Title: Aux glaces polaires: Indiens et esquimaux
Author: R. P. Duchaussois
Release date: July 14, 2015 [eBook #49441]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel, Nicole Pasteur, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
Table des Gravures |
AUX GLACES POLAIRES
Indiens et Esquimaux
Imprimi potest.
Edmonton, die 6ª januarii 1921.
Henri Grandin, O. M. I.
Provincialis (Alberta-Saskatchewan).
Imprimatur.
Parisiis, die 19 Martii 1922.
† Ludovicus, Card. Dubois
arch. Paris.
Tous droits de reproduction et traduction réservés pour tous les pays
R. P. DUCHAUSSOIS
Oblat de Marie Immaculée
«Je meurs content, ô Jésus,
maintenant que j’ai vu votre étendard
élevé jusqu’aux extrémités
de la terre!»
(Paroles du Père Grollier expirant, à
la mission de Notre-Dame de Bonne-Espérance,
fort Good-Hope, Cercle
Polaire, le 29 mai 1864.)
———
TRENTE-TROISIÈME MILLE
———
Cet Ouvrage est en vente au prix de Frs. 7.50—8.75 franco
PARIS | |
ŒUVRE DES MISSIONS O. M. I. 4, Rue Antoinette |
P. TÉQUI LIBRAIRE-ÉDITEUR 82, Rue Bonaparte |
1922 |
A Sa Grandeur, Monseigneur Augustin Dontenwill, Archevêque de Ptolémaïs, Assistant au Trône pontifical, Supérieur général de la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.
Saint-Albert (Canada), 8 décembre 1920.
Monseigneur et bien-aimé Père,
Voici le livre que Votre Grandeur m’a commandé d’écrire.
Il traite d’un apostolat de plus de soixante-dix ans, aux latitudes extrêmes du monde habité; et il paraît à une heure où, dans le vicariat du Mackenzie du moins, nul prêtre n’a encore pénétré, si ce n’est vos enfants, les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.
Votre Grandeur a voulu que rien ne fût épargné pour que ce récit des œuvres apostoliques de l’Athabaska-Mackenzie pût escompter aussi son humble place parmi les ouvrages d’ethnologie, de géographie et d’histoire générale, qui intéressent si vivement aujourd’hui les lecteurs des publications sur l’Extrême-Nord canadien. C’est pourquoi vous m’avez envoyé parcourir, avec Mgr Breynat, vicaire apostolique du Mackenzie, qui daignait se faire mon auguste Mentor, les régions dont je devais parler.
Ensemble, nous nous lançâmes donc dans les immensités arctiques, en esquif l’été, en traîneau l’hiver, logeant d’ordinaire à l’enseigne du désert ou de la forêt.
Un à un, nous trouvâmes, à leur poste de joyeux dévouement, tous les missionnaires, depuis les vieillards à la barbe de neige jusqu’aux derniers venus. Une à une, du lac Athabaska aux abords de l’Océan Glacial, nous admirâmes toutes leurs missions...
Toutes? Non, je ne puis le dire—et c’est la seule déception que j’eus à emporter de ma vie du Nord—: l’une d’elles, la mission Saint-Raphaël, du fort des Liards, ne voulut point de nous. Et, pourtant, quelle fête nous y avait été promise par le R. P. Vacher, son curé errant, que nous avions rencontré, durant l’été, au fort Simpson, confluent du fleuve Mackenzie et de la rivière des Liards! Il avait tant supplié Mgr Breynat d’aller, coûte que coûte, encourager ses pauvres Indiens, qui, dans leurs bois presqu’inaccessibles, n’avaient pu voir leur évêque depuis longtemps, que le voyage avait été décidé. Nous partirions en traîneau, l’année suivante, du Grand Lac des Esclaves, et nous irions attendre, au fort des Liards, un mois, deux peut-être, que le dégel nous permît de revenir en pirogue. En fin de mars, tout fut prêt, en effet; et déjà nous fouettions nos coursiers, lorsqu’arriva une lettre dépêchée depuis quatre mois par le Père Vacher, lequel suppliait le vicaire apostolique et son compagnon de ne point paraître chez lui, «attendu que la pêche et la chasse avaient complètement manqué, et qu’il lui serait impossible, avec les quelques patates sauvées de la gelée de l’automne, de nourrir, huit jours, nos personnes et nos chiens.»
Vous m’aviez prescrit d’être court, Monseigneur: «On lit assez peu les longs livres, de notre temps», m’écriviez-vous. Oserai-je avouer que mon tourment aura été de vous obéir en cela?
Se voir, un jour, les mains pleines de perles apostoliques, soigneusement ramassées dans les champs lointains, où les jetèrent tant de semeurs de l’Evangile, être réduit à n’en choisir que ce qu’il faut sertir dans le cadre restreint que l’on s’est tracé, et devoir rejeter toutes les autres dans l’oubli: se peut-il tâche plus douloureuse? L’Esprit Saint nous défend de louer les vivants—ante mortem, ne laudes hominem quemquam—je le sais. Mais les morts, mais tous ces apôtres tombés dans la primitive Eglise de l’Extrême-Nord, n’était-ce pas un livre entier qu’il aurait fallu pour raconter les Actes de chacun?
Puisse, néanmoins, l’effort qui a été tenté de composer, des traits pris à tous, la physionomie du missionnaire des pauvres au pays des glaces, apporter une contribution modeste à la gloire de l’Eglise catholique, notre Mère, et montrer, une fois de plus, qu’elle seule est la grande civilisatrice, parce qu’elle seule unifie, dans l’égalité devant Dieu qu’elle prêche, dans la charité fraternelle qu’elle ordonne, et dans l’aspiration vers l’éternel bonheur où elle conduit, toutes les races et tous les peuples de l’univers.
Sans perdre de vue qu’un ouvrage d’histoire ne possède que la valeur de sa documentation, j’ai espéré que la mission, que vous, mon supérieur général, m’aviez confiée, me servirait de créance, et que la révision de mon travail, faite par les deux vicaires apostoliques de l’Athabaska et du Mackenzie, me dispenserait d’arrêter sans cesse la lecture par des renvois. Aux ouvriers spécialistes de l’histoire, j’indiquerai qu’ils trouveront dans les archives épiscopales du Mackenzie, au fort Résolution, le manuscrit d’où fut tiré le présent volume, et qu’en marge des affirmations diverses, ils verront, diligemment marquées, les sources, inédites le plus souvent, d’où elles auront jailli.
C’est à Saint-Albert, notre vieille Mission du Nord-Ouest, et dans la demeure sanctifiée par les dernières années et par la mort du Serviteur de Dieu, Mgr Grandin, que j’ai eu la consolation de finir cet ouvrage.
A vous, Monseigneur et bien-aimé Père, je le dédie respectueusement, en implorant sur lui votre bénédiction.
Mais, ce jour même, avant de le confier au courrier de Rome qui vous le portera, et après l’avoir humblement offert au Sacré-Cœur par les mains de notre Mère Immaculée, j’irai le déposer, dans la crypte de l’ancienne cathédrale, sur les tombeaux, qui se touchent, de Mgr Grandin et du Père Lacombe; et là, à genoux, je prierai ces grands missionnaires du passé d’en disperser les pages, s’il plaît à Dieu, parmi la jeunesse qui se passionne pour le sacrifice et pour le salut des âmes.
De Votre Grandeur le fils très soumis et très aimant en N. S. et M. I.
Pierre Duchaussois, O. M. I.
L. J. C. et M. I.
Rome, le 17 février 1921.
Mon bien cher Père Duchaussois,
La lecture de votre manuscrit m’a procuré de consolantes impressions et m’a donné de vives espérances.
Vous avez exploité une des matières les plus riches qui existent et vous avez réussi à le faire sans nuire à l’intérêt de votre ouvrage. Bien plus, vous avez trouvé, dans cette abondance même, un moyen de varier les effets et de multiplier le bien que vous en attendiez.
A prendre contact avec de tels exemples, comment les âmes généreuses ne concevraient-elles pas pour l’apostolat un désir des plus intenses? Vous avez su donner à tous ces récits un tour si vivant, vous avez si bien ménagé les rapprochements et les contrastes, vous avez mis en lumière d’une manière si exacte le courage de nos missionnaires, qu’il sera impossible de rester indifférent devant les faits que vous racontez et les situations que vous dépeignez.
Votre livre mérite encore un éloge tout particulier, au point de vue de la documentation; elle est vraiment digne du soin que vous y avez apporté.
Une considération, qui n’est pas à dédaigner, m’est suggérée par la lecture de quelques-unes de vos descriptions les mieux réussies. Nos missionnaires ne désirent pas la publicité, tant s’en faut; on trouverait même parfois qu’ils se taisent trop. Mais je pense que votre livre leur sera un réconfort, en ce sens qu’il leur donnera l’espérance de se voir soutenus à brève échéance par de nouveaux pionniers de l’Evangile. En un mot, ils seront heureux que tout ce que vous dites soit dit, et dit par un talent tel que le vôtre.
Il paraît que votre plume ne veut pas s’arrêter en si bon chemin. Tant mieux! Nous attendons avec une impatience qui se devine les volumes promis, et nous sommes sûrs qu’ils répondront aux premiers. Nous savons que vous continuerez à y mettre l’amour de votre Famille religieuse, l’esprit de zèle, et aussi l’élégance du style, le charme du récit qui caractérisent celui-ci.
Quant à vous, vous savez que vous possédez pour ce travail notre pleine approbation et tous nos encouragements. Allez donc de l’avant et prenez confiance en Dieu! La bénédiction de Celui qui veut le salut de tous les hommes, et particulièrement de ces pauvres Indiens et Esquimaux de l’Athabaska-Mackenzie, ne vous fera certainement pas défaut. Je me permets d’y joindre la mienne, en demandant au divin Maître de féconder vos labeurs.
Croyez, mon bien cher Père, à mes paternels sentiments en N. S. et M. I.
Augustin Dontenwill, O. M. I.,
Arch. de Ptolémaïs,
Sup. Général.
Le Passage de l’Ouest.—Les Fourrures.—La colonie française.—Superficie du Canada.—Etendue de l’ancienne Nouvelle-France.—Les Pays d’en Haut.—Les coureurs-des-bois.—Les Compagnies de la Baie d’Hudson et du Nord-Ouest.—Leur fusion.—Les vrais pionniers.—Rapports de l’Honorable Compagnie avec les missionnaires.—«Pauvre évêque-roi».—Le terrain d’égalité.
Ceux qui furent les élèves des séminaires ou collèges ecclésiastiques, de 1860 à 1900, se souviennent d’un évêque missionnaire, haut de taille, respirant l’humilité, qui s’arrachait parfois à ses solitudes de l’Extrême-Nord américain, pour aller mendier, de par le Canada, la Belgique et la France, des ressources et des apôtres.
C’était Mgr Grandin.
A la fin de la causerie cœur à cœur, où il avait décrit, sans en rien déguiser, les difficultés de ses missions, du côté des éléments et du côté des hommes; où la peinture s’était faite de plus en plus sombre, comme à plaisir, son visage exprimait tout à coup l’anxiété, et sa voix s’animait d’une conviction irrésistible:
«—Dans ce pays de sauvages et de bêtes fauves, s’écriait-il, sous ce ciel glacial, sur ce sol couvert de neige, il vient cependant des commerçants, qui s’exposent à tous les dangers, pour acheter des peaux d’ours et de martres: pas une queue de loup ne se perd dans nos pays de désolation... Et on ne trouverait pas des prêtres pour y venir chercher des âmes!»
Cette réflexion du vénérable évêque nous livre, en deux mots, la double clef de l’histoire du Canada, le double secret de tous les efforts par lesquels l’immense continent à commencé de se conquérir à l’Europe et à Dieu: les fourrures et les âmes.
L’exploitation des fourrures ne fut pas, à vrai dire, le premier but des marins du Vieux-Monde qui abordèrent l’Amérique. Depuis le Moyen-Age, le rêve des nations riveraines de l’Atlantique: Espagne, France, Angleterre, était de trouver le passage de l’Ouest, «conduisant à la Chine».
Y avait-il, entre l’Europe et l’Asie, du côté de l’Occident, une autre terre, et par suite un autre océan que l’Atlantique? La géographie ne pouvait que se poser cette question.
En 1492, Christophe Colomb, au nom de l’Espagne, atteignit l’île de San-Salvador, qu’il croyait «avoisiner les Indes». D’où le nom d’Indiens, qui appartenait aux véritables habitants de l’Inde ancienne, passa abusivement, pour leur rester, aux Indigènes de l’Amérique. Par la même erreur, l’Amérique fut dénommée d’abord les Indes Occidentales. Les Indigènes furent aussi appelés Peaux-Rouges, parce qu’ils se teignaient le corps avec de la terre rouge.
En 1534, le 24 juillet, sur un cap de la baie de Gaspé, Jacques Cartier plante la croix fleurdelisée, avec l’inscription: Vive la France! Il pense avoir touché «un bout de l’Asie», et il espère, qu’en remontant le fleuve Saint-Laurent, il coupera cette «presqu’île asiatique qui le sépare encore du Cithay (la Chine)».
En 1576, Martin Frobisher, au nom de l’Angleterre, s’arrête dans une baie de la terre de Baffin, qu’il croit être «le pôle nord, voisin de l’Asie.»
L’illusion ne sera pas encore dissipée, à plus d’un siècle de là, car La Salle, arrivant au golfe du Mexique, en 1682, croira avoir trouvé enfin «la mer vermeille de la Chine.»
Pendant deux siècles, la France et l’Angleterre—la France surtout—poursuivront la recherche de cette mer vermeille qui doit baigner l’Asie orientale: la France à travers le continent de l’Amérique du Nord, l’Angleterre à travers les glaces de l’océan Arctique.
En 1792 seulement, l’océan Pacifique sera découvert, par delà le Nord-Ouest et les montagnes de la Colombie Britannique, par Alexander Mackenzie, que conduiront six Canadiens Français.
Ces découvertes aventureuses du grand passage de l’Ouest, de nature à intéresser la science et la politique du Vieux-Monde, eussent-elles suffi à attirer dans le Nouveau une immigration blanche capable de le peupler? Non, pour très longtemps. C’est pourquoi les premiers explorateurs, dont l’ambition était de créer une Nouvelle-France, se mirent en quête de ressources à faire valoir auprès des futurs colons et des gouvernements européens.
Ils songèrent à l’exploitation minière. Des mines, le Canada possédait les plus riches du globe peut-être, nous le savons maintenant; mais, en ce temps-là, nul ne le soupçonnait, et le résultat des premières tentatives pour les trouver fut dérisoire.
La culture qui, de nos jours, promet au Canada la réputation de grenier du monde, et qui nourrira des centaines de millions d’hommes, se présentait alors comme chimérique, au sein d’interminables hivers. Autant la végétation tropicale de l’Amérique centrale attirait les Espagnols et les Portugais, autant les rigueurs réelles et l’aridité apparente de l’Amérique septentrionale rebutaient les Français. Les matelots rapatriés contribuaient aussi à rendre le recrutement à peu près impossible, par des récits effrayants «sur les orages, les brouillards, les banquises, les longs et rudes hivers, les attaques des sauvages...». Comment déterminer de paisibles laboureurs à quitter leur petit champ du «tant beau pays de France», et à traverser, sur de lents voiliers, des mers à peine sillonnées, pour aller défricher, sans espoir de succès, de si lointaines forêts?
Mais il y avait les fourrures.
Elles devaient couvrir l’étendue entière du Canada, à en juger par ce que nous voyons encore aujourd’hui.
C’étaient principalement la martre-zibeline, la loutre, la mouffette (sconse), l’hermine, le pékan, le putois (vison), l’isatis, la fouine, le castor, le blaireau, le lynx, l’ondatra (rat musqué), le glouton, l’ours noir, l’ours gris, l’ours blanc, et le renard de toutes couleurs: bleu, blanc, jaune, croisé, argenté, noir, cette dernière variété donnant la plus inappréciable des fourrures.
Cette richesse vivante était là, s’offrant aux premières convoitises venues. Nos explorateurs, Cartier, Roberval, Champlain surtout, en firent briller l’appât aux yeux de la France.
L’indolence du roi et de ses ministres se laissa éveiller, et des compagnies commerçantes se formèrent, dotées du monopole des fourrures; «mais—et c’était, en réalité, le but visé par les intelligents découvreurs—à la condition qu’elles implanteraient chaque année sur le sol de la Nouvelle-France quelques familles de bons catholiques français.»
Ainsi naquit l’œuvre de l’évangélisation au Canada. Grâce aux fourrures précieuses, les âmes purent être conquises.
Si les Indiens, en effet, n’eussent trouvé sous leurs flèches que le bison, l’élan, le renne, le phoque, dont la chair pourvoyait à leur nourriture et la peau à leurs habits, combien de siècles encore le paganisme les eût-il retenus dans sa nuit? Mais des légions d’animaux de moindre taille, «que les Peaux-Rouges voyaient avec indifférence, selon l’expression de Mgr Taché, étaler au milieu de la désolation le luxe de leurs vêtements», étaient là, attirant les commerçants et les colons qui deviendraient les appuis du missionnaire, trop pauvre, lui, et trop faible pour affronter, tout seul, l’immensité sauvage des forêts vierges, de la prairie, des lacs et des montagnes de l’Amérique boréale.
Les compagnies de fourrures, quoique plus ou moins fidèles à leurs engagements de coloniser, suffirent à donner à Champlain, au soir de sa vie, en 1633, un siècle après l’arrivée de Jacques Cartier, la consolation de voir s’établir définitivement la colonie française.
Des groupes du Perche, du Maine, de l’Anjou, du Poitou, de la Saintonge, de l’Ile-de-France, de la Bretagne et de la Normandie, continuèrent à se répandre dans la vallée du Saint-Laurent, depuis l’océan Atlantique jusqu’aux grands lacs centraux: «tous, seigneurs et censitaires, artisans et engagés qui, tout en défrichant et cultivant, se livraient à la traite des pelleteries, à la chasse, à la pêche.»
C’est dans les cent trente ans qui allèrent de l’implantation de la colonie par Champlain au malheureux traité de Paris (1633-1763) que se place l’histoire épique du Canada: époque où les quelques milliers de Français de la Nouvelle-France, mollement soutenus par la mère-patrie, eurent à faire face, en même temps qu’aux difficultés de leur établissement, à la jalousie envahissante de l’Angleterre et aux incursions dévastatrices des Iroquois, ses sauvages alliés.
Le traité d’Utrecht, en 1713, avait cédé à l’Angleterre l’Acadie, Terre-Neuve, et le territoire de la Baie d’Hudson. Le traité de Paris, 10 février 1763, abandonna le reste du Canada.
Cette amputation, que la France ressent de plus en plus douloureuse, à mesure qu’elle voit se développer le Canada, ne devint-elle pas le salut de la colonie elle-même? Le tendre rameau ne se fût-il pas brisé, sous la tempête qui secouait déjà, jusque dans ses racines, le vieux tronc robuste de la France? Comment le jeune Canada eût-il résisté à la grande révolution de 1789?
Les Canadiens français trouvèrent cependant, dans leur nouvelle métropole, une marâtre acharnée à étouffer, d’un même geste brutal, et leur langue française et leur foi catholique. Mais à cette révolution, ils étaient préparés. Pris de front, corps à corps, sur le terrain national et religieux, les Canadiens Français sont indomptables. Ils l’ont toujours prouvé. Ils le montrèrent si bien à l’Angleterre que, de concession en concession, elle fut obligée de décréter le régime de 1867, régime de la Confédération, qui gouverne le Canada sur le principe fondamental «de l’égalité civile et politique des deux races, anglaise et française, des deux langues et des deux religions». Depuis lors, la libéralité de l’Angleterre ne s’est point démentie, et les Canadiens Français peuvent grandir, sous son drapeau impérial, en conservant, sur leur blason, qui est celui du Dominion lui-même, la vieille devise normande: Dieu est mon droit, mariée à celle de l’Ordre de la Jarretière: Honni soit qui mal y pense.
Et ils grandissent.
Ils n’étaient que 60.000, à l’époque de la séparation d’avec la France. Les voilà multipliés, sans mélange, à plus de 3.000.000. La pratique des vertus chrétiennes et familiales a fait merveille. Ils peuplent la magnifique province de Québec, une grande partie des provinces maritimes et de l’Ontario, et ils se comptent à près de 400.000 dans les villes et campagnes de l’Ouest canadien. Des 8.500.000 habitants de toutes puissances et de toutes langues, qui composent la Puissance du Canada, le groupe français est devenu le plus nombreux et le plus homogène.
Par les robustes travailleurs de ses champs et forêts, par les lauréats de ses brillantes universités catholiques, françaises et bilingues, ce groupe sera bientôt placé à la barre de l’avenir commercial, intellectuel et social du Canada entier. Toutefois, dans le mouvement de haute et pure vitalité qui l’emporte, il met sa fierté à se souvenir de la France, sans oublier ses devoirs de loyauté au drapeau britannique[1].
L’obstacle actuel à la paisible prospérité des Canadiens Français s’incarne en une meute d’Orangistes, parqués dans l’Ontario, d’où ils se répandent par leurs journaux, leurs agences, leur valetaille, afin de salir, blesser et tuer quiconque parle français et professe le catholicisme.
De notre colonie française du Canada, il nous faut suivre maintenant, pour aborder du même coup notre sujet, une phalange intrépide, trop peu connue, trop souvent décriée, et à laquelle la civilisation et l’Evangile sont redevables de la facilité de leurs conquêtes: la phalange des coureurs-des-bois.
De même que, plus d’un siècle avant Cartier, le découvreur attitré du Canada, avant même le Vénitien Cabot et le Florentin Verazanno, des marins Basques, Bretons et Normands avaient touché de leurs petites barques les rivages du golfe Saint-Laurent et commencé à y faire désirer la France avec sa religion, ainsi les coureurs-des-bois précédèrent dans l’Ouest américain, avec leur foi catholique et leur amour de la France, les découvreurs officiellement envoyés par les princes de l’Europe.
Quel fut le domaine des coureurs-des-bois?
Nous connaissons approximativement l’étendue du Canada actuel. Compris entre l’océan Atlantique à l’est et l’océan Pacifique à l’ouest, et entre les Etats-Unis au sud et l’océan Arctique au nord, il mesure environ 9.500.000 kilomètres carrés, superficie presque égale à celle de l’Europe. Ses lignes droites seraient de 5.000 kilomètres, de l’Atlantique au Pacifique, et de 3.500 kilomètres, des Etats-Unis à son extrême limite continentale de l’océan Arctique.
Le Canada, ainsi considéré, n’était autrefois qu’une partie de la Nouvelle-France, au temps de la domination française. La Nouvelle-France comprenait en outre Terre-Neuve, le Labrador, le bassin du Mississipi, l’Alaska: équivalent de l’Europe et de l’Australie ensemble.
Le domaine des coureurs-des-bois fut la portion la plus vaste de cette ancienne Nouvelle-France. Il s’étendait des Grands Lacs Supérieur et Michigan au Pacifique, et de la Floride à la mer Glaciale.
La géographie française primitive appela les régions situées par delà les Grands Lacs, tantôt le Grand Steppe de l’Ouest, tantôt la Terre de Rupert, tantôt les Territoires du Nord-Ouest. Pour les coureurs-des-bois, elles n’eurent jamais qu’un seul nom: Les Pays d’en Haut, que les Anglais, venus longtemps après, traduisirent par l’imposante formule: The Great Lone Land (La Grande Terre Solitaire).
Les coureurs-des-bois s’intitulèrent fièrement: Les Voyageurs des Pays d’en Haut.
Les Pays d’en Haut étaient le grand inconnu mystérieux.
Des sauvages emplumés, venus peu à peu aux approches des postes avancés, pour troquer des peaux de bêtes, avaient parlé de troupeaux de bisons qui couvraient leurs plaines, aussi loin que l’œil pouvait porter, et de légions de castors qui peuplaient leurs étangs. C’était vers le milieu du XVIIe siècle, époque où la colonie, aux prises avec les Anglais et les Iroquois, voyait tarir l’apport des fourrures, source principale de ses revenus. Quelques audacieux se risquèrent, à la suite des sauvages, dans ces pays inexplorés. Ils revinrent chargés de pelleteries et de récits fantastiques. L’ère des coureurs-des-bois était ouverte.
A quelles profondeurs s’enfoncèrent ces chevaliers errants des plaines et des forêts canadiennes? Par quelles voies? A travers quelles péripéties? Ils n’ont point écrit leurs aventures homériques. Ils n’ont point laissé de tumulus, de pierres milliaires pour orienter l’enquête de l’histoire. Ce que nous savons, c’est qu’en 1680 ils étaient déjà au moins 800, en dépit de l’ordonnance de 1673, qui défendait «aux jeunes colons d’embrasser la vie de trappeur, sous peine du fouet, à la première offense, et des galères, à la récidive, ces exodes étant tenus pour nuisibles aux mœurs, à la religion, à l’agriculture, à l’industrie, à la vie domestique, à la nation». Nous savons aussi que, moins d’un siècle après cet édit du roi de France, des coureurs-des-bois avaient gagné jusqu’au Cercle polaire, et qu’en 1789, lorsque Mackenzie descendit, jusqu’à son embouchure, le fleuve qui porte son nom, il ne put trouver, pour le guider, qu’un Beaulieu, résident du pays, et un équipage français.
Les romanciers, qui prirent à ces conquérants du désert et de l’espace les caractères de leurs personnages, n’ont rien exagéré de leur passion pour la vie des Indiens, de leur courage à tout oser, de leur endurance, de leur gaieté surtout, gaieté du bon rire français «dont on riait d’un bout du monde à l’autre», gaieté «gouailleuse un tantinet», qui n’éclate à son aise que dans les solitudes des bois, loin de la contrainte, et à laquelle les natures les plus moroses s’abandonnent, dès leurs premiers pas dans la sauvagerie.
Il fut un temps où le «métier de coureur-des-bois» était regardé par la jeunesse comme un stage indispensable de sa formation et une profession d’honneur, à laquelle il était lâche de se dérober. A peine pouvaient-ils échapper à la tutelle de leurs parents et tromper la surveillance des soldats de la colonie, que les jouvenceaux remontaient à la sourdine le Saint-Laurent, traversaient les Grands Lacs, et, des bords du Lac Supérieur, se lançaient enfin sur cet Ouest de leurs rêves, cet Ouest fascinant, si fascinant qu’il l’est encore aujourd’hui, tout remodelé qu’il soit par la main de l’homme. Ils allaient de lacs en rivières, de bois en savanes, jusqu’à la prairie immense, dont l’immensité même invitait toujours davantage à la marche et à la course. Les plus hardis dépassèrent les montagnes Rocheuses. Quelques-uns revinrent se fixer dans la colonie, ou en France, contents d’avoir fait leurs preuves. Beaucoup ne regagnaient les Pays d’en Bas (Ontario, Québec) que le temps d’y vendre leurs fourrures, et, parfois, d’en dissiper le profit en «folles joies»; puis ils se replongeaient, pour quinze autres mois, dans la liberté. Plusieurs ne reparurent jamais, soit qu’ils eussent trouvé la mort dans les eaux, sous la dent des fauves, ou dans les combats sauvages; soit plutôt qu’ils eussent pénétré dans la vie même des tribus de leur choix, par des mariages.
La noblesse française elle-même se rendit à l’appel magique des Pays d’en Haut, et se fit une gloire de se donner le noviciat de l’époque. Il y eut gens d’hermine et d’épée qui laissèrent, jusque dans les neiges les plus lointaines, des rejetons de leur lignée, que l’on nomme encore des de Mandeville, de Saint-Georges, de la Porte, de Charlois, de l’Espinay, et combien d’autres, revenus à leur sang et à leurs noms sauvages, mais dont les yeux portent toujours des reflets de l’antique Noblesse!
Deux de ces coureurs-des-bois furent les initiateurs de la célèbre Compagnie de la Baie d’Hudson, qu’aucune histoire, religieuse ou profane, du Nord-Ouest ne peut ignorer, tellement cette Compagnie s’est faite l’âme matérielle des premiers siècles de ces pays. Ces deux éclaireurs furent Pierre-Esprit Radisson, et son beau-frère, Médart Chouart de Groseillers. Nés l’un et l’autre en France, ils étaient venus, tout enfants, au Canada. Leurs équipées dans les Pays d’en Haut, telles que Radisson les rapporte, éclipseraient les légendaires aventures de Robinson Crusoë.
De 1658 à 1660, dix ans par conséquent avant Joliet et le Père Marquette, vingt ans avant La Salle et le Père Mambré, soixante-dix ans avant La Vérandrye et le Père Messager, ils parcoururent les régions appelées aujourd’hui: Wisconsin, Iowa, Dakota-Sud, Montana, Manitoba. En 1661-1662, ils atteignirent le versant de la Baie d’Hudson, virent la baie James, et revinrent à Québec. Leurs fourrures étaient si nombreuses et si belles que leur fortune en eût été faite, si le gouverneur de la colonie ne les eût confisquées, accusant les deux trappeurs de les avoir acquises, sans s’être munis du permis légal.
S’estimant injustement lésé, Radisson se laisse persuader par un commissaire anglais de Boston qu’il doit se venger de toute la France, en livrant à l’Angleterre le secret des richesses qu’il a découvertes dans les parages de la Baie d’Hudson. En 1666, il est à la cour de Londres avec Groseillers. Il expose ce qu’il sait à Charles II, l’un des derniers Stuarts. Une expédition par mer, à la Baie d’Hudson, s’organise. Elle réussit. Le prince Rupert, cousin de Charles II, est saisi par Radisson d’un projet de compagnie. Bonne occasion pour Rupert, sorte d’écumeur des mers lui-même, de rétablir sa fortune brisée par Cromwell. La société est formée, les fonds réunis. Le 22 mai 1670, sans se demander si ce qu’il donne appartient au roi de France ou au roi d’Angleterre, Charles II signe la charte qui octroie au «Gouverneur (Rupert) et à la Compagnie des Aventuriers traitant dans la Baie d’Hudson, la possession sans réserve du sol, le monopole de toutes les fourrures, avec le droit exclusif de pêche et de chasse, dans toute la contrée arrosée par les cours d’eau, fleuves et rivières tributaires de la baie d’Hudson.»
Pendant plus d’un siècle, la Compagnie des Aventuriers trafiqua uniquement aux postes établis sur le rivage même de la baie d’Hudson, sans pénétrer dans les terres, les sauvages y apportant eux-mêmes leurs pelleteries. Mais ce facile commerce ne tarda pas à être troublé par la France qui, indignée des empiètements de Charles II, ordonna à la Compagnie de la Nouvelle-France de s’emparer des factoreries (forts-de-traite) de la Compagnie des Aventuriers. De Troyes, d’Hiberville, Lapérouse s’illustrèrent dans ces expéditions à la Baie d’Hudson. Les forts-de-traite furent plusieurs fois pris et repris. Des bateaux furent coulés bas. Il y eut des carnages. Mais le rendement des fourrures compensait si bien les pertes, que la Compagnie des Aventuriers tint bon, jusqu’à l’abandon de la Baie d’Hudson à l’Angleterre, au traité d’Utrecht (1713).
En 1763 (traité de Paris), la France se retira tout à fait du Canada. Mais non tous les Français. Plusieurs de ceux-ci, commerçants de fourrures, avaient pénétré toujours plus loin dans le continent, à la suite des coureurs-des-bois. Ils parvinrent à intercepter les veines du trafic indien qui se rendait à la Baie d’Hudson. En 1783, se voyant cependant individuellement trop faibles pour lutter contre la Compagnie des Aventuriers, ils s’assemblèrent en une société admirablement organisée, sous le contrôle de quelques actionnaires de Montréal, Ecossais dévoués aux Stuarts pour les deux tiers, Français pour l’autre tiers, mais tous également mécontents de l’Angleterre, et prirent le nom fameux de Compagnie du Nord-Ouest.
Presque tous les employés de la Compagnie du Nord-Ouest furent des Canadiens Français. Le français était la langue officielle, et les maîtres écossais se firent un devoir de l’apprendre et de le parler. Telle fut la cause de leur succès. En quelques années, la Compagnie du Nord-Ouest couvrit l’Ouest, le Nord, l’Extrême-Nord et la Colombie Britannique d’un réseau de forts-de-traite.
Une seule chance de vie restait à la Compagnie des Aventuriers: suivre son adversaire et s’installer à ses côtés. Mais l’expérience des voyages dans les steppes et les forêts lui manquait. Son personnel anglais, d’autre part, ne pouvait prétendre au prestige affectueux sur les sauvages que s’étaient gagné les explorateurs français. Ses engagés ne pouvaient davantage soutenir la comparaison avec les Voyageurs de Pays d’en Haut: guides, timoniers, canotiers, portefaix, coureurs et trappeurs de colossale renommée. Dans la crainte de sombrer, elle se mit à recruter, elle aussi, des serviteurs Canadiens Français, et à s’avancer vers l’Ouest, à mesure qu’elle parvenait à équiper ses convois.
Une suite de combats sanglants, de voies de fait, d’excès abominables marquèrent les quarante années de cette concurrence. Le désert en a enseveli le souvenir. Le tort que se firent réciproquement ces ambitieux de la fortune fut tel, qu’au milieu d’une abondance inouïe de fourrures, les deux sociétés touchèrent à l’heure de la ruine. Le prétexte des querelles était le reproche d’invasion sur le terrain d’autrui: «Vous êtes sortis du domaine de votre charte», disait la Nord-Ouest à la Baie d’Hudson. «Le pays est anglais, et vous n’êtes que Français», répliquait la Baie d’Hudson.
«Il est plus facile de s’embrasser que de se convaincre». C’est ce que firent les deux rivales, au plus fort de la bataille, en 1821.
Tandis qu’au fond du Nord, commis et engagés, hors d’atteinte des bonnes nouvelles pour une année encore, continuaient à s’entre-détruire, les têtes de Montréal et de Londres se rapprochaient. Les capitaux furent mis en commun, les personnels respectifs conservés, tous les établissements maintenus, les meilleurs articles des règlements amalgamés, et les deux organisations fondues en un corps parfaitement articulé, solide, et resté indestructible jusqu’à nos jours, sous le vocable d’Honorable Compagnie de la Baie d’Hudson.
Durant cinquante ans, l’Honorable Compagnie s’enrichit des fourrures que lui valut son monopole, de droit d’abord, de fait ensuite, dans les Pays d’en Haut.
En 1869, le gouvernement canadien lui acheta un domaine de près de 4.600.000 kilomètres carrés, afin d’en former les provinces actuelles du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta et de la Colombie Britannique, ainsi que les Territoires. Il lui versa une indemnité de 7.500.000 francs et lui laissa la libre propriété de très vastes réserves de terrain, au sein même des provinces constituées.
La Compagnie de la Baie d’Hudson a-t-elle mérité le titre de mère unique de tout progrès et de toute civilisation, que lui ont décerné quelques touristes d’un rapide été, dans les régions arctiques? D’autres écrivains l’avaient gratifiée du même honneur, en parcourant les plaines et les montagnes du Nord-Ouest proprement dit.
La vérité est que, tout en s’avançant, à la faveur des coureurs-des-bois, dans les solitudes sauvages des Pays d’en Haut, elle ferma toujours ses chemins, autant qu’elle le put, au reste du monde. Systématiquement, elle choisissait les détours les plus aptes à dérouter les reconnaissances. Sur tous ses employés pesait la loi non écrite, mais absolue, du silence. Lorsqu’ils regagnaient les milieux de race blanche, «ils évitaient les journaux comme la peste»; et non seulement se gardaient-ils de raconter les «mystères du Nord», mais ils «entretenaient soigneusement la légende des arpents de neige», et dépeignaient en couleurs effrayantes «ces pays à jamais inhabitables».
Si le Nord-Ouest voit fleurir aujourd’hui, sur ses plaines fertilisées, d’opulentes colonies, si les richesses de ses montagnes et de ses bois se dévoilent, si les pêcheries de ses grands lacs sont exploitées, c’est aux missionnaires qu’en revient la gloire. Il ont révélé l’Ouest et le Nord du Canada au Canada lui-même, qui les ignora jusqu’en 1867. Les défricheurs et planteurs, les vrais pionniers du Nord-Ouest ont été Mgr Provencher, Mgr Taché, Mgr Grandin, avec leurs prêtres, parmi lesquels la civilisation ne louera jamais assez M. Thibault, M. Bourassa, les Pères Vègreville, Tissot, Maisonneuve, Leduc, André, Lestanc, Rémas, Fourmond, Hugonard, Lacombe particulièrement, dont un homme d’Etat canadien a dit «qu’il n’avait fait qu’ouvrir des chemins pour aller plus loin et élever des autels pour monter plus haut».
Nous citerons plus loin les pionniers arctiques.
⁂
Comme ce chapitre préliminaire doit nettement définir l’attitude de la Compagnie de la Baie d’Hudson envers nos missionnaires, il importe de distinguer entre la haute administration, composée des directeurs de Londres et du gouverneur les représentant au Canada, et les administrations locales.
La haute administration se montra toujours déférente, et parfois obligeante. Elle comprit que son intérêt lui défendait de mécontenter les coureurs-des-bois canadiens, ses serviteurs indispensables, en maltraitant les prêtres, qu’ils vénéraient. Elle savait aussi que le prêtre ne prêcherait aux Indiens que le respect à l’autorité et le travail consciencieux. C’est ainsi qu’un acte du gouverneur Simpson, en 1858, sauva probablement du protestantisme tout le district du Mackenzie. L’archidiacre anglican Hunter avait pris place dans les barques qui ravitaillaient cette région jusqu’à l’océan. Il allait porter sa doctrine aux sauvages du bas-Mackenzie, avides de religion. Le Père Grollier, résidant au Grand Lac des Esclaves, notre mission la plus septentrionale alors, voulut suivre le prédicant. Ce que voyant, le bourgeois du Mackenzie et tous ses commis signèrent une pétition demandant au gouverneur que l’accès du district fût interdit, dès l’année suivante, et pour toujours, aux missionnaires catholiques. Sir George Simpson, en guise de réponse, réprimanda ses subalternes, et leur enjoignit de transporter le Père Grollier où il lui plairait d’aller, de le loger et de le nourrir gratuitement, jusqu’au jour où ils lui auraient bâti un abri convenable, à l’endroit de son choix. Il en fut de la sorte aux débuts de plusieurs fondations, qui eussent été très difficiles, sans le secours de la Compagnie.
Mais si la haute administration n’entrava jamais le développement des œuvres apostoliques, bien des ennuis leur furent ménagés, dans les commencements surtout, par certaines administrations locales. Celles-ci, en vertu de la savante organisation même de la Compagnie, voyaient le missionnaire pratiquement livré à leur merci[2].
Escomptant l’esprit mercantile des actionnaires, plusieurs bourgeois s’ingénièrent à extorquer, per fas et nefas, tout ce qui pouvait aller grossir, de si peu que ce fût, le trésor général. Peut-être espéraient-ils que les plaintes du missionnaire blessé ne pèseraient guère, une fois mises en balance avec les profits réalisés, et qu’elles se classeraient d’elles-mêmes, à Londres, dans les de minimis dont il n’importe de se soucier. D’ailleurs, n’arriveraient-elles pas si tard, ces plaintes, tant de mois, tant d’années après l’occasion du grief, qu’elles paraîtraient inopportunes?
Une malveillance, raisonnant ainsi, ne pouvait que surveiller durement le missionnaire. Pas plus que le pauvre animal de la fable, il n’avait le droit de tondre, dans la toison du Nord, la largeur de sa main. A peine apprenait-on qu’un sauvage au bon cœur lui avait fait présent d’une fourrure pour l’envoyer à son vieux père de France, ou que le missionnaire avait négligé d’offrir au fort-de-traite une dépouille de fouine qu’il avait tuée lui-même, que les hauts cris se jetaient sur lui de toutes parts. On alla jusqu’à lui faire un crime des lambeaux de peaux dont il confectionnait son vêtement, ses simples mitaines. A la moindre alerte d’infraction aux droits monopolisés par la Compagnie, un rapport était dressé, et l’évêque du missionnaire incriminé devait intervenir auprès du gouverneur abusé.
Tout était à redouter, si le bourgeois joignait à l’âpreté cupide le fanatisme sectaire. Malheur surtout au prêtre dont la présence serait devenue la condamnation d’une conduite licencieuse!
Les bourgeois tyrans ne furent pas le grand nombre. Il y en eut assez toutefois pour inspirer à Mgr Grandin les lignes que nous voulons citer.
C’était au commencement. Les quelques missionnaires du Mackenzie, depuis le lac Athabaska jusqu’au fort Good-Hope, réclamaient un évêque. Le Père Grollier, du Cercle polaire, insistait le plus:
«—Il faut un évêque, écrivait-il, un évêque qui aura sur les sauvages et les engagés de la Compagnie, pour les affaires de notre sainte religion, un prestige égal à celui du bourgeois pour les affaires temporelles: un évêque-Roi, en un mot, qui nous gardera, qui nous défendra. Sans quoi, nous périssons.»
Mgr Taché, évêque de Saint-Boniface, résolut de faire droit à cette supplique. En attendant le résultat des négociations avec le Saint-Siège pour la formation du vicariat d’Athabaska-Mackenzie et pour la nomination du Père Faraud, comme titulaire, il envoya Mgr Grandin, son coadjuteur, faire la visite de cette immensité.
C’est au cours de ce voyage aux glaces polaires, qui dura trois ans, que Mgr Grandin écrivit à Mgr Taché, le 17 janvier 1861:
«...Que vous dirai-je du pauvre évêque-roi? C’est que le titre d’évêque-esclave vaudrait bien mieux. Le malheureux évêque de ce pays sera nécessairement le très humble serviteur du dernier commis du district. Il ne pourra rien faire sans la Compagnie. Il ne pourra même se procurer sans elle les choses les plus essentielles à la vie. Il sera dans la nécessité de fermer les yeux sur les choses les plus blâmables, de louer les hommes les plus méprisables, tel qu’un N... Que peut-on encore attendre d’un tel homme qui vous dit qu’il vous aime en particulier, et vous déteste comme homme public? C’est peu comprendre la royauté que de comparer un pauvre évêque, dans cette position, à un roi.»
Mgr Grandin avait alors 32 ans. Trente ans plus tard, évêque de Saint-Albert, il consacrait Mgr Legal, son coadjuteur. Ce jour-là, arrivé au moment d’une longue existence, sur ce sommet d’où les perspectives n’offrent plus au regard que les grandes lignes de leur ensemble, confondant les détails des personnes et des choses qui ont servi à les construire, il laissa aller son esprit et son cœur à une revue de la vie des missions du Nord et de la sienne. Quelques mots de son patriarcal discours contiennent ce dont il faudra nous souvenir:
Lorsque nous pénétrâmes pour la première fois dans le territoire du Mackenzie, nous eûmes à surmonter une grande opposition de la part de la Compagnie de la Baie d’Hudson, toute puissante dans le pays, et sans laquelle nous ne pouvions le plus souvent ni voyager, ni même envoyer nos lettres à nos supérieurs; il fallait donc compter avec cette Compagnie. Heureusement que la plupart de ses serviteurs étaient catholiques, et que, par là même, elle devait compter un peu avec nous.
⁂
Il n’est qu’un seul terrain d’égalité, sur lequel les commerçants de fourrures et les missionnaires se rencontrèrent trop souvent, et avec une pareille endurance: celui des privations, des sacrifices de toutes les aises de la vie, de la vie elle-même quelquefois. Des serviteurs de la Compagnie en vinrent à échanger leurs dernières provisions contre des peaux de bêtes apportées par les sauvages. La faim venait alors.
Au printemps 1890, Mgr Grouard descendait, en canot, le fleuve Mackenzie, jusqu’à son embouchure où il devait rencontrer les Esquimaux. En passant au fort Wrigley, situé au milieu du district du Mackenzie, il trouva le commis du poste et son engagé, occupés tous deux à déterrer péniblement des racines, afin de retarder la mort. L’hiver avait amené la famine. Déjà les malheureux avaient mangé les fourrures elles-mêmes qu’ils avaient achetées. Mgr Grouard les sauva, en leur donnant la grosse part de ses propres provisions de voyage.
Voilà les souffrances endurées pour les «dernières queues de loup» de l’Extrême-Nord, et qui impressionnaient si vivement Mgr Grandin. Il aimait à les rappeler à ses missionnaires, comme stimulant de leur zèle. Lui-même se les donnait en exemple:
«—Oh! douleur! écrit-il dans ses notes intimes, dans l’immense pays qui m’est confié il ne se perd pas une peau de bête; et des âmes, des âmes qui ont coûté le sang de Jésus-Christ se perdent tous les jours! Et j’hésiterais à me sacrifier, moi? Absit!»
Les anciennes nations Peaux-Rouges.—Pourquoi vont-elles mourir?—La maternelle Consolatrice.—Les Dénés et les Esquimaux.—Athabaska-Mackenzie.—Origine des Dénés.—Leur monographie.—Abjection de la femme, de l’enfant, du vieillard.—La Croix dans les glaces.
Le voyageur qui aborde aujourd’hui le Canada aux ports d’Halifax, de Saint-Jean ou de Québec, s’il vient d’Europe; aux ports de Victoria, de Vancouver ou de Prince-Rupert, s’il vient d’Asie; et se laisse emporter de l’Atlantique au Pacifique par l’un des trois chemins de fer dont les bras d’acier relient ces océans, voit, dans sa course de 1.200 lieues accomplie en six jours, surgir, ici du sein des forêts, là des rives des lacs et des fleuves, plus loin des horizons de la prairie, une pléiade de villes magnifiques: Moncton, Rimouski, Lévis, Trois-Rivières, Nicolet, Saint-Hyacinthe, Montréal, Valleyfield, Ottawa, Pembroke, Kingston, Toronto, North-Bay, Sudbury, Saint-Boniface, Winnipeg, Calgary, Regina, Gravelbourg, Saskatoon, Prince-Albert, Battleford, Edmonton, Kamloops, New-Westminster; et, de l’une à l’autre des ces villes, jaillir de toutes parts une floraison de villages, brillants d’avenir.
Ce que le voyageur ne remarque pas, tant elle s’est effacée déjà, c’est l’empreinte des races qui ont fait place à celles d’aujourd’hui.
Ce que rien ne lui apprendrait plus, c’est que la France trouva cette immensité peuplée de nations sauvages, comptant alors, les principales du moins, des millions d’individus, et réduites maintenant à des groupes chétifs, menés eux-mêmes par une décadence fatale à l’anéantissement complet.
Ces nations étaient, de l’Atlantique aux montagnes Rocheuses: Les Hurons-Iroquois, les Algonquins, les Sioux, les Pieds-Noirs; et, des montagnes Rocheuses au Pacifique: les Tsimpianes, les Haïdas, les Kwakwilth, les Séliches, les Koutenays.
Pourquoi vont-elles mourir?
Sans oser comparer nos vues bornées aux insondables desseins de Dieu qui appelle les peuples à la vie et les en retire, pour livrer la place qu’ils occupaient à d’autres peuples, destinés à grandir et à disparaître à leur tour, nous pouvons reconnaître que, lorsque la France se présenta, les Peaux-Rouges étaient affligés de ces signes qui présagent la fin des nations particulières, comme ils présageront la fin du monde entier: surget gens contra gentem. Les tribus se faisaient une guerre sans quartier.
Champlain trouva l’Amérique dans les batailles, et dut se ranger lui-même, avec les Hurons et les Algonquins, contre les Iroquois armés par l’Angleterre et la Hollande. On sait quelles exterminations ces Iroquois portèrent dans les camps de leurs ennemis, avant de s’égorger entre eux.
La corruption de quelques libertins, injectant son venin au cœur de ces enfants de la nature, acheva de les tuer. L’Indien, l’Indienne se confièrent à ces tarés de notre race, et furent bientôt la proie de toutes les contagions honteuses, que propagèrent la malpropreté et la promiscuité sauvages.
La petite vérole, la scarlatine fauchèrent ensuite les pauvres débilités, si ignorants de toute hygiène qu’ils se jetaient à l’eau, ou se roulaient dans la neige, pour tempérer leur fièvre.
D’ailleurs, les Peaux-Rouges se virent trop brusquement saisis par la civilisation des races blanches, civilisation élaborée, petit à petit, par tant de siècles. L’indigène de la prairie et de la forêt pouvait-il ne pas être submergé par cette marée qui se ruait sur lui? Pouvait-il éluder la loi de tout organisme astreint à se transformer: s’adapter ou disparaître? De s’adapter on ne lui donna pas le temps. Il n’eut qu’à disparaître.
Ainsi, pour apporter un exemple, l’estomac indien, accoutumé à son alimentation très simple et toute naturelle, ne put résister à nos préparations culinaires épicées, factices, indigestes.
Que dire alors de l’eau-de-vie? En présence de l’eau-de-feu, comme il l’appelle lui-même avec la justesse qu’il met à caractériser tout objet, le sauvage ne résiste à aucune intempérance, à aucune sollicitation de cruauté. Afin d’acheter l’eau-de-feu, que lui apportaient à volonté les Compagnies de la Baie d’Hudson et du Nord-Ouest, au temps de leur rivalité surtout, il dépeupla ses terrains de chasse, tuant à outrance les bisons, les orignaux, les rennes, les chevreuils, dont les commerçants prenaient la chair pour se nourrir, et les animaux à fourrures qu’ils demandaient pour s’enrichir. La passion de l’eau-de-feu, plus que toute autre, a miné la race peau-rouge et réduit ses victimes et leurs enfants à une misère sans remède. Le gouvernement canadien, lorsqu’il prit possession des Pays d’en Haut, défendit l’importation de l’alcool parmi les Indiens. Mais trop tard. Le mal était irréparable.
A ceux qui survécurent jusqu’à ce dernier demi-siècle, restait du moins la liberté. Mais la race blanche, devenue gardienne de la rouge, lui mesura même cette dernière source de sa vitalité.
Les Etats-Unis transportèrent tous les tronçons de tribus compris dans la confédération, dans une section de l’Oklahoma, qu’on appela le Territoire Indien.
Le gouvernement canadien agit plus humainement. Il laissa aux sauvages, vivant dans le voisinage des contrées colonisées par les Blancs, des terrains de leurs choix, sous le nom de réserves. Ces réserves que nous regarderions, nous, européens, comme de vastes fiefs, semblent des prisons à ces anciens souverains de la liberté. Ils peuvent y vivre, protégés, nourris même au besoin, par l’Etat, mais comme des détenus, condamnés à s’étioler toujours davantage, loin du soleil et de l’espace.
Il faut avoir vu, disait Mgr Taché, l’indomptable sauvage se dresser au milieu des immenses prairies, se draper avec complaisance, dans sa demi-nudité, promener son regard de feu sur des horizons sans bornes, humer une atmosphère de liberté qui ne se trouve nulle part ailleurs, se complaire dans une sorte de royauté qui n’avait ni les embarras de la richesse, ni la responsabilité de la dignité! Il faut avoir vu cet infatigable chasseur, élevant jusqu’à une sorte d’enthousiasme religieux les péripéties, les chances et les succès d’une chasse qui jamais n’a eu de pareille! Oui, il faut avoir vu tout cela, et voir le sauvage d’aujourd’hui, traînant sa misère, privé de son incomparable indépendance, dans un état continuel de gêne et de demi-jeûne, ayant ajouté à ses vices les dégoûtantes conséquences de l’immoralité des blancs! Il faut avoir vu tout cela, et l’avoir vu sous l’influence de la sympathie, pour comprendre tout ce que souffrent les sauvages d’aujourd’hui.
Depuis 1880, date de ces lignes de Mgr Taché, les sauvages n’ont pas fini de souffrir. Ils n’ont fait que s’acclimater, pour ainsi dire, à ces souffrances, qui les ont réduits à quelques groupements de familles, si petits et si étrangers les uns aux autres que les unions consanguines, auxquelles ils sont comme forcés désormais, ont commencé à rendre inévitable leur extinction définitive.
L’Eglise eût enrayé l’immolation du Peau-Rouge, si on l’eût écoutée. Elle en retarda du moins l’agonie. Sa pitié maternelle et sa charité divine veilleront toujours sur les bons, sur les convertis. Son apostolat continuera de disputer les autres à l’étreinte du protestantisme. Elle poursuit au fond de leur retraite les quelques centaines d’infidèles, qui refusèrent les pactes du gouvernement, et choisirent de reculer toujours plus loin dans leurs forêts, dernier refuge de leur indépendance et de leur paganisme. Divine Consolatrice, elle restera, jusqu’à la fin, pour endormir sur son cœur les derniers baptisés de ces fières tribus.
Le bienfait de la foi a donc été la compensation miséricordieuse accordée par Dieu aux dernières générations. Ce travail, entrepris au XVIIe siècle, sous la domination française, ralenti au XVIIIe, sous la persécution anglaise, s’est pleinement développé au XIXe. Le XXe en verra l’achèvement.[3]
Nous devions ce salut de compassion aux anciennes nations trouvées par nos pères, dans le Bas-Canada et le Nord-Ouest: nations évangélisées par nos missionnaires, et dont les tristes débris étaient sur le chemin que nous avions à suivre, pour atteindre, plus loin, beaucoup plus loin, dans les régions polaires, les deux grandes familles indigènes, que nous n’avons pas encore nommées, et qui sont l’objet de notre ouvrage: la nation des Dénés et les Esquimaux.
⁂
Nous voilà transportés, avec les Dénés et les Esquimaux, à plus de 3.000 lieues de la France, parmi des sauvages découverts par les coureurs-des-bois, guides de la Compagnie du Nord-Ouest, vers 1780; par l’Eglise Catholique en 1844; et vivant encore maintenant dans l’état de nature, qui fut celui des Algonquins, Hurons et Iroquois, au XVIe siècle.
Les Dénés et les Esquimaux ne sont point confinés dans des réserves. Personne ne leur a contesté encore l’immensité de leur pays, parce qu’il est trop froid, trop inculte, trop inabordable. Seuls, les commerçants de pelleteries et les missionnaires s’y coudoient, se conformant à la vie sauvage, sevrés de toutes les commodités, comme de tous les malaises, de la civilisation moderne. C’est pourquoi l’histoire des Dénés et des Esquimaux doit être, par elle-même, la plus simple et la plus intéressante du Nouveau-Monde.
Le domaine principal des Dénés et des Esquimaux est la région qui fut longtemps connue sous le nom d’Athabaska-Mackenzie. Quelques mots de description sont ici indispensables.
Un coup d’œil jeté sur l’ensemble de la carte murale montre le Canada découpé en pièces géographiques, alignées de l’Atlantique au Pacifique: neuf provinces, dont sept se dédoubleraient en des espaces suffisants à plusieurs royaumes.
Les provinces du premier groupe: Nouvelle-Ecosse, Ile du Prince-Edouard, Nouveau-Brunswick, Québec et Ontario, suivent les rives du Saint-Laurent, golfe et fleuve, puis les courbes des Grands Lacs Ontario, Erié, Huron et Supérieur, pour s’arrêter au méridien le plus occidental de la baie d’Hudson. Les milliers de rivières qui baignent les gracieuses Laurentides, les collines odorantes, les bois pleins de ramages, les champs épanouis, le firmament qui mire son azur dans les lacs de cristal, l’harmonie infinie des paysages font de ces provinces de l’Est canadien, à notre sens, l’un des plus pittoresques et des plus agréables Edens que l’on puisse rêver.
De l’Ontario aux montagnes Rocheuses, se juxtaposent, séparées par le droit méridien conventionnel, le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta: les trois provinces de la prairie (the prairie provinces). La prairie, qui constitue leur partie sud, s’y déroule, dans un horizon sans fin, pendant les trois jours que la vapeur met à la parcourir, sur ses 500 lieues de large. Elle a pourtant ses rivières, ses ruisseaux et ses lacs, ses coulées profondes, et, de loin en loin, ses îlots boisés; mais son niveau général donne au regard l’impression d’une plaine continue. Les géologues la considèrent comme le fond desséché de deux mers, rentrées, l’une dans l’océan Glacial, l’autre dans la baie d’Hudson. Le charbon, trouvé dès les premières couches du sol, atteste que des forêts l’ont couverte depuis. Les chaussées de castors, qui la zèbrent en tous sens, rappellent qu’elle fut ensuite marécageuse. Aujourd’hui, la terre féconde émerge partout, n’implorant que le soc de la charrue et le grain du semeur.
Des montagnes Rocheuses à l’Océan Pacifique, nous traversons la Colombie Britannique, «océan pétrifié de montagnes», «Suisse du Canada», réservoir d’incalculables richesses poissonneuses, minérales et forestières.
Quant aux noms d’Athabaska et de Mackenzie, on les chercherait en vain sur les cartes récentes du Canada. Ils ne sont conservés que par la Compagnie de la Baie d’Hudson, pour désigner ses districts de fourrures, et par l’Eglise Catholique, pour désigner ses vicariats apostoliques.
Un seul vicariat réunit d’abord les deux territoires: le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Il exista, comme tel, pendant 40 ans, de 1862 à 1901, sous Mgr Faraud et Mgr Grouard, son successeur. En 1901, il fut scindé, à cause de son immensité et des progrès de l’évangélisation.
L’Athabaska, au sud, resta à Mgr Grouard. Le Mackenzie, au nord, échut à Mgr Breynat.
Le vicariat d’Athabaska comprend la partie nord de la province de l’Alberta, du 55e degré de latitude au 60e, et l’angle nord-ouest de la province de la Saskatchewan, dans lequel se prolonge et finit le lac Athabaska. Si l’on décompte la partie du bassin de la rivière la Paix, comprise entre le fort Vermillon et les montagnes Rocheuses, et dont les grasses prairies, à l’humus profond, se voient envahies par un flot de population blanche, l’on remarque que les trois quarts du vicariat d’Athabaska font corps avec la partie boisée du vicariat du Mackenzie. La lisière sud des bois de l’Athabaska donne asile à quelques rameaux de la tribu des Cris, de la nation Algonquine, et à quelques rares colons de race blanche. Quant à l’intérieur de la forêt, il est encore, comme à l’origine, le terrain vague et libre des sauvages Dénés. Là, commence le champ arctique, exclusivement exploité par le commerce des fourrures et l’apostolat des âmes.
Le vicariat du Mackenzie se partage, avec le vicariat du Keewatin, son parallèle, l’espace géographique désigné par Les territoires du Nord-Ouest (North-West Territories). Il prend le versant de l’océan Glacial, et laisse au Keewatin presque tout le versant de la baie d’Hudson.
En 1901, date de sa séparation d’avec le vicariat d’Athabaska, le vicariat du Mackenzie traversait les montagnes Rocheuses et englobait le Youkon.
Mais le Youkon s’érigea à son tour en préfecture indépendante en 1908, et en vicariat apostolique en 1917.
Le vicariat actuel du Mackenzie s’enferme donc entre les montagnes Rocheuses et le 100e degré de longitude (Greenwich), de l’ouest à l’est; et entre le 60e degré de latitude et l’océan Glacial, du sud au nord. Sa largeur du sud, qui est la plus étroite, est assise, à la fois, sur les provinces de la Colombie Britannique, de l’Alberta et de la Saskatchewan. Au nord, il s’agrège chaque année de nouveaux territoires, à mesure qu’ils se découvrent et se précisent. Le pôle nord est la limite de sa juridiction. Son étendue continentale est coupée, vers les deux tiers de sa superficie, par le Cercle polaire.
Jusqu’au Cercle polaire se continuent les forêts vierges de l’Athabaska: forêts, non pas de chênes, de hêtres, de frênes, de noyers, d’érables, ou de pins (les moins frileuses de ces espèces ne dépassent guère le 55e degré de latitude nord), mais de cyprès, de sapins (épinettes en langage du pays), de trembles, de peupliers-liards, de bouleaux, de saules. «Le bouleau et l’épinette sont les pionniers de la végétation du côté de la mer Glaciale.»
Passé le Cercle polaire, ces arbres, qui étaient allés s’amaigrissant insensiblement, se rabougrissent tout à fait, et s’effacent bientôt, pour laisser aux vents de l’océan Arctique une large zone complètement nue, éternellement glacée, appelée par les Français la Terre Stérile, et par les Anglais The Barren Land. Sur le seuil de cette vaste avenue de la mer polaire, on peut écrire: ubi nullus ordo, sed sempiternus horror inhabitat: Ici est le séjour du chaos et de l’horreur éternelle. C’est la patrie des Esquimaux; c’est la tombe de leurs premiers missionnaires, les Pères Rouvière et Le Roux, qu’ils ont massacrés en 1913.
Les Dénés habitent les bois de l’Athabaska et du Mackenzie, et les Esquimaux les déserts de la Terre Stérile.
A laquelle des races humaines appartiennent les Dénés et les Esquimaux?
L’ancienne classification de l’humanité en cinq races diverses les rangeait dans la rouge; mais l’anthropologie rattachait naguère tous les rameaux de l’espèce humaine à trois troncs: le tronc blanc ou caucasique (Japhet), le tronc jaune ou mongolique (Sem), le tronc noir ou éthiopien (Cham).
C’est indubitablement au tronc jaune, mongolique, sémitique qu’il faut rapporter tous nos Peaux-Rouges et Esquimaux.
L’honneur d’avoir mis cette vérité en évidence revient à un humble missionnaire du Mackenzie, le Père Petitot. Les circonstances en furent presque théâtrales.
C’était en 1875, époque de la poussée rationaliste qui s’efforçait de submerger dans la négation et le sarcasme l’autorité des Livres Saints, touchant l’unité de la création de l’homme. Le fait des migrations Scandinaves qui colonisèrent le Groenland, le Labrador et Terre-Neuve, aux IXe et Xe siècles, n’était pas établi alors; la facilité du passage de l’Asie à l’Amérique, par les archipels du détroit de Behring, paraissait plus que douteuse; et les relations suivies—de communications et de langage—entre les tribus du Kamtchatka, en Sibérie, et les tribus de l’Alaska, en Amérique, étaient inconnues. L’immigration des peuples indigènes pouvait donc être aisément donnée pour impraticable. La science n’avait qu’à l’affirmer en quelques discours sonores; et c’en était fait de la foi. Si, en effet, les Peaux-Rouges n’ont pu émigrer d’un autre continent, ils sont autochtones. S’ils sont autochtones, la révélation de l’unité de notre espèce est un mensonge, et la Bible s’écroule tout entière sur les ruines de sa première page!
Cette conclusion venait d’être formulée dans la salle des Cerfs du palais ducal de Nancy, au mois de juillet 1875, en l’Assemblée internationale des savants «américanistes» de l’univers. Le baron de Rosny, professeur de langue japonaise, présentait, en une brillante conférence, ce fruit désiré des travaux du Congrès; et il répétait, triomphant, avec Voltaire, «qu’on peut citer partout et toujours», disait-il: «Du moment que Dieu a pu créer des mouches en Amérique, pourquoi n’aurait-il pas pu y créer des hommes?»
La joie des libres-penseurs et l’humiliation des catholiques étaient à leur comble. A ce moment, le Père Petitot, qui se trouvait dans l’assemblée, avec le Père Grouard, se lève, invoque son titre de missionnaire des Dénés et des Esquimaux du Cercle polaire, parmi lesquels il vient de passer quinze années, et demande modestement qu’on veuille bien suspendre jusqu’au lendemain la conclusion du débat. Les applaudissements firent comprendre au Comité qu’il devait accepter la requête du missionnaire.
Quelle nuit pour le Père Petitot, et pour les jeunes novices de Nancy, qu’il constitua ses secrétaires! On s’en souvient encore dans la congrégation des Oblats de Marie Immaculée.
Le lendemain, il était prêt.
Il parla, au milieu de la sympathie croissante de l’auditoire; mais il ne put finir. Le jour suivant, il poursuivit sa thèse, devant une salle que sa réputation faisait déjà déborder. Les libres-penseurs semblaient cloués dans leur silence, et la foule applaudissait toujours. Aucune des nombreuses célébrités de la science, venues de tous les points du globe, ne fut en état de répondre au Père Petitot. Le Comité, sentant le terrain manquer à la cause de l’impiété, voulut interrompre l’orateur, dans son troisième discours; mais l’assistance protesta, et force fut à M. de Rosny d’enregistrer cette proposition dûment prouvée, et désormais inattaquable:
Il est établi, par la communauté de leurs croyances, de leurs usages, de leurs coutumes, de leurs langues, de leurs armes, avec les races asiatiques et océaniennes; par leurs souvenirs d’autres terres, dont ils décrivent les animaux inconnus aux leurs, que les Esquimaux, les Dénés et les autres Peaux-Rouges sont incontestablement d’origine asiatique.
Ce fut, pour la libre-pensée, un échec sensible.
Le Père Petitot, venu tout simplement en France pour faire imprimer ses dictionnaires Déné et Esquimau, se vit, à sa grande confusion, mis en renommée par cette victoire, ainsi que par d’autres travaux auxquels l’invita ensuite la Société de Géographie; il fut nommé membre des Sociétés d’Anthropologie et de Philologie, reçut une médaille d’argent, en récompense d’une carte de ses découvertes polaires, tracée de sa main, que la Société de Géographie s’engageait à faire graver à ses frais, et retourna à ses sauvages de Good-Hope, portant à la boutonnière de sa pauvre soutane le ruban violet d’officier d’Académie.
Depuis 1875, l’origine asiatique des Peaux-Rouges s’est de plus en plus confirmée. Les Dénés et les Esquimaux ne sont pas loin d’être déclarés les frères des Chinois et Japonais, tandis que les autres familles se rattacheraient plutôt aux branches tartaro-finnoises du même tronc mongolique.
La conversion des Dénés est un fait presque accompli. Celle des Esquimaux n’en est encore qu’à la semence des martyrs.
La différence entre les caractères de ces deux familles est singulièrement profonde. Séparons-les, dès maintenant. Un chapitre sera consacré aux Esquimaux. Aux Dénés et à leur missionnaires revient la plus grande part.
⁂
Les Dénés de l’Athabaska-Mackenzie se partagent en huit grandes tribus: les Montagnais, les Mangeurs de Caribous, les Castors, les Couteaux-Jaunes, les Plats-Côtés-de-Chiens, les Esclaves, les Peaux-de-Lièvres, les Loucheux. Les trois premières occupent principalement l’Athabaska, et les cinq autres le Mackenzie[4].
Les Indiens de ces tribus ont conservé les traits physiques que nous ont décrits les premiers explorateurs. Mieux préservés, par leur éloignement et leur rude climat, de la contamination étrangère, ils demeurent les moins dégénérés des Peaux-Rouges, les moins affligés de la scrofule, du rachitisme, des difformités qui dévorent les restes des nations Iroquoise et Algonquine.
On peut les peindre bien découplés, dépassant la moyenne de notre taille, la tête plutôt conique, les pommettes saillantes, les yeux brun foncé et d’un luisant huileux, les cheveux noirs jusque dans la vieillesse, ce qui n’empêche pas les vétérans de la vie, à couronne d’ébène, de commencer leurs discours par ces mots: «Tu vois, les hivers ont neigé sur ma tête; j’ai les cheveux tout blancs...» Cette chevelure drue, épaisse, défiant notre calvitie pitoyable, est la gloire naturelle de l’Indien: c’est pourquoi le scalp de l’ennemi fut, de tout temps, le beau trophée de guerre. Et cependant, comme ils la négligent sur leurs personnes! Abandonnée à sa croissance, elle tombe, à la gauloise, sur les oreilles et le cou jusqu’aux épaules, qu’elle ne dépasse guère, tant chez l’homme que chez la femme. Est-il besoin de mentionner qu’elle est, dès le bas-âge, le château-fort de la vermine? Le Déné pur sang est imberbe. Ses dents blanches et richement émaillées forment une armature qui s’usera sur les durs aliments séchés, mais qui ne pâtira ni ne s’ébréchera jamais.
Les hommes marchent, les jambes arquées, à la manière bancale, la pointe des pieds projetée en dedans. Cette tournure est le résultat voulu d’une pratique, plus facile à décrire par la parole que par la plume, à laquelle on les a soumis, petits garçons: elle donne aux membres inférieurs une élasticité infatigable pour les courses à la raquette, et une souplesse féline pour traquer les fauves.
Les vêtements primitifs étaient en peaux de renne, d’orignal, ou de lièvre. Les hommes s’affublaient de blouses velues, arrondies par le bas, échancrées sur les côtés. Les jambes s’engageaient, jusqu’à mi-hauteur seulement, dans des tubes appelés mitasses, que retenaient des lanières assujetties à la ceinture. Une sorte de pagne sauvegardait la décence. Le reste des membres était laissé aux morsures du climat. Nos habits européens n’eurent point de sitôt raison de la coupe ancestrale: il est encore des sauvages qui s’empressent de faire sauter le fond des pantalons neufs qu’ils achètent, afin de n’en garder que les jambes, en guise de mitasses.
Les femmes portaient la même blouse que les hommes, mais très longue. La femme dénée, modèle de modestie, trouverait honteusement sauvages certaines modes de la dernière civilisation.
A l’arrivée des commerçants, les Dénés, comme les autres Indiens, abandonnèrent peu à peu leurs habits légers, chauds et imperméables pour nos lourdes étoffes tissées. Progrès déplorable. Un sauvage ne sait ni laver ni rapiécer. Ses hardes, qu’il déchire à sa première course à travers le bois, son lainage, qu’il empâte de sueur et de graisse, ne le défendent plus contre le rhumatisme, les congestions, les inflammations meurtrières.
Ce n’est pas pourtant que la vanité ait oublié tout à fait ce coin désolé de son empire, et que notre Indien ne tienne à faire toilette aux grandes occasions. La femme ajoutera une ligne de perles et de verroteries à la bordure de sa robe. L’homme fera l’emplette d’une chemise, qu’il passera simplement sur celles qu’il portait déjà: et les pavillons nouveaux de battre avec les vieux, par-dessus le pantalon, aux vents du ciel. Tel est le sort de tout habit qu’il ne quittera plus son maître qu’avec les années, en tombant de lui-même jusqu’au dernier lambeau.
Les sauvages les plus voisins des forts-de-traite se rangent, d’ailleurs, peu à peu, aux soins de l’hygiène et de la propreté. La tenue de quelques-uns devient irréprochable.
Une seule pièce de l’ancien complet a survécu partout, tant chez le missionnaire et la religieuse que chez l’Indien: le mocassin. Chaussure molle, reposante, faite en peau chamoisée d’orignal ou de renne, et cousue de nerfs (fibres d’aponévrose), le mocassin, que retiennent quelques tours de deux souples lanières en peau, enveloppe chaudement le pied.
Le logement du Déné est son moindre souci. Il peut tenir à la belle étoile par des températures extrêmes. Lorsqu’il veut s’abriter, quelques branchages, jetés sur des aunes penchés, lui servent de maison. Ou bien il applique des peaux de renne, d’orignal, de phoque, sur des perches disposées en large cercle à la base et se rencontrant en faisceau au sommet: c’est la loge, la résidence régulière. Le lit consistera en une simple toison de bœuf musqué, d’élan ou de loup. Le foyer tiendra en quelques tisons allumés au milieu de la loge. Pour mobilier: un chaudron, quelques tasses en zinc ou en écorce de bouleau, dans lesquelles on boit le thé—nectar du sauvage—, un fusil, une hache, deux pipes: l’une pour l’homme, l’autre pour la femme.
En un quart d’heure, la maison sera pliée, empaquetée sur le canot si c’est l’été, sur le traîneau si c’est l’hiver. Un autre quart d’heure la rebâtira pour le campement du soir.
C’est dans ce palais mobile que naquit le roi des forêts glacées; là qu’il se repose entre ses chasses; là qu’il fait sa prière à Dieu; là qu’il lui rendra son âme, sans regretter ni une richesse, ni un bien-être qu’il n’aura point soupçonnés, et qui auront coûté tant de sang et de larmes à ses frères inconnus, les autres mortels.
La langue des Dénés[5], inépuisable en mots concrets, à peu près dépourvue d’expressions abstraites, représente assez fidèlement l’état psychologique de ces hommes des bois, qui ne connurent, avant les missionnaires, que des nécessités grossièrement sensibles. Les sens, la vue et l’ouïe surtout, la mémoire des lieux et des personnes semblent absorber les forces de l’âme et alourdir l’essor des facultés supérieures vers les pensées élevées et les sentiments exquis. Un sauvage apercevra l’objet invisible aux plus perçants de nos regards. Il orientera sa marche sur les constellations de la nuit, sur les teintes du feuillage, sur la forme des bancs de neige martelés par les vents. Il connaîtra, avant ses douze ans, l’anatomie détaillée des animaux et des plantes, et nommera chacune de leurs fibres. Il n’oubliera jamais ce qu’il aura une fois remarqué. Il se guidera, vieillard, dans les dédales d’une forêt, où il n’aura passé qu’au hasard, dans son enfance. Mais la flamme de son intelligence, parmi tant d’organes en éveil, paraît dormir sous la cendre d’une ignorance séculaire. Non que cette noble faculté soit absente ni impuissante. La logique parfaite qui a bâti sa langue est là pour le prouver. Mais de quelle laborieuse éducation le développement complet de ces esprits sera-t-il le fruit? L’abstraction pure, si simple qu’elle nous paraisse, comme le nom d’une vertu, comme un coup d’œil d’ensemble sur les explications d’une vérité, leur échappe presque toujours. Même le sens des familières comparaisons, avec lesquelles nous commençons à instruire les enfants de nos pays, leur est souvent un mystère. Racontez à un Indien de culture moyenne les paraboles, limpides et suaves, que Notre-Seigneur daigna proposer à notre entendement: vous constaterez combien il ressemble encore aux Juifs «lents à comprendre». Lorsque vous aurez fini de lui expliquer l’histoire de la brebis perdue, attendez-vous à la question: «Cette brebis-là, ou mieux ce renne-là, était-il bien gras?... Est-ce que l’homme l’a mangé, après l’avoir attrapé?»
Le Père Roure, missionnaire des Plats-Côtés-de-Chiens, avait longuement exposé l’histoire de Lazare et du mauvais riche à une sauvagesse qu’il estimait des plus éveillées. L’image du catéchisme de la Bonne Presse avait même servi d’illustration:
—Voyons! As-tu compris comme il faut?
—Ah! oui, Père, j’ai bien compris, répondit-elle en montrant tour à tour le personnage du ciel et celui de l’enfer: Lazare, c’est moi; le riche, c’est toi. Ton hangar est plein de provisions, et moi souvent je n’ai rien à manger!
Cherchera-t-on ensuite le sens poétique, artistique, chez le sauvage?
Pour lui, beauté égale utilité. Une belle forêt sera une futaie de troncs à demi-calcinés par l’incendie, à travers lesquels son traîneau pourra facilement passer, et qu’il abattra, à peu d’effort, pour se chauffer. Un alignement de cuissots de rennes, nombreux, entrelardés, serait une décoration sans pareille dans son église.
Le sauvage est un positif.
Sans la négliger tout à fait, les missionnaires laissèrent au second plan la formation artistique de l’Indien. Ils s’appliquèrent à approfondir les idiomes sauvages, afin de bouleverser leur génie matériel et de les forcer à exprimer à l’âme païenne la réalité des vertus, des mystères et des commandements de notre sainte religion. Après quoi, ils se mirent à enseigner. Ils y réussirent. Ce fut une tâche de géants.
Nous appelons les Dénés, d’après la propre dénomination que toutes les tribus de la nation se donnent elles-mêmes.
Déné veut dire l’homme, l’homme par excellence.
Les voisins des Dénés, Esquimaux au nord, Cris au sud, recourent, pour se qualifier, aux expressions correspondantes de leurs langues.
Tous animent ces mots: Déné, Innoït, Eniwok, de l’orgueil d’une race qui se croit la seule humaine, et qui méprise ce qui n’est pas elle-même, apportant ce naïf tribut de confirmation au phénomène, consigné sans exception par l’histoire, que tout peuple, ancien ou moderne, grand ou petit, blanc, noir ou jaune, s’estima toujours le premier des peuples.
Dans quel état l’Evangile trouva-t-il les Dénés, ces hommes supérieurs, ces uniques raisonnables, lorsque sa lumière se projeta sur leurs déserts?
Ils étaient assis dans les ténèbres de la mort.
Ils étaient ce que nous fûmes dans les Germains, qui sacrifiaient à Thor et Friga; dans les antropophages de Bretagne et d’Irlande; dans les Druides, prêtres des immolations humaines; dans les Gaulois, adorateurs de Bellone et de Mars, et qui buvaient le sang dans le crâne de leurs ennemis. Ils étaient ce que nous serions encore bientôt, si leurs conditions de vie redevenaient les nôtres. «Laissez une paroisse sans prêtre pendant vingt ans, disait le saint curé Vianney; on y adorera les bêtes.» Après une moins longue absence, Moïse ne trouva-t-il pas son peuple aux pieds du Veau d’Or? Retournant au paganisme des sauvages, nous finirions comme eux, de même que nous commençâmes avec la barbarie de nos aïeux, s’il est vrai que «le barbare est le premier élément de la civilisation», et que «le sauvage en est le dernier déchet».
Tous les peuples que n’a point illuminés la Révélation divine, ou qui en ont dédaigné les bienfaits, sont idolâtres. Le démon ne fait que revêtir des formes adaptées aux passions de ses esclaves, pour décevoir les raisons livrées à elles-mêmes et corrompre les cœurs qui ne sont point à Dieu. S’il rencontre des instincts féroces, il les met en action dans des sacrifices sanglants et des pratiques de vengeance belliqueuse: ce fut le cas des Algonquins de la prairie. Si, au contraire, la nation sauvage, tombée sous sa puissance, possède une âme naturellement religieuse, de tempérament pacifique, il la rassure touchant la débonnaireté du vrai Dieu qu’elle cherche, et exploite sa faiblesse en lui découvrant des génies appliqués à sa perte, et dont il lui importe d’apaiser la méchanceté, en les honorant: ce fut le cas des Dénés du Nord.
Les Dénés avaient eu leur temps de guerre contre les Algonquins et les Esquimaux. Puis, ils s’étaient entretués de tribu à tribu. Trop décimés enfin, ils avaient renoncé aux combats ouverts, et étaient devenus les poltrons fuyards, que nous trouvâmes.
Leur imagination leur forge sans cesse des ennemis qui les poursuivent. Tous les missionnaires du Mackenzie ont assisté à ces scènes de folles paniques, qui seraient des plus risibles, si elles n’inspiraient la compassion. Le Père prêchera paisiblement, au milieu d’un camp sauvage; tout à coup un cri retentira dans la feuillée: dénédjéré! Séance tenante, les Indiens se précipitent sur les loges, les abattent, s’embarquent, et tous les bras poussent au large les pirogues. Qu’est-ce donc? Une femme, un enfant, quelque idiot a cru entendre le déclic d’un chien de fusil, ou bien il aura remarqué une herbe froissée. La peur l’empoigne. Il jette l’alarme: «dénédjéré! ennaslini! C’est l’ennemi!» Rien ne retiendrait le camp emporté par l’épouvante: ni l’assurance donnée par le missionnaire que tout est sauf, ni la considération qu’ils se trouvent à des centaines de lieues de toute habitation.
Quel est cet ennemi, ce dénédjéré (littéralement l’homme mauvais, inimicus homo)? Personne ne pourrait le dire; personne ne l’a jamais vu, bien que chacun affirme l’avoir rencontré un jour. Mais il est là, nul n’en saurait douter; et il n’y a de salut que dans la fuite. «Et voyez l’astuce de cet ennemi, font-ils remarquer: il ne vient jamais l’hiver, le lâche! parce que sur la neige nous verrions ses traces, mais seulement l’été!»
Pauvres cerveaux, affaiblis par les privations, par l’isolement, par les anciennes défaites, et, dit le missionnaire, par le démon qui multiplie leurs frayeurs, afin d’accréditer ses ministres, les sorciers, qui s’arrogent la puissance et le privilège d’évincer l’ennemi, le dénédjéré!
Le sorcier, dont le prestige universel n’a pas encore reçu le coup fatal, centralisait jadis le culte des Dénés envers les esprits supérieurs.
Les esprits supérieurs étaient répartis selon le système manichéen: le bon et les mauvais. Du Puissant bon, Yédariénéson, venait tout le bien: des Puissants mauvais, Yédariéslini, venaient tous les maux; et l’homme n’était que l’enjeu irresponsable de la lutte qu’ils se livraient, lutte dont les mauvais esprits sortaient ordinairement vainqueurs.
Le Puissant bon et juste, qui ne se dégageait pas des formes palpables de l’univers, était «Celui par qui la terre avait été faite, Néoltsini». Certaines tribus, comme les Peaux-de-Lièvres et les Loucheux crurent à la trinité de cet esprit, presque à la manière des Egyptiens: «Le Père, assis au zénith; la Mère, au nadir; le Fils, parcourant le ciel de l’un à l’autre.»
Un jour, en s’y promenant, racontent les Peaux-de-Lièvres, ce Fils aperçut la terre. Alors, étant retourné vers son Père, il lui dit, en chantant (et ce chant est conservé parmi les Peaux-de-Lièvres): «O mon Père, assis en haut, allume donc le feu céleste, car sur cette petite île (la terre, que les Indiens croient être une île ronde), mes beaux-frères sont depuis longtemps malheureux. Vois-le donc, ô mon Père! Alors, descends vers nous, te dit l’homme qui fait pitié!»
La vieille sorcière K’atchoti, à qui le Père Petitot demandait si les Dénés avaient ouï dire que le Fils de Dieu fût venu sur la terre, répondit:
Oui, longtemps avant l’arrivée des Blancs, ma mère me disait qu’une étoile avait paru dans l’ouest-sud-ouest, et que plusieurs de notre nation s’y étaient transportés. Depuis ce temps-là, nous sommes tous séparés. Les Montagnais ont gagné le Sud; leurs flèches sont petites et mal faites. Les Loucheux se sont dirigés vers le Nord; leurs femmes sont maladroites. Mais nous, les hommes véritables, nous sommes demeurés dans les montagnes Rocheuses, et il y a fort peu de temps que nous sommes arrivés sur le bord du Mackenzie.
Toutes les légendes indiennes n’ont pas cette pureté. Mais à chaque pas de leurs récits apparaît la trace des traditions primitives. Les Mangeurs de Caribous racontaient ainsi à Mgr Breynat la révolte et la punition des anges:
Le corbeau était le plus beau des oiseaux. Il avait la plus belle voix, et son chant charmait la terre. Mais l’orgueil vint dans son esprit, et cela irrita tellement les autres oiseaux qu’ils se précipitèrent sur lui, le prirent par le cou, et, le tenant de la sorte, le plongèrent dans le charbon. Le corbeau, à demi-étranglé, essayait de crier. C’est depuis ce temps-là qu’il est noir et qu’il fait cro-a, cro-a.
Parmi les incohérences et les obscurités du paganisme, les missionnaires furent cependant heureux de découvrir parfois des clartés sur l’au-delà, entretenues par le bon sens naturel, qui est le regard ingénu et profond de toute âme neuve et droite:
J’examinais un jour la main d’un vieillard, privée de son pouce, raconte Mgr Taché. S’étant aperçu de mon attention, il me dit, d’un ton de conviction qui me toucha: «J’étais, à la chasse, en hiver, loin de ma loge. Il faisait froid. Je marchais. Tout à coup, j’aperçois des caribous (rennes). Je les approche; je les tire; mon fusil crève et m’emporte le pouce. Déjà beaucoup de mon sang n’était plus. En vain je m’efforçai d’en tarir la source. Impossible. Alors j’eus peur de mourir. Mais me souvenant de Celui que tu nommes Dieu, et que je ne connaissais pas bien, je lui dis: «Mon Grand Père (Settsié), on dit que tu peux tout; regarde-moi, et, puisque tu es le Puissant, soulage-moi. Tout à coup, plus de sang, ce qui me permit de mettre ma mitaine. Je regagnai ma loge, où je m’écrasai de faiblesse, en entrant. Je compris alors quelle est la force du Puissant. Depuis ce moment, j’ai toujours désiré de le connaître. C’est pourquoi, ayant appris que tu étais ici, je suis venu de bien loin, pour que tu m’enseignes à servir Celui qui m’a sauvé, et qui, seul, nous fait vivre tous.»
Mais ces sentiments de piété envers le vrai Dieu, s’ils naissaient dans les âmes païennes, ne tardaient pas d’ordinaire à y être étouffés par l’obsédante terreur des esprits mauvais, et c’est devant le sorcier que s’inclinaient bientôt toutes les pensées, toutes les espérances:
—A quoi bon, disait le sorcier, vous occuper d’un esprit dont le devoir est de vous faire du bien? Laissez-le, et employez vos prières et vos forces à vous rendre propices les puissants mauvais.
Ces esprits néfastes, l’Indien les voyait par légions. Ils remplissaient l’air, soufflaient dans les tempêtes, grondaient dans les rapides, soulevaient les lacs, hurlaient dans les orages, éventaient les chasseurs, dispersaient les poissons, causaient toutes les maladies, frappaient les jeunes gens «que la vie n’avait pas encore usés». Affolés par la crainte de déplaire à tant de génies malfaisants, les Dénés se prenaient dans un réseau de superstitions, et ne se confiaient plus qu’au charme du sorcier, «l’homme de médecine».
Le sorcier entre-t-il en communication directe avec les démons? Plusieurs missionnaires penchent à le croire. Aucun ne l’affirmerait. Il est cependant des faits que ni la prestidigitation ni le charlatanisme n’ont encore expliqués.
La sorcellerie dénée se diversifie selon son objet. La magie noire, qui est la principale, apaise les esprits. L’opérative exécute des prestiges amusants ou terrifiants. L’inquisitive retrouve les choses perdues, révèle les allées et venues des absents, hâte l’arrivée des barques, etc. La maléfactive jette des sorts sur les ennemis. «Les magiciens, selon le cérémonial de cette dernière, se dépouillent de leurs vêtements, entourent leur tête et toutes leurs articulations de liens et de franges en poils de porc-épic, placent des cornes sur leur front, quelquefois une queue à leur dos, et, se tenant accroupis dans la posture d’un animal, ils chantent, hurlent, roulent les yeux, maudissent, commandent à leurs fétiches, et se démènent d’une manière hideuse et bestiale».
La jonglerie la plus fréquente est la curative. Elle procède soit par succion, soit par incantation, soit par insufflation.
Au sujet de cette dernière méthode, le Père Le Guen, missionnaire de la Tribu des Esclaves, reçut un jour cette réplique d’un sorcier du Fort-des-Liards qu’il essayait de convertir:
—Tu nous défends de souffler sur les malades. Et toi donc! Est-ce que tu ne souffles pas sur les enfants, quand tu les baptises, et sur les grandes personnes aussi?
Les classifications de la sorcellerie ne sont point dues aux observations du missionnaire. Il entend, avec douleur, le tam-tam et les vociférations; mais s’il apparaît soudain parmi les énergumènes, s’il franchit seulement une certaine limite du voisinage, le chaman se déclare paralysé, et la conjuration s’arrête. Les détails connus proviennent des divulgations faites par des sorciers convertis. L’un de ces sorciers, homme de remarquable intelligence, devenu fervent chrétien, dévoila ainsi quelques-uns des longs mystères de la jonglerie curative:
Lorsque le médecin se propose de guérir un malade, il s’y dispose par un jeûne absolu, ne buvant, ni ne mangeant durant trois ou quatre jours. Alors, il se fait préparer un chounsh, ou loge de médecine. Pendant qu’on la dresse, il demeure assis dans sa tente, et il sait pourtant tout ce qui se passe au dehors. Il sait dans quelle partie de la forêt on a coupé les perches qui serviront à la dresser et quelle est la nature des arbustes qui les ont fournies. Le chounsh ayant été construit loin du camp, et les perches qui le composent liées avec trois cordes, le sorcier, quoi qu’il n’en ait pas été informé, dit: «Tout est prêt»; et, se levant aussitôt, il se dirige vers la loge de médecine, l’ébranle par trois fois, en fait trois fois le tour, et enfin y pénètre et s’y couche, en observant toujours son jeûne. Après y avoir fait un somme plus ou moins long, il procède à la médecine. Celui qui, à cause de ses péchés, est malade, se rend alors auprès du médecin, accompagné d’un autre vieux pécheur, sain de corps. Il s’assied dans la loge et se confesse au jongleur, qui le sonde à plusieurs reprises, en tâchant de lui arracher la connaissance de tous ses crimes. Après quoi, il fait descendre l’esprit You-anzé sur le malade, et, pour cela, il chante en s’accompagnant du tambour. Les chants de médecine, dont il y a une grande variété, se composent de trois ou quatre notes tristes répétées à satiété, avec accompagnement de contorsions et d’insufflations. Plusieurs y mêlent de vieux mots qui n’ont aucune signification dans la langue actuelle, mais qui sont réputés blasphèmes; tel est, entre autres, le mot soshlouz. Lorsque le jongleur connaît que l’esprit est descendu sur le malade, il s’approche de lui avec son génie familier, et, tous deux, font des passes au malade pour l’endormir, et, l’esprit entrant en lui, il s’endort. Alors le You-anzé arrache le péché et le jette au loin, et en même temps la maladie quitte le moribond. L’esprit, le prenant, le replace sur la terre afin qu’il y vive, et, en l’y replaçant, il pousse un grand cri qui éveille le sauvage parfaitement guéri. C’est ainsi que nos ancêtres guérissaient les malades. Les sorciers d’aujourd’hui ne sont que des hommes sans puissance.
Le missionnaire qui vient de rapporter ce discours, ajoute:
«En dépit de ce dernier aveu, il est peu d’actes de la vie des sauvages, encore infidèles, qui ne subissent l’influence de la sorcellerie, tant cette croyance est enracinée chez eux.»
La pierre de touche de la valeur morale des sociétés humaines a été, de tous temps, l’attitude de la force devant la faiblesse. La faiblesse c’est la femme, c’est l’enfant, c’est le vieillard.
Que furent la femme, l’enfant et le vieillard, chez les Dénés?
Contraste étrange! Ces sauvages pacifiques, timides jusqu’à la lâcheté en présence de l’étranger, ne connaissaient que la dureté, et souvent la cruauté vis-à-vis des êtres sans défense de leurs foyers.
La femme dénée gisait, il y a soixante ans, dans l’avilissement complet. Aucune joie ne venait jamais toucher son cœur, dans sa longue carrière de souffre-douleur. Esclave de l’homme, il la prenait comme épouse, la prêtait, l’échangeait, la rejetait, la vendait, selon son plaisir. Les coups pleuvaient constamment, avec les injures, sur ses épaules. Une flèche, une balle pouvait la frapper, au gré de son tyran. Si la vie lui était accordée, aucun droit ne lui était reconnu. L’homme allait à la chasse, tuait la bête, et son rôle était fini. Tous les travaux, depuis le dépeçage du gibier jusqu’à l’apprêt du campement, restaient le lot de la femme. Avant que les Blancs eussent appris aux sauvages à se servir de chiens, la femme était attelée au traîneau, pendant que l’homme vagabondait à côté. Quand les chiens viennent à mourir, on l’attelle encore. La pauvre créature ne se croyait pas même une âme, et son humiliation lui était devenue si naturelle qu’elle ne pouvait croire que Dieu s’occupât d’elle, ni que la religion prêchée par le missionnaire fût pour elle, aussi bien que pour les hommes.
En 1856, le Père Grandin consolait une Montagnaise, baptisée, qui se désolait d’avoir perdu son fils:
—Pour rendre ton cœur plus fort, je te préparerai tous les jours pour faire ta première communion, lors du passage du grand prêtre (Mgr Taché).
Comme la sauvagesse le regardait tout ébahie, le Père Grandin répéta sa promesse.
—Me comprends-tu?
—Non.
—Je te dis que je vais t’instruire sur la sainte Eucharistie, pour que tu puisses communier, lors de la visite de Mgr Taché, le grand Chef de la prière.
—Je ne comprends pas, je ne comprends pas!
Déconcerté, le missionnaire appela une femme métisse parlant français et montagnais:
—Viens donc à mon secours. Ma grand’mère me comprend pour tout, excepté pour une chose: Je lui dis que je la préparerai pour sa première communion, et elle me dit toujours qu’elle ne me comprend pas.
Après les explications de l’interprète, la grand’mère reprit:
—Ah! oui, je comprenais! Mais je supposais que mon petit-fils, l’homme de la prière, se trompait, en me disant ce qu’il ne voulait pas dire. Qui aurait pu supposer qu’une pauvre vieille sauvagesse pût être admise à la sainte communion?
Un sauvage du lac Athabaska vint un jour trouver le même missionnaire, après une instruction qui l’avait touché:
—Père, je comprends maintenant que les femmes ont une âme comme nous.
—Mais je n’en ai pas parlé.
—Oh! Père, lorsque tu nous as dit que le Fils de Dieu avait pris une mère parmi les femmes de la terre, j’ai bien compris que les femmes ont une âme et un ciel, comme les hommes!
La Très Sainte Vierge Marie, prêchée par la religion catholique fut donc la divine main qui refit à la femme, méprisée du paganisme, cette auréole de vénération et d’affection, que nous ne trouvons jamais trop belle au front de nos mères chrétiennes. La sauvagesse, enfin réhabilitée, bénit, dans la forêt, Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme Le bénissent les femmes de notre civilisation, qui n’ont point oublié quelles tristes choses elles seraient encore, s’Il n’était venu lever l’anathème originel: «Je multiplierai tes douleurs», et les replacer, par la prédication de ses apôtres, sur le trône de leur dignité humaine.
L’enfant, chez les Dénés païens, partagea le sort de sa mère.
Louis Veuillot écrivait, en 1866:
Le genre humain est doué d’une sorte de goût à tuer les enfants... Il n’y a guère que le christianisme qui combatte efficacement cette singulière coutume; et là où le christianisme baisse, la coutume, vaincue par lui, reprend son meurtrier empire... Quand il n’y aura plus de christianisme, comment le progrès fera-t-il pour conserver les hommes?
Les Dénés respectèrent, à tout le moins, les lois de la nature, et ne mirent pas à «tuer les enfants» les raffinements que l’on connaît ailleurs. Ils les laissèrent naître.
Les garçons étaient ordinairement les bienvenus, sauf les infirmes, en qualité de futurs chasseurs. Dès que le petit avait tué son premier oiseau, son premier lièvre, on lui faisait des fêtes. Au premier renne, ou au premier orignal, l’autorité paternelle n’avait plus qu’à décliner. Le fils, meilleur chasseur que son père, devenait le maître de la loge, et réglait tout à sa volonté.
Mais malheur aux petites filles! Aujourd’hui encore, les mères se diront fières de leurs garçons, et les présenteront à tout venant: «C’est un dénéyou, celui-ci! un petit homme!» Quant à leurs filles, elles n’en parlent que le moins possible.
Aux temps païens, la mort attendait les petites filles naissant au delà du nombre requis pour les besoins de la race et des travaux. Condamnées d’avance, elles étaient exécutées sur-le-champ. La mère elle-même se chargeait de les étouffer, car l’homme se fût trop avili, à si vulgaire besogne. Si l’enfant était épargnée, son martyre commençait avec sa vie. Elle grandissait et se préparait à son rôle d’épouse et de mère, en partageant, avec les chiens, la nourriture et les coups. Durant les famines, lorsque les parents se décidaient à manger leurs enfants, c’est par les filles qu’ils commençaient. L’homme désignait à la femme la victime du jour, en lui remettant le couteau.
Pour l’orphelin, quel que fût son sexe, il était abandonné aux loups, dans les bois; ou bien, si quelque parent le laissait suivre le campement, sa condition était si misérable qu’il eût préféré la mort.
Un spectacle qui n’a point fini de s’offrir péniblement à nous, lorsque nous visitons les sauvages christianisés, nous révèle, par la résistance des abus à tant d’efforts du missionnaire, quelle dut être, autrefois, l’infortune des vieillards.
Qu’ils sont loin encore, nos convertis, de savoir la chaude tendresse qui enveloppe, au meilleur coin du foyer familial, les derniers jours de nos grands-pères à l’indulgent sourire et de nos grand’mères au long chapelet!
Leur place, aux patriarches des tribus dénées, c’est la dernière, à l’entrée de la loge, sur le passage des gens, des chiens et de la bise. Si on les écoute avec une apparente attention, c’est parce que ce qu’ils vont dire sera peut-être leur parole suprême, et que, selon l’ancienne croyance, les volontés d’un mourant sont sacrées. Mais, en dehors de cet égard, la dérision accueille souvent les réflexions des vieillards. Un missionnaire du Grand Lac des Esclaves prêtait dernièrement l’oreille à une conversation tenue par des jeunes gens, au sujet de la chasse. Le père de l’un d’eux, qui avait été le plus adroit chasseur de la région, voulut intervenir en faveur de son fils. Mais celui-ci le rabroua:
—Toi, ferme ta... bouche (le mot était plus grossier). Tu es trop vieux, pour être capable de discuter avec des jeunes gens!
Une famille sera à table—c’est-à-dire à terre—mains et bouches pleines, le grand-père surviendra:
—Berullé, pas de viande pour toi!
Ils lui donneront cependant les restes du repas; et le vieux, qui se souvient d’avoir traité son propre père plus durement encore, s’en trouvera heureux. Que de fois n’entendra-t-il pas aussi un souhait de cette nature:
—Tu ferais bien mieux de mourir, que de nous embarrasser! Que peut-on faire de toi?
L’Evangile a dû créer, pour ainsi dire, dans ces cœurs sauvages, l’amour conjugal, l’amour maternel, l’amour filial.
La mort, non par meurtre brutal, mais par abandon, était jadis la destinée du vieillard. Il le savait, et, le jour arrivé, il se soumettait sans récriminer.
Peut-être serait-il injuste toutefois d’accuser toujours les Dénés nomades de cruauté voulue, à l’endroit des vieillards impotents. Pour juger ces actes, il faut avoir vu les Indiens du Nord dans la réalité de leur misère. Les vivres sont épuisés depuis longtemps. Le renne et l’orignal fuient toujours. La faim torture le camp. Il est nécessaire de partir afin de rejoindre le gibier errant. Que faire alors du pauvre perclus, que l’on ne peut porter? Toute la famille va-t-elle se condamner à mourir avec lui, ou bien l’abandonnera-t-elle à son sort fatal? Seul, le christianisme pouvait trancher, en faveur des faibles et des petits, ce poignant problème, en envoyant au vieillard, au malade, à l’orphelin le missionnaire et la sœur de charité.
Le jour où il ne pouvait plus suivre la caravane, le vieillard était prévenu. On lui faisait un petit feu; on lui laissait les dernières provisions; et chacun de lui toucher la main, en lui recommandant de se glisser sous un tas de bois, préparé à cet effet, quand il se sentirait mourir, afin que ses restes ne fussent pas dévorés par les bêtes de la forêt:
—Lorsque nous repasserons, dans les lunes de l’été, nous ensevelirons tes os, et ton esprit sera en paix.
C’était l’adieu.
Bien peu, sans doute, survécurent à cette épreuve. Nous ne savons qu’un fait, arrivé vers l’année 1900, pour nous dire quelque chose de la longue lutte que devaient soutenir ces abandonnés, contre la mort.
Deux jeunes gens, d’une tribu des montagnes Rocheuses, qui avaient refusé le baptême, vivaient avec leur mère chrétienne. Un automne, ils lui annoncèrent que sa fin était venue. Ils lui préparèrent du feu; lui laissèrent un peu de viande desséchée, ainsi qu’un grelot de collier de chien et un tambourin, qu’elle avait demandés comme dernière faveur; et, s’éloignant, lui promirent qu’ils reviendraient lorsque les neiges seraient fondues, pour lui rendre les derniers devoirs.
Sept mois après, ils revinrent en effet.
Leur canot amarré, ils s’avancent dans la forêt, avec les prostrations et les lamentations d’usage, dans le rite païen des funérailles. Comme ils abordent le «tas de bois», quelle n’est pas leur stupeur d’entendre s’en échapper un gémissement, tout faible, presque imperceptible. Un squelette, à peine respirant, se dégage peu à peu... Leur mère! Ils veulent fuir. Mais, de ses mains décharnées, elle les supplie de l’écouter. Haletante, et comme si elle en demandait pardon, elle leur raconte comment il se fait qu’elle vive encore... Elle avait ménagé, et ménagé, sa petite provision. Ensuite, elle avait mangé des racines, puis des écorces, puis ses mocassins, enfin sa robe. Longtemps elle avait réussi à conserver le feu, pour éloigner les loups, qui hurlaient tout autour. Afin de ne dépenser ses forces que le moins possible, elle allait, marchant doucement sur ses mains et ses genoux, chercher des branches mortes. Avec les lanières de ses mocassins, elle s’attelait au petit fagot et le traînait, dans la neige, jusqu’au foyer... Un jour, il n’y eut plus de branches mortes, et le feu s’éteignit. Les loups accoururent. Elle les empêcha encore quelque temps de la mordre, en agitant sa clochette et en frappant son tambourin... A la fin, n’ayant plus rien à manger, elle s’était mise sous les troncs d’arbres, pour mourir...
Les jeunes gens ne purent se défendre d’un mouvement de pitié. Ils firent un brancard, portèrent leur mère au canot, et la conduisirent, à 300 kilomètres de là, chez de braves chrétiens, Boniface et Madeleine Laferté, qui nous ont eux-mêmes raconté ce trait.
La vieille Indienne vécut encore deux ans dans leur maisonnette, revit le missionnaire, reçut le saint Viatique, et mourut tout heureuse.
Tel était le peuple sauvage que la Croix vint aborder, en 1844, et sur lequel elle rayonne aujourd’hui.
Quel fut le chemin de cette Croix pour les missionnaires, appelés par Dieu à l’honneur de la planter dans les glaces les plus lointaines? Quels furent ces apôtres, évêques, prêtres, frères convers et religieuses? Quelles déceptions et quelles consolations les accompagnèrent?
C’est ce que voudrait raconter le reste de ce livre.
Caractère de l’apostolat dans l’Athabaska-Mackenzie.—Linceul de neige et de nuit.—Une âme par 250 kilomètres carrés.—Le fort et la mission.—Traîneaux et chiens.—Les chemins du Nord.—Bordillons, crevasses, poudrerie.—En détresse sur le Grand Lac des Esclaves.—Carrosse épiscopal.—Les raquettes.—La soif.—Le Père Laity.
Les missionnaires sont les soldats des postes avancés. Mais combien diffèrent leurs champs de bataille, des sables de l’équateur aux neiges du pôle, des anthropophages océaniques aux Peaux-Rouges arctiques!
L’effort soutenu par les missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie ne peut se comparer. Ce n’est pas dans la lutte corps à corps avec le paganisme qu’ils eurent à s’épuiser: le paganisme des Dénés s’avoua vaincu d’avance. Ce n’est pas contre la persécution violente: ces timides peuplades n’ont point de mandarins sanguinaires. Ce n’est pas contre l’inertie spirituelle des néophytes: la ferveur des convertis confondrait souvent la nôtre. Les âmes à conquérir dans l’Athabaska-Mackenzie n’étaient que des captives, soupirant du fond de leur exil.
La vie des missionnaires s’est usée à les atteindre, par delà deux barrières qui paraissaient d’abord infranchissables: les distances et la pauvreté. Les distances reculées jusqu’aux confins du globe. La pauvreté entretenant une disproportion énorme entre les immensités et les moyens de les parcourir.
Ainsi donc, les longs voyages, les durs ouvrages matériels, qui furent les soucis secondaires des missionnaires de l’Asie orientale sont devenus les travaux apostoliques de première importance dans l’Extrême-Nord de l’Amérique.
Dire par quel courage furent domptés ces obstacles serait raconter presque toute l’histoire de la conquête des Dénés au royaume de Dieu.
Pendant que le missionnaire des tribus Ceylanaises ne se déplace que pour jeter continuellement ses larges filets, à sa droite et à sa gauche, parmi des masses assemblées, mesurant son labeur par le chiffre des âmes qu’il a sauvées, le missionnaire voyageur du Mackenzie compte les lieues qu’il a parcourues, les jours de disette qu’il a traversés, et dit: «Voilà mon apostolat!» Au bout de ces tournées douloureuses, il inscrit quelques baptêmes, quelques communions, une mort sanctifiée par sa présence sous la hutte indienne, et son rôle est rempli. A lui la consolation de ressembler à Notre-Seigneur cheminant trois pénibles années, à travers les campagnes de la Palestine, et ne s’attachant que de rares fidèles. A ses confrères des pays plus fortunés, la joie des apôtres convertissant les foules et les nations.
Devant le missionnaire, forcé de dire adieu aux chemins de fer, dès le seuil de l’Athabaska-Mackenzie, les distances revêtent deux aspects, entraînant des difficultés totalement diverses: l’aspect d’un hiver très long, et l’aspect d’un été très court.
Nous suivrons d’abord l’apôtre-voyageur aux prises avec l’hiver.
L’hiver de l’Athabaska-Mackenzie est le plus froid des hivers continentaux.
On sait que le climat d’un pays ne se règle pas uniquement sur sa longitude et sa latitude, ni même sur l’abondance de son insolation. Le relief et l’élévation du sol, l’humidité, la sécheresse, la température des courants atmosphériques et marins en varient beaucoup les conditions.
Exception faite de la Colombie Britannique, abritée par ses montagnes contre le Nord et caressée par les brises du Pacifique, le climat du Canada est, dans son ensemble, très rigoureux. Il le doit particulièrement aux glaciers polaires, providentiels condensateurs de la surabondante humidité du globe, et aux flottes de banquises qui parcourent l’océan Arctique et la profonde baie d’Hudson. L’océan Arctique et la baie d’Hudson, ces réfrigérants naturels de la zone torride par la conductibilité de la terre, dégagent aussi les aquilons qui balayent librement la surface de l’Amérique septentrionale, sans rencontrer, pour s’y attiédir, les chauds effluves d’un gulf-stream.
Ottawa, la capitale de la Puissance, qui, de par sa latitude, aurait droit au climat de Venise, compte cinq mois d’un hiver sibérien. L’Ouest canadien fut longtemps réputé inabordable à la culture, tant il y gelait, jusqu’au milieu des étés. Le défrichement, l’ameublissement du sol ont modifié le climat de la prairie; mais les hivers de Winnipeg,—latitude de Paris,—restent néanmoins plus rudes que ceux de Pétrograd.
Plus haut, dans les forêts de l’Athabaska-Mackenzie, le printemps et l’automne, déjà abrégés dans la prairie, se réduisent davantage. Au Grand Lac des Esclaves, les saisons intermédiaires ne comptent plus. Au Cercle polaire, elles sont englobées par l’hiver, qui empiète sur l’été lui-même.
Les missionnaires du Fort Good-Hope ont dressé la table climatologique suivante. Les noms des quatre saisons y sont conservés; mais les parenthèses apposées expliquent ce qu’on en doit penser:
Printemps: mai (neige fondante), juin (débâcle).
Eté: juillet.
Automne: août (chute des feuilles), septembre (neige).
Hiver: octobre (rivière gelée), novembre, décembre, janvier, février, mars, avril.
Pendant huit et neuf mois, la neige couvre donc l’Athabaska-Mackenzie.
Sur ce linceul s’étend à son tour la longue nuit du solstice, nuit absolue de vingt-quatre heures au bord de la section polaire, et plus prolongée à mesure que l’on s’avance vers le pôle même. Bien loin dans le sud du Mackenzie, le soleil de décembre et de janvier ne s’appuie qu’à peine, vers midi, sur l’horizon du Grand Lac des Esclaves, et son regard est aussi glacial que l’haleine de la nuit, dans laquelle il se recouche aussitôt.
De quarante à cinquante missionnaires se partagent cette neige et ces nuits, avec les neuf ou dix mille indigènes.
Répartie également sur la superficie de l’Athabaska-Mackenzie, cette population donnerait la moyenne d’une âme par 250 kilomètres carrés.
Les centres de ralliement reconnus par la géographie et par le précaire service postal sont les forts-de-traite. Ces forts, stations de ravitaillement et comptoirs d’échanges pour les fourrures, établis par les commerçants, n’ont encore vu s’ajouter à leurs édifices que les seules habitations des missionnaires. Une douzaine de cabanes, qu’occupent les sauvages attachés au service du commis traitant ou de la mission, complètent les localités pompeusement appelées: Fort Résolution, Fort Smith, Fort Simpson, Fort Norman, Fort Good-Hope, etc...
En certaines contrées du Nord-Ouest, cette expression guerrière signifia vraiment, soit un asile de défense contre les tribus indiennes plus agressives, soit une citadelle armée contre les concurrents dans le commerce. Les fourrures étaient tout alors. Autour d’elles gravitaient toutes les envies, toutes les querelles. Ainsi peut-on encore voir, à York et à Churchill, les anciennes forteresses, bastionnées à la Vauban, munies du système complet d’obstacles défensifs: glacis, fossés, escarpes, parapet, rempart et affûts d’artillerie. Ces fortifications, élevées à l’aide de matériaux importés d’Angleterre sur les bords de la baie d’Hudson, furent le théâtre des luttes que nous savons entre la Compagnie des Aventuriers et la France. D’autres redoutes se construisirent également dans l’intérieur du continent, mais déjà moins imprenables. Au nord, dans notre pacifique territoire d’Athabaska-Mackenzie, le nom seul de fort a pénétré et subsisté. La réalité consiste en l’assemblage de deux ou trois maisonnettes, entourées d’une palissade de faibles pieux fichés en terre, et dont la porte—lorsque porte il y a—demeure ouverte à tout venant.
Etablis sur les bords des rivières et des lacs, qui les rendent accessibles durant l’été, les forts participent, l’hiver, au nivellement général du pays par les neiges et les glaces.
L’établissement qu’il possède, près du fort-de-traite, est le pied à terre du missionnaire, et le poste à demeure de son saint ministère, surtout s’il s’y trouve un orphelinat ou un hôpital.
Deux fois l’an, à la débâcle, qui marque l’époque de la vente des fourrures, et à Noël, qui est la grande fête des Indiens, il voit venir à lui une partie de ses ouailles. Rarement un sauvage chrétien paraîtra dans les environs de la «mission», sans se confesser, recevoir «le pain de Celui qui a fait la terre», et se munir, pour lui-même et pour les siens, de chapelets, de médailles, de scapulaires. Ces deux rencontres annuelles apportent au prêtre, avec la fatigue d’un travail intense, une joie qu’il n’échangerait pas pour la couronne des rois. Il a revu ses enfants. Il a entendu le récit détaillé de leur vie. Il les a instruits, encouragés, réconfortés. Sa bénédiction les accompagnera jusqu’à l’autre printemps, ou l’autre Noël.
Mais tout le bercail n’était point là! Bien loin du fort et de la mission, au fond des bois, dans les parages des orignaux ou des rennes, il reste ceux qui n’ont pu venir: les vieillards, les femmes chargées d’enfants, les infirmes. Autant d’affamés de la parole et de la nourriture du bon Dieu qui attendent le missionnaire.
Or, les visites aux camps lointains ne sont guère praticables qu’à la faveur de l’hiver.
Pour nous former l’idée de ces voyages dans les immensités des hivers arctiques, laissons notre esprit retourner à l’époque de la «Gaule chevelue», que n’avaient pas encore défrichée les moines. Refaisons un tout de la Hollande, de la Belgique, de la France, de l’Espagne, de l’Italie, de la Suisse. Supprimons les cités, les bourgades, les routes départementales et vicinales, qui sont l’orgueil de nos belles nations. Supposons-les inexplorées, entièrement sauvages, depuis la Méditerranée jusqu’à la mer du Nord, et ne formant de leurs rivières, de leurs lacs, de leurs terres et de leurs bois qu’un bloc de glace et de neige, tenu compact par un froid constant de vingt à cinquante degrés centigrades. Tel est le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Plaçons maintenant quelques masures à l’endroit occupé par Bruxelles; quelques autres, les voisines, à Lille; autant à Paris, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Madrid. De l’un à l’autre de ces baraquements, ni relai, ni hôtellerie, nul être vivant sur qui l’on puisse compter. Tels sont nos forts-de-traite avec nos missions et les distances qui les séparent.
Tel est le champ de course des missionnaires du Nord.
L’ensemble des missions forment le vicariat. Les trois ou quatre groupes de familles indiennes, qui poursuivent le gibier sauvage dans le rayon indéfini de chaque mission, forment la paroisse.
L’hiver se passe, pour le vicaire apostolique, à visiter les missions de son vicariat; et, pour le missionnaire curé, à visiter les hameaux errants de sa paroisse.
Un voyage sans encombre d’une mission à l’autre, pour l’aller seulement, serait de quatre à six jours. Mais les intempéries et les accidents multiplient souvent ces longueurs.
Pendant les trois ans qu’il mit à faire la première tournée apostolique de l’Athabaska-Mackenzie, Mgr Grandin ne put dépasser le Cercle polaire. Il ne pénétra même pas dans le district de la rivière la Paix. Mgr Clut, dont la longue vie épiscopale se consuma à parcourir le vicariat, comptait quatre années par visite pastorale; et encore était-il forcé, chaque fois, d’omettre quelques missions.
Les moyens de voyage, les seuls, sont le traîneau et les raquettes.
Le traîneau est tiré par des chiens.
