles représentations.

»Croyez-vous donc, mademoiselle, que des lettres, plus ou moins vraies par rapport à la vie telle qu'elle est, plus ou moins hypocrites, car les lettres que nous nous écririons seraient l'expression du moment où elles nous échapperaient, et non pas le sens général de nos caractères; croyez-vous, dis-je, que tant belles soient-elles, elles remplaceront jamais l'expression que nous ferions de 183 nous-mêmes par le témoignage de la vie vulgaire? L'homme est double. Il y a la vie invisible, celle du cœur à laquelle des lettres peuvent suffire, et la vie mécanique à laquelle on attache, hélas! plus d'importance qu'on ne le croit à votre âge. Ces deux existences doivent concorder à l'idéal que vous caressez; ce qui, soit dit en passant, est très rare. L'hommage pur, spontané, désintéressé, d'une âme solitaire, à la fois instruite et chaste, est une de ces fleurs célestes dont les couleurs et le parfum consolent de tous les chagrins, de toutes les blessures, de toutes les trahisons que comporte à Paris la vie littéraire, et je vous remercie par un élan semblable au vôtre; mais, après ce poétique échange de mes douleurs contre les perles de votre aumône, que pouvez-vous attendre? Je n'ai ni le génie, ni la magnifique position de lord Byron; je n'ai pas surtout l'auréole de sa damnation postiche et de son faux malheur social; mais qu'eussiez-vous espéré de lui dans une circonstance pareille? Son amitié, n'est-ce pas? Eh bien, lui qui devait n'avoir que de l'orgueil était dévoré de vanités blessantes et maladives qui décourageaient l'amitié. Moi, mille fois plus petit que lui, ne puis-je avoir des dissonances de caractère qui rendent la vie déplaisante, et qui font de l'amitié le fardeau le plus difficile?... En échange de vos rêveries, que recevriez-vous? les ennuis d'une vie qui ne serait pas entièrement la vôtre. Ce contrat est insensé. Voici pourquoi.

»Tenez, votre poëme projeté n'est qu'un plagiat. Une jeune fille de l'Allemagne, qui n'était pas, comme vous, une demi-Allemande, mais une Allemande tout entière, a, dans l'ivresse de ses vingt ans, adoré Gœthe; elle en a fait son ami, sa religion, son dieu! tout en le sachant marié. Madame Gœthe, en bonne Allemande, en femme de poëte, s'est prêtée à ce culte par une complaisance très narquoise, et qui n'a pas guéri Bettina! Mais qu'est-il arrivé? Cette extatique a fini par épouser un Allemand. Entre nous, avouons qu'une jeune fille qui se serait faite la servante du génie, qui se serait égalée à lui par la compréhension, qui l'eût pieusement adoré jusqu'à sa mort, comme fait une de ces divines figures tracées par les peintres dans les volets de leurs chapelles mystiques, et qui, lorsque l'Allemagne perdra Gœthe, se serait retirée en quelque solitude pour ne plus voir personne, comme fit l'amie de lord Bolingbroke, avouons que cette jeune fille se serait incrustée dans la gloire du poëte comme Marie Magdeleine l'est à jamais dans le 184 sanglant triomphe de notre Sauveur. Si ceci est le sublime, que dites-vous de l'envers?

»N'étant ni lord Byron, ni Gœthe, deux colosses de poésie et d'égoïsme, mais tout simplement l'auteur de quelques poésies estimées, je ne saurais réclamer les honneurs d'un culte. Je suis très peu martyr. J'ai tout à la fois du cœur et de l'ambition, car j'ai ma fortune à faire et suis encore jeune. Voyez-moi, comme je suis. La bonté du roi, les protections de ses ministres me donnent une existence convenable. J'ai toutes les allures d'un homme fort ordinaire. Je vais aux soirées de Paris, absolument comme le premier sot venu; mais dans une voiture dont les roues ne portent pas sur un terrain solidifié, comme le veut le temps présent, par des inscriptions de rente sur le Grand-Livre. Si je ne suis pas riche, je n'ai donc pas non plus le relief que donnent la mansarde, le travail incompris, la gloire dans la misère, à certains hommes qui valent mieux que moi, comme d'Arthez, par exemple. Quel dénoûment prosaïque allez-vous chercher aux fantaisies enchanteresses de votre jeune enthousiasme? Restons-en là. Si j'ai eu le bonheur de vous sembler une rareté terrestre, vous aurez été, pour moi, quelque chose de lumineux et d'élevé, comme ces étoiles qui s'enflamment et disparaissent. Que rien ne ternisse cet épisode de notre vie. En continuant ainsi, je pourrais vous aimer, concevoir une de ces passions folles qui font briser les obstacles, qui vous allument dans le cœur des feux dont la violence est inquiétante relativement à leur durée; et, supposez que je réussisse auprès de vous, nous finissons de la façon la plus vulgaire: un mariage, un ménage, des enfants... Oh! Bélise et Henriette Chrysale ensemble, est-ce possible?... Adieu, donc!»


IX.
A MONSIEUR DE CANALIS.

«Mon ami, votre lettre m'a fait autant de chagrin que de plaisir. Peut-être aurons-nous bientôt tout plaisir en nous lisant. Comprenez-moi bien. On parle à Dieu, nous lui demandons une foule de 185 choses, il reste muet. Moi je veux trouver en vous les réponses que Dieu ne nous fait pas. L'amitié de mademoiselle de Gournay et de Montaigne ne peut-elle se recommencer? Ne connaissez-vous pas le ménage de Sismonde de Sismondi à Genève, le plus touchant intérieur que l'on connaisse et dont on m'a parlé, quelque chose comme le marquis et la marquise de Pescaire heureux jusque dans leur vieillesse? Mon Dieu! serait-il impossible qu'il existât, comme dans une symphonie, deux harpes qui, à distance, se répondent, vibrent, et produisent une délicieuse mélodie? L'homme, seul dans la création, est à la fois la harpe, le musicien et l'écouteur. Me voyez-vous inquiète à la manière des femmes ordinaires? Ne sais-je pas que vous allez dans le monde, que vous y voyez les plus belles et les plus spirituelles femmes de Paris? Ne puis-je présumer qu'une de ces sirènes daigne vous enlacer de ses froides écailles, et qu'elle a fait la réponse dont les prosaïques considérations m'attristent? Il est, mon ami, quelque chose de plus beau que ces fleurs de la coquetterie parisienne, il existe une fleur qui croît en haut de ces pics alpestres, nommés hommes de génie, l'orgueil de l'humanité qu'ils fécondent en y versant les nuages puisés avec leurs têtes dans les cieux; cette fleur, je la veux cultiver et faire épanouir, car ses sauvages et doux parfums ne nous manqueront jamais, ils sont éternels.

»Faites-moi l'honneur de ne croire à rien de vulgaire en moi. Si j'eusse été Bettina, car je sais à qui vous avez fait allusion, je n'aurais jamais été madame d'Arnim; et si j'avais été l'une des femmes de lord Byron, je serais à cette heure dans un couvent. Vous m'avez atteinte à l'endroit sensible. Vous ne me connaissez pas, vous me connaîtrez. Je sens en moi quelque chose de sublime dont on peut parler sans vanité. Dieu a mis dans mon âme la racine de cette plante hybride née au sommet de ces Alpes dont je viens de parler, et que je ne veux pas mettre dans un pot de fleurs, sur ma croisée, pour l'y voir mourir. Non, ce magnifique calice, unique, aux odeurs enivrantes, ne sera pas traîné dans les vulgarités de la vie; il est à vous, à vous sans qu'aucun regard le flétrisse, à vous à jamais! Oui, cher, à vous toutes mes pensées, même les plus secrètes, les plus folles; à vous un cœur de jeune fille sans réserve, à vous une affection infinie. Si votre personne ne me convient pas, je ne me marierai point. Je puis vivre de la vie du 186 cœur, de votre esprit, de vos sentiments; ils me plaisent, et je serai toujours ce que je suis, votre amie. Il y a chez vous du beau dans le moral, et cela me suffit. Là, sera ma vie.

»Ne faites pas fi d'une jeune et jolie servante qui ne recule pas d'horreur à l'idée d'être un jour la vieille gouvernante du poëte, un peu sa mère, un peu sa ménagère, un peu sa raison, un peu sa richesse. Cette fille dévouée, si précieuse à vos existences, est l'Amitié pure et désintéressée, à qui l'on dit tout, qui écoute quelquefois en hochant la tête, et qui veille en filant à la lueur de la lampe, afin d'être là quand le poëte revient ou trempé de pluie ou maugréant. Voilà ma destinée si je n'ai pas celle de l'épouse heureuse et attachée à jamais: je souris à l'une comme à l'autre.

»Et croyez-vous que la France sera bien lésée parce que mademoiselle d'Este ne lui donnera pas deux ou trois enfants, parce qu'elle ne sera pas une madame Vilquin quelconque? Quant à moi, jamais je ne serai vieille fille. Je me ferai mère par la bienfaisance et par ma secrète coopération à l'existence d'un homme grand à qui je rapporterai mes pensées et mes efforts ici-bas. J'ai la plus profonde horreur de la vulgarité. Si je suis libre, si je suis riche, je me sais jeune et belle, je ne serai jamais ni à quelque niais sous prétexte qu'il est le fils d'un pair de France, ni à quelque négociant qui peut se ruiner en un jour, ni à quelque bel homme qui sera la femme dans le ménage, ni à aucun homme qui me ferait rougir vingt fois par jour d'être à lui. Soyez bien tranquille à ce sujet. Mon père a trop d'adoration pour mes volontés, il ne les contrariera jamais. Si je plais à mon poëte, s'il me plaît, le brillant édifice de notre amour sera bâti si haut, qu'il sera parfaitement inaccessible au malheur: je suis une aiglonne, et vous le verrez à mes yeux. Je ne vous répéterai pas ce que je vous ai dit déjà, mais je le mets en moins de mots en vous avouant que je serai la femme la plus heureuse d'être emprisonnée par l'amour, comme je le suis en ce moment par la volonté paternelle. Eh! mon ami, réduisons à la vérité du roman ce qui nous arrive par ma volonté.

»Une jeune fille, à l'imagination vive, enfermée dans une tourelle, se meurt d'envie de courir dans le parc où ses yeux seulement pénètrent; elle invente un moyen de desceller sa grille, elle saute par la croisée, escalade le mur du parc, et va folâtrer chez 187 le voisin. C'est un vaudeville éternel!... Eh bien! cette jeune fille est mon âme, le parc du voisin est votre génie. N'est-ce pas bien naturel? A-t-on jamais vu de voisin qui se soit plaint de son treillage cassé par de jolis pieds? Voilà pour le poëte. Mais le sublime raisonneur de la comédie de Molière veut-il des raisons! En voici.

»Mon cher Géronte, ordinairement les mariages se font au rebours du sens commun. Une famille prend des renseignements sur un jeune homme. Si le Léandre fourni par la voisine ou pêché dans un bal n'a pas volé, s'il n'a pas de tare visible, s'il a la fortune qu'on lui désire, s'il sort d'un collége ou d'une École de Droit, ayant satisfait aux idées vulgaires sur l'éducation, et s'il porte bien ses vêtements, on lui permet de venir voir une jeune personne, lacée dès le matin, à qui sa mère ordonne de bien veiller sur sa langue, et recommande de ne rien laisser passer de son âme, de son cœur sur sa physionomie, en y gravant un sourire de danseuse achevant sa pirouette, armée des instructions les plus positives sur le danger de montrer son vrai caractère, et à qui l'on recommande de ne pas paraître d'une instruction inquiétante. Les parents, quand les affaires d'intérêt sont bien convenues entre eux, ont la bonhomie d'engager les prétendus à se connaître l'un l'autre, pendant des moments assez fugitifs où ils sont seuls, où ils causent, où ils se promènent, sans aucune espèce de liberté, car ils se savent déjà liés. Un homme se costume alors aussi bien l'âme que le corps, et la jeune fille en fait autant de son côté. Cette pitoyable comédie, entremêlée de bouquets, de parures, de parties de spectacle, s'appelle faire la cour à sa prétendue. Voilà ce qui m'a révoltée, et je veux faire succéder le mariage légitime à quelque long mariage des âmes. Une jeune fille n'a, dans toute sa vie, que ce moment où la réflexion, la seconde vue, l'expérience lui soient nécessaires. Elle joue sa liberté, son bonheur, et vous ne lui laissez ni le cornet, ni les dés; elle parie, elle fait galerie. J'ai le droit, la volonté, le pouvoir, la permission de faire mon malheur moi-même, et j'en use, comme fit ma mère qui, conseillée par l'instinct, épousa le plus généreux, le plus dévoué, le plus aimant des hommes, aimé dans une soirée pour sa beauté. Je vous sais libre, poëte et beau. Soyez sûr que je n'aurais pas choisi pour confident l'un de vos confrères en Apollon déjà marié. Si ma mère fut séduite par la 188 Beauté qui peut-être est le génie de la Forme, pourquoi ne serais-je pas attirée par l'esprit et la forme réunis?

»Serais-je plus instruite en vous étudiant par correspondance qu'en commençant par l'expérience vulgaire des quelques mois de cour? Ceci est la question, dirait Hamlet. Mais mon procédé, mon cher Chrysale, a du moins l'avantage de ne pas compromettre nos personnes. Je sais que l'amour a ses illusions, et toute illusion a son lendemain. Là se trouve la raison de tant de séparations entre amants qui se croyaient liés pour la vie. La véritable épreuve est la souffrance et le bonheur. Quand, après avoir passé par cette double épreuve de la vie, deux êtres y ont déployé leurs défauts et leurs qualités, qu'ils y ont observé leurs caractères, alors ils peuvent aller jusqu'à la tombe en se tenant par la main; mais, mon cher Argante, qui vous dit que notre petit drame commencé n'a pas d'avenir?... En tout cas, n'aurons-nous pas joui du plaisir de notre correspondance?...

»J'attends vos ordres, monseigneur, et suis de grand cœur

»Votre servante,
»O. d'Este-M


X.
A Mademoiselle O. d'Este-M.

«Tenez, vous êtes un démon, je vous aime, est-ce là ce que vous désiriez, fille originale! Peut-être voulez-vous seulement occuper votre oisiveté de province par le spectacle des sottises que peut faire un poëte? Ce serait une bien mauvaise action. Vos deux lettres accusent précisément assez de malice pour inspirer ce doute à un Parisien. Mais je ne suis plus maître de moi, ma vie et mon avenir dépendent de la réponse que vous me ferez. Dites-moi si la certitude d'une affection sans bornes, accordée dans l'ignorance des conventions sociales, vous touchera; enfin si vous m'admettez à vous rechercher... Il y aura bien assez d'incertitudes et d'angoisses pour moi dans la question de savoir si ma personne vous plaira. Si vous me répondez favorablement, je change ma vie et dis 189 adieu à bien des ennuis que nous avons la folie d'appeler le bonheur. Le bonheur, ma chère belle inconnue, il est ce que vous rêvez: une fusion complète des sentiments, une parfaite concordance d'âme, une vive empreinte du beau idéal (ce que Dieu nous permet d'en avoir ici-bas) sur les actions vulgaires de la vie au train de laquelle il faut bien obéir, enfin la constance du cœur plus prisable que ce que nous nommons la fidélité.

»Peut-on dire qu'on fait des sacrifices dès qu'il s'agit d'un bien suprême, le rêve des poëtes, le rêve des jeunes filles, le poëme qu'à l'entrée de la vie, et dès que la pensée essaie ses ailes, chaque belle intelligence a caressé de ses regards et couvé des yeux pour le voir se briser dans un achoppement aussi dur que vulgaire; car, pour la presque totalité des hommes, le pied du Réel se pose aussitôt sur cet œuf mystérieux qui n'éclôt presque jamais. Aussi ne vous parlerai-je pas encore de moi, ni de mon passé, ni de mon caractère, ni d'une affection quasi maternelle d'un côté, filiale du mien, que vous avez déjà gravement altérée, et dont l'effet sur ma vie expliquerait le mot de sacrifice. Vous m'avez déjà rendu bien oublieux, pour ne pas dire ingrat: est-ce assez pour vous? Oh! parlez, dites un mot, et je vous aimerai jusqu'à ce que mes yeux se ferment, comme le marquis de Pescaire aima sa femme, comme Roméo sa Juliette, et fidèlement. Notre vie, pour moi du moins, sera cette félicité sans trouble dont parle Dante comme étant l'élément de son Paradis, poëme bien supérieur à son Enfer. Chose étrange, ce n'est pas de moi, mais de vous que je doute dans les longues méditations par lesquelles je me suis plu, comme vous, peut-être, à embrasser le cours chimérique d'une existence rêvée. Oui, chère, je me sens la force d'aimer ainsi, d'aller vers la tombe avec une douce lenteur et d'un air toujours riant, en donnant le bras à une femme aimée, sans jamais troubler le beau temps de l'âme. Oui, j'ai le courage d'envisager notre double vieillesse, de nous voir en cheveux blancs, comme le vénérable historien de l'Italie, encore animés de la même affection, mais transformés selon l'esprit de chaque saison. Tenez, je ne puis plus n'être que votre ami. Quoique Chrysale, Oronte et Argante revivent, dites-vous, en moi, je ne suis pas encore assez vieillard pour boire à une coupe tenue par les charmantes mains d'une femme voilée sans éprouver un féroce désir de déchirer le domino, le masque, et de voir le visage. Ou 190 ne m'écrivez plus, ou donnez-moi l'espérance. Que je vous entrevoie ou je quitte la partie. Faut-il vous dire adieu? Me permettez-vous de signer,

»Votre ami?»


XI.
A MONSIEUR DE CANALIS.

«Quelle flatterie! avec quelle rapidité le grave Anselme est devenu le beau Léandre? A quoi dois-je attribuer un tel changement? est-ce à ce noir que j'ai mis sur du blanc, à ces idées qui sont aux fleurs de mon âme ce qu'est une rose dessinée au crayon noir aux roses du parterre? ou au souvenir de la jeune fille prise pour moi, et qui est à ma personne ce que la femme de chambre est à la maîtresse? Avons-nous changé de rôle? Suis-je la Raison? êtes-vous la Fantaisie? Trêve de plaisanterie. Votre lettre m'a fait connaître d'enivrants plaisirs d'âme, les premiers que je ne devrai pas aux sentiments de la famille. Que sont, comme a dit un poëte, les liens du sang qui ont tant de poids sur les âmes ordinaires en comparaison de ceux que nous forge le ciel dans les sympathies mystérieuses? Laissez moi vous remercier... Non, on ne remercie pas de ces choses... soyez béni du bonheur que vous m'avez causé; soyez heureux de la joie que vous avez répandue dans mon âme. Vous m'avez expliqué quelques apparentes injustices de la vie sociale. Il y a je ne sais quoi de brillant dans la gloire, de mâle, qui ne va bien qu'à l'Homme, et Dieu nous a défendu de porter cette auréole en nous laissant l'amour, la tendresse pour en rafraîchir les fronts ceints de sa terrible lumière. J'ai senti ma mission, ou plutôt vous me l'avez confirmée.

»Quelquefois, mon ami, je me suis levée le matin dans un état d'inconcevable douceur. Une sorte de paix, tendre et divine, me donnait l'idée du ciel. Ma première pensée était comme une bénédiction. J'appelais ces matinées, mes petits levers d'Allemagne, en opposition avec mes couchers de soleil du Midi, pleins d'actions héroïques, de batailles, de fêtes romaines, et de poëmes ardents. Eh bien! après avoir lu cette lettre où vous ressentez une fiévreuse 191 impatience, moi j'ai eu dans le cœur la fraîcheur d'un de ces célestes réveils où j'aimais l'air, la nature, et me sentais destinée à mourir pour un être aimé. Une de vos poésies, le Chant d'une jeune fille, peint ces moments délicieux où l'allégresse est douce, où la prière est un besoin, et c'est mon morceau favori. Voulez-vous que je vous dise toutes mes flatteries en une seule: je vous crois digne d'être moi!...

»Votre lettre, quoique courte, m'a permis de lire en vous. Oui, j'ai deviné vos mouvements tumultueux, votre curiosité piquée, vos projets, tous les fagots apportés (par qui?) pour les bûchers du cœur. Mais je n'en sais pas encore assez sur vous pour satisfaire à votre demande. Écoutez, cher, le mystère me permet cet abandon qui laisse voir le fond de l'âme. Une fois vue, adieu notre mutuelle connaissance. Voulez-vous un pacte? Le premier conclu vous fut-il désavantageux? vous y avez gagné mon estime. Et c'est beaucoup, mon ami, qu'une admiration qui se double de l'estime. Écrivez-moi d'abord votre vie en peu de mots; puis racontez-moi votre existence à Paris, au jour le jour, sans aucun déguisement, et comme si vous causiez avec une vieille amie: eh bien! après, je ferai faire un pas à notre amitié. Je vous verrai, mon ami, je vous le promets. Et c'est beaucoup... Tout ceci, cher, n'est ni une intrigue, ni une aventure, je vous en préviens, il ne peut en résulter aucune espèce de galanterie, ainsi que vous dites entre hommes. Il s'agit de ma vie, et ce qui me cause parfois d'affreux remords sur les pensées que je laisse envoler par troupes vers vous, il s'agit de celle d'un père et d'une mère adorés, à qui mon choix doit plaire et qui doivent trouver un vrai fils dans mon ami.

»Jusqu'à quel point vos esprits superbes, à qui Dieu donne les ailes de ses anges sans leur en donner toujours la perfection, peuvent-ils se plier à la famille, à ses petites misères?... Quel texte médité déjà par moi. Oh! si j'ai dit, dans mon cœur, avant de venir à vous: «Allons!...» je n'en ai pas moins eu le cœur palpitant dans la course, et je ne me suis dissimulé ni les aridités du chemin, ni les difficultés de l'alpe que j'avais à gravir. J'ai tout embrassé dans de longues méditations. Ne sais-je pas que les hommes éminents comme vous l'êtes ont connu l'amour qu'ils ont inspiré, tout aussi bien que celui qu'ils ont ressenti, qu'ils ont eu plus d'un roman, et que vous surtout, en caressant ces chimères de 192 race que les femmes achètent à des prix fous, vous vous êtes attiré plus de dénoûments que de premiers chapitres. Et néanmoins je me suis écriée: «Allons!» parce que j'ai plus étudié que vous ne le croyez la géographie de ces grands sommets de l'Humanité taxés par vous de froideur. Ne m'avez-vous pas dit de Byron et de Gœthe qu'ils étaient deux colosses d'égoïsme et de poésie? Hé! mon ami, vous avez partagé là l'erreur dans laquelle tombent les gens superficiels; mais peut-être était-ce chez vous générosité, fausse modestie, ou désir de m'échapper? Permis au vulgaire, et non à vous, de prendre les effets du travail pour un développement de la personnalité. Ni lord Byron, ni Gœthe, ni Walter Scott, ni Cuvier, ni l'inventeur, ne s'appartiennent, ils sont les esclaves de leur idée; et cette puissance mystérieuse est plus jalouse qu'une femme, elle les absorbe, elle les fait vivre et les tue à son profit. Les développements visibles de cette existence cachée ressemblent en résultat à l'égoïsme; mais comment oser dire que l'homme qui s'est vendu au plaisir, à l'instruction ou à la grandeur de son époque, est égoïste? Une mère est-elle atteinte de personnalité quand elle immole tout à son enfant?... Eh bien! les détracteurs du génie ne voient pas sa féconde maternité! voilà tout. La vie du poëte est un si continuel sacrifice qu'il lui faut une organisation gigantesque pour pouvoir se livrer aux plaisirs d'une vie ordinaire; aussi, dans quels malheurs ne tombe-t-il pas, quand, à l'exemple de Molière, il veut vivre de la vie des sentiments, tout en les exprimant dans leurs plus poignantes crises; car, pour moi, superposé à sa vie privée, le comique de Molière est horrible. Pour moi, la générosité du génie est quasi divine, et je vous ai placé dans cette noble famille de prétendus égoïstes. Ah! si j'avais trouvé la sécheresse, le calcul, l'ambition, là où j'admire toutes mes fleurs d'âme les plus aimées, vous ne savez pas de quelle longue douleur j'eusse été atteinte! J'ai déjà rencontré le mécompte assis à la porte de mes seize ans! Que serais-je devenue en apprenant à vingt ans que la gloire est menteuse, en voyant celui qui, dans ses œuvres, avait exprimé tant de sentiments cachés dans mon cœur, ne pas comprendre ce cœur quand il se dévoilait pour lui seul? O mon ami, savez-vous ce qui serait advenu de moi? vous allez pénétrer dans l'arrière de mon âme. Eh bien! j'aurais dit à mon père: «Amenez-moi le gendre qui sera de votre goût, j'abdique toute volonté, mariez-moi pour 193 vous!» Et cet homme eût été notaire, banquier, avare, sot, homme de province, ennuyeux comme un jour de pluie, vulgaire comme un électeur du petit collége; il eût été fabricant, ou quelque brave militaire sans esprit, il aurait eu la servante la plus résignée et la plus attentive en moi. Mais, horrible suicide de tous les moments! jamais mon âme ne se serait dépliée au jour vivifiant d'un soleil aimé! Aucun murmure n'aurait révélé ni à mon père, ni à ma mère, ni à mes enfants, le suicide de la créature qui, dans ce moment, ébranle les barreaux de sa prison, qui lance des éclairs par mes yeux, qui vole à pleines ailes vers vous, qui se pose comme une Polymnie à l'angle de votre cabinet en y respirant l'air, en y regardant tout d'un œil doucement curieux. Quelquefois dans les champs, où mon mari m'aurait menée, en m'échappant à quelques pas de mes marmots, en voyant une splendide matinée, secrètement, j'eusse jeté quelques pleurs bien amers. Enfin j'aurais eu, dans mon cœur, et dans un coin de ma commode, un petit trésor pour toutes les filles abusées par l'amour, pauvres âmes poétiques, attirées dans les supplices par des sourires!... Mais je crois en vous, mon ami. Cette croyance rectifie les pensées les plus fantasques de mon ambition secrète; et par moments, voyez jusqu'où va ma franchise, je voudrais être au milieu du livre que nous commençons, tant je me sens de fermeté dans mon sentiment, tant de force au cœur pour aimer, tant de constance par raison, tant d'héroïsme pour le devoir que je me crée, si l'amour peut jamais se changer en devoir!

»S'il vous était donné de me suivre dans la magnifique retraite où je nous vois heureux, si vous connaissiez mes projets, il vous échapperait une phrase terrible où serait le mot folie, et peut-être serais-je cruellement punie d'avoir envoyé tant de poésie à un poëte. Oui, je veux être une source, inépuisable comme un beau pays, pendant les vingt ans que nous accorde la nature pour briller. Je veux éloigner la satiété par la coquetterie et la recherche. Je serai courageuse pour mon ami, comme les femmes le sont pour le monde. Je veux varier le bonheur, je veux mettre de l'esprit dans la tendresse, du piquant dans la fidélité. Ambitieuse, je veux tuer les rivales dans le passé, conjurer les chagrins extérieurs par la douceur de l'épouse, par sa fière abnégation, et avoir, pendant toute la vie, ces soins du nid que les oiseaux n'ont que pendant quelques jours. Cette immense dot, elle appartenait, elle devait 194 être offerte à un grand homme, avant de tomber dans la fange des transactions vulgaires. Trouvez-vous maintenant ma première lettre une faute? Le vent d'une volonté mystérieuse m'a jetée vers vous, comme une tempête apporte un rosier au cœur d'un saule majestueux. Et dans la lettre que je tiens là, sur mon cœur, vous vous êtes écrié, comme votre ancêtre:—Dieu le veut! quand il partit pour la croisade.

»Ne direz-vous pas: Elle est bien bavarde! Autour de moi, tous disent:—Elle est bien taciturne, mademoiselle!

»O. d'Este-M.»


Ces lettres ont paru très originales aux personnes à la bienveillance de qui la Comédie Humaine les doit; mais leur admiration pour ce duel entre deux esprits croisant la plume, tandis que le plus sévère incognito tient un masque sur les visages, pourrait ne pas être partagée. Sur cent spectateurs quatre-vingts peut-être se lasseraient de cet assaut. Le respect dû, dans tout pays de gouvernement constitutionnel, à la majorité, ne fût-elle que pressentie, a conseillé de supprimer onze lettres échangées entre Ernest et Modeste, pendant le mois de septembre; si quelque flatteuse majorité les réclame, espérons qu'elle donnera les moyens de les rétablir quelque jour ici.

Sollicités par un esprit aussi agressif que le cœur semblait adorable, les sentiments vraiment héroïques du pauvre secrétaire intime se donnèrent ample carrière dans ces lettres que l'imagination de chacun fera peut-être plus belles qu'elles ne le sont, en devinant ce concert de deux âmes libres. Aussi Ernest ne vivait-il plus que par ces doux chiffons de papier, comme un avare ne vit plus que par ceux de la Banque; tandis qu'un amour profond succédait chez Modeste au plaisir d'agiter une vie glorieuse, d'en être, malgré la distance, le principe. Le cœur d'Ernest complétait la gloire de Canalis. Il faut souvent, hélas! deux hommes pour en faire un amant parfait, comme en littérature on ne compose un type qu'en employant les singularités de plusieurs caractères similaires. Combien de fois une femme n'a-t-elle pas dit dans un salon après des causeries intimes: Celui-ci serait mon idéal pour l'âme, et je me sens aimer celui-là qui n'est que le rêve des sens!

195 La dernière lettre écrite par Modeste, et que voici, permet d'apercevoir l'île des Faisans où les méandres de cette correspondance conduisaient ces deux amants.


XXIII.
A MONSIEUR DE CANALIS.

«Soyez, dimanche, au Havre; entrez à l'église, faites-en le tour, après la messe d'une heure, une ou deux fois, sortez sans rien dire à personne, sans faire aucune question à qui que ce soit, mais ayez une rose blanche à votre boutonnière. Puis, retournez à Paris, vous y trouverez une réponse. Cette réponse ne sera pas ce que vous croyez; car je vous l'ai dit, l'avenir n'est pas encore à moi... Mais ne serais-je pas une vraie folle de vous dire oui, sans vous avoir vu! Quand je vous aurai vu, je puis dire non, sans vous blesser: je suis sûre de rester inconnue.»


Cette lettre était partie la veille du jour où la lutte inutile entre Modeste et Dumay venait d'avoir lieu. L'heureuse Modeste attendait donc avec une impatience maladive le dimanche où les yeux donneraient tort ou raison à l'esprit, au cœur, un des moments les plus solennels dans la vie d'une femme et que trois mois d'un commerce d'âme à âme rendait romanesque autant que le peut souhaiter la fille la plus exaltée. Tout le monde, excepté la mère, avait pris la torpeur de cette attente pour le calme de l'innocence. Quelque puissantes que soient et les lois de la famille et les cordes religieuses, il est des Julies d'Étanges, des Clarisses, des âmes remplies comme des coupes trop pleines et qui débordent sous une pression divine. Modeste n'était-elle pas sublime en déployant une sauvage énergie à comprimer son exubérante jeunesse, en demeurant voilée? Disons-le, le souvenir de sa sœur était plus puissant que toutes les entraves sociales; elle avait armé de fer sa volonté pour ne manquer ni à son père ni à sa famille. Mais quels mouvements tumultueux! et comment une mère ne les aurait-elle pas devinés?

Le lendemain, Modeste et madame Dumay conduisirent, vers midi, 196 madame Mignon au soleil, sur le banc, au milieu des fleurs. L'aveugle tourna sa figure blême et flétrie du côté de l'Océan, elle aspira l'odeur de la mer et prit la main à Modeste qui resta près d'elle. Au moment de questionner sa fille, la mère luttait entre le pardon et la remontrance, car elle avait reconnu l'amour, et Modeste lui paraissait, comme au faux Canalis, une exception.

—Pourvu que ton père revienne à temps! s'il tarde encore, il ne trouvera plus que toi de tout ce qu'il aime! aussi, Modeste, promets-moi de nouveau de ne jamais le quitter, dit-elle avec une câlinerie maternelle.

Modeste porta les mains de sa mère à ses lèvres et les baisa doucement en répondant:—Ai-je besoin de te le redire?

—Ah! mon enfant, c'est que moi-même j'ai quitté mon père pour suivre mon mari!... mon père était seul cependant, il n'avait que moi d'enfant... Est-ce là ce que Dieu punit dans ma vie!... Ce que je te demande, c'est de te marier au goût de ton père, de lui conserver une place dans ton cœur, de ne pas le sacrifier à ton bonheur, de le garder au milieu de la famille. Avant de perdre la vue, je lui ai écrit mes volontés, il les exécutera; je lui enjoins de retenir sa fortune en entier, non que j'aie une pensée de défiance contre toi, mais est-on jamais sûr d'un gendre? Moi, ma fille, ai-je été raisonnable? Un clin d'œil a décidé de ma vie. La beauté, cette enseigne si trompeuse, a dit vrai pour moi; mais, dût-il en être de même pour toi, pauvre enfant, jure-moi que si, de même que ta mère, l'apparence t'entraînait, tu laisserais à ton père le soin de s'enquérir des mœurs, du cœur et de la vie antérieure de celui que tu aurais distingué, si par hasard tu distinguais un homme.

—Je ne me marierai jamais qu'avec le consentement de mon père, répondit Modeste.

La mère garda le plus profond silence après avoir reçu cette réponse, et sa physionomie quasi morte annonçait qu'elle la méditait à la manière des aveugles, en étudiant en elle-même l'accent que sa fille y avait mis.

—C'est que, vois-tu, mon enfant, dit enfin madame Mignon après un long silence, si la faute de Caroline me fait mourir à petit feu, ton père ne survivrait pas à la tienne; je le connais, il se brûlerait la cervelle, il n'y aurait plus ni vie ni bonheur sur la terre pour lui...—Modeste fit quelques pas pour s'éloigner de sa mère, et 197 revint un moment après.—Pourquoi m'as-tu quittée? demanda madame Mignon.

—Tu m'as fait pleurer, maman, répondit Modeste.

—Eh bien! mon petit ange, embrasse-moi. Tu n'aimes personne, ici?... tu n'as pas d'attentif? demanda-t-elle en la gardant sur ses genoux, cœur contre cœur.

—Non, ma chère maman, répondit la petite jésuite.

—Peux-tu me le jurer?

—Oh! certes!... s'écria Modeste.

Madame Mignon ne dit plus rien, elle doutait encore.

—Enfin, si tu te choisissais un mari, ton père le saurait, reprit-elle.

—Je l'ai promis, et à ma sœur, et à toi ma mère. Quelle faute veux-tu que je commette en lisant à toute heure, à mon doigt: Pense à Bettina! Pauvre sœur!

Au moment où sur ce mot: Pauvre sœur! dit par Modeste, une trêve de silence s'était établie entre la fille et la mère, dont les deux yeux éteints laissèrent couler des larmes que ne put sécher Modeste en se mettant aux genoux de madame Mignon et lui disant: «Pardon, pardon, maman», l'excellent Dumay gravissait la côte d'Ingouville au pas accéléré, fait anormal dans la vie du caissier.

Trois lettres avaient apporté la ruine, une lettre ramenait la fortune. Le matin même Dumay recevait, d'un capitaine venu des mers de la Chine, la première nouvelle de son patron, de son seul ami.

A MONSIEUR ANNE DUMAY, ANCIEN CAISSIER DE LA MAISON MIGNON.

«Mon cher Dumay, je suivrai de bien près, sauf les chances de la navigation, le navire par l'occasion duquel je t'écris; je n'ai pas voulu quitter mon bâtiment auquel je suis habitué. Je t'avais dit: Pas de nouvelles, bonnes nouvelles! Mais, au premier mot de cette lettre, tu seras joyeux; car ce mot, c'est: J'ai sept millions au moins! J'en rapporte une grande partie en indigo, un tiers en bonnes valeurs sur Londres et Paris, un autre tiers en bel or. Ton envoi d'argent m'a fait atteindre au chiffre que je m'étais fixé, je voulais deux millions pour chacune de mes filles et l'aisance pour moi. J'ai fait le commerce de l'opium en gros pour des maisons de Canton, toutes dix fois plus riches que moi. Vous ne vous doutez pas, en Europe, de ce que sont les riches marchands 198 chinois. J'allais de l'Asie Mineure, où je me procurais l'opium à bas prix, à Canton où je livrais mes quantités aux compagnies qui en font le commerce. Ma dernière expédition a eu lieu dans les îles de la Malaisie, où j'ai pu échanger le produit de l'opium contre mon indigo, première qualité. Aussi peut-être aurai-je cinq à six cent mille francs de plus, car je ne compte mon indigo que ce qu'il me coûte.

»Je me suis toujours bien porté, pas la moindre maladie. Voilà ce que c'est que de travailler pour ses enfants! Dès la seconde année, j'ai pu avoir à moi le Mignon, joli brick de sept cents tonneaux, construit en bois de teck, doublé, chevillé en cuivre, et dont les emménagements ont été faits pour moi. C'est encore une valeur. La vie du marin, l'activité voulue pour mon commerce, mes travaux pour devenir une espèce de capitaine au long cours, m'ont entretenu dans un excellent état de santé. Te parler de tout ceci, n'est-ce pas te parler de mes deux filles et de ma chère femme! J'espère qu'en me sachant ruiné le misérable qui m'a privé de ma Bettina l'aura laissée, et que la brebis égarée sera revenue au cottage. Ne faudra-t-il pas quelque chose de plus dans la dot de celle-là! Mes trois femmes et mon Dumay, tous quatre vous avez été présents à ma pensée pendant ces trois années. Tu es riche, Dumay. Ta part, en dehors de ma fortune, se monte à cinq cent soixante mille francs, que je t'envoie en un mandat, qui ne sera payé qu'à toi-même par la maison Mongenod, qu'on a prévenue de New-York. Encore quelques mois, et je vous reverrai tous, je l'espère, bien portants.

»Maintenant, mon cher Dumay, si je t'écris à toi seulement, c'est que je désire garder le secret sur ma fortune, et que je veux te laisser le soin de préparer mes anges à la joie de mon retour. J'ai assez du commerce, et je veux quitter le Havre. Le choix de mes gendres m'importe beaucoup. Mon intention est de racheter la terre et le château de la Bastie, de constituer un majorat de cent mille francs de rente au moins, et de demander au roi la faveur de faire succéder l'un de mes gendres à mon nom et à mon titre. Or, tu sais, mon pauvre Dumay, le malheur que nous avons dû au fatal éclat que répand l'opulence. J'y ai perdu l'honneur d'une de mes filles. J'ai ramené à Java le plus malheureux des pères, un pauvre négociant hollandais, riche de neuf millions, à qui ses deux filles furent enlevées par des misérables, et nous avons 199 pleuré comme deux enfants, ensemble. Donc je ne veux pas que l'on connaisse ma fortune. Aussi n'est-ce pas au Havre que je débarquerai, mais à Marseille. Mon second est un Provençal, un ancien serviteur de ma famille, à qui j'ai fait faire une petite fortune. Castagnould aura mes instructions pour racheter La Bastie, et je traiterai de l'indigo par l'entremise de la maison Mongenod. Je mettrai mes fonds à la Banque de France, et je reviendrai vous trouver, en ne me donnant qu'une fortune ostensible d'environ un million en marchandises. Mes filles seront censées avoir deux cent mille francs. Choisir celui de mes gendres qui sera digne de succéder à mon nom, à mes armes, à mes titres, et de vivre avec nous, sera ma grande affaire; mais je les veux tous deux, comme toi et moi, éprouvés, fermes, loyaux, honnêtes gens absolument. Je n'ai pas douté de toi, mon vieux, un seul instant. J'ai pensé que ma bonne et excellente femme, la tienne et toi, vous avez tracé une haie infranchissable autour de ma fille, et que je pourrai mettre un baiser plein d'espérances sur le front pur de l'ange qui me reste. Bettina-Caroline, si vous avez su sauver sa faute, aura de la fortune. Après avoir fait la guerre et le commerce, nous allons faire de l'agriculture, et tu seras notre intendant. Cela te va-t-il? Ainsi, mon vieil ami, te voilà le maître de ta conduite avec ma famille, de dire ou de taire mes succès. Je m'en fie à ta prudence; tu diras ce que tu jugeras convenable. En quatre ans, il peut être survenu tant de changements dans les caractères. Je te laisse être le juge, tant je crains la tendresse de ma femme pour ses filles. Adieu, mon vieux Dumay. Dis à mes filles et à ma femme que je n'ai jamais manqué de les embrasser de cœur tous les jours, soir et matin. Le second mandat, également personnel, de quarante mille francs, est pour mes filles et ma femme, en attendant.

»Ton patron et ami,
»Charles Mignon

—Ton père arrive, dit madame Mignon à sa fille.

—A quoi vois-tu cela, maman? demanda Modeste.

—Il n'y a que cette nouvelle à nous apporter qui puisse faire courir Dumay.

Modeste, plongée dans ses réflexions, n'avait ni vu ni entendu Dumay.

200 —Victoire! s'écria le lieutenant dès la porte. Madame, le colonel n'a jamais été malade, et il revient... il revient sur le Mignon, un beau bâtiment à lui, qui doit valoir avec sa cargaison dont il me parle, huit à neuf cent mille francs; mais il vous recommande la plus profonde discrétion, il a le cœur creusé bien avant par l'accident de notre chère petite défunte.

—Il y a fait la place d'une tombe, dit madame Mignon.

—Et il attribue ce malheur, ce qui me semble probable, à la cupidité que les grandes fortunes excitent chez les jeunes gens... Mon pauvre colonel croit retrouver la brebis égarée au milieu de nous... Soyons heureux entre nous, ne disons rien à personne, pas même à Latournelle, si c'est possible.—Mademoiselle, dit-il à l'oreille de Modeste, écrivez à monsieur votre père une lettre sur la perte que la famille a faite et sur les suites affreuses que cet événement a eues, afin de le préparer au terrible spectacle qu'il aura; je me charge de lui faire tenir cette lettre avant son arrivée au Havre, car il est forcé de passer par Paris; écrivez-lui longuement, vous avez du temps à vous, j'emporterai la lettre lundi, lundi j'irai sans doute à Paris...

Modeste eut peur que Canalis et Dumay ne se rencontrassent, elle voulut monter pour écrire et remettre le rendez-vous.

—Mademoiselle, dites-moi, reprit Dumay de la manière la plus humble en barrant le passage à Modeste, que votre père retrouve sa fille sans autre sentiment au cœur que celui qu'elle avait à son départ pour lui, pour madame votre mère.

—Je me suis juré à moi-même, à ma sœur et à ma mère, d'être la consolation, le bonheur et la gloire de mon père, et—ce—sera! répliqua Modeste en jetant un regard fier et dédaigneux à Dumay. Ne troublez pas la joie que j'ai de savoir bientôt mon père au milieu de nous par des soupçons injurieux. On ne peut pas empêcher le cœur d'une jeune fille de battre, vous ne voulez pas que je sois une momie? dit-elle. Ma personne est à ma famille, mon cœur est à moi. Si j'aime, mon père et ma mère le sauront. Êtes-vous content, monsieur?

—Merci, mademoiselle, répondit Dumay, vous m'avez rendu la vie; mais vous auriez toujours bien pu me dire Dumay, même en me donnant un soufflet!

—Jure-moi, dit la mère, que tu n'as échangé ni parole ni regard avec aucun jeune homme...

201 —Je puis le jurer, ma mère, dit Modeste en souriant et regardant Dumay qui l'examinait et souriait comme une jeune fille qui fait une malice.

—Elle serait donc bien fausse, s'écria Dumay quand Modeste rentra dans la maison.

—Ma fille Modeste peut avoir des défauts, répondit la mère, mais elle est incapable de mentir.

—Eh bien! soyons donc tranquilles, reprit le lieutenant, et pensons que le malheur a soldé son compte avec nous.

—Dieu le veuille! répliqua madame Mignon. Vous le verrez, Dumay; moi, je ne pourrai que l'entendre... Il y a bien de la mélancolie dans mon bonheur!

En ce moment, Modeste, quoique heureuse du retour de son père, était affligée comme Perrette en voyant ses œufs cassés. Elle avait espéré plus de fortune que n'en annonçait Dumay. Devenue ambitieuse pour son poëte, elle souhaitait au moins la moitié des six millions dont elle avait parlé dans sa seconde lettre. En proie à sa double joie et contrariée par le petit chagrin que lui causait sa pauvreté relative, elle se mit à son piano, ce confident de tant de jeunes filles, qui lui disent leurs colères, leurs désirs, en les exprimant par les nuances de leur jeu. Dumay causait avec sa femme en se promenant sous les fenêtres, il lui confiait le secret de leur fortune et l'interrogeait sur ses désirs, sur ses souhaits, sur ses intentions. Madame Dumay n'avait, comme son mari, d'autre famille que la famille Mignon. Les deux époux décidèrent de vivre en Provence, si le comte de la Bastie allait en Provence, et de léguer leur fortune à celui des enfants de Modeste qui en aurait besoin.

—Écoutez Modeste! leur dit madame Mignon, il n'y a qu'une fille amoureuse qui puisse composer de pareilles mélodies sans connaître la musique...

Les maisons peuvent brûler, les fortunes sombrer, les pères revenir de voyage, les empires crouler, le choléra ravager la cité, l'amour d'une jeune fille poursuit son vol, comme la nature sa marche, comme cet effroyable acide que la chimie a découvert, et qui peut trouer le globe si rien ne l'absorbe au centre.

Voici la romance que sa situation avait inspirée à Modeste sur les stances qu'il faut citer, quoiqu'elles soient imprimées au deuxième volume de l'édition dont parlait Dauriat, car pour y adapter sa 202 musique, la jeune artiste en avait brisé les césures par quelques modifications qui pourraient étonner les admirateurs de la correction, souvent trop savante de ce poëte.

CHANT D'UNE JEUNE FILLE.

Mon cœur, lève-toi! Déjà l'alouette
Secoue en chantant son aile au soleil.
Ne dors plus, mon cœur, car la violette
Élève à Dieu l'encens de son réveil.
Chaque fleur vivante et bien reposée,
Ouvrant tour à tour les yeux pour se voir,
A dans son calice un peu de rosée,
Perle d'un jour qui lui sert de miroir.
On sent dans l'air pur que l'ange des roses
A passé la nuit à bénir les fleurs!
On voit que pour lui toutes sont écloses,
Il vient d'en haut raviver leurs couleurs.
Ainsi lève-toi, puisque l'alouette
Secoue en chantant son aile au soleil;
Rien ne dort plus, mon cœur! la violette
Élève à Dieu l'encens de son réveil.

Et voici, puisque les progrès de la Typographie le permettent, la musique de Modeste, à laquelle une expression délicieuse communiquait ce charme admiré dans les grands chanteurs, et qu'aucune typographie, fût-elle hiéroglyphique ou phonétique, ne pourra jamais rendre.

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—C'est joli, dit madame Dumay, Modeste est musicienne, voilà tout...

—Elle a le diable au corps, s'écria le caissier à qui le soupçon de la mère entra dans le cœur et donna le frisson.

—Elle aime, répéta madame Mignon.

En réussissant, par le témoignage irrécusable de cette mélodie, à faire partager sa certitude sur l'amour caché de Modeste, madame Mignon troubla la joie que le retour et les succès de son patron causaient au caissier. Le pauvre Breton descendit au Havre y reprendre sa besogne chez Gobenheim; puis, avant de revenir dîner, il passa chez les Latournelle y exprimer ses craintes et leur demander de nouveau aide et secours.

—Oui, mon cher ami, dit Dumay sur le pas de la porte en quittant le notaire, je suis du même avis que madame: elle aime, c'est sûr, et le diable sait le reste! Me voilà déshonoré.

—Ne vous désolez pas, Dumay, répondit le petit notaire, nous serons bien, à nous tous, aussi forts que cette petite personne, et, dans un temps donné, toute fille amoureuse commet une imprudence qui la trahit; mais, nous en causerons ce soir.

Ainsi toutes les personnes dévouées à la famille Mignon furent en proie aux mêmes inquiétudes qui les poignaient la veille avant l'expérience que le vieux soldat avait cru être décisive. L'inutilité de tant d'efforts piqua si bien la conscience de Dumay qu'il ne voulut pas aller chercher sa fortune à Paris avant d'avoir deviné le mot de cette énigme. Ces cœurs, pour qui les sentiments étaient plus précieux que les intérêts, concevaient tous en ce moment que, sans la parfaite innocence de sa fille, le colonel pouvait mourir de chagrin en trouvant Bettina morte et sa femme aveugle. Le désespoir du pauvre Dumay fit une telle impression sur les Latournelle qu'ils en oublièrent le départ d'Exupère que, dans la matinée, ils avaient 208 embarqué pour Paris. Pendant les moments du dîner où ils furent tous les trois seuls, monsieur, madame Latournelle et Butscha retournèrent les termes de ce problème sous toutes les faces, en parcourant toutes les suppositions possibles.

—Si Modeste aimait quelqu'un du Havre, elle aurait tremblé hier, dit madame Latournelle, son amant est donc ailleurs.

—Elle a juré, dit le notaire, ce matin, à sa mère et devant Dumay, qu'elle n'avait échangé ni regard, ni parole avec âme qui vive...

—Elle aimerait donc à ma manière? dit Butscha.

—Et comment donc aimes-tu, mon pauvre garçon? demanda madame Latournelle.

—Madame, répondit le petit bossu, j'aime à moi tout seul, à distance, à peu près comme d'ici aux étoiles...

—Et comment fais-tu, grosse bête? dit madame Latournelle en souriant.

—Ah! madame, répondit Butscha, ce que vous croyez une bosse, est l'étui de mes ailes.

—Voilà donc l'explication de ton cachet! s'écria le notaire.

Le cachet du clerc était une étoile sous laquelle se lisaient ces mots: Fulgens, sequar (brillante, je te suivrai), la devise de la maison de Chastillonest.

—Une belle créature peut avoir autant de défiance que la plus laide, dit Butscha comme s'il se parlait à lui-même. Modeste est assez spirituelle pour avoir tremblé de n'être aimée que pour sa beauté!

Les bossus sont des créations merveilleuses, entièrement dues d'ailleurs à la Société; car, dans le plan de la Nature, les êtres faibles ou mal venus doivent périr. La courbure ou la torsion de la colonne vertébrale produit chez ces hommes, en apparence disgraciés, comme un regard où les fluides nerveux s'amassent en de plus grandes quantités que chez les autres, et dans le centre même où ils s'élaborent, où ils agissent, d'où ils s'élancent ainsi qu'une lumière pour vivifier l'être intérieur. Il en résulte des forces, quelquefois retrouvées par le magnétisme, mais qui le plus souvent se perdent à travers les espaces du Monde Spirituel. Cherchez un bossu qui ne soit pas doué de quelque faculté supérieure, soit d'une gaieté spirituelle, soit d'une méchanceté complète, soit d'une bonté sublime. Comme des instruments que la main de l'Art 209 ne réveillera jamais, ces êtres, privilégiés sans le savoir, vivent en eux-mêmes comme vivait Butscha, quand ils n'ont pas usé leurs forces, si magnifiquement concentrées, dans la lutte qu'ils ont soutenue à l'encontre des obstacles pour rester vivants. Ainsi s'expliquent ces superstitions, ces traditions populaires auxquelles on doit les gnomes, les nains effrayants, les fées difformes, toute cette race de bouteilles, a dit Rabelais, contenant élixirs et baumes rares.

Donc, Butscha devina presque Modeste. Et, dans sa curiosité d'amant sans espoir, de serviteur toujours prêt à mourir, comme ces soldats qui, seuls et abandonnés, criaient dans les neiges de la Russie: Vive l'empereur! il médita de surprendre pour lui seul le secret de Modeste. Il suivit d'un air profondément soucieux ses patrons quand ils allèrent au Chalet, car il s'agissait de dérober à tous ces yeux attentifs, à toutes ces oreilles tendues, le piége où il prendrait la jeune fille. Ce devait être un regard échangé, quelque tressaillement surpris, comme lorsqu'un chirurgien met le doigt sur une douleur cachée. Ce soir-là, Gobenheim ne vint pas, Butscha fut le partenaire de monsieur Dumay contre monsieur et madame Latournelle.

Pendant le moment où Modeste s'absenta, vers neuf heures, afin d'aller préparer le coucher de sa mère, madame Mignon et ses amis purent causer à cœur ouvert; mais le pauvre clerc, abattu par la conviction qui l'avait gagnée, lui aussi, parut étranger à ces débats autant que la veille l'avait été Gobenheim.

—Eh bien! qu'as-tu donc, Butscha? s'écria madame Latournelle étonnée. On dirait que tu as perdu tous tes parents...

Une larme jaillit des yeux de l'enfant abandonné par un matelot suédois, et dont la mère était morte de chagrin à l'hôpital.

—Je n'ai que vous au monde, répondit-il d'une voix troublée, et votre compassion est trop religieuse, pour que je la perde jamais, car jamais je ne démériterai vos bontés.

Cette réponse fit vibrer une corde également sensible chez les témoins de cette scène, celle de la délicatesse.

—Nous vous aimons tous, monsieur Butscha, dit madame Mignon d'une voix émue.

—J'ai six cent mille francs à moi! dit le brave Dumay, tu seras notaire au Havre et successeur de Latournelle.

L'Américaine, elle, avait pris et serré la main au pauvre bossu.

—Vous avez six cent mille francs!... s'écria Latournelle, qui 210 leva le nez sur Dumay dès que cette parole fut lâchée, et vous laissez ces dames ici!... Et Modeste n'a pas un joli cheval! Et elle n'a pas continué d'avoir des maîtres de musique, de peinture, de.....

—Eh! il ne les a que depuis quelques heures!... s'écria l'Américaine.

—Chut! fit madame Mignon.

Pendant toutes ces exclamations, l'auguste patronne de Butscha s'était posée, elle le regardait.

—Mon enfant, dit-elle, je te crois entouré de tant d'affection que je ne pensais pas au sens particulier de cette locution proverbiale; mais tu dois me remercier de cette petite faute, car elle a servi à te faire voir quels amis tes exquises qualités t'ont valus.

—Vous avez donc eu des nouvelles de monsieur Mignon? dit le notaire.

—Il revient, dit madame Mignon, mais gardons ce secret entre nous... Quand mon mari saura que Butscha nous a tenu compagnie, qu'il nous a montré l'amitié la plus vive et la plus désintéressée quand tout le monde nous tournait le dos, il ne vous laissera pas le commanditer à vous seul, Dumay. Aussi, mon ami, dit-elle en essayant de diriger son visage vers Butscha, pouvez-vous dès à présent traiter avec Latournelle...

—Mais il a l'âge, vingt-cinq ans et demi, dit Latournelle. Et, pour moi, c'est acquitter une dette, mon garçon, que de te faciliter l'acquisition de mon Étude.

Butscha, qui baisait la main de madame Mignon en l'arrosant de ses larmes, montra un visage mouillé quand Modeste ouvrit la porte du salon.

—Qui donc a fait du chagrin à mon nain mystérieux?... demanda-t-elle.

—Eh! mademoiselle Modeste, pleurons-nous jamais de chagrin, nous autres enfants bercés par le Malheur? On vient de me montrer autant d'attachement que je m'en sentais au cœur pour tous ceux en qui je me plaisais à voir des parents. Je serai notaire, je pourrai devenir riche. Ah! ah! le pauvre Butscha sera peut-être un jour le riche Butscha. Vous ne connaissez pas tout ce qu'il y a d'audace chez cet avorton!... s'écria-t-il.

Le bossu se donna un violent coup de poing sur la caverne de sa poitrine et se posa devant la cheminée après avoir jeté sur 211 Modeste un regard qui glissa comme une lueur entre ses grosses paupières serrées; car il aperçut, dans cet incident imprévu, la possibilité d'interroger le cœur de sa souveraine. Dumay crut pendant un moment que le clerc avait osé s'adresser à Modeste, et il échangea rapidement avec ses amis un coup d'œil bien compris par eux et qui fit contempler le petit bossu dans une espèce de terreur mêlée de curiosité.

—J'ai mes rêves aussi, moi!... reprit Butscha dont les yeux ne quittaient pas Modeste.

La jeune fille abaissa ses paupières par un mouvement qui fut déjà pour le clerc toute une révélation.

—Vous aimez les romans, laissez-moi, dans la joie où je suis, vous confier mon secret, et vous me direz si le dénoûment du roman, inventé par moi pour ma vie, est possible; autrement, à quoi bon la fortune? Pour moi, l'or est le bonheur plus que pour tout autre; car, pour moi, le bonheur sera d'enrichir un être aimé! Vous qui savez tant de choses, mademoiselle, dites-moi donc si l'on peut se faire aimer indépendamment de la forme, belle ou laide, et pour son âme seulement?

Modeste leva les yeux sur Butscha. Ce fut une interrogation terrible, car alors Modeste partagea les soupçons de Dumay.

—Une fois riche, je chercherai quelque belle jeune fille pauvre, une abandonnée comme moi, qui aura bien souffert, qui sera malheureuse; je lui écrirai, je la consolerai, je serai son bon génie; elle lira dans mon cœur, dans mon âme, elle aura mes deux richesses à la fois, et mon or bien délicatement offert, et ma pensée parée de toutes les splendeurs que le hasard de la naissance a refusées à ma grotesque personne! Je resterai caché comme une cause que les savants cherchent. Dieu n'est peut-être pas beau?... Naturellement, cette enfant, devenue curieuse, voudra me voir; mais je lui dirai que je suis un monstre de laideur, je me peindrai en laid...

Là, Modeste regarda Butscha fixement, elle lui eût dit:—Que savez-vous de mes amours?... elle n'aurait pas été plus explicite.

—Si j'ai le bonheur d'être aimé pour les poésies de mon cœur!... Si, quelque jour, je ne parais être qu'un peu contrefait à cette femme, avouez que je serai plus heureux que le plus beau des hommes, qu'un homme de génie aimé par une créature aussi céleste que vous...

212 La rougeur qui colora le visage de Modeste apprit au bossu presque tout le secret de la jeune fille.

—Eh bien! enrichir ce qu'on aime, et lui plaire moralement, abstraction faite de la personne, est-ce le moyen d'être aimé? Voilà le rêve du pauvre bossu, le rêve d'hier; car, aujourd'hui, votre adorable mère vient de me donner la clef de mon futur trésor, en me promettant de me faciliter les moyens d'acheter une Étude. Mais, avant de devenir un Gobenheim, encore faut-il savoir si cette affreuse transformation est utile. Qu'en pensez-vous, mademoiselle, vous?...

Modeste était si surprise, qu'elle ne s'aperçut pas que Butscha l'interpellait. Le piége de l'amoureux fut mieux dressé que celui du soldat, car la pauvre fille stupéfaite resta sans voix.

—Pauvre Butscha! dit tout bas madame Latournelle à son mari, deviendrait-il fou?...

—Vous voulez réaliser le conte de la Belle et la Bête, répondit enfin Modeste, et vous oubliez que la Bête se change en prince Charmant.

—Croyez-vous? dit le nain. Moi, j'ai toujours imaginé que ce changement indiquait le phénomène de l'âme rendue visible, éteignant la forme sous sa radieuse lumière. Si je ne suis pas aimé, je resterai caché, voilà tout! Vous et les vôtres, madame, dit-il à sa patronne, au lieu d'avoir un nain à votre service, vous aurez une vie et une fortune. Butscha reprit sa place et dit aux trois joueurs en affectant le plus grand calme:—A qui à donner?... Mais en lui-même, il se disait douloureusement:—Elle veut être aimée pour elle-même, elle correspond avec quelque faux grand homme, et où en est-elle?

—Ma chère maman, neuf heures trois quarts viennent de sonner, dit Modeste à sa mère.

Madame Mignon fit ses adieux à ses amis, et alla se coucher.

Ceux qui veulent aimer en secret peuvent avoir pour espions des chiens des Pyrénées, des mères, des Dumay, des Latournelle, ils ne sont pas encore en danger; mais un amoureux?... c'est diamant contre diamant, feu contre feu, intelligence contre intelligence, une équation parfaite et dont les termes se pénètrent mutuellement. Le dimanche matin, Butscha devança sa patronne qui venait toujours chercher Modeste pour aller à la messe, et il se mit en croisière devant le Chalet, en attendant le facteur.

213 —Avez-vous une lettre aujourd'hui pour mademoiselle Modeste? dit-il à cet humble fonctionnaire quand il le vit venir.

—Non, monsieur, non...

—Nous sommes, depuis quelque temps, une fameuse pratique pour le gouvernement, s'écria le clerc.

—Ah! dame! oui, répondit le facteur.

Modeste vit et entendit ce petit colloque de sa chambre, où elle se postait toujours à cette heure derrière sa persienne, pour guetter le facteur. Elle descendit, sortit dans le petit jardin où elle appela d'une voix altérée:—Monsieur Butscha?...

—Me voilà, mademoiselle! dit le bossu en arrivant à la petite porte que Modeste ouvrit elle-même.

—Pourriez-vous me dire si vous comptez parmi vos titres à l'affection d'une femme le honteux espionnage auquel vous vous livrez? lui demanda la jeune fille en essayant de terrasser son esclave sous ses regards et par une attitude de reine.

—Oui, mademoiselle! répondit-il fièrement. Ah! je ne croyais pas, reprit-il à voix basse, que les vermisseaux pussent rendre service aux étoiles!... mais il en est ainsi. Souhaiteriez-vous que votre mère, que monsieur Dumay, que madame Latournelle, vous eussent devinée, et non un être, quasi proscrit de la vie, qui se donne à vous comme une de ces fleurs que vous coupez pour vous en servir un moment? Ils savent tous que vous aimez; mais, moi seul, je sais comment. Prenez-moi comme vous prendriez un chien vigilant, je vous obéirai, je vous garderai, je n'aboierai jamais, et je ne vous jugerai point. Je ne vous demande rien que de me laisser vous être bon à quelque chose. Votre père vous a mis un Dumay dans votre ménagerie, ayez un Butscha, vous m'en direz des nouvelles!... Un pauvre Butscha qui ne veut rien, pas même un os!

—Eh bien, je vais vous prendre à l'essai, dit Modeste qui voulut se défaire d'un gardien si spirituel. Allez sur-le-champ, d'hôtel en hôtel, à Graville, au Havre, savoir s'il est venu d'Angleterre un monsieur Arthur...

—Écoutez, mademoiselle, dit Butscha respectueusement en interrompant Modeste, j'irai tout bonnement me promener au bord de la mer, et cela suffira, car vous ne me voulez pas aujourd'hui à l'église. Voilà tout.

Modeste regarda le nain en laissant voir un étonnement stupide.

214 —Écoutez, mademoiselle! quoique vous vous soyez entortillé les joues d'un foulard et de ouate, vous n'avez pas de fluxion. Et, si vous avez un double voile à votre chapeau, c'est pour voir sans être vue.

—D'où vous vient tant de pénétration? s'écria Modeste en rougissant.

—Eh! mademoiselle, vous n'avez pas de corset! Une fluxion ne vous obligeait pas à vous déguiser la taille, en mettant plusieurs jupons, à cacher vos mains sous de vieux gants, et vos jolis pieds dans d'affreuses bottines, à vous mal habiller, à...

—Assez! dit-elle. Maintenant, comment serais-je certaine d'avoir été obéie?

—Mon patron veut aller à Sainte-Adresse, il en est contrarié; mais comme il est vraiment bon, il n'a pas voulu me priver de mon dimanche: eh bien, je lui proposerai d'y aller...

—Allez-y, et j'aurai confiance en vous...

—Êtes-vous sûre de ne pas avoir besoin de moi au Havre?

—Non. Écoutez, nain mystérieux, regardez, dit-elle en lui montrant le temps sans nuages. Voyez-vous la trace de l'oiseau qui passait tout à l'heure? eh bien! mes actions, pures comme l'air est pur, n'en laissent pas davantage. Rassurez Dumay, rassurez les Latournelle, rassurez ma mère, et sachez que cette main, dit-elle en lui montrant une jolie main fine, aux doigts retroussés et que le jour traversa, ne sera point accordée, elle ne sera pas même animée d'un baiser, avant le retour de mon père, par ce qu'on appelle un amant.

—Et pourquoi ne me voulez-vous pas à l'église aujourd'hui?...

—Vous me questionnez, après ce que je vous ai fait l'honneur de vous dire et de vous demander?...

Butscha salua sans rien répondre, et courut chez son patron dans le ravissement d'entrer au service de sa maîtresse anonyme.

Une heure après, monsieur et madame Latournelle vinrent chercher Modeste qui se plaignit d'un horrible mal de dents.

—Je n'ai pas eu, dit-elle, le courage de m'habiller.

—Eh bien! restez, dit la bonne notaresse.

—Oh! non, je veux prier pour l'heureux retour de mon père, répondit Modeste, et j'ai pensé qu'en m'emmitouflant ainsi, ma sortie me ferait plus de bien que de mal.

Et mademoiselle Mignon alla seule, à côté de Latournelle. Elle 215 refusa de donner le bras à son chaperon dans la crainte d'être questionnée sur le tremblement intérieur qui l'agitait à la pensée de voir bientôt son grand poëte. Un seul regard, le premier, n'allait-il pas décider de son avenir?

Est-il dans la vie de l'homme une heure plus délicieuse que celle du premier rendez-vous donné? Renaissent-elles jamais les sensations cachées au fond du cœur et qui s'épanouissent alors? Retrouve-t-on les plaisirs sans nom que l'on a savourés en cherchant, comme fit Ernest de La Brière, et ses meilleurs rasoirs, et ses plus belles chemises, et des cols irréprochables, et les vêtements les plus soignés? On déifie les choses associées à cette heure suprême. On fait alors à soi seul des poésies secrètes qui valent celles de la femme; et le jour où, de part et d'autre, on les devine, tout est envolé! N'en est-il pas de ces choses, comme de la fleur de ces fruits sauvages, âcre et suave à la fois, perdue au sein des forêts, la joie du soleil, sans doute; ou, comme le dit Canalis dans le Chant d'une jeune fille, la joie de la plante elle-même à qui l'ange des fleurs a permis de se voir? Ceci tend à rappeler que, semblable à beaucoup d'êtres pauvres pour qui la vie commence par le labeur et par les soucis de la fortune, le modeste La Brière n'avait pas encore été aimé. Venu la veille au soir, il s'était aussitôt couché comme une coquette, afin d'effacer la fatigue du voyage, et il venait de faire une toilette méditée à son avantage, après avoir pris un bain. Peut-être est-ce ici le lieu de placer son portrait en pied, ne fût-ce que pour justifier la dernière lettre que devait écrire Modeste.

