Title: Le chevalier Sarti
Author: Paul Scudo
Release date: January 30, 2016 [eBook #51084]
Language: French
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NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:
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—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.
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LE
CHEVALIER SARTI
TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9
PAR P. SCUDO
Amor mi mosse, che mi fa parlare.
C’est l’amour qui me fait parler.
Dante.
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, No 14
(Près de l’École de médecine)
1857
Droit de traduction réservé
A
GIACOMO MEYERBEER
Cher grand Maitre,
Vous m’avez permis d’attacher votre nom illustre à ce livre modeste où il est souvent question de l’art admirable qui n’a pas de secrets pour vous. Les hasards de la vie m’ont rapproché d’un homme intéressant qui m’a honoré de sa confiance, et dont les nombreuses vicissitudes m’ont paru dignes d’être racontées au public. La longue carrière du chevalier Sarti, ses voyages, la nature de son esprit, la variété de ses lumières, son goût pour la musique, dont il a fait une étude approfondie, ont excité ma curiosité et m’ont fourni les matériaux d’une histoire où l’amour, l’art et la poésie se croisent et se confondent incessamment.
Publié, pour la première fois, dans la Revue des Deux-Mondes, par fragments qui ont paru à de longs intervalles, ce livre contient le récit d’une période bien déterminée de la vie du chevalier Sarti. L’action qui se passe à Venise[vi] s’arrête avec le XVIIIe siècle, à la chute de la république de Saint-Marc.
Si les dieux et la fortune me le permettent, je reprendrai plus tard l’histoire d’un homme que j’ai rencontré, pour la première fois, dans le pays qui vous a vu naître, c’est-à-dire dans la patrie de Sébastien Bach, d’Haydn, de Mozart, de Beethoven et de Weber, votre condisciple bien-aimé. En me faisant l’interprète fidèle des idées et des sentiments du chevalier Sarti, qui avait un si grand culte pour l’art et la littérature de l’Allemagne, je pourrai alors caractériser l’œuvre profonde et si originale de votre génie éminemment dramatique.
Car vous savez, cher grand maître, que je vous aime autant que je vous admire.
P. Scudo.
Paris, ce 15 mars 1857.
LE
CHEVALIER SARTI.
HISTOIRE MUSICALE.
UNE SONATE DE BEETHOVEN.
«Que pensez-vous de Beethoven? demandais-je un jour à un homme d’un esprit original, avec qui j’aimais à m’entretenir de l’art qui est l’objet constant de mes études.
—Ce que je pense de Beethoven? répondit-il en jetant sur moi un regard inquiet et soupçonneux; où voulez-vous en venir?
—Mais ma question vous l’a dit: à connaître vos idées sur ce génie immortel dont, malgré tant de jugements divers, il semble que le caractère soit encore méconnu.»
Après un long silence dont j’avais peine à m’expliquer la cause: «Suivez-moi,» me dit cet homme singulier. Arrivé chez lui, il ouvrit son secrétaire, prit un papier, et me le remit en disant: «Lisez ce brouillon si vous pouvez, et, lorsque vous l’aurez déchiffré, vous comprendrez pourquoi j’ai dû hésiter à répondre à une question qui vous paraissait toute simple.»
Le brouillon que j’emportai chez moi contenait en langue italienne le récit qu’on va lire.
Il est donc vrai, vous partez; vous allez vous marier! Vous quittez le doux climat où je vous ai connue; vous brisez la chaîne invisible qui, malgré les complots des méchants, nous attachait l’un à l’autre, et vous allez disposer d’un cœur dont j’ai respiré les premiers parfums! Que la destinée s’accomplisse! Je m’attendais au coup qui me frappe; depuis longtemps j’avais pressenti le triste réveil qui devait succéder à mon rêve de bonheur. Au milieu des rares qualités qui vous distinguent, à travers ce tissu de grâces et d’attraits qui vous enveloppe comme d’un voile magique, mes yeux éblouis avaient pourtant su découvrir les imperceptibles défaillances de votre riche nature. Oui, enfant adorable que le Seigneur a illuminée d’un rayon de sa miséricorde, vous aussi vous portez témoignage de la fragilité de la femme et des temps malheureux où nous vivons. Avant de recevoir mon adieu suprême, écoutez-moi, je vous en conjure.
Il y aura bientôt six ans que j’ai reçu de vous l’aveu d’un sentiment qui a fait depuis le charme et le tourment de ma vie. C’était par une belle soirée d’automne, si vous vous en souvenez encore; car pour moi j’ai consigné les moindres particularités de cet instant mémorable. Vous étiez dans le petit salon de votre tante, les fenêtres ouvertes sur le parc qui encadre cette magnifique habitation. Il pouvait être huit heures du soir. Votre tante et le reste de la compagnie se promenaient d’un côté et de l’autre, respirant le frais et s’égayant à dire de ces propos aimables qui n’ont rien de précis et qui s’échappent de nos lèvres comme une vibration involontaire[3] de la fantaisie. Nous étions restés seuls dans l’intérieur du château, ainsi que cela nous arrivait souvent. Vous étiez à votre piano, laissant errer vos doigts agiles et distraits sur le clavier, tandis que moi je feignais de lire, assis à quelques pas de vous. Le soleil allait disparaître de l’horizon, et nous envoyait ses derniers rayons adoucis et tremblants. Les ombres du soir descendaient lentement de la colline prochaine, et la lune, comme une vierge pudique, se dégageant péniblement du fond lumineux encore qui la contenait, s’épanouissait avec une coquetterie timide au-dessus de la forêt. Le petit salon où nous étions tous deux était rempli de mystère et de parfums que nous apportait la brise attiédie du soir. Rien ne venait rompre le cours de notre pensée solitaire, si ce n’est quelques éclats de rire des promeneurs ou bien le sifflement mélancolique d’un bouvier traversant la grande route. L’obscurité, qui gagnait peu à peu l’intérieur de l’appartement, ne me laissait plus apercevoir ni vos tresses blondes retombant comme une gerbe de fleurs sur un cou plein de suavité, ni vos yeux bleus aux reflets mélancoliques, ni cette taille élégante et pleine qui semblait accuser la force tempérée par la grâce et la volupté épurée par l’élévation de la pensée et la chasteté du cœur. Tout à coup vos doigts, qui jusqu’alors avaient glissé au hasard sur les touches dociles, traduisant ces vagues aperçus qu’on appelle rêveries,—divins préludes de l’âme qui semble se voiler de mystère comme à l’approche du Seigneur,—vos doigts se fixèrent presque involontairement sur un thème dont les notes mélancoliques et profondes me firent tressaillir: c’était la sonate pour piano, en ut dièse mineur, de Beethoven.
Dès les premières mesures de cette composition admirable,[4] je fus saisi comme d’un frisson douloureux. Ma tête s’inclina sur le livre, qui me glissa doucement des mains. Ces longs et lugubres accords retentissaient au fond de mon âme et y réveillaient les échos endormis de ma triste destinée. Lorsque le thème conduit par le mouvement périodique de la basse s’élève au ton relatif de mi majeur, un rayon de la lune, perçant de légers nuages qui avaient contrarié son essor, vint effleurer votre taille charmante et traduire en quelque sorte cette belle modulation du génie. Mon émotion s’accroissait avec le développement de cet andante qui semble un écho des plaintes du Golgotha recueilli par l’ange de la douleur. Les larmes gagnaient insensiblement mes paupières lorsque à la quinzième mesure, en écoutant ces notes déchirantes et cette dissonance de septième qui exprime un si profond désespoir, je ne pus contenir mes sanglots: Beethoven venait de trahir le secret de mon cœur. O poëtes, artistes inspirés par la grâce divine, vous avez le don des miracles, vous seuls possédez la science de la vie, et, en chantant les peines et les plaisirs qui traversent votre âme, vous chantez la joie et la tristesse de tous! Vous aviez interprété dans une langue sublime cette immortelle inspiration, dont le thème, après avoir été présenté dans le ton d’ut dièse mineur, disparaît sous un réseau de modulations pénétrantes et surgit de nouveau avant d’aller expirer tristement dans la tonalité primitive; et vous meniez avec énergie l’allégro impétueux qui en forme la seconde partie, où le délire de la passion éclate, se brise et se soulève en imprécations pathétiques qui vont échouer dans un cri suprême et désespéré. Electrisé par ce choc terrible, je fis un bond, et, me levant précipitamment, j’allai à la fenêtre cacher le trouble qui m’agitait. Après quelques minutes de silence, pendant[5] lesquelles je cherchais à ressaisir le fil de mes idées en plongeant mon regard distrait dans les profondeurs de la nuit, vous me dites d’une voix qui trahissait aussi une émotion que vous auriez voulu réprimer:
«Qu’avez-vous, monsieur?
—Je souffre, vous répondis-je, de la douleur de Beethoven, dont je viens d’entendre les profonds déchirements. Pauvre et sublime génie, que tu as dû verser de larmes dans ta longue agonie qui a duré autant que ta vie!
—Est-ce que Beethoven a été malheureux?
—Pouvez-vous en douter? Comment aurait-il pu écrire la sonate en ut dièse mineur, la ballade d’Adélaïde, l’andante de la symphonie en la et tant d’autres pages admirables que vous connaîtrez plus tard, s’il n’en avait trouvé la source au fond de son propre cœur? Croyez-vous donc que l’art soit un vain jouet de l’esprit, un luxe d’imagination qu’on acquiert ou qu’on rejette à volonté, un savant édifice de mensonges dont les écoles et les livres peuvent enseigner la recette? Oh! ce sont là les détestables doctrines qu’on proclame aujourd’hui pour flatter la foule jalouse de toute autorité supérieure qui s’impose à ses respects. On voudrait bien que les acclamations confuses d’un peuple ignorant, qui donnent la puissance politique, eussent aussi la virtualité de créer la souveraineté du génie; mais ici la volonté de l’homme vient se heurter contre un impénétrable mystère de la vie. Non, non, mademoiselle, on ne parvient point à simuler l’accent de la passion qu’on n’a jamais éprouvée; on ne touche point les hommes par l’expression factice d’un sentiment qui n’a point traversé votre cœur, et l’art, dans sa magnificence et la diversité de ses modes, est à la fois la transfiguration de la réalité et un pressentiment de nos futures destinées. Si je ne craignais de[6] passer à vos yeux pour un pédant, je vous citerais de bien grands noms, des poëtes et des penseurs immortels, qui ont tous soutenu le principe de la vérité de l’art, et prouvé qu’il est impossible à l’homme de faire partager un sentiment qu’il n’a pas ressenti. Horace n’a-t-il pas dit après Aristote:
....Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi?....
Et ce précepte, qui a été répété par Boileau et par tous ceux qui se sont mêlés d’enseigner l’art d’écrire et de parler, n’est pas seulement une règle d’esthétique; c’est une vérité générale qui s’applique à tous les actes de la vie. Savez-vous ce que c’est qu’un sophiste? C’est un homme qui, ne croyant à rien, prêche le pour et le contre avec une égale ferveur, et qui s’imagine faire illusion sur l’état de son cœur et de son esprit par les froids artifices de la dialectique. Savez-vous ce que c’est qu’un rhéteur? C’est encore un artisan de paroles qui s’efforce de suppléer à l’inspiration qui lui manque par d’ingénieuses combinaisons de mots. Partout où vous verrez les machines et les procédés du métier se substituer à l’action directe de l’esprit humain, soyez certaine qu’il y a pervertissement de notre nature, abaissement de nos facultés. Les sophistes, les rhéteurs, les histrions, et tous ceux enfin qui mettent des mots à la place d’idées, des formes vides et des simulacres inanimés à la place de sentiments, sont, dans l’ordre intellectuel, ce que les hypocrites sont dans l’ordre moral: ils mentent à la vérité des choses, ils trompent le prochain comme ils essayent de tromper le Créateur. Ce sont des faux-monnayeurs qui achètent la puissance et les voluptés de la terre avec des titres falsifiés; mais leur règne est de[7] courte durée. Dieu n’a pas voulu que l’homme pût se passer de lui, et il a dit à la liberté comme à la mer: Nec plus ultra, tu n’iras pas plus loin, et tu ne franchiras pas les limites où il m’a plu de circonscrire le jeu de ton action. Non, la volonté et ses savants artifices ne peuvent pas tenir lieu de l’inspiration absente, et c’est bien vainement que l’homme essaye de suppléer par les calculs de la pensée à la voix mystérieuse du sentiment. La vie de Beethoven, et particulièrement l’histoire de la sonate que vous venez de jouer avec une émotion si pénétrante, prouveraient la vérité de ce principe bien mieux que de vagues généralités.
—Pourquoi, monsieur, n’auriez-vous pas la bonté de me dire quelle est l’origine de cette sonate en ut dièse mineur, que je préfère entre toutes celles que nous devons au génie vaste et profond de Beethoven? Je ne connais rien de l’existence de ce grand homme, et vous savez combien j’aime à vous entendre parler de l’art qui fait le charme de ma vie. Je n’avais rien compris à la musique avant qu’une heureuse combinaison du sort vous eût amené dans ce pays. Ma tante, qui apprécie votre esprit et vos connaissances autant qu’elle estime votre caractère, est charmée de voir que je me plaise à vos causeries attachantes. Elle prétend que votre manière d’envisager les arts et les considérations que vous inspirent les œuvres des maîtres contiennent des préceptes aussi utiles pour la pratique de la vie que pour la formation du goût.
—Mme la comtesse de Narbal, votre tante, est une femme trop supérieure pour ne pas avoir senti que ce qu’on appelle vulgairement le goût est un résumé de toutes les nuances délicates de l’esprit et du cœur. Les arts, je le répète, ne font que reproduire l’idéal qui est[8] en nous et que nous voudrions réaliser sur la terre, si les inconséquences ou les faiblesses de notre nature ne venaient y mettre obstacle. En voulez-vous un exemple? Regardez autour de vous, et voyez l’ordre et l’élégance exquise qui éclatent partout dans cette belle habitation: tout ici accuse l’influence d’une femme d’élite, qui a su donner à son existence l’harmonie qui règne dans son âme. Le goût de Mme de Narbal se reconnaît dans l’éducation brillante et solide qu’elle vous a donnée, mademoiselle, aussi bien que dans l’usage qu’elle fait de sa fortune. La main discrète et pieuse qui se glisse furtivement dans la demeure du pauvre, les livres choisis, les gravures, les objets précieux qui ornent ces appartements, ainsi que la musique qu’on y entend et les plaisirs délicats qu’on y cultive, sont les manifestations diverses d’une noble créature, dont l’esprit et le cœur concourent harmonieusement au vrai but de la vie: la réalisation du beau! Ah! que de souvenirs douloureux et charmants réveille en moi le spectacle de cet intérieur paisible où je reçois un accueil si bienveillant!... Mais j’allais oublier Beethoven et la sonate en ut dièse mineur dont vous désirez connaître l’origine. Aussi bien il est encore de bonne heure, et Mme de Narbal, qui aime à prolonger ses promenades tant que l’atmosphère conserve sa douce moiteur, nous laisse plus que le temps nécessaire au récit que vous exigez de moi. Et comment pourrions-nous mieux employer les heures propices de cette nuit sereine qu’à nous entretenir du musicien sublime qui a si bien compris les harmonies de la nature!
«L’auteur de la Symphonie pastorale est né à Bonn le 17 décembre 1770. Son grand-père était originaire de Maëstricht; sa mère, Marie-Madeleine Keverich, était[9] de Coblentz, et son père, Jean Van Beethoven, chantait la partie de ténor à la chapelle de l’électeur de Cologne. Issu d’une pauvre famille d’artistes, Beethoven eut une enfance agitée, et son éducation se ressentit de l’impétuosité de son caractère. Il apprit les éléments de la langue latine dans une école publique de sa ville natale, et son père lui enseigna les principes de la musique. Il fallut le contraindre d’abord à étudier l’art qui devait immortaliser son nom. Il répugnait à s’asseoir tranquillement devant un piano et à soumettre ses mains à un exercice purement machinal. Sa résistance ne fut pas moins vive pour l’étude du violon, dont il n’a jamais pu surmonter les difficultés. Il passa ensuite sous la direction de Pfeiffer, oboïste distingué, dont les conseils ont eu la meilleure influence sur le développement de son goût, ainsi qu’il se plaisait à le proclamer plus tard, tandis qu’il a toujours nié devoir la moindre reconnaissance à l’organiste de la cour électorale, Neefe, dont il reçut également des leçons[1]. Van der Eder lui apprit à jouer de l’orgue, et cet instrument magnifique, qu’il a toujours beaucoup aimé, a dû éveiller dans son âme encore novice les sonorités puissantes et diverses qu’il a introduites dans la symphonie.
«Jamais grand homme n’a eu plus que Beethoven le caractère de son génie ou le génie plus conforme à la nature de son caractère. Dès ses premières années, il révéla les inégalités maladives de son humeur misanthropique et l’insubordination glorieuse de son esprit. Il n’apprit rien comme les autres. Les déductions logiques effarouchaient cette imagination ravie du spectacle[10] de la nature. Il restait sourd aux préceptes scolastiques, et son cœur ne s’ouvrait et ne s’emplissait d’émotions fécondes qu’en étudiant les œuvres concrètes des maîtres préférés. Il procédait par l’intuition, qui est la méthode du génie. Il aimait à s’abreuver aux sources vives, et, comme un oiseau du ciel, à tremper ses ailes dans les eaux des torrents. Bach, Haendel et Mozart furent ses véritables instituteurs. Il déchiffra leurs œuvres et s’en appropria les sucs inspirateurs. Il prit à l’un son harmonie âcre et sauvage et le savant badinage de ses fugues charmantes; au second, l’allure pleine de majesté de sa phrase mélodique; au troisième, le rayon de sa grâce divine, dont il ressentit longtemps l’influence secrète. La jeunesse de Mozart et celle de Beethoven présentent déjà le contraste qu’on remarquera dans leur destinée: l’un, doux et humble, reçoit avec piété les conseils de ses maîtres et s’épanouit harmonieusement et sans douleur au sein de la famille où le nimbe de la béatitude couronne déjà son berceau, tandis que l’autre, inquiet et révolté, s’élève le front sillonné par l’éclair des tempêtes.
«Toutefois, celui qui apprit à Beethoven à parler la langue des mystères, ce fut le maître des dieux et des hommes, comme dit Platon[2], celui qui naquit après le chaos qu’il soumit à l’harmonie: ce fut l’amour. Croiriez-vous, mademoiselle, qu’il y a des pédants qui se sont demandé sérieusement si l’auteur de la sonate en ut dièse mineur et de la symphonie en la avait jamais éprouvé de tendres préoccupations? Oh! les doctes ignorants, qui s’imaginent que des hommes comme Gluck, comme Weber et Beethoven, se forgent dans les[11] ateliers de contre-point! Pauvres critiques que ceux-là qui n’ont jamais vu dans la musique que la science des sons, comme ils disent, et non pas l’art de moduler i dolci lamenti de la passion!
«Il y avait dans la ville de Bonn une noble famille appelée de Breuning, où le jeune Beethoven était accueilli avec bonté. Dans cette famille aussi distinguée par les dons de la fortune que par le goût et la culture de l’esprit, le caractère inquiet et l’imagination ardente du jeune artiste trouvaient un asile paisible. Il y allait presque tous les jours, tantôt avec une composition nouvelle qu’il venait faire entendre, tantôt avec un visage sombre et le cœur contristé par une de ces douleurs sans nom qui sont l’aliment et le privilége du génie. On l’écoutait avec bienveillance, on l’encourageait, on cherchait à dissiper les nuages qui s’élevaient de son âme troublée; on était plein d’indulgence pour les inégalités de son caractère. Quelquefois il disparaissait pendant des semaines entières, et, lorsqu’il revenait au bercail, on le recevait sans rancune, en lui adressant seulement de tendres reproches. C’est dans l’intérieur de cette famille éclairée, dans la réunion des personnes élégantes qu’on y rencontrait et les conversations spirituelles qui s’y engageaient, que Beethoven puisa le goût de la société d’élite qu’il aima toujours à fréquenter, et les premières notions qu’il ait recueillies sur les poëtes et les grands écrivains de son pays. Parmi les personnes qui venaient habituellement dans la famille de Breuning, il y avait une jeune fille blonde, vive, spirituelle, tendre et légèrement coquette, qui s’appelait Jeanne de Honrath. Elle était de Cologne, et plusieurs fois par an elle venait passer quelques jours dans cette maison amie. Mlle de Honrath était petite, mais d’une[12] tournure élégante, instruite, d’un caractère enjoué, fort bonne musicienne et chantant avec goût. Beethoven, qui pour Mlle Honrath n’était encore qu’un enfant, était cependant déjà vivement épris d’elle. Il trahissait le trouble de son cœur par des emportements qui amusaient beaucoup la charmante personne qui en était la cause, par des improvisations sur le piano qui la ravissaient, la faisaient rêver et parfois la touchaient jusqu’aux larmes: car tel est le privilége du génie fécondé par l’amour, qu’il fait tout oublier, les différences d’âge aussi bien que celles de rang et de fortune. Oui, quoique Mlle de Honrath fût déjà fiancée à un homme qu’elle épousa plus tard, et qu’elle eût au moins dix ans de plus que le jeune Beethoven, elle ne pouvait pas l’entendre impunément jouer du piano, docile interprète de sa douleur ou de ses vagues espérances. L’émotion la gagnait alors, et cet enfant, qui était déjà l’un des plus admirables improvisateurs qui aient existé, grandissait tout à coup à ses yeux sous les feux de la passion naissante. Mlle de Honrath était bien plus à l’aise en causant avec Beethoven, dont elle provoquait les emportements naïfs par une raillerie galante: on aurait dit une gazelle se jouant avec un lionceau. Un jour, en quittant la maison de Breuning pour se rendre à Cologne, Mlle de Honrath fit ses adieux à son jeune amant par ces trois vers d’une chanson connue:
Mich heute noch von dir zu trennen
Und dieses nicht verhindern kœnnen
Ist zu empfindlich für mein Herz[3]!
Mlle de Honrath n’en épousa pas moins un capitaine[13] autrichien, Charles Greth, qui est mort, le 15 octobre 1827, maréchal de camp et commandant-propriétaire du 13e régiment de ligne.
«Beethoven conserva longtemps dans son cœur les traces sanglantes de ce premier amour. Quoiqu’il fût d’un âge où les enfants ordinaires dorment encore du sommeil de la gestation maternelle, il ressentit profondément ce qu’il appelait l’infidélité de Mlle de Honrath, et ni les années, ni les distractions de la gloire et de nouvelles et plus fortes douleurs ne purent effacer entièrement l’image de cette jeune et gracieuse fille qui, aux premiers jours de la vie, était venue se mirer dans son âme encore vierge. Il est si vrai que l’amour est la source de toute poésie et de toute grandeur morale, que ce qui distingue les hommes supérieurs de ce troupeau de scribes et de pionniers vulgaires qui sont chargés des gros travaux de la société matérielle, c’est un cœur toujours jeune, qui, comme l’oiseau fabuleux, brûle, se consume et renaît incessamment de ses cendres à peine attiédies. Les vrais poëtes et les artistes prédestinés n’ont presque pas d’enfance et jamais de vieillesse. Leur âme s’épanouit comme le calice des fleurs aux premiers rayons de l’aurore, et la mort seule peut tarir la séve qui les agite. Michel-Ange a été amoureux jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans d’une femme qu’il n’a jamais possédée, et Goethe, au déclin de sa longue existence, reçut les offrandes d’un cœur de seize ans qui devra l’immortalité au baiser que le chantre de Marguerite a déposé sur son front virginal. C’est ainsi qu’une goutte d’ambre éternise le papillon fragile. Alfieri, Byron, Canova, ont tous avoué que le souvenir d’une première affection d’enfance avait survécu, dans leur cœur attristé, à toutes les traverses de la[14] destinée. Alfieri dit de ces affections précoces: Effetti che poche persone intendono e pochissime provano; ma a que, soli pochissimi è concesso l’uscir dalla folla volgare in tutte le umane arti; «émotions que peu de personnes comprennent et que peu sont en état d’éprouver; mais à celles-là seulement il est donné de se faire un nom dans les beaux-arts.» Toutefois le plus grand miracle d’un amour précoce, durable et fécond, que présente l’histoire, est celui de Dante. C’est à l’âge de neuf ans que l’auteur de la Divine Comédie ressentit cette terrible secousse qui devait décider de sa destinée et créer l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Dans un petit livre intitulé Vita Nuova, qui est aussi curieux pour le philosophe qu’intéressant pour l’artiste, le poëte raconte que ce fut dans le mois de mai de l’année 1276 qu’il vit pour la première fois, dans une maison de Florence, celle qui devint l’objet de ses rêves immortels. En apercevant cette jeune fille qui avait quelques mois de moins que lui, il s’écria, dit-il, au fond de son âme ravie: Ecce deus fortior me, qui veniens dominabitur mihi. «Voilà un dieu plus fort que moi, qui va me subjuguer!» Neuf ans plus tard, il rencontra Béatrix dans une rue de Florence, accompagnée de deux nobles dames. Vêtue d’une robe blanche et marchant avec une distinction imposante, elle tourna la tête et fixa sur le jeune homme silencieux et tremblant ses regards pietosi. Depuis cet instant suprême, et surtout depuis la mort de Béatrix, arrivée en 1290, Dante résolut de consacrer toutes ses facultés à perpétuer dans le souvenir des hommes le nom de cette femme qui, en traversant la vie, avait projeté sur lui son ombre charmante.
«Beethoven, dont le sombre génie a tant de rapports avec celui du premier poëte italien, quitta la ville de[15] Bonn en 1792 pour aller achever ses études musicales à Vienne, le centre où s’étaient développés la symphonie et tout le grand mouvement de la musique instrumentale. Il avait déjà visité la capitale de l’Autriche dans l’hiver de l’année 1786 à 1787, et il avait eu la bonne fortune d’être présenté à Mozart, qui lui prédit sa gloire. L’auteur de Don Juan, l’ayant entendu improviser sur un thème qu’il lui avait donné, fut émerveillé de la fécondité hardie de son imagination, et c’est alors qu’il dit à quelques personnes qui se trouvaient présentes: «Voilà un jeune homme dont vous entendrez parler!» Beethoven, qui avait en 1792 vingt-deux ans, ne s’était encore fait connaître que par des productions légères, des chansons, des cantates et quelques morceaux de piano où l’on remarque l’imitation presque constante de la manière de Mozart et certaines lueurs qui accusent l’enfantement pénible de sa propre originalité. Il fut accueilli à Vienne avec une rare bienveillance par le docteur Van Swieten, ancien médecin particulier de l’impératrice Marie-Thérèse, et grand amateur de musique. La maison du docteur Van Swieten était une sorte d’académie où se réunissaient trois fois par semaine grand nombre d’amateurs et d’artistes éclairés, pour y étudier en commun les chefs-d’œuvre de l’art. C’est là que le jeune Beethoven eut l’occasion de se familiariser de plus en plus avec les divines compositions de Bach, de Haendel, d’Haydn et de Mozart, sans en exclure les grands maîtres de l’école italienne, dont il remonta la chaîne jusqu’à Palestrina.
«Vers ce même temps, Beethoven fit aussi la connaissance du prince de Lichnowsky, qui avait été élève de Mozart et dont la femme était fille de ce comte de Thoun, chez qui l’auteur de Don Juan et du Mariage de Figaro[16] était descendu à Prague, lorsqu’il visita cette ville pour la première fois, en 1786. Dans la maison du prince de Lichnowsky, le jeune Beethoven rencontra la tendre sollicitude qu’il avait déjà trouvée chez la famille de Breuning. Il y était traité comme un enfant de génie qui a besoin de conseils et de consolations. Un quatuor composé des artistes les plus célèbres qu’il y eût alors à Vienne était mis à la disposition du jeune musicien pour y exécuter les conceptions de son génie à mesure qu’elles se produisaient à la lumière. Les avis de ces hommes distingués furent très-utiles à Beethoven, qui apprit ainsi à connaître la nature et le mécanisme de chaque instrument. Il reçut aussi des conseils d’Haydn et d’Albrechtsberger, savant et rigide contre-pointiste qui effaroucha l’imagination ardente de son élève au lieu de l’éclairer; car il paraît que Beethoven ne trouva point dans ce dernier ni dans le créateur de la symphonie le maître qu’il fallait à son génie, plus spontané que patient et soumis. Beethoven a souvent déclaré à ses amis, dans les dernières années de sa vie, que l’homme qui lui a été le plus utile pour la connaissance des procédés matériels de la composition fut Schenk, musicien aimable, connu par un opéra qui a eu du succès: le Barbier de village.
«La révolution française, en portant au dehors le trouble qui la dévorait, vint ravager l’Allemagne et détruire toutes ces principautés charmantes qui faisaient des bords du Rhin un pays enchanté. L’électeur de Cologne fut chassé de ses États. Fils de Marie-Thérèse, Maximilien d’Autriche était un prince généreux et galant, quoique prêtre, qui avait fait de sa cour le séjour des arts et des plaisirs délicats. Protecteur du vrai mérite, il avait su apprécier le génie précoce du jeune Beethoven,[17] qu’il avait nommé organiste de sa chapelle, en lui accordant une pension pour aller achever ses études à Vienne. La chute de l’électeur de Cologne, en privant Beethoven de sa place d’organiste et de la pension que lui faisait ce prince généreux, le fixa pour toujours à Vienne, où il dut chercher des moyens d’existence. Il y fut bientôt rejoint par ses deux frères, dont les misérables discussions furent pour lui une source d’amertume qui empoisonna son existence.
«Vers le commencement de ce siècle, alors que Beethoven était dans la plénitude de la vie et de ses facultés, il fut atteint de la plus horrible infirmité qui puisse affliger un musicien: il devint sourd. Ce mal, qui commença à se faire sentir en 1776, ne fit que s’accroître avec les années, et l’ignorance des médecins dont il suivit les conseils le rendit incurable. Voilà donc un compositeur, voilà un génie grandiose qui enfante tout un monde nouveau, condamné à ne jamais entendre ce qui fera le charme éternel de la postérité! Voilà un poëte grand comme Homère, grand comme Dante, Michel-Ange ou Shakspeare, dont il possède la fantaisie féconde, qui ne pourra jamais pénétrer dans cette forêt enchantée qu’il fait surgir d’un coup de sa baguette et qu’il remplit de sonorités mystérieuses! Vous imaginez-vous quelle dut être alors la douleur de ce grand homme! Un sombre désespoir s’empara de son âme. Honteux de son infirmité, qu’il n’osait avouer, il fuyait la société des hommes, et, ne pouvant plus communiquer avec le monde extérieur, il se repliait sur lui-même pour écouter la seule voix qu’il pût entendre, la voix de ce génie familier qui visitait Socrate, et qui parle à la conscience de tous les êtres supérieurs. Dans un testament que Beethoven fit en 1802, et dont on a trouvé le brouillon[18] après sa mort, on remarque ces paroles: «Hommes qui me croyez méchant, fou ou misanthrope, vous me calomniez parce que vous ignorez la cause qui dirige mes actions. Mon cœur et ma raison étaient faits pour comprendre et goûter les douces relations de la vie, si une affreuse infirmité que des médecins ignorants ont rendue à jamais incurable ne m’eût séparé du monde que j’aimais. Né avec un tempérament de feu et une imagination qui se plaisait au milieu de causeries aimables et d’épanchements affectueux, je suis condamné à vivre comme un proscrit. Que de pensées amères sont venues m’assaillir dans cette solitude profonde! que de fois j’ai conçu le funeste projet de trancher violemment le fil de ma destinée.... si l’art, l’art immortel, n’eût arrêté la main homicide! Il me paraissait indigne de quitter ce monde avant d’avoir accompli tout ce que je rêvais.... O Dieu tout-puissant qui vois le fond de mon cœur, tu sais que la haine et l’envie n’y ont jamais pénétré. Et vous qui lirez ces lignes, pensez que celui qui les a écrites a fait tous ses efforts pour se rendre digne de l’estime de ses semblables.»
«Ne dirait-on pas une page de Rousseau, une de ces pages où l’auteur de la Nouvelle Héloïse a raconté dans ses rêveries solitaires les tristesses dont son âme fut assaillie aux approches de l’heure suprême? Pourquoi Rousseau n’a-t-il pas eu la foi de Beethoven lorsqu’il laissait échapper ces paroles navrantes: «Un tiède alanguissement énerve toutes mes facultés. L’esprit de vie s’éteint en moi par degrés, mon âme ne s’élance plus qu’avec peine hors de sa caduque enveloppe, et sans l’espérance de l’état auquel j’aspire, parce que je m’y sens avoir droit, je n’existerais plus que par des souvenirs. Aussi, pour me contempler moi-même avant mon[19] déclin, il faut que je remonte au moins de quelques années au temps où, perdant tout espoir ici-bas et ne trouvant plus d’aliment pour mon cœur sur la terre, je m’accoutumais peu à peu à le nourrir de sa propre substance et à chercher toute sa pâture au dedans de moi[4].» Beethoven, cent fois plus malheureux que Rousseau, n’a point succombé, lui, au vertige de la solitude. Son génie l’a retenu au bord de l’abîme et lui a dit: «Marche, marche, accomplis ta destinée!» ce que le grand musicien a fait en luttant contre les souffrances physiques, contre les chagrins domestiques, contre l’envie des méchants et les défaillances intérieures. Il a ainsi traversé le monde, où il a laissé une trace impérissable.
«Beethoven a presque toujours vécu à Vienne ou dans les environs de cette ville pittoresque. En 1809, trois amateurs distingués, l’archiduc Rodolphe, les princes de Kinsky et Lobkowits, voulant empêcher qu’un si grand musicien ne quittât l’Autriche pour aller remplir les fonctions de maître de chapelle à la cour de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, se cotisèrent pour lui faire une pension de 4000 florins, qui ne lui fut payée ni très-exactement ni dans sa totalité. En 1810, il fit la connaissance de Mme Bettina d’Arnim, qui le mit en relation avec Goethe, pour lequel il professait la plus vive admiration. Ces deux grands poëtes se rencontrèrent pour la première fois aux eaux de Tœplitz, en Bohême, dans l’été de l’année 1812. Beethoven a raconté, dans une lettre très-connue à Bettina, la piquante anecdote où Goethe, un peu trop courtisan peut-être pour l’auteur de Faust, joue un rôle si ridicule à côté du grand compositeur, qui n’a jamais voulu humilier son[20] génie devant personne: «Car,» dit Beethoven dans cette lettre, «les rois et les princes peuvent bien créer des conseillers intimes et des titres de toute espèce; mais les hommes supérieurs sont l’œuvre de Dieu.»
«En 1816, Beethoven eut un long procès à soutenir contre sa belle-sœur, la femme de son frère aîné, qui était mort l’année précédente, pour revendiquer la tutelle d’un neveu dont la conduite indigne a fait le tourment de ses dernières années. Pendant le congrès de Vienne, 1815, Beethoven fut l’objet des attentions les plus délicates de la part des princes coalisés, et après une longue maladie qu’il fit en 1825, miné par les chagrins domestiques, par le délaissement de l’opinion que Rossini occupait alors tout entière, usé par les secousses et la fièvre de son génie, il mourut à Vienne le 26 mars 1827, âgé de cinquante-six ans trois mois et neuf jours. Beethoven était d’une forte stature, qui rappelait celle de Haendel et de Jomelli. Sa tête puissante, ses cheveux abondants et fortement enracinés, son front ample, ses sourcils épais et fauves sous lesquels on voyait luire son regard dominateur, ses traits vigoureusement dessinés comme ceux de Gluck, tout, dans Beethoven, annonçait la passion, la fougue et la ténacité victorieuse. Il y avait du Mirabeau dans cet homme-là, et parfois du Danton.
«L’auteur de Fidelio ne s’est jamais marié. Malgré son infirmité, qui aurait exigé les soins d’une femme simple et dévouée, il ne voulut point contracter un lien qui pouvait gêner son essor et limiter le jeu de la destinée. Il aimait les hasards de la fortune, et son cœur, comme son imagination, redoutait la discipline et le joug de la loi admise. D’ailleurs son caractère difficile, son tempérament nerveux, son humeur sauvage et cette mélancolie[21] indéfinissable, qui est le partage de tous les hommes supérieurs, ainsi que l’a remarqué Aristote[5], parce que les hommes supérieurs ont bien vite compris que cette vie n’est qu’un mirage fallacieux; toutes ces aspérités enfin n’auraient pu être supportées que par une main délicate et pieuse. Beethoven recherchait la solitude, où se conçoivent les grandes choses; car le bruit de la foule vulgaire effarouche la pudeur de l’âme et dissipe les idées fécondes, qui s’envolent alors comme une troupe d’oiseaux à l’approche du voyageur. Il fuyait dans les bois, dont il aimait à respirer les senteurs enivrantes et à écouter le mystérieux susurrement, ces soupirs de la nature qui semble tressaillir sous les baisers de l’homme qui la féconde. Il a passé les trois quarts de sa vie dans les riants villages de Bade et de Hetzendorf, qui bordent la forêt de la résidence impériale de Schœnbrunn. C’est sous les ombrages de cette belle forêt qu’il a composé, en 1800, l’oratorio du Christ au mont des Oliviers, et, en 1805, son opéra de Fidelio. Beethoven connaissait les grands poëtes de tous les pays; Homère, Goethe, Schiller et surtout Shakspeare, étaient ceux qu’il lisait le plus souvent. Il travaillait beaucoup, et surtout pendant les heures avancées de la nuit. Sa pensée, lente à s’élaborer, n’arrivait à son terme qu’après de nombreux tâtonnements dont ses manuscrits conservent la trace. Il y a tel ouvrage, Fidelio par exemple, qu’il a écrit en entier jusqu’à trois fois. Le caractère de Beethoven, comme celui de son génie, c’était la fierté et l’indépendance. Il ne fut jamais décoré d’aucun ordre, ni revêtu d’aucun titre. Il aimait la liberté; il estimait les âmes fières comme[22] la sienne, et il est mort plein de foi dans le Dieu des chrétiens et dans les béatitudes d’une vie future.
«L’œuvre de Beethoven est l’un des plus considérables qui existent en musique. Par la diversité aussi bien que par la grandeur de ses formes, on ne peut le comparer qu’à l’œuvre de Michel-Ange ou à celui de Shakspeare. Il a traité tous les genres, et écrit pour toutes sortes d’instruments, depuis le lied jusqu’à l’opéra, depuis le simple caprice jusqu’à la symphonie, où tous les dialectes et tous les styles viennent se fondre dans un tableau puissant. Quelles que soient les beautés qu’on remarque dans Fidelio, dans le Christ au mont des Oliviers, dans la grande messe en ré, dans les cantates et dans cette admirable ballade d’Adélaïde que vous chantez si bien, Beethoven est très-inférieur à Mozart et même à Weber dans la musique vocale et dans le drame lyrique. Son génie fougueux et son inépuisable fantaisie ne pouvaient s’astreindre à respecter les limites de la voix humaine, dont il exigeait des efforts impossibles. Il y a des choses inexécutables aussi bien dans sa symphonie avec chœurs que dans ses cantates et dans Fidelio. La surdité de Beethoven ne lui permettait pas d’ailleurs de juger par lui-même de l’effet que produisait un passage écrit dans les cordes inusitées de la voix. Un jour qu’on répétait, sous sa direction, l’oratorio du Christ au mont des Oliviers, Mlle Sontag et Mlle Unger, qui chantaient, l’une les solos de soprano, et l’autre ceux de contralto, eurent avec Beethoven une discussion plaisante. Ne pouvant atteindre à certaines cordes trop élevées, elles demandèrent à l’auteur de vouloir bien les changer: «Non pas, dit-il, je vous prie de chanter exactement comme cela est écrit. J’avoue que ma musique n’est pas aussi commode à interpréter que les jolis lieux[23] communs de messieurs les Italiens; mais je désire qu’on l’exécute telle qu’elle est.
«—Mais si c’est impossible, maître!
«—Si, si! répondit Beethoven en secouant la tête.
«—Vous êtes le tyran des pauvres chanteurs,» lui répliqua Mlle Unger avec vivacité; et les deux cantatrices, s’entendant comme deux larrons en foire, modifièrent sans rien dire les passages en question, laissant Beethoven dans l’ignorance de leur espièglerie.
«C’est dans la musique instrumentale qu’éclatent la puissance et l’originalité de Beethoven. Poëte lyrique, âme religieuse et profonde, imagination grandiose et charmante, il n’est complétement lui-même qu’au milieu de ces instruments qui parlent toutes les langues et qui reproduisent toutes les sonorités de la nature. La sonate, le concerto, le trio, le quatuor, toutes ces formes de la poésie des sons, que Bach, Haydn et Mozart semblaient avoir fixées pour toujours, reçoivent de Beethoven une physionomie nouvelle: il en agrandit le cadre et en fait des tableaux où la fantaisie la plus vagabonde se combine avec le sanglot de la douleur et l’imprécation dramatique. Oui, le caractère distinctif de la musique instrumentale de Beethoven, c’est d’avoir été conçue sous l’influence d’un sentiment réel, dont elle trahit le secret et raconte les vicissitudes. Ce sont de véritables drames où la passion se développe au milieu de toutes les richesses de l’imagination, dont elle provoque le rayonnement; on y trouve tous les accents, depuis le simple récitatif jusqu’à l’explosion pathétique du désespoir. Aussi chacune de ses œuvres se rapporte-t-elle à un épisode de sa vie, dont elle perpétue le souvenir. C’est ainsi, par exemple, que la Symphonie héroïque (la troisième), terminée en 1804, avait été conçue pour[24] célébrer la gloire de Napoléon, en qui Beethoven avait cru voir, comme l’Europe, le génie de la liberté. La première idée de ce lugubre et magnifique poëme lui avait été inspirée par le général Bernadotte, ambassadeur de la république française à la cour de Vienne. Le quatuor opera 132, dans lequel se trouve un adagio d’une mélodie si pénétrante, fut composé dans le printemps de l’année 1825, après une longue maladie que fit Beethoven, et dont il a consacré le souvenir par cette épigraphe: Canzone di ringraziamento in modo lidico, offerta alla Divinita da un guarito.
«Au milieu de l’œuvre colossal de Beethoven, que dominent ses neuf symphonies, les sonates pour piano, au nombre de 54, occupent une place à part; elles sont à son génie ce que les lieder sont à celui de Goethe: l’expression d’un sentiment éprouvé, l’idéalisation d’un épisode de la vie. Ce sont des poëmes intimes qui ont tous une histoire, dont l’amour est toujours le sujet. Beethoven n’a pas cessé un seul instant d’avoir le cœur rempli par un objet aimable, et c’est parce qu’il craignait de rompre le cours de ses enchantements qu’il n’a jamais voulu se marier. En cela, je l’approuve. Il ne faut pas que l’artiste, que le poëte inspiré se laisse emprisonner dans les liens de la société civile: qu’il vive, comme le prêtre, dans la solitude, dans la contemplation des choses saintes, et que son âme, dégagée de toute servitude, puisse prêter l’oreille aux bruits qui viennent d’en haut! Plusieurs femmes distinguées, appartenant toutes à l’aristocratie, ont eu l’art de fixer l’attention de Beethoven, dont elles ont accueilli les hommages. Parmi ces femmes, on cite Mme la comtesse Marie Erdœdy, à qui il a dédié les deux admirables trios qui portent le chiffre d’opera 70. Cette dame,[25] qui habitait la Hongrie, avait fait construire au milieu de son parc un petit temple où personne n’avait le droit de pénétrer qu’elle, et qui était consacré au génie de son amant. Il est si vrai que la musique de Beethoven et particulièrement ses sonates pour le piano sont l’expression dramatique d’un sentiment éprouvé, la peinture idéale d’un fait de la vie, qu’il avait soin de recommander à ses éditeurs de conserver à toutes ses œuvres les qualifications esthétiques qu’il leur avait données. «Ma musique, disait-il souvent, doit s’interpréter avec le cœur et non pas avec le métronome. Il faut la sentir et la déclamer comme un morceau de poésie, et non pas la jouer avec de simples doigts.» Que celui qui ne sait pas comprendre ce que veulent dire ces mots: les adieux, l’absence et le retour, ne s’attaque jamais à la sonate opera 81! Quel est le véritable artiste qui ne devinera pas que le largo de la troisième sonate en re mineur est le rêve d’une âme mélancolique que rien ne fixe et ne satisfait, qui se débat au milieu d’ombres insaisissables qui l’enveloppent et la troublent? Voulez-vous connaître l’idée fondamentale des deux sonates opera 27 et 29? lisez la Tempête de Shakspeare.
«Tous les biographes de Beethoven ont divisé son œuvre en trois grandes catégories qui correspondent à trois époques différentes de la vie de ce grand homme. Pendant la première période, qui s’étend depuis 1790 jusqu’en 1800, il imite, avec plus ou moins d’indépendance, les maîtres qui l’ont précédé et surtout Mozart, dont il a eu de la peine à repousser la dolce maestà. Dans la seconde phase, qui commence avec le siècle et se prolonge jusqu’en 1816, Beethoven déchire les liens qui le retenaient captif sur les bords du passé, et il développe les magnificences de sa propre nature.[26] Dans la troisième et dernière période, qui se continue jusqu’à la mort, il exagère certains procédés de facture qui trahissent plutôt le système que l’épanchement naïf d’une inspiration nouvelle. Ces trois manières, comme disent les savants, se remarquent chez tous les hommes de génie qui ne sont pas morts trop jeunes, comme Tasse, Raphaël et Mozart; elles sont la manifestation des trois grandes périodes que parcourt incessamment l’esprit humain avant d’arriver au terme fatal: la jeunesse, la maturité et la décadence. Dans la première période, l’homme prélude et s’essaye aux combats de la vie sous les yeux de sa mère; puis il s’épanouit glorieusement sous le feu des passions; enfin il décroît et il meurt. Ce sont là les trois âges du monde dont parlent les poëtes. Pour les hommes voués au culte de la beauté, l’âge d’or, c’est l’âge de l’amour, passion sublime et sainte qui n’éclate dans toute sa puissance que vers le milieu di nostra vita. Tant que la flamme scintille sur l’autel sacré, il n’y a pas dépérissement dans les facultés créatrices de l’homme, et ses œuvres inspirées jaillissent du cœur empreintes d’une éternelle jeunesse. Gluck n’a-t-il pas composé son opéra d’Armide à l’âge de soixante ans? En voulant suppléer à la défaillance de l’amour par les savantes combinaisons de l’esprit, on s’élève peut-être dans la hiérarchie des êtres pensants, mais on décline comme artiste créateur; car, ainsi que le disaient les troubadours qui avaient conservé la tradition des doctrines platoniciennes: «Pour bien chanter et pour trouver, il faut aimer.» Heureux le poëte, heureux l’artiste qui ne double pas le cap des tempêtes, et qui expire, comme Raphaël, le Tasse, Mozart et Byron, au sein de la fleur divine dont il avait aspiré les sucs enivrants!
«C’est ainsi que pensait Beethoven, qui n’a produit les plus belles œuvres de son génie que pendant l’époque bienheureuse qui s’étend de 1800 à 1816. C’est alors qu’il fit la connaissance d’une femme qui a joué un grand rôle dans sa vie, et dont le souvenir traversera les âges avec les sombres et mélancoliques accords de la sonate en ut dièse mineur qui lui est dédiée. Elle s’appelait Giulietta di Guicciardi, et, par l’élégance de sa personne, par sa blonde et riche chevelure et la vivacité de son esprit, elle vint raviver dans le cœur de Beethoven l’image voilée de Mlle de Honrath. A vrai dire, l’homme ne saurait aimer profondément qu’un seul type de femme, dont il cherche constamment l’idéal parmi les fragments épars que lui présente la réalité. Il se passe au fond de notre cœur quelque chose de semblable à la greffe des plantes, dont la vieille séve sert à produire des fruits nouveaux. C’est ainsi que les nouvelles affections prennent souvent racine dans les souvenirs du passé, dont elles semblent raviver les rêves évanouis. Hélas! plus que personne, je puis témoigner de la vérité de cette résurrection de nos sentiments.
«La passion de Beethoven pour Giulietta di Guicciardi fut des plus ardentes, et paraît avoir survécu, dans cette âme incessamment agitée, à d’autres séductions de la fortune. Jamais il ne put oublier le nom de cette femme qui avait gouverné son cœur pendant la période la plus glorieuse de sa vie, et, jusqu’au moment suprême, ses lèvres expirantes murmuraient ce nom. C’est surtout vers l’année 1806 que cette liaison semble avoir été dans sa plus grande intensité. Trois lettres de Beethoven, dont on a trouvé le brouillon après sa mort, nous prouvent d’une manière incontestable que ce magnifique génie était bien différent du sauvage faiseur de symphonies[28] dont nous parlent les biographes. Ces trois lettres, dont j’ai retenu les passages les plus saillants, parce que j’y trouvais la confirmation de mes principes, ont été écrites pendant une absence de quelques mois que fit Beethoven. Étant allé prendre les eaux dans je ne sais plus quel village de Hongrie, il écrivait à sa Giulietta, le 6 juillet 1806: «Mon ange, ma vie, mon tout, je ne puis t’adresser aujourd’hui que quelques lignes que je trace avec ton propre crayon. Pourquoi cette tristesse? l’amour n’est-il pas une loi de sacrifice? Mon cœur est si rempli de ton image, que la langue est impuissante à exprimer ce que j’éprouve. Console-toi, ma bien-aimée, sois-moi fidèle, et laissons aux dieux à faire le reste....»—«Tu souffres, tu souffres, ma bien-aimée! Et moi, si tu savais quelle vie affreuse je mène loin de toi!... Je ne puis fermer les yeux; loin de toi, je ne suis plus qu’une ombre errante. Quand pourrai-je donc, enlacé dans tes bras, m’élancer vers les sphères éternelles? O Dieu tout-puissant! pourquoi séparez-vous deux cœurs si nécessaires l’un à l’autre? Ton amour, ma Giulietta, fait le charme et le tourment de ma vie. Avec quelle anxiété j’attends le moment où je pourrai accourir auprès de toi pour ne plus nous séparer! Amour, amour, dieu tout-puissant, tu es ma force, tu es la source de toute inspiration!»
«Mais qui pourra jamais sonder l’impénétrable mystère du cœur de la femme? Quelques mois après cette correspondance, qui semble révéler les impatiences et les béatitudes d’un amour partagé, Beethoven apprend que l’objet de son culte, que celle qui l’a comblé tout récemment encore des plus vifs témoignages de sa tendresse est fiancée à un homme obscur dont elle doit bientôt partager le sort. Rien ne saurait dépeindre le profond[29] désespoir qui s’empara de ce grand homme. Il s’éloigna de Vienne alors comme un lion blessé qui porte dans ses flancs un trait empoisonné, et s’en alla chercher un refuge en Hongrie auprès de sa vieille amie, la comtesse Erdœdy; mais, ne pouvant rester en place, il disparut tout à coup du château, et, pendant trois jours, il erra dans la campagne solitaire, en proie à sa douleur, que rien ne pouvait apaiser. Il fut trouvé gisant aux bords d’un fossé par la femme du professeur de piano de la comtesse Erdœdy, qui le ramena au château. Beethoven a avoué à cette femme qu’il avait voulu se laisser mourir de faim. Obsédée par les conseils de sa famille, et surtout par les instances de sa mère, qui voulait que sa fille épousât un homme titré, Giulietta di Guicciardi devint la femme d’un comte de Gallemberg, pauvre gentilhomme qu’elle avait connu avant Beethoven. Ce comte de Gallemberg était aussi musicien et vivait exclusivement de son talent. Il a composé la musique de plusieurs ballets qui ont eu du succès. En 1822, la comtesse de Gallemberg, succombant sous le poids de ses remords, vint, les larmes aux yeux, implorer le pardon de son glorieux amant, qui, après l’avoir regardée d’un œil courroucé, détourna la tête sans lui répondre un mot[6].
«Le nom de cette femme, qui n’a pas su se maintenir à la hauteur du sentiment qu’elle avait inspiré, survivra cependant à sa fragile enveloppe par la sonate en ut dièse mineur, où Beethoven a versé, comme dans un calice d’amertume, les sanglots de sa douleur[7].»
J’avais à peine terminé ce récit, que votre main tremblante,[30] mademoiselle, étreignant timidement la mienne, vint me révéler que vous aviez pénétré le secret de mon cœur. L’arrivée de Mme de Narbal et des personnes qui l’accompagnaient refoula brusquement dans sa source l’émotion qui nous gagnait tous deux comme un fluide électrique. Six ans se sont écoulés depuis cette soirée fatale, cause de tant d’événements que je ne vous rappellerai pas et que le temps a déjà entraînés dans la nuit éternelle. Hélas! elles n’existent plus que dans mon souvenir, ces heures bienheureuses où vous chantiez à côté de moi la musique des maîtres et surtout celle de Mozart, dont le génie mélancolique et tendre répondait si bien à la nature de vos sentiments. Vos soupirs, mêlés à ses divins accords, répandaient dans mon âme une ivresse impossible à décrire. Que sont-ils devenus, les serments que vous me faisiez alors de rompre tous les obstacles qui s’opposeraient à notre amour? Hélas! ils se sont évanouis avec le bruit de vos paroles. Vous subissez la loi du destin, le monde triomphe, et vous allez aussi sacrifier la poésie du cœur à des arrangements matériels; mais vous ne tromperez pas le Dieu tout-puissant qui vous a pétrie de la substance la plus pure, et vous ne trouverez pas le bonheur là où l’on vous a dit de le chercher. Non, non, les voluptés de la matière ne peuvent pas tenir lieu des béatitudes infinies du sentiment. On ne donne pas plus le change à son propre cœur qu’on ne fait illusion par des simulacres inanimés. Une vie sans amour, c’est une œuvre sans inspiration. Avant de nous séparer pour toujours, permettez-moi de vous demander une grâce dernière. Pendant les heures solitaires que vous pourrez arracher à votre nouvelle existence, pendant le calme de la nuit, alors que l’âme se dégage des bruits de la terre et s’emplit de mystérieux[31] pressentiments, je vous en conjure, mettez-vous quelquefois au piano, jouez la sonate en ut dièse mineur de Beethoven, et donnez quelques larmes au souvenir d’un cœur que vous avez brisé et qui vous crie du rivage: «Frédérique, Frédérique, adieu pour jamais!»
Pour moi, il ne me reste plus qu’à terminer ma triste vie en chantant avec le poëte que nous lisions ensemble:
En vain le jour succède au jour,
Ils glissent sans laisser de trace:
Dans mon âme rien ne t’efface,
O dernier songe de l’amour!
Le récit qu’on vient de lire, dans lequel la biographie de Beethoven sert de cadre à un épisode de la vie intime, n’est pas, je l’ai dit, une fiction de ma fantaisie, ainsi qu’on pourrait être tenté de le croire. Ce n’est pas un de ces pastiches à la mode, où l’histoire de l’art s’enveloppe d’une forme romanesque pour se faire mieux écouter d’un public distrait ou indifférent. J’ai peu de goût pour ce genre de littérature qui altère la vérité sans grand profit pour l’imagination. J’aime mieux aborder franchement la vie des grands maîtres, et traduire aussi fidèlement que possible la poésie de leurs œuvres immortelles. Les pages qu’on vient de lire racontent un épisode vrai de la vie d’un homme qui n’est pas tout à fait inconnu des lecteurs qui connaissent mon étude sur le Don Juan de Mozart[8]. On se rappellera peut-être encore ce passage où, à propos de l’adorable duo de Là ci darem la mano, il est fait allusion à une personne qui le chanta devant moi. J’eus alors occasion de faire connaissance avec celui que la maîtresse[32] de la maison appelait familièrement caro cavaliere. Son goût exquis pour la musique, ses connaissances profondes et variées sur les arts en général, et, plus que tout cela, sa qualité d’italien établirent entre nous une liaison d’autant plus solide, qu’il était peu communicatif de sa nature, et qu’il accordait difficilement sa confiance. Dans les longs épanchements qui depuis survinrent entre nous, frappé de l’originalité de son esprit, de l’abondance de ses souvenirs et de l’intérêt que présentaient plusieurs événements de sa vie, je lui disais souvent:
«Chevalier, vous devriez écrire vos mémoires.
—Eh! pourquoi donc écrirais-je ce que vous appelez mes mémoires? me répondait-il avec insouciance. Je ne suis ni un homme politique, ni un artiste, ni un philosophe de profession, pour avoir le droit d’importuner mes semblables du récit de mes escapades. Si j’avais une patrie, une famille, je pourrais du moins m’imaginer que le récit de mes interminables fantaisies pourrait intéresser un cœur dévoué, et alors seulement je pourrais me décider à faire ce qui m’a toujours paru la chose la plus pénible de ce monde: m’asseoir devant une table pour noircir du papier; mais, triste débris d’un temps qui n’est plus, ne tenant plus à rien sur la terre et ne vivant que de souvenirs intimes, à qui pourrais-je parler si, par impossible, il me prenait envie de couler en bronze mes bavardages?
—Vous parleriez à cet être mystérieux et tout-puissant qui s’intéresse à tout ce qui est beau et vrai, à cet être éternellement jeune qui est partout et qui n’oublie jamais rien de ce qui est digne de mémoire, le public. Je suis étonné, mon cher chevalier, ajoutai-je, de vous entendre professer de telles maximes, vous qui êtes un[33] esprit éminemment religieux et qui pensez que, sans l’amour et le sacrifice, ce monde que nous traversons serait une caverne de voleurs.
—Ah! vous me battez avec mes propres armes, me répondit-il un jour en me prenant affectueusement la main. Au fait, vous avez mille fois raison. En laissant tomber de mes lèvres les paroles dédaigneuses et amères que vous avez si justement relevées, je ne cherchais qu’un sophisme pour excuser mon incurable dégoût de tout ce qui est œuvre et prétention littéraires. La chose que j’ai toujours le plus admirée dans les annales de la révolution française, c’est la magnifique réponse de Vergniaud à ceux qui l’accusaient de soulever par sa correspondance les provinces contre la domination de Paris: «Je n’ai qu’un mot à dire pour détruire ces calomnies,» répondit avec un dédain suprême le grand orateur: «c’est que, depuis que je siége à la Convention nationale, je n’ai pas écrit une seule lettre.» Je n’ai pas l’éloquence du chef de la Gironde, pour me permettre de pousser aussi loin que lui cette glorieuse indifférence pour les colifichets littéraires; mais je puis me vanter du moins de n’avoir jamais écrit que des lettres tout empreintes de l’expression d’un sentiment éprouvé. Tenez, continua-t-il en ouvrant un tiroir de son secrétaire, voici l’histoire toute palpitante de ma vie.» C’étaient de nombreux paquets de lettres de toutes les grandeurs, étiquetées avec le soin minutieux d’un archiviste. «Voici la dernière lettre que j’ai écrite: elle se rattache à un épisode douloureux dont vous connaissez quelques détails, et, comme il y est beaucoup question de musique, je vous autorise à la lire.»
J’emportai le brouillon de cette longue épître en langue italienne, qui contenait le récit qu’on a lu.
«Et quelle est la fin de cette histoire? demandai-je au chevalier quelques jours après.
—Ah! me répondit-il en soupirant, c’est la fin de toute chose en ce monde; le rêve divin s’est dissipé, et a fait place à la triste réalité. Si cette histoire peut vous intéresser, je ne demande pas mieux que de vous la dire; mais alors il faut que vous me permettiez de remonter le cours de mes souvenirs, car tout se tient et tout s’enchaîne dans mon obscure existence. Aussi bien, vous me rendrez un vrai service d’ami en écoutant avec indulgence le récit de mes divagations. Il n’y a rien de plus pénible dans la vie que d’être le seul confident de ses douleurs. Que vous êtes heureux, vous autres artistes, de pouvoir chanter vos peines, comme l’oiseau sur la branche flexible, et de dissiper en magnifiques accords les orages de votre cœur!
—Chevalier, lui répondis-je, je vous remercie du témoignage de confiance que vous voulez bien me donner; mais, prenez-y garde, vous allez parler devant un indiscret qui a de fréquentes communications avec le public.
—A votre aise, me dit-il en me tendant la main; je me fie à votre goût et à la délicatesse de vos sentiments.»
C’est dans la conversation du chevalier, dans sa nombreuse correspondance, qu’il finit par me communiquer aussi, et dans des renseignements qui me sont venus d’autre source, que j’ai puisé l’histoire de cet homme intéressant. J’ai redressé les dates et complété tous les passages relatifs à l’art musical, qui joue un très-grand rôle dans la vie du chevalier Sarti, que je vais raconter.
BEATA.
Dans une province de l’ancienne république de Venise vivait, vers la fin du siècle dernier, un prêtre de cinquante ans, qui, par l’austérité de ses mœurs et l’abondance de ses aumônes, s’était acquis la réputation d’un saint. Fils d’un grand seigneur, on disait que, pour expier une passion qui contrariait les vues ambitieuses de son père, il avait passé quinze ans dans une prison d’État. Il n’en était sorti qu’à la mort de la femme qui avait été la cause innocente de ses malheurs. Il embrassa alors la carrière ecclésiastique; mais, fatigué par les chagrins et les privations d’une longue captivité, il lui avait été impossible d’accepter un rôle actif dans la milice de l’Église. Il vivait avec un frère qui par sa sollicitude cherchait à cicatriser les profondes blessures de la tyrannie paternelle. On disait dans le peuple des environs que ce prêtre ne se nourrissait que de cendres et de prières. Il était grand, d’une maigreur effrayante. Un visage jaune, des yeux éteints, la tête constamment penchée sur sa poitrine, tout accusait en lui les ravages d’une grande douleur. Jamais on ne l’avait vu sourire,[36] jamais il ne cherchait à égayer le fond de ses tristes pensées. Toujours taciturne, il ne répondait que par des monosyllabes et s’enveloppait dans sa douleur. Sa charité, sa douceur, ses souffrances, le mystère de son amour, avaient inspiré à tout le monde une tendre pitié. Sévère pour lui-même, il était plein d’indulgence pour les autres, surtout quand il s’agissait des faiblesses du cœur. On allait le consulter comme un oracle, on implorait sa bénédiction. Tous les jours de l’année, quelque temps qu’il fît, il passait par le village de La Rosâ pour se rendre dans une petite ville voisine, où était enterrée celle que le nombre des années et les consolations de la religion n’avaient pu lui faire oublier. Là, se prosternant sur la pierre de sa tombe, qu’il couvrait de fleurs et de larmes, il passait des heures entières dans une profonde méditation; puis il s’en revenait silencieux et triste, les yeux tout rouges et le visage défait. Lorsque les enfants de La Rosâ l’apercevaient de loin, ils s’écriaient: Ecco il santo, il santo, «voici le saint!» et ils couraient au-devant de lui, touchant du bout des doigts les plis de sa soutane et faisant ensuite le signe de la croix.
Parmi les enfants qui accouraient ainsi au-devant de l’abbé, il y en avait un surtout qui était toujours le premier à guetter son passage. Il s’agenouillait sur la route, et, les mains jointes sur sa poitrine, il lui disait avec une grâce charmante: «Santo padre, bénissez-moi!» Ce joli enfant avait fait impression sur le pauvre abbé; c’était comme un rayon de soleil qui avait pénétré dans son âme. Un jour que Lorenzo, c’était le nom de l’enfant, demandait à l’abbé sa bénédiction ordinaire, il lui offrit quelques fleurs en disant: «Tenez, santo padre, ajoutez-les aux vôtres.» Vivement ému, le pauvre abbé fondit en larmes,[37] prit l’enfant dans ses bras, le couvrit de baisers, et le remit à sa mère sans proférer une parole. Depuis ce jour, il souriait en passant aux doux regards de Lorenzo, et s’arrêtait pour le caresser. Tout le monde fut émerveillé de cet incident, toutes les mères enviaient le bonheur de Catarina Sarti.
Catarina était la veuve de l’un de ces petits nobles vénitiens à qui les grands seigneurs du Livre d’or abandonnaient volontiers les fonctions subalternes de l’État. Son mari était mort consul de la république dans un port de l’Orient, et l’avait laissée avec un enfant et sans fortune. Catarina, encore jeune, était une très-jolie personne, d’une rare distinction de manières et de sentiments. Elle vivait d’une petite pension que lui faisait un riche sénateur dont son mari avait été le client. Son enfant, Lorenzo, était à la fois le charme et la grande préoccupation de sa vie. Une jolie tête blonde, de beaux yeux noirs, un visage qui s’épanouissait avec bonheur, et une peau d’un tissu si délicat que la moindre émotion la colorait d’un vif incarnat, telles étaient les qualités extérieures du jeune Lorenzo.
La vivacité de son esprit qui se prenait à toutes choses, la sagacité de ses reparties et la gentillesse de ses manières, faisaient du fils de Catarina un enfant vraiment intéressant. Aussi, lorsqu’il jouait devant sa porte, ses longs cheveux blonds flottant sur les épaules, on s’arrêtait pour le voir, et les jeunes filles le prenaient dans leurs bras, le caressaient comme un bambino. Catarina était idolâtre de son enfant; un regard, un baiser de Lorenzo, la consolaient de toutes ses peines. Rien ne lui coûtait, aucun sacrifice ne lui paraissait impossible quand il s’agissait de ce fils bien-aimé. Elle aurait voulu lui alléger le poids de la vie et le couvrir de son amour[38] comme d’une tunique sacrée qui le préservât des outrages de l’homme et de la nature. Qu’elle était heureuse lorsque, vers le soir, elle s’asseyait à la porte de sa jolie petite maison, sous l’ombrage frais d’une vigne généreuse et d’un grand figuier tout chargé de fruits délicieux! Les derniers rayons du soleil venant expirer sur les feuilles de la treille infiltraient dans ce réduit paisible une lumière douce et mélancolique. Un pauvre chardonneret aveugle chantait tristement dans sa cage et semblait regretter la clarté du jour qu’il ne devait plus revoir. Catarina, tenant Lorenzo sur ses genoux, pressant entre ses mains sa tête charmante, lui disait de ces jolis riens, de ces ravissantes niaiseries de la tendresse maternelle, dans le dialecte le plus mélodieux qu’il y ait au monde, le dialecte vénitien. «Tesoro mio, lui disait-elle, m’aimes-tu bien? J’ai rêvé que tu voulais me fuir, est-ce bien vrai, viscere mie?» Et, prenant au sérieux son propre badinage, elle fixait sur lui des regards attendris et pleins d’inquiétude. Le plus souvent ces mots sans suite étaient ajustés sur une cantilène suave très-répandue parmi les habitants de La Rosâ. Pieuse et dévote comme une Italienne, Catarina mettait un soin extrême à remplir le cœur de son enfant de principes consolateurs. Dans l’effusion naïve de son âme, elle ne cessait de lui répéter: «Lorenzo mio, il faut être obéissant et laborieux, parce qu’ainsi l’ordonne celui qui est mort pour nous. Oh! c’est qu’il aime bien les petits enfants, notre Seigneur Jésus-Christ! Et quand ils sont sages et qu’ils disent bien leurs prières, il les reçoit en paradis.
—Qu’est-ce qu’on voit en paradis, ma mère? demandait Lorenzo.
—On y voit des anges et on y mange du pain[39] d’or qui est plus doux que le miel, et si tu veux y aller aussi, il faut t’agenouiller soir et matin devant la madonna et la prier de te prendre sous sa divine protection.»
Au nombre des qualités aimables qui distinguaient le jeune Lorenzo, nous aurions tort d’oublier une très-jolie voix de soprano et une mémoire heureuse qui retenait facilement les mélodies les plus fugitives. Sa mère, qui avait quelques notions de musique, avait préparé son instinct en lui chantant de ces jolies barcarolles vénitiennes dont elle était abondamment pourvue. Souvent la voix de la mère et celle du fils s’attiraient et se mêlaient ensemble comme deux rayons de lumière d’intensité différente. Ces petits concerts de famille, où dominaient les intervalles caressants de tierce et de sixte, avaient établi la réputation de Lorenzo dans le village de La Rosâ. Il n’y avait point de fête à laquelle il ne fût invité, il n’y avait point de cérémonie où Lorenzo ne fît entendre sa jolie voix.
Parmi les petits camarades qu’il fréquentait, il y en avait un qu’il affectionnait plus particulièrement que les autres. Il s’appelait Zopo et appartenait à une famille honorable qui demeurait juste en face de la maison de Catarina. Toujours ensemble, ces deux enfants échappaient souvent à la surveillance maternelle, et ils couraient au loin dans les champs, se roulant dans les prés et furetant les buissons pour y dénicher des oiseaux. Lorsque la faim les prenait, ils grimpaient sur un mûrier et se rassasiaient de ses fruits savoureux, puis ils descendaient et venaient s’endormir sous son ombrage hospitalier. Les heures s’envolaient ainsi rapides, emportant avec elles cette béatitude des premiers jours de la vie qu’on ne retrouve plus. Très-souvent[40] aussi Lorenzo et son jeune ami, prenant chacun deux morceaux de bois en guise de violon, allaient marmottant de maison en maison une espèce de canzonetta populaire qui se terminait par ces paroles: Ahi! che partenza amara! «Hélas! quel départ douloureux!» Les jeunes filles accueillaient Lorenzo avec une prédilection marquée et lui faisaient chanter tout seul le refrain connu. «Bravo, lui disaient-elles en le couvrant de baisers, bravo, anima mia, tu chantes comme un ange del paradiso.»
Un jour de Pâques de je ne sais plus quelle année, il faisait un temps admirable. Le souffle du printemps épanouissait de sa chaude haleine le bourgeon des plantes et le cœur des jeunes filles. Toute la population de La Rosâ était sur pied, joyeuse, éclatante de mille couleurs. Les femmes avaient leurs cheveux noirs roulés en tresses pressées, sur lesquelles brillaient quelques épingles d’or qui en affermissaient l’élégant édifice. Une petite quenouille d’argent faisait saillie du côté gauche de la tête, et son léger fuseau, attaché par une chaînette du même métal, se balançait avec grâce. Un bel œillet de couleur pourpre, la fleur favorite des Vénitiennes, ornait le côté opposé de la tresse et penchait galamment sur l’oreille droite. Un corsage bleu étreignait la taille et montait en s’évasant pour cacher dans ses replis moelleux de charmants trésors. Les plus riches avaient le cou enlacé d’une chaîne d’or à petits anneaux, au bout de laquelle pendait une croix. Un bas très-blanc, parsemé de petitefleurs idéales, un soulier de soie rose à grands talons, un zenzale ou voile gracieusement fixé sur le haut de la tête, complétaient le costume très-coquet de ces villanelle. Les hommes portaient un habit à grandes basques, un gilet de drap rouge,[41] des culottes de velours bleu, de gros souliers à boucles d’argent, une belle ceinture de soie cramoisie nouée au flanc gauche et cachant le manche d’un stylet. Le tout était surmonté d’un chapeau à larges bords retroussés. Sous le chapeau posé crânement sur l’oreille, on voyait un bonnet de soie à raies rouges et blanches, dont la houppe descendait jusqu’à la poitrine. Tout ce monde était sur la place du village, emplissant l’air d’éclats de rire et attendant l’heure de la messe. La fête devait être magnifique. On avait fait venir l’organiste de Bassano, et Lorenzo devait chanter un petit motet que lui avait enseigné le curé de La Rosâ, assez bon connaisseur en musique. Une vingtaine de jeunes filles choisies parmi les plus habiles avaient appris un cantique à l’unisson, qui devait aussi faire partie de la cérémonie.
Tout à coup la cloche sonne, la foule s’ébranle et se dirige vers l’église, dont le campanile élégant pointait au loin dans l’horizon. L’église était aussi revêtue de ses plus beaux ornements. Chaque saint était paré de ses habits de fête, qu’il tenait de la pieuse libéralité de ses adorateurs. Les mystères du sacrifice divin s’accomplirent avec un ordre parfait, et, après quelques simples accords qui répandirent dans l’église une sonorité vague, après que les jeunes filles eurent murmuré leur cantique de grâce, dont l’expression était aussi chaste que le fond de leur cœur, Lorenzo chanta d’une voix limpide ces mots consolateurs: O salutaris hostia! et tout le monde fut ravi du sentiment naïf et touchant dont il semblait pénétré. Catarina fut bien heureuse du succès de son enfant. Le reste de la journée se passa en jeux divers, à rouler des œufs dorés sur une pente de terre glaise, à danser sur une pelouse fleurie, à se parler tout bas au coin d’une haie parfumée, à se presser la main[42] à la clarté discrète de la lune. O printemps de la vie, aspirations douces et charmantes de la religion et du premier amour, pourquoi vous envolez-vous si vite?
Parmi les notables habitants du village de La Rosâ, où s’écoulait l’enfance de Lorenzo, il y avait un certain Giacomo Landi, qui jouait un rôle assez important. Il était barbier de son état, et joignait à cette profession utile un goût très-vif pour la musique, dont il ne connaissait pas une note. C’était un homme trapu, au visage rubicond, sur lequel s’épanouissait un nez énorme dont les racines se dilataient chaque jour à cause de la grande quantité de tabac qu’on lui faisait absorber. De grosses lèvres qui ne pouvaient se joindre, une demi-douzaine de dents plantées au hasard, comme des quilles sur un terrain raboteux, et quelques rares cheveux gris qui grimpaient péniblement autour de la tête, formaient une physionomie des plus singulières. Ce corps, que la nature avait traité un peu sans façon, était animé d’un esprit à la fois jovial et sentencieux, dont le mélange était assez piquant.
Giacomo Landi avait passé une partie de sa jeunesse près du curé de Cittadella en qualité d’enfant de chœur, et, bien qu’il n’eût jamais su lire très-couramment, sa mémoire n’en était pas moins remplie de toute sorte d’éléments, de vers, de cantiques, de chansons, de légendes mystérieuses, et surtout d’un grand nombre de fragments des sermons du curé de Cittadella. Il paraît que ce bon curé avait l’habitude de citer souvent dans ses homélies les épîtres de saint Pierre et de saint Paul, car le nom de ces deux apôtres était resté aussi grand dans la mémoire de Giacomo qu’ils le sont dans l’histoire du christianisme. Il n’y avait rien de plus curieux que de voir Giacomo, entouré d’un groupe de[43] paysans dont il était l’oracle, pérorant d’un ton plein d’importance sur quelques rares nouvelles politiques qu’il plaisait au gouvernement de la république de Venise de laisser pénétrer dans les provinces soumises à sa domination. Une grande poignée de tabac sur le haut du pouce, les yeux écarquillés et les sourcils froncés, Giacomo, d’une voix solennelle, terminait toutes ses harangues par cette phrase invariable: Ecco cosa dicevano san Pietro e san Paolo. «Voici ce que disaient saint Pierre et saint Paul.»
C’était le plus souvent au cabaret que Giacomo aimait à étaler les bribes de son érudition sacrée. Là, attablé devant un fiasco de bon vin de Bassano, excité par le choc des verres et les applaudissements de ses nombreux admirateurs, sa verve éclatait comme un feu d’artifice aux gerbes les plus bizarres.
Nous avons dit que Giacomo avait un goût prononcé pour la musique, dont il ignorait jusqu’aux plus simples éléments; mais son oreille était si juste, sa mémoire si heureuse et si bien fournie de refrains, de canzonnette et de noëls de toute espèce et de toutes les époques, qu’il semblait improviser tout ce qu’il chantait de sa voix de basse peu étendue, mais sonore et assez agréable. Aussi Giacomo était-il l’organisateur de toutes les fêtes, la joie des enfants et des jeunes filles, dont il excitait la gaieté par des propos galants et des contes malicieux qu’il inventait à leur intention, en mêlant à ces fictions de sa fantaisie, quel qu’en fût le caractère, son invariable citation: Ecco cosa dicevano san Pietro e san Paolo. Aux longues veillées d’hiver, Giacomo visitait les étables des cultivateurs aisés, où il était attendu et accueilli avec empressement. Dans ces réunions paisibles, qui avaient pour but apparent quelques travaux de ménage, et qui[44] étaient pour la jeunesse un prétexte à des loisirs plus charmants, Giacomo trouvait toujours un auditoire empressé d’entendre ses sermons et ses improvisations burlesques, où l’histoire sacrée et profane, la légende et le conte quelquefois libertin se mêlaient dans un désordre pittoresque qui n’était pas, je vous l’assure, un effet de l’art. Lorsqu’il arrivait à l’une de ces veillées, c’était à qui s’emparerait de lui pour savoir les nouvelles du jour ou pour se faire dire la bonne aventure: car Giacomo, comme les bardes primitifs, réunissait tous les dons de la sapience et du gai savoir. Le plus souvent il apportait avec lui une vieille guitare fêlée dont il s’accompagnait par des fragments d’accords empruntés à la tonique ou à la dominante, ces deux pivots de l’harmonie antédiluvienne. Giacomo affectionnait beaucoup le jeune Lorenzo, qu’il amusait par ses chansons et ses contes à dormir debout.
Un soir que Giacomo s’était rendu à la veillée chez son compère Battista Groffolo, un des plus riches fermiers de La Rosâ, il y trouva très-joyeuse compagnie. Dans une vaste et belle écurie très-proprement tenue, où ruminaient une douzaine de grands bœufs étendus sur une litière fraîche et odorante, il y avait un grand nombre de jeunes gens des deux sexes diversement occupés. Des lampes en fer à la forme antique, suspendues à une corde au milieu de l’étable, éclairaient à peine d’une lumière jaunâtre les groupes les plus rapprochés, et projetaient sur tout le reste une ombre vacillante propice aux doux mystères. Les femmes filaient, cousaient, tricotaient; les hommes écossaient des pois ou dévidaient de la laine, occupations légères qui laissaient à l’esprit une liberté suffisante. C’était le moment favorable pour les longues histoires, les vieux contes et les[45] tendres déclarations. Dans un coin de l’étable, plusieurs jeunes filles s’étaient groupées autour de l’une de ces lampes dont nous venons de parler: elles travaillaient, riaient, chuchotaient, échangeant de doux regards et d’agaçantes paroles avec quelques jeunes contadini délurés qui se tenaient près d’elles. La plus éveillée de ces jeunes filles, celle qui paraissait dominer les autres par son esprit et sa gaieté bruyante, était Zina, la fille de Battista Groffolo, le maître de la maison. Elle tenait sur ses genoux Lorenzo, qu’elle caressait et faisait babiller comme un sansonnet. A l’apparition de Giacomo au milieu de tout ce monde si bien disposé à la distraction, il se fit un grand brouhaha.
«Sapientissimo dottore, lui dit aussitôt Zina d’un air moqueur, que nous apprendrez-vous de nouveau aujourd’hui? Quels sont les mariages et les fêtes qui se préparent, et comment se portent les habitants de Cadolce, où vous allez si souvent prêcher à l’osteria della Luna?
—Vous êtes la plus malicieuse jeune fille de La Rosâ, lui répliqua Giacomo avec bonhomie, et, pour vous punir de l’indiscrétion de votre langue, qui s’exerce si souvent à mes dépens, je ne vous dirai pas un secret qui vous concerne et qui m’a été confié par un beau jeune homme de Bassano.
—Ah! vous voulez détourner la conversation en excitant ma curiosité féminine, répondit Zina un peu intriguée; mais vous n’y parviendrez pas, dottor mio. Tenez, je vous offre la paix, si vous voulez nous chanter une belle canzonetta bien longue, et que nous puissions retenir pour vous faire honneur.
—Non, non, répliquèrent les autres jeunes filles; contez-nous plutôt une belle histoire d’amour, une histoire[46] qui ne se trouve pas dans les épîtres de saint Pierre et de saint Paul.»
A ces mots, Giacomo éprouva une joie secrète qu’il ne sut pas contenir. Il était ravi qu’on lui offrît l’occasion de faire briller sa faconde et de tirer de sa mémoire un de ces vieux contes qui s’y trouvaient enfouis depuis son enfance.
«Que vous raconterai-je? dit-il d’un air important. Je voudrais trouver un sujet qui fût digne des beaux yeux qui me regardent.
—Pas mal commencé, répondit Zina en riant.
—Ma foi, je vais vous dire une vieille histoire que je tiens du vénérable curé de Cittadella, et qui remonte à je ne sais plus quelle génération. Je désire qu’elle vous intéresse; ce sera une preuve en faveur de mon goût.
—De mieux en mieux, repartit encore l’intarissable Zina; nous vous écoutons toutes, le orecchie spalancate.»
Après avoir aspiré une large prise de tabac, Giacomo commença ainsi d’une voix sonore:
«Il y avait autrefois un roi....
—Et une reine, sans doute, dit tout bas Zina en se pinçant les lèvres.
—C’est possible, mais l’histoire ne le dit pas. Je le répète, il y avait un roi qui, chassé de sa patrie par un peuple ennemi, vint aborder les côtes de la mer Adriatique. Heureux d’avoir échappé à l’inconstance de la fortune et à celle des flots, ce roi s’avança dans les terres de la Vénétie, et vint fonder une ville qui existe encore et que vous connaissez tous, Padoue. Ce prince s’appelait Antoine, et, comme c’était un prince pieux et reconnaissant, il fit bâtir une église magnifique en l’honneur[47] de son patron. C’est depuis lors que il Santo de Padoue est vénéré dans toute l’Italie.
«A quelque distance de la ville, dans les fermes du roi, il y avait un jeune pâtre d’une figure intéressante, plein de grâce et de modestie. Il était chargé de conduire un nombreux troupeau de chèvres, et il passait sa vie au milieu des forêts sombres et des vastes prairies. Lorsque la solitude pesait trop à son cœur, il détachait une branche de bouleau, s’en faisait un chalumeau qui répandait sa tristesse en sons plaintifs et doux que la brise emportait au loin et que l’écho répétait. Très-souvent aussi il cherchait à soulager son âme agitée par de vagues désirs en implorant la protection de saint Antoine. Quel était donc son mal, et de quoi se plaignait-il?
«Un jour le jeune pâtre vit au penchant d’une colline, à l’ombre d’un bois d’oliviers, une jeune femme qui paraissait écouter avec intérêt la mélodie suave que murmurait son chalumeau: c’était Nisbé, la fille unique du roi. Elle fuyait le bruit de la ville, et venait respirer l’air des champs en marchant au hasard le long d’un ruisseau dont les eaux limpides reflétaient son image. Frappée des sons mélodieux qui se faisaient entendre, Nisbé s’arrête, prête l’oreille, et cherche à découvrir la cause du plaisir qui la charme. Elle voit le jeune pâtre, remarque sa beauté, et s’étonne de rencontrer tant de distinction dans un homme d’une condition aussi obscure. Nisbé s’assied au bord du ruisseau, fixe ses beaux yeux sur l’objet qui la captive et s’abandonne au cours de ses pensées. Elle revient le lendemain, puis le jour suivant, et puis tous les jours, entraînée qu’elle était par une force fatale. Enfin Nisbé s’approche de Silvio (c’était le nom du jeune pâtre), le questionne sur[48] sa famille, s’intéresse à ses travaux, à ses espérances, et lui promet la protection de son père. Vous le savez mieux que moi, care mie, ajouta Giacomo d’un air qui voulait être malicieux, l’amour est un grand maître, qui mène loin ceux qui fréquentent son école. Silvio et Nisbé n’ignorèrent pas longtemps le sentiment qu’ils avaient conçu l’un pour l’autre; de doux regards les eurent bientôt initiés au mystère de leurs cœurs. On a vu des rois épouser des bergères, dit un vieux proverbe; mais j’ignore s’il y a jamais eu des princesses qui aient épousé des bergers: saint Pierre et saint Paul se taisent complétement sur ce sujet. Tout ce que je puis vous assurer, c’est que le père de Nisbé ne voulait pas de Silvio pour son gendre; il reprocha à sa fille la bassesse de son inclination, et lui défendit de sortir de la ville en lui annonçant que, sous peu de jours, elle deviendrait la femme d’un prince son ami.
«Or, il faut que vous sachiez que Nisbé était née bien loin, bien loin d’ici, presque au bout du monde, tout près de la demeure du soleil, dans un pays où règne un éternel printemps, où coulent incessamment des ruisseaux de miel, où les figues mûrissent en un jour, où les oiseaux au plumage d’or chantent des hymnes ravissants, où la vie s’écoule comme un fleuve docile, et où chaque heure apporte une félicité nouvelle. Dans cette terre de béatitude qui touche au paradis, les dieux communiquent souvent avec les hommes pour se reposer du poids de leur immortalité. Une déesse de l’Olympe avait conçu une passion ardente pour le roi qui est le sujet de cette histoire, et la charmante Nisbé était le fruit de cette union mystérieuse. Sa mère lui avait légué le don funeste de ne jamais mourir, et peut-être aussi un cœur sensible et trop disposé à se laisser toucher[49] par un homme que la destinée avait placé si loin d’elle. En recevant de son père l’ordre de ne plus voir Silvio, Nisbé en fut tout attristée. Un voile sombre s’étendit sur sa vie, jusque-là si douce et si sereine. Dans l’excès de sa douleur, Nisbé suppliait sa mère d’arrêter le nombre de ses jours. «Bienheureuses les femmes, disait-elle, que la mort vient arracher aux peines de leur cœur! car, sans amour, l’immortalité est le plus cruel des supplices. O ma mère, tranche le fil de ma vie, transforme-moi en une fleur des champs, en un arbre de la forêt, ou bien fais de moi et de Silvio deux oiseaux du ciel, pour que nous puissions nous aimer en liberté.»
«Soulagée par cette prière, Nisbé s’endormit. La déesse, touchée du sort de sa fille, lui envoya des rêves consolateurs qui lui firent espérer une délivrance prochaine. Le lendemain Nisbé, se trouvant moins rigoureusement surveillée, quitta furtivement le palais de son père et courut auprès de Silvio. Leur joie à tous deux fut extrême. Assis l’un près de l’autre, ils se comblaient des plus chastes caresses de l’amour, lorsqu’ils aperçurent des gardes du roi qui venaient à eux: «Idole de mon âme! s’écria tout à coup Nisbé, tu le vois, il faut nous quitter. Les hommes sont jaloux de notre bonheur, et il n’y en a plus pour nous sur cette terre; mais, console-toi, une voix secrète me dit que nous nous reverrons ailleurs ...» Et Silvio vit alors s’échapper de ses bras palpitants une blanche colombe qui s’envola vers les cieux. Il resta immobile d’étonnement et de frayeur. Les mains levées comme pour saisir l’objet adoré, sa langue ne put proférer une parole. L’histoire ajoute que les dieux, touchés de la douleur de ce jeune mortel, changèrent Nisbé en une[50] étoile charmante, la plus belle de la voûte céleste, celle qui se lève avant l’aurore, qui se couche la dernière pour servir de flambeau aux amants heureux, et qu’on appelle depuis lors l’étoile du berger.»
La légende qu’on vient de lire, et que Giacomo avait racontée dans toute la naïveté de son âme, était très-répandue dans les provinces de la république de Venise. C’est un commentaire de ces vers bien connus du premier livre de l’Énéide:
Antenor potuit, mediis elapsus Achivis,
Illyricos penetrare sinus....
dans lesquels le poëte latin raconte l’histoire d’Anténor, qui pénétra heureusement dans le golfe d’Illyrie, s’avança jusqu’au fond du royaume des Liburniens, où il fonda la ville de Padoue, qui devint le refuge des Troyens fugitifs. Ce conte, où se mêlent et s’entre-croisent les ressouvenirs de l’antiquité avec l’histoire moderne, et dans lequel la poésie de la nature comme la comprenaient les Grecs se confond avec les pieuses légendes du christianisme, est un trait caractéristique de la double civilisation dont l’Italie a été le théâtre. A vrai dire, le paganisme n’y a jamais été complétement vaincu, et Dante, en choisissant Virgile pour le guider à travers les cercles mystérieux de la cité catholique, a exprimé d’une manière saisissante et profonde ce double caractère toujours persistant de la civilisation italienne.
Parmi les fêtes populaires des provinces de la Vénétie où l’on retrouvait encore les traces de cette civilisation complexe, la fête de la Nativité était une des plus pittoresques. La veille au soir du saint jour de Noël, la principale auberge de La Rosâ était éclairée d’une[51] manière tout à fait inusitée. Une partie de la population s’y trouvait réunie dans l’attente d’un grand événement. Au milieu de la cuisine, assez spacieuse, on avait dressé une estrade sur laquelle était placé un fauteuil recouvert d’un vieux tapis qui simulait la pompe d’un trône royal. Une étagère qui montait jusqu’au plafond était chargée de vaisselle et de vases reluisants qui reflétaient la flamme joyeuse d’un foyer devant lequel tournaient, comme des âmes en peine, une demi-douzaine de belles oies onctueuses et appétissantes. Une longue table couverte d’une nappe blanche, de brocs remplis de vin et de tous les autres objets nécessaires, indiquait les préparatifs d’un festin qui devait bientôt avoir lieu. Au coup de dix heures, Battista Groffolo, le riche fermier dont nous avons parlé plus haut, fit son entrée dans la salle de l’auberge; affublé d’un manteau rouge, la tête ornée d’une espèce de couronne dentelée en papier doré, il ressemblait à l’une de ces vieilles figures de rois bibliques qui servent d’enseigne aux hôtelleries rustiques dans presque toute l’Europe. Battista Groffolo monta sur l’estrade, s’assit avec gravité, et, à un signe qu’il fit de la main, tous les assistants s’inclinèrent avec respect. Après quelques instants de silence, on entendit frapper à la porte de l’osteria et l’on vit apparaître trois figures étranges, un vieillard, une jeune fille et un enfant, habillés comme des magiciens de théâtre: c’était Giacomo, Zina, la fille de Battista Groffolo, et Lorenzo, qui représentaient les trois mages de l’Évangile, avec le caractère distinctif que la tradition accorde à chacun de ces personnages vénérables. Giacomo avait pris avec lui sa vieille guitare, et tous trois portaient, suspendu au cou par un large ruban de soie rouge, un petit coffret qui contenait l’offrande consacrée par la légende.
Les trois mages s’approchèrent du trône du roi, et Giacomo demanda d’une voix respectueuse: «Où donc est le roi des Juifs qui vient de naître? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous venons pour l’adorer.» A ces paroles, un grand murmure s’éleva du milieu de la foule. Hérode et sa cour parurent consternés. Cependant on fit asseoir les trois mages, on leur rendit les devoirs de l’hospitalité, on leur lava les pieds, et puis on les invita à prendre des forces pour la continuation de leur saint pèlerinage. Le roi Hérode, les trois mages et les principaux dignitaires de la cour prirent place à la table du festin. Giacomo, animé par de copieuses rasades, oubliant le rôle dont il était investi, voulut haranguer l’assemblée au nom de saint Pierre et de saint Paul, et déjà il avait lancé sa fameuse citation: Ecco cosa dicevano..., lorsqu’on lui fit observer qu’en sa qualité de mage, il lui était impossible d’invoquer les deux grands apôtres dont les épîtres sont postérieures à la mort de Jésus-Christ. Sans être parfaitement convaincu de la justesse de cette observation, Giacomo consentit à suspendre son discours. Après ce petit épisode, on se leva de table; le roi Hérode remonta sur son trône, et il dit aux mages qui l’écoutaient: «Allez, informez-vous de l’enfant, et, lorsque vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi l’adorer.»
Les mages s’inclinèrent avec respect et sortirent de la salle. Ils trouvèrent le village illuminé. Les fenêtres des principales maisons étaient garnies de flambeaux et de jeunes filles déguisées sous les costumes les plus bizarres et les plus divers, qui criaient aux voyageurs: «Ohé! ohé! voici le roi des Juifs que vous cherchez!» et, avec ces cris insultants, elles jetaient à la tête des[53] voyageurs une sorte de mannequin en paille qui simulait un enfant au maillot. Les mages traversèrent toute cette foule de mécréants dans un profond silence, paraissant insensibles aux injures dont ils étaient l’objet. Ils arrivèrent ainsi en pleine campagne, suivis d’une cohue d’enfants et de femmes, et précédés de loin par un char à deux roues et de forme antique qui était traîné par des bœufs. Sur ce char, qui ressemblait assez à celui que montaient jadis les triomphateurs romains, il y avait quatre jeunes gens tenant chacun à la main une longue torche de résine dont la flamme pétillante s’élançait dans les airs. Les ombres que projetait cette lumière épaisse enveloppaient le char et dérobaient entièrement aux yeux de la foule les détails de cette naïve mise en scène, par laquelle on voulait représenter la mobilité de l’étoile prophétique.