A l’est des montagnes Rocheuses, les chevaux n’ont pas dépassé le soixantième degré de latitude. Outre l’impossibilité de les entretenir actuellement dans les régions plus septentrionales, ils y seraient inutiles, faute de routes.
Les uniques coursiers du Nord sont donc fournis par la race canine. Race mêlée, indéfinissable, à dominante de loup, chez les Dénés; race plus pure, mais plus louve encore, chez les Esquimaux.
Mgr Grouard décrit l’attelage:
«Se figure-t-on ce que sont nos traîneaux? On pourrait croire qu’ils ressemblent à ces véhicules montés sur de légers patins dont l’usage est commun dans les villes et les campagnes des pays civilisés, où l’hiver et la neige durent assez longtemps pour nécessiter leur emploi. Cependant la différence entre ces traîneaux et les nôtres est considérable.
«Prenez trois planchettes de bouleau larges de trois pouces et demi et longues de dix pieds; joignez-les ensemble par des barres transversales attachées solidement avec de minces cordes de peau appelées babiches; relevez-les, à la tête, en forme de volute, que vous maintenez en place à l’aide de bons liens (on donne à cette volute le nom de chaperon).
«A fleur du sol, de chaque côté, sont les tires, deux anneaux de cuir où l’on accroche les traits des chiens. Ces derniers ont des harnais proportionnés à leur taille, un collier rond, juste assez grand pour y laisser passer leur tête, et qui vient s’appuyer sur leurs épaules. Deux longues et fortes bandes de cuir partent de ce collier et vont se joindre au harnais suivant: ce sont les traits qui s’appliquent sur les flancs des chiens. De courtes dossières, en peau souple, les maintiennent à cette hauteur. C’est cette partie du harnais qui se prête le plus à l’ornementation. Aussi presque toujours on y voit des tapis brodés, chargés de grelots. Les colliers reçoivent quelquefois de petites sonnettes et des pompons enrubannés. Bref, on apporte autant de soin à orner nos pauvres chiens qu’on le fait ailleurs pour les chevaux.
«L’attelage ne se met pas de front, mais de file, sur une ligne assez longue. Le conducteur n’a pas besoin de rênes, qui, d’ailleurs, empêtreraient horriblement ses petits coursiers. On leur apprend à obéir à la parole: hue et dia pour aller à droite et à gauche, ho pour l’arrêt, marche pour le départ ou pour exciter les paresseux[6]. Souvent, pourtant, il faut jouer du fouet, car il est difficile que des chiens soient toujours aussi dociles et aussi courageux que l’exigent leurs maîtres.
«Voilà donc comment se compose un attelage dans ce pays. Vous placez vos chiens dans leur harnais, à la queue l’un de l’autre, et vous attachez les derniers traits aux tires du traîneau. Celui-ci repose à plat sur la neige, et glisse sur toute sa surface. On y met des charges plus ou moins pesantes, retenues par des enveloppes de peau ou de toile, que de fortes lanières de cuir enlacent de nombreux replis.
«Le poids ordinaire du chargement est de 400 livres pour quatre chiens; seulement l’état des chemins doit être pris en considération...»
Ces derniers mots: l’état des chemins doit être pris en considération en rappellent plus long qu’on n’en pourra jamais écrire à ceux qui eurent à se risquer eux-mêmes, avec leurs traîneaux et leurs chiens, dans l’inconnu des chemins, gardés par l’hiver arctique!...
Les meilleurs chemins du Nord sont les sentiers étroits et tortueux, tracés par les sauvages, ou par les rennes, à travers les bois. Ils mesurent la largeur du traîneau; ou plutôt c’est le traîneau qui s’accommode à leur largeur. La course ira bien sur les sentiers fréquemment battus. Mais, loin des forts-de-traite, où ne circulent que de rares chasseurs, la neige a vite fait de tout remblayer, «et, écrit Mgr Charlebois, vicaire apostolique du Keewatin, comme on ne trouve plus aucun indice extérieur, il faut marcher en sondant la neige, de manière à découvrir, au fond, l’endroit durci par le passage des traîneaux. C’est une tâche difficile et qui demande beaucoup d’habileté.»
Le voyageur doit souvent créer lui-même son sentier, en abattant les arbres, en trouant les taillis, en coupant des troncs couchés sur son passage.
Les endroits redoutés par les hommes et les chiens sont les rivières congelées, parce qu’elles se hérissent de glaçons aigus, fixés dans un pêle-mêle horrible. Ce sont, en langage coureur-des-bois, les bordillons ou bourguignons.
Lorsque la glace se fixe définitivement sur l’eau, explique Mgr Grandin, elle ne le fait que par gradation, en commençant par le nord, et en remontant le courant. Dès que la glace est prise, le courant n’est pas aussi libre, l’eau monte au-dessus de la surface coagulée, accumule les glaçons qu’elle entraînait, et forme ainsi souvent de véritables montagnes. On ne saurait se faire une idée de ces créations fantastiques sans les avoir vues... Quelles souffrances, grand Dieu! de se traîner au milieu de ces bancs de neige durcie, de ces grandes dunes de glace qui bordent les côtes; de se frayer un chemin parmi ces affreux bourguignons, amas de glaçons entre-choqués, qui présentent aux pieds du voyageur leurs arêtes vives et acérées comme des lames de sabre!
En certains espaces de la rivière, la glace paraît lisse, invitante pour l’attelage. Qu’il prenne garde de s’y lancer inconsidérément, car la mince couche, usée par l’eau rapide, n’attend peut-être pour céder que la pression d’un pas! Plusieurs ont sombré, corps et bagages, dans ces pièges de la mort, et n’ont dû leur salut qu’à la vitesse de leurs chiens à nager jusqu’à la glace ferme et à y haler le traîneau auquel les bras du conducteur s’étaient cramponnés.
Le premier décembre 1890, cet accident faillit être fatal au Père Dupire et au Frère Lecreff, deux missionnaires du fort Résolution, Grand Lac des Esclaves, qui faisaient route vers le lac Athabaska, où les mandait Mgr Clut. Ils remontaient la grande rivière des Esclaves, le Père Dupire assis depuis quelques instants sur le paquetage, le Frère Lecreff courant à l’arrière, les mains enlacées à la corde que l’on attache au traîneau pour le gouverner. Deux attelages indiens qui les précédaient venaient de franchir, sans accroc, une glace douteuse, en face de l’endroit dit la Pointe Gravois. Nos missionnaires s’y engagèrent donc sans défiance. La glace s’effondra. Le Père Dupire, très vif par naturel, sauta en avant et toucha d’un pied le bord solide. Se fixant à genoux, il se pencha aussitôt sur l’abîme bouillonnant pour saisir, par la tête, le premier chien. Il était temps, car l’animal n’en pouvait déjà plus et se laissait emporter par le courant, sous la glace. Les sauvages, revenus sur leurs pas, aidèrent le père au sauvetage. Les chiens sortirent d’abord, puis le traîneau, et enfin le Frère Lecreff, qui, heureusement, avait retenu sa corde, au fond du fleuve. Il y avait plus de 40 degrés de froid. En quelques minutes, le Frère se trouva comme changé en un glaçon.
Sur les grands lacs, au miroir constamment poli par les vents, il n’existe pas plus de chemins que sur l’océan mobile; et il y faut souvent retenir le traîneau qui glisserait plus vite que les chiens ne pourraient courir. Les randonnées sur ces vifs champs de glace seraient presque un plaisir, n’étaient trois menaces, tenant sans cesse le voyageur sur le qui-vive: la crevasse, le bordillon des lacs et la poudrerie.
La crevasse peut se produire à tout instant sous les pieds du coureur.
Si elle est causée par l’expansion des gaz dégagés sous la carapace solide, elle s’annonce par des détonations qui semblent partir d’une artillerie, tirant dans les profondeurs du lac. Les chiens alors se couchent effarés, ventre plat. Ils ne bougeraient plus, si le conducteur ne «jouait du fouet».
La crevasse est ordinairement le simple effet de la dilatation de la glace par le froid plus intense. Elle s’ouvre avec un craquement subit. Le seul parti est de rebrousser chemin devant elle, ou bien de la côtoyer, des heures, jusqu’à quelque détroit qui se laissera franchir. Le péril grave entre tous est celui d’une crevasse insoupçonnée qui commence seulement à se fermer par la congélation de l’eau qui l’a remplie. L’équipage qui s’y laisserait choir serait perdu.
Cela dit, représentons-nous l’un des grands lacs du Nord, dont l’étendue égale celle d’une Belgique. Les crevasses qui avaient répondu aux premiers besoins de la dilatation se sont comblées et ressoudées. Mais le thermomètre descend toujours. Le voici à 50 degrés sous zéro. Le volume d’une telle superficie de glace, épaisse de deux à trois mètres, ne trouve plus d’issue vers le granit des rivages déjà tout envahis. Que va-t-il se passer? Sous la pression persistante du froid, les molécules se tassent de plus en plus dans la masse frémissante. A la fin, la partie médiane, qui reçoit la somme des poussées s’exerçant des rives opposées, commence à se surélever, et un bourrelet se forme sur la plaine de glace. Au Grand Lac des Esclaves, ce bubon, dont les lèvres lézardées montent, s’ouvrant vers le ciel comme un col de cratère, atteint plusieurs mètres de hauteur. Sur la mer Glaciale, il devient la montagne de glace, l’iceberg. Les voyageurs des Pays d’en Haut lui ont gardé le nom de bordillon, bien qu’il se forme tout autrement que sur les fleuves.
Ce bordillon, qui barre tout le lac, ne peut se contourner. Le traîneau cherche alors, longtemps parfois, un col accessible, le long de ces «éminences en zigzags et en dents de scie», où s’enchevêtrent «les dos d’âne et les précipices». Il est rare que l’on puisse avoir raison de ces impasses, sans abattre maints glaçons à coups de hache, et sans glisser dans quelqu’une des mares profondes qu’ils emprisonnent.
La plus redoutable des épreuves dans les voyages d’hiver sur les grands lacs n’est cependant pas la crevasse, ni le bordillon: c’est la poudrerie.
La poudrerie! Jamais mot moins reconnu dans ce sens par le dictionnaire français n’eut signification plus expressive, plus descriptive, que celui-là. Il a été trouvé du premier coup par les coureurs-des-bois, et il s’est incrusté aussitôt dans la langue du Nord.
La poudrerie, c’est le simoun du sahara de neige. Plus elle s’avance vers le pôle, moins elle est fréquente; mais plus elle est violente et tenace.
Elle se lève tout à coup, souffle en bourrasques ininterrompues, ressaisit toute la neige tombée sur le sol et la relance en furie de cyclone dans l’espace. Aucun abri, excepté la profondeur des bois et l’iglou de l’Esquimau, ne peut défier ce poudroiement. Le voyageur, surpris sur le lac, se voit enveloppé d’une nuit blanche. Tout rivage, tout point de repère s’évanouit devant lui. L’illusion qu’il tourne sur lui-même achève sa désorientation. Et il tourne, en effet, croyant suivre la ligne droite, parce qu’il va contre le tourbillon rageur. S’il n’avait pour compagnon un Indien, ou quelque guide éprouvé, il lui resterait peu d’espoir d’échapper à la mort, car la poudrerie ne se déchaîne d’ordinaire que pour des journées entières.
Que l’on juge d’une poudrerie véritable, par cette description d’une simple tempête de neige en flocons, que nous fait Mgr Grouard. Il est sur une baie du lac Poisson Blanc, le 20 janvier 1895, en route pour le lac Wabaska (vicariat d’Athabaska), ou il va fonder une mission. Ses compagnons sont le Père Dupé qui doit «battre la neige devant les chiens», le Frère Lecreff qui tient en laisse la carriole épiscopale, et Félix, un jeune sauvage, qui mène le traîneau aux provisions:
...Mais voilà que les flocons de neige tombent plus pressés, le vent redouble de force, de violentes rafales soulèvent d’épais tourbillons qui nous enveloppent de toutes parts.
Le Frère Jean-Marie (Lecreff) s’aperçoit que le Père Dupé dévie de la ligne droite, et il court pour l’y ramener. Ses chiens le suivent toujours; mais le traîneau, que la main du frère maintenait en équilibre dans les endroits inégaux du chemin, n’étant plus soutenu, verse sur un banc de neige, et me voilà à pied sans plus de cérémonie. Relever le traîneau et le remettre en marche, c’est l’affaire d’une seconde. Je pourrais m’y réinstaller, et, avec un peu d’attention, éviter de nouveaux accidents; mais j’ai honte de voir mes compagnons exposés seuls aux horreurs de la tempête, car c’est une vraie tempête qui s’est abattue sur nous, et je les rejoins. Je m’imagine que je les aiderai à reprendre la bonne direction; mais je suis bientôt, comme eux, fouetté par le vent et aveuglé par la neige. J’essaye d’ouvrir les yeux. Aussitôt des flocons précipités, poussés par l’ouragan comme les projectiles par une mitrailleuse, me forcent de les fermer et me criblent le visage. J’essuie mes paupières, et déjà les cils sont collés entre eux par de durs glaçons. Il faut faire volte-face et tourner le dos au vent, afin de me débarrasser le mieux possible de ces écailles d’un nouveau genre; mais c’est pour les voir se reformer presque immédiatement. Nous en sommes là tous les trois, et ne savons guère où donner de la tête. Félix nous rejoint enfin.
«Il n’y a qu’à marcher, dit-il, pour nous empêcher de geler; dirigeons-nous toujours sur le vent; nous finirons par atteindre la côte.»
Se diriger sur le vent n’était pas chose facile, comme on le comprendra par ce que je viens de dire; mais encore on ne savait plus au juste de quel côté il soufflait. Les tourbillons de neige se soulevaient et semblaient se poursuivre vers les quatre points cardinaux à la fois. La rafale continuait à nous cingler sans merci et à nous aveugler de plus belle.
Qu’allons-nous devenir, si la tempête dure? Nous nous recommandons à Dieu, à la Vierge, aux saints Anges, et, le corps penché en avant, un bras placé au-dessus des yeux pour nous permettre de les ouvrir, nous continuons de lutter contre les éléments déchaînés. Dire où nous allons, personne ne le sait; mais nous marchons toujours.
Après plusieurs heures de course au milieu de cette furieuse tourmente, il nous sembla que sa violence diminuait; puis nous crûmes voir une masse d’ombre flotter au sein des tourbillons de neige. Ne serait-ce pas la terre?... Oui, c’est elle! Deo gratias!
Où sommes-nous? Félix regarde la côte à droite, à gauche, aussi loin que sa vue peut porter, et déclare ne pas s’y reconnaître. Nous examinerons cela tout à l’heure. En attendant, chauffons-nous, dégelons-nous et réconfortons-nous un peu. Nous en avons besoin. Nous n’avons pas la chance des enfants de la fournaise à Babylone, lesquels passèrent par le feu sans en ressentir les ardeurs. Nous avons subi les rigueurs des éléments tout à fait opposés, et nous n’en avons pas moins le visage couvert de brûlures. Pas un nez indemne, pas une joue intacte. Félix surtout, qui n’a pas de barbe, a littéralement la face en compote. Heureusement, ces morsures du froid ne sont pas profondes, l’épiderme seul en est affecté, et l’on en sera quitte pour faire peau neuve.
Comme Mgr Grouard n’avait, lors de cette aventure, que des lacs de dimensions moyennes à rencontrer, il s’était contenté de son équipage. Mais les missionnaires qui doivent braver les grandes étendues du lac Athabaska et du Grand Lac des Esclaves ne partent jamais seuls.
Même en caravanes, ils peuvent être jetés en d’extrêmes périls. Ce fut le cas de Mgr Grandin, la nuit du 14 au 15 décembre 1863, sur le Grand Lac des Esclaves.
Maladif, affaibli encore par une longue marche fournie depuis le fort Providence, il allait, avec son petit compagnon, Jean-Baptiste Pépin, le dernier d’un cortège formé par le courrier de la Compagnie, quelques sauvages et lui-même. La mission Saint-Joseph, du fort Résolution, terme du voyage, était en vue, «à un tiers de lieue», lorsque la poudrerie isola le traîneau de l’évêque.
Tout à coup, raconte-t-il, s’éleva un vent très violent lequel, soulevant la neige qui était sur le lac, et la mêlant à celle qui tombait en abondance, nous empêcha de rien distinguer, et nous perdîmes bientôt la trace du courrier. Le vent seul pouvait encore nous servir de guide. Nous nous dirigions, nous semblait-il, vers la mission. Mais rien n’est variable comme le vent: il avait changé de direction. Nous avons marché encore plusieurs heures avant la nuit complète, criant et écoutant si on répondait à nos cris. La tempête seule se faisait entendre.
Dans l’espoir que nos chiens nous conduiraient vers un lieu sûr, nous les abandonnons à eux-mêmes, mais le lac se déploie toujours devant nos pas, sans aucun horizon. Si nous eussions été au milieu des glaçons (bordillons), nous aurions pu nous en faire un abri pour passer la nuit et ne pas nous geler, mais nous étions sur la glace vive. Le vent balayait la neige à mesure qu’elle tombait. Il nous était impossible de nous en servir pour nous protéger.
Comprenant que plus nous avancions, plus nous nous exposions, nous essayâmes de camper sur la glace. Je détachai notre traîneau avec toute la diligence possible. C’est, dans cette circonstance, une opération très dangereuse; car pour défaire tous ces nœuds et toutes ces cordes, il fallait enlever nos mitaines. Chacun à notre tour, nous travaillions à cette œuvre, plus longue qu’on ne le supposerait; et pendant que l’un travaillait, l’autre se battait les flancs pour se réchauffer. Nous cherchâmes à nous protéger contre le froid au moyen de nos chiens, de notre traîneau, de nos raquettes et de nos couvertures.
Assis sur la glace, le dos appuyé sur le traîneau, mon petit garçon assis sur moi et appuyé contre moi, tous deux enveloppés dans nos couvertures, que le vent soulevait malgré toutes nos précautions, nous nous préparâmes à la mort, le pauvre enfant en se confessant, et moi en faisant des actes de contrition et de soumission à la volonté du bon Dieu. Bientôt nous sentons que le froid nous gagne. Nous nous relevons, gardons sur nous chacun une couverture, attachons les autres en grande hâte sur le traîneau et nous marchons de nouveau, comme pour fuir la mort dont nous sommes poursuivis. Notre dîner avait été bien mince, car nous étions au terme de notre voyage et au bout de nos provisions, et cependant je ne sentais nullement le besoin de manger. Je ne sentais même plus mon mal de pied. Nous marchons ainsi longtemps, en nous arrêtant quand nous n’avions pas trop froid; mais mon petit garçon commençait à s’endormir malgré lui et malgré moi. Je compris que le moyen de lui sauver la vie était d’essayer de camper encore.
Je trouvai heureusement une épaisse couche de neige. J’y fis un trou avec mes raquettes, j’y étendis mes couvertures et j’y couchai mon cher compagnon. Puis, je plaçai les chiens sur le coin, et je recouvris le tout de neige. Quand toutes mes opérations furent finies, je m’introduisis comme je pus auprès du petit garçon; mais il aurait fallu une troisième personne pour me couvrir à mon tour. Quelques précautions que je prisse, le vent pénétrait toujours jusqu’à nous. Cependant, m’étant très fatigué pour faire notre lit, j’éprouvai d’abord une forte chaleur qui fit fondre la neige que j’avais dans mes habits. Le vent gela bientôt le tout, de sorte que je ne savais plus où mettre mes mains pour leur éviter de se geler. Mon compagnon était dans le même état. Tout couchés que nous étions, nous passâmes la nuit à nous remuer, à nous frotter, à souffler pour nous réchauffer.
Enfin, une dernière fois, n’en pouvant plus, je sors de dessous mes couvertures pour prendre mes ébats plus à l’aise. Je crus alors apercevoir la terre. Vite, je fais lever mon petit garçon, nous plions bagage et nous nous dirigeons vers l’endroit où nous espérons pouvoir faire du feu.
Je sens qu’un de mes talons se gèle. Mon compagnon éprouve la même chose dans ses deux pieds. Nous ne pouvons plus chausser nos raquettes. Après une marche assez longue, nous arrivons à terre. Nous avons eu beaucoup de peine à trouver du bois et plus encore à allumer notre feu. Nous aperçûmes alors deux traîneaux. Nous crions de toutes nos forces. C’étaient le père et l’oncle de mon compagnon qui allaient à notre recherche. Nous campions sur l’île où se trouve la mission, et nous n’en étions qu’à un quart d’heure de distance...
En arrivant à la mission, Mgr Grandin trouva les Pères Gascon et Petitot, tout en larmes, offrant le saint sacrifice pour le repos de son âme.
Ils avaient passé la nuit à tirer des coups de fusil, à fouiller les abords du lac en agitant des tisons enflammés. Rien n’avait répondu. Mgr Grandin aurait dû se geler jusqu’au cœur, disent les Indiens du pays.
Mais la Providence garde le missionnaire.
L’humble traîneau sauvage fut, au début des missions, un luxe exceptionnel.
Les missionnaires s’estimaient heureux de trouver, sur le traîneau du commis de la Compagnie, une petite place pour leur couverture de nuit et pour le strict nécessaire de leur chapelle. Mgr Taché, Mgr Faraud, Mgr Clut, Mgr Grouard, le P. Gascon allèrent ainsi de nombreuses années. Ils «couraient devant les chiens», en échange du service qu’on leur rendait. A défaut de ce secours, il leur arriva de marcher de longues journées, le dos ployé sous le poids de leur bagage.
Lorsque les moyens permirent d’acheter et d’entretenir un attelage, le voyageur lui-même n’en fut guère soulagé. Il continua à courir sur la neige, les épaules libres seulement.
Que l’on fasse, en effet, le calcul de ce qu’il faut de poisson pour nourrir quatre chiens pendant une semaine, et plus, à raison de cinq à six livres, par tête et par jour. Ajoutons à ce «poisson des chiens» les vivres du maître, sa chapelle portative, sa hache, son fusil, sa misérable literie: voilà notre chargement complet. D’autre part, si un bras solide ne tient continuellement le traîneau, par l’arrière, dans les dédales des bois, des glaçons, des bancs de neige, il se disloque bientôt, se lacère, se met en pièces; et la cargaison se disperse. De plus, les chiens ne marcheront ordinairement qu’à la suite d’un homme qu’ils verront courir devant eux. Sur la neige quelque peu épaisse, cette corvée d’éclaireur est absolument nécessaire. C’est ce que l’on appelle: battre la neige devant les chiens.
Tout voyageur qui voudrait «se faire traîner» aurait à doubler cet effectif, et son convoi supposerait deux traîneaux, l’un pour ses vivres et son bagage, l’autre pour sa personne, huit chiens, trois hommes, dont deux pour gouverner les traîneaux et le troisième pour battre la neige devant les chiens.
Comme le temps n’est pas encore venu pour le missionnaire du Mackenzie d’affronter les dépenses qu’entraîneraient de pareils équipages, il se contente du traîneau aux provisions. S’il a le bonheur de posséder la compagnie d’un frère coadjuteur, il lui propose l’une des fonctions guide ou gouvernail, et s’acquitte de l’autre.
Il convient pourtant de dire que, depuis quelques années, grâce à de longues économies, et grâce au système organisé de leurs privations, les missionnaires se sont donné du moins la jouissance de fournir à leurs évêques un attelage-omnibus, qui se décore du nom de carriole. La spécialité de ce traîneau épiscopal est d’avoir la peau d’orignal, qui forme ses parois, plus soigneusement tendue, et même enjolivée d’un filet de peinture. L’évêque y est empaqueté, ficelé dans ses couvertures, à la façon des momies. Lorsque ses reins sont moulus par les cahots, et ses oreilles trop étourdies des rauques frottements de la caisse contre les rugosités de la glace, il se lève et prend la place du coureur «guide ou gouvernail», en lui offrant la sienne. Dans ce toboggan à la chevauchée bondissante, désordonnée, butant sans cesse contre les détours de la forêt, heurtant les arbres, raclant le frimas des branches abaissées, l’auguste voyageur garde la sécurité de se dire que s’il roule dans la neige,—et il roulera, malgré toutes les vigilances,—il ne tombera jamais d’assez haut pour se briser les membres.
Soit que le missionnaire «conduise» son traîneau, soit qu’il «batte la neige devant ses chiens», soit qu’il entreprenne une course solitaire, il ne peut avancer qu’à la condition de «chausser les raquettes».
La raquette, l’«escarpin du Nord», le «snow-shoe», est une palette de forme ovale, légèrement relevée en avant, et finissant en queue de poisson. Le cadre de bois est garni d’un treillis de fils de peau (babiche). Une lanière de même nature assujettit les orteils au milieu du réseau et va contourner le talon, afin de retenir le pied dans la position voulue. Les orteils sont donc l’unique point d’attache. Ils portent, suspendu, tout le poids de l’instrument qu’ils traînent. Leurs articulations, n’étant enveloppées que de la nippe—pièce de grosse laine—et du mocassin, gardent leur souplesse. L’écart des jambes, l’effort du pied et le balancement rythmé du corps se règlent sur les dimensions des raquettes, qui varient selon la profondeur et la mollesse de la neige sur laquelle elles sont destinées à maintenir le marcheur. Les plus grandes mesurent à peu près deux mètres de long sur un demi-mètre de large.
C’est un long et sanglant noviciat que celui de la raquette.
Mgr Grandin, qui en voulut toujours à ses «longues jambes» de lui avoir attiré la dignité épiscopale, s’exerçait depuis huit ans à la raquette, lorsqu’il écrivit, dans le compte rendu de sa visite à l’Athabaska-Mackenzie.
...Dès la deuxième journée de marche, j’avais les pieds couverts d’ampoules. A la fin de la troisième, ils étaient littéralement comme si on en eut enveloppé les extrémités, dessus et dessous, avec des mouches. Des douleurs rhumatismales vinrent se joindre à tout cela. Et, quand le matin, ou même après quelques instants de repos, il fallait se remettre en route, c’était pour moi des souffrances inouïes, que je ne pouvais dissimuler. Un bâton m’aurait rendu bien service, si nous eussions marché sur la terre ferme. Mais sur la glace il aurait fallu une troisième raquette à mon bâton pour l’empêcher de glisser... Mon unique soulagement était, une fois arrivé au campement, de me déchausser et me laver les pieds avec de la neige. Il me semblait toujours que je les avais dans le feu.
A ces meurtrissures, que toute autre chaussure pourrait causer, il faut ajouter un mal spécial, inhérent à la manière dont les membres jouent sur la raquette, mal auquel bien peu de profès du métier ont échappé, et que tous s’accordent à déclarer extrêmement douloureux: le mal de raquette. Le mal de raquette, indépendant des autres lésions, peut saisir sa victime, l’habitué comme le débutant, l’Indien comme le Blanc, à tout moment du voyage. On le compare à la souffrance que causeraient des tenailles disloquant les hanches, ou serrant les tendons du jarret et les tordant par saccades, souffrance qui arrache des gémissements, et qui coucherait sur place l’infortuné, si le mot d’ordre du désert de glace, comme celui du désert de sable, n’était: «ou marcher, ou mourir».
La température souhaitée, tant pour le traîneau que pour la raquette, est de 25 à 35 degrés centigrades au-dessous de zéro. Plus sèche, en effet, la neige ne laisserait glisser le véhicule qu’avec peine. Plus molle, elle adhérerait à la planche de fond et retarderait la marche.
L’air avivé et pénétrant d’une trentaine de degrés fait, d’autre part, «pomper les poumons à leur puissance; les conditions, toutes favorables alors, de la densité atmosphérique forcent la réaction intérieure et stimulent la circulation du sang; le mouvement devient un besoin; et le coureur, vêtu de sa légère peau velue de jeune renne, lancé au pas gymnastique, peut aller, des jours et des semaines, sans désemparer plus que ne le demandent les sommaires repas et le court sommeil, à la «belle étoile». Rompu au métier, exempt des ampoules et du mal de raquette, il peut dévorer, sans fatigue excessive, des espaces qui déconcerteraient les coureurs sportifs des pays tempérés.
Mais le souhait du missionnaire est souvent déçu. Le froid descend parfois sous 40 degrés, à 50, à 60. Les tempéraments plus faibles ne sauraient fournir la réaction suffisante à une telle rigueur, et leur salut n’est plus que de courir, courir toujours, en se défendant contre le sommeil, agréable, dit-on, qui gagne insensiblement sa victime pour la tuer.
Si, au contraire, le thermomètre remonte plus qu’il n’est désiré, à quinze ou dix degrés sous zéro par exemple, la combustion naturelle dépasse l’intensité du froid. La sueur coule, pour se glacer sur le corps. La neige fondue par la chaleur du pied se transforme, entre le mocassin et la raquette, en aiguilles de glace. Ampoules et plaies saignantes en sont la suite.
Au dégel, le réseau des babiches s’humecte et se relâche. Les raquettes, tout imbibées, s’appesantissent et deviennent un supplice de galérien.
Il est, enfin, dans l’exercice de la raquette, un tourment auquel on ne s’attendrait guère, à moins d’y réfléchir, et qui dépasse peut-être tous les autres: la soif. Il manquait ce trait au missionnaire du Nord glacé, pour achever sa ressemblance avec le Missionnaire des Gentils, sous le ciel ardent de l’Asie... in nuditate, fame, siti: dans le dénuement, la faim, la soif.
—Si vous écrivez sur notre pays, nous disait un bon frère, vieux routier des lacs du Nord, qui battit des milliers et des milliers de lieues à la raquette, mettez que la pire des tortures, c’est la soif; mais la soif de Tantale, qui voudrait se jeter, à chaque pas, sur la neige alléchante, et qui ne le peut pas, parce que manger la neige dans une course échauffante, c’est fatal, nous le savons. La soif s’avive davantage, les forces tombent à l’instant, les entrailles se bouleversent. Vous êtes fini!
Un autre, le Père Laity, la veille de sa mort, qui arriva le 23 décembre 1915, à la mission Saint-Joseph, sur le Grand Lac des Esclaves, achevait de nous raconter les souvenirs de ses 47 ans d’apostolat parmi les Montagnais, les Castors, les Couteaux-Jaunes et les Cris de l’Athabaska-Mackenzie:
—J’ai bien marché à la raquette, disait-il, pour faire, et refaire, les 500 kilomètres qu’il y avait du lac Athabaska au fort Vermillon, sur la rivière de la Paix, sans parler d’innombrables autres courses pour visiter mes sauvages, ou procurer des vivres aux orphelins du couvent des Sœurs Grises. J’ai fait ces voyages, aux temps si durs des commencements, alors que nous n’avions que des habits en cuir d’orignal, qui se recoquillaient, en séchant, après s’être imprégnés de nos sueurs, et nous forçaient à aller demi-courbés. Il m’arriva de courir trente-huit heures sans répit, sous la menace de mourir de faim. Un jour, j’arrivai à Athabaska, exténué, n’ayant pu mordre, à cause de mes dents malades, dans une boulette de pémmican (viande sèche, pulvérisée et mêlée de suif) que j’avais pour toutes provisions, et que je n’avais pu faire dégeler, ayant perdu mon briquet batte-feu. J’avais une entorse au genou. Ma jambe était toute bleue. J’étais si mal en point que Mgr Faraud, me voyant tomber sur le plancher de la maison, eut peur et me crut perdu. J’ai connu le mal de raquette, autant que personne, je crois... Mais tout cela je l’ai enduré, je le pouvais: j’étais fort, j’avais bonne volonté. Ce à quoi je n’ai pu me faire, ça été la soif. Oui, la soif. Et pensez que j’étais Breton! faisait-il, en esquissant l’un de ses derniers sourires. Ah! que j’ai donc souffert, durant ces heures où l’on ne pouvait s’arrêter pour faire fondre un peu de neige, et où il était impossible de casser une glace trop épaisse! Que j’ai donc envié le sort des chiens, happant la neige pour se désaltérer! Mais aussi, il fallait voir lorsqu’un endroit se rencontrait, où l’on savait qu’un courant plus fort amincissait la glace! Deux coups de hache faisaient jaillir l’eau vive. Je pouvais boire. A la première gorgée, on eût dit qu’une boule de glace prenait la place du cerveau... Il a fallu bien aimer le bon Dieu et les pauvres âmes, allez, je le vois bien maintenant, pour supporter cela! La soif, la soif dans les courses de l’hiver, ce fut le vrai sacrifice de ma vie de missionnaire, le seul. Les autres ne comptent pas... Puisse le bon Dieu qui va me juger bientôt, l’avoir eu pour agréable! Je le lui ai offert tant de fois, en union avec le sitio du Calvaire, pour la conversion et pour la persévérance des sauvages, mes chers enfants!
Le soleil de minuit.—Activité de la nature.—Les maringouins.—Activité du missionnaire préparant l’hiver.—Le fleuve Athabaska-Mackenzie.—Les rapides de l’Athabaska.—Comment on les évita d’abord, par le Portage la Loche.—Comment on les attaqua enfin.—Mgr Taché et le Lac la Biche.—Mgr Faraud et les Sœurs Grises dans les rapides, en 1867.—Les vingt ans de Mgr Faraud au Lac la Biche.—La Prairie et les bohémiens de l’apostolat.—La grande poussée, sous Mgr Grouard et Mgr Breynat.—Les barges d’Athabaska-Landing.—La plus dure épreuve.—Les vitres du Père Séguin.
Enfin, après neuf mois de mort, le suaire de neige se dissout sur l’immensité de l’Extrême-Nord, et la vie circule tout à coup dans les fleuves, les lacs, les forêts et les plaines.
Le soleil, suspendu par le solstice, ne se couche plus sur le champ arctique. Au bord du Cercle Polaire, il flotte sans déclin dans le ciel, et la fête du soleil de minuit console de leur quarantaine de ténèbres les reclus de l’hiver. En deçà, sur l’espace qui reste de l’Athabaska-Mackenzie, il disparaît si peu qu’au Grand Lac des Esclaves son crépuscule et son aurore confondus chamarrent le firmament de couleurs en fusion, si vivantes, chatoyantes et nuancées, que, fixées sur la toile dans la réalité de leurs teintes, elles paraîtraient invraisemblables au spectateur de Londres ou de Paris.
Mais, de même que l’apparition du soleil est le signal de la résurrection et du mouvement dans les régions boréales, ainsi son premier coucher sera le signal du retour à l’immobilité glaciale.
Comme avertie de son court moment de grâce, la nature hâte son travail. L’on voit, pour ainsi dire, monter la végétation, les feuilles s’étaler en quelques jours, les fleurs sauvages pousser leurs fruits; et, en moins de trois mois, se planter et se récolter grains et légumes destinés à mûrir[7].
De concert avec la végétation, gibiers de poil et de plume se hâtent de naître et de grandir. Deux armées aux rangs pressés vont envahir, chaque été, les mousses attiédies et sans ombrage des bords de l’océan Glacial: les rennes par troupeaux; les oies, les cygnes et les canards par volées innombrables. Les rennes y élèvent leurs faons; les oiseaux aquatiques y font éclore leurs œufs. Cela fini, les rennes se remettent en marche vers le Sud; les oiseaux reforment leurs triangles, les anciens coupant l’air devant les nouveaux, et regagnent ensemble, à plein ciel, dans un tourbillon de cris, les doux climats de la Californie, de la Louisiane et du Mexique. En même temps, des milliers d’oisillons, accourus de l’Amérique du Sud pour chanter dans tous les bois du Nord, repartent, sautillants, avec leurs couvées nouvelles.
Ce rapide été de soleil, de fleurs et d’oiseaux serait si beau qu’il ferait peut-être oublier la longue saison triste, s’il n’était écrit que le Nord n’accordera que des plaisirs payés de sang.
Le fléau de l’été polaire est une engeance pullulant au delà de toute imagination. Elle commence aux premiers rayons de mai, avant même que les glaces soient fondues, pour ne finir qu’au lendemain des dernières chaleurs.
Encore ne meurt-elle pas complètement. Le froid saisit les derniers nés, les pétrifie, comme il le fait des grenouilles et de certains poissons, en attendant que le printemps les rende au mouvement et à la malfaisante fonction de produire les œufs d’une autre génération et de s’acharner encore sur les hommes, jusqu’à l’éclosion générale.
La moustiquaire est, dans le Nord, aussi bien que dans les pays équatoriaux, un article indispensable du trousseau: moustiquaire de jour, qui enveloppe la tête, et moustiquaire de nuit, qui défend tout le grabat.
Ces insectes, communément appelés maringouins dans les deux Amériques, sans doute par une sorte d’onomatopée, prise à la lancinante musique de leurs ailes, sont les moustiques des pays chauds, les cousins. S’acharnant sur tout être vivant, ils se jettent avec une fureur de prédilection sur les Blancs, les nouveaux venus surtout, dont le sang paraît à leur voracité plus succulent que le sang indien:
Je ne connais pas, écrit un missionnaire, de plus grand supplice que d’être assailli par ces myriades d’ennemis insaisissables: la faiblesse même, prise en particulier; la puissance la plus tyrannique et la plus irrésistible, prise en masse; multitude de chanteurs et de suceurs, qui vous suivent ou qui se remplacent; mais qui sont toujours et partout assez nombreux pour obscurcir le ciel, vous envelopper, vous harceler, vous exaspérer, vous couvrir la face, les mains, toutes les parties du corps accessibles à leur dard, vous siffler aux oreilles, vous entrer dans le nez, vous piquer la peau et se gorger de votre sang.
—Les maringouins qui nous avaient ménagés dans la rivière Athabaska, au début de notre voyage, dit Mgr Grouard, s’étaient, je crois, donné rendez-vous dans le bois, et n’avaient différé de nous attaquer que pour nous faire une guerre plus acharnée. Ni trêve, ni merci! Tel était le mot d’ordre. Il n’y avait qu’une chose à faire. C’était de se précipiter tête baissée au milieu de nos ennemis, de faire une trouée dans leurs rangs et d’atteindre, par une marche accélérée, les bords de la rivière la Paix, où nous pourrions respirer à l’aise. Notre plan réussit fort bien, quoiqu’il en coûtât du sang versé de part et d’autre...
Sans parler des guêpes et des taons qui ne font pas défaut, présentons une autre espèce de piqueurs, qui défie les moustiquaires aux mailles les plus fines, les brûlots:
Bestioles invisibles, dit le Père Lécuyer, missionnaire à l’embouchure du Mackenzie, bestioles créées pour l’expiation de nos péchés, qui pénètrent partout, passent à travers les couvertures et les habits, et dont la piqûre brûle (d’où leur nom vulgaire) comme un tison ardent. D’où vient tout ce petit monde? Je ne le sais guère; car s’ils attendaient qu’on aille les chercher... mais cela surgit comme par enchantement du feuillage, du recoin des rochers, et, en un clin d’œil, ils se rangent en bataillons et s’apprêtent à vous dévorer...
Au milieu de cette animation de la nature amie et ennemie, le missionnaire aussi déploie son activité.
Son traîneau remisé et ses chiens relâchés, il se hâte de préparer l’hiver suivant.
Comme l’hiver a été le temps des voyages apostoliques, ainsi l’été sera le temps des voyages d’affaires: voyages du personnel, prêtres et religieuses; voyages du matériel des missions que l’on ne peut se procurer que dans les pays civilisés.
Un fleuve est l’unique voie pour pénétrer, durant l’été, dans l’Athabaska-Mackenzie.
Ce fleuve est grand, magnifique et périlleux.
Il ne mesure pas moins de 4.000 kilomètres, à le suivre depuis sa source principale, qui est le mont Brown, dans les montagnes Rocheuses, jusqu’à son embouchure, qui est la baie Mackenzie, dans l’océan Glacial.
Il reçoit, chemin faisant, plus de cent rivières, dont les plus célèbres dans l’histoire des missions sont, sur la gauche, la rivière la Paix, la rivière au Sel, la rivière au Foin, la rivière des Liards grossie elle-même de la rivière Nelson, la petite rivière Rouge Arctique, la rivière Peel, ou Plumée; et, sur la droite, la rivière la Biche, la rivière des Maisons, la rivière de l’Ours.
Il draine en outre le trop plein de lacs nombreux, parmi lesquels: le Petit Lac des Esclaves, le lac la Biche, le lac Athabaska, le Grand Lac des Esclaves, le lac la Martre, le Grand Lac de l’Ours[8].
La dernière évaluation de son bassin se porte à 2.600.000 kilomètres carrés.
N’est-il pas à déplorer que l’on ait donné à ce colossal déversoir des eaux arctiques des noms divers, qui paraissent fragmenter l’unité de son parcours? Du mont Brown, sa source, au lac Athabaska, on l’appelle rivière Athabaska; du lac Athabaska au confluent de la rivière la Paix, la rivière des Rochers; de là au Grand Lac des Esclaves, la rivière des Esclaves; du Grand Lac des Esclaves à la mer polaire, le fleuve Mackenzie. C’est bien cependant la même grande artère, si pleine et si puissante qu’elle traverse, sans s’y confondre, le lac Athabaska et le Grand Lac des Esclaves.
Elle mériterait au moins le titre d’Athabaska-Mackenzie.
Nous suivrons l’usage; mais nous nous souviendrons qu’à l’appel de chaque nom divers ce sera toujours le même grand et incomparable fleuve qui répondra.
Sa magnificence lui vient d’abord de son immensité elle-même. La largeur moyenne de l’Athabaska atteint le kilomètre; celle du Mackenzie n’est presque jamais en deçà d’un kilomètre et demi. L’Athabaska s’évase souvent de deux à quatre kilomètres, et le Mackenzie de quatre à sept plus souvent encore. Le Mackenzie sort du Grand Lac des Esclaves par une porte royale de 35 kilomètres environ; il en reprendra plus de 20 à la tête de son delta, et plus de 80 à son embouchure.
La variété escorte l’immensité de l’Athabaska et du Mackenzie.
Souvent escarpées depuis sa source jusqu’au fort Mac-Murray, les rives de l’Athabaska s’aplanissent ensuite jusqu’au lac dont elle emprunte le nom et qui lui sert de chenal. La rivière des Rochers, sortant du lac Athabaska, et la rivière des Esclaves, sa suivante, coulent dans une plaine continue. Les rives du Mackenzie, unies depuis le Grand Lac des Esclaves, s’encaissent, en aval du fort Simpson, dans les hauts contreforts des montagnes Rocheuses, venues à la rencontre du grand fleuve. Montagnes et fleuve vont jouer, dès lors, jusqu’à l’océan, à se côtoyer, se contourner, se traverser, à la condition que l’ampleur du fleuve soit toujours respectée. Une fois, cependant, les masses granitiques se resserrent subitement, comme pour arrêter le fleuve; mais celui-ci, se précipitant avec une force redoublée, maintient l’obstacle en deux remparts parallèles, amas fantastique de tours et donjons aux créneaux béants. Au sortir de cet effort, le Mackenzie évolue en un vaste cirque de relai, qu’il s’est creusé devant Good-Hope. Vue de la mission, cette scène est l’une des plus grandioses de l’univers. Plus loin, dans la zone polaire, le fleuve se place résolument vis-à-vis du Nord; et, entre deux haies lointaines de montagnes et de glaciers aux cimes resplendissantes, il descend une avenue très large et très droite de 70 lieues.
Sur tout le parcours de l’Athabaska-Mackenzie, jusqu’à cette extrémité de la région arctique où rien n’échappe plus à la mort, les forêts vierges succèdent aux forêts vierges. Le silence de ces forêts n’est brisé que par le fracas des torrents roulant, de loin en loin, dans les gorges sauvages; et l’on ne voit sur les plages que les orignaux et les ours qui viennent s’abreuver au fleuve.
Au dégel des hautes neiges, les rivières la Paix et des Liards se chargent, au point d’en être pontées, d’une flotte d’arbres de toutes formes, avec leurs racines et leurs ramures, arrachés aux flancs des montagnes Rocheuses. La rivière des Esclaves recueille ce providentiel tribut de la rivière la Paix, et le Mackenzie celui de la rivière des Liards, pour les distribuer à toutes les grèves de leur domaine, jusqu’à l’océan Glacial. Ce bois de grève sera le combustible abondant du prochain hiver pour les déshérités de l’Extrême-Nord. En même temps, les eaux du Mackenzie devenues limoneuses, comme les fleuves de la Haute-Asie, forment des îles nouvelles, grugent les anciennes, rongent les rivages, comblent les chenaux, allongent les abords des lacs et transforment les paysages de leur défilé. La rapidité de cette drague à accomplir ses ouvrages provient de la vitesse que partagent tous les cours d’eau, envoyés aux océans par les montagnes Rocheuses.
Tel est le fleuve Athabaska-Mackenzie, appelé par les sauvages, ses riverains: le Naotcha, la rivière géante, ou la rivière aux bords géants.
Hélas! ce fleuve géant, que le voyageur trouve plus beau chaque nouvelle fois qu’il en descend les flots, a englouti dans ses profondeurs quatre de nos missionnaires. Cinq autres furent noyés dans ses affluents.
Les deux dernières victimes, les Pères Brémond et Brohan, chavirèrent ensemble, aux rapides du fort Smith, dans la rivière des Esclaves.
Ces morts, si cruelles pour nos missions, ne sont cependant qu’un faible tribut payé aux traîtrises des rivières et des fleuves. Presque tous les missionnaires eussent sombré dans les rapides du Nord, au cours de tant de voyages, faits et refaits, sur leurs embarcations fragiles, si la main de Dieu ne les eût, quelque jour, comme miraculeusement sauvés; et chacun d’eux apporterait ici ses preuves, bien à lui, de ces interventions d’en-haut, survenues à l’instant où il se croyait perdu.
Nous venons d’écrire le mot redoutable, qui revient si souvent dans les récits des missionnaires: les rapides.
C’est autour des rapides que l’on peut grouper toutes les difficultés de la question vitale de l’Extrême-Nord, la question des transports.
A éviter les plus dangereux rapides d’abord, à les braver ensuite, compagnies de fourrures et missionnaires ont dépensé leurs énergies et leurs ressources.
Le Canada, ce grand corps continental veiné de cours d’eau, n’en laisse peut-être pas circuler un seul, jusqu’à sa fin, sans le hacher d’obstacles. Des cataractes de Niagara, mères du Saint-Laurent, aux Chutes du Sang du fleuve Coppermine, au bord de l’océan Arctique, le système fluvial canadien court de rapides en rapides.
La carte orographique septentrionale explique d’elle-même à l’œil la provenance et la multitude des barrages rocailleux, causes des rapides[9].
On demeure stupéfait devant les blocs arrachés à la masse de ces barrages et projetés en aval par la force des courants contrariés. La brèche ainsi ouverte, les eaux s’y précipitent avec une impétuosité proportionnée à leur propre volume, à l’étroitesse de l’engorgement et à la déclivité d’une pente qui va s’accusant sans cesse de la tête du banc de pierre à la reprise du lit normal, lequel se creuse plus vite que ne peut s’user l’obstacle. Lorsque cette pente, toujours désordonnée et violente, descend en soubresauts, c’est le rapide. Si elle tombe de rochers en rochers, elle devient la cascade. Les cataractes s’écrasent à pic dans les gouffres.
Les cataractes et la plupart des cascades demeurent inaccessibles à l’homme. Les rapides se laissent franchir, ou non, selon la hauteur des crues, la qualité des esquifs et l’habileté des pilotes. Mais citerait-on vingt rapides, parmi les milliers du Canada, qui n’aient jamais broyé quelque barque contre leurs récifs, ou saisi dans leur remous tournoyant quelque infortuné?
Merveilleuse exception, le fleuve Mackenzie proprement dit n’est entravé, dans les 2.000 kilomètres de son cours, que par trois ou quatre rapides, qu’il suffit de connaître pour les aborder impunément: l’un dans la plaine, les autres parmi les montagnes. Un vapeur peut remonter ce fleuve, de son delta à sa source, qui n’est autre que le Grand Lac des Esclaves, traverser ce lac, s’engager dans la rivière des Esclaves, et suivre celle-ci, sans arrêt, jusqu’au fort Smith, soixantième degré de latitude et limite sud du vicariat du Mackenzie. Il aura parcouru 2.500 kilomètres ininterrompus depuis la mer Glaciale. Le jour viendra, sans doute, où des vaisseaux océaniques arriveront au fort Smith, de toutes les mers du monde, par le détroit de Behring, aussi facilement qu’à Montréal, par le Saint-Laurent, quoique en une plus brève saison. Des dragages dans le delta du Mackenzie, aux abords du Grand Lac des Esclaves, dans certains méandres où s’accumulent les alluvions, et le déblaiement d’un passage dans les rapides ouvriraient aisément cette voie. Jusqu’ici, les vapeurs en usage ont dû prendre une forme qui ne demande qu’un faible tirant d’eau; et encore vont-ils échouer sur les hauts-fonds. Ces quilles trop plates rendent la traversée des lacs particulièrement dangereuse.
Au fort Smith, sur 35 kilomètres continus de la rivière des Esclaves, se dresse la barrière invincible des rapides et des cascades qui furent le tombeau des Pères Brémond et Brohan.
Cette barrière du fort Smith est tellement invincible que les poissons eux-mêmes ne purent l’escalader. La preuve en est dans ce fait que l’on ne trouva jamais, en amont de ces rapides, un seul spécimen d’une espèce répandue dans toutes les rivières et dans les lacs du Nord communiquant avec la mer Glaciale, et que l’on pêche, en abondance parfois, au pied même du dernier rapide du fort Smith. Le nom scientifique de ce poisson est le saumon du Mackenzie (Mackenzii salmo). Son nom vulgaire, seul usité, est l’inconnu. L’inconnu, de belle taille et de chair blanche, est fort apprécié des gens du Nord.
On s’aventura d’abord sur quelques extrémités de la rive droite des rapides du fort Smith, mais au prix de grands dangers, de plusieurs naufrages et de trois longs portages sur des côtes horribles. Puis, un portage définitif de 25 kilomètres, et permettant d’éviter complètement toute la chaîne des rapides, fut pratiqué dans la forêt qui longe la rive gauche.
Un portage est un chemin de terre destiné à faire passer un convoi d’une eau navigable dans une autre, soit que ces eaux, en réalité, ne communiquent pas entre elles, soit qu’elles offrent des conditions trop accidentées ou une profondeur insuffisante à la flottaison. Tout est débarqué sur le rivage et porté à dos par l’équipage. Les embarcations sont portées ou traînées, selon leur poids.
Les portages exécutés au fort des chaleurs, dans les cailloux et les marécages, à travers broussailles et moustiques, sont les impasses appréhendées par les voyageurs d’aujourd’hui autant que par les découvreurs du siècle passé. Ils n’ont point progressé dans le Nord, excepté quelques-uns, plus longs et plus fréquentés, comme ceux du fort Smith, du Vermillon, de la Loche, qui ont fini par recourir aux bœufs ou aux chevaux.
De la tête des rapides du fort Smith au lac Athabaska, en remontant la rivière des Esclaves et la rivière des Rochers, il ne se rencontre que deux rapides peu redoutables.
Du lac Athabaska au fort Mac-Murray, belle et tranquille navigation.
C’est ici, sur le fort Mac-Murray, situé au confluent de la rivière Athabaska, qui arrive du Sud, et de la petite rivière Eau-Claire, qui arrive de l’Est, que nous prions le lecteur de fixer sa particulière attention, s’il veut bien s’intéresser à notre problème des transports; problème qui absorba la vie de Mgr Faraud, premier vicaire apostolique de l’Athabaska-Mackenzie, qui fit blanchir son successeur, Mgr Grouard, et qui demeura, jusqu’à ces dernières années, le tourment de Mgr Breynat, vicaire apostolique du Mackenzie.
Mac-Murray marque la fin d’une série de rapides qui commencent 130 kilomètres en amont, et dévalent dans un encaissement de rives, où la nature semble avoir voulu précipiter toutes ses sauvages beautés.
Ce sont les rapides de la rivière Athabaska, ou simplement les rapides. Si bien que, dans les récits du Nord, dire «les rapides», sans plus, c’est évoquer ceux-là, comme si les autres n’étaient que négligeables, et qu’il n’y eût à compter qu’avec ces terreurs de l’Athabaska pour atteindre le Nord.
Le premier des rapides de l’Athabaska, que ses mugissements annoncent de loin aux voyageurs qui descendent la rivière, est appelé le Grand Rapide. Mgr Faraud en fit cette description, en 1867, quelques jours après y avoir échappé à la mort:
En cet endroit, la rivière Athabaska est au moins aussi large que le Rhône, et roule un volume d’eau aussi considérable. De chaque côté, s’élèvent des pierres molasses qui surplombent et semblent menacer la tête du voyageur. Leur hauteur doit être en moyenne de trente à quarante mètres. Au-dessus du rapide, elles sont encore plus hautes. Ces énormes blocs, minés par le temps et rompus par les glaces, ont formé au milieu de la rivière une masse compacte recouverte d’alluvion et de sable, où poussent de grands sapins. Cette île, en interceptant le cours de la rivière, a forcé l’eau à s’ouvrir violemment un passage de chaque côté. Le courant étant déjà très fort, au-dessus de l’île, l’eau vient se briser sur les blocs qui lui servent de contreforts, puis retombe en mugissant, et forme des cascades qui se succèdent jusqu’au bas de l’île, où les deux bras de la rivière se réunissent, présentant à leur confluent des houles de deux à trois mètres de haut. Les eaux s’entrechoquant et se brisant contre les rochers font un bruit sourd et strident, plus fort que cent coups de canon de gros calibre partant à la fois.
Inconnus autrement que par les rapports des sauvages, les rapides avaient pris dans l’imagination des commerçants des proportions formidables, et personne ne songea de longtemps qu’il fût possible de les aborder.
Il fallait donc atteindre le fort Mac-Murray autrement que par la rivière Athabaska elle-même.
Deux voies indirectes y pouvaient aboutir: la voie de l’Est, venant de la baie d’Hudson; la voie du Sud, venant de Montréal et passant par la Rivière-Rouge (aujourd’hui villes contiguës de Saint-Boniface et Winnipeg).
C’est au fameux Portage la Loche, porte de l’Extrême-Nord, que ces deux voies se rencontraient et se confondaient.
Le Portage la Loche, situé à 100 kilomètres à l’est de Mac-Murray, est un long plateau, étendu de l’est à l’ouest et mesurant 19 kilomètres de largeur, qui marque la ligne de partage des eaux (hauteur des terres) entre la baie d’Hudson et l’océan Glacial. Il touche, au nord, à la rivière Eau Claire, affluent de l’Athabaska, tributaire par conséquent de l’océan Glacial; et, au sud, au lac la Loche, tributaire de la baie d’Hudson.
La voie de la baie d’Hudson au Portage la Loche, qui ne fut suivie que par deux ou trois missionnaires, fut celle de la Compagnie des Aventuriers (Compagnie de la Baie d’Hudson). La Compagnie venait directement d’Angleterre à York Factory (Port Nelson), et remontait le fleuve Churchill, puis d’autres rivières et lacs, jusqu’au Portage la Loche.
La voie de Montréal comprenait deux étapes: la première, de Montréal à la Rivière-Rouge (Saint-Boniface); la seconde, de la Rivière-Rouge au Portage la Loche.
L’étape Montréal-la Rivière-Rouge, que Champlain ouvrit en 1615 par la rivière Ottawa, le lac Nipissing, le lac Supérieur, et que La Vérandrye continua, en 1731, par la rivière Kaministiquia, le lac des Bois et le lac Winnipeg, fut sillonnée par les canots d’écorce de la Compagnie du Nord-Ouest d’abord, et conjointement ensuite par ceux de sa rivale, la Compagnie de la Baie d’Hudson, jusqu’en 1868.
Le canot d’écorce, embarcation souple, légère, manœuvrée à la pagaie (aviron), eut longtemps les préférences des voyageurs indiens et blancs, à cause de son avantage de n’exiger qu’une eau peu profonde et de se laisser facilement porter dans les portages.
La structure en est de toute simplicité. Des écorces de bouleau, cousues ensemble à l’aide de racines ténues de sapin (watap), se plaquent sur une mince carcasse de lattes de sapin ployées en demi-cerceaux et fixées dans les mortaises de deux verges longitudinales (les maîtres) qui se rejoignent en proue et en poupe. Une application de résine de sapin (gomme) bouche les fissures et couvre les coutures. Si l’écorce se déchire, une pièce d’étoffe ou d’écorce, sommairement gommée, répare l’avarie. Ces pirogues ont pour défauts d’être très frêles, instables et versantes. Elles demandent de continuelles vigilances. Beaucoup disparurent, avec leurs rameurs, dans les eaux démontées des lacs et des rapides.
C’est dans ces canots d’écorce que les premiers missionnaires, Jésuites au dix-huitième siècle, Séculiers et Oblats de Marie Immaculée au dix-neuvième, ainsi que les premières Sœurs Grises de l’Ouest, du Nord-Ouest et de l’Extrême-Nord, arrivèrent de Montréal à la Rivière-Rouge: voyage qui ne durait guère moins de deux mois.
En 1868, le chemin de fer alla de Montréal à Saint-Paul-Minnéapolis (Etats-Unis), qui fut le terminus, pour le Nord, jusqu’en 1880.
En 1880, le chemin de fer Pacifique Canadien atteignit Winnipeg.
A la Rivière-Rouge (Saint-Boniface-Winnipeg) s’ouvrait, droit sur le Nord, la seconde étape vers le Portage la Loche. C’était une route de 2.125 kilomètres par rivières, lacs et portages, que nous nous contenterons de rappeler par ces lignes du Père Petitot, écrites en 1875:
Au fort Garry (ancien nom de Winnipeg), on dit adieu à notre brillante civilisation. Plus de chemins de fer, plus de bateaux à vapeur. On s’installe comme l’on peut dans une barque de 30 pieds de quille, lourde, massive, ventrue, parce qu’elle doit résister à plus d’un choc, lutter contre plus d’un rapide; et là, exposé au soleil, au vent ou à la pluie, assis parmi les ballots de marchandises, le voyageur remonte lentement et au prix des efforts souvent désespérés d’un vaillant équipage, les cours d’eau entrecoupés de cataractes ou de lacs qui vont le conduire au grand Portage La Loche. Entre le lac Winnipeg et le plateau culminant, on ne compte pas moins de 36 portages. Qu’on juge par là des difficultés et des lenteurs d’un tel voyage. Aussi, en partant de Saint-Boniface à la fin de mai, on ne peut arriver au lac Athabaska qu’au mois d’août...[10].
Ces interminables détours contre le courant des eaux jusqu’au Portage la Loche furent les seuls à conduire dans l’Extrême-Nord, pendant 23 ans, nos missionnaires et leurs approvisionnements.
Et tout ce qui passait par là, hommes et choses, relevait du bon plaisir des directeurs de la Compagnie des fourrures, sans appel comme sans merci. La Compagnie réglait la date et le mode des départs, le nombre des passagers, la quantité des objets à transporter, les frais à couvrir. Elle déclarait n’assumer aucune responsabilité, au sujet des accidents de corps ou de biens, et rejeter d’avance toute plainte concernant les articles détériorés ou perdus. Il ne restait aux missionnaires que la ressource des humbles prières et des silencieuses patiences.
Une seule des douze barges annuelles de la Compagnie était affectée au service de toutes les missions: deux tiers de sa capacité pour les trois ou quatre ministres protestants et leur famille, le reste pour les missionnaires catholiques, leurs frères coadjuteurs et les Sœurs Grises.
Comment faire tenir, en ce «tiers de barge», le nécessaire d’une année d’apostolat, si l’on considère que l’argent n’a point cours en ces pays, et que l’on achète le gibier et le travail de l’Indien, non pas avec des piastres dont il n’aurait que faire, mais avec l’équivalent en espèces: thé, tabac, poudre, plomb, linge, outils, etc...! Décompte fait des besoins de toutes les missions, quelle place pouvait-il rester, en ce coin de barge, pour les denrées d’échange? A plus forte raison, comment, avec si peu, espérer développer les œuvres, bâtir des orphelinats, des hôpitaux, des églises?
Eh bien! même ce si peu, le temps vint où la Compagnie dut refuser de le transporter. Son monopole ayant expiré en 1859, elle voyait s’élever le prix des fourrures, sous la pression commencée des concurrences. Il lui fallut donc augmenter le volume de ses propres effets. Ne voulant pas, d’autre part, multiplier ses barges, elle eut à se débarrasser du service étranger. L’automne 1868, le gouverneur Mac Tavish écrivit à Mgr Faraud:
La Compagnie ne peut plus se charger du transport des pièces de vos missions. Prenez donc les arrangements convenables pour assurer vos transports vous-mêmes.
Ce coup était de force à tuer les missions arctiques, incapables, dans leur pauvreté, de pourvoir elles-mêmes au voyage du Portage la Loche.
Mais un homme au clair regard avait prévu la catastrophe; et, de longue main, par l’une des entreprises les plus hardies, les plus osées, dont l’histoire du Nord ait été le témoin, son énergie en avait préparé le remède. C’était Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface. A ce titre, comme à plusieurs autres que nous dirons, il mérite d’être proclamé le sauveur des missions du Nord. Mgr Faraud, qui se laissa entraîner dans le plan de Mgr Taché, bien plus par sa confiance en son métropolitain que par conviction personnelle, qualifiait ensuite ce plan de «génial»; et ses lettres sont encore aux archives de Saint-Boniface, pour attester que ce fut à l’exécution de ce plan que la foi catholique dût d’avoir subsisté dans son vicariat d’Athabaska-Mackenzie, et de s’être étendue aux confins de la terre.
Comme il s’agissait d’atteindre le fort Mac-Murray, d’où les convois n’avaient plus qu’à se laisser descendre sur des eaux faciles; et où, par conséquent, la Compagnie consentirait toujours à reprendre les transports des missions, Mgr Taché avait tout simplement songé à prendre la route directe des rapides de l’Athabaska.
Pour se mettre à la portée de ces rapides, il était nécessaire de créer un entrepôt distinct de celui de Saint-Boniface, celui-ci étant par trop éloigné de l’Athabaska-Mackenzie. A ce nouvel entrepôt, les pièces destinées à l’Extrême-Nord se rendraient d’avance, et ainsi pourrait-on tenir la cargaison prête à être lancée, au moment propice, sur les rapides, vers Mac-Murray.
Le choix de Mgr Taché tomba sur le lac la Biche, situé à l’intersection du 55e degré de latitude avec le 113e de longitude, méridien de Greenwich.
Le double avantage du lac la Biche était qu’on le rejoignait, de Saint-Boniface, par la prairie, en deux mois de marche seulement, et qu’il conduisait directement à la rivière Athabaska, dont il est le tributaire, au moyen de sa propre décharge, la petite rivière la Biche.
Mgr Taché conçut ce projet, en 1855, alors qu’il était l’unique évêque du Nord-Ouest, et qu’il n’était pas encore question des vicariats de Saint-Albert et de l’Athabaska-Mackenzie.
Il travailla immédiatement à le mettre en œuvre, en envoyant, à la place du Père Rémas, qui végétait depuis deux ans au lac la Biche, deux hommes parfaitement doués pour mener à bien l’entreprise: les Pères Tissot et Maisonneuve.
L’année suivante, 1856, Mgr Taché lui-même arriva sur l’emplacement à peine défriché de la future mission Notre-Dame des Victoires du lac la Biche; et, résolu à dénouer en personne le mystère des rapides, il s’engagea, en canot d’écorce, dans l’exploration de cet itinéraire redouté, où son expérience allait entraîner tant de convois: la traversée du lac la Biche, la descente de la petite rivière la Biche, et le saut des rapides de l’Athabaska.
Il a laissé quelques phrases sur son audacieux essai:
Cette partie du fleuve géant était décrite comme pleine de dangers et d’une navigation presque impossible. L’évêque de Saint-Boniface, devant se rendre au lac Athabaska, choisit cette route inconnue et réputée si dangereuse. Il eut le plaisir de constater qu’il y avait beaucoup d’exagération dans tous ces récits effrayants, et que cette rivière ressemble à tant d’autres sur lesquelles on navigue tous les jours. Après sept jours et deux nuits d’une marche heureuse, il arrivait à 2 heures du matin, pour donner le Benedicamus Domino aux missionnaires du lac Athabaska. C’était le 2 juillet, joli jour pour une visite! Les Pères Grollier et Grandin, et le Frère Alexis, réveillés en sursaut à la voix de leur évêque, versèrent des larmes de joie, en voyant leur supérieur plus tôt qu’ils ne l’attendaient, et échappé heureusement aux dangers prétendus, mais supposés réels, de cette navigation.
Mgr Taché parlait donc des plus grands «dangers» du Nord avec l’indifférence que mettent nos poilus à raconter leurs batailles. Il s’y était habitué. Puis, c’était un modeste. Enfin, il écrivait en 1865, date où il importait de ne pas décourager ses missionnaires.
Pendant onze ans, de 1856 à 1867, les rapides furent rendus à leur solitude et aux ébats des Peaux-Rouges, tandis que la mission de Notre-Dame des Victoires se développait dans le sens de son importance à venir.
En 1867, la première caravane blanche des rapides s’organisa. Elle comptait Mgr Faraud, devenu vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie depuis quatre ans, et cinq Sœurs de la Charité, dites Sœurs Grises de Montréal, qui allaient fonder leur premier établissement arctique, au fort Providence, sur le fleuve Mackenzie. Cette odyssée d’aventures et de bravoure, aussi gaiement et simplement racontée par les religieuses elles-mêmes qu’elle avait été accomplie, fut publiée cinquante ans plus tard, pour la première fois, au cours d’un livre qui tâche de résumer les travaux des Sœurs Grises dans l’Extrême-Nord, et que S. G. Mgr Breynat, vicaire apostolique du Mackenzie, a dédié, en «hommage jubilaire», à celles qui travaillèrent avec nous dans la diffusion de l’Evangile.[11]
Le lendemain de Noël 1869, après avoir veillé à l’installation des Sœurs Grises, au fort Providence, et pourvu aux premiers besoins de leur orphelinat-hôpital, Mgr Faraud «chaussa les raquettes» et s’achemina de nouveau vers le lac la Biche.
Il y arriva, en février 1870, et n’eut que le temps d’aviser aussitôt à l’expédition des colis que Mgr Taché, prévenu de la décision de la Compagnie, avait dirigés, dès 1869, de Saint-Boniface sur le lac la Biche.
Mgr Faraud demeura vingt ans au poste du lac la Biche. Ce fut le champ principal de sa vie d’évêque.
Vingt ans de calculs, de soucis, de correspondances, de travaux manuels exigés par l’arrivée, la mise en ordre et l’envoi des pièces, malgré les continuelles souffrances d’un organisme ruiné par la fatigue et les privations. Vingt ans de labeur qui suffirent à établir son vicariat sur des bases qui le supportent encore aujourd’hui, tout dédoublé qu’il soit en Athabaska et en Mackenzie.
Il eut pour l’assister, pendant ces vingt ans, des auxiliaires de tout dévouement, parmi lesquels les Pères Maisonneuve, Tissot, Grouard, Collignon, Leduc, Henri Grandin.
La première expédition, faite du lac la Biche pour Mac-Murray, consistait en une barge, contenant 80 pièces de 100 livres chacune. C’était peu; mais c’était beaucoup plus déjà que n’en avait jamais permis la route du Portage la Loche.
Bientôt le convoi se doubla, et les missions purent se doubler aussi. Les deux barges étaient frétées régulièrement, à la débâcle de mai, et partaient, poussées par 17 rameurs, sur les premières eaux.
Plusieurs fois elles échouèrent dans les rapides. Elles s’y brisèrent. L’une ou l’autre y laissa, en tout ou en partie, son précieux chargement. Il y eut des retards, des déceptions. Il arriva à des guides sans pitié d’y abandonner les voyageurs. Plusieurs y furent blessés. D’aucuns y furent réduits aux extrémités de la misère. Mgr Faraud lui-même faillit y mourir de faim. Mais, comme si la bénédiction de Mgr Taché eût lié les maléfices de ces rapides de l’Athabaska, nul missionnaire n’y périt, pas plus durant les vingt ans de Mgr Faraud, que durant les vingt-huit qui suivirent, sous Mgr Grouard et sous Mgr Breynat, tandis que des commerçants, explorateurs et touristes y trouvèrent la mort.
Tout en veillant à la marche ordinaire des affaires, Mgr Faraud tenta, dès 1870, la réalisation d’un projet, consistant à tailler en plein bois, du lac la Biche à Mac-Murray, un chemin continu et direct de voitures, qui brûlerait l’étape des rapides. Il y travailla à plusieurs reprises, mais en pure perte, car les moyens d’action trahirent sa volonté; et les 120 kilomètres apprêtés durent être abandonnés, sans avoir jamais servi.
Non découragé par cet échec, il tourna ses efforts contre la petite rivière la Biche, qu’il fallait descendre pour parvenir à la rivière Athabaska, et dont les propres rapides, quoique moins périlleux que ceux de l’Athabaska, ne laissaient pas d’être très incommodes par leurs crues capricieuses, leurs eaux souvent trop basses et les retards qui s’ensuivaient. Il envoya le Père Collignon et quelques ouvriers pratiquer dans la forêt une «trouée de 80 kilomètres de long sur 4 mètres de large». Ce chemin fut en usage de 1878 à 1889.
Voulez-vous avoir une idée du premier voyage effectué sur cette nouvelle voie? dit Mgr Grouard, qui conduisit les premières voitures. Le sol, que n’a encore pressé aucune roue, se défonce bientôt, et les mille souches des arbres abattus relèvent leurs têtes contre lesquelles, bon gré mal gré, conducteurs, bœufs et véhicules vont se heurter à chaque pas. Puis, se présente une lisière de terrain bas et marécageux. Le premier bœuf y laisse une profonde empreinte, le second enfonce jusqu’aux genoux, le troisième jusqu’au poitrail, et les charrettes à l’avenant. Le quatrième bœuf en aurait par-dessus les cornes, si l’on ne prenait la précaution de joncher le sol de branches et de fascines, à l’aide desquelles le passage peut s’effectuer. Or, cette succession de souches et de fondrières est presque ininterrompue. Aussi, mainte voiture se disloque ou se renverse, ou même reste hors de combat. Mais, peu nous importe, puisque nous arrivons enfin sur les bords de la rivière Athabaska, et que nos missionnaires recevront encore leurs approvisionnements.
Nous avons dit que le lac la Biche communiquait avec la Rivière-Rouge (Saint-Boniface) par la prairie. Ce n’était pas directement toutefois. Il y avait encore, au sud du lac, plus de 160 kilomètres boisés à ouvrir. Le Père Maisonneuve, durant les années de «préparation», défricha ce chemin, qu’il poursuivit jusqu’au fort Pitt, situé à 225 kilomètres au sud-est du lac la Biche, sur la branche nord de la rivière Saskatchewan et sur la grande route de la prairie.
La prairie, que de souvenirs évoque ce mot!
La prairie ne connaissait jadis que la voie tortueuse et très dure à la touée de la Saskatchewan[12]. Les barques de la Compagnie la remontaient, chaque printemps, pour alimenter les forts-de-traite du Nord-Ouest.
Le premier blanc, qui eut la hardiesse de s’engager à travers la prairie elle-même, fut le Père Albert Lacombe. C’est en 1860 qu’il partit du lac Sainte-Anne, à 64 kilomètres à l’ouest d’Edmonton, pour cette exploration. Il dirigea sa marche sur Saint-Boniface. Rien ne le déconcerta dans cette «traversée» de 1.500 kilomètres: ni les accidents de terrain qui coupaient en tous sens la grande plaine sauvage, ni les bandes de Cris, d’Assiniboines et de Sauteux qui la terrorisaient.
C’est sur ce chemin du large, découvert et jalonné par le Père Lacombe; c’est à sa suite et à la faveur de son prestige sur les brigands indiens—détails singulièrement oubliés par nombre d’auteurs qui se targuent d’exactitude et de justice—que toutes les caravanes du Nord, commerçantes, exploratrices et apostoliques, passèrent pendant trente ans.
Le voyage «par la prairie», relativement facile aux années favorables, devenait extrêmement pénible aux saisons pluvieuses, et deux mois n’y suffisaient plus alors:
Le trajet de Saint-Boniface au lac la Biche, raconte, en 1880, Mgr Clut, auxiliaire de Mgr Faraud, nous prit soixante-quinze jours. Nos animaux, ne pouvant s’arracher des bourbiers, des marais et des fondrières presque continuels, les missionnaires étaient obligés de marcher dans l’eau glacée et de patauger dans la boue pour leur venir en aide.
Vers le milieu du voyage, une épreuve nouvelle nous attendait. Nous vîmes apparaître des essaims nombreux de maringouins, moustiques et brûlots. L’air en était tout rempli. Aussi mes pauvres missionnaires eurent-ils bientôt les mains, le visage et le cou tout enflés de piqûres. Si, par avance, je ne leur eusse procuré des moustiquaires, ils n’auraient pu résister. Cependant, malgré les insectes, malgré la fatigue, malgré l’intempérie de la saison, tous étaient gais[13].
Les bœufs, «au pas tranquille et lent», furent d’abord les seuls animaux de trait de la prairie. Attelés, chacun à sa charrette, ils ne remorquaient pas plus vite les brigades de l’Ouest canadien que leurs aïeux, par quatre attelés, ne promenaient dans Paris le monarque fainéant...
Les chevaux, essayés ensuite, perdaient à s’enfoncer dans les bourbiers, à casser leurs timons, ce qu’ils regagnaient quelquefois en vitesse. Dételés, il leur arrivait de «reprendre la venelle», et des journées se passaient à les retrouver.
Les charrettes sans ressorts, les charrettes criardes, les légendaires charrettes de la Rivière-Rouge, se fabriquaient toutes en bois, même les essieux. C’était afin d’être réparées à l’aide de n’importe quel morceau d’occasion que taillait la hache, afin aussi de devenir barques plus légères, lorsqu’il faudrait les démonter pour les lancer à travers les cours d’eau.
La patience était la première vertu de la prairie, et la joviale promptitude à se jeter dans les «mauvais pas», avec bœufs et véhicules, la seconde.
Il n’est soutanes noires ou violettes, il n’est robe grise de ce quart de siècle qui n’eurent à prendre et à reprendre leur bain de boue, du pied au genou toujours, du genou à l’épaule souvent, au-dessus quelquefois, selon les fondrières, et, un peu, selon le savoir-faire... En 1883, à la fin d’une traversée de la prairie, à laquelle avait pris part le R. P. Soullier, assistant du supérieur général des Oblats de Marie Immaculée, et visiteur des missions d’Amérique, Mgr Grandin faisait au supérieur général le compte rendu de l’expédition, lui disant, non sans une légère malice professionnelle:
Le Pauvre Père Visiteur, malgré toutes nos précautions pour lui rendre le voyage moins pénible, a cependant eu beaucoup à souffrir. Lui aussi a dû plusieurs fois pousser à la roue et suer, pour faire avancer sa voiture embourbée. Il vous racontera de vive voix sans doute ses mille aventures. Elles vous seront alors plus agréables qu’elles ne l’ont été pour lui. Bien des fois je l’ai entendu dire, dans nos campements: «—Oh! si nos Pères de Paris pouvaient nous voir ici!...» Le R. P. Soullier est certainement plus habile à conduire les hommes que les chevaux et les bœufs...
Ainsi cheminèrent longtemps les bohémiens de l’apostolat, tantôt cahin-caha sur leur roulotte, tantôt à petits pas, tout à côté, bravant le soleil et les orages, chassant le gibier des savanes, s’arrêtant pour les trois Angelus et les repas en plein air, boucanant les maringouins autour des lits d’herbage, étendus sous les étoiles. N’y eut-il pas, mêlée à leurs fatigues, un peu de poésie pastorale, à jamais évanouie? Nous le croirions, nous, les derniers venus, qui naissions à peine, lorsque ces patriarcales processions allaient finir, et qui, voyageant aujourd’hui dans la même prairie sans bornes, avec les vétérans d’alors, les voyons regarder mélancoliquement, par la vitre tremblante du wagon, le grand sahara de verdure, qui s’évade en deux jours à nos yeux, et qu’ils traversaient jadis en deux mois de misère et de liberté.
Dès 1882, tout en continuant à conduire les voyageurs par la prairie, les charrettes cédèrent le matériel à des bateaux à vapeur que la Compagnie mettait en opération sur la Saskatchewan. Ce fut une période de désarroi; et le vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie regretta un tel progrès. Ces steamers fonctionnaient au plus mal et débarquaient leurs chargements, à l’aveugle, on ne savait sur quels rivages.
Cependant les épreuves de Mgr Faraud vinrent à leur terme.
En 1889, vingtième année de son établissement au lac la Biche, il expédia les deux barges accoutumées, il remit la mission de Notre-Dame des Victoires au diocèse de Saint-Albert, qui l’avait fraternellement prêtée, et descendit à Saint-Boniface, où l’attendait l’heure de la récompense.
Le lac la Biche était donc abandonné par l’Athabaska-Mackenzie. Qu’était-il advenu?
Rassurés par l’exemple des missionnaires, de nombreux petits commerçants avaient fait leur apparition sur les rapides. Arrivés les premiers au fort Mac-Murray, avec leurs articles de traite, ils avaient le premier choix dans les fourrures des sauvages. La Compagnie de la Baie d’Hudson comprit alors que son obstination dans le Portage la Loche lui deviendrait funeste et se décida à suivre, comme les autres, le chemin direct de la rivière Athabaska, par les rapides.
Elle eut d’abord recours aux missionnaires. Mgr Faraud écrivait, en 1884:
Nous sommes organisés mieux que personne pour franchir ce difficile passage. La Compagnie elle-même n’a réussi depuis trois ans à transporter ses bagages qu’à l’aide de nos guides, de nos hommes et de nos barges.
Mais, en 1887, résolue à écraser toutes les concurrences, elle envoya dans l’Extrême-Nord, par les barges de la mission encore, les pièces d’un vapeur.
En même temps, elle ouvrait un chemin de 160 kilomètres, entre le coude le plus au sud de la rivière Athabaska, endroit dénommé Athabaska-Landing, et Edmonton, ville la plus septentrionale de la prairie, et dont le chemin de fer se rapprochait chaque jour.
Le chemin du fort Pitt au lac la Biche et celui du lac la Biche à la rivière Athabaska tombaient, du même coup, en désuétude.
C’est alors que la Compagnie offrit à Mgr Faraud de reprendre complètement ses transports et leur distribution dans tout le Nord, y compris le passage des rapides.
Mgr Faraud accepta d’autant plus volontiers que les guides formés par lui, mais sollicités par des offres rivales, lui devenaient de plus en plus onéreux, infidèles même; et que, d’autre part, ses infirmités, avec l’insuffisance de son personnel, lui causaient des inquiétudes sans cesse croissantes.
Il n’eut pas la douleur de savoir que sa bonne foi allait être trompée, car il mourut l’année suivante, 1890, et ce fut Mgr Grouard qui reçut, avec l’honneur de sa succession, le fardeau aggravé de ses charges.
La Compagnie, voyant tomber Mgr Faraud, crut-elle tenir de nouveau à ses pieds les missions du Nord? Sous de futiles prétextes, elle avertit Mgr Grouard qu’au lieu de la piastre (5 fr. 15) convenue pour le transport d’une pièce, d’un fort à l’autre, il aurait à en payer deux.
Se soumettre à pareille exaction, c’était en peu d’années saigner à blanc l’œuvre vitale. Mgr Grouard rompit en visière, et déclara qu’il se passerait de la Compagnie.
On était en 1891. Il se hâta de «sortir du Mackenzie», où ses bulles venaient de l’atteindre, se fit bâtir un hangar, à lui, à Athabaska-Landing, par les Pères Husson et Collignon, reçut, en passant à Saint-Boniface, la consécration épiscopale, et, la besace sur l’épaule, continua sa course à travers le Canada, les Etats-Unis et l’Europe, pour mendier de la charité chrétienne le salut de ses missions.
En 1892, une scierie à vapeur, fruit de ces aumônes, s’installait au lac Athabaska et débitait les planches destinées à devenir la coque du steamer Saint-Joseph.
Le Saint-Joseph pouvait desservir le lac Athabaska, la rivière la Paix jusqu’aux chutes du Vermillon, et la rivière Athabaska du fort Mac-Murray au fort Smith.
Au fort Smith rugissaient les infranchissables rapides; mais par delà ces rapides s’ouvrait la navigation de 2.500 kilomètres, jusqu’à l’océan Glacial, comme nous l’avons dit.
Il fallait donc un deuxième steamer.
Mgr Grouard reprit la besace; et, en 1915, le fier petit Saint-Alphonse fit son «Voyage de noces» du fort Smith aux bouches du Mackenzie.[14]
La division du vicariat d’Athabaska-Mackenzie s’étant opérée en 1901, l’œuvre de progrès fut poursuivie dans l’Athabaska par Mgr Grouard, et dans le Mackenzie par Mgr Breynat.
Les deux vicaires, comme par une apostolique émulation, fondèrent de nouveaux postes, de nouveaux couvents, et mirent au service de ces développements des ressources nouvelles. Tandis que Mgr Grouard donnait à la rivière la Paix le Saint-Charles, premier vapeur à paraître en ces régions, Mgr Breynat lançait, sur la rivière des Esclaves, le Grand Lac des Esclaves et le fleuve Mackenzie, le Sainte-Marie, le mieux construit et le plus rapide des steamers qui aient encore parcouru les fleuves et les lacs de l’Extrême-Nord.
Cependant les rapides continuèrent à revoir, chaque printemps, la flotte des missionnaires. Elle partait d’Athabaska-Landing, depuis l’abandon du lac la Biche, se grossissant chaque année pour répondre au «tonnage» des petits vapeurs, qui l’attendaient au fort Mac-Murray et au fort Smith.
Les deux vieilles barges «courtes et ventrues» avaient fait place à des barges longues, larges, plates et rectangulaires, simplement recourbées à l’avant et à l’arrière, munies de rames énormes (des sapins entiers), et fabriquées, à l’embarcadère même, avec de rudes madriers, condamnés eux-mêmes à devenir pièces de bâtisses, au terme du voyage.
La capacité de cette barge était de huit à dix tonnes. Il y en eut deux d’abord, puis trois, puis quatre, et de plus en plus. En 1915, année du dernier convoi d’Athabaska-Landing à Mac-Murray, douze barges sautèrent ensemble les rapides.
Il serait long de raconter les déceptions éprouvées par les missionnaires, depuis 1848 jusqu’à la fin du siècle, à l’arrivée des lents bateaux aux rustres équipages. Si encore ces pièces, coûtant si cher, étaient toujours parvenues, et parvenues intactes! Mais combien se perdirent en route, ou se mutilèrent, se brisèrent, lancées par des mains brutales, à chacun des portages! Quelquefois, si c’était des vivres que le ballot contenait, les bateliers s’en régalaient, en riant du missionnaire «qui serait bien attrapé», disaient-ils.
La plus dure épreuve, dans la vie des missionnaires anciens, et, proportion gardée, dans la vie d’aujourd’hui encore, a été l’attente, la longue attente des objets dont ils avaient besoin.
L’est et l’ouest du Canada, admirablement développés maintenant, peuvent fournir le matériel des missions et le confier aux chemins de fer qui vont rejoindre la rivière Athabaska et la rivière la Paix. Mais, à l’époque du lac la Biche, laquelle marquait cependant une avance sur celle du Portage la Loche, époque où les achats se faisaient en Angleterre, parce que le Canada n’y pouvait pourvoir, et que la métropole réduisait considérablement les taux d’importation pour ses colonies, il s’écoulait quelque trois ans, entre la demande faite par le missionnaire et l’arrivée de la chose désirée, fût-elle de première nécessité.
Supposons-nous en 1870. Le missionnaire du fort Simpson ou du fort Norman écrit, par l’unique courrier d’hiver. Sa lettre atteindra le lac la Biche, au printemps 1871. Mgr Faraud la visera et la fera parvenir, pour l’automne, à Saint-Boniface. Mgr Taché, ainsi averti, enverra l’ordre immédiatement en Angleterre, et recevra le colis, au printemps 1872. Il le confiera aux charrettes de la prairie, qui le déposeront au fort Pitt, trop tard, bien entendu, pour l’expédition de la même année. Mgr Faraud ira l’y chercher, l’automne, le gardera durant l’hiver, et le tiendra prêt à prendre les premières eaux de 1873. De sorte que, tout allant au mieux, le missionnaire touchera son article l’été, ou l’automne 1873. Il avait écrit en 1870.
Le moindre retard de la lettre, ou du colis, pouvait ajouter à ces années une quatrième, et quelque malentendu une cinquième.
Certains des ballots, spécialement recommandés, restèrent en détresse, dans la prairie, ou sur une grève inconnue de la forêt sauvage, jusqu’à six ans. Heureux si, retrouvés enfin, ils n’étaient pas bonnement saisis, adjugés au premier venu, ou vendus comme bonum derelictum.
Pour la première fois, notait Mgr Faraud, en novembre 1877, pour la première fois, le bagage de toutes les missions est en bon ordre ici (au lac la Biche, à mi-chemin de sa destination).
Un exemple de ces lenteurs et de ces déceptions, qui nous laissera deviner ce qu’il en devait être lorsqu’il s’agissait de choses indispensables, comme outils de travail, vin du saint sacrifice, etc..., nous a été rapporté, les derniers jours de sa vie, par le vénéré Père Ducot, à qui nous avions demandé de vouloir bien nous écrire ses «souvenirs». Nous résumons ses pages. L’exemple pourrait s’intituler: les vitres du Père Séguin.
Le pieux et doux Père Séguin fut le premier compagnon du Père Grollier, fondateur de la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance, au fort Good-Hope, sous le Cercle polaire. Le Père Grollier mourut bientôt, et le Père Séguin resta le chef de la mission, seul le plus souvent avec le bon Frère Kearney, parmi ses Indiens Peaux-de-Lièvres, pendant 41 ans. En 1901, comme il était presque aveugle, Mgr Grouard le fit conduire en France, son pays natal, qu’il n’avait jamais revu, dans l’espoir que les spécialistes lui rendraient un peu de lumière. Mais ce fut en vain. Le malade, tué par la «nostalgie de ses missions», mourut l’année suivante.
Cette cécité, graduellement venue, avait pour cause lointaine et principale la triste condition des moyens d’éclairage, en ces contrées de nuits si longues: la lampe à l’huile de poisson pour l’intérieur, et surtout le parchemin des misérables fenêtres pour les heures du jour.
Toutes nos missions du Nord ne connurent d’abord que ces carreaux de parchemin. C’étaient des morceaux de peaux de renne ou d’orignal, grossièrement raclés, et laissant passer à travers leur spongieuse épaisseur fort peu de clarté et beaucoup de froid. Peu à peu, des carreaux en vitres de petites dimensions les remplacèrent.
La maisonnette et l’église de Good-Hope ne connurent, durant dix-sept ans, que les parchemins.
Ce fut cependant la cinquième année de ce régime que le Père Séguin demanda qu’on lui achetât des vitres. Mais trois ans se passèrent, et rien n’arriva: ou la lettre, ou l’envoi s’étaient donc égarés. Il renouvela sa démarche, et attendit encore trois ans. Cette fois point de délai: la caisse fut débarquée, solidement clouée et en bon état apparent. On l’ouvrit, pour y trouver toutes les vitres «en miettes». Pas un fragment de verre ne pouvait servir. L’année suivante, le père n’osa plus écrire, attendu que le coût des vitres cassées avait fait un trop grand vide dans son allocation, et qu’il avait des articles plus importants à demander. Heureusement, Mgr Clut vint à passer, en route pour l’Alaska; et, touché de la misère du missionnaire, il lui promit qu’il lui apporterait, à son retour, des vitres qu’il comptait obtenir d’un brave Canadien-Français, M. Mercier, commis du fort Youkon. Mgr Clut repassa par Good-Hope, le printemps suivant, avec la nouvelle que les vitres, données en effet par M. Mercier, avaient été emportées très loin dans les montagnes Rocheuses, mais qu’un matin, au lever précipité du campement, on les avait oubliées, et que l’on n’avait remarqué leur absence que l’après-midi, après avoir sauté un grand nombre de rapides qu’il était impossible de remonter. Mgr Clut voulut réparer cette déconvenue en envoyant un ordre pressant au lac la Biche. Il gagna une année, car, deux ans après, Mgr Faraud remettait les vitres au Père Ducot, qui se rendait à Good-Hope, avec la prescription très appuyée de ne pas les perdre de vue une seule minute, et de les porter lui-même, de ses propres mains, à tous les lieux de déchargement et de rechargement.
La nuit du 14 septembre 1875, la brigade atterrissait au fort Good-Hope.
Les 300 sauvages, éveillés par les coups de fusil de l’équipage, rallument les feux des bivouacs et donnent la fusillade de bon accueil. Le Père Ducot, tout au bonheur de toucher enfin le rivage de son apostolat, bondit à terre et court, au milieu de cette foule qui acclame le «nouveau petit priant», vers la maison du missionnaire.
Malade, le Père Séguin n’avait pu sortir, mais il s’était levé. N’ayant point vu de prêtre depuis plus d’une année, il couvrit de larmes, en l’embrassant, son jeune confrère. Puis, aussitôt:
«—Et les vitres! Les avez-vous?
—Mais oui, mon Père; et j’ai veillé sur elles comme sur un trésor.
—Où sont-elles? Les avez-vous apportées ici?
—Oh! Je les ai laissées dans la barge.
«Pauvre Père Séguin, continue le Père Ducot que nous citons maintenant mot à mot, il en devint blême! Puis, après quelques instants: «C’est fini! C’est perdu! Ils les auront encore cassées, en les jetant sur la grève!...» Il en était désolé. Rien ne put le rassurer. J’étais stupéfait moi-même de sa désolation, presque scandalisé. Pour quelques vitres de cinq sous pièce, me disais-je! Je ne comprenais rien à sa tristesse, alors. Mais, après quarante années de mécomptes de ce genre mille fois renouvelés, je sais ce que c’est que pareilles déceptions. Elles sont pires que la privation elle-même. Celui qui n’a pas passé par là ne le comprendra jamais... Cette fois, Dieu merci, tout ne fut pas perdu. Le lendemain de bon matin, la caisse arriva parfaitement intacte. Le Père Séguin en était tout radieux de joie.»
Et le Père Ducot complète sa narration de 1916 par cette note marginale:
«Ceux qui n’ont jamais été obligés d’habiter des maisons n’ayant d’autres fenêtres que des châssis couverts de parchemin, dans un pays froid comme le nôtre, n’ont pas une idée de ce que l’on souffre d’être privé de vitres. Mais les missionnaires du Nord-Ouest, et du Mackenzie en particulier, le savent par expérience. Ils savent apprécier les nombreux avantages de châssis garnis de verre, dans une maison. Elle est mieux éclairée en tous temps, le soleil y pénètre à ses heures, elle est plus chaude en hiver et on y est à l’abri du vent, il faut moins d’huile pour s’y éclairer, moins de bois pour s’y chauffer, il y gèle moins la nuit, et quelquefois pas du tout, on y peut éviter les courants d’air, chose impossible avec des châssis en parchemin. La solitude y est aussi moins triste, le travail plus aisé, la dévotion plus facile, et l’âme plus joyeuse.»
Le bon père, qui excellait, comme on le voit, à énumérer les détails d’une situation, aurait pu ajouter que le missionnaire de l’âge de parchemin trouva plus d’une fois, en rentrant de ses voyages d’hiver, ses fenêtres dévorées par les loups, et sa cabane bourrée de neige par la tempête.
«Le grand obstacle».—De Mgr Clut à Mgr Breynat.—Nul secours du pays, ni des sauvages.—Qu’est-ce que jeûner?—Le sourire de la charité.—La Propagation de la Foi.—«Le travail de tous».—Pour «ne pas mourir de faim et de froid».—Les frères coadjuteurs Oblats.—Pêches d’automne et d’hiver.—Le Travailleur invisible.
«—Quels sont les principaux obstacles au progrès de la foi?»
A cette question, posée par S. E. le Cardinal Préfet de la Propagande, en 1880, dans une enquête générale sur l’état de leurs églises, aux évêques missionnaires, Mgr Grandin, évêque de Saint-Albert, répondit:
«—Le grand obstacle au bien, que nous ne surmonterons jamais suffisamment, c’est la pauvreté. C’est toujours elle qui paralyse notre zèle et nous arrête dans une foule d’œuvres qu’il nous faudrait entreprendre... Un autre grand obstacle, c’est la mauvaise santé des missionnaires. Bien que le pays soit sain, les missionnaires ont tant à souffrir, dans leurs longs voyages surtout, de leur nourriture repoussante et parfois insuffisante, ainsi que de travaux manuels au-dessus de leurs forces, qu’après avoir passé dix ans dans le pays, ils sont, bien que jeunes encore, accablés de douleurs et d’infirmités, et dans l’impossibilité de rendre les services auxquels leur expérience les rendrait propres...»
Le diocèse de Mgr Grandin se trouvait alors le plus voisin des commodités de la civilisation.
Que répondit à la même question le vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie, dont le territoire ne commençait qu’au nord de Saint-Albert?
Nous l’ignorons. Mais, à défaut du document qui nous eût été si précieux, c’est à foison que l’on citerait les lettres adressées par les missionnaires de l’Extrême-Nord à leurs supérieurs pour les renseigner simplement sur la condition de leurs chrétientés. Nous les laisserons dans l’ombre, peut-être dans l’oubli, d’accord certainement avec le souhait de leurs auteurs, qui mirent plus de prix aux conquêtes qu’ils eurent le bonheur de faire au Royaume de Dieu, et qu’il nous faut raconter, qu’à la somme des souffrances que ces conquêtes leur ont coûté.
Bornons-nous, pour les temps passés, au témoignage particulier de Mgr Clut, l’évêque auxiliaire d’Athabaska-Mackenzie. Il écrit de la mission de la Nativité, sur le lac Athabaska, mission la plus méridionale du vicariat:
...11 mars 1874... Les lettres d’Europe et du lac la Biche sont enfin arrivées. On les attendait avec une vive impatience depuis le 20 février, leur époque ordinaire. Partout, on ne parle que de progrès. Ici, dans notre pauvre Nord, nous allons en sens inverse...
En somme, les nouvelles étaient bonnes. Il n’y a qu’une chose qui m’a bien contrarié: c’est que je puis conclure que nos missions vont être dépourvues de tout, au moins durant une année, et que, de plus, elles ne recevront peut-être pas un sac de farine entre elles toutes. Déjà, l’année dernière, nous n’avions reçu que bien peu de marchandises et point du tout de farine. Nous étions donc déjà en profonde disette, et nous le serons bien plus cette année. La raison en est que nous ne recevons que maintenant les commandes faites lors de la guerre. Nous redoutions alors de manquer de fonds nécessaires, et nous les avions réduites de moitié. L’année 1874 même, nous n’avions rien commandé, de sorte que le peu qui devait nous arriver en 1873 a été réparti en deux ans. C’est ce qui fait comprendre le dénuement dans lequel nous allons nous trouver. Quant à la farine, je crains bien que nous n’en ayons pas même cette année pour faire des hosties.
Tout cela m’afflige beaucoup, non pour moi, mais pour nos pères, nos frères et nos sœurs de Charité. Que c’est dur pour un père comme moi de voir souffrir les siens, et de ne pouvoir leur donner un simple morceau de pain, cet aliment si commun en pays civilisé, pour les soulager!
L’année suivante, 1875, Mgr Clut se trouvait à la mission de la Providence, au nord du Grand Lac des Esclaves, lorsque le courrier d’hiver lui parvint. C’était le Frère Boisramé qui l’apportait du lac Athabaska, où Mgr Clut l’avait envoyé chercher quelques provisions.
De fait, le bon frère n’apportait rien que les lettres et son extrême fatigue, après quarante jours de marche à la raquette.
Mgr Clut écrivit alors dans son même cahier intime:
21 février.—Les nouvelles d’Athabaska sont bien mauvaises. Il y a disette. Cette disette nous fait grandement craindre que faute de provisions de bouche pour équiper les barges de la Compagnie, nous ne soyons encore menacés de ne rien recevoir. Alors, que deviendraient nos pères et nos frères presque tous malades déjà! Dans quel état de privations serions-nous réduits tous ensemble! Rien pour nous couvrir, rien pour acheter de la viande, pas une livre de farine: telles sont les privations dont nous sommes menacés. Que deviendraient nos missions? Que deviendraient nos orphelins, à la Providence et à Athabaska? Que deviendraient nos écoles? Espérons que la Providence viendra encore à notre secours de quelque manière imprévue. Depuis environ sept ans, nous sommes toujours dans la plus grande incertitude et la plus grande anxiété. Pourrons-nous encore tenir l’année prochaine? N’allons-nous pas manquer de tout?
Sur ce cri de détresse poussé au fond du Mackenzie, et comme prolongeant celui de Mgr Grandin, laissons passer quarante-trois ans.
Nous sommes en 1918.
Le 9 juillet de cette année, les journaux catholiques du Canada publient cette lettre, écrite par Mgr Breynat, débarquant à Montréal, au retour d’un voyage accompli dans les intérêts de son vicariat apostolique:
En arrivant de Rome, j’apprends qu’un grand malheur, un vrai désastre vient de frapper nos missions du Mackenzie.
Nous nous réjouissions de ce que la construction de la nouvelle voie ferrée des Great Waterways nous avait permis de transporter notre approvisionnement annuel au fort Mac-Murray. Nous avions ainsi évité les 130 kilomètres de rapides de la rivière Athabaska qui, chaque année, engloutissaient ou endommageaient une quantité plus ou moins grande de nos marchandises. Du même coup, nous avions assez économisé pour faire face à la hausse des prix, sans trop avoir à retrancher du peu de confort heureusement introduit dans nos missions, au cours des dernières années. Nos marchandises se trouvaient au pied des rapides, dans un bon hangar. A la débâcle, ce n’eût été qu’un jeu de les expédier à destination.
La débâcle se produisit au mois dernier, mais une digue se forma, à 5 kilomètres environ en aval du fort Mac-Murray. L’eau, ne trouvant aucune issue, envahit les deux rives, couvrit le plateau sur lequel est construite la petite ville, et atteignit huit pieds de haut dans notre hangar, qui fut déplacé, malgré sa charge, et faillit être emporté par la glace. Le sauvetage fut pénible et très lent à cause de l’amoncellement de la glace. Ce fut une perte de quinze à dix-huit mille piastres (de soixante-quinze à quatre-vingt-dix mille francs).
Un accident analogue, arrivé, il y a trois ans, sur la rivière la Paix, nous contraignit à avoir recours aux petites réserves que chaque mission, à force d’économies, avait pu mettre de côté. Pour comble, nos pêches de l’automne dernier ont été très malheureuses. Ce n’est pas que le poisson ait fait défaut, mais le froid et le vent nous ont empêché de le rendre à destination. Quatre bateaux furent pris dans les glaces et plus ou moins brisés, à une distance variant de 30 à 50 kilomètres de la mission. Le poisson qu’on put sauver dût être transporté à grands frais sur la glace avec des chiens. D’où des dépenses considérables qu’il nous faut maintenant solder, en même temps que celles encourues pour réparer ou renouveler les bateaux.
Il y eut, évidemment, l’hiver dernier, un surcroît de privations chez nos missionnaires, nos religieuses, etc. Je n’ai pas reçu une seule plainte. «Nous nous sommes tirés d’affaire du mieux que nous avons pu», se contente-t-on de me dire.
Mais comment ferons-nous l’hiver prochain, si nous ne recevons promptement du secours? Trois cents personnes environ dépendent du vicaire apostolique pour la nourriture, le vêtement et le logement. Les besoins sont actuellement si nombreux partout et les appels à la charité si fréquents que j’ai bien hésité à tendre la main. Mais la faim fait sortir le loup du bois, et elle donne aux plus timides le courage de devenir mendiants.
Trouvera-t-on mauvais que je vienne en toute simplicité exposer notre situation, et soulever un peu le voile qui cache les dévouements de ces vaillants et de ces vaillantes qui font de plus en plus l’admiration de ceux qui les voient à l’œuvre?
Coûte que coûte, je le sais, nos missionnaires tiendront bon, nos religieuses garderont leurs orphelins et leurs vieillards; chacun «fera comme il pourra», avec ce qu’il aura à sa disposition. On ne regarde pas à une privation de plus dans le Mackenzie. Mais n’y aura-t-il pas quelques lecteurs qui se laisseront toucher et trouveront le moyen, fût-ce au prix d’un nouveau sacrifice, de m’aider à diminuer leurs privations?...
Quelques jours après, Mgr Breynat pouvait écrire, tout à l’honneur de la charité canadienne:
Les aumônes reçues dépassent de beaucoup ce que j’avais osé espérer. Nous n’arriverons pas sans doute, loin de là, à couvrir toutes nos pertes. Mais si le courant de la charité publique envers nous continue encore quelque temps avec la même générosité, j’entrevois la possibilité de nous procurer, avant l’hiver, les articles les plus indispensables. Et que pouvons-nous désirer de plus en ces temps difficiles! Nos missionnaires, qui n’ont pas perdu l’habitude des privations, sauront se contenter de peu. C’est ce qui a fait leur force dans le passé; c’est ce qui la fera dans l’avenir...
Une conclusion s’échappe de ces témoignages des évêques du Nord. La profonde, l’incurable souffrance du missionnaire ne lui vint jamais de sa propre misère. Il s’y attendait. Ses maîtres du noviciat et du scolasticat l’y avaient préparé. Et même cette ressemblance privilégiée avec le divin Pauvre, entrevue par le rêve généreux de son enfance, n’avait-elle pas été l’aimant séducteur de sa vie sacerdotale et apostolique? De bonne heure, et avec la sincérité de saint Paul, il a donc pu dire: scio esurire et penuriam pati, je sais souffrir la faim et le dénuement. L’objet de son inquiétude, de ses labeurs, c’est l’établissement de la foi dans les âmes, son maintien, son progrès, en face des obstacles accumulés contre l’œuvre de Dieu par toutes les forces du pays le plus inhospitalier du monde. Ce n’est pas pour sa propre vie qu’il a lutté et qu’il lutte encore, c’est pour la vie de ses chères missions.
On vient d’entendre le chiffre des pertes du désastre du fort Mac-Murray: si nous ajoutons la valeur de ce qui ne fut perdu, nous atteindrons 200.000 francs. Et cette somme doit être trouvée, chaque année, pour le seul vicariat du Mackenzie.[15]
D’où viendront les ressources?
D’abord, nullement du pays lui-même, presque inexploité encore. Ses forêts, son pétrole, sa houille, son goudron, son cuivre, son argent, son or seront mis en valeur... Mais dans combien d’années?
Quelques indigènes avoisinant la mission commencent à entrevoir que le missionnaire a le droit de compter sur eux. Ils lui portent certains secours. Mais dans tout le passé, dont nous écrivons l’histoire, l’Indien du Nord «travaillant pour le Père», n’a manifesté qu’une âpre exigence à se faire payer, nourrir et habiller, ainsi que sa famille entière, tant que durait son ouvrage.
Etait-ce inintelligence, ou dureté sauvage? Non. Il se trouve en Colombie Britannique trois grandes tribus de la même nation dénée, que Mgr Durieu, «ce missionnaire des missionnaires», est parvenu à instruire du devoir chrétien de soutenir le ministre de l’Autel, et qui donnent de bonne grâce, aussi généreusement que les meilleurs fidèles de race blanche. Les Dénés qui fréquentent l’Ile à la Crosse, mission voisine de l’Athabaska-Mackenzie, sont pareillement dévoués au soutien de leurs pasteurs.
Les fondateurs des missions de l’Extrême-Nord ne jugèrent pas opportun de prêcher à leurs néophytes la doctrine du support du prêtre.
La manie de mendier, que trouvèrent d’ailleurs les missionnaires parmi les sauvages, ne suffisait-elle pas à les décourager dans l’entreprise de faire appel à leur libéralité? Certaines tribus triomphent dans ce métier de quêteurs:
«—Un Montagnais peut vous demander jusqu’à votre dernière chemise, avait-on dit au Père Taché, lorsqu’il partit pour sa première mission.» «Et, en effet, écrit-il, à peine installé parmi ses Indiens, l’un d’eux m’aborde un jour, et me dit:
«—Donne-moi une chemise.
«Je m’en excusai sur ma pauvreté. Il insista; puis, cherchant du doigt le collet de ma chemise:
«—En voici une, dit-il, qui est presque nette, et tu dois en avoir une pour la remplacer quand elle sera sale. Donne-moi donc celle que tu as sur toi.»
Quelque extravagante que soit la demande du sauvage, si le Père n’y fait droit aussitôt, il peut être assuré de devenir le point de mire de tous les quolibets d’avarice, de mesquinerie, que la riche langue indienne pourra inventer.
On raisonnera ainsi sur son refus:
«—Le Père avait ce que je voulais. Je lui ai dit: «Donne-moi cela.» Il m’a répondu: «—Non. Je le garde pour l’hiver, afin de pouvoir vous secourir plus tard.» Donc c’est un ladre, le Père. Ah! il ne nous ressemble pas, nous qui ne gardons jamais rien pour nous!»
Sans vouloir fournir de fausses armes aux niveleurs bolchevistes, ou cégétistes, il nous faut reconnaître enfin que le trait foncier du caractère de notre Indien, c’est le communisme. L’idée de propriété personnelle se serait-elle développée en sa conscience, laissée à elle-même?
A peine a-t-il touché le prix de ses fourrures—une vraie fortune parfois—qu’il convoque tous ses amis, et que la fête bat son plein. En peu de jours tout est dévoré. Un chasseur a-t-il abattu un ours ou un orignal? Aussitôt un feu d’appel s’élève dans la forêt; et la tribu, de toutes parts, accourt au festin. Encore si ces pauvres gens réglaient leurs appétits, ou du moins s’ils pensaient au lendemain, lorsque leur faim est assouvie!
De ce communisme sans réserve, de cette intempérance devant la curée, de l’imprévoyance congénitale de la race, et surtout de l’insuffisance d’un gibier disséminé dans les forets boréales, il résulte que le bien-être et l’apaisement de la faim ne sont que de rares trêves dans la vie de nos Indiens, et que, si parfois il recevait de ses enfants un peu de sa subsistance, le missionnaire du Mackenzie, bon saint Vincent de Paul, le leur rendrait bientôt, ajoutant ce surplus aux aumônes de sa bourse et aux dévouements de sa tendresse.
Cette autre question était posée aux évêques-missionnaires par la Congrégation de la Propagande, en 1880:
«—Quelles sont les maladies les plus ordinaires?
«—La maladie la plus commune, répondit encore Mgr Grandin, et je puis dire la plus dangereuse, est assurément la faim. La disette dans mon diocèse est comme la persécution dans l’Eglise: elle existe toujours en quelque point. Je suis certain qu’il n’est pas un enfant sauvage de sept ans qui n’ait passé plusieurs jours sans manger.[16] Beaucoup, pour ne pas mourir, mangent des aliments gâtés, des racines et des plantes. Le sauvage poussé par la faim mange ses vêtements de cuir, sa tente, etc... Le sauvage infidèle mange sa femme et ses enfants. Ce n’est pas seulement le sauvage qui souffre de la faim; le missionnaire aussi est exposé à des jeûnes rigoureux, surtout dans les voyages; lui aussi est obligé d’en venir aux expédients pour sauver son existence. L’hiver dernier encore deux pères de la partie sud-ouest du diocèse se sont trouvés dans la nécessité de manger du loup empoisonné (on tue les loups avec un poison très actif), du chien et une foule de choses dont on ne croirait pas que l’homme pût se nourrir...»
La famine est donc, en définitive, la noire souveraine de ces immensités perdues. C’est dans sa main spectrale qu’il faudrait placer la plume qui raconte la vie du Nord, pour mettre les descriptions d’accord avec la vérité. C’est elle qui règle la marche des groupes nomades à travers les steppes et les bois. C’est elle qui décime les familles, les tribus, la nation. C’est elle qui extermine des camps entiers, dont on retrouve les cadavres en débris sur le sol, à la fonte des neiges. C’est elle qui nous apprendrait sans doute ce que sont devenus tels commerçants, tels explorateurs, tels serviteurs de ceux-ci, dont les survivants ont raconté qu’ils s’étaient perdus dans la poudrerie, mais dont les Indiens, reconnaissant un jour les restes sanglants, se disent entre eux que les plus faibles furent mangés par les plus forts.
Un mot de notre langue française, dont le sens va s’adoucissant de plus en plus pour nous, se conserve du moins, avec sa rigueur, dans les langues sauvages du Nord: jeûner.
Jeûner, c’est n’avoir plus mangé pendant des jours, pendant des semaines quelquefois.
Lorsque le dernier chasseur est rentré, sans avoir «rien vu», et qu’il n’y a plus d’espoir, les faméliques, dévorés par la fièvre de leurs entrailles et par la combustion du froid, s’acheminent, aidés de deux bâtons, vers le poste de la Compagnie, ou vers la maison du missionnaire. Plusieurs tombent, au milieu du long voyage, et les loups, qui suivent par instinct ces tristes caravanes, en font aussitôt leur proie. Quelques-uns arrivent au fort, ou s’en approchent assez pour faire «avertir les Blancs».
A ces cadavres qui se traînent, convient littéralement la parole de Job, que nous redisons à l’office de la Commémoraison des morts: Pelli meæ, consumptis carnibus, adhæsit os meum, et derelicta sunt tantummodo labia circa dentes meos! Les yeux dilatés et sans regard dans leur grand cercle noir, les dents sèches et longues dans leurs gencives exsangues, les lèvres collées sur leurs mâchoires, la peau mate, terne, plissée jusqu’aux ongles, ils viennent tomber aux pieds du missionnaire, n’ayant même plus la force d’exprimer une plainte, une prière...
L’infécondité d’un sol éternellement glacé, l’extrême isolement des régions arctiques, la misère presque permanente des sauvages: voilà donc le vrai cadre de vie et d’action où notre sympathie doit voir cinquante missionnaires, autant de religieuses enseignantes ou hospitalières, et des centaines de vieillards, d’orphelins et de malades, les yeux levés au ciel vers le Dieu des pauvres, les bras tendus, par delà leurs neiges et leurs glaces, vers les pays plus doux, vers la charité, capable de donner un peu de son or et beaucoup de son cœur.
Eh bien! le Dieu des pauvres et des orphelins a entendu cette prière. La charité, «vierge, pure et féconde», n’a jamais cessé de sourire, depuis soixante-quinze ans, sur ce désert de la désolation.
Voici, en tête de la bienfaisance, l’œuvre éminemment catholique de la Propagation de la Foi. On sait quelle patrie fut son berceau et quelle même nation l’alimente toujours, plus abondamment que toute autre, quels que soient ses malheurs, et quelles que soient les persécutions qu’y déchaînent les légions du mal contre ceux qui donnent à la «propagation de la foi catholique» le meilleur de leur argent, de leurs travaux et de leur sang.
Sans le secours de la Propagation de la Foi de Paris et de Lyon, les missions du Nord-Ouest américain, les missions de l’Extrême-Nord, en particulier, n’eussent jamais été. Les missionnaires, venus plus tard avec le développement de ces contrées, eussent trouvé tous les Indiens gagnés au protestantisme ou définitivement enracinés dans le paganisme. Mgr Taché, premier archevêque de Saint-Boniface, récapitulant les événements de sa carrière apostolique, s’en exprimait ainsi:
«—Pour se faire une idée juste de la position des nôtres, il faut se souvenir que la plupart de nos missions ont été commencées dans des forêts presque inaccessibles et au milieu de sauvages pauvres, grossiers et alors païens. Les allocations de l’œuvre admirable de la Propagation de la Foi, aidées plus tard de celles de la Sainte-Enfance, ont été nos seules ressources pendant de longues années.»
La Sainte-Enfance continue à aider la Propagation de la Foi par des contributions considérables. Beaucoup d’orphelins lui doivent leur salut.
L’Œuvre Apostolique se dévoua également. L’année 1873-1874, elle préserva même de la disette tout le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Elle soutient et développe encore son précieux concours.
Est-il besoin d’ajouter qu’à la lecture des rapports publiés sur nos missions glaciales, d’autres âmes généreuses se sont attendries; et que, de tous les points du monde, des aumônes sont parvenues aux évêques missionnaires, obole de la veuve le plus souvent, et si agréable à Dieu, don matériellement plus large quelquefois du riche: toutes offrandes qui se présentent sous la parure exquise de la reconnaissance surnaturelle, pour l’honneur d’avoir pu servir le bon Dieu dans ses pauvres. Une des dernières lettres disait:
«—Merci, Monseigneur, d’avoir bien voulu accepter ma modeste contribution pour vos chers pauvres.»
Sur ces uniques secours, secours assurés de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance, secours instables de la charité privée, les missions du Nord, avec leurs deux orphelinats-hôpitaux, vécurent jusqu’en 1899.
A cette date, le gouvernement canadien offrit aux sauvages de l’Athabaska, et, l’année suivante, aux tribus voisines du Mackenzie, une sorte de traité, aux clauses duquel les Indiens abandonnaient certains droits sur leur terrain. Des compensations que proposait le gouvernement, la principale était une allocation en faveur des écoles, allocation déterminée pour un nombre d’enfants fixé d’avance.
Ce fut le signal de la grande marche.
Couvents, orphelinats, hôpitaux, pensionnats, écoles rurales se multiplièrent. Le Mackenzie compte aujourd’hui six de ces établissements, confiés aux Sœurs Grises; et l’Athabaska huit, confiés aux Sœurs de la Providence.[17]
Mais aussi, comme il en a été depuis la fondation de l’Eglise par Notre-Seigneur, le zèle des apôtres de l’Extrême-Nord a devancé démesurément leurs moyens d’action; et voilà comment le problème de la subsistance des œuvres, loin de se résoudre, s’est compliqué, et que jamais les missionnaires ne se sont vus chargés de tant de soucis.
Mgr Grouard, ne parlant que de son vicariat d’Athabaska, écrivait, en 1905:
Le nombre des enfants dans nos écoles est de 312, y compris les 18 de l’école du Père Josse. Le gouvernement donne des subsides pour 100 enfants sauvages. C’est la même somme accordée aux écoles du Manitoba et du Nord-Ouest, sans tenir compte de l’énorme différence des situations, et, par conséquent, elle est de beaucoup insuffisante. Cependant nous sommes heureux d’obtenir ce secours, sans lequel on n’aurait même pas songé à fonder les trois nouveaux couvents. La Propagation de la Foi, la Sainte-Enfance, quelques revenus et le travail de tous permettent de soutenir ces œuvres.
Le travail de tous.
Ces simples mots de l’humble prélat, sur lesquels glisserait si rapidement la lecture, entr’ouvrent sous nos yeux, la mine profonde qui recèle le capital foncier des institutions apostoliques de l’Extrême-Nord.
Le travail de tous, c’est-à-dire le travail de l’évêque lui-même, le travail du simple prêtre, le travail de la Sœur Grise, le travail de la Sœur de la Providence, et surtout le travail du frère convers Oblat de Marie Immaculée.
Travail d’économie d’abord.
Il alla si loin que les religieuses se confectionnèrent quelquefois des robes grises avec des sacs de toile d’emballage hors d’usage, tandis que les missionnaires se taillaient leurs vêtements dans la peau des animaux sauvages. Pas un meuble indispensable de nos jours encore, dans ces résidences ensevelies sous les neiges. Durant les longues soirées de l’hiver, une seule petite lampe s’allume et se pose sur le milieu de la table «de famille». A l’heure prescrite par la règle pour le silence et le recueillement, elle voit la communauté entière lui former couronne, chacun lui tournant le dos, afin de lui prendre quelques rayons pour son livre d’étude ou de prières.
Travail d’activité incessante, dans les rudes ouvrages.
Mgr Grouard les racontait de la sorte, 36 ans après l’érection du vicariat apostolique d’Athabaska-Mackenzie, au chapitre général de 1898[18].
«Les travaux de tous genres s’imposent aux Pères comme aux Frères. Instruire nos sauvages, et pour cela étudier leurs langues; faire des livres qu’il nous faut imprimer et relier; confesser, visiter les malades à des distances parfois considérables, soit en hiver, soit en été; faire l’école là où la chose est possible: voilà, comme partout ailleurs, la besogne des missionnaires du Nord. Mais ils sont obligés aussi de se livrer à une foule d’autres travaux pour se procurer leur maigre subsistance, ou pour se mettre à l’abri du froid.
«En conséquence, ils aident les Frères à la pêche, aux bâtisses, au bûchage, etc... et au jardinage, là où le sol peut se cultiver avec quelque chance de succès.
«C’est dire que les soucis de l’existence matérielle, la lutte pour la vie prennent une très grande part dans nos occupations. Et qu’on veuille bien remarquer qu’il ne s’agit pas seulement de se procurer quelque bien-être ou de vivre plus ou moins confortablement, cela ne vaudrait pas la peine d’en parler; mais qu’il s’agit réellement de ne pas mourir de faim et de froid.
«Personne n’est donc dispensé du travail, s’il veut vivre dans nos missions. Nous ne pouvons pas y manger notre pain à la sueur de notre front; mais il faut suer pourtant pour nous procurer soit une patate, soit un poisson, soit un morceau de viande sauvage.
«Cependant, dans les missions où nous avons des établissements de religieuses avec écoles et orphelinats, les difficultés de l’approvisionnement sont beaucoup plus grandes que là où un père réside seul avec un frère. C’est pourquoi nous avons besoin d’y entretenir un personnel plus nombreux, surtout un fort contingent de frères convers, sans lesquels ces œuvres seraient impossibles.»
Nous n’insisterons pas ici sur ces dévoués auxiliaires du prêtre missionnaire, les frères convers. Quelques pages ne sauraient faire connaître leur mérite. Nous leur consacrerons un livre[19]. Indiquons seulement, dans un bref aperçu, en quoi ils justifient les paroles de confiance de leurs évêques.
Les ressources, énumérées plus haut, ont permis l’établissement des missions, il est vrai; elles ont pourvu aux voyages de chaque année; elle fournissent les vêtements et l’outillage nécessaire; elles assurent l’acquisition et le transport des articles d’échange qui doivent payer les services des engagés; elles procurent même une réserve de farine et de conserves alimentaires dont vivraient, durant quelques jours, les missionnaires et leurs pauvres. Mais point davantage. La réelle bienfaisance de la charité, mère de ces ressources, aura été de rendre possible, et de moins en moins pénible, le travail assidu des mains nourricières, le travail de tous.
Or, ce travail ne peut être confié aux Indiens, trop souvent paresseux et exigeants, si ce n’est au second plan, sous une direction vigilante. Le prêtre, d’autre part, ne saurait, sans sacrifier l’essentiel de son saint ministère, assumer les soins de cette direction et de cette surveillance. A plus forte raison, ne pourrait-il accomplir le principal de l’ouvrage, dont l’Indien est incapable.
Ici paraît le frère convers.
Fidèle à la vocation sublime que Dieu lui a donnée, il arrive avec sa bonne volonté, avec ses bras, avec son esprit d’apostolat. Religieux et missionnaire comme le prêtre, il ne lui manque que l’instruction achevée et le caractère sacerdotal.
A lui la tâche et l’honneur de loger et de nourrir les serviteurs de Dieu.
Son chantier est immense comme le vicariat auquel il appartient. Il aura à cultiver le maigre jardin, à arracher à la forêt les bois de construction et de chauffage, à amasser le foin nécessaire à quelques animaux que l’on élève dans les missions les moins glaciales, à aller chercher les dépouilles des fauves tués par les chasseurs sauvages, à entretenir les équipages de traîneaux, etc.
Mais le grand travail du frère convers sera la pêche.
Le poisson constitue, en effet, le fond de l’alimentation du Nord. S’il était constamment assuré, les habitants de ces tristes régions s’estimeraient tout à fait heureux. C’est que le poisson du versant de l’Océan Glacial Arctique est délicieux. Il est si gras qu’il se cuit dans sa propre graisse, et qu’il n’est besoin d’autres condiments pour le rendre succulent. Il est si varié qu’une espèce semble avoir été accommodée pour chaque goût par la Providence: ce sont principalement le brochet, la carpe, la truite, l’inconnu (saumon blanc), le hareng, le poisson-blanc, le poisson-bleu.
Ces poissons fourmillent dans les eaux septentrionales; mais en des endroits qu’ils préfèrent, et qu’il s’agit de trouver. Tous migrateurs, ils vont des lacs aux rivières et des rivières à la mer, par espèces, par saisons, en des passes gigantesques.
C’est à la passe d’automne qu’il faut les prendre, rapidement, juste au temps voulu pour qu’ils se conservent gelés, et en grande quantité.
Vingt-cinq mille poissons ne sont pas trop pour nourrir, un hiver durant, cent cinquante bouches: pères, frères, religieuses, vieillards, enfants et chiens—qu’on nous pardonne ce rapprochement, la seule différence entre les personnes et les chiens, au point de vue que nous traitons, étant que ceux-ci avalent leur ration du jour toute crue, en une fois, et que les hommes la mangent cuite, s’il se peut, et en trois fois.
La pêche d’automne requiert une patiente préparation, un agrès considérable, de longs et dangereux voyages. Peu de missions ont leur bassin de pêche dans leur voisinage. Ainsi les bassins du fort Providence sont à 64 kilomètres, ceux du fort Simpson à plus de 240 kilomètres. Entre la mission et le vivier d’occasion, il y a toujours des lacs houleux à traverser ou des rivières rapides à remonter.
Il est bien rare que ces entreprises finissent au souhait de tous.
Si la migration du poisson s’accomplit au temps calculé, si les vents ne paralysent pas les barques, si les vagues de fond n’emportent pas les filets tendus, si les glaces ne viennent pas briser la cargaison, ou l’immobiliser loin de la mission, si la capture rendue à bon port n’est point gâtée par quelque chaleur tardive, l’hiver verra la sécurité joyeuse s’asseoir, à côté de la reconnaissance envers Dieu, à la table du missionnaire, des religieuses, des malades et des orphelins. Mais que l’une de ces conditions vienne à faillir, c’en est fini. Il faudra, selon le cas, établir aussitôt le régime rationné, se résoudre à manger une chair plus que... faisandée, que refuseraient les chiens d’Europe, ou encore passer les mois de l’hiver au dur travail de la pêche sous la glace.
Relisons ce fragment d’une lettre adressée à une bienfaitrice de France, après la pêche de l’automne 1898, par le Père Lecorre, supérieur de la mission de la Providence, sur le fleuve Mackenzie. Tout y est contenu:
...Je ne sais ce que l’année qui va s’ouvrir nous réserve à nous dans cette mission. Mais la fin de celle-ci m’apporte bien des soucis. C’est vite fait, à Bordeaux, de trouver, moyennant quelques sous, le morceau de pain qui défraiera le repas du jour. Mais ici il faudrait faire quelque cent lieues avant de nous le procurer. Notre ressource principale est dans l’eau du lac et des grands fleuves qui s’en épanchent; et, l’automne, nous mettons nos filets de pêche dans les bassins propices afin de prendre, dans quelques semaines, assez de poissons pour passer l’hiver. Généralement la glace ne vient interrompre cette pêche que vers la fin d’octobre. Mais cette année, dès la fin de septembre, elle est venue nous jouer le plus vilain tour du monde. Une violente bourrasque du Nord, accompagnée de tourbillons de neige, l’a apportée au galop, la brisant, la reformant à mesure, et finissant par emporter, à la merci des vagues furieuses et des glaçons, la plus grande partie de nos filets. Que faire? Outre la perte énorme de ces engins de pêche, nous n’avions pas encore le tiers du poisson qu’il nous faut. Nous nous disions, pour nous encourager, que ce froid prématuré ne persisterait pas et que l’été indien, comme on dit ici, reviendrait nous permettre d’utiliser ce qui nous reste encore de filets. Hélas! vain espoir! le fleuve a continué de charrier des glaces; la neige s’est accumulée au lieu de fondre; et nous voilà réduits à pêcher, presque tout l’hiver, sous la glace.
La pêche sous la glace: cela est bien vite dit, et, en France, on ne conçoit guère ce qu’il y a de fatigues et de souffrances, sous ces quatre petits mots: pêcher sous la glace.
D’abord, il faut aller bien loin; car le poisson, en hiver, se
réfugie dans les profondeurs des grands lacs; et la moindre distance d’ici, pour l’atteindre, est au moins deux jours de marche. Voilà donc deux de nos bons Frères obligés d’aller séjourner durant quatre à cinq mois loin de nous, sous une tente de peau. S’ils avaient encore du bois à discrétion pour résister, par un bon feu, à des températures de 35 à 40° de froid! Mais non; ils vont se rendre dans une île bien dépourvue sous ce rapport. Puis, quel travail, et même, peut-on dire, souvent quel martyre, de se tenir, le jour entier, par des froids pareils, sur une plaine de glace immense et à découvert, exposés à des vents glacés et à des poudreries de neige aveuglantes; de creuser des bassins dans une glace de quatre, cinq et six pieds d’épaisseur, bassins qu’il faudra refaire le lendemain, car le froid de la nuit se chargera bien de les refermer; d’avoir des heures et des heures, les mains nues dans l’eau et la glace, tandis que les pieds restent immobiles dans la neige; ce qui occasionne parfois des douleurs intolérables! Et puis, ce poisson que l’on prend au prix de tant d’épreuves, il faut bien le rendre ici. Encore deux frères et deux traîneaux à chiens continuellement en route à cet effet: quatre jours de marche à la raquette. Ce ne sont pas des voyages d’agrément dans ces rigueurs de la saison. Les hommes endurent de grandes fatigues, et les chiens encore plus: qu’ils gagnent bien la triste pitance qu’on leur réserve pour chaque soir en voyage! Encore, Dieu soit loué si la pêche réussit dans ces conditions! Mais parfois le poisson manque dans ces rudes hivers. Et alors!... Comprenez-vous cet alors de souci pour le pauvre père de famille? N’avoir rien pour calmer la terrible faim des siens! Heureusement, nous avons affaire à la divine Providence, et nous pouvons toujours avoir recours à la prière, à celle surtout de nos chers petits enfants. Notre bon Père du ciel ne nous délaissera pas...
Oui, la prière, prière des petits enfants, prière des sœurs de la Charité, prière du missionnaire, voilà le refuge suprême de la confiance courageuse et le dernier secret du triomphe de nos missions polaires, dans la lutte pour leur subsistance.
Elles furent spécialement confiées, ces prières, à saint Joseph, père nourricier du divin Ouvrier et de tous les pauvres. C’est lui que le vicaire apostolique du Mackenzie a nommé son Procureur en Chef. C’est en son honneur que sont chantées les messes d’actions de grâces pour tous les bienfaits.
Et jamais saint Joseph ne trompa la prière de ses enfants du Nord. Il se fit leur providence. Il apporta sans cesse le nécessaire, et souvent un peu de superflu. Il lui arriva de se cacher, comme pour laisser mieux voir que tout était humainement perdu; mais il reparut toujours, à l’heure critique, ne reculant même pas devant le miracle, s’il fallait le miracle...
N’est-ce pas un miracle permanent déjà que de tous nos missionnaires, de nos religieuses et de nos orphelins, nul ne soit mort de faim, en ces trois quarts de siècle?
Qu’il soit donc béni, le grand Travailleur invisible de nos missions glaciales!
L’une des dernières interventions merveilleuses du saint Pourvoyeur, au mois de mars 1917, sauva d’une famine imminente l’orphelinat Saint-Joseph, du fort Résolution, sur le Grand Lac des Esclaves.
La pêche de l’automne avait été insuffisante, et la chasse à l’orignal, sur laquelle on compte toujours un peu pour «combler les vides», avait fait entièrement défaut, tout l’hiver.
Aux caribous (rennes), il ne fallait pas songer. Leurs troupeaux ne fréquentaient plus, depuis des années, ces parages du Grand Lac. De plus, c’était l’époque de leur retour à la mer Glaciale. Des sauvages arrivés de l’est du lac, à 500 kilomètres du fort, avaient dit que les bois favoris des rennes pour leur hivernement étaient désertés.
La pêche sous la glace n’avait jamais été si misérable. Les frères Kérautret et Meyer, qui étaient allés se loger sur un îlot lointain, avaient pris quatre truites en dix jours, avec leurs 70 hameçons tendus ensemble, sur un long espace, dans l’eau profonde. La visite de ces hameçons avait même failli être fatale au Frère Meyer. S’avançant, un matin, dans la brume qu’écrase toujours un froid de plus de 40 degrés centigrades, il n’aperçut pas une large crevasse qui s’était formée pendant la nuit et il y tomba. Il ne dut son salut qu’au long manche d’un outil, destiné à creuser des bassins, qui se posa en travers sur la glace, et auquel il se trouva suspendu par les mains.
Cependant les réserves achevaient de s’épuiser. Cent orphelins, dix sœurs et autant de pères et frères ressentaient les premiers tiraillements de la faim.
Un soir, le Père Duport, supérieur de la mission, n’en pouvant plus d’inquiétude, alla au réfectoire, où il trouva les enfants attablés autour de petits morceaux rôtis des derniers poissons. Prenant l’air mécontent, il dit:
—Mes enfants, si nous sommes dans la misère ce n’est pas la faute de nos Frères: ils ont tout essayé; ni de vos bonnes Sœurs: elles ont tout sacrifié pour vous. C’est votre faute, à vous!
Plusieurs crurent qu’on leur reprochait de manger trop et se mirent à sangloter.
—Ce n’est pas cela, reprit le Père supérieur. Si je suis fâché, très fâché, c’est que vous ne priez pas saint Joseph avec assez de ferveur. Voilà ce que je veux dire.
Sur cette explication, tous les petits se lèvent et promettent de prier «de toutes leurs forces».
La Sœur supérieure, mise en demeure de fixer le nombre des caribous, répond qu’il en faut cent, pas un de moins.
—Eh bien, mes enfants, à genoux!
Une nouvelle neuvaine commence, séance tenante, pour sommer saint Joseph de procurer les cent caribous.
Le surlendemain, c’était la fin des vivres.
Le Père Duport fit venir les deux chasseurs engagés de la mission:
—Attelez tout de suite vos chiens, et partez.
Les sauvages haussèrent les épaules:
—Mais tu sais bien comme nous, Père, qu’il n’y a rien, plus rien. C’est impossible.
—Partez, vous dis-je. Allez nous tuer cent caribous, pas un de moins. Saint Joseph nous les doit, puisqu’il nous les faut et que nous les lui demandons. Il vous les enverra.
Tout à fait certains qu’ils allaient à un échec, mais payés pour cela, les deux hommes partirent.
Ils n’avaient pas marché deux jours, courte distance pour nos pays, qu’une armée innombrable de rennes débouchait sur le lac, devant eux, et venant de l’est, à l’encontre de toutes les lois suivies, de mémoire d’Indien, par ces animaux nomades.
Abasourdis de voir si subitement, et en ces lieux, plus de caribous qu’ils n’en avaient jamais rencontrés à la fois, les chasseurs se ressaisissent, se mettent en position, et procèdent à l’exécution de la bande, qui détale sur le flanc. Un renne tombait, et deux parfois, à chaque balle de leur puissante carabine. Le troupeau dispersé, les Indiens s’en furent compter les morts.
Il y en avait cent trois.
C’était au moment même où les sœurs et leurs orphelins, réunis à la chapelle pour la neuvaine, suppliaient saint Joseph, «dans une prière à fendre l’âme», de donner vite les cent caribous, pas un de moins.
Le Père Duport, qui nous rendit compte lui-même de ce «haut fait» du cher saint du Mackenzie, finissait par cet avis, auquel c’est notre bonheur de nous conformer toujours:
«Si vous avez quelquefois un petit mot à adresser à vos auditeurs sur la puissance et la bonté de saint Joseph, n’oubliez pas de nous citer en exemple, car je suis persuadé, et ce n’est pas d’aujourd’hui, que c’est lui qui nous soutient et nous fournit largement tout ce qui est nécessaire à notre subsistance, dans ce vaste désert glacé. Nous l’avons prié souvent dans nos différentes entreprises; et, à sa gloire, je dois dire que nous avons toujours été exaucés.»
1845.—Les pionniers de l’apostolat.—Mgr Provencher.—M. Thibault dans le Nord.—Le rendez-vous du Portage la Loche.—Fondation de la mission de l’Ile à la Crosse.—La scène du Portage, décrite par M. Thibault.—Les précurseurs du missionnaire.—Les Métis.—Le Patriarche Beaulieu.—Du Diable à Dieu.—Larmes de M. Thibault.—Les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.
L’heure de Dieu pour la conversion de la nation Dénée sonna en 1845. Ce fut M. l’abbé Jean-Baptiste Thibault qui répondit à son appel.
La rencontre des représentants de toutes les tribus de l’Extrême-Nord avec le missionnaire eut lieu au Portage la Loche. Elle dura six semaines.
M. Thibault était l’un des douze prêtres séculiers qui furent les pionniers de l’apostolat dans le Nord-Ouest, et qui eurent pour champ d’évangélisation un territoire dix fois plus grand que la France.[20]
Ces douze apôtres, recrutés dans l’Eglise de Québec, de 1818 à 1844, par Mgr Provencher, premier évêque de Saint-Boniface, méritent d’être inscrits à la tête de tous les vaillants qui doivent passer sous nos yeux, avec nos pages: Sévère Dumoulin, Destroismaisons, Harper, Boucher, Poiré, Demers, Belcourt, Thibault, Mayrand, Darveau, Laflèche, Bourassa.[21]
En 1891, le Canada célébrait le cinquantième anniversaire de l’arrivée des Oblats de Marie Immaculée dans le Nouveau-Monde, Mgr Taché, parlant au milieu des solennités tenues à Montréal, s’écria:
«—Les Oblats ont beaucoup travaillé dans les pays qui se nomment aujourd’hui Manitoba, Saskatchewan, Alberta, Colombie. Mais ils n’y sont pas seuls. Ils n’y ont même pas été les premiers. Tous, nous y avons été devancés par d’admirables ouvriers évangéliques, membres du clergé séculier, qui ont porté bien haut et bien loin la bannière sacrée du salut dans ces contrées, alors qu’elles étaient du plus difficile accès et des plus inhospitalières. Ces nobles pionniers de la foi ont été nos devanciers, nos modèles; et, je suis heureux de le dire, ils continuent d’être nos compagnons; ils sont nos amis et nos collaborateurs.»
Mgr Provencher, le premier de ces pionniers de l’Ouest, avait abordé à la Rivière-Rouge, dans la localité devenue Saint-Boniface et Winnipeg, le 16 juillet 1818.
Il arrivait, simple prêtre, envoyé par Mgr Plessis, évêque de Québec, unique diocèse du Canada. M. Dumoulin était son compagnon.
Mgr Plessis répondait à la prière d’un Lord protestant, chef de la colonie de la Rivière-Rouge: Sir Thomas Douglas, comte de Selkirk.
Le noble Lord, écossais de patrie, avait acheté le plus grand nombre des actions de la Compagnie de la Baie d’Hudson, dans l’intention de se faire octroyer par la Compagnie un terrain propice à la fondation d’une colonie pour ses compatriotes. Il obtint 256 kilomètres carrés qu’arrosaient la rivière Assiniboine et la rivière Rouge. En 1812 il installa, au confluent de ces rivières, une vingtaine de familles écossaises, qu’il vit bientôt débordées par les coureurs-des-bois et par les voyageurs engagés des deux Compagnies de fourrures, presque tous d’origine française.
Vinrent les querelles suscitées par la Compagnie du Nord-Ouest, des incendies, des épidémies, la famine.
La colonie allait sombrer dans le découragement, lorsque Lord Selkirk, comprenant que la religion catholique seule pouvait la sauver, demanda des missionnaires à l’évêque de Québec. Il fit son premier appel en 1816. Il le réitéra l’année suivante avec plus d’instances. En 1818, Mgr Plessis lui donnait M. Provencher.
Le changement souhaité s’accomplit bientôt.
«Toutes les familles, réconciliées et rassurées par la religion, reprirent le travail avec ardeur. Le pays qui jusqu’alors n’avait offert que le spectacle de la division, de la haine et de la vengeance, voyait tout à coup l’union régner entre ses habitants, sans distinction de croyances ni de races.»
Nous ne pouvons que vénérer au passage Mgr Provencher, ce grand missionnaire, grand par tous les côtés: par la stature, par la dignité, par la piété, par la charité, par l’énergie, par la constance, par le succès final. Disons seulement, pour ne nommer que l’une de ses vertus, qu’il embrassa d’amour la pauvreté, fondatrice de toutes les œuvres de Dieu:
Obligé de travailler son champ pour vivre, il portait des soutanes usées et rapiécées, d’étoffe grossière, dont il eût été difficile de dire la couleur. Son carrosse épiscopal était une grosse charrette à laquelle il attelait un bœuf. Plus tard, il remplaça le bœuf par un cheval. Pour siège, dans cette voiture, il prenait une chaise qu’il liait solidement avec une corde, et il cheminait ainsi à travers la prairie, allant d’une mission à l’autre. Pour chaussures, il avait de gros sabots en bois. Il aimait mieux vivre dans cette pauvreté et se priver d’une foule de choses que de retrancher un sou à ses chères missions. Un jour qu’on l’exhortait à changer sa charrette pour une voiture plus douce, tant il était vieux et fatigué, il répondit:
«—Je me suis toujours fait une règle de ne rien dépenser pour mon bien-être personnel; ce n’est pas à la veille de descendre dans la tombe que je veux renoncer à cette résolution dont j’attends tant de consolation à l’heure dernière.»
De son pauvre palais de Saint-Boniface, la flamme apostolique du pieux évêque rayonna jusqu’aux confins de son diocèse. Elle embrasait d’une ardeur suppliante les appels qu’il faisait au dévouement des prêtres de Québec.
Mais il avait soin de marquer toujours qu’il ne voulait que «des hommes de choix», des «sujets d’espérance», des «planteurs de la foi».
M. Thibault fut l’un de ces «sujets d’espérance, planteurs de la foi», envoyés par Québec au Nord-Ouest.
Il arriva, jeune sous-diacre, en 1833.
Il devait consacrer aux missions trente-neuf ans de sa vie sacerdotale.
En 1842, rompu au métier apostolique chez les Sauteux et chez les Cris de la prairie, il se propose lui-même à Mgr Provencher qui demande un missionnaire pour commencer l’évangélisation des sauvages des bois du Nord.
Il part à cheval, de Saint-Boniface, le 20 avril. Le 19 juin, il est au Fort des Prairies (Edmonton), à 375 lieues de Saint-Boniface:
J’ai passé le reste de l’été, écrit-il de là, parmi des nations bien méchantes qui pourraient bien quelque jour me lever la chevelure. Je n’ai qu’un homme pour m’accompagner et me guider dans mes courses. Que Dieu soit béni! S’il me juge digne de plaider sa cause, il me conservera.
En juillet, il se trouve à 64 kilomètres, à l’ouest d’Edmonton, au bord d’un lac, appelé le lac du Diable par les Cris qui le fréquentaient. Substituant à ce nom celui de la Patronne du Canada, il y établit la première mission du Nord, encore subsistante: la mission du lac Sainte-Anne.
Du lac Sainte-Anne, il pousse immédiatement jusqu’aux montagnes Rocheuses, où l’attend un autre camp de Cris.
En 1844, il visite un groupe détaché de la tribu Montagnaise dénée, et cantonné au lac Froid, à 270 kilomètres à l’est du lac Sainte-Anne.
Ce premier contact avec les Dénés le remplit de courage, et il regagne le lac Sainte-Anne, décidé à entreprendre, l’année suivante, le grand voyage au Portage la Loche. En attendant, il envoie à la nation dénée un message, la conviant à ce rendez-vous.
La nouvelle d’un accident déplorable devait lui apprendre bientôt à quel danger venaient d’échapper les bons Indiens qu’il lui tardait de donner à Dieu.
Un ministre wesleyen, M. Evans, «homme d’un zèle digne de servir une meilleure cause», avait, en 1842, et sur l’invitation de la Compagnie de la Baie d’Hudson, visité rapidement les postes du district, sans plus faire que de donner «quelques bons conseils» aux Indiens rencontrés. Son terrain ainsi reconnu, il avait lancé une lettre aux «chefs et guerriers» du lac Athabaska et de l’Ile à la Crosse, leur promettant qu’il viendrait les instruire, l’automne 1844. Beaucoup se rendirent à cette proposition.
Mais le prédicant ne parut pas. Parti en canot léger, à la date voulue, avec son interprète, Thomas Assell, montagnais lui-même et fort estimé de ses compatriotes, il n’était plus qu’à trois jours de l’Ile à la Crosse, lorsque, au détour d’une rivière, il aperçut des canards et voulut les tirer. Comme il levait son fusil, le coup partit, frappant dans le dos l’infortuné Assell. M. Evans, craignant la rancune des sauvages, enterra le corps et rebroussa chemin.
M. Thibault apprenait, en même temps, que les Montagnais, émus de ce malheur, soupiraient davantage après le ministre de la vérité. Il se prépara donc avec une ardeur plus grande à la rencontre du Portage la Loche.
Nous n’avons pas oublié ce qu’était, à cette époque, le célèbre Portage la Loche, «seuil de l’Extrême-Nord», «point culminant de la séparation des eaux Hudsoniennes et Arctiques».
Sur ce plateau, tout le commerce du bassin de l’Athabaska-Mackenzie devait passer. C’était le terminus des caravanes. Celles de la baie d’Hudson, de Montréal, de Winnipeg y déposaient leurs marchandises, et revenaient sur leurs pas, avec les fourrures de l’Extrême-Nord. Celles de l’Extrême-Nord, allégées de leurs fourrures, prenaient les marchandises, et s’en retournaient les distribuer, sur la Rivière la Paix jusqu’aux Montagnes Rocheuses, et sur le fleuve Mackenzie jusqu’à l’Océan Glacial.
Chaque fort-de-traite de l’Athabaska-Mackenzie envoyait au Portage la Loche deux barges, chargées des retours des pelleteries de l’année. Ce long voyage—deux mois, depuis Good-Hope—demandait un gros équipage pour faire la touée des barques, contre le courant, toujours rapide, du fleuve Mackenzie, de la rivière des Esclaves, de la rivière des Rochers, de la rivière Athabaska et de la rivière Eau Claire enfin, laquelle aboutissait au Portage la Loche.
Pendant plus d’un mois, le Portage devenait une Babel fourmillante de toutes les races et de toutes les tribus. Il y avait des Cris, des Sauteux, des Maskegons: tous de la nation Algonquine, et venant de l’est ou du sud. Il y avait des Loucheux, des Peaux-de-Lièvre, des Esclaves, des Flancs-de-Chiens, des Couteaux-Jaunes, des Castors, des Montagnais, des Mangeurs de Caribous: tous de la nation Dénée et venant du nord. Parmi ces Peaux-Rouges, allaient et venaient quelques commerçants affairés.
En cette année de grâce 1845, la foule du Nord était plus nombreuse que jamais, car ayant appris que «l’homme de la prière», «la robe noire», «le priant Français», le prêtre de la vraie religion, cette fois, serait là, plusieurs sauvages du lac Athabaska et du Grand Lac des Esclaves avaient formé une flottille spéciale de canots d’écorce. Tous ces Indiens, engagés de la Compagnie ou gens libres, avaient poussé barges et pirogues, avec un entrain inconnu, vers le rendez-vous marqué.
A ce rendez-vous, l’homme de la prière, M. Thibault, arriva le premier.
Parti du lac Sainte-Anne, au lendemain des fêtes de Pâques 1845, il s’arrêta à l’Ile à la Crosse, à 180 lieues du lac Sainte-Anne «après beaucoup de fatigues, et jeûnant depuis quatre jours», nous apprend M. Laflèche.
Quant à M. Thibault, que «son humilité a toujours empêché de faire connaître ses travaux et ses privations dans ses lointaines missions», dit encore M. Laflèche, il se contente de tracer dans le journal de son itinéraire ces quelques mots:
Ile à la Crosse, 24 mai 1845. Il y a quinze jours que je suis arrivé ici, sur un petit canot, avec un seul compagnon... Je suis à l’ouvrage, le jour et la nuit. Sans cesse je suis entouré de quatre-vingts familles montagnaises, dont je ne saurais satisfaire la faim et la soif de la justice de Dieu. La miséricorde divine paraît ici avec éclat. Le jour et la nuit, je suis employé aux saints exercices de la mission, et mes bons sauvages, dévorés d’une sainte avidité de connaître Dieu et les moyens de le servir, semblent se reprocher les instants du repos et du sommeil. «Hâtons-nous, disent-ils, car nous allons peut-être mourir bientôt, et nous n’aurions pas le bonheur de voir Dieu.» Je leur fais espérer qu’ils auront, l’an prochain, des missionnaires qui apprendront facilement leur langue, et qui les instruiront avec plus de facilité et plus de fruit que je ne puis le faire.
Ainsi fut fondée la mission de l’Ile à la Crosse, chère aux souvenirs de tant de missionnaires.
L’Ile à la Crosse émerge d’un beau et vaste lac. Son nom, qu’elle a communiqué au lac même, lui vient de ce qu’elle fut l’arène recherchée des sauvages pour le jeu de la crosse: sorte de longue et forte raquette, dont le volant n’est pas le morceau de liège empenné que se renvoient les jeunes filles européennes, mais une balle dure, bourrée de sable, et lancée par des hommes vers un but déterminé, à l’encontre des efforts violents d’un camp adverse.
Située à 60 lieues, au sud du Portage la Loche, l’Ile à la Crosse était sur le passage des barges, du sud et de l’est, qui faisaient route vers le Portage. M. Thibault ne pouvait donc attendre, en plus favorable position, le moment d’exécuter son projet apostolique.
Dès qu’il en fut capable, il quitta ses néophytes de l’Ile à la Crosse et s’embarqua pour le Portage la Loche.
Il y passa les mois de juin et de juillet 1845.
En attendant l’arrivée des brigades de l’Extrême-Nord, il s’y occupa des Montagnais de la région:
Tous ceux que j’ai vus de cette tribu, écrit-il à Mgr Provencher, savent prier Dieu plus ou moins bien, et connaissent les principales vérités de la religion. Ils ont un respect infini pour le missionnaire, qu’ils regardent comme Jésus-Christ lui-même.
Ils me disent que toutes les tribus, d’ici au Pôle nord, soupirent après la connaissance du Dieu vivant...
Enfin les «barges du Pôle» arrivèrent, et le missionnaire écrivit encore à son évêque:
J’ai vu, au Portage la Loche, quelques sauvages de la rivière Mackenzie, Peaux-de-Lièvres, Loucheux, Esclaves, Plats-Côtés-de-Chiens, Castors, etc., dont les heureuses dispositions m’ont singulièrement touché. «Nous désirons, comme les Montagnais, me disent-ils, apprendre les nouvelles que tu viens apporter dans ces pays. Nous faisons pitié, car nous ne connaissons pas Dieu; mais nous désirons le connaître, et nous voudrions aussi, quand nous mourrons, aller dans le beau pays où Dieu place les bons vivants. Viens nous voir! Fais nous charité!» Ma réponse affirmative les remplit de joie...
Cette connaissance de nos prières, trouvée par M. Thibault chez les Montagnais, ce respect surnaturel professé pour le missionnaire, ces aspirations de tous les sauvages connus jusqu’aux régions polaires, vers la religion du Dieu vivant, doivent être attribués, en grande part, à l’influence religieuse exercée par les Canadiens français catholiques.
Nous savons quel fut le rôle des coureurs-des-bois, comme explorateurs, et quel lot leur revient de la gloire que se sont décernée les découvreurs nommés par l’histoire. Mais nous n’avons rien dit encore de leur mérite principal, celui d’avoir préparé les conquêtes de l’Evangile, parmi les nations sauvages.
Un petit nombre des voyageurs des Pays d’en Haut furent, il est vrai, des semeurs d’impiété; et Mgr Taché déplora qu’ils eussent rendu très difficile la conversion de certains groupes qu’ils avaient corrompus, chez les Sauteux surtout. Mais le grand nombre, presque tous, respectèrent les lois de Dieu. Si plusieurs se laissèrent aller à des faiblesses, qui, d’ailleurs, nous scandaliseraient plus qu’elles ne scandalisèrent les Indiens eux-mêmes, ils ne furent jamais irréligieux. Ils s’étaient détachés de ces rivages de France, qu’embaumait encore la foi du pêcheur normand, breton, vendéen, au temps,
Au milieu de leurs égarements, ils s’étaient souvenus du catéchisme de leur enfance. Ils ne blasphémaient pas. Ils baptisaient leurs enfants mourants. Ils priaient sur le corps de leurs défunts. Ils savaient redire à ceux qui les sollicitaient à l’injustice le vieux dicton: «Je suis pauvre, mais, Dieu merci, j’ai de l’honneur!» Et, lorsqu’au feu du bivouac, les chefs sauvages leur racontaient les chasses d’antan et les danses des ancêtres, eux, les fils de la France et de Québec, racontaient, en retour, les histoires qu’ils avaient apprises de leurs pères, et parlaient du vieux curé qu’ils n’avaient qu’entrevu, mais dont le souvenir avait laissé au fond de leur âme comme un rayon de Dieu:
«—Oui, ils viendront un jour à vous, les hommes de ce Dieu, disaient-ils. Vous les reconnaîtrez à leur robe noire. Vous ne pourrez vous y tromper, car ils n’auront pas de femme. N’écoutez par les priants mariés. Mais le prêtre, l’homme de la prière véritable, suivez-le. Il vous conduira au bonheur, dans la terre du Grand Esprit.»
Ainsi firent-ils naître le désir de la foi. Leur prédication fut comme une imprégnation inconsciente, mais profonde, une germination lente, mais vivace, que la main du missionnaire n’eut qu’à bénir pour la faire éclore.[22]
Cependant le pont de passage par excellence, jeté par les voyageurs des Pays d’en Haut, entre les sauvages païens et le missionnaire catholique, fut une race moyenne, issue de la blanche et de la rouge: la race métisse.
Mgr Taché comptait, en 1869, dans le Nord-Ouest, les mélanges de quatorze nations civilisées et de vingt-deux tribus indigènes.
Tous les enfants de ces alliances sont désignés par le nom de Métis (half-breed). La classification populaire les répartit en métis anglais et en métis français, les premiers ordinairement protestants et les autres catholiques.
Les Métis français—ou Bois-Brûlés—furent les plus nombreux, les plus distingués, les plus beaux. Mgr Taché, qui aima particulièrement cette intéressante famille de son vaste bercail, disait:
Les Métis sont une race de beaux hommes, grands, forts, bien faits. Quoique, en général, ils aient le teint basané, cependant un très grand nombre sont bien blancs et ne portent aucune trace de provenance sauvage. Les Métis sont d’intrépides et infatigables voyageurs. Ils étonnent par leur force et leur agilité dans les voyages d’hiver. Ils courent habituellement, et paraissent rarement en éprouver même de la fatigue. Les voyages d’été, en barge surtout, exigent un redoublement de vigueur qui ne leur fait point défaut.
Habitués à la chasse du bœuf sauvage (bison, buffalo), les Métis (de la prairie) forment la cavalerie la plus adroite qu’il y ait au monde. Les chevaux dressés à cette chasse sont d’une ardeur étonnante; mais l’habileté des hommes surpasse tout ce que l’on peut s’imaginer. Les rênes d’une main et le fouet de l’autre, ils tirent sept coups de fusil (à bourre) par minute, pendant que le cheval est à la vive course. Il en est même un qui, dans un pari, a chargé cinq coups à balle pendant que son cheval faisait un arpent, bride abattue. Plusieurs n’ont tiré le cinquième coup que quelques pas après avoir dépassé la borne. Puis, il ne tirent pas au hasard, car chaque coup abat un buffalo. Souvent, pour s’amuser en galopant ainsi, ils logent une balle dans les flancs d’un oiseau qui passe au-dessus de leur tête. Ce qu’il y a de plus étonnant encore, c’est qu’ils reconnaissent toujours, ou presque toujours, les animaux qu’ils ont tirés; et pourtant il y a jusqu’à trois cents chasseurs qui poursuivent en même temps la même bande de vaches. De temps en temps, ils mettent deux ou trois grains de plomb avec leur balle, pour reconnaître plus facilement leur proie. Un bon chasseur tue jusqu’à cent vaches pendant une chasse.
Les Métis semblent posséder naturellement une faculté propre aux sauvages et que les autres peuples n’acquièrent presque jamais: c’est la facilité de se guider à travers les forêts et les prairies, sans aucune autre donnée qu’une connaissance d’ensemble, qui est insuffisante à tout autre, et dont ils ne savent pas toujours se rendre compte à eux-mêmes...
On peut ajouter qu’ils sont intelligents. Ceux qui ont eu l’occasion de s’instruire ont montré en général des talents distingués; et, dans les différents rangs de la société, on en a vu remplir avec honneur les emplois qui leur étaient confiés. Ils apprennent les langues avec une facilité étonnante...
C’est dans les voyages que l’on a lieu d’admirer leur dextérité, sans laquelle on ne pourrait se tirer des mauvais pas que l’on rencontre en franchissant nos vastes solitudes. Bien des officiers du génie, ou même de génie, pourraient prendre ici des leçons utiles...
Les Métis sont sensibles, hospitaliers, généreux jusqu’à la prodigalité. Une heureuse disposition encore, c’est leur patience dans les épreuves. Là où d’autres s’emportent, jurent et blasphèment, eux rient, s’amusent et prennent le contretemps de la meilleure grâce du monde...
Le défaut le plus saillant des Métis est, ce me semble, la facilité de se laisser aller à l’entraînement du plaisir. D’une nature vive, ardente, enjouée, il leur faut des satisfactions, et, si une jouissance se présente, tout est sacrifié pour se la procurer. De là, une perte considérable de temps, un oubli trop facile, quelquefois, des devoirs importants, une légèreté et une inconstance de caractère qui sembleraient l’indice naturel de vices plus grands que ceux qui existent véritablement...
Les métis, dont parle Mgr Taché, étaient plus de 15.000, il y a cinquante ans. Aujourd’hui, leurs descendants sont lamentablement clairsemés, parmi les populations blanches du grand Ouest canadien. Mais leur mission d’intermédiaire entre le prêtre de la religion rédemptrice et les Indiens fut bien remplie.
Les survivants de Saint-Boniface, groupés en l’Association de l’Union nationale métisse, l’ont rappelé dans une adresse, lue par leur président, le digne M. Guillaume Charette, à S. G. Mgr Béliveau, le 25 juillet 1918, en la célébration du centenaire de l’arrivée de Mgr Provencher, à la Rivière-Rouge:
Fondés au sein de la barbarie, les premiers foyers des Bois-Brûlés (métis français) nourrissaient pourtant une tradition: celle de la patrie légendaire de leurs pères. Exilés pour la plupart sans retour, ils ne manquaient jamais d’évoquer, dans leurs courses et sous le wigwam familial, la pensée du toit paternel, de parler du pays lointain et mystérieux, et de nourrir l’espoir que leurs enfants prieraient un jour le Dieu qu’eux-mêmes avaient appris à invoquer dans leur enfance... Ils avaient conservé l’héritage des enseignements reçus sur les genoux de leurs mères, là-bas, sur les bords enchanteurs du majestueux Saint-Laurent, berceau de la Nouvelle-France... Fidèles à la mission reçue sur la terre laurentienne, ces avant-coureurs apostoliques ont, à leur insu, préparé les voies de la Providence, et les prêtres vont trouver en eux, ainsi qu’en leurs enfants, les Métis, des guides sûrs et fidèles au milieu des dangers de toutes sortes et au sein des tribus souvent hostiles, qui se partagent les déserts de l’Ouest... De descendance française et catholiques, nous devenions les auxiliaires attitrés des missionnaires, avec la charge et l’honneur de perpétuer ici la mission de nos pères canadiens...
Canadiens et métis furent bien, en effet, les auxiliaires du missionnaire, après avoir été ses précurseurs, dans l’établissement de l’Evangile. Ils furent ses guides dans les mystères de la prairie et de la forêt. Ils furent ses maîtres dans les langues sauvages. Ils furent parfois les sauveurs de sa vie. A chaque pas, depuis l’origine jusqu’à nos jours, l’histoire des missions du Nord-Ouest, du Nord et de l’Extrême-Nord retrouve leurs traces vives dans les chemins de la foi, comme dans les chemins de neige.
Si M. Thibault alla vers les tribus lointaines du Nord, ce fut à la demande d’une délégation française envoyée, en 1840, à Saint-Boniface, par les Indiens du versant est des montagnes Rocheuses, et conduite par un Piché. De Saint-Boniface à Edmonton, il eut pour guide et serviteur un Laframboise; et, d’Edmonton aux montagnes Rocheuses, un Gabriel Dumont. En 1844, lorsqu’il se trouvait chez les Montagnais du lac Froid, il fut amené à visiter le lac la Biche. Comment? Il va nous le dire:
Un vieux Canadien, Joseph Cardinal, natif de Saint-Laurent, près de Montréal, vint me prier de me rendre au lac la Biche, où sa famille était réunie pour m’attendre. Que ne peut le souvenir de l’enfance! Précieuse impression puisée sur le sein maternel, et gravée en caractères ineffaçables au cœur de l’homme! Ce bon vieillard, écrasé sous le poids de ses quatre-vingt-huit années, me guida à travers les bois et mille embarras difficiles à franchir, jusqu’au lac la Biche, à dix journées de marche à pied. J’y rencontrai une quinzaine de familles qui me reçurent avec une reconnaissance infinie. Tous se confessèrent plusieurs fois et furent assidus aux exercices de la mission qui durèrent quinze jours.
Au grand rendez-vous du Portage la Loche, M. Thibault trouva un métis de la nation dénée, qui, après sa conversion, gagna la reconnaissance de tous les missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie.
C’était un vieillard à barbe longue—frappante exception chez les métis—et toute blanche depuis longtemps. On le connut sous les noms de vieux Beaulieu, patriarche Beaulieu, patriarche de la rivière au Sel.[23]
Les prouesses de ce Beaulieu charpenteraient un roman de réalité, aux contrastes extrêmes, et qui s’intitulerait admirablement, lui aussi, Du Diable à Dieu.
Il ne sut jamais son âge. Mais il dut dépasser le siècle, car il ne mourut qu’en 1872, et il se souvenait d’événements bien antérieurs à l’arrivée de Sir Alexander Mackenzie, que son père, François Beaulieu, avait conduit aux bouches du Mackenzie, en 1789, et à l’océan Pacifique, en 1793.
Sa mère, une Montagnaise, l’éleva dans le paganisme.
La force colossale dont il était doué fut mise à prix par les compagnies rivales, qui lui offraient la présidence de leur escouade de boulets (bully), espèce d’hommes-bœufs, policiers aux poings de fer, bretteurs d’attaque et défense dans les assauts qui se livraient aux fourrures des sauvages.
Beaulieu était le boulet de la Compagnie du Nord-Ouest (les Français), sur le Grand Lac des Esclaves, en face du poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson (les Anglais), lorsque son bourgeois fut trouvé noyé dans la baie qui séparait les deux établissements. On crut à un assassinat, inspiré par la jalousie commerciale, et Beaulieu fut député pour la vengeance.
Le soir venu, il part en canot d’écorce, seul, avec son fusil à pierre, et aborde sous la fenêtre de la cabane. A travers le parchemin, il remarque le bourgeois, entouré des engagés, et fumant paisiblement sa pipe, les pieds au feu de l’âtre. D’un coup d’épaule, il fait voler la porte. L’instant d’après, le bourgeois tombe foudroyé. Beaulieu se met aussitôt à recharger son fusil; mais tous les bras se jettent sur lui. Garrotté, il défie encore ses hommes et les insulte.
—Tais-toi, lui dit alors le commis, subalterne de celui qui était étendu là, dans sa mare de sang. Dis-nous quel salaire il te faut, et sois notre bully! Nous te voulons! Ne retourne pas avec ces chiens du Nord-Ouest. Allons, vite! Fais ton prix, et nous te délions!
Beaulieu accepta le marché et ne quitta plus la Compagnie de la Baie d’Hudson. On ne fit plus prestement aucun empereur romain.
Sa qualité de métis, son intelligence, sa force et sa brutalité lui avaient valu d’être choisi pour chef par les sauvages de la région. Tout tremblait devant lui. De temps à autre, afin d’entretenir la terreur de son prestige, il surgissait dans un camp indien; d’un coup de son coutelas, il fendait la paroi d’une loge afin d’y entrer debout; et, en quelques secondes, il poignardait l’assemblée, figée d’épouvante. Il en voulait particulièrement aux Plats-Côtés-de-Chiens, parce qu’ils avaient tué son frère.
—Tiens, regarde, disait un de ces Indiens au missionnaire du fort Rae, en se penchant sur l’anfractuosité profonde d’un rocher, regarde, là, au fond, la forme de ce crâne et de ces épaules, sous la mousse. C’est mon père. Beaulieu l’emmena à la chasse. Arrivé ici, il l’attacha à cet arbre que tu vois. La semaine suivante, il repassa. Mon père était mort, et Beaulieu jeta son corps là, dans le grand trou.
Don Juan du désert, il eut jusqu’à sept femmes en même temps, et jamais moins de trois. Les Dénés étaient polygames, chacun s’adjugeant autant d’épouses qu’il en pouvait nourrir.
De Dieu, de la religion, Beaulieu ne savait rien. Il ne se rappelait que vaguement ce que lui avait dit son père; et ces notions restaient confondues, en son esprit, avec les superstitions païennes, sans éveiller sa conscience.
Un printemps, arriva au fort Résolution, pour être placé sous ses ordres, un jeune Canadien français, de Montréal, nommé Dubreuil, homme doux, charitable, obéissant, toujours respectueux de ses maîtres. Cela frappa Beaulieu. Il l’observa. Surpris de le voir s’agenouiller, matin et soir, auprès de sa couchette, intrigué du grand signe de croix qui commençait et finissait cette cérémonie, il voulut s’informer. Dubreuil lui dit qu’il priait le bon Dieu et la sainte Vierge Marie.
—Mais est-ce que moi aussi, je pourrais connaître Dieu et la sainte Vierge, et les aimer, et les prier, demanda-t-il?
Dubreuil put commencer à instruire sur-le-champ son fougueux catéchumène, et il vit bientôt se débattre sous les étreintes du paganisme et de sa nature demi-sauvage une âme droite, avide de la vérité.
Sur ces entrefaites, on apprit que M. Thibault se disposait à venir au Portage la Loche.
—C’est lui qui est le prêtre, l’homme de la prière, dit Dubreuil. Va le rencontrer. Il te dira ce qu’il faut faire pour servir le bon Dieu et pour sauver ton âme.
Beaulieu équipa le plus long et le plus large de ses canots d’écorce, le remplit de ses femmes et de ses enfants, et partit pour le Portage la Loche, emmenant à sa suite tous les Indiens qu’il avait trouvés en état de faire le voyage.
La conversion de Beaulieu fut complète. Le reste de sa vie fut consacré à une pénitence et à un apostolat ininterrompus. Il se constitua le protecteur, le serviteur, et souvent le pourvoyeur des missionnaires du lac Athabaska et du Grand Lac des Esclaves. La rivière au Sel, sa résidence depuis son baptême, se trouvait à mi-chemin entre ces lacs. De chez lui, il allait au-devant du Père. Rien n’était trop beau, ni trop riche pour le missionnaire devenu son hôte. Il lui gardait un logement, une chambre-chapelle. Il se faisait sacristain, répétiteur et commentateur des sermons. Le P. Gascon apprit de lui le montagnais, et Mgr Grandin alla se perfectionner dans cette langue, à la rivière au Sel. Beaulieu vénérait spécialement Mgr Grandin, et Mgr Grandin vénérait Beaulieu. Le prélat lui bénit, en 1861, une grande croix, sur un cap de la grève. A cette croix, Beaulieu fit son pèlerinage quotidien, jusqu’à sa mort. Par les froids les plus rigoureux, on l’y voyait agenouillé, tête nue, récitant son chapelet pour les morts de la tribu, pour sa famille, pour tous ceux surtout auxquels il avait fait du mal. Il pleurait tous les jours sur ses fautes passées. Mgr Faraud disait qu’il avait reçu, avec sa conversion, le don des larmes, qui fut le privilège de plusieurs saints.
—Ah! que n’ai-je connu plus tôt le bon Dieu, répétait-il! Comme je l’aurais aimé! Pardon, mon Dieu, pour mes péchés!
Une des pratiques de son expiation fut la charité envers les pauvres. Il recueillait les orphelins, pour en faire de bons chrétiens et de bons chasseurs. Une centaine de ces petits lui durent leur salut, avant l’arrivée des Sœurs Grises.
Sur ses derniers jours, il se fit transporter dans les lieux témoins de ses anciens désordres, afin de faire apologie, comme il disait, pour ses scandales.
Un des fils du patriarche Beaulieu, Pierre, qui vit encore au Grand-Lac des Esclaves, nous a raconté la scène du Portage la Loche, à laquelle il se souvenait d’avoir assisté avec son père, en 1845. Dans une grande tente en branchages, construite par les Montagnais, M. Thibault avait prêché, chaque jour, matin, midi et soir. Instruits de leurs devoirs, les Indiens avaient renvoyé leurs femmes illégitimes, tout en leur promettant de les nourrir, si elles ne se mariaient pas. Tous sollicitèrent le baptême; mais le missionnaire ne le donna qu’aux enfants et aux adultes les mieux préparés. Puis, il promit aux Montagnais qu’il reviendrait à eux, l’année suivante.
Reparti, en effet, du lac Saint-Anne, le 4 mars 1846, pour le Portage la Loche, et, il l’espérait même, pour le Grand Lac des Esclaves, M. Thibault trouva sa route jalonnée d’infortunes. Il «marcha plus de deux mois pour faire un trajet de douze journées».
Il ne put dépasser l’Ile à la Crosse, où l’attendait le désastre de la calomnie. Une langue satanique avait dit à ses néophytes:
Vous êtes bêtes, vous, Montagnais, d’écouter M. Thibault, qui cherche à vous baptiser pour avoir une grosse pièce d’argent à chaque personne qu’il baptise. La prière n’est pas faite pour vous qui êtes noirs, mais pour ceux que Dieu a faits avec de la terre blanche. Vous allez tous faire pitié: les maladies vont vous prendre; vous allez mourir... M. Thibault se rit de vous et se vante de vous avoir dupés. Ne l’écoutez plus. Du reste, il a été assassiné par les Pieds-Noirs...
«Ces noirceurs volent de bouche en bouche, écrit M. Thibault, et ce pauvre peuple frappé de stupeur est dans un état de trouble et d’anxiété que je ne puis dissiper, parce que mon arrivée tardive les a fait se disperser...
«Ainsi je me trouve dans l’obligation pénible d’abandonner le projet que j’avais formé de me rendre jusqu’au premier fort de la rivière Mackenzie. Je n’ai point de guide, ni d’interprète. Avec mes chevaux exténués, qui refusent d’avancer, je n’arriverais pas au rendez-vous fixé pour rencontrer les sauvages, et je me verrais, comme ici, à chaque poste intermédiaire, dans une solitude qui dévore le cœur du missionnaire.»
M. Thibault retourna donc, «pleurant dans son cœur», au lac Sainte-Anne. Son humilité lui cachait que ses larmes jetaient sur le champ de son apostolat la rosée qui lui manquait encore, et qu’ainsi s’achevait son rôle de planteur de la foi dans l’Extrême-Nord.
Il avait semé en 1845, arrosé en 1846. Aussitôt Dieu donna la croissance.
Cette année même 1846, en effet, l’Eglise catholique prit possession définitive de la nation dénée par M. l’abbé Laflèche et le Père Taché, qui arrivèrent de Saint-Boniface à l’Ile à la Crosse, deux mois après le départ attristé de M. Thibault.
M. Laflèche fut le dernier des prêtres séculiers, et le Père Taché le premier des Oblats de Marie Immaculée qui eurent l’honneur d’aller porter si loin la parole de Dieu.
Certes, ils ont valeureusement combattu, les prêtres séculiers missionnaires. Mais ils étaient trop peu—douze en 26 ans—; et l’assurance du renfort ne pouvait leur être donnée. Il manquait à leur phalange les secours et les soldats de réserve que les congrégations organisées peuvent promettre. C’est pourquoi Mgr Provencher désira des religieux. Il chargea de cette cause Mgr Bourget, évêque de Montréal.
Tous deux cherchaient des Jésuites. Ils trouvèrent des Oblats.
Les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée arrivèrent à Montréal en 1841, et à Saint-Boniface en 1845.
Il ne nous sied pas d’apprécier l’œuvre générale de nos confrères dans le territoire qui fut longtemps l’unique diocèse du Nord-Ouest. Mais la voix la plus autorisée, celle de Mgr Béliveau, archevêque actuel de Saint-Boniface, a daigné le faire, au cours de sa lettre pastorale, annonçant les fêtes du centenaire de Mgr Provencher (1818-1918). Nous en remercions Sa Grandeur, et nous nous permettons de retenir, pour nous encourager à plus de vertus, ses réconfortantes paroles:
«En ce centenaire de la fondation de l’Eglise de Saint-Boniface, il nous incombe d’envoyer un message de religieuse gratitude au siège épiscopal de Québec qui nous donna le premier évêque et aux différents diocèses détachés plus tard de ce centre. C’est de la Province de Québec que vinrent les ouvriers de la première heure; c’est d’elle que sont accourus la plupart de ceux et de celles qui travaillent encore à l’œuvre de Dieu dans nos pays de l’Ouest.
«A Dieu ne plaise que nous voulions reléguer dans l’ombre les vaillants missionnaires venus de l’ancienne mère patrie. Ici, comme sur toutes les plages du monde, la noble France resta fidèle à son esprit apostolique, et c’est vers cette terre classique du dévouement que le premier évêque de Saint-Boniface tourna les yeux pour assurer, par de nouvelles recrues de missionnaires, la conservation et le progrès de son œuvre...
«En 1845, l’objet de ses désirs était réalisé, et le Rév. Père Aubert, accompagné du Frère Taché, débarquait à Saint-Boniface.
«Le vieil évêque, courbé sous le fardeau des infirmités plus encore que sous celui des ans, put alors entonner son Nunc dimittis. L’avenir de ses missions était assuré.
«Combien il nous est doux, à nous humble successeur du premier évêque de Saint-Boniface, de reconnaître hautement le mérite de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée dans le développement donné à l’œuvre de Mgr Provencher! Si ce grand évêque fut vraiment le fondateur de notre église, on peut affirmer, sans crainte, et il faut le proclamer en toute justice, que les Oblats ont partagé de la façon la plus glorieuse les honneurs de cette fondation. Sans eux, qui peut dire ce que serait devenue une œuvre si laborieuse, et qui avait coûté au premier évêque de Saint-Boniface tant de sacrifices!
«Les Oblats ont été dans toute la force du terme les missionnaires de l’Ouest, et les églises florissantes, nées sous leurs pas, organisées par leurs soins, fécondées par leur dévouement, ne sauraient le reconnaître trop hautement.
«La devise de leur Congrégation est celle du divin Maître: Evangelizare pauperibus misit me. Il m’a envoyé évangéliser les pauvres. Par quelle merveilleuse application elle s’est ici réalisée! Quoi de plus pauvre à tous les points de vue que ces immenses régions de l’Ouest canadien! Il fallait des apôtres au cœur de feu pour porter le flambeau de la foi dans les glaces des grands lacs du Nord-Ouest, et jusqu’au pôle nord...[24]»
L’Ile de la Crosse.—«Vive le Nord et ses heureux habitants!»—Mgr Laflèche, évêque des Trois-Rivières.—Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface.—Mgr Faraud, vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie.—Mgr Grandin, évêque de Saint-Albert.
C’est à Bethléem, dans la nuit la plus froide de l’hiver oriental, dans l’étable la plus misérable de la Palestine, que naquit au vieux monde le Pontife des pontifes. C’est à l’Ile à la Crosse, la plus glaciale, la plus pauvre et la plus lointaine, alors, des missions du Nouveau-Monde, que naquirent à l’épiscopat quatre grands évêques du Canada, futurs pasteurs d’églises magnifiques: Mgr Laflèche, Mgr Taché, Mgr Faraud, Mgr Grandin.
Sur Mgr Laflèche devait reposer l’église des Trois-Rivières; sur Mgr Taché, l’église de Saint-Boniface; sur Mgr Grandin, l’église de Saint-Albert; sur Mgr Faraud, l’église d’Athabaska-Mackenzie.
M. Laflèche, prêtre séculier, et le Père Taché, Oblat de Marie Immaculée, arrivèrent les premiers au Bethléem du Nord.
«—Allez, leur dit Mgr Provencher, répondant aux sollicitations de M. Thibault, allez vers les tribus nouvelles qui se lèvent à la lumière de la foi; allez aussi loin que vous le pourrez.»
Ils partirent de Saint-Boniface, le 8 juillet 1846. Ayant remonté, en barges et canots, les 400 lieues de lacs et de rivières que nous savons, ils s’arrêtèrent, le 10 septembre, à l’Ile à la Crosse, point de ralliement d’un district «presque aussi étendu que la France entière, où erraient des sauvages montagnais et cris, dont le nombre ne s’élevait pas à deux mille.»
Ils décidèrent que là serait le centre de la première paroisse de l’Extrême-Nord, et ils dédièrent la mission à saint Jean-Baptiste, Patron des Canadiens Français.
Aussitôt, ils poursuivirent l’évangélisation entreprise par M. Thibault. Comme il était trop tard pour bâtir, ils acceptèrent l’invitation du bourgeois, le bon M. Mackenzie, et s’installèrent dans la petite chambre qu’il leur offrit.
Les voilà, tous deux, sous la conduite d’un Indien aveugle et qui ne sait pas le français, à l’étude du montagnais et du cris. Le sauteux, qu’ils avaient appris ensemble, l’hiver précédent, à Saint-Boniface, ne pouvait leur servir.
«—Le cris n’est pas une langue difficile, observe le Père Taché; mais le montagnais, quant à la prononciation, surpasse tout ce que j’avais imaginé de difficulté.»
«—On craint de se déraciner la luette, ajoute M. Laflèche, tant il faut que la langue fasse de contorsions dans la bouche.»
A l’approche du printemps 1847, avant la fonte des neiges, le Père Taché, laissant à M. Laflèche, dont la santé était plus frêle, le soin de garder la résidence, se dirigea sur le lac Vert, à 50 kilomètres au sud, afin de baptiser un vieux chef cris gravement malade.
Quinze jours après son retour de cette expédition, il reprit les raquettes et courut au lac Caribou, à 160 kilomètres au nord-est. Il arriva parmi les Montagnais de ce poste, le 25 mars, jour de l’Annonciation. Le bonheur qu’il éprouvait à comparer sa mission de premier messager de la Bonne Nouvelle chez ces païens, avec celle de la divine Marie, lui fit oublier sa fatigue.
Après trois mois d’absence, il rejoint son «angélique compagnon», ainsi qu’il appelle M. Laflèche. Il le trouve occupé à construire leur maisonnette et à défricher le petit jardin.
Le 20 août, il s’embarque «dans un petit canot, avec deux sauvages et un jeune métis», pour un voyage de 360 kilomètres au nord, jusqu’au lac Athabaska[25].
De retour, le 5 octobre, à l’Ile à la Crosse, il voit la maisonnette presque finie et couverte de terre; mais «encore toute ouverte au froid, à cause des interstices béants entre les troncs d’arbres qui formaient les murs.»
Tous deux se mirent au bousillage.
Mais voilà, écrit le Père Taché, voilà que l’air extérieur, mécontent de ce que nous lui refusons l’hospitalité, entreprend de se venger: il se niche dans la cheminée et nous renvoie au nez toute la fumée. Après quinze jours, nous étions à la veille d’être métamorphosés en jambons, ce qui nous décida à construire une autre cheminée... Nous étions chez nous, pauvres et dénués de tout, mais heureux de notre sort... Le bonheur et la satisfaction qui, souvent, n’habitent point les palais des grands, règnent dans notre cabane.
Mais il lui faut ajouter aussitôt:
Comme compensation de ces jouissances, la santé de M. Laflèche se trouva très compromise. Un travail excessif avait développé un mal opiniâtre. Le rhumatisme dont il souffrait déjà se changea en bosses, puis en plaies aussi incommodes que pénibles.
De son côté, M. Laflèche attribuait gaiement son mal «à la paresse qui l’avait retenu sédentaire, tout l’été, à l’Ile à la Crosse.»
Pour me punir, le bon Dieu m’envoya un rhumatisme qui me tourmenta longtemps, et pour m’empêcher d’oublier la leçon, il a eu soin, en le retirant, de me laisser boiteux.
Il boita toujours, et ce fut sa consolation de conserver, jusqu’au seuil de son éternité, ce stigmate de son apostolat dans les missions sauvages.
A mesure que M. Laflèche s’affaiblissait, le Père Taché se fortifiait. C’était déjà le «voyageur infatigable qu’il n’était pas commode de dépasser sur la route», et pour qui «les raquettes, comme les canots, semblaient n’avoir que des charmes.»
«Un jour les rôles changeront: Mgr Taché, le grand voyageur, sera condamné à l’immobilité dans son palais, pendant que Mgr Laflèche, l’ancien infirme, parcourra les continents et traversera les mers sans fatigue.»
L’hiver 1847-1848 n’améliora pas l’état du malade. Les plaies s’agrandissaient. Mais le Père Taché versait sur les souffrances de son frère bien-aimé tous les soins de sa tendresse.
Plus tard, lorsque l’évêque des Trois-Rivières, rendu à la santé du corps, saignera par les innombrables entailles de son âme, sous les coups d’une infortune qu’il comparera à celle de Job, l’archevêque de Saint-Boniface arrivera, fidèle, auprès de son ami, se prévalant de son titre d’infirmier, acquis à l’Ile à la Crosse, pour répandre de nouveau sur chaque plaie ravivée le vin et l’huile de sa charité.
Mais, à l’Ile à la Crosse, M. Laflèche ne souffrait que dans son corps. Son âme rayonnait d’une joie paisible, qui imprégnait jusqu’à la remuante gaieté de son confrère.
Ni l’un ni l’autre n’eussent échangé leur misère contre les lambris des rois.
Au mois de juillet 1848, une voix vint s’adjoindre à ce concert fraternel et former le «trio bienheureux»: le Père Faraud:
«—Le Père Faraud, qui nous arrive, plein de jeunesse, de force et de bon vouloir!»
Le Père Taché «se croit au paradis de voir enfin un Oblat», et M. Laflèche jouit du bonheur mutuel de ses compagnons religieux. Ceux-ci proclament M. Laflèche leur supérieur régulier, et rivalisent d’affection pour l’aimer, comme de dévouement pour le soigner.
Sauf une absence du Père Taché qui retourna au lac Athabaska, les mois qui allèrent de juillet 1848 au printemps 1849 furent les plus heureux de toute la vie des trois futurs évêques.
Plus ils se voyaient pauvres et sevrés du monde, dans leur «baraque», plus les cœurs s’unissaient dans l’indivisible charité. Le service de Dieu et des âmes fini, les prescriptions de la règle des Oblats observées, c’était le tour «des histoires, des rires et des chansons». Le refrain revenait, toujours le même:
«—Vive le Nord et ses heureux habitants!»
On le chantait en toutes mesures et démesures, en lavant les écuelles de fer blanc, en rôtissant le poisson à la broche, en croquant la viande sèche, en attisant le foyer ouvert où pétillait la bûche ancestrale. On le chantait de toutes voix: M. Laflèche en virtuose, le Père Taché assez bien, le Père Faraud très mal. Mais tous trois du même cœur chantaient: «Vive le Nord, et ses heureux habitants!»
Septuagénaires, les trois évêques rechanteront encore, en se revoyant, cet allegro de leur jeunesse; mais la mélancolie voilera leur accent; et, lorsque dans leur carrière de labeur, ils s’arrêteront un instant pour s’écrire, ils se rediront l’un à l’autre:
«—Vous souvenez-vous, cher Seigneur et ami, du temps où nous chantions: Vive le Nord et ses heureux habitants?... Oh! qu’il est donc passé, ce temps! Mais c’était le bon temps!...»
Brusquement, le courrier de 1849 vint briser la fête de l’Ile à la Crosse. Deux lettres de la Rivière-Rouge: l’une du Père Aubert, supérieur des Oblats de l’Ouest, pour les Pères Taché et Faraud; l’autre de Mgr Provencher, pour M. Laflèche.
La lettre du Père Aubert disait:
La Révolution (1848) survenue en France tarira peut-être les ressources de la Propagation de la Foi; peut-être aussi serons-nous obligés de laisser l’œuvre commencée. Ne poussez donc pas plus avant; mais bornez à l’Ile à la Crosse vos soins et vos travaux.
Les deux jeunes Oblats restèrent d’abord consternés. Puis, ils ouvrirent la pauvre alcôve, que M. Laflèche avait disposée pour conserver le Divin Compagnon de l’exil, et firent une prière. Se relevant, ils écrivirent au Père Aubert:
La nouvelle que contient votre lettre nous afflige, mais ne nous décourage pas. Nous savons que vous avez à cœur nos missions; et nous, nous ne pouvons supporter l’idée d’abandonner nos chers néophytes et nos nombreux catéchumènes. Nous espérons qu’il vous sera toujours possible de fournir du pain d’autel et du vin pour le Saint Sacrifice. A part cette source de consolation et de force, nous ne vous demandons qu’une chose, la permission de continuer nos missions. Les poissons du lac suffiront à notre existence et les dépouilles des bêtes fauves à notre vêtement. De grâce, ne nous rappelez pas.
La lettre de Mgr Provencher mandait M. Laflèche à Saint-Boniface, pour «affaires très importantes».
Les Pères Faraud et Taché ne s’y méprirent pas: l’affaire importante, c’était l’épiscopat; et ils s’en fussent réjouis pour leur ami commun, s’ils ne l’avaient vu si triste de les quitter.
M. Laflèche partit, en juin 1849. Il ne devait jamais revoir l’Ile à la Crosse.
«Il emportait avec lui les regrets de tous ceux qui l’avaient connu. Estimé, respecté, chéri de tous, il put voir, aux larmes abondantes versées à son départ, qu’il n’avait pas travaillé pour des ingrats. Ses compagnons, plus que tous les autres, avaient été à même d’apprécier ses aimables qualités.»
Dès l’automne, le Père Faraud s’en fut établir la mission inaugurée par le Père Taché, au lac Athabaska.
Le Père Taché reprit ses voyages aux extrémités de sa paroisse de l’Ile à la Crosse, jusqu’en 1851, date où il fut rappelé, à son tour, à Saint-Boniface.
L’été 1849 marqua donc la séparation des trois amis. Ils se revirent, ils s’écrivirent; mais ils n’habitèrent plus jamais ni la même cabane, ni le même palais.
Nous devons à ces chefs des «planteurs de la foi» de redire les grandes dates de leur vie apostolique.
⁂
Mgr Louis-François Laflèche (1818-1898)
Il naquit à Sainte-Anne-de-la-Pérade, province de Québec, le 4 septembre 1818.
Il enseignait la rhétorique, au collège de Nicolet, quand Mgr Provencher le gagna à la cause de ses missions sauvages.
L’abbé Laflèche dit adieu au séduisant avenir que lui promettait sa patrie, se fit ordonner prêtre, et partit, en canot d’écorce, le 27 avril 1844, pour la Rivière-Rouge.
Il fut douze ans missionnaire au Nord-Ouest.
Jusqu’à son départ pour l’Ile à la Crosse, il s’occupa des Sauteux. Lorsqu’il revint de l’Ile à la Crosse, il trouva Mgr Provencher très avancé dans ses démarches pour le faire nommer son coadjuteur.
Le vieil évêque du Nord-Ouest avait écrit à ses collègues de Québec et de Montréal:
Celui-que je voudrais avoir, c’est M. Laflèche, que j’ai emmené dans cette intention... C’est lui que je demanderai... Je sais qu’il n’acceptera pas volontiers; il fera comme bien d’autres, il pliera beaucoup pour accepter le fardeau, plus réel ici qu’en bien d’autres places. Il passera trente ans avant que la destinée qu’on lui prépare s’accomplisse. Il est bien instruit dans les sciences de collège, il est studieux, il est initié dans trois langues sauvages, parle passablement l’anglais, est doué d’un riche caractère. Ce qu’il y a de beau en lui, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il est.
La demande officielle, envoyée à Rome en 1848, fut agréée; et les bulles de M. Laflèche arrivèrent à l’évêché métropolitain de Québec.
L’élu protesta, faisant valoir ses infirmités:
Vous voulez un coadjuteur vigoureux, et je suis infirme, dit-il à son évêque. Vous avez besoin d’un coadjuteur qui puisse parcourir à votre place ces immenses régions, et je suis plus incapable de voyager que vous. Durant les trois années que je viens de passer à l’Ile à la Crosse, il m’a fallu garder la maison et laisser les courses à mon compagnon, le Père Taché.
Voyant qu’il devait céder, Mgr Provencher garda néanmoins près de lui M. Laflèche, et lui conféra le titre de vicaire général.
M. Laflèche se jeta dans son nouveau travail. Il devint le factotum de Saint-Boniface, sur tous les théâtres accessibles à ses forces.
En 1851, pendant l’un des voyages qu’il entreprit pour accompagner les Métis à la chasse aux bisons, son escouade, qui comptait moins de 80 tireurs, se trouva tout à coup en face d’un camp formidable de Sioux. Que faire contre ces 2.000 guerriers? M. Laflèche absout en hâte ses enfants, comme s’ils allaient mourir; mais il organise également la défense, revêt le surplis et l’étole, et, se plaçant sur une butte dominante, il enflamme les courages et bénit sans relâche. Les Métis reçoivent sans fléchir les bordées des balles et des flèches, et, ripostant de leur tir rapide et précis, ils font rouler leurs ennemis dans l’herbe, comme des buffalos abattus. A la fin, les Sioux regardèrent «l’homme habillé de blanc sur le côteau» comme un manitou immunisant ses soldats et dirigeant leurs balles, et prirent la fuite, emportant leurs nombreux morts. Les Métis n’avaient que trois blessés.
Le 7 juin 1853, M. Laflèche ferma les yeux à Mgr Provencher. Il resta encore à Saint-Boniface, jusqu’en 1856.
C’est alors que paraissant, à 38 ans, un «invalide de l’apostolat», il dut abandonner les missions du Nord-Ouest.
Mais l’air du pays natal lui rendit la santé.
Le séminaire de Nicolet le revit comme professeur, et bientôt comme supérieur.
A ce dernier poste, Mgr Cooke vint le prendre, en 1861, pour lui confier les intérêts matériels du diocèse des Trois-Rivières.
Le 25 février 1867, forcé cette fois de répondre à la voix du Pape, il fut consacré sous le titre d’évêque d’Anthédon, in partibus infidelium, et de coadjuteur, avec future succession, de Mgr Cooke.
Les 31 ans d’épiscopat de Mgr Laflèche couvrirent le diocèse des Trois-Rivières et le Canada d’une gloire impérissable.
Cet évêque fut un saint et un lutteur de la taille des Pères et des Docteurs. Il mérita d’être appelé le Chrysostome du Canada.
Mortifié, il n’eut même pas une voiture à lui, et ses héritiers ne trouvèrent pas cent francs à se partager. Charitable, il n’y avait pour le rendre heureux qu’à lui annoncer qu’un infortuné se trouvait dans un réduit de la ville, attendant du secours: il y volait. Pieux et recueilli, on venait à sa cathédrale pour le voir prier. Eloquent, sa voix vibrante passait du ton de l’homélie, sa prédication préférée, aux envolées des discours d’apparat et à ces appels guerriers qui gagnèrent à Pie IX tant de zouaves Canadiens Français. Combatif, il s’attaquait de front à toute erreur. Educateur, il dota son diocèse de collèges et de séminaires d’où sortirent des hommes éminents pour l’Eglise et la société civile. De culture universelle, sa parole et sa plume couraient avec une égale facilité à travers tous les sujets; il conversait, comme s’il eût été de leur profession, avec un géomètre, un astronome, un chimiste, un mathématicien, un médecin, un légiste, un agriculteur, un politicien. Sa langue, naturellement châtiée, élégante, logique, de belle eau française, toujours accommodée à son thème et à son auditoire, semblait ne pouvoir tarir. La patrie Canadienne Française n’eut pas de meilleur serviteur que lui: «Plus on est prêtre, plus on est patriote», disait-il.
L’âme des vertus de Mgr Laflèche fut la conviction absolue, née d’une science profonde, et surtout d’une foi qu’il avait puisée au pays des neiges, comme à la source voisine de l’intuition divine, parmi les petits, les simples, les ignorants, auxquels Dieu se plaît à révéler des clartés qu’il dérobe aux sages de ce monde.
Evêque, il composa ses armes de deux emblèmes: un canot, pour rappeler les douze ans de vie de missionnaire, qu’il ne cessa de regretter, et une flèche, qui voulait dire «droit au but!»
Il tomba, à l’âge de 80 ans, le 14 juillet 1898, au cours d’une tournée pastorale, les armes à la main, comme il lui convenait. Regardant son éternité en face, ainsi qu’il avait regardé les hommes, il s’écria:
—Quel bonheur de croire en face de la mort!
⁂
Mgr Alexandre-Antonin Taché (1823-1894)
Les contemporains de Mgr Taché et de Mgr Laflèche s’accordent à reconnaître que le plus brillamment doué de ces deux évêques Canadiens, si grands et si semblables, fut Mgr Taché.
Voulant marquer par une considération frappante la force de conception et d’action de ce prélat, Mgr Ireland s’écriait, dans son sermon de la bénédiction de la cathédrale de Saint-Boniface, en 1908:
«—C’est grâce à l’influence de Mgr Taché que l’Ouest canadien a été conservé à la couronne britannique. Si Mgr Taché avait voulu, le drapeau américain aurait remplacé le drapeau anglais dans cette partie du Canada.»
Dans la conversation, l’illustre archevêque de Saint-Paul allait jusqu’à dire:
«—J’ai connu, en ce XIXe siècle, trois génies: Léon XIII, Gladstone et Mgr Taché.»
Le don spécial fait par Dieu à l’intelligence de Mgr Taché semble avoir été la puissance, si rare à notre condition mortelle, de la compréhension et de l’analyse simultanées. Son premier coup d’œil embrassait l’ensemble d’une question abordée, tandis que sa vive méditation en fouillait jusqu’aux derniers replis. Il avouait s’être délibérément exercé à la «manœuvre de creuser et d’approfondir», durant ses longues courses à la raquette, dans les déserts du Nord. Esprit simplificateur, il dégageait rapidement son sujet des complications et des accessoires, afin de ne régler que sur les considérations essentielles son premier jugement, qui, d’ordinaire, était le définitif. Merveilleusement assisté de sa mémoire, «il n’oubliait jamais ce qu’il avait lu ou entendu; et il citait avec une exactitude étonnante les dates et les circonstances des événements. «Ses écrits, à la phrase transparente, à la verve variée, sagace, mordante au besoin, ses études scientifiques, comme l’«Esquisse sur le Nord-Ouest de l’Amérique», ses «Mémoires sur l’Amnistie», ses «Brochures sur la Question scolaire», ses discours, prononcés dans toutes les chaires du Canada et en Europe, sa causerie enjouée, spirituelle, affable, quoique toujours réservée et polie, tout en lui imposait et plaisait, parce que tout était mesuré, et comme dicté «par l’éternel bon sens, lequel est né Français.»
Cependant la prérogative la plus riche et la plus attrayante de son âme n’était pas la clairvoyance. C’était la bonté, la bonté qui savait comprendre, pardonner, aimer sans égoïsme, parce qu’elle découlait d’une sensibilité très pure. Mgr Faraud, ayant à le consoler d’un vif chagrin qu’il avait ressenti d’une ingratitude, lui écrivait:
«Rien n’est petit chez vous, parce que tout prend sa source dans une exquise sensibilité et une extrême générosité.»
Ainsi doué, Mgr Taché devait être éloquent. Il le fut. Si la clarté de son esprit lui fournissait les raisons qui illuminent, sa sensibilité généreuse lui inspirait les élans qui entraînent. Pectus est quod disertos facit. Il était de ceux qui professent, avec Bossuet, que «la chaleur pénètre plus avant que la lumière» et que le Dieu qui «ne regarde que le fond du cœur» attend du prêtre qu’il n’en éclaire les avenues que pour aller saisir la faculté d’aimer et de se dévouer dont le cœur est le maître, et qui, mise en action dans la volonté, servante du cœur lui-même, accomplit la donation méritoire de l’âme. Là, fut le secret de tant de conversions opérées par son ministère, aussi bien que le secret de ses succès auprès des foules, pour le soutien des missions.
Les anciens de Montréal se rappellent l’impression qu’il fit, jeune évoque de l’Ouest, lorsqu’en 1861 il parut dans la chaire de Notre-Dame, afin de plaider la cause de sa cathédrale brûlée et de sa colonie de Saint-Boniface, ravagée elle-même, tour à tour, par deux incendies et par l’inondation:
J’étais alors élève des Sulpiciens, dit l’un des témoins, l’honorable juge Dubuc, j’avais hâte de voir cet évêque missionnaire dont la réputation était déjà si grande. Il monta en chaire. Nous étions tout oreilles. Son texte seul valait un long sermon. Tout le monde connaissait ses malheurs. Il commença: «Transivimus per ignem et aquam, et eduxisti nos in refrigerium.—Nous avons passé par le feu et par l’eau, et vous nous avez amenés dans un lieu de consolation.» Ce texte électrisa son auditoire à un degré que je n’ai jamais vu depuis. Dans son langage éloquent, soutenu par une voix des plus sympathiques, il parla de ses chères ouailles, les métis et les sauvages, disséminés sur un vaste territoire, de ses courses apostoliques pour porter la bonne parole à ces tribus nomades, des rudes travaux des missionnaires, des calamités qui venaient d’affliger son diocèse. Puis, il dit qu’ayant reçu déjà tant d’aumônes et de services de la population charitable de Montréal, il n’avait pas eu l’intention de solliciter de nouveaux secours; mais que des collègues et des amis l’avaient engagé à ne pas craindre de faire un nouvel appel à sa générosité. Et alors, avec cet accent ému qui lui était propre et qui allait au cœur, il ajouta: «Ah! mes frères, si Dieu vous inspire de faire quelque chose pour nos missions, donnez de bon cœur: vous ne sauriez croire combien il m’en coûte de venir encore une fois vous tendre la main.» Il fit cet appel dans des termes bien plus touchants que je ne puis le rapporter. Tous les assistants étaient saisis par l’émotion, tous donnèrent abondamment.
La «Vie de Mgr Taché» a été écrite, en deux vastes volumes (1546 pages en tout), par Dom Benoît. Rien n’y est omis. On s’y reportera. On y verra comment l’évêque de Saint-Boniface érigea, développa et soutint sa grande église de l’Ouest, contre tous les orages suscités par le fanatisme sectaire et la perfidie politique; comment sa sensibilité et sa perspicacité de pasteur l’armèrent d’une implacable énergie d’action, de parole et de plume, contre les loups ravisseurs; comment, en dépit des entraves, il créa les diocèses, les vicariats apostoliques, et multiplia les paroisses, les couvents, les collèges, les hôpitaux; comment, patriote ardent, il ouvrit à l’immigration Canadienne française l’immensité de l’Ouest; comment, lors du transfert des Pays d’en Haut à la Puissance du Canada, il devint, à la prière du gouvernement canadien, le pacificateur des troubles de 1869-1870, parmi les Métis légitimement soulevés contre les spoliateurs; comment, à cette occasion, «sa merveilleuse habileté, sa sagesse consommée et son heureuse influence» sauvegardèrent la race française et catholique, et épargnèrent au Canada les horreurs de la guerre civile; comment, à cette époque encore, «la stabilité même des gouvernements semblait dépendre du poids de sa parole»; comment il travailla, le calme rétabli, à l’organisation de l’Université du Manitoba et du système scolaire, qui fut, grâce à lui, «aussi parfait qu’on pouvait le désirer en un pays neutre», et qui fonctionna de 1870 à 1890; comment ensuite il se dressa dans toute la force de sa vieillesse, lorsqu’une loi scolaire injuste et traîtresse, qu’on n’a pas encore rapportée, «vint détruire, en un jour, l’œuvre de cinquante ans»; comment enfin la mort le frappa, en plein champ de bataille, lui aussi, au lendemain du jour, où il avait écrit les plaidoyers les plus vigoureux de sa vie, chefs-d’œuvre de dialectique et d’éloquence, admirés et signés bientôt par l’épiscopat canadien entier, pour le droit, pour la justice et pour la liberté.
Quant à nous, nous ne pouvons que glaner, sur le champ de neige et d’années, remué par l’activité sans repos de Mgr Taché, quelques dates et quelques faits appartenant à l’Athabaska-Mackenzie, dont il fut le missionnaire d’abord, et le métropolitain ensuite jusqu’à sa mort.
Alexandre-Antonin Taché, descendant de Joliette, le découvreur du Mississipi, et arrière-neveu de Varennes de La Vérandrye, le découvreur de l’Ouest canadien, naquit le 23 juillet 1823, au manoir familial de la Rivière-du-Loup (aujourd’hui Fraserville), en aval de Québec, sur la rive droite du Saint-Laurent.
Ses études classiques et philosophiques faites au collège de Saint-Hyacinthe, il entra au séminaire de Montréal, dans l’intention de se donner au clergé séculier, le 1er septembre 1841.
Deux mois après, le 3 décembre, jour de la fête de saint François-Xavier, sa vocation religieuse et apostolique s’alluma par un regard.
Les missionnaires Oblats de Marie Immaculée étaient arrivés la veille de France, à Montréal. Passant par l’évêché, pour se rendre à la cathédrale, Alexandre les vit pour la première fois. Ses yeux s’attachèrent sur la figure et sur la croix des missionnaires. Il était conquis.
«—Il est de ces regards, s’écria-t-il cinquante ans après, il est de ces regards qui ont une influence marquée sur toute une existence. Celui que j’arrêtai alors sur les Pères Honorat et Telmon n’a pas peu contribué à toute la direction de ma vie.»
En octobre 1844, il se présenta au noviciat des Oblats, à Longueil.
Mais une année sans se mouvoir, quoique prescrite par le droit canon, c’était trop long pour son ardeur. A force d’instances, il obtint d’être envoyé avec le premier Père Oblat aux missions sauvages.
Le 25 août 1845, fête de saint Louis, après «62 jours de pagayage et de portages», le Père Aubert et le Frère Taché débarquèrent à la Rivière-Rouge.
A la première vue du visage frais et candide, plus jeune que l’âge même du novice, Mgr Provencher eut un mouvement de déception:
«—On m’envoie des enfants, et ce sont des hommes qu’il nous faut», murmura-t-il.
Le vieil évêque ne tarda pas à constater que des dehors de faiblesse et d’enfance peuvent contenir des âmes de feu; et le mois n’était pas écoulé, qu’il écrivait à Québec:
«—Des Taché et des Laflèche, vous pouvez m’en envoyer sans crainte!»
Le Frère Taché, sous-diacre, n’avait pas l’âge requis pour le diaconat, lorsqu’il partit de Montréal. Il l’avait, en arrivant à Saint-Boniface. Il fut donc ordonné diacre, le dimanche qui suivit, 31 août.
Le 12 octobre, à 22 ans et 2 mois, il était prêtre.
Cependant le noviciat, commencé à Longueil, continué, par dispense, en canot d’écorce, s’achevait le lendemain de l’ordination sacerdotale. Le Père Taché prononça ses vœux perpétuels, le 13 octobre, quelques instants avant de célébrer sa première messe:
«—Je fis à Dieu le sacrifice entier de moi-même; je m’enrôlai sous la bannière de Marie, et je promis à cette tendre mère d’être son serviteur tout dévoué.»
Le Père Taché fut donc le premier religieux engendré à l’Eglise catholique, dans les Pays d’en Haut.
Nous savons la suite de sa vie, jusqu’à 1849. M. Laflèche retourné à Saint-Boniface, le Père Faraud envoyé au lac Athabaska, il restait seul des «heureux habitants du Nord» de la première heure, à l’Ile à la Crosse.
Qu’il était loin de se douter qu’il touchait déjà aux dernières heures du «bonheur» chanté par le joyeux trio, dans le paradis de la neige et de la pauvreté!
L’impossibilité de promouvoir M. Laflèche à l’épiscopat désemparait Mgr Provencher. Il ne savait comment sortir de sa perplexité:
«—J’ai bien, disait-il, le Père Taché, qui est celui qui a le plus de talents; mais il ne fait que de naître!»
La Providence, qui avait besoin de M. Laflèche pour être le Chrysostome des Trois-Rivières, et du Père Taché pour être le saint Paul du Nord-Ouest, ayant bouleversé les plans d’avenir de Mgr Provencher, lui révéla, sans plus différer, ses divines dispositions.
«Bientôt il est plus frappé du mérite que de la jeunesse». «C’est un homme de grand talent, écrit-il, connaissant le pays, les missions et les langues.»
Puis, il est Oblat. C’est sur les Oblats qu’il faut compter pour l’évangélisation du Nord-Ouest: n’est-il pas convenable que le chef soit pris parmi ces religieux? Si l’évêque est Oblat, la congrégation tout entière ne sera-t-elle pas plus étroitement liée à la grande œuvre? Il y a une objection, une seule, les 27 ans du jeune missionnaire. Mais «c’est un défaut dont le Saint-Siège dispense, et dont l’élu se corrigera, même trop rapidement.»
Se convaincant de plus en plus, il en vient à cette réflexion:
«—Je pense que le Père Taché sera le plus propre à l’épiscopat: il aura plus de détail, l’autre est un peu oublieux.»
En même temps qu’il priait les évêques du Canada d’obtenir du Saint-Siège la substitution du nom de Taché à celui de Laflèche, Mgr Provencher écrivait à Mgr de Mazenod, évêque de Marseille, Fondateur et Supérieur Général des Oblats:
J’ai jeté les yeux sur un de vos enfants, pour être mon coadjuteur et mon successeur: c’est le R. P. Alexandre Taché, que votre Grandeur n’a jamais vu, et qui est depuis 1846 à l’Ile à la Crosse. Il a fait d’excellentes études classiques et théologiques, et, depuis qu’il est employé dans les missions, il a appris deux langues, avec la connaissance desquelles il peut évangéliser les nations sauvages presque jusqu’au pôle. Outre cela, il sait passablement l’anglais, langue nécessaire partout dans ce pays. Il a réussi, au delà de mes espérances, à faire connaître Dieu aux nations des Cris et des Montagnais.
Mgr Provencher signant cette lettre, signait, si l’on peut ainsi parler, l’acte du baptême et du salut de toutes les nations sauvages du Nord-Ouest. Il sauvait ses chères missions d’un naufrage, probablement irrémédiable, que quelqu’un—qui? ami ou ennemi, inintelligent ou malveillant? il n’importe de le savoir;—mais que quelqu’un complotait, dans l’ombre.
Le Souverain Pontife, avisé avant le Supérieur Général des Oblats, accédait immédiatement à la supplique; et, le 24 juin 1850, il émettait les bulles instituant Alexandre-Antonin Taché, évêque d’Arath, in partibus infidelium, et coadjuteur de Mgr Provencher, avec future succession.
Un évêque de vingt-six ans et onze mois...
Mgr de Mazenod apprit la nouvelle, au moment où, d’accord avec son conseil, il venait de décider le rappel de tous ses fils, des missions du Nord-Ouest, que le quelqu’un avait représentées comme un tombeau sans retour pour sa congrégation. Aussitôt, il suspendit l’envoi du décret, et manda le Père Taché, afin de l’entendre et de le consacrer lui-même.
Mgr Taché écrivit plus tard, dans son livre «Vingt Années de Missions dans le Nord-Ouest de l’Amérique (1845-1865)», livre qu’il ne serait pas indigne d’appeler Suite des Actes des Apôtres, une page que l’Eglise enchâssera parmi les joyaux de sa primitive histoire:
«...Je ne parlerai pas des émotions de mon âme, lorsque je me présentai devant notre Supérieur Général; mais laissez-moi rapporter à la Congrégation un des entretiens dont il m’honora:
—Tu seras évêque.[26]
—Mais, Monseigneur, mon âge, mes défauts, telle et telle raison...
—Le Souverain Pontife t’a nommé, et quand le Pape parle, c’est Dieu qui parle.
—Monseigneur, je veux rester Oblat.
—Certes, c’est bien ainsi que je l’entends.
—Mais la dignité épiscopale semble incompatible avec la vie religieuse!
—Comment! la plénitude du sacerdoce exclurait la perfection à laquelle doit tendre un religieux!
«Puis, se redressant avec la noble fierté et la religieuse grandeur qui le caractérisaient, il ajouta:
—Personne n’est plus évêque que moi, et, bien sûr, personne n’est plus Oblat non plus. Est-ce que je ne connais pas l’esprit que j’ai voulu inspirer à ma Congrégation? Tu seras évêque, je le veux. Ne m’oblige pas d’en écrire au Pape. Et tu n’en seras que plus Oblat pour tout cela, puisque, dès aujourd’hui, je te nomme supérieur régulier de tous ceux des nôtres qui sont dans les missions de la Rivière-Rouge.
«Des larmes abondantes coulaient de mes yeux, les battements de mon cœur voulaient briser ma poitrine.
—Console-toi, mon fils, me dit encore ce bon Père, en m’embrassant avec tendresse; ton élection, il est vrai, s’est faite à mon insu, mais elle paraît toute providentielle, et sauve les missions dans lesquelles vous avez déjà tant travaillé. Des lettres m’avaient représenté ces missions sous un jour si défavorable, que j’étais déterminé à les abandonner et à vous rappeler tous; la décision était prise en conseil, lorsque j’ai appris ta nomination à l’épiscopat. Je veux que tu obéisses au Pape, et moi aussi je veux lui obéir. Puisque le vicaire de Jésus-Christ a choisi l’un des nôtres pour conduire cette Eglise naissante, nous ne l’abandonnerons pas. Je me donnerai la consolation de te sacrer moi-même, et Mgr Guibert, qui est aussi Oblat, partagera mon bonheur.»
La consécration eut lieu, le 23 novembre 1851, dans la cathédrale de Viviers.
Sauveur des missions... Oblat toujours: tels sont les deux titres que nous, missionnaires religieux, ses frères, chérissons entre tous dans l’auréole de Mgr Taché.
Sauveur des missions, il le fut, malgré lui, de par son élection. Il le demeura, de par la mise en œuvre de ses talents et de ses vertus, dans sa carrière épiscopale.
Avant tout, il fut l’exemple entraînant, sur le front même du combat. Qui sait si, la vaillance de leur chef venant à leur manquer, les premiers soldats, jetés sans y être aguerris au fort de «la lutte pour la vie», n’eussent pas défailli!
A peine consacré, et béni par le Pape, Mgr Taché repasse l’océan pour se rendre à l’Ile à la Crosse. Cinq hivers consécutifs le voient s’élancer de là, à la raquette toujours, sur les 450 lieues qui relient les missions du lac Caribou au lac Sainte-Anne, et poursuivre, de l’une ou de l’autre de ces extrémités, jusqu’au lac Athabaska. En un seul de ces voyages, il compte 63 nuits à la belle étoile. Un matin de mars, comme il se rapproche, avec le P. Végreville, de l’Ile à la Crosse, abattu de faim et de fatigue, il s’évanouit. Revenu à lui, il reprend la marche. Une nouvelle défaillance se produit, dont il revient encore:
«—Vous n’avez qu’un moyen de me sauver, dit-il alors au Père Végreville, son jeune compagnon, si je retombe: faites un trou dans la neige et m’y ensevelissez; allez à la mission aussi vite que vous pourrez et envoyez un homme avec des chiens pour me chercher.»
Mgr Taché s’étant évanoui bientôt pour la troisième fois, le Père Végreville l’ensevelit, sans prendre garde qu’il était tout en sueur, et s’en fut chercher du secours.
La sueur, en se glaçant, ranima l’évêque assez tôt pour l’avertir que son tombeau de neige n’allait pas le défendre de la mort. Il se releva donc afin de se réchauffer un peu en marchant.
Il allait retomber sur la glace vive qu’il atteignait, lorsqu’il aperçut au loin l’homme et les chiens accourant vers lui.
Lors de cet incident, il y avait plus d’une année que Mgr Taché était devenu l’évêque titulaire de Saint-Boniface. Mais il se souvenait de la consigne de Mgr Provencher, que d’ailleurs il avait lui-même voulue:
«—Restez dans les missions du Nord, jusqu’à ce que les nouveaux missionnaires soient au courant des affaires et de la langue... Et ce, quand même il me prendrait envie de mourir!»
Mgr Provencher mourut en 1853, et Mgr Taché ne vint prendre possession de sa résidence qu’en 1857.
Et encore retourna-t-il deux fois visiter à la raquette l’Ile à la Crosse, le lac Sainte-Anne et le lac la Biche.
A Saint-Boniface, Mgr Taché continua son rôle de sauveur des missions du Nord, en élisant Mgr Grandin pour son coadjuteur, Mgr Faraud pour vicaire apostolique de l’Athabaska-Mackenzie, et en veillant, comme s’il eût toujours été à lui, sur le troupeau lointain, enlevé à son bercail.
Que ne dirait-on pas du prestige qu’il exerça sur la Compagnie de la Baie d’Hudson, et des diplomaties auxquelles il se plia, pour la garder tolérante à l’égard des missionnaires, malgré les inhabiletés de l’un ou l’autre de ceux-ci?
Nous avons signalé la vraiment géniale conception des transports, par le lac la Biche.
Mgr Faraud s’étant placé lui-même à cette porte du Nord sauvage, Mgr Taché se fit son serviteur, son chargé d’affaires, à Saint-Boniface, porte de la civilisation. Ainsi furent assurées les expéditions annuelles. Il s’en remit, il est vrai, lorsqu’il put les trouver, à des hommes de grande capacité et d’inlassable dévouement, tels les Pères Bermond, Maisonneuve et Poitras; mais sans abandonner la direction générale des entreprises. Et même, durant près de vingt ans, de la mort du Père Bermond à la nomination du Père Maisonneuve, il fut, en personne, le seul procureur de «toutes les missions du Nord-Ouest, non seulement de celles de son diocèse, mais de celles des vicariats qui en avaient été démembrés.» Rien n’était assez petit pour être négligeable, à ses yeux. Il commandait les articles, les recevait, les étiquetait, les classait par vicariat, par mission, par missionnaire, en attendant les charrettes à bœufs, dont il surveillait encore le chargement jusqu’aux minimes objets.
Le dernier prodige de sa vigilance et de sa mémoire, en faveur de l’Athabaska-Mackenzie, fut de liquider la succession de Mgr Faraud. Mgr Faraud, doté lui-même d’une mémoire «qui n’oubliait jamais», et ne croyant pas sa fin prochaine, s’était borné à léguer ses ressources à son vicariat et à nommer Mgr Taché l’exécuteur de ses volontés. Il avait remis à plus tard le soin, inutile pour lui-même, de rédiger une liste indiquant le lieu et l’emploi des économies d’où dépendait la subsistance de ses missions. Le rétablissement de cet état de compte fut le tour de force de Mgr Taché. Il parvint, au prix des journées et des nuits de plus d’un mois, à se rappeler toutes les conversations, démarches, projets, indications dont il avait pu être le confident de la part de Mgr Faraud, depuis 25 ans: tout fut sauvé!
«—Jamais, dit un témoin des heures partagées entre cette tâche et les douleurs d’une maladie qui le tenaillait sans répit, jamais le successeur de Mgr Faraud n’aurait pu venir à bout de découvrir ce qui appartenait à ses missions. Mgr Taché mit le tout tellement au clair, qu’en deux heures Mgr Grouard put parfaitement se rendre compte de son vicariat...»
«Tu seras Oblat», avait dit le vénéré Fondateur!
Oblat, Mgr Taché le fut chaque jour plus que la veille.
Il le fut comme dignitaire de l’Eglise et chef de son diocèse, à la manière de Salomon, donnant à sa mère Bethsabée les honneurs de sa droite, sur le trône qu’il lui devait.
Oblat, il le fut comme évêque: «Bien des événements se sont succédé, écrivait-il à son Supérieur Général, bien des choses ont changé autour de moi; une chose est demeurée inaltérable dans mon cœur, c’est mon attachement pour ma Congrégation... J’ai souffert beaucoup, mais j’ai toujours eu la même affection pour ma mère... Vous n’avez pas de fils plus dévoués que ceux des vôtres qui ont reçu la plénitude du sacerdoce.»
Pour lui, la vie religieuse, qui est «la perfection de la charité par la perfection du sacrifice», ne pouvait trouver d’épanouissement plus large que dans cette grâce plénière du sacerdoce, qui doit clouer le pontife, sa victime, en la place même de Notre-Seigneur, sur la croix, symboliquement nue, de sa consécration épiscopale.
A sa croix d’évêque, il s’attacha par la sainteté grandissante de sa vie; mais c’est sur sa croix d’Oblat qu’il contemplait le divin Modèle de la crucifixion.
Deux fois l’année, à la fin de la retraite générale et le 17 février, anniversaire de l’approbation de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée par Léon XII, chaque profès renouvelle solennellement ses vœux de pauvreté, chasteté, obéissance et persévérance dans l’Institut. Ces jours-là, Mgr Taché reprenait le costume du simple religieux. En soutane noire, et portant la croix reçue à son oblation, il venait parmi ses frères, au pied de l’autel, son humble cierge à la main, redire la formule de ses engagements perpétuels.
A l’exemple du Cardinal Guibert, de Mgr Balaïn, ce n’est pas sur sa croix d’évêque qu’il voulut rendre le dernier soupir, mais sur sa croix d’Oblat missionnaire. Cette croix, qui reçut le baiser suprême du grand archevêque, missionnaire des pauvres, est vénérée à l’égal d’une relique, au juniorat des Oblats, à Saint-Boniface.
Mgr Taché résista plus de vingt ans aux attaques répétées d’un mal, douloureux parmi les douloureux, contracté dans les courses trop longues sur les neiges du Nord, et dans les privations trop continuelles. En 1873, les médecins ne lui accordaient plus deux ans de vie: il mourut, le 22 juin 1894. Quel fut donc son calvaire!
L’une de ses dernières lettres félicitait «cet ami que tout le monde aimait», mais qu’il réclamait «le privilège d’aimer plus que tout autre», Mgr Laflèche, à l’occasion de ses cinquante ans de sacerdoce:
«...La main qui trace ces lignes est celle qui, pendant des mois et des mois, a pansé vos plaies et tâché d’adoucir vos souffrances. Le cœur qui dicte ces réflexions est celui qui, depuis bientôt un demi-siècle, remercie Dieu de vous avoir connu, d’avoir été votre compagnon, le témoin de la vie précieuse qu’il a admirée en vous. Vous avez été mon maître dans notre commune carrière de missionnaires...»
La réponse de Mgr Laflèche fut de venir lui-même, un mois après, à Saint-Boniface, prononcer, dans un flot de larmes, l’oraison funèbre de son ami de l’Ile à la Crosse.
⁂
Mgr Henri-Joseph Faraud (1823-1890)
Mgr Faraud naquit à Gigondas (Vaucluse), diocèse d’Avignon, le 17 juin 1823.
Du sang de martyr coulait dans ses veines. Sa tante maternelle, Henriette Faurye, religieuse du Saint-Sacrement de Bollène, avait été guillotinée par la révolution française. En mémoire d’elle, Mgr Faraud fut appelé Henri.
A peine l’eut-on placé à l’école de la bourgade, qu’Henri s’attirait ce bulletin: «Brillant élève et franc tapageur.»
C’était déjà, en entier, le futur missionnaire des Dénés.
Brillant élève, il deviendra l’étoile des régions polaires, que ses fils et ses successeurs n’auront qu’à suivre pour mener leur troupeau vers le Ciel.
Franc tapageur, il remuera le Nouveau-Monde et l’Europe, sans ménager le bruit, afin d’annoncer ses missions sauvages et d’établir leur prospérité.
Comme Chicard, comme Puginier, comme mille autres, prédestinés, dirait-on, par l’exubérance même de leur vitalité, à l’aventureux et périlleux apostolat des missions lointaines, le jeune Henri était un dissipé. Un jour, sa mère, femme d’énergie et de foi, lui jeta cette parole:
—Tu ne feras jamais rien de bon!
L’impression fut celle d’un trait de feu. Madame Faraud, le remarquant, prit son fils par le bras, l’agenouilla aux pieds de la Sainte Vierge et le consacra à la divine Mère. Instantanément, le changement s’accomplit, et la résolution du petit «converti» se détermina: il serait prêtre, et il entrerait dans une congrégation dévouée à la Très Sainte Vierge.
Henri devait être toute sa vie, et jusque dans sa manière de mourir, un de ces caractères sans partage, à l’emporte-pièce, auxquels est innée l’horreur des demi-mesures, des «à peu près», comme de la ruse et de l’imprécision; une âme ouverte, pensant tout haut, et se laissant toucher jusqu’au fond, au premier abord. Elevé dans l’indifférence, il eût fait un Paul de Tarse redoutable. Donné à Dieu, il ne pouvait que devenir un «Apôtre des nations», un passionné de la vérité, de la vertu, du salut des âmes.
Dans les premiers siècles de l’Eglise, les évêques de sa trempe étaient canonisés par la voix du peuple, qui est l’une des voix de Dieu.
Il se livra, de toute son ardeur, à ses études, sur les bancs de l’école apostolique (juniorat des Oblats), qui s’ouvrait alors à Notre-Dame des Lumières, et, de là, au travail spécial de sa perfection, au noviciat de Notre-Dame de l’Osier.
Le 8 novembre 1846, il arrivait à Saint-Boniface, n’étant encore promu qu’aux ordres mineurs. Mgr de Mazenod n’avait pu le retenir davantage au scolasticat de Marseille, tant son impatience était vive d’aller «aux missions sauvages.»
Le 8 mai 1847, il recevait l’onction sacerdotale des mains de Mgr Provencher.
Le Père Faraud débuta par des courses dans la prairie. Mais la prairie était trop bornée pour lui.
Ainsi arriva-t-il, en 1848, à l’Ile à la Crosse, chez M. Laflèche et le Père Taché.
L’Extrême-Nord était devant ses pas, l’appelant de son immensité.
Il s’y élança, en 1849, pionnier de son futur vicariat d’Athabaska-Mackenzie.
Rien ne semblait manquer au Père Faraud pour aller établir les chrétientés nouvelles. En un hiver et un printemps, il avait appris le cris et le montagnais. Il aimait les sauvages des bois, dont il avait rapidement compris les mœurs et les dispositions natives; et les sauvages le lui rendaient en affectueuse confiance. Sa culture, sa distinction, son tact l’accréditaient auprès de l’omnipotente Compagnie de la Baie d’Hudson. Tout était à construire par le travail manuel, presque sans outils, sous des températures effroyables; mais il était d’une force herculéenne, et son habileté à manier le bois et à défricher les forêts n’avait point d’égale dans le pays. En présence d’un abatis à équarrir, d’une maison à dresser, d’un champ à retourner, tel fut toujours son calcul: «Cet ouvrage occuperait un homme quatre jours, donc je le ferai en deux.» Il le faisait quelquefois en moins de temps.
Il construisit les premières bâtisses de toutes les missions du lac Athabaska, du Grand Lac des Esclaves et de la rivière la Paix.
Pendant les quinze ans qu’il fut simple prêtre, il parcourut ces régions, soit en canot, soit en raquettes, fondant coup sur coup les missions de la Nativité, de Saint-Joseph, du Fort Vermillon, de Dunvégan, et visitant dans les bois les divers camps indiens.
Sa résidence, durant cette période,—résidence, en langage de missionnaire du Nord, prêtre ou évêque, veut dire: pied-à-terre, base de voyages, lieu où l’on est censé demeurer; mais où l’on demeure moins, parfois, que partout au dehors, à cent lieues à la ronde—la résidence principale du Père Faraud, avant son élévation à l’épiscopat, fut le lac Athabaska. Il écrivait, en 1859:
Depuis dix ans que je suis à Athabaska, j’ai vu mon rêve de progrès matériel presque réalisé. La première année, je construisis une maison et une chapelle. La deuxième, je transformai les marais en champs et jardins. La troisième, je bâtis une nouvelle église, une nouvelle maison, une cuisine, une étable, une autre maison pour les engagés de la mission. J’entrepris enfin une grande église, qui, sur cette plage, peut passer pour un véritable monument, et que j’avais terminée après quatre ans de travail.
Mais ces années de voyages, travaux et misères avaient eu raison de la santé du Père Faraud. Lui, si indomptable jadis, le voici réduit à ne plus se soutenir que par la résignation chrétienne. Les peines de l’âme, s’ajoutant aux souffrances du corps, le portent à reprendre le projet, qu’il avait autrefois conçu, de ne s’occuper que de sa propre sanctification dans quelque solitude. Du fort Vermillon, rivière la Paix, 15 mai 1860, il ouvre son âme à Mgr Taché:
Le moment n’est-il pas venu aujourd’hui de dire adieu au Nord? Ce n’est plus seulement une jambe qui me fait mal (il avait contracté une sciatique dont il devait souffrir toujours); mais les deux jambes, les deux bras, la poitrine, les reins et la tête. A planta pedis usque ad verticem capilis, je ne suis plus que rhumatisme. Ces douleurs ont augmenté progressivement, et tendent à s’aggraver davantage.
...Je vous dirai maintenant un secret qui vous expliquera bien des singularités apparentes de ma conduite. Un dégoût universel naquit chez moi, il y a longtemps, pour tout ce qui n’est pas Dieu, et ne tend directement à sa gloire. J’avais pris la résolution de m’enfermer à tout jamais dans un cloître, et de me retirer dans un désert, où je n’aurais qu’à m’entretenir avec Dieu et où il serait le témoin unique de mes actions. Je me préparai par la prière, par le jeûne, par la mortification, à cet acte d’où devait dépendre mon éternité. Or, un jour, en lisant les psaumes, je fus frappé de ces paroles: zelus domus tuæ comedit me—le zèle de votre maison me dévore.—J’en tirai incontinent la conclusion qu’il serait peut-être plus dans les desseins de Dieu que je consacre les premières années de ma vie religieuse à un ministère public, pour y travailler au salut des autres, et que je me retire plus tard dans un monastère. Ce fut la résolution que je pris dès le moment, me proposant de travailler au salut de mon prochain, sans négliger ma propre perfection. Mais je me connaissais moi-même. Je savais que je n’étais pas homme à faire deux choses à la fois. Jusqu’à mon arrivée à Athabaska, j’avais tenu bon. Mais là, occupé de mille choses extérieures, n’ayant jamais assez de temps pour me recueillir, je me trouvai, malgré moi, de plus en plus éloigné de la piété; mon cœur devint sec et aride; j’étais si étranger à moi-même, j’avais si peu de goût pour les choses de Dieu que j’en tirai la conclusion que je devais être bien éloigné de Dieu, et comme je faisais de vains efforts pour m’en rapprocher, de là naquit une profonde tristesse qui a duré pendant huit ans consécutifs. Pour vous dire le tout, j’avais entretenu, jusqu’à il y a quelques semaines, le dessein de retourner en France pour me faire trappiste ou chartreux, comme c’est notre droit. Or, il arriva qu’un soir, tandis que je renouvelais mes vœux d’Oblat de Marie Immaculée, une bonne petite Mère que j’avais là, sur la table de ma pauvre maisonnette, sembla me reprocher de vouloir quitter la société qui lui était spécialement dévouée, après avoir promis, tous les jours, pendant dix-neuf ans, d’y persévérer jusqu’à la mort. Je fus si frappé de cette réflexion, qu’après avoir pleuré abondamment, aux pieds de ma petite statue, je renonçai franchement au projet que je nourrissais dans mon esprit depuis si longtemps...
Pendant que le Père Faraud se désolait ainsi, à la manière des saints, de ses infirmités et aridités, soupirant après le repos de son âme en Dieu, un projet bien différent s’ourdissait entre Mgr Taché et Mgr Grandin, son coadjuteur, réunis à l’Ile à la Crosse, en 1860.
Les deux évêques jugeaient le temps venu de scinder le diocèse de Saint-Boniface, en constituant le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. L’un et l’autre connaissaient l’état de ruine où se lamentait le Père Faraud; et tout, de ce côté, devait les détourner de songer à lui. Ils s’accordèrent cependant à le proposer au Souverain Pontife.
Cela fait, Mgr Grandin partit pour l’Extrême-Nord, avec l’ordre de Mgr Taché d’envoyer le Père Faraud du lac Athabaska à l’Ile à la Crosse, sous le prétexte de lui procurer de meilleurs soins, mais en réalité pour qu’il se trouvât à la portée du coup qui le menaçait.
Le Père Faraud revint donc «au cher nid de son enfance apostolique», quoique plus désolé que jamais de sa «décrépitude prématurée», comme il s’en exprimait.
Il était là depuis dix-huit mois, travaillant et souffrant toujours, lorsqu’il reçut de Mgr Taché ces lignes, datées du 4 mars 1863:
«On vient de détacher de mon diocèse les districts d’Athabaska et de la rivière Mackenzie, pour en faire un vicariat apostolique à part. Notre Saint-Père le Pape Pie IX connaît votre état et veut que vous en soyez le premier évêque. Sa conviction est—et la mienne aussi—que Dieu fera un miracle pour vous guérir, afin que vous puissiez mener à bonne fin dans le Nord une œuvre à laquelle vous avez mis la première main, et que vous avez continuée avec tant de courage. Soumettez donc votre tête altière au joug, et ne me gardez pas de rancune, si j’ai contribué pour ma part à votre promotion. Plus que tout autre, je suis convaincu que vous êtes l’homme choisi de Dieu pour cette œuvre. Faites taire vos appréhensions et mettez-vous sur l’autel du sacrifice.»
Les bulles de Mgr Faraud (13 mai 1862) lui conféraient le titre d’évêque d’Anemour et de vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie.
La «tête altière» faillit ne pas se courber. Il se persuadait que l’on avait commis une erreur capable de compromettre à jamais les missions du Nord. Il partit pour Saint-Boniface, décidé à secouer le joug. Mgr Taché ne réussit pas à lui faire prononcer son fiat. Il ne put que le décider à se rendre à Montréal afin de consulter Mgr Bourget, dont le renom de sainteté était universel.
De Montréal, l’élu écrit à Mgr Taché:
«J’exposai naïvement et simplement mes peines, mes craintes et mes alarmes au saint Evêque, qui me dit: «Tout le monde est convaincu que vous seul, pour le moment, pouvez faire marcher les affaires dans ces difficiles missions; n’accepteriez-vous que pour trois ou quatre ans, mon avis est que vous le devriez.» J’avoue que, sans ces paroles, jamais je n’aurais ployé la tête. Les paroles des saints ont une autorité, une onction qui opère des prodiges.»
Autant la crainte des responsabilités l’avait abattu, autant la détermination de les porter ranima Mgr Faraud:
«—On me veut évêque. C’est bien. Je le serai, et non pas à demi!»
Immédiatement, il fit voile pour la France, résolu à n’en point revenir avant d’avoir reçu la consécration épiscopale, d’avoir trouvé ressources et sujets pour son vicariat, et même d’avoir obtenu du Pape un auxiliaire.
Tout ce programme était rempli, lorsqu’il reprit la mer pour l’Amérique, en avril 1865, avec les Pères Génin, Tissier, Leduc, et les Frères Lalican, Hand et Mooney. Il emportait aussi secrètement les bulles de son futur auxiliaire, obtenues dans les conditions que nous verrons plus loin.
Il avait été sacré, le 30 novembre 1863, par Mgr Guibert, O. M. I. sur le tombeau de saint Martin, l’apôtre des Gaules, dont il avait pris la devise, devise qu’il devait si admirablement honorer: Non recuso laborem. Je ne refuse pas le travail.
En juillet 1865, vingtième anniversaire exactement de l’arrivée de M. Thibault, en ce même lieu, pour «l’heure de Dieu», Mgr Faraud atteignait le Portage la Loche, limite sud de sa juridiction. Sur l’adieu à son «ami d’enfance apostolique» prenant possession de son héritage, Mgr Taché voulut achever son livre des Vingt Années de Missions:
...Mgr Faraud, arrivé à ces hauteurs du Portage la Loche, salua, d’un côté, le diocèse de Saint-Boniface, auquel il n’appartenait plus, mais où il avait, lui aussi, porté le poids de la chaleur et du jour... De l’autre côté, l’Evêque d’Anemour voyait plus que la terre promise: c’était la terre donnée, la portion de son héritage et de son calice: terre de travail; mais le prélat, fidèle à la devise qu’il a choisie avec tant d’à-propos et de générosité, répétait volontiers: Non recuso laborem...
Un vicariat apostolique auprès du Pôle nord, ce n’est pas l’idéal de ce que l’homme ambitionne d’ordinaire, mais bien la parfaite réalisation des vœux de ceux qui ont été appelés à la vie religieuse par la méditation de la sublime maxime: Evangelizare pauperibus misit me.—Il m’a envoyé évangéliser les pauvres...
Depuis que nous sommes entrés dans la lice, tous nos efforts ont été confondus. En nous séparant aujourd’hui, bien-aimé Seigneur, nous n’en serons que plus unis, puisque non seulement nous poursuivrons le même but, mais q’une égale responsabilité va désormais peser sur chacun de nous.
En vous remettant cette portion de la vigne du Seigneur que le Souverain Pontife vous a confiée, et que j’administre depuis douze ans, par moi-même ou par notre commun ami, Mgr Grandin, je ne puis qu’éprouver une profonde émotion et une vive sympathie. Je ne vous dissimulerai pas non plus, et l’expérience permet de vous le dire, que les splendeurs et la pompe qui entourent la dignité épiscopale n’en écartent ni les soucis ni les douleurs. Vous vous surprendrez plus d’une fois à regretter les heureux jours que nous avons coulés ensemble, lorsque nous n’étions que prêtres missionnaires, et que ni l’un ni l’autre de nous n’avait le plus léger soupçon qu’il pût un jour échanger la croix de l’Oblat pour celle du Pontife...
Séparons-nous, Monseigneur, pour donner à Dieu et à la partie de son église qui nous est échue en partage le peu qui nous reste de force et d’énergie. Voyez avec quelle ardente et légitime impatience vous êtes attendu par tous nos frères de l’Athabaska et du Mackenzie. Ils vous appellent de tous leurs vœux. Les tribus qu’ils évangélisent soupirent après votre arrivée, comme après une époque de grâce et de sanctification. Allez inaugurer l’ère nouvelle que le Seigneur, dans son infinie miséricorde, réserve aux infortunés habitants de ces lointaines et arides régions. Adieu, cher ami. Oui, soyons à Dieu, pour que les peuples qu’il nous a confiés soient aussi à lui!
Mgr Faraud reprit sa vie voyageuse, malgré ses infirmités croissantes, pendant quatre ans.
Sur la rivière la Paix, il alla jusqu’au fort Saint-Jean, au pied des montagnes Rocheuses. Sur le fleuve Mackenzie, il meubla le pauvre couvent bâti par Mgr Grandin, le Père Grouard et le Frère Alexis, et qui devait recevoir les Sœurs Grises. Lui-même se rendit au-devant des religieuses, afin de les conduire, par les rapides et les grands lacs, du lac la Biche au fort Providence. Il demeura deux ans à cette mission, afin de soutenir les premiers efforts des vaillantes ouvrières et de nourrir leurs premiers orphelins.
A cette date, 1869, remettant le soin des voyages à son auxiliaire, Mgr Clut, il vint se placer—nous savons pourquoi—au poste fixe de son long dévouement: le lac la Biche.
Au lac la Biche, il resta vingt ans, luttant par la résignation contre une souffrance continuelle, et gouvernant ses missions, à la méthode des évêques du Nord, par la vigilance sur les transports, par les travaux manuels, par les correspondances avec les missionnaires.
Ce fut durant cette période que Mgr Faraud établit le vicariat sur des assises, restées intactes jusqu’aujourd’hui.
Comme Mgr Taché, il était né administrateur. Au point de vue temporel, le principal dans un pays où tout est l’enjeu de la lutte pour la vie, il ne se départit jamais des seuls principes de la sauvegarde: économie et ressources assurées avant la dépense. Il ne dormait pas qu’il n’eût retracé, dans les comptes, jusqu’à l’emploi du dernier sou. L’incertitude est une triste base d’opération, disait-il. Je n’en veux pas. Aussi abhorrait-il les dettes et la spéculation. A ceux qui l’eussent poussé vers les hasards, il répondait par le prius supputat sumptus—calculer d’avance ce qu’il en coûtera—de l’Evangile. Redoutant les catastrophes toujours prêtes à engloutir ses œuvres, il parvint à constituer la réserve du vicariat.[27]
L’administration apostolique, qui répartit les sujets et dirige leurs travaux, ne le cédait en rien à l’administration temporelle. Mgr Taché, à la mort de Mgr Faraud disait:
—Le vicariat d’Athabaska-Mackenzie est le mieux organisé que je connaisse.
Les directions intimes que donnait Mgr Faraud à ses fils sont affaires de famille. Retenons qu’elles en firent des religieux et des apôtres exemplaires. Le secret profond de son succès peut cependant être révélé: il aimait ses missionnaires. Il les aimait maternellement et surnaturellement, ainsi qu’il le redisait souvent, en soulignant ces expressions, dans ses lettres. Sur le soir de sa vie, accablé de ses douleurs, n’en pouvant plus, il écrivait encore:
Ce que je voudrais avant tout faire crier à son de trompe, c’est que je vous aime tous d’une tendresse maternelle. Cette affection, entée sur le Cœur de Jésus, foyer ardent et source intarissable de l’éternelle charité, centuple mes forces. L’homme naturel me crie: «C’est assez, dépose ton fardeau!» Et le surnaturel: «La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure et de se donner sans limites!» En avant donc, tant qu’il plaira à Dieu![28].
Il possédait excellemment la qualité des supérieurs dans lesquels doit se réfugier l’amour jaloux des mères. Il savait reprendre ses enfants, dans le tête-à-tête, s’il en était besoin. Mais devant l’étranger il les défendait de toute son âme. Du coup, ils étaient tous parfaits, et nul ne s’avisait deux fois de trouver à redire, en sa présence, sur quiconque d’entre eux.
Il pratiquait aussi l’art, si utile à ceux qui commandent, de faire plaisir dans les petites choses. Il eut à demander, aux mauvaises années, des sacrifices surhumains, des privations très dures sur des articles nécessaires, qu’il ne pouvait acheter; mais, dans l’envoi, ainsi tronqué, il glissait une petite friandise, très peu coûteuse, comme un sachet de sucre pour le thé des jours de fête, un cigare pour ceux qui fumaient, quelques gouttes de cognac pour ceux «du midi»; et le destinataire fondait d’attendrissement, en trouvant la douceur inattendue, dans son pauvre ballot.
Si l’affection «maternelle» de Mgr Faraud eut des préférences, elles furent pour les humbles missionnaires coadjuteurs, les frères convers. Chaque fois qu’il les revoyait, il les étreignait «à les étouffer», sur sa large poitrine.
La plupart de nos vieux frères du Nord reçurent de lui leur formation spirituelle et professionnelle. On les distingue toujours. Il leur infusa quelque chose de son ardeur dévouée, se donnant tout entière dans un ouvrage, dans un exercice de piété, aussi bien que dans une récréation accordée: age quod agis—fais ce que tu fais.
La première question qu’il posait à ces jeunes gens, arrivant de France ou du Canada, était:
—Savez-vous travailler le bois?
Si oui, il les utilisait bientôt. Si non, il se faisait leur professeur en menuiserie. Avec eux, il défrichait les forêts, cultivait les champs, prenant toujours pour lui le plus rude de la besogne, car ses douleurs lui laissaient ordinairement l’usage de sa force athlétique. Il en initia quelques-uns à la reliure et à l’imprimerie des livres sauvages.
La journée du travail des mains finie, il les réunissait afin de leur apprendre les principes de la vie spirituelle et de tremper leur âme pour les combats du Nord.
Le plus grand chagrin de la vie de Mgr Faraud lui vint de la mort tragique d’un frère convers, le Frère Alexis Reynard. Il s’écriait, en recevant ses restes:
«—Est-ce bien là, ô mon Dieu, ce compagnon si fidèle et si dévoué de mes durs labeurs? Ce saint qu’on aimait et qu’on vénérait, en le voyant; cette âme pure et candide qui attirait votre grâce sur toutes nos missions et sur nous! S’il fallait du sang pour assurer le succès de notre œuvre apostolique, vous ne pouviez pas en choisir de plus pur!...»
C’était en juillet 1875. Le Frère Alexis venait du lac Athabaska au lac la Biche, afin d’y prendre de jeunes missionnaires et de les conduire dans le Nord. Par des circonstances qu’il serait trop long d’exposer ici, le frère fut amené à faire, à pied, les 200 kilomètres qui vont du fort Mac-Murray au lac la Biche. Ils étaient trois: lui-même, une orpheline, mise par Mgr Clut sous sa protection, et un métis iroquois, venu autrefois du bas Canada, comme rameur de la Compagnie, et qui avait capté la confiance des missionnaires. Au confluent de la rivière des Maisons et de la rivière Athabaska, l’Iroquois tua d’un coup de fusil le Frère Alexis, et le dévora en partie. Quelques ossements furent retrouvés là, sous le sable. De l’orpheline, on n’apprit jamais rien. L’Iroquois fut tué, une nuit, par un camp de Cris, qu’il essayait de voler.
Les missionnaires considèrent le Frère Alexis comme un martyr de la chasteté, à l’exemple de saint Jean-Baptiste.
De ce deuil, Mgr Faraud ne se consola jamais:
—La vie du Frère Alexis est assez sainte pour qu’on l’écrive, disait-il.
Au lac la Biche, le vicaire apostolique continua de se dévouer aux sauvages et métis, avec le même zèle qu’au temps de sa jeunesse voyageuse. Les longues conversations que ces grands enfants venaient lui tenir ne lassaient pas sa patience. Il les soulageait dans leurs misères corporelles. Le missionnaire du Nord doit se faire médecin pour ses malades. Médecin, Mgr Faraud le fut par aptitude naturelle comme par charité. Il tenait, et non sans succès, pour l’homéopathie, qui prône moins d’encombrants remèdes.
Il soigna surtout les âmes. Ses catéchismes aux enfants et aux néophytes ne chômaient pas de toute l’année. Le dimanche, il prêchait matin et soir, en trois langues: montagnais, cris et français. Son grand signe de croix, lent, recueilli, est resté célèbre.[29]
L’évêque des sauvages, qui se donnait si entièrement à ses missionnaires et à ses Indiens, trouvait encore le temps d’entretenir, en conteur charmant, les hommes de la société blanche, traiteurs ou touristes du lac la Biche, gens de haute culture de Saint-Boniface, de France, d’Angleterre, qui se présentaient chez lui. En quelques minutes, il se familiarisait avec son étranger, et la conversation n’avait garde de languir. Son franc regard s’emparait de l’interlocuteur; et son coup de poing, moins académique peut-être que convaincu, s’abattait bientôt sur la table, pour souligner, de concert avec sa grosse et brusque voix, le point de départ des discussions:
—C’est un fait! disait-il. C’est du fait qu’il nous faut conclure!
La vie de missionnaire est l’école des sciences pratiques, expérimentales, les seules de ce monde.
De sa réclusion au lac la Biche, Mgr Faraud ne sortit que trois fois: la première, en 1872-1874, pour aller mendier en Europe la subsistance de ses missions; la seconde, en 1879-1880, pour une visite générale de son vicariat; la troisième, en 1889, pour se rendre à Saint-Boniface et y mourir.
Nous avons marqué le retentissement des malheurs de la France en 1870-1871, sur nos missions de l’Extrême-Nord. La menace d’être abandonné par le Vieux-Monde décida le vicaire apostolique à oublier de nouveau ses souffrances physiques et à vaincre, une dernière fois, la répugnance qu’il avait toujours éprouvée de tendre la main.
Quittant le lac la Biche, à l’automne 1872, avec l’appréhension d’un échec contre lequel son courage ne pouvait le rassurer, il laissa cet avis à ses missionnaires:
Que chacun ménage sa soutane et sa chemise. Peut-être serons-nous trop heureux bientôt de pouvoir nous couvrir d’un lambeau de caribou... J’ai grand besoin de vos prières, mes enfants... Jamais je n’avais éprouvé un si grand dégoût à me produire qu’aujourd’hui. Mon âme est vraiment sur son Golgotha!
Il passa, en France, les années 1873 et 1874: deux années partagées entre le lit de douleurs et les conférences publiques. Mais, loin de l’échec redouté, il trouva les solides ressources qui allaient garantir à son vicariat la vie et la survivance. Il écrivit, sur la fin de sa tournée, à Mgr Clut:
«Qu’elle est généreuse, notre France!... Et dire que ce sont les régions les plus éprouvées par la guerre qui emboîtent le pas, dans la charité! Rien n’approcha les collectes du Nord. Il y a un rayon de villes, dont Lille est le centre, où je n’ai jamais passé une semaine, ou même un dimanche, sans recueillir de deux à trois mille francs; telles sont Cambrai[30], Douai, Valenciennes, Roubaix, Hazebrouck, Bergues, Dunkerque, Calais, Saint-Omer, Arras, Abbeville, Amiens. L’ouest aussi me donna des recettes inattendues.»
Mgr Faraud rentra au lac la Biche, le printemps 1875.
En 1879, il se mit en route pour les extrémités de son vicariat. Il dut renoncer à la rivière la Paix. Mais il atteignit la plus lointaine de ses missions dans le Nord: le fort Good-Hope. Son mal empira, pendant le retour, et le terrassa tout à fait, au fort Simpson. Il fallut le porter ensuite du canot à la grève, et de la grève au canot, jusqu’au fort Providence, où il passa l’hiver.
L’été suivant, 1880, il continua vers le lac la Biche. La crue des eaux retarda tellement la barque que les vivres allaient manquer, lorsqu’on n’en était encore qu’au confluent de la rivière des Maisons et de l’Athabaska, tombeau du Frère Alexis. Monseigneur envoya alors Larocque, son timonier, au lac la Biche, afin de demander secours au Père Grouard. Il était entendu que Larocque ne pourrait mettre plus de quatre jours, à travers le bois qu’il connaissait très bien. Mais l’insouciant métis s’amusa à chasser. Ayant tué un ours, il festoya sur place, et n’arriva que le onzième jour au lac la Biche. Le Père Grouard expédia immédiatement un canot chargé de vivres, au devant de son évêque... Ce fut par une intervention providentielle qu’on le trouva en vie. Mgr Faraud, le Frère Boisramé et un petit sauvage, leur compagnon, ayant continué la remonte de l’Athabaska, avaient rencontré un groupe de Cris, qui leur avaient cédé quelques morceaux de viande sèche. Ces maigres provisions étaient épuisées, à leur tour, et rien ne venait encore du lac la Biche. A bout de forces, les voyageurs s’étendirent sur l’herbe du rivage. Pendant trois jours, ils ne trouvèrent à manger que des boutons de roses d’églantiers. Le canot sauveteur les eût même passés, et laissés ainsi en proie à une mort certaine, si les rameurs n’avaient aperçu une légère fumée s’élevant d’un petit feu, où le sauvageon faisait bouillir ses souliers pour les manger.
Neuf ans plus tard, le lac la Biche, devenu inutile aux transports, fut abandonné par le vicariat d’Athabaska-Mackenzie.
Cette année même, 1889, Mgr Taché convoquait ses suffragants au premier concile de Saint-Boniface.
Mgr Faraud était tout heureux d’aller revivre quelques semaines, dans l’intimité de son ami de jeunesse, devenu son métropolitain vénéré.
A repasser la correspondance que les deux prélats échangèrent au cours de leur vie d’apôtres, on croirait parfois entendre saint Augustin et Alypius. De la part de Mgr Faraud surtout, les lettres avaient été nombreuses, longues et d’un cordial abandon. Pour lui, tout ce que faisait Mgr Taché était bien fait, et devait être admis sans examen. Il regardait l’évêque de Saint-Boniface comme l’Aaron dont découlait toute vie, à travers les missions du Nord-Ouest; et, depuis les heures tant heureuses de 1848-1849, son affection pour lui n’avait fait que grandir, avec son admiration. Ainsi, pour nous borner à peu de lignes, ces réflexions écrites, en 1869, au cours d’un voyage dont le but était de visiter Mgr Grandin, à l’Ile à la Crosse:
—Monseigneur et bien tendre ami.—J’ai quitté, hier soir, la mission Saint-Jean-Baptiste, berceau chéri de notre enfance apostolique, où j’eus le bonheur de vous voir pour la première fois, vous qui deviez être la tige de tout l’épiscopat du Nord.
C’est là, vous le savez, qu’après avoir sondé toutes les richesses que Dieu avait mises dans votre cœur sensible, tendre, généreux, affectueux, je vous livrai le mien, alors ardent, bouillant pour le salut des pauvres âmes confiées à notre jeunesse. Dès ce moment, je ne fus plus simplement votre frère, mais votre ami, dans toute la force du terme, puisque Dieu était le centre de cette amitié, dont le salut des âmes était le rayonnement. Abstraction faite de la différence de nos caractères, nous devînmes cor unum et anima una. Vous étiez David, et j’étais Jonathas. J’avais tout à gagner dans cette union intime, surnaturelle, et vous fort peu de choses, si ce n’est pourtant la consolation qu’on trouve toujours à savoir qu’on est aimé avec franchise et sincérité. Bien des hivers ont passé sur nos têtes depuis ce temps-là; nous sommes aujourd’hui les vieux du sanctuaire, et je me retrouve à votre égard, tel que j’ai toujours été, avec ce quelque chose de plus fort et de plus parfait que l’âge, la réflexion et les épreuves ajoutent aux impressions d’une verte jeunesse.
Votre tendre amitié s’est parfois enflammée, et vous m’avez servi des reproches fortement épicés: merci, très cher ami! Tout a contribué à resserrer les liens déjà si forts dès le principe. L’ami qui flatte est dangereux, même dans son amitié. Celui qui égratigne tire le mauvais sang et sauve la vie. Dieu vous a fait buisson ardent...
Adieu, cher Seigneur et ami. Quand reviendra le beau vieux temps du Nord? Jamais, parce que pour qu’il revînt, il faudrait être simples soldats, et nous sommes malheureusement capitaines. Au ciel donc, et tout sera fini!
Lorsque, l’été 1889, Mgr Faraud descendit de la voiture, appuyé sur le Frère Boisramé, son vieux serviteur, Mgr Taché le reconnut à peine, tant il était voûté, délabré, vieilli. Il l’embrassa en pleurant:
—Pauvre ami, lui dit-il, que vous êtes changé!
Le concile de Saint-Boniface fini, et sur les représentations de Mgr Taché, Mgr Faraud donna sa démission de vicaire apostolique et de supérieur des missions de l’Athabaska-Mackenzie. Ce lui fut un dur sacrifice. Il exprima le désir que l’on nommât le Père Grouard pour son successeur. Sa prière fut exaucée. Mais il ne devait l’apprendre qu’au ciel.
Espérant cependant rester toujours au service du cher vicariat, il acheta, à Saint-Boniface, une maison dont il confectionna lui-même les meubles, et dont il disposa les appartements en vue d’y recueillir les vétérans du Nord, à mesure qu’ils tomberaient de vieillesse ou d’infirmités. Il écrivait à Mgr Clut:
La maison dont j’ai fait l’acquisition est moins pour moi que pour tous les preux, vieux, infirmes, épuisés de fatigue de notre triste Nord. Je ne serais plus père, le jour où, par manque de prévoyance, j’aurais exposé mes enfants, les braves des braves, à devenir le rebut de la terre. Ils ont bien fait leur journée: payons-les généreusement!
Lui-même comptait écouler dans ce refuge, auprès de Mgr Taché, et «en les consacrant au salut de son âme, ses dernières années.»
Hélas! l’aube des derniers jours se levait déjà.
Il s’occupa encore, au printemps 1890, de l’expédition des effets du Mackenzie, sans oublier même les «douceurs maternelles».
—Allez m’acheter une petite balance, dit-il, au Frère Boisramé, et surtout qu’elle soit exacte!
Sur cette balance, il pesa scrupuleusement les trois livres de sucre par missionnaire, que les moyens permettaient désormais d’allouer annuellement.
De sa «maison-palais», ainsi qu’il l’appelait en riant, il ne sortait que pour visiter Mgr Taché:
—Allons voir Alexandre, disait-il.
Mais, chez lui, tout Saint-Boniface était le bienvenu.
Dans l’oratoire qu’il avait construit et orné de ses mains, il accomplissait, avec la ponctualité d’un novice, tous les exercices prescrits ou conseillés par la Règle des Oblats.
Il célébra sa dernière messe, deux semaines avant sa mort. De ce moment, un prêtre vint chaque matin offrir devant lui le saint sacrifice et lui donner la sainte communion.
Loin de se plaindre, il se trouvait heureux de souffrir de l’immobilité de Notre-Seigneur attaché au gibet, et se répétait la parole de Mgr de Mazenod:
—Quand on est sur la croix, il faut s’y bien tenir!
Mais l’inaction hâta sa fin. La maladie de foie dont il souffrait, et dont il avait ressenti l’atteinte fatale, au cours d’une ordination qu’il faisait, le 13 juin, au collège de Saint-Boniface, répandit le désordre complet dans son robuste organisme. Il devint somnolent, enflé, incapable de se coucher.
M. l’abbé Messier, curé de la cathédrale et son confesseur, alla pour l’avertir, sur l’avis du médecin:
—Monseigneur, si j’avais un paroissien dans votre état, je lui dirais qu’il est temps de...
—Ah! C’est bien! répondit allègrement le malade, coupant la phrase. Allons-y!
Interpellant aussitôt le Père Pascal (futur Mgr Pascal), qui était depuis plusieurs mois son infirmier:
—Père Pascal, vite, allez me chercher les Sœurs Grises de l’hôpital, afin qu’elles prient, pendant que vous m’administrerez. Faisons bien les choses. On ne part qu’une fois pour l’éternité.
Ayant reçu le saint Viatique et l’Extrême-Onction, il s’absorba dans une ardente action de grâces. On l’entendit murmurer:
—O bon Jésus, qu’on est heureux de vous avoir quand on souffre! Quelle force, quel baume, quelle consolation pour mes souffrances!... O bon Jésus, ce que vous faites est parfait! Je vous consacre le reste de vie que vous me laissez!...
Puis, comme revenant d’un monde lointain, il regarda autour de lui et aperçut les prêtres et les religieuses en larmes. Il n’avait jamais pu voir la peine des autres, sans tout faire pour la dissiper:
—Allons, allons, dit-il, réjouissons-nous! Un chrétien doit mourir gaiement! Qu’on me donne ma vieille pipe du Nord, et contons des histoires!
On lui donna la pipe. Mais le dernier effort de sa joviale charité fut d’en tirer quelques faibles bouffées. Elle tomba, inachevée.
Le lendemain, Mgr Taché, rentrant d’un voyage, trouva son cher ami sans connaissance.
Durant les cinq jours qui suivirent, Mgr Faraud ne sembla revenir à lui qu’un très court moment. Ce fut pour exprimer un merci à ses deux gardes-malades, dont il trouva les mains dans les siennes. Il dit seulement:
—Pauvre Père!... Cher Curé!...
Et son regard affectueux, allant du Père Pascal à M. Messier, accompagna les mots.
Il expira, après trente-six heures d’une violente agonie, le 26 septembre 1890.
«Le Frère Boisramé pleura, à n’en plus finir.»[31]
⁂
Mgr Vital-Justin Grandin (1829-1902)
Consacré à la Sainte Vierge, dès avant sa naissance, Mgr Grandin manifesta, tout enfant, une piété de prédilection envers la Reine des Apôtres.
Un jour, l’un de ses condisciples, le Père Fouquet, lui annonça qu’il partait pour le noviciat des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée. Ce titre le fascina. Missionnaire, et, en même temps, le dévoué—oblatus—de Marie Immaculée, n’était-ce pas l’idéal réalisé de tous ses rêves!
Au moment de cette révélation, il se trouvait au séminaire des Missions Etrangères de Paris, la seule institution fondée pour l’évangélisation des infidèles, qu’il eût encore connue; et il s’y préparait à l’apostolat des Chinois, avec le Vénérable Théophane Vénard, le Bienheureux Chapdelaine et d’autres futurs martyrs. De lui-même, il n’eût point quitté le séminaire. Mais ses supérieurs, tout contristés de perdre un tel sujet, lui conseillèrent de retourner au diocèse de Laval, à cause d’un défaut naturel, jugé incompatible avec l’usage des langues orientales. Ce défaut était un léger zézaiement, lequel, d’autre part, uni à la simplicité de ses manières, achevait de le rendre sympathique.
Le chagrin du pauvre «expulsé» tomba, devant le conseil que lui donna, le même jour, son directeur de conscience «d’essayer les Oblats».
Il était au noviciat de Notre-Dame de l’Osier, en 1852, lorsque passa Mgr Taché, nouvellement sacré. Les récits du jeune évêque missionnaire l’enthousiasmèrent:
«Je vous assure, écrivit-il à ses parents, je vous assure que si j’allais dans cette mission, je ne regretterais ni la Chine, ni le Tonkin».
Il fut, selon ses vœux, donné à Mgr Taché, malgré une bien chétive santé, et malgré le médecin assurant qu’il ne «supporterait peut-être même pas l’épreuve de la traversée.»
Le Père Grandin demeura, l’hiver, à Saint-Boniface, et partit, en juin 1855, pour la mission de la Nativité (lac Athabaska) comme assistant du Père Faraud.
De la Nativité, il alla passer quelques mois à la rivière au Sel, chez le patriarche Beaulieu, son professeur de montagnais, et quelques semaines à Notre-Dame des Sept Douleurs (fond du lac Athabaska).
Mais au bout de deux années seulement, 1857, il reçût l’ordre de se rendre à l’Ile à la Crosse, pour prendre charge de la mission Saint-Jean-Baptiste.
C’est là, lui aussi, que l’année suivante, en juillet 1858, il vit tomber soudain sur ses épaules l’honneur de l’épiscopat. Ses bulles le préconisaient évêque de Satala, et coadjuteur de Mgr Taché, évêque de Saint-Boniface.
Ses protestations, qu’il croyait invincibles auprès de Mgr de Mazenod, lui attirèrent cette réponse:
«—Je n’approuve pas vos observations, et je vous interdis d’en faire de nouvelles. Venez de suite, et n’attendez pas que je sois mort pour obéir à mes ordres.»
Mgr Taché ajoutait à la lettre du Fondateur des Oblats:
«—Hâtez-vous. Votre préconisation datera bientôt de deux ans. Le Pape vous regarde déjà comme un vieil évêque, et, s’il vous écrivait, il vous donnerait le titre de vénérable frère.»
Le soir du 30 novembre 1859, Mgr de Mazenod écrivait:
Voici encore un des beaux jours de ma vie. Je viens de consacrer évêque notre bon, notre vertueux, notre excellent Père Grandin. Il avait été faire son noviciat pour l’épiscopat, dans l’horriblement pénible mission des immenses régions glaciales renfermées dans le diocèse de Saint-Boniface, et cela pendant cinq ans d’un travail surhumain. Elu depuis deux ans évêque de Satala, in partibus, et coadjuteur de Saint-Boniface, j’ai dû attendre qu’il eût le temps d’arriver jusqu’à moi pour que je lui impose les mains. C’est un privilège que je me suis réservé, et que ne m’a pas contesté notre cher Mgr Taché, évêque de Saint-Boniface. J’ai déjà exprimé la joie que m’a fait éprouver la venue de ce bon fils qui tenait de moi la tonsure, les ordres mineurs, le sous-diaconat, le diaconat et la prêtrise... Je renonce à exprimer ce que j’ai éprouvé de bonheur, en sacrant un tel évêque.
Le 17 avril suivant, Mgr de Mazenod traçait à Mgr Taché, sur le nouvel évêque, qu’il connaissait encore mieux, ces remarques, restées inédites:
Oh, cet excellent Mgr Grandin! Voilà un missionnaire achevé. Quelle bonne inspiration nous avons eue de le choisir pour être votre coadjuteur! A lui seul, il vaut dix missionnaires. Il a déployé un bon sens rare, dès son apparition ici. On n’a jamais vu un homme exciter une sympathie plus universelle. C’est prodigieux. Il n’a eu qu’à paraître, et tout le monde s’est mis à l’aimer et à le révérer... Ce cher évêque a l’esprit si juste; il a tant de vrai zèle pour la gloire de Dieu, le salut des âmes, l’honneur et les avantages de sa mission qui est essentiellement nôtre; il vous rend tant de justice; il met si bien chacun à sa place, que c’est un vrai plaisir de s’entretenir avec lui sur tous les objets.
Il fut convenu que désormais Mgr Taché resterait à Saint-Boniface, porte du Nord-Ouest, et que son coadjuteur s’installerait—comme s’installent les missionnaires,—à l’Ile à la Crosse, porte de l’Extrême-Nord.
L’Ile à la Crosse avait déjà les affections de Mgr Grandin. Il l’aima davantage de 1860 à 1869. Il l’aima peut-être plus que ne l’aimèrent les autres évêques dont elle avait été aussi le Bethléem, parce qu’il y travailla plus que personne, et surtout parce que, l’ayant lui-même développée, embellie, il eut à la voir disparaître dans les horreurs d’un incendie. En deux heures de la froide nuit du 1er mars 1867, sous les yeux de l’évêque, des religieuses, des orphelins, qui étaient là, à peine vêtus, les pieds nus dans la neige, et impuissants à rien sauver, évêché, couvent, orphelinat, remises, provisions de réserve, tout fut brûlé[32].
En 1869, le Saint-Siège détacha de Saint-Boniface le diocèse de Saint-Albert, nommant Mgr Grandin titulaire du nouvel évêché.
Cinq années seulement de Mgr Grandin appartiennent à l’histoire du vicariat d’Athabaska-Mackenzie: les deux années du lac Athabaska, où il fut comme simple prêtre, et trois années (de juin 1861 à juillet 1864) qu’il employa à visiter et à gouverner le vicariat arctique, depuis le lac Athabaska jusqu’au Cercle Polaire, en attendant la nomination, la consécration et le retour de Mgr Faraud.
A suivre le maladif et doux prélat dans les phases de cette longue pérégrination, par le récit qu’il en fit lui-même; à réfléchir sur les aveux qu’il confiait à Mgr Taché, en des communications intimes, dont les archives de Saint-Boniface gardent le secret, avec tant d’autres semblables sur les tortures les plus crucifiantes, les plus humiliantes, et donc les plus sanctifiantes, des missionnaires, mais que la délicatesse de nos usages défend de mettre au jour, on reste interdit, et l’on se demande quelles autres souffrances morales et physiques pourraient bien s’ajouter à celles-là, pour tuer leur victime... Mais Dieu soutient ses missionnaires; et, comme se plaisait à le redire Mgr Faraud, avec saint Paul, c’est lorsqu’ils sont les plus faibles qu’ils deviennent les plus forts, parce qu’ils peuvent tout en celui qui les fortifie.
Mgr Grandin regardait son voyage du Mackenzie comme l’étape culminante de sa vie de missionnaire des sauvages. C’est aux peines et aux consolations éprouvées, dans ce champ de glace, parmi les Montagnais, les Plats-Côtés-de-Chiens, les Peaux-de-Lièvres, les Esclaves, qu’il prenait les traits de choix des conférences et des sermons qu’il fut appelé à prononcer dans tant d’institutions, d’églises et de cathédrales, pour l’œuvre de la Propagation de la Foi.
C’est une conversation sur le même sujet qui lui gagna l’admiration de Louis Veuillot. Le publiciste catholique le présentait, le lendemain, à la France et à l’univers, dans l’un des meilleurs articles de sa carrière: L’évêque pouilleux. Il se servait de l’abjection forcée, mais chrétiennement acceptée, du prélat, pour venger l’Eglise, «la grande faiseuse d’hommes», qui, à l’encontre de la risée des mondains, s’occupait alors de béatifier le miséreux volontaire, Benoît-Joseph Labre. Louis Veuillot conserva toute sa vie cette vénération pour Mgr Grandin:
—Quel bel évêque vous avez dans les glaces, disait-il à l’un des nôtres. C’est bien lui qui fait comprendre que le froid brûle!
La Vie de Mgr Grandin a été écrite d’une plume de maître, en 1903, année qui suivit sa mort, par le R. P. Jonquet, O. M. I.[33]. Nous y renvoyons le lecteur, lui promettant, avec le charme d’un drame vécu, historique, les impressions qui élèvent et vivifient les âmes.
Ce que le lecteur ne trouvera pas cependant, dans le livre du Père Jonquet, c’est que l’Eglise a entrepris de placer Mgr Grandin sur les autels. La cause de canonisation du serviteur de Dieu fut commencée en 1914.
Elle se poursuit, à Rome, de concert avec la cause introduite du Père Albini, O. M. I., l’apôtre et le thaumaturge de la Corse.
Mgr Isidore Clut.—Les bulles blanches et le sacre.—Egaré dans les bois.—Au concile du Vatican.—Recruteur.—Episode du Grand Rapide.—Une rencontre de Mgr Clut et de Mgr Faraud.—Aux territoires du Youkon et de l’Alaska.—Les visites du vicariat.—L’indésirable bien-aimé.—Dompteur de chiens et meneur de traîneaux.—Campement à la belle étoile.—Vermine.—Le son du glas.—Au petit Lac des Esclaves.—«Notre joie et notre récompense».
Dans quelle administration, dans quelle entreprise n’a-t-on pas trouvé, à côté du maître qui paraît, l’artisan ignoré; sous le chef qui commande, l’humble manœuvre; près de l’homme des honneurs, celui qui les gagne: l’homme de peine?
L’évêque de peine, dans les missions du Mackenzie, s’il était possible que tous ne l’eussent pas été pareillement, serait Mgr Clut.
Toujours à la tâche obscure, partout éclipsé dans sa timidité et dans sa modestie, il marcha, il travailla, il peina, sans dire jamais: «C’est assez». Le regard fixé sur son vicaire apostolique, comme celui du matelot sur son capitaine, il n’eut jamais à faire que la volonté des autres. Il avait inscrit sur son blason, aux pieds de saint Isidore labourant, la parole du divin Maître: Jugum meum suave est et onus leve. Mon joug est doux et mon fardeau léger. Il eut en effet la paix surnaturelle des bons serviteurs de Dieu.
Quant à la consolation humaine, cette heure de repos, si rare mais si douce, qu’il est permis au courageux ouvrier de goûter, en se disant: «C’est mon ouvrage!», on la chercherait en vain dans cette vie des solitudes sauvages, où l’évêque se fit semblable au plus laborieux de ses frères convers, au plus misérable de ses Indiens. Si, pourtant. Il dut éprouver, un jour, une joie d’ici-bas. Ce fut le 3 août 1889, à la mission de la Providence, en son jubilé épiscopal, lorsqu’il entendit le Père Grouard lui dire, dans une courte adresse qu’avaient signée les missionnaires, pères et frères, de l’Athabaska-Mackenzie:
...Si ces pauvres pays ont un jour leur histoire, et que cette histoire soit fidèle à retracer, avant tout, le règne de Dieu, vous aurez droit, Monseigneur, à une belle page. Bonté, dévouement sans bornes et courage à toute épreuve brilleront à chaque ligne de cette page. Vos exemples et vos leçons de générosité et de vaillance nous piqueront d’une sainte émulation, soyez-en sûr, Monseigneur, pour cheminer au milieu de ces tribus sauvages qui bénissent votre nom et recueillir en grande partie le fruit de vos labeurs.
Né à Saint-Rambert-sur-Rhône, diocèse de Valence, le 11 février 1832, Isidore Clut grandit dans la piété et l’attrait du ministère des autels.
Le 8 décembre 1854, jour de la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, il prononçait ses vœux perpétuels d’Oblat de Marie Immaculée, au scolasticat de Marseille.
Le 20 décembre 1857, il était fait prêtre par Mgr Taché, à Saint-Boniface.
Le 7 octobre 1858, il arrivait à la mission de la Nativité, lac Athabaska, comme vicaire du Père Faraud et son élève en montagnais. Le professeur profita bientôt de la présence de son pupille pour lui confier la mission et reprendre ses voyages.
C’est là que, neuf ans après, sans avoir quitté son poste d’isolement, de famine, et presque de mort—car une maladie de poitrine l’avait conduit à l’extrémité, en 1862,—c’est là que, le 15 août 1867, le Père Clut reçut l’onction des pontifes.
A peine Mgr Faraud avait-il été sacré, en 1864, qu’il se présentait au Vatican, pour demander un auxiliaire «aux jambes valides», et capable de parcourir le vicariat, que le vicaire apostolique administrerait de loin. Il redoutait des difficultés. Mais «comme si l’Ange de nos missions eût parlé à l’oreille de l’auguste Pontife, raconte Mgr Faraud, Pie IX me répondit aussitôt, en me prenant affectueusement les mains:
«—Je connais toutes vos affaires et vos missionnaires, et j’en suis très édifié. Je vous accorde tous les pouvoirs que vous demandez.
«Je suis ensuite entré dans les détails propres à réjouir son cœur de père, et à chaque instant il essuyait une larme et disait avec une ineffable expression de bonté et de sainteté: «—Mirabilia quæ fecit Dominus cum apostolis suis!—O merveilles accomplies par le Seigneur, avec ses apôtres!»
Les bulles du coadjuteur, bulles blanches, sans nom exprimé—n’en serait-ce pas l’unique exemple dans les Actes de l’Eglise?—furent émises le 3 août 1864, stipulant que Mgr Faraud consulterait les missionnaires de son vicariat; qu’il choisirait ensuite l’un d’eux; qu’il le consacrerait, sous le titre d’Evêque d’Arindèle, in partibus infidelium, et d’auxiliaire sans aucun droit de succession; et qu’enfin il enverrait le nom du prélat au Saint-Siège.
Tous les votes du vicariat, recueillis séparément et en secret, désignèrent le Père Clut.
La nouvelle fut intimée à l’élu, le 3 janvier 1866, et il fut décidé qu’il serait sacré, l’année suivante, au lac la Biche, par les trois évêques du Nord-Ouest. Mais l’époque arrivée, l’on apprit que Mgr Taché et Mgr Grandin s’embarquaient pour se rendre au chapitre des Oblats.
Mgr Faraud venait d’en être averti, quand il passa au lac Athabaska, en route pour rencontrer, au lac la Biche, les Sœurs Grises, fondatrices de l’hôpital de l’Extrême-Nord:
—Nous n’attendrons plus, dit-il au Père Clut. Voilà trois ans que vous êtes évêque! Préparez-vous. Invitez les sauvages. A la mi-juillet, au plus tard, lorsque je repasserai, avec les sœurs, je vous consacrerai.
La mi-juillet ne ramena point la caravane. Les religieuses avaient été retardées par divers contretemps dans la prairie, et du lac la Biche au lac Athabaska les eaux étaient devenues difficiles. Chaque jour, le Père Clut et les Indiens sondaient l’horizon du lac, mais en vain. Si bien qu’au crépuscule du mardi 13 août 1867, lorsque la barge, avec son drapeau déployé, fut aperçue au bout des flots, il ne restait sur le rivage que cinq ou six familles montagnaises, résolues à jeûner jusqu’à l’impossible, «pour voir la fête». Tous les autres sauvages, chassés par la faim, avaient repris les bois.
Il restait une seule journée entière avant le sacre.
Mgr Clut raconte à Mgr Taché comment elle se passa:
Après avoir entendu les péripéties du long voyage des Sœurs Grises, on mit la question du jour de mon sacre aux avis. Il s’agissait de décider si on donnerait lieu à la cérémonie le 15 août (jeudi), fête de l’Assomption de notre glorieuse Mère, ou si on attendrait le dimanche suivant. D’après le pontifical, nous ne pouvions prendre que le jour d’une fête d’apôtre ou un dimanche. Cependant une raison grave nous fit nous décider pour le 15 août: la disette de vivres. Malgré mes précautions, je me trouvais dans la plus profonde pénurie pour recevoir mes hôtes nombreux, et je n’aurais pu les nourrir jusqu’au dimanche. Nous argumentâmes de la sorte: Si le Souverain Pontife a donné le pouvoir extraordinaire à Mgr Faraud de se créer un auxiliaire, il a dû lui donner les moyens d’arriver à cette fin. En écrivant au cardinal Barnabo, pour lui apprendre ma consécration, je fais connaître à Son Eminence ce qui en est, lui demandant pardon si nous avions encouru des censures sans le savoir...
Il eût été naturel que j’employasse le 14 à la retraite et au silence. Ce fut tout le contraire. Je dus m’occuper toute la journée de choses matérielles, payant les rameurs de Mgr Faraud, ou faisant les préparatifs pour la fête. Une bonne partie de la nuit dut être employée à ces ouvrages. Ayant reçu l’ordre d’aller prendre un peu de repos, c’est sur ma paillasse que je pus méditer aux grâces qui m’attendaient. La matinée même du 15, je fus pris encore de tous les côtés, et c’est à peine si je pus me réserver un quart d’heure de recueillement. Heureusement que j’avais fait une retraite de quatre jours, au temps présumé de l’arrivée probable de Mgr Faraud...
La cérémonie se déroula dans la pompe de la pauvreté.
L’évêque consécrateur avait le Frère Salasse pour suite pontificale, et Mgr Clut avait les Pères Eynard et Tissier pour évêques assistants. Les Sœurs Grises s’improvisèrent sacristains et choristes. La petite chapelle était à moitié vide. L’on croyait avoir apporté, de Saint-Boniface, les ornements épiscopaux; mais, au déballage, il manqua les deux tunicelles, la mitre et la crosse; et l’on ne trouva que les uniques gants et l’anneau de Mgr Taché. Des tunicelles et de la mitre il fallut faire le deuil. Mgr Faraud pourvut à la crosse. Avisant un petit sapin, il l’abattit, l’écorcha et le passa au tour. Avec son couteau de poche, il découpa la volute dans un bout de planche. Avant de se mettre au lit, Mgr Clut badigeonna le tout en jaune argile. La crosse se trouva presque sèche pour la cérémonie[34].
Le sacre accompli, et les agapes «à la viande sèche et au poisson sec» finies, il importait d’éloigner, au plus tôt, Mgr Faraud, les Sœurs Grises et leurs nautoniers. L’après-midi du 15, la nuit entière et le lendemain virent Mgr Clut à l’œuvre d’expédier la besogne, dont on ne sort plus, des appareillages du Nord. Le soir même du vendredi, 16, la barge démarra, laissant l’Evêque d’Arindèle à sa solitude et à ses dernières provisions de bouche.
Les deux printemps qui suivirent, 1868 et 1869, Mgr Clut alla, à la raquette, au fort Vermillon, sur la rivière la Paix, à 500 kilomètres du lac Athabaska, afin d’y sauver les Castors des mains du prédicant Bompas. Au deuxième de ces voyages, il s’égara dans les bois, avec son compagnon, Louis Lafrance—l’Iroquois qui devait être le meurtrier du Frère Alexis.—Il marcha «onze jours, du matin au soir, aussi vite qu’il le pouvait, par des chemins affreux, des neiges qui ne cessaient de tomber.»
Chaque soir, mes pieds en avaient assez, dit-il. Ils étaient très enflés et très sensibles. C’est à peine s’ils pouvaient supporter les cordes des raquettes. Cependant, je crois que la Providence, tout en voulant me préparer par la souffrance à la mission que j’allais donner, ne permit pas que mes jambes s’enflassent comme elles l’auraient dû faire, avec un pareil mal de raquettes. L’épreuve rend fervent. Que de prières et d’actes d’amour de Dieu n’ai-je pas fait pour implorer la grâce d’une heureuse arrivée!
A son retour à la Nativité, il trouva la bulle d’indiction du Concile du Vatican, ainsi que l’ordre de Mgr Faraud de se rendre aux grandes assises de l’Eglise, et d’en profiter pour faire la conquête de quelques jeunes missionnaires français.
De vieux évêques, consacrés longtemps avant le prélat missionnaire, mais dont les bulles étaient plus récentes que les siennes, se trouvèrent surpris d’avoir à lui céder le pas, dans l’auguste assemblée.
Cependant, tout heureux qu’il fût d’avoir pris part au concile œcuménique, il ne vota point l’infaillibilité pontificale. Car il dut quitter Rome, en décembre, trois semaines après l’ouverture des séances, afin de ne point manquer le départ des barges du Nord, au dégel de 1870.
En traversant la France, il s’occupa des «conquêtes».
Mgr Clut fut l’un des recruteurs de nos missions glaciales. Homme de cœur, comme l’est essentiellement tout missionnaire, il faisait passer dans ses conférences, peu châtiées dans la forme, mais d’une sincérité d’autant plus avenante, toutes ses visions de la misère des sauvages et des ouvriers de l’Evangile. Sa voix, aisément caverneuse, sépulcrale s’il le voulait, aidait sa description à charger de noir des tableaux que les réalités, d’ailleurs, eussent encore trouvés trop pâles.
Son accent apostolique fit une telle impression, au grand séminaire de Viviers, que, sur-le-champ, trois jeunes gens se donnèrent à lui, pour les missions du Mackenzie, et que, sans même dire adieu à leurs familles, ils le suivirent en Amérique. Ces trois missionnaires étaient les abbés Roure, diacre, Ladet, sous-diacre, et Pascal (futur Mgr Pascal), minoré.
A ces recrues s’ajoutèrent, au port du départ, l’abbé Lecorre, sous-diacre du diocèse de Vannes, gagné lui aussi par Mgr Clut, le Père Collignon et le Frère Reygnier.
De passage au lac la Biche, l’évêque auxiliaire aida Mgr Faraud à couper l’avoine et le foin d’hivernage pour les bœufs de la mission; et, sitôt les rameurs trouvés, il repartit en barge pour le Nord, avec M. Lecorre, le Père Roure qu’il venait d’ordonner prêtre, trois aspirants frères convers, une jeune tertiaire Franciscaine, Marie-Marguerite, envoyée à l’aide des Sœurs Grises du fort Providence, et Geneviève, sa compagne, orpheline de neuf ans.
A la tête du Grand Rapide de la rivière Athabaska, les métis engagés se mirent en grève. Sourds aux raisons et aux supplications des missionnaires, ils retournèrent, à travers bois, au lac la Biche, «afin de se faire payer par Mgr Faraud», disaient-ils cyniquement.
Se lancer, sans guide, dans la chaîne des rapides, c’était la perte presque assurée de l’approvisionnement des missions que portait la barque, et peut-être la mort de tous. On était au 7 septembre. La neige tombait déjà.
Nous halons notre barge pour la mettre en sûreté, raconte Mgr Clut, et je laisse un frère et un serviteur de la mission à la garde du bagage. La Sœur converse était tombée gravement malade et ne pouvait faire un pas. Elle reste donc aussi avec sa petite fille. La crainte de voir cette malade mourir sans sacrements me fait laisser là le Père Roure, qui se dévoue pour remplir ce devoir de charité. Puis, suivi du Père Lecorre, et de deux frères, je pars dans le but de me rendre jusqu’au fort Mac-Murray. Chacun prend ses couvertures et ses provisions pour cinq jours, et nous nous mettons en route le long de la rivière. Nous voilà donc marchant tantôt sur des pierres aiguës et coupantes, tantôt dans la boue jusqu’aux genoux, tantôt dans d’épais fourrés, tantôt sur le bord des précipices, tantôt sur le flanc des rochers ou des côtes escarpées. Vers le coucher du soleil, nous étions épuisés de fatigue, nos pieds étaient meurtris et ensanglantés; nous songions à camper, quand nous aperçûmes la fumée d’un camp de Montagnais sur le bord opposé. Le Père Lecorre tire du fusil. Plusieurs décharges lui répondent. Bientôt un canot se dirige vers nous et nous traverse. Nous sommes au milieu de sept familles chrétiennes, qui reçoivent avec joie le grand Chef de la Prière et ses compagnons.
Ils nous procurèrent deux canots, dans lesquels nous descendîmes au fort Mac-Murray. Sans le secours providentiel de ces embarcations sauvages, nous aurions eu une peine incroyable à atteindre ce poste...
C’était dans Monsieur Mac-Murray, chef du district d’Athabaska, que j’avais mis, après Dieu, ma dernière espérance. Malheureusement, il n’était pas encore arrivé du Portage la Loche. Je l’attendis trois jours au fort Mac-Murray. Après quoi, impatient de m’entendre avec lui, afin d’assurer le transport de nos pièces, je résolus d’aller à sa rencontre. J’équipai un canot d’écorce, et je partis. Il me fallut ramer comme un galérien du matin au soir pour remonter le courant rapide de la rivière Eau-Claire. J’arrivai au Portage la Loche après quatre jours et demi de marche forcée. Je franchis à pied les 19 kilomètres du portage et je trouvai enfin la brigade désirée. J’étais à 450 kilomètres des pauvres abandonnés au Grand Rapide. M. Mac-Murray se montra très complaisant et m’accorda tout ce que je pouvais désirer, c’est-à-dire une barge qui prendrait les devants, et me serait prêtée avec l’équipage et un guide pour aller chercher mon bagage et mes compagnons laissés au Grand Rapide...
Je repartis dans mon canot d’écorce, et j’arrivai au fort Mac-Murray le 24. Un furoncle malin me causait des souffrances presque intolérables et une grosse fièvre accompagnée de violents frissons.
Le lendemain, la barge promise arrive du Portage la Loche. Mais quelle déception! Le guide est tombé malade et crache le sang, un homme s’est blessé, et les autres se découragent en voyant l’eau trop basse. Je presse, j’exhorte, je supplie. Je parle du dévouement du missionnaire qui a tout sacrifié pour venir leur donner les moyens de se sauver. Je fais voir nos pères du Nord, les sœurs et les orphelines dénués de tout et condamnés à passer l’hiver dans de cruelles privations. C’était comme si j’eusse parlé à des cœurs de bronze. Ce ne fut qu’après cinq ou six heures de prières que je décidai ces gens à monter avec moi. Encore dus-je leur promettre une forte récompense, et «engager» cinq Montagnais et deux Cris, afin que notre grand nombre d’ouvriers fit paraître l’ouvrage moins pénible.
Enfin, nous partons, et je verse des larmes de joie en pensant que je viendrai à bout de mon entreprise.
Le 1er octobre, nous arrivons au pied du Grand Rapide, où nous laissons notre barge, et nous nous dirigeons à pied vers le camp, où nos pauvres compagnons nous attendent depuis si longtemps, désespérant de nous revoir. Aussi quel n’est pas leur bonheur! Le mien est grand aussi sans doute; mais non pas sans mélange. Je trouve le Père Roure pâle et défait. Je m’informe s’il souffre de la faim. Il me répond qu’il a été pris d’un refroidissement, en se levant, la nuit, pour aller prendre soin de la pauvre sœur malade, qui dans des accès de délire courait de grands risques. J’entre dans la tente de la malade et la trouve très souffrante. Elle ne s’est pas levée depuis le 7 septembre, jour de notre séparation. Comment supportera-t-elle le voyage et les rigueurs du froid déjà très piquant? Que lui donner pour la soulager?
Cependant je n’avais pas de temps à perdre. Nos hommes, voyageurs expérimentés, ont examiné le terrain. Les difficultés sont grandes, mais pas insurmontables. Tous prennent courage. Nous nous mettons à transporter nos pièces et notre barge, que nous traînons au milieu des rochers et de mille embarras. Le lendemain, nous radoubons la barge, que tant de secousses avaient disloquée.
Nous sommes obligés de porter la sœur malade, sur un brancard, dans le portage, jusqu’au bout de l’île. Pauvre fille! Qu’elle aura à souffrir le long du chemin! La rivière, en cette saison surtout, où l’eau est très basse, n’est qu’une suite de rapides et de cascades. Souvent la barque heurte violemment les récifs. Alors, les cris et le tapage des rameurs sont insupportables, même pour une personne en bonne santé. Et la malade est si faible qu’elle ne peut lever la tête. Trois fois nous dûmes la débarquer et la transporter le long du rivage. Au milieu de tant de souffrances, elle ne se plaignait pas: «Ma seule peine, disait-elle, est de vous donner tant de trouble!»
Le 5 octobre, nous arrivâmes au fort Mac-Murray, et le 9, à la mission de la Nativité, du lac Athabaska...
Marie-Marguerite ne débarqua à la Nativité que pour mourir aussitôt, saintement résignée.
Quant au Père Roure, Mgr Clut dut l’abandonner, au Grand Lac des Esclaves, et le remettre aux soins du Père Gascon, persuadé qu’il ne le reverrait plus vivant. La mort du jeune missionnaire fut même annoncée à sa famille. Sa constitution de franc Ardèchois eut cependant le dernier mot. En deux mois, le Père Roure perdit irréparablement sa chevelure, mais il récupéra sa force. De son humeur spirituelle et pacifique, il n’eut rien à regagner alors, ni jamais.
L’année suivante, 1871, Mgr Clut revint de la mission de la Providence au lac la Biche, afin de recevoir de Mgr Faraud la cargaison annuelle. Mais dans quel attirail le vicaire apostolique et son coadjuteur se rencontrèrent-ils! Il faut le dire.
Mgr Faraud, récemment établi au lac la Biche, et de plus en plus effrayé des difficultés amoncelées dans la voie des rapides, s’était convaincu que la seule garantie pour l’avenir était de pratiquer un chemin de charrettes, prenant au lac la Biche et aboutissant au fort Mac-Murray[35].
Deux cent quarante kilomètres de forêts vierges à démanteler, de fondrières à combler, de marais et de rivières à ponter, à l’aide de peu d’ouvriers, d’outils rudimentaires et de bœufs efflanqués, un tel projet ne pouvait être conçu que comme en désespoir. Ce fut le grand échec contre lequel la volonté de Mgr Faraud eut à se briser, vaincue. Mais, avant de rendre les armes, il mit en œuvre tout ce qui fut possible.
En 1869, il avait commencé. En 1871, l’année dont nous parlons, il était lui-même à la tête des travailleurs, bûchant dans les arbres, pataugeant dans les bourbiers, poussant les bœufs. Près de 120 kilomètres se trouvaient ainsi taillés, lorsque Mgr Clut apparut dans la forêt.
Celui-ci avait pour escorte le Père Eynard, et Louis l’Iroquois, depuis le lac Athabaska. Il racontait de la sorte ce qui reste à savoir de l’aventure à Mgr Taché:
...Nous arrivâmes au confluent de la rivière des Maisons et de l’Athabaska, où le chemin de charrettes devait traverser, selon les plans de Mgr Faraud. Ne voyant ni chemin, ni vestige humain, nous essayons de remonter la rivière des Maisons; mais nous la trouvons criblée de rapides. Nous mettons notre canot en cache, et, prenant nos couvertures et nos provisions sur le dos, nous partons à travers bois...
Nous marchons ainsi deux journées, sans rencontrer âme qui vive, si ce n’est une ourse menaçante, avec ses oursons. Là, un brûlé immense commençait. Ses arbres calcinés et entassés pêle-mêle semblaient nous défier. Louis et moi laissons le Père Eynard près de nos paquetons; et nous nous engageons à la découverte dans le brûlé. Mais rien, sinon le grand silence du bois désert. Je craignis que Mgr Faraud n’eût suivi une direction différente. Nous étions à bout de provisions, et aller plus loin, c’était nous exposer à nous égarer et à mourir de faim. Je décidai de retourner au canot et de redescendre au lac Athabaska.
Nous avions fait quelques pas, quand un coup de fusil retentit au loin. Nous allâmes sur le bruit. C’était des métis qui apportaient des vivres aux travailleurs, sans savoir au juste où étaient ceux-ci. Nous joignant à eux, nous marchâmes encore une grosse journée.
Le 5 juin, à 9 heures du soir, nous arrivions enfin à Mgr Faraud, aux Pères Collignon et Ladet et au Frère Alexis, qui frappaient tous à coups de hache dans les liards. Je vous assure que je ne ressemblais guère alors à un Père du Concile. Pour être plus allège, j’avais laissé ma soutane; et ces trois jours dans le bois m’avaient mis en haillons. Quelqu’un qui m’eût rencontré ne m’eût certes pas pris pour un Prince de l’Eglise. D’après mon rapport et celui de mes compagnons, sur les bois forts et les maskegs que nous avions traversés, Mgr Faraud se rendit, quoique bien malgré lui, à la conclusion que le chemin était, pour le moment, impraticable.
Rendant à la sauvagerie le fruit si coûteux de tant de travail, nous retournâmes ensemble au lac la Biche...
L’année suivante, 1872, Mgr Clut recevait de M. Mercier, Canadien Français, et chef du fort Youkon, l’un des postes commerciaux d’une compagnie de San-Francisco, opérant sur tout le versant du fleuve Youkon, l’invitation pressante de se rendre là-bas, pour convertir les sauvages.
Mgr Clut, ne pouvant communiquer avec Mgr Faraud, sans perdre une année, deux peut-être, prit sur lui de tenter l’évangélisation du Youkon et de l’Alaska.
S’adjoignant le Père Lecorre, dont il voulait faire le premier missionnaire de ces territoires, il descendit le fleuve Mackenzie, et, de la pointe Séparation, tête du delta de ce fleuve, il se dirigea, à pied, sur les montagnes Rocheuses, par un portage de 130 kilomètres de marécages et de terrains inconsistants. Dans les replis des montagnes elles-mêmes, il y avait à passer à gué, ce qui veut presque dire à la nage parfois, beaucoup de torrents et de rivières dévalant des glaciers. Parvenus au versant du Pacifique, ils mirent leur canot de peau d’orignal, qu’ils avaient porté jusque-là, sur la rivière Porc-Epic, affluent tourmenté, autant que pittoresquement beau, du fleuve Youkon.
Ils avaient compté sans la précocité de l’hiver. Le vent du Nord souffla sans répit. En quelques jours, le canot fut roulé par le courant dans la débandade des glaçons. Le Père Lecorre, étant tombé malade peu après le départ, ne pouvait qu’à peine se mouvoir. Le 30 septembre, comme les voyageurs étaient à mi-chemin des montagnes Rocheuses au fort Youkon, la barrière redoutée des glaces solides entrava la rivière.
Qu’allaient-ils devenir, sans traîneau, presque sans vivres, sans espoir de rencontrer un être humain? Seule la Providence pouvait les sauver. Elle n’y manqua pas. Le même jour, ils rencontrèrent une famille Loucheuse, arrêtée également par la glace, dans sa navigation vers le fort Youkon. Ces braves Indiens offrirent aux missionnaires une part de leurs provisions, un traîneau et un de leurs chiens. Sauvages et missionnaires repartirent ensemble, le 6 octobre. Pendant sept jours, Mgr Clut, la hache à la main, fraya le passage aux attelages, tombant de-ci de-là, parmi les glaçons coupants, défonçant du poids de son corps les couches trop minces, et plongeant coup sur coup dans les mares glacées. Le Père Lecorre, un peu remis, suivait, trébuchant et se relevant sans cesse. Le 13 octobre, au soir, ils arrivèrent au fort Youkon, chez le tout aimable et fervent catholique M. Mercier. Ils acceptèrent avec bonheur de passer l’hiver sous son toit.
Ce fut un hiver d’amertume pour l’âme des apôtres.
Aucun Indien ne se laissa toucher, tellement les ministres protestants avaient implanté les préjugés contre le catholicisme.
A la débâcle de 1873, les prêtres «secouèrent la poussière de leurs pieds» et descendirent le fleuve Youkon. Ils allèrent jusqu’à l’île du fort Saint-Michel, située à 64 kilomètres de l’embouchure du Youkon, dans la mer de Berhing (océan Pacifique).
Ils firent, en chemin, plus de 150 baptêmes d’enfants. Les Indiens de l’Alaska, ancienne Amérique Russe, se souvenaient des popes orthodoxes, qu’ils avaient vus autrefois, et semblaient sympathiques au rite catholique.
A Saint-Michel, grande déception. Mgr Clut comptait trouver des Oblats et des provisions. Il avait demandé de faire venir ces renforts, via San-Francisco, par le bateau de la Compagnie de Youkon-Alaska. Mais sa lettre, envoyée depuis plus d’une année, n’était point parvenue, et ne devait jamais parvenir, à Mgr Faraud.
Les missionnaires remontèrent le Youkon jusqu’à Anvik, lieu qui leur parut favorable à l’établissement de la mission. Le Père Lecorre consentit à demeurer seul en Alaska, en attendant le confrère et les secours espérés pour 1874.
Mgr Clut bénit son cher apôtre, et continua sa route, revenant sur ses pas de 1872, jusqu’au fort Providence, où il aborda le 10 octobre 1873[36].
Les brèves narrations des grands voyages que nous venons de faire laisseront-elles entrevoir ce qu’il en fut des quarante ans que durèrent les courses de Mgr Clut?
Si l’on décompte deux rapides tournées, au Canada et en France, la vie épiscopale du coadjuteur d’Athabaska-Mackenzie se passa à exécuter les visites du vicariat, au nom du vicaire apostolique, tant du lac la Biche au fort Mac-Pherson, que du fond du lac Athabaska aux montagnes Rocheuses, sur les rivières Athabaska, la Paix, Liard, Nelson, le fleuve Mackenzie, etc...
Son calcul évaluait à quatre ou cinq ans le temps d’une ronde générale.
On ne montrerait peut-être pas une baie des grands lacs où quelque tempête ne l’ait fait reculer devant l’abîme des vagues, pas une chaîne de rapides qui ne lui ait broyé quelque embarcation, pas une berge des fleuves polaires qu’il n’ait gravie à pied, attelé par un cordeau à sa barque que les rames étaient impuissantes à pousser à l’encontre des courants accélérés. Le travail du rameur, remontant ces cours d’eau, devient, en effet, celui des chevaux de halage de nos rivières et canaux d’Europe, à la différence que, sous les pieds ferrés de l’animal, le chemin, préparé par l’homme, se déroule ferme et uni, tandis que sous le souple mocassin du missionnaire la nature encombre ses rivages de rochers abrupts, d’éboulis monstrueux, ou bien les étend en tourbières visqueuses où le haleur s’enlizerait s’il n’était retenu à l’esquif par son propre attelage. Que de fois aussi, du haut d’une falaise qui s’effrite sous son effort, ou mêlé au pan de grève que son poids achève d’entraîner, le malheureux ne tombe-t-il pas au fleuve! Son cordeau devient encore son salut, s’il ne s’est pas tué dans le trajet même de la chute.
Au bout de ces longs pèlerinages apostoliques, l’évêque trouvait-il du moins toujours le rafraîchissement du repos et la joie? Hélas! Plus d’une fois, l’auguste visiteur put lire sur la figure des missionnaires qu’il venait revoir et réconforter, au lieu du bonheur attendu, et qu’ils eussent voulu lui exprimer, l’inquiétude si mal voilée qu’il comprenait dès l’abord: On jeûnait là; et lui, le pasteur bien-aimé, qu’on avait supplié de venir, en des lettres écrites au temps de l’abondance, devenait, en arrivant pour cet hiver, l’indésirable, la bouche inutile, nuisible même au maintien de la mission. Il le comprenait et aussitôt s’en retournait, sachant qu’il serait peut-être isolé par les glaces, et qu’il n’arriverait à une mission, qui pût le nourrir, qu’après des souffrances incroyablement pénibles.
Mgr Clut écrivit, dans son journal, le récit courant de ses épreuves. Près de mille pages s’y pressent, sans marges ni interlignes. «Et tout n’y est pas», dit-il. La simplicité et la bonhomie de l’allure achèvent de provoquer l’étonnement et l’admiration. Ces quinze cahiers jaunis seront-ils organisés un jour en un ouvrage, et publiés? Souhaitons-le pour la gloire de l’Eglise. Nous les avons lus et relus avec émotion, savourant, comme en un contact direct, la grande âme d’un missionnaire des petits, qui pouvait bien dire, en l’appliquant à sa vocation, la parole de Jeanne d’Arc, demandant qu’on ne l’empêchât point de sauver la France: «C’est pour cela que je suis née!»
Nous ne prendrons plus à l’épopée du bon évêque que quelques souvenirs sur les voyages de l’hiver, qui furent les principaux de sa vie, comme ils le sont de la vie de tous les missionnaires, au pays des neiges.
De même que, comme pagayeur et comme haleur de grève, Mgr Clut ne trouva jamais son rival, ainsi comme entraîneur de chiens et conducteur de traîneaux, il n’eut point son pareil.
Il excellait à dompter les chiens de trait. Il leur apprenait notamment à redouter son fouet. Savoir appliquer à temps le coup de fouet, savoir surtout stimuler ces grands chiens-loups par le seul geste de leur montrer la mordante lanière, c’est le comble de l’art et le titre au brevet du cocher arctique. Mgr Clut frappait rarement; mais, s’il frappait, la couture s’imprimait sur la peau du paresseux. Traiteurs et sauvages lui enviaient cette spécialité. Au coup de fouet, il joignait le coup de voix haut et strident, qui donne à l’attelage le frisson de vitesse.
«Mais quand les chiens meurent de faim et de fatigue, celui qui les conduit n’est pas haut», dit le proverbe montagnais.
Un équipage valide aux mains du prélat eût été le champion des courses de l’Extrême-Nord. Mais le vicariat n’eut que rarement les moyens de lui procurer des coursiers capables de faire honneur à l’entraînement de leur maître.
L’une des cinq ou six chevauchées qu’il fit, du fort Providence (fleuve Mackenzie) au fort Rae (Grand Lac des Esclaves), «afin de donner au Père Roure la facilité de la confession bisannuelle», comme il disait, Mgr Clut n’avait trouvé au chenil que quatre vieux chiens décrépits, dont l’un déserta, la première nuit. Comme l’itinéraire suivi cette fois était nouveau pour lui, il ne devait pas perdre de vue ses deux compagnons: le sauvage Grosse-Tête, qui battait la neige devant les chiens, et le métis Boucher qui trottait à la suite de Grosse-Tête avec un équipage dispos.
Pendant sept jours l’évêque poussa la traîne.
Pousser la traîne, consiste à s’arc-bouter continuellement sur les raquettes de course, afin de faire porter la force et le poids du corps sur un bâton, dont une extrémité s’applique sur le creux de l’estomac, et l’autre sur l’arrière du traîneau. Est-il un missionnaire qui n’ait goûté de ce supplice?
Ce n’est donc pas mes trois coursiers qui me traînaient, dit Mgr Clut, mais moi qui les aidais à traîner leur charge. Malgré ce moyen extrême, je n’arrivais généralement que deux ou trois heures après les autres au rendez-vous du dîner ou au campement de la nuit. J’avais beau fouetter mes chiens, ils étaient comme insensibles. J’employai toutes les industries, tantôt les changeant de place, tantôt en dételant un pour le faire reposer. Toutes ces manœuvres ne m’avançaient à rien et m’exposaient à me geler les mains. J’ai eu l’onglée assez forte pour perdre la peau des doigts. Après maints exercices violents dans la neige molle, où j’enfonçai, malgré mes raquettes, je m’échauffai tellement que mes habits de dessous étaient tout trempés, tandis que ceux de dessus, rendus humides par la transpiration, se gelaient et devenaient roides. Chaque soir, après mon souper, je devais passer un temps considérable à me sécher au feu du campement. Mais, tandis que je rôtissais d’un côté, je gelais de l’autre; de sorte que, bon gré mal gré, je devais me coucher plus ou moins mouillé. Le froid d’environ 40 à 43 degrés centigrades me saisissait, et ma chemise me faisait l’effet d’une barre de glace. Que l’on juge si je dormais à l’aise!
Les six fois que j’ai campé à la belle étoile, en ce voyage, je n’ai presque pas fermé l’œil. Il fallait cependant, le lendemain, marcher dans la neige, aider mes chiens, ou m’exposer à rester en arrière dans les bois, où je serais mort. Je ramassais donc toute la force et le courage qui me restaient, et allais de l’avant. Si encore, pour me soutenir, j’avais eu une bonne nourriture; mais je n’avais que de la viande sèche...
Le 21 décembre, nous rencontrâmes des sentiers tracés dans tous les sens...
Comme de coutume, mes chiens allaient toujours plus doucement que ceux de Boucher. J’étais toujours loin derrière, ce qui me mit plusieurs fois dans un grand embarras, parmi ces sentiers sans ordre... Arrivé à une petite montée, mon doute devint plus sérieux: je vis un lacs tel qu’on en tend pour prendre les lynx, tendu à travers le sentier que je suivais. Mon chien de devant hésita un peu, puis avança et se prit par le cou. Je crus m’être égaré et avoir manqué le vrai sentier d’environ deux kilomètres. Je revins en courant sur mes pas; et, après un examen attentif, il me fallut revenir à l’endroit où mon attelage était en détresse. Je poussai mes chiens dans la même direction. La nuit commençait à se répandre dans la forêt, ce qui augmentait mes craintes. Mais que faire? me dis-je. Si je me suis égaré réellement, j’arriverai peut-être à ceux qui ont frayé cette trace. Enfin, bien tard dans la nuit, j’aperçus du feu. Je pensais que j’arrivai à un campement d’Indiens et j’allais leur adresser la parole en leur langue, lorsque je reconnus Boucher. Je compris alors que c’était lui qui avait tendu le piège, et je me plaignis de cette espièglerie, qui m’avait exposé à rebrousser chemin et m’avait plongé dans la plus profonde incertitude. Il s’excusa, et me dit qu’il avait voulu simplement faire une farce à mon chien de devant, et qu’il regrettait de m’avoir causé de l’embarras.
Le 23, à notre arrêt pour le dîner, Boucher me dit: «Si vos chiens, Monseigneur, pouvaient aller plus vite, nous pourrions arriver ce soir».—«Eh bien! lui dis-je, je ferai tout en mon pouvoir pour réussir; prenez les devants, mais ayez soin d’allumer du feu et de préparer un peu de thé avant d’arriver au lac qui nous sépare de la mission. Je serai alors tout en sueur, épuisé, et ne pourrai m’aventurer sur la baie immense du Grand Lac des Esclaves.»
En effet, mes compagnons firent du feu, à environ sept kilomètres du lac et me réservèrent une coupe de thé. Je repartis à leur suite, en leur demandant de m’attendre au Grand Lac des Esclaves, car je ne connaissais pas la direction.
Lorsque j’arrivai sur le bord du lac, la nuit était déjà complète. Je n’aperçus personne. Je pressai mes chiens de plus belle, mais ils n’en pouvaient plus et marchaient au pas de bœufs. Quand je fus incapable de rien distinguer, je laissai aller mes coursiers à leur gré. Le premier était excellent pour suivre une piste. Aussi je le laissai faire et me conduire, tout en répétant souvent la prière à l’ange gardien (dévotion favorite de Mgr Clut). Vers le milieu de la traverse, le chien hésita. J’eus grand peur de m’égarer alors et de me geler; car j’étais mouillé. Dans le bois, je sentais moins le vent, mais sur le grand lac, l’air était glacial, et c’en était fait de moi, si je venais à me fourvoyer. Je passai devant l’attelage et fis quelques pas en avant pensant être sur le sentier. Le premier chien suivit ma trace jusqu’au bout; mais là, il se jeta brusquement à gauche, flaira la neige et repartit. Je le laissai aller, me fiant à son instinct. Ce fut mon salut. Bientôt j’aperçus des étincelles dans la direction que je suivais. Enfin je crus entendre crier des chiens. En effet, bientôt je fus rencontré par le traîneau du principal métis du fort Rae. Le bon petit Père Roure l’accompagnait, ainsi que plusieurs jeunes gens. Le père se jeta à genoux sur la neige du lac pour me demander ma bénédiction. Je le bénis et lui donnai l’accolade fraternelle, malgré ma barbe chargée de glaçons.
Le lendemain de ce Noël, Mgr Clut repartit, mais en traversant dans sa largeur le Grand Lac des Esclaves, afin de passer chez le Père Gascon, au fort Résolution, et de lui rendre le même service qu’au Père Roure. Il devait arriver le 30 ou le 31.
Le 31 décembre, à dix heures du soir, nous le trouvons campé sur une île du large, battue par les vents:
...Il faisait horriblement froid, et je ne pouvais fermer l’œil. Pour en finir, à onze heures et demie je fis l’appel de mon monde. On ralluma le feu. A minuit, d’après ma montre, nous nous souhaitâmes la bonne année, et nous fîmes un festin matinal, avec des langues de caribou, quatre ou cinq biscuits, et un peu de café, que j’avais conservés en vue du premier de l’an, jour de grande fête dans le pays...
Nous partîmes à deux heures du matin, neuf heures avant le lever du soleil...
Les nuits à la belle étoile, que Mgr Clut vient de mentionner, ne sont pas les plus dures qu’il ait passées sous le ciel polaire. Il lui arriva, comme aux autres missionnaires, d’avoir à se coucher en plein lac balayé par la poudrerie, entre ses chiens blottis et son traîneau renversé.
Toutefois, ces campements de déplaisir ne sont pas l’ordinaire.
Le campement d’hiver, dressé selon les souhaits et les règles, ne manque pas tout à fait de confort, voire de poésie... à quelque distance.
Il coûte deux heures de travail.
La caravane s’efforce de parvenir, le jour tombant, à quelque lieu boisé. Pendant que le plus digne (l’évêque, s’il s’y trouve), déblaye à l’aide de sa raquette, convertie en pelle, l’espace d’une fosse de dix à vingt pieds carrés, dans la neige profonde, les autres abattent des sapins, dont les branches vertes tapisseront la moitié de la fosse, et dont les troncs, jetés par-dessus l’autre hémicycle, serviront de bûcher. On allume. La flamme jaillit, grésillante de résine, lançant dans le noir ses longues gerbes de feu d’artifice, et faisant éclater en détonations de mitraille les arbres calcinés.
A ce foyer sauvage, on présente d’abord le poisson des chiens pour le faire dégeler. Les coursiers repus, on amollit au même feu le poisson des hommes, la viande cuite d’avance, ou le pemmican. En deux minutes, la chaudière remplie de neige, et retenue par une perche, bout sur le brasier. On y jette la poignée de thé. Le thé est l’ambroisie et la panacée du Nord, le tonique rafraîchissant et reposant dont personne ne se passe. Tout manquera, mais point le thé. Si c’est l’année aux lièvres, il flottera dans la théière des matons révélateurs, que recèlera toujours la neige la mieux choisie. Mais qu’importe, depuis que l’on sait que l’ébullition stérilise tout!
Le souper est apprêté. A table, convives, sur le sapinage, à moins que, «rôtissant d’un côté et gelant de l’autre», vous ne préfériez girouetter devant le feu, tout le temps du repas!
Une remarque pour les nouveaux venus, s’il fait extrêmement froid: ne porter à la bouche ni couteau, ni fourchette, ni tranchant de hache. Le fer s’y collerait mieux qu’à la glu. Plusieurs perdirent, à cette imprudence, des lambeaux de leurs lèvres.
Là-dessus, une pipe, si c’est le goût; un bon rire fraternel sur les drôles aventures de la journée; la prière du soir en famille sous le regard des étoiles, si avivées dans la nuit bleue arctique qu’on les dirait fixées comme des yeux d’anges à la hauteur d’une échelle de Jacob, parmi les évolutions indescriptiblement animées des aurores boréales; et, le cœur remis au Dieu qui dans «l’envers des cieux, si doucement rayonne», bonsoir à la terre! Grand silence.
Le lit est à bon marché. Sur le sapin, une toile commune a été jetée, si l’on est riche. Les pieds vers le feu, le chef vers les parois de la fosse, chacun s’enveloppe dans sa couverture, ne laissant à son haleine que l’indispensable passage. Plus on se serrera, plus s’accumulera la chaleur. Les chiens, s’allongeant contre leur maître, seront les bienvenus; mais ils préfèrent ordinairement s’arrondir, à l’écart, sur la neige nue... Les crépitements diminués du foyer et les hurlements rapprochés des loups occuperont le reste de la nuit.
Et les dormeurs?
Qu’ils dorment, s’ils le peuvent. La lassitude, bonne berceuse, assoupit presque toujours. Heureux qui possède l’habileté ou l’instinct de se façonner, dans le mince sommier qui le sépare du sol glacé, un nid assez uniforme. Les maigres et les nerveux connaissent le gril de torture que ressentent les os, lorsque, les premiers instants de bien-être passés, les brindilles de sapin s’affaissent dans la neige, et que le corps ne porte plus que sur des bâtons coupants.
Cependant le dortoir de repos peut se changer en une arène d’horreur. Que la température descende sous les 45 degrés centigrades, la fumée s’écrasera sur place, étouffante. A 60, 70 degrés de froid, le feu lui-même refusera de prendre. Si le vent, à l’opposé duquel on a eu soin de mettre le foyer, change de côté, les dormeurs seront en péril d’être brûlés. S’il neige, et c’est le moins redouté des contretemps, la brigade s’éveillera sous un ouateux et chaud linceul.
L’ennemi des campements dans les bois est le cyclone, qui saisit tout à coup la forêt, la disloque, arrache les vieux troncs à leurs racines vermoulues et les fracasse contre le sol. Mgr Clut parle ainsi de la cinquante-deuxième nuit anniversaire de sa naissance:
Le Frère Rousset, mon compagnon de voyage, voulut faire de l’extra pour le souper. Outre les mets habituels, c’est-à-dire un peu de viande de renne, il me servit du riz aux pommes. Après le souper, nous commençâmes une petite causerie que la tourmente vint bientôt interrompre. Le vent et les tourbillons de neige nous avertirent qu’il était temps de nous glisser sous nos couvertures et de nous y tenir enveloppés de notre mieux. Le vent devint si furieux que les arbres craquaient autour de nous, et menaçaient de nous écraser dans leur chute. J’eus l’idée toute la nuit que le cinquante-deuxième anniversaire de ma naissance pourrait bien être le dernier. Changer de place, il n’y avait pas à y penser par le temps qu’il faisait. Ma ressource était de me confier à mon ange gardien. Je lui adressai bien souvent la prière Angele Dei.
Aurions-nous dit vraiment ce qu’endura Mgr Clut pour l’Evangile, si nous taisions la principale, sans doute, de ses souffrances, celle de la vermine?
La vermine habite l’Indien, de sa chevelure à ses mocassins. De lui au Blanc de son voisinage, il n’y a souvent pour elle qu’un pas à franchir.
Mgr Clut ne pouvait revenir de la placidité d’une réponse qu’il reçut un jour du Père Roure, missionnaire des Plats-Côtés-de-Chiens, ces pouilleux sans pareils.
—Comment pouvez-vous tenir, lui disait le prélat, ainsi mangé vif, et toujours souriant quand même, vous surtout qui êtes né et fûtes élevé dans toutes les délicatesses?
—Bah! On s’y habitue, Monseigneur.
Lui, l’évêque d’Arindèle, fut pouilleux toute sa vie sauvage. Mais s’y habituer, il ne le put jamais.
Les maringouins de l’été faisaient déjà sa terreur, et il s’entourait partout de boucanières pour les éloigner. Mais les poux! Les poux de l’été et les poux de l’hiver! Son tempérament sanguin s’exaspérait à les sentir circuler sur sa personne et à les voir sur autrui. Il ne comprenait pas surtout qu’on pût se régaler des grouillants parasites. Ses réflexions, à ces divers sujets, sont toujours piquantes.
Il est au fort Rae, en 1872:
J’ai confessé pendant trois heures aujourd’hui. Mes chers pénitents et pénitentes, tout en se débarrassant de leurs péchés, se défaisaient un peu de leur vermine, que je voyais se promener sur leurs habits. Ma soutane en ramassait tant qu’il fallait pour me faire souffrir un vrai martyre. Et rien pour me changer...
Pendant que nous dînions, le Père Roure et moi, le grand chef des Plats-Côtés-de-Chiens, tout à fait distingué et considéré dans la tribu, vint se pencher sur moi, pour me proposer un cas de conscience. Il voulait savoir si la manducation des poux rompait le jeûne eucharistique. Qu’eussiez-vous répondu? Après avoir résolu le cas à ma façon, j’eus beau lui faire entendre que les Blancs n’aimaient pas à s’entretenir sur un sujet de ce genre pendant le repas, il nous tint «mordicus» là-dessus jusqu’à la fin...
Assis sur mon paqueton, je faisais tout à l’heure le catéchisme. Un moment, j’aperçois une jeune fille passant la main sur sa poitrine et en retirant un gros parasite, qu’elle dépose sans gêne sur ma couverture. Je lui fais reprendre aussitôt l’insecte. Elle le porte à sa bouche pour le croquer.
—Oh! lui-dis-je, ne mange pas cela devant moi!
Alors une femme octogénaire, à l’humeur enjouée, me dit:
—Mais pourquoi défends-tu de manger les poux?
—Parce que ces animaux sont sales et dégoûtants!
—Eh, eh! Ma fille ne pense pas comme toi, Grand Chef de la Prière. Elle en fait ses délices. Si tu savais comme c’est bon!»
Vieilli, il s’amuse à noter l’étonnement d’un missionnaire débutant, devant ces spectacles, et il écrit, non sans songer—peut-être—à insinuer, du même coup, à bon entendeur la morale abstraite du cuique suum—à chacun ce qui lui revient—principe de la paix, dans les ménages comme dans les nations:
Le Père Ducot est arrivé de sa mission du fort Norman... Il nous raconte bien des choses dont j’ai été témoin bien souvent moi-même; mais qui lui font plus d’impression, parce qu’il est plus nouveau dans nos pays sauvages. Il nous dit qu’étant allé instruire les Indiens dans leurs camps, çà et là, sur leurs terrains de chasse, il a été bien édifié de leur désir de s’instruire et de l’ardeur avec laquelle ils priaient. Mais dans ses visites à domicile, et couchant dans les huttes sauvages, il a eu souvent sous les yeux les habitudes peu propres des Indiens. Les loges de peaux ou de branches sont bien petites et mal commodes, et leurs habitants bien misérables. Aussi, soit pauvreté ou malpropreté, les Peaux-de-Lièvres sont couverts de vermine. Il est vrai qu’ils ne la redoutent pas et qu’elle les incommode fort peu. Ils la croquent à belles dents. Le Père Ducot a vu des enfants se disputer, se battre, pour avoir le fruit de la chasse qui se trouvait sur le peigne. Un jour il vit une femme dépouillant son mari; mais comme elle le dépouillait à son profit, le mari réclama et fit observer à sa compagne que ce qu’elle trouvait dans ses habits et sur sa tête, et qu’elle mangeait de si bon cœur, lui appartenait à lui-même. Alors la dame, au lieu de porter les poux à sa propre bouche, les présentait avec une certaine gentillesse à celle du mari qui les dégustait.
Le prélat ajoute aussitôt:
Tous nos Indiens du vicariat avaient cette détestable habitude, lorsque nous arrivâmes, et la conservent encore plus ou moins. Cependant, grâce à la civilisation que nous tâchons de leur communiquer, grâce à nos écoles, dans quelques localités, un grand nombre ont renoncé, ostensiblement du moins, à cette pratique.
Mais Louis Veuillot disait de son «évêque pouilleux»:
Il prend la vermine comme le reste de son lourd attirail de voyage, puisqu’il n’arrivera qu’à cette condition. Cette vermine pourra pulluler sur sa chair; elle ne rongera pas la joie de son âme, ni les trésors qu’il sait répandre; il l’entretiendrait avec un soin jaloux, comme une souffrance de plus, s’il pensait que cette souffrance, ajoutée aux autres, attirera la bénédiction de Dieu sur son labeur.
La bénédiction de Dieu tomba sur le labeur de Mgr Clut, le missionnaire de peine. Sur ses lèvres, comme sur les lèvres de Mgr Grandin, Louis Veuillot aurait pu mettre:
Voilà un bon feu, nous quittons une bonne table, la soupe était excellente; elle m’a rappelé la soupe de mon pays de Valence. Que de fois je n’ai pu me défendre de désirer une bonne soupe de mon pays! Enfin, vous êtes chrétiens, mes amis et mes frères, et votre hospitalité m’est très douce. Toutefois, je voudrais être loin, je voudrais être là-bas, dans mon désert de glace, sous mes couvertures de neige, à jeun depuis la veille, couché entre mes chiens et mes sauvages pouilleux. C’est que je n’ignore pas à quoi ma vie de là-bas est bonne. Dans cette nuit, je porte la lumière; dans ces glaces, je porte l’amour; dans cette mort, je porte la vie.
Mgr Clut porta la vie, la vie surnaturelle; et c’est à la porter qu’il usa la vie de son corps.
Le premier son de glas retentit à ses oreilles, en 1885, comme il se trouvait à la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance du fort Good-Hope.
Se relevant, il écrit:
Moi qui étais très fort, très robuste, et qui croyais que rien n’était à mon épreuve, je m’en étais peut-être trop donné, durant trente ans de ma vie de missions, de voyages très longs, très pénibles, malgré un mauvais régime alimentaire habituel. Mes forces, à la fin, m’ont manqué. Il y a eu appauvrissement de sang, puis épuisement; enfin, un œdème des jambes et des pieds qui vient de me tenir sept mois au lit.
La seconde attaque le terrassa, à Good-Hope encore, où il était retourné, en 1892-1893.
Mgr Grouard, devenu son supérieur, lui fit entendre qu’il devait dire adieu au Nord polaire, et lui assigna, pour résidence, la mission Saint-Bernard, du Petit Lac des Esclaves, au sud de la rivière la Paix.
Le Petit Lac des Esclaves et Mgr Clut étaient connaissances de vieille date.
Il était venu échouer sur ses bords, l’hiver 1881-1882, chassé par la mission jeûnante du fort Dunvégan, et n’ayant pas trouvé le temps de regagner le lac Athabaska. Il se souvenait d’avoir, cet hiver-là, parcouru les 130 kilomètres de sa longueur, en compagnie du Père Husson, pour aller voir Mgr Faraud, au lac la Biche:
Nous mîmes deux jours, écrivit-il alors, pour traverser le Petit Lac des Esclaves. La glace était épaisse et formait un magnifique miroir sur lequel nous glissions et tombions à chaque instant. Pour ma part, je tombai plus de soixante fois. A la fin, j’étais tout endolori, et mes pauvres coudes surtout, qui, avec les mains, se portaient en avant pour atténuer les chutes, étaient tout meurtris.
Le voilà donc au port de ses dernières années. Il se gardera bien de l’oisiveté, ce travailleur; et, presque à l’extrémité, lorsque sa mémoire défaillante ne lui permettra plus de s’occuper directement des âmes, il défrichera, dans la forêt touffue, le vaste emplacement destiné à recevoir la belle mission Saint-Bernard d’aujourd’hui.
Au cours de ces neuf ans, il reprit même la raquette, et, sous la tutelle du Père Falher, «le voyageur de la rivière la Paix», il porta à plusieurs nouvelles chrétientés lointaines, la bénédiction du Grand Chef de la Prière et le sacrement qui fait le cœur fort.
Mgr Clut mourut, frappé d’apoplexie, le 31 juillet 1903.
Il repose, au pied d’une petite croix de bois, dans l’enclos sacré des missionnaires du Petit Lac des Esclaves, près du Père Collignon, son fils dans le sacerdoce.
Sur les restes de cet humble vaillant, si l’on voulait placer une épitaphe, l’on n’en trouverait pas de plus digne de lui, nous semble-t-il, que ces lignes, tombées de sa plume, tristement—mais si chrétiennement!—un jour de 1871, lorsqu’au bout d’un voyage de 260 kilomètres dans les glaces, après avoir dépensé ses forces à instruire un camp de la tribu des Esclaves et à les préparer, les uns à leur première communion, tous à la confirmation, il les vit lever soudain leurs tentes et, sourds à ses prières, s’éloigner de lui, la veille même de la cérémonie, à la folle nouvelle jetée par un Indien passant, qu’à deux jours de marche de là on croyait avoir vu rôder un certain gibier:
«Le résultat de ce voyage semble se résumer en bien peu de chose... Mais il en est ainsi dans ces déserts dépeuplés du Nord. Nous passons une grande partie de notre temps à courir après quelques âmes, abandonnées, disséminées çà et là, et que l’hérésie cherche à nous ravir. J’espère que le bon Dieu tiendra compte aux missionnaires, qui se dévouent dans ce pays, de tous leurs sacrifices, de leurs privations sans nombre et de toutes leurs peines de cœur, en présence de l’ingratitude de leurs ouailles. Notre joie et notre récompense assurément ne sont pas de ce monde. Nous les espérons dans l’autre!»
Le fort Chipewyan et la Nativité.—Les oies sauvages.—Evangélisation des Montagnais.—L’une des famines.—Notre-Dame de Lourdes.—Le Père Eynard.—Mgr Emile Grouard.—Son noviciat.—Un communiqué.—«Qui me rendra la liberté?»—Maître des novices et scieur de long.—De la maladie grave (1874) à l’épiscopat (1891).—A-t-il vieilli?—Quelques esquisses.—Dominus conservet eum.
«Voyez-vous, en face de vous, cette chaîne d’îles à formes fantastiques, et, plus loin en arrière, cette ligne de rochers granitiques qui bornent l’horizon? Dénudés à leur base, ils portent à leur tête une frange d’arbres verts, de maigre venue. A votre droite s’étend, vers l’orient, une immense nappe d’eau. C’est le lac Athabaska, à l’extrémité sud-ouest duquel se jette la rivière Athabaska, que nous avons suivie. A force de rames, nous atteignons les îles. Puis, les doublant, nous voyons devant nous le fort Chipewyan avec ses dépendances, magasins et maisons d’engagés, échelonnés sur une seule ligne que termine le temple protestant. Toutes ces constructions, blanchies à la chaux, se dessinent nettement sur un promontoire de granit, dénué de toute végétation, et nous donnent l’idée d’un joli village de pêcheurs.
«Là-bas, un peu plus à l’ouest, nous voyons la mission de la Nativité, modestement assise au fond d’une petite baie, dans une basse vallée entourée de rochers massifs, ici nus, là légèrement boisés. Sur le plus élevé, se dresse une grande croix dont les bras, revêtus de fer-blanc, reflètent les dernières lueurs du jour. Cette vue nous réjouit l’âme, et de notre cœur s’échappe l’invocation: O Crux, ave, spes unica! Puis, abaissant nos regards, nous distinguons, au milieu des ombres du crépuscule, la chapelle, à droite de laquelle se dresse notre maison; et, à gauche, le couvent des Sœurs Grises. Nous approchons du but de notre voyage. Des coups de fusil répétés, partant de la mission, nous apprennent que nous avons été signalés... Nous abordons enfin au rivage, où des Frères dévoués nous accueillent avec une joie que nous partageons. C’était le 2 août, sur les dix heures du soir. Je me rappelai que, précisément le même jour, il y avait de cela vingt-six ans, je débarquais pour la première fois sur le rivage du lac Athabaska.»
A cette description faite en 1888, par le Père Grouard, arrivant du sud et regardant vers le nord, répond celle du Père Taché, debout, quarante ans auparavant, sur le «promontoire» du fort, et regardant vers le sud:
Le fort Chipewyan, bâti sur les hauteurs qui bordent au nord le lac Athabaska, commande une vue magnifique. A l’est, c’est l’immensité de la mer; au sud, l’agréable variété d’îlots nombreux qui se dessinent sur le fond toujours verdoyant d’une épaisse forêt de sapins. Le nord déroule les plis sinueux de sa solide ceinture de granit, et le soleil couchant éclaire les petits lacs, les cours d’eau, les hauts-fonds de sable, les prairies qui terminent le grand lac. La scène est aussi variée qu’imposante, pendant la belle saison. Pourquoi faut-il qu’un hiver de plus de sept mois en confonde tous les points dans une glaçante monotonie?
L’emplacement de la mission de la Nativité, située à près de deux kilomètres à l’ouest du fort, fut choisi par le Père Faraud, en considération d’un marais, incrusté dans les roches granitiques, et qu’il suffirait de dessécher pour mettre à nu quelques arpents de terre arable, les seuls accessibles de la région continentale.
Le fort Chipewyan, établi au commencement du XIXe siècle par la Compagnie du Nord-Ouest, pour être la capitale des fourrures de l’Extrême-Nord, était le centre de ralliement du principal contingent de la tribu montagnaise[37].
Nous avons rencontré les Montagnais au lac Froid, à l’Ile à la Crosse, au Portage la Loche. Nous les reverrons en des zones plus septentrionales. Mais le fort Chipewyan fut, de mémoire de Blanc, la citadelle de cette grande famille indienne.
La raison en est que, outre les pelleteries et les fauves communs à toutes les régions hyperboréennes, le lac Athabaska et ses épanchements occidentaux, qui forment les lacs Brochet, Clair, Mammawi, etc., entretiennent, aux bonnes années, d’abondantes réserves de poissons et d’oiseaux.
Tandis que dans les eaux passent et repassent les légions poissonneuses, des flottes de palmipèdes viennent se balancer sur les vagues.
Ces oiseaux aquatiques sauvages: oies impériales, oies blanches, oies grises, cygnes, grues, sans parler des canards de toutes espèces, s’abattent, chaque printemps et chaque automne, à l’ouest du lac Athabaska, dans les grands relais annuels de leurs migrations des pays chauds à l’océan Glacial, et de l’océan Glacial aux pays chauds. Des pays chauds, ils arrivent avec le mois de mai, se reposent deux ou trois semaines, et repartent d’un seul vol pour les bords mousseux de l’océan polaire. Durant les trois mois de soleil sans nuit de ces parages, ils auront élevé leurs petits et refait leur plumage. Ainsi multipliée, la bande reviendra au lac Athabaska, où, de la fin du mois d’août aux derniers jours d’octobre, elle séjournera pour s’engraisser.
C’est un plaisir, payé souvent de rudes contributions de patience et de santé, il est vrai, mais digne de tenter les robustes Nemrods, que la chasse aux oies sauvages du lac Athabaska. Certains missionnaires, Mgr Pascal en particulier, ont laissé parmi les Montagnais une enviable réputation de hardiesse et de succès cynégétiques.
Le chasseur qui s’avance voit les oies couvrir les bancs de sable et les hauts-fonds vaseux, qui émergent du lac et des prairies inondées, en un tel nombre que l’espace en apparaît gris et blanc sans intervalles. Laissée en paix, cette population mange et digère, côte à côte, tout en poussant à pleins gosiers ses cris aigus. Mais, à l’alerte donnée par les guetteurs de l’armée pacifique et farouche, qui ne regarde que l’homme pour son ennemi, le discordant concert s’arrête, et tout le lac se lève d’un seul coup. L’élan simultané de ces lourdes légions fait littéralement trembler la terre, et le bruit des ailes battant la levée générale ressemble au roulement d’un train dans les gorges des montagnes. Les oies tourbillonnent d’abord dans l’air, en désordre, pour se réorganiser bientôt en herses solennelles et retomber ensemble sur d’autres bancs, loin du danger.
Si les eaux, trop basses, découvrent trop au large les hauts-fonds et les prairies, bien pauvre sera la chasse. A deux kilomètres de lui, le chasseur verra les oies s’enfuir, narguant toutes ses ruses. Si, au contraire, l’eau submerge la contrée, la bande s’acculera jusqu’aux abords des rivages et des îles; et le chasseur, rampant d’un imperceptible mouvement, parmi la brousse ou les rochers, s’approchera, à la portée de son arme, des oies les plus voisines.
Que deux ou trois d’entre elles tombent sous les premiers coups de feu, c’en est assez. Leurs cadavres sont aussitôt plantés sur la grève, la tête étançonnée par un bâtonnet, comme si le regard du mort invitait à redescendre ses frères envolés. Tenant compte de la direction du vent et du relief du paysage, l’homme s’aménage un affût de franc-tireur, à quelques mètres de l’embûche. Le Blanc, inhabile à imiter le cri de l’oie, fait lancer des appels par quelque enfant sauvage. L’attention de la troupe effarée se reporte du ciel sur l’endroit du carnage. Les oies reconnaissent leurs pareilles, qu’elles croient entendre. Les voilà formant leurs grands cercles au diamètre si large d’abord qu’elles semblent fuir davantage. Mais le cri et les appâts de continuer le charme perfide, et les orbes de se rétrécir peu à peu. Les voici, tournoyant à 300 mètres, à 200. Déjà l’on distingue les longs cous penchés et les yeux noirs scrutant la terre. Un dernier demi-cercle... Le chasseur, immobile comme les pierres contre lesquelles il s’est tapi, le doigt sur la détente, retient son souffle. Un instant, un seul, il le sait, peut être propice: l’instant où les oies, descendues assez près pour reconnaître qu’on les a trompées, les ailes planantes, les pattes ballantes, vont reprendre leur bond vers l’espace. Les deux coups de fusil frappent dans la masse, et les victimes nouvelles sont alignées, debout, à côté des premières. L’expérience, qui n’instruit pas toujours les hommes, ne sauvera point les oies. Toute la matinée, tout le jour, toute la semaine peut-être, elles reviendront sur la sirène criante et sur l’appât de mort.
Avec le tribut prélevé sur les oies sauvages, l’hiver sera doux au fort-de-traite et à la mission, comme sous la loge indienne, surtout si le poisson, de son côté, répond aux vœux du pêcheur.
Le Père Taché débarqua au fort Chipewyan, le 2 septembre 1847, comme la chasse aux oies battait son plein.
Les 200 chasseurs montagnais et les 15 chasseurs cris, qui se trouvaient au lac Athabaska, avec leurs familles, abandonnèrent leurs mousquets, afin de livrer leurs âmes à l’homme de la prière, pendant les quatre semaines qu’il venait passer parmi eux.
Tous étaient à ses pieds, le 5 septembre, pour assister à la première messe célébrée sur le versant de l’océan Glacial.
Le missionnaire travailla, jour et nuit, au milieu d’un enthousiasme pour la foi, qui ne pouvait être dépassé.
«—Voilà, disaient les mères à leurs enfants, voilà le père des Montagnais, celui qui vient de loin, pour nous rendre bons et nous enseigner la loi de Celui qui a fait la terre.»
«—Voilà notre frère, répétaient les sauvages. Depuis longtemps nous le désirions. Prends-nous en pitié, et enseigne-nous à devenir bons.»
Un midi, qu’il prenait une courte récréation avec le bourgeois de la Compagnie, un Montagnais entra brusquement dans l’appartement:
«—Que fais-tu là? Tu parles inutilement avec ce petit chef, tandis qu’il y a un grand nombre de Montagnais qui t’attendent dans la chambre. Tu ferais mieux de les rejoindre et de les instruire.»
En cette première visite, 194 infidèles furent baptisés, et tous les polygames abandonnèrent leurs femmes illégitimes.
L’année suivante, 1848, le Père Taché retrouva ses néophytes fidèles à leurs engagements, quoique moins expansifs dans les manifestations de leur piété.
En 1849, le Père Faraud vint résider au lac Athabaska, et planta sa tente près du «marais à dessécher»[38].
Le 8 septembre 1851, il dédiait à la Très Sainte Vierge la première cabane-presbytère et la première chapelle: le tout bâti de ses mains. En mémoire de cette dédicace, la mission prit le nom de la Nativité.
A voir la prospérité actuelle de la mission de la Nativité, sa maison digne des missionnaires, son couvent assez vaste pour abriter 12 religieuses et 150 orphelins, sa joyeuse église romane, sa scierie mécanique, son bateau à vapeur, nul ne s’imaginerait les années de misère qui engendrèrent cette splendeur.
Tout ce que nous avons dit des souffrances des missionnaires dans l’Extrême-Nord peut être réuni sur Athabaska. Les grandes déconvenues vinrent des pêches de l’automne, qui nulle part ne furent en butte à tant d’incertitudes, de tempêtes et de désastres. Qu’on en juge par ce seul détail, relevé dans le codex historicus, que rédigeait le Père Pascal:
20 octobre 1889: La barge est revenue hier de l’île aux Outardes, apportant la triste nouvelle de la perte de presque tous les rets de l’île Brûlée, dix grands filets. Nos gens, campés à l’île, les avaient tendus dans le détroit qui sépare l’île de la pointe au Sable; l’eau avait trois brasses de profondeur; tout s’annonçait au mieux; le poisson fourmillait; dans une visite, le Frère Hémon avait démaillé près de cinq cents pièces. Mais voici venir le vent d’ouest qui refoulait l’eau dans le lac avec furie. Après que le vent eut cessé, le courant s’établit en sens inverse, et si puissant qu’il a emporté roches, rets et poisson, sans laisser aucune trace. Deux jours après, tout essai de rien trouver était inutile, car la glace couvrait les baies.
La famine épargna moins que toute autre la mission de la Nativité. L’hiver 1887-1888 vit l’une de ces impasses, où plusieurs fois les pères et les religieuses crurent qu’il n’y aurait plus de lendemain pour leurs orphelins. Tout avait fui: les poissons, les orignaux, les rennes, même les lièvres. Tous les sauvages jeûnaient. Plusieurs ne sauvèrent leur vie qu’en se repaissant de cadavres.
Un camp de Cris qui, jusque-là, s’était obstiné dans l’infidélité, fut dévasté, durant cette famine, par deux jeunes filles qui s’étaient fortifiées, alors que les autres s’affaiblissaient, en mangeant le premier qui avait succombé. Elles assommèrent ensuite, pour les dévorer à mesure, 29 de leurs parents et voisins. Le camp terrorisé se décida à chercher refuge auprès des missionnaires, qu’ils avaient toujours méprisés. Ils trouvèrent dans le cœur des prêtres tant de charité qu’ils voulurent prier avec eux. Le chef renonça à la sorcellerie, abandonna ses femmes illégitimes et devint un chrétien modèle.
Les missionnaires des Montagnais, à la Nativité, furent, de 1847 à 1920, les Pères Taché, Faraud, Grollier, Grandin, Clut, Grouard, Eynard, Tissier, Laity, Pascal, de Chambeuil, Croisé, Laffont, Bocquené, Riou, Le Treste et Mgr Joussard.
Le missionnaire des Cris a été, depuis 1875, le Père Le Doussal.
Du journal que ce dernier rédigeait, comme supérieur de la mission, en 1908, nous citerons un passage à l’honneur de Notre-Dame de Lourdes, que les Oblats de la Nativité ont toujours regardée comme «la divine missionnaire» priant et travaillant avec eux:
18 juin: Incendie de la vieille maison, qui servait de hangar, par suite de l’imprudence d’un engagé qui y était allé la nuit, et avait jeté l’allumette qui l’avait éclairé. Au bout d’une heure toute la bâtisse n’était qu’un vaste bûcher. Pour comble d’alarme, la grande maison que nous habitons ne tarda pas à être atteinte et à flamber, en haut du pignon ouest et du toit. Tout semblait perdu, parce que les moyens de sauvetage ne permettaient pas d’arriver jusque-là. Au milieu de l’épouvante générale, on fit à Notre-Dame de Lourdes un vœu par lequel on s’engageait à célébrer en son honneur une neuvaine de messes et à faire autant de communions qu’il y avait de frères et de religieuses à la mission; et chose inexplicable, moins de deux minutes plus tard, le feu s’arrêtait et, un quart d’heure après, tous les dangers étaient conjurés. Les pertes ont été sans doute assez considérables. Malgré cela, elles n’ont été rien en comparaison du désastre qui menaçait notre maison, l’église et le couvent.
Deux des missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie doivent trouver leur place d’humble relief en ce chapitre des Montagnais: l’un, le Père Eynard, parce qu’il repose au cimetière du lac Athabaska; l’autre, S. G. Mgr Grouard, parce que la Nativité fut le berceau de sa vie religieuse, et que, devenu évêque, ce fut à cette mission qu’il donna les premières et peut-être les plus tendres sollicitudes de son âme.
Le Père Eynard (1824-1873)
Germain Eynard, né à Gênes, en 1824, était un converti. Si sa foi n’avait pas sombré, elle avait du moins subi une entière éclipse, pendant ses études à l’Université et à l’Ecole polytechnique. Ses examens lui valurent des diplômes de haute distinction et un grade élevé dans l’administration gouvernementale des eaux et forêts. Absorbé par son application au travail, il avait passé au-dessus des fanges, sans se souiller. Mais son cœur s’était éloigné de Dieu.
Le premier instrument de la grâce fut la servante de son domicile de Longuyon.
Un dimanche qu’il lui avait prescrit de préparer un dîner d’apparat pour ses amis, elle lui répliqua qu’elle n’en ferait rien, attendu que «cette œuvre servile et inutile l’empêcherait d’entendre la messe». L’ingénieur, frappé, commença à réfléchir. Bientôt il pria. Les Etudes philosophiques sur le Christianisme d’Auguste Nicolas achevèrent de déblayer le terrain à la lumière divine. Brisant sa brillante carrière mondaine, M. Eynard entra au grand séminaire de Metz, d’où il passa, en 1853, chez les Oblats de Marie Immaculée, afin d’être missionnaire des pauvres. Il fut envoyé, selon son désir, aux missions les plus dures.
En 1858, il arrivait au fort Résolution.
Pendant quinze ans, il desservît toutes les missions du Grand Lac des Esclaves, du fleuve Mackenzie jusqu’au fort Providence, et du lac Athabaska. Lui, le savant, se fit le catéchiste assidu des derniers Indiens. Sans égard pour sa pauvre santé, il franchissait, à cette fin, sur la neige, des distances qui eussent effrayé les coureurs-des-bois.
L’amabilité enjouée avec ses confrères, le dévouement aux petits, l’humilité et la mortification envers lui-même: tel fut le Père Eynard.
Son esprit de pénitence se porta à des austérités que Mgr Grandin désapprouva:
Le Jeudi saint, le 19 avril 1862, rapportait l’évêque au supérieur général, le Père Eynard nous arriva de voyage. Il avait les oreilles, les joues et le nez gelés. D’où vient qu’en cette saison il se soit gelé ainsi, tandis que, par les plus grands froids, j’ai voyagé sans perdre autre chose que la première peau de mon nez et de ma figure? La raison, la voici: c’est que le Père Eynard est beaucoup plus mortifié que moi. En voyage d’hiver, il ne faut pas songer à se mortifier, en se privant de nourriture. Pour ma part, je fais trois repas et j’ai dans ma poche un morceau de pâte gelée pour m’en servir en cas de fatigue. C’est ce que le Père Eynard n’a pas osé se permettre pendant la Semaine Sainte. J’en ai été édifié, mais non satisfait, et je vous prie instamment d’obliger vous-même vos enfants à se contenter, dans ce pays rigoureux, lorsqu’il voyagent, des mortifications que la Providence leur envoie. Elles sont, je puis le dire, bien suffisantes.
Les trouvant soumis à trop de jeûnes inévitables, et voulant leur conserver la vie, Mgr Taché avait porté aux premiers missionnaires du Mackenzie l’interdiction du jeûne ecclésiastique. Le Père Eynard se soumettait; mais avec quel regret! Et combien de fois n’implora-t-il pas de son évêque «l’exemption de la dispense».
Le lecteur comptera les vertus qui fleurissent sur ces simples petites lignes, adressées encore à Mgr Taché:
Je vous demande du papier à dessin, pour faire un chemin de croix d’un demi-pied environ de grandeur. J’ai pensé que ces petits dessins sur de tels sujets seraient propres à ranimer un peu ma ferveur. Vous savez en outre combien un chemin de croix est utile. Si vous craignez cependant que je perde trop de temps à ce travail, vous supprimerez cet article. Je dois vous dire que j’ai appris, pendant deux ans et demi, à dessiner. (Allusion à ses études de Polytechnique.)
Et ce passage d’un compte rendu qu’il eut à faire, par obéissance:
...J’allais régulièrement assister le pauvre Cayen (un ancien persécuteur des missionnaires) au fort Résolution. Les autres sauvages que j’ai exhortés à la mort me paraissaient mourir, ou plutôt voir venir la mort, je dirai avec trop de confiance, à mon avis. Celui-ci s’est montré, au contraire, au commencement de sa maladie, bien effrayé. Il n’avait certes pas grand’chose à regretter dans la vie. Sans parents, ne marchant qu’avec des béquilles, depuis plusieurs années, il était réduit l’hiver à une espèce d’immobilité. Cette fois, le mauvais mal lui ôta peu à peu l’usage de ses membres et même de ses doigts. Enfin, une semaine avant sa mort, il me parut se résigner plus résolument. Son corps était devenu comme un cadavre qu’il fallait retourner et remonter à chaque instant, dans son lit, ou, à vrai dire, sur les haillons pourris et puants sur lesquels il reposait. La seule femme sauvagesse qui se trouvait au fort se dégoûta bien vite d’une pareille besogne, de sorte que toutes les fois que je venais, c’est-à-dire tous les jours (dix kilomètres de marche), je lui rendais ce service peu agréable, mais qui ne me répugnait pas trop, ayant si rarement la bonne aubaine de pouvoir soigner de mes mains les membres souffrants de Notre-Seigneur. Je fus même obligé de lui rendre des services encore plus bas, tellement la vie avait abandonné ce corps.
Le Père Eynard mourut, le 6 août 1873, dans le lac Athabaska, au pied de la chapelle de la Nativité.
Des bains froids lui faisaient du bien. Il était excellent nageur. Myope et délicat, il voulait prendre l’assurance que les sauvages n’apercevraient pas ses mouvements. C’est pourquoi il se levait avant le jour. Il faisait sa prière, sa demi-heure de méditation, et passait au lac. Ses ébats finis, il continuait à prier jusqu’à cinq heures, temps de sonner le réveil de la mission.
Le matin du 6 août, le Père Laity, étonné de ne pas entendre la cloche, s’en fut à l’église. Le livre de méditation du Père Eynard était là, ouvert à la page de la Transfiguration. Sa croix était posée sur le bord du gros bénitier, taillé jadis par Mgr Faraud dans un bois de grève. Le Père Laity courut au lac. Il ne trouva que les habits dans un pli de rocher. Avec l’aide du commis du fort, on fouilla la baie, et l’on trouva, tout près du rivage, sous quatre pieds d’eau seulement, le corps du missionnaire, les bras presque croisés, la figure sereine. Il avait dû mourir subitement.
Le deuil fut général à Athabaska. Protestants et catholiques pleurèrent le missionnaire tout aimable.
«—Je n’ai point connu de religieux plus parfait que lui», disait Mgr Grandin.
Mgr Faraud, perdant le premier de ses collaborateurs, s’écriait:
«—C’était le modèle du religieux et du prêtre, que rien ne pouvait distraire de l’accomplissement de ses devoirs. C’était l’homme du dévouement et du bon conseil. Quel vide dans le vicariat!»
⁂
Mgr Emile Grouard[39] (1840)
Mgr Grouard naquit à Brûlon, diocèse du Mans, le 2 février 1840. Petit cousin de Mgr Grandin, il entendit de bonne heure parler de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée et des missions sauvages.
Il s’embarqua en 1860, avec Mgr Grandin lui-même, qui venait d’être sacré.
Il devait finir sa théologie au grand séminaire de Québec, passer dans l’ombre et le silence son année de noviciat et être dirigé ensuite sur l’Extrême-Nord.
Mais une lettre d’alarme, lancée du lac Athabaska par Mgr Grandin à Mgr Taché, vint défaire tous les plans, dès 1861:
Il faut de toute nécessité un compagnon au Père Clut, qui est malade et ne peut rester seul, ici, à la Nativité. Déjà il crie famine. Ne pourriez-vous pas lui faire venir le jeune abbé Grouard, que j’ai laissé à Québec? Il pourrait faire son noviciat sous lui. Le Révérendissime supérieur général m’avait cependant dit qu’il fallait qu’il le fît avec vous ou avec moi. Mais, vu notre embarras, je suis certain qu’il passerait là-dessus, d’autant plus que je pourrais l’installer moi-même, et même l’ordonner, si vous n’aviez pu le faire; et, dans ce cas, il ne devrait pas oublier de m’apporter mon pontifical de l’Ile à la Crosse.
Mgr Taché manda immédiatement l’abbé Grouard à Boucherville (Bas-Canada), où il l’ordonna prêtre, le 3 mai 1862. Il le conduisit aussitôt jusqu’à Saint-Boniface, où il lui donna l’habit religieux. Le lendemain 8 juin, jour de la Pentecôte, il le fit partir pour le lac Athabaska.
Le Père Grouard arriva, à la Nativité, le 2 août 1862.
Le Père Clut fut son maître de noviciat et son professeur de langue montagnaise.
Le novice se mit, dès qu’il fut capable de se faire comprendre—et ce fut bientôt—au ministère des âmes.
La première impression que lui firent les Indiens fut assez heureuse:
Le caractère des Montagnais me plaît, moins leur manie de vouloir tout ce que nous possédons. Je les trouve gais, plaisants et même spirituels dans leur genre. Il ne me serait jamais venu à l’esprit que je trouverais par ici les femmes si loquaces et si rieuses. On voit bien que c’est partout la même farine. La croûte ou l’enveloppe est moins soignée qu’ailleurs, quoique le vernis ne manque pas.
Quant à l’élève en montagnais, il devait démontrer à son professeur, l’année 1865, que ses leçons n’avaient pas été vaines. Le Père Clut, redevenu solitaire à la Nativité, n’espérait pour longtemps de visite fraternelle. Le Père Grouard, cependant, ayant eu l’occasion de venir de la Providence au Grand Lac des Esclaves, continua jusqu’au lac Athabaska. Il entra, accoutré comme un Montagnais, couvert de frimas, et tenant ses raquettes sous le bras. Il soutint la conversation, prenant si bien le style des Montagnais et faisant si pareillement claquer les gutturales et siffler les dentales, que le Père Clut pensa avoir affaire à un authentique sauvage. La mystification finit par l’explosion plus forte de l’affection. Laissant tomber son capuchon de caribou, le visiteur se jeta au cou de son Père maître qu’il n’avait plus revu depuis le noviciat, et lui procura ainsi l’une des joies inoubliables de sa vie.
Sitôt l’année de noviciat terminée, le Père Grouard fut appelé de la Nativité à la Providence, où il arriva le 18 août 1863.
Le 21 novembre, il fit sa profession perpétuelle, devant Mgr Grandin.
Cinquante ans après, Oblat jubilaire, il écrivait à son supérieur général:
Le bon Dieu et la Sainte Vierge m’ont fait une très grande grâce, dont Mgr Grandin a été l’instrument, en me faisant entrer dans la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée.
Comme il se trouvait en ce moment à Saint-Albert, il ajoutait:
Je suis allé au tombeau de Mgr Grandin. Je l’ai prié, lui disant: «Votre corps est ici; votre âme est au ciel. Il y a cinquante ans, vous avez reçu mes vœux de religieux oblat, veuillez en recevoir aujourd’hui la rénovation, que je prononce à vos pieds.» Cela m’a fait du bien.
Entre son arrivée au fort Providence et son oblation, le Père Grouard avait fait sa première tournée apostolique au fort Simpson sur le fleuve Mackenzie et au fort des Liards sur la rivière du même nom, affluent du Mackenzie. Nous le retrouverons plus tard en ces parages.
Disons tout de suite que les années qu’il appelle «les meilleures de sa vie» furent dépensées à l’évangélisation de la grande tribu des Esclaves, soit au fort Providence, soit au fort Simpson, soit au fort des Liards, soit au fort Nelson, soit dans les camps disséminés de l’un à l’autre de ces forts.
Il demeura le missionnaire des Esclaves jusqu’à l’automne 1874.
Comme exemple, que l’on devra généraliser et reporter au tableau d’honneur de tous les missionnaires de cette époque, Sa Grandeur ne nous en voudra pas de publier ici une courte lettre—un communiqué—qu’elle a peut-être perdue de vue, mais que Mgr Taché, son destinataire, eut soin de conserver. Nous ajouterons, à chaque relais, le chiffre des distances que représentera l’étape parcourue:
Mission de la Nativité, 27 décembre 1869.
Monseigneur et très cher Père.—J’espère répondre au bienveillant désir que m’exprime Votre Grandeur, en venant lui faire simplement l’exposé stratégique et laconique de la vie de juif errant que j’ai continué à mener depuis ma lettre de 1868.
Le 12 mars de l’année dernière (1868), au passage du courrier d’hiver au fort Providence, je menai un traîneau et des chiens jusqu’au fort Simpson (255 kilomètres), car il y avait fort mauvais temps, beaucoup de neige, beaucoup de bordillons, et l’express n’aurait pu emmener mon petit train. Du fort Simpson, je renvoyai ma traîne et mes chiens à la Providence et je m’acheminai vers le fort des Liards (350 kilomètres) et le fort Nelson (240). Cependant je dus laisser tout mon bagage et me contenter d’une couverture. Je pus toutefois obtenir d’embarquer sur le traîneau du bourgeois ce qu’il y a de plus indispensable pour la sainte messe. J’arrivai le 5 avril au fort Nelson, après avoir marché tantôt la nuit, tantôt le jour, suivant le temps qu’il faisait, mais presque toujours dans la neige fondante et dans l’eau.
Du fort Nelson, je descendis au fort des Liards (240), en canot d’écorce d’épinette (espèce de sapin). Ces canots sont employés, je crois, rien que dans la rivière des Liards, et, dit-on, dans la rivière la Paix. C’est une très fragile embarcation, faite d’une seule écorce, repliée et tendue par de petites baguettes, grosses comme le doigt, placées d’environ six pouces en six pouces, et retenues à chacune de leurs extrémités par une plus large baguette qui court tout le long du canot et sert de maître. Les sauvages, qui vivent tous au large, dans les terres, viennent chaque printemps sur le bord de la rivière, lèvent les plus belles écorces dont chacune fait un assez grand canot, descendent le courant jusqu’au fort, et, arrivés là, ils jettent leurs canots ou les laissent sur la grève, et s’en retournent à pied, à travers le bois. C’est ainsi que le canot avec lequel je descendis ne me coûta que la peine de le prendre. A mon tour, je le laissai en arrivant. On en rencontre souvent sur le bord de la rivière. Ces canots peuvent se faire en une demi-journée; mais ils durent fort peu de temps...
Du fort des Liards à Simpson (350) et à la Providence (255), je retournai avec les barges...
Je repartis de la Providence au commencement de décembre pour reconduire le Père Gascon à Saint-Joseph, Grand Lac des Esclaves (270). Je n’y restai qu’un jour, voulant être de retour pour Noël à la Providence (270). A la Providence, un voyage aux malades et trois voyages pour chercher des orignaux tués par nos chasseurs (pas moins de 200 kilomètres en tout). Vers la fin de février, revenu à Saint-Joseph avec Mgr Faraud (270). De retour à la Providence (270), reparti pour le fort Simpson (255), puis pour le fort des Liards (350). Passé là le printemps; descendu au fort Simpson (350); resté là une semaine; remonté à la Providence (255); continué jusqu’à la rivière au Foin, dans le Grand Lac des Esclaves (130); de retour à la Providence (130), attendant les barges du Portage la Loche. A leur arrivée, embarqué pour le fort Simpson (255); puis pour le fort des Liards (350), puis pour le fort Nelson (240). Revenu au fort des Liards, vers la mi-octobre (240); vivant là en ermite jusqu’au 18 novembre; parti ce jour pour descendre au fort Simpson (350), où j’arrivai le 25; reparti le 30, et arrivé le 4 décembre à la Providence (255), ayant fait en cinq jours ce qui prend ordinairement sept jours; reparti le 6 décembre au soir, et arrivé le 10 au Grand Lac des Esclaves (270), ce qui demande régulièrement six jours; reparti le 13, et arrivé ici, au lac Athabaska (490), faisant en six le trajet de dix jours. Je repartirai après le jour de l’an pour le fort des Liards (1.365). (Total: 8.345 kilomètres).
J’ai fait tous ces voyages d’hiver sur mes jambes, et, les trois quarts du temps, battant la neige devant les chiens. J’ai eu la satisfaction de chanter successivement la grand’messe au fort Simpson, au fort Providence, au fort Résolution, au fort Chipewyan, les premier, deuxième, troisième et quatrième dimanches de l’Avent.
Vous demanderez peut-être pourquoi je suis venu au lac Athabaska. Pour faire visite à mon ancien et bien-aimé compagnon, le Père Eynard, faire connaissance avec le Père Laity, et revoir la Nativité, le berceau de ma vie de missionnaire. Le bonheur que l’on goûte en revoyant quelque ami ne compense et ne surpasse-t-il pas infiniment les petites misères du voyage?
L’année suivante, d’un ton moins allègre, le Père Grouard écrira à Mgr Taché:
Mission de la Providence, 5 décembre.—... Je ne suis plus missionnaire ambulant du fort Simpson, du fort des Liards et du fort Nelson. On m’a rogné les ailes, et l’on m’a confiné dans une belle cage... Je dois confesser, sans humilité, que je n’ai pas les qualités requises pour les fonctions qui me sont imposées. Je suis de nature un peu sauvage et d’humeur aventureuse et vagabonde. En outre, je me crois juste assez de religion pour pouvoir honnêtement enseigner le catéchisme aux pauvres Indiens; et c’est pourquoi je m’estimais, avec présomption peut-être, capable de remplir les devoirs de missionnaire ambulant. Mais il y a loin de là au métier de maître des novices que je fais maintenant, et de directeur de religieuses, que je dois subir aussi! Ce qui me console c’est que la responsabilité du choix de ma personne pour la charge que l’on m’a confiée repose sur mes supérieurs. Je me considère comme une cheville entre leurs mains, et ils peuvent me planter dans n’importe quel trou qu’ils voudront. Je ne pousse cependant pas la perfection jusqu’à n’avoir point de préférences pour mon ancienne vie. Qui me rendra la solitude, la liberté, le dégagement des affaires, l’attention à moi seul et à mes sauvages? Donner des ordres, surveiller autrui, pourvoir aux besoins de tout le monde, au temporel surtout, sont des choses pour lesquelles j’ai une antipathie invincible...
En revanche, j’ai fait un progrès notable, et que je vous communique avec une certaine fierté. C’est que le Frère Boisramé m’a dompté à la scie, cet hiver, et que nous sommes devenus, lui et moi, de fameux scieurs de long. Pour commencer, nous avons scié 1.300 planches, ou madriers, et nous nous proposons d’en scier bien davantage, l’année prochaine, pour notre future chapelle...
L’année 1873 réduisit à l’état de ruine la forte constitution du Père Grouard. On le crut perdu pour les missions. L’une des conséquences, et non la plus grave, de son délabrement était une extinction de voix si complète qu’il ne lui était plus possible de célébrer la sainte messe, ni même de parcourir autrement que des yeux les pages de son bréviaire. Mgr Faraud l’envoya chercher en Europe les soins des spécialistes.
Le missionnaire quitta le fort Providence, où il avait tenu jusqu’au bout, l’automne 1874.
Deux ans de l’air natal et du traitement des médecins de France lui rendirent la santé.
Entre temps, il s’outilla davantage pour le bien des missions, apprenant la typographie, la reliure, et se perfectionnant dans la peinture:
J’ai trouvé, dit-il, le moyen d’employer une partie de mon temps d’une manière profitable, en allant prendre des leçons de dessin chez les Frères des Ecoles Chrétiennes; et je pourrai, j’espère, faire des peintures moins grotesques que celles que j’ai laissées à la Providence et au fort des Liards.
Les peintures murales de Mgr Grouard se rencontrent sur presque tous les maîtres-autels, depuis Saint-Albert jusqu’au fond du Nord.
Au fort Dunvégan, mission trop pauvre pour fournir les vulgaires guenilles dont il se contentait, il peignit, grandeur naturelle, la scène de la mort de Notre-Seigneur, avec Marie, Jean et Madeleine, sur une peau d’orignal.
—Prends ton mousquet, avait dit le missionnaire à un sauvage Castor, et va me tuer un gros orignal. Choisis-le bien, et surtout ne lui troue pas la peau avec ta balle. Tire dans la tête.
Ainsi dit, ainsi fait. Le tableau, aussi frais et impressionnant encore qu’en 1883, a été enlevé, en 1919, à la chapelle abandonnée de Dunvégan et transporté dans l’église des Oblats de la ville naissante de Peace River.
Lorsque le Père Grouard revint de France, en 1876, Mgr Faraud le retint avec lui au lac la Biche. Il en voulait faire son conseiller, son appui, et le préparer, sans qu’il le soupçonnât, à recevoir son héritage.
Au lac la Biche, il demeura jusqu’en 1888, excepté les trois années, de 1883 à 1886, qu’il passa au fort Dunvégan, sur la rivière la Paix.
A ses occupations de catéchiste, prédicateur, et visiteur des malades, il joignit celles de compositeur, imprimeur, relieur. Il écrivit et imprima des livres sur l’Ancien et le Nouveau Testament, des recueils de prières et de cantiques en cinq langues diverses: montagnais, peau-de-lièvre, loucheux, castor et cris.
Mais il eut un aide:
Heureusement, un apprenti typographe se présenta et se mit à ma disposition. Devinez quel était cet apprenti. Quelque jeune Peau-Rouge sans doute, épris des merveilles de la civilisation, direz-vous? Eh bien, non. Cet apprenti était bel et bien Mgr Faraud lui-même, qui se mit à l’œuvre avec une ardeur toute juvénile, sans se laisser décourager par les coquilles, inévitables au début.
En 1888, il fut envoyé, comme supérieur, à la mission de la Nativité.
En 1889, il reçut l’ordre de visiter le vicariat, au nom de Mgr Faraud.
En 1890, il fait connaissance avec les Esquimaux des bouches du Mackenzie, et il apprend assez de leur langue pour leur composer quelques cantiques.
Le 18 octobre de la même année (1890) des bulles de la Propagande le nomment évêque titulaire d’Ibora et vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie.
Il les reçoit, en 1891, à la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs, où il s’est réfugié pour les fuir.
Le 1er août 1891, Mgr Taché lui donne la consécration épiscopale, à Saint-Boniface.
Nous avons dit, au chapitre quatrième, quelle impulsion Mgr Grouard imprima au vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Institutions de tous genres, bateaux à vapeur, moulins mécaniques apparurent dans les solitudes glaciales étonnées. Sans repos, l’évêque voyagea, quêta, construisit. Des incendies lui dévorèrent des établissements de première importance, comme la scierie de la Nativité, le couvent-orphelinat du Vermillon: il les refit. Aucune épreuve ne lassa son courage.
A la fin du dernier siècle, la ruée des mineurs sur le Youkon, à l’assaut de l’or et de la misère, lui firent trouver que son vicariat était devenu trop vaste, et il en demanda la division. Elle lui fut accordée en 1901.
Il cédait le Mackenzie et le Youkon à Mgr Breynat, et gardait l’Athabaska, avec les plaines fameuses de la rivière la Paix.
Il y a trente ans aujourd’hui que Mgr Grouard est évêque, et soixante ans qu’il est missionnaire. A-t-il vieilli? Lui-même admet que l’âge véritable est celui du cœur, et il le dit à son supérieur général:
«—Je n’ai pas roulé tout ce temps dans les neiges du Nord, sans que ma barbe en prit la teinte. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en dépit de l’âge et des glaces du pôle, vous retrouverez le même cœur.»
Qu’il serait captivant de suivre, à leur trace, les voyages d’une telle carrière, à la poursuite des âmes! Sed non hic locus. Quelques esquisses, cueillies à fleur des récits qu’il fit lui-même aux annales des missions, nous convaincront que la vie ambulante du vicaire apostolique est encore en harmonie avec la vie vagabonde de l’ancien simple soldat.
On l’appelle tout à coup, en 1898, à un chapitre général des Oblats:
Je partis donc, le 5 février, de la Providence, et j’arrivai, le 26 mars, à Saint-Albert. Cela faisait près de 1.500 kilomètres, dont j’ai parcouru la bonne moitié à la raquette, et le reste en traîne à chiens, campant presque tout le long du chemin dans la neige, à la belle étoile.
En 1900, il refait, à pied et en canot alternativement, le voyage de Mgr Clut au Youkon-Alaska. Seulement, c’est par la rivière au Rat, meurtrière à tant de mineurs, qu’il escalade les montagnes Rocheuses:
Comment vous en donner une idée? Imaginez-vous un immense escalier, non pas en ligne droite, mais faisant des milliers de courbes et de zigzags. De chaque côté, s’élèvent des montagnes dont une masse de pierres se sont détachées et obstruent le chemin. Or, cet escalier est le lit de la rivière. Je vous laisse à penser quel courant, quels rapides, quelles cascades il faut affronter tour à tour. Plus d’une fois nous avons été en danger de périr. Presque à chaque pas, je renouvelais mes invocations à nos anges gardiens, car nous n’étions pas sortis d’un péril que nous tombions dans un autre... Enfin, après douze jours de fatigues excessives, nous arrivions à la ligne du partage des eaux, et passions du bassin du Mackenzie dans celui du Youkon...
En 1906, il accepte une carriole épiscopale:
Le frère m’enveloppe de mes couvertures, excepté la tête, car le froid n’est pas rigoureux aujourd’hui, et j’aime à contempler le ciel avec ses milliers d’étoiles, tout en récitant force chapelets, ce qui est le bréviaire du missionnaire en voyage. Cependant les chiens trottent, trottent, trottent toujours, secouant leurs grelots argentins; c’est le seul bruit qui se fait entendre... Cela deviendrait monotone, si quelque petite aventure n’intervenait parfois. Par exemple, il ne faut pas s’imaginer que la surface du lac soit unie comme un trottoir de bitume ou de macadam. Il y a bien, deci delà, quelques aspérités plus ou moins saillantes, un bordillon, un banc de neige, que sais-je! Et comme la carriole n’a pas quarante centimètres de large, il suffit de bien peu de chose pour lui faire perdre l’équilibre. D’où vous comprenez que le pauvre personnage qui y est étendu est maintes fois renversé, non le visage contre terre, mais contre la croûte glacée, dont le baiser vous donne le frisson. Durant le jour, le cher frère qui me conduit peut m’éviter la plupart des accidents; mais, pendant la nuit, il doit se contenter de me relever et de me réintégrer dans ma carriole jusqu’à la prochaine culbute.
Sa prison roulante ne le retiendra pas d’ailleurs plus qu’il ne le voudra:
Je vous dirai en passant, que j’ai encore fait l’essai de mes jambes, et que vraiment je n’ai pas trop de raison de m’en plaindre. Pour ce qui est de courir, non, j’y renonce, je ne le puis plus. Mais s’il s’agit de faire une bonne pipe à la raquette, comme on dit, je m’en trouve encore capable[40].
L’hiver suivant, après Noël, il est pris dans l’épaisseur d’une forêt, entre le lac Wabaska et le Petit Lac des Esclaves:
Les deux premiers jours, nous allons assez bien, les gens qui sont venus à la fête ayant battu le chemin. Après cela, plus de trace de personne! Le Frère Poulain, mon compagnon, et moi, nous marchons en avant à tour de rôle, une hache à la main afin de couper les arbres renversés par le vent et qui nous ferment le passage. Nous avons à traverser parfois d’immenses forêts dévastées par l’incendie, et, tout à coup, nous nous trouvons en face de barricades infranchissables, formées par des tas de bois calcinés, enchevêtrés les uns dans les autres. Alors il nous faut faire un détour, ce qui ne va pas sans peine ni fatigue. Mais, comme le froid est très vif, la marche et le travail se supportent mieux en nous donnant le moyen de nous réchauffer; et la facilité de nous procurer du bois pour les campements nous est un précieux avantage. Aussi, en avons-nous profité! Et cependant, plusieurs fois, malgré les feux que nous allumions, je ne pouvais presque fermer l’œil durant la nuit, tant il faisait froid. Je n’ai jamais vu d’hiver plus terrible! Le thermomètre n’a cessé de marquer 40, 45, 50 et même 54 degrés centigrades au-dessous de zéro. Deux mois auparavant, je me trouvais à Rome! Cela faisait un contraste assez piquant, et peut-être rendait-il le froid plus sensible.
En 1911, un jeune missionnaire de la Nativité croque, avec ce filial sans-façon, son évêque vénérable:
Mgr Grouard nous arriva, mais en quel accoutrement, grand Dieu! Un Benoît Labre Nº 2. Pour moi, Sa Grandeur se complétait. J’avais admiré la majesté du pontife, le jour où il me conférait le diaconat, à l’ordination du scolasticat de Liége. J’avais maintenant sous les yeux l’apôtre, le missionnaire qui s’occupe, sans penser déchoir, des choses les plus matérielles, dès lors qu’elles rentrent dans l’ordre de l’utile et du nécessaire. Le gibus surtout se distinguait, entre toutes les pièces de l’habillement épiscopal, tellement que le Père Le Doussal, qui n’est pourtant pas un partisan du luxe de toilette, crut devoir, pour une fois, user d’autorité. Il imposa donc à son supérieur de porter un couvre-chef plus convenable, et notre vicaire apostolique se promenait, le lendemain, avec une sorte de huit-reflets. «D’ailleurs, expliquait-il, quand c’est faisable, je préfère avoir du fourniment propre; mais allez donc, vous, vous habiller en gentleman pour passer deux ou trois semaines dans un chaland plein de sacs de farine, de bœufs, de vaches, etc...»
Voyons enfin Mgr Grouard en un autre équipage que le traîneau, dans le district de la rivière la Paix, région des chevaux. Il est à cheval sur le «chemin de charrette raboteux, défoncé, traversant maintes rivières, maintes fondrières», où gisent encore les épaves des voitures brisées des missionnaires qui, pendant plus de cinquante ans passèrent par là. C’était l’unique voie pour aller du Petit Lac des Esclaves au confluent des rivières Boucane, Cœur et la Paix, endroit appelé maintenant Peace River[41]:
Mon bidet s’était largement repu dans les hautes herbes de la prairie; et, quand je le sanglai le matin, il avait un ventre parfaitement arrondi. Bon, me dis-je, il pourra fournir une longue carrière. Je l’enfourchai et partis... Il y avait plusieurs heures que je marchais quand je rencontrai le plus vilain des marécages... J’y dirige ma monture. La malheureuse bête y entre, s’y enfonce, s’en retire, s’y replonge plus avant, fait des efforts inouïs et des bonds désordonnés pour s’arracher de la fondrière. Mais le temps n’était plus où elle avait le ventre si plein. La nature avait fait son œuvre. La sangle s’était relâchée, sans que je m’en doutasse. Au milieu de ces secousses répétées pour se tirer du bourbier, la selle s’ébranle, tourne, et me voilà désarçonné, le dos dans la vase. Je me relève, un peu abasourdi de cette chute imprévue sur un sol sans doute assez moelleux, et je me console en trouvant mon cheval immobile et presque aussi penaud que moi. Je lui sus bon gré de me faire une mine aussi sympathique, le pris par la bride, me chargeai de la selle et sortis enfin, non sans quelques éclaboussures. Me remettre en selle et atteindre une vaste prairie qui n’était pas loin de là, lâcher ma pauvre bête dans l’herbe et me sécher moi-même au soleil: voilà toute la suite et la conclusion de ce récit.
Mgr Grouard réside aujourd’hui, à la mission Saint-Bernard du Petit Lac des Esclaves.
Au pied de son large coteau boisé, il voit grandir la riante petite cité, à qui la reconnaissance des colons a confié l’honneur de redire aux siècles le nom de l’évêque missionnaire et pionnier. C’est de Grouard que, se reposant de peu sur son coadjuteur, il continue à nourrir, à soutenir, à gouverner, à visiter ses Sauvages, ses Blancs, ses religieuses, Sœurs Grises et Sœurs de la Providence, ses Oblats et ses prêtres séculiers, qui le chérissent à l’envi.
Dominus conservet eum, et vivificet eum, et beatum faciat!...
Notre-Dame des Sept-Douleurs du Fond-du-Lac.—Le renne de la Terre stérile et les Mangeurs de Caribous.—Missionnaires VISITEURS.—Mgr Albert Pascal.—Le divin Solitaire.—Evêque de Prince-Albert.—Mgr Gabriel Breynat.—Prémices de Liége.—Elève du P. de Chambeuil.—Deuils sur deuil.—Membre gelé.—Construction de maison-chapelle et fabrication de jardin.—Famine de 1899.—Missions aux camps sauvages.—Bouquets d’adieu.—Vicaire apostolique du Mackenzie.—The bishop of the wind.
La mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs, au Fond-du-Lac Athabaska, est l’un de nos joyaux apostoliques.
Son nom pris à la Reine des Martyrs, son isolement, la sincérité de ses sauvages en ont fait la préférée des missionnaires, ses pasteurs. Ils eurent beau la quitter pour entreprendre des œuvres plus grandes, devenir même évêques et conduire des diocèses, c’est à Notre-Dame des Sept-Douleurs que toujours revinrent leurs affections, comme l’hirondelle au nid de ses printemps.
Le lac Athabaska, dont la largeur principale est de 30 kilomètres, s’étend, de l’est à l’ouest, sur une longueur de 350 kilomètres. Le véritable fond du lac est marqué, à l’est, par l’embouchure de la rivière Noire; mais le Fond-du-Lac, tel que désigné par les commerçants et les missionnaires, se trouve à 70 kilomètres en deçà de l’extrémité réelle, et à 280 kilomètres, par conséquent, de la mission de la Nativité. Les bords du lac, s’y rapprochant plus qu’en tout autre endroit, forment un détroit de près de deux kilomètres seulement, où le poisson vient se masser aux époques de la migration, et où le renne, qui recherche les passages resserrés, vient franchir le lac, soit à la nage, soit sur la glace. Les trafiquants trouvèrent là le rassemblement des chasseurs indiens, et ils y fixèrent le fort-de-traite.
Sous un ciel de Monaco, avec ses deux vues sur l’immensité des eaux bleues, un tel Fond-du-Lac serait de toute magnificence. Mais, au Fond-du-Lac subarctique, la maison du missionnaire, perchée parmi les loges indiennes sur des falaises sans rempart, ne saurait perdre une rafale des tempêtes.
Le charme particulier de la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs lui vient de ses beaux grands sauvages bronzés, qui n’eurent que peu de contact avec les Blancs et leurs vices. Ce sont des Montagnais, de même souche et de même dialecte que ceux de la Nativité, mais d’un sang resté sans alliage. Le nom qu’ils se donnent, Etshen Eldeli, Mangeurs de Caribous, indique assez leur mode d’existence.
Le caribou n’est autre que le renne de la Laponie et du Labrador. On n’ignore pas que ce mammifère ruminant constitue une espèce de cervidés propre à l’hémisphère boréal. Il est caractérisé par un pelage bai-brun largement pommelé, une crinière couvrant les fanons de la gorge, une ramure longue et déliée chez les deux sexes, des jambes courtes et épaisses, de larges sabots fendus et un muffle rappelant celui de l’âne. Sa taille ne dépasse guère 1 m. 20.
Le renne, par sa chair, sa peau, son poil, ses os, son bois et la corne de ses pieds, peut fournir à l’Indien toute sa subsistance, tout son vêtement, tout son logement. Son lait serait gras et délicieux. Quoique très farouche par nature, il s’apprivoise bientôt et devient l’incomparable coursier des neiges. Les Lapons l’attellent à leurs traîneaux. Mais les Peaux-Rouges croient que si l’on capturait l’un de leurs caribous, son esprit irait raconter aux autres caribous que la liberté de la race a été odieusement violée, et que tous déserteraient le pays déné. Aussi, le gouvernement canadien s’est-il buté à un échec aussi total que coûteux, il y a quelques années, dans une tentative d’importer au Mackenzie des rennes domptés de Terre-Neuve et d’enseigner aux Indiens l’art de s’en servir.
Le domaine privilégié du renne est la Terre Stérile (Barren Land), qui borde l’océan Glacial.
La Terre Stérile, dépourvue de toute végétation forestière, est couverte d’une mousse blanchâtre, épaisse et tendre, qui ne semble tirer sa sève que des rochers qu’elle tapisse. Cette mousse est la nourriture recherchée du renne. Il la broute, tout l’été polaire, dans les steppes de la Terre Stérile, sous le soleil sans nuit. Aux approches du froid, il se met en marche vers le sud ou le sud-ouest, afin d’hiverner dans les forêts limitrophes de la Terre Stérile. Il ira, dans ces forêts qui rejoignent le Grand Lac de l’Ours, le Grand Lac des Esclaves et le lac Athabaska, aussi loin qu’il y rencontrera l’abondance des mousses arctiques.
C’est ainsi que le Fond-du-Lac Athabaska se trouve sur le passage du renne nomade.
Autrefois les Mangeurs de Caribous suivaient constamment le renne, l’hiver et l’été; mais, depuis l’établissement du commerce des fourrures, ils ne dépassent plus guère les abords de la Terre Stérile.
C’est généralement vers le 1er novembre que le renne paraît au Fond-du-Lac, s’il doit venir. Il arrive en immenses troupeaux. Pas plus que des oies sauvages de l’ouest du lac, on ne pourrait calculer le nombre des caribous de l’est. Ceux qui ont vu défiler, sur les lacs gelés, ces forêts de ramures et entendu le galop sonnant des sabots sur la glace, renoncent à décrire l’impression de vie que leur a donnée le spectacle. Les camps indiens se forment alors en tirailleurs, au bord des bois vers lesquels se dirigent, allant d’elles-mêmes ou menées par la ruse des chasseurs, ces paisibles légions. Au signal convenu, la fusillade éclate. C’est l’hallali. Les bêtes effarées détalent dans tous les sens, semant des cadavres sur la neige cramoisie de sang. L’abondance règne, cet hiver-là, dans la patrie des Mangeurs de Caribous et de leurs missionnaires.
Mais si le renne ne vient pas; ou bien si, imprudemment traqué par des chasseurs inhabiles, il porte à cent lieues de là ses pénates vagabondes; ou encore si le vent, sur lequel il règle sa marche, s’obstine à souffler de l’est à l’ouest et l’entraîne à des distances que l’homme ne peut plus franchir, qu’arrivera-t-il?
C’était autrefois la famine pour les Mangeurs de Caribous. Les malheureux mouraient, à côté de leurs lacs pleins de poissons, n’ayant point d’instruments de pêche. Habitués à la venaison, ne pouvant croire que le gibier ne viendrait pas à son heure, ils n’avaient cure de s’approvisionner d’un poisson qu’ils dédaignaient. Les missionnaires leur apprirent à se servir de l’hameçon et du filet.
Sur la fin du XVIIIe siècle, la Compagnie du Nord-Ouest bâtit un fort-de-traite au Fond-du-Lac. Le fort fut dévalisé et tout le personnel massacré par les sauvages. Personne ne s’aventura plus dans ces parages, jusqu’à l’époque des missionnaires.
En 1853, la Compagnie de la Baie d’Hudson recommença l’entreprise. Mais elle était assurée d’un accueil sympathique, car depuis que quelques indigènes du Fond-du-Lac étaient venus au fort Chipewyan apprendre du Père Taché et du Père Faraud que le vrai Dieu a dit: «Tu ne tueras point. Tu ne voleras point», les Mangeurs de Caribous respectaient la vie et le bien d’autrui.
Sur la barge qui fit le premier voyage du fort Chipewyan au Fond-du-Lac, prit place le Père Grollier, premier missionnaire des Mangeurs de Caribous.
Il passa, parmi les 600 Indiens, l’hiver et le printemps 1853-1854. Forcé de retourner à la Nativité, pour permettre au Père Faraud d’évangéliser les régions du Grand Lac des Esclaves et de la rivière la Paix, il revint à ses Mangeurs de Caribous, chaque printemps jusqu’en 1858.
Les missionnaires des années suivantes furent les Pères Clut, Séguin, Eynard et Faraud.
Le principal de ces visiteurs a été Mgr Clut. Il retourna neuf fois au Fond-du-Lac.
En 1862, comme il croyait n’avoir plus que peu d’efforts à faire pour achever sa conquête, il trouva à Notre-Dame des Sept-Douleurs, au lieu de la présence promise de toute la tribu, le désert presque complet et la nouvelle que son bercail s’était laissé reconduire au paganisme par deux faux prophètes. Un grand nombre de Mangeurs de Caribous avaient appris à blasphémer. Quelques-uns avaient transformé leurs chapelets en chaînes de calumet. Beaucoup d’hommes s’étaient replongés dans les hontes de la polygamie.
Le résultat de ma tournée de 1862, dit le prélat, fut de me convaincre davantage que des visites passagères ne produisent que peu ou point de fruit, et que les sauvages ne viendraient plus en nombre et n’amèneraient plus leurs familles du fond des bois aussi longtemps qu’ils ne pourraient compter sur plus de soins.
Dans l’espoir de reprendre le terrain perdu, les missionnaires tâchèrent à se dépenser encore davantage lors de leur voyage annuel; mais l’ivraie reprenait le dessus, pendant les mois d’absence du semeur de la vérité.
Enfin, en 1875, Mgr Faraud fut en mesure de donner à Notre-Dame des Sept-Douleurs des missionnaires résidents. La conversion définitive de la tribu fut ainsi assurée.
Les Mangeurs de Caribous se glorifient d’avoir donné à l’Eglise deux grands chefs de la prière—Yaltri Néthé—Mgr Pascal et Mgr Breynat.
⁂
Mgr Albert Pascal (1848-1920)
Enfant du Vivarais, Mgr Pascal est né à Saint-Genest-de-Beauzon (Ardèche), le 3 août 1848.
Nous avons dit comment Mgr Clut vint le prendre, simple tonsuré, au grand séminaire de Viviers, en 1870. Il suivit immédiatement, sans revoir son foyer, relictis retibus et patre, l’évêque du Mackenzie. Vingt et un ans plus tard, lorsqu’il revint à Viviers pour recevoir la consécration épiscopale, M. Desmartin, son ancien professeur, répéta, à la table du banquet, les paroles que lui avait dites, en s’embarquant, l’aspirant missionnaire:
J’ai considéré qu’il y a beaucoup de prêtres en France, et qu’il y a des peuples sans nombre qui ne connaissent point Jésus-Christ. Il serait dur pour mon cœur de ne pas contribuer pour ma part à étendre le règne du divin Maître. Je sais que je vais causer un chagrin mortel à ma mère, mais elle a la foi; elle sait que nous nous reverrons au ciel: mon sacrifice est fait; je ne la reverrai plus ici-bas. Je pars en prenant Dieu pour père, la Très Sainte Vierge pour mère, Mgr Clut pour directeur, et les sauvages pour mes frères.
De 1870 à 1873, l’abbé Pascal fit son cours théologique à Montréal. Il y fut ordonné prêtre, le 1er novembre 1873.
En juillet suivant, il débarqua à la Nativité.
De 1875 à 1881, il fut le missionnaire de Notre-Dame des Sept-Douleurs.
Mgr Clut, qui remettait au Père Pascal sauvages et logis, nous dit ce que trouva, au Fond-du-Lac, le jeune apôtre:
Bien des désordres régnaient parmi les Mangeurs de Caribous: séparation d’époux, concubinages, négligence à s’approcher des sacrements, abandon de la prière, mariages non bénits, excommuniés incorrigibles, païens obstinés, etc...
Le logis était le «semblant de maison-chapelle» bâtie, en 1855, par le Père Grollier, et qui avait abrité tous les missionnaires passagers:
La hutte a 27 pieds sur 17, continue Mgr Clut. La chapelle est assez grande pour contenir un petit autel, le célébrant et deux servants. Lorsque la porte en est ouverte, l’unique salle sert de nef. Cette hutte est éclairée par neuf petites vitres et deux châssis en parchemin. Une alcôve noire sert de chambre au missionnaire. L’édifice est fait en pièces de bois superposées et dont les joints sont enduits de boue en guise de mortier. Les murs ont une hauteur de six pieds. Ils sont maintenus entre eux par des sablières informes que je touche de la tête. Aussi ne puis-je porter la mitre que dans les intervalles des solives, ou leur faire de profondes révérences, plus ou moins liturgiques, quand je passe sous elles. Point de plafond. Des perches allant des murs au faîte, et recouvertes d’écorce de sapin et de boue forment la voûte: voûte pour le nom, car l’eau du dégel et des pluies passe entièrement à travers. Mais, me dira-t-on, c’est réellement trop pauvre et trop misérable. Oui, c’est vrai, et cependant j’en suis content, et je serais heureux d’être si bien partout où je passe, en visitant nos petites missions, où le missionnaire ne demeure point à poste fixe.[42]
Le Père Pascal était à poste fixe, dans cette hutte, qu’il ne devait remplacer—et par quelle autre hutte!—que deux ans plus tard.
Il écrivit un jour à Mgr Clut:
Est-il sur la terre un pays plus solitaire que ce Fond-du-Lac? C’est comme le bout du monde. Il n’y a ici aucun écho. Enfermé dans un misérable château, je coule ici des jours sous toutes les formes. Heureusement que j’ai avec moi le Très Saint-Sacrement et l’image bénie de Notre-Dame de Lourdes. Sans cela je me croirais au rang des prisonniers. Ce n’est pas que je m’ennuie, car le travail ne manque pas. Je veux seulement vous dire que la solitude sera toujours ici, ce me semble, la compagne du missionnaire. Je prends mon sort avec gaieté de cœur et je chante, je chante, si bien que je crains parfois que le bruit de ma voix ne vienne à disloquer la toiture de ma maison, déjà pas mal penchée...
Deux fois par an, en raquette l’hiver, en canot l’été, le missionnaire de Notre-Dame des Sept-Douleurs s’acheminait vers la Nativité, à 280 kilomètres, pour faire sa retraite et sa confession annuelles:
«—J’avais le temps de faire mon examen de conscience en allant, remarque-t-il, et ma pénitence en revenant.»
Telles furent les seules trêves à sa solitude de sept années.
Mais, seul, l’était-il vraiment? Le missionnaire est-il jamais seul? Le divin Solitaire ne demeure-t-il pas avec lui? Chacun de ceux qui s’isolent, pour le salut des âmes, témoignerait que les consolations de sa vie commune avec Notre-Seigneur suffiraient à prouver la présence de Jésus dans la Sainte Eucharistie.
Cette impression se grava si fortement dans l’âme du Père Pascal, à Notre-Dame des Sept-Douleurs, que dans les sermons ou les conférences qu’il fit ensuite sur les missions du Mackenzie, il omit rarement de parler de ce cœur-à-cœur de Jésus-Hostie et de son prêtre s’immolant tous deux sur l’autel du même Gethsémani.
Le bulletin d’une congrégation religieuse rapportait récemment encore les paroles du prélat, évoquant sa vie de missionnaire:
Un jour, l’isolement dans lequel j’étais plongé se fit sentir d’une manière écrasante. Tout devint si sombre pour moi, que l’âme pleine d’angoisses, et n’en pouvant plus, j’allai me prosterner dans la petite chapelle. Là, la tête appuyée sur l’autel, absolument seul avec Jésus vivant pour moi dans cette étroite prison, je lui parlai, comme un ami à son ami; je lui confiai mes troubles, mes lassitudes, mes tristesses... On dit parfois que le bon Dieu ne parle pas. Mais si, il parle! Sans doute ses paroles ne se formulent pas en sons articulés, entendus de nos oreilles; mais elles s’impriment dans l’âme en lumières, en mouvements, en convictions, en résolutions d’agir, de se dépenser sans hésitation et sans calcul. Combien promptes et claires furent, cette fois, les réponses de l’invisible Conseiller! Aussi je me relevai fort comme un lion. Le doux Captif m’avait versé ses énergies.
Les premières affections survivent à toutes les autres: loi du cœur humain, qui attache à jamais le prêtre aux âmes confiées à sa jeunesse sacerdotale. Si elles sont en même temps les filles de sa douleur, il les aimera comme sans doute doivent aimer les mères. A ces titres, les Indiens du Fond-du-Lac restèrent les Benjamins de Mgr Pascal. Ses souvenirs les revoyaient particulièrement dans cet hiver 1877-1878, où il souffrit avec eux. Des chasseurs partis à la recherche du renne tombèrent avant d’avoir pu le rejoindre. Autour de la mission ce fut le jeûne cruel. Le père voulut jeûner comme ses enfants. Combien sauva-t-il de vies au risque de la sienne, en distribuant, bouchée par bouchée, toutes ses provisions! Il fut réduit à ramasser avec le balai les poussières de viande sèche tombées sur le plancher pour se nourrir lui-même.
Les Mangeurs de Caribous rendirent bien à leur missionnaire la tendresse qu’il leur manifesta.
«—Il est vrai qu’on ne voit pas le cœur, observait l’un d’eux; mais lui, le Père Pascal, quand il nous parlait, on le voyait, son cœur.»
Un vieux métis du Fond-du-Lac, Louison Robillard, qui connut et assista, l’un après l’autre, tous les missionnaires, nous disait:
Ah, il n’était pas fier le Père Pascal. Il était pareil comme nous autres. Il prêchait si bien qu’il nous faisait aimer le bon Dieu, malgré nous. Avec ça, il savait tirer les caribous. Ça, c’est gros pour les sauvages! Des fois, il venait avec nous à la chasse. Il disait que c’était pour nous faire plaisir. Quand son caribou était assez proche, il ajustait ses lunettes, et bloum! ça déboulait! Oui, tout le monde il aimait le Père Pascal.
En 1881, il fut nommé directeur de la mission de la Nativité.
En 1890 il eut à conduire de là, à Saint-Boniface, un frère atteint de démence. Il s’égayait plus tard à redire que son malade le conduisait lui-même à l’épiscopat.
Le concile provincial de Saint-Boniface de 1888 avait demandé au Saint-Siège la division du diocèse de Saint-Albert. La partie détachée constituait le vicariat de la Saskatchewan. Comme il n’y avait pas de prêtres séculiers, il fallait choisir un Oblat. Sur la recommandation du supérieur général, le Père Pascal fut présenté comme dignissimus.
Préconisé évêque de Mosinopolis et vicaire apostolique de la Saskatchewan, il fut sacré à Viviers, le 29 juin 1891, par S. G. Mgr Bonnet.
Le vicaire apostolique continua sur un champ plus vaste sa vie de missionnaire.
Le 16 décembre 1907, le vicariat de la Saskatchewan avait atteint un tel développement qu’il était érigé en diocèse de Prince-Albert, avec Mgr Pascal comme titulaire.
En 1910, un autre vicariat fut pris à Prince-Albert: le vicariat du Keewatin, riverain de la baie d’Hudson, et qui s’étend depuis l’Ontario jusqu’au pôle Nord. On le confia à S. G. Mgr Ovide Charlebois, O. M. I., évêque de Bérénice.
Le diocèse de Prince-Albert multiplie ses œuvres avec l’intensité de la vie qui circule à travers le Nouveau-Monde; et ce fut la suprême consolation de Mgr Pascal d’aller présenter naguère au Pape, avec l’état de son Eglise, l’une des resplendissantes moissons de l’apostolat au Nord-Ouest. La maladie, contractée autrefois dans ses missions de l’Athabaska, acheva de miner le prélat, durant ce dernier voyage ad limina. Il tomba, en France, le 12 juillet 1920, désolé de n’avoir pu regagner Prince-Albert, où il désirait mourir. Son corps repose à Aix-en-Provence, au berceau même de la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.
Mgr Gabriel Breynat (1867)
Mgr Gabriel-Joseph-Elie Breynat naquit à Saint-Valher-sur-Rhône (Drôme), diocèse de Valence, en 1867, le 6 octobre, dimanche de la fête de Notre-Dame du Saint-Rosaire.
Ses études classiques faites au petit séminaire de Valence, et les examens du baccalauréat passés à Lyon et à Aix, il entra au grand séminaire de Romans. Mais ce ne fut que pour peu de temps. Car il avait vu Mgr Clut, son compatriote.
Devenu Oblat de Marie Immaculée, il fut ordonné prêtre par Mgr Grouard, le 21 février 1892, à Liége, en Belgique. C’était les prémices sacerdotales du nouveau scolasticat des Oblats. L’ordinand devait être aussi le premier évêque, formé par l’Alma mater.
Le Père Breynat s’embarqua, à Liverpool, le 7 avril 1892, avec Mgr Grouard et les Pères Gouy et Dupé, destinés, comme lui, à l’Athabaska-Mackenzie.
Le 16 juin, il était à la Nativité, et vers la mi-septembre à la mission du Fond-du-Lac.
Il ne quitta Notre-Dame des Sept-Douleurs et les Mangeurs de Caribous que pour prendre les rênes du vicariat du Mackenzie, neuf ans plus tard.
Sans perdre un jour, il s’adonna à l’étude du montagnais, sous la direction savante du Père de Chambeuil.
Le Père de Chambeuil avait occupé le poste du Fond-du-Lac, seul presque toujours, depuis le départ du Père Pascal. Durant ces onze années, il n’avait pas moins souffert que son devancier.
Menu de taille, vif, martial, en dépit de rhumatismes dix fois repris, le Père de Chambeuil porte, à un demi-pouce au-dessus de sa moustache en crocs d’argent, la cicatrice valeureuse de ses randonnées sur le lac Athabaska. Il est peu de missionnaires—il n’en est pas—qui n’aient perdu la peau du nez à la bataille. Le Père de Chambeuil alla plus loin: il perdit une portion de narine. Il attribue à une intervention directe de la Sainte Vierge de ne s’être pas gelé à mort, dans ce voyage de 1888, où ses chiens périrent de froid. Ses mains et ses poignets avaient semblé d’abord inguérissables.
Dès son deuxième hiver au Fond-du-Lac, il écrivait à Mgr Clut:
J’ai souvent bien faim. C’est la seconde de mes sept douleurs, mais je n’oublie pas que Marie est ma mère, mon modèle, et que je dois être une copie.
Avec «un courage plus fort que sa santé», il poursuivit le travail du Père Pascal. Il s’attacha aux trousses de plusieurs récidivistes et de quelques excommuniés de vieille date.
Parmi les moyens secondaires de sa pieuse invention, une image d’Epinal de deux sous le servit à merveille. Comme elle représentait les flammes de l’enfer, et montrait, au milieu des damnés grimaçants, «une face qui ressemblait justement au plus vilain des revêches», le missionnaire exposa l’emblème dans la salle des sauvages, avec cette inscription montagnaise:
«Ceux qui vont en enfer font pitié.» A la grand’messe, il annonça que les noms des excommuniés seraient inscrits à la place d’honneur de ce tableau d’horreur. C’était prendre l’Indien par ses deux touches ultra-sensibles: la terreur du châtiment et la peur du ridicule. Presque tous les endurcis se convertirent.
Moins de huit mois suffirent au Père de Chambeuil pour rendre son élève digne de lui. Le laissant seul en charge des Mangeurs de Caribous, il se rendit à la Nativité, comme missionnaire de la tribu montagnaise.
Le premier courrier qui arriva de France au Père Breynat lui annonça la mort de son père, et le courrier suivant la mort de sa mère et de sa sœur. La sainte madame Breynat, après avoir lutté contre un long déchirement de l’âme, avait joyeusement embrassé l’épreuve de la séparation, au départ de Gabriel. Dieu semblait n’avoir attendu que la perfection de son sacrifice pour la couronner. Il l’appela à Lui, en la fête de Notre-Dame des Sept-Douleurs. Sa jeune fille la suivit dans la tombe, le jour de l’octave. Il ne restait à l’orphelin qu’un frère aîné, l’abbé Joseph Breynat.
Ayant appris ces deuils qui frappaient leur missionnaire, et le voyant pleurer, les Mangeurs de Caribous lui apportèrent des peaux de martres, comme honoraires de plusieurs messes pour ses chers défunts; et l’un des principaux parla au nom de tous:
—Eh bien! maintenant que tu es orphelin, tu nous aimeras encore davantage, car nous allons te servir de père et de mère!
Une consolation était arrivée en même temps que les tristes nouvelles: une lettre de Mgr Grouard, invitant l’Oblat de Notre-Dame des Sept-Douleurs à venir à la Nativité pour faire, avec la petite communauté, la retraite régulière, du 10 au 17 février.
Il fallait, pour cela, parcourir les 280 kilomètres du lac Athabaska.
Le Père Breynat fit cette première traversée d’hiver par un froid qui se tint, durant tout le voyage, entre 45 et 55 degrés centigrades au-dessous de zéro. Il avait pris pour compagnon un Indien de 18 ans, Paulazé. Un métis dévoué, Germain Mercredi, voulut cependant le conduire vingt-quatre heures, afin de lui apprendre la pratique de la raquette au long cours. Trois pitoyables chiens halaient une charge de quartiers de renne, destinés aux orphelins de la Nativité.
Dans l’intention de lui épargner le tourment des ampoules, on avait conseillé au père de s’appliquer sur les pieds une fine peau de caribou, avant de mettre ses nippes de laine et ses mocassins. Mais, par les grands froids, la moindre sueur se glace sur la chair, si une laine spongieuse ne l’absorbe aussitôt.
Dès le premier jour, il sentit comme la piqûre d’une aiguille au pied droit. Se déchaussant, il trouva le gros orteil blanchi et durci. Germain le dégela, en le frottant avec de la neige.
Le lendemain, après le départ de Germain, le missionnaire et Paulazé se relayèrent à courir devant les chiens et derrière le traîneau. Le soir, ils ne trouvèrent qu’un méchant bois de foyer, que la trop basse température empêchait de s’allumer. Les chiens dételés hurlaient de froid. Les efforts violents qu’exige la disposition d’un campement de nuit dans les neiges profondes firent crever une ampoule qui s’était formée à l’orteil affaibli, et le membre se gela de nouveau. Paulazé tâcha d’appliquer, comme l’avait fait Germain, le seul remède qui vaille: la friction de neige. Mais l’enfant se gelait lui-même les mains, tandis que le pied du malade se raidissait tout entier. Afin d’éviter un plus grand malheur, les voyageurs abandonnèrent l’opération et s’ensevelirent dans leur tranchée de neige. Des élancements continuels empêchèrent le missionnaire de dormir.
Le jour n’était pas levé qu’ils avaient depuis longtemps repris leur marche. Vers midi, ils atteignirent une loge sauvage, dressée à la pointe Caribou. Les Indiens examinèrent la plaie que leur montra le Père Breynat. Voyant la matière s’en dégager déjà, ils lui dirent qu’il ne devait plus songer à sauver son orteil. Afin de préserver le reste du pied, ils le lui enveloppèrent avec des peaux de lièvre.
Le blessé courut encore cinq jours, sentant les os se déboîter et les nerfs se contracter dans la chaleur de son lourd pansement.
Le septième soir, on parvint à la pointe de Roche, à 60 kilomètres de la Nativité, distance qui pouvait se couvrir en une seule attelée, à la condition de partir de grand matin. Mais une poudrerie se leva pendant la nuit, et il devint impossible de discerner un point de repère vers le large. Il fallut chercher un abri dans le bois, et y rester les deux jours que dura la tourmente.
Au moment de reprendre la course, le père tomba sur place: sa jambe se dérobait, comme si elle eût été arrachée. Dès le second jour du voyage, il avait déchargé les quartiers de renne, espérant se reposer sur le traîneau; mais il n’avait jamais pu y tenir au delà de quelques minutes, tellement le froid était intense. Cette fois, il n’y avait plus d’alternative. Paulazé enveloppa son infirme de toutes les couvertures, de branches de sapin, de neige; et, doucement, deux journées durant, il le carriola vers la mission.
Cependant l’anxiété était grande à la Nativité. Des sauvages, qui avaient suivi les traces du traîneau en détresse jusqu’à la pointe de Roche, et là les avaient perdues, avaient bravé la tempête, gagné la mission, et annoncé à Mgr Grouard la condition du missionnaire, qu’ils avaient apprise en passant à la pointe Caribou. «—Depuis la pointe de Roche, assuraient-ils, le père et Paulazé ont perdu leur chemin: ils se seront gelés dans la poudrerie!»
Il y avait donc trois jours que les Oblats et les Sœurs Grises étaient en alarmes et en prières, trois jours que les sauvages du fort, à la supplication de Mgr Grouard, battaient le lac, sans rien découvrir, lorsque le traîneau-ambulance fut aperçu. A le voir monter, ainsi couvert, lentement, les chiens abattus, vers le rocher d’où il l’observait, Monseigneur crut que Paulazé lui ramenait le corps inanimé de son jeune missionnaire, et déjà il éclatait en sanglots, lorsque, soulevant ses couvertures, le Père Breynat montra la tête.
—Deo gratias!, cria l’évêque.
De joie, il sautait de glaçon en glaçon, au devant du convoi. En deux temps, ses rudes bras eurent enlevé le père au traîneau et l’eurent déposé sur le plancher de la chaude maison.
On défit, avec appréhension, le bandage indien. L’orteil apparut, pendant, noir, gangrené.
—Ta, ta, ta! fit Mgr Grouard. Ce ne sera rien. On n’aura qu’à le couper. Vite, remercions le bon Dieu!
Et, joignant le geste à la parole, il alluma sa pipe, qu’il n’avait plus touchée depuis les mauvaises nouvelles.
Le Frère Ancel affila un vieux rasoir, venu là on ne sait comment, et amputa l’orteil, à la jointure du métatarse. Comme il n’y avait ni chloroforme pour endormir le patient, ni cocaïne pour lui insensibiliser le pied, on s’en passa.
Cette aventure ne devait pas empêcher le mutilé de refaire 45 fois, dont 23 à la raquette et à la course, la traversée du lac Athabaska, le temps qu’il fut le missionnaire du Fond-du-Lac.
Et depuis...?
Le pressant besoin de la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs était une maison-chapelle, capable de contenir la population et d’abriter moins misérablement le prêtre. La scierie mécanique de la Nativité permettait ce qui avait été impossible auparavant.
Le Père Brémond, qui fut trois mois le socius du Père Breynat, écrivait, au sujet de l’habitation construite par le Père Pascal pour remplacer la hutte du Père Grollier, et dans laquelle le Père de Chambeuil avait vécu douze ans, et le Père Breynat lui-même trois ans:
Entrez avec nous. Mais oui, vous avez raison, relevez votre soutane. Dieu! quelle saleté! Quel tas de boue! Oui, on dirait que tout le bousillage du toit est descendu! Pauvre maison! On y voit le jour de toute part. Aussi, si nous voulons être au sec quand il pleuvra, et au chaud les jours de froid, nous pouvons nous hâter de restaurer ce délabrement. Pendant trois semaines, nous voilà devenus maçons bousilleurs. Affublés d’une longue blouse, nous pétrissons de la boue avec du foin, et, armés de la truelle, nous bouchons les nombreuses crevasses du toit et des murs. Quel propre métier, cher ami! Oh, si vous aviez vu comme j’étais beau!
Le Père Breynat, avec l’aide des Frères Hémon et Leroux, bâtit la maison-chapelle désirée, sur 72 pieds de long et 22 de large. Elle suffira longtemps. Si le missionnaire continua de s’y réveiller, chaque matin d’hiver, la barbe collée à ses couvertures par le givre de sa respiration, ainsi que dans les anciennes bicoques, les sauvages venus pour Noël furent dans le ravissement. Clovis ne crut pas davantage que Reims était le vestibule du ciel.
Et la crèche donc!
Elle est faite en papier, raconte le missionnaire, imitant des rochers dont les crevasses ont reçu un peu de mousse et quelques petits sapins. L’Enfant Jésus est couché dans la grotte, sur un peu de paille. La Sainte Vierge et Saint Joseph lui sourient du haut du ciel. Mes Mangeurs de Caribous, le frère et moi, tenons la place à la fois des bergers, de l’âne et du bœuf....
Pour compléter le progrès de la maison-chapelle, il était temps de penser à un jardin.
Afin de procurer un petit secours à la mission, j’ai voulu essayer de faire un petit jardin. Mais quelle besogne! Nous n’avons ici que du sable et des roches. Il faut aller gratter dans les fentes des rochers et ramasser les quelques pouces de terre que le vent y a jetée, mêler cette terre avec de la glaise et du sable, lui confier la semence de pommes de terre; ensuite ce sera au bon Dieu de faire germer et fructifier. L’an passé, j’avais fait un premier essai, mais peu encourageant: deux fortes gelées, arrivées l’une à la mi-juin, l’autre vers la mi-août, ne m’avaient permis de récolter que le double de la semence. La place était mal choisie, me suis-je dit; prenons-en une mieux abritée du vent du Nord et plus exposée au soleil... Je vous en donnerai des nouvelles l’année prochaine. Si le succès est un peu plus heureux, le petit jardin verra grandir ses proportions chaque année, et peut-être fournira-t-il, comme dans d’autres missions, quelques choux et quelques navets: ce sera délicieux, avec le poisson! Mais... attendons.
Pas plus que ses prédécesseurs, le Père Breynat n’échappa aux famines. Il écrivait, en mai 1899, à la Sœur supérieure de la Visitation de Valence:
Vous parlerai-je de mes sauvages? Ces Mangeurs de Caribous sont d’excellents grands enfants, aimant beaucoup notre sainte religion. N’ayant presque pas eu de relations avec les Blancs, ils ont conservé leur bon naturel. Mais quelle vie de misère est la leur! Vous les auriez pris en pitié, cette année surtout. Ils ont eu tant à souffrir de la famine depuis l’automne jusqu’aujourd’hui! Le caribou, qui est leur nourriture habituelle, n’a point suivi son chemin d’autrefois. Le poisson a manqué. Heureusement qu’ici nous avions fait une bonne pêche sous la glace. Pour ma part, j’avais pris plus de 6.000 pièces, c’est-à-dire le double de ce qu’il me fallait pour la mission. J’ai eu ainsi la consolation de sauver la vie à plusieurs et de secourir presque tout le monde. C’était pitié de voir nos sauvages arriver les uns après les autres, fuyant devant la famine. Ils avaient dû marcher deux, trois jours, et plus, dans la neige, par un froid très intense, car l’hiver a été très rigoureux, quelquefois sans avoir une bouchée à se mettre sous la dent. Tous étaient plus ou moins gelés: pieds, mains, figures en portaient les marques douloureuses. Mais en arrivant ici ils oubliaient en quelque sorte leurs souffrances grâces aux petits secours que nous pouvions leur accorder, et ils s’empressaient de faire leurs dévotions pour remercier le bon Dieu de leur avoir permis de revoir une fois encore la maison de la prière.
Jusqu’ici nous n’avons connaissance que d’une victime: un pauvre enfant estropié, qui, s’étant gelé les mains et les pieds, ne pouvait plus suivre sa bande. Ses compagnons, n’ayant pas de chiens ni assez de forces pour le traîner jusqu’ici, l’ont abandonné dans le camp, où il est mort de faim et de froid.
Au cours de la même famine le missionnaire eut le bonheur de ravir à la mort un autre enfant, abandonné en route, lui aussi. Le petit était parti avec son oncle, le vieux Gabriel, pour aller demander assistance au Père, en faveur de toute leur parenté, qui était campée à la baie Noire du lac Athabaska. Ils avaient entrepris ce trajet de quatre journées, à pied,—tous les chiens étant morts et mangés,—avec la moitié d’un brochet pour nourriture. L’oncle arriva seul à la mission, et n’eut que la force de dire qu’il avait été obligé de laisser son compagnon, à 50 kilomètres en arrière, au bord d’un bois, sous un abri de saules, avec quelques branches qu’il lui avait ramassées pour lui permettre de prolonger son feu.
Aussitôt le Père Breynat attela ses chiens et partit. Une tempête l’arrêta tout un jour. Lorsque le calme revint, il se trouva dans un dédale d’îles et de presqu’îles qui se ressemblaient, sous la blancheur uniforme de leur marteau. Il cherchait de tous côtés l’endroit, vaguement indiqué par Gabriel. Mais comment le distinguer?... Enfin, au loin dans le bleu du ciel, il voit des corbeaux monter et descendre, au-dessus du même taillis. Il en conclut que l’enfant doit être là, mort ou mourant, et il court sur les sinistres oiseaux.
C’était lui, en effet, blotti tout contre les derniers charbons, les vêtements en pièces, les dents claquantes. Pauvre petit! Il eut peine à lever un peu la tête, et à dire, avec un faible sourire de reconnaissance qui le faisait beau malgré sa maigreur:
—Ah! Je savais bien que le père ne m’aurait pas abandonné!... Oh! Père, j’ai faim... j’ai faim!
Le père lui fit boire un bouillon léger, préparé d’avance. Rassasier d’une seule fois un affamé serait le tuer: la recette est bien connue, dans le Nord. Il réchauffa les membres demi-glacés de l’enfant et le mit au milieu des fourrures, sur le traîneau. Mais, à tout moment, le petit disait:
—J’ai faim, mon Père... J’ai encore faim!
Le Père arrêtait les chiens pour faire un petit feu et dégeler le bouillon de poisson. Ainsi, de petit feu en petit feu, de bouillon en bouillon, arrivèrent-ils, le lendemain, à Notre-Dame des Sept-Douleurs.
Si l’on priait Mgr Breynat de dire quelle fut son œuvre de prédilection, lorsqu’il n’était que simple missionnaire, nous sommes assuré qu’il répondrait: «Les visites aux camps sauvages, dans les bois.»
L’Indien ne se livre entièrement au prêtre, et par le prêtre à Dieu, que chez lui, loin du fort-de-traite. Car, au fort, il se laisse distraire par la vente de ses pelleteries, par ses achats, par les airs civilisés qu’il s’étudie à montrer, et par une ombre de respect humain qui n’épargne même pas ces pays si inconnus de l’humanité. Aux camps des bois, se trouvent aussi des âmes qui ne verraient jamais l’homme de la prière, si l’homme de la prière ne les allait voir.
Dans le cahier-journal du Fond-du-Lac, il y a ce petit compte rendu, qui en dira aussi long que l’on voudra:
Au lendemain de la Toussaint (1895), le père partait pour une visite dans les camps sauvages, situés au nord de la mission. Il ne faisait que répondre au désir de ses enfants et tenir sa promesse. Son voyage lui prit 35 jours; et s’il eut à souffrir beaucoup du mauvais temps pour aller, il eut la consolation de faire plaisir aux pauvres sauvages, d’entendre un grand nombre de confessions, parmi lesquelles celles de bonnes vieilles qui n’avaient pu voir le père depuis longtemps, à cause de la distance, quelques premières confessions et celles de vieux retardataires qui se donnèrent au bon Dieu quand ils se virent poursuivis si loin.
Ces missions des camps sont, comme vient de l’indiquer le Père Breynat, si consolantes que le missionnaire ne regrette pas les grandes fatigues qu’elles entraînent toujours.
Une fois parmi les familles groupées pour le recevoir, il en est constitué comme le roi. Il est juge de paix, scribe, médecin. Il est prêtre surtout.
Dès son arrivée, il organise une retraite générale, dont voici le programme ordinaire: choix de la maisonnette la moins sale—si maisonnette il y a—, pour servir de chapelle; expulsion des chiens, attelages, hardes, tas de viande sèche et d’ordures. Tout l’appartement sera au bon Dieu, sauf un recoin où l’on dispose les couvertures de nuit de l’homme de la prière.
Lorsque l’autel est dressé, le tam-tam convoque le peuple à l’ouverture de la mission. Office du soir: cantique, chapelet, sermon, prière du soir et baptêmes s’il y a lieu. Office du matin: prière du matin, sainte messe, cantiques et sermon. A midi: instruction aux enfants et catéchisme pour tout le monde.
Certain jour, les exercices sont suspendus pour permettre au père d’aller voir les malades.
Tous les temps libres sont employés à entendre les confessions et à écouter les doléances.
Après quelques jours, communion quotidienne de tous ceux qui en sont jugés dignes. La plantation d’une grande croix couronne souvent le travail apostolique. Lorsque les Indiens repasseront là, ils verront cette croix, et se souviendront des instructions du père. Chaque fois ils iront prier près d’elle.
C’est presque toujours la disette de vivres qui clôt la retraite des camps. Les provisions apportées par le père ont été mangées les premières, à la table commune. Celle des sauvages épuisées à leur tour, il faut se disperser. Les chasseurs reprennent le bois, à la poursuite du gibier, et le missionnaire rentre chez lui, en jeûnant.
Parfois cette mission tant désirée et préparée depuis longtemps n’est qu’une course vaine. Le Père se met en route à l’époque convenue, et, au bout de trois jours, six jours de voyage, il trouve le camp déserté. Il comprend: la famine est arrivée, et le camp a été forcé de continuer sa marche dans la forêt, sans savoir où il s’arrêterait. La vie du missionnaire peut alors courir les plus grands dangers...
Les successeurs du Père Breynat, particulièrement les Pères Laffont, Bocquené et Riou, continuèrent cet apostolat nomade. Grâce à leurs efforts, il n’est plus un des 500 Mangeurs de Caribous du Fond-du-Lac qui ne soit fervent chrétien.
Le Père Riou, directeur actuel de la mission, trouva même le moyen de faire bénéficier ses sauvages, grands et petits, du décret libéral de Pie X sur la communion fréquente.
Les Mangeurs de Caribous savent lire l’écriture en caractères syllabiques, et cette connaissance contribue beaucoup à l’entretien de la foi éclairée. L’évêque-missionnaire dont nous parlons, comme ses devanciers, se fit leur maître d’école. Le succès dépassa son attente. Il ne trouva qu’un récalcitrant qui lui donna, du reste, ses motifs:
—Je ne veux pas apprendre à lire, moi. J’ai de l’esprit, vois-tu. Si je savais lire, on dirait que j’ai pris dans les livres ce que je raconte; tandis qu’autrement tout le monde sait que ça vient de là (montrant son front).
Pour son bouquet d’adieu, le Père Breynat reçut de ses enfants des témoignages qui lui dirent hautement les qualités de leur cœur. Nous l’avons entendu raconter, avec un plaisir touchant, la conversion de Michel le sorcier et la visite de la vieille Petite-Flèche.
Michel était un scandaleux près duquel avaient échoué tous les efforts des missionnaires. La dernière fois qu’il l’avait rencontré dans les bois, le Père Breynat avait refusé de lui toucher la main,—ce qui est le plus grand affront prévu dans l’étiquette sauvage;—et lui avait dit, en présence de tous:
—Je ne te verrai plus, puisque je vais partir pour toujours. Mais tu pourras penser que personne ne m’a fait autant de peine que toi. Tu as fait pleurer le cœur de ton père.
Quelque temps après, Michel entre à la mission, lui qui, de dédain, n’y avait jamais mis les pieds, lorsqu’il venait au fort. Il semblait tout attristé.
—Qu’y a-t-il donc, Michel? Quelqu’un est-il malade chez toi?
—C’est moi qui suis malade, Père, et qui ai le cœur pas à son aise. Depuis que je t’ai vu dans le camp, et que tu ne m’as pas touché la main, j’ai toujours devant moi tes dernières paroles. J’avais honte de moi-même. Comment! le père a été si bon pour moi, et voilà qu’il va partir avec toute sa peine! Je suis devenu comme un homme qui n’a plus d’esprit. Je n’avais plus de goût pour rien. Mes yeux se remplissaient d’eau. Quand je partais à la chasse, je pensais moins aux caribous qu’au chagrin que je t’avais fait, et je disais mon chapelet en rôdant dans les bois, pour demander à Dieu ce que je pourrais bien faire pour te faire oublier ma faute. J’étais ainsi pendant plusieurs jours, quand tout à coup il me vint à l’esprit que je ne pourrais rien faire de mieux que de me convertir et de céder enfin à toutes tes instances. Alors je partis, et me voilà. Je veux me confesser.
—Que le bon Dieu et la sainte Vierge soient loués, mon Michel: c’est bien la plus grande joie que tu pouvais me donner!
Le sorcier se confessa, avec des larmes abondantes—fait aussi rare chez les hommes que fréquent chez les femmes sauvages—; et il ajouta:
—J’ai encore quelque chose à te demander. Tu connais ma conduite; je ne mérite pas de recevoir le pain du bon Dieu; mais je vais m’appliquer à bien vivre. Laisse un petit papier pour le père qui va te remplacer, afin qu’il me permette de communier à Pâques, si je persévère jusque-là.
—En effet, mon brave, tu ne mérites pas de communier; mais tu en as besoin pour te soutenir; et je veux avoir moi-même le bonheur de te donner le pain du bon Dieu, pour la première fois. Tu vois comme j’ai confiance en toi. J’espère que je ne le regretterai pas.
Le converti protesta encore de son repentir et de ses résolutions:
—Oui, Père, c’est fini. Toutes les fois qu’on emportera les lettres d’ici, l’homme de la prière, en t’écrivant, te redira toujours: «Michel vit bien».
Le lendemain, communion fervente, longue action de grâces.
Sortant de la chapelle, il trouva son garçon de 15 ans, qui l’attendait dans la salle.
—Mon fils, lui dit-il, jusqu’ici je t’ai toujours donné le mauvais exemple; j’ai fait ceci, cela (toute la confession y repassa). Tu m’as toujours imité fidèlement. Tu vois ce que j’ai fait hier et ce matin. A ton tour, tu vas te confesser; et, à partir d’aujourd’hui, si tu ne changes pas de vie, ta chair malade je ferai (tu auras la volée). Maintenant, va chercher la viande que nous avons apportée.
Quelques instants après, le garçon arrivait avec un traîneau chargé de viande sèche de caribou.
—Tiens, prends cela, dit Michel au missionnaire. Je te le donne pour te prouver que tu m’as fait content.
La Petite-Flèche (Kkaazé) était peut-être centenaire. Comment le savoir? Elle avait recommandé à son fils de toucher la main au père, en son nom, en lui disant combien elle était désolée de ne pouvoir venir elle-même. Elle lui envoyait aussi un petit sac de viande pilée pour son voyage.
La commission fut faite ponctuellement.
Le surlendemain, surprise du missionnaire: c’est la vieille, en personne, qui pousse la porte, et qui entre, énorme, courbée sur son gourdin.
—D’où viens-tu, ma grand’mère? On m’avait dit que tu n’étais pas capable de te remuer. Et te voilà!
Elle se mit à rire, d’un rire franc, enfantin, qui épanouissait toutes les rides de son visage.
—Ah! mon petit-fils! c’est que je t’aimais beaucoup. Ça me coûtait de te laisser partir, sans te toucher la main moi-même!
—Mais, dis-moi donc comment tu t’y es prise pour venir de si loin: trois jours de grosse marche. Avais-tu des chiens?
—C’est bon, c’est bon, je vais te le raconter, dit-elle, en s’affalant d’un bloc sur le plancher, selon la mode des dames dénées, et s’appuyant sur le coude, qui lui passait à travers la manche. Quand les enfants furent partis, je restai seule avec ma fille: la Louise, tu sais. L’eau est venue à mes yeux, en pensant que je ne te reverrais plus. Ma fille, voyant combien je faisais pitié, me dit: «Mère, te voir ainsi faire pitié met mon cœur mal à l’aise. Si tu veux, nous allons essayer d’aller à la mission. Nous n’avons que deux chiens qui sont vieux et malades, et tu es bien lourde. Mais moi je suis forte: je m’attellerai avec eux, et je pense que nous pourrons nous rendre. Moi aussi je tiens fort à donner la main au petit priant, une dernière fois.» Je dis à ma fille: «C’est bon». La Louise fabrique un attelage, pendant que j’arrange les provisions. Nous voilà parties, ma fille et les chiens attelés, et moi sur le traîneau. Quand c’était difficile pour les chiens et pour ma fille, je m’aidais avec deux bâtons. Maintenant, nous voilà.
Et riant aux éclats:
—Tu vois comme je t’aime!... Mais, tu sais, moi je ne suis pas venue au fort pour voir les commerçants. Je veux me confesser. Demain tu me donneras encore le pain du bon Dieu. Et puis je m’en irai contente.
Les bulles du Père Breynat, en date du 31 juillet 1901, le nommaient évêque titulaire d’Adramyte et vicaire apostolique du Mackenzie et du Youkon.
Elles arrivèrent à Notre-Dame des Sept-Douleurs, au temps de la passe des caribous.
Après la fête de l’Epiphanie, l’évêque élu partait, à la raquette, avec son traîneau à chiens, pour Saint-Albert (1.120 kilomètres), où il arriva «comme le dernier des chrétiens», dit la chronique.
Il fut sacré à Saint-Albert, le 6 avril 1902, par Mgr Grouard, désormais vicaire apostolique de l’Athabaska, avec l’assistance de Mgr Pascal et de Mgr Clut.
La juridiction de Mgr Breynat fut démembrée, en 1908. La Mackenzie lui restait, et le Youkon devenait préfecture apostolique[43].
Le vicaire apostolique du Mackenzie n’a rien perdu de son activité de missionnaire. Acquirit vires eundo. Il voyage, selon sa devise d’évêque: Peregrinari pro Christo, voyager pour le Christ. Il évangélise les pauvres, selon sa devise d’Oblat de Marie Immaculée.
Quant à sa résidence épiscopale, il n’a pu la désigner encore, depuis 21 ans (1901-1922). A plus forte raison ignore--t-il dans laquelle de ses missions il établira peut-être un jour son trône.
En attendant, il marche. Et son honneur de pèlerin du Christ est d’être le plus souvent rencontré, en ses chemins, par les mauvais temps. C’est ce qu’on l’entend parfois appeler «les bénédictions de l’enfer».
Un ministre protestant l’a baptisé The Bishop of the Wind, l’Evêque du Vent. L’expression fit fortune. Comme naturellement, les missionnaires disséminés dans le vicariat, lorsqu’ils voient la poudrerie d’hiver ou les orages d’été déchaîner les grands lacs et les forêts, se disent:
—Monseigneur doit être en route... quelque part... Mais il arrivera... Bien sûr!
Il nous convient moins qu’à personne d’exposer les méthodes et les résultats de l’administration du vénéré prélat. Contentons-nous du petit mot de Louison Robillard, le métis du Fond-du-Lac:
—Il paraît que c’est bien arrangé, par là-bas, sur la grand rivière Mackenzie. Les voyageurs, ça dit toutes ça!
L’une des présentes consolations de Sa Grandeur est de recevoir les abjurations des protestants, commerçants et officiers du gouvernement, qui, touchés de l’esprit d’abnégation des missionnaires du Mackenzie, reconnaissent enfin que la religion, inspiratrice de tels sacrifices et mère de telles œuvres, possède les paroles de la Vie éternelle.
La rivière la Paix.—Les Castors.—Ravages du vandalisme et du JEU A LA MAIN.—Un sacrifié.—Le Père Tissier au fort Dunvégan.—Noyade du Frère Thouminet.—Episode de l’hiver 1870-71.—Le Père Husson naufragé.—Une relation du Père Le Treste.
La rivière la Paix, le plus large et le plus long des tributaires du fleuve Athabaska-Mackenzie, se jette dans le lac Athabaska par l’une de ses bouches, et par l’autre dans la rivière des Esclaves, suite de la rivière Athabaska. Elle est formée, à l’ouest des montagnes Rocheuses, par le confluent des rivières Parsnip et Finlay. De sa source à son embouchure, doublant par ses replis les distances géographiques, elle parcourt environ 1.440 kilomètres. Comme les fleuves de l’océan Pacifique, ses fougueux jumeaux, la rivière la Paix roule vers l’océan Glacial avec une rapidité sans trêve. Débouchant des montagnes en tourbillons bleus et écumants, par des portes qu’elle a défoncées à pic, elle tournoie d’abord aux pieds escarpés du fort Hudson’s Hope. De là, se creusant un lit profond, elle arrose le fort Saint-Jean, le fort Dunvégan, Peace River, le fort Vermillon. A Peace River, elle reçoit, du sud, les rivières Boucane et Cœur, formant avec elles un colossal damier de méandres, d’îles et de collines. A 400 kilomètres de son embouchure, elle se brise et tombe, en cataractes, dans les chutes du Vermillon.
Trois missions résidentes: Saint-Henri du fort Vermillon, Saint-Augustin de Peace River, Saint-Charles du fort Dunvégan, et deux dessertes: Saint-Pierre du fort Saint Jean, Notre-Dame des Neiges du fort Hudson’s Hope, furent les centres apostoliques principaux de la rivière la Paix. De ces postes, le missionnaire visitait les divers groupes indiens.
Bien que la rivière la Paix ressortisse aux conditions climatériques subarctiques, et que les hivers y soient d’une grande rigueur, les saisons tempérées y sont plus durables qu’en toute autre partie des vicariats Athabaska-Mackenzie. Plus les terres gagnent vers les montagnes Rocheuses, plus les grasses prairies alternent avec les riches forêts. Le chinouk, vent chaud de l’océan Pacifique, qui souffle périodiquement durant l’hiver, retarde la formation des glaces et hâte le dégel. Les vents du nord, d’autre part, se coupent aux montagnes, qui s’infléchissent vers le nord-est.
Aujourd’hui, tant sur les plaines de la rivière la Paix que dans les bois défrichés, de vastes colonies blanches ont bâti leurs demeures et exploitent leurs fermes. Le chemin de fer longe les deux rives de la rivière, depuis Peace River, et jette ses réseaux sur l’étendue de l’ancienne sauvagerie. Le régime des privations est fini pour ces régions. Mais il est du devoir de l’histoire de ne pas oublier la vie désolée des planteurs apostoliques.
Trois nations de la race peau-rouge étaient représentées sur la rivière la Paix: la nation algonquine par des bandes de Cris, la nation huronne-iroquoise par quelques individus de Caughnawaga, venus comme engagés de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et surtout la nation dénée par les Castors.
La tribu des Castors, dont nous nous occupons exclusivement ici, tenait plutôt la haute partie de la rivière la Paix. Il s’en trouvait au fort Vermillon; mais le grand centre de ralliement était le fort Dunvégan. C’est pourquoi la Compagnie fit de Dunvégan le chef-lieu de son district de fourrures, et l’Eglise le chef-lieu de son district d’évangélisation, dans la rivière la Paix.
Les Castors furent de nombreux et sans doute de fiers sauvages, aux temps préhistoriques. Rois du grandiose cours d’eau qui porta d’abord leur nom, ils luttèrent victorieusement, sur ses bords et sur ses ondes, contre les Montagnais de l’est et contre les Cris du sud. De guerre lasse, les chefs belligérants se réunirent, et signèrent, en échangeant le calumet, le pacte de réconciliation. L’endroit du traité fut appelé la Pointe la Paix, et la rivière des Castors devint la rivière la Paix.
Les missionnaires trouvèrent la tribu des Castors sur le versant de sa dégradation. De 6.000 qu’ils avaient été, au dire des anciens, ils s’étaient réduits à moins de 2.000. De nos jours, il ne reste des Castors que de rares vieillards et des métis, beaucoup plus cris, iroquois ou blancs que dénés.
Les causes de cette décadence sont multiples. La principale serait la pratique des unions consanguines. Les maladies honteusement apportées par des Blancs à ces tempéraments en ruine ne tardèrent pas à les livrer à la scrofule, au rachitisme, à la phtisie. Pour finir l’œuvre de ces ravages dans le sang, la destruction inepte du castor amena les famines.
Le castor, animal rongeur, dont les sauvages prirent le nom et le signe héraldique, fut jadis le pourvoyeur de la rivière la Paix. Il s’y multipliait par nations. Un quart d’heure d’affût, au bord de n’importe quel étang, de n’importe quel ruisseau, procurait à la famille du chasseur tous les repas du jour. Aussi longtemps que les Indiens Castors furent les seuls en ces lieux, avec ces bêtes, ils ne connurent pas la faim. Ils avaient la sagesse prévoyante de laisser dans chaque loge le couple qui suffisait à la repeupler. Mais de rapaces commerçants arrivèrent, et, avec eux, les Cris, les Iroquois, leurs serviteurs. Qu’importait à ces vandales de passage de ménager la race nourricière? Ils exterminaient tout animal dont la fourrure valait leur plomb. Ainsi diminuèrent et disparurent peu à peu les castors.
Restaient, et restent encore, les orignaux et les ours que l’on voit gambader sur les côtes des rivières, de juin à septembre. Mais les ours s’engourdissent, l’hiver, en des retraites presque introuvables; et les loups dispersent souvent les orignaux. Par ailleurs, il n’y a pas de poissons dans la rivière la Paix, ni dans ses affluents.
Les missionnaires rapportent aussi à la frénisie du jeu à la main, la déchéance de la tribu des Castors.
Le jeu à la main est la grande, l’universelle passion sportive des Indiens du Nord, passion tellement invétérée que les missionnaires, après l’avoir longtemps attaquée, ont renoncé à l’extirper jamais. Ils se bornent à obtenir de leurs fidèles qu’ils n’y attachent plus les superstitions dont le jeu à la main était le rite social, qu’ils se contentent de séances modérées, et qu’ils ne mettent que des bagatelles à l’enjeu.
Autrefois, les sauvages jouaient, dans ce Monte-Carlo, tout leur avoir, jusqu’à leurs femmes et leurs enfants. Un Cris et un Sauteux jouèrent leur propre scalpe. Ayant perdu tour à tour, ils se coupèrent l’un à l’autre le vivant trophée. Mgr Grouard ne fut pas peu surpris, un jour, de voir son fusil saisi par un Montagnais, qui l’avais mis en gage, après avoir perdu sa chemise.
La mourre, la morra, donnerait quelque idée du jeu à la main.
Les joueurs se placent, en lignes adverses et face à face, à genoux, assis sur leurs talons, corps contre corps, les mains dissimulées et communiquant derrière les dos, ou sous une peau étendue devant eux. Au signal, l’agitation commence. Des tambourins, maniés par des assistants, frappent en coups rythmés et de plus en plus accélérés. L’un des camps détient un osselet. L’osselet se trouve dans l’une des mains. Au chef de file des adversaires de deviner laquelle. Dans le but de dérouter l’inquisition, toutes les mains, tous les bras, tous les bustes du camp opérateur sont entrés en mouvement. Tout cela se croise, se lève, s’abaisse, se penche, se redresse, se renverse, en spasmes et saccades si rapides qu’un centième de seconde ne fixerait pas le groupe sur la plaque photographique. Des hurlements, vocalisés sur les airs de guerre que battent les tambourins, se précipitent en sauvage crescendo, de concert avec les trépidations des membres, des torses, des têtes. Dardés sur l’adversaire, comme pour le méduser, on dirait que les yeux de chacun vont éclater dans leurs orbites. La sueur inonde les habits et détrempe la terre. Les spectateurs, pris dans l’exaltation commune, dansent, gesticulent, grimacent, vocifèrent, à l’unisson des lutteurs et des tambourins. Incroyable la promptitude avec laquelle le devineur arrête la sarabande, en désignant d’un geste convenu, imperceptible aux profanes, celle de ces dix, vingt, trente mains qui étreint l’osselet, et les force à s’ouvrir toutes ensemble, en preuve qu’on ne l’a point dupé. S’il a dit juste, les arrhes et le jeu changent de côté. S’il s’est trompé, les vainqueurs recommencent dans le vacarme redoublé. Le spectacle est affreux. Il devait être diabolique, au temps du paganisme.
Les Castors passaient, à leur rage furieuse du jeu à la main, des jours, des nuits, sur la neige comme sous la pluie. La partie achevée, ils tombaient, exténués. De tente pour s’abriter, de vêtements pour se défendre contre le froid, ils étaient presque dépourvus, car les femmes, aussi passionnées que les hommes pour la morra indienne, avaient assisté à la joute, n’ayant garde de coudre les peaux de la loge, ni de raccommoder les hardes du ménage. Comme leurs hommes, elles s’endormaient, insouciantes, à la belle étoile. La grippe, la pneumonie n’avaient qu’à prendre.
Le Père Faraud fut le premier des Oblats à visiter les Castors. Il écrivit ses impressions à Mgr Taché, dès son troisième voyage, en 1860:
...Les Castors m’avaient fait demander à maintes reprises. Ils disaient mourir de chagrin d’être sans cesse privés de la présence du prêtre qui devait les instruire et leur ouvrir la porte du ciel. Je m’étais donc figuré qu’il n’y avait qu’à se présenter et que tout était fait. Il en a été, certes, bien autrement. Le Castor a un caractère double et lâche. Dès la première semaine, il faut leur rendre justice, ils se sont montrés zélés pour apprendre leurs prières; pourtant, cela ne les empêchait pas de jouer à la main et de faire de la sorcellerie, toute la nuit... Je les avertis d’apporter leurs enfants au baptême. Ils me répondirent qu’ils ne le voulaient pas, parce que, leurs enfants une fois baptisés, ils ne pourraient plus faire de la médecine sur eux, et qu’ils mourraient tous. Ainsi, voilà une tribu entière qui dit vouloir être chrétienne et qui refuse de passer par la porte du christianisme, le baptême... L’œuvre de la conversion de ce peuple sera donc un long travail. Que de tristes nuits cette pensée m’a apportées! Les Castors sont si peu nombreux, leur bonne volonté est si faible, nos ressources sont si bornées... Pourrons-nous jamais nous fixer parmi eux? Ne faudra-t-il pas abandonner cette tribu à son sens réprouvé?...
Malgré le peu d’espoir de recueillir une moisson, le Père Faraud, devenu vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie, sacrifia aux Castors la vie d’un missionnaire plein de jeunesse, de zèle et de santé: le Père Tissier. Il fut l’installer lui-même, au fort Dunvégan, en 1866. Tous deux retournèrent à la Nativité, pour attendre le sacre de Mgr Clut, en 1867.
L’automne même de 1867, le Père Tissier se rendit à son poste de la mission Saint-Charles. Il y demeura jusqu’en 1883.
De ces seize années, il passa les treize premières dans l’isolement. De prêtres, il ne vit que le Père Collignon trois fois, et le Père Lacombe une fois, en de rapides visites qu’ils lui firent, par charité fraternelle.
Le seul ami qu’on put lui envoyer fut le Frère Thouminet.
Ancien soldat, religieux modèle, le Frère Thouminet était la ponctualité même, jointe à la bravoure, dans les soins de la mission, comme dans le soin de la perfection de son âme. Mais ses jours devaient bientôt finir. Arrivé au fort Dunvégan en 1877, il se noya le 18 août 1880, dans une anse de la rivière la Paix, en cherchant un instrument qu’il croyait avoir perdu. Il dut glisser dans l’eau, avec un pan de grève.
Le premier compagnon prêtre du Père Tissier fut le Père Le Doussal. Il n’y passa que l’année 1880-1881. Mais il souffrit assez pour écrire:
«Ici, c’est l’étable de Bethléem. J’ai vu le fort Providence, le Grand Lac des Esclaves, le lac Athabaska, le fort Vermillon: rien n’approche du dénuement que j’ai trouvé à Dunvégan.»
Le Père Tissier quitta ce dénuement en 1883, le laissant aux Pères Husson et Grouard, ses successeurs. Il était forcé d’aller chercher à Saint-Boniface, hôpital le plus voisin alors (3.000 kilomètres), le soulagement d’une infirmité horrible, qu’il avait contractée en poussant la traîne. Il emportait de Dunvégan l’affection et les regrets de tous les sauvages.
Le Père Tissier n’a point écrit. Il l’aurait pu. Il l’aurait dû. Il préféra ensevelir dans le silence de son âme et la mémoire de Dieu ses souffrances avec ses mérites. L’une de ses épreuves, toutefois, est parvenue à la connaissance de plusieurs. Il nous a permis de la raconter, après nous l’avoir lui-même redite.
L’hiver 1870-1871 fut universellement rigoureux, en Amérique comme en Europe; mais le froid éprouvé par les soldats de la guerre franco-prussienne eût encore semblé un doux printemps, à côté de celui de notre Extrême-Nord. Quelques jours avant le 25 décembre 1870, le Père Tissier, qui manquait de vin de messe depuis plusieurs semaines, voulut échapper à la douleur de passer la fête de Noël avec les sauvages, sans pouvoir leur célébrer les saints mystères, et se mit en route pour prendre son approvisionnement bisannuel, laissé en panne, ainsi qu’il en arrivait presque toujours, sur un rivage de la rivière la Paix. Cette fois, c’était à 600 kilomètres en deçà de Dunvégan, à la pointe Carcajou, que le convoi de ravitaillement avait rencontré les glaces et abandonné le transport.
Deux chiens tiraient du collier le traîneau, que le père poussait avec un bâton. Un employé de la Compagnie et son équipage allaient du même pas chercher les effets des commerçants, mêlés à ceux de la mission. Le voyage se fit en douze jours, sans incidents notables.
En déblayant la cache, le compagnon du missionnaire lui écrasa le gros orteil avec une pièce de bois. Le blessé eut à marcher quand même, en poussant toujours son traîneau chargé.
Par malheur, une fausse glace se rencontra, formée sur la vieille, à la suite d’une vague de vent chinouk, et céda sous le poids: les voyageurs tombèrent à l’eau. Les pieds du père se gelèrent. Il restait trois jours de marche pour rejoindre le premier campement de Cris que l’on connût, au confluent de la rivière Bataille et de la rivière la Paix.
Ces Indiens, bons catholiques, accueillirent cordialement le missionnaire.
L’orteil meurtri était bleu-noir, et la chair des autres commençait à se décomposer. Le père voulut couper le tout; mais les sauvages l’en empêchèrent:
—Si tu fais cela avec nos mauvais couteaux, tu es un homme mort, lui dirent-ils. Nous n’avons rien pour guérir la plaie qui en résulterait, et bientôt le poison monterait dans ton corps. Laisse-nous te soigner, comme nous l’entendrons.
Ce disant, ils détachaient la sous-écorce d’un sapin rouge, pour la faire bouillir. Par les lavages et les compresses répétés de cette décoction, ils lui sauvèrent les pieds, et probablement la vie.
Réduit à l’impossibilité de se tenir debout pour plusieurs mois, le père congédia l’engagé de la Compagnie qui s’offrait à l’assister, et s’installa avec les Cris, dans une tente de famille, à la place que ses infirmiers lui assignèrent, sur la peau de bête commune.
Il n’était pas là de trois semaines que la famine arriva. Les orignaux fuyaient, et les lièvres avaient déserté le pays. Pas une bouchée de réserve dans le camp. Les provisions, amenées de la pointe Carcajou et destinées à soutenir le missionnaire pendant deux ans, y passèrent d’abord; puis tout ce qui pouvait se manger des peaux et des vêtements. Les plus faibles râlaient autour des foyers, que les plus résistants pouvaient à peine entretenir encore. Une femme en vint à l’extrémité. Le prêtre lui donna, de son grabat, l’absolution suprême, et la prépara à paraître devant Dieu, n’ayant guère la force d’articuler les prières plus que l’agonisante elle-même.
—Père, dirent les Indiens, quand elle sera morte, nous permettras-tu de la manger?
—Oui, répondit-il.
En lui-même, il ne put se défendre de penser: «Aurai-je le courage d’en refuser ma part!»
Mais cette résolution de désespoir—que comprendront tous ceux qui ont eu faim—n’eut pas à s’accomplir. La Providence entendit les supplications de ses enfants. Le même jour, au moment où les derniers chasseurs, qui avaient pu avancer encore un peu dans le bois, se couchaient pour attendre la mort, ils entendirent une lointaine détonation. Ils rampèrent dans la direction en tirant eux-mêmes des coups de fusil. Les hôtes invisibles de la forêt répondirent enfin et s’approchèrent. O bonheur! C’était un groupe de Cris, qui venaient d’abattre quatre orignaux. L’abondance embrassait la misère.
—Le père est avec nous; il est malade; il se meurt, là-bas, dirent aussitôt les affamés!
—Le père! Allons vite le chercher, et, avec lui, vos femmes, vos enfants, vos vieillards!
Les secours furent promptement portés à la rivière Bataille, et tous les faméliques conduits à même les dépouilles de la chasse.
Remis sur pied, le missionnaire put reprendre la raquette. Il arriva au fort Dunvégan, le Samedi Saint.
La détresse du Père Tissier, en cet hiver, rappelle celle d’un autre apôtre des Castors, le Père Husson, en juillet 1880[44].
Le Père Husson retournait du lac Athabaska au fort Vermillon, sa résidence, en compagnie du Frère Reygnier et de deux serviteurs indiens. Avec bon vent en poupe et fin gibier au bout du fusil, ramant tous quatre et chantant leur gaieté, ils remontaient la rivière la Paix. A mi-chemin, comme ils se reposaient sur le rivage, le canot, mal assujetti, se détacha et partit, sous leurs yeux, emportant les vivres, les armes, les couvertures, les ustensiles, tout, excepté une hache qu’ils avaient pris, sans savoir pourquoi, en sautant à terre. Ils étaient là, naufragés, en chemise, pantalon et mocassins, sans une once de victuailles, devant 240 kilomètres à parcourir, parmi les nuées de maringouins, à travers des bois inextricables, où le seul instinct des sauvages pouvait diriger la marche.
Ils mirent leur confiance en Dieu et en Marie, et s’engagèrent dans les fourrés.
Le deuxième jour, les mocassins étaient usés, et les pieds se posaient, au vif, sur les cailloux et les ronces. La faim tiraillait les estomacs. Les heures de sommeil auxquelles les affamés devaient céder transportaient leurs rêves en présence de tables chargées de festins et enivrées de symphonies; mais au moment de toucher à ces viandes et à ces coupes, ils s’éveillaient.
«—Mes guides blasphémaient Dieu, rapporte le missionnaire, incapables de comprendre comment Celui que le prêtre invoque avait pu les abandonner ainsi.»
Une pluie, qui tombe près de trois jours, les oblige à patauger dans des mares continuelles. Sur les rivières étroites, le Père Husson jette, en guise de passerelles, des arbres qu’il abat. A une large rivière qu’ils rencontrent, ils avisent une chaussée de castors: elle s’est brisée. Il faut d’abord établir un pont, du rivage à cette chaussée, qui est, elle-même, à deux pieds sous l’eau. Aidés d’un bâton, les voilà passant, l’un après l’autre, sur cette arête étroite, entre deux précipices où les vagues s’entrechoquent sourdement. Un soir, ils découvrent des pistes de chasseurs. Ils les suivent. Déception! Ces Indiens sont eux-mêmes réduits à la disette. Plusieurs n’ont rien mangé depuis une semaine. Cependant ils en tirent un grand secours: se faire traverser sur la rive droite le la rivière la Paix, et s’abréger ainsi la marche d’une journée.
Enfin, le septième jour, en loques, massacrés des moustiques, «si amaigris qu’ils se font peur l’un à l’autre», ils tombent au milieu des bons Indiens du fort Vermillon.
Mon Dieu, combien coûtent les âmes!
⁂
De toute l’histoire de la tribu des Castors, la seule relation entièrement consolante que nous ayons découverte est celle-ci, du Père Le Treste, qui fut 18 ans missionnaire au fort Dunvégan, d’où il rayonnait, par monts et par flots, sur tout le bassin de la haute rivière la Paix:
26 octobre 1894.—J’arrive d’un voyage au fort Saint-Jean. C’est la première fois que j’ai trouvé une population castor si accueillante et dans de si bonnes dispositions, et qu’ils m’ont montré qu’ils savaient qu’ils ne sont pas uniquement sur la terre pour manger de la viande d’orignal. Tout différemment des autres fois, ils n’ont fait aucune difficulté pour laisser baptiser leurs enfants. J’ai baptisé aussi cinq adultes et un vieillard. A peu près tous sont venus me voir pour me dire qu’ils priaient le grand-prêtre (l’évêque) de m’envoyer chez eux, non plus pour quelques jours, mais pour y demeurer. J’ai eu la chance également de trouver à Saint-Jean la plupart des Castors de Hudson’s Hope, dont les bonnes dispositions ne le cédaient pas à celles de leurs frères de Saint-Jean.
En 1866, Mgr Faraud avait aussi trouvé, au même fort, une consolation apostolique; mais c’était dans le champ de la mort.
Des 1800 Castors de ce poste, écrivait-il, il ne reste pas 800; et tous sont malades. On m’a assuré qu’il n’y avait pas plus de six ou sept chasseurs valides. Comme on leur avait mal indiqué l’époque de ma visite, je n’ai pas eu le chagrin de voir toutes leurs misères. Ayant appris, cependant, qu’il y en avait une quarantaine qui avaient passé l’été sur une plate-forme, au flanc des montagnes, j’escaladai la montée et, après avoir marché fort longtemps, j’en trouvai trente, couchés à l’ombre d’un saule. Ils n’avaient que la peau et les os, contraints qu’ils avaient été de disputer aux ours quelques fruits sauvages. Leurs corps étaient couverts d’ulcères creux, qui répandaient au loin une infection cadavérique. Je leur demandai s’ils désiraient le baptême:
«Nous ne vivons, me dirent-ils, que pour cela. Déjà nous serions morts depuis longtemps; mais nous avons demandé à Dieu de vivre assez pour te voir et être baptisés.»
Après une courte instruction, je les baptisai.
Mission Saint-Joseph du fort Résolution, et le Grand Lac des Esclaves.—Les Couteaux-Jaunes.—Le Père Dupire.—Le Père Gascon, le Priant Maigre.—Mal de neige.—Catéchiste «à la baguette».—Hospitalité canadienne.—Le Sacré-Cœur au Grand Lac des Esclaves.—La lampe du sanctuaire.—«Le martyre sans gloire.»—Mission Saint-Isidore et ferme Saint-Bruno du fort Smith.—Mission Sainte-Marie du fort Fitzgerald.—Noyade des Pères Brémond et Brohan.—Mgr Célestin Joussard.—A Saint-Sauveur de Québec.—Bloqué dans les glaces.
Avec les Couteaux-Jaunes, nous pénétrons dans les régions subarctiques politiquement inorganisées du Canada, et au sein du vicariat actuel du Mackenzie.
Mission Saint-Joseph
(Fort Résolution, Grand Lac des Esclaves)
La mission Saint-Joseph, la principale par son ancienneté, sa position géographique et le nombre de ses fidèles, se range aux côtés du fort Résolution, à gauche du delta de la rivière des Esclaves, sur la rive sud du Grand Lac des Esclaves.
Si, du seuil de la mission, le regard pouvait reculer l’horizon, qui se confond avec les flots, il parcourrait, en face, droit sur le nord, les 100 kilomètres de la plus grande largeur du Grand Lac des Esclaves. Sur le nord-ouest, vers le déversoir qui enfante le fleuve Mackenzie, il franchirait, sans heurter l’obstacle d’un rocher, un espace de 150 kilomètres. Sur le nord-est, en ligne presque directe, il plongerait, par delà le corps de cette mer intérieure, au fond d’une baie, longue à elle seule de 130 kilomètres, et tendue comme un bras vers le pôle. A l’est, l’œil s’arrêterait bientôt contre le changement total des formes et des décors. Autant les baies de l’ouest étaient régulières, larges et continues, autant les baies de l’est sont sinueuses, brisées de détroits, criblées d’îles et de mornes. A l’ouest l’uniformité, la «vastité», le champ ouvert des tempêtes; à l’est, la variété, le pittoresque, les ports de refuge.
Vingt-cinq cours d’eau connus alimentent le Grand Lac des Esclaves, sur ses 500 kilomètres de longueur. A leur débit s’ajoutent les apports d’innombrables sources sous-jacentes.
Les eaux de l’ouest, fournies surtout par la rivière des Esclaves, sont ordinairement limoneuses; les eaux de l’est, qui ne reçoivent que des rivières jaillies du roc de la Terre Stérile conservent une transparence profonde. Mais le poisson habite librement tout le sein du Baïkal canadien.
Dans les forêts riveraines de l’ouest résident les orignaux et les ours. Les savanes et les lichens de l’est revoient chaque hiver les troupeaux de rennes.
La superficie, incomplètement inexplorée du Grand Lac des Esclaves, mais estimée à quelque 27.100 kilomètres carrés, le classent cinquième parmi les bassins d’eau douce des deux Amériques. Il ne serait dépassé que par les lacs Supérieur (81.549 kmq.), Huron (61.615 kmq.), Michigan (57.731 kmq.), et de l’Ours (29.513 kmq.).
Les bords du Grand Lac des Esclaves, comme ceux de la plupart des grands lacs de l’Ouest et du Nord américains, sont de toute diversité, du nord au sud. La rive sud s’allonge en grève douce, plane et abondamment boisée. La rive nord se dresse en un chaos de roches granitiques atteignant quelquefois des proportions de montagnes, bubons figés de l’éruption terrestre, qui empêchèrent ces fonds d’anciennes mers de retourner aux océans. L’on observe, dans les rochers des rives nord, des veines de quartz qui annoncent de grandes richesses minières.
Les îles de l’est et du grand bras du Lac des Esclaves sont de même granit tourmenté. Coiffées de verdoyants sapins et chaussées de l’écume des flots, elles forment des beautés qui ne lasseront jamais.
Le Grand Lac des Esclaves, Great Slave Lake, (Le Grand Lac des Mamelles, Ttchou-T’ouè, pour les Indiens), doit son nom européen à une tribu que les premiers explorateurs, Hearne en 1772 et Pond en 1780, trouvèrent sur ses bords, et qui fut refoulée, depuis, vers le nord, à l’exception d’un petit groupe qui végète encore à l’embouchure de la rivière au Foin: la tribu des Esclaves.
Trois missions à poste fixe occupent le Grand Lac des Esclaves: Saint-Joseph du fort Résolution pour les Couteaux-Jaunes, Sainte-Anne du fort Rivière au Foin pour les Esclaves, et Saint-Michel du fort Rae pour les Plats-Côtés-de-Chiens. Leur situation formerait un triangle presque isocèle, avec le fort Rae, au fond de la baie du nord, pour sommet, et le fort Résolution et la rivière au Foin pour extrémités de base. C’est dire quelles étendues d’eau ou de glace doivent affronter les missionnaires, pour se visiter. De ces trois missions-mères, ils se dispersent par toutes les baies et par tous les bois environnants, jusqu’à l’ancien fort Reliance (mission Saint-Jean-Baptiste), fond du Grand Lac des Esclaves, à la recherche des âmes.
La mission Saint-Joseph du fort Résolution compte quelques familles Montagnaises, originaires du lac Athabaska, et quelques Plats-Côtés-de-Chiens; mais les deux tiers de sa population sont pris à la tribu des Couteaux-Jaunes.
Les Couteaux-Jaunes (Tratsan-ottinè, Gens du Cuivre) sont issus, dit leur légende, «du premier homme et d’une gelinotte qui se métamorphosa en femme pendant son sommeil». «Cette femme conduisit ses enfants dans une contrée où il y avait un métal jaune, avec lequel elle leur enseigna à faire des couteaux pour dépecer les rennes». D’où leur nom de Couteaux-Jaunes[45].
En effet, une rivière et un fleuve voisins, mais au cours opposé, prennent naissance dans la Terre Stérile, sur la ligne de faîte qui sépare le versant du Grand Lac des Esclaves du versant de l’océan Glacial; et des gisements de cuivre à fleur de sol se trouvent entre leurs sources, ainsi qu’en diverses zones de leur parcours. Le fleuve Coppermine (Mine de Cuivre) coule à l’océan Glacial, la rivière Couteau-Jaune vient tomber sur le coude du grand bras du lac des Esclaves.
Aux sources du fleuve Coppermine et le long de la rivière Couteau-Jaune, les «fils de la gelinotte» ont conservé leurs terrains de chasse; et c’est encore de ces parages qu’ils s’acheminent, deux fois l’année, vers le fort Résolution, avec leurs fourrures et leur viande de renne.
L’histoire purement religieuse des Couteaux-Jaunes a été celle d’un triomphe, du jour de 1852, où le Père Faraud l’aborda, au jour de cette page.
Le Père Faraud fut accueilli au Grand Lac des Esclaves, comme Notre-Seigneur dans l’hosanna des Rameaux. Un vieillard lui disait:
—Regarde mes cheveux blancs; mes reins affaiblis par les ans m’ont fait courber vers la terre. Souvent j’ai dit: «Fasse le Ciel que je vive assez longtemps pour voir son priant!» Le voilà. Pendant le cours de l’hiver qui vient de passer, chaque jour me paraissait un mois; et chaque soleil levant, je remerciais Dieu de revoir la lumière. J’étais malade et abattu, et je disais à mon Grand-Père (Dieu): «Quelques-uns des nôtres ont été voir le prêtre l’an passé, et le prêtre leur a dit: «Dites à vos vieillards que je leur défends de mourir, et veux les voir tous. Me laisserez-vous lui désobéir?» Dieu a écouté mes prières, et avant de me plier pour toujours, je te vois. Je sais que tu as une eau qui lave le cœur; tu ne partiras pas d’ici avant de l’avoir versée sur moi; et alors je mourrai content.
Des heures de tristesse ne manquèrent pas aux successeurs du Père Faraud; mais elles s’achevèrent toujours par la résurrection des prodigues à la grâce de leur baptême. Le ministre protestant prêcha plus de vingt ans, au fort Résolution, sans s’attacher un seul sauvage.
Au temporel, le coup d’œil sur l’étendue mobile du Grand Lac des Esclaves aura fait pressentir quelle dut être—et quelle est encore—la vie apostolique menée à Saint-Joseph.
Les missionnaires, dont tous, à l’exception des deux premiers, résidèrent à ce poste, furent les Pères Faraud, Grandin, Grollier, Eynard, Gascon, Dupire, Joussard, Brémond, Frapsauce, Mansoz, Laity, Bousso, Duport, Falaize.
Parmi ces apôtres des Couteaux-Jaunes les travailleurs des années les plus sombres et les plus longues furent les Pères Gascon et Dupire.
Du Père Dupire, franc Breton de Pontivy, l’heure ne viendra pas si tôt, espérons-le, de louer les œuvres, tant il reste vivant, aussi vivant qu’en 1877, date de son arrivée à la mission Saint-Joseph. Il va, court et vole encore, au bord du Grand Lac des Esclaves, avec l’agilité de ses vingt-cinq ans. Ses gais yeux noirs, sa voix de stentor artiste, qu’il chante ou qu’il sermonne, sa barbe ébène de poilu témoignent que les jeûnes répétés, les marches forcées dans les bois, les nuits égarées dans les poudreries du large, et les bains glacés dans les crevasses béantes ne tuent qu’à lente échéance, fussent-ils de moindre taille, les soldats du Nord.
⁂
Le Père Zéphyrin Gascon (1826-1914)
Canadien-Français de naissance, le Père Gascon était vicaire à Verchères, non loin de Montréal, en 1857, lorsqu’il entendit l’un des appels de Mgr Taché pour la cause de ses missions. Il suivit immédiatement l’évêque du Nord-Ouest, qui, le 2 juin 1859, l’envoya de Saint-Boniface au secours des chrétientés du Grand Lac des Esclaves.
Le Père Grollier, qui était allé l’année précédente à Saint-Joseph, pour être le compagnon du Père Eynard, avait à peine atteint son poste qu’il avait vu passer, sur les barges de la Compagnie, l’archidiacre protestant Hunter, en route pour les forts du fleuve Mackenzie, et que, sans balancer, il s’était précipité sur les traces du ravisseur, jusqu’à Good-Hope.
C’était en lieu et place du Père Grollier que le Père Gascon se voyait soudainement dépêché.
Comme il venait de commencer son noviciat d’Oblat, Mgr Taché nommait le Père Eynard substitut du maître des novices.
Envoyer un novice à pareille distance (900 lieues), disait-il au Père Aubert, c’est sans doute un grave inconvénient; mais, comme me l’ont fait observer mes conseillers, le Père Gascon n’est pas novice en vertu: on peut compter sur lui mieux que sur certains profès.
Le Père Gascon arriva le 12 août 1859, au Grand Lac des Esclaves.
Le 6 janvier 1861, ayant enfin trouvé le temps de faire sa retraite préparatoire, il prononça ses vœux perpétuels, aux pieds du Père Eynard. Des 512 jours qu’avait duré ce noviciat, dans le Nord, le novice en avait passé 147 en compagnie de son maître. Le reste des 16 mois, l’un et l’autre avaient parcouru les missions dépendantes de Saint-Joseph.
Ces missions étaient alors les forts de la rivière au Sel, Grande-Ile, Rae, Simpson, Liard et Halkett.
Le Père Gascon fut le premier prêtre à porter l’Evangile dans la rivière des Liards, affluent du Mackenzie. Il se rendit, en 1860, jusqu’au confluent de ces rivières, au fort Simpson, malgré l’affront de la Compagnie—ou plutôt de ses officiers locaux—qui lui refusèrent, sur les barges, un passage qu’ils octroyaient au ministre protestant. Celui-ci allait donc s’emparer des sauvages du fort des Liards. Mais le Père Gascon, hélant un canot d’écorce, avec trois hommes, s’aventura sur le Grand Lac des Esclaves, à la poursuite des barges, qu’il rejoignit au fort Simpson, le 26 août, à la stupéfaction du bourgeois et à la consternation du prédicant.
Le Père Grollier était là, venu du fort Good-Hope (960 kilomètres), afin de rencontrer son confrère et d’organiser avec lui la lutte contre l’ennemi.
Le Père Grollier était accouru sur le rivage, raconte le Père Gascon. Deo gratias, Deo gratias, me dit-il, pour me saluer; et aussitôt de se jeter à mon cou, et de m’embrasser. Les sauvages du fort des Liards sont à nous, ajouta-t-il. Oh! Quel bonheur pour moi!
Il suffit de regarder un instant le Père Grollier pour se convaincre qu’en effet il est bien heureux. Son regard qui s’anime, son front qui s’illumine, tout dit sa joie. Il aime tant les sauvages!
Le Père Gascon poursuivit aussitôt sa course jusqu’au fort des Liards, où il arriva le 4 septembre, trois jours avant le ministre: les Indiens furent donc à lui.
Trois fois, coup sur coup, il refit, afin de soutenir ses néophytes, cette randonnée de 875 kilomètres, du fort Résolution au fort des Liards.
Il voulut pousser plus loin son deuxième voyage, en faisant l’assaut du fort Halkett. Le fort Halkett, abandonné bientôt après par la Compagnie, à cause de son inaccessibilité même, centralisait les chasses de deux fragments de tribus des montagnes Rocheuses, les Sékanais et les Mauvais-Monde. Ce n’est qu’à la deuxième tentative que le Père Gascon atteignit le but. Et encore ne trouva-t-il que quelques âmes. De son premier échec, il a laissé cet aperçu:
Après avoir remonté pendant deux jours la rivière, depuis le fort des Liards, nous nous engageâmes dans la rivière du fort Halkett, appelée à bon droit rivière du Courant fort[46]. Elle est très étroite, très dangereuse, pleine de rapides. Les serviteurs de la Compagnie y montent les barges à l’aide du câble. Un de nos hommes faillit s’y noyer. Il y a là certain endroit où l’on se trouve enfermé entre quatre rochers énormes, puis un passage que l’on désigne sous le nom de Porte de l’Enfer, et non loin se trouve le Portage du Diable. Tout cela est sinistre. Chaque coup de rame produit un bruit qui, s’en allant de rocher en rocher, répercuté par des échos, fait vraiment frissonner. Arrivé au Portage du Diable, j’appris avec chagrin que les sauvages n’étaient point au fort Halkett. Il fallait rebrousser chemin. Jugez de ma douleur et de mes craintes; mais il n’y avait point à hésiter sur le parti à prendre. Il fallut que chacun commençât par faire de ses bagages un paquet qu’il pût porter sur ses épaules; puis, nous nous mîmes en route par terre. Nous avions d’abord à gravir les pentes roides de la montagne, puis à descendre des précipices affreux. Impossible de vous dire les dangers de cette route. Plusieurs fois, les cheveux se dressèrent d’épouvante sur ma tête. Je faillis tomber plusieurs fois; et toute chute eût été mortelle. Je ne vous parle pas des crampes qui me saisirent aux jambes et me firent tant souffrir. Arrivons au bord de la rivière, à un endroit où elle paraît moins dangereuse. Nous prendrons le canot, tout ira mieux. Nous y étions à peine installés tous les sept qu’un faux mouvement de nos hommes nous exposa au plus grand danger de nous noyer. Mais non, nous arriverons sains et saufs, car Dieu nous protège manifestement. Après de grandes fatigues et de nouveaux dangers, nous rentrâmes au fort des Liards.
A son retour du fort Halkett, en septembre 1862, le Père Gascon prend le fleuve Mackenzie, au fort Simpson, et le descend vers le fort Good-Hope (960 kilomètres), où l’appelle le Père Grollier. Le 7 octobre, son canot est arrêté par la glace. Il marche cinq jours, bagages sur le dos, le long des grèves. L’année suivante, il revient à Saint-Joseph.
L’endurance du Père Gascon dans les voyages, comme dans ses habitudes régulières, fit voir la somme d’efforts que peut arracher à la faiblesse d’un corps l’énergie d’une âme.
Long, délabré, semblant n’avoir que la charpente osseuse, les sauvages le qualifièrent tout de suite: le Priant maigre, Yialtri-gon. Sa digestion ne souffrait que peu de nourriture. Cinq minutes suffisaient à ses trois repas mis ensemble. Il n’avait pas souvenance que les crampes d’estomac l’eussent laissé dormir plus d’une heure par nuit. Couché vers minuit, il était debout à deux heures. De son grabat il passait à la chapelle pour «tenir compagnie à Notre-Seigneur».
Prier, travailler, souffrir sans murmurer furent toute sa vie.
Aux voyages de l’hiver, il allait invariablement à pied. Il courait, courait, sur ses raquettes, et les jours et les nuits. La mauvaise place du campement était la sienne. Astreint par sa pauvreté, autant que par la nécessité, à ne se charger que de l’indispensable, il partait souvent sans linge de rechange. Un jour qu’il n’en pouvait plus de vermine, il emprunta une vieille chemise d’un employé de la Compagnie. Il vit la sienne, en la déposant, noire, remuante. Il ne cessa cependant de se reprocher cette action comme «une faiblesse et une immortification».
Comme si le démon se fût acharné contre ce François-Xavier des Dénés, il ne rencontrait partout que mauvais pas et aventures enguignonnées; ce qui lui valut son autre nom indien: Yialtri-Douyé, Le Priant de misère.
Mais ces souffrances, les souffrances énumérées jusqu’ici dans ce livre, qui furent le compte du Père Gascon, en tant que missionnaire arctique, ne lui semblaient que douceurs, comparées à un mal dont nous n’avons encore rien dit, et qui l’épargna moins que tout autre: l’ophtalmie des neiges, le mal de neige.
Le mal de neige ne fait grâce qu’aux myopes: meilleure est la vue, plus cuisante est la blessure, chez ceux qui ne lui sont pas naturellement réfractaires. C’est le cruel présent du printemps boréal.
Dès avril, le soleil se venge de sa longue nuit, en répandant les feux de ses longues journées sur la plaine des grands lacs et des larges rivières. La réverbération des rayons contre la blancheur polie, miroitante, transforme bientôt la peau européenne en peau rouge, et la peau rouge en peau noire: l’épiderme se cuit, se sèche et tombe par écailles. Les mêmes flots de lumière envahissent les yeux; et moins d’un jour de marche à travers la fournaise glacée suffit à les enflammer comme des charbons. L’organe s’injecte de sang, sous les premières sensations de coups de lancettes. Des pustules caustiques couvrent ensuite la sclérotique, la cornée. Sur le globe, les paupières passent et repassent comme des râpes ensablées. Les muscles moteurs de l’œil communiquent leur brûlure aux muscles de la tête; et le cerveau semble se comprimer sous la torsion de tentacules féroces. On voit des sauvages se rouler de douleur sur la glace, et plusieurs rester aveugles pour la vie. Afin de se protéger, les Dénés se placent une toile sombre devant la figure, les Esquimaux s’adaptent une visière d’écorce fendue d’une ligne médiane, les Blancs recourent aux lunettes vertes; mais rien n’est entièrement à l’épreuve du mal de neige, surtout si le soleil se voile d’un nuage, qui, sans la réduire beaucoup, diffuse sa lumière, et force le regard à scruter davantage l’uniformité blanche, sans ombre ni relief, pour découvrir les chemins.
Le Père Gascon, voué par sa faiblesse générale, en même temps que par sa vue perçante et ses fréquents voyages, à l’ophtalmie des neiges, n’avait même pas les moyens de se procurer les lunettes soi-disant préservatrices, et chaque année lui ramenait la cuisante torture. Un printemps, il écrit du fort Rae:
Une heure avant mon arrivée, ma vue me refusa son service. Je fus obligé de me coucher dans le traîneau et de me résigner à souffrir. Après avoir touché la main aux sauvages, je dus faire le baptême d’un enfant en danger de mort: mais la lumière de la chandelle acheva de m’enflammer la vue. Dès lors, il fallut dire adieu à la lumière, fermer les yeux pendant deux jours et trois nuits, et me résigner au martyre. Les sauvages, souffrant de me voir souffrir, me conseillèrent de des faire suer sur de l’eau chaude dans laquelle on aurait infusé une poignée de thé. Je suivis à la lettre ce conseil.
La troisième soirée, mes yeux étaient tellement enflammés et me causaient de si grandes douleurs que je crus réellement perdre la vue. Le moindre mouvement dans la maison, le moindre courant d’air suffisait pour me causer de vives douleurs. Ne sachant que faire de mes yeux, je les fis suer une troisième fois, et ce fut avec succès. Je souffris moins les jours suivants. Ma plus grande peine a été de ne pouvoir lire l’office divin, ni offrir le saint sacrifice de la messe. Pendant plus d’un mois, j’éprouvai des élancements dans les yeux. La crainte de devenir aveugle et incapable de travailler au salut de tant d’âmes délaissées m’affecta beaucoup.
Entre ses grands voyages, le Père Gascon faisait régulièrement dix kilomètres par jour, sur le fond de baie qui séparait la mission Saint-Joseph, située alors sur l’île d’Orignal, du fort Résolution situé sur la terre ferme[47].
Emmitouflé de son cache-nez, il allait, oscillant, mais rapide, sur ses raquettes, comme à une fête. La fête était de faire le catéchisme aux enfants des engagés du fort, et aux quelques Indiens de l’endroit.
Catéchiser fut la passion du Père Gascon. Toute sa vie, il catéchisa. Il se tenait des heures au milieu des petits, avec son livre et ses images, leur triturant la doctrine chrétienne. Doué d’une voix juste et forte, il agrémentait les explications par des cantiques montagnais, dont il improvisait les airs, sur des mélopées sauvages.
Aux temps des rassemblements indiens, le printemps, l’automne et à Noël, le zèle apostolique, dont il était l’incarnation, comme le Père Grollier, se donnait plein essor. C’était, dit-on, une chose à voir. Trois fois par jour, sinon quatre, il appelait son troupeau à la maison-chapelle. Armé d’une clochette et du bâton qui ne le quittait pas, il circulait à grande allure, dans le camp, et vidait les loges. Sus aux traînards, malheur aux retardataires! Sur les échines, martin-bâton ne chômait pas.
La paroisse réunie, tout continuait «à la baguette»: chants, prédication et cher catéchisme. Il avait l’éloquence de Notre-Seigneur et de Saint-Paul, la seule vraie et habile, l’éloquence du droit au but par l’affirmation: sit sermo vester: est, est; non, non. Sa main, assistant sa parole, dispersait les distractions; et les gifles claquaient en plein sermon, comme des éclairs, sur les faces mignonnes ou flétries des coupables.
Avec cela, et pour cela, cœur d’or. La sensibilité qui le transformait en ardeur pour la gloire de Dieu, et qui l’aidait à la tâche, difficile pour un nerveux inflammable à tout choc, d’adoucir le fortiter par le suaviter, le faisait de cire devant une indigence à soulager. Les pauvres étaient ses privilégiés. Combien d’entre eux ont emporté à leurs petits enfants sa dernière bouchée de poisson ou de caribou! A l’égard de ses confrères et des voyageurs du Nord qui frappaient à sa hutte, il étalait les trésors de cette hospitalité canadienne-française, avenante, riante, unique au monde, et dont la serre chaude, transplantée de Normandie et de Vendée, s’entretient sur les bords du Saint-Laurent. L’étranger, quel qu’il soit, retrouve sa maison, sous le toit canadien. On le lui déclare sans arrière-pensée, sans fade obséquiosité: «Faites comme chez vous». La formule est invariable; elle dit tout. Le Père Gascon recevait de la sorte. Pour les «visiteurs», il y avait toujours, en petite cache, une menue grillade de vieux lard, quelques fèves, importées de longtemps, longtemps; il y avait, pour épicer le tout, la spirituelle et joyeuse humeur du pays de Québec.
En 1880, le Père Gascon, qui n’était plus qu’infirmités, dut dire adieu au Grand Lac des Esclaves et au Mackenzie.
Des trente-quatre ans qui lui restaient à vivre, il se tint encore debout et agissant pendant vingt-sept, aux missions du Manitoba. Puis son corps tomba tout entier.
Les sept dernières années se passèrent au juniorat de la Sainte Famille, à Saint-Boniface, au milieu des jeunes étudiants Oblats de Marie Immaculée. Heureux les disciples formés à l’apostolat, en présence d’un pareil modèle!
Pendant ces sept années, le vieillard missionnaire ne se coucha pas une fois: c’est dire ses souffrances. Jamais cependant on ne distingua une plainte dans les gémissements que lui arrachaient les crises multipliées. Son énergie parvenait encore à porter à l’autel ses membres paralysés. Jusqu’à deux mois avant la fin, il se leva presque chaque jour de sa chaise de douleur pour célébrer le divin sacrifice. Revenu à sa chaise, il passait le reste de la journée et de la nuit à prier et travailler. Combien précieuses devant Dieu ces prières d’un saint, blanchi au service de Lui Seul! Ses travaux étaient toujours de l’apostolat: collaboration au charmant Ami du Foyer, revue des junioristes, et lettres enflammées lancées sur le Canada et les Etats-Unis pour appeler ressources et jeunes gens à nos collèges apostoliques, noviciats, scolasticats. Il cultivait spécialement ses neveux et arrière-neveux, (sa parenté vivante se comptait à plus de trois centaines), qu’il espérait conduire au sacerdoce.
Ce n’est que la veille de sa mort que la plume, le bréviaire et le chapelet tombèrent ensemble des mains du Père Gascon.
Il partit pour le Ciel, dans la matinée du 3 janvier 1914, à l’âge de 87 ans, et, selon ses vœux, le samedi, jour de la Sainte Vierge, qu’il avait finalement servie.
⁂
Les mérites du Père Gascon et les vertus de ses continuateurs, tombant sur le terrain de la sympathique tribu des Couteaux-Jaunes, firent lever une consolante prospérité à la mission Saint-Joseph.
Depuis 1909, deux grands édifices, aux dispositions modernes, mirent leurs façades au bord des eaux du Grand Lac des Esclaves: une résidence pour les missionnaires,—bel évêché de passage de S. G. Mgr Breynat,—et un orphelinat des Sœurs Grises de la Charité. Une scierie mécanique et de petits bateaux rapides, fruit des aumônes mises en œuvre par le vicaire apostolique du Mackenzie, permettent l’exploitation des forêts et du lac. Il n’y a plus à redouter que la famine. Nous avons dit pourquoi. Mais saint Joseph, nautonier fidèle, veille à la barre.
Mission et orphelinat sont le théâtre de spectacles qui raviraient Montmartre et Paray-le-Monial. La dévotion au Sacré-Cœur, reine et centre de toutes les autres, a été l’aboutissant de tous les efforts, comme de tous les désirs. Des mains du Père Gascon, qui la convertit, la tribu des Couteaux-Jaunes passa aux mains du Père Dupire, qui l’affermit dans la foi. Le Père Mansoz, arrivé avec le nouveau siècle, prêcha le Sacré-Cœur. Le Père Duport continua. Le Père Falaize acheva. Et le Père Dupire, revenu à Saint-Joseph après huit ans de dévouement à d’autres ouailles, soutient de son ancienne autorité la dévotion au Roi d’Amour. Tous les sauvages se sont affiliés, par des confréries spéciales, aux grands foyers du Vieux-Monde, d’où rayonne le Cœur de Jésus. Ils n’omettraient pas pour un trésor, s’ils se trouvent au voisinage de leur église, la communion du premier vendredi du mois. Des trappeurs s’imposent des journées de marche afin d’être présents à la fête mensuelle du Sacré-Cœur. Plusieurs ont sacrifié des chasses et des pêches nécessaires à leur vie, confiants en la parole de Celui qui est riche envers ceux qui l’invoquent, et qui a promis de bénir toutes les entreprises. La plupart de ceux que retiennent trop souvent les distances ou la disette se sont imposé, en dédommagement, la dévotion à tous les vendredis de l’année. Chaque vendredi qu’ils passent à la mission, ils s’approchent des sacrements. Retournés au fond des bois, ils s’unissent par la communion spirituelle à Notre-Seigneur présent dans l’Eucharistie et aux heureux fidèles des grands pays dont la vie est assurée, et qu’ils se représentent allant, pleins de reconnaissance, à la Sainte Table de la chaude église, voisine de leurs maisons... Le grand nombre des bons Indiens, séduits par la divine industrie du Sacré-Cœur, qui par ses promesses en faveur des neuf premiers vendredis n’a voulu que donner à ses enfants la faim de son Corps et de son Sang—qui edunt me, adhuc esurient,—font la sainte communion fréquente ou quotidienne.
Un Montagnais du fort Résolution disait, en mourant, à sa femme:
—Je te donnerai seulement comme dernière recommandation de bien aimer le Sacré-Cœur de Jésus, et de le faire aimer par nos enfants. Ne leur apprends pas autre chose. Il n’y a pas longtemps que j’ai appris cela; mais j’ai fait ce qu’a dit le père, et j’ai vu que c’était bien vrai.
Le cahier-journal du Grand Lac des Esclaves contient cette petite note, qui, sous son humble apparence, marquerait à elle seule l’immensité de tous les progrès accomplis:
12 avril 1912.—Pour la première fois, depuis la fondation de la mission, une lampe brûle dans le sanctuaire. Cette mystérieuse lumière fait du bien au cœur. Elle nous sera l’étoile qui conduisit les Mages à la Crèche de Bethléem. Grand merci à l’âme généreuse qui nous fait ce précieux présent!
Cela veut dire que pendant soixante ans les missionnaires du Mackenzie n’eurent même pas la douceur d’offrir à Jésus sa petite lampe gardienne: l’huile eût coûté trop cher, et sa propre flamme ne l’eût pas défendue de la gelée, en ces maisons-chapelles, que les nuits transformaient en glacières, à mesure que s’éteignait le foyer de l’âtre. Cela veut dire qu’il est devenu possible de vivre assez confortablement, en des abris mieux aménagés. Cela veut dire que le missionnaire a la consolation de savoir moins seul son divin Compagnon de l’exil.
En 1864, Mgr Grandin, arrivant de sa longue visite aux missions polaires, s’agenouillait aux pieds de Pie IX, avec une supplique demandant l’autorisation de conserver le Saint-Sacrement sans lampe.
Le Pape lut attentivement toutes les raisons exposées:
—Mais, dit-il, je ne puis accorder pareille chose que dans les cas de persécution; et, grâce à Dieu, vous n’en êtes pas encore là.
—Très Saint-Père, repartit Mgr Grandin, nous ne sommes pas persécutés, c’est vrai; mais nous avons tant à souffrir! Il nous arrive souvent de ne pouvoir célébrer la messe qu’avec une seule lumière... Si vous nous enlevez le bon Dieu, que deviendrons-nous?
—Gardez le bon Dieu, répondit Pie IX, tout ému. Oui, gardez le bon Dieu.... Vous avez tant besoin de Notre-Seigneur! Mon cher évêque, dans votre vie, toute de sacrifice et de privation, vous avez le mérite du martyre, sans en avoir la gloire!
Aujourd’hui, après soixante-dix ans du «martyre sans gloire», tous les sanctuaires du Mackenzie, à l’exemple de la mission Saint-Joseph, possèdent et entretiennent leur petite lampe consolatrice.
Mission Saint-Isidore (Fort Smith)[48]
La mission Saint-Isidore du fort Smith est ensevelie sous l’éternel grondement des rapides, qui brisent la rivière des Esclaves, à mi-chemin entre le lac Athabaska et le Grand Lac des Esclaves.
Ces rapides viennent mourir brusquement au pied de la côte sablonneuse, couronnée du fort et de la mission. Ils sont les dernières entraves à la navigation, du 60° degré de latitude au pôle nord.
Comme pour profiter de la suprême liberté que la nature sauvage lui accorde, la rivière se précipite, sur 35 kilomètres d’engorgement, en trois avalanches de cascades, que l’hiver n’immobilisera jamais, et qui défieront longtemps l’ambition conçue par l’homme de les dompter.
Sur les rochers enclavés dans les précipices, on voit des pélicans, confondus avec l’écume, happer les poissons qui dévalent. C’est aussi l’aire de leurs couvées, les seules connues de la région arctique. Par les beaux jours, ils s’élèvent du sein des embruns en volées solennelles et viennent planer de leurs grandes ailes blanches frangées de soleil, sur les bois et les maisons d’alentour. Le bruit des cataractes couvre leurs cris jusque dans les hauteurs de leur vol.
Les forces hydrauliques du fort Smith mettraient en action un nombre incalculable d’usines et de fabriques. Elles seront partiellement saisies par l’industrie, à n’en point douter; elles broieront le minerai du Mackenzie; elles alimenteront de mouvement, de chaleur et de lumière une ville, des villes peut-être. Cet avenir, prévu par Mgr Breynat, le détermina à établir sur ce terrain des positions de choix: un hôpital, une école, une vaste maison pour les missionnaires.
A 32 kilomètres au nord-ouest du fort Smith, dans les prairies aux herbes salines, arrosées par la rivière au Sel, à l’abri des montagnes du Buffalo, refuge des derniers bisons libres du Canada, Monseigneur a entrepris, en 1911, au prix d’énormes sacrifices, la Ferme Saint-Bruno, dont il espère tirer plus tard une partie des ressources assurées de son vicariat.
A la tête des rapides, se trouve un petit poste qui ne fut d’abord qu’une succursale de Saint-Isidore: la mission Sainte-Marie du fort Fitzgerald[49].
La mission Sainte-Marie, la dernière en latitude nord du vicariat d’Athabaska, reçoit tous les effets du Mackenzie, et les remet à la mission Saint-Isidore, la première en latitude sud de ce vicariat. Un portage de 25 kilomètres, aménagé dans le bois, sur la gauche des rapides, relie Sainte-Marie et Saint-Isidore. Les chevaux de Mgr Breynat pourvoient au transport des barques et de leur contenu[50].
Les rapides du fort Smith engloutirent plusieurs cargaisons de nos ravitaillements, attirées par la succion du courant, plus forte que les bras qui les poussaient vers le petit port du fort Fitzgerald; et, hélas! deux jeunes missionnaires: les Pères Brémond et Brohan.
Le Père Brémond était en charge de la mission Sainte-Marie, à la tête des rapides, depuis dix ans. Dévoué, aimable, prêchant à ravir, les sauvages le chérissaient. Le Père Brohan, nouveau prêtre, arrivait du scolasticat de Liége, en route pour sa destination du Mackenzie; bâti en «homme du Nord», remarquable de savoir-faire, il promettait une belle carrière. Le dimanche 14 juin 1908, après le salut du Saint-Sacrement, sur les quatre heures, le Père Brémond, canotier très adroit, se rendit au désir de son hôte qui se disait amateur d’une expédition en pirogue d’écorce, et lui proposa de traverser la rivière des Esclaves jusqu’à un endroit de la rive droite, d’où il est possible de voir bouillonner le premier rapide. Nos touristes revenaient en chantant. Comme ils atteignaient le remous qui constitue le port, le contre-courant empoigna la proue. Le contre-coup de pagaie du Père Brémond suffisait à empêcher le canot de pivoter sur lui-même et à le relancer dans le remous; mais un mouvement nerveux du Père Brohan qui se souleva un peu fit chavirer l’esquif. Tout disparut, en un instant, sous les yeux consternés du Père Lefebvre et des Indiens. Des jeunes gens jetèrent les barques à l’eau pour le sauvetage; mais ni du canot, ni des missionnaires, on ne revit jamais une épave.
Malgré la vigilance et les travaux du Père Mansoz, son directeur actuel, la mission Saint-Isidore n’est pas encore sortie des langes de sa pauvreté. Avec ses œuvres et ses édifices, elle multiplie sa gêne. Elle n’a, pour attendre le secours des chemins de fer et des exploitations minières, forestières, que sa pêche du pied des rapides, qui est la plus précaire de tout le Nord, sa chasse aux rares orignaux, et ses patates, qu’il faut disputer aux gelées particulièrement traîtresses de la région.
La première messe du fort Smith fut célébrée par le Père Gascon, le 3 août 1876.
Le premier missionnaire résident, après en avoir été le visiteur, à la suite du Père Gascon, celui qui en connut, par conséquent, tout le pain noir, fut le Père Joussard.
⁂
Mgr Célestin Joussard (1851)
Il naquit, le 2 octobre 1851, à Saint-Michel-de-Geoirs, diocèse de Grenoble.
Mgr Clut l’ordonna prêtre, au scolasticat d’Autun, le 21 avril 1880, et l’emmena aussitôt.
Le jeune missionnaire passa l’hiver à la Nativité. Le printemps 1881, il savait le montagnais au point de prêcher seul la mission du fort Smith. De là, il se rendit au Grand Lac des Esclaves, où il fut l’assistant du Père Dupire, pendant huit ans.
Du lac des Esclaves, il revenait presque chaque année au fort Smith.
En 1888-1889, il y résida.
Du fort Smith, il fut envoyé au fort Vermillon, sur la rivière la Paix, où il ajouta à son montagnais le cris et le castor.
C’est à ce poste que, vingt ans après, le 11 mai 1909, l’Eglise le trouva pour l’investir de l’épiscopat, sous le titre d’évêque titulaire d’Arcadiopolis et de coadjuteur, avec future succession, de S. G. Mgr Grouard, vicaire apostolique d’Athabaska.
La nouvelle lui parvint au temps de la fenaison. Il se hâta de rentrer sa récolte, afin de se rendre à Vancouver, où, à une date qui ne pouvait aisément se reculer, le Révérendissime Monseigneur A. Dontenwill, supérieur général des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, l’attendait pour le consacrer. Il arriva presque en retard.
La cérémonie eut lieu, le 5 octobre, dans l’église du Saint-Rosaire.
Comme le pauvre élu n’avait rien d’épiscopal dans son havresac, S. G. Mgr Dontenwill lui donna l’une de ses soutanes, qui se trouva presque une fois trop large, et son plus bel anneau.
Au lendemain de la fête, Mgr Joussard partit pour le concile de Québec.
Roulant en chemin de fer, à travers cette prairie qu’il avait si lentement parcourue, avec les bœufs, vingt-sept ans auparavant, et rêvant aux merveilles du génie humain, il prenait, sur ses genoux, son dîner de sandwich. Des débris l’embarrassèrent. Il les jeta par la portière, et, avec eux, le bel anneau du sacre. Le télégraphe, autre merveille, eut beau, de la gare suivante, sonner alarmes sur alarmes à l’homme de section: les recherches n’aboutirent qu’à laisser à l’ancienne prairie vierge l’améthiste et son écrin. Un chanoine d’Ottawa prêta son humble jonc à Sa Grandeur, qui voulait bien étrenner ses pouvoirs par une confirmation solennelle, à l’église du Sacré-Cœur.
A Québec, Mgr Joussard vit les premières assises de l’auguste assemblée. Puis, comme Mgr Clut au concile du Vatican, l’ennui le prit de ses missions.
Il attendit cependant l’heure de jouir d’une consolation que lui avait promise la vieille et bonne cité française du Canada: la consolation d’assister à un triomphe du Sacré-Cœur. Les Oblats, qui, depuis le Père Durocher, avaient dirigé la paroisse Saint-Sauveur, très populeuse, et si Québecquoise, y avaient fait s’épanouir dans sa splendeur la dévotion au Sacré-Cœur. Le Père Lelièvre, directeur des hommes et jeunes gens, prépara aux Pères du concile, invités pour le 21 septembre, une manifestation générale, simplement semblable à celles qui se sont renouvelées chaque premier vendredi du mois, depuis 1905 jusqu’à nos jours, sauf que, ce soir-là, les braves ouvriers, endimanchés, furent chercher les évêques dans des carrosses de gala, et que leur procession se déroula dans les décors féeriques des rues du vieux Québec. L’église Saint-Sauveur débordait, jusqu’aux recoins de la place publique, de ces milliers d’hommes, amis du Sacré-Cœur. A entendre chanter et prier cette masse de poitrines, les prélats comprirent que le Règne du Sacré-Cœur était bien établi sur le peuple canadien, et qu’il n’avait plus qu’à rayonner de Québec sur l’immense continent. Les comptes rendus de la cérémonie rappelaient, le lendemain, les paroles d’admiration, prononcées par les Pères du Concile, à ce spectacle. Mgr Joussard s’était écrié:
«—Je puis maintenant chanter mon Nunc dimittis. Jamais je ne verrai rien de plus beau sur la terre!»
La France invitait alors l’évêque-missionnaire qui n’avait jamais revu son pays natal. Mais, loin de se rendre à cet appel, ne se donnant même pas le temps d’assister jusqu’au bout aux séances du Concile, il dit adieu à une civilisation qu’il avait si bien compté ne plus revoir, et repartit pour le fort Vermillon, où sa hache l’attendait pour abattre les sapins d’une nouvelle construction et pour bûcher le bois de chauffage de l’hiver qui venait. Chemin faisant, de par le vicariat, il écrit:
Je vous prie de croire qu’à mon arrivée au lac Wabaska, on ne m’aurait pas pris pour un évêque. Aussi le Père Batie avait peine à nous reconnaître, tellement nous étions, le Père Jaslier et moi, dans un état indescriptible. La pluie pendant six jours, des marais à rester dedans, et la dernière journée dans l’eau jusqu’à la ceinture, pendant plus d’une heure, appelant, criant qu’on vienne nous aider à traverser, et, pour bouquet, durant quatre heures de nuit, à travers des fondrières sans nom, des ponts coupés par le milieu, où mes chevaux se lançaient pour atteindre l’autre bord et s’engouffraient dans des tourbillons de vase gluante d’où il fallait les arracher, presque sans les voir. Plus d’une fois, dans ce beau voyage, les chevaux nous ont descendus de selle. Parfois même, ces pauvres bêtes s’anéantissaient tellement sous nous que, les deux pieds à terre, nous pouvions en reculant, quitter notre siège sans même toucher à la selle... Jamais, de ma vie de missionnaire, je n’ai vu pareils bourbiers, si profondes fondrières. Mais le bien se fait. On s’en donne la peine.
De Mgr Joussard, nous avons retrouvé une perle fraîche—combien plus précieuse que celle de la prairie!—dans l’amas des correspondances conservées par Mgr Clut. Nous nous permettons de reprendre cette lettre, parce qu’elle présente l’une des épreuves du lot commun des missionnaires, que nous n’avons pas décrite: l’arrêt soudain d’un esquif dans les glaces.
Le Père Joussard est au fort Smith, l’automne 1884. Les Indiens veulent le retenir parmi eux. Mais il doit partir pour sa résidence de Saint-Joseph, avec une barque contenant 112 ballots, qui viennent d’arriver aux rapides, et qui sont les effets des missions du Mackenzie pour 1885. L’hiver menace. C’est de ce voyage qu’il rend compte à Mgr Clut:
«...Il faut que je quitte mes enfants; mais mon cœur se resserre comme si de nouveau je faisais le sacrifice de la famille. Ah! c’est que je les aime ardemment mes sauvages. Et ils en sont dignes!
«La terre est déjà couverte de son blanc linceul. Le temps est froid. La neige tombe abondante. La rivière s’épaissit. Nous sommes le 13 octobre. Je pars avec trois jeunes gens, non sans me confier de toute mon âme à notre bonne Mère: car je prévois plus d’un danger... Le lendemain, notre timonier tombe malade, incapable de tenir la rame. Je prends sa place. Le temps presse. De gros glaçons, vraies banquises, se promènent déjà sur la rivière. Jour et nuit, nous nous laissons emporter au courant, car mes deux rameurs sont insignifiants pour une charge d’environ 11.200 livres, dont notre bateau déborde. Je ne crains qu’une chose: échouer en plein fleuve, sur quelqu’un des bancs de sable, nombreux à cette époque de la décroissance des eaux. Le pesant bateau, une fois plaqué sur l’écueil par le courant, résisterait à tous nos efforts; et la glace ne tarderait pas à nous y briser. Ce que je craignais, nous arriva dans les ténèbres de la troisième nuit; et, sans un secours d’en-haut, je ne sais ce qui fût advenu de nous. Voyez-nous donc au milieu de ce fleuve. Depuis longtemps nous luttons pour gagner la rive gauche, et avoir ainsi, en cas de malheur, la ressource de regagner à pied, à travers bois, notre île lointaine (l’île d’Orignal) du Grand Lac des Esclaves. Mais, malgré nos efforts, nous ne gagnons rien: le courant et les banquises nous poussent avec fureur sur la rive droite où nous attend le désert, la mort. Des glaçons, mordants comme des limes, pressent sans cesse les flancs de notre embarcation, et vont finir par les ouvrir. La nuit est profonde, et, dans les ténèbres, on n’entend que des grands bruits de glaçons qui se concassent, rompent les digues formées par leurs devanciers, et se précipitent de nouveau par avalanches. Ce fracas du large nous épouvante, quand tout à coup il retentit autour de nous. Nous nous croyons dans un vrai rapide. La glace se rue autour du bateau qui tressaille des secousses: nous sommes échoués. Le courant, continuant sa course, nous laisse ses glaces, qui s’accumulent et se dressent bientôt, au-dessus de nos têtes. Ramer est impossible: nous sommes au milieu d’un glacier. Nous mettre à l’eau serait nous faire déchirer et emporter. Force nous est donc d’attendre une éclaircie pour tenter le sauvetage. Dix minutes s’écoulent, dix minutes bien longues, pendant lesquelles ma prière monte à Marie, la suppliant de nous prendre en pitié et de venir à notre aide. Encore une tentative: nous voilà à l’eau, dans un moment que nous croyons favorable, pour dégager la barque à coups d’épaules. Elle ne remue pas d’une ligne; elle est sur le roc. Mais voici venir sur nous une banquise plus grande; si elle nous frappe, c’en est fait; nous sommes perdus! Ma prière et ma confiance en Marie redoublent avec nos efforts. C’est le succès: le bateau tourne sur lui-même, comme sur un gond; nous sautons à bord, évitons la banquise, et gagnons la rive gauche, au prix d’une heure encore de lutte contre la rivière. Nous constatâmes alors que le danger avait été plus grand que nous ne l’avions pensé; nos parois étaient usées par le frottement au point que notre bateau faisait eau de partout et qu’il allait sombrer.
«Après nous être assurés que nous étions solidement amarrés, nous nous couchons dans le bateau même, tant nous redoutons qu’il soit emporté à notre insu. Il neige à plein ciel. La glace s’amoncelle, en grinçant, autour de nous, et nous enserre comme un étau. Dans ce froid et ce vacarme, il m’est impossible de dormir. Je secoue donc mes couvertures et je vais à terre. La descente du lit est moelleuse. J’allume un feu, et j’attends, assis sur quelques branches de sapin, le jour qui ne se presse pas. A l’aurore, la rivière ne nous apparaît plus que comme une nappe solide et blanche: elle est prise par l’hiver.
«Après avoir mis en cache les marchandises, nous prenons sur le dos nos couvertures et nos vivres, et nous nous dirigeons vers le Grand Lac des Esclaves, sans raquettes, à travers le bois, les marécages et les savanes aux grandes herbes. Après deux jours de fatigues inouïes, nous arrivons à la mission Saint-Joseph, surprenant le Père Dupire, qui ne nous attendait plus.
«Voilà, Monseigneur, le récit de mon voyage du fort Smith, voyage qui ressemble un peu à ceux dont Votre Grandeur a eu si souvent la triste expérience, et où notre bonne Mère du Ciel s’est toujours montrée si fidèle à sauver le missionnaire du Mackenzie.
«Mais, dans ce voyage, et sur le chemin que nous força de prendre notre mésaventure, Dieu me ménageait la grande consolation de rendre heureux un pauvre mourant, rencontré au milieu du bois. Il n’espérait plus me voir ici-bas. Aussi, en me serrant la main, de grosses larmes roulaient sur ses joues.
«—Pourquoi pleures-tu, lui dit un de mes jeunes gens? Nous ne sommes pas maîtres de notre vie; elle appartient à Dieu.
«—Oh! c’est de bonheur que je pleure, répondit le malade! J’avais perdu l’espoir de revoir le père et de pouvoir encore me confesser, et voilà que le père me serre la main! Que je suis content! Père, écoute ce rêve que j’ai fait cette nuit. Il me semblait que j’étais tombé dans la rivière des Esclaves; j’ai voulu saisir une épave qui m’a toujours échappé: c’est la vie qui s’en va, je le vois bien, et que je ne puis saisir. Mais que la volonté de Dieu soit faite! Je t’ai vu. Je me suis confessé. C’est assez!»
«N’est-ce pas là, Monseigneur, une ample compensation aux petites misères que nous nous imposons pour nos chers Indiens?...»
La légende.—Fort Rae et mission Saint-Michel.—Mgr Grandin chez les Plats-Côtés-de-Chiens.—Le Père Roure.—Souffrit-il de la faim?—Quelques histoires.—Célébrités de la science et du sport au fort Rae.—Superstitions et tabous.—Pauvre femme dénée!—Foi des Plats-Côtés-de-Chiens.—Pie X les aima.
Ainsi parla, en 1866, un chef Plat-Côté-de-Chien, interrogé par le missionnaire, sur l’origine de sa tribu:
Une femme Couteau-Jaune habitait seule avec ses frères, car elle n’avait point encore eu de mari. Un jour il arriva un étranger; c’était, dit-on, un bel homme. Il passa quelques jours sous la tente des Couteaux-Jaunes. Alors les frères de la femme dirent à leur sœur:
—Voici un beau déné qui t’arrive. Que ne te maries-tu avec lui?—Mariez-vous donc, leur dit-on.
Et ils s’assirent aussitôt l’un à côté de l’autre.
La nuit venue, on se coucha. Mais la femme s’étant réveillée, elle fut bien étonnée de ne plus voir son mari.
—Où peut-il être allé? se demandait-elle.
Cependant, voilà que tout à coup elle entendit un bruit insolite dans la loge, après que le feu s’y fût éteint. C’était un bruit tel que le ferait un chien en grugeant des os dans le foyer.
—Quel peut-être ce chien que j’entends ronger ainsi des os? se demanda-t-on; car il n’existait point de chien avec ces gens-là.
Vite on se lève, on rallume le feu, on cherche dans tous les recoins. Mais de chien, point.
Les habitants de la tente s’étant recouchés après cette alerte, le même bruit se renouvelle dès que l’obscurité se fait de nouveau.
—D’où vient donc ce chien qui rôde dans notre loge? Nous n’avons point de chien avec nous, se dirent les Dénés.
Alors, l’un des frères lança sa hache de pierre dans le coin d’où partait le bruit qui les épouvantait. Un cri de douleur retentit au milieu de la nuit. Vite on se lève, on attise le feu, on produit de la lumière. Et qu’aperçoit-on? Là, sur les cendres, baigné dans son sang, est un gros et beau chien noir que la hache a tué. Quant à l’étranger, il ne reparut plus jamais.
—Ah! c’était donc cet animal qui, homme durant le jour et marié à notre sœur, se métamorphosait en chien pendant la nuit, se dirent les frères Dénés! C’est un ennemi, un Eyouné (revenant, fantôme).
Ainsi pensèrent les deux frères. Aussitôt, ils chassèrent leur sœur de leur compagnie, parce qu’elle avait dormi avec le chien, le magicien ennemi, l’homme-chien. Ils furent sans pitié pour elle, afin de ne pas mourir eux-mêmes.
Elle s’installa donc loin du pays de ses pères, pleurant toute seule, dans le désert, à l’orient du territoire déné. Elle vécut là tendant des lacets aux blancs lapins des bois, et des hameçons en os ou en arêtes aux vertes truites des grands lacs.
Cependant la femme Couteau-Jaune mit au monde six petits chiens. Honteuse de son fruit, mais cependant amoureuse de sa progéniture, elle cacha ses petits dans une sacoche à coulisse, faite avec des peaux de jambes de rennes cousues ensemble.
Un jour qu’elle était allée, comme de coutume, visiter ses collets à lièvre, elle aperçut, à son retour, sur les cendres tièdes du foyer, des empreintes de petits pieds nus d’enfants.
—D’où viennent ces pistes humaines, se dit la pauvre mère? Il n’y a dans ma sacoche que mes petits chiens.
Le lendemain, le même phénomène se renouvela.
—Evidemment, ce sont mes petits qui en agissent ainsi, se dit la Couteau-Jaune. Ils sortent, de jour, pour jouer, et alors ils sont hommes comme leur père. Mais rentrés dans les ténèbres, ils redeviennent chiens. Bien! Je sais ce que je vais faire.
La pauvre mère attacha donc une longue lanière de cuir à la coulisse dont l’orifice de la sacoche était garni, et, la prenant dans sa main lorsqu’elle partit, le lendemain, pour sa course ordinaire, elle dit:
—Ah! mes petits, soyez bien sages, voilà que maman s’en va quérir des lièvres blancs pour votre repas.
Ce disant, elle partit, traînant sa lanière; mais au lieu de s’en aller, elle se blottit derrière un fourré de buissons et attendit, tremblante, que les petits chiens sortissent de leur nid sombre et chaud. Ce moment ne se fit pas attendre. Quelques instants après, elle entendit les petits chiens qui s’entre-disaient: «Maman est partie. Sortons et jouons».
Alors un petit chien mis le nez à l’air, il huma l’air de tous côtés; puis, se voyant seul, il bondit hors de la sacoche, et, à peine sur le foyer, il devint un beau petit garçon. Un autre, puis un autre, suivirent le premier, et les voilà tous les six, petits garçons et petites filles, jouant, dansant et se divertissant autour du feu central de la loge. Le cœur de la femme dénée palpitait d’émotion.
—Ah! si je puis les empêcher de rentrer de nouveau dans les ténèbres de la sacoche, se dit-elle, ils seront hommes pour toujours.
Ce disant, elle tira vivement à elle la lanière qui en fermait la coulisse; mais, avant que l’ouverture du sac eût le temps de se resserrer, trois petits enfants y avaient sauté et y étaient redevenus chiens. Quant aux trois autres, deux petits garçons et une petite fille, ils essayèrent bien aussi de se dérober à la lumière; mais ils demeurèrent hors du sac et conservèrent la nature humaine. La femme accourut alors. Elle s’empara de ses trois enfants, elle les couvrit de caresses, elle leur donna de petits vêtements blancs en peaux de lièvres tressées, et les éleva. Quant aux trois autres, qui s’étaient obstinés à redevenir chiens, elle les détruisit sans pitié.
Les deux frères devinrent très puissants par la vertu de la magie paternelle dont ils avaient hérité. Leur tente était constamment bien pourvue de viande de venaison. Alors ils pensèrent à aller visiter leurs oncles maternels, et ceux-ci ne les repoussèrent plus, comme ils avaient fait de leur mère, parce qu’ils étaient de bons chasseurs et des hommes redoutables par la magie.
Les deux frères épousèrent ensuite leur sœur et eurent un grand nombre d’enfants. Et ces enfants, c’est nous-mêmes, donc, nous les Dénés, que nos parents maternels nomment Lin-tchanrè, en souvenir de notre ancêtre, l’Homme-Chien[51].
Telle est leur légende. Elle se diversifie avec les narrateurs et les époques; mais tous se proclament les fils du chien. Depuis que la Révélation leur a appris l’histoire de l’humanité, ils conservent, en chanson de geste, les récits des aïeux, les croyant encore à demi, tant l’homme est constitué traditionaliste, quoi qu’il en veuille.
Les coureurs-des-bois traduisirent avec exactitude la dénomination indienne, Lin-tchanrè: Plats-Côtés-de-Chiens, Flancs-de-Chiens, Dogribs. Les plates-côtés sont le morceau de choix dans la boucherie sauvage; et les Plats-Côtés-de-Chiens ne pouvaient se réclamer d’une partie plus noble de l’animal que tous les Dénés tiennent pour le plus ignoble de tous, mais que la fatalité leur infligea pour père. Chien, dans leur estime, c’est encore le vil étranger, le barbare du dernier étage; Flanc-de-Chien, au contraire, c’est le palladium héraldique, le blason d’orgueil des hommes, des Dénés par excellence. Ce qu’apprenant, Louis Veuillot écrivait aux philosophes du Vieux-Monde, dans son Evêque pouilleux: «Les Plats-Côtés-de-Chiens ont la vanité de descendre d’un grand chien, comme plusieurs de nos savants ont l’humilité de remonter à un grand singe.»
Il arriva—faveur inouïe—qu’un missionnaire fut si bien trouvé à leur image et ressemblance, par le conseil des sages, qu’il reçut l’estampille de la lignée, et qu’on l’appela le Yialtri-Lintchanrè, le Priant Plat-Côté-de-Chien. Au Père Duport cet honneur. Ce qu’il en ressent de gloire! Lorsqu’il quitta la tribu, pour prendre la direction de la mission Saint-Joseph, les Plats-Côtés-de-Chiens ne cessaient d’envoyer des parlementaires au fort Résolution:
Ah! notre Père Plat-Côté-de-Chien, tu étais bien comme nous autres: tu courais, tu parlais, tu riais, tu avais des poux, tu faisais pitié, comme nous. Quand reviendras-tu? Reviens donc, reviens: tu étais un vrai Plat-Côté-de-Chien. Jamais on n’aurait pensé qu’un Blanc pouvait devenir Plat-Côté-de-Chien, comme tu l’es devenu. Oui, reviens chez nous. Les vieux de la tribu ont parlé...
Les Flancs-de-Chiens occupent le territoire qui s’étend des Couteaux-Jaunes aux Esquimaux, c’est-à-dire les rivières et les lacs échelonnés entre le Grand Lac des Esclaves et le Grand Lac de l’Ours. Ils passent l’été dans les terres stériles, et l’hiver dans les bois attenants, comme le renne, qui leur fournit la nourriture et le vêtement. Lorsqu’ils manquent la passe du renne (caribou), ils meurent de faim, en grand nombre. Leur tuerie annuelle normale s’évalue à vingt mille caribous.
La Compagnie de la Baie d’Hudson établit chez eux le fort Rae, fort de ravitaillement plus que de fourrures, comme celui du Fond-du-Lac Athabaska[52].
Le premier fort Rae fut bâti au pied d’une montagne entourée d’eau, à 19 kilomètres du fond de la baie du nord, bras du Grand Lac des Esclaves: paysage solitaire, sauvage et splendide, dont les îles et les havres ne connaissent que l’animation temporaire des troupeaux de rennes. En 1906, le fort fut reculé à 28 kilomètres sur le nord, dans le lac Marianne, qui, en réalité, serait la main immense du grand bras du lac des Esclaves, bras et main dont le poignet d’union s’est abusivement nommé la rivière aux Saules.
La mission suivit le fort. Elle fut quarante-sept ans au vieux fort Rae. Depuis 1906, elle attend, au lac Marianne, l’occasion de retourner au bras du lac, plus poissonneux et mieux boisé.
Le fondateur fut le Père Grollier, en 1859:
Je partis de Saint-Joseph pour le fort Rae, afin d’y fonder une nouvelle mission, que je dédiai à saint Michel, ce grand zélateur de la gloire de Dieu, et général en chef des armées célestes, le priant de veiller sur les eaux du Grand Lac des Esclaves, par où passent les amis et les ennemis de la gloire de Dieu... Pour la première fois le saint sacrifice fut célébré au fort Rae, le 17 avril, dimanche anniversaire du jour où les juifs s’étaient écriés, en voyant venir à eux le Sauveur: Benedictus qui venit in nomine Domini! Il était de la première importance de nous emparer aussitôt de ce poste qui compte près de 1.200 sauvages, avant qu’un ministre y mît les pieds, car Hunter, l’archidiacre, avait dit qu’il l’occuperait bientôt.
La tribu des Plats-Côtés-de-Chiens est restée dans la simplicité primitive de ses mœurs et de sa conversion: habits de peau, saleté prodigieuse, ignorance totale des formes civilisées, mendicité outre-cuidante, mais foi de Nathanaël.
C’est chez eux que Mgr Grandin disait avoir trouvé la réalisation, sans ombre, de son rêve sur l’Indien de nature, se donnant tel quel à la religion divine. De sa tournée apostolique de trois mois, en 1860, au fort Rae, où il baptisa 164 Flancs-de-Chiens, il aimait à rappeler les divers incidents, depuis son geste étendu, au Dominus vobiscum, pour abattre la pipe du «grand nigaud» qui venait de l’allumer au cierge de l’autel et la fumait tranquillement tout à côté, jusqu’à ce trait du chef, son néophyte, qu’il envoya baptiser un mourant, au loin dans le bois. Le chef revint, rayonnant:
—J’ai donné un nom à mon jeune homme, dit-il au prélat.
—Et comment l’as-tu nommé?
—Jésus-Christ.
—Assurément, tu ne pouvais lui donner un plus beau nom; mais désormais ne donne plus celui-là: c’est le nom de Dieu, et non celui d’un homme.
—J’ai fait cela afin que Jésus-Christ se souvienne davantage de lui!
Des missionnaires visiteurs, à savoir les Pères Grollier, Eynard, Gascon, Petitot et Mgr Grandin, le principal fut le Père Gascon. Il alla sept fois au fort Rae.
Le premier missionnaire résident des Plats-Côtés-de-Chiens fut le Père Bruno Roure, de 1872 à 1911.
De ces trente-neuf ans, il en passa quatorze absolument seul, sauf les quelques mois de 1879, où le Frère Boisramé vint lui bâtir une maison, et le temps des visites «bisannuelles» de Mgr Clut, son confesseur. De confrère prêtre, il n’eut, pendant 21 ans, que le Père Ladet, qui demeura au fort Rae de 1886 à 1889. Il lui fallut attendre 1903 pour obtenir un compagnon assuré. Ce vicaire fut le Père Duport, que remplaça le Père Bousso. En 1911, le Père Roure laissait sa place au Père Laperrière, pour aller fonder la ferme Saint-Bruno, au fort Smith. En 1915, enfin, il était donné à la mission de Notre-Dame de la Providence, comme chapelain des Sœurs Grises et des orphelins. C’est là que, vénéré de tous, il acheva sa vieillesse, constant dans le calme pieux et la prudence qui avaient présidé à sa vie, comme dans la fine bonté qui se répandait de ses yeux, de son sourire, de ses paroles, de son cœur, sur ceux qui l’approchaient.
Il retourna doucement à Dieu, le 3 octobre 1920, dans la cinquante-unième année de son apostolat.
Les Plats-Côtés-de-Chiens le pleurent encore.
Ils se souviennent qu’il endura pour eux les misères des commencements.
Dans son poste sibérien, hors de toute voie de communication, le Père Roure était condamné à être le dernier servi. Ses provisions lui arrivaient, via fort Providence. Il racontait que son ballot contenait ordinairement une chemise. Une manche de cette chemise était pleine de farine: sa ration pour l’année. L’autre manche renfermait ses articles de chapelle, de toilette, de cuisine, d’échange commercial. Avec ce qui restait de ce peu, il trouvait le moyen d’acheter des quartiers de rennes et de les envoyer aux orphelins du fort Providence. Une seule privation lui paraissait trop pénible: c’était de ne recevoir son fil à rets que trop tard pour la pêche de l’automne, et d’être astreint de la sorte à casser la glace, tout l’hiver, pour prendre le poisson dont il avait besoin.
Le Père Roure, homme de prévoyance renommée (quoiqu’il refusât toujours, afin d’être entièrement missionnaire des pauvres, les secours particuliers que lui offrait sa famille), souffrit-il de la faim? On lui posa cette question. Il répondit, avec plaisir:
«—Oui. Un soir, j’allai me coucher sans souper, faute de provisions: je n’avais plus une bouchée de n’importe quoi. Une autre fois j’allai encore me coucher sans souper; mais c’était par oubli.»
Une teinte d’humour agrémenta toujours les histoires du Père Roure. Il fallait l’entendre narrer doucement, par exemple, comment il faillit se voir ravir la couronne de cheveux qui lui restait, comme elle reste, grâce à Dieu, à la plupart des têtes chauves. C’était trois jours après le départ d’une escouade de Plats-Côtés-de-Chiens, qui étaient venus au fort Rae remplir leur devoir pascal. Une femme revenait du camp, déjà très éloigné, afin de raconter au missionnaire sa désolation d’avoir saisi par la chevelure une autre femme, qu’elle voulait corriger. Comme elle s’égarait dans des considérations étrangères au sujet, et que le Père Roure, cette fois, était pressé, il l’arrêta:
—Enfin, dis-moi exactement ce que tu as fait à cette malheureuse?
Ce disant, elle prend des deux mains tout ce qu’elle peut empoigner des cheveux du père, et se met à les tirer à elle de toutes ses forces.
—Assez, assez! Lâche-moi! je comprends bien maintenant.
—Non, tu ne peux pas me comprendre encore, car je l’ai tenue plus longtemps que cela, et j’ai tiré plus fort. Je veux que tu saches tout.
Et les pauvres cheveux de pâtir de plus belle pendant les minutes que dura la leçon de choses.
—Bien! fit-elle, à la fin, en regardant les débris qui restaient dans ses mains: c’est à peu près comme ça. Si tu avais eu plus de cheveux, j’aurais pu te faire mieux comprendre. Mais c’est égal; tu peux avoir l’idée de mon chagrin, quand je pense à ma mauvaise action. Bénis-moi, ô père de mon cœur, et demande au bon Dieu de me pardonner!
La maisonnette de 17 pieds de long, qu’avait bâtie le Père Gascon, servit 7 ans au Père Roure. Au bout de 5 ans, il obtint une petite vitre, qu’il put mettre au milieu des parchemins du châssis, et qui lui permit ainsi de lire son bréviaire, à la lumière du jour. Ephémère douceur! Un soir qu’il veillait, à côté de sa lampe de graisse de renne, la vitre vola en miettes, et un sifflement lui rasa la nuque: c’était une balle que lui tirait un sauvage à qui il avait refusé la permission d’échanger sa vieille femme contre une plus jeune. Le sauvage avait passé outre. Le père l’avait «excommunié»; et tous les Plats-Côtés l’avaient mis au ban. De rage, le polygame avait menacé le père de le tuer. Et voilà qu’il essayait de tenir parole. La balle se logea dans l’un des troncs d’arbres qui constituaient le mur. Pacifiquement, le Père Roure se leva de son escabeau et remit un parchemin.
Quant à la stabilité de cette demeure qu’il appelait un «monument sans banc, ni chaise, ni plancher, ni outil d’aucune sorte», n’en parlons pas:
Une fois, dit-il, mon toit s’effondra complètement. C’était durant la nuit du 10 au 11 novembre. Comme je l’entendais travailler, et pensant qu’il pourrait bien tomber, au lieu de rester couché à terre, devant mon feu, comme d’habitude, je me levai et j’allai me coucher contre le mur, de manière à ce que, si le toit dégringolait, les poutres ne pussent m’atteindre. Vers minuit en effet tout le toit tomba; mais je n’eus pas de mal. Je me levai de bon matin, le lendemain, pour refaire mon abri.
Sur d’autres missionnaires, le Père Roure eut l’avantage de voir quelques rares rayons de vie intellectuelle ou sociale frapper sa nuit d’isolement. Des représentants de sociétés savantes, des géographes, des délégués d’expéditions internationales vinrent, de temps à autre, prendre leur pied-à-terre au fort Rae, parce qu’il était le plus reculé du monde et le plus voisin du désert arctique. Ils installaient leurs appareils météorologiques; et, entre leurs séances d’observations, ils allaient causer un peu avec le missionnaire, leur ami. Aux célébrités de la science se mêlaient parfois les célébrités du sport, des chasseurs universels, aux trophées desquels il manquait la tête laineuse et cornue d’un ovibos—bœuf musqué—habitant des terres stériles, bête à la cruauté mortelle contre le chasseur qui ne fait que la blesser[53].
C’est chez les Flancs-de-Chiens que l’on peut toucher le mieux encore à la prunelle de l’âme païenne: la superstition. De tous les Dénés, en effet, ils demeurent les superstitieux émérites. Quoiqu’ils aient admirablement tourné vers la vérité leur naturelle religiosité, ce n’est pas nous, christianisés de vingt siècles et témoins des phobies persistantes du fatidique vendredi, du nombre 13, des salières renversées, des chaises girouettantes, comme des confiances imbéciles aux tireuses de cartes ou de bonne aventure, qui sommes prêts à nous étonner de trouver chez des Peaux-Rouges, convertis d’un demi-siècle, les traces d’un fétichisme ancestral.
Les pratiques directement barbares et sataniques n’ont pas tenu, en présence de l’Evangile; mais les autres ne veulent céder que lentement. On verra les meilleurs chrétiens jeter furtivement à l’eau une pipe, un couteau, un objet de valeur, pendant la tempête «afin d’apaiser l’esprit des vents». Ni hommes, ni chiens surtout, ne doivent manger la chair des animaux à fourrures précieuses: elle est sacrée. Il est défendu de rire des orignaux. Le chasseur a son animal tabou, qu’un songe lui a révélé. Ainsi, l’un ne prendra pas de martre; tel autre ne pourra abattre un lièvre, une oie. Pierre Beaulieu n’a jamais tué d’ours; il se contente d’une révérence à ceux qu’il rencontre. Plutôt la mort que de violer le tabou. Le tabou, en retour, envoie les autres bêtes sous les flèches de son fidèle. Les Plats-Côtés-de-Chiens coupent le nez des peaux, ce qui en diminue le prix. Pourquoi? On n’a pu le savoir.
Le Père Bousso faillit trouver mauvais parti pour avoir déchaîné les ouragans d’automne, au fort Rae, en mettant à l’épouvantail un corbeau voleur, qu’il avait occis.
Le Père Breynat, missionnaire des Mangeurs de Caribous, avait achevé un renne d’un petit coup de crosse sur le front. Deux offenses graves: 1º frapper à la tête; 2º tuer avec du bois. Les rennes allaient donc déserter le Fond-du-Lac et vouer à la mort toute la tribu des Mangeurs de Caribous. Mais peut-être le départ du missionnaire—à quoi tient l’affection!—peut-il encore apaiser les esprits des caribous. On le lui dit sans ambages. On l’accepte comme secrétaire pour la lettre demandant son expulsion et qu’il s’agit d’écrire à Mgr Grouard. La lettre partit, le Père Breynat resta, et les caribous revinrent, la saison suivante, plus nombreux que jamais. C’était, croyez-vous, le coup fatal porté au front de la superstition, la confusion des Indiens? Point si vite! Un vieillard, député de la tribu, vint dire au père:
Nous savons pourquoi les caribous sont revenus, car nous avons examiné ton fusil. Regarde-le toi-même; vois ce petit morceau de fer plat qui termine la crosse: c’est sûrement avec ce fer que tu as touché l’animal. Il a bien voulu ne pas se fâcher non plus de ce que tu l’aies atteint à la tête, parce que tu es étranger. Voilà comment il n’a pas rapporté à sa nation ta mauvaise action. Mais ne recommence plus! Nous serions perdus!
C’est la femme, par-dessus tout, que la superstition dénée maintient en défiance. Elle ne doit pas enjamber le bonnet ou le fusil d’un homme: il ne tuerait plus rien; ni marcher sur une peau d’ours: la maladie envahirait le camp; ni voguer par-dessus les filets tendus: les poissons se déprendraient; ni toucher, de sa langue, la langue d’un caribou: le caribou, devenu bavard, ipso facto, irait raconter à toute son espèce les défauts des Dénés. Il est interdit très spécialement à la femme de palper et de manger le muffle de l’orignal, morceau de noblesse réservé à l’homme: l’animal quitterait les bois devenus les gémonies de sa honte.
Malgré la vénération que les Indiens conçurent pour les Sœurs de Charité, dès leur apparition, ils cessèrent d’apporter, à la mission de la Nativité, les muffles des orignaux que les missionnaires leur achetaient, de peur que les femmes de la prière vinssent à en manger. A la mission de la Providence, ils consentirent à donner le muffle avec la bête, mais en exigeant la promesse formelle que les religieuses oncques n’en verraient le goût. Il n’y a que peu de temps que l’interdit a été levé par les Montagnais et les Esclaves, à l’égard des Sœurs Grises. Il ne le serait pas de sitôt chez les Plats-Côtés-de-Chiens.
Les Pères Roure et Duport furent les témoins d’un fait récent qui montre à quelle cruauté la superstition peut encore mener quelques-uns de ces sauvages. Un loup rôdait autour d’un campement Flanc-de-Chien. On savait qu’il avait mangé un homme; et tous se tenaient sur le qui-vive, non pour l’attaquer, mais pour le fuir, car d’avoir dévoré la chair humaine rendait le carnassier tabou, inviolable. Un jour, le loup fut aperçu, s’acheminant, du haut d’une colline, vers la loge d’une famille. L’homme prit sa carabine et se sauva dans le bois, tout en défendant à sa femme de remuer. Comme la bête fonçait sur elle, la malheureuse saisit une hache, s’adossa à un sapin, déposa son enfant entre ses pieds et le pied de l’arbre, et soutint la bataille. Labourée de griffes et de crocs, elle parvint à écarter le monstre d’une main, et, de l’autre, à l’assommer. Les cris et les beuglements apaisés, l’homme jugea que le danger était passé et rentra. Voyant le loup pantelant sur la neige, la gueule rouge du sang de la brave mère, il s’emporta d’une colère de démon:
—Comment! lui hurlait-il, tu as tué un loup qui avait mangé un Déné! et avec le fer de ma hache, à moi, un homme! et toi, une femme! Je n’ai plus qu’à te tuer toi-même!
Il l’eût fait, s’il ne se fût souvenu, en voyant le crucifix suspendu dans le wigwam, qu’il était chrétien.
Pauvre femme dénée! Elle sait aujourd’hui qu’elle a une âme; on lui laisse la vie; on lui accorde une certaine déférence pour ne pas déplaire à Dieu; mais combien lui reste-t-il à souffrir des vieilles superstitions, si lentes à mourir!
Ainsi que n’endure-t-elle pas encore, aux heures, aux jours, aux semaines, où la charité devrait s’incliner, tout en respect et en bienfaisance, vers sa faiblesse! Les Dénés ont pratiqué cruellement, à son endroit, par un froid égoïsme, par la seule crainte qu’il leur arrivât malheur, s’ils se relâchaient de leur intransigeance, les prescriptions que l’Ancienne Loi imposait aux juives, doucement et par symbolisme de la purification spirituelle.
La séquestration s’inflige à la jeune fille qui passe de l’enfance à l’adolescence, et se renouvelle jusqu’au terme de son âge mur. De plus, lors de sa première séquestration, elle ne doit rien manger d’agréable: elle deviendrait gourmande. Elle ne doit pas voir un couteau neuf: elle deviendrait paresseuse. Elle ne doit pas soulever le voile dont on lui cache la figure: elle deviendrait tête en l’air, etc...
Séquestrer veut dire, en loi indienne, séparer complètement de la famille et du camp. La femme tabou doit sortir de la tente, ou de la maisonnette, en rampant, par une ouverture basse, ménagée à son intention. Elle aura, au plus, un abri provisoire en branchages. On lui fournira aussi un peu de bois et de nourriture, avec mille précautions. Victime des intempéries et des malaises, beaucoup meurent de froid, de faim, ou brûlées, dans ces réduits, à portée de voix du campement, et appelant en vain au secours.
Lorsqu’elle devient mère, l’épouse est soumise à une dureté redoublée dans sa séquestration. Revêtue des plus mauvais habits, puisqu’il faudra les détruire à son retour, toute seule, à moins qu’une vieille charitable se dévoue à l’assister, elle va s’établir dans la forêt; et là, elle attend son heure. Elle place son enfant dans une mousse préparée et le réchauffe contre son sein. S’il meurt de froid, malgré sa tendresse, l’Indienne suspendra le petit cadavre aux branches d’un cyprès, afin de la soustraire à la dent des loups, et viendra lui chanter, jusqu’au dégel de la terre, la romance de sa douleur. Quelquefois, elle suit de près son enfant dans la mort. Mgr Clut rencontra, par 47 degrés centigrades au-dessous de zéro, une jeune mère, brûlante de fièvre, avec son nourrisson tremblant dans ses bras. L’évêque baptisa le petit, ayant eu toutes les peines à trouver une marraine qui consentît à le toucher tandis qu’il était impur. A un parrain, il ne faut pas songer alors. L’enfant expira, le jour même. Le lendemain, la mère succomba à son tour, dans sa fosse de neige, à quelques pas de la tente où elle voyait pétiller un joyeux foyer, et où elle entendait rire et chanter son mari, avec ses autres enfants. Elle était impure: nul ne pouvait se souiller, en la portant près d’un feu de famille.
La séquestration dure deux mois pour la mère et pour le nouveau-né, si c’est un garçon; trois mois, si c’est une fille. Après quelques jours cependant, le code sauvage mitige sa rigueur: il est permis à la femme d’occuper le coin aux débarras de l’habitation, mais personne ne lui parlera; pour ses repas, elle aura les restes; les quelques objets mis à son usage seront tenus à part, et anéantis à la fin de l’épreuve.
Si, au temps de la naissance, la tribu se trouve en marche, la femme se retire dans l’écart du bois; et, quelques heures après, portant l’enfant sur son dos, elle reprend ses raquettes pour rejoindre la caravane, au campement indiqué. Cette marche est le martyre de la femme dénée. En tout temps de ses séquestrations légales, elle ne peut suivre le chemin battu par les autres, de peur de paralyser les chasses, les pêches, et d’attirer sur les hommes et sur les chiens des sorts mortels. Force lui est donc de se frayer un sentier, à côté, dans les embarras de la forêt, et de trébucher sans cesse aux broussailles enchevêtrées sous la neige molle et profonde, avec son fardeau. Ainsi va-t-elle, des jours, des nuits, des mois. S’il lui faut, de nécessité, traverser les brisées communes, pour prendre l’autre côté, elle étendra des branches de sapin sous ses pas. Si, durant l’été, l’on arrive à une rivière, à un lac, la séquestrée ne peut trouver place dans l’embarcation. Deux canots sont reliés de front par des perches transversales; la femme s’assied sur ces perches, les pieds dans l’eau, sans toucher même les bords du canot, ni la main des hommes, pour se tenir. Quelle tombe au cours de la traversée, et qu’on ne puisse la repêcher, mieux vaudra sa mort que la malchance de tous.
Par une tempête furieuse, le Père Roure, vit lui arriver une jeune mère avec son enfant sur ce perchoir instable, entre les canots. A chaque plongeon de l’équipage dans les vagues, il croyait ne plus la voir reparaître. Comme il reprochait aux sauvages de s’être engagés sur la large baie, par ce temps:
—Il le fallait, répliquèrent-ils; un de nos enfants a entendu dans les feuilles le dénédjéré, l’ennemi; nous n’avions pour fuir que ce côté...
Eh bien! se figurera-t-on que les femmes indiennes, sachant les sévices que leur coûtera, chaque fois, l’honneur de la maternité, regardent comme le dernier opprobre de rester épouses sans enfants? Ce sentiment naturel, don du Créateur, qu’il n’y eut que les barbares civilisés à combattre, s’est surnaturalisé dans l’âme de la femme des bois, qui n’escompte sa récompense que d’après le nombre des élus qu’elle aura donnés au ciel. Les condamnées à l’épreuve d’Anna et de Sara sont inconsolables:
—Comment le bon Dieu va-t-il me recevoir, disent-elles, si je n’ai rien fait pour lui, si je ne puis lui montrer des dénés et lui dire: «De toi je les ai reçus, à toi je les rends. Prends-les pour remplacer les mauvais esprits qui t’ont désobéi, et que tu as jetés en enfer!»
Les heureuses réformes obtenues enfin chez les Montagnais, les Mangeurs de Caribous et les Couteaux-Jaunes font présager la juste émancipation de la jeune fille et de la mère dans toute la nation dénée. Mais l’esprit de superstition ne se laissera vaincre qu’au prix d’un patient combat par la loi de lumière et d’amour.
Les missionnaires n’hésitent pas à regarder les Plats-Côtés-de-Chiens, malgré les défauts signalés, comme les meilleurs catholiques du Mackenzie, avec la tribu des Loucheux.
Toutes les campagnes organisées par l’hérésie, au fort Rae, ont complètement failli. Elle n’y récolta même pas les «mauvaises herbes» que Luther se plaignait de recevoir du Pape, quand il sarclait son jardin». Ce qui prouve que les Indiens savent raisonner leur foi.
L’évêque anglican Bompas (Low Church of England), dont les efforts de zèle et les avanies, il faut le reconnaître, ne furent dépassés, ni égalés peut-être, par personne, croyant tenir enfin un Flanc-de-Chien, infidèle et polygame obstiné, lui dit:
—J’ai appris que le prêtre ne voulait pas prier pour toi. Viens chez moi, et je te recevrai. En attendant, tiens voilà une casquette.
—Garde ta casquette, priant anglais. Quand j’en voudrai une, je l’achèterai avec mes fourrures. Mais sache que le père ne m’a pas rejeté; c’est moi qui n’ai pas voulu me bien conduire. Pour te montrer que la prière catholique et française est la bonne, je vais obéir maintenant.
Le converti du ministre renvoya aussitôt ses femmes illégitimes, se fit baptiser et vécut en bon chrétien.
Tous les sauvages formés par nos missionnaires, et qui n’ont le bonheur de passer que peu de jours à la mission, observent dans leur vie nomade les enseignements et les préceptes de la sainte Eglise. A Noël, «lorsque la grande ourse marque minuit», chaque dimanche et chaque fête (jours indiqués par une croix, dans leur petit calendrier), lorsque le soleil l’été, ou la lune l’hiver, sont à la hauteur choisie par le père pour célébrer la messe, ils se réunissent, par campement, dans la loge de l’un d’eux, à tour de rôle, pour l’office divin. Cantiques, chapelet, sermon du chef, ou du plus ancien, communion spirituelle à l’Hostie immolée, loin de là, dans la petite chapelle: toute la cérémonie se déroule dans une piété, digne des moines du désert. La part de Dieu faite, chacun met au chaudron commun le morceau qu’il a apporté. Le calumet et les projets de chasse achèvent les agapes. Les Indiens observent scrupuleusement le repos dominical; ils considèrent comme une faute de tirer un coup de fusil, le jour du Seigneur, à moins qu’ils se trouvent en extrême besoin. Les prières du matin et du soir, le chapelet quotidien ne sont jamais omis.
La fidélité des Flancs-de-Chiens, en particulier, à ces dévotions frappa un jeune protestant, lauréat d’universités anglaises, que la spécialité de ses études conduisit au fort Rae. Il l’exprima dans son livre:
Les Flancs-de-Chiens observent strictement les pratiques de l’Eglise Catholique. Pas un repas n’a été pris, en ma présence, durant les deux mois que j’ai résidé chez eux, sans être accompagné des grâces, en commun; et quelquefois il fallait un grand effort de l’imagination pour voir de quoi ils pouvaient bien être reconnaissants. Les services du dimanche étaient des cérémonies très soignées. Une réjouissance les suivait toujours, lorsqu’on était en lieu de campement. En cours de voyage, ces prières étaient faites avant la marche du jour. Ils déployaient une foi surhumaine à rester à genoux dans les neiges des terres stériles, (barren ground), pour réciter leurs prières, les dents claquantes de froid, et égrener leurs rosaires de leurs doigts demi-gelés[54].
Le Pape Pie X aima les Plats-Côtés-de-Chiens, dont il se fit raconter la vie par le Père Roure.
Le Père Roure avait passé 35 ans avec eux, sans les quitter d’un jour, quand il leur annonça qu’il avait reçu la permission d’aller revoir son pays de France, «par delà les grandes terres et le grand lac salé». Emotion de la tribu, grand conseil des vétérans qui décident de demander au Père de se rendre jusqu’au Très Grand Chef de la Prière, pour lui présenter tous les cœurs contents des Lintchanrè. Ils apportent au missionnaire cent paires de mocassins, «vu qu’il usera bien cela, pour faire un si long voyage». Au Pape, ils envoient un morceau de pemmican fait exprès pour lui par la sauvagesse la plus pieuse, une grasse langue fumée de caribou et une paire de souliers fins en peau de renne, damassés en poil de porc-épic.
—Avec cela, le Chef des Grands Chefs de la prière sera content, je pense, dit le chef des Plats-Côtés-de-Chiens.
Oui, le Pape fut content, si content qu’il riait, comme il n’avait sans doute ri depuis qu’il avait dit adieu à sa gondole de Venise, en apprenant ces nouvelles, et d’autres meilleures, de la bouche du Père Roure. Il prit le pemmican, la langue, les mocassins, les palpa, respira leur bonne odeur sauvage, goûta... un peu de ce qui pouvait être goûté, et mit le tout dans un rayon de sa bibliothèque privée, en bénissant les bons Indiens, et en songeant peut-être que si tous les fidèles confiés à sa houlette ressemblaient à ses enfants des forêts arctiques, il serait le radieux Pasteur d’un bercail qui connaît Jésus, et que Jésus connaît.
Non fecit taliter omni nationi—Mission de Notre-Dame de la Providence, au fort Providence.—Le palais de Mgr Grandin.—«Plus heureux que le Schah de Perse».—Le couvent des Sœurs Grises.—Cinquante ans de leur apostolat.—Le Père Lecorre.—«Oh! qu’elle est belle, ma Bretagne!»—Le Magnificat de l’expédition 1895.—Qu’est-ce qu’un lièvre?—Mission du Sacré-Cœur, au fort Simpson.—Babel.—Le Père Brochu.—Hospice des Sœurs Grises.—Mission Saint-Raphaël, au fort des Liards.—Le fort des Poux et la danse dénée.—La Bonne Femme Houle.—Le Père de Krangué.—Champion mutilé.—Mission Saint-Paul au fort Nelson.—Le Père Lecomte.—Le Père Gourdon.—Mission Sainte-Anne, au fort Rivière-au-Foin.—Mort du Frère Hand.—Mission de N.-D. du Sacré-Cœur, au fort Wrigley.
La tribu des Esclaves peut redire l’exclamation d’Israël: «Non fecit taliter omni nationi. Dieu n’a fait pour aucune tribu dénée ce qu’il a fait pour nous».
Ils eurent la fleur et le nombre des missionnaires: Nos Seigneurs Grandin, Faraud, Clut, Grouard; les Pères Grollier, Gascon, Petitot, Genin, de Krangué, Lecorre, Ladet, Roure, Dupire, Gourdon, Audemard, Lecomte, Brochu, Ducot, Laity, Constant-Giroux, Gouy, Le Guen, Vacher, Frapsauce, Laperrière, Andurand, Bousso, Moisan, Bézannier.
Privilégiés de tant de travaux et de grâces, ont-ils répondu aux espérances?
Oui, mais faiblement.
Mgr Grouard les caractérisait, en 1871, d’un jugement qu’il n’eut jamais à modifier:
Ces Esclaves n’ont pas de grands vices; mais ils n’ont pas de grandes vertus non plus. Ils sont mous, lents et paresseux pour la prière, et diffèrent en cela des autres tribus montagnaises, où l’on trouve l’élan et la ferveur.
Leur nom français ou anglais, Esclaves, Slaves, leur vient des découvreurs qui remarquèrent leur apathie et servilité naturelles. Dans les idiomes dénés, ils sont «Ceux qu’on laisse vivre», sous-entendu: parce qu’ils ne valent pas la peine qu’on les extermine. Leur histoire tiendrait sans doute en ces mots de dédain. Avant l’époque de la religion pacificatrice, ils furent chassés du Grand Lac des Esclaves, leur domaine, par les guerriers du Sud et de l’Est. Au Nord, les Peaux-de-Lièvres et les Loucheux leur barrèrent les abords du Cercle polaire. Il resta aux Esclaves l’espace central, immense, de l’Extrême-Nord, le cœur du vicariat du Mackenzie.
Mission Notre-Dame de la Providence (Fort Providence)
L’épanchement du Grand-Lac des Esclaves sur le Nord constitue le Mackenzie proprement dit. Le fleuve géant—Naotcha—commence donc sa marche par une source de 35 kilomètres de large. Une peuplade d’îles et d’îlots, les Iles Desmarais, sorties tout à coup du sein des eaux, forment à son défilé une entrée triomphale.
A la tête et au milieu de cet archipel, paraît une île à la vaste verdure, et dont les bords sont fréquentés par les migrations poissonneuses du lac et du Mackenzie. Là, fut établi le premier fort-de-traite pour les Esclaves, le fort de la Grande-Ile (Big Island).
Là aussi, fut rencontré par le Père Grollier, le 14 août 1858, le premier groupe de la tribu. Le missionnaire appela la future paroisse: Mission du Saint et Immaculé Cœur de Marie.
Elle ne dura que trois ans.
En 1861, Mgr Grandin, trouvant la Grande-Ile trop pauvre en terre et en bois, trop en butte aux inondations et aux tempêtes du Grand Lac, résolut de chercher plus loin. Il engagea son canot dans le dédale des Iles Desmarais, traversa l’expansion du Mackenzie, dite le lac Castor, sauta un rapide, long, bruyant, mais non périlleux, et, avisant sur la rive droite un promontoire couvert d’une forêt à demi-calcinée, prête à servir de combustible et de pièces à construction, il aborda. C’était à 64 kilomètres en aval de la Grande-Ile. En face, le soleil couchant mêlait son or aux chevelures des premières îles qui élargissaient le fleuve en un lac nouveau. Au pied du cap, un tranquille remous invitait les bateaux. Dans les parages du remous, des masses de poissons attendaient les filets. Monseigneur ne pouvait hésiter.
Comme il escaladait la grève, la barque de M. Ross, chef du district du Mackenzie pour la Compagnie, le rejoignit.
Les formules de politesse échangées, le prélat ne s’exposa pas à être supplanté. Etendant un bras sur le groupe de métis dont il faisait ses témoins, et l’autre sur les hautes herbes du promontoire, il dit à M. Ross:
«—Je vous déclare, monsieur, que je prends possession de cette place, pour y fonder une mission. Je regarde comme une bonne fortune de pouvoir le faire, en présence du premier magistrat du pays.»
Le bourgeois, qui avait convoité le même endroit pour l’établissement d’une église protestante, paraissait «peu enthousiaste».
«—Monseigneur, dit-il, vous ne savez pas ce que vous faites. Comment vivrez-vous ici? Vous ne pouvez pas tenir tête aux protestants; vous n’êtes pas assez riches.
«—Monsieur, repartit l’évêque, les richesses ne suffisent pas. Dans ce pays, il faut surtout savoir s’en passer, en se sacrifiant.»
Le bourgeois parut surpris de cette réponse.
«—Fou de Kirby!—c’était le nom de son ministre—fou de Kirby! dit-il en anglais, à son commis, je lui avais dit cependant que c’était une excellente place.»
La nouvelle mission devait être la cellule-mère de l’Extrême-Nord, l’évêché du vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie, dont Mgr Taché servait la cause à Rome, l’emplacement d’un orphelinat-hôpital pour les petits et les destitués du désert, la providence de la religion catholique. C’est pourquoi Mgr Grandin la baptisa: Mission de la Providence.
Le 16 juillet 1915, le T. R. P. Belle, O. M. I., assistant du supérieur général de la Congrégation des Oblats, et visiteur officiel du Mackenzie, voulut enrichir de la protection spéciale de Marie la chère mission, et changea le premier vocable en celui de Notre-Dame de la Providence.
La Compagnie de la Baie d’Hudson dut suivre les sauvages et le missionnaire, et se contenter de placer son fort de Big-Island à la suite de la forteresse de l’Eglise catholique.
C’était le soir du 6 août 1861, fête de la Transfiguration de Notre-Seigneur, que Mgr Grandin avait choisi le Thabor, où devait s’élever l’édifice de tant de vertus, de tant de mérites. Le lendemain, il célébra le saint sacrifice sous sa tente; il planta une grande croix, construite durant la nuit, par le Frère Kearney; et, remettant à l’eau son canot, il poursuivit sa course.
Le 9 juillet 1862, le Père Gascon et le Frère Boisramé vinrent commencer les travaux, au pied de la croix.
Le 12 août, Mgr Grandin et le Père Petitot trouvèrent les deux pionniers «sapant des arbres, arrachant des écorces de sapin, établissant une pêcherie, etc... La mission se composait d’une tente en toile, dressée sur la falaise, de la croix et d’un échafaudage.»
Le Père Gascon, dont la tâche était achevée à la Providence, partit, avec Mgr Grandin, pour le fort des Liards.
Trois semaines après, Mgr Grandin revenait, pour travailler lui-même avec le Frère Boisramé et permettre au Père Petitot de consacrer son temps à l’étude des langues sauvages.
Il y avait alors: «une baraque de 22 pieds carrés, et une chapelle y attenant de 15 pieds sur 8.»
Tandis que le Frère Boisramé faisait les cheminées, les fenêtres, les toits de la baraque, Mgr Grandin, n’ayant même pas une truelle pour outil, pétrissait de ses mains les torchis et la fange dont il bousillait et crépissait ensuite les murailles.
A force de travailler, ils réussirent à se donner le bonheur de «loger Notre-Seigneur», en la fête de la Toussaint[55].
Le 8 décembre suivant, le Père Petitot et le Frère Boisramé partaient pour le Grand Lac des Esclaves, laissant Mgr Grandin seul, à la Providence, avec un enfant de 13 ans (Baptiste Pépin) et deux sauvages engagés, «fort exigeants et paresseux». Cette solitude dura huit mois, pendant lesquels l’évêque prépara le développement de la mission. Le temps que lui laissait le service des âmes se passait à abattre des arbres, qu’il faisait équarrir par les engagés, et à les charrier ensuite lui-même sur la neige. Il n’y avait non plus d’autre blanchisseur ni raccommodeur de linge que lui. Au dégel, il bêcha et ensemença un petit jardin.
Enfin, le 18 août 1863, à 3 heures du matin, lui arrivèrent deux valeureux compagnons: le Père Grouard et le Frère Alexis.
Mgr Grandin raconte la vie intime de la communauté ainsi formée, durant l’hiver 1863-1864:
Nous n’avons encore dans tout mon palais ni lit, ni chaise; nous couchons au grenier, dans un lit aussi grand que le grenier lui-même: nous y sommes quatre à l’aise. Si nous manquons de quelque chose, ce n’est certes pas de pauvreté. Bien des objets que nous attendions de Saint-Boniface ne nous sont point arrivés. Nous manquons par conséquent d’outils pour travailler, de papier pour écrire, d’hosties pour dire la sainte messe (nous tâcherons d’en faire), et moi d’habillements pour me vêtir. Entre tous, nous n’avons ni montre ni horloge; nous sommes tous réglementaires; nous mangeons quand nous avons faim, nous mesurons nos oraisons et nos méditations à l’horloge de notre ferveur, ou plutôt de ma ferveur, car c’est moi qui donne le signal: aussi, jugez comme tout se fait bien. Notre grand embarras est pour nous lever. Si le frère voit les étoiles, il est assez sûr de son coup; mais les étoiles sont souvent voilées, et encore, quand elles paraissent, faut-il ouvrir les yeux pour les voir, et même sortir, ce qui n’est pas commode quand on couche au grenier et qu’il faut descendre par une mauvaise échelle. Nous nous levons, je pense, assez régulièrement entre deux et six heures. Nous ne brûlons qu’une chandelle à la sainte messe; nous employons l’huile de poisson dans nos longues veillées: nous espérons ainsi avoir de la chandelle pour tout l’hiver.
«—Jamais, répète Mgr Grouard dans ses conversations, à soixante ans de distance, jamais de notre vie nous n’avons eu tant de plaisir qu’en cet hiver de la Providence. Il fallait nous voir grimper à notre grenier, avec notre échelle en bouts de cordes, et aller, à quatre pattes, chercher, l’un par-dessus l’autre, notre place, sur la natte de peau, étendue entre le toit de terre et le plafond. Nous y dormions tous quatre, en rang, Mgr Grandin, le Frère Alexis, Baptiste Pépin, petit serviteur de Monseigneur, et moi... Quelquefois le pied, la jambe, et encore plus, d’un maladroit passait à travers le plafond: c’était une planche ou des perches qui dégringolaient—nous n’avions pas de clous.—Ah! là, on s’en donnait de rire! On mangeait du chien, du corbeau, du putois, des fois rien du tout; mais pas un de nous, je vous le promets, n’aurait changé de place avec le Schah de Perse...»
Les journées de ce même hiver 1863-1864 se passèrent dans un redoublement d’activité. Il s’agissait de construire, à l’aide d’une scie de long, d’une hache et de chevilles de bois, l’orphelinat-hôpital des Sœurs Grises.
Toujours sur le même ton, Mgr Grouard rappelle le fervet opus:
—Mgr Grandin abattait les arbres, dans une île, et les charriait avec les chiens sur le Mackenzie: c’était sa part. Je sciais en long les billots avec le Frère Alexis: c’était la nôtre. Puis, tous, avec le coup de main des engagés que nous prêtait la Compagnie, nous élevions la bâtisse. Quand le corps du couvent fut debout, nous, les bâtisseurs, en étions stupéfaits! Pensez-y donc: une maison à un étage, dans ce fond du Nord! Et les sauvages, quand ils virent l’escalier du dehors qui menait à l’étage, ce qu’ils en furent effrayés! Après de longues hésitations, ils se décidaient à monter sur leurs mains et leurs genoux. Monter allait encore: mais descendre! Réflexion faite, ils descendaient sur le fond... de leur pantalon, ceux qui en avaient. Ils prenaient le vertige là-haut. Et nous, à monter et descendre cela avec nos pieds seulement, nous grandissions dans leur estime de cent coudées au moins!»
Les Sœurs Grises—Sœurs de la Charité de l’Hôpital général de Montréal—arrivèrent à leur maison de l’Extrême-Nord, le 28 août 1867.
Le 30 novembre, le Père Grouard écrivait à Mgr Taché:
Permettez-moi de vous dire ce que j’ai à l’idée, touchant la venue de ces bonnes chrétiennes à la Providence. Sans mentir, je ne suis pas sûr de ne point faire un rêve, quand je vois ce couvent et les sœurs logées dedans. Je n’en reviens pas de la sainte audace, de la divine folie qu’ont eue ceux qui ont donné l’impulsion, et ceux qui ont exécuté l’entreprise. Jamais je n’avais cru la chose faisable; et, bien que je susse que Monseigneur Faraud était allé les chercher au lac la Biche, je n’osais compter sur la réalisation de ce projet. Encore à présent, bien qu’il y ait trois mois qu’elles sont ici, en personne, je me frotte les yeux pour me convaincre que je suis bien éveillé, et je crains d’être sous l’impression d’une illusion qui me captive. Quand j’y réfléchis, je crois que, si j’étais athée, je serais forcé de reconnaître un Dieu; si je me défiais de la Providence, je serais forcé de me jeter entre les bras de la souveraine bonté, en voyant le courage et le dévouement de ces quelques femmes. Car vraiment leur venue est un martyre dans le sens propre du mot, un témoignage irrécusable de notre sainte foi et de toutes les vérités de la religion.
Un couvent de religieuses sur les bords du Mackenzie! Encore une fois, Monseigneur, je n’en reviens pas. C’est la fin du monde, ou plutôt c’est une création, une ère nouvelle pour nos pays barbares!
La création a subsisté; elle s’est multipliée—plus de cinquante ans le proclament aujourd’hui;—et les pays abordés, en 1867, par les Sœurs Grises, ont cessé d’être barbares.
Cinquante ans de la même bonté souriante, du même dévouement sans calcul, passant du cœur de celles qui tombent au cœur de celles qui arrivent, ont sauvé de la mort, dans leur berceau de neige, des légions de petits enfants: grâce aux Sœurs Grises, ils furent baptisés, enseignés, élevés, ils ont vu Dieu. Cinquante ans de baume et de tendresse, versés sur toutes les plaies des corps et des âmes, ont changé les solitudes de glace, où la barbarie condamnait à mourir les malades, les délaissés, les vieillards, en asiles du bonheur. Cinquante ans d’isolement volontaire, de pauvreté, d’abnégation totale, ont formé à la Congrégation des Sœurs de la Charité sa parure apostolique la plus belle. Cinquante ans de mérites continus sont descendus de l’Extrême-Nord, en fontaines de grâces, en afflux de vocations religieuses, sur Montréal, sur Ottawa, sur Québec, sur Saint-Hyacinthe, sur Nicolet, maisons-mères des Sœurs Grises, pépinières vivaces, immortelles, plantées par la Vénérable d’Youville, la Canadienne et la Charitable du XVIIIe siècle. Quelle fierté pour le Canada d’avoir donné—de donner toujours—aux membres souffrants du Christ de telles puretés, de telles vaillances! Quelle gloire attend ces vierges-missionnaires dans les parvis réservés du Ciel, où fleuriront les pieds qui portent au pays des rapides et des glaces, avec la même foi, avec le même amour qu’au pays des fleurs et du soleil, l’Evangile de la paix, l’Evangile de la charité! Quam speciosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona!
L’Oblat qui demeura le plus longtemps à la mission de la Providence—ange tutélaire des Sœurs Grises et de leurs orphelins—fut le Père Lecorre. Il y reçut l’onction sacerdotale des mains de Mgr Clut, en 1870; il y prononça ses vœux de religion, en 1876; il y remplit, de 1876 à 1901, la charge de supérieur. Il est maintenant à Saint-Albert, maison de retraite pour nos vétérans, sevré du monde par une cécité qu’il contracta dans les neiges du Nord, mais jouissant encore des vives qualités de son âme, et les consacrant toujours à l’apostolat par les œuvres en prose et en vers qu’il ne se lasse pas d’écrire. A ses orphelins de la Providence, il conserve le meilleur de ses pensées et de ses prières.
Les vicariats d’Athabaska-Mackenzie doivent au Père Lecorre, quêteur éloquent et recruteur entraînant, outre les ressources d’aumônes considérables, une phalange d’ouvriers, dont il sera difficile de trouver les pareils, lorsqu’ils seront tombés. Le tiers des pères de l’Extrême-Nord et la moitié des frères sont de ses conquêtes. Ainsi les Frères Lecreff, Louis et Jean-Marie Beaudet, Josso, Corfmat, Barbier, Carrour, Hémon, Lorfeuvre, Leborgne, Rio, pour ne nommer que des frères. Arrivés de leur village, imberbes jouvenceaux, ils sont devenus des patriarches à barbe grise, et les piliers de base de nos missions. Nous les retrouverons.
C’est en Bretagne, de préférence, où «le sol est dur et le cœur est fort», que le Père Lecorre, Breton de Vannes lui-même, tendait ses appâts. Et les petits Bretons de mordre à belles dents de foi et d’enthousiasme. Sitôt pris, sitôt emmenés par le maître-pêcheur, et jetés aux fleuves et aux lacs polaires.
Caravanes sur caravanes sautaient les rapides de l’Athabaska, traversaient les grands lacs, et descendaient le Mackenzie, en chantant des airs bretons. La terre de leur mission en vue, ils lançaient à leurs amis qui, en agitant leur mouchoir, les attendaient sur la grève:
Nous venons encor
Du pays d’Arvor...
C’est toujours leurs délices, en fendant les «flots harmonieux» des soirs tranquilles, de répéter aux échos sauvages, à la cadence des rames, les strophes de leur poète:
Oh! qu’elle est belle, ma Bretagne!
Sous son ciel gris, il faut la voir:
Elle est plus belle que l’Espagne,
Qui ne s’éveille que le soir!
Elle est plus belle que Venise,
Qui mire son front dans les eaux...
La dernière des expéditions conduites par le Père Lecorre sur le Grand Lac des Esclaves, en juillet 1895, oublia toutefois ses chansons, ou mieux elle acheva ses 38 heures d’épouvante par un cantique plus beau que les chants de Bretagne, par le Magnificat des actions de grâces, ainsi qu’après les miracles de Lourdes.
Il y avait, avec le Père Lecorre, cinq Bretons, aspirants Oblats: le Père Vacher, les Frères Corfmat, Rio, Barbier, Le Moël; deux Bretonnes, postulantes Sœurs Grises du Canada—aujourd’hui Sœurs Didace et Denise—; quatre orphelines trouvées en chemin et cinq rameurs indiens. L’embarcation était la barge grossière, sans voile et sans quille, que nous savons. Toutes les pièces de ravitaillement de l’orphelinat de la Providence, pour l’année suivante, formaient la cargaison.
Depuis le fort Résolution jusqu’aux Iles Brûlées, lieu du dernier campement sur le Grand Lac, tout allait au mieux.
Dès trois heures du matin, raconte le Père Lecorre, notre guide Alphonse Mandeville nous donna l’éveil; une brise favorable s’était levée dans la nuit et on partit gaîment à la voile, pointant vers l’île aux Morts, au nord-ouest. Déjà elle apparaissait à l’horizon; une demi-heure du train dont nous filions, et nous allions allumer un bon feu pour nous réchauffer, un feu du Père Vacher.
Mais la brise fraîchissait de plus en plus et changeait de direction. Notre bateau dérivait insensiblement vers le large, sous l’effort du vent de côté; les lames devenaient houleuses. Nous commencions à être anxieux, car nous voyions la terre, au lieu de se rapprocher, s’éloigner insensiblement. Le soleil se couvrait de gros nuages, et la tempête se déchaînait.
Plus de soleil, bientôt plus de terre; une espèce de brume nous enferme dans un cercle infranchissable. Alors nos gens de s’écrier:
—Malheur à nous! Nous sommes perdus!
Je ne le sentais que trop; mais je craignais de le dire, pour ne décourager personne:
—Si on essayait du côté de terre, à force de rame?
—Inutile, Père, la rame ne peut rien contre cette bourrasque! Regarde ces montagnes de vagues! Dans quelques instants, si Dieu ne nous sauve, nous allons être engloutis!
Oh! quel morne silence succède à ces paroles! Les pleurs des quatre petites filles font seuls écho aux mugissements du lac déchaîné; notre bateau, disloqué par ces furieux assauts, menace à chaque moment de s’entr’ouvrir.
Notre suprême espoir est en Dieu et en sa sainte Mère. Nous récitons le chapelet, et faisons vœu de réciter un rosaire devant Notre-Dame de Lourdes. Pour ma part, je fais vœu de faire, par l’entremise de mon frère Joseph, un pèlerinage à Sainte-Anne d’Auray; et, le chapelet en main, je continue à prier tout le jour, toute la nuit, car notre bateau file, ballotté d’une façon affreuse. Le Père Vacher est bien malade du mal de mer, ainsi que nos filles et nos enfants. Cela fait diversion en quelque sorte à leurs angoisses. Quant à moi, je suis, par instants, comme au désespoir de nous voir mourir, au moment d’arriver au port. Alphonse tient toujours le gouvernail, aidé par un des nôtres; mais il est épuisé de fatigue. J’ai une petite boussole; je la pose près de lui afin qu’il puisse toujours diriger vers le nord-ouest. Oh! quelle nuit d’anxiété! Au matin, la brume de tempête se dégage peu à peu, mais le vent souffle toujours avec violence, et nos regards ont beau fouiller l’horizon dans tous les sens: pas de trace d’île ou de continent. On pompe avec activité, car l’embarcation fait eau continuellement. Nos hommes sont transis de froid... Je n’avais pas dormi beaucoup depuis plusieurs nuits: la fatigue et l’angoisse finirent pas m’accabler, et je m’assoupis quelques instants. Il me semblait longer de vertes allées! La terre était belle!... Puis je revenais à la triste réalité... Pas de terre... Où étions-nous?... Enfin, vers midi, quelqu’un distingua comme un rivage derrière un rideau de brume. Comme tous les yeux se fixèrent sur ce point!... Que d’opinions contradictoires!... Et cependant c’était bien la terre, le salut. Marie avait exaucé nos vœux. A six heures du soir, nous récitions encore en commun le chapelet; mais, cette fois, devant un bon feu; et toutes les branches d’alentour étaient chamarrées d’étoffes, pour y sécher... Comme nous nous étions écartés de notre chemin! Nous avions traversé le lac dans toute sa largeur, et c’est vraiment providentiel que nous ayons pu échapper à la mort, vu la fragilité de notre embarcation, dont quelques clous de deux pouces retenaient seulement les principales pièces...
Le mardi, 16, fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, nous arrivâmes à la Providence.
Coïncidence remarquable, nos bonnes sœurs, voyant la tempête, avaient allumé un cierge devant Notre-Dame de Lourdes, le jour même où nous pensions périr!
Nous renonçons à dire les longues épreuves communes des missionnaires et des Sœurs Grises, à la Providence. Cette courte lettre, de Mgr Faraud à Mgr Taché, le 12 novembre 1869, en indique le commencement:
...Trois fois, dans deux mois, la mission a été menacée d’être détruite par le feu: la première et la seconde on n’avait eu guère que l’effroi; mais la troisième a failli nous mettre tous, non pas sur la rue, mais sur la grève. Avant qu’on eût le temps de s’en apercevoir, 1.800 planches ou madriers en pile, à 30 mètres de la maison, étaient en feu, et un vent violent projetait la flamme sur la couverture et la maison elle-même. C’est un vrai miracle qu’elle n’ait pas été réduite en cendres.
La perte de toutes ces planches ramassées avec beaucoup de peines et de dépenses, durant deux hivers, pour achever la maison et commencer la chapelle, nous jeta en arrière pour plusieurs années.
Au feu est venue se joindre la disette. Durant tout l’été, nous avons vécu au jour le jour, attendant le poisson, d’un repas à l’autre. Le bon Frère Boisramé a réellement été notre sauveur. Comme le poisson est excessivement rare ici, en été, il a constamment tenu de 18 à 20 rets à l’eau; et, à force de courir la nuit et le jour, il a, comme il dit, sauvé la nation...
Les rets du Frère Boisramé étaient tendus, alors, dans le remous, au pied de la mission. Mais, le remous s’épuisa bientôt, et il fallut retourner, chaque année, à la Grande-Ile, au bord du Grand Lac des Esclaves, à 64 kilomètres de la Providence, pour la pêche des 25.000 poissons nécessaires.
Sur les accidents de ces pêches lointaines et sur leurs conséquences, le lecteur est renseigné.
Deux fois, entre autres, le poisson fit défaut: la première, en 1885; la seconde, en 1904.
En 1885, on dut prendre 3.000 lièvres pour ne pas mourir, et 8.000 en 1904. Une telle montagne de peaux fut jetée au Mackenzie, le dégel venu, que le fleuve en était couvert.
Huit mille lièvres en un hiver, allez-vous dire! Et des lièvres! Mais quelle Capoue de délices est donc ce Mackenzie!
Considérez.
On entend par lièvre, au Mackenzie, un animal qui, gris l’été et blanc l’hiver, ne ressemble au lièvre des gras tirés de l’Europe que par ses formes organiques. Il a en propre la petitesse, la maigreur extrême, l’insipidité de la chair, s’il est permis d’appeler chair deux filasses de fibres sèches collées au derme autant qu’aux os. Rossinante de lièvre, il pèse une plume. Ecorché, bouilli, il fournit un ragoût raccorni, odorant le sapin, et dont un chien de France se détournerait. Manger du lièvre signifie, chez nous, la misère vivante.
Et béni soit cependant notre lièvre! Si minime soit-elle, sa valeur nutritive empêche de succomber. Huit mille lièvres ont sauvé la vie à cent personnes. Et même serait-il impossible de mourir de faim, au Mackenzie, s’il y avait toujours des lièvres.
Mais le lièvre n’est pas toujours là. Il ne rôde dans les bois que par époques. Chaque sept ans, il disparaît. Se cache-t-il pour mourir? Emigre-t-il? L’un et l’autre, dit-on. Ce que l’on sait, c’est que de millions d’individus il passe au dépeuplement complet, et qu’alors le chasseur ne peut plus se risquer au loin; que pour trois ou quatre ans il n’y aura plus de lièvres; et qu’après ce temps ils reviendront peu à peu, jusqu’au nombre d’autrefois, pour disparaître encore tout à coup.
Qu’adviendrait-il des missionnaires, des Sœurs de Charité, des orphelins, des malades et des vieillards recueillis, si, la même année, le renne, le poisson et le lièvre venaient à manquer ensemble?
Question d’angoisse que personne n’ose formuler, là-bas.
Tous croient par la foi et savent par l’histoire que saint Joseph, lui, ne manquerait pas. Il suffit.
Mission du Sacré-Cœur (Fort Simpson)
Le voyageur descendant le Mackenzie, à deux jours de rames du fort Providence, aperçoit, au bout d’une droite avenue, une île qui se confond avec le continent et qui ressemble au chevet d’une croix immense, dont les bras seraient le fleuve lui-même tournant à droite et la rivière des Liards arrivant sur la gauche. Un fort-de-traite et deux missions, l’une catholique, l’autre protestante, dominent le chevet: c’est le fort Simpson.
Le fort Simpson est géographiquement, et fut longtemps en importance commerciale, le vrai centre du Mackenzie.
La chronique de la mission du Sacré-Cœur pourrait s’écrire avec les larmes de ses missionnaires. De la plume et des lèvres de tous, au sujet de Simpson, tomba, comme s’il ne s’en fût trouvé d’autre, l’expression: Babylone du Nord. Non pas qu’ils fissent allusion, ces apôtres déguenillés du pauvre pays, à des jardins suspendus, à de flamboyants palais, à de sacrilèges festins nocturnes, ni même à des débauches... royales: ils voulaient dire seulement que le fort Simpson était le lieu où le démon de la cupidité, du mensonge, de la discorde, du fanatisme et de la mollesse semblait avoir établi sa capitale du Nord.
Jusqu’en 1886, date de la mise en service du premier steamer de la Compagnie de la Baie d’Hudson, le fort Simpson, chef-lieu du district, marqua le ralliement général des barges commerçantes; et chaque année s’y reconstituait la Babel, dont parla Mgr Grandin en 1861:
On trouve là des Anglais, des Norvégiens, des Orcadiens, des métis français, anglais et autres. Parmi les sauvages, on reconnaît des Sauteux, des Maskégons, des Cris, des Montagnais, des Esclaves, des Plats-Côtés-de-Chiens, des Couteaux-Jaunes, des Peaux-de-Lièvres, des Sékanais, et même des Esquimaux. La France est représentée par ses missionnaires. Vous concevez quelle confusion il y a là pendant plusieurs jours. C’est réellement la Tour de Babel. A mon arrivée, ce tumulte n’existait pas encore; il n’y avait guère que les Esclaves: c’est le nom que l’on donne aux sauvages qui fréquentent ce poste.
Le Père Grollier aborda au fort Simpson, le 16 août 1858, traquant Hunter, l’archidiacre anglican.
Le bourgeois força le prêtre à partir le 21, un samedi soir, malgré les instances des sauvages qui réclamaient la faveur de passer le dimanche avec le priant français. Par contre, le ministre eut toutes les libertés. Ainsi commença la lutte.
De 1858 à 1876, le missionnaire catholique n’eût même d’autre pied-à-terre, au fort Simpson, que la tente qu’il plantait, pour la plier bientôt; tandis que le ministre anglican et son évêque, dotés de terrain, de maison, de temple, régnaient sans ombrage.
Venant du fort Providence ou du fort des Liards, le Père Gascon 4 ans, le Père Grouard 9 ans, le Père de Krangué 21 ans, donnèrent successivement la mission de passage, au fort Simpson.
A la longue cependant, le protestantisme, qui mettait onze mois à défaire l’ouvrage que le prêtre faisait dans le seul mois de sa visite, gagna quelques adeptes et s’étendit. Lorsqu’en 1894, il fut possible de placer au fort Simpson un missionnaire résident, la moitié de la population suivait le ministre, et l’autre n’avait plus guère de catholique que le nom.
Ce brave missionnaire, le premier à rester fixé sur la Croix, fut le Père Laurent Brochu. Dieu sait combien il travailla, dans cette aridité. En dix ans de prières, de patience, d’efforts de tous genres, il ramena au Bon Pasteur le grand nombre des prodigues.
Il fut seul d’abord. En 1896, le Père Vacher lui arriva, comme élève dans la langue esclave, et comme assistant. Tous deux s’encouragèrent à l’œuvre de longanimité.
Le Père Andurand, secondé du Père Moisan, finit de reprendre toute la tribu.
Le grand événement de grâce pour la mission du Sacré-Cœur a été la fondation de l’hospice des Sœurs Grises, en 1916. Tous les infirmes et vieillards du bas-Mackenzie, c’est-à-dire depuis le fort Simpson jusqu’à l’océan polaire, y sont conviés. Déjà l’hôpital, élevé par les Pères Andurand et Moisan, et qui n’a point son pareil en hauteur et en beauté dans les édifices du Nord, se voit débordé.
Or, c’est là le coup d’audace le plus saintement téméraire qui ait été osé, sans doute, par un vicaire apostolique. Un mot et un fait l’indiqueront assez.
Le poisson ne séjourne pas dans le fleuve Mackenzie, sauf au pied des rapides qui l’arrêtent, et dans certaines expansions où le fleuve se ralentit et devient un lac: ce qui place la pêcherie voisine du fort Simpson à la Grande-Ile, entrée du Grand Lac des Esclaves, soit à 320 kilomètres.
Dès le deuxième automne de la fondation de l’hospice, le 20 octobre 1917, le bateau de pêche, qui revenait chargé de 9.500 poissons, se bloqua dans la glace, à 160 kilomètres du fort Simpson. Il aurait pu s’arrêter—et il s’y arrêtera certainement un jour—à la Grande-Ile même, ou au lac Castor, comme il en arriva tant de fois aux bateaux de la mission de la Providence. Calculons alors, sans compter les déprédations du glouton (carcajou), des loups, des voleurs, calculons les fatigues, les lenteurs, les dépenses des voyages en traîneaux à chiens que représentent cette distance, chaque fois doublée, et ces masses qu’il faut transporter, à raison de 200 poissons seulement par traîneau. Si la mission de la Providence a trouvé tant de déboires dans ses pêches, à 64 kilomètres, qu’en sera-t-il de la mission du Sacré-Cœur, prenant sa subsistance à 320 kilomètres de sa table?
Folie de la passion des âmes! Folie de la Croix!
Mais, haut les cœurs et l’espérance! Saint Joseph veillera sur Simpson, comme il veilla sur Providence, sur Résolution. Il veillera, bon intendant du Sacré-Cœur. Le Père Grollier l’a promis:
«—J’ai dédié le fort Simpson, centre de tout le district, au Sacré-Cœur de Jésus, foyer de son ineffable amour pour les hommes, tout en lui demandant asile, dans son Cœur divin, pour les pauvres Indiens du pays.»
⁂
Mission Saint-Raphael (Fort des Liards)
Au fort Simpson, laissons le Mackenzie poursuivre sa marche à l’Océan Glacial, et remontons, non à la vapeur—la vapeur n’a pu l’escalader encore,—mais en pirogue d’écorce ou en courte barge, cette rivière, aussi large que le Mackenzie dont elle est l’affluent, et qui descend du sud-ouest: la rivière des Liards. Une austère beauté la pare dans ses détours, ses rapides, ses montagnes Nahanès et Rocheuses, dont elle s’approche et s’éloigne tour à tour, sa grande vue, ses chenaux, ses îles. Elle roule sur de longs espaces avec une telle vitesse que l’on entend les cailloux s’entrechoquer sur les hauts-fonds, et qu’à l’époque de l’étiage, des amas de ces cailloux émergent, alignés comme par les cantonniers de nos routes nationales. Ces courants précipités ne se laissent vaincre que par le halage. Une journée de rapides exige même un redoublement de cette corvée, qui consiste à tirer l’esquif, du haut d’une grève horriblement enchevêtrée, et prête à vous jeter cent fois dans l’abîme, avec ses pans de terre et ses rochers déboulants.
Si notre voyage s’est heureusement accompli, nous avons peiné plus que la semaine entière pour nous mettre en vue du fort des Liards. Le voici, à 350 kilomètres du fort Simpson, sur la rive droite, en belle terre noire, fertile, et adossé à une forêt qui n’attend que la pioche et la charrue pour se convertir en champs aussi féconds que les prairies de la rivière la Paix.
La région abonde en liards: peupliers balsamiques.
Un de ces peupliers-liards eut sa célébrité, à l’origine du fort des Liards.
Comme il était large et isolé, les sauvages le prenaient pour pivot de leurs danses générales. La danse finie, la neige était noire de poux, autour du liard: c’est pourquoi le fort des Liards s’appela aussi le fort des Poux.
Boniface Laferté, qui nous le raconta, vit ce liard, ces danses et ces poux.
La danse des Dénés ne rencontra que peu d’opposition chez les missionnaires, qui se contentèrent de la détourner de sa signification païenne. C’eût été trop entreprendre que d’abolir ce divertissement qui passionne les sauvages, au temps de leurs fêtes et de leurs réunions générales, et qui, durant des jours et des nuits, harasse les exécutants et les induit au lourd sommeil, bien plus qu’au relâchement des mœurs. Les hommes dansent ensemble, les femmes aussi; et, si le mélange des âges et des conditions se fait, on y reste aux antipodes de certaines danses raffinées et dégoûtantes de notre civilisation. Au plus, se tiendra-t-on par la main pour former le cercle. Cette description d’un missionnaire est parfaite:
Mais quelle danse! Qu’on se figure une foule de tout âge et de tout sexe, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, trottinant en cercle autour d’un grand feu, les uns à côté des autres, le corps voûté et leur couverture placée sur la tête ou drapée autour du corps. Ils sautent lourdement, en accompagnant leur mouvement rotatoire de convulsions d’épileptiques. En même temps, ils hurlent des ah! ah! des eh! eh! et des eyia! eyia-a! à fendre la tête, aspirant violemment ces syllabes, comme si la respiration leur manquait tout à coup. Dans ces mouvements, ils imitent les gestes et les allures de l’ours, qui joue un grand rôle dans leurs légendes... Toutes ces noires et fantastiques figures, qui tourbillonnent dans une demi-obscurité, passent et repassent devant le feu comme des ombres chinoises; leurs cris lugubres, qui vont toujours crescendo, sont répétés par les échos et ajoutent au caractère sauvage de cette danse.
L’archidiacre Hunter passa un mois au fort des Liards, en 1858, au désespoir du Père Grollier. Mais il n’eut aucune emprise sur les sauvages. Le Père Grollier avait eu le temps d’instruire plusieurs de ceux-ci, qui s’étaient trouvés, avec les barges, au fort Simpson, et de les styler au combat.
Une femme surtout, fameuse dans le Nord, la «bonne femme Houle», que le Père Grollier vit aussi, se chargea de l’ouvrage.
Métisse française de haute lignée, implacable matrone, vêtue de peaux de bête, une longue dague fichée à la ceinture, elle terrorisait Blancs et Peaux-Rouges, et menait à sa guise tous ses maris. Aussi la Compagnie de la Baie d’Hudson avait-elle tenu à l’engager, à tout prix, comme son bully en chef, sur le trajet du fort des Liards au fort Simpson. Debout à l’avant de la barge, elle n’avait qu’à émettre des ordres et tancer l’équipage.
La femme Houle ne vécut d’abord qu’en païenne. Mais elle se souvenait d’avoir entendu, toute petite, certaines paroles de son grand-père, touchant une religion que prêcheraient un jour des hommes à robe noire; et elle n’eut pas plus tôt entendu dire que M. Thibault avait apporté la Bonne Nouvelle au Portage la Loche, qu’elle prit congé de la Compagnie, afin d’aller voir à la Rivière-Rouge (Saint-Boniface), ce qu’il en était. Elle revint, l’année suivante, instruite, baptisée, déterminée à employer au service de Dieu le prestige et la force qu’elle avait autrefois abandonnés au service du démon. Elle était devenue le modèle de la fidélité conjugale et de la tendresse maternelle. Mais la dague brillait toujours à son flanc.
Que pouvait Hunter, devant une telle puissance?
Plus tard, lorsque Kirby se présenta pour détruire l’œuvre du Père Gascon, il la trouva à son tour devant lui, toujours debout et armée. La «bonne femme» s’en prit surtout, unguibus et rostro, au onzième commandement que le malvenu apportait: «Marie, ne la prie point». Elle plaida la cause de la Sainte Vierge avec des lumières et des élans qui étonnaient les missionnaires.
En 1860, arriva le Père Gascon, premier missionnaire du fort des Liards.
La bonne femme Houle lui servit d’interprète et de sacristain.
En 1863, elle prit le Père Grouard, son «vénérable fils», sous sa protection, et se fit son institutrice en langue Esclave, en même temps que son vicaire du dehors. Elle aimait à lui expliquer les us et coutumes de la tribu. Ainsi, comme le père lui manifestait quelque surprise de trouver beaucoup de femmes sans nez:
—C’est qu’elles n’ont pas été sages, au gré de leurs maris, dit-elle. On leur coupe le nez afin de les corriger.
De fait, à peu de temps de là, le Père Grouard faisant sa méditation du soir, sous sa tente, entendit des cris de bataille. Comme il sortait pour s’informer, il vit arriver, implorant de lui refuge et secours, une femme dont le nez et la lèvre supérieure pendaient sur le menton, ne tenant plus qu’à un fil de chair.
Il venait autrefois au fort des Liards, outre les Esclaves, qui forment la population principale, deux tribus dénées des montagnes Rocheuses: les Nahanès et les Gens de la Montagne, ces derniers dits également, mais comme par antiphrase, les Mauvais-Monde:
—Je n’ai jamais vu de meilleur monde que ces Mauvais-Monde, dit Mgr Grouard.
Au regret des missionnaires, Nahanès et Mauvais-Monde ont maintenant disparu, «détruits par les maladies et la famine».
De quelle dégradation et avec quel empressement ces sauvages vinrent à l’envoyé de Dieu, le Père Grouard l’a écrit, au lendemain de sa visite apostolique de 1867:
Je fis une quarantaine de baptêmes, au fort des Liards. Plusieurs nouveaux sauvages se présentèrent à moi, et Dieu sait s’ils avaient besoin d’entendre la bonne nouvelle! Aussi était-ce évidemment la grâce qui me les amenait, car en entrant dans la maison où je logeais, après m’avoir touché la main, ils n’avaient rien de plus pressé que de me dire:
—Je veux me confesser.
Ils savaient par ouï-dire qu’on se confessait au prêtre. Ai-je besoin de dire qu’ils ne connaissaient pas les formules? Aussi s’adressaient-ils sans respect humain à la vieille femme (Houle) de l’interprète du fort, chez qui je demeurais:
—Dis donc au père que j’ai fait telle et telle chose.
Plusieurs, désireux de se décharger la conscience au plus vite, faisaient entendre ces étranges paroles: «Dis donc au père que j’ai mangé tant de personnes». Et cela en public... Les accusations de ces sauvages font assez connaître l’état affreux d’où nous sommes appelés à les tirer...
Quant aux Esclaves, que Mgr Grouard qualifiait encore, en 1890, de «peuple revêche, difficile à convertir et prompt à retourner à ses mauvaises habitudes», ils sont aujourd’hui environ 300, tous catholiques.
Les missionnaires ambulants de Saint-Raphaël (nom de la mission du fort des Liards, imposé par Mgr Grandin) furent les Pères Gascon (3 ans) et Grouard (9 ans).
En 1871, la résidence fut inaugurée par le Père Nouël de Krangué, de la Noblesse bretonne. Il y demeura, seul ou avec un assistant, 22 années.
Les voyages continuels du Père de Krangué à ses dessertes, depuis le fort Nelson jusqu’aux forts Simpson et Wrigley, les privations, particulièrement pénibles à sa condition, le réduisirent à un état de souffrances qu’il répugnerait de décrire...
Au printemps 1893, revenant du fort de Good-Hope, en route lui-même pour l’est du Canada où il portait sa santé ruinée, Mgr Clut le trouva, presque dans les affres de la mort, au fort Simpson, et le prit avec lui.
Le chemin de croix de ces deux invalides de l’apostolat devait s’achever à l’Hôtel-Dieu de Montréal. Mgr Clut y arriva seul. Le Père de Krangué était tombé en route, dans les bras de son évêque:
Arrivé à Calgary, écrit celui-ci, la faiblesse extrême du cher père ne lui permit pas d’aller plus loin. Je restai avec lui, à l’hôpital des Sœurs Grises, où nous nous faisions soigner tous deux. Je lui donnai le saint Viatique et l’Extrême-Onction. Il fut bien édifiant pendant sa maladie; et il l’a été jusqu’à son dernier soupir. Il désirait cependant beaucoup guérir, afin de retourner à ses missions; mais lorsqu’on lui annonça qu’il n’y avait plus d’espoir, il fit généreusement le sacrifice de sa vie.
Après le Père de Krangué, le missionnaire qui occupa le plus longtemps le poste de Saint-Raphaël fut le Père Le Guen. Il quitta le fort des Liards en 1915, pour prendre la direction de la mission de Notre-Dame de la Providence.
Le Père Le Guen fut le seul missionnaire, et même le premier Blanc, à visiter un groupe considérable d’Esclaves, placé à distance presque égale des forts Providence, Simpson et Liard: le camp du Grand Lac la Truite. A part quelques hommes qui avaient eu l’occasion de voir le prêtre aux forts-de-traite, ces familles n’avaient jamais pu que désirer l’homme de la prière. En décembre 1902, le Père Le Guen eut enfin le bonheur d’instruire les chers affamés de la vérité. La cheferesse Monique—le sceptre étant en quenouille—l’édifia beaucoup. Avant de la baptiser, le 8 décembre, comme il lui rappelait les souffrances de Notre-Seigneur en lui montrant sa croix de missionnaire, Monique, accroupie à côté de lui, lui frappait les genoux de ses vieilles mains ridées, en répétant:
—Eh! Eh! Eh!... Est-il possible! Est-il possible! Et elle pleurait sur la croix, «pour Jésus qui faisait pitié».
Combien de ces âmes, qui seraient bientôt si belles, restent inconnues encore sur l’immensité du vicariat du Mackenzie et soupirent après le missionnaire qui ne viendra jamais peut-être, parce que les ouvriers sont trop peu nombreux... operarii autem pauci!
Avec le Père Le Guen, et après lui, les Pères Ladet, Lecomte, Gourdon, Gouy, Vacher, Moisan et Bézannier se partagèrent le reste des années et des voyages, au fort des Liards.
De ces preux, le Père Moisan ne doit pas être tenu pour le moins fier: fierté tout obligée, qui lui conserve jusqu’à cette heure le titre de champion mutilé du Mackenzie. Mgr Breynat ne perdit qu’un orteil, au lac Athabaska. Le Père Moisan en laissa deux, au fort des Liards. Ce fut le jour de sa fête, en la saint François-Xavier, 3 décembre 1906, qu’il se les gela à mort.
De même que la rivière la Paix, la rivière des Liards est presque dépourvue de poissons; et la mission ne peut s’approvisionner qu’au lac Beauvais, situé à 40 kilomètres du fort, à travers le bois. Le Père Moisan rentrait avec la dernière charge du poisson d’automne, trottant à la suite du traîneau, quand, à une lieue de la mission, il cala sous la glace d’un marais. Comme il faisait très froid, l’eau se congela aussitôt sur ses pieds. Il eut beau hâter sa course, deux orteils du pied droit, «le gros et le voisin», étaient perdus.
Après un mois de souffrances et de soins inutiles, le Père Gouy les coupa, avec son couteau de poche.
Mission Saint-Paul (Fort Nelson)
A quelque 80 kilomètres en amont du fort des Liards, se rencontre, sur la droite de la rivière des Liards, son principal affluent: la rivière Nelson.
Elle descend du sud, et coule tout entière dans le territoire de la Colombie Britannique.
Le fort Nelson est établi sur sa gauche, à 160 kilomètres du confluent.
Les 240 kilomètres qui séparent la mission Saint-Raphaël de la mission Saint-Paul, sa succursale, ne peuvent se franchir que péniblement. La rivière Nelson, quoique plus étroite et moins rapide que la rivière des Liards, déconcerte les canots par ses replis continuels. L’hiver, sa vallée emprisonne des neiges épaisses, molles, adhérentes, que le piéton doit souvent fouler deux fois pour les rendre praticables à son attelage.
Les berges de la Nelson, hautes, fortement boisées, de terre noire aussi friable que fertile, se transforment sans cesse, sous l’action des crues de la saison chaude. Elles se laissent souvent détacher par bastions et déposer telles quelles, avec leur végétation, au milieu du cours d’eau. D’autres îles, créées par les alluvions qui s’arrêtent à des amas de grands arbres échoués, seront couvertes de sapins et de liards, que les bois qui les supportent apparaîtront encore. Une crue plus puissante enlèvera le tout pour l’ajouter à quelque promontoire, ou le distribuer en débris à des îles plus tenaces. On dirait qu’en cette sauvagerie la nature n’a pas encore fondé ses bases.
Le fort Nelson remplaça, en 1867, le fort Halkett, qu’avait visité le Père Gascon en 1862[56].
En 1868, le Père Grouard vint commencer, au fort Nelson, la mission Saint-Paul.
Il y trouva, avec les Esclaves, et en nombre presque égal, des Sékanais.
Les Sékanais, tribu dénée encore, s’irradient sur les deux versants des montagnes Rocheuses, et tombent, selon leurs zones de chasse, sur les missions de la Colombie, ou sur les missions du Mackenzie. Les Sékanais, de noble caractère, respectueux, généreux, eussent fait la gloire de l’Eglise, s’il se fût trouvé un missionnaire de leur langue, sœur de la langue castor, à même de les suivre. Les rares familles qui prirent contact avec le prêtre, aux forts des rivières la Paix et Nelson, se firent instruire par interprètes, et reçurent le baptême.
Il reste, au fort Nelson, environ 250 sauvages, convertis et assez fidèles.
Ils coûtèrent une rude rançon d’ouvriers et d’ouvrage.
D’abord, à peine avaient-ils été abordés par les Pères Grouard et de Krangué, qu’un prophète se leva parmi eux. Il ne réclamait même pas trois lignes d’un honnête homme, celui-là, pour le faire pendre: il lui suffit d’un dessin pour métamorphoser le Père Lacombe en apôtre de Belzébuth:
Voyez cette image, disait le sorcier à ses ouailles, en montrant le catéchisme symbolique du célèbre missionnaire des Cris et des Pieds-Noirs, voyez ces hommes—il mettait le doigt sur Luther, Calvin et autres ejusdem farinae—: ils sont habillés de couleurs variées, ils sont beaux: donc ils iront dans la terre d’en-haut (le ciel), où tout est beau. Voyez maintenant ces hommes tout noirs—désignant le prêtre, la robe-noire—: Ne ressemblent-ils pas, avec leur triste couleur, à nos corbeaux malfaisants? Ils s’en vont au feu d’en-bas, je vous le dis; et avec eux rôtiront tous les Esclaves et tous les Sékanais qui les suivront. Allons donc, mes amis, au priant Anglais, qui est habillé à la manière des beaux bourgeois de l’image, et n’écoutons plus le priant Français, qui est tout noir.
Le harangueur souleva, en quelques dithyrambes de cette sorte, tous les Indiens, qui demandèrent un ministre protestant.
Le commis, M. Brass, trouvant belle l’occasion de faire instruire en anglais ses propres enfants, accepta d’être le porte-parole des sauvages, et fit parvenir la requête aux quartiers anglicans.
Le Père de Krangué apprit ces nouvelles, au fort des Liards, l’été 1878:
Ne sachant à quel saint me vouer, dit-il à Monseigneur Taché, j’eus un matin une bonne distraction, en faisant ma prière: l’idée de faire courir la nouvelle qu’en automne je monterais au fort Nelson, et que j’y ferais l’école, en anglais et en français, à tous ceux qui se présenteraient chez moi. Cependant, pouvant à peine bégayer quelques mots d’anglais, j’étais assez embarrassé de mon ignorance. Mais le bon Dieu qui m’avait envoyé la distraction l’a menée à bonne fin. Le Père Lecomte, devenu mon socius, connaissant les principes de la langue anglaise, a bien voulu prendre ma place et accepter de faire l’école annoncée. M. Brass a été très heureux de ma proposition, il a laissé ministre et maître d’école dans leur cure, et m’a promis, en me serrant fortement la main, que mon confrère passerait un bon hiver dans son fort. Grâces en soient rendues à Dieu, le loup hurle encore hors de la bergerie.
J’ai confiance dans le patronage de saint Paul et dans le zèle actif du Père Lecomte. J’espère que le visionnaire deviendra aveugle et que les aveugles commenceront à voir.
Si l’on cherchait dans la galerie des jeunes saints, honorés par l’Eglise, le modèle que retraça la vie du Père Henri Lecomte, il faudrait s’arrêter devant celui dont le portrait tenait en ce cadre: «Ange à la prière, homme au travail, enfant en récréation.»
Le Père Lecomte ne savait que prier, travailler et sourire.
Il y a trente ans qu’il n’est plus, et rien qu’à le nommer, en présence des sauvages, des commerçants, des missionnaires qui le connurent, les fronts de tous s’éclairent aussitôt de ce rayon qui doit flotter encore sur le front des voyants, au lendemain d’une apparition.
Une conférence de Mgr Faraud, au grand séminaire de Laval, en 1874, lui avait révélé sa vocation à l’apostolat. Il eut à vaincre de grandes oppositions, dont la moindre n’était pas celle de son Ordinaire; mais il partit sur-le-champ. Ayant fait son noviciat à Lachine, près de Montréal, et prononcé ses vœux perpétuels au lac la Biche, il fut ordonné prêtre par Mgr Clut, à la Providence, le 28 octobre 1877.
En 1878, il était nommé socius du Père de Krangué, au fort des Liards.
Socius (compagnon), il le fut à la façon du Nord. Il se rendit au fort Nelson, où il demeura dix ans, ne quittant sa solitude que pour aller se réconforter, une ou deux fois par an, au fort des Liards.
Ces dix années furent les principales de la courte vie du Père Lecomte. Il y assura la conversion des Indiens du fort Nelson, qu’il trouva presque tous païens. Il y contracta ses infirmités fatales.
En 1880, le Père de Krangué pouvait déjà écrire:
A Saint-Paul (fort Nelson), le troupeau s’améliore peu à peu, grâce à Dieu et aussi au zèle du R. P. Lecomte, qui y met tout le sien, soit à l’étude des langues, soit dans l’exercice du saint ministère. Il est aimé et désiré de tous les sauvages. Il est plein de zèle pour les âmes, ardent au travail, confrère gentil à plaisir, religieux exemplaire, et pieux comme un ange... Il vit de peu, et est toujours content.
Le Père Lecomte ne tarda pas à posséder à fond la langue esclave et à la parler avec une aisance que lui enviaient les sauvages eux-mêmes. Il composa un dictionnaire esclave des plus appréciés. Il savait et prononçait si parfaitement l’anglais que les commis protestants se faisaient une fête d’aller entendre ses sermons dans leur langue, aux grandes occasions. Ces occasions étaient surtout Pâques et Noël. Comme il n’y avait pas d’harmonium, le missionnaire jouait les airs sur sa guitare de France, et, de sa voix d’or, chantait les cantiques en français, en anglais et en esclave. Les solennités de la guitare et des cantiques étaient impatiemment attendues de tout Nelson.
Pour payer tant de plaisir, il fallait beaucoup de souffrances. Elles arrivèrent.
A la fin de 1880, Le Père Lecomte écrivit à Mgr Clut:
...Il faut que je vous dise qu’il m’est advenu, le 9 novembre dernier, un malheur, dont je crains que les conséquences soient funestes à toute ma vie. Je me suis fait avec ma hache une plaie profonde dans le genou, à la même jambe que j’avais assez gravement blessée devant vous, sur le Grand Lac des Esclaves, en 1877. Me voilà frappé depuis presque deux mois, et je ne fais que commencer à marcher. Mon genou reste enflé et sans force, ce qui me fait croire que les nerfs et l’os ont été gravement lésés. Je ne puis plier la jambe qu’un tout petit peu, ce qui est fort gênant pour faire les génuflexions, au saint autel. C’en est fait, je pense, de mon agilité d’autrefois. Enfin, que la volonté de Dieu soit faite!
L’hiver 1885-1886, le Père de Krangué tomba gravement malade, au fort des Liards. Croyant sa fin venue, il envoya deux sauvages prier le Père Lecomte de venir l’administrer.
Afin d’éviter les sinuosités de la rivière Nelson et d’aller plus vite, les sauvages proposèrent au Père Lecomte de le conduire en ligne droite, à travers la forêt. Les voyageurs partirent, portant leurs provisions, leurs couvertures, une hache et un fusil. La marche, croyaient-ils, ne pouvait dépasser une semaine.
En deux jours, ils se trouvèrent au bord de la petite rivière Caribou, comme s’y attendaient les guides: tout allait donc à souhait, malgré la neige et les broussailles. Ils traversèrent la glace, continuèrent, et, quatre jours après, se retrouvèrent au même endroit de la même rivière. Par une inexplicable aberration, ils avaient décrit un cercle.
Se reconnaître égaré, et si près du point de départ, au moment où l’on croit toucher le but, quelle déception! Et les provisions s’achevaient.
Retourner au fort Nelson? Impossible: le Père de Krangué mourant là-bas, au fort des Liards, attendait, il soupirait, il comptait sans doute les minutes!...
Les Indiens promirent d’être courageux, ils refirent la direction, et la marche reprit. Mais les malheureux s’affaiblissaient à chaque pas.
Un soir, il ne resta plus, pour le souper, que les entrailles d’un lièvre, de la chair et de la peau duquel les trois hommes avaient déjeuné et dîné déjà. Plus une bouchée pour le lendemain. Tandis que les jeunes gens employaient le reste de leurs forces à préparer le campement dans la neige, le père, excellent tireur, s’éloigna avec le fusil et les deux dernières charges de plomb. Il vit un lièvre, le troisième que l’on apercevait du voyage. Ajustant l’animal, qui ne bougeait pas, il lâcha le coup. Rien. Le deuxième coup partit, et le lièvre détala. La peur de manquer avait comme halluciné le chasseur. Mais, aux détonations, les hurrah des sauvages avaient répondu; et déjà ils débouchaient du fourré, l’œil enflammé, pour se jeter sur le repas enfin trouvé... Désappointement! Désolation!
L’un d’eux devint fou, cette nuit-là. Furieux par intervalles, il voulait tuer le missionnaire. Il fallut marcher trois jours encore, sans manger, et avec la nouvelle tâche de se défendre contre l’insensé.
La dernière journée—la dix-huitième—le Père Lecomte dit à ses compagnons:
—Maintenant je reconnais les lieux. Restez ici. J’irai tout seul, bien vite, au fort des Liards, d’où je vous enverrai aussitôt du secours.
Il arriva, le soir, «titubant comme un mort qui sortirait d’un sépulcre», ramassa ses énergies pour indiquer où se trouvaient les deux autres affamés, et tomba évanoui, sur le seuil de la mission.
Le Père de Krangué, qui allait beaucoup mieux, prit soin de son pauvre ami.
Cette épreuve abrégea la vie du Père Lecomte, dont la santé du reste n’égala jamais le courage.
L’accident qui devait être mortel arriva au printemps 1888.
Le fort Nelson avait jeûné tout l’hiver. Le pays abondait en orignaux, il est vrai; mais il était impossible de les approcher, à cause du bruit que faisait en craquant la neige, encroûtée par la gelée, après les chauds passages du chinouk. Le Père Lecomte et Boniface Laferté, son hôte, n’avaient vécu que d’écureuils.
A l’époque où les ours sortent de leur retraite d’engourdissement hivernal, le père avait à soutenir, par surcroît, une famille de désespérés, venue des montagnes Rocheuses. Il prit sa carabine et s’en fut demander à la forêt la nourriture de ces malheureux. Il tua un ours, le mit en quartiers, et s’en chargea le dos. Comme il se hâtait d’arriver, il fit un faux pas, qui provoqua la rupture d’un vaisseau dans la poitrine. Il rentra, en crachant le sang. La blessure ne guérit jamais. A tout effort violent, elle se rouvrait. Elle dégénéra en tumeur, dans la région du cœur.
Durant les quatre années qui lui restèrent à lutter contre la mort, le Père Lecomte continua à évangéliser les Esclaves, non plus à Nelson, mais au fort des Liards, au fort Simpson, au fort Wrigley, voyageant plus que jamais.
Au fort des Liards, il eut à goûter d’une autre amertume: une maison, qu’il finissait à peine de construire de ses mains d’habile charpentier, prit feu, et brûla tout entière, sous ses yeux, en une demi-heure.
En 1892, le jeune missionnaire dut rendre les armes. Il ne pouvait plus supporter que le riz, et, à la mission de la Providence où il se trouvait alors, on lui dit qu’on n’en avait plus. Le moindre bruit lui déchirait la tête, et il lui fallait, pour trouver un docteur et un remède, faire 1.600 kilomètres, dans le vacarme des barges, des rapides, des grincements de rames, des imprécations de bateliers, des cahots de charrettes. Il les fit, en un mois de tortures, qui n’effacèrent pas un instant son sourire d’affabilité et de résignation.
A Saint-Albert, il y avait des médecins, des Sœurs de Charité, les tendresses de Mgr Grandin. Mais il était trop tard. Le 16 septembre 1892, le Père Lecomte mourut, comme mourraient les anges, s’ils pouvaient mourir.
La veine des souffrances ne devait pas tarir de sitôt, à la mission Saint-Paul, après le départ du Père Lecomte.
En février 1890, le Père Gourdon monta de Saint-Raphaël pour le remplacer. Il perdit tous ses chiens, en route, dans la neige extraordinairement profonde.
Au petit jour du 7 juin suivant—fête du Sacré-Cœur—cette neige, grossie de la neige fondue dans les montagnes, envahit la mission, juchée cependant à une hauteur que l’eau n’avait jamais atteinte. Le Père Gourdon, éveillé par le clapotis du flot contre son lit, n’eut que le temps de dire la sainte messe, de saisir son fusil et de grimper dans un sapin. De là-haut, il vit partir, à la débandade, le bois de chauffage qu’il avait amassé brassée par brassée, son traîneau, tout ce qui n’était pas sa maison. Entre temps, il tirait pour appeler. Le commis, réfugié lui-même dans une barque, vint le délivrer.
Le missionnaire, n’attendant plus les sauvages après ce déluge, rangea son logis et descendit au fort des Liards, quitte à revenir à Nelson, l’automne ou l’hiver de la même année.
Il était à prendre le soleil, devant la mission Saint-Raphaël, l’après-dîner du 16 juillet, lorsqu’il vit flotter, au large de la rivière des Liards, une petite caisse. Ayant lancé un sauvageon à la poursuite de l’épave, il ne tarda pas à reconnaître le tabernacle de la mission Saint-Paul. Il comprit: l’inondation avait recommencé là-bas, avec les pluies; et sa maison s’en était allée. Il ne fut pas long à équiper un canot et à remonter au fort Nelson. Il trouva sa route jalonnée de ses meubles: dans les branches d’un arbre sa soutane de travail, sur une pointe de rocher son ostensoir et sa cloche, ailleurs trois de ses chandeliers et deux pièces de son poêle. Au fort Nelson, plus rien: ni maison, ni chapelle, à peine quelques ruines méconnaissables. Des sauvages jouaient à la main avec la relique de la vraie Croix, qu’ils avaient ramassée sur le rivage...
Le missionnaire à qui fut donnée la consolation de parfaire la conversion du fort Nelson—consolation achetée par douze années de voyages, de travaux, d’ennuis de toutes espèces—, fut le Père Le Guen.
Il remit au Père Moisan, en 1909, toute la population baptisée, à l’exception d’un seul homme.
⁂
Mission Sainte-Anne (Fort Rivière-au-Foin)
La mission Sainte-Anne nous ramène, pour la dernière fois, au Grand Lac des Esclaves. Elle est sise à l’embouchure de la Rivière-au-Foin, venant de l’ouest, et futur port naturel des navires du Grand Lac.
Le Père Gascon débarqua, le 3 juillet 1869, à la Rivière-au-Foin, pour fonder la mission Sainte-Anne. Il avait pour le seconder le Frère Hand, son compagnon, depuis quatre ans, à la mission Saint-Joseph.
Les deux ouvriers, aidés de quelques sauvages, bâtirent une chapelle.
Le 23 août, de grand matin, le frère Hand se leva, fit sa prière, sa méditation, et, en attendant l’heure de la messe, alla visiter les rets où il espérait trouver les vivres de la journée. A six heures, le Père Gascon entendit des cris:
—Le frère se noie!
Il avait disparu, et son canot flottait, renversé, à l’endroit d’un filet, sur le lac tranquille.
On découvrit son corps, le lendemain.
Le Père Gascon remarqua la figure ensanglantée, sans se demander pourquoi. Il crut que le frère avait simplement chaviré, bien que, marin dans l’âme, il eût fait plusieurs fois, par des gros temps, la traversée du Grand Lac des Esclaves, en canot d’écorce. Les Indiens présents à l’ensevelissement cachèrent la vérité qu’ils savaient. Ils ne la révélèrent que beaucoup plus tard au Père Gourdon. C’était un sauvage, qui, en tirant des canards, avait blessé le frère assez grièvement pour le jeter à l’eau.
Le Père Gascon tâcha de tenir encore quelques mois, à la Rivière-au-Foin; mais le vide laissé par son collaborateur bien-aimé ne put se combler, et le missionnaire regagna la mission Saint-Joseph, pour la Noël.
La mission Sainte-Anne ne reçut que de rares visites, jusqu’en 1878. Puis, elle tomba dans l’abandon presque complet, faute de missionnaires, faute aussi de docilité de la part de ces Esclaves.
En 1893, le révérend Marsh, qui avait échoué tout à fait au fort des Liards, vint s’établir, sur la demande des sauvages eux-mêmes, à la Rivière-au-Foin; et, lorsque, l’année suivante, Mgr Grouard s’arrêta pour leur donner les exercices de la mission, il vit la plupart des Indiens refuser de lui toucher la main et lui tourner le dos.
En 1900, la mission fut reprise par le Père Gourdon. Il y arriva avec le Frère Rio, le 26 mars.
Il ne trouva que trois vieilles femmes métisses restées fidèles à leur baptême. Tous les autres étaient devenus protestants. Il est vrai qu’ils continuaient à dire leur chapelet, au temple, pendant le sermon anglais de leur ministre.
Voilà vingt ans que le missionnaire, qui n’a plus quitté la mission, cherche à reconquérir le terrain perdu. Les Pères Gourdon, Gouy, Brochu, Frapsauce, Dupire, Vacher, Bousso se sont consumés à cette tâche.
Aux dernières nouvelles, la population se répartissait en 81 catholiques et 42 protestants.
L’épée de Damoclès suspendue encore, et toujours, sur le cœur du Père Bousso, c’est le plaidoyer de l’Esclave pour sa pauvreté, c’est la simonie à rebours de l’Indien:
—Si tu ne me donnes pas du thé, du tabac, des habits, je serai obligé d’aller en chercher chez le ministre. Il m’en offre tant que j’en veux, lui!...
Mission de Notre-Dame du Sacré-Cœur (Fort Wrigley)
La mission Notre-Dame du Sacré-Cœur, extrémité septentrionale de la tribu des Esclaves, nous transporte à 220 kilomètres au nord du fort Simpson:
«—Le poste du fort Wrigley est situé sur la rive droite du Mackenzie, au pied des hautes collines qui nous ferment l’horizon du côté du nord et de l’est. En face, une île jetée au milieu de la rivière ne nous laisse voir qu’un petit chenal, faible portion du Mackenzie. Sur l’autre rive, de hautes collines encore nous empêchent d’apercevoir les montagnes Rocheuses, qui se dressent en arrière dans leur majestueuse blancheur. Au sud seulement, en amont de la rivière, le regard s’étend à perte de vue.
«Le fort Wrigley n’est pas sans charmes pour une âme méditative ou pour un poète: la première de ses qualités, sous ce rapport, c’est la solitude parfaite dont on y jouit, le calme. Rien n’en trouble le silence, si ce n’est le bruit d’un rapide, juste au-dessus de la mission...
«A la tête de ce rapide se trouve une source d’eau pétrifiante, et, dans l’île d’en face, une source d’eau chaude.»
Cette description est du Père Gouy, premier résident du fort Wrigley, en 1897. Il convient de la compléter, en disant qu’en 1910 la mission changea de rive, avec le fort, transporté un peu en aval; et que, devant elle, le large Mackenzie s’étale pour contourner bientôt le légendaire Rocher-qui-trempe-à-l’eau, muraille conique de 200 mètres, lézardée par les siècles, et qui, adossée comme pour les contenir à des gradins de montagnes entassées, plonge droit dans le fleuve.
La misère et la mort n’évolueront nulle part en un théâtre de plus imposante beauté.
Il y avait, au fort Wrigley, lorsque le Père Ducot vint le visiter, du fort Norman, en 1881, 300 Indiens. Il en restait 70, en 1915.
Bientôt le silence du désert planera sur Wrigley.
Napolitains du Nord.—Mission Sainte-Thérèse, au fort Norman.—Rivière et Grand Lac de l’Ours.—Le Père Ducot.—Sauvé par un loup...—Le pont de glace.—Noël, le 17 décembre.—Un halo de lune et une aurore boréale.—Mission Notre-Dame de Bonne-Espérance, au fort Good-Hope.—Le Père Grollier.—Da mihi animas!—Sa rapide et douloureuse carrière.—«Je meurs content, ô Jésus!».—Le Père Séguin.—Jusqu’au fort Youkon.—Chez les Loucheux.—La conversion des Peaux-de-Lièvres.—«Le Saint est mort!»
«Pétulands et enthousiastes, les bons, mais laids, Peaux-de-Lièvres me surprirent par la légèreté apparente de leurs allures. Cela ne ressemblait en rien à ce que j’avais vu jusqu’alors. Au lieu de la taciturnité montagnaise, de la joie calme et lymphatique des Flancs-de-Chiens, de l’apathique abandon des Esclaves, je rencontrais une peuplade alerte et frisque comme une volière de hoches-queues, chaleureuse comme des Napolitains, loquace comme des Juifs, familière et sympathique comme des enfants.»
Cette impression qu’ils firent d’abord sur le Père Petitot, les Peaux-de-Lièvres la refont sur tous les Blancs qui les abordent. Moins coûte le bonheur, meilleure est son espèce. Les miséreux du Nord n’en seraient-ils pas la démonstration? Plus ils s’enfoncent dans les neiges et le dénuement, plus ils paraissent contents de leur fortune. Rien ne ferait plus envie à nos riches préoccupés et moroses que les concerts quotidiens de ces rieurs en guenilles.
Avant l’ère des guenilles, de nos guenilles, la tribu s’habillait—d’où son nom—d’un costume à la samoyède, tissé, de pied en cap, avec des lanières de peau de lièvre. La peau du lièvre oppose au froid une imperméabilité sans égale.
Deux missions s’occupent des Indiens Peaux-de-Lièvres: Sainte-Thérèse du fort Norman et Notre-Dame de Bonne-Espérance du fort Good-Hope.
⁂
Mission Sainte-Thérèse (Fort Norman)
Sainte-Thérèse du fort Norman est située à 520 kilomètres au nord du fort Simpson, distance qui marque le record des espaces entre les missions du Mackenzie.
Le petit fort Norman et sa petite mission catholique se sont donné une avenue et un décor des plus grandioses.
Pour les atteindre, le Mackenzie a rompu, depuis 80 kilomètres en aval du fort Simpson, trois bordées de montagnes que lui envoyaient les Rocheuses, comme pour barrer son cours. A l’est, il a coupé à pic les nombreux éperons poussés par les plateaux Laurentiens à la rencontre des Rocheuses. Dégagé, en vainqueur, de ces escarpes titanesques, il a refait sur une étape de 25 lieues, la majesté de son lit, reculant toujours ses rivages, jusqu’au fort Norman.
De la rive droite du Mackenzie, où il est situé, le fort Norman contemple, par delà la largeur du fleuve, et par-dessus les collines moutonnantes de l’ouest, les fines et blanches crêtes des montagnes Rocheuses elles-mêmes.
A un kilomètre en aval de la mission, une eau bleue et froide s’unit, refusant longtemps d’y mêler sa pureté, au boueux Mackenzie: c’est la rivière de l’Ours. Elle descend du Grand Lac de l’Ours, en longeant, sur sa droite, une chaîne de monts qui s’arrêtent brusquement à leur tour, au confluent, par un énorme Rocher-qui-trempe-à-l’eau.
Cette rivière de l’Ours, terreur permanente des missionnaires, dévale d’une hauteur de 200 pieds, sur ses 130 kilomètres de longueur. A un canot qui la descend en une demi-journée, il faut, pour la remonter, des semaines de luttes constantes avec ses flots. Dans certains de ses rapides, le voyageur doit s’arc-bouter sur des perches qu’il appuie aux écueils, assuré, s’il lâche prise, de se voir aussitôt saisi par les bouillons furieux et broyé contre les récifs...
Le Grand Lac de l’Ours, qui compterait 250 kilomètres du nord-est au sud-ouest, sur 230 du nord-ouest au sud-est, dépasse en superficie le Grand Lac des Esclaves.
L’exacte traduction de son nom sauvage, Sa-tcho-triè, serait: Lac du Grand Ours. Les Peaux-de-Lièvres racontent qu’un ours blanc polaire avait pénétré dans les bois qui bordent le lac. Un Indien, qui ne connaissait pas cet animal de grande force, lui décocha une flèche. L’ours blessé poursuivit le chasseur jusqu’au village peau-rouge et tua tous les habitants, à l’exception de quelques enfants.
La disposition des cinq baies—Keith, Smith, Dease, Mac-Tavish, Mac-Vicar—qui composent le Grand Lac de l’Ours, comme les lobes d’une astérie, et dont le regard d’un observateur, placé au point central, toucherait presque toutes les lointaines extrémités, suffit à indiquer l’enceinte de liberté qu’offre à tous les vents cette mer sans îles ni jetées.
Les eaux du Grand Lac de l’Ours, fournies par une quarantaine de rivières très pures, gardent une transparence de cristal sur leur conque granitique, et nourrissent, dans leurs profondeurs, des réserves fabuleuses de poisson. La truite saumonée y pèse de 15 à 60 livres; le hareng se jette par millions dans la rivière de l’Ours, unique décharge du Grand Lac. La fraîcheur constamment glaciale du lac et de la rivière bonifie encore ce poisson. La débâcle de la glace, épaisse de 2 à 4 mètres, ne s’effectue qu’à la mi-juillet, et des icebergs, que les chaleurs estivales ne parviennent jamais à fondre, errent sur le large jusqu’au regel général. Les bords du Lac de l’Ours, où les hivers, les aquilons, l’aridité semblent se coaliser pour entretenir la mort, deviennent, aux époques des passages du renne, des champs grouillants de vie. C’est pour attendre le nomade gibier qu’autour des grandes baies vont et viennent sans cesse les groupes extrêmes de toutes les tribus septentrionales: Plats-Côtés-de-Chiens, Esclaves, Peaux-de-Lièvres et Esquimaux.
Les Indiens du fort Norman, Peaux-de-Lièvres pour la plupart, Esclaves et Plats-Côtés-de-Chiens quant au reste, vivent des chasses et des pêches du Grand Lac de l’Ours, ou des bois arrosés par la rivière de l’Ours. C’est donc là que les cherchera, dans ses courses pastorales, le missionnaire de Sainte-Thérèse.
Le fort Norman lui-même se trouva, de 1864 à 1872, à l’ouest de la baie Keith, source de la rivière de l’Ours, près des ruines du fort Franklin[57].
A cet emplacement Franklin-Norman, le Père Petitot fit huit visites apostoliques, de 1866 à 1878, venant du fort Good-Hope, en raquette, par terre, via les lacs Faraud, Kearney, Pie IX (400 kilomètres), et retournant, en canot, par la rivière de l’Ours et le Mackenzie (570 kilomètres).
Les Pères Lecorre, Ducot, Houssais, Andurand, Frapsauce, Rouvière, Le Roux, Falaize y repassèrent, venant du fort Norman moderne, par le bassin de la rivière de l’Ours.
Ces visites se répéteront, tant qu’il restera des missionnaires à Sainte-Thérèse et des sauvages au Grand Lac de l’Ours.
Ce fut le Père Grollier qui, le 29 août 1859, en route pour le fort Good-Hope, foula le premier le sol qui portait alors le fort Norman—même emplacement qu’aujourd’hui—, y baptisa quelques enfants, et dédia la mission à sainte Thérèse.
Il y revint, de Good-Hope, le 5 juin 1860. Le 14 juin, il en partit, avec le commis-traiteur, pour remonter, à deux jours de barge, jusqu’au Castor-qui-déboule, endroit où l’on transférait justement le fort Norman.
Au Castor-qui-déboule, abordèrent Mgr Grandin, en 1861 et 1862, et le Père Gascon, en 1862 et 1863.
L’inondation balaya alors la colonie; et le fort Norman fut transporté au Grand Lac de l’Ours, fort Franklin, en 1864.
En 1872, il fut ramené, pour y demeurer, cette fois, sur le promontoire, où il était tout d’abord, et qui domine le confluent de la rivière de l’Ours et du Mackenzie.
Ce fort Norman, inconnu dans son isolement jusqu’à nos jours, vient de passer soudain à la renommée. Un missionnaire en écrit le 17 février 1921:
Au fort Norman et dans toute la région voisine, il semble que le pays va changer, et vite, épouvantablement vite! Tout s’annonce comme un nouveau Klondike. Cette fois, ce n’est pas de l’or, mais du pétrole et aussi différents minerais que l’on découvre et qui abondent en ces pays écartés. Même en plein hiver, une foule de gens ont fait jusqu’à 2.000 kilomètres pour venir retenir des terres. Pauvres gens inexpérimentés, qui, dans l’espérance de gagner un peu d’argent, s’exposent à de cruelles déceptions!
Le 28 mars 1876, poussant son traîneau dans les bordillons du Mackenzie, le Père Ducot, le grand missionnaire du fort Norman, l’apôtre qui entreprenait de donner quarante ans de sa vie aux Peaux-de-Lièvres, arriva de Good-Hope à Sainte-Thérèse, avec deux cognées, trois scies et huit clous, pour y bâtir sa maison et la maison de Dieu.
⁂
Le Père Georges Ducot (1848-1916)
Le Père Ducot quitta, afin d’épouser sans partage la pauvreté du Christ, une famille de nobles joailliers de Bordeaux, où les richesses de la terre s’alliaient aux richesses de la charité.
Il ne pouvait, certes, mieux choisir que la Congrégation qui possède les missions du Mackenzie.
Envoyé à l’extrémité même du pays de la pauvreté, au fort Good-Hope, il arriva le 14 septembre 1875.
Il y passa six mois de l’hiver, déjà commencé, avec le Père Séguin et le Frère Kearney. Le 20 mars, il partit à destination de son poste, au fort Norman.
Tout était à bâtir, à convertir, à créer.
Un maître d’école anglican, sustenté par un commis hostile, jouait au ministre, tout près de là; et ses adeptes, des Esclaves, parents des protestants du fort Simpson, entravaient la bonne volonté des Peaux-de-Lièvres.
Nous ne pouvons, malgré l’intérêt qu’y prendrait le lecteur, suivre les années du Père Ducot, ses travaux, ses voyages dans son vaste district, ni même départager l’action des assistants qui lui furent successivement donnés, après dix-sept ans de solitude—Pères Gouy, Audemard, Gourdon, Andurand, Houssais, Frapsauce,—pour montrer comment de leur paganisme les Peaux-de-Lièvres passèrent à la ferveur de la foi; comment aussi la hutte primitive de la mission Sainte-Thérèse se transforma en la jolie église, splendidement ornée d’aujourd’hui: Dieu a compté, et le missionnaire contemple désormais, en Lui, ses propres mérites... De cette vie, de ce talent, de cette activité, qui n’eussent pas été indignes d’une paroisse immense, au centre d’une capitale, et qui se dépensèrent au salut d’une poignée d’Indiens, entrevus rarement, et en groupes pitoyables, nous ne rappellerons que quelques faits, de nature, pensons-nous, à compléter le portrait que toute l’ambition de nos pages aura été de rendre: le portrait du missionnaire des pauvres.
Le Père Ducot reportait à l’année 1880 la souffrance qu’il regardait comme le Vendredi Saint de sa vie. Il en célébra toujours l’anniversaire, en remerciant la Providence de l’avoir sauvé, de la mort, par le moyen d’un loup, des restes d’une superstition païenne, et d’un sauvage protestant.
Un camp de Flancs-de-Chiens des environs du Grand Lac de l’Ours, qu’il avait visité, en 1879, l’avait supplié de revenir, l’année suivante, afin d’achever son œuvre d’évangélisation. Il accepta, et l’on convint que, le 1er mars 1880, le chef, Petit-Chien, serait au fort Norman, pour prendre le père et le conduire. Le père, qui, les premières années de sa solitude, avait coutume de passer les huit mois de mars à novembre au fort Norman, et les quatre autres au fort Good-Hope, promettait d’être au rendez-vous. Le chef, quoi qu’il advînt, devait l’y attendre.
Petit-Chien se trouva, le 1er mars, au fort Norman; mais le missionnaire, attardé sur le chemin de Good-Hope par une tempête de neige telle qu’il n’en revit jamais et «d’autres obstacles que le diable semblait susciter à chacun de ses pas», n’arriva que le 10 mars. Petit-Chien était resté les quatre jours que ses vivres avaient duré; puis il était reparti, laissant un billet à l’homme de la prière pour l’assurer, foi de chef, que le camp entier l’attendrait une lune et demie, et que d’ailleurs il n’y avait que cinq jours de marche. Il aurait soin, disait-il encore, de baliser avec des branches de sapin tout le parcours, afin qu’il fût impossible de s’égarer.
Le 17 mars, après la messe, célébrée en l’honneur de saint Patrice, le Père Ducot chargea son traîneau de provisions pour sept jours, attela ses quatre chiens, et, accompagné d’Alphonse Koutian, son jeune serviteur Peau-de-Lièvre, se lança dans la forêt.
Au bout de deux heures, ils avaient perdu leur chemin. Comme le missionnaire hésitait:
—Ne crains rien, dit Alphonse. Moi, je suis un sauvage, je m’y reconnaîtrai.
Ils mirent deux jours à rejoindre le lac Kraylon (lac des Saules), qui n’était cependant qu’à douze heures de raquette de Sainte-Thérèse. Un vieil Esclave, Bèchlètsiya, pêcheur salarié du traiteur de fourrures, qu’ils y trouvèrent, les dissuadait de continuer, attendu que la tempête du commencement de mars avait dû combler les sentiers et ensevelir les balises.
Mais le missionnaire avait donné sa parole, et Alphonse n’était que confiance. Ils poursuivirent.
Le vieillard avait bien dit: plus de sentiers, plus de balises. A chacun des nombreux lacs enserrés dans les bois, et qu’il fallait traverser, c’était cent détours pour trouver la reprise du chemin. Il neigeait. Il faisait froid.
Onze jours passèrent, qu’ils marchaient encore. Les provisions des chiens étaient épuisées, et celles des hommes étaient à bout. Aux chiens, ce onzième soir, on donna pour souper le sac de peau qui enveloppait la chapelle portative.
Le lendemain matin, trois chiens moururent dans leurs traits.
Les voyageurs mirent en cache traîneau, ustensiles, chapelle et couvertures de nuit, prirent le reste des vivres, et, comptant n’être plus loin du camp indien, malgré l’apparence de mort que présentait la forêt blanche et muette, ils continuèrent à marcher.
Le quatrième chien, le plus petit, tout affectueux, et pour cela appelé Fido, les suivit.
L’après-midi, un sentier, battu des hommes et des bêtes, paraît enfin. Tout à la joie, ils oublient qu’ils sont accablés de fatigue et de jeûne; ils accélèrent la marche. Mais une inquiétude assombrit bientôt leur espoir: Alphonse, penché sur toutes ces pistes, avec ses yeux d’Indien, ne distingue aucune empreinte récente: la neige de mars n’est pas tombée ici, voilà tout. Au loin, pas d’aboiement, pas de cris d’enfants.
Ils vont toujours.
Sur les cinq heures, ils débouchent au milieu du campement des Flancs-de-Chiens. Il est vide. Personne, rien! Sur les braises des foyers, une couche épaisse de frimas.
—Partis, depuis longtemps, dit Alphonse: ils jeûnaient... Ils n’ont rien laissé!
Fiévreusement, aux dernières lueurs du jour, le missionnaire cherche un mot écrit sur l’écorce d’un bouleau, un piquet incliné, un sapin encoché, un signe qui indiquât, selon la coutume sauvage, la direction prise par la caravane. Rien encore.
Vingt sentiers également foulés, également anciens, rayonnent du campement dans la forêt, les uns vers le lac de l’Ours, les autres à l’opposé. Lequel choisir?
Pour provisions, il reste deux livres de viande sèche et une de farine. Sous le bois, point de lièvres, point de gelinottes. Que faire? Poursuivre, avec si peu, n’est-ce pas se livrer follement à la mort, tenter Dieu? Mais Alphonse s’obstine à démêler les pistes indiennes:
—C’est trop loin pour retourner, répète-t-il, trop loin! Cherchons, marchons encore!
—Faisons mieux, dit le missionnaire, prions le bon Dieu de nous inspirer: nous déciderons ensuite. Veux-tu, mon enfant?
C’était le Samedi Saint, et le soleil était tombé.
A genoux sur la neige, le prêtre et le sauvage reportent leur pensée au Maître de la vie et de la mort, dans son Tombeau, et lui demandent la vie. Ils prient aussi la divine Mère des Douleurs:
—Eh bien! dit le père en se relevant, si tu le veux, nous retournerons. Je prendrai ma chapelle, à notre cache; et, si les vivres nous manquent en route, je dirai la messe une dernière fois, je te communierai, et nous mourrons ensemble. Dieu ne permettra pas que nos corps soient dévorés par les loups et les carcajous. Les Indiens les trouveront, en revenant au fort; ils les emporteront, en priant pour nos âmes, et les mettront dans le cimetière que j’ai béni, près de l’église.
—Oh! Père, répondit Alphonse, tu me fais le cœur fort, en parlant ainsi. C’est cela, retournons: les Flancs-de-Chiens sont trop loin maintenant.
Dans la nuit pleine d’étoiles, disant tout haut le chapelet, et suivis de Fido, ils reprirent leurs propres traces. N’ayant plus à hésiter, ils couraient plus qu’ils ne marchaient.
Aux premières heures du Dimanche de Pâques, ils atteignirent la cache.
Ils étaient si las qu’ils ne purent mordre dans le dernier morceau de la viande sèche, et qu’ils se contentèrent de manger l’une des deux chandelles de suif de renne apportées pour l’autel.
Après une courte prière, ils se roulèrent dans leurs couvertures:
—A ton réveil, murmura le père, tu tueras Fido, et nous le mangerons.
L’Indien s’endormit.
«—Pour moi, raconte le Père Ducot, le sommeil ne venait pas. Notre vraie situation apparut, dans toute son horreur, à mon esprit. Nous étions harassés, affamés, sans vivres, sans le moindre espoir d’un secours, à neuf ou dix journées de marche de la mission. La mort me sembla inévitable. Pour comble de peine, je me jugeai responsable d’avoir causé la perte de mon compagnon. A cette vue, je me sentis trembler de tous mes membres. Malgré mes efforts, mes genoux s’entrechoquaient violemment. Alors, je saisis ma croix d’Oblat, et, les lèvres contre les pieds de mon Jésus crucifié, je le suppliai, par l’amour de son Cœur, de nous venir en aide, d’écouter les Indiens de Bonne-Espérance, qui, en cette Semaine Sainte, le priaient pour le missionnaire de Sainte-Thérèse et pour ses enfants... Tout à coup je m’endormis, sans m’en apercevoir, et je ne m’éveillai que sous le grand soleil, au bruit de la hache de mon jeune homme, en train de faire du feu. Je venais de passer des heures délicieuses.
«—Père, faut-il le tuer, demanda Alphonse, en me voyant remuer?
«—Certainement, répondis-je. C’est notre seule ressource.
«En même temps, je me cachai dans ma couverture, pour ne pas voir la tête de Fido tomber sous le coup de hache que lui porta aussitôt l’exécuteur.»
Ils déjeunèrent du chien, trouvant la chair agréable.
Mais, soudain, le cœur de l’Indien bondit. Le flot des traditions de sa race venait d’assaillir sa mémoire. Manger du chien, de la bête immonde, n’était-ce pas violer le tabou des tabous, et appeler sur sa tête, sur les têtes de tous les Dénés, la malédiction du puissant mauvais... yédariéslini? Epouvanté, il déclara qu’il n’en voulait plus, qu’il n’y toucherait plus, qu’il refusait même de porter ce qui restait.
Le Père Ducot connaissait trop l’Indien sauvage pour contrarier, en ce moment, son serviteur. Chargé lui-même de sa chapelle, il ne put emporter qu’un paleron: quantité de deux repas.
Au bivouac de ce soir de Pâques, en faisant cuire dans l’eau de neige, l’un sa viande fraîche de chien, l’autre sa viande sèche de renne, ils chantèrent tous les cantiques de la Résurrection, avec leurs alleluia, imprimés par Mgr Faraud dans le recueil montagnais:
—Il ne sera pas dit, mon enfant, s’écria le missionnaire, en serrant la main d’Alphonse, il ne sera pas dit que la plus grande fête de l’Eglise, et de ce monde, se passera, pour nous, sans un festin! C’est moi qui le paie! Nous avons prié toute la journée, en marchant. Nous venons de chanter. Fêtons maintenant!
Ce disant, il jeta dans l’eau bouillante, où dansaient les restes du chien et du renne, une poignée de farine, la dernière, et, en guise de graisse, une chandelle, la dernière aussi...
Le lundi de Pâques, ils cheminaient depuis trois heures, l’Indien scrutant le bois, et le Père Ducot se replongeant dans l’angoissante perspective des sept jours qu’il restait de cette marche, avec moins d’un jour de vivres, lorsque, à 200 mètres sur leurs côtés, dans une éclaircie de sapins, un loup énorme parut, occupé à déchirer quelque chose avec ses dents, sous ses griffes.
Ils battirent des mains. Messire loup décampa. Ils allèrent voir. C’était une peau d’orignal que l’animal avait volée, traînée jusque-là; il n’en avait encore avalé que la moitié.
—Merci, mon Dieu, merci! crièrent d’une seule voix, Alphonse et le Père, tombés à genoux.
Des restes abandonnés par le loup, ils vécurent trois jours.
Il y avait douze heures que le dernier repas de peau était achevé, quand ils arrivèrent à un vieux campement, où ils n’avaient rien remarqué, lors de leur premier passage.
En remuant partout la neige, le pied d’Alphonse toucha une masse oblongue, congelée: une vessie d’orignal, pleine de sang. C’était encore la superstition des Peaux-de-Lièvres, heureux à la chasse, de séparer le sang de la chair, et de l’exposer sur le passage du carcajou «pour se le rendre propice».
Le bloc de sang soutint la marche d’une autre journée. Une once d’onguent d’arnica, partagée, pourvut à la journée suivante.
Il n’y avait plus rien, lorsqu’on arriva au lac Kraylon (des Saules), le vendredi soir.
Le vieux pêcheur du commis, Bèchlètsiya, avait levé sa loge, et ses traces s’étaient effacées. Aucune rumeur n’arrivait du fond de la forêt. Comme le père priait Dieu, par l’intercession de saint Benoît Labre—son saint préféré—de venir une dernière fois au secours, Alphonse, qui s’était éloigné un peu, poussa un cri:
—J’entends les chiens!
Les voilà tous deux, à toutes jambes et raquettes, courant dans la direction du bonheur.
Les déceptions étaient finies. Le pêcheur, au moment de repartir pour le fort Norman, l’avant-veille, avait, sans pouvoir s’expliquer comment, tué trois orignaux. Et pensez donc, la belle viande vermeille, étalée, là, sous les yeux affamés des nouveaux venus, et qu’il lui fallait encore boucaner!
Le vieillard traita ses hôtes, en roi de la forêt. Le lendemain, il les retint jusqu’à l’après-midi, afin de leur préparer lui-même deux galas supplémentaires. Puis, chargeant l’épaule d’Alphonse du meilleur des morceaux, il se recommanda aux prières du missionnaire.
La générosité attache le cœur: plus il donne, plus il aime. Bèchlètsiya était protestant; mais sa conversion ne tarda plus. Le Père Ducot le baptisa, lui fit faire sa première communion, et, quelques mois après, sanctifia sa mort.
Les voyageurs arrivèrent à Sainte-Thérèse, le dimanche de Quasimodo, à dix heures du soir.
Le Père Ducot, qui nous écrivit au long cet épisode, concluait:
«—On dit qu’il y a une Providence pour les fous. Il y en a certainement une spéciale pour les missionnaires, qui le sont bien un peu, à leurs heures. Nos stulti propter Christum».
Quatre ans après cette épreuve, du 20 avril au 8 juin 1884, le missionnaire de Sainte-Thérèse retourna au campement des Flancs-de-Chiens. Un mois de travail parmi eux lui rapporta cinq premières communions, le baptême d’un sorcier et une douzaine de confessions. Il en fut aussi heureux que les missionnaires des paroisses blanches, après leurs grands coups de filet dans la masse des peuples.
Parti à la raquette, il revint en radeau, cette fois, sur la rivière de l’Ours, avec quelques sauvages.
Le premier soir, ils furent contraints de faire escale, sur la rive droite. Le lendemain, le radeau était parti, avec les vivres et les outils. Des chiens, passant dans la nuit, en avaient dévoré les amarres de cuir d’orignal. Il fallait, sous peine de mourir de faim, atteindre la rive gauche où se trouvaient le fort Norman et la mission.
Les Indiens se rappellent alors qu’un chaman leur a prédit qu’ils périraient, un printemps, en descendant la rivière de l’Ours (la Télini-diè), et ils se livrent au désespoir. Le missionnaire a grand peine à relever leur courage et à les convaincre que Dieu est plus fort que le sorcier et Satan. Sur la promesse qu’il leur fait solennellement de les conduire à Sainte-Thérèse pour le dimanche, ils se décident à marcher.
Pendant quatre jours, ils descendent des falaises et traversent des torrents, le long de la rivière rageuse, qui roule les glaçons du lac de l’Ours. Enfin un pont de glace est en vue à la tête d’un rapide. Il semble unir les deux rives: c’est la délivrance.
En faisant le signe de la croix, les naufragés s’y engagent. La glace désagrégée, pourrie, cède et frémit sous les pieds. Avec un bâton, chacun sonde devant soi, et s’avance peu à peu. En trois quarts d’heure, tous ont sauté sur la rive gauche.
A l’instant où ils remercient Dieu, un fracas de tonnerre résonne dans la gorge: c’est le pont de glace qui crève et se disperse dans les cascades...
A sa visite de 1886, la suivante, le Père Ducot annonça aux sauvages du Grand Lac de l’Ours que pour la première fois il serait au fort Norman, le 25 décembre, et qu’il y chanterait la messe de minuit. Il n’eut pas à répéter l’invitation.
Laissons-le nous dire l’événement:
La fête approchait et je me préparais à lui donner tout l’éclat possible. Je fabriquais des chandeliers, des lampions, des guirlandes, tout ce que je pouvais inventer. Un soir, j’entends des pas nombreux sur le trottoir de la maison. On entre chez moi: Oh! quelle joie, c’est notre chef, le Petit-Chien, qui arrive avec sa bande. Tous se jettent à mes pieds, en me serrant la main, pour recevoir ma bénédiction.
—Combien je suis heureux de vous voir, mes enfants, leur dis-je.
—Père, répond le chef, fidèles à notre parole nous venons tous, pour assister à la prière de la nuit (Noël). On nous a dit que la fête était après-demain.
—Eh bien! j’en suis enchanté; seulement, vous vous êtes trompés de huit jours.
—Père, que dis-tu là! Nous n’avons pas de vivres, et ne pouvons demeurer ici, aussi longtemps. Il nous faut repartir après demain.
—C’est fort désagréable, mes enfants; mais je ne puis célébrer la Noël, pendant l’Avent. Le Pape ne serait pas content de moi.
Sur ce, tous de se récrier et lamenter. Ces pauvres gens étaient découragés, et moi-même affligé de ce contretemps.
—Enfin, écoute, Père, me dit le chef: Toi, tu es le prêtre; et le prêtre c’est comme le bon Dieu: ce qu’il veut, il le peut. Si tu le veux bien, tu pourras nous faire contents, et célébrer pour nous une belle fête de la prière de la nuit, quoique ce ne soit pas encore le jour. Nous venons de loin; nous venons tous; nous ne venons que pour cela; pourquoi voudrais-tu nous résister davantage?
Que répondre à ces braves enfants? Je réfléchis un moment:
—Eh bien! puisque vous le désirez tant, c’est bien, vous serez satisfaits. Si je pouvais consulter le Pape, il me permettrait bien de devancer la fête. Je lui écrirai. Et maintenant, comme il est tard, retirez-vous; allez faire votre campement. Demain vous vous confesserez; et, demain soir, à minuit, nous célébrerons ensemble la prière de la nuit.
Aussitôt ces bons Indiens éclatent de joie, et se retirent en m’accablant de mercis.
Le lendemain, je parai de mon mieux notre petite chapelle, et j’entendis les confessions des chers Indiens, recommandant à chacun de se tenir recueilli jusqu’à la messe de minuit. En ce temps-là, ils n’avaient pas de montre, et pour eux neuf heures du soir et trois heures du matin c’était à peu près minuit. Je ne m’engageai donc pas trop en leur promettant une messe à minuit.
Il était à peine huit heures et demie, que le chef m’envoyait demander si l’heure de la messe était arrivée. Je congédiai les envoyés, en les assurant qu’on sonnerait la cloche, et qu’on ne commencerait pas la prière, avant que tous fussent arrivés. Néanmoins, plusieurs, craignant de manquer l’appel, couchèrent à la chapelle... Enfin l’heure arriva; je sonnai ma cloche et j’allumai les cierges (chandelles de suif) du sanctuaire. Bientôt tout mon monde fut réuni dans la grande salle, séparée du sanctuaire par un rideau. On tira le rideau: tous tombèrent à genoux, ébahis devant tant de lumières. L’autel en était couvert, la crédence aussi. Jamais on n’en avait tant vu dans notre petite chapelle: on en pouvait compter à peu près deux douzaines. C’était beau!
L’office commença. Ce fut d’abord un cantique de Noël: Il est né, le divin Enfant, en montagnais. Tout le monde chantait à pleins poumons. Puis, je prêchai sur la fête de Noël. Jamais je ne fus mieux écouté. Après le sermon, encore des cantiques, de plus en plus entraînants. Alors la grand’messe, une messe votive de l’Immaculée Conception. A la place du gloria j’entonnai un autre Noël. Idem au credo. A la communion, tous s’approchèrent de la sainte Table. Après la messe, bénédiction du Saint-Sacrement, et un dernier cantique. La prière de la nuit avait duré trois heures. Mes sauvages étaient ravis. Ce fut un beau jour pour eux, pour moi; et, j’ose l’espérer, le bon Dieu fut content de nous.
C’est ainsi que le 17 décembre, en plein Avent, je célébrai pour la première fois la fête de Noël, à la mission Sainte-Thérèse. Le soir, tous mes chers enfants s’éloignaient, heureux d’avoir eu leur prière de la nuit, mais le cœur gros de ne pouvoir rester plus longtemps, auprès de moi. Cependant le chef répétait:
—Ah! le prêtre, c’est comme le bon Dieu. Ce qu’il veut, il le peut!
Pour ceux qui connurent le Père Ducot, «à cheval sur les rubriques», comme jamais ne le fut chevalier missionnaire de ces contrées, si rebelles à telles chevauchées, ce récit sera d’une particulière saveur.
La ponctualité, la précision, l’exactitude marquèrent tous les actes, paroles et écrits du Père Ducot.
Ses sermons, pour cinquante, pour dix, pour un seul auditeur, étaient scrupuleusement rédigés, appris, et donnés avec une flamme!... non toutefois que l’élocution de source manquât à ce bon fils de Gascogne, mais à cause du respect qu’il avait pour la parole de Dieu.
Quoi de plus précis également que ces descriptions, relevées dans son journal de Sainte-Thérèse, et que le souffle d’un poète n’aurait qu’à toucher, pour les animer à l’infini?
Nous n’en citerons que deux:
4 février 1890.—Par 40 degrés centigrades de froid, nous venons d’admirer un halo de toute beauté. La pleine lune était entourée d’une auréole jaunâtre, plus pâle que la lune même et ayant deux fois et demie à peu près sa largeur. Puis, cette auréole était environnée d’un premier cercle, ayant presque la largeur de l’astre, et allant du jaune tendre au jaune foncé, de l’intérieur à l’extérieur. Ce cercle était entouré d’un deuxième, deux fois plus large que lui et d’une couleur verte uniforme. Un troisième cercle, de mêmes largeur et teintes que le premier, enfermait le tout. Cet effet de lune dura de 7 à 8 heures du soir.
21 novembre 1909.—Hier soir, vers dix heures, nous avons assisté à une magnifique aurore boréale. Deux jets immenses de lumière s’élancent de l’horizon, en sens opposés: l’un part du nord-ouest, l’autre de l’est-sud-est. Profondément inclinés sur l’horizon, vers le sud-ouest, ils s’avancent l’un vers l’autre. Ils se réunissent, se redressent au zénith. C’est un arc-en-ciel blanc magnifique, partageant le ciel en deux parties inégales. Aux extrémités, deux foyers se forment, s’élargissent, s’élèvent, et se précipitent l’un vers l’autre. La lumière s’étend, se dilate. Sa bande est trois fois, cinq fois, plus large qu’au début. On dirait une immense draperie diaphane aux festons serrés, diaprés, élastiques, suspendus, se balançant en l’air, et agités par un double vent impétueux, courant en sens inverse. Dans leurs mouvements, vifs comme l’éclair, ces festons se resserrent, s’allongent en dards flamboyants et acérés. On dirait que la terre va être foudroyée. Et tout cela, à peine quelques mètres au-dessus de notre maison. Je pensais même que les pointes en touchaient le faîte. Puis soudain cet arc se dissout, se fond; sa lumière s’épanche au nord-est et au sud-ouest, elle se déchire, elle monte ou descend sur tous les points du ciel. Bientôt la voûte céleste est jonchée de lambeaux de lumière. Une demi-heure s’écoule, tout à disparu. Les étoiles et la lune, tombant à son couchant, éclairent le ciel qu’aucun nuage ne ternit. Il faisait un froid de 35 degrés centigrades.
L’âme sensible du Père Ducot débordait de piété. On eût dit qu’il voyait Dieu dans ses méditations. Son attitude, alors, n’était plus de la terre. Le Frère Jean-Marie Beaudet, qui fut son compagnon, de 1886 à 1904, nous disait qu’en ces 18 ans, il ne l’avait jamais vu s’appuyer, ni s’asseoir, à la chapelle.
Il aima finalement la Congrégation des Oblats, sa mère. Sa façon de célébrer ses fêtes, ses anniversaires, était de redoubler de prières pour elle et pour tous les missionnaires des pauvres de l’univers. Ses lettres à ses supérieurs palpitaient d’amour respectueux. Il fallait le voir se jeter, avec des baisers et des larmes, sur les mains de son vicaire apostolique, lorsque celui-ci débarquait sur la plage du fort Norman.
Au Père Ducot, les Peaux-de-Lièvres durent l’accès plus facile à la sainte Eucharistie. Il avait l’esprit de Pie X, l’esprit de Notre-Seigneur.
Enfin, la quarante-unième année de son apostolat, le bon ouvrier dut être enlevé, presque par violence, à un labeur qui dépassait ses forces. Mgr Breynat le conduisit au nouvel hospice du fort Simpson, où il retrouverait le Père Andurand, son élève missionnaire, et ses vieillards Peaux-de-Lièvres, réfugiés sous l’aile de la charité des Sœurs Grises.
Mais les missionnaires peuvent-ils se reposer sur la terre?
Le Père Ducot ne devait connaître que le repos du Ciel. La Sainte Vierge vint, sans le prévenir, chercher son serviteur, le soir du 15 août 1916.
⁂
Mission Notre-Dame de Bonne-Espérance
(Fort Good-Hope)
A 440 kilomètres en aval de Sainte-Thérèse, placée en sentinelle sur les frontières des royaumes du soleil et de la nuit, la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance voit venir à elle le Mackenzie dans toute sa splendeur.
Droit en face, le fleuve géant débouche d’une haie de remparts verticaux, bastionnés, flanqués d’angles et de tourelles, comme une architecture de moyen âge. Un triple rapide, achevant sa large course depuis le fort Norman, l’a précipité entre ces murailles; et le voici, échappé à l’étau de pierre, s’épandant en une esplanade solennelle, au pied de Good-Hope.
Le grand spectacle offert à Good-Hope par le Mackenzie, est celui de la débâcle. Il inspira cette page au Père Petitot:
Le 7 juin 1865, à 6 heures du matin, de formidables détonations se firent entendre ainsi qu’un fracas infernal. La grosse glace débâclait. Il n’est rien qui donne une idée plus frappante du chaos primitif et de la confusion dernière. C’est un mélange monstrueux, informe, unique, de masses gigantesques, hautes comme des maisons, grosses comme des rochers, qui s’en vont mugissant, hurlant, majestueuses ou courroucées, se rompre contre d’autres plus monstrueuses encore; puis retombent en couvrant de leurs débris les flancs des colosses contre lesquels elles se sont heurtées. Elles s’engloutissent dans le flot qui marche, pour reparaître plus loin, surgissant au milieu de glaçons moindres, qu’elles déplacent, soulèvent et culbutent.
L’imagination prête vie et sentiments à ces monstres qui se meuvent, se retournent, chevauchent les uns sur les autres, se bousculent, se pressent et s’agglutinent. Lorsque le volume des glaces excède la largeur du fleuve, bien qu’il ait ici trois kilomètres, celles-ci se soulèvent sur les rivages en remparts d’une maçonnerie titanesque; elles se suspendent à une grande hauteur, semblables à des constructions cyclopéennes. En même temps elles labourent les rives, entassent les terres, se creusent des godets profonds, montent des rochers avec elles, dans un déploiement de force dont rien ne peut donner l’idée.
Troupeaux d’éléphants furieux, répandus dans les jungles, qui renversent, saccagent, broient tout ce qui s’oppose à leur passage; avalanche grossissante qui dévale du sommet des Alpes en entraînant habitations, pans de forêt et quartiers de rocs; locomotives puissantes qui réunissent leurs poitrails cuirassés et haletants pour balayer les routes obstruées par la tourmente...: il y a de tout cela dans la grande débâcle, l’u téwé, du fleuve Géant du Nord.
«Cet affreux mais grandiose spectacle dura trois jours.»
La débâcle de 1836 emporta le premier fort Good-Hope, bâti à 162 kilomètres en aval; et la Compagnie de la Baie d’Hudson refit le comptoir, sur l’entablement actuel, que ses 20 mètres d’élévation au-dessus du fleuve ne garantiront pas toujours du «labour» des glaces.
Se tournant vers le nord, la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance rencontre, à cinq minutes, le Cercle polaire. Une colline, qui s’interpose entre Good-Hope et le sud, dérobe cependant au commerçant et au missionnaire le demi-disque rouge qui affleure, en réalité, l’horizon de midi, et teint quelques instants «de sa couleur sanguinolente les rivages lointains du Mackenzie». L’astre lui-même disparaît complètement à la vue du fort, du 30 novembre au 13 janvier, et gratifie ainsi Good-Hope de la longue nuit du pôle.
Mais, dans cette nuit de 44 jours, se déploient les magnificences d’un firmament que nos pays tempérés ne contempleront jamais: une lune sans lever ni coucher; des étoiles au scintillement palpable; d’inlassables aurores boréales, pavillons mouvants du pôle magnétique. Toutes ces coruscations, avivées par les froids intenses, illuminent comme un jour la nuit polaire: et nox sicut dies illuminabitur.
Du 13 janvier à l’équinoxe du printemps, le soleil ressuscité occupe ses courtes et froides heures à se parer de météores; il s’auréole de halos d’argent; à travers les cristaux grésillants du givre, il se multiplie en parhélies, tenant le centre de trois, six et quelquefois huit soleils équipolés, aussi brillants que lui-même. L’équinoxe franchi, il se libère de l’horizon, et marche, sicut gigas ad currendam viam. Pendant cinq mois, il confond son aurore avec son coucher, versant à Good-Hope un jour continu de 150 jours. Une lieue plus loin, dans le Cercle polaire, il ignore son déclin, nescit occasum.
Une nuit, un jour: telle est donc l’année des Peaux-de-Lièvres, des Loucheux et des Esquimaux[58].
Les grands convertisseurs des Peaux-de-Lièvres de Good-Hope furent les Pères Grollier et Séguin.
Le Père Grollier prépara l’œuvre de Dieu; le Père Séguin l’accomplit.
⁂
Le Père Pierre-Henri Grollier (1826-1864)
Le Père Grollier fut l’apôtre de feu, le François-Xavier des glaces.
Il naquit à Montpellier, le 30 mars 1826.
Rien dans le «bel enfant délicat»—ainsi le trouvait sa mère, comme la mère de Moïse trouvait son nouveau-né: videns eum elegantem—rien n’eût fait prévoir son rude avenir de libérateur des Peaux-Rouges arctiques. Il arriva au noviciat de Notre-Dame de l’Osier, sous les airs d’un «jeune citadin élégant et candide», à qui ses confrères prédisaient gracieusement, pour le reste de sa vie, le soleil du Midi et les olives de Marseille.
S’ils avaient pu entendre les prières du tendre novice, et lire ses lettres à son supérieur général! Sa devise était: Da mihi animas! Donnez-moi des âmes! Missionnaire des pauvres, il réclamait les âmes les plus pauvres, parmi les pauvres.
Mgr de Mazenod l’ordonna prêtre, le 29 juin 1851, et l’offrit à Mgr Taché, comme le «présent de son cœur.»
La course apostolique du Père Grollier, comme celle de saint François-Xavier, son idéal, dura douze ans. A l’exemple de l’apôtre des Indes, il dévora les espaces, en entraînant les peuples.
En 1852, il arrive à la Nativité, lac Athabaska, pour seconder le Père Faraud.
En 1853, il sait le montagnais, et va fonder la mission de Notre-Dame des Sept-Douleurs, au Fond-du-Lac (Athabaska): il y retournera quatre fois, pour de longs séjours.
C’est au deuxième de ces voyages à Notre-Dame des Sept-Douleurs qu’il contracta le mal qui devait le mener si prématurément au tombeau.
Un Indien le conduisait chez son père malade. Il y avait deux jours qu’ils marchaient ensemble, lorsque des chasseurs, venant du camp où se rendait le missionnaire, lui apprirent que le malade n’était plus en danger et pouvait attendre. Le Père Grollier fut heureux de cette nouvelle, qui lui permettait de retourner à la mission, pour l’Ascension, selon la promesse qu’il avait faite aux Mangeurs de Caribous. Il restait trois jours avant la solennité:
—Va, dit-il à son cicerone, et annonce à ton père que j’irai le voir, la semaine prochaine. Pour moi, je reprends le chemin du fort.
Le jeune homme voulait l’accompagner; mais le Père s’y refusa:
—Je retrouverai nos traces, et n’aurai qu’à les suivre. Laisse-moi.
Mais le soleil avait fait fondre la neige par endroits, et avec la neige les traces. Arrivé à un certain petit lac,—nommé depuis le lac du Père—le missionnaire perdit toute orientation, et se mit à tourner, une journée et une nuit, sur les mêmes lieux, comme font les perdus.
Il ne se rappela jamais ce qui lui advint ensuite.
Le commis du fort, Joseph Mercredi, bon métis français, qui fut toujours l’ami et le protecteur des prêtres, au Fond-du-Lac, ne voyant pas arriver le Père Grollier pour la fête, s’en inquiéta. Il laissa cependant s’écouler une autre journée. Convaincu alors qu’un malheur était arrivé, il munit de fusils et de tam-tams une patrouille de sauvages, leur donnant la consigne de faire du bruit dans toutes les directions, afin d’attirer l’attention du Père, et de tirer une fusillade de tant de coups, lorsqu’ils le retrouveraient.
Joseph eut lui-même l’honneur de faire l’heureuse découverte. Il allait, depuis deux jours, fouillant tous les buissons, interrogeant tous les arbres, quand il remarqua les pistes fraîches d’un ours. Il les suivit jusqu’au moment où, dans leur direction, mais plus loin, il aperçut, sous un sapin, une forme noire, écrasée sur elle-même. «Voilà mon ours, pensa-t-il, encore engourdi au sortir de sa bauge d’hiver.»
Il épaula son fusil, chargé d’une balle.
Comme il allait presser la détente, il remarqua, dans la masse noire, un mouvement insolite chez les ours. Baissant l’arme, il s’avança prudemment, prêt à faire feu.
C’était le Père Grollier, en soutane, dépouillé de son habit de peau de renne. Son bras passait et repassait convulsivement devant sa figure. Il avait mangé l’un de ses mocassins, à en juger par les lambeaux de cuir pris entre ses dents. Il était sans connaissance, émacié à faire peur.
Joseph parvint à faire boire un peu de bouillon de poisson au missionnaire; puis il le plaça près d’un feu, et lui frictionna les membres. Les fonctions vitales se rétablirent; mais l’usage de l’intelligence ne revint qu’au bout de quinze jours.
Un asthme, dont le Père Grollier n’avait ressenti encore que de légères atteintes, l’étreignit depuis ce temps, sans lui laisser de répit.
Mais l’apôtre marcha quand même.
En 1858, il laisse le lac Athabaska, et débarque au Grand Lac des Esclaves, le 22 juillet, pour établir définitivement la mission Saint-Joseph.
Trois semaines après, passe l’équipage de la Compagnie de la Baie d’Hudson, avec le Père Eynard et l’archidiacre anglican Hunter. Sans balancer, il remet la mission Saint-Joseph au Père Eynard, et se jette aux trousses de celui qu’il appelle «l’homme ennemi». Il réussit à prendre place sur la barge même qui emporte le ministre.
Sous les yeux de Hunter, il fonde la mission du Saint et Immaculé Cœur de Marie à la Grande-Ile, et la mission du Sacré-Cœur au fort Simpson.
Il voudrait poursuivre; mais Ross, le bourgeois du district, l’arrête et le force à retourner à Saint-Joseph.
En regagnant le Grand Lac des Esclaves, il apprend que Hunter et Ross, de concert, ont fait signer par tous les commis-traiteurs, une requête, priant le gouverneur de l’Honorable Compagnie, Sir Georges Simpson, de bannir du Mackenzie le prêtre catholique, et de réserver les tribus de l’Extrême-Nord au protestantisme. Le Père Grollier écrit à Mgr Taché de tenter l’impossible pour déjouer cette manœuvre; et il réclame, pour lui-même, «la grâce d’être envoyé aussi loin que la terre pourra le porter.»
Durant une année, pleine d’une «indicible inquiétude», il attend la réponse.
Il travaille, les premiers mois, parmi les Couteaux-Jaunes et les Montagnais de la mission Saint-Joseph. Le 12 avril 1859, il part sur la glace du Grand Lac des Esclaves, pour fonder la mission Saint-Michel du fort Rae, chez les Plats-Côtés-de-Chiens. Le 10 mai, il revient de Saint-Michel, sur la glace encore, à Saint-Joseph.
Au retour de ce voyage, se passa une scène, dont le secret, sur l’ordre du missionnaire, fut gardé par Pierre Beaulieu, jusqu’au jour récent où Mgr Breynat obligea celui-ci à dire tout ce qu’il savait.
Une affection, qui devait être scorbutique, d’après la description du témoin, avait attaqué les deux pieds; et les ongles livides ne tenaient plus aux chairs écarlates que par leur milieu: en remuant dans la chaussure, ils rendaient la marche impossible. Le Père Grollier commanda à Pierre Beaulieu de les lui arracher tous, avec des pinces à chapelet. Pierre obéit. A chaque ongle, un ruisseau de sang s’ouvrait. Le premier pied fini, le père demanda un verre d’eau pour se soutenir. Il présenta ensuite l’autre pied, en se détournant un peu. A l’avant-dernier ongle, il dit doucement, avec un filet de voix:
—Oh! tu me fais mal, mon Pierre.
A la fin:
—Merci, mon Pierre!
Là-dessus, les barges passèrent.
O bonheur! Une lettre de Sir Georges Simpson, à lui, Père Grollier, comme sauf-conduit! Une autre de Mgr Taché, à lui encore, et lui donnant «carte blanche» sur l’Extrême-Nord!
Sous la tutelle obligée, sinon obligeante, du bourgeois, le Père Grollier prend place, le jour même, 13 août 1859, dans les barges, à côté de Kirby, qui va remplacer Hunter; et il dit adieu au Grand Lac des Esclaves.
Il revoit les forts de la Grande-Ile et Simpson: partout les néophytes sont restés fidèles, Deo gratias! Au fort Norman, il fonde la mission de Sainte-Thérèse.
Le 31 août, il est à Good-Hope.
Il apprend que, grâce à quelques sauvages, instruits par lui, à Simpson, l’année précédente, et à quelques coureurs-des-bois, dont il a fait ses amis, la visite de Hunter, ce printemps 1859, n’a porté aucune atteinte aux âmes. Il consacre aussitôt la mission à Notre-Dame de Bonne-Espérance; et, disposant son autel «sur la table même qui avait servi aux offices de l’archidiacre», il offre le premier sacrifice du Cercle polaire:
Date éternelle, dit-il, le 2 septembre l’Agneau vraiment Dominateur fut immolé pour la première fois, à Good-Hope, presque sur les confins de son héritage!
Comment suivre l’activité du missionnaire asthmatique au cours des trois années qui le séparent encore de sa tombe? Il voyage. Il enseigne. Il réprimande. Il encourage. Il écrit. Chacun de ses actes, chacune de ses respirations est un élan de son être, «pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.»
«—Le zèle, disait Mgr Grandin, le zèle inimitable du Père Grollier éclipsait toutes ses autres vertus.»
Ce zèle était dirigé, implacable, furieux—trop implacable, trop furieux, trouvait Mgr Grandin—contre l’homme ennemi, contre le protestantisme.
A qui lui reprochait sa violence, il demandait depuis quand la vérité n’était pas intransigeante; et il ajoutait qu’il était de Montpellier, où l’on savait ne pas dormir, et que de Montpellier aussi était saint Roch, son modèle dans l’âpreté à combattre la rage de l’erreur:
J’arrivai au fort Simpson, le 16 août, fête de saint Roch, saint natif, comme moi, de Montpellier, avait-il écrit en 1858. Je me regardais comme conduit là par mon cher concitoyen, maintenant citoyen des cieux. Lui aussi avait quitté notre ville natale et sa patrie, et s’était fait pèlerin sur la terre pour la cause de Dieu et le salut des âmes. A cause de cette harmonie d’une même vocation entre deux enfants d’une même cité, je crus voir un heureux présage dans la coïncidence de mon arrivée au fort Simpson, le jour de la fête de saint Roch.
Or, de tous côtés, le protestantisme l’agaçait; non pas au fort Good-Hope,—il y eût fait trop mauvais pour le prédicant,—mais au fort Norman, chez les Loucheux, chez les Esquimaux, par delà les montagnes Rocheuses.
En juin 1860, il va au fort Norman, combattre Kirby. De là, il court au fort Simpson, pour rencontrer le Père Gascon et l’envoyer au fort des Liards. De Simpson, il descend d’un trait, brûlant Norman et Good-Hope, jusqu’au fort Mac-Pherson sur la rivière Peel, qui se jette dans les bouches du Mackenzie, à 430 kilomètres, passé le Cercle polaire.
Au fort Mac-Pherson, il rencontre les Loucheux et les Esquimaux. Là enfin, il est arrivé le premier. Plus loin, il n’y a plus que l’océan Glacial, le Pôle nord.
Il jette alors son cri de triomphe:
Le jour de l’Exaltation de la Sainte Croix (14 septembre 1860), ayant réuni les Loucheux et les Esquimaux, autour de ce signe de réconciliation, je fis approcher les deux chefs, et leur ayant fait croiser les mains au bas de la Croix, je la leur fis baiser comme signe d’alliance et de paix entre eux avec Dieu. Mes mains pressant les leurs sur le pied du Crucifix, je leur fis promettre de s’entr’aimer à l’avenir. Ainsi la Croix était le trait d’union entre moi, enfant des bords de la Méditerranée, et l’habitant des plages glacées de la mer Polaire. La Croix avait franchi toute distance, elle dominait a mari usque ad mare. De plus, je donnai au chef des Esquimaux une image du Sauveur en croix, au bas de laquelle j’écrivis ces paroles de la prophétie qui s’accomplissait: Viderunt omnes termini terræ salutare Dei nostri. Toutes les extrémités de la terre ont vu la rédemption de notre Dieu; et je fis présent au chef des Loucheux d’une image représentant la Mère de notre Sauveur, avec cette autre si vraie prophétie: Beatam me dicent omnes generationes. Toutes les générations me proclameront bienheureuse. C’est en ce beau jour de l’Exaltation de la Sainte-Croix que la grande nation des Esquimaux offrit ses prémices à l’Eglise, et que plusieurs d’entre eux devinrent enfants de Dieu en recevant le baptême.
L’hiver 1860-1861, le Père Grollier s’avoue vaincu, terrassé par la maladie, dans une lettre à Mgr Taché; et aussitôt, sans transition:
Ce printemps, je retournerai au fort Norman, j’en redescendrai le plus vite possible, et, une fois les sauvages de Good-Hope partis, je descendrai au fort Mac-Pherson.
Il exécuta ce programme. Mais à quel prix!
Le 8 juin 1861, en route pour Norman, il écrit:
Hier je partis en barge de Good-Hope. Aujourd’hui, fête de Notre-Dame de Grâce, jour d’indicible douleur pour moi: nous rencontrons le ministre Kirby qui se rend à Good-Hope, et à Mac-Pherson. Vous voyez que mes tristes prévisions s’accomplissent! Qu’allons-nous devenir?... Je ne puis vous dire ce que je souffre, à chaque campement. Hier, il fallait monter une petite côte pour camper: je croyais expirer avant d’y arriver. Il m’a fallu m’arrêter trois fois, et longtemps, pour reprendre haleine; le souffle me manquait complètement. La marche même sur un terrain plan m’abat aussi; il faut que je m’arrête, pour respirer. Rien que le mouvement d’entrer ou de sortir de la barge me fatigue autant que si je venais de faire cent lieues. Il en est de même quand je range ma couverture de nuit: l’action seule de me baisser m’essouffle... Ce qui me fait le plus de peine, c’est que l’on me comptera toujours comme faisant nombre, et qu’ainsi je tiendrai la place d’un bon missionnaire, qui pourrait agir de tous côtés pour la gloire de Dieu et pour sauver des âmes.
Débarqué au fort Norman, il continue:
Pour gravir la côte du fort, j’ai failli mourir; je n’avais plus d’haleine. Quand j’ai été en haut, j’ai tellement excité la compassion des sauvages que l’un disait à l’autre: «C’est parce qu’il nous aime beaucoup qu’il vient ainsi nous voir, quoiqu’il soit malade». J’ai été plus de dix minutes sans pouvoir proférer une parole.
Au fort Norman il ressaisit quelques Indiens du Grand Lac de l’Ours que le ministre lui avait ravis; il confirme les fidèles dans la foi; puis il achète le canot d’écorce d’un sauvage; et, du 18 au 28 juin, avec un jour seulement d’escale à Good-Hope, il fait les 870 kilomètres, de Norman à Mac-Pherson, où l’attend la désolation.
La première parole qu’il entend, sur la terre des Loucheux, lui est lancée, du rivage à son canot, par une femme sur laquelle il avait compté en toute confiance:
Le ministre est bon, meilleur que toi; il donne du tabac et du thé. Il a enlevé dans les campements tous les objets religieux que tu nous avais donnés!
En effet, le loup a dévasté la bergerie. Les Loucheux se sont abandonnés à lui, lorsqu’il leur a dit que «la religion catholique était morte, et que jamais plus le prêtre ne reviendrait».
Voici pourtant, le prêtre qui les a baptisés et qui les aime. Vont-ils le recevoir? Non, il faut qu’il boive, comme son divin Maître, le calice de son agonie. Il le boira, sur la plage même de son triomphe, le jour de l’Exaltation de la Sainte Croix.
Le commis du fort refuse de le loger et de lui céder le moindre aliment. Le missionnaire a un filet: il le tendra sur la rivière. Il s’y essaie; mais il doit capituler aussitôt. Il est «de plus en plus asthmatique; deux pas l’essoufflent; et la moindre fraîcheur le fait tousser». Il confie le filet aux deux jeunes sauvages qu’il a amenés de Good-Hope, pour conduire son canot et l’assister. Ces misérables veulent le forcer à se rendre et à retourner au plus tôt à Good-Hope. Ils placent le filet où ils savent qu’il n’y a pas de poisson. Et le Père Grollier est là, du 28 juin au 4 août, étendu sur la grève, dévoré par les moustiques contre lesquels la toile d’une tente ne le protège même pas, et jeûnant à côté du fort qui abonde en viande et en poisson.
Ces souffrances pourtant ne sont rien, comparées à une autre, qui lui porte au cœur la blessure dont il mourra bientôt, la souffrance de savoir que Kirby, plein de santé, muni d’argent et de vivres, favorisé de tous les commis, est allé plus loin, par delà les montagnes Rocheuses, au fort Youkon; et que lui, le missionnaire de la vérité, ne peut le suivre jusque là, pour retenir sur le bord de l’abîme les tribus qui y vont à jamais sombrer.
De cette plage de détresse, la veille de repartir pour Good-Hope, il écrit à Mgr Taché, à Mgr Grandin, au supérieur général, des lettres enflammées, pleines d’appels:
Faites beaucoup prier pour ces malheureux. Nous ne les sauverons comme nous avons sauvé Simpson, Norman et Good-Hope, que par une sainte violence au ciel. N’oublions pas que sainte Thérèse a converti autant de païens par ses prières que saint François-Xavier par ses travaux. Mais il nous faudra vigoureusement pousser du côté des Loucheux, à Mac-Pherson, au Youkon, à la mer Glaciale. Sachez que Kirby a parcouru près de 600 lieues ce printemps. Sa conduite nous avertit que si nous continuons nos lenteurs, nous pouvons nous préparer à céder tout le Nord à l’hérésie... Nous n’avons pas d’argent, direz-vous, et le ministre est riche. Ah! si les apôtres eussent écouté la prudence humaine, quand ils furent envoyés, ils n’auraient point autrement parlé: «Nous n’avons pas d’argent!» Mais pour prévenir leur objection, le même Maître, qui les envoya et qui nous envoie, leur avait dit: «Ce sera sans argent que vous établirez vos missions. Nolite portare peram.»
Vite, vous dis-je, le diable allume tous ses feux contre nos missions. Il s’élance de partout. Le combat va être terrible. Encore une fois, oubliez que vous n’avez plus d’argent. Dieu y pourvoira, si vous lâchez la prudence humaine. Voyez le saint Evêque de Montréal (Mgr Bourget), qui, sans un sou achète toujours, établit toujours, bâtit toujours, et puis l’argent lui vient: c’est qu’il compte sur Dieu. Il me souvient de ce gros Evêque de B., qui le critiquait dans toutes ses entreprises, lui qui ne s’est même pas construit une église, et qui célèbre ses offices dans une cathédrale-étable, là où j’ai chanté la messe, en venant au Canada...
Je repars, le cœur dans les larmes. Et cependant je bénis Dieu de m’avoir inspiré de venir, car les bons auront été préservés; et dans les autres, qui savent que le ministre n’est pas l’homme de Dieu, ma présence aura servi à réveiller plus tard le remords, si Dieu les frappe. Seulement le divin Maître a voulu que je souffre ici le martyre du cœur...
Le Père Grollier venait de rentrer à Good-Hope, dans la solitude où il avait passé deux années, sans voir un prêtre, lorsque, le 28 août (1861), il vit arriver le Père Séguin et le Frère Kearney, tous deux inattendus:
—Dieu nous aime! s’écria-t-il, en les embrassant, Dieu nous aime!
Il ne pouvait trouver d’autre expression à sa joie et à sa reconnaissance.
Le Père Séguin écrit son impression:
Au lieu de l’homme gras et joufflu, que l’on m’avait dépeint, je ne trouvai qu’un pauvre malade n’ayant plus que la peau et les os, et pouvant à peine respirer... Je trouvai aussi un joli château, je vous assure. En mettant les pieds dans cette maison, de sept mètres de long sur cinq de large, je crus que j’allais descendre à la cave, tant le plancher était élastique. Le Père Grollier avait besoin d’air, mais, Dieu merci, il ne lui en manquait pas. Les croisées, à moitié bouchées par de mauvaises peaux toutes déchirées, laissaient circuler l’air à volonté dans la maison. Les planches du grenier étaient si bien jointes et le toit si bien couvert, que je n’avais pas besoin de sortir pour voir les étoiles. Quand il pleuvait, c’était à peine si nous pouvions trouver un coin pour nous mettre à l’abri. C’était dans cette maison cependant que nous devions braver les rigueurs de l’hiver...
Un hôte auguste s’ajouta, pour ce même hiver, à la communauté de Good-Hope, Mgr Grandin[59].
Comme le prélat proposait au Père Grollier de le ramener en un climat plus doux, dans quelque maison mieux approvisionnée:
—Monseigneur, répondit le missionnaire, je vous supplie de me laisser mourir ici. Je pourrai du moins garder la mission, pendant que le Père Séguin voyagera, et faire le catéchisme. Oui, laissez-moi prêcher, travailler, et lutter jusqu’au bout, pour mes sauvages. D’ailleurs, quand l’heure sera venue, je partirai sans retard. Les missionnaires ne font pas de longue maladie!
Jusqu’au bout, il prêcha, il catéchisa, il travailla, comme il l’avait dit. Les derniers jours, ne pouvant plus parler, il prêchait et catéchisait par signes.
Il célébra sa dernière messe, le 24 mai 1864.
Le dimanche 29 mai, il assista à la fête désirée de sa vie: la plantation d’une grande croix, sur le promontoire de Good-Hope, par le Père Séguin. Il se fit asseoir à la porte, afin de bien voir. Lui-même avait indiqué les cantiques français et montagnais qu’il fallait chanter.
Lorsque la croix fut dressée, il s’écria:
—Je meurs content, ô Jésus, maintenant que j’ai vu votre étendard élevé jusqu’aux extrémités de la terre!
—Oh! Oui! je suis content, disait-il ensuite au Père Séguin, si content que j’ai pleuré de joie tout le temps de cette cérémonie!
L’agonie du missionnaire commença le lendemain. Elle ne fut interrompue que le temps de recevoir, en pleine connaissance et en plein amour, l’extrême-onction et deux fois le saint Viatique:
—Toujours vous voir, disait-il à la divine Hostie que lui présentait son confrère; toujours vous contempler, divine Eucharistie; vous aimer pendant toute l’éternité, est-il un seul bien comparable à celui-là? Non, non!
Au commencement de sa dernière maladie, il avait dit une fois:
—Il me semble que si j’avais un peu de lait et des pommes de terre, je pourrais encore me rétablir, et travailler.
Du lait, une pomme de terre, il aurait fallu un voyage de six mois pour les lui apporter, alors. Maintenant, il eût refusé jusqu’à ces douceurs. Il avait comme goûté au Ciel:
—Oh! si je pouvais mourir, disait-il après sa dernière communion, si le bon Dieu voulait m’appeler à lui! Je ne suis plus bon à rien sur cette terre, pourquoi y rester plus longtemps? Tous mes désirs sont au ciel!... Prenez-moi donc, mon Dieu!...
Un délire intermittent l’épuisa ensuite en des discours, brisés par la toux, et dont le sujet était toujours la gloire de Dieu et le salut des âmes.
Après l’action de grâces de la communion suprême, son regard prit l’ardeur extatique, et se porta tour à tour de l’image de saint Joseph mourant entre les bras de Jésus et de Marie au pauvre tabernacle qu’il pouvait voir, de sa couche de peau de buffle, par le rideau entr’ouvert de l’alcôve-sanctuaire.
«C’est dans cette attitude qu’il expira, le sourire aux lèvres», le samedi 4 juin 1864, à cinq heures du matin, à l’âge de 38 ans.
Le jour même, le Père Séguin écrivait:
«Dès que la nouvelle de sa mort s’est répandue, les sauvages et les métis ont accouru en foule pour le contempler encore une fois. Il est sur son lit, couvert de sa soutane, d’un surplis et d’une étole, tenant entre ses mains sa croix d’Oblat, qu’il aimait tant à embrasser hier, lorsque ses souffrances redoublaient. J’avais couvert son visage d’un voile, mais il a été bientôt enlevé. On ne pouvait se rassasier de le regarder.»
Le Père Grollier repose à la place du cimetière de Good-Hope qu’il réclama lui-même, un jour que le Père Séguin lui manifestait son intention de l’inhumer sous la future église:
—Non, non! avait-il répliqué; enterrez-moi avec les sauvages, entre les deux derniers qui sont morts, le visage tourné vers la croix.
⁂
Le Père Jean Séguin (1833-1902)
Trois mots—un seul—raconteraient la vie entière du Père Séguin: cum esset justus,—il était juste.
Il fut le père des Peaux-de-Lièvres de Good-Hope, le sauveur et le nourricier de leurs âmes, comme saint Joseph le fut de Jésus. Il l’a été par la sainteté de ses 41 ans d’apostolat.
Ce fut un saint. Avec les sauvages, ses enfants; avec les Oblats du Nord, ses confrères; avec la population d’Ennezat, près Clermont, sa paroisse natale, nous n’avons qu’à lui conserver ce titre, pour le faire connaître; non sans protester toutefois—et que cette déclaration vaille pour tout ce livre—qu’en fils humblement soumis de la Sainte Eglise nous n’avons jamais eu l’intention de prévenir ses jugements infaillibles, mettant notre bonheur et notre espérance à approuver tout ce qu’Elle approuve et à réprouver tout ce qu’Elle réprouve.
Il ne s’est pas rencontré dans nos pays des neiges, croyons-nous, un ouvrier dont la carrière fut mieux remplie et aussi ignorée que la sienne. C’est qu’il s’effaçait toujours aux regards humains, comme le Juste de la Sainte-Famille, dans l’accomplissement de son devoir. C’est qu’il endura en silence ses souffrances physiques et ses peines morales—celles-ci inexprimables d’ailleurs. Bien habile qui l’amenait à parler de lui-même, de ses épreuves, de ses succès. Cependant l’obéissance l’y contraignit quelquefois, et les industries de certains amis réussirent à surprendre sa vigilance.
Il arriva au fort Good-Hope, le 26 août 1861.
Ses premiers soins furent de radouber la maison du Père Grollier. Bien qu’il n’eût fréquenté jusque-là que ses livres de science et de piété, et qu’il ne ressentît jamais d’inclination pour le travail manuel, il lui suffisait de saisir un outil pour faire un ouvrage de maître. En peu de temps, son sens pratique le rendit charpentier, sculpteur, peintre, horloger, fac-totum.
Son ministère débuta par les Loucheux.
Il partit pour les bouches du Mackenzie (rivière Peel, fort Mac-Pherson), le Samedi Saint 1862. Il trouva les Indiens attristés d’avoir causé tant de chagrin au Père Grollier, l’année précédente.
Il était là, lorsque Kirby, le ministre, reparut, en route pour le Youkon.
Le Père Séguin le suivit jusqu’au fort Lapierre-House, au milieu des montagnes Rocheuses: voyage de quatre jours dans l’eau jusqu’aux genoux, à travers des marécages continuels, sur les montagnes aussi bien que dans les bas-fonds, avec douze rivières à couper. Kirby et Séguin se tinrent plusieurs fois par la main, «pour rompre le courant».
En arrivant à Lapierre-House, le 17 juin, écrit le Père Séguin à un maître des novices, j’avais la tête comme une courge et les doigts comme des saucisses, tellement les maringouins avaient mordu... Si vous avez quelques novices qui ont soif de mortifications, vous n’avez qu’à les envoyer par ici. Ils seront je pense, satisfaits. Mais il ne faut pas que ce soit des résolutions d’un jour, car chaque jour amène ses mortifications; et quelquefois elles sont si nombreuses, qu’on ne sait plus par où commencer.
Le Père Séguin dédia à saint Barnabé la mission qu’il inaugurait, et que l’on ne devait pas reprendre, de Lapierre-House.
Du bon nombre de sauvages qui assistèrent d’abord à sa prière, il ne compta à la fin qu’une quinzaine. Les autres étaient allés, ou retournés—car ils l’avaient vu une fois déjà—au ministre.
Kirby, trouvant cependant insuffisant l’appât du tabac et du thé, annonça aux Indiens que «le Père Grollier avait une femme, que le Père Séguin, là présent, en avait plusieurs, et Mgr Grandin aussi; que Rome avait déclaré l’immaculée conception du Pape», etc.
Kirby poursuivit jusqu’au fort Youkon, et le Père Séguin retourna au fort Good-Hope, près du Père Grollier.
Rentré le 3 août, il repartait le 3 septembre, sur un ordre de Mgr Grandin, qu’apportait le courrier. Le prélat l’envoyait au fort Youkon même; et, cette fois, il avait pour compagnon de barge un révérend métis, célibataire, M. Mac Donald, que l’administration anglicane avait choisi, en réponse à la constante objection des sauvages contre «l’Anglais, homme d’une femme».
Le 23 septembre, ministre et prêtre étaient au fort Youkon.
Le Père Séguin n’eut qu’à constater que les douze ou treize cents Indiens de la région étaient invinciblement attachés au thé, au tabac et au protestantisme. Le coupable principal, ici, était l’interprète, un certain Houle, apostat et serf du ministre, omnipotent parmi les Peaux-Rouges. Il leur prêchait la liberté de la polygamie et de la dissolution.
Le missionnaire passa tout l’hiver, accablé du mépris des blancs et de l’arrogance des indigènes[60].
Le 3 juin 1863, il repartit pour Good-Hope, où il arriva après trente-cinq jours d’une marche et d’une navigation extrêmement dures, en s’écriant:
—Mais c’est ici le paradis!
Il ne raconta point son voyage. Il eut cependant à déclarer qu’il s’était heurté le pied avec une telle violence que l’ongle d’un orteil en était parti, car, à la place de cet ongle, et par suite de la nature maligne de la blessure, il poussa une dureté de corne qui dut être sciée deux fois annuellement. Un rhumatisme, contracté dans les montagnes, lui resta aussi, toute sa vie.
En 1864, eut lieu la plantation triomphale de la croix, sur Good-Hope, nous l’avons dit. Il nous faut ajouter que cette croix, de 12 mètres, dont la beauté donna tant de joie au Père Grollier mourant, coûta au Père Séguin, qui la dressait, une effroyable infirmité. Le métis, qui l’aidait à la planter, la laissa un moment peser tout entière sur lui; et l’effort que fit le missionnaire pour la soutenir détermina la rupture d’un viscère, la pire qui soit, et que seule la chirurgie moderne aurait pu guérir. Chacun de ses pas, chacun de ses mouvements, pendant trente-huit ans, en furent douloureusement affectés.
Trente fois, le Père Séguin retourna chez les Loucheux, soit au fort Mac-Pherson (430 kilomètres), soit au fort de la Petite Rivière Rouge Arctique (332 kilomètres).
Pendant trente ans, dit le Père Giroux, il fit chaque année ce voyage de près de 200 lieues, aller et retour, en canot d’écorce ou en barque. Ce n’était pas partie de plaisir, vous pouvez m’en croire. Partant après la débâcle, c’était l’époque des pluies et des vents contraires pour descendre, et en outre les grèves n’étaient guère abordables, étant recouvertes de vase ou de glaçons. Arrivé chez les Loucheux, c’était quinze jours de séance dans une petite cabane où chacun venait exposer son cas, et se faire instruire, cela du matin au soir. La nuit se passait à faire de la fumée pour chasser les maringouins; mais outre que cela ne remplaçait pas un sommeil nécessaire, cette fumée donnait bientôt l’ophtalmie. Alors il fallait abandonner la fumée et se laisser dévorer vivant. Au saint autel, c’était une demi-heure de massacre sanglant du pauvre prêtre, à qui la liturgie ne laisse aucune défense contre les moustiques. Allons, voilà qui n’est pas plaisant. Pour prouver que je n’exagère pas, je dirai qu’en 1889, dans l’intérieur de la chapelle, à la rivière Rouge Arctique, en quelques instants, j’ai vu tuer, à l’unique châssis de la chapelle, en les écrasant, assez de maringouins pour former une masse grosse comme le poing.
Eh bien, de ces tourments que je connais, comme de la nourriture affreuse qu’on lui servait, je n’entendis jamais le Père Séguin, non seulement se plaindre, mais même parler...
Voyez-le remonter de là à Good-Hope, assis, au moins seize heures par jour, dans un esquif, pendant six à huit jours, rôti par un soleil qui vous incommode d’autant plus que l’hiver a été plus long, assailli de moustiques qui ne vous permettent pas un seul moment d’enlever le voile qui vous couvre la figure, sans parler des pluies, des orages et des accidents, des amabilités et de la paresse des jeunes gens, en voilà assez pour satisfaire toutes les patiences...
A Good-Hope, la conversion des Peaux-de-Lièvres fut lente et laborieuse. Si le Père Grollier les défendit contre l’hérésie, si le sacrifice de sa vie leur fit désirer la foi, le travail de les tirer de leur paganisme revint au Père Séguin.
Tandis que le Père Petitot, son compagnon de 1864 à 1878, courait au loin, de la mer Glaciale au Grand Lac de l’Ours, et que le Père Ducot préparait ses voyages au fort Norman, le Père Séguin, petit à petit, patiemment, avec l’esprit de prudence et la charité indulgente qui le caractérisaient, formait à la vie chrétienne les Peaux-de-Lièvres.
De quel bourbier eut-il à les soulever d’abord? Il l’écrivit à Mgr Faraud, qui le lui demandait, en 1866:
J’ignore si un jour de salut luira pour notre peuple. Le fait est qu’il se commet à notre porte des actes de barbarie qui font frémir. Je viens de donner la vie éternelle à un enfant que sa mère avait jeté dans l’ordure, aussitôt après sa naissance, afin de s’en débarrasser...
Les parents emploient ici un affreux remède pour se conserver la vie; je vais vous le faire connaître... C’est en mangeant leurs enfants. Il vient de m’arriver un vieillard, qui s’est nourri ce matin encore d’un morceau de chair humaine, le dernier qui lui restait du corps de ses deux enfants. Il se rendait à ce fort, en compagnie de plusieurs sauvages: il leur a laissé prendre les devants, a dressé sa tente, et a massacré son fils et sa fille, et il s’en est rassasié. Comme je cherchais à lui inspirer l’horreur de ce forfait, il m’a répondu:
—J’ai ouï dire par nos anciens que plusieurs se sont sauvé la vie en mangeant la chair de leurs enfants: pourquoi n’aurais-je pas fait comme eux, puisqu’il y allait de ma vie?[61]
Ces malheureux ne savent pas ce qu’est le mariage. Ils prennent une femme et l’abandonnent ensuite. Ici les femmes se glorifient du nombre de leurs maris. On comprend dès lors les difficultés que nous avons à vaincre. Comment prêcher une religion de pureté et d’amour à une peuplade soumise à des habitudes de ce genre, qui ont force de loi par une prescription de plusieurs siècles?
L’épreuve, voix sévère de la miséricorde de Dieu, vint plusieurs fois à l’aide du missionnaire: ce furent les famines, toujours favorisées, à Good-Hope, par la nuit de l’hiver qui empêche les grandes chasses; ce furent les épidémies périodiques, qui hâtent les funérailles des nations Peaux-Rouges.
En 1874, comme la tribu semblait définitivement conquise, un schisme se déclara. Le Père Séguin mit longtemps à découvrir la cause des agissements étranges du groupe révolté: abstention de la messe, affectation de travailler le dimanche, blasphème, etc...
Je pensais que tu connaissais cela, lui dit enfin une sauvagesse. Quand les barges sont revenues ici du Portage la Loche, les hommes ont dit qu’ils avaient vu un sauvage qui était mort l’année d’avant, et qui se trouvait ressuscité. Ce revenant leur a appris qu’il avait passé l’hiver avec le bon Dieu, et que le bon Dieu l’avait renvoyé sur la terre, pour faire savoir aux autres sauvages que lui, le bon Dieu, était fatigué de l’ouvrage que les prêtres lui donnaient; qu’il n’avait même plus le temps d’allumer sa pipe un petit brin, ni de dormir; que c’était un péché de ne pas travailler le dimanche; que quand les prêtres disaient la messe pendant la nuit, le ciel devenait tout noir et que le bon Dieu n’était pas content...
Bêtise humaine! Que de formes a-t-elle su revêtir, depuis «l’aurore du monde, où elle fut inventée», jusqu’à nos Peaux-de-Lièvres!
Heureusement que cette fois le courant de bon sens, créé par la religion, éteignit bientôt l’exaltation des illuminés, et qu’ils revinrent à la simplicité de la foi.
Ce fut le dernier fléchissement du côté du paganisme.
Quelques années après, lorsque le Père Ducot arriva, il était ravi de voir «tous les sauvages assister à la messe quotidienne, et prier comme des religieux».
En 1894, la ferveur se maintenait. Le Père Séguin le reconnaissait lui-même:
Jusqu’à présent (7 février), nous avons eu un hiver bien rigoureux. Le thermomètre centigrade s’est tenu en dessous de 50 degrés de froid, pendant une semaine; durant deux jours, il est descendu à 56 degrés. Malgré ce froid intense, les sauvages campés autour n’ont pas discontinué de venir chaque jour à la messe, et d’assister, le soir, à l’exercice du mois de la Sainte-Enfance... Le vendredi, si le poisson manque c’est le jour de jeûne pour ces chers fidèles: ils ne mangent pas une bouchée de toute la journée. Je les scandalise chaque fois que je leur dis que, quand ils n’ont point de poisson, ils peuvent manger de la viande:
—Nous savons que ce n’est pas un péché, disent-ils, mais nous aimons mieux jeûner pour faire pénitence.
Pourquoi le Père Séguin, comme tant d’autres prêtres de l’époque, eut-il à respirer, dans sa jeunesse, les dernières émanations de l’atmosphère janséniste, qui glaça l’Europe, au siècle passé! Son respect de la sainte Eucharistie, ainsi entendu, lui faisait considérer comme la récompense seulement de la vertu le sacrement de force qui est premièrement le moyen de l’acquérir. Il tremblait d’ouvrir le tabernacle à ses enfants, avant leur mariage. Rien ne put le décider à plus de libéralité. Dieu n’avait pas encore suscité Pie X.
Cependant les longues nuits de Good-Hope, les veillées aux lueurs de l’âtre ou à la chandelle de suif, les miroitements du soleil sur la neige du printemps achevèrent l’action funeste de la «fumée aux maringouins», sur les yeux du missionnaire: il devint presque aveugle.
En 1901, ses supérieurs lui proposèrent d’aller en France consulter les docteurs.
Les Peaux-de-Lièvres l’accompagnèrent au bateau, avec les démonstrations de douleur que saint Paul reçut de ses néophytes d’Ephèse. Il leur promit de revenir aussitôt que l’opération serait faite et de mourir parmi eux, comme le Père Grollier.
Les médecins ne devaient pas le guérir. Il s’adressa au Sacré-Cœur de Paray-le-Monial, à Notre-Dame de Lourdes. Mais sa couronne était achevée. Il s’endormit du sommeil du juste, le 11 décembre 1902, près de sa sœur bien-aimée et d’une filleule dévouée, toutes deux bienfaitrices de ses missions. Il était né le 27 novembre 1833.
Cette année de souffrance et d’exil, loin de son «chez nous»—Good-Hope, voulait-il dire—fut une prédication pour Ennezat et pour le clergé de la région qui le visitait. Ne pouvant plus prêcher en peau-de-lièvre, il redoublait ses deux autres fonctions de missionnaire: prier et se mortifier.
Mlle Séguin lui avait préparé un lit bien doux. Il n’y reposait pas.
—Pourquoi? lui demanda-t-elle.
—C’est ta plume qui me rend malade, répondit-il. N’as-tu donc pas dans le grenier quelques morceaux de bois? Si j’avais mes bois de l’Amérique et mes neiges!
Il célébra la messe, toujours la même par privilège, jusqu’au 3 novembre. Une longue préparation était chaque fois donnée, comme à Good-Hope, à l’auguste sacrifice. Parfois la garde-malade le trouvait levé, à trois heures: il se préparait à la sainte-messe qu’il devait dire à six heures.
—Mais, frère, je t’en prie, couche-toi donc!
—Allons, tu n’y entends rien, toi. Tu ne sais pas toutes les grâces que le bon Dieu veut m’accorder, surtout au saint sacrifice!
Un matin qu’il avait prolongé beaucoup au delà d’une heure son action de grâces, comme la sœur allait l’avertir que son déjeuner l’attendait:
—Oh! laisse-moi donc encore! C’est si bon d’être avec son Ami!
Lorsque, le matin du 11 décembre, les glas tombèrent sur Ennezat, de toutes les lèvres en même temps s’échappa l’exclamation:
—Le saint est mort! Le saint est mort!
En revenant du cimetière, le samedi, veille de la solennité de l’Immaculée Conception, comme le carillon des premières vêpres chantait, les bons fidèles se disaient:
—C’est l’entrée du saint au ciel. La Sainte Vierge vient le chercher.
Les Peaux-de-Lièvres firent écho à Ennezat, par leurs témoignages de deuil et de vénération. Ils pleurèrent leur missionnaire si aimé et firent chanter de nombreuses messes pour lui. Ils continuent à vivre de son souvenir et de ses enseignements.
⁂
Le Père Houssais, compagnon du Père Séguin depuis 1895, reçut son héritage. Il eut l’honneur de former, à son tour, de 1907 à 1912, deux missionnaires, trouvés dignes du martyre: les Pères Rouvière et Le Roux.
Le Père Giroux, aidé du Père Robin, dirigea, de 1916 à 1919, la mission modèle de Notre-Dame de Bonne-Espérance. Le Père Robin la garde seul aujourd’hui.
Le 1er octobre 1918, les Peaux-de-Lièvres déposaient, à côté du Père Grollier, un autre saint, apôtre inconnu dont nous espérons esquisser un jour la vie: le Frère Kearney. Il était arrivé, en 1861, à la mission de Notre-Dame de Bonne-Espérance, qu’il ne devait plus quitter.
Batailles et réconciliation.—Bas-Bretons de l’Extrême-Nord.—«Quels braves gens!»—Les Pères Constant Giroux et Camille Lefebvre.—Du fort Mac-Pherson à la Petite Rivière Rouge Arctique.—Un poitrinaire sous la bise glaciale.—Le Père Lefebvre en détresse.—La Mère des Loucheux.—La langue et l’âme françaises à l’océan Polaire.
Les Loucheux, ainsi dénommés par les Coureurs-des-bois, à cause d’un certain strabisme qui affectait, dit-on, la vue de plusieurs, sont les plus reculés de la nation Dénée, vers le Nord.
Les types à la vaste encolure, au front arqué, au regard assuré, que conserve la tribu jusque dans sa déchéance même, disent assez combien redoutables durent être jadis ces Peaux-Rouges. Les Esquimaux, leurs voisins, en témoignent aussi, au souvenir des dépouilles sanglantes par lesquelles ils payèrent plus d’une fois leurs propres férocités, à l’égard des Loucheux. Peu de mois avant l’arrivée du missionnaire, pour ne mentionner que ce fait, comme les chasseurs Loucheux étaient partis, les Esquimaux s’introduisirent dans leur camp, massacrèrent les femmes et les enfants et brûlèrent le village. Les chasseurs se lancèrent à la poursuite des bandits. Rencontrant un groupe d’Esquimaux à la Pointe-Séparation, ils les tuèrent et étendirent leurs cadavres éventrés le long du rivage, sous un poteau où ils écrivirent: «Que les Esquimaux qui passeront apprennent ainsi le sort qui les attend.»
Les deux races étaient encore en guerre, lorsque le Père Grollier parut au milieu d’elles, armé de la Croix. Il leur présenta le signe divin de la réconciliation, et depuis elles vécurent en paix.
Les Loucheux se distribuent sur les deux versants des montagnes Rocheuses, le grand nombre peuplant le territoire du Youkon, les autres le bas Mackenzie.
Nous savons les douloureuses déceptions trouvées au Youkon par les missionnaires de 1862, de 1870 et de 1872[62].
Les Loucheux du bas Mackenzie, les seuls qui nous occuperont, se réunissent, pour la traite de leurs fourrures, les uns au fort Mac-Pherson, les autres à la Petite Rivière Rouge Arctique.
Le fort Mac-Pherson, situé à 430 kilomètres de navigation du fort Good-Hope, et la Rivière Rouge Arctique à 332 kilomètres, sont perdus en pleine région polaire, sous la nuit sans midi de l’hiver, et sous le jour sans minuit de l’été. Aucune montagne, aucune forêt ne brisent l’aquilon, depuis l’océan Glacial jusqu’à ses parages.
Le fort Mac-Pherson fut longtemps le seul à grouper nos Loucheux. Il est placé sur la rive gauche de la rivière Peel—vulgairement rivière Plumée,—à 48 kilomètres de la Pointe-Séparation, laquelle marque le confluent de la rivière Peel et du Mackenzie, à la tête même du delta du fleuve.
Quant à la Rivière Rouge Arctique, elle se jette sur la gauche du Mackenzie également, à 50 kilomètres en amont du delta. Aux crues très hautes, le fleuve la force à rebrousser chemin vers les montagnes Rocheuses. Presque en tous temps, ce confluent de la Rivière Rouge Arctique et du Mackenzie entretient une pêche suffisante, et invite les Indiens à établir sur ses bords leurs quartiers d’approvisionnement.
Cordialité dans l’accueil, gaieté retentissante, obstination en toute entreprise: ainsi pourrait-on caractériser les Loucheux. La foi de ces «Bas Bretons de l’Extrême-Nord» a triomphé de toutes les superstitions, et reste lumineuse, impulsive, indéracinable.
«—Quels braves gens, s’écriait Mgr Grouard, les rencontrant pour la première fois, en 1890! Je n’ai jamais vu tant de foi, de piété et d’entrain que chez eux!»
Pendant la famine 1888-1889, qui dévasta les régions polaires plus encore que le reste du vicariat d’Athabaska-Mackenzie, deux familles Loucheuses, jeûnant depuis des semaines, parvinrent à se traîner jusqu’à la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance:
«—Hélas! pauvres enfants, leur dirent les missionnaires, que venez-vous faire ici? Vous savez bien que nous n’avons rien pour vous secourir!
«—C’est vrai, nous le savions, répliqua celui qui avait encore la force de parler; mais nous n’avions rien non plus là-bas. Alors nous sommes venus pour entendre encore une messe. Après cela, nous pourrons mourir; nous serons contents».
Aux prises avec une autre famine, un camp de Loucheux se vit réduit par la vilenie des commis-traiteurs à choisir entre la mort et l’apostasie:
—Faites-vous protestants, leur disait-on, et vous aurez des vivres, du plomb, de la poudre, des vêtements.
—Gardez vos biens, répondirent les Indiens. Nous mourrons de faim, s’il le faut; mais nous resterons catholiques!
Le missionnaire ne résidait pas encore parmi eux, à cette époque.
Telle qu’elle est aujourd’hui, la mission Loucheuse peut être proposée comme le modèle de la chrétienté, qui n’a de cœur que pour aimer Dieu et ses prêtres.
Mais, sans parler de la langue, le plus difficile des dialectes dénés, sans insister sur les rigueurs extrêmes du climat, combien il en coûta pour faire naître et pour sauvegarder la foi de ces Loucheux!
Le Père Grollier, arrivé au fort Mac-Pherson, en septembre 1860, le jour de la fête du Saint Nom de Marie, donne ce divin vocable, «gage de toutes les grâces», à sa nouvelle mission. Ayant baptisé 65 Loucheux et 4 Esquimaux, il retourne à Good-Hope, tout heureux; mais pour revenir, l’année suivante, presque mourant, et ne trouver que les ruines accumulées par le ministre.
Au Père Séguin de reprendre le combat. De 1862 à 1890, chaque année, soit en canot d’écorce, soit à pied, il refait cette course de 200 lieues, de Good-Hope aux Loucheux et des Loucheux à Good-Hope[63]. En 1868, à sa septième tournée apostolique, il trouve sa mission du fort Mac-Pherson si accablée de nouveau sous les coups du ministre établi sur les lieux et de la femme Loucheuse du commis, qu’il décide de diviser le champ de bataille, et qu’il place une chapelle au confluent de la Rivière Rouge Arctique et du Mackenzie, où il espère retenir les Indiens de bonne volonté, loin de l’atmosphère néfaste de Mac-Pherson. Le missionnaire continua néanmoins ses visites aux Loucheux de la rivière Peel, jusqu’en 1873, date où ces malheureux eurent l’audace de lui représenter eux-mêmes que ses efforts pour gagner leurs âmes seraient désormais inutiles, attendu que leur nouveau ministre, M..., venait d’épouser une jeune Loucheuse qu’un naïf sauvage lui avait confiée, et que cette femme rusée, fougueuse, infatigable parleuse, de cœur généreux d’ailleurs, était la parente estimée de tous les Indiens de l’endroit. Le Père Séguin dut alors borner son ministère passager au camp de la Rivière Rouge Arctique, tout en soupirant après un Oblat qui pût demeurer parmi tous les Loucheux et assurer leur salut.
Cet Oblat, ce missionnaire, fut enfin trouvé par Mgr Faraud. C’était le Père Constant Giroux.
Débarqué au fort Good-Hope, en juillet 1888, le Père Giroux prit contact avec les Loucheux au printemps 1889. Le 28 avril 1890, instruit de leur langue et rompu à la vie polaire, il arriva, pour y résider définitivement, au fort Mac-Pherson.
Il défricha aussitôt l’emplacement de la mission; puis, assisté d’un sauvage, il se mit à équarrir le bois nécessaire pour une maison de six mètres sur cinq. A la débâcle, il amassa deux radeaux de troncs d’arbres; et, le 21 juin, lorsque le Père Lefebvre, conduit par Mgr Grouard, toucha Mac-Pherson, en route pour la mission esquimaude qu’il venait explorer, les visiteurs trouvèrent les fondations de la maison déjà jetées.
Deux fois, le Père Camille Lefebvre repassa au fort Mac-Pherson, venant du fort Good-Hope afin d’évangéliser les Esquimaux. En 1892, il s’arrêta sous le toit du Père Giroux, et devint son socius, son compagnon de solitude.
De cette résidence, tous deux portèrent la vérité du salut jusque dans l’océan Glacial.
Les Pères Giroux et Lefebvre luttèrent ensemble, six années durant, contre le froid[64], contre la faim, contre la pauvreté, contre l’isolement, contre les agressions de l’hérésie, contre la corruption apportée par des Blancs, indignes de leur race.
Jusqu’en 1896, ils occupèrent le fort Mac-Pherson, espérant toujours ressaisir les brebis perdues. Alors survint une recrudescence d’opposition à leur zèle, qui leur fit prendre la détermination d’abandonner la rivière Peel et de transporter tout l’avoir de la mission du Saint Nom de Marie à la Rivière Rouge Arctique, parmi les Loucheux fidèles. Ils savaient d’ailleurs qu’ils seraient suivis par les quelques bons Indiens du fort Mac-Pherson.
Il nous est difficile de comprendre l’intensité du sacrifice que s’imposaient, par cette décision, les missionnaires. Il faudrait avoir assisté, jour par jour, aux travaux qu’ils avaient accomplis pour construire leur abri du fort Mac-Pherson et préparer une maison-chapelle plus digne de Dieu. Afin de monter une scierie, que le vent devait mouvoir, ils avaient peiné de la hache, de la scie et du marteau pendant des mois; mais, au moment de fonctionner, la scierie elle-même avait fait défaut. Non découragés, ils avaient demandé à la rivière Peel sa force motrice: comme ils finissaient d’élever une digue, fruit d’un labeur de quatre mois, ils virent la rivière se gonfler soudain et défoncer aussitôt l’écluse. Quelques minutes plus tôt ou plus tard, l’inondation eût trouvé le Père Giroux sur la digue, et l’eût emporté avec les débris vers l’océan. Les deux missionnaires se mirent alors à scier de long; et, malgré tous les déboires, les planches de la maison-chapelle étaient apprêtées, lorsqu’il fallut partir.
Par le chemin d’hiver, qui mesure environ 70 kilomètres, ils transportèrent tout ce qu’ils purent de leurs effets. Ils eurent même, dans ces trente à quarante voyages de halage, à se priver de toute aide étrangère, de peur de donner l’éveil au commerçant du fort, et de s’attirer de sa part des entraves peut-être insurmontables.
Ils dirent ouvertement adieu au fort Mac-Pherson, le 7 avril 1896.
Aussitôt leur tente fixée à la Petite Rivière Rouge Arctique, les deux pionniers, sans négliger les nécessités du saint ministère, se dévouèrent à la tâche de construire la mission. Ne s’accordant d’autre repos que celui des dimanches, ils partaient de grand matin, après leur déjeuner, s’enfonçaient dans les maigres forêts, sapaient des arbres, les traînaient en s’y attelant, les équarrissaient, et ne rentraient qu’à la fin du jour, pour prendre à la fois leurs dîner et souper. Quelques lièvres, trouvés dans les collets tendus, et un pain gluant, fait avec des œufs de poisson, composaient l’ordinaire. De pain de froment, ils ne goûtèrent que deux fois, cette année-là.
La maison-chapelle, à peu près finie, fut inaugurée par la messe de minuit du 25 décembre 1896:
«—Ce ne sera pas plus beau dans la grande maison de Celui qui a fait la terre», s’écriaient tous les Loucheux.
Deux ans de vie commune et laborieuse suivirent encore ce Noël.
Le 21 avril 1898, le Père Lefebvre, sur l’ordre de Mgr Grouard, embrassait son cher compagnon et prenait la route de Dawson, via les montagnes Rocheuses, à titre de missionnaire des mineurs du Klondyke, au Youkon.
Le Père Giroux garda la mission du Saint Nom de Marie, en compagnie du Frère Louis Beaudet, jusqu’en 1902; et seul, de 1902 à 1904[65].
Depuis 1905, le Père Lécuyer s’occupe de la tribu des Loucheux. A l’étonnement de ceux qui le virent partir du scolasticat de Liége pour si loin, tout pâle, les poumons gravement lésés, il pourrait répondre aujourd’hui (1922), en montrant la joyeuse couleur de ses joues, que l’ardeur apostolique et la bise de l’océan Glacial sont de fameuses gardiennes de la belle humeur et de la santé.
De la mission du Saint Nom de Marie, soit qu’elle fût au fort Mac-Pherson, soit qu’elle fût à la Rivière Rouge Arctique, les missionnaires se sont élancés à la recherche des portions disséminées de leur bercail.
Le Père Lefebvre alla deux fois chez les Esquimaux de l’Ile Richard, à l’extrême embouchure orientale du Mackenzie, et trois fois chez ceux de l’Ile Herschell, à quatre jours de barque dans l’océan Glacial même. C’est comme par miracle qu’il revint du premier de ses voyages à l’Ile Richard.
Les Esquimaux avaient promis de le reconduire au fort Mac-Pherson; mais, le temps venu, personne ne voulut partir. Le père remonta 50 kilomètres du delta du Mackenzie, dans l’espoir de rencontrer un camp de pêcheurs Loucheux. Au lieu de ces bons Indiens, il ne trouva que quelques familles esquimaudes. L’une d’elles accepta de le transporter, moyennant une très forte rétribution. C’était le 19 août. Le 24 seulement il plut à l’Esquimau de commencer la route. En deux jours de rame, il fit une dizaine de lieues. Voyant alors le missionnaire à sa merci, il lui déclara, menaçant, qu’il n’irait pas plus loin, au prix convenu. Le père, incapable de se plier à ses exactions, et comprenant d’ailleurs qu’il avait tout à redouter de ce fourbe sauvage, se chargea du reste de ses provisions, et entreprit, à pied, sur l’horrible plage du delta, un trajet de 240 kilomètres. Il ne pouvait compter, en cette saison et en ces lieux, sur aucun secours humain:
La grève, dit-il, était remplie de saules épais à travers lesquels je devais me frayer une route. Si je m’en éloignais, c’était pour monter des côtes à pic et élevées comme des montagnes et pour descendre aussitôt dans de larges et profonds ravins, ayant, en les traversant, de l’eau jusqu’à mi-jambes. Le soir arrivé, j’étais harassé. Mon paqueton qui pesait une trentaine de livres, semblait en peser plus de cent! Mais la Providence veillait sur son missionnaire...
La Providence veillait en effet, car le lendemain il n’avait pas marché une demi-heure qu’il aperçut, dans une sapinière, deux tentes Loucheuses:
Je n’en croyais pas mes yeux, continue-t-il. Jugez de ma joie. Encore quelques minutes et j’y arrivai. Les chiens plus que moi donnèrent le signal du réveil. Quelle ne fut pas la surprise de ces braves gens en apercevant, au sortir de leurs tentes, un prêtre! Leur joie était telle qu’ils ne cessaient de me dire merci.
Avec de tels amis, le reste du voyage fut un plaisir.
Le Père Giroux lui-même se rendit une fois jusqu’à l’Ile Herschell; mais ses campagnes ordinaires avaient pour rayons les 350 kilomètres à la ronde que fréquentaient les Loucheux. Ses raquettes et son canot croisèrent en tous sens le domaine errant de ses bons enfants. Regagna-t-il une seule fois sa cabane, sans rapporter de sa course un cœur brisé par des spectacles de souffrance? Les consolations d’avoir vu la résignation sublime de ses chrétiens l’emportaient toutefois sur sa tristesse.
Son noviciat des horreurs du Nord commença de bonne heure. A peine avait-il atteint la terre de son apostolat, en 1889, qu’il écrivait:
...Nous apprenons qu’un chasseur jeûnait au lac d’Auray (non loin de Good-Hope). Nous n’aurions pu, malheureusement, rien faire pour lui. La mission épuisait ses dernières ressources. Dans le courant d’avril, le pauvre sauvage succomba, et sa femme vint s’installer, avec ses enfants, sur le bord d’un chemin, espérant que quelque traîneau passerait par là et lui porterait secours... Ses deux garçons moururent les premiers. On a pu s’en convaincre par la sépulture que les mains maternelles leur firent sous la neige, à l’extérieur de la loge. Les deux grandes filles succombèrent après eux, car la mère n’eut plus la force de sortir leurs cadavres et de leur rendre le même triste devoir. Elle dut prendre alors dans ses bras sa dernière petite fille âgée seulement de quelques mois, et, la pressant sur son sein, la mettre à la source de la vie, si forte sit spes! Mais non, il n’y avait plus d’espoir... Toutefois, cet être fragile et délicat survécut à toute la famille, car, par sa position, on reconnut que l’enfant avait fait des efforts pour s’arracher des bras de sa mère...
Parmi les morts qu’il eut à déplorer dans sa chrétienté Loucheuse, le Père Giroux n’en vit peut-être de plus tristement touchante que celle de la vieille Cécile, célèbre sauvagesse-apôtre, qui avait été le précurseur, puis l’auxiliaire du prêtre, dans sa tribu.
Elle était digne de la qualification de Mère des Loucheux, qu’aimait à lui donner Madame Gaudet[66].
Mère et grand’mère de beaucoup, Cécile le fut, au vrai, selon la nature. Elle devint la mère de tous dans la foi et dans l’abolition du paganisme.
Née on ne sait quand, instruite par Madame Gaudet, bien avant 1860, elle désirait depuis longtemps et travaillait à faire désirer l’arrivée du missionnaire, lorsque le Père Grollier la baptisa. Chefferesse reconnue, telle la bonne femme Houle du fort des Liards, elle eut pour sujets les Loucheux du Mackenzie—ainsi désignait-on les Indiens du confluent de la Rivière Rouge Arctique et du fleuve Mackenzie pour les distinguer de ceux de la rivière Peel (fort Mac-Pherson). Enorme de carrure, d’un port altier, franche figure, orateur au verbe cinglant, elle entraînait à la conviction et à l’action, tant par la menace de son poing que par le procédé de l’affirmation, secret et force de l’éloquence, qu’elle maniait irrésistiblement. Tout pliait devant ses discours. Avant qu’elle eût enseigné la langue loucheuse au Père Séguin, elle traduisait à l’assemblée les sermons qu’il prononçait en peau-de-lièvre. Possédant par cœur le catéchisme que le missionnaire lui avait composé, et appuyée sur cette doctrine, elle prêchait d’elle-même; elle tranchait les cas de conscience. «Cécile l’a dit!» était le Roma locuta est de toutes les discussions et finissait toutes les causes.
Très âgée, elle apprend qu’un de ses petits-fils, gaillard superbe et chef du fort Mac-Pherson, incline à se laisser séduire par le ministre. Elle va à lui:
—Comment, toi, un de mes enfants, tu abandonnerais la foi catholique! Entends-le bien: tant que Cécile sera capable de tenir un bâton, pas un de ses Loucheux ne deviendra apostat!
En même temps, elle lui assène trois coups de gourdin sur la tête. Le chef crie grâce, et promet d’être sage.
Devenue aveugle de vieillesse et presque paralysée, il y avait une dizaine d’années qu’elle ne vivait plus que d’aumônes, lorsqu’une disette générale dispersa les Loucheux dans les bois. Il ne resta avec Cécile que Marguerite, sa sœur, aveugle elle-même, mais qui, pouvant encore marcher, allait à tâtons ramasser des branches pour le foyer. Puis Marguerite mourut, et Cécile se trouva seule. Le Père Giroux lui portait souvent la sainte communion, et il lui envoyait tous les secours en son pouvoir. Un matin de septembre 1892, on la trouva morte dans sa loge. Son corps était raidi, dans des haillons qu’un Benoît Labre n’aurait pu porter. L’une des mains étreignait encore le chapelet que la pieuse centenaire avait usé, à force de l’égrener, jour et nuit, depuis toujours. La bonté envers tous, l’amour de Dieu résigné dans la souffrance avaient été les grandes vertus de Cécile, et l’empreinte en demeurait glacée sur ses traits, dans un demi-sourire.
A côté de la défunte, remuait, grise de vermine, une chemise de flanelle, dont elle s’était débarrassée, n’en pouvant plus d’être dévorée. Cette chemise était celle de Mgr Clut. L’évêque missionnaire, à son dernier passage, s’en était dépouillé lui-même pour la donner à Cécile, qu’il avait vue dénuée de tout.
«Ainsi mourut, dit le Père Giroux, cette chrétienne qui avait tant fait et tant souffert pour la foi, belle âme pure sur laquelle on ne pouvait trouver l’ombre d’une faute.»
Les Loucheux, longtemps ravagés par les épidémies, les famines, semblent enfin, grâce aux secours de la Propagation de la Foi et à l’assistance de toutes les charités, grâce aussi aux pratiques de l’hygiène que parviennent enfin à leur faire adopter les missionnaires, pouvoir résister encore, en dépit de leur petit nombre, à la destruction qui les menace.
Qu’ils vivent, ces pauvres, sur leurs grèves désolées, où viennent mourir les longues respirations de la marée polaire!
Qu’il demeurent, ces fidèles, en témoignage des grandes bienfaisances, arrivées jusqu’à eux du cœur de l’Eglise et du cœur de la France!
Si l’Eglise ne compte nulle part de meilleurs enfants, la France ne possède aucun peuple plus cordialement conquis que ces rejetons les plus lointains de l’humanité connue.
Le proclamer aujourd’hui, c’est la récompense des missionnaires français et canadiens-français, qui, pendant soixante-deux ans, du Père Grollier au Père Lécuyer, sont allés embrasser gaiement, là-bas, toutes les souffrances de l’apostolat.
Celui qui écrit ces lignes—pourquoi ne l’avouerait-il pas?—, parcourant, depuis Edmonton, ville la plus septentrionale du Nouveau-Monde, les 4.000 kilomètres des voies fluviales et lacustres de l’Extrême-Nord, se souvient de n’avoir marché que d’émotions en émotions, à mesure qu’au bout des espaces solitaires apparaissaient les missions magnifiques, plantées par ses confrères, les Oblats de Marie Immaculée.
Le long du rivage, où s’amarre le rustre bateau, de toutes les poitrines, tendues vers ceux qui arrivent, s’échappe le cri de la bienvenue française. A la française, ensuite, s’échangent les poignées de mains générales. Dans l’église, où se masse bientôt la peuplade, prières et cantiques français alternent avec les chants indiens. A ses ouailles, l’Evêque du Mackenzie prêche, alors, en leur langue maternelle.
Mais l’idiome des Montagnais, compris par les tribus échelonnées du lac Athabaska au fort de Bonne-Espérance, ne franchit pas le Cercle polaire. Comment Mgr Breynat se fera-t-il donc entendre, aux abords de l’océan Glacial...?
En français.
Et chacun des vieillards, qui n’ont connu que l’ancienne vie sauvage et son primitif langage, trouvera, à ses côtés, pour traduire le sermon du Grand Chef de la prière, ses enfants et petits-enfants, revenus des écoles du fort Providence et du fort Résolution, ces deux citadelles pacifiques de l’amour de Dieu et de la France, entretenues par les missionnaires de chez nous, au cœur des immensités arctiques.
Et tandis que parlera l’évêque du Pôle Nord, la radieuse figure de l’Indien, avec ses yeux pleins de lumière et de foi, attestera que l’âme de la France, qui passe tout entière dans son clair génie, sa manière de comprendre, de sentir, de vouloir et d’aimer, aura vibré jusqu’aux bornes du monde par la langue française.
Missions Crises et leurs missionnaires.—Caractère des Cris.—Le SCALP.—Les WINDIGOS.—Cris des prairies et Cris des bois.—Quels chrétiens devinrent les Cris.
Ce chapitre n’a d’autre dessein que de faire entrevoir la perspective que le présent ouvrage, consacré surtout aux Dénés et aux Esquimaux, doit, avec regret, laisser inexplorée.
Puisse un livre plus grand et plus beau sauver un jour de l’oubli les années d’apostolat remplies par quelques prêtres séculiers d’abord, par des légions d’Oblats de Marie Immaculée ensuite, et par les religieuses, leurs auxiliaires, dans les tribus de la nation sauvage la plus populeuse, la plus répandue, et, à certains égards, la plus attachante du Nord-Ouest: la nation des Cris.
Les Cris ne pénétrèrent pas dans le district du Mackenzie; mais il formèrent la population principale des régions de l’Athabaska et de la rivière la Paix. Nous les avons vus déjà, mêlés aux Montagnais du lac Athabaska, et débordant les Castors des forts Vermillon et Dunvégan. Du fort Mac-Murray au lac la Biche, et de la rivière Athabaska à la Colombie Britannique, ils étaient, à l’époque de la création du vicariat d’Athabaska-Mackenzie, les maîtres du pays, laissant vivre à leurs côtés une poignée d’Iroquois, venus avec la Compagnie de la Baie d’Hudson, et un tronçon émigré d’une tribu Assiniboine.
La mission Saint-Bernard du Petit Lac des Esclaves marquerait à peu près le quartier central des Cris de l’Athabaska[67].
De cette mission Crise de Saint-Bernard (ville de Grouard aujourd’hui), comme de la mission Castor-Crise de Dunvégan, son aînée, les Oblats allèrent fonder tour à tour les autres missions, toujours subsistantes: Saint-Antoine et Saint-Bruno du Petit Lac des Esclaves, Saint-François-Xavier du lac Esturgeon, Saint-Martin du lac Wabaska, Saint-Augustin de la rivière la Paix, Saint-Joseph de la rivière des Esprits, Saint-Vincent-Ferrier de la Grande-Prairie, Saint-Emile de Pouce-Coupé.
A tous ces postes, se sont dévoués les Pères Lacombe[68], Rémas et Tissier, les pionniers; les Pères Le Serrec et Dupin, les fondateurs; le Père Husson, le bâtisseur; le Père Desmarais, «l’homme que jamais un obstacle n’arrêta», et qui, durant plusieurs années de noire misère, se constitua le maître d’école, à Saint-Bernard, tenant en échec l’opulent instituteur protestant, et sauvant ainsi des générations de Cris, de Métis et de Blancs; le Père Constant Falher, le voyageur et le maître en langue crise[69]; le Père Henri Giroux, l’indomptable colonisateur; et les autres, qui souvent cumulèrent ces charges, comme les Pères Collignon, Le Treste, Dupé, Calais, Laferrière, Croisé, Girard, Pétour, Josse, Habay, Alac, Batie, Floc’h, Rault, Hautin, Jaslier, Dréau, Serrand...
Or, ces missions, ces missionnaires, que nous venons de citer, parce qu’ils font partie intégrante du vicariat d’Athabaska, ne sont que le petit nombre, en regard des missions et des missionnaires Cris de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Keewatin[70].
La différence entre les Cris et les Dénés est profonde.
La nature passionnée du Cris peut le porter des extrêmes de la fureur aux extrêmes de la douceur, de la sorcellerie satanique au culte très pur du vrai Dieu. Moins enfant que le Montagnais, moins inconstant, plus lent à la conviction, il s’enracine, cette conviction une fois faite, dans une religion raisonnée et une logique de conduite qui rarement se démentira elle-même.
Le facies du Cris, moins bouffi que celui du Déné, mieux découpé, tout frappé à l’effigie indienne, est fait de fierté, de hauteur, de mépris, de stoïcisme. Emplumé à la mode antique, il devient une réelle beauté. Autant les Dénés sont timides, fuyards devant leur imaginaire ennemi, autant les Cris sont hardis, provocateurs, amateurs de l’escarmouche, audacieux dans le combat. Incontestable supériorité d’une race qui s’impose, en présence de sa voisine. Dans les écoles-pensionnats, qui réunissent les deux races, la dernière pénitence que l’on puisse infliger à un petit Cris c’est de l’asseoir à côté d’une petite Montagnaise. Impossible de jeter plus de honte sur une jeune Crise que de lui dire: «On te mariera à un Montagnais!» La large et belle place de l’Ouest américain qu’occupèrent les Cris ne raconte-t-elle pas, du reste, avec quelle puissance ils maintinrent, au nord et au sud de leurs tribus, les autres nations indiennes?
C’est dans les guerres, dont nos premiers missionnaires virent les derniers carnages, que se déployaient les cruautés des Cris. Qui n’a lu, dans les histoires et les romans, les scènes du scalp, par lesquelles s’achevaient, au milieu des hurlements infernaux, les batailles au tomahawk? Le récit suivant de Mgr Laflèche, sur la méchanceté dont il trouva capables des femmes, en 1855, fait songer à ce qu’il en dut être des guerriers vainqueurs:
Quelques Pieds-Noirs, s’étant approchés d’un camp de Cris pour voler leurs chevaux, furent surpris, et l’un d’eux fut blessé. A la faveur des ténèbres cependant, il réussit à se cacher dans les broussailles. Les Cris, pour ne pas laisser échapper une si belle proie, se placèrent autour et firent bonne garde toute la nuit... Quand le jour parut, chacun se mit en quête du malheureux Pied-Noir. On traverse en tous sens le petit bois..., mais sans succès... Chacun s’en retourne dans la conviction que le malheureux a réussi à s’esquiver inaperçu. Deux femmes cependant veulent faire une dernière recherche. Elles examinent avec la plus scrupuleuse attention tout ce qui aurait pu donner abri au Pied-Noir, sans rien découvrir. Elles vont suivre l’exemple des autres, lorsqu’elles jettent un dernier regard sous un renversé qu’elles avaient examiné bien des fois, et croient y apercevoir des pieds; elles tâtent et saisissent précisément les pieds de l’infortuné sauvage, qui avait réussi à s’enfoncer dans une espèce de cave sous les racines d’un arbre renversé. De suite, il est brutalement arraché de sa retraite, et ces deux démons féminins se mettent à l’œuvre. Pour savourer plus longtemps le plaisir de le faire pâtir, elles commencent à le déchiqueter avec des alênes, et s’amusent, en riant aux éclats, de toutes les contorsions que la force de la douleur lui fait faire. Après l’avoir ainsi tourmenté, elles se préparent à la fameuse opération de la chevelure. Le malheureux, redoutant par-dessus tout cet outrage, veut l’empêcher en protégeant sa tête de ses mains; mais on les lui rabat à coups de couteaux, et, en un instant, les cheveux et la peau sont enlevés de la tête. Il n’y a plus qu’un crâne nu. Enfin ces furies incarnées passent à une opération plus épouvantable encore, et qui met fin aux souffrances de leur victime, en lui arrachant le dernier souffle de vie. Elles reviennent ensuite au camp, ayant autour du cou un collier sanglant de dépouilles humaines.
Que dire aussi de la mort réservée aux pauvres hallucinés, que les Cris appellent windigos (cannibales)! Le Windigo est un Indien qui a mangé, ou se déclare porté à manger, de la chair humaine. Mgr Clut, retiré au Petit Lac des Esclaves, écrivait, en 1899:
Parmi les Indiens du lac Esturgeon, indifférents pour la religion, il y eut de prétendus windigos. Alors une peur folle s’est emparée d’eux, et ils ont exécuté l’un des malheureux. Il s’agissait de lui faire vomir la glace que tout windigo est censé avoir dans son corps. Un homme lui porta deux coups de hache en pleine tête et lui fendit le crâne; un autre lui coupa le cou. Puis, on lui fendit la poitrine et on y versa de l’eau bouillante pour faire fondre la glace. Les meurtriers craignant que le défunt ne revint à la vie et ne les dévorât, lui enfoncèrent dans les mains et dans le corps de grosses chevilles de bois, qui le tinrent fixé contre terre... Une douzaine d’années avant que j’arrive ici, parmi nos Indiens il y avait une vieille femme qui se disait windigo, et suppliait son mari et ses enfants de la tuer, leur disant que s’ils ne la tuaient pas, elle les mangerait.. Faisant voir son cœur à son mari, elle disait: «Frappe là». Le vieux et l’un de ses enfants la frappèrent à coups de coutelas et la tuèrent.
L’extermination des windigos n’était d’ailleurs que l’une des innombrables formes de la superstition païenne des Cris. La danse du soleil, les sacrifices humains, les séances sanguinaires du chamanisme faisaient bien d’autres victimes. Encore de nos jours, les Cris restent superstitieux, «faiseurs de médecine», dans la mesure où ils s’éloignent de la vie chrétienne. Ils ne versent plus le sang, mais ils s’entourent de leurs anciens manitous, peints ou sculptés, de leurs fétiches, de leurs tabous, d’amulettes de toutes espèces.
Les mœurs des tribus, aux temps païens, différaient beaucoup des Cris des bois aux Cris des prairies.
Les Cris des prairies avaient l’abondance des troupeaux de bisons (buffalos). Les grandes chasses finies, ils s’assemblaient parmi les dépouilles, nec plus ultra de la richesse indienne, et, sur cette couche chaude de la bonne chère et de l’oisiveté, ils se livraient à toutes les promiscuités. La première impression des missionnaires, en présence d’une telle dissolution, fut que, tant que dureraient les bisons, la conversion des Cris serait impossible. Heureusement, ils se trompèrent.
Les Cris des bois—tels furent ceux de l’Athabaska—, obligés au travail et à la vie nomade, par groupes restreints, trouvèrent dans ces nécessités d’une rude existence la sauvegarde qui manquait à leurs frères de la prairie. Loin d’être à l’épreuve des défaillances, ils pouvaient cependant se comparer à leurs voisins, les Montagnais.
Une qualité commune aux Cris de la prairie et aux Cris des bois eût cependant marqué, à elle seule, la noblesse naturelle de cette nation: le respect donné à la mère, à l’épouse, à la jeune fille, et la tendresse envers l’enfant.
C’est sans doute dans ce sentiment des cœurs bien faits, fleur délicate d’un sol puissant, qu’un Cris du fort Vermillon trouva un jour sa réplique à certain bishop protestant qui ridiculisait la vénération catholique de la Très Sainte Vierge, attendu que la Bible, disait-il, n’enseigne qu’à aimer et prier Jésus-Christ:
—Et toi, priant anglais, voyons, est-ce que tu as eu une mère?
—Si j’ai eu une mère, balbutie le prédicant surpris; mais comme tous les hommes, comme toi!
—Eh bien, répond l’Indien, tu as dû l’aimer ta mère, comme j’ai aimé la mienne: et tu as bien fait. Et tu voudrais que Jésus n’aimât pas sa mère, Marie! Et tu me dis qu’il n’est pas content si je parle avec respect à sa mère! Dans notre religion, nous ne séparons pas Jésus de sa mère. Nous prions Jésus d’abord, et Marie ensuite.
Evangélisés, les Cris devinrent, quoique plus lentement que les Dénés, d’aussi bons chrétiens[71]. L’apathie sauvage, l’indifférence, l’insouciance du lendemain temporel, et même éternel, retiennent, il est vrai, la masse dans une lourdeur d’élan quelquefois décourageante; mais beaucoup de tribus, dans les bois surtout, se sont rencontrées qui ne l’eussent cédé ni aux Montagnais, ni aux Plats-Côtés-de-Chiens, ni aux Loucheux, en esprit de prière et en vertu. Même chez les moins fervents des Cris, la réflexion, la «logique de la foi» inspirera souvent des paroles de prévoyance et des actes de fermeté qu’on ne trouverait pas chez les Dénés.
On eut de cette prévoyance et de cette fermeté, puissantes à aider l’œuvre du missionnaire, une démonstration inattendue, en 1899, lors du traité, contrat que le gouvernement canadien proposa aux Indiens de l’Athabaska et de la rivière de la Paix. Demande leur était faite de céder les terres qui leur appartenaient, à titre de premiers occupants, à la Puissance du Canada, afin qu’on pût en disposer en faveur des colons, qui allaient affluer en ces régions. En retour, le gouvernement laissait aux Peaux-Rouges de spacieuses réserves inaliénables, avec des droits perpétuels de chasse et de pêche, versait une modique somme annuelle à chacun, garantissait certains secours, et promettait des écoles.
C’est sur cette question de l’école, si peu intéressante, croyait-on, pour ces hommes des bois et de la liberté, que les Cris du Petit Lac des Esclaves, les premiers abordés par la commission gouvernementale, l’été 1899, montrèrent leur foi pratique.
En présence de l’assemblée plénière des sauvages, des prêtres et des ministres protestants, venus pour soutenir leurs ouailles respectives, «le gouvernement, raconte Mgr Grouard, déclare d’une manière générale et vague que des écoles seront construites et des maîtres envoyés pour instruire les enfants. Alors un des conseillers, frère du chef Indien, se lève et prend la parole:
—Nous aussi, dit-il, nous désirons que nos enfants soient instruits, mais encore faut-il savoir quel genre d’instituteurs le gouvernement veut nous donner. Prétend-il nous imposer ceux qui lui plaisent, ou bien voudra-t-il tenir compte de nos sentiments?
«M. Laird, le président, se lève; il a compris la portée de l’interpellation, et il déclare solennellement que l’intention du gouvernement était de respecter la liberté de conscience.
—Je vois ici, dit-il, des missionnaires représentant des églises différentes. Eh bien, je suis autorisé à vous dire que le gouvernement vous donnera des maîtres d’école de la religion à laquelle vous appartenez.
«Alors vous eussiez vu le brave conseiller qui avait posé la question, battre des mains, dans un élan de joie et d’enthousiasme, et, se tournant vers le Père Falher, étendre vers lui le bras et l’index, d’un mouvement rapide et énergique:
—Père, dit-il, c’est toi que nous choisissons pour notre maître!
«Et les sauvages de l’imiter, de battre des mains, de pointer leur doigt comme une flèche vers le père et de répéter:
—Oui, oui, c’est toi que nous choisissons pour notre maître.
«A cette manifestation naïve et spontanée de leur attachement à la foi catholique, le Père Falher tremble de surprise et d’émotion. Le cœur me bat de joie et d’orgueil, légitime je crois. Les révérends sont couverts de confusion, car, à la face des représentants du gouvernement, devant la foule assemblée, réunion la plus importante qui se soit jamais tenue dans le pays, la voix du peuple a déclaré que le prêtre catholique est son guide et son pasteur... Le soir de ce jour mémorable, le révérend de l’endroit se rendit au camp des sauvages et essaya de les faire revenir sur ce qu’ils avaient dit relativement à la question des écoles et en faveur du prêtre catholique; mais il en fut quitte pour sa peine, et essuya là un nouvel affront.»
Au sujet du même traité, Mgr Grouard rapporte aussi cette anecdote:
En passant à la petite rivière Rouge (affluent de la rivière la Paix, non loin du fort Vermillon), j’eus un cas de conscience d’un nouveau genre à résoudre. Le chef Cris de l’endroit s’est converti récemment, et, dans la ferveur de sa foi nouvelle, le traité lui a donné quelques scrupules. Il attendait Mgr l’Evêque, disait-il, pour prendre ses conseils et se décider d’après ses avis. Voici comment il m’exposa lui-même son embarras:
—Le gouvernement nous propose de lui céder notre pays et nous offre une somme d’argent en retour. Or, moi, je n’ai pas fait ce pays; c’est le bon Dieu qui a fait le ciel et la terre. Donc, si je reçois l’argent qu’on nous apporte, je me rendrai coupable de vol, puisque je serai censé vendre ce qui ne m’appartient pas.
N’est-ce pas une grande délicatesse de conscience de la part d’un pauvre sauvage? Je lui fis comprendre que cet argent était une compensation des dommages que lui et les siens pourraient subir à la suite du traité. Les blancs pourront venir défricher. Les orignaux, ours, caribous, castors, etc, diminueront sensiblement, et la chasse ne sera pas aussi abondante que par le passé. Il peut donc sans scrupule accepter les offres qui lui sont faites. Il suivit mon conseil et signa le traité. Et voilà comment le gouvernement du Canada doit me savoir gré d’avoir écarté cet obstacle et facilité d’autant le succès de la commission.
Le Cris est doué de cœur. Lorsque, à la longue, il s’attache à son missionnaire, c’est profondément et pour toujours. Longtemps après la mort du Père Collignon, au Petit Lac des Esclaves, un vieux sauvage, Wabamun, disait:
Quand je suis seul dans le bois, les larmes coulent souvent de mes yeux, à la pensée que le Père Blond (nom Cris du Père Collignon) nous a quittés. Il était si bon! Il nous aimait tant!
De tout son cœur surtout le Cris s’attache au Dieu d’amour qu’on lui fait connaître.
Le Père Bonnald instruisait une sauvagesse des bords de la Baie d’Hudson et ses deux enfants, tous trois convertis et baptisés depuis peu: «Assise entre ses deux fils, sur un banc de la chapelle, elle écoutait avec recueillement. Un jour, elle se mit à pleurer:
—Ah! mon Dieu, disait-elle, si j’avais connu jadis ce que j’entends aujourd’hui, je n’aurais pas tant péché, je n’aurais pas été si misérable!»
L’œil attendri du missionnaire peut suivre le développement de la grâce dans l’âme purifiée du Cris:
Alors, dit Mgr Charlebois, faisant allusion à certaine mission de son vicariat, alors la confession de la plupart devient celle-ci:
—Mon Père, je n’ai pas de péché à te dire. Depuis que je prie, je ne crois pas avoir offensé Dieu une seule fois.
On a beau leur faire des questions, c’est inutile; on ne trouve aucun péché:
—Oh! oui, mon Père, quand je ne priais pas, j’ai fait bien des fautes; mais alors seulement, pas depuis ce temps-là.
Et quelquefois il y a de dix à quinze ans qu’ils se sont convertis!
La chrétienté Crise qui semble répondre aussi parfaitement qu’il se puisse aux vœux du missionnaire se trouve au lac Canot, au sud du Portage la Loche. Une communauté religieuse, assure-t-on, n’y marcherait pas avec plus d’entrain à la prière, à la sainte messe, à la communion quotidienne, à tous les appels de la cloche et de la voix du prêtre. Là, fleurissent la charité et la pureté, sous la garde du Père, roi-pontife que l’on vénère, chérit, et sert toujours.
Il n’est missionnaire, même des Montagnais, qui n’apportât ici son témoignage des hautes vues surnaturelles, qu’il put admirer dans l’âme des Cris rencontrés sur sa route apostolique. Mgr Breynat, venant de son vicariat du Mackenzie à Edmonton, passait avec son traîneau en face d’un campement Cris, en aval du fort Mac-Murray, lorsqu’on courut l’arrêter et le prier de venir assister la fille du chef Chrysostôme, qui se mourait. Il la trouva souriante dans ses dernières souffrances. Voulant éprouver cette sérénité qui le touchait:
—Ça ne te fait donc rien de mourir, mon enfant?
—Oh! non, Monseigneur, j’en suis contente.
—Mais vois donc tes bons parents, comme ils t’aiment. Ne préfèrerais-tu pas guérir et demeurer avec eux?
—J’aime mieux mourir. Il est trop difficile de bien vivre!
N’est-ce pas sur la base très profonde de l’amour de l’homme mortel pour Dieu, la base du sacrifice, que ce jeune chasseur du lac Athabaska s’appuyait pour refuser les consolations que Mgr Clut lui apportait, quelques mois après un accident qui lui avait brûlé les yeux?
—Ah! je remercie plutôt le bon Dieu, répondait-il. Si je voyais encore, je continuerais peut-être à l’offenser, tandis que je pense continuellement à lui. Non, je n’aurais pas pu choisir une meilleure souffrance que d’être aveugle et de ne pouvoir plus me conduire dans le bois, ni chasser, pour unir mon cœur à Jésus crucifié!
Un autre de la même tribu, devenu boiteux et infirme, se réjouissait «de pouvoir enfin souffrir pour ses péchés et pour les âmes de ses parents défunts.»
Finissons par un court récit du Père Bonnald, qui nous transporte au spectacle du sublime dans l’acte de foi. C’était l’hiver 1887-1888, époque d’une rougeole qui faucha les tribus de la Saskatchewan. Le jeune Père Charlebois (aujourd’hui vicaire apostolique du Keewatin) arrivait du scolasticat d’Ottawa à la mission de Le Pas, où le Père Bonnald s’était porté à sa rencontre. Au lieu de se rendre au lac Pélican, où ils devaient résider ensemble, les deux missionnaires se partagèrent le district désolé. Le Père Bonnald prit le lac Pélican et donna au Père Charlebois le Cumberland. De là, chacun parcourait sa portion du champ de la mort. En passant à Pakitawagan, le Père Bonnald rencontra onze cadavres étendus:
«—Sur quatre d’entre eux, raconte-t-il, je trouvai des lettres, voix d’outre-tombe, faites de morceaux d’écorce de bouleau pliés en quatre et cousus avec du fil. Ces lettres portaient comme inscription «Le père seul lira ceci». C’était la confession de ces pauvres gens.
Se voyant près de mourir si loin du missionnaire, et sans espoir de le voir pour se confesser, ils crurent bien faire d’écrire ce qu’ils auraient dit au père. Ils avaient prié avec ferveur, disant leur chapelet, en face de l’image de la sainte Vierge, attachée à la perche du wigwam. C’était vraiment touchant, et j’en pleurai...»
«Des Japonais».—Qualités et défauts.—L’évangélisation des Esquimaux.—Aux Bouches du Mackenzie.—En Alaska.—A Chesterfield Inlet.—Au Golfe du Couronnement.—L’Apostolat des Pères Rouvière et Le Roux.—Le meurtre.—Mort du Père Frapsauce.—Fécondité du sang.—Mission de Notre-Dame du Rosaire.
Les Esquimaux sont les habitants des terres ou, pour mieux dire, des glaces les plus désolées de notre globe.
Leurs diverses tribus parcourent le littoral de l’océan Glacial arctique, depuis le détroit de Behring, extrémité ouest de l’Alaska, jusqu’au détroit de Belle-Ile, extrémité sud-est du Labrador. Par l’océan congelé, ils se sont répandus du continent jusque dans le Groënland et dans de nombreuses îles polaires groupées, sur les atlas, sous les noms de Terre de Baffin et de Territoire de Franklin.
Leur nombre est évalué par les uns à huit ou dix mille, par les autres à quinze ou vingt mille.
La communauté de langue, de traditions, de légendes, de coutumes qu’on rencontre chez eux affirme leur homogénéité nationale. Ces coutumes, légendes, traditions, langue, permettent aussi d’établir leur filiation et de retrouver leur habitat primordial. Ce sont autant de racines par lesquelles ils se rattachent aux races de l’Extrême-Orient. Un groupe de ces indigènes, qui ne put franchir le pont naturel des îles Aléoutiennes, se trouve encore dans le Kamtchatka sibérien comme pour attester l’origine des peuplades hyperboréennes du Nouveau-Monde.
Les traits mêmes de leur visage trahissent leur étroite parenté avec les peuples d’Asie. L’expression spontanée qui les accueille, dès qu’ils paraissent parmi les Blancs, ne varie point:
—Mais ce sont des Japonais!
En effet, mêlés aux jaunes de l’archipel du Soleil Levant, ils ne s’en distingueraient guère.
Le Père Petitot traça des Esquimaux ce portrait:
Un visage presque circulaire, aux traits larges et plats de la race mongolique, plus large aux pommettes qu’au front, lequel va se rétrécissant; des joues grasses, potelées, rebondies; un occiput conique; une bouche large, toujours béante, à lèvre inférieure pendante; une petite barbe de bouc, claire et raide comme leur chevelure; de petits yeux noirs bridés et obliques comme ceux des Chinois, brillant d’un éclat tout ophidien; un teint bistré et mat, tirant sur l’olivâtre; des cheveux gros, plats, cassants et d’un noir d’ébène...
Grasses, corpulentes, proprettes, les femmes ont un teint plus blanc, des joues plus colorées et des traits plus délicats que leurs maris. Leur lèvre supérieure est généralement retroussée, comme on la représente chez les femmes cosaques et tartares; mais l’inférieure avance en faisant une lippe peu digne. Leur nez est ordinairement court, leur front élevé; leurs yeux sont pétillants et moins bridés que ceux des hommes. Elles aiment à relever leur chevelure au sommet de la tête, comme les Chinoises et les Japonaises...
La taille des Esquimaux est plutôt au-dessus qu’au-dessous de la moyenne. Il est parmi eux des hommes fort grands; mais la taille des femmes est généralement petite... Ils sont bien proportionnés, larges des épaules, légers dans les exercices gymnastiques, excellents danseurs et mimiques parfaits...
Les qualités naturelles et les vertus humaines ne manquent pas aux Esquimaux. Leur hospitalité, démonstrative à l’orientale, d’autant plus démonstrative qu’ils nourriront contre leur hôte plus de desseins perfides, semble ordinairement sincère. L’étranger devient comme le maître de leur logis. Cette courtoisie avait frappé le Père Le Roux, qui écrivait, trois mois avant de tomber sous leurs coups:
J’ai été reçu chez les Esquimaux, comme la première fois, avec des manifestations de joie. Tout le temps que j’ai passé avec eux, je fus traité en hôte de marque. Il n’y avait qu’une tente au camp. On m’y donna la plus belle place, et je pouvais, pour ainsi dire, en disposer en maître absolu. Son propriétaire me demandait la permission d’y entrer. Aux repas les meilleurs morceaux m’étaient toujours réservés...
Le Père Rouvière rapporte maintes fois, avec complaisance, les procédés de «bon cœur» dont il est l’objet, et il en conclut que leur conversion n’offrira pas de grandes difficultés:
Tous me semblent assez bien disposés, disait-il. Il y aura parmi eux quelques têtes dures; mais je ne pense pas que ce soit la majorité. Ils ont trop bon cœur pour résister à la grâce.
Dominant et gouvernant froidement le cœur, une qualité esquimaude apparaît, évidente: la volonté. C’est le point d’honneur de la race qu’un homme ne se laisse jamais aller à la faiblesse dans la décision et dans l’exécution de son dessein. Il demeurera stoïque dans les contretemps; et le calme de son attitude saura donner le change, s’il le faut, sur les émotions de son âme. Comptant sur cette énergie, tous les missionnaires qui se sont occupés d’eux, depuis le Père Petitot jusqu’au Père Turquetil, ont émis le même pronostic:
Grâce à leur ténacité native, a dit ce dernier, ils seront aussi enracinés un jour dans le bien qu’ils sont obstinés jusqu’à présent dans le paganisme.
Les Esquimaux ne semblent pas moins bien doués au point de vue intellectuel. Avides de s’instruire, ils écoutent attentivement, saisissent rapidement et retiennent fidèlement. Certaine tendance à la gauloiserie ne leur fait même pas défaut. Ils sont toujours gais, quoiqu’il arrive, et, pour un bon mot, rient à gorge déployée.
D’ailleurs, l’industrieuse habileté dont ils font preuve dans leur lutte incessante contre les éléments et dans la conquête des moyens de subsistance ne met-elle pas brillamment en lumière les ressources de leur esprit?
Sans le secours des outils que nous jugeons absolument nécessaires à la confection de nos meubles, ils fabriquent, mieux que nous, leurs armes, leurs ustensiles, leurs bibelots de luxe. C’est une merveille à lui seul que leur simple petit kayac, pirogue-périssoire faite en peau de marsouin tendue et cousue sur des cerceaux tout frêles, ne gardant que l’ouverture par où puisse s’introduire l’agile rameur, si instable que le moindre faux mouvement la ferait chavirer, mais si légère qu’un coup de pagaie la fait voler sur l’eau. Les Esquimaux savent forger le fer qu’ils trouvent dans les épaves des vaisseaux naufragés, et ils en confectionnent leur terrible couteau à double tranchant. Le goût de la sculpture est inné en eux. Ils polissent à la perfection et cisèlent délicatement l’ivoire du morse et les os du renne. Ils en façonnent mille articles divers, les transformant en manches d’outils, en dards, en dés, en aiguilles à coudre, en étuis, en boucles d’oreilles, en hameçons, en pendentifs. Bien des artistes européens prendraient à leur école d’instructives leçons. Curieuse constatation: on a remarqué que les pointes de leurs flèches et leurs harpons en silex, en ivoire, en jade, affectent les formes retrouvées dans les fouilles assyriennes et égyptiennes.
Fait peut-être encore plus surprenant, ils ont résolu le problème de vivre sans feu, et assez confortablement, dans les températures si rigoureuses du long hiver boréal.
Ce n’est pas qu’ils soient incapables de faire prendre, sans recourir à nos allumettes chimiques, les matières inflammables. Ils savent faire jaillir l’étincelle de deux morceaux de pyrites de fer. Même conservent-ils dans leurs demeures une lampe minuscule, dont la mèche, une touffe de mousse, alimente sa propre combustion dans l’huile de baleine blanche, de phoque ou de poisson. Mais, réduits à se trouver habituellement loin de tout combustible, ils en ont pris, pour ainsi dire, leur parti définitif.
Aussitôt que les premiers froids ont formé les glaces et durci la neige, ils abandonnent leurs tentes coniques de peau de renne ou de veau marin, et bâtissent leur curieux iglou (maison de neige), allant ainsi au comble de l’ingéniosité humaine: faire servir le froid à les protéger contre le froid lui-même. Leur habileté et leur promptitude à construire l’iglou sont prodigieuses.
Voici de quelle façon s’édifie ce type caractéristique de l’architecture esquimaude. A l’aide du grand coutelas qui les accompagne jour et nuit, ils découpent des blocs carrés ou rectangulaires dans la neige ferme. Ces blocs, légèrement biseautés, se juxtaposent en cercle complet. D’autres cercles vont, se superposant et rétrécissant graduellement, en forme de coquille d’escargot, jusqu’à l’achèvement du dôme. Le dernier voussoir placé, le coutelas taille et détache au ras du sol un moellon. On obtient ainsi une ouverture par
laquelle les hôtes de l’iglou y pénétreront en rampant. Le moellon de la «porte d’entrée» sera ensuite replacé pour clore l’édifice. On aura eu soin d’étendre sur le plancher de glace quelque peau d’ours ou de renne.
Les Blancs étouffent bientôt dans ces trois ou quatre mètres cubes d’atmosphère constamment respirée et saturée de relents nauséabonds: odeur d’huile consumée, de tabac fumé, d’aliments graisseux, corrompus, et des déchets de toutes sortes. L’Esquimau, lui, s’y trouve tout à fait à l’aise. En peu d’instants, la lampe, les haleines et la température naturelle des corps transforment la ruche de neige en étuve de bain turc. Chacun des hôtes se débarrasse alors de toute surcharge de vêtements. Malgré les coups répétés du coutelas qui perce la voûte de l’iglou pour laisser s’échapper avec un sifflement de soupape l’air dilaté et donner passage à un filet d’air froid, la chaleur s’élève bientôt à un tel degré que les parois se prennent à couler, comme la vapeur sur les vitres des maisons surchauffées, et que les blocs de neige se cimentent d’eux-mêmes et se transforment peu à peu en une glace dépolie transparente aux rayons de la lune. Mais, devenue complètement glace, la neige perd sa propriété isolante, et un autre iglou doit être construit. Les iglous à demeure sont plus vastes et mieux aménagés que l’iglou qui se dresse pour une étape nocturne, au cours des voyages. Ils peuvent durer de deux à trois semaines. Les reclus s’y installent, à portée des provisions qu’ils se sont accumulées dans leurs chasses et leurs pêches de l’automne. De nombreux villages d’iglous se bâtissent ainsi, en plein océan Glacial.
Vivant presque toujours dans l’abondance, durant l’été, à la poursuite du gibier nomade, les Esquimaux sont exposés, l’hiver, à des jeûnes effroyables. Il suffit que leurs approvisionnements n’aient pas répondu aux besoins, et que, d’autre part, les tempêtes, qui règnent de décembre à mars, balayent trop longtemps la surface de l’océan, et les empêchent de repérer, aux environs de leurs iglous, les trous que les phoques percent dans la glace pour respirer. Alors les pauvres hères dévorent leurs souliers, leurs carquois, les cordes de leurs arcs et jusqu’à leurs habits de peaux.
La nécessité, où ils sont souvent réduits, de manger des viandes faisandées a dépravé chez eux le sens du goût. Beaucoup en viennent à laisser se gâter exprès un morceau de venaison fraîche, afin de se le rendre appétissant. Ainsi les Cafres Basutos de la chaude Afrique, qui se régalent avec «des œufs gâtés, des chèvres et des poules mortes, des vaches crevées du charbon, des bœufs tombés sur le chemin et à demi pourris, etc.»
On comprend aussi sans peine que la fringale dont ils souffrent fréquemment porte les Esquimaux à manger, tels quels, des viandes et des poissons qui mettraient un temps interminable à dégeler, à s’amollir et à cuire dans les grossiers pots de terre, suspendus au-dessus du chétif lampion huileux. De là, vraisemblablement, le nom dont les Algonquins Abénakis, sur la côte du Labrador, les gratifièrent, il y a plus de deux siècles: Eskimantick (mangeurs de chair crue), d’où Esquimaux. Ce nom, inséré par le Père de Charlevoix, S. J., dans son Histoire de la Nouvelle France, fut adopté par les ethnologues et géographes européens[72].
Quel triste tableau il faudrait dresser maintenant, en regard des aimables qualités des Esquimaux! Disons cependant que la profonde dégradation morale dont nous allons énumérer certaines manifestations ne saurait convenir à tous. Les grands vices criminels ne sont le fait que du petit nombre.
Les Esquimaux sont menteurs. S’il leur est difficile de se cacher les uns aux autres leurs méfaits, tant leurs mœurs comportent la publicité de la vie et le bavardage, ils sont capables de mystifier savamment tout étranger à leur nation. Cette adresse dans la dissimulation et la simulation est aussi d’ailleurs l’apanage commun des Peaux-Rouges. Une fois l’histoire de fiction forgée, et l’accord des complices ou témoins convenu, ils ne s’en départiront plus, dût-on les menacer de la mort. Calmes, imperturbables, ils maintiendront leur dire, sans laisser surprendre sur les traits de leur figure le secret enfoui dans leur pensée. Les assassins de nos missionnaires répétèrent, quatre années après leur crime, et sans dévier d’un mot, les mensonges qu’ils avaient concertés d’abord pour se justifier devant les Blancs. L’expédition arctique canadienne, dirigée par le docteur Anderson navigua longtemps dans les eaux fréquentées par la tribu des meurtriers; mais elle ne put jamais obtenir, au sujet de la disparition des Pères Rouvière et Le Roux, que des histoires très habilement ourdies et déjouant toute enquête. Interrogés sur la provenance de divers objets compromettants (soutanes, calice, chasubles, bréviaires, etc.) trouvés chez eux, les natifs répondaient invariablement que les Blancs les leur avaient donnés.
Les Esquimaux sont voleurs. Vol et mensonge fraternisent, de leur nature. Les plus honnêtes indigènes résistent difficilement à la convoitise et à l’appât du lucre. Chez eux, du reste, comme chez les Spartiates, le voleur, s’il est surpris, rougira, non point de sa mauvaise action, mais de sa maladresse, et il ne sera puni que pour s’être laissé prendre. Le Père Rouvière note plusieurs fois cette propension au larcin, et se plaint d’en avoir souffert. Récemment, le Père Frapsauce, son successeur, nous écrivait, du bord de l’océan Glacial:
...Il y en a un bon nombre que vous ne croiriez pas malhonnêtes, car ils semblent francs et ils sont bons chasseurs, ne manquant de rien. Ils volent cependant, tant qu’ils le peuvent... Des deux maisons qu’avaient nos regrettés pères, les Esquimaux n’ont laissé que les murs. Tout le reste fut emporté. Ils ont arraché jusqu’au moindre clou. Le fer, un bout de fer, pensez donc! Ils iront le chercher à n’importe quelle distance, et au prix de tous les efforts. Ils renverseraient une maison pour prendre le fer qu’ils sauraient être dans les fondements. Mettez dans la maçonnerie de votre cheminée un morceau de fer pour tenir votre crémaillère: nos gaillards, en votre absence, démoliront la cheminée, pour se l’approprier...
Ils n’y vont pas toujours aussi brutalement. Un ami me racontait qu’il se trouvait en voyage de découverte, à l’est du Grand Lac de l’Ours. Des Esquimaux se présentèrent ensemble pendant qu’il était sous sa tente. Un moment après, on vint lui vendre des peaux de rennes, qu’il jeta derrière lui, à mesure qu’il les payait en plomb, poudre, thé, tabac, linge, etc... D’autres vendeurs arrivèrent, sans interruption, offrant toujours des peaux de rennes, et, de la sorte, jusqu’à épuisement du stock d’échange. Alors les Esquimaux qui remplissaient la tente et ses abords se retirèrent tous, avec force salutations gentilles, auxquelles mon ami, reconnaissant et touché, répondait de son mieux. Le dernier sorti, le Blanc se retourna, la main tendue pour saisir et compter son butin... Plus de peaux! Plus une seule! Les coquins étaient tous de connivence. Tandis que les uns amusaient le pauvre acheteur, les autres sortaient, et, soulevant les bords de la tente, en arrière, en retiraient continuellement les bienheureuses peaux, pour venir triomphalement les revendre deux, trois, quatre fois...
Tant pis également pour les caches laissées en route, fussent-elles la propriété de la plus terrible des gendarmeries. Ils pillent sans merci tout ce qu’ils flairent...»
Les mauvais Esquimaux ne reculent pas devant le meurtre pour satisfaire cette cupidité.
Et ils emploient, à frapper leur victime, la froide adresse apprise dans les longues heures d’affût et de ruse, au bout desquelles ils parviennent à harponner le morse farouche. Ils savent attendre et patienter. Le moment venu, ils portent le coup fatal, dans le dos toujours.
Livingstone, officier de la Baie d’Hudson, venu pour établir des relations commerciales avec eux, fut acculé par leur perfidie sur un îlot du delta du Mackenzie, où son escorte fut exterminée. Franklin, Richardson, Puller et Hooper se dirent menacés du même sort, dans les mêmes parages, et ne durent leur salut qu’à leur nombre et à la terreur qu’inspirèrent les détonations de leurs armes à feu. En 1912, Street et Radford tombaient sous les poignards esquimaux, à l’est du golfe du Couronnement. Et combien d’autres explorateurs, dont ni les corps, ni les vaisseaux ne furent jamais retrouvés, ont été leurs victimes!
L’orgueil, le vol, le mensonge, le goût de l’homicide, ajoutons l’immoralité, ne seraient cependant pas les plus grands obstacles à l’évangélisation des sauvages riverains de la mer Glaciale. La barrière jusqu’ici infranchissable a été la superstition, avec la sorcellerie.
Le Père Frapsauce résume ainsi, en le complétant, ce qu’en bien et en mal nous venons de dire des Esquimaux:
Ce sont des gens d’un naturel très gai. Pas un qui soit triste ou sombre. Pour réussir avec eux, il faut toujours être de joyeuse humeur. Quelqu’un qui parlerait couramment leur langue et aurait le mot pour rire serait, je crois, en sécurité au milieu d’eux. Ils sont infatigables au travail et très intelligents. On ne peut les appeler, comme on le fait de nos autres Indiens, de grands enfants. Ils n’en ont ni la niaiserie, ni la vantardise. Tandis que les Dénés ne se lasseraient pas de vous faire admirer leurs ouvrages, quelquefois bien beaux, je le veux bien, les Esquimaux seront les premiers à trouver des défauts dans leurs chefs-d’œuvre et à vous les faire remarquer, déterminés à mieux faire.
Quoiqu’il me déplaise de médire de ces braves gens,—car, il y en a de bons, de très bons,—puisque l’on veut que j’exprime toutes mes impressions, allons-y.
Leurs mœurs sont déplorables. Ils ne changent pas facilement de femmes; mais, entre amis, ils se les prêtent couramment. Il n’est inconvenances qu’ils ne se permettent. Enfin, sauf quelques rares exceptions, ils sont menteurs et voleurs. Ils abandonnent facilement leurs enfants, nés durant l’été. Il y a trois ans (1916), j’ai failli être tué par Anantclick, l’ami de Sinnisiak, l’un des meurtriers de nos missionnaires. Je m’en doutais alors. Je l’ai su positivement ensuite. L’inspecteur French, de la gendarmerie, se vit à un doigt de la mort également, il y a deux ans. Bref, l’immoralité et le vol sont, je pense, les vices principaux, et le meurtre n’en est qu’une conséquence...
C’est à déraciner de ces âmes le règne de Satan que les Oblats de Marie Immaculée travaillent depuis plus d’un demi-siècle.
Les Oblats ont pris contact avec les Esquimaux sur quatre étendues des terres arctiques américaines: 1º à l’embouchure du fleuve Mackenzie; 2º sur la côte nord de l’Alaska; 3º du lac Caribou à Chesterfield Inlet; 4º du nord du Grand Lac de l’Ours au golfe du couronnement[73].
⁂
C’est en 1860 que les tribus de l’embouchure du Mackenzie et des îles qui s’échelonnent depuis le fort Mac-Pherson jusqu’à l’île Herschel, reçurent la première visite du premier missionnaire, le Père Grollier. Il s’y rendit du fort Good-Hope, sa résidence, à deux reprises, pour essayer de les convertir. Ce fut en vain.
Ses successeurs, les Pères Séguin et Petitot, échouèrent pareillement devant l’entêtement des Esquimaux[74].
Plus tard, lorsqu’une mission fut fondée au fort Mac-Pherson, le Père Lefebvre, assistant du Père Giroux, missionnaire des Loucheux, eut la charge spéciale de s’occuper des Esquimaux. Mais, durant les sept ans qu’il travailla pour eux (1890-1897), soit au fort Mac-Pherson, où ils venaient vendre leurs fourrures, soit à l’île Richard, embouchure Est du Mackenzie, où il alla deux fois; soit encore à l’île Herschell, dans l’Océan, où il visita trois fois la tribu des Natavels, aucune conversion sérieuse ne s’accomplit. Les consolations du Père Lefebvre se bornèrent à quelques baptêmes d’enfants ou d’adultes, à l’article de la mort. Que pouvait du reste un prêtre, en de courtes apparitions, contre ce paganisme que n’avait pu commencer à amollir l’influence des coureurs-des-bois, précurseurs, si précieux ailleurs, de la religion catholique? Cependant le protestantisme, déjà puissant au fort Mac-Pherson, prit pied à l’île Herschell, dès que la Compagnie Baleinière du Pacifique, de San-Francisco, commença à y amarrer ses navires, et que les ministres prêchèrent aux Esquimaux une religion plus en harmonie que la nôtre avec leurs mœurs.
Ce triomphe de l’erreur demeure la plaie saignante de nos plus belles missions du Mackenzie. Evêque et missionnaires ne s’en consoleront, que lorsque Dieu aura suscité les apôtres et les ressources qui permettront à la vérité d’aller lutter, sur place, corps à corps, avec le paganisme et l’hérésie.
⁂
La deuxième tentative d’évangélisation des Esquimaux par les Oblats eut pour théâtre les côtes de l’Alaska, depuis la Pointe Barrow jusqu’à l’île Saint-Michel (mer de Berhing). D’octobre 1873 à septembre 1874, le Père Lecorre suivit toutes les baies qui fouillent le continent, en prêchant l’Evangile. Il baptisa beaucoup d’enfants et prépara les voies aux Pères Jésuites, qui vinrent quatre ans plus tard[75]. Au cours de ces voyages, le Père Lecorre échappa plusieurs fois, par des interventions providentielles, aux coups de poignard et de fusil que des sorciers avaient tenté de lui porter.
⁂
Le troisième essai d’évangélisation partit du lac Caribou, en 1868. Le Père Gasté, missionnaire des Montagnais de cette région, se porta à la rencontre des Esquimaux du versant de la baie d’Hudson. Mais il ne put donner suite aux projets de son zèle autrement qu’en travaillant au salut de quelques indigènes qui, sur son invitation, abandonnèrent le fort Churchill en faveur du lac Caribou pour la traite de leurs fourrures. Se doutait-il alors que son futur compagnon, celui qui devait fonder la mission esquimaude de ses rêves «n’était pas encore né»? C’était le Père Turquetil.
Arrivé au lac Caribou en 1900, le Père Turquetil partit pour sa première exploration, dans la Terre Stérile septentrionale du Keewatin, le 26 décembre 1901. Depuis lors, il mit tout en œuvre pour atteindre ses Esquimaux. En 1912, il arrivait à Chesterfield Inlet, au nord-est de la baie d’Hudson, ayant pris la route de Montréal, du Saint-Laurent, de l’Atlantique, et emportant toutes les pièces de sa maison, tout son combustible, tous ses vivres. Avec le Père Turquetil partit le Père Le Blanc.
La mission de Notre-Dame de la Délivrande était fondée.
Les deux inoubliables événements de cette jeune mission ont été un grand deuil et une grande joie.
Le deuil fut la mort du Père Le Blanc, en 1916. Quatre années de solitude, de souffrances de toutes sortes, l’avaient débilité au point qu’il fut nécessaire de lui procurer le repos. Il succomba pendant la traversée de la baie d’Hudson, le 21 septembre, offrant sa vie à Dieu pour la conversion de ses chers infidèles.
La joie de la mission de Notre-Dame de la Délivrande fut le baptême, le 2 juillet 1917, de douze Esquimaux bien instruits, dûment éprouvés, maintenant fervents chrétiens, et que n’arrivent pas à troubler les incessantes moqueries de leurs congénères païens. C’était le premier fruit de cinq années d’un travail sans trêve.
⁂
Le quatrième champ de l’apostolat esquimau fut confié en 1911, par Mgr Breynat, aux Pères Rouvière et Le Roux.
Etendu sur les confins de l’océan Glacial, il comprend le bassin du fleuve Coppermine, le golfe du Couronnement—Coronation Gulf—avec ses archipels, du cap Bexley à la presqu’île de Kent, et la grande île Victoria.
Le Coppermine—Mine de cuivre—, fleuve profondément encaissé, souvent torrentueux et d’un énorme débit, tombe obliquement, à 8 kilomètres du golfe du Couronnement, son embouchure, dans une longue crevasse, qui reçut en 1771, du premier explorateur, Samuel Hearne, le nom de Bloody Fall—Chute du Sang[76]. Ce fleuve prend sa source et accomplit tout son parcours dans le Barren Land.
Le Barren Land—la Terre Stérile—, nous l’avons déjà dit, semblable à la toundra de Russie, est une vaste région bordant la mer Glaciale, et plongeant très avant dans le continent. Une ligne tirée du milieu du delta du Mackenzie à l’embouchure du fleuve Churchill, et un peu arquée vers le sud, la circonscrirait assez exactement. Rocailleuse, ondulée, montagneuse parfois, elle sertit dans ses vallons d’innombrables petits lacs. L’aridité éternelle s’est établie sur ce rendez-vous des tempêtes polaires. Le Coppermine garde sa rive ouest boisée jusqu’à 35 kilomètres de la mer, il est vrai, mais ses parages n’accordent la vie qu’à de misérables petits sapins, blottis à l’abri des rochers. Durant le court été, certains abords du Barren occidental, que l’on a comparé aux landes de Bretagne ou aux moors d’Irlande, se chamarrent de fleurettes et s’animent des chansons d’une multitude de petits oiseaux migrateurs. Cette transition parfumée et mélodieuse de la vie à la mort est refusée au Barren de l’est. Plus la toundra s’élargit vers la baie d’Hudson, plus elle se marque du brusque stigmate de l’infécondité: le même lac, le même cours d’eau verront leur rive sud plantureusement couverte, et leur rive nord tout à fait dénudée; dans la plaine, un sillon de charrue ne séparerait pas plus nettement la végétation de la désolation: par delà le sillon, il n’y a plus que le roc, la terre gelée, l’abondance du lichen et des mousses spongieuses, nourriture du renne et de l’ovibos.
On assure que les couches granitiques de la Terre Stérile recèlent des gisements de métaux précieux. Dans le bassin du Coppermine, le cuivre natif se trouve à fleur de sol, soit en paillettes légères, soit en blocs massifs: les Esquimaux lui donnent, en le martelant, toutes les formes utiles.
Les abords du Coppermine, les archipels du golfe du Couronnement et l’île Victoria constituent le domaine de plusieurs tribus, qui reçurent, en 1910, de l’explorateur Stéphanson, le nom de Copper Group—Groupe de Cuivre.—Leur vie s’écoule à la chasse de la baleine dans les eaux marines, du morse et du phoque sur le littoral, et du gibier qui peuple la Terre Stérile: troupeaux de rennes, renards de toutes couleurs, ours noirs, gris ou blancs, loups, ovibos (bœufs musqués), etc...
Au printemps de 1911, Mgr Breynat, ayant appris que deux centaines de ces Esquimaux devaient visiter les Indiens Peaux-de-Lièvres et Plats-Côtés-de-Chiens du Grand Lac de l’Ours[77], décida de mettre aussitôt à exécution le projet d’évangélisation qu’il avait tant à cœur.
Son choix se porta sur le Père Jean-Baptiste Rouvière, enfant du diocèse de Mende, âgé de 30 ans, et doué de toutes les qualités dont Dieu se plaît à munir ses grands ouvriers apostoliques. Un séjour de quatre années consécutives à la mission de Good-Hope avait rompu à la vie de l’Extrême-Nord ce Cévenol ardent et robuste. La connaissance approfondie qu’il y avait acquise de la langue Peau-de-Lièvre devait l’aider à lui faire trouver, parmi les sauvages du Grand Lac de l’Ours, des interprètes pour ses premiers rapports avec les Esquimaux.
Il partit joyeusement, le 5 juillet 1911, remonta le Mackenzie depuis le fort Good-Hope jusqu’au fort Norman, s’engagea, avec sa chapelle, quelques outils et des provisions de bouche, dans la rivière de l’Ours, et atteignit le Grand Lac de l’Ours dont elle est le déversoir. Traversant ensuite les 250 kilomètres du lac, il aborda sur la rive nord, au fond de la baie Dease.
Hélas! les Esquimaux avaient déjà levé leur camp, pour s’acheminer vers leurs quartiers d’hiver, sur l’océan Arctique. Mais, loin de se laisser abattre, le Père Rouvière poursuivit sa route sur leurs traces.
Il lui fallait remonter l’affreusement sinueuse et rapide rivière Dease, traînant son canot et marchant dans l’eau, la moitié du trajet. Lorsque l’esquif refusa d’escalader les cascades de plus en plus menaçantes, il l’abandonna et continua à pied sa marche intrépide...
Enfin, lorsqu’il eut bien peiné, bien pâti, bien soupiré après ses chers Esquimaux, la douce Vierge Marie daigna les lui montrer.
Ecoutons-le raconter lui-même, dans une lettre crayonnée sur ses genoux, et adressée à son évêque, dans quelles circonstances eut lieu sa première entrevue avec ses ouailles tant désirées:
Vous m’avez envoyé évangéliser les Esquimaux. La rencontre a eu lieu le 15 août, vers 7 heures du soir; et c’est la Sainte Vierge, que je n’ai cessé de prier, qui a guidé mes pas.
Depuis trois jours j’avais quitté mon canot et je parcourais les steppes, lorsque j’aperçus tout à coup, sur le sommet d’une colline, trois êtres vivants... Etaient-ce des rennes, étaient-ce des hommes? Pour m’en assurer, je hâtai le pas dans leur direction. Au bout de dix minutes, j’aperçus une foule de gens sur le versant du monticule. Il n’y avait plus à douter: c’étaient des Esquimaux.
«A ma vue, ils accourent; mais, arrivés à une certaine distance, ils font halte. L’un d’eux prend les devants; mais bientôt il s’arrête, lève les bras au ciel, penche la tête à droite, puis incline tout son corps vers la terre. Il répète ces gestes à plusieurs reprises. Je lui réponds en levant les bras. Alors, il se rapproche de moi, et tous les autres se précipitent à sa suite... C’était leur signe de salut.
Quand le premier Esquimau fut assez près pour me reconnaître, il se retourna en criant: «Krablouma,—c’est un Blanc!» Il arriva alors vivement jusqu’à moi, tout souriant et me tendant la main. Je la serrai entre les miennes. Aussitôt il me prit par le bras, pour me présenter à tout le monde. J’avais ma soutane et ma croix d’Oblat. Ce signe sacré les frappa vivement. Ils ne se lassaient pas de le regarder. Je leur donnai quelques médailles de la Sainte-Vierge, que je leur passai moi-même au cou. Ils étaient radieux.
Ensuite j’allai à leur campement, et je donnai la main à tous les gens qui étaient là. Ils m’invitèrent à leur table. Je n’eus garde de refuser; car, marchant depuis le matin sans manger, j’étais affamé.
Après le repas, ils m’accablèrent de questions. Je m’efforçai de leur faire comprendre que j’étais venu pour rester parmi eux...»
Le Père Rouvière prit aussitôt ses dispositions pour hiverner au lac Imerenick, à une centaine de kilomètres au nord de la baie Dease, parmi les «derniers misérables sapins secs», qu’il rencontra dans la Terre Stérile[78]. Habile charpentier, il eut vite fait d’équarrir et d’ajuster les troncs d’arbres qui devaient composer sa pauvre demeure. Il y célébra le saint sacrifice, pour la première fois, le 17 septembre 1911.
Jusqu’à la fin d’octobre, beaucoup d’Esquimaux, retournant à la mer par ce chemin, vinrent l’y visiter, famille par famille. Coïncidence touchante, ils arrivaient toujours plus nombreux aux fêtes de la Sainte Vierge. Le missionnaire écrit, dans son Journal, le 8 septembre:
Marie sera vraiment la protectrice de cette mission, car c’est toujours un de ses jours de fête qu’elle les ramène autour de moi. Merci, ô ma Mère! faites que je sois digne de la mission qui m’est confiée!
Après le départ des derniers Esquimaux, il passa l’hiver dans la solitude, la prière et le travail des mains.
Au mois d’avril 1912, il attela ses chiens et se rendit au fort Norman, afin d’y prendre le compagnon d’apostolat qui lui avait été promis.
C’était le Père Guillaume Le Roux, né dans le diocèse de Quimper, en 1885, et qui, depuis un an, était arrivé du scolasticat de Liége. Brillamment doué des dons de l’esprit et du corps, linguiste remarquable, il était fait pour les longs voyages arctiques et pour l’organisation des missions nouvelles et difficiles auxquelles l’appelait le vicaire apostolique du Mackenzie.
Les deux apôtres partirent du fort Norman, pour la Terre Stérile, à la mi-juillet 1912. Le 27 août, ils entraient dans la maisonnette du lac Imerenick.
Ils eurent la joie de voir beaucoup d’Esquimaux durant l’automne; et le Père Le Roux se mit de toute son âme à étudier leur langue.
Mais ils ne tardèrent pas à comprendre qu’à moins d’établir leur résidence sur l’océan Glacial même, ils ne pourraient songer à les convertir. Au Grand Lac de l’Ours et au lac Imerenick, il ne viendrait jamais qu’un petit nombre d’indigènes, et encore trop affairés et pour trop peu de temps. Ils résolurent donc d’aller, l’automne suivant, au golfe du Couronnement.
Cependant, ils auraient bien voulu avoir l’avis de leur évêque et son assentiment formel à une si redoutable entreprise.
Sans doute, Mgr Breynat leur avait donné l’autorisation d’agir selon leur jugement; mais, espérant toujours pouvoir communiquer avec lui au cours des mois suivants, ils ajournèrent l’exécution de leur projet.
Le printemps et l’été se passèrent sans qu’ils pussent trouver le moyen de lui faire part de leur plan d’apostolat.
Le 30 août 1913, ils reçurent une lettre du capitaine de goélette Joe Bernard, qui leur disait qu’après avoir séjourné lui-même deux ans parmi les Esquimaux du golfe du Couronnement, il jugeait le moment favorable pour y établir une mission. Il les suppliait de se presser et leur promettait son appui.
Comme l’Indien qui avait apporté la lettre du capitaine retournait aussitôt au fleuve Mackenzie, le Père Rouvière lui remit, pour Mgr Breynat, les lignes suivantes:
Je vous envoie ce mot de Joe Bernard. Il nous décide tout à fait. Nous allons partir. Bénissez-nous, Monseigneur. Et que Marie nous garde et nous dirige!
Puis, un long et angoissant silence se fit. Trois années devaient s’écouler avant qu’on sût ce qui s’était passé.
En 1914, un explorateur, M. d’Arcy Arden, qui s’était aventuré dans la Terre Stérile, y rencontra des Esquimaux, affublés de soutanes et d’ornements sacerdotaux. Les ayant interrogés sur les «hommes blancs» venus en leurs parages l’année précédente, il n’obtint d’eux que des réponses évasives et contradictoires.
Cette découverte était de mauvais augure... Mais ces gens pouvaient avoir dévalisé la cabane du lac Imerenick, en l’absence des missionnaires... En somme, il n’y avait pas d’indication positive du malheur irréparable que l’on redoutait.
Une dernière espérance s’attachait à une parole rapportée par un Peau-de-Lièvre, venu du Lac de l’Ours:
«—Lorsque les pères sont partis, assurait-il, ils nous ont déclaré: «Nous allons suivre les Esquimaux aussi loin qu’ils iront... Peut-être ne reviendrons-nous pas avant deux ans.»
On conservait donc une lueur d’espérance: «Ils seront allés, se disait-on, jusqu’à l’île Victoria; et surpris par un précoce dégel de la mer, n’osant, d’autre part, se confier aux frêles krayaks (embarcations esquimaudes), ils attendent, pour revenir, les glaces d’un autre hiver...»
Lorsqu’au printemps de 1915, il ne fut plus possible de mettre en doute une issue fatale, Mgr Breynat fit appel au gouvernement canadien et demanda qu’un détachement de gendarmes fût envoyé dans la région où ses missionnaires avaient dû vraisemblablement trouver la mort. Le gouvernement accéda très libéralement à cette requête.
L’inspecteur La Nauze et les gendarmes Wight et Withers partirent, avec des vivres et des munitions pour deux années. Mais lorsqu’ils arrivèrent dans la Terre Stérile, le plus imprévu des contretemps les y attendait. Comme s’ils eussent soupçonné les investigations dont ils allaient être l’objet, les Esquimaux n’avaient point paru cet été. La cabane des missionnaires, au lac Imerenick, était tout en ruines. Le Père Frapsauce, qui avait accompagné jusque-là les gendarmes, dut retourner au fort Norman, navré de n’avoir rien à apprendre à ses supérieurs.
Quant aux gendarmes, ils attendirent, logés dans une maison que les pères s’étaient construite au printemps 1913, à la baie Dease, le retour de la saison favorable.
A la fin d’avril 1916, ils se remirent en route vers le Nord, atteignirent, au mois de mai, le premier village de l’embouchure du Coppermine, et procédèrent immédiatement à leur difficile enquête.
Ils interrogèrent adroitement les Esquimaux sur les «deux hommes blancs». Mais tous leurs efforts pour obtenir indirectement la vérité restèrent sans résultat.
L’un des gendarmes eut enfin l’idée de dire à l’interprète:
—Demande-leur carrément qui a tué les prêtres. Pose la question sans détour.
L’interrogation, ainsi formulée dans sa franche brutalité, fut aussitôt suivie de cette réponse:
—Les Blancs ont été tués par Sinnisiak et Oulouksak.
A l’instant, les langues se délièrent, et chacun raconta ce qu’il savait. Tout le monde avait été informé, dès le lendemain du crime. On se montrait en même temps fort peiné du meurtre des «bons Blancs».
Les dépositions consignées par écrit, les aveux des meurtriers, les renseignements de M. Arden, et la découverte, à l’endroit même de l’assassinat, des débris du Journal de pauvre papier rugueux, sur lequel le Père Rouvière écrivait au crayon indélébile ses notes quotidiennes, ont permis de reconstituer presque tous les actes de la sanglante tragédie.
Les missionnaires étaient partis du lac Imerenick, le mercredi 8 octobre 1913, tous deux malades, le Père Le Roux souffrant d’un rhume, et le Père Rouvière d’une blessure qu’il s’était faite en bâtissant la maison de la baie Dease. Un groupe considérable d’Esquimaux étaient venus, la veille, pour les emmener. Parmi eux se trouvaient Sinnisiak et Kormick.
Les voyageurs mirent une douzaine de jours à parcourir les 140 kilomètres qui les séparaient de la mer Glaciale. Le Journal note continuellement «des froids intenses», «des temps affreux», «des chemins difficiles», «des vents contraires», la «fatigue des chiens affamés»...
Le terme de ce voyage fut une île située dans l’estuaire du Coppermine.
Le 20 ou 22 octobre, le Père Rouvière écrivait:
«—Nous arrivons à l’embouchure de la rivière de Cuivre (Coppermine). Des familles sont déjà parties. Désenchantement de la part des Esquimaux. Nous sommes menacés de famine; aussi, nous ne savons que faire.»
C’est la dernière phrase écrite par le missionnaire.
Le mot désenchantement apparaît, non souligné, mais fortement appuyé. C’était la première fois que le Père Rouvière parlait avec quelque amertume de ses ouailles.
La famine menaçait le camp, parce que la pêche était précaire et que le renne faisait défaut. Les pères s’étaient munis de provisions; mais elles leur furent bientôt volées. Une nuit, l’Esquimau qui hébergeait nos confrères depuis près d’une semaine, se glissa au chevet du Père Le Roux, lui enleva sa carabine et la cacha.
Quel que fût le protocole indigène, qui prescrit de ne point refuser ce que l’on vous demande, les missionnaires ne pouvaient tolérer ce dernier larcin. Se risquer sans fusil dans ces pays, c’est, pour un blanc, se condamner à mourir de faim. L’arme fut donc reprise par son propriétaire. Ce que voyant, Kormick entra en colère et se rua sur le Père Le Roux pour le tuer. Mais un brave vieillard, Koha, saisissant l’agresseur à bras-le-corps, le maîtrisa.
Koha, prenant à part les missionnaires, leur représenta alors que leur vie était en danger:
«—Kormick et ses gens, leur dit-il, vous feront un mauvais parti. Vous devriez retourner tout de suite à votre cabane du lac Imerenick. Vous reviendriez l’année prochaine en meilleure compagnie.»
Il les aida à appareiller leur équipage, qui consistait en un traîneau et quatre chiens. Puis, il les accompagna durant une demi-journée, autant pour les défendre d’autres attaques possibles que pour les placer dans la bonne direction. Il s’attela même au traîneau avec les chiens. Lorsqu’ils eurent remonté le fleuve jusqu’au chemin qui s’engage dans la Terre Stérile, il leur dit:
«—Il n’y a pas d’arbres ici. Continuez d’avancer aussi loin que vous le pourrez. Après cela vous n’éprouverez plus autant de difficulté. Je vous aime et je ne veux pas qu’on vous fasse de mal.»
Et, sur une cordiale poignée de main, ils se séparèrent.
Quatre nuits devaient encore rester aux missionnaires. Comment passèrent-ils les trois premières? Nous ne l’apprendrons jamais. Ils durent souffrir beaucoup; car il faisait très froid, et ils n’avaient ni tente pour s’abriter, ni bois pour se chauffer.
C’est pendant la seconde de ces nuits que Sinnisiak et Oulouksak quittèrent à la dérobée la tribu endormie, et se mirent à suivre les traces laissées dans la neige par le traîneau. Ils rejoignirent les missionnaires vers le milieu du jour. Ceux-ci comprirent leurs desseins perfides. Ils connaissaient la mauvaise réputation de Sinnisiak et ses relations avec Kormick. Ils leur firent cependant bon accueil.
Afin d’expliquer leur présence, et surtout de se donner le temps de choisir le moment favorable, les Esquimaux dirent qu’ils allaient au devant d’un groupe de leurs parents, attardés dans leur retour du Grand Lac de l’Ours à la mer, et qu’ils avaient, à cette fin, amené deux chiens de relai.
«—Puisque nous allons dans la même direction, proposèrent-ils, nous vous aiderons à traîner votre charge, jusqu’au moment où nous rencontrerons notre monde.»
Leu Esquimaux trouvent naturel de prendre le harnais d’un traîneau et n’estiment pas qu’il y ait rien d’humiliant dans ce travail. Au cours des longs voyages, tous les membres de la famille s’y emploient; les femmes halent en tête, les chiens sont au milieu, et les hommes en queue. Et combien de fois les missionnaires du Nord n’ont-il pas rendu ce service à leurs coursiers trop faibles!
Le soir venu, Sinnisiak et Oulouksak se retirèrent vers le fleuve, afin de camper à part.
Le matin, ils revinrent au traîneau; mais ils ne purent encore frapper, ce jour-là.
Pour la nuit suivante, ils construisirent un Iglou, et tous quatre s’y abritèrent, côte à côte. Nos pères pouvaient compter sur la loi de l’hospitalité qui rend inviolable tout étranger, tant qu’il se trouve sous la hutte de neige de l’Esquimau.
Le lendemain, la caravane se remit en marche. En avant, le Père Rouvière battait la neige de ses raquettes, pour frayer le passage. Le Père Le Roux était à la tâche, non moins pénible, de retenir, avec des cordes, l’arrière du traîneau qui, sans cela, aurait chaviré à chaque cahot.
Chemin faisant, le vent se leva et une tempête se déchaîna. La neige tourbillonnait en flocons aveuglants. La marche devenait de plus en plus pénible...
Sinnisiak jugea le moment propice. Il murmura quelques mots d’ordre à l’oreille d’Oulouksak; et tous deux se débarrassèrent du harnais.
Sinnisiak s’en alla derrière le traîneau; mais le Père Le Roux, mis en défiance, le suivit du regard... Le misérable eut alors recours à un stratagème: il fit mine de détacher sa ceinture en disant qu’il avait à satisfaire un besoin naturel. Le prêtre détourna les yeux; et le scélérat, se rapprochant de lui vivement, le frappa, de son grand coutelas, dans le dos.
Le blessé se précipita en avant, en poussant un cri; mais à peine avait-il dépassé le traîneau qu’Oulouksak, à son tour, se jetait sur lui, pendant que Sinnisiak disait:
—Achève-le. Moi, je vais m’occuper de l’autre!
Le Père Le Roux saisit les épaules du sauvage en faisant appel à sa pitié. Mais, sourd à ses supplications, Oulouksak lui porta deux coups de couteau: le premier dans les entrailles, le deuxième dans le cœur.
Cependant, averti par le cri de détresse de son confrère, le Père Rouvière accourait. En le voyant s’affaisser sur le sol, et Sinnisiak armer la carabine qu’il avait prise dans le traîneau, le missionnaire s’enfuit vers le fleuve. La première balle que lui envoya l’assassin le manqua; mais la seconde l’atteignit dans les reins, et le fit tomber assis sur la neige.
Les deux Esquimaux accoururent.
—Achève-le! commanda de nouveau Sinnisiak.
Oulouksak lui plongea dans le flanc sa lame encore fumante.
Le pauvre père, alors, s’étendit tout de son long dans la neige rougie... Comme il respirait et que ses lèvres remuaient encore, Sinnisiak alla chercher, au traîneau, la hache de travail des missionnaires; et, revenant au moribond, il lui coupa les jambes, les mains et la tête.
Puis, déchirant les entrailles, Oulouksak arracha une portion du foie; et les deux monstres en mangèrent.
Ayant jeté le corps dans un ravin, ils retournèrent au Père Le Roux, l’ouvrirent et lui dévorèrent pareillement le foie.
L’horrible festin fini, ils s’emparèrent des carabines et munitions et revinrent au camp où ils racontèrent ce qu’ils avaient fait.
—Nous avons déjà tué les Blancs, dirent-ils à Kormick, en arrivant.
Le crime fut commis, entre le 28 octobre et le 2 novembre 1913, l’après-midi, à une trentaine de kilomètres de l’océan Glacial, sur la rive gauche du Coppermine, trois lieues en amont de la Chute du Sang.
Le lendemain, un certain nombre de bons et de méchants Esquimaux s’en furent au lieu du carnage, où ils trouvèrent les quatre chiens faisant la garde de leur maître.
Les uns—Kormick en était—se distribuèrent les divers effets. Les autres, comme Koha, regardèrent avec douleur «comment les bons Blancs étaient morts».
J’étais très chagrin de la mort des bons Blancs, dit Koha, et je voulus aller les voir. En arrivant, j’aperçus le corps d’un homme sans vie, à côté du traîneau: c’était Ilogoak (le Père Le Roux); et je me mis à pleurer. Je ne vis pas Kouliavik (le Père Rouvière). La neige recouvrait le visage d’Ilogoak, laissant le nez à découvert: il était étendu sur le dos, la tête relevée... J’aimais beaucoup les bons Blancs. Ils étaient très bons pour nous.
Trois ans plus tard, le 3 juin 1916, le gendarme Wight se fit conduire à cet endroit par un indigène nommé Mayouk. Il trouva la planche de fond du traîneau, et, près de celle-ci, un os maxillaire inférieur retenant encore toutes ses dents intactes et blanches. Mayouk déclara que cette relique était du Père Le Roux, et qu’elle avait été jetée là, l’année précédente, par un passant. Comme M. Wight tenait à voir le lieu précis où le Père Le Roux avait expiré, Mayouk l’entraîna, à vingt mètres plus loin, dans la direction du fleuve, s’arrêtant à une centaine de mètres de la rive gauche. La place était marquée par des griffes d’animaux carnassiers, et par de nombreuses esquilles d’ossements tombées de leurs gueules. Mayouk montra ensuite au gendarme une excavation qu’un ruisseau avait pratiquée en se jetant dans le Coppermine, et dit que le corps du Père Rouvière était au fond. Six pieds de glace mêlée d’argile le recouvraient. Le gendarme, pressé par le temps, se contenta de confectionner, avec la planche du traîneau, deux humbles croix qu’il planta respectueusement sur les points du désert, où les deux missionnaires avaient trouvé le sanglant couronnement de leur apostolat.
En 1917 enfin, en la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge, le 15 août, dans l’après-midi,—sixième anniversaire de la première rencontre des Esquimaux par le Père Rouvière,—Sinnisiak, son bourreau, comparaissait devant le juge de la cour suprême du Canada, à Edmonton, et faisait l’aveu de son forfait.
Invoquant son titre de père des missionnaires immolés, Mgr Breynat adressa une supplique au ministre de la justice, pour que la peine de mort, portée par le tribunal du Canada, fut commuée. Il demanda que les deux meurtriers lui fussent confiés, afin qu’il pût leur faire comprendre la beauté de la Religion catholique, dans ses institutions, dans ses missionnaires et dans sa miséricordieuse indulgence.
Ce recours en grâce fut entendu. La sentence de mort fut aussitôt changée en un emprisonnement indéfini, emprisonnement sans chaînes, ni verrous, au fort Résolution, sur le Grand Lac des Esclaves, selon que l’avait proposé le vicaire apostolique du Mackenzie.
La détention des coupables n’y dura que deux années, sous la garde bénigne de la gendarmerie locale, et à l’école des plus belles œuvres apostoliques de l’Extrême-Nord.
En 1919, à la nouvelle prière de Mgr Breynat, les deux bourreaux furent renvoyés à leur tribu...
Dans cet acte sublime de miséricorde, accompli, en leur nom, par leur évêque, s’acheva le sacrifice des deux jeunes Oblats français, de 32 et 27 ans, qui moururent sur la plage de l’océan Glacial, dans l’ouragan de neige, à 3.000 lieues de leur patrie, épuisés de fatigue et de faim, le cœur brisé par l’ingratitude de leurs enfants d’adoption, comme le Cœur du divin Maître l’avait été par l’infidélité de Jérusalem, la veille du Calvaire, et priant pour ceux qui les poignardaient.
Un autre sacrifice, pris encore aux veines de la France, devait, sept ans plus tard, le 24 octobre 1920, s’ajouter à celui-là pour mériter pleinement le salut des Esquimaux. Le nom du Père Frapsauce, cette troisième victime, est revenu plus d’une fois, au cours de ce livre. Il est permis d’écrire, maintenant, que ce missionnaire, dévoué, durant vingt ans, aux Dénés du fort Smith, du fort Résolution, du fort Rivière-au-Foin et du fort Norman, avait été l’apôtre de toute humilité, de toute abnégation.
A peine la mort des Pères Rouvière et Le Roux fut-elle connue dans sa sanglante réalité par les missionnaires du Mackenzie que tous, unanimement, se proposèrent pour faire la relève, au poste du Grand Lac de l’Ours. Le Père Frapsauce obtint d’être le premier choisi. N’ayant plus, dès lors, que le rêve de se donner entièrement à ses nouvelles âmes, il s’exerça à vivre leur vie, il s’initia à leur langue, et, l’automne 1919, il arriva, pour s’y fixer, à la cabane bâtie par ses devanciers.
De cette résidence, il parcourut les derniers bois du lac et les abords de la Terre Stérile, travaillant de ses mains et prêchant sans relâche.
Le 21 octobre, une année après le Père Frapsauce, le compagnon qu’on lui avait promis, le Père Falaize, ancien apôtre, lui aussi, des Montagnais et des Couteaux-Jaunes, arrivait à la cabane du Grand Lac de l’Ours.
Elle était vide.
Les Indiens expliquèrent au nouveau venu que le Père Frapsauce, à bout de vivres, était allé tendre des filets de pêche, sous la glace déjà formée, et qu’il avait promis de rentrer bientôt.
Mais le Père Falaize, inquiet, partit aussitôt qu’il le put, au devant de son confrère. S’engageant sur une baie qu’on lui avait désignée comme ordinairement poissonneuse, il rencontra les traces d’un traîneau. Il les suivit. Elles s’arrêtaient, un peu plus loin, à une glace brisée. Tout avait sombré là! Sur le rivage opposé, auprès d’un foyer encore fumant, un bréviaire portait la marque des secondes vêpres du 24 octobre.
Au dégel de 1921, le lac rejeta les chiens de l’attelage. Mais toutes les recherches faites pour découvrir les restes du missionnaire lui-même furent inutiles.
Enfin, le 28 janvier 1922, un chasseur indien apporta un morceau de soutane qu’un animal avait arraché d’un banc de neige, sur la côte nord du Lac de l’Ours.
Le Père Falaize gagna le lieu indiqué par le sauvage, fouilla la neige tassée par le vent, et découvrit le corps:
«J’acquis la certitude, continue-t-il, qu’il était entier, et bien conservé, lorsque les grandes tempêtes d’octobre (1921) l’avaient déposé, à l’endroit même du rivage qu’il avait quitté, l’année précédente, pour entreprendre la funeste traversée. Il s’est congelé, alors, sur place. Mais des animaux sauvages l’ont attaqué ensuite. C’est, toutefois, une grande consolation pour moi d’avoir trouvé ce qui restait du missionnaire bien aimé. Je l’inhumerai aussi décemment que possible...»
Telles furent les semailles. Tels furent les sacrifices.
Quelle sera la moisson?
La moisson ne manqua jamais de lever, dans l’Eglise de Dieu, sur les champs arrosés par le sang des apôtres.
De ces sacrifices, le Père Turquetil recueillit les premiers fruits à sa mission de Notre-Dame de la Délivrande.
A son tour, la tribu du golfe du Couronnement a donné ses prémices à la foi divine. Deux mois après la mort du Père Frapsauce, trois adultes et deux enfants recevaient des mains du Père Falaize la grâce du baptême. Depuis ce Noël 1920, l’œuvre conquérante s’est poursuivie. Le Père Trocellier, jeune recrue de France, se prépare, au fort Good-Hope, à rejoindre le Père Falaize.
Tous deux tiendront là-bas, espèrent-ils, soutenus par la pensée surnaturelle du prix des âmes les plus abandonnées, en attendant que s’achève la formation religieuse et sacerdotale des nobles cœurs, avides de renoncement et de dévouement, qui, depuis quelques années, se sont offerts au vicaire apostolique du Mackenzie, pour la conversion des Esquimaux.
Il nous reste, lecteur bienveillant, à vous demander de mêler l’accent de vos prières à la voix du sang des missionnaires, afin de hâter l’heure de Dieu, l’heure où tous les païens des plages hyperboréennes du Nouveau-Monde entreront dans le divin Bercail.
Recommandez-les au Sacré-Cœur, par Marie Immaculée.
La Très Sainte Vierge veille particulièrement sur les Esquimaux: Elle se doit de les convertir. C’est le 15 août qu’elle les donna au Père Rouvière; c’est en ses fêtes qu’elle les lui ramenait en nombre; c’est à Notre-Dame du Rosaire que Mgr Breynat avait prescrit aux missionnaires de dédier la première église qu’ils élèveraient, au bord de l’océan Glacial. De ce temple de Marie, les martyrs du sang et du devoir ont placé les assises fondamentales... de viventibus saxis: leurs dépouilles mortelles, leurs immolations totales. Et ce fut pendant le mois du Rosaire.
A Marie d’achever son édifice et d’en porter la gloire jusqu’au Ciel... Celsa... ad astra tolleris!
Nous l’avons vu, le dernier mot que les Pères Rouvière et Le Roux envoyèrent à leur évêque, en partant pour leur Calvaire, fut un cri suprême à Marie:
«—Que Marie nous garde et nous dirige!»
Elle les a dirigés vers le lieu de la récompense et du bonheur. Qu’elle dirige désormais vers eux les âmes pour lesquelles ils ont donné leur vie.
C’est au contact sanctifiant de leurs reliques—jointes à celles des Pères Fafard et Marchand, mis à mort par les Cris de la Saskatchewan, le Jeudi-Saint 1885, et à celles du Frère Alexis, tué par l’Iroquois—, que les missionnaires de demain se préparent à remplacer ceux qui tombèrent au champ d’honneur...
Ces restes sacrés—ossements, calices, bréviaires, soutanes, croix de poitrine, nappe d’autel ensanglantée—sont gardés au scolastiscat des Oblats de Marie-Immaculée, qui fut inauguré à Edmonton, le 12 septembre 1917, en la fête et sous le vocable du Saint-Nom de Marie.
Ils forment les premiers trésors de notre Salle des martyrs.
La Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée et ses œuvres
Du jour où le Père de Mazenod fonda, à Aix-en-Provence, la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, au jour où le Père Grollier, l’un de ses fils, arbora la Croix sur la plage de l’océan Glacial, il s’écoula quarante-trois ans.
En moins d’un demi-siècle, l’humble Société, destinée d’abord à n’évangéliser que la Provence, avait porté le nom de Jésus-Christ jusqu’aux extrémités de la terre.
Charles-Joseph-Eugène de Mazenod naquit à Aix, le 1er août 1782, d’une famille de haute noblesse, qui donna à la France des prélats, des amiraux, des magistrats. Chassé, avec ses parents, du domaine ancestral, par les hordes révolutionnaires, Eugène passa son adolescence dans les amertumes de l’exil, de Turin à Naples, de Naples à Venise, de Venise à Palerme. Lorsque sa vocation sacerdotale se fut manifestée, il répondit à l’un de ses oncles qui lui représentait qu’en la suivant il condamnerait à s’éteindre le nom des aïeux: «Rien ne ferait plus d’honneur à notre famille que de finir par un prêtre.»
La famille de Mazenod devait finir par deux évêques.
Le 21 décembre 1811, Eugène, ayant achevé ses brillantes études au grand séminaire de Saint-Sulpice, sous la direction de M. Emery, fut ordonné prêtre par Mgr Demandolx, évêque d’Amiens.
Déclinant l’offre que lui fit immédiatement Mgr Demandolx de le nommer son vicaire général, le nouveau prêtre rentra à Aix, afin de s’y «consacrer tout entier au service de la jeunesse et des pauvres.» Les populations ouvrières l’entendirent prêcher chaque dimanche en leur langue provençale. Les malades, les prisonniers, les pauvres honteux reçurent ses visites assidues et ses aumônes.
Une épidémie de typhus, où il multiplia son zèle, le conduisit au bord de la tombe. Tout espoir humain était perdu, lorsque les prières universelles de la ville d’Aix lui rendirent la santé.
Par reconnaissance pour ce miracle, le Père de Mazenod résolut de se consacrer plus entièrement encore au service des pauvres, en faisant appel à des compagnons embrasés de la même ardeur que lui-même pour les âmes abandonnées.
Son âme s’attristait à la vue des maux causés par la Révolution dans le clergé, les ordres religieux et les populations rurales.
«—Il lui semblait, disait-il, que s’il pouvait réunir en communauté quelques prêtres vraiment zélés, d’un désintéressement à toute épreuve, solidement vertueux, des hommes apostoliques, en un mot, qui, ayant à cœur leur propre sanctification, se donnassent tout entiers à la conversion des âmes, il remédierait, autant que possible, aux maux de l’Eglise et procurerait un grand bien.»
Cette communauté, que son amour de Dieu et de l’Eglise lui faisait désirer, il la fonda le 25 janvier 1816, en la réunissant dans un ancien monastère des Carmélites d’Aix, où ne subsistaient qu’un délabrement et une pauvreté extrêmes. Le fondateur proposa alors la devise qui fait la fierté des Oblats: Evangelizare pauperibus misit me: Il m’a envoyé évangéliser les pauvres. Pour costume apostolique, et plus tard religieux, il fut décidé que les missionnaires porteraient la simple soutane noire et la croix.
Au premier but, qui était l’évangélisation des pauvres par les missions, les retraites, les catéchismes, s’ajouta bientôt celui de la formation de la jeunesse, dans les grands séminaires et dans les collèges ecclésiastiques.
Se retirant dans une retraite profonde, le Père de Mazenod élabora les règles et les constitutions des Missionnaires de Provence, nommés aussi Oblats de Saint-Charles. Aux vœux ordinaires de pauvreté, de chasteté et d’obéissance que prononcent les religieux, il adjoignit celui de la persévérance dans le saint Institut. Ces constitutions furent telles qu’elles suffirent à retenir unis et fidèles tous les membres de la Congrégation, à travers toutes les tempêtes qui devaient les disperser.
A la fin de 1825, le Père de Mazenod, muni de son livre de Règles, et encouragé par les évêques dont les Oblats avaient évangélisé les diocèses depuis dix ans, se rendit à Rome, afin de solliciter du Souverain Pontife l’institution canonique de sa jeune Société.
Tout ce que pouvait espérer le fondateur—on le lui avait dit de toutes parts—c’était une louange, les Congrégations Romaines s’étant fait une loi de traiter ainsi les communautés nouvelles, et de ne remettre qu’à beaucoup plus tard l’approbation formelle.
Déjà, en effet, les cardinaux s’étaient prononcés pour un bref d’éloges, lorsque le Père de Mazenod, au sortir d’une longue prière aux pieds de la Sainte Vierge, se présenta à Léon XII. Comme mu par une inspiration spéciale, le Pape s’écria:
—Cette congrégation me plaît... Elle ne doit pas être louée, mais approuvée.
Et il demanda aussitôt aux cardinaux de reprendre l’examen des constitutions et de conclure dans le sens qu’il désirait.
Léon XII fit bien plus: il donna à la Congrégation le nom de Missionnaires Oblats de Marie Immaculée (Missionarii Oblati beatissimæ Virginis Mariæ sine labe conceptæ).
Le Père de Mazenod ne contient plus sa joie; et ses lettres la redisent à ses missionnaires de France:
«—Oblats de Marie Immaculée!... Nom qui plaît tant au cœur et à l’oreille! Mais n’est-ce pas le brevet de notre prédestination à tous!»
Léon XII approuva définitivement la société, le 17 février 1826. C’est pourquoi le 17 février est resté, depuis, la grande fête annuelle des Oblats. Ils ont le privilège de célébrer, ce jour-là, la messe solennelle de l’Immaculée-Conception, et de renouveler leurs vœux de religion.
Les fruits de la haute bénédiction du Pape tombèrent, sans tarder, sur la Congrégation naissante.
En 1830, elle porte son noviciat en Suisse et évangélise les diocèses de Lausanne et Genève.
En 1840, c’est l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande qui appellent les Oblats et les reçoivent.
En 1841, s’ouvre le Nouveau-Monde. Mgr Bourget, évêque de Montréal, au Canada, vient demander des missionnaires au fondateur, qui depuis quatre ans avait succédé à son oncle Mgr Fortuné de Mazenod, sur le siège de Marseille. Mgr de Mazenod hésite à imposer par l’autorité le sacrifice de l’exil à ses enfants. Il leur envoie une circulaire, prescrivant à chacun de lui faire sa libre réponse.
Tous s’écrient:
—Ecce ego: mitte me.—Me voici: envoyez-moi!
Et les lettres brûlaient du désir de voler aux missions étrangères.
Mgr Bourget reçut bientôt la première caravane des missionnaires, à Montréal.
Ce fut le signal du prodigieux développement de la Congrégation des Oblats de Marie-Immaculée.
Bientôt ils rempliront l’Amérique du Nord jusqu’aux bords des trois océans qui la baignent.
En 1847, l’Ile de Ceylan, la perle des Indes, les réclame à son tour.
En 1851, ils débarquent au sud de l’Afrique, pour se dévouer aux Blancs, aux Cafres, aux Zoulous, aux Basutos...
Le vénéré fondateur eut donc la récompense de voir lui-même sa Congrégation couvrir l’univers. Il eut le bonheur aussi de donner la consécration épiscopale à six de ses enfants auxquels l’Eglise confiait déjà des diocèses ou des vicariats apostoliques.
Mgr de Mazenod mourut le 21 mai 1861, à l’âge de 70 ans. Ce fut au moment où ses Oblats, réunis autour de sa couche, récitaient les dernières paroles du Salve Regina: O clemens, o pia o dulcis Virgo Maria!
La mort de ce saint évêque, que ses continuelles mortifications ont fait appeler le «grand pénitent du XIXe siècle», fit paraître tous les signes de la prédestination. Ses fils espèrent le voir un jour placé par l’Eglise au rang des Saints, à côté de l’Oblat dont la cause est introduite à Rome: le Père Albini.
Aujourd’hui, malgré les persécutions, malgré les ruines accumulées par la grande guerre, malgré la mort de plusieurs sur le champ de bataille, il reste sur la brèche plus de trois mille Oblats. Pontifes, simples prêtres, frères coadjuteurs, ils travaillent, avec une égale abnégation, sous la bannière de Marie Immaculée. Leurs communautés cultivent la charité fraternelle et hospitalière, que leur légua leur vénéré Fondateur et qui les caractérise.
En un siècle, la Congrégation des Oblats a donné à l’Eglise un cardinal (Mgr Guibert, archevêque de Paris), et 38 archevêques ou évêques.
Les supérieurs généraux de la Société, élus à vie, ont été Mgr de Mazenod, les T. RR. PP. Fabre, Soullier, Augier, Lavillardière et S. G. Mgr Augustin Dontenwill, archevêque de Ptolémaïs. Mgr Dontenwill, élu en 1908, fut pris au siège archiépiscopal de Vancouver (Canada). A l’occasion du centenaire de sa Congrégation (1916), il a été nommé, par S. S. Benoît XV, Assistant au Trône pontifical.
La maison mère—résidence du supérieur général—se trouve à Rome, 5, via Vittorino da Feltre, Italie.
Pour renseignements s’adresser à Paris, 4, rue Antoinette—; à Aix-en-Provence (Bouches du Rhône), 60, cours Mirabeau—; à Bruxelles, 71, rue Saint-Guidon (Belgique)—; à Ottawa (Canada), juniorat du Sacré-Cœur, 600, rue Cumberland,—; à Lowell (Mass.), Etats-Unis, 725, rue Merrimack.
⁂
Etat présent des provinces et vicariats de missions:
En Europe: Les trois provinces de France. (Il est peu de paroisses françaises qui n’aient entendu la prédication des Oblats).—La province Britannique pour l’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande.—Les provinces de Belgique, d’Allemagne, d’Italie.
En Amérique: La province du Canada, dans l’est du Dominion, et où fleurissent toutes les œuvres de la Congrégation, depuis celles des missions indiennes, sur les côtes du Labrador et de la Baie d’Hudson, jusqu’à celle de la magnifique université d’Ottawa, avec ses facultés de philosophie et de théologie.—Les trois provinces des Etats-Unis couvrant l’immense République et le Mexique.—La province du Manitoba, qui commence le Nord-Ouest canadien. Prêchant à la bénédiction de la cathédrale de Saint-Boniface, le 4 octobre 1908, S. G. Mgr Paul-Eugène Roy, coadjuteur de S. E. le Cardinal Bégin, archevêque de Québec, disait: «L’évangélisation du Nord-Ouest est le plus beau fleuron de la couronne que portent les fils de Mgr de Mazenod, et l’un des plus merveilleux ouvrages de l’apostolat catholique dans le monde.»—La province d’Alberta-Saskatchewan.—Les vicariats de la Colombie Britannique, du Keewatin, d’Athabaska, du Mackenzie, du Youkon.
En Asie: Le vicariat de Jaffna, qui compte environ 80.000 catholiques, et à qui il reste à convertir 300.000 bouddhistes ou païens.—Le vicariat de Colombo, avec une centaine de missionnaires et 245.000 catholiques. Il y reste 1.700.000 infidèles.
En Afrique: Le vicariat de Natal, comprenant la colonie anglaise de Natal, la Cafrerie proprement dite, le Zoulouland, le Swasiland et l’Amatonga.—Le vicariat de Kimberley (autrefois Etat Libre d’Orange) avec ses Boërs, ses Noirs, et les Blancs attirés par les mines d’or et de diamant.—Le vicariat du Transvaal (mêmes éléments que le précédent).—Le vicariat du Basutoland, contrée peu fréquentée des Blancs, mais où les missionnaires ont formé de magnifiques chrétientés de Noirs. N. B. «Dans ces quatre vicariats de l’Afrique méridionale, le climat est parfaitement salubre; la température n’excède pas celle du Midi de l’Europe; l’état actuel de ces missions est consolant; l’avenir est plein d’espérance...»—La Préfecture apostolique de la Cimbébasie.
En Océanie: Une maison établie dans le diocèse de Perth (Australie).
⁂
La Congrégation des Oblats de Marie Immaculée possède des noviciats (dont l’épreuve dure une année); des juniorats (où elle donne le cours classique aux adolescents qui se destinent à devenir ses membres); des scolasticats (pour l’enseignement de la philosophie et de la théologie), et plusieurs grands séminaires.
Citons les scolasticats de Rome, de Liége, de San Giorgio, de Dublin, de Hünfeld, d’Ottawa, d’Edmonton, de Washington, de San Antonio.
Dans ces vastes scolasticats, sont confondus, jusqu’au jour des obédiences, qui se donnent au lendemain de l’ordination sacerdotale, les futurs missionnaires des cinq parties du monde, «les aspirants à l’Afrique et les amis des glaces, les partisans des Zoulous et ceux des Esquimaux.» Les supérieurs tiennent compte des goûts et des aptitudes manifestés; et tous baisent avec bonheur la main du général qui les envoie sur le champ de bataille qu’il a choisi, assurés d’être partout les missionnaires des pauvres.
Ajoutons qu’une consolation leur est désormais assurée: celle de n’être plus isolés, comme le furent, par nécessité, plusieurs missionnaires des commencements, surtout dans l’Athabaska-Mackenzie. La règle des Oblats qui prescrit la vie commune peut être généralement observée. Et si le missionnaire doit se condamner parfois encore à des voyages ou à des résidences solitaires, ce n’est que pour peu de temps. Bientôt il reverra ses confrères du voisinage. D’ailleurs, ce n’est pas dans cet isolement, accepté par sacrifice et pour les âmes, que la grâce de Dieu manquera jamais à son apôtre.
La dévotion filiale des Oblats à Marie Immaculée les a conduits à l’apostolat privilégié du Sacré-Cœur. Ils furent les premiers chapelains de Montmartre (1876-1903); les premiers aussi de la basilique nationale de Belgique, à Bruxelles.
Partout où sont établis les Oblats, la dévotion au Sacré-Cœur, sous la forme de la communion du premier vendredi du mois surtout, est en pleine prospérité.
«Trois années avant que la persécution religieuse les chassât de Montmartre, les Oblats de Marie avaient reçu, du Pape Léon XIII, la mission de propager, à travers le monde, le scapulaire du Sacré-Cœur. Par un rescrit daté du 19 mai 1900, le Souverain Pontife accordait au Supérieur général, alors en charge, et à ses successeurs, à perpétuité, la faculté, soit de bénir et d’imposer le scapulaire du Sacré-Cœur, soit de déléguer, pour cette bénédiction et cette imposition, outre les prêtres de sa Congrégation, tout prêtre du clergé tant séculier que régulier.». Cette mission officielle, reçue du Vicaire de Jésus-Christ, est une bénédiction incomparable pour toutes les œuvres confiées à la congrégation des Oblats de Marie.
Le R. P. Th. Ortolan, O. M. I., auteur de nombreux ouvrages, publie, en ce moment, l’Histoire Générale de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée, sous le titre: Cent Ans d’Apostolat dans les Deux Hémisphères. Des six ou sept volumes qui composeront cette histoire, deux ont paru, illustrés, l’un et l’autre, de nombreuses gravures et de cartes. Cette édition, tirée sur papier couché, est digne du célèbre auteur et du sujet traité par lui. En vente: 4, rue Antoinette, Paris.
ASSOCIATION DE MARIE IMMACULEE
Fondée par Mgr de Mazenod lui-même, en 1840, canoniquement approuvée par le Souverain Pontife, l’Association de Marie Immaculée constitue comme le Tiers Ordre de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée, et fait part à ses membres des mérites gagnés par les missionnaires, Pères et Frères, sur tous les champs de leur apostolat.
Le rôle des associés est: 1º De demander à Dieu, par l’intercession de Marie Immaculée, de bénir les travaux des Oblats, 2º De coopérer eux-mêmes à l’œuvre des vocations, en suscitant et en aidant le recrutement des missionnaires.
Conditions d’admission:
1º Se faire inscrire. (A qui ne connaîtrait quelque centre établi, ou quelque zélatrice de l’Association, nous indiquerions l’une des adresses citées plus haut, page 474.)
2º Réciter chaque jour trois Ave Maria, ou le Tota Pulchra es.
3º Faire une aumône annuelle à l’œuvre des vocations, suivant le titre que l’on choisira: Simple associé: un franc.—Souscripteur: douze francs.—Bienfaiteur: cent francs.
Il y a en outre: 1º Les Protecteurs, qui adoptent un élève, en assumant les frais de sa pension.—2º Les Fondateurs, qui versent le capital d’une bourse à perpétuité.
Les associés de Marie Immaculée trouvent, sur les publications qu’on leur adresse, la liste des nombreuses indulgences qu’ils peuvent gagner.
Chaque semaine, le saint sacrifice de la Messe est offert à leurs intentions.
Notice sur les Missions Etrangères des Sœurs de la Sainte-Famille
Née à Bordeaux, en 1820, du cœur d’un saint prêtre, M. Pierre-Bienvenu de Noailles, la Congrégation de la Sainte-Famille reçut presque aussitôt le cachet de Dieu, par un miracle de la Sainte Eucharistie.
Le 3 février 1822, dimanche de la septuagésime, dans la chapelle des religieuses de Bordeaux, durant le salut du Saint-Sacrement, Notre-Seigneur apparut au milieu de l’ostensoir, à la place de l’hostie, sous la forme d’un «jeune homme d’environ trente ans, extraordinairement beau». «Le buste était revêtu d’une écharpe rouge foncé.» Ce miracle, solennellement commémoré chaque année, fut le point de départ de l’accroissement merveilleux de l’humble congrégation religieuse.
Le ministère des Sœurs de la Sainte-Famille s’exerce tantôt auprès des orphelins abandonnés, tantôt dans l’enseignement, «depuis l’école du village, l’ouvroir, la classe primaire, jusqu’aux externats et pensionnats ouverts aux jeunes filles de la classe aisée», tantôt au chevet des malades de toutes conditions.
Ces vaillantes religieuses, répondant au vœu de leur fondateur, regardent les Missions étrangères comme le champ privilégié de leur apostolat.
En 1862, elles abordaient en Asie, à l’île de Ceylan, «la perle des Indes», et, en 1864, au Sud de l’Afrique.
A Ceylan, la Sainte-Famille compte actuellement 8 centres principaux: orphelinats, pensionnats, hôpital. A ces grandes entreprises elles ajoutent «une quarantaine d’écoles tamoules ou singhalaises». Leur succès fut si grand que de nombreuses jeunes filles quittèrent le paganisme, non seulement pour se donner à la vie chrétienne, mais pour embrasser la perfection de l’état religieux. Deux cent trente de ces religieuses indigènes «dirigent, sous le contrôle des Sœurs européennes, des écoles, que fréquentent près de 8.000 enfants».
En Afrique, les Sœurs missionnaires eurent à affronter plus que le paganisme: la vie sauvage. Elles durent souvent «défricher le sol», afin d’en tirer «leur subsistance et celle des enfants confiés à leurs soins», et «tisser des étoffes, destinées à couvrir le noir petit monde qu’elles entreprenaient de civiliser». Inlassables catéchistes, patientes gardes-malades, elles ont donné à Dieu des légions de convertis. Et même y trouvent-elles quelques âmes, éprises des abnégations de la vie religieuse.
La Cafrerie, le Basutoland, la Colonie du Natal, de l’Orange, du Transvaal voient plus de 6.000 enfants aux écoles de la Sainte-Famille. Au sanatorium de Johannesburg et à celui du Cap, les Sœurs rendent chaque année à la santé et à la vie surnaturelle des milliers de malades.
Les Sœurs de la Sainte-Famille de Bordeaux sont affiliées à la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.
Pour tous renseignements, s’adresser à Madame la Supérieure des Sœurs de la Sainte-Famille, 33, rue Sainte-Eulalie, Bordeaux, Gironde.
Etat de personnel dans les missions dénées de l’Athabaska-Mackenzie, de l’origine à 1920
N. B.—1º Les dates extrêmes, apposées au nom de chacun des missionnaires résidents, marquent généralement que le missionnaire a pris son poste, et l’a quitté pour un autre, durant la saison de navigation de l’année que désigne chaque date. Si l’on ne trouve qu’une seule date, l’on en conclura que la résidence n’aura duré que quelques mois.
2º Les missionnaires visiteurs vont ordinairement à leurs dessertes en raquette, pour en revenir en canot, après le dégel. Ou vice-versa