Né d'une bonne famille de Toulouse, alliée de loin à celle du ministre qui le prit sous sa protection, Ernest possède cet air comme il faut où se révèle une éducation commencée au berceau, mais que l'habitude des affaires avait rendu grave sans effort, car la pédanterie est l'écueil de toute gravité prématurée. De taille ordinaire, il se recommande par une figure fine et douce, d'un ton chaud quoique sans coloration, et qu'il relevait alors par de petites moustaches et par une virgule à la Mazarin. Sans cette attestation virile, il eût trop ressemblé peut-être à une jeune fille déguisée, tant la coupe du visage et les lèvres sont mignardes, tant on est près d'attribuer à une femme ses dents d'un émail transparent et d'une régularité quasi postiche. Joignez à ces qualités féminines un parler doux comme la physionomie, doux comme des yeux bleus à paupières turques, et vous concevrez très bien que le ministre eût surnommé 216 son jeune secrétaire particulier, mademoiselle de La Brière. Le front plein, pur, bien encadré de cheveux noirs abondants, semble rêveur, et ne dément pas l'expression de la figure, qui est entièrement mélancolique. La proéminence de l'arcade de l'œil, quoique très élégamment coupée, obombre le regard et ajoute encore à cette mélancolie par la tristesse, physique pour ainsi dire, que produisent les paupières quand elles sont trop abaissées sur la prunelle. Ce doute intime, que nous traduisons par le mot modestie, anime donc et les traits et la personne. Peut-être comprendra-t-on bien cet ensemble en faisant observer que la logique du dessin exigerait plus de longueur dans l'ovale de cette tête, plus d'espace entre le menton qui finit brusquement et le front trop diminué par la manière dont les cheveux sont plantés. Ainsi, la figure semble écrasée. Le travail avait déjà creusé son sillon entre les sourcils un peu trop fournis et rapprochés comme chez les gens jaloux. Quoique La Brière fût alors mince, il appartient à ce genre de tempéraments qui, formés tard, prennent à trente ans un embonpoint inattendu.

Ce jeune homme eût assez bien représenté, pour les gens à qui l'histoire de France est familière, la royale et inconcevable figure de Louis XIII, mélancolique modestie, sans cause connue, pâle sous la couronne, aimant les fatigues de la chasse et haïssant le travail, timide avec sa maîtresse au point de la respecter, indifférent jusqu'à laisser trancher la tête à son ami, et que le remords d'avoir vengé son père sur sa mère peut seul expliquer: ou l'Hamlet catholique, ou quelque maladie incurable. Mais le ver rongeur qui blêmissait Louis XIII et détendait sa force, était alors, chez Ernest, simple défiance de soi-même, la timidité de l'homme à qui nulle femme n'a dit: «Comme je t'aime!» et surtout le dévouement inutile. Après avoir entendu le glas d'une monarchie dans la chute d'un ministère, ce pauvre garçon avait trouvé dans Canalis un rocher caché sous d'élégantes mousses, il cherchait donc une domination à aimer; et cette inquiétude du caniche en quête d'un maître lui donnait l'air du roi qui trouva le sien. Ces nuages, ces sentiments, cette teinte de souffrance répandue sur cette physionomie, la rendaient beaucoup plus belle que ne le croyait le Référendaire, assez fâché de s'entendre classer par les femmes dans le genre des Beaux-Ténébreux; genre passé de mode par un temps où chacun voudrait pouvoir garder pour lui seul les trompettes de l'Annonce.

Le défiant Ernest avait donc demandé tous ses prestiges au vêtement 217 alors à la mode. Il mit pour cette entrevue, où tout dépendait du premier regard, un pantalon noir et des bottes soigneusement cirées, un gilet couleur soufre qui laissait voir une chemise d'une finesse remarquable et boutonnée d'opales, une cravate noire, une petite redingote bleue ornée de la rosette et qui semblait collée sur le dos et à la taille par un procédé nouveau. Portant de jolis gants de chevreau, couleur bronze florentin, il tenait de la main gauche une petite canne et son chapeau par un geste assez Louis-Quatorzien, montrant ainsi, comme le lieu l'exigeait, sa chevelure amassée avec art, et où la lumière produisait des luisants satinés. Campé dès le commencement de la messe sous le porche, il examina l'église en regardant tous les chrétiens, mais plus particulièrement les chrétiennes qui trempaient leurs doigts dans l'eau sainte.

Une voix intérieure cria:—Le voilà! à Modeste quand elle arriva. Cette redingote et cette tournure essentiellement parisiennes, cette rosette, ces gants, cette canne, le parfum des cheveux, rien n'était du Havre. Aussi, quand La Brière se retourna pour examiner la grande et fière notaresse, le petit notaire et le paquet (expression consacrée entre femmes), sous la forme duquel Modeste s'était mise, la pauvre enfant, quoique bien préparée, reçut-elle un coup violent au cœur en voyant cette poétique figure, illuminée en plein par le jour de la porte. Elle ne pouvait pas se tromper: une petite rose blanche cachait presque la rosette. Ernest reconnaîtrait-il son inconnue affublée d'un vieux chapeau garni d'un voile mis en double?... Modeste eut si peur de la seconde vue de l'amour, qu'elle se fit une démarche de vieille femme.

—Ma femme, dit le petit Latournelle en allant à sa place, ce monsieur n'est pas du Havre.

—Il vient tant d'étrangers, répondit la notaresse.

—Mais les étrangers, dit le notaire, viennent-ils jamais voir notre église qui n'est pas âgée de plus de deux siècles?

Ernest resta pendant toute la messe à la porte, sans avoir vu parmi les femmes personne qui réalisât ses espérances. Modeste, elle, ne put maîtriser son tremblement que vers la fin du service. Elle éprouva des joies qu'elle seule pouvait dépeindre. Elle entendit enfin sur les dalles le bruit d'un pas d'homme comme il faut; car la messe était dite, Ernest faisait le tour de l'église où il ne se trouvait plus que les dilettanti de la dévotion qui devinrent l'objet d'une savante et perspicace analyse. Ernest remarqua le tremblement excessif du 218 paroissien dans les mains de la personne voilée à son passage; et, comme elle était la seule qui cachât sa figure, il eut des soupçons que confirma la mise de Modeste, étudiée avec un soin d'amant curieux. Il sortit quand madame Latournelle quitta l'église, il la suivit à une distance honnête, et la vit rentrant avec Modeste, rue Royale, où, selon son habitude, mademoiselle Mignon attendait l'heure des vêpres. Après avoir toisé la maison ornée de panonceaux, Ernest demanda le nom du notaire à un passant, qui lui nomma presque orgueilleusement monsieur Latournelle, le premier notaire du Havre... Quand il longea la rue Royale pour essayer de plonger dans l'intérieur de la maison, Modeste aperçut son amant, elle se dit alors si malade qu'elle n'alla pas à vêpres, et madame Latournelle lui tint compagnie. Ainsi le pauvre Ernest en fut pour ses frais de croisière. Il n'osa pas flâner à Ingouville, il se fit un point d'honneur d'obéir, et revint à Paris après avoir écrit, en attendant le départ de la voiture, une lettre que Françoise Cochet devait recevoir le lendemain, timbrée du Havre.

Tous les dimanches, monsieur et madame Latournelle dînaient au Chalet, où ils reconduisaient Modeste après vêpres. Aussi, dès que la jeune malade se trouva mieux, remontèrent-ils à Ingouville accompagnés de Butscha. L'heureuse Modeste fit alors une charmante toilette. Quand elle descendit pour dîner, elle oublia son déguisement du matin, sa prétendue fluxion, et fredonna:

Rien ne dort plus, mon cœur! la violette
Élève à Dieu l'encens de son réveil.

Butscha ressentit un léger frisson à l'aspect de Modeste, tant elle lui parut changée, car les ailes de l'amour étaient comme attachées à ses épaules, elle avait l'air d'une sylphide, elle montrait sur ses joues le divin coloris du plaisir.

—De qui donc sont les paroles sur lesquelles tu as fait une si jolie musique? demanda madame Mignon à sa fille.

—De Canalis, maman, répondit-elle en devenant à l'instant du plus beau cramoisi depuis le cou jusqu'au front.

—Canalis! s'écria le nain à qui l'accent de Modeste et sa rougeur apprirent la seule chose qu'il ignorât encore du secret. Lui, le grand poëte, faire des romances?...

—C'est, dit-elle, de simples stances sur lesquelles j'ai osé plaquer des réminiscences d'airs allemands...

219 —Non, non, reprit madame Mignon, c'est de la musique à toi, ma fille!

Modeste, se sentant devenir de plus en plus cramoisie, sortit en entraînant Butscha dans le petit jardin.

—Vous pouvez, lui dit-elle à voix basse, me rendre un grand service. Dumay fait le discret avec ma mère et avec moi sur la fortune que mon père rapporte, je voudrais savoir ce qui en est. Dumay, dans le temps, n'a-t-il pas envoyé cinq cent et quelques mille francs à papa? Mon père n'est pas homme à s'absenter pendant quatre ans pour seulement doubler ses capitaux. Or, il revient sur un navire à lui, et la part qu'il a faite à Dumay s'élève à près de six cent mille francs.

—Ce n'est pas la peine de questionner Dumay, dit Butscha. Monsieur votre père avait perdu, comme vous savez, quatre millions au moment de son départ, il les a sans doute regagnés; mais il aura dû donner à Dumay dix pour cent de ses bénéfices, et, par la fortune que le digne Breton avoue avoir, nous supposons, mon patron et moi, que celle du colonel monte à six ou sept millions...

—O mon père! dit Modeste en se croisant les bras sur la poitrine et levant les yeux au ciel, tu m'auras donné deux fois la vie!...

—Ah! mademoiselle, dit Butscha, vous aimez un poëte! Ce genre d'homme est plus ou moins Narcisse! saura-t-il vous bien aimer? Un ouvrier en phrases occupé d'ajuster des mots est bien ennuyeux. Un poëte, mademoiselle, n'est pas plus la poésie que la graine n'est la fleur.

—Butscha, je n'ai jamais vu d'homme si beau!

—La beauté, mademoiselle, est un voile qui sert souvent à cacher bien des imperfections...

—C'est le cœur le plus angélique du ciel...

—Fasse Dieu que vous ayez raison, dit le nain en joignant les mains, et soyez heureuse! Cet homme aura comme vous, un serviteur dans Jean Butscha. Je ne serai plus notaire alors, je vais me jeter dans l'étude, dans les sciences...

—Et pourquoi?

—Eh! mademoiselle, pour élever vos enfants, si vous daignez me permettre d'être leur précepteur... Ah! si vous vouliez agréer un conseil? Tenez, laissez-moi faire: je saurai pénétrer la vie et les 220 mœurs de cet homme, découvrir s'il est bon, s'il est colère, s'il est doux, s'il aura ce respect que vous méritez, s'il est capable d'aimer absolument, en vous préférant à tout, même à son talent...

—Qu'est-ce que cela fait, si je l'aime? dit-elle naïvement.

—Eh! c'est vrai, s'écria le bossu.

En ce moment madame Mignon disait à ses amis:—Ma fille a vu ce matin celui qu'elle aime!

—Ce serait donc ce gilet soufre qui t'a tant intrigué, Latournelle, s'écria la notaresse. Ce jeune homme avait une jolie petite rose blanche à sa boutonnière...

—Ah! dit la mère, le signe de reconnaissance.

—Il avait, reprit la notaresse, la rosette d'officier de la Légion d'Honneur. C'est un homme charmant! mais nous nous trompons! Modeste n'a pas relevé son voile, elle était fagotée comme une pauvresse, et...

—Et, dit le notaire, elle se disait malade, mais elle vient d'ôter sa marmotte et se porte comme un charme...

—C'est incompréhensible! s'écria Dumay.

—Hélas! c'est maintenant clair comme le jour, dit le notaire.

—Mon enfant, dit madame Mignon à Modeste qui rentra suivie de Butscha, n'as-tu pas vu ce matin à l'église un petit jeune homme bien mis, qui portait une rose blanche à sa boutonnière, décoré...

—Je l'ai vu, dit Butscha vivement en apercevant à l'attention de chacun le piége où Modeste pouvait tomber, c'est Grindot, le fameux architecte avec qui la ville est en marché pour la restauration de l'église: il est venu de Paris, je l'ai trouvé ce matin examinant l'extérieur, quand je suis parti pour Sainte-Adresse.

—Ah! c'est un architecte... il m'a bien intriguée, dit Modeste à qui le nain avait ainsi donné le temps de se remettre.

Dumay regarda Butscha de travers. Modeste avertie se composa un maintien impénétrable. La défiance de Dumay fut excitée au plus haut point, et il se proposa d'aller le lendemain à la mairie afin de savoir si l'architecte attendu s'était en effet montré au Havre. De son côté, Butscha, très inquiet de l'avenir de Modeste, prit le parti d'aller à Paris espionner Canalis.

Gobenheim vint faire le whist et comprima par sa présence tous les sentiments en fermentation. Modeste attendait avec une sorte d'impatience l'heure du coucher de sa mère; elle voulait écrire, 221 elle n'écrivait jamais que pendant la nuit, et voici la lettre que lui dicta l'amour, quand elle crut tout le monde endormi.


XXIV.
A MONSIEUR DE CANALIS.

«Ah! mon ami bien-aimé! quels atroces mensonges que vos portraits exposés aux vitres des marchands de gravures? Et moi qui faisais mon bonheur de cette horrible lithographie! Je suis honteuse d'aimer un homme si beau. Non, je ne saurais imaginer que les Parisiennes soient assez stupides pour ne pas avoir vu toutes que vous étiez leur rêve accompli. Vous délaissé! vous sans amour!... Je ne crois plus un mot de ce que vous m'avez écrit sur votre vie obscure et travailleuse, sur votre dévouement à une idole, cherchée en vain jusqu'aujourd'hui. Vous avez été trop aimé, monsieur; votre front, pâle et suave comme la fleur d'un magnolia, le dit assez, et je serai malheureuse. Que suis-je, moi, maintenant?... Ah! pourquoi m'avoir appelée à la vie! En un moment j'ai senti que ma pesante enveloppe me quittait! Mon âme a brisé le cristal qui la retenait captive, elle a circulé dans mes veines! Enfin, le froid silence des choses a cessé tout à coup pour moi. Tout, dans la nature, m'a parlé. La vieille église m'a semblé lumineuse; ses voûtes, brillant d'or et d'azur comme celles d'une cathédrale italienne, ont scintillé sur ma tête. Les sons mélodieux que les anges chantent aux martyrs et qui leur font oublier les souffrances ont accompagné l'orgue! Les horribles pavés du Havre m'ont paru comme un chemin fleuri. J'ai reconnu dans la mer une vieille amie dont le langage plein de sympathies pour moi ne m'était pas assez connu. J'ai vu clairement que les roses de mon jardin et de ma serre m'adorent depuis longtemps et me disaient tout bas d'aimer; elles ont souri toutes à mon retour de l'église, et j'ai enfin entendu votre nom de Melchior murmuré par les cloches des fleurs, je l'ai lu écrit sur les nuages! Oui, me voilà vivante, grâce à toi! poëte plus beau 222 que ce froid et compassé lord Byron, dont le visage est aussi terne que le climat anglais. Épousée par un seul de tes regards d'Orient qui a percé mon voile noir, tu m'as jeté ton sang au cœur, il m'a rendue brûlante de la tête aux pieds! Ah! nous ne sentons pas la vie ainsi, quand notre mère nous la donne. Un coup que tu recevrais m'atteindrait au moment même, et mon existence ne s'explique plus que par ta pensée. Je sais à quoi sert la divine harmonie de la musique, elle fut inventée par les anges pour exprimer l'amour. Avoir du génie et être beau, mon Melchior, c'est trop! A sa naissance, un homme devrait opter. Mais quand je songe aux trésors de tendresse et d'affection que vous m'avez montrés depuis un mois surtout, je me demande si je rêve! Non, vous me cachez un mystère! Quelle femme vous cédera sans mourir? Ah! la jalousie est entrée dans mon cœur avec un amour auquel je ne croyais pas! Pouvais-je imaginer un pareil incendie? Quelle inconcevable et nouvelle fantaisie! je te voudrais laid, maintenant! Quelles folies ai-je faites en rentrant! Tous les dahlias jaunes m'ont rappelé votre joli gilet, toutes les roses blanches ont été mes amies, et je les ai saluées par un regard qui vous appartenait, comme tout moi! La couleur des gants qui moulaient les mains du gentilhomme, tout, jusqu'au bruit des pas sur les dalles, tout se représente à mon souvenir avec tant de fidélité que, dans soixante ans, je reverrai les moindres choses de cette fête, telles que la couleur particulière de l'air, le reflet du soleil qui miroitait sur un pilier, j'entendrai la prière que vous avez interrompue, je respirerai l'encens de l'autel, et je croirai sentir au-dessus de nos têtes les mains du curé qui nous a bénis tous deux au moment où tu passais, en donnant sa dernière bénédiction! Ce bon abbé Marcellin nous a mariés déjà! Le plaisir surhumain de ressentir ce monde nouveau d'émotions inattendues ne peut être égalé que par la joie que j'éprouve à vous les dire, à renvoyer tout mon bonheur à celui qui le verse dans mon âme avec la libéralité d'un Soleil. Aussi plus de voiles, mon bien-aimé! Tenez! oh! revenez promptement. Je me démasque avec plaisir.

»Vous avez dû sans doute entendre parler de la maison Mignon du Havre? Eh! bien, j'en suis, par l'effet d'un irréparable malheur, l'unique héritière. Ne faites pas fi de nous, descendant d'un preux de l'Auvergne! les armes des Mignon de La Bastide ne 223 déshonoreront pas celles des Canalis. Nous portons de gueules à une bande de sable chargée de quatre besants d'or, et à chaque quartier une croix d'or patriarcale, avec un chapeau de cardinal pour cimier et les fiocchi pour supports. Cher, je serai fidèle à notre devise: Una fides, unus Dominus! La vraie foi, et un seul maître.

»Peut-être, mon ami, trouverez-vous quelque sarcasme dans mon nom, après tout ce que je viens de faire et ce que je vous avoue ici. Je me nomme Modeste. Ainsi je ne vous ai jamais trompé en signant O. d'Este—M.

»Je ne vous ai point abusé davantage en vous parlant de ma fortune; elle atteindra, je crois, à ce chiffre qui vous a rendu si vertueux. Et je sais si bien que, pour vous, la fortune est une considération sans importance, que je vous en parle avec simplicité. Néanmoins, laissez-moi vous dire combien je suis heureuse de pouvoir donner à notre bonheur la liberté d'action et de mouvements que procure la fortune, de pouvoir dire:—Allons! quand la fantaisie de voir un pays nous prendra, de voler dans une bonne calèche, assis à côté l'un de l'autre, sans nul souci d'argent; enfin heureuse de pouvoir vous donner le droit de dire au roi:—J'ai la fortune que vous voulez à vos pairs!... En ceci, Modeste Mignon vous sera bonne à quelque chose, et son or aura la plus noble des destinations.

»Quant à votre servante, vous l'avez vue une fois, à sa fenêtre, en déshabillé... Oui, la blonde fille d'Ève la blonde était votre inconnue; mais combien la Modeste d'aujourd'hui ressemble peu à celle de ce jour-là! L'une était dans un linceul, et l'autre (vous l'ai-je bien dit?) a reçu de vous la vie de la vie. L'amour pur et permis, l'amour, que mon père enfin revenu de voyage et riche autorisera, m'a relevée de sa main, à la fois enfantine et puissante, du fond de cette tombe où je dormais! Vous m'avez éveillée comme le soleil éveille les fleurs. Le regard de votre aimée n'est plus le regard de cette petite Modeste si hardie? oh! non, il est confus, il entrevoit le bonheur et il se voile sous de chastes paupières. Aujourd'hui j'ai peur de ne pas mériter mon sort! Le roi s'est montré dans sa gloire, mon seigneur n'a plus qu'une sujette qui lui demande pardon de ses libertés grandes, comme le joueur aux dés pipés après avoir escroqué le chevalier de Grammont. Va, poëte chéri, je serai ta Mignon; mais une Mignon plus heureuse 224 que celle de Gœthe, car tu me laisseras dans ma patrie, n'est-ce pas? dans ton cœur. Au moment où je trace ce vœu de fiancée, un rossignol du parc Vilquin vient de me répondre pour toi. Oh! dis-moi bien vite que le rossignol, en filant sa note si pure, si nette, si pleine, qui m'a rempli le cœur de joie et d'amour, comme une Annonciation, n'a pas menti?...

»Mon père passera par Paris, il viendra de Marseille; la maison Mongenod, dont il a été le correspondant, saura son adresse; allez le voir, mon Melchior aimé, dites-lui que vous m'aimez, et n'essayez pas de lui dire combien je vous aime, faites que ce soit toujours un secret entre nous et Dieu! Moi, cher adoré, je vais tout dire à ma mère. La fille des Wallenrod Tustall-Bartenstild me donnera raison par des caresses, elle sera tout heureuse de notre poëme si secret, si romanesque, humain et divin tout ensemble! Vous avez l'aveu de la fille, ayez le consentement du comte de La Bastie, père de

»Votre Modeste.

»P. S.—Surtout ne venez pas au Havre sans avoir obtenu l'agrément de mon père; et, si vous m'aimez, vous saurez le trouver à son passage à Paris.»

—Que faites-vous donc à cette heure, mademoiselle Modeste? demanda Dumay.

—J'écris à mon père, répondit-elle au vieux soldat; n'avez-vous pas dit que vous partiez demain?

Dumay n'eut rien à répondre, il rentra se coucher, et Modeste se mit à écrire une longue lettre à son père.

Le lendemain, Françoise Cochet, tout effrayée en voyant le timbre du Havre, vint au Chalet remettre à sa jeune maîtresse la lettre suivante en emportant celle que Modeste avait écrite.

A Mademoiselle O. d'Este-M.

«Mon cœur m'a dit que vous étiez la femme si soigneusement voilée et déguisée, placée entre monsieur et madame Latournelle 225 qui n'ont qu'un enfant, un fils. Ah! chère aimée, si vous êtes dans une condition modeste, sans éclat, sans illustration, sans fortune même, vous ne savez pas quelle serait ma joie! Vous devez me connaître maintenant, pourquoi ne me diriez-vous pas la vérité? Moi, je ne suis poëte que par l'amour, par le cœur, par vous. Oh! quelle puissance d'affection ne me faut-il pas pour rester ici, dans cet hôtel de Normandie, et ne pas monter à Ingouville que je vois de mes fenêtres! M'aimerez-vous comme je vous aime? S'en aller du Havre à Paris dans cette incertitude, n'est-ce pas être puni d'aimer, autant que si l'on avait commis un crime? J'ai obéi aveuglément. Oh! que j'aie promptement une lettre, car, si vous avez été mystérieuse, je vous ai rendu mystère pour mystère, et je dois enfin jeter le masque de l'incognito, vous dire le poëte que je suis et abdiquer la gloire qui me fut prêtée.»


Cette lettre inquiéta vivement Modeste, elle ne put reprendre la sienne que Françoise avait déjà mise à la poste quand elle chercha la signification des dernières lignes en les relisant; mais elle monta chez elle, et fit une réponse où elle demandait des explications.

Pendant ces petits événements, il s'en passait d'aussi petits au Havre, et qui devaient faire oublier cette inquiétude à Modeste. Dumay, descendu de bonne heure en ville, y sut promptement que nul architecte n'était arrivé l'avant-veille. Furieux du mensonge de Butscha qui révélait une complicité dont il lui fallait raison, il courut de la Mairie chez les Latournelle.

—Où donc est votre sieur Butscha?... demanda-t-il à son ami le notaire en ne trouvant pas le clerc à l'Étude.

—Butscha, mon cher, il est sur la route de Paris, la vapeur l'emmène. Il a rencontré ce matin, de grand matin, sur le port, un matelot qui lui a dit que son père, ce matelot suédois, est riche. Le père de Butscha serait allé dans les Indes, il aurait servi un prince, les Marattes, et il est à Paris...

—Des contes! des infamies! des farces! Oh! je trouverai ce damné bossu, je vais alors exprès à Paris pour ça! s'écria Dumay. Butscha nous trompe! il sait quelque chose de Modeste, et ne nous en a rien dit. S'il trempe là-dedans!... il ne sera jamais notaire, je le rendrai à sa mère, à la boue, en le...

226 —Voyons, mon ami, ne pendons jamais personne sans procès, répliqua Latournelle, effrayé de l'exaspération de Dumay.

Après avoir expliqué sur quoi ses soupçons étaient fondés, Dumay pria madame Latournelle de tenir compagnie à Modeste au Chalet pendant son absence.

—Vous trouverez le colonel à Paris, dit le notaire. Au mouvement des ports, ce matin dans le journal du Commerce, il y a, sous la rubrique de Marseille... Tenez, voyez? dit-il en présentant la feuille «Le Bettina-Mignon, capitaine Mignon, entré du 6 octobre,» et nous sommes aujourd'hui le 17; le Havre sait en ce moment l'arrivée du patron...

Dumay pria Gobenheim de se passer de lui désormais, il remonta sur-le-champ au Chalet, et il entrait au moment où Modeste venait de cacheter la lettre à son père et celle à Canalis. Hormis l'adresse, ces deux lettres étaient exactement pareilles, comme enveloppe et comme volume. Modeste crut avoir posé celle de son père sur celle de son Melchior et avait fait tout le contraire. Cette erreur, si commune dans le cours des petites choses de la vie, occasionna la découverte de son secret par sa mère et par Dumay. Le lieutenant parlait avec chaleur à madame Mignon dans le salon, en lui confiant les nouvelles craintes engendrées par la duplicité de Modeste et par la complicité de Butscha.

—Allez, madame, s'écriait-il, c'est un serpent que nous avons réchauffé dans notre sein, il n'y a pas de place pour une âme chez ces bouts d'hommes-là!...

Modeste mit dans la poche de son tablier la lettre pour son père en croyant y mettre celle destinée à son amant, et descendit avec celle de Canalis à la main, en entendant Dumay parler de son départ immédiat pour Paris.

—Qu'avez-vous donc contre mon pauvre nain mystérieux, et pourquoi criez-vous? dit Modeste en se montrant à la porte du salon.

—Butscha, mademoiselle, est parti pour Paris ce matin, et vous savez sans doute pourquoi!... Ce sera pour y aller intriguer avec ce soi-disant petit architecte à gilet jaune-soufre qui, par malheur pour le mensonge du bossu, n'est pas encore arrivé.

Modeste fut saisie, elle devina que le nain était parti pour procéder à une enquête sur les mœurs de Canalis; elle pâlit, et s'assit.

—Je le rejoindrai, je le trouverai, dit Dumay. C'est sans doute 227 la lettre pour monsieur votre père, dit-il en tendant la main, je l'enverrai chez Mongenod, pourvu que nous ne nous croisions pas en route, mon colonel et moi!...

Modeste donna la lettre. Le petit Dumay, qui lisait sans lunettes, regarda machinalement l'adresse.

—Monsieur le baron de Canalis, rue de Paradis-Poissonnière, no 29!... s'écria Dumay. Qu'est-ce que cela veut dire?...

—Ah! ma fille, voilà l'homme que tu aimes! s'écria madame Mignon, les stances sur lesquelles tu as fait ta musique sont de lui...

—Et c'est son portrait que vous avez là-haut, encadré? dit Dumay.

—Rendez-moi cette lettre, monsieur Dumay?... dit Modeste qui se dressa comme une lionne défendant ses petits.

—La voici, mademoiselle, répondit le lieutenant.

Modeste remit la lettre dans son corset et tendit à Dumay celle destinée à son père.

—Je sais ce dont vous êtes capable, Dumay, dit-elle; mais si vous faites un seul pas vers monsieur Canalis, j'en fais un dehors la maison, où je ne reviendrai jamais!

—Vous allez tuer votre mère, mademoiselle, répondit Dumay qui sortit et appela sa femme.

La pauvre mère s'était évanouie, atteinte au cœur par la fatale phrase de Modeste.

—Adieu, ma femme, dit le Breton en embrassant la petite Américaine, sauve la mère, je vais aller sauver la fille.

Il laissa Modeste et madame Dumay près de madame Mignon, fit ses préparatifs de départ en quelques instants et descendit au Havre. Une heure après, il voyageait en poste avec cette rapidité que la passion ou la spéculation impriment seules aux roues.

Bientôt rappelée à la vie par les soins de Modeste, madame Mignon remonta chez elle sur le bras de sa fille, à qui, pour tout reproche, elle dit quand elles furent seules:—Malheureuse enfant, qu'as-tu fait? pourquoi te cacher de moi? Suis-je donc si sévère?...

—Eh! j'allais tout te dire naturellement, répondit la jeune fille en pleurs.

Elle raconta tout à sa mère, elle lui lut les lettres et les réponses, elle effeuilla dans le cœur de la bonne Allemande, pétale à pétale, la rose de son poëme, elle y passa la moitié de la journée. Quand 228 la confidence fut achevée, quand elle aperçut presque un sourire sur les lèvres de la trop indulgente aveugle, elle se jeta sur elle tout en pleurs.

—O ma mère! dit-elle au milieu de ses sanglots, vous dont le cœur, tout or et tout poésie, est comme un vase d'élection pétri par Dieu pour contenir l'amour pur, unique et céleste qui remplit toute la vie!... vous que je veux imiter en n'aimant au monde que mon mari! vous devez comprendre combien sont amères les larmes que je répands en ce moment et qui mouillent vos mains... Ce papillon, aux ailes diaprées, cette double et belle âme élevée avec des soins maternels par votre fille, mon amour, mon saint amour, ce mystère animé, vivant, tombe en des mains vulgaires qui vont déchirer ses ailes et ses voiles sous le triste prétexte de m'éclairer, de savoir si le génie est correct comme un banquier, si mon Melchior est capable d'amasser des rentes, s'il a quelque passion à dénouer, s'il n'est pas coupable aux yeux des bourgeois de quelque épisode de jeunesse qui maintenant est à notre amour ce qu'est un nuage au soleil... Que vont-ils faire? Tiens, voilà ma main, j'ai la fièvre! Ils me feront mourir.

Modeste, prise d'un frisson mortel, fut obligée de se mettre au lit, et donna les plus vives inquiétudes à sa mère, à madame Latournelle et à madame Dumay, qui la gardèrent pendant le voyage du lieutenant à Paris, où la logique des événements transporta le drame pour un instant.

Les gens véritablement modestes, comme l'est Ernest de La Brière, mais surtout ceux qui, sachant leur valeur, ne sont ni aimés ni appréciés, comprendront les jouissances infinies dans lesquelles le Référendaire se complut en lisant la lettre de Modeste. Après l'avoir trouvé spirituel et grand par l'âme, sa jeune, sa naïve et rusée maîtresse le trouvait beau. Cette flatterie est la flatterie suprême. Et pourquoi? La beauté, sans doute, est la signature du maître sur l'œuvre où il a empreint son âme, c'est la divinité qui se manifeste; et la voir là où elle n'est pas, la créer par la puissance d'un regard enchanté, n'est-ce point le dernier mot de l'amour? Aussi le pauvre Référendaire, s'écria-t-il dans un ravissement d'auteur applaudi:—Enfin, je suis aimé! Quand une femme, courtisane ou jeune fille, a laissé échapper cette phrase: «Tu es beau!» fût-ce un mensonge; si un homme ouvre son crâne épais au subtil poison de ce mot, il est attaché par des 229 liens éternels à cette menteuse charmante, à cette femme vraie ou abusée; elle devient alors son monde, il a soif de cette attestation, il ne s'en lassera jamais, fût-il prince! Ernest se promena fièrement dans sa chambre, il se mit de trois-quarts, de profil, de face devant la glace, il essaya de se critiquer; mais une voix diaboliquement persuasive lui disait: Modeste a raison! Et il revint à la lettre, il la relut, il vit sa blonde céleste, il lui parla! Puis, au milieu de son extase, il fut atteint par cette atroce pensée:—Elle me croit Canalis, et elle est millionnaire! Tout son bonheur tomba, comme tombe un homme qui, parvenu somnambuliquement sur la cime d'un toit, entend une voix, avance et s'écrase sur le pavé.—Sans l'auréole de la gloire, je serais laid, s'écria-t-il. Dans quelle situation affreuse me suis-je mis! La Brière était trop l'homme de ses lettres, il était trop le cœur noble et pur qu'il avait laissé voir, pour hésiter à la voix de l'honneur. Il résolut aussitôt d'aller tout avouer au père de Modeste s'il était à Paris, et de mettre Canalis au fait du dénoûment sérieux de leur plaisanterie parisienne. Pour ce délicat jeune homme, l'énormité de la fortune fut une raison déterminante. Il ne voulut pas surtout être soupçonné d'avoir fait servir à l'escroquerie d'une dot les entraînements de cette correspondance, si sincère de son côté. Les larmes lui vinrent aux yeux pendant qu'il allait de chez lui rue Chantereine, chez le banquier Mongenod dont la fortune, les alliances et les relations étaient en partie l'ouvrage du ministre, son protecteur à lui.

Au moment où La Brière consultait le chef de la maison Mongenod, et prenait toutes les informations que nécessitait son étrange position, il se passa chez Canalis une scène que le brusque départ de l'ancien lieutenant peut faire prévoir.

En vrai soldat de l'école impériale, Dumay, dont le sang breton avait bouillonné pendant le voyage, se représentait un poëte comme un drôle sans conséquence, un farceur à refrains, logé dans une mansarde, vêtu de drap noir blanchi sur toutes les coutures, dont les bottes ont quelquefois des semelles, dont le linge est anonyme, qui se rince le nez avec les doigts, ayant enfin toujours l'air de tomber de la lune quand il ne griffonne pas à la manière de Butscha. Mais l'ébullition qui grondait dans sa cervelle et dans son cœur reçut comme une application d'eau froide quand il entra dans le joli hôtel habité par le poëte, quand il vit dans la cour un valet nettoyant 230 une voiture, quand il aperçut dans une magnifique salle à manger un valet vêtu comme un banquier et à qui le groom l'avait adressé, lequel lui répondit, en le toisant, que monsieur le baron n'était pas visible.

—Il y a, dit-il en finissant, séance pour monsieur le baron au Conseil d'État aujourd'hui...

—Suis-je bien, ici, dit Dumay, chez monsieur Canalis, auteur de quelques poésies?...

—Monsieur le baron de Canalis, répondit le valet de chambre, est bien le grand poëte dont vous parlez; mais il est aussi Maître des Requêtes au Conseil d'État, et attaché au Ministère des Affaires Étrangères.

Dumay, qui venait pour souffleter un poâcre, selon son expression méprisante, trouvait un haut fonctionnaire de l'État. Le salon où il attendit, remarquable par sa magnificence, offrit à ses méditations la brochette de croix qui brille sur l'habit noir de Canalis laissé sur une chaise par le valet de chambre. Bientôt ses yeux furent attirés par l'éclat et la façon d'une coupe de vermeil, où ces mots: Donné par Madame le frappèrent. Puis en regard, sur un socle, il vit un vase de porcelaine de Sèvres sur lequel était gravé: Donné par madame la Dauphine. Ces avertissements muets firent rentrer Dumay dans son bon sens, pendant que le valet de chambre demandait à son maître s'il voulait recevoir un inconnu, venu tout exprès du Havre pour le voir, un nommé Dumay.

—Qu'est-ce? dit Canalis.

—Un homme propre, décoré...

Sur un signe d'assentiment, le valet de chambre sortit et revint, il annonça:—Monsieur Dumay.

Quand il s'entendit annoncer, quand il fut devant Canalis, au milieu d'un cabinet aussi riche qu'élégant, les pieds sur un tapis tout aussi beau que le plus beau de la maison Mignon, et qu'il reçut le regard apprêté du poëte qui jouait avec les glands de sa somptueuse robe de chambre, Dumay fut si complétement interdit qu'il se laissa interpeller par le grand homme.

—A quoi dois-je l'honneur de votre visite, monsieur?

—Monsieur... dit Dumay qui resta debout.

—Si vous en avez pour longtemps? fit Canalis en interrompant, je vous prierai de vous asseoir...

Et Canalis se plongea dans son fauteuil à la Voltaire, se tirant 231 les jambes, éleva la supérieure en la dandinant à la hauteur de l'œil, regarda fixement Dumay qui se trouva, selon son expression soldatesque, entièrement mécanisé.

—Je vous écoute, monsieur, dit le poëte, mes moments sont précieux, le ministre m'attend...

—Monsieur, reprit Dumay, je serai bref. Vous avez séduit, je ne sais comment, une jeune demoiselle du Havre, belle et riche, le dernier, le seul espoir de deux nobles familles, et je viens vous demander quelles sont vos intentions?...

Canalis qui, depuis trois mois, s'occupait d'affaires graves, qui voulait être fait commandeur de la Légion-d'Honneur, et devenir ministre dans une cour d'Allemagne, avait complétement oublié la lettre du Havre.

—Moi! s'écria-t-il.

—Vous, répéta Dumay.

—Monsieur, répondit Canalis en souriant, je ne sais pas plus ce que vous voulez me dire que si vous me parliez hébreu... Moi, séduire une jeune fille!... moi qui...—Un superbe sourire se dessina sur les lèvres de Canalis.—Allons donc, monsieur! je ne suis pas assez enfant pour m'amuser à voler un petit fruit sauvage, quand j'ai de beaux et bons vergers où mûrissent les plus belles pêches du monde. Tout Paris sait où mes affections sont placées. Qu'il y ait, au Havre, une jeune fille prise de quelque admiration, dont je ne suis pas digne, pour les vers que j'ai faits, mon cher monsieur, cela ne m'étonnerait pas! Rien de plus ordinaire. Tenez! voyez! regardez ce beau coffre d'ébène incrusté de nacre, et garni de fer travaillé comme de la dentelle... Ce coffre vient du pape Léon X, il me fut donné par la duchesse de Chaulieu qui le tenait du roi d'Espagne: je l'ai destiné à contenir toutes les lettres que je reçois, de toutes les parties de l'Europe, de femmes ou de jeunes personnes inconnues... J'ai le plus profond respect pour ces bouquets de fleurs, coupées à même l'âme, envoyés dans un moment d'exaltation vraiment respectable. Oui, pour moi, l'élan d'un cœur est une noble et sublime chose!... D'autres, des railleurs, roulent ces lettres pour en allumer leurs cigares, ou les donnent à leurs femmes qui s'en font des papillotes; mais, moi, qui suis garçon, monsieur, je suis trop délicat pour ne pas conserver ces offrandes si naïves, si désintéressées, dans une espèce de tabernacle; enfin, je les recueille avec une sorte de vénération; et, à ma mort, je les 232 ferai brûler sous mes yeux. Tant pis pour ceux qui me trouveront ridicule! Que voulez-vous, j'ai de la reconnaissance, et ces témoignages-là m'aident à supporter les critiques, les ennuis de la vie littéraire. Quand je reçois dans le dos l'arquebusade d'un ennemi embusqué dans un journal, je regarde cette cassette, et je me dis:—Il est, çà et là, quelques âmes dont les blessures ont été guéries, ou amusées, ou pansées par moi...

Cette poésie, débitée avec le talent d'un grand acteur, pétrifia le petit caissier dont les yeux s'agrandissaient, et dont l'étonnement amusa le grand poëte.

—Pour vous, dit ce paon qui faisait la roue, et par égard pour une position que j'apprécie, je vous offre d'ouvrir ce trésor, vous verrez à y chercher votre jeune fille; mais je sais mon compte, je retiens les noms, et vous êtes dans une erreur que....

—Et voilà donc ce que devient, dans ce gouffre de Paris, une pauvre enfant?... s'écria Dumay, l'amour de ses parents, la joie de ses amis, l'espérance de tous, caressée par tous, l'orgueil d'une maison, et à qui six personnes dévouées font de leurs cœurs et de leurs fortunes un rempart contre tout malheur... Dumay reprit après une pause.—Tenez, monsieur, vous êtes un grand poëte, et je ne suis qu'un pauvre soldat... Pendant quinze ans que j'ai servi mon pays, et dans les derniers rangs, j'ai reçu le vent de plus d'un boulet dans la figure, j'ai traversé la Sibérie où je suis resté prisonnier, les Russes m'ont jeté sur un kitbit comme une chose, j'ai tout souffert; enfin j'ai vu mourir des tas de camarades... Eh! bien, vous venez de me donner froid dans mes os, ce que je n'ai jamais senti!...

Dumay crut avoir ému le poëte, il l'avait flatté, chose presque impossible, car l'ambitieux ne se souvenait plus de la première fiole embaumée que l'Éloge lui avait cassée sur la tête.

—Hé! mon brave! dit solennellement le poëte en posant sa main sur l'épaule de Dumay et trouvant drôle de faire frissonner un soldat impérial, cette jeune fille est tout pour vous... Mais dans la société, qu'est-ce?... Rien. En ce moment, le mandarin le plus utile à la Chine tourne l'œil en dedans, et met l'empire en deuil?... cela vous fait-il beaucoup de chagrin? Les Anglais tuent dans l'Inde des milliers de gens qui nous valent, et l'on y brûle, à la minute où je vous parle, la femme la plus ravissante; mais vous n'en avez pas moins déjeuné d'une tasse de café?... En ce moment même, il 233 se trouve dans Paris des mères de famille qui sont sur la paille et qui mettent un enfant au monde sans linge pour le recevoir!... voici du thé délicieux dans une tasse de cinq louis et j'écris des vers pour faire dire aux Parisiennes: «Charmant! charmant! divin! délicieux! cela va à l'âme.» La nature sociale, de même que la nature elle-même, est une grande oublieuse! Vous vous étonnerez, dans dix ans, de votre démarche! Vous êtes dans une ville où l'on meurt, où l'on se marie, où l'on s'idolâtre dans un rendez-vous, où la jeune fille s'asphyxie, où l'homme de génie et sa cargaison de thèmes gros de bienfaits humanitaires sombrent, les uns à côté des autres, souvent sous le même toit, sans le savoir, en s'ignorant! Et vous venez nous demander de nous évanouir de douleur à cette question vulgaire: Une jeune fille du Havre est-elle ou n'est-elle pas?... Oh!... mais vous êtes...

—Et vous vous dites poëte, s'écria Dumay; mais vous ne sentez donc rien!...

—Eh! si nous éprouvions les misères ou les joies que nous chantons, nous serions usés en quelques mois, comme de vieilles bottes!... dit le poëte en souriant. Tenez, vous ne devez pas être venu du Havre à Paris, et chez Canalis, pour n'en rien rapporter. Soldat (Canalis eut la taille et le geste d'un héros d'Homère)! apprenez ceci du poëte: Tout grand sentiment est un poëme tellement individuel, que votre meilleur ami, lui-même, ne s'y intéresse pas. C'est un trésor qui n'est qu'à vous, c'est...

—Pardon de vous interrompre, dit Dumay qui contemplait Canalis avec horreur, êtes-vous venu au Havre?...

—J'y ai passé une nuit et un jour, dans le printemps de 1824, en allant à Londres.

—Vous êtes un homme d'honneur, reprit Dumay, pouvez-vous me donner votre parole de ne pas connaître mademoiselle Modeste Mignon?...

—Voici la première fois que ce nom frappe mon oreille, répondit Canalis.

—Ah! monsieur, s'écria Dumay, dans quelle ténébreuse intrigue vais-je donc mettre le pied?... Puis-je compter sur vous pour être aidé dans mes recherches, car on a, j'en suis sûr, abusé de votre nom! Vous auriez dû recevoir hier une lettre du Havre!...

—Je n'ai rien reçu! Soyez sûr que je ferai, monsieur, dit Canalis, tout ce qui dépendra de moi pour vous être utile...

234 Dumay se retira, le cœur plein d'anxiété, croyant que l'affreux Butscha s'était mis dans la peau de ce grand poëte pour séduire Modeste; tandis qu'au contraire Butscha, spirituel et fin autant qu'un prince qui se venge, plus habile qu'un espion, fouillait la vie et les actions de Canalis, en échappant par sa petitesse à tous les yeux comme un insecte qui fait son chemin dans l'aubier d'un arbre.

A peine le Breton était-il sorti que La Brière entra dans le cabinet de son ami. Naturellement Canalis parla de la visite de cet homme du Havre...

—Ah! dit Ernest, Modeste Mignon, je viens exprès à cause de cette aventure.

—Ah! bah! s'écria Canalis, aurais-je donc triomphé par procureur?...

—Eh! oui, voilà le nœud du drame. Mon ami, je suis aimé par la plus charmante fille du monde, belle à briller parmi les plus belles à Paris, du cœur et de la littérature autant qu'une Clarisse Harlowe; elle m'a vu, je lui plais, et elle me croit le grand Canalis!... Ce n'est pas tout. Modeste Mignon est de haute naissance, et Mongenod vient de me dire que le père, le comte de La Bastie, doit avoir quelque chose comme six millions... Ce père est arrivé depuis trois jours, et je viens de lui faire demander un rendez-vous à deux heures par Mongenod, qui, dans son petit mot, lui dit qu'il s'agit du bonheur de sa fille... Tu comprends, qu'avant d'aller trouver le père, je devais tout t'avouer.

—Dans le nombre de ces fleurs écloses au soleil de la gloire, dit emphatiquement Canalis, il s'en trouve une magnifique, portant, comme l'oranger, ses fruits d'or parmi les mille parfums de l'esprit et de la beauté réunis! un élégant arbuste, une tendresse vraie, un bonheur entier, et il m'échappe!...—Canalis regarda son tapis, pour ne pas laisser lire dans ses yeux.—Comment, reprit-il après une pause où il reprit son sang-froid, comment deviner à travers les senteurs enivrantes de ces jolis papiers façonnés, de ces phrases qui portent à la tête, le cœur vrai, la jeune fille, la jeune femme chez qui l'amour prend les livrées de la flatterie et qui nous aime pour nous, qui nous apporte la félicité?... il faudrait être un ange ou un démon, et je ne suis qu'un ambitieux maître des requêtes... Ah! mon ami, la gloire fait de nous un but que mille flèches visent! L'un de nous a dû son riche mariage à l'une des pièces hydrauliques de sa poésie, et moi, plus caressant, plus homme à 235 femmes que lui, j'aurai manqué le mien... car, l'aimes-tu, cette pauvre fille?... dit-il en regardant La Brière.

—Oh! fit La Brière.

—Eh bien, dit le poëte en prenant le bras de son ami et s'y appuyant, sois heureux, Ernest! Par hasard, je n'aurai pas été ingrat avec toi! Te voilà richement récompensé de ton dévouement, car je me prêterai généreusement à ton bonheur.

Canalis enrageait; mais il ne pouvait se conduire autrement, et alors il tirait parti de son malheur en s'en faisant un piédestal. Une larme mouilla les yeux du jeune Référendaire, il se jeta dans les bras de Canalis et l'embrassa.

—Ah! Canalis, je ne te connaissais pas du tout!...

—Que veux-tu?... Pour faire le tour d'un monde, il faut du temps! répondit le poëte avec son emphatique ironie.

—Songes-tu, dit La Brière, à cette immense fortune?...

—Eh! mon ami, ne sera-t-elle pas bien placée?... s'écria Canalis en accompagnant son effusion d'un geste charmant.

—Melchior, dit La Brière, c'est entre nous à la vie et à la mort...

Il serra les mains du poëte et le quitta brusquement, il lui tardait de voir monsieur Mignon.

En ce moment, le comte de La Bastie était accablé de toutes les douleurs qui l'attendaient comme une proie. Il avait appris par la lettre de sa fille, la mort de Bettina-Caroline, la cécité de sa femme; et Dumay venait de lui raconter le terrible imbroglio des amours de Modeste.

—Laisse-moi seul, dit-il à son fidèle ami.

Quand le lieutenant eut fermé la porte, le malheureux père se jeta sur un divan, y resta la tête dans ses mains, pleurant de ces larmes rares, maigres, qui roulent entre les paupières des gens de cinquante-six ans, sans en sortir, qui les mouillent, qui se sèchent promptement et qui renaissent, une des dernières rosées de l'automne humain.—Avoir des enfants chéris, avoir une femme adorée, c'est se donner plusieurs cœurs et les tendre aux poignards! s'écria-t-il en faisant un bond de tigre et se promenant par la chambre. Être père, c'est se livrer pieds et poings liés au malheur. Si je rencontre ce d'Estourny, je le tuerai!—Ayez donc des filles?... L'une met la main sur un escroc, et l'autre, ma Modeste, sur quoi! sur un lâche qui l'abuse sous l'armure de papier doré d'un poëte. 236 Encore si c'était Canalis! il n'y aurait pas grand mal. Mais ce Scapin d'amoureux?... je l'étranglerai de mes deux mains... se disait-il en faisant involontairement un geste d'une atroce énergie... Et après!... se demanda-t-il, si ma fille meurt de chagrin! Il regarda machinalement par les fenêtres de l'hôtel des Princes, et vint se rasseoir sur son divan où il resta immobile. Les fatigues de six voyages aux Indes, les soucis de la spéculation, les dangers courus, évités, les chagrins avaient argenté la chevelure de Charles Mignon. Sa belle figure militaire, d'un contour si pur, s'était bronzée au soleil de la Malaisie, de la Chine et de l'Asie Mineure, elle avait pris un caractère imposant que la douleur rendit sublime en ce moment.—Et Mongenod qui me dit d'avoir confiance dans le jeune homme qui va venir me parler de ma fille.

Ernest de La Brière fut alors annoncé par l'un des domestiques que le comte de La Bastie s'était attachés pendant ces quatre années et qu'il avait triés dans le nombre de ses subordonnés.

—Vous venez, monsieur, de la part de mon ami Mongenod? dit-il.

—Oui, répondit Ernest qui contempla timidement ce visage aussi sombre que celui d'Othello. Je me nomme Ernest de La Brière, allié, monsieur, à la famille du dernier premier-ministre, et son secrétaire particulier pendant son ministère. A sa chute, son Excellence me mit à la Cour des Comptes, où je suis Référendaire de première classe, et où je puis devenir Maître des Comptes...

—En quoi tout ceci peut-il concerner mademoiselle de La Bastie? demanda Charles Mignon.

—Monsieur, je l'aime, et j'ai l'inespéré bonheur d'être aimé d'elle... Écoutez-moi, monsieur, dit Ernest en arrêtant un mouvement terrible du père irrité, j'ai la plus bizarre confession à vous faire, la plus honteuse pour un homme d'honneur. La plus affreuse punition de ma conduite, naturelle peut-être, n'est pas d'avoir à vous la révéler... je crains encore plus la fille que le père...

Ernest raconta naïvement et avec la noblesse que donne la sincérité l'avant-scène de ce petit drame domestique, sans omettre les vingt et quelques lettres échangées qu'il avait apportées, ni l'entrevue qu'il venait d'avoir avec Canalis. Quand le père eut fini la lecture de ces lettres, le pauvre amant, pâle et suppliant, trembla sous les regards de feu que lui jeta le Provençal.

237 —Monsieur, dit Charles, il ne se trouve en tout ceci qu'une erreur, mais elle est capitale. Ma fille n'a pas six millions, elle a tout au plus deux cent mille francs de dot et des espérances très douteuses.

—Ah! monsieur, dit Ernest en se levant, se jetant sur Charles Mignon et le serrant, vous m'ôtez un poids qui m'oppressait! Rien ne s'opposera peut-être plus à mon bonheur!... J'ai des protecteurs, je serai Maître des Comptes. N'eût-elle que dix mille francs, fallût-il lui reconnaître une dot, mademoiselle Modeste serait encore ma femme; et la rendre heureuse, comme vous avez rendu la vôtre, être pour vous un vrai fils... (oui, monsieur, je n'ai plus mon père), voilà le fond de mon cœur.

Charles Mignon recula de trois pas, arrêta sur La Brière un regard qui pénétra dans les yeux du jeune homme comme un poignard dans sa gaîne, et il resta silencieux en trouvant la plus entière candeur, la vérité la plus pure sur cette physionomie épanouie, dans ces yeux enchantés.—Le sort se lasserait-il donc!... se dit-il à demi-voix, et trouverais-je dans ce garçon la perle des gendres? Il se promena très agité par la chambre.

—Vous devez, monsieur, dit enfin Charles Mignon, la plus entière soumission à l'arrêt que vous êtes venu chercher; car, sans cela, vous joueriez en ce moment la comédie.

—Oh! monsieur...

—Écoutez-moi, dit le père en clouant sur place La Brière par un regard. Je ne serai ni sévère, ni dur, ni injuste. Vous subirez et les inconvénients et les avantages de la position fausse dans laquelle vous vous êtes mis. Ma fille croit aimer un des grands poëtes de ce temps-ci, et dont la gloire, avant tout, l'a séduite. Eh bien! moi, son père, ne dois-je pas la mettre à même de choisir entre la Célébrité qui fut comme un phare pour elle, et la pauvre Réalité que le hasard lui jette par une de ces railleries qu'il se permet si souvent? Ne faut-il pas qu'elle puisse opter entre Canalis et vous? Je compte sur votre honneur pour vous taire sur ce que je viens de vous dire relativement à l'état de mes affaires. Vous viendrez, vous et votre ami le baron de Canalis, au Havre passer cette dernière quinzaine du mois d'octobre. Ma maison vous sera ouverte à tous deux, ma fille aura le loisir de vous observer. Songez que vous devez amener vous-même votre rival et lui laisser croire tout ce qu'on dira de fabuleux sur les millions du comte de La Bastie. Je 238 serai demain au Havre, et vous y attends trois jours après mon arrivée. Adieu, monsieur...

Le pauvre La Brière retourna d'un pied très lent chez Canalis. En ce moment, seul avec lui-même, le poëte pouvait s'abandonner au torrent de pensées que fait jaillir ce second mouvement si vanté par le prince de Talleyrand. Le premier mouvement est la voix de la Nature, et le second est celle de la Société.

—Une fille riche de six millions! et mes yeux n'ont pas vu briller cet or à travers les ténèbres! Avec une fortune si considérable, je serais pair de France, comte, ambassadeur. J'ai répondu à des bourgeoises, à des sottes, à des intrigantes qui voulaient un autographe! Et je me suis lassé de ces intrigues de bal masqué, précisément le jour où Dieu m'envoyait une âme d'élite, un ange aux ailes d'or... Bah! je vais faire un poëme sublime, et ce hasard renaîtra! Mais est-il heureux, ce petit niais de La Brière, qui s'est pavané dans mes rayons?... Quel plagiat! Je suis le modèle, il sera la statue! Nous avons joué la fable de Bertrand et Raton! Six millions et un ange, une Mignon de La Bastie! un ange aristocratique aimant la poésie et le poëte... Et moi qui montre mes muscles d'homme fort, qui fais des exercices d'Alcide pour étonner par la force morale ce champion de la force physique, ce brave soldat plein de cœur, l'ami de cette jeune fille à laquelle il dira que je suis une âme de bronze! Je joue au Napoléon quand je devais me dessiner en séraphin!... Enfin j'aurai peut-être un ami, je l'aurai payé cher; mais l'amitié, c'est si beau! Six millions, voilà le prix d'un ami: on ne peut pas en avoir beaucoup à ce prix-là...

La Brière entra dans le cabinet de son ami sur ce dernier point d'exclamation. Il était triste.

—Eh bien! qu'as-tu? lui dit Canalis.

—Le père exige que sa fille soit mise à même de choisir entre les deux Canalis...

—Pauvre garçon, s'écria le poëte en riant. Il est très spirituel, ce père-là.

—Je suis engagé d'honneur à t'amener au Havre, dit piteusement La Brière.

—Mon cher enfant, répondit Canalis, du moment qu'il s'agit de ton honneur, tu peux compter sur moi... Je vais aller demander un congé d'un mois...

—Ah! Modeste est bien belle! s'écria La Brière au désespoir, 239 et tu m'écraseras facilement! J'étais aussi bien étonné de voir le bonheur s'occupant de moi, et je me disais: Il se trompe!

—Bah! nous verrons! dit Canalis avec une atroce gaieté.

Le soir, après dîner, Charles Mignon et son caissier volaient, à raison de trois francs de guides, de Paris au Havre. Le père avait complétement rassuré le chien de garde sur les amours de Modeste, en le relevant de sa consigne et le rassurant sur le compte de Butscha.

—Tout est pour le mieux, mon vieux Dumay, dit Charles qui avait pris des renseignements auprès de Mongenod et sur Canalis et sur La Brière. Nous allons avoir deux personnages pour un rôle, s'écria-t-il gaiement!

Il recommanda néanmoins à son vieux camarade une discrétion absolue sur la comédie qui devait se jouer au Chalet, la plus douce des vengeances ou, si vous le voulez, des leçons d'un père à sa fille. De Paris au Havre, ce fut entre les deux amis une longue causerie qui mit le colonel au fait des plus légers incidents arrivés à sa famille pendant ces quatre années, et Charles apprit à Dumay que Desplein, le grand chirurgien, devait, avant la fin du mois, venir examiner la cataracte de la comtesse, afin de dire s'il était possible de lui rendre la vue.

Un moment avant l'heure à laquelle on déjeunait au Chalet, les claquements de fouet d'un postillon comptant sur un large pourboire apprirent le retour des deux soldats à leurs familles. La joie d'un père revenant après une si longue absence pouvait seule avoir de tels éclats; aussi les femmes se trouvèrent-elles toutes à la petite porte. Il y a tant de pères, tant d'enfants, et peut-être plus de pères que d'enfants, pour comprendre l'ivresse d'une pareille fête que la littérature n'a jamais eu besoin de la peindre, heureusement! car les plus belles paroles, la poésie est au-dessous de ces émotions. Peut-être les émotions douces sont-elles peu littéraires. Pas un mot qui pût troubler les joies de la famille Mignon ne fut prononcé dans cette journée. Il y eut trêve entre le père, la mère et la fille relativement au soi-disant mystérieux amour qui pâlissait Modeste levée pour la première fois. Le colonel, avec l'admirable délicatesse qui distingue les vrais soldats, se tint pendant tout le temps à côté de sa femme dont la main ne quitta pas la sienne, et il regardait Modeste sans se lasser d'admirer cette beauté fine, élégante, poétique. N'est-ce pas à ces petites choses que se reconnaissent les gens de 240 cœur? Modeste, qui craignait de troubler la joie mélancolique de son père et de sa mère, venait, de moment en moment, embrasser le front du voyageur; et, en l'embrassant trop, elle semblait vouloir l'embrasser pour deux.

—Oh! chère petite! je te comprends! dit le colonel en serrant la main de Modeste à un moment où elle l'assaillait de caresses.

—Chut! lui répondit Modeste à l'oreille en lui montrant sa mère.

Le silence un peu finaud de Dumay rendit Modeste inquiète sur les résultats du voyage à Paris, elle regardait parfois le lieutenant à la dérobée, sans pouvoir pénétrer au delà de ce dur épiderme. Le colonel voulait, en père prudent, étudier le caractère de sa fille unique, et consulter surtout sa femme avant d'avoir une conférence d'où dépendait le bonheur de toute la famille.

—Demain, mon enfant chéri, dit-il le soir, lève-toi de bonne heure, nous irons ensemble, s'il fait beau, nous promener au bord de la mer... Nous avons à causer de vos poëmes, mademoiselle de La Bastie.

Ce mot, accompagné d'un sourire paternel qui reparut comme un écho sur les lèvres de Dumay, fut tout ce que Modeste put savoir; mais ce fut assez, et pour calmer ses inquiétudes, et pour la rendre curieuse à ne s'endormir que tard, tant elle fit de suppositions! Aussi, le lendemain était-elle tout habillée et prête avant le colonel.

—Vous savez tout, mon bon père, dit-elle aussitôt qu'elle se trouva sur le chemin de la mer.

—Je sais tout, et encore bien des choses que tu ne sais pas, répondit-il.

Sur ce mot, le père et la fille firent quelques pas en silence.

—Explique-moi, mon enfant, comment une fille adorée par sa mère a pu faire une démarche aussi capitale que celle d'écrire à un inconnu, sans la consulter?

—Hé! papa, parce que maman ne l'aurait pas permis.

—Crois-tu, ma fille, que ce soit raisonnable? Si tu t'es fatalement instruite toute seule, comment ta raison ou ton esprit, à défaut de la pudeur, ne t'ont-ils pas dit qu'agir ainsi c'était te jeter à la tête d'un homme? Ma fille, ma seule et unique enfant serait sans fierté, sans délicatesse?... Oh! Modeste, tu as fait passer à ton père deux heures d'enfer à Paris; car enfin, tu as tenu 241 moralement la même conduite que Bettina, sans avoir l'excuse de la séduction; tu as été coquette à froid, et cette coquetterie-là, c'est l'amour de tête, le vice le plus affreux de la Française.

—Moi, sans fierté?... disait Modeste en pleurant, mais il ne m'a pas encore vue!...

Il sait ton nom...

—Je ne lui ai dit qu'au moment où les yeux ont donné raison à trois mois de correspondance pendant lesquels nos âmes se sont parlé!

—Oui, mon cher ange égaré, vous avez mis une espèce de raison dans une folie qui compromettait et votre bonheur et votre famille...

—Eh! après tout, papa, le bonheur est l'absolution de cette témérité, dit-elle avec un mouvement d'humeur.

—Ah! c'est de la témérité seulement? s'écria le père.

—Une témérité que ma mère s'est permise, répliqua-t-elle vivement.

—Enfant mutiné! votre mère, après m'avoir vu pendant un bal, a dit le soir à son père, qui l'adorait, qu'elle croyait devoir être heureuse avec moi... Sois franche, Modeste, y a-t-il quelque similitude entre un amour conçu rapidement, il est vrai, mais sous les yeux d'un père, et la folle action d'écrire à un inconnu?...

—Un inconnu?... dites, papa, l'un de nos plus grands poëtes, dont le caractère et la vie sont exposés au grand jour, à la médisance, à la calomnie, un homme vêtu de gloire, et pour qui, mon cher père, je suis restée à l'état de personnage dramatique et littéraire, une fille de Shakspeare, jusqu'au moment où j'ai voulu savoir si l'homme est aussi bien que son âme est belle...

—Mon Dieu! ma pauvre enfant, tu fais de la poésie à propos de mariage; mais, si de tout temps on a cloîtré les filles dans l'intérieur de la famille; si Dieu, si la loi sociale les mettent sous le joug sévère du consentement paternel, c'est précisément pour leur épargner tous les malheurs de ces poésies qui vous charment, qui vous éblouissent, et qu'alors vous ne pouvez apprécier à leur juste valeur. La poésie est un des agréments de la vie, elle n'est pas toute la vie.

—Papa, c'est un procès encore pendant devant le tribunal des faits, car il y a lutte constante entre nos cœurs et la famille.

—Malheur à l'enfant qui serait heureuse par cette résistance!... 242 dit gravement le colonel. En 1813, j'ai vu l'un de mes camarades, le marquis d'Aiglemont, épousant sa cousine contre l'avis du père, et ce ménage a payé cher l'entêtement qu'une jeune fille prenait pour de l'amour... La Famille est en ceci souveraine...

—Mon fiancé m'a dit tout cela, répondit-elle. Il s'est fait Orgon pendant quelque temps, et il a eu le courage de me dénigrer le personnel des poëtes.

—J'ai lu vos lettres, dit Charles Mignon en laissant échapper un malicieux sourire, qui rendit Modeste inquiète; mais, à ce propos, je dois te faire observer que ta dernière serait à peine permise à une fille séduite, à une Julie d'Étanges! Mon Dieu, quel mal nous font les romans!...

—On ne les écrirait pas, mon cher père, nous les ferions, il vaut mieux les lire... Il y a moins d'aventures dans ce temps-ci que sous Louis XIV et Louis XV, où l'on publiait moins de romans... D'ailleurs, si vous avez lu les lettres, vous avez dû voir que je vous ai trouvé pour gendre le fils le plus respectueux, l'âme la plus angélique, la probité la plus sévère, et que nous nous aimons au moins autant que vous et ma mère vous vous aimiez... Eh bien! je vous accorde que tout ne s'est pas exactement passé selon l'étiquette; j'ai fait, si vous voulez, une faute...

—J'ai lu vos lettres, répéta le père en interrompant sa fille, ainsi je sais comment il t'a justifiée à tes propres yeux d'une démarche que pourrait se permettre une femme à qui la vie est connue et qu'une passion entraînerait, mais qui chez une jeune fille de vingt ans est une faute monstrueuse...

—Une faute pour des bourgeois, pour des Gobenheim compassés, qui mesurent la vie à l'équerre... Ne sortons pas du monde artiste et poétique, papa... Nous sommes, nous autres jeunes filles, entre deux systèmes: laisser voir par des minauderies à un homme que nous l'aimons, ou aller franchement à lui... Ce dernier parti n'est-il pas bien grand, bien noble? Nous autres jeunes filles françaises, nous sommes livrées par nos familles comme des marchandises, à trois mois, quelquefois fin courant, comme mademoiselle Vilquin; mais en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, on se marie à peu près d'après le système que j'ai suivi... Qu'avez-vous à répondre? Ne suis-je pas un peu Allemande?

—Enfant! s'écria le colonel en regardant sa fille, la supériorité de la France vient de son bon sens, de la logique à laquelle sa belle 243 langue y condamne l'esprit: elle est la Raison du monde! l'Angleterre et l'Allemagne sont romanesques en ce point de leurs mœurs; et, encore, les grandes familles y suivent-elles nos lois. Vous ne voudrez donc jamais penser que vos parents, à qui la vie est bien connue, ont la charge de vos âmes et de votre bonheur, qu'ils doivent vous faire éviter les écueils du monde!... Mon Dieu! dit-il, est-ce leur faute, est-ce la nôtre? Doit-on tenir ses enfants sous un joug de fer? Devons-nous être punis de cette tendresse qui nous les fait rendre heureux, qui les met malheureusement à même notre cœur?...

Modeste observa son père du coin de l'œil, en entendant cette espèce d'invocation dite avec des larmes dans la voix.

—Est-ce une faute, à une fille libre de son cœur, de se choisir pour mari, non seulement un charmant garçon, mais encore un homme de génie, noble, et dans une belle position?... Un gentilhomme doux comme moi, dit-elle.

—Tu l'aimes?... demanda le père.

—Tenez, mon père, dit-elle en posant sa tête sur le sein du colonel, si vous ne voulez pas me voir mourir...

—Assez, dit le vieux soldat, ta passion est, je le vois, inébranlable!

—Inébranlable.

—Rien ne peut te faire changer?...

—Rien au monde!

—Tu ne supposes aucun événement, aucune trahison, reprit le vieux soldat, tu l'aimes quand même, à cause de son charme personnel, et ce serait un d'Estourny, tu l'aimerais encore?...

—Oh! mon père... vous ne connaissez pas votre fille. Pourrais-je aimer un lâche, un homme sans foi, sans honneur, un gibier de potence?...

—Et si tu avais été trompée?...

—Par ce charmant et candide garçon, presque mélancolique?... vous riez, ou vous ne l'avez pas vu.

—Enfin, fort heureusement ton amour n'est plus absolu, comme tu le disais. Je te fais apercevoir des circonstances qui modifieraient ton poëme... Eh bien! comprends-tu que les pères soient bons à quelque chose...

—Vous voulez donner une leçon à votre enfant, papa. Ceci tourne au Berquin...

244 —Pauvre égarée! reprit sévèrement le père, la leçon ne vient pas de moi, je n'y suis pour rien, si ce n'est pour t'adoucir le coup...

—Assez, mon père, ne jouez pas avec ma vie... dit Modeste en pâlissant.

—Allons, ma fille, rassemble ton courage. C'est toi qui as joué avec la vie, et la vie se joue de toi.

Modeste regarda son père d'un air hébété.

—Voyons, si le jeune homme que tu aimes, que tu as vu dans l'église du Havre, il y a quatre jours, était un misérable...

—Cela n'est pas! dit-elle, cette tête brune et pâle, cette noble figure pleine de poésie...

—Est un mensonge! dit le colonel en interrompant sa fille. Ce n'est pas plus monsieur de Canalis que je ne suis ce pêcheur qui lève sa voile pour partir...

—Savez-vous ce que vous tuez en moi?... dit-elle.

—Rassure-toi, mon enfant, si le hasard a mis ta punition dans ta faute même, le mal n'est pas irréparable. Le garçon que tu as vu, avec qui tu as échangé ton cœur par correspondance, est un loyal garçon, il est venu me confier son embarras; il t'aime et je ne le désavouerais pas pour gendre.

—Si ce n'est pas Canalis, qui est-ce donc?... dit Modeste d'une voix profondément altérée.

—Le secrétaire!... Il se nomme Ernest de La Brière. Il n'est pas gentilhomme; mais c'est un de ces hommes ordinaires, à vertus positives, d'une moralité sûre, qui plaisent aux parents. Qu'est-ce que cela nous fait, d'ailleurs, tu l'as vu, rien ne peut changer ton cœur, tu l'as choisi, tu connais son âme, elle est aussi belle qu'il est joli garçon!...

Le comte de La Bastie eut la parole coupée par un soupir de Modeste. La pauvre fille, pâle, les yeux attachés sur la mer, roide comme une morte, fut atteinte, comme d'un coup de pistolet, par ces mots: c'est un de ces hommes ordinaires à vertus positives, d'une moralité sûre, qui plaisent aux parents.

—Trompée!... dit-elle enfin.

—Comme ta pauvre sœur, mais moins gravement.

—Retournons, mon père! dit-elle en se levant du tertre où tous deux ils s'étaient assis. Tiens, papa, je te jure, devant Dieu, de suivre ta volonté, quelle qu'elle soit, dans l'affaire de mon mariage.

—Tu n'aimes donc déjà plus?... demanda railleusement le père.

245 —J'aimais un homme vrai, sans mensonge au front, probe comme vous l'êtes, incapable de se déguiser comme un acteur, de se mettre à la joue le fard de la gloire d'un autre...

—Tu disais que rien ne pouvait te faire changer? dit ironiquement le colonel.

—Oh! ne vous jouez pas de moi?... dit-elle en joignant les mains et regardant son père dans une anxiété cruelle, vous ne savez pas que vous maniez mon cœur et mes plus chères croyances avec vos plaisanteries...

—Dieu m'en garde! je t'ai dit l'exacte vérité.

—Vous êtes bien bon, mon père! répondit-elle après une pause et avec une sorte de solennité.

—Et il a tes lettres! reprit Charles Mignon. Hein?... Si ces folles caresses de ton âme étaient tombées entre les mains de ces poëtes qui, selon Dumay, en font des allumettes à cigare!

—Oh!... vous allez trop loin...

—Canalis le lui a dit...

—Il a vu Canalis?...

—Oui, répondit le colonel.

Ils marchèrent tous les deux en silence.

—Voilà donc pourquoi, reprit Modeste après quelques pas, ce monsieur me disait tant de mal de la poésie et des poëtes? pourquoi ce petit secrétaire parlait de... Mais, dit-elle en s'interrompant, ses vertus, ses qualités, ses beaux sentiments ne sont-ils pas un costume épistolaire?... Celui qui vole une gloire et un nom peut bien...

—Crocheter des serrures, voler le Trésor, assassiner sur le grand chemin!... s'écria Charles Mignon en souriant. Vous voilà bien, vous autres jeunes filles avec vos sentiments absolus et votre ignorance de la vie! un homme capable de tromper une femme descend nécessairement de l'échafaud ou doit y monter...

Cette raillerie arrêta l'effervescence de Modeste; et de nouveau le silence régna.

—Mon enfant, reprit le colonel, les hommes dans la société, comme dans la nature d'ailleurs, doivent chercher à s'emparer de vos cœurs, et vous devez vous défendre. Tu as interverti les rôles. Est-ce bien? Tout est faux dans une fausse position. A toi donc le premier tort. Non, un homme n'est pas un monstre quand il essaie de plaire à une femme et notre droit, à nous, nous permet l'agression 246 dans toutes ses conséquences, hors le crime et la lâcheté. Un homme peut avoir encore des vertus, après avoir trompé une femme, ce qui veut tout bonnement dire qu'il ne reconnaît pas en elle les trésors qu'il y cherchait; tandis qu'il n'y a qu'une reine, une actrice, ou une femme placée tellement au-dessus d'un homme qu'elle soit pour lui comme une reine, qui puissent aller au-devant de lui, sans trop de blâme. Mais une jeune fille!... elle ment alors à tout ce que Dieu a fait fleurir de saint, de beau, de grand en elle, quelque grâce, quelque poésie, quelques précautions qu'elle mette à cette faute.

—Rechercher le maître et trouver le domestique!... Avoir rejoué les Jeux de l'Amour et du Hasard de mon côté seulement! dit-elle avec amertume: oh! je ne m'en relèverai jamais...

—Folle!... Monsieur Ernest de La Brière est, à mes yeux, un personnage au moins égal à monsieur le baron de Canalis: il a été le secrétaire particulier d'un premier ministre, il est Conseiller référendaire à la Cour des Comptes, il a du cœur, il t'adore; mais il ne compose pas de vers... Non, j'en conviens, il n'est pas poëte; mais il peut avoir le cœur plein de poésie. Enfin, ma pauvre enfant, dit-il à un geste de dégoût que fit Modeste, tu les verras l'un et l'autre, le faux et le vrai Canalis...

—Oh! papa!

—Ne m'as-tu pas juré de m'obéir en tout, dans l'affaire de ton mariage? Eh bien! tu pourras choisir entre eux celui qui te plaira pour mari. Tu as commencé par un poëme, tu finiras par une idylle bucolique en essayant de surprendre le vrai caractère de ces messieurs dans quelques aventures champêtres, la chasse ou la pêche!

Modeste baissa la tête, elle revint au Chalet avec son père en l'écoutant, en répondant par des monosyllabes. Elle était tombée au fond de la boue, et humiliée, de cette alpe où elle avait cru voler jusqu'au nid d'un aigle. Pour employer les poétiques expressions d'un auteur de ce temps: «après s'être senti la plante des pieds trop tendre pour cheminer sur les tessons de verre de la Réalité, la Fantaisie, qui, dans cette frêle poitrine réunissait tout de la femme, depuis les rêveries semées de violettes de la jeune fille pudique jusqu'aux désirs insensés de la courtisane, l'avait amenée au milieu de ses jardins enchantés, où, surprise amère! elle voyait au lieu de sa fleur sublime, sortir de terre les jambes velues et entortillées de la noire mandragore.» Des hauteurs mystiques de son 247 amour, Modeste se trouvait dans le chemin uni, plat, bordé de fossés et de labours, sur la route pavée de la Vulgarité! Quelle fille à l'âme ardente ne se serait brisée dans une chute pareille? Aux pieds de qui donc avait-elle semé ses paroles?

La Modeste qui revint au Chalet ne ressemblait pas plus à celle qui sortit deux heures auparavant que l'actrice dans la rue ne ressemble à l'héroïne en scène. Elle tomba dans un engourdissement pénible à voir. Le soleil était obscur, la nature se voilait, les fleurs ne lui disaient plus rien. Comme toutes les filles à caractère extrême, elle but quelques gorgées de trop à la coupe du Désenchantement. Elle se débattit avec la Réalité sans vouloir tendre encore le cou au joug de la Famille et de la Société, elle le trouvait lourd, dur, pesant! Elle n'écouta même pas les consolations de son père et de sa mère, elle goûta je ne sais quelle sauvage volupté à se laisser aller à ses souffrances d'âme.

—Le pauvre Butscha, dit-elle un soir, a donc raison! Ce mot indique le chemin qu'elle fit en peu de temps dans les plaines arides du Réel, conduite par une morne tristesse. La tristesse, engendrée par le renversement de toutes nos espérances, est une maladie; elle donne souvent la mort. Ce ne sera pas une des moindres occupations de la Physiologie actuelle que de rechercher par quelles voies, par quels moyens une pensée arrive à produire la même désorganisation qu'un poison; comment le désespoir ôte l'appétit, détruit le pylore, et change toutes les conditions de la plus forte vie. Telle fut Modeste. En trois jours, elle offrit le spectacle d'une mélancolie morbide, elle ne chantait plus, on ne pouvait pas la faire sourire; elle effraya ses parents et ses amis. Charles Mignon, inquiet de ne pas voir arriver les deux amis, pensait à les aller chercher; mais le quatrième jour, monsieur Latournelle en eut des nouvelles. Voici comment.

Canalis, excessivement alléché par un si riche mariage, ne voulut rien négliger pour l'emporter sur La Brière, sans que La Brière pût lui reprocher d'avoir violé les lois de l'amitié. Le poëte pensa que rien ne déconsidérait plus un amant aux yeux d'une jeune fille que de le lui montrer dans une situation subalterne, et il proposa, de la manière la plus simple à La Brière, de faire ménage ensemble et de prendre pour un mois, à Ingouville, une petite maison de campagne où ils se logeraient tous deux sous prétexte de santé délabrée. Une fois que La Brière, qui dans le premier moment n'aperçut rien que 248 de naturel à cette proposition, y eut consenti, Canalis se chargea de mener son ami gratuitement et fit à lui seul les préparatifs du voyage; il envoya son valet de chambre au Havre, et lui recommanda de s'adresser à monsieur Latournelle pour la location d'une maison de campagne à Ingouville en pensant que le notaire serait bavard avec la famille Mignon. Ernest et Canalis avaient, chacun je présume, causé de toutes les circonstances de cette aventure, et le prolixe La Brière avait donné mille renseignements à son rival. Le valet de chambre, au fait des intentions de son maître, les remplit à merveille; il trompetta l'arrivée au Havre du grand poëte à qui les médecins ordonnaient quelques bains de mer pour réparer ses forces épuisées dans les doubles travaux de la politique et de la littérature. Ce grand personnage voulait une maison composée d'au moins tant de pièces, car il amenait son secrétaire, un cuisinier, deux domestiques et un cocher, sans compter monsieur Germain Bonnet, son valet de chambre. La calèche choisie par le poëte et louée pour un mois, était assez jolie, elle pouvait servir à quelques promenades; aussi Germain chercha-t-il à louer dans les environs du Havre deux chevaux à deux fins, monsieur le baron et son secrétaire aimant l'exercice du cheval. Devant le petit Latournelle, Germain, en visitant les maisons de campagne, appuyait beaucoup sur le secrétaire, et il en refusa deux, en objectant que monsieur La Brière n'y serait pas convenablement logé.—«Monsieur le baron, disait-il, a fait de son secrétaire son meilleur ami. Ah! je serais joliment grondé si monsieur de La Brière n'était pas traité comme monsieur le baron lui-même! Et, après tout, monsieur de La Brière est Référendaire à la Cour des Comptes.» Germain ne se montra jamais que vêtu tout de drap noir, des gants propres aux mains, des bottes, et costumé comme un maître. Jugez quel effet il produisit, et quelle idée on prit du grand poëte, sur cet échantillon? Le valet d'un homme d'esprit finit par avoir de l'esprit, car l'esprit de son maître finit par déteindre sur lui. Germain ne chargea pas son rôle, il fut simple, il fut bonhomme, selon la recommandation de Canalis.

Le pauvre La Brière ne se doutait pas du tort que lui faisait Germain, et de la dépréciation à laquelle il avait consentie; car, des sphères inférieures, il remonta vers Modeste quelques éclats de la rumeur publique. Ainsi, Canalis allait mener son ami à sa suite, dans sa voiture, et le caractère d'Ernest ne lui permettait pas de reconnaître la fausseté de sa position assez à temps pour y remédier. Le 249 retard contre lequel pestait Charles Mignon provenait de la peinture des armes de Canalis sur les panneaux de la calèche et des commandes au tailleur, car le poëte embrassa le monde immense de ces détails dont le moindre influence une jeune fille.

—Soyez tranquille, dit Latournelle à Charles Mignon le cinquième jour, le valet de chambre de monsieur Canalis a terminé ce matin; il a loué le pavillon de madame Amaury à Sanvic, tout meublé, pour sept cents francs, et il a écrit à son maître qu'il pouvait partir, il trouverait tout prêt à son arrivée. Ainsi, ces messieurs seront ici dimanche. J'ai même reçu la lettre que voici de Butscha... Tenez, elle n'est pas longue: «Mon cher patron, je ne puis être de retour avant dimanche. J'ai, d'ici là, quelques renseignements extrêmement importants à prendre, et qui concernent le bonheur d'une personne à qui vous vous intéressez.»

L'annonce de l'arrivée de ces deux personnages ne rendit pas Modeste moins triste: le sentiment de sa chute, sa confusion, la dominaient encore, et elle n'était pas si coquette que son père le croyait. Il est une charmante coquetterie permise, celle de l'âme, et qui peut s'appeler la politesse de l'amour; or, Charles Mignon, en grondant sa fille, n'avait pas distingué entre le désir de plaire et l'amour de tête, entre la soif d'aimer et le calcul. En vrai colonel de l'Empire, il avait vu dans cette correspondance, rapidement lue, une fille qui se jetait à la tête d'un poëte; mais, dans les lettres supprimées pour éviter les longueurs, un connaisseur eût admiré la réserve pudique et gracieuse que Modeste avait promptement substituée au ton agressif et léger de ses premières lettres, par une transition assez naturelle à la femme. Le père avait eu cruellement raison sur un point. La dernière lettre où Modeste, saisie par un triple amour, avait parlé comme si déjà le mariage était conclu, cette lettre causait sa honte; aussi trouvait-elle son père bien dur, bien cruel de la forcer à recevoir un homme indigne d'elle, vers qui son âme avait volé presque à nu. Elle avait questionné Dumay sur son entrevue avec le poëte; elle lui en avait finement fait raconter les moindres détails, et elle ne trouvait pas Canalis si barbare que le disait le lieutenant. Elle souriait à cette belle cassette papale qui contenait les lettres des mille et trois femmes de ce don Juan littéraire. Elle fut plusieurs fois tentée de dire à son père:—Je ne suis pas la seule à lui écrire, et l'élite des femmes envoie des feuilles à la couronne de laurier du poëte!

250 Le caractère de Modeste subit pendant cette semaine une transformation. Cette catastrophe, et c'en fut une grande chez une nature si poétique, éveilla la perspicacité, la malice, latentes chez cette jeune fille en qui ses prétendus allaient rencontrer un terrible adversaire. En effet, quand, chez une jeune personne, le cœur se refroidit, la tête devient saine; elle observe alors tout avec une certaine rapidité de jugement, avec un ton de plaisanterie que Shakspeare a très admirablement peint dans son personnage de Béatrix de Beaucoup de bruit pour rien. Modeste fut saisie d'un profond dégoût pour les hommes dont les plus distingués trompaient ses espérances. En amour ce que la femme prend pour le dégoût, c'est tout simplement voir juste; mais, en fait de sentiment, elle n'est jamais, surtout la jeune fille, dans le vrai. Si elle n'admire pas, elle méprise. Or, après avoir subi des douleurs d'âme inouïes, Modeste arriva nécessairement à revêtir cette armure sur laquelle elle avait dit avoir gravé le mot mépris; elle pouvait dès lors assister, en personne désintéressée, à ce qu'elle nommait le vaudeville des prétendus, quoiqu'elle y jouât le rôle de la jeune première. Elle se proposait surtout d'humilier constamment monsieur de La Brière.

—Modeste est sauvée, dit en souriant madame Mignon à son mari. Elle veut se venger du faux Canalis, en essayant d'aimer le vrai.

Tel fut en effet le plan de Modeste. C'était si vulgaire, que sa mère, à qui elle confia ses chagrins, lui conseilla de ne marquer à monsieur de La Brière que la plus accablante bonté.

—Voilà deux garçons, dit madame Latournelle le samedi soir, qui ne se doutent pas du nombre d'espions qu'ils auront à leurs trousses, car nous serons huit à les dévisager.

—Que dis-tu, deux, bonne amie? s'écria le petit Latournelle, ils seront trois. Gobenheim n'est pas encore venu, je puis parler.

Modeste avait levé la tête, et tout le monde, imitant Modeste, regardait le petit notaire.

—Un troisième amoureux, et il l'est, se met sur les rangs...

—Ah! bah!... dit Charles Mignon.

—Mais il ne s'agit de rien moins, reprit fastueusement le notaire, que de Sa Seigneurie monsieur le duc d'Hérouville, marquis de Saint-Sever, duc de Nivron, comte de Bayeux, vicomte d'Essigny, Grand-Écuyer de France et Pair, chevalier de l'Ordre de l'Éperon et de la Toison-d'or, Grand d'Espagne, fils du dernier gouverneur de Normandie. Il a vu mademoiselle Modeste pendant son 251 séjour chez les Vilquin, et il regrettait alors, dit son notaire arrivé de Bayeux hier, qu'elle ne fût pas assez riche pour lui, dont le père n'a retrouvé que son château d'Hérouville, orné d'une sœur, à son retour en France. Le jeune duc a trente-trois ans. Je suis chargé positivement de vous faire des ouvertures, monsieur le comte, dit le notaire en se tournant respectueusement vers le colonel.

—Demandez à Modeste, répondit le père, si elle veut avoir un oiseau de plus dans sa volière; car, en ce qui me concerne, je consens à ce que monssu le Grand-Écuyer lui rende des soins...

Malgré le soin que Charles Mignon mettait à ne voir personne, à rester au Chalet, à ne jamais sortir sans Modeste, Gobenheim, qu'il eût été difficile de ne plus recevoir au Chalet, avait parlé de la fortune de Dumay, car Dumay, ce second père de Modeste, avait dit à Gobenheim, en le quittant:—Je serai l'intendant de mon colonel, et toute ma fortune, hormis ce qu'en gardera ma femme, sera pour les enfants de ma petite Modeste... Chacun, au Havre, avait donc répété cette question si simple que déjà Latournelle s'était faite:—«Ne faut-il pas que monsieur Charles Mignon ait une fortune colossale pour que la part de Dumay soit de six cent mille francs, et pour que Dumay se fasse son intendant?—Monsieur Mignon est arrivé sur un vaisseau à lui, chargé d'indigo, disait-on à la Bourse. Ce chargement vaut déjà plus, sans compter le navire, que ce qu'il se donne de fortune.» Le colonel ne voulut pas renvoyer ses domestiques, choisis avec tant de soin pendant ses voyages, et il fut obligé de louer pour six mois une maison au bas d'Ingouville, car il avait un valet de chambre, un cuisinier et un cocher, nègres tous deux, une mulâtresse et deux mulâtres sur la fidélité desquels il pouvait compter. Le cocher cherchait des chevaux de selle pour mademoiselle, pour son maître, et des chevaux pour la calèche dans laquelle le colonel et le lieutenant étaient revenus. Cette voiture, achetée à Paris, était à la dernière mode, et portait les armes de La Bastie, surmontées d'une couronne comtale. Ces choses, minimes aux yeux d'un homme qui, depuis quatre ans, vivait au milieu du luxe effréné des Indes, des marchands hongs et des Anglais de Canton, furent commentées par les négociants du Havre, par les gens de Graville et d'Ingouville. En cinq jours, ce fut une rumeur éclatante qui fit en Normandie l'effet d'une traînée de poudre quand elle prend feu.—«Monsieur Mignon est revenu de la Chine avec des millions, disait-on à Rouen, 252 et il paraît qu'il est devenu comte en voyage?—Mais il était comte de La Bastie avant la Révolution, répondait un interlocuteur.—Ainsi, on appelle monsieur le comte un libéral qui s'est nommé pendant vingt-cinq ans Charles Mignon: où allons-nous?» Modeste passa donc, malgré le silence de ses parents et de ses amis, pour être la plus riche héritière de la Normandie, et tous les yeux aperçurent alors ses mérites. La tante et la sœur de monsieur le duc d'Hérouville confirmèrent, en plein salon, à Bayeux, le droit de monsieur Charles Mignon au titre et aux armes de comte dus au cardinal Mignon dont, par reconnaissance, les glands et le chapeau furent pris pour sommier et pour supports. Elles avaient entrevu, de chez les Vilquin, mademoiselle de La Bastie, et leur sollicitude pour le chef de leur maison appauvrie fut aussitôt réveillée.—«Si mademoiselle de La Bastie est aussi riche qu'elle est belle, dit la tante du jeune duc, ce serait le plus beau parti de la province. Et elle est noble, au moins, celle-là!» Ce dernier mot fut dit contre les Vilquin avec lesquels on n'avait pas pu s'entendre, après avoir eu l'humiliation d'aller chez eux.

Tels sont les petits événements qui devaient introduire un personnage de plus dans cette scène domestique, contrairement aux lois d'Aristote et d'Horace; mais le portrait et la biographie de ce personnage, si tardivement venu, n'y causeront pas de longueur, vu son exiguïté. Monsieur le duc ne tiendra pas plus de place ici qu'il n'en tiendra dans l'Histoire. Sa Seigneurie monsieur le duc d'Hérouville, un fruit de l'automne matrimonial du dernier gouverneur de Normandie, est né pendant l'émigration, en 1796, à Vienne. Revenu avec le Roi en 1814, le vieux maréchal, père du duc actuel, mourut en 1819 sans avoir pu marier son fils, quoiqu'il fût duc de Nivron; il ne lui laissa que l'immense château d'Hérouville, le parc, quelques dépendances et une ferme assez péniblement rachetée, en tout quinze mille francs de rente. Louis XVIII donna la charge de Grand-Écuyer au fils, qui, sous Charles X, eut les douze mille francs de pension accordés aux pairs de France pauvres. Qu'étaient les appointements de Grand-Écuyer et vingt-sept mille francs de rente pour cette famille? A Paris, le jeune duc avait, il est vrai, les voitures du Roi, son hôtel rue Saint-Thomas-du-Louvre, à la Grande Écurie; mais ses appointements défrayaient son hiver et les vingt-sept mille francs défrayaient l'été dans la Normandie. Si ce grand seigneur restait encore garçon, il y avait moins 253 de sa faute que de celle de sa tante, qui ne connaissait pas les fables de la Fontaine. Mademoiselle d'Hérouville eut des prétentions énormes, en désaccord avec l'esprit du siècle, car les grands noms sans argent ne pouvaient guère trouver de riches héritières dans la haute noblesse française, déjà bien embarrassée d'enrichir ses fils ruinés par le partage égal des biens. Pour marier avantageusement le jeune duc d'Hérouville, il aurait fallu caresser les grandes maisons de Banque, et la hautaine fille des d'Hérouville les froissa toutes par des mots sanglants. Pendant les premières années de la Restauration, de 1817 à 1825, tout en cherchant des millions, mademoiselle d'Hérouville refusa mademoiselle Mongenod, fille du banquier, de qui se contenta monsieur de Fontaine. Enfin, après de belles occasions manquées par sa faute, elle trouvait en ce moment la fortune des Nucingen trop turpidement ramassée pour se prêter à l'ambition de madame de Nucingen, qui voulait faire de sa fille une duchesse. Le Roi, dans le désir de rendre aux d'Hérouville leur splendeur, avait presque ménagé ce mariage, et il taxa publiquement mademoiselle d'Hérouville de folie. La tante rendit ainsi son neveu ridicule, et le duc prêtait au ridicule. En effet, quand les grandes choses humaines s'en vont, elles laissent des miettes, des frusteaux, dirait Rabelais, et la Noblesse française nous montre en ce siècle beaucoup trop de restes. Certes, dans cette longue histoire des mœurs, ni le Clergé ni la Noblesse n'ont à se plaindre. Ces deux grandes et magnifiques nécessités sociales y sont bien représentées; mais ne serait-ce pas renoncer au beau titre d'historien que de n'être pas impartial, que de ne pas montrer ici la dégénérescence de la race, comme vous trouverez ailleurs la figure de l'Émigré dans le comte de Mortsauf (voyez le Lis dans la Vallée), et toutes les noblesses de la Noblesse dans le marquis d'Espard (voyez l'Interdiction). Comment la race des forts et des vaillants, comment la maison de ces fiers d'Hérouville, qui donnèrent le fameux maréchal à la Royauté, des cardinaux à l'Église, des capitaines aux Valois, des preux à Louis XIV, aboutissait-elle à un être frêle, et plus petit que Butscha? C'est une question qu'on peut se faire dans plus d'un salon de Paris, en entendant annoncer plus d'un grand nom de France et voyant entrer un homme petit, fluet, mince; qui semble n'avoir que le souffle, ou de hâtifs vieillards, ou quelque création bizarre chez qui l'observateur recherche à grand'peine un trait où l'imagination puisse retrouver les signes d'une ancienne grandeur. 254 Les dissipations du règne de Louis XV, les orgies de ce temps égoïste et funeste, ont produit la génération étiolée chez laquelle les manières seules survivent aux grandes qualités évanouies. Les formes, voilà le seul héritage que conservent les nobles. Aussi, à part quelques exceptions, peut-on expliquer l'abandon dans lequel Louis XVI a péri, par le pauvre reliquat du règne de madame de Pompadour. Blond, pâle et mince, le Grand-Écuyer, jeune homme aux yeux bleus, ne manquait pas d'une certaine dignité dans la pensée; mais sa petite taille et les fautes de sa tante qui l'avaient conduit à courtiser vainement les Vilquin, lui donnaient une excessive timidité. Déjà la famille d'Hérouville avait failli périr par le fait d'un avorton (voyez l'Enfant maudit, Études philosophiques). Le Grand-Maréchal, car on appelait ainsi dans la famille celui que Louis XIII avait fait duc, s'était marié à quatre-vingt-deux ans, et naturellement la famille avait continué. Néanmoins le jeune duc aimait les femmes; mais il les mettait trop haut, il les respectait trop, il les adorait, et il n'était à son aise qu'avec celles qu'on ne respecte pas. Ce caractère l'avait conduit à mener une vie en partie double. Il prenait sa revanche avec les femmes faciles des adorations auxquelles il se livrait dans les salons, ou, si vous voulez, dans les boudoirs du faubourg Saint-Germain. Ces mœurs et sa petite taille, sa figure souffrante, ses yeux bleus tournés à l'extase, avaient ajouté, très injustement d'ailleurs, au ridicule versé sur sa personne, car il était plein de délicatesse et d'esprit; mais son esprit sans petillement ne se manifestait que quand il se sentait à l'aise. Aussi Fanny-Beaupré, l'actrice qui passait pour être à prix d'or sa meilleure amie, disait-elle de lui:—«C'est un bon vin, mais si bien bouché, qu'on y casse ses tire-bouchons!» La belle duchesse de Maufrigneuse, que le Grand-Écuyer ne pouvait qu'adorer, l'accabla par un mot qui, malheureusement, se répéta comme toutes les jolies médisances.—«Il me fait l'effet, dit-elle, d'un bijou finement travaillé qu'on montre beaucoup plus qu'on ne s'en sert, et qui reste dans du coton.» Il n'y eut pas jusqu'au nom de la charge de Grand-Écuyer qui ne fît rire, par le contraste, le bon Charles X, quoique le duc d'Hérouville fût un excellent cavalier. Les hommes sont comme les livres, ils sont quelquefois appréciés trop tard.

Modeste avait entrevu le duc d'Hérouville pendant le séjour 255 infructueux qu'il fit chez les Vilquin; et, en le voyant passer, toutes ces réflexions lui vinrent presque involontairement à l'esprit. Mais, dans les circonstances où elle se trouvait, elle comprit combien la recherche du duc d'Hérouville était importante pour n'être à la merci d'aucun Canalis.

—Je ne vois pas pourquoi, dit-elle à Latournelle, le duc d'Hérouville ne serait pas admis? Je passe, malgré notre indigence, reprit-elle en regardant son père avec malice, à l'état d'héritière. Aussi finirai-je par publier un programme... N'avez-vous pas vu combien les regards de Gobenheim ont changé depuis une semaine? il est au désespoir de ne pas pouvoir mettre ses parties de whist sur le compte d'une adoration muette de ma personne.

—Chut! mon cœur, dit madame Latournelle, le voici.

—Le père Althor est au désespoir, dit Gobenheim à monsieur Mignon en entrant.

—Et pourquoi?... demanda le comte de La Bastie.

—Vilquin, dit-on, va manquer, et la Bourse vous croit riche de plusieurs millions...

—On ne sait pas, répliqua Charles Mignon très sèchement, quels sont mes engagements aux Indes, et je ne me soucie pas de mettre le public dans la confidence de mes affaires.—Dumay, dit-il à l'oreille de son ami, si Vilquin est gêné, nous pourrions rentrer dans ma campagne, en lui rendant le prix qu'il en a donné, comptant.

Telles furent les préparations dues au hasard, au milieu desquelles, le dimanche matin, Canalis et La Brière arrivèrent, un courrier en avant, au pavillon de madame Amaury. On apprit que le duc d'Hérouville, sa sœur et sa tante devaient arriver le mardi, sous prétexte de santé, dans une maison louée à Graville. Ce concours fit dire à la Bourse que, grâce à mademoiselle Mignon, les loyers allaient hausser à Ingouville.—Elle en fera, si cela continue, un hôpital, dit mademoiselle Vilquin la cadette, au désespoir de ne pas être duchesse.

L'éternelle comédie de l'Héritière, qui devait se jouer au Chalet, pourrait certes, dans les dispositions où se trouvait Modeste, et d'après sa plaisanterie, se nommer le programme d'une jeune fille, car elle était bien décidée, après la perte de ses illusions, à ne donner sa main qu'à l'homme dont les qualités la satisferaient pleinement.

256 Le lendemain de leur arrivée, les deux rivaux, encore amis intimes, se préparèrent à faire leur entrée, le soir, au Chalet. Ils avaient donné tout leur dimanche et le lundi matin à leurs déballages, à la prise de possession du pavillon de madame Amaury et aux arrangements que nécessite un séjour d'un mois. D'ailleurs, autorisé par son état d'apprenti ministre à se permettre bien des roueries, le poëte calculait tout; il voulut donc mettre à profit le tapage probable que devait faire son arrivée au Havre, et dont quelques échos retentiraient au Chalet. En sa qualité d'homme fatigué, Canalis ne sortit pas. La Brière alla deux fois se promener devant le Chalet, car il aimait avec une sorte de désespoir, il avait une terreur profonde d'avoir déplu, son avenir lui semblait couvert de nuages épais. Les deux amis descendirent pour dîner le lundi, tous deux habillés pour la première visite, la plus importante de toutes. La Brière s'était mis comme il l'était le fameux dimanche à l'église; mais il se regardait comme le satellite d'un astre, et s'abandonnait aux hasards de sa situation. Canalis, lui, n'avait pas négligé l'habit noir, ni ses ordres, ni cette élégance de salon, perfectionnée dans ses relations avec la duchesse de Chaulieu, sa protectrice, et avec le plus beau monde du faubourg Saint-Germain. Toutes les minuties du dandysme, Canalis les avait observées, tandis que le pauvre La Brière allait se montrer dans le laisser-aller de l'homme sans espérance.

En servant ses deux maîtres à table, Germain ne put s'empêcher de sourire de ce contraste. Au second service, il entra d'un air assez diplomatique, ou, pour mieux dire, inquiet.

—Monsieur le baron, dit-il à Canalis et à demi-voix, sait-il que monsieur le Grand-Écuyer arrive à Graville pour se guérir de la même maladie qui tient monsieur de La Brière et monsieur le baron?

—Le petit duc d'Hérouville? s'écria Canalis.

—Oui, monsieur.

—Il viendrait pour mademoiselle de La Bastie? demanda La Brière en rougissant.

—Pour mademoiselle Mignon! répondit Germain.

—Nous sommes joués! s'écria Canalis en regardant La Brière.

—Ah! répliqua vivement Ernest, voilà le premier nous que tu dis depuis notre départ. Jusqu'à présent tu disais, je!

—Tu me connais, répondit Melchior en laissant échapper un 257 éclat de rire. Mais nous ne sommes pas en état de lutter contre une Charge de la couronne, contre le titre de duc et pair, ni contre les marais que le Conseil d'État vient d'attribuer, sur mon rapport, à la maison d'Hérouville.

—Sa Seigneurie, dit La Brière avec une malice pleine de sérieux, t'offre une fiche de consolation dans la personne de sa sœur.

En ce moment on annonça monsieur le comte de La Bastie: les deux jeunes gens se levèrent en l'entendant, et La Brière alla vivement au-devant de lui pour lui présenter Canalis.

—J'avais à vous rendre la visite que vous m'avez faite à Paris, dit Charles Mignon au jeune Référendaire, et je savais en venant ici que j'aurais le double plaisir de voir l'un de nos grands poëtes actuels.

—Grand?... Monsieur, répondit le poëte en souriant, il ne peut plus y avoir rien de grand dans un siècle à qui le règne de Napoléon sert de préface. Nous sommes d'abord une peuplade de soi-disant grands poëtes!... Puis, les talents secondaires jouent si bien le génie, qu'ils ont rendu toute grande illustration impossible.

—Est-ce la raison qui vous jette dans la politique? demanda le comte de La Bastie.

—Même chose dans cette sphère, dit le poëte. Il n'y aura plus de grands hommes d'État, il y aura seulement des hommes qui toucheront plus ou moins aux événements. Tenez, monsieur, sous le régime que nous a fait la Charte qui prend la cote des contributions pour une cotte d'armes, il n'y a de solide que ce que vous êtes allé chercher en Chine, la fortune!

Satisfait de lui-même et content de l'impression qu'il faisait sur le futur beau-père, Melchior se tourna vers Germain.

—Vous servirez le café dans le salon, dit-il en invitant le négociant à quitter la salle à manger.

—Je vous remercie, monsieur le comte, dit alors La Brière, de me sauver ainsi l'embarras où j'étais pour introduire chez vous mon ami. Avec beaucoup d'âme, vous avez encore de l'esprit...

—Bah! l'esprit qu'ont tous les Provençaux, dit Charles Mignon.

—Ah! vous êtes de la Provence?... s'écria Canalis.

—Excusez mon ami, dit La Brière, il n'a pas, comme moi, étudié l'histoire des La Bastie.

A cette observation d'ami, Canalis jeta sur Ernest un regard profond.

258 —Si votre santé vous le permet, dit le Provençal au grand poëte, je réclame l'honneur de vous recevoir ce soir sous mon toit, ce sera une journée à marquer, comme dit l'ancien, albo notanda lapillo. Quoique nous soyons assez embarrassés de recevoir une si grande gloire dans une si petite maison, vous satisferez l'impatience de ma fille dont l'admiration pour vous va jusqu'à mettre vos vers en musique.

—Vous avez mieux que la gloire, dit Canalis, vous y possédez la beauté, s'il faut en croire Ernest.

—Oh! une bonne fille que vous trouverez bien provinciale, dit Charles.

—Une provinciale recherchée, dit-on, par le duc d'Hérouville, s'écria Canalis d'un ton sec.

—Oh! reprit monsieur Mignon avec la perfide bonhomie du méridional, je laisse ma fille libre. Les ducs, les princes, les simples particuliers, tout m'est indifférent, même un homme de génie. Je ne veux prendre aucun engagement, et le garçon que ma Modeste choisira sera mon gendre, ou, plutôt, mon fils, dit-il en regardant La Brière. Que voulez-vous? madame de La Bastie est Allemande, elle n'admet pas notre étiquette, et moi je me laisse mener par mes deux femmes. J'ai toujours aimé mieux être dans la voiture que sur le siége. Nous pouvons parler de ces choses sérieuses en riant, car nous n'avons pas encore vu le duc d'Hérouville, et je ne crois pas plus aux mariages faits par procuration qu'aux prétendus imposés par les parents.

—C'est une déclaration aussi désespérante qu'encourageante pour deux jeunes gens qui veulent chercher la pierre philosophale du bonheur dans le mariage, dit Canalis.

—Ne croyez-vous pas utile, nécessaire et politique, de stipuler la parfaite liberté des parents, de la fille et des prétendus? demanda Charles Mignon.

Canalis, sur un regard de La Brière, garda le silence, la conversation devint banale; et, après quelques tours de jardin, le père se retira, comptant sur la visite des deux amis.

—C'est notre congé, s'écria Canalis, tu l'as compris comme moi. D'ailleurs, à sa place, moi je ne balancerais pas entre le Grand-Écuyer et nous deux, quelque charmants que nous puissions être.

—Je ne le pense pas, répondit La Brière. Je crois que ce brave soldat est venu pour satisfaire son impatience de te voir, 259 et nous déclarer sa neutralité, tout en nous ouvrant sa maison. Modeste, éprise de ta gloire et trompée par ma personne, se trouve tout simplement entre la Poésie et le Positif. J'ai le malheur d'être le Positif.

—Germain, dit Canalis au valet de chambre qui vint desservir le café, faites atteler. Dans une demi-heure nous partons, nous nous promènerons avant d'aller au Chalet.

Les deux jeunes gens étaient aussi impatients l'un que l'autre de voir Modeste, mais La Brière redoutait cette entrevue, et Canalis y marchait avec une confiance pleine de fatuité. L'élan d'Ernest vers le père et la flatterie par laquelle il venait de caresser l'orgueil nobiliaire du négociant en faisant apercevoir la maladresse de Canalis, déterminèrent le poëte à prendre un rôle. Melchior résolut, tout en déployant ses séductions, de jouer l'indifférence, de paraître dédaigner Modeste, et de piquer ainsi l'amour-propre de la jeune fille. Élève de la belle duchesse de Chaulieu, il se montrait en ceci digne de sa réputation d'homme connaissant bien les femmes, qu'il ne connaissait pas, comme il arrive à ceux qui sont les heureuses victimes d'une passion exclusive. Pendant que le pauvre Ernest, confiné dans son coin de calèche, abîmé dans les terreurs du véritable amour et pressentant la colère, le mépris, le dédain, toutes les foudres d'une jeune fille blessée et offensée, gardait un morne silence, Canalis se préparait non moins silencieusement, comme un acteur prêt à jouer un rôle important dans quelque pièce nouvelle. Certes ni l'un ni l'autre, ils ne ressemblaient à deux hommes heureux. Il s'agissait d'ailleurs pour Canalis d'intérêts graves. Pour lui, la seule velléité du mariage emportait la rupture de l'amitié sérieuse qui le liait, depuis dix ans bientôt, à la duchesse de Chaulieu. Quoiqu'il eût coloré son voyage par le vulgaire prétexte de ses fatigues auquel les femmes ne croient jamais, même quand il est vrai, sa conscience le tourmentait un peu; mais le mot conscience parut si jésuitique à La Brière, qu'il haussa les épaules quand le poëte lui fit part de ses scrupules.

—Ta conscience, mon ami, me semble tout bonnement la crainte de perdre des plaisirs de vanité, des avantages très réels et une habitude, en perdant l'affection de madame de Chaulieu; car, si tu réussis auprès de Modeste, tu renonceras sans regret aux fades regains d'une passion très fauchée depuis huit ans. Dis que tu trembles de déplaire à ta protectrice, si elle apprend le motif de ton séjour ici, je te croirai facilement. Renoncer à la duchesse et ne pas réussir au 260 Chalet, c'est jouer trop gros jeu. Tu prends l'effet de cette alternative pour des remords.

—Tu ne comprends rien aux sentiments, dit Canalis impatienté comme un homme à qui l'on dit la vérité quand il demande un compliment.

—C'est ce qu'un bigame devrait répondre à douze jurés, répliqua La Brière en riant.

Cette épigramme fit encore une impression désagréable sur Canalis; il trouva La Brière trop spirituel et trop libre pour un secrétaire.

L'arrivée d'une calèche splendide, conduite par un cocher à la livrée de Canalis, fit d'autant plus de sensation au Chalet que l'on y attendait les deux prétendants, et que tous les personnages de cette histoire, moins le duc et Butscha, s'y trouvaient.

—Lequel est le poëte? demanda madame Latournelle à Dumay dans l'embrasure de la croisée où elle vint se poster au bruit de la voiture.

—Celui qui marche en tambour-major, répondit le caissier.

—Ah! dit la notaresse en examinant Melchior qui se balançait en homme regardé.

Quoique trop sévère, l'appréciation de Dumay, homme simple s'il en fut jamais, a quelque justesse. Par la faute de la grande dame qui le flattait excessivement et le gâtait comme toutes les femmes plus âgées que leurs adorateurs les flatteront et les gâteront toujours, Canalis était alors au moral une espèce de Narcisse. Une femme d'un certain âge, qui veut s'attacher à jamais un homme, commence par en diviniser les défauts, afin de rendre impossible toute rivalité; car une rivale n'est pas de prime abord dans le secret de cette superfine flatterie à laquelle un homme s'habitue assez facilement. Les fats sont le produit de ce travail féminin, quand ils ne sont pas fats de naissance. Canalis, pris jeune par la belle duchesse de Chaulieu, se justifia donc à lui-même ses affectations en se disant qu'elles plaisaient à cette femme dont le goût faisait loi. Quoique ces nuances soient d'une excessive délicatesse, il n'est pas impossible de les indiquer. Ainsi, Melchior possédait un talent de lecture fort admiré que de trop complaisants éloges avaient amené dans une voie d'exagération où ni le poëte ni l'acteur ne s'arrêtent, et qui fit dire de lui (toujours par de Marsay) qu'il ne déclamait pas, mais qu'il bramait ses vers, tant il allongeait les sons en s'écoutant lui-même. En argot de coulisse, 261 Canalis prenait des temps un peu longuets. Il se permettait des œillades interrogatives à son public, des poses de satisfaction, et ces ressources de jeu appelées par les acteurs des balançoires, expression pittoresque comme tout ce que crée le peuple artiste. Canalis eut d'ailleurs des imitateurs et fut chef d'école en ce genre. Cette emphase de mélopée avait légèrement atteint sa conversation, il y portait un ton déclamatoire, ainsi qu'on l'a vu dans son entretien avec Dumay. Une fois l'esprit devenu comme ultra coquet, les manières s'en ressentirent. Aussi Canalis avait-il fini par scander sa démarche, inventer des attitudes, se regarder à la dérobée dans les glaces, et faire concorder ses discours à la façon dont il se campait. Il se préoccupait tant de l'effet à produire, que plus d'une fois, un railleur, Blondet, avait parié l'interloquer, et avec succès, en dirigeant un regard obstiné sur la frisure du poëte, sur ses bottes ou sur les basques de son habit. Après dix années, ces grâces, qui commencèrent par avoir pour passe-port une jeunesse florissante, étaient devenues d'autant plus vieillottes que Melchior paraissait usé. La vie du monde est aussi fatigante pour les hommes que pour les femmes, et peut-être les vingt années que la duchesse avait de plus que Canalis pesaient-elles plus sur lui que sur elle, car le monde la voyait toujours belle, sans rides, sans rouge et sans cœur. Hélas! ni les hommes ni les femmes n'ont d'ami pour les avertir au moment où le parfum de leur modestie se rancit, où la caresse de leur regard est comme une tradition de théâtre, où l'expression de leur visage se change en minauderie, et où les artifices de leur esprit laissent apercevoir leurs carcasses roussies. Il n'y a que le génie qui sache se renouveler comme le serpent; et, en fait de grâce comme en tout, il n'y a que le cœur qui ne vieillisse pas. Les gens de cœur sont simples. Or, Canalis, vous le savez, a le cœur sec. Il abusait de la beauté de son regard en lui donnant, hors de propos, la fixité que la méditation prête aux yeux. Enfin, pour lui, les éloges étaient un commerce où il voulait trop gagner. Sa manière de complimenter, charmante pour les gens superficiels, pouvait aux gens délicats paraître insultante par sa banalité, par l'aplomb d'une flatterie où l'on devinait un parti pris. En effet, Melchior mentait comme un courtisan. Il avait dit sans pudeur au duc de Chaulieu qui fit peu d'effet à la tribune quand il fut obligé d'y monter comme ministre des Affaires Étrangères:—Votre Excellence a été sublime! Combien d'hommes eussent été, comme 262 Canalis, opérés de leurs affectations par l'insuccès administré par petites doses!... Ces défauts, assez légers dans les salons dorés du faubourg Saint-Germain, où chacun apporte avec exactitude sa quote part de ridicules, et où cette espèce de jactance, d'apprêt, de tension, si vous voulez, a pour cadre un luxe excessif, des toilettes somptueuses qui peut-être en sont l'excuse, devaient trancher énormément au fond de la province dont les ridicules appartiennent à un genre opposé. Canalis, à la fois tendu et maniéré, ne pouvait d'ailleurs point se métamorphoser, il avait eu le temps de se refroidir dans le moule où l'avait jeté la duchesse; et, de plus, il était très Parisien, ou, si vous voulez, très Français. Le Parisien s'étonne que tout ne soit pas partout comme à Paris, et le Français, comme en France. Le bon goût consiste à se conformer aux manières des étrangers sans néanmoins trop perdre de son caractère propre, comme le faisait Alcibiade, ce modèle des gentlemen. La véritable grâce est élastique. Elle se prête à toutes les circonstances, elle est en harmonie avec tous les milieux sociaux, elle sait mettre une robe de petite étoffe, remarquable seulement par la façon, pour aller dans la rue, au lieu d'y traîner les plumes et les ramages éclatants que certaines bourgeoises y promènent. Or, Canalis, conseillé par une femme qui l'aimait plus pour elle que pour lui-même, voulait faire loi, être partout ce qu'il était. Il croyait, erreur que partagent quelques uns des grands hommes de Paris, porter son public particulier avec lui.

Tandis que le poëte accomplissait au salon une entrée étudiée, La Brière s'y glissa comme un chien qui craint de recevoir des coups.

—Eh! voilà mon soldat! dit Canalis en apercevant Dumay après avoir adressé un compliment à madame Mignon et salué les femmes. Vos inquiétudes sont calmées, n'est-ce pas? reprit-il en lui tendant la main avec emphase; mais à l'aspect de mademoiselle, on les conçoit dans toute leur étendue. Je parlais des créatures terrestres, et non des anges.

Chacun, par son attitude, demandait le mot de cette énigme.

—Ah! je compterai comme un triomphe, reprit le poëte en comprenant l'explication que chacun désirait, d'avoir ému l'un de ces hommes de fer que Napoléon avait su trouver pour en faire le pilotis sur lequel il essaya de fonder un empire trop colossal pour être durable. A de telles choses, le temps seul peut servir de ciment! 263 Mais est-ce bien un triomphe dont je doive m'enorgueillir? Je n'y suis pour rien. Ce fut le triomphe de l'idée sur le fait. Vos batailles, mon cher monsieur Dumay, vos charges héroïques, monsieur le comte, enfin la guerre fut la forme qu'empruntait la pensée de Napoléon. De toutes ces choses, qu'en reste-t-il? l'herbe qui les couvre n'en sait rien, les moissons n'en diraient pas la place; et, sans l'historien, sans notre écriture, l'avenir ignorerait ce temps héroïque! Ainsi vos quinze ans de luttes ne sont plus que des idées, et c'est ce qui sauvera l'Empire, les poëtes en feront un poëme! Un pays qui sait gagner de telles batailles doit savoir les chanter!

Canalis s'arrêta pour recueillir, par un regard jeté sur les figures, le tribut d'étonnement que lui devaient des provinciaux.

—Vous ne pouvez pas douter, monsieur, du chagrin que j'ai de ne pas vous voir, dit madame Mignon, à la manière dont vous me dédommagez par le plaisir que vous me donnez à vous écouter.

Décidée à trouver Canalis sublime, Modeste, mise comme elle l'était le jour où cette histoire commença, restait ébahie, et avait lâché sa broderie qui ne tenait plus à ses doigts que par l'aiguillée de coton.

—Modeste, voici monsieur de La Brière. Monsieur Ernest, voici ma fille, dit Charles en trouvant le secrétaire un peu trop humblement placé.

La jeune fille salua froidement Ernest, en lui jetant un regard qui devait prouver à tout le monde qu'elle le voyait pour la première fois.

—Pardon, monsieur, lui dit-elle sans rougir, la vive admiration que je professe pour le plus grand de nos poëtes est, aux yeux de mes amis, une excuse suffisante de n'avoir aperçu que lui.

Cette voix fraîche et accentuée comme celle, si célèbre, de mademoiselle Mars, charma le pauvre Référendaire, déjà ébloui de la beauté de Modeste, et il répondit dans sa surprise un mot sublime, s'il eût été vrai:—Mais c'est mon ami, dit-il.

—Alors, vous m'avez pardonné, répliqua-t-elle.

—C'est plus qu'un ami, s'écria Canalis en prenant Ernest par l'épaule et s'y appuyant comme Alexandre sur Éphestion, nous nous aimons comme deux frères.....

Madame Latournelle coupa net la parole au grand poëte, en montrant Ernest au petit notaire, et lui disant:—Monsieur n'est-il pas l'inconnu que nous avons vu à l'église?

264 —Et pourquoi pas?... répliqua Charles Mignon en voyant rougir Ernest.

Modeste demeura froide, et reprit sa broderie.

—Madame peut avoir raison, je suis venu deux fois au Havre, répondit La Brière qui s'assit à côté de Dumay.

Canalis, émerveillé de la beauté de Modeste, se méprit à l'admiration qu'elle exprimait, et se flatta d'avoir complétement réussi dans ses effets.

—Je croirais un homme de génie sans cœur, s'il n'avait pas auprès de lui quelque amitié dévouée, dit Modeste pour relever la conversation interrompue par la maladresse de madame Latournelle.

—Mademoiselle, le dévouement d'Ernest pourrait me faire croire que je vaux quelque chose, dit Canalis, car ce cher Pylade est rempli de talent, il a été la moitié du plus grand ministre que nous ayons eu depuis la paix. Quoiqu'il occupe une magnifique position, il a consenti à être mon précepteur en politique; il m'apprend les affaires, il me nourrit de son expérience, tandis qu'il pourrait aspirer à de plus hautes destinées. Oh! il vaut mieux que moi... A un geste que fit Modeste, Melchior dit avec grâce:—La poésie que j'exprime, il l'a dans le cœur; et si je parle ainsi devant lui, c'est qu'il a la modestie d'une religieuse.

—Assez, assez, dit La Brière qui ne savait quelle contenance tenir, tu as l'air, mon cher, d'une mère qui veut marier sa fille.

—Et comment, monsieur, dit Charles Mignon en s'adressant à Canalis, pouvez-vous penser à devenir un homme politique?

—Pour un poëte, c'est abdiquer, dit Modeste, la politique est la ressource des hommes positifs...

—Ah! mademoiselle, aujourd'hui la tribune est le plus grand théâtre du monde, elle a remplacé le champ clos de la chevalerie; elle sera le rendez-vous de toutes les intelligences, comme l'armée était naguère celui de tous les courages.

Canalis enfourcha son cheval de bataille, il parla pendant dix minutes sur la vie politique:—La poésie était la préface de l'homme d'État.—Aujourd'hui, l'orateur devenait un généralisateur sublime, le pasteur des idées.—Quand le poëte pouvait indiquer à son pays le chemin de l'avenir, cessait-il donc d'être lui-même?—Il cita Chateaubriand, en prétendant qu'il serait un jour plus considérable par le côté politique que par le côté littéraire.—La tribune française 265 allait être le phare de l'Humanité.—Maintenant les luttes orales avaient remplacé celles du champ de bataille.—Telle séance de la Chambre valait Austerlitz, et les orateurs s'y montraient à la hauteur des généraux, ils y perdaient autant d'existence, de courage, de force, ils s'y usaient autant que ceux-ci à faire la guerre.—La parole n'était-elle pas une des plus effrayantes prodigalités de fluide vital que l'homme pouvait se permettre, etc., etc.

Cette improvisation composée des lieux communs modernes, mais revêtu d'expressions sonores, de mots nouveaux, et destinée à prouver que le baron de Canalis devait être un jour une des gloires de la tribune, produisit une profonde impression sur le notaire, sur Gobenheim, sur madame de Latournelle et sur madame Mignon. Modeste était comme à un spectacle et enthousiaste de l'acteur, absolument comme Ernest devant elle; car, si le Référendaire savait toutes ces phrases par cœur, il écoutait par les yeux de la jeune fille en s'en éprenant à devenir fou. Pour cet amoureux vrai, Modeste venait d'éclipser les différentes Modestes qu'il avait créées en lisant ses lettres ou en y répondant.

Cette visite, dont la durée fut déterminée à l'avance par Canalis, qui ne voulait pas laisser à ses admirateurs le temps de se blaser, finit par une invitation à dîner pour le lundi suivant.

—Nous ne serons plus au Chalet, dit le comte de La Bastie, il redevient l'habitation de Dumay. Je rentre dans mon ancienne maison par un contrat à réméré, de six mois de durée, que j'ai signé tout à l'heure avec monsieur Vilquin, chez mon ami Latournelle...

—Je souhaite, dit Dumay, que Vilquin ne puisse pas vous rendre la somme que vous venez de lui prêter...

—Vous serez là, dit Canalis, dans une demeure en harmonie avec votre fortune...

—Avec la fortune qu'on me suppose, répondit vivement Charles Mignon.

—Il serait malheureux, dit Canalis en se retournant vers Modeste et en faisant un salut charmant, que cette madone n'eût pas un cadre digne de ses divines perfections.

Ce fut tout ce que Canalis dit de Modeste, car il avait affecté de ne pas la regarder, et de se comporter en homme à qui toute idée de mariage était interdite.

—Ah! ma chère madame Mignon, il a bien de l'esprit, dit la 266 notaresse au moment où les deux Parisiens faisaient crier le sable du jardinet sous leurs pieds.

—Est-il riche? voilà la question, répondit Gobenheim.

Modeste était à la fenêtre, ne perdant pas un seul des mouvements du grand poëte, et n'ayant pas un regard pour Ernest de La Brière. Quand monsieur Mignon rentra, quand Modeste, après avoir reçu le dernier salut des deux amis lorsque la calèche tourna, se fut remise à sa place, il y eut une de ces profondes discussions comme en font les gens de la province sur les gens de Paris, à une première entrevue. Gobenheim répéta son mot:—Est-il riche? au concert d'éloges que firent madame Latournelle, Modeste et sa mère.

—Riche? répondit Modeste. Et qu'importe! ne voyez-vous pas que monsieur de Canalis est un de ces hommes destinés à occuper les plus hautes places dans l'État; il a plus que de la fortune, il possède les moyens de la fortune.

—Il sera ministre ou ambassadeur, dit monsieur Mignon.

—Les contribuables pourraient tout de même avoir à payer les frais de son enterrement, dit le petit Latournelle.

—Eh! pourquoi? dit Charles Mignon.

—Il me paraît homme à manger toutes les fortunes dont les moyens lui sont si libéralement accordés par mademoiselle Modeste.

—Comment Modeste ne serait-elle pas libérale envers un poëte qui la traite de madone? dit le petit Dumay, fidèle à la répulsion que Canalis lui avait inspirée.

Gobenheim apprêtait la table de whist avec d'autant plus de persistance que, depuis le retour de monsieur Mignon, Latournelle et Dumay s'étaient laissés aller à jouer dix sous la fiche.

—Eh bien! mon petit ange, dit le père à sa fille dans l'embrasure d'une fenêtre, avoue que papa pense à tout. En huit jours, si tu donnes tes ordres ce soir à ton ancienne couturière de Paris et à tous tes fournisseurs, tu pourras te montrer dans toute la splendeur d'une héritière, de même que j'aurai le temps de nous installer dans notre maison. Tu as un joli poney, songe à te faire faire un costume de cheval, le Grand-Écuyer mérite cette attention...

—D'autant plus que nous avons du monde à promener, dit Modeste sur les joues de qui reparaissaient les couleurs de la santé.

—Le secrétaire, dit madame Mignon, n'a pas dit grand'chose.

—C'est un petit sot, répondit madame Latournelle. Le poëte a 267 eu des attentions pour tout le monde. Il a su remercier Latournelle de ses soins pour la location de son pavillon en me disant qu'il semblait avoir consulté le goût d'une femme. Et l'autre restait là, sombre comme un Espagnol, les yeux fixes, ayant l'air de vouloir avaler Modeste. S'il m'avait regardée, il m'aurait fait peur.

—Il a un joli son de voix, répondit madame Mignon.

—Il sera sans doute venu prendre des renseignements sur la maison Mignon, pour le compte du poëte, dit Modeste en guignant son père, car c'est bien lui que nous avons vu dans l'église.

Madame Dumay, madame et monsieur Latournelle, acceptèrent cette façon d'expliquer le voyage d'Ernest.

—Sais-tu, Ernest, s'écria Canalis à vingt pas du Chalet, que je ne vois pas dans le monde, à Paris, une seule personne à marier comparable à cette adorable fille!

—Eh! tout est dit, répliqua La Brière avec une amertume concentrée, elle t'aime, ou, si tu le veux, elle t'aimera. Ta gloire a fait la moitié du chemin. Bref, tout est à ta disposition. Tu retourneras là seul. Modeste a pour moi le plus profond mépris, elle a raison, et je ne vois pas pourquoi je me condamnerais au supplice d'aller admirer, désirer, adorer ce que je ne puis jamais posséder.

Après quelques propos de condoléance où perçait la satisfaction d'avoir fait une nouvelle édition de la phrase de César, Canalis laissa voir le désir d'en finir avec la duchesse de Chaulieu. La Brière, ne pouvant supporter cette conversation, allégua la beauté d'une nuit douteuse pour se faire mettre à terre, et courut comme un insensé vers la côte où il resta jusqu'à dix heures et demie, en proie à une espèce de démence, tantôt marchant à pas précipités et se livrant à des monologues, tantôt restant debout ou s'asseyant, sans s'apercevoir de l'inquiétude qu'il donnait à deux douaniers en observation. Après avoir aimé la spirituelle instruction et la candeur agressive de Modeste, il venait de joindre l'adoration de la beauté, c'est-à-dire l'amour sans raison, l'amour inexplicable, à toutes les raisons qui l'avaient amené, dix jours auparavant, dans l'église du Havre. Il revint au Chalet, où les chiens des Pyrénées aboyèrent tellement après lui qu'il ne put s'adonner au plaisir de contempler les fenêtres de Modeste. En amour, toutes ces choses ne comptent pas plus à l'amant que les travaux couverts par la dernière couche ne comptent au peintre; mais elles sont tout l'amour, comme les peines enfouies sont l'art tout entier: il en sort un grand peintre 268 et un amant véritable que la femme et le public finissent, souvent trop tard, par adorer.

—Eh bien! s'écria-t-il, je resterai, je souffrirai, je la verrai, je l'aimerai pour moi seul, égoïstement! Modeste sera mon soleil, ma vie, je respirerai par son souffle, je jouirai de ses joies, je maigrirai de ses chagrins, fût-elle la femme de cet égoïste de Canalis...

—Voilà ce qui s'appelle aimer! monsieur, dit une voix qui partit d'un buisson sur le bord du chemin. Ah çà! tout le monde aime donc mademoiselle de La Bastie?...

Et Butscha se montra soudain, il regarda La Brière. La Brière rengaina sa colère en toisant le nain à la clarté de la lune, et il fit quelques pas sans lui répondre.

—Entre soldats qui servent dans la même compagnie, on devrait être un peu plus camarades que ça! dit Butscha. Si vous n'aimez pas Canalis, je n'en suis pas fou non plus.

—C'est mon ami, répondit Ernest.

—Ah! vous êtes le petit secrétaire, répliqua le nain.

—Sachez, monsieur, répliqua La Brière, que je ne suis le secrétaire de personne; j'ai l'honneur d'être Conseiller à l'une des Cours suprêmes du royaume.

—J'ai l'honneur de saluer monsieur de La Brière, fit Butscha. Moi, j'ai l'honneur d'être premier clerc de maître Latournelle, conseiller suprême du Havre, et j'ai certes une plus belle position que la vôtre. Oui, j'ai eu le bonheur de voir mademoiselle Modeste de La Bastie presque tous les soirs, depuis quatre ans, et je compte vivre auprès d'elle comme un domestique du roi vit aux Tuileries. On m'offrirait le trône de Russie, je dirais:—J'aime trop le soleil! N'est-ce pas vous dire, monsieur, que je m'intéresse à elle plus qu'à moi-même, en tout bien, tout honneur. Croyez-vous que l'altière duchesse de Chaulieu verra d'un bon œil le bonheur de madame de Canalis, quand sa femme de chambre, amoureuse de monsieur Germain, inquiète déjà du séjour que fait au Havre ce charmant valet de chambre, se plaindra, tout en coiffant sa maîtresse, de...

—Comment savez-vous ces choses-là? dit La Brière en interrompant Butscha.

—D'abord, je suis clerc de notaire, répondit Butscha; mais vous n'avez donc pas vu ma bosse? elle est pleine d'inventions, monsieur. Je me suis fait le cousin de mademoiselle Philoxène 269 Jacmin, née à Honfleur, où naquit ma mère, une Jacmin... il y a onze branches de Jacmin à Honfleur. Donc, ma cousine, alléchée par un héritage improbable, m'a raconté bien des choses...

—La duchesse est vindicative!... dit La Brière.

—Comme une reine, m'a dit Philoxène; elle n'a pas encore pardonné à monsieur le duc de n'être que son mari, répliqua Butscha. Elle hait comme elle aime. Je suis au fait de son caractère, de sa toilette, de ses goûts, de sa religion et de ses petitesses, car Philoxène me l'a déshabillée, âme et corset. Je suis allé à l'Opéra pour voir madame de Chaulieu, je n'ai pas regretté mes dix francs (je ne parle pas du spectacle)! Si ma prétendue cousine ne m'avait pas dit que sa maîtresse comptait cinquante printemps, j'aurais cru être bien généreux en lui en donnant trente: elle n'a pas connu d'hiver, cette duchesse-là!

—Oui, reprit La Brière, c'est un camée conservé par son caillou... Canalis serait bien embarrassé si la duchesse savait ses projets, et j'espère, monsieur, que vous en resterez là de cet espionnage indigne d'un honnête homme...

—Monsieur, reprit Butscha fièrement, pour moi, Modeste, c'est l'État! Je n'espionne pas, je prévois! La duchesse viendra, s'il le faut, ou restera dans sa tranquillité, si je le juge convenable...

—Vous?

—Moi!...

—Et par quel moyen?... dit La Brière.

—Ah! voilà! dit le petit bossu qui prit un brin d'herbe. Tenez, voyez!... Ce gramen prétend que l'homme construit ses palais pour le loger, et il fait choir un jour les marbres les plus solidement assemblés, comme le peuple, introduit dans l'édifice de la Féodalité, l'a jeté par terre. La puissance du faible qui peut se glisser partout est plus grande que celle du fort qui se repose sur ses canons. Nous sommes trois Suisses qui avons juré que Modeste serait heureuse et qui vendrions notre honneur pour elle. Adieu, monsieur. Si vous aimez mademoiselle de La Bastie, oubliez cette conversation, et donnez-moi une poignée de main, car vous me semblez avoir du cœur!... Il me tardait de voir le Chalet, j'y suis arrivé comme elle soufflait sa bougie, je vous ai vu signalé par les chiens, je vous ai entendu rageant; aussi ai-je pris la liberté de vous dire que nous servons dans le même régiment, celui de Royal-Dévouement!

270 —Eh bien! répondit La Brière en serrant la main du bossu, faites-moi l'amitié de me dire si mademoiselle Modeste a jamais aimé quelqu'un d'amour avant sa correspondance secrète avec Canalis...

—Oh! s'écria sourdement Butscha. Mais le doute est une injure?... Et, maintenant encore, qui sait si elle aime? le sait-elle elle-même? Elle s'est passionnée pour l'esprit, pour le génie, pour l'âme de ce marchand de stances, de ce vendeur d'orviétan littéraire; mais elle l'étudiera, nous l'étudierons, je saurai bien faire sortir le caractère vrai de dessous la carapace de l'homme à belles manières, et nous verrons la tête menue de son ambition, de sa vanité, dit Butscha qui se frotta les mains. Or, à moins que mademoiselle n'en soit folle à en mourir...

—Oh! elle est restée en admiration devant lui comme devant une merveille! s'écria La Brière en laissant échapper le secret de sa jalousie.

—Si c'est un brave garçon, loyal, et s'il aime, s'il est digne d'elle, reprit Butscha, s'il renonce à la duchesse, c'est la duchesse que j'entortillerai!... Tenez, mon cher monsieur, suivez ce chemin, vous allez être chez vous en dix minutes.

Butscha revint sur ses pas, et héla le pauvre Ernest qui, en sa qualité d'amoureux véritable, serait resté pendant toute la nuit à causer de Modeste.

—Monsieur, lui dit Butscha, je n'ai pas eu l'honneur de voir encore notre grand poëte, je suis curieux d'observer ce magnifique phénomène dans l'exercice de ses fonctions, rendez-moi le service de venir passer la soirée après-demain au Chalet, restez-y longtemps, car ce n'est pas en une heure qu'un homme se développe. Je saurai, moi le premier, s'il aime, ou s'il peut aimer, ou s'il aimera mademoiselle Modeste.

—Vous êtes bien jeune pour...

—Pour être professeur, reprit Butscha qui coupa la parole à La Brière. Eh! monsieur, les avortons naissent tous centenaires. Puis, tenez!... un malade, quand il est longtemps malade, devient plus fort que son médecin, il s'entend avec la maladie, ce qui n'arrive pas toujours aux docteurs consciencieux. Eh bien! de même un homme qui chérit la femme, et que la femme doit mépriser sous prétexte de laideur ou de gibbosité, finit par si bien se connaître en amour, qu'il passe séducteur, comme le malade finit 271 par recouvrer la santé. La sottise seule est incurable... Depuis l'âge de six ans (j'en ai vingt-cinq), je n'ai ni père ni mère; j'ai la charité publique pour mère, et le procureur du roi pour père.—Soyez tranquille, dit-il à un geste d'Ernest, je suis plus gai que ma position... Eh bien! depuis six ans que le regard insolent d'une bonne de madame Latournelle m'a dit que j'avais tort de vouloir aimer, j'aime, et j'étudie les femmes! J'ai commencé par les laides, il faut toujours attaquer le taureau par les cornes. Aussi ai-je pris pour premier objet d'étude ma patronne qui, certes, est un ange pour moi. J'ai peut-être eu tort; mais, que voulez-vous, je l'ai passée à mon alambic, et j'ai fini par découvrir, tapie au fond de son cœur, cette pensée:—Je ne suis pas si mal qu'on le croit! Et, malgré sa piété profonde, en exploitant cette idée, j'aurais pu la conduire jusqu'au bord de l'abîme... pour l'y laisser!

—Et avez-vous étudié Modeste?

—Je croyais vous avoir dit, répliqua le bossu, que ma vie est à elle, comme la France est au roi! Comprenez-vous mon espionnage à Paris, maintenant? Personne que moi ne sait tout ce qu'il y a de noblesse, de fierté, de dévouement, de grâce imprévue, d'infatigable bonté, de vraie religion, de gaieté, d'instruction, de finesse, d'affabilité dans l'âme, dans le cœur, dans l'esprit de cette adorable créature!...

Butscha tira son mouchoir pour étancher deux larmes, et La Brière lui serra la main longtemps.

—Je vivrai dans son rayonnement! ça commence à elle, et ça finit en moi, voilà comment nous sommes unis, à peu près comme l'est la nature à Dieu, par la lumière et le verbe. Adieu, monsieur; je n'ai jamais de ma vie tant bavardé; mais, en vous voyant devant ses fenêtres, j'ai deviné que vous l'aimiez à ma manière!

Sans attendre la réponse, Butscha quitta le pauvre amant à qui cette conversation avait mis je ne sais quel baume au cœur. Ernest résolut de se faire un ami de Butscha, sans se douter que la loquacité du clerc avait eu pour but principal de se ménager des intelligences chez Canalis. Dans quel flux et reflux de pensées, de résolutions, de plans de conduite, Ernest ne fut-il pas bercé avant de sommeiller!... Et son ami Canalis dormait, lui, du sommeil des triomphateurs, le plus doux des sommeils après celui des justes.

Au déjeuner, les deux amis convinrent d'aller ensemble passer, le lendemain, la soirée au Chalet, et de s'initier aux douceurs d'un 272 whist de province; mais pour brûler la journée, ils firent seller les chevaux, tous les deux pris à deux fins, et ils s'aventurèrent dans le pays qui, certes, leur était inconnu autant que la Chine: car ce qu'il y a de plus étranger en France, pour les Français, c'est la France.

En réfléchissant à sa position d'amant malheureux et méprisé, le Référendaire fit alors sur lui-même un travail quasi semblable à celui que lui avait fait faire la question posée par Modeste au commencement de leur correspondance. Quoique le malheur passe pour développer les vertus, il ne les développe que chez les gens vertueux; car ces sortes de nettoyages de conscience n'ont lieu que chez les gens naturellement propres. La Brière se promit de dévorer à la spartiate ses douleurs, de rester digne, et de ne se laisser aller à aucune lâcheté; tandis que Canalis, fasciné par l'énormité de la dot, s'engageait lui-même à ne rien négliger pour captiver Modeste. L'égoïsme et le dévouement, le mot de ces deux caractères, arrivèrent, par une loi morale assez bizarre dans ses effets, à des moyens contraires à leur nature. L'homme personnel allait jouer l'abnégation, l'homme tout complaisance allait se réfugier sur le mont Aventin de l'Orgueil. Ce phénomène s'observe également en politique. On y met fréquemment son caractère à l'envers, et il arrive souvent que le public ne sait plus quel est l'endroit.

Après dîner, les deux amis apprirent par Germain l'arrivée du Grand-Écuyer, qui fut présenté dans cette soirée au Chalet, par monsieur Latournelle. Mademoiselle d'Hérouville trouva moyen de blesser une première fois ce digne homme en le faisant prier de venir chez elle par un valet de pied, au lieu d'envoyer son neveu simplement chez le notaire, qui, certes, aurait parlé pendant le reste de ses jours de la visite du Grand-Écuyer. Aussi le petit notaire fit-il observer à Sa Seigneurie, quand elle lui proposa de le conduire en voiture à Ingouville, qu'il devait y mener madame Latournelle. Devinant à l'air gourmé du notaire qu'il y avait quelque faute à réparer, le duc lui dit gracieusement:—J'aurai l'honneur d'aller prendre, si vous le permettez, madame de Latournelle.

Malgré un haut-le-corps de la despotique mademoiselle d'Hérouville, le duc sortit avec le petit notaire. Ivre de joie en voyant à sa porte une calèche magnifique dont le marchepied fut abaissé par des gens à la livrée royale, la notaresse ne sut plus où prendre ses 273 gants, son ombrelle, son ridicule et son air digne en apprenant que le Grand-Écuyer la venait chercher. Une fois dans la voiture, tout en se confondant de politesse auprès du petit duc, elle s'écria par un mouvement de bonté:—Eh bien! et Butscha?

—Prenons Butscha, dit le duc en souriant.

Quand les gens du port attroupés par l'éclat de cet équipage virent ces trois petits hommes avec cette grande femme sèche, ils se regardèrent tous en riant.

—En les soudant au bout les uns des autres, ça ferait peut-être un mâle pour c'te grande perche! dit un marin bordelais.

—Avez-vous encore quelque chose à emporter, madame? demanda plaisamment le duc au moment où le valet attendit l'ordre.

—Non, monseigneur, répondit la notaresse qui devint rouge et qui regarda son mari comme pour lui dire: Qu'ai-je fait de si mal?

—Sa Seigneurie, dit Butscha, me fait beaucoup d'honneur en me prenant pour une chose. Un pauvre clerc comme moi n'est qu'un machin!

Quoique ce fût dit en riant, le duc rougit et ne répondit rien. Les grands ont toujours tort de plaisanter avec leurs inférieurs. La plaisanterie est un jeu, le jeu suppose l'égalité. Aussi est-ce pour obvier aux inconvénients de cette égalité passagère que, la partie finie, les joueurs ont le droit de ne se plus connaître.

La visite du Grand-Écuyer avait pour raison ostensible une affaire colossale, la mise en valeur d'un espace immense laissé par la mer, entre l'embouchure de deux rivières, et dont la propriété venait d'être adjugée par le Conseil d'État à la maison d'Hérouville. Il ne s'agissait de rien moins que d'appliquer des portes de flot et d'ebbe à deux ponts, de dessécher un kilomètre de tangue sur une largeur de trois ou quatre cents arpents, d'y creuser des canaux, et d'y pratiquer des chemins. Quand le duc d'Hérouville eut expliqué les dispositions du terrain, Charles Mignon fit observer qu'il fallait attendre que la nature eût consolidé ce sol encore mouvant par ses productions spontanées.

—Le temps qui a providentiellement enrichi votre maison, monsieur le duc, peut seul achever son œuvre, dit-il en terminant. Il serait prudent de laisser une cinquantaine d'années avant de se mettre à l'ouvrage.

—Que ce ne soit pas là votre dernier mot, monsieur le comte, dit le duc, venez à Hérouville, et voyez-y les choses par vous-même.

274 Charles Mignon répondit que tout capitaliste devrait examiner cette affaire à tête reposée, et donna par cette observation au duc d'Hérouville un prétexte pour venir au Chalet. La vue de Modeste fit une vive impression sur le duc, il demanda la faveur de la recevoir en disant que sa sœur et sa tante avaient entendu parler d'elle et seraient heureuses de faire sa connaissance. A cette phrase, Charles Mignon proposa de présenter lui-même sa fille en allant inviter les deux demoiselles à dîner pour le jour de sa réintégration à la villa, ce que le duc accepta. L'aspect du cordon bleu, le titre et surtout les regards extatiques du gentilhomme agirent sur Modeste; mais elle se montra parfaite de discours, de tenue et de noblesse. Le duc se retira comme à regret en emportant une invitation de venir au Chalet tous les soirs, fondée sur l'impossibilité reconnue à un courtisan de Charles X de passer une soirée sans faire son whist. Ainsi le lendemain soir, Modeste allait voir ses trois amants réunis. Assurément, quoi qu'en disent les jeunes filles, et quoiqu'il soit dans la logique du cœur de tout sacrifier à la préférence, il est excessivement flatteur de voir autour de soi plusieurs prétentions rivales, des hommes remarquables ou célèbres, ou d'un grand nom, tâchant de briller ou de plaire. Dût Modeste y perdre, elle avoua plus tard que les sentiments exprimés dans ses lettres avaient fléchi devant le plaisir de mettre aux prises trois esprits si différents, trois hommes dont chacun, pris séparément, aurait certainement fait honneur à la famille la plus exigeante. Néanmoins cette volupté d'amour-propre fut dominée chez elle par la misanthropique malice qu'avait engendrée la blessure affreuse qui déjà lui semblait seulement un mécompte. Aussi lorsque le père dit en souriant:—Eh bien! Modeste, veux-tu devenir duchesse?

—Le malheur m'a rendue philosophe, répondit-elle en faisant une révérence moqueuse.

—Vous ne serez que baronne?... lui demanda Butscha.

—Ou vicomtesse, répliqua le père.

—Comment cela? dit vivement Modeste.

—Mais si tu agréais monsieur de La Brière, il aurait bien assez de crédit pour obtenir du Roi la succession de mes titres et de mes armes...

—Oh! dès qu'il s'agit de se déguiser, celui-là ne fera pas de façons, répondit amèrement Modeste.

Butscha ne comprit rien à cette épigramme dont le sens ne 275 pouvait être deviné que par madame et monsieur Mignon et par Dumay.

—Dès qu'il s'agit de mariage, tous les hommes se déguisent, répondit madame Latournelle, et les femmes leur en donnent l'exemple. J'entends dire depuis que je suis au monde: «Monsieur ou mademoiselle une telle a fait un bon mariage;» il faut donc que l'autre l'ait fait mauvais?

—Le mariage, dit Butscha, ressemble à un procès, il s'y trouve toujours une partie de mécontente; et si l'une dupe l'autre, la moitié des mariés joue certainement la comédie aux dépens de l'autre.

—Et vous concluez, sire Butscha? dit Modeste.

—A l'attention la plus sévère sur les manœuvres de l'ennemi, répondit le clerc.

—Que t'ai-je dit, ma mignonne? dit Charles Mignon en faisant allusion à sa scène avec sa fille au bord de la mer.

—Les hommes, pour se marier, dit Latournelle, jouent autant de rôles que les mères en font jouer à leurs filles pour s'en débarrasser.

—Vous permettez alors le stratagème, dit Modeste.

—De part et d'autre, s'écria Gobenheim, la partie est alors égale.

Cette conversation se faisait, comme on dit familièrement, à bâtons rompus, à travers la partie et au milieu des appréciations que chacun se permettait de monsieur d'Hérouville qui fut trouvé très bien par le petit notaire, par le petit Dumay, par le petit Butscha.

—Je vois, dit madame Mignon avec un sourire, que madame Latournelle et mon pauvre mari sont ici les monstruosités.

—Heureusement pour lui, le colonel n'est pas d'une haute taille, répondit Butscha pendant que son patron donnait les cartes, car un homme grand et spirituel est toujours une exception.

Sans cette petite discussion sur la légalité des ruses matrimoniales, peut-être taxerait-on de longueur le récit de la soirée impatiemment attendue par Butscha; mais, la fortune pour laquelle tant de lâchetés secrètes se commirent prêtera peut-être aux minuties de la vie privée l'immense intérêt que développera toujours le sentiment social si franchement défini par Ernest dans sa réponse à Modeste.

Dans la matinée, arriva Desplein qui ne resta que le temps 276 d'envoyer chercher les chevaux de la poste du Havre et de les atteler, environ une heure. Après avoir examiné madame Mignon, il décida que la malade recouvrerait la vue, et il fixa le moment opportun pour l'opération à un mois de là. Naturellement cette importante consultation eut lieu devant les habitants du Chalet, tous palpitants et attendant l'arrêt du prince de la science. L'illustre membre de l'Académie des Sciences fit à l'aveugle une dizaine de questions brèves en étudiant les yeux au grand jour de la fenêtre. Étonnée de la valeur que le temps avait pour cet homme si célèbre, Modeste aperçut la calèche de voyage pleine de livres que le savant se proposait de lire en retournant à Paris, car il était parti la veille au soir, employant ainsi la nuit et à dormir et à voyager. La rapidité, la lucidité des jugements que Desplein portait sur chaque réponse de madame Mignon, son ton bref, ses manières, tout donna pour la première fois à Modeste des idées justes sur les hommes de génie. Elle entrevit d'énormes différences entre Canalis, homme secondaire, et Desplein, homme plus que supérieur. L'homme de génie a dans la conscience de son talent et dans la solidité de la gloire comme une garenne où son orgueil légitime s'exerce et prend l'air sans gêner personne. Puis, sa lutte constante avec les hommes et les choses ne lui laisse pas le temps de se livrer aux coquetteries que se permettent les héros de la mode qui se hâtent de récolter les moissons d'une saison fugitive, et dont la vanité, l'amour-propre ont l'exigence et les taquineries d'une douane âpre à percevoir ses droits sur tout ce qui passe à sa portée. Modeste fut d'autant plus enchantée de ce grand praticien qu'il parut frappé de l'exquise beauté de Modeste, lui entre les mains de qui tant de femmes passaient et, qui depuis longtemps les examinait en quelque sorte à la loupe et au scalpel.

—Ce serait en vérité bien dommage, dit-il avec ce ton de galanterie qu'il savait prendre et qui contrastait avec sa prétendue brusquerie, qu'une mère fût privée de voir une si charmante fille.

Modeste voulut servir elle-même le simple déjeuner que le grand chirurgien accepta. Elle accompagna, de même que son père et Dumay, le savant attendu par tant de malades jusqu'à la calèche qui stationnait à la petite porte, et là, l'œil doré par l'espérance, elle dit encore à Desplein:—Ainsi, ma chère maman me verra!

277 —Oui, mon petit feu follet, je vous le promets, répondit-il en souriant, et je suis incapable de vous tromper, car moi aussi j'ai une fille!...

Les chevaux emportèrent Desplein sur ce mot qui fut plein d'une grâce inattendue. Rien ne charme plus que l'imprévu particulier aux gens de talent.

Cette visite fut l'événement du jour, elle laissa dans l'âme de Modeste une trace lumineuse. La jeune enthousiaste admira naïvement cet homme dont la vie appartenait à tous, et chez qui l'habitude de s'occuper des douleurs physiques avait détruit les manifestations de l'égoïsme. Le soir, quand Gobenheim, les Latournelle et Butscha, Canalis, Ernest et le duc d'Hérouville furent réunis, chacun complimenta la famille Mignon de la bonne nouvelle donnée par Desplein. Naturellement alors la conversation, où domina la Modeste que ses lettres ont révélée, se porta sur cet homme dont le génie était, malheureusement pour sa gloire, appréciable seulement par la tribu des savants et de la Faculté. Gobenheim laissa échapper cette phrase qui, de nos jours, est la Sainte-Ampoule du génie au sens des économistes et des banquiers:—Il gagne un argent fou!

—On le dit très intéressé, répondit Canalis.

Les louanges données à Desplein par Modeste incommodaient le poëte. La Vanité procède comme la Femme. Toutes deux elles croient perdre quelque chose à l'éloge et à l'amour accordés à autrui. Voltaire était jaloux de l'esprit d'un roué que Paris admira deux jours, de même qu'une duchesse s'offense d'un regard jeté sur sa femme de chambre. L'avarice de ces deux sentiments est telle qu'ils se trouvent volés de la part faite à un pauvre.

—Croyez-vous, monsieur, demanda Modeste en souriant, qu'on doive juger le génie avec la mesure ordinaire?

—Il faudrait peut-être avant tout, répondit Canalis, définir l'homme de génie, et l'une de ses conditions est l'invention: invention d'une forme, d'un système ou d'une force. Ainsi Napoléon fut inventeur, à part ses autres conditions de génie. Il a inventé sa méthode de faire la guerre. Walter Scott est un inventeur, Linné est un inventeur, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier sont des inventeurs. De tels hommes sont hommes de génie au premier chef. Ils renouvellent, augmentent ou modifient la science ou l'art. Mais Desplein est un homme dont l'immense talent consiste à bien appliquer 278 des lois déjà trouvées, à observer, par un don naturel, les désinences de chaque tempérament et l'heure marquée par la nature pour faire une opération. Il n'a pas fondé, comme Hippocrate, la science elle-même. Il n'a pas trouvé de système comme Galien, Broussais ou Rasori. C'est un génie exécutant comme Moschelès sur le piano, Paganini sur le violon, comme Farinelli sur son larynx! gens qui développent d'immenses facultés, mais qui ne créent pas de musique. Entre Beethoven et la Catalani, vous me permettrez de décerner à l'un l'immortelle couronne du génie et du martyre, et à l'autre beaucoup de pièces de cent sous; avec l'une nous sommes quittes, tandis que le monde reste toujours le débiteur de l'autre! Nous nous endettons chaque jour avec Molière, et nous avons trop payé Baron.

—Je crois, mon ami, que tu fais la part des idées trop belle, dit La Brière d'une voix douce et mélodieuse qui produisit un soudain contraste avec le ton péremptoire du poëte dont l'organe flexible avait quitté le ton de la câlinerie pour le ton magistral de la Tribune. Le génie doit être estimé, surtout, en raison de son utilité. Parmentier, Jacquart et Papin, à qui l'on élèvera des statues quelque jour, sont aussi des gens de génie. Ils ont changé ou changeront la face des États en un sens. Sous ce rapport, Desplein se présentera toujours aux yeux des penseurs, accompagné d'une génération tout entière dont les larmes, dont les souffrances auront cessé sous sa main puissante.

Il suffisait que cette opinion fût émise par Ernest pour que Modeste voulût la combattre.

—A ce compte, dit-elle, monsieur, celui qui trouverait le moyen de faucher le blé sans gâter la paille, par une machine qui ferait l'ouvrage de dix moissonneurs, serait un homme de génie?

—Oh! oui, ma fille, dit madame Mignon, il serait béni du pauvre dont le pain coûterait alors moins cher, et celui que bénissent les pauvres est béni de Dieu!

—C'est donner le pas à l'utile sur l'art, répondit Modeste en hochant la tête.

—Sans l'utile, dit Charles Mignon, où prendrait-on l'art? sur quoi s'appuierait, de quoi vivrait, où s'abriterait et qui payerait le poëte?

—Oh! mon cher père, cette opinion est bien capitaine au long cours, épicier, bonnet de coton!... Que Gobenheim et monsieur 279 le Référendaire, dit-elle en montrant La Brière, qui sont intéressés à la solution de ce problème social, le soutiennent, je le conçois; mais vous, dont la vie a été la poésie la plus inutile de ce siècle, puisque votre sang répandu sur l'Europe, et vos énormes souffrances exigées par un colosse, n'ont pas empêché la France de perdre dix départements acquis par la République, comment donnez-vous dans ce raisonnement excessivement perruque, comme disent les romantiques?.... On voit bien que vous revenez de la Chine.

L'irrévérence des paroles de Modeste fut aggravée par un petit ton méprisant et dédaigneux qu'elle prit à dessein et dont s'étonnèrent également madame Latournelle, madame Mignon et Dumay. Madame Latournelle n'y voyait pas clair tout en ouvrant les yeux. Butscha, dont l'attention était comparable à celle d'un espion, regarda d'une manière significative monsieur Mignon en lui voyant le visage coloré par une vive et soudaine indignation.

—Encore un peu, mademoiselle, et vous alliez manquer de respect à votre père, dit en souriant le colonel éclairé par le regard de Butscha. Voilà ce que c'est que de gâter ses enfants.

—Je suis fille unique!.... répondit-elle insolemment.

—Unique! répéta le notaire en accentuant ce mot.

—Monsieur, répondit sèchement Modeste à Latournelle, mon père est très heureux que je me fasse son précepteur; il m'a donné la vie, je lui donne le savoir, il me redevra quelque chose.

—Il y a manière, et surtout l'occasion, dit madame Mignon.

—Mais mademoiselle a raison, reprit Canalis en se levant et se posant à la cheminée dans l'une des plus belles attitudes de sa collection de mines. Dieu, dans sa prévoyance, a donné des aliments et des vêtements à l'homme, et il ne lui a pas directement donné l'art! Il a dit à l'homme:—«Pour vivre, tu te courberas vers la terre; pour penser, tu t'élèveras vers moi!» Nous avons autant besoin de la vie de l'âme que de celle du corps. De là, deux utilités. Ainsi, bien certainement on ne se chausse pas d'un livre. Un chant d'épopée ne vaut pas, au point de vue utilitaire, une soupe économique du bureau de bienfaisance. La plus belle idée remplacerait difficilement la voile d'un vaisseau. Certes, une marmite autoclave, en se soulevant de deux pouces sur elle-même, nous procure le calicot à cinq sous le mètre meilleur marché; mais cette machine et les perfections de l'industrie ne soufflent pas la vie à un 280 peuple, et ne diront pas à l'avenir qu'il a existé; tandis que l'art égyptien, l'art mexicain, l'art grec, l'art romain avec leurs chefs-d'œuvre taxés d'inutiles, ont attesté l'existence de ces peuples dans le vaste espace du temps, là où de grandes nations intermédiaires dénuées d'hommes de génie ont disparu, sans laisser sur le globe leur carte de visite! Toutes les œuvres du génie sont le summum d'une civilisation, et présupposent une immense utilité. Certes, une paire de bottes ne l'emporte pas à vos yeux sur une pièce de théâtre, et vous ne préférerez pas un moulin à l'église de Saint-Ouen? Eh bien, un peuple est animé du même sentiment qu'un homme, et l'homme a pour idée favorite de se survivre à lui-même moralement comme il se reproduit physiquement. La survie d'un peuple est l'œuvre de ses hommes de génie. En ce moment, la France prouve énergiquement la vérité de cette thèse. Assurément, elle est primée en industrie, en commerce, en navigation par l'Angleterre; et, néanmoins, elle est, je le crois, à la tête du monde par ses artistes, par ses hommes de talent, par le goût de ses produits. Il n'est pas d'artiste ni d'intelligence qui ne vienne demander à Paris ses lettres de maîtrise. Il n'y a d'école de peinture en ce moment qu'en France, et nous régnerons par le Livre peut-être plus sûrement, plus longtemps que par le Glaive. Dans le système d'Ernest, on supprimerait les fleurs de luxe, la beauté de la femme, la musique, la peinture et la poésie, assurément la Société ne serait pas renversée, mais je demande qui voudrait accepter la vie ainsi? Tout ce qui est utile est affreux et laid. La cuisine est indispensable dans une maison; mais vous vous gardez bien d'y séjourner, et vous vivez dans un salon que vous ornez, comme l'est celui-ci, de choses parfaitement superflues. A quoi ces charmantes peintures, ces bois façonnés servent-ils? Il n'y a de beau que ce qui nous semble inutile! Nous avons nommé le Seizième siècle, la Renaissance, avec une admirable justesse d'expression. Ce siècle fut l'aurore d'un monde nouveau, les hommes en parleront encore qu'on ne se souviendra plus de quelques siècles antérieurs, dont tout le mérite sera d'avoir existé, comme ces millions d'êtres qui ne comptent pas dans une génération!

—Guenille, soit! ma guenille m'est chère! répondit assez plaisamment le duc d'Hérouville pendant le silence qui suivit cette prose pompeusement débitée.

—L'art qui, selon vous, dit Butscha en s'attaquant à Canalis, 281 serait la sphère dans laquelle le génie est appelé à faire ses évolutions, existe-t-il? N'est-ce pas un magnifique mensonge auquel l'homme social a la manie de croire? Qu'ai-je besoin d'avoir un paysage de Normandie dans ma chambre quand je puis l'aller voir très bien réussi par Dieu? Nous avons dans nos rêves des poëmes plus beaux que l'Iliade. Pour une somme peu considérable, je puis trouver à Valognes, à Carentan, comme en Provence, à Arles, des Vénus tout aussi belles que celles de Titien. La Gazette des Tribunaux publie des romans autrement faits que ceux de Walter Scott, qui se dénouent terriblement, avec du vrai sang et non avec de l'encre. Le bonheur et la vertu sont au-dessus de l'art et du génie.

—Bravo! Butscha, s'écria madame Latournelle.

—Qu'a-t-il dit? demanda Canalis à La Brière en cessant de recueillir dans les yeux et dans l'attitude de Modeste les charmants témoignages d'une admiration naïve.

Le mépris qu'avait essuyé La Brière, et surtout l'irrespectueux discours de la fille au père, contristaient tellement ce pauvre jeune homme, qu'il ne répondit pas à Canalis; ses yeux, douloureusement attachés sur Modeste, accusaient une méditation profonde. L'argumentation du clerc fut reproduite avec esprit par le duc d'Hérouville, qui finit en disant que les extases de sainte Thérèse étaient bien supérieures aux créations de lord Byron.

—Oh! monsieur le duc, répondit Modeste, c'est une poésie entièrement personnelle, tandis que le génie de Byron ou celui de Molière profitent au monde...

—Mets-toi donc d'accord avec monsieur le baron, répondit vivement Charles Mignon. Tu veux maintenant que le génie soit utile, absolument comme le coton; mais tu trouveras peut-être la logique aussi perruque, aussi vieille que ton pauvre bonhomme de père.

Butscha, La Brière et madame de Latournelle échangèrent des regards à demi moqueurs qui poussèrent Modeste d'autant plus avant dans la voie de l'irritation qu'elle resta court pendant un moment.

—Mademoiselle, rassurez-vous, dit Canalis en lui souriant, nous ne sommes ni battus ni pris en contradiction. Toute œuvre d'art, qu'il s'agisse de la littérature, de la musique, de la peinture, de la sculpture ou de l'architecture, implique une utilité sociale positive, égale à celle de tous les autres produits commerciaux. L'art est le commerce par excellence, il le sous-entend. Un livre, aujourd'hui, 282 fait empocher à son auteur quelque chose comme dix mille francs, et sa fabrication suppose l'imprimerie, la papeterie, la librairie, la fonderie, c'est-à-dire des milliers de bras en action. L'exécution d'une symphonie de Beethoven ou d'un opéra de Rossini demande tout autant de bras, de machines et de fabrications. Le prix d'un monument répond encore plus brutalement à l'objection. Aussi peut-on dire que les œuvres du génie ont une base extrêmement coûteuse, et nécessairement profitable à l'ouvrier.

Établi sur cette thèse, Canalis parla pendant quelques instants avec un grand luxe d'images et en se complaisant dans sa phrase; mais il lui arriva, comme à beaucoup de grands parleurs, de se trouver dans sa conclusion au point de départ de la conversation, et du même avis que La Brière, sans s'en apercevoir.

—Je vois avec plaisir, mon cher baron, dit finement le petit duc d'Hérouville, que vous serez un grand ministre constitutionnel.

—Oh! dit Canalis avec un geste de grand homme, que prouvons-nous dans toutes nos discussions? l'éternelle vérité de cet axiome: Tout est vrai et tout est faux! Il y a pour les vérités morales, comme pour les créatures, des milieux où elles changent d'aspect au point d'être méconnaissables.

—La société vit de choses jugées, dit le duc d'Hérouville.

—Quelle légèreté! dit tout bas madame Latournelle à son mari.

—C'est un poëte, répondit Gobenheim qui entendit le mot.

Canalis, qui se trouvait à dix lieues au-dessus de ses auditeurs et qui peut-être avait raison dans son dernier mot philosophique, prit pour des symptômes d'ignorance l'espèce de froid peint sur toutes les figures; mais il se vit compris par Modeste, et il resta content, sans deviner combien le monologue est blessant pour des provinciaux dont la principale occupation est de démontrer aux Parisiens l'existence, l'esprit et la sagesse de la province.

—Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu la duchesse de Chaulieu? demanda le duc à Canalis pour changer de conversation.

—Je l'ai quittée il y a six jours, répondit Canalis.

—Elle va bien? reprit le duc.

—Parfaitement bien.

—Ayez la bonté de me rappeler à son souvenir quand vous lui écrirez.

—On la dit charmante? reprit Modeste en s'adressant au duc.

283 —Monsieur le baron, répondit le Grand-Écuyer, peut en parler plus savamment que moi.

—Plus que charmante, dit Canalis en acceptant la perfidie de monsieur d'Hérouville; mais je suis partial, mademoiselle, c'est mon amie depuis dix ans; je lui dois tout ce que je puis avoir de bon, elle m'a préservé des dangers du monde. Enfin, monsieur le duc de Chaulieu lui-même m'a fait entrer dans la voie où je suis. Sans la protection de cette famille, le roi, les princesses auraient pu souvent oublier un pauvre poëte comme moi; aussi mon affection sera-t-elle toujours pleine de reconnaissance.

Ceci fut dit avec des larmes dans la voix.

—Combien nous devons aimer celle qui vous a dicté tant de chants sublimes, et qui vous inspire un si beau sentiment, dit Modeste attendrie. Peut-on concevoir un poëte sans muse?

—Il serait sans cœur, il ferait des vers secs comme ceux de Voltaire qui n'a jamais aimé que Voltaire, répondit Canalis.

—Ne m'avez-vous pas fait l'honneur de me dire à Paris, demanda le Breton à Canalis, que vous n'éprouviez aucun des sentiments que vous exprimez?

—La botte est droite, mon brave soldat, répondit le poëte en souriant, mais apprenez qu'il est permis d'avoir à la fois beaucoup de cœur et dans la vie intellectuelle et dans la vie réelle. On peut exprimer de beaux sentiments sans les éprouver, et les éprouver sans pouvoir les exprimer. La Brière, mon ami que voici, aime à en perdre l'esprit, dit-il avec générosité en regardant Modeste; moi, qui certes aime autant que lui, je crois, à moins de me faire illusion, que je pourrais donner à mon amour une forme littéraire en harmonie avec sa puissance; mais je ne réponds pas, mademoiselle, dit-il en se tournant vers Modeste avec une grâce un peu trop cherchée, de ne pas être demain sans esprit...

Ainsi, le poëte triomphait de tout obstacle, il brûlait en l'honneur de son amour les bâtons qu'on lui jetait entre les jambes, et Modeste restait ébahie de cet esprit parisien qu'elle ne connaissait pas et qui brillantait les déclamations du discoureur.

—Quel sauteur! dit Butscha dans l'oreille du petit Latournelle après avoir entendu la plus magnifique tirade sur la religion catholique et sur le bonheur d'avoir pour épouse une femme pieuse, servie en réponse à un mot de madame Mignon.

Modeste eut sur les yeux comme un bandeau; le prestige du débit 284 et l'attention qu'elle prêtait à Canalis, par parti pris, l'empêcha de voir ce que Butscha remarquait soigneusement, la déclamation, le défaut de simplicité, l'emphase substituée au sentiment et toutes les incohérences qui dictèrent au clerc son mot un peu trop cruel. Là où monsieur Mignon, Dumay, Butscha, Latournelle s'étonnaient de l'inconséquence de Canalis sans tenir compte de l'inconséquence d'une conversation, toujours si capricieuse en France, Modeste admirait la souplesse du poëte, et se disait en l'entraînant avec elle dans les chemins tortueux de sa fantaisie: «Il m'aime!» Butscha, comme tous les spectateurs de ce qu'il faut appeler cette représentation, fut frappé du défaut principal des égoïstes que Canalis laisse un peu trop voir, comme tous les gens habitués à pérorer dans les salons. Soit qu'il comprît d'avance ce que l'interlocuteur voulait dire, soit qu'il n'écoutât point, ou soit qu'il eût la faculté d'écouter tout en pensant à autre chose, Melchior offrait ce visage distrait qui déconcerte la parole autant qu'il blesse la vanité. Ne pas écouter est non-seulement un manque de politesse, mais encore une marque de mépris. Or Canalis pousse un peu loin cette habitude, car souvent il oublie de répondre à un discours qui veut une réponse, et passe sans aucune transition polie au sujet dont il se préoccupe. Si d'un homme haut placé, cette impertinence s'accepte sans protêt, elle engendre au fond des cœurs un levain de haine et de vengeance; mais d'un égal, elle va jusqu'à dissoudre l'amitié. Quand, par hasard, Melchior se force à écouter, il tombe dans un autre défaut, il ne fait que se prêter, il ne se donne pas. Sans être aussi choquant, ce demi-sacrifice indispose tout autant l'écouteur et le laisse mécontent. Rien ne rapporte plus dans le commerce du monde que l'aumône de l'attention. A bon entendeur, salut! n'est pas seulement un précepte évangélique, c'est encore une excellente spéculation; observez-le, on vous passera tout, jusqu'à des vices. Canalis prit beaucoup sur lui dans l'intention de plaire à Modeste; mais, s'il fut complaisant pour elle, il redevint souvent lui-même avec les autres.

Modeste, impitoyable pour les dix martyrs qu'elle faisait, pria Canalis de lire une de ses pièces de vers, elle voulait un échantillon du talent de lecture si vanté. Canalis prit le volume que lui tendit Modeste et roucoula, tel est le mot propre, celle de ses poésies qui passe pour être la plus belle, une imitation des Amours des anges de Moore, intitulée Vitalis, que mesdames Latournelle et Dumay, Gobenheim et le caissier accueillirent par quelques bâillements.

285 —Si vous jouez bien au whist, monsieur, dit Gobenheim en présentant cinq cartes mises en éventail, je n'aurai jamais vu d'homme aussi accompli que vous...

Cette question fit rire, car elle fut la traduction des idées de chacun.

—Je le joue assez, pour pouvoir vivre en province le reste de mes jours, répondit Canalis. Voici sans doute plus de littérature et de conversation qu'il n'en faut à des joueurs de whist, ajouta-t-il avec impertinence en jetant son volume sur la console.

Ce détail indique les dangers que court le héros d'un salon à sortir, comme Canalis, de sa sphère; il ressemble alors à l'acteur chéri d'un certain public, dont le talent se perd en quittant son cadre et abordant un théâtre supérieur.

On mit ensemble le baron et le duc, Gobenheim fut le partenaire de Latournelle. Modeste vint se placer auprès du poëte, au grand désespoir du pauvre Ernest qui suivait sur le visage de la capricieuse jeune fille les progrès de la fascination exercée par Canalis. La Brière ignorait le don de séduction que possédait Melchior et que la nature a souvent refusé aux êtres vrais, assez généralement timides. Ce don exige une hardiesse, une vivacité de moyens qu'on pourrait appeler la voltige de l'esprit; il comporte même un peu de mimique; mais n'y a-t-il pas toujours, moralement parlant, un comédien dans un poëte? Entre exprimer des sentiments qu'on n'éprouve pas, mais dont on conçoit toutes les variantes, et les feindre quand on en a besoin pour obtenir un succès sur le théâtre de la vie privée, la différence est grande; néanmoins, si l'hypocrisie nécessaire à l'homme du monde a gangrené le poëte, il arrive à transporter les facultés de son talent dans l'expression d'un sentiment nécessaire, comme le grand homme voué à la solitude finit par transborder son cœur dans son esprit.

—Il travaille pour les millions, se disait douloureusement La Brière, et il jouera si bien la passion que Modeste y croira!

Et au lieu de se montrer plus aimable et plus spirituel que son rival, La Brière imita le duc d'Hérouville, il resta sombre, inquiet, attentif; mais là où l'homme de cour étudiait les incartades de la jeune héritière, Ernest fut en proie aux douleurs d'une jalousie noire et concentrée, il n'avait pas encore obtenu un regard de son idole. Il sortit, pour quelques instants, avec Butscha.

—C'est fini, dit-il, elle est folle de lui, je suis plus que désagréable, 286 et d'ailleurs elle a raison! Canalis est charmant, il a de l'esprit dans son silence, de la passion dans les yeux, de la poésie dans ses amplifications...

—Est-ce un honnête homme? demanda Butscha.

—Oh! oui, répondit La Brière. Il est loyal, chevaleresque, et capable de perdre, soumis à l'influence d'une Modeste, les petits travers que lui a donnés madame de Chaulieu...

—Vous êtes un brave garçon, dit le petit bossu. Mais, est-il capable d'aimer, et l'aimera-t-il?

—Je ne sais pas, répondit La Brière. A-t-elle parlé de moi? demanda-t-il après un moment de silence.

—Oui, dit Butscha qui redit à La Brière le mot échappé à Modeste sur les déguisements.

Le Référendaire alla se jeter sur un banc, et s'y cacha la tête dans ses mains; il ne pouvait retenir ses larmes et ne voulait pas les laisser voir à Butscha; mais le nain était homme à les deviner.

—Qu'avez-vous, monsieur? demanda Butscha.

—Elle a raison!... dit La Brière en se relevant brusquement, je suis un misérable.

Il raconta la tromperie à laquelle l'avait convié Canalis; mais en faisant observer à Butscha qu'il avait voulu détromper Modeste avant qu'elle se fût démasquée, et il se répandit en apostrophes assez enfantines sur le malheur de sa destinée. Butscha reconnut sympathiquement l'amour dans sa vigoureuse et sapide naïveté, dans ses vraies, dans ses profondes anxiétés.

—Mais pourquoi, dit-il au Référendaire, ne vous développez-vous pas devant mademoiselle Modeste, et laissez-vous votre rival faire ses exercices...

—Ah! vous n'avez donc pas senti, lui dit La Brière, votre gorge se serrer dès qu'il s'agit de lui parler... Vous ne sentez donc rien dans la racine de vos cheveux, rien à la surface de la peau, quand elle vous regarde, ne fût-ce que d'un œil distrait...

—Mais vous avez eu assez de jugement pour être d'une tristesse morne quand elle a, en quelque sorte, dit à son digne père:—Vous êtes une ganache.

—Monsieur, je l'aime trop pour ne pas avoir senti comme la lame d'un poignard entrer dans mon cœur, en l'entendant ainsi donner un démenti aux perfections que je lui trouve.

—Canalis, lui, l'a justifiée, répondit Butscha.

287 —Si elle avait plus d'amour-propre que de cœur, elle ne serait pas regrettable, répliqua La Brière.

En ce moment Modeste, suivie de Canalis qui venait de perdre, sortit avec son père et madame Dumay, pour respirer l'air d'une nuit étoilée. Pendant que sa fille se promenait avec le poëte, Charles Mignon se détacha d'elle pour venir auprès de La Brière.

—Votre ami, monsieur, aurait dû se faire avocat, dit-il en souriant et regardant le jeune homme avec attention.

—Ne vous hâtez pas de juger un poëte avec la sévérité que vous pourriez avoir pour un homme ordinaire, comme moi par exemple, monsieur le comte, répondit La Brière. Le poëte a sa mission. Il est destiné par sa nature à voir la poésie des questions, de même qu'il exprime celle de toute chose; aussi, là où vous le croyez en opposition avec lui-même, est-il fidèle à sa vocation. C'est le peintre, faisant également bien une madone et une courtisane. Molière a raison dans ses personnages de vieillard et dans ceux de ses jeunes gens, et Molière avait certes le jugement sain. Ces jeux de l'esprit, corrupteurs chez les hommes secondaires, n'ont aucune influence sur le caractère chez les vrais grands hommes.

Charles Mignon serra la main à La Brière, en lui disant:—Cette facilité pourrait néanmoins servir à se justifier à soi-même des actions diamétralement opposées, surtout en politique.

—Ah! mademoiselle, répondait en ce moment Canalis d'une voix câline à une malicieuse observation de Modeste, ne croyez pas que la multiplicité des sensations ôte la moindre force aux sentiments. Les poëtes, plus que les autres hommes, doivent aimer avec constance et foi. D'abord ne soyez pas jalouse de ce qu'on appelle la Muse. Heureuse la femme d'un homme occupé! Si vous entendiez les plaintes des femmes qui subissent le poids de l'oisiveté des maris sans fonctions ou à qui la richesse laisse de grands loisirs, vous sauriez que le principal bonheur d'une Parisienne est la liberté, la royauté chez elle. Or, nous autres, nous laissons prendre à une femme le sceptre chez nous, car il nous est impossible de descendre à la tyrannie exercée par les petits esprits. Nous avons mieux à faire... Si jamais je me mariais, ce qui, je vous le jure, est une catastrophe très éloignée pour moi, je voudrais que ma femme eût la liberté morale que garde une maîtresse et qui peut-être est la source où elle puise toutes ses séductions.

Canalis déploya sa verve et ses grâces en parlant amour, mariage, 288 adoration de la femme, en controversant avec Modeste jusqu'à ce que monsieur Mignon, qui vint les rejoindre, eût trouvé dans un moment de silence l'occasion de prendre sa fille par le bras et de l'amener devant Ernest à qui le digne soldat avait conseillé de tenter une explication.

—Mademoiselle, dit Ernest d'une voix altérée, il m'est impossible de rester sous le poids de votre mépris. Je ne me défends pas, je ne cherche pas à me justifier, je veux seulement vous faire observer qu'avant de lire votre flatteuse lettre adressée à la personne, et non plus au poëte, la dernière enfin, je voulais, et je vous l'ai fait savoir par un mot écrit du Havre, dissiper l'erreur où vous étiez. Tous les sentiments que j'ai eu le bonheur de vous exprimer sont sincères. Une espérance a lui pour moi quand, à Paris, monsieur votre père s'est dit pauvre; mais, maintenant, si tout est perdu, si je n'ai plus que des regrets éternels, pourquoi resterais-je ici où tout est supplice pour moi?... Laissez-moi donc emporter un sourire de vous, il sera gravé dans mon cœur.

—Monsieur, répondit Modeste qui parut froide et distraite, je ne suis pas la maîtresse ici; mais, certes, je serais au désespoir d'y retenir ceux qui n'y trouvent ni plaisir ni bonheur.

Elle laissa le Référendaire en prenant le bras de madame Dumay pour rentrer. Quelques instants après tous les personnages de cette scène domestique, de nouveau réunis au salon, furent assez surpris de voir Modeste assise auprès du duc d'Hérouville, et coquetant avec lui comme aurait pu le faire la plus rusée Parisienne; elle s'intéressait à son jeu, lui donnait les conseils qu'il demandait, et trouva l'occasion de lui dire des choses flatteuses en élevant le hasard de la noblesse sur la même ligne que les hasards du talent et de la beauté. Canalis savait ou croyait savoir la raison de ce changement, il avait voulu piquer Modeste en traitant le mariage de catastrophe et en s'en montrant éloigné; mais, comme tous ceux qui jouent avec le feu, ce fut lui qui se brûla. La fierté de Modeste, son dédain alarmèrent le poëte, il revint à elle en donnant le spectacle d'une jalousie d'autant plus visible qu'elle était jouée. Modeste, implacable comme les anges, savoura le plaisir que lui causait l'exercice de son pouvoir, et naturellement elle en abusa. Le duc d'Hérouville n'avait jamais connu pareille fête: une femme lui souriait! A onze heures du soir, heure indue au Chalet, les trois prétendus sortirent, le duc en trouvant Modeste charmante, Canalis 289 en la trouvant excessivement coquette, et La Brière navré de sa dureté.

Pendant huit jours l'héritière fut avec ses trois prétendus ce qu'elle avait été durant cette soirée, en sorte que le poëte parut l'emporter sur ses rivaux, malgré les boutades et les fantaisies qui donnaient de temps en temps de l'espoir au duc d'Hérouville. Les irrévérences de Modeste envers son père, les libertés excessives qu'elle prenait avec lui; ses impatiences avec sa mère aveugle en lui rendant comme à regret ces petits services qui naguère étaient le triomphe de sa piété filiale, semblaient être l'effet d'un caractère fantasque et d'une gaieté tolérée dès l'enfance. Quand Modeste allait trop loin, elle se faisait de la morale à elle-même, et attribuait ses légèretés, ses incartades à son esprit d'indépendance. Elle avouait au duc et à Canalis son peu de goût pour l'obéissance, et le regardait comme un obstacle réel à son établissement, en interrogeant ainsi le moral de ses prétendus, à la manière de ceux qui trouent la terre pour en ramener de l'or, du charbon, du tuf ou de l'eau.

—Je ne trouverai jamais, disait-elle la veille du jour où l'installation de la famille à la Villa devait avoir lieu, de mari qui supportera mes caprices avec la bonté de mon père qui ne s'est jamais démentie, avec l'indulgence de mon adorable mère.

—Ils se savent aimés, mademoiselle, dit La Brière.

—Soyez sûre, mademoiselle, que votre mari connaîtra toute la valeur de son trésor, ajouta le duc.

—Vous avez plus d'esprit et de résolution qu'il n'en faut pour discipliner un mari, dit Canalis en riant.

Modeste sourit comme Henri IV dut sourire après avoir révélé, par trois réponses à une question insidieuse, le caractère de ses trois principaux ministres à un ambassadeur étranger.

Le jour du dîner, Modeste, entraînée par la préférence qu'elle accordait à Canalis, se promena longtemps seule avec lui sur le terrain sablé qui se trouvait entre la maison et le boulingrin orné de fleurs. Aux gestes du poëte, à l'air de la jeune héritière, il était facile de voir qu'elle écoutait favorablement Canalis; aussi les deux demoiselles d'Hérouville vinrent-elles interrompre ce scandaleux tête-à-tête; et, avec l'adresse naturelle aux femmes en semblable occurrence, elles mirent la conversation sur la cour, sur l'éclat d'une charge de la couronne, en expliquant la différence qui existait entre les charges de la maison du roi et celles de la couronne; elles 290 tâchèrent de griser Modeste en s'adressant à son orgueil et lui montrant une des plus hautes destinées à laquelle une femme pouvait alors aspirer.

—Avoir pour fils un duc, s'écria la vieille demoiselle, est un avantage positif. Ce titre est une fortune, hors de toute atteinte, qu'on donne à ses enfants.

—A quel hasard, dit Canalis assez mécontent d'avoir vu son entretien rompu, devons-nous attribuer le peu de succès que monsieur le Grand-Écuyer a eu jusqu'à présent dans l'affaire où ce titre peut le plus servir les prétentions d'un homme?

Les deux demoiselles jetèrent à Canalis un regard chargé d'autant de venin qu'en insinue la morsure d'une vipère, et furent si décontenancées par le sourire railleur de Modeste, qu'elles se trouvèrent sans un mot de réponse.

—Monsieur le Grand-Écuyer, dit Modeste à Canalis, ne vous a jamais reproché l'humilité que vous inspire votre gloire: pourquoi lui en vouloir de sa modestie?

—Il ne s'est d'ailleurs pas encore rencontré, dit la vieille demoiselle, une femme digne du rang de mon neveu. Nous en avons vu qui n'avaient que la fortune de cette position; d'autres qui, sans la fortune, en avaient tout l'esprit; et j'avoue que nous avons bien fait d'attendre que Dieu nous offrît l'occasion de connaître une personne en qui se rencontrent et la noblesse et l'esprit et la fortune d'une duchesse d'Hérouville.

—Il y a, ma chère Modeste, dit Hélène d'Hérouville en emmenant sa nouvelle amie à quelques pas de là, mille barons de Canalis dans le royaume comme il y a cent poëtes à Paris qui le valent; et il est si peu grand homme que, moi, pauvre fille destinée à prendre le voile faute d'une dot, je ne voudrais pas de lui! Vous ne savez d'ailleurs pas ce que c'est qu'un jeune homme exploité depuis dix ans par la duchesse de Chaulieu. Il n'y a vraiment qu'une vieille femme de soixante ans bientôt qui puisse se soumettre aux petites indispositions dont est, dit-on, affligé le grand poëte, et dont la moindre fut, chez Louis XIV, un défaut insupportable; mais la duchesse n'en souffre pas autant, il est vrai, qu'en souffrirait une femme, elle ne l'a pas toujours chez elle comme on a un mari...

Et, pratiquant l'une des manœuvres particulières aux femmes entre elles, Hélène d'Hérouville répéta d'oreille à oreille les calomnies que les femmes jalouses de madame de Chaulieu colportaient 291 sur le poëte. Ce petit détail, assez commun dans les conversations des jeunes personnes, montre avec quel acharnement on se disputait déjà la fortune du comte de la Bastie.

En dix jours, les opinions du Chalet avaient beaucoup varié sur les trois personnages qui prétendaient à la main de Modeste. Ce changement, tout au désavantage de Canalis, se basait sur des considérations de nature à faire profondément réfléchir les porteurs d'une gloire quelconque. On ne peut nier, à voir la passion avec laquelle on poursuit un autographe, que la curiosité publique ne soit vivement excitée par la Célébrité. La plupart des gens de province ne se rendent évidemment pas un compte exact des procédés que les gens illustres emploient pour mettre leur cravate, marcher sur le boulevard, bayer aux corneilles ou manger une côtelette; car, lorsqu'ils aperçoivent un homme vêtu des rayons de la mode ou resplendissant d'une faveur plus ou moins passagère, mais toujours enviée, les uns disent:—«Oh! c'est ça!» ou bien:—«C'est drôle!» et autres exclamations bizarres. En un mot, le charme étrange que cause toute espèce de gloire, même justement acquise, ne subsiste pas. C'est, surtout pour les gens superficiels, moqueurs ou envieux, une sensation rapide comme l'éclair et qui ne se renouvelle point. Il semble que la gloire, de même que le soleil, chaude et lumineuse à distance, est, si l'on s'en approche, froide comme la sommité d'une alpe. Peut-être l'homme n'est-il réellement grand que pour ses pairs; peut-être les défauts inhérents à la condition humaine disparaissent-ils plutôt à leurs yeux qu'à ceux des vulgaires admirateurs. Pour plaire tous les jours, un poëte serait donc tenu de déployer les grâces mensongères des gens qui savent se faire pardonner leur obscurité par leurs façons aimables et par leurs complaisants discours; car, outre le génie, chacun lui demande les plates vertus de salon et le berquinisme de famille. Le grand poëte du faubourg Saint-Germain, qui ne voulut pas se plier à cette loi sociale, vit succéder une insultante indifférence à l'éblouissement causé par sa conversation des premières soirées. L'esprit prodigué sans mesure produit sur l'âme l'effet d'une boutique de cristaux sur les yeux; c'est assez dire que le feu, que le brillant de Canalis fatigua promptement des gens qui, selon leur mot, aimaient le solide. Tenu bientôt de se montrer homme ordinaire, le poëte rencontra de nombreux écueils sur un terrain où La Brière conquit les suffrages de ceux qui d'abord l'avaient trouvé 292 maussade. On éprouva le besoin de se venger de la réputation de Canalis en lui préférant son ami. Les meilleures personnes sont ainsi faites. Le simple et bon Référendaire n'offensait aucun amour-propre; en revenant à lui, chacun lui découvrit du cœur, une grande modestie, une discrétion de coffre-fort et une excellente tenue. Le duc d'Hérouville mit, comme valeur politique, Ernest beaucoup au-dessus de Canalis. Le poëte, inégal, ambitieux et mobile comme le Tasse, aimait le luxe, la grandeur, il faisait des dettes; tandis que le jeune Conseiller, d'un caractère égal, vivait sagement, utile sans fracas, attendant les récompenses sans les quêter, et faisait des économies. Canalis avait d'ailleurs donné raison aux bourgeois qui l'observaient. Depuis deux ou trois jours, il se laissait aller à des mouvements d'impatience, à des abattements, à ces mélancolies sans raison apparente, à ces changements d'humeur, fruits du tempérament nerveux des poëtes. Ces originalités (le mot de la province) engendrées par l'inquiétude que lui causaient ses torts, grossis de jour en jour, envers la duchesse de Chaulieu à laquelle il devait écrire sans pouvoir s'y résoudre, furent soigneusement remarquées par la douce Américaine, par la digne madame Latournelle, et devinrent le sujet de plus d'une causerie entre elles et madame Mignon. Canalis ressentit les effets de ces causeries sans se les expliquer. L'attention ne fut plus la même, les visages ne lui offrirent plus cet air ravi des premiers jours; tandis qu'Ernest commençait à se faire écouter. Depuis deux jours, le poëte essayait donc de séduire Modeste, et profitait de tous les instants où il pouvait se trouver seul avec elle pour l'envelopper dans les filets d'un langage passionné. Le coloris de Modeste avait appris aux deux filles avec quel plaisir l'héritière écoutait de délicieux concetti délicieusement dits; et, inquiètes d'un tel progrès, elles venaient de recourir à l'ultima ratio des femmes en pareil cas, à ces calomnies qui manquent rarement leur effet en s'adressant aux répugnances physiques les plus violentes. Aussi, en se mettant à table, le poëte aperçut-il des nuages sur le front de son idole, il y lut les perfidies de mademoiselle d'Hérouville, et jugea nécessaire de se proposer lui-même pour mari dès qu'il pourrait parler à Modeste. En entendant quelques propos aigres-doux, quoique polis, échangés entre Canalis et les deux nobles filles, Gobenheim poussa le coude à Butscha son voisin pour lui montrer le poëte et le Grand-Écuyer.

—Ils se démoliront l'un par l'autre, lui dit-il à l'oreille.

293 —Canalis a bien assez de génie pour se démolir à lui tout seul, répondit le nain.

Pendant le dîner, qui fut d'une excessive magnificence et admirablement bien servi, le duc remporta sur Canalis un grand avantage. Modeste, qui la veille avait reçu ses habits de cheval, parla de promenades à faire aux environs. Par le tour que prit la conversation, elle fut amenée à manifester le désir de voir une chasse à courre, plaisir qui lui était inconnu. Aussitôt le duc proposa de donner à mademoiselle Mignon le spectacle d'une chasse dans une forêt de la Couronne, à quelques lieues du Havre. Grâce à ses relations avec le prince de Cadignan, Grand-Veneur, il entrevit les moyens de déployer aux yeux de Modeste un faste royal, de la séduire en lui montrant le monde fascinant de la cour et lui faisant souhaiter de s'y introduire par un mariage. Des coups d'œil échangés entre le duc et les deux demoiselles d'Hérouville que surprit Canalis, disaient assez: «A nous l'héritière!» pour que le poëte, réduit à ses splendeurs personnelles, se hâtât d'obtenir un gage d'affection. Presque effrayée de s'être avancée au delà de ses intentions avec les d'Hérouville, Modeste, en se promenant après le dîner dans le parc, affecta d'aller un peu en avant de la compagnie avec Melchior. Par une curiosité de jeune fille, et assez légitime, elle laissa deviner les calomnies dites par Hélène; et sur une exclamation de Canalis, elle lui demanda le secret qu'il promit.

—Ces coups de langue, dit-il, sont de bonne guerre dans le grand monde; votre probité s'en effarouche et moi j'en ris, j'en suis même heureux. Ces demoiselles doivent croire les intérêts de Sa Seigneurie bien en danger pour y avoir recours.

Et, profitant aussitôt de l'avantage que donne une communication de ce genre, Canalis mit à sa justification une telle verve de plaisanterie, une passion si spirituellement exprimée en remerciant Modeste d'une confidence où il se dépêchait de voir un peu d'amour, qu'elle se vit tout aussi compromise avec le poëte qu'avec le Grand-Écuyer. Canalis, sentant la nécessité d'être hardi, se déclara nettement. Il fit à Modeste des serments où sa poésie rayonna comme la lune ingénieusement invoquée, où brilla la description de la beauté de cette charmante blonde admirablement habillée pour cette fête de famille. Cette exaltation de commande, à laquelle le soir, le feuillage, le ciel et la terre, la nature entière servirent de complices, entraîna cet avide amant au delà de toute raison; car il parla de son 294 désintéressement et sut rajeunir par les grâces de son style le fameux thème: Quinze cents francs et ma Sophie de Diderot, ou Une chaumière et ton cœur! de tous les amants qui connaissent bien la fortune d'un beau-père.

—Monsieur, dit Modeste après avoir savouré la mélodie de ce concerto si admirablement exécuté sur un thème connu, la liberté que me laissent mes parents m'a permis de vous entendre; mais c'est à eux que vous devriez vous adresser.

—Eh bien! s'écria Canalis, dites-moi que, si j'obtiens leur aveu, vous ne demanderez pas mieux que de leur obéir.

—Je sais d'avance, répondit-elle, que mon père a des fantaisies qui peuvent contrarier le juste orgueil d'une vieille maison comme la vôtre, car il désire voir porter son titre et son nom par ses petits-fils.

—Eh! chère Modeste, quels sacrifices ne ferait-on pas pour confier sa vie à un ange gardien tel que vous?

—Vous me permettrez de ne pas décider en un instant du sort de toute ma vie, dit-elle en rejoignant les demoiselles d'Hérouville.

En ce moment ces deux nobles filles caressaient les vanités du petit Latournelle, afin de le mettre dans leurs intérêts. Mademoiselle d'Hérouville, à qui, pour la distinguer de sa nièce Hélène, il faut donner exclusivement le nom patrimonial, donnait à entendre au notaire que la place de président du tribunal au Havre, dont disposerait Charles X en leur faveur, était une retraite due à son talent de légiste et à sa probité. Butscha, qui se promenait avec La Brière et qui s'effrayait des progrès de l'audacieux Melchior, trouva moyen de causer pendant quelques minutes au bas du perron avec Modeste, au moment où l'on rentra pour se livrer aux taquinages de l'inévitable whist.

—Mademoiselle, j'espère que vous ne lui dites pas encore Melchior?... lui demanda-t-il à voix basse.

—Peu s'en faut! mon nain mystérieux, répondit-elle en souriant à faire damner un ange.

—Grand Dieu! s'écria le clerc en laissant tomber ses mains qui frôlèrent les marches.

—Eh bien! ne vaut-il pas ce haineux et sombre Référendaire à qui vous vous intéressez? reprit-elle en prenant pour Ernest un de ces airs hautains dont le secret n'appartient qu'aux jeunes filles, comme si la Virginité leur prêtait des ailes pour s'envoler si haut. 295 Est-ce votre petit monsieur de La Brière qui m'accepterait sans dot? dit-elle après une pause.

—Demandez à monsieur votre père? répliqua Butscha qui fit quelques pas pour emmener Modeste à une distance respectable des fenêtres. Écoutez-moi, mademoiselle. Vous savez que celui qui vous parle est prêt à vous donner non seulement sa vie, mais encore son honneur, en tout temps, à tout moment; ainsi vous pouvez croire en lui, vous pouvez lui confier ce que peut-être vous ne diriez pas à votre père. Eh bien, ce sublime Canalis vous a-t-il tenu le langage désintéressé qui vous fait jeter ce reproche à la face du pauvre Ernest?

—Oui.

—Y croyez-vous?

—Ceci, mau-clerc, reprit-elle en lui donnant un des dix ou douze surnoms qu'elle lui avait trouvés, m'a l'air de mettre en doute la puissance de mon amour-propre.

—Vous riez, chère mademoiselle; ainsi rien n'est sérieux, et j'espère alors que vous vous moquez de lui.

—Que penseriez-vous de moi, monsieur Butscha, si je me croyais le droit de railler quelqu'un de ceux qui me font l'honneur de me vouloir pour femme? Sachez, maître Jean, que, même en ayant l'air de mépriser le plus méprisable des hommages, une fille est toujours flattée de l'obtenir...

—Ainsi, je vous flatte?... dit le clerc en montrant sa figure illuminée comme l'est une ville pour une fête.

—Vous?... dit-elle. Vous me témoignez la plus précieuse de toutes les amitiés, un sentiment désintéressé comme celui d'une mère pour sa fille! ne vous comparez à personne, car mon père lui-même est obligé de se dévouer à moi.—Elle fit une pause.—Je ne puis pas dire que je vous aime, dans le sens que les hommes donnent à ce mot, mais ce que je vous accorde est éternel, et ne connaîtra jamais de vicissitudes.

—Eh bien, dit Butscha qui feignit de ramasser un caillou pour baiser le bout des souliers de Modeste en y laissant une larme, permettez-moi donc de veiller sur vous, comme un dragon veille sur un trésor. Le poëte vous a déployé tout à l'heure la dentelle de ses précieuses phrases, le clinquant des promesses. Il a chanté son amour sur la plus belle corde de sa lyre, n'est-ce pas?... Si dès que ce noble amant aura la certitude de votre peu de fortune, vous le voyez 296 changeant de conduite, embarrassé, froid; en ferez-vous encore votre mari, lui donnerez-vous toujours votre estime?...

—Ce serait un Francisque Althor?... demanda-t-elle avec un geste où se peignit un amer dégoût.

—Laissez-moi le plaisir de produire ce changement de décoration, dit Butscha. Non seulement, je veux que ce soit subit; mais, après, je ne désespère pas de vous rendre votre poëte amoureux de nouveau, de lui faire souffler alternativement le froid et le chaud sur votre cœur aussi gracieusement qu'il soutient le pour et le contre dans la même soirée, sans quelquefois s'en apercevoir.

—Si vous avez raison, dit-elle, à qui se fier?...

—A celui qui vous aime véritablement.

—Au petit duc?...

Butscha regarda Modeste. Tous deux, ils firent quelques pas en silence. La jeune fille fut impénétrable, elle ne sourcilla pas.

—Mademoiselle, me permettez-vous d'être le traducteur des pensées tapies au fond de votre cœur, comme des mousses marines sous les eaux, et que vous ne voulez pas vous expliquer.

—Eh! quoi, dit Modeste, mon conseiller-intime-privé-actuel serait encore un miroir?...

—Non, mais un écho, répondit-il en accompagnant ce mot d'un geste empreint d'une sublime modestie. Le duc vous aime, mais il vous aime trop. Si j'ai bien compris, moi nain, l'infinie délicatesse de votre cœur, il vous répugnerait d'être adorée comme un Saint-Sacrement dans son tabernacle. Mais, comme vous êtes éminemment femme, vous ne voulez pas plus voir un homme sans cesse à vos pieds et de qui vous seriez éternellement sûre, que vous ne voudriez d'un égoïste, comme Canalis, qui se préférerait à vous... Pourquoi? je n'en sais rien. Je me ferai femme et vieille femme pour savoir la raison de ce programme que j'ai lu dans vos yeux, et qui peut-être est celui de toutes les filles. Néanmoins, vous avez dans votre grande âme un besoin d'adoration. Quand un homme est à vos genoux, vous ne pouvez pas vous mettre aux siens.—On ne va pas loin ainsi, disait Voltaire. Le petit duc a donc trop de génuflexions dans le moral; et Canalis pas assez, pour ne pas dire point du tout. Aussi deviné-je la malice cachée de vos sourires, quand vous vous adressez au Grand-Écuyer, quand il vous parle, quand vous lui répondez. Vous ne pouvez jamais être malheureuse avec le duc, tout le monde vous approuvera si vous le 297 choisissez pour mari, mais vous ne l'aimerez point. Le froid de l'égoïsme et la chaleur excessive d'une extase continuelle produisent sans doute dans le cœur de toutes les femmes une négation. Évidemment, ce n'est pas ce triomphe perpétuel qui vous prodiguera les délices infinies du mariage que vous rêvez, où il se rencontre des obéissances qui rendent fière, où l'on fait de grands petits sacrifices cachés avec bonheur, où l'on ressent des inquiétudes sans cause, où l'on attend avec ivresse des succès, où l'on plie avec joie devant des grandeurs imprévues, où l'on est compris jusque dans ses secrets, où parfois une femme protége de son amour son protecteur...

—Vous êtes sorcier! dit Modeste.

—Vous ne trouverez pas non plus cette douce égalité de sentiments, ce partage continu de la vie et cette certitude de plaire qui fait accepter le mariage, en épousant un Canalis, un homme qui ne pense qu'à lui, dont le moi est la note unique, dont l'attention ne s'est pas encore abaissée jusqu'à se prêter à votre père ou au Grand-Écuyer!... un ambitieux du second ordre à qui votre dignité, votre obéissance importent peu, qui fera de vous une chose nécessaire dans sa maison, et qui vous insulte déjà par son indifférence en fait d'honneur! Oui, vous vous permettriez de souffleter votre mère, Canalis fermerait les yeux pour pouvoir se nier votre crime à lui-même, tant il a soif de votre fortune. Ainsi, mademoiselle, je ne pensais ni au grand poëte qui n'est qu'un petit comédien, ni à Sa Seigneurie qui ne serait pour vous qu'un beau mariage et non pas un mari...

—Butscha, mon cœur est un livre blanc où vous gravez vous-même ce que vous y lisez, répondit Modeste. Vous êtes entraîné par votre haine de province contre tout ce qui vous force à regarder plus haut que la tête. Vous ne pardonnez pas au poëte d'être un homme politique, de posséder une belle parole, d'avoir un immense avenir, et vous calomniez ses intentions...

—Lui?... mademoiselle. Il vous tournera le dos du jour au lendemain avec la lâcheté d'un Vilquin.

—Oh! faites-lui jouer cette scène de comédie, et...

—Sur tous les tons, dans trois jours, mercredi, souvenez-vous-en. Jusque-là, mademoiselle, amusez-vous à entendre tous les airs de cette serinette, afin que les ignobles dissonances de la contre-partie en ressortent mieux.

298 Modeste rentra gaiement au salon où, seul de tous les hommes, La Brière, assis dans l'embrasure d'une fenêtre, d'où, sans doute, il avait contemplé son idole, se leva comme si quelque huissier eût crié: La Reine! Ce fut un mouvement respectueux plein de cette vive éloquence particulière au geste et qui surpasse celle des plus beaux discours. L'amour parlé ne vaut pas l'amour prouvé, toutes les jeunes filles de vingt ans en ont cinquante pour pratiquer cet axiome. Là est le grand argument des séducteurs. Au lieu de regarder Modeste en face, comme le fit Canalis qui la salua par un hommage public, l'amant dédaigné la suivit d'un long regard en dessous, humble à la façon de Butscha, presque craintif. La jeune héritière remarqua cette contenance en allant se placer auprès de Canalis au jeu de qui elle parut s'associer. Durant la conversation, La Brière apprit par un mot de Modeste à son père qu'elle reprendrait mercredi l'exercice du cheval; elle lui faisait observer qu'il lui manquait une cravache en harmonie avec la somptuosité de ses habits d'écuyère. Le Référendaire lança sur le nain un regard qui petilla comme un incendie; et, quelques instants après, ils piétinaient tous deux sur la terrasse.

—Il est neuf heures, dit Ernest à Butscha, je pars pour Paris à franc étrier, j'y puis être demain matin à dix heures. Mon cher Butscha, de vous elle acceptera bien un souvenir, car elle a de l'amitié pour vous; laissez-moi lui donner, sous votre nom, une cravache, et sachez que, pour prix de cette immense complaisance, vous aurez en moi non pas un ami, mais un dévouement.

—Allez, vous êtes bien heureux, dit le clerc, vous avez de l'argent, vous!...

—Prévenez Canalis de ma part que je ne rentrerai pas, et qu'il invente un prétexte pour justifier une absence de deux jours.

Une heure après, Ernest, parti en courrier, arriva en douze heures à Paris où son premier soin fut de retenir une place à la malle-poste du Havre pour le lendemain. Puis, il alla chez les trois plus célèbres bijoutiers de Paris, comparant les pommes de cravache, et cherchant ce que l'art pouvait offrir de plus royalement beau. Il trouva, faite pour une Russe qui n'avait pu la payer après l'avoir commandée, une chasse au renard sculptée dans l'or, et terminée par un rubis d'un prix exorbitant pour les appointements d'un Référendaire; toutes ses économies y passèrent, il s'agissait de sept mille francs. Ernest donna le dessin des armes des La 299 Bastie, et vingt heures pour les exécuter à la place de celles qui s'y trouvaient. Cette chasse, un chef-d'œuvre de délicatesse, fut ajustée à une cravache de caoutchouc, et mise dans un étui de maroquin rouge doublé de velours sur lequel on grava deux M entrelacés. Le mercredi matin, La Brière était arrivé par la malle, et à temps pour déjeuner avec Canalis. Le poëte avait caché l'absence de son secrétaire en le disant occupé d'un travail envoyé de Paris. Butscha, qui se trouvait à la Poste pour tendre la main au Référendaire à l'arrivée de la malle, courut porter à Françoise Cochet cette œuvre d'art en lui recommandant de la placer sur la toilette de Modeste.

—Vous accompagnerez, sans doute, mademoiselle Modeste à sa promenade, dit le clerc qui revint chez Canalis pour annoncer par une œillade à La Brière que la cravache était heureusement parvenue à sa destination.

—Moi, répondit Ernest, je vais me coucher...

—Ah bah! s'écria Canalis en regardant son ami, je ne te comprends plus.

On allait déjeuner, naturellement le poëte offrit au clerc de se mettre à table. Butscha restait avec l'intention de se faire inviter au besoin par La Brière, en voyant sur la physionomie de Germain le succès d'une malice de bossu que doit faire prévoir sa promesse à Modeste.

—Monsieur a bien raison de garder le clerc de monsieur Latournelle, dit Germain à l'oreille de Canalis.

Canalis et Germain allèrent dans le salon sur un clignotement d'œil du domestique à son maître.

—Ce matin, monsieur, je suis allé voir pêcher, une partie proposée avant-hier par un patron de barque de qui j'ai fait la connaissance.

Germain n'avoua pas avoir eu le mauvais goût de jouer au billard dans un café du Havre où Butscha l'avait enveloppé d'amis pour agir à volonté sur lui.

—Eh bien, dit Canalis, au fait, vivement.

—Monsieur le baron, j'ai entendu sur monsieur Mignon une discussion à laquelle j'ai poussé de mon mieux, on ne savait pas à qui j'appartenais. Ah! monsieur le baron, le bruit du port est que vous donnez dans un panneau. La fortune de mademoiselle de La Bastie est, comme son nom, très modeste. Le vaisseau sur lequel le père est venu n'est pas à lui, mais à des marchands de la Chine 300 avec lesquels il devra loyalement compter. On débite à ce sujet des choses peu flatteuses pour l'honneur du colonel. Ayant entendu dire que vous et monsieur le duc vous vous disputiez mademoiselle de La Bastie, j'ai pris la liberté de vous prévenir; car, de vous deux, il vaut mieux que ce soit Sa Seigneurie qui la gobe... En revenant, j'ai fait un tour sur le port, devant la salle de spectacle où se promènent les négociants parmi lesquels je me suis faufilé hardiment. Ces braves gens, voyant un homme bien vêtu, se sont mis à causer du Havre; de fil en aiguille, je les ai mis sur le compte du colonel Mignon, et ils se sont si bien trouvés d'accord avec les pêcheurs, que je manquerais à mes devoirs en me taisant. Voilà pourquoi j'ai laissé monsieur s'habiller, se lever seul...

—Que faire? s'écria Canalis en se trouvant engagé de manière à ne pouvoir plus revenir sur ses promesses à Modeste.

—Monsieur connaît mon attachement, dit Germain en voyant le poëte comme foudroyé, il ne s'étonnera pas de me voir lui donner un conseil. Si vous pouviez griser ce clerc, il dirait bien le fin mot là-dessus; et, s'il ne se déboutonne pas à la seconde bouteille de vin de Champagne, ce sera toujours bien à la troisième. Il serait d'ailleurs singulier que monsieur, que nous verrons sans doute un jour ambassadeur, comme Philoxène l'a entendu dire à madame la duchesse, ne vînt pas à bout d'un clerc du Havre.

En ce moment, Butscha, l'auteur inconnu de cette partie de pêche, invitait le Référendaire à se taire sur le sujet de son voyage à Paris, et à ne pas contrarier sa manœuvre à table. Le clerc avait tiré parti d'une réaction défavorable à Charles Mignon qui s'opérait au Havre. Voici pourquoi. Monsieur le comte de La Bastie laissait dans un complet oubli ses amis d'autrefois qui pendant son absence avaient oublié sa femme et ses enfants. En apprenant qu'il se donnait un grand dîner à la villa Mignon, chacun se flatta d'être un des convives et s'attendit à recevoir une invitation; mais quand on sut que Gobenheim, les Latournelle, le duc et les deux Parisiens étaient les seuls invités, il se fit une clameur de haro sur l'orgueil du négociant; son affectation à ne voir personne, à ne pas descendre au Havre, fut alors remarquée et attribuée à un mépris dont se vengea le Havre en mettant en question cette soudaine fortune. En caquetant, chacun sut bientôt que les fonds nécessaires au réméré de Vilquin avaient été fournis par Dumay. Cette circonstance permit aux plus acharnés de 301 supposer calomnieusement que Charles était venu confier au dévouement absolu de Dumay des fonds pour lesquels il prévoyait des discussions avec ses prétendus associés de Canton. Les demi-mots de Charles dont l'intention fut toujours de cacher sa fortune, les dires de ses gens à qui le mot fut donné, prêtaient un air de vraisemblance à ces fables grossières, auxquelles chacun crut en obéissant à l'esprit de dénigrement qui anime les commerçants les uns contre les autres. Autant le patriotisme de clocher avait vanté l'immense fortune d'un des fondateurs du Havre, autant la jalousie de province la diminua. Le clerc, à qui les pêcheurs devaient plus d'un service, leur demanda le secret et un coup de langue. Il fut bien servi. Le patron de la barque dit à Germain qu'un de ses cousins, un matelot, arrivait de Marseille, congédié par suite de la vente du brick sur lequel le colonel était revenu. Le brick se vendait pour le compte d'un nommé Castagnould, et la cargaison, selon le cousin, valait tout au plus trois ou quatre cent mille francs.

—Germain, dit Canalis au moment où le valet de chambre sortit, tu nous serviras du vin de Champagne et du vin de Bordeaux. Un membre de la Basoche de Normandie doit remporter des souvenirs de l'hospitalité d'un poëte... Et puis, il a de l'esprit autant que le Figaro, dit Canalis en appuyant sa main sur l'épaule du nain, il faut que cet esprit de petit journal jaillisse et mousse avec le vin de Champagne; nous ne nous épargnerons pas non plus, Ernest?... Il y a bien, ma foi! deux ans que je ne me suis grisé, reprit-il en regardant La Brière.

—Avec du vin?... cela se conçoit, répondit le clerc. Vous vous grisez tous les jours de vous-même! Vous buvez à même, en fait de louanges. Ah! vous êtes beau, vous êtes poëte, vous êtes illustre de votre vivant, vous avez une conversation à la hauteur de votre génie, et vous plaisez à toutes les femmes, même à ma patronne. Aimé de la plus belle sultane Validé que j'aie vue (je n'ai encore vu que celle-là), vous pouvez, si vous le voulez, épouser mademoiselle de La Bastie... Tenez, rien qu'à faire l'inventaire du présent sans compter votre avenir (un beau titre, la pairie, une ambassade!...), me voilà soûl, comme ces gens qui mettent en bouteilles le vin d'autrui.

—Toutes ces magnificences sociales, reprit Canalis, ne sont rien sans ce qui les met en valeur, la fortune!... Nous sommes ici entre hommes, les beaux sentiments sont charmants en stances.

302 —Et en circonstances, dit le clerc en faisant un geste significatif.

—Mais vous, monsieur le faiseur de contrats, dit le poëte en souriant de l'interruption, vous savez aussi bien que moi que chaumière rime avec misère.

A table, Butscha se développa dans le rôle du Trigaudin de la Maison en loterie, à effrayer Ernest, qui ne connaissait pas les charges d'Étude: elles valent les charges d'atelier. Le clerc raconta la chronique scandaleuse du Havre, l'histoire des fortunes, celle des alcôves et les crimes commis le code à la main, ce qu'on appelle, en Normandie, se tirer d'affaire comme on peut. Il n'épargna personne. Sa verve croissait avec le torrent de vin qui passait par son gosier comme un orage par une gouttière.

—Sais-tu, La Brière, que ce brave garçon-là, dit Canalis en versant du vin à Butscha, ferait un fameux secrétaire d'ambassade?...

—A dégoter son patron! reprit le nain en jetant à Canalis un regard où l'insolence se noya dans le petillement du gaz acide carbonique. J'ai assez peu de reconnaissance et assez d'intrigue pour vous monter sur les épaules. Un poëte portant un avorton!... ça se voit quelquefois, et même assez souvent... dans la librairie. Allons, vous me regardez comme un avaleur d'épées. Eh! mon cher grand génie, vous êtes un homme supérieur, vous savez bien que la reconnaissance est un mot d'imbécile, on le met dans le dictionnaire, mais il n'est pas dans le cœur humain. La reconnaissance n'a de valeur qu'à certain mont qui n'est ni le Parnasse ni le Pinde. Croyez-vous que je doive beaucoup à ma patronne pour m'avoir élevé? mais la ville entière lui a soldé ce compte en estime, en paroles, en admiration, la plus chère des monnaies. Je n'admets pas le bien dont on se constitue des rentes d'amour-propre. Les hommes font entre eux un commerce de services, le mot reconnaissance indique un débet, voilà tout. Quant à l'intrigue, elle est ma divinité. Comment! dit-il à un geste de Canalis, vous n'adoreriez pas la faculté qui permet à un homme souple de l'emporter sur l'homme de génie, qui demande une observation constante des vices, des faiblesses de nos supérieurs, et la connaissance de l'heure du berger en toute chose. Demandez à la diplomatie si le plus beau de tous les succès n'est pas le triomphe de la ruse sur la force? Si j'étais votre secrétaire, monsieur le baron, vous seriez bientôt premier ministre, parce que j'y aurais le plus puissant intérêt!... Tenez, voulez-vous une preuve de mes petits talents en ce genre? 303 Oyez? Vous aimez à l'adoration mademoiselle Modeste, et vous avez raison. L'enfant a mon estime, c'est une vraie Parisienne. Il pousse, par-ci, par-là, des Parisiennes en province!... Notre Modeste est femme à lancer un homme... Elle a de ça, dit-il, en donnant en l'air un tour de poignet. Vous avez un concurrent redoutable, le duc: que me donnez-vous pour lui faire quitter le Havre avant trois jours?...

—Achevons cette bouteille, dit le poëte en remplissant le verre de Butscha.

—Vous allez me griser! dit le clerc en lampant un neuvième verre de vin de Champagne. Avez-vous un lit où je puisse dormir une heure? Mon patron est sobre comme un chameau qu'il est, et madame Latournelle aussi. L'un et l'autre, ils auraient la dureté de me gronder, et ils auraient raison contre moi qui n'en aurais plus, j'ai des actes à faire!... Puis, reprenant ses idées antérieures sans transition, à la manière des gens gris, il s'écria:—Et quelle mémoire?... Elle égale ma reconnaissance.

—Butscha, s'écria le poëte, tout à l'heure tu te disais sans reconnaissance, tu te contredis.

—Du tout, reprit le clerc. Oublier, c'est presque toujours se souvenir! Allez! marchez! je suis taillé pour faire un fameux secrétaire...

—Comment t'y prendrais-tu pour renvoyer le duc? dit Canalis, charmé de voir la conversation aller d'elle-même à son but.

—Ça, ne vous regarde pas! fit le clerc en lâchant un hoquet majeur.

Butscha roula sa tête sur ses épaules et ses yeux de Germain à La Brière, de La Brière à Canalis, à la manière des gens qui, sentant venir l'ivresse, veulent savoir dans quelle estime on les tient; car, dans le naufrage de l'ivresse, on peut observer que l'amour-propre est le seul sentiment qui surnage.

—Dites donc, grand poëte, vous êtes pas mal farceur! Vous me prenez donc pour un de vos lecteurs, vous qui envoyez à Paris votre ami à franc étrier pour aller chercher des renseignements sur la maison Mignon... Je blague, tu blagues, nous blaguons... Bon! Mais faites-moi l'honneur de croire que je suis assez calculateur pour toujours me donner la conscience nécessaire à mon état. En ma qualité de premier clerc de maître Latournelle, mon cœur est un carton à cadenas...... Ma bouche ne livre aucun papier relatif aux clients. Je 304 sais tout et je ne sais rien. Et puis, ma passion est connue. J'aime Modeste, elle est mon élève, elle doit faire un beau mariage..... Et j'emboiserais le duc, s'il le fallait. Mais vous épousez...

—Germain, le café, les liqueurs... dit Canalis.

—Des liqueurs?... répéta Butscha levant la main comme une fausse vierge qui veut résister à une petite séduction. Ah! mes pauvres actes!... il y a justement un contrat de mariage. Tenez, mon second clerc est bête comme un avantage matrimonial et capable de f... f... flanquer un coup de canif dans les paraphernaux de la future épouse; il se croit bel homme parce qu'il a cinq pieds six pouces... un imbécile.

—Tenez, voici de la crème de thé, une liqueur des îles, dit Canalis. Vous que mademoiselle Modeste consulte...

—Elle me consulte...

—Eh bien! croyez-vous qu'elle m'aime? demanda le poëte.

Ui, plus que le duc! répondit le nain en sortant d'une espèce de torpeur qu'il jouait à merveille. Elle vous aime à cause de votre désintéressement. Elle me disait que pour vous elle était capable des plus grands sacrifices, de se passer de toilette, de ne dépenser que mille écus par an, d'employer sa vie à vous prouver qu'en l'épousant vous auriez fait une excellente affaire, et elle est crânement (un hoquet) honnête, allez! et instruite, elle n'ignore de rien, cette fille-là!

—Çà et trois cent mille francs, dit Canalis.

—Oh! il y a peut-être ce que vous dites, reprit avec enthousiasme le clerc. Le papa Mignon... Voyez-vous, il est mignon comme père (aussi l'estimé-je...) Pour bien établir sa fille unique il se dépouillera de tout... Ce colonel est habitué par votre Restauration (un hoquet) à rester en demi-solde, il sera très heureux de vivre avec Dumay en carottant au Havre, il donnera certainement ses trois cent mille francs à la petite... Mais n'oublions pas Dumay, qui destine sa fortune à Modeste. Dumay, vous savez, est Breton, son origine est une valeur au contrat, il ne variera pas, et sa fortune vaudra celle de son patron. Néanmoins, comme ils m'écoutent, au moins autant que vous, quoique je ne parle pas tant ni si bien, je leur ai dit: «Vous mettez trop à votre habitation; si Vilquin vous la laisse, voilà deux cent mille francs qui ne rapporteront rien... Il resterait donc cent mille francs à faire boulotter... ce n'est pas assez, à mon avis...» En ce moment, le colonel 305 et Dumay se consultent. Croyez-moi! Modeste est riche. Les gens du port disent des sottises en ville, ils sont jaloux... Qui donc a pareille dot dans le département? dit Butscha qui leva les doigts pour compter.—Deux à trois cent mille francs comptant, dit-il en inclinant le pouce de sa main gauche qu'il toucha de l'index de la droite, et d'un!—La nue propriété de la villa Mignon, reprit-il en renversant l'index gauche, et de deux!—Tertiò, la fortune de Dumay! ajouta-t-il en couchant le doigt du milieu. Mais la petite mère Modeste est une fille d'un million, une fois que les deux militaires seront allés demander le mot d'ordre au père Éternel.

Cette naïve et brutale confidence, entremêlée de petits verres, dégrisait autant Canalis qu'elle semblait griser Butscha. Pour le clerc, jeune homme de province, évidemment cette fortune était colossale. Il laissa tomber sa tête dans la paume de sa main droite; et, accoudé majestueusement sur la table, il clignota des yeux en se parlant à lui-même.

—Dans vingt ans, au train dont va le Code, qui pile les fortunes avec le Titre des Successions, une héritière d'un million, ce sera rare comme le désintéressement chez un usurier. Vous me direz que Modeste mangera bien douze mille francs par an, l'intérêt de sa dot; mais elle est bien gentille... bien gentille... bien gentille. C'est, voyez-vous? (à un poëte, il faut des images!...) c'est une hermine malicieuse comme un singe.

—Que me disais-tu donc? s'écria doucement Canalis en regardant La Brière, qu'elle avait six millions?...

—Mon ami, dit Ernest, permets-moi de te faire observer que j'ai dû me taire, je suis lié par un serment, et c'est peut-être trop en dire déjà, que de...

—Un serment à qui?

—A monsieur Mignon.

—Comment! Ernest, toi qui sais combien la fortune m'est nécessaire...

Butscha ronflait.

—... Toi qui connais ma position, et tout ce que je perdrais, rue de Grenelle, à me marier, tu me laisserais froidement m'enfoncer?... dit Canalis en pâlissant. Mais, c'est une affaire entre amis, et notre amitié, mon cher, comporte un pacte antérieur à celui que t'a demandé ce rusé Provençal...

—Mon cher, dit Ernest, j'aime trop Modeste pour...

306 —Imbécile! je te la laisse, cria le poëte. Ainsi romps ton serment?...

—Me jures-tu, ta parole d'homme, d'oublier ce que je vais te dire, de te conduire avec moi comme si cette confidence ne t'avait jamais été faite, quoi qu'il arrive?...

—Je le jure, par la mémoire de ma mère.

—Eh bien! à Paris, monsieur Mignon m'a dit qu'il était bien loin d'avoir la fortune colossale dont m'ont parlé les Mongenod. L'intention du colonel est de donner deux cent mille francs à sa fille. Maintenant, Melchior, le père avait-il de la défiance? était-il sincère? Je n'ai pas à résoudre cette question. Si elle daignait me choisir, Modeste, sans dot, serait toujours ma femme.

—Un bas-bleu! d'une instruction à épouvanter, qui a tout lu! qui sait tout... en théorie, s'écria Canalis à un geste que fit La Brière, un enfant gâté, élevée dans le luxe dès ses premières années, et qui en est sevrée depuis cinq ans?... Ah! mon pauvre ami, songes-y bien.

—Ode et code! dit Butscha en se réveillant, vous faites dans l'Ode et moi dans le Code, il n'y a qu'un C de différence entre nous. Or, code vient de coda, queue! Vous m'avez régalé, je vous aime... ne vous laissez pas faire au code!... Tenez, un bon conseil vaut bien votre vin et votre crème de thé. Le père Mignon, c'est aussi une crème, la crème des honnêtes gens... Eh bien! montez à cheval, il accompagne sa fille, vous pouvez l'aborder franchement, parlez-lui dot, il vous répondra net, et vous verrez le fond du sac, aussi vrai que je suis gris et que vous êtes un grand homme; mais, pas vrai, nous quittons le Havre ensemble?... Je serai votre secrétaire, puisque ce petit, qui me croit gris et qui rit de moi, vous quitte... Allez, marchez, laissez-lui épouser la fille.

Canalis se leva pour aller s'habiller.

—Pas un mot... il court à son suicide, dit posément à La Brière Butscha froid comme Gobenheim, et qui fit à Canalis un signe familier aux gamins de Paris.—Adieu! mon maître, reprit le clerc en criant à tue-tête, vous me permettez de renarder dans le kiosque de madame Amaury?...

—Vous êtes chez vous, répondit le poëte.

Le clerc, objet des rires des trois domestiques de Canalis, gagna le kiosque en marchant dans les plates-bandes et les corbeilles de fleurs avec la grâce têtue des insectes qui décrivent leurs interminables 307 zigzags quand ils essayent de sortir par une fenêtre fermée. Lorsqu'il eut grimpé dans le kiosque, et que les domestiques furent rentrés, il s'assit sur un banc de bois peint et s'abîma dans les joies de son triomphe. Il venait de jouer un homme supérieur; il venait, non pas de lui arracher son masque, mais de lui en voir dénouer les cordons, et il riait comme un auteur à sa pièce, c'est-à-dire avec le sentiment de la valeur immense de ce vis comica.—Les hommes sont des toupies, il ne s'agit que de trouver la ficelle qui s'enroule à leur torse! s'écria-t-il. Ne me ferait-on pas évanouir en me disant: Mademoiselle Modeste vient de tomber de cheval, et s'est cassé la jambe!

Quelques instants après, Modeste, vêtue d'une délicieuse amazone de casimir vert-bouteille, coiffée d'un petit chapeau à voile vert, gantée de daim, des bottines de velours aux pieds sur lesquelles badinait la garniture de dentelle de son caleçon, et montée sur un poney richement harnaché, montrait à son père et au duc d'Hérouville le joli présent qu'elle venait de recevoir, elle en était heureuse en y devinant une de ces attentions qui flattent le plus les femmes.

—Est-ce de vous, monsieur le duc?... dit-elle en lui tendant le bout étincelant de la cravache. On a mis dessus une carte où se lisait: «Devine si tu peux» et des points. Françoise et madame Dumay prêtent cette charmante surprise à Butscha; mais mon cher Butscha n'est pas assez riche pour payer de si beaux rubis! Or, mon père, à qui j'ai dit, remarquez-le bien, dimanche soir, que je n'avais pas de cravache, m'a envoyé chercher celle-ci à Rouen.

Modeste montrait à la main de son père une cravache dont le bout était un semis de turquoises, une invention alors à la mode, et devenue depuis assez vulgaire.

—J'aurais voulu, mademoiselle, pour dix ans à prendre dans ma vieillesse, avoir le droit de vous offrir ce magnifique bijou, répondit courtoisement le duc.

—Ah! voici donc l'audacieux, s'écria Modeste en voyant venir Canalis à cheval. Il n'y a qu'un poëte pour savoir trouver de si belles choses... Monsieur, dit-elle à Melchior, mon père vous grondera, vous donnez raison à ceux qui vous reprochent ici vos dissipations.

—Ah! s'écria naïvement Canalis, voilà donc pourquoi La Brière est allé du Havre à Paris à franc étrier?

308 —Votre secrétaire a pris de telles libertés? dit Modeste en pâlissant et jetant sa cravache à Françoise Cochet avec une vivacité dans laquelle on devait lire un profond mépris. Rendez-moi cette cravache, mon père.

—Pauvre garçon qui gît sur son lit, moulu de fatigue! reprit Melchior en suivant la jeune fille qui s'était lancée au galop. Vous êtes dure, mademoiselle. «Je n'ai, m'a-t-il dit, que cette chance de me rappeler à son souvenir...»

—Et vous estimeriez une femme capable de garder des souvenirs de toutes les paroisses? dit Modeste.

Modeste, surprise de ne pas recevoir une réponse de Canalis, attribua cette inattention au bruit des chevaux.

—Comme vous vous plaisez à tourmenter ceux qui vous aiment! lui dit le duc. Cette noblesse, cette fierté démentent si bien vos écarts que je commence à soupçonner que vous vous calomniez vous-même en préméditant vos méchancetés.

—Ah! vous ne faites que vous en apercevoir, monsieur le duc, dit-elle en riant. Vous avez précisément la perspicacité d'un mari!

On fit presque un kilomètre en silence. Modeste s'étonna de ne plus recevoir la flamme des regards de Canalis qui paraissait un peu trop épris des beautés du paysage pour que cette admiration fût naturelle. La veille, Modeste montrant au poëte un admirable effet de coucher de soleil en mer, lui avait dit en le trouvant interdit comme un sourd:—«Eh bien! vous n'avez donc pas vu?—Je n'ai vu que votre main,» avait-il répondu.

—Monsieur La Brière sait-il monter à cheval? demanda Modeste à Canalis pour le taquiner.

—Pas très bien, mais il va, répondit le poëte devenu froid comme l'était Gobenheim avant le retour du colonel.

Dans une route de traverse que monsieur Mignon fit prendre pour aller, par un joli vallon, sur une colline qui couronnait le cours de la Seine, Canalis laissa passer Modeste et le duc, en ralentissant le pas de son cheval de manière à pouvoir cheminer de conserve avec le colonel.

—Monsieur le comte, vous êtes un loyal militaire, aussi verrez-vous sans doute dans ma franchise un titre à votre estime. Quand les propositions de mariage, avec toutes leurs discussions sauvages, ou trop civilisées si vous voulez, passent par la bouche des tiers, tout le monde y perd. Nous sommes l'un et l'autre deux 309 gentilshommes aussi discrets l'un que l'autre, et vous avez, tout comme moi, franchi l'âge des étonnements; ainsi parlons en camarades? Je vous donne l'exemple. J'ai vingt-neuf ans, je suis sans fortune territoriale, et je suis ambitieux. Mademoiselle Modeste me plaît infiniment, vous avez dû vous en apercevoir. Or, malgré les défauts que votre chère enfant se donne à plaisir...

—Sans compter ceux qu'elle a, dit le colonel en souriant.

—Je ferais d'elle avec plaisir ma femme, et je crois pouvoir la rendre heureuse. La question de fortune a toute l'importance de mon avenir, aujourd'hui en question. Toutes les jeunes filles à marier doivent être aimées quand même! Néanmoins, vous n'êtes pas homme à vouloir marier votre chère Modeste sans dot, et ma situation ne me permettrait pas plus de faire un mariage dit d'amour que de prendre une femme qui n'apporterait pas une fortune au moins égale à la mienne. J'ai de traitement, de mes sinécures, de l'Académie et de mon libraire, environ trente mille francs par an, fortune énorme pour un garçon. En réunissant soixante mille francs de rentes, ma femme et moi, je reste à peu près dans les termes d'existence où je suis. Donnez-vous un million à mademoiselle Modeste?

—Ah! monsieur, nous sommes bien loin de compte, dit jésuitiquement le colonel.

—Supposons donc, répliqua vivement Canalis, qu'au lieu de parler, nous ayons sifflé. Vous serez content de ma conduite, monsieur le comte: on me comptera parmi les malheureux qu'aura faits cette charmante personne. Donnez-moi votre parole de garder le silence envers tout le monde, même avec mademoiselle Modeste; car, ajouta-t-il comme fiche de consolation, il pourrait survenir dans ma position tel changement qui me permettrait de vous la demander sans dot.

—Je vous le jure, dit le colonel. Vous savez, monsieur, avec quelle emphase le public, celui de province comme celui de Paris, parle des fortunes qui se font et se défont. On amplifie également le malheur et le bonheur, nous ne sommes jamais ni si malheureux, ni si heureux qu'on le dit. En commerce, il n'y a de sûrs que les capitaux mis en fonds de terre, après les comptes soldés. J'attends avec une vive impatience les rapports de mes agents. La vente des marchandises et de mon navire, le règlement de mes comptes en Chine, rien n'est terminé. Je ne connaîtrai ma fortune que dans dix mois. 310 Néanmoins, à Paris, j'ai garanti deux cent mille francs de dot à monsieur de La Brière, et en argent comptant. Je veux constituer un majorat en terres, et assurer l'avenir de mes petits-enfants en leur obtenant la transmission de mes armes et de mes titres.

Depuis le commencement de cette réponse, Canalis n'écoutait plus. Les quatre cavaliers, se trouvant dans un chemin assez large, allèrent de front et gagnèrent le plateau d'où la vue planait sur le riche bassin de la Seine, vers Rouen, tandis qu'à l'autre horizon les yeux pouvaient encore apercevoir la mer.

—Butscha, je crois, avait raison, Dieu est un grand paysagiste, dit Canalis en contemplant ce point de vue unique parmi ceux qui rendent les bords de la Seine si justement célèbres.

—C'est surtout à la chasse, mon cher baron, répondit le duc, quand la nature est animée par une voix, par un tumulte dans le silence, que les paysages, aperçus alors rapidement, semblent vraiment sublimes avec leurs changeants effets.

—Le soleil est une inépuisable palette, dit Modeste en regardant le poëte avec une sorte de stupéfaction.

A une observation de Modeste sur l'absorption où elle voyait Canalis, il répondit qu'il se livrait à ses pensées, une excuse que les auteurs ont de plus à donner que les autres hommes.

—Sommes-nous bien heureux en transportant notre vie au sein du monde, en l'agrandissant de mille besoins factices et de nos vanités surexcitées? dit Modeste à l'aspect de cette coite et riche campagne qui conseillait une philosophique tranquillité d'existence.

—Cette bucolique, mademoiselle, s'est toujours écrite sur des tables d'or, dit le poëte.

—Et peut-être conçue dans les mansardes, répliqua le colonel.

Après avoir jeté sur Canalis un regard perçant qu'il ne soutint pas, Modeste entendit un bruit de cloches dans ses oreilles, elle vit tout sombre devant elle, et s'écria d'un accent glacial:—Ah! mais, nous sommes à mercredi!

—Ce n'est pas pour flatter le caprice, certes bien passager, de mademoiselle, dit solennellement le duc d'Hérouville à qui cette scène, tragique pour Modeste, avait laissé le temps de penser; mais je déclare que je suis si profondément dégoûté du monde, de la cour, de Paris, qu'avec une duchesse d'Hérouville douée des grâces et de l'esprit de mademoiselle, je prendrais l'engagement de 311 vivre en philosophe à mon château, faisant du bien autour de moi, desséchant mes tangues, élevant mes enfants...

—Ceci, monsieur le duc, vous sera compté, répondit Modeste en arrêtant ses yeux assez longtemps sur ce noble gentilhomme. Vous me flattez, reprit-elle, vous ne me croyez pas frivole, et vous me supposez assez de ressources en moi-même pour vivre dans la solitude. C'est peut-être là mon sort, ajouta-t-elle en regardant Canalis avec une expression de pitié.

—C'est celui de toutes les fortunes médiocres, répondit le poëte. Paris exige un luxe babylonien. Par moments, je me demande comment j'y ai jusqu'à présent suffi.

—Le roi peut répondre pour nous deux, dit le duc avec candeur, car nous vivons des bontés de Sa Majesté. Si, depuis la chute de monsieur le Grand, comme on nommait Cinq-Mars, nous n'avions pas eu toujours sa charge dans notre maison, il nous faudrait vendre Hérouville à la Bande Noire. Ah! croyez-moi, mademoiselle, c'est une grande humiliation pour moi de mêler des questions financières à mon mariage...

La simplicité de cet aveu parti du cœur, et où la plainte était sincère, toucha Modeste.

—Aujourd'hui, dit le poëte, personne en France, monsieur le duc, n'est assez riche pour faire la folie d'épouser une femme pour sa valeur personnelle, pour ses grâces, pour son caractère ou pour sa beauté...

Le colonel regarda Canalis d'une singulière manière après avoir examiné Modeste dont le visage ne montrait plus aucun étonnement.

—C'est pour des gens d'honneur, dit alors le colonel, un bel emploi de la richesse que de la destiner à réparer l'outrage du temps dans de vieilles maisons historiques.

—Oui, papa! répondit gravement la jeune fille.

Le colonel invita le duc et Canalis à dîner chez lui sans cérémonie, et dans leurs habits de cheval, en leur donnant l'exemple du négligé. Quand, à son retour, Modeste alla changer de toilette, elle regarda curieusement le bijou rapporté de Paris et qu'elle avait si cruellement dédaigné.

—Comme on travaille, aujourd'hui! dit-elle à Françoise Cochet devenue sa femme de chambre.

—Et ce pauvre garçon, mademoiselle, qui a la fièvre...

—Qui t'a dit cela?...

312 —Monsieur Butscha! Il est venu me prier de vous faire observer que vous vous seriez sans doute aperçue déjà qu'il vous avait tenu parole au jour dit!

Modeste descendit au salon dans une mise d'une simplicité royale.

—Mon cher père, dit-elle à haute voix en prenant le colonel par le bras, allez savoir des nouvelles de monsieur de La Brière et reportez-lui, je vous en prie, son cadeau. Vous pouvez alléguer que mon peu de fortune autant que mes goûts m'interdisent de porter des bagatelles qui ne conviennent qu'à des reines ou à des courtisanes. Je ne puis d'ailleurs rien accepter que d'un promis. Priez ce brave garçon de garder la cravache jusqu'à ce que vous sachiez si vous êtes assez riche pour la lui racheter.

—Ma petite fille est donc pleine de bon sens? dit le colonel en embrassant Modeste au front.

Canalis profita d'une conversation engagée entre le duc d'Hérouville et madame Mignon pour aller sur la terrasse où Modeste le rejoignit, attirée par la curiosité, tandis qu'il la crut amenée par le désir d'être madame de Canalis. Effrayé de l'impudeur avec laquelle il venait d'accomplir ce que les militaires appellent un quart de conversion, et que, selon la jurisprudence des ambitieux, tout homme dans sa position aurait fait tout aussi brusquement, il chercha des raisons plausibles à donner en voyant venir l'infortunée Modeste.

—Chère Modeste, lui dit-il en prenant un ton câlin, aux termes où nous en sommes, sera-ce vous déplaire que de vous faire remarquer combien vos réponses à propos de monsieur d'Hérouville sont pénibles pour un homme qui aime, mais surtout pour un poëte dont l'âme est femme, est nerveuse, et qui ressent les mille jalousies d'un amour vrai. Je serais un bien triste diplomate si je n'avais pas deviné que vos premières coquetteries, vos inconséquences calculées ont eu pour but d'étudier nos caractères...

Modeste leva la tête par un mouvement intelligent, rapide et coquet dont le type n'est peut-être que dans les animaux chez qui l'instinct produit des miracles de grâce.

—... Aussi, rentré chez moi, n'en étais-je plus la dupe. Je m'émerveillais de votre finesse en harmonie avec votre caractère et votre physionomie. Soyez tranquille, je n'ai jamais supposé que tant de duplicité factice ne fût pas l'enveloppe d'une candeur adorable. Non, votre esprit, votre instruction, n'ont rien ravi à cette 313 précieuse innocence que nous demandons à une épouse. Vous êtes bien la femme d'un poëte, d'un diplomate, d'un penseur, d'un homme destiné à connaître de chanceuses situations dans la vie, et je vous admire autant que je me sens d'attachement pour vous. Je vous en supplie, si vous n'avez pas joué la comédie avec moi, hier quand vous acceptiez la foi d'un homme dont la vanité va se changer en orgueil en se voyant choisi par vous, dont les défauts deviendront des qualités à votre divin contact, ne heurtez pas en lui le sentiment qu'il a porté jusqu'au vice?... Dans mon âme, la jalousie est un dissolvant, et vous m'en avez révélé toute la puissance, elle est affreuse, elle y détruit tout. Oh!... il ne s'agit pas de la jalousie à l'Othello! reprit-il à un geste que fit Modeste, fi donc!... il s'agit de moi-même! je suis gâté sur ce point. Vous connaissez l'affection unique à laquelle je suis redevable du seul bonheur dont j'aie joui, bien incomplet d'ailleurs! (Il hocha la tête.) L'amour est peint en enfant chez tous les peuples parce qu'il ne se conçoit pas lui-même sans toute la vie à lui... Eh bien! ce sentiment avait son terme indiqué par la nature. Il était mort-né. La maternité la plus ingénieuse a deviné, a calmé ce point douloureux de mon cœur, car une femme qui se sent, qui se voit mourir aux joies de l'amour, a des ménagements angéliques; aussi la duchesse ne m'a-t-elle pas donné la moindre souffrance en ce genre. En dix ans, il n'y a eu ni une parole, ni un regard détournés de son but. J'attache aux paroles, aux pensées, aux regards plus de valeur que ne leur en accordent les gens ordinaires. Si, pour moi, un regard est un trésor immense, le moindre doute est un poison mortel, il agit instantanément: je n'aime plus. A mon sens, et contrairement à celui de la foule qui aime à trembler, espérer, attendre, l'amour doit résider dans une sécurité complète, enfantine, infinie... Pour moi, le délicieux purgatoire que les femmes aiment à nous faire ici bas avec leur coquetterie est un bonheur atroce auquel je me refuse; pour moi, l'amour est ou le ciel, ou l'enfer. De l'enfer, je n'en veux pas, et je me sens la force de supporter l'éternel azur du paradis. Je me donne sans réserve, je n'aurai ni secret, ni doute, ni tromperie dans la vie à venir, je demande la réciprocité. Je vous offense peut-être en doutant de vous! songez que je ne vous parle en ceci, que de moi...

—Beaucoup; mais ce ne sera jamais trop, dit Modeste blessée par tous les piquants de ce discours où la duchesse de Chaulieu 314 servait de massue, j'ai l'habitude de vous admirer, mon cher poëte.

—Eh bien! me promettez-vous cette fidélité canine que je vous offre, n'est-ce pas beau? n'est-ce pas ce que vous vouliez?...

—Pourquoi, cher poëte, ne recherchez-vous pas en mariage une muette qui serait aveugle et un peu sotte? Je ne demande pas mieux que de plaire en toute chose à mon mari; mais vous menacez une fille de lui ravir le bonheur particulier que vous lui arrangez, de le lui ravir au moindre geste, à la moindre parole, au moindre regard! Vous coupez les ailes à l'oiseau, et vous voulez le voir voltigeant. Je savais bien les poëtes accusés d'inconséquence... Oh! à tort, dit-elle au geste de dénégation que fit Canalis, car ce prétendu défaut vient de ce que le vulgaire ne se rend pas compte de la vivacité des mouvements de leur esprit. Mais je ne croyais pas qu'un homme de génie inventât les conditions contradictoires d'un jeu semblable, et l'appelât la vie? Vous demandez l'impossible pour avoir le plaisir de me prendre en faute, comme ces enchanteurs qui, dans les Contes Bleus, donnent des tâches à des jeunes filles persécutées que secourent de bonnes fées...

—Ici la fée serait l'amour vrai, dit Canalis d'un ton sec en voyant sa cause de brouille devinée par cet esprit fin et délicat que Butscha pilotait si bien.

—Vous ressemblez, cher poëte, en ce moment, à ces parents qui s'inquiètent de la dot de la fille avant de montrer celle de leur fils. Vous faites le difficile avec moi, sans savoir si vous en avez le droit. L'amour ne s'établit point par des conventions sèchement débattues. Le pauvre duc d'Hérouville se laisse faire avec l'abandon de l'oncle Tobie dans Sterne, à cette différence près que je ne suis pas la veuve Wadman, quoique veuve en ce moment de beaucoup d'illusions sur la poésie. Oui! nous ne voulons rien croire, nous autres jeunes filles, de ce qui dérange notre monde fantastique!... On m'avait tout dit à l'avance! Ah! vous me faites une mauvaise querelle indigne de vous, je ne reconnais pas le Melchior d'hier.

—Parce que Melchior a reconnu chez vous une ambition avec laquelle vous comptez encore...

Modeste toisa Canalis en lui jetant un regard impérial.

—... Mais je serai quelque jour ambassadeur et pair de France, tout comme lui.

—Vous me prenez pour une bourgeoise, dit-elle en remontant le perron. Mais elle se retourna vivement et ajouta, perdant 315 contenance, tant elle fut suffoquée:—C'est moins impertinent que de me prendre pour une sotte. Le changement de vos manières a sa raison dans les niaiseries que le Havre débite, et que Françoise, ma femme de chambre, vient de me répéter.

—Ah! Modeste, pouvez-vous le croire? dit Canalis en prenant une pose dramatique. Vous me supposeriez donc alors capable de ne vous épouser que pour votre fortune!

—Si je vous fais cette injure après vos édifiants discours au bord de la Seine, il ne tient qu'à vous de me détromper, et alors je serai tout ce que vous voudrez que je sois, dit-elle en le foudroyant de son dédain.

—Si tu penses me prendre à ce piége, se dit le poëte en la suivant, ma petite, tu me crois plus jeune que je ne le suis. Faut-il donc tant de façons avec une petite sournoise dont l'estime m'importe autant que celle du roi de Bornéo! Mais, en me prêtant un sentiment ignoble, elle donne raison à ma nouvelle attitude. Est-elle rusée?... La Brière sera bâté, comme un petit sot qu'il est; et, dans cinq ans, nous rirons bien de lui avec elle!

La froideur que cette altercation avait jetée entre Canalis et Modeste fut visible le soir même à tous les yeux. Canalis se retira de bonne heure en prétextant de l'indisposition de La Brière, et il laissa le champ libre au Grand-Écuyer. Vers onze heures, Butscha, qui vint chercher sa patronne, dit en souriant tout bas à Modeste:—Avais-je raison?

—Hélas! oui, dit-elle.

—Mais avez-vous, selon nos conventions, entre-bâillé la porte, de manière qu'il puisse revenir?

—La colère m'a dominée, répondit Modeste. Tant de lâcheté m'a fait monter le sang au visage, et je lui ai dit son fait.

—Eh bien! tant mieux. Quand tous deux vous serez brouillés à ne plus vous parler gracieusement, je me charge de le rendre amoureux et pressant à vous tromper vous-même.

—Allons, Butscha, c'est un grand poëte, un gentilhomme, un homme d'esprit.

—Les huit millions de votre père sont plus que tout cela.

—Huit millions?... dit Modeste.

—Mon patron, qui vend son Étude, va partir pour la Provence afin de diriger les acquisitions que propose Castagnould, le second de votre père. Le chiffre des contrats à faire pour reconstituer la 316 terre de la Bastie monte à quatre millions, et votre père a consenti à tous les achats. Vous avez deux millions en dot, et le colonel en compte un pour votre établissement à Paris, un hôtel et le mobilier! Calculez.

—Ah! je puis être duchesse d'Hérouville, dit Modeste en regardant Butscha.

—Sans ce comédien de Canalis, vous auriez gardé sa cravache, comme venant de moi, dit le clerc en plaidant ainsi la cause de La Brière.

—Monsieur Butscha, voudriez-vous par hasard me marier à votre goût? dit Modeste en riant.

—Ce digne garçon aime autant que moi, vous l'avez aimé pendant huit jours, et c'est un homme de cœur, répondit le clerc.

—Et peut-il lutter avec une charge de la Couronne? il n'y en a que six: grand-aumônier, chancelier, grand-chambellan, grand-maître, connétable, grand-amiral; mais on ne nomme plus de connétables.

—Dans six mois, le peuple, mademoiselle, qui se compose d'une infinité de Butscha méchants, peut souffler sur toutes ces grandeurs. Et, d'ailleurs, que signifie la noblesse aujourd'hui? Il n'y a pas mille vrais gentilshommes en France. Les d'Hérouville viennent d'un huissier à verge de Robert de Normandie. Vous aurez bien des déboires avec ces deux vieilles filles à visage laminé! Si vous tenez au titre de duchesse, vous êtes du Comtat, le Pape aura bien autant d'égards pour vous que pour des marchands, il vous vendra quelque duché en nia ou en agno. Ne jouez donc pas votre bonheur pour une charge de la Couronne.

Les réflexions de Canalis pendant la nuit furent entièrement positives. Il ne vit rien de pis au monde que la situation d'un homme marié sans fortune. Encore tremblant du danger que lui avait fait courir sa vanité mise en jeu près de Modeste, le désir de l'emporter sur le duc d'Hérouville, et sa croyance aux millions de monsieur Mignon, il se demanda ce que la duchesse de Chaulieu devait penser de son séjour au Havre aggravé par un silence épistolaire de quatorze jours, alors qu'à Paris ils s'écrivaient l'un à l'autre quatre ou cinq lettres par semaine.

—Et la pauvre femme qui travaille pour m'obtenir le cordon de commandeur de la Légion et le poste de ministre auprès du grand-duc de Bade!... s'écria-t-il.

317 Aussitôt, avec cette vivacité de décision qui, chez les poëtes comme chez les spéculateurs, résulte d'une vive intuition de l'avenir, il se mit à sa table et composa la lettre suivante.

A MADAME LA DUCHESSE DE CHAULIEU.

«Ma chère Éléonore, tu seras sans doute étonnée de ne pas avoir encore reçu de mes nouvelles; mais le séjour que je fais ici n'a pas eu seulement ma santé pour motif, il s'agissait de m'acquitter en quelque sorte avec notre petit La Brière. Ce pauvre garçon est devenu très épris d'une certaine demoiselle Modeste de La Bastie, une petite fille pâle, insignifiante et filandreuse, qui, par parenthèse, a le vice d'aimer la littérature et se dit poëte pour justifier les caprices, les boutades et les variations d'un assez mauvais caractère. Tu connais Ernest, il est si facile de l'attraper que je n'ai pas voulu le laisser aller seul. Mademoiselle de La Bastie a singulièrement coqueté avec ton Melchior, elle était très disposée à devenir ta rivale, quoiqu'elle ait les bras maigres, peu d'épaules comme toutes les jeunes filles, la chevelure plus fade que celle de madame de Rochefide, et un petit œil gris fort suspect. J'ai mis le holà, peut-être trop brutalement, aux gracieusetés de cette Immodeste; mais l'amour unique est ainsi. Que m'importent les femmes de la terre, qui, toutes ensemble, ne te valent pas?

»Les gens avec qui je passe mon temps et qui forment les accompagnements de l'héritière sont bourgeois à faire lever le cœur. Plains-moi, je passe mes soirées avec des clercs de notaire, des notaresses, des caissiers, un usurier de province; et, certes, il y a loin de là aux soirées de la rue de Grenelle. La prétendue fortune du père qui revient de la Chine nous a valu la présence de l'éternel prétendant, le Grand-Écuyer, d'autant plus affamé de millions qu'il en faut six ou sept, dit-on, pour mettre en valeur les fameux marais d'Hérouville. Le roi ne sait pas combien est fatal le présent qu'il a fait au petit duc. Sa Grâce, qui ne se doute pas du peu de fortune de son désiré beau-père, n'est jaloux que de moi. La Brière fait son chemin auprès de son idole, à couvert de son ami qui lui sert de paravent. Nonobstant les extases d'Ernest, je pense, moi poëte, au solide; et les renseignements que je viens de prendre sur la fortune assombrissent 318 l'avenir de notre secrétaire, dont la fiancée a des dents d'un fil inquiétant pour toute espèce de fortune. Si mon ange veut racheter quelques-uns de nos péchés, elle tâchera de savoir la vérité sur cette affaire en faisant venir et questionnant, avec la dextérité qui la caractérise, Mongenod son banquier. Monsieur Mignon, ancien colonel de cavalerie dans la Garde Impériale, a été pendant sept ans le correspondant de la maison Mongenod. On parle de deux cent mille francs de dot au plus, et je désirerais, avant de faire la demande de la demoiselle pour Ernest, avoir des données positives. Une fois nos gens accordés, je serai de retour à Paris. Je connais le moyen de tout finir au profit de notre amoureux, il s'agit d'obtenir la transmission du titre de comte au gendre de monsieur Mignon, et personne n'est plus qu'Ernest, à raison de ses services, à même d'obtenir cette faveur, surtout secondé par nous trois, toi, le duc et moi. Avec ses goûts, Ernest, qui deviendra facilement Maître des Comptes, sera très heureux à Paris en se voyant à la tête de vingt-cinq mille francs par an, une place inamovible et une femme, le malheureux!

»Oh! chère, qu'il me tarde de revoir la rue de Grenelle! Quinze jours d'absence, quand ils ne tuent pas l'amour, lui rendent l'ardeur des premiers jours, et tu sais mieux que moi peut-être, les raisons qui rendent mon amour éternel. Mes os, dans la tombe, t'aimeront encore! Aussi n'y tiendrais-je pas! Si je suis forcé de rester encore dix jours, j'irai pour quelques heures à Paris.

»Le duc m'a-t-il obtenu de quoi me pendre? Et auras-tu, ma chère vie, besoin de prendre les eaux de Baden l'année prochaine? Les roucoulements de notre Beau Ténébreux, comparés aux accents de l'amour heureux, semblable à lui-même dans tous ses instants depuis dix ans bientôt, m'ont donné beaucoup de mépris pour le mariage, je n'avais jamais vu ces choses-là de si près. Ah! chère, ce qu'on nomme la faute lie deux êtres bien mieux que la loi, n'est-ce pas?»

Cette idée servit de texte à deux pages de souvenirs et d'aspirations un peu trop intimes pour qu'il soit permis de les publier.

La veille du jour où Canalis mit cette épître à la poste, Butscha, qui répondit sous le nom de Jean Jacmin à une lettre de sa prétendue cousine Philoxène, donna douze heures d'avance à cette réponse 319 sur la lettre du poëte. Au comble de l'inquiétude depuis quinze jours et blessée du silence de Melchior, la duchesse, qui avait dicté la lettre de Philoxène au cousin, venait de prendre des renseignements exacts sur la fortune du colonel Mignon, après la lecture de la réponse du clerc, un peu trop décisive pour un amour-propre quinquagénaire. En se voyant trahie, abandonnée pour des millions, Éléonore était en proie à un paroxysme de rage, de haine et de méchanceté froide. Philoxène frappa pour entrer dans la somptueuse chambre de sa maîtresse, elle la trouva les yeux pleins de larmes et resta stupéfaite de ce phénomène sans précédent depuis quinze ans qu'elle la servait.

—On expie le bonheur de dix ans en dix minutes! s'écriait la duchesse.

—Une lettre du Havre, madame.

Éléonore lut la prose de Canalis sans s'apercevoir de la présence de Philoxène dont l'étonnement s'accrut en voyant renaître la sérénité sur le visage de la duchesse, à mesure qu'elle avançait dans la lecture de la lettre. Tendez à un homme qui se noie une perche grosse comme une canne, il y voit une route royale de première classe; aussi l'heureuse Éléonore croyait-elle à la bonne foi de Canalis en lisant ces quatre pages où l'amour et les affaires, le mensonge et la vérité se coudoyaient. Elle, qui, le banquier sorti, venait de faire mander son mari pour empêcher la nomination de Melchior, s'il en était encore temps, fut prise d'un sentiment généreux qui monta jusqu'au sublime.

—Pauvre garçon! pensa-t-elle, il n'a pas eu la moindre pensée mauvaise! il m'aime comme au premier jour, il me dit tout.—Philoxène! dit-elle en voyant sa première femme de chambre debout et ayant l'air de ranger la toilette.

—Madame la duchesse?

—Mon miroir, mon enfant.

Éléonore se regarda, vit les lignes de rasoir tracées sur son front et qui disparaissaient à distance, elle soupira, car elle croyait par ce soupir dire adieu à l'amour. Elle conçut alors une pensée virile en dehors des petitesses de la femme, une pensée qui grise pour quelques moments, et dont l'enivrement peut expliquer la clémence de la Sémiramis du Nord quand elle maria sa jeune et belle rivale à Momonoff.

—Puisqu'il n'a pas failli, je veux lui faire avoir les millions et 320 la fille, pensa-t-elle, si cette petite demoiselle Mignon est aussi laide qu'il le dit.

Trois coups, élégamment frappés, annoncèrent le duc à qui sa femme ouvrit elle-même.

—Ah! vous allez mieux, ma chère, s'écria-t-il avec cette joie factice que savent si bien jouer les courtisans et à l'expression de laquelle les niais se prennent.

—Mon cher Henri, répondit-elle, il est vraiment inconcevable que vous n'ayez pas encore obtenu la nomination de Melchior, vous qui vous êtes sacrifié pour le roi dans votre ministère d'un an, en sachant qu'il durerait à peine ce temps-là?

Le duc regarda Philoxène, et la femme de chambre montra par un signe imperceptible la lettre du Havre posée sur la toilette.

—Vous vous ennuierez bien en Allemagne, et vous en reviendrez brouillée avec Melchior, dit naïvement le duc.

—Et pourquoi?

—Mais ne serez-vous pas toujours ensemble?... répondit cet ancien ambassadeur avec une comique bonhomie.

—Oh! non, dit-elle, je vais le marier.

—S'il faut en croire d'Hérouville, notre cher Canalis n'attend pas vos bons offices, reprit le duc en souriant. Hier, Grandlieu m'a lu des passages d'une lettre que le Grand-Écuyer lui a écrite et qui, sans doute, était rédigée par sa tante à votre adresse, car mademoiselle d'Hérouville, toujours à l'affût d'une dot, sait que nous faisons le whist presque tous les soirs, Grandlieu et moi. Ce bon petit d'Hérouville demande au prince de Cadignan de venir faire une chasse royale en Normandie en lui recommandant d'y amener le roi pour tourner la tête à la donzelle, quand elle se verra l'objet d'une pareille chevauchée. En effet, deux mots de Charles X arrangeraient tout. D'Hérouville dit que cette fille est d'une incomparable beauté...

—Henri, allons au Havre! cria la duchesse en interrompant son mari.

—Et sous quel prétexte? dit gravement cet homme qui fut un des confidents de Louis XVIII.

—Je n'ai jamais vu de chasse.

—Ce serait bien si le roi y allait, mais c'est un aria que de chasser si loin, et il n'ira pas, je viens de lui en parler.

Madame pourrait y venir...

321 —Ceci vaut mieux, reprit le duc, et la duchesse de Maufrigneuse peut vous aider à la tirer de Rosny. Le roi ne trouverait pas alors mauvais qu'on se servît de ses équipages de chasse. N'allez pas au Havre, ma chère, dit paternellement le duc, ce serait vous afficher. Tenez, voici, je crois, un meilleur moyen. Gaspard a de l'autre côté de la forêt de Brotonne son château de Rosembray, pourquoi ne pas lui faire insinuer de recevoir tout ce monde?

—Par qui? dit Éléonore.

—Mais sa femme, la duchesse, qui va de compagnie à la Sainte-Table avec mademoiselle d'Hérouville, pourrait, soufflée par cette vieille fille, en faire la demande à Gaspard.

—Vous êtes un homme adorable, dit Éléonore. Je vais écrire deux mots à la vieille fille et à Diane, car il faut nous faire faire des habits de chasse. Ce petit chapeau, j'y pense, rajeunit excessivement. Avez-vous gagné hier chez l'ambassadeur d'Angleterre?...

—Oui, dit le duc, je me suis acquitté.

—Surtout, Henri, suspendez tout pour les deux nominations de Melchior...

Après avoir écrit dix lignes à la belle Diane de Maufrigneuse et un mot d'avis à mademoiselle d'Hérouville, Éléonore sangla cette réponse à travers les mensonges de Canalis.

A MONSIEUR LE BARON DE CANALIS.

«Mon cher poëte, mademoiselle de La Bastie est très belle, Mongenod m'a démontré que le père a huit millions, je pensais vous marier avec elle, je vous en veux donc beaucoup de votre manque de confiance. Si vous aviez l'intention de marier La Brière en allant au Havre, je ne comprends pas pourquoi vous ne me l'avez pas dit avant d'y partir. Et pourquoi rester quinze jours sans écrire à une amie qui s'inquiète aussi facilement que moi? Votre lettre est venue un peu tard, j'avais déjà vu notre banquier. Vous êtes un enfant, Melchior, vous rusez avec nous. Ce n'est pas bien. Le duc lui-même est outré de vos procédés, il vous trouve peu gentilhomme, ce qui met en doute l'honneur de madame votre mère.

»Maintenant, je désire voir les choses par moi-même. J'aurai l'honneur, je crois, d'accompagner Madame à la chasse que donne le duc d'Hérouville pour mademoiselle de La Bastie, je m'arrangerai 322 pour que vous soyez invité à rester à Rosembray, car le rendez-vous de chasse sera probablement chez le duc de Verneuil.

»Croyez bien, mon cher poëte, que je n'en suis pas moins pour la vie,

Votre amie,
»Éléonore de M

—Tiens, Ernest, dit Canalis en jetant au nez de La Brière et à travers la table cette lettre qu'il reçut pendant le déjeuner, voici le deux-millième billet doux que je reçois de cette femme, et il n'y a pas un tu! L'illustre Éléonore ne s'est jamais compromise plus qu'elle ne l'est là... Marie-toi, va! Le plus mauvais mariage est meilleur que le plus doux de ces licous!... Ah! je suis le plus grand Nicodème qui soit tombé de la lune. Modeste a des millions, elle est perdue à jamais pour moi, car l'on ne revient pas des pôles où nous sommes, vers le Tropique où nous étions il y a trois jours! Ainsi je souhaite d'autant plus ton triomphe sur le Grand-Écuyer que j'ai dit à la duchesse n'être venu ici que dans ton intérêt; aussi vais-je travailler pour toi.

—Hélas! Melchior, il faudrait à Modeste un caractère si grand, si formé, si noble, pour résister au spectacle de la cour et des splendeurs si habilement déployées en son honneur et gloire par le duc, que je ne crois pas à l'existence d'une pareille perfection; et, cependant, si elle est encore la Modeste de ses lettres, il y aurait de l'espoir...

—Es-tu heureux, jeune Boniface, de voir le monde et ta maîtresse avec de pareilles lunettes vertes! s'écria Canalis en sortant et allant se promener dans le jardin.

Le poëte, pris entre deux mensonges, ne savait plus à quoi se résoudre.

—Jouez donc les règles, et vous perdez! s'écria-t-il assis dans le kiosque. Assurément, tous les hommes sensés auraient agi comme je l'ai fait, il y a quatre jours, et se seraient retirés du piége où je me voyais pris; car, dans ces cas-là, l'on ne s'amuse pas à dénouer, l'on brise!... Allons, restons froid, calme, digne, offensé. L'honneur ne me permet pas d'être autrement. Et une roideur anglaise est le seul moyen de regagner l'estime de Modeste. Après tout, si je ne me retire de là qu'en retournant à mon vieux bonheur, 323 ma fidélité pendant dix ans sera récompensée, Éléonore me mariera toujours bien!

La partie de chasse devait être le rendez-vous de toutes les passions mises en jeu par la fortune du colonel et par la beauté de Modeste; aussi vit-on comme une trêve entre tous les adversaires. Pendant les quelques jours demandés par les apprêts de cette solennité forestière, le salon de la villa Mignon offrit alors le tranquille aspect que présente une famille très unie. Canalis, retranché dans son rôle d'homme blessé par Modeste, voulut se montrer courtois; il abandonna ses prétentions, ne donna plus aucun échantillon de son talent oratoire, et devint ce que sont les gens d'esprit quand ils renoncent à leurs affectations, charmant. Il causait finances avec Gobenheim, guerre avec le colonel, Allemagne avec madame Mignon, et ménage avec madame Latournelle, en essayant de les conquérir à La Brière. Le duc d'Hérouville laissa le champ libre aux deux amis assez souvent, car il fut obligé d'aller à Rosembray se consulter avec le duc de Verneuil et veiller à l'exécution des ordres du Grand-Veneur, le prince de Cadignan. Cependant l'élément comique ne fit pas défaut. Modeste se vit entre les atténuations que Canalis apportait à la galanterie du Grand-Écuyer et les exagérations des deux demoiselles d'Hérouville qui vinrent tous les soirs. Canalis faisait observer à Modeste qu'au lieu d'être l'héroïne de la chasse, elle y serait à peine remarquée. Madame serait accompagnée de la duchesse de Maufrigneuse, belle-fille du Grand-Veneur, de la duchesse de Chaulieu, de quelques-unes des dames de la cour, parmi lesquelles une petite fille ne produirait aucune sensation. On inviterait sans doute des officiers en garnison à Rouen, etc. Hélène ne cessait de répéter à celle en qui elle voyait déjà sa belle-sœur, qu'elle serait présentée à Madame; certainement le duc de Verneuil l'inviterait, elle et son père, à rester à Rosembray; si le colonel voulait obtenir une faveur du Roi, la pairie, cette occasion serait unique, car on ne désespérait pas de la présence du Roi pour le troisième jour; elle serait surprise par le charmant accueil que lui feraient les plus belles femmes de la cour, les duchesses de Chaulieu, de Maufrigneuse, de Lenoncourt-Chaulieu, etc. Les préventions de Modeste contre le faubourg Saint-Germain se dissiperaient, etc., etc. Ce fut une petite guerre excessivement amusante par ses marches, ses contre-marches, ses stratagèmes, dont jouissaient les Dumay, 324 les Latournelle, Gobenheim et Butscha, qui, tous en petit comité, disaient un mal effroyable des nobles, en notant leurs lâchetés savamment, cruellement étudiées.

Les dires du parti d'Hérouville furent confirmés par une invitation conçue en termes flatteurs du duc de Verneuil et du Grand-Veneur de France à monsieur le comte de La Bastie et à sa fille, de venir assister à une grande chasse à Rosembray, les 7, 8, 9 et 10 novembre prochain.

La Brière, plein de pressentiments funestes, jouissait de la présence de Modeste avec ce sentiment d'avidité concentrée dont les âpres plaisirs ne sont connus que des amoureux séparés à terme et fatalement. Ces éclairs de bonheur à soi seul, entremêlés de méditations mélancoliques, sur ce thème: «Elle est perdue pour moi!» rendirent ce jeune homme un spectacle d'autant plus touchant que sa physionomie et sa personne étaient en harmonie avec ce sentiment profond. Il n'y a rien de plus poétique qu'une élégie animée qui a des yeux, qui marche, et qui soupire sans rimes.

Enfin le duc d'Hérouville vint convenir du départ de Modeste qui, après avoir traversé la Seine, devait aller dans la calèche du duc en compagnie de mesdemoiselles d'Hérouville. Le duc fut admirable de courtoisie; il invita Canalis et La Brière, en leur faisant observer, ainsi qu'à monsieur Mignon, qu'il avait eu soin de tenir des chevaux de chasse à leur disposition. Le colonel pria les trois amants de sa fille d'accepter à déjeuner le matin du départ. Canalis voulut alors mettre à exécution un projet mûri pendant ces derniers jours, celui de reconquérir sourdement Modeste, de jouer la duchesse, le Grand-Écuyer et La Brière. Un élève en diplomatie ne pouvait pas rester engravé dans la situation où il se voyait. De son côté, La Brière avait résolu de dire un éternel adieu à Modeste. Ainsi chaque prétendant pensait à glisser son dernier mot, comme le plaideur à son juge avant l'arrêt, en pressentant la fin d'une lutte qui durait depuis trois semaines. Après le dîner, la veille, le colonel prit sa fille par le bras et lui fit sentir la nécessité de se prononcer.

—Notre position avec la famille d'Hérouville serait intolérable à Rosembray, lui dit-il. Veux-tu devenir duchesse? demanda-t-il à Modeste.

—Non, mon père, répondit-elle.

—Aimerais-tu donc Canalis?...

325 —Assurément, non, mon père, mille fois non, dit-elle avec une impatience d'enfant.

Le colonel regarda Modeste avec une espèce de joie.

—Ah! je ne t'ai pas influencée, s'écria ce bon père; je puis maintenant t'avouer que, dès Paris, j'avais choisi mon gendre quand en lui faisant accroire que je n'avais pas de fortune, il m'a sauté au cou en me disant que je lui ôtais un poids de cent livres de dessus le cœur...

—De qui parlez-vous? demanda Modeste en rougissant.

De l'homme à vertus positives, d'une moralité sûre, dit-il railleusement en répétant la phrase qui le lendemain de son retour avait dissipé les rêves de Modeste.

—Eh! je ne pense pas à lui, papa! Laissez-moi libre de refuser le duc moi-même; je le connais, je sais comment le flatter...

—Ton choix n'est donc pas fait?

—Pas encore. Il me reste encore quelques syllabes à deviner dans la charade de mon avenir; mais, après avoir vu la cour par une échappée, je vous dirai mon secret à Rosembray.

—Vous irez à la chasse, n'est-ce pas? cria le colonel en voyant de loin La Brière venant dans l'allée où il se promenait avec Modeste.

—Non, colonel, répondit Ernest. Je viens prendre congé de vous et de mademoiselle, je retourne à Paris...

—Vous n'êtes pas curieux, dit Modeste en interrompant et regardant le timide Ernest.

—Il suffirait, pour me faire rester, d'un désir que je n'ose espérer, répliqua-t-il.

—Si ce n'est que cela, vous me ferez plaisir, à moi, dit le colonel en allant au-devant de Canalis et laissant sa fille et le pauvre Ernest ensemble pour un instant.

—Mademoiselle, dit-il en levant les yeux sur elle avec la hardiesse d'un homme sans espoir, j'ai une prière à vous faire.

—A moi?

—Que j'emporte votre pardon! Ma vie ne sera jamais heureuse, j'ai le remords d'avoir perdu mon bonheur, sans doute par ma faute; mais, au moins...

—Avant de nous quitter pour toujours, répondit Modeste d'une voix émue en interrompant à la Canalis, je ne veux savoir de vous qu'une seule chose; et, si vous avez une fois pris un déguisement, je ne pense pas qu'en ceci vous auriez la lâcheté de me tromper...

326 Le mot lâcheté fit pâlir Ernest, qui s'écria:—Vous êtes sans pitié!

—Serez-vous franc?

—Vous avez le droit de me faire une si dégradante question, dit-il d'une voix affaiblie par une violente palpitation.

—Eh bien! avez-vous lu mes lettres à monsieur de Canalis?

—Non, mademoiselle; et si je les ai fait lire au colonel, ce fut pour justifier mon attachement en lui montrant et comment mon affection avait pu naître, et combien mes tentatives pour essayer de vous guérir de votre fantaisie avaient été sincères.

—Mais comment l'idée de cette ignoble mascarade est-elle venue? dit-elle avec une espèce d'impatience.

La Brière raconta dans toute sa vérité la scène à laquelle la première lettre de Modeste avait donné lieu, l'espèce de défi qui en était résulté par suite de sa bonne opinion, à lui Ernest, en faveur d'une jeune fille amenée vers la gloire, comme une plante cherchant sa part de soleil.

—Assez, répondit Modeste avec une émotion contenue. Si vous n'avez pas mon cœur, monsieur, vous avez toute mon estime.

Cette simple phrase causa le plus violent étourdissement à La Brière. En se sentant chanceler, il s'appuya sur un arbrisseau, comme un homme privé de sa raison. Modeste, qui s'en allait, retourna la tête et revint précipitamment.

—Qu'avez-vous? dit-elle en le prenant par la main et l'empêchant de tomber.

Modeste sentit une main glacée et vit un visage blanc comme un lys, le sang était tout au cœur.

—Pardon, mademoiselle. Je me croyais si méprisé.

—Mais, reprit-elle avec une hauteur dédaigneuse, je ne vous ai pas dit que je vous aimasse.

Et elle laissa de nouveau La Brière qui, malgré la dureté de cette parole, crut marcher dans les airs. La terre mollissait sous ses pieds, les arbres lui semblaient être chargés de fleurs, le ciel avait une couleur rose, et l'air lui parut bleuâtre, comme dans ces temples d'hyménée à la fin des pièces féeries qui finissent heureusement. Dans ces situations, les femmes sont comme Janus, elles voient ce qui se passe derrière elles, sans se retourner; et Modeste aperçut alors dans la contenance de cet amoureux les irrécusables symptômes d'un amour à la Butscha, ce qui, certes, est le 327 nec plus ultrà des désirs d'une femme. Aussi le haut prix attaché à son estime par La Brière causa-t-il à Modeste une émotion d'une douceur infinie.

—Mademoiselle, dit Canalis en quittant le colonel et venant à Modeste, malgré le peu de cas que vous faites de mes sentiments, il importe à mon honneur d'effacer une tache que j'y ai trop longtemps soufferte. Cinq jours après mon arrivée ici, voici ce que m'écrivait la duchesse de Chaulieu.

Il fit lire à Modeste les premières lignes de la lettre où la duchesse disait avoir vu Mongenod et vouloir marier Melchior à Modeste; puis il les lui remit après avoir déchiré le surplus.

—Je ne puis vous laisser voir le reste, dit-il en mettant le papier dans sa poche, mais je confie à votre délicatesse ces quelques lignes afin que vous puissiez en vérifier l'écriture. La jeune fille qui m'a supposé d'ignobles sentiments est bien capable de croire à quelque collusion, à quelque stratagème. Ceci peut vous prouver combien je tiens à vous démontrer que la querelle qui subsiste entre nous n'a pas eu chez moi pour base un vil intérêt. Ah! Modeste, dit-il avec des larmes dans la voix, votre poëte, le poëte de madame de Chaulieu n'a pas moins de poésie dans le cœur que dans la pensée. Vous verrez la duchesse, suspendez votre jugement sur moi jusque-là.

Et il laissa Modeste abasourdie.

—Ah çà! les voilà tous des anges, se dit-elle, ils sont inépousables, le duc seul appartient à l'humanité.

—Mademoiselle Modeste, cette chasse m'inquiète, dit Butscha qui parut en portant un paquet sous le bras. J'ai rêvé que vous étiez emportée par votre cheval, et je suis allé à Rouen vous chercher un mors espagnol, on m'a dit que jamais un cheval ne pouvait le prendre aux dents; je vous supplie de vous en servir, je l'ai fait voir au colonel qui m'a déjà plus remercié que cela ne vaut.

—Pauvre cher Butscha! s'écria Modeste émue aux larmes par ce soin maternel.

Butscha s'en alla sautillant comme un homme à qui l'on vient d'apprendre la mort d'un vieil oncle à succession.

—Mon cher père, dit Modeste en rentrant au salon, je voudrais bien avoir la belle cravache... si vous proposiez à monsieur de La Brière de l'échanger contre votre tableau de Van Ostade.

Modeste regarda sournoisement Ernest pendant que le colonel 328 lui faisait cette proposition devant ce tableau, seule chose qu'il eût comme souvenir de ses campagnes, et qu'il avait achetée d'un bourgeois de Ratisbonne. Elle se dit en elle-même en voyant avec quelle précipitation La Brière quitta le salon:—Il sera de la chasse!

Chose étrange, les trois amants de Modeste se rendirent à Rosembray, tous le cœur plein d'espérance et ravis de ses adorables perfections.

Rosembray, terre récemment achetée par le duc de Verneuil avec la somme que lui donna sa part dans le milliard voté pour légitimer la vente des biens nationaux, est remarquable par un château d'une magnificence comparable à celle de Mesnière et de Balleroy. On arrive à cet imposant et noble édifice par une immense allée de quatre rangs d'ormes séculaires, et l'on traverse une immense cour d'honneur en pente, comme celle de Versailles, à grilles magnifiques, à deux pavillons de concierge, et ornée de grands orangers dans leurs caisses. Sur la cour, le château présente, entre deux corps de logis en retour, deux rangs de dix-neuf hautes croisées à cintres sculptés et à petits carreaux, séparées entre elles par une colonnade engagée et cannelée. Un entablement à balustres cache un toit à l'italienne d'où sortent des cheminées de pierres de taille masquées par des trophées d'armes, Rosembray ayant été bâti, sous Louis XIV, par un fermier général nommé Cottin. Sur le parc, la façade se distingue de celle sur la cour par un avant-corps de cinq croisées à colonnes au-dessus duquel se voit un magnifique fronton. La famille de Marigny, à qui les biens de ce Cottin furent apportés par mademoiselle Cottin, unique héritière de son père, y fit sculpter un lever de soleil par Coysevox. Au-dessous, deux anges déroulent un ruban où se lit cette devise substituée à l'ancienne en l'honneur du Grand Roi: Sol nobis benignus. Le Grand Roi avait fait duc le marquis de Marigny, l'un de ses plus insignifiants favoris.

Du perron à grands escaliers circulaires et à balustres, la vue s'étend sur un immense étang, long et large comme le grand canal de Versailles, et qui commence au bas d'une pelouse digne des boulingrins les plus britanniques, bordée de corbeilles où brillaient alors les fleurs de l'automne. De chaque côté, deux jardins à la française étalent leurs carrés, leurs allées, leurs belles pages écrites du plus majestueux style Lenôtre. Ces deux jardins sont encadrés dans toute leur longueur par une marge de bois, d'environ trente arpents, où, 329 sous Louis XV, on a dessiné des parcs à l'anglaise. De la terrasse, la vue s'arrête, au fond, sur une forêt dépendant de Rosembray et contiguë à deux forêts, l'une à l'État, l'autre à la Couronne. Il est difficile de trouver un plus beau paysage.

L'arrivée de Modeste fit une certaine sensation dans l'avenue, où l'on aperçut une voiture à la livrée de France, accompagnée du Grand-Écuyer, du colonel, de Canalis, de La Brière, tous à cheval, précédés d'un piqueur en grande livrée, suivis de dix domestiques parmi lesquels se remarquaient le mulâtre, le nègre et l'élégant briska du colonel pour les deux femmes de chambre et les paquets. La voiture à quatre chevaux était menée par des tigres mis avec une coquetterie ordonnée par le Grand-Écuyer, souvent mieux servi que le roi. En entrant et voyant ce petit Versailles, Modeste, éblouie par la magnificence des grands seigneurs, pensa soudain à son entrevue avec les célèbres duchesses, elle eut peur de paraître empruntée, provinciale ou parvenue; elle perdit complétement la tête et se repentit d'avoir voulu cette partie de chasse.

Quand la voiture eut arrêté, fort heureusement Modeste aperçut un vieillard en perruque blonde, frisée à petites boucles, dont la figure calme, pleine, lisse, offrait un sourire paternel et l'expression d'un enjouement monastique rendu presque digne par un regard à demi voilé. La duchesse, femme d'une haute dévotion, fille unique d'un premier président richissime et mort en 1800, sèche et droite, mère de quatre enfants, ressemblait à madame Latournelle si l'imagination consent à embellir la notaresse de toutes les grâces d'un maintien vraiment abbatial.

—Eh! bonjour, chère Hortense, dit mademoiselle d'Hérouville qui embrassa la duchesse avec toute la sympathie qui réunissait ces deux caractères hautains, laissez-moi vous présenter ainsi qu'à notre cher duc ce petit ange, mademoiselle de La Bastie.

—On nous a tant parlé de vous, mademoiselle, dit la duchesse, que nous avions grand'hâte de vous posséder ici...

—On regrettera le temps perdu, dit le duc de Verneuil en inclinant la tête avec une galante admiration.

—Monsieur le comte de La Bastie, dit le Grand-Écuyer en prenant le colonel par le bras et le montrant au duc et à la duchesse avec une teinte de respect dans son geste et sa parole.

Le colonel salua la duchesse, le duc lui tendit la main.

330 —Soyez le bienvenu, monsieur le comte, dit monsieur de Verneuil, vous possédez bien des trésors, ajouta-t-il en regardant Modeste.

La duchesse prit Modeste par-dessous le bras, et la conduisit dans un immense salon où se trouvaient groupées devant la cheminée une dizaine de femmes. Les hommes, emmenés par le duc, se promenèrent sur la terrasse, à l'exception de Canalis qui se rendit respectueusement auprès de la superbe Éléonore. La duchesse, assise à un métier de tapisserie, donnait des conseils à mademoiselle de Verneuil pour nuancer.

Modeste se serait traversé le doigt d'une aiguille en mettant la main sur une pelote, elle n'aurait pas été si vivement atteinte qu'elle le fut par le coup d'œil glacial, hautain, méprisant, que lui jeta la duchesse de Chaulieu. Dans le premier moment, elle ne vit que cette femme, elle la devina. Pour savoir jusqu'où va la cruauté de ces charmants êtres que nos passions grandissent tant, il faut voir les femmes entre elles. Modeste aurait désarmé toute autre qu'Éléonore par sa stupide et involontaire admiration; car sans sa connaissance de l'âge, elle eût cru voir une femme de trente-six ans, mais elle était réservée à bien d'autres étonnements!

Le poëte se heurtait alors contre une colère de grande dame. Une pareille colère est le plus atroce des sphinx: le visage est radieux, tout le reste est farouche. Les rois eux-mêmes ne savent comment faire capituler la politesse exquise de froideur qui cache une armure d'acier. La délicieuse tête de femme sourit, et en même temps l'acier mord, la main est d'acier, le bras, le corps, tout est d'acier. Canalis essayait de se cramponner à cet acier, mais ses doigts y glissaient comme ses paroles sur le cœur; et la tête gracieuse, et la phrase gracieuse, et le maintien gracieux déguisaient à tous les regards l'acier de cette colère descendue à vingt-cinq degrés au-dessous de zéro. L'aspect de la sublime beauté de Modeste embellie par le voyage, la vue de cette jeune fille mise aussi bien que Diane de Maufrigneuse, avaient enflammé les poudres amassées par la réflexion dans la tête d'Éléonore. Toutes les femmes étaient venues à une croisée pour voir descendre de voiture la merveille du jour, accompagnée de ses trois amants.

—N'ayons pas l'air d'être si curieuses, avait dit madame de Chaulieu frappée au cœur par ce mot de Diane:—Elle est divine! d'où çà sort-il?

331 Et elles s'étaient envolées au salon, où chacune avait repris sa contenance, et où la duchesse de Chaulieu se sentit dans le cœur mille vipères qui toutes demandaient à la fois leur pâture.

Mademoiselle d'Hérouville dit à voix basse à la duchesse de Verneuil et avec intention:—Éléonore reçoit bien mal son grand Melchior.

—La duchesse de Maufrigneuse croit qu'il y a du froid entre eux, répondit Laure de Verneuil avec simplicité.

Cette phrase, dite si souvent dans le monde, n'est-elle pas admirable? On y sent la bise du pôle.

—Et pourquoi? demanda Modeste à cette charmante jeune fille sortie du Sacré-Cœur depuis deux mois.

—Le grand homme, répondit la dévote duchesse qui fit signe à sa fille de se taire, l'a laissée sans un mot pendant quinze jours, après son départ pour le Havre, et après lui avoir dit qu'il y allait pour sa santé.

Modeste laissa échapper un mouvement qui frappa Laure, Hélène et mademoiselle d'Hérouville.

—Et pendant ce temps, disait la dévote duchesse en continuant, elle le faisait nommer commandeur et ministre à Baden.

—Oh! c'est mal à Canalis, car il lui doit tout, dit mademoiselle d'Hérouville.

—Pourquoi madame de Chaulieu n'est-elle pas venue au Havre? demanda naïvement Modeste à Hélène.

—Ma petite, dit la duchesse de Verneuil, elle se laisserait bien assassiner sans proférer une parole. Regardez-la! Quelle reine! sa tête sur un billot sourirait encore comme fit Marie Stuart; et notre belle Éléonore a d'ailleurs de ce sang dans les veines.

—Elle ne lui a pas écrit? reprit Modeste.

—Diane, répondit la duchesse encouragée à ces confidences par un coup de coude de mademoiselle d'Hérouville, m'a dit qu'elle avait fait à la première lettre que Canalis lui a écrite, il y a dix jours environ, une bien sanglante réponse.

Cette explication fit rougir Modeste de honte pour Canalis; elle souhaita, non pas l'écraser sous ses pieds, mais se venger par une de ces malices plus cruelles que des coups de poignard. Elle regarda fièrement la duchesse de Chaulieu. Ce fut un regard doré par huit millions.

—Monsieur Melchior!... dit-elle.

332 Toutes les femmes levèrent le nez et jetèrent les yeux alternativement sur la duchesse qui causait à voix basse au métier avec Canalis, et sur cette jeune fille assez mal élevée pour troubler deux amants aux prises, ce qui ne se fait dans aucun monde. Diane de Maufrigneuse hocha la tête en ayant l'air de dire: «L'enfant est dans son droit!» Les douze femmes finirent par sourire entre elles, car elles jalousaient toutes une femme de cinquante-six ans, assez belle encore pour pouvoir puiser dans le trésor commun et y voler part de jeune. Melchior regarda Modeste avec une impatience fébrile et par un geste de maître à valet, tandis que la duchesse baissa la tête par un mouvement de lionne dérangée pendant son festin; mais ses yeux attachés au canevas jetèrent des flammes presque rouges sur le poëte en en fouillant le cœur à coups d'épigrammes, chaque mot s'expliquait par une triple injure.

—Monsieur Melchior! répéta Modeste d'une voix qui avait le droit de se faire écouter.

—Quoi, mademoiselle?... demanda le poëte.

Obligé de se lever, il resta debout à mi-chemin du métier qui se trouvait auprès d'une fenêtre et de la cheminée près de laquelle Modeste était assise sur le canapé de la duchesse de Verneuil. Quelles poignantes réflexions ne fit pas cet ambitieux, quand il reçut un regard fixe d'Éléonore. Obéir à Modeste, tout était fini sans retour entre le poëte et sa protectrice. Ne pas écouter la jeune fille, Canalis avouait son servage, il annulait le profit de ses vingt-cinq jours de lâchetés, il manquait aux plus simples lois de la Civilité puérile et honnête. Plus la sottise était grosse, plus impérieusement la duchesse l'exigeait. La beauté, la fortune de Modeste mises en regard de l'influence et des droits d'Éléonore rendirent cette hésitation entre l'homme et son honneur aussi terrible à voir que le péril d'un matador dans l'arène. Un homme ne trouve de palpitations semblables à celles qui pouvaient donner un anévrisme à Canalis que devant un tapis vert, en voyant sa ruine ou sa fortune décidées en cinq minutes.

—Mademoiselle d'Hérouville m'a fait quitter si promptement la voiture que j'y ai laissée, dit Modeste à Canalis, mon mouchoir...

Canalis fit un haut-le-corps significatif.

—Et, dit Modeste en continuant malgré ce geste d'impatience, j'y ai noué la clef d'un portefeuille qui contient un fragment de lettre importante; ayez la bonté, Melchior, de la faire demander...

333 Entre un ange et un tigre irrité, Canalis, devenu blême, n'hésita plus, le tigre lui parut le moins dangereux; il allait se prononcer, lorsque La Brière apparut à la porte du salon, et lui sembla quelque chose comme l'archange Michel tombant du ciel.

—Ernest, tiens, mademoiselle de La Bastie a besoin de toi, dit le poëte qui regagna vivement sa chaise auprès du métier.

Ernest, lui, courut à Modeste sans saluer personne, il ne vit qu'elle, il reçut cette commission avec un visible bonheur, et s'élança hors du salon avec l'approbation secrète de toutes les femmes.

—Quel métier pour un poëte! dit Modeste à Hélène en montrant la tapisserie à laquelle travaillait rageusement la duchesse.

—Si tu lui parles, si tu la regardes une seule fois, tout est à jamais fini, disait à voix basse à Melchior Éléonore que le mezzo termine d'Ernest n'avait pas satisfaite. Et, songes-y bien! quand je ne serai pas là, je laisserai des yeux qui t'observeront.

Sur ce mot, la duchesse, femme de taille moyenne, mais un peu trop grasse, comme le sont toutes les femmes de cinquante ans passés qui restent belles, se leva, marcha vers le groupe où se trouvait Diane de Maufrigneuse, en avançant des pieds menus et nerveux comme ceux d'une biche. Sous sa rondeur se révélait l'exquise finesse dont sont douées ces sortes de femmes et que leur donne la vigueur de leur système nerveux qui maîtrise et vivifie le développement de la chair. On ne pouvait pas expliquer autrement sa légère démarche qui fut d'une noblesse incomparable. Il n'y a que les femmes dont les quartiers de noblesse commencent à Noé, comme Éléonore, qui savent être majestueuses, malgré leur embonpoint de fermière. Un philosophe eût peut-être plaint Philoxène en admirant l'heureuse distribution du corsage et les soins minutieux d'une toilette du matin portée avec une élégance de reine, avec une aisance de jeune personne. Audacieusement coiffée en cheveux abondants, sans teinture, et nattés sur la tête en forme de tour, Éléonore montrait fièrement son cou de neige, sa poitrine et ses épaules d'un modelé délicieux, ses bras nus et éblouissants, terminés par des mains célèbres. Modeste, comme toutes les antagonistes de la duchesse, reconnut en elle une de ces femmes dont on dit:—C'est notre maîtresse à toutes! Et en effet, on reconnaissait en Éléonore une des quelques grandes dames, devenues si rares maintenant en France. Vouloir expliquer ce qu'il y a d'auguste dans le 334 port de la tête, de fin, de délicat dans telle ou telle sinuosité du cou, d'harmonieux dans les mouvements, de digne dans un maintien, de noble dans l'accord parfait des détails et de l'ensemble, dans ces artifices devenus naturels qui rendent une femme sainte et grande, ce serait vouloir analyser le sublime. On jouit de cette poésie comme de celle de Paganini, sans s'en expliquer les moyens, car la cause est toujours l'âme qui se rend visible. La duchesse inclina la tête pour saluer Hélène et sa tante, puis elle dit à Diane d'une voix enjouée, pure, sans trace d'émotion:—N'est-il pas temps de nous habiller, duchesse?

Et elle fit sa sortie, accompagnée de sa belle-fille et de mademoiselle d'Hérouville, qui toutes deux lui donnèrent le bras. Elle parla bas en s'en allant avec la vieille fille, qui la pressa sur son cœur en lui disant:—Vous êtes charmante. Ce qui signifiait:—Je suis toute à vous pour le service que vous venez de nous rendre.

Mademoiselle d'Hérouville rentra pour jouer son rôle d'espion, et son premier regard apprit à Canalis que le dernier mot de la duchesse n'était pas une vaine menace. L'apprenti diplomate se trouva de trop petite science pour une si terrible lutte, et son esprit lui servit du moins à se placer dans une situation franche, sinon digne. Quand Ernest reparut apportant le mouchoir à Modeste, il le prit par le bras et l'emmena sur la pelouse.

—Mon cher ami, lui dit-il, je suis l'homme, non pas le plus malheureux, mais le plus ridicule du monde; aussi ai-je recours à toi pour me tirer du guêpier où je me suis fourré. Modeste est un démon; elle a vu mon embarras, elle en rit, elle vient de me parler de deux lignes d'une lettre de madame de Chaulieu que j'ai fait la sottise de lui confier; si elle les montrait, jamais je ne pourrais me raccommoder avec Éléonore. Ainsi, demande immédiatement ce papier à Modeste, et dis-lui de ma part que je n'ai sur elle aucune vue, aucune prétention. Je compte sur sa délicatesse, sur sa probité de jeune fille pour se conduire avec moi comme si nous ne nous étions jamais vus, je la prie de ne pas m'adresser la parole, je la supplie de m'accorder ses rigueurs, sans oser réclamer de sa malice une espèce de colère jalouse qui servirait à merveille mes intérêts... Va, j'attends ici.

Ernest de La Brière aperçut, en rentrant au salon, un jeune officier de la compagnie des Gardes d'Havré, le vicomte de Sérizy, qui venait d'arriver de Rosny pour annoncer que Madame était 335 obligée de se trouver à l'ouverture de la session. On sait de quelle importance fut cette solennité constitutionnelle, où Charles X prononça son discours environné de toute sa famille, madame la Dauphine et Madame y assistant dans leur tribune. Le choix de l'ambassadeur chargé d'exprimer les regrets de la princesse était une attention pour Diane, on la disait alors adorée par ce charmant jeune homme, fils d'un ministre d'État, gentilhomme ordinaire de la Chambre, promis à de hautes destinées en sa qualité de fils unique et d'héritier d'une immense fortune. La duchesse de Maufrigneuse ne souffrait les attentions du vicomte que pour bien mettre en lumière l'âge de madame de Sérizy qui, selon la chronique publiée sous l'éventail, lui avait enlevé le cœur du beau Lucien de Rubempré.

—Vous nous ferez, j'espère, le plaisir de rester à Rosembray, dit la sévère duchesse au jeune officier.

Tout en ouvrant l'oreille aux médisances, la dévote fermait les yeux sur les coquetteries de ses hôtes soigneusement appareillés par le duc, car on ne sait pas tout ce que tolèrent ces excellentes femmes, sous prétexte de ramener au bercail par leur indulgence des brebis égarées.

—Nous avons compté, dit le Grand-Écuyer, sans notre gouvernement constitutionnel, et Rosembray, madame la duchesse, y perd un grand honneur...

—Nous n'en serons que plus à notre aise! dit un grand vieillard sec, d'environ soixante-quinze ans, vêtu de drap bleu, gardant sa casquette de chasse sur la tête par permission des dames.

Ce personnage, qui ressemblait beaucoup au duc de Bourbon, n'était rien moins que le prince de Cadignan, Grand-Veneur, un des derniers grands seigneurs français. Au moment où La Brière essayait de passer derrière le canapé pour demander un moment d'entretien à Modeste, un homme de trente-huit ans, petit, gros et commun, entra.

—Mon fils, le prince de Loudon, dit la duchesse de Verneuil à Modeste qui ne put comprimer sur sa jeune physionomie une expression d'étonnement en voyant par qui était porté le nom que le général de la cavalerie vendéenne avait rendu si célèbre, et par sa hardiesse et par le martyre de son supplice.

Le duc de Verneuil actuel était un troisième fils emmené par son père en émigration, et le seul survivant de quatre enfants.

336 —Gaspard! dit la duchesse en appelant son fils près d'elle. Le jeune prince vint à l'ordre de sa mère, qui reprit en lui montrant Modeste:—Mademoiselle de La Bastie, mon ami.

L'héritier présomptif, dont le mariage avec la fille unique de Desplein était arrangé, salua la jeune fille sans paraître, comme l'avait été son père, émerveillé de sa beauté. Modeste put alors comparer la jeunesse d'aujourd'hui à la vieillesse d'autrefois, car le vieux prince de Cadignan lui avait déjà dit deux ou trois mots charmants en lui prouvant ainsi qu'il rendait autant d'hommages à la femme qu'à la royauté. Le duc de Rhétoré, fils aîné de madame de Chaulieu, remarquable par ce ton qui réunit l'impertinence et le sans gêne, avait, comme le prince de Loudon, salué Modeste presque cavalièrement. La raison de ce contraste entre les fils et les pères vient peut-être de ce que les héritiers ne se sentent plus être de grandes choses comme leurs aïeux, et se dispensent des charges de la puissance en ne s'en trouvant plus que l'ombre. Les pères ont encore la politesse inhérente à leur grandeur évanouie, comme ces sommets encore dorés par le soleil quand tout est dans les ténèbres à l'entour.

Enfin Ernest put glisser deux mots à Modeste, qui se leva.

—Ma petite belle, dit la duchesse en croyant que Modeste allait s'habiller et qui tira le cordon d'une sonnette, on va vous conduire à votre appartement.

Ernest accompagna jusqu'au grand escalier Modeste en lui présentant la requête de l'infortuné Canalis, et il essaya de la toucher en lui peignant les angoisses de Melchior.

—Il aime, voyez-vous? C'est un captif qui croyait pouvoir briser sa chaîne.

—De l'amour chez ce féroce calculateur?... répliqua Modeste.

—Mademoiselle, vous êtes à l'entrée de la vie, vous n'en connaissez pas les défilés. Il faut pardonner toutes ses inconséquences à un homme qui se met sous la domination d'une femme plus âgée que lui, car il n'y est pour rien. Songez combien de sacrifices Canalis a faits à cette divinité! Maintenant il a jeté trop de semailles pour dédaigner la moisson, la duchesse représente dix ans de soins et de bonheur. Vous aviez fait tout oublier à ce poëte, qui, par malheur, a plus de vanité que d'orgueil; il n'a su ce qu'il perdait qu'en revoyant madame de Chaulieu. Si vous connaissiez Canalis, vous l'aideriez. C'est un enfant qui dérange à jamais sa vie!... 337 Vous l'appelez un calculateur; mais il calcule bien mal, comme tous les poëtes d'ailleurs, gens à sensations, pleins d'enfance, éblouis, comme les enfants, par ce qui brille, et courant après!... Il a aimé les chevaux et les tableaux, il a chéri la gloire, il veut maintenant le pouvoir, il vend ses toiles pour avoir des armures, des meubles de la Renaissance et de Louis XV. Convenez que ses hochets sont de grandes choses?

—Assez, dit Modeste. Venez, dit-elle en apercevant son père qu'elle appela par un signe de tête pour avoir son bras, je vais vous remettre les deux lignes; vous les porterez au grand homme en l'assurant d'une entière condescendance à ses désirs; mais à une condition. Je veux que vous lui présentiez tous mes remercîments pour le plaisir que j'ai eu de voir jouer pour moi toute seule une des plus belles pièces du Théâtre allemand. Je sais maintenant que le chef-d'œuvre de Gœthe n'est ni Faust ni le comte d'Egmont... Et comme Ernest regardait la malicieuse fille d'un air hébété—... C'est Torquato Tasso! reprit-elle. Dites à monsieur de Canalis qu'il la relise, ajouta-t-elle en souriant. Je tiens à ce que vous répétiez ceci mot pour mot à votre ami, car ce n'est pas une immense épigramme, mais la justification de sa conduite, à cette différence près qu'il deviendra, je l'espère, très raisonnable, grâce à la folie d'Éléonore.

La première femme de la duchesse guida Modeste et son père vers leur appartement où Françoise Cochet avait déjà tout mis en ordre, et dont l'élégance, la recherche étonnèrent le colonel, à qui Françoise apprit qu'il existait trente appartements de maître dans ce goût au château.

—Voilà comme je conçois une terre, dit Modeste.

—Le comte de La Bastie te fera construire un château pareil, répondit le colonel.

—Tenez, monsieur, dit Modeste en donnant le petit papier à Ernest, allez rassurer notre ami.

Ce mot, notre ami, frappa le Référendaire. Il regarda Modeste pour savoir s'il y avait quelque chose de sérieux dans la communauté de sentiments qu'elle paraissait accepter; et la jeune fille, comprenant cette interrogation, lui dit:—Eh! allez donc, votre ami attend.

La Brière rougit excessivement et sortit dans un état de doute, d'anxiété, de trouble plus cruel que le désespoir. Les approches 338 du bonheur sont, pour les vrais amants, comparables à ce que la poésie catholique a si bien nommé l'entrée du paradis, pour exprimer un lieu ténébreux, difficile, étroit, et où retentissent les derniers cris d'une suprême angoisse.

Une heure après, l'illustre compagnie était réunie et au grand complet dans le salon, les uns jouant au whist, les autres causant, les femmes occupées à de menus ouvrages, en attendant l'annonce du dîner. Le Grand-Veneur fit parler monsieur Mignon sur la Chine, sur ses campagnes, sur les Portenduère, les l'Estorade et les Maucombe, familles provençales; il lui reprocha de ne pas demander du service, en l'assurant que rien n'était plus facile que de l'employer dans son grade de colonel et dans la garde.

—Un homme de votre naissance et de votre fortune n'épouse pas les opinions de l'opposition actuelle, dit le prince en souriant.

Cette société d'élite non seulement plut à Modeste, mais elle y devait acquérir, pendant son séjour, une perfection de manières qui, sans cette révélation, lui aurait manqué toute sa vie. Montrer une horloge à un mécanicien en herbe, ce sera toujours lui révéler la mécanique en entier; il développe aussitôt les germes qui dorment en lui. De même Modeste sut s'approprier tout ce qui distinguait les duchesses de Maufrigneuse et de Chaulieu. Tout, pour elle, fut enseignement, là où des bourgeoises n'auraient remporté que des ridicules à l'imitation de ces façons. Une jeune fille, bien née, instruite et disposée comme Modeste, se mit naturellement à l'unisson et découvrit les différences qui séparent le monde aristocratique du monde bourgeois, la province du faubourg Saint-Germain; elle saisit ces nuances presque insaisissables, elle reconnut enfin la grâce de la grande dame sans désespérer de l'acquérir. Elle trouva son père et La Brière infiniment mieux que Canalis au sein de cet Olympe. Le grand poëte, abdiquant sa vraie et incontestable puissance, celle de l'esprit, ne fut plus qu'un maître des requêtes voulant un poste de ministre, poursuivant le collier de commandeur, obligé de plaire à toutes ces constellations. Ernest de La Brière, sans ambition, restait lui-même; tandis que Melchior, devenu petit garçon, pour se servir d'une expression vulgaire, courtisait le prince de Loudon, le duc de Rhétoré, le vicomte de Sérisy, le duc de Maufrigneuse, en homme qui n'avait pas son franc parler comme le colonel Mignon, comte de La Bastie, fier de ses services et de l'estime de l'empereur Napoléon. Modeste remarqua 339 la préoccupation continuelle de l'homme d'esprit cherchant une pointe pour faire rire, un bon mot pour étonner, un compliment pour flatter ces hautes puissances parmi lesquelles Melchior voulait se maintenir. Enfin, là, ce paon se dépluma.

Au milieu de la soirée, Modeste alla s'asseoir avec le Grand-Écuyer dans un coin du salon: elle l'avait emmené là pour terminer une lutte qu'elle ne pouvait plus encourager sans se mésestimer elle-même.

—Monsieur le duc, si vous me connaissiez, lui dit-elle, vous sauriez combien je suis touchée de vos soins. Précisément, à cause de la profonde estime que j'ai conçue pour votre caractère, de l'amitié qu'inspire une âme comme la vôtre, je ne voudrais pas porter la plus légère atteinte à votre amour-propre. Avant votre arrivée au Havre, j'aimais sincèrement, profondément et à jamais une personne digne d'être aimée et pour qui mon affection est encore un secret; mais sachez, et ici je suis plus sincère que ne le sont les jeunes filles, que si je n'avais pas eu cet engagement volontaire, vous eussiez été choisi par moi, tant j'ai reconnu de nobles et belles qualités en vous. Les quelques mots échappés à votre sœur et à votre tante m'obligent à vous parler ainsi. Si vous le jugez nécessaire, demain, avant le départ pour la chasse, ma mère m'aura, par un message, rappelée à elle sous prétexte d'une indisposition grave. Je ne veux pas, sans votre consentement, assister à une fête préparée par vos soins et où mon secret, s'il m'échappait, vous peinerait en froissant vos légitimes prétentions. Pourquoi suis-je venue ici? me direz-vous. Je pouvais ne pas accepter. Soyez assez généreux pour ne pas me faire un crime d'une curiosité nécessaire. Ceci n'est pas ce que j'ai de plus délicat à vous dire. Vous avez dans mon père et moi des amis plus solides que vous ne le croyez; et, comme la fortune a été le premier mobile de vos pensées quand vous êtes venu à moi; sans vouloir me servir de ceci comme d'un calmant au chagrin que vous devez galamment témoigner, apprenez que mon père s'occupe de l'affaire d'Hérouville, son ami Dumay la trouve faisable, il a déjà tenté des démarches pour former une compagnie. Gobenheim, Dumay, mon père, offrent quinze cent mille francs et se chargent de réunir le reste par la confiance qu'ils inspireront aux capitalistes en prenant dans l'affaire cet intérêt sérieux. Si je n'ai pas l'honneur d'être la duchesse d'Hérouville, j'ai la presque certitude de vous mettre à même de la choisir un jour en toute 340 liberté, dans la haute sphère où elle est. Oh! laissez-moi finir, dit-elle à un geste du duc....

—A l'émotion de mon frère, disait mademoiselle d'Hérouville sa nièce, il est facile de juger que tu as une sœur.

—... Monsieur le duc, ceci fut décidé par moi le jour de notre première promenade à cheval en vous entendant déplorer votre situation. Voilà ce que je voulais vous révéler. Ce jour-là mon sort fut fixé. Si vous n'avez pas conquis une femme, vous aurez trouvé des amis à Ingouville, si toutefois vous daignez nous accepter à ce titre...

Ce petit discours, médité par Modeste, fut dit avec un tel charme d'âme que les larmes vinrent aux yeux du Grand-Écuyer qui saisit la main de Modeste et la baisa.

—Restez ici pendant la chasse, répondit le duc d'Hérouville, mon peu de mérite m'a donné l'habitude de ces refus; mais, tout en acceptant votre amitié et celle du colonel, laissez-moi m'assurer auprès des hommes d'art les plus compétents, que le desséchement des laisses d'Hérouville ne fait courir aucuns risques et peut donner des bénéfices à la compagnie dont vous me parlez, avant que j'agrée le dévouement de vos amis. Vous êtes une noble fille, et quoiqu'il soit navrant de n'être que votre ami, je me glorifierai de ce titre et vous le prouverai toujours, en temps et lieu.

—Dans tous les cas, monsieur le duc, gardons-nous le secret; l'on ne saura mon choix, si toutefois je ne m'abuse pas, qu'après l'entière guérison de ma mère; car je veux que mon futur et moi nous soyons bénis de ses premiers regards...

—Mesdames, dit le prince de Cadignan au moment d'aller se coucher, il m'est revenu que plusieurs d'entre vous avaient l'intention de chasser demain avec nous; or, je crois de mon devoir de vous avertir que, si vous tenez à faire les Dianes, vous aurez à vous lever à la diane, c'est-à-dire au jour. Le rendez-vous est pour huit heures et demie. J'ai vu, dans le cours de ma vie, les femmes déployant plus de courage souvent que les hommes, mais pendant quelques instants seulement; et il vous faudrait à toutes une certaine dose d'entêtement pour rester pendant toute une journée à cheval, hormis la halte que nous ferons pour déjeuner, en vrais chasseurs et chasseresses, sur le pouce... Êtes-vous bien toujours toutes dans l'intention de vous montrer écuyères finies?...

341 —Prince, moi j'y suis obligée, répondit finement Modeste.

—Je réponds de moi, dit la duchesse de Chaulieu.

—Je connais ma fille Diane, elle est digne de son nom, répliqua le prince. Ainsi, vous voilà toutes piquées au jeu... Néanmoins, je ferai en sorte, pour mademoiselle de Verneuil et les personnes qui resteront ici, de forcer le cerf au bout de l'étang.

—Rassurez-vous, mesdames, le déjeuner sur le pouce aura lieu sous une magnifique tente, dit le prince de Loudon quand le Grand-Veneur eut quitté le salon.

Le lendemain, au petit jour, tout présageait une belle journée. Le ciel, voilé d'une légère vapeur grise, laissait apercevoir par des espaces clairs un bleu pur, et il devait être entièrement nettoyé vers midi par une brise de nord-ouest qui balayait déjà de petits nuages floconneux. En quittant le château, le Grand-Veneur, le prince de Loudon et le duc de Rhétoré, qui n'avaient point de dames à protéger, virent, en allant les premiers au rendez-vous, les cheminées du château, ses masses blanches se dessinant sur le feuillage brun-rouge que les arbres conservent en Normandie à la fin des beaux automnes, et poindant à travers le voile des vapeurs.

—Ces dames ont du bonheur, dit au prince le duc de Rhétoré.

—Malgré leurs fanfaronnades d'hier, je crois qu'elles nous laisseront chasser sans elles, répondit le Grand-Veneur.

—Oui, si elles n'avaient pas toutes un attentif, répliqua le duc.

En ce moment, ces chasseurs déterminés, car le prince de Loudon et le duc de Rhétoré sont de la race des Nemrod et passent pour les premiers tireurs du faubourg Saint-Germain, entendirent le bruit d'une altercation, et se rendirent au galop vers le rond-point indiqué pour le rendez-vous, à l'une des entrées des bois de Rosembray, et remarquable par sa pyramide moussue. Voici quel était le sujet du débat. Le prince de Loudon, atteint d'anglomanie, avait mis aux ordres du Grand-Veneur un équipage de chasse entièrement britannique. Or, d'un côté du rond-point vint se placer un jeune Anglais de petite taille, blond, pâle, l'air insolent et flegmatique, parlant à peu près le français, et dont le costume offrait cette propreté qui distingue tous les Anglais, même ceux des dernières classes. John Barry portait une redingote courte serrée à la taille, de drap écarlate à boutons d'argent aux armes de Verneuil, des culottes de peau blanches, des bottes à revers, 342 un gilet rayé, un col et une cape de velours noir. Il tenait à la main un petit fouet de chasse, et l'on voyait à sa gauche, attaché par un cordon de soie, un cornet de cuivre. Ce premier piqueur était accompagné de deux grands chiens courants de race, véritables Fox-Hound, à robe blanche tachetée de brun clair, hauts sur jarrets, au nez fin, la tête menue et à petites oreilles sur la crête. Ce piqueur, l'un des plus célèbres du comté d'où le prince l'avait fait venir à grands frais, commandait un équipage de quinze chevaux et de soixante chiens de race anglaise qui coûtait énormément au duc de Verneuil, peu curieux de chasse, mais qui passait à son fils ce goût essentiellement royal. Les subordonnés, hommes et chevaux, se tenaient à une certaine distance, dans un silence parfait.

Or, en arrivant sur le terrain, John se vit prévenu par trois piqueurs en tête de deux meutes royales, venues en voiture, les trois meilleurs piqueurs du prince de Cadignan, et dont les personnages formaient un contraste parfait par leurs caractères et leurs costumes français avec le représentant de l'insolente Albion. Ces favoris du prince, tous coiffés de leurs chapeaux bordés, à trois cornes, très plats, très évasés, sous lesquels grimaçaient des figures hâlées, tanées, ridées et comme éclairées par des yeux petillants, étaient remarquablement secs, maigres, nerveux, en gens dévorés par la passion de la chasse. Tous munis de ces grandes trompes à la Dampierre, garnies de cordons de serge verte qui ne laissent voir que le cuivre du pavillon, ils contenaient leurs chiens et de l'œil et de la voix. Ces dignes bêtes formaient une assemblée de sujets plus fidèles que ceux à qui s'adressait alors le roi, tous tachetés de blanc, de brun, de noir, ayant chacun leur physionomie absolument comme les soldats de Napoléon, allumant au moindre bruit leurs prunelles d'un feu qui les faisait ressembler à des diamants; l'un, venu du Poitou, court de reins, large d'épaules, bas jointé, coiffé de longues oreilles; l'autre, venu d'Angleterre, blanc, levretté, peu de ventre, à petites oreilles et taillé pour la course; tous les jeunes impatients et prêts à tapager; tandis que les vieux, marqués de cicatrices, étendus, calmes, la tête sur les deux pattes de devant, écoutaient la terre comme des sauvages.

En voyant venir les Anglais, les chiens et les gens du roi s'entre-regardèrent en se demandant ainsi sans dire un mot:—Ne chasserons-nous donc pas seuls?... Le service de Sa Majesté n'est-il pas compromis?

343 Après avoir commencé par des plaisanteries, la dispute s'était échauffée entre monsieur Jacquin La Roulie, le vieux chef des piqueurs français, et John Barry, le jeune insulaire.

De loin, les deux princes devinèrent le sujet de cette altercation, et poussant son cheval, le Grand-Veneur fit tout finir en disant d'une voix impérative:—Qui a fait le bois?

—Moi, monseigneur, dit l'Anglais.

—Bien, dit le prince de Cadignan en écoutant le rapport de John Barry.

Hommes et chiens, tous devinrent respectueux pour le Grand-Veneur comme si tous connaissaient également sa dignité suprême. Le prince ordonna la journée; car, il en est d'une chasse comme d'une bataille, et le Grand-Veneur de Charles X fut le Napoléon des forêts. Grâce à l'ordre admirable introduit dans la Vénerie par le Premier Veneur, il pouvait s'occuper exclusivement de la stratégie et de la haute science. Il sut assigner à l'équipage du prince de Loudon sa place dans l'ordonnance de la journée, en le réservant, comme un corps de cavalerie, à rabattre le cerf vers l'étang; si, selon sa pensée, les meutes royales parvenaient à le jeter dans la forêt de la Couronne qui borde l'horizon en face le château. Le Grand-Veneur sut ménager l'amour-propre de ses vieux serviteurs en leur confiant la plus rude besogne, et celui de l'Anglais qu'il employait ainsi dans sa spécialité, en lui donnant l'occasion de montrer la puissance des jarrets de ses chiens et de ses chevaux. Les deux systèmes devaient être alors en présence et faire merveilles à l'envi l'un de l'autre.

—Monseigneur nous ordonne-t-il d'attendre encore? dit respectueusement La Roulie.

—Je t'entends bien, mon vieux! répliqua le prince, il est tard; mais...

—Voici les dames, car Jupiter sent des odeurs fétiches, dit le second piqueur en remarquant la manière de flairer de son chien favori.

Fétiches? répéta le prince de Loudon en souriant.

—Peut-être veut-il dire fétides, reprit le duc de Rhétoré.

—C'est bien cela, car tout ce qui ne sent pas le chenil infecte, au dire de monsieur Laravine, repartit le Grand-Veneur.

En effet, les trois seigneurs virent de loin un escadron composé de seize chevaux, à la tête duquel brillaient les voiles verts de 344 quatre dames. Modeste, accompagnée de son père, du Grand-Écuyer et du petit La Brière, allait en avant aux côtés de la duchesse de Maufrigneuse que convoyait le vicomte de Sérizy. Puis venait la duchesse de Chaulieu flanquée de Canalis à qui elle souriait sans trace de rancune. En arrivant au rond-point, où ces chasseurs habillés de rouge et armés de leurs cors de chasse, entourés de chiens et de piqueurs, formèrent un spectacle digne des pinceaux d'un Van der Meulen, la duchesse de Chaulieu, qui se tenait admirablement à cheval, malgré son embonpoint, arriva près de Modeste et trouva de sa dignité de ne point bouder cette jeune personne à qui, la veille, elle n'avait pas dit une parole.

Au moment où le Grand-Veneur eut fini ses compliments sur une ponctualité fabuleuse, Éléonore daigna remarquer la magnifique pomme de cravache qui scintillait dans la petite main de Modeste, et la lui demanda gracieusement à voir.

—C'est ce que je connais de plus beau dans ce genre, dit-elle en la montrant à Diane de Maufrigneuse; c'est d'ailleurs en harmonie avec toute la personne, reprit-elle en la rendant à Modeste.

—Avouez, madame la duchesse, répondit mademoiselle de La Bastie en jetant à La Brière un tendre et malicieux regard où l'amant pouvait lire un aveu, que, de la main d'un futur, c'est un bien singulier présent...

—Mais, dit madame de Maufrigneuse, en souvenir de Louis XIV, je le prendrais comme une déclaration de mes droits.

La Brière eut des larmes dans les yeux et lâcha la bride de son cheval, il allait tomber; mais un second regard de Modeste lui rendit toute sa force en ordonnant de ne pas trahir son bonheur. On se mit en marche.

Le duc d'Hérouville dit à voix basse au jeune Référendaire:—J'espère, monsieur, que vous rendrez votre femme heureuse, et si je puis vous être utile en quelque chose, disposez de moi, car je voudrais pouvoir contribuer au bonheur de deux si charmants êtres.

Cette grande journée où tant d'intérêts de cœur et de fortune furent résolus n'offrit qu'un seul problème au Grand-Veneur, celui de savoir si le cerf traverserait l'étang pour venir mourir en haut du boulingrin devant le château; car les chasseurs de cette force sont comme ces joueurs d'échecs qui prédisent le mat à telle base. Cet heureux vieillard réussit au gré de ses souhaits, il fit 345 une magnifique chasse et les dames le tinrent quitte de leur présence pour le surlendemain qui fut un jour de pluie.

Les hôtes du duc de Verneuil restèrent cinq jours à Rosembray. Le dernier jour, la Gazette de France contenait l'annonce de la nomination de monsieur le baron de Canalis au grade de commandeur de la Légion d'Honneur, et au poste de ministre à Carlsruhe.

Lorsque, dans les premiers jours du mois de décembre, madame la comtesse de La Bastie, opérée par Desplein, put enfin voir Ernest de La Brière, elle serra la main de Modeste et lui dit à l'oreille:—Je l'aurais choisi...

Vers la fin du mois de février, tous les contrats d'acquisitions furent signés par le bon et excellent Latournelle, le mandataire de monsieur Mignon en Provence. A cette époque, la famille La Bastie obtint du Roi l'insigne honneur de sa signature au contrat de mariage et la transmission du titre et des armes des La Bastie à Ernest de La Brière, qui fut autorisé à s'appeler le vicomte de La Bastie-La-Brière. La terre de La Bastie, reconstituée à plus de cent mille francs de rentes, était érigée en majorat par lettres patentes que la Cour Royale enregistra vers la fin du mois d'avril. Les témoins de La Brière furent Canalis et le ministre à qui pendant cinq ans il avait servi de secrétaire particulier. Ceux de la mariée furent le duc d'Hérouville et Desplein à qui les Mignon gardèrent une longue reconnaissance, après lui en avoir donné de magnifiques témoignages.

Plus tard, peut-être reverra-t-on, dans le cours de cette longue histoire de nos mœurs, monsieur et madame de La Brière-La-Bastie: les connaisseurs remarqueront alors combien le mariage est doux et facile à porter avec une femme instruite et spirituelle; car Modeste, qui sut éviter selon sa promesse les ridicules du pédantisme, est encore l'orgueil et le bonheur de son mari comme de sa famille et de tous ceux qui composent sa société.

Paris, mars-juillet 1844.

HONORINE.


A MONSIEUR ACHILLE DEVÉRIA,

Comme un affectueux souvenir de l'auteur.

De Balzac.


Si les Français ont autant de répugnance que les Anglais ont de propension pour les voyages, peut-être les Français et les Anglais ont-ils raison de part et d'autre. On trouve partout quelque chose de meilleur que l'Angleterre, tandis qu'il est excessivement difficile de retrouver loin de la France les charmes de la France. Les autres pays offrent d'admirables paysages, ils présentent souvent un comfort supérieur à celui de la France, qui fait les plus lents progrès en ce genre. Ils déploient quelquefois une magnificence, une grandeur, un luxe étourdissants; ils ne manquent ni de grâce ni de façons nobles; mais la vie de tête, l'activité d'idées, le talent de conversation et cet atticisme si familiers à Paris; mais cette soudaine entente de ce qu'on pense et de ce qu'on ne dit pas, ce génie du sous-entendu, la moitié de la langue française, ne se rencontrent nulle part. Aussi le Français, dont la raillerie est déjà si peu comprise, se dessèche-t-il bientôt à l'étranger, comme un arbre déplanté. L'émigration est un contre-sens chez la nation française. Beaucoup de Français, de ceux dont il est ici question, avouent avoir revu les douaniers du pays natal avec plaisir, ce qui peut sembler l'hyperbole la plus osée du patriotisme.

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IMP. E. MARTINET.

L'ABBÉ LORAUX.

(HONORINE.)

Ce petit préambule a pour but de rappeler à ceux des Français 347 qui ont voyagé le plaisir excessif qu'ils ont éprouvé quand, parfois, ils ont retrouvé toute la patrie, une oasis dans le salon de quelque diplomate; plaisir que comprendront difficilement ceux qui n'ont jamais quitté l'asphalte du boulevard des Italiens, et pour qui la ligne des quais, rive gauche, n'est déjà plus Paris. Retrouver Paris! savez-vous ce que c'est, ô Parisiens! C'est retrouver, non pas la cuisine du Rocher de Cancale, comme Borel la soigne pour les gourmets qui savent l'apprécier, car elle ne se fait que rue Montorgueil, mais un service qui la rappelle! C'est retrouver les vins de France qui sont à l'état mythologique hors de France, et rares comme la femme dont il sera question ici! C'est retrouver non pas la plaisanterie à la mode, car de Paris à la frontière elle s'évente; mais ce milieu spirituel, compréhensif, critique, où vivent les Français depuis le poëte jusqu'à l'ouvrier, depuis la duchesse jusqu'au gamin.

En 1836, pendant le séjour de la cour de Sardaigne à Gênes, deux Parisiens, plus ou moins célèbres, purent encore se croire à Paris, en se trouvant dans un palais loué par le Consul-Général de France, sur la colline, dernier pli que fait l'Apennin entre la porte Saint-Thomas et cette fameuse lanterne qui, dans les keepsakes, orne toutes les vues de Gênes. Ce palais est une de ces fameuses villas où les nobles Génois ont dépensé des millions au temps de la puissance de cette république aristocratique. Si la demi-nuit est belle quelque part, c'est assurément à Gênes, quand il a plu comme il y pleut, à torrents, pendant toute la matinée; quand la pureté de la mer lutte avec la pureté du ciel; quand le silence règne sur le quai et dans les bosquets de cette villa, dans ses marbres à bouches béantes d'où l'eau coule avec mystère; quand les étoiles brillent, quand les flots de la Méditerranée se suivent comme les aveux d'une femme à qui vous les arrachez parole à parole. Avouons-le, cet instant où l'air embaumé parfume les poumons et les rêveries, où la volupté, visible et mobile comme l'atmosphère, vous saisit sur vos fauteuils, alors qu'une cuiller à la main vous effilez des glaces ou des sorbets, une ville à vos pieds, de belles femmes devant vous; ces heures à la Boccace ne se trouvent qu'en Italie et aux bords de la Méditerranée. Supposez autour de la table le marquis di Negro, ce frère hospitalier de tous les talents qui voyagent, et le marquis Damaso Pareto, deux Français déguisés en Génois, un Consul-Général entouré d'une femme belle comme une madone et de deux enfants 348 silencieux, parce que le sommeil les a saisis, l'ambassadeur de France et sa femme, un premier secrétaire d'ambassade qui se croit éteint et malicieux, enfin deux Parisiens qui viennent prendre congé de la consulesse dans un dîner splendide, vous aurez le tableau que présentait la terrasse de la villa vers la mi-mai, tableau dominé par un personnage, par une femme célèbre sur laquelle les regards se concentrent par moments, et l'héroïne de cette fête improvisée. L'un des deux Français était le fameux paysagiste Léon de Lora, l'autre un célèbre critique, Claude Vignon. Tous deux ils accompagnaient cette femme, une des illustrations actuelles du beau sexe, mademoiselle des Touches, connue sous le nom de Camille Maupin dans le monde littéraire. Mademoiselle des Touches était allée à Florence pour affaire. Par une de ces charmantes complaisances qu'elle prodigue, elle avait emmené Léon de Lora pour lui montrer l'Italie, et avait poussé jusqu'à Rome pour lui montrer la campagne de Rome. Venue par le Simplon, elle revenait par le chemin de la Corniche à Marseille. Toujours à cause du paysagiste, elle s'était arrêtée à Gênes. Naturellement le Consul-Général avait voulu faire, avant l'arrivée de la cour, les honneurs de Gênes à une personne que sa fortune, son nom et sa position recommandent autant que son talent. Camille Maupin, qui connaissait Gênes jusque dans ses dernières chapelles, laissa son paysagiste aux soins du diplomate, à ceux des deux marquis génois, et fut avare de ses instants. Quoique l'ambassadeur fût un écrivain très distingué, la femme célèbre refusa de se prêter à ses gracieusetés, en craignant ce que les Anglais appellent une exhibition; mais elle rentra les griffes de ses refus dès qu'il fut question d'une journée d'adieu à la villa du consul. Léon de Lora dit à Camille que sa présence à la villa était la seule manière qu'il eût de remercier l'ambassadeur et sa femme, les deux marquis génois, le consul et la consulesse. Mademoiselle des Touches fit alors le sacrifice d'une de ces journées de liberté complète qui ne se rencontrent pas toujours à Paris pour ceux sur qui le monde a les yeux.

Maintenant, une fois la réunion expliquée, il est facile de concevoir que l'étiquette en avait été bannie, ainsi que beaucoup de femmes et des plus élevées, curieuses de savoir si la virilité du talent de Camille Maupin nuisait aux grâces de la jolie femme, et si, en un mot, le haut-de-chausses dépassait la jupe. Depuis le dîner jusqu'à neuf heures, moment où la collation fut servie, si la conversation 349 avait été rieuse et grave tour à tour, sans cesse égayée par les traits de Léon de Lora, qui passe pour l'homme le plus malicieux du Paris actuel, par un bon goût qui ne surprendra pas d'après le choix des convives, il avait été peu question de littérature; mais enfin le papillonnement de ce tournoi français devait y arriver, ne fût-ce que pour effleurer ce sujet essentiellement national. Mais avant d'arriver au tournant de conversation qui fit prendre la parole au Consul-Général, il n'est pas inutile de dire un mot sur sa famille et sur lui.

Ce diplomate, homme d'environ trente-quatre ans, marié depuis six ans, était le portrait vivant de lord Byron. La célébrité de cette physionomie dispense de peindre celle du consul. On peut cependant faire observer qu'il n'y avait aucune affectation dans son air rêveur. Lord Byron était poëte, et le diplomate était poétique; les femmes savent reconnaître cette différence qui explique, sans les justifier, quelques-uns de leurs attachements. Cette beauté, mise en relief par un charmant caractère, par les habitudes d'une vie solitaire et travailleuse, avait séduit une héritière génoise. Une héritière génoise! cette expression pourra faire sourire à Gênes où par suite de l'exhérédation des filles, une femme est rarement riche; mais Onorina Pedrotti, l'unique enfant d'un banquier sans héritiers mâles, est une exception. Malgré toutes les flatteries que comporte une passion inspirée, le Consul-Général ne parut pas vouloir se marier. Néanmoins, après deux ans d'habitation, après quelques démarches de l'ambassadeur pendant les séjours de la cour à Gênes, le mariage fut conclu. Le jeune homme rétracta ses premiers refus, moins à cause de la touchante affection d'Onorina Pedrotti qu'à cause d'un événement inconnu, d'une de ces crises de la vie intime si promptement ensevelies sous les courants journaliers des intérêts, que plus tard, les actions les plus naturelles semblent inexplicables. Cet enveloppement des causes affecte aussi très souvent les événements les plus sérieux de l'histoire. Telle fut du moins l'opinion de la ville de Gênes, où, pour quelques femmes, l'excessive retenue, la mélancolie du consul français ne s'expliquaient que par le mot passion. Remarquons en passant que les femmes ne se plaignent jamais d'être les victimes d'une préférence, elles s'immolent très bien à la cause commune. Onorina Pedrotti, qui peut-être aurait haï le consul si elle eût été dédaignée absolument, n'en aimait pas moins, et peut-être plus, 350 suo sposo, en le sachant amoureux. Les femmes admettent la préséance dans les affaires de cœur. Tout est sauvé, dès qu'il s'agit du sexe. Un homme n'est jamais diplomate impunément: le sposo fut discret comme la tombe, et si discret que les négociants de Gênes voulurent voir quelque préméditation dans l'attitude du jeune consul, à qui l'héritière eût peut-être échappé s'il n'eût pas joué ce rôle de Malade Imaginaire en amour. Si c'était la vérité, les femmes la trouvèrent trop dégradante pour y croire. La fille de Pedrotti fit de son amour une consolation, elle berça ces douleurs inconnues dans un lit de tendresses et de caresses italiennes. Il signor Pedrotti n'eut pas d'ailleurs à se plaindre du choix auquel il était contraint par sa fille bien-aimée. Des protecteurs puissants veillaient de Paris sur la fortune du jeune diplomate. Selon la promesse de l'ambassadeur au beau-père, le Consul-Général fut créé baron et fait commandeur de la Légion-d'Honneur. Enfin, il signor Pedrotti fut nommé comte par le roi de Sardaigne. La dot fut d'un million. Quant à la fortune de la casa Pedrotti, évaluée à deux millions gagnés dans le commerce des blés, elle échut aux mariés six mois après leur union, car le premier et le dernier des comtes Pedrotti mourut en janvier 1831. Onorina Pedrotti est une de ces belles Génoises, les plus magnifiques créatures de l'Italie, quand elles sont belles. Pour le tombeau de Julien, Michel-Ange prit ses modèles à Gênes. De là vient cette amplitude, cette curieuse disposition du sein dans les figures du Jour et de la Nuit, que tant de critiques trouvent exagérées, mais qui sont particulières aux femmes de la Ligurie. A Gênes, la beauté n'existe plus aujourd'hui que sous le mezzaro, comme à Venise elle ne se rencontre que sous les fazzioli. Ce phénomène s'observe chez toutes les nations ruinées. Le type noble ne s'y trouve plus que dans le peuple, comme, après l'incendie des villes, les médailles se cachent dans les cendres. Mais déjà tout exception sous le rapport de la fortune, Onorina est encore une exception comme beauté patricienne. Rappelez-vous donc la Nuit que Michel-Ange a clouée sous le Penseur, affublez-la du vêtement moderne, tordez ces beaux cheveux si longs autour de cette magnifique tête un peu brune de ton, mettez une paillette de feu dans ces yeux rêveurs, entortillez cette puissante poitrine dans une écharpe, voyez la longue robe blanche brodée de fleurs, supposez que la statue redressée s'est assise et s'est croisé les bras, semblables à ceux de mademoiselle Georges, et vous aurez sous les 351 yeux la consulesse avec un enfant de six ans, beau comme le désir d'une mère, et une petite fille de quatre ans sur les genoux, belle comme un type d'enfant laborieusement cherché par David le sculpteur pour l'ornement d'une tombe. Ce beau ménage fut l'objet de l'attention secrète de Camille. Mademoiselle des Touches trouvait au consul un air un peu trop distrait chez un homme parfaitement heureux. Quoique pendant cette journée la femme et le mari lui eussent offert le spectacle admirable du bonheur le plus entier, Camille se demandait pourquoi l'un des hommes les plus distingués qu'elle eût rencontrés, et qu'elle avait vu dans les salons à Paris, restait Consul-Général à Gênes, quand il possédait une fortune de cent et quelques mille francs de rentes! Mais elle avait aussi reconnu, par beaucoup de ces riens que les femmes ramassent avec l'intelligence du sage arabe dans Zadig, l'affection la plus fidèle chez le mari. Certes, ces deux beaux êtres s'aimeraient sans mécompte jusqu'à la fin de leurs jours. Camille se disait donc tour à tour: «—Qu'y a-t-il?—Il n'y a rien!» selon les apparences trompeuses du maintien chez le Consul-Général qui, disons-le, possédait le calme absolu des Anglais, des sauvages, des Orientaux et des diplomates consommés.

En parlant littérature, on parla de l'éternel fonds de boutique de la république des lettres: la faute de la femme! Et l'on se trouva bientôt en présence de deux opinions: qui, de la femme ou de l'homme, avait tort dans la faute de la femme? Les trois femmes présentes, l'ambassadrice, la consulesse et mademoiselle des Touches, ces femmes censées naturellement irréprochables, furent impitoyables pour les femmes. Les hommes essayèrent de prouver à ces trois belles fleurs du sexe qu'il pouvait rester des vertus à une femme après sa faute.

—Combien de temps allons-nous jouer ainsi à cache-cache! dit Léon de Lora.

Cara vita (ma chère vie), allez coucher vos enfants, et envoyez-moi par Gina le petit portefeuille noir qui est sur mon meuble de Boule, dit le Consul à sa femme.

La consulesse se leva sans faire une observation, ce qui prouve qu'elle aimait bien son mari, car elle connaissait assez de français déjà pour savoir que son mari la renvoyait.

—Je vais vous raconter une histoire dans laquelle je joue un rôle, et après laquelle nous pourrons discuter, car il me paraît 352 puéril de promener le scalpel sur un mort imaginaire. Pour disséquer, prenez d'abord un cadavre.

Tout le monde se posa pour écouter avec d'autant plus de complaisance que chacun avait assez parlé, la conversation allait languir, et ce moment est l'occasion que doivent choisir les conteurs. Voici donc ce que raconta le Consul-Général.

—A vingt-deux ans, une fois reçu docteur en Droit, mon vieil oncle, l'abbé Loraux, alors âgé de soixante-douze ans, sentit la nécessité de me donner un protecteur et de me lancer dans une carrière quelconque. Cet excellent homme, si toutefois ce ne fut pas un saint, regardait chaque nouvelle année comme un nouveau don de Dieu. Je n'ai pas besoin de vous dire combien il était facile au confesseur d'une Altesse Royale de placer un jeune homme élevé par lui, l'unique enfant de sa sœur. Un jour donc, vers la fin de l'année 1824, ce vénérable vieillard, depuis cinq ans curé des Blancs-Manteaux à Paris, monta dans la chambre que j'occupais à son presbytère, et me dit:—«Fais ta toilette, mon enfant, je vais te présenter à la personne qui te prend chez elle en qualité de secrétaire. Si je ne me trompe, cette personne pourra me remplacer dans le cas où Dieu m'appellerait à lui. J'aurai dit ma messe à neuf heures, tu as trois quarts d'heure à toi, sois prêt.—Ah! mon oncle, dois-je donc dire adieu à cette chambre où je suis si heureux depuis quatre ans?...—Je n'ai pas de fortune à te léguer, me répondit-il.—Ne me laissez-vous pas la protection de votre nom, le souvenir de vos œuvres, et...?—Ne parlons pas de cet héritage-là, dit-il en souriant. Tu ne connais pas encore assez le monde pour savoir qu'il acquitterait difficilement un legs de cette nature, tandis qu'en te menant ce matin chez monsieur le comte...

(Permettez-moi, dit le Consul, de vous désigner mon protecteur sous son nom de baptême seulement, et de l'appeler le comte Octave.)

—Tandis qu'en te menant chez monsieur le comte Octave, je crois te donner une protection qui, si tu plais à ce vertueux homme d'État, comme je n'en doute pas, équivaudra certes à la fortune que je t'aurais amassée, si la ruine de mon beau-frère et la mort de ma sœur ne m'avaient surpris comme un coup de foudre par un jour serein.—Êtes-vous le confesseur de monsieur le comte?—Et, si je l'étais, pourrais-je t'y placer? Quel est le prêtre capable de profiter des secrets dont la connaissance lui vient 353 au tribunal de la pénitence? Non, tu dois cette protection à Sa Grandeur le Garde des Sceaux. Mon cher Maurice, tu seras là comme chez un père. Monsieur le comte te donne deux mille quatre cents francs d'appointements fixes, un logement dans son hôtel, et une indemnité de douze cents francs pour ta nourriture: il ne t'admettra pas à sa table et ne veut pas te faire servir à part, afin de ne point te livrer à des soins subalternes. Je n'ai pas accepté l'offre qu'on m'a faite avant d'avoir acquis la certitude que le secrétaire du comte Octave ne sera jamais un premier domestique. Tu seras accablé de travaux, car le comte est un grand travailleur; mais tu sortiras de chez lui capable de remplir les plus hautes places. Je n'ai pas besoin de te recommander la discrétion, la première vertu des hommes qui se destinent à des fonctions publiques.» Jugez quelle fut ma curiosité! Le comte Octave occupait alors l'une des plus hautes places de la magistrature, il possédait la confiance de madame la Dauphine qui venait de le faire nommer Ministre-d'État, il menait une existence à peu près semblable à celle du comte de Sérizy, que vous connaissez, je crois, tous; mais plus obscure, car il demeurait au Marais, rue Payenne, et ne recevait presque jamais. Sa vie privée échappait au contrôle du public par une modestie cénobitique et par un travail continu. Laissez-moi vous peindre en peu de mots ma situation. Après avoir trouvé dans le grave proviseur du collége Saint-Louis un tuteur à qui mon oncle avait délégué ses pouvoirs, j'avais fini mes classes à dix-huit ans. J'étais sorti de ce collége aussi pur qu'un séminariste plein de foi sort de Saint-Sulpice. A son lit de mort, ma mère avait obtenu de mon oncle que je ne serais pas prêtre; mais j'étais aussi pieux que si j'avais dû entrer dans les Ordres. Au déjucher du collége, pour employer un vieux mot très pittoresque, l'abbé Loraux me prit dans sa cure et me fit faire mon Droit. Pendant les quatre années d'études voulues pour prendre tous les grades, je travaillai beaucoup et surtout en dehors des champs arides de la jurisprudence. Sevré de littérature au collége, où je demeurais chez le proviseur, j'avais une soif à étancher. Dès que j'eus lu quelques-uns des chefs-d'œuvre modernes, les œuvres de tous les siècles précédents y passèrent. Je devins fou du théâtre, j'y allai tous les jours pendant longtemps, quoique mon oncle ne me donnât que cent francs par mois. Cette parcimonie, à laquelle sa tendresse pour les pauvres réduisait ce bon vieillard, 354 eut pour effet de contenir les appétits du jeune homme en de justes bornes. Au moment d'entrer chez le comte Octave, je n'étais pas un innocent, mais je regardais comme autant de crimes mes rares escapades. Mon oncle était si vraiment angélique, je craignais tant de le chagriner, que jamais je n'avais passé de nuit dehors durant ces quatre années. Ce bon homme attendait, pour se coucher, que je fusse rentré. Cette sollicitude maternelle avait plus de puissance pour me retenir que tous les sermons et les reproches dont on émaille la vie des jeunes gens dans les familles puritaines. Étranger aux différents mondes qui composent la société parisienne, je ne savais des femmes comme il faut et des bourgeoises que ce que j'en voyais en me promenant, ou dans les loges au théâtre, et encore à la distance du parterre où j'étais. Si, dans ce temps, on m'eût dit: «Vous allez voir Canalis ou Camille Maupin,» j'aurais eu des brasiers dans la tête et dans les entrailles. Les gens célèbres étaient pour moi comme des dieux qui ne parlaient pas, ne marchaient pas, ne mangeaient pas comme les autres hommes. Combien de contes des Mille et une Nuits tient-il dans une adolescence?... Combien de Lampes Merveilleuses faut-il avoir maniées avant de reconnaître que la vraie Lampe Merveilleuse est ou le hasard, ou le travail, ou le génie? Pour quelques hommes, ce rêve fait par l'esprit éveillé dure peu; le mien dure encore! Dans ce temps je m'endormais toujours grand-duc de Toscane,—millionnaire,—aimé par une princesse,—ou célèbre! Ainsi, entrer chez le comte Octave, avoir cent louis à moi par an, ce fut entrer dans la vie indépendante. J'entrevis quelques chances de pénétrer dans la société, d'y chercher ce que mon cœur désirait le plus, une protectrice qui me tirât de la voie dangereuse où s'engagent nécessairement à Paris les jeunes gens de vingt-deux ans, quelque sages et bien élevés qu'ils soient. Je commençais à me craindre moi-même. L'étude obstinée du Droit des Gens, dans laquelle je m'étais plongé, ne suffisait pas toujours à réprimer de cruelles fantaisies. Oui, parfois je m'abandonnais en pensée à la vie du théâtre; je croyais pouvoir être un grand acteur; je rêvais des triomphes et des amours sans fin, ignorant les déceptions cachées derrière le rideau, comme partout ailleurs, car toute scène a ses coulisses. Je suis quelquefois sorti, le cœur bouillant, emmené par le désir de faire une battue dans Paris, de m'y attacher à une belle femme que je rencontrerais, de la suivre jusqu'à sa porte, de l'espionner, de 355 lui écrire, de me confier à elle tout entier, et de la vaincre à force d'amour. Mon pauvre oncle, ce cœur dévoré de charité, cet enfant de soixante-dix ans, intelligent comme Dieu, naïf comme un homme de génie, devinait sans doute les tumultes de mon âme, car jamais il ne faillit à me dire: «Va, Maurice, tu es un pauvre aussi! voici vingt francs, amuse-toi, tu n'es pas prêtre!» quand il sentait la corde par laquelle il me tenait trop tendue et près de se rompre. Si vous aviez pu voir le feu follet qui dorait alors ses yeux gris, le sourire qui dénouait ses aimables lèvres en les tirant vers les coins de sa bouche, enfin l'adorable expression de ce visage auguste dont la laideur primitive était rectifiée par un esprit apostolique, vous comprendriez le sentiment qui me faisait, pour toute réponse, embrasser le curé des Blancs-Manteaux, comme si c'eût été ma mère.—«Tu n'auras pas un maître, me dit mon oncle en allant rue Payenne, tu auras un ami dans le comte Octave; mais il est défiant, ou, pour parler plus correctement, il est prudent. L'amitié de cet homme d'État ne doit s'acquérir qu'avec le temps; car, malgré sa perspicacité profonde et son habitude de juger les hommes, il a été trompé par celui à qui tu succèdes, il a failli devenir victime d'un abus de confiance. C'est t'en dire assez sur la conduite à tenir chez lui.» En frappant à l'immense grande porte d'un hôtel aussi vaste que l'hôtel Carnavalet et sis entre cour et jardin, le coup retentit comme dans une solitude. Pendant que mon oncle demandait le comte à un vieux suisse en livrée, je jetai un de ces regards qui voient tout sur la cour où les pavés disparaissaient entre les herbes, sur les murs noirs qui offraient de petits jardins au-dessus de toutes les décorations d'une charmante architecture, et sur des toits élevés comme ceux des Tuileries. Les balustres des galeries supérieures étaient rongés. Par une magnifique arcade, j'aperçus une seconde cour latérale où se trouvaient les communs dont les portes se pourrissaient. Un vieux cocher y nettoyait une vieille voiture. A l'air nonchalant de ce domestique, il était facile de présumer que les somptueuses écuries où tant de chevaux hennissaient autrefois, en logeaient tout au plus deux. La superbe façade de la cour me sembla morne, comme celle d'un hôtel appartenant à l'État ou à la Couronne, et abandonné à quelque service public. Un coup de cloche retentit pendant que nous allions, mon oncle et moi, de la loge du suisse (il y avait encore écrit au-dessus de la porte: Parlez au suisse) vers le perron, 356 d'où sortit un valet dont la livrée ressemblait à celle des Labranche du Théâtre-Français dans le vieux répertoire. Une visite était si rare, que le domestique achevait d'endosser sa casaque, en ouvrant une porte vitrée en petits carreaux, de chaque côté de laquelle la fumée de deux réverbères avait dessiné des étoiles sur la muraille. Un péristyle d'une magnificence digne de Versailles laissait voir un de ces escaliers comme il ne s'en construira plus en France, et qui tiennent la place d'une maison moderne. En montant des marches de pierre, froides comme des tombes, et sur lesquelles huit personnes devaient marcher de front, nos pas retentissaient sous des voûtes sonores. On pouvait se croire dans une cathédrale. Les rampes amusaient le regard par les miracles de cette orfévrerie de serrurier, où se déroulaient les fantaisies de quelque artiste du règne de Henri III. Saisis par un manteau de glace qui nous tomba sur les épaules, nous traversâmes des antichambres, des salons en enfilade, parquetés, sans tapis, meublés de ces vieilleries superbes qui, de là, retombent chez les marchands de curiosités. Enfin nous arrivâmes à un grand cabinet situé dans un pavillon en équerre dont toutes les croisées donnaient sur un vaste jardin.—«Monsieur le curé des Blancs-Manteaux et son neveu, monsieur de L'Hostal!» dit le Labranche aux soins de qui le valet de théâtre nous avait remis à la première antichambre. Le comte Octave, vêtu d'un pantalon à pieds et d'une redingote de molleton gris, se leva d'un immense bureau, vint à la cheminée, et me fit signe de m'asseoir, en allant prendre les mains à mon oncle et en les lui serrant.—«Quoique je sois sur la paroisse de Saint-Paul, lui dit-il, il est difficile que je n'aie pas entendu parler du curé des Blancs-Manteaux, et je suis heureux de faire sa connaissance.—Votre Excellence est bien bonne, répondit mon oncle. Je vous amène le seul parent qui me reste. Si je crois faire un cadeau à Votre Excellence, je pense aussi donner un second père à mon neveu.—C'est sur quoi je pourrai vous répondre, monsieur l'abbé, quand nous nous serons éprouvés l'un l'autre, votre neveu et moi, dit le comte Octave. Vous vous nommez? me demanda-t-il.—Maurice.—Il est Docteur en Droit, fit observer mon oncle.—Bien, bien, dit le comte en me regardant de la tête aux pieds.—Monsieur l'abbé, j'espère que, pour votre neveu d'abord, puis pour moi, vous me ferez l'honneur de venir dîner ici tous les lundis. Ce sera notre dîner, notre soirée de famille.» Mon oncle et le 357 comte se mirent à causer religion au point de vue politique, œuvres de charité, répression des délits, et je pus alors examiner à mon aise l'homme de qui ma destinée allait dépendre. Le comte était de moyenne taille, il me fut impossible de juger de ses proportions à cause de son habillement; mais il me parut maigre et sec. La figure était âpre et creusée. Les traits avaient de la finesse. La bouche, un peu grande, exprimait à la fois l'ironie et la bonté. Le front, trop vaste peut-être, effrayait comme si c'eût été celui d'un fou, d'autant plus qu'il contrastait avec le bas de la figure, terminée brusquement par un petit menton très rapproché de la lèvre inférieure. Deux yeux d'un bleu de turquoise, vifs et intelligents comme ceux du prince de Talleyrand que j'admirai plus tard, également doués, comme ceux du prince, de la faculté de se taire au point de devenir mornes, ajoutaient à l'étrangeté de cette face, non point pâle, mais jaune. Cette coloration semblait annoncer un caractère irritable et des passions violentes. Les cheveux, argentés déjà, peignés avec soin, sillonnaient la tête par les couleurs alternées du blanc et du noir. La coquetterie de cette coiffure nuisait à la ressemblance que je trouvais au comte avec ce moine extraordinaire que Lewis a mis en scène d'après le Schedoni du Confessionnal des Pénitents noirs qui, selon moi, me paraît une création supérieure à celle du Moine. En homme qui devait se rendre de bonne heure au Palais, le comte avait déjà la barbe faite. Deux flambeaux à quatre branches et garnis d'abat-jour, placés aux deux extrémités du bureau, et dont les bougies brûlaient encore, disaient assez que le magistrat se levait bien avant le jour. Ses mains, que je vis quand il prit le cordon de la sonnette pour faire venir son valet de chambre, étaient fort belles, et blanches comme des mains de femme...

(—En vous racontant cette histoire, dit le Consul-Général qui s'interrompit, je dénature la position sociale et les titres de ce personnage, tout en vous le montrant dans une situation analogue à la sienne. État, dignité, luxe, fortune, train de vie, tous ces détails sont vrais; mais je ne veux manquer ni à mon bienfaiteur ni à mes habitudes de discrétion.)

—Au lieu de me sentir ce que j'étais, reprit le Consul-Général après une pause, socialement parlant, un insecte devant un aigle, j'éprouvai je ne sais quel sentiment indéfinissable à l'aspect du comte, et que je puis expliquer aujourd'hui. Les artistes de génie...

358 (Il s'inclina gracieusement devant l'ambassadeur, la femme célèbre et les deux Parisiens.)

... Les véritables hommes d'État, les poëtes, un général qui a commandé des armées, enfin les personnes réellement grandes sont simples; et leur simplicité vous met de plain-pied avec elles. Vous qui êtes supérieurs par la pensée, peut-être avez-vous remarqué, dit-il en s'adressant à ses hôtes, combien le sentiment rapproche les distances morales qu'a créées la Société. Si nous vous sommes inférieurs par l'esprit, nous pouvons vous égaler par le dévouement en amitié. A la température (passez-moi ce mot) de nos cœurs, je me sentis aussi près de mon protecteur que j'étais loin de lui par le rang. Enfin, l'âme a sa clairvoyance, elle pressent la douleur, le chagrin, la joie, l'animadversion, la haine chez autrui. Je reconnus vaguement les symptômes d'un mystère, en reconnaissant chez le comte les mêmes effets de physionomie que j'avais observés chez mon oncle. L'exercice des vertus, la sérénité de la conscience, la pureté de la pensée avaient transfiguré mon oncle, qui de laid devint très beau. J'aperçus une métamorphose inverse dans le visage du comte: au premier coup d'œil, je lui donnai cinquante-cinq ans; mais après un examen attentif, je reconnus une jeunesse ensevelie sous les glaces d'un profond chagrin, sous la fatigue des études obstinées, sous les teintes chaudes de quelque passion contrariée. A un mot de mon oncle, les yeux du comte reprirent pour un moment la fraîcheur d'une pervenche, il eut un sourire d'admiration qui me le montra à un âge que je crus le véritable, à quarante ans. Ces observations, je ne les fis pas alors, mais plus tard, en me rappelant les circonstances de cette visite. Le valet de chambre entra tenant un plateau sur lequel était le déjeuner de son maître.—«Je ne demande pas mon déjeuner, dit le comte, laissez-le cependant et allez montrer à monsieur son appartement.» Je suivis le valet de chambre, qui me conduisit à un joli logement complet, situé sous une terrasse, entre la cour d'honneur et les communs, au-dessus d'une galerie par laquelle les cuisines communiquaient avec le grand escalier de l'hôtel. Quand je revins au cabinet du comte, j'entendis, avant d'ouvrir la porte, mon oncle prononçant sur moi cet arrêt:—«Il pourrait faire une faute, car il a beaucoup de cœur, et nous sommes tous sujets à d'honorables erreurs; mais il est sans aucun vice.—Eh! bien, me dit le comte en me jetant un regard affectueux, vous 359 plairez-vous là? dites? Il se trouve tant d'appartements dans cette caserne, que si vous n'étiez pas bien, je vous caserais ailleurs.—Je n'avais qu'une chambre chez mon oncle, répondis-je.—Eh! bien, vous pouvez être installé ce soir, me dit le comte, car vous avez sans doute le mobilier de tous les étudiants, un fiacre suffit à le transporter. Pour aujourd'hui nous dînerons ensemble, tous trois,» ajouta-t-il en regardant mon oncle. Une magnifique bibliothèque attenait au cabinet du comte, il nous y mena, me fit voir un petit réduit coquet et orné de peintures qui devait avoir jadis servi d'oratoire.—«Voici votre cellule, me dit-il, vous vous tiendrez là quand vous aurez à travailler avec moi, car vous ne serez pas à la chaîne.» Et il me détailla le genre et la durée de mes occupations chez lui; en l'écoutant, je reconnus en lui un grand précepteur politique. Je mis un mois environ à me familiariser avec les êtres et les choses, à étudier les devoirs de ma nouvelle position, et à m'accoutumer aux façons du comte. Un secrétaire observe nécessairement l'homme qui se sert de lui. Les goûts, les passions, le caractère, les manies de cet homme deviennent l'objet d'une étude involontaire. L'union de ces deux esprits est à la fois plus et moins qu'un mariage. Pendant trois mois, le comte Octave et moi, nous nous espionnâmes réciproquement. J'appris avec étonnement que le comte n'avait que trente-sept ans. La paix purement extérieure de sa vie et la sagesse de sa conduite ne procédaient pas uniquement d'un sentiment profond du devoir et d'une réflexion stoïque; en pratiquant cet homme, extraordinaire pour ceux qui le connaissent bien, je sentis de vastes profondeurs sous ses travaux, sous les actes de sa politesse, sous son masque de bienveillance, sous son attitude résignée qui ressemblait tant au calme qu'on pouvait s'y tromper. De même qu'en marchant dans les forêts, certains terrains laissent deviner par le son qu'ils rendent sous les pas de grandes masses de pierre ou le vide; de même l'égoïsme en bloc caché sous les fleurs de la politesse, et les souterrains minés par le malheur sonnent creux au contact perpétuel de la vie intime. La douleur et non le découragement habitait cette âme vraiment grande. Le comte avait compris que l'Action, que le Fait est la loi suprême de l'homme social. Aussi marchait-il dans sa voie malgré de secrètes blessures, en regardant l'avenir d'un œil serein, comme un martyr plein de foi. Sa tristesse cachée, l'amère déception dont il souffrait ne l'avaient pas amené dans les landes 360 philosophiques de l'Incrédulité; ce courageux homme d'État était religieux, mais sans aucune ostentation: il allait à la première messe qui se disait à Saint-Paul pour les artisans et pour les domestiques pieux. Aucun de ses amis, personne à la Cour ne savait qu'il observât si fidèlement les pratiques de la religion. Il cultivait Dieu comme certains honnêtes gens cultivent un vice, avec un profond mystère. Aussi devais-je trouver un jour le comte monté sur une alpe de malheur bien plus élevée que celle où se tiennent ceux qui se croient les plus éprouvés, qui raillent les passions et les croyances d'autrui parce qu'ils ont vaincu les leurs, qui varient sur tous les tons l'ironie et le dédain. Il ne se moquait alors ni de ceux qui suivent encore l'Espérance dans les marais où elle vous emmène, ni de ceux qui gravissent un pic pour s'isoler, ni de ceux qui persistent dans leur lutte en rougissant l'arène de leur sang, et la jonchant de leurs illusions; il voyait le monde en son entier, il dominait les croyances, il écoutait les plaintes, il doutait des affections et surtout des dévouements; mais ce grand, ce sévère magistrat y compatissait, il les admirait, non pas avec un enthousiasme passager, mais par le silence, par le recueillement, par la communion de l'âme attendrie. C'était une espèce de Manfred catholique et sans crime, portant la curiosité dans sa foi, fondant les neiges à la chaleur d'un volcan sans issue, conversant avec une étoile que lui seul voyait! Je reconnus bien des obscurités dans sa vie extérieure. Il se dérobait à mes regards non pas comme le voyageur qui, suivant une route, disparaît au gré des caprices du terrain dans les fondrières et les ravins, mais en tirailleur épié qui veut se cacher et qui cherche des abris. Je ne m'expliquais pas de fréquentes absences faites au moment où il travaillait le plus, et qu'il ne me déguisait point, car il me disait: «Continuez pour moi,» en me confiant sa besogne. Cet homme, si profondément enseveli dans les triples obligations de l'homme d'État, du Magistrat et de l'Orateur, me plut par ce goût qui révèle une belle âme et que les gens délicats ont presque tous pour les fleurs. Son jardin et son cabinet étaient pleins des plantes les plus curieuses, mais qu'il achetait toujours fanées. Peut-être se complaisait-il dans cette image de sa destinée?... il était fané comme ces fleurs près d'expirer, et dont les parfums presque décomposés lui causaient d'étranges ivresses. Le comte aimait son pays, il se dévouait aux intérêts publics avec la furie d'un cœur qui veut tromper une autre 361 passion; mais l'étude, le travail où il se plongeait ne lui suffisaient pas; il se livrait en lui d'affreux combats dont quelques éclats m'atteignirent. Enfin, il laissait entendre de navrantes aspirations vers le bonheur, et me paraissait devoir être heureux encore; mais quel était l'obstacle? Aimait-il une femme? Ce fut une question que je me posai. Jugez de l'étendue des cercles de douleur que ma pensée dut interroger avant d'en venir à une si simple et si redoutable question! Malgré ses efforts, mon patron ne réussissait donc pas à étouffer le jeu de son cœur. Sous sa pose austère, sous le silence du magistrat s'agitait une passion contenue avec tant de puissance, que personne, excepté moi, son commensal, ne devina ce secret. Sa devise semblait être: «Je souffre et je me tais.» Le cortége de respect et d'admiration qui le suivait, l'amitié de travailleurs intrépides comme lui, des présidents Grandville et Sérizy, n'avaient aucune prise sur le comte: ou il ne leur livrait rien, ou ils savaient tout. Impassible, la tête haute en public, le comte ne laissait voir l'homme qu'en de rares instants, quand, seul dans son jardin, dans son cabinet, il ne se croyait pas observé; mais alors il devenait enfant, il donnait carrière aux larmes dévorées sous sa toge, aux exaltations qui, peut-être mal interprétées, eussent nui à sa réputation de perspicacité comme homme d'État. Quand toutes ces choses furent à l'état de certitude pour moi, le comte Octave eut tous les attraits d'un problème, et obtint autant d'affection que s'il eût été mon propre père. Comprenez-vous la curiosité comprimée par le respect?... Quel malheur avait foudroyé ce savant voué depuis l'âge de dix-huit ans, comme Pitt, aux études que veut le pouvoir, et qui n'avait pas d'ambition; ce juge, qui savait le Droit diplomatique, le Droit politique, le Droit civil et le Droit criminel, et qui pouvait y trouver des armes contre toutes les inquiétudes ou contre toutes les erreurs; ce profond législateur, cet écrivain sérieux, ce religieux célibataire dont la vie disait assez qu'il n'encourait aucun reproche? Un criminel n'eût pas été puni plus sévèrement par Dieu que l'était mon patron: le chagrin avait emporté la moitié de son sommeil, il ne dormait plus que quatre heures! Quelle lutte existait au fond de ces heures qui passaient en apparence calmes, studieuses, sans bruit ni murmure, et pendant lesquelles je le surpris souvent la plume tombée de ses doigts, la tête appuyée sur une de ses mains, les yeux comme deux étoiles fixes et quelquefois mouillés de larmes? Comment l'eau de cette 362 source vive courait-elle sur une grève brillante sans que le feu souterrain la desséchât?... Y avait-il, comme sous la mer, entre elle et le foyer du globe, un lit de granit? Enfin, le volcan éclaterait-il?... Parfois le comte me regardait avec la curiosité sagace et perspicace, quoique rapide, par laquelle un homme en examine un autre quand il cherche un complice; puis il fuyait mes yeux en les voyant s'ouvrir, en quelque sorte, comme une bouche qui veut une réponse et qui semble dire: «Parlez le premier!» Par moments, le comte Octave était d'une tristesse sauvage et bourrue. Si les écarts de cette humeur me blessaient, il savait revenir sans me demander le moindre pardon; mais ses manières devenaient alors gracieuses jusqu'à l'humilité du chrétien. Quand je me fus filialement attaché à cet homme mystérieux pour moi, si compréhensible pour le monde à qui le mot original suffit pour expliquer toutes les énigmes du cœur, je changeai la face de la maison. L'abandon de ses intérêts allait, chez le comte, jusqu'à la bêtise dans la conduite de ses affaires. Riche d'environ cent soixante mille francs de rentes, sans compter les émoluments de ses places, dont trois n'étaient pas sujettes à la loi du cumul, il dépensait soixante mille francs, sur lesquels trente au moins allaient à ses domestiques. A la fin de la première année, je renvoyai tous ces fripons, et priai Son Excellence d'user de son crédit pour m'aider à trouver d'honnêtes gens. A la fin de la seconde année, le comte, mieux traité, mieux servi, jouissait du comfort moderne; il avait de beaux chevaux appartenant à un cocher à qui je donnais tant par mois pour chaque cheval; ses dîners, les jours de réception, servis par Chevet à prix débattus, lui faisaient honneur; l'ordinaire regardait une excellente cuisinière que me procura mon oncle et que deux filles de cuisine aidaient; la dépense, non compris les acquisitions, ne se montait plus qu'à trente mille francs; nous avions deux domestiques de plus, dont les soins rendirent à l'hôtel toute sa poésie, car ce vieux palais, si beau dans sa rouille, avait une majesté que l'incurie déshonorait.—«Je ne m'étonne plus, dit-il en apprenant ces résultats, des fortunes que faisaient mes gens. En sept ans, j'ai eu deux cuisiniers devenus de riches restaurateurs!—Vous avez perdu trois cent mille francs en sept ans, repris-je. Et vous, magistrat qui signez au Palais des réquisitoires contre le crime, vous encouragiez le vol chez vous.» Au commencement de l'année 1826, le comte avait sans doute achevé de m'observer, 363 et nous étions aussi liés que peuvent l'être deux hommes quand l'un est le subordonné de l'autre. Il ne m'avait rien dit de mon avenir; mais il s'était attaché, comme un maître et comme un père, à m'instruire. Il me fit souvent rassembler les matériaux de ses travaux les plus ardus, je rédigeai quelques-uns de ses rapports, et il me les corrigeait en me montrant les différences de ses interprétations de la loi, de ses vues et des miennes. Quand enfin j'eus produit un travail qu'il pût donner comme sien, il en eut une joie qui me servit de récompense, et il s'aperçut que je la prenais ainsi. Ce petit incident si rapide produisit sur cette âme, en apparence sévère, un effet extraordinaire. Le comte me jugea, pour me servir de la langue judiciaire, en dernier ressort et souverainement: il me prit par la tête et me baisa sur le front.—«Maurice, s'écria-t-il, vous n'êtes plus mon compagnon, je ne sais pas encore ce que vous me serez; mais, si ma vie ne change pas, peut-être me tiendrez-vous lieu de fils!» Le comte Octave m'avait présenté dans les meilleures maisons de Paris où j'allais à sa place, avec ses gens et sa voiture, dans les occasions trop fréquentes où, près de partir, il changeait d'avis et faisait venir un cabriolet de place, pour aller... où?... Là était le mystère. Par l'accueil qu'on me faisait, je devinais les sentiments du comte à mon égard et le sérieux de ses recommandations. Attentif comme un père, il fournissait à tous mes besoins avec d'autant plus de libéralité que ma discrétion l'obligeait à toujours penser à moi. Vers la fin du mois de janvier 1827, chez madame la comtesse de Sérizy, j'éprouvai des chances si constamment mauvaises au jeu, que je perdis deux mille francs, et je ne voulus pas les prendre sur ma caisse. Le lendemain, je me disais: «Dois-je aller les demander à mon oncle ou me confier au comte?» Je pris le dernier parti.—«Hier, lui dis-je pendant qu'il déjeunait, j'ai constamment perdu au jeu, je me suis piqué, j'ai continué; je dois deux mille francs. Me permettez-vous de prendre ces deux mille francs en compte sur mes appointements de l'année?—Non, me dit-il avec un charmant sourire. Quand on joue dans le monde, il faut avoir une bourse de jeu. Prenez six mille francs, payez vos dettes, nous serons de moitié à compter d'aujourd'hui, car si vous me représentez la plupart du temps, au moins votre amour-propre n'en doit-il pas souffrir.» Je ne remerciai pas le comte. Un remercîment lui aurait paru de trop entre nous. Cette nuance vous indique la nature de nos relations. Néanmoins nous n'avions pas encore l'un 364 et l'autre une confiance illimitée, il ne m'ouvrit pas ces immenses souterrains que j'avais reconnus dans sa vie secrète, et moi je ne lui disais pas: «Qu'avez-vous? de quel mal souffrez-vous?» Que faisait-il pendant ses longues soirées? Souvent, il rentrait ou à pied ou dans un cabriolet de place, quand je revenais en voiture, moi, son secrétaire! Un homme si pieux était-il donc la proie de vices cachés avec hypocrisie? Employait-il toutes les forces de son esprit à satisfaire une jalousie plus habile que celle d'Othello? Vivait-il avec une femme indigne de lui? Un matin, en revenant de chez je ne sais quel fournisseur acquitter un mémoire, entre Saint-Paul et l'Hôtel-de-Ville, je surpris le comte Octave en conversation si animée avec une vieille femme, qu'il ne m'aperçut pas. La physionomie de cette vieille me donna d'étranges soupçons, des soupçons d'autant plus fondés que je ne voyais pas faire au comte l'emploi de ses économies. N'est-ce pas horrible à penser? je me faisais le censeur de mon patron. Dans ce moment, je lui savais plus de six cent mille francs à placer, et s'il les avait employés en inscriptions de rentes, sa confiance en moi était tellement entière en tout ce qui touchait ses intérêts, que je ne devais pas l'ignorer. Parfois le comte se promenait dans son jardin, le matin, en y tournant comme un homme pour qui la promenade est l'hippogriffe que monte une Mélancolie rêveuse. Il allait! il allait! il se frottait les mains à s'arracher l'épiderme! Et quand je le surprenais en l'abordant au détour d'une allée, je voyais sa figure épanouie. Ses yeux, au lieu d'avoir la sécheresse d'une turquoise, prenaient ce velouté de la pervenche qui m'avait tant frappé lors de ma première visite à cause du contraste étonnant de ces deux regards si différents: le regard de l'homme heureux, le regard de l'homme malheureux. Deux ou trois fois, en ces moments, il m'avait saisi par le bras, il m'avait entraîné; puis il me disait:—«Que venez-vous me demander?» au lieu de déverser sa joie en mon cœur qui s'ouvrait à lui. Plus souvent aussi, le malheureux, surtout depuis que je pouvais le remplacer dans ses travaux et faire ses rapports, restait des heures entières à contempler les poissons rouges qui fourmillaient dans un magnifique bassin de marbre au milieu de son jardin, et autour duquel les plus belles fleurs formaient un amphithéâtre. Cet homme d'État semblait avoir réussi à passionner le plaisir machinal d'émietter du pain à des poissons. Voilà comment se découvrit le drame de cette existence intérieure si profondément ravagée, si 365 agitée, et où, dans un cercle oublié par Dante dans son Enfer, il naissait d'horribles joies.

Le Consul-Général fit une pause.

—Par un certain lundi, reprit-il, le hasard voulut que monsieur le Président de Grandville et monsieur de Sérizy, alors Vice-Président du Conseil-d'État, fussent venus tenir séance chez le comte Octave. Ils formaient, à eux trois, une commission de laquelle j'étais le secrétaire. Le comte m'avait déjà fait nommer auditeur au Conseil-d'État. Tous les éléments nécessaires à l'examen de la question politique secrètement soumise à ces messieurs se trouvaient sur l'une des longues tables de notre bibliothèque. Messieurs de Grandville et de Sérizy s'en étaient remis au comte Octave pour le dépouillement préparatoire des documents relatifs à leur travail. Afin d'éviter le transport des pièces chez monsieur de Sérizy, président de la commission, il était convenu qu'on se réunirait d'abord rue Payenne. Le cabinet des Tuileries attachait une grande importance à ce travail, qui pesa sur moi principalement et auquel je dus, dans le cours de cette année, ma nomination de Maître des Requêtes. Quoique les comtes de Grandville et de Sérizy, dont les habitudes ressemblaient fort à celles de mon patron, ne dînassent jamais hors de chez eux, nous fûmes surpris discutant encore à une heure si avancée que le valet de chambre me demanda pour me dire:—«Messieurs les curés de Saint-Paul et des Blancs-Manteaux sont au salon depuis deux heures.» Il était neuf heures!—«Vous voilà, messieurs, obligés de faire un dîner de curés, dit en riant le comte Octave à ses collègues. Je ne sais pas si Grandville surmontera sa répugnance pour la soutane.—C'est selon les curés.—Oh! l'un est mon oncle, et l'autre est l'abbé Gaudron, lui répondis-je. Soyez sans crainte, l'abbé Fontanon n'est plus vicaire à Saint-Paul....—Eh bien, dînons, répondit le Président Grandville. Un dévot m'effraie; mais je ne sais personne de gai comme un homme vraiment pieux!» Et nous nous rendîmes au salon. Le dîner fut charmant. Les hommes réellement instruits, les politiques à qui les affaires donnent et une expérience consommée et l'habitude de la parole, sont d'adorables conteurs, quand ils savent conter. Il n'est pas de milieu pour eux, ou ils sont lourds, ou ils sont sublimes. A ce charmant jeu, le prince de Metternich est aussi fort que Charles Nodier. Taillée à facettes comme le diamant, la plaisanterie des hommes d'État est nette, étincelante et pleine de sens. 366 Sûr de l'observation des convenances au milieu de ces trois hommes supérieurs, mon oncle permit à son esprit de se déployer, esprit délicat, d'une douceur pénétrante, et fin comme celui de tous les gens habitués à cacher leurs pensées sous la robe. Comptez aussi qu'il n'y eut rien de vulgaire ni d'oiseux dans cette causerie, que je comparerais volontiers, comme effet sur l'âme, à la musique de Rossini. L'abbé Gaudron était, comme le dit monsieur de Grandville, un saint Pierre plutôt qu'un saint Paul, un paysan plein de foi, carré de base comme de hauteur, un bœuf sacerdotal dont l'ignorance, en fait de monde et de littérature, anima la conversation par des étonnements naïfs et par des interrogations imprévues. On finit par causer d'une des plaies inhérentes à l'état social et qui vient de nous occuper, de l'adultère! Mon oncle fit observer la contradiction que les législateurs du Code, encore sous le coup des orages révolutionnaires, y avaient établie entre la loi civile et la loi religieuse, et d'où, selon lui, venait tout le mal.—«Pour l'Église, dit-il, l'adultère est un crime; pour vos tribunaux, ce n'est qu'un délit. L'adultère se rend en carrosse à la Police Correctionnelle au lieu de monter sur les bancs de la Cour d'Assises. Le Conseil-d'État de Napoléon, pénétré de tendresse pour la femme coupable, a été plein d'impéritie. Ne fallait-il pas accorder en ceci la loi civile et la loi religieuse, envoyer au couvent pour le reste de ses jours, comme autrefois, l'épouse coupable?—Au couvent! reprit monsieur de Sérizy: il aurait fallu d'abord créer des couvents, et, dans ce temps, on convertissait les monastères en casernes. Puis, y pensez-vous, monsieur l'abbé?... donner à Dieu ce dont la Société ne veut pas!....—Oh! dit le comte de Grandville, vous ne connaissez pas la France. On a dû laisser au mari le droit de se plaindre; eh bien! il n'y a pas dix plaintes en adultère par an.—Monsieur l'abbé prêche pour son saint, car c'est Jésus-Christ qui a créé l'adultère, reprit le comte Octave. En Orient, berceau de l'Humanité, la femme ne fut qu'un plaisir, et y fut alors une chose; on ne lui demandait pas d'autres vertus que l'obéissance et la beauté. En mettant l'âme au-dessus du corps, la famille européenne moderne, fille de Jésus, a inventé le mariage indissoluble, elle en a fait un sacrement.—Ah! l'Église en reconnaissait bien toutes les difficultés, s'écria monsieur de Grandville.—Cette institution a produit un monde nouveau, reprit le comte en souriant; mais les mœurs de ce monde ne seront jamais 367 celles des climats où la femme est nubile à sept ans et plus que vieille à vingt-cinq. L'Église catholique a oublié les nécessités d'une moitié du globe. Parlons donc uniquement de l'Europe. La femme nous est-elle inférieure ou supérieure. Telle est la vraie question par rapport à nous. Si la femme nous est inférieure, en l'élevant aussi haut que l'a fait l'Église, il fallait de terribles punitions à l'adultère. Aussi, jadis, a-t-on procédé ainsi. Le cloître ou la mort, voilà toute l'ancienne législation. Mais depuis, les mœurs ont modifié les lois, comme toujours. Le trône a servi de couche à l'adultère, et les progrès de ce joli crime ont marqué l'affaiblissement des dogmes de l'Église catholique. Aujourd'hui, là où l'Église ne demande plus qu'un repentir sincère à la femme en faute, la Société se contente d'une flétrissure au lieu d'un supplice. La loi condamne bien encore les coupables, mais elle ne les intimide plus. Enfin, il y a deux morales: la morale du Monde et la morale du Code. Là où le Code est faible, je le reconnais avec notre cher abbé, le Monde est audacieux et moqueur. Il est peu de juges qui ne voudraient avoir commis le délit contre lequel ils déploient la foudre assez bonasse de leurs considérants. Le Monde, qui dément la loi, et dans ses fêtes, et par ses usages, et par ses plaisirs, est plus sévère que le Code et l'Église: le Monde punit la maladresse après avoir encouragé l'hypocrisie. L'économie de la loi sur le mariage me semble à reprendre de fond en comble. Peut-être la loi française serait-elle parfaite si elle proclamait l'exhérédation des filles.—Nous connaissons à nous trois la question à fond, dit en riant le comte de Grandville. Moi, j'ai une femme avec laquelle je ne puis pas vivre. Sérizy a une femme qui ne veut pas vivre avec lui. Toi, Octave, la tienne t'a quitté. Nous résumons donc, à nous trois, tous les cas de conscience conjugale; aussi composerons-nous, sans doute, la commission, si jamais on revient au divorce.» La fourchette d'Octave tomba sur son verre, le brisa, brisa l'assiette. Le comte, devenu pâle comme un mort, jeta sur le Président de Grandville un regard foudroyant par lequel il me montrait, et que je surpris.—«Pardon, mon ami, je ne voyais pas Maurice, reprit le Président de Grandville. Sérizy et moi nous avons été tes complices après t'avoir servi de témoins, je ne croyais donc pas faire une indiscrétion en présence de ces deux vénérables ecclésiastiques.» Monsieur de Sérizy changea la conversation en racontant tout ce qu'il avait fait pour plaire à sa femme sans y parvenir jamais. 368 Ce vieillard conclut à l'impossibilité de réglementer les sympathies et les antipathies humaines, il soutint que la loi sociale n'était jamais plus parfaite que quand elle se rapprochait de la loi naturelle. Or, la Nature ne tenait aucun compte de l'alliance des âmes, son but était atteint par la propagation de l'espèce. Donc le Code actuel avait été très sage en laissant une énorme latitude aux hasards. L'exhérédation des filles, tant qu'il y aurait des héritiers mâles, était une excellente modification, soit pour éviter l'abâtardissement des races, soit pour rendre les ménages plus heureux en supprimant des unions scandaleuses, en faisant rechercher uniquement les qualités morales et la beauté.—«Mais, ajouta-t-il en levant la main par un geste de dégoût, le moyen de perfectionner une législation quand un pays a la prétention de réunir sept à huit cents législateurs!... Après tout, reprit-il, si je suis sacrifié, j'ai un enfant qui me succédera...—En laissant de côté toute question religieuse, reprit mon oncle, je ferai observer à Votre Excellence que la Nature ne nous doit que la vie, et que la Société nous doit le bonheur. Êtes-vous père? lui demanda mon oncle.—Et moi, ai-je des enfants?» dit d'une voix creuse le comte Octave dont l'accent causa de telles impressions que l'on ne parla plus ni femmes, ni mariage. Quand le café fut pris, les deux comtes et les deux curés s'évadèrent en voyant le pauvre Octave tombé dans un accès de mélancolie qui ne lui permit pas de s'apercevoir de ces disparitions successives. Mon protecteur était assis sur une bergère, au coin du feu, dans l'attitude d'un homme anéanti.—«Vous connaissez le secret de ma vie, me dit-il en s'apercevant que nous nous trouvions seuls. Après trois ans de mariage, un soir, en rentrant, on m'a remis une lettre par laquelle la comtesse m'annonçait sa fuite. Cette lettre ne manquait pas de noblesse, car il est dans la nature des femmes de conserver encore des vertus en commettant cette faute horrible... Aujourd'hui, ma femme est censée s'être embarquée sur un vaisseau naufragé, elle passe pour morte. Je vis seul depuis sept ans!... Assez pour ce soir, Maurice. Nous causerons de ma situation quand je me serai accoutumé à l'idée de vous en parler. Quand on souffre d'une maladie chronique, ne faut-il pas s'habituer au mieux? Souvent le mieux paraît être une autre face de la maladie.» J'allai me coucher tout troublé, car le mystère, loin de s'éclaircir, me parut de plus en plus obscur. Je pressentis un drame étrange en comprenant qu'il ne pouvait y avoir rien de vulgaire entre une 369 femme que le comte avait choisie et un caractère comme le sien. Enfin les événements qui avaient poussé la comtesse à quitter un homme si noble, si aimable, si parfait, si aimant, si digne d'être aimé, devaient être au moins singuliers. La phrase de monsieur de Grandville avait été comme une torche jetée dans les souterrains sur lesquels je marchais depuis si longtemps; et, quoique cette flamme les éclairât imparfaitement, mes yeux pouvaient remarquer leur étendue. Je m'expliquai les souffrances du comte sans connaître ni leur profondeur ni leur amertume. Ce masque jaune, ces tempes desséchées, ces gigantesques études, ces moments de rêverie, les moindres détails de la vie de ce célibataire marié prirent un relief lumineux pendant cette heure d'examen mental qui est comme le crépuscule du sommeil et auquel tout homme de cœur se serait livré, comme je le fis. Oh! combien j'aimai mon pauvre patron! il me parut sublime. Je lus un poëme de mélancolie, j'aperçus une action perpétuelle dans ce cœur taxé par moi d'inertie. Une douleur suprême n'arrive-t-elle pas toujours à l'immobilité? Ce magistrat, qui disposait de tant de puissance, s'était-il vengé? se repaissait-il d'une longue agonie? N'est-ce pas quelque chose à Paris qu'une colère toujours bouillante pendant dix ans? Que faisait Octave depuis ce grand malheur, car cette séparation de deux époux est le grand malheur dans notre époque où la vie intime est devenue, ce qu'elle n'était pas jadis, une question sociale? Nous passâmes quelques jours en observation, car les grandes souffrances ont leur pudeur; mais enfin, un soir, le comte me dit d'une voix grave: «Restez!» Voici quel fut à peu près son récit.

«Mon père avait une pupille, riche, belle et âgée de seize ans, au moment où je revins du collége dans ce vieil hôtel. Élevée par ma mère, Honorine s'éveillait alors à la vie. Pleine de grâces et d'enfantillage, elle rêvait le bonheur comme elle eût rêvé d'une parure, et peut-être le bonheur était-il pour elle la parure de l'âme? Sa piété n'allait pas sans des joies puériles, car tout, même la religion, était une poésie pour ce cœur ingénu. Elle entrevoyait son avenir comme une fête perpétuelle. Innocente et pure, aucun délire n'avait troublé son sommeil. La honte et le chagrin n'avaient jamais altéré sa joue ni mouillé ses regards. Elle ne cherchait même pas le secret de ses émotions involontaires par un beau jour de printemps. Enfin, elle se sentait faible, destinée à l'obéissance, et attendait le mariage sans le désirer. Sa rieuse imagination 370 ignorait la corruption, peut-être nécessaire, que la littérature inocule par la peinture des passions; elle ne savait rien du monde, et ne connaissait aucun des dangers de la société. La chère enfant avait si peu souffert qu'elle n'avait pas même déployé son courage. Enfin, sa candeur l'eût fait marcher sans crainte au milieu des serpents, comme l'idéale figure qu'un peintre a créée de l'Innocence. Jamais front ne fut plus serein et à la fois plus riant que le sien. Jamais il n'a été permis à une bouche de dépouiller de leur sens des interrogations précises avec tant d'ignorance. Nous vivions comme deux frères. Au bout d'un an, je lui dis, dans le jardin de cet hôtel, devant le bassin aux poissons en leur jetant du pain: «—Veux-tu nous marier? Avec moi, tu feras tout ce que tu voudras, tandis qu'un autre homme te rendrait malheureuse.—Maman, dit-elle à ma mère qui vint au-devant de nous, il est convenu entre Octave et moi que nous nous marierons...—A dix-sept ans?... répondit ma mère. Non, vous attendrez dix-huit mois; et si dans dix-huit mois vous vous plaisez, eh bien, vous êtes de naissance, de fortunes égales, vous ferez à la fois un mariage de convenance et d'inclination.» Quand j'eus vingt-six ans, et Honorine dix-neuf, nous nous mariâmes. Notre respect pour mon père et ma mère, vieillards de l'ancienne cour, nous empêcha de mettre cet hôtel à la mode, d'en changer les ameublements, et nous y restâmes, comme par le passé, en enfants. Néanmoins j'allai dans le monde, j'initiai ma femme à la vie sociale, et je regardai comme un de mes devoirs de l'instruire. J'ai reconnu plus tard que les mariages contractés dans les conditions du nôtre renfermaient un écueil contre lequel doivent se briser bien des affections, bien des prudences, bien des existences. Le mari devient un pédagogue, un professeur, si vous voulez; et l'amour périt sous la férule qui tôt ou tard blesse; car une épouse jeune et belle, sage et rieuse, n'admet pas de supériorités au-dessus de celles dont elle est douée par nature. Peut-être ai-je eu des torts? peut-être ai-je eu, dans les difficiles commencements d'un ménage, un ton magistral? Peut-être, au contraire, ai-je commis la faute de me fier absolument à cette candide nature, et n'ai-je pas surveillé la comtesse, chez qui la révolte me paraissait impossible? Hélas! on ne sait pas encore, ni en politique, ni en ménage, si les empires et les félicités périssent par trop de confiance ou par trop de sévérité. Peut-être aussi le mari n'a-t-il pas réalisé 371 pour Honorine les rêves de la jeune fille? Sait-on, pendant les jours de bonheur, à quels préceptes on a manqué?...»

(—Je ne me rappelle que les masses dans les reproches que s'adressa le comte avec la bonne foi de l'anatomiste cherchant les causes d'une maladie qui échapperaient à ses confrères; mais sa clémente indulgence me parut alors vraiment digne de celle de Jésus-Christ quand il sauva la femme adultère.)

«Dix-huit mois après la mort de mon père, qui précéda ma mère de quelques mois dans la tombe, reprit-il après une pause, arriva la terrible nuit où je fus surpris par la lettre d'adieu d'Honorine. Par quelle poésie ma femme était-elle séduite? Étaient-ce les sens, étaient-ce les magnétismes du malheur ou du génie, laquelle de ces forces l'avait ou surprise ou entraînée? Je n'ai rien voulu savoir. Le coup fut si cruel que je restai comme hébété pendant un mois. Plus tard, la réflexion m'a dit de rester dans mon ignorance, et les malheurs d'Honorine m'ont trop appris de ces choses. Jusqu'à présent, Maurice, tout est bien vulgaire; mais tout va changer par un mot: j'aime Honorine! je n'ai pas cessé de l'adorer. Depuis le jour de l'abandon, je vis de mes souvenirs, je reprends un à un les plaisirs pour lesquels sans doute Honorine fut sans goût. Oh! dit-il en voyant de l'étonnement dans mes yeux, ne me faites pas un héros, ne me croyez pas assez sot, dirait un colonel de l'Empire, pour ne pas avoir cherché des distractions. Hélas! mon enfant, j'étais ou trop jeune, ou trop amoureux: je n'ai pu trouver d'autre femme dans le monde entier. Après des luttes affreuses avec moi-même, je cherchais à m'étourdir; j'allais, mon argent à la main, jusque sur le seuil de l'Infidélité; mais là se dressait devant moi, comme une blanche statue, le souvenir d'Honorine. En me rappelant la délicatesse infinie de cette peau suave à travers laquelle on voit le sang courir et les nerfs palpiter; en revoyant cette tête ingénue, aussi naïve la veille de mon malheur que le jour où je lui dis:—Veux-tu nous marier? en me souvenant d'un parfum céleste comme celui de la vertu; en retrouvant la lumière de ses regards, la joliesse de ses gestes, je m'enfuyais comme un homme qui va violer une tombe et qui en voit sortir l'âme du mort transfigurée. Au Conseil, au Palais, dans mes nuits, je rêve si constamment d'Honorine, qu'il me faut une force d'âme excessive pour être à ce que je fais, à ce que je dis. Voilà le secret de mes travaux. 372 Eh bien! je ne me suis pas plus senti de colère contre elle que n'en a un père en voyant son enfant chéri dans le danger où il s'est précipité par imprudence. J'ai compris que j'avais fait de ma femme une poésie dont je jouissais avec tant d'ivresse que je croyais mon ivresse partagée. Ah! Maurice, un amour sans discernement est, chez un mari, une faute qui peut préparer tous les crimes d'une femme! J'avais probablement laissé sans emploi les forces de cette enfant, chérie comme une enfant; je l'ai peut-être fatiguée de mon amour avant que l'heure de l'amour eût sonné pour elle! Trop jeune pour entrevoir le dévouement de la mère dans la constance de la femme, elle a pris cette première épreuve du mariage pour la vie elle-même, et l'enfant mutin a maudit la vie à mon insu, n'osant se plaindre à moi, par pudeur peut-être! Dans une situation si cruelle, elle se sera trouvée sans défense contre un homme qui l'aura violemment émue. Et moi, si sagace magistrat, dit-on, moi dont le cœur est bon, mais dont l'esprit était occupé, j'ai deviné trop tard ces lois du code féminin méconnues, je les ai lues à la clarté de l'incendie qui dévorait mon toit. J'ai fait alors de mon cœur un tribunal, en vertu de la loi; car la loi constitue un juge dans un mari: j'ai absous ma femme et je me suis condamné. Mais l'amour prit alors chez moi la forme de la passion, de cette passion lâche et absolue qui saisit certains vieillards. Aujourd'hui, j'aime Honorine absente, comme on aime, à soixante ans, une femme qu'on veut avoir à tout prix, et je me sens la force d'un jeune homme. J'ai l'audace du vieillard et la retenue de l'adolescent. Mon ami, la Société n'a que des railleries pour cette affreuse situation conjugale. Là où elle s'apitoie avec un amant, elle voit dans un mari je ne sais quelle impuissance, elle se rit de ceux qui ne savent pas conserver une femme qu'ils ont acquise sous le poêle de l'Église et par-devant l'écharpe du maire. Et il a fallu me taire! Sérizy est heureux. Il doit à son indulgence le plaisir de voir sa femme, il la protége, il la défend; et, comme il l'adore, il connaît les jouissances excessives du bienfaiteur qui ne s'inquiète de rien, pas même du ridicule, car il en baptise ses paternelles jouissances.—«Je ne reste marié qu'à cause de ma femme!» me disait un jour Sérizy en sortant du Conseil. Mais moi!... moi, je n'ai rien, pas même le ridicule à affronter, moi qui ne me soutiens que par un amour sans aliment! moi qui ne trouve pas un mot à dire à une femme 373 du monde! moi que la Prostitution repousse! moi, fidèle par incantation! Sans ma foi religieuse, je me serais tué. J'ai défié l'abîme du travail, je m'y suis plongé, j'en suis sorti vivant, brûlant, ardent, ayant perdu le sommeil!...»

(—Je ne puis me rappeler les paroles de cet homme si éloquent, mais à qui la passion donnait une éloquence si supérieure à celle de la tribune, que, comme lui, j'avais en l'écoutant les joues sillonnées de larmes! Jugez de mes impressions, quand après une pause pendant laquelle nous essuyâmes nos pleurs, il acheva son récit par cette révélation.)

«Ceci est le drame dans mon âme, mais ce n'est pas le drame extérieur qui se joue en ce moment dans Paris! Le drame intérieur n'intéresse personne. Je le sais, et vous le reconnaîtrez un jour, vous qui pleurez en ce moment avec moi: personne ne superpose à son cœur ni à son épiderme la douleur d'autrui. La mesure des douleurs est en nous. Vous-même, vous ne comprenez mes souffrances que par une analogie très vague. Pouvez-vous me voir calmant les rages les plus violentes du désespoir par la contemplation d'une miniature où mon regard retrouve et baise son front, le sourire de ses lèvres, le contour de son visage, où je respire la blancheur de sa peau, et qui me permet presque de sentir, de manier les grappes noires de ses cheveux bouclés? M'avez-vous surpris quand je bondis d'espérance, quand je me tords sous les mille flèches du désespoir, quand je marche dans la boue de Paris pour dompter mon impatience par la fatigue? J'ai des énervements comparables à ceux des gens en consomption, des hilarités de fou, des appréhensions d'assassin qui rencontre un brigadier de gendarmerie. Enfin, ma vie est un continuel paroxysme de terreurs, de joies, de désespoirs. Quant au drame, le voici: Vous me croyez occupé du Conseil-d'État, de la Chambre, du Palais, de la politique!... Eh! mon Dieu, sept heures de la nuit suffisent à tout, tant la vie que je mène a surexcité mes facultés. Honorine est ma grande affaire. Reconquérir ma femme, voilà ma seule étude; la surveiller dans la cage où elle est, sans qu'elle se sache en ma puissance; satisfaire à ses besoins, veiller au peu de plaisir qu'elle se permet, être sans cesse autour d'elle, comme un sylphe, sans me laisser ni voir ni deviner, car tout mon avenir serait perdu, voilà ma vie, ma vraie vie! Depuis sept ans, je ne me suis jamais couché sans être 374 allé voir la lumière de sa veilleuse, ou son ombre sur les rideaux de la fenêtre. Elle a quitté ma maison sans en vouloir emporter autre chose que sa toilette de ce jour-là. L'enfant a poussé la noblesse des sentiments jusqu'à la bêtise! Aussi, dix-huit mois après sa fuite, était-elle abandonnée par son amant qui fut épouvanté par le visage âpre et froid, sinistre et puant, de la Misère, le lâche! Cet homme avait sans doute compté sur l'existence heureuse et dorée en Suisse et en Italie, que se donnent les grandes dames en quittant leurs maris. Honorine a de son chef soixante mille francs de rentes. Ce misérable a laissé la chère créature enceinte et sans un sou! En 1820, au mois de novembre, j'ai obtenu du meilleur accoucheur de Paris de jouer le rôle d'un petit chirurgien de faubourg. J'ai décidé le curé du quartier où se trouvait la comtesse à subvenir à ses besoins, comme s'il accomplissait une œuvre de charité. Cacher le nom de ma femme, lui assurer l'incognito, lui trouver une ménagère qui me fût dévouée et qui fût une confidente intelligente, bah!... ce fut un travail digne de Figaro. Vous comprenez que, pour découvrir l'asile de ma femme, il me suffisait de vouloir. Après trois mois de désespérance plutôt que de désespoir, la pensée de me consacrer au bonheur d'Honorine, en prenant Dieu pour confident de mon rôle, fut un de ces poëmes qui ne tombent qu'au cœur d'un amant quand même! Tout amour absolu veut sa pâture. Eh! ne devais-je pas protéger cette enfant, coupable par ma seule imprudence, contre de nouveaux désastres; accomplir enfin mon rôle d'ange gardien? Après sept mois de nourriture, le fils mourut, heureusement pour elle et pour moi. Ma femme fut entre la vie et la mort pendant neuf mois, abandonnée au moment où elle avait le plus besoin du bras d'un homme; mais ce bras, dit-il en tendant le sien par un mouvement d'une énergie angélique, fut étendu sur sa tête. Honorine fut soignée comme elle l'eût été dans son hôtel. Quand, rétablie, elle demanda comment, par qui elle avait été secourue, on lui répondit:—Les sœurs de charité du quartier,—la Société de maternité,—le curé de la paroisse qui s'intéressait à elle. Cette femme, dont la fierté va jusqu'à être un vice, a déployé dans le malheur une force de résistance que, par certaines soirées, j'appelle un entêtement de mule. Honorine a voulu gagner sa vie! ma femme travaille!... Depuis cinq ans, je la tiens, rue Saint-Maur, dans 375 un charmant pavillon où elle fabrique des fleurs et des modes. Elle croit vendre les produits de son élégant travail à un marchand qui les lui paie assez cher pour que la journée lui vaille vingt francs, et n'a pas eu depuis six ans un seul soupçon. Elle paie toutes les choses de la vie à peu près le tiers de ce qu'elles valent, en sorte qu'avec six mille francs par an, elle vit comme si elle avait quinze mille francs. Elle a le goût des fleurs, et donne cent écus à un jardinier qui me coûte à moi douze cents francs de gages, et qui me présente des mémoires de deux mille francs tous les trois mois. J'ai promis à cet homme un marais et une maison de maraîcher contiguë à la loge du concierge de la rue Saint-Maur. Cette propriété m'appartient sous le nom d'un commis-greffier de la Cour. Une seule indiscrétion ferait tout perdre au jardinier. Honorine a son pavillon, un jardin, une serre superbe, pour cinq cents francs de loyer par an. Elle vit là, sous le nom de sa femme de charge, madame Gobain, cette vieille d'une discrétion à toute épreuve que j'ai trouvée, et de qui elle s'est fait aimer. Mais ce zèle est, comme celui du jardinier, entretenu par la promesse d'une récompense au jour du succès. Le concierge et sa femme me coûtent horriblement cher par les mêmes raisons. Enfin, depuis trois ans, Honorine est heureuse, elle croit devoir à son travail le luxe de ses fleurs, sa toilette et son bien-être. Oh! je sais ce que vous voulez me dire, s'écria le comte en voyant une interrogation dans mes yeux et sur mes lèvres. Oui, oui, j'ai fait une tentative. Ma femme était précédemment dans le faubourg Saint-Antoine. Un jour, quand je crus, sur une parole de la Gobain, à des chances de réconciliation, j'écrivis, par la poste, une lettre où j'essayais de fléchir ma femme, une lettre écrite, recommencée vingt fois! Je ne vous peindrai pas mes angoisses. J'allai de la rue Payenne à la rue de Reuilly, comme un condamné qui marche du Palais à l'Hôtel de ville; mais il est en charrette, et moi je marchais!... Il faisait nuit, il faisait du brouillard, j'allai au-devant de madame Gobain, qui devait venir me répéter ce qu'avait fait ma femme. Honorine, en reconnaissant mon écriture, avait jeté la lettre au feu sans la lire.—«Madame Gobain, avait-elle dit, je ne veux pas être ici demain!...» Fut-ce un coup de poignard que cette parole pour un homme qui trouve des joies illimitées dans la supercherie au moyen de laquelle il procure le plus beau velours de Lyon à 376 douze francs l'aune, un faisan, un poisson, des fruits au dixième de leur valeur, à une femme assez ignorante pour croire payer suffisamment, avec deux cent cinquante francs, madame Gobain, la cuisinière d'un évêque!... Vous m'avez surpris me frottant les mains quelquefois et en proie à une sorte de bonheur. Eh bien! je venais de faire réussir une ruse digne du théâtre. Je venais de tromper ma femme, de lui envoyer par une marchande à la toilette un châle des Indes proposé comme venant d'une actrice qui l'avait à peine porté, mais dans lequel, moi, ce grave magistrat que vous savez, je m'étais couché pendant une nuit. Enfin, aujourd'hui, ma vie se résume par les deux mots avec lesquels on peut exprimer le plus violent des supplices: j'aime et j'attends! J'ai dans madame Gobain une fidèle espionne de ce cœur adoré. Je vais toutes les nuits causer avec cette vieille, apprendre d'elle tout ce qu'Honorine a fait dans sa journée, les moindres mots qu'elle a dits, car une seule exclamation peut me livrer les secrets de cette âme qui s'est faite sourde et muette. Honorine est pieuse; elle suit les offices, elle prie; mais elle n'est jamais allée à confesse et ne communie pas: elle prévoit ce qu'un prêtre lui dirait. Elle ne veut pas entendre le conseil, l'ordre de revenir à moi. Cette horreur de moi m'épouvante et me confond, car je n'ai jamais fait le moindre mal à Honorine; j'ai toujours été bon pour elle. Admettons que j'aie eu quelques vivacités en l'instruisant, que mon ironie d'homme ait blessé son légitime orgueil de jeune fille? Est-ce une raison de persévérer dans une résolution que la haine la plus implacable peut seule inspirer? Honorine n'a jamais dit à madame Gobain qui elle est, elle garde un silence absolu sur son mariage, en sorte que cette brave et digne femme ne peut pas dire un mot en ma faveur, car elle est la seule de la maison qui ait mon secret. Les autres ne savent rien; ils sont sous la terreur que cause le nom du Préfet de Police et dans la vénération du pouvoir d'un ministre. Il m'est donc impossible de pénétrer dans ce cœur: la citadelle est à moi, mais je n'y puis entrer. Je n'ai pas un seul moyen d'action. Une violence me perdrait à jamais! Comment combattre des raisons qu'on ignore? Écrire une lettre, la faire copier par un écrivain public, et la mettre sous les yeux d'Honorine?... j'y ai pensé. Mais n'est-ce pas risquer un troisième déménagement? Le dernier me coûte cent cinquante mille francs. Cette 377 acquisition fut d'abord faite sous le nom du secrétaire que vous avez remplacé. Le malheureux, qui ne savait pas combien mon sommeil est léger, a été surpris par moi, ouvrant avec une fausse clef la caisse où j'avais mis la contre-lettre; j'ai toussé, l'effroi l'a saisi; le lendemain, je l'ai forcé de vendre la maison à mon prête-nom actuel, et je l'ai mis à la porte. Ah! si je ne sentais pas en moi toutes les facultés nobles de l'homme satisfaites, heureuses, épanouies; si les éléments de mon rôle n'appartenaient pas à la paternité divine, si je ne jouissais pas par tous les pores, il se rencontre des moments où je croirais à quelque monomanie. Par certaines nuits, j'entends les grelots de la Folie, j'ai peur de ces transitions violentes d'une faible espérance, qui parfois brille et s'élance, à un désespoir complet qui tombe aussi bas que les hommes peuvent tomber. J'ai médité sérieusement, il y a quelques jours, le dénoûment atroce de Lovelace avec Clarisse, en me disant: Si Honorine avait un enfant de moi, ne faudrait-il pas qu'elle revînt dans la maison conjugale? Enfin, j'ai tellement foi dans un heureux avenir, qu'il y a dix mois j'ai acquis et payé l'un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré. Si je reconquiers Honorine, je ne veux pas qu'elle revoie cet hôtel, ni la chambre d'où elle s'est enfuie. Je veux mettre mon idole dans un nouveau temple où elle puisse croire à une vie entièrement nouvelle. On travaille à faire de cet hôtel une merveille de goût et d'élégance. On m'a parlé d'un poëte qui, devenu presque fou d'amour pour une cantatrice, avait, au début de sa passion, acheté le plus beau lit de Paris, sans savoir le résultat que l'actrice réservait à sa passion. Eh bien! il y a le plus froid des magistrats, un homme qui passe pour le plus grave conseiller de la Couronne, à qui cette anecdote a remué toutes les fibres du cœur. L'orateur de la Chambre comprend ce poëte qui repaissait son idéal d'une possibilité matérielle. Trois jours avant l'arrivée de Marie-Louise, Napoléon s'est roulé dans son lit de noces à Compiègne... Toutes les passions gigantesques ont la même allure. J'aime en poëte et en empereur!...»

En entendant ces dernières paroles, je crus à la réalisation des craintes du comte Octave: il s'était levé, marchait, gesticulait, mais il s'arrêta comme épouvanté de la violence de ses paroles.—Je suis bien ridicule, reprit-il après une fort longue pause, en venant quêter 378 un regard de compassion.—Non, monsieur, vous êtes bien malheureux...

«—Oh! oui, dit-il en reprenant le cours de cette confidence, plus que vous ne le pensez! Par la violence de mes paroles, vous pouvez et vous devez croire à la passion physique la plus intense, puisque depuis neuf ans elle annule toutes mes facultés; mais ce n'est rien en comparaison de l'adoration que m'inspirent l'âme, l'esprit, les manières, le cœur, tout ce qui dans la femme n'est pas la femme; enfin, ces ravissantes divinités du cortége de l'Amour avec lesquelles on passe sa vie, et qui sont la poésie journalière d'un plaisir fugitif. Je vois, par un phénomène rétrospectif, ces grâces de cœur et d'esprit d'Honorine auxquelles je faisais peu d'attention au jour de mon bonheur, comme tous les gens heureux! J'ai, de jour en jour, reconnu l'étendue de ma perte en reconnaissant les qualités divines dont était doué cet enfant capricieux et mutin, devenu si fort et si fier sous la main pesante de la Misère, sous les coups du plus lâche abandon. Et cette fleur céleste se dessèche solitaire et cachée! Ah! la Loi dont nous parlions, reprit-il avec une amère ironie, la Loi, c'est un piquet de gendarmes, c'est ma femme saisie et amenée de force ici!... N'est-ce pas conquérir un cadavre? La Religion n'a pas prise sur elle, elle en veut la poésie, elle prie sans écouter les commandements de l'Église. Moi, j'ai tout épuisé comme clémence, comme bonté, comme amour... Je suis à bout. Il n'existe plus qu'un moyen de triomphe: la ruse et la patience avec lesquelles les oiseleurs finissent par saisir les oiseaux les plus défiants, les plus agiles, les plus fantasques et les plus rares. Aussi, Maurice, quand l'indiscrétion bien excusable de monsieur de Grandville vous a révélé le secret de ma vie, ai-je fini par voir dans cet incident un de ces commandements du Sort, un de ces arrêts qu'écoutent et que mendient les joueurs au milieu de leurs parties les plus acharnées... Avez-vous pour moi assez d'affection pour m'être romanesquement dévoué?...»

—«Je vous vois venir, monsieur le comte, répondis-je en interrompant, je devine vos intentions. Votre premier secrétaire a voulu crocheter votre caisse, je connais le cœur du second, il pourrait aimer votre femme. Et pouvez-vous le vouer au malheur en l'envoyant au feu! Mettre sa main dans un brasier 379 sans se brûler, est-ce possible?—Vous êtes un enfant, reprit le comte, je vous enverrai ganté! Ce n'est pas mon secrétaire qui viendra se loger rue Saint-Maur, dans la petite maison de maraîcher que j'ai rendue libre, ce sera mon petit cousin, le baron de l'Hostal, maître des requêtes...» Après un moment donné à la surprise, j'entendis un coup de cloche, et une voiture roula jusqu'au perron. Bientôt le valet de chambre annonça madame de Courteville et sa fille. Le comte Octave avait une très nombreuse parenté dans sa ligne maternelle. Madame de Courteville, sa cousine, était veuve d'un juge au Tribunal de la Seine, qui l'avait laissée avec une fille et sans aucune espèce de fortune. Que pouvait être une femme de vingt-neuf ans auprès d'une jeune fille de vingt ans, aussi belle que l'imagination pourrait le souhaiter pour une maîtresse idéale?—«Baron, maître des requêtes, référendaire au sceau en attendant mieux, et ce vieil hôtel pour dot, aurez-vous assez de raisons pour ne pas aimer la comtesse?» me dit-il à l'oreille en me prenant la main et me présentant à madame de Courteville et à sa fille. Je fus ébloui, non par tant d'avantages que je n'aurais pas osé rêver, mais par Amélie de Courteville dont toutes les beautés étaient mises en relief par une de ces savantes toilettes que les mères font faire à leurs filles quand il s'agit de les marier. Ne parlons pas de moi, dit le consul en faisant une pause.

—Vingt jours après, reprit-il, j'allai demeurer dans la maison du maraîcher, qu'on avait nettoyée, arrangée et meublée avec cette célérité qui s'explique par trois mots: Paris! l'ouvrier français! l'argent! J'étais aussi amoureux que le comte pouvait le désirer pour sa sécurité. La prudence d'un jeune homme de vingt-cinq ans suffirait-elle aux ruses que j'entreprenais et où il s'agissait du bonheur d'un ami? Pour résoudre cette question, je vous avoue que je comptai beaucoup sur mon oncle, car je fus autorisé par le comte à le mettre dans la confidence au cas où je jugerais son intervention nécessaire. Je pris un jardinier, je me fis fleuriste jusqu'à la manie, je m'occupai furieusement, en homme que rien ne pouvait distraire, de défoncer le marais et d'en approprier le terrain à la culture des fleurs. De même que les maniaques de Hollande ou d'Angleterre, je me donnai pour monofloriste. Je cultivai spécialement des dahlias en en réunissant toutes les variétés. Vous devinez que ma ligne de conduite, même dans ses plus légères déviations, était tracée par le comte dont toutes les forces 380 intellectuelles furent alors attentives aux moindres événements de la tragi-comédie qui devait se jouer rue Saint-Maur. Aussitôt la comtesse couchée, presque tous les soirs, entre onze heures et minuit, Octave, madame Gobain et moi, nous tenions conseil. J'entendis la vieille rendant compte à Octave des moindres mouvements de sa femme pendant la journée; il s'informait de tout, des repas, des occupations, de l'attitude, du menu du lendemain, des fleurs qu'elle se proposait d'imiter. Je compris ce qu'est un amour au désespoir, quand il se compose du triple amour qui procède de la tête, du cœur et des sens. Octave ne vivait que pendant cette heure. Pendant deux mois que durèrent les travaux, je ne jetai pas les yeux sur le pavillon où demeurait ma voisine. Je n'avais pas demandé seulement si j'avais une voisine, quoique le jardin de la comtesse et le mien fussent séparés par un palis, le long duquel elle avait fait planter des cyprès déjà hauts de quatre pieds. Un beau matin, madame Gobain annonça comme un grand malheur à sa maîtresse l'intention manifestée par un original devenu son voisin, de faire bâtir à la fin de l'année un mur entre les deux jardins. Je ne vous parle pas de la curiosité qui me dévorait. Voir la comtesse!... ce désir faisait pâlir mon amour naissant pour Amélie de Courteville. Mon projet de bâtir un mur était une affreuse menace. Plus d'air pour Honorine dont le jardin devenait une espèce d'allée serrée entre ma muraille et son pavillon. Ce pavillon, une ancienne maison de plaisir, ressemblait à un château de cartes, il n'avait pas plus de trente pieds de profondeur sur une longueur d'environ cent pieds. La façade peinte à l'allemande figurait un treillage de fleurs jusqu'au premier étage, et présentait un charmant specimen de ce style Pompadour si bien nommé rococo. On arrivait par une longue avenue de tilleuls. Le jardin du pavillon et le marais figuraient une hache dont le manche était représenté par cette avenue. Mon mur allait rogner les trois quarts de la hache. La comtesse en fut désolée, et dit au milieu de son désespoir:—«Ma pauvre Gobain, quel homme est-ce que ce fleuriste?—Ma foi, dit-elle, je ne sais pas s'il est possible de l'apprivoiser, il paraît avoir les femmes en horreur. C'est le neveu d'un curé de Paris. Je n'ai vu l'oncle qu'une seule fois, un beau vieillard de soixante-quinze ans, bien laid, mais bien aimable. Il se peut bien que ce curé maintienne, comme on le prétend dans le quartier, son neveu dans la passion des fleurs, pour qu'il n'arrive pas pis...—Mais 381 quoi?—Eh bien! votre voisin est un hurluberlu...» fit la Gobain en montrant sa tête. Les fous tranquilles sont les seuls hommes de qui les femmes ne conçoivent aucune méfiance en fait de sentiment. Vous allez voir par la suite combien le comte avait vu juste en me choisissant ce rôle.—«Mais, qu'a-t-il? demanda la comtesse.—Il a trop étudié, répondit la Gobain, il est devenu sauvage. Enfin, il a des raisons pour ne plus aimer les femmes... là, puisque vous voulez savoir tout ce qui se dit.—Eh bien! reprit Honorine, les fous m'effraient moins que les gens sages, je lui parlerai, moi! dis-lui que je le prie de venir. Si je ne réussis pas, je verrai le curé.» Le lendemain de cette conversation, en me promenant dans mes allées tracées, j'entrevis au premier étage du pavillon les rideaux d'une fenêtre écartés et la figure d'une femme posée en curieuse. La Gobain m'aborda. Je regardai brusquement le pavillon et fis un geste brutal, comme si je disais:—Eh! je me moque bien de votre maîtresse!—«Madame, dit la Gobain, qui revint rendre compte de son ambassade, le fou m'a priée de le laisser tranquille, en prétendant que charbonnier était maître chez soi, surtout quand il était sans femme.—Il a deux fois raison, répondit la comtesse.—Oui, mais il a fini par me répondre: «J'irai!» quand je lui ai répondu qu'il ferait le malheur d'une personne qui vivait dans la retraite, et qui puisait de grandes distractions dans la culture des fleurs.» Le lendemain, je sus par un signe de la Gobain qu'on attendait ma visite. Après le déjeuner de la comtesse, au moment où elle se promenait devant son pavillon, je brisai le palis et je vins à elle. J'étais mis en campagnard: vieux pantalon à pied en molleton gris, gros sabots, vieille veste de chasse, casquette en tête, méchant foulard au cou, les mains salies de terre, et un plantoir à la main.—«Madame, c'est le monsieur qui est votre voisin!» cria la Gobain. La comtesse ne s'était pas effrayée. J'aperçus enfin cette femme que sa conduite et les confidences du comte avaient rendue si curieuse à observer. Nous étions dans les premiers jours du mois de mai. L'air pur, le temps bleu, la verdeur des premières feuilles, la senteur du printemps faisaient un cadre à cette création de la douleur. En voyant Honorine, je conçus la passion d'Octave et la vérité de cette expression: une fleur céleste! Sa blancheur me frappa tout d'abord par son blanc particulier, car il y a autant de blancs que de rouges et de bleus différents. En regardant la comtesse, l'œil servait à toucher cette peau suave où le sang courait 382 en filets bleuâtres. A la moindre émotion, ce sang se répandait sous le tissu comme une vapeur en nappes rosées. Quand nous nous rencontrâmes, les rayons du soleil en passant à travers le feuillage grêle des acacias environnaient Honorine de ce nimbe jaune et fluide que Raphaël et Titien, seuls parmi tous les peintres, ont su peindre autour de la Vierge. Des yeux bruns exprimaient à la fois la tendresse et la gaieté, leur éclat se reflétait jusque sur le visage, à travers de longs cils abaissés. Par le mouvement de ses paupières soyeuses, Honorine vous jetait un charme, tant il y avait de sentiment, de majesté, de terreur, de mépris dans sa manière de relever ou d'abaisser ce voile de l'âme. Enfin, elle pouvait vous glacer ou vous animer par un regard. Ses cheveux cendrés, rattachés négligemment sur sa tête, lui dessinaient un front de poëte, large, puissant, rêveur. La bouche était entièrement voluptueuse. Enfin, privilége rare en France, mais commun en Italie, toutes les lignes, les contours de cette tête avaient un caractère de noblesse qui devait arrêter les outrages du temps. Quoique svelte, Honorine n'était pas maigre, et ses formes me semblèrent être de celles qui réveillent encore l'amour quand il se croit épuisé. Elle méritait bien l'épithète de mignonne, car elle appartenait à ce genre de petites femmes souples qui se laissent prendre, flatter, quitter et reprendre comme des chattes. Ses petits pieds que j'entendis sur le sable y faisaient un bruit léger qui leur était propre et qui s'harmoniait au bruissement de la robe; il en résultait une musique féminine qui se gravait dans le cœur et devait se distinguer entre la démarche de mille femmes. Son port rappelait tous ses quartiers de noblesse avec tant de fierté, que dans les rues les prolétaires les plus audacieux devaient se ranger pour elle. Gaie, tendre, fière et imposante, on ne la comprenait pas autrement que douée de ces qualités qui semblent s'exclure, et qui la laissaient néanmoins enfant. Mais l'enfant pouvait devenir forte comme l'ange; et, comme l'ange, une fois blessée dans sa nature, elle devait être implacable. La froideur sur ce visage était sans doute la mort pour ceux à qui ses yeux avaient souri, pour qui ses lèvres s'étaient dénouées, pour ceux dont l'âme avait accueilli la mélodie de cette voix qui donnait à la parole la poésie du chant par des accentuations particulières. En sentant le parfum de violette qu'elle exhalait, je compris comment le souvenir de cette femme avait cloué le comte au seuil de la Débauche, et comme on ne pouvait jamais oublier celle 383 qui vraiment était une fleur pour le toucher, une fleur pour le regard, une fleur pour l'odorat, une fleur céleste pour l'âme... Honorine inspirait le dévouement, un dévouement chevaleresque et sans récompense. On se disait en la voyant: «Pensez, je devinerai; parlez, j'obéirai. Si ma vie, perdue dans un supplice, peut vous procurer un jour de bonheur, prenez ma vie: je sourirai comme les martyrs sur leurs bûchers, car j'apporterai cette journée à Dieu comme un gage auquel obéit un père en reconnaissant une fête donnée à son enfant.» Bien des femmes se composent une physionomie et arrivent à produire des effets semblables à ceux qui vous eussent saisi à l'aspect de la comtesse; mais chez elle tout procédait d'un délicieux naturel, et ce naturel inimitable allait droit au cœur. Si je vous en parle ainsi, c'est qu'il s'agit uniquement de son âme, de ses pensées, des délicatesses de son cœur, et que vous m'eussiez reproché de ne pas vous l'avoir crayonnée. Je faillis oublier mon rôle d'homme quasi fou, brutal et peu chevaleresque.—«On m'a dit, madame, que vous aimiez les fleurs.—Je suis ouvrière fleuriste, monsieur, répondit-elle. Après avoir cultivé les fleurs, je les copie, comme une mère qui serait assez artiste pour se donner le plaisir de peindre ses enfants... N'est-ce pas assez vous dire que je suis pauvre et hors d'état de payer la concession que je veux obtenir de vous.—Et comment, repris-je avec la gravité d'un magistrat, une personne qui semble aussi distinguée que vous exerce-t-elle un pareil état? Avez-vous donc comme moi des raisons pour occuper vos doigts afin de ne pas laisser travailler votre tête?—Restons sur le mur mitoyen, répondit-elle en souriant.—Mais nous sommes aux fondations, dis-je. Ne faut-il pas que je sache, de nos deux douleurs, ou, si vous voulez, de nos deux manies, laquelle doit céder le pas à l'autre?... Ah! le joli bouquet de narcisses! elles sont aussi fraîches que cette matinée!» Je vous déclare qu'elle s'était créé comme un musée de fleurs et d'arbustes, où le soleil seul pénétrait, dont l'arrangement était dicté par un génie artiste et que le plus insensible des propriétaires aurait respecté. Les masses de fleurs, étagées avec une science de fleuriste ou disposées en bouquets, produisaient des effets doux à l'âme. Ce jardin recueilli, solitaire, exhalait des baumes consolateurs et n'inspirait que de douces pensées, des images gracieuses, voluptueuses même. On y reconnaissait cette ineffaçable signature que notre vrai caractère imprime en toutes choses quand rien ne nous contraint 384 d'obéir aux diverses hypocrisies, d'ailleurs nécessaires, qu'exige la Société. Je regardais alternativement le monceau de narcisses et la comtesse, en paraissant plus amoureux des fleurs que d'elle, pour jouer mon rôle.—«Vous aimez donc bien les fleurs? me dit-elle.—C'est, lui dis-je, les seuls êtres qui ne trompent pas nos soins et notre tendresse.» Je fis une tirade si violente en établissant un parallèle entre la botanique et le monde, que nous nous trouvâmes à mille lieues du mur mitoyen, et que la comtesse dut me prendre pour un être souffrant, blessé, digne de pitié. Néanmoins, après une demi-heure, ma voisine me ramena naturellement à la question; car les femmes, quand elles n'aiment pas, ont toutes le sang-froid d'un vieil avoué.—«Si vous voulez laisser subsister le palis, lui dis-je, vous apprendrez tous les secrets de culture que je veux cacher, car je cherche le dahlia bleu, la rose bleue, je suis fou des fleurs bleues. Le bleu n'est-il pas la couleur favorite des belles âmes? Nous ne sommes ni l'un ni l'autre chez nous: autant vaudrait y mettre une petite porte à claire-voie qui réunirait nos jardins... Vous aimez les fleurs, vous verrez les miennes, je verrai les vôtres. Si vous ne recevez personne, je ne suis visité que par mon oncle, le curé des Blancs-Manteaux.—Non, dit-elle, je ne veux donner à personne le droit d'entrer dans mon jardin, chez moi, à toute heure. Venez-y, vous serez toujours reçu, comme un voisin avec qui je veux vivre en bonnes relations; mais j'aime trop ma solitude pour la grever d'une dépendance quelconque.—Comme vous voudrez!» dis-je. Et je sautai d'un bond par-dessus le palis.—«A quoi sert une porte?» m'écriai-je quand je fus sur mon terrain en revenant à la comtesse et la narguant par un geste, par une grimace de fou. Je restai quinze jours sans paraître penser à ma voisine. Vers la fin du mois de mai, par une belle soirée, il se trouva que nous étions chacun d'un côté du palis, nous promenant à pas lents. Arrivés au bout, il fallut bien échanger quelques paroles de politesse; elle me trouva si profondément accablé, plongé dans une rêverie si douloureuse, qu'elle me parla d'espérance en me jetant des phrases qui ressemblaient à ces chants par lesquels les nourrices endorment les enfants. Enfin je franchis la haie, et me trouvai pour la seconde fois près d'elle. La comtesse me fit entrer chez elle en voulant apprivoiser ma douleur. Je pénétrai donc enfin dans ce sanctuaire où tout était en harmonie avec la femme que j'ai tâché de vous dépeindre. Il y régnait une exquise simplicité. A 385 l'intérieur, ce pavillon était bien la bonbonnière inventée par l'art du dix-huitième siècle pour les jolies débauches d'un grand seigneur. La salle à manger, sise au rez-de-chaussée, était couverte de peintures à fresque représentant des treillages de fleurs d'une admirable et merveilleuse exécution. La cage de l'escalier offrait de charmantes décorations en camaïeu. Le petit salon, qui faisait face à la salle à manger, était prodigieusement dégradé; mais la comtesse y avait tendu des tapisseries pleines de fantaisies et provenant d'anciens paravents. Une salle de bain y attenait. Au-dessus, il n'y avait qu'une chambre avec son cabinet de toilette et une bibliothèque métamorphosée en atelier. La cuisine était cachée dans les caves sur lesquelles le pavillon s'élevait, car il fallait y monter par un perron de quelques marches. Les balustres de la galerie et ses guirlandes de fleurs Pompadour déguisaient la toiture, dont on ne voyait que les bouquets de plomb. On se trouvait dans ce séjour à cent lieues de Paris. Sans le sourire amer qui se jouait parfois sur les belles lèvres rouges de cette femme pâle, on aurait pu croire au bonheur de cette violette ensevelie dans sa forêt de fleurs. Nous arrivâmes en quelques jours à une confiance engendrée par le voisinage et par la certitude où fut la comtesse de ma complète indifférence pour les femmes. Un regard aurait tout compromis, et jamais je n'eus une pensée pour elle dans les yeux! Honorine voulut voir en moi comme un vieil ami. Ses manières avec moi procédèrent d'une sorte de compassion. Ses regards, sa voix, ses discours, tout disait qu'elle était à mille lieues des coquetteries que la femme la plus sévère se fût peut-être permises en pareil cas. Elle me donna bientôt le droit de venir dans le charmant atelier où elle faisait ses fleurs, une retraite pleine de livres et de curiosités, parée comme un boudoir, et où la richesse relevait la vulgarité des instruments du métier. La comtesse avait, à la longue, poétisé, pour ainsi dire, ce qui est l'antipode de la poésie, une fabrique. Peut-être, de tous les ouvrages que puissent faire les femmes, les fleurs artificielles sont-elles celui dont les détails leur permettent de déployer le plus de grâces. Pour colorier, une femme doit rester penchée sur une table et s'adonner, avec une certaine attention, à cette demi-peinture. La tapisserie, faite comme doit la faire une ouvrière qui veut gagner sa vie, est une cause de pulmonie ou de déviation de l'épine dorsale. La gravure des planches de musique est un des travaux les plus tyranniques par sa minutie, par le soin, par la compréhension 386 qu'il exige. La couture, la broderie ne donnent pas trente sous par jour. Mais la fabrication des fleurs et celle des modes nécessitent une multitude de mouvements, de gestes, des idées même qui laissent une jolie femme dans sa sphère: elle est encore elle-même, elle peut causer, rire, chanter ou penser. Certes, il y avait un sentiment de l'art dans la manière dont la comtesse disposait sur une longue table de sapin jaune les myriades de pétales colorés qui servaient à composer les fleurs qu'elle avait décidées. Les godets à couleur étaient de porcelaine blanche, et toujours propres, rangés de façon à permettre à l'œil de trouver aussitôt la nuance voulue dans la gamme des tons. La noble artiste économisait ainsi son temps. Un joli meuble d'ébène, incrusté d'ivoire, aux cent tiroirs vénitiens, contenait les matrices d'acier avec lesquelles elle frappait ses feuilles ou certains pétales. Un magnifique bol japonais contenait la colle qu'elle ne laissait jamais aigrir, et auquel elle avait fait adapter un couvercle à charnière si léger, si mobile, qu'elle le soulevait du bout du doigt. Le fil d'archal, le laiton se cachaient dans un petit tiroir de sa table de travail, devant elle. Sous ses yeux s'élevait, dans un verre de Venise, épanoui comme un calice sur sa tige, le modèle vivant de la fleur avec laquelle elle essayait de lutter. Elle se passionnait pour les chefs-d'œuvre, elle abordait les ouvrages les plus difficiles, les grappes, les corolles les plus menues, les bruyères, les nectaires aux nuances les plus capricieuses. Ses mains, aussi agiles que sa pensée, allaient de sa table à sa fleur, comme celles d'un artiste sur les touches d'un piano. Ses doigts semblaient être fées, pour se servir d'une expression de Perrault, tant ils cachaient, sous la grâce du geste, les différentes forces de torsion, d'application, de pesanteur nécessaires à cette œuvre, en mesurant avec la lucidité de l'instinct chaque mouvement au résultat. Je ne me lassais pas de l'admirer montant une fleur dès que les éléments s'en trouvaient rassemblés devant elle, et cotonnant, perfectionnant une tige, y attachant les feuilles. Elle déployait le génie des peintres dans ses audacieuses entreprises, elle copiait des feuilles flétries, des feuilles jaunes; elle luttait avec les fleurs des champs, de toutes les plus naïves, les plus compliquées dans leur simplicité.—«Cet art, me disait-elle, est dans l'enfance. Si les Parisiennes avaient un peu du génie que l'esclavage du harem exige chez les femmes de l'Orient, elles donneraient tout un langage aux fleurs posées sur leur tête. J'ai fait, pour ma satisfaction d'artiste, 387 des fleurs fanées avec les feuilles couleur bronze florentin comme il s'en trouve après ou avant l'hiver... Cette couronne, sur une tête de jeune femme dont la vie est manquée, ou qu'un chagrin secret dévore, manquerait-elle de poésie? Combien de choses une femme ne pourrait-elle pas dire avec sa coiffure? N'y a-t-il pas des fleurs pour les bacchantes ivres, des fleurs pour les sombres et rigides dévotes, des fleurs soucieuses pour les femmes ennuyées? La botanique exprime, je crois, toutes les sensations et les pensées de l'âme, même les plus délicates!» Elle m'employait à frapper ses feuilles, à des découpages, à des préparations de fil de fer pour les tiges. Mon prétendu désir de distraction me rendit promptement habile. Nous causions tout en travaillant. Quand je n'avais rien à faire, je lui lisais les nouveautés, car je ne devais pas perdre de vue mon rôle, et je jouais l'homme fatigué de la vie, épuisé de chagrins, morose, sceptique, âpre. Mon personnage me valait d'adorables plaisanteries sur la ressemblance purement physique, moins le pied bot, qui se trouvait entre lord Byron et moi. Il passait pour constant que ses malheurs à elle, sur lesquels elle voulait garder le plus profond silence, effaçaient les miens, quoique déjà les causes de ma misanthropie eussent pu satisfaire Young et Job. Je ne vous parlerai pas des sentiments de honte qui me torturaient en me mettant au cœur, comme les pauvres de la rue, de fausses plaies pour exciter la pitié de cette adorable femme. Je compris bientôt l'étendue de mon dévouement en comprenant toute la bassesse des espions. Les témoignages de sympathie que je recueillis alors eussent consolé les plus grandes infortunes. Cette charmante créature, sevrée du monde, seule depuis tant d'années, ayant en dehors de l'amour des trésors d'affection à dépenser, elle me les offrit avec d'enfantines effusions, avec une pitié qui certes eût rempli d'amertume le roué qui l'aurait aimée; car, hélas! elle était tout charité, tout compatissance. Son renoncement à l'amour, son effroi de ce qu'on appelle le bonheur pour la femme, éclataient avec autant de force que de naïveté. Ces heureuses journées me prouvèrent que l'amitié des femmes est de beaucoup supérieure à leur amour. Je m'étais fait arracher les confidences de mes chagrins avec autant de simagrées que s'en permettent les jeunes personnes avant de s'asseoir au piano, tant elles ont la conscience de l'ennui qui s'ensuit. Comme vous le devinez, la nécessité de vaincre ma répugnance à parler avait forcé la comtesse à serrer les liens de notre 388 intimité; mais elle retrouvait si bien en moi sa propre antipathie contre l'amour, qu'elle me parut heureuse du hasard qui lui avait envoyé dans son île déserte une espèce de Vendredi. Peut-être la solitude commençait-elle à lui peser. Néanmoins, elle était sans la moindre coquetterie, elle n'avait plus rien de la femme, elle ne se sentait un cœur, me disait-elle, que dans le monde idéal où elle se réfugiait. Involontairement je comparais entre elles ces deux existences, celle du comte, tout action, tout agitation, tout émotion; celle de la comtesse, tout passivité, tout inactivité, tout immobilité. La femme et l'homme obéissaient admirablement à leur nature. Ma misanthropie autorisait contre les hommes et contre les femmes de cyniques sorties que je me permettais en espérant amener Honorine sur le terrain des aveux; mais elle ne se laissait prendre à aucun piége, et je commençais à comprendre cet entêtement de mule, plus commun qu'on ne le pense chez les femmes.—«Les Orientaux ont raison, lui dis-je un soir, de vous renfermer en ne vous considérant que comme les instruments de leurs plaisirs. L'Europe est bien punie de vous avoir admises à faire partie du monde, et de vous y accepter sur un pied d'égalité. Selon moi, la femme est l'être le plus improbe et le plus lâche qui puisse se rencontrer. Et c'est là, d'ailleurs, d'où lui viennent ses charmes: le beau plaisir de chasser un animal domestique! Quand une femme a inspiré une passion à un homme, elle lui est toujours sacrée, elle est, à ses yeux, revêtue d'un privilége imprescriptible. Chez l'homme, la reconnaissance pour les plaisirs passés est éternelle. S'il retrouve sa maîtresse ou vieille ou indigne de lui, cette femme a toujours des droits sur son cœur; mais, pour vous autres, un homme que vous avez aimé n'est plus rien; bien plus, il a un tort impardonnable, celui de vivre!... Vous n'osez pas l'avouer; mais vous avez toutes au cœur la pensée que les calomnies populaires appelées tradition prêtent à la dame de la tour de Nesle: Quel dommage qu'on ne puisse se nourrir d'amour comme on se nourrit de fruits! et que, d'un repas fait, il ne puisse pas ne vous rester que le sentiment du plaisir!...—Dieu, dit-elle, a sans doute réservé ce bonheur parfait pour le paradis. Mais, reprit-elle, si votre argumentation vous semble très spirituelle, elle a pour moi le malheur d'être fausse. Qu'est-ce que c'est que des femmes qui s'adonnent à plusieurs amours? me demanda-t-elle en me regardant comme la Vierge d'Ingres regarde Louis XIII lui offrant son 389 royaume.—Vous êtes une comédienne de bonne foi, lui répondis-je, car vous venez de me jeter de ces regards qui feraient la gloire d'une actrice. Mais, belle comme vous êtes, vous avez aimé; donc vous oubliez.—Moi, répondit-elle en éludant ma question, je ne suis pas une femme, je suis une religieuse arrivée à soixante-douze ans.—Comment alors pouvez-vous affirmer avec autant d'autorité que vous sentez plus vivement que moi? Le malheur pour les femmes n'a qu'une forme, elles ne comptent pour des infortunes que les déceptions du cœur.» Elle me regarda d'un air doux, et fit comme toutes les femmes qui, pressées entre les deux portes d'un dilemme, ou saisies par les griffes de la vérité, n'en persistent pas moins dans leur vouloir, elle me dit:—«Je suis religieuse, et vous me parlez d'un monde où je ne puis plus mettre les pieds.—Pas même par la pensée? lui dis-je.—Le monde est-il si digne d'envie? répondit-elle. Oh! quand ma pensée s'égare, elle va plus haut... L'ange de la perfection, le beau Gabriel, chante souvent dans mon cœur, fit-elle. Je serais riche, je n'en travaillerais pas moins pour ne pas monter trop souvent sur les ailes diaprées de l'Ange et aller dans le royaume de la fantaisie. Il y a des contemplations qui nous perdent, nous autres femmes! Je dois à mes fleurs beaucoup de tranquillité, quoiqu'elles ne réussissent pas toujours à m'occuper. En de certains jours j'ai l'âme envahie par une attente sans objet; je ne puis bannir une pensée qui s'empare de moi, qui semble alourdir mes doigts. Je crois qu'il se prépare un grand événement, que ma vie va changer; j'écoute dans le vague, je regarde aux ténèbres, je suis sans goût pour mes travaux, et je retrouve, après mille fatigues, la vie... la vie ordinaire. Est-ce un pressentiment du ciel, voilà ce que je me demande!...» Après trois mois de lutte entre deux diplomates cachés sous la peau d'une mélancolie juvénile, et une femme que le dégoût rendait invincible, je dis au comte qu'il paraissait impossible de faire sortir cette tortue de dessous sa carapace, il fallait casser l'écaille. La veille, dans une dernière discussion tout amicale, la comtesse s'était écriée:—«Lucrèce a écrit avec son poignard et son sang le premier mot de la charte des femmes: Liberté!» Le comte me donna dès lors carte blanche—«J'ai vendu cent francs les fleurs et les bonnets que j'ai faits cette semaine!» me dit joyeusement Honorine un samedi soir où je vins la trouver dans ce petit salon du rez-de-chaussée dont les dorures avaient été remises à neuf par le faux propriétaire. Il était 390 dix heures. Un crépuscule de juillet et une lune magnifique apportaient leurs nuageuses clartés. Des bouffées de parfums mélangés caressaient l'âme, la comtesse faisait tintinnuler dans sa main les cinq pièces d'or d'un faux commissionnaire en modes, autre compère d'Octave, qu'un juge, monsieur Popinot, lui avait trouvé.

—«Gagner sa vie en s'amusant, dit-elle, être libre, quand les hommes, armés de leurs lois, ont voulu nous faire esclaves! Oh! chaque samedi j'ai des accès d'orgueil. Enfin, j'aime les pièces d'or de monsieur Gaudissart autant que lord Byron, votre Sosie, aimait celles de Murray.—Ceci n'est guère le rôle d'une femme, repris-je.—Bah! suis-je une femme? Je suis un garçon doué d'une âme tendre, voilà tout; un garçon qu'aucune femme ne peut tourmenter...—Votre vie est une négation de tout votre être, répondis-je. Comment, vous pour qui Dieu dépensa ses plus curieux trésors d'amour et de beauté, ne désirez-vous pas parfois...—Quoi? dit-elle, assez inquiète d'une phrase qui, pour la première fois, démentait mon rôle.—Un joli enfant à cheveux bouclés, allant, venant parmi ces fleurs, comme une fleur de vie et d'amour, vous criant: «Maman!...» J'attendis une réponse. Un silence un peu trop prolongé me fit apercevoir le terrible effet de mes paroles que l'obscurité m'avait caché. Inclinée sur son divan, la comtesse était non pas évanouie, mais froidie par une attaque nerveuse dont le premier frémissement, doux comme tout ce qui émanait d'elle, avait ressemblé, dit-elle plus tard, à l'envahissement du plus subtil des poisons. J'appelai madame Gobain, qui vint et emporta sa maîtresse, la mit sur son lit, la délaça, la déshabilla, la rendit non pas à la vie, mais au sentiment d'une horrible douleur. Je me promenais en pleurant dans l'allée qui longeait le pavillon, en doutant du succès. Je voulais résigner ce rôle d'oiseleur, si imprudemment accepté. Madame Gobain, qui descendit et me trouva le visage baigné de larmes, remonta promptement pour dire à la comtesse:—«Madame, que s'est-il donc passé? monsieur Maurice pleure à chaudes larmes et comme un enfant?» Stimulée par la dangereuse interprétation que pouvait recevoir notre mutuelle attitude, elle trouva des forces surhumaines, prit un peignoir, redescendit et vint à moi.—«Vous n'êtes pas la cause de cette crise, me dit-elle; je suis sujette à des spasmes, des espèces de crampes au cœur!...—Et vous voulez me taire vos chagrins?... lui dis-je en essuyant mes larmes et avec cette voix 391 qui ne se feint pas. Ne venez-vous pas de m'apprendre que vous avez été mère, que vous avez eu la douleur de perdre votre enfant?—Marie! cria-t-elle brusquement en sonnant. La Gobain se présenta.—De la lumière et le thé,» lui dit-elle avec le sang-froid d'une lady harnachée d'orgueil par cette atroce éducation britannique que vous savez. Quand la Gobain eut allumé les bougies et fermé les persiennes, la comtesse m'offrit un visage muet; déjà, son indomptable fierté, sa gravité de sauvage avaient repris leur empire; elle me dit:—«Savez-vous pourquoi j'aime tant lord Byron?... Il a souffert comme souffrent les animaux. A quoi bon la plainte quand elle n'est pas une élégie comme celle de Manfred, une moquerie amère comme celle de don Juan, une rêverie comme celle de Childe-Harold? On ne saura rien de moi!... Mon cœur est un poëme que j'apporte à Dieu!—Si je voulais... dis-je.—Si? répéta-t-elle.—Je ne m'intéresse à rien, répondis-je, je ne puis pas être curieux; mais, si je le voulais, je saurais demain tous vos secrets.—Je vous en défie! me dit-elle avec une anxiété mal déguisée.—Est-ce sérieux?—Certes, me dit-elle en hochant la tête, je dois savoir si ce crime est possible.—D'abord, madame, répondis-je en lui montrant ses mains, ces jolis doigts, qui disent assez que vous n'êtes pas une jeune fille, étaient-ils faits pour le travail? Puis, vous nommez-vous madame Gobain? vous qui devant moi, l'autre jour, avez, en recevant une lettre, dit à Marie: «Tiens, c'est pour toi.» Marie est la vraie madame Gobain. Donc, vous cachez votre nom sous celui de votre intendante. Oh! madame, de moi, ne craignez rien. Vous avez en moi l'ami le plus dévoué que vous aurez jamais.... Ami, entendez-vous bien? Je donne à ce mot sa sainte et touchante acception, si profanée en France où nous en baptisons nos ennemis. Cet ami, qui vous défendrait contre tout, vous veut aussi heureuse que doit l'être une femme comme vous. Qui sait si la douleur que je vous ai causée involontairement n'est pas une action volontaire?—Oui, reprit-elle avec une audace menaçante, je le veux, devenez curieux, et dites-moi tout ce que vous pourrez apprendre sur moi; mais... fit-elle en levant le doigt, vous me direz aussi par quels moyens vous aurez eu ces renseignements. La conservation du faible bonheur dont je jouis ici dépend de vos démarches.—Cela veut dire que vous vous enfuirez...—A tire-d'aile! s'écria-t-elle, et dans le Nouveau-Monde...—Où vous serez, repris-je en l'interrompant, 392 à la merci de la brutalité des passions que vous inspirerez. N'est-il pas de l'essence du génie et de la beauté de briller, d'attirer les regards, d'exciter les convoitises et les méchancetés? Paris est le désert sans les Bédouins; Paris est le seul lieu du monde où l'on puisse cacher sa vie quand on doit vivre de son travail. De quoi vous plaignez-vous? Que suis-je? un domestique de plus, je suis monsieur Gobain, voilà tout. Si vous avez quelque duel à soutenir, un témoin peut vous être nécessaire.—N'importe, sachez qui je suis. J'ai déjà dit: je veux! maintenant je vous en prie, reprit-elle avec une grâce (que vous avez à commandement, fit le consul en regardant les femmes).—Eh bien! demain à pareille heure je vous dirai ce que j'aurai découvert, lui répondis-je. Mais n'allez pas me prendre en haine? Agiriez-vous comme les autres femmes?—Que font les autres femmes?...—Elles nous ordonnent d'immenses sacrifices, et quand ils sont accomplis, elles nous les reprochent, quelque temps après, comme une injure.—Elles ont raison, si ce qu'elles ont demandé vous a paru des sacrifices... reprit-elle avec malice.—Remplacez le mot sacrifice par le mot efforts, et...—Ce sera, fit-elle, une impertinence.—Pardonnez-moi, lui dis-je, j'oubliais que la femme et le pape sont infaillibles.—Mon Dieu, dit-elle, après une longue pause, deux mots seulement peuvent troubler cette paix si chèrement achetée et dont je jouis comme d'une fraude...» Elle se leva, ne fit plus attention à moi.—«Où aller? dit-elle. Que devenir?... Faudra-t-il quitter cette douce retraite, arrangée avec tant de soin pour y finir mes jours?—Y finir vos jours? lui dis-je avec un effroi visible. N'avez-vous donc jamais pensé qu'il viendrait un moment où vous ne pourriez plus travailler, où le prix des fleurs et des modes baissera par la concurrence?...—J'ai déjà mille écus d'économies, dit-elle.—Mon Dieu! combien de privations cette somme ne représente-t-elle pas?... m'écriai-je.—A demain, me dit-elle, laissez-moi. Ce soir, je ne suis plus moi-même, je veux être seule. Ne dois-je pas recueillir mes forces, en cas de malheur; car, si vous saviez quelque chose, d'autres que vous seraient instruits, et alors.... Adieu, dit-elle d'un ton bref et avec un geste impératif.—A demain le combat,» répondis-je en souriant, afin de ne pas perdre le caractère d'insouciance que je donnais à cette scène. Mais en sortant par la longue avenue, je répétai: A demain le combat! Et le comte que j'allai, comme tous les soirs, trouver 393 sur le boulevard, s'écria de même: A demain le combat! L'anxiété d'Octave égalait celle d'Honorine. Nous restâmes, le comte et moi, jusqu'à deux heures du matin à nous promener le long des fossés de la Bastille, comme deux généraux qui, la veille d'une bataille, évaluent toutes les chances, examinent le terrain, et reconnaissent qu'au milieu de la lutte la victoire dépend d'un hasard à saisir. Ces deux êtres séparés violemment allaient veiller tous deux, l'un dans l'espérance, l'autre dans l'angoisse d'une réunion. Les drames de la vie ne sont pas dans les circonstances, ils sont dans les sentiments, ils se jouent dans le cœur, ou, si vous voulez, dans ce monde immense que nous devons nommer le Monde Spirituel. Octave et Honorine agissaient, vivaient uniquement dans ce monde des grands esprits. Je fus exact. A dix heures du soir, pour la première fois, on m'admit dans une charmante chambre, blanche et bleue, dans le nid de cette colombe blessée. La comtesse me regarda, voulut me parler et fut atterrée par mon air respectueux.—«Madame la comtesse...» lui dis-je en souriant avec gravité. La pauvre femme, qui s'était levée, retomba sur son fauteuil et y resta plongée dans une attitude de douleur que j'aurais voulu voir saisie par un grand peintre.—«Vous êtes, dis-je en continuant, la femme du plus noble et du plus considéré des hommes, d'un homme qu'on trouve grand, mais qui l'est bien plus envers vous qu'il ne l'est aux yeux de tous. Vous et lui, vous êtes deux grands caractères. Où croyez-vous être ici? lui demandai-je.—Chez moi, répondit-elle en ouvrant des yeux que l'étonnement rend fixes.—Chez le comte Octave! répondis-je. Nous sommes joués. Monsieur Lenormand, le greffier de la Cour, n'est pas le vrai propriétaire, mais le prête-nom de votre mari. L'admirable tranquillité dont vous jouissez est l'ouvrage du comte, l'argent que vous gagnez vient du comte dont la protection descend aux plus menus détails de votre existence. Votre mari vous a sauvée aux yeux du monde, il a donné des motifs plausibles à votre absence, il espère ostensiblement ne pas vous avoir perdue dans le naufrage de la Cécile, vaisseau sur lequel vous vous êtes embarquée pour aller à la Havane, pour une succession à recueillir d'une vieille parente qui aurait pu vous oublier; vous y êtes allée en compagnie de deux femmes de sa famille et d'un vieil intendant! Le comte dit avoir envoyé des agents sur les lieux et avoir reçu des lettres qui lui donnent beaucoup d'espoir... Il prend pour vous cacher à tous les regards autant de 394 précautions que vous en prenez vous-même... Enfin, il vous obéit...—Assez, répondit-elle. Je ne veux plus savoir qu'une seule chose. De qui tenez-vous ces détails?—Eh! mon Dieu, madame, mon oncle a placé chez le commissaire de police de ce quartier un jeune homme sans fortune en qualité de secrétaire. Ce jeune homme m'a tout dit. Si vous quittiez ce pavillon ce soir, furtivement, votre mari saurait où vous iriez, et sa protection vous suivrait partout. Comment une femme d'esprit a-t-elle pu croire que des marchands pouvaient acheter des fleurs et des bonnets aussi cher qu'ils les vendent? Demandez mille écus d'un bouquet, vous les aurez! Jamais tendresse de mère ne fut plus ingénieuse que celle de votre mari. J'ai su par le concierge de votre maison que le comte vient souvent, derrière la haie, quand tout repose, voir la lumière de votre lampe de nuit! Votre grand châle de cachemire vaut six mille francs... Votre marchande à la toilette vous vend du vieux qui vient des meilleures fabriques... Enfin, vous réalisez ici Vénus dans les filets de Vulcain; mais vous êtes emprisonnée seule, et par les inventions d'une générosité sublime, sublime depuis sept ans et à toute heure.» La comtesse tremblait comme tremble une hirondelle prise, et qui, dans la main où elle est, tend le cou, regarde autour d'elle d'un œil fauve. Elle était agitée par une convulsion nerveuse et m'examinait par un regard défiant. Ses yeux secs jetaient une lueur presque chaude; mais elle était femme!... il y eut un moment où les larmes se firent jour, et elle pleura, non pas qu'elle fût touchée, elle pleura de son impuissance, elle pleura de désespoir. Elle se croyait indépendante et libre, le mariage pesait sur elle comme la prison sur le captif.—«J'irai, disait-elle à travers ses larmes, il m'y force, j'irai là où, certes, personne ne me suivra!—Ah! dis-je, vous voulez vous tuer..... Tenez, madame, vous devez avoir des raisons bien puissantes pour ne pas vouloir revenir chez le comte Octave.—Oh! certes!—Eh bien! dites-les-moi, dites-les à mon oncle; vous aurez en nous deux conseillers dévoués. Si mon oncle est prêtre dans un confessionnal, il ne l'est jamais dans un salon. Nous vous écouterons, nous essaierons de trouver une solution aux problèmes que vous poserez; et si vous êtes la dupe ou la victime de quelque malentendu, peut-être pourrons-nous le faire cesser. Votre âme me semble pure; mais si vous avez commis une faute, elle est bien expiée... Enfin, songez que vous avez en moi l'ami le plus 395 sincère. Si vous voulez vous soustraire à la tyrannie du comte, je vous en donnerai les moyens, il ne vous trouvera jamais.—Oh! il y a le couvent, dit-elle.—Oui, mais le comte, devenu Ministre d'État, vous ferait refuser par tous les couvents du monde. Quoiqu'il soit bien puissant, je vous sauverai de lui... mais... quand vous m'aurez démontré que vous ne pouvez pas, que vous ne devez pas revenir à lui. Oh! ne croyez pas que vous fuiriez sa puissance pour tomber sous la mienne, repris-je en recevant d'elle un regard horrible de défiance et plein de noblesse exagérée. Vous aurez la paix, la solitude et l'indépendance; enfin, vous serez aussi libre et aussi respectée que si vous étiez une vieille fille laide et méchante. Je ne pourrai pas, moi-même, vous voir sans votre consentement.—Et comment? par quels moyens?—Ceci, madame, est mon secret. Je ne vous trompe point, soyez-en certaine. Démontrez-moi que cette vie est la seule que vous puissiez mener, qu'elle est préférable à celle de la comtesse Octave, riche, honorée, dans un des plus beaux hôtels de Paris, chérie de son mari, mère heureuse.... et je vous donne gain de cause....—Mais, dit-elle, est-ce jamais un homme qui me comprendra!...

—Non, répondis-je. Aussi ai-je appelé la Religion pour nous juger. Le curé des Blancs-Manteaux est un saint de soixante-quinze ans. Mon oncle n'est pas le Grand Inquisiteur, il est saint Jean; mais il se fera Fénelon pour vous, le Fénelon qui disait au duc de Bourgogne: «Mangez un veau le vendredi; mais soyez chrétien, monseigneur?»—Allez, monsieur, le couvent est ma dernière ressource et mon seul asile. Il n'y a que Dieu pour me comprendre. Aucun homme, fût-il saint Augustin, le plus tendre des pères de l'Église, ne pourrait entrer dans les scrupules de ma conscience, qui pour moi sont les cercles infranchissables de l'enfer de Dante. Un autre que mon mari, un autre, quelque indigne qu'il fût de cette offrande, a eu tout mon amour! Il ne l'a pas eu, car il ne l'a pas pris; je le lui ai donné comme une mère donne à son enfant un jouet merveilleux que l'enfant brise. Il n'y avait pas deux amours pour moi. L'amour pour certaines âmes ne s'essaie pas: ou il est, ou il n'est pas. Quand il se montre, quand il se lève, il est tout entier. Eh bien! cette vie de dix-huit mois a été pour moi une vie de dix-huit ans, j'y ai mis toutes les facultés de mon être, elles ne se sont pas appauvries par leur effusion, elles se sont épuisées dans cette intimité trompeuse où moi seule étais 396 franche. La coupe du bonheur n'est pas vide, monsieur, elle est vidée!... rien ne peut plus la remplir, car elle est brisée. Je suis hors de combat, je n'ai plus d'armes... Après m'être ainsi livrée tout entière, que suis-je? le rebut d'une fête. On ne m'a donné qu'un nom, Honorine, comme je n'avais qu'un cœur. Mon mari a eu la jeune fille, un indigne amant a eu la femme, il n'y a plus rien! Me laisser aimer?... voilà le grand mot que vous allez me dire. Oh! je suis encore quelque chose, et je me révolte à l'idée d'être une prostituée! Oui, j'ai vu clair à la lueur de l'incendie; et, tenez... je concevrais de céder à l'amour d'un autre; mais à Octave?... oh! jamais.—Oh! vous l'aimez, lui dis-je.—Je l'estime, je le respecte, je le vénère, il ne m'a pas fait le moindre mal; il est bon, il est tendre; mais je ne puis plus aimer... D'ailleurs, dit-elle, ne parlons plus de ceci. La discussion amoindrit tout. Je vous exprimerai par écrit mes idées à ce sujet; car, en ce moment, elles m'étouffent, j'ai la fièvre, je suis les pieds dans les cendres de mon Paraclet. Tout ce que je vois, ces choses que je croyais conquises par mon travail me rappellent maintenant tout ce que je voulais oublier. Ah! c'est à fuir d'ici, comme je m'en suis allée de ma maison.—Pour aller où? dis-je. Une femme peut-elle exister sans protecteur? Est-ce à trente ans, dans toute la gloire de la beauté, riche de forces que vous ne soupçonnez pas, pleine de tendresses à donner, que vous irez vivre au désert où je puis vous cacher?... Soyez en paix. Le comte, qui en cinq ans ne s'est pas fait apercevoir ici, n'y pénétrera jamais que de votre consentement. Vous avez sa sublime vie pendant neuf ans pour garantie de votre tranquillité. Vous pouvez donc délibérer en toute sécurité, sur votre avenir, avec mon oncle et moi. Mon oncle est aussi puissant qu'un Ministre d'État. Calmez-vous donc, ne grossissez pas votre malheur. Un prêtre dont la tête a blanchi dans l'exercice du sacerdoce n'est pas un enfant, vous serez comprise par celui à qui toutes les passions se sont confiées depuis cinquante ans bientôt et qui pèse dans ses mains le cœur si pesant des rois et des princes. S'il est sévère sous l'étole, mon oncle sera devant vos fleurs aussi doux qu'elles, et indulgent comme son divin maître.» Je quittai la comtesse à minuit, et la laissai calme en apparence, mais sombre, et dans des dispositions secrètes qu'aucune perspicacité ne pouvait deviner. Je trouvai le comte à quelques pas, dans la rue Saint-Maur, car il avait quitté l'endroit convenu sur le boulevard, 397 attiré vers moi par une force invincible.—«Quelle nuit la pauvre enfant va passer? s'écria-t-il quand j'eus fini de lui raconter la scène qui venait d'avoir lieu. Si j'y allais, dit-il, si tout à coup elle me voyait!—En ce moment, elle est femme à se jeter par la fenêtre, lui répondis-je. La comtesse est de ces Lucrèces qui ne survivent pas à un viol, même quand il vient d'un homme à qui elles se donneraient.—Vous êtes jeune, me répondit-il. Vous ne savez pas que la volonté, dans une âme agitée par de si cruelles délibérations, est comme le flot d'un lac où se passe une tempête, le vent change à toute minute, et le courant est tantôt à une rive, tantôt à une autre. Pendant cette nuit, il y a tout autant de chances pour qu'à ma vue Honorine se jette dans mes bras, que pour la voir sauter par la fenêtre.—Et vous accepteriez cette alternative? lui dis-je.—Allons, me répondit-il, j'ai chez moi, pour pouvoir attendre jusqu'à demain soir, une dose d'opium que Desplein m'a préparée afin de me faire dormir sans danger!» Le lendemain, à midi, la Gobain m'apporta une lettre, en me disant que la comtesse, épuisée de fatigue, s'était couchée à six heures, et que, grâce à un amandé préparé par le pharmacien, elle dormait.

—Voici cette lettre, j'en ai gardé une copie, car, mademoiselle, dit le consul en s'adressant à Camille Maupin, vous connaissez les ressources de l'art, les ruses du style et les efforts de beaucoup d'écrivains qui ne manquent pas d'habileté dans leurs compositions; mais vous reconnaîtrez que la littérature ne saurait trouver de tels écrits dans ses entrailles postiches! Il n'y a rien de terrible comme le vrai. Voilà ce qu'écrivit cette femme, ou plutôt cette douleur:

«Monsieur Maurice,

»Je sais tout ce que votre oncle pourrait me dire, il n'est pas plus instruit que ma conscience. La conscience est chez l'homme le truchement de Dieu. Je sais que si je ne me réconcilie pas avec Octave je serai damnée: tel est l'arrêt de la loi religieuse. La loi civile m'ordonne l'obéissance quand même. Si mon mari ne me repousse pas, tout est dit, le monde me tient pour pure, pour vertueuse, quoi que j'aie fait. Oui, le mariage a cela de sublime que la Société ratifie le pardon du mari; mais elle a oublié qu'il faut que le pardon soit accepté. Légalement, religieusement, mondainement, je dois revenir à Octave. A ne nous en 398 tenir qu'à la question humaine, n'y a-t-il pas quelque chose de cruel à lui refuser le bonheur, à le priver d'enfants, à effacer sa famille du livre d'or de la pairie? Mes douleurs, mes répugnances, mes sentiments, tout mon égoïsme (car je me sais égoïste) doit être immolé à la famille. Je serai mère, les caresses de mes enfants essuieront bien des pleurs! Je serai bien heureuse, je serai certainement honorée, je passerai fière, opulente, dans un brillant équipage! J'aurai des gens, un hôtel, une maison, je serai la reine d'autant de fêtes qu'il y a de semaines dans l'année. Le monde m'accueillera bien. Enfin je ne remonterai pas dans le ciel du Patriciat, je n'en serai pas même descendue. Ainsi Dieu, la Loi, la Société, tout est d'accord. Contre quoi vous mutinez-vous? me dit-on du haut du Ciel, de la Chaire, du Tribunal et du Trône dont l'auguste intervention serait au besoin invoquée par le comte. Votre oncle me parlera même au besoin d'une certaine grâce céleste qui m'inondera le cœur alors que j'éprouverai le plaisir d'avoir fait mon devoir. Dieu, la Loi, le Monde, Octave, veulent que je vive, n'est-ce pas? Eh bien, s'il n'y a pas d'autre difficulté, ma réponse tranche tout: Je ne vivrai pas! Je redeviendrai bien blanche, bien innocente, car je serai dans mon linceul, parée de la pâleur irréprochable de la mort. Il n'y a pas là le moindre entêtement de mule. Cet entêtement de mule dont vous m'avez accusée en riant est, chez la femme, l'effet d'une certitude, une vision de l'avenir. Si mon mari, par amour, a la sublime générosité de tout oublier, je n'oublierai point, moi! L'oubli dépend-il de nous? Quand une veuve se marie, l'amour en fait une jeune fille, elle épouse un homme aimé; mais je ne puis pas aimer le comte. Tout est là, voyez-vous? Chaque fois que mes yeux rencontreront les siens, j'y verrai toujours ma faute, même quand les yeux de mon mari seront pleins d'amour. La grandeur de sa générosité m'attestera la grandeur de mon crime. Mes regards, toujours inquiets, liront toujours une sentence invisible. J'aurai dans le cœur des souvenirs confus qui se combattront. Jamais le mariage n'éveillera dans mon être les cruelles délices, le délire mortel de la passion; je tuerai mon mari par ma froideur, par des comparaisons qui se devineront, quoique cachées au fond de ma conscience. Oh! le jour où, dans une ride du front, dans un regard attristé, dans un geste imperceptible, je saisirai quelque reproche involontaire, 399 réprimé même, rien ne me retiendra: je giserai la tête fracassée sur un pavé que je trouverai plus clément que mon mari. Ma susceptibilité fera peut-être les frais de cette horrible et douce mort. Je mourrai peut-être victime d'une impatience causée à Octave par une affaire, ou trompée par un injuste soupçon. Hélas! peut-être prendrai-je une preuve d'amour pour une preuve de mépris? Quel double supplice! Octave doutera toujours de moi, je douterai toujours de lui. Je lui opposerai, bien involontairement, un rival indigne de lui, un homme que je méprise, mais qui m'a fait connaître des voluptés gravées en traits de feu, dont j'ai honte et dont je me souviens irrésistiblement. Est-ce assez vous ouvrir mon cœur? Personne, monsieur, ne peut me prouver que l'amour se recommence, car je ne puis et ne veux accepter l'amour de personne. Une jeune fille est comme une fleur qu'on a cueillie; mais la femme coupable est une fleur sur laquelle on a marché. Vous êtes fleuriste, vous devez savoir s'il est possible de redresser cette tige, de raviver ces couleurs flétries, de ramener la séve dans ces tubes si délicats et dont toute puissance végétative vient de leur parfaite rectitude... Si quelque botaniste se livrait à cette opération, cet homme de génie effacerait-il les plis de la tunique froissée? il referait une fleur, il serait Dieu! Dieu seul peut me refaire! Je bois la coupe amère des expiations: mais en la buvant j'ai terriblement épelé cette sentence:—Expier n'est pas effacer. Dans mon pavillon, seule, je mange un pain trempé de mes pleurs; mais personne ne me voit le mangeant, ne me voit pleurant. Rentrer chez Octave, c'est renoncer aux larmes, mes larmes l'offenseraient. Oh! monsieur, combien de vertus faut-il fouler aux pieds pour, non pas se donner, mais se rendre à un mari qu'on a trompé? qui peut les compter? Dieu seul, car lui seul est le confident et le promoteur de ces horribles délicatesses qui doivent faire pâlir ses anges. Tenez, j'irai plus loin. Une femme a du courage devant un mari qui ne sait rien; elle déploie alors dans ses hypocrisies une force sauvage, elle trompe pour donner un double bonheur. Mais une mutuelle certitude n'est-elle pas avilissante? Moi, j'échangerais des humiliations contre des extases? Octave ne finirait-il point par trouver de la dépravation dans mes consentements? Le mariage est fondé sur l'estime, sur des sacrifices faits de part et d'autre; mais ni Octave ni moi nous ne pouvons nous estimer le lendemain 400 de notre réunion: il m'aura déshonorée par quelque amour de vieillard pour une courtisane; et moi, j'aurai la honte perpétuelle d'être une chose au lieu d'être une Dame. Je ne serai pas la vertu, je serai le plaisir dans sa maison. Voilà les fruits amers d'une faute. Je me suis fait un lit conjugal où je ne puis que me retourner sur des charbons, un lit sans sommeil. Ici, j'ai des heures de tranquillité, des heures pendant lesquelles j'oublie; mais dans mon hôtel, tout me rappellera la tache qui déshonore ma robe d'épousée. Quand je souffre ici, je bénis mes souffrances, je dis à Dieu: Merci! Mais chez lui, je serai pleine d'effroi, goûtant des joies qui ne me seront pas dues. Tout ceci, monsieur, n'est pas du raisonnement, c'est le sentiment d'une âme bien vaste, car elle est creusée depuis sept ans par la douleur. Enfin, dois-je vous faire cet épouvantable aveu? Je me sens toujours le sein mordu par un enfant conçu dans l'ivresse et la joie, dans la croyance au bonheur, par un enfant que j'ai nourri pendant sept mois, de qui je serai grosse toute ma vie. Si de nouveaux enfants puisent en moi leur nourriture, ils boiront des larmes qui, mêlées à mon lait, le feront aigrir. J'ai l'apparence de la légèreté, je vous semble enfant... Oh! oui, j'ai la mémoire de l'enfant, cette mémoire qui se retrouve aux abords de la tombe. Ainsi, vous le voyez, il n'est pas une situation dans cette belle vie, où le monde et l'amour d'un mari veulent me ramener, qui ne soit fausse, qui ne me cache des piéges, qui ne m'ouvre des précipices où je roule déchirée par des arêtes impitoyables. Voici cinq ans que je voyage dans les landes de mon avenir, sans y trouver une place commode à mon repentir, parce que mon âme est envahie par un vrai repentir. A tout ceci, la Religion a ses réponses et je les sais par cœur. Ces souffrances, ces difficultés sont ma punition, dit-elle, et Dieu me donnera la force de les supporter. Ceci, monsieur, est une raison pour certaines âmes pieuses, douées d'une énergie qui me manque. Entre l'enfer où Dieu ne m'empêchera pas de le bénir, et l'enfer qui m'attend chez le comte Octave, mon choix est fait.

»Un dernier mot. Mon mari serait encore choisi par moi, si j'étais jeune fille, et que j'eusse mon expérience actuelle; mais là précisément est la raison de mon refus: je ne veux pas rougir devant cet homme. Comment, je serai toujours à genoux, il sera toujours debout! Et si nous changeons de posture, je le trouve 401 méprisable. Je ne veux pas être mieux traitée par lui à cause de ma faute. L'ange qui oserait avoir certaines brutalités qu'on se permet de part et d'autre quand on est mutuellement irréprochables, cet ange n'est pas sur la terre, il est au ciel! Octave est plein de délicatesse, je le sais; mais il n'y a pas dans cette âme (quelque grande qu'on la fasse, c'est une âme d'homme) de garanties pour la nouvelle existence que je mènerais chez lui. Venez donc me dire où je puis trouver cette solitude, cette paix, ce silence amis des malheurs irréparables et que vous m'avez promis.»

Après avoir pris de cette lettre la copie que voici pour garder ce monument en entier, j'allai rue Payenne. L'inquiétude avait vaincu l'opium. Octave se promenait comme un fou dans son jardin.—«Répondez à cela, lui dis-je en lui donnant la lettre de sa femme. Tâchez de rassurer la Pudeur instruite. C'est un peu plus difficile que de surprendre la Pudeur qui s'ignore et que la Curiosité vous livre.—Elle est à moi!...» s'écria le comte, dont la figure exprimait le bonheur à mesure qu'il avançait dans sa lecture. Il me fit signe de la main de le laisser seul, en se sentant observé dans sa joie. Je compris que l'excessive félicité comme l'excessive douleur obéissent aux mêmes lois; j'allai recevoir madame de Courteville et Amélie, qui dînaient chez le comte ce jour-là. Quelque belle que fût mademoiselle de Courteville, je sentis, en la revoyant, que l'amour a trois faces, et que les femmes qui nous inspirent un amour complet sont bien rares. En comparant involontairement Amélie à Honorine, je trouvais plus de charme à la femme en faute qu'à la jeune fille pure. Pour Honorine, la fidélité n'était pas un devoir, mais la fatalité du cœur; tandis qu'Amélie allait prononcer d'un air serein des promesses solennelles, sans en connaître la portée ni les obligations. La femme épuisée, quasi morte, la pécheresse à relever me semblait sublime, elle irritait les générosités naturelles à l'homme, elle demandait au cœur tous ses trésors, à la puissance toutes ses ressources; elle emplissait la vie, elle y mettait une lutte dans le bonheur; tandis qu'Amélie, chaste et confiante, allait s'enfermer dans la sphère d'une maternité paisible, où le terre-à-terre devait être la poésie, où mon esprit ne devait trouver ni combat, ni victoire. Entre les plaines de la Champagne et les Alpes neigeuses, orageuses, mais sublimes, quel est le jeune homme qui peut choisir la crayeuse et paisible étendue? Non, de telles comparaisons sont fatales et mauvaises sur le seuil de la Mairie. Hélas! il 402 faut avoir expérimenté la vie pour savoir que le mariage exclut la passion, que la Famille ne saurait avoir les orages de l'amour pour base. Après avoir rêvé l'amour impossible avec ses innombrables fantaisies, après avoir savouré les cruelles délices de l'Idéal, j'avais sous les yeux une modeste Réalité. Que voulez-vous, plaignez-moi! A vingt-cinq ans, je doutai de moi; mais je pris une résolution virile. J'allai retrouver le comte sous prétexte de l'avertir de l'arrivée de ses cousines, et je le vis redevenu jeune au reflet de ses espérances.—«Qu'avez-vous, Maurice? me dit-il, frappé de l'altération de mes traits.—Monsieur le comte...—Vous ne m'appelez plus Octave! vous à qui je devrai la vie, le bonheur.—Mon cher Octave, si vous réussissez à ramener la comtesse à ses devoirs, je l'ai bien étudiée... (il me regarda comme Othello dut regarder Yago, quand Yago réussit à faire entrer un premier soupçon dans la tête du Maure) elle ne doit jamais me revoir, elle doit ignorer que vous avez eu Maurice pour secrétaire; ne prononcez jamais mon nom, que personne ne le lui rappelle, autrement tout serait perdu... Vous m'avez fait nommer Maître des Requêtes, eh bien! obtenez-moi quelque poste diplomatique à l'étranger, un consulat, et ne pensez plus à me marier avec Amélie... Oh! soyez sans inquiétude, repris-je en lui voyant faire un haut-le-corps, j'irai jusqu'au bout de mon rôle...—Pauvre enfant!... me dit-il en me prenant la main, me la serrant et réprimant des larmes qui lui mouillèrent les yeux.—Vous m'aviez donné des gants, repris-je en riant, je ne les ai pas mis, voilà tout.» Nous convînmes alors de ce que je devais faire le soir au pavillon, où je retournai dans la soirée. Nous étions en août, la journée avait été chaude, orageuse, mais l'orage restait dans l'air, le ciel ressemblait à du cuivre, les parfums des fleurs arrivaient lourds, je me trouvais comme dans une étuve, et me surpris à souhaiter que la comtesse fût partie pour les Indes; mais elle était en redingote de mousseline blanche attachée avec des nœuds de rubans bleus, coiffée en cheveux, ses boucles crêpées le long de ses joues, assise sur un banc de bois construit en forme de canapé, sous une espèce de bocage, ses pieds sur un petit tabouret de bois, et dépassant de quelques lignes sa robe. Elle ne se leva point, elle me montra de la main une place auprès d'elle en me disant:—«N'est-ce pas que la vie est sans issue pour moi?—La vie que vous vous êtes faite, lui dis-je, mais non pas celle que je veux vous faire; car si vous le voulez, vous 403 pouvez être bien heureuse...—Et comment? dit-elle. Toute sa personne interrogeait.—Votre lettre est dans les mains du comte.» Honorine se dressa comme une biche surprise, bondit à six pas, marcha, tourna dans le jardin, resta debout pendant quelques moments, et finit par aller s'asseoir seule dans son salon, où je la retrouvai quand je lui eus laissé le temps de s'accoutumer à la douleur de ce coup de poignard.—«Vous! un ami! dites un traître, un espion de mon mari, peut-être?» L'instinct, chez les femmes, équivaut à la perspicacité des grands hommes.—«Il fallait une réponse à votre lettre, n'est-ce pas? et il n'y avait qu'un seul homme au monde qui pût l'écrire... Vous lirez donc la réponse, chère comtesse, et si vous ne trouvez pas d'issue à la vie après cette lecture, l'espion vous prouvera qu'il est un ami, car je vous mettrai dans un couvent d'où le pouvoir du comte ne vous arrachera pas; mais, avant d'y aller, écoutons la partie adverse. Il est une loi divine et humaine à laquelle la haine elle-même feint d'obéir, et qui ordonne de ne pas condamner sans entendre la défense. Vous avez jusqu'à présent condamné, comme les enfants, en vous bouchant les oreilles. Un dévouement de sept années a ses droits. Vous lirez donc la réponse que fera votre mari. Je lui ai transmis par mon oncle la copie de votre lettre, et mon oncle lui a demandé quelle serait sa réponse si sa femme lui écrivait une lettre conçue en ces termes. Ainsi vous n'êtes point compromise. Le bonhomme apportera lui-même la lettre du comte. Devant ce saint homme et devant moi, par dignité pour vous-même, vous devez lire, ou vous ne seriez qu'un enfant mutin et colère. Vous ferez ce sacrifice au monde, à la loi, à Dieu.» Comme elle ne voyait en cette condescendance aucune atteinte à sa volonté de femme, elle y consentit. Tout ce travail de quatre à cinq mois avait été bâti pour cette minute. Mais les pyramides ne se terminent-elles pas par une pointe sur laquelle se pose un oiseau?... Le comte plaçait toutes ses espérances dans cette heure suprême, et il y était arrivé. Je ne sais rien, dans les souvenirs de toute ma vie, de plus formidable que l'entrée de mon oncle dans ce salon Pompadour à dix heures du soir. Cette tête dont la chevelure d'argent était mise en relief par un vêtement entièrement noir, et cette figure d'un calme divin produisirent un effet magique sur la comtesse Honorine; elle éprouva la fraîcheur des baumes sur ses blessures, elle fut éclairée par un reflet de cette vertu, brillante sans le savoir.—«Monsieur le curé des Blancs-Manteaux! dit la Gobain.—Venez-vous, 404 mon cher oncle, avec un message de paix et de bonheur? lui dis-je.—On trouve toujours le bonheur et la paix en observant les commandements de l'Église,» répondit mon oncle en présentant à la comtesse la lettre suivante.

«Ma chère Honorine,

»Si vous m'aviez fait la grâce de ne pas douter de moi, si vous aviez lu la lettre que je vous écrivais il y a cinq ans, vous vous seriez épargné cinq années de travail inutile et de privations qui m'ont désolé. Je vous y proposais un pacte dont les stipulations détruisent toutes vos craintes et rendent possible notre vie intérieure. J'ai de grands reproches à me faire et j'ai deviné toutes mes fautes en sept années de chagrins. J'ai mal compris le mariage. Je n'ai pas su deviner le danger quand il vous menaçait. Un ange était dans ma maison, le Seigneur m'avait dit: «Garde-le bien!» le Seigneur a puni la témérité de ma confiance. Vous ne pouvez vous donner un seul coup sans frapper sur moi. Grâce pour moi! ma chère Honorine. J'avais si bien compris vos susceptibilités que je ne voulais pas vous ramener dans le vieil hôtel de la rue Payenne où je puis demeurer sans vous, mais que je ne saurais revoir avec vous. J'orne avec plaisir une autre maison au faubourg Saint-Honoré dans laquelle je mène en espérance, non pas une femme due à l'ignorance de la vie, acquise par la loi, mais une sœur qui me permettra de déposer sur son front le baiser qu'un père donne à une fille bénie tous les jours. Me destituerez-vous du droit que j'ai su conquérir sur votre désespoir, celui de veiller de plus près à vos besoins, à vos plaisirs, à votre vie même? Les femmes ont un cœur à elles, toujours plein d'excuses, celui de leur mère; vous n'avez pas connu d'autre mère que la mienne qui vous aurait ramenée à moi; mais comment n'avez-vous pas deviné que j'avais pour vous et le cœur de ma mère et celui de la vôtre! Oui, chère, mon affection n'est ni petite ni chicanière, elle est de celles qui ne laissent pas à la contrariété le temps de plisser le visage d'un enfant adoré. Pour qui prenez-vous le compagnon de votre enfance, Honorine, en le croyant capable d'accepter des baisers tremblants, de se partager entre la joie et l'inquiétude? Ne craignez pas d'avoir à subir les lamentations d'une passion mendiante, je n'ai voulu de vous qu'après 405 m'être assuré de pouvoir vous laisser dans toute votre liberté. Votre fierté solitaire s'est exagéré les difficultés; vous pourrez assister à la vie d'un frère ou d'un père sans souffrance et sans joie si vous le voulez; mais vous ne trouverez autour de vous ni raillerie ni indifférence, ni doute sur les intentions. La chaleur de l'atmosphère où vous vivez sera toujours égale et douce, sans tempêtes, sans un grain possible. Si, plus tard, après avoir acquis la certitude d'être chez vous comme vous êtes dans votre pavillon, vous voulez y introduire d'autres éléments de bonheur, des plaisirs, des distractions, vous en élargirez le cercle à votre gré. La tendresse d'une mère n'a ni dédain ni pitié; qu'est-elle? l'amour sans le désir: eh bien! chez moi, l'admiration cachera tous les sentiments où vous voudriez voir des offenses. Nous pouvons ainsi nous trouver nobles tous deux à côté l'un de l'autre. Chez vous, la bienveillance d'une sœur, l'esprit caressant d'une amie peuvent satisfaire l'ambition de celui qui veut être votre compagnon, et vous pourrez mesurer sa tendresse aux efforts qu'il fera pour vous la cacher. Nous n'aurons ni l'un ni l'autre la jalousie de notre passé, car nous pouvons nous reconnaître à l'un et à l'autre assez d'esprit pour ne voir qu'en avant de nous. Donc, vous voilà chez vous, dans votre hôtel, tout ce que vous êtes rue Saint-Maur: inviolable, solitaire, occupée à votre gré, vous conduisant par vos propres lois; mais vous avez en plus une protection légitime que vous obligez en ce moment aux travaux de l'amour le plus chevaleresque, et la considération qui donne tant de lustre aux femmes, et la fortune qui vous permet d'accomplir tant de bonnes œuvres. Honorine, quand vous voudrez une absolution inutile, vous la viendrez demander; elle ne vous sera imposée ni par l'Église ni par le Code; elle dépendra de votre fierté, de votre propre mouvement. Ma femme pouvait avoir à redouter tout ce qui vous effraie; mais non l'amie et la sœur envers qui je suis tenu de déployer les façons et les recherches de la politesse. Vous voir heureuse suffit à mon bonheur, je l'ai prouvé pendant ces sept années. Ah! les garanties de ma parole, Honorine, sont dans toutes les fleurs que vous avez faites, précieusement gardées, arrosées de mes larmes, et qui sont, comme les quipos des Péruviens, une histoire de nos douleurs. Si ce pacte secret ne vous convenait pas, mon enfant, j'ai prié le saint homme qui se charge de cette lettre de ne pas dire un mot en ma faveur. Je ne 406 veux devoir votre retour ni aux terreurs que vous imprimerait l'Église, ni aux ordres de la loi. Je ne veux recevoir que de vous-même le simple et modeste bonheur que je demande. Si vous persistez à m'imposer la vie sombre et délaissée de tout sourire fraternel que je mène depuis neuf ans, si vous restez dans votre désert, seule et immobile, ma volonté fléchira devant la vôtre. Sachez-le bien: vous ne serez pas plus troublée que vous ne l'avez été jusqu'aujourd'hui. Je ferai donner congé à ce fou qui s'est mêlé de vos affaires, et qui peut-être vous a chagrinée...»

—«Monsieur, dit Honorine en quittant sa lettre, qu'elle mit dans son corsage, et regardant mon oncle, je vous remercie, je profiterai de la permission que me donne monsieur le comte de rester ici...—Ah!» m'écriai-je. Cette exclamation me valut de mon oncle un regard inquiet, et de la comtesse une œillade malicieuse qui m'éclaira sur ses motifs. Honorine avait voulu savoir si j'étais un comédien, un oiseleur, et j'eus la triste satisfaction de l'abuser par mon exclamation, qui fut un de ces cris du cœur auxquels les femmes se connaissent si bien.—«Ah! Maurice, me dit-elle, vous savez aimer, vous!» L'éclair qui brilla dans mes yeux était une autre réponse qui eût dissipé l'inquiétude de la comtesse si elle en avait conservé. Ainsi le comte se servait de moi jusqu'au dernier moment. Honorine reprit alors la lettre du comte pour la finir. Mon oncle me fit un signe, je me levai.—«Laissons madame, me dit-il.—Vous partez déjà, Maurice? me dit-elle sans me regarder. Elle se leva, nous suivit en lisant toujours, et, sur le seuil du pavillon, elle me prit la main, me la serra très affectueusement et me dit:—Nous nous reverrons...—Non, répondis-je en lui serrant la main à la faire crier. Vous aimez votre mari! Demain je pars.» Et je m'en allai précipitamment, laissant mon oncle à qui elle dit:—«Qu'a-t-il donc, votre neveu?» Le pauvre abbé compléta mon ouvrage en faisant le geste de montrer sa tête et son cœur comme pour dire: «Il est fou, excusez-le, madame!» avec d'autant plus de vérité qu'il le pensait. Six jours après, je partis avec ma nomination de vice-consul en Espagne, dans une grande ville commerçante où je pouvais en peu de temps me mettre en état de parcourir la carrière consulaire, à laquelle je bornai mon ambition. Après mon installation, je reçus cette lettre du comte.

«Mon cher Maurice, si j'étais heureux je ne vous écrirais point; mais j'ai recommencé une autre vie de douleur: je suis redevenu 407 jeune par le désir, avec toutes les impatiences d'un homme qui passe quarante ans, avec la sagesse du diplomate qui sait modérer sa passion. Quand vous êtes parti, je n'étais pas encore admis dans le pavillon de la rue Saint-Maur; mais une lettre m'avait promis la permission d'y venir, la lettre douce et mélancolique d'une femme qui redoutait les émotions d'une entrevue. Après avoir attendu plus d'un mois, je hasardai de me présenter, en faisant demander par la Gobain si je pouvais être reçu. Je m'assis sur une chaise, dans l'avenue, auprès de la loge, la tête dans les mains, et je restai là près d'une heure.—«Madame a voulu s'habiller,» me dit la Gobain afin de cacher sous une coquetterie honorable pour moi les irrésolutions d'Honorine. Pendant un gros quart d'heure, nous avons été l'un et l'autre affectés d'un tremblement nerveux involontaire, aussi fort que celui qui saisit les orateurs à la tribune, et nous nous adressâmes des phrases effarées comme celles de gens surpris qui simulent une conversation.—«Tenez, Honorine, lui dis-je les yeux pleins de larmes, la glace est rompue, et je suis si tremblant de bonheur, que vous devez me pardonner l'incohérence de mon langage. Ce sera pendant long-temps ainsi.—Il n'y a pas de crime à être amoureux de sa femme, me répondit-elle en souriant forcément.—Accordez-moi la grâce de ne plus travailler comme vous l'avez fait. Je sais par madame Gobain que vous vivez depuis vingt jours de vos économies, vous avez soixante mille francs de rentes à vous, et si vous ne me rendez pas votre cœur, au moins ne me laissez pas votre fortune!—Il y a long-temps, me dit-elle, que je connais votre bonté...—S'il vous plaisait de rester ici, lui répondis-je, et de garder votre indépendance; si le plus ardent amour ne trouve pas grâce à vos yeux, ne travaillez plus...» Je lui tendis trois inscriptions de chacune douze mille francs de rentes; elle les prit, les ouvrit avec indifférence, et après les avoir lues, Maurice, elle ne me jeta qu'un regard pour toute réponse. Ah! elle avait bien compris que ce n'était pas de l'argent que je lui donnais, mais la liberté.—«Je suis vaincue, me dit-elle en me tendant la main que je baisai, venez me voir autant que vous voudrez.» Ainsi, elle ne m'avait reçu que par violence sur elle-même. Le lendemain je l'ai trouvée armée d'une gaieté fausse, et il a fallu deux mois d'accoutumance avant de lui voir son vrai caractère. Mais ce fut alors comme un mai délicieux, un printemps 408 d'amour qui me donna des joies ineffables; elle n'avait plus de craintes, elle m'étudiait. Hélas! quand je lui proposai de passer en Angleterre afin de se réunir ostensiblement avec moi, dans sa maison, de reprendre son rang, d'habiter son nouvel hôtel, elle fut saisie d'effroi.—«Pourquoi ne pas toujours vivre ainsi?» dit-elle. Je me résignai, sans répondre un mot. Est-ce une expérience? me demandai-je en la quittant. En venant de chez moi, rue Saint-Maur, je m'animais, les pensées d'amour me gonflaient le cœur, et je me disais comme les jeunes gens: Elle cédera ce soir... Toute cette force factice ou réelle se dissipait à un sourire, à un commandement de ses yeux fiers et calmes que la passion n'altérait point. Ce terrible mot répété par vous:—Lucrèce a écrit avec son sang et son poignard le premier mot de la charte des femmes: Liberté! me revenait, me glaçait. Je sentais impérieusement combien le consentement d'Honorine était nécessaire, et combien il était impossible de le lui arracher. Devinait-elle ces orages qui m'agitaient aussi bien au retour que pendant l'aller? Je lui peignis enfin ma situation dans une lettre, en renonçant à lui en parler. Honorine ne me répondit pas, elle resta si triste que je fis comme si je n'avais pas écrit. Je ressentis une peine violente d'avoir pu l'affliger, elle lut dans mon cœur et me pardonna. Vous allez savoir comment. Il y a trois jours elle me reçut, pour la première fois, dans sa chambre bleue et blanche. La chambre était pleine de fleurs, parée, illuminée, Honorine avait fait une toilette qui la rendait ravissante. Ses cheveux encadraient de leurs rouleaux légers cette figure que vous