Title: L'homme qui assassina: Roman
Author: Claude Farrère
Release date: March 8, 2015 [eBook #48432]
Most recently updated: April 4, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Hathi Trust.)
13 août 19...
Hier, vendredi, neuvième jour de mon ère nouvelle, turque, j'ai été présenté, après le Sélamlick, à Sa Majesté Impériale le Sultan.
Rien de notable en cette cérémonie. Au cours de ma carrière, plus diplomatique, hélas, que soldatesque, pas mal de Majestés m'ont déjà accueilli, avec d'identiques sourires, dans des cabinets identiquement meublés. L'empereur des Ottomans ne diffère pas beaucoup d'aucun de ses confrères. Il a toutefois l'air plus intelligent et moins vulgaire que la plupart d'entre eux. Par ailleurs, cérémonial analogue, et conversation protocolaire selon l'immuable rite international. Sans efforts, j'aurais pu me croire à Rome ou à Pétersbourg.
Par contre, avant la présentation, incident assez curieux: nous étions, l'ambassadeur et moi, en compagnie d'une douzaine de personnages du corps diplomatique, dans le salon d'attente; sous les fenêtres, les régiments de la garde se massaient pour cette superbe parade qui précède la prière du Sultan dans sa mosquée.
C'est alors qu'un Turc est entré, un très beau Turc de la grande race circassienne, éblouissant dans un uniforme à larges broderies. Il a marché droit sur l'ambassadeur, d'un pas brusque de soldat, et, après la poignée de mains:
—Votre Excellence me fera-t-elle l'honneur?... dit-il en me désignant.
J'ai été nommé aussitôt, copieusement:
—Mon nouveau colonel, le marquis Renaud de Sévigné Montmoron.
(Narcisse Boucher, ambassadeur de la République, ne manque jamais une occasion de faire sonner les particules et titres qu'il regrette amèrement de ne point avoir lui-même.)
Cela, d'ailleurs, est une réflexion de l'escalier.
Sur le moment, je n'ai eu l'esprit de songer à rien autre qu'au Turc, qui me plantait en plein visage le regard de ses yeux bleu foncé, droit comme une épée.
—Vous ne me reconnaissez pas, monsieur le colonel? Mehmed pacha!
«Mehmed pacha», ici, c'est à peu près aussi précis qu'en France, «comte Jean» ou «marquis Pierre». L'ambassadeur, déférent, a complété:
—Son Excellence le maréchal Mehmed Djaleddin pacha, chef du cabinet politique de Sa Majesté....
Chef du cabinet politique, alias prince des espions du Palais? Non, cela ne réveillait absolument rien dans ma tête. Le Turc souriait.
—Rappelez-vous ... le yacht du duc d'Épernon, la Feuille de Rose!...
Ah! du coup je me suis rappelé!... mais, dans ce salon impérial, la rencontre était imprévue.
Une histoire vieille de douze ans:—mon premier voyage à Constantinople, à bord de cette Feuille de Rose, démolie aujourd'hui depuis des années. Nous avions passé huit jours devant Stamboul. Et, la veille du départ, d'Épernon, en grand mystère, avait faufilé à bord une sorte de mendiant merveilleusement déguisé. C'était Mehmed bey, sur qui Sa Majesté venait de jeter l'œil de la défaveur, et qui jugeait prudent de s'absenter de Turquie.—Mehmed bey, que je retrouve largement rentré en grâce, pacha, maréchal et grand-maître de la police secrète! Comique.
Au fait, il a peu changé, et j'ai fini par le reconnaître tant bien que mal. Ils ne courent pas les rues, d'ailleurs, les soldats de son espèce, hauts comme des lances, forts et souples comme des tigres, et vous dardant toujours au milieu des prunelles leurs diables d'yeux étincelants. Avec cela, le front tcherkess, large et bombé comme une cuirasse, et une fière broussaille de cheveux bouclés, à peine grisonnants. Il n'a pas cinquante ans, ce maréchal. Et ce n'est pas seulement un homme de cour. En 1877, il servait dans les houzards, et, à Plewna, il a bel et bien eu quatre chevaux tués sous lui. D'Épernon m'avait conté ça....
Et le voilà chef d'espions. Drôle de pays!
Nous étions dans l'embrasure d'une fenêtre. Familièrement, Mehmed pacha appuya son bras sur mes épaules et me pencha au dehors. Dans l'avenue défilaient les zouaves arabes, rouges et verts:
—Allez, dites-le! Cela vous chiffonne de me retrouver chef du cabinet politique.... Si, si! et c'est tellement naturel.... Vous autres Français, vous n'aimez pas les espions. Pourtant, vous-même, hein? attaché militaire?... espion déguisé, il n'y a pas à dire non. Mais écoutez ceci, monsieur le colonel: les soldats peuvent être espions, en France comme en Turquie, et rester honorables, à cause de leur uniforme, qui les signale de loin à l'ennemi, à tous les ennemis. Avec votre dolman bleu de ciel, vous ne nous prenez pas en traître; et moi non plus: du plus loin qu'on voit mon cheval, on sait que je suis Mehmed pacha. Maintenant, il faut que je vous quitte; Sa Majesté va sortir d'Yildiz, et je dois être à la portière du landau. Mais au revoir.
Il fit deux pas vers la porte, et revint:
—J'oubliais le principal. Il y a douze ans, vous m'avez sauvé la vie, ou peu s'en faut, vous et vos amis. A charge de revanche, quand il vous plaira, monsieur le colonel.
Et il tourna les talons.
Un quart d'heure plus tard, je le reconnus dans le cortège impérial. Entre les régiments rangés en bataille, entre les drapeaux cramoisis qui s'inclinaient,—les drapeaux de Plewna, du Caucase et de Thessalie,—le sultan passait, et ses magnifiques chevaux, tenus à pleines mains, se cabraient d'aller au pas. Le carrosse était entouré d'une centaine de pachas à grands cordons rouges ou verts et toute cette foule, à pied, trottinait pour n'être pas distancée. Seul, Mehmed Djaleddin, la main gauche posée sur la portière, ne courait pas; il lui suffisait d'allonger ses enjambées robustes.
Après, ç'a été la prière impériale, le muezzin psalmodiant sur son minaret, et la retraite des régiments, rentrant dans leurs casernes.
Puis, le retour du sultan, qui repasse au grand trot, sans escorte, ou presque. Puis l'audience, tout à fait quelconque....
A la porte d'Yildiz, le coupé de l'ambassadeur était avancé. Mais je n'ai pas trouvé ma voiture à moi, égarée.
Fort indifférent à ce détail, Narcisse Boucher m'a paisiblement tendu la main.
—Au revoir, colonel. Tiens, n'avez pas votre sapin? Vous frappez pas, allez! va venir tout de suite. A bientôt, pas?
Et fouette cocher.
C'est un réconfort de songer que nous avons été la nation la plus délicatement courtoise de l'Europe ..., il y a un peu longtemps, au siècle de ma tante grand!...
L'excuse de ce bonhomme, c'est qu'il ne va pas exactement du même côté que moi. Il descend vers Top-hané, où sa mouche l'attend pour remonter le Bosphore. L'ambassade est encore au palais d'été de Thérapia pour six semaines. Moi, je demeure en ville, rue de Brousse: la tradition diplomatique exige que l'attaché militaire réside à Péra, été comme hiver. Mais la rue de Brousse est à deux pas de Top-hané, et le crochet n'eût pas été bien aigu....
En tout cas, je me trouvais à pied, en grand uniforme, à deux heures de chez moi. Midi sonnait,—cinq heures à la turque. Le soleil tapait comme un sourd, et pas le plus chétif cabriolet à l'horizon. Gai!
Tout à coup, une main sur mon épaule.
—Comment, monsieur le colonel, en panne? Et votre ambassadeur?
Mehmed pacha sortait, à son tour, du palais. Un lancier à fez d'astrakan lui amenait son cheval.
—Mon ambassadeur est retourné à Thérapia, monsieur le maréchal.
—Ah! c'est juste.
Un Russe ou un Allemand n'aurait pas raté une occasion si belle de piétiner un peu le plat. Mais les Turcs sont des gens d'Asie, et leur politesse de bois dur en remontrerait à la correction anglaise. Mehmed pacha, ayant fort bien compris, ne cilla pas.
—Vous allez monter mon cheval, monsieur le colonel.
—Votre Excellence se moque de moi.
Vous allez monter mon cheval. J'en ai deux autres au palais....
Il se tourna vers le lancier, donna un ordre.
—Je monterai celui qui va venir, monsieur le maréchal.
—Non. Vous me ferez l'honneur de monter celui-ci. En souvenir de la Feuille de Rose. Allons, monsieur de Sévigné!
C'est bien la première fois, depuis ces neuf jours de Turquie, qu'on m'appelle par mon nom sans m'envoyer du marquisat!
Nous avons galopé, botte à botte, à travers Nichantache, jusqu'au faubourg du Taxim. En face des casernes d'artillerie, Mehmed pacha m'a porté deux compliments, brefs et prompts comme des coups de fleuret, qui ma foi, m'ont touché au plus sensible de ma petite vanité:
Un:
—Est-ce qu'ils montent tous aussi bien que vous, les colonels français?
Deux:
—Avez-vous plus ou moins de trente-cinq ans?
Il est incontestable que je tiens convenablement en selle, et qu'on me donne, à première vue, dix bonnes années de moins que mon âge. Mais l'entendre affirmer par ce grand centaure aux yeux aigus comme des vrilles, cela n'était point déplaisant.
Au bout du Taxim, il y a Péra;—Péra, la ville des ambassades, des cercles, des hôtels et des beuglants; la seule fraction de Constantinople qui me soit, déjà, nettement antipathique. C'est là qu'il me faut loger, hélas! Par chance, ma rue,—la rue de Brousse,—à peu près la moins ridicule de Péra.
—Descendez donc avec moi jusqu'au pont,—m'a dit Mehmed pacha sans ralentir.
Nous avons dévalé, d'un galop de Tatars, la rampe en zig-zag qui évite cet indescriptible escalier brèche-dent qualifié rue,—rue Yuksek-Kaldirim. Au bas, la place de Karakeuy grouille toujours d'une foule peinturlurée comme un corso de carnaval! Les soldats du corps de garde ont pris les armes en notre honneur: «Salaam ... dour!» Et le pont de bois, le pont légendaire qui enjambe la Corne d'Or, et qui perpétuellement moutonne de passants pressés, le pont s'est allongé devant nous, vers Stamboul.
Au tiers du pont, Mehmed Djaleddin pacha arrêta net son cheval; et derrière lui, le lancier à fez d'astrakan, qui galopait tête baissée, l'air tout à fait inattentif, l'imita avec une précision si instantanée qu'il ne raccourcit pas sa distance d'une encolure.
Mehmed pacha tendait le poing vers la ville turque, toute blonde sous le soleil vertical:
—Voici pour vous, monsieur le colonel. Je suppose que vous êtes venu dans notre pays pour voir des choses.... Oui, vous n'avez pas la mine de quelqu'un qui se contentera de pincer les fesses des petites Grecques ou des petites Arméniennes. Eh bien, les choses à voir, à Constantinople, sont de ce côté-ci de l'eau, dans Stamboul. Derrière vous, c'est Galata, Péra, Tatavla, le Taxim ... de l'ordure! Mais devant, il y a Stamboul.
Je saluai:
—Byzance.
—Non, monsieur le colonel! Pas Byzance, nos cinq siècles ottomans l'ont tuée et enterrée. Et ne la regrettez pas: elle était bien laide. Voyez ce qui en reste, cette grosse maritorne de Sainte-Sophie, peinturlurée de rouge et de jaune comme une paysanne cossue, qui ne sait pas se farder. Byzance, c'était riche, pesant et fagoté. C'était la vieille ville d'un vieil empire pourri et saugrenu. Mais notre Stamboul, nous l'avions bâti avec enthousiasme, parce que nous étions alors un jeune peuple sain, et regardez sa belle silhouette grave et gracieuse, comme la silhouette d'une dame turque voilée du yachmak! Regardez, monsieur le colonel: il y a cinq cents ans, nous sommes entrés par là-bas,—par Top-Kapou, la Porte du Canon, à côté de cette haute mosquée en ruines qu'on aperçoit d'ici comme une petite bulle de brouillard dressée sur l'horizon des toits;—la Mihrimah Djami, bâtie par la Princesse de la Lune et du Soleil, au temps du grand Suleïman.—Et tout de suite, nous avons planté partout sur Byzance nos minarets victorieux, comme des lances de gloire. Partout: voyez, à droite, ceux de Sultan Sélim, et à gauche, ceux de Sultan Achmet; voyez, droit devant, ceux de l'ancienne sultane Valideh, et au-dessus, ceux du Sultan Suleïman, l'ami de votre François Ier; et n'importe où: ici, ceux de Sultan Bayazid, là ceux de Nouri-Osman, plus loin, ceux de Mehmed Fatih le Conquérant, et en contre-bas, ceux du Schah-Zadeh, dont on ne voit que les deux pointes blanches,—le Schah-Zadeh Mohammed, fils de Hasséki, celui que Roxelane fit mettre à mort.—Tournez-vous, la mosquée de son frère Dji-an-djir est là, au flanc de Foundoucli, au-dessus du Bosphore. Dji-an-djir aussi fut mis à mort par Roxelane.... Toutes ces pierres qui se dressent sur Stamboul ont jailli du sol turc par de furieuses poussées d'orgueil, de colère, de courage ou de foi. Nous les avons cimentées avec du sang, le sang des infidèles et le nôtre. Et tout ce sang, qu'il a fallu verser comme de l'eau, mérite l'estime et l'amitié d'un soldat tel que vous, d'un beau soldat frank qui sait monter à cheval.
Il me tendit la main.
—Au revoir, monsieur le colonel. Le lancier va vous suivre et remmènera la bête.... Ah! halte encore: regardez ici, sur la crête de Stamboul, à gauche de la mosquée du Bazar.... Oui, ces toits carrés, très grands, très laids.... Vous y êtes. C'est la Dette Ottomane. Demi-tour, maintenant: sur Galata, au-dessus de la Tour, cette énorme bâtisse.... C'est la Banque. Vous constatez: entre la Banque et la Dette, la Corne d'Or est étranglée. Pensez à cela, quand vous entendrez dire que la Turquie se meurt. A bientôt, inshallah!
Et au galop. En un clin d'œil, je ne vois plus que le dos barré du cordon rouge et vert, la croupe alezane, et les quatre fers des sabots, quatre escarboucles dans le soleil.
Moi, je suis revenu au pas, m'attardant exprès dans la foule fourmillante des gens qui passent l'eau. Ce pont sur la Corne d'Or, je ne me lasse pas de l'admirer. C'est bien certainement le plus prodigieux pont de toute la terre ronde. Quelles gens hétéroclites, quelles races baroques, quelles religions imprévues s'y bousculent incessamment, se ruant de Stamboul à Péra et de Péra à Stamboul! Les fez, les turbans, les tarbouchs, les bonnets, les chapeaux, les toques à plumes et les tcharchafs sont autant d'étiquettes d'origine sur les têtes de tous ces hommes et de toutes ces femmes venus des pays les plus imprévus. Dans l'espace d'une seule travée, je croise des soldats à cheval et des soldats à pied, des portefaix ployés sous leur charge, des eunuques à belle redingote pincée, une bande ahurie de pèlerins de Boukhara, qui écarquillent leurs yeux mongols, un carrosse de harem fermé comme un cercueil, quatre Persans coiffés d'astrakan, deux pompes à incendie qui galopent, douze dames turques voilées pour rire, six policiers, cinq imans, trois derviches, un évêque bulgare, deux petites sœurs des pauvres et quelque deux cents bonnes gens dont l'état civil m'échappe. J'oublie le tohubohu des invraisemblables marchands empilés sur chaque trottoir, et qui crient à pleins poumons d'invraisemblables marchandises, loukoum à la rose, simites à l'anis, miel d'Angora, pastilles du sérail, mouchoirs à carreaux, épingles anglaises, abricots de Damas, cartes postales, photographies obscènes et véritable eau de cerises. Tout ça pour un sou, pour un petit sou, pour un demi-sou: «On paras, bech paras, bech parayah!...»
16 août.
Mon anniversaire! j'ai quarante-six ans aujourd'hui.
Tout à l'heure, j'ai passé ma revue de détail, face à face avec mon plus large miroir. Il me semblait que ça devait terriblement se voir, cette année de plus qui vient de sonner à mon cadran. Eh bien! non, ça ne se voit pas trop.
Mes cheveux grisonnent, c'est vrai,—et encore, pas tant que d'autres. Mais surtout, ils bouclent assez abondamment pour faire envie à bien des capitaines, voire à des sous-lieutenants. Par ailleurs, sans corset, j'ai soixante-quatre de tour de taille, et, quoique je sois petit, j'ai l'air d'être grand, à force de me tenir comme un piquet. Et puis, parmi pas mal de coquetteries, j'ai celle de raser toute barbe et toute moustache, et de m'en aller, à travers mon siècle, glabre comme un portrait du temps de ma tante grand.—On s'appelle Sévigné, que diable! on ne peut pas ressembler au premier Ramollot venu!—Bref, ces joues rasées sont encore assez fraîches, et, parole d'honneur, on me prendrait plutôt pour un blondin que pour un menton bleu.
Quarante-six ans, tout de même! Un blondin de quarante-six ans. Voilà de quoi rire. Hélas, je me cramponne à ma jeunesse qui s'en va, et cela ne laisse pas d'être convenablement ridicule. Ceux qui liront un jour ces mémoires que j'entasse, cahier sur cahier, dans le propre secrétaire qui hébergea les lettres de feu madame de Grignan, auront de quoi se moquer du vieux beau que je suis. Pourtant, ma tristesse de vieillir est un peu plus noble, ce me semble, que les banales désolations des bourgeois qui regrettent Margot, et ses jupes faciles à trousser. Je regrette, moi, d'avoir usé en vain, sans grandeur ni beauté, la bête de race que j'étais, que je suis encore pour deux ou trois printemps à peine! et d'user pareillement, sans que l'histoire en garde vestige, l'esprit passablement net et fier qui habite en cette bête-là....
C'est la faute du XXe siècle. J'étais fait pour des temps plus accidentés. Bien la peine, quand j'étais gosse, de me farcir la cervelle de belles fadaises héroïques, comme mes parents n'ont eu garde d'y manquer! A douze ans, j'avais pour camarades de récréations les héros de Plutarque et le Bussy d'Amboise de Dumas père. Depuis, quoi? j'ai été hussard et je suis colonel. Mais je n'ai pas seulement vu le feu, et mes vingt-cinq ans de harnais se sont partagés entre les quartiers de garnisons et les salons d'ambassades. En guise de champs de bataille, ma mauvaise étoile m'a offert des carrousels; en guise de charges à commander, des cotillons à conduire. Trocs déplorables. Et quand je m'aperçois, comme aujourd'hui, que mes cheveux ont blanchi à force de carrousels et de cotillons, au lieu de blanchir à force de charges et de batailles, pouah! le cœur m'en monte à la bouche.
J'habite, rue de Brousse, le premier étage d'une antique maison toute bardée de fer.
La rue de Brousse, escarpée comme une échelle, ressemble, trait pour trait, à ces ruelles de Gênes qui tombent à pic dans la via Balbi. C'est étroit, très haut et assez sombre. Le soleil n'y a pas ses aises; la foule passe autre part; et quand il pleut fort, cela devient tout de suite un torrent.
Mon appartement—mes appartements! les appartements du colonel attaché militaire de la République!—se compose de deux salons grands comme des églises, et, par surcroît, de quelques petites chambres assez incommodes. Les deux salons sont réunis par une porte en arc, sculptée à la turque, qui est, à mes yeux, l'agrément principal du logis. Malheureusement, le decorum diplomatique exige que mes salons restent salons, en vue des réceptions futures, et je ne puis installer mon lit ou ma table à écrire sous cette petite ogive d'ébène et de faïence. Du coup, je prends la rue de Brousse en grippe.
D'ailleurs, elle est en plein milieu de Péra, cette rue de Brousse. Et j'ai encore dans mes oreilles le verdict du maréchal Mehmed pacha, piaffant sur le pont de Karakeuy: «Péra, Galata, Tatavla, Taxim,—de l'ordure!»
Péra, Galata, Tatavla, le Taxim,—ma foi non, ce n'est pas joli!... Je ne m'y reconnais pas encore très bien, car Constantinople est un monde. Mais, grosso modo, ce monde est divisé par la Corne d'Or en deux continents, plus différents que ne sont l'Europe et l'Amérique. D'un côté, la ville turque chantée par Loti: Stamboul; de l'autre, les bourgades levantines parasites: Galata, Péra, Tatavla et le reste. Or, toutes ces bourgades sont déplaisantes. Grecques, arméniennes ou cosmopolites, chrétiennes en tout cas, elles symbolisent trop bien le christianisme pouilleux de l'Orient. Les rues pérotes, où bon gré mal gré il me faut piétiner tous les jours, regorgent d'une foule antipathique entre toutes les foules, et qui ne ressemblent en rien à l'éblouissante cohue du beau pont sur la Corne d'Or.—La Grand'Rue de Péra, notamment, horrifique et prétentieuse caricature des moins parisiens de nos boulevards, a le secret de m'exaspérer. Tout y singe l'Occident: les rues à tramways, les maisons à cinq étages, les boutiques à enseignes anglaises, les messieurs à chapeau melon, les dames à robe de province. Cette façade levantine n'est point artistique; et j'ai bien peur qu'elle ne cache un dessous moins élégant encore, un dessous d'autres singeries occidentales, plus viles: petits snobismes, petits potins, petites pruderies, petites lâchetés, petits cocuages et petits profits.
Mon maréchal turc parle d'or. Dans Constantinople, il n'y a que Stamboul. Du seuil du grand pont, je regarde chaque soir cette Turquie à minarets qui se découpe si bien sur le rouge cerise du couchant. Mais je n'ai pas encore eu le temps d'y mettre un pied: car les six ambassades sont, pour deux mois encore, à Thérapia ou à Buyukdéré, dans le Haut Bosphore, à cinq lieues d'ici. Et moi, nouveau venu dans cette galère, il me faut chaque après-midi m'en aller là-bas, pour visiter en cérémonie tout le corps diplomatique, secrétaire après secrétaire, et pour corner cartes sur cartes chez des gens dits «du monde»,—du monde constantinopolitain,—dont le trait distinctif est une nationalité presque toujours énigmatique.
—Heureusement, de la rue de Brousse à Thérapia, la route n'est pas vilaine.
Il y a deux étapes. La première se fait par terre, et la seconde par eau. Il faut d'abord descendre la rue de Brousse jusqu'au plus bas, puis tourner à gauche, dans une amusante ruelle très tortueuse, dont je ne sais pas le nom. On passe un peu plus loin devant un poste de soldats, puis, le long d'un tout petit cimetière. Au delà, le quartier est tout à fait turc: rien que des maisons de bois à deux étages, avec quantité de fenêtres voilées de rideaux blancs bien opaques. Un coin de Stamboul égaré sur la rive pérote. Cela ne ressemble guère à la caricature de ville européenne qui sévit alentour. Plus de beaux messieurs à la mode de Londres, ni de belles dames à la mode de Paris, à la mode de l'avant-dernière année. Rien que de grands Ottomans graves, rien que des musulmanes voilées qui se hâtent. Et partout, du silence.
Ma ruelle turque tourne de-ci, tourne de-là, bifurque, s'agrémente d'impasses. A certain carrefour marqué d'une fontaine, je ne manque jamais de m'embrouiller. Mais au bout d'une demi-lieue, je finis toujours par dégringoler certaine rampe quasi à pic, laquelle aboutit dans la principale rue de Galata. Galata, c'est le faubourg maritime de Constantinople,—le port, l'arsenal, les quais;—un faubourg tumultueux, très sale, et mal famé, mais combien préférable, pour mon goût, aux snobismes prétentieux de Péra!—Et à l'extrémité de Galata, je retrouve la place de Karakeuy et le grand pont de bois, d'où partent les bateaux.
Il me serait à peu près trois fois plus court, et je ne sais combien de fois plus simple, de remonter la rue de Brousse au lieu de la descendre, et de suivre ensuite la Grand'Rue de Péra, jusqu'au funiculaire, lequel me mettrait en une minute précisément où je veux aller. Mais suivre la Grand'Rue de Péra, non!
Au pont, la deuxième étape commence. Je m'embarque sur un gros vapeur à roues, abondamment empanaché de fumée très noire.—Le bon Dieu patafiole l'ignoble charbon de ce pays! Je n'en ai jamais vu qui barbouillât le ciel d'une encre si tenace.... Six heures à la turque,—midi cinquante: l'appareillage, exact comme un départ de train. Coups de sifflets, cascades d'eau fouettée par les aubes, hurlements polyglottes de tous côtés, et désarroi de caïques et de barques devant l'étrave qui s'ébranle: cette Corne d'Or grouille toujours d'un tel entassement d'embarcations, que c'est à se demander comment toutes ces coques ne s'écrasent pas les unes contre les autres. Le vapeur à roues—chirket haïrié, d'après le nom de sa compagnie—n'en frôle pourtant pas une seule et ne met pas cinq minutes à se dégager de la cohue: c'est comme d'un coup de baguette magique. Et le panorama se déroule: à gauche, Péra, très embelli quand on le voit de loin; à droite, Stamboul, splendide; devant, Skutari d'Asie, un vrai bois de platanes, de figuiers et d'acacias, avec quantité de petites maisons violettes qui se blottissent sous les feuillages. Le chirket haïrié contourne Péra,—et voici le Bosphore.
Le Bosphore, n'est-ce pas? on sait ce que c'est: onde de lapis, palais de marbre, firmament de saphir, et sultanes pareilles à des perles penchées sur ce gouffre où tôt ou tard on les jettera.—Oui. Eh bien, ça n'est pas ça, mais pas du tout.
L'eau n'est pas de lapis, et le ciel n'est pas de saphir. Le gris et le blond dominent partout, avec une sorte de vapeur mauve qui flotte autour de chaque ligne et qui atténue chaque teinte. Il y a des palais de marbre, mais très peu: huit ou dix, éparpillés sur deux rives longues chacune de vingt bons kilomètres. Le Bosphore est bien plus long qu'on ne l'imagine. C'est un très beau fleuve, sinueux, bordé de coteaux joliment boisés qui le serrent de tout près et l'encaissent. Au pied de ces coteaux beaucoup de villages s'alignent le long des rives, en files continues de petites maisons turques, moitié terrestres, moitié aquatiques, car bien des terrasses de planches équarries sont appuyées sur pilotis. Çà et là un bout de quai en vieilles dalles ébréchées; une grande villa, un yali de pierres roses ou de bois ancien, violet; une mosquée blanche à belle coupole, avec son minaret pareil à un cierge; et quelquefois un cimetière turc qui descend par étages jusque dans le courant—un cimetière planté de hauts cyprès et de saules transparents, où fourmillent les petites stèles musulmanes bleues ou vertes, historiées d'épitaphes d'or. Le charme de tout cela est un charme doux et prenant, un charme d'harmonie, de juste mesure et de paix. Les coteaux moyens et arrondis, les maisons larges et basses, les arbres aux verdures sobres d'Europe, la brume diaphane jetée sur cette nature comme son duvet sur une prune, et le soleil qui dore et qui n'aveugle pas, tout concourt vers un ensemble délicieux et tempéré, qui ne s'impose pas violemment, mais qui s'insinue, pénètre profond et possède.
Le malheur, c'est que les Européens s'en sont mêlés et qu'ils ont bâti sur les rives du Bosphore. Si bien que, tout comme Stamboul, le Bosphore a son Péra: une trentaine d'épouvantables façades, plus hautes que le coteau qu'elles masquent, et alternativement pareilles à des groupes scolaires ou à des pièces montées de pâtissiers: hôtels et palais—non, palaces.—Comme je voudrais camper dans ces casernes-là, un soir de bataille, avec mes hussards! Nous remettrions si bien tout en bonne place, le lendemain, rien qu'avec quelques fagots et un peu de pétrole!
Sept heures trente à la turque, deux heures et quart à la franque. A gauche, le grand village de Yénikeuy; à droite, la petite ville de Béicos. Derrière, sur un cap d'Asie, Canlidja, le plus exquis des hameaux du Bosphore; devant,—côte d'Europe,—Thérapia et Buyukdéré, les lieux «select» élus par les six ambassades pour leurs quartiers d'été. Ce n'est pas vilain; il y a de superbes arbres. Le chirket haïrié s'approche d'un admirable yali, rouge d'un ton de sang séché, et qui s'adosse contre un parc en gradins planté de tilleuls, de hêtres, de marronniers et de cèdres, les plus beaux que j'ai jamais rêvés: le palais de France. C'est là que je vais, d'abord.
Pied à terre. Le quai emcombré d'équipages. La porte. Laquais et cavas. (Les cavas sont des valets assermentés, qui ont le droit d'être armés, et qui en abusent). Toute cette livrée se précipite:
—Monsieur le marquis....
Zut! fini de rire.
Le soir, changement de décor. Les corvées diplomatiques et mondaines bâclées, le chirket haïrié me remporte, sur un Bosphore crépusculaire inexprimablement doux et recueilli, vers Stamboul dont le profil dentelé frange le couchant rouge d'une légion de petites lances bleuâtres,—les minarets des cinq cents mosquées.
Sur la rive d'Europe et sur la rive d'Asie, voici que les maisons de bois s'éclairent, fenêtre après fenêtre. On chemine entre deux illuminations; non point des illuminations modernes et brutales, à l'électricité, à l'acétylène; des illuminations de jadis, aux bonnes vieilles chandelles, des illuminations de Watteau, pareilles à des rangées d'étoiles....
Les roues du chirket battent l'eau calme à grands coups. Et là-bas, à l'horizon, Stamboul se rapproche: les petites lances bleuâtres grandissent et se précisent.
Quand on double la pointe du vieux Sérail, il fait tout à fait nuit. Il n'y a presque plus de barques sur la Corne d'Or. Et le grand pont, si grouillant tantôt, apparaît quasi désert, sa masse irrégulière et confuse démesurément grandie dans l'obscurité. On accoste, on débarque. Et je m'arrête toujours alors, et je m'accoude au garde-fou du pont, et je contemple longtemps la prodigieuse vision de Stamboul nocturne.
Cela commence tout près de moi, au bout de ce pont où je suis. La ville descend jusque dans la mer. Même, je ne sais pas où commence la mer et où finit la ville, parce que beaucoup de maisons trempent leurs pilotis dans l'eau et parce que d'innombrables bateaux se pressent contre les maisons. Pêle-mêle enchevêtré de pieux et de mâts, de terrasses et de carènes.
Pêle-mêle très obscur: Peu ou point de lumières apparentes, dans cette masse gigantesque qui s'étend de l'est à l'ouest, indéfinie. La ville descend jusque dans la mer, et monte très haut dans le ciel.
Je vois comme une falaise de maisons entassées les unes sur les autres. Sur la crête, des mosquées rondes et des minarets aigus émergent çà et là, se mêlant aux étoiles. On ne distingue bien aucun contour, à cause de la couleur bleu uniforme, un bleu brumeux et laiteux, tout à fait pareil au bleu du ciel constellé.
... Je songe aux eaux-fortes moyenâgeuses: castels cornus, donjons crénelés, tours, tourelles, poivrières, ponts-levis, chaînes, potences, sentinelles à hallebardes, et, dans le fossé, assiégeants tout hérissés de fer.... Mais cette eau-forte-ci est plus extraordinaire que tout....
Le Bosphore, pastel, Stamboul, eau-forte.... Quels décors, pour une belle pièce tragique à l'ancienne mode, bien doucereuse et bien sanglante, avec tendres duos et copieux massacres! Hélas! hélas! le temps des massacres et des duos n'est plus.
J'ai déjeuné ce matin à Thérapia, au palais de France, en tête-à-tête avec l'ambassadeur—Son Excellence Narcisse Boucher.
Mon Dieu, depuis quinze jours que je fais salaam et que je bois du thé dans tous les salons diplomatiques de Péra et du Bosphore, j'ai forcément vu beaucoup de gens de beaucoup d'espèces, et, dans le nombre, quelques-uns qui ne manquent pas de personnalité. Quand même, c'est encore à ce bonhomme, fruste, balourd et cacochyme, que je donne la palme, en dépit de sa piètre apparence, et de son âge, qui le retranche du siècle présent.
Narcisse Boucher.... Quels contrastes hoffmannesques dans ce vieillard, à mine de paysan tout juste dégrossi, et qui fut l'homme extraordinaire dont nul n'ignore le nom, le milliardaire français rival des Vanderbilt et des Rockfeller! Fils d'un fermier franc-comtois; orphelin à dix ans, sans sou ni maille; goujat de ferme, puis valet de charrue, voilà son entrée dans la vie. Par quelle sorcellerie va-t-il s'évader de la glèbe, où déjà ses pieds semblent engravés? Nulle somnambule ne le devinerait jamais. Mais, à vingt ans, Narcisse Boucher est à Paris, élève au Conservatoire, et, dès son premier concours, premier prix de violon. Le voilà sacré grand artiste, et peut-être qu'il l'est en vérité. En tout cas, sa carrière est tracée, son succès certain.... Non. Les concerts publics, les auditions mondaines ne sont pas son affaire. Il est trop rustre, trop frotté de la terre originelle. Il échoue. Il renonce à son art. Il disparaît. Longue éclipse. Rebondissement, et second avatar, plus mystérieux que le premier: Narcisse Boucher reparaît tout à coup, millionnaire. Il a quarante ans. Il est industriel, négociant, financier, tout, tout ensemble. Il donne, dans son hôtel, des fêtes insolentes; et parfois, devant trois cents invités, il reprend, goguenard, son violon d'autrefois et goûte d'être acclamé, riche, par ce même Paris qui le sifflait, gueux. La politique l'appelle. Les partis le sollicitent. Il se dérobe, habile. Il se réserve, attend son heure. C'est en terrorisant la Rente qu'il jette bas les ministères, quand les ministères lui ont déplu. Jusqu'au jour du fameux litige africain, des menaces allemandes et de la mobilisation brusquement décrétée,—brusquement arrêtée: car Narcisse Boucher, en vingt-quatre heures, a jeté dans le plateau français le poids formidable de sa toute-puissance financière et tient, suspendues sur l'Allemagne, la faillite et la famine prêtes à choir. C'est la paix, imposée. Et Narcisse Boucher, diplomate irrésistible, a bien conquis son titre d'ambassadeur, le titre pompeux qu'ambitionnait sa vanité.
Il règne ici dans un palais de légende, au milieu d'un parc de conte de fées. Le voilà dans sa grande salle toute tendue de prodigieuses vieilleries persanes, cadeaux de vizirs ou de sultans. Le voilà: partout et toujours, il a été pareil,—long, maigre, flasque, le nez juif tombant bas sur le menton sec, la redingote noire trop luisante et la cravate en cordon de soulier complétant la silhouette piteuse d'un pion de collège en retraite. L'âge, par surcroît, l'a plié en Z, comme la goutte avait plié Scarron. Il s'achemine de la porte au fauteuil, grommelant, boitillant, hoquetant. Mais, sitôt assis, il vous regarde, et pas un peintre d'aucun siècle ne rendrait ce regard dur et rusé, brutal et méfiant, impérieux et sagace.... Il parle: surprise nouvelle; la voix provinciale, alourdie d'un accent franc-comtois qui traîne, jargonne presque à la paysanne en grosses phrases bonasses, où la ruse semble toujours cousue de fil blanc. Quand même, c'est cette voix rustaude qui a dicté la retraite des régiments allemands, déjà rangés en bataille....
Étrange, étrange personnage, déconcertant, inquiétant....
Tant d'apparences mesquines, tant de recoins médiocres ou grotesques! Ses manies de vieux petit rentier, son respect à la Jourdain pour les particules et les titres, sa trivialité native qu'il exagère par une sorte d'ostentation.... Nulle intelligence philosophique, point d'esprit géométrique ni d'esprit de finesse; et pourtant, quelle cervelle nette, balayée de mille poussières dont l'entendement humain est obscurci.
Balayée de beaucoup de scrupules, aussi. Mais la raison d'État, le «fait du Prince» l'exige. On n'y regardait pas de si près, au temps de ma tante grand....
Et d'ailleurs, le violon est là, le violon d'Ingres, pour tout envelopper, diplomatie et finance, d'une harmonie imprévue, plus paradoxale que tout le reste. Narcisse Boucher, c'est, d'abord, un dilettante....
Nous avons déjeuné seul à seul. Narcisse Boucher n'a jamais eu ni femme, ni enfants, ni rien qui ait, en aucune occurence, pu alourdir ou encombrer sa barque, et présenter à ses ennemis une cible vulnérable. Même, il n'a point de neveu, rare merveille pour un des rois de notre République, où les familles unies sont en honneur....
On m'avait averti que Son Excellence, la glace une fois rompue, parlait volontiers d'elle-même, et rarement d'autrechose. Sans doute est-ce ma qualité de nouveau venu qui lui a conseillé de déroger à son habitude. Toujours est-il que, des hors-d'œuvre au dessert, Narcisse Boucher n'a pas soufflé mot de sa biographie, et n'a cessé par contre de s'étendre, copieusement et non sans verve, sur le pays turc et sur ses habitants.
Son préambule n'a pas manqué d'originalité. Nous venions de nous asseoir à table, et par la fenêtre large ouverte, j'admirais le Bosphore et les collines d'Asie. Lui attachait sa serviette autour de son cou.
—Colonel, me dit-il tout à coup, je vois dans vos yeux que vous aimez déjà cette Turquie. Oui, oui, elle n'est pas trop laide à voir. Eh bien, si vous l'aimez, regardez-la bien et profitez-en, parce que vous ne la verrez pas longtemps: c'est un pays foutu.
Je ne sais pourquoi la phrase du maréchal Mehmed Djaleddin me revint brusquement en tête: «Entre la Dette et la Banque, la Corne d'Or est étranglée. Pensez à cela, quand on vous dira que la Turquie se meurt.» J'eus envie de la citer à Boucher. Mais il continuait déjà, de sa voix chevrotante et traînarde:
—Foutu. Comme je vous le dis. Vous n'avez pas encore remarqué ça. Peut-être même que vous le remarquerez difficilement, parce que ce n'est pas trop de la compétence des militaires. Mais vous, vous n'êtes pas une brute. Alors, si je vous explique, il n'est pas impossible que vous compreniez....
«Écoutez-moi bien: ces Turcs, ce sont des gens en retard. Ils vivent comme nous vivions avant 89: ils ont une armée, un monarque, un pape, un bon Dieu, et ils croient à tout ça dur comme fer. Pour comble, leur Prophète leur a défendu de prêter à intérêts. Toute notre vie commerciale et industrielle leur est par conséquent interdite. Ils cultivent la terre et ils exercent de petits métiers. Un point, c'est tout. Par ailleurs ce sont de braves bougres, honnêtes, francs comme l'or et bons comme le pain. Tenez, vous constaterez en vous promenant dans Stamboul: jamais un Turc ne bat une femme, ni un enfant, ni un esclave, ni un chien, ni un chat. Et je crois bien qu'il n'y a qu'ici que ça se passe comme ça.
«Seulement, vous me comprenez: ce n'est pas avec des qualités de ce genre-là qu'une nation moderne peut vivre. De nos jours, les peuples qui ont envie de ne pas crever doivent se mettre au pas de l'époque. L'allure a changé, depuis cent ans. Je ne dis pas que nous soyons meilleurs que nos arrière-grands-pères, ni plus heureux: c'est plutôt tout le contraire. Il y a rudement de crapules aujourd'hui, rudement de crève-la-faim! Mais, ce qui est sûr, c'est que nous sommes plus forts et plus malins. Autrefois, pour détrousser les gogos, il n'y avait guère que le vol pur et simple; et les gogos défendaient leurs poches à coups de fusil. C'était le temps des guerres et des conquêtes, le règne des soldats. Aujourd'hui, nous avons progressé. On ne vole plus, on fait des coups de Bourse et on monte des sociétés par actions. C'est le temps des primes et des dividendes, le règne des hommes d'affaires. Contre les hommes d'affaires, colonel, les soldats ne sont pas de force. Voilà pourquoi la Turquie est un pays foutu.
Je l'écoute et je le regarde. C'est un lieu commun qu'il débite là. Mais il l'assaisonne de sa conviction têtue et de sa lourde malice. Nul doute qu'il ne savoure une joie pure, en m'assénant à moi, soldat, ce coup de massue qui assomme toute ma caste. Pauvre vieux! S'il savait à quel point je m'en fiche!...
Il continue, il parle d'abondance.
—Foutus, les Turcs! Condamnés à mort. Moribonds déjà. Si bien qu'autour d'eux, les charognards pullulent. Vous savez ce qui en est: dès que le blessé saigne, les corbeaux pleuvent du ciel. Pour le blessé turc, les corbeaux de la première heure ont été les Grecs. Ensuite les Syriens sont venus, et puis les Arméniens, les Persans, les Juifs. Tous s'escrimèrent à qui mieux mieux du bec et des ongles. Et la chair turque se déchira, s'arracha lambeau par lambeau.
«Petit lambeau par petit lambeau: les corbeaux ne manquaient pas d'appétit; mais ils manquaient d'envergure. Ils pratiquaient convenablement l'usure, la petite semaine, l'hypothèque et la saisie. Mais rien d'autre. Les grands moyens leur faisaient peur. Cependant, la curée devenait tapageuse. On l'entendait de loin. Un beau jour, l'Europe commença à s'inquiéter. L'Europe d'aujourd'hui, colonel, est un oiseau très vorace; plus vorace, fichtre! qu'un corbeau; plus grand aussi, plus large. Quelque chose comme un fort vautour ou un condor des Andes. Et ce condor-là, qui planait sur le Turc depuis cent ans, s'est tout d'un coup abattu sur lui. Alors, ça n'a pas traîné. Les emprunts, les garanties, les conversions, les concessions, les revenus cédés, la Dette, la Banque, la Régie—fuitt!... plus de Turquie. Il n'en reste que la carcasse. Oh! soyez tranquille: tout s'est passé dans les règles, correctement, honnêtement. Même, on a commencé par fermer le bec aux corbeaux, comme je vous le dis!... tenez, en 75, un groupe de banquiers de Galata avait prêté au Sultan je ne sais combien de millions de livres, à je ne sais quel taux un peu vif; eh bien! en 81, l'Europe mit le holà: l'emprunt fut consolidé, mais converti et réduit. C'est que nous sommes des gens carrés en affaires! Nous payons rubis sur l'ongle, et nous n'acceptons que le cinq pour cent. Seulement, n'est-ce pas? Il faut bien favoriser l'industrie et le commerce ... alors, nous exigeons des chemins de fer, nous vendons des cuirassés et nous civilisons la Macédoine. Pour acquitter la note de tout ça, il faut bien que le Sultan émette de nouveaux emprunts. Nouveaux emprunts, nouveaux gages. Et l'eau retourne à la rivière. La Turquie d'aujourd'hui n'est presque plus turque. Ça vous étonne? C'est comme ça: le timbre, le sel, la soie, le poisson, l'alcool sont à la Dette. A la Dette encore, le tribut bulgare et les contributions de Chypre et de la Roumélie. A la Régie, tout le tabac. Aux sociétés spéciales, les quais de Constantinople et de Smyrne. Aux compagnies anonymes, tous les chemins de fer, enrichis de garanties kilométriques dont vous me direz des nouvelles. Quoi encore? Ah! l'indemnité annuelle à la Russie, joyeux souvenir de 1879. Bien entendu, les corbeaux grecs, arméniens, persans, syriens, juifs et bulgares sont toujours attablés, ils mangent les restes, on ne peut pas les empêcher. Les Persans paient l'impôt à leur ambassadeur. Les Grecs trafiquent de tout et de rien. Les Juifs prêtent à cent pour cent. Ils s'enrichiraient si les Arméniens n'étaient pas là; mais les Arméniens ruinent jusqu'aux Juifs! c'est tout dire. Quant aux Bulgares, ils font la contrebande, le vol à main armée et l'attentat anarchiste....
«Ah! colonel! voilà ce que c'est d'être en retard sur son siècle! Ces bougres de Turcs, ils ne savent que monter à cheval et tirer le sabre. Et quand on leur a emprunté deux sous, ils n'ont même pas l'esprit d'en réclamer quatre!»
Allons, je ne m'ennuierai pas trop ici.
L'autre soir, je rêvais d'une tragédie à l'antique qui se déroulerait, de la protase à la catastrophe, dans ce décor non pareil: Stamboul et le Bosphore. J'ignore si je trouverai jamais les grands premiers rôles indispensables. Mais les utilités et les figurants ne manquent pas, et d'un bout de la scène à l'autre, le pittoresque abonde. Toute cette terre est privilégiée....
Hier, j'ai fait ma première incursion dans la petite bourgeoisie du lieu, la bourgeoisie chrétienne s'entend. J'ai inspecté une maison grecque de Yénikeuy, où m'a présenté l'attaché militaire autrichien, un ancien camarade de Londres. Et j'y ai trouvé de bons éléments comiques.
C'était l'heure des visites; nous nous étions rencontrés dans Thérapia et nous avions marché ensemble le long du Bosphore, sur ce qui contourne la baie de Kalender et passe devant le vieux kiosque impérial où fut signé jadis je ne sais lequel des traités russo-turcs. Un peu plus en aval, des palais arméniens ou grecs s'alignent derrière des grilles imposantes. Hum! Narcisse Boucher parlait de corbeaux engraissés de la curée turque.... Voilà des palais qui ont assez bien l'air d'étayer son dire. Oui, ils sont riches, riches d'une richesse insolente et suspecte tous ces chrétiens d'Orient sur qui l'Europe, bonne fille, s'apitoie candidement depuis bientôt un siècle.
Cent pas plus loin, Yénikeuy commence: un gros bourg populeux, coupé de jardins à grands arbres. La route s'écarte de l'eau pour cheminer entre deux rangées de maisons.
Comme nous arrivions à une façade peinte à la grecque, par tranches horizontales, jaunes et crème (vanille et citron), mon Autrichien salua familièrement d'un signe de tête.
—L'hospitalière demeure des Kolouri, vous connaissez....
—Je ne connais pas.
—Hein!... ah! non, je vous en prie, ne me faites pas monter à l'échelle!...
Tous les Slaves et tous les Allemands d'ici parlent argot beaucoup mieux que moi.
—Je vous affirme que je ne connais pas les gens que vous me dites.
—Vous ne connaissez pas madame Kolouri? Vous ne connaissez pas mesdemoiselles Kolouri? La belle Calliope? La belle Christine? Vrai, vous ne connaissez pas?... Mais alors, mon excellent cher, qu'est-ce que vous fichez, depuis un mois que vous êtes ici!
Et tout de go, le voilà qui m'entraîne dans la porte instantanément ouverte.
Dedans, cela ressemblait à n'importe quelle maison grecque de Smyrne ou de Salonique. Pas l'opulence triomphale des banquiers ou des armateurs ayant pignon sur le Bosphore, mais un demi-luxe voyant auquel le confortable est sacrifié. Une antichambre nue comme un cloître, un escalier de bois, branlant et poudreux; et le salon. Le salon, par exemple, aussi somptueux qu'on a pu, et encombré de bibelots, trois guéridons, cinq tables à thé, quatorze consoles ou étagères, tout ça surchargé de curiosités prétendues artistiques. Mais l'originalité du lieu n'est pas là: les bibelots ne sont rien auprès des paravents.
Les paravents dans le salon Kolouri, constituent l'alpha et l'oméga du mobilier. Ils foisonnent. D'une cloison à l'autre, j'en ai compté huit. Huit paravents, turcs, persans, chinois, japonais, français, même; huit paravents, tous de bonne taille, créant, à l'abri de leurs feuilles en zigzag, huit petits coins supplémentaires, qui s'additionnent aux quatre coins naturels de la pièce pour faire douze cachettes admirablement bien combinées. Si admirablement, qu'en entrant dans ce salon plein de gens en visite, je l'ai cru vide! Impression d'une seconde; les douze cachettes susdites bavardent à qui mieux mieux.
Présentation protocolaire. Au mot «marquis», la maîtresse de maison, d'abord très indolente au fond de sa bergère, se lève automatiquement. Je m'y attendais: nous sommes à Constantinople.
—Calliope! Christine!
Le troisième et le septième paravents s'agitent. Christine et Calliope surgissent.
—Mes filles, monsieur le marquis....
Une surprise: Calliope et Christine se ressemblent si fort que jamais, au grand jamais, je ne pourrai m'y reconnaître et ne pas prendre l'une pour l'autre. Mêmes traits réguliers et fermes—un peu lourds—mêmes beaux yeux noirs longs à n'en plus finir, même teint mat et chaud, mêmes lèvres charnues. Et naturellement, toilettes identiques. Elles ont plus de vingt ans et moins de trente. Absolument impossible de préciser davantage. Jumelles, c'est probable. Mais comment leurs flirts peuvent-ils ne pas s'embrouiller?
Cependant, madame Kolouri m'accapare. La bergère est abandonnée, et nous voilà tous deux assis sur le divan du shahnichir—les shahnichirs sont ces balcons clos et vitrés qu'on trouve à tous les étages de toutes les maisons de l'Orient. Dans le salon Kolouri, le shahnichir forme un treizième coin rembourré, que des plantes vertes, en haie, rendent aussi discret que les douze autres.
Plus de Calliope et plus de Christine: elles ont réintégré l'abri de leurs paravents respectifs. Sans doute, les y attendait-on avec impatience. Le salon derechef, semble désert en dépit du bourdonnement touffu des douze apartés. Derrière nos plantes vertes, madame Kolouri et moi sommes tout à fait seuls.
Madame Kolouri me sourit avec une extrême langueur. Elle s'est tournée vers moi de telle sorte que sa jambe droite touche ma jambe gauche de la cheville au genou, et tandis qu'elle cause, sa main frôle plus souvent mon pantalon que sa robe. Je ne bronche pas; il faut se conformer aux mœurs des pays qu'on traverse. Madame Kolouri n'est d'ailleurs pas vilaine du tout: elle a mieux que de beaux restes, et, vue ainsi à contre-jour, je lui donnerais tout au plus trente-neuf printemps.
Elle parle. Ses paroles sont d'ailleurs moins significatives que ses gestes. Sa voix est bien grecque—rauque à souhait.
—Ainsi, monsieur le marquis, vous arrivez de France? Avez-vous bien passé?
«Bien passé?» je traduis au jugé: Avez-vous fait un bon voyage?» Et je réponds oui. Je crois d'ailleurs être tombé juste.
—J'avais su votre arrivée par les gazettes. Et je désirais beaucoup vous connaître. Mais je pensais bien qu'un de nos amis vous amènerait enfin chez moi, et je faisais patience.
«Faire patience?» Allons, on parle ici un français très spécial.
J'en ai sur-le-champ une preuve de plus. Le septième paravent grouille impétueusement. Mademoiselle Calliope ... ou mademoiselle Christine? laquelle? vient de se lever avec de grands éclats de rire:
—Maman! figurez-vous que madame Philomène a divorcé sa vieille robe verte!
—Son mari brûlera, répliqua madame Kolouri en se levant.
Elle se dirige vers le septième paravent; et c'est un échange instantané: mademoiselle Calliope la remplace dans le shahnichir. Calliope et non Christine: j'ai posé la question sans vergogne, et l'on sourit:
—Oui, ma sœur et moi nous nous ressemblons beaucoup ... c'est même amusant quelquefois ... alors, vous arrivez de France; avez-vous bien passé?
Ça recommence. Pour ne pas rire, je regarde la main qui, sans doute par esprit de famille, vient de s'appuyer sur mon genou. C'est une jolie main, soignée, un peu grande; plus grande que ma main à moi; il est vrai que beaucoup de femmes seraient contentes d'avoir ma main à moi.
Mademoiselle Calliope a suivi mon regard:
—Oh! fermez vite les yeux! j'ai une patte affreuse. Mais le bras est assez bien, n'est-ce pas?
Elle me le met sous le nez pour que j'apprécie. Je ne puis guère me dispenser d'y poser ma bouche, discrètement. Elle porte une manche large, qu'elle a relevée jusqu'à l'aisselle.
Un baiser bref. Derrière je ne sais quel paravent le tumulte recommence. A travers la haie de phénix, mademoiselle Calliope voit ce que c'est.
—Oh, pardon! l'émir Chékib s'en va, il faut que je lui dise adieu....
Elle se précipite. Moi qui ne connais pas l'émir Chékib, je me détourne vers le vitrage. Par l'entre-deux des rideaux de toile, je vois un bout de rue, un mur, un jardin....
Déjà, voici revenue ma jeune personne aux bras délectables. Elle se rassied, repose sa main sur mon genou. J'achève le geste, et je reprends l'entretien où nous l'avions laissé,—un peu plus haut que la saignée. On ne résiste point, et on soupire.
—Mademoiselle Calliope....
—Non, pas Calliope ... Christine. Calliope, c'est ma sœur, avec qui vous étiez tantôt....
Fichtre! c'est encore bien plus drôle que je ne croyais.
30 août.
On commence à me rendre mes visites d'arrivée. Chaque jour, de cinq à sept, c'est un défilé international sous la petite ogive d'ébène sculpté qui réunit mes deux salons.—Je reçois dans le moins énorme des deux, et pour y parvenir il faut traverser l'autre.
Donc, attachés, secrétaires, conseillers et ministres, gens de la Dette, gens de la Banque, gens de la Régie, et financiers, ventres dorés de toutes races,—corbeaux, non, vautours de toutes envergures,—viennent chez moi faire salaam. Mon valet croate, chamarré d'or comme la mode l'exige, leur sert un café turc très luxueux, moins bon que celui qu'on paie dix paras,—un sou,—aux cafédjis des villages du Bosphore.
Eh bien, chaque visite m'apporte une désillusion nouvelle.... Vraiment, oui, je suis tout à fait déçu. Et ma déception ne laisse pas d'être un peu comique.
Voici ce que c'est: en somme, je suis ici dans la capitale d'un pays mis en coupe réglée, d'un pays tondu, raclé jusqu'à l'os, et pressuré, et dépecé. Et je vis au beau milieu du clan des exploiteurs—exploiteur moi-même, puisque fonctionnaire européen. En vertu de quoi j'espérais, naïf, que ces hommes à bec et serres différeraient en quelques points de mes relations parisiennes.... Oh! je n'attendais certes pas des allures ou des costumes à la corsaire. Aujourd'hui du cap Nord au Cap Horn, les hommes, Patagons, Latins ou Scandinaves, sitôt que leur bourse est assez pleine, mettent le soir des fracs identiques et baisent identiquement la main des femmes. Mais sous l'habit et le plastron à perles, je pensais voir transparaître un stigmate de la terrible profession de tous ces gens, préposés par l'Europe à la sucée du sang turc.... Que diable, le bout des tentacules devait passer!
Or, il n'en est rien. Tout au contraire. Mes visiteurs, gens de finance, bourreaux de la Turquie,—gens d'ambassade, chiens de garde des gens de finance,—sont uniformément gentils, bien élevés, bien nés même. Quelques-uns ont de l'esprit, d'autres de l'intelligence, tous de la culture. Leurs femmes sont aimables, et honnêtes quelquefois. Bref, mes vautours crochus et griffus sont sympathiques des pieds à la tête, et font figure d'hommes honorables, voire délicats, en ce siècle d'universelle goujaterie....
Voilà bien ma guigne! Au lieu de pirates, je trouve des gens du monde, pittoresques tout juste autant qu'un trottoir de bitume. C'est terne! Et dans Constantinople,—Stamboul, eau-forte, et le Bosphore, pastel,—et parmi cette foule bigarrée qui grouille sur le grand pont, ce tohu-bohu de quinze races baroques et de vingt religions fanatiques,—cela fait tache, tache blême.
Exceptis exceptionibus, comme disait le casuiste confesseur de ma tante grand....
Dimanche 4 septembre.
Fichtre oui! excepté les exceptions. Je fais amende honorable aux corps diplomatique et financier. Le couple qui sort de chez moi fait peut-être tache dans le décor oriental, mais tache éclatante, comme feraient deux portraits de l'école vénitienne au milieu d'une tapisserie, fût-elle de soie.
Je dis couple, au masculin. Il ne s'agit pourtant pas d'un ménage,—proh pudor! Mais je viens de consulter mon dictionnaire, lequel décrète «couple» du masculin «quand ce mot ajoute à l'idée du nombre deux celle d'une affection réciproque ou d'une communauté d'action». Or, il me semble que c'est le cas.
Le couple donc,—deux hommes,—a sonné tout à l'heure à ma porte, alors que, confiant dans la trêve mondaine du dimanche, j'étais plongé dans la lecture de Baj'azet, tragédie turque de M. Racine.
J'en étais à mon distique le plus aimé,
Ne désespérez point une amante en furie,
S'il m'échappait un mot, c'est fait de votre vie!...
quand mon Croate doré sur tranches interposa le plateau à cartes entre M. Racine et moi. Je lus:
SIR ARCHIBALD W. FALKLAND
Directeur anglais de la Dette Ottomane,
PRINCE STANISLAS CERNUWICZ
Deuxième secrétaire à l'ambassade de Russie.
Les deux cartes gravées en caractères identiques, sur deux identiques parchemins. (Très à la mode, ici, le parchemin, pour cartes de visite).
Je m'étonnai un peu: l'Angleterre et la Russie ne sont pas de si bonnes amies, surtout en pays levantin, que leurs principaux fonctionnaires aient coutume de s'associer deux par deux pour leurs corvées de politesse. Mais après tout, cela ne me regardait en rien.
Et je fis entrer.
L'Anglais passa le premier. Du fond de mon grand salon, je le vis venir, et il me parut qu'il venait seul. Sous ma petite ogive d'ébène, il dut se baisser: cet homme est un géant;—mais si justement proportionné et équilibré, qu'on ne s'aperçoit pas d'abord de sa stature: il faut un terme de comparaison,—une porte ou un plafond trop bas.
A quatre pas de moi, il s'arrêta, me salua cérémonieusement et se nomma. Puis, d'un pas de côté, il démasqua son compagnon, jusqu'alors rigoureusement invisible derrière lui. Et je fus tellement ahuri de cette apparition quasi-fantastique, que le prince Cernuwicz eut le temps de me saluer à son tour et de se nommer avant que j'eusse bien recouvré mes esprits.
Je me rendis compte toutefois, dès cet instant même, du trait essentiel qui caractérise ce personnage si habile à s'escamoter lui-même: sa souplesse physique et morale, une souplesse de pantin élastique. Derrière l'autre,—le colosse qui ne passe pas sous les portiques,—lui s'était insinué plus silencieux qu'un traître de mélodrame: je ne l'avais vu qu'après qu'il eût bien voulu se laisser voir. Et alors, sans transition aucune, son salut, sa présentation avaient été pareils, exactement, au salut et à la présentation de l'Anglais: même coup de tête brusque et raide, même pointe d'accent britannique marquée par intervalles. Ça représentait un joli tour de force, pour ce Slave à échine de chat, le calque minutieux de ce Saxon charpenté de fer!
Je leur montrai des sièges. Ils s'assirent, et tout aussitôt, s'excusèrent du négligé de leur tenue.—C'est-à-dire que Cernuwicz présenta les excuses de la communauté, Falkland se bornant à approuver de la tête.—Ils étaient en veston et culotte de cheval: mais c'est qu'ils allaient jouer au polo, à Buyukdéré. Et ils n'avaient cependant pas voulu différer davantage le plaisir de me connaître.
—Nous avons tellement regretté d'avoir manqué votre visite, l'autre jour, à la Dette et à l'ambassade! nous étions allés chasser en Asie.
Sur quoi, silence. La politesse est satisfaite. Tous deux, muets, me dévisagent avec la plus grande attention. Leurs yeux sont à remarquer: ceux de Falkland étonnamment fixes et presque incolores, ceux de Cernuwicz vifs et verts comme des yeux de félin: ils doivent luire la nuit....
Drôles de bonshommes, et qui tranchent singulièrement sur l'élégante grisaille des gens de la Carrière! Rien que leurs vêtements de sport suffisent à les classer à part. Ils ont bien l'air, l'un et l'autre, de messieurs à ne point s'embarrasser outre mesure dans l'étiquette et dans les protocoles. Là s'arrête leur analogie: j'ai rarement vu deux êtres plus dissemblables. Le Falkland peut avoir une quarantaine d'années, et tout en lui concourt à renforcer l'impression de puissance et de dureté qu'on reçoit tout d'abord de sa taille gigantesque. Sa face large comme un mufle s'achève en un menton carré, vigoureux comme une mâchoire de matin. Le fauteuil où je l'ai fait asseoir est trop étroit pour ses reins, et ses deux mains, qui se serrent l'une l'autre, ressemblent à deux étaux. Le Cernuwicz, au contraire, mince comme un fleuret, et ramassé sur sa chaise comme une bête prête à bondir, semble fragile autant que souple. Son visage très jeune, agrémenté d'une longue moustache soyeuse, me fait songer à ces figures de pages qu'on voit dans les tableaux florentins. C'est gracieux, câlin et cynique. Et si j'étais femme, je m'en méfierais comme du feu.
Le silence se prolonge. Mon Dieu, je ne suis guère facile à intimider. Mais ce dogue et ce chat-tigre forment un assemblage si étrange que je ne sais que leur dire. Je me lève, je sonne pour le café turc, je me rassieds. Durant ces trois secondes, et sans que je l'aie vu ni entendu,—ça devient de la prestidigitation,—le page florentin s'est emparé de mon Racine, et le feuillette.
—Ah! Bajazet ... je devinais bien que vous étiez un lettré....
Aïe! Le charme est rompu, et je contiens une furieuse envie de rire. Mais il continue, et, ma foi, ce qu'il dit devient moins bête:
—Il faut être un lettré pour goûter Racine ... et un lettré d'Occident, un homme des vieilles races. Nous, les Polonais, nous sommes les Occidentaux de l'Orient, vous savez.
Ah! il est Polonais. Je m'explique mieux sa souplesse serpentine, et cet air traître et caressant répandu sur tous ses traits:
—Ce Racine, c'est le premier de tous les poètes. C'est le plus insinuant, le plus inquiétant, le plus...
Il complète sa pensée d'un geste en spirales. J'écoute. Si je m'attendais à une conférence sur Racine, par exemple!
—C'est le plus délicieusement immoral, celui qui passe le mieux l'éponge sur toutes les petites horreurs de la vie, sur les adultères, les incestes, les assassinats, les trahisons, les guets-apens ... n'est-ce pas? Tenez, cet excellent Bajazet, si sympathique, c'est, à dire le vrai mot, un ... (Il dit le vrai mot, que je n'ose pas écrire.) Dame! il vit par les femmes, ce monsieur. Sans sa Roxane, il y a belle lurette qu'il serait réduit à pas grand'chose. Ajoutez que, pour comble, c'est un ... (le mot ci-dessus) malpropre: il n'a même pas l'honnêteté de la profession. Il refuse de payer sa ... marmite ... en nature! Bien pis, il ne refuse pas carrément, il se dérobe, hypocrite, derrière les faux prétextes, et il prodigue les bonnes paroles:
Peut-être, avec le temps, j'oserai davantage,
Ne précipitons rien, et daignez commencer
Par me mettre en état de vous remercier ...
«Bref: aboule le pognon, on causera ensuite,—peut-être ...—Hein? la crapule! Bubu de Montparnasse n'aurait jamais fait ça.»
Ma parole, il déclame de mémoire, le livre fermé. Et il déclame bien, d'une voix juste... Attention, le voilà qui s'enthousiasme!
—Racine, Monsieur, c'est un pervers et un raffiné, un homme comme nous, un sang bleu. Vous êtes de bonne noblesse, monsieur de Sévigné, et cela nous fait grand plaisir, à Falkland et à moi, parce que les gens de notre caste sont rares dans ce pays. Bon pays, d'ailleurs, intéressant: beaucoup d'aventuriers, beaucoup de gredins. Mais pas de relations possibles. Moi, je m'appelle Cernuwicz, vous savez; il y a eu cinq rois dans ma famille.
Belle conclusion, et digne de l'exorde. Je gage que Racine, tout le premier, en resterait bleu. Mais j'ai oublié sir Archibald W. Falkland, silencieux dans son fauteuil. Or, aux mots noblesse, caste et roi, voici le muet qui parle:
—Oui, nous nous réjouissons de votre venue. Moi, je ne suis pas comme le prince: la poésie, cela m'est égal. Mais je m'entends aux choses du blason. Au Transvaal, je passais mes soirées de bivouac à relire le livre de votre Nicolas Berey, vous connaissez? Curieux. Vous portez écartelé de sable et d'argent, je sais. Moi, d'argent aux deux léopards de sinople, lampassés de gueules. Je suis des Falkland d'Écosse, du comté de Fife. Les gens d'Oxfordshire ne sont pas nos parents. Treize guerriers de mon sang sont tombés à Homildon, en l'an 1402, et Robert Bruce avait un Falkland pour porter sa bannière, le jour de Bannoc'kburn. En outre, c'est dans notre château qu'est mort le roi Jacques V. Malgré quoi, nous sommes baronnets seulement et non lords.
Il parle en bon français, mais lentement. Il est clair que ce n'est point lui l'orateur de l'association. Mais quand il s'agit d'armoiries, sa langue se délie. Il s'anime et rougit, de cette rougeur anglaise, orgueilleuse et insolente, qui exaspère si facilement nos nerfs de Latins. Il rougit, et les taches de son qui lui criblent tout le visage prennent des tons de brique.
... Ainsi donc, cette puissante brute aux mains d'étrangleur occupe ses loisirs à repasser le Jeu du Blazon, de messire Nicolas Berey, héraut....
—Vous avez vécu au Transvaal, sir Archibald?
—Pas vécu. J'ai seulement suivi le raid Jameson.
A la bonne heure! Voleur de grand chemin, cela le complète. Il achève, très simplement:
—J'aime chasser. Ici, le prince et moi, nous chassons le sanglier et l'ours, sur la terre d'Abraham-pacha et dans la forêt d'Alemdagh.
Il a bien l'air de trouver que cette chasse-ci ne vaut pas l'autre, celle de Jameson, la chasse au Boër. Je soupçonne que sa vocation le portait vers la piraterie. Si je l'interrogeais là-dessus?... Mais il n'est plus temps, ils se lèvent. Le Polonais reprend la parole:
—C'est l'heure du polo. Excusez-nous. A bientôt, cher monsieur: nous reparlerons de Racine.
Deux poignées de mains, l'une rude, l'autre insinuante, quoique vigoureuse aussi. Ce Slave mince, à moustaches de soie, ne manque ni de muscles, ni de nerfs.
Ils s'en vont. Sous l'ogive d'ébène, sir Archibald se baisse, comme tout à l'heure. Derrière lui, Cernuwicz glisse à pas muets.
Partis. Je les ai regardés par la fenêtre. La rue de Brousse me semble moins terne. J'ai envie de sortir, de marcher dans la cohue, de coudoyer les Arméniens à nez crochu, les Juifs pouilleux, les Grecs bavards, et d'admirer les quelques Turcs, égarés dans Péra, qui y promènent leurs hautes mines graves.
Vendredi 9 septembre.
Ce matin, j'ai voulu retourner au Sélamlick. Vraiment, cette parade militaire est belle. Les Turcs sont d'admirables soldats, je le savais. Mais trop souvent,—en Thessalie ou en Macédoine, par exemple,—je les avais vus déguenillés, loqueteux, et tellement privés de tout qu'ils faisaient peine à voir, et n'étaient guère plus soldats—en apparence—que par leurs armes toujours nettes et leurs regards toujours fiers. La garde impériale, que je vois ici, montre, avec autant de fond, plus de forme: les souliers ont des semelles et les uniformes n'ont pas de trous. Si bien que c'est presque aussi brillant que chez nous, et plus solide.
Je voulais revoir ces soldats. Et je voulais aussi revoir le plus beau d'entre eux, mon grand Tcherkess brodé d'or, le maréchal Mehmed Djaleddin pacha.
Je l'ai revu. Mehmed pacha, informé de ma présence, est venu, comme le mois dernier, me serrer la main dans le salon des ambassadeurs.
Par les fenêtres ouvertes, le soleil entrait à larges rayons. La mosquée Hamidié, toute de marbre blanc, aveuglait comme un palais de neige. Au loin, le Bosphore, bleu et blond, s'épanouissait entre Skutari et Stamboul.
—Beau temps, monsieur le colonel; l'adieu de l'été, qui finit tout d'un coup, dans notre Turquie. Peut-être sera-ce aujourd'hui le dernier vendredi aux Eaux Douces d'Asie. Vous y êtes allé déjà? non? alors, voulez-vous accepter ce soir la moitié de mon caïque?
J'accepte, enchanté.
Je sais que les Eaux Douces d'Asie sont une petite rivière où se donnent rendez-vous, les vendredis d'été, tous les caïques élégants du Bosphore. Je n'ai pas encore eu le loisir de voir ce défilé. Et ce me sera double plaisir d'y prendre part en compagnie de ce Turc, décidément plus sympathique qu'aucun autre personnage d'ici. Il n'est ni vautour ni corbeau, lui!
Le caïque de Mehmed pacha est un superbe caïque à trois paires de rames, long d'une douzaine de mètres, large juste assez pour qu'on puisse s'y asseoir à deux;—une sorte de grande pirogue, merveilleusement effilée, toute en bois verni, avec sculptures et dorures. Les caïkdjis sont trois Albanais, à nez droit, à rudes moustaches, habillés de mousseline blanche. On s'assied là-dedans, on s'y couche plutôt, sur des tapis de Perse qui recouvrent des coussins moelleux comme un lit. Et cela glisse sur l'eau sans la moindre secousse, avec une vitesse inimaginable. Nous sommes partis de Dolma-Bagtché, l'échelle la plus proche d'Yildiz, à dix heures à la turque (deux heures avant le coucher du soleil).—Et le soleil est encore haut, que déjà nous voici à l'entrée de la petite rivière. Nous avons fait trois lieues en trois quarts d'heure, et le courant était dur contre nous.
Mehmed pacha, assis à ma droite,—dans les caïques, la place d'honneur est à gauche,—n'a point dit trois paroles depuis notre embarquement. La côte d'Europe et la côte d'Asie ont défilé le long de notre route. Il regardait, silencieux. A peine s'il m'a nommé, au passage, les plus beaux palais des deux rives,—Tchéraghan, où mourut le Sultan Mourad V; Beylerbey, où habita l'impératrice Eugénie, qu'aimait le Sultan Abdul Aziz.—Les Turcs contemplatifs. Et celui-ci, volontiers bavard dans le salon diplomatique d'Yildiz, entre la table d'acajou et les rideaux de damas rouge, devient muet devant les belles collines vêtues de grands arbres et de petites maisons. Cependant, voici le cap derrière lequel s'enfoncent les Eaux Douces d'Asie,—une rivière très étroite, qui coule parmi des roseaux. Nous entrons. A droite, une prairie entoure un kiosk de marbre; à gauche, quelques maisonnettes de bois s'adossent à quatre vieilles, vieilles tours enlierrées.
—Anatoli-Hissar, le château d'Asie: Mehmed Fatih....
Bon. J'ai compris. C'est le château fort que le Conquérant planta sur la rive asiatique, avant d'enjamber le Bosphore pour l'assaut de 1453. J'adore les explications courtes.
Un premier caïque nous croise, chargé de trois dames européennes à ombrelles.—La troisième est assise en lapin, peu confortablement. Cela manque d'élégance.—Plusieurs caïques se laissent dépasser, moins rapides que nous. J'aperçois beaucoup de belles Turques, gracieusement voilées du tcharchaf en tulle noir. Je dis qu'elles sont belles, et ce n'est pas seulement sur la foi de leur taille fine et de leurs admirables mains, plus minces et plus diaphanes qu'aucunes mains françaises ou espagnoles: les tcharchafs sont des voiles complaisants, fort analogues à nos voilettes tout à fait transparentes, et je distingue à mon aise d'adorables minois, chiffonnés et spirituels, où luisent de forts grands yeux noirs ou de très doux yeux bleus. Cette beauté turque, délicate et jolie par essence, me change le plus agréablement du monde des Vénus pérotes, style Kolouri, lesquelles sont toujours un peu massives et quasi bestiales. Je ne puis m'empêcher de faire un compliment à Mehined pacha, pensant d'ailleurs flatter son patriotisme. Mais je tombe mal; Mehmed pacha est un Croyant:
—Oui, me réplique-t-il d'un ton bref, nos femmes turques sont belles; mais je les aimerais mieux plus décentes, et moins effrontément dévoilées.
Naturellement, je me le tiens pour dit et ne souffle plus mot.—Mehmed pacha, courtois, irréprochablement, demeure néanmoins très maréchal; et, malgré notre intimité qui croît, la hiérarchie militaire garde entre nous toute sa force.
Une minute de silence. Mehmed pacha parle de nouveau, moins rude.
—J'ai tort, d'ailleurs, d'en vouloir à ces pauvres petites, qui ne sont coupables que d'avoir cédé à la contagion de l'Occident. Oui, monsieur le colonel, ce sont vos femmes chrétiennes qui ont entamé, par leur exemple, la vertu des nôtres. Comment voulez-vous qu'une musulmane revienne de bon cœur au vieux yachmak épais, quand elle coudoie, chaque jour, des dames de Péra, nues des cheveux aux épaules, et qu'elle voit vous et moi leur rendre hommage!
Je risque une objection sceptique:
—Monsieur le maréchal, croyez-vous sincèrement que la vertu des femmes se mesure à l'épaisseur de leurs voilettes ou de leurs voiles?
Il ne sourit pas. Même ses yeux s'attristent.
—La vertu des femmes, monsieur le colonel, ressemble à ces grands plateaux chargés de verreries que les montreurs d'ours tiennent en équilibre sur la pointe d'un sabre. N'importe quel sabre, n'importe quel plateau font l'affaire; mais, une fois le plateau sur le sabre, ne touchez plus à rien, ou gare la casse! Nos femmes vivent voilées, les vôtres, la bouche et les joues nues. En revanche, vos petites filles grandissent ignorantes d'une foule de secrets dont nos petites filles à nous sont instruites dès leurs quatre ans. Quelle importance à cela? Aucune. Mais je crois fortement qu'il serait très dangereux pour vos petites filles d'apprendre, en même temps que leur alphabet, comment elles feront des fils plus tard, et très dangereux pour nos femmes d'aller par les rues sans tcharchaf. Les femmes et les enfants n'ont guère de raison, et pour les guider le long de la vie, il faut sans cesse les amuser de quelque hochet.
Il se tait, et jette alentour son regard prompt et perçant. La rivière sinueuse coule maintenant au creux d'une vallée étroite et ombragée. Une foule d'embarcations grouille entre les deux rives. Les caïques foisonnent, moins nombreux cependant que les barques vulgaires,—économiques, car on y peut asseoir six promeneuses au lieu de deux. Çà et là se faufilent des yoles anglaises, jolies, mais dépaysées dans le cadre asiatique. Des misses rament, bras nus, sous le regard d'envie des dames turques condamnées à l'indolence....
Mehmed pacha, brusquement, pose sa main sur la mienne.
—Regardez! Ces Eaux Douces sont comme un résumé de toute notre ville: ici, les femmes d'Asie et les femmes d'Europe se frôlent, s'examinent, se comparent et se jalousent. Et rien n'est plus malsain pour les unes comme pour les autres. Mutuellement, elles s'enseignent à mal faire. Si bien qu'à Stamboul comme à Péra, le scandale court les rues. Nos dames musulmanes de Brousse ou de Koniah, mieux isolées, observent avec une autre exactitude la loi du Prophète! et je ne doute pas que vos dames chrétiennes ne soient vertueuses aussi dans leur pays. Mais ici ... monsieur le colonel, je suis chef du cabinet politique de Sa Majesté, et vous devinez qu'il n'y a guère de maison turque ou franque où les exigences de ma charge ne m'obligent à donner parfois un coup d'œil. Eh bien, quoique je fasse effort pour ne rien voir de ce qui n'intéresse ni l'Empire, ni l'Islam, trop souvent, voyant malgré moi, j'ai senti mes vieilles joues rougir!
Peste! cette rougeur mahométane ne manquerait probablement pas d'ahurir un préfet de police parisien....
Cependant Mehmed pacha baisse la voix:
—Oui, c'est bien malgré moi que j'ai vu. Tenez au centre de Stamboul, il est un grand quartier qu'on nomme Aboul Véfa. Jadis, ce quartier ressemblait à tous les autres. Aujourd'hui, j'aime mieux ne pas vous dire ce qui s'y passe. Voilà où l'imitation de l'Occident mène la Turquie. Et cependant, monsieur le colonel, si notre Stamboul se corrompt au contact de votre Europe, croyez-en ma parole: vos Européens implantés chez nous font pis que de s'y corrompre; et votre Péra tout entier vaut peut-être encore moins cher que le quartier d'Aboul Véfa.
Nous sommes maintenant au plus bel endroit des Eaux Douces. Les deux rives sont devenues des prairies en pente, toutes plantées d'arbres merveilleux, platanes, cèdres, chênes, saules, cyprès hauts comme des flèches de cathédrales. Et sous ces ombrages plus riches en verts de toutes nuances et de toutes valeurs qu'une toile de Corot, j'aperçois quantité de femmes turques assises par groupes sur l'herbe. Leurs robes de soie unie ou moirée, couleur de rose, de jasmin, de lilas, de mauve, de bluet, de pivoine, de bouton d'or, de jonquille, de violette, de pervenche ou de pensée, sont comme de grandes fleurs éclatantes qui pavoisent les prés. Et c'est tout à fait joli, ces robes-fleurs éparses sous les arbres. Les dames turques campagnardes s'habillent d'une grande pièce de soie qui les enveloppe de la nuque aux chevilles, et leurs cheveux se cachent dans de petits capuchons de la même soie; si bien que toutes ressemblent aux saintes Vierges des images pieuses. Du milieu de la rivière, j'en aperçois une multitude. Elle ne remuent guère, et je ne les entends pas parler. Elles regardent, pensives et recueillies, l'eau brillante, les caïques vernis, les robes claires et les ombrelles, et le lointain velouté des bois.
Notre caïque, cependant, aborde. Mehmed pacha saute à terre et m'offre de l'imiter.
—J'ai une petite affaire à régler, à deux pas d'ici. S'il vous convient de marcher un peu.
Ma foi, non, il ne me convient pas. Je me trouve trop à mon aise dans le grand caïque moelleux, entre la fraîcheur de l'eau courante et le parfum léger de toute cette verdure. Oh! l'indicible douceur des soirs d'été sur le Bosphore....
Il faudra que j'aie mon caïque à moi, sans retard. Il n'y a ni voiture ni traîneau qui vaille un caïque....
Les yoles, les barques de toutes sortes continuent d'aller et de venir. Cela ne fait pas de bruit; cela glisse mollement, voluptueusement. Sous les ombrelles, à travers les tcharchafs diaphanes, je vois de gracieuses figures, d'adorables yeux....
Là-bas, au pied d'un platane, à cent pas de la berge, la tunique bleue de Mehmed pacha me tourne le dos. Face au maréchal, deux soldats sont alignés, raides. Mehmed pacha griffonne un ordre sur un papier qu'il tient dans le creux de sa main gauche, à la mode turque....
Ah! un caïque à deux paires, très élégant, qui remonte la rivière et qui va passer tout près de moi.... Un caïque d'ambassade ou de finance: sur la poupe, un cavas est accroupi, un cavas rouge et or, à bonnet pointu et à grand cimeterre;—livrée anglaise, ou je me trompe fort.—Il approche, ce caïque. Le voici. Une dame est assise dans la chambre d'arrière, une dame que je ne vois pas encore à cause de son ombrelle ouverte. Mais le soleil s'est caché derrière les grands arbres, et, juste à point, l'ombrelle se ferme....
Oh! la délicieuse apparition! Elle est toute jeune, la dame du caïque, et très belle, malgré je ne sais quel voile de mystérieuse mélancolie jeté sur tout son pur visage. Elle tient dans ses bras, serré contre elle, un beau petit garçon à grandes boucles brunes. Je n'ai guère le temps d'en voir davantage. Pourtant, au vol, je saisis le regard de deux yeux bruns, très fiers et très pensifs. Et déjà le caïque a passé.
Une brusque secousse: Mehmed pacha, revenu, saute au milieu des coussins, d'un bond à pieds joints, et se rassied à côté de moi.
—Monsieur le maréchal, vous avez vu ce caïque anglais? qui est-ce, la dame?
—Vous ne connaissez pas? c'est de votre monde, pourtant, monsieur le colonel! Lady Falkland, la femme du directeur anglais de la Dette.
—Ho! j'ouvre la bouche toute ronde.... Comment, il est marié, mon dogue écossais, étrangleur d'ours et de Boërs? Et marié à cela, à cette duchesse de Van Dyck ou du Titien? Non!
Mehmed pacha me regarde avec curiosité. Mais un Turc n'interroge jamais. Tout à mon aise, je puis tourner la tête et m'efforcer de voir le caïque à deux paires, déjà loin en amont. Justement, le voilà qui fait demi-tour. C'est l'heure où l'on quitte les Eaux Douces. Encore un moment, et le soleil se couchera derrière les coteaux d'Europe. Et tout de suite, les soldats et les policiers, gardiens des vertus de l'Islam, forceront les robes-fleurs assises sur l'herbe à réintégrer sans retard leurs barques ou leurs voitures, et leurs harems.
Le caïque à la livrée rouge nous dépasse, car nos caïkdjis rament tout doucement; il range de près la rive; il accoste. Un marchand de sucreries est là, qui s'apprête à refermer sa grande boîte de verre. Lady Falkland appelle d'une jolie voix bien timbrée:
—Helvadji!
Le marchand se précipite. Je vois le beau petit garçon à grandes boucles tendre des menottes ravies. Et la mère, avec des mines et des gestes joyeux, emplit ces menottes de gaufrettes au miel, larges et rondes comme des crêpes, et qu'on plie en quatre pour les manger. Ce n'est pas tout. L'homme a déployé son plus grand papier, et, dans ce papier, voilà qu'on met des loukoums aux pistaches, des pâtes d'abricots de Damas et un énorme morceau de helva;—le helva turc est une sorte de crème solide, amalgamée de miel et d'amandes.—Toutes ces excellentes choses prennent place dans le caïque, sur les genoux du grand cavas à bonnet pointu. C'est une maman très tendre que lady Falkland.
Enfin, les emplettes sont payées, et le caïque anglais pousse. Un des caïkdjis déborde la berge, d'une petite gaffe qui plie en arc. Notre caïque à nous continue sa lente retraite. Encore une fois, dans un embarras de barques, lady Falkland passe tout près de nous. Elle sourit à Mehmed pacha, qui l'a saluée à la turque, la main au front.
Quel singulier sourire, enfantin et amer tout ensemble! Elle sourit, la bouche entr'ouverte, comme une petite fille; mais ses traits ne se détendent pas.... Oui, je me figure: ça ne doit pas être drôle tous les jours d'avoir sir Archibald Falkland pour époux.
La rivière s'élargit un peu; les caïkdjis allongent leur nage. A gauche, voici la prairie qui entoure le kiosk impérial; à droite, les tours en ruines d'Anatoli-Hissar, et les maisonnettes de bois qui s'adossent à leur pied. Et le Bosphore s'ouvre.
Maintenant, nous filons à toute vitesse vers Stamboul. Le soleil s'est couché, et l'horizon, d'abord tout barbouillé d'ocre, de pourpre et de vert émeraude, commence de revêtir sa vraie couleur turque, ce carmin sombre qu'on ne voit qu'ici et sur lequel Stamboul profile si fantastiquement sa longue échine bleuâtre, toute hérissée de minarets....
—Monsieur Le maréchal, lady Falkland, quelle femme est-ce?
—Monsieur le colonel, lady Falkland est la femme d'un triste mari. Sir Archibald Falkland, directeur anglais de la Dette Ottomane, est un drôle, qui, non content d'entretenir une maîtresse sous le toit conjugal, se propose d'épouser cette maîtresse en se débarrassant par un divorce de la femme que vous venez de voir, et en lui volant le fils unique qu'elle adore à genoux. En attendant ce dénouement inévitable et proche, lady Falkland vit en étrangère dans sa propre maison, où la maîtresse de son mari, recueillie par charité, commande à sa place et l'abreuve d'humiliations. Je suis maréchal osmanli et prince en Circassie, et je ne salue pas souvent les femmes sans voile, qui ne sont pas de la foi. Mais je salue lady Falkland.
Dimanche 11 septembre.
Hier soir, bal au Summer Palace de Thérapia,—mon premier bal à Constantinople.—Et, péripétie: j'ai été présenté à lady Falkland.
(Le Summer Palace est l'hôtel select du Haut-Bosphore: une très grande bâtisse à cinq étages, laide, mais sans ostentation, à cause d'un bouquet de pins parasols qui lui voile la face. Autre circonstance atténuante: cette bâtisse est pourvue d'une large terrasse, haute juste comme il faut pour que la vue sur le Bosphore en soit très belle).
Chaque samedi d'été, le Summer Palace offre à ses hôtes, ainsi qu'aux personnes de marque des environs, une soirée très peu fermée, mais suffisamment élégante, en raison de la qualité sociale des étrangers en villégiature ici. La diplomatie, d'ailleurs, ne manque pas de s'y rendre au grand complet, et contribue à l'éclat ou du moins à la correction de l'ensemble. Bref, les samedis du Summer Palace sont acceptables et suivis.
Hier, j'y étais. Je vais volontiers au bal,—en pèlerinage mélancolique vers mes souvenirs de jeunesse.—Bien entendu, je ne danse pas: j'ai quarante-six ans. Mais il me plaît de regarder un sein nu, ou une épaule, et d'admirer la belle ligne d'une taille souple qui ploie en valsant. Parfois, d'ailleurs, on consent, sans trop se faire prier, à flirter avec moi dans un coin du balcon.... Oui, je sais que je suis ridicule. Mais il faut bien passer leurs manies aux vieux.
Tenez, hier même, le flirt est venu au-devant de moi! Il est vrai que c'était sous la forme de Christine Kolouri,—ou de Calliope; je n'ai pas osé poser la question, cette fois.—Oui, on m'a pris le bras quasi par force, et entraîné tambour battant vers l'angle le plus noir de la grande terrasse. Faute de paravent, n'est-ce pas?... Entre parenthèses, je n'ose guère me dissimuler,—après mûres réflexions,—que mesdemoiselles Kolouri sont plutôt des demi-vertus que des vertus tout entières: celle d'hier, comme je lui proposais, à la hussarde, de l'enlever sur l'heure dans le premier caïque venu, n'a pas trouvé de plus belle réponse qu'un: «Ne me tentez pas!» qui m'a glacé d'épouvante.
Mais il y avait mieux que mesdemoiselles Kolouri, au bal du Summer.
J'avais remarqué, au milieu de la terrasse, un groupe diplomatique, assis en rond dans des rockings et dans des guérites d'osier. Narcisse Boucher s'y trouvait, et nombre d'autres Excellences; plusieurs femmes aussi, bien emmitouflées d'écharpes et de burnous, car la nuit était fraîche. Quand j'eus décemment ramené à sa mère l'ingénue si tendre à la tentation, je revins sur la terrasse, et m'en fus présenter mes devoirs à mon ambassadeur.
—Bonsoir, colonel! asseyez-vous donc. Tenez, ici; il y a un fauteuil.
Narcisse Boucher déployait toutes ses grâces. En audience privée, je ne vaux pas grand'chose à ses yeux: un soldat, peuh! mais en public, autre guitare: je suis le marquis de Sévigné, et l'on peut faire sonner mon nom en me présentant.
Par malheur, j'avais déjà été présenté à tout le cercle. Il n'y avait guère là que des gens de la Carrière, et deux ou trois hauts barons de la Régie ou de la Banque. Je pris place à côté du vieux duc de Villaviciosa, l'ambassadeur d'Italie, et j'oubliai promptement beaucoup de choses, à savourer la causerie de ce bonhomme, le plus spirituel peut-être et le plus courtois des grands seigneurs d'Europe.
Tout à coup, il fallut élargir le rond: deux nouveaux venus arrivaient: sir Archibald Falkland et le prince Stanislas Cernuwicz. Je les revoyais l'un et l'autre pour la première fois depuis leur visite rue de Brousse. Forcément, ce fut tout à fait cordial. Quand même, le jugement de Mehmed pacha me trottait par la tête, et malgré moi, ma main resta inerte dans la main du baronnet.
Le prince, lui, s'installa entre Villaviciosa et moi, et m'entreprit immédiatement sur Racine.
Je ne crois pas qu'il y ait grand'chose de plus ridicule qu'une controverse littéraire dans un salon où les femmes babillent. Je coupai court. Le vieux duc vint à mon aide en questionnant Cernuwicz sur ses dernières chasses en Asie. Mais déjà la conversation générale entraînait les apartés. Madame Kerloff, cette Russe, liseuse de Bourget, qui se saoule trois fois par semaine, criait du haut de sa tête pour obtenir de chaque personne présente «une définition de l'amour».
—Voyons, monsieur l'ambassadeur de France, vous ne m'avez pas répondu. Qu'est-ce que l'amour?
Narcisse Boucher, goguenard, haussa les épaules:
—Si quelqu'un le sait ici, c'est bien vous, madame!
Boum! Pavé. Les aventures de Kerloff ont souvent manqué de discrétion et personne à Constantinople n'en ignore. Heureusement qu'avec les Russes, on peut pousser l'ironie très loin: ils comprennent malaisément. Madame Kerloff crut à un compliment, et minauda:
—Duc, à votre tour, définissez!
Villaviciosa souriait.
—Madame, je suis bien vieux. L'amour? J'ai peut-être su ce que c'était, il y a trente ans ... mais j'ai oublié.
Elle ne se découragea pas:
—Prince?
Cernuwicz, sarcastique, leva ses yeux de chat.
—L'amour, madame! C'est un malentendu entre une dame et un monsieur, un malentendu qui se prolonge.
—Hein?
—Oui: dès que le malentendu se dissipe, dès que la dame sait à quoi s'en tenir sur le compte du monsieur, et le monsieur sur le compte de la dame, fuitt!
Il parlait encore, quand il y eut un nouveau mouvement de chaises. Cette fois, Narcisse Boucher lui-même se leva pour saluer, et offrit son rocking.
C'était l'ambassadrice d'Angleterre, et, lui donnant le bras, lady Falkland, que je reconnus du premier coup d'œil. L'ambassadrice accepta le rocking; puis, de sa vieille voix cassée:
—Nous avons interrompu le prince Cernuwicz. Voyons, prince?
Cernuwicz n'hésita pas une seconde:
—Madame,—déclara-t-il, aussi suave qu'il avait été acide l'instant d'avant,—la baronne Kerloff nous interrogeait sur l'amour. Et je donnais mon humble avis, à savoir, que l'amour, pour les âmes tant soit peu nobles, sert de revanche contre toutes les tristesses et toutes les laideurs de la vie....
Et allez donc! autres oreilles, autres chansons. Cinq minutes plus tôt, j'aurais bien ri! Mais je n'y songeai même pas. Une idée soudaine m'était venue.
Je me levai, je traversai le cercle, et, debout devant sir Archibald:
—Faites-moi l'honneur de me nommer à lady Falkland, voulez-vous?
J'étais tout sucre et tout miel. Il me regarda, et, ma foi, j'eus une sensation désagréable sous la pression glaciale de ces yeux fixes, qui me scrutaient sans bienveillance. Il n'y avait pas de jalousie dans ce regard; non, il y avait autre chose: de l'étonnement, du soupçon et de la défiance, avec tout un arrière-fond de haine et de férocité que je sentais sourdre....
Cependant, il me présenta,—d'une phrase assez singulière que que je rapporte mot pour mot:
—Mary! le marquis de Sévigné, qui est mon ami.
Son ami?... s'il y tient beaucoup!
D'ailleurs, peu m'importait, et je m'occupai, sans plus de souci, de lady Falkland. Vendredi, aux Eaux Douces, je l'avais vue un peu rapidement. Elle vaut un examen moins bref: c'est une véritable beauté, et si peu anglaise! Une peau mate, dorée par-ci, par-là; des cheveux couleur de nuit; des mains toutes petites; et ces magnifiques yeux sombres qui m'avaient ébloui déjà, l'autre jour: des yeux qui vivent et qui pensent;—pas du tout les simples escarboucles grecques ou syriennes, qui ne savent que briller.
Seulement, une petite chose me déconcerta: aux Eaux Douces, ce qui m'avait d'abord frappé, quand j'avais vu lady Falkland, c'était la lourde mélancolie qui pesait alors sur tout son visage. Et hier, je ne retrouvais rien de semblable. Lady Falkland riait et bavardait aussi franchement que n'importe laquelle des femmes présentes. Elle railla joliment, avec de fines phrases légères, la sentimentale Kerloff, nantie déjà de quatre cocktails, et qui s'entêtait à poursuivre son enquête sur l'amour; elle égaya de son mieux l'ambassadrice anglaise qui est une très vieille femme, à qui la vie a été lourde: elle accepta de bonne humeur les plaisanteries toujours massives de Narcisse Boucher; et, à mes compliments, qu'elle sentit sincères, et que je partageais sournoisement entre elle-même et le beau petit garçon que je rappelais avoir vu dans le caïque, elle sut répondre avec une grâce et un charme dont je fus, ma foi, tout émerveillé. Mais pas une fois je ne la surpris distraite, songeuse ou assombrie. Et j'en arrivais à douter de mon souvenir....
Mais tout à coup,—il était plus de minuit, et les soirées du Summer ne se prolongent guère au delà,—un couple arriva de la salle de danse, et vint faire salaam: le petit Jean Terrail, l'enseigne de vaisseau du stationnaire, et sa femme, cette délicieuse poupée française. Ils ont quarante ans à eux deux, sont mariés depuis six mois, et s'adorent à bouche perdue.
—Tiens!—fit Narcisse Boucher,—on ne tourne donc plus là-bas, que voilà les chevaux de bois revenus?
Jean Terrail sourit, et pressa le bras de sa femme, toute rose et moite.
—On ne danse plus, monsieur l'ambassadeur. C'est fini.
Je remarquai alors que lady Falkland s'était tue, et qu'elle regardait avec une étrange fixité les deux jeunes gens debout, appuyés l'un sur l'autre, presque enlacés.
—Monsieur Terrail, plaisanta le vieux Villaviciosa, si j'avais à moi une aussi jolie femme, je crois bien que je ne lui permettrais pas de danser ainsi, toute une soirée, avec n'importe qui....
—Comment, avec n'importe qui? protesta la petite. Monsieur l'ambassadeur, ce soir, justement, je n'ai dansé qu'avec mon mari!
A cet instant, j'entendis, parmi les rires, un léger bruit de chaise: lady Falkland, discrètement, se levait, s'échappait, et s'allait accouder tout au bout de la terrasse, face à la mer.
Une curiosité me poussa. Il y a là-bas un escalier qui permet de sortir par les jardins. Je saluai promptement tout le monde et je m'en fus de ce côté. La silhouette de lady Falkland, immobile, apparaissait de loin comme un mince fantôme, bleuâtre sous le clair de lune.
Près de la surprendre, j'eus un scrupule, et je fis craquer mes souliers sur les dalles. Mais je crois qu'elle n'entendit pas.
—Madame, dis-je, j'ai l'honneur de prendre congé de vous....
Elle tressaillit, se tourna vers moi. Et je vis, je vis distinctement deux sillons de larmes qui brillaient tout le long de ses joues. Elle ne me répondit pas. Sa gorge crispée, à grand effort, avalait un sanglot.
Devant une femme qui pleure, un homme qui n'est ni son ami, ni son amant, n'a qu'à faire l'aveugle.
—Madame, dis-je, oserai-je vous demander la permission d'aller vous rendre mes hommages chez vous? Vous avez peut-être un jour?
Le sanglot était avalé. La voix fut pourtant un peu rauque, très peu.
—Non, je n'ai pas de jour. Mais je ne sors presque jamais, et je reçois quand j'y suis. Bonsoir, monsieur, et, s'il vous plaît, à bientôt.
J'ai baisé la main, soyeuse à miracle. En m'en allant, j'ai vu Cernuwicz, qui s'approchait à son tour, sans doute par ordre du mari....
Donc, l'insouciance de tout à l'heure, et l'esprit, et la gaieté, et la coquetterie légère,—ce n'est qu'un vêtement, un vêtement autour de l'âme nue, pour que le monde ne voie pas l'âme?
Eh bien! j'aime cela. Le vêtement est beau. Elle s'habille bien, lady Falkland. Courageusement.
Oui, certes, j'irai présenter mes hommages à lady Falkland, chez elle. Et je ne tarderai guère. Je suis trop curieux de cette maison, où deux femmes, épouse et maîtresse, rivales implacables, vivent enfermées comme deux reines abeilles dans une seule ruche, et, quand même, doivent obligatoirement maintenir entre elles le semblant d'intimité que crée le cousinage.
Je me suis informé de cette cousine, qui m'intrigue par avance. C'est, m'a-t-on dit, une assez jolie fille de vingt-cinq ans, orpheline de père et de mère, et sœur cadette d'un comte écossais,—earl—parent éloigné des Falkland. Ce frère aîné, riche autant que sa sœur est pauvre, s'était d'abord chargé d'elle, et se proposait de la doter convenablement. Mais, à la suite de je ne sais quelle petite infamie maladroite, dont elle avait, par avance, récompensé ce brave homme, il la jeta littéralement à la rue, et refusa de plus jamais entendre parler d'elle. Lady Falkland, à cette époque, insista auprès de son mari pour qu'il recueillît la proscrite. Charité vraiment bien placée, s'il est réel que cette ingénieuse personne ait formé le projet de supplanter sa bienfaitrice, et de lui souffler mari, fortune, enfant.
En attendant, diversion: depuis hier, je possède un caïque, et depuis ce matin une maison. Cela s'est fait un peu comme d'un coup de baguette. Bien entendu, le magicien s'appelle Mehmed pacha.
L'autre soir, je le remerciais, sans songer à mal, de l'exquise promenade qu'il m'avait fait faire aux Eaux Douces.
—Ah?—me dit-il, l'air content.—Vous aimez nos caïques turcs?
—A tel point, monsieur le maréchal, que je suis décidé à en acheter un, le plus tôt possible.
—Cela se trouve. Laissez-moi faire, je m'en occuperai pour vous.
Je protestai de toutes mes forces; mais il me ferma la bouche:
—Monsieur le colonel, souvenez-vous de la Feuille de Rose!
Je souris et je haussai les épaules. Il les haussa plus haut que moi:
—Songez d'ailleurs à ceci: que bien des choses difficiles ou compliquées pour vous, étranger, sont un simple jeu pour moi, et ne me coûtent ni temps ni peine. D'ailleurs, peu importe: vous êtes, en Turquie, mon hôte; et je vous préviens que je me tiendrai pour offensé, si jamais, dans n'importe quelle affaire, vous avez recours à un autre que moi.
Il avait pris son air le plus maréchal. Or, justement, j'avais une affaire en tête: la semaine dernière, j'ai dû, quatre fois, dîner dans le Haut Bosphore, et coucher par conséquent à l'hôtel, les chirket haïrié ne fonctionnant pas la nuit. Ces coucheries dans un lit étranger m'exaspèrent, et je m'étais informé d'un pied-à-terre quelconque à louer là-bas.
Mehmed pacha m'écouta fort attentivement.
—Avez-vous trouvé selon vos goûts?
—Je n'ai rien trouvé du tout. Il n'y a pas, de Yénikeuy à Buyukdéré, une seule petite villa disponible. Beaucoup sont d'ailleurs tellement laides que je n'en aurais pas voulu: j'aurais craint d'y attraper un cauchemar chronique. Le modern style sévit beaucoup sur cette côte d'Europe, monsieur le maréchal.
—Oui. Mais sur la côte d'Asie?
—D'Asie?
Je m'étonnai: la côte d'Asie, au-dessus de Canlidja, n'est habitée que par des Turcs; il ne s'y trouve pas une seule maison où puisse loger un Européen. Du moins, c'est la croyance officielle de toutes les ambassades.
—Bah!—fit Mehmed en riant,—ne vous troublez pas pour si peu de chose. Une petite bicoque musulmane, trempant ses pilotis dans le Bosphore, cela vous plairait-il? La maison qu'habitait votre Pierre Loti, au temps d'Aziyadé?
—Si cela me plairait.
—Bon. Au revoir. Vous aurez bientôt de mes nouvelles.
Et hier, un cavas hérissé de revolvers et de yatagans,—il faut bien obéir à la mode,—m'apportait en cérémonie la lettre que voici:
«Monsieur le colonel,
«Vous avez un caïque. Il vous attend à l'échelle de Top-Hané, la plus proche de votre rue de Brousse. Ayez seulement soin de dire aux caïkdjis, chaque soir, votre volonté pour le lendemain. C'est un caïque à deux paires de rames. Je vous l'ai choisi tel, parce que les caïques à deux paires passent partout sans être remarqués. Les Caïques à trois paires sont rares, et l'on ne peut pas s'en servir discrètement.
«Vos deux caïkdjis, dont l'un s'appelle Osman et l'autre Arif, sont Albanais, comme les miens. En toutes circonstances, tenez-les pour aveugles et sourds. Ils se feraient hacher plutôt que de souffler un mot de vos secrets, même à la police, même à moi. Ayez confiance en eux: tous les Albanais sont fidèles.
«Vous avez aussi une maison. Le caïque pourra vous y mener dès demain. Elle est en Asie, à Béicos, sur le Bosphore, en aval du village, et, par conséquent, juste en face de votre ambassade. Je me suis permis d'y mettre quelques vieux tapis qui encombraient mon conak de Yénimahallé.
«Les caïkdjis sont à vos gages. J'ai loué la maison en votre nom, vingt livres turques pour une année. Quant au caïque, c'est un présent que je vous prie de bien vouloir accepter de ma main, en souvenir de nos Eaux Douces d'Asie.
MEHMED DJALEDDIN PACHA.
Mon caïque est superbe, tout de bois verni, avec un large liséré noir,—pareil exactement au caïque de lady Falkland.—Ma maison fait partie d'une pittoresque rangée de petites cases serrées les unes contre les autres. On y accède par un perron de trois marches, qui descend dans le Bosphore, et aussi par une porte de derrière, qui donne sur un jardinet. Le rez-de-chaussée comprend deux pièces, mignonnes, et l'étage, trois, minuscules. Les tapis de Mehmed pacha les habillent toutes cinq magnifiquement. Entre les pilotis, un caïk-hané permet de loger une ou deux barques. Les fenêtres sont grillées jusqu'à mi-hauteur par de petites lattes de frêne, comme la pudeur musulmane l'exige. Et j'ai pour voisins, à droite et à gauche, deux bons vieux Turcs à grandes barbes blanches, dont l'un est iman de mosquée. Tout cela fait un ensemble accompli, et je prends en grande pitié les pauvres gens qui couchent dans les auberges européennes d'en face, ou dans les épouvantables villas «art nouveau».
Jeudi, 15 septembre.
Hier soir, j'ai dîné à Buyukdéré, chez l'attaché militaire russe. Et naturellement, j'ai couché dans ma maison de Béicos. Ce matin, m'accoudant à ma fenêtre, et contemplant le Bosphore matinal, frais et lavé comme une aquarelle, je me suis avisé tout à coup que la grande maison aperçue là-bas, derrière un petit parc en bordure sur l'eau n'est autre que le home de sir Archibald Falkland.
«Là-bas,» c'est Canlidja. De Canlidja à Béicos, la côte d'Asie se courbe autour d'un large golfe, limité, en amont et en aval, par deux caps. Ma maison est sur le cap de Béicos, la maison du baronnet sur le cap de Canlidja.
De ma fenêtre, sa façade apparaît lointaine et violette, à demi-cachée par un groupe de grands cèdres. Le jardin trempe sa grille dans l'eau. Au coin de cette grille, un petit pavillon isolé, en forme de rotonde, surplombe, comme un shahnichir, au-dessus du Bosphore....
—Osman! caïk, dokouz saat!
C'est du turc, petit nègre, le seul que je sache ânonner jusqu'ici: «Osman, le caïque pour neuf heures....» (neuf heures à la turque, bien entendu). Mes caïkdjis, les nuits de Béicos, couchent sous mon toit.
Je veux, dès aujourd'hui, aller à Canlidja.
Neuf heures à la turque, cela fait, aujourd'hui, trois heures et demie à la franque. C'est bien tôt pour une visite. Mais bah! à la campagne?
La grille des Falkland est coupée, en son milieu, par une porte grande ouverte. Un perron d'accostage descend dans l'eau. A droite, je reconnais le petit pavillon isolé, qui surplombe comme un shahnichir. Il a l'air fort délabré, ce petit pavillon.
Je traverse le jardin. Ah! voici les grands cèdres qu'on voit de Béicos. La maison a bonne mine. C'est une façon d'ancien palais turc en bois un peu vermoulu; mais ces vieilles demeures, simples et amples, ont vraiment grand air. Par exemple, on y entre comme dans un moulin: ni heurtoir, ni sonnette. Je pousse et le battant cède sans plus de façon.
Tout de même, le moulin est habité. Voici une livrée: le cavas rouge des Eaux Douces, si je ne me trompe.
—Lady Falkland?
Muet, il baisse la tête: c'est oui, selon la mimique du Levant. Il me précède. Me voilà dans un salon plus vaste que ceux de la rue de Brousse; plus beau aussi. Tout le mur du fond est revêtu de tapis d'Yorghès, doux à regarder comme des pastels anciens....
Le salon est vide. J'attends. Les yorghès sont des merveilles. Un surtout, d'une couleur mouvante et floue, dont on ne saurait dire si elle est jaune ou verte;—la couleur du sable qu'on entrevoit au fond d'un bassin, sous l'eau; des taches mauves, pareilles à des iris flottants, complètent la ressemblance....
—Bonjour, monsieur.
Je tressaille et me retourne. Mais ... ce n'est pas lady Falkland!
—Je suis charmée de vous connaître. Mon cousin m'a fort parlé de vous. Je suis lady Edith.
Ah! c'est la cousine. Oui, je me la figurais assez bien telle qu'elle est: longue, mince jusqu'à la maigreur, et blanche comme nacre; les pommettes seules montrent un peu de sang anglais rose cru. Le visage est curieux: les traits précis, presque durs, contrastent avec le teint délicat. Les yeux sont beaux, quoique trop gris pour mon goût; et la bouche parfaitement dessinée, mais sèche et pâle, tombe aux coins. Où ai-je déjà vu ce menton net et ce regard froid, et ces cheveux très blonds lissés en bandeaux? Je me souviens d'un portrait de Selvatico, à Milan....
—C'est tellement aimable à vous d'être venu me voir. Il y a bien loin, de Péra jusqu'ici....
«Me voir?» est-ce dit exprès? Et cette affectation de ne pas souffler mot de sa cousine.... J'ai pourtant demandé lady Falkland! Après tout, je ne sais pas ce qu'a répété le cavas.
J'improvise des formules polies, et réservées. Être aimable tout à fait, non. D'abord, cette usurpation de pouvoirs me déplaît. Et puis, l'usurpatrice elle-même.... Je la trouve un peu moderne pour moi, cette fiancée avant le divorce.
Pas jeune fille pour un sou, d'ailleurs. Comme ça marque, sur une femme, une première chute à plat dos! Je ne saurais pas que celle-ci a un amant que je le devinerais rien qu'à la voir.
—Vous vous plaisez, à Constantinople? Péra n'est pas ennuyeux, n'est-ce pas?... Le Bosphore est un peu monotone; mais nous autres Anglais, aimons la campagne, vous savez. Nous demeurons toute l'année à Canlidja, dans notre cottage.
Oh, mais elle m'agace. «Nous autres Anglais ... notre cottage....» J'ai envie de lui demander des nouvelles de son frère d'Écosse, et du cottage d'où il l'expulsa jadis....
Grâce à Dieu, voici une diversion. La porte se rouvre, et cette fois, enfin, c'est lady Falkland.
—Oh! monsieur de Sévigné! quelle bonne surprise!
Elle vient droit à moi, prompte. Un sourire de franc plaisir détend l'amertume de sa bouche. Le temps de baiser la main douce, je classe dans ma tête deux théorèmes et un corollaire:—A: Elle est vraiment contente de me revoir.—B: Elle ne savait pas que j'étais là.—B: Ses domestiques la traitent en quantité négligeable, et ne l'informent même pas des gens en visite.—C'est charmant.
Maintenant, les voilà toutes deux assises en face de moi, l'épouse et la maîtresse. Décidément, j'ai fait mon choix: je suis contre celle-ci, et pour celle-là.
Et en avant! je n'aime pas les alliances platoniques.
—Madame, est-il vrai que vous passiez l'hiver ici, comme l'été? Vous devez vous y trouver terriblement seule!
Ses yeux bruns m'examinent deux secondes. Elle a vite fait de sentir un allié.
—Oui, seule. D'autant plus qu'en hiver, le Bosphore est assez sinistre. On ne s'en douterait guère, n'est-ce pas, à le voir tout bleu et blond, comme à présent? Mais quand souffle le vent de la mer Noire, de vraies tempêtes de grêle et de neige s'abattent sur nous, et vous n'imaginez pas à quel point ces vieilles maisons turques gémissent et tremblent sous les rafales. Oui. Mais cela m'est égal. Même, elles ne me déplaisent pas, ces nuits d'hiver, noires de nuages bas, blanches de flocons, et zébrées d'éclairs....
L'autre hausse ses épaules fuyantes:
—N'exagérez pas, Mary. La maison ne tremble pas tellement. Et si vous n'aviez pas cette étrange manie de dormir dans le pavillon du bord de l'eau....
Je regarde lady Falkland qui sourit:
—Car j'ai bel et bien cette étrange manie, monsieur. J'ai fait ma chambre de ce petit pavillon, parce que cela m'amuse, la nuit d'entendre le Bosphore couler sous ma fenêtre, et d'écouter tous les bruits de l'eau, le sifflement des loutres qui traversent, le battement des rames lointaines, et quelquefois, contre la grille même du jardin, le cliquetis des crochets de fer par lesquels se halent le long des quais les grands caïques-bazars....
Mieux que chambre à part: maison à part! Voilà qui est caractéristique.... N'importe, il me semble que, moi aussi, je goûterais ces nuits suspendues sur l'eau.
Une pensée vient, qui m'est déjà venue plusieurs fois:
—Vous n'êtes pas Anglaise, madame?
—Moi! jamais de la vie. Je suis ... tout ce que vous voudrez, Espagnole, Française, créole: je suis née à la Havane.
—Je me doutais bien que ces yeux-là, et ces cheveux.... Mais vous vous appelez Mary....
—Marie! Maria ... Maria de Grandmorne. Vous voyez si c'est anglais!... Mais jamais sir Archibald n'a su prononcer Maria, à l'espagnole, ou Marie, comme j'aime....
L'Écossaise, qui se sent exclue de notre causerie, fait un effort:
—Vous prendrez du thé, n'est-ce pas, monsieur?
—Non ... miss Edith.
(J'ai dit: miss, résolument. C'est d'une impertinence folle: elle est fille de earl, donc lady. Il faut l'appeler lady Edith. Je ne l'ignore pas, j'ai vécu quinze mois à Londres. Mais elle n'est pas forcée de connaître ma biographie. Et puis, si elle la connaît, tant mieux!...)
Et je me retourne vers lady Falkland.
—J'aime beaucoup le thé, mais seulement le thé de Chine ou de Perse, les trois gorgées d'eau parfumée qu'on boit sans sucre, sans crème, sans cake, sans toast.... Et quant à la dînette anglo-saxonne de five o'clock, je n'ai jamais pu m'y faire. Je suis un bébé trop vieux pour goûter entre mes repas.
Lady Edith plisse sa lèvre mince. Lady Falkland rit.
—Oh! vous trouverez du thé persan dans tous les petits cafés de Stamboul. Et il est délicieux. Mais, en attendant, je veux vous faire essayer quelque chose de turc: une don-dourma. N'ayez pas peur, ce n'est pas exagérément nutritif....
—Mary, vous êtes malade!... vous allez infliger au colonel cette sale mixture que vend le marchand des rues?
J'interviens vigoureusement:
—Le helvadji?... madame, quelle idée charmante! Figurez-vous que j'adore toutes ces petites choses sucrées que les enfants grignotent....
Elle sonne. Une femme de chambre grecque entre, écoute l'ordre de sa maîtresse, et s'en va, non sans un regard interrogateur vers lady Edith. Ah çà? Est-ce qu'il faut que lady Edith ratifie?
La don-dourma ne vient pas tout de suite. Et le helvadji me fait songer aux Eaux Douces.
—Madame, si l'on vous en priait beaucoup, feriez-vous venir le beau petit garçon que j'ai tant admiré l'autre jour, dans votre caïque?
Elle s'épanouit, toute joyeuse:
—Vrai, cela vous fera plaisir? Oh! je veux bien.... Attendez.
Elle est déjà dehors, prompte comme une bergeronnette. Étrange femme! Par moments je ne lui donnerais pas vingt ans; quand elle rit, quand elle court; sa jeunesse alors jaillit de tous ses gestes, et la transfigure. Mais la seconde d'après, le sceau lourd de la mélancolie retombe sur elle et l'écrase; elle apparaît soudain morne, lasse, vieille.... Trente ans? davantage? On ne sait plus.
La voici, poussant l'enfant devant elle. Solennel, gentleman déjà, le petit vient me tendre sa menotte. Il est joli. Sa mère lui a donné ces longues boucles brunes, et ce teint mat, et cette bouche charnue. Mais les yeux gris, déjà fixes et froids, reflètent l'Écosse, et ses lacs, et ses brumes. C'est un Falkland, ce bébé. Et j'ai peur que plus tard, il ne fasse, lui aussi, pleurer les pauvres yeux qui le regardent avec tant de tendresse, tant d'adoration....
La don-dourma, c'est une sorte de glace dont la pulpe feuilletée crisse sous la langue. C'est très bon, et je ne suis pas seul de cet avis: le marmot, apprivoisé, accepte sans façon la moitié de ma soucoupe. Lady Falkland en rit, et lady Edith, une fois de plus, plisse une lèvre mécontente. Ce n'est sans doute pas son opinion de gâter les enfants.
... Il y a bien longtemps que je suis là, et le jour baisse.
—Vous partez déjà? vous savez qu'à la campagne, les longues visites sont de rigueur.
—Sir Archibald rentre souvent de bonne heure ... il sera désolé de vous avoir manqué.
C'est l'Écossaise qui parle ainsi. Tant pis pour elle, je ne retiens pas ma réplique:
—Dites-lui bien, mademoiselle, que j'en suis moi-même tout navré, et que je vous ai chargée, vous personnellement, de mille amitiés pour lui.
Si tu ne comprends pas, ma fille, c'est que tu es bête. A l'autre maintenant.
—Madame, je suis infiniment touché de votre gracieux accueil, et je vous assure que je m'arrache à grand regret de chez vous. Mais Stamboul est loin, et mon caïque n'est qu'à deux paires.
—Vous rentrez à Stamboul?
—A Péra, seulement, hélas; le protocole me condamne à y habiter. Mais je dis Stamboul par euphémisme: c'est tellement caricatural, Péra!
—Oh! comme nous sommes d'accord là-dessus! Et vous aimez Stamboul, naturellement?
—Je me figure que je l'aimerai. Je ne le connais pas encore. Songez à tout ce qu'il m'a fallu faire, en arrivant à Constantinople?
—C'est vrai. Mais, maintenant que vous êtes acclimaté, dépêchez-vous de passer le pont. C'est si beau, Stamboul!
Cette fois, je m'en vais. Lady Edith, digne, demeure au salon. Lady Falkland m'accompagne à travers le jardin. Mon caïque, qui dérivait à cent pas du perron, s'approche à force de rames.
Je regarde tout à coup lady Falkland:
—Madame, on m'a très souvent reproché d'être d'une franchise regrettable. Ça ne vous déplaît pas trop? Alors, je me risque. Vous avez un ... garde du corps ... bien attentif. Est-ce tout à fait impossible de bavarder une heure avec vous, seule?
Elle m'écoute, un peu étonnée, pas mécontente. Ses yeux bruns réfléchissent, indécis, mais confiants. J'insiste.
—Oui, une heure de tête-à-tête? J'aimerais vous questionner à mon aise, sans gêneur, sur cette Turquie que nous aimons tous deux....
Elle prend son parti, bravement:
—Ce n'est pas très commode; mais tout de même.... Voyons, quand irez-vous vous promener dans Stamboul, pour la première fois?
—Je ne sais pas ... lundi, par exemple.
—Lundi? oui, c'est possible. Eh bien, voulez-vous que je vous serve de guide?
—Si je veux!...
—Alors, à lundi.... Où? C'est juste, vous ne connaissez pas la ville turque.... Écoutez: vous passerez le pont, et vous tournerez dans la première rue à droite. Vous m'attendrez là. J'y serai vers ... vers deux heures.
—Merci....
J'appuie ce merci avec ma bouche, sur son poignet. Et je songe, un peu triste, qu'autrefois,—il y a vingt ans,—une jeune femme ne se serait pas si facilement confiée à moi, sans arrière-pensée ...
Samedi, 17 septembre.
Tout à l'heure, je marchais le long du Bosphore, sur le quai de Thérapia, tout au bord de l'eau....
Le quai de Thérapia, le plus déplorablement select des environs, me plaît pourtant à cause d'un remous de courant qui s'y brise avec de vraies vagues clapotantes et bouillonnantes:—les seules vagues de tout le Bosphore.
... D'ailleurs, pour peu qu'on y marche, comme je fais, à toucher l'eau, on n'est point forcé de voir les villas en bordure, ni la valetaille sur le pas des portes, ni les équipages piaffant: il suffit de détourner la tête.
Donc, je regardais mes vagues, quand tout à coup, dans mon dos, la phrase horripilante:
—Bonjour, monsieur le marquis.
«Monsieur le marquis». Il n'y a pas à lutter: les gens de Péra s'entêtent à se prendre pour mes domestiques.
En l'occurence, c'étaient mesdemoiselles Kolouri,—Calliope et Christine, sans chaperon,—qui promenaient leurs costumes tailleur, un peu ridicules, pas trop.
Tout de suite, je fus submergé de bavardage.
—Comme on vous voit peu!
—Mais oui, vous ne venez jamais à Yénikeuy.
—C'est que sans doute vous vous plaisez davantage ailleurs....
—Est-ce vrai que vous avez pris maison à Béicos, «chez les Turcs»?
—Et puis, on vous a vu l'autre jour à Canlidja.
—Chez la belle madame Falkland.
—Il y a des gens qui prétendent que vous la traitez.... (sic).
—Mais non, Calliope. Le marquis allait voir sir Archibald.
—Vous êtes tout à fait amis, n'est-ce pas?
—Moi, je crois que je deviendrai amoureuse de sir Archibald! C'est un homme tellement intelligent! Je tombe petite devant lui ... (re-sic).
—Intelligent, mintelligent[1] (re-re-sic), il ne me plaît pas, à moi. Je trouve son ami, le prince Cernuwicz, bien plus séduisant.
—Oh, celui-là, il faut toujours qu'il fasse pêle-mêle! (re-re-re-sic). Qu'est-ce qu'il manigance dans cette maison?
—Christine, le marquis ne s'inquiète pas de cela. Dites, monsieur le marquis, vous serez au Summer, ce soir? Peut-être est-ce le dernier bal.
—Nous flirterons avec vous, il faut venir.... Et patati et patata. J'ai filé par la tangente.
Maintenant, je suis dans ma maison de bois. J'y ai dîné tout seul, à la turque. Mon caïkdji Osman m'a servi du pilaf aux pois chiches et du kébad rissolé. Il fait nuit. En me penchant à la fenêtre, j'essaie de distinguer, parmi la rangée lointaine des lumières de Canlidja, la lumière des Falkland.
A droite et à gauche, les maisons turques voisines de la mienne, silencieuses et comme désertes jusqu'au coucher du soleil, s'animent maintenant et babillent. On a relevé les grillages de bois des shahnichirs. Et vaguement, à la clarté des étoiles, j'entrevois des formes blanches accoudées, j'entends des gazouillis et des rires.
J'ai commandé mon caïque pour dix heures, dix heures à la franque. Cela m'ennuie bien de traverser l'eau, d'aller là-bas, dans ce palace qui fait tapage avec son électricité criarde ... tapage, oui: cette illumination crue, dans la douceur nocturne du Bosphore seulement pointillé de lampes et de lanternes pâles comme les étoiles, me blesse les oreilles autant que les yeux.
Oui; mais il faut aller au bal. Lady Falkland y doit être, comme samedi dernier. Et je lui demanderai si ça tient toujours, pour lundi, notre promenade turque.
Dix heures.... Attendons encore un peu.
Deux heures du matin.
Je reviens de là-bas. J'ai la tête lourde et les tempes qui battent....
Je suis arrivé tard à ce bal. On ne dansait plus. La terrasse était vide. La fraîcheur humide de minuit avait chassé les épaules nues.
Beaucoup de femmes étaient parties déjà. Les Kolouri, d'autres.... Mais dans le hall, j'ai trouvé sir Archibald et Cernuwicz qui buvaient, assis à une table, seul à seul. Cernuwicz m'a vu de loin:
—Oh! le marquis!... Admirable!... Marquis, venez boire avec nous.
Je me suis approché pour m'excuser. Mais ils étaient ivres l'un et l'autre, et ils ont insisté si bruyamment que je me suis assis. Quatre bouteilles vides étaient sur la table. Falkland appelait un maître d'hôtel et commandait:
—Heidsieck monopole, rouge.
Cernuwicz protesta.
—Archibald! je vous prie!... votre Heidsieck est une horreur. Le marquis est Français, Archibald. Laissez-moi!... Waiter! Pommery Greno, brut.
Conciliant, l'homme apporta les deux bouteilles. Je dus prendre une coupe de chacune. Ils burent le reste.
Je demandai des nouvelles de lady Falkland,—et de lady Edith. Moins maître de lui qu'à jeun, le baronnet fronça les sourcils sans répondre. Le prince, au contraire, plus prolixe que jamais, m'expliqua qu'une migraine déplorable avait retenu at home la jeune fille et la jeune femme. Mais on ne savait au juste laquelle était souffrante, et laquelle garde-malade. Sur ce point, «le vieil ami» refusait tout renseignement, car il ne croyait pas aux migraines féminines, et les tenait pour de simples comédies, ficelles ou balançoires:
—Il n'est pas nerveux, et il n'entend rien aux femmes. Voilà la vérité. Old Archie, vous n'entendez rien....
—Stanie!...
Les yeux gris lançaient un éclair bref. Le Polonais, souple comme un gant, éclatait de rire et parlait d'autre chose.
Il se jetait dans la chronique scandaleuse. En cinq minutes, je sus avec détails toutes les coucheries illégitimes de la semaine. Usant d'un tact vraiment slave, il n'épargna ni mon ambassade, ni la sienne. S'il eût été dans sa raison, je l'aurais rabroué. Mais que dire à un ivrogne? Je pouvais du moins l'écouter sans scrupule. Et parfois, il devenait drôle:
—Vous avez remarqué, Archie, le nouveau sautoir de madame Nidjni? Non?... Vous l'avez vu, vous, marquis? cet écheveau de petites, petites perles ... joli, n'est-ce pas? Elle vous a dit qui le lui a donné? Non? Vous êtes le seul. Elle répète à tout le monde que c'est le petit Vanescu, le Roumain. Et c'est vrai. Parce qu'elle a ... comment faut-il dire? inauguré Vanescu. Alors, le petit, qui n'a que dix-sept ans, et qui n'est pas bien élevé, lui, a donné les perles, comme vous donneriez à une grue. Mais elle, elle a trouvé que c'était très bien, et elle montre le sautoir partout, en disant que Vanescu lui devait une discrétion. Hein? une discrétion ... indiscrète!
Il rit violemment, enchanté de son mot. Et, sans reprendre haleine:
—Une chose tout à fait comique! Il y a trois jours, Donietz, le Russe, était avec sa femme dans leur villa, à Buyukdéré. Vous savez, ils sont nouveaux mariés, et s'aiment beaucoup. Il était minuit, et ils étaient en pyjama et en chemise. Voilà qu'ils avaient à la maison un nouveau vodka. Ils boivent, et ils deviennent ivres. Madame Donietz, tout à coup, prétend que ce vodka n'est pas du vodka; que c'est du whisky,—irish. Bien entendu, c'était du vodka. Donietz commence par rire. Mais comme elle s'entête, il se fâche. Il prend son fouet pour chiens. Elle se défend, le griffe, lui casse une bouteille sur la figure: il porte la marque. Mais avec le fouet, il est le plus fort. Il la knoute. Elle saute par la fenêtre. Il la poursuit à travers le parc; chasse à courre, tayaut!... Elle hurlait, il y avait des raies de sang sur sa chemise. Enfin, elle trouve la grille ouverte, enfile la route au grand galop, et vient s'abattre dans un petit café où une douzaine de vieilles barbes turques fumaient encore le narghilé, en buvant la dernière tasse de café. Donietz se précipite, empoigne sa femme par les cheveux, la jette par terre et tape. Seulement, vous savez, les Turcs n'aiment pas qu'on tape les femmes. Alors, ils ont sauté sur Donietz, lui ont arraché la pauvre diablesse et l'ont roué de coups, lui. Si bien que, quand la police est venue, Donietz était presque aussi abîmé que sa femme. On les a rapportés chez eux. Mais le plus drôle, c'est que le lendemain, ils ne se souvenaient absolument de rien!
Falkland laisse tomber un éclat de rire bref. Et, tout aussitôt:
—Waiter! Heidsieck monopole, rouge.
—Archibald, c'est une folie entêtée! Waiter, Pommery Greno, brut.
Ils m'obligent à boire. Leurs yeux flambent, leurs gestes deviennent fébriles. Cernuwicz maintenant me regarde fixement, l'air soudain féroce:
—Mais ... vous savez, monsieur le colonel, Donietz est un homme. Il n'est pas Polonais, il ne sait pas monter à cheval; cela, c'est la race, il n'y a rien à dire. Mais à pied, il est terrible. Et bientôt nous le nommerons consul en Macédoine, à Mitrovitza!
Fichtre! si les consuls russes de là-bas sont tous de cette trempe, je ne m'étonne plus que les Albanais, moins patients que les Turcs, leur cassent la tête quelquefois.
Ai-je souri? Je ne crois pas. Ce serait imprudent. Cernuwicz, ivre-furieux, me sauterait certainement à la gorge.... Non, il n'y a plus de danger; l'accès est passé. Voilà mon homme, sans transition, qui rit aux larmes. Il claque la table à tour de bras; les coupes s'écroulent.
—Oh! marquis! Je vous ai vu, ne dites pas non. Vous couchez avec les filles Kolouri. Ne dites pas non!
Je dis non, très net, m'attendant toutefois au pire. Point du tout: il se redresse, solennel, et me tend la main au-dessus de la verrerie en miettes:
—Vous êtes un gentilhomme. Il ne faut pas avouer, jamais. Non pour les filles Kolouri: cela ne compte pas; elles ne sont rien, seulement de petites badanas[2]. Mais pour aucune femme. Ici, trop d'hommes sont des mufles. Tenez, Karipoulo ... vous connaissez Karipoulo? Il prend neuf cents livres turques à la Dette[3]. Eh bien, je le rencontre hier Grand'Rue de Péra, et je lui dis: «Karipoulo, avec qui couchez-vous, cette semaine?» Il sourit, se tortille, fait un grand geste pour que les passants s'arrêtent, et, alors seulement, répond, de toute sa voix: «Prince, on ne peut rien vous cacher. La semaine dernière, c'était avec madame Bariteri; mais je n'avais que les restes des soldats turcs; alors, cette semaine, j'ai choisi madame Papazian. Je les ai toutes.» Voilà ce qu'il dit. Mais savez-vous? Il n'en a aucune. Il se vante. Il est Grec. Waiter! Pommery Greno, brut!
Mais, incident: le maître d'hôtel, le bras tendu vers le cartel du hall, explique qu'après une heure, la cave de l'hôtel est fermée.
—Hein! tu dis?
—Excellence, la cave....
—Fils de chien! porc!
Il l'injurie furieusement, mêlant cinq ou six langues pour d'effroyables invectives. Et soudain, à toute volée, il lui lance une bouteille vide à la figure. La bouteille d'ailleurs manque le but et fracasse deux lampes du lustre.
Cernuwicz, perdant lui-même l'équilibre, retombe assis. Il mâche ses dernières injures:
—Juif! Arménien!
Il se tourne vers moi, calmé:
—Je le connais, ce.... C'est le frère de mon portier. Je lui dois de l'argent, à mon portier: mille livres. Il prête à quatre cents pour cent.
Falkland, qui a tout écouté, impassible, s'émeut soudain:
—Staniel vous, un gentilhomme, vous empruntez à ce valet?
—Eh! Archie! que faire? L'argent, tout l'argent est dans leurs poches. Moi, je ne suis pas un Arménien, je ne sais pas prendre aux Turcs. Et je ne suis pas un Grec, je ne sais pas demander aux femmes[4].
—You are a Pole....
Ils entament en anglais je ne sais quel dialogue rapide. Cernuwicz s'agite et crie. Des mots russes et polonais jaillissent çà et là. Finalement, la dispute s'apaise tout d'un coup. J'en profite pour me lever.
—Bonsoir, messieurs.
Sir Archibald me secoue rudement la main. Cernuwicz, débordant de cordialité, improvise un discours d'adieu:
—Marquis, ce soir nous avons bu....
Oui, ce n'est pas niable.
Cependant, sir Archibald s'apprête à partir aussi. Il vérifie l'addition. Son portefeuille est bien anglais, grand démesurément, et d'un cuir sang de bœuf qui hurle.
Le caïque Falkland attend à l'appontement de l'hôtel, à côté de mon caïque à moi. Nous embarquons. Le prince, qui demeure à Buyukdéré, gesticule sur la berge. Tout à l'heure, son cocher le mettra sans doute de force en voiture,—à la cosaque.
Nous poussons. Mes caïkdjis piquent en amont, pour gagner le courant. L'autre caïque, au contraire, se laisse dériver: Canlidja est loin en aval.
Derrière, la voix de Cernuwicz continue à déclamer vers nous, dans la nuit. Ma parole, il appelle maintenant les bons auteurs à son secours:
—Pour la dernière fois, adieu, seigneurs!
Comme ces nuits du Bosphore sont humides! Il me semble qu'on doit avoir bien froid, à dormir seule, au-dessus de l'eau, dans un pavillon qui surplombe....
[1] En turc, la négation s'exprime par la syllabe me: aimer: sevmek;—ne pas aimer: sev-me-mek. D'où les formules pérotes dont abusent mesdemoiselles Kolouri et leurs compatriotes: «intelligent, mintelligent....» (intelligent ou non). L'auteur saisit cette occasion d'exprimer à ses amis de Constantinople, toute sa reconnaissance pour l'excellent lexique français-pérote qu'il doit à leur collaboration.
[2] Sens obscène intraduisible. Le mot n'existe pas en France. La chose non plus.
[3] Il est employé à la Dette aux appointements de 900 livres (20.790 fr.);—locution pérote, que tout le monde, à Constantinople, emploie par contagion.
[4] Le prince Cernuwicz est ivre, et l'auteur lui laisse l'entière responsabilité des opinions injurieuses et téméraires qu'il a puisées au fond de ses quatre bouteilles d'extra-dry.
J'ai passé le pont. J'ai tourné dans la première rue à droite. Et j'attends, comme il est convenu.
Donc, ceci est Stamboul. Désillusion. Je me figurais que, le pont franchi, Stamboul m'émerveillerait au premier coup d'œil. Il n'en est rien. La place d'Emin-Eunu, que voici, reproduit trait pour trait la place Karakeuy. Et la première rue à droite,—je ne sais pas comment elle s'appelle: pas plus de plaque que de numéros,—est laide. Pittoresque, je ne dis pas non: une sorte de boyau tortueux, magnifiquement, et grouillant d'une cohue bien bigarrée. Mais les ruelles de Galata, voire de Péra, sont pareilles.
Deux heures? Non. Je m'en doutais, je suis en avance. L'exactitude joue de bien vilains tours aux gens à rendez-vous. Je me souviens d'une histoire d'il y a vingt ans, comique: celle d'un petit lieutenant qui avait obtenu d'une personne fort blonde qu'elle passât, par hasard, à deux heures précises, à l'entrée de la passerelle qui relie la gare Saint-Lazare à l'hôtel Terminus. Le pauvre gosse, engrené dans une série noire d'accidents et de catastrophes, fiacre emporté, piétons écrasés, foule ameutée, police, arrestation, commissariat, toute la lyre!—n'arrive au lieu convenu qu'à deux heures vingt. Plus personne. Désespoir. Il s'en va. Et le soir, un petit bleu, l'informait que la dame, arrivée, elle, à trois heures moins dix, et repartie à quatre heures et quart, après quatre-vingt-cinq minutes d'attente chimérique, le tenait pour un goujat doublé d'un imbécile, et le priait de ne jamais reparaître à ses yeux.
... Cette première rue à droite doit héberger, le matin, un marché aux légumes. Je piétine une litière de feuilles de salade, et des parfums de choux flottent çà et là....
On me bouscule beaucoup. Les gens de ce quartier vont plus vite que les morts de la ballade. Ils courent, se coudoient et se heurtent, en criant à pleins poumons. Les harnais (portefaix) pullulent. Évidemment ce Stamboul-ci n'est pas le vrai: je suis trop près du port, trop près du pont, trop près de Galata, de Péra, de l'Europe....
Ah! une ombrelle blanche au bout de la rue, au-dessus du moutonnement des fez et des turbans.... Impossible! Il n'est même pas l'heure exacte; il s'en faut de dix minutes. Et pourtant, si.
—Bonjour! pas trop attendu?
Une poignée de main garçonnière. Lady Falkland tient un sac de papier jaune, dont je m'empare....
«Oui, portez ça. Ce sont de ces petites choses sucrées que vous aimez et que j'aime aussi. Comme mon chirket arrivait de bonne heure, j'ai, d'abord, fait escale chez Hadji-Békir.
—Hadji-Békir?
—Le confiseur turc à la mode. Les belles dames du quartier de Schah-Zadeh n'achètent pas une dragée ailleurs.—Non, pas par là. Tournons à gauche. J'ai horreur de ces rues grecques. Je vais vous mener où c'est joli.
Elle trotte, alerte à se dégager de la foule. Je la regarde relever sa jupe. Elle porte une robe de grosse étamine bise, et de solides petits souliers gris, qui n'ont pas peur de ce pavé pointu, redoutable.
Tiens? sitôt la rue—la première rue à droite,—quittée, voici la paix et le silence. Nous marchons entre deux murs au-dessus desquels se penchent de vieux figuiers. Le sol est raviné; des poules grattent la poussière. Trois maisons de bois, poudreuses, s'espacent parmi les figuiers; leurs shahnichirs, vitrés, grillés et voilés de rideaux blancs bien propres, n'ont pas l'air tout à fait solides, supportés tant bien que mal par de pauvres étais vermoulus, dont les clous cèdent. Un chat nous regarde venir, nullement craintif. Des chiens jaunes dorment au soleil, couchés sur le flanc, comme se couchent les loups. Pas un passant. On se croirait en pleine campagne. Ça, Stamboul, la capitaledu Commandant des Croyants? Jamais de la vie! un village, un hameau....
Lady Falkland se retourne, voit ma stupéfaction, éclate de rire:
—Vous voilà bien étonné, pas? Oui, c'est Stamboul. Je parie que vous pensez à un petit village. C'en est un très grand. Il faut marcher deux lieues pour arriver au bout. Mais tout le long du chemin, cela ressemble à ce que vous voyez ici.
Elle s'arrête. Le chat qui nous attendait se laisse flatter sans la moindre appréhension. Elle m'explique:
—Dans les quartiers turcs, les bêtes sont bien traitées et n'ont pas peur des gens.
Puis, enthousiaste:
—Pas, qu'il est beau, mon grand village? Il y a de l'air, du soleil, du silence et de la liberté partout: regardez les arbres, les maisons, les murs: tout ça pousse comme ça veut, où ça veut. Il n'y a pas de façades, pas d'alignement, rien de régulier, rien qui ennuie et qui donne le spleen. Ici, on est libre, libre....
Elle ne rit plus, et je revois sur son visage l'habituelle mélancolie qui retombe. Muette une minute, elle se baisse pour mieux caresser la bête ronronnante....
—Et puis, il y a des choses, dans mon grand village.... Venez, vous allez voir!
Non, tout de même: Stamboul entier ne ressemble pas à cette venelle campagnarde. Voici déjà qui varie: une vraie rue, bordée de maisons des deux côtés. Par exemple, ce n'est pas du tout une rue solennelle: elle est large comme la main, et toute tracée en sinusoïde, de sorte que le vent n'y souffle pas. Les maisons sont de bois, bien entendu, de beau vieux bois couleur de violette. Et comme nous passons, une porte s'entr'ouvre, laisse sortir une femme voilée, et se referme: La femme traverse, toque à la porte en face, et s'y glisse;—tout cela sans plus de bruit qu'un chat marchant sur la pointe des pattes.
On tourne à droite, on tourne à gauche. Nous arrivons à une petite ogive d'antiques pierres grises barrée d'une chaîne tendue qu'il faut enjamber: le bout du village, évidemment....
Oh!...
Je crois que j'ai crié de saisissement. Et je reste sous l'ogive, bouche bée.
Devant moi s'étend une place carrée, grande comme une plaine; et au centre de la place, une montagne de marbre et de pierre se dresse, sculptée, ciselée comme un colossal bijou. Des murs géants s'étayent de contreforts gothiques, dentelés, ourlés à jour. Des galeries, des cloîtres, des colonnades, des arceaux, des balustres, des perrons innombrables s'y adossent ou s'y accrochent de toutes parts. Au-dessus, un bouillonnement vertigineux de dômes et de coupoles s'élance vers le ciel et l'escalade, pareil à ces dunes de sable, que le simoun agglomère en grappes. Et quatre minarets minces et blancs comme des cierges, jaillissent des angles, et montent, plus hauts que tout.
Lady Falkland, arrêtée comme moi, regarde comme moi, muette, religieuse. Enfin, brusquement, elle saisit mon poignet.
—Dites? Il a quelquefois des airs de capitale, mon Stamboul? même des airs de Mille et une Nuits?...
Nous avançons sur la grande place. Nous contournons l'immense édifice. A son pied, un jardin carré, clos d'une muraille basse percée de fenêtres, enferme par milliers des tombes turques, simples et belles.
—Si j'étais un guide raisonnable et patenté, je ne vous aurais pas mené ici. Je vous aurais infligé la promenade classique pour étrangers: Sainte-Sophie, l'Hippodrome, la Sublime Porte et le Grand Bazar. Vous auriez vu plein d'Anglaises à voile vert, plein d'Allemands à barbe sale; vous auriez acheté la selle authentique du cheval de Tamerlan (fabriquée l'année dernière à Trébizonde), et vous auriez piétiné toute votre journée dans des rues à tramways, plus laides que Péra. Mais moi, je vous montre ceci.
Ceci: la Suleïmanié Djami, la mosquée de Suleïman le Magnifique; «la perle et le diamant», disent les Turcs....
Nous passons sous une porte pointue, taillée à facettes, harmonieuse comme un fragment du Parthénon.
Dedans, c'est une nef de cathédrale, la plus splendide que j'aie jamais vue. Des piliers prodigieux portent des arcs de marbre noir et blanc, qui enjambent d'incroyables vides. Des vitraux couleur de lait ou d'algues tamisent une clarté grave. Point de chapelles, point de niches à saints, point de confessionnaux, rien qui rapetisse. L'autel est un portique de marbre gris, muré, sur le fronton duquel, en lettres d'or, la parole du Prophète est écrite.
Il y a quatre colonnes de granit, énormes. Lady Falkland me les désigne:
—Elles proviennent d'une église de Byzance, disparue. Plus anciennement, elles ont porté le temple de Diane, à Ephèse. Plus anciennement, un autre temple, on ne sait pas où. Elles ont déjà vu quatre dieux. Et combien encore à venir.
... Çà et là, des Musulmans prosternés prient en silence. Deux petites filles, libres et joyeuses, se battent pour rire et se roulent sur les grands tapis. Un iman à longue barbe de neige les considère, indulgent.
Au milieu du jardin carré, où se pressent les tombes, lady Falkland me fait admirer un grand mausolée, en forme de kiosk, qu'entoure une galerie octogonale, d'aspect italien. C'est le turbeh de Suleïman. On peut y entrer. Et je songe qu'en notre Europe, soi-disant tolérante, l'accès des mausolées de papes et d'empereurs n'est pas offert à tout venant.
Dans la salle ronde, aux murs revêtus de faïences de Perse, trois majestueux catafalques, habillés de satins et de brocarts, s'alignent côte à côte, flanqués d'énormes cierges de cire jaune, et couronnés de hauts turbans. Suleïman dort là, entre deux sultanes de sa race. A leurs pieds, plusieurs sultanes dorment aussi, sous de pareils brocarts et de pareils satins. Bien de saisissant comme ces catafalques turcs, qui font en quelque sorte visible et tangible la présence du mort.
Une curiosité me prend:
—Roxelane, la fameuse favorite, est-elle dans ce mausolée?
Lady Falkland hésite trois secondes. Il semble que ma question lui déplaise. Elle répond cependant:
—Non. Venez.
Nous sortons. Dans le jardin, elle étend le bras vers un autre turbeh, proche, semblable, un peu plus petit.
—Roxelane est là.
—Nous visitons?
—Si vous voulez. Mais vous seul. Je n'entrerai pas.
—Ah?...
Elle n'en dit pas plus long, et regarde fort attentivement la pointe de ses souliers. Je n'ai garde d'insister, et je ne regarde pas le tombeau de Roxelane.
Encore les petites rues turques. Maintenant, cela n'a plus trop l'air d'un village;—d'une vieille petite ville monastique, plutôt. J'ai vu, dans l'Italie du Nord, ces larges pavés encadrés d'herbes, et ces murs de pierres grises, percés de fenêtres à barreaux, sans vantaux ni vitrage. Le regard plonge, ici, comme là-bas, dans des cloîtres nus ou dans des jardins incultes. Mais ici, les jardins sont des cimetières, où d'innombrables stèles s'éparpillent parmi les buissons et se cachent sous le lierre, à l'ombre des saules et des cyprès mêlés.
—Elles vous plaisent, ces rues?
—Bien plus que je ne saurais dire.... Où allons-nous par là?
—Très loin. Vous m'avez donné toute l'après-midi, n'est-ce pas? Eh bien, je veux vous mener d'abord vers une autre mosquée que j'aime; et puis plus loin encore, jusqu'à la grande muraille byzantine qui entoure Stamboul. Après, nous reviendrons ... par un autre chemin.
Un carrefour, deux carrefours, trois carrefours. Les petites rues s'enchevêtrent tant qu'elles peuvent, et se courbent et se recourbent sans nul souci d'aucune direction. Comment peut-on trouver son chemin, dans un pareil labyrinthe? Et pas une surface plane: rien que des montées ou des descentes. Byzance, comme Rome, était la ville aux sept collines....
Lady Falkland s'arrête. Une femme en haillons, voilée, se tient accroupie dans un coin de porte, un bébé souffreteux sur les genoux. Elle ne demande pas l'aumône, et nous regarde, silencieuse, à travers son tcharchaf de grosse étamine.
Lady Falkland prend une pièce dans sa bourse, et veut la donner. Mais la pauvresse, fière, refuse et retire sa main. On n'accepte pas ainsi la pitié des Infidèles! Lady Falkland alors, se penche et pose la pièce dans la menotte du petit. La mère hésite. Je m'en mêle, et dans l'autre menotte, je mets une autre pièce. On ne résiste plus, cette fois. Et l'on prend un sourire de courtoisie avec quelques mots brefs et doux. Je demande, tandis que nous nous éloignons:
—Qu'a-t-elle dit?
—C'est presque intraduisible. Un remerciement turc. Voici le sens, tant bien que mal: «Partez en souriant».
Que de rues! Il y a plus d'une heure que nous marchons. Lady Falkland ne s'embrouille jamais, va, et va, de son petit pas vif. Stamboul est tout ce qu'on veut, sauf monotone. Les quartiers succèdent aux quartiers: ceux-ci absolument déserts et morts, avec d'interminables cheminements entre deux murs, et sous l'ombre changeante des acacias et des figuiers;—ceux-là peuplés, bâtis d'une foule de petites cases de bois, d'où l'on voit sortir quelques femmes voilées, silencieuses et quasi furtives, beaucoup de vieilles gens qui vont cahin-caha. De loin en loin, dominant le mur sur la maison, un cyprès surgit, poussé on ne sait d'où, un minaret se hausse, une coupole de mosquée ou de medersah s'arrondit. Et, tous les cent pas, un cimetière minuscule, serré entre deux logis, entasse les unes sur les autres ses trois douzaines de vieilles tombes. Les morts et les vivants voisinent.
—Il ne manque pas de grandes places, de mosquées pompeuses et de larges voies triomphales. Mais je vous ai montré la Suleïmanié Djami. Et maintenant, je veux vous montrer d'autres choses différentes.
Notre rue débouche au coin d'un jardin carré, gigantesque;—pas un square d'Europe, élégant et peigné: un verger-potager, où poussent en bel ordre quelque cent mille choux, agréablement mêlés de carottes, d'oignons et d'asperges, tout cela bien abrité d'arbustes en quinconces,—pêchers, cerisiers, abricotiers.—Le jardin est en contre-bas, et solidement entouré d'une sorte de digue maçonnée à la romaine, laquelle digue monte jusqu'au niveau de la rue.
—Une ancienne citerne byzantine.... Assez curieux, oui. Mais venez par ici.
Nous passons le long d'une dizaine de jolies maisonnettes presque neuves, d'un sapin frais qui sent la résine. Et une placette s'ouvre, plantée de trois platanes, et bornée par un mur très haut. Derrière le mur, et plus haut que lui, une coupole apparaît; et plus haut que la coupole, deux minarets s'étirent parmi les cyprès géants.
—Une grande mosquée?
—Oui. La Sélimié Djami. Entrons dans la cour.
La porte est en plein cintre, et bien vieille. La cour est carrée, tout à fait pareille à une cour de cloître, avec arcades et colonnes. Mais les colonnes sont d'un marbre ancien, que les siècles ont usé jusqu'à le rendre jaune et transparent comme l'onyx; et, sous les arcades, des faïences persanes enluminent les quatre murs de leur bariolage éternellement vif et frais.
Au milieu, il y a une fontaine d'ablutions, et, alentour, les cyprès qu'on voit du dehors. La mosquée proche étend son ombre. Il fait doux et calme infiniment.
Lady Falkland s'assied sur une marche, au pied d'une colonne, et me reprend le sac de papier jaune.
—Voici des dattes farcies, et des dragées aux pistaches, et je ne sais quoi.... Êtes-vous las? Nous avons fait beaucoup de chemin, et le pavé est très dur.
Je ne suis point las. Nous grignotons, et le silence tombe entre nous. Il me semble que je resterais des heures et des jours assis dans cette ombre tiède, au milieu de ce cloître musulman qui n'a ni grille ni serrure.
Lady Falkland a posé son coude sur son genou, et sa joue sur son poing fermé. Et je ne distingue pas la couleur des pensées qui passent sous ce front....
Tout à coup, elle se relève, et cherche sa petite montre:
—Mon Dieu! quatre heures déjà. Allons, vite en route....
Je m'inquiète:
—A quelle heure part donc le dernier chirket? Il faut que vous retourniez à Canlidja?
—Naturellement, il le faut. Le dernier bateau part à douze heures quinze ... à peu près six heures et quart à la franque, aujourd'hui. Encore ne toucherait-il pas à Canlidja: il suit la côte d'Europe.
—Mais alors?
—Alors, j'irai à Yénikeuy, et je traverserai en barque. J'arriverai très tard, et je n'aurai guère qu'un quart d'heure pour m'habiller. Vous savez que nous dînons toujours décolletées à la maison.... Un quart d'heure, je ne pourrai pas. On commencera sans moi, et quand je ferai mon entrée, on m'accueillera par des mots désagréables. Mais j'ai prévu tout cela dans mon programme d'aujourd'hui: donc inutile de vous apitoyer.
Nous trottons, et le Sélimié-Djamï est déjà loin. Devant nous, les éternelles petites rues s'allongent, plus villageoises que jamais. Maintenant, les maisons s'espacent davantage, séparées par des jardins.
—J'espère bien, murmure lady Falkland, que nous trouverons une voiture à Edirneh-Kapou....
Edirneh-Kapou,—la porte d'Andrinople,—la voici précisément: une grande voûte délabrée, qui perce une maçonnerie énorme, mal entrevue derrière beaucoup de maisons à boutiques, entassées. Nous passons sous la voûte. Des soldats, assis au seuil d'un corps de garde, contemplent leur petit jardin où poussent des soleils et des volubilis.
Dehors un chemin de ronde, un fossé, un talus, toutes ces choses tellement anciennes qu'on les distingue à peine les unes des autres. Et, au delà, une plaine vallonnée, plantée de cyprès, immense, indéfinie....
La grande muraille de Stamboul est maintenant derrière nous. Les formidables ruines de créneaux et de tours s'éloignent vers le nord et s'éloignent vers le sud, jusqu'à l'horizon....
—Venez, venez ... il est tard.
C'est vers la plaine aux cyprès qu'il faut venir. Nous franchissons le fossé sur un pont dallé, nous descendons le talus d'herbe poudreuse. Et voici la plaine.
C'est un cimetière. Au pied des arbres raides que le vent fait à peine vibrer, des tombes, des tombes par milliers et par millions, des tombes jeunes peintes de frais et dorées, des tombes vieilles, blanchies, noircies par les soleils et par les pluies, des tombes antiques, usées, rongées, renversées, se serrent et se confondent dans une mêlée immobile. Les stèles, droites, obliques, couchées, ressemblent à des soldats innombrables pétrifiés tout d'un coup, en pleine bataille.
Nous avançons sous les cyprès. Nous enjambons les dalles et les cippes. L'herbe pousse haute, et je trébuche parfois contre un obstacle invisible.
Une stèle centenaire, inclinée jusqu'à toucher le sol de son turban, s'appuie au tronc d'un térébinthe. Lady Falkland s'y assied comme sur un banc, et me fait place à côté d'elle.
—Voilà.... J'ai voulu vous montrer nos cimetières turcs. Voyez-vous, la Turquie avec son sultan absolu et son Coran despotique, est le seul pays libre de la terre. Les morts turcs eux-mêmes ne sont point enfermés comme les morts chrétiens. On ne les entoure pas de grands murs et de grosses grilles. Ils dorment où ils ont voulu dormir; et on ne charge pas de maçonneries leurs pauvres os fatigués....
Je n'ai pas soufflé mot depuis que nous avons quitté la cour cloîtrée de la Sélimié-Djami. Mais ce lieu-ci me semble favorable aux paroles qu'on hésite à dire:
—Madame ... je tiens à vous remercier....
—De quoi donc?
—Tout à l'heure, dans la cour de la mosquée, vous m'avez parlé comme vous ne parlez certainement pas au premier venu. Oui, quand vous avez fait une allusion à l'accueil pénible qui vous attend ce soir chez vous. Je suis profondément touché de la confiance que vous me marquez, et ... et vous avez raison de me traiter en ami.
Elle ne rougit pas, elle ne fait aucun geste, aucune simagrée. Elle me regarde tout droit, les yeux songeurs.
—C'est vrai: je ne sais pourquoi, mais j'ai confiance en vous....
Elle sourit, sans gaieté.
—Oh! n'allez pas croire que je vous fais une grande grâce en parlant devant vous, un peu librement, des tristesses de mon foyer. Ces tristesses-là, mon ami, il y a beau temps que tout Constantinople les sait par le menu et les commente, et les juge et s'en divertit. Vous-même, nouveau venu, vous n'en n'ignorez rien, avouez?
J'avoue, d'un signe. Et je me tais. Au bout d'une minute, elle pose sa main dans les miennes.
—Seulement, vous, vous ne commentez pas, vous ne jugez pas, vous ne raillez pas. Et c'est à moi de vous dire merci.
Elle se lève. Nous faisons quelques pas dans la plaine funèbre. Tout à coup, elle s'arrête et me montre une tombe.
Une tombe de femme: il n'y a pas de turban sculpté sur la stèle; une tombe d'au moins vingt ans; il n'y a plus du tout de peinture sur le marbre, ni d'or au creux de l'inscription.
—Vous la voyez.... Vous ne savez pas lire les lettres turques? Moi non plus, les chiffres seulement. Mais c'est assez pour démêler l'essentiel d'une épitaphe.... La femme qui dort là-dessous est morte en 1297 de l'hégire; elle a vingt-deux ans.... C'est l'année de la mort d'Aziyadé, et c'est l'âge qu'elle avait, je crois....
«Bien sûr, cette tombe n'est pas la tombe d'Aziyadé. La vraie tombe, personne ne sait où elle est,—heureusement!... Voyez-vous une agence Cook y conduisant des caravanes de touristes?—Mais, ici, dort une autre Turque, qu'Aziyadé a pu connaître, aimer, qui sait? Alors, moi qui ai pleuré tant de fois sur le sort douloureux de celle qui est morte sans avoir revu son ami, j'apporte ici, souvent, des fleurs; c'est pour les deux petites ombres; et je pense qu'au royaume où elles sont maintenant, elles se les partagent sans dispute....
Je n'ai pas du tout envie de sourire. Lady Falkland a pris quelques violettes piquées à son corsage, et les égrène au pied de la stèle.
—Les femmes s'entendent entre elles bien plus volontiers qu'on ne croît.... Excepté....
Elle hésite, puis me regarde, les sourcils froncés très bas, la lèvre relevée sur les dents qui apparaissent....
—Excepté quand il y en a une très méchante, qui veut, par orgueil et cupidité, voler le fils d'une autre....
Quand nous repassons la porte d'Andrinople, il est cinq heures passées. Trois arabas sont là, trois carrioles fort pouilleuses, et suspendues Dieu sait comment. Lady Falkland entame avec les arabadjis une discussion compliquée, où s'agitent, ce me semble, des questions de temps et de distance. Finalement, on tombe d'accord, et nous voilà, l'instant d'après, lancés à une allure folle sur le pavé raboteux des petites rues. La jante ferrée des roues y fait un fracas de marteau et d'enclume. Assourdie, lady Falkland serre ses mains contre ses oreilles. Je vois, à travers l'étamine des manches, le dessin pur de deux bras enfantins, fragiles.
Stamboul est grand, grand à n'en plus finir! Voici de nouveaux quartiers, de nouvelles rues. Nous passons des marchés, des bazars; l'araba tour à tour se précipite dans de longs chemins silencieux et solitaires, puis ralentit au milieu d'une place ou d'un carrefour grouillant de gens enturbannés....
Au vol, j'entrevois une gigantesque mosquée, flanquée de minarets interminables....
Enfin, la voiture s'arrête. Mais ici, il n'y a rien à voir, ce me semble? Ni mosquée, ni tombeau monumental, ni petite rue extraordinaire. Rien qu'une masure de bois vermoulu et de pierres qui s'écroulent. Est-ce cela?...
C'est cela. Lady Falkland m'entraîne jusqu'à toucher cette ruine, qui n'est pourtant ni belle ni grande. Et, sa main serrant la mienne:
—Savez-vous un peu d'histoire turque? Suleïman, avant de connaître Roxelane, avait une épouse circassienne qui s'appelait Hasséki. Il eut d'elle deux fils, Mohammed et Dji-an-djir. Et c'étaient de beaux enfants et de bons princes. Mais Roxelane, par haine de Hasséki, les fit tuer l'un et l'autre, et leur mère en mourut de désespoir. Voilà pourquoi, tout à l'heure, je vous ai empêché d'entrer dans le mausolée de Roxelane. Et voilà pourquoi, maintenant, je vous amène au mausolée de Hasséki. Faites une prière.... Là! Maintenant, vite, il est tard!... Arabudji, Emin-Eunu!... chirket-haïrié!... Tchabouk, tchabouk!
25 septembre.
Singulières aventures: j'ai passé la nuit à Béicos: et ce matin, voici que je découvre, posé sur l'appui de mon shahnichir un bouquet de tubéreuses.
Qui l'a mis là? Le shanichir surplombe au-dessus du Bosphore.... Quelqu'un passant en caïque? Impossible: seule, une vitre latérale était ouverte. Il a fallu—oui, c'est l'unique explication,—il a fallu qu'on jette ces fleurs du shahnichir voisin. Mais c'est celui du vieil iman à barbe blanche! Baroque, en vérité.
... Narcisse Boucher, hier au soir, piqué d'une tarentule soudaine, a décidé de clore immédiatement la saison estivale, et de réintégrer le palais de Péra. On déménage tout à l'heure; et demain toute l'ambassade aura quitté le Haut Bosphore. J'ai donc probablement dormi ma dernière nuit de Béicos, sauf occurrences exceptionnelles.
Bah! ailleurs ou ici.... Je regrette ma maison turque.... Mais j'aurai Stamboul là-bas.—Stamboul.... Depuis que lady Falkland m'y a conduit, j'ai la nostalgie de toutes ces petites rues désertes et silencieuses, où tant de soleil brille sur les tombeaux et les maisons mêlés, où tant d'herbes poussent parmi le marbre jauni des mosquées hautaines....
Et puis, je ne la quitte pas, ma maison turque. Tout y va rester en ordre, et rien ne m'empêchera de revenir de temps en temps donner ici le coup d'œil du maître. L'été prochain, je n'aurai de la sorte rien oublié, je retrouverai chacune de mes habitudes, et le cher bruissement du Bosphore, et la barbe blanche de l'iman, mon voisin ... et peut-être encore une botte de tubéreuses sur l'appui de mon shahnichir....
Oui. Et j'aurai quarante-sept ans au lieu de quarante-six.
J'ai passé toute ma journée à flâner par la maison. Je ne veux retourner à Péra qu'au couchant du soleil, pour descendre le Bosphore à l'heure crépusculaire, qui est la plus douce. Il y a bien, là-bas, rue de Brousse, sur ma table à écrire, un rapport inachevé qui m'attend. Je crois même que le susdit rapport doit éclairer plusieurs ministres sur la réalité des préparatifs bulgares le long de la frontière ottomane. Allah patafiole les infidèles! mais, demain, je travaillerai double. Ce soir, je veux ne me soucier que de la paisible Turquie.
Ah! voici l'heure du repos pour les soldats de la caserne. Ils s'alignent sur deux rangs, face à la mer, et j'entends leurs clairons psalmodier de lentes sonneries qui ont l'air de pleurer. Une trompette reprend et finit en mineur. Je vois les mains droites, toutes ensemble, se lever pour le salut; et un grand cri s'élance:
—Padischah'm tchok yacha! (Vive l'Empereur!)
... Ce cri, je l'ai entendu déjà, au Sélamlick, et ailleurs. Et j'ai tressailli du frisson contagieux qui secoue les hommes de l'Islam, acclamant leur Khalife.... Hélas! ces gens ont une foi. Et je les envie. S'il leur faut un jour tuer ou mourir, ils sauront pourquoi, ou du moins croiront le savoir.
Maintenant, le soleil baisse. Le caïque est sorti du caïk-hané, et Osman l'accoste au perron, agrippant les pilotis de sa petite gaffe à croc de cuivre.
Ho! un choc mou dans le shahnichir.... Par exemple! c'est un second bouquet pareil au premier.... Le voilà à mes pieds, et il fleure fort l'haleine sensuelle des tubéreuses....
Évidemment, c'est le shahnichir voisin qui bombarde. Sa vitre latérale est grande ouverte. Toutefois personne n'apparaît. Sans doute la prudence s'impose-t-elle.... Je ramasse le bouquet, en prenant soin de ne pas trop me montrer.
C'est bien ce que j'attendais. Un billet est épingle, parmi les fleurs. Un billet très drôle, griffonné sur ce papier à dentelle d'or que les bébés emploient pour leur lettre du jour de l'an:
«Quatre fois, j'ai levé mon voile en me penchant à la fenêtre, et vous ne m'avez pas regardée. Pourtant, je pleurerai quand votre caïque partira....»
Ah bah!
C'est écrit en français, sans la moindre faute. Mon voisin l'iman aurait donc une fille,—pourvue de ses brevets? Au fait, les petites Turques de toutes castes, sont généralement plus instruites que nos jeunes filles de France....
Voyons, que faire? La galanterie, en tout cas, veut que je réponde.
Une feuille de mon carnet? C'est bien inélégant. Tant pis. A la guerre comme à la guerre:
«Je reviendrai bientôt et souvent. Montrez-vous au shahnichir quand je monterai en caïque.»
Voilà. L'épingle maintenant. Le premier bouquet est encore là, véhicule propice.... Un, deux, trois! Le poulet fleuri, lancé à tour de bras, s'engouffre dans la fenêtre ouverte. A Dieu vat!
Bon. Le caïque est accosté. Il fait encore grand jour. Je descends. Je ferme bruyamment la porte. J'embarque.
Au shahnichir du vieil iman, une forme voilée se penche. Je regarde: le tcharchaf se lève.
Une frimousse espiègle apparaît, des yeux tendres sourient; une bouche enfantine mime un baiser. Et le courant, rapide, m'éloigne.
... Donc, les petites filles turques, elle aussi, flirtent parfois avec les Infidèles. O Mehmed pacha, vos yeux voient clair!
Quand même, flirt pour flirt, j'aime mieux la manière musulmane que celle des Calliope et des Christine, dans leurs salons à paravents.
La nuit tombe. Voici Canlidja. Voici la grille. Voici le petit pavillon au bord de l'eau. Le caïque passe tout près, invisible sur l'eau sombre.
Les fenêtres sont éclairées. Je vois une ombre mince derrière les vitres lumineuses....
Monsieur Carazoff, Persan, tient à Stamboul, au premier étage d'une maison peinte en rouge, une boutique fort achalandée, où l'on trouve cent mille choses hétéroclites,—notamment, des turquoises et des tapis. Aujourd'hui, j'ai rendu visite à M. Carazoff, désireux que j'étais d'embellir mes salons de la rue de Brousse par quelques curiosités agréables, choisies dans son assortiment.
M. Carazoff est un courtois personnage, tout vêtu de noir et coiffé d'astrakan, comme il sied aux gens de sa nation. La politesse de M. Carazoff est à la fois raffinée et noble. Les Juifs sont obséquieux; les Grecs sont familiers; ce qui ne les empêche, ni les uns ni les autres, d'être des marchands ingénieux et vite enrichis. Mais les Persans, plus ingénieux et plus riches, savent n'être familiers ou obséquieux que juste ce qu'il faut. Et leur tact en affaires dépasse considérablement tout ce que nous imaginons en Occident.
Dès mon entrée chez lui, M. Carazoff me le prouve à l'évidence. Le temps de me saluer, de m'offrir un fauteuil et de frapper dans ses mains pour que son commis nous apporte le thé, il m'a jaugé d'un seul coup d'œil, et sait avec certitude la sorte de client que je suis. Français,—Français de l'Ambassade,—et riche suffisamment.—Or donc, M. Carazoff se garde de m'offrir une babiole indigne de ma bourse, non plus qu'aucune horreur très cher réservée «pour goût américain». Mais tout de suite les tapis anciens, pliés et empilés dans toute l'arrière-boutique, roulent du haut de leurs tas carrés, et déploient à mes yeux leurs splendeurs soyeuses.
—Ceci, Siné: beau comme une tapisserie. Ceci Boukhara: beau comme du velours. Ceci, Tchaoutchaghan: miniature, monsieur, miniature véritable? Ceci, Mir: pièce de Musée. Ceci. Soumack: double face, et souple! un mouchoir, un mouchoir de poche.
M. Carazoff, la dextre levée, les doigts joints, parle bas comme dans un temple. Deux serviteurs, reculés à bonne distance, étalent les magnifiques tissus, les froissent, et font jouer la lumière dans les plis. Il semble que du soleil soit mêlé à la laine....
—Bonjour, monsieur Carazoff.
C'est une vieille dame à cheveux tout blancs. M. Carazoff, la main sur le cœur, salue jusqu'à terre.
—Je vois que vous êtes en affaires. Continuez, je vous en prie. J'attendrai dans ce fauteuil, et monsieur votre neveu va m'apporter de cet excellent thé persan que je bois sans sucre....
Elle parle français sans le moindre accent. Je me lève:
—Madame, permettez-vous à quelqu'un qui n'est jamais pressé de vous céder son tour? J'achète des tapis, je ne m'y connais pas du tout, et mon choix sera bien lent....
Petite révérence à la française:
—Je permets très volontiers. Qui remercierai-je, monsieur?
—Le colonel de Sévigné.
—Je m'en doutais un peu. Je suis madame Érizian, et quelqu'un m'a parlé de vous, pas en mal: lady Falkland....
Madame Érizian? J'ai entendu ce nom déjà. Une Arménienne, veuve, sans enfants, qui vit assez retirée, quoique allant parfois dans le monde diplomatique.
Cependant M. Carazoff apporte, dans une coupe, une poignée de turquoises persanes,—petites, mais bien bleues.
—Non, monsieur Carazoff. Aujourd'hui, j'ai envie de perles. Avez-vous une jolie perle très ronde, blanche ou légèrement rosée?
Elle se tourne vers moi:
—Nous autres. Arméniennes, nous raffolons des bijoux, vous savez: c'est la faute à nos pères et à nos maris, qui aiment beaucoup, beaucoup l'argent ... trop peut-être.... Cet amour-là déteint sur nous. Mais nous, femmes, sommes plus raffinées, et au lieu de chérir grossièrement les écus, nous chérissons leur quintessence: les pierreries.
M. Carazoff, avec des gestes de dévotion, présente une autre coupe, plus petite, où se mêlent des perles et des opales. Madame Érizian se tait, s'arme d'une loupe, et regarde de tout près. Moue désappointée.
—Il n'y a rien ici, monsieur Carazoff. Allons, cherchez mieux. Ces perles sont méprisables. Mais je parie qu'au fond de vos tiroirs....
Troisième coupe. Quatre perles seulement y luisent, douillettement couchées dans du papier de soie.
—Ah! nous y sommes. Celle-ci ... non, elle a un défaut. Parfaitement, un défaut. Ne vous indignez pas: j'ai de bons yeux, monsieur Carazoff.... Et celle-là est jaune. Mais cette autre me plaît assez ... quoique!... enfin!... le prix, monsieur Carazoff?
—Madame, toute la maison est à vous. Cette perle ... ce n'est rien. Rien. Un cadeau.
—Monsieur Carazoff, vous êtes le plus courtois des Persans. Mais il est déjà cinq heures à la franque. Et nous n'avons pas le temps d'échanger toutes les politesses qui conviendraient. Donc, dites-moi sans tarder: combien?
—Rien! je vous supplie. La perle est unique, sans prix. Ronde comme la lune, et brillante! Cela ne se paie pas. Tout ce que j'ai ici, les tapis, les cuivres, les laques ... rien ne vaut cette perle. Je vous la donne.
—Que vous êtes aimable, monsieur Carazoff! Mais parlons sérieusement. Pensez-vous que six livres turques?...
—Six livres!!... Madame, vous plaisantez avec une bonne humeur qui réjouit mes vieux os. Nous sommes d'anciens amis; il m'est doux de voir que la gaieté ne vous quitte pas. Je le dirai à ma fille, qui s'informe souvent de votre santé.
—Je vous rends grâce, monsieur Carazoff. Mais je ne plaisante pas. Six livres me paraissent un juste prix....
—Juste prix!... Ne parlons plus de cela, madame. Il ne faut pas donner à monsieur le colonel, que voilà, de fausses idées sur la valeur des choses. Exactement, cette perle me coûte, à moi, vingt-deux livres. Je vais vous montrer mes papiers d'achats....
—N'en faites rien, monsieur Carazoff. Vos papiers sont écrits en persan, et je ne sais pas lire cette langue poétique. Mais je vois que nous ne ferons pas affaire ensemble aujourd'hui. Car je n'ai absolument que sept livres dans ma bourse....
—Il y a, marqué sur le papier d'achat, vingt livres. Je songeais, pour prix de ma peine, à gagner le dix pour cent. Mais il faut y renoncer. La vie est devenue bien dure pour les marchands. N'importe. Mon grand-père vendait à votre grand'mère, et je sens, en y réfléchissant bien, que ce bénéfice pris sur madame Érizian m'aurait porté malheur. Voici la perle. Elle est à vous. Un cadeau. Vous ne me paierez que les vingt livres turques.
—Oh non! c'est tout à fait impossible. J'ai dit huit livres. Et vous savez que les Arméniennes ne cèdent jamais d'une piastre....
—Madame, écoutez. Ne parlons plus de vingt livres. Faisons des prix exacts. Tout cela n'était que badinage. Mais il faut plaisanter pendant un temps, et parler gravement ensuite. Je vous donne maintenant ma parole d'honneur! A quinze livres turques, je ne gagne pas le prix d'un mouchoir de soie.
—Monsieur Carazoff, à dix livres turques, vous gagnez de quoi vêtir de satin tout le joli corps de votre jeune fille. Et je ne suis pas assez riche pour....
—Seigneur! dix livres! Kondjé-Gul, venez ici!
Une gentille fillette apparaît, soulevant une portière.
—Madame, sur la tête de cette enfant, qui est ma chair et mon sang,—M. Carazoff étend la main sur les cheveux lisses,—je vous jure qu'à dix livres je perds!
—Monsieur Carazoff, je vous crois sur votre serment. Approchez, mignonne, qu'on vous embrasse. Là!... Et dites à votre papa qu'il faut pourtant qu'il me cède la perle à neuf livres turques parce que je suis une cliente très vieille, têtue, et parce qu'une autre fois, il gagnera beaucoup plus sur moi.... Eh bien, monsieur Carazoff?
—Onze livres, madame, je vous supplie!...
—Allons, neuf et demie.
—Ah! madame.... Toute la maison est à vous.
—La perle, qu'est-ce? rien. Un cadeau. Neuf livres et demie, soit.
Monsieur de Sévigné, écoutez une légende d'ici.—Au commencement, Allah créa tous les peuples. Puis, désirant qu'ils fussent tous justes et intègres, il mit cuire de l'honnêteté dans une belle marmite. Au bout de sept ans, l'honnêteté fut cuite à point. Allah l'avait brassée comme il fallait avec sa grande cuillère d'or. «Va, maintenant,—dit-il à l'Archange,—et amène-moi ceux que j'ai créés.»
L'Archange s'en fut les chercher par le monde.
Les Croyants vinrent les premiers, parce qu'ils habitent plus près de Dieu. «Voici pour vous, hommes fidèles!» dit Allah, qui leur versa, sans mesurer, une pleine cuillerée de la précieuse drogue. Et ils s'en allèrent, honnêtes à tout jamais.
Les Franks vinrent à leur tour. «Voici pour vous!» dit Allah. Et ce fut une deuxième ration, aussi large que la première.
Vinrent enfin les Idolâtres. «Voici, pour vous, pauvres gens!» Et la troisième cuillerée tomba.
Il ne restait plus grand'chose dans la marmite....
«Seigneur, Seigneur!—cria tout à coup l'Archange,—voici les Juifs et les Persans, que nous avions oubliés!» Allah, pris de court, retourna la marmite; mais, même en grattant le fond et en récurant les bords, il ne put emplir qu'une seule et dernière cuillerée. «Tant pis!—dit-il.—Les Juifs et les Persans se partageront cela.»
Et les Juifs et les Persans s'en allèrent, moitié plus fourbes et voleurs que ne sont les Idolâtres, les Franks et les Croyants. Il ne restait plus une goutte d'honnêteté dans la marmite. Et c'est alors, hélas! qu'arrivèrent, déplorablement en retard, les Arméniens.
Madame Érizian, non sans quelque fierté plaisante, proclame ainsi la douteuse réputation des gens de sa race. J'aurais mauvaise grâce à m'en plaindre: tout à l'heure, l'intervention de ma nouvelle amie, et sa tactique, m'ont précieusement servi contre M. Carazoff, et je n'ai guère payé mes tapis que le double de ce qu'ils valent.
En remerciement, j'ai cru pouvoir offrir à madame Érizian la moitié de mon araba; et madame Érizian, sans façons, l'a acceptée.
Et nous roulons au-dessus de la Corne d'Or, sur l'immense pont de bois, qui monte et qui descend, comme une piste de montagnes russes.
Madame Érizian a de beaux yeux arméniens, longs et vifs, qu'elle vous braque en plein visage avec un aplomb tranquille de vieille femme.
—Savez-vous? je suis contente du hasard d'aujourd'hui. J'avais envie de vous connaître, après tout ce que m'a dit Maria.
—Lady Falkland?
—Oui ... je l'appelle Maria, parce que je l'ai connue haute comme ça ... ou presque: elle venait de se marier quand elle est arrivée à Constantinople. Il y aura huit ans en décembre.... Elle était plutôt jeunette, alors. Là-bas, aux Antilles, on les marie dès qu'elles sont sevrées. Pauvre petite, va!
J'ai tout à fait la sensation d'écouter une douairière d'entre Loire et Seine. A tel point, que je ne me tiens pas d'interrompre.
—Vous avez vécu longtemps en France?
—Moi? je n'y ai jamais mis les pieds.... C'est mon français qui vous étonne? Mais tout le monde parle français à Constantinople....
—Pas le même français que vous.
—Ah! vous avez fréquenté chez les Grecs. Oui, ils ont un tas d'idiotismes assez pittoresques. C'est que leurs femmes ouvrent rarement un bouquin. Nous autres, Arméniennes, nous lisons.
—Cela vous réussit.
—Mon Dieu, oui!... Je ne sais pas faire la modeste, je vous en préviens. Nos maris ne sont que les plus habiles tripoteurs d'argent du monde. Mais nous, je crois, sans nous vanter, que nous sommes les plus intelligentes de toutes les femmes.
Je me sens l'âme de saint Jean Bouche d'Or.
—Est-ce par jalousie, alors, que les Turcs vous massacrent de temps en temps?
Elle répliqua, sans l'ombre d'un embarras?
—Non ... c'est par instinct de conservation. La loi de Darwin, tout bonnement. S'ils ne nous assommaient pas quelquefois, nous les ferions mourir de faim. Nous sommes trop modernes, et eux pas assez. Il n'y a pas de notre faute, ni de la leur. Et ce n'est pas gai, cette nécessité de s'entre-tuer....
Elle songe une minute. Notre araba escalade, d'un trot ralenti, la côte en zigzag qui contourne Yuksek-Kaldirim.
—Au fait, nous dévions. J'avais une question sur le bout de la langue: vous êtes un peu amoureux de Maria, n'est-ce pas?
Je tombe de mon haut,—sincèrement.
—Moi, madame? par grâce, daignez regarder la couleur de mon poil.... J'ai quarante ... j'ai plus de quarante ans.
—Oh! dites le chiffre! ça m'est égal, j'ai, moi, soixante-quatre ans! Peu importe d'ailleurs: vous paraissez encore très jeune. Et l'âge ne fait rien à l'affaire. Donc, vous êtes amoureux de Maria....
—Mais jamais de la vie! J'ai pour lady Falkland une sympathie très vive, mais tout amicale. Lady Falkland est charmante, simple et bonne de la tête aux pieds, et fort malheureuse, si je ne me trompe....
—Dieu non, vous ne vous trompez pas! Enfin, pour en finir, vous n'êtes pas amoureux d'elle. Ça va bien, c'est ce qu'il faut. N'allez pas le devenir, par exemple!
—N'ayez pas peur. Cependant,—simple curiosité,—pourquoi, chère madame, cette éventualité vous paraît-elle à ce point déplorable?
—Parce que, comme vous le dites si bien, Maria est fort malheureuse telle qu'elle est, et n'a que faire d'introduire dans sa pauvre vie des éléments de souffrance supplémentaire. Si vous l'aimiez, vous lui feriez mal.... Ne dites pas non: je suis trop vieille pour ne pas savoir ce qu'aimer veut dire. Oui, vous lui feriez mal. Eh bien, pour cette besogne-là, les ouvriers ne manquent pas: son chenapan de mari, sa vipère de cousine, son bébé, déjà ingrat, et le Cernuwicz, et tous les autres ... vrai, on peut se passer de vous!
Madame Érizian parle avec une énergie tout à fait bouillante. Cela me plaît: j'aime bien les gens qui aiment bien leurs amis.
—Soyez en repos, madame: je ne ferai point de mal à lady Falkland, ni de la façon que vous redoutiez, ni d'aucune autre. Mais à propos de lady Falkland, voulez-vous me donner le mot d'une énigme qui m'intrigue beaucoup? Voici: je comprends sans effort qu'il ne soit pas très gai d'être la femme de sir Archibald; mais je n'ai jamais compris comment il pouvait se faire que, l'étant, on ait à craindre de ne plus l'être.... Oui: d'après les on-dit, lady Falkland courrait le risque d'un divorce par lequel son fils lui serait arraché.—Je connais très mal la loi anglaise. Mais je ne suppose pas que cette loi puisse ôter un enfant à sa mère sans de valables raisons. Et en l'occurrence....
—En l'occurrence, sir Archibald, orgueilleux comme un paon, et baronnet jusqu'au bout des ongles, n'acceptera jamais d'être séparé du fils héritier de son nom. Il s'arrangera donc, n'importe comment, pour que le divorce, quand divorce il y aura, soit prononcé contre sa femme. Et il y aura divorce, car sir Archibald est puissant, et plus retors qu'on ne le croirait, à voir sa carrure. Maria, certes, pourrait se défendre; mais à condition d'attaquer: il faudrait qu'elle espionnât un peu chez elle, vît ce qui s'y passe, le fît constater, et demandât le divorce elle-même. Ce ne serait pas la mer à boire, et je vous jure bien que moi!... Mais la pauvre petite n'a pas l'énergie de cela. Ou plutôt, les scrupules de sa race l'arrêtent: espionner! elle ne veut pas. C'est une Latine pur sang; elle s'encombre d'un tas de préjugés élégants et néfastes ... et, même contre des assassins, elle refuse de se battre au couteau.
—Que voulez-vous, chère madame? nous sommes ainsi. Moi, Latin, je refuserais comme elle.
—Parce que vous n'avez jamais connu les batailles d'Orient, où tous les coups sont maîtres. Tenez, l'autre jour, Maria, l'éternelle folle, vous a donné rendez-vous dans Stamboul, pour une promenade en tête-à-tête. Eh bien, qu'un des espions du mari vous ait surpris tous deux, dans le cimetière de la grande muraille, peut-être que le prétexte du divorce était trouvé.
—Allons donc!
—Ah! vous ne connaissez pas ce pays. Enfin, je vous mets en garde. Vous voyez que ce n'est pas difficile, de faire du mal à lady Falkland—Arabadji, dour!
Le cocher arrête. Nous sommes à Péra, à l'entrée d'un de ces passages couverts qui se faufilent, au plus épais du quartier, de la rue Cabristan à la Grand'Rue. C'est là qu'habite madame Érizian.
—Venez donc bavarder parfois au coin de mon feu, l'après-midi. J'y suis toujours, et j'ai de bon thé. Cela vous amusera, vous, un civilisé, de voir une sauvage d'Arménie se débrouiller parmi l'eau chaude, la crème et le sucre?
—Une sauvage bien raffinée. Depuis combien de siècles votre famille a-t-elle quitté la tente natale?
—Combien de siècles? Ma mère y vivait, sous cette tente, entre Erzeroum et Erzinghian. Moi, j'y suis née, et je suis la première de mon sang qu'on ait transplantée à Constantinople, et qui y ait appris le français. La transformation s'est faite d'un seul coup, cher monsieur. Quand je vous le disais, que les Arméniennes sont les plus intelligentes de toutes les femmes!
Octobre,
Je m'étais accoutumé de ma vie de septembre, moitié campagnarde et moitié citadine; je m'étais accoutumé aux longues traversées du Bosphore, aux heures nonchalantes de chirket-haïrié ou de caïque. Mais aujourd'hui que c'est fini de Thérapia et de Béicos, j'ai Stamboul pour les oublier. Et, ma foi, je les oublie.
Stamboul est la capitale délicieuse de l'oubli. Dans ces petites rues enchevêtrées et innombrables, qui, dès le premier jour m'ont conquis, on respire, parmi le soleil, le silence et la solitude, je ne sais quelle philosophie sereine qui se charge d'apaiser tous les troubles et de consoler tous les chagrins. Si le destin, au lieu de me confiner dans la monotonie des existences modernes, m'avait donné la tumultueuse carrière d'un héros de roman ou de tragédie, il me semble que, vieux, las, meurtri et rassasié de péripéties et de secousses, c'est dans Stamboul que je serais venu me reposer et m'endormir.
Mes matinées suffisent pour ma besogne quotidienne: un attaché militaire français n'a pas grand'chose à faire dans cette Turquie, trop inféodée à l'Allemagne. Je n'ai qu'un ami dans le monde officiel: Mehmed pacha. Et notre amitié doit même se contraindre à quelque réserve apparente. Nous sommes, bon gré mal gré, deux espions, et nous n'espionnons pas dans le même camp.
Mes soirées, plus encore ici qu'à Thérapia, sont accaparées par les corvées mondaines. Dîners ou cure-dents, tous obligatoires et inéluctables, je ne m'appartiens pas un soir sur sept....
Mais j'ai, bien à moi, tout le temps qui va du déjeuner au five o'clock. Et je déjeune, exprès, très tôt, et je n'entame les visites indispensables qu'à six heures passées, quand la nuit est venue. Et je puis à mon aise, longuement, lentement, par grandes flâneries fantasques, découvrir Stamboul entier, de la pointe du Sérail aux Murs, et de la Corne d'Or à la Marmara. Déjà, j'y ai mes coins préférés. D'abord, l'esplanade de la Suleïmanié-Djami, et la cour cloîtrée de la mosquée de Sélim, où m'avait conduit, le premier jour, lady Falkland. Et puis d'autres coins que je trouve un à un: une arche d'aqueduc tout habillée de lierre, qui enjambe une minuscule rue, à deux pas du fameux quartier d'Aboul Véfa: une vieille place dallée, où se dresse une mosquée décrépite, qu'on appelle la mosquée des Tulipes;—et le plus adorable des petits cafés turcs, celui de la Mahmoud pacha Djami, tout enseveli sous d'immenses platanes.
Deux fois en deux semaines j'ai repris le chemin de Canlidja, et lady Falkland m'a reçu dans son salon tapissé d'yorghès. Deux fois lady Edith, attentive à bien importuner sa cousine, ne nous a pas laissés seuls une minute. Mais nous avons pris de libres revanches: quatre promenades dans notre Stamboul, quatre longs tête-à-tête dans nos petites rues, dans nos grands cimetières ou sur les marches de nos mosquées. Tout d'abord je m'étais souvenu des paroles de madame Érizian, et j'avais loyalement objecté le danger de pareilles escapades....
—Oui, je sais,—m'a-t-on répondu.—Personne ne voit plus clair que moi dans le péril qui sans cesse me guette. Mais, mon pauvre ami, j'aime à jouer avec ce péril. Et je ne reprends un peu conscience de ma dignité de femme soi-disant libre, qu'à force de courage inutile et de volontaire témérité. Donc ne me demandez jamais d'être prudente.
Je n'ai point demandé. Le courage inutile me plaît. Les femmes n'ont pas, comme nous, le devoir d'honneur d'être braves, et quand elles le sont, surtout sans nécessité, leur bravoure deux fois luxueuse les pare fort élégamment.
16 octobre.
Soirée diplomatique, hier à Péra, chez Sa Haute Excellence Piali bey, ministre des affaires étrangères.
Piali bey n'est pas musulman. Il est raya,—sujet chrétien, vassal.—Mais dans la pauvre Turquie d'aujourd'hui, l'Europe et le Christianisme commandent en maîtres. Et le Padischah lui-même, Khalife et Vicaire du Prophète, s'en remet à des giaours du soin d'administrer ses peuples.
C'est triste, et comique à la fois. Dans le plus somptueux des salons de Piali bey, ministre ottoman, est encadré, à la place d'honneur, un parchemin papal: Piali bey Sokili et madame Sokili, son épouse, humblement prosternés aux pieds de Sa Sainteté, implorent avec humilité, foi et ferveur, le secours spirituel de sa bénédiction apostolique.... Où sont les vizirs d'autrefois!
Piali bey reçoit, en frac, et le plastron barré du grand cordon vert. N'était le fez obligatoire, on prendrait Piali bey pour n'importe quelle Excellence d'Occident. Et madame Sokili, visage, bras et gorge nus, fait les honneurs de sa maison, et se mêle aux hommes, comme une Infidèle qu'elle est. Cela sent la fin de l'Islam.
Tout de même, hier soir, le héros de la fête fut un Croyant. J'étais arrivé depuis une demi-heure, et je faisais ma cour à une ambassadrice d'âge canonique, quand un remous soudain se produisit. Piali bey, le premier, fendant la foule de ses hôtes, se précipitait au-devant d'un nouveau venu. Et madame Sokili, plantant là tout un lot de dames importantes, traversait le bal presque en courant. Ahuri, je regardai la porte, m'attendant à voir un souverain.
Ce fut Mehmed Djaleddin pacha qui entra. Piali bey le conduisait, lui prodiguant révérence sur révérence. De toutes parts, les gens s'empressaient. Deux ambassadeurs accoururent et saluèrent bas. Le vieux duc de Villaviciosa, dont les soixante-quinze ans ne se dérangent guère que pour des princes, vint du fond du salon tendre la main au maréchal.
Mehmed pacha souriait, avec quelques haussements d'épaules. Je vis alors qu'il portait une décoration très rare, et que le Sultan ne donne habituellement qu'aux Altesses: l'Imtiaz en brillants. Narcisse Boucher, à cet instant, s'approchait. Je me joignis à mon chef, et je m'inclinai après lui devant Mehmed, et je bredouillai à tout hasard:
—Je félicite Votre Excellence....
Mais, me voyant, il protesta:
—Ah non, monsieur le colonel! pas entre soldats. Vous en auriez fait autant, et cela ne vaut pas la peine.
Intrigué, je questionnai Narcisse Boucher....
—Comment, vous ne savez pas? Mais c'est l'histoire du Sélamlick d'hier, la bagarre des zouaves de la garde.
—Une bagarre?
—Eh oui! Le Sultan, trois fois de suite, s'est fait escorter au Sélamlick par les sergents du régiment albanais. Le régiment arabe, furieux, a voulu donner l'assaut à la caserne favorisée. Les Albanais ont riposté à coups de fusil tirés par les fenêtres, et, leurs adversaires reculant pour attendre du renfort, ils sont à leur tour descendus dans la rue. Aussitôt bataille rangée, blessés et morts. Le colonel arabe, plus excité que personne, poussait ses soldats au lieu de les retenir. Les casernes, vous le savez, sont à cinq cents mètres d'Yildiz. Le Sultan, entendant le vacarme, s'inquiète. En grande hâte, il donne l'ordre au ministre de la guerre d'aller imposer la paix aux batailleurs. Mais le ministre est mal reçu. On tire même sur lui, et il doit tourner bride. Mehmed Djaleddin était au Palais. «Voulez-vous que j'y aille?» dit-il au Sultan. Le Sultan s'empresse d'accepter. Mehmed part tout seul à cheval, dans l'uniforme où vous le voyez, et commence par traverser le champ de bataille, au pas, sous une grêle de balles, histoire d'être bien vu et reconnu. Après quoi par le flanc gauche! Il marche droit au colonel arabe, et lui brûle la cervelle au milieu de son régiment. Une douche d'eau froide n'aurait pas si bien calmé tous ces bougres. La seconde d'après, on aurait entendu voler une mouche. Ils connaissent Mehmed, ils l'ont vu sur les champs de bataille de Thessalie. Les casernes ont été réintégrées dare-dare. Et le Sultan a trouvé que ça valait l'Imtiaz.
Moi aussi, je le trouve. Et je retournai vers le maréchal:
—Votre Excellence excusera ma sottise de tout à l'heure: je suis devenu tellement bon Turc que je vis à Stamboul bien plus qu'à Péra; et j'ignorais encore, il y a cinq minutes, comment cette plaque-là était venue sur votre poitrine. Mais maintenant que je n'ignore plus, vous me permettrez de vous renouveler, à bon escient, mon hommage. M'est avis que c'est surtout un soldat qui a le droit de vous féliciter....
—Pour avoir essuyé un peu de fusillade, comme c'est le devoir strict de notre métier?
—Pour avoir essuyé la fusillade de vos propres soldats, un jour de vulgaire émeute, et risqué d'être abattu par mégarde, sans gloire ni grandeur.
Il rit, et ses yeux étincelèrent:
—Allons donc, monsieur le colonel! Les vrais soldats, dont je suis et dont vous êtes, savent mourir ou tuer n'importe où et n'importe comment. Il n'est pas besoin de drapeaux ni de musique!
Piali bey revenait, accaparant son hôte. Je traversai les salons. Il n'y avait là aucune femme qui valût selon moi qu'on causât avec elle. Lady Falkland n'était pas venue; et je n'aperçus en fait de Française que la petite Terrail, qui dansait avec son mari, comme de juste.
Les toilettes étaient élégantes, voire bien portées. Le monde diplomatique, minutieusement copié par le «Tout-Péra», maintient ici le goût féminin à un niveau acceptable. En outre, Piali bey ne reçoit pas la simple bourgeoisie. Mais son bal, s'il y gagnait en brillant, y perdait en pittoresque. Je n'eus pas le plaisir d'apercevoir mesdemoiselles Kolouri, ni d'entendre le français spécial qui se parle dans le milieu grec. A peine si je pus saisir au vol cette phrase d'une fort belle dame, originaire de ce milieu, mais acclimatée dans les sphères officielles, depuis que son mari, banquier, a gagné force millions dans je ne sais quelle spéculation audacieuse: «Mademoiselle Une Telle? Dieu sait ce qu'elle aura de dot: n'oubliez pas que sa mère a déjà trois autres enfants, et un cinquième dans la rue». Je sais que cela veut dire «en route». Mais cette rue métaphorique me comble toujours de joie.
N'importe. Les salons n'offraient aucune attraction bien notable. Le fumoir, par contre, était intéressant. Dès que j'y entrai, Narcisse Boucher, assis au milieu d'un groupe, me fit signe d'approcher et d'écouter.
Un gros homme à mine de juif allemand, constellé de croix et de bagues, prenait toute la terre à témoin d'une injustice déplorable, dont il se prétendait la victime.
—Ah! larmoyait-il, je puis bien attester le bon Dieu et ses saints que j'ai fait le possible et l'impossible! Quatre heures d'horloge, j'ai tenu le premier secrétaire de Sa Majesté comme je vous tiens, par le bouton de l'habit! Mais autant discuter avec une borne. Des sourires et des compliments, tant qu'on en veut. D'argent, point. Et à tous les raisonnements, la même réponse: «Je suis bien de votre avis; mais Sa Majesté ne peut pas donner une livre de plus.» Quand il s'agit de restituer aux trois quarts de l'Arabie toute sa prospérité antique!
Il s'épongeait le front. Narcisse Boucher, bonhomme, compatit:
—C'est vrai que la garantie kilométrique n'est pas exorbitante. Mais enfin, n'est-ce pas? vous avez la concession. C'est le principal.
—C'est le principal ... pour l'Arabie, oui! Le chemin de fer sera fait. Mais nos pauvres actionnaires ne s'engraisseront pas de leurs dividendes.
—Bah! ils sont déjà gras....
Narcisse Boucher se levait, et je le suivis dans l'embrasure d'une fenêtre:
—Vous l'avez entendu? me chuchota-t-il, goguenard. C'est Frederlow le Prussien, l'homme des wagons et des rails. Vous êtes au courant de son affaire? Il veut relier la Mecque et Mascate, à travers cinq cents lieues de sables et de cailloux. Naturellement, ça ne rapportera jamais un centime: il n'y a pas un habitant sur tout le parcours, et d'ailleurs, le transit par mer coûtera trois fois moins. Mais le Sultan paiera la garantie kilométrique, et le bénéfice sera tout de même coquet.
—Mais Frederlow se plaint du chiffre?
—Vous êtes jeune, vous! Écoutez un peu, vous allez rire!
Et Narcisse Boucher se retourna vers l'Allemand:
—A propos, vos études sont finies, je suppose? quelle sera la longueur totale de la ligne?
Le gros homme leva les deux bras au ciel:
—Seigneur! c'est bien là le pire: nous comptions sur deux mille neuf cents kilomètres; mais ce désert de Dalma est criblé de précipices; et la faible contribution du gouvernement ne nous permet pas d'entamer de trop grands ouvrages d'art....
—Bref, combien?
—Trois mille six cents, sept cents....
Narcisse Boucher ricana en sourdine:
—Hein, colonel? vous admirez le truc: on accepte le chiffre du sultan, pour la garantie kilométrique; mais on ajoute des kilomètres en proportion. En fin de compte, on y gagne. Sans parler de l'économie qu'on réalise sur les viaducs, réduits à leur plus simple expression. Il ne coûtera pas cher d'établissement, le chemin de fer de Mascate. Ces braves Turcs, hein? Ils en ont, une laine de mouton!
Candidement, je m'indignai:
—Mais comment le Sultan accepte-t-il?...
—Le Sultan? mon pauvre colonel! derrière Frederlow, il y a l'ambassadeur allemand; et derrière l'ambassadeur allemand, l'Allemagne. Il faut bien avaler la sauce, allez!
Dans la porte s'encadra la haute stature de Mehmed Djaleddin. Frederlow, l'ayant vu, s'était tu soudain.
Mehmed vint à moi:
—Monsieur le colonel, je voudrais vous transmettre une invitation....
—Je suis à vos ordres, monsieur le maréchal.
Il me prit à part:
—Je n'use pas de diplomatie, vous le savez. Voici: je ne veux pas que vous jugiez notre pays sur des réceptions comme celle de ce soir.... Oh! à Dieu ne plaise que je juge mes hôtes! mais ils sont chrétiens,—et les chrétiens de Turquie ne sont pas de vrais Osmanlis. Alors, acceptez-vous de venir déjeuner, mardi prochain, chez un de mes amis, musulman? Je ne puis vous avoir chez moi, vous savez pourquoi....
—Je sais....
—Mais mon vieux compagnon le général Atik Ali pacha, qui n'a pas, lui, l'honneur redoutable d'entrer chaque matin au palais d'Yildiz, sera joyeux d'accueillir à sa table mon convive. Voulez-vous?
—Certes!
—Bon. Chez Atik Ali pacha, je vous promets au moins—bref regard vers l'homme au chemin de fer—que vous ne rencontrerez pas d'Allemand. A vous, Français, cela doit plaire.
Atik Ali pacha habite au cœur de Stamboul, à deux pas du Séraskiérat, un conak austère en bordure sur une route tout à fait silencieuse.
Le conak lui-même n'est pas moins silencieux. Atik Ali pacha est un vieil homme, grave et doux, comme le sont la plupart des Osmanlis. Les parents qui vivent sous son toit,—l'hospitalité turque n'a point de bornes,—sont vieux comme leur hôte, et vieux aussi les domestiques, tous anciens soldats ou paysans. Seul, le fils d'Atik Ali, Hamdi bey, amène parfois dans la maison calme le rire sonore de ses camarades de régiment: Hamdi bey est capitaine aux hussards; et Atik Ali pacha, fier de ce bel officier qui est son fils, accueille avec amitié les jeunes hommes qui portent le même dolman vert et le même tarbouch d'astrakan. D'ailleurs, souvent empli de sabres et de hausse-cols, le conak n'en est guère plus brillant: car la jeunesse turque a gardé intact le respect qu'on rendait jadis aux barbes blanches. Et l'on contient sa voix devant Atik Ali pacha.
Nous déjeunons dans une salle vaste et fraîche, plafonnée à la turque de peintures aux vives couleurs. Et je goûte le contraste de ces deux hommes: Atik Ali, Mehmed Djaleddin. Atik Ali pacha, plus vieux que Mehmed de vingt ans, n'est que général—fékir;—et l'on devine vite, à voir ses yeux pensifs et ses cheveux de neige, que les intrigues de palais n'ont jamais été le fait de ce vieillard. Mehmed Djaleddin pacha, maréchal et tout-puissant favori de Sa Majesté, a jadis fait ses premières armes sous le commandement d'Atik Ali, déjà chef d'escadron. Mais Mehmed, né de race princière, et page au harem impérial pour ses débuts, était, avant même d'avoir porté l'épée, désigné pour une carrière rapide et éclatante.
Partout ailleurs qu'en Turquie, je crois bien qu'entre deux officiers si différents par leur destin, un abîme existerait, qu'aucune amitié ne pourrait combler. Mais la Turquie est la seule terre au monde d'où l'envie soit exclue, parce que les Turcs sont les seuls vrais démocrates que je sache. (J'ai vu hier, à la porte du Séraskiérat, le ministre de la guerre faire attendre son carrosse pour qu'un décrotteur de la rue lui cirât les souliers; le décrotteur et le ministre se traitaient l'un et l'autre d'effendi, et se saluaient avec une affabilité égale.) Aussi Atik Ali n'en veut pas du tout à Mehmed d'être maréchal et de n'avoir pas cinquante ans. Et c'est Mehmed qui s'incline bas devant son ancien chef et qui le nomme «son père», car la vieillesse seule est vénérée sur la terre d'Allah.
Nous mangeons à la turque, naturellement. Rien de trop exotique, d'ailleurs. La cuisine turque est proche parente de la cuisine française. Du mouton rissolé à la broche—chich kébab;—du mouton en sauce—orman kébab;—des légumes d'Europe; du riz; un irréprochable pilaf; des feuilles de vigne farcies; des laitages; le yohourt acidulé, et le célèbre kaïmak, pour lequel on enferme les bufflesses dans des étables obscures. Enfin des fruits: l'admirable raisin d'Anatolie, plus gros que les panses provençales, et plus savoureux que le chasselas de Fontainebleau.
Bien entendu, point de femmes à table. Atik Ali pacha est marié, et Hamdi bey de même, et Mehmed Djaleddin aussi. Mais les dames musulmanes ne paraissent pas dans le logis des hommes, dans le sélamlick. Le haremlick, muré et grillé, voilà leur part. Elles en sortent d'ailleurs comme bon leur semble, pour se promener, faire leurs emplettes, rendre visite à leurs amies, et bavarder comme il leur plaît dans les cours de mosquées. Même, à tout bien peser, les mœurs turques donnent peut-être aux femmes plus de vraie liberté que nos mœurs d'Occident[1]: un mari français n'accepterait probablement pas certaines prérogatives que s'arrogent les harems, et auxquelles nul mari de l'Islam ne voit rien à reprendre. Mais en revanche, la maison conjugale est ici partagée en deux, et l'époux seul a le droit de franchir la cloison-frontière.
Nous sommes dix convives, tous soldats. C'est en l'honneur de Mehmed Djaleddin pacha, décoré de l'Imtiaz, qu'est donné le repas. Mais nul compliment indiscret ou balourd n'est infligé au maréchal. Être brave, cela est tout simple pour des Turcs. Et seulement, à l'entrée, chacun des officiers présents a salué Mehmed un peu plus bas qu'il n'est de règle.
On cause familièrement, sans étiquette. Un capitaine d'état-major, frais arrivé d'Allemagne, où il achevait, dans un régiment d'artillerie, son stage réglementaire, donne en quatre mots son impression sur l'armée prussienne:
—Excellents officiers. Exécrables soldats.
Mehmed pacha me regarde:
—Monsieur le colonel, voilà peut-être qui vous étonne. Vos écrivains militaires français vous rebattent les oreilles des vertus miraculeuses du soldat allemand. Nous, Osmanlis, qui faisons en Allemagne nos études théoriques et nos stages d'application, sommes d'un avis différent.
Le vieil Atik Ali hoche la tête: de son temps, c'était à Paris, non à Berlin, que les Turcs apprenaient l'art de la guerre.
—Izzet bey, vous entendez le pacha: expliquez à monsieur le colonel pourquoi vous jugez avec tant de sévérité les hommes de là-bas?
Izzet bey s'exécute de très bonne grâce. Bien entendu, tout l'état-major turc parle français comme s'il sortait de Saint-Cyr.
—Mon colonel, les Allemands sont des mécaniques. Ça obéit magnifiquement, surtout aux ordres appuyés de coups de bottes. Mais ça n'est propre qu'à obéir. Point d'initiative, point d'intelligence; et presque pas de bravoure. Nos paysans d'Anatolie, que Nasreddin hodja disait pareils à leurs buffles, sont, en comparaison, subtils et délurés.
J'interroge:
—«Nasreddin hodja»?
Tous rient. Atik Ali pacha m'explique:
—Nasreddin hodja est, après Karagheuz, le philosophe national des Osmanlis.
—Moitié Ésope, moitié Socrate, ajoute Mehmed pacha.—Un peu Sancho quelquefois. Ses mille et une aventures sont un trésor. Hamdi bey, vous qui êtes un conteur, réjouissez le colonel.
—Un matin,—commence Hamdi bey, Nasreddin hodja éveille sa femme dès la dernière étoile éteinte: «Femme, j'irai aujourd'hui dans la forêt, couper notre bois d'hiver.—Tu iras, dit la femme, inshallah (s'il plaît à Dieu)!—«Inshallah?» riposte Nasreddin, frondeur, pourquoi, «inshallah?» J'irai, s'il me plaît, et non s'il plaît à un autre.—Soit, dit la femme dévote. Tu iras, s'il te plaît, mais aussi s'il plaît à Dieu: inshallah!—Il n'y a point d'inshallah là-dedans», dit Nasreddin hodja. Et pour persuader sa femme, il la bat très fort. Après quoi il sort et s'en va dans la forêt. Mais, en chemin, il rencontre le vali qui va à la chasse. «Holà, Nasreddin, manant, viens rabattre notre gibier.—Excellence, je....—Tu répliques? Qu'on le batte, inshallah!, et qu'il vienne.» Tout le jour, et jusqu'à la première étoile allumée, Nasreddin hodja court les sentiers, rabat le gibier vivant et porte le gibier mort. On le congédie ensuite, sans backchich. A la nuit close, il frappe à sa propre porte, les mains vides, l'estomac creux et l'échine rompue. «Allah nous garde des djins! crie sa femme effrayée. Qui donc frappe si tard?» Et Nasreddin hodja, penaud, de dire: «C'est moi-même.... Ouvre.... inshallah!!»
Nous buvons maintenant un café admirable, dans des tasses à zarfs d'argent ancien. Et l'on apporte, non pas des narghilés vulgaires, mais des tchibouks d'autrefois, en bois de jasmin, longs comme les deux bras.
Le fumoir d'Atik Ali pacha est un atelier. Le vieux chef occupe ses loisirs en peignant, avec une minutie de petite fille, des aquarelles,—natures mortes ou paysages. Sur des étagères, une collection assez belle de verres turcs ou vénitiens met aux quatre murs une ribambelle d'arcs-en-ciel qui rehaussent agréablement le coloris un peu terne des œuvres d'Atik Ali pacha.
Cependant, les tchibouks sont fumés. On n'a parlé, sous le toit de mon hôte, ni politique, ni femmes. Et l'on n'a point médit du prochain.
Près de suivre Mehmed pacha, qui salue déjà son ancien général, je regarde une aquarelle: trois chênes gigantesques, dont la silhouette éveille en moi je ne sais quels souvenirs....
—Vous les reconnaissez?—dit Atik Ali, souriant.—Ce sont des arbres de France. Je les ai peints il y a très longtemps, dans la forêt de Fontainebleau. Autrefois, nous faisions nos stages d'application dans votre armée....
Il va prendre, dans une vitrine, un tout petit verre de cristal turc, rayé de bandes dépolies.
—Monsieur le colonel, acceptez ceci en souvenir d'un vieil homme auquel vous avez fait aujourd'hui beaucoup d'honneur. C'est un verre à vin d'Ismidt.... Vous savez? Le vin d'Ismidt que le Prophète nous a permis.—Et quand vous retournerez dans votre France, saluez de ma part les beaux chênes de la forêt de Fontainebleau.
[1] Quand la page ci-dessus fut écrite,—le 28 juin 1906—l'admirable roman de Pierre Loti: Les Désenchantées, n'avait pas encore paru. Et l'auteur ne croyait pas nécessaire d'appuyer davantage sur cette vraie liberté que les mœurs turques consentent à la femme. Aujourd'hui, beaucoup de lecteurs l'accuseront peut-être d'avoir écrit très légèrement....
Il n'en est rien, pourtant. Qu'on veuille bien relire avec attention Les Désenchantées: on constatera que les dames turques, héroïnes de ce livre, sont de très grandes dames appartenant, non seulement à l'aristocratie, mais à la Cour, et jouissant toutes d'au moins cent mille livres de rentes. Pour ces dames-là, oui, la loi de l'Islam est dure. Dans nul pays plus qu'en Turquie, fortune n'est synonyme d'esclavage. Fortune, cela veut dire: eunuques, suivantes, conak fermé, carrosse,—autant de geôliers, autant de geôles.—Mais l'immense majorité des femmes de Turquie n'ont point de nègres et vont à pied. Et celles-ci que le contact de l'Europe n'a pas encore détraquées trop profondément, vivent en vérité plus libres, plus maîtresses sous leur toit, que ne sont nos femmes à nous. Quel est, par exemple, le mari occidental qui accepterait d'abandonner complètement à sa femme l'éducation de ses filles, et même de ses fils, jusqu'à ce que celles-là soient femmes et ceux-ci adolescents?
Donc, monsieur de Sévigné, vous voilà tout féru des Turcs et de la Turquie, pour avoir mangé le pilaf et kébab d'un vieux férik à barbe blanche qui peint des aquarelles en collectionnant de la verrerie fêlée.
Madame Érizian m'offre, non pas de son thé anglais que je n'aime guère, mais d'un vin de Chypre agréablement âgé.
Elle fait d'ailleurs une maîtresse de maison parfaite. Je ne sais point de Française qui me tendrait mon verre avec plus de grâce; surtout de Française alourdie, comme est madame Érizian, par soixante-quatre printemps.
—Mais voyons, monsieur de Sévigné! ce sont des sauvages, ces Turcs. Comment vous, Européen, civilisé, pouvez-vous vous entendre avec eux?
Madame Érizian, Arménienne, s'irrite quelquefois de ma prédilection pour l'Islam, et m'en veut un peu des sentiments moins doux que je professe pour sa race à elle, trop amoureuse d'écus ou de pierreries, selon le sexe. J'ignore, hélas, le bel art de dissimuler mes moindres antipathies.
—Madame, vous avez raison quant aux Turcs: ce sont des sauvages. J'irai plus loin que vous; je ne crois pas qu'ils puissent jamais être civilisés. Mais vous vous trompez étrangement sur mon propre compte: je suis, moi, un sauvage comme eux. Songez donc que je m'appelle de Sévigné, que les Sévigné sont une souche bretonne vieille de neuf siècles, et que mes grands-pères, par entêtement de noblesse, ne se sont pas mésalliés trois fois en neuf cents ans. J'ai donc, bon gré mal gré, la cervelle d'un Celte de l'an mille. Et c'est bien autre chose que la cervelle d'un Osmanli des temps présents!
—Ta ta ta ta! Vos Osmanlis des temps présents, vous ne les connaissez guère. Je voudrais que vous fussiez Arménien, un jour de massacre.... Vous admettez le massacre, vous?
—J'admets très bien que ruiné, dépouillé, raclé jusqu'à l'os, et légalement désarmé contre les prêteurs et les rapaces, on se fasse justice soi-même.
—Par l'assassinat?
—Voilà un gros mot. Disons par le meurtre....
La porte s'ouvre. Un pas vif que je connais bien.... Lady Falkland entre et embrasse sa vieille amie.
Je ne manifeste pas tout l'étonnement diplomatique qui serait de circonstance. Pour ne pas mentir, la rencontre est préméditée. Lady Falkland et moi nous sommes promenés avant-hier, une heure, dans Stamboul, et rendez-vous a été pris pour aujourd'hui.... Il est vrai que madame Érizian n'est pas des gens dont il faut se défier.
Et d'ailleurs, en matière de diplomatie, lady Falkland en remontrerait à l'Alceste de Molière. Elle vient droit à moi, souriante, et me tend sa main à baiser,—pas le bout des doigts, le poignet.
—Bonjour! Savez-vous que c'est notre troisième rencontre de cette semaine?
Madame Érizian nous regarde l'un et l'autre:
—Encore ces maudites promenades en tête-à-tête, qui me font trembler pour vous, ma petite!
Lady Falkland se moque:
—Trembler!... vous tremblez toujours. Ah! les Turcs ont raison: Allah a fait le lièvre et l'Arménien....
—Hum! vous connaissez mal le proverbe, ou vous le citez trop poliment.... Les Turcs disent: «Allah a fait le lièvre, le serpent et l'Arménien....» Le serpent!... je suis peut-être peureuse ... et encore! les Arméniennes ont toujours été plus courageuses que leurs maris. Mais, avant tout, je suis prudente. Et vous, vous êtes folle!... Monsieur de Sévigné, ayez de la raison pour elle. A quoi cela vous avance-t-il tous les deux, je vous le demande, de courir Stamboul, bras-dessus, bras-dessous, comme deux amoureux que vous n'êtes pas, au risque de toute une ribambelle de catastrophes?
—Ça nous avance à faire l'école buissonnière! Ma vieille amie, ne grondez pas. Nous nous amusons comme nous pouvons, et nos escapades sont bien innocentes. Voyez-vous, M. de Sévigné et moi, nous nous ressemblons beaucoup: nous sommes deux bêtes en cage; ma cage à moi, la cage conjugale, est la plus étroite; mais sa cage à lui, la cage diplomatique et mondaine, n'est pas bien large non plus. Alors, vous comprenez notre rage de grand air! Dans le beau Stamboul désert, si grand qu'il n'en finit plus, nous galopons comme des poulains échappés; et, une pauvre petite heure durant, nous nous donnons l'illusion d'être libres, d'avoir cassé nos laisses et rompu nos colliers. Allez, cette illusion-là vaut bien qu'on risque quelque chose.... Et puis, quelle chose? vous avez des yeux arméniens, des yeux immenses! vous voyez trop large. «Des catastrophes!» quelles catastrophes?
—Avec ça que le jour où un espion de votre mari vous pincera toute seule au bras de ce colonel-là, vous ne serez pas à la merci d'un bon scandale, et forcée de mettre les pouces pour éviter le pire! Vous savez dans quel pays nous vivons, et vous savez que le tribunal consulaire anglais, requis par sir Archibald, se contenterait de modestes preuves....
Lady Falkland hoche la tête. Elle sait tout cela,—et moi comme elle. Oui, certes, ma responsabilité serait lourde, si jamais....
Mais soudain, lady Falkland, d'un geste de la main, donne la volée à son souci. Et je revois l'habituel sourire qui me plaît tant,—le sourire enfantin qui n'efface pas tout à fait le pli triste de la bouche:
—Figurez-vous, monsieur de Sévigné, que mon fils, ne vous ayant pas vu de toute la semaine, m'affirmait hier que votre grand ami le maréchal Mehmed Djaleddin avait dû vous coudre dans un sac et vous jeter au fond du Bosphore....
26 octobre.
C'est le jour des manifestations féminines; deux femmes m'ont fait ce matin l'insigne honneur de s'apercevoir que j'existe.... Je n'ai, bien entendu, pas la moindre envie de consigner dans ces notes tous mes faits et gestes; et je préfère omettre spécialement certaines aventures très vulgaires auxquelles bien peu d'hommes ont le courage de se dérober, mais que seuls les jeunes gens peuvent avouer avec élégance. Un amoureux de quarante-six ans risque d'être souvent ridicule, et un amant de même âge risque parfois d'être répugnant.
Néanmoins, je m'en voudrais de passer sous silence les anecdotes d'aujourd'hui; car l'une est ma foi, jolie, et l'autre joyeuse à souhait.
J'étais donc, tout à l'heure, attelé à l'étude des récentes cartes de Macédoine qu'a dressées, je ne sais par quel sortilège, le grand état-major autrichien, quand mon cavas Achmet vint, avec quelque mystère, m'informer qu'une vieille femme insistait pour me parler à moi-même.
Intrigué, je fis entrer; et je vis une Arménienne propre et pauvre, toute vêtue de noir, l'air digne et décent. Elle me salua d'une révérence quasi monacale, puis entr'ouvrant son grand châle, en sortit une gerbe de tubéreuses qu'elle me présenta. Après quoi elle s'en fut, sur une deuxième révérence. Le tout, sans avoir ouvert la bouche.
Je demeurais, les fleurs en main, un peu ahuri, quand j'avisai une lettre, très cachetée, qu'on avait insinuée parmi les tiges. Je l'ouvris et, du premier coup d'œil, je reconnus le papier à dentelle d'or de ma petite voisine de Béicos. Seigneur! voilà plus d'un mois.... J'avais tout à fait oublié cette histoire.
La lettre est charmante, et la jeune personne bien ingénue,—ou tout le contraire:
«Vous n'êtes pas revenu, malgré votre promesse. Et bientôt nous quitterons Béicos à notre tour. Déjà nous préparons le départ. Ma mère passe toutes ses journées en ville, et elle y reste parfois la nuit. Ces nuits-là, je m'accoude au shahnichir, sous les étoiles, et j'attends que votre caïque vous ramène près de moi.»
J'ai mis les tubéreuses dans un vieux vase de cuivre niellé, que M. Carazoff m'a vendu l'autre jour: «Travail de Damas, monsieur le marquis! Beau comme une lampe de mosquée!...» Et j'ai fait, avec le papier à dentelle, une infinité de petits papillons que je noierai, ce soir, du haut du grand pont, dans la Corne d'Or.
Cependant, je m'étais remis à mes cartes autrichiennes. Et le cavas Achmet, tout à coup, frappa encore, m'informant cette fois, qu'une jeune dame insistait, etc. Voir plus haut.
La première surprise m'avait aguerri. Et je faillis trouver toute naturelle l'apparition, sous ma petite ogive d'ébène, de Calliope Kolouri en personne;—de Calliope; elle se nomma en entrant;—de Calliope toute seule; sans le plus léger chaperon.
Elle-même, en dépit de l'aplomb considérable qu'elle possède en propre, et dont sa visite me donnait une preuve superflue, mais forte, fut décontenancée du sourire placide qui l'accueillait et du geste aisé qui lui désigna un fauteuil. Assise, ses yeux un peu incertains braqués sur les miens, elle hésita presque une minute avant de me débiter les diverses excuses qu'elle avait évidemment préparées tout le long du chemin qu'il y a de chez elle ici:
—Figurez-vous ... je passais sous vos fenêtres, par hasard. Alors, j'ai songé que vous viviez dans cette grande maison.... J'étais si curieuse de voir votre chez vous. Je n'ai pas résisté....
Je la laissai s'en dépêtrer comme elle put. Elle finit par des mines confuses, puis contempla mes quatre murs l'un après l'autre, religieusement:
—Comme c'est bien! Comme on sent le goût français!
Elle feignait une admiration excessive et invraisemblable: mes deux salons, simples jusqu'à la nudité, et seulement parés de grands tapis persans, couleur de pourpre sombre, n'ont pas de quoi plaire aux yeux d'une petite Grecque de Péra, affolée de bibelots. Mais parmi ses oh! et ses ah! je cherchais vainement la vraie raison de sa visite. Et je ne trouvais pas....
Je n'ai d'ailleurs pas trouvé encore. Une idée m'est bien venue, mais tellement absurde!...
Voici le fait: les salons inspectés en détail, mademoiselle Kolouri réclama, non sans rougir très fort, une petite promenade dans le reste de l'appartement. La salle à manger ne la retint qu'une minute. Et, comme à la porte suivante, je l'avertissais loyalement que nous arrivions à ma chambre, elle entra comme un trait, non sans bredouiller, très vite:
—Vraiment, je ne sais pas si je puis....
Apparemment, elle pouvait. Elle pouvait même à ce point, qu'après être demeurée un instant debout entre la chaise et le fauteuil, elle se décida soudain à s'asseoir sur le sommier.
Je la regardai faire, un peu gêné.... Mais sans doute qu'un lit n'est pas pour lui faire peur.
—Oh! dit-elle, avec un sourire de coin, vous avez un très bon sommier....
Je ne bronchai pas. Elle continua, enhardie et bavarde:
—Vous devez me juger bien sévèrement.... Entrer ainsi dans la chambre d'un monsieur.... Mais je sais que les Français respectent les jeunes filles....
Elle fixait le bout de ses bottines avec la plus soigneuse attention.
—Jamais je n'oserais entrer de la sorte chez un jeune homme d'ici.... («Jeune homme!» peste! je suis flatté.) C'est que vous connaissez une définition de l'amour? (Aïe! où est l'excellente madame Kerloff?) «L'échange de deux fantaisies, et le contact....» Comme jeune fille, je ne peux naturellement que m'en tenir à l'échange ... et les jeunes gens d'ici exigent le contact.... C'est très difficile, pour une jeune fille, de flirter à Péra....
Je riposte, malgré moi:
—Mais alors, puisque c'est si difficile ... les jeunes filles qui flirtent doivent être extrêmement habiles?
Elle rit d'un petit rire nerveux, très aigu:
—Oh!... pas tant que vous croyez ... mais tout de même ... elles savent des choses....
Ses yeux se baissent, hésitent, puis me regardent derechef, avec une sorte de résolution, de—défi.
Ah bah? est-ce que? Mais c'est vrai, que les Français respectent instinctivement les jeunes filles. Je recule jusqu'au fauteuil, et je m'assieds.
Mademoiselle Calliope Kolouri est sortie de chez moi, dix minutes plus tard, tout à fait intacte. Et, bien entendu, je n'admets pas un seul instant que cette jeune fille ait eu, sous mon toit, la moindre arrière-pensée.
27 octobre.
Très singulière soirée, hier; quatre heures douteuses et troubles, qui me laissent un dégoût et presque une salissure....
J'ai dîné au cabaret Tokatlian, à Péra. La visite matinale de Calliope m'avait tourné l'esprit vers des idées d'un ordre folâtre, et je m'étais décidé à ne pas achever la journée chez moi, tout seul. Chez Tokatlian, la salle basse était cependant trop claire et trop bruyante pour mon goût. Je montai donc au restaurant du premier étage, plus discret, plus aimable aussi, car souvent dînent en ce lieu des dames solitaires, chapeautées très somptueusement. L'une d'elles, qu'on nomme Carline, a déjà consenti, à diverses reprises, à s'asseoir en face de moi. Or, Carline n'était point là. Et par contre, deux convives s'y trouvaient, dont la vue me contraria: sir Archibald Falkland, et son inséparable Cernuwicz....
Le Polonais m'aperçut tout de suite, et m'interpella. Je ne crois pas être beaucoup plus sympathique à sir Archibald que lui-même à moi. Sa femme est entre nous, et il a trop de sagacité, sous ses dehors de brute, pour ne pas sentir fortement que nous ne pouvons être, lui et moi, qu'ennemis. Mais Cernuwicz, que je n'aime guère plus, et pour qui mon antipathie se double d'une répugnance quasi peureuse, me prodigue au contraire en toutes rencontres une cordialité sans bornes, dont je suis encombré et gêné.
Hier, notamment, il n'eut point de cesse que je n'eusse accepté de dîner à leur table. Je n'avais d'ailleurs aucun motif poli à refuser. Falkland, correct toujours, m'avait accueilli très courtoisement.
Je dînai donc avec eux: Cernuwicz fit tous les frais et bavarda si bien que je pus garder à peu près le silence. Cependant je songeai à me libérer promptement de cette compagnie fort différente de celle que j'avais cherchée et le dessert expédié, je me levai.
—Marquis! fit Cernuwicz, vous ne nous quitterez pas si tôt? Je parie que vous allez, de ce pas, voir des filles. Hein, ne dites pas non! Nous aussi, nous irons. Demeurez donc avec nous.
J'essayai une excuse.
—Ah bah! vous, un Français, vous reculez devant une petite fête? Allons, il faut s'encanailler de temps en temps. Encore non? Mais nous allons croire que c'est par fidélité d'amour.... Ah! ah! marquis, vous voulez nous faire honte, et spécialement à Falkland, qui est marié. Vous vous gardez à la dame de vos pensées.... Et qui est-elle? Nous allons deviner, attendez un peu!
Ce verbiage me portait terriblement sur les nerfs. Mais je m'avisai que le plus simple était, tout bien pesé, de rester avec eux. Un instinct me le conseillait comme un acte de prudence.... Les plaisanteries polonaises de Cernuwicz me causaient un malaise confus, et il m'eût été très désagréable de donner un corps à son soupçon, et de le laisser en tête-à-tête avec le mari de lady Falkland, cherchant l'un et l'autre, parmi les femmes de notre monde, laquelle pouvait bien servir de raison à ma fuite.... Je restai.
Oui, soirée singulière.... Falkland et moi, également taciturnes; Cernuwicz, exagérant son exubérance....
Nous avons bu, comme de rigueur; d'abord, l'extra-brut classique, avant de nous lever de table; puis, au buffet du Cirque (c'était mercredi, gala diplomatique: le Cirque était obligatoire), un autre extra-brut, qui ressemblait à s'y méprendre au plus médiocre des whisky and soda; et enfin, çà et là, des mixtures diverses.
Péra n'est qu'une sous-préfecture: l'incognito y est impossible. Les jeunes Pérotes, très gourmés dans leurs immenses faux-cols, et scintillants de breloques et de bagues, nous regardaient avec un respect curieux: nous étions «des ambassades!» Mais il n'importait guère d'être ou non reconnus: une fête correcte,—smoking ou habit, cravate noire,—cela n'est pas mal porté dans la carrière.
... Le Cirque, d'abord. Ensuite, Concordia, le boui-boui le moins malpropre de la Grand'Rue....
Nous buvions, tous trois seuls à une table ronde. Des femmes nous frôlaient en rôdant. Mais le décorum ne permettait pas de les inviter dans un lieu aussi public.
En France, on sait faire la fête. La fête française est élégante, spirituelle, lumineuse: elle se souvient des soupers du XVIIIe siècle, des marquis pailletés et des petites maisons; elle sait n'être jamais vulgaire ni crapuleuse; elle déguise l'obscénité en libertinage; elle pimente la galanterie d'épigrammes et de madrigaux. J'ai vu des nuits de Paris et de Nice où il se prodiguait plus de grâce et plus de verve, entre quatre viveurs et quatre courtisanes, que tout le reste de l'Europe n'en dépense dans une année. Mais ailleurs, à Berlin, à Vienne même, les fêtards, toujours, irrémédiablement, ont l'air d'ivrognes en rut, et leurs maîtresses de putains.
Et, hier, c'était brutal et morose....
Assez tard, nous avons quitté les lieux où l'on a le droit d'être vu, pour d'autres qui exigent le mystère. Rue Linardi, Cernuwicz nous a conduits dans une maison assez ignoble, où des créatures soi-disant artistes ont dansé nues devant nous. J'ai l'horreur de ces trémoussements qui n'ont pas de beauté et ne sont que lubriques. Mais je voyais à côté de moi la face de sir Archibald rougir, et les veines de ses tempes enfler.
Après cette maison, une autre; et puis une autre encore. Entre temps, nous avons marché dans la Grand'Rue, moins laide quand il fait nuit, et quasi romantique, à cause de ses maisons irrégulières et hautes. Finalement, et selon le protocole de toute orgie pérote, nous avons frappé à la porte de madame Artémise. Madame Artémise est une vieille Grecque assez digne, qui accepte que, sous son toit hospitalier, des hommes du monde et de jolies filles qui n'en sont pas fassent connaissance. Des Grecques, des Arméniennes, voire des Slaves ou des Roumaines, fréquentent là très assidûment. On ne leur demande rien que d'être bien faites, et d'avoir au moins douze ans....
Or, ici se place un incident assez curieux.
Nous étions, en galante compagnie, dans le salon de madame Artémise, et j'essayais, à grand renfort de compliments lourds comme des massues,—les trottins d'ici n'en comprendraient point d'autres,—de dérider ces pauvres fillettes, qui avaient trop visiblement la mine d'être là par obligation professionnelle. Ce n'est pas gai à voir une prostitution qui se résigne.
Sir Archibald, au fond d'un fauteuil, m'écoutait parler, et regardait Cernuwicz, en train de flirter, plus brutalement, avec une gamine à jupe courte, en rupture d'école maternelle. La porte se rouvrait par intervalles, pour l'entrée d'une nouvelle venue, introduite en cérémonie. Tout à coup, sir Archibald se leva.
Madame Artémise amenait par la main une retardataire,—une fille assez belle, grande, mince, blonde et blanche, coiffée en bandeaux:—un type inattendu, parmi le petit bétail levantin à la peau mate, aux crins noirs.... Un souvenir de portrait italien me passa dans l'esprit: cette toile de Selvatico, vue à Milan.... Et je songeai soudain que la femme qui était là ressemblait, beaucoup, par tout l'essentiel de son corps et son visage, à lady Edith, cousine et maîtresse de sir Archibald Falkland....
Lui, à n'en pas douter, y songeait aussi. Debout, pâle, il regardait fixement l'image vivante. Et je voyais ses poings puissants trembler.
Brusquement, il fit trois pas, saisit le bras de la jeune femme, et, sans un mot, l'entraîna. Ils disparurent.
Il y eut un ricanement. Cernuwicz, très ivre, s'esclaffait, le bras tendu vers la porte. Il déclama tout de suite, racinien:
—J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné;
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné ...
Puis, se reprenant, et de cet air soudain féroce qui caractérise ses accès d'alcoolisme:
—Mais vous savez, monsieur le colonel français, je ne plaisante pas à propos de ces choses! Mon honorable ami, sir Archibald Falkland, est un homme libre....
Comme je ne bronchais pas, il s'attendrit:
—Et aussi, un homme sentimental. Et c'est pourquoi, lui, le géant, est épris des plus pures et des plus frêles, et couche avec elles, délicatement....
Au fait, tous ces boxeurs, couleur de bœuf cru, s'éprenaient des modèles de Romney et de Hoppner. Et ce doit être pour cela....
Épilogue de la soirée d'hier: le cavas des Falkland m'apporte, à l'instant, le billet que voici:
«Cher monsieur,
«Ceci est une ambassade.
«Mon mari, charmé, dit-il, des heures délicieuses que vous lui avez fait passer au cercle,—c'est si délicieux que cela le cercle?—me prie de vous inviter à déjeuner pour dimanche, sans aucune cérémonie. Je m'acquitte de cette ambassade avec l'empressement que vous devinez, et je vous prie de croire à tous mes sentiments les plus distingués.
«Mais venez, n'est-ce pas? Pour une fois, grâce à vous, cette table familiale, mon cauchemar de chaque jour, sera moins sinistre. A dimanche, je compte sur vous et je suis votre amie.
«GRANDMORNE FALKLAND».
Assurément, j'irai;—quand ce ne serait que pour raviver mon souvenir, et comparer la jeune personne d'hier à lady Edith, et, peut-être, revoir, devant celle-ci comme devant celle-là, sir Archibald, silencieux et pâle, les poings tremblants....
Un déjeuner glacial, pire certes que tout ce que j'avais imaginé. Nous sommes six autour de la table deux fois trop grande: lady Falkland et son mari, lady Edith et Cernuwicz, l'enfant,—muet comme une borne et raide comme un piquet,—et moi.... Très beau couvert, anglais, mais discret en couleurs: nappe blanche, et rien que des chrysanthèmes tous du même ton de rouille. Un goût latin a corrigé l'habituel bariolage des tables britanniques;—oui, latin; et je doute fort que, lorsque sir Archibald aura, selon son désir, changé de femme, la nouvelle lady Falkland sache, aussi bien que celle d'aujourd'hui, mettre partout dans sa maison cette élégance sobre, cette harmonie dont l'œil s'enchante....
Mais dans ce décor irréprochable, quelle comédie lugubre et laide! Lady Falkland, morne, ne lève pas les yeux. L'enfant ne mange pas à sa faim, et se tient avec une correction ankylosée, dont je souffre pour lui. Cernuwicz lui-même, malgré sa souplesse slave, perd contenance dans cette atmosphère trouble, et modère son habituel bavardage. Peut-être aussi qu'une compassion l'amollit: je surprends plusieurs fois son regard posé sur lady Falkland,—un regard doux, presque tendre.
Seuls, parlent l'amant et la maîtresse, et leurs propos, qui contrastent si fort avec la contrainte générale, augmentent ma gêne et mon malaise. Sir Archibald, maître de maison, marque une cordialité correcte; lady Edith, une attitude assurée de femme qui est bien chez elle; on s'étonne de ne point la voir au milieu de la table; et c'est lady Falkland qui semble l'intruse et l'usurpatrice.
Menu anglais, tempéré toutefois. Les dames se lèvent après le dessert. Nous restons à boire un temps. Puis réunion au «parloir»:—c'est le salon tapissé d'yorghès qu'on nomme ainsi.
Café—à la franque,—cigarettes,—turques et anglaises.—Lady Falkland offre les tasses, lady Edith, les Bird's eye et les Corps Diplomatique....
Elles sourient toutes deux, du même sourire obligatoire, mondain. Leurs mains voisines se tendent ensemble vers chaque invité. Cela ne se voit pas d'abord, qu'elles sont ennemies, qu'elles luttent sans pitié pour ce prix qui est sous nos yeux, le foyer, l'enfant, la dignité vitale de mère et d'épouse. On distingue seulement qu'elles sont différentes, opposées, étrangères....
Et à cause de mon amitié pour celle-là, je sens que je hais celle-ci, que je la hais violemment.... Il faut que mon amitié soit bien forte....
Incident. Le petit s'est réfugié près de sa mère, et lui murmure à l'oreille, je ne sais quoi.
—Edward!—appelle le père, durement.—Venez.
Il vient tout de suite, craintif.
—Il est grossier de parler bas. Vous serez puni. Sortez.
L'enfant, silencieux, obéit. Lady Falkland ne broncha pas. Mais je vois ses sourcils soudain froncés très bas et sa lèvre supérieure, un peu crispée, qui découvre ses dents; et je connais cette expression farouche de bête qui a mal.
Lady Edith rit:
—Archie, ne grondez pas ainsi le baby en présence de Mary. Mary n'est pas pour l'éducation énergique, vous savez....
Nulle parole de la mère. Sir Archibald hausse les épaules.
—Je pense, Edith, que ce n'est pas vous qui me conseillerez jamais de souffrir que mon fils, un Falkland, ait des manières qui ne soient pas d'un gentleman.
Edith rit toujours, d'un rire aigu, persifleur:
—Oh! sans doute. Mais une «mamma» est une faible chose, compatissante. Il faut ménager celle-ci, Archie....
Nulle parole encore. Mais je vois les beaux yeux bruns que j'aime lever vers moi leur regard intense qui appelle au secours. Et je parle, moi:
—Oh? sir Archibald, croyez-vous qu'un bébé de six ans ait des manières qui ne soient pas d'un gentleman, et même d'un gentilhomme,—ce qui est peut-être mieux,—parce qu'il montre sans feinte sa tendresse pour sa mère? Vous m'avez fait une fois l'honneur de vanter ma race; et c'est vrai qu'elle est de vieux sang breton, rude et même brutal. Cependant, mon aïeul le plus illustre,—une marquise d'il y a deux cents ans,—est principalement célèbre par l'amour aveugle, puéril et touchant qu'elle eut pour sa fille.... Même dans ma France d'autrefois, moins sensible pourtant que celle d'aujourd'hui, il n'était pas mal porté de gâter un peu les enfants. Et m'est avis que l'indulgence les rend plus hardis et plus fiers. Je n'aime pas les mines de chiens battus....
Silence. Un dur regard gris s'appuie une seconde sur moi, puis se détourne. Et, après un mouvement, c'est lady Edith qui riposte de flanc:
—Oh, la France a toujours été le pays des tendresses et des faiblesses. Et cela lui va si bien! Mais naturellement, cela n'irait pas du tout à d'autres peuples. Notre sang écossais, plus fier....
—Plus fier?
—Mais oui, cher monsieur. Voyez plutôt, comparez votre stature et votre force à celles de mon cousin.... Vous avez tout à fait l'air d'une femme, monsieur de Sévigné; moi, je suis plus grande que vous! Vous mettriez très bien ma robe,—-en la relevant un peu. Alors, c'est tout simple que vous soyez du parti des câlineries et du sucre d'orge....
Oh! oh! mais, elle m'embête.... Je la moucherai, patience.... Ah bah! voici Cernuwicz qui réplique à la donzelle, et assez ironiquement, ma foi:
—Hum! lady Edith, ne vous fiez pas aux apparences. Le marquis, tout fluet qu'il est, donnerait peut-être du fil à retordre même à mon honorable ami, sir Archibald Falkland en personne....
Tiens! est-ce que le Polonais passerait dans notre camp? Voilà qui est bien extraordinaire. Mais je n'ai pas le temps de m'étonner: sir Archibald, péremptoire, clôt la discussion:
—J'espère que vous n'êtes pas offensé, colonel? Les jeunes filles aiment à plaisanter.... Quant à l'enfant, nous différons un peu d'avis, vous et moi, sur l'éducation qu'il lui faut. Mais cela n'importe pas: voyez, ma femme et moi différons aussi.... Il est vrai que, d'ici à peu de temps, nous ne différerons plus.
Et, nettement, il regarde la malheureuse, avec une résolution froide au fond de ses yeux couleur de brumes et de lacs.
J'en ai vite assez. Je prends congé de bonne heure, prétextant mon service à l'ambassade.
Lady Falkland, qui n'a pas dit en tout quatre paroles, me sourit d'un air très las, tandis que je baise sa main. Pauvre, pauvre femme! La voilà au fond de ce fauteuil, abattue, écroulée, et si triste que je détourne d'elle mon visage. Ah! je comprends sa folie de grand air et de liberté, je comprends le geste enfantin dont elle gonfle sa poitrine, pour respirer plus large, quand je suis seul à côté d'elle, dans le désert des rues de Stamboul, et qu'il n'y a point de regard féroce embusqué alentour, pour la guetter et la menacer....
Sir Archibald m'accompagne, à travers le jardin, jusqu'à mon caïque. Lady Edith vient aussi. Il me semble avoir surpris un bref coup d'œil de lui à elle, l'appelant. Lady Falkland est restée au salon, à cause de Cernuwicz qui ne part pas encore....
Mon caïque est au perron. Je revois, à gauche de la grille, en bordure sur le Bosphore, et surplombant l'eau, le vieux pavillon qui sert de refuge à celle qui, sans doute, ne veut pas s'exposer à voir des choses viles.
Le caïque pousse. Tous deux, Archibald et Edith, debout côte à côte, et se tenant le bras, me saluent ensemble de la tête, puis font demi-tour. Ah! je vois leurs dos ... et la main du baronnet, rapide, qui étreint la taille de sa maîtresse. La taille ploie et ne se dérobe pas.
4 novembre.
Lady Falkland reçoit?
Le cavas baisse la tête, à la mode levantine. Et me revoilà dans le salon aux yorghès. Je viens «digérer» mon déjeuner de dimanche.
... En outre, j'ai ma raison d'être venu, précisément cet après-midi, dans le Haut-Bosphore. Et peut-être ne redescendrai-je pas ce soir à Péra....
Je connais les us et coutumes de céans. Aussi ne suis-je point étonné de voir entrer, d'abord, lady Edith. Je me souviens de ma première visite. Lady Edith était entrée pareillement, et j'avais été, quoique étonné, courtois.
J'ai envie de l'être moins, aujourd'hui.
Commençons,—ex abrupto. Nous autres hussards, avons un faible pour l'offensive:
—Mademoiselle!... (elle peut attendre sous l'orme que je lui donne du lady Edith!) comme c'est gentil de votre part de venir tout de suite me tenir compagnie, chaque fois que je rends visite à lady Falkland!...
Elle m'examine de coin. Elle a beau n'être pas Française, l'ironie ne lui est pas tout à fait inaccessible. Elle hésite à riposter; elle se décide:
—C'est vous qui êtes prodigieusement aimable de venir voir si souvent lady Falkland, et de si loin.... Il faut que vous trouviez en elle un charme attractif irrésistible!...
—Oh! sur un Bosphore pareil, l'excursion est un plaisir. Voici un mois de novembre qui s'annonce comme un mois de juin. Et je finirai par ne plus m'étonner de l'obstination de votre cousin à demeurer toujours à la campagne, dans cette vieille maison solitaire, qui a l'air faite exprès pour deux amoureux....
Ah! les lèvres minces se serrent un peu l'une contre l'autre. Si nous faisions de l'escrime, je crois bien que j'entendrais crier «Touché!» Mais ceci n'est pas de l'escrime: du «terrain», plutôt.... Bah! je suis peut-être le plus fort,—malgré ma taille de femmelette, comme elle disait l'autre jour.... Essayons.... L'ennemi ne demande qu'à combattre. Même, il attaque, et pousse au lieu de parer:
—Pour deux amoureux?... cette maison-ci?... Vous n'y pensez pas, cher monsieur! Elle est trop grande, et trop froide et trop sombre!... Ah! si vous parliez du petit pavillon quiest au bord de l'eau ... là, oui, tout est gentil, galant, romanesque ... et les caïques, la nuit, y abordent comme ils veulent....
En vérité?... Voilà une diversion qui ressemble à une vilenie. Tu cherches les coups, ma petite! Tant pis pour toi!...
—Maison, pavillon, c'est tout un: on y doit geler.... Mais, au fait, vous autres Anglais n'avez pas peur, je crois, des villégiatures d'hiver. Vous, mademoiselle, n'avez-vous pas été élevée en Écosse, dans un rude manoir des Highlands? chez un frère à vous, m'a-t-on dit?
Deux éclairs flamboyants jaillissent des yeux gris. Cette fois, j'ai frappé sur la plaie vive.
Lady Edith cesse de respirer, et suffoque avant de répondre.
Certes, l'outrage ancien vit toujours et remue dans ce cœur plein de haine. Et je viens de la ramener, un peu brutalement, au jour terrible de sa fuite d'Écosse,—alors que son frère, juge impitoyable et irrité, la chassait de chez lui comme on chasse une servante voleuse....
Gare à moi, dès qu'elle pourra parler.
Mais, armistice: voici lady Falkland.
—En vérité, cher monsieur, c'est comme un fait exprès: vous ne venez pas ici sans qu'on oublie de m'avertir....
Dès que son mari n'y est pas, elle reprend un peu de ressort, sinon de gaieté.
Ce n'est point encore la camarade vive et presque enjouée de nos promenades à travers Stamboul, la courageuse qui refoule sa mélancolie et lutte contre son spleen à force d'insouciance et de témérité,—non. Mais ce n'est point non plus la créature écrasée qui, dimanche, au creux de son fauteuil, se taisait obstinément, et courbait la tête....
—Madame, je vous attendais le plus agréablement du monde; miss Edith me tenait compagnie, et, justement, commençait le récit de ses anciens séjours en Écosse. Voilà plusieurs années que vous avez quitté votre château de là-bas, mademoiselle? Sans dessein de retour?
Battez, tirez droit! Je m'anime au jeu. Lady Falkland, qui ne s'y attendait pas, s'assied. Elle sourit à moitié, pas trop rassurée sur l'issue de ma fantaisie belliqueuse.
Lady Edith, blême, fait un terrible effort pour se ressaisir. Ses pommettes anglaises, de ce rose vaporeux qui cependant est cru, ont verdi. Elle n'arrive qu'à balbutier, d'une voix toute blanche:
—Oui ... plusieurs années ... deux ans....
Pas de quartier! je redouble:
—Deux ans, pas davantage?... Vous vous accommodez bien vite de pays nouveaux, de maisons nouvelles.... C'est un génie qu'ont les Anglais d'être partout comme chez eux, et de se créer, en un clin d'œil, et n'importe comment, un home!...
En garde! La voici qui va charger. Bon Dieu, quelle haine dans ces yeux qui étincellent comme des épées, dans cette bouche tordue qui voudrait mordre!...
—C'est un génie que nous avons, oui. Nous sommes, quoique grands voyageurs, des gens d'humeur stable.... C'est le contraire pour vous autres, Français. Vous vous contentez de la première auberge venue, et vous couchez quelquefois dans des draps douteux, sans vous en apercevoir....
Qu'est-ce qu'elle veut dire? Bah! pourquoi s'en inquiéter? allons toujours:
—Peut-être bien.... Mais du moment qu'on ne s'en aperçoit pas!... L'auberge, d'ailleurs, a un avantage: c'est qu'on y paye son écot, honnêtement; si bien que l'hôte n'a pas le droit, quoi qu'il arrive, d'accuser les voyageurs d'ingratitude....
Ses mains grelottent de fureur, et elle a trouvé le moyen de blêmir davantage.
Où diable a bien pu passer le sang de ses joues? Va-t-elle s'évanouir ou entrer en crise! Mais non. Ces Anglaises sont des animaux à sang froid.
Tout de même, lady Falkland, inquiète, estime qu'il est temps d'intervenir:
—Monsieur de Sévigné, vous êtes aujourd'hui d'humeur romanesque. Ça n'arrive que dans les hôtelleries de don Quichotte, des voyageurs en querelle avec leurs hôteliers....
On est toujours imprudent de s'interposer entre des duellistes.
—Ma chère, siffle lady Edith, vous parlez d'or. Mais votre qualité de Française, dont vous vous targuez à tout propos et hors de propos, devrait vous rendre indulgente au marquis: Don Quichotte est précisément très célèbre en France, et c'est sans doute pour imiter ses exploits que les Français rompent si volontiers leurs lances contre des moulins, et se mêlent de ce qui ne les regarde pas.
Peuh! pauvre riposte. J'espérais mieux.
—De ce qui ne nous regarde pas, j'en conviens. Que voulez-vous, c'est une manie française que de jouer au redresseur de torts. Pour mon compte, je n'ai jamais pu voir des femmes ou des enfants pleurer sans demander à quelqu'un la raison de leurs larmes.
—Don Quichotte délivrant les galériens!
—Il y en avait peut-être d'innocents.
—Dans le doute, abstiens-toi. Proverbe français, ce me semble?
—Dans le doute, éclaire-toi! Et, la lumière faite, protège les bons, tape sur les autres.
—Oui, la lumière est faite. Mais, souvent, on la fait mal. Certaines gens s'éblouissent facilement et prennent des vessies pour des lanternes.
—D'autres ont d'excellents yeux.
—Même à ceux-là, je conseillerai parfois de mettre des lunettes.... C'est toujours l'histoire des draps d'auberge. Les hommes délicats, avant de se coucher, y regardent à deux fois. N'est-ce pas, Mary? Le prince Cernuwicz nous débitait l'autre jour des vers délicieux, sur un sujet analogue....
Encore cette allusion? Je continue à ne pas comprendre.... Et Cernuwicz, qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans.
Je regarde lady Falkland.... Oh! la voilà fort pâle à son tour.... De quelle diable de méchanceté s'agit-il donc? Halte-là! à tout hasard, m'est avis qu'il est temps de se fendre à fond:
—Soyez tranquille, miss Edith: le cas échéant, je ne me contente pas de lunettes. J'ai une longue-vue qui rapproche beaucoup les objets: tenez! de Péra, je vois très distinctement Canlidja et ce qui s'y passe.
Bien mieux! mon matériel d'attaché militaire comporte un télescope d'astronome ... grâce auquel je me fais fort, quand la fantaisie m'en prend, de pousser mes regards aussi loin qu'il me plaît ... jusqu'en Écosse, par exemple. Mais je m'oublie à bavarder, et je crois qu'il est déjà bien tard....
Cette fois, c'est le coup de miséricorde. Elle reste sur place, hors de combat. Et c'est lady Falkland, seule, qui me reconduit au perron. Je lui baise la main:
—Eh bien? j'espère que je sais prendre votre parti!
Mais elle paraît beaucoup moins ravie que je n'aurais pensé. Elle hoche la tête:
—Mon ami, mon ami! je vous en conjure, soyez prudent....
—Prudent? C'est vous qui prononcez ce mot-là? vous, la téméraire?
Elle hoche encore la tête, réfléchit un temps, hésite.
Au fond du jardin, j'entends des éclats de rire d'enfant.
—Téméraire, oui! s'il ne s'agissait que de moi.... Mais j'ai mon petit. Et croyez-vous que je n'aie pas à veiller sur ce rire qui sonne là-bas? Moi partie, mon petit ne rira plus, vous le savez....
Je réplique, malgré moi.
—Oui, je le sais.... Et je vous l'ai dit moi-même autrefois, quand madame Érizian nous suppliait si fort de renoncer à nos escapades. Vous m'avez défendu, alors, de jamais vous parler de prudence. Qu'y a-t-il aujourd'hui de changé?
Elle regarde, inquiète, vers la fenêtre d'où sans doute les yeux gris nous espionnent:
—Il n'y a rien de changé.... Mais je sens le péril qui plane sur moi, qui plane chaque jour plus proche de ma tête.... Mon ami, épargnez-moi!
Une émotion brusque me pénètre. Je ne réponds pas. Je baise encore la main qu'on me tend, et je descends le perron. Le caïque, au bas des marches, est accosté.
—Adieu ... à quand?
—Attendez! il y a une chose ... qu'il faut que je vous dise ... une chose.
—Dour!
Ceci aux caïkdjis, qui obéissent et s'arrêtent. Lady Falkland change d'avis, fait un geste de la main:
—Non!... Impossible. Impossible ici. J'étais folle! Mais je vous dirai plus tard. Je vous promets de vous dire.... Nous nous reverrons à Stamboul. Je vous écrirai. Attendez ma lettre. Adieu....
Stamboul iok, Osman: Béicos.
Non, je ne veux pas redescendre à Stamboul. Cette petite bataille contre l'Écossaise m'a fouetté le sang, et me voilà précisément dans l'état d'esprit que je souhaitais. Je veux, cette nuit, dormir dans ma maison turque de Béicos. Un caprice....
Un caprice sentimental: ce matin, la vieille Arménienne à mine si correcte et décente m'a apporté, derechef, une lettre sur papier dentelé d'or. Et je sais qu'aujourd'hui, ma petite ingénue turque est seule au logis—toute seule: sa mère à Stamboul, son père je ne sais où....
Bref, deux fantaisies qui s'échangeront.
... On me guettera tout l'après-midi, au shahnichir, et pourvu que mon caïque arrive avant la nuit, pourvu qu'on puisse le reconnaître, tout ira bien, tout sera facile. J'entrerai d'abord dans ma maison à moi; et j'attendrai qu'il fasse bien, bien noir. Après quoi, je sortirai par la porte de derrière, sans bruit; et je n'aurai plus qu'à sauter un mur de jardin, un mur très bas. Rien davantage. Dans le jardin, il y aura quelqu'un....
Quelqu'un. Une petite tille voilée, dont le cœur battra fort.... Qu'attend-elle au juste de moi, cette enfant tentée peut-être par mon dolman bleu ciel et par cet attrait mystérieux que l'Étranger, l'Exotique exerce toujours, irrésistiblement, sur les cerveaux et sur les cœurs de femmes? Ça serait chaste au dernier point, ce rendez-vous, que je n'en serais pas surpris le moins du monde....
Douze heures à la turque. Le soleil vient de disparaître. Mais nous arrivons. Nous serons avant la nuit sous le shahnichir.... Le ciel est d'or rouge, les collines d améthyste; la mer exhale une buée diaphane, qui adoucit chaque contour et irise chaque nuance; l'air pur, à peine moins tiède qu'en été, enivre.... Les caïkdjis rament lentement, à grands coups souples.
Hélas! lady Falkland, prisonnière là-bas, sous la garde haineuse de sa rivale, soupire peut-être vers mon caïque, vers mon caïque libre en plein milieu du large Bosphore.... Et moi, j'aimerais presser en cet instant sa petite main de soie....
... Un bruissement soudain passe au-dessus de l'eau—une troupe d'alcyons qui volent trop vite pour qu'on ait le temps de les entrevoir, dans la brune....
Béicos. Nous arrivons. Le shahnichir est bien voilé de ses rideaux opaques. Guette-t-on, ne guette-t-on pas? Peut-être est-on distraite. Il ne faut qu'une seconde d'inattention.... Mais, sur mon ordre, le vieil Osman entonne une de ces complaintes turques que j'aime, parce qu'elles rient et pleurent à la fois, dans chacune de leurs mesures. Voilà qui peut servir de cor avertisseur....
Ma maison.—Je la retrouve telle que je l'ai quittée. Cinq semaines d'absence, ce n'est guère.... Je m'assieds. Il me semble que je rentre d'une promenade, pas très longue. Je suis chez moi....
Chez moi. Je n'ai pas cette sensation d'être chez moi, rue de Brousse. Dans Péra, je suis un étranger. Oh! il faudra que je loue une maison turque, pareille à celle-ci, dans Stamboul, pour l'hiver....
Les tapis de Mehmed pacha, que, naturellement, j'ai laissés ici—qu'est-ce qu'ils feraient rue de Brousse, dans une maison pérote, ces tapis de pacha et de Croyant?—les tapis de Mehmed pacha sont bien plus beaux que tous ceux que m'a vendus M. Carazoff. Quand j'aurai, dans Stamboul, une maison turque, j'y mettrai les tapis de Mehmed pacha. Et là, ils ne seront pas dépaysés, puisque la maison sera turque....
Une à une, les fenêtres de la rive d'Europe s'éclairent. La nuit s'épaissit.
... Un harem. Tout à l'heure, j'entrerai dans un harem; et l'aventure sera beaucoup moins périlleuse que jamais je n'aurais imaginé.... Tant pis, d'ailleurs!...
L'amour d'une femme turque, quelle impossibilité, s'il fallait en croire tout ce qu'il y a dans Constantinople de diplomates et de financiers!—«Hein, vous dites? un Frank, amant d'une Turque?... Mais, mon cher, à quoi pensez-vous! c'est folie, folie pure et simple.... L'histoire d'Aziyadé? fable, vanterie!... Voyons, réfléchissez: nous, les Européens établis à Constantinople, nous qui ne passons pas, comme vous, nous qui restons! eh bien, avons-nous des Turques pour maîtresses?...» Parbleu! ils fuient Stamboul et l'Asie: ils s'emprisonnent dans leur Péra, ils n'en sortent jamais; ils y vivent entre eux, cloîtrés: et la vraie Turquie leur est plus étrangère qu'elle ne m'était avant mon départ de France. Certes, plus étrangère! J'ai entendu, de cette oreille-ci et de celle-là, un premier drogman d'ambassade, citoyen de Constantinople depuis plus de vingt-cinq ans, m'affirmer avec une entière candeur que, dès le coucher du soleil, nulle maison de Stamboul n'avait le droit d'éclairer une seule de ses fenêtres donnant sur la rue! Il m'affirmait cela à moi, qui, quatre fois par semaine, vais, minuit sonnant, boire mon café parfumé d'ambre, devant la mosquée de Mahmoud pacha, laquelle est au cœur de Stamboul. Il y a là de grands platanes, d'où pendent des lanternes on ne peut plus claires; et quelque deux cents vieux Turcs y fument leurs narghilés, sans nul souci de l'heure tardive.
Bonnes gens de Péra! ouvrez vos longues oreilles! tout à l'heure, moi, simple passant sur votre sol, je serai seul à seule dans son haremlick, avec mieux ou pis qu'une femme turque! avec une jeune fille, fille d'un iman.
Plus qu'un soupçon de crépuscule au-dessus des collines d'Europe....
—Pauvre petite! C'est très mal, ce qu'elle fait là. Dans le haremlick, un Infidèle, un mécréant, un giaour! Mais, est-ce bien sa faute? Elle en a tant vu, des giaours, dans la rue, en caïque, en voiture, partout.... Et elle a vu aussi, partout, leurs femmes—des femmes sans voile, sans pudeur, sans haremlick—honorées quand même, saluées, respectées!—Elle n'y comprend plus rien, elle brouille tous les principes. Où est le bien, où est le mal? On ne sait plus....
O Mehmed pacha I vous m'aviez très bien expliqué ces choses....
Nuit noire. Allons, c'est l'heure dite. Il ne faut pas qu'une petite fille attende trop longtemps dans un jardin nocturne, où, sûrement, rôdent des fantômes....
En avant.... Après tout, l'expédition ne va pas sans quelque risque pour le Frank comme pour la Turque. Un coup de couteau est vite donné, par un valet trop fidèle à la loi du Coran.—Et le danger purifie tout.
Mes caïkdjis dorment déjà. Je sors de la maison sans qu'ils m'entendent.—Mon jardin; ma petite porte—et voici la rue campagnarde, pavée de cailloux à têtes rondes. Pas un chat, cela va bien. Un silence de cimetière. Aucune lueur suspecte, sauf, là-bas, les trois fenêtres lumineuses d'une maison de bois, inconnue; mais nulle ombre inquiétante dans la transparence des rideaux de toile. Personne. Sécurité entière. Et voici le petit mur....
Il ne tient qu'à moi d'enjamber.... Mais non, pas encore. Cette rue musulmane, muette et mystérieuse, cette maison isolée, les hautes têtes des cyprès dressées alentour, et la princesse voilée qui attend dans l'ombre, parmi les roses du jardin, que vienne le chevalier errant au pourpoint d'azur ... c'est une page des Mille et une Nuits que je vis en cette minute et je veux retenir la minute pour savourer la page plus longtemps.
Ho! un bruit de cavalcade au bout de la rue. Est-ce le Khalife abbasside qu'on nomme Haroun, et son vizir l'Altesse Giafour, et l'eunuque nègre qui porte la rondache d'argent, tous trois en ronde nocturne, et veillant au bon ordre de l'Empire? Je rétrograde jusqu'au mur de mon jardin à moi, et j'attends. Le bruit se rapproche. Des sabots choquent le pavé....
Hélas! non; ce n'est ni le Khalife, ni le vizir ... seulement la troupe en goguette des ânes du village, qu'on laisse libres la nuit, et qui vont par les rues, sans bât ni licou. N'importe, c'est joli, cette procession de petites bêtes grises, trottinant à la queue leu leu....
Ils ont passé, tels les djins de la chanson. La rue, derechef, est silencieuse. Et le mur est là, pas beaucoup plus haut que mon front....
Étrange! pas de fièvre du tout:—pas d'impatience, pas de désir. Pourtant, dans une minute, une petite main saisira la mienne, et je suivrai la princesse voilée; dans deux minutes, la princesse ôtera son voile.... Mais il fait trop doux et trop calme au pied de ce mur que je ne me résous pas à sauter.... Voici ce que c'est, je crois: je ne la connais pas assez, la princesse voilée. Je ne l'ai vue qu'une fois, une seconde, à son shahnichir. Et d'autres traits, d'autres yeux sont dans ma mémoire et m'empêchent de bien songer à elle, et me défendent d'imaginer son baiser....
Je vois, au fond de ma pensée, des cheveux couleur de nuit, un regard fier et songeur, une bouche triste qui sourit par-dessus sa tristesse,—qui sourit courageusement.... Dans cette vision, il n'y a pas de shahnichir, il y a, au bout d'une grille, un pavillon très délabré, en surplomb sur le Bosphore....
Alors, alors, qu'est-ce que je fais ici? C'est ailleurs que je veux être, que je dois être.... Et si je sautais le petit mur, je serais déloyal, menteur, puisque....
Oui, je sais bien qu'elle va pleurer, celle qui attend. Mais, ne pleurerait-elle pas plus amèrement si je sautais le mur?
Ma porte; mon jardin; ma maison.
Et, tout de suite:
—Osman, Arif! tchabouk, caïk.... Le caïque, vite! Nous partons.
A grands coups d'avirons, nous fuyons dans le courant, au milieu du Bosphore, vers Stamboul, vers Péra.
A gauche, Canlidja luit encore de ses dernières lumières. Tout va s'éteindre, il est minuit passé.
Ah! les fenêtres du pavillon sont éclairées. Et, cette fois, voici mon pouls qui bat la fièvre. Mais je ne m'arrêterai pas, non!
Arif, Osman! tchabouk....
13 novembre.
Ma mosquée de Mehmed Sokoli est une très petite mosquée de quartier, qui s'accroche au flanc de la colline de l'At-Méidan,—l'Hippodrome de Byzance,—du côté de la mer de Marmara. J'ai passé souvent tout auprès, sans rien en remarquer que le minuscule cimetière qui l'entoure, un adorable vieux mezzar pareil à un bois bien touffu, dont les tombes antiques se blottissent sous des flots de lierre et de vigne vierge.—Mais la mosquée de Mehmed Sokoli est peut-être plus belle que son mezzar. Figurez-vous une nef toute de marbre blanc, ciselée et dorée comme un bijou. Le marbre est ancien, ambré par places et diaphane: l'or terni se perd délicatement parmi ces teintes d'ambre. Le mirhab (autel) est de haut en bas revêtu d'antiques faïences persanes, éclatantes comme des fleurs sous le soleil. Et les vitraux, peints ou dépolis, mesurent un jour doux et clair, intime à souhait.
C'est par le plus grand des hasards que j'ai découvert la mosquée de Mehmed Sokoli. Hier, je passais devant, et la porte de la cour était ouverte. On criait dans cette cour. J'entrai.
Deux fillettes, robe jaune et robe verte, deux mignonnes hautes comme une botte, jouaient à se battre,—un jeu très turc,—avec de beaux rires et des cris perçants. La cour, cloîtrée et dallée, leur faisait un champ clos magnifique. Elles se poursuivaient au milieu des vieilles colonnes, s'atteignaient, luttaient comme de petites chèvres folles et finissaient par rouler sur le sol, parmi les grandes herbes poussées dans les fentes du marbre.
Mon entrée, d'un coup, mit la paix. Debout toutes deux et soudain graves, elles me considérèrent. La robe jaune, au bout d'un temps de réflexion, jacassa quelque chose à l'intention de la robe verte. Celle-ci courut vers la porte et s'éclipsa. Celle-là vint à moi et me fit signe d'attendre. J'attendis.
J'attendis quatre minutes. Après quoi, reparut la robe verte, et, derrière elle, arriva l'iman de la mosquée: un vieil Osmanli pur sang, et, certes, la plus longue barbe blanche que j'eusse encore vue en cette sereine Turquie, où les barbes blanches abondent. On m'avait pris pour un visiteur de mosquée, et l'iman, bon homme, apportait les clefs du sanctuaire.
Je visitai, par politesse, imaginant n'importe quelle mesjid, toute banale. Et je m'arrêtai dès le seuil, stupéfait d'admiration. L'iman, fier de ma surprise, souriait.
Je lui fis mes plus grands compliments en un turc pas très correct, qu'il eut la courtoisie de comprendre. Alors il s'empressa et me montra tout, l'alpha et l'oméga, chaque dentelure du marbre et chaque bouquet des faïences. Les deux fillettes, faufilées derrière nous et sérieuses comme des abbesses, nous suivaient pas à pas, écoutant de toutes leurs oreilles.
Quand je me fus extasié partout, et sans flatterie, l'iman, toujours souriant, s'excusa du piètre tapis sur lequel nous marchions: ce tapis n'était guère qu'une loque. Mais les tapis de mosquée coûtent cher, et la paroisse de Mehmed Sokoli n'est point riche.
—Quand Mehmed Sokoli, qui fut un grand vizir du Sultan Suleïman le Magnifique, édifia notre mosquée, il n'épargna rien, et prodigua tout son trésor. Mais il y a quatre cents ans de cela. Et aujourd'hui, nous sommes de pauvres gens. Aussi, le tapis troué reste là....
Naïvement, je crus à une invite, et je tirai discrètement ma bourse. Mais l'iman faillit se fâcher.—Les simples kayims (sacristains) des grandes mosquées, corrompus par la perpétuelle procession des touristes mécréants et de leurs guides, acceptent et réclament au besoin le backchich, cher aux Levantins de toutes castes. Mais les imans sont plus dignes; et celui-ci était un Vieux Turc. Il me refusa, net.
Cependant, il était écrit que j'aurais gain de cause, et que je serais admis à verser mon obole dans la tirelire du futur tapis de mosquée. Comme nous échangions, l'iman, les petites filles et moi, nos salaams d'adieu, un personnage inattendu traversa la cour, et, nous voyant, s'arrêta. C'était le maréchal Mehmed Djaleddin, qui se promenait par là, sans doute entre deux séances à la Sublime Porte, laquelle est voisine....
—Bah, monsieur le colonel, vous ici? êtes-vous devenu si bon Osmanli qu'on ne puisse vous rencontrer qu'au fond de Stamboul, et faisant vos dévotions dans nos mosquées? Il y a plus de quinze jours que je ne vous ai vu.
Mehmed pacha portait sa petite tenue de maréchal, à laquelle il n'y a point à se méprendre. Mais comme l'iman était plus vieux que Mehmed pacha, ce fut Mehmed pacha qui, le premier, salua l'iman.
Ils étaient amis de longue date, d'ailleurs. Mehmed, les compliments ordinaires à peine échangés, attrapa d'une main la robe verte, de l'autre la robe jaune, et fit sauter les deux mignonnes à six pieds de terre. C'étaient les petites-filles de l'iman. Il y eut de grands cris de joie.
—Et maintenant,—fit Mehmed, en reposant son double fardeau,—monsieur le colonel, je suis à vous, s'il vous plaît que nous fassions route ensemble. Vous partiez, je crois?
—J'allais partir, après avoir vainement tenté auprès de notre hôte une démarche pieuse.
—Une démarche?
—Le tapis de la mosquée réclame son successeur, et je voulais participer ... mais il paraît que je suis beaucoup trop mécréant....
Mehmed pacha se prit à rire, et à son tour attaqua l'iman, avec quelques plaisanteries amicales. La résistance ne fut pas bien opiniâtre. Et mon offrande fut agréée.
—C'est un Vieux, Vieux Croyant,—me dit Mehmed pacha, tandis que nous rabotions le pavé pointu des ruelles qui grimpent vers l'At-Méidan;—il exagère parfois un peu; mais c'est un homme excellent, et courtois comme on l'était au temps jadis. Tenez, il y a quelques mois, vint ici, sur un yacht, une de vos compatriotes, madame de Retz. D'Épernon, notre ami d'Épernon, me la recommandait beaucoup. Je la promenai donc, de mon mieux, dans Stamboul. Or, à la porte de cette mosquée, madame de Retz hésita: il s'agissait d'enfiler d'énormes babouches, celles-là mêmes que vous avez pu mettre tout à l'heure, par-dessus vos bottes.... Dame! on n'entre point sans babouches dans une mosquée. Madame de Retz regarda ses pieds et murmura perplexe: «Avec ces machines-là, je tomberai, sûr....» Alors, notre iman se baissa vers les brodequins de chevreau blanc, et les essuya paternellement du pan de sa robe:
«Entrez sans babouches! Zarar yok (ça ne fait rien), les pieds sont si petits....»
Nous arrivions sur l'At-Méidan, et les beaux minarets de l'Achmédié-Djami se haussaient au-dessus des platanes à l'entour.
—J'y songe, monsieur le colonel: vous êtes, je le sais, lié d'amitié avec lady Falkland, que je vous ai nommée jadis, aux Eaux Douces d'Asie, si j'ai bonne mémoire.... Oui.... Eh bien ... l'avez-vous vue récemment?
—Pas depuis quinze jours, monsieur le maréchal.
—Ah!... la verrez-vous bientôt?
—Je l'ignore. A vous dire vrai, je ne me soucie pas beaucoup de lui rendre visite fréquemment: son mari est d'humeur à mal interpréter les plus simples politesses....
—Oui....
Mehmed pacha réfléchit une minute. Puis, soudain:
—Il me déplaît beaucoup de me mêler de ce qui ne me regarde pas, et de ce qui ne vous regarde guère. Pourtant, je le ferai aujourd'hui, car, en vérité, ce Falkland est un drôle. Voici. Leur maison est de celles où ma charge m'oblige parfois de jeter les yeux ... cela entre nous, bien entendu. Ce qu'il faut que vous sachiez,—pour le répéter, si le cœur vous en dit,—c'est que, dans cette maison, une laide trahison se machine contre votre amie. Je n'en sais d'ailleurs pas plus long. Au revoir, monsieur le colonel. J'ai affaire ici, à l'École des Arts et Métiers.
Je n'ai pas menti à Mehmed pacha en lui disant que je n'ai point vu lady Falkland depuis quinze jours;—exactement, depuis la visite que je lui rendis à Canlidja, le 4 de ce mois. Pis que cela, je n'ai pas reçu d'elle la lettre qu'elle m'avait promise, ce même soir,—la lettre qui devait fixer notre prochain rendez-vous à Stamboul. Les paroles de Mehmed pacha sont donc assez inquiétantes. En vérité, j'aurais même dû, connaissant l'entourage de lady Falkland, m'inquiéter plus tôt.
Mais, mais ... voilà: je me suis efforcé, durant ces quinze jours, de songer à lady Falkland le moins que j'ai pu. Question d'égoïsme: dans la petite rue de Béicos, au pied de ce fameux mur que je n'ai pas sauté, j'ai cru m'apercevoir tout d'un coup que lady Falkland occupe, dans ma cervelle, beaucoup de place;—trop de place. Lady Falkland a quelque vingt-six ans, je crois; j'ai donc, moi, vingt ans de plus qu'elle. Toute une catégorie de sentiments, sur laquelle il me serait pénible d'insister, n'est pas de mise entre nous. Et je professe une trop saine horreur du ridicule pour ne point me défier de moi-même en l'occurrence.
N'importe. Il n'y a point de ridicule qui tienne contre un devoir d'amitié. Si je ne reçois pas, d'ici à deux jours la lettre promise, j'irai à Canlidja répéter les paroles de Mehmed.
Ces deux semaines, je les ai employées, comme de juste, à courir Stamboul, tout seul. A qui cherche l'apaisement et l'oubli, Stamboul est miséricordieux. On y trouve tant de soleil et tant de silence, et tant de tombes mêlées aux maisons.
J'ai maintenant ma maison dans Stamboul; ma maison turque toute pareille à celle de Béicos; il n'y manque que le Bosphore. Ma maison de Stamboul est située dans un quartier fort reculé, celui de Kara-Goumrouk. Des fenêtres, je puis apercevoir le dôme et les minarets de cette Sélimié Djami, où lady Falkland m'avait conduit, lors de notre première promenade, pour m'en faire admirer la cour cloîtrée, si jolie et si paisible, avec ses arcades de faïence, ses colonnes de vieux marbre et ses grands cyprès.
... Au fait, je m'en souviens: nous avions, ce jour-là, passé devant ma maison d'aujourd'hui; car elle est au coin de l'immense citerne byzantine qui est devenue un jardin; et c'est l'une de ces maisons nettes, toutes neuves, d'un sapin frais sentant la résine et que j'avais remarquées alors....
Hier, j'y ai dormi la nuit. Ma flânerie solitaire avait été trop longue. Au coucher du soleil, j'aurais eu deux lieues à marcher avant d'être à Péra. J'avais longé toute la Grande Muraille de Stamboul et je m'étais assis à son extrémité, près de la célèbre Tour de Marbre, qui baigne dans la Marmara sa large base rongée d'algues. Le chemin de fer de San Stéphano passe au pied. Et j'entendais parfois le sifflet des trains. Il y a une station très proche, la station d'Iédi-Koulé....
Alors, comme la nuit venait, et que l'or flamboyant des vagues se changeait en acier bleu, j'ai seulement regagné ma maison de Kara-Goumrouk, en vagabondant le long des grands cimetières éparpillés au delà de la Muraille,—les grands cimetières où se cache la stèle d'Aziyadé....
20 novembre.
Voici la lettre enfin! Mais je l'aurais souhaitée différente....
«Pardon de ce long silence et de l'anxiété où vous devez être. Je m'en veux d'avoir tant hésité à vous écrire. Mais les femmes sont lâches. Et cette fois, je n'ai pas été la courageuse exception qui vous plaisait, dont vous étiez l'ami. Maintenant, d'ailleurs, que j'ai tardé si longtemps, je ne sais plus comment m'y prendre....
«Mon ami, vous connaissez ma triste histoire: elle est toute banale, et je n'en tire pas vanité. Il n'y a point à se glorifier d'être malheureuse du malheur qui est commun aux trois quarts des femmes. J'en souffre seulement un peu plus que beaucoup d'autres, parce que Dieu m'a fait ridiculement sensitive et nerveuse. En trois mots voici: j'ai été mal mariée. Rien de moins, rien de plus. Cela n'est pas dramatique du tout. Notez que je ne daigne rien reprocher à mon mari, sinon qu'il me hait et que je le hais. Si le cœur vous en dit, vous pouvez être juge entre nous. Vous me donnerez peut-être raison. Mais je liens à ce que vous sachiez que force gens me donnent tort.
«Il n'importe guère d'ailleurs. Ce qui importe, c'est ceci: deux ennemis quasi mortels peuvent très péniblement vivre ensemble;—mais le père et la mère d'un enfant innocent de leur querelle n'ont pas le droit de vivre séparés. Surtout une mère qui aime son fils n'a pas le droit de permettre que ce fils soit arraché d'elle, et jeté en sacrifice à une étrangère qui le déteste et le détestera toujours.
«Mon ami, tout est là-dedans. Moi, je ne compte pas et je me moque de mon sort. Je m'efforce de m'oublier, de faire abstraction de moi. Je marche sur mon orgueil, sur ma dignité même. Et je lutte pour anéantir en moi cette grande soif d'aimer et d'être aimée, qui est l'instinct même de vie et de conservation de toutes les vraies femmes.... Mais il y a mon enfant,—mon petit!
«Mon petit.... je suis seule à l'aimer. Son père ne tient à lui que par égoïsme, par vanité de race. Mon petit ... oh! j'ai peut-être des illusions sur lui, mais enfin, je l'ai fait, j'ai mis mon sang dans ses veines, et mes nerfs sous sa peau. Je sais, je sens qu'il souffre comme moi, autant que moi, des duretés, des violences, du mépris, de tout ce qui fait froid ou mal. Alors, qu'est-ce qu'il deviendra, si je disparais, si je l'abandonne à cet homme qui ignore la pitié,—et à cette femme vile qui continuera de me poursuivre jusque dans la pauvre chair de ma chair! Non, je n'ai pas le droit de disparaître; je n'ai pas le droit de m'en aller, puisqu'ils exigent que je m'en aille seule; je n'ai pas le droit de leur céder, puisque ce n'est pas tant ma fuite qu'ils veulent, que mon abdication, mon renoncement....
«Car jamais, jamais, jamais il ne me donnera mon petit. C'est son fils à lui, le fils des Falkland, l'héritier du nom et du titre, le maître du château d'Écosse, le chef du clan. Mais moi non plus, je ne le lui donnerai pas,—jamais, jamais, jamais! Je me défends, je me bats....
«Seulement, mon ami, j'ai peur d'être vaincue. Hélas! je me bats, mais j'ai de pauvres armes. Et l'autre jour, quand je vous ai vu trembler pour moi, quand j'ai deviné votre pitié, j'ai eu envie de vous crier au secours, de me jeter à vos genoux. J'ai eu envie de me confier à vous sur-le-champ toute entière; de vous dire: «J'ai peur, secourez-moi, sauvez-moi; j'ai peur, voyez le défaut de mon armure; j'ai peur, donnez-moi de votre courage et de votre force....» Mais c'était impossible, là-bas. Et aujourd'hui, je ne sais plus, je n'ose plus. Vous n'êtes plus là; je ne sens plus votre amitié présente; je ne vois plus vos yeux.
«Écoutez: plus que jamais, j'ai le devoir d'être prudente; je ne veux pas vous rencontrer dans Stamboul, parce que je sais qu'une des mendiantes arméniennes du grand port sert d'espionne à mon mari. Pourtant, il faut que je vous voie, il faut que je vous dise.... Eh bien, samedi prochain,—ce sera le 26,—j'aurai un prétexte pour passer la soirée à Péra. Voulez-vous vous trouver, vers cinq heures et demie (à la franque), sur le trottoir qui longe le mur de l'ambassade anglaise, vous comprenez, derrière le petit parc? Cette rue-là,—je ne sais pas son nom, est à peu près déserte. Il fera presque nuit, nous pourrons causer très librement, et sans danger. Je compte que vous m'attendrez, quoique cela ne soit pas bien amusant, d'attendre dans une rue noire une maman qui vient parler de son petit. Mais j'ai appris à vous connaître.
«MARIE.»
Oui, je suis un peu plus inquiet qu'avant.
22 novembre.
La seule chose dans Stamboul que je n'aime guère est précisément celle que tous les Européens chérissent, et qui est faite exprès pour eux: je veux dire le Bazar,—Buyuk-Tcherchi, pour parler turc. Je ne trouve pas très agréable ce labyrinthe de petits tunnels voûtés, où s'entassent dix mille échoppes dont aucune n'est vraiment belle ou étrange. On y sent trop l'artifice et le trucage. Cela s'efforce d'être Mille et une Nuits, et ce n'est qu'opéra-comique.
Tout de même, il faut parfois aller au bazar, les jours d'emplettes indispensables. Le Bazar est alors une ressource unique. Nos grands magasins d'Occident contiennent beaucoup moins de marchandises hétéroclites et M. Carazoff lui-même n'est pas aussi bien monté en turqueries.
Hier, j'ai passé deux heures au Bazar; il s'agissait d'acheter de quoi rendre habitable ma maison du quartier de Kara-Goumrouk; des rideaux en soie de Brousse, un paravent de moucharabi, deux lampes de mosquée à cinq mèches et un mangal de cuivre pour y faire du feu; l'hiver est proche, et voilà deux jours qu'il bruine.
Pour le mangal et pour les lampes, je me suis battu contre un Arménien qui, malgré tous mes efforts, m'a écorché vif. Un Juif m'a vendu le paravent, et cela n'a pas été non plus sans difficulté. La soie de Brousse, par contre, appartenait à un vieil Osmanli dont les grands yeux bleus n'avaient point de malice; et notre marché s'est conclu du premier coup, le plus honnêtement du monde.
Ce dernier acte de mes exploits avait pour théâtre le Bézestin, qui est la halle aux enchères du Bazar. Justement, une vente à l'encan commençait. On dispersait toute une collection d'armes kurdes, arabes ou persanes,—des pistolets damasquinés, des yatagans en croissant de lune et de longs mousquets criblés de turquoises et de grains de corail.
Je m'approchai, et, tout de suite, je fus séduit par un adorable petit poignard, qui semblait bien plutôt un bijou qu'une arme. Je l'achetai; et ce me fut une véritable surprise de constater, quand je l'eus en main, que cette mignonne chose à manche de jade, à lame niellée d'or et d'argent, était une dague très sérieuse, aiguë et robuste, parfaitement propre à tuer....
La vente continuait par des lots de vêtements turcs. Je voyais étaler et retourner des cafetans de toutes les couleurs, et aussi des châles, des féridjés, des écharpes, des tcharchafs....
Une fantaisie me passa par la tête. J'avais avec moi mon guide ordinaire. On ne peut guère s'épargner un guide dans le Bazar, à moins d'avoir beaucoup d'heures à perdre. Mon guide à moi s'appelle Astik et il sait économiser les minutes.
—Astik,—dis-je,—je veux acheter un costume de dame turque, un costume complet.
Il ne s'étonna même pas. Les touristes, ses clients habituels, l'ont cuirassé contre l'étonnement. Tout de suite, il se lança dans les enchères.
Un quart d'heure après, c'était chose faite; j'avais mon costume pour quatre livres, deux medjidiés, quinze piastres:—«prix excellent, effendim!»—Un costume pas vilain du tout, et vraiment complet, complet jusqu'à l'ombrelle et jusqu'aux babouches.
Astik alors, toujours imperturbable, me toisa d'un œil de tailleur et m'affirma que c'était «juste ma mesure».
Ce sera mieux encore la mesure d'un mannequin d'osier qui, dûment habillé et voilé en hanoum, me tiendra merveilleusement compagnie, dans ma maison de Kara-Goumrouk.
Jeudi 24 novembre.
Cette fin de semaine se traîne comme une limace....
Grosse émotion ce matin dans Péra: monseigneur Farnese, le cardinal secrétaire d'État, a été assassiné hier au Vatican. Sans doute, l'événement n'est pas local; mais Constantinople, métropole des sectes d'Orient, affecte en toute occurrence le plus vif intérêt pour ce qui est religion. L'assassinat du cardinal fait donc tapage.
Un trait pittoresque est fourni toutefois par la presse: la censure turque n'aimant pas beaucoup les récits d'attentats politiques, pas un journal pérote ne souffle mot du crime. Après tout, je ne sais pas trop si la censure turque est tellement à blâmer: ce n'est pas une bien saine curiosité qui dilate devant le fait-divers du Petit Journal les yeux de tous nos concierges parisiens....
N'importe. Les Pérotes font trêve â leur éternelle rage de potins.
—Car Péra, qui n'est point une ville spécialement dévergondée[1], malgré la cohue des races bâtardes qui s'y heurtent, fait au moins tout ce qu'elle peut pour leur bien paraître, à grand effort de cancans, de menteries et de calomnies.... Mais aujourd'hui le deuil public a ses exigences. Ce cardinal romain, que personne à Péra n'avait jamais vu, il serait indécent de ne point manifester à son propos les sentiments d'une affliction profonde. Le snobisme levantin veut qu'ici, sous l'œil des Turcs, on porte haut l'orgueil d'être chrétien.
J'ai donc eu le plaisir d'entendre divers seigneurs, banquiers, financiers, brasseurs d'affaires,—tous gens que le Christ eût probablement chassés du Temple,—et force dames,—par qui le scandale arriva maintes fois,—pleurer toutes les larmes de Jérémie sur le cardinal Farnese, et vouer son assassin à l'estrapade, à la roue et au bûcher.
Chez l'ambassadrice d'Allemagne, dont c'était le jour, la sentimentale madame Kerloff donna la note suraiguë. (L'assassin, paraît-il, est un anarchiste, de la race vulgaire des tueurs de souverains et de premiers ministres):
—Crime, crime, crime!—gémissait madame Kerloff de sa voix russe pareille à une trompette,—et lâcheté, lâcheté! Jamais ne fut un crime plus lâche....
Narcisse Boucher, qui venait d'entrer affûta son sourire de paysan madré:
—Ah! madame Kerloff, nous allons nous quereller. Moi je trouve que le gredin dont vous parlez est au contraire un hardi gaillard, qui n'a pas froid aux yeux....
—Monsieur l'ambassadeur!
—Qui n'a pas froid aux yeux. Oui, oui, je sais: il a tué un pauvre vieil homme sans défense: Farnese était seul,—pas un laquais,—et le coup de revolver a été tiré par derrière. Je sais tout ça.... Main écoutez un peu: ce n'est pas vrai que Farnese était seul. A côté de lui, autour de lui, il y avait une garde formidable! il y avait la loi, la société, les juges, la guillotine. Et vous croyez que l'assassin n'avait pas d'yeux? Il a tout vu! la cour d'assises, les robes rouges, et le couteau triangulaire. Quand même, il a marché, il a frappé! Hé! hé! je connais beaucoup de fiers duellistes et beaucoup de braves soldats qui se moquent des épées et des balles, mais qui tourneraient casaque devant l'échafaud.
Quelqu'un objecta:
—Les criminels ne songent pas au châtiment. C'est-à-dire qu'ils se flattent toujours d'y échapper.
—Quand on se bat, on se flatte toujours d'être vainqueur. Il n'en faut pas moins être brave pour se battre, riposta Narcisse, goguenard.—Tout bien pesé, je mesure le courage des combattants à la carrure de leurs adversaires. Et le bourreau m'a toujours fait l'effet d'un guerrier diablement large d'épaules.
[1] A l'exemple de mesdemoiselles Kolouri, les dames pérotes vont assez volontiers s'asseoir sur un lit, mais ne s'y couchent guère.
La voix du rossignol aux pointes des cyprès.
H. DE R.
SAMEDI, 26 novembre; cinq heures et demie, à la franque.
La rue qui passe derrière l'ambassade d'Angleterre est une rue grecque, régulière et morne. Des maisons de pierre, laides, s'y alignent, face au grand mur du parc. Peu de passants. Le crépuscule est déjà brun. Il pleut.
J'ai rabattu le capuchon de mon manteau, et je marche le long du mur. J'attends.
Au bout de la rue, Péra, brusquement, finit: le sol manque. Un ravin se creuse là, profond comme un abîme. La pente raide, toute hérissée de cyprès, descend jusqu'à la Corne d'Or, qu'on aperçoit là-bas, léchant le pied de Stamboul;—Stamboul couleur de nuit, dentelé de minarets et de coupoles.
C'est une forêt que ce ravin,—une forêt poussée en pleine ville; un cimetière aussi: les plus antiques des tombes de Constantinople sont là, sous les arbres quatre fois centenaires.
Je m'accoude au parapet, et je regarde longtemps la forêt sombre, et le bras de mer au-dessous de la forêt, et la ville turque au delà du bras de mer. Des corneilles innombrables tournoient parmi les pointes des cyprès, en quête de la branche où dormir. Un craillement ininterrompu monte du ravin. La pluie fine embrume toutes choses.
... Ah! voici venir, du fond de la rue, une robe grise sous un parapluie ... une robe grise dont je reconnais l'allure souple. Je vais au-devant.... Bon! c'est comme un fait exprès: la rue n'est plus déserte; un cafetan vient aussi, derrière la robe, à quelque vingt pas. Mais lady Falkland l'a bien vu. Et me croise sans s'arrêter, me jetant à voix basse très vite:—Suivez-moi de loin.
Je la laisse s'éloigner. Elle longe le parapet du ravin, et tout d'un coup, semble passer à travers. Le cafetan, qui fort probablement ne s'inquiète point de nous, continue tout droit. Il n'y a plus personne dans la rue. Je gagne à mon tour le parapet, où s'ouvre une trouée. Un sentier commence là, et serpente au flanc du ravin, parmi les cyprès. Lady Falkland, presque invisible dans l'ombre des arbres, m'attend. Je la rejoins. Je me penche sur sa petite main, que la pluie fait toute froide, et je pose mes lèvres dans l'ouverture ronde du gant.
D'abord, nous ne disons rien. Lady Falkland a pris mon bras, et nous marchons dans le sentier, gagnant vers le creux du ravin, vers la nuit plus sombre et plus secrète. Les troncs des cyprès alternent avec des buissons opaques: le parapluie, accroché çà et là, devient une gêne, Lady Falkland, brusque, le ferme.
—Vous serez mouillée....
—Ça m'est égal.
—Et vos pieds! vous n'êtes pas chaussée pour patauger dans cette boue ruisselante....
—Ça m'est égal.
Elle parle bref. Je sens sa main crispée sur mon bras.
—Marie....
C'est la première fois que j'ose la nommer ainsi. Mais c'est aussi la première fois que je la tiens serrée contre moi, et qu'il fait nuit autour de nous deux.... Et puis, cette voix nerveuse, cette main qui tremble, ces yeux baissés que je ne parviens pas à voir ... j'ai trop pitié d'elle! Je voudrais soudain l'étreindre, la porter, la bercer, l'endormir, pour qu'elle oublie tout, et calmer contre ma poitrine ce pauvre cœur que j'entends battre.
—Marie....
Elle respire avec effort:
—Écoutez....
Elle quitte mon bras, et s'adosse à un cyprès. Elle relève la tête et me regarde. Les corneilles craillent moins fort au-dessus de nous.
—Mon ami ... ah! ce soir encore, je ne suis pas brave. Voyez-vous, c'est comme une déchéance, ces prétextes, ces mensonges, cette fuite peureuse de tout à l'heure, tout ce qu'il m'a fallu faire pour vous rencontrer ici.... Mais vous avez été trop bon pour moi, vous m'avez aimée d'une amitié trop douce. Quoi qu'il m'arrive plus tard, je ne veux pas être ingrate aujourd'hui ... je veux m'acquitter, je veux vous donner au moins ce que j'ai de plus précieux, ma confiance toute ... et tous mes secrets.
Elle se tait, elle écoute la pluie qui bruit au travers des branches. Les corneilles se sont endormies peu à peu.
—Mon ami ... d'abord, tout va de mal en pis. Ils ont assez de moi, tous les deux. Et ils redoublent leur haine et leurs insultes. Oh! je vois clair dans leur jeu. Ils veulent me pousser à bout, me forcer a un éclat, me faire fuir.... Tenez, cette semaine, j'ai cru qu'ils y réussissaient: une scène atroce ... c'était à propos de mon petit.... Cette misérable est devenue féroce pour lui.... Depuis que vous l'avez cinglée si fort dans son orgueil ... vous vous souvenez?... on dirait qu'elle veut se venger sur cet innocent.... Enfin, il y a quatre jours, elle a osé le frapper. J'étais là, j'ai sauté sur elle. Nous nous sommes presque battues comme des femmes du peuple. J'ai été la plus forte, heureusement! Mon ami, voyez-vous, si j'avais eu le dessous, je crois bien que je jetais le manche après la cognée, que je me sauvais de cet enfer, que je désertais! A quoi bon rester, si je n'étais même plus bonne à défendre mon petit?
Elle s'arrête. Puis elle sourit.... Oh! le pauvre sourire navrant....
—Voyez, mon ami, je ne mens pas, je me suis battue. Voyez les marques!
Elle a relevé sa manche. Une trace de griffe sillonne la peau, la peau de lait et d'ambre. Je regarde. Une goutte de pluie tombe sur le bras nu, qui tressaille, et se recouvre.
Je ... je ne sais plus très bien où j'en suis. Ah! les paroles de Mehmed pacha.... Il faut que je répète les paroles de Mehmed pacha....
Je répète. Toujours adossée contre les cyprès elle m'écoute, pensive:
—Il a dit cela? c'est étrange.... Je ne comprends pas.... Pourtant, je me fierais à Mehmed pacha. Il est loyal,—loyal comme sa race....
Elle se tait encore, longtemps. Enfin:
—Mon ami ... j'ai encore tout à vous dire....
Mais sa voix s'étrangle net. Une terreur soudaine dilate ses yeux. Je me retourne, inquiet moi-même ...
Une forme brune, silencieuse et souple, gravit le sentier—vient vers nous. D'instinct, je cherche dans ma poitrine le poignard a manche de jade acheté, l'autre jour, au bazar.... Mais non, ce n'est qu'une femme turque, enveloppée de la tête aux pieds dans son féridjé....
Elle passe devant nous et s'éloigne. Lady Falkland appuie sur sa bouche son mouchoir, et respire.
—Mais qu'avez-vous donc craint? Ce n'était qu'une femme....
—Oui, une femme ... mais n'avez-vous donc jamais songé combien il est facile à n'importe qui, de se cacher sous un féridjé? Je me sens cernée, je vois des espions partout....
Elle frissonne, secoue les épaules.
—Enfin, cette fois, ce n'était qu'une femme de cimetière!...
—De cimetière?...
—Vous ne savez pas? Ici, la prostitution hante les cimetières.
Les filles très pauvres attendent sous les cyprès le désir des soldats.
Elle lit un étonnement dans mes yeux:
-Comment je sais ces choses? Hélas! croyez-vous que mon mari ait épargné mon orgueil, et m'ait jamais permis d'ignorer ses brutales débauches? Sir Archibald Falkland ne dédaigne pas d'imiter les soldats turcs ou kurdes; il fréquente les cimetières d'ici; il suit les femmes voilées, et résiste rarement, très rarement, à leur séduction....
Un dégoût crispe sa lèvre. Elle bat des cils, comme pour chasser la vision sale.
Encore un long silence. La nuit, maintenant, est noire.
—Mon ami ... c'est l'heure.... Je veux être loyale tout à fait. Je ne veux pas voler votre amitié. Je ne veux pas voler votre estime. Je veux que vous sachiez tout de moi, le mal comme le bien, et mes misères, et mes faiblesses, et mes hontes.... Mais d'abord, ayez beaucoup de pitié! il y a eu tellement, tellement de tristesse dans ma vie! Tout n'a été que tristesse. Songez à l'enfant que j'ai été, autrefois, dans la vieille maison créole où je suis née, de l'autre côté de la mer ... là-bas, personne ne m'apprenait à souffrir.... Songez à la jeune fille ardente, enthousiaste, qui s'épanouissait librement au plein soleil.... Je me souviens encore d'un grand chien rouge qui m'aimait beaucoup, qui posait ses pattes sur mes épaules pour lécher mon visage.... Un jour,—j'avais seize ans,—on est venu, on m'a épousée, on m'a emportée. Un mari, je ne savais même pas ce que ce pouvait être. Ç'a été un maître et un geôlier; le mariage, une prison. On m'a cassé les ailes, on a fait de moi cet être brisé, flétri que je suis ... flétri, oui, flétri, flétri! Ah ... Ah! il y avait pourtant en moi de la noblesse, de l'orgueil, de la flamme ... je vous le jure!—et de l'amour, de l'amour qui débordait, qui ruisselait, qui s'épanchait partout comme un torrent d'or fondu....
Brusquement, elle jette ses deux mains sur son visage, et sanglote.
J'entends sa poitrine secouée d'atroces hoquets, je vois les larmes couler à travers ses doigts qui se tordent....
Je l'ai prise dans mes bras, je la porte et je la berce. Ma bouche éperdue cherche son front, ses yeux, ses tempes.... Elle est presque évanouie. La surprise de mon étreinte a succédé trop violemment à sa crise de souffrance. Elle pleure toujours, et, vaincue, écrasée de douleur, elle se blottit comme une toute petite qui a mal....
Tout d'un coup, elle s'arrache et pousse un cri.
—Ha! que faites-vous!
Mon baiser a touché ses lèvres.
—Que faites-vous? mon Dieu, mon Dieu!
Je suis à genoux devant elle, dans la boue et dans l'eau, et je baise maintenant ses poignets nus mouillés de pluie.
—Ce que je fais? je vous aime!
—Oh! pardon! ne croyez pas que j'aie choisi cette minute, ne croyez pas que j'abuse du lieu, de la nuit, de votre défaillance. Je ne savais pas, je vous jure que je ne savais pas! Je me figurais que c'était la pitié qui me poussait vers vous, et soudain, je comprends que c'est l'amour! Ah! pardonnez-moi. Je suis presque un vieillard, je n'ai rien pour émouvoir votre jeune cœur brûlant. Je suis sceptique, blasé, glacé, vieux, vieux! Mais je vous aime et je suis à vous. A vous!... Disposez de moi, commandez! Voici ma fortune, mon nom, ma force d'homme et de soldat, tout ce que je suis....
Elle écoute et elle n'entend pas. La caresse des mots tendres seule emplit son oreille. Et c'est si nouveau pour elle, si imprévu.... Elle a fermé les yeux. Une puissance inconnue la domine. Elle s'abandonne. J'entends enfin sa voix, lente, molle, sans volonté:
—Dites ... dites encore....
Et plus tard, après un long souffle oppressé:
—Dites encore ... faites-moi des souvenirs....
La pluie coule sur son cou, traverse son corsage, glace ses épaules.
Elle frissonne soudain et se redresse, égarée, heurtant de sa nuque le tronc du cyprès:
—Dieu, Dieu! c'est moi, c'est vous? Dieu! quelle honte!... Et j'étais venue pour vous dire....
Elle n'achève pas. Elle est plaquée contre l'arbre, les bras en arrière; une horreur indicible blêmit sa face et raidit ses membres.
—Marie....
J'essaie de prendre sa main qui, d'une saccade s'échappe:
—Qu'avez-vous? pourquoi?...
Mais elle ne répond rien. Elle répète toujours, accablée:
—Quelle honte!... quelle honte!...
Elle est comme une bête traquée. Elle n'ose plus lever les yeux. Elle jette à droite et à gauche de brefs regards furtifs, comme prête à fuir. Et, tout à coup, elle fuit.
Elle court. Elle remonte le sentier, piétinant dans les flaques qui giclent. Elle court. Et je reste stupéfait, n'osant la poursuivre.
Elle a disparu parmi les cyprès....
28 novembre.
Arif, Osman, yavâch!
Ils rament trop vite. Je ne veux rien perdre de ce Bosphore, sanglant sous le soleil du soir.
... Hier, il pleuvait encore. J'ai longuement erré par Stamboul, cherchant un peu de calme dans les rues plus désertes que jamais. Les minarets fouettés par l'averse semblaient vouloir percer les nuages pour atteindre le ciel bleu.
Aujourd'hui, les nuages sont fondus. Il n'en reste rien que cette brume blonde qui toujours flotte sur Constantinople comme une mousseline de soie jaune. Et j'ai pris mon caïque pour jouir de ce dernier jour d'été, au seuil de l'hiver. Peut-être le Bosphore si doux mettra-t-il en moi sa sérénité....
—Pourquoi, pourquoi, pourquoi a-t-elle fui, avant-hier?
Mes caïkdjis m'ont conduit très loin. Nous suivions la rive d'Europe. Les villages, aux vieilles maisons violettes comme un sous-bois d'automne, ont défilé un à un: Ortakeuy avec sa mosquée svelte, couleur de neige; Couroutchesmé où mouillent les bateaux; Arnaout-keuy bâti sur une pointe; Bébek, au fond d'une baie; Rouméli-Hissar, où le Conquérant planta ses premières tours, toujours debout après cinq siècles—et Boyadjikeuy, et Sténia, et Yénikeuy, où j'ai reconnu l'hospitalière maison des Kolouri....
Plus loin, ç'a été Thérapia. Nous avons dépassé le palais de France, désert à présent. Le vent d'hiver se promène déjà dans le parc. Mais les arbres antiques luttent encore pour conserver leurs splendides toisons rousses de novembre....
... Les femmes ont souvent d'étranges pudeurs. L'idée seule de l'infidélité physique suffit à les épouvanter.... Oui. Mais elle, elle! délaissée depuis si longtemps, répudiée, veuve en quelque sorte! il il n'y a point au monde une créature plus libre de son cœur et de son corps....
Voici que le soleil est tombé derrière les collines. Magie soudaine et presque effrayante: l'ouest s'imprègne en un clin d'œil de ce rouge très sombre qui semble être le sang veineux du couchant, tandis que l'est, par un contraste prodigieux, s'éclaire des nuances blêmes de la nuit—bleu de lune et vert de jade. Au zénith, une frontière émeraude s'allonge comme une arche de pont.
Je vais dîner ici à Yénimahallé ou à Kavak, n'importe où. Il faut que les caïkdjis se reposent. Je trouverai bien toujours une auberge albanaise, et du yohourt, et du kaïmak peut-être, et, qui sait? une don-dourma ... en tout cas, un narghilé à fumer, après le repas, sous les grands platanes du village, parmi les filets accrochés qui sèchent au vent.
Le glouglou du narghilé, et sa fumée presque incolore, qui grise un peu, et met aux tempes une petite sueur froide....
Ah!... Quelle heure est-il?... Je crois que j'ai dormi, après ce narghilé.... La lune n'est plus qu'un croissant rougeâtre, près de disparaître.... Oh! cinq heures à la turque! je ne serai pas rue de Brousse à minuit.... En route, vite!...
Rapide, le caïque file déjà, s'envole sur l'eau sombre. Pour profiter du plus fort courant nous gagnons le milieu de l'eau. Et les deux rives s'enfuient....
Cinq heures à la turque, c'est fantastique! jamais je n'ai couru le Bosphore si tard. Tous les villages sont muets, toutes les lumières sont éteintes. Les alcyons même sont couchés; je n'entends plus le bruissement de leur vol nocturne, rasant la mer.
Canlidja.... Tout à l'heure, quand nous montions le Bosphore, nous avons passé très loin, à ranger l'autre rive. Et puis il faisait jour. A présent, dans cette ombre épaisse, je ne résiste pas au désir de m'approcher.... Je frôlerai d'un bout d'aviron la grille du jardin. Et si la dormeuse du petit pavillon entend, du fond de son rêve, ce frôlement, elle croira que c'est un pêcheur attardé qui hale sa barque.
Oh! les fenêtres du pavillon sont éclairées? et ouvertes?... Si tard? Les veillées sont pourtant courtes, dans cette maison où l'on se hait tant.... N'importe: je vais passer tout près. Mon caïque est invisible autant que silencieux, absolument silencieux et invisible—mes yeux faits à l'obscurité distinguent à peine la silhouette d'Osman, qui rame devant moi.
Doucement ... doucement!... je veux m'arrêter sous les fenêtres lumineuses ... peut-être qu'on est accoudée?
Ah ... ah ... ah!
Deux!... ils sont deux dans la chambre ... elle, et un homme. Oui, un homme: Cernuwicz!...
Cernuwicz ... Lady Falkland et le prince Stanislas Cernuwicz!... Je les vois comme si je les touchais. Ils sont debout, enlacés.... Elle porte un peignoir ouvert, défait. Je vois un sein nu....
... Je ... je ... je me suis cassé un ongle contre le bois du caïque.
... C'est ... oui, parbleu! c'est très drôle.... Renaud de Sévigné Montmoron, cocu.—Cocu avant la lettre!—Avant la lettre, beaucoup plus drôle encore!
Imbécile!... Quarante-six ans ... quarante-six ans! C'est une leçon.... Il a ... quel âge? vingt-cinq ans, Cernuwicz?... C'est une leçon. Dure....
Dure, oui!... Tout mon orgueil saigne ... et autre chose que mon orgueil....
Oh! mais! je dompterai cela. Non, je ne veux pas m'en aller d'ici, pas tout de suite. Je ne risque point d'être aperçu: la nuit est trop noire, et leur alcôve trop claire, trop illuminée ... trois lampes! Et je veux fouetter ma souffrance, jusqu'à ce qu'elle crève.
Maintenant, ils sont désunis. Nonchalante, elle s'est approchée de la fenêtre ouverte, elle regarde vers la nuit, vers moi. Lui, immobile, regarde vers elle. Je les entends parler. Il dit:
—A quoi pensez-vous, ma jolie?
Elle répond, de cette voix pure et songeuse—cette voix qui me disait, avant-hier:—«Faites-moi des souvenirs»—elle répond:
—Je pense que vous ne m'aimez pas beaucoup. Je pense que cela vous est presque égal que je sois à vous.... N'est-ce pas, Sta?... C'était trop facile de me prendre! J'étais une si faible chose, tellement altérée de tendresse!... Ce n'a pas été amusant. Et c'est vite devenu monotone. Il y a trop longtemps.... Même, je pense que cela vous est presque égal d'avoir enfin obtenu cette nuit que vous demandiez avec tant de fièvre, cette nuit passée ici, dans la chambre où je dors chaque soir....
Il répliqua. Je crois qu'il dit des choses douces. Mais je n'entends pas ses paroles à lui; je guette seulement sa voix à elle, à cause du son, du son que j'aimais....
Elle dit encore:
—Je pense que d'autres pourraient être ici, à votre place ... d'autres que j'aurais appelés, aussi bien que vous, si le hasard les avait mis d'abord sur ma route vide ... d'autres qui donneraient leur vie, qui sait? pour une heure comme celle-ci....
Pour Dieu!... non! pas ça ...
Ho! qu'est-ce?... des lumières dans le jardin sombre ... des lumières qui sortent une à une de la grande maison, et qui se glissent entre les arbres, et qui s'avancent, avec des airs traîtres, et qui cernent peu à peu le pavillon....
... Les paroles de Mehmed pacha ... les paroles de Mehmed pacha....
C'est bien cela. La porte du pavillon s'est ouverte, sous une lente poussée qui a brisé, je crois, la serrure. Et sont entrés sir Archibald Falkland et sa cousine, lady Edith. C'est bien cela. Il n'y a d'ailleurs eu ni cri, ni chaise renversée, ni rien. J'ai seulement entendu, d'abord, une sorte de gémissement sourd—le râle de lady Falkland—et ensuite, un petit rire décharné comme un squelette—le ricanement féroce et triomphal de l'autre, de la maîtresse enfin victorieuse.
Rien de plus.
Si: au bout d'une interminable seconde, le claquement d'un revolver qu'on arme. Mais, tout de suite, la voix froide du baronnet prononce:
—Pas la peine! Stanie, remettez cela. Remettez! le jardin est plein de cavas....
Je ne vois plus Cernuwicz, qui a reculé hors du champ de la fenêtre. Mais sans doute obéit-il, car nulle détonation n'intervient.... Dame! le jardin est plein de cavas. Que voulez-vous! On descend de cinq rois, et on se nomme Cernuwicz. Mais on ne se nomme pas Bussy d'Amboise.
Pouah!... pouah!...
Derechef, la voix du baronnet:
—Mary, voulez-vous signer ceci? Je vous tiens dans ma main, vous le sentez. Il est inutile de regimber. Si vous signez, je n'appellerai pas les cavas ni les valets. Tout restera entre nous. Si vous ne signez pas, j'appellerai.... Pardon, demeurez où vous êtes! laissez votre gorge nue, s'il vous plaît!
Et toujours le petit rire décharné qui cliquette. Elle se venge, oh! elle se venge bien, l'autre!
Lady Falkland est debout dans l'embrasure de la fenêtre, adossée au chambranle. Une statue serait moins immobile. Sir Archibald fait un pas. Cernuwicz s'interpose:
—Archie, vous n'allez pas.
—Stanie, taisez-vous, je vous prie. Il est correct que vous vous taisiez.
Il se tait.—Il me semble que d'autres ne se tairaient pas....
—Mary, voulez-vous signer ceci?
Pas un mot, pas un murmure. Elle est changée en pierre. Le petit rire de lady Edith s'interrompt. La vipère mord:
—Mary, signez donc et que ce soit fini. Je m'aperçois que vous n'êtes pas vêtue très chaudement: vous prendrez froid ... et si vous tombez malade, qui soignera votre cher petit baby?
Cette fois, la statue tressaille. Mais la réponse ne vient pas encore.
—Edith, laissez-la. Il faut en finir. Mary, signez. Lisez d'abord, je préfère que vous lisiez. C'est simplement de quoi obtenir le divorce,—votre consentement, et l'aveu de ... de la chose.—Il n'y aura point scandale. Le papier sera vu seulement par l'homme de loi et le consul. Tout sera aplani, parce que vous ne pourrez plus vous défendre. Si vous ne signez pas, j'appelle les valets et je fais constater. Alors il y aura scandale.
Il tend le papier. La main qui serre l'appui de la fenêtre se crispe, et la tête raidie contre le chambranle fait non.
—Non? Comme il vous plaira. Il y aura donc scandale. Ce sera tant pis pour l'enfant; il saura l'espèce de femme qu'était sa mère.
Un silence d'une seconde. La main se détache de la fenêtre, le corps ploie, la tête s'incline. Lady Falkland est à genoux.
—Archibald! je vous supplie! l'enfant ... ne me prenez pas l'enfant....
Haussement d'épaules:
—Cela est hors de la question. Vous auriez pu parler ainsi hier. Mais je vous ai dit: vous êtes maintenant dans ma main. Si vous signez, l'enfant ne saura pas. Si vous ne signez pas, il saura. Choisissez, et ne dites pas de paroles inutiles.
—Archibald ... je vous supplie ... l'enfant....
La voix a baissé d'une octave, et je l'entends à peine, si faible et si grave, lourde d'un tel accablement de souffrance!...
C'est Edith qui répond:
—Archie, appelez donc les valets! Vous voyez bien qu'elle ne comprend pas. Ces Françaises ont beaucoup de sensiblerie, mais peu d'intelligence.
Un piétinement brusque. Lady Falkland s'est relevée, farouche.
—Archibald!—la voix jaillit, saccadée, terrible.—Faites-la taire d'abord. Je suis chez moi, ici, chez moi encore! Archibald, vous êtes bien, bien abject. Nous étions deux étrangers sous ce toit, nous étions libres l'un et l'autre. Combien de fois m'avez-vous dit que j'étais libre, avez-vous voulu que je fusse libre, pour être libre vous-même? Combien de fois aurais-je pu, moi, vous prendre au piège, comme vous me prenez ce soir? Mais je n'ai pas voulu. J'ai été loyale!... Vous, vous êtes traître!... traître!... traître!...
Sous l'injure, je le vois blêmir. Une seconde, il hésite, debout devant elle. Et soudain, comme elle répète une fois de plus: «Traître!...» il lève son poing fermé, l'abat sur l'épaule fragile. Lady Falkland tombe. Cernuwicz n'a pas bougé.
Le mari implacable, ouvre la porte:
—J'appelle?... Un ... deux ...
Je ne vois pas le geste de la martyre, parce qu'elle est par terre, écrasée, vaincue. Mais le bourreau s'arrête et referme la porte. Puis il se baisse, le papier d'une main, la plume de l'autre. Le silence est tel que j'entends la plume grincer.... C'est fait.
—Edith, Stanie. Signez aussi, comme témoins.
Elle signe, et Cernuwicz signe aussi, sans révolte.—C'est fait.—Sir Archibald Falkland plie le papier, soigneusement, et le serre dans son grand portefeuille de cuir écarlate.
—Demain, j'irai à San Stéphano, chez l'homme de loi. Il y a un train à trois heures.... All right!... Stanie, une cigarette?
Ils fument comme une paire d'amis.
Cependant, une ombre, lentement, se hausse jusqu'à la fenêtre et s'accoude. Lady Falkland, d'un effort pesant, s'est redressée. Elle se penche sur la mer.... Oh! elle ne se jettera pas. Elle n'a même plus l'énergie qu'il faudrait pour se jeter. C'est fini. Elle a signé. Elle n'a plus d'enfant. Elle ne veut plus rien. Elle ne cherche plus rien, qu'un peu de fraîcheur humide pour ses tempes.... Elle regarde dans la nuit.—Tout à l'heure, quand ses yeux seront accoutumés au noir, elle verra mon caïque: il faut partir.
Je touche l'épaule d'Osman, qui pèse silencieusement sur ses grands avirons....
Alors, un dernier son parvient à mon oreille, un son déjà entendu, l'autre jour sous les cyprès, et qui soudain, maintenant comme alors, me serre la gorge et me griffe le cœur: un son de sanglots, de sanglots qu'on ne retient plus. Pauvre, pauvre femme! Abattue, désarmée, piétinée,—sans un ami, sans un vengeur, seule, toute seule! ses forces sont à bout. Son orgueil est cassé. Ça lui est égal que l'autre, la rivale, la voleuse, voie et savoure ces larmes qui débordent. Elle pleure ici, comme elle pleurait dans mes bras, sous les cyprès muets et sourds. Ça lui est égal. Tout lui est égal. Elle n'a plus d'enfant, plus d'enfant....
Aujourd'hui, 29 novembre, je suis sorti de bonne heure, pour une promenade à pied qui peut-être sera longue, une promenade dont l'idée m'est venue cette nuit, tandis que mon caïque me ramenait de ... de là-bas.... Midi sonnait, quand j'ai quitté la rue de Brousse. J'ai déjeuné chez le marchand de laitage du quartier Karakeuy. Puis, j'ai traversé la Corne d'Or.
Et me voilà dans Stamboul. Au bout du pont, j'ai pris la première rue à droite,—comme autrefois....
Je marche maintenant sur le pavé herbeux, entre les maisons de bois silencieuses, parmi la solitude ensoleillée de l'immense ville qui a l'air d'un village mort.
Cyprès, figuiers, acacias;—chaumières mêlées aux conaks des beys et des pachas;—tombes éparpillées partout;—et parfois, de très loin en très loin, un passant grave qui croise ma route, sans jamais me donner plus d'un regard....
Je ne vais pas au hasard. J'ai dessein—d'abord, de refaire aujourd'hui pas à pas, ma première promenade dans Stamboul, cette promenade qui est restée au plus profond de ma mémoire, cette promenade de laquelle tant de choses sont nées,—mortes à présent....
La mosquée de Suleïman, pour commencer. Première étape, courte. Voici déjà l'ogive de vieilles pierres par où l'on accède à l'esplanade carrée, vaste comme une plaine. Et voici la mosquée géante, avec son bouillonnement de coupoles pareilles aux dunes de sable que le simoun agglomère en grappes....
Voici les quatre minarets, raides et hautains comme quatre lances, et qui ont l'air de prêcher, du haut de leur triple balcon, les quatre vertus que l'Islam préfère: la fidélité, le courage, l'indulgence pour les faibles, et la haine pour les méchants....
Je veux entrer.... Je veux contempler les colonnes du temple d'Éphèse, celles qui ont déjà vu passer quatre dieux.
... Mais je ne regarderai pas le turbeh de Sultane Roxelane, qui vola ses fils à Sultane Hasséki.
En vérité, ce n'est pas une promenade, c'est un pèlerinage que je fais. Mais c'est qu'aussi j'ai mes raisons de croire que je ne vivrai plus de bien longs jours dans cette Turquie qui m'est devenue, peu à peu, passionnément chère....
Je poursuis maintenant, dans le labyrinthe des petites rues qui vont de la mosquée de Sultan Suleïman à la mosquée de Sultan Sélim.
... Étrange, au même carrefour qu'il y a deux mois, la même pauvresse se tient accroupie, son enfant sur ses genoux ... la même, oui ... je ne me trompe pas. J'hésite une seconde: j'ai tant envie de lui donner un peu d'argent!... mais je sais qu'elle va refuser. Non, peut-être! je me souviens, il faut offrir à son petit.... D'ailleurs, à présent, je parle turc, je ne suis plus tout à fait un Infidèle. Je m'approche, je l'appelle très respectueusement «ma mère», et, vite, je vide ma bourse dans la menotte. Il y a quantité d'argent dans ma bourse: sept, huit piécettes, qui valent au moins cinq francs de France! Un regard étonné m'arrive à travers l'étamine épaisse du tcharchaf, et le merci prend une forme que je n'attendais pas, et qui me trouble: «Soyez heureux par l'amour de celle à qui vous pensez....»
Des rues encore, beaucoup de rues, bordées de maisons ou de tombeaux. Voici mon quartier, Kara-Goumrouk, et je commence à bien m'y reconnaître. Tout à l'heure, l'immense citerne byzantine va me barrer le chemin. Oui. Et voici ma propre maison, où je n'ai dormi qu'une fois. Mais je n'entre pas encore.
Pas encore. Je veux revoir auparavant la cour de cette Sélimié-Djami qui est ma mosquée à moi, maintenant que j'habite ici.... Je veux revoir la cour aux vieux cyprès, sous l'ombre desquels, le jour de la première promenade, nous nous sommes reposés très longtemps, «celle à qui je pense» et moi.
Je me souviens: Nous avons mangé des sucreries achetées par elle chez Hadji-Békir, le confiseur turc à la mode. Cela m'ennuie de ne pas avoir de sucreries à manger ici, aujourd'hui....
Quatre longs regards pour les quatre murs cloîtrés, enluminés de leurs vives faïences, et me voilà de nouveau sur le pas de la porte voûtée. J'hésite maintenant....
J'hésite. Il faudrait d'abord pour bien suivre l'ancien itinéraire, pousser jusqu'à la porte d'Andrinople, et sortir des murs de la ville, et m'asseoir dans le grand cimetière d'Aziyadé.... Mais cela, plus tard.—un peu plus tard. L'heure viendra, d'entrer dans le cimetière farouche.... Pour le moment, c'est au turbeh de Hasséki que je songe. Je voudrais bien y aller, j'aurais besoin d'y aller ... pour y faire une prière ... mais c'est très loin d'ici, à plus d'une lieue. Quelle heure est-il? Deux heures moins cinq, déjà! Oh! je n'ai pas le temps. Même, il faut que je me hâte.
Vite, à la citerne, et à ma maison!... La rue est déserte comme toujours. Certainement pas une âme ne m'a vu ouvrir ma petite porte de bois neuf, et la refermer derrière moi.
Les grillages de lattes croisées, qu'on appelle en turc des kéfès, me protègent contre tout coup d'œil indiscret d'un voisin ou d'un passant.
Une chambre turque est le plus inviolable des sanctuaires.... Celle-ci est jolie: les rideaux en soie de Brousse, achetés l'autre jour, pendent aux fenêtres, le mangal de cuivre luit au milieu du plancher....
Et, drapé sur le mannequin d'osier, voici le costume de hanoum,—de dame turque voilée, mystérieuse, inconnaissable;—et sur une tablette, le petit poignard damasquiné, à manche de jade, à la lame aiguë.
Je ... je crois que je vais dormir.
Oui. Je dors.
Je dors.... Quand on dort, on fait des rêves, n'est-ce pas? des rêves étranges ... des rêves sanglants....
La nuit. La nuit très noire. Je suis ... je suis réveillé ... réveillé du sommeil et du rêve ... et déjà, bien loin de la maison de Kara-Goumrouk: voici le grand pont qui passe la Corne d'Or ...
Il y a des réverbères, sur le pont. Je m'arrête sous la lueur qui danse.... Il me semble que j'oublie quelque chose.... Oui, c'est bien cela. Ce papier ... ce papier.... Je le déplie, je le lis. Je le relis. C'est bien cela: j'oubliais quelque chose. Un papier,—un papier inutile,—cela se déchire évidemment ... comme ceci, deux, quatre, huit, seize, trente-deux, soixante-quatre morceaux, que le vent propice emporte, disperse, noie dans la mer profonde.
Je remonte vers Péra, en prenant par le quartier de Top-Hané.
A main droite, entre deux maisons, voici quelques tombes, des tombes blanches qui luisent faiblement sous les étoiles.... La lune n'est qu'un croissant très mince....
Quelle paix, quelle paix! N'est-ce pas, en somme, une joie, dormir parmi des tombes pareilles, quand on s'est longtemps agité de l'agitation vaine, brutale et malfaisante de la vie?
Jeudi 1er décembre.
Il paraît que sir Archibald Falkland est mort. C'est madame Érizian, rencontrée par hasard ce matin dans Péra, qui m'apprend cette nouvelle, Sir Archibald Falkland est mort. Avant-hier, il était parti, dit-on, pour San Stéphano, où il avait affaire. Mais il n'y est point arrivé.... Et hier on a trouvé son cadavre dans le grand cimetière turc qui est au delà des murs de Stamboul....
Il paraît que sir Archibald Falkland a été assassiné,—poignardé.—Sans doute, par quelqu'un de ces malfaiteurs, qui toujours rôdent, au crépuscule, à l'entour des portes de la ville.
Madame Érizian, debout au coin d'une rue, son parapluie fermé lui servant de canne, me fournit quelques tragiques détails. Visiblement sa tristesse n'est pas très profonde. Toutefois, le sang versé ne laisse pas d'émouvoir ses nerfs arméniens:
—Il est sûr que ce coup de couteau arrive à point: la vie n'était plus tenable pour notre pauvre petite Maria. En outre, ce Falkland.... je n'en veux pas dire de mal à présent qu'il est mort; mais vous l'avez connu, et, entre nous, ce n'est pas grand'chose à regretter. Ce qui n'empêche qu'un meurtre a toujours je ne sais quoi d'horrible!
Elle frissonne. Et je me souviens du proverbe turc: Allah a fait le lièvre....
N'importe. Voilà une vieille femme qui a beaucoup vu,—et beaucoup retenu;—une vieille femme d'une vieille race subtile et déliée entre toutes, sur qui maints préjugés ne mordent pas. Eh bien, cette femme-là sait à merveille l'homme qu'était sir Archibald Falkland: loyalement elle se félicite qu'on l'ait tué. Mais elle se détournerait de l'assassin.
2 décembre.
La petite mosquée de Mehmed Sokoli brille comme un joyau sous le soleil de midi, et le cimetière qui l'entoure a l'air de la sertir d'un cercle d'émail vert.
Je suis venu à cheval, et j'ai attaché ma bête à la porte de la cour cloîtrée. Le bon iman me reconnaît tout de suite, et nous commençons par échanger nos plus grands salaams. Les petites filles ne sont pas là. Je m'informe d'elles,—c'est licite, puisqu'elles ne sont pas encore femmes,—et l'on me remercie beaucoup de ma courtoisie.
Une visite de la mosquée s'impose. Je me laisse conduire. La nef de marbre blanc, ciselée et dorée, est toujours la même merveille. Mais je crois que, l'autre fois, je n'avais pas senti si voluptueusement la douceur du jour qui tombe des vitraux.... C'est comme une pluie tiède qui descend jusqu'au fond de l'âme, une pluie de paix, d'oubli....
Exprès, je trébuche dans le tapis troué. L'iman, très confus, s'excuse. Mais, justement, c'est pour cela que je suis venu. Voilà, il se trouve que, depuis ma dernière visite, un héritage m'est en quelque sorte tombé du ciel, un héritage auquel, en toute équité, je n'ai pas droit, mais que je n'ai cependant pas pu refuser. Peu de chose, au demeurant: quelques pièces d'or. Mais, en conscience, j'estime que je dois rendre à Allah ce qui est à Allah.... Et justement le tapis neuf n'est pas encore acheté. Alors?...
Alors!... l'iman paraît tout à fait perplexe! Mais j'invoque fort à propos l'autorité de Mehmed pacha. Je déploie mon turc le plus pur, le plus persuasif. Et, finalement, les pièces d'or sont agréées....
Je les tire une à une du portefeuille qui les recèle. Il y en a sept, et deux plus petites. Huit livres turques en tout: un peu plus de neuf louis.
C'est fait. Allons:—Allaha ismarladik!
Adieu....
... Ces pièces d'or, que je ne devais pas garder, j'aurais pu, certes, m'en débarrasser n'importe comment, les jeter n'importe où. Mais c'est mieux ainsi.
J'ai trotté de Mehmed Sokoli jusqu'à la Marmara. Là, j'ai pris le galop. Tout le long de l'ancien mur qui était le front de mer de Byzance passent aujourd'hui la voie ferrée de San Stéphano et une route parallèle à la voie,—une route bonne pour les chevaux. Route et voie ferrée s'en vont jusqu'au bout de Stamboul, jusqu'à la Tour de Marbre, jusqu'à la grande Muraille où commence le cimetière d'Aziyadé.
Une fantaisie: je veux aller là-bas, dans le cimetière, je veux aller voir la place où quelqu'un tua sir Archibald Falkland,—tua pour voler, puisqu'on n'a rien retrouvé dans les vêtements du mort. Cette aventure fait beaucoup de bruit dans Péra, naturellement. Le meurtre d'un directeur de la Dette prend des proportions de crime d'État. Et les journaux n'en parlent qu'avec prudence.
Il y a presque deux lieues, de Mehmed Sokoli à la Tour de Marbre. J'aime cette longue route extérieure à la ville, d'où l'on découvre, à chaque vallée qui s'enfonce entre deux des sept collines, un nouveau quartier de Stamboul, jamais pareil aux autres, quoique toujours ceint et couronné de cyprès noirs et de minarets blancs.
... Koum-Kapou;—Yéni-Kapou;—Ak-Sérail;—Daoud-Pacha;—Psammatia....
Ah! voici Iédi-Koulé; et sa petite gare, la plus proche de la Tour. Je ... ne passerai pas par là. Il y a un autre chemin, plus à droite....
Un peu d'éperon, pour franchir ventre à terre la seule porte qui s'ouvre ici dans la muraille,—la porte des Sept Tours; pour franchir le chemin de ronde, le fossé, le talus....
Et le grand cimetière commence, coupé çà et là de champs, de vergers, de landes. Tout cela, formidablement désert.
L'endroit n'est pas bien loin. Les journaux l'ont indiqué, très clairement. Et j'ai lu tous les journaux. Je puis donc trouver. Je trouverai.
... Ici.
—Bonjour, monsieur le colonel....
J'ai tressailli violemment ... Pourquoi? ce n'est que Mehmed Djaleddin pacha, à cheval, au milieu des cyprès.
—Monsieur le maréchal....
—Ah! la curiosité! Vous venez voir la fameuse place. Vous tombez juste. C'est bien ici, exactement ici....
Il baisse le doigt vers une stèle renversée. L'herbe haute est foulée alentour.
—Mais vous-même, monsieur le maréchal, que faites-vous en ce lieu, sinon, comme moi, satisfaire une curiosité?
—Professionnelle. Sa Majesté Impériale m'a chargé d'instruire spécialement cette affaire. Vous comprenez qu'elle est d'importance; un directeur de la Dette, peste!
—Et vous instruisez ... ici? Tout seul, à cheval, dans le cimetière....
—Oui.... Une idée à moi, monsieur le colonel: j'attends que l'assassin revienne où il a assassiné.
—Ah bah! quelle apparence?
—Ils reviennent tous ainsi.
—Les neurasthéniques, les assassins de notre Occident, pourris de littérature. Mais un voleur vulgaire, quelque Serbe, ou quelque Bulgare, ou quelque Kurde....
—Ah! je vois que vous avez lu les journaux. Mais cette hypothèse-là, c'est l'hypothèse officielle et provisoire. Entre nous, je crois qu'on innocentera les voleurs vulgaires.
—En vérité?
—En vérité.
Je le regarde, marquant mon étonnement.
—Oh! je puis très bien vous mettre dans le secret des dieux. Je sais que vous êtes discret, monsieur le colonel.... Et, ma foi, l'histoire vaut d'être entendue, par quelque bout qu'on la commence....
«Tenez, ceci d'abord: vous savez que sir Archibald Falkland se rendait à San Stéphano, le jour du crime.—Et, soit dit en passant, ce cimetière n'est pas une étape obligatoire entre Stamboul et San Stéphano.—Mais n'importe.—Donc, sir Archibald Falkland se rendait à San Stéphano.—Pour affaires, a-t-on dit. Quelles affaires? Personne n'avait songé à s'en informer. J'ai commencé par là mon enquête. Et bien, sir Archibald Falkland se rendait à San Stéphano pour y entamer la procédure de son divorce, lequel divorce était décidé depuis la veille au soir, à la suite d'une scène de famille, qui n'offre d'intérêt ni pour vous ni pour moi, mais dont j'ai connu le détail.... Les valets arméniens des Falkland sont, comme bien vous pensez, à mes gages.
—Voilà qui est fort curieux. Mais cela ne paraît guère se rapporter au crime?
—Qui sait?—Le crime lui-même présente des particularités tout à fait étranges.
—Par exemple?
-Jugez-en plutôt: sir Archibald Falkland, le 29 novembre, monte à Canlidja dans le chirket haïrié de 9h.17 à la turque. Auparavant, il a une conversation avec cette cousine qui est sa maîtresse, lady Edith. De cette conversation, qui m'a été répétée mot à mot, et du témoignage de lady Edith, que j'ai interrogée hier, pour surcroît de certitude, il résulte que sir Archibald emportait sur lui, dans un grand portefeuille de cuir écarlate, toutes les pièces utiles au divorce. Aucun double de ces pièces n'existait. Voilà donc sir Archibald en route. Il arrive à Stamboul à 10h.19, en avance de plus de vingt minutes sur son train,—le train de 3 heures à la franque. Il n'en va pas moins droit à la gare de Sirkédji, et s'installe dans la salle d'attente. Il n'est donc certes pas en humeur de flâner. L'heure du train sonne. Sir Archibald prend son billet,—pour San Stéphano: nous avons la déposition des employés.—Le train part. Jusque-là, rien que de fort clair.
«Mais à la station d'Iédi-Koulé, sir Archibald descend de wagon. Ce n'est sans doute que pour se dégourdir les jambes: les cavaliers comme vous et moi, monsieur le colonel, savent qu'il est pénible de rester assis trop longtemps. Et fort à propos, l'arrêt d'Iédi-Koulé dure plusieurs minutes. Oui, c'est probablement pour se dégourdir les jambes que sir Archibald Falkland était descendu de wagon. A moins ... qui sait? ... à moins qu'un mystérieux appel.... Car voilà, tout à coup, que sir Archibald ne remonte pas. Au contraire, il sort de la gare. L'employé du contrôle remarque le billet pour San Stéphano. Sir Archibald serre alors ce billet dans son grand portefeuille,—disparu après le crime,—et dit à l'employé: «Je continuerai par le train suivant, qui passe dans une heure.» Singulière fantaisie; le train suivant n'arrive à San Stéphano qu'à la nuit noire.
—Singulière fantaisie, en effet.
—Attention, monsieur le colonel! Sir Archibald ne sort pas seul de la gare d'Iédi-Koulé. Une dame turque en sort devant lui, et sir Archibald semble la suivre. Tous deux, l'un derrière l'autre, franchissent la Porte des Sept Tours. Les soldats de garde s'étonnent de cette dame en tcharchaf, plus élégante qu'on ne l'est d'ordinaire dans le quartier, et s'étonnent aussi de cet Européen à pied, qui marche derrière elle. Le sergent, vaguement soupçonneux, observe le couple. Mais l'homme et la femme n'échangent ni mot, ni geste: rien d'illicite. Ils s'éloignent tranquillement sur la route d'Eyoub, celle qui longe le grand cimetière....
«Il est à ce moment plus de onze heures à la turque. Le coucher du soleil ne tardera guère, et vous savez qu'après le coucher du soleil, une dame turque n'a pas le droit de courir les rues. Où va donc celle-ci? Il n'y a guère de maisons habitées au delà de la muraille. Elle rentrera nécessairement en ville, par quelqu'une des portes; elle rentrera bientôt.... Oui, elle rentre,—par la Porte de Silivri. Les soldats de garde la remarquent encore. Elle rentre seule, et elle disparaît dans les rues. A partir de la Porte de Silivri, sa trace est perdue.... Perdue, monsieur le colonel!... Je suis certes de votre avis, c'est très regrettable. D'autant plus regrettable que cette dame, n'est-ce pas? doit en savoir long sur l'assassinat. Très long. Parce que je vais vous dire une petite chose, monsieur le colonel: cette dame turque ... je ne suis pas bien sûr qu'elle soit turque, ni dame ... mais je suis sûr qu'elle est l'assassin.
—Oh!
—Quel autre? Venez avec moi, monsieur le colonel....
Nous gagnons le bord de la route.
—Écoutez et regardez: ici, à cette brèche du petit mur, Falkland a quitté le chemin pour pénétrer sous les cyprès. La femme marchait devant lui. Je ne vous dirai pas à quels signes j'ai reconstitué tout cela: c'est besogne de policier, et besogne facile.... Ils ont enjambé cette fosse ouverte, là. La femme n'était pas grande: elle a sauté à pieds joints. Ici, Falkland l'a rattrapée, et lui a mis sans doute la main sur l'épaule. Elle s'est retournée soudain, et lui a lancé, de bas en haut, un coup de poignard si bien ajusté que le pauvre diable en est tombé roi de mort. Il n'y a pas eu la moindre lutte. Oh! cette femme-là ne manque ni de force ni de souplesse. Son poignard était un vrai bijou,—long comme le doigt,—mais manié de main de maître. La blessure n'a pas saigné quatre gouttes, quoique la lame, entrée au creux de l'estomac, eût filé jusqu'au cœur.
—Alors, c'était un guet-apens?
—Très bien tricoté. La dame en tcharchaf était évidemment au courant de bien des choses. Elle attendait à Iédi-Koulé l'arrivée du train de trois heures. Elle savait un sûr moyen d'attirer sur ses pas l'homme qu'elle voulait tuer.
—Votre Excellence a un soupçon?
—Maschallah! Il se pourrait.... Voyez-vous, monsieur le colonel, trop de personnes avaient intérêt à ce que sir Archibald n'arrivât pas à San Stéphano.... Trop! sa femme, son meilleur ami.... Vous ne comprenez pas? peu importe.... Et tout justement, ces personnes-là n'ignoraient rien des mœurs un peu spéciales de ce même sir Archibald, et savaient à merveille, notamment, l'attrait irrésistible qu'avaient, pour lui, les cimetières turcs, et certaines femmes, soi-disant musulmanes, qui font métier de s'y promener....
—Comment, monsieur le maréchal! Si je vous comprends bien, lady Falkland, pour qui jadis vous marquiez tant d'estime, serait soupçonnée?
—Pas encore, pas encore! Il n'y a, pour l'instant, de soupçonnée qu'une dame turque, qu'une dame en tcharchaf, dont la trace est perdue. Quand cette trace sera retrouvée, nous soupçonnerons d'autres gens.
5 décembre.
L'enterrement de sir Archibald Falkland, à la chapelle d'Angleterre et au cimetière de Férikeuy. Je n'ai pu me dispenser d'y être, Narcisse Boucher lui-même ayant voulu resserrer ainsi l'entente cordiale.
... Cérémonie parfaitement banale. J'ai d'ailleurs l'imagination très courte, et durant qu'on chante l'office des trépassés, je ne parviens qu'à grand effort de raisonnement et de déductions à me persuader que cette botte vêtue de drap noir enferme ce qui fut Archibald Falkland, mon hôte de Canlidja, mon compagnon du Summer Palace et d'autres lieux....
Lady Falkland, son fils à côté d'elle, prie à genoux derrière le cercueil. Pour la première fois depuis des années, lady Edith se trouve remise à son rang—le troisième. Qui sait! quelques semaines ou quelques mois encore, et peut-être le long crêpe de veuve eût-il été pour elle,—et pour elle le douaire, et pour elle l'enfant à élever. Mais nous sommes sur la terre d'Allah, où veille l'archange Azraël.
On s'en va maintenant, en grande foule, saluer lady Falkland, debout près de la porte, et tenant son fils par la main.
Il est rigoureusement correct que j'y aille, moi aussi. J'y vais. A quelques pas, pourtant, je m'arrête,—je m'efface pour céder le pas à de vieilles gens....
Malgré le voile de deuil, je distingue le visage et les yeux de la veuve. Il y a une grande paix dans ces yeux-là, que j'ai connus si fiévreux et si angoissés.... Lady Falkland presse la menotte de son petit, et le serre tout entier contre elle.... Allons! Contemplons bien tout cela. Gravons-le profond en nous. Et puis, partons. Je ne saluerai pas lady Falkland. Je ne goûterai pas la douceur de son regard ami, tendre peut-être. Ce regard-là n'est pas pour moi. Demi-tour!
Allons dîner au cabaret, allons inviter une quelconque Carline. Je n'ai pas droit à mieux. C'est ma part.
5 décembre.
Je dîne au cabaret Tokatlian,—seul, je n'ai point trouvé de Carline. Peut-être même n'ai-je pas cherché....
Dans la porte, la haute stature de Mehmed Djaleddin pacha s'encadre. D'un coup d'œil, il inspecte toutes les tables.—Il me voit. Il vient à moi.
—Vous permettez que je dîne avec vous, monsieur le colonel?
—Votre Excellence ne peut pas me faire un plus vif plaisir.
Il s'assied. Je mange d'un pilaf aux abatis. Familièrement il me tend son assiette.
—Eh bien, monsieur le colonel, sir Archibald Falkland est enterré....
—De ce matin. J'y étais.
—Je sais. Moi, je n'y étais pas, naturellement. Mais j'attendais, à Canlidja, le retour de la famille.
—Ah? visite ... professionnelle?
—Oui.
Il regarde alentour. Les tables voisines sont inoccupées. On peut parler à peu près librement à condition de baisser la voix.
—Laide affaire, monsieur le colonel! Tout ce que nous redoutions, et pis.
—Quoi! lady Falkland?...
—Sa cousine l'accuse, formellement.
—L'accuse?... ah bah!... d'avoir tué?...
—D'avoir fait tuer.
—Ça, par exemple!... mais, fait tuer, par qui?
—Par le prince Cernuwicz.
Je me tais, abasourdi.
—Oui, répète Mehmed pacha. Par le prince Cernuwicz. Et voilà bien le ... comment dites-vous en français? le chiendent! Cernuwicz est incontestablement capable de tout; et lady Falkland a fort bien pu l'acheter....
—L'acheter?... Acheter le prince Stanislas Cernuwicz pour qu'il assassinât sir Archibald Falkland, qui était son meilleur ami?...
—Peut-être n'avait-il plus rien à tirer de cette amitié.
—Oh!... mais vous avez au moins interrogé le prince? que dit-il?
—Il nie. Il a même un alibi tout préparé, trop préparé. Je lui ai ri au nez, comme vous pensez bien.
—Pourquoi?
—Un alibi russe, à Constantinople! qu'est-ce que cela vaut? Ces gens-là ont autant de complices que de coreligionnaires, de protégés et de clients.... Ils sont chez eux.... D'ailleurs, je ne tiens pas du tout à ce que Cernuwicz ait tué Falkland de ses mains.... Il lui aura bien plutôt dépêché un gredin à gages: les comitadjis bulgares pullulent à Péra. Enfin tous les alibis de la terre ne prévaudront point contre ceci: que lady Falkland et Cernuwicz se sont vus, seule à seul lundi soir, et qu'ils ont pu s'entendre;—que Cernuwicz a été libre de ses mouvements, toute la journée de mardi;—et que, mardi, au coucher du soleil, Falkland, juste à point, est mort.
Mehmed pacha épie, au fond de mes yeux, l'effet de sa dialectique. Je réfléchis:
—Vous tenez donc beaucoup, monsieur le maréchal, à établir un rapport direct entre le divorce projeté et l'assassinat?
—Donnez-moi une autre hypothèse?
—On a pu tout bonnement tuer Falkland pour le voler.
—Des voleurs n'auraient pas été l'attendre sur le quai d'Iédi-Koulé. Comment prévoir qu'il y passerait? Comment deviner le jour et l'heure? Cernuwicz savait cela; nul autre que lui.
—Pourtant il y a eu vol. Le cadavre a été dépouillé.
—Du portefeuille où étaient les pièces nécessaires au divorce! Oui, je sais, ce portefeuille contenait aussi quelques livres turques. Mais il fallait bien égarer les soupçons.... D'ailleurs, croyez-vous que Cernuwicz, qui doit mille livres à son portier, fasse fi d'un petit bénéfice?
—Oh! monsieur le maréchal! un secrétaire d'ambassade! un gentilhomme!
—De la boue.... Tenez, monsieur le colonel, voilà même, en tout ceci, la seule chose qui m'étonne: que cette pauvre lady Falkland n'ait pas su trouver mieux, pour champion. Il est vrai que les femmes sont toujours aveugles de naissance....
Il se tait une minute, et reporte toute son attention au menu. Je reviens à la charge:
—Ainsi, monsieur le maréchal, vous persistez à voir la volonté de lady Falkland dans ce meurtre?
—Oui.
—Puis-je vous demander, alors, quelles sont vos intentions?
Il me regarde:
—Je n'ai point d'intentions, monsieur le colonel. Je rendrai compte de ma mission à Sa Majesté; rien de plus.
—Mais après?
—Après, nous saisirons les ambassades anglaise et russe. Et nous nous laverons les mains du reste. Que les Infidèles s'assassinent entre eux, c'est leur affaire. Il suffit que l'honneur osmanli soit bien sauf.
—Mais les ambassades acceptent-elles vos conclusions?
—Oh! les présomptions sont déjà lourdes. Bon gré, malgré, l'Angleterre engagera le procès.
—Quel scandale, pourtant!
—Oui, mais la justice anglaise est courageuse. Soyez sûr qu'elle ne reculera pas. D'ailleurs, lady Edith est là, pour pousser à la roue. Allez, lady Falkland est perdue.
—Si elle est innocente, il faudra bien qu'on l'acquitte, faute de preuves.
—A la rigueur. Mais elle sortira du procès déshonorée, et c'est pis qu'une condamnation.
... Oui....
—Monsieur le maréchal, il me semble que vous n'avez pas envisagé toutes les hypothèses. Voyons donc un peu.... Admettez un assassin qui, du lundi soir au mercredi matin n'aurait pas vu, n'aurait pas pu voir, prouverait qu'il n'a pas vu lady Falkland! Eh bien! Lady Falkland, du coup, serait bien innocente, puisque l'assassin, forcément, aurait agi à son insu?
Mehmed pose son couteau et sa fourchette, et oublie le fruit qu'il pelait.
—Admettez, par exemple, monsieur le maréchal, un témoin, un simple témoin de tout ce différend tragique qui était entre lady Falkland et son mari;—oui, un témoin honnête homme, qui ait vu clairement de quel côté était le droit, et de quel côté l'injustice; un témoin brave, qui n'ait pas voulu rester neutre, et qui, délibérément, ait pris parti pour le faible, contre le fort? Eh bien, monsieur le maréchal?
Il garde un long silence. Il se lève enfin:
—C'est à peser.
Il a pris sa bourse pour paver l'addition. Je me lève à mon tour, prompt:
—Monsieur le maréchal, laissez-moi faire.
—Mais....
—Je vous en prie! Votre Excellence va comprendre pourquoi ...
Très lentement, je tire de mon smoking un grand portefeuille écarlate....
—Ah! je me trompe. Ce portefeuille....
(Je le pose sur la table, en évidence, sous les yeux de Mehmed pacha.)
—... Ce n'est pas là qu'est mon argent....
Et je paie avec une livre turque sortie de mon gousset.
Mehmed pacha, debout et muet, regarde le portefeuille écarlate, et me regarde, moi. Ses yeux percent mes yeux.
J'attends sa volonté, une, deux, trois minutes. Alors, je m'incline et je prends congé, en silence. Il me rend mon salut, grave.
—Monsieur le colonel, la protection d'Allah soit sur vous!
Vendredi 16 décembre.
La gare de Sirkédji. L'Orient-Express, prêt à partir.
Je quitte Stamboul et la Turquie, pour n'y jamais revenir. J'ai sollicité mon congé annuel, en attendant qu'un successeur me soit nommé à l'ambassade. Je rentre dans le rang, et j'ambitionne pour tout potage de commander un régiment, dans un trou de province française;—sur la frontière de l'Est, s'il se peut.
J'ai serré beaucoup de mains, sur le quai de la gare. Maintenant, c'est fini. Les fâcheux m'ont laissé. Je suis seul dans la petite cabine capitonnée,—ma prison pour trois jours.
Cette Turquie d'où je m'exile, elle tient à mon cœur comme ma chair tient à mes os. Je pars pourtant.... Je ne puis, n'est-ce pas? je ne puis rester là où sir Archibald Falkland est mort ... là où sa veuve va vivre désormais, libre....
J'ai attendu quinze jours pour ... pour être bien assuré que toute accusation fût abandonnée contre elle. C'est fait. Tout est donc bien.—Très bien.
Ah! le coup de sifflet. C'est comme un arrachement de tous mes nerfs....
Hors de la gare.—A gauche, voici la Marmara, ruisselante de soleil. A droite, le Vieux Sérail, et ses kiosks de marbre épars dans le bois de cyprès, et sa muraille rousse dont les créneaux s'effritent.
Et Stamboul immense....
—Monsieur le colonel, j'ai le plaisir d'être votre compagnon de voyage.
Mehmed Djaleddin pacha, debout dans le couloir du wagon, me salue.
—Ah bah! monsieur le maréchal, quelle surprise! Vous dans l'Orient-Express?
—Oui. Mission officielle: Sa Majesté Impériale m'envoie à Berlin, négocier l'achat d'artillerie.
—L'achat d'artillerie! Oh!... mes félicitations!... Voilà une brillante faveur.... Mais vous êtes obligé de remettre le cabinet politique?
—Non. Sa Majesté m'a comblé: même absent, je conserve le cabinet. Mon premier secrétaire fait l'intérim.
—Mes félicitations encore!... Et vous partez sur un coup d'éclat. Je n'ai pas encore eu l'honneur de complimenter Votre Excellence à propos de l'affaire Falkland. L'innocence de cette pauvre femme a été bien promptement établie.
—Oui, mais je n'y suis pour rien. Tout a été fait par le Sultan lui-même.
—Comment?
—J'ai simplement transmis les pièces à Sa Majesté. En même temps, j'ai sollicité la grâce d'une audience immédiate, qui m'a été accordée.
—Alors?
—Alors, j'ai exposé à Sa Majesté tout ce que je savais. Plusieurs certitudes, que j'avais acquises au cours de l'enquête, ne figuraient point dans les rapports écrits. Je m'en expliquai. Et, loyalement, je nommai celui que je croyais l'assassin. Le Sultan,—personne en Europe ne connaît le Sultan, monsieur le colonel, personne! Vous-même, qui lui avez été présenté un vendredi, après le Sélamlick, et qui avez mangé l'iftar au Palais, un soir de Ramazan, vous ne soupçonnez pas l'homme qu'il est....—le Sultan m'écouta en silence, puis pria. Et Allah l'éclaira de sa lumière. J'étais à genoux.
«—Relève-toi et va, me fut-il dit. Tu t'es trompé. L'homme qui assassina n'est pas celui que tu as nommé, lequel est un juste. L'homme qui assassina est un brigand que nos soldats ont arrêté hier, près de la muraille, et qui s'appelle Ismaïl ben Tahir....» Or, monsieur le colonel, en vérité, cet Ismaïl était le coupable: car il avoua.
—Il avoua?
—Oui. En ma présence. Le Sultan voulut l'interroger lui-même. Ismaïl ben Tahir fut amené, et se prosterna devant Sa Majesté. Le Sultan dit: «Tu as péché, et la géhenne t'attend. Mais Allah permet que tu puisses encore racheter ton âme noire. Parle: c'est toi qui, tel jour, à telle heure, as tué le Frank qui profanait le cimetière au delà de la muraille? Avoue que c'est toi, et je te le dis en vérité, et je te le promets au nom de Dieu,—moi le padischah,—l'aveu te sera compté au Jour du Jugement.» Ismaïl ben Tahir toucha la terre de son front et avoua.
—Mais cet homme sera condamné à mort?
—Et exécuté. C'est un brigand qui a commis plus de meurtres qu'il n'a vécu de saisons. Soyez tranquille, monsieur le colonel: pour faire tomber cette tête, il n'était pas besoin du cadavre de sir Archibald Falkland.
Mehmed pacha se tait, et regarde par la portière, les maisons de bois et les mosquées de marbre qui défilent. Je me penche aussi.
—Ah! monsieur le colonel! qui a bu l'eau de Béicos revient tôt ou tard au Bosphore. Je n'ai jamais quitté Stamboul sans pleurer.
—Je le quitte douloureusement, monsieur le maréchal. Mais je ferai mentir le proverbe. J'ai bu l'eau de Béicos, et je ne reviendrai pas.—Jamais.
Il se redresse, et me regarde aux yeux:
—Jamais? des gens vous regretteront? pourtant, ici?
—Jamais.
—Ah!—Bien.
Un sourire satisfait passe sur son visage.
—«Au fait, je sais que vous ne reviendrez pas. Si vous reveniez, vous ne seriez plus vous.»
... Stamboul s'en va. Koum-Kapou, Yéni-Kapou, la plaine de Vlanga-Bostan, tout s'enfuit derrière le train qui accélère son allure. Voici les petites maisons de Psammatia, voici la gare d'Iédi-Koulé.
... Et la muraille, et le cimetière au delà de la muraille. Les cyprès géants....
Je regarde le cimetière, Mehmed pacha, prompt, se penche au-dessus de moi, et détourne mes yeux vers les créneaux grandioses qui ceignent la ville fuyante.
—Voyez, voyez là-bas, monsieur le colonel. Et songez à tout le sang qu'il a fallu, pour cimenter ces hautes pierres. En cette vie, nous ne faisons rien de grand sans rougir nos mains.
Une seconde, il me force à ne voir que la muraille sanglante. Puis il prononce, grave:
—Nous tous ne sommes rien que les doigts de la main d'Allah. Qu'importe, si l'un de ces doigts est armé d'un ongle de fer? Sur les pages du Livre, tout est écrit.
Méditerranée, an 1324 de l'hégire.