C’était par une nuit d’une sérénité admirable que s’accomplissait cette pieuse et touchante cérémonie. Le firmament était radieux, les étoiles scintillaient d’une manière extraordinaire, l’air était doux, l’obscurité et le silence régnaient dans la nature. On n’entendait de temps en temps que les bêlements des moutons enfermés dans les fermes du voisinage, que le cri plaintif de quelque oiseau mal abrité, que les sons expirants d’une voix lointaine. Une douce et vague tristesse remplissait les cœurs, lorsque, Giacomo frappant quelques accords sur sa vieille guitare, les trois mages se mirent à chanter une naïve complainte, en continuant leur chemin. Cette complainte était un fragment d’une litanie de Lotti, célèbre compositeur vénitien du commencement du XVIIIe siècle, et dont la mélodie suave s’était égarée dans les contrées riantes des bords de la Brenta, où elle avait été apportée sans doute par quelque noble dame, et y avait germé,[54] comme ces grains de semence que laissent tomber les oiseaux voyageurs, messagers dociles d’une volonté mystérieuse. La mélodie de Lotti, arrangée à deux parties par une main inconnue, était très-populaire dans les provinces de terre ferme, où elle passait pour un de ces chants naïfs qui semblent s’exhaler de la terre féconde comme les parfums de l’aubépine en fleur. Giacomo était chargé de rendre la partie de basse, tandis que Zina et Lorenzo chantaient à l’unisson la partie de soprano. Voici quelles étaient les paroles de ce charmant noël:
Étoile mystérieuse, dont nous suivons depuis si longtemps les traces mobiles et toujours nouvelles, conduis-nous enfin vers le berceau de l’enfant qui a été promis au monde pour la félicité des hommes. Avertis par ta clarté propice, nous venons des extrémités de l’Orient pour adorer le Christ annoncé par les prophètes, et nous lui apportons de l’or, de l’encens et de la myrrhe, ce que renferme de plus précieux le pays de nos pères. Courbés sous le fardeau des ans, nous venons à toi, enfant miraculeux, pour que tu dissipes les ténèbres qui nous enveloppent de toutes parts, pour que tu arraches de nos cœurs flétris ce doute funeste, que nous a légué le génie du mal. Sois mille fois béni, ô roi d’Israël! Que ta lumière s’élève sur l’abîme de nos misères, que ta parole sainte purge nos âmes souillées et qu’elle nous réconcilie avec le Dieu créateur! O Christ rédempteur, que ton nom soit béni à jamais!
La voix mordante de Giacomo, celles plus agréables de Zina et de Lorenzo, harmonieusement groupées ensemble, s’exhalaient ainsi en doux accords, pendant que le cortége continuait sa marche et que les mages entraient dans chaque maison un peu importante qu’ils trouvaient sur leur chemin. Ils y étaient reçus avec une pieuse cordialité, et ils allaient se prosterner, dans un coin de l’étable, aux pieds de l’enfant Jésus couché dans la crèche et entouré de la sainte famille.
Après ces diverses stations, les mages reprirent le cours de leur pèlerinage, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés devant la grille d’un château, où ils furent introduits par un domestique en livrée. On les conduisit dans un grand salon, rempli de seigneurs et de nobles dames. Giacomo salua humblement la compagnie, et, après avoir frappé sur sa vieille guitare les deux seuls accords qui lui fussent familiers, tous les trois recommencèrent à chanter le noël dont nous avons traduit les paroles. La noble compagnie parut satisfaite de l’effet de l’ensemble, mais on remarqua surtout la voix fraîche de Lorenzo, dont la grâce enfantine avait déjà attiré les regards. Une jeune demoiselle, qui paraissait parler avec autorité, fit approcher Lorenzo, et lui demanda avec douceur:
«Avez-vous des frères et des sœurs, mon bel enfant?
—No, signora, répondit-il en rougissant un peu, je suis le seul enfant de ma mère.
—Aimez-vous bien votre mère?
—Autant que j’aime le bon Dieu, dit-il sans la moindre hésitation.
—Voilà une réponse qui annonce un cœur aussi pur que votre front.»
Et un murmure d’approbation générale accompagna cet éloge.
La gentildonna, attirant alors Lorenzo plus près du canapé où elle était assise, lui dit avec un doux sourire:
«Sans doute vous ne voudriez pas la quitter, cette mère que vous aimez tant?
—Si c’était pour son bonheur! répondit avec empressement Zina, qui avait compris toute la portée de cette question.
—Par exemple, répliqua la noble demoiselle en jetant[56] les yeux sur un vieillard silencieux qui était assis en face d’elle, de l’autre côté du foyer, vous plairiez-vous avec nous, mon bel enfant?
—O santa Maria! s’écria encore Zina, qui, dans son affection pour Lorenzo, devançait ses réponses, ce serait bien heureux pour l’enfant et pour sa mère!
—Eh bien! nous causerons de cela plus longuement demain,» reprit la noble demoiselle; et, à un signe gracieux de sa main, les trois mages se retirèrent.
A une petite lieue de La Rosâ, sur la belle route qui conduit de Padoue à Bassano, toute parsemée de hameaux pittoresques, de nombreuses hôtelleries et de riches vergers, se trouvait le charmant village de Cadolce, et dans ce village on remarquait une des habitations les plus délicieuses de la terre ferme. Elle était assise sur le penchant d’une colline, adossée à la lisière d’un bois qui répandait au loin sa fraîcheur et son ombrage tutélaire. Le château, entouré de portiques, était vaste et d’une architecture élégante. Son toit à l’italienne se détachait de la verdure qui l’environnait et s’épanouissait au soleil, comme un caprice de fée. Ce château était du XVIe siècle; il avait été construit par Palladio, avec les débris de vieux monuments de la Grèce. Le château était séparé de la route par un large fossé rempli d’eau et par une longue grille dorée qui laissait entrevoir un riche parterre rempli de citronniers et des fleurs les plus rares, que rafraîchissaient des jets d’eau toujours abondants. Une grande quantité de jolis pigeons et de paons au chatoyant plumage étaient constamment perchés sur le toit du château, qu’ils remplissaient du bruit de leurs cris mélancoliques et de leurs roucoulements amoureux. L’intérieur de ce château répondait à la magnificence de l’extérieur. De grands appartements somptueusement[57] décorés, des tableaux, des statues, une bibliothèque choisie, une chapelle, un théâtre, un nombreux domestique, tout annonçait la résidence d’un grand seigneur. Le village enveloppait le château et s’étendait le long de la route en jolies maisonnettes blanches, habitées par une population laborieuse. Cadolce était le village le plus propre qu’il y eût entre Padoue et Bassano. Ses habitants avaient une grande réputation de jovialité; ils étaient fous de plaisir, et il était passé en proverbe que lorsqu’on s’ennuyait, il fallait aller à Cadolce. Aussi y accourait-on en foule les jours de fête; on y dansait, on y buvait à perdre haleine. L’auberge de la Luna était remplie de bons compagnons qui frappaient sur les tables et brisaient les vitres de leurs dissonances non préparées.
Dans une grande et belle pièce de la villa Cadolce, ornée de vieux portraits de famille, parmi lesquels on remarquait plusieurs doges, deux personnages s’entretenaient paisiblement. L’un de ces personnages, enveloppé d’une longue robe noire, les mains croisées derrière le dos, sa tête blanche légèrement inclinée sur la poitrine, marchait à pas lents et mesurés. De temps en temps il poussait de gros soupirs entremêlés de quelques rares monosyllabes qui semblaient s’échapper avec peine de ses lèvres minces et serrées. «C’est fait, disait-il tout bas, oui, c’est fait de l’indépendance et de la grandeur de Venise.»
Après un long silence, pendant lequel il ne cessait de marcher, il reprit, en élevant la voix et en redressant un peu sa tête sexagénaire: «Cependant, si le sénat voulait m’écouter, nous pourrions voir briller encore quelques beaux jours; nous aurions des alliés, de l’or, et des soldats pour nous défendre.»
Il se tut de nouveau, et, ralentissant sa marche, dont il paraissait fatigué: «Mais, hélas! dit-il, nous sommes vieux, et tout le monde nous abandonne. Les patriciens sont plus corrompus que le siècle où nous avons le malheur de vivre; ils tiennent plus à leurs richesses et à leur lâche oisiveté qu’à l’indépendance de la patrie. Pourvu qu’on les laisse se promener au Broglio et souper dans leurs casini, ils tendront la gorge au destin qu’on leur prépare.
—Il me semble que Votre Excellence s’exagère beaucoup les dangers qui menacent la république, dit l’autre personnage, qui était assis nonchalamment sur un canapé de velours, tenant à la main un vieux bouquin entr’ouvert dans lequel il essayait de lire de temps en temps. Les puissances ennemies de l’indépendance de Venise sont trop occupées de leurs propres affaires pour songer à nous inquiéter.
—Ah! ce ne sont pas les armes des nations intéressées à notre perte que je redoute pour ma patrie, répliqua le premier interlocuteur; c’est l’esprit nouveau qui s’élève de tous les coins de l’horizon. Nos vieilles institutions sont minées par un principe funeste qui échappe à toute surveillance; les provinces s’agitent, les patriciens sont désunis, et les citadins aspirent ouvertement à une réforme de l’État. Il n’est pas jusqu’à nos bons gondoliers qui ne rembrunissent leur visage; ils nous saluent avec moins de respect et ne chantent plus les stances du Tasse avec la bénigne gaieté d’autrefois. Oui, mon ami, nous marchons évidemment à une dissolution de toutes choses.
—Votre Excellence sait mieux que moi que la république est un vieux vaisseau dont la quille plonge trop avant dans le sein des ondes pour carguer ses voiles à[59] la moindre brise. Qu’elle se rassure donc, per Bacco! les lois de Venise sont l’œuvre d’une politique consommée, et Horace semble avoir prévu les événements qui se préparent lorsqu’il dit....
—Abbé, tu te trompes. Horace est assurément un grand poëte, qui a dit des choses admirables sur l’homme et sa destinée; mais, malgré ton savant commentaire, je doute qu’il ait entrevu les événements dont nous sommes menacés. Crois-en ma vieille expérience: nous sommes destinés à voir l’une des plus grandes révolutions de l’histoire. Rien de ce que tu as lu ne peut être comparé à ce que je redoute. C’est un monde qui s’écroule. Venise, qui a bravé tant d’orages, et dont les lois sont l’œuvre du temps et de sa justice, se brisera contre l’écueil que j’aperçois de loin. Je le répète, nous sommes vieux, la vie nous échappe, Venise est une lampe près de s’éteindre et qui ne projette plus qu’une flamme vacillante. On dirait que la nature elle-même participe à cette évolution mystérieuse; car les saisons, et surtout le printemps, ne sont plus ce qu’elles étaient pour nos pères. Oui, oui, mon ami, la terre aussi se refroidit dans l’espace; le soleil se voile de sinistres nuages, et l’homme perd de sa chaleur et de sa douce gaieté. Il ne nous reste plus qu’à mourir dans la miséricorde de Dieu.»
En proférant ces dernières paroles, le vieillard se laissa tomber sur une chaise en couvrant ses yeux de ses mains décharnées.
«Per Bacco! Votre Excellence m’étonne, répliqua l’abbé. Je ne vois pas que le soleil soit moins éclatant, que les fleurs soient moins parfumées et le vin de Chypre moins généreux que par le passé. Eh vîa! eh vîa! laissez là vos sombres présages. Dieu et la nature sont[60] toujours les mêmes; le mal n’est que dans l’esprit de l’homme. N’empoisonnons pas l’heure présente par des prévisions malheureuses; laissons-nous aller doucement au courant qui nous entraîne, en chantant avec Horace:
Lætus in præsens animus, quod ultra est,
Oderit curare, et amara lento
Temperet risu. Nihil est ab omni
Parte beatum[9].
Le premier de ces deux interlocuteurs était Marco Zeno, noble Vénitien dont la famille illustre remontait aux premiers temps de la république. Toutes celles qui avaient de semblables prétentions historiques étaient appelées familles électorales, parce qu’elles croyaient descendre des douze tribuns qui, en 679, élurent le premier doge. Marco Zeno pouvait avoir soixante ans à l’époque où nous place notre récit. C’était un homme grand et sec, au front large et dépouillé. Il avait une physionomie expressive, mais sévère; son abord calme, son regard froid et redoutable vous inspiraient ce respect mêlé de crainte qui est le propre des hommes habitués au commandement. Quoique rempli de bienveillance pour toutes les personnes qui vivaient dans sa familiarité, ses manières n’avaient rien de communicatif. On lisait dans l’impassibilité de son visage qu’il était né dans une caste privilégiée et souveraine dont il voulait qu’on respectât les droits. Les grandes démonstrations répugnaient à sa froide raison. Il ne pouvait supporter ni la joie bruyante ni la sensibilité trop expansive. Il aimait les intelligences qui se dominent et qui se manifestent[61] avec mesure. Il connaissait trop les hommes pour se laisser prendre aux apparences, et ne croyait facilement ni au dévouement absolu ni à la méchanceté gratuite. C’était un esprit vaste et rompu au maniement des affaires. Ayant été ambassadeur de la république de Venise dans presque toutes les cours de l’Europe, il y avait étudié le mécanisme des gouvernements, dont il connaissait le fort et le faible. Marco Zeno n’avait aucun enthousiasme; il se méfiait des mensonges de la parole, il voulait des faits positifs avant de prendre une détermination; alors il agissait sans scrupule et sans hésitation. Il croyait à l’amour, à la haine, à l’amitié, comme à des forces de la nature humaine qu’on peut utiliser. Acteur profond, il était doué d’une âme assez impressionnable pour bien jouer un rôle dans le drame de la vie politique, qui avait été la grande préoccupation de sa vie. C’était un de ces hommes d’État comme Venise en possédait beaucoup, une de ces intelligences italiennes lucides et fortes, qui était arrivée à ce point élevé de l’horizon de la vie où tout est clair, mais d’une tristesse navrante.
Cependant, sous la sèche enveloppe de ce vieux sénateur, dans cet homme sombre et désabusé par une longue expérience de nos misères, il y avait un recoin mystérieux où s’était réfugié tout ce qui lui restait de vitalité: c’était l’amour de la patrie. Homme politique un peu de l’école de Machiavel, dont le livre fameux n’est, après tout, que la glorification du succès, Marco Zeno avait été élevé dans les préjugés de cette oligarchie pour qui la nation se résumait tout entière dans l’État, et l’État dans les mains d’une minorité choisie. Ce mot abstrait, l’État, était alors pour les hommes politiques ce que le mot âme est encore de nos jours pour certains[62] esprits, un dieu jaloux, silencieux et voilé, qui semble n’avoir créé le monde que pour l’absorber et l’anéantir. Bien que Marco Zeno eût habité la France sous le règne de Louis XV, et qu’il eût vécu au milieu de la phalange philosophique qui s’efforçait de dégager de l’histoire la grande loi du progrès continu de l’esprit humain, il était resté impénétrable à ce qu’il appelait les folles idées des temps nouveaux. Selon lui, le pouvoir devait être toujours le partage des classes élevées de la société, à la condition cependant qu’il fût exercé pour le bien de tous. Il disait souvent que la loi devait être comme le soleil, qu’elle devait éclairer les peuples sans qu’ils y pussent toucher. Pour Marco Zeno comme pour toute l’aristocratie de Venise, la science politique se résumait dans cette formule bien connue: Pane in piazza, e giustizia in palazzo.
Le second des deux interlocuteurs était l’abbé Zamaria, le secrétaire et l’ami de Marco Zeno. Il l’avait suivi dans ses ambassades, et avait partagé toutes les vicissitudes de sa fortune. C’était un tout petit homme écourté, vif, d’un caractère doux et charmant, d’où s’épanchait une gaieté bénigne et presque inaltérable. Son imagination sereine ne réfléchissait que la partie lumineuse et consolante de la vie. Très-versé dans les langues anciennes, sachant presque toutes celles de l’Europe moderne, poëte, philosophe et surtout grand musicien, l’abbé Zamaria réunissait toutes les connaissances de son temps, dont il cachait la profondeur sous le rire d’un enfant. Il appartenait à cette famille d’esprits aimables et fins, de philosophes pratiques aux passions tempérées, aux goûts délicats, aux croyances molles et flottantes, qui se laissent aller au courant qui les entraîne sans projets lointains, sans ambition, goûtant à tous les fruits de la[63] route sans soucis et sans regrets. L’abbé Zamaria était un de ces hommes contenus et sages qui trouvent le bonheur dans la modération des désirs, dans un coin paisible, à côté d’un objet aimable, un de ces joyeux abbés du XVIIIe siècle, plus dévots à la morale d’Horace qu’à celle de l’Évangile, humant la vie piano, piano, et secouant les chagrins comme l’oiseau secoue les gouttes de rosée qui tombent sur ses ailes.
Marco Zeno et l’abbé Zamaria étaient deux caractères parfaitement opposés, qui représentaient assez fidèlement les deux grands éléments de la société vénitienne, c’est-à-dire la minorité oligarchique qui possédait les bénéfices et les soucis de la puissance, et le peuple doux et spirituel qui se berçait mollement sur les lagunes, laissant couler la vie comme une gondole légère sul mare infido. Marco Zeno était veuf depuis longtemps. Une fille unique était l’héritière de sa tendresse et de sa fortune. C’est dans un coin de la villa Cadolce que vivait dans le recueillement le saint abbé dont il a été question au commencement de cette histoire: il était le frère cadet du vieux sénateur.
Le château où s’est passée la scène que nous venons de raconter est celui où avaient été reçus les trois mages dans la nuit de Noël. La jeune personne qui avait accueilli avec tant de grâce l’enfant de Catarina Sarti était la fille du vieux sénateur, et la nièce par conséquent du prêtre vénérable dont Lorenzo avait su toucher le cœur. En entrant dans cette illustre famille vénitienne, le jeune Lorenzo héritait pour ainsi dire de la destinée de son père, qui avait été le client de Marco Zeno, dont la protection s’était étendue sur la veuve, à qui il faisait une pension. Lorsque la fille de Zeno questionna Lorenzo sur le nombre de frères et de sœurs qu’il pouvait[64] avoir, elle ignorait qu’il fût le fils de Catarina Sarti. L’intérêt tout instinctif qu’elle ressentit d’abord pour cet enfant qu’elle voyait pour la première fois prit un caractère plus sérieux lorsqu’elle apprit quels étaient les liens qui existaient depuis longtemps entre le père de Lorenzo et sa propre famille. Admis dans la maison de Zeno sans autre titre que celui d’une bienveillance généreuse, le fils de Catarina Sarti ne tarda point à s’attirer l’affection du vieux sénateur, et surtout celle de sa fille.
Beata, fille unique du sénateur Marco Zeno, pouvait avoir à peu près quinze ans à l’époque où Lorenzo fut reçu dans sa famille. Elle était assez grande pour son âge, d’une taille élancée et fine, dont tous les mouvements trahissaient la distinction de la race. Sa tête charmante, d’une expression à la fois douce et sévère, reposait sur un cou flexible, dont les lignes onduleuses allaient expirer mollement sur des épaules délicates qui tressaillaient à la moindre émotion. Ses yeux étaient d’un noir bleuâtre, ornés de longues et soyeuses paupières qui en tempéraient l’éclat. Son regard profond et tendre, presque toujours enveloppé d’un nuage mélancolique, révélait une âme sérieuse, et son maintien noble, mais un peu sévère parfois, était adouci par les signes d’une bonté compatissante qui lui attirait l’affection respectueuse de ses domestiques et de ses inférieurs. Une chevelure abondante et presque blonde, relevée derrière la tête en un bouquet charmant, contenait une fleur naturelle dont Beata aimait à se parer comme d’un symbole de la jeunesse et de ses espérances. Ayant perdu sa mère de très-bonne heure, Beata avait été élevée sous la surveillance de son père et par les soins particuliers de l’abbé Zamaria. Aussi son instruction, variée[65] et plus forte que ne l’était celle des femmes ordinaires de son pays et de son temps, se ressentait un peu de la pensée sérieuse qui en avait dirigé le cours. Beata connaissait la langue française, qu’elle parlait avec une certaine facilité. On se doute bien que les arts n’avaient point été oubliés dans l’éducation d’une noble Vénitienne. La fille du sénateur dessinait un peu, peignait agréablement, et surtout elle connaissait à fond l’art musical, dont l’abbé Zamaria lui avait révélé les secrets les plus intimes. Sa voix de mezzo soprano, d’un timbre suave et pénétrant, se colorait des plus vifs reflets du sentiment, dont elle savait exprimer les nuances les plus délicates. Ce qui paraîtra assez bizarre, c’est que Beata avait un goût particulier pour le violoncelle, dont elle jouait avec infiniment de grâce. Cette prédilection pour un instrument qui ne semble pas convenir à la délicatesse d’une femme s’expliquait alors par les mœurs de Venise, dont les écoles de musique étaient exclusivement consacrées à l’éducation de pauvres jeunes filles. Celles-ci y apprenaient à jouer de tous les instruments nécessaires pour former un petit orchestre qui servait aux exercices de la maison. Nous aurons l’occasion de faire remarquer plus tard combien cette organisation des conservatoires de Venise a eu d’influence sur le goût musical de la société vénitienne.
Les talents aimables, les charmes et la rare distinction qu’on remarquait dans cette noble jeune fille n’étaient cependant que des accessoires, et comme la splendeur de qualités d’un ordre plus élevé. Son esprit, d’une trempe peu commune, avait été nourri de lectures sérieuses et diverses, et son jugement, mis en éveil par le spectacle d’une société en décadence, avait acquis une maturité tout à fait au-dessus de son âge. Héritière unique[66] de la fortune et de la tendresse de Marco Zeno, son père avait voulu qu’elle fût digne de l’illustration de sa maison et du rang qu’il occupait dans l’État. Dans les idées de ce vieux sénateur, qui étaient celles de la haute aristocratie vénitienne, la femme d’un patricien devait être au-dessus des autres femmes, non-seulement par les avantages de la naissance, mais par l’élévation des sentiments. Il disait souvent que toute prérogative sociale qui n’est point justifiée par une supériorité morale est une véritable usurpation. Aussi n’avait-il épargné aucun effort pour que Beata fût digne du nom qu’elle portait, et de très-bonne heure il avait exercé son jeune esprit à lire, sans trop se troubler, dans les profondeurs du cœur humain.
Cette direction sévère donnée à l’éducation de Beata n’avait point altéré, heureusement, la simplicité de son âme. Née dans un siècle téméraire, au milieu d’une société en décadence, elle sut entendre tout ce qui se disait contre les plus saintes vérités sans jamais donner lieu de croire que le doute eût pénétré dans sa conscience. Le commerce des hommes supérieurs et la lecture des livres les plus hardis n’avaient porté atteinte ni à la modestie de son langage, ni à l’accomplissement de ses plus humbles devoirs. Elle savait écouter et se taire, et son dégoût profond pour les discussions arides et pointilleuses de l’esprit l’avait fortifiée dans l’idée que la mission de la femme était de relier et de concilier les hommes par l’attrait du sentiment. Aussi les passions turbulentes se calmaient à son approche, la sérénité de son front se répandait sur tous ceux qui la voyaient, et les caractères les plus antipathiques se groupaient autour de sa personne en acceptant avec amour le joug de son empire. La science de la vie, si l’on peut donner ce[67] nom à de simples pressentiments d’une nature bien douée, avait traversé son cœur sans y déposer une goutte de son amertume. A son regard doux et mélancolique, à cette adorable langueur qui se trahissait par les sons voilés de sa voix expressive, et qui lui faisait pencher la tête comme celle d’un épi d’or sous la brise du matin, à ce mélange de tendresse et de raison, de joie enfantine et de préoccupation sérieuse qui faisaient le fond de son caractère, on reconnaissait une femme d’élite, une de ces créatures privilégiées que Dieu semble envoyer sur la terre pour y raffermir le culte de l’idéal. Lorsque, vers les heures paisibles du soir, Beata promenait sa langueur dans le beau jardin de la villa Cadolce, au milieu des orangers et des fleurs, préservant sa tête d’une ombrelle de soie rose dont les reflets adoucis allaient se confondre avec ceux de sa robe blanche et flottante, le cœur rempli de murmures confus, laissant échapper de ses lèvres indolentes ce demi-sourire qui sied à la grâce, et regardant au loin dans l’atmosphère les chaudes vapeurs qui annoncent la fin du jour, on eût dit la personnification de Venise ayant le pressentiment de sa destinée.
Beata avait une amie d’enfance qu’elle aimait beaucoup: c’était Tognina, la fille du médecin de Cadolce, petite et gracieuse personne, vive, enjouée, spirituelle. Au moindre mot, le frais et blanc visage de Tognina s’épanouissait de joie, et un doux sourire se jouait sur ses lèvres de rose comme un rayon de soleil dans un vase rempli de lait. Légère et un peu malicieuse, Tognina était une Vénitienne pure et sans mélange, dont le caractère formait un heureux contraste avec celui de Beata. Cette diversité dans les goûts et dans les instincts avait resserré davantage l’affection qui existait entre ces deux[68] jeunes filles, qui n’avaient point de secrets l’une pour l’autre.
Lorsque le jeune Lorenzo Sarti fut admis dans l’illustre famille dont nous venons de faire connaître les différents membres, il ne tarda point, nous l’avons dit, à devenir l’objet de la préoccupation de Beata. De quelques années plus âgée seulement que cet enfant, qui avait éveillé son intérêt par la gentillesse de ses manières et la naïveté de ses réponses, Beata sentit croître en elle chaque jour les germes d’une affection dont il était aussi difficile de définir le caractère que de prévoir les développements. Il semblait que Lorenzo fût venu à propos apporter un aliment à l’activité de cette noble fille, dont le cœur sommeillait encore du doux sommeil de l’adolescence. Son père, qui, hors de la politique, n’avait de volontés que celles de Beata, fut très-heureux de la voir s’attacher le fils d’un bon Vénitien qui avait été un client dévoué aux intérêts de la famille Zeno. Elle prit soin de son éducation, lui fit donner des maîtres, et se plut à diriger son esprit et à faire jaillir de son âme les bons instincts qu’elle pouvait contenir. Toujours à ses côtés, Lorenzo était devenu comme le frère de Beata. Il l’accompagnait partout, à l’église, à la promenade, dans les cercles, portant son ombrelle, un livre de messe, ou bien un bouquet de fleurs. Or, de toutes les séductions innocentes qui peuvent exister entre deux êtres d’âge et de sexe différents, il n’y en a pas de plus subtile que le plaisir qu’on éprouve à communiquer à une créature de Dieu le souffle de la vie morale. Voir s’épanouir sous ses yeux un jeune esprit qui se débat dans les limbes de l’instinct, dissiper peu à peu les nuages qui enveloppent son berceau, le nourrir de sa substance, le sentir tressaillir sous vos étreintes et le voir répondre à vos efforts[69] par ce premier sourire qui annonce l’arrivée du jour et le triomphe de l’intelligence, c’est un bonheur qui égale presque celui de la maternité, c’est un mystère qui participe du grand mystère de la création. Aussi l’histoire est-elle féconde en exemples de cette nature, et l’on peut affirmer que les plus belles fictions de la poésie reposent sur cette donnée d’une vérité profonde, que l’amour n’a pas de plus puissant auxiliaire que l’attrait de l’esprit[10]. On sait comment Dante a traité ce sujet dans l’admirable épisode de Françoise de Rimini.
S’il y a un charme tout-puissant à communiquer l’étincelle de la vie à un esprit qui s’ignore, si la science possède un attrait qui fascine celui qui la donne aussi bien que celui qui la reçoit, en effaçant quelquefois les contrastes les plus vifs de l’âge et de la fortune, les arts, surtout la musique, opèrent des miracles bien plus surprenants encore. La musique, ce langage mystérieux de l’âme, dont l’empire commence où finit celui de la parole, comme l’ont très-bien dit quelques Pères de l’Église; la musique, qui est à la fois une science très-compliquée et un art prodigieux qui satisfait la raison et qui la dépasse par son rayonnement infini; la musique remue les fibres les plus ténues de notre sensibilité, et amène à la surface du cœur des accents ignorés qui nous révèlent tout entiers à ceux qui nous écoutent. C’est ainsi que la mer agitée par la tempête se soulève jusque dans ses profondeurs, et jette sur les rivages des débris inconnus. Telle femme vous attire par sa beauté et vous charme par sa conversation, qui semble trahir une créature délicate et conforme à l’idéal que vous poursuivez:[70] écoutez-la chanter, et, si votre oreille est exercée à démêler la bonne note, vous serez étonné de la différence qui existe souvent entre ces deux manifestations d’une seule et même personne. C’est que dans le son musical, dans ce qu’on appelle le timbre de la voix humaine, il y a ce qu’on trouve dans l’arome des fleurs, la quintessence de la nature des choses. Une voix qui chante, c’est un écho de l’âme, qui vous en dit plus en quelques minutes que les plus longs discours. On peut mentir en parlant, on ne peut pas tromper en chantant.
C’est Beata qui enseigna à Lorenzo les premiers éléments de la musique, et cette tâche lui fut aussi douce que facile à remplir, parce que son élève était déjà tout préparé à la culture de cet art admirable. Lorsqu’il eut surmonté les premières difficultés, que sa voix de soprano fut assouplie à franchir les intervalles les plus ardus, et qu’il eut une connaissance suffisante des signes phonétiques et de leur valeur, Lorenzo passa sous la direction de l’abbé Zamaria, qui du reste avait la haute main sur toute son éducation intellectuelle. L’abbé Zamaria était un profond musicien, un érudit qui connaissait l’histoire et la théorie de l’art presque aussi bien que le P. Martini de Bologne, dont il était l’ami et le correspondant. Élève de Benedetto Marcello, dont il admirait plus que personne le génie simple et grandiose, l’abbé Zamaria avait suivi d’un œil curieux et intelligent les révolutions qu’avait subies la musique depuis la grande époque de la Renaissance jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Il avait surtout fait une étude particulière de l’histoire de la musique à Venise, de ses théâtres et de toutes les institutions qui s’y rattachaient, et, à force de sagacité, d’érudition aussi variée que minutieuse, il était parvenu à saisir le caractère de ce qu’il appelait[71] l’école vénitienne, qu’il croyait aussi réel et aussi tranché en musique que dans la peinture et dans l’architecture. La partialité de l’abbé Zamaria pour tout ce qui pouvait intéresser la gloire de son pays, son penchant à faire ressortir l’influence particulière de Venise sur le développement de l’esprit humain, en s’exagérant peut-être la part qu’elle pouvait revendiquer dans l’histoire de la civilisation italienne, étaient chez lui des sentiments naturels qui s’étaient fort accrus par le désir d’être agréable à son ami le sénateur Zeno. Ce vieux patricien, dont l’intelligence lucide et forte ne se faisait aucune illusion sur l’affaiblissement de la république et sur les événements probables qui d’un jour à l’autre pouvaient emporter son indépendance, s’était pris d’une tendresse vraiment filiale pour la grandeur éclipsée de la reine de l’Adriatique. Il s’était retourné vers le passé pour y chercher une distraction à sa douleur actuelle, comme nous aimons tous, au déclin de la vie, à réjouir nos regards attristés par le spectacle de nos belles années. Cette passion jalouse pour la gloire de sa patrie, qui réchauffait le cœur du vieux Marco Zeno, était partagée par toute la haute noblesse de Venise; à vrai dire, elle forme un des traits caractéristiques de l’aristocratie dans tous les pays du monde. On a pu voir de nos jours que la démocratie fait assez bon marché des limites territoriales qui séparent les différentes nations de l’Europe; et cela se conçoit aisément: car l’esprit qui anime la démocratie moderne participe un peu de la nature de l’esprit religieux, dont le point d’appui est dans la conscience, et non plus dans les fictions arbitraires de la pensée. L’aristocratie vit de traditions, parce que c’est dans la tradition qu’elle trouve les titres de sa puissance, tandis que la démocratie ne s’élève qu’au nom d’un principe[72] de justice que le temps a mûri, et dont il exige impérieusement la réalisation. Aussi l’histoire nous montre-t-elle l’aristocratie partout et toujours fidèle au culte des dieux domestiques, défendant jusqu’au dernier soupir la nationalité dont elle est l’expression vivante, tandis que la démocratie déborde comme un fleuve impétueux qu’agite le souffle de Dieu. Cette lutte héroïque du patriciat et de la démocratie, qui est le nœud de l’histoire universelle, a été surtout remarquable et très-décisive dans la république de Venise, dont l’indépendance n’a pas survécu d’une heure à la chute du gouvernement oligarchique.
Ce sentiment profond d’attachement pour le sol natal, qui remplissait l’âme tout entière du vénérable sénateur, se révélait autour de lui d’une manière ingénieuse et frappante. Dans son palais de Venise aussi bien que dans sa villa Cadolce, il n’y avait que des meubles et des objets d’art provenant soit de la capitale, soit d’une ville quelconque des États de la république. Il suffisait que le moindre objet de luxe eût été fabriqué par un Vénitien ou par un sujet de la république, pour qu’il eût à ses yeux un prix inestimable. Dans ses deux magnifiques habitations, il n’avait admis que des tableaux et des gravures de l’école vénitienne, depuis Jean Bellini jusqu’à Tiepolo, qui ferme la série des grands artistes qui ont illustré cette terre de la poésie et de la volupté, jusqu’aux petits tableaux de genre et aux caricatures innombrables que produisait un peintre de mœurs alors très à la mode et assez inconnu de nos jours, Pierre Longhi, mort à Venise en 1780, qu’on voyait figurer dans les appartements de Marco Zeno au milieu des chefs-d’œuvre des demi-dieux de la peinture. Les tableaux, les gravures, les objets d’art, et en[73] général toutes les productions de l’esprit, étaient classées, non d’après leur mérite respectif et reconnu, mais selon le degré de consanguinité qui les rapprochait de la cara Venezia. Et d’abord, Marco Zeno plaçait au premier rang dans son affection et dans son estime les artistes qui étaient nés dans la ville même des lagunes, sur l’isola madre, comme il aimait à la qualifier. Venaient ensuite les œuvres des sujets de la république, puis enfin tout ce qui avait été créé à Venise par la main des étrangers. Il suffisait qu’un livre eût été imprimé dans cette ville chérie pour avoir droit à son intérêt, et alors il lui était bien difficile de le juger sans un peu de partialité.
Pour répondre à cette passion profonde et presque sacrée de Marco Zeno, l’abbé Zamaria avait organisé la grande bibliothèque de son palais de Venise et celle, moins considérable, qui se trouvait à la villa Cadolce, dans un esprit tout aussi exclusif. Sur le premier plan étaient classés par ordre chronologique les historiens, les philosophes, les moralistes et les voyageurs vénitiens, si nombreux et si curieux; puis venaient les poëtes qui ont illustré le dialecte doux et charmant qu’on parle dans les lagunes, suivis de tous les livres importants et célèbres qui ont été publiés depuis l’introduction de l’imprimerie à Venise, en 1467. La partie la plus intéressante de cette bibliothèque était celle qui était consacrée aux œuvres de l’art musical, rangées d’après un plan systématique qui était le résultat d’une grande érudition accompagnée d’une rare sagacité. On y voyait figurer d’abord de nombreux recueils de canzonnette populaires sans nom d’auteur, et qui étaient presque aussi anciennes que la république de Saint-Marc. Après ces monuments curieux de l’instinct et de[74] la poésie populaire qu’on trouve à l’origine de toutes les nations modernes, l’abbé avait placé les chansons à deux, à trois et même quatre parties, qu’on appelait frottole, et qui étaient le produit d’un art qui commençait à devenir intéressant. Après ces diverses manifestations de la fantaisie plus ou moins libre et populaire, venaient les madrigaux savants d’Adrien Willaert, qui passe pour le vrai fondateur de ce qu’on appelle l’école de Venise; ceux de Costanzo Porta, les œuvres des deux Gabrielli, de Cipriano di Rore, de Jean Croce, surnommé il Chïozzetto, de Claudio Merulo, de Lotti, de Donato, etc., famille nombreuse de compositeurs originaux parmi lesquels Benedetto Marcello occupe le premier rang. Dans la section consacrée à la musique dramatique, on voyait figurer les premiers opéras de Monteverde, qui peut être considéré comme le véritable créateur du drame lyrique; ceux de Cavalli, de Cesti, de Legrenzi, de Caldara, de Gasparini, de Galuppi, suivis de tous les opéras composés à Venise par les nombreux musiciens qui, depuis Scarlatti jusqu’à Cimarosa et Paisiello, ont visité cette ville des merveilles. Les théoriciens n’y étaient pas oubliés non plus, depuis Zarlino et Nicolas Vicentino jusqu’à Zacconi et Tartini, que l’abbé Zamaria avait connus personnellement. Il avait même poussé le scrupule patriotique jusqu’à mentionner par une note qu’il avait intercalée dans la compilation de l’abbé Gerbert, Scriptores ecclesiastici de musica sacra, les manuscrits d’un fameux théoricien de la fin du XIIIe siècle, Marchetto de Padoue, dont le nom était emprunté à la ville qui lui a donné le jour.
On s’imagine bien que, sous la direction d’un pareil maître, Lorenzo dut faire des progrès rapides dans l’étude[75] de la musique. Non-seulement l’abbé Zamaria lui apprit à chanter d’après les principes alors en vigueur dans toutes les bonnes écoles d’Italie, il lui enseigna aussi à jouer du clavecin, et compléta son éducation en lui donnant les notions d’harmonie qui sont indispensables à tous ceux qui veulent comprendre les lois d’un art plus compliqué qu’on ne le croit communément. Du reste, l’abbé Zamaria procédait avec son jeune élève comme il l’avait déjà fait avec Beata, en suivant la méthode de son maître Benedetto Marcello, qui consistait à faire marcher de front la lecture et la vocalisation avec la théorie dans des proportions plus ou moins grandes et selon le degré d’aptitude de l’élève qu’on instruisait. Les leçons de l’abbé Zamaria, auxquelles Beata assistait toujours, étaient fort intéressantes par l’esprit et la passion qu’il mettait à développer ses idées sur l’art qu’il aimait, et par les rapprochements ingénieux et quelquefois profonds qu’il savait établir entre la musique et les diverses connaissances de l’esprit humain. La jovialité de son humeur, son érudition, aussi piquante que variée, jaillissaient au moindre choc, et jetaient la lumière sur les objets les plus obscurs.
«Vois-tu, Lorenzo! lui disait souvent cet aimable abbé, la musique ne s’apprend pas comme les matematiche. La voix est moins nécessaire pour bien chanter que le sentiment; et pour devenir un compositeur comme l’illustre Marcello ou le joyeux Buranello, il faut bien autre chose que de savoir écrire sur la cartella[11] quelques leçons de contre-point. Un grand poëte que tu ne connais pas encore, et qui s’appelait Horace,[76] a prouvé que, pour faire de beaux vers ou de la bonne musique, il fallait le concours de la nature et du travail; ce qui veut dire que, sans la permission du bon Dieu, qui se révèle à nous par le sentiment,
C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur.»
«Ce serait vraiment trop commode, ajoutait un jour l’abbé Zamaria en effleurant de sa main les joues de Lorenzo, si l’on pouvait élever de jolis virtuoses comme toi, ainsi qu’on apprend à un papagallo à bégayer péniblement quelques mots confus. Non, non, me disait souvent mon maître le grand Benedetto Marcello, on ne va pas en paradis avec des coffres remplis de zecchini d’or, et, pour pénétrer dans le monde des belles choses, il faut être armé du rameau fatidique sans lequel on ne franchira jamais les rives éternelles. N’est-ce pas, signora Beata, que ces principes vous paraissent aussi vrais qu’à moi? Lorsqu’il s’agit des beaux-arts, et surtout de musique, l’opinion des femmes est très-importante à consulter.»
Beata répondit à cette interpellation par un sourire gracieux qui éclaira son beau visage d’un rayon lumineux. A ces causeries pleines de substance et d’incidents comiques succédaient des scènes plus animées, où l’abbé Zamaria donnait l’exemple, pour ainsi dire, des principes qu’il venait de développer. Il fallait le voir alors assis à son vieux clavecin, frappant de ses mains osseuses et jaunâtres sur un petit clavier qui ne dépassait pas cinq octaves, et dont les sons aigrelets ressemblaient à ceux d’une mandoline. «Allons, mon ami, disait-il à Lorenzo, chantons ensemble ce joli duo de Clari que tu as appris l’autre jour, et qui a pour[77] objet l’éloge de la musique. Do, re, mi, che bella cosa che la musica! quelle belle chose que la musique! Sur ces paroles fort simples, l’abbé Clari a fait un morceau exquis, un canon à la sixte inférieure, d’une facture ingénieuse et savante. Tu n’as pas oublié, je l’espère, ce qu’on entend en musique par un canon? C’est une phrase plus ou moins longue, qui, après avoir été exposée par une voix, est reproduite par les autres jusqu’à la cadence qui forme le point d’arrêt; puis les phrases recommencent et se poursuivent ainsi jusqu’à la conclusion, comme un écho qui répète à des intervalles marqués le son qui l’a frappé. Il y a des canons à deux, à trois, à quatre et même à six parties. C’est une forme un peu vieillie aujourd’hui, qui était fort à la mode du temps de l’abbé Clari, vers la seconde moitié du XVIIe siècle. Ce savant compositeur, dont l’imagination était remplie de grâce, est né à Pise en 1669. Il a été maître de chapelle à Pistoie, où il a publié en 1720 une nombreuse collection de duos et de trios avec un simple accompagnement de basse chiffrée qui sont des chefs-d’œuvre d’élégance. L’abbé Steffani, un nostro Veneziano, puisqu’il a vu le jour à Castelfranco, sur le territoire de la république, a imité avec bonheur la manière de l’abbé Clari; mais les duos de l’abbé Steffani, qui a vécu longtemps à Munich, puis à la cour de l’électeur de Brunswick, où il a connu Haendel, et qui est mort à Francfort en 1730, les duos de l’abbé Steffani, je suis forcé d’en convenir, ne valent pas ceux de l’abbé Clari, dont ils reproduisent les formes sans la grâce qui les caractérise. Allons, voyons, caro Lorenzo, attaque la première partie de soprano; moi, je chanterai celle de contralto: Do, re, mi, che bella cosa che la musica! do, re, mi, che bella cosa che la musica!»
Et l’abbé Zamaria, de sa voix chevrotante qui avait dû être jadis un ténor, s’animait, s’exaltait comme un enfant qui joue pour la première fois d’un instrument dont il ne connaissait pas la puissance.
«Bravo! Lorenzo, c’est cela; glisse rapidement sur cette syncope qui précède la conclusion du thème proposé; pas de sons de gorge, la voix pure et franche, mais sans efforts.... Do, re, mi, che bella cosa.... Oh! oui, la musique est une belle chose! s’écria l’abbé Zamaria après avoir achevé de chanter ce charmant duo, et en jetant par-dessus le clavecin la petite calotte de velours qui lui couvrait la tête. Va, mon cher enfant, tu as une organisation heureuse qui te rend digne de comprendre l’art admirable que nous aimons tous dans cette maison, et qui est le plus grand charme de la vie.»
Ces éloges adressés à Lorenzo par l’abbé Zamaria, qui n’en était pas prodigue, firent tressaillir le cœur de Beata, qui ne put comprimer entièrement l’émotion qu’elle ressentait. A mesure que Lorenzo grandissait et que son jeune esprit répondait aux soins dont il était l’objet, l’affection de Beata pour cet enfant que la fortune lui avait amené par la main grandissait aussi et remplissait son cœur d’une satisfaction pleine de charme, qui l’entraînait doucement vers un sentiment plus énergique dont elle ignorait la nature et la toute-puissance. Elle était tout simplement heureuse de voir s’épanouir cette jeune plante que Dieu avait commise à sa sollicitude; elle était heureuse de voir ses efforts couronnés de succès et de pouvoir se dire que son instinct ne l’avait pas trompée en lui inspirant la pensée de s’attacher le fils de Catarina Sarti. Cette adoption, qui avait été plutôt l’œuvre du hasard que le résultat d’une détermination[79] préméditée, était d’ailleurs conforme aux habitudes de la haute aristocratie de Venise, qui aimait à étendre les rameaux de son autorité et à couvrir de sa protection tous ceux qui en réclamaient le bénéfice. Beata se laissait donc aller à son penchant sans se préoccuper de l’avenir et sans craindre que le sentiment confus qu’elle éprouvait pour Lorenzo pût jamais acquérir un caractère dangereux pour la sérénité de son âme. Fille d’un grand seigneur, fière de son nom et habituée dès l’enfance au respect qui était dû à l’illustration de sa famille, Beata ne pouvait s’alarmer de ces relations avec un jeune garçon qui avait quatre ans de moins qu’elle, et dont la naissance modeste eût été d’ailleurs un obstacle suffisant à des rêves impossibles. La différence de l’âge, bien plus sensible dans le Midi que dans le Nord, la distance que la fortune avait mise entre Beata et Lorenzo, distance qui, malgré l’altération des mœurs et l’affaiblissement des vieilles institutions, était encore plus respectée à Venise que dans aucun autre pays de l’Europe, toutes ces raisons, jointes au caractère de Beata et à la rare distinction de sa nature, ne lui permettaient point de s’inquiéter sur l’avenir d’un penchant qui se présentait sous les apparences d’une affection fraternelle. Aussi ne craignait-elle point d’avouer la joie que lui faisaient éprouver les succès de Lorenzo et de réclamer, avec une naïveté charmante, la part qui lui revenait dans son éducation. Elle l’avait entouré d’une sollicitude où se mêlait à son insu l’attraction mystérieuse des sexes, qui se fait toujours sentir, même entre les différents membres de la famille la plus chaste. Beata se disait tout bas, en voyant les rayons de la jeunesse effleurer le front de Lorenzo: «C’est moi qui l’ai fait ce qu’il est; c’est moi qui[80] l’ai soustrait aux rigueurs d’une aveugle destinée! Il est mon œuvre, c’est l’écho de mon âme. S’il tient de sa mère la vie du corps, il me doit celle de l’esprit.»
C’est ainsi que Beata laissait échapper les premiers murmures de son cœur sans en approfondir la cause; c’est ainsi qu’elle voguait sur le courant facile qui l’entraînait, sans prendre garde aux dangers de la route. Bercée par des rêves charmants, les paupières mi-closes, elle écartait le jour qui aurait pu l’éveiller: il est si doux, le sommeil du matin! En grandissant sous la tutelle de Beata, Lorenzo, en effet, développait chaque jour les plus heureuses dispositions, qui le rendaient de plus en plus digne de l’intérêt de ses protecteurs. Docile, studieux et très-reconnaissant pour les soins qu’on lui prodiguait, son aimable caractère s’épanouissait sans efforts et semblait répondre à toutes les espérances qu’on avait conçues de lui. La musique, les langues et l’histoire formaient les principaux éléments de l’instruction qu’on lui avait donnée, et sur ce fond solide, qui ne pouvait que s’élargir avec le temps, l’imagination hardie de Lorenzo jetait les plus vives couleurs. Il se sentait heureux de vivre dans le milieu où l’avait conduit la fortune; il s’élançait dans la carrière qu’on lui avait ouverte avec une joie radieuse où se trahissait l’orgueil bien légitime d’une émancipation inespérée. Sa vive intelligence avait franchi presque sans douleur les obstacles de l’initiation, et il travaillait avec une telle ardeur, qu’on était souvent obligé de modérer son zèle.
La littérature française du XVIIIe siècle, qui était répandue dans toute l’Europe, et que l’abbé Zamaria lui avait fait connaître, commençait cependant à déposer[81] dans l’esprit de Lorenzo quelques germes de ces doctrines nouvelles qui devaient soulever le monde et en changer les destinées. Les œuvres de Locke, de Condillac, de Voltaire, surtout celles de Rousseau, furent dévorées successivement et produisirent sur son imagination une fermentation que les pieux conseils de sa mère, qui venait souvent le visiter à la villa Cadolce, ne parvenaient pas toujours à calmer. Ce côté alarmant du caractère de Lorenzo, qui aurait pu briser en un instant l’édifice encore fragile de sa fortune, ne se révélait qu’à travers les lueurs d’une exaltation juvénile qui ne manquait point de grâce, et qui était plutôt de nature à charmer le regard attristé du vieux sénateur. Sans rien perdre du respect qu’il devait à ses protecteurs, sans oublier la distance qui le séparait de sa bienfaitrice, dont il était bien loin de soupçonner le sentiment tendre et voilé, Lorenzo était fier néanmoins d’avoir franchi le cercle fatal que le destin et les institutions humaines avaient tracé autour de son berceau. Avide de connaissances, il harcelait l’abbé Zamaria de mille questions qui annonçaient l’activité de son intelligence. Lorenzo était naïvement glorieux d’être entré dans ce monde enchanté, de parler la langue des patriciens, et de sentir quelque chose en lui qui le rapprochait de la race des demi-dieux. Tout souriait à ses désirs, tout s’aplanissait sous ses pas; il naviguait à pleines voiles, et son cœur débordait d’espérances infinies. Aussi comme il bénissait la main qui l’avait soulevé de terre! comme il adorait l’ange qui lui avait ouvert les portes du paradis!
La vie qu’on menait au palais Cadolce était remplie de nombreux incidents qui venaient varier presque chaque jour le plaisir de la villégiature. C’étaient de fréquentes[82] réceptions des plus grands personnages de la terre ferme, des collations splendides, des concerts et de longues promenades, tantôt à pied, tantôt en carrosse, qui aboutissaient presque toujours à quelque habitation seigneuriale, où demeurait une famille de connaissance qu’on allait visiter. On faisait aussi de petits voyages dans les villes environnantes, à Bassano, à Trévise, à Vérone, à Vicence, et surtout à Padoue, où Marco Zeno était souvent entraîné par son vieil ami Foscarini, qui remplissait alors dans cette ville la charge de provéditeur. Dans ces excursions agréables, où Beata et Lorenzo avaient si souvent occasion de se rapprocher et de se communiquer les sensations que faisait naître en eux l’aspect de lieux inconnus, leur cœur trouvait un aliment nouveau à la passion naissante dont ils commençaient à sentir les atteintes. Si l’amour est le sentiment le plus profond et le plus impérieux de la nature humaine, si, comme l’oiseau fabuleux, il naît et se consume dans le mystère, sans qu’on ait pu découvrir encore ni le principe qui le fait vivre ni la cause qui le fait mourir, il est certain du moins que la variété des phénomènes qu’il rencontre sur son passage avive son ardeur et prolonge son illusion.
Lorsque Marco Zeno, accompagné de sa fille, de l’abbé Zamaria, de Lorenzo, de Tognina et d’une partie de sa maison, se rendait dans une ville voisine appartenant à la république, il fallait voir avec quelle prostration était reçu par les autorités et les populations empressées ce simple sénateur, qui semblait enfermer dans un pli de sa toge la destinée du moindre citoyen. Depuis l’antique Rome, jamais puissance politique n’avait su imprimer son autorité sur les peuples vaincus avec autant d’énergie que le gouvernement aristocratique[83] de Venise. Un noble Vénitien, en quittant les lagunes où son influence était limitée par celle de ses confrères et de ses rivaux, devenait, dès qu’il posait le pied sur la terre conquise, un proconsul dont les plus grands seigneurs ambitionnaient la protection. Cette toute-puissance de l’autorité, qui n’excluait ni l’attachement pour la métropole ni le respect sincère pour ses institutions, n’était pas encore beaucoup affaiblie, malgré le travail des idées nouvelles et l’approche des temps difficiles. A son arrivée dans une ville, toutes les portes s’ouvraient devant Marco Zeno, qui n’avait qu’un mot à dire pour faciliter à l’abbé Zamaria l’accès des bibliothèques, des musées et de tous les établissements scientifiques, où celui-ci pouvait satisfaire amplement sa curiosité d’érudit. Aussi l’abbé usait-il largement de son crédit, et, suivi de Lorenzo, de Beata et de son inséparable amie Tognina, il ne manquait pas une occasion de montrer sa vaste instruction, qui charmait son auditoire en l’éclairant. On pense bien que la musique tenait une grande place dans les causeries savantes de l’abbé Zamaria, qui n’avait garde d’oublier une date ou un fait important de nature à flatter sa double passion de Vénitien et de mélomane.
En passant à Vicence et en visitant quelques-uns des admirables palais qui embellissent cette charmante ville, vraiment digne d’être le séjour d’un peuple de patriciens: «Toutes ces merveilles, dit l’abbé, qui s’adressait particulièrement à Lorenzo, dont l’attention naïve plaisait beaucoup au savant cicerone, toutes ces merveilles sont l’œuvre de Palladio, qui est né dans cette ville en 1518, et dont le génie grandiose et simple n’est pas sans quelque analogie avec le génie de Palestrina,[84] son contemporain, le sublime restaurateur de la musique religieuse. Je te ferai sentir une autre fois toute la justesse de ce rapprochement que je ne puis qu’indiquer aujourd’hui, et je me contente seulement d’ajouter que c’est également dans cette même ville de Vicence qu’est né, en 1511, Nicolas Vicentino, savant musicien qui vécut à Rome, où il souleva, dans l’année 1551, une discussion qui partagea le monde savant en deux camps ennemis. Nicolas Vicentino, dont le caractère était fort irascible, prétendait que les genres diatonique, chromatique et enharmonique de l’ancienne musique des Grecs pouvaient être soumis à l’harmonie moderne, telle qu’elle existait au XVIe siècle. Pour donner plus d’évidence à sa démonstration, il fit construire un instrument auquel il donna le nom d’arcicembalo, qui contenait plusieurs claviers où se trouvaient reproduites les différentes échelles de la musique grecque avec les intervalles qui les caractérisaient. Cette question, qui a été si souvent débattue depuis, fut jugée au désavantage de Vicentino, qui fut condamné à payer deux écus d’or à son antagoniste Vicenzo Lusitano. Il n’en est pas moins vrai que Nicolas Vicentino a joui de son temps d’une très-grande renommée, puisqu’on a frappé plusieurs médailles en son honneur, dont une représente un orgue avec cette légende: Perfectæ musicæ divisionisque inventor.»
En visitant Padoue, que Lorenzo voyait pour la première fois, l’abbé Zamaria conduisit aussitôt ses joyeux disciples dans la vieille église de Saint-Antoine, dont la chapelle était l’une des plus renommées de l’Europe. Cette chapelle, richement dotée par la munificence de la république et la générosité de plusieurs nobles familles, était composée alors de quarante musiciens, huit[85] violons, quatre altos, quatre contre-basses, quatre instruments à vent et seize chanteurs, parmi lesquels il y avait huit sopranistes. Le chœur contenait quatre grandes orgues dorées qu’on touchait alternativement et quelquefois toutes ensemble, ce qui produisait une sonorité immense qui couvrait les voix, au lieu de les accompagner. La chapelle du Santo, comme on dit à Padoue, avait été dirigée pendant un demi-siècle par le célèbre Tartini, violoniste du premier mérite, théoricien ingénieux, qui mourut dans cette ville, le 16 février 1770. Tartini était né à Pirano, en Istrie, d’une famille honorable, qui l’avait envoyé à l’université de Padoue pour y étudier la jurisprudence; mais la musique et une aventure romanesque qui faillit lui coûter la vie en décidèrent autrement, et firent de Tartini un des plus grands artistes de son temps. Il fonda à Padoue une école célèbre de violon, qui a fourni à l’Europe et surtout à la France les virtuoses les plus habiles, parmi lesquels on doit citer L. Nardini, Mme de Sirmen, Pagin et La Houssaye. Il a composé pour son instrument beaucoup de musique, et ses œuvres renferment de telles difficultés de mécanisme, qu’on ne les a guère surpassées de nos jours.
Tartini était à la fois maître de chapelle et premier violon solo de l’église Saint-Antoine, car il faut bien qu’on sache que depuis le commencement du XVIIe siècle, c’est-à-dire avant Corelli, l’usage s’était établi dans presque toute l’Italie de jouer des morceaux de violon dans les églises pendant l’office divin. Cette manière de louer Dieu doit paraître au moins singulière aux peuples du Nord, qui ne vont guère à l’église que pour y pleurer les plaisirs et les joies de ce monde. Les peuples du Midi, au contraire, et particulièrement les Italiens, considèrent[86] le temple comme un lieu consacré au culte des sentiments aimables, et ils s’y rendent pour remercier la Providence de les avoir fait naître sur une terre ornée des plus divins trésors. Ils sont heureux de vivre, et c’est pourquoi ils offrent à l’auteur de toutes choses un cœur rempli de concerts et de bénédictions. Aussi la musique religieuse qu’on exécutait à la chapelle de Padoue n’avait-elle rien de la gravité touchante qui caractérise les admirables compositions de Palestrina et celles de l’école romaine en général; cela ressemblait un peu trop au style souriant et maniéré des tableaux de Tiepolo, qui sont en très-grand nombre dans l’église de Saint-Antoine.
C’était pendant la foire qui a lieu dans le mois de juin que Zeno et sa suite s’étaient rendus à Padoue; époque brillante où cette grande ville, ordinairement silencieuse, était remplie d’étrangers et surtout de Vénitiens qui venaient prendre part aux fêtes qui s’y donnaient pendant trois semaines. Le théâtre de Padoue était alors desservi par les plus célèbres virtuoses de l’Italie, qu’on y faisait venir à grands frais, et la chapelle déployait toutes ses pompes pour célébrer dignement la fête de son patron. Le jour où l’abbé Zamaria, le sénateur Zeno et le reste de la compagnie allèrent à l’église Saint-Antoine, tous les musiciens de la chapelle, sous la direction du P. Valotti, élève et successeur de Tartini, étaient réunis pour contribuer à l’éclat de l’office divin. Après un prélude sur les quatre grandes orgues, qui se répondirent en variant successivement le même thème, emprunté à une mélodie de plain-chant, on exécuta une messe avec accompagnement d’orchestre, de la composition du P. Valotti. Cette messe, d’un style un peu trop fleuri, n’était pas dépourvue de mérite,[87] et se rapprochait beaucoup du style de la musique religieuse de Jomelli. Au milieu de la cérémonie, et après un chœur à quatre parties dont l’effet avait paru agréable, on vit apparaître à la tribune de l’une des orgues le violoniste Pasqualini, qui venait jouer une sonate di chiesa. Pasqualini était un gros homme d’une cinquantaine d’années, d’une taille ramassée, d’une figure joviale, qui reluisait sous sa large perruque poudrée à frimas, comme un de ces mascarons grimaçants dont se sert l’architecture pour varier la nudité des lignes. Pasqualini se mit en mesure d’attaquer son andante religioso avec l’emphase d’un buffo caricato. Lorsqu’il fut arrivé à la partie brillante de son morceau, où se trouvaient condensés tous les artifices du violon, les staccati, les effets de doubles cordes et les arpéges les plus étendus, Pasqualini se démenait comme un diable dans un bénitier, et à chaque coup d’archet qu’il donnait il s’échappait de sa perruque un nuage de poussière qui allait enfariner l’organiste et les chanteurs qui garnissaient la tribune. A cette scène, plus digne d’une comédie que de la gravité d’une cérémonie religieuse, l’abbé Zamaria ne put s’empêcher d’éclater de rire en disant tout bas à Lorenzo, qui était assis près de lui: «Voilà un vieux parrucconne qu’on devrait envoyer à la foire pour amuser les gens de la campagne; il y serait mieux à sa place que dans une église.»
Fort heureusement, après cet épisode burlesque, qui ne dura que quelques minutes, une voix suave, dont le caractère étrange frappa Lorenzo d’un grand étonnement, vint chanter un motet qui était mieux approprié à la circonstance. Jamais Lorenzo n’avait rien entendu de comparable à cette voix qui ressemblait à une voix de femme sans en avoir la limpidité. Il semblait interroger[88] du regard l’abbé Zamaria, qui s’amusait beaucoup de son étonnement, dont il n’avait ni le temps ni la volonté de lui expliquer la cause. A mesure que le chanteur développait la puissance de son talent et que cette voix mystérieuse s’élevait dans les cordes supérieures, l’émotion remplaçait la surprise dans le cœur de Lorenzo, et cette émotion était partagée par Beata, dont l’oreille était cependant moins inaccoutumée à de pareils phénomènes. Le morceau que chantait le virtuose était d’un très-beau caractère; c’était un air à la fois religieux et pathétique qu’on attribuait à Stradella, compositeur et chanteur célèbre du XVIIe siècle, qui l’aurait écrit, s’il faut en croire un peu la légende, pour exprimer ses propres sentiments dans une circonstance bien connue de sa vie aventureuse. Lorsque le chanteur fut arrivé à la seconde partie du morceau qu’il interprétait, à cette belle phrase en sol majeur dont les notes lourdes et douloureuses semblent s’élever vers le ciel comme un cri de miséricorde longtemps retenu au fond du cœur, il fut si pathétique, il déploya une si grande manière de phraser, sa respiration était si bien ménagée, et il parut si pénétré des sentiments qu’il exprimait avec une si rare perfection de style, que Beata, malgré ses efforts pour dominer l’émotion qui la gagnait, ne put contenir de grosses larmes qui sillonnèrent son beau visage. Son âme, déjà riche par son propre fonds et plus riche encore par le souffle divin qui commençait à l’agiter, s’ouvrait au moindre contact, comme une fleur généreuse qui livre aux rayons du jour l’arome dont elle est remplie. C’est ainsi que la jeunesse prête volontiers aux premiers objets qui la captivent la vie surabondante qui est en elle; c’est ainsi que l’amour, qui est la jeunesse éternelle, couvre la nature de la[89] poésie qui forme son essence, et qu’il croit entrevoir partout des horizons infinis qui ne sont bien souvent que le mirage de ses propres illusions. Quel est l’homme éclairé, quel est l’artiste devenu célèbre qui ne se rappelle avec bonheur la simple histoire, l’image naïve ou la mélodie rustique qui ont charmé son enfance et dont l’impression lui est restée ineffaçable, malgré tout ce que son goût a pu lui dire depuis contre ces bégayements de la muse populaire? Ces contrastes sont bien plus fréquents en musique que dans les autres arts, et tel grand compositeur qui remplit le monde du bruit de ses chefs-d’œuvre ne peut s’empêcher de rêver et de s’attendrir en écoutant le refrain plaintif qui lui apporte un souvenir du pays qui l’a vu naître.
L’illusion de Beata n’était pas tout à fait de la même nature, car le virtuose qui avait eu le pouvoir de lui arracher des larmes n’était rien moins que le fameux Guadagni, l’un des plus admirables sopranistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le chanteur favori de Gluck, qui avait composé pour lui le rôle d’Orfeo. Lorenzo, qui ne pouvait encore s’expliquer la nature de la voix que possédait Guadagni, et dont l’admiration pour le virtuose était mêlée d’une vague inquiétude, demanda à l’abbé Zamaria, en sortant de l’église Saint-Antoine:
«Maestro, comment s’appelle le chanteur que nous venons d’entendre, et quelle est cette voix qu’on dirait sortir de la bouche d’un ange?
—C’est un canarino, répondit l’abbé en riant, un oiseau rare qu’on élève à grands frais pour l’amusement des oisifs et des gentildonne, qui le préfèrent au rossignol des bois, parce qu’il est moins farouche et qu’il chante toute l’année. Du reste, tu auras le plaisir de[90] le voir de près et de mieux apprécier son mérite, car Son Excellence m’a chargé de l’inviter à venir à la villa Cadolce.»
Bien que l’abbé Zamaria ne fût point un amateur très-passionné de peinture, cet art, qui a eu un si grand éclat à Venise, occupait dans son esprit et dans son patriotisme une place trop importante pour qu’il négligeât les occasions d’en admirer les chefs-d’œuvre, qui lui donnaient lieu à des rapprochements ingénieux. Aussi, avant de quitter Padoue, l’abbé voulut-il visiter la vieille église Dell’Arena, où se trouvent des fresques remarquables de Giotto, ce génie précurseur qui vint arracher la peinture au joug de la tradition hiératique. En examinant ces premiers linéaments d’un art qui a tant de rapports avec la musique, l’abbé Zamaria fit observer à ses auditeurs habituels qu’à l’époque où Giotto opérait la grande révolution que l’histoire lui attribue, l’art musical était encore dans les langes, comme on peut s’en convaincre par les écrits de Marchetto de Padoue, qui vivait à la fin du XIIIe siècle.
Pendant ces excursions aux environs de Cadolce, entreprises uniquement pour visiter quelques amis, le sénateur Zeno, toujours préoccupé du sort de la république, ne se laissait distraire par aucun incident vulgaire. Retenu sur la terre ferme depuis quelques années par l’affaiblissement de sa santé, il cherchait à utiliser le repos forcé que lui avaient imposé les médecins en surveillant le mouvement des esprits, en excitant la vigilance des magistrats contre les menées des novateurs, qui devenaient de jour en jour plus nombreux. En traversant les villes de Brescia, de Vérone, de Vicence, de Padoue, Zeno ne voyait que les hommes importants du pays, qu’il savait être dévoués à la domination de Venise.[91] Il encourageait leur zèle, il cherchait à dissiper leurs craintes sur les événements fâcheux qui pouvaient survenir, et, comme un homme d’État habitué à contenir le secret de sa pensée, il ne laissait transpirer que ce qu’il croyait utile au but qu’il se proposait. Autour de ce personnage sombre et vénérable, dont aucune illusion ne pouvait fasciner le regard pénétrant, Beata, Lorenzo et l’abbé Zamaria lui-même s’agitaient comme des enfants qu’un rien amuse, et qui portent avec eux la lumière dont ils éclairent l’horizon qui les enchante. Malgré son âge, la sagacité de son esprit et sa vaste érudition, l’abbé Zamaria n’était guère qu’un artiste plus occupé des détails que du fond de la vie, et dont l’heureuse insouciance ne s’était jamais arrêtée devant des problèmes redoutables. Un vieux livre, un mur écroulé par le temps, et quelques pages de musique ignorées, étaient pour lui des objets bien autrement importants que la politique et ses vicissitudes. Était-il possible que Venise cessât jamais d’être la reine de l’Adriatique? Oserait-on porter la main sur ce nid d’alcyons qui flottait depuis tant de siècles sur la cime des flots amers? Non, non, les sinistres présages de Marco Zeno n’étaient pour l’abbé que des nuages sans consistance, qui passaient au-dessus de sa riante imagination sans obscurcir la limpidité de ses jours; si parfois il était amené à coordonner les faits de l’histoire et à voir une loi au-dessus des phénomènes qui en agitent la surface, c’était lorsqu’il voulait se rendre compte des progrès de l’art musical, afin de mieux en caractériser les périodes décisives. C’était le seul côté de son esprit par lequel il entrevoyait un plan, une certaine unité dans cette succession d’images rapides qui forment le spectacle de la vie.
Pour Lorenzo et Beata, que leur âge mettait à l’abri de ces tristes prévisions de l’avenir, ils étaient tout entiers sous le charme de l’heure présente et des belles choses qui s’offraient à leurs regards. Tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils entendaient, servait à développer le sentiment qui les attirait l’un vers l’autre, comme deux notes qu’une attraction secrète dispose à former un accord mystérieux. Ils s’ignoraient encore eux-mêmes; aucun incident extérieur n’était venu troubler leur sécurité, et, si Beata se méprenait sur la nature de l’affection que lui inspirait le fils de Catarina Sarti, Lorenzo était encore moins en état de comprendre quel ferment dangereux se mêlait à la vive reconnaissance qu’il éprouvait pour sa noble bienfaitrice. Ils s’enivraient tous deux de la séve de la jeunesse; ils écoutaient avec ravissement le concert de leur cœur sans en comprendre le sens, et les beautés de l’art aussi bien que les magnificences de la nature, qu’ils rencontraient sur leur passage, prolongeaient pour eux l’illusion bienheureuse de cet instant unique de la vie. Beata, qui trouvait un plaisir secret dans ces promenades qui amusaient son esprit et son cœur sans en troubler la sérénité, promenades qui étaient d’ailleurs favorables à la santé de son père, cherchait à les multiplier par des raisons plus ou moins ingénieuses, que Marco Zeno acceptait volontiers. En quittant Padoue, elle le décida à visiter dans les environs quelques amis, parmi lesquels se trouvait la famille Grimani, dont la villa était située sur la rive gauche du canal de la Brenta.
La vaste et magnifique plaine sur laquelle est assise la ville de Padoue, et qui descend par des pentes ménagées des Alpes tyroliennes à l’embouchure de la Brenta, forme l’un des plus beaux pays qu’il y ait au monde.[93] Couverte d’une végétation vigoureuse, d’un nombre considérable de petites villes, de bourgs et de hameaux pittoresques qui semblent y avoir été semés par la main d’une muse, cette terre grasse et forte donne tout ce qu’on exige d’elle, et, au moindre souffle de l’activité humaine, elle s’épanouit avec amour en produisant des moissons miraculeuses. L’olivier, le citronnier, le figuier, le mûrier, des fruits de toute espèce, des vins généreux et divers, tout y vient en abondance et presque sans efforts. Dans ces campagnes lumineuses que rafraîchissent incessamment les brises qui s’élèvent des montagnes et celles qui traversent l’Adriatique, la vigne étale sa magnificence en festons élégants qui égayent le regard et enchantent le cœur. Le blé, le seigle, le maïs à la tige élancée, croissent sans entraves au milieu de ces champs fortunés, dont l’horizon est successivement resserré par des collines adoucies qui versent autour d’elles l’ombre et la fraîcheur. Des pâturages abondants, de nombreux troupeaux de moutons, de bœufs à la haute encolure, des fermes joyeuses, une population active, tout révèle la force et la fécondité de cette terre de promission. Je ne sais plus quel poëte de l’antiquité a dit que le printemps semble avoir fixé son séjour dans cette heureuse vallée, dont le paysage enchanteur faisait dire également à un empereur grec que, si on n’avait la certitude que le paradis terrestre était situé en Asie, on pourrait croire que c’est dans ce coin de la Vénétie que Dieu a placé sa première créature pour lui donner une idée de la félicité suprême. Tout y est si frais et si joyeux, la nature y est si féconde et si charmante, que les nombreux poëtes qu’a produits le dialecte de Padoue n’ont rien pu imaginer de plus beau que la réalité puissante qu’ils avaient sous les yeux. Tous ont chanté les[94] plaisirs de la vie champêtre et les épisodes de l’économie domestique. C’est la ferme et sa gaieté bruyante, c’est la moisson avec ses guirlandes de bluets et de pavots, ce sont les vendangeurs joyeux, couronnés de pampres et bondissant dans la plaine au son d’un instrument rustique; c’est un rendez-vous au clair de la lune; c’est un baiser donné sous une treille parfumée. Tels sont les sujets qu’aiment à traiter les poëtes qui se sont produits dans le dialecte de Padoue. On dirait, à les entendre, une fête perpétuelle de la nature sans douleur, sans mystère et sans idéal.
Dans cette plaine magnifique, au milieu de cette riche végétation qui présente partout les riants aspects d’un jardin fabuleux, les nobles de Venise avaient fait construire des palais élégants, où l’on retrouvait toutes les somptuosités et toutes les délicatesses de la civilisation. Les peuples du Midi, particulièrement les Italiens, aiment à transporter aux champs les plaisirs et les illusions de la ville. Comme les Grecs et comme les Romains, dont ils procèdent, ils n’ont pas de la nature ce sentiment profond et religieux qu’elle inspire aux peuples du Nord. Ce sont les conquêtes de l’esprit, ce sont les joies et les voluptés de la vie qui excitent avant tout leur admiration et qui stimulent leur activité. Les bois, les prés, les eaux et la terre bien-aimée, ne sont, pour les races méridionales, que des éléments propres à embellir l’existence de l’homme, des jouets de sa fantaisie, qui ne s’élève guère au-dessus de l’horizon visible qui borne ses regards. Les races du Nord, au contraire, dans leurs courses vagabondes à travers les steppes immenses et les vastes forêts où elles ont si longtemps séjourné avant d’aborder la civilisation méridionale, semblent y avoir puisé une connaissance plus approfondie de la nature et de ses mystères sacrés.[95] Aussi leur imagination toute lyrique se plaît-elle à reproduire les harmonies diverses du monde matériel, qui est pour elles le symbole d’un monde supérieur et infini. Les Vénitiens, dont le génie tenait à la fois du génie politique des Romains et de la molle élégance des peuples helléniques, avaient transformé la vie des champs en une fête de l’art; du fond des bois solitaires où ils allaient se réfugier pendant les fortes chaleurs de l’été, ils aimaient à entendre les éclats de rire et les concerts de la sociabilité.
En quittant la plaine de Padoue pour se rendre à Venise, on trouve le canal de la Brenta, qui forme comme un trait d’union entre la terre ferme et la mer Adriatique. Ce canal, qui parcourt un trajet de six lieues, et dont on suivait le courant facile sur des barques légères qu’on appelait des péotes, présentait, à la fin du siècle dernier, un coup d’œil vraiment enchanteur. Les deux rives de ce fleuve étaient garnies de maisons, de casini et de villas délicieuses, où l’aristocratie de Venise avait étalé toute sa magnificence. Construits par les plus célèbres architectes vénitiens de la Renaissance, tels que Sanmicheli, Sansovino, Scamozzi et surtout Palladio, ces palais, tous ornés de statuettes élégantes et joyeuses qui semblaient danser sur le toit comme les heures d’un jour sans nuages, s’épanouissaient au soleil de distance en distance jusqu’à l’entrée des lagunes, et formaient ainsi un horizon magique, au bout duquel on voyait surgir lentement du sein des ondes ce rêve de poésie qu’on appelle Venise. Les plus célèbres de ces villas qui se miraient dans les eaux de la Brenta étaient celle qui appartenait aux Foscarini, et, plus que toutes les autres, la villa Pisani, qui avait coûté plus de quatre millions de francs. Le jardin de cette habitation princière s’avançait en amphithéâtre jusqu’aux bords du[96] canal, d’où les passagers pouvaient admirer les fleurs les plus rares, les citronniers, les grottes artificielles, les doux ombrages où venaient s’abriter les gentildonne au crépuscule du soir. Les rives de la Brenta ont été chantées par tous les poëtes, surtout par les poëtes populaires de Venise, qui leur avaient donné le nom si bien mérité de nouvelle Arcadie, l’Arcadia de’ tempi nostri!
La villa Grimani, où se rendaient Marco Zeno et sa suite, était située à une lieue de Padoue, sur la rive gauche de la Brenta, où le jardin, terminé par une balustrade de marbre blanc, venait aussi aboutir. Une charmille ombreuse régnait le long de cette balustrade, d’où l’on voyait passer les barques chargées de voyageurs qui allaient à Venise ou qui en revenaient. Attendu par la famille Grimani, Marco Zeno fut reconnu de loin, et tout le monde fut bientôt au bas de l’escalier, où vinrent aborder les deux péotes qui contenaient les visiteurs. La famille Grimani, une des plus illustres de la république, était depuis longtemps alliée à la famille Zeno. Un fils du sénateur Grimani, qui pouvait avoir vingt-cinq ans, laissait entrevoir la possibilité de resserrer encore davantage les intérêts des deux nobles familles. La réception fut cordiale et splendide. Beata, entourée par la nombreuse compagnie qui se trouvait réunie à la villa, fut entraînée à parcourir le jardin, qui était magnifique, pendant que les deux vieux sénateurs s’entretenaient des affaires de la république. Après le dîner, qui eut lieu dans une vaste galerie où l’on remarquait de belles fresques de Paul Véronèse, galerie qui ouvrait sur un parterre émaillé de fleurs, ayant pour horizon les rives de la Brenta, l’abbé Zamaria, dont la bonne humeur était toujours prête à déborder,[97] éleva tout à coup sa voix flûtée au-dessus de ce bourdonnement général qui forme la péroraison d’un joyeux festin.
«Signori, dit-il, il me vient une singulière idée! En regardant le beau jardin qui est devant nous, en regardant ce fleuve qui enferme l’horizon, les villas somptueuses qui témoignent si hautement du goût et de la grandeur de notre chère patrie, je pense à ces populations errantes que les Barbares chassèrent devant eux comme un troupeau de moutons, et qui, vers le commencement du ve siècle, vinrent chercher un refuge sur les îlots solitaires de la mer Adriatique. Que diraient-ils, ces pères conscrits de Venise, s’ils voyaient aujourd’hui la ville miraculeuse dont ils ont été les fondateurs, et s’ils pouvaient apprécier les changements que le temps et la main de l’homme ont fait subir à ces campagnes de la Brenta, dont ils fuyaient les rives désolées? Les fictions des poëtes ont-elles jamais égalé le tableau qui se déroule sous nos yeux? et la Grèce, dans ses rêves enchantés, n’a-t-elle pas été surpassée par le génie de Venise, qui a fait des bords de la Brenta un séjour digne vraiment des dieux de l’Olympe?
—Très-bien dit, mon cher abbé, et très-bien pensé, répliqua d’une voix grave le sénateur Zeno. Tu rends à notre patrie la justice qui lui est due; mais il ne faut pas oublier d’ajouter que c’est l’aristocratie qui a fait la grandeur de Venise, comme c’est le sénat de Rome qui a créé la puissance de la ville éternelle. Rome et Venise, qui ont eu à peu près la même origine, puisque ce sont des fugitifs, des fuorusciti, qui en ont posé les premiers fondements, auront aussi, je le crains bien, la même destinée, et, le jour où la plèbe jalouse qui aspire au pouvoir aura triomphé des obstacles qu’on lui oppose,[98] ce jour-là la république de Saint-Marc aura cessé d’exister. C’est ainsi que la plèbe romaine, ameutée par des tribuns factieux, a ruiné l’empire qu’avait édifié la sagesse des patriciens.
—Que Votre Excellence me pardonne si je ne partage pas ses tristes prévisions, ajouta bien vite l’abbé Zamaria, qui craignait de voir la conversation tourner au sérieux de la politique; malgré les bavardages de quelques chiachieroni, les bons citadins de Venise n’ont pas l’humeur assez sombre pour revendiquer un pouvoir dont ils seraient fort embarrassés. Pourvu qu’ils vivent en paix, qu’ils chantent et qu’ils vendent leurs drogues, que leur importe d’où vient la lumière qui les éclaire et la justice qui les protége? Ils sont vraiment trop sages pour vouloir perdre leur temps à siéger dans le grand conseil et s’occuper des affaires de la république au lieu de veiller à leur négoce. Panem et circenses, demandait la plèbe romaine; du pain, des spectacles et una chichera di cafè, voilà tout ce qu’il faut aussi au peuple de Venise.
—Bravo, signor abate! s’écria le chevalier Grimani, jeune homme de vingt-cinq ans qui se trouvait assis près de Beata, dont il était tout préoccupé. Je partage entièrement votre sécurité, et je ne crois pas que nous soyons arrivés à la fin du monde, parce qu’il plaît à quelques bilieux de murmurer tout bas contre le gouvernement della Signoria. N’est-il pas juste que la tête commande au corps et que il maestro di capella, pour me servir d’un exemple que vous approuverez sans doute, dirige l’œuvre qu’il a conçue à la sueur de son front? Il ferait beau voir i bottegaj de la place Saint-Marc deviser de la politique de l’Europe! Mais laissons là ces craintes vaines et occupons-nous d’un sujet plus[99] intéressant. Le temps fuit, e tu fuggir lo lasci, mon cher abbé, sans penser que nous serions heureux d’entendre la voix de la signorina Beata, qu’on dit être admirable. Aussi bien voilà le soleil qui pâlit et Vesper qui s’approche, continua le brillant chevalier, dont l’esprit ne manquait ni de grâce ni de culture, et la musique est le complément nécessaire d’une journée heureuse comme celle qui vient de s’écouler.»
En prononçant ces derniers mots, le chevalier jeta un regard dérobé sur Beata, qui lui répondit silencieusement par une inclination de tête. On se leva de table, et les convives, disséminés en groupes divers que le hasard ou l’instinct avaient formés, commencèrent à se promener dans le jardin qui conduisait à la charmille par une pente adoucie. Beata, Tognina et le chevalier Grimani se perdirent dans une allée solitaire, tandis que Lorenzo, que l’abbé Zamaria tenait par la main, écoutait d’une oreille distraite les interminables discours de son maître, qui pérorait au milieu de cinq ou six personnes qui le suivaient en riant aux éclats. La nuit cependant commençait à surgir du sein de la terre et à couvrir l’horizon de ses ombres transparentes. La lune se dégageait lentement d’une atmosphère brumeuse qui l’enveloppait comme un voile de gaze parsemé d’étincelles d’or, et son disque projetait cette lumière douce et mystérieuse qui touche les cœurs les plus endurcis et poétise les intelligences les plus ternes. La noble compagnie, après avoir erré çà et là en sens divers, s’était réunie sous la charmille autour d’une table demi-circulaire, sur laquelle il y avait quelques livres et une mandoline, instrument à cordes de la famille du luth, alors très-répandu en Italie. A voir cet essaim de belles dames armées de grands éventails coloriés et illustrés de légendes[100] pittoresques et galantes, dont elles jouaient avec coquetterie, vêtues de longues robes à ramages de couleurs vives et diverses, causant, riant et se laissant aller à cette variété de poses qui trahit le bien-être du corps et la gaieté de l’esprit, on eût dit une grande volière remplie d’oiseaux au plumage d’or, de pourpre et d’azur, qui s’égayent, au déclin du jour, par un bisbiglio mélodieux.
Il faisait une de ces nuits sereines qui évoquent la fantaisie des natures les plus avares et les font s’épanouir en dégageant la note mystérieuse que Dieu a déposée au fond de tous les cœurs. Une lumière blanche et discrète s’infiltrait à travers le feuillage épais de la charmille, et les ombres vacillantes qui enveloppaient la noble compagnie faisaient mieux ressortir la façade de la villa Grimani, qui s’élevait au fond du paysage, sur lequel se dessinaient les statuettes élégantes qui en formaient le couronnement. L’air était doux, l’onda placida e tranquilla, lorsque le chevalier manifesta de nouveau le désir d’entendre la signora Beata, qui, après en avoir conféré avec l’abbé Zamaria, se leva ainsi que Tognina, son amie. Placées l’une à côté de l’autre et regardant la Brenta par-dessus la balustrade qu’elles dominaient, ces deux jeunes filles se mirent à chanter un duo de Clari qu’elles savaient par cœur, et que l’abbé Zamaria accompagnait sur la mandoline. C’était un morceau agréable, un frais madrigal parfaitement choisi pour la circonstance, et dont la mélodie légère flottait à la surface de l’âme comme une fleur à la surface d’un lac paisible:
Cantando un di sedea
Laurinda al fonte.
«Un jour Laure chantait assise au bord d’une fontaine;»[101] et ces paroles étaient emportées sur l’aile d’une phrase rapide que les deux voix répétaient tour à tour avec une extrême délicatesse. Arrivée à ce passage où Laure demande au zéphyr de «rafraîchir de son haleine l’air embrasé,» la voix de Beata fit ressortir avec un goût exquis cette modulation qui rend si bien l’affaissement qu’on éprouve pendant les fortes chaleurs de l’été; et, appuyant avec grâce sur la note de ré naturel qui ramène le motif au ton de la majeur, les deux voix recommencèrent leur charmant badinage, qu’on aurait pu comparer à une églogue de Virgile mise en musique par Cimarosa[12]. Ces deux jeunes filles aussi pures que les rayons de la lune qui les éclairait, debout en face d’une rivière dont les eaux limpides reflétaient leur image, chantant une mélodie suave que la brise disséminait comme un parfum dans l’espace, formaient un tableau qu’on ne voit qu’une fois dans la vie, et qui laisse dans l’imagination des souvenirs ineffaçables. Chaque note qui s’échappait de la bouche de Beata tombait dans le silence de la nuit comme une étoile d’or qui se détache de la voûte des cieux, et les deux voix, d’un timbre différent, se mariaient dans un accord harmonieux.
Un long silence succéda à ce morceau. Chacun semblait vouloir conserver le plus longtemps possible l’émotion exquise dont il était pénétré, lorsqu’on entendit au loin, sur le canal, un murmure de voix confuses. Les voix s’étant approchées de la villa Grimani, on reconnut que c’était une barque remplie d’ouvrières en soie qui[102] retournaient à Venise après avoir achevé leur journée. Elles chantaient une mélodie populaire d’un accent mélancolique, dont les paroles, en dialecte vénitien, étaient la traduction libre d’une strophe de la Jérusalem délivrée[13]: «La fleur de la jeunesse ne dure qu’un instant et s’enfuit avec le jour qui passe. Le printemps reviendra, mais la jeunesse ne reviendra pas avec lui. Cueillons la rose de la vie qui perd si vite sa fraîcheur; aimons, aimons, tandis que nous pouvons être payés de retour.»
La barque glissa rapidement et disparut comme un rêve de bonheur.
La scène que nous venons de retracer avait produit sur Lorenzo une très-vive impression. La voix de Beata, l’élégance de sa personne, la familiarité avec laquelle le chevalier Grimani lui avait adressé la parole, avaient excité dans son cœur un sentiment de peine qu’il n’avait pas encore éprouvé. De retour à Cadolce, il n’y avait pas retrouvé la joie paisible d’autrefois. Une distraction involontaire venait traverser ses études, un malaise indéfinissable altérait son caractère, jusqu’alors si doux et si humble. Qu’éprouvait-il donc? Était-ce le tressaillement de la jeunesse, ou bien un levain de jalousie qui mêlait déjà son amertume aux espérances de la vie naissante? Se trouvait-il humilié de ne point appartenir à ce monde d’élite où il n’était admis que par une faveur généreuse, ou était-ce le premier éveil d’un sentiment exquis qui le remplissait tout à coup de son ivresse, comme une essence qui s’échappe brusquement du vase qui la contenait? Il y avait de tout cela dans le trouble qu’éprouvait le jeune Lorenzo, dont le caractère commençait à se dessiner. Il en[103] est des sentiments comme des autres facultés de l’homme: après un sommeil plus ou moins long destiné par la nature à en favoriser la germination, il suffit de la moindre secousse pour les faire sortir de terre. Jamais Lorenzo ne s’était encore trouvé au milieu d’un si grand nombre de personnes distinguées. La vie qu’il avait menée jusqu’alors, studieuse et recueillie, ne lui avait laissé entrevoir que le côté favorable de sa position. L’affection presque paternelle que lui témoignait l’abbé Zamaria, l’intérêt tendre et discret qu’il inspirait à Beata, la bienveillance des subalternes l’avaient ébloui et lui avaient dérobé la réalité du monde et des choses. Jusqu’au vieux Bernabò, le camérier de Zeno, qui se plaisait à lui dire quelquefois: «Bravo, Lorenzo; continuez à bien étudier; Son Excellence est très-contente de vous!» Ce premier enchantement s’était un peu dissipé depuis la soirée mémorable passée aux bords de la Brenta. La vue du chevalier Grimani et sa contenance auprès de la signora avaient donné l’éveil à son esprit. C’était comme une pierre qu’on eût jetée au fond d’une source limpide, et qui va remuer la vase amoncelée dans ses profondeurs.
Pourquoi l’avait-on laissé entièrement de côté pendant cette soirée de délices? Personne n’avait paru s’inquiéter de sa présence, pas même la charmante Tognina, qui se plaisait d’ordinaire à le poursuivre de ses agaceries mutines; pas un regard ne s’était fixé sur lui, et la signora Beata, qui l’enveloppait toujours de sa sollicitude, avait paru ignorer qu’il fût là, tout près d’elle, au milieu de cette société ravie de sa grâce et de sa voix touchante. N’était-il donc dans la maison de Zeno qu’un objet de distraction, qu’un témoignage vivant de la munificence d’un grand seigneur, qu’on repousse dans l’ombre aussitôt[104] que le cercle de l’intimité s’élargit? Telles étaient les questions que se faisait sourdement ce jeune homme, et qui remplissaient son cœur d’un trouble infini. Saturé de lectures diverses, qui n’avaient pas toujours été dirigées par un goût très-sévère, puisant à la fois dans les romans à la mode, dans les poëtes, surtout dans les philosophes français que l’abbé Zamaria livrait à sa curiosité, la pâture dont il était avide, l’esprit de Lorenzo laissait apercevoir les symptômes d’une activité inquiète et prompte à s’alarmer. C’était une imagination ardente qui se plaisait aux combinaisons romanesques, une sensibilité extrême qui fermentait et cherchait une issue, un cœur rempli de tendresse, qui, après avoir été longtemps contenu par le respect et le sommeil de l’adolescence, se réveillait tout à coup et s’épanchait bruyamment, comme pour s’assurer de sa propre vitalité. Rien n’est moins simple que la jeunesse; tous les germes de la vie future se trouvent entassés dans le cœur d’un enfant, et c’est avec ces premières sensations, confusément perçues, que la destinée ourdit sa toile. Aussi prenez bien garde, et ne vous oubliez pas devant ces regards mobiles qui semblent glisser sur toutes choses! ne laissez rien apercevoir d’impur ou d’équivoque à cette petite créature qui s’exerce à comprendre les phénomènes qui se déroulent devant elle. Guidée par l’instinct et par une intuition divine, elle saisira plus tard le sens caché de vos actes et de vos paroles; comme cette plaque de métal préparée par l’art pour y réfléchir la lumière, l’âme d’un enfant se laisse pénétrer par les accidents du monde extérieur, qui s’y incrustent pour ainsi dire, et y dessinent des images que le temps viendra dégager.
Lorenzo lisait enfin dans son propre cœur; il se sentait[105] ému à l’aspect de Beata, et il comprenait le sens de cette émotion, dont il était effrayé. Oserait-il jamais avouer un sentiment si téméraire? Que dirait-on si l’on venait à découvrir que le fils de Catarina Sarti avait osé lever les yeux sur une noble fille de Venise, qui avait recueilli son enfance et sa pauvreté? Il fuyait les occasions de la voir; il était timide, interdit en sa présence, il balbutiait en répondant aux questions bienveillantes qu’elle lui adressait. Il recherchait la solitude et les livres qui pouvaient nourrir et accroître ses illusions. La nature, le paysage et ses beautés mystérieuses, qui sont inaccessibles au vulgaire, et qui ne se révèlent qu’aux yeux éclairés par le foyer intérieur du sentiment, parlaient à son imagination un langage nouveau. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il lisait et tout ce qu’il entendait, prenait la forme de l’objet aimable qui s’élevait dans son âme comme un astre radieux. Dans une telle disposition d’esprit, Lorenzo trouva sous sa main la Nouvelle Héloïse de Rousseau. Ce livre fameux, qui a ému le XVIIIe siècle, et qui a été traduit dans toutes les langues de l’Europe, exerça sur l’imagination de ce jeune homme une action puissante. Le monde un peu factice que s’était créé Rousseau, ce mélange d’idéal et de réalité où les sentiments éternels du cœur humain se mêlent aux sophismes de l’esprit, où les discussions philosophiques entravent souvent l’épanchement de l’âme, où les caractères semblent plutôt la personnification de principes abstraits que des êtres pris dans la nature, tous ces défauts, qui ont été souvent relevés dans le roman de Jean-Jacques, n’empêcheront pas qu’il ne soit recherché et lu avec avidité par les organisations tendres et poétiques. On a beau faire, la jeunesse n’écoute point les sermons et se rit des froids pédagogues[106] qui parlent de l’amour comme d’un poison dont ils n’ont pu goûter les délicieuses amertumes. Loin de se laisser effrayer par le danger qu’on lui signale, elle s’y précipite, et ce n’est qu’après s’être sauvée du naufrage qu’elle est disposée à entendre les avis qu’on lui a prodigués avant l’heure. C’est ainsi que chaque génération recommence le même voyage et chante l’éternelle chanson du renouveau. La jeunesse d’ailleurs n’est point accessible à la vérité pure et sans alliage. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est le spectacle de la grandeur morale aux prises avec le destin, c’est la lutte des sentiments contre les préjugés, c’est le triomphe de la passion sur l’égoïsme de famille. Telles sont aussi les qualités qui font de la Nouvelle Héloïse un livre d’un attrait singulier pour les cœurs tendres et les imaginations ardentes. Le caractère de Saint-Preux, sa position subalterne dans la famille de Julie, les moyens par lesquels il parvient à toucher son cœur, les obstacles qu’il rencontre, ces deux jeunes filles si étroitement unies et d’une tournure d’esprit si différente, les personnages secondaires qui se groupent autour des deux amants, les idées hardies que l’auteur soulève, l’admirable paysage où Rousseau a placé les rêves de son génie, tous ces détails de l’économie domestique et de la vie bourgeoise, où la musique et la poésie italienne occupent une si grande place, devaient frapper notre adolescent. Aussi se mit-il à dévorer ces pages éloquentes, qui semblaient traduire les émotions secrètes de son cœur. Il s’identifiait avec le héros dont il aurait voulu partager la destinée. Il le suivait dans les bosquets de Clarens, et se laissait conduire avec lui dans les bras de Julie, qui lui imprimait sur les lèvres le fatal et divin baiser. Tous les incidents de cette fable touchante, où Rousseau a esquissé comme un tableau[107] de la société que pressentait son âme, excitaient d’autant plus l’intérêt de Lorenzo, qu’il y trouvait une certaine analogie avec sa propre situation dans la maison du sénateur.
Derrière le bois qui couronnait les hauteurs de la villa Cadolce, il y avait un petit chemin, un stradotto tortueux et solitaire, qui conduisait jusqu’au village de la Rosâ, et de l’autre extrémité allait aboutir à la grande route de Cittadella. Ce chemin était bordé d’un côté par le talus du parc et par un ruisseau qui en baignait les contours, et de l’autre côté par une haie vive, touffue et fort irrégulièrement plantée, qui déversait en tous sens sa riche végétation. Des rameaux d’aubépine et de mûrier sauvage s’échappaient de la haie, qui ne pouvait les contenir, et allaient s’entrelacer aux branches folles des arbres, formant ainsi une voûte de verdure qui préservait le chemin de l’ardeur du soleil. Une grande allée traversait le parc, et au fond de cette avenue on apercevait le toit de la villa, où les paons étalaient leur plumage d’or, remplissant les échos de leurs cris plaintifs.
Par une belle matinée de printemps, Lorenzo se promenait dans la grande allée du parc de la villa Cadolce. Le cœur rempli d’inquiétude et de cette fièvre de bonheur que donne la première atteinte du mal sacré, il avait quitté brusquement sa chambre, et marchait sans but devant lui, respirant à longs traits l’air fluide et chargé d’aromes que l’aurore répand autour d’elle, comme pour annoncer l’arrivée du jour. Les feuilles des arbres, encore trempées de rosée, jetaient mille reflets divers qui égayaient le regard et provoquaient une délicieuse sensation de fraîcheur. Les oiseaux babillaient dans les bocages, et du milieu de leur concert, toujours[108] le même et pourtant toujours nouveau, s’élevaient quelques notes pénétrantes qui semblaient révéler une joie plus vive, une sensibilité plus exquise. Je ne sais quel poëte indien a dit que le langage des oiseaux fut compris un jour par un couple d’amants qui promenaient leur bonheur à l’ombre des forêts, et qu’ils parvinrent à s’entretenir avec les plus éloquents de ces chantres merveilleux. Cette fiction ingénieuse, comme toutes celles de la poésie primitive, renferme une observation profonde, et l’histoire touchante de Philomèle et de Progné nous offre, ainsi que toutes les métamorphoses de la fable antique, un témoignage de cette croyance universellement répandue, que l’amour est la source de la poésie, de la musique et de la science des choses divines.
Le soleil s’élevait sur l’horizon et commençait à traverser ces légers nuages du matin qui l’entourent comme une auréole. Une atmosphère déjà tiède, toute saturée de parfums, d’étincelles et de bruits joyeux, remplissait l’âme du jeune Lorenzo d’un bien-être ineffable. Arrivé au bout de la grande allée, il franchit le ruisseau qui servait de limite au parc, prit le chemin qui conduisait à la Rosâ, et se perdit sous des arceaux de verdure. La fleur blanche des cerisiers jonchait le chemin, et dans les éclaircies des buissons lumineux on voyait reluire et s’agiter des myriades d’insectes, de papillons et de timides fauvettes qui voltigeaient autour de leur couvée nouvelle. L’ombre, la fraîcheur et le silence conviaient à la rêverie, et laissaient errer l’esprit au milieu de ce pétillement sourd et mystérieux qui est la vie de la nature, et que le génie de Beethoven a pu seul reproduire dans la deuxième partie de la Symphonie pastorale. Lorenzo cheminait lentement, savourant en lui-même les[109] plus douces espérances, lorsqu’une voix un peu fruste se fit entendre au loin. Trà, là là.... Et ce refrain, qui terminait une cantilène villageoise, se répandit dans les sinuosités du chemin comme la vibration prolongée d’un instrument rustique.
Après un instant de silence, la voix reprit son élan et fit entendre de nouveau les mêmes notes, là.... là, ... lesquelles, suspendues longtemps dans les airs, exhalèrent un parfum de gaieté franche et naïve qui fixa l’attention de Lorenzo, parce qu’il crut reconnaître la voix de Giacomo. C’était lui, en effet, qui s’en venait à califourchon sur un âne en chantant comme un bienheureux. «Eh! viva, il nostro caro Lorenzo! lui dit-il en l’apercevant. Qu’il y a longtemps qu’on ne vous a vu, per Bacco! et comme vous voilà grandi! Pourquoi donc oubliez-vous ainsi vos amis de La Rosâ, où nous parlons si souvent de vous? Hier encore je disais à Zina, que vous connaissez: «Que je voudrais voir ce brave Lorenzo depuis qu’il est devenu un bel signore et aussi savant, dit-on, que le curé de Cittadella!—Ah! répondit-elle, il ne pense guère à nous, povera gente; nous n’avons ni le langage ni les belles manières des cavalieri parmi lesquels il vit.»
—Vous me faites injure, mon cher Giacomo, en me prêtant de tels sentiments, répliqua vivement Lorenzo. Je ne suis point un signore, comme vous voulez bien le croire, et je suis loin d’avoir oublié les bonnes gens qui m’ont vu naître et qui ont entouré mon enfance d’une affection si cordiale.
—Il ne faut pas vous fâcher de mes paroles, répondit Giacomo avec bonhomie, car je ne pensais point à mal en vous rapportant les caquetages de cette mauvaise langue de Zina, qui vous aime bien pourtant, et qui est[110] toute fière d’avoir été pour quelque chose dans votre bonheur. Vous rappelez-vous, caro Lorenzo, cette belle nuit de Noël où nous fûmes introduits pour la première fois à la villa Cadolce? Avec quelle présence d’esprit Zina répondit aux questions que lui faisait la signora sur votre compte! Dame!... il y a déjà quelques années de cela, et vous avez bien changé depuis lors, per Bacco! Vous voilà comme le fils de Son Excellence, et, puisqu’on a vu des rois épouser des bergères, pourquoi donc la fille du sénateur n’épouserait-elle pas....
—Est-ce que tu t’imagines, Giacomo, que les choses de ce monde se passent comme dans la belle histoire de Silvio et de Nisbé, que je t’ai entendu raconter si souvent? répondit Lorenzo en coupant brusquement la parole à son interlocuteur. Ce sont là des folies qu’il faut laisser dans les contes de nourrices où tu les as puisées. La signora Beata est trop grande dame pour penser à un pauvre garçon comme moi, sans autre avenir que la protection que lui accorde son père. La fille d’un sénateur de Venise est bien autrement difficile que la fille d’un roi, fût-elle née, comme la charmante Nisbé, du baiser d’une immortelle.
—Bah! bah! dit Giacomo, on a vu des choses moins surprenantes, et san Pietro e san Paolo disent positivement qu’il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent jamais. Addio, signor Lorenzo, voilà le jour qui s’avance, et il faut que j’aille au marché de Cittadella. Au revoir, arri malandrino,» dit-il en frappant des deux talons sur sa piteuse monture, qui trottinait conformément au proverbe: Chi va piano, va sano.
Et Giacomo s’éloigna en lançant par-dessus les arbres son joyeux refrain, qui retentit dans les airs et[111] s’éteignit peu à peu comme le frais gazouillement de l’alouette matinale «qui se balance dans l’espace, puis s’interrompt tout à coup pour s’écouter elle-même et jouir de la douceur de ses propres concerts.»
Qual lodoletta che ’n aere si spazia
Prima cantando, e poi tace contenta
Dell’ ultima dolcezza che la sazia[14].
Tout ému de la conversation qu’il venait d’avoir avec Giacomo, qui avait touché à la corde sensible de son cœur, Lorenzo, au lieu de poursuivre son chemin et d’aller à La Rosâ ainsi qu’il en avait l’intention, s’en retourna tristement au château. La matinée était déjà fort avancée, et le soleil radieux inondait la grande allée du parc de ses rayons pénétrants, qui faisaient rechercher les coins ombreux, propices au recueillement. Arrivé près du palais, il se détourna à main gauche et prit une petite allée transversale qui aboutissait à un bosquet où Beata avait l’habitude de se réfugier pendant certaines heures de la journée. Ce bosquet, entouré de bancs de repos, était formé par un taillis épais entremêlé d’arbres fruitiers de toute espèce, qui donnaient à ce réduit l’aspect d’un verger délicieux où l’utile se mêlait à l’agréable, conformément à la poétique de Palladio sur les maisons de plaisance. Un treillis tapissé de chèvrefeuille et de plantes grimpantes ne laissait pénétrer dans ce sanctuaire qu’une lumière attiédie, qui colorait le feuillage sans le traverser. Des statues représentant les muses avec leurs différents attributs longeaient l’avenue, au bout de laquelle le regard se reposait sur un parterre où des roses, des œillets[112] et des citronniers encadraient un bassin de marbre que remplissait bruyamment un jet d’eau intarissable. Ce lieu semblait avoir été disposé pour convier aux doux épanchements de l’âme, pour évoquer cette fantaisie aimable qui est le rayonnement des natures bien douées. Contenue ainsi dans des limites qui la charmaient sans l’étonner, l’imagination satisfaite n’entrevoyait pas de plus vastes horizons ni un monde meilleur.
Lorenzo, qui s’avançait lentement vers le bosquet où il s’était trouvé tant de fois avec Beata, crut apercevoir à travers le feuillage les reflets d’une robe blanche qui le firent tressaillir. Il n’osait plus faire un pas, ses jambes tremblaient sous lui, et son cœur battait violemment dans sa poitrine. Il essaya de se raffermir et de passer à côté sans y jeter les yeux, feignant une indifférence et une tranquillité dont la passion s’enveloppe souvent pour mieux dissimuler sa faiblesse; mais il ne put aller plus loin et resta immobile derrière un bouquet de lilas qui, fort heureusement, le dérobait à la vue.
Quelle est donc cette mystérieuse puissance d’une première affection qui transfigure tout à coup l’objet aimé et l’enveloppe d’une atmosphère magique qui se communique à tout ce qui l’approche? Cette robe blanche, dont les reflets lointains font tressaillir Lorenzo, il l’avait vue bien souvent sans aucune émotion et sans se douter qu’elle pût jamais devenir pour lui un signe d’ineffables souvenirs. Maintenant il ne l’oubliera jamais, et jusqu’à son dernier soupir elle flottera devant ses yeux comme un symbole de sa jeunesse et de ses divines espérances. O savants qui ne croyez point aux miracles, pas même à ceux que Dieu accomplit chaque jour par vos mains, qu’est-ce donc que l’amour,[113] si ce n’est un miracle permanent qui est aussi vieux que le cœur de l’homme?
Son trouble s’étant un peu calmé, Lorenzo regarda timidement à travers les interstices du treillis; il vit Beata et Tognina, qui causaient ensemble. Beata était vêtue en effet d’une robe blanche un peu traînante qui lui dessinait la taille, et un fichu de soie noire, jeté négligemment sur ses belles épaules, couvrait imparfaitement d’inappréciables trésors, en faisant ressortir l’éclat et la morbidesse de son teint. Une rose fixée au milieu du sein, deux boucles de cheveux qui descendaient sur son cou gracieux, donnaient à sa physionomie pleine de charme je ne sais quel air sérieux et attendri qui se combinait heureusement avec la gaieté du jour et la fraîcheur printanière du paysage. Elle tenait à la main une ombrelle de soie à ramages, qui la préservait de ces mille petits insectes qui tourbillonnent follement à la suite d’un rayon de soleil. Tognina, moins grande et plus vive dans ses allures, portait une robe à fond blanc varié d’arabesques aux couleurs saillantes, et sa belle chevelure noire était ornée d’une petite branche de jasmin qui s’inclinait sur l’oreille gauche. Ces deux jeunes filles, dont la mise révélait assez bien le caractère, formaient une de ces légères dissonances d’esprit et de mœurs avec lesquelles il semble que la nature se plaise à nouer les affections les plus douces et les plus durables. A les voir se promener ainsi nonchalamment au milieu d’un paysage enchanteur que l’art avait soumis à ses lois, ces deux charmantes personnes, dont l’ombre se dessinait par intervalles dans l’allée solitaire, où l’on n’entendait que le bruit de l’eau jaillissante, présentaient une scène exquise de la société polie dans un siècle de loisirs.[114] Pour rendre toute la suavité d’un pareil tableau, pour exprimer l’harmonie qui résulte du contraste de deux femmes élégantes et bien nées, qui livrent à l’heure qui passe le secret de leurs cœurs, il faudrait la musique de Mozart, par exemple le duo du Mariage de Figaro entre la comtesse et Suzanne, lorsque, sur une phrase aussi transparente que le plus beau jour, elles chantent en badinant:
Che soave zefiretto
Questa sera spirerà!
«Sais-tu bien, ma chère, dit Tognina en jouant avec son éventail, que Lorenzo devient, ma foi, un beau garçon, et qu’il n’est plus permis de le traiter sans cérémonie?
—Je ne le sais que trop, répondit Beata avec un accent de tristesse.
—Je ne vois pas qu’il y ait lieu à prendre le deuil pour un fait aussi simple, répondit Tognina, et tu n’as pu croire que ton pupille resterait toujours un agneau de Pâques à la toison immaculée!
—Non, sans doute, répondit Beata, mais je vois arriver avec peine le moment où il faudra me séparer de lui.
—Te séparer de Lorenzo! et pourquoi donc? Tu es riche, fille unique, maîtresse de faire tout ce que tu veux: il faudrait être furieusement mélancolique pour gâter une si belle existence.
—Tu en parles bien à ton aise, chère Tognina, et tu ignores les difficultés de ma position. La fille d’un sénateur de Venise appartient d’abord à la république, et puis à sa famille, qui en disposent selon les intérêts de l’État ou les convenances de la société. Tu es cent[115] fois plus libre que moi, et il y a des jours où j’envie le sort de Teresa, ma camériste, qui peut, du moins, suivre les inspirations de son cœur.
—On dirait, à t’entendre, que Lorenzo a pénétré fort avant dans le tien, répliqua Tognina avec malice. Après tout, où serait le mal que tu fusses touchée par les qualités d’un jeune homme que tu as élevé et qui a répondu à tes espérances? Tu n’as guère que quatre ans de plus que lui, et on surmonte bien des difficultés quand on aime, témoin l’histoire de la fameuse Bianca Capello.»
Sans répondre directement à cette dernière observation, qui touchait à la plus vive de ses préoccupations, Beata feignit de prendre le change et détourna la conversation sur un autre sujet. Les jeunes amies les plus intimes ne se laissent pas ravir sans défense le mot suprême qui résume leurs plus chères pensées, et ce n’est que par distraction ou par le besoin qu’elles éprouvent de se voir encouragées dans leurs sentiments qu’elles trahissent leur secret. Beata surtout était d’une grande réserve, et l’idée qu’elle avait de sa dignité la rendait très-circonspecte dans ses paroles. Après un instant de silence que Tognina se garda bien d’interrompre, Beata, entraînée malgré elle vers le sujet qui remplissait son cœur, ajouta négligemment:
«J’ai eu hier un long entretien avec mon oncle, dont tu sais l’affection pour Lorenzo.
—Eh bien! que t’a dit le saint abbé?
—Qu’il était temps de s’occuper de l’avenir de ce jeune homme, et qu’on ferait bien de l’envoyer à l’université de Padoue y terminer ses études. «Nous allons partir pour Venise, lui ai-je répondu, et là, nous prendrons un parti définitif.—Que ce[116] soit le plus tôt possible, ma nièce,» a-t-il dit en m’étreignant doucement la main.»
Quelques jours après ce dialogue significatif, dont Lorenzo n’avait pu saisir que quelques mots sans suite, il y eut grande réception à la villa Cadolce. La famille Grimani était venue rendre visite au sénateur Zeno, et Guadagni se trouvait au nombre des invités. Le célèbre virtuose pouvait avoir alors soixante et quelques années. Après avoir parcouru l’Europe, après avoir visité successivement Paris, Londres, Lisbonne, Vienne, Munich, Berlin et les principales villes de l’Italie, en excitant partout la plus vive admiration, Gaetano Guadigni, qui était né à Lodi vers 1725, était venu se fixer à Padoue en 1777, où il s’était fait admettre parmi les chanteurs de la chapelle, et où il devait mourir en 1797. Sa voix, qui avait eu jadis le caractère et l’étendue d’un mezzo soprano d’une douceur extrême, avait perdu quelques notes dans le registre supérieur; mais l’âge avait épuré son goût, et sa grande manière de dire le récitatif et de chanter les morceaux expressifs en faisait encore le premier virtuose de son temps. On allait à Padoue tout exprès pour l’entendre, et il se montrait aussi facile au désir des dilettanti qu’il était magnifique dans l’usage qu’il faisait de sa grande fortune. Guadagni avait connu les plus illustres compositeurs du XVIIIe siècle. Il avait connu Haendel lors de son premier voyage en Angleterre, en 1749, et ce maître lui avait confié une partie dans l’exécution de ses deux grands oratorios, le Messie et Samson. Il avait eu aussi des relations avec Piccini, qui avait composé pour lui plusieurs opéras, et surtout avec Gluck, dont le mâle et vigoureux génie sut trouver des chants pleins de tendresse pour la voix exceptionnelle et le talent extraordinaire de son virtuose de prédilection.[117] Doué d’une belle figure, comédien assez distingué pour avoir mérité les éloges de Garrick, qui lui donna même des conseils, musicien excellent, puisqu’il s’était composé plusieurs scènes qu’il intercalait souvent dans les opéras qui lui étaient confiés, Guadagni avait un caractère irascible, et il était quelquefois d’une insolence extrême envers les impressarii et les pauvres compositeurs sans renommée dont il daignait chanter la musique. Piccini, malgré l’extrême douceur de son caractère, sut imposer à Guadagni sa volonté, et jamais il ne lui permit de changer une note aux rôles qu’il lui confiait. Quant à Gluck, qui préludait déjà à la grande révolution qu’il devait opérer dans le drame lyrique, il n’était pas homme à souffrir qu’un chanteur osât modifier la pensée dont il était l’interprète.
D’une taille moyenne, chargé d’embonpoint comme l’étaient presque tous les sopranistes après la première jeunesse, Guadagni, avec son teint de cire jaune, sa poitrine grasse et son cou enfoncé dans les épaules, avait un peu l’air d’une vieille marquise. Il tenait toujours à la main une magnifique tabatière d’or, enrichie de diamants, qu’il roulait entre ses doigts et qu’il montrait avec complaisance. C’était un cadeau du grand Frédéric, et le plus riche qu’eût jamais fait ce roi, aussi économe que mélomane. Guadagni avait eu l’honneur de chanter devant lui à Potsdam en 1776. Il était fort curieux à entendre quand il se mettait à parler des grands personnages qu’il avait approchés, et ses jugements sur les compositeurs, les artistes célèbres de son temps, étaient d’une parfaite justesse.
«De tous les maîtres que j’ai connus dans ma longue carrière, disait-il à l’abbé Zamaria, qui le harcelait de questions, les deux plus illustres ont été Haendel et[118] Gluck. Allemands tous les deux, ils avaient dans le physique, dans le caractère, aussi bien que dans le génie, de nombreux traits de ressemblance. Grand et fort comme un Turc, Haendel avait une figure pleine de noblesse et un caractère d’une violence extraordinaire. Il ne fallait pas lui résister, ni se permettre le moindre changement à sa musique, si on ne voulait pas avoir avec lui de terribles discussions. Un jour il faillit jeter la Cuzzoni par la fenêtre, et sa lutte avec le célèbre Senesino a partagé la haute société de Londres en deux camps ennemis. Pour moi, je n’ai eu avec ce grand musicien que de très-bons rapports. Appelé à Londres pour chanter dans ses deux magnifiques oratorios, le Messie et Samson, dont je n’oublierai jamais l’effet prodigieux, je me suis acquitté de ma tâche à la grande satisfaction du maître, qui me dit un jour avec la rude familiarité qui lui était propre: «A la bonne heure, voilà comment il faut dire ma musique! Tu n’es pas un asino d’orecchiante, toi; tu connais la composition, et tu comprends qu’on ne chante pas un morceau d’un style sévère et religieux comme un air de Bononcini, avec le sourire sur les lèvres et la bouche en cœur.» J’avoue cependant, ajouta Guadagni, que je n’aimais pas beaucoup à chanter les airs et les duos de Haendel, qui manquent de charme et qui sont constamment écrits, je parle des duos, dans un style fugué, où l’expression des paroles n’est qu’un prétexte à la science des imitations; mais ses récitatifs, et particulièrement ses chœurs, sont admirables, et je n’oublierai jamais l’émotion que me fit éprouver le Messie, lorsque j’entendis pour la première fois, au théâtre de Covent-Garden, ce chef-d’œuvre qui a été composé dans l’espace de vingt-quatre jours!
—Cela est peut-être moins extraordinaire que vous ne le croyez, mon cher Guadagni, répondit l’abbé Zamaria, dont l’érudition et le patriotisme n’étaient jamais en défaut. Haendel, que nous pourrions presque revendiquer comme un élève de l’école de Venise, puisqu’il a été le disciple et l’imitateur de l’abbé Steffani, notre compatriote, qui était maître de chapelle à la cour de Hanovre, Haendel a fait entrer dans l’oratorio que vous admirez avec juste raison un grand nombre d’idées mélodiques qu’il avait déjà émises sous une autre forme. Accueilli avec bonté par l’abbé Steffani, qui jouissait à la cour de Hanovre d’une grande considération, Haendel a publié dans cette ville, vers 1711 ou 1712, un recueil de dix-huit duetti et terzetti avec accompagnement de basse continue, qu’il a dédiés à la princesse Caroline, et dont il existe plusieurs éditions. Dans ces duos remarquables, dont les paroles sont aussi d’un abbé italien, Ortensio Mauro, on reconnaît la manière de l’abbé Steffani, et l’on trouve le germe de presque toutes les grandes compositions que Haendel a produites plus tard. En voulez-vous la preuve? ajouta l’abbé Zamaria. Cela n’est pas sans intérêt, suivez-moi.»
Quand ils furent rendus à la bibliothèque, l’abbé dit à Lorenzo: «Prends ce gros cahier que tu vois là-haut, c’est la partition du Messie, et voici le recueil de duetti dont je parlais tout à l’heure.»
S’étant assis au clavecin, l’abbé Zamaria se mit à feuilleter le recueil qu’il avait à la main en disant:
«Tenez, du premier motif du second duo que voici:
No, di voi non vuò fidarmi,
Haendel en a fait le chœur de la première partie du[120] Messie: Un enfant nous est donné. Le troisième motif de ce même duo:
Sò per prova i vostri inganni.
est devenu le thème principal du chœur de la seconde partie: Nous sommes dispersés comme un faible troupeau. Dans le troisième duo, pour deux voix de soprano, le motif qui accompagne ces paroles:
Quel fior che all’alba ride,
n’est-il pas exactement le même que celui du chœur qui termine la première partie du Messie? Avec le quatrième motif de ce même duo, Haendel a composé le premier duo de son oratorio, Judas Machabée. Je pourrais poursuivre cette vérification, et il me serait facile de vous prouver encore que le thème de la première fugue qu’on trouve dans la Fête d’Alexandre, et d’autres morceaux de cette admirable cantate, sont aussi indiqués dans ce recueil de duetti que Haendel a composés sous l’influence incontestable de l’abbé Steffani. Du reste, ajouta l’abbé Zamaria, Haendel, dont le génie n’est pas sans quelque ressemblance avec celui de notre Benedetto Marcello, son contemporain, a procédé comme tous les hommes supérieurs, qui puisent dans les souvenirs et dans les émotions naïves de la jeunesse le thème des savantes conceptions de leur maturité. N’est-ce pas ainsi, après tout, que se développe toute chose en ce monde, et la civilisation n’est-elle pas comme un arbre séculaire dont la séve, renouvelée sans cesse par la culture, porte des fruits toujours nouveaux?
—A l’appui de votre observation aussi profonde que judicieuse, répondit Guadagni, je puis vous citer aussi[121] l’exemple de mon illustre ami, il cavaliere Gluck. Les ouvrages qui lui ont valu en France une si grande renommée ne sont, pour ainsi dire, que la transformation de ceux qu’il avait composés dans sa jeunesse. L’ouverture d’Armide, par exemple, est la même que celle de son opéra de Telemaco, qu’il a écrit pour moi il y a de cela une trentaine d’années, et avec le motif d’un chœur de ce même opéra il a fait l’introduction de l’ouverture d’Iphigénie en Aulide. Je n’ai pas besoin de vous apprendre que l’Alceste et l’Orphée, qu’il a arrangés pour l’Académie royale de musique de Paris, sont, à peu de chose près, les mêmes ouvrages qu’il a composés à la cour de Vienne de 1762 à 1764. Ah! que de souvenirs réveille en moi l’année mémorable de 1762 qui vit naître la partition d’Orfeo[15], dont je puis me flatter d’avoir au moins inspiré l’idée! J’étais jeune alors, ajouta Guadagni en poussant un gros soupir, dans la plénitude de mes facultés, et je pouvais affronter sans crainte les regards d’un public avide de m’entendre. Il me semble voir encore la belle Marie-Thérèse dans sa loge impériale, entourée de sa cour, passant son mouchoir sur ses yeux remplis de larmes pendant l’exécution de cette musique divine! Gluck était dans le ravissement, il m’embrassait dans les coulisses comme un enfant, et lorsque après la huitième représentation l’impératrice le fit appeler dans sa loge pour lui témoigner sa satisfaction en lui disant: «Où avez-vous donc trouvé, maestro, toutes les belles choses que nous[122] venons d’entendre?—Dans le désir de plaire à Votre Majesté et là,» dit-il en posant la main sur son cœur.»
Pendant que l’attention de l’abbé Zamaria était tout entière concentrée sur Guadagni, Beata, qui faisait les honneurs de sa maison avec une grâce parfaite, réservait tous ses soins pour la famille Grimani. Le chevalier ne la quittait pas d’un instant, et elle paraissait écouter avec plaisir les propos agréables qu’il lui adressait avec cette aisance et ce contentement de soi-même que les gens bien élevés comptent parmi leurs priviléges. Lorenzo, en voyant Beata, si attentive pour son hôte, incliner la tête pour mieux entendre ce qu’il lui disait et répondre par un sourire aux paroles du chevalier, éprouvait un sentiment confus de jalousie et d’humiliation qu’il faut avoir ressenti pour en connaître l’amertume. Ni l’esprit ni même le génie reconnu et proclamé de tous ne peuvent tenir lieu, dans un certain monde, de cette grâce de manières, de cette urbanité de langage que vous donnent l’éducation et la naissance. Il y a tel homme médiocre qui marche sans efforts et foule d’un pied léger le parquet d’un salon où tremble dans un coin le poëte ou le penseur illustre. Voyez-vous ce jeune homme aux formes délicates qui indiquent la race, à l’intelligence débile qui effleure toutes choses sans rien pénétrer, au cœur tempéré par les convenances, et qui laisse tomber de ses lèvres de rose quelques rares monosyllabes sans accent et sans vie? C’est le fils de famille, c’est le héros des femmes de haut lieu, qu’il séduit par la coupe de son habit et une imperturbable assurance. Le chevalier Grimani appartenait à cette lignée des Léandre, des Lindor et des don Ottavio, qui devient si nombreuse dans les sociétés défaillantes, et dont le type, d’une grâce suprême,[123] a troublé le repos de la Grèce. Oui, c’est le faible Pâris qui a tourné la tête de la belle Hélène et qui l’a enlevée à ses dieux domestiques, et c’est également à ce débile rejeton de la race du vieux Priam que les trois immortelles ont soumis le jugement de leur querelle. Ah! les femmes, pour être des déesses, n’en restent pas moins de leur sexe, et la sage Minerve elle-même n’a jamais pardonné au beau Pâris son verdict en faveur de Vénus.
Le chevalier Grimani, qui était jeune et de haute naissance, avait toutes les qualités aimables d’un homme du monde. D’un extérieur agréable, l’esprit assez cultivé et d’une parfaite distinction, il était digne assurément d’attirer l’attention de Beata. Aussi Lorenzo ne pouvait le voir sans en être douloureusement affecté, et, sans se rendre bien compte de ce qu’il éprouvait, il regardait d’un œil d’envie ce noble et brillant Vénitien qui venait troubler par sa présence les rêves innocents de son cœur. Soit que Beata fût réellement sensible aux soins empressés que lui rendait le chevalier, soit qu’elle voulût rompre des habitudes qui lui paraissaient maintenant dangereuses, il est certain qu’elle était depuis quelque temps d’une extrême réserve avec Lorenzo, et c’est à peine si devant le monde elle avait l’air de s’apercevoir qu’il était là, dans un coin, épiant ses moindres mouvements. Il faut avoir été pauvre et jeté par la destinée au milieu d’une société jalouse de ses priviléges, il faut avoir aimé une femme que le prestige de quelques années de plus, celui de la naissance et de la beauté, dérobaient à toutes vos espérances, pour comprendre la situation pénible du jeune Lorenzo. Il se sentait mal à l’aise dans ce palais où il avait été accueilli avec tant de bonté; il était humilié de la place qu’il occupait dans la[124] famille Zeno, et son caractère, aigri par un sentiment qu’il n’osait avouer à personne, commençait à développer les idées amères qu’il avait puisées dans les livres, et surtout dans ceux de Rousseau.
Les personnes de distinction qui habitaient les environs de Cadolce furent invitées à venir passer une journée au château. On voulait fêter dignement la famille Grimani, qui partait le lendemain, et clore d’une manière brillante la saison de villégiature. On savait que, la santé du sénateur Zeno s’étant raffermie, il devait quitter bientôt la terre ferme et retourner à Venise, où l’appelaient de graves intérêts politiques. Aussi personne ne manquait au rendez-vous, et c’était un beau coup d’œil que de voir le parc de Cadolce parsemé de belles dames et de cavalieri qui portaient leurs ombrelles et les divertissaient par des propos galants qui les faisaient rire aux éclats. Il existe un joli tableau de Tiepolo qui représente une scène pareille de galanterie aimable et de doux far-niente, au bas duquel le comte Algarotti a placé ces deux vers qui renferment à peu près toute la morale de la société vénitienne à la fin du siècle dernier:
Vario è il vestir, ma il desir è un solo,
Cercan tutti fuggir tristezza e duolo.
«Sous des costumes différents, ils n’ont tous qu’un même désir: c’est de fuir la tristesse et la douleur.» Oh! que les temps sont changés! et que nous sommes loin de cette sérénité d’esprit qui ne s’occupe que de l’heure présente et s’attarde à goûter le bonheur sous un frais ombrage, sans souci du lendemain!
La soirée venue, toute la compagnie s’était réunie dans le salon, qui était fort spacieux et qui donnait de[125] plain-pied dans le jardin. En face de la porte étaient le jet d’eau, la grande allée et le bois qui fermait l’horizon. En attendant le souper, qui ne devait avoir lieu qu’à minuit, selon les habitudes de la noblesse vénitienne, qui aimait à prolonger ses veilles jusqu’à l’aurore, on se reposait en respirant la fraîcheur du soir. La journée avait été très-chaude, et l’atmosphère, traversée par une brise qui venait des montagnes du Tyrol, conservait encore cette douce moiteur qui vous dispose à la volupté. Le sénateur Zeno, la tête couverte d’un large chapeau de paille d’Italie, ses deux mains appuyées sur une longue canne à pomme d’or, était assis en face de la porte, au centre d’un demi-cercle que formaient les nombreux invités. Beata causait avec le chevalier, ayant à sa gauche son amie Tognina, tandis que l’abbé Zamaria s’entretenait avec Guadagni, dont il s’efforçait d’évoquer les souvenirs.
«Mon cher Guadagni, s’écria tout à coup l’abbé, les plus belles paroles du monde ne valent pas, quand il s’agit de musique, un petit exemple. Pour nous faire mieux apprécier la différence qui existe entre l’Orfeo de Gluck et celui que notre compatriote Bertoni a fait représenter à Venise avec tant de succès en 1776, et dans lequel opéra vous avez intercalé un air de votre composition qui a été remarqué par les connaisseurs, dites-nous quelque chose de la belle partition de l’illustre Tedesco. Ce sera pour la noble compagnie une bonne fortune que d’entendre un virtuose qui a fait les délices de l’Europe pendant quarante ans.»
Après s’être fait un peu prier et avoir beaucoup insisté sur l’insuffisance de ses moyens, Guadagni, qui n’était pas fâché qu’on lui fît une douce violence, se rendit à l’invitation de l’abbé. Il s’assit au clavecin qui était placé à[126] droite de la porte qui conduisait au jardin. Le salon n’était point éclairé; les étoiles scintillaient et projetaient sur le fond bleuâtre de la nuit ces lueurs incertaines qui ouvrent à l’imagination des perspectives infinies. L’arome des citronniers, le murmure de l’eau jaillissante, je ne sais quelle douce langueur et quel mystérieux silence, donnaient à cette scène improvisée un caractère presque religieux qui s’harmonisait admirablement avec le génie de Gluck. Au fond du bois, sur la cime de l’arbre le plus élevé, un rossignol faisait éclater sa touchante mélopée qui formait un heureux contraste avec l’art merveilleux du virtuose. Après un prélude insignifiant, Guadagni, dont on ne pouvait distinguer les traits, se mit à déclamer d’une voix nasillarde et un peu chevrotante l’admirable récitatif qui précède l’air du troisième acte d’Orfeo. A mesure que le récitatif développait les plaintes immortelles de l’époux infortuné, la voix du virtuose se raffermissait aussi, et les défaillances de l’âge semblaient disparaître sous les magnificences d’un style incomparable. Avec quelle émotion profonde Guadagni poussa le cri lamentable d’Euridice! Euridice! ... qui retentissait dans le silence de la nuit comme s’il eût été répercuté par les échos des lieux ténébreux! Et lorsqu’à la fin de cette belle invocation Orfeo s’écrie: Son disperato! ... chacun se sentit tressaillir au fond du cœur. Il serait impossible d’exprimer par des paroles la manière dont l’artiste sut rendre le cantabile sublime qui suit le récitatif:
Che farò senza Euridice?
Dove andrò senza il mio bene?
Ce vieillard ridicule, dont les manières efféminées étaient plutôt de nature à exciter le dégoût que l’admiration,[127] paraissait un dieu inspiré en chantant cette mélodie pathétique, ce qui fit dire à l’abbé Zamaria qu’après avoir entendu un pareil morceau, il n’y avait plus qu’à s’écrier avec le poëte:
Ah! miseram Eurydicen, anima fugiente vocabat,
Eurydicen toto referebant flumine ripæ.
Lorenzo avait écouté Guadagni avec le double intérêt de la curiosité et de la passion qui trouvait dans les plaintes d’Orphée un aliment à ses propres sentiments. Debout sur le palier de la porte, les yeux fixés sur Beata dont il épiait les mouvements, refoulant la jalousie qui le dévorait, il s’identifiait avec le personnage, et la musique de Gluck ainsi que le talent de son interprète excitèrent son émotion jusqu’aux larmes. Il s’enfuit de honte et alla se cacher derrière un gros citronnier pour donner un libre cours à sa douleur. Inquiète de cette disparition, retenue par les convenances et la crainte de se trahir, Beata se leva lentement, et, feignant d’avoir besoin de marcher un peu, elle prit le bras de Tognina et s’en alla dans le jardin. Elle aperçut Lorenzo qui sanglotait dans un coin. Sans oser l’aborder, comme elle le faisait autrefois, elle errait autour de lui comme une âme indécise qui hésite à franchir le dernier degré qui sépare la pudeur de l’amour. Elle l’observait de loin, jetant sur lui un regard plein d’inquiétude et de tendresse.
Le lendemain de cette soirée, la famille Grimani quitta la villa. On était au mois d’octobre. Le départ du sénateur pour Venise était irrévocablement fixé et devait avoir lieu sous peu de jours. Lorenzo, qui était resté quelque temps sans voir sa mère, préoccupé qu’il était par le nouveau sentiment qui remplissait son âme, résolut[128] d’aller lui faire ses adieux et de passer une journée à La Rosâ, où il n’avait fait que de rares apparitions depuis son entrée dans la famille Zeno. Le bruit de l’arrivée de Lorenzo s’étant répandu dans le village, une foule de curieux accourut bientôt et remplit la petite maison de Catarina Sarti. Zina, qui était mariée depuis quelques mois, son père Battista Groffolo, et Giacomo furent invités à partager un repas modeste que Catarina avait préparé pour fêter la présence de son fils. Au milieu de la joie et de la cordialité qui présidaient à cette réunion presque de famille, chacun des convives adressait à Catarina des compliments sur Lorenzo, sur ses belles manières, sur l’instruction qu’il avait acquise et le brillant avenir qui l’attendait. La pauvre mère, toujours craintive dans ses prévisions, n’accueillait ces compliments qu’avec tristesse: elle ne pouvait pas se dissimuler que le départ de Lorenzo allait la priver de la plus grande joie de sa vie, et que, si elle avait déjà beaucoup souffert depuis qu’il avait été adopté par le sénateur Zeno, elle souffrirait encore davantage d’une séparation dont elle n’entrevoyait pas le terme. Sans doute il lui serait facile d’aller de temps en temps le voir à Venise; Lorenzo, de son côté, pourrait accourir auprès de Catarina au moindre désir qu’elle lui en manifesterait; mais de pareilles raisons ne sont jamais suffisantes pour dissiper les inquiétudes d’une mère. Aussi est-ce les larmes aux yeux qu’elle écoutait toutes les belles choses qu’on disait de son fils, et c’est en vain que Giacomo lui citait doctoralement l’autorité de saint Pierre et de saint Paul, pour lui apprendre à se soumettre avec résignation à la volonté de Dieu: elle ne répondait rien et pleurait en silence.
Après le dîner, qui se prolongea assez tard dans l’après-midi, après le départ des convives et leurs joyeuses félicitations, Catarina, prenant Lorenzo par la main, le fit asseoir auprès d’elle, sur le banc de pierre qui était sous la treille, devant sa maison. Une belle soirée d’automne commençait à peine, et le soleil couchant dardait sur la treille, et sur le figuier qui en était le soutien, ces rayons dorés et affaiblis qui donnent à tous les objets un aspect doux et mélancolique. La porte de la maison entr’ouverte laissait apercevoir un intérieur modeste, mais d’une propreté exquise. Au chevet du lit, on voyait un christ d’ivoire avec un bénitier au-dessous et une branche de buis; sur la cheminée, une image de la Madonna avec l’enfant Jésus, un portrait du sénateur Zeno et une vieille gravure représentant un doge de la république de Venise. Une mandoline était suspendue avec un tambour de basque du côté opposé, et le plafond était garni de grappes de raisin attachées par un fil, en prévision des besoins de l’hiver. Tenant Lorenzo par la main, assise sur ce banc de pierre où elle l’avait si souvent couvert de ses baisers, Catarina, d’une voix émue, lui adressa de simples paroles qui restèrent gravées dans la mémoire du chevalier, et qui eurent sur sa vie une grande influence:
«Mon fils, vous allez partir, vous allez quitter ce beau pays où votre enfance a été si heureuse et si sereine, loin de cette maison où Dieu me fit la grâce de vous donner le jour. Je ne sais combien de temps nous serons séparés l’un de l’autre, ni s’il me sera donné de vous revoir encore une fois avant de mourir; mais, quelle que soit la volonté de Dieu à cet égard, je m’y soumettrai sans murmures, si ce n’est sans douleur. Vous avez été et vous serez jusqu’à mon dernier soupir l’unique[130] objet de mes plus vives préoccupations. Ayant eu le malheur de perdre, trop tôt, hélas! votre père, j’ai concentré sur vous toutes les tendresses de mon âme. J’ai pris un soin particulier de votre éducation, j’ai versé dans votre cœur la semence des plus pures doctrines, je l’ai nourri du pain fortifiant de l’Évangile, et ces pieux sentiments, qui vous ont déjà valu des protecteurs si généreux, vous attireront partout la bénédiction de Dieu et l’estime des honnêtes gens. Conservez donc précieusement, mon fils, ce trésor toujours inaltérable au fond de l’âme. Que la religion soit le guide de toutes vos actions: c’est le moyen le plus sûr d’être heureux dans ce monde et dans l’autre; car «mon joug est léger, a dit le Seigneur, et quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai devant mon Père, qui est aux cieux.»
«Restez humble de cœur, rendez aux grands le respect qui leur est dû, et n’enviez aucune supériorité, car c’est la volonté de Dieu qu’il y ait dans ce monde des riches et des pauvres, des faibles et des puissants. Je ne prétends pas vous dire qu’il faille supporter l’injustice sans se plaindre, ni voir avec indifférence le triomphe de l’iniquité. Au contraire, il est bon que la conscience ne tombe jamais dans un lâche engourdissement, et qu’elle flétrisse, au moins en silence, les actes coupables qui échappent pour un jour à la justice des hommes; mais il faut prendre garde de confondre l’indignation que doit toujours exciter le mal avec l’orgueil qui, en troublant la sérénité de l’âme, empêche de voir la vérité. Tout se tient en nous, mon fils, et un vice du cœur produit bientôt une erreur de l’esprit. N’est-ce pas ainsi que les anges rebelles, pour n’avoir pu supporter la gloire de Dieu, ont méconnu sa toute-puissance et ont dû à la[131] plus mauvaise des passions la perte de la félicité suprême?
«Je ne suis qu’une simple femme et n’ai reçu qu’une instruction modeste; mais votre père, qui était fort éclairé et qui avait beaucoup étudié pour se rendre digne des emplois de la république, me disait souvent que ce qu’on appelle la science est d’un bien faible secours dans les épreuves de la vie. C’est par le caractère que les hommes sont grands et forts, disait-il, et le caractère se forme lentement par la discipline et les bons exemples. Il importe donc de s’habituer de bonne heure à aimer le bien et surtout à le pratiquer, car des principes qui n’aboutissent pas à des actions efficaces ressemblent à cet arbre stérile dont parle l’Évangile, qui n’est bon qu’à être jeté au feu. Aussi défiez-vous des belles paroles, «n’ouvrez pas votre âme à toutes sortes de personnes,» comme dit l’Ecclésiaste: soyez prudent et réservé avec les inconnus. Une page de la vie d’un homme vous en apprendra plus sur son caractère que les plus beaux discours. L’esprit est un flambeau qui a besoin d’un support, et dont la lumière ne projette qu’une clarté douteuse, si elle n’est alimentée par le souffle du sentiment.
«Jésus se trouvant un jour assis à table dans la maison d’un nommé Simon, il survint une jeune femme portant un vase d’albâtre tout rempli de parfums exquis qu’elle versa sur la tête du Seigneur. Les disciples se récrièrent contre cet élan irréfléchi, disant qu’on aurait pu faire un meilleur emploi d’une chose aussi précieuse. Jésus, qui les avait entendus, leur répondit: «N’affligez pas cette femme, qui a bien agi envers moi.» Par cet exemple, Notre-Seigneur a voulu confondre la prudence des sages et montrer combien la raison[132] est impuissante à comprendre les miracles de l’amour. Oui, mon fils, «il n’y a rien au ciel et sur la terre de plus doux et de plus fort que l’amour...,» et nous serions bien peu de chose sans la grâce qui suscite et féconde nos volontés.
«En déposant au fond de notre cœur la notion du bien et du mal, Dieu l’a mise à la portée de la plus humble de ses créatures et à l’abri de toute controverse. Écoutez donc cette voix intérieure qui accompagne comme un écho chacune de vos actions: elle ne vous trompera jamais. Il importe à notre bonheur autant qu’à notre salut de préserver le cœur de toute souillure et de purifier la volonté par la prière, comme la flamme purifie l’or de tout faux alliage. C’est là qu’est notre force, c’est là qu’est la source de notre grandeur morale. C’est dans ce grand foyer que vous puiserez, mon fils, l’inspiration pour vous guider dans la vie et celle qui communique au génie le germe des plus belles conceptions, car le royaume de Dieu est au-dedans de nous, dit l’Évangile.
«Ayez toujours présente à l’esprit cette grande vérité, qui est le fondement de toutes les autres, qu’il y a un Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, dont la Providence veille sur nous et juge nos cœurs. Si nous n’avions la certitude de l’existence d’un être suprême par la révélation, par l’Évangile et par l’Église vivante, nous en trouverions la preuve dans le spectacle de l’univers, dans les nobles sentiments que nous inspire la vertu, dans l’horreur que nous fait éprouver le vice triomphant, dans l’enthousiasme qu’excitent en nous les belles actions et les œuvres du génie. Ce sont là les diverses manifestations d’une âme immortelle qui se ressouvient de son origine céleste. Nés dans le péché,[133] nous avons été rachetés par le sang de Jésus-Christ, dont l’intercession divine nous a reconquis notre libre arbitre. Maître de choisir maintenant entre le bien et le mal, l’homme est d’autant plus responsable de ses actes qu’il peut fortifier sa volonté par le secours de la grâce qui descend dans le cœur de tous ceux qui l’invoquent avec sincérité.
«Soyez ferme dans vos bonnes résolutions, mon fils; marchez hardiment dans le droit sentier de Jésus-Christ, et, quoi qu’il arrive, ne vous laissez intimider ni par les railleries des esprits forts, ni par les menaces des méchants. «Que votre paix intérieure ne dépende pas de la langue des hommes.» Faites le bien, et comptez sur la justice de Dieu. «S’il y a quelque joie en ce monde, elle est le partage d’un cœur pur, et, s’il y a un endroit où règnent l’affliction et l’inquiétude, c’est dans une mauvaise conscience.» Attendez-vous à des revers, à des mécomptes dans vos projets; préparez votre âme à subir l’injustice et votre corps à supporter la douleur. Cette vie n’est qu’une préparation à une vie supérieure, une épreuve qui nous est imposée pour essayer notre courage. Tout ce qui vient des hommes est imparfait et transitoire; les plaisirs des sens s’épuisent vite et passent comme une ombre; il n’y a d’infini que les plaisirs de l’esprit, qui cherche à se prouver à lui-même les grandes vérités que nous tenons de la foi et du sentiment.
«Avant de finir cet entretien où mon cœur s’épanche avec tant d’abandon, comme si j’avais le pressentiment que je vous vois pour la dernière fois, et où il me semble que Dieu m’ait inspiré des idées et un langage fort au-dessus de mon intelligence, comme s’il eût voulu vous parler par ma voix, laissez-moi vous prémunir encore[134] contre un danger sans doute imaginaire, mais qu’il est de mon devoir de vous signaler. Ai-je besoin de vous dire combien doit être respectée par vous la noble fille qui vous a recueilli et qui vous a honoré d’une affection de sœur? Vous lui devez tout, l’instruction que vous avez reçue, le bien-être dont vous jouissez, et le brillant avenir qui vous attend. Si jamais vous sentiez votre cœur envahi par des rêves impossibles, j’aime à croire que vous repousseriez loin de vous une idée coupable qui ferait votre honte et votre malheur. Je ne m’explique pas davantage,» ajouta Catarina en jetant sur son fils un regard scrutateur qui le fit pâlir.
Après un moment de silence qui parut bien long à Lorenzo:
«Et maintenant je n’ai plus rien à vous dire, mon fils, reprit-elle, si ce n’est de garder le souvenir de cette soirée. Restez fidèle à la foi de votre mère, méditez sur les belles maximes de votre père, honorez sa mémoire. N’oubliez jamais que, sous cette terre bénie que vous foulez d’un pied si distrait, gémissent les méchants dans la nuit éternelle, et qu’au-dessus de votre tête, par delà ce soleil qui nous éclaire et nous inonde de sa clarté, est le séjour des bienheureux, celui des anges et du Seigneur.»
Catarina se leva alors, et, après avoir béni son fils, elle le pressa contre son cœur avec effusion. Ayant fermé la porte de sa petite maison et mis la clef dans sa poche, ils sortirent tous deux de dessous la treille où le pauvre chardonneret aveugle ne chantait plus depuis longtemps. Arrivés aux dernières maisons du village, ils quittèrent la grande route et prirent un chemin qui conduisait à travers champs à la villa Cadolce. C’était la saison des vendanges. La population de La Rosâ était[135] répandue dans les vignes hautes et touffues qui sillonnent ces belles campagnes, et qui s’enroulent amoureusement autour d’arbres vigoureux plantés de distance en distance, comme les colonnes d’une arcade. Du milieu de cette verdure déjà ternie et jaunissante s’élevaient des bruits, des éclats de rire et des chants joyeux qui attristaient la pauvre mère, dont le cœur était si rempli d’angoisse. Les passants, qui s’en retournaient au village, saluaient Catarina et s’arrêtaient pour féliciter Lorenzo de son départ, dont tout le monde était instruit; c’étaient des addio et des souhaits de bonheur à n’en plus finir. La soirée était avancée; le soleil ne lançait plus que ces lueurs intermittentes et rougeâtres qui donnent au paysage une teinte sombre et religieuse. La terre, dépouillée de ses fruits, exhalait un parfum salutaire et doux au cœur du laboureur. Catarina et Lorenzo marchaient sans se dire un mot, sans oser interrompre ce silence éloquent qui s’établit entre deux âmes quand elles se sentent à l’unisson l’une de l’autre. Ils étaient arrivés ainsi, sans s’en apercevoir, dans une grande plaine remplie de chaume, où un troupeau de moutons errait et broutait çà et là jusqu’au pied d’une colline qui en limitait l’horizon. L’Angelus venait de sonner au clocher de La Rosâ, et aucun bruit humain ne se faisait plus entendre au milieu de ces champs où l’infini de la nuit s’ajoutait à l’infini du silence, lorsque s’éleva la voix monotone d’un pâtre qui était couché nonchalamment sur le penchant de la colline, d’où il observait son troupeau: il charmait ses loisirs par un de ces chants traditionnels dont personne ne connaît l’origine. Composée de quelques notes qui n’accusaient aucune tonalité bien précise, cette mélodie agreste, que le pâtre laissait échapper de ses lèvres indolentes, se dilatait comme[136] un soupir de la nature sur des paroles qui en exprimaient la poésie: «Oiseau, bel oiseau, où vas-tu si loin de moi? Tu t’envoles vers l’aurore, emportant sous tes ailes ma jeunesse et mon amour.» Et la canzone se terminait par ce refrain mélancolique:
Ahi!... partenza amara!
«Ah! s’écria le chevalier Sarti après m’avoir raconté cette première partie de sa vie, quels tristes et doux souvenirs vous avez réveillés en moi!»
VENISE.
Lorenzo Sarti avait quinze ans lorsqu’il se rendit à Venise avec la famille Zeno, dans le mois de novembre 1790. Le moment était favorable pour visiter cette ville célèbre. Un nombre considérable d’étrangers, surtout d’émigrés français, étaient accourus dans cette métropole du plaisir pour y attendre la solution prochaine, croyaient-ils, de ce grand drame qui devait durer cinquante ans. La présence de ces étrangers, appartenant presque tous à la classe élevée de la société européenne, faisait alors de Venise un foyer d’intrigues politiques et galantes, où les projets de contre-révolution se discutaient au milieu de folles mascarades et de joyeux festins.
La révolution française de 1789 venait d’éclater au milieu de la paix générale et de l’heureuse concorde qui commençait à s’établir entre les peuples et les gouvernements; elle avait tout à coup divisé l’Europe en deux camps ennemis. Généreuse à son début comme une inspiration de sentiment depuis longtemps préparée par les études des esprits éclairés, elle ne tarda point à s’altérer dans son principe et à dépasser le but[138] que lui avaient assigné les vrais besoins de la nation. Après la compression de la classe moyenne et la chute de la monarchie, qui, pendant des siècles, avaient travaillé de concert à cette glorieuse émancipation de la raison publique, la France devint la proie d’une horde de sophistes qui livrèrent la société et la civilisation aux fureurs de la basse démagogie. Ces trois périodes décisives de la révolution française, qui se résument dans l’assemblée constituante, dans la législative et la convention, marquent aussi les différents degrés de sympathie qu’inspira à l’Europe ce grand mouvement national. Il avait épuisé et dépassé les idées les plus hardies du XVIIIe siècle.
L’esprit du XVIIIe siècle, tel qu’il se dégage de l’ensemble de ses travaux et de ses actes, fut un esprit de liberté ayant pour but l’émancipation de la nature humaine. Sous la main du christianisme et la tutelle de l’Église, l’homme n’avait été qu’un instrument de la Providence, un jouet de la grâce, dont il ne lui était pas permis de sonder les voies mystérieuses. Le XVIIIe siècle le relève de cette irresponsabilité aveugle, il brise les sceaux qui fermaient le livre de la vie, et c’est dans la volonté éclairée par la raison qu’il place désormais l’unique point d’appui de notre destinée. Telle est la donnée générale de ce qu’on appelle la philosophie du XVIIIe siècle, qui continue l’œuvre de la Renaissance, dont elle est la conséquence logique. En effet, le mouvement de la Renaissance, si bien caractérisé par Descartes dans son Discours sur la Méthode, s’arrête un instant au XVIIe siècle pour essayer une sorte de compromis avec l’autorité traditionnelle, d’où il ne résulte qu’une réforme timide de la discipline intérieure du catholicisme. Après cet essai infructueux de conciliation,[139] le souffle libérateur reprend de nouveau son cours et renverse tout ce qui lui fait obstacle. Bientôt enfin s’accomplit le glorieux hyménée de l’esprit humain et de la nature prédit par Bacon, et dont il avait préparé d’avance l’épithalame. De ce mariage fécond et si longtemps retardé par la jalousie de l’Église doit naître «une race de géants et de héros qui étoufferont le syllogisme de la scolastique, délivreront le genre humain de l’ignorance et purgeront la terre de toute injustice.» Voilà en quels termes magnifiques le génie de Bacon annonce l’avénement de la science moderne qui inspire tout le XVIIIe siècle, depuis Voltaire jusqu’à Kant.
C’est alors qu’on vit se lever comme par enchantement un groupe d’intelligences vives, audacieuses, pleines de confiance dans les ressources de l’esprit humain dont elles croyaient avoir reculé les bornes, s’attaquant à tous les objets, brisant tous les liens de l’antique discipline, réformant les vieilles méthodes, et dédaignant le passé, qui avait accumulé tant d’erreurs et de si profondes injustices. Les hommes éminents du XVIIIe siècle conçurent le vaste projet de changer la face de la civilisation et de commencer une ère nouvelle. Histoire, législation, finances, politique, morale, littérature, sciences, tout fut remanié et refondu par un principe nouveau qui, partant de la sensation, allait aboutir à la souveraineté de la raison. De là la prodigieuse activité de cette époque mémorable. S’appuyant sur la volonté comme sur un levier dont on avait méconnu la puissance, le XVIIIe siècle s’élance avec ravissement au-devant de l’avenir, où il entrevoit dans un lointain lumineux le règne de la justice et de l’amour. Aussi quelle joie, quels cris d’allégresse, quel enthousiasme s’échappent du milieu de cette folle génération, qui semble sortir d’un cachot et[140] respirer pour la première fois l’air pur et fortifiant de la liberté! Chacun secoue ses langes, chacun dénoue sa ceinture, chacun s’empresse de rejeter la vieille enveloppe, comme un cilice de mortification trop longtemps imposé à la crédulité de l’esprit humain. La vieille société est attaquée de toutes parts, les distinctions de naissance et de fortune font place à celles de l’esprit; on se rapproche, on se réunit, on se répand au dehors, on se livre sans contrainte aux plaisirs aimables de la vie en rêvant au bonheur des générations futures. Tout change, tout se transforme, tout prend un air de fête et de jeunesse. Les arts, la poésie, et surtout la musique, s’empreignent d’une sensibilité plus pénétrante, et les femmes, qui ont joué un rôle si important dans un siècle qui a proclamé que «les grandes pensées viennent du cœur[16],» ne semblent-elles pas accuser la révolution profonde qui se fait alors dans les idées et dans les mœurs, non-seulement en se livrant avec plus d’abandon aux sentiments qui les inspirent, mais aussi en repoussant ces vieux costumes qui emprisonnaient leurs charmes, en revêtant ces robes élégantes aux couleurs joyeuses et printanières, où l’on voyait briller un goût exquis et une fantaisie adorables? Deux mots sacramentels, qui étaient dans toutes les bouches, peuvent résumer l’esprit et les tendances de cette grande époque d’émancipation: le mot humanité, qui fut jeté dans la circulation par un écrivain obscur[17], et qui exprimait admirablement les besoins de justice, d’égalité et de réformes sociales, qui étaient dans le cœur de tous; et le mot nature, par lequel se manifestait[141] le mouvement scientifique qui poussait l’esprit humain à étudier les phénomènes du monde extérieur.
De ce désordre fécond où s’élaboraient les éléments d’une société nouvelle, de cette bruyante insurrection contre le moyen âge et les institutions du passé, il nous est resté un monument curieux, l’Encyclopédie, vaste dépôt de connaissances un peu confuses, mais où s’agite l’esprit divin, comme il s’agitait sur le chaos qui a précédé la naissance du monde. En effet, cette tour de Babel fut élevée par une génération de travailleurs intrépides, qu’animait une foi ardente dans le triomphe de la raison par les progrès de l’esprit humain. L’idée de progrès, c’est-à dire d’une extension successive de nos facultés et de nos connaissances, d’une amélioration de notre destinée, n’est pas sans doute une idée entièrement nouvelle, puisqu’elle résulte du sentiment de notre activité intérieure et du spectacle de l’histoire. Elle a été entrevue par l’antiquité, et il y a plus de deux mille ans le philosophe Xénophane a pu dire: «Non, les dieux n’ont pas tout donné aux mortels, c’est l’homme qui avec le temps et le travail a amélioré sa destinée.» Cependant l’idée de progrès que saint Augustin, que Vico, Pascal et surtout Leibnitz ont affirmée avec plus ou moins d’évidence, n’a été formulée d’une manière scientifique que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle par Turgot, d’Alembert et Condorcet en France, par Herder et Lessing en Allemagne.
Doué de facultés perfectibles, éclairé par sa raison et servi par sa volonté, l’homme est le maître de sa destinée. Contenu jusqu’alors par de fausses abstractions qui lui avaient caché la vérité des choses, aveuglé par de prétendus principes métaphysiques que lui avait imposés l’autorité jalouse de perpétuer son ignorance,[142] l’homme est parvenu à dissiper ces vains fantômes de la scolastique qui lui dérobaient le spectacle admirable de la nature. Mis en contact direct avec le monde extérieur par ses organes, averti par la sensation de l’existence des phénomènes, il en étudie les lois, et c’est dans ces lois qu’il trouvera le secret de dompter la matière, de l’animer de son souffle et de la faire servir à sa grandeur. La notion du bien et du mal, du juste et de l’injuste, dont le germe est resté enfoui dans les limbes de l’instinct, se développera à la clarté de l’entendement, et la conscience, devenue plus délicate et plus rigoureuse, étendra sa juridiction sur un plus grand nombre de rapports. La morale ne sera plus un amas confus de préceptes arbitraires et variables, mais un code de lois précises sanctionnées par la raison et le sentiment. Le dieu mystérieux de la légende, conception remplie de contradictions et de contes fabuleux, fera place à une intelligence suprême, dont l’existence nécessaire sera prouvée par l’ordre de l’univers et les lois de l’esprit humain, et qui couronnera l’édifice de la connaissance au lieu d’en être la négation. Telle est la profession de foi de ce XVIIIe siècle d’où est sortie la révolution de 1789, qui a changé la face de l’Europe et posé les principes d’une nouvelle civilisation. Qu’on lise l’admirable chapitre qui termine le livre de Condorcet, Esquisse d’une histoire des progrès de l’esprit humain, et l’on y trouvera, écrit de la main d’un martyr, le testament d’une génération héroïque qui a cru avec Bacon et les grands esprits de la Renaissance aux miracles de la science que nous voyons s’accomplir sous nos yeux.
Né en France, propagé par les écrits de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Buffon et par l’Encyclopédie,[143] ce mouvement de rénovation se répandit dans toute l’Europe. De tous côtés, on se mit à prêcher l’abolition des vieux abus, à ridiculiser les usages consacrés, à bâtir des utopies qui avaient toutes pour objet la régénération du genre humain. Les souverains les plus jaloux de leur autorité, Catherine de Russie, le grand Frédéric, Joseph II, les rois de Suède, de Portugal et d’Espagne, entraînés par l’esprit du siècle, essayèrent tous d’améliorer l’administration, de simplifier, d’humaniser les lois civiles et criminelles, de dégager l’action du gouvernement des entraves de la féodalité, de répandre l’instruction en conviant les peuples à un meilleur avenir. L’Italie ressentit aussi très-fortement l’influence des idées nouvelles. Cette vieille terre de Saturne, qui a vu s’accomplir tant de révolutions mémorables, était alors gouvernée par des princes débonnaires que la mode du bel esprit philosophique, la douceur des mœurs, la sécurité profonde dont ils jouissaient depuis la paix d’Aix-la-Chapelle, autant que la raison d’État, avaient imbus d’un esprit d’équité qui se manifestait chaque jour par des réformes salutaires. On remarquait le gouvernement économe du Piémont et celui de Parme, où régnait un élève de Condillac sous la tutelle d’un ministre capable et tout-puissant. Beccaria écrivait à Milan son livre hardi Des Délits et des Peines, dont les principes généreux étaient transformés en lois par Léopold, grand-duc de Toscane. Rome voyait s’asseoir sur le siége apostolique un Clément XIV, un Ganganelli, un Pie VI, princes éclairés qui s’efforçaient de mettre la morale de l’Évangile dans la politique; à Naples, dans la patrie de Vico, de Giannone et de Filangieri, qui occupait un poste important dans l’administration, le goût des réformes s’était emparé même du roi Ferdinand IV, qui,[144] pour varier ses plaisirs, avait fondé une sorte de société idéale sur le modèle de la Salente de Fénelon[18].
Surgie comme Vénus du sein de la mer, Venise, après avoir été la première puissance maritime du moyen âge et avoir possédé un quart et demi de l’empire romain, après avoir sauvé la civilisation chrétienne de la barbarie des Turcs et avoir échappé à la jalousie des rois de l’Europe ligués contre elle au commencement du XVIe siècle, avait été dépouillée successivement d’une partie de ses conquêtes lointaines, des îles de Chypre, de Candie, et enfin de la Morée. La reine de l’Adriatique s’était endormie tout doucement au bruit de ses grelots et de ses loisirs charmants. En effet, depuis la paix de Passarowitz, conclue en 1718, qui mit fin à la dernière guerre que Venise eut à soutenir contre l’empire ottoman, une langueur mortelle s’était emparée de cette fière république de patriciens qui avait bravé tant d’orages. Accroupie au fond de ses lagunes, elle laissa passer tout le XVIIIe siècle sans se mêler à aucun des événements politiques qui s’accomplirent en Europe, n’ayant d’autre souci que de garder son repos, en se préservant du contact des idées nouvelles qui germaient de toutes parts en Italie. Énervée par les voluptés et l’inaction, Venise fut réveillée tout à coup de son long assoupissement par la révolution française, qui devait être bien autrement redoutable à sa puissance que la découverte du cap de Bonne-Espérance, qui lui avait enlevé[145] le monopole du commerce du monde. Deux partis divisèrent alors le gouvernement de la république: l’un, très-nombreux, qui avait la majorité dans le grand conseil, voulait la continuation de la neutralité; l’autre, plus énergique, conseillait d’abandonner un système désastreux jugé par l’expérience, en prenant part à l’action qui allait inévitablement s’engager entre les grandes puissances de l’Europe. Ce dernier parti se subdivisait en deux fractions, dont l’une voulait une alliance avec l’Autriche, et l’autre avec la France. Le sénateur qui a déjà figuré dans la première partie de ce récit, Marco Zeno, était l’un des partisans les plus écoutés de l’alliance avec l’Autriche.
Dans les premiers temps de son arrivée à Venise, Lorenzo fut tout ébloui du magnifique spectacle qu’il avait sous les yeux. Ce qu’il avait lu et ce qu’on lui avait dit sur cette ville unique était fort au-dessous de l’impression qu’il en recevait; son imagination ardente et romanesque ne lui avait fait pressentir rien de comparable à la place Saint-Marc, au palais ducal, au Canalazzo, cette voie lactée qui traverse la ville et la divise en deux parties inégales rattachées ensemble par le pont du Rialto, image de la volonté puissante qui avait présidé aux destinées de la république. Son cœur se gonflait d’orgueil en regardant ces magnifiques palais, dont chaque pierre atteste la gloire de ce peuple de gentilshommes, d’artistes et de marins. Il se mit à étudier avec passion l’histoire de Venise, qui présente l’intérêt d’un poëme et d’un poëme épique, où la grandeur des événements se combine avec l’héroïsme des caractères et la variété des épisodes. Il se sentait fier d’appartenir à une nation qui a joué un rôle si original dans les annales du monde, et, dans sa vanité de jeune homme,[146] il n’était pas fâché de tenir par un lien quelconque à cette fière aristocratie qui considérait la gloire et la puissance de Venise comme son patrimoine.
Ces distractions de l’esprit, ce premier épanouissement de l’instinct de connaître et d’admirer, loin d’affaiblir le sentiment que Lorenzo éprouvait pour Beata, en accroissaient l’intensité. Dans ce caractère à la fois ambitieux et tendre, l’amour se nourrissait de toutes les aspirations de la vie, et les concentrait comme dans un foyer qui en doublait la puissance. Depuis qu’il était à Venise, Lorenzo se sentait plus fort vis-à-vis de lui-même. Placé sur un plus grand théâtre, il paraissait aussi moins étonné de la distance qui le séparait de sa bienfaitrice, et au fond de son cœur il ne désespérait pas de surmonter un jour les difficultés qu’on opposerait à ses désirs. Sans doute ces rêves d’un jeune homme de quinze ans étaient aussi vagues que le but qu’il se proposait d’atteindre. C’était comme une sorte de mirage qui lui faisait entrevoir au loin une source désirée, récompense suprême de ses efforts. Aussi Lorenzo marchait-il hardiment dans la carrière que lui ouvrait son imagination. Enchanté de l’heure présente, fier d’être déjà du petit nombre des élus, heureux de vivre et de développer ses facultés, il s’élançait dans l’avenir avec cette confiance et cette allégresse bruyante de la jeunesse qui franchit en riant les plus grands obstacles.
Lorenzo travaillait avec la patience d’un bénédictin et l’ardeur d’un néophyte qui veut conquérir sa place au banquet de la vie. L’histoire, la littérature ancienne et moderne, la philosophie et surtout la musique, étaient les sujets qui attiraient de préférence son attention. Parmi les livres nombreux que la curiosité insatiable de Lorenzo lui mit sous les yeux, les Dialogues de Platon et la Divine Comédie[147] de Dante étaient, avec les œuvres de Rousseau, ceux qui avaient le plus vivement frappé son imagination. Platon et Dante, le poëte de l’idéal antique et celui de l’idéal chrétien, qui étaient si loin des tendances et des préoccupations du XVIIIe siècle, répondaient admirablement à la nature réfléchie et affectueuse du jeune Vénitien. Son heureux instinct le portait à réduire les faits à un petit nombre de principes, à n’absorber de ses lectures que les parties vraiment nutritives, à dégager ces parcelles d’or qui forment l’essence des vérités générales, et, dans le peintre sublime et touchant du paradis et de l’enfer, Lorenzo trouvait un poëte qui flattait sa passion, un poëte qui avait consacré sa vie et un admirable génie à éterniser un rêve de l’amour.
Cependant la contenance de Beata vis-à-vis de Lorenzo était bien changée depuis son retour à Venise. Effrayée de la consistance qu’avait prise l’affection, toute sereine d’abord, que lui avait inspirée le fils de Catarina Sarti, surprise par un sentiment sérieux dont elle n’avait pas dû prévoir les atteintes, elle résolut de couper court à des relations équivoques qui ne pouvaient avoir pour elle qu’une solution malheureuse. Comment faire cependant pour rompre brusquement, et sans trahir son secret, les rapports de bienveillance et de protection qui s’étaient établis entre elle et Lorenzo? Ce jeune homme, dont la physionomie heureuse l’intéressait au moins autant que l’aménité de son caractère et la vivacité de son esprit, n’avait point mérité qu’on cherchât à l’éloigner d’une famille qui l’avait adopté spontanément. Quel prétexte prendre pour mettre entre elle et Lorenzo quelques années de séparation qui lui donneraient le temps d’étouffer ou d’amortir un sentiment qui menaçait de devenir une passion orageuse et funeste? Le[148] prétexte qu’avait suggéré la pénétration de son oncle, le saint prêtre, d’envoyer Lorenzo terminer ses études à l’université de Padoue, eût été le plus convenable sans les objections que Beata redoutait de la part de l’abbé Zamaria, qui s’était attaché d’autant plus vivement à son élève, que celui-ci montrait un goût prononcé pour la musique, et une grande aptitude à profiter de ses leçons. Beata aurait pu sans doute surmonter ce dernier obstacle en faisant intervenir la volonté de son père; mais en employant ce moyen extrême, elle craignait de laisser deviner sa faiblesse. Excepté Tognina, qui avait saisi comme à la dérobée quelque chose de ce roman mystérieux qui commençait à se développer dans le cœur de son amie, personne dans la maison ne soupçonnait à quelle source profonde s’alimentait la sollicitude de Beata pour son frère d’adoption.
Dans cette perplexité, entre la crainte de faire un éclat et la ferme volonté où elle était de prévenir un danger qui alarmait sa pudeur, Beata prit une résolution qui rassurait sa conscience sans lui imposer un sacrifice trop douloureux: elle ordonna sa vie de manière à éviter le plus possible la présence de Lorenzo; elle se fit un maintien sévère et composa son visage pour mieux cacher à tout le monde, et surtout à celui qui en était l’objet, la tendresse qui s’était glissée dans son cœur. Renfermée ainsi en elle-même, cette noble créature, dont l’âme était aussi élevée que l’intelligence, et qui joignait au sérieux du caractère cette grâce des formes et cette adorable langueur qui sont le plus bel attribut de son sexe, Beata souffrait silencieusement et consumait son ardeur dans une lutte qui altérait son repos. Ce n’est pas la naissance modeste de Lorenzo, ni aucun préjugé vulgaire, qui avaient déterminé la fille[149] du sénateur Zeno à combattre une affection qui avait surpris son inexpérience: des idées aussi graves et aussi arrêtées ne s’étaient même jamais présentées à son esprit. Elle craignait d’affliger son père par une inclination qui aurait ajouté une douleur domestique à la grande tristesse que lui faisaient éprouver les affaires de l’État; mais elle était surtout retenue par un sentiment de dignité personnelle, et ce sentiment exquis avait quelque chose des chastes scrupules d’une sœur ou d’une mère. Elle rougissait de sa faiblesse pour un jeune homme qu’elle avait pour ainsi dire vu croître sous ses yeux.
Elle s’indignait à l’idée d’avoir pu oublier son âge et les devoirs qu’elle s’était imposés, en se laissant envahir le cœur par un trouble délicieux qui avait endormi sa vigilance. Aussi que d’efforts il lui fallut faire pour rompre le charme qui l’avait attirée insensiblement au bord du précipice, pour dégager son âme du piége innocent que lui avait tendu l’amour! Lorsqu’elle rencontrait Lorenzo, Beata le saluait d’un mot froid et digne, puis elle s’enfuyait comme une ombre en tressaillant. Elle ne s’informait pas ostensiblement de ce qu’il faisait; elle ne lui adressait plus la parole que pour répondre à ses questions d’un ton indifférent qui repoussait toute confiance. Son regard évitait celui de Lorenzo, et ce n’est que de loin que ses beaux yeux bleus remplis de tendresse osaient le suivre avec inquiétude. Dans le monde, dans les conversazioni où elle se trouvait forcément avec Lorenzo, Beata était d’une gaieté extrême. Elle cherchait à s’étourdir, à dissiper sa tristesse en vains propos, à dérouter l’attention par de petits manéges de coquetterie féminine qui répugnaient à la sincérité de son caractère.
Ces artifices de la passion étaient une énigme pour[150] Lorenzo, qui ne savait comment s’expliquer ce changement de conduite à son égard. Il avait beau s’interroger et se demander par quelle étourderie, par quel manque de respect, il avait pu s’attirer la disgrâce d’une femme supérieure qui mesurait ses moindres paroles, il ne trouvait rien qui justifiât la froideur et l’air presque dédaigneux qu’on prenait à son égard depuis quelque temps. Voulait-on lui faire comprendre d’une manière indirecte qu’il fallait enfin ouvrir les yeux sur la vraie position qu’on lui avait faite? Il n’avait jamais oublié ce qu’il devait à sa bienfaitrice, ni la distance qui séparait le fils de Catarina Sarti d’une gentildonna vénitienne. Quelle pouvait être la raison secrète de la réserve excessive de Beata à son égard? Ne serait-ce pas une sorte de jalousie aristocratique qui se serait emparée de la fille du sénateur en voyant Lorenzo grandir dans la vie, et voudrait-on refouler ses aspirations pour conserver une supériorité relative dont il essayait de s’affranchir? On se trompait fort si on espérait attiédir son courage et contenir son ambition dans le cercle étroit où le hasard l’avait fait naître. Il prouverait par son activité et son intelligence qu’il était digne de l’intérêt qu’on lui avait témoigné, et qu’en lui tendant la main pour l’aider à sortir de la foule, on avait accompli un acte de justice. Ces bouffées d’orgueil et de vanité plébéienne qui traversaient l’esprit de ce jeune homme redoublaient son ardeur de connaître, de s’épandre et de grandir dans l’estime de la femme dont il méconnaissait si grossièrement les vrais sentiments. Il voulait attirer l’attention de Beata, adoucir sa rigueur, et la forcer de voir en lui autre chose qu’un pauvre client de sa famille qu’elle avait bien voulu honorer de sa protection.
Le palais Zeno était situé sur la rive gauche du Grand-Canal, à très-peu de distance du vieux palais Grimani. C’était une des œuvres les plus remarquables de Scamozzi, l’élève de Palladio, dont il avait imité le style élégant et grandiose. Construit en pierres d’Istrie vers la seconde moitié du XVIe siècle, comme presque tous les monuments qui bordent les deux côtés de cette longue et magnifique voie triomphale, le palais Zeno était composé de trois étages couronnés d’une terrasse d’où s’élançait un groupe de statuettes mythologiques. L’une, placée au milieu de la façade, représentait le Silence, symbole de la politique mystérieuse de Venise, qui semblait dire aux passants, en appuyant l’index sur la bouche: Guardate, ma non tocate, et surtout taisez-vous! Deux entrées, l’une sur le Grand-Canal, et l’autre du côté opposé, conduisaient à ce palais, où l’on voyait éclater la magnificence d’une famille patricienne qui comptait dans ses annales un doge, un héros, plusieurs cardinaux, un grand nombre d’ambassadeurs et de procurateurs de Saint-Marc. Au fond d’un large vestibule où se tenaient les gondoliers et les facchini de la maison, un escalier d’une légèreté admirable conduisait à un palier de marbre, sur lequel débouchait un corridor long et spacieux qui se reproduisait à chaque étage et le divisait en deux parties. Un grand salon carré qui occupait le milieu du premier étage, et une salle à manger qui aurait pu contenir aisément deux cents personnes, indiquaient les habitudes d’une oligarchie puissante qui aimait à s’entourer de ses clients et de ses égaux. D’un côté du salon était l’appartement de Beata, et de l’autre celui de son père. L’abbé Zamaria demeurait au second étage, ainsi que Lorenzo, dont la chambre était immédiatement au-dessus de l’appartement de Beata.[152] Les domestiques étaient logés au troisième étage, à l’exception de Teresa, qui couchait dans un camerino près de sa maîtresse. En face du salon était la bibliothèque, une des curiosités de Venise par la rareté des livres qu’elle renfermait et l’ordre qu’y avait mis l’abbé Zamaria; à gauche de la bibliothèque se trouvait la chapelle. Le salon, la salle à manger, la bibliothèque et même la chapelle, étaient garnis de tableaux de maîtres représentant des épisodes de l’histoire de Venise où avait figuré un membre de la famille Zeno. Les moindres détails de ce palais accusaient la munificence et la personnalité d’un vieux patricien qui a conscience de ses droits aussi bien que de ses devoirs.
Le palais Zeno était une des maisons les plus fréquentées de Venise. C’était le rendez-vous de la meilleure compagnie, des femmes élégantes et des hommes à la mode qui brillaient par l’esprit, les manières, ou par des talents aimables. Il n’arrivait point à Venise un étranger de distinction qu’il ne se fît aussitôt présenter à l’abbé Zamaria, qui était le grand majordome et le juge de tout ce qui se rattachait aux plaisirs de la maison. Il en conférait d’abord avec Beata, et, après avoir obtenu son assentiment, tout était dit, car le vieux sénateur n’entrait jamais dans ces menus détails de la vie domestique. Ce qui attirait au palais Zeno un si grand nombre de personnes illustres, c’était moins l’hospitalité magnifique qu’on y trouvait que la haute distinction de Beata, le savoir et la grande érudition musicale de l’abbé Zamaria. Membre de la Société Philharmonique de Bologne, ami et correspondant du P. Martini, élève de Benedetto Marcello, l’abbé Zamaria était non-seulement un contrapointiste du premier mérite, mais aussi un homme de goût dont on recherchait les conseils.[153] Tous les compositeurs et les virtuoses célèbres de la seconde moitié du XVIIIe siècle ont été reçus au palais Zeno, où ils étaient sûrs de rencontrer l’élite de la société vénitienne. C’est là qu’on vit tour à tour Sacchini, Paisiello, le doux et infortuné Cimarosa, à côté des Caffarelli, des Pacchiarotti, des Marchesi, de la Gabrielli et des plus fameuses cantatrices qui venaient se recommander à la bienveillance de l’abbé, dont la protection valait un succès. Che ne dice l’abate? (qu’en pense l’abbé?) se demandait-on à Venise, lorsqu’il était question d’un chanteur inconnu ou d’un opéra nouveau dont on attendait la représentation. Fallait-il un point d’orgue, une cabaletta brillante, quelques gorgheggi compliqués pour faire ressortir la bravoure d’une prima donna, on allait trouver l’abbé Zamaria, qui, d’un trait de plume, calmait les plus grandes inquiétudes ou excitait des jalousies féroces. Que de morceaux de sa composition ont été intercalés dans les opéras des maîtres les plus illustres! Combien il a jeté sur le papier de ces lieux communs qu’on appelait arie di baule, airs de voyage que les virtuoses emportaient au fond de leurs malles, et qu’ils chantaient dans toutes les villes, quel que fût l’ouvrage dans lequel ils débutaient!
Les noms les plus illustres de la république, les Pisani, les Foscarini, les Grimani, les Tiepolo, retentissaient dans ce palais au milieu des savants, des artistes, des poëtes et des critiques les plus renommés de Venise et même de l’Europe. Goethe, Alfieri, le comte Algarotti, Pindemonte, Cesarotti, le traducteur d’Homère et d’Ossian, qui occupait une chaire de littérature grecque à l’université de Padoue, étaient venus dans ce salon, où ils avaient laissé des témoignages de leur satisfaction dans un magnifique album que l’on conservait précieusement.[154] C’était un spectacle unique que d’assister à l’une de ces brillantes conversazioni qui avaient lieu toutes les semaines au palais Zeno, et de voir réunis dans un même salon les caractères les plus antipathiques, Goldoni et les deux frères ennemis Charles et Gasparo Gozzi, par exemple, qui partout ailleurs se seraient pris aux cheveux, au lieu de se combattre à coups d’épigrammes; Francesco Pesaro, Giuseppe Farsetti, Antonio Cappello, qui avait été ambassadeur de la république en France lorsque éclata la révolution de 1789, grand amateur de beaux-arts et protecteur de Canova qu’il a deviné; Francesco Gritti, Cornelia Barbaro, sa belle-sœur, femme de la plus haute distinction, qui fut l’amie de Métastase; la jeune et charmante comtesse Benzoni, assise à côté du poëte Lamberti, qui en était éperdument amoureux, et qui l’a chantée dans cette jolie barcarolle connue de toute l’Europe:
La biondina in gondoletta,
L’altra sera go menà.
C’était la gloire de Beata d’avoir su triompher ainsi des rivalités qui divisent trop souvent les hommes qui cultivent les arts de l’esprit. Le sens exquis de cette jeune fille lui avait appris de très-bonne heure combien il importe à la femme de cacher sa raison sous la grâce et la modestie de son sexe. Silencieuse, recueillie, d’une discrétion profonde, elle savait écouter avec indulgence les bavardages des gens médiocres, et n’accordait son approbation explicite, mais toujours avec réserve, qu’aux choses vraiment belles qui touchaient son âme. On aimait à la consulter, on avait confiance dans la rectitude de son jugement, qui ne se manifestait jamais que par des observations de détail qui indiquaient plutôt[155] une préférence de sentiment qu’un blâme de l’esprit. Elle régnait naturellement sur les cœurs par le charme divin de son regard mélancolique, par l’élégance de sa taille et de ses manières, qui révélaient une nature supérieure digne de tous les hommages. Aussi un sourire de sa bouche adorable suffisait pour dissiper les plus gros nuages, et lorsque sa tête blonde s’inclinait pour gronder un ami ou pour écouter une confidence qu’on avait à lui faire, on était ravi de voir tant de séductions relevées d’une si grande simplicité. C’était une muse qui inspirait tous ceux qui l’approchaient, et non point une sirène qui cherchât à séduire par le faste de sa beauté.
L’abbé Zamaria était fort répandu dans la société de Venise. Les cantatrices et les gentildonne dilettante s’arrachaient à l’envi ce petit abbé, qui n’avait de la morale du Christ que l’habit. On le voyait partout, dans les théâtres, dans les ridotti, dans les cafés, dans les églises, et ce n’était pas pour y faire pénitence. Partout où il y avait du plaisir, de l’esprit et de la musique, on était sûr de rencontrer le charmant abbé, qui bavardait comme une pie et riait comme un enfant. Ami de Carlo Gozzi, son confrère à l’académie bouffonne des Granelleschi, il se moquait avec lui des vieux classiques embourbés dans les ornières des Seicentisti, qu’il appelait des parrucconi, des brontoloni insupportables. Il n’était guère plus favorable aux novateurs qui, comme Goldoni, s’efforçaient d’introduire à Venise la dignité et la vérité du théâtre français. «Ils veulent nous étouffer, disait-il en parlant de ces novateurs, avec des chiacchere filosofiche, des bavardages philosophiques, et des urli francesi. Conservons notre esprit, nos mœurs, notre gaieté, et restons Vénitiens. Nous n’avons que faire de[156] la musica tedesca ni de la littérature française, impastate (farcies) de réflexions et de modulations melancoliche.»
Lorenzo suivait l’abbé Zamaria dans les méandres de la vie vénitienne, comme Dante suit Virgile dans les cercles ténébreux de la cité divine. L’abbé était flatté de produire dans le monde un jeune homme intelligent, au regard vif, à la physionomie ouverte, qui chantait comme un ange, et dont il s’était plu à former l’éducation musicale avec un soin tout paternel. Il le présentait comme son élève aux femmes du monde, aux virtuoses, aux compositeurs, et tirait vanité des succès de son disciple, qu’on appelait partout il maestrino. Il l’introduisait dans les premières maisons, chez les Mocenigo, les Dolfin, où Lorenzo était reçu avec une certaine déférence à cause de l’affection que lui portait l’abbé Zamaria, et peut-être aussi parce qu’on supposait que le sénateur Zeno avait des vues particulières sur l’avenir de ce jeune homme. Lorenzo, dont les femmes remarquaient déjà la taille svelte, le front épanoui et les beaux yeux noirs remplis de feu et de désirs, jouissait avec bonheur de la nouvelle existence qui s’ouvrait devant lui. Il courait les salons, les théâtres, les casini, les académies, tantôt accompagné de l’abbé Zamaria, qui ne cachait pas sous sa perruque la sagesse de Minerve, tantôt sans autres guides que l’instinct des belles choses et la crainte de l’inconnu, qui est la pudeur des jeunes gens. Comme il était ravi de se voir dans cette ville d’enchantement, de s’attarder le soir sur la place Saint-Marc, au milieu de cette foule joyeuse de promeneurs de tout rang et de tous pays, de parcourir le Grand-Canal couché mollement dans une gondole légère, et de s’enfuir au loin vers l’une de ces isole beate, nids d’amour et de volupté qui entourent Venise comme des satellites[157] qu’elle entraîne dans son tourbillon! «Est-ce bien le fils de Catarina Sarti, se disait-il tout bas avec ravissement, qui chante des duos avec une Badoer, qui accompagne au cembalo une Dolfin dont la main blanche et potelée se pose gracieusement sur son épaule, qui s’entretient de philosophie et de littérature avec un Mocenigo, et que le compositeur Furlanetto daigne admettre dans sa familiarité?»
Le bonheur d’être et de vivre dans une sphère supérieure, les tressaillements sourds de la sensibilité qui s’éveille, un vague pressentiment des idées du siècle, la confiance qu’il commençait à avoir dans son activité, l’ivresse de l’amour, tout cela avait gonflé le cœur de Lorenzo, tout cela faisait sourdre de son âme exaltée ces mille désirs, ces mille espérances infinies qui montent, s’ébruitent et se répandent dans l’espace en chantant à l’imagination le poëme divin, la symphonie merveilleuse de la jeunesse, que nous avons tous entendue une fois dans la vie, et dont il n’appartient qu’au génie de retenir un écho lointain.
Mais aussi dans quel temps et dans quelle société avait été jeté Lorenzo! Venise se mourait; elle se mourait de langueur comme une courtisane épuisée, le front couronné de roses, le sourire sur les lèvres, banquetant, festoyant, entourée de ruffiani, de chanteurs, de ballerini, d’improvisateurs, d’escrocs et d’espions, dernière ressource des gouvernements avilis. Sous une aristocratie sombre, taciturne, soupçonneuse, qui avait accaparé les bénéfices et les soucis de l’autorité suprême, s’agitait un peuple d’enfants qui riait de tout, s’amusait de tout, et ne s’occupait que du plaisir de l’heure présente. Qu’avait-il besoin de travailler, de réfléchir et de s’inquiéter de l’avenir, ce peuple doux et charmant qui[158] vivait de sportules, de confetti, de café, de sonnets, de musique et d’amour? Tant que la république fut puissante au dehors, le peuple, prenant part aux événements politiques, se nourrissait au moins de vanité nationale, et la passion de la gloire relevait et ennoblissait son courage; mais depuis que l’oligarchie de Venise, méconnaissant la marche du temps et les principes de sa grandeur, s’était refusée à tout mouvement et à toute transaction avec les idées nouvelles, le peuple, refoulé sur lui-même, sans expansion au dehors et sans liberté au dedans, s’était abandonné à l’une de ces effroyables anarchies de mœurs qui précèdent la chute des empires. Les lois, les institutions, en conservant les apparences de la force qui les avait créées, étaient impuissantes à diriger les esprits, et la police du conseil des Dix, plus inquisitoriale qu’elle ne l’avait jamais été, était presque le seul appui de l’État. Cette profonde décadence n’était visible cependant qu’aux yeux du philosophe ou d’un homme politique comme Marco Zeno. La foule, les étrangers et la jeunesse, étaient captivés et éblouis par un spectacle unique dans les annales du monde.
Qu’on se figure une succession de fêtes magnifiques rappelant les grands souvenirs de l’histoire de Venise! Un carnaval qui durait trois mois, huit théâtres presque toujours ouverts, quatre conservatoires ou écoles de musique, des casini, des ridotti, des cafés où l’on jouait et causait toute la nuit; une population qui se déguisait une grande partie de l’année comme pour échapper au sérieux de la vie; l’inviolabilité des masques protégée par la loi et les usages, servant à cacher l’inquisiteur d’État, le prince de l’Église, le riche, le pauvre, le mari et l’amant, le confesseur aussi bien que la pénitente; des académies de toute sorte, des couvents où l’on dansait[159] et chantait plus qu’on ne priait; des femmes charmantes, blondes, tendres, voluptueuses, faciles, parlant un dialecte mélodieux qui enivrait l’oreille; des loisirs infinis, une sociabilité exquise, de la gaieté sans malice, de l’esprit, du goût, du faste, de l’instruction, un estro charmant, un non so che plein de grâce et d’abandon; de la musique partout, de la musique toujours: tels étaient les éléments et les épisodes de cette fête merveilleuse de la fantaisie et de la sensualité qui a terminé l’existence de Venise.
«Quel est donc ce personnage singulier qui se dandine sur une jambe effilée en chiffonnant son jabot d’un air d’importance? demanda Lorenzo à un inconnu qui se trouvait assis à côté de lui dans un café de la place Saint-Marc, à l’heure où toute la société de Venise venait y étaler la variété piquante de ses costumes et de ses mœurs.
—C’est le comte Lazara de Padoue, lui répondit-on, l’amant avoué de la belle gentildonna qui marche à côté de lui en tournant le dos à son mari, qui les suit comme un facchino chargé des gros travaux du ménage: ce sont trois personnes de distinction qui vivent en parfaite harmonie. Plus loin, continua l’inconnu, qui n’était pas fâché de saisir l’occasion qu’on lui offrait d’esquisser en passant les types de cette société étrange, voyez-vous ce monsieur long, maigre, attempato, coquettement attifé, donnant le bras à une dame qui est presque aussi âgée que lui? C’est le frère cadet d’un membre du conseil des Dix, qui depuis vingt-cinq ans est amoureux de la femme qu’il promène ainsi tous les jours avec une rare constance. Il a sacrifié une brillante carrière à cette relation, qui n’est cimentée par d’autres liens que les souvenirs du passé et l’habitude de se voir. Ce couple heureux est[160] suivi de trois personnes qui sont dans tout l’éclat de la jeunesse: ce sont deux nouveaux mariés avec le cicisbeo de la signora, qui attend que la lune de miel soit un peu rognée pour prendre possession de sa charge. C’est un amant en perspective que le mari a placé lui-même au fond de la corbeille de noces comme un gage de bonheur domestique. Regardez donc ce petit homme rondelet et mignon en habit de fantaisie de couleur jaunâtre, le chapeau sur l’oreille, une fleur à la boutonnière, riant en lui-même, et qui affecte de marcher isolément pour être mieux remarqué? C’est le cavaliere Zerbinelli, homme d’esprit, poëte agréable, qui vient de publier un sonnet sur les serins (i canarini), qui a beaucoup de succès. Tenez, il est coudoyé à l’instant par ce gros personnage que vous voyez s’avancer comme un stralunato, le chapeau rabattu sur les yeux, le cou enfoncé dans les épaules, enveloppé dramatiquement dans un manteau rouge strappazzato, frippé, passé, usé: c’est il signor Strabotto, poëte classique et rébarbatif fort maltraité par la critique, et qui médite assurément quelque bonne épigramme contre ses ennemis. Derrière lui vient un groupe de quatre personnes que vous voyez rire aux éclats. Cette joyeuse brigata est composée d’un évêque qui tient un éventail à la main, d’une cantatrice qui fait fureur au théâtre San-Samuele, d’un procurateur de Saint-Marc qui partage avec monsignore les faveurs de la prima donna, dont ils sont tous les deux éperdument amoureux, et du vieux castrat Grotto, qui donne des conseils à la diva et ramasse les miettes du festin. Ils souperont ce soir ensemble, et ne se quitteront probablement qu’aux premiers rayons du jour.
—De grâce, monsieur, dit Lorenzo à son voisin, si ce n’est pas trop abuser de votre complaisance, dites-moi[161] donc le nom de ce monsieur que je vois là-bas en habit vert et à boutons d’or, dont les jambes longues et les bas de soie mal rattachés s’affaissent sur les talons et semblent chercher un point d’appui? Il regarde toutes les femmes d’un air attendri qui pique ma curiosité.
—Je le crois bien, répondit l’inconnu; c’est le plus aimable original de Venise. Il signor Frangipani, qu’on a surnommé l’Innamorato morto, l’amoureux transi de toutes les femmes, qu’il adore de loin comme les madones en leur baisant délicatement le bout des doigts, comme il dégusterait un sorbet à petites cuillerées. C’est un homme de qualité, dilettante distingué qui a composé les paroles et la musique d’une foule de jolies canzonette qu’il chante lui-même avec beaucoup de goût. Il y en a qui sont devenues populaires, telles que il Sospiro (le Soupir), il Zefiro e la Rosa (la Rose et le Zéphyr), il Canto degl’Augelletti et il Lamento degl’Agneletti (le Chant des Oiseaux et la Plainte des Agneaux), la Gondola incantata (la Gondole enchantée), il Papagallo felice (le Perroquet heureux), et beaucoup d’autres. Regardez, monsieur, continua l’interlocuteur, cette belle et splendide créature qui s’avance en attirant tous les regards: c’est la Zanzzara, fameuse courtisane qui vit somptueusement des dépouilles des grands seigneurs, qui se disputent au poids de l’or la possession de ses charmes. C’est une femme d’esprit qui parle latin comme le cardinal Bembo et protége les artistes. Sa maison est une véritable académie toujours ouverte aux malheureux et aux poëtes sifflés qu’elle réchauffe de sa charité. Elle est suivie de près par un groupe de cinq ou six personnes de la plus haute distinction, qui hument la vie comme un verre d’excellent rosoglio, et parmi lesquelles[162] se trouve la contessina Zoppi, jolie blonde qui rit toujours, comme si on la chatouillait, de ce joli petit rire à coups redoublés qui ressemble au gazouillement d’un oiseau. Voyez comme elle joue coquettement de son éventail en regardant d’un air moqueur ce gros balourd, à la démarche solennelle, aux sourcils hérissés comme les soies d’un porc-épic. C’est un savant en us, grand collecteur de médailles et de brimborions historiques, ce qui l’a fait admettre dans deux ou trois académies. Doué de la patience d’un bœuf et rétif comme un âne, il signor Stentato est le type de ces esprits qui passent leur vie à ramasser des coquilles et à prouver, à force de citations, de quiproquos et de spropositi, que les enfants d’Athènes, du temps de Socrate, pleuraient quand on les fouettait.... Tenez, monsieur, dit encore l’inconnu, il vaut mieux fixer votre attention sur cette belle personne qui s’avance là-bas du côté de la Piazzetta. Voyez quelle noble démarche, quel maintien sévère et doux qui inspire le respect et la confiance! Aussi remarquez comme tout le monde s’écarte pour la laisser passer! On dirait que la lumière de son âme rejaillit sur tout ce qui l’approche et projette autour de sa personne une clarté divine. C’est la fille du sénateur Zeno, une des femmes accomplies de Venise. Elle donne le bras à son père, grand seigneur digne du rang qu’il occupe dans l’État. Elle est accompagnée du chevalier Grimani, jeune patricien plein d’agréments, qu’on dit être son fiancé.»
A ces mots, Lorenzo perdit contenance. Le cœur oppressé, la respiration haletante, il ne savait que dire et que répondre, et faillit se trouver mal, lorsque son voisin se leva de sa chaise et lui dit sans façon: «Jeune homme, le spectacle que vous avez sous les yeux et que[163] vous voyez sans doute pour la première fois, car je m’aperçois que vous êtes nouveau dans cette ville, est unique dans le monde. La société qui se déroule sur ce magnifique théâtre, où se sont accomplis tant d’événements remarquables, est le fruit avancé d’une civilisation merveilleuse qui n’a plus de séve. Ces femmes élégantes que vous voyez briller au soleil comme des papillons aux ailes diaprées, ces hommes aimables et polis qui s’enivrent de loisirs et de galanterie, ces patriciens fastueux devant qui tout le monde s’incline, ce peuple doux et charmant qui ne s’occupe que de canzonette et de prières à la Madone, cette foule de poëtes, de musiciens et d’artistes éphémères, cette immense et joyeuse cohue que le plaisir emporte dans son tourbillon, cette mascarade infinie qui cache tant de mystères et qui semble la réalisation d’un rêve fantastique.... tout cela sera balayé bientôt par le souffle de Dieu!»
En prononçant ces paroles, l’inconnu fit un geste menaçant et disparut.
Jeté dans ce tourbillon, étourdi par l’immense éclat de rire que poussait cette société expirante, Lorenzo eut à se défendre contre mille séductions qui s’offraient à lui à chaque pas. Libre d’aller et de venir sans que personne lui demandât jamais compte de l’emploi de son temps, sa figure, son esprit et sa jeunesse l’exposaient à des dangers sans cesse renaissants qu’il était impossible de prévoir. Parmi les connaissances nouvelles qu’il avait faites depuis qu’il était à Venise, il y avait une jeune cantatrice du théâtre San-Benedetto, qu’on appelait la Vicentina, parce qu’elle était née à Vicence d’une très-pauvre famille. C’était une brune piquante de dix-huit ans, qui avait une voix magnifique et de l’esprit comme un démon. Il l’avait vue pour la première fois dans les coulisses du[164] théâtre San-Benedetto, où l’avait conduit imprudemment l’abbé Zamaria. Elle venait de débuter tout récemment dans un opéra de Galuppi, et y avait obtenu un grand succès qui faisait honneur à son maître, le castrat Grotto, ainsi qu’à l’institution où elle avait été élevée, la Scuola de’ Medicanti. Ils s’étaient retrouvés depuis chez Pacchiarotti, sopraniste célèbre qui était alors à Venise, où il termina sa brillante carrière. L’abbé Zamaria voulant que Lorenzo prît quelques leçons de chant de cet admirable virtuose, le jeune Vénitien vit souvent chez lui la Vicentina, qui venait aussi profiter des conseils de ce maître consommé. La Vicentina était protégée par un vieux seigneur Zustiniani, qui l’avait remarquée un soir sur la place Saint-Marc, où tout enfant elle chantait devant un café. Frappé de la physionomie intelligente et de la voix limpide et douce de cette jolie petite fille, Zustiniani l’avait fait admettre à la Scuola de’ Mendicanti, dont il était un des administrateurs.
C’est ici le lieu de faire connaître l’organisation de ces écoles de musique qui ont eu une si grande célébrité en Europe pendant tout le XVIIIe siècle. Parmi les nombreuses institutions libérales qu’il y avait à Venise et qui témoignaient de la munificence de cette république de patriciens, on remarquait quatre hospices ou maisons de refuge dont la fondation remontait au XVIe siècle. Ce n’étaient à l’origine que de pieux asiles où l’on recueillait les orphelines, les infirmes et les pauvres filles abandonnées, qu’on y élevait aux frais de l’État et avec le concours de la charité particulière. Vers le milieu du XVIIe siècle, la musique devint une partie essentielle de l’instruction qu’on donnait à ces jeunes filles, et le succès ayant répondu à l’attente des novateurs, ces institutions prirent insensiblement le caractère de véritables[165] écoles, où l’art musical était enseigné dans toutes ses parties par les maîtres les plus illustres de l’Italie. Ces quatre scuole dont Rousseau parle avec enthousiasme dans le septième livre de ses Confessions, étaient la Pietà, la plus ancienne de toutes, celle de’ Mendicanti, degl’Incurabili, et l’Ospedaletto de Saints-Jean-et-Paul. Elles étaient administrées par une société de grands seigneurs et de citadins que le goût de la musique et l’esprit de charité réunissaient pour accomplir une œuvre généreuse et belle. Cet heureux mélange d’utilité pratique et de munificence, où la poésie se dégage de la réalité comme un parfum, se retrouve dans toutes les institutions de Venise, et forme, à vrai dire, le trait saillant de son histoire.
Chacune de ces écoles renfermait un nombre plus ou moins considérable de jeunes filles, nombre qui s’élevait quelquefois jusqu’à cent, et qui était rarement au-dessous de cinquante. A la Pietà et aux Incurables, il y eut presque toujours soixante-dix élèves. Pour être admise dans l’un de ces asiles, la jeune fille devait être pauvre, affligée de quelque infirmité, et avoir vu le jour sur le territoire de la république; cependant cette dernière condition n’était pas toujours nécessaire, car avec des protections et une belle voix on faisait fléchir aisément la rigueur des statuts. Les élèves y recevaient une instruction très-soignée, dont la musique formait l’objet principal. Elles y restaient jusqu’à l’âge où elles pouvaient se marier ou trouver l’emploi de leurs talents. Elles entraient dans les théâtres, dans les chapelles, ou se destinaient à l’enseignement. Quelques-unes restaient dans l’institution où elles avaient été élévées, y prenaient le voile et remplissaient alors les fonctions de répétiteurs. On divisait les élèves de chacune[166] de ces écoles en deux grandes catégories: les novices et les provette ou anciennes, qui avaient déjà quelques années de séjour dans l’établissement.
Celles-ci enseignaient aux autres les premiers éléments de l’art sous la surveillance du maître, dont elles étaient les coopérateurs. Les jeunes filles qui avaient de la voix se vouaient particulièrement à l’art de chanter. Les autres apprenaient à jouer d’un instrument, l’une du violon, de la viole, l’autre de la basse; celle-ci donnait du cor, celle-là s’exerçait sur le hautbois, sur la clarinette, sur le basson, et l’ensemble de ces divers instruments formait un orchestre complet. Presque toutes jouaient du clavecin et savaient l’harmonie, ce qui les mettait en état de remplir à première vue une basse chiffrée et d’accompagner la partition. Comme ces écoles étaient des espèces de couvents, il y avait une église attenant à l’hospice, où les élèves, cachées derrière une grille, assistaient à l’office et prenaient part aux cérémonies du culte. Deux fois par semaine, le samedi et le dimanche au soir, sans compter les fêtes extraordinaires, on chantait les vêpres en musique ou quelque motet composé expressément pour ces jeunes filles par le maître qui dirigeait l’école. Ces jours-là, l’église était remplie d’une foule de curieux et de dilettanti qui venaient admirer ces voix virginales inspirées par le plus pur sentiment de l’art. On y exécutait des chœurs, des motets à une, deux et trois voix, tantôt sans accompagnement, tantôt avec le concours de l’orchestre ou de l’orgue. Très-souvent aussi la voix connue et déjà célèbre de l’une de ces jeunes filles se produisait seule avec un simple accompagnement de violon ou de violoncelle. Des espèces d’intermèdes symphoniques, d’un style plus ou moins religieux, venaient reposer l’oreille de la continuité[167] des mêmes effets et suspendre agréablement l’action du drame liturgique. Aux grandes solennités, à la fête patronale de l’institution ou de tout autre saint personnage, on exécutait des oratorios dont le libretto, imprimé avec luxe et contenant le nom des élèves les plus remarquables, était distribué gratuitement à la porte de l’église. C’est ainsi qu’en 1677 eut lieu à l’hôpital degl’ Incurabili l’exécution d’une scène dramatique de ce genre pour la commémoration de saint François Saverio, qui avait fait son noviciat dans ce pieux asile. Cet usage, qui était dans le goût de la Renaissance et conforme d’ailleurs à l’esprit du catholicisme, s’est perpétué jusqu’aux derniers jours du XVIIIe siècle.
Dans les grandes cérémonies de l’État, ou lorsqu’il arrivait à Venise un personnage illustre que la république avait intérêt à bien recevoir, on faisait un choix parmi les élèves de chaque établissement, et, sous la direction d’un chef désigné, on exécutait avec pompe quelque grande composition. Bertoni, maître de chapelle aux Mendicanti, fut chargé de composer une cantate qui fut chantée au palais Rezzonico, devant l’empereur Joseph II, par cent jeunes filles, dont chaque école avait fourni son contingent. Le doge, les procurateurs de Saint-Marc qui avaient la surveillance de ces écoles, les nobles et les riches citadins qui en étaient les administrateurs, faisaient venir souvent dans leurs palais de Venise, et même dans leurs villas, quelques-unes de ces jeunes filles pour contribuer à l’éclat de leurs fêtes particulières. Avec une faible rétribution, dont une partie servait à leur établissement dans le monde, on organisait assez facilement un concert composé des élèves les plus habiles de l’une de ces institutions; elles étaient accompagnées alors d’une maîtresse[168] d’un âge respectable qui dirigeait l’exécution. C’était un spectacle assez curieux que de voir dans un salon ou dans un beau jardin, sur les bords de la Brenta, dix à douze jeunes filles, les unes chantant des duos, des trios, les autres jouant d’un instrument et formant un petit orchestre. Il était défendu par les statuts qu’aucun homme, excepté le maître qui enseignait les élèves, pénétrât dans l’intérieur de ces établissements; mais il en était de cette règle comme de beaucoup d’autres: on l’éludait facilement avec des protections. Rousseau fut admis à visiter la Scuola de’ Mendicanti, et il nous raconte dans ses Confessions quelle fut sa surprise en voyant de près la figure de ces sirènes, dont la voix harmonieuse l’avait tant ému lorsqu’il les entendit pour la première fois dans l’église. Son imagination s’était formé de plusieurs de ces pauvres orphelines un idéal de grâce et de beauté qui fut dissipé par la réalité. Trente ans après Rousseau, en 1770, Burney eut aussi la permission de visiter l’école de’ Mendicanti, qui était alors dirigée par Bertoni. On lui donna un petit concert dont il nous a transmis le récit dans son Voyage. Le premier violon était joué par Antonia Cubli, d’origine grecque; Francesca Rossi tenait le clavecin et dirigeait le chœur; Laura Rifregari, Giacoma Frari, chantèrent des airs de bravoure d’une étonnante difficulté, tandis que Francesca Tomj et Antonia Lucowich firent entendre des morceaux d’un style plus élevé. Burney ajoute qu’il fut aussi édifié de la tenue et de la décence de ces jeunes filles qu’il avait été charmé de leurs talents[19]. Le succès de chacune de ces écoles variait selon le mérite et le goût plus ou moins sévère du maître qui en avait la direction.[169] C’est par la partie instrumentale et la bonté de son orchestre que se distinguait surtout la Pietà, tandis que la Scuola de’ Mendicanti fut toujours célèbre par le nombre des belles voix et la perfection de l’art de chanter. C’est aux Mendicanti que fut élevée la fameuse Faustina Bordoni, une des grandes cantatrices de la première moitié du XVIIIe siècle, et c’est également de la même école qu’est sortie Rosana Scalfii, pauvre fille du peuple que l’illustre Marcello, séduit par la rare beauté de sa voix, épousa secrètement. Galuppi, qui a dirigé longtemps l’école degl’Incurabili, lui avait donné un grand éclat vers les dernières années du XVIIIe siècle. Burney en parle avec le plus grand éloge. Il dit en propres termes: «Plusieurs élèves de cette institution ont de rares dispositions pour le chant, particulièrement la Rota, Pasqua Rossi et Ortolani. Les deux dernières chantèrent un cantique sous la forme de dialogue et avec accompagnement de chœurs. L’introduction instrumentale, écrite pour deux orchestres, était remplie de détails charmants, et les deux chœurs, soutenus de deux orgues, se répondaient l’un à l’autre comme un écho. Je fus enchanté de l’exécution, ainsi que le nombreux auditoire qui se trouvait avec moi dans l’église.» Sous la direction de Sacchini, l’Ospedaletto eut aussi un moment d’éclat qui cessa d’exister après le départ de ce grand maître.
On allait à l’église de ces écoles comme à un concert; on en parlait huit jours à l’avance comme d’un spectacle qui promettait d’être amusant, et, après une belle cérémonie qui avait attiré la foule aux Mendicanti, à la Pietà ou à l’Ospedaletto, on s’entretenait de l’œuvre qu’on y avait entendue, on louait l’exécution de l’ensemble, et si quelque scolara s’était fait remarquer par[170] une qualité saillante, son nom devenait aussitôt la proie des poëtes à la mode, qui le lançaient dans le monde et lui donnaient ainsi une célébrité précoce. «Avez-vous entendu la Rosalba aux Mendicanti? se disait-on dans les conversazioni de bonne compagnie. Quelle voix magnifique et quelle flexibilité! È un prodigio, c’est un prodige de la nature.—J’ai été à la Pietà, répondait une autre personne, où j’ai été émerveillé de la sinfonia et surtout de l’Albanese, qui a exécuté sur le violon une sonate de Locatelli avec une rare maestria de coup d’archet.—Moi, répliquait un dilettante d’un goût plus difficile, je n’ai pas voulu manquer l’occasion d’aller entendre à la chapelle des Incurables le fameux Miserere que Hasse a composé pour cette école, dont il a été directeur au commencement de ce siècle. Ce morceau remarquable n’y est chanté qu’une fois par an, et je tenais à m’assurer si on y a conservé intacte la tradition du Sassone.»
Telle était l’organisation des institutions musicales de Venise, qui ont eu une si grande renommée, et dont parlent avec éloge tous les voyageurs de l’Europe; elles ont été dirigées tour à tour par les premiers maîtres de l’Italie et surtout de l’école napolitaine, tels qu’Alexandre Scarlatti, son fondateur, Porpora, Hasse, Jomelli, Sacchini, Anfossi, Cimarosa, Sarti; les compositeurs vénitiens Caldara, Gasparini, Lotti, Galuppi, Bertoni, Furlanetto, ont aussi puissamment contribué au succès de ces pieux établissements, où l’art s’était épanoui insensiblement comme un luxe de la charité. Les conservatoires de Naples pour les hommes et les scuole de Venise pour les femmes ont été les deux grands foyers de l’art de chanter pendant le XVIIIe siècle. Si Naples a produit les Farinelli, les Caffarelli, les Gizzielo et[171] presque tous les sopranistes célèbres qui ont émerveillé l’Europe, c’est des écoles de Venise que sont sorties les grandes cantatrices qui ont illustré l’Italie depuis la naissance de l’opéra jusqu’à la révolution française.
A l’époque où nous sommes arrivés dans ce récit, les écoles musicales de Venise se ressentaient de l’affaiblissement général de toutes les institutions. La Pietà, la plus ancienne de toutes, survécut aux trois autres, et finit par disparaître aussi quelques années après la chute de la république. Sous la direction de Francesco Caffi, il s’éleva en 1811 un institut philharmonique qui donna quelques espérances qui s’évanouirent bientôt; une école de chant fut créée en 1822 pour fournir à la chapelle de Saint-Marc de jeunes enfants de chœur; dirigée par un élève de Furlanetto, Ermagora Fabio, cette école est le dernier écho d’un magnifique concert qui a duré deux cents ans.
Après Bianca Sacchetti, la Vicentina a été la dernière cantatrice de mérite qui soit sortie de l’école de’ Mendicanti; elle possédait une voix magnifique, d’une grande flexibilité, qui avait été fort bien dirigée par son maître, le vieux Grotto. Ses débuts avaient eu de l’éclat; mais, depuis l’arrivée à Venise de Pacchiarotti, elle avait compris que les conseils d’un pareil virtuose seraient pour elle d’un prix inestimable; aussi, du consentement de Grotto et de Zustiniani, qui payait les leçons, elle venait deux fois par semaine chez le célèbre sopraniste, et là elle se rencontrait avec Lorenzo. Celui-ci, dont la voix fragile se ressentait encore du travail de l’adolescence, était obligé à de grands ménagements. On sait que pendant cette opération mystérieuse qu’on appelle vulgairement la mue, l’organe vocal de l’homme subit[172] une véritable transformation; il descend d’une octave et passe du diapason féminin à la partie inférieure de l’échelle musicale. Pendant cette révolution, plus ou moins longue, dont la physiologie ignore les lois et n’a pu encore prévoir le dénoûment, l’élève qui se consacre à l’art de chanter doit s’interdire toute espèce d’exercice. Il y a surtout un moment critique où l’organe vocal, ayant perdu le caractère propre à l’enfance, n’a pas encore celui de la virilité, où le jeune homme hésite entre les deux registres, et ne sait littéralement sur quelle note chanter, ni même parler. Le moindre effort peut compromettre alors l’avenir de la plus belle voix du monde. Dans les conservatoires de Naples aussi bien que dans les écoles de Venise (car les jeunes filles n’échappent pas entièrement à cette crise de la mue, beaucoup moins dangereuse pour elles que pour les garçons), les élèves employaient le temps que durait cette métamorphose à étudier la composition ou à jouer de quelque instrument. Il leur était défendu de chanter et même de parler trop haut, de manière à fatiguer l’organe, dont on attendait patiemment la résurrection. La première fois que la Vicentina se fit entendre à Pacchiarotti dans quelques morceaux de musique contemporaine que Lorenzo accompagnait au clavecin, il admira beaucoup la force, l’étendue et la souplesse de sa voix de soprano sfogato.
«Cara mia, lui dit le célèbre virtuose après un air de Nasolini qu’elle avait exécuté avec une bravoure étonnante, vous me rappelez la fameuse Gabrielli, la cantatrice la plus extraordinaire qui ait existé par la beauté de sa voix et sa prodigieuse vocalisation; elle avait comme vous un clavier admirable de presque deux octaves et demie, d’une égalité parfaite et d’une puissante[173] sonorité. La nature l’avait richement douée: elle était belle, spirituelle, assez bonne musicienne, fantasque et capricieuse comme un démon, una matta, une vraie folle qui faisait le désespoir des directeurs et des intendants; aussi eut-elle de fréquents démêlés avec l’autorité et fut-elle mise plusieurs fois en prison pour ses incartades et sa désobéissance aux ordres du public. C’est elle qui fit cette réponse si connue à Catherine de Russie, qui s’étonnait du prix de quarante mille roubles que demandait la cantatrice pour chanter à sa cour. «Quarante mille roubles! s’écria l’impératrice; mais c’est la paye d’un maréchal de l’empire.—Que Votre Majesté fasse donc chanter un maréchal de l’empire!» répliqua la prima donna, qui n’était pas moins absolue que la tzarine dans son royaume de caprice et de fantaisie. La Gabrielli a dû une grande partie de sa renommée à Guadagni, qui a été longtemps épris de ses charmes. Il lui enseigna l’art de respirer à propos, de modérer les éclats de sa voix, d’adoucir les aspérités de sa fastueuse vocalisation, qui s’échappait comme un torrent écumeux, en lui apprenant à lier les sons au fond de la gorge au lieu de les marteler et de les frapper isolément à coups de menton, comme font la plupart des cantatrices modernes. Ce défaut dont vous n’êtes pas exempte, ajouta Pacchiarotti avec douceur, est connu dans les écoles par le sobriquet de vocalisation cavallina, parce que l’effet qui se produit à l’oreille est semblable au hennissement du cheval. Malgré les conseils d’un si excellent maître, la Gabrielli n’a pu être qu’un prodige qui a étonné l’Europe par les artifices d’un gosier incomparable. Elle manquait de goût et de style, et ne chantait volontiers que la musique des compositeurs médiocres. Elle affectionnait particulièrement[174] les productions d’un certain Mysliweczek qui a souvent écrit pour elle, et dont elle faisait valoir les maigres inspirations. Dans un opéra de ce compositeur obscur, l’Olympiade, qui fut représenté à Naples en 1779, il y avait un air, Se cerca, se dice, dans lequel la Gabrielli produisit un effet étourdissant; elle le chantait partout et disait cavalièrement aux Jomelli, aux Piccini, aux Sacchini, c’est-à-dire aux plus grands musiciens de l’Italie, qu’aucun compositeur n’avait aussi bien que Mysliweczek compris la nature de son talent.
«Je vous parle un peu longuement de la Gabrielli, continua Pacchiarotti; mais c’est que cette femme célèbre a jeté un si vif éclat, que vous pourriez être tentée d’imiter un si dangereux modèle. Vous avez quelques-unes de ses qualités, cara Vicentina, n’en ayez pas les défauts. Le chant est peut-être la partie la plus délicate de ce vaste ensemble qu’on appelle l’art musical. La voix, le physique, la facilité naturelle, le mécanisme si difficile et si compliqué de la vocalisation ne sont que des moyens pour atteindre le vrai but de l’art, qui est l’expression des sentiments dans une situation donnée. Il faut que le virtuose, ainsi que le compositeur, considère les sons qu’il produit ou qu’il assemble, comme le poëte et le peintre considèrent les mots et les couleurs dont ils ont besoin pour réaliser leurs conceptions. Ce sont des éléments qui n’ont de valeur que par l’idée ou le sentiment qu’ils manifestent. Je ne prétends pas dire qu’il n’y ait pas dans les sons pris isolément et envisagés comme de simples phénomènes de la nature une qualité matérielle dont il faille se préoccuper: ce serait nier la clarté du jour et tomber d’un extrême dans l’autre. Nous sommes des êtres sensibles et raisonnables,[175] et, pour toucher notre cœur ou convaincre notre esprit, il faut passer par nos sens, ces portes d’ivoire de la cité divine.
—Bravo! s’écria avec enthousiasme l’abbé Zamaria, qui assistait à cette curieuse leçon dont il ne perdait pas un mot, c’est de la plus haute philosophie. Vous parlez comme un ancien, mon cher Pacchiarotti; Horace ou Quintilien ne diraient pas mieux. C’est là une vérité générale qui s’applique à tous les arts, à la poésie, à l’éloquence aussi bien qu’à la musique, et dont l’antiquité était si pénétrée, qu’elle en faisait une règle essentielle de toutes les manifestations de l’esprit humain. Aristote, Théophraste, Longin, Denys d’Halicarnasse, Cicéron, les plus grands philosophes et les plus fameux rhéteurs de la Grèce et de Rome, se sont très-longuement occupés de la partie matérielle du langage, et ils attachaient une si grande importance à ce que nous pourrions appeler la mélodie du style, qu’ils allaient jusqu’à désigner les mots et même les syllabes qui devaient concourir au charme de l’oreille. Ces observateurs judicieux de la nature avaient parfaitement compris que l’homme n’est pas un, comme le dit excellemment Hippocrate, et que notre âme est enveloppée d’un réseau d’organes délicats où elle vit et s’agite comme l’araignée au milieu de sa toile. Aussi les vrais poëtes, les orateurs et les écrivains dignes de ce nom ont-ils fait tous une large part aux besoins de nos sens; ils nous ont présenté la vérité comme le Tasse veut qu’on présente à l’enfant le breuvage salutaire. Telle était la doctrine de l’antiquité qu’on trouve résumée dans cet adage connu:
Gratior et pulchro veniens in corpore virtus.
«La vertu est plus gracieuse quand elle habite un beau[176] corps.» Cette heureuse pondération entre le beau et le vrai a été troublée par l’avénement du christianisme, qui a nié une moitié de la nature humaine pour exalter la puissance de l’esprit. La Renaissance, ce mouvement prodigieux que l’Italie a vu naître et qu’elle a communiqué à toute l’Europe, a été une réaction légitime contre l’ascétisme de l’Église et une revendication de la sensibilité méconnue.
—Il ne m’appartient pas, monsieur l’abbé, répondit avec modestie Pacchiarotti, de vous suivre dans ces hautes régions de l’histoire. Mon domaine est heureusement beaucoup plus restreint, et je m’en réfère à des autorités qui sont plus à ma portée. Dans son excellent livre de l’Opera in musica, Planelli a donné une définition des beaux-arts qui entre parfaitement dans vos vues et dont je puis apprécier la justesse: «Les beaux-arts furent ainsi nommés, dit-il, parce qu’ils cherchent à nous émouvoir en flattant nos sens. Ils ne sont pas, comme les sciences, nés d’une pensée calme et réfléchie; ils ont été conçus par l’esprit humain dans le trouble des passions.» Cela est vrai surtout de la musique et de l’art de chanter, qui en est la partie la plus exquise et qui agit directement sur notre sensibilité. Aussi nos maîtres les plus estimés, Pistochi de Bologne, son élève Bernachi, Tosi et Mancini, qui en ont résumé les principes dans leurs écrits, Porpora de Naples et ses glorieux disciples, tels que Farinelli et Caffarelli, ont-ils recommandé au virtuose une étude longue et patiente du mécanisme vocal avant d’aborder l’expression des paroles et de franchir le seuil du sanctuaire. Qui ne sait que le vieux Porpora a tenu pendant des années son élève Caffarelli sur une page de solfeggio, sans lui permettre de chanter même une simple canzonetta? L’élève, s’ennuyant[177] de gazouiller comme un oiseau toujours la même chose, demanda un jour au maestro quand il lui serait au moins permis de tourner la page. «Quand tu sauras ton métier,» lui répondit brusquement Porpora. Et deux ans après il lui dit en le prenant par les oreilles: «Maintenant tu peux chanter ce que tu voudras, car tu es le premier virtuose de l’Italie.»
«Sans donner plus d’importance qu’il ne faut à de pareilles anecdotes, ajouta Pacchiarotti, il est certain que les plus grands effets de l’art tiennent à des artifices d’exécution sans lesquels le génie le plus heureusement doué manque le but qu’il se propose. Un mot, un coup de pinceau, un accord placé à propos, changent quelquefois la physionomie de toute une œuvre. L’oreille surtout a des voluptés mystérieuses qui se confondent souvent avec l’émotion du cœur, et dont il n’est pas toujours facile d’indiquer la source. Que de choses en effet dans une gamme bien faite, dont chaque son se détache sur un fond mélodique qui ne se brise jamais, dans un trille lumineux qui scintille comme un diamant, dans une simple note qu’on remplit successivement du souffle de la vie! Et que de nuances dans ce qu’on appelle le timbre de la voix, dans le tissu (tessatura) plus ou moins fin d’une vocalise, dans cet heureux empâtement des sons qui forme un tout harmonieux et remplit l’oreille d’une sonorité suave, comme un fruit savoureux parfume la bouche! Sans doute on a beaucoup abusé de ces délicatesses; au lieu d’en faire un ornement de la vérité et du sentiment, on les a prodiguées sans goût et sans mesure, comme les mauvais écrivains prodiguent les images et les concetti de l’esprit. N’existe-t-il pas des peintres qui se jouent de la couleur, ainsi qu’il y a des musiciens qui ne peuvent écrire trois mesures sans moduler?[178] Faut-il pour cela dédaigner la couleur et la modulation, comme le prétendent certains anachorètes aussi dépourvus de bon sens que de sensibilité? Voilà pourtant où conduirait l’exagération de certains principes émis par un illustre compositeur. Je veux parler du chevalier Gluck, dont le beau génie valait mieux que la fausse théorie qui s’est propagée sous son nom. Parce qu’il avait rencontré des cantatrices extravagantes, comme la Gabrielli, qui, ne tenant compte ni de la pensée du maître, ni du caractère de la situation, donnaient une libre carrière à leurs caprices et ne visaient qu’à éblouir l’oreille, il aurait voulu que le virtuose aussi bien que le compositeur oubliassent pour ainsi dire qu’ils étaient des musiciens pour devenir les instruments du poëte et les interprètes passifs de la vérité logique. Si un pareil système pouvait jamais prévaloir, ce serait la négation de tous les arts. Est-ce qu’un Farinelli, un Guadagni, un Millico, pour être d’admirables virtuoses, en étaient moins pathétiques et moins touchants? On a fait grand bruit au delà des monts de ce qu’on appelle l’expression dramatique, qu’on semble confondre avec l’émotion du cœur, ce qui me paraît être une grande erreur. Je laisse à de plus savants que moi à décider si le compositeur dramatique doit exiger de la voix humaine des efforts qui en détruisent le charme, et pousser la peinture des passions jusqu’au cri de la bête. Tout ce qu’il m’est permis d’affirmer, c’est que Gluck a exagéré un principe vrai, et que son système n’a pu réussir que chez une nation dépourvue d’instinct musical, où il n’a produit en définitive qu’une école d’insupportables déclamateurs.
—C’est soublime, c’est souperbe, s’écria avec emphase le vieux Grotto, qui était blotti dans un coin où il gesticulait[179] comme un possédé en roulant ses gros yeux de chouette; Pacchiarotti, tu es le premier homme de notre temps, tu sei il primo uomo della nostra età,» dit-il en se levant de sa chaise et avec un accent qui n’était pas moins comique que le singulier compliment qu’il adressait au célèbre sopraniste.
Après cette sortie, qui amusa beaucoup la Vicentina: «Il est certain, dit l’abbé Zamaria, qu’il est impossible de professer des idées plus saines et plus élevées sur un art qui semblerait devoir échapper à toute considération générale, et vos paroles ont d’autant plus d’autorité, mon cher Pacchiarotti, que vous êtes parfaitement désintéressé dans la question que vous défendez si bien, puisque c’est par la sobriété du style, par la grande manière de chanter le récitatif et d’exprimer la passion, que vous l’emportez sur tous vos rivaux, et particulièrement sur le froid et beau Marchesi. Du reste, continua l’abbé, il n’est pas inutile de dire en passant que l’abus des fioritures et des oripeaux de la vocalisation, contre lesquels Marcello s’est élevé bien avant Gluck dans son charmant opuscule il Teatro alla moda, est plus ancien qu’on ne croit. On a prétendu (particulièrement le comte Algarotti) que c’étaient Bernachi et Pasi, tous deux élèves de Pistochi, qui avaient introduit dans la musique italienne, vers le commencement du XVIIIe siècle, ce luxe de gorgheggi qui sont un peu à l’art de chanter ce qu’étaient à la composition les combinaisons ingénieuses des contrapointistes du XVIe siècle. Il me serait très-facile de vous prouver que les Grecs n’étaient point étrangers aux artifices du gosier, qui soulevaient déjà le blâme des philosophes, et que, même dans le chant ecclésiastique appelé cantofermo, on trouve des signes nombreux qui, reproduits dans la notation moderne, représentent des[180] effets assez compliqués de vocalisation. Gui d’Arezzo, qui vivait au Xe siècle, ne parlait-il pas, dans le quinzième chapitre de son Micrologue, d’un certain tremblement de la voix qui est exactement le même effet que nous appelons aujourd’hui vibrato, espèce de tressaillement qu’on imprime à l’organe vocal pour simuler l’émotion de l’âme? On trouverait dans un autre théoricien du XIIIe siècle, Jérôme de Moravie, l’explication d’une foule d’ornements et de fredons qui se pratiquaient d’instinct sur la large mélopée du plain-chant grégorien. Il est d’une bonne critique de ne pas attribuer à des causes éloignées ce qui s’explique tout naturellement par le jeu de nos facultés. Dans tous les temps et chez tous les peuples, on a usé plus ou moins des artifices de la vocalisation; mais il vrai de dire qu’au commencement du XVIIIe siècle, alors que la mélodie s’épanouissait comme une fleur radieuse qui avait été longtemps comprimée sous les broussailles du contre-point et les subtilités de la musique madrigalesque, le chant fit tout à coup un pas énorme, et donna naissance à cette merveilleuse bravoure de gosier qui a ébloui le monde. Bernachi, Pasi, l’étonnant Caffarelli, la Gabrielli dont vous parliez tout à l’heure, Marchesi et tant d’autres prodiges que je pourrais citer, n’ont point inventé ce qui est dans la nature des choses; mais ils ont perfectionné et poussé jusqu’au raffinement l’art d’amuser l’oreille par les caprices de la vocalisation. Ne croyez pas, mon cher Pacchiarotti, que ce soit là un phénomène particulier à l’art que vous enseignez avec une si grande distinction. On l’a vu se produire également ailleurs, et la poésie a ses virtuoses aussi bien que l’éloquence. Il y a de certains moments, dans l’histoire des œuvres de l’esprit, où l’homme, tout glorieux d’une conquête récente qu’il[181] vient de faire, se joue avec la forme matérielle comme un enfant avec un hochet qui excite sa curiosité. On dirait d’un parvenu qui ne peut s’empêcher d’étaler aux yeux de tous les marques de sa nouvelle opulence. L’homme s’amuse alors à combiner des mots et des rimes sonores, à grouper des images ou des couleurs étranges qui frappent ses sens et le détournent du but où il aspirait d’abord. Ces moments précèdent et suivent les grandes époques de l’art, les époques de pleine maturité qui portent le nom de siècles d’or. Avant ou après cette heure suprême de civilisation, il n’y a guère que des artisans occupés à créer la langue ou des bateleurs qui en forcent les effets. Les nombreux et admirables chanteurs que l’Italie a vus naître depuis le commencement de ce siècle jusqu’à nos jours étaient des fantaisistes qui se sont exagéré la part de liberté qui revient au virtuose dans l’exécution d’une œuvre musicale. Il n’y a rien de plus difficile à l’homme que d’éviter les extrêmes et de rester dans les limites de la vérité ornée.»
Ces réflexions de l’abbé Zamaria surprirent un peu Lorenzo, qui avait entendu rarement sortir de la bouche de son maître des paroles aussi constamment sérieuses et d’une si grande portée. Son intelligence s’ouvrait facilement aux considérations générales qui ramènent les questions d’école et de métier à un principe générateur qui les simplifie; elle suivait avec un vif intérêt une discussion qui répondait aux tendances de sa nature. Aussi ne perdait-il pas un mot de ce que disaient Pacchiarotti et surtout l’abbé Zamaria, dont l’esprit enjoué et le caractère enfantin ne retrouvaient un peu de gravité que lorsqu’on touchait à l’objet de sa passion. L’abbé ne voyait le monde qu’à travers l’art[182] musical, et les questions de goût étaient pour lui les seules vérités importantes de la vie. La Vicentina, au contraire, qui n’entendait pas grand’chose à cette métaphysique de l’art de charmer, dont elle n’appréciait que les effets, commençait à s’ennuyer de servir ainsi de sujet à de savantes argumentations, et elle semblait dire à Lorenzo, de ses beaux yeux étonnés et remplis de malice: «Est-ce un philosophe ou bien une cantatrice qu’on veut faire de moi?»
Pacchiarotti, qui aperçut sur le front de sa belle élève de légers nuages dont il devina la cause, lui dit aussitôt: «Figlia mia, il faut chanter de meilleure musique que le morceau de ce pauvre Nasolini que vous nous avez fait entendre. Un virtuose qui ne connaît que les œuvres des maîtres contemporains ne saurait avoir de style, c’est-à-dire une manière large, soutenue, aisée, où la phrase mélodique se développe avec noblesse, et exige de la prévoyance, de la composition, une distribution intelligente des ombres et des lumières. Or, pour obtenir ce résultat, il faut absolument remonter à la tradition qui commence au XVIIIe siècle avec les œuvres et les cantates de Scarlatti, de Porpora, avec la musique pénétrante et suave de Leo et celle de Jomelli, son immortel disciple. Par-delà cette époque mémorable, il y a eu sans doute quelques chanteurs de mérite, tels que Stradella et Baldassar Ferri au XVIIe siècle, mais point d’école et aucun ensemble de doctrines dont il faille se préoccuper. C’est avec la musique dramatique, qui n’a pris une forme appréciable pour nous qu’à partir du XVIIIe siècle, que commence l’art moderne; quant aux chanteurs de la Renaissance, à ces nombreux interprètes de la musique madrigalesque et des canzoni a liuto et a ballo qui ont précédé la naissance de l’opéra, c’est un[183] point d’histoire qui n’intéresse que des érudits comme M. l’abbé Zamaria ou il padre Martini. Par exemple, continua Pacchiarotti, essayez un peu de nous dire une de ces cantates de Porpora qui sont là sous les yeux de Lorenzo, et qui ont servi à l’éducation des plus grands virtuoses qu’ait formés ce maître, tels que les Farinelli, les Caffarelli, les Salimbeni, il Porporino, la Mingotti et la Gabrielli, qui a reçu aussi du glorieux élève de Scarlatti des conseils dont elle n’a guère profité. Cela intéressera d’autant plus M. l’abbé Zamaria, que Porpora a passé les plus belles années de sa vie à Venise, où il a publié ses meilleures cantates et dirigé l’Ospedaletto.»
Pacchiarotti se mit alors à feuilleter du doigt un recueil de cantates de différents auteurs, de Carissimi, de Scarlatti, de Marcello, de Bassani, de Barbara Strozzi, noble Vénitienne, d’Astorga le Sicilien; puis il arrêta son regard sur l’une des plus charmantes inspirations de Porpora. C’était une cantate pour voix de soprano, précédée d’un récitatif fort simple en apparence, mais dont le virtuose fit comprendre la difficulté par les nuances infinies qu’il y apercevait:
Fra gl’amorrosi lacci
Come s’arda e s’agghiacci
A un punto sol,
Tu m’insegnasti, o cara[20]!
Sur ce texte un peu précieux, qui exprime non pas les vicissitudes de l’amour, mais les velléités d’une fantaisie légèrement émue, Porpora a écrit une déclamation[184] élégante et très-accidentée par la modulation qui sert de préface à un joli cantabile.
La Vicentina, de sa voix puissante, se mit à déclamer avec pompe et fracas ce simple récitatif, qui ne demandait au contraire qu’à être effleuré des lèvres comme un léger prélude où l’âme s’essaye à trouver le mot suprême qu’elle n’ose articuler. Aussi Pacchiarotti lui dit-il après quelques mesures: «Vous n’y êtes pas, mon enfant, et vous donnez à ce récit un accent passionné et baldanzoso qui conviendrait tout au plus à la musique de Gluck ou à celle de Jomelli. Il n’y a pas dans l’œuvre de Porpora ni dans celle des premiers maîtres napolitains une seule page qui comporte un tel luxe de sonorité. J’avais donc bien raison de vous dire qu’un chanteur qui ne remonte pas à la tradition de son école ne possédera jamais la variété de style qui est nécessaire à un grand artiste. Écoutez-moi,» lui dit-il. Et, joignant l’exemple au précepte, Pacchiarotti chanta le récitatif que nous venons de citer et que Lorenzo accompagnait au clavecin. Il ne fit entendre d’abord qu’un son à peine musical, plus voisin de la parole que de la mélodie proprement dite. A mesure que le récit exprimait une nuance plus vive de sentiment, le son s’épanouissait davantage et s’élevait en sonorité. Lorsqu’il fut arrivé à ce passage où l’amant conjure sa bien-aimée de le traiter avec moins de rigueur, promettant à ce prix d’oublier le passé, l’admirable virtuose développa une phrase pleine de grâce qu’il suspendit un instant sur un accord de septième diminuée, pour en faire mieux désirer la conclusion, qu’il acheva d’un accent ému, mais toujours tempéré.
L’aria fui exécutée aussi par le virtuose avec une coquetterie et une fluidité de style inimitables qui[185] étaient bien en rapport avec ces paroles d’une aimable galanterie:
Ch’io mai vi possa
Lasciar d’amare,
No, nol credete
Pupille care,
Ne men per gioco
V’ingannerò[21]!
Ce madrigal de Métastase a éveillé aussi de nos jours la fantaisie de Rossini. Il forme le premier morceau des Soirées musicales, chef-d’œuvre de grâce mélodique et d’harmonie exquise, qui est au génie de l’auteur de Guillaume Tell ce que les capitoli ou élégies sont à celui de l’Arioste. En comparant l’aria de Porpora à la canzone de Rossini, on voit à cent ans de distance, et à travers les modifications et les progrès de l’art, la persistance du génie italien, facile, élégant et toujours lumineux. Dans la cantate du maître napolitain, remplie d’étincelles et de trilles innombrables qui jaillissent d’une mélodie coquette et fort ingénieusement accompagnée, on sent comme la fraîche haleine d’une muse qui a plus de caprices que de passion[22]. Dans celle de Rossini, si admirablement modulée, et dont presque chaque note reflète une dissonance qui fuit comme un désir, il semble qu’on entende l’aveu d’un sentiment qui sourit et badine pour ne point effaroucher l’oreille qui[186] l’écoute. On dirait une scène de villégiature, un doux entretien dans une allée ombreuse, au déclin d’un beau jour.
«Avez-vous bien saisi les différentes nuances que j’ai fait ressortir dans le récitatif de Porpora? dit Pacchiarotti à la Vicentina, qui avait écouté avec ravissement l’admirable virtuose. En passant successivement d’un récit qui se rapproche presque de la parole ordinaire à une sonorité plus intense qui va s’épanouir en une forme vraiment musicale, j’ai suivi la tradition des grands chanteurs qui avaient appliqué d’instinct une loi essentielle du goût. Cette loi est bien simple, et quelques mots suffisent pour l’expliquer. Toutes les fois que le récitatif révèle des faits qui tiennent plus à la vie matérielle qu’à celle du sentiment, il faut parler plutôt que chanter. Le récit s’élève-t-il au-dessus des vulgarités qui nous entourent, le son doit être plus musical que prosaïque, et s’il entre enfin dans la région de l’âme, la voix doit éclater et couvrir la parole de sa magnificence. Cette progression de sonorité, qui répond à la logique des passions, forme la grande difficulté du récitatif, qu’on déclame de nos jours avec une fastueuse monotonie.
—Admirablement dit! s’écria l’abbé Zamaria; et si je ne craignais de vous interrompre encore une fois par des réminiscences de pédant, j’ajouterais que les anciens ont professé une doctrine à peu près semblable, qu’ils étendaient non-seulement à la mélopée, mais au débit oratoire et à toutes les formes de la poésie. Or il n’est pas indifférent d’avoir les anciens pour soi dans une question de goût, car il n’y a pas d’art moderne qui ne puisse être ramené à un principe de vérité connu de l’antiquité. Dans le dixième livre de ses Confessions, saint Augustin rapporte que saint Anastase faisait[187] chanter les psaumes d’une voix si modérée, que l’effet ressemblait plus à la parole qu’à la musique; ce qui faisait croire à saint Isidore de Séville que c’est ainsi que les premiers Pères de l’Église voulaient qu’on célébrât les louanges de Dieu. Ce qu’il y a de certain, mon cher Pacchiarotti, c’est que les trois degrés de sonorité dont vous venez de nous expliquer la loi n’ont point échappé à la sagacité de Quintilien, qui recommande positivement à l’orateur d’éviter les accents extrêmes et de se tenir sur le milieu de l’échelle vocale, mediis igitur utendum sonis, entre la musique proprement dite et la parole ordinaire.
—Je suis heureux d’apprendre, monsieur l’abbé, que les préceptes de notre art pourraient au besoin s’appuyer de si graves autorités, répondit Pacchiarotti; mais comme il est peu probable que la Vicentina lise jamais les Confessions de saint Augustin, je dirai que les plus célèbres cantatrices du XVIIIe siècle, que j’ai presque toutes entendues, confirment par leur exemple les principes que je viens d’émettre, et qui ont mérité votre approbation. Quel siècle que celui qui a vu briller tour à tour la Faustina, d’une grâce et d’une coquetterie de style inimitable; la Cuzzoni, sa rivale, dont la voix enchanteresse excitait des transports; la Mingotti, leur contemporaine, qui n’avait point d’égale dans l’expression des sentiments élevés; l’Astrua, d’une bravoure merveilleuse; la Bastardella (Lucrezia Agujari), dont la voix surpassait en flexibilité et en étendue celle de la Gabrielli; la Mara, Allemande d’origine comme la Mingotti, et comme elle grande musicienne, qui a partagé avec la Gabrielli l’étonnement de l’Europe; la belle Mme Grassini et la Todi, dont la voix expressive de contralto lui a disputé la palme del canto di portamento;[188] la Morichelli, excellente comédienne et d’une jovialité charmante; la Billington, la Banti, qui comme vous, cara mia Vicentina, a eu une origine modeste, et a été surnommée cantante di piazza, parce qu’elle a commencé par chanter dans les rues. Bien que son éducation ait été fort négligée, et qu’elle soit presque aussi ignorante qu’elle est laide, la Banti possède une voix si délicieuse et un instinct si parfait, qu’elle est aujourd’hui la dernière grande virtuose qui nous reste d’une époque miraculeuse.»
«Où allez-vous, Lorenzo? lui dit un jour la Vicentina en sortant de chez Pacchiarotti, où pour la première fois ils s’étaient rencontrés seuls et sans aucune des personnes qui avaient l’habitude d’assister à ces leçons intéressantes.
—Je retourne au palais Zeno, lui répondit-il.
—Vous êtes donc bien pressé d’aller vous enfoncer dans vos livres et de revoir la signora Beata, pour laquelle je vous soupçonne d’avoir plus que du respect?
—Oh! pour cela, vous vous trompez beaucoup, dit-il en rougissant.
—Eh bien! si je me trompe, prouvez-le-moi en me donnant le bras. Vous m’accompagnerez un instant chez moi, et puis nous irons nous promener un peu, si votre philosophie ne s’y refuse pas. Je suis entièrement libre aujourd’hui, je n’ai point de répétitions et ne chante pas ce soir.»
Surpris d’une invitation à laquelle il était loin de s’attendre, Lorenzo ne sut d’abord que répondre. Balbutiant quelques mots insignifiants, il suivit la Vicentina, poussé par la fausse honte de paraître impoli s’il refusait, et par cette émotion confuse qu’éprouve la jeunesse à la vue d’un danger qui l’attire. Arrivés chez la Vicentina, qui demeurait tout près du théâtre San-Benedetto, dans un[189] appartement somptueux où éclatait le luxe frivole d’une diva du jour:
«Asseyez-vous là un instant, maestrino mio, lui dit-elle en le conduisant dans un boudoir élégant tout rempli d’objets de séduction; je vais donner quelques ordres, et je suis à vous pour toute la journée.»
Resté seul dans ce petit sanctuaire, d’où s’exhalaient des parfums de toute nature, assis sur un sofa moelleux qui ne disposait point à la contrition, Lorenzo parcourut d’un regard étonné ces mille colifichets précieux qui forment l’arsenal de la coquetterie féminine. En face d’une grande et belle glace de Murano enchâssée dans un cadre d’or finement sculpté, il y avait un joli clavecin incrusté de nacre, où la prima donna pouvait se voir étudier, afin de ne point contracter d’habitudes vicieuses et de conserver toujours sur ses lèvres de rose un sourire inaltérable. Un grand nombre de gravures, représentant différents épisodes de la vie galante, d’après Pierre Longhi, peintre de mœurs et caricaturiste ingénieux, garnissaient les murs et traduisaient aux yeux de tout le monde les pensées secrètes et peu mélancoliques de la Vicentina, dont le portrait était suspendu à une guirlande de fleurs que soutenaient deux Amours. L’un de ces Amours joufflus et bien portants jouait de la trompette, et l’autre du flageolet, emblème significatif de la double célébrité que déjà s’était acquise la belle protégée de Zustiniani. Ce qui attira plus particulièrement l’attention de Lorenzo, ce fut une série de petits tableaux, d’un goût au moins équivoque, qui reproduisaient les différentes situations d’un roman célèbre intitulé: la Ballerina infelice (la Danseuse malheureuse). On la voyait naître sous le chaume, grandir sous la tutelle d’une fée invisible qui l’avait douée de tous les charmes,[190] quitter son village avec un beau seigneur, s’élancer sur le théâtre aux applaudissements d’un public enthousiaste, entourée d’adorateurs et au comble de la félicité humaine; puis, frappée au cœur par un sentiment sérieux qui était venu la surprendre au milieu de ses voluptés faciles, elle redescendait précipitamment la colline fatale. Flétrie avant le temps, pauvre, vieille et délaissée, on la voyait accroupie derrière le pilier d’une église où, d’une main défaillante, elle jetait dans le tronc, pour le soulagement des trépassés, la dernière obole qui lui restait. Alors s’accomplissait un vrai miracle: cette obole de la charité s’échappait du tronc sous la forme d’un ange qui allait délivrer une âme du purgatoire, et la conduisait radieuse au séjour des bienheureux.
Étonné de trouver une idée aussi sérieuse dans une fable vulgaire, Lorenzo s’était levé pour examiner de plus près le tableau qui représentait la danseuse au milieu de ses admirateurs, lorsque la Vicentina entra sans bruit, et, s’appuyant gracieusement sur l’épaule de Lorenzo, qui tournait le dos à la porte, elle lui dit tout bas à l’oreille: «Que dites-vous de cette triste histoire, mon ami? Voilà quelle sera peut-être aussi ma destinée, sans que je puisse même espérer qu’un ange viendra un jour me délivrer de mes peines.
—Qu’avez-vous donc à vous faire pardonner, que vous ayez à craindre une si longue expiation?» répondit Lorenzo en se tournant précipitamment du côté de la Vicentina, qui était ravissante sous le nouveau costume qu’elle avait revêtu.
Un joli manteau de soie rose enveloppait sa taille courte et souple, que contenait à peine un corset à ramages aux vives couleurs. Un voile en point de Venise,[191] fixé par un grand peigne en écaille qui surmontait l’édifice de sa chevelure abondante, faisait un joyeux contraste avec le manteau rose, et redescendait en plis onduleux sur un sein adorable que soulevait fréquemment un souffle généreux. Un bel œillet de couleur de pourpre, ornement caractéristique de toute femme vénitienne, faisait saillie du côté gauche de sa belle chevelure noire, qui garnissait ses deux tempes d’un petit crochet qu’on appelait le carquois de l’Amour. Joignez à cet ensemble deux beaux yeux pétillants d’esprit et de malice, une bouche vermeille aux lèvres effilées qui distillaient un sourire inzucherà, comme disent les poëtes des lagunes, et plus exquis que l’ambroisie des dieux, un petit pied mignon contenu dans des mules de velours où brillait une rose sans épine, et vous aurez une idée bien imparfaite de cette charmante créature, qui semblait exprimer par tout son être la poésie du caprice et de la volupté facile.
«Vous êtes mordant, dit la Vicentina en baissant un peu les yeux pour simuler une tristesse qui était bien loin de son cœur, car elle était ravie de l’effet qu’avait produit sur Lorenzo son joli costume. Et si j’avais à vous conter mon histoire, ajouta-t-elle en poussant un petit soupir hypocrite, vous verriez que je n’ai d’autre faute à me reprocher que d’avoir été trop sincère dans mes affections. Que n’ai-je rencontré, comme la Ballerina, une âme qui répondît à la mienne! Je ne craindrais ni la misère, ni les peines de l’autre vie.»
Il serait assez difficile de dire ce qu’il y avait de vrai dans cette petite scène de sentiment jouée par la Vicentina, qui depuis longtemps avait jeté sur Lorenzo un regard de convoitise. Ce jeune homme qui s’épanouissait avec bonheur au souffle de la vie, et qui semblait[192] impatient d’aborder des rivages inconnus, avait d’abord excité la curiosité et puis l’intérêt de la brillante prima donna, qui, venue en plein vent ainsi qu’un arbre abandonné, n’avait point fleuri à l’heure désirée. Flétrie par des passions séniles qui avaient dévoré son enfance, peut-être n’avait-elle pas encore ressenti cette secousse intérieure qui soulève des montagnes et comble des abîmes. Lorenzo était probablement pour la Vicentina ce qu’elle avait été elle-même pour les artisans de sa fortune, une fleur matinale dont on aime à respirer le premier parfum. Mais, si le cœur de la femme est une énigme qui défie la sagacité de l’observateur le moins crédule, qu’est-ce donc que celui d’une cantatrice adulée qui peut, comme Jupiter, faire trembler l’Olympe d’un coup de sa prunelle? Où s’arrête la fiction dans ces monstres charmants, et quel est le point imperceptible
Ove le due nature son consorti[23],
où le caprice des sens vient se mêler au sentiment de l’âme? Ce n’est pas Lorenzo qui était en état de résoudre un problème si difficile, et si la Vicentina avait réellement arrangé cette scène pour s’emparer de l’imagination de notre adolescent, il faut avouer qu’elle en avait admirablement combiné les épisodes.
«Fiorilla, s’écria la Vicentina à sa camériste, la gondole est-elle prête?
—Oh! signora, il y a plus d’un quart d’heure que Tonio et Giuseppe sont là à vous attendre, répondit une voix argentine en ouvrant la porte du boudoir.
—Puisqu’il en est ainsi, répliqua la prima donna, nous pouvons partir.»
Elle prit un masque qui était sur sa toilette au milieu de cahiers de musique et de plusieurs éventails, et descendit légèrement l’escalier de marbre au bas duquel était amarrée la gondole. Les barcaroles s’empressèrent d’ouvrir la petite porte par où l’on pénètre à reculons dans cette conque de Vénus, conchiglia di Venere; et après avoir fait entrer Lorenzo, comme pour s’assurer de sa proie: «A Murano, dit la Vicentina aux barcaroles, all’orto di San Stefano, au jardin de Saint-Stephan.»
La porte refermée et les deux barcaroles ayant pris leur place, l’un à la proue, et l’autre à la poupe, la gondole s’éloigna rapidement. On était au mois de juin. Après le carnaval et avant que la saison de villégiature ne fût arrivée, la société vénitienne avait l’habitude de se répandre au dehors, et d’aller rompre le jeûne de la pénitence vers l’une de ces petites îles qui l’entourent et qui parsèment le golfe Adriatique comme autant de bosquets enchantés. Murano, à deux lieues au couchant de Venise, était le rendez-vous préféré par la bonne compagnie. C’est dans cette île célèbre par ses verreries connues de toute l’Europe, où il y avait un grand nombre de couvents, de casinos, de jardins et de joyeuses académies, que les grands seigneurs avaient leurs maisons de plaisance, avant que la république eût mis le pied sur la terre ferme et fait la conquête de Padoue, au commencement du XIVe siècle. Murano était considéré comme le berceau de la civilisation vénitienne. Les Vivarini y avaient fondé les premières écoles de peinture, et Paul Véronèse, Tintoretto, Bassan et beaucoup d’autres, y ont laissé de nombreux témoignages de leur génie. Après avoir traversé le petit canal de’ Mendicanti, la gondole voguait en pleine mer par une de ces journées où il semble que la nature ait conscience de la[194] vie qui la pénètre, et nous invite à partager son bonheur. Le soleil radieux n’avait pas encore assez de force pour incommoder de sa chaleur, et ses rayons, attiédis par des brises chargées d’aromes printaniers, glissaient sur les vagues en les colorant de mille reflets. Quelques oiseaux voltigeaient à l’horizon d’azur; des algues marines, des fragments d’herbes et de fleurs qui décelaient le passage récent des fruttaioli, ou marchands de fruits, qui tous les matins venaient des îles approvisionner la capitale, flottaient çà et là sur la cime des flots amers, comme si l’aurore les eût laissés tomber par mégarde du haut des cieux. Assis mollement près de la Vicentina, qui le couvait du regard, Lorenzo parut inquiet et comme troublé de la situation où il se voyait pour la première fois. Ne sachant trop que dire, respirant à peine, il cherchait à démêler dans la confusion de ses idées la cause du léger malaise qu’il éprouvait. La Vicentina, qui lisait plus clairement dans ses yeux que Lorenzo ne lisait dans son propre cœur et qui jouissait intérieurement de l’empire de ses charmes, semblait lui dire en voyant son émotion:
O jeune adolescent! tu rougis devant moi.
Vois mes traits sans couleur; ils pâlissent pour toi:
C’est ton front virginal, ta grâce, ta décence;
Viens. Il est d’autres jeux que les jeux de l’enfance[24].
Se rapprochant de Lorenzo et lui passant un bras derrière le cou: «Carino, lui dit-elle d’une voix caressante, qu’avez-vous donc? Regretteriez-vous de m’avoir consacré cette belle journée et voulez-vous que nous retournions à Venise pour tranquilliser la signora Beata sur votre sort?
—Je vous ai déjà dit, répondit Lorenzo avec vivacité, que la noble fille du sénateur Zeno n’a droit qu’à mon respect, et qu’elle ne s’inquiète guère de l’usage que je puis faire de mon temps.
—Pardonnez-moi, répliqua malicieusement la cantatrice, de supposer l’existence d’un sentiment bien naturel dans votre position. Toute grande dame qu’elle est, la signora Beata ne pourrait que se féliciter d’inspirer une affection qui ferait envie à bien des femmes.... car, mon cher Lorenzo, vous n’êtes pas un jeune homme ordinaire. J’ignore quels sont vos projets d’avenir et quelle carrière vous comptez embrasser; mais, avec votre esprit et vos connaissances, vous pouvez hardiment aspirer à vous faire un nom qu’on serait heureuse de porter.»
Ces paroles d’une fine coquetterie dissipèrent un peu l’embarras de Lorenzo, dont la vanité n’avait pas besoin d’être si adroitement excitée pour se prendre facilement à l’amorce qu’on lui jetait. Dans ce caractère encore indécis, où l’imagination et la sensibilité s’alliaient à des velléités précoces d’indépendance, un mot suffisait pour éveiller l’ambition de paraître moins timide et moins soumis qu’il ne l’était en effet. Cependant le nom de Beata, prononcé par la Vicentina dans une pareille situation, souleva dans le cœur de Lorenzo un trouble d’une nature différente. Une voix secrète lui disait que, pour mériter l’estime de la femme qu’il adorait, il ne prenait pas un bon chemin. Il comprenait vaguement qu’en se laissant aller à des relations si fragiles, il profanait le noble sentiment qui était à ses propres yeux le seul titre qu’il eût à l’amour de Beata. Pendant ce combat intérieur, le front de Lorenzo se couvrit de légers soucis dont la Vicentina devina promptement la cause.[196] Experte comme elle l’était dans les artifices de la séduction, elle se garda bien de faire des questions importunes. Se penchant vers lui en souriant et sans proférer un mot, elle se mit à murmurer tout bas à son oreille une canzonetta dont les paroles exprimaient indirectement ce qu’elle ne voulait pas lui dire dans un langage plus familier:
Coi pensieri malincolici
Non ti star a tormentar;
Vien con mi, montemo in gondola,
Ce n’andremo in mezzo al mar.
Passeremo i porti e l’isole
Che contorna la città
E sul mare senza nuvole
La luna nascerà[25].
La voix de la Vicentina, tempérée par une émotion qui pouvait être sincère, exhalait lentement la mélodie suave qui servait de véhicule aux vers que nous venons de citer, et qui n’étaient que le commencement d’une longue litanie au plaisir. Formée de larges notes que reliait ensemble un rhythme flottant qui suivait le balancement de la gondole, la canzonetta exprimait admirablement cette volupté sereine mêlée d’un léger nuage de mélancolie, qui forme le caractère de l’art et de la poésie de Venise. Enlacé presque dans les bras de la jeune et belle prima donna, bercé par les molles cadences de la gondole qui effleurait les vagues comme un cygne amoureux, enivré par les sourds tressaillements de cette voix dont les vibrations sonores s’évaporaient[197] et lui revenaient amorties comme un chant de sirènes s’égayant dans les profondeurs de la mer, Lorenzo s’oublia dans un rêve prestigieux, et la divine image de Beata se voila dans son cœur. Ce n’était plus l’humble fils de Catarina Sarti, écoutant d’une oreille pieuse les exhortations maternelles. Le nimbe de l’enfance bénie n’entourait plus sa tête; il avait secoué ses langes, et ses désirs, comme des coursiers impétueux, hennissaient d’impatience de franchir la carrière qui s’ouvrait devant lui. «Sonnez, sonnez la fanfare joyeuse, ô belles années de ma jeunesse! se disait-il dans son ravissement. Vivre, c’est jouir; les passions sont un feu divin qui échauffe et dilate l’intelligence. Vaines terreurs d’une éducation puérile, scrupules d’une piété étroite, sous lesquels on voudrait étouffer la nature humaine, vous avez disparu comme un nuage qui m’interceptait la lumière de la vérité! Je suis un homme enfin, je sens, je vois, je comprends que ce monde factice où j’ai été élevé est une fiction de l’ignorance et de l’hypocrisie intéressées à perpétuer l’enfance du genre humain. Mes yeux sont dessillés, l’infini est devant moi qui excite mon activité, et où il n’y aura obstacle à mon ambition que ceux de ma volonté. En avant donc, en avant, suivons nos désirs que je vois tourbillonner là-bas, dans la plaine lumineuse, en chantant l’hymne de la vie au milieu des belles passions de la nature humaine qui dansent en chœur et font retentir les airs d’harmonies ineffables!» Et son esprit s’élançait en effet, comme un cavalier intrépide qui
Dinanzi polveroso va superbo[26],
et s’évanouit dans l’espace. Après cette vision qui traversa[198] l’imagination de Lorenzo comme un éclair de la sensibilité qui, en s’épanouissant brusquement, met en relief le fond du caractère, se sentant plus fort vis-à-vis de la Vicentina, il acheva la canzonetta interrompue, qu’il connaissait aussi depuis longtemps:
En rêvant l’autre jour que je voyais Vénus voguer sur la mer dans une conque d’or, n’était-ce pas toi, ô ma bien-aimée, qui m’apparaissais dans une gondole légère comme ton cœur?
Tu es belle, tu es jeune et fraîche comme une fleur; écarte les tristes pressentiments qui t’assiègent, ris et fais l’amour.
Ridi adesso
E fa l’amor.
Sur ces dernières paroles qui terminaient la canzonetta, la mélodie plaintive qui les accompagnait s’épanouissait comme un sourire radieux de la volupté[27].
En voyant cette barque se balancer sur l’onde azurée, en voyant ce couple charmant que le hasard avait formé invoquer le plaisir en effeuillant à ses pieds les premières heures du jour, en écoutant leurs voix émues chanter alternativement une mélodie éclose sur les lèvres de je ne sais quel gondolier qui en avait combiné le rhythme sur les palpitations de son cœur; en plongeant le regard dans cet archipel d’îles fortunées qui semblent avoir été ainsi groupées par la nature, comme les notes diverses d’un accord harmonieux, ce n’est point une fiction de la fantaisie qui se déroule sous vos yeux enchantés, mais un épisode ordinaire de la vie vénitienne. On dirait une marine du Canaletto illustrée par le poëte Lamberti, qu’on a justement surnommé l’Anacréon des lagunes.
Arrivés à Murano, la Vicentina fit aborder la gondole à un palier de marbre sur lequel ouvrait une porte basse d’un accès mystérieux. C’était le jardin de Saint-Stephan, où les voluptueux, les amants discrets et les politiques allaient faire des parties fines à l’ombre des frais bocages qui, pour les Vénitiens, avaient l’attrait d’une chose rare. Autour d’un assez beau jardin, il y avait des camerini ou cabinets élégamment meublés, où l’on se faisait servir des collations et des soupers délicats. Abrités sous une treille touffue qui longeait une partie du jardin, ces cabinets, qui pouvaient contenir jusqu’à six personnes, donnaient sur la mer, qui présentait aux regards des convives un horizon varié d’incidents agréables. On ne pouvait y pénétrer qu’après avoir frappé trois coups à la porte, pour donner le temps à ceux qui voulaient se dérober à la curiosité des subalternes de se couvrir du masque qu’en pareilles circonstances on portait toujours avec soi. Du reste, la discrétion était la qualité non-seulement des gondoliers, qui s’en faisaient un point d’honneur, mais de tous les gens qui exerçaient une profession mercenaire. Sous un gouvernement soupçonneux, qui cachait sa faiblesse sous l’appareil d’une pénétration qu’on croyait infaillible, le silence et la réserve devenaient une loi nécessaire dans les relations de la vie. Aussi le caractère du peuple vénitien était-il un mélange de finesse et d’aimable étourderie.
S’étant fait servir une merenda ou goûter, composé de fruits, de pâtes diverses, et un excellent vin de Chypre, qui était pour les Vénitiens ce que le vin de champagne est pour nous, l’assaisonnement nécessaire d’un rendez-vous galant:
«Je voudrais bien savoir, dit Lorenzo d’un air dégagé,[200] en buvant à petites gorgées dans un verre de Murano qu’il tenait de ces deux mains comme un calice, les coudes appuyés sur la table, ce que ton protecteur Zustiniani dirait s’il nous voyait ici ensemble! Penses-tu qu’il fût disposé à nous donner sa bénédiction?
—Eh! pourquoi pas? répondit la Vicentina, un peu surprise de la désinvolture avec laquelle il lui adressait une pareille question. Je ne suis ni sa femme, ni sa fiancée, et mon cœur n’appartiendra qu’à celui qui saura me plaire.
—Je veux bien croire, répondit Lorenzo avec plus de malice qu’il ne pensait, que Zustiniani n’a pas la prétention de t’épouser, et qu’il est assez raisonnable pour ne pas exiger l’impossible; mais enfin tu lui dois beaucoup, et, n’eût-il que le droit de surveiller ta conduite comme cantatrice, il serait vraisemblablement peu édifié de nous savoir seuls et soletti dans ce camerino, d’où nous voyons comme d’une loge de théâtre poindre à l’horizon le campanile de Saint-Marc qui nous regarde comme un curieux qu’il est.»
La prima donna ouvrit de grands yeux étonnés à cette repartie; toute bonne comédienne qu’elle pouvait être, elle ne s’était pas attendue à une métamorphose aussi prompte de la part d’un jeune homme dont elle venait, pour ainsi dire, de délier la langue. Dissimulant la peine que lui faisaient les paroles de Lorenzo, pour qui elle aurait voulu être aussi pure maintenant que Vénus sortant de la mer, car il n’y a pas de femme, quelque déchue qu’elle soit, qui ne désire capter l’estime de celui qui possède ses faveurs du moment, et qui ne s’efforce au moins de jeter un voile sur un passé douloureux:
«Si vous connaissiez ma vie, lui dit-elle avec une[201] émotion concentrée, vous seriez plus indulgent pour une pauvre fille qui, dès l’âge de six ans, a dû mendier son pain sur des grandes routes en chantant des chansons. Je n’ai pas été élevée par une fée bienfaisante comme la Ballerina, ni sur les genoux d’une mère jalouse de mes douleurs. Ainsi qu’un oiseau, il m’a fallu quitter le nid ayant à peine des ailes pour chercher ma pâture dans les chants du bon Dieu. Que j’ai souffert et combien j’ai pleuré intérieurement pendant que sur mes lèvres endolories errait un sourire trompeur! il me fallait bien simuler la joie et l’insouciance qui n’étaient pas dans mon âme, pour attirer les regards du monde, qui ne s’intéresse guère qu’à ceux qui paraissent heureux. C’est ainsi qu’à travers mille vicissitudes je suis arrivé à Venise, où j’ai trouvé dans Zustiniani un protecteur généreux. Je ne veux pas me faire meilleure qu’une autre, ajouta-t-elle d’une voix moins émue, en me donnant à vos yeux pour une victime sans tache de la destinée. Si j’ai failli, c’est que des péagers cruels ont prélevé sur mon innocence un droit que je ne pouvais acquitter autrement. Hélas! j’ai bien expié ces fautes involontaires, puisque mon cœur n’a jamais connu l’amour!»
Lorenzo fut touché du simple récit de la Vicentina, qui est, à peu de chose près, l’histoire de la plupart de ces pauvres reines de théâtre que les froids moralistes jugent avec tant de rigueur. N’ayant aucune expérience de la vie et des cruelles nécessités qu’elle impose, c’était bien plus la vanité de paraître au-dessus de la nouvelle position qui lui était faite que l’intention de mortifier la charmante prima donna qui lui avait arraché les paroles blessantes que nous venons de rapporter.
«Idolo mio, lui dit-il en se levant précipitamment de table et en attirant la Vicentina auprès de la fenêtre, dissipe la tristesse qui ternit l’éclat de tes beaux yeux, et pardonne-moi les suppositions gratuites qui me sont échappées. Je ne voudrais pas payer d’ingratitude le bonheur dont tu m’as comblé aujourd’hui. Que veux-tu? continua-t-il en lui pressant la taille et en s’appuyant avec abandon sur le rebord avancé de la fenêtre encadrée de verdure. Je suis trop jeune encore pour mesurer la portée de mes paroles, et tes baisers troubleraient l’esprit à de plus forts que moi.»
Il avait à peine prononcé ces mots, qu’un masque passa la tête hors d’un cabinet voisin et se retira brusquement après les avoir observés tous deux un instant. Ils étaient trop préoccupés l’un de l’autre pour remarquer cette apparition qui les aurait rendus sans doute plus circonspects. Penchée sur la fenêtre, et le regard éperdu sur le front de son jeune amant, qui lui tenait toujours la taille enlacée:
«Que la vie me serait un paradis, dit la Vicentina d’une petite voix caressante, si je pouvais la passer avec toi! Tu serais mon maître et mon conseil, et nous irions à travers le monde, moi en chantant les œuvres de ton génie, qui puiserait peut-être dans ma tendresse des inspirations qui feraient ta gloire. Tous les jours je reçois de magnifiques propositions d’engagement pour Londres, Madrid, Saint-Pétersbourg et les principales villes de l’Italie, et rien ne s’oppose à ce que je les accepte, si tu voulais me suivre et partager ma fortune. Eh bien! mon ami, lui dit-elle après un moment de silence, que penses-tu de mon projet? La perspective d’agrandir ton esprit en voyant sans cesse des pays et des hommes nouveaux ne te paraît-elle pas une compensation[203] suffisante à l’ennui de quitter Venise, où nous pourrions revenir riches et indépendants?
—Il ne manque à ton beau rêve pour devenir une réalité, répondit Lorenzo en posant ses lèvres sur celles de la Vicentina, que le génie que tu m’accordes avec tant de générosité. Je ne suis encore qu’un écolier, et si l’on décide que je dois parcourir la carrière si difficile de compositeur, il me faudra apprendre bien des choses que j’ignore.
—Ne peux-tu étudier ailleurs qu’à Venise, et n’y a-t-il que l’abbé Zamaria au monde pour t’enseigner ce fastidieux contrapunto dont je vous entends parler si souvent? Est-il bien nécessaire de passer sa jeunesse à grouper de grosses notes sans bécarres ni bémols, pour savoir écrire un de ces duetti qui excitent l’enthousiasme du public et font la réputation d’un maestro? Les Cimarosa, les Paisiello, les plus grands compositeurs de l’Italie n’ont pas commencé autrement, et si tu veux m’en croire, tu laisseras là ces gros livres de grimoire que je te vois toujours entre les mains, et qui doivent être aussi inutiles à l’inspiration du compositeur que le sont aux chanteurs modernes les réflexions savantes et abstruses de Pacchiarotti. Je le laisse dire et n’ai garde de perdre mon temps et ma peine à écouter ces dissertations à perte de vue sur des nuances d’expression que les anges peuvent seuls apprécier. Moi, je chante avec mon cœur et ne vais pas demander à saint Augustin la permission de lancer un’occhiata ou une volatine qui plaisent au public que je veux charmer. Pacchiarotti et Zamaria sont vieux, et nous sommes jeunes; ils ont les soucis de l’expérience de leur âge, ayons les caprices, l’imprévu et l’espérance du nôtre. Viens, partons ensemble, cher Lorenzo, soyons heureux avant d’être sages,[204] et nous pourrons chanter un jour avec Lamberti, ce poëte de l’amour et des joies faciles:
Dov’è quei dì beati
Che un merendin bastava
Che ambrosia el deventava
Solo da tè tocà?
Ne ranghi, ne tesori
Te dava allora el cielo
Ma el fresco, el bon, el bello
E un cuor inzucherà[28].»
En distillant ces jolis petits vers du bout des lèvres comme un rayon de miel, la Vicentina rapprocha sa bouche de celle de Lorenzo, et leur âme se fondit dans un long baiser harmonieux. Pendant ce court instant d’ivresse, le masque reparut à la fenêtre du cabinet voisin, comme s’il eût été inquiet du silence qui avait succédé au dialogue qu’on vient de lire. Il regarda les deux amants, et s’évanouit à un mouvement que fit Lorenzo pour se dégager des étreintes de la prima donna.
Cependant la journée s’avançait, et le soleil pâlissant avertit la Vicentina qu’il était trop tard pour aller dîner à Venise. «Finissons cette fête improvisée par l’amour, dit-elle à son ami, en prenant un léger repas qui nous permettra d’attendre les ombres propices du soir. Trempons encore une fois nos lèvres dans ce vin généreux à qui je dois le premier instant de bonheur que j’aie goûté dans ma vie. Toi qui es savant, continua-t-elle en appuyant ses bras sur les épaules de Lorenzo, dis-moi donc si ce vin exquis n’est pas la liqueur consacrée[205] à Vénus. Je ne sais plus où j’ai lu que l’île de Chypre avait appartenu autrefois à la blonde fille de Jupiter, qui ne l’a cédée aux Vénitiens qu’à la condition d’être toujours dévoués à son culte charmant. Voilà pourquoi, assure-t-on, elle est si souvent chantée par nos poëtes et nos musiciens; voilà pourquoi il n’y a pas un peintre de Venise qui n’ait reproduit plusieurs fois sur la toile le type radieux de la mère des plaisirs.»
On fit servir un dîner substantiel et délicat; puis l’on attendit ainsi, entre de joyeux propos et des brindisi provoquants, que les heures du jour eussent entièrement disparu derrière l’horizon qui se couvrait peu à peu de teintes plus adoucies.
La nuit s’approchait en effet avec son cortége d’étoiles d’or, qui scintillaient au firmament, comme pour l’éclairer dans sa course mystérieuse; un léger zéphyr sillonnait les vagues et poussait hors de Venise un essaim de gondoles qu’on voyait s’ébattre au milieu de la mer, chargé de gentildonne et de cavalieri qui venaient respirer la fraîcheur du soir. Des bruits divers, des éclats de voix, le salut joyeux qu’échangeaient entre eux les mariniers, les cloches de Murano et des îles voisines qui disaient au jour un mélancolique adieu, tout cela disposait l’âme au plus douces contemplations. Accoudés à la fenêtre du camerino, Lorenzo et Vicentina admiraient ce spectacle sans dire un mot, laissant leur esprit errer à l’aventure et s’emplir de rêves féconds. Cependant les ombres grandissaient et couvraient la mer d’une obscurité moins transparente, les bruits s’éteignaient comme des dissonances à l’approche d’un accord qui les résout en les absorbant, et le calme de la nuit succéda enfin aux efforts du jour. Pendant ce court[206] intervalle d’une obscurité complète qui sépare le soir de la nuit sereine, au milieu du recueillement qui précède le réveil des plaisirs, la lune apparut discrètement aux bords de l’horizon, élargissant peu à peu son disque argenté, comme une divinité coquette qui aurait voulu s’assurer qu’aucun astre jaloux n’épiait sa course vagabonde. Alors, du fond de la mer qui présentait à l’œil la transparence et les contours d’un lac paisible, on entendit s’élever de différents côtés des concerts de voix et d’instruments qui se mêlaient, s’entre-croisaient et se répandaient dans l’espace et le silence en bouffées sonores d’un charme infini. On ne distinguait d’abord que quelques syllabes mieux accentuées que les autres dans ce murmure harmonieux qu’on aurait dit être l’écho lointain d’une fête prestigieuse. Étaient-ce les Muses qui, assises en cercle dans la voûte céleste, faisaient entendre cette harmonie des sphères qui ravit Pythagore et le divin Platon, ou bien les Néréides avaient-elles quitté leurs grottes profondes pour venir s’égayer à la surface des flots? Non: c’était Venise, Venise tout entière qui voguait sur les lagunes en chantant le bonheur de vivre et de respirer. Aussi, en prêtant une oreille plus attentive à ce bourdonnement mystérieux, on y discernait bientôt des rhythmes et des sonorités joyeuses qui berçaient l’imagination, et lui ouvraient des perspectives moins grandioses que charmantes. Des violons, des guitares et des mandolines entremêlées de quelques instruments à vent jouaient des symphonies, et les voix dialoguaient entre elles et se répondaient d’une barque à l’autre de ces mots simples qui laissaient sous-entendre plus de choses qu’ils n’en expriment: Vieni nice, viens respirer le frais sur la lagune, la fresc, aura a respirar. Et ces paroles heureuses d’une langue bénie s’envolaient[207] des lèvres comme une essence de poésie qui vous pénétrait d’une douce langueur.
Qu’est-ce donc que la musique et qu’exprime-t-elle? Est-ce un désir, un pressentiment, la réminiscence d’une béatitude éprouvée, ou bien l’intuition d’un avenir promis à nos espérances? Êtres finis que nous sommes, pourquoi le fini ne nous suffit-il pas, et pourquoi, au sein de la satiété et des plaisirs, quelques accords rustiques entendus de loin nous font-ils tressaillir, et remplissent-ils notre âme d’un trouble sans objet? En écoutant ce concert de la vie joyeuse, en écoutant ces bruits, ces chants et ces mélodies limpides qui semblaient glisser sur les vagues et s’y confondre avec les rayons de la lune dont elles imitaient le tremolo mystérieux, en laissant errer sa pensée à travers ces méandres d’étoiles qui peuplaient la profondeur des cieux, Lorenzo fut saisi d’une vague mélancolie qui emplit son cœur de rêves charmants. Oh! qu’il est doux de rêver ainsi au départ de la vie et de se laisser bercer par de folles espérances! Elles sont bien heureuses, les natures qui aiment à s’attarder le soir au coin d’un bois ou sur une plage solitaire, à écouter le murmure de la brise, à suivre le nuage qui passe, à interroger l’étoile qui brille, à se perdre dans l’infini de leurs désirs et à se nourrir d’immortelles chimères! les rêves d’or de la jeunesse se transforment en sources de poésie où s’alimente l’inspiration des hommes supérieurs. Le génie ne serait-il pas un rêve qui se perpétue, et le monde l’éclosion d’un rêve divin?
Une voix douce et sonore, qui s’épanouit peu à peu et s’éleva comme un soupir au-dessus de ces bourdonnements joyeux, fixa tout à coup l’attention de Lorenzo, et vint dissiper les fantaisies de son imagination. Il écouta[208] d’abord avec quelque distraction cette voix dont le timbre pénétrant ne lui était pas entièrement inconnu; mais à une note prolongée et pleine d’émotion qui retentit sur la mer et traversa le silence comme une clarté fugitive, il se sentit tressaillir à ce lamento d’une âme solitaire qui disait à la nuit: «O nuit, prolonge ton cours et laisse-moi rêver encore! Que je ne voie pas, que je ne voie jamais ce que tu caches peut-être sous ton ombre, et emporte avec toi, si c’est possible, mes tristes pressentiments!»
A ce chant large et plaintif qui formait un si grand contraste avec ce qui avait précédé, Lorenzo, se réveillant comme d’un long sommeil, dit brusquement à la Vicentina: «Allons-nous-en, il ne fait pas bon ici.
—Tu as raison mon ami, lui répondit-elle, il vaut mieux aller nous mêler à ces joyeuses gondoles qui dansent là-bas au clair de la lune.»
Je ne sais quel philosophe d’Alexandrie, Plotin, je crois, a comparé la vie humaine à un concert de voix diverses qui s’élèvent en même temps. Au milieu de ces bruits confus qui l’assaillent de toutes parts, l’âme n’entend plus cette voix divine qui retentit au fond de son être. Il lui faut résister au charme qui l’entraîne et fermer quelquefois l’oreille aux sonorités du monde extérieur, pour écouter le chant che nell’anima risuona. C’est ce chant de l’âme que Lorenzo venait d’entendre à travers l’enivrement où il était plongé depuis le matin.
Descendus dans la gondole qui les attendait au bas du petit escalier de San-Stefano, Lorenzo et la Vicentina s’acheminèrent lentement vers Venise. Le temps était magnifique, la lune éclatante, et sur la mer endormie on voyait errer çà et là des barques nombreuses qui se[209] rapprochaient, s’éloignaient les unes des autres, et se lutinaient comme des hirondelles qui rasent les flots et se poursuivent de leurs gazouillements joyeux. C’étaient des éclats de rire, des addio et des felice notte à n’en plus finir. Les gondoliers se provoquaient, s’appelaient de leur nom patronymique et se renvoyaient des lazzi où respiraient l’insouciance et la gaieté bénigne de ce peuple charmant.
«Guarda sta furbetta, dit Giuseppe, l’un des deux gondoliers de la Vicentina, regarde cette petite fourbe de lune, comme elle nous fait de l’œil, come ci fa l’occhietto!
—Ne t’y fie pas, compare, car elle est presque aussi trompeuse que la mer, che il mare infido.
—Oh! on n’en conte pas à Giuseppe Fieramosca, répliqua le premier interlocuteur en riant.
—Taci, bricone, tais-toi donc, répondit Antonio d’une voix discrète, tu vas réveiller nos deux jeunes gens, qui dorment, je crois, comme deux oiseaux dans leur nid.
—Che bella vita! répondit le premier d’une voix encore plus basse, et qu’ils sont heureux, per Bacco! de pouvoir lire sans lunettes dans le livre d’amour.
—Et toi, birbante, répliqua Antonio en se penchant sur la rame avec un air de mystère, est-ce que tu as besoin d’un cannocchiale ou lunette d’approche pour observer les deux beaux yeux de ta blondine que je t’ai vu cocolare ce matin, comme si tu avais dû t’embarquer pour le pays du gingembre et de la cannelle!»
Ces saillies innocentes d’un peuple d’improvisateurs qui jouait au naturel cette comedia dell’arte que les Italiens ont colportée dans toute l’Europe, et dont notre ancien théâtre de la Foire n’est qu’une pâle imitation,[210] n’empêchaient pas des conversazioni et des monologues d’un ordre plus élevé.
«Che vita beata! disait-on plus loin, et que Venise est heureuse de posséder un ciel aussi pur! C’est ici qu’est il paradiso, et nous n’avons que faire de l’aller chercher dans l’autre monde.
—Est-ce qu’il y a un autre monde que celui où nous avons le plaisir de vivre? est-ce que le bon Dieu a pu créer quelque chose de plus beau que nos lagunes?»
A ces propos sans suite, qui s’échappaient des lèvres comme d’un vase qui déborde, se mêlaient des soupirs, des aveux, des déclarations, des agaceries et des rimproveri aussi légers que l’air qui effleurait les gondoles de sa fraîche haleine. Il n’y a que Paisiello qui, dans son introduction du Roi Théodore, ait su rendre il dolce mormorio et le flou harmonieux de l’une de ces nuits voluptueuses de Venise, qui faisait dire à Sansovino dès le XVIe siècle: «La musique avait véritablement son siége dans notre ville!» (La musica aveva la sua propria sede in questa città!)
Ces barcarolles et ces arie di batello, qui formaient la musique populaire de Venise, se divisaient en deux familles très-distinctes. Les unes étaient des mélodies larges et flottantes, d’un caractère mélancolique, et qui étaient au moins aussi anciennes que la république. Écrites presque toutes dans les tons mineurs, on les croyait des lambeaux de la musique des Grecs que le temps avait épargnés. Marcello s’en est inspiré dans plusieurs de ses psaumes, et Rossini en a imité le caractère dans l’admirable canzone que chante le gondolier au troisième acte d’Otello. Les autres, plus gaies, plus vives, mieux rhythmées et beaucoup plus modernes, étaient le fruit de l’instinct ou de quelques compositeurs aimables qui[211] ont cultivé ce genre facile. Tels étaient il Chiozzetto (Jean Croce), Bassani, Bonagiunta, chanteur de la chapelle ducale, Angelo Colonna, et ce barbier Apollini, qui maniait le violon non moins dextrement que le rasoir, et qui au commencement du XVIIIe siècle eut une vogue étonnante que M. Perruchini, le dernier des Vénitiens, a presque renouvelée de nos jours. Ces deux genres de mélodies étaient comme les deux éléments qui composaient la société vénitienne. Les unes reflétaient le caractère noble et sérieux de l’aristocratie; les autres, la gaieté et l’insouciance d’un peuple qui vivait de rêves, de sorbets et de concerts.
Enveloppée d’une sorte de vapeur sonore qui s’élevait de toutes ces gondoles joyeuses, celle de la Vicentina s’approchait de Venise sans que Lorenzo eût osé proférer un mot. Silencieux, triste et mécontent de lui-même, il cherchait à retenir l’accent de cette voix solitaire qui avait retenti au fond de son cœur. Déjà les lumières du Grand-Canal brillaient dans le lointain, déjà le bisbiglio et les frémissements de la ville devenaient plus distincts, lorsqu’au passage d’un traghetto Lorenzo crut reconnaître Beata, qui fuyait dans une gondole et disparut comme un rayon de l’idéal.
............Ave
Maria, cantando; e cantando vanio
Come per acqua cupa cosa grave[29].
FARINELLI ET LES SOPRANISTES.
Pendant que Lorenzo épanouissait sa jeunesse dans le tourbillon de Venise et s’abandonnait aux séductions de la Vicentina, la tristesse de Beata s’accroissait chaque jour, malgré les efforts qu’elle faisait pour étouffer le sentiment qui s’était glissé dans son cœur. Ni les distractions du monde, ni les devoirs qu’elle avait à remplir auprès de son père, dont les préoccupations politiques accablaient la vieillesse, ne parvenaient à affaiblir l’intérêt que lui avait inspiré Lorenzo. Elle avait beau se dire intérieurement qu’une pareille affection ne pouvait avoir de satisfaction légitime et qu’elle serait dans sa vie une source d’amertumes et de douleurs: plus elle sentait avoir raison contre sa propre faiblesse, et moins elle réussissait à s’en guérir. C’est qu’il en est de l’amour comme de toutes les choses belles; rien ne semble le justifier complétement aux yeux de la raison pratique. C’est un élan généreux, un luxe de l’âme qui plaît d’autant plus qu’il paraît inutile, et qu’on s’efforce vainement à lui trouver des titres qui légitiment son empire. Il est parce qu’il est, comme la fleur des champs et le Dieu créateur.
Les dissipations où Lorenzo était entraîné depuis qu’il se trouvait à Venise, les dangers qu’il courait au milieu de tant de séductions, et la jalousie dont Beata ne pouvait se défendre, en voyant un jeune homme, qu’elle avait jusqu’alors conduit par la main comme une fée bienfaisante, échapper à sa tutelle et jouir avidement de l’indépendance qu’il avait conquise, tout cela remplissait son cœur d’une affliction d’autant plus grande qu’elle n’avait personne à qui se confier. Discrète, réservée, attentive à se préserver des regards curieux, elle gémissait en silence sans oser prendre un parti décisif. Les femmes, qui ont une si grande force d’inertie pour supporter les douleurs présentes de la vie, manquent, en général, de l’énergie nécessaire pour les éviter. Elles savent souffrir avec résignation et n’ont pas le courage de repousser la main qui s’appesantit sur elles. Victimes souvent admirables, elles n’osent articuler un mot qui pourrait les sauver. Ce mot suprême, Beata n’aurait pu le dire ni à l’abbé Zamaria, qui en aurait plaisanté comme d’une velléité sans importance, ni à son père le sénateur Zeno, dont elle pouvait craindre d’éveiller la susceptibilité aristocratique. Refoulée ainsi sur elle-même, cette noble fille se consumait dans une lutte douloureuse dont rien ne pouvait la distraire, ni les conseils d’un ami, ni le recours à des consolations d’un ordre supérieur. Nous touchons ici à un point très-délicat du caractère de Beata.
Privée des soins d’une mère qu’elle avait perdue presque en naissant, la fille du sénateur avait été élevée par des subalternes, sous la direction de son père et de l’abbé Zamaria. Dans cette éducation un peu sévére où le zèle des instituteurs avait eu plus de part que l’instinct de la nature, Beata avait puisé une instruction[214] variée, l’habitude de se recueillir et de se rendre compte des actes qu’elle accomplissait. La fréquentation des hommes supérieurs, les livres et le monde qui l’entourait, avaient développé ce penchant à la réflexion, sans altérer ni la modestie de son langage, ni la soumission de son esprit aux règles qui imposent à notre curiosité un frein salutaire. Mais si Beata pratiquait avec mesure les grands principes du christianisme, qui traverse l’histoire de Venise sans jamais absorber sa politique, si elle suivait sans ostentation les offices et les prescriptions de l’Église, si elle admirait la pompe de ses fêtes et la profondeur touchante de ses rites, enfin si elle acceptait sans murmure les usages de son temps et de son pays, c’était bien moins de sa part la manifestation d’une foi naïve que l’effet d’une piété éclairée. La religion contentait son âme sans la dominer; elle s’en exhalait comme un parfum de poésie, et Beata y voyait une discipline nécessaire de la vie, une solution consolante du problème de notre destinée, plus encore qu’une vérité supérieure aux doutes de la raison. Recueillie et aussi chaste par la pensée que dans ses actions, elle ne se rendait pas compte de la nature de ses sentiments sur des questions aussi redoutables. Elle priait, s’humiliait, mais sans trouver peut-être dans l’accomplissement de ce devoir de bienséance publique l’apaisement intérieur qui faisait la force et le bonheur de Catarina Sarti. Mélange de grâce et de tendresse, d’abandon et de dignité, le caractère de Beata répugnait à tout ce qui est extrême, et elle apportait dans toutes ses actions cette réserve pleine de charmes où l’on reconnaissait la fille d’un patricien. Sa religion, qui n’avait rien de bien précis ni d’austère, était comme l’épanouissement d’une âme élevée qui se complaît dans le culte des sentiments aimables;[215] ses prières montaient au ciel comme un encens et se confondaient avec le souffle de l’amour.
Lorsque Beata s’aperçut que Lorenzo était moins assidu à ses études et qu’il passait des journées entières hors du palais, elle fut saisie d’une inquiétude extrême. N’osant pas questionner directement l’abbé Zamaria sur les nouvelles relations qu’avait pu contracter son jeune élève, elle prenait des détours ingénieux pour s’éclairer sur le sujet qui la préoccupait si vivement. Le soir, elle épiait avec anxiété l’arrivée de Lorenzo: si elle ne l’entendait pas marcher dans sa chambre, qui était au-dessus de son appartement, elle était agitée et sonnait sa camériste sous un prétexte ou sous un autre, pour avoir occasion de parler de lui.
«Teresa, dit-elle un soir au moment de se coucher, Lorenzo est-il rentré?
—Signora, répondit la camériste sans se douter de l’effet produit par ses paroles, il signor Lorenzino n’a plus besoin qu’on s’inquiète de son sort ni qu’on lui indique son chemin. Il connaît maintenant Venise mieux que vous et moi, et, si jamais il se perd et tombe dans les lagunes, soyez sans crainte, les gentildonne, et surtout la belle Vicentina du théâtre San-Benedetto, iront le pêcher elles-mêmes jusqu’au fond de l’Adriatique.»
Demeurée seule après cette remarque de Teresa, qui avait projeté dans son cœur une clarté sinistre, Beata se sentit défaillir. Elle se jeta sur un canapé qui était auprès de son lit, se couvrit le visage de ses deux mains, et resta comme anéantie par le coup qu’on venait de lui porter. Elle aurait voulu pleurer, mais sa douleur était trop forte pour laisser un passage à des larmes qui l’auraient soulagée. Oh! qu’elle eût été heureuse si elle avait[216] pu s’agenouiller aux pieds d’une madone et lui confier le secret de sa vie!
Le lendemain de cette nuit qui parut un siècle à la noble fille, ne voyant pas Lorenzo à dîner, Beata ne put y tenir davantage. Elle prit un masque, entra furtivement dans un gondole de place, et se mit à parcourir Venise comme une âme désespérée. Où voulait-elle aller? Elle n’en savait rien. Poussée par l’instinct de la jalousie, elle ordonne aux barcaroli de la conduire vers Murano. Elle descend machinalement au casino di San-Stefano, bien étonnée de se trouver pour la première fois dans un lieu aussi suspect. Elle entre toute tremblante dans un camerino, se fait servir quelques rafraîchissements, et s’abandonne à ses tristes pensées. Elle y était à peine depuis quelques minutes, que son attention fut éveillée par un bruit de voix venant du cabinet voisin. Elle écoute en tressaillant, met son masque, s’avance vers la fenêtre, et croit apercevoir Lorenzo avec une femme. Ses yeux se troublent, ses genoux fléchissent, et elle tombe évanouie sur le carreau. Elle se relève cependant d’un bond fiévreux, essaye d’humecter ses lèvres ardentes dans un verre d’eau, et ne peut avaler une goutte, tant l’émotion avait contracté son gosier. L’oreille collée contre la cloison qui sépare les deux cabinets, Beata s’efforce de saisir quelques-unes des paroles échangées entre ses deux voisins; mais sa respiration haletante l’empêche de percevoir autre chose que des sons inintelligibles. Tout à coup il se fait un grand silence. Beata s’en inquiète, revient se placer à la fenêtre du cabinet, et voit Lorenzo dans les bras de la Vicentina! Elle recule à ce spectacle, et se sauve épouvantée, en jetant sur la table sa bourse remplie de zecchini d’or.
Enfermée dans la gondole, Beata fut quelque temps[217] immobile sans dire un mot aux barcaroli qui lui demandaient où il fallait la conduire. «Où vous voudrez,» répondit-elle après un assez long silence. Puis, se reprenant aussitôt: «Non, non, dit-elle, laissez-moi ici; dussé-je y mourir de douleur,» ajouta-t-elle tout bas, répondant à son cœur déchiré. Elle resta ainsi en face du jardin de San-Stefano jusqu’à la nuit, les yeux attachés à la fenêtre où Lorenzo et la Vicentina étaient voluptueusement accoudés. Lorsque les ombres du soir lui eurent dérobé la vue de ce triste spectacle, Beata s’éloigna lentement de ce lieu funeste, comme une colombe blessée aux sources de la vie. Prenant le chemin de Venise, elle s’arrêta un instant au milieu de la mer silencieuse, où son âme brisée exhala ce chant plaintif qui réveilla Lorenzo de son ivresse.
Quelle nuit que celle qui succéda à cette fatale journée! La honte, le remords, l’amour trahi dans ses plus chastes espérances, déchirèrent le cœur de Beata. Rentrée furtivement dans son palais sans que personne se fût aperçu de son absence, elle se jeta sur son lit tout habillée sans répondre un mot aux questions pleines de sollicitude que lui adressait Teresa, sa camériste. «Laisse-moi, lui dit-elle, je n’ai besoin de rien; tu peux te retirer.»
Obéissant à regret à l’ordre de sa maîtresse, dont elle ne pouvait s’expliquer l’état extraordinaire, Teresa resta dans l’antichambre une partie de la nuit à épier le moment où l’on pourrait réclamer ses services. Beata ne pleurait pas. Les yeux fermés et les mains croisées sur sa poitrine, comme si elle eût voulu retenir son cœur prêt à se briser, elle poussait de gros soupirs entremêlés d’exclamations douloureuses, qui seules décelaient l’agitation extrême de son âme. Sa vie, si courte encore,[218] et pourtant si remplie, se déroulait devant elle comme une vision de bonheur évanoui. Elle se rappelait cette belle nuit de Noël où Lorenzo lui était apparu conduit par la destinée, et cette soirée charmante où son frère d’adoption pleurait derrière un citronnier de la villa Cadolce, larmes délicieuses qui avaient éveillé sa pudeur endormie, et qu’elle aurait voulu essuyer de ses baisers! «Mais, se disait-elle au fond de sa conscience troublée, après avoir épuisé tous les griefs de la passion, ne l’ai-je pas rebuté par la froideur de mon maintien? N’ai-je pas refoulé dans son cœur l’aveu d’un sentiment dont ses regards timides me révélaient chaque jour l’existence? N’est-ce pas moi qui l’ai poussé dans l’abîme, quand un mot de ma bouche eût suffit pour l’enchaîner à mes pieds, docile et tremblant? L’amour aurait préservé son innocence des séductions vulgaires dont il est devenu la victime. Pauvre Lorenzo, s’écria-t-elle en sanglotant, c’est moi qui t’ai perdu! Malheureuse que je suis!»
Elle se leva brusquement de son lit après cette involontaire explosion de douleur, et Teresa ne put contenir plus longtemps son inquiétude. «Signora, dit la camériste en ouvrant discrètement la porte de sa maîtresse, pardonnez à mon zèle si je viens vous importuner encore de ma présence. Qu’avez-vous donc, chère maîtresse? continua Teresa, tout attendrie de l’agitation extrême où elle voyait Beata, ordinairement si calme et si sereine. Je ne vous reconnais plus.
—Tu as bien raison de ne plus me reconnaître, répondit Beata en se laissant tomber sur une chaise et en se couvrant le visage de ses deux mains, mouvement qui lui était naturel. Je ne suis plus la même, reprit-elle d’une voix étouffée.
—Oserai-je demander à la signora si le chevalier[219] Grimani est pour quelque chose dans ce changement si extraordinaire?
—Plût à Dieu! volesse il cielo! s’écria Beata avec vivacité; je ne serais pas si à plaindre!»
Effrayée de cette réponse et des soupçons qu’elle fit naître tout à coup dans son esprit, Teresa n’osa plus continuer ses questions, et resta muette devant sa maîtresse désolée. Un long silence succéda à cette scène douloureuse. Beata n’était pas moins étonnée de son aveu involontaire que Teresa de ce qu’elle venait d’apprendre; et ces deux femmes, si différentes et si éloignées l’une de l’autre par le caractère et la condition, confondaient maintenant leur âme dans une préoccupation commune. La passion comme la flamme a besoin d’aliment, et ne peut être longtemps comprimée dans le cœur où elle a pris naissance sans le dévorer ou le briser en éclats. Beata avait laissé échapper le secret de sa vie, que Teresa était bien loin de soupçonner: consternées l’une et l’autre par cette clarté sinistre qui s’était faite tout à coup entre elles, elles semblaient craindre de se regarder en face et de se dire tout haut ce qu’elles éprouvaient. Plongées dans une demi-obscurité propice aux tendres aveux, et dans un silence éloquent qui n’était interrompu que par quelques cris joyeux qui s’élevaient du Grand-Canal comme un dernier écho de la nuit profonde, ces deux femmes, montées comme deux harpes à l’unisson d’un sentiment presque analogue, formaient un de ces doux et mystérieux accords qui absorbent les dissonances de l’âme en laissant subsister le contraste des caractères. La douleur de Beata, les tristes pressentiments et la sollicitude de Teresa pour sa noble maîtresse, se peignaient dans leurs regards, dans l’accablement et la molle langueur qu’exprimaient leurs[220] attitudes diverses. Rossini seul, dans le duo du premier acte d’Otello entre Desdemona et sa confidente, a su traduire, dans un ensemble exquis, cette mélancolie touchante de l’amour qui ne peut se contenir et qui cherche dans les épanchements de l’amitié un aliment à sa propre douleur:
Quanto son fieri i palpiti,
Che desta in noi l’amor!
Quelque temps après cette fatale journée de Murano et la scène douloureuse qui l’avait suivie entre Beata et Teresa, Lorenzo prit une résolution qui n’était pas moins hardie que son émancipation précoce. Honteux de sa chute et plus épris que jamais de la femme supérieure qu’il avait outragée en s’abandonnant à de faciles voluptés qui avaient déposé dans son cœur une amertume ineffaçable, il conçut la pensée de se jeter aux pieds de sa bienfaitrice et d’implorer son pardon; mais, en réfléchissant à ce projet assez audacieux qui lui était inspiré par son amour, par le respect et la reconnaissance qu’il devait à Beata, il comprit, non sans peine, qu’une pareille démarche de sa part laisserait supposer que la noble fille du sénateur Zeno avait pu s’inquiéter de sa conduite et en blâmer les irrégularités. La contenance de Beata à son égard, la froideur de son maintien, les rares paroles qu’elle daignait lui adresser, n’étaient-elles pas des signes évidents de son indifférence pour le fils de Catarina Sarti, dont elle avait bien pu s’occuper un instant dans les loisirs de la villégiature, mais qui ne pouvait pas fixer son attention au milieu des grandeurs et des plaisirs de Venise? Dans cette perplexité cruelle, entre la crainte d’essuyer un affront qui aurait humilié son orgueil et l’amour dont la voix impérieuse soulevait[221] son cœur à la hauteur de son ambition, Lorenzo transigea avec sa première idée, et dans un moment de transport et de fiévreuse impatience, il écrivit à Beata la lettre qu’on va lire:
«Signora, permettez à un malheureux qui ne saurait vivre plus longtemps sous le poids de votre disgrâce, d’implorer son pardon et de vous demander ce qui a pu lui attirer un châtiment si rigoureux! O vous, ange consolateur, qui avez tendu à ma pauvreté une main si généreuse, ayez encore pitié de moi et sauvez mon âme, après avoir soustrait mon corps aux vicissitudes de la fortune! Que vos regards pietosi ne se détournent plus de moi! Ne repoussez pas les hommages et la reconnaissance d’un cœur plein de votre image, et dont le plus grand crime est de trop vous adorer. Si quelques irrégularités de ma conduite ont mérité votre désapprobation, si ma présence dans votre palais vous est importune, parlez, signora, ordonnez, j’expierai mes fautes, j’obéirai à vos ordres, et je retournerai auprès d’une mère chérie dont j’ai pu oublier, hélas! la tendre affection. Noble femme, Beata, pleine de grâce et de douce majesté, achevez votre œuvre, ne repoussez pas dans l’abîme une âme qui aspire à votre lumière, et soyez pour moi comme cette divine créature dont parle le poëte de l’expiation et du paradis:
A noi venia la creatura bella
Bianco vestita e nella faccia quale
Par tremolando mattutina stella[30].»
Cette lettre, si remplie d’exaltation juvénile, et qui exprimait assez heureusement les sentiments et les tendances d’esprit de notre adolescent, fut remise par lui[222] à Teresa, mais avec une gaucherie timide qui éveilla la malice de la soubrette.
«D’où vient cette lettre? demanda Teresa d’un ton ironique et avec cette jalousie secrète d’une femme et d’un subalterne qui voit un parvenu occuper le cœur de sa maîtresse.
—Que t’importe? dit Lorenzo, dont la fierté était si facilement irritable. Fais ton devoir, et n’en demande pas davantage.
—Voyez-vous ce bambino! dit Teresa tout bas en elle-même après le départ de Lorenzo, qui s’était éloigné sans attendre sa réponse: il fait déjà il padron della casa.» Teresa, qui était après tout une assez bonne fille fort attachée à sa maîtresse, déposa la lettre de Lorenzo sur la toilette de Beata, ne voulant pas la remettre elle-même, pour éviter un embarras et des explications qui répugnaient au caractère réservé de la gentildonna.
Beata lut cette lettre le soir en se couchant et ne put contenir d’abord l’expression de sa surprise et de son ravissement. «Il a osé m’écrire, s’écria-t-elle avec une joie adorable, il m’aime, il est digne de moi! O Dieu puissant de l’amour et des nobles âmes, tu n’es donc pas un vain nom? dit-elle en pressant la lettre sur son cœur et les yeux remplis de douces larmes. Lorenzo, cher Lorenzo, non, je ne te repousserai pas, tu ne quitteras pas ce palais où tu fais la joie de ma vie. Tu seras ici, toujours à côté de moi, et puissé-je être la stella mattutina qui éclairera les jours fortunés! O le bien-aimé de mon cœur, cher et beau Lorenzo, tu seras à moi!...» En proférant ces paroles avec une gaieté enfantine, Beata changea tout à coup de visage. Elle jeta la lettre sur sa table de nuit et murmura entre ses lèvres: «Malheureuse que je suis! Et mon père, que dirait-il[223] s’il apprenait jamais que sa fille unique et chérie a le cœur rempli d’une passion funeste? Donnerai-je à sa vieillesse le triste spectacle d’une affection si contraire à ses idées et à ses préjugés, que je dois respecter? N’est-ce pas assez que, sous les prétextes les plus frivoles, je retarde de jour en jour mon alliance avec le chevalier Grimani, qui est, après le salut de l’État, le plus cher de ses vœux? Mon âge, ma naissance, le bonheur de mon père et l’intérêt de la république, ne sont-ils pas des obstacles insurmontables à la réalisation de mon rêve insensé?»
Retombée ainsi dans la perplexité de ses sentiments, poussée par l’amour et contenue par le devoir et les bienséances, Beata ne changea presque pas de conduite. Si son maintien avait quelque chose de moins sévère, et si, dans ses regards attendris, on pouvait lire l’intérêt toujours croissant que lui inspirait Lorenzo, elle ne fut pas moins avare de ses paroles et laissa la lettre sans réponse. Cette lutte intérieure, qui minait chaque jour la santé de Beata, échappait complétement à l’inexpérience de Lorenzo. Il ne savait comment s’expliquer le silence obstiné de Beata et la réserve de ses manières, qui impliquaient le dédain ou la désapprobation de la démarche qu’il avait osé faire. S’étant assuré que Teresa avait remis exactement la lettre, il passa tour à tour de l’abattement à l’espérance, épiant un regard de Beata qui pût lui révéler sa destinée et mettre fin à la cruelle incertitude qui l’agitait.
Une grande fête ou accademia devait avoir lieu, sous peu de jours, au palais Grimani. Le prétexte de cette accademia, où était invitée toute la haute société de Venise, était l’anniversaire de la naissance de Galuppi, compositeur illustre dont l’abbé Zamaria devait prononcer[224] l’éloge; mais en réalité la fête était donnée à l’intention de la famille Zeno et surtout en l’honneur de Beata, dont le chevalier Grimani cherchait à gagner les bonnes grâces en luttant contre la résistance silencieuse qu’elle opposait à l’union projetée, depuis quelques mois, par les deux familles. Le vieux palais Grimani était situé sur le Grand-Canal, en face du palais Mocenigo. Œuvre remarquable de Ludovico Lombardi, il était d’un style plus sévère que le second palais Grimani, appartenant à une autre branche de la même famille, joyau de la plus rare élégance, sorti des mains de l’ingénieur et architecte véronais Sammicheli. L’architecture est celui de tous les arts qui constate avec le plus d’évidence la civilisation d’un peuple. Suscité par un besoin impérieux de la vie, il se développe, grandit avec cette civilisation, et porte le double témoignage de la réalité primitive et des transformations que le temps et le goût lui ont fait subir. A Venise surtout, la nature particulière du sol et les événements politiques qui donnèrent naissance à cette société miraculeuse, imprimèrent à l’architecture un caractère indélébile de solidité et d’élégance fastueuse qu’on ne retrouve nulle part ailleurs au même degré. Deux grandes époques peuvent se remarquer dans l’histoire de l’architecture vénitienne: l’une qui commence avec la république même et dont l’église de Saint-Marc, bâtie au Xe siècle, est le plus curieux monument; puis la Renaissance, où l’on vit surgir comme par enchantement la plupart des magnifiques palais qui garnissent les deux rives du Canalazzo. Dans la première époque, on voit régner l’influence de la Grèce antique, celle de la Grèce chrétienne et du monde oriental, qui se reconnaît non-seulement dans la basilique de Saint-Marc, construite sur[225] le modèle de Sainte-Sophie de Constantinople, mais sur d’autres monuments qu’il est inutile de citer ici. La seconde époque, qui a sa date aux XVIe siècle, est le produit de cette ère glorieuse de rajeunissement et d’immortelle émancipation. C’est alors que Sansovino, Palladio, Sammicheli, Scamozzi, Antonio da Ponte, qui a construit le Rialto, fra Giocondo, à qui on doit le Fondaco dei Tedeschi[31], c’est alors, disons-nous, que ces grands artistes, animés tous par l’esprit nouveau qui réjouissait le monde, firent de Venise un lieu d’enchantement et
Del genio uman la più sublime figlia,
comme l’a qualifiée Alfieri.
La famille Grimani, une des plus illustres de la république, était particulièrement connue par son goût et la protection généreuse qu’elle avait toujours accordée aux arts pendant le cours de sa longue prospérité. Non moins ancienne que la famille Zeno, elle comptait aussi dans ses annales domestiques trois doges, deux cardinaux, un grand nombre de procurateurs de Saint-Marc, d’ambassadeurs et de personnages considérables qui, presque tous, s’étaient fait remarquer par l’éclat et la magnificence des habitudes. C’est à un Grimani qu’avait appartenu ce fameux bréviaire enrichi d’or et de pierres précieuses où les peintres flamands qui vinrent à Venise vers le milieu du XVe siècle, Hemmelinck de Bruges, Gérard de Gand et Livien d’Anvers, déposèrent les premiers germes de l’alliance antique et encore mystérieuse qui a existé entre la patrie de Titien et[226] celle de Rubens. C’est également au cardinal Domenico Grimani qu’appartenait la riche bibliothèque du couvent Sant-Antonio qui fut brûlée en 1687. La famille Grimani avait fait construire trois théâtres à ses frais, et c’est sur le théâtre particulier du palais Grimani que fut représenté le 25 avril 1569 i Pazzi amanti, un des premiers opéras bouffons que mentionne l’histoire. Du reste toutes les grandes familles vénitiennes avaient le goût des choses de l’esprit, et considéraient comme un devoir de leur haute position de protéger les arts qui relèvent et embellissent la vie. Leurs palais étaient de véritables académies où la peinture, la poésie, l’art dramatique et surtout la musique, concouraient à l’éclat de l’existence, dont les nobles faisaient un moyen de gouvernement. Parmi les protecteurs les plus zélés de l’art musical, qui fut toujours si florissant à Venise, nous pouvons citer Sébastien Michele, ami de Pierre Aaron, l’auteur célèbre du Toscanello della musica, qui a précédé Zarlino dans la théorie du contre-point; Cornaro, évêque de Padoue sur la fin du XVIe siècle, qui attira dans la cathédrale de cette ville les meilleurs chanteurs et instrumentistes de son temps; Veniero, qui, pour se distraire de la goutte qui le tourmentait, faisait venir chaque jour autour de son lit de douleur une brigata d’habiles musiciens; un autre membre de la famille Cornaro, qui, ambassadeur à Vienne dans les premières années du XVIIIe siècle, protégea Porpora et la jeunesse d’Haydn; Contarini, qui, dans sa villa de Piazzola, avait un théâtre charmant où l’on jouait l’opéra tout l’été; enfin Andrea Erizzo, dont la villa délicieuse de Pontelongo était le rendez-vous des meilleurs dilettanti et des virtuoses les plus célèbres de l’Italie.
Il était également dans les habitudes des grandes familles[227] vénitiennes d’avoir à leur service un compositeur renommé pour diriger leur chapelle particulière et présider aux fêtes qu’elles donnaient souvent dans leurs somptueux palais. Galuppi avait été l’organiste de la famille Gritti; il avait été aussi l’ami et le commensal de la famille Grimani, qui le considérait comme un client de la maison. L’anniversaire de sa naissance était donc le prétexte de l’accademia qui devait avoir lieu sous peu de jours au palais Grimani, et où l’abbé Zamaria, qui avait beaucoup connu Galuppi, devait lire un éloge de l’illustre maestro que Venise pleurait encore. Cent jeunes filles choisies dans les quatre scuole, l’Ospedaletto, i Mendicanti, gl’Incurabili et la Pietà, plusieurs chanteurs et instrumentistes de la chapelle Saint-Marc, devaient exécuter, sous la direction de Bertoni, un choix des meilleurs morceaux de Galuppi. Toute la société de Venise, les Pisani, les Foscarini, les Contarini, les Balbi, les Malipieri, les Zustiniani, les Cornaro, les Loredano, les Capello, noms illustres qui sont l’histoire vivante de la république, se trouvaient à cette réunion à côté du sculpteur Canova, du poëte élégiaque Lamberti, de Mazzola, auteur du poëme ingénieux i Cavei di Nina (les cheveux de Nina), de François Gritti, auteur de charmants apologues pleins de gaieté et de finesse, parmi lesquels on distingue la Briglia d’oro (la bride d’or), de Pierre Buratti, autre poëte vénitien, non moins exquis et non moins joyeux que les précédents, et dont M. Perruchini a mis en musique, de nos jours, presque toute l’odyssée de concetti amorosi.
Oh! le ravissant spectacle qu’offrait alors le salon du palais Grimani, rempli de si grands noms et de si belles dames nonchalamment assises, causant, riant, jouant de l’éventail et cachant derrière ce masque mobile de la[228] coquetterie les sourires, les œillades et les mines les plus expressives et les plus délicieuses! La naissance, l’esprit, l’art et la beauté, se trouvaient représentés dans cette réunion d’élite, où Beata ressortait comme une rose mystique qui attirait invinciblement le regard et répandait autour d’elle un parfum de poésie divine. Qui aurait dit alors, en voyant ces groupes animés, ces gentildonne éclatantes, ces beaux seigneurs, ces artistes, ces poëtes et ces chanteurs insouciants et enivrés de la vie, qu’un coup violent de la destinée viendrait bientôt renverser la barque séculaire qui les portait sur l’onde azurée? Il n’y avait que le vieux sénateur Zeno qui, assis dans un coin du salon où il était entouré de sa fille et du chevalier Grimani, portât sur son front vénérable l’expression d’une noble tristesse.
Dans un groupe des plus animés, on voyait s’agiter, comme une branche d’aubépine en fleur au milieu d’un frais buisson, la longue et belle chevelure noire d’une jeune femme qui tournait en tous sens des regards avides et curieux. Chargés de fleurs et de parfums, ces cheveux, qui se déroulaient en tresses vigoureuses, retombaient sur un cou gras, onduleux, et parsemé d’un léger duvet qui trahissait un sang généreux. Un sourire, qui était plutôt l’expression de la santé et du bien-être que l’indice d’un esprit malicieux, s’égayait sur ses lèvres humides et toujours entr’ouvertes, comme un rayon de soleil sur des gouttes de rosée matinale. Vêtue d’une robe de brocart semée de joyeux dessins, elle tenait à la main un riche éventail dont elle jouait avec maestria, en l’ouvrant et en le fermant avec fracas. Sur cet éventail, qui était un objet d’art assez curieux, on avait reproduit une scène galante tirée d’une comédie vénitienne, et dans laquelle on voyait une gentildonna entourée d’un[229] cercle de zerbinotti ou petits maîtres, qui la lutinaient de leurs propos agaçants. Cette jeune femme très à la mode, à qui Lorenzo avait été présenté par l’abbé Zamaria dès son arrivée à Venise, s’appelait Hélène Badoer. Elle était mariée depuis quelques mois seulement, et son mari avait complétement disparu derrière l’épanouissement radieux de sa belle épouse. D’une stature plus forte que délicate, avec deux grands yeux noirs ardents et peu discrets, un visage rayonnant, où l’ombre d’un souci ne pouvait se fixer, des bras somptueux que terminait une main blanche et potelée, Hélène Badoer ressemblait à ces types de femmes vénitiennes qu’on voit dans les tableaux de Titien et de Paul Veronèse. Excellente musicienne, possédant une voix de soprano étendue et très-sonore, elle chantait avec plus de brio que de sentiment, et dans ses manières, dans ses goûts comme dans les instincts naïfs de sa nature, Hélène Badoer exprimait les attraits et le contentement de l’existence. Elle gazouillait comme un oiseau, et les syllabes amorties tombaient de ses lèvres de rose comme des gouttes de miel qu’on eût voulu recueillir dans une coupe d’or. Aussi ne répondait-elle aux mille propos aimables qu’on lui adressait que par quelques paroles insignifiantes, accompagnées d’une petite toux à pulsations légères, qui faisaient résonner sa poitrine sonore et rebondir ses hanches voluptueuses. Plus passionnée qu’intelligente, et moins accessible aux séductions de l’esprit qu’à celles de la beauté extérieure, Hélène Badoer ne pouvait voir un homme élégant et bien tourné sans le regarder curieusement et tressaillir, comme tressaille une fleur à l’apparition du jour. Ce n’est pas que les mœurs et la conduite de cette charmante créature eussent jamais été l’objet d’aucune observation maligne; si elle était coquette[230] et cherchait à exercer la puissance de ses charmes sur les hommes qui l’entouraient constamment, c’était bien moins de sa part le désir de nouer une intrigue que le besoin de satisfaire les instincts de sa nature galante. Elle aimait le monde et ses tourbillons enivrants, elle aimait les joies et les fêtes de la vie. C’était une Grecque légèrement modifiée par le christianisme qu’Hélène Badoer, c’est-à-dire une Vénitienne pure et sans mélange.
Lorenzo avait été fort bien accueilli par Hélène Badoer lors de son arrivée à Venise. Présenté par l’abbé Zamaria, il allait souvent faire de la musique avec elle, l’accompagnait au clavecin et se montrait tout fier de la familiarité aimable avec laquelle on le traitait. Plusieurs fois il s’était même enhardi jusqu’à saisir et porter à ses lèvres la petite main blanche qu’elle posait volontiers sur son épaule en signe d’un affectueux abandon, et, bien que ce témoignage de galanterie respectueuse fût dans les usages de la société polie de Venise, ce n’en était pas moins, de la part de Lorenzo, un acte assez significatif d’émancipation précoce. Hélène Badoer fut d’abord pour notre adolescent une agréable diversion à son amour pour Beata, une sorte de dérivatif de la séve qui surabonde dans la jeunesse chaste et recueillie. Cependant, depuis qu’il avait rencontré la Vicentina chez le célèbre Pacchiarotti, Lorenzo avait un peu délaissé la belle gentildonna, qui, l’apercevant au palais Grimani pour la première fois depuis son mariage, lui dit avec gaieté: «Signor Lorenzo, est-ce que vous composez un opera buffa ou un opera seria, qu’on ne vous voit plus au palais Badoer? Que c’est mal d’abandonner ainsi ses amis pour des infidèles peut-être! ajouta-t-elle avec malice et en fixant ses regards avides sur Lorenzo, dont la contenance était assez embarrassée. Si vous étiez venu me voir ces jours-ci,[231] continua-t-elle, je vous aurais prié de me faire répéter un air de Galuppi que je dois chanter ce soir. J’ai été forcée d’avoir recours au vieux Grotto, qui m’a fort ennuyée de ses jérémiades sur la décadence de l’art. Tous ces vieux maîtres s’imaginent que la bonne musique et le bel art de chanter ont disparu de la terre avec leur jeunesse, dont ils voudraient nous faire porter le deuil. Io me ne rido! je me moque bien de ces lamentations égoïstes, et je leur préfère de beaucoup celles que Lotti a mises en musique et qu’on chante une fois tous les ans à San-Geminiano.»
Un éclat de rire suivit cette boutade d’Hélène Badoer et s’éleva du groupe de beaux esprits qui l’entouraient, comme le gazouillement d’une troupe d’oiseaux voletant autour d’un rosier en fleurs. Lorenzo était sur les épines d’être forcé de prêter l’oreille à ces vains propos, tandis que son cœur était tout rempli de Beata, qu’il voyait causer familièrement avec le chevalier Grimani. Il craignait d’ailleurs de paraître trop bien dans les bonnes grâces d’Hélène Badoer, dont le caractère était si différent de celui de Beata. Aussi ces deux femmes n’avaient-elles aucun goût l’une pour l’autre, et ne se voyaient, par convenance, qu’à de rares intervalles.
Un grand bruit qui se fit tout à coup à l’extrémité du salon vint interrompre cet aparté joyeux et délivrer Lorenzo de ses angoisses: c’étaient les jeunes élèves des scuole qui faisaient leur entrée et se plaçaient sur une estrade qu’on avait dressée pour la circonstance. Vêtues d’un uniforme très-simple, qui indiquait l’établissement auquel elles appartenaient, et précédées d’une dame respectable qui les surveillait, elles s’assirent sur des banquettes en velours rangées en amphithéâtre. Deux orchestres peu nombreux étaient composés l’un des[232] instrumentistes de la chapelle ducale, l’autre de jeunes filles qui jouaient du violon, de la viole, du violoncelle, de la contre-basse et même de plusieurs instruments à vent. Ces orchestres étaient placés au milieu de l’estrade, en face de Bertoni, qui les dirigeait. Parmi les élèves de l’école des Mendicanti, on remarquait la Vicentina, qui n’avait eu garde de manquer une si belle occasion de se trouver avec Lorenzo, car ils ne s’étaient pas revus depuis la journée de Murano. Grotto, Pacchiarotti et Furlanetto étaient aussi parmi les auditeurs de cette accademia, consacrée à l’un des plus heureux génies de l’école vénitienne.
Le compositeur dont l’abbé Zamaria allait prononcer l’éloge, Baldassaro Galuppi, surnommé il Buranello, parce qu’il était né dans l’île de Burano en 1703, fut élève de Lotti; mais il n’est pas sorti de l’école degl’Incurabili, comme l’ont affirmé à tort quelques biographes, puisque les scuole de Venise n’admettaient que des filles. Tout jeune encore, il s’essaya dans la musique dramatique, et se fil remarquer par la vivacité et le naturel de ses heureuses inspirations. Nommé maître de chapelle de l’église Saint-Marc, où il succéda à Saratelli en 1762, directeur de l’école des Incurables quelques années après la mort de l’illustre Lotti, son maître, Galuppi dut à sa grande renommée d’être appelé à la cour de Russie par l’impératrice Catherine II. De retour dans sa patrie, en 1768, il ne la quitta plus jusqu’à sa mort, arrivée dans le mois de janvier 1785. C’était un homme vif, plein d’esprit et de bonne humeur, que Galuppi. Sa taille mince, sa petite figure fine, blanche et osseuse, ressortaient au milieu de sa nombreuse et belle famille. Adoré de ses jeunes élèves des Incurables, fort recherché dans le monde, qu’il amusait par ses saillies et un talent remarquable[233] sur le clavecin, entouré d’aisance et d’une haute considération, Galuppi vécu heureux en conservant jusque dans son extrême vieillesse la gaieté, le brio et le feu qui caractérisent ses compositions. Burney, qui le vit à Venise en 1770, en parle avec beaucoup d’intérêt, et la définition qu’il lui attribue de la bonne musique peut être considérée comme la qualification du génie vénitien lui-même. «La bonne musique, disait Galuppi, consiste dans la beauté, la clarté et la bonne modulation.» N’est-ce pas aussi par la beauté des formes, par la clarté du plan et la bonne modulation, c’est-à-dire le coloris, que se distinguent les chefs-d’œuvre de la peinture vénitienne?
Galuppi a écrit des opéras seria, des oratorios, divers morceaux de musique religieuse pour la chapelle Saint-Marc, et surtout un nombre considérable d’opéras buffa, où son imagination riante et facile était particulièrement à l’aise. Ce n’est pas que la distinction des genres soit bien tranchée dans l’œuvre de Galuppi, et que le style de ses oratorios et de ses opéras sérieux, par exemple, diffère beaucoup de celui de ses opéras bouffes; il règne dans toute sa musique, comme dans les tableaux de Tiepoletto, son compatriote et son contemporain, une sorte de lumière blonde et souriante, qui n’est pas toujours en harmonie avec la gravité du sujet. D’ailleurs cette puissance de transformation, qui peut passer tour à tour du grave au doux et du plaisant au sévère, n’est dans les arts que le partage de quelques génies souverains. C’est donc dans le genre comique et de demi-caractère que le joyeux Buranello, comme on l’appelait à Venise, a particulièrement réussi, et cela n’a rien de surprenant, puisque l’opéra buffa est presque né à Venise, [234]vers le milieu du XVIe siècle. On peut en trouver les germes dans les madrigaux burlesques de Jean Croce, surnommé il Chiozetto, qui vivait à la fin du XVIe siècle; dans l’Anfiparnasso o comedia armonica, d’Horace Vecchi, et surtout dans l’opéra que nous avons déjà cité: I Pazzi amanti, qui fut représenté au palais Grimani en 1569.
Comme directeur de l’école degl’Incurabili, dont la belle église, qui n’existe plus de nos jours, était l’œuvre d’Antonio da Ponte, Galuppi composa sur des paroles latines de Pierre Chiari un grand nombre d’oratorios qui eurent beaucoup de succès. Sa Maria Madalena, à six voix, fut exécutée aux Incurables en 1763, pour servir d’introduction au fameux Miserere de Hasse, qui avait été également directeur de cette école au commencement du XVIIIe siècle. Daniel dans la fosse aux lions fut exécuté en 1773. Galuppi avait divisé cette composition en deux chœurs, et on y avait surtout remarqué le chant du prophète plongé dans la fosse, qui formait un contraste saisissant et très-dramatique avec celui du roi. L’année suivante, en 1774, il composa Tres pueri hebraei in captivitate Babylonis, où le cantique des trois Hébreux excita l’enthousiasme des auditeurs. Le dernier oratorio que Galuppi écrivit pour cette école, qui eut un si grand éclat sous sa direction, c’est Moïse de retour du mont Sinaï, qui fut exécuté en 1776. A l’arrivée à Venise du pape Pie VI, en 1783, on chanta aux Incurables, devant Sa Sainteté, une cantate de Galuppi: Il Ritorno di Tobia, dont les paroles italiennes étaient de Gasparo Gozzi. Lotti, Marcello et Galuppi sont les trois grands compositeurs vénitiens du XVIIIe siècle.
Lorsque l’abbé Zamaria eut fini de lire son éloge de Galuppi, qui fut souvent interrompu par les acclamations enthousiastes de l’assemblée, et qui lui valut cette haute approbation du sénateur Zéno: «Tu m’as ému jusqu’aux[235] larmes, cher abbé, en parlant si dignement d’un enfant et d’une gloire de Venise!» les jeunes filles des scuole chantèrent avec un ensemble parfait ce cantique des trois Hébreux dont nous venons de parler. Elles étaient divisées en deux chœurs qui se répondaient l’un à l’autre, et que rattachait ensemble un récit chanté, dans l’origine, aux Incurables avec un immense succès par la Serafina, une des meilleures élèves du Buranello. C’est la Vicentina qui fut chargée de cette partie du coryphée biblique, et elle ne manqua pas de l’embellir d’exclamations et de portamenti ambitieux qui firent tressaillir Pacchiarotti sur sa chaise curule. Poveretto me! s’écria tout bas le vieux sopraniste désespéré, en levant au ciel ses mains desséchées comme du parchemin; mais la prima donna était trop préoccupée de Lorenzo, qu’elle ne perdait pas un instant de vue, pour prendre garde aux gestes et aux regards effarés que Pacchiarotti échangeait avec Grotto, son voisin. Elle voulait avant tout briller, avoir du succès, et susciter dans le cœur de son jeune amant l’ambition de partager son sort et sa gloire.
Après d’autres morceaux d’ensemble exécutés par les chœurs et les deux orchestres, réunis sous la conduite de Bertoni, l’abbé Zamaria, tout guilleret et plein d’empressement, vint offrir la main à la belle Badoer et la fit monter sur l’estrade en lui présentant un cahier de musique orné de faveurs bleues et roses. Ce cahier contenait un air de soprano d’un opéra buffa de Galuppi, la Calamita dei cuori (le malheur des cœurs), tout rempli de gorgheggi et de caprices mélodiques d’un raffinement ingénieux. L’air fut accompagné par l’orchestre des jeunes filles, composé des meilleurs élèves della Pietà, et consistant dans le quatuor, une contre-basse, un cor,[236] un basson et un hautbois. Il fallait entendre comme la voix splendide et facile d’Hélène Badoer se déroulait avec aisance et tombait de point d’orgue en point d’orgue, pareille à une cascade d’eau limpide qui reflète dans ses lames écumantes les mille caprices de la lumière! Elle accompagnait ses trilles, ses gammes et ses arpéges scintillants de petites mines, de vezzi amorosi et d’œillades assassines qui étaient bien en harmonie avec ces paroles, d’un goût un peu risqué:
Noi altre femine,
Che siamo dritte,
Vogliamo gli uomini
Un poco storti.
Per le consorti
Non suono buoni
Quei dottoroni
Que fan zurlar[32].
En chantant cet air très-connu et très-populaire à Venise, comme l’était presque toute la musique de Galuppi, Hélène Badoer excita la gaieté de l’assemblée, qui partit d’un grand éclat de rire à certains passages scabreux dont elle commentait le texte par une pantomime expressive. L’abbé Zamaria se balançait sur sa chaise comme un bienheureux en s’écriant de temps en temps: Brava, Delinda! C’était le nom du personnage qui dans l’opéra de Galuppi disait l’air en question. L’abbé était si content de la manière dont Hélène avait rendu la musique et l’esprit de Buranello, il chiffonnait son rabat et roulait ses petits yeux malins d’une façon si comique, que Grotto ne put s’empêcher de dire tout haut: «Signori,[237] regardez un peu l’abbé! voyez, il se prélasse, se rengorge et fait le gros dos come un gatto amoroso, comme un chat amoureux!» A cette saillie toute vénitienne du vieux sopraniste, l’assemblée fut prise d’un fou rire, et la gaieté générale gagna jusqu’à Beata, qui jusqu’alors avait conservé la noble sérénité de son maintien.
Furieuse du succès que venait d’obtenir Hélène Badoer en présence de Lorenzo, la Vicentina s’avança avec assurance du fond de l’estrade, et vint chanter aussi un air d’un autre opéra buffa de Galuppi, il Mondo alla roversa (le monde à l’envers). D’un style non moins fleuri que le précédent, l’air de la Vicentina peignait les vicissitudes de l’amour dans toutes les positions de la vie humaine et chez tous les êtres inanimés:
La pecora, la tortora,
La passera, la lodola,
Amor fa giubilar.
Ces dernières paroles furent accentuées par la prima donna avec un brio et une puissance de vocalisation qui excitèrent l’admiration du public. Après un duo très-brillant pour deux sopranos que la Vicentina et Hélène Badoer chantèrent ensemble, l’accademia se termina par un quatuor également tiré d’un opéra de Galuppi.
En sortant du palais Grimani, vers une heure du matin, une grande partie de la société qui s’y était réunie alla se promener sur la place Saint-Marc. Beata monta dans la gondole de son père avec le chevalier Grimani, et Lorenzo avec l’abbé Zamaria dans celle de la belle Badoer, qui fut pendant le trajet d’une gaieté folle. Arrivés sur la Piazetta, qui était remplie de promeneurs, Beata accepta le bras du chevalier selon l’usage de Venise, et Lorenzo donna le sien à Hélène, dont le mari[238] était dans un autre groupe avec la Vicentina, Grotto et Pacchiarotti. La soirée était délicieuse, et la place Saint-Marc offrait un spectacle enchanteur à cette heure avancée de la nuit. Des cafés ouverts, des casini remplis de convives, des concerts en plein vent, des causeries, mille bruits divers et des épisodes nombreux de galanterie facile, égayaient ce vaste tableau de la vie vénitienne qui se renouvelait tous les soirs et qui tous les soirs présentait un attrait nouveau. Beata cependant paraissait soucieuse au milieu de cette foule étourdie, où elle ne voyait pas un ami qui pût l’aider de ses conseils et partager les peines de son âme. Elle ne prêtait qu’une oreille distraite aux propos du chevalier, qui l’entretenait des différents épisodes de la soirée, et surtout d’Hélène Badoer, dont il critiquait la tenue, plaisantant sur l’empressement qu’elle avait mis à saisir le bras du jeune Lorenzo. Cette observation maligne du chevalier fit tressaillir la noble fille, qui ne put se défendre d’un mouvement de jalousie dont les natures les plus élevées ne sont pas exemptes. Elle craignait d’ailleurs que le chevalier ne devinât en partie son secret, et qu’il ne finît par comprendre la raison du retard qu’elle apportait à leur union. A cette perplexité cruelle, qui empoisonnait sa vie, venait s’ajouter le chagrin de ne pouvoir répondre à la lettre que Lorenzo lui avait écrite, et qui l’avait si vivement touchée. Pendant toute la soirée elle l’avait observé avec inquiétude, épiant sa contenance vis-à-vis de la Vicentina, qu’elle ne perdit pas un instant de vue. Elle avait été heureuse de voir Lorenzo rester insensible aux agaceries de la prima donna, et aurait voulu pouvoir récompenser par un témoignage de satisfaction cette réserve mêlée de tristesse qu’elle avait remarquée chez son frère d’adoption, et dont elle comprenait si bien la[239] cause. Cet hommage tacite que lui avait rendu Lorenzo au milieu de tant d’objets de distraction avait flatté son âme: tant il est impossible à la femme même la plus chaste d’échapper aux instincts de sa nature, qui est d’aimer et de régner par l’amour qu’elle inspire.
Après une heure de promenade, le chevalier Grimani proposa à la compagnie d’aller achever cette belle nuit au Salvadego, célèbre osteria qui donnait d’excellents soupers, et où aimaient à se retrouver les plus grands personnages de l’État. L’invitation fut acceptée avec empressement par l’abbé Zamaria et communiquée par lui à quelques personnes qui avaient assisté à l’accademia du palais Grimani. Une table de vingt couverts fut bientôt servie, dans une grande salle éclairée par des lampes suspendues à de petites corbeilles de fleurs qui tempéraient l’éclat de la lumière. Beata était assise entre son père et le chevalier, Lorenzo à côté d’Hélène Badoer et du poëte Lamberti, la Vicentina entre Grotto et l’abbé Zamaria, qui occupait le milieu de la table en face du vieux sénateur Grimani et de Pacchiarotti. Plus loin était Canova à côté du poëte François Gritti. Les mets délicats, les pâtes légères arrosées de vins généreux, et surtout de vin de Chypre, eurent bientôt ému l’imagination des convives et établi entre eux cette familiarité décente qui est le plus grand plaisir de la table. Les dieux eux-mêmes oubliaient dans les festins leurs querelles immortelles.
«Est-il vrai, signori, dit un convive d’une voix discrète, qu’il est arrivé à Venise un prince illustre, un frère fugitif du roi de France?»
Surpris d’une pareille question, tout le monde leva les yeux sur celui qui avait osé la faire dans un lieu public. C’était Girolamo Dolfin, le mari d’Hélène Badoer,[240] qui n’avait point ouvert la bouche de la soirée, et dont quelques vers de vin de Samos avaient dissipé la timidité naturelle. Après un moment de silence, où chacun semblait interroger son voisin sur l’opportunité d’un tel sujet de conversation: «C’est très-vrai, répondit le chevalier Grimani, il conte d’Artois est à Venise depuis quelques jours, et la république se dispose à le recevoir comme elle a reçu jadis son aïeul Henri III, avec les honneurs dus à son rang et à son infortune.
—Ma, dit un autre interlocuteur, les choses vont donc bien mal en France pour qu’un prince du sang soit obligé de venir chercher un refuge en Italie?
—Ce n’est pas seulement la France qui est malade, répondit le sénateur Grimani, père du chevalier, c’est toute l’Europe, et vous verrez que l’Italie n’échappera qu’avec peine aux convulsions des idées subversives qui circulent de toutes parts.
—Je bois à la santé de la république, s’écria l’abbé Zamaria en levant en l’air un verre de Murano rempli d’un excellent rosoglio de Zara, à la fermeté de son gouvernement qui ne se laisse point imposer par les sophistes, al nostro serenissimo principe, Ludovico Manini, le cent vingtième doge qui a l’honneur de présider aux destinées de ce pays, et qui certes ne sera pas le dernier à porter la corne ducale et à jeter à la mer Adriatique son anneau d’éternelle alliance.
—Peut-être, répondit d’une voix basse et creuse un convive qui jusqu’alors avait été peu remarqué. Si la république persiste à fermer les yeux à la lumière, à vouloir s’isoler des grands événements qui se préparent et qui menacent surtout le repos de l’Italie, elle pourra bien succomber sous les artifices d’une politique égoïste, couarde et surannée.»
Celui qui eut la témérité de prononcer ces paroles hardies était un membre de la minorité du grand conseil, un ami intime de François Pesaro, de cet homme courageux qui voulait forcer la république à secouer la torpeur d’une neutralité funeste. Une stupeur muette se peignit sur tous les visages à cette sortie audacieuse contre le gouvernement de la république, et tout le monde sut gré à Girolamo Dolfin d’oser interrompre le cours de ces idées sombres en disant: «On parle aussi de l’arrivée prochaine, dans nos lagunes, de la reine Caroline de Naples, et il ne serait pas impossible, assure-t-on, que son frère, l’empereur Léopold vînt à sa rencontre jusqu’à Venise.
—Connaissez-vous, messieurs, s’écria le poëte fabuliste François Gritti, un conte charmant de Voltaire, intitulé Candide?
—Oui, vraiment, répondit l’abbé Zamaria, c’est de la philosophie la plus profonde cachée sous les grâces d’un esprit inimitable.
—Eh bien! ajouta Gritti, il y a dans ce chef-d’œuvre de fine raillerie le récit d’un certain souper dans une auberge de Venise, qui pourrait bien se renouveler de nos jours. Peut-être que ce pauvre roi Théodore, qui n’avait pas même de quoi payer son écot, ne serait pas le plus à plaindre aujourd’hui.
—Je le crois bien, répondit vivement l’abbé, qui ne pouvait guère s’empêcher de faire une allusion à son art favori, les rois n’ont pas tous le bonheur d’être chantés par un poëte comme Casti et mis en musique par un Paisiello!
—Non, non, le malheur de ce temps-ci, c’est qu’il n’y a plus de castrats, et, senza castrati, l’Italie est perdue, l’Italia è perduta!»
A cette incroyable naïveté du vieux Grotto, à qui le marasquin avait un peu brouillé les idées, les convives poussèrent un éclat de rire vraiment homérique. Grotto était plongé dans une sorte d’extase; il gesticulait, se parlait tout bas à lui-même et poursuivait un soliloque au milieu de la conversation générale. L’abbé Zamaria, qui se roulait sur sa chaise comme un fou et qui n’était pas homme à laisser échapper une si belle occasion de ramener les esprits sur un sujet plus agréable, lui dit de son plus grand sérieux: «Ma, caro mio, il me semble que nous ne sommes pas aussi à plaindre que vous voulez bien le dire; qu’en pensez-vous, Pacchiarotti?»
Cette remarque maligne de l’abbé n’était pas de nature à tempérer l’hilarité des convives, parmi lesquels la Vicentina et Hélène Badoer se faisaient surtout remarquer par leur gaieté bruyante. «Écoutez donc, signori, reprit Grotto sans se déconcerter, et poursuivant son idée fixe, quand on a entendu comme moi les plus admirables sopranistes qu’ait produits l’Italie, lorsqu’on a vécu dans la familiarité d’un Farinelli, qui est mort presque dans mes bras, lorsqu’on a parcouru l’Europe et qu’on a pu apprécier le style et la manière qui distinguaient chacun de ces incomparables virtuoses qui ont émerveillé le monde, alors seulement on comprend toute la profondeur du mal où nous sommes tombés! J’en appelle au témoignage de l’illustre Pacchiarotti que voici, le dernier représentant qui nous reste de la grande école. Qu’il dise si mes craintes sont exagérées et s’il n’est pas juste de reconnaître que nous sommes à la veille de voir disparaître un des plus beaux titres de gloire que possède l’Italie; car c’est à la piété de l’Italie qu’on doit ces lévites consacrés, en naissant, au dieu de la mélodie.
—O mon cher Grotto, s’écria l’abbé Zamaria, la bouche[243] souriante et toute pleine de paroles, votre gloire est bien plus ancienne que vous ne croyez! Il est déjà question de vos ancêtres dans la Bible, et, s’il faut en croire un historien, il y en avait beaucoup à la cour de Sémiramis. La Grèce les a connus, et ils étaient si nombreux à Rome, qu’ils furent souvent l’objet de la préoccupation du législateur. Je pourrais même vous citer des vers très-irrévérencieux d’Horace contre eux. On en a vu commander des armées, gagner des batailles et gouverner l’empire romain, comme on assure que votre ami Farinelli a gouverné les Espagnes; mais il n’est pas probable que le général de Justinien, que le rival heureux de Bélisaire chantât aussi bien que l’élève de Porpora. Ce qui est certain, c’est que, vers le milieu du XVe siècle, les sopranistes étaient déjà admis dans la chapelle du pape, qu’on les trouve également installés dans notre chapelle ducale de Saint-Marc, dans celles de Saint-Antoine de Padoue et de plusieurs princes de l’Europe, parmi lesquels il faut distinguer le duc de Bavière Albert V, le protecteur d’Orlando di Lasso, qui avait à son service huit sopranistes pour chanter les œuvres de son musicien favori, le contemporain de Palestrina.
—On apprend toujours des choses nouvelles avec vous, monsieur l’abbé, répondit Grotto, un peu étourdi d’une érudition aussi prompte qu’abondante. Mes souvenirs ne remontent pas aussi haut et s’arrêtent à Bernachi, cet élève de Pistocchi, qui a fondé à Bologne une école célèbre de chant, où mon ami Farinelli a rencontré un rival redoutable.
—Mais où donc et en quelle année avez-vous connu Farinelli? répliqua l’abbé, alléché par la curiosité.
—A Londres, en 1736, où il luttait victorieusement avec son maître Porpora contre Haendel et Senesino, et[244] puis à Madrid, au comble de la fortune. Je l’ai revu à Bologne quelques mois avant sa mort, arrivée le 15 juin 1782, et dont personne mieux que moi ne sait la cause.
—Per Bacco! s’écria l’abbé, il est mort de soixante-dix-sept ans bien sonnés.
—Il est mort d’ambition, dit Pacchiarotti, de regret de n’être plus le favori du roi d’Espagne. Ce grand homme a eu la faiblesse d’oublier l’art qui avait fait sa gloire pour les honneurs fragiles du courtisan. Il était plus fier de son titre de chevalier de Calatrava, dont l’avait décoré la reine d’Espagne, femme de Ferdinand VI, que d’avoir été le chanteur le plus étonnant du XVIIIe siècle. Il a passé ses dernières années dans une tristesse profonde, bourrelé de regrets au milieu d’une existence princière. Au moins, son condisciple et son rival, Caffarelli, a-t-il eu le bon esprit de placer son orgueil, qui était excessif, dans les succès de sa brillante carrière, et je lui pardonne volontiers d’avoir fait mettre sur la façade d’un palais construit peu de temps avant sa mort, cette inscription ambitieuse: Amphion Thebas, ego domum.
—Ce qui fit dire à un mauvais plaisant, ajouta l’abbé Zamaria: Ille cum, tu sine.
—Je n’entends pas le latin, dit Grotto; mais ce que je sais positivement, c’est que Farinelli est mort d’une peine de cœur!...
—D’amour, répliqua l’intarissable abbé.
—Oui, dit Grotto avec une certaine emphase, mon illustre ami Farinelli a succombé à une passion funeste qu’il avait conçue pour la femme jeune et belle de son neveu, qui était son héritier.
—Oh! questa è bella! s’écria l’abbé en se renversant sur sa chaise. Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur! Mais cette histoire doit être remplie d’intérêt, et je[245] suis sûr que la compagnie entendrait avec plaisir le récit d’une passion aussi chaste que malheureuse.
—Oui, bien certainement, dit la belle Badoer, nous écouterons avec intérêt une histoire qui paraît devoir être si piquante.
—Contez-nous donc, reprit l’abbé, les circonstances qui vous ont rapproché de l’admirable virtuose qui, pendant vingt-cinq ans de sa vie, a consacré ses talents à endormir les rois d’Espagne Philippe V, de triste mémoire, et son fils non moins cacochyme, Ferdinand VI.
—Signori, dit Grotto après s’être longtemps frotté les yeux comme un homme qui, réveillé en sursaut, aurait de la peine à saisir le fil de ses idées, les circonstances qui m’ont mis en relation avec Carlo Broschi, connu dans le monde entier sous le nom de Farinelli, sont bien simples, et quelques mots suffiront à vous les expliquer. Je suis né dans un village près de Naples, dans le pays même de Farinelli, de Caffarelli, de Gizzielo, de Millico, d’Aprile, je ne sais dans quel mois de l’année 1718. Je suis le fils d’un pauvre marchand d’oiseaux qui, toutes les semaines, allait vendre sur le marché de la capitale des merles, des pinsons, des sansonnets, des canarini et des cardeletti ou chardonnerets apprivoisés. Ma mère eut un rêve où la vierge Marie lui apparut du haut des cieux et lui ordonna de faire aussi de son enfant un rossignol des quatre saisons, agréable au Seigneur. Pieuse et très-dévote à la santa vergine Maria, ma mère obéit, et, à l’exemple du patriarche Abraham, elle leva le glaive sur le fruit de ses entrailles, sans qu’un ange vînt du ciel, cette fois, empêcher le sacrifice.
—Bravo! dit l’abbé Zamaria; belle image biblique!
—Je fus donc un sopraniste, et, à l’âge de onze ans, j’entrai au conservatoire di Santo-Onofrio de Naples,[246] alors dirigé par Léo, d’illustre et douce mémoire. J’y appris la musique, la composition, et j’étudiai l’art de chanter avec Domenico Gizzi, qui avait été le maître de Gioachino Conti, devenu si célèbre sous le nom de Gizzielo. Après cinq ans de réclusion et d’études, trompant les espérances de ma mère qui voulait me faire entrer dans une chapelle, je m’élançai dans la carrière en débutant au théâtre San-Bartolomeo dans un opéra de Pergolèse, Adriano in Siria. J’y remplissais un rôle de femme, et, malgré la beauté du diable dont j’étais doué, car j’avais à peine seize ans, on me trouva le nez trop gros pour représenter une coquette qui devait enchaîner à ses pieds un empereur romain.»
A cette naïveté, la Vicentina partit d’un grand éclat de rire en s’écriant: «Ah! maestro, que vous deviez être beau cependant sous le riche costume d’une princesse orientale!
—Après d’autres tentatives plus ou moins heureuses, continua Grotto sans se déconcerter, je quittai Naples deux jours après la mort de Pergolèse, dont le tendre et mélodieux génie s’éteignit à Pozzuoli le 16 mars 1736. Je fus à Rome, où je m’essayai dans un opéra d’Orlandini, Ercole amante, en chantant pour la première fois da primo musico. Je représentai le fils de Jupiter et d’Alcmène; mais, dans une scène capitale où je provoquais mes amis à partager mes travaux, je restai court.... et ne pus achever cette phrase: Compagnons d’Alcide, avez-vous du cœur? En me voyant la bouche toute grande ouverte, tremblant et muet, le public m’accabla de moqueries cruelles et s’écria: Si, si, abbiamo cuore, nous avons le courage de t’attendre, Ercolino innamorato! Je m’enfuis de la scène épouvanté, et partis le soir même pour l’Angleterre. J’arrivai à Londres dans le courant de l’année[247] 1736, et j’allai me présenter immédiatement à Farinelli, pour qui j’avais une lettre de recommandation. Il m’accueillit avec bonté, m’encouragea de ses conseils et de sa bourse, car il n’était pas moins généreux que sublime dans son art. Il est vrai qu’il gagnait des sommes fabuleuses et qu’il était vraiment l’idole de l’Angleterre. On le comblait de cadeaux, et les plus grands personnages se disputaient l’honneur de le posséder dans leurs palais. Il allait souvent chanter à la cour, où les princesses de la famille royale ne dédaignaient pas de l’accompagner au clavecin. Pour donner une idée de l’enthousiasme que Farinelli a excité à Londres pendant les deux années qu’il a passées dans cette ville, de 1734 à 1736, il me suffira de citer ce mot qu’un Anglais prononça à haute et intelligible voix, pendant une représentation de l’Artaxerxès de Hasse: Il n’y a qu’un Dieu et qu’un Farinelli!
«Il avait alors trente et un ans, étant né à Naples le 25 janvier 1705. D’une figure charmante, grand, élancé, plein de grâce et de distinction, sa personne ajoutait au prestige de la plus belle voix de soprano qui ait jamais existé. Elle avait une étendue de presque trois octaves, depuis le do au-dessous de la portée jusqu’à son homonyme supérieur, et cet immense clavier de notes aussi pures que le cristal était d’une égalité parfaite. Aucune difficulté, aucun artifice de vocalisation ne lui était impossible: il accomplissait les tours les plus scabreux et les plus intrecciati, le sourire sur les lèvres, et sans que son beau visage trahît jamais l’effort. Son trille était lumineux comme celui de l’alouette, et sa respiration si longue et si puissante, qu’aucun instrumentiste ne pouvait lutter avec lui. Tout le monde sait que lorsque Farinelli débuta à Rome en 1722 dans un opéra de son maître[248] Porpora, il soutint, contre un trompette allemand fort célèbre, un assaut de ce genre qui excita l’enthousiasme de ce public atrabilaire et capricieux, dont j’ai eu tant à me plaindre. Dans un air avec accompagnement de trompette obligé, que Porpora avait composé expressément pour la circonstance, il y avait un point d’orgue sur une note culminante qui, après avoir été attaquée, insensiblement enflée, et longtemps suspendue dans l’espace par la trompette, fut reprise par le chanteur avec tant de grâce, d’éclat et de vitalité, qu’après de nouveaux efforts, l’instrumentiste dut s’avouer vaincu. Porpora ménagea encore à son élève chéri un triomphe de ce genre à son début à Londres en 1734, où il éclipsa non-seulement Senesino et Carestini, le chanteur favori de Haendel, mais aussi la Cuzzoni et la délicieuse Faustina. A ces dons de la nature, à ces miracles de bravoure d’un gosier incomparable où il n’a été surpassé que par Caffarelli, il joignait une sensibilité exquise, un goût si pur et un style si élevé, qu’il n’y a que Pacchiarotti qui l’ait égalé de nos jours dans cette partie morale de l’art de chanter. Ah! signori, s’écria Grotto avec émotion en se frappant le front de ses deux mains comme pour en faire jaillir des souvenirs ineffaçables, il fallait lui entendre dire: Pallido è il sole et Per questo dolce amplesso, deux airs de Hasse, que le roi d’Espagne Philippe V se faisait chanter tous les soirs, pour avoir une idée de ce virtuose admirable qui aurait charmé les anges du ciel!
«Dégoûté de la carrière dramatique pour laquelle je ne me sentais plus de vocation, j’acceptai avec empressement la proposition que me fit Farinelli de le suivre en Espagne en qualité d’accompagnateur; car, bien qu’il fût assez habile claveciniste, il n’aimait point à s’accompagner[249] lui-même en public. Nous arrivâmes à Paris dans les derniers jours de l’année 1736. Farinelli fut aussitôt mandé à la cour de Versailles, où il chanta devant le roi Louis XV, qui fut si émerveillé de son talent, qu’en témoignage de sa satisfaction il lui envoya son portrait enrichi de diamants. Quatorze ans après, en 1750, Caffarelli fut aussi appelé à Paris par la grande-dauphine, princesse de Saxe, qui était passionnée pour la musique; il chanta plusieurs fois au concert spirituel, avec non moins de succès que son rival Farinelli, mais il se conduisit avec beaucoup moins de modestie et de prudence. Blessé de n’avoir reçu de la part de Louis XV qu’une simple boîte d’or, l’orgueilleux sopraniste dit au gentilhomme chargé de lui remettre ce cadeau: «Eh quoi! le roi de France n’a rien de mieux à me donner? Si encore on y avait ajouté son portrait!—Monsieur, répondit le gentilhomme, Sa Majesté ne fait présent de son portrait qu’aux ambassadeurs.—De tous les ambassadeurs du monde,» répondit l’élève de Porpora, «on ne ferait pas un Caffarelli!» Ce fait ayant été rapporté au roi, Louis XV s’en amusa beaucoup; mais la grande-dauphine, plus sévère, manda le chanteur dans ses appartements, et, après lui avoir donné un riche diamant, elle lui remit un passe-port en disant: «Il est signé du roi et n’est valable que pour dix jours; je vous engage à en profiter.» Caffarelli dut quitter Paris plus promptement qu’il ne l’aurait voulu.
«Après quelques mois de séjour dans la capitale de la France, nous partîmes pour l’Espagne, non sans avoir été plusieurs fois à l’Académie royale de musique, où nous entendîmes un opéra barbare d’un certain Rameau, intitulé Castor et Pollux, je crois, et une prétendue cantatrice, Mlle Fel, qui criait son amour comme si on l’eût[250] écorchée toute vive. «Sauvons-nous,» me dit Farinelli en riant, «car le feu doit être à la maison!» Arrivé à Madrid, où il ne devait rester qu’une saison, Farinelli y fut retenu vingt-cinq ans par la faveur la plus étonnante que mentionne l’histoire.
«Je ne vous dirai pas, signori, reprit Grotto après avoir aspiré une large prise de tabac, ce qui est connu de toute l’Europe, et par quel concours de circonstances Farinelli devint un instrument de la politique. Tout le monde sait que le roi d’Espagne Philippe V était frappé, dans les dernières années de sa vie, d’une sorte de mélancolie noire voisine de la folie, qui le rendait impropre aux affaires. La reine Élisabeth de Parme, cette princesse ambitieuse que l’adroit Alberoni lui avait fait épouser en secondes noces, ne sachant plus comment vaincre l’apathie de son triste époux, dont elle punissait si bien les caprices dans les mystères de l’alcôve, eut recours à Farinelli. Elle fit préparer un concert dans les appartements du roi, où l’admirable sopraniste chanta plusieurs morceaux d’un tendre caractère qui émurent jusqu’aux larmes ce nouveau Saül de la lignée de Louis XIV. Il se réveilla comme d’un long sommeil, combla de caresses son jeune David, consentit à se laisser faire la barbe, et reprit sa place au conseil. Sous Ferdinand VI, qui avec la couronne de son père avait hérité aussi de ses infirmités, Farinelli devint un personnage si important, qu’il eut presque l’autorité d’un premier ministre. Créé chevalier de Calatrava dans une circonstance tout à fait analogue à celle où il avait conquis la faveur de Philippe V, Farinelli acquit une si grande influence sur l’esprit du nouveau roi, qu’elle s’étendit jusqu’aux affaires de l’État. Dispensateur de toutes les grâces, comblé d’honneurs et de richesses, il se voyait courtisé par les grands[251] d’Espagne, par les hidalgos et les plus jolies femmes du royaume. Le ministre La Ensenada ne prenait aucune mesure sans le consulter. Pour vous donner une idée de la faveur dont il jouissait à la cour d’Espagne, qu’il vous suffise de savoir que Marie-Thérèse lui a écrit de sa propre main une lettre que j’ai lue, et qui était des plus flatteuses.
—Je puis attester la vérité de ce fait, dit le sénateur Grimani. Me trouvant à Vienne vers 1762 en qualité de secrétaire d’ambassade, j’entendis un soir au cercle de la cour l’impératrice Marie-Thérèse répondre au reproche qu’on lui faisait d’entretenir une correspondance avec Mme de Pompadour: «Eh! messieurs, la politique a de cruelles nécessités; j’ai bien écrit à Farinelli!»
—Il faut dire à son honneur, reprit Grotto, qu’il supporta cette prospérité inouïe avec calme et beaucoup de modestie. Il fut généreux, protégéa le mérite inconnu et n’usa jamais de son crédit pour se venger des injures dont il fut souvent l’objet. Directeur général du théâtre et des fêtes au palais de Buen-Retiro, il fit venir à Madrid les artistes les plus renommés, tels que Gizzielo et la Mingotti, sans manifester jamais une ombre de jalousie. Seulement Farinelli était d’une sévérité extrême pour les virtuoses qu’il avait sous sa dépendance. Il leur était expressément défendu de chanter hors des réunions de la cour, et il exigeait même qu’ils fissent calfeutrer les fenêtres de la chambre où ils étudiaient leurs rôles. Un jour, il poussa la rigueur à cet égard jusqu’à refuser à une grande dame qui se trouvait dans un état des plus intéressants la permission d’entendre la Mingotti dans son propre appartement. Il fallut un ordre exprès du roi pour lever l’obstacle. Qui ne connaît l’anecdote de ce tailleur mélomane qui, pour se payer[252] d’un habit magnifique qu’il lui apportait, ne demandait que le plaisir d’entendre chanter une seule fois l’admirable sopraniste? Après avoir satisfait au désir de ce brave homme, Farinelli lui remit une bourse qui contenait le double de la somme que pouvait valoir l’habit, en lui disant pour vaincre son refus: «Je vous ai cédé, il est juste que vous me cédiez à votre tour.»
«Rappelé à Naples par une maladie que fit ma pauvre mère, j’assistai à l’inauguration du théâtre San-Carlo, qui eut lieu le 4 novembre 1737, le jour même de la fête du roi Charles VII, qui depuis a été Charles III d’Espagne. Ce fut un spectacle magnifique. Commencé dans le mois de mars de la même année, d’après un plan de l’architecte Madrano, ce théâtre, qui est le plus grand et le plus beau de l’Europe, fut achevé dans le mois d’octobre sous la direction d’un certain Angelo Carasale, dont il fit la fortune et le malheur. A son entrée dans la salle, le roi, frappé d’admiration, appela l’architecte et lui posa la main sur l’épaule en témoignage de sa haute protection. «Je regrette seulement,» dit le roi à Carasale, «que le théâtre ne communique pas directement avec mon palais. S’il était possible d’établir une galerie intérieure, ce serait plus commode pour moi et ma famille.» Carasale, inclinant la tête, disparut. Après la représentation, il s’approcha du roi et lui dit: «Sire, votre désir est accompli; Votre Majesté peut rentrer maintenant dans son palais sans sortir du théâtre.» Dans l’espace de trois heures qu’avait duré la représentation, l’architecte avait fait abattre de gros murs et improvisé un escalier qu’il fit recouvrir de riches tapisseries. Pendant huit jours, cet incident fut le sujet de toutes les conversations, ce qui n’empêcha pas le pauvre Carasale, quelque temps après,[253] d’être renfermé au château Saint-Elme, où il est mort sous une fausse accusation de péculat[33]. En 1744, à ce même théâtre Saint-Charles, j’assistai à une solennite bien autrement intéressante. Le roi, pour célébrer la victoire de Velletri, qu’il venait de remporter sur les impériaux commandés par le prince de Lobkowitz, avait fait venir à Naples Caffarelli et Gizzielo. Jamais ces deux grands virtuoses n’avaient chanté ensemble, car l’un, plus âgé de onze ans que l’autre, puisqu’il est né à Bari le 16 avril 1703, tandis que Gizzielo a vu le jour à Arpino le 18 janvier 1714, était déjà célèbre dans toute l’Europe et ne reconnaissait de rival que son condisciple Farinelli. Aussi leur rencontre dans un opéra de Pergolèse, Achille in Sciro, fut-elle un événement dans l’histoire de l’art de chanter. Caffarelli, qui représentait le personnage héroïque d’Achille, venait de chanter un air de bravoure qui avait excité l’étonnement du public, lorsque parut Gizzielo sous le costume de l’astucieux Ulysse.
—Pas mal, répondit l’abbé Zamaria; per Bacco! vous avez donc lu Homère, mon cher Grotto?
—Tremblant comme l’oiseau à l’approche du vautour, continua le vieux sopraniste, Gizzielo se recommanda intérieurement à la vierge Marie, et fit vœu de lui consacrer un vase lacrymatoire de l’argent le plus fin, s’il sortait sain et sauf d’une lutte aussi terrible. Il commença d’une voix émue, et puis, encouragé par quelques murmures approbateurs, il se raffermit et développa les notes les plus suaves avec un style si pathétique[254] et si touchant, que la salle retentit de bruyantes acclamations. La victoire resta indécise entre la prodigieuse flexibilité qui caractérisait surtout la manière de Caffarelli et la grâce mêlée de tendresse qui était le partage de Gizzielo.
—C’est à peu près mon histoire avec la Gabrielli que vous venez de raconter, interrompit Pacchiarotti. Lorsque je me rencontrai pour la première fois à Venise, en 1777, avec cette puissante et fantasque prima donna, que tant de rapports de ressemblance rapprochaient de Caffarelli, je me crus perdu. Poveretto me, m’écriai-je, questo è un portento! c’est un prodige! Je ne dus mon salut, dans cette circonstance, qu’à un peu de sentiment dont la Gabrielli était complétement dépourvue.
—Je revis Gizzielo à Madrid, continua Grotto, où il fut appelé par mon ami Farinelli en 1749. Les conseils de l’élève de Porpora perfectionnèrent son goût, et je n’oublierai de ma vie la manière dont il chantait un air de la Didone abbandonata que Vinci avait composé pour lui à Rome, en 1730, ainsi qu’un autre admirable morceau de l’Artaserse, du même compositeur:
E pure sono innocente....
dans lequel Gizzielo faisait pleurer son auditoire. Rappelé à la cour de Lisbonne, où il avait déjà été une première fois en 1743, il y est resté jusqu’en 1754. Comblé de richesses par le roi de Portugal, Gizzielo s’est retiré à Rome, où il est mort presque à la fleur de l’âge, en 1761[34].
«Farinelli dut quitter aussi l’Espagne en 1761, peu de temps après la mort de Ferdinand VI. Charles III, en congédiant le grand virtuose avec une pension considérable, lui rendit ce témoignage, qu’il avait usé avec modération de la faveur dont l’avaient honoré ses prédécesseurs. Il eut ordre, je crois, de se retirer à Bologne, dans cette ville studieuse et paisible où trente ans plus tôt il avait rencontré Bernachi, dont l’exemple et les sages conseils eurent une si grande influence sur sa destinée d’artiste. Il aimait à reconnaître qu’après Porpora, qui avait dirigé son enfance, les deux hommes qui avaient le plus contribué à épurer son goût et son style, c’étaient l’empereur Charles VI et le sopraniste Bernachi. Retiré dans une belle habitation qu’il avait fait construire à une lieue de Bologne, entouré de sa sœur et de ses deux enfants, qu’il affectionnait beaucoup, il y vécut somptueusement, en exerçant l’hospitalité d’un grand seigneur. Il recevait nombreuse compagnie, et pas un voyageur de distinction ne passait à Bologne sans désirer lui être présenté. Ses appartements étaient remplis d’un grand nombre de clavecins, dont chacun portait le nom d’un peintre célèbre. Tantôt il jouait sur le Rafaello d’Urbino, et tantôt sur le Titien, le Guide ou le Corrége. Plus souvent encore il se plaisait à chanter en s’accompagnant de la viole d’amour. Parmi les tableaux remarquables qu’il possédait, il y en avait un de son ami Amiconi, où l’artiste avait groupé, dans une composition pleine de grâce, le portrait de Farinelli, de Métastase, de la Faustina, et celui du peintre Amiconi lui-même. Sa conversation, abondante en anecdotes curieuses sur les grands personnages qu’il avait approchés, intéressait les visiteurs et les convives qu’il avait constamment à sa table. Il parlait volontiers de son séjour[256] en Angleterre, où il avait connu beaucoup d’hommes distingués, particulièrement lord Chesterfield. Un jour, je l’ai entendu confirmer le fait si souvent rapporté de son entrevue avec Senesino. Engagés, l’un au théâtre de Haendel, l’autre à celui de Porpora, où ils chantaient tous les soirs, les deux célèbres virtuoses n’avaient pu trouver l’occasion de s’entendre, lorsque je ne sais trop quelle représentation extraordinaire les mit en présence dans une scène combinée à cet effet. Senesino représentait un tyran furieux et implacable, et Farinelli un prisonnier chargé de chaînes. S’approchant humblement de son oppresseur, Farinelli chanta un air si touchant et avec une voix si pure, que Senesino, oubliant le caractère de son rôle, courut embrasser son rival aux applaudissements d’un public ravi.
«Parmi les voyageurs de distinction que j’ai vus chez Farinelli, je dois citer l’électrice de Saxe, qui était venue tout exprès en Italie pour voir et entendre l’incomparable sopraniste. C’était, je crois, en 1772. Après un déjeuner splendide qu’il avait donné à la princesse, il se plaça au clavecin, et, d’une voix affaiblie par l’âge, il dit cet air si fameux de Hasse:
Solitario bosco ombroso....
avec un si grand style, que la princesse, non moins émue que l’avait été Senesino, se précipita dans ses bras en s’écriant avec exaltation: «Ah! je mourrai contente désormais, puisque j’ai eu le bonheur de vous entendre!»
«Hélas! continua Grotto en poussant un soupir, la gloire, la fortune, l’amitié du P. Martini, l’estime dont il était entouré, la vénération que j’avais pour lui, n’ont point empêché ce grand homme de terminer tristement[257] une existence qui avait été si complétement heureuse jusqu’alors. Il ne pouvait se consoler d’avoir été forcé de quitter la cour d’Espagne, dont il ne parlait jamais sans pleurer comme un enfant. Joignez à ce chagrin d’une grandeur éclipsée la passion funeste que lui inspira la femme de son neveu, et vous aurez une idée de l’amertume de ses dernières années. Cette femme jeune, belle et distinguée, appartenant à une des plus nobles familles de Bologne, repoussa avec dédain le sentiment que Farinelli éprouvait pour elle. Lui qui, dans sa jeunesse, avait été recherché et adoré, je puis l’affirmer, des plus grandes dames de l’Europe, il me dit un jour d’un accent désespéré: «Je donnerais ma fortune, ma vie et jusque ma part de paradis, pour quelques jours de bonheur passés avec Luccinda!» Il chantait devant elle, d’une voix chevrotante, les morceaux les plus touchants de son répertoire, sans pouvoir adoucir son inhumaine. Enfin il s’oublia jusqu’à éloigner son neveu et se fit le tuteur jaloux et tyrannique d’une jeune femme dont la fierté a empoisonné et abrégé certainement sa vie.
—On pourrait appliquer à ce pauvre Farinelli, répondit l’abbé Zamaria, ces deux vers de l’Arioste:
Che la cagion del suo caso empio e tristo,
Tutto venia per aver troppo visto,
ce qui veut dire que «trop d’expérience nuit au bonheur.»
—Je possède une fort belle gravure d’Amiconi, dit Canova, où Farinelli est représenté assis au milieu d’un portique, ayant à ses pieds un groupe de petits Amours qui chantent et folâtrent autour de lui. Une muse lui pose une couronne sur la tête, tandis qu’au fond du tableau[258] on aperçoit la Renommée qui s’élève au-dessus d’un nuage pour annoncer l’avénement du grand artiste. Jeune, beau et plein de grâce, Farinelli tient à la main une guirlande de roses dont il admire la fraîcheur, et au bas de cette gravure, qui a été publiée à Londres, on lit ce vers tiré de l’Énéide de Virgile:
Primam merui qui laude coronam.
—Signori, reprit Grotto avec une certaine dignité, Farinelli et Caffarelli, dont le véritable nom était Majorano, comme vous le savez sans doute, sont les deux sopranistes les plus admirables qu’ait produits l’Italie, si féconde pourtant en semblables merveilles. Nés dans la même contrée, l’un à Naples en 1705, l’autre à Bari en 1703, tous les deux élèves de Porpora qu’ils ont laissé dans la misère, ils ont vécu près d’un siècle et sont morts riches et glorieux, mon ami en 1782, et Caffarelli l’année suivante, dans son duché de Santo-Dorato. Doués tous les deux d’un physique charmant et d’une voix de soprano étendue, sonore, limpide, que leur maître avait assouplie dès l’enfance par des exercices si bien gradués, qu’en sortant de ses mains ils purent aborder les plus grands théâtres de l’Europe, ils déployèrent des qualités différentes avec une égale habileté, et laissèrent le monde indécis, ne sachant auquel des deux usignuoli donner la préférence. Si Farinelli se distinguait par la sensibilité, par un goût sévère et contenu, Caffarelli éblouissait par les prodiges de sa vocalisation luxuriante, qu’aucune femme, même la Gabrielli, ne pouvait égaler. L’un touchait le cœur par l’expression des sentiments, l’autre étonnait l’oreille par les caprices et les sensualités de son gosier; le premier vous arrachait des larmes, le second des cris d’admiration; et si Farinelli a[259] été le chanteur des rois, des princes, des femmes sensibles, des grands professeurs et des hommes distingués par la culture de leur esprit, Caffarelli a été celui de la foule ébahie au spectacle de la difficulté vaincue. L’un pourrait être comparé au Tasse, et l’autre à Marini.
—Et pourquoi pas à Homère et à Virgile? répondit l’abbé Zamaria en riant. Puisque vous les avez déjà comparés à deux oiseaux, continua l’abbé avec malice, Farinelli pourrait être assimilé au cygne, l’oiseau favori des muses, qui chantait sur les ondes du Pénée les louanges d’Apollon, et Caffarelli au phénix, dont le plumage d’or, de pourpre et d’azur, selon Pline, faisait l’admiration des hommes et des dieux.
—Quoi qu’il en soit, continua Grotto, Farinelli et Caffarelli doivent être considérés comme les deux sopranistes les plus extraordinaires qui aient existé, l’un dans le chant tempéré et di mezzo carattere, l’autre dans le style de bravoure. Autour de ces deux illustres élèves de Porpora, qui se sont partagé l’empire de l’art de charmer les hommes par les inflexions de la voix, on pourrait classer en deux familles distinctes tous les sopranistes célèbres qu’a produits notre pays: dans la lignée de Farinelli, Bernachi d’abord, qui a fondé l’école de Bologne; son savant élève Mancini; Orsini, dont la voix de contralto plaisait tant à l’empereur Charles VI et à son maître de chapelle, Fux; Senesino, qui a eu l’honneur de chanter avec Marie-Thérèse lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant, et dont la voix de mezzo soprano et le beau visage ont fait les délices de la cour de Dresde, où Haendel est allé le chercher; Carestini, dont la modestie n’était surpassée que par le goût, le talent et l’expression qui distinguaient ce chanteur favori de Haendel; Guarducci, non moins touchant, et qui était[260] si remarquable dans la Didone de Piccini; Salimbeni, beau comme l’Amour, élève aussi de Porpora, et dont la voix enchanteresse de soprano avait le privilége de toucher le grand Frédéric; Guadagni, que vous connaissez tous, le chanteur inspiré de Glück, l’amant fortuné de la Gabrielli; Millico, qui l’a peut-être égalé, l’ami intime de l’auteur d’Orfeo et d’Alceste; Aprile, qui fut aussi un excellent professeur; il Porporino, dont la belle voix de contralto n’était pas à dédaigner, non plus que celle de Rubinelli; enfin Pacchiarotti que voici, le sublime Pacchiarotti, qui est, hélas! le dernier grand sopraniste qui nous reste.
—En vous remerciant des éloges que vous voulez bien m’accorder, répondit Pacchiarotti, permettez-moi de ne pas désespérer de l’avenir. J’ai entendu à Rome, il y a quelques années, un certain Crescentini qui promet de devenir un virtuose digne de perpétuer la tradition de Farinelli et de Guadagni.
—Dans la famille des sopranistes qui ont surtout brillé par les artifices de la vocalisation, reprit Grotto, on pourrait classer, avant Caffarelli, Pasi, qui chantait au commencement du siècle; puis Gizzielo, dont j’ai déjà parlé, et dont la voix de soprano égalait au moins celle de l’élève de Porpora; enfin l’idole du jour, Marchesi, que nous avons entendu à Venise, et qui possède, avec une figure charmante, une voix de soprano dont la merveilleuse souplesse excite l’admiration de l’Europe.»
Grotto avait à peine terminé son récit, que la porte de la salle s’ouvrit avec fracas, et l’on vit entrer un homme vêtu de noir, portant une barrette ornée d’un gland d’or. A son aspect, tout le monde se leva précipitamment, excepté le sénateur Zeno, qui ne bougea pas de[261] sa chaise. C’était un familier du conseil des dix, qui, en apercevant le père de Beata, s’inclina et disparut sans proférer une parole. On reconnut à cette scène muette et à la contenance du sénateur qu’il était un des trois inquisiteurs d’État. Quelques jours après, on apprit, non sans terreur, que le convive qui avait osé blâmer la politique du gouvernement avait été enlevé de sa maison sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu.
Les convives se retirèrent un peu en désordre, plus ou moins préoccupés de l’incident qui avait mis fin à ce souper improvisé. Il était trois heures du matin. La lune resplendissante éclairait encore quelques promeneurs attardés sur la place Saint-Marc. Lorenzo, dans la confusion de cette scène, voyant Beata seule et séparée du chevalier Grimani, la suivit en silence et l’accompagna jusqu’à la gondole de sa maison, qui était amarrée au traghetto de la Piazzetta. Son père s’y étant placé le premier, Lorenzo offrit son bras à Beata pour l’aider à y monter, et se disposait à se retirer lorsque le sénateur lui dit: «Vous pouvez entrer.» Heureux et confus d’une faveur si inusitée, Lorenzo obéit. Il s’assit humblement en face de Beata et du sénateur, sans dire un mot, mais le cœur agité. A un mouvement que fit la gentildonna pour ramener les plis de sa robe qui traînait à ses pieds, Lorenzo, allant au-devant de ses désirs, rencontra sa main qu’il saisit fortement. Elle ne répondit point à son étreinte, mais elle ne retira pas sa main, et laissa Lorenzo la presser longtemps avec transport, nuance exquise d’une âme aussi pure que le ciel. Lorenzo était ivre de bonheur. C’était le premier témoignage d’affection qu’il recevait de Beata; ce contact innocent qu’il avait provoqué, et dont il s’exagérait certainement la portée, fit épanouir ses plus chères espérances et entr’ouvrit à son[262] imagination un avenir de béatitude. Il tremblait, ses genoux s’entre-choquaient, et sans la demi-obscurité qui le dérobait aux regards du sénateur, son exaltation extraordinaire aurait éveillé peut-être les soupçons du père de Beata. Oh! comme le souvenir de la Vicentina lui était odieux dans cet instant de suprême félicité! qu’il était honteux de sa chute, et combien les baisers de la volupté lui paraissaient amers et décevants, comparés à l’extase du véritable amour! Toute la soirée, Lorenzo avait imploré vainement, par sa contenance recueillie et triste, un signe bienveillant de Beata, sans se douter que cette noble créature était joyeuse comme un enfant de le voir ainsi préoccupé d’elle et indifférent à tout autre objet. Elle lui savait gré surtout de n’avoir point répondu aux agaceries de la prima donna, ni aux propos aimables d’Hélène Badoer. Assise en face de Lorenzo, elle le sentait tressaillir, et son cœur en éprouvait une douce commotion. Elle était heureuse et à la fois étonnée de la témérité de Lorenzo; sa conscience parfaitement tranquille épanchait ses illusions et s’entr’ouvrait au bonheur. «Pourquoi, se disait-elle recueillie en elle-même à côté de son père silencieux, et en attachant sur Lorenzo un regard sérieux et attendri, pourquoi la destinée briserait-elle une union si charmante qu’elle s’est plu à former? Ne l’a-t-elle pas confié à ma sollicitude, cet enfant bien-aimé qui a répondu à tous mes vœux, et ne suis-je pas assez riche pour fixer irrévocablement son sort? Mon père pourrait-il trouver un fils plus affectueux et plus digne de soutenir l’éclat de sa maison? et que sont quelques années de plus, quand l’amour s’unit à l’amour?»
Lorenzo, qui tournait le dos à la proue où était placée la lanterne qui, ainsi qu’une étoile polaire, éclairait[263] les mariniers à travers les lagunes, se pencha un peu de côté et laissa pénétrer ainsi dans la gondole un rayon furtif de lumière: il put voir alors deux grosses larmes sillonner le beau visage de Beata. Oh! que n’était-il seul pour tomber à ses pieds et les essuyer de ses lèvres, ces larmes précieuses qu’il recueillit au fond de son cœur! Ému jusqu’au transport, Lorenzo aurait peut-être fait un éclat irréparable, si, dans les profondeurs d’un petit canal, une voix harmonieuse n’eût soupiré ces jolis vers d’une chanson de Lamberti:
La troppo cara imagine
Sempre xe viva in mi,
Non vedo altro che ti,
Ti sola sento.
«Ton image chérie vit toujours dans mon cœur; je ne vois que toi, je ne pense qu’à toi.» Ce sentiment si conforme à ce qu’il éprouvait calma Lorenzo et le plongea dans une douce rêverie, où la légende de Silvio et de Nisbé, dont Giacomo avait bercé son enfance, traversa heureusement son esprit.
Rentré au palais, Lorenzo ne put dormir de la nuit. Il marchait à grands pas dans sa chambre avec une agitation extrême, se parlant tout haut, couvrant de baisers ses propres mains qui avaient pressé celle de Beata, et qui lui paraissaient encore empreintes du parfum de la femme aimée. Tantôt il s’asseyait au clavecin et improvisait des chants pour exhaler son bonheur; tantôt il récitait avec emphase des vers de son poëte de prédilection, Dante, qu’il savait presque tout entier par cœur. Il voulait écrire à Beata une seconde lettre pour lui dire sa joie, son respect, son amour, son profond repentir, et, comme il entre toujours un peu d’imitation[264] dans tout ce que fait la jeunesse, Lorenzo, en écrivant de nouveau à la fille du sénateur, pensait indirectement à la fameuse lettre de Saint-Preux à Julie, dont il n’avait pas oublié le début éloquent: «Puissances du ciel! vous m’avez donné une âme pour la douleur; donnez-m’en une pour la félicité!» Son bon instinct le préserva heureusement d’une faute qui l’aurait compromis dans l’esprit de Beata, dont la fierté et la délicatesse auraient été blessées d’un pareil langage.
Le lendemain, Lorenzo resta toute la journée au palais sans presque sortir de sa chambre, tant il était heureux de se trouver près d’elle, de respirer le même air, de fouler la trace de ses pas. Il prêtait l’oreille au moindre mouvement qui se faisait au-dessous de lui dans l’appartement de Beata, et à chaque porte qu’on fermait, à chaque bruit, son cœur bondissait, croyant entendre, dans les longs corridors, le frôlement d’une robe de soie. Puis il se mettait à la fenêtre, espérant que Beata serait à son balcon, d’où elle se plaisait à contempler les incidents du Grand-Canal. Le palais s’était transformé pour Lorenzo en un séjour enchanté; tout lui paraissait changé. Il s’y sentait plus libre et plus fort, les domestiques étaient plus respectueux à son égard, Teresa, la camériste, moins revêche, et le sénateur Zeno lui-même n’avait pu, sans intention, lui accorder la faveur de l’admettre dans sa gondole avec sa fille chérie, quand le chevalier Grimani s’en retournait seul avec son père.
Cependant Lorenzo n’était pas sans appréhension sur l’accueil que lui ferait Beata. Son bonheur était si grand et si inespéré, qu’il craignait de le voir s’évanouir comme un songe à l’apparition du jour. «Elle n’a pas répondu à mon étreinte, se disait-il avec confusion;[265] j’ai saisi sa main comme une proie qu’on dérobe, et peut-être ne me l’a-t-elle abandonnée un instant que par distraction, par pitié ou indifférence? Ces larmes divines, que j’ai vues couler de ses beaux yeux, est-ce bien moi, pauvre insensé, qui en suis la cause? Ah! c’est l’absence du chevalier qu’on pleurait et le peu d’empressement qu’il a mis à la suivre dans sa gondole!» Passant d’un extrême à l’autre, Lorenzo, après s’être humilié ainsi devant la fortune, se relevait avec orgueil, et trouvait qu’après tout il valait bien le chevalier Grimani, dont le mérite consistait à porter avec grâce le nom de son père. Ces alternatives de tendresse et de vanité, de soumission et de révolte, d’aspirations généreuses et de susceptibilité démocratique, comme on dirait de nos jours, étaient les affluents divers dont se composaient le caractère de Lorenzo et la société où le sort l’avait jeté. A dîner, où il vit Beata pour la première fois de la journée, Lorenzo fut timide et embarrassé. Il n’osait lever les yeux sur elle, de peur de rencontrer un visage sévère, où il aurait lu la condamnation de sa témérité et l’anéantissement de ses espérances. Il ne répondait que par monosyllabes aux questions que lui adressait l’abbé Zamaria, ne voulant pas prolonger une conversation qui aurait pu trahir l’anxiété de son esprit. Beata, au contraire, sans être moins réservée dans ses manières, regardait Lorenzo avec une curiosité naïve, comme si elle eût découvert en lui des qualités et des défauts qui lui eussent été inconnus jusqu’alors, ou qu’il fût revenu d’un long voyage, empreint de ce caractère d’étrangeté que donne l’absence. C’est que la femme chaste et pure qui accorde un témoignage d’affection, ou qui s’est laissé surprendre une faiblesse, éprouve une secousse intérieure qui déchire le voile de[266] sa pudeur alarmée. Elle contemple alors avec des yeux étonnés celui qui l’a éveillée du bruit de ses ailes ou du souffle de son haleine. Dans le regard profond, tendre et soucieux de la fille du sénateur, il y avait comme une révélation de sa destinée. Son âme confiante et généreuse s’était légèrement épanouie à ce premier contact de l’amour, et, malgré son bon sens, elle était disposée à croire que son père n’avait point agi sans intention en permettant à Lorenzo d’entrer dans sa gondole. Elle voyait dans ce fait, bien simple pourtant, une lueur d’espérance, un encouragement à ses vœux les plus chers; tant elle est vraie, cette pensée de Pascal: «Que le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas.» Sur la fin du dîner, Teresa vint parler tout bas à sa maîtresse, qui s’écria: «Ah! Tognina est ici! Sans doute elle vient passer quelques jours avec nous pour voir la fête de l’Ascension.» Elle se leva précipitamment de table, et courut embrasser son amie d’enfance.
PROMENADE A MURANO.
Il y avait à Venise un grand nombre de fêtes qui avaient toutes pour objet la commémoration d’un événement important de l’histoire de la république. C’était un succession de scènes dramatiques, où la religion se mêlait à la politique pour perpétuer un souvenir glorieux et entretenir dans l’imagination du peuple le respect de sa propre tradition, source de l’amour de la patrie. L’homme, qui ne vit pas seulement de pain, ne tient au sol qui l’a vu naître que par les souvenirs du passé; sans tradition, il n’y a pas plus de famille que de nationalité: c’est ce dont était bien pénétré le gouvernement de Venise, et sa profonde sagacité avait transformé les annales de la république en un spectacle magnifique qui se déroulait incessamment aux yeux de la foule enchantée. Aussi de tous les peuples de l’Italie le peuple vénitien est-il celui qui connaît le mieux son histoire, et on a pu voir dans les événements de 1848 combien le culte du passé est un puissant levier pour secouer le joug de l’étranger.
Parmi ces fêtes, aussi nombreuses que variées, qui rappelaient divers anniversaires (depuis la fondation de[268] Venise et la translation du corps de saint Marc jusqu’à la bataille de Lépante et à la peste de 1576), une des plus remarquables, et sans contredit la plus importante de toutes, était celle de l’Ascension, instituée vers l’an 997 pour rappeler la conquête de la Dalmatie par le doge Urseolo. On y rattacha plus tard le souvenir de la concession faite par le pape Alexandre III au doge Sébastien Ziani, en reconnaissance de l’asile que lui avait accordé la république contre son persécuteur l’empereur Barberousse. En remettant au doge un anneau, le pape prononça ces paroles: «Recevez-le de moi comme une marque de l’empire de la mer. Vous et vos successeurs, épousez-la tous les ans, afin que la postérité sache que la mer vous appartient par le droit de la victoire, et doit être soumise à votre république comme l’épouse l’est à l’époux[35].» Tel est le principal fait historique qui servait de prétexte à l’une des plus belles cérémonies qu’ait pu inventer l’imagination d’un peuple politique qui considère l’art et la pensée comme faisant partie des éléments de sa grandeur.
La veille du jour de l’Ascension, le Bucentaure, grand et magnifique vaisseau dont le nom, aussi bien que la forme, indiquait ce mélange du christianisme et de ressouvenirs de l’antiquité fabuleuse qui caractérisait la civilisation de Venise, sortait de l’arsenal et venait aborder à la Piazzetta sous la conduite de trois amiraux, placés l’un à la poupe, l’autre à la proue, et le troisième dans une petite galerie ornée d’arbustes et de fleurs, près du gouvernail. Quelle est l’origine de ce nom bizarre du Bucentaure? Dérive-t-il, comme le prétendent quelques-uns, de la corruption d’une phrase insérée[269] dans le décret du sénat qui ordonna, en 1311, qu’on fit construire un vaisseau propre à contenir deux cents hommes, ducentorum hominum? Ou bien a-t-on voulu désigner un vaisseau deux fois grand comme ce navire, appelé le Centaure, dont parle Virgile dans un passage de son Énéide? Quoi qu’il en soit de cette origine, il est certain que le dernier Bucentaure, construit en 1729 sous le doge Mocenigo, était un monument aussi curieux par la richesse des détails qu’imposant dans son ensemble. Long de cent pieds sur vingt-quatre de large, ses flancs s’ouvraient à la lumière par quarante-huit fenêtres ornées de festons et d’ornements précieux. Il était divisé en deux étages, comme la société qu’il représentait. Dans l’étage inférieur se trouvaient les rameurs de l’arsenal, au nombre de cent soixante-huit; dans l’étage supérieur venaient s’asseoir le doge, les dignitaires de l’État, les ambassadeurs des puissances étrangères et les princes qui se trouvaient à Venise. La longue et vaste nef qui contenait tout le personnel du gouvernement de la république était également divisée en deux compartiments qui se communiquaient. Des figures ingénieuses, qui représentaient les vertus morales et politiques, la Justice, la Force, la Prudence, les Sciences, les Arts utiles, les Muses, les Heures du jour et de la nuit, ornaient le pourtour de cette magnifique salle, au bout de laquelle siégeait le prince de Venise sur un trône d’or, comme Jupiter au milieu des dieux de l’Olympe. Les divinités de la mer, Neptune apaisant les flots de son trident, Éole enchaînant les tempêtes, Téthys et ses nombreuses filles sortant de l’Océan pour venir s’égayer à la clarté des cieux, Vénus sur sa conque légère, qu’emportaient les Zéphyrs, un grand nombre de Tritons embouchant la trompette, toutes ces créations[270] charmantes de l’imagination grecque, qui se plaisait à personnifier les phénomènes de la nature, se déroulaient sur les deux faces extérieures du Bucentaure. La proue du navire était ornée d’un gros lion assoupi par l’Amour, et la poupe, portant l’étendard de la république, était soutenue par deux géants qui plongeaient leurs pieds dans la mer. Le toit, recouvert de velours cramoisi relevé de crépine et de fiocchi d’oro, réjouissait le regard et indiquait un sposalizio princier.
Le jeudi 17 mai de l’année 1792, les cloches de Saint-Marc, lancées à grande volée, annoncèrent la solennité de l’Ascension à un peuple enchanté, pour qui la vie était un spectacle continuel. Le doge Luigi Manini, ce pâle et dernier représentant d’un pouvoir occulte qui ne lui avait laissé que la pompe extérieure de l’autorité suprême, descendit lentement l’escalier des Géants du palais ducal, précédé de ses estafiers portant l’ombrelle historique, le siége et les autres insignes de la puissance, suivi de sa cour, des membres du conseil des Dix, du sénat, du grand conseil, des ambassadeurs et des princes étrangers qui se trouvaient à Venise. Il traversa la place et entra dans le Bucentaure, qui l’attendait depuis la veille au soir. Au moment où se mit en marche cette grande machine, qui, par le nom et la forme qu’on lui avait donnés, par les souvenirs qui s’y rattachaient et les ornements symboliques qu’on y avait ajoutés, était encore une image véritable de la république, des coups de canon, partis des vaisseaux qui l’escortaient, signalèrent à la foule qui encombrait la place, la Riva dei Schiavoni et le Canalazzo, le commencement de la cérémonie. Toute la population et les étrangers accourus à Venise pour voir ce spectacle unique dans le monde suivaient le cortége dans d’innombrables gondoles qui[271] voltigeaient autour du vaisseau national, comme des satellites entraînés dans son tourbillon lumineux. Le ciel était magnifique, et, à voir ces barques pavoisées de mille couleurs suivre le sillage du Bucentaure, qui se balançait sur les vagues dociles, on aurait dit une de ces théories de la Grèce sortant du Pirée sur une trirème symbolique et allant porter le tribut annuel aux dieux des îles Fortunées. Passant devant l’arsenal, les mariniers saluèrent une image de la Vierge très-vénérée du peuple, et après s’être arrêté un instant à l’île Sainte-Hélène, où il y avait un couvent de pauvres moines qui offrirent au doge, selon un antique usage, un déjeuner frugal composé de châtaignes bouillies, le cortége s’avança vers le Lido. Alors, le Bucentaure faisant halte en pleine Adriatique, le prince de Venise, du haut d’une balustrade dorée qui bordait la poupe, prononça les paroles sacramentelles d’une perpétuelle domination, et jeta à la mer l’anneau nuptial. Mille cris d’allégresse, mêlés au bruit du canon, des cloches et des fanfares, annoncèrent l’accomplissement de la cérémonie. Les chanteurs de la chapelle ducale, qui avaient leur place assignée dans la partie supérieure du Bucentaure, entonnèrent un madrigal à quatre parties que Lotti avait composé expressément pour la circonstance, en 1736. Ce morceau eut un tel succès à l’époque où il fut exécuté pour la première fois, que tout le monde s’empressa de le copier et qu’il se répandit dans toute l’Italie. Les paroles, qui étaient d’un noble vénitien, Zaccharia Valaresso, exprimaient une pensée à la fois politique et religieuse. Le poëte demandait à Dieu de protéger et d’étendre la domination de Venise sur la mer jusqu’au jour funèbre où la lune s’éclipserait aux yeux du monde qu’elle éclaire. C’était une paraphrase[272] de ces mots de la Genèse: «Dieu a posé un fondement au milieu des eaux;» posuit firmamentum in medio aquarum. Le madrigal de Lotti, par la couleur religieuse et mondaine qui le caractérise, n’étant franchement écrit ni dans la tonalité moderne, ni dans celle du plain-chant, semble un nouveau témoignage de la civilisation complexe de Venise, où le paganisme n’a jamais été vaincu[36]. Après avoir entendu la messe à la petite église de Saint-Nicolas du Lido, le doge et sa suite remontèrent sur le Bucentaure, qui, toujours escorté par de nombreuses péottes, des galères et une nuée de gondoles d’où s’échappaient des e viva San Marco, evohé! evohé! regagna la citée glorieuse des plaisirs, née, comme Vénus, de la blanche écume de la mer fécondée par un rayon de poésie.
Arrivée au palais ducal, Sa Sérénité réunit les grands de l’État, les ambassadeurs et les princes étrangers à un banquet vraiment royal, dans une salle uniquement destinée à cet objet, et qui portait le nom de Salle des banquets. On en donnait cinq tous les ans, le premier jour de l’année, les jours de l’Ascension, de San Vito, de San Stefano et de San Marco. Un service d’argenterie, qui était une merveille de la Renaissance, des porcelaines et des cristaux de Murano, dont le travail exquis excitait l’admiration des étrangers, ornaient la table où le prince traitait ses égaux, ses sujets et ses maîtres. Alors, pendant que les regards des convives contemplaient un beau portrait d’Henri III du Tintoretto, une Adoration des Mages de Bonifacio, et toute cette magnificence d’une république de patriciens, les chanteurs de la chapelle ducale de Saint-Marc exécutèrent une cantate sans[273] accompagnement de Lotti, il Tributo degli Dei, qui fut suivie d’une pastorale à quatre voix du même compositeur, Sono duce in trono assiso, morceaux composés, comme le madrigal déjà cité, dans l’année 1736, et empreints de ce caractère de grandeur et de suavité qui distingue l’art de Venise, et particulièrement le génie de Lotti.
Beata et Tognina, Lorenzo et l’abbé Zamaria avaient suivi le cortége du Bucentaure jusqu’au Lido. Le sénateur Zeno ne les avait pas accompagnés: il était retenu ce jour-là au palais de la seigneurie, où il veillait, avec ses confrères les inquisiteurs, au salut de l’État. Le hasard avait poussé la gondole de Beata tout près de la balustrade du haut de laquelle le doge prononça les paroles historiques que nous avons rapportées, lorsqu’une voix, partie d’une péotte voisine, s’écria: «Va, va, épouse-la, cette mer trop docile, que tu ne sauras pas défendre contre les destins qui se préparent!» Lorenzo fut assez étonné de reconnaître dans la personne qui avait proféré ce pronostic menaçant le même individu qu’il avait rencontré sur la place Saint-Marc quelque temps après son arrivée à Venise, et qu’il n’avait pas revu depuis. Dans la confusion inséparable d’une pareille fête, qui mettait en mouvement toute la population de Venise, personne autre que Lorenzo et l’abbé Zamaria n’entendit ce propos séditieux, qui aurait pu coûter cher à celui qui avait osé le laisser échapper de sa bouche imprudente.
Confondue dans la foule des petits bâtiments qui accompagnaient le nouvel époux de la république à son retour du Lido, la gondole de Beata s’arrêta à la Riva dei Schiavoni, où l’abbé Zamaria se fit descendre. L’abbé prévint ses compagnons qu’il ne dînerait pas au[274] palais et qu’il ne fallait pas s’inquiéter de son sort; puis, ramenant à lui son petit manteau de soie, il s’envola comme un oiseau à qui on ouvre la cage où il était renfermé. Une idée traversa alors rapidement l’esprit de Beata, qui dit à Tognina:
«Connais-tu Murano?
—Non, répondit l’amie; car les deux seuls voyages que j’aie faits à Venise ont été de trop courte durée pour me laisser le temps de tout voir.
—Eh bien! répliqua Beata avec une joie qu’elle ne sut pas contenir, si tu veux, nous irons nous y promener. Mon père est occupé et passera probablement la journée au palais de la seigneurie. Allons donc à Murano, où nous trouverons de beaux jardins en fleur et tout ce qui est nécessaire à l’agrément de la vie. Je ne vous retiens pas, dit-elle d’un ton plus sérieux à Lorenzo, et si vous avez des projets, vous êtes libre.
—Il est trop poli et trop aimable cavalier, répondit Tognina avec gaieté, pour laisser deux femmes seules. J’aime à me flatter, continua-t-elle, que notre société lui est plus agréable qu’importune.
—Je n’ai pas mérité, signora, répondit Lorenzo avec un accent ému, que vous puissiez douter de mon zèle et de mon obéissance.
—Il ne s’agit ni d’obéissance ni de zèle, répliqua vivement Tognina, mais du plaisir que vous pouvez trouver dans notre compagnie.
—Je vous répondrai encore, dit Lorenzo en baissant les yeux, que je n’ai pas mérité qu’une pareille question me soit adressée.
—A la bonne heure! répondit Tognina en lui tendant la main, voilà qui est parler en vrai Vénitien; c’est clair et concis.»
Sur un ordre de Beata, les gondoliers prirent le chemin de Murano. C’était bien une idée de femme que celle qu’eut la fille du sénateur de revoir les lieux où son cœur avait tant souffert, et d’y conduire enchaîné celui qui l’avait si cruellement outragée. C’est que le bonheur se compose bien moins de la possession tranquille et absolue de ce qu’on aime que du sentiment que donne la préférence dont nous sommes l’objet. Nous avons besoin de montrer au monde les marques de notre félicité, et l’envie qu’elle excite accroît notre jouissance et en perpétue la durée. Beata, qui n’avait pas prévu les incidents de la journée, et qui ne pensait pas surtout que l’abbé Zamaria, après avoir amené Lorenzo avec lui au Lido, s’en irait tout seul prendre ailleurs sa part de la joie commune, saisit avec empressement l’occasion qui lui était offerte de constater sa victoire sur le théâtre même où avait eu lieu la chute. La présence de Tognina la rassurait d’ailleurs et lui permettait de savourer sans scrupule son innocente malice. Après avoir traversé plusieurs canaux étroits et assez obscurs, la gondole vogua bientôt en pleine mer par une de ces journées qui doublent le prix de l’existence en nous rapprochant de la nature, dont la vie se mêle à la nôtre et nous fait ressentir ses moindres tressaillements. C’est dans de pareils moments que l’on comprend cette belle pensée d’un philosophe, qui a comparé le monde à une lyre dont on ne peut toucher une corde sans faire vibrer l’harmonie de l’ensemble[37]. Assises l’une près de l’autre comme deux colombes et rapprochées par une affection d’enfance que rien n’avait troublée, Beata et Tognina échangeaient des regards[276] surpris; toutes deux étaient étonnées de se retrouver ensemble avec Lorenzo après quelques années de séparation.
«Signor Lorenzo, dit Tognina pour rompre un silence qui est toujours plus embarrassant pour des jeunes filles que les hasards de la conversation, je suis chargée d’un message auprès de vous. Giacomo, ayant appris que je venais passer quelques jours à Venise, est accouru chez moi pour me prier de le rappeler à votre souvenir. Il désire même que je vous embrasse de sa part; mais vous voudrez bien me dispenser de cette partie de ma mission.
—Le devoir d’un ambassadeur, répondit Lorenzo en regardant Beata, qui souriait, est de remplir strictement la volonté de celui qu’il représente.
—Et ne savez-vous pas, répondit Tognina, qu’il y a des cas imprévus qui sont laissés à l’appréciation de l’envoyé? Pour un futur ambassadeur de la république peut-être, vous me paraissez peu au courant de toutes les difficultés de votre charge, bien que Giacomo m’ait assuré que vous étiez devenu beaucoup plus savant que le curé de Cittadella.
—Nous sommes dans un jour de fête où toutes les plaisanteries sont permises, dit Lorenzo avec fermeté, et vous auriez raison de vous moquer de ma future grandeur, si j’avais manifesté des prétentions aussi ridicules.
—Mais sérieusement, Lorenzo, que comptez-vous faire? Est-ce la carrière de compositeur, de poëte, de philosophe ou de fonctionnaire, que vous voulez parcourir? On m’a dit que vos connaissances vous donnent le droit d’aspirer à toutes les gloires.
—D’aspirer à toutes les gloires! répondit Lorenzo;[277] c’est la plus sanglante satire que vous puissiez m’adresser, chère Tognina! En étourdie que vous êtes, vous venez de mettre le doigt sur l’infirmité de ma nature. Je ne sais ni ce que je veux, ni où je vais. Mon esprit est composé, comme le bouclier d’Achille, d’éléments divers, qui n’ont pas été fondus par une main souveraine. J’erre au crépuscule de ma vie, attendant qu’un ange vienne éclairer ma voie.»
En prononçant ces dernières paroles, Lorenzo baissa les yeux ainsi que Beata, qui tremblait de bonheur en écoutant un si noble langage, dont le sens ne lui avait point échappé. Gardant le silence, Tognina comprit aussi, à la contenance de Beata et du fils de Catarina Sarti, que leurs cœurs n’avaient plus besoin d’interprète pour s’entendre. Arrivées à la petite porte du casino di San Stefano, Beata et Tognina descendirent de la gondole; elles montèrent l’escalier de marbre qui conduisait au jardin, pendant que Lorenzo était resté en arrière à parler aux gondoliers.
«Il est bien remarquable, ton frère d’adoption, dit Tognina. Et tu l’aimes?
—Ah! répondit Beata avec un soupir, en prenant la main de son amie qu’elle pressa sur son cœur, je l’adore!»
Lorenzo vint bientôt les rejoindre au jardin du casino, qui était tout resplendissant de fleurs printanières, et dont la charmille, qui longeait la terrasse donnant sur la mer, offrait déjà un abri de verdure contre l’éclat du soleil. Il les trouva se promenant et causant le long de ces petites allées, fort soigneusement entretenues.
«Cela ne vaut pas le parc et le jardin de Cadolce, où j’espère bien te voir cette année, dit Tognina à son amie.
—Je ne partage pas ton espoir, répondit Beata. Je vois mon père trop préoccupé et trop soucieux des affaires de l’État pour croire qu’il puisse quitter Venise de sitôt.
—Et vous, Lorenzo, reprit Tognina d’un air malicieux, ne viendrez-vous pas faire une visite à votre mère, que vous n’avez pas revue depuis votre départ de La Rosâ?
—Ce serait le plus vif de mes désirs, répondit-il, si j’étais le maître de mon temps, et si l’abbé Zamaria voulait y consentir.
—Mais, dit Tognina, à quoi employez-vous donc ce temps si précieux, que vous ne puissiez vous donner quelques jours de répit? L’abbé Zamaria est-il devenu si exigeant, qu’il ne consente à vous laisser un peu de liberté? Cela m’étonnerait bien de sa part.
—Je ne manque ni de liberté ni de loisirs, et je suis plus embarrassé de l’indépendance qu’on me laisse que je ne le serais du joug que je recherche.
—Cela est trop subtil pour mon esprit, répliqua la jeune fille avec gaieté, et c’est probablement dans Platon ou dans les poëmes de Dante que vous avez puisé ce beau langage que je ne comprends pas. On m’a assuré que ces deux vieux radoteurs, que je n’ai jamais lus, grâce à Dieu, sont toujours sur votre table de travail.
—Et qui donc vous a si bien instruite de mes lectures? répondit vivement Lorenzo. On vous a dit vrai; je lis et relis sans cesse ces radoteurs, comme vous les qualifiez. Joignez-y Homère et Rousseau, que vous ne connaissez pas davantage, et vous aurez le nom de mes meilleurs amis, avec qui j’aime à m’entretenir dans les heures de solitude et de tristesse.
—Ah! mon Dieu, s’écria la malicieuse jeune fille, la tristesse d’un bambino de dix-sept ans! Et quel remède trouvez-vous dans ces auteurs favoris contre la noire mélancolie qui dévore vos jours?
—J’y trouve des rêves divins qui consolent de la réalité; j’y trouve la poésie, qui vaut mieux que l’histoire, répliqua Lorenzo avec exaltation.
—Gesù Maria! s’écria Tognina, il parle comme un prédicateur! Si Giaccomo vous entendait maintenant, il vous placerait au moins à côté de san Pietro et de san Paolo. Pour moi, qui dors fort bien et qui n’ai pas de chagrins, je n’ai pas besoin d’avoir recours à la poésie pour me guérir, et j’ignore quel goût elle a et de quel pays elle vient.
—Elle est aussi douce qu’auraient été pour moi vos baisers, si vous aviez rempli le message dont on vous a chargée, dit Lorenzo; elle est de tous les pays et de tous les temps, et se trouve aussi bien dans les fleurs que nous admirons ici que dans vos beaux yeux noirs, qui révèlent les tendres sentiments dont votre cœur est rempli.
—Qu’en savez-vous? répondit Tognina avec entrain. Et croyez-vous donc que je vous aurais donné trente-six baisers, pour vous laisser le temps de les déguster?»
Cette repartie fit sourire Beata, tandis que Lorenzo, poursuivant son idée avec enthousiasme: «Oui, dit-il, la poésie est l’essence de toutes les choses grandes et belles; elle rayonne avec la lumière, elle éclate dans un ciel étoilé: nous la respirons avec la brise; elle flotte comme une vapeur dans l’espace infini, dans l’horizon de la mer profonde, dans une vallée riante, au fond d’un précipice qui vous donne le vertige, dans le mouvement et dans le repos, dans le bruit et dans le silence extrêmes;[280] on la trouve dans un tableau, dans un livre, dans un cœur épris d’un objet unique et charmant: car la poésie, c’est l’amour!
—Peste! dit Tognina, décidément, mon cher Lorenzo, vous êtes plus fort que san Paolo et san Pietro, et cela vaut bien que je m’acquitte entièrement de ma commission.»
Prenant Lorenzo par la main, elle déposa sur son front un gracieux baiser. Beata détourna la tête pour cacher la rougeur qui vint illuminer tout à coup son beau visage. Il y eut un moment de silence et d’embarras pendant lequel la fille du sénateur s’éloigna pour parler au cameriere, et lui demander quel cabinet on pouvait mettre à sa disposition. Le cameriere répondit, comme s’il eût deviné la pensée secrète de la gentildonna:
«Je vous donnerai le camerino où j’ai déjà eu l’honneur de servir il giovine cavaliere qui vous accompagne.
—C’est bien, dit Beata, celui-là ou un autre, peu importe.»
Innocent mensonge qui servait à dissimuler la véritable intention de sa démarche! Après quelques tours de jardin, on fit une station sous un joli bosquet, où Tognina détacha une branche de chèvrefeuille et la mit à la boutonnière de Lorenzo en disant: «Qu’elle soit un gage de notre amitié (della nostra fratellanza)!» faisant allusion à la cérémonie du jour.
Par ces petits manéges de galanterie, Tognina cherchait à dissiper la réserve de son amie et à exciter son cœur, dont elle possédait maintenant le secret, à plus d’abandon: pensée délicate, qu’une femme seule peut concevoir. Lorenzo était dans un ravissement inexprimable. L’arrivée de Tognina à Venise, ses familiarités aimables, les questions qu’elle lui avait adressées, la[281] brusque disparition de l’abbé Zamaria, la contenance moins sévère de Beata après l’épisode du serrement de main, enfin tous les incidents de la journée lui paraissaient révéler l’intention de confirmer son bonheur et d’enhardir ses espérances. Aussi avait-il peine à contenir sa joie, et son imagination, toujours un peu romanesque, se plaisait à voir dans le baiser de Tognina et dans la branche de chèvrefeuille qu’elle avait placée à sa boutonnière une réponse indirecte que faisait Beata à la lettre qu’il avait osé lui écrire. Cela donnait à son esprit une liberté d’allure qu’il n’avait jamais eue qu’avec la Vicentina, et qui surprit la fille du sénateur non moins que son amie.
On vint avertir que la collation était prête, et tous trois se rendirent dans le camerino qui leur était désigné. C’était le même où Lorenzo s’était trouvé avec la prima donna, ce qu’il reconnut aussitôt à quelques détails d’ameublement et au campanile de Saint-Marc, qui pointait hardiment à l’horizon d’azur. Une petite table, placée près de la fenêtre qui ouvrait sur la mer, était chargée de fruits, de pâtisseries, de plusieurs flacons d’un vin doré qui pétillait comme la flamme, et de quelques vases de fleurs qui se détachaient sur la blancheur du linge comme une aspiration généreuse dans une vie de labeur. Ces jeunes filles, d’une physionomie si différente, assises autour d’une table qui réjouissait le regard, ayant en face d’elles un jeune homme de dix-sept ans, que le souffle de l’amour épanouissait comme un arbrisseau à la séve trop vivace, présentaient une de ces scènes de printemps telles que le Giorgione aime à les reproduire dans son œuvre, qu’on devrait intituler un rêve de sociabilité élégante.
«Signor Lorenzo, dit Tognina en lui montrant un[282] bouquet de cerises quelle se disposait à manger, je voudrais bien savoir s’il y a de la poésie là dedans, puisque vous en trouvez partout!
—Sans doute, répondit-il avec assurance, car elles sont aussi belles que bonnes, et aussi agréables au goût qu’à la vue.
—Mais, répliqua la jeune fille avec cet instinct logique qui est le propre des femmes et des enfants, si le fruit délicieux que vous me voyez croquer avec tant de plaisir n’était que bon, et qu’il fût privé de cette couleur de pourpre qui semble empruntée aux rayons de l’aurore, aurait-il encore le privilége d’être ce que vous appelez poétique?
—Vous qui traitiez tout à l’heure Platon de vieux radoteur, répliqua Lorenzo, visiblement préoccupé de la subtilité d’une pareille question, vous ne vous doutez pas que vous venez de laisser échapper de vos lèvres de rose un des artifices de sa dialectique. Vous parlez comme Socrate, ma chère, et vos beaux yeux prêtent à l’argument que vous me lancez à la tête une force qu’il n’avait pas dans la bouche du maître de Platon. C’est vous dire, continua Lorenzo, que la beauté de la forme ajoute un grand prix à la valeur des choses, et que si les cerises que vous écrasez entre vos petites dents d’ivoire n’étaient que simplement succulentes, elles n’auraient pas le privilége d’éveiller en nous une image de fraîcheur et d’élégance qui sourit à notre esprit. Ce qui est utile peut être quelquefois revêtu de beauté, tandis que le beau est toujours utile. Le but suprême de nos efforts est d’arriver au beau à travers l’utile.
—Mais où donc est la poésie dans tout ce verbiage? répliqua Tognina en regardant Beata, qui découpait[283] una fugazza, une brioche de Vicence. Et comment la poésie est-elle la même chose que l’amour, deux mots parfaitement obscurs, et que je comprends aussi peu l’un que l’autre?
—Si cela était vrai, répondit Lorenzo, vous seriez comme les roses qui remplissent ces vases, ou comme le vin généreux qui me communique sa chaleur bienfaisante; vous n’auriez pas conscience du parfum que vous répandez ni du feu qui jaillit de vos regards. Tel est aussi le caractère de la poésie, qui est l’essence de l’être, comme dirait Platon, le parfum ou le rayonnement de la beauté, qu’on ne peut voir sans l’aimer. Chrysalide enfermée dans sa coque d’or, la poésie s’en échappe et devient un papillon céleste qu’on appelle l’amour. Voilà les transformations successives que subit en nous le sentiment vague d’abord que nous inspire la beauté, s’élevant des limbes de l’instinct et des sensations confuses aux régions de la pure connaissance. Telles sont aussi, assure-t-on, les épreuves diverses qui seront imposées à notre âme avant qu’il lui soit permis de contempler face à face celui qui est la source de l’amour éternel.
«Oui, continua Lorenzo, il n’y a que le beau qui soit impérissable et fécond dans ses résultats; voilà pourquoi la poésie, qui en émane et qui nous révèle son existence, est plus utile et plus vraie que l’histoire. Que m’importe la vie d’un homme qui ne renferme pas une heure de poésie et d’amour? Qu’ai-je besoin de consulter les annales d’un peuple qui broute et digère comme le castor, s’il n’a pas accompli quelques faits importants qui le recommandent à mon admiration? Pourquoi notre esprit est-il invinciblement attiré vers la Grèce et sa merveilleuse civilisation, si ce n’est parce que cette terre[284] bénie du ciel a donné le jour aux plus beaux génies de l’humanité, parce que ses héros, ses poëtes et ses philosophes ont été les instituteurs du genre humain? Savez-vous bien que c’est la lecture d’Homère qui a inspiré à l’élève d’Aristote l’ambition de s’élever jusqu’à l’idéal d’Achille, que c’est l’exemple d’Alexandre qui a suscité César, lequel a été à son tour le père spirituel d’une nombreuse postérité d’intelligences souveraines? L’histoire est l’écho stérile de ce qui a été, tandis que la poésie est l’intuition de ce qui doit être et sera un jour. La civilisation n’est pas autre chose que la réalisation scientifique d’un rêve divin, ce qui a fait dire à Platon que toute invention est poésie, et que tous les inventeurs sont poëtes. En effet, la poésie est comme un levain qui se retrouve dans toutes les combinaisons de l’esprit humain; c’est le dernier résultat des plus sublimes efforts de la pensée. Dante, ce poëte de mon cœur, qui a mêlé la doctrine de Platon à celle de l’Évangile, ne doit-il pas son génie à un sourire de l’Amour?
Poco s’offerse a me cotal Beatrice
...Raggiandomi d’un riso,
Tal che nel fuoco faria, l’uomo felice.
«Et moi, infime que je suis, continua Lorenzo avec une exaltation toujours croissante, si jamais je sors des ténèbres où je m’agite, si je parviens à rompre l’enchantement de la destinée et à me faire un nom parmi les hommes, je le devrai à la faveur inespérée dont on me comble aujourd’hui. Cette heure fortunée marquera dans ma vie; le souvenir que j’en conserverai traversera mon âme comme un souffle de poésie, qui l’élèvera au-dessus d’elle-même, et sera peut-être la seule félicité que je goûterai dans ce monde.»
A ces dernières paroles, qui furent prononcées avec un accent vraiment touchant, Beata, jusqu’alors taciturne, la tête inclinée sur son assiette, se leva de table, et, portant un mouchoir à ses yeux, s’en fut à la fenêtre cacher son émotion et le ravissement où l’avait jetée un tel langage. Tognina la suivit, la prit par la taille et l’embrassa avec effusion. Elles restèrent ainsi pendant quelque temps silencieuses, tournant le dos à Lorenzo, qui n’avait pas bougé de sa chaise, où il était resté confondu, ne sachant comment interpréter cette scène muette, qui était pourtant assez significative.
Cependant le jour pâlissait, l’horizon d’azur se teignait peu à peu d’une vapeur rosée qui annonçait l’approche du soir et du recueillement qui l’accompagne. La plage, presque déserte à cause de la fête de Venise, où toute la population valide de Murano s’était rendue, présentait au regard une surface tranquille où se réfléchissaient les objets du rivage, et particulièrement la charmille du casino avec son encadrement de verdure. Beata et Tognina, accoudées à cette même fenêtre où Lorenzo s’étaient laissé enivrer par les chants d’une sirène qui voulait l’attirer, comme l’enfant de la fable, dans le royaume des mirages décevants, avançaient leurs têtes vers la mer, et semblaient une apparition d’un monde bienheureux d’où nous viennent les rêves d’or de la fantaisie, qui seule a la prescience de l’avenir. Beata, qui n’avait point raconté à son amie l’épisode douloureux de la Vicentina, éprouvait, au milieu des sentiments divers qui venaient d’assaillir son cœur, une joie secrète semblable à celle du nautonier qui contemple, du rivage, la mer profonde où il a failli périr. L’homme qui a franchi le cap des Tempêtes, et qui revient un peu battu par l’orage, est bien plus cher au[286] cœur de la femme que s’il n’eût jamais quitté le giron maternel. La femme aime le courage, les aventures; elle aime à s’appuyer sur un cœur éprouvé et à pardonner à des lèvres impies. Au moment où Tognina, cherchant un prétexte pour dissiper le léger embarras où elle voyait son amie, se tournait vers Lorenzo dans l’intention de lui adresser la parole, un barcarol, qui errait à l’aventure, couché sur le dos comme un berger d’Arcadie, étreignant à peine ses rames, humant le frais et plongeant un regard endormi dans les méandres du ciel, se mit à chanter une complainte qui fixa l’attention de nos trois convives:
La luna è bianca...,
Il sole è rosso...,
Lo sposalizio si farà.
La luna dice al sole:
Il lume tuo mi schiarerà....
E Gesù Cristo ci benirà....
—E molti figli nascerà ... Viva san Marco[38]!
répondit une autre voix moins éloignée, qui était celle de l’un des deux gondoliers de Beata. Ce chant, d’un rhythme vaguement accusé, où les silences périodiques trouvés par l’instinct sont des éléments nécessaires à l’effet de l’ensemble; ces allitérations, qui répondent aux besoins de l’oreille plutôt qu’aux exigences de l’esprit;[287] ce mélange de rêverie enfantine et de gaieté sereine et solitaire, qui scintille comme la lumière ou s’évapore comme un parfum; ces ressouvenirs de la poésie antique se mêlant au spiritualisme chrétien; enfin cette mélopée, d’un accent mélancolique et d’une tonalité indécise, qui n’est plus du plain-chant et qui n’est pas encore de la musique moderne, tournant incessamment dans un cercle borné sans jamais conclure par une note caractéristique, tous ces effets, tous ces contrastes sont autant d’exemples de l’imagination douce et charmante du peuple vénitien. On aurait dit une églogue de Théocrite, de Bion ou de Virgile, chantée innocemment par une vierge des premiers siècles du christianisme comme une hymne de l’Église triomphante. Tognina, éclatant de rire à la réplique du gondolier, dit à Lorenzo: «Puisque la lune demande le soleil en mariage, il n’y a plus de raison pour que le Grand-Turc n’épouse pas aussi la république de Venise.» Cette saillie à double sens fit sourire Beata, qui dit négligemment: «Il se fait tard, et il est temps, je crois, de retourner à Venise.» Ils partirent tous les trois dans la gondole qui les avait amenés.
La journée avait été propice. La circonstance imprévue qui avait rapproché Lorenzo de Beata sous les yeux d’une amie dont le charmant caractère formait entre eux un heureux contraste était une de ces combinaisons du sort qui décident de la destinée, et contre lesquelles vient se briser la volonté des hommes. C’est ainsi qu’une légère dissonance fait ressortir l’harmonie latente dans la nature des choses. Dieu avait définitivement parlé au cœur de Beata; elle se sentait attirée vers le fils de Catarina Sarti, comme une fleur vers la source qui la vivifie. Quoi qu’il arrive désormais, quels que soient les obstacles et[288] les événements qui séparent ces deux âmes si différentes au milieu de l’attrait qui les captive, aucune puissance ne pourra rompre l’accord mystérieux qui s’est formé entre elles dans ce jour fortuné. Ils se sont longtemps cherchés, longtemps ils ont erré dans l’espace, comme deux étoiles du firmament qui oscillent autour de leur centre d’attraction. Maintenant l’arrêt est prononcé, et ils sont fiancés devant l’idéal, qui les éclaire de sa divine lumière. Leur cœur est un paradis d’où s’élèvent des chants ineffables et des harmonies célestes qu’ils n’oublieront jamais, et dont le souvenir se répercutera à travers leur existence comme un écho de béatitude. Ce que Lorenzo sera un jour, il le devra à cette heure d’enchantement. Les douces larmes de Beata lui seront une rosée qui fécondera les nobles instincts de sa nature. Reconquérir par le travail, par la science, l’art et la vertu, le paradis que nous a fait entrevoir l’amour, n’est-ce pas là tout le problème de la vie? Ah! qu’ils s’aiment ainsi dans ce monde et dans l’autre! que les jours et les heures s’écoulent lentement pour eux, que le temps et l’espace ne les séparent jamais! Protégez-les, anges du ciel, étendez vos ailes sur cette gondole qui porte sur les eaux l’esprit de Dieu. Le moment est solennel: le siècle va bientôt expirer et emporter avec lui les doux loisirs, les aspirations sereines, les saintes espérances d’une régénération pacifique, un monde de politesse, d’élégance et de rêves enchantés! Mozart n’est plus, Rossini vient de naître. Un horizon sanglant et troublé s’élève, Venise est sur le penchant de sa ruine; dans quelques jours, elle ne sera plus qu’un souvenir de l’histoire. Ralentissez, ralentissez donc vos efforts, joyeux gondoliers! laissez Beata et Lorenzo savourer chastement un bonheur inespéré! n’ayez pas hâte d’arriver dans cette[289] ville remplie de bruits, de joies et de lumières; ne frappez pas si violemment les vagues endormies, colorées des reflets mélancoliques du soir; laissez-les s’enivrer de la poésie du silence et de la musique de leur cœur. Qu’ils traversent cette mer comme je leur souhaite de traverser la vie:
Quali colombe dal desio chiamate,
Con l’ali aperte e ferme al dolce nido
Volan per l’aer dal voler portate;
«comme deux colombes appelées par le désir, ouvrant et refermant leurs ailes, volent dans l’espace, emportées par la volonté vers leur doux nid[39].»
L’ARISTOCRATIE DE VENISE.
La fête de l’Ascension était suivie d’une foire qu’on appelait la fiera della Sensa, qui durait huit jours, et pendant laquelle avait lieu sur la place Saint-Marc une sorte d’exposition générale de l’art et de l’industrie de Venise. C’est à l’une de ces foires, qui attiraient à Venise tous les curieux de l’Italie, que fut exposé le groupe de Dédale et Icare, qui commença la réputation de Canova. On s’y promenait tous les matins et tous les soirs à la clarté de lanternes coloriées. Les femmes, enveloppées de leur zendaletto ou mantelet de soie noire, cachant leurs traits sous un masque de fine dentelle nommé baute, s’y donnaient rendez-vous et profitaient largement de la liberté que leur accordaient les mœurs pendant ces derniers jours de folie, considérés comme un festeggiamento, une continuation de la fête nuptiale du doge de Venise.
Quelques jours après le départ de Tognina, qui était restée jusqu’à la fin de la foire della Sensa, Lorenzo entra un matin dans la chambre de l’abbé Zamaria, lui apportant à corriger une leçon de contre-point. C’était une fugue à six parties réelles sur un thème de plain-chant,[291] selon l’usage des écoles d’Italie. Quoiqu’il fût déjà tard, l’abbé était encore au lit, car il ne se levait guère avant midi. Il venait de prendre son café, dont la tasse vide était près de lui à côté de sa perruque et de quelques bouquins qu’il lisait le soir avant de s’endormir. Ses petits yeux malins scintillaient sous un énorme bonnet de nuit que retenait un ruban de soie un peu usé. Il était, comme toujours, d’une humeur facile et prête à déborder en une loquacité intarissable. Après avoir parcouru d’un œil scrutateur la cartella que lui avait présentée Lorenzo: «Voilà qui est bien, dit-il en se frottant les mains. Te voilà maintenant en état de naviguer comme un bon marin à travers vents et marées sans craindre de voir chavirer la navicella del tuo ingegno, comme dit le poëte que tu préfères. Viennent les idées, vienne l’inspiration, sans laquelle on n’est jamais qu’un brontolone di contrappunto, un radoteur de contre-point, et tu feras ton chemin comme les autres. C’est que, vois-tu, mon cher Lorenzo, Dieu a arrangé les choses de manière que l’art sans l’inspiration, ou l’inspiration sans l’art, sont comme un paralytique et un aveugle qui ne voudraient point s’entr’aider: ils feraient un fiasco épouvantable et seraient condamnés à l’immobilité. Il faut le concours de la grâce et du libre arbitre, disent les théologiens, pour faire un bon chrétien, et Horace, qui savait tout, et que tu n’as pas lu aussi attentivement que je l’aurais désiré, a posé cette même question bien avant saint Augustin et les docteurs de l’Église, quand il dit dans son Art poétique:
Natura fieret laudabile carmen, an arte,
Quæsitum est. Ego nec studium sine divite vena,
Nec rude quid possit video ingenium: alterius sic
Altera poscit opem res, et conjurat amice.
Cela veut dire que le génie sans l’étude ou l’étude sans le génie ne peuvent rien créer de durable; en d’autres termes:
Aide-toi, le ciel t’aidera;
tant il est vrai, mon cher enfant, que les principes les plus abstraits de l’esprit humain ont leur source dans le sens commun!
«Garde-toi donc bien, continua l’abbé, d’imiter l’exemple de ces jeunes compositeurs du jour, qui parlent avec un suprême dédain de ce qu’ils appellent les combinaisons abstruses du contre-point. C’est absolument comme s’ils se moquaient de la logique de l’esprit humain; car le contre-point, dont l’étymologie, punctum contra punctum, indique un vieux système de notation[40] qui a précédé les premiers tâtonnements de l’harmonie, n’est rien moins que l’ensemble des lois qui règlent la marche des sons entendus simultanément. Ce que les théoriciens des IXe, Xe et XIe siècles, tels que Hucbald, Gui d’Arezzo, Francon de Cologne et Jean Cotton, nommaient tour à tour organum, diaphonie, et plus tard dechant (discantus), est le germe des différentes espèces de contre-points, simples ou fleuris, qui sont arrivés jusqu’à nous et qui nous enseignent l’art de combiner les sons et de former un concert harmonieux. Je pourrais citer telle définition de la diaphonie faite par Jean Cotton, au milieu du XIe siècle, qui ne s’éloigne guère de celles que donnent Zarlino et le P. Martini d’une espèce de contre-point fleuri simple. Il dit, par exemple: «La diaphonie est un ensemble de sons différents convenablement unis. Elle est exécutée au moins par deux chanteurs,[293] de telle sorte que, tandis que l’un fait entendre la mélodie principale, l’autre, par des sons différents, circule convenablement autour de cette mélodie, etc.» Ce que Dante a exprimé admirablement dans les trois vers suivants:
E come in fiamma favilla si vede,
E come in voce voce si discerne,
Quand’ una è ferma e l’altra va e riede[41].
Dans l’ordre de la succession, qui constitue la mélodie, comme dans celui de la simultanéité, qui engendre l’harmonie, les sons s’appellent et s’enchaînent d’après certaines lois d’affinité qui n’ont pas été découvertes en un jour. Il a fallu plus de mille ans de tâtonnements pour arriver à fixer la succession qui caractérise notre gamme diatonique. L’épuration des intervalles, leur classification en consonnants et dissonants, les règles qui concernent le mouvement des différentes parties, enfin toute la dialectique musicale est l’œuvre du moyen âge, qui se prolonge jusqu’à l’avénement de Palestrina.
—Comment! s’écria Lorenzo avec surprise, notre gamme diatonique n’a pas toujours existé telle que nous la possédons?
—Dans la nature, oui, répondit l’abbé en souriant, mais non pas dans la théorie. Est-ce que les astres qui roulent sur nos têtes n’ont pas toujours obéi aux mêmes lois? Cependant, avant Kepler, Newton et notre grand Galilée, qui les ont découvertes, la science astronomique admettait d’autres principes de mécanique céleste.[294] L’homme n’invente jamais rien, il ne fait qu’apercevoir le vrai rapport des choses. Tu le sais aussi bien que moi maintenant, continua l’abbé Zamaria en regardant Lorenzo d’un air de satisfaction paternelle, le principe de la composition musicale, ce qui fait la base de l’enseignement du contre-point, c’est l’imitation, la faculté de reproduire incessamment une phrase mélodique, d’en déduire les conséquences et d’en former un discours qui ait son commencement, son milieu et sa fin. Ces différentes sortes d’imitation, parmi lesquelles le canon est la plus sévère, vont se confondre dans une forme plus générale d’argumentation qu’on appelle fugue, c’est-à-dire mouvement. Voilà ce grand arcane qui effraye si fort les musiciens ignorants! La fugue, qui a son principe dans l’imitation, comme toute la musique du reste (car la mélodie elle-même, lorsqu’elle est un produit de l’art, se compose d’une succession de petites phrases qui se répètent avec une certaine symétrie qu’on nomme carrure), la fugue, c’est la forme suprême de l’argumentation, c’est le syllogisme avec sa majeure, qu’on appelle sujet, sa mineure ou réponse du sujet, et la conclusion, où les motifs précédemment entendus sont rappelés dans une stretta vigoureuse. Or si, toutes les fois que l’esprit humain formule un jugement, il obéit nécessairement aux lois du syllogisme qui sont ses propres lois, le compositeur ne peut pas écrire un morceau d’ensemble de quelque étendue où les règles de la fugue ne trouvent implicitement leur application. Il en est ainsi dans tous les arts, dont les magnifiques développements reposent sur quelques vérités premières qui sont à la civilisation ce que les pilotis qui plongent dans la mer sont à Venise.
«La fugue n’est donc pas ce qu’un vain peuple pense,[295] continua l’abbé en déposant sur la table de nuit la cartella qu’il tenait à la main. Les maîtres qui ont fixé les règles de cette charpente de toute composition musicale ne les ont pas plus inventées qu’Aristote n’a inventé les lois du syllogisme, dont il a signalé l’existence au fond de la raison. Seulement il est arrivé dans l’histoire de la musique ce qu’on remarque dans l’histoire de la philosophie et de la littérature: il y a eu une période de labeur pédantesque pendant laquelle les doctes, absorbés qu’ils étaient par l’attrait nouveau de l’harmonie naissante, se sont complu dans la combinaison abstraite des sons et ont perdu de vue le but suprême de l’art, qui est de charmer l’imagination et d’exprimer les mouvements de la vie. Pendant cette période, d’ailleurs nécessaire, qui est une sorte d’adolescence de l’esprit humain, les compositeurs savants, qui, chose étonnante, étaient pour la plupart des étrangers, des Fiaminghi, se jouaient avec les formes arides du contre-point, comme les docteurs de l’Église abusaient de l’argumentation logique. Le règne de la scolastique musicale, qui a duré à peu près trois cents ans, depuis le commencement du XIVe siècle jusqu’à la fin du XVIe, a préparé l’épanouissement de la Renaissance, où les formes élaborées du contre-point et de la fugue qui les résume toutes, comme le syllogisme résume toute la logique, ont été mises au service de l’imagination et du sentiment. Tel est le phénomène qui s’est produit aussi dans les lettres et dans les arts. Palestrina est à Okeghem[42] ce que Dante est à saint Thomas d’Aquin et Raphaël à Cimabue, des poëtes qui succèdent à des argumentateurs, et qui recouvrent la charpente de la scolastique des couleurs de la vie.
«Et maintenant, cher Lorenzo, il faut t’élancer dans la carrière. Tu sais écrire, tu connais les maîtres; marche donc hardiment sur les flots, et mets-toi à composer des opéras bouffes, des opéras seria, des oratorios, des messes, des motets, tout ce que tu voudras, mais surtout des opéras bouffes; car je t’avoue que la musique me paraît bien plus destinée à réjouir le cœur qu’à nous faire porter, comme on dit vulgairement, le diable en terre. Va, mon enfant, fais honneur à ton maître, et puisses-tu devenir un second Buranello, qui ajoute un nouvel éclat à la gloire de Venise!
—Je suis bien jeune encore, répondit Lorenzo d’une voix timide, pour prendre une détermination.
—Mais la détermination est toute prise, répliqua l’abbé, et, puisque tu dois être un compositeur, il est bon, ce me semble, de commencer à se rompre la main aux difficultés du théâtre. Il y a une expérience qu’on ne peut acquérir que sur le champ de bataille, et dont les écoles n’enseignent point le secret. Les Cimarosa, les Paisiello, les Guglielmi, étaient déjà célèbres à vingt ans.
—Sans doute, répondit Lorenzo avec embarras, ces hommes supérieurs avaient une vocation décidée que je n’ai peut-être pas, et je vous assure que j’ai encore besoin de réfléchir et de m’orienter auparavant....
—Tu réfléchiras en composant, répliqua vivement l’abbé Zamaria, et c’est en pleine mer, c’est-à-dire sur le théâtre, que tu devras chercher l’étoile polaire pour te diriger vers le succès. Est-ce que tu t’imagines qu’on fait de la musique comme un ver à soie file sa coque? Le grand Benedetto Marcello n’était pas seulement un compositeur sublime; c’était aussi un poëte, un érudit,[297] un philosophe, un critique mordant et plein de sagacité. Parce que l’inspiration est un don naturel, une grâce qui descend sur nous comme la rosée du ciel, il ne faut pas moins beaucoup réfléchir pour approprier les idées au caractère des différents personnages et les coordonner dans un grand ensemble où le désordre apparent de la passion est un effet de l’art. Il y a tel madrigal de Scarlatti, Cor mio par exemple, qui est une fugue à cinq voix de la plus rare élégance; le Miserere de Leo a deux chœurs et cinq parties qui ne s’improvisent pas en un jour, et si tu ajoutes à ces combinaisons des voix le coloris de l’instrumentation, comme l’ont su trouver Gluck, Jomelli, Piccini, Sacchini et Paisiello, tu seras convaincu qu’il ne faut pas une intelligence ordinaire pour réussir dans un art qui exige autant de sensibilité que de profondeur.
—Je ne veux pas déprécier un art que j’aime et que vous m’avez enseigné avec autant de soin que d’affection, répondit Lorenzo d’un ton plus assuré. Je comprends qu’on ne devient pas un grand compositeur, dramatique surtout, sans posséder des facultés éminentes où le sentiment s’allie à la spéculation du philosophe. Il ne m’appartient pas de viser si haut et de prétendre à une gloire musicale que je n’atteindrai sans doute jamais.
—Et pourquoi pas? Tu as de l’imagination, du savoir, de la ténacité, et ce sont là des avantages qu’on ne rencontre pas toujours dans un jeune homme de dix-sept ans.
—Sans être plus modeste qu’il ne faut, on peut avoir une ambition d’une nature différente.
—Qu’est-ce que tu entends par une ambition différente? répliqua l’abbé non sans quelque surprise. Est-ce[298] que tu veux faire le gentilhomme et gouverner la république? Mon ami, il vaut mieux chanter les hommes d’État que de se mêler de leurs affaires, et, si tu as l’ambition de vouloir démêler l’écheveau des passions et des intérêts des hommes, tu trouveras au théâtre de quoi occuper tes loisirs. Les sopranistes et les prime donne sont plus difficiles à diriger qu’une armée de trente mille hommes, a dit le grand Frédéric à propos de la Mara, cantatrice fantasque qu’il fut obligé d’envoyer à tous les diables.
—Il y a plusieurs manières d’envisager la vie et de comprendre le rôle qu’on doit y jouer, répondit Lorenzo en inclinant la tête pour éviter le regard de son maître.
—Ah çà! es-tu fou, ou bien amoureux? Tant mieux si c’est l’amour qui t’échauffe la cervelle, per Bacco! tu le mettras en musique, et cela te fera faire des chefs-d’œuvre. Dis-moi, continua l’abbé en clignant ses petits yeux égrillards, est-ce la Vicentina qui t’inspire ces belles réflexions? Elle est jolie et vaut certes la peine que tu fasses quelques folies pour elle, pourvu que ce soit en musique.
—Je ne songe pas plus à la Vicentina qu’à la carrière de compositeur, qui ne saurait satisfaire aux aspirations de mon cœur et de mon esprit, répondit Lorenzo avec une fermeté inusitée.
—Qu’est-ce que j’entends? dit l’abbé Zamaria en croisant les bras sur sa poitrine. La musique, la gloire d’un Marcello, d’un Lotti, d’un Buranello, d’un Cimarosa, ne sont pas dignes de fixer l’ambition de monsieur Lorenzo Sarti? Gesù Maria! quel serpent ai-je donc réchauffé dans mon sein?»
Et, sautant précipitamment hors de son lit sans se[299] donner le temps de prendre aucun vêtement, il se mit à cheval sur une chaise qui était devant son clavecin, et chanta à pleine voix un fragment d’un délicieux trio de Clari:
Addio, campagne amene,
Dove già lieto pascolai l’agnelle[43],
avec un feu, une passion et un entrain qui faisaient tressaillir sa frêle charpente et la petite bosse qu’il avait sur les épaules.
«Trouverais-tu au-dessous de la dignité de pouvoir composer un pareil chef-d’œuvre de grâce?» dit-il en se tournant vers Lorenzo, dont la contenance était fort embarrassée en voyant la singulière posture de l’abbé à califourchon sur une chaise.
Sur ces entrefaites, on frappa à la porte, et le vieux Bernabo entra dans la chambre en disant: «Signor Lorenzo, Son Excellence vous demande ainsi que monsieur l’abbé.
—Diable! répondit Zamaria un peu confus de sa toilette qui fit sourire le cameriere, que nous veut-il donc?»
Lorenzo, un peu inquiet de l’invitation qu’il venait de recevoir, descendit au premier étage et fut introduit auprès du sénateur dans la grande bibliothèque du palais, où il se tenait le plus habituellement. Il était assis auprès d’une table chargée de livres et de papiers, dans un grand fauteuil de cuir noir surmonté de ses armes sculptées en bois. Sa fille était à côté de lui, parcourant un recueil de vieilles estampes. Sa tête blanche, sa physionomie sévère, son maintien grave, où l’âge, l’expérience[300] et l’autorité avaient imprimé leurs traces indélébiles, ne faisaient que mieux ressortir les cheveux blonds, abondants et ornés de fleurs, la grâce et la jeunesse enchantée de Beata.
«Asseyez-vous,» dit le sénateur à Lorenzo, dont l’émotion s’était accrue en la présence de Beata, qui n’avait osé lever les yeux sur lui.
On attendait l’abbé Zamaria, qui s’habillait, et pendant ce temps Lorenzo, plein d’anxiété sur la scène qui allait suivre, regardait vaguement les belles reliures qui remplissaient les rayons de la bibliothèque, l’une des plus riches et des plus choisies de Venise. Les bibliothèques étaient nombreuses dans une ville qu’on avait surnommée la librairie du monde, et où l’imprimerie fut introduite dès l’année 1459. Indépendamment de la grande bibliothèque de Saint-Marc, qui doit son origine au don que fit Pétrarque de ses manuscrits à la république en 1380, et de celle de Saint-Georges, fondée par la reconnaissance de Cosme de Médicis, qui avait trouvé à Venise une hospitalité généreuse; indépendamment des académies, des couvents et d’autres institutions publiques qui possédaient des collections de livres assez remarquables, les grandes familles mettaient leur vanité à former des bibliothèques qui leur étaient un titre à la considération générale. On citait, parmi ces bibliothèques particulières, celle de Pier Grimani, qui fut élu doge en 1752, celle de la famille Nani, et surtout la fameuse collection des Pisani, qui était connue de toute l’Italie. La bibliothèque de la famille Corneri, qui s’éteignit en 1798, était remarquable par ses richesses musicales. On citait encore la bibliothèque des Tiepolo, qui provenait de celle des Contarini, les collections de Joseph Farsetti, de François[301] Pesaro, d’Antoine Cappello, de Sébastien Zeno, cousin de notre sénateur, qui possédait les plus belles éditions des Alde, ces illustres imprimeurs et savants de Venise.
La bibliothèque du sénateur Zeno, qui était sous la direction de l’abbé Zamaria, formait une vaste salle carrée, divisée en compartiments, dont chacun était consacré à une branche particulière des connaissances humaines. Ces divisions étaient classées d’après une loi de succession qui les reliait autour d’un principe générateur, de manière à former un véritable tableau de la civilisation vénitienne. Au premier rang, dans le compartiment d’honneur, qui servait de point de départ, comme l’idée fondamentale de la hiérarchie, étaient placés les historiens, et surtout les historiens de Venise, depuis les chroniqueurs obscurs des premiers siècles de la république jusqu’à André Dandolo, qui en est l’Hérodote, et depuis ce contemporain de Pétrarque jusqu’à Bernard Justiniani, le premier historien critique de la ville des doges. La science politique, qui a sa source dans l’expérience, venait après l’histoire et contenait, indépendamment des œuvres de Platon, d’Aristote et de Cicéron, celles de Machiavel et de son contradicteur Paul Paruta, né à Venise en 1540 et mort dans cette même ville en 1598, après avoir rempli les plus hauts emplois de la république, dont il défendit la constitution dans son livre célèbre: Discours politiques (Discorsi politici). A côté des œuvres de Paruta étaient celles de Sarpi, l’historien indépendant du concile de Trente et le théologien de la république contre les prétentions de la papauté. Les écrits politiques de Paul et Dominique Morosini, de Luccio Durantino, de Scipion Anmirato, de Botero, et l’ouvrage de Donato Giannoti Fiorentino, della Repubblica[302] e Magistrati di Venezia[44]; les travaux de jurisprudence, les lois et décrets qui règlent les intérêts de la vie civile, collections nombreuses et confuses que le temps avait formées, et où la coutume jouait un plus grand rôle que la doctrine, complétaient le compartiment consacré à la science politique. Dans un rayon de ce compartiment, on voyait un grand in-folio, les Statuts et Fondements sur les navires et autres bâtiments (Statuta et Fundamenta super navibus et aliis lignis), publié par le doge Renier Zeno, le 6 août 1255.
Les voyageurs vénitiens, qui ont précédé tous les autres dans la connaissance des mœurs, des usages des peuples de la terre, remplissaient toute une division de la bibliothèque. Les Nicolo, Matteo et surtout Marco Paolo, étaient placés sur le premier rayon. Il y avait là aussi le livre sur la Palestine que Marin Sanudo présenta au pape Jean XXII, en 1321, Liber secretorum fidelium crucis, suivi des ouvrages des deux Zeno, frères du fameux Charles Zeno, qui sauva la république au combat naval de Chioggia contre les Génois. Les aventures de Nicolas Conti, le voyage d’Alvise da Mosta en Flandre et en Afrique, celui de Marco Caterino en Perse et de Giosafat Barbaro en Asie, complétaient la série de ces glorieux et infatigables aventuriers que Venise lançait sur tous les points du globe. La médecine, la géographie, les sciences naturelles et les sciences exactes, formaient la transition entre les moralistes, les économistes, les financiers et la littérature proprement dite. Celle-ci, reléguée au second plan, comme un luxe de l’esprit qui ne peut se produire qu’après l’affermissement des sociétés civiles, remplissait une division considérable.[303] Le premier compartiment était consacré à la littérature della nobiltà veneziana, aux ouvrages produits par de nobles Vénitiens, parmi lesquels brillait l’Histoire de la littérature vénitienne par Marco Foscarini, monument inachevé d’érudition et de patriotisme. Venaient ensuite les œuvres d’Apostolo Zeno, critique et poëte fécond, qui a précédé Métastase dans le drame lyrique, et divers poëmes, notamment en dialecte vénitien, une chanson de l’année 1277, et une autre à la louange de Venise, de 1420. Au nombre des ouvrages en prose qu’a produits le dialecte vénitien, on voyait il Milione de Marco Paolo, et il Libro delle Uxance dello imperio di Romania. Les arts avaient leurs représentants, et l’Histoire de la peinture vénitienne par Zanetti, celle des architectes vénitiens par Temanza, se trouvaient au milieu des œuvres du comte Algarotti, qui a beaucoup écrit sur les beaux-arts. La division consacrée à la musique était incontestablement la partie la plus intéressante de cette grande collection de livres, formée par les soins de l’abbé Zamaria; elle renfermait des trésors d’érudition. Les théoriciens grecs, Aristoxène, Euclide, Nicomaque, Alypius, Gaudence, Bachius, Aristide, Quintilien, publiés par Meibomius en 1652; les travaux de Doni et de Burette sur la musique des anciens; les théoriciens du moyen âge réunis dans la compilation de l’abbé Gerbert, Scriptores ecclesiastici de Musica sacra, qui est de l’année 1784; l’Histoire de la musique du P. Martini, celle de Burney, que l’abbé Zamaria avait connu personnellement, l’Histoire de Hawkins et le premier volume de celle de Forkel, qui parut en 1788, occupaient le premier rayon. Le second était rempli par les théoriciens pratiques, Vanneo, Zarlino, Tartini, le P. Martini (Saggio di contrappunto), et une infinité d’autres qu’il est[304] inutile de citer. Les compositions de tous les maîtres de l’école vénitienne, depuis l’invention de la gravure par Ottavio Petrucci de Fosonbrone, qui vint apporter à Venise sa merveilleuse invention, jusqu’à Furlanetto, qui en est le dernier représentant, remplissaient les autres compartiments avec un luxe de notes et de commentaires qui étaient souvent consultés par les érudits et les amateurs. Au-dessus de cette magnifique bibliothèque, on lisait en lettres d’or ces vers d’un poëte latin du XVe siècle, le Mantuan:
Semper apud Venetos studium sapientiæ et omnis
In pretio doctrina fuit; superavit Athenas
Ingeniis, rebus gestis Lacedemona et Argos.
L’abbé étant enfin descendu, le sénateur lui dit d’un ton affectueux: «Assieds-toi, abbé, car ta présence est nécessaire ici.»
A ces mots, Lorenzo fut saisi d’un redoublement de frayeur. Qu’allait-il donc se passer? Le sénateur avait-il appris quelque chose du mystérieux roman qui s’était noué entre Beata et le fils de Catarina Sarti? Tognina avait-elle trahi le secret de son amie? La promenade faite à Murano avait-elle éveillé la vigilance paternelle? Pâle et tremblant sur les suites d’une scène qui paraissait combinée pour frapper un coup décisif, Lorenzo ne voyait plus distinctement aucun objet, et tout son sang avait reflué dans son cœur agité. Beata, qui n’était pas moins inquiète, était restée penchée sur le recueil de vieilles estampes, qu’elle faisait semblant d’admirer.
«Vous savez, dit froidement le sénateur en s’adressant à Lorenzo, ce que j’ai fait pour vous? Fils d’un ancien client de la maison Zeno, je vous ai recueilli et j’ai payé une dette de reconnaissance à la mémoire de[305] votre père, en vous offrant les moyens de vous élever au-dessus de votre condition. En cela j’ai obéi à l’esprit de l’aristocratie vénitienne et particulièrement à celui de ma famille, qui a toujours employé son crédit et sa fortune à augmenter le nombre de ses serviteurs ou de ses obligés. Il y a près de six ans que vous êtes dans ma maison, vivant de ma vie, sous la tutelle de l’abbé Zamaria, que voici, et de ma fille, qui a bien voulu prendre soin de votre éducation.»
Le sénateur s’arrêta, et, regardant de nouveau Lorenzo avec sévérité, il ajouta, après un court silence qui parut un siècle au pauvre jeune homme: «Eh bien! je suis content de vous; vous vous êtes montré digne de mes bontés. Votre application, votre intelligence et la soumission de votre caractère vous ont acquis de nouveaux titres à ma bienveillance; c’est pourquoi j’ai résolu de resserrer les liens qui vous attachent à ma famille.»
Ce fut un coup de théâtre que ces paroles, prononcées lentement, avec autorité, et la baguette de Moïse ne fit pas sortir plus promptement l’eau du rocher que l’espérance ne jaillit alors du cœur de Lorenzo et de celui de Beata, qui leva sa tête charmante et projeta sur son père un long regard, où l’étonnement se mêlait à la piété.
«J’ai obtenu pour vous, continua le sénateur, le titre de chevalier de l’Étole d’or, qui appartient à ma famille depuis longtemps ainsi qu’à plusieurs autres grandes maisons, et j’attache à ce titre une pension (una mesata) qui vous permettra de le soutenir honorablement[45]. Dès ce jour, vous faites donc partie intégrante de la noblesse[306] vénitienne, à laquelle vous teniez déjà par votre naissance, et il importe que vous sachiez quels devoirs cette nouvelle qualité vous impose.
«De toutes les aristocraties de l’Europe, l’aristocratie vénitienne est la seule qui ne soit pas le résultat de la conquête. Comme le patriciat romain, auquel on l’a souvent comparée, elle est sortie des entrailles mêmes de la société dont elle dirige la destinée. C’est là ce qui fait sa force et la légitimité de sa domination. Ai-je besoin de vous rappeler à quelles circonstances malheureuses cette ville, qui est un miracle de l’industrie humaine, doit sa naissance? Qui ne sait que lorsque des flots de Barbares se ruèrent comme des chiens à la curée sur les débris de l’empire romain, de pauvres pêcheurs vinrent chercher un refuge sur les îlots de l’Adriatique? Ils y étaient à peine établis qu’ils éprouvèrent le besoin d’une police qui fut d’abord aussi simple que leur association, et dont le premier devoir était de sauvegarder leur indépendance. C’est de ces premiers magistrats librement élus par les intéressés sous la pression de la nécessité, ce grand instituteur des sociétés humaines, que descend la noblesse vénitienne. Rome a eu à peu près la même origine. Vous apprendrez par l’histoire quelles vicissitudes eut à traverser la république naissante, les discordes civiles et les événements extérieurs qui modifièrent successivement ses institutions. Ce que je puis vous affirmer, c’est que, le dernier jour du mois de février de l’année 1297, où le gouvernement de Venise, ne voulant plus être à la merci des flux et reflux d’un peuple turbulent, ferma le grand conseil et limita le nombre de ceux qui devaient participer à la souveraineté, ce jour-là la république de Saint-Marc accomplit une révolution[307] qui la sauva de sa ruine et lui donna la force d’étendre sa domination sur l’Italie. La serrata du grand conseil est dans l’histoire des institutions de Venise ce que sont les murazzi qui empêchent l’Adriatique d’ensabler nos lagunes. A partir de cette époque mémorable, Venise, débarrassée des soucis domestiques qui entravaient son action, sortant de ce vaste chaos d’éléments confus et de passions atroces qu’on appelle le moyen âge, s’éleva au premier rang des nations politiques et offrit à l’Europe moderne le premier exemple d’une société régulière gouvernée par des lois sages et des pouvoirs non contestés. Aussi, pendant que l’Italie était la proie des étrangers attirés dans son sein par la jalousie des factions, pendant que Milan, Gênes, Pise, Florence, Naples et Rome même, succombaient tour à tour sous le joug des Allemands, des Français et des Espagnols qui venaient au secours de leurs partisans, au milieu de cette anarchie de républiques éphémères et de monstrueux petits tyrans qui s’entr’égorgeaient, Venise, forte par sa position, par la stabilité de ses institutions où l’unité du pouvoir exécutif se combinait avec la liberté des corps délibérants, fixait tous les regards, était le refuge de tous les proscrits, et, comme Sparte jadis au milieu des révolutions incessantes de la démocratie grecque, elle excitait l’admiration des philosophes et des hommes d’État. L’inscription que vous voyez au-dessus de cette bibliothèque, ajouta le sénateur en montrant du doigt les vers latins que nous avons cités plus haut, n’est qu’un faible témoignage de la justice qu’on s’est toujours plu à rendre à la gloire de notre patrie. Dante, Pétrarque, Boccace, le Tasse, qui nous appartient par la naissance de son père et la protection qu’il a reçue de la famille Badoer, Machiavel, Galilée,[308] les poëtes et les artistes des peuples étrangers, ont tous considéré Venise comme la société qui satisfaisait le plus la raison humaine, comme le foyer de civilisation qui répondait le mieux à l’idéal qu’ils avaient conçu. On pourrait appliquer à Venise tout entière ces paroles de Pétrarque à propos de la place Saint-Marc: Cui nescio an terrarum orbis parem habeat.
«Eh bien! jeune homme, reprit le père de Beata en redressant sa tête sexagénaire, tout cela est l’œuvre de l’aristocratie. C’est vainement qu’on chercherait à nier son influence sur cette société, qu’elle a faite à son image; on la trouve gravée sur tous les monuments, et, comme dit le Psalmiste, les cieux racontent sa gloire. Ce n’est pas seulement dans les armes, dans les fonctions publiques, dans la magistrature et dans les ambassades, que la noblesse vénitienne s’est distinguée, mais dans tous les ordres des connaissances humaines. Cette bibliothèque renferme des témoignages non moins éclatants de sa grandeur que les annales de la république, et justifie ces belles paroles de mon ami Marco Foscarini dans son Histoire de la Littérature vénitienne: Appunto dalle nobile famiglie, dit-il, uscirono i migliori lumi della nostra litteratura, e non solo in una, ma in tutte le facoltà[46]. En cela, la noblesse vénitienne, qui est la plus ancienne de l’Europe, soit par la date de son avènement dans l’histoire moderne, soit par la prétention qu’affichent plusieurs de nos grandes familles, telles que les Justiniani, les Venier et les Marcello, de faire remonter leur origine jusqu’à l’empire romain, la noblesse vénitienne est aussi la première aristocratie[309] du monde, parce qu’elle a toujours marché à la tête de la nation. Le patriciat romain, dans sa grandeur un peu sauvage, dédaignait toute autre illustration que celle des armes, de la magistrature, de la religion et de la parole, l’instrument de sa domination, et ce n’est guère que sous les empereurs qu’il se mit à pratiquer les lettres, dont il avait abandonné jusqu’alors la culture à des rhéteurs grecs et à des affranchis, qui l’amusaient comme des histrions. L’aristocratie vénitienne, qui a eu ses Catons, ses Régulus, ses Scipions et ses Pompées, mais qui a su prévenir l’éclosion des Syllas et des Césars, a toujours concilié les lumières de l’esprit avec la force de caractère qu’exige l’exercice du pouvoir, et il n’y a pas d’exemple dans l’histoire de notre patrie d’un barbare comme Marius parvenant aux plus hautes charges de la république. Les princes et les barons qui forment l’aristocratie des autres nations de l’Europe ne sont que des instruments de la force, les représentants attardés de la féodalité, déjà à moitié vaincus par le clergé, par les juristes et les lettrés, qui ont suivi le mouvement de l’esprit humain. L’aristocratie de Venise, expression toujours vivante des besoins de la société, ne s’est jamais laissé dépasser et a toujours légitimé son droit à la souveraineté par la supériorité de ses vertus, de ses lumières et de son dévouement à la patrie. Comme l’a dit Paruta, un de nos plus grands publicistes, la nobiltà veneziana est la seule au monde dont l’élévation morale, la prudence et la sagacité politiques, unies aux connaissances, à l’urbanité des goûts et des manières, justifient ce beau titre de nobilitas, qui est synonyme de civilisation.
«Mon enfant, l’expérience de la vie et l’histoire, quand vous pourrez la consulter avec fruit, vous apprendront[310] que le monde a toujours été gouverné par des minorités. Quoi qu’on fasse, quelles que soient les chimères dont se bercent aujourd’hui les factieux et les faiseurs de systèmes, la foule, toujours absorbée par les travaux que lui imposent ses besoins de chaque jour, n’aura jamais assez de loisirs et d’indépendance d’esprit pour s’élever à la hauteur de la politique des États. Heureuses les nations qui renferment dans leur sein des classes supérieures consacrées par le temps et les services rendus! Partout où ces classes, plus ou moins nombreuses, plus ou moins privilégiées, qui représentent la tradition, c’est-à-dire la conscience des corps politiques, n’existent pas, la foule besoigneuse, livrée à la mobilité de ses instincts, est bientôt la proie d’un despote ou d’un conquérant. Voyez la Grèce et ses fragiles démocraties tombant sous le joug de Philippe, d’Alexandre et de ses successeurs, pour devenir ensuite une province, une sorte de hochet de la grandeur romaine! Et cette Rome si fière et si forte, qu’est-elle devenue, à son tour, après la chute de son patriciat? Elle a donné le jour à une succession de monstres qui ont effrayé l’humanité et soulevé contre ce colosse d’iniquités la justice du genre humain. Le christianisme, pour avoir adouci le fond de notre nature par une morale plus parfaite, n’a pu détruire les passions qui nous agitent et les conséquences qui en résultent. L’Église a eu ses Borgia; l’Italie, comme la Grèce, a eu des révolutions incessantes qui l’ont conduite à sa perte, et nous voyons aujourd’hui la France en proie à des convulsions qui menacent le repos du monde. L’Angleterre est, après Venise, le seul pays de l’Europe où une aristocratie forte préside aux destinées de la nation et lui conserve son indépendance et sa liberté. Je ne me fais aucune[311] illusion sur les dangers qui menacent ma patrie; tu sais, abbé, qu’il y a longtemps que je suis préoccupé des funestes doctrines qui agitent les esprits, et dont la France est déjà la victime. Je dirai avec un grand citoyen qui a voulu sauver la république romaine contre les démocrates de son temps: Mihi nihil unquam populare placuit! Et il avait bien raison de craindre le règne populaire, cet éloquent défenseur du patriciat et de la liberté, deux choses qui sont toujours inséparables, puisqu’il devait payer de sa tête l’honneur d’avoir prévu et combattu l’avénement du magnanime Auguste, comme le qualifient les lâches sophistes aux gages des Césars. Quelle que soit l’issue de la lutte où l’esprit humain est engagé, la noblesse vénitienne aura fait son devoir. Si les passions aveugles qu’on suscite contre sa domination légitime triomphent, elle entraînera dans sa chute la république qu’elle a fondée, et qui, depuis quatorze cents ans qu’elle existe, n’a pas vu un étranger troubler l’eau de ses lagunes.
«Dans quelques jours, ajouta le sénateur en se tournant vers Lorenzo, vous partirez pour Padoue. Vous y achèverez vos études et prendrez vos degrés universitaires, complément indispensable à l’éducation d’un noble vénitien. Rappelez-vous seulement que les lettres doivent servir d’ornement à l’esprit, de nourriture à l’âme, pour l’aider à supporter dignement les épreuves de la vie, mais ne jamais devenir une profession. Elles vous serviront à bien remplir les emplois que la république pourra vous confier, mais il ne convient pas qu’un homme destiné au commandement fasse étalage de prétentions littéraires. Vous pourrez écrire des rapports comme ceux de nos ambassadeurs, qui sont des modèles d’observation et de sagacité politique, élucider[312] quelques points de droit et d’administration publique, aborder même l’histoire, si vos connaissances vous le permettent, ou bien vous élever à des considérations d’un ordre supérieur ayant pour objet la morale, la religion (mais non pas la théologie), ou la police des États. Toutefois gardez-vous des vaines spéculations dont on est si prodigue dans ce temps-ci; tenez-vous toujours près des faits positifs, qui sont plus compliqués et plus difficiles à comprendre que ne se l’imaginent les inventeurs de systèmes. La vie est un roman bien autrement incidenté que les fictions des poëtes! Puisque vous appartenez à cette minorité intelligente et libre contre laquelle s’élèvent tant de clameurs, ayez le courage d’en défendre les intérêts et d’en remplir les devoirs, dont le premier de tous est de se dévouer au bien de l’État. Ce que je fais aujourd’hui pour vous est bien moins de ma part un acte de générosité banal qu’un service que je crois rendre à mon pays en lui procurant un serviteur fidèle, plus jeune que moi. Dans tous les temps, l’aristocratie vénitienne a eu la sage prévoyance de réparer ses forces appauvries en s’infusant un sang plus généreux. Vous trouverez dans les annales de ma famille plus d’un exemple de pareilles adoptions, qui ont accru son influence dans la république. Aussi je ne saurais trop vous recommander d’étudier à fond l’histoire de notre pays et de vous pénétrer de l’esprit de la noblesse vénitienne, dont le patriotisme a toujours été la vertu dominante. Elle a tout subordonné au salut de l’État, jusqu’à la religion, comme vous pouvez vous en convaincre par ce proverbe, qui résume sa politique:
Siamo Veneziani, e poi cristiani.»
Après cette exhortation, prononcée d’une voix grave,[313] le sénateur se leva et dit à Beata: «Ma fille, donnez la main au chevalier Sarti.»
Étourdie par ces paroles qui semblaient sanctionner le choix de son cœur, Beata s’avança un peu gauchement vers Lorenzo et lui tendit la main avec une cordialité affectueuse accompagnée d’un sourire enchanteur.
Addio, campagne amene,
Dove già lieto pascolai l’agnelle!
répéta l’abbé Zamaria, presque en colère.
«Que chantes-tu là, l’abbé? dit le sénateur.
—Je dis que la musique s’en va à tous les diables, et que je ne me doutais guère que depuis six ans j’élevais un diplomate.
—Il cultivera la musique pour son plaisir, répondit le sénateur. Marcello était un grand seigneur de Venise, ce qui ne l’a pas empêché de devenir un compositeur de génie.» Puis le père de Beata se tourna vers le camériste Bernabo, qu’il venait de sonner: «Faites monter ma maison,» lui dit-il.
Les domestiques des deux sexes ayant obéi à l’ordre qu’ils avaient reçu, le sénateur, prenant Lorenzo par la main, leur adressa ces quelques mots: «Je vous présente le chevalier Sarti, que je vous ordonne de considérer comme un membre de ma famille. Allez, mon fils, ajouta-t-il ensuite, les yeux fixés sur Lorenzo, car ce titre vous appartient désormais.»
Cette scène extraordinaire, que rien n’avait annoncée, dont Lorenzo ni Beata ne pouvaient prévoir le dénoûment, produisit sur eux et sur tous les assistants la plus grande surprise. Lorenzo était comme enivré de ce qu’il venait d’entendre. Il interrogeait des yeux l’abbé Zamaria, pour savoir quel sens il devait attacher à ces[314] dernières paroles du sénateur: Allez, mon fils, car ce titre vous appartient désormais. Serait-il possible que le père de Beata, ayant deviné le secret de sa fille, voulût approuver une alliance si disproportionnée sous tous les rapports? Ou bien, par ces paroles affectueuses, le sénateur n’avait-il entendu exprimer qu’un degré plus intime de parenté intellectuelle, une adoption purement politique, sans vouloir confondre la destinée de Lorenzo Sarti avec celle de l’une des plus illustres familles de Venise? Le doute était au moins permis, et Beata elle-même, au milieu du ravissement qu’elle venait d’éprouver, hésitait à croire que le nœud de sa vie pût se délier d’une manière aussi heureuse. Cependant tout le monde dans la maison était à peu près convaincu que Lorenzo n’était devenu le chevalier Sarti que pour s’élever encore plus haut dans l’estime et l’affection du sénateur, qui n’était pas homme à dévoiler brusquement le fond de sa pensée. Dès lors une plus grande liberté s’établit dans les relations de Lorenzo et de Beata, qui se crut au moins autorisée à ne pas mettre autant de réserve dans la manifestation de ses vrais sentiments. Le chevalier Sarti fut présenté successivement à tous les membres de la famille, introduit avec plus de cérémonie dans les maisons amies, chez les Grimani, les Dolfin et les Badoer. On écrivit à Cadolce, au saint oncle de Beata, et celui-ci approuva de tout son cœur cette ascension de son cher Lorenzo dans la hiérarchie sociale, qui fît aussi la joie et le bonheur de Catarina Sarti.
Il y eut à la suite de celle journée, dans la vie de Lorenzo et de Beata, quelques heures de cette félicité suprême que doivent goûter les âmes qui ont franchi sans remords la rive éternelle. Tout souriait à leurs vœux.[315] Ils se voyaient sans contrainte; les domestiques, l’abbé Zamaria, le sénateur, les amis, Dieu et les hommes, semblaient approuver une union si charmante. Ils allaient ensemble dans les cercles, aux théâtres, aux concerts, et partout ils rencontraient des visages joyeux qui paraissaient prendre part à la fête de leurs cœurs. L’idée du prochain départ de Lorenzo pour Padoue venait bien obscurcir un peu l’horizon qui s’ouvrait devant eux; mais l’espoir qu’après une absence dont on ne fixait pas la durée, ils seraient unis pour ne jamais se quitter, dissipait ces légers nuages et gonflait la voile qui les menait au bonheur entrevu. Le chevalier Grimani lui-même avait accueilli Lorenzo avec bonne grâce, et ne paraissait ni surpris ni inquiet de la nouvelle position qu’on lui avait faite dans la famille Zeno. Il n’était pas moins empressé auprès de Beata, et sa contenance ne trahissait aucun embarras.
Parmi les étrangers qui affluaient alors à Venise, les uns attirés par le plaisir, les autres par les événements politiques qui préoccupaient l’Europe et particulièrement les puissances de l’Italie, on remarquait surtout un grand nombre d’émigrés français. La révolution de 1789, qui, aux yeux de quelques rares philosophes et hommes d’État comme Marco Zeno, était l’événement le plus considérable survenu en Europe depuis la réforme de Luther, ne semblait à cette foule étourdie qu’une fièvre passagère qui devait avoir son cours et qui s’arrêterait bientôt devant les remèdes énergiques qu’on se disposait à lui administrer. Les émigrés, pleins de confiance dans l’avenir, et qui s’attendaient d’un jour à l’autre à rentrer en vainqueurs dans leur pays, qu’ils avaient quitté comme pour un voyage d’agrément, dépensaient à Venise le peu d’argent qu’ils avaient encore et leurs[316] dernières illusions. L’aristocratie vénitienne les avait accueillis avec empressement, et les lois politiques qui défendaient aux nobles de recevoir dans leurs palais et de fréquenter des étrangers avaient dû fléchir devant des intérêts de caste qui se confondaient avec ceux de l’ordre social menacé par les idées nouvelles. Aussi jamais Venise n’avait été plus gaie; jamais ses casini, ses théâtres, ses canaux et la place Saint-Marc, n’avaient retenti d’acclamations plus bruyantes, n’avaient caché de voluptés plus exquises et de rêves plus enivrants. Lorsque Beata et Lorenzo, dans la gondole du sénateur, qui les admettait tous deux en sa présence, comme s’il eût voulu fêter l’avénement du chevalier Sarti dans les hautes sphères de la vie sociale, descendaient le Grand-Canal par une nuit éclatante, suivis de barques chargées de musiciens dont les rhythmes, les mélodies et les joyeux accords s’exhalaient dans l’espace et les sinuosités voisines, il n’est pas de parole humaine qui pût exprimer la béatitude qu’ils éprouvaient. Lorenzo ne pouvait détourner ses yeux de ceux de Beata, dont le noble maintien était plus expansif désormais, et laissait entrevoir au fond de son âme, ainsi que dans une source pure, l’amour s’épanouissant comme une fleur d’espérance. O jeunesse, amour qui en féconde les nobles instincts, poésie qui s’en dégage et monte à l’esprit comme une essence généreuse, vous êtes la triple manifestation d’une seule et même vérité, le principe de toute inspiration et de toute grandeur morale! Heureux celui qui n’a point oublié les rêves de l’âge d’or! mille fois heureux l’homme qui, sous des cheveux blanchis, entend encore vibrer au fond de son cœur la voix d’un premier amour! Le chevalier Sarti sera toute sa vie un grand et sérieux enfant, et lorsqu’il rencontrera[317] sur sa route douloureuse cette femme qu’il nomme Frédérique, il croira se réveiller d’un long sommeil et voir se relever devant lui l’image des jours fortunés!
Le sénateur Zeno, qui ne s’occupait jamais de ce qui se passait dans l’intérieur de son palais, et qui laissait à Beata une entière liberté dans l’ordonnance de ses plaisirs domestiques, manifesta la volonté de donner un grand dîner pour lequel il fixa lui-même la liste des invités. Les Grimani, les Dolfin, les Badoer, les Mocenigo et les divers membres de sa propre famille, au nombre de soixante personnes, furent réunis dans une magnifique salle à manger qui était, après la bibliothèque, la pièce la plus remarquable du palais. Dessinée dans le goût somptueux de la Renaissance, elle était si spacieuse, qu’elle aurait pu contenir aisément deux cents convives. Des crédences sculptées avec un art infini, remplies d’argenterie, de vaisselle, des porcelaines et des cristaux les plus rares, formaient quatre grands panneaux d’une élévation moyenne, au-dessus desquels étaient rangés un grand nombre de portraits de famille. Celui du doge Renier Zeno, qui avait régné de 1252 à 1268, et sous le gouvernement duquel fut construit le premier pont du Rialto, qui était d’abord en bois, occupait la place d’honneur. On l’attribuait à Jean Bellini, qui l’aurait peint d’après une esquisse remontant au XIIIe siècle. C’était une figure longue, osseuse et froide, d’une expression noble et sévère, justifiant le jugement porté par l’histoire sur ce prince qui vit éclater la première guerre des Vénitiens contre les Génois: Uomo molto accorto e esercitato nei maneggi della republica (homme avisé et très-entendu dans le gouvernement de la république). Sur le panneau opposé, en face du doge,[318] était le portrait de Charles Zeno, le héros de la famille, l’un des personnages les plus curieux de l’histoire de Venise, qui sauva la république, en 1380, contre les Génois, qui assiégeaient Chiozza. Venaient ensuite des procurateurs, plusieurs ambassadeurs, le portrait de ce cardinal Zeno dont le tombeau occupe une chapelle particulière dans la basilique Saint-Marc, et celui de plusieurs femmes, parmi lesquelles on remarquait la mère de Beata, d’une beauté frappante.
Lorenzo fut présenté à la compagnie par le sénateur, et chacun s’empressa d’accueillir le chevalier Sarti comme un membre de la famille Zeno, et comme un égal dans cette minorité choisie de la société européenne. Il y avait parmi les convives quatre émigrés français: un marquis de La Rochenoire, de la province du Vivarais, homme fier et tout imbu des préjugés de sa caste; le comte de Narbal, esprit éclairé et sage qui ne partageait aucune des illusions de ses compagnons d’infortune, et qui subissait, en gémissant, un exil qu’il s’était imposé par devoir; le baron de Laporte, d’un caractère aimable et futile, effleurant toutes choses sans pouvoir se fixer sur rien, aimant les arts et la petite littérature de son temps; enfin le vicomte de Toussaint, jeune homme d’un ridicule parfait, ignorant et hâbleur, bravache et poltron, qui, après s’être avisé de tournoyer autour de Beata, avait été renvoyé par un regard foudroyant à son blason, aussi équivoque que ses mœurs. Dans ce dîner, où la magnificence du service répondait aux habitudes fastueuses et hospitalières de la noblesse vénitienne, dont Marco Zeno avait tant à cœur de conserver les traditions, la conversation, d’abord languissante et gênée à cause de la présence des émigrés français, finit par se fixer sur un incident du jour[319] qui préoccupait tous les esprits. La maison de l’ambassadeur de Venise à Paris, Alviso Pisani, venait d’être envahie par le peuple. L’ambassadeur avait reçu de la république l’ordre de quitter la France et de se rendre en Angleterre sans bruit et sans protestations, pour ne pas rompre les relations diplomatiques des deux pays.
«C’est une lâcheté, dit François Pesaro qui était au nombre des convives, et dont la tête forte et le visage anguleux révélaient la ténacité du caractère. Ce n’est point ainsi que se seraient conduits nos pères avec un peuple de gueux, de malcalzoni.
—Nos pères étaient forts et nous sommes faibles, répondit Antonio Cappello, dont la sagacité avait si bien apprécié la révolution de 1789, qu’il avait vue commencer à Paris, où il était ambassadeur de Venise. Sa figure fine et triste trahissait les appréhensions de son âme sur le sort de son pays.
—Nous sommes faibles parce que nous sommes irrésolus, répondit le père du chevalier Grimani, qui partageait les opinions de Marco Zeno sur la politique intérieure de la république. Le gouvernement de la seigneurie veut appliquer à une situation nouvelle des principes de prudence qui ne tromperont personne, et qui ont pu avoir leur efficacité lorsque les puissances de l’Europe se reconnaissaient solidaires d’une civilisation commune qui formait la base de leurs alliances. Ce qui se passe en France, les troubles qui agitent ce pays, les questions qu’on y soulève, les hommes audacieux qui s’y produisent et dont les noms étaient complétement ignorés il y a quelques années, tout cela me donne à penser que nous sommes à la veille d’immenses dangers qu’on ne surmontera qu’avec du courage et de grands sacrifices.
—Tranquillisez-vous, excellence, s’écria le marquis de La Rochenoire d’un ton superbe, nous irons bientôt châtier les rebelles et rétablir la monarchie sur ses bases séculaires. Nous sauverons le roi malgré lui, nous remettrons le faible Louis XVI en possession de toute l’autorité que lui ont transmise ses aïeux, et dont il s’est laissé dépouiller.
—Je le désire plus que je n’ose l’espérer, répliqua le comte de Narbal d’une voix calme. Je crois, monsieur le marquis, que vous vous faites illusion sur l’état de notre pays, et que, pussiez-vous réussir par la force à replacer la monarchie française sur ses vieux fondements, vous auriez encore à lutter contre les idées qui en ont amené la chute.
—Mais ces idées sont l’œuvre des Jacobins, répondit le marquis avec emportement. En chassant à coups de cravache ce ramassis de clubistes et d’écrivassiers impudents, la noblesse reprendra la place qui lui appartient dans l’État, dont elle est le plus ferme appui.
—Le marquis a raison, dit le vicomte de Toussaint de sa petite voix de fausset aigre, organe aussi frêle que son esprit; il faut traiter ces coquins comme Louis XIV a traité ces messieurs de la religion prétendue réformée. La noblesse française, qui est la plus illustre du monde, car elle a donné des rois à une partie de l’Europe et même à Venise, si je ne me trompe, rentrera l’épée à la main dans ce grand et beau pays de France qu’elle a conquis jadis par son courage.»
Un moment de silence suivit cette estocade du jeune émigré, qui fit sourire les nobles convives et mit fort mal à l’aise le comte de Narbal.
«Monsieur le vicomte voudrait-il nous dire dans quelle histoire particulière il a trouvé que la république[321] de Venise avait eu besoin de demander à la France des chefs pour la gouverner? dit le savant Mocenigo avec une feinte bonhomie qui cachait autant de finesse que de vrai savoir. Nous étions convaincus jusqu’ici par nos annales que Venise, encore au berceau de sa grandeur, sut résister aussi bien à la domination de Charlemagne qu’à celle de son fils Pépin, roi des Lombards, dont elle repoussa les attaques et incendia la flotte, au commencement du IXe siècle. Monsieur le vicomte a interverti les rôles: il a sans doute voulu dire que la république de Venise, qui est le premier corps politique formé en Europe depuis la chute de l’empire romain, a presque toujours eu de bonnes relations avec la couronne de France. Notre politique, qui n’a jamais été, comme chez vous, un caprice de prince, mais le fruit de la sagesse et de la nature des choses, nous a fait souvent rechercher l’alliance de la France, et quelquefois aussi nous a imposé le devoir de combattre son ambition. Puisque l’histoire vous est si familière, continua Mocenigo avec cette ironie froide et polie qui caractérisait la plupart des grands seigneurs vénitiens, vous devez avoir lu dans Villehardouin, votre premier historien, comment, sans le concours de notre marine, les puissants barons de France n’auraient pas entrepris la conquête de Constantinople, qu’ils n’ont pas su garder. Un autre de vos historiens, Philippe de Commines, a dû vous apprendre également que le gouvernement de Venise, dont il parle avec une admiration intelligente, n’avait pas voulu se laisser entraîner à la remorque d’un roi aussi aventureux que votre Charles VIII. Enfin, monsieur le vicomte, si Venise a consenti à donner une de ses filles à un membre de la maison de Lusignan, comme elle a sanctionné plus tard l’alliance de Bianca[322] Cappello avec le grand-duc de Toscane; si elle a reçu avec éclat le roi de France Henri III, dont elle a inscrit le nom sur son livre d’or; si elle a échappé à la ligue de Cambrai, formée contre elle par le roi Louis XII, donné des marques de sa munificence à Louis XIV en lui envoyant un des meilleurs tableaux de Paul Véronèse[47]; si enfin elle a tout récemment accueilli un des descendants fugitifs de ce prince, vous m’accorderez que ce sont là des actes politiques d’une puissance qui a toujours été maîtresse de sa destinée, et qui n’a jamais trouvé chez la France qu’ingratitude et souvent même hostilité, pour prix d’une pareille conduite. Un de nos ambassadeurs près du roi de France Henri II, Giovanni Soranzo, terminait une de ses dépêches par ces paroles dont les événements qui s’accomplissent aujourd’hui dans votre patrie, monsieur le vicomte, justifient la justesse: È il proprio del Francese il pensar poco.
—Vous êtes cruel, monsieur, et vous profitez de vos avantages en politique plus habile que généreux, dit le comte de Narbal en souriant. Toutefois permettez-moi de vous dire que ce qui se passe actuellement dans mon pays est bien moins une révolution locale, comme celles qui ont eu lieu depuis l’origine de la monarchie, qu’une évolution de l’esprit humain qui pourrait bien intéresser toutes les puissances de l’Europe. Ce n’est ni Voltaire ni Rousseau, comme le croient tant d’imbéciles, qui ont amené la crise formidable où nous sommes engagés, et dont je n’espère pas voir la fin. Ces deux grands philosophes n’ont été que les instruments du destin, ou, si vous aimez mieux, de la logique des idées. N’est-ce pas ainsi que, dans les arts et dans les lettres, lorsqu’une[323] révolution est imminente dans les goûts du public, il se présente toujours un grand artiste pour l’accomplir?
—C’est parfait, s’écria l’abbé Zamaria, et cela est vrai surtout de l’art musical, dont l’histoire de Venise offre plus d’un exemple.
—Est-ce que Venise possède une musique particulière? dit M. de Laporte en s’adressant à l’abbé Zamaria.
—Comment, si Venise possède une musique particulière! répondit l’abbé avec étonnement. Je pourrais vous répondre comme ce prêtre égyptien à je ne sais plus quel philosophe grec: «Vous autres Français, vous êtes toujours jeunes, parce que vous ignorez tout ce qui se passe hors de votre pays et de votre génération. Vivant au jour le jour, tout vous étonne, tout zéphyr vous agite.» Sans vouloir vous rappeler que les poëtes, les peintres et les architectes italiens ont été vos instituteurs, qu’il me suffise de vous apprendre que les premiers opéras italiens qui ont été représentés à la cour de France pendant la minorité de Louis XIV étaient d’un compositeur vénitien, François Cavalli, dont vous pouvez voir le tombeau dans l’église de San Geminiano, où se trouve aussi celui de Lotti.
—Je vous demande, monsieur l’abbé, répliqua M. de Laporte, qui était après tout un homme d’esprit, si la musique vénitienne se distingue fortement de la musique italienne proprement dite.
—Ah! ceci est différent, répondit l’abbé. La question est même très-subtile, et ce n’est pas la première fois qu’on me l’adresse. Pour y répondre convenablement, il me faudrait entrer dans des détails qui seraient ici hors de propos. Ce que je puis vous affirmer, c’est que[324] le génie vénitien n’a pas plus failli à l’art musical qu’à aucune manifestation du beau.
—Il serait cependant intéressant de connaître, dit Girolamo Dolfin, dilettante distingué, en quoi nos illustres compositeurs Galuppi, Marcello, Lotti, Caldara et Cavalli, se distinguent des autres musiciens de l’Italie, et surtout des maîtres de l’école napolitaine.
—Signor Girolamo, répondit l’abbé, le sujet est plus difficile à traiter que vous ne le supposez. On ne peut parler convenablement de la musique vénitienne sans toucher à l’histoire fort embrouillée de la musique moderne.
—Si cela intéresse la gloire de notre pays, dit le sénateur Zeno, nous t’écouterions avec plaisir.
—On ne sait presque rien d’un art qu’a illustré Benedetto Marcello, remarqua le chevalier Grimani.
—Si Vos Excellences le désirent, répondit l’abbé, j’essayerai de fixer quelques idées; mais j’avertis la noble compagnie que, pour raconter les vicissitudes de l’art musical à Venise, qui ne sont pas sans avoir beaucoup d’analogie avec celles qu’a subies notre école de peinture, et qui se rattachent plus qu’on ne croit aux péripéties de la civilisation italienne, j’ai besoin de quelques jours de recueillement et de beaucoup d’indulgence.
—Nous t’accordons tout ce que tu demandes, répondit le père de Beata. Je ne suis pas fâché que tu prouves devant ces nobles étrangers qu’aucune branche des connaissances humaines n’a été négligée dans notre patrie.
—Oh! ce sera charmant, dit la belle Badoer, et je retiens ma place d’avance.
—Nous la retenons tous,» répondit le comte de Narbal.
Le dîner s’acheva au milieu d’une causerie bruyante, traversée de courants divers qui laissaient à chaque convive la liberté de choisir l’interlocuteur préféré. Lorenzo, qui se trouvait à côté du comte de Narbal, se sentit attiré vers cet esprit sage et ferme qui, avec plus d’expérience que ne pouvait en avoir le jeune Vénitien, avait exprimé des sentiments politiques assez en accord avec les aspirations de ce caractère passionné, dont l’amour enchaînait les instincts.
Le bruit se répandit bientôt à Venise qu’une brillante conversazione devait avoir lieu au palais Zeno. On disait que l’abbé Zamaria, provoqué par les railleries de quelques émigrés français, avait pris l’engagement de prouver que Venise avait eu des institutions musicales qui ne le cédaient en rien à celles des autres États de l’Italie. L’esprit et le savoir de l’abbé, la nature du sujet qu’il avait à traiter, excitèrent au plus haut degré la curiosité publique. Tout le monde voulut assister à une réunion qui avait pour objet de glorifier le sentiment national, d’autant plus vivace qu’on avait conscience de la situation périlleuse où se trouvait la république. Les invitations furent très-nombreuses, et jamais on ne vit dans un palais de Venise une réunion plus imposante, composée d’éléments aussi divers. Indépendamment des convives qui avaient inspiré l’idée de cette fête, on y avait admis tous les étrangers de distinction, les familles illustres, les poëtes, les savants, les artistes et les beaux esprits qui remplissaient alors cette ville, centre lumineux des plus étourdissantes folies. Bertoni, Furlanetto, l’abbé Sabbattini, maître de chapelle à Saint-Antoine de Padoue, où il avait succédé au P. Valotti; Guadagni, Pacchiarotti s’y trouvaient, ainsi que Canova, Gritti, Buratti, Gozzi, et Alfieri, arrivé à Venise depuis quelques[326] jours. La Vicentina avait trouvé le moyen de se faire inviter aussi par l’abbé Zamaria avec Grotto et Zustiniani. Le départ de Lorenzo fut retardé et remis après la fête, qui semblait avoir été organisée tout exprès pour mettre le comble à la félicité des deux amants.
LA MUSIQUE DE VENISE.
Rien n’était changé dans la situation des deux amants. Depuis que le sénateur Zeno avait reconnu Lorenzo comme un membre de sa propre famille, sans trop spécifier le caractère de cette adoption inattendue, le chevalier Sarti était devenu aux yeux de tout le monde une sorte de personnage qui n’en était encore qu’aux premières faveurs de sa fortune. Aussi Lorenzo et Beata se voyaient-ils presque sans contrainte, et savouraient ces délices de l’espérance, qui valent souvent mieux que la possession du bonheur entrevu. Sans avoir échangé entre eux aucune parole significative, ils s’entendaient et n’osaient interrompre ce silence éloquent qu’impose le véritable amour. La veille du jour où devait avoir lieu la grande réunion qui forme le sujet de ce chapitre, Beata et Lorenzo avaient dîné ensemble chez les Grimani avec Hélène Badoer. Le soir, ils allèrent au théâtre San-Samuel avec le sénateur Zeno et le chevalier Grimani. On donnait une de ces pièces de la vieille comédie italienne, où l’imagination féerique de l’Orient se combinait avec la peinture des sentiments. Ce genre tout particulier, dans lequel l’improvisation du comédien[328] joue un rôle non moins important que celle du virtuose dans les opéras italiens de la même époque, avait résisté à la réforme de Goldoni, et conservait toujours un grand attrait pour le public vénitien. La pièce était intitulée: Lesbina o la Principessa innamorata, «Lesbine ou la princesse amoureuse,» et la scène se passait dans un temps et dans un pays inconnus des historiens et des géographes. C’était l’œuvre d’un imitateur de Charles Gozzi, dont les fiabe charmantes étaient aussi puisées à la grande source des légendes populaires. Lesbina, fille unique d’un roi puissant, s’était éprise d’amour pour Leandro, chevalier accompli, mais pauvre, qui servait dans les gardes de son père. Lorsque les gardes du roi Pamphile, précédés de joyeuses fanfares, passaient à l’heure de midi devant le palais, la princesse était toujours accoudée au balcon de marbre pour voir Leandro, dont le bel uniforme et l’aigrette d’or qui se balançait sur sa tête l’avaient séduite plus encore que sa bravoure éprouvée.
Un jour, Lesbina laissa tomber de son balcon un bouquet des fleurs les plus rares, que Leandro s’empressa de ramasser et de porter à la princesse. Celle-ci détacha une fleur de ce bouquet, et l’offrit au chevalier courtois en lui disant: «Conservez-la en souvenir de moi et de ce jour fortuné, où nos cœurs se sont entendus. Tant que vous resterez fidèle à ce souvenir, la fleur que je vous donne gardera sa fraîcheur, mais elle se flétrira aussitôt que vous m’aurez oubliée, ou que vous changerez de sentiment.» Leandro partit bientôt pour la guerre lointaine. Il vit des cieux nouveaux et des princesses plus jeunes et plus belles que ne l’était Lesbina. Son cœur ambitieux, et fragile aux séductions de la volupté, s’oublia; il fut infidèle, et la fleur perdit son[329] éclat printanier. Lesbina attendait le retour de son cher Leandro. Des mois et des années s’étaient écoulés depuis son départ, sans qu’on eût reçu de ses nouvelles. Toujours accoudée au balcon de marbre, elle plongeait son regard dans l’horizon d’azur, et demandait aux passants d’une voix plaintive: «Ne voyez-vous rien venir? n’apercevez-vous pas au loin, dans un tourbillon lumineux, un beau cavalier portant une aigrette d’or?—Non, non, répondaient les passants: on ne voit que l’espace infini, on n’entend que le bruit du jour qui expire.» Enfin, perdant l’espérance de revoir jamais celui qui avait emporté son cœur, Lesbina dut se résoudre à épouser l’homme que lui avait choisi son père. Le jour des noces arrivé, le palais du roi se remplit de chants joyeux: seule, la princesse Lesbina était triste et taciturne au milieu de la foule empressée; elle regardait autour d’elle, et semblait attendre qu’un inconnu vînt interrompre la fête et empêcher le sacrifice. Le soir, pendant que toute la cour dansait aux sons d’une musique enivrante, Lesbina descendit dans le parc pour y soulager son cœur; elle aperçut, sur un arbre qui était à sa portée, un bel oiseau au plumage d’or qui tenait une fleur toute semblable à celle que Leandro avait emportée à la guerre. Lesbina voulut prendre l’oiseau mystérieux, qui s’enfuit devant elle, et qu’elle poursuivit d’arbre en arbre jusqu’au bout du parc, puis au delà du royaume de son père et jusqu’au bout du monde, qu’elle parcourut ainsi sans s’en apercevoir. Arrivée aux confins de la terre, l’oiseau d’or disparut devant ses yeux. Ne pouvant plus retourner sur ses pas, la princesse continua son voyage douloureux à travers les astres qui remplissent l’immensité des cieux. Frappant à la porte de chaque planète, elle[330] demandait d’une voix pleine d’anxiété: «Avez-vous vu passer un oiseau au plumage d’or, portant une fleur?—Oui, lui répondait-on; mais il s’est envolé vers d’autres climats!» Poussée par la force invincible du sentiment, la princesse traversa les mondes innombrables, faisant la même question et recevant toujours la même réponse: «Il s’est envolé vers d’autres climats!» Elle parvint ainsi jusqu’aux portes du paradis, où l’ange qui en gardait l’entrée lui répondit enfin: «L’oiseau que tu cherches et que tu poursuis, ô belle enfant, n’a jamais existé. C’est une vision, une chimère de ton cœur; mais la foi que tu as eue dans la constance de Leandro, dont l’oiseau mystérieux représente le génie, t’a donné la force de t’élever jusqu’à ce séjour bienheureux, qui seul renferme des fleurs et des amours éternelles.»
Cette légende, entremêlée de lazzis populaires, traversée par les quatre masques de la comédie italienne, renfermait des scènes intéressantes qui avaient affecté Beata. Elle revint toute triste au palais, et c’est l’âme remplie de douloureux pressentiments, que la fille du sénateur assista à la grande soirée qui précéda le départ de Lorenzo, et où l’abbé Zamaria va raconter les vicissitudes de la musique de Venise.
De toutes les villes qui se sont élevées dans le monde par la volonté d’un conquérant ou par un caprice de la fortune, Venise est la plus extraordinaire. Née comme une fleur sur des rochers déserts, au fond d’un golfe tout rempli de souvenirs mythologiques, elle s’y est développée sous la double influence de la nécessité et d’un rayon de la civilisation grecque, qui s’était fixée sur ces rivages hospitaliers. Après avoir lutté contre les premières difficultés, après avoir hésité pendant quatre[331] cents ans sur le choix du lieu qui devait être le siége définitif de la colonie naissante, abandonnant tour à tour Héraclée et Malamocco, dont on avait reconnu les inconvénients, la république vit son neuvième doge, Ange Partecipatio, fixer les destinées de Venise sur un groupe de soixante petites îles, et faire construire, en 810, sur la plus grande de toutes, le Rialto, un palais princier au même emplacement qu’il occupe aujourd’hui. Telle fut l’origine modeste de cette ville merveilleuse dont la grandeur inespérée s’explique par la fatalité des circonstances qui la condamnaient à subjuguer ses voisins pour sauvegarder son indépendance. Aussi, dès la fin du Xe siècle, Venise avait purgé l’Adriatique des pirates qui l’infestaient, conquis la Dalmatie, et pris possession de ce golfe qui lui appartenait par le droit que donne la force qui protége et civilise. Au XIe siècle, elle suivit le grand mouvement des croisades, comme une puissance politique qui se sert des sentiments religieux sans s’y abandonner entièrement; elle établit des comptoirs dans tout l’Orient, et prit une bonne part des dépouilles de l’empire grec. Forte alors de ses colonies lointaines, de ses richesses et de ses institutions, qui avaient suivi les transformations de sa fortune, la république tourna son ambition vers la terre ferme, et devint à la fin du XIVe siècle un des premiers États de l’Italie. Se mêlant aux intérêts compliqués de la Péninsule, elle sut résister à la papauté, dont elle repoussa toujours les prétentions temporelles, combina des alliances avec les grandes puissances de l’Europe qui se disputaient la possession de ce beau pays, servit de barrière à la chrétienté contre la barbarie des Turcs, gagna la bataille de Lépante, et atteignit un si haut degré de prospérité matérielle et de grandeur morale, qu’elle excita l’admiration[332] des plus nobles esprits et la jalousie des puissances rivales, dont Machiavel s’est fait l’interprète[48]. Il ne fallut rien moins qu’une révolution dans es connaissances de l’esprit humain, la découverte du cap de Bonne-Espérance et celle d’un monde nouveau, pour affaiblir cette fière république de patriciens, qu’une autre révolution plus formidable encore, celle de 1789, devait effacer de la liste des nations. Entre ces deux époques, dont l’une ouvre l’ère de la Renaissance et l’autre ferme le XVIIIe siècle, il s’écoule quatre cents ans, pendant lesquels Venise, sans se faire illusion sur la gravité des événements qui changent l’économie de l’Europe[49], déploie toutes les magnificences de son génie industrieux, cache sa décadence politique et commerciale sous un luxe de fêtes et de chefs-d’œuvre incomparables, et se meurt lentement, le sourire sur les lèvres, pour nous servir du mot de Salvien sur l’empire romain: Moritur et ridet.
Deux influences se font remarquer dans la civilisation de Venise et partagent son histoire en deux grandes époques, qui lui donnent une physionomie particulière: l’influence de l’Orient, avec lequel elle se trouve tout d’abord en contact et qui se prolonge jusqu’au XIVe siècle, alors qu’elle devient une puissance territoriale; celle de l’Occident, dont l’esprit et le goût la pénètrent sensiblement du XVe au XVIIe siècle, et produisent l’âge d’or qu’on appelle la Renaissance. Touchant à la Grèce par sa position géographique, Venise lui emprunte sa légende[333] héroïque, et se rattache à son passé glorieux par la poésie, par la religion, par l’art, la science et les intérêts. Non-seulement les monuments publics, tels que la basilique de Saint-Marc, le palais ducal et ceux de plusieurs grandes familles qui ont été construits avant le XVe siècle, témoignent de la prépondérance du goût oriental aussi bien dans le style de l’ensemble que dans les détails de l’ornementation; les institutions, les mœurs, les costumes, et jusqu’à la langue, prouvent encore que Venise est fille de la Grèce antique et chrétienne, dont elle s’est approprié les dépouilles et le génie[50]. Dès le VIe siècle, une colonie d’artistes grecs viennent orner de mosaïques les églises de Grado et de Torcello; une autre colonie, plus nombreuse, est appelée à la fin du XIe siècle par le doge Selva pour embellir l’église qui avait été élevée à la fin du IXe siècle au patron de la république, d’après un décret qui ordonnait de bâtir un temple qui n’eût pas son pareil au monde, un tempio senza uguale al mondo. La conquête de Constantinople par les croisés en 1204, la prise de cette même ville par les Turcs en 1453, la possession de la Morée, l’acquisition de l’île de Chypre, ont maintenu entre la Grèce et la reine de l’Adriatique une filiation historique, intellectuelle et morale, que Venise se plaisait à faire remonter jusqu’à la grande catastrophe des temps héroïques, la chute de Troie[51].
En fixant le siége de sa puissance politique en Italie, le christianisme n’avait jamais pu en extirper compléte[334] l’esprit de la civilisation qu’il venait de renverser. La langue latine, en devenant pour la seconde fois la langue catholique par excellence, avait perpétué au sein de l’Église les souvenirs, les arts et presque tous les éléments du vieux monde qu’on avait détruit. Les peuples du Nord qui s’établirent successivement sur ce sol fatigué par tant de vicissitudes historiques subirent l’ascendant moral des vaincus, et, loin de vouloir transformer à leur image le pays qu’ils avaient conquis, ils se firent les conservateurs jaloux des débris de l’empire romain. Telle fut la mission de Théodoric, et surtout de Charlemagne, qui essaya naïvement de reconstituer l’empire des Césars au sein du catholicisme. Aussi le moyen âge n’eut-il pas en Italie ce caractère étrange de brusque solution avec le passé qu’il offrit dans le reste de l’Europe. La société nouvelle ne rompit jamais ouvertement avec le paganisme, dont elle s’était approprié les traditions sans en méconnaître le bienfait. Les deux plus grands génies de l’Italie catholique, saint Thomas d’Aquin et Dante, expriment admirablement cette alliance des deux civilisations, dont l’une se reconnaît fille de l’autre. Si le maître de la scolastique s’appuie de l’autorité d’Aristote pour éclaircir les mystères de la foi, Dante n’ose s’aventurer dans la cité nouvelle sans être guidé par le doux Virgile:
Che spande di parlar si largo fiume.
Quatre grands événements qui se succèdent dans l’espace de cinquante ans marquent la fin de ce moyen âge ténébreux, caliginoso, comme le qualifie un poëte du temps, et préparent l’éclosion de la Renaissance, dont le nom indique si bien le caractère. L’invention de l’imprimerie en 1450, qui arme l’esprit humain du levier[335] que rêvait Archimède; la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, qui répand en Europe les débris féconds de la civilisation grecque; la découverte de l’Amérique en 1492, qui recule les limites de l’univers, et la réforme de Luther en 1517, qui introduit pour la seconde fois dans le monde catholique romain le principe de liberté qui finira par le dévorer; ces événements, qui semblent indépendants les uns des autres, sont la révélation d’un besoin de curiosité qui travaille les générations nouvelles, et que l’autorité ne peut plus satisfaire.
Le mouvement de la Renaissance, qui commence en Italie au XVe siècle et se prolonge jusqu’à la fin du XVIe, se caractérise par deux tendances opposées, qui ont pour résultat l’émancipation de l’esprit humain et le réveil de la société séculière. Si dans les arts et dans les lettres on s’efforce d’imiter l’antiquité, dont on a retrouvé les chefs-d’œuvre immortels, et de ressaisir les traditions d’un idéal qu’on ne dépassera pas, dans les sciences et dans la philosophie, qui les résume toutes, on secoue le joug du passé, on repousse l’autorité de Platon, d’Aristote, et celle de la scolastique, pour se livrer à l’étude de la nature. On vit alors un spectacle unique. Un souffle de vie nouvelle circule dans le monde et transforme, comme par enchantement, la vieille société féodale. Les murs cyclopéens et les donjons du moyen âge s’écroulent sous le marteau des démolisseurs, les villes changent d’aspect et deviennent aussi riantes qu’elles avaient été étroites et sombres. Les formes maigres, confuses et pointues de l’architecture barbare se dénouent en lignes harmonieuses, et les temples gothiques, qui semblaient n’avoir été construits que pour y invoquer la mort, et où la lumière ne pénétrait qu’à regret comme[336] la joie dans le cœur des pénitents, font place à des églises spacieuses et sereines, où la prière circule librement et s’exhale comme un encens de poésie pour bénir et glorifier la Providence, qui a comblé l’homme de bienfaits. Les images traditionnelles des personnages divins, où l’inexpérience de l’ouvrier a été qualifiée de pieuse naïveté, dépouillent leurs formes béates et niaises pour revêtir, sous la main de l’artiste inspiré, celles de la belle humanité, transfigurée par un goût et un sentiment supérieurs. Les statues endormies depuis si longtemps dans leurs froides niches se réveillent, elles ouvrent enfin les yeux à la lumière, elles se remuent, elles respirent, et le symbole muet et sourd de la tradition devient un être vivant qui nous voit, nous entend, s’intéresse à nos joies et à nos misères. Des palais magnifiques, des costumes somptueux, le culte du plaisir et de la jeunesse, des spectacles nouveaux, la grâce du langage et des manières, le goût de la sociabilité élégante, l’art pénétrant partout et donnant à toutes choses le mouvement et la vie, tels furent les premiers résultats de ce grand réveil de la fantaisie humaine. L’antiquité fut évoquée, les divinités charmantes du polythéisme retrouvèrent de nombreux adorateurs, et, joyeuses de cette restauration inespérée de leur empire, elles descendirent sur la terre pour se mêler à ces brigate de poëtes, d’artistes et de beaux esprits, qui allaient chantant par les carrefours et au penchant des collines le plaisir de vivre et les belles passions du cœur humain. Les femmes, qui sont toujours la manifestation la plus vraie de la sociabilité d’une époque, secouèrent les cendres de la pénitence, brisèrent l’enveloppe austère dont les avait entourées l’ascétisme du moyen âge, et, sortant de leurs alvéoles monastiques, elles se mirent à voleter[337] sur la terre fleurie, à cultiver les arts, les lettres et même les sciences les plus abstraites, comme pour donner un témoignage irrécusable de leurs aptitudes diverses et de leur droit à l’émancipation[52]. Il n’est pas jusqu’aux courtisanes qui n’aient reçu le pardon de l’Église pour avoir mêlé aux philtres de la séduction l’amour de la poésie[53]. Dans une édition de canzoni à ballo, publiée à Florence en 1568, on voyait une gravure en bois qui représentait douze femmes dansant et chantant devant le palais des Médicis. On ne saurait mieux peindre cette résurrection à la vie séculière qui caractérise la Renaissance, et qui faisait dire à un contemporain, l’Allemand Ulrich de Hütten, ébloui d’un tel spectacle: «O siècle! les études fleurissent, les esprits se réveillent; c’est une joie que de vivre!»
Oui, ce devait être une joie que de vivre au milieu de cette foule de grands hommes qui remplissaient l’Italie des miracles de leur génie, d’être le contemporain de Léonard de Vinci, de Raphaël, de Michel-Ange, du Corrége, de l’Arioste, du Tasse, de Machiavel, de Laurent de Médicis, de Léon X, de voir s’élever Santa Maria dei Fiori à Florence, Saint-Pierre à Rome, d’admirer pour la première fois la Transfiguration, le Jugement dernier, le Moïse, la Cène de Léonard, l’Orlando innamorato, la Jérusalem délivrée, et toutes ces merveilles d’une civilisation[338] où le goût et les formes plastiques de l’antiquité s’allient au spiritualisme chrétien. Dans ce concert magnifique de la vie nouvelle, pendant que les architectes, les peintres, les sculpteurs et les poëtes s’inspiraient à la fois des monuments du passé, dont ils imitaient les beautés éternelles, et de l’étude de la nature, les philosophes, tels que Telesio, Giordano Bruno, Campanella, rompaient avec l’autorité, imaginaient des cités idéales, des utopies divines, et préparaient l’avénement des Képler, des Newton, des Galilée, de Bacon et de Descartes, ces maîtres de la science positive qui gouverne aujourd’hui le monde.
Arrivée plus tard que les autres puissances de l’Italie sur ce champ de bataille de la civilisation nouvelle, Venise, qui avait été bénie par Pétrarque et consacrée reine de l’esprit par le cardinal Bessarion, qui lui légua aussi ses manuscrits en 1468, Venise, au milieu d’une ligue périlleuse, celle de Cambrai, qui faillit compromettre son existence politique, se fit une large place au soleil de la Renaissance et y développa les propriétés de son génie. Tous ces palais magnifiques qui ornent les deux rives du Grand-Canal s’élevèrent alors par enchantement sous la main de ses grands architectes, Palladio, Sanmicheli, Scamozzi, Antonio Daponte, fra Giocondo, et furent ornés de chefs-d’œuvre par les Belin, qui donnent la main à l’école byzantine, par Giorgione, Titien, Tintoretto, Paul Véronèse, coloristes incomparables, peintres de la grâce, de la vie fastueuse et sans douleurs. Glorifiée, transfigurée par ses artistes, ses poëtes, ses philosophes et ses grands hommes d’État, Venise renaît plus charmante et plus belle, et devient un séjour de délices, une merveille de l’histoire, quelque chose qui ressemble à un conte de fée réalisé sur la terre par[339] un peuple qui eut le sens politique des Romains, le goût et l’atticisme qui distinguaient les Grecs.
Écoutons maintenant l’abbé Zamaria, pour savoir quel rôle a joué l’art musical dans la civilisation de Venise et le grand mouvement de la Renaissance.
«Signori, dit-il du haut d’une estrade qu’on avait dressée dans la bibliothèque du palais Zeno, et devant une assemblée où se trouvait tout ce que Venise renfermait alors de personnes illustres et distinguées, savez-vous quel est l’inventeur de la musique? C’est le Créateur du ciel et de la terre, celui qui dit à la mer: Nec plus ultra! qui fit l’homme à son image, et lui imposa la nécessité de vivre au milieu de certains éléments dont le premier de tous est l’air qu’il respire. Cet agent indispensable de la vie est aussi la source de la sonorité, qu’il produit par ses vibrations infinies, comme la lumière qui nous éclaire est l’agent de la couleur. L’acoustique et l’optique sont deux sciences qui ont pour objet l’étude des phénomènes de l’audition et de la vision, unis entre eux par de si nombreuses analogies.
«Dans l’échelle immense des bruits qui remplissent la nature, depuis le murmure des ruisseaux jusqu’à l’éclat de la foudre, l’oreille ne distingue qu’un certain nombre de sons ayant le caractère musical. Un son possède le caractère musical lorsque l’oreille peut en apprécier l’intensité et le classer dans une série où il soit facile de le reconnaître et de ne pas le confondre avec un autre son qui le précède ou le suit. Les savants se sont amusés à soumettre au calcul ces appréciations instinctives de notre organe, et ils ont pu fixer les deux limites extrêmes de l’échelle musicale, le son le plus grave et le plus aigu que nous puissions percevoir distinctement; mais,[340] entre ces deux pôles de l’échelle musicale, soit qu’on remonte du son le plus grave jusqu’au plus aigu, ou qu’on descende du plus aigu jusqu’à celui que produit un tuyau d’orgue de trente-deux pieds, existe-t-il un point d’arrêt qui oriente l’oreille, comme l’œil qui regarde un paysage pour la première fois est forcé de choisir un point de repère pour ne point s’égarer dans la multitude des objets qui le frappent? Oui, sans doute, et cette division de l’étendue sonore, que l’homme n’a pas plus créée qu’il n’a créé les sons et les couleurs, c’est l’octave, portion de l’échelle renfermée entre deux notes dont l’une est la reproduction de l’autre. Cette unité donnée par la nature, dont chaque degré est le produit d’un nombre plus ou moins considérable de vibrations, s’appelle vulgairement la gamme.
«Il se présente ici une question très-importante, qui a préoccupé les théoriciens de tous les temps, et qui reste encore aujourd’hui un sujet de controverse. L’espace parcouru entre un son quelconque de la série musicale et celui qui en reproduit la sensation, cette consonnance de l’octave donnée par la nature, et que l’oreille ne peut franchir sans être forcée de recommencer le même voyage jusqu’à la dernière limite des sons appréciables, la trouve-t-on constituée dans la musique primitive des peuples dont il nous reste des monuments? La réponse n’est pas aussi facile à faire qu’on pourrait le croire d’abord. Non-seulement il est rare de trouver dans la musique primitive des différents peuples l’espace renfermé entre les limites de l’octave parcourue d’un bout à l’autre, de telle manière que l’oreille perçoive et conserve cette unité d’impression que nous appelons le ton ou tonalité, mais les degrés même qui remplissent cet espace infranchissable de l’octave varient souvent et[341] de nombre et de grandeur. Vous avez sans doute entendu dire que les Arabes, les Égyptiens, les Indiens, les Chinois, ne possédaient pas la même série de sons que nous autres peuples européens; qu’ils avaient des intervalles plus petits ou plus grands que ceux que nous admettons dans notre gamme diatonique. Comment expliquer ce fait d’observation, qu’il est difficile de révoquer en doute? Puisque l’homme a toujours été constitué de même, qu’il possède partout les mêmes organes et qu’il vit au milieu des mêmes éléments, il devrait subir les mêmes modifications et exprimer les mêmes sensations. Je le répète, l’homme n’a pas plus créé le son qu’il n’a créé la couleur; notre oreille perçoit la sonorité comme notre œil perçoit la lumière, et les sept couleurs du prisme solaire nous sont données par la nature, comme les sept notes de la gamme qui constituent l’unité de l’octave. D’où vient cependant la variété d’émotions, de systèmes et d’écoles qui nous frappe dans l’histoire des peuples? De la même cause qui a produit la variété des langues, qui toutes peuvent se réduire à un petit nombre de sons radicaux ou primitifs diversement combinés: cette cause, c’est la liberté de l’âme. Nous retrouvons ici ce dualisme de notre nature, composée de corps et d’esprit, de besoins impérieux et d’aspirations infinies, de faiblesse et de grandeur, de providence et de liberté. Nous ne pouvons créer un fétu, et nous transformons le monde à notre image; il nous est impossible de produire un son ni une couleur, mais nous faisons un Raphaël ou un Palestrina, un Titien ou un Marcello.
—Admirablement dit, s’écria le sénateur Zeno; tu es toujours éloquent, cher abbé, quand tu parles de musique.
—Sans vouloir trop insister sur ce phénomène curieux[342] de la variété des échelles musicales, qui toutes peuvent être facilement ramenées au type de notre gamme diatonique, voici comment je m’explique ce fait, qui a si fort embarrassé les historiens de la musique.
«La musique, comme nous la comprenons de nos jours, est un art complexe qui est le résultat de trois éléments: mélodie, rhythme, harmonie. Bien que ces trois éléments soient dans la nature, et qu’ils s’offrent à nous presque simultanément dans une sensation confuse, nous ne les percevons toutefois que l’un après l’autre, et, historiquement parlant, la mélodie est le premier fait qui nous frappe et nous saisit. La mélodie est une succession de sons quelconques qui forment un chant compréhensible à notre oreille. Le rhythme, c’est le mouvement qui traverse nécessairement la mélodie et lui donne un caractère, ce qui a fait dire à Martianus Capella, un compilateur du Ve siècle de notre ère, que la mélodie c’est la femme, et le rhythme l’homme qui la féconde. L’harmonie résulte de plusieurs sons entendus ensemble, et qui produisent ce que nous appelons un accord. Comme succession mélodique, il peut exister un nombre plus ou moins grand de combinaisons provenant d’un caprice de l’oreille, d’une nuance de sentiment, ou d’une flexion particulière de l’organe dans un milieu donné; mais aussitôt que l’harmonie intervient à l’état d’accords non pas isolés, mais enchaînés l’un à l’autre par l’affinité des sons qu’ils renferment et qui s’appellent, selon la belle expression d’un Père de l’Église, cette harmonie impose à la série mélodique un ordre nécessaire qui, de modification en modification, la ramène au type de notre gamme diatonique. Voilà en quelques mots l’histoire de la musique, dont la période de première maturité se caractérise par[343] la formation de la gamme dans les limites de l’octave et sous la pression de l’harmonie, qui lui impose ses lois de régularité. Les différentes échelles musicales ne seraient alors que des formes mélodiques plus ou moins originales ou ingénieuses, des espèces de dialectes remplis de nuances, d’exceptions et de subtilités, qui finissent par disparaître devant la langue régulière qui les absorbe dans son unité savante, comme la langue toscane s’est formée des différents dialectes qui se parlaient en Italie, et dont elle a dû repousser les nombreux idiotismes. Cette opération mystérieuse de l’instinct, qui va de la sensation confuse et complexe à la multiplicité des aperçus pour aboutir à l’unité savante, c’est la loi de notre développement intellectuel qui se manifeste dans toutes nos connaissances, et surtout dans la formation des langues littéraires.
«Aussi n’est-ce pas sans raison que j’ai comparé les différentes échelles musicales qui ont pu exister, ou qui existent encore chez des peuples restés en dehors de notre civilisation, aux dialectes nombreux qui précèdent la formation d’une langue littéraire. Rousseau, qui a remarqué cette analogie, n’en a pas compris toutes les conséquences. C’est un fait historique parfaitement démontré, qu’une langue est d’autant plus compliquée, remplie d’exceptions, de raffinements et de subtilités grammaticales, qu’elle est près de sa source et loin de ce degré de perfectionnement où elle arrive par les efforts du temps, du peuple surtout, qui simplifie tout ce qu’il touche, et des grands écrivains, qui la fixent par des chefs-d’œuvre. La même différence existe entre deux langues parlées par deux peuples qui n’ont pas le même degré de culture: la plus ingénieuse et la plus riche en combinaisons grammaticales sera celle qui[344] n’a pas encore atteint son entier développement. Prenons pour exemple les langues modernes qui sont nées de l’altération de la langue latine, c’est-à-dire l’italien, le français et l’espagnol. A partir des VIIIe et IXe siècles, nous voyons l’instinct des peuples nouveaux, mélanges de barbares et de Romains abâtardis, se débarrasser peu à peu des formes savantes de la langue souveraine, repousser les cas, tronquer les mots, raccourcir les phrases, altérer les rhythmes et la prosodie, dépouiller ce luxe et cette magnificence de la langue de Cicéron, que le génie pratique d’Auguste avait déjà condamnés, pour se créer un instrument plus simple et mieux adapté aux besoins d’intelligences plus nombreuses et moins cultivées. De cette première transformation, accomplie vers le XIe siècle, sont nés les dialectes romans, qui ne sont pas encore les langues modernes, et qui occupent, dans ce travail de décomposition et de reconstitution, un point d’arrêt d’une grande importance dans l’histoire. Ces dialectes, dont le plus remarquable fut celui qu’on parlait dans le midi de la France, et qu’on appelle la langue provençale, ces dialectes, qui étaient le produit de l’instinct populaire et une simplification de la langue latine, sont plus compliqués et plus remplis d’artifices que les langues modernes arrivées à leur complet épanouissement. Le même phénomène s’est également produit dans la civilisation particulière de chaque peuple, dont la langue littéraire est le résultat d’un long travail d’épuration entre les différents dialectes qui l’ont précédée, et qu’elle n’a pu s’assimiler qu’en les simplifiant. Tel est encore une fois le procédé de l’esprit humain dans la formation des langues, qui semblent perdre en variété de formes et de modes ce qu’elles gagnent en clarté, et[345] ne devenir un instrument de l’idée générale qu’aux dépens de l’imagination, dont elles réfléchissent d’abord les aperçus divers et l’enchantement matinal.
—Monsieur l’abbé, interrompit le comte de Narbal avec une parfaite courtoisie, voulez-vous me permettre d’appuyer vos savantes considérations d’un exemple tiré de l’histoire de mon pays, qui prouvera combien vous avez pénétré avant dans la nature des choses? La langue française du XVIe siècle, de cette grande époque d’individualités puissantes, de discordes civiles et de rénovation sociale, où la monarchie eut tant de peine à triompher des nombreux intérêts et des passions anarchiques de la féodalité, cette langue naïve et piquante, pleine de séve, de courants, d’idiotismes et de tours ingénieux, qui tient encore au patois par des racines vivaces, perdra sans doute quelque chose de sa grâce enfantine, de sa verdeur et de sa liberté d’allures en devenant, sous le règne de Louis XIV, l’instrument d’une civilisation plus régulière. Comme la société dont elle exprimait les tendances et les aspirations confuses, la langue de Marot et de Rabelais, de Montaigne surtout et d’Amyot, en passant de l’adolescence à la puberté, a dû s’épurer, choisir parmi les nombreux éléments hétérogènes que lui avait légués le passé, répudier les formes trop compliquées, les accents, les tours et les caprices particuliers, se simplifier enfin sous la forte discipline du goût public et de la raison générale. Dieu veuille que le siècle de Pascal et de Bossuet, de Corneille et de Racine, de Molière et de La Fontaine, de La Rochefoucauld et de La Bruyère, qui marque l’avénement de la société française à son plus glorieux développement, n’ait pas été aussi le commencement de cette décadence fatale qui, dans les nations comme dans les individus,[346] succède presque toujours à la maturité des facultés!
—Mille grâces, monsieur le comte, reprit l’abbé Zamaria, du secours que vous venez de prêter à mon argumentation, puisée, comme vous l’avez très-bien dit, dans la nature des choses. Eh bien! telle a été précisément la marche de l’art musical, dont les différentes échelles primitives n’ont été que des espèces de dialectes ou de patois qui ont servi à former notre gamme diatonique sous la pression de l’harmonie.
«L’histoire des origines de la musique est partout enveloppée de fables et de légendes qui cachent toujours, sous un voile plus ou moins transparent, de profondes vérités. Les Chinois, ce peuple à la fois si jeune et si vieux, si méthodique et si inexpérimenté, qui s’est emprisonné l’esprit dans une langue symbolique, comme il a voulu s’isoler du monde par la construction de sa grande muraille, les Chinois racontent d’une manière fort ingénieuse comment a été fixée la série de sons qui constitue l’échelle musicale. Sous le règne de je ne sais plus quel empereur, qui vivait deux mille six cents ans avant Jésus-Christ, le premier ministre fut chargé de mettre un terme au désordre qui existait dans les échelles musicales. Obéissant à son maître, le ministre se transporta sur une haute montagne qui était couverte d’une forêt de bambous. Il prit un de ces bambous, le coupa entre deux nœuds, enleva la moelle qui le remplissait, et, soufflant dans le roseau évidé, il en fit sortir un son qui n’était ni plus haut ni plus bas que le ton qu’il prenait lui-même lorsqu’il parlait sans être affecté d’aucune passion. Ainsi fut fixé le son générateur de la série. Pendant que le ministre poursuivait d’autres expériences nécessaires au but qu’il se proposait, un couple[347] d’oiseaux, mâle et femelle, vint se percher sur un arbre voisin. Le mâle se mit à chanter et fit entendre six sons; la femelle, lui répondant, en articula six autres, et il se trouva que les douze sons réunis ensemble formaient les douze degrés de l’échelle chromatique. Le ministre, profitant de la leçon qu’on venait de lui donner, coupa douze bambous et en fixa la longueur nécessaire pour produire les douze demi-tons ou degrés chromatiques qui sont contenus dans l’unité de l’octave.
«Cette fiction charmante, qui touche au caractère moral de la musique et à la constitution physique de l’échelle sonore, contient des vérités fondamentales, qui ont été confirmées depuis par des expériences plus rigoureuses et entrevues dans l’antiquité par un personnage presque mythologique, qui joue un très-grand rôle dans l’histoire de la musique et de la civilisation grecques: je veux parler de Pythagore. De tous les contes dont ce grand philosophe a été le sujet, car Pythagore, comme Socrate, n’a laissé qu’une tradition et des disciples, il reste démontré qu’il fut le premier à soupçonner que le monde était soumis à des lois immuables dont il appartenait aux géomètres de trouver la formule. En conséquence de ce principe, qui a eu de si grands résultats, Pythagore a soumis au calcul les phénomènes des corps sonores et fixé la justesse absolue des intervalles qui sont contenus dans les limites de l’octave. Par une expérience ingénieuse et fort connue, Pythagore prouva qu’il avait le pressentiment de cette belle pensée de Leibnitz: «La musique est un calcul secret que l’âme fait à son insu.» Définition admirable, qui semble dérobée à la langue de Platon, et qui concilie la liberté indéfinie du génie créateur de l’homme avec l’ordre absolu qui règne dans la nature des choses:[348] Mens agitat molem! Le système musical des Grecs a exercé une trop grande influence sur l’origine du chant ecclésiastique pour que je me dispense d’en dire quelques mots, sans lesquels il serait impossible de comprendre les révolutions successives d’où est sorti l’art moderne.
«Ce peuple, prédestiné au culte des belles choses, avait pris pour mesure de l’échelle infinie des sons perceptibles non pas l’unité naturelle de l’octave, mais celle du tétracorde, formé, comme l’indique le mot, de quatre cordes ou degrés. La manière dont ces quatre degrés se suivaient constituaient la variété du tétracorde, et la succession des tétracordes caractérisait la nature particulière des échelles ou des modes. Si les tétracordes s’enchaînaient l’un à l’autre sans aucune solution de continuité, l’échelle qui en résultait était qualifiée de système conjoint; dans le cas contraire, elle recevait le nom de disjoint. Dans l’origine, les Grecs ne possédaient que trois principaux modes, le dorien, le phrygien et le lydien, qui se distinguaient par la place qu’occupait le demi-ton dans le tétracorde. A ces trois modes primitifs il en fut ajouté d’autres dans la suite, et l’ensemble de leur système musical était formé d’une assez grande variété d’échelles, qui se caractérisaient par la place toujours variable qu’occupait le demi-ton dans la série diatonique. Indépendamment du genre diatonique, qui procédait, comme notre gamme moderne, par intervalles de tons et demi-tons diversement enchaînés, les Grecs avaient aussi le genre chromatique, composé d’une succession de demi-tons, et le genre enharmonique, où il entrait des intervalles minimes de quarts de ton.
«On le voit, cette variété d’échelles musicales, où le[349] tétracorde était l’élément constitutif, les trois systèmes, diatonique, chromatique et enharmonique, qui en résultaient selon la composition du tétracorde, tout cela formait un ensemble de combinaisons artificielles qui avaient une assez grande analogie avec les nombreux dialectes locaux qui se parlaient dans la Grèce à l’origine de son histoire. Ces dialectes, réduits par le temps au nombre de trois, l’éolien, le dorien et l’ionien, finirent aussi par être absorbés dans la langue générale, la langue attique, formée et consacrée par les chefs-d’œuvre du génie. Cette analogie vous paraîtra encore plus frappante quand vous saurez que le genre enharmonique pur, que notre oreille aurait de la peine à supporter aujourd’hui, fut le premier en usage dans la Grèce, et disparut devant le genre diatonique, comme un dialecte plein de subtilités et de nuances devant une langue plus simple et plus régulière. Un célèbre théoricien grec, Aristide Quintilien, dit en propres termes que le genre enharmonique fut abandonné comme n’étant pas accessible à l’oreille du plus grand nombre. Ce fait historique, qui se trouve confirmé par d’autres autorités, prête un nouvel appui à cette loi d’analogie que j’ai établie entre les formes mélodiques et les langues qui se simplifient d’autant plus qu’elles s’éloignent de leur source et deviennent l’instrument d’une civilisation plus générale.
—Voulez-vous me permettre de vous adresser une question? dit le P. Sabbatini. Si j’ai bien compris le sens de vos savants prolégomènes, les Grecs n’auraient pas connu l’harmonie, puisque la science des accords n’est possible qu’avec le concours de notre gamme diatonique, qui n’existait pas encore?
—Maestro, répondit l’abbé Zamaria avec autorité, la[350] question que vous me faites l’honneur de m’adresser est si bien posée, qu’elle porte avec elle sa propre solution. Que les Grecs aient connu et goûté quelques-uns des effets produits par la simultanéité des sons tels que l’octave, l’unisson, la quarte, la quinte, et même l’accord parfait, cela est incontestable, puisque ces éléments de l’harmonie sont dans la nature et résultent de la résonnance du corps sonore; mais il est tout aussi certain qu’ils ne pouvaient posséder ce que vous appelez si justement la science des accords, enchaînement de notes simultanées, mélange de consonnances et de dissonances qui se préparent et se résolvent les unes par les autres et qui supposent l’existence d’une échelle mélodique moins variable que les différents modes qui composaient le système musical des Grecs. Du reste, nous n’avons pas besoin de les supposer plus savants qu’ils n’étaient pour croire aux merveilleux effets qu’on attribue à leur mélopée. Une mélodie large formée seulement de quelques notes qui ne dépassaient guère l’étendue d’une quinte, mariée à l’une des plus belles langues qu’aient parlée les hommes et pénétrée par ses rhythmes nombreux et délicats, d’une grande variété d’accents; quelques effets puissants d’unisson et d’octave, que doublaient et soutenaient des instruments comme la lyre, la cythare et les flûtes de différentes espèces; la variété des modes s’alliant à la variété des dialectes, l’élévation des sentiments exprimés par la poésie, la pompe du spectacle, l’idée religieuse ou patriotique qui excitait l’imagination d’un peuple si merveilleusement doué, tout cela suffit pour nous expliquer l’impression profonde que devait produire la musique au siècle de Phidias, de Praxitèle et de Zeuxis, de Platon et de Sophocle. Éviter les extrêmes et se tenir en toutes choses[351] dans un milieu tempéré, telle était pour les Grecs la mesure du juste et du beau, qu’ils appliquaient également à la musique.
«Les Romains, qui ont emprunté aux Grecs presque tous les éléments de leur civilisation, et dont la poésie, la sculpture et la peinture, n’ont été qu’une imitation, un pâle reflet du génie hellénique, n’ont pas eu, non plus, d’autre système musical que celui de leurs prédécesseurs, qu’ils ont transmis à leur tour, sans aucune altération, au christianisme triomphant. Si la raison et l’histoire ne nous apprenaient que, dans le monde moral comme dans le monde physique, la vie se compose d’une succession de phénomènes qui se modifient incessamment sans jamais interrompre le travail de gestation, des témoignages irrécusables nous prouveraient que les disciples de Jésus ont pris au paganisme, qu’ils voulaient renverser, tous les instruments matériels, toutes les formes plastiques de sa civilisation. Ils n’apportèrent avec eux que l’esprit nouveau, qui a suffi pour changer la face de la société. Que voulaient en effet ces humbles propagateurs de la bonne nouvelle? Relever la nature humaine de la profonde abjection où la tenait plongée une affreuse inégalité de richesses et de lumières, mettre à la portée de tous la science secrète des docteurs et des patriciens, vulgariser les grandes vérités de l’ordre moral, qui depuis longtemps dépassaient le culte public et l’équité sociale, illuminer l’âme de l’esclave et de l’homme libre, celle du pauvre et du millionnaire, de l’ignorant et du philosophe, d’un même idéal de justice et de beauté. Ces mots de l’Évangile: Sinite parvulos venire ad me, donnent le vrai sens de la mission du christianisme.
«Voyez, par exemple, ce que fit saint Ambroise, évêque[352] de Milan, vers l’an 384. Chef spirituel de la population d’une grande ville qui était encore à demi païenne, dont il fallait ménager les habitudes et les vieilles idées, il choisit, parmi les chants religieux du polythéisme, les mélodies les plus populaires et les plus accessibles à l’oreille et à la voix inexpérimentée de la foule: il les appropria au culte du nouveau Dieu en y adaptant des paroles liturgiques. Cette opération, qui a souvent été renouvelée depuis, et que saint Ambroise n’est probablement pas le premier à avoir essayée, amena une simplification du système musical des Grecs. Il se trouva que les mélodies choisies par le saint évêque de Milan pouvaient être contenues dans quatre échelles différentes ayant pour limites les deux notes extrêmes de l’octave, dont la consonnance naturelle affaiblissait, si elle ne l’absorbait entièrement, l’unité artificielle du tétracorde. Ces quatre échelles, qui se caractérisaient par la place qu’occupait le demi-ton dans la série diatonique, furent assimilées aux modes dorien, phrygien, éolien et mixolydien, de la musique grecque. Nous savons par saint Augustin, l’ami et le néophyte de l’évêque de Milan, et par d’autres témoignages non moins importants, que les hymnes et les chants consacrés par ce qu’on appelle la réforme de saint Ambroise étaient d’une grande beauté, d’une douceur pénétrante, remplis d’accents et de modulations que leur communiquaient les rhythmes encore intacts de la poésie latine et l’influence toujours puissante de la musique grecque ou orientale, dont ils étaient une imitation, secundum morem orientalium partium, comme le dit saint Augustin. Une critique supérieure, qui s’appuie moins sur des témoignages historiques toujours plus ou moins contestables que sur la nécessité des choses et les procédés de l’esprit humain,[353] nous prouverait au besoin que saint Ambroise, ou tout autre réformateur du chant ecclésiastique, n’a pu agir autrement, qu’il a dû choisir en effet, dans le système musical des Grecs légué par le paganisme romain, les airs les plus populaires, et par conséquent les plus simples dans leur structure mélodique. Cette première concession faite par l’Église à l’instinct de la foule, qui altère et simplifie tout ce qu’elle s’approprie, se renouvellera constamment, et forme le nœud de l’histoire de la musique au moyen âge.
«Deux cents ans s’étaient à peine écoulés depuis la mort de saint Ambroise, qu’une nouvelle réforme des chants liturgiques fut jugée nécessaire et opérée par le pape saint Grégoire le Grand, qui monta sur le siége apostolique en 591. Subissant de plus en plus l’influence désastreuse des barbares, qui avaient traversé le monde romain et s’étaient emparés de l’Italie, le peuple avait non-seulement perdu le sentiment de la prosodie et de la valeur métrique de la langue latine; mais, en chantant les hymnes de l’Église auxquelles cette langue était adaptée, il en altérait le caractère mélodique, et dépassait constamment les limites des quatre échelles fixées par l’évêque de Milan. Voulant remédier à ce grave inconvénient, qui tendait à bouleverser la liturgie, cette partie dramatique de la religion si puissante sur les masses, saint Grégoire fit recueillir de nouveau ce qui restait des anciennes mélodies grecques, et, les joignant à celles qui avaient été choisies par saint Ambroise, il en forma un ensemble qui fut appelé Antiphonaire centonien, c’est-à-dire livre composé de fragments. S’apercevant bientôt que cette compilation de chants divers ne pouvait être contenue dans les quatre échelles diatoniques de saint Ambroise, le pape saint Grégoire en ajouta[354] quatre autres, qu’il rattacha aux premières par une opération des plus simples. Telle est l’origine des huit tons ou échelles du chant ecclésiastique, qui prit alors le nom de plain-chant (cantus planus), parce qu’il procédait par degrés d’égale valeur, et sans autre rhythme que celui qui accompagne invinciblement toute émission de la parole humaine.
«Les huit tons du chant ecclésiastique, qui porte aussi le nom de chant grégorien, de son dernier réformateur, se divisent en deux catégories: les tons authentiques, qui sont les quatre échelles fixées par saint Ambroise, et les tons plagaux, ceux que saint Grégoire a fait dériver des premiers. Ces catégories se distinguent entre elles par la place toujours variable qu’occupe l’intervalle de demi-ton dans la série diatonique. Il y a d’autres accidents qui servent à caractériser les huit modes de la mélopée ecclésiastique, et sur lesquels il est inutile d’insister. La réforme du chant ecclésiastique opérée par saint Grégoire est, vous le voyez, un nouveau témoignage de cette loi de simplification qui marque l’action de l’instinct populaire aussi bien dans la formation des langues que dans la construction des échelles musicales. Ainsi donc les mélodies choisies par saint Ambroise parmi les chants populaires du polythéisme étaient encore empreintes de certaines nuances de rhythme et de modulation que ne possède déjà plus le plain-chant de saint Grégoire, mélopée plus voisine de la parole que de la musique. Pour en revenir à la comparaison que j’ai établie entre les langues et les formes mélodiques qui vont se simplifiant à mesure qu’elles étendent la sphère de leur action, on pourrait dire, sans attacher trop de rigueur à ce rapprochement, que le chant de saint Ambroise est à la musique grecque du[355] temps d’Aristoxène[54] ce que la langue de Virgile est à celle d’Homère, et que le plain-chant de saint Grégoire est à celui de l’évêque de Milan ce que les langues modernes du XIIe siècle sont à celles de Tacite, un dialecte transitoire qui n’a pas encore la fixité d’une langue vraiment littéraire.
«L’Antiphonaire de saint Grégoire, ce recueil de mélodies diverses, avec les huit échelles diatoniques qui leur servaient de base, devint une partie intégrante de la liturgie, et on l’attacha même à l’autel de l’ancienne basilique de Saint-Pierre par une chaîne en fer, comme pour le préserver de toute altération et lui imprimer le sceau de la perpétuité. Le pape compléta son œuvre en instituant pour l’enseignement du chant ecclésiastique une école qui est l’origine de la grande école romaine. Eh bien! malgré la chaîne en fer à laquelle fut suspendu l’Antiphonaire de saint Grégoire, malgré toutes les précautions que prit le grand pontife pour donner à sa réforme la stabilité d’une institution presque divine, le chant liturgique ne fut pas plus à l’abri des caprices de la fantaisie que les vérités d’un ordre supérieur n’ont échappé aux licences des esprits indépendants ou téméraires. Les conciles que l’Église fut constamment obligée de réunir, soit pour aviser aux besoins de la discipline ébranlée, soit pour se défendre contre les hérésiarques qui niaient son pouvoir, eurent à s’occuper avec non moins de vigilance des nombreuses altérations du chant ecclésiastique. Cinquante ans après la mort de saint Grégoire, vers le milieu du VIIe siècle, on ne s’entendait déjà plus ni sur le nombre des tons, ni sur le caractère[356] esthétique des mélodies religieuses. Les uns admettaient huit, neuf et dix tons; les autres en reconnaissaient douze, quatorze et jusqu’à quinze. Non-seulement les théoriciens, plus ou moins préoccupés du système musical des Grecs, qui avait été la source du chant liturgique, enseignaient une doctrine qui n’était pas toujours d’accord avec la pratique; mais chaque pays, chaque province du monde catholique où avait pénétré l’Antiphonaire de saint Grégoire, l’avait promptement altéré par des variations et des interpolations involontaires. Qui ne connaît la discussion mémorable qui eut lieu à Rome devant Charlemagne entre des chantres romains et des chantres français sur la manière d’interpréter les mélodies grégoriennes? La décision de Charlemagne est pleine de bon sens. «Quelle est, dit-il, l’eau la plus pure, celle qui vient de la source, ou des ruisseaux qui en dérivent?» Les chantres français répondirent unanimement: «Celle qui vient directement de la source.—Remontez donc, répliqua Charlemagne, à la source de saint Grégoire, car il est manifeste que vous avez corrompu la mélodie ecclésiastique.» Cet apologue ingénieux suffirait pour nous apprendre que ce qu’on appelle la pureté originelle du chant grégorien est une chimère. Si de nos jours, avec une notation compliquée et précise, qui parle aux yeux autant qu’à l’esprit, qui fixe les moindres nuances d’une composition musicale, il est difficile qu’on ne s’écarte pas de la pensée de l’auteur, lorsqu’il n’est pas là présent pour diriger lui-même l’exécution de son œuvre, comment pouvait-on empêcher que le chant liturgique, bâti sur des échelles essentiellement mobiles, transmis par des signes imparfaits et livré au sentiment d’interprètes ignorants, ne fût promptement altéré et ne perdît l’accent[357] de gravité majestueuse qu’il avait à son origine? En général, c’est une bien grande erreur que de chercher dans ces temps de ténèbres un principe, une institution, une règle quelconque qui résiste à ce mouvement de transformation qui emporte et caractérise le moyen âge. Tout est mouvant; les éléments les plus hétérogènes se rapprochent et se combinent un moment pour se désagréger l’instant d’après; l’Église est un vaste théâtre où retentissent les échos de la vie extérieure, qui troublent sa discipline et affaiblissent son autorité. Les langues vulgaires sont à peine formées, que le peuple les introduit forcément dans la liturgie, avec les chansons profanes et souvent obscènes qu’il a apprises au dehors. C’est en vain que les conciles, que les docteurs et les plus illustres personnages, comme saint Bernard, s’élèvent contre ce scandale et réclament la sévérité des lois canoniques pour préserver le chant liturgique des variations et des caprices de la mode: quand tout le monde est coupable, tout le monde est innocent, et dans les arts comme dans les questions de l’ordre moral et politique, l’Église, ne pouvant résister aux envahissements de l’esprit séculier, finit toujours par traiter avec la liberté.
«Du VIIIe au XIIIe siècle, qui est une époque solennelle de l’histoire du moyen âge, il se fait dans l’art musical, ainsi que dans l’ensemble des connaissances humaines, un grand travail de reconstitution dont il importe de connaître les résultats. Sous la pression toujours croissante de la fantaisie populaire, qui introduit dans les temples chrétiens des ressouvenirs de la vie extérieure et des lambeaux de chansons en langue vulgaire, la mélopée grégorienne s’altère de plus en plus, se surcharge d’accidents, de modulation et de rhythmes divers qui[358] amènent un immense désordre dont s’effrayent avec juste raison les maîtres de l’art et les princes de l’Église. C’est pourtant de ce désordre fécond, où les éléments nouveaux apportés par les peuples du Nord se rapprochent et se combinent d’une manière plus intime avec ceux qui caractérisent les nations de race latine, c’est du contact de la fantaisie et de l’art séculiers avec le chant liturgique que naît un art tout nouveau, l’harmonie, en même temps que la musique mesurée, qui en est la manifestation directe. Sous les différents noms d’organum, de diaphonie, qui indiquent la coexistence de deux sons d’égale valeur, de déchant (discantus), qui signale un progrès dans le mouvement des voix et comme une anticipation d’une partie sur l’autre, l’harmonie, qu’Isidore de Séville définissait déjà au VIe siècle: Harmonia est modulatio vocis, et concordantia plurimorum sonorum et coaptatio, reçoit au XIIIe siècle son premier développement, que j’appellerai son adolescence. Aux intervalles de quarte, de quinte et d’octave, employés antérieurement, on ajoute ceux de tierce et de sixte. La succession des consonnances et des dissonances est réglée par la résolution de l’intervalle dissonant. A la notation diffuse de Boèce, qui consistait dans l’emploi des quinze premières lettres de l’alphabet romain, à celle plus simple de saint Grégoire, qui se servit des six premières lettres de ce même alphabet, au système neumatique, mélange d’accents, de virgules et de points diversement combinés, où l’œil avait peine à se reconnaître, à ces trois manières très-imparfaites d’exprimer l’intensité des sons, succèdent d’abord les lignes de la portée, et puis la notation proportionnelle, c’est-à-dire un ensemble de signes dont la figure indique tout à la fois la place qu’occupe le son dans l’échelle et sa durée relative.[359] Cette immense révolution, qui ne semble au premier abord qu’un changement de méthode, n’est rien moins que le triomphe de l’esprit séculier sur l’art religieux. Par son ignorance des lois de la prosodie latine, la foule avait troublé les rhythmes savants dont le chant de saint Ambroise était encore pénétré; elle méconnaissait chaque jour davantage le caractère respectif des huit tons de saint Grégoire, qui sont moins des échelles régulières que des formules mélodiques léguées par le polythéisme; elle mêlait à ces nomes ou airs religieux, qui se transmettaient imparfaitement par l’enseignement oral des initiés, les modulations et les rhythmes des chansons populaires qui surgissaient alors de toutes parts. De là un désordre, une confusion, qui firent sentir à la foule la nécessité d’une règle aussi simple que son esprit. Il se trouva des hommes studieux qui répondirent à ce besoin et qui imprimèrent à l’art musical cette régularité un peu grossière que l’instinct du peuple avait déjà introduite dans le mécanisme des langues vulgaires et dans les faits de la société civile, qui subissait alors une transformation. Telle est la véritable signification du mouvement qui substitue au rhythme traditionnel et à l’indécision tonale des mélodies la précision de la musique mesurée, qui est inhérente à l’harmonie. Les hommes qui dirigent ce mouvement, et dont les écrits nous en révèlent les phases successives, sont Hucbald, Francon de Cologne, Marchetto de Padoue et Guido d’Arezzo, qui n’a rien inventé de ce qu’on lui attribue, ni les lignes de la portée, ni le nom des notes ut, ré, mi, fa, sol, la, mais qui s’est servi avec intelligence de tous ces procédés connus avant lui, et qui a apporté dans l’enseignement de la musique cette lucidité pratique qui est propre au génie italien.
«Le XIIIe siècle est l’époque culminante du moyen âge. L’esprit humain a fait une grande évolution et tend à se dégager de la tutelle de l’autorité. Les corps politiques et la société civile, obéissant à des principes mieux définis, commencent à avoir conscience de leurs actes ainsi que de leur destinée. Les langues vulgaires sont presque toutes formées et deviennent l’instrument d’une littérature nouvelle qui répond aux sentiments de tous. Le catholicisme, plein de séve et fort des luttes qu’il vient de traverser, s’épanouit comme une plante généreuse, et produit chez les peuples du Nord ces cathédrales gothiques qui frappent l’imagination par l’immensité de l’espace qu’elles circonscrivent et la hardiesse de leurs voûtes élégantes. En Italie, on voit apparaître successivement dans ce siècle mémorable Brunetto Latini, Guido Cavalcanti et Dante Alighieri, qui fixent irrévocablement la poésie vulgaire; saint Thomas d’Aquin, le grand métaphysicien du catholicisme; saint François d’Assise, saint Bonaventure, Thomas de Celano et Jacopone da Todi, l’auteur de la prose du Stabat Mater, qui impriment au culte de la vierge Marie un éclat inusité; Cimabüe et surtout Giotto, qui dégagent l’art de la peinture de la tradition byzantine, et s’efforcent de lui faire exprimer les formes et les couleurs de la vie. La musique participa à ce grand mouvement d’émancipation, et donna naissance à ce nombre considérable de poëtes et de musiciens populaires qu’on nomme trouvères en France, minnesinger en Allemagne et troubadours en Provence, d’où nous vient le mot de trovatori, qui indique le premier éveil de la fantaisie dans les arts de sentiment. Après quelques années de ravissement, où l’imagination, satisfaite des efforts accomplis, semble ne plus rien désirer, l’harmonie, appliquant[361] ses procédés au chant ecclésiastique, qu’elle dénature de plus en plus, aussi bien qu’aux mélodies populaires, alors si nombreuses et si vivaces, réalise de nouveaux progrès et acquiert la régularité d’un art véritable dont les combinaisons captivent l’attention générale. Les intervalles sont épurés et définitivement classés en consonnants et en dissonants. Les consonnances parfaites distinguées des consonnances imparfaites par le sentiment plus ou moins grand de quiétude ou de repos qu’elles procurent à l’oreille, les parties devenues plus nombreuses, reçoivent une nouvelle direction, et leur entrelacement est soumis à des règles qu’on respecte encore aujourd’hui. Enfin, sous les noms de musique figurée et de contre-point, que lui donna pour la première fois un célèbre théoricien du XIVe siècle, Jean de Muris, l’harmonie devient un art savant et compliqué, dans lequel se distinguent une classe de compositeurs qui méritent de nous arrêter un instant.
«Dès la fin du XIVe siècle on voit s’élever dans les Pays-Bas, dans le nord de la France, en Hollande et aussi en Angleterre, un nombre considérable de musiciens célèbres qui s’appliquent à perfectionner toutes les parties de l’art d’écrire et deviennent les premiers harmonistes de l’Europe. Ces musiciens, que l’histoire désigne sous la qualification commune de Flamands, Fiaminghi, parce que la plupart sont originaires de la Flandre, remplissent un interrègne de cent cinquante ans, qu’on peut subdiviser en trois différentes époques. La première est illustrée par Guillaume Dufay, par Binchois, Dunstable et Obrecht, ses contemporains; la seconde est surtout remarquable par l’avénement d’Okeghem, chantre et chapelain du roi de France Charles VII, le plus savant contre-pointiste de son temps, et le maître,[362] à ce que l’on croit, de Josquin Desprès, homme de génie dont la gloire remplit toute la première moitié du XVIe siècle. Guicciardini, dans son Histoire des Guerres de Flandre, parle avec enthousiasme de ces compositeurs célèbres, qui se répandent dans toute l’Europe, sont recherchés par tous les princes souverains, et dirigent toutes les chapelles, depuis celle du pape à Rome jusqu’à notre chapelle ducale de Saint-Marc.
—Es-tu bien sûr, abbé, de ce que tu dis? Notre chapelle ducale aurait eu des étrangers pour directeurs! s’écria en ce moment avec un sentiment de surprise et de chagrin patriotique le sénateur Zeno.
—Très-certain, répondit l’abbé Zamaria; mais que Votre Excellence se rassure. Ces ultramontains, qui brillent un instant dans l’histoire de l’art et viennent fondre sur l’Italie, où ils s’emparent des meilleures positions, ne sont guère que des facchini, des ouvriers laborieux et intelligents, qui déblayent le terrain et préparent la langue dont se servira un génie vraiment créateur qui les éclipsera tous de sa gloire immortelle. En effet, on chercherait vainement chez ces musiciens studieux autre chose que des formes abstraites, de la syntaxe des sons, des combinaisons de voix, des imitations plus ou moins ingénieuses. Les paroles liturgiques ou profanes qu’ils choisissent pour écrire leurs morceaux ne sont qu’un prétexte à argumentations; le thème de leurs messes ou motets, qu’ils empruntent au plain-chant ecclésiastique et plus souvent encore aux chansons populaires, n’est qu’une espèce de prémisse sur laquelle ils construisent le savant édifice de leurs contre-points plus ou moins fleuris. En un mot, les musiciens flamands, qui pendant un siècle et demi fixent l’attention générale de l’Europe, ces barbares qui envahissent[363] une seconde fois l’Italie, où ils fondent des écoles et sont l’objet de l’admiration des plus nobles esprits, remplissent, dans l’histoire de la musique européenne, cette période curieuse qu’on appelle le règne de la scolastique. Dialecticiens habiles, moins occupés du fond des idées que de l’ingéniosité de la forme, distraits, captivés par les combinaisons d’une langue nouvelle, dont ils admirent surtout les artifices, les contre-pointistes belges, a dit Forkel avec esprit, «ressemblent à des jeunes gens sortant de l’Université, où ils auraient montré de l’aptitude pour les discussions logiques, qui s’empressent d’étaler leur science de fraîche date, et ne peuvent avancer la moindre proposition sans la soumettre aux épreuves d’une argumentation en règle[55].» Cette comparaison, faite par un Allemand et puisée dans les mœurs de sa nation, est d’autant plus juste qu’il l’applique à des compositeurs qui ont à peu près la même origine et se distinguent par les mêmes qualités; car les contre-pointistes flamands ont précisément développé dans l’art musical cette faculté des combinaisons harmoniques qui est encore aujourd’hui le trait distinctif de la grande école d’où est sorti Sébastien Bach. Comme les docteurs scolastiques, qui avaient moins d’invention et de hardiesse dans l’esprit que d’habileté à discuter sur des vérités dogmatiques dont ils acceptaient l’autorité, et qui, dans l’histoire de la philosophie, préparent la voie aux libres penseurs du XVIe siècle, les contre-pointistes belges et flamands ne se préoccupaient guère que des procédés matériels de la composition, et ils prenaient naïvement dans la tradition, c’est-à-dire dans le plain-chant ecclésiastique et[364] dans les chansons populaires, l’idée mélodique qui servait de thème à leurs déductions canoniques. Les arts et les littératures de tous les peuples n’ont-ils pas traversé une période semblable de labeur pédantesque, où le sentiment et l’idée sont nécessairement subordonnés aux artifices de la forme, qui captive alors tous les esprits cultivés? Je n’ai pas besoin de vous apprendre, monsieur le comte, dit l’abbé en s’adressant particulièrement à M. de Narbal, qu’il y a eu dans l’histoire de la poésie française une époque semblable, où l’on s’ingéniait à inventer les rhythmes et les coupes les plus bizarres, et telle pièce de vers que je pourrais vous citer est aussi loin de la véritable poésie inaugurée par Malherbe qu’un canon énigmatique d’Okeghem ou que la messe de Josquin Desprès sur la série de notes la, sol, fa, ré, mi, dont elle porte le nom, sont loin de la messe du pape Marcel, du divin Palestrina.
«Je viens de prononcer un bien grand nom, un nom qui résume toute une époque de l’histoire de l’art! Jean-Pierre Luigi da Palestrina est né dans cette petite ville de la Romagne dont il prit le nom, au printemps de l’année 1524, quatre ans après la mort de Raphaël. Issu d’une pauvre famille dont on n’a jamais pu découvrir l’origine, il se rendit à Rome à l’âge de seize ans, en 1540, et entra dans l’école de contre-point fondée par le Français Goudimel. Au milieu de nombreux condisciples parmi lesquels se trouvaient Jean Animuccia et Nanini, le jeune Pierre ne tarda point à se distinguer. Élu maître des enfants de chœur de la chapelle Julia en 1553, il publia, trois ans après, le premier recueil de ses œuvres, où l’on remarque quatre messes qu’il dédia au pape Jules III. Le souverain pontife, pour témoigner sa haute satisfaction d’un hommage dont il sentait le[365] prix, fit entrer Palestrina parmi les chantres de sa chapelle, en le dispensant de l’examen préalable qu’exigeaient les statuts. Après la mort de Jules III et la courte apparition du pape Marcel II, qui ne régna que vingt-trois jours, la tiare échut à Paul IV, dont le caractère impérieux et sanguinaire n’est que trop connu. Voulant réformer les nombreux abus de la cour de Rome, si vivement attaqués par les protestants ultramontains, le pape fit expulser de sa chapelle tous les chantres mariés, et comme Palestrina se trouvait dans ce cas, il dut quitter une place qui le faisait vivre plus que modestement. Nommé peu de temps après maître de chapelle de Saint-Jean de Latran, puis de Sainte-Marie-Majeure, où il a passé dix années qui ont été les plus fécondes de sa vie, Palestrina rentra de nouveau à Saint-Jean de Latran en 1571. Il perdit sa femme Lucrezia, qui lui avait donné quatre fils, en 1580. Accablé de douleur et de misère, Palestrina vécut encore quelques années, et il termina sa glorieuse carrière le 2 février 1594, âgé de soixante-dix ans. Homme pieux et bon, toujours aux prises avec les plus dures nécessités de la vie, son âme fut à la hauteur de son génie. Si, dans la dédicace de son premier livre des Lamentations au pape Sixte V, il fit entendre une voix suppliante, c’étaient moins les souffrances matérielles qui lui arrachèrent ce cri de détresse que la douleur de ne pouvoir publier les œuvres qui ont immortalisé son nom. Jusqu’à son lit de mort, il disait au dernier fils qui lui restait: «Je vous laisse un grand nombre d’ouvrages inédits.... Grâce au grand-duc de Toscane, je vous laisse aussi ce qui est nécessaire pour les faire imprimer.... Je vous recommande que cela se fasse au plus tôt, pour la gloire du Tout-Puissant et la célébration de son culte.»[366] Ces dernières paroles sont bien dignes du musicien sublime qui le premier a su donner une forme à la prière et à la poésie du culte catholique, et qui, par sa merveilleuse création de la messe dite du pape Marcel, a sauvé la musique religieuse.
«Deux genres de musique ont existé simultanément pendant tout le moyen âge: le chant liturgique, formé tour à tour par saint Ambroise et saint Grégoire, et les chansons populaires, d’abord accompagnées de paroles latines, puis alliées aux premiers accents des dialectes modernes. Construit avec des fragments de mélodies antiques et d’après des ressouvenirs du système musical des Grecs, dont il était une simplification, le plain-chant ecclésiastique était purement diatonique, et n’avait d’autre mesure que ce rhythme vague qui est inhérent à la prosodie, et qu’on devine plus qu’on ne l’apprend. Au contraire, les chansons populaires qui circulaient librement dans la foule, dont elles exprimaient les sentiments, étaient non-seulement empreintes d’un rhythme plus fortement accusé que la mélopée religieuse, mais elles avaient aussi une tournure mélodique qui les rapproche beaucoup de la musique moderne. Ces deux formes musicales, qui étaient la manifestation des deux grands éléments dont se composait la société du moyen âge, l’Église et l’esprit séculier, se trouvèrent presque toujours en contact, et le peuple grossier, imbu de souvenirs et de chants contemporains, les introduisit forcément dans le temple, où ils altérèrent le caractère esthétique et la constitution matérielle du plain-chant grégorien. Lorsque l’harmonie vint soumettre à ses procédés de mesure rigoureuse le chant de l’Église et les mélodies populaires, la confusion des deux genres de musique devint si grande, qu’on eut de la peine à reconnaître[367] sous ce fracas de sons, de contre-points et de gorgheggi, la gravité traditionnelle du chant liturgique. Les paroles les plus obscènes des chansons populaires retentissaient dans l’Église, et servaient d’épigraphe aux messes que composaient laborieusement sur ces thèmes inouïs les musiciens flamands. C’est en vain que les conciles s’occupèrent incessamment de ce grave sujet de discipline; c’est en vain que le pape Jean XXII publia en 1322 sa fameuse décrétale contre les innovations harmoniques qui défiguraient la mélodie grégorienne: le désordre s’accrut chaque jour davantage et se prolongea jusqu’au milieu du XVIe siècle, où le concile de Bâle d’abord, puis celui de Trente dans sa vingt-deuxième session, flétrirent d’un blâme solennel ce mélange grossier de paroles et de musique profanes avec le texte et le chant de l’Église. C’est pour obéir à la volonté du concile que le pape Pie IV nomma une commission chargée d’examiner quelles seraient les mesures à prendre pour réformer de pareils abus. La commission, présidée par les deux cardinaux Vitellozzi et Borromée, arrêta les deux points suivants: 1o qu’on ne chanterait plus les messes et les motets qui contiendraient des paroles différentes de celles de l’Église; 2o que les messes composées sur des thèmes empruntés à des chansons profanes seraient bannies de la liturgie. Après de nombreuses discussions où furent émis les avis les plus extrêmes, la commission jeta les yeux sur Palestrina, qui s’était déjà fait connaître, et dont tout le monde citait les admirables improprii de la pénitence comme des modèles de musique vraiment religieuse. On lui demanda de composer une messe où les paroles de l’Église seraient respectées et contenues dans une forme de l’art qui en révélât le sentiment. Saintement inspiré par la foi naïve[368] qui remplissait son cœur et par l’importance de la mission dont on l’avait chargé, Palestrina composa trois messes qui furent exécutées au palais du cardinal Vitellozzi. Celle qui réunit tous les suffrages et qui excita l’admiration des juges les plus difficiles fut la troisième, que Palestrina publia sous le titre de messe du pape Marcel (Missa papæ Marcelli), probablement par un sentiment de reconnaissance pour la mémoire de ce pontife. Lorsque le pape Pie IV entendit pour la première fois cette messe, le 19 juin 1565, il en fut si ravi, qu’il nomma Palestrina compositeur de sa chapelle. Telle est l’histoire d’une composition célèbre qui sauva l’art musical de la proscription dont voulait le frapper l’autorité ecclésiastique.
«Si maintenant, continua l’abbé, vous me demandez quelle est la valeur absolue de l’œuvre de Palestrina, qui a touché à toutes les parties du drame liturgique, si vous me demandez de préciser en quelques mots le rôle que joue ce grand homme dans l’histoire générale de l’art, je vous répondrai qu’il est le premier musicien sorti des bancs de l’école qui ne se soit pas laissé entièrement absorber par les artifices du métier, et qui ait considéré la forme comme l’instrument de l’inspiration, qu’il est enfin le premier savant contre-pointiste qui mérite la qualification suprême de compositeur. Il ferme l’ère de la scolastique et ouvre celle de la Renaissance, dont il n’entrevoit cependant que l’aurore. Élève et successeur des Flamands, qui avaient élaboré tous les détails de la langue et préparé l’instrument nécessaire à la manifestation du sentiment, Palestrina s’élance du milieu de ces ouvriers patients attachés à la glèbe, c’est-à-dire à la lettre qui tue; il leur apporte l’esprit qui seul vivifie. Génie éminemment italien, plein d’onction et de[369] sérénité, il épure, il simplifie les formes matérielles de la composition que lui ont transmises ses maîtres, et les emplit du souffle de la vie. Il dit des choses sublimes avec les mêmes moyens qui avaient servi de jouet à l’esprit de combinaison; il chante, il prie au lieu d’argumenter; il crée enfin la musique du catholicisme, entrevue seulement par les grands esprits du moyen âge, et qu’on trouve définie dans ces paroles de saint Bernard: Sic suavis ut non sit levis, sic mulcet aures, ut moveat corda, tristitiam levet, iram mitiget, sensum litteræ non evacuet, sed fecondet[56].
«Vous allez juger vous-mêmes, dit l’abbé en descendant de l’estrade sur laquelle il était placé, si la musique de Palestrina, qui a donné son nom à toute une école, et dont le style marque une date de l’histoire, mérite les éloges qu’on lui prodigue depuis deux cents ans.»
Les chanteurs de la chapelle ducale de Saint-Marc, qui étaient réunis dans un coin de la bibliothèque, exécutèrent alors le Sanctus de la messe à six voix dite du pape Marcel, morceau remarquable, qui communique à l’âme une émotion qu’il est impossible de définir; le Kyrie de la messe de Requiem, d’une expression profonde; l’impropria à quatre voix, Vinea mea electo, qu’on chante le vendredi saint à la chapelle Sixtine, prière d’un accent ineffable et vraiment divin, dont Mozart seul a pu égaler l’élévation dans son Ave verum. L’exécution de ce morceau produisit dans l’assemblée une explosion d’enthousiasme et de ravissement qui dura quelques minutes pendant lesquelles Lorenzo s’approcha[370] de Beata, dont le regard l’invitait, pour ainsi dire, à venir lui communiquer son sentiment.
Après le Stabat Mater à deux chœurs, qui fut chanté aussi avec beaucoup d’ensemble, on termina par le madrigal à quatre voix: Alla riva del Tebro, qui est un modèle de ce genre de composition dite musica da camera, musique de chambre, parce qu’elle tenait lieu, au XVIe siècle, de la musique dramatique, qui n’existait pas encore.
«Ai-je besoin de vous faire remarquer, reprit l’abbé, qui était remonté sur l’estrade, le charme particulier de ce morceau, qu’on dirait avoir été composé par un poëte qui aurait eu l’âme et le génie de Virgile, dont il rend en effet la molle langueur et la mélancolie touchante? Et si vous saviez avec quelle simplicité de moyens Palestrina a obtenu de tels effets! Subissant les lois de la fugue, qui était alors la forme consacrée par les maîtres de l’art, il se joue de ses difficultés avec une aisance admirable, et c’est au moyen de quelques dissonances produites par les mouvements de la stratégie des parties[57] que Palestrina parvient à exprimer la douleur de ce jeune berger pleurant, sur les bords du Tibre, un amour dédaigné:
....Et mœstis late loca questibus implet;
car il n’y a pas de mélodie proprement dite dans le délicieux madrigal que vous venez d’entendre, ni dans aucune partie de l’œuvre si variée de Palestrina. Tous les effets résultent des procédés du contre-point, et il serait impossible d’y trouver une phrase musicale qui eût assez de vitalité pour exister en dehors des combinaisons harmoniques qui forment un ensemble si parfait. C’est dans[371] ce style élevé de musique purement vocale, dépourvu à la fois de modulations et d’accompagnements d’aucune espèce, c’est dans le style à la Palestrina qu’ont écrit le Flamand Orlando di Lasso, son contemporain et son émule, l’Espagnol Vittoria, Nanini, Benevoli, Allegri, Vallerano, et une foule de compositeurs dont la tradition et l’enseignement se sont prolongés jusqu’à nos jours, et constituent le patrimoine de l’école romaine.
«Lorsqu’au jour de Noël de l’année 1512, le pape Jules II officia pour la première fois dans la chapelle Sixtine, dont Michel-Ange venait de peindre la voûte, Palestrina n’était pas encore né. Les Loges, les Stances, toutes les incomparables merveilles qui remplissent le Vatican étaient terminées, et la Renaissance avait accompli son évolution, quand l’auteur de la messe du pape Marcel, surnommé par ses contemporains le prince des musiciens, vint au monde. L’intervalle de près de quatre-vingts ans qui existe entre la mort de Raphaël et celle de Palestrina peut servir à mesurer la distance qui sépare encore l’art musical des arts plastiques, qui alors étaient parvenus au point le plus élevé de leur développement. Rien dans les œuvres du fondateur de l’école romaine, ni dans celles d’Orlando di Lasso, ne peut être comparé aux vastes compositions de la Cène de Léonard de Vinci, du Jugement dernier de Michel-Ange, de l’École d’Athènes, de l’Incendie du Borgo et surtout de la Transfiguration de Raphaël. Dépourvue de moyens pour accentuer la passion et pour peindre les accidents extérieurs, la musique en est encore à cette phase de la puberté où l’on exprime d’une manière indécise les sentiments indéfinis qu’on éprouve. On dirait la prière d’un enfant ou celle d’une jeune fille émue qui manque des mots nécessaires pour préciser l’objet de ses vœux, et[372] donner une forme aux aspirations confuses qui agitent son âme. Un motet de Palestrina, comme celui Sicut cervus desiderat ad fontes, ou comme l’admirable antienne à six voix Tribularer si nescirem, peut être comparé, pour la simplicité naïve du style et le caractère de l’expression, à une vierge de Fra Angelico ou du Pérugin. C’est pénétrant, plein de componction et de divine tendresse, mais d’une harmonie un peu vague, qui laisse transpirer le sentiment général, sans permettre de saisir le sens particulier de la parole. Un exemple fera encore mieux comprendre quelle différence il peut exister dans les moyens qu’emploie l’esprit humain pour exprimer un même sentiment.
«Ce n’est point une exagération de dire que le culte de la vierge Marie a reçu en Italie un éclat de poésie qu’il n’a jamais eu chez aucun peuple du monde catholique. Principalement dans cette partie de la Romagne qu’on appelle l’Ombrie, sont nés quelques hommes tendres, pieux et divinement inspirés, qui ont créé l’idéal ineffable de la mère de Jésus-Christ: ce sont, avec saint François d’Assise, Jacopone da Todi, Raphaël d’Urbino et Jean-Pierre Luigi da Palestrina. Sur cette admirable séquence du Stabat Mater dolorosa, que Jacques des Benedetti, connu sous le nom de Jacopone da Todi, publia à la fin du XIIIe siècle, il a été fait un grand nombre de compositions musicales parmi lesquelles je ne mentionnerai que la mélodie du plain-chant romain, le Stabat de Palestrina et celui de Pergolèse, que tout le monde connaît. Il existe deux Stabat de Palestrina, l’un à trois chœurs qui est inédit, et celui que vous venez d’entendre à deux chœurs de quatre parties. Eh bien! si l’on compare les paroles de Jacopone à la musique de Palestrina, et si l’on rapproche cette dernière composition du tableau[373] de Raphaël connu sous le nom du Spasimo, on a sous les yeux trois moments de l’histoire, la traduction d’un sentiment dans trois langues différentes, qui sont loin d’avoir le même degré de perfection. Dans le morceau de Palestrina, les deux chœurs alternent et se répondent pieusement comme deux groupes de chrétiens qui se raconteraient les incidents du grand sacrifice accompli sur le Calvaire. A certains moments décisifs du récit, les deux chœurs se réunissent comme s’ils étaient trop émus du spectacle de la douleur maternelle pour s’écouter isolément:
Oh! quam tristis et afflicta
Fuit illa benedicta!
Puis ils recommencent à dialoguer pour confondre de nouveau leur douleur au cri suprême:
Dum emisit spiritum!
Après un changement de mesure qui sépare la partie pathétique du drame divin de la conclusion, qui est d’une expansion toute lyrique, les deux chœurs reprennent la même série de strophes et d’antistrophes alternant et s’unissant tour à tour jusqu’à la glorification finale:
Fac ut animæ donetur
Paradisi gloria.
Cela est beau, plein d’onction et d’une piété qui vous pénètre l’âme, qui la remplit d’une tristesse résignée et vraiment chrétienne; mais on chercherait inutilement dans la composition de Palestrina la douleur profonde et concentrée que Raphaël a mise dans le regard éploré de la Vierge qui tend les bras au divin supplicié,[374] cette diversité de personnages qui concourent à l’action générale et trahissent leur caractère par la variété des attitudes, ces physionomies qui parlent et qui expriment chacune une nuance particulière de sentiment, ces tons d’une gamme si riche, ces horizons qui éclairent la nature, enfin tous ces détails matériels qui révèlent les mœurs, le temps et les lieux où s’accomplit le sacrifice. La musique n’avait encore ni perspective ni fond de paysage, ni complication d’incidents dramatiques. Elle peignait tout sur le même plan et n’exprimait que le sentiment général des paroles, sans pouvoir individualiser l’accent de la passion. La révolution qui s’est opérée dans la peinture depuis l’avénement de Masaccio jusqu’à Raphaël, qui la résume, n’avait pas encore eu lieu dans l’art musical à la mort de Palestrina. Cette révolution mémorable, qui doit séculariser la musique et la faire entrer pleinement dans le mouvement de la Renaissance, nous allons la voir éclater à Venise, où il est bien temps que je revienne[58].»
Après cette première partie du discours de l’abbé Zamaria, qui fut écoutée avec un très-vif intérêt, il y eut une sorte d’intermède qui fut rempli par quelques morceaux de musique, dont un duo de Paisiello, chanté par le vieux Pacchiarotti avec Beata. C’était le fameux duo de l’Olympiade, composé à Naples en 1786 pour la Morichelli, qui faisait Aristea, et pour je ne sais plus quel[375] sopraniste célèbre qui remplissait le rôle de Megacle. Beata, qui ne pouvait croire entièrement au bonheur que la conduite de son père, depuis quelque temps, semblait lui promettre, et qui ne voyait pas sans un triste pressentiment le prochain départ de Lorenzo, mit une émotion singulière dans ces paroles du récitatif: E mi lasci cosi, «et tu m’abandonnes ainsi?» Sa voix de mezzo-soprano, d’un timbre si suave et si pénétrant, s’éclaira comme d’un rayon d’espoir en articulant ces mots significatifs: Va.... ti perdono.... pur che torni mio sposo; «va!... je te pardonne.... si tu reviens mon époux!» Pacchiarotti, l’inimitable Pacchiarotti lui-même, fut étonné de la manière dont cette jeune personne chanta la phrase admirable de l’andante en fa mineur:
Nè giorni tuoi felici.
Ricordati di me!
—Perchè cosi mi dici,
Anima mia, perchè[59]?
Ce sentiment exquis, Beata le tirait de son propre cœur. Aussi Lorenzo n’eut-il pas de peine cette fois à comprendre un langage si peu équivoque, et ses yeux, attachés aux lèvres inspirées de la fille du sénateur, exprimaient sans contrainte le ravissement où le plongeait la certitude d’être aimé. Ce duo de l’Olympiade, qui faillit un instant compromettre le secret de Beata, le chevalier Sarti ne se doutait pas alors qu’un jour il le chanterait lui-même avec une autre femme, Frédérique, qui devait réveiller dans son cœur flétri l’image d’un bonheur depuis longtemps évanoui.
«Signori, dit l’abbé Zamaria après ce court épisode,[376] qui ne passa pas inaperçu, la musique commence à Venise, comme chez tous les peuples de l’Occident, par des chansons populaires qui remontent aussi loin que les souvenirs de l’histoire, et par le plain-chant ecclésiastique, dont je vous ai raconté la formation aux premiers siècles du christianisme. Ces deux éléments, qu’on retrouve partout, se distinguent d’abord assez fortement entre eux, puis ils se rapprochent, et finissent par se confondre dans une période de temps qui est le fond de la civilisation moderne. Aussitôt que notre basilique de Saint-Marc fut construite, au commencement du Xe siècle, elle devint le centre de l’art religieux de notre pays et l’objet de la plus grande sollicitude du sénat. Sans nous arrêter sur des faits plus ou moins authentiques, il est certain que, dès les premières années du XIVe siècle, l’église de Saint-Marc possédait un service musical et des orgues qui faisaient déjà l’admiration de l’Italie. Je ne vous parlerai ni de ce prêtre vénitien, nommé George, qui, au dire d’Éginhard, aurait construit un orgue pour Louis le Débonnaire à Aix-la-Chapelle, ni d’une foule de nos compatriotes qui se sont distingués dans la fabrication de ce bel instrument, qui n’était pas inconnu à l’antiquité. Ce qui est hors de toute contestation, c’est que le premier organiste connu de l’église Saint-Marc se nommait Zucchetto, et qu’il eut pour successeur Francesco da Pesaro. A partir de cette époque, la série des organistes et des maîtres de chapelle de notre basilique est aussi connue que celle de nos doges et de nos patriarches. Par une ordonnance du doge Michel Steno, publiée le 18 février 1403, huit enfants de chœur sont attachés au service de la chapelle ducale, élevés et entretenus aux frais de la république. [377]A la fin du XVe siècle, vers 1470, l’église de Saint-Marc possède un chœur nombreux de chanteurs, deux organistes chargés de toucher les deux grandes orgues qui depuis lors ont toujours existé dans notre chapelle ducale, et une foule d’instrumentistes que la république rémunère avec munificence[60]. C’est quelques années après cette organisation qu’on voit apparaître dans nos lagunes un contre-pointiste belge, qui vint poser à Venise les bases d’un enseignement scientifique de la composition musicale.
«Le 12 décembre de l’année 1527, Adrian Willaert fut nommé maître de chapelle de la basilique de Saint-Marc. Né à Bruges, dans les dernières années du XVe siècle, Willaert, après, avoir étudié le contre-point à Paris sous la direction de Jean Mouton, après avoir été pendant onze ans au service de Louis II, roi de Hongrie, était venu se fixer à Venise, où il mourut dans le mois de septembre 1563. Willaert est considéré comme le fondateur de l’école de Venise, qu’on peut diviser en trois époques, dont chacune est représentée par un artiste célèbre. Adrien Willaert et ses disciples immédiats, tels que Cyprien de Rore, son compatriote, Nicolas Vicentino, Francesco della Viola et le savant théoricien Zarlino, personnifient la première phase, Jean Gabrieli la seconde, et Claude Monteverde la troisième, à laquelle se rattachent Caldara, Lotti, Marcello, et les plus grands compositeurs du commencement du XVIIIe siècle.
«Ce qu’on appelle dans les arts une école, c’est-à-dire un centre d’idées, de procédés et de souvenirs qui se perpétuent à travers les générations, est le résultat de deux mouvements qui se combinent entre eux, du[378] mouvement général de l’esprit humain, auquel vient s’ajouter l’influence locale du pays où il se manifeste. L’Italie, par exemple, tout en participant à la civilisation de l’Europe, qui est l’œuvre du christianisme, s’en distingue cependant par un caractère propre, comme Venise, au milieu de la civiltà italiana, dont elle ressent l’impulsion, conserve une personnalité saillante qu’elle imprime à tous ses actes. Je ne vous rappellerai pas ce qu’a été Venise, par quels miracles de courage, de patience et de sagacité, elle s’est élevée, du fond de ces lagunes qui ont été son berceau, au premier rang des corps politiques. Elle est un des exemples les plus étonnants de la puissance de l’activité humaine, dirigée par la raison. Forte et infatigable dans la guerre, qui n’a jamais été pour elle qu’un moyen de défendre son indépendance et de protéger son industrie, calme et somptueuse dans la paix, qui est le but constant de sa politique, cette république de marchands et de patriciens, d’artistes et de diplomates, de penseurs et de poëtes insouciants, a produit une civilisation éminemment originale, où la libéralité du génie hellénique s’allie au bon sens pratique des Romains. L’inscription que vous pouvez lire sur un des côtés extérieurs de la basilique de Saint-Marc, inscription qui remonte au Xe siècle, et qui est le premier témoignage de l’existence de notre dialecte:
Lom po far e die in pensar
E vega que lo chi li po inchontrar,
ce qui veut dire qu’avant de parler et d’agir, l’homme doit songer aux conséquences qui peuvent en résulter, démontre que la prudence a été de tout temps une des qualités du peuple vénitien. Généreuse, hospitalière, soumise[379] au christianisme, mais indépendante vis-à-vis de l’Église, dont elle repousse la juridiction exceptionnelle, la république tend la main à tous les illustres proscrits: Kepler, Galilée, aux savants, aux artistes, aux princes déshérités, qu’elle couvre de sa protection et de sa munificence. L’histoire, la politique, la science, les mœurs, la littérature et les arts, qui en sont l’expression, lui donnent un caractère de nationalité qui la distingue fortement des autres civilisations de l’Italie. Et quels sont les traits saillants de cet esprit national qui doit nécessairement inspirer l’école vénitienne? La grâce, l’élégance, la morbidesse des formes et du langage, le goût du plaisir, du mouvement et de la vie, non de la vie qui se concentre dans les profondeurs de l’âme, qui s’épure par la méditation et s’efforce d’atteindre les hauteurs de l’idéal, mais de la vie qui s’épanche au dehors, qui recherche l’éclat, la joie et la lumière, et se complaît au sein de la nature et de la sociabilité. Point de fortes douleurs, pas de grandes tristesses, mais de la grandeur, du faste, de la sensualité, un brio étonnant, une harmonie qui enchante, les contrastes dramatiques de la passion, et la couleur, la couleur enfin qui sert à rendre tous ces effets, telles sont les propriétés reconnues de notre école de peinture, depuis les Bellini jusqu’à Tiepoletto. Eh bien! c’est précisément par le sentiment dramatique et le coloris, c’est-à-dire par le rhythme et la modulation, qui en sont les agents, que se distingue aussi la musique de l’école vénitienne.
«Lorsque Adrien Willaert vint se fixer à Venise en 1527 et prit la direction de la chapelle ducale de Saint-Marc, Palestrina était un enfant de trois ans, et la musique religieuse n’avait pas encore subi la grande révolution qui devait la purifier des artifices scolastiques et[380] des bouffonneries du moyen âge. Willaert s’était déjà signalé par des compositions qui l’avaient rendu célèbre, puisque l’un de ses motets, Verbum bonum, qu’on chantait à la chapelle de Léon X en 1516, passait pour être du fameux Josquin Desprès: il n’était cependant, comme tous ses compatriotes les Flamands, qu’un savant contre-pointiste, plus habile à grouper des accords qu’à traduire le sentiment des paroles. Le spectacle de notre glorieuse cité, la vue des monuments qui s’y élevaient de toutes parts et des chefs-d’œuvre qu’avaient déjà produits les deux Bellini et leurs disciples Giorgione et Titien, les traditions orientales de la liturgie de notre basilique, l’existence dans la chapelle de Saint-Marc de deux orgues pourvues d’un grand moyen d’expression, la pédale, qu’un certain Bernardo Murer avait inventée à Venise quelques années auparavant, cet ensemble de faits et de circonstances produisit sans doute sur l’esprit du savant contre-pointiste flamand une influence salutaire, qui s’est manifestée dans ses nouvelles compositions. Il se préoccupa plus qu’on ne l’avait fait jusqu’alors du sens général des paroles, et, dans ses madrigaux aussi bien que dans ses motets religieux, il atteignit une certaine expression dramatique qu’on ne connaissait pas avant lui, surtout dans la musique d’église. Comme l’affirme d’une manière positive son illustre élève Zarlino[61], Willaert fut le premier à introduire dans la chapelle de Saint-Marc l’usage des grandes masses vocales divisées en deux et trois chœurs à quatre et cinq parties, qui se répondaient d’une extrémité de la basilique à l’autre, et produisaient une sorte de contraste qui saisissait l’imagination des fidèles. Ce genre[381] de chœurs entrecoupés de silence, choro spezzato, ainsi que le qualifie Zarlino, révèle une préoccupation évidente de l’effet dramatique, et on le verra s’agrandir sous la main des compositeurs vénitiens, dont il est la propriété. Un autre Flamand, Cyprien de Rore, élève et successeur de Willaert comme directeur de la chapelle de Saint-Marc, marcha sur les traces de son maître et s’acquit une grande renommée. Dans ses madrigaux et ses motets à cinq, six et huit voix, il eut soin de respecter la prosodie des paroles et de vivifier même l’ancienne tonalité du plain-chant par des accidents chromatiques qui lui étaient étrangers, et qui marquaient un nouvel effort vers le coloris et l’expression morale des sentiments. Zarlino, que j’ai déjà cité, Claude Merulo, compositeur éminent et organiste non moins célèbre, et surtout Andrea Gabrieli, tous les trois maîtres de chapelle de notre basilique, ont fécondé les traditions de Willaert, de Cyprien de Rore, et imprimé au madrigal, mais particulièrement à la musique religieuse, un caractère de grandeur, de variété et de complication dramatique, qu’on ne trouve que dans l’école vénitienne.
«Jean Gabrieli, qui représente la seconde phase de l’école nationale, est né à Venise d’une famille patricienne vers le milieu du XVIe siècle. Élève et neveu d’Andrea Gabrieli, il honora sa mémoire en publiant en 1587 un recueil de ses madrigaux et de ses motets religieux, précédé d’une dédicace, où il témoigne son admiration pour le savoir et les inventions harmoniques de son oncle. Nommé le 7 novembre 1584 maître de chapelle de l’église de Saint-Marc, où il succéda à Merulo, Jean Gabrieli mourut à Venise, au comble de la gloire, en 1612. Ce sont là tous les renseignements qu’on possède sur sa[382] vie; mais son œuvre, qui nous reste, permet d’apprécier l’étendue et la vivacité de son génie. Ce génie hardi et vraiment original se révèle non-seulement dans la conception des grands morceaux d’ensemble à deux, trois et jusqu’à quatre chœurs, qui dialoguent entre eux et forment des contrastes saisissants, mais aussi dans la marche des différentes parties, qui s’affranchissent de l’imitation scolastique de la fugue pour obéir à l’esprit des paroles et distraire l’oreille par des dessins particuliers, qui ajoutent de la variété à l’effet imposant de l’ensemble. Le rhythme déjà riche en combinaisons qui circule à travers ces grandes masses chorales, l’instinct de la modulation qui perce de toutes parts, non plus par de simples accidents chromatiques, comme dans les œuvres de Cyprien de Rore, mais par des rapprochements pleins d’élégance établis entre les différents tons du plain-chant, le contraste qui résulte de l’opposition des différents chœurs, les uns écrits tout entiers pour des voix graves, les autres pour des voix moyennes et des voix aiguës qui se superposent et remplissent un grand espace, toutes ces inventions si précieuses ne sont pas les seules qu’on doive à ce maître. Gabrieli poussa plus loin que tous les compositeurs qui l’avaient précédé le sentiment des effets dramatiques, qui est la qualité dominante de l’école vénitienne. Ainsi il choisit avec une grande liberté d’esprit les paroles liturgiques dont il forme le texte de ses motets religieux, les dispose avec économie et de manière à frapper vivement l’imagination par l’opposition des grands effets d’ensemble avec la voix d’un simple coryphée, qui vient, comme dans le chœur de la tragédie antique, exposer le sujet de la douleur ou de la joie commune. A ces innovations hardies, qui impriment à la musique religieuse le[383] mouvement et les péripéties d’un drame hiératique, Gabrieli ajoute le coloris de l’instrumentation, ce qui achève de caractériser son génie et celui de l’école vénitienne.
«Jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle, les nombreux instruments légués par le moyen âge n’avaient point de musique qui leur fût propre. Divisés en quatre grandes familles (en instruments à cordes, à vent, à clavier et à percussion), ils confondaient leurs effets avec ceux de la voix humaine, qu’ils suivaient humblement à l’unisson, à l’octave inférieure ou supérieure, selon la nature de leur diapason. Lorsque le rhythme et une harmonie plus incidentée donnèrent l’éveil à la fantaisie, les instruments furent classés en groupes moins nombreux et plus rapprochés les uns des autres, on consulta le timbre et l’étendue de leur échelle; mais excepté l’orgue, qui, par la variété de ses jeux et le rôle important qu’il remplissait dans le culte catholique, avait déjà inspiré, au commencement du XVIe siècle, certaines formes musicales appropriées à la nature de ce magnifique instrument, telles que la toccata, la sonata et les ricercari, tous les autres ne faisaient qu’exécuter les morceaux qu’on écrivait pour la voix humaine. De là cette expression mise en tête de toutes les publications musicales: Da cantare o da sonare[62]. Gabrieli fut un des premiers musiciens de son temps qui sût traiter les instruments avec goût, tenir compte de leur timbre et de leur étendue, les assortir comme des couleurs qui devaient relever l’effet général de ses grandes compositions. Tantôt il écrit des morceaux à quatre et[384] cinq parties, exclusivement pour des bassons, des trombones, des cornets, ou pour les différents instruments à cordes, et tantôt il oppose à un chœur de voix humaines un chœur d’instruments qui alternent et dialoguent comme deux personnages symboliques. Dans ces motets religieux, connus sous le nom de symphoniæ sacræ, une espèce d’introduction symphonique précède le chœur, auquel les instruments répondent ensuite, et qu’ils accompagnent enfin avec une assez grande variété d’allures. Je pourrais vous citer tel motet de Gabrieli, Surrexit Christus, composé pour la solennité de Pâques, qui vous étonnerait par la manière dramatique dont il est conçu. Précédé d’une symphonie à six instruments, deux cornets et quatre trombones, le chœur à trois parties, alto, tenor et basse, chante les paroles liturgiques; une symphonie composée cette fois de cornets, violons et trombones, répond de nouveau jusqu’à ce qu’un coryphée intervienne en chantant:
Et Dominus de cœlo intonuit.
Après ce fragment de mélopée mesurée, le chœur, accompagné de tous les instruments précédemment entendus, entonne un Alleluia d’une grande variété. Gabrieli a beaucoup écrit, et dans presque tous les genres de musique connus de son temps. Ses œuvres, exécutées avec pompe par les chanteurs et les instrumentistes habiles qui étaient au service de la chapelle ducale et des principales églises de Venise, mises en circulation par la gravure, qui en multiplia les éditions, répandirent son nom dans toute l’Europe, et particulièrement en Allemagne, où il trouva des disciples et de nombreux admirateurs. Contemporain d’Orlando di Lasso et de Palestrina, auxquels il a survécu de seize années, Gabrieli[385] occupe une place éminente dans l’histoire générale de l’art, entre le dernier, le plus illustre des contre-pointistes flamands, et le fondateur de l’école romaine. S’il ne possède pas la sérénité, l’onction et la pureté sublime qui caractérisent le style à jamais inimitable de Pierre Luigi, Gabrieli est plus hardi dans ses combinaisons harmoniques, plus éclatant et moins respectueux de la tradition que le doux et immortel musicien qui a fait les délices de son siècle et mérité cet éloge:
Hic ille est Lassus lassum qui recreat orbem,
Discordemque sua copulat harmonia.
Placé entre l’Allemagne, où est mort à la cour de Bavière Orlando di Lasso, et le siége de la papauté, qui fut l’asile du pauvre et divin Palestrina, Gabrieli, noble Vénitien, vivant au milieu d’une cité merveilleuse où aboutissaient tous les courants de l’opinion du monde, qui était toujours remplie de bruits, de fêtes et de spectacles de toute nature, s’inspira nécessairement du génie de son pays et des traditions de l’école qui en était l’expression. Ce fut un hardi novateur, prompt à employer tout moyen qui lui semblait devoir produire de l’effet, visant à l’éclat, au coloris, aux contrastes dramatiques, aussi bien dans la musique religieuse que dans les madrigaux et les chansons mondaines. Dans ses grandes compositions à deux, trois et quatre chœurs, accompagnés d’une instrumentation déjà ingénieuse, Gabrieli, marchant sur les traces de Willaert, de Cyprien de Rore, de Merulo, et surtout de son oncle Andrea Gabrieli, se préoccupe bien moins des lois qui gouvernent la langue musicale de son temps que de l’esprit des paroles, dont il s’efforce de rendre le sens général, cherchant parfois aussi à peindre le mot saillant par[386] des figures de rhythme et des caprices de vocalisation. C’est là un fait important dans l’art de la composition, qui annonce une prochaine et plus grande émancipation du génie créateur. Organiste habile, homme d’une imagination hardie et grandiose dans ses conceptions, Gabrieli fut le chef d’un enseignement fécond qu’il transmit à de nombreux élèves, parmi lesquels nous citerons l’Allemand Henri Schütz, qui porta dans son pays la fantaisie, le coloris et l’esprit dramatique de l’école de Venise. Dans l’œuvre très-varié de Jean Gabrieli, où l’influence persistante du moyen âge s’accuse encore par certains détails de la langue musicale, se trouvent les germes d’une révolution qui sera bientôt accomplie par Monteverde.
«Claude Monteverde, qui représente la troisième période de l’école vénitienne, est né à Crémone, on ne sait au juste en quelle année, mais entre 1565 et 1570. Habile virtuose sur la viole, qui était alors un instrument à la mode, il entra en cette qualité au service du duc de Mantoue. Marc-Antonio Ingegnieri, son compatriote, qui dirigeait la chapelle du duc, lui donna des leçons de contre-point qui le mirent en état de révéler de plus hautes facultés. Sans pouvoir assurer si Monteverde a succédé à Ingegnieri dans ses fonctions de directeur de la musique du prince de Mantoue, on est certain qu’il fut appelé à Venise et nommé maître de chapelle de la basilique de Saint-Marc le 19 août 1613, un an après la mort de Gabrieli. C’est donc à Venise, où Monteverde a passé la plus grande partie de sa vie, où il a fait graver et publier ses œuvres les plus importantes, et où il est mort dans le mois de septembre 1649, que s’est accomplie et surtout affermie la révolution musicale dont je vais parler.
«La série de sons qui composent la gamme moderne est formée, comme tout le monde sait, de sept degrés,[387] dont un huitième reproduit à l’octave supérieure la sensation de celui qui sert de point de départ. Ce sont là les deux limites extrêmes de l’espace que l’oreille ne peut franchir sans être forcée de recommencer le même voyage, espace qui est pour elle l’unité avec laquelle elle mesure l’échelle immense des sons ayant le caractère musical. C’est une question posée depuis longtemps par les théoriciens, que de savoir s’il existe un ordre nécessaire dans la succession des degrés qui remplissent l’octave, ordre qui serait un a priori de notre nature, une loi imposée par l’organe qui perçoit le phénomène, ou bien si les différents intervalles qui peuvent être contenus dans l’unité primordiale de l’octave sont arbitrairement distribués et dépendent de l’usage, du caprice ou des artifices de l’art. Si l’on répond par l’affirmative, et qu’on reconnaisse un ordre quelconque dans la succession des sons que renferme l’octave, il faut alors expliquer la cause qui a produit une si grande variété d’échelles mélodiques. Dans le cas contraire, on est forcé d’admettre toutes les successions possibles, et cela jusqu’à l’infini. Or, il est évident qu’il y a des successions qui répugnent à l’oreille, qui blessent même sa sensibilité, et qu’elle ne peut supporter un instant que comme une curiosité passagère qui lui fait désirer plus vivement le retour d’un ordre meilleur. Donc il y a un principe qui guide notre sensibilité, principe antérieur à la sensation que produit en nous le son musical, et qui exige un certain ordre dans la succession et la nature des intervalles qui sont les éléments de l’octave. Dans l’antiquité, Pythagore et ses disciples classaient les intervalles d’après une loi mathématique, c’est-à-dire d’après le nombre absolu de vibrations dont ils sont le produit, tandis qu’Aristoxène et ses partisans voulaient qu’on s’en rapportât à[388] l’oreille, seul juge compétent des combinaisons admissibles, comme l’œil est l’appréciateur suprême de l’harmonie des couleurs. Ces deux manières d’envisager la question, dont l’une caractérise le philosophe préoccupé de la cause du phénomène, et l’autre l’artiste inquiet surtout de l’effet, ne sont pas aussi inconciliables qu’on pourrait le croire; car s’il existe une loi qui fixe les rapports des sons entre eux, cette loi, dont le compositeur n’a pas plus à s’occuper que le peintre de la nature des couleurs, doit être un jour accessible à la science des nombres, qui est la science même des rapports.
«Quoi qu’il en soit de la solution de ce problème réservé à l’avenir, il est certain que les Grecs construisaient leur échelle de trois manières différentes: en y faisant entrer des intervalles de quart de ton, qui donnaient naissance au genre dit enharmonique, le plus ancien de tous, s’il faut en croire les théoriciens; en procédant par intervalles de demi-tons, ce qui constitue le le genre chromatique, ou bien par une succession de tétracordes, qui portait alors le nom de genre diatonique ou naturel. L’Église, en adoptant forcément le système musical des Grecs, qu’elle trouva parmi les débris de la civilisation romaine, écarta les deux premiers genres, qu’elle jugeait sans doute trop difficiles pour l’oreille inexpérimentée du peuple qu’elle voulait diriger; puis, simplifiant encore le genre diatonique, elle en tira les huit échelles du plain-chant grégorien, dont j’ai raconté la formation. Or, quel est le caractère respectif des différents tons ou modes du plain-chant ecclésiastique? On pourrait presque répondre que c’est de ne point en avoir, de créer des séries de sons mobiles formées d’une quarte et d’une quinte superposées l’une à l’autre d’une[389] manière fort arbitraire, et qui se refusent à une classification vraiment scientifique. En effet, les modes de l’Église ne se distinguent que par le demi-ton qui entre dans la composition du tétracorde et qui n’occupe jamais le même degré. Dépourvus de trois notes essentielles, de finale et de dominante régulières, et de la note sensible, qui fait pressentir et désirer à l’oreille l’accomplissement de la consonnance d’octave, les modes du plain-chant ne sont que des formes mélodiques léguées par les générations primitives, des espèces de dialectes peu compatibles avec la régularité de succession qu’exige l’harmonie; aussi n’a-t-on jamais pu s’entendre ni sur le nombre des tons, ni sur les accidents matériels et l’expression morale qu’on leur attribuait. Notre Zarlino lui-même, le plus savant théoricien qui après Glarean[63] se soit occupé de la classification des modes ecclésiastiques, n’a pu y réussir d’une manière satisfaisante. Aussitôt que l’instinct de l’harmonie essaya de grouper quelques accords sur les échelles diatoniques du plain-chant grégorien, on eut beaucoup de peine à fixer la nature des intervalles qu’il fallait admettre ou repousser du contre-point. L’accord parfait et son premier dérivé, qui sont les combinaisons les plus simples qui se présentent à l’oreille et qui communiquent à l’âme le sentiment du repos, quelques dissonances passagères, timidement préparées par le retard ou la prolongation d’une note déjà entendue comme élément de l’accord consonnant, dissonances qui étaient bien plus le résultat du mouvement des parties, des associations amenées furtivement par le rhythme, que des hardiesses de l’imagination: tels étaient les seuls groupes de sons[390] simultanés admis par les théoriciens jusqu’au milieu du XVIe siècle. Il se fit alors un mouvement général d’émancipation dans l’esprit humain qui transforma toutes les connaissances, et qui imprima aussi à l’art musical une impulsion nouvelle.
«Le besoin de variété, de changement et de transformation des vieux types du plain-chant grégorien, qu’on pourrait comparer aux types traditionnels de la peinture byzantine, était si général parmi les compositeurs de la première moitié du XVIe siècle, que déjà Josquin Desprès ne se faisait aucun scrupule d’en méconnaître le caractère tonal et d’encourager ses élèves à poursuivre, avant tout, l’expression des paroles. Cyprien de Rore, Nicolas Vicentino, élèves de Willaert, Luca Marenzio, génie plein de ressources et d’élégance, surnommé par ses contemporains il dolce Cigno, tous les trois appartenant à l’école de Venise, cherchèrent à féconder les tons du plain-chant par des accidents chromatiques qui leur étaient étrangers, et qui étaient des tâtonnements que faisait l’instinct de la modulation, c’est-à-dire l’instinct du coloris et de la vie. Gesualdo, prince de Venuse dans le royaume de Naples, dilettante et madrigaliste non moins célèbre que Marenzio, fut plus hardi encore dans ses combinaisons harmoniques: l’un des premiers, il osa attaquer sans préparation un genre de dissonances qui devaient amener la ruine des formes mélodiques du plain-chant, et faire entrer dans les conceptions de l’art l’unité primordiale de notre gamme moderne. Cette révolution, depuis longtemps préparée par les tentatives que je viens de signaler, fut accomplie avec plus de suite et d’éclat par Monteverde, qui trouva à Venise un terrain tout approprié à la fécondation de son idée.
«Vous savez, signori, que les grandes inventions, dans les arts, aussi bien que dans les sciences, ne sont jamais l’œuvre particulière d’un seul génie qui en aurait puisé tous les éléments dans la source de ses propres facultés. Il n’y a que Dieu, parce qu’il est infini, qui ait pu créer le monde d’un désir de sa volonté. Il est vrai de dire cependant qu’une invention ne s’inscrit et ne prend date dans l’histoire que lorsqu’il vient un homme qui s’en assimile les effets d’une manière originale qui frappe tous les esprits. C’est ainsi que la couleur à l’huile, par exemple, avait été employée bien avant le Flamand Van Eyck, qui est pourtant celui qui l’a propagée en Europe. Parmi les intervalles qui étaient repoussés par tous les théoriciens du moyen âge comme incompatibles avec la série diatonique du plain-chant grégorien, il y avait surtout celui de triton. Cet intervalle horrible, qu’on appelait diabolus in musica, consiste dans le rapprochement de deux notes importantes de la gamme, le quatrième et le septième degré. Par une cause plus physique que morale, qui n’a pas encore été expliquée, il résulte que l’audition simultanée de ces deux sons communique à l’oreille une vive appétence vers la consonnance d’octave. Or, cet intervalle harmonique se trouve enclavé dans un accord qui porte le nom de septième dominante, où il forme la dissonance naturelle de quinte mineure, qui peut s’entendre sans préparation, et qui se résout immédiatement sur l’accord de sixte, qui renferme les éléments de l’accord parfait. L’effet de cet accord de septième dominante est tel, qu’il porte avec lui, comme une question bien posée, les conditions logiques de sa propre résolution, et qu’il transmet à l’oreille, puis par l’oreille à notre âme, le sentiment de la série qui constitue l’unité de l’octave. Si vous[392] contemplez pendant quelque temps une couleur éclatante, le rouge par exemple, vous ne tardez pas à éprouver le désir de reposer votre vue sur une nuance moins vive, telle que la couleur complémentaire que le rouge fait pressentir par l’auréole qu’il projette autour de lui. Cette couleur complémentaire que le rouge projette est le vert, dont la sensation peut être comparée à celle que produit l’accord parfait, sur lequel l’oreille aspire à descendre après avoir entendu celui de septième dominante. Tous les arts renferment de pareils contrastes de repos et de mouvement, de consonnances et de dissonances qui s’appellent et se répondent comme les rimes diverses de la poésie lyrique, dont l’entrelacement avive et charme l’oreille. L’accord de septième dominante, qui renferme la plus agréable des dissonances naturelles que l’oreille puisse accepter sans avertissement ou préparation, en lui faisant pressentir le voisinage de l’accord parfait qui lui donne le sentiment de l’unité de l’octave, avait été employé par un grand nombre de compositeurs du XVIe siècle, car on le trouve dans les œuvres d’Aaron, de Cyprien de Rore, dans Palestrina même, Orlando di Lasso, Gabrieli, surtout dans Gesualdo, dont les madrigaux sont empreints d’une vivacité d’expression dramatique qui annonce la Renaissance. Toutefois, cet esprit d’émancipation qui caractérise le mouvement du XVIe siècle a laissé une plus forte empreinte dans les compositions de Monteverde, dont le génie audacieux ne fut pas sans avoir une certaine conscience de la révolution qu’il venait accomplir. Guidé par son instinct et par le sentiment dramatique qui préoccupait les poëtes et les artistes de son temps, Monteverde osa proclamer, dans une préface mise en tête du cinquième livre de ses madrigaux, publiée à Venise[393] en 1604 et reproduite trois ans après, en 1607, par son frère César Monteverde, que la musique est faite pour charmer les oreilles et peindre les mouvements de l’âme, non pour obéir à des règles abstraites imposées par les théoriciens. Fort de ce principe et de l’autorité de Platon, qu’il invoque pour soutenir que l’esprit des paroles doit être le principal objet du compositeur, tandis que les anciens, c’est-à-dire les scolastiques, voulaient que l’armonia fosse signora dell’orazione (que l’harmonie dominât la poésie), Monteverde prélude par un grand nombre de combinaisons hardies, puis il arrive enfin à employer, sans préparation, ce fameux accord de septième dominante, qui achève de rompre la tradition du plain-chant grégorien.
«C’est dans un madrigal à cinq voix, cruda Amarilli, que Monteverde a fait apparaître pour la première fois l’accord de septième dominante sans préparation, accord dont la nouveauté, jointe à des figures de rhythme non moins piquantes, souleva la réprobation des vieux théoriciens. Un savant chanoine de Bologne, Artusi, se fit le défenseur des principes admis jusqu’alors, et, dans un livre publié à Venise en 1600[64], il combattit avec une grande vivacité de paroles les hardiesses inouïes du novateur. Monteverde, qui avait pour lui la jeunesse, le monde élégant et l’esprit du siècle, répondit à son antagoniste comme celui à qui un philosophe niait le mouvement: il marcha et entraîna la foule à sa suite. Ainsi s’opéra une révolution qui avait pour objet d’introduire dans l’art de la composition cette unité de l’octave que présente la nature. Il fallut un long concours de siècles et de tâtonnements pour secouer le joug des théories[394] qu’on avait héritées du système musical des Grecs, et pour dégager de la multiplicité des dialectes mélodiques cette langue générale dont j’ai parlé au commencement de ce discours. Notre gamme moderne, avec les deux seules séries que nous en avons tirées, le mode majeur et le mode mineur, est le résultat de la pression de l’harmonie, dont les combinaisons savantes nous rendront un jour par la modulation cette variété d’accents mélodiques qu’elle a dû absorber d’abord pour constituer la langue régulière. Tel est, signori, le grand événement qui marque la troisième période de l’école de Venise, dont Monteverde exprime les tendances. Lui-même se plaisait à dire que «pour atteindre le but qu’il s’était assigné, le ciel ne pouvait pas le placer dans une ville mieux disposée à comprendre l’esprit de ses compositions.» Il ajoutait que «les nombreux chanteurs et instrumentistes qui étaient au service de la seigneurie lui avaient rendu sa tâche facile par le zèle et l’enthousiasme qu’ils mirent à le seconder.»
«Monteverde a beaucoup écrit, et dans tous les genres de musique connus de son temps, il a porté la fécondité, la hardiesse de son génie. Il fut un des premiers compositeurs à s’essayer dans la forme dramatique, inaugurée à Florence dans les dernières années du XVIe siècle par un groupe de dilettanti et d’académiciens qui cherchaient à restaurer la mélopée des Grecs, cette pierre philosophale de tous les beaux esprits de la Renaissance. Ils furent plus heureux qu’ils ne s’y attendaient, et, au lieu de raviver une forme qui n’a jamais existé, ils trouvèrent une combinaison nouvelle de la fantaisie. Monteverde fit représenter à la cour de Mantoue en 1607 un opéra d’Ariane, puis celui d’Orfeo, qui[395] excitèrent un grand intérêt. En 1608, à l’occasion du mariage de François de Gonzague avec Marguerite de Savoie, il composa la musique d’un ballet delle Ingrate (des Sorcières), où l’on remarque des effets de rhythme et d’instrumentation inconnus jusqu’alors; mais c’est à Venise que l’instinct dramatique de Monteverde eut occasion de se développer sous des formes qui ont lieu de nous surprendre encore aujourd’hui. En 1624, il fit représenter au palais Mocenigo, devant les plus grands personnages de la république, un épisode de la Jérusalem délivrée, le combat de Tancrède et de Clorinde, qui, pour l’expression des sentiments, la gradation des effets, l’intelligence des contrastes et du coloris de l’instrumentation, est un morceau important, et annonce l’éclosion de la musique moderne.
«La révolution opérée par Monteverde n’est point un fait isolé, l’évolution d’un art particulier qui n’intéresserait que des amateurs de curiosités historiques: c’est au contraire un des résultats les plus directs du grand mouvement de la Renaissance, presque contemporain de la peinture à l’huile, qui fut aussi propagée à Venise par un élève de Van Eyck, de la perspective linéaire et du clair-obscur, qui permirent à l’art du dessin de rendre le caractère de la passion avec les accidents de costume, de lumière et de paysage qui révèlent son passage dans le monde extérieur. L’invention de la modulation a eu les mêmes conséquences pour l’art musical, en lui apportant le coloris nécessaire pour exprimer les contrastes, la succession ou la simultanéité des sentiments du cœur humain: car la mélodie, quelque développée qu’on la suppose, n’accuse que l’existence d’une émotion intérieure, un état, une disposition de l’âme, sans pouvoir indiquer l’âge ni le caractère de celui qui l’éprouve, le[396] temps et le lieu où s’accomplit l’événement. C’est la propriété de l’harmonie, et particulièrement de la dissonance, qui engendre la modulation fécondée par le rhythme, de pouvoir entourer l’expression pure du sentiment, c’est-à-dire l’idée mélodique, de tous les accessoires de temps, de lieu, d’ombre et de lumière, qui constatent la présence de la nature dans le drame de la passion. Telles sont, encore une fois, les conséquences de la tentative de Monteverde, qui, dans la composition musicale, se lie étroitement aux principes d’émancipation intellectuelle émis par les grands philosophes de la Renaissance, Bacon, Descartes et notre immortel Galilée. Et n’allez pas voir dans ce rapprochement un simple effet de mon esprit préoccupé, qui voudrait trouver une base scientifique à un art dont il s’exagère la portée! En avançant, par exemple, dans la préface déjà citée, que l’orazione, c’est-à-dire le sens des paroles, doit guider l’inspiration du compositeur et dominer les combinaisons de l’harmonie au lieu d’en être l’esclave, Monteverde se place sur le terrain solide de la philosophie nouvelle, qui fait de la sensation, transformée par la raison, la source de la connaissance. Le maître vénitien a eu parfaitement conscience de l’œuvre qu’il accomplissait, et, s’il n’a pas prévu tous les résultats que devaient produire ses hardiesses harmoniques, il n’ignorait pas qu’il rompait avec l’esprit de la tradition scolastique. Cent ans après Monteverde, nous verrons Gluck invoquer les mêmes principes dans la fameuse dédicace de son opéra d’Alceste au grand-duc de Toscane. Dans les arts, en effet, comme dans l’ordre moral et politique, les révolutions fondamentales ne produisent pas immédiatement toutes les conséquences qu’elles renferment, et le temps seul peut les dégager.
«De l’invention de Monteverde et du développement de la modulation, dont il a trouvé la source, date en Italie et en Europe la distinction des écoles et des nationalités dans l’art musical. Jusqu’au milieu du XVIe siècle, on ne rencontrait une certaine originalité d’accent mélodique et de rhythme que dans les airs de danse et les chansons populaires, fruits de l’instinct et du caprice de l’oreille. Les œuvres de l’art, soumises aux combinaisons de l’harmonie purement consonnante, étaient partout les mêmes et ne se distinguaient entre elles que par un degré plus ou moins grand d’élégance et de facilité dans le jeu des parties qui formaient le nœud du contre-point. A l’apparition du drame lyrique, de la mélodie savante et du coloris, qui permit de rendre les nuances du sentiment avec les accidents de la nature extérieure, les peuples de l’Europe purent avoir une musique nationale, comme ils avaient déjà une littérature et une civilisation qui leur étaient propres.
«En Italie, l’école napolitaine, fondée par Alexandre Scarlatti au commencement du XVIIe siècle, est la fille aînée de l’école de Venise, dont elle féconda les traditions et les procédés. Né en Sicile, vers 1657, et mort à Naples en 1725, Scarlatti fut un homme de génie, qui, dans les opéras nombreux, dans les oratorios, les motets, dans les cantates et les madrigaux qu’il a composés pendant une longue et brillante carrière, a déployé une riche imagination et a su être à la fois novateur dans la mélodie, dans le récitatif, dans les détails de l’instrumentation, dont il classa les couleurs, non moins que dans l’emploi de la modulation, qui ne faisait que de naître. Il forma de nombreux élèves, parmi lesquels il faut distinguer Durante, qui peut être considéré comme le représentant le plus savant de l’école napolitaine,[398] dont il a pour ainsi dire formulé les doctrines. Durante a été, à son tour, le chef d’une nombreuse postérité de compositeurs dont Pergolèse et Jomelli sont les plus illustres. Né à Aversa, dans le royaume de Naples, en 1714, mort dans cette même ville le 28 août 1774, Nicolas Jomelli ferme la première époque de l’école qui l’a produit. Dans son œuvre, qui se compose d’opéras, de messes et d’oratorios, Jomelli résume tous les progrès accomplis avant lui, et il ouvre à la musique dramatique une carrière nouvelle où Gluck ne tardera point à s’élancer. Piccinni, Sacchini, Traëtta, Guglielmi, Cimarosa et Paisiello, sont les compositeurs napolitains qui remplissent la seconde moitié du XVIIIe siècle; ils se distinguent bien moins par la nouveauté de l’harmonie et la vigueur de l’instrumentation, comme leurs prédécesseurs, que par le charme, la grâce de la mélodie, et le sentiment comique, dont ils expriment avec bonheur toutes les nuances.
«Après la mort de Monteverde, l’école vénitienne, plus brillante que jamais, continue à développer les propriétés de notre génie national. On voit apparaître Baldassar Donati, qui a succédé à Zarlino comme maître de chapelle, auteur d’une foule de canzonette villanesque et de madrigaux à plusieurs voix remplis d’esprit et de jovialité; puis Jean Crocce, surnommé il Chiozzetto à cause du lieu de sa naissance, musicien non moins bizarre, qui a laissé un grand nombre de compositions bouffonnes. Dans le genre dramatique, on remarque au premier rang François Cavalli, maître de chapelle de Saint-Marc, compositeur fécond et hardi, dont les opéras eurent un succès prodigieux, et le firent appeler en France pendant la minorité de Louis XIV. Cesti, Caldara et Legrenzi succèdent à Cavalli comme compositeurs[399] dramatiques, et remplissent la seconde moitié du XVIIe siècle. Maître de chapelle de Saint-Marc et directeur de l’école dei mendicanti, Legrenzi a consacré sa vie presque exclusivement aux églises et aux théâtres de Venise, qu’il a alimentés pendant cinquante ans. Il a eu pour élèves Gasparini et Lotti, dont la gloire a fait oublier celle de son maître. Né à Venise en 1667, Nicolas Lotti fut nommé organiste du grand orgue de l’église de Saint-Marc en 1693, qu’il tint pendant quarante ans, puis maître de chapelle en 1736, où il succéda à Antonio Biffi. Génie sévère et grandiose, Lotti, qui a traité tous les genres, et dont les opéras, les duos, les trios et les madrigaux charmants ont eu beaucoup de popularité, s’est particulièrement distingué dans la musique religieuse, où il a révélé une science et une profondeur de sentiment peu communes. Ses messes, ses motets avec ou sans accompagnement d’instruments, et surtout ses admirables vêpres qu’on chante encore aujourd’hui à San-Geminiano[65], où reposent ses dépouilles mortelles, sont des œuvres dignes de Palestrina par la pureté de l’harmonie, par la noblesse, la clarté du style et la suavité pénétrante des effets. Lotti, qui est mort le 5 janvier 1740, âgé de soixante-treize ans, a joui d’une réputation qui n’a été surpassée que par Benedetto Marcello.
«Permettez à un vieux disciple de Benedetto Marcello de s’arrêter un instant avec respect devant l’une des plus belles gloires musicales de notre pays. Issu d’une noble[400] famille patricienne, qui compte dans ses annales un doge, six procurateurs et d’autres illustrations civiles et militaires, Benedetto était le troisième fils d’Augustin Marcello et de Paola Cappello. Il est né à Venise le 24 juillet 1686, et fut élevé par son père avec le soin qu’exigeait sa naissance. L’intelligence de Benedetto ne fut pas d’abord très-accessible à la musique, qui était généralement cultivée dans la maison paternelle, et il montra surtout de la répugnance pour l’étude du violon. Il fallut que les railleries de l’un de ses frères, qui jouait fort bien de cet instrument, vinssent exciter son émulation pour un art qui devait immortaliser son nom. Benedetto s’adonna alors avec une telle ardeur à l’étude de cet instrument rebelle et des autres parties de la musique, que son père se vit obligé de ralentir son zèle. Il l’emmena à la campagne, ayant soin de l’isoler de tous les objets qui pouvaient réveiller sa passion; mais le jeune Benedetto, qui avait alors dix-sept ans, trompant la vigilance paternelle, se procura du papier à musique, et composa secrètement une messe qui parut un chef-d’œuvre. Convaincu de l’inutilité de ses efforts, son père le laissa suivre l’instinct de son génie: il lui donna un maître de composition, qui fut Gasparini, pour qui Benedetto a toujours eu beaucoup de déférence. A la mort de son père, Benedetto fit un voyage à Florence, où l’attirait l’amour de la langue et de la belle poésie italienne, et puis il revint à Venise parcourir la carrière d’avocat, noviciat indispensable à tout grand seigneur qui se destine au service de la république. A vingt-cinq ans, il prit la robe prétexte, et fut nommé membre du tribunal des quarante. On l’envoya ensuite comme provéditeur à Pola, dont le climat détestable ruina sa santé et fit tomber toutes ses dents. De retour à Venise, Benedetto ne[401] put y rester longtemps, et fut nommé camerlingue à Brescia, où il est mort le 24 juillet 1739, âgé de cinquante-trois ans.
«La vie si courte que je viens d’esquisser a été remplie par des travaux qui attestent une activité prodigieuse. Doué d’une grande intelligence cultivée par de fortes études littéraires, Benedetto connaissait les langues savantes aussi bien que celle de son pays. Il a publié différents écrits littéraires qui témoignent de l’étendue de ses lumières non moins que de la vivacité piquante de son esprit. Parmi ces écrits, très-nombreux et très-divers, je ne citerai que le charmant opuscule il Teatro alla moda, qui est une critique des plus ingénieuses contre les compositeurs et les chanteurs de son temps. Publié sans nom d’auteur, cet opuscule courut l’Italie, et fit ressortir tous les défauts que les hommes d’un goût éclairé reprochaient dès lors à notre drame lyrique. L’insouciance du compositeur pour la pièce et la situation qu’il avait à traiter, l’ignorance du poëte pour les exigences de la musique, la tyrannie des sopranistes et des prime donne qui voulaient avoir partout le même genre de morceaux et d’ornements sans aucun égard pour le caractère du personnage qu’ils représentaient, l’insubordination des musiciens de l’orchestre, le ridicule des costumes et de la mise en scène, enfin toutes les invraisemblances de l’opéra italien, qui, trente ans plus tard, déterminèrent la réforme de Gluck, y sont relevées avec un bon sens plein de gaieté. Mais c’est dans la composition musicale que le génie de Marcello a révélé toute sa profondeur. Déjà il s’était fait connaître par des messes, des recueils de duos et de trios, des madrigaux à plusieurs voix et quelques cantates, lorsqu’une circonstance fortuite lui fit aborder un[402] thème plus digne de ses hautes facultés. Parmi les amis intimes de Marcello, il y avait un noble vénitien, Girolamo Giustiniani, qui avait fait d’excellentes études à l’université de Padoue sous la direction particulière de Lazzarini, professeur éminent de littérature grecque. Giustiniani eut un jour l’idée d’essayer ses talents pour la poésie en traduisant en vers italiens les dix premiers psaumes de David, et il vint consulter Marcello sur le mérite de sa tentative. Celui-ci trouva la traduction fidèle et très-élégante, et engagea son ami à en poursuivre l’achèvement, à quoi Giustiniani répondit: «Puisque mon essai vous paraît digne d’approbation, vous devriez vous joindre à moi et prêter à mes vers le secours de votre art.» Frappé de cette proposition, Marcello, sans répondre d’une manière affirmative, se mit à son clavecin, et en peu de jours il fit la musique des cinq premiers psaumes. Il réunit aussitôt dans son palais quelques personnes éclairées, pour leur faire entendre sa nouvelle composition. L’œuvre des deux patriciens produisit un très-grand effet, surtout la musique de Marcello, qui excita un enthousiasme mêlé d’étonnement. Encouragé par le succès, Marcello conçut le projet de mettre successivement en musique les cinquante premiers psaumes de David, qui furent exécutés dans son palais et sous sa direction à mesure qu’il en achevait la composition. Telle est l’origine de cette œuvre admirable. Je me rappelle encore, comme si c’était d’hier, ces belles soirées du palais Marcello, où se réunissait tout ce que Venise avait d’esprits cultivés, d’artistes et de grands seigneurs. Le maître tenait le clavecin, dirigeant de son regard sévère les chanteurs et les instrumentistes de la chapelle de Saint-Marc qui interprétaient ses nobles et touchantes inspirations. Il ne[403] leur passait aucun caprice, exigeant la plus scrupuleuse exactitude dans l’exécution matérielle de sa musique, dont il s’efforçait de leur expliquer la pensée. C’est à l’une de ces soirées mémorables que j’ai entendu pour la première fois la célèbre Faustina Bordoni, à qui Marcello a bien voulu donner quelques conseils dont elle a su profiter. Le peuple, accouru de tous les coins de Venise, se tenait sur les places voisines du palais, écoutant avec recueillement ces grandes et belles compositions. Un soir cependant, après l’exécution de l’admirable chœur que tout le monde connaît aujourd’hui, i cieli immensi narrano, la foule assemblée au pied du palais, et dans les gondoles qui sillonnaient le Grand-Canal, poussa un cri de ravissement qui retentit jusque sur la place Saint-Marc.
«Les psaumes de Marcello se répandirent promptement dans toute l’Europe. L’empereur Charles VI voulut les entendre à sa cour; le cardinal Ottoboni les fit exécuter dans son palais, à Rome, par les chanteurs de la chapelle Sixtine. Composés pour une, deux, trois et quatre voix, avec une simple basse chiffrée et quelquefois avec un accompagnement de violoncelle ou de viole, ces psaumes forment une succession de morceaux très-variés, où domine le sentiment dramatique, qui est la qualité caractéristique de l’école vénitienne. Non-seulement Marcello s’est inspiré de la poésie hébraïque, mais il a consulté aussi les vieux chants des synagogues juives de tous les pays du monde, ainsi que quelques rares débris de la musique grecque et du plain-chant grégorien, pour se pénétrer de leurs tonalités diverses et en saisir l’étrangeté. Je ne vous citerai que le second psaume pour alto et basse sur les paroles quare fremuerunt gentes (d’onde cotanto fremito), d’un si grand caractère,[404] et dont le troisième mouvement, rompiamo dicono, exprime avec tant d’énergie la révolte de l’orgueil contre le gouvernement de la Providence; le huitième, pour voix de contralto et chœur; le dixième, à quatre voix, come augel cui mile reti, d’un accent mélodique à la fois si simple et si varié dans le mouvement, surtout la dernière strophe; le seizième, pour lequel Marcello s’est inspiré d’un chant grec, l’hymne au soleil, de Dionysius. Les récitatifs, les airs, les duos, les trios et les chœurs qui traduisent les élans lyriques du roi-prophète dans l’œuvre si originale du maître vénitien ne pouvaient être conçus que par un grand esprit, par un compositeur dégagé de tout préjugé scolastique, qui va droit au sentiment qu’il veut exprimer et ne s’inquiète que de l’efficacité des moyens qu’il emploie.
«Marcello était d’un caractère non moins élevé que son génie. Pieux sans bigoterie, généreux, il usait de sa fortune et de ses vastes connaissances avec la munificence d’un patricien de Venise. Son palais était toujours ouvert aux artistes, dont il aimait à se voir entouré. Il fut le maître et le protecteur constant de la Faustina, ainsi que de son mari, le fameux Hasse, il Sassone, avec lequel il n’a cessé de correspondre. Il aimait tellement la musique et tout ce qui s’y rattache, qu’un soir d’été, étant accoudé sur le balcon de son palais, qui borde il Canalazzo, il entendit une voix de femme d’un timbre ravissant qui chantait une de ces arie di batello qui, depuis la fondation de Venise, circulent dans nos lagunes. Il envoya chercher cette femme, pauvre et jeune lavandière nommée Rosana Scalfi; elle lui plut, il la fit élever avec soin, lui donna des conseils dans l’art du chant, et puis il l’épousa secrètement. Cette femme s’est montrée digne de la fortune que le hasard[405] lui avait procurée, en faisant le bonheur du maître illustre dont je viens de vous conter l’histoire.
«Après Benedetto Marcello, l’école vénitienne a produit successivement Galuppi, Bertoni et Furlanetto, que voici présent, et qui continue avec éclat les traditions de notre genre national.
«Ce n’est point forcer l’analogie des choses que de rattacher à l’école de Venise le célèbre chevalier Gluck, qui est venu, il y a trente ans, réformer si à propos notre drame lyrique, car c’est bien moins le pays où le hasard l’a fait naître que la nature des idées qui servent à classer un grand artiste dans l’histoire. Or, quels sont les principes qui ont guidé le génie de Gluck du jour où il a eu conscience de sa force? «Lorsque j’ai entrepris de mettre en musique l’opéra d’Alceste,» dit-il dans la dédicace mise en tête de ce chef-d’œuvre, «je me suis proposé d’éviter tous les abus que la vanité des chanteurs et l’excessive complaisance des compositeurs avaient introduits dans l’opéra italien.... Je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie dans l’expression des sentiments et l’intérêt des situations.... Je crus que la musique devait ajouter à la poésie ce qu’ajoutent à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres qui servent à animer les figures sans en altérer les contours.... J’ai cru encore que la plus grande partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité, et j’ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté; je n’ai attaché aucun prix à la découverte d’une nouveauté, à moins qu’elle ne fût naturellement donnée par la situation et liée à l’expression; enfin il n’y a aucune règle que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne[406] grâce en faveur de l’effet.» Messieurs, les idées de Gluck sont les propres idées de Marcello, celles que Monteverde a émises dans ses préfaces, les idées de Gabrieli, de Cyprien de Rore, de Willaert, qui a fondé l’école de Venise au commencement du XVIe siècle. Il me serait facile de prouver aussi qu’entre ces principes de Monteverde, de Marcello, de Gluck, qui proclament l’indépendance du génie, la toute-puissance du sentiment dans les arts, et le fameux discours de la Méthode, où Descartes se révolte contre la tradition scolastique pour ne s’en rapporter qu’à l’évidence du sens commun, il existe un lien des plus étroits, l’esprit de la Renaissance qui s’élève sur les débris du moyen âge.
«Il est temps de terminer ce long discours et d’en résumer la substance en peu de mots. La musique moderne est fille de la musique grecque, comme les langues que nous parlons et la civilisation de l’Europe occidentale sont issues du monde romain transformé par un principe nouveau, qui est le christianisme. La musique a participé à toutes les vicissitudes de l’esprit humain, passant successivement de la multiplicité des échelles primitives à des combinaisons de plus en plus simples, imposées par l’instinct du peuple, qui fait invasion dans la cité savante des praticiens. Aux trois systèmes compliqués de la musique grecque, l’Église substitue les huit échelles diatoniques du plain-chant grégorien, qui sont plus accessibles à l’oreille inexpérimentée de la foule, et dans lesquelles la consonnance naturelle et primordiale de l’octave est dominée par la fraction du tétracorde. Sur ces échelles diatoniques, qui ne se distinguent entre elles que par la place toujours variable qu’occupe le demi-ton, et qui ressemblent bien plus à des dialectes où domine le caprice qu’à une langue en possession de[407] ce caractère de fixité qui révèle une civilisation plus générale, les harmonistes ont créé la science des accords, qui, du VIIIe au XIIIe siècle, arrive à son premier développement. On voit alors se produire un phénomène des plus curieux, on voit s’élever et se répandre dans toute l’Europe les contre-pointistes flamands, ces dialecticiens de la scolastique musicale, qui s’occupent moins du fond de la pensée que de la forme qui doit la contenir, et qui s’attardent à perfectionner tous les éléments matériels de la langue dont va se servir le divin Palestrina. Le chef de l’école romaine ferme le moyen âge; il crée la véritable musique du catholicisme, dont on n’égalera jamais la sublime sérénité, et il meurt en laissant pressentir une révolution qui s’accomplira à Venise.
«Fondée au commencement du XVIe siècle par le Flamand Willaert, notre école musicale développa le principe qui caractérise toute la civilisation de Venise, c’est-à-dire la notion de la réalité pratique relevée par le goût des plaisirs délicats et du faste de la vie. Ce principe se traduit dans les arts plastiques, surtout en peinture, par la prédominance du coloris, qui saisit l’éclat et les contrastes du monde extérieur, et, dans la musique, par le sentiment dramatique, dont le rhythme et la modulation sont les agents matériels. Obéissant à l’influence secrète du pays qu’ils habitaient, comme des plantes qui reçoivent de la terre qui les porte les sucs dont elles se nourrissent, Adrien Willaert, Cyprien de Rore et Andrea Gabrieli s’ingénient à combiner de vastes morceaux d’ensemble à deux, trois et jusqu’à quatre chœurs, qui dialoguent et se répondent d’un bout de la basilique de Saint-Marc à l’autre. A ces tentatives sourdes du sentiment dramatique, vivifiées par des accidents[408] chromatiques et des figures de rhythme inusitées jusqu’alors, Jean Gabrieli ajoute l’accompagnement des instruments, dont il assortit les timbres ou les couleurs avec une hardiesse d’imagination très-remarquable. Il fortifie la puissance de ces effets par l’intelligence de la poésie et des paroles liturgiques, dont il forme une espèce de drame ou d’oratorio qui lui inspire des combinaisons vocales de rhythme et d’harmonie incompatibles avec l’existence du plain-chant grégorien. Marchant sur les traces de ses prédécesseurs de l’école de Venise et sur celles de Gesualdo, Monteverde achève d’accomplir la révolution commencée avant lui, en employant avec une persistance particulière ce fameux accord de septième dominante qui communique à l’oreille le désir de la consonnance d’octave. Ainsi fut constituée dans l’art, et par l’influence ou par la pression de l’harmonie, l’unité de notre gamme diatonique, qui a fait disparaître en les absorbant les échelles du plain-chant ecclésiastique, comme les dialectes disparaissent devant une langue plus simple, instrument de la maturité de l’esprit. De l’avénement de la dissonance naturelle, source de la modulation, c’est-à-dire du coloris, date en Europe la distinction des écoles nationales; car elle fournit au compositeur les moyens matériels de rendre simultanément l’accent des passions contraires et d’entourer la mélodie, qui n’exprime qu’un sentiment absolu de l’âme, de toutes les modifications de temps, de lieu, d’ombre et de lumière, qui accusent la présence de la nature extérieure. Aussi la révolution opérée par Monteverde n’est-elle point un fait isolé. Contemporaine de la naissance de l’opéra et de la mélodie savante, qui s’essayait à suivre la poésie en se dégageant des complications de la musique madrigalesque, l’invention de Monteverde est[409] une conséquence directe du mouvement général d’émancipation qui entraîne le XVIe siècle. Artiste de génie, Monteverde obéit à l’impulsion de son temps: il veut que l’orazione ou la poésie soit la maîtresse de l’harmonie, contrairement aux préceptes des contre-pointistes, qui ne considéraient la parole que comme un prétexte à leurs subtiles argumentations. De ce principe, qui constitue l’oreille juge suprême de la beauté musicale, dérivent tous les admirables effets de l’art moderne. Lotti, Marcello et Galuppi, chacun selon les tendances particulières de son génie, achèvent de consolider une révolution à laquelle vient se rattacher aussi le chevalier Gluck.
«La musique italienne se divise donc en trois grandes écoles: l’école romaine, fondée par le divin Palestrina, qui fixa à jamais l’idéal de la prière du catholicisme, dont elle semble révéler l’unité dogmatique, en repoussant tout accident de modulation étranger au plain-chant grégorien; l’école vénitienne, où éclatent le mouvement et la fantaisie de la vie, et qui s’attache à développer les deux principaux éléments de l’expression dramatique, le rhythme et le coloris; l’école napolitaine, qui participe des deux autres, mais plus particulièrement de l’école vénitienne.
«Je crois, signori, avoir assez longuement répondu à la question que j’avais promis de résoudre devant cette brillante assemblée, en prouvant que le génie de Venise a eu sur l’art musical le même genre d’influence que sur les autres parties de la civilisation. La musique commence à Venise, comme chez toutes les nations modernes, par des chansons populaires et le plain-chant ecclésiastique. Ces deux éléments, qui correspondent aux deux grandes divisions de la société au moyen âge,[410] se mêlent bientôt, comme l’esprit séculier pénètre celui de l’Église, et de la fermentation qui résulte de ce contact, que l’autorité ne peut empêcher, se dégage un art nouveau dont j’ai raconté les vicissitudes. Dans le grand et magnifique concert de la Renaissance, alors que Venise s’élève radieuse par la main de ses architectes, de ses peintres et de ses sculpteurs, elle produit des musiciens qui ajoutent à sa gloire un rayon de plus, et qui réfléchissent non moins fidèlement les propriétés de son génie. Fondée par un maître flamand, qui lui communique le germe des combinaisons harmoniques, notre école de musique a eu les mêmes destinées que notre école de peinture, qui a reçu aussi des artistes ultramontains la première étincelle du coloris qui la distingue essentiellement. Qui ne sait en effet qu’Albert Durer, Hemmelinck de Bruges, Gérard de Gand, Vivien d’Anvers, et beaucoup d’autres peintres de la Belgique, de la Hollande et de l’Allemagne, furent accueillis à Venise avec la munificence hospitalière qui nous caractérise, et qu’indépendamment du fameux bréviaire du cardinal Grimani, qui contenait de si nombreux témoignages de leurs talents, les galeries de nos patriciens étaient remplies de leurs meilleurs chefs-d’œuvre? Mais si Antonello de Messine vint révéler à Jean Bellini le secret de la peinture à l’huile, qui avait été trouvé récemment par Van Eyck de Bruges, l’école de Venise eut bientôt une telle supériorité dans l’art magique du coloris, qu’elle fut à son tour l’institutrice des peintres flamands et néerlandais. Elle paya largement sa dette de reconnaissance, puisque l’œuvre du Giorgione, de Titien surtout, du Tintoretto et de Paul Véronèse, sont la source où le génie de Rubens est venu s’abreuver. Telles ont été également l’origine et l’influence de notre école musicale,[411] qui, après avoir été instituée par un contre-pointiste flamand, a formé de nombreux élèves, parmi lesquels Léon Hasler et Henri Schutz sont allés répandre en Allemagne et dans le nord de l’Europe la science, le coloris et les tendances dramatiques qu’ils avaient puisés dans l’école de Venise et dans l’enseignement de leurs maîtres, Andrea et Jean Gabrieli. Bien que ces relations fréquentes de l’Allemagne avec l’Italie, et particulièrement de la Hollande et de la Belgique avec Venise, puissent s’expliquer par le grand événement de la conquête, par la position géographique de notre belle cité et le rôle politique et commercial qu’elle a joué jusqu’au milieu du XVIIe siècle, nous serions tenté de voir dans cet échange de procédés et d’influence réciproque la manifestation d’un rapport plus intime de la nature des choses. Il existe une si grande analogie entre le son et la couleur, entre les facultés de l’artiste qui se distingue par l’éclat du pinceau et celles du compositeur qui a le sentiment de la modulation, source du coloris et de l’expression dramatique, qu’il n’est pas étonnant que des peuples doués des mêmes aptitudes aient été attirés l’un vers l’autre et qu’ils se soient communiqué les propriétés natives de leurs génies. Ce qui est certain, c’est que les écoles flamande et hollandaise se distinguent par le sentiment profond qu’elles ont de la réalité, par la fidélité avec laquelle elles se plaisent à reproduire les épisodes de la vie bourgeoise, les accidents du monde extérieur et surtout du paysage, dont elles imitent avec une si grande perfection les tons solides et les horizons mystérieux. Or, ce sont là aussi les qualités où brille d’une manière incomparable l’école vénitienne, dont le goût plus délicat choisit mieux les objets de son imitation, et n’aime à reproduire dans les[412] œuvres de l’art que la poésie de la nature, les grands événements de l’histoire nationale, l’éclat et la pompe de la sociabilité. Il est constant néanmoins que la Néerlande et la Belgique, ainsi que les villes libres de l’empire, telles que Nuremberg et Augsbourg, ont eu avec Venise de fréquentes relations commerciales qui ont donné lieu à des rapports plus intimes et à un échange d’influence du Nord sur le Midi, du Midi sur le Nord, qui est un des phénomènes curieux de l’histoire de l’esprit humain.
«Greffé sur une abstraction teutonique, comme nos palais reposent sur des pilotis séculaires, l’art de Venise s’est élancé de ce sol aride comme une plante généreuse, portant des fruits d’or qui ont émerveillé le monde. Dans la musique de chambre et les mille ramifications de la fantaisie, dans la musique religieuse et le genre dramatique, qu’elle a cultivé avec une prédilection significative, l’école de Venise a été aussi féconde qu’originale. Nos églises, nos théâtres, les quatre scuole de chant, dont vous connaissez l’origine, les accademie, les chapelles particulières, et jusqu’à nos places publiques, qui sont aussi des spectacles non moins amusants que les autres, tout dans Venise retentissait de concerts de voix et d’instruments qui faisaient dire à Doni, en plein XVIIe siècle, qu’il n’avait appris à connaître ce que c’était que l’harmonie que depuis son séjour à Venise. Trop amoureux de la vie et de la lumière, du mouvement et de la passion, pour se concentrer dans les profondeurs de l’âme ou s’élever dans les régions sereines où planent Raphaël et Palestrina et toute l’école romaine, le génie vénitien devait nécessairement se manifester dans l’histoire par la recherche du coloris et l’imitation de la belle nature: il devait produire en[413] peinture les deux Bellini, Giorgione et Titien leurs élèves, Tintoretto et Paul Véronèse; en musique, Willaert et Cyprien de Rore, les deux Gabrieli, Monteverde, Cavalli, Lotti, Marcello et Galuppi, qui se font admirer par des qualités analogues, c’est-à-dire par le sentiment du rhythme et la modulation, par le coloris de l’instrumentation et la fidélité de l’expression dramatique, qu’ils introduisent jusque dans le temple du Seigneur. C’est à Venise que se propage le secret de la peinture à l’huile, qui donne à l’art le moyen de lutter avec la nature, d’imiter le rayonnement du monde extérieur et la variété infinie des caractères. C’est également à Venise que Monteverde vient consolider une révolution qui a pour objet d’émanciper le génie, en lui fournissant les moyens matériels de rendre l’accent de la passion et la simultanéité des effets dramatiques. Imbu de l’esprit libérateur de la Renaissance, Monteverde ose proclamer le principe professé avant lui en termes plus ou moins explicites par Cyprien de Rore et Gabrieli, invoqué plus tard par Marcello et le chevalier Gluck, que la musique doit avant tout obéir au sentiment, et n’avoir d’autre règle que celle de colorer la poésie et d’en exprimer la vérité. Ni Gabrieli, ni Monteverde, ni les premiers inventeurs du drame lyrique, tels que Vincent Galilée, Jules Caccini et Peri, pas plus que Marcello et Gluck, n’étaient de savants compositeurs selon la doctrine admise par les écoles régnantes. Emportés par le courant du siècle, excités par ce mouvement intérieur qui fait les grands hommes et les grands poëtes, et que Dante a si admirablement définis lorsqu’il dit, en parlant de lui-même: «Je suis un de ceux qui s’efforcent d’exprimer ce qu’amour leur inspire,» ils ont dédaigné les règles scolastiques qui les attachaient à la[414] glèbe, et ont créé la langue de la passion, c’est-à-dire la musique moderne. Qui sait si, au moment où je parle, Dieu ne suscite pas un de ces réformateurs superbes, un génie amoureux de la lumière, de la vie et de la passion, qui viendra enchanter le monde par l’éclat du coloris, la nouveauté des modulations et la puissance du rhythme, ces agents matériels des effets dramatiques élaborés par l’école de Venise, dont il continuera l’impérissable tradition?...»
L’abbé Zamaria, dans les paroles qui terminaient son discours, semblait avoir eu le pressentiment de l’avénement de Rossini, qui, en effet, a composé à Venise son premier et son dernier opéra italien, Tancredi et Semiramide. L’auteur immortel du Barbier de Séville et de Guillaume Tell, que l’Italie n’est plus digne de comprendre, se plaît à reconnaître que le public vénitien ne pouvait se rassasier de ce prodigieux crescendo qui éclate dans toutes ses partitions, et dont on peut trouver les germes dans les œuvres de Monteverde et de Cavalli. En s’enivrant ainsi du coloris puissant, du brio, du rhythme et de toutes les qualités éminentes qui caractérisent la manière de Rossini, le public de la Fenice ne se doutait pas qu’il saluait l’influence historique de la civilisation de Venise.
LES FIANÇAILLES DE BEATA.
Lorenzo avait quitté Venise quelques jours après la brillante assemblée où l’abbé Zamaria avait raconté l’origine et les vicissitudes de la musique moderne. Il s’était rendu à Padoue pour y suivre un cours d’études dont le sénateur Zeno avait fixé lui-même les différents sujets. Il s’était séparé de Beata avec tristesse, mais sans amertume; car non-seulement Lorenzo et Beata croyaient se revoir bientôt, mais tout leur donnait lieu d’espérer que l’avenir couronnerait leurs vœux les plus chers. Aucun incident, aucune parole n’étaient venus trahir les véritables intentions du sénateur sur le chevalier Sarti, qui, aux yeux de tout le monde, paraissait appelé à une grande fortune.
En descendant le canal de la Brenta, Lorenzo put jeter les yeux sur la villa Grimani, dont le beau jardin et la longue charmille lui rappelèrent de doux souvenirs. Suivi de son domestique Vecchiotto, il arriva à Padoue dans le courant de l’année 1792. Le chevalier était muni de nombreuses lettres de recommandation; il fut reçu dans les meilleures maisons de la ville et traité comme un membre de la famille Zeno. Il suivit un cours de langues[416] et de littératures anciennes, un autre de droit public et d’histoire, puis un cours de philosophie, qui se composait d’un mélange hétérogène de logique, de théologie et de mathématiques. Les premiers temps de son séjour dans cette ville savante, qui avait été le refuge de tant d’illustres proscrits et particulièrement de Dante Alighieri[66], s’écoulèrent assez rapidement: le chevalier Sarti était dans l’ivresse de l’indépendance et du bonheur entrevu. L’ardeur de connaître, l’ambition de mériter les faveurs que la fortune semblait lui réserver, et celle de se maintenir dans les hautes régions de la vie sociale où il se trouvait introduit presque miraculeusement, ces divers sentiments avaient un peu surexcité la vanité de Lorenzo et donné l’essor à son imagination romanesque. Il lisait les poëtes, les philosophes et les historiens avec avidité, moins pour y chercher des vérités utiles à son inexpérience que pour y trouver des images de la beauté et des exemples de la passion triomphante.
Après quelques mois donnés à l’étude et aux soins de son installation, Lorenzo alla voir sa mère, qui l’attendait avec la plus vive anxiété. Il ne l’avait pas revue depuis son départ de la Rosâ, où il retrouva tous ses amis d’enfance, le barbier Giacomo, aussi sentencieux qu’autrefois, et Zina la fermière, entourée d’un groupe de jolis enfants. On se montrait du doigt le chevalier Sarti dans le village comme un exemple à suivre pour s’élever de la plus humble condition parmi les heureux de ce monde. Catarina était dans toute la joie de son âme de revoir son fils grandi, beau, riche, et aussi savant que le fameux curé de Cittadella, à ce que Giacomo assurait.[417] De la Rosâ, Lorenzo se rendit à Cadolce pour visiter l’oncle de Beata, le saint prêtre qui avait béni son enfance, et qu’il retrouva aussi tendre, aussi pieux et aussi indulgent qu’il l’avait connu. Le chevalier alla voir aussi la compagne inséparable de Beata, la fille du médecin de Cadolce, Tognina, qui l’accueillit comme le futur époux de sa meilleure amie; car elle pensait bien que le sénateur Zeno n’avait témoigné tant de sollicitude à Lorenzo que pour le préparer à une plus haute destinée. Il ne voulut pas reprendre le cours de ses études à Padoue sans avoir fait un pèlerinage au village d’Arquà, où reposent les cendres de Pétrarque, l’une de ses plus grandes admirations après le poëte catholique et gibelin du XIIIe siècle. En quittant l’heureuse vallée, dernier refuge de l’amant de Laure, le chevalier murmurait tout bas ces vers en s’appliquant les paroles du poëte:
Benedetto sia ’l giorno e ’l mese e l’anno,
E la stagione, e ’l tempo, e ’l punto,
E ’l bel paese, e ’l loco, ov’io fui giunto
Da duo begli occhi che legato m’hanno.
Bénis soient le jour, le mois, l’année, la saison, l’instant et l’heureuse contrée où je vis les deux beaux yeux qui m’ont enchaîné!...
Les événements de la révolution française, qui se précipitaient comme les scènes d’un drame immense conçu par une intelligence fatale et mystérieuse, commençaient cependant à préoccuper vivement les souverains de l’Italie. La chute de la monarchie au 10 août avait amené dans les provinces de la Vénétie un flot de nouveaux émigrés qui, malgré la vigilance du gouvernement, avaient répandu dans le peuple le bruit de cette grande catastrophe. La mort de Louis XVI, celle de la reine et[418] la dispersion de la famille royale avaient achevé d’exciter l’intérêt public pour de si nobles infortunes. Un nouveau représentant de la république française était venu remplacer à Venise celui de la monarchie. De tels changements avaient produit une stupeur générale et profonde, mais les esprits étaient loin d’être unanimes dans la manière d’en apprécier les conséquences. L’aristocratie, fidèle à ses vieux errements, regrettait le passé, et ne craignait pas de manifester ouvertement sa répugnance pour un ordre d’idées qui blessait ses croyances et menaçait ses priviléges. Le peuple était encore indifférent et regardait en curieux ce spectacle des vicissitudes politiques dont il ne comprenait pas le sens. Une partie de la jeunesse, quelques lettrés, et en général tous les hommes éclairés des villes de terre ferme, étaient favorables aux principes de la révolution française, dont ils attendaient une réforme de l’État et un adoucissement dans les liens qui rattachaient les provinces à la cité souveraine. Le gouvernement de la seigneurie, résistant à toutes les impulsions qui lui venaient, soit de l’Italie, soit d’autres puissances de l’Europe qui sollicitaient son alliance, s’efforçait de garder une neutralité douteuse au milieu de la conflagration générale. Au fond, la politique de ce gouvernement de vieillards temporiseurs était hostile à la France, dont il redoutait l’ambition et les idées subversives. Un parti énergique, qui était en minorité dans le grand conseil, voulait que la république de Saint-Marc s’alliât avec l’Autriche, et prît une part active dans la lutte prochaine qui allait s’engager, tandis qu’un petit nombre d’esprits jeunes et mieux avisés conseillaient de retremper les ressorts de l’État et de la politique de Venise dans une alliance offensive et défensive avec la république française.[419] Dans cette alternative, le sénat, énervé par l’inaction et l’isolement où il se tenait depuis un siècle, prenant son amour du repos pour la suprême sagesse, et se croyant à l’abri des événements parce qu’il n’avait pas le courage de les affronter, s’enveloppait de mystère et de sourdes menées, au lieu de prendre un parti décisif qui lui aurait donné une voix et des appuis dans les conseils de l’Europe.
Padoue était avec Brescia et Bergame la ville de la Vénétie où les principes de la révolution française avaient rencontré le plus de partisans secrets. Une partie de la jeunesse studieuse, quelques professeurs et plusieurs nobles de terre ferme, qui supportaient avec impatience le joug des grands seigneurs du livre d’or, s’étaient laissé gagner par les idées nouvelles d’émancipation et d’égalité, qu’ils propageaient à leur tour clandestinement dans les classes inférieures. Un mémoire que le chargé d’affaires de France venait de présenter au sénat de Venise[67], pour justifier le droit qu’avait eu la nation française de changer la forme de son gouvernement, circulait à Padoue de main en main, et produisit une effervescence qui n’échappa point à la sombre vigilance des inquisiteurs d’État. Le bruit qui se répandit, quelque temps après, que l’armée républicaine avait repris Toulon et chassé les ennemis du territoire de la France, ne fit qu’accroître l’émotion et les espérances des novateurs.
Un soir que Lorenzo sortait de la maison du comte Corazza, où il avait passé quelques heures avec un petit nombre de personnes distinguées qui s’y réunissaient souvent, il fut accosté par un individu qui lui dit familièrement:[420] «Vous marchez si vite, monsieur le chevalier, qu’on a peine à vous suivre. Voilà ce que c’est que d’être jeune, per Bacco! On va hardiment devant soi, sans s’inquiéter des pauvres écloppés qui restent en chemin; et cela doit être ainsi, car s’il fallait que les générations nouvelles fussent condamnées à mesurer leur pas sur celles qui s’en vont, le progrès dont nous parlions tout à l’heure chez le comte Corazza, mon ami, serait un vain mot, et la vie n’aurait pas de sens.
—J’ignorais, monsieur, répondit Lorenzo en regardant avec attention la personne qui venait de l’interpeller et qu’il reconnut en effet pour une de celles qu’il avait vues dans la maison Corazza, j’ignorais qu’il vous serait agréable de m’avoir pour compagnon de voyage par une si belle nuit, car je me serais fait un devoir de vous attendre. Aussi bien, rien ne me presse. C’est plutôt le besoin de mouvement que le désir d’arriver chez moi, où je n’ai que faire, qui me faisait hâter le pas.
—Parfaitement dit..., répliqua l’inconnu en prenant sans façon le bras du chevalier. Le besoin de mouvement, le besoin d’agir et d’exercer la force dont on se sent doué, plus encore que la volonté d’atteindre un but déterminé.... voilà ce qui caractérise la jeunesse dans tous les temps, et cela suffit pour que le monde change et se transforme sans cesse. Mais si à cet instinct permanent de la vie il s’ajoute une idée qui en concentre les aspirations, oh! alors on enfante des miracles. C’est ce que vous verrez bientôt, monsieur le chevalier; car le temps où nous vivons est gros d’événements mémorables.
—Est-ce que vous croyez à une guerre prochaine? monsieur, répondit Lorenzo d’une voix modeste.
—Non-seulement je crois à une guerre, mais j’espère[421] une révolution. Le monde est vieux, j’entends le monde moral; car pour la matière, elle est ce que nous la faisons, un témoin passif de notre existence, une conquête et une image de notre activité. Il faut donc renouveler le viatique qui a servi jusqu’ici d’aliment spirituel à la société européenne. Les pouvoirs publics, les institutions et les classes qui détiennent l’autorité, sont usés et ne répondent plus aux besoins de l’opinion. Que faire dans une pareille situation, entre un passé qui ne peut durer qu’en empêchant l’avenir de prendre sa place? Faudra-t-il que les générations qui portent avec elles l’esprit de Dieu, c’est-à-dire une notion plus élevée de sa justice, de sa providence et des limites qu’elle s’impose, faudra-t-il que ces générations s’agenouillent devant des sépulcres blanchis, et que la vie recule devant la mort? Ce serait inique, si fort heureusement ce n’était impossible. Or, on n’obtiendra jamais des pouvoirs existants l’aveu, même implicite, de leur impuissance, et leur résignation à un ordre plus équitable où ils ne seraient plus les dispensateurs suprêmes de la souveraineté et de la fortune publiques. Dans cette occurrence, l’histoire nous prouve que l’humanité se comporte comme la nature: elle brise ce qui ne cède pas, et tranche par l’épée un nœud qu’on se refuse à délier pacifiquement. Ni le christianisme, ni la réforme, ni la révolution française, qui les résume et en féconde les principes, n’ont pu triompher de leurs ennemis sans le concours de la force. Le paganisme a résisté tant qu’il a pu, et, s’il a succombé, ce n’est pas faute de s’être défendu par tous les moyens qui étaient en son pouvoir. Le catholicisme en a fait autant, et les annales de l’Église sont remplies de pages sanglantes et d’horreurs salutaires, comme disent les casuistes.
—Il est cependant triste de croire, dit Lorenzo, que la vérité ne puisse être reconnue à l’éclat de son évidence, et qu’il faille le concours de la force pour faire triompher l’esprit. A quoi servent alors la conscience et la raison, s’il nous faut employer l’épée pour protéger le juste et proclamer le vrai?
—Oh! sancta simplicitas! répondit l’inconnu en souriant, voilà bien le langage d’un jeune homme de vingt ans, qui explique le Phédon peut-être ou la Cité de Dieu de saint Augustin! Vous pensez donc, mon cher chevalier, que le juste, le vrai et le beau, pour employer la langue de vos maîtres, descendent du ciel comme le Saint-Esprit, qui est venu illuminer les apôtres, et qu’il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour être subitement édifié? S’il en était ainsi, il n’y aurait jamais eu de contradiction parmi les hommes, et nos premiers parents seraient encore à s’ennuyer dans le paradis terrestre. C’est parce que la vérité ne se présente jamais à l’état pur, c’est parce qu’il faut l’extraire péniblement, comme l’or, des entrailles de l’histoire, en la dégageant de l’erreur, que les hommes discutent et se font la guerre. La conscience et la raison, que vous invoquiez tout à l’heure, ne contiennent que la table de la loi, c’est-à-dire les principes nécessaires dont le développement est l’œuvre du temps et de notre libre arbitre. La conscience d’un Athénien contemporain de Socrate, par exemple, n’avait pas d’autres vérités fondamentales que celles qu’admettait un sujet de Marc-Aurèle ou un chrétien du moyen âge; mais quelle différence dans les conséquences pratiques que chacun en tirait! Lorsque le Christ disait: Mon royaume n’est pas de ce monde, ce n’était là sans doute qu’une précaution de langage pour désarmer la vigilance des pouvoirs politiques; car, aussitôt que ses disciples[423] ont été les plus forts, ils se sont empressés d’organiser la société conformément à l’idéal de justice dont il les avait pénétrés. La réforme, qui ne fut d’abord qu’une simple controverse sur quelques points de discipline ecclésiastique, ne gouverne-t-elle pas aujourd’hui la moitié de l’Europe et une partie du nouveau monde? L’esprit de la révolution française, sorti de cette même source d’amour et de miséricorde qu’on nomme l’Évangile, épuré par la réforme, agrandi par les travaux immortels des libres penseurs de notre siècle, marque un nouveau développement de la notion de justice, et s’applique à un plus grand nombre de rapports. On pourrait comparer la conscience à un tribunal dont la juridiction, d’abord très-restreinte et aussi élémentaire que la société primitive, étend chaque jour la sphère de son action. Devenant ainsi plus vigilant et plus rigoureux, ce tribunal finit par soumettre à la même loi d’équité toutes les relations de la vie. Telle est la destinée du genre humain, qui, dans l’ordre moral comme dans l’ordre scientifique, est forcé de conquérir à la sueur de son front cette portion de vérité relative qui constitue la civilisation d’une époque. Eh bien! mon cher chevalier, nous sommes précisément arrivés à l’une de ces grandes crises de l’histoire, à la fin d’une civilisation que condamnent la conscience plus éclairée et la raison du genre humain. Ne vous y trompez pas, c’est une religion nouvelle qui s’avance avec l’armée française victorieuse; c’est la religion de la jeunesse et de la vie qui vient prendre la place d’une doctrine épuisée, d’un culte de vieillards, la religion de la mort. Aussi voyez la misérable contenance de nos pères conscrits à la veille de si grands événements! Irrésolus et tremblants, lâches et perfides, ils ne savent ni conjurer le destin par des[424] sacrifices expiatoires et des réformes nécessaires, ni se défendre ouvertement contre le danger qui les menace. Comme le sénat de Rome, dont il se dit l’émule, le sénat de Venise attend que les Gaulois viennent assiéger le Capitole, au lieu de se préparer à les combattre ou de leur tendre la main pour partager avec eux les dépouilles de la vieille Italie. Malheureusement, on ne trouvera pas un Camille cette fois pour défendre une cité dont les jours sont comptés.
—Monsieur, répondit Lorenzo avec une extrême vivacité, ce ne sont pas là les sentiments d’un bon Vénitien. J’ignore si nous devons craindre réellement tous les malheurs que vous nous annoncez; mais dans aucun temps il n’est permis de faire des vœux contre l’indépendance de son pays.
—Et qui vous dit, monsieur le chevalier, qu’on souhaite la chute de Venise plutôt que le triomphe de la justice? Contrairement à la formule historique de l’aristocratie du livre d’or, je dirai: «Je suis homme avant d’être Vénitien,» et le bonheur des peuples me touche un peu plus que les intérêts d’une oligarchie odieuse et tyrannique. Je m’étonne de voirie fils de Catarina Sarti se faire le champion d’un ordre social plein d’iniquités, où le mérite, le courage, la vertu même, sont des titres à la pauvreté et souvent à la proscription. Cela est d’autant plus généreux de votre part, que cette aristocratie impuissante et jalouse, dont vous défendez les droits usurpés, a laissé mourir votre père dans un coin de l’Asie, loin de sa patrie, où ses grands talents faisaient ombrage à la famille Zeno.... A propos, dit l’inconnu après avoir fait quelques pas en silence, vous connaissez la nouvelle?
—Quelle nouvelle? répondit Lorenzo, un peu distrait par ce qu’il venait d’entendre.
—Parbleu! les fiançailles de la signora Beata Zeno avec le chevalier Grimani. On ne parle que de leur prochain mariage depuis quinze jours dans tout Venise. Vous allez sans doute assister aux noces de la noble fille de votre protecteur? Elles seront très-brillantes, à ce qu’on assure, et les poëtes de carrefour ont déjà rimé de beaux sonnets en l’honneur de cette alliance de deux illustres familles patriciennes.»
Parvenu au détour d’une rue étroite, qui n’était éclairée que par une petite lampe qui brûlait aux pieds d’une madone, l’inconnu, s’arrêtant tout court, ajouta:
«Savez-vous bien que nous sommes d’anciennes connaissances, monsieur le chevalier? Non-seulement j’ai été fort lié avec votre père dans ma jeunesse; mais rappelez-vous que, il y a six ou sept ans, j’ai eu l’honneur de causer avec vous dans un café de la place Saint-Marc, et de vous donner quelques renseignements sur le personnel et les mœurs de cette société vénitienne dont je puis vous annoncer aujourd’hui la chute inévitable. Felice notte, signor cavaliere,» dit-il en s’éloignant de Lorenzo, et le laissant étourdi de tout ce qu’il venait d’entendre.
Assailli par une foule de sentiments et comme frappé de stupeur, Lorenzo resta quelque temps immobile au coin de la rue où l’inconnu l’avait quitté; puis il se mit à marcher précipitamment et sans but, emporté qu’il était par une sorte de fièvre qu’il ne pouvait maîtriser.
«Est-il possible, se dit enfin le chevalier en poussant une exclamation douloureuse, est-il bien possible que cet homme m’ait dit la vérité? Beata épouserait le chevalier Grimani, et l’on m’aurait fait un mystère d’un si grand événement! Pourquoi me tromper ainsi, et quel intérêt pouvait avoir le sénateur à me dire ces paroles[426] mémorables qui retentissent encore au fond de mon cœur: Allez, mon fils, car ce titre vous appartient désormais? N’aurait-il voulu me combler de ses faveurs, m’élever dans la hiérarchie domestique de sa maison que pour mieux marquer la distance qui me sépare de sa fille et détourner mon ambition du but où elle aspire? La scène de la bibliothèque, le long discours qu’il m’a tenu, tout cet appareil d’initiation paternelle n’aurait donc été qu’un piége tendu à ma crédulité, un stratagème de tyrannie pour me séparer de Beata, dont il aurait deviné les sentiments secrets? Ah! je comprends maintenant la sécurité du chevalier Grimani et sa courtoisie à mon égard, s’écria Lorenzo avec rage et en précipitant ses pas. Il n’avait pas besoin de s’inquiéter des vains honneurs dont on couvrait mon indigence, puisqu’il était certain d’obtenir la main de Beata, qui lui est promise sans doute depuis longtemps. Pendant qu’on m’envoyait ici à l’école étudier le droit des gens et cet amas de puérilités qu’ils appellent la science de Dieu ou théologie, on m’enlevait mon trésor, mon bien, ma vie, l’unique objet de mes rêves et de mes aspirations! O mon Dieu! se dit-il tout à coup en sanglotant, assis sur une borne devant une église, Beata aussi m’aurait trompé! cette âme si noble et si pure se serait donc jouée de moi, ou bien le spectacle de mon amour n’aura été pour elle qu’un prélude agréable à une destinée plus sérieuse, une distraction de jeune fille sans conséquence sur l’avenir de la femme et de la patricienne! Ton souvenir, pauvre Lorenzo, restera peut-être au fond de son cœur comme un mirage de la jeunesse, comme un rêve inachevé, comme une goutte de poésie dont elle embellira les heures lentes et monotones de la grandeur.»
Ces mois à peine articulés s’échappaient en désordre de son cœur oppressé à travers les larmes qui inondaient son visage. «Mais c’est impossible, s’écria-t-il après un court silence et par un de ces contrastes si naturels à la passion; non, Beata n’a pu me trahir! Jamais le mensonge ni la dissimulation n’ont approché de cette âme digne du ciel et du respect de la terre. La main qu’elle m’a laissé presser dans la gondole, les larmes que j’ai vues couler, la promenade à Murano, l’accueil qu’elle m’a fait pendant les derniers instants de mon séjour à Venise et à la grande soirée du palais Zeno, lorsque, tout émue de la musique divine de Palestrina, elle me fit signe de m’approcher d’elle et que je pus lui dire tout bas d’une voix tremblante: Ah! signora.... que ne puis-je mourir aujourd’hui! L’expression d’ineffable douceur que je vis éclater alors dans ses beaux yeux.... l’accent de mélancolie qui s’exhalait de sa bouche adorée en chantant le duo de Paisiello:
Ne’ giorni tuoi felici
Ricordati di me....
non, ce n’étaient pas là des artifices d’une coquetterie vulgaire. Tout mon être me répond de la sincérité de ses sentiments: c’est bien son cœur qui parlait au mien, car l’amour ne peut pas plus se cacher que la lumière. On l’aura trompée comme moi, on l’aura obsédée.... elle aura succombé, comme succombent toutes les femmes, de lassitude morale et pour avoir la paix domestique. Après avoir tué le père, on veut torturer et déshonorer le fils; mais ils prennent mal leur temps pour accomplir ce second sacrifice: le fils ne se laissera pas égorger aussi facilement que le père. J’irai à Venise, j’irai surprendre ce vieillard hypocrite qui apporte dans sa[428] famille les habitudes d’un inquisiteur d’État, et je lui prouverai que le chevalier Sarti a mis à profit les leçons qu’on lui a payées à l’université de Padoue.»
Ainsi parlait Lorenzo, troublé par une révélation si inattendue, passant tour à tour de l’exaltation à l’abattement, de la superbe juvénile aux larmes de l’amour, qui était la force et aussi la faiblesse de ce caractère passionné. Il fut surpris par les premières clartés du jour, errant encore sous les longues arcades de la ville silencieuse. Cependant des groupes d’étudiants, qui paraissaient se diriger vers un but indiqué d’avance, débouchaient de toutes parts en poussant des cris joyeux. Les uns avaient à leurs chapeaux de larges cocardes tricolores, les autres portaient des bannières illustrées de légendes philosophiques; des bandes de musiciens précédaient quelques-uns de ces groupes en jouant des airs nouveaux d’un rhythme vif et entraînant. Lorenzo, épuisé par la fatigue et absorbé dans ses réflexions douloureuses, regardait ce spectacle d’un œil indifférent et sans y rien comprendre, lorsqu’il s’entendit interpeller.
«Eh bien! chevalier, est-ce que vous n’êtes pas des nôtres? Que faites-vous donc là tout seul à rêver, à contempler l’aurore aux doigts de rose, comme dit le vieil Homère? Venez donc avec nous, si vous voulez arracher la belle Hélène des bras de son ravisseur; car nous allons détrôner la race de Priam.
—Oui, oui, s’écrièrent-ils tous ensemble dans le groupe d’où partait l’interpellation, nous allons prendre la ville de Neptune, Neptunia Troja, le siége du patriciat et de la tyrannie. Joignez-vous à nous, les dieux immortels nous ont promis la victoire!»
Sans prêter une grande attention à ces plaisanteries d’écoliers émancipés, Lorenzo suivit le flot toujours[429] grossissant des curieux, et se trouva conduit machinalement sur la grande place qui est à côté de la cathédrale. Elle était déjà remplie de nombreuses escouades de jeunes gens qui, à un signal donné, formèrent un vaste cercle autour de plusieurs individus parmi lesquels un surtout se distinguait par l’autorité de son langage. Attiré par la curiosité, Lorenzo s’approcha de la foule et pénétra dans l’intérieur du carré, où il ne fut pas peu surpris de retrouver l’individu qui l’avait abordé pendant la nuit. C’est sur lui que se portaient tous les regards; c’est lui qui paraissait être l’instigateur de ce rassemblement, dont il expliqua la cause en quelques paroles véhémentes.
«Je n’ai pas besoin de vous apprendre, dit-il, pourquoi nous sommes réunis ici; nous allons remettre au provéditeur la pétition que vous avez tous signée pour demander au sénat la réforme de la vieille constitution de Venise. Les temps sont changés.... il faut que les lois changent et deviennent l’expression des nouveaux besoins de la société. C’est à la jeunesse, c’est à vous qu’il appartient d’organiser la vie politique conformément au nouvel idéal de justice qui s’élève dans l’humanité; car la jeunesse, vierge de toute souillure et de toute préoccupation égoïste, est la voix de Dieu sur la terre, vox Dei, l’organe du progrès et de la beauté morale, ainsi que le dit Aristote dans l’admirable passage de sa Rhétorique que vous connaissez tous. Les générations s’épuisent et se nouent, comme les arbres où la séve ne circule plus, et, si la jeunesse n’existait pas, il faudrait l’inventer, ne fût-ce que pour transmettre intactes les notions du juste, fécondées par l’enthousiasme toujours renaissant de la poésie divine. Ne vous laissez ni intimider par des menaces, ni éconduire[430] par les promesses fallacieuses dont les pouvoirs sont si prodigues; soyez fermes, parlez haut, et l’on vous écoulera. Vous avez pour vous le droit.... vous aurez bientôt la force qui descend les Alpes, avec les bataillons de cette grande et généreuse nation dont le drapeau est le labarum d’une révolution qui fera le tour du monde.
«Oui, giovinetti, reprit-il d’une voix plus énergique, c’est la religion du progrès, du mouvement et de la vie, que nous apportent les disciples de Voltaire et de Rousseau, ces deux apôtres de la raison et du sentiment qui valent bien saint Pierre et saint Paul, fondateurs d’une religion pervertie, d’une religion d’enfants, où le diable joue un plus grand rôle que le bon Dieu. Savez-vous ce que c’est que le démon? C’est le mal, c’est l’ignorance qu’il faut extirper sur la terre; c’est l’oppression du faible par le fort, c’est l’hypocrisie, c’est le triomphe de l’iniquité. Le Dieu que nous adorons est le Dieu de la vérité, celui qui se dégage incessamment de la conscience et de la raison de l’humanité, le Dieu fort de Kepler et de Bacon, de Descartes et de Galilée, dont le philosophe florentin a pu dire à ceux qui en niaient l’existence: E pur si muove! Il se meut en effet, il marche, il grandit sans cesse avec nos connaissances et l’amour de la justice, le Dieu vivant dont les perfections sont celles de nos âmes, moins les limites qui s’y rencontrent, comme l’a dit aussi un contemporain de Galilée, le grand Leibnitz. Au nom de ce Dieu de lumières, qui proclame la liberté, allons protester contre celui qui prêche l’ignorance et consacre la tyrannie!»
Des cris tumultueux de Viva la Francia! viva la libertà! accueillirent ce discours provocateur. Les étudiants s’ébranlèrent aussitôt après et s’acheminèrent[431] avec beaucoup de discipline vers le palais de la Ragione (l’hôtel de ville), où ils furent reçus par la force publique et dispersés. Cette première lutte fut suivie d’émeutes et de sanglantes collisions qui durèrent plusieurs jours. L’autorité, loin de sévir avec la rigueur qui lui était habituelle, se montra patiente et modérée, parce que, connaissant l’état des esprits, elle craignait une insurrection générale des provinces de terre ferme[68].
Entraîné dans cette révolte des étudiants de Padoue, Lorenzo y déploya une exaltation qui fut remarquée. Poursuivi par un sbire, il fut arrêté après avoir reçu un coup de stylet au bras gauche. Reconnu fort heureusement par un familier des inquisiteurs, Lorenzo fut relâché en considération du sénateur Zeno, dont on le croyait parent. Le chevalier quitta Padoue quelques jours après ces tristes événements et se rendit à Venise. On était à la fin de l’année 1794. Il descendit au palais Zeno vers dix heures du soir, et le trouva silencieux. Tout le monde était sorti, excepté les domestiques, qui parurent étonnés de le voir un bras en écharpe.
«Eh quoi! c’est vous, monsieur le chevalier? lui dit le vieux Bernabo, les yeux écarquillés de surprise.
—Eh! oui, c’est moi, répondit Lorenzo d’un ton résolu; qu’as-tu à me dire?
—Oh! rien,» murmura le vieillard en branlant la tête d’un air de pitié.
Lorenzo monta à son appartement et alla se coucher sans demander d’autres explications de l’accueil qu’on lui faisait. Il passa une nuit pénible, moins tourmenté de sa blessure, qui était pourtant douloureuse, que des tristes idées dont il ne pouvait se défendre.
Le lendemain, de très-bonne heure, l’abbé Zamaria entra dans la chambre de Lorenzo, et lui dit aussitôt en l’embrassant avec effusion:
«Te voilà donc, mon cher enfant! Que je suis heureux de te revoir, bien que tu m’aies un peu négligé pendant les deux années que tu as passées à Padoue! Ah çà! tu es blessé? m’a-t-on dit.
—Oui, cher maître, répondit Lorenzo, ému de cette marque de véritable affection; mais la blessure n’a point de gravité.
—Tant mieux! je voudrais qu’il en fût de même de tous les autres maux que je prévois.»
Après quelques instants de silence, l’abbé dit à Lorenzo en le regardant avec une expression de gravité qui contrastait avec l’aimable insouciance de son caractère:
«Qu’est-il donc arrivé, que le sénateur Zeno soit si courroucé contre toi? Sans doute quelque folie de jeune homme dont le bruit sera venu à ses oreilles. Je ne l’ai jamais vu aussi irrité, et cela m’étonne d’autant plus de sa part que nous sommes à la veille d’un grand événement qui comble tous ses vœux et répand la joie dans la maison. Tu sais que Beata se marie avec le chevalier Grimani?
—C’est donc vrai? répondit Lorenzo en se levant brusquement sur son séant.... Et quand doit avoir lieu ce bel hyménée?
—Aussitôt que la signora sera remise d’une légère indisposition qui la retient dans son appartement depuis une quinzaine de jours, répondit l’abbé sans remarquer l’extrême agitation du chevalier. Elle est sortie pour la première fois depuis trois semaines, et ne s’en est pas bien trouvée, à ce que m’a dit Teresa ce matin.
—Je suis heureux, répondit Lorenzo avec une froide ironie, d’être arrivé assez tôt pour joindre mes félicitations aux vôtres et prendre ma part de la joie commune.
—Mon enfant, répliqua l’abbé d’un ton pénétré et en faisant un effort sur lui-même, je ne dois pas te cacher que je suis chargé d’une pénible mission. J’ignore quelle faute tu as pu commettre.... mais ta présence dans ce palais n’est plus possible. J’ai même reçu l’ordre de te dire qu’il fallait aujourd’hui même te chercher un logement; mais, comme tu es malade, je prends sur moi d’obtenir quelques jours de répit. Du reste, continua l’abbé visiblement soulagé, Son Excellence ne te retire aucun de ses bienfaits. Tu conserveras la pension viagère qu’il a placée sur ta tête, et avec cela, per Bacco! tu pourras encore vivre da gentiluomo.
—Merci, mon cher maître, de votre intervention, répondit Lorenzo en se précipitant hors de son lit. Je ne suis pas assez malade pour abuser plus longtemps des bontés de Son Excellence. Ce que j’ai fait à Padoue, je suis prêt à le recommencer à Venise en protestant contre l’odieuse oligarchie qui nous opprime depuis si longtemps.
—Gesù, Maria! s’écria l’abbé en portant ses deux mains sur sa perruque ébranlée. Mon pauvre garçon, tu as donc contracté aussi la maladie du jour? Hélas! si tu avais suivi mes conseils, tu nous aurais composé un bel opéra pour le théâtre San-Benedetto, au lieu d’aller te gâter l’esprit et le cœur avec cette creuse métaphysique du Contrat social de Rousseau que tu aimes tant. Mais, per Dio santo! à quelque chose malheur est bon. La musique que tu allais abandonner, ingrat que tu es, t’ouvre ses bras et le consolera des mécomptes d’une[434] ambition fourvoyée. Crois-moi, mon cher Lorenzo, il vaut mieux chanter les beaux sentiments du cœur humain que d’être un mauvais conspirateur. Tu ne changeras pas les hommes par tes discours et ta sotte philosophie; tu peux au contraire les adoucir en les charmant, en faisant vibrer la bonne note qu’ils ont tous au fond de l’âme, où Dieu l’a laissée tomber, comme une étoile de son firmament. Comme dit le divin Arioste:
Quel che l’uom vede, amor gli fa invisibile
E l’invisibil fa veder amor[69].
Telle est la puissance des beaux-arts, et surtout de la musique, qui nous dispose à la bienveillance en endormant la bête féroce qui rugit dans les profondeurs de notre être.
—J’ai à vous remercier de vos conseils et de la sollicitude paternelle que vous m’avez témoignée depuis tant d’années, répondit Lorenzo avec une fermeté qui surprit l’abbé; mais je ne dois pas vous cacher plus longtemps, cher et vénérable maître, qu’en me croyant destiné à la carrière de compositeur, vous vous êtes trompé sur ma vocation. J’aime beaucoup la musique; c’est un délicieux et noble délassement, qui console de bien des peines, mais qui ne peut suffire à un esprit inquiet, avide et chercheur de grandes vérités. Je ne suis rien, et je ne sais pas grand’chose. Mon esprit et mon cœur ne sont remplis que de rêves, que d’aspirations confuses, que d’élans généreux, qui peut-être n’aboutiront jamais et feront le malheur de ma vie; mais je ne donnerais pas la liberté et la béatitude intérieures[435] dont je jouis pour la gloire d’un Raphaël ou d’un Palestrina, d’un Titien ou d’un Marcello. Je vous livre le secret des infirmités de ma nature, continua le chevalier, qui achevait de s’habiller. Je ne veux point emprisonner mon intelligence dans quelques notes de musique qui m’empêcheraient de voir et d’admirer la lumière des cieux. Les artistes ne sont que des enfants divinement inspirés, qui filent leur soie d’or comme l’insecte, sans avoir conscience de l’œuvre qu’ils accomplissent, ni du but qu’ils se proposent. Ils aiment, ils chantent, ils existent comme l’oiseau dans l’espace, et traversent la vie sans en comprendre les mystères. Je ne me sens pas assez doué de la grâce pour viser à une renommée que je n’obtiendrai jamais, et qui d’ailleurs ne me tente pas. Je suis à la fois et plus modeste et plus ambitieux que vous ne me croyez, cher maître. Avant tout, je veux avoir du loisir dans la pensée et de l’horizon dans l’âme, pour comprendre et aimer tout ce qui est beau. Étudier l’œuvre de Dieu, voir s’accomplir sa justice sur la terre, fortifier sa raison, épurer son cœur, s’élever sur les ailes de l’amour à la connaissance des lois et de cette harmonie du monde qui ravissait les sages, voilà un plus digne emploi de l’activité humaine que de passer son temps à divertir la foule avec des chansons.
—Bagatelle! s’écria l’abbé, de plus en plus étonné, en regardant Lorenzo qui marchait à grands pas dans la chambre; il te faudra l’échelle de Jacob pour opérer cette merveilleuse ascension et entendre la pauvre harmonie de Pythagore, qui certes ne vaut pas celle de Buranello. C’était bien la peine d’aller à Padoue pour y oublier le contre-point que je t’ai enseigné et nous en rapporter toutes les billevesées de la république de Platon!
—Avec tout le respect que je vous dois, cher maître, répondit Lorenzo sans se laisser déconcerter par les railleries de l’abbé Zamaria, vous ne comprenez rien à ce qui se passe en moi. Vous me prenez toujours pour un enfant revêtu de l’aube blanche, pour un Éliacin destiné à porter l’encens et à chanter les louanges du Seigneur. Un dieu bien autrement puissant que le Dieu des Juifs s’est révélé à moi et parle à mon cœur. Vous n’entendez pas le bruit de son approche, vous ne voyez pas les miracles qu’il accomplit et la Jérusalem nouvelle qui, à sa voix,
Sort du fond des déserts brillante de clartés!
C’est ce dieu de la jeunesse et de l’avenir qui m’échauffe, me transporte, et dont je veux suivre les lois.
—Mon pauvre garçon, répondit l’abbé Zamaria douloureusement affecté, je vois et je comprends très-bien que tu es fou comme l’était ton père, et que, comme lui, tu gaspilleras de belles facultés.»
Accompagné de l’abbé Zamaria, que cette séparation attristait fort, Lorenzo quitta le jour même le palais Zeno. Il alla se loger dans un petit appartement, alla Giudecca, avec son domestique Vecchiotto. En proie à la jalousie et blessé dans son orgueil, Lorenzo ne sentit pas, dans les premiers moments, toute la profondeur de sa chute. Il se jeta dans le tourbillon de Venise, il courut les théâtres, les casinos, cherchant à s’étourdir, à se donner de l’importance et à user la fièvre qui le dévorait; mais après quelques semaines de dissipations et d’enivrement, lorsque le chevalier Sarti se vit fermer toutes les portes des maisons amies, qu’il n’entendit plus parler de Beata et qu’il vit échouer toutes les tentatives[437] qu’il avait faites pour la rencontrer et lui parler, il comprit qu’un grand changement venait de s’accomplir dans sa destinée, et qu’il était tombé d’un paradis qu’il ne pouvait espérer de reconquérir que par l’audace et le concours des événements politiques qui se préparaient. Ce n’est pas que le chevalier Sarti fût animé d’aucun mauvais sentiment, et que la reconnaissance qu’il devait à la famille Zeno fût déjà trop lourde à son cœur! Non; ses aspirations généreuses pour une meilleure organisation des sociétés humaines ne cachaient pas sous de vaines paroles cette haine des supériorités naturelles qui ronge les démocraties modernes. Jeune, ardent, ambitieux de connaître, de s’élever et d’élargir la sphère de son activité morale, Lorenzo, dont le cœur était rempli de tendresse et de véritable dévotion pour tout ce qui est grand et noble, s’était formé un idéal de la vie qui se confondait avec son amour pour Beata, l’unique et forte passion de son âme. Pour plaire à la femme qui planait au-dessus de son imagination ravie, il était capable de tout entreprendre et de tout supporter; mais cet amour méconnu ou dédaigné pouvait le porter aux actes les plus désespérés. D’une intelligence vive et fort étendue, doué à un très-haut degré de cette sagacité d’observation qui caractérise les Vénitiens, le chevalier Sarti tempérait ou, pour mieux dire, affaiblissait ces qualités militantes de l’esprit par un penchant à la rêverie, par un goût excessif pour les fictions romanesques, qui en eût fait plutôt un poëte qu’un homme politique. Aussi n’avait-il été entraîné à la révolte des étudiants de Padoue que par les suggestions de cet inconnu dont nous avons parlé, et, une fois dans la mêlée, il n’était pas dans le caractère de Lorenzo d’y jouer un rôle secondaire.
Le bruit de cette révolte était parvenu à la connaissance du sénateur Zeno. Dans le rapport qui fut transmis aux inquisiteurs d’État, le nom du chevalier Sarti figurait parmi les instigateurs de ce désordre. On pense quelle dut être la surprise de ce grave personnage en apprenant qu’un client, qu’un membre presque de sa famille, était compromis dans une manifestation contre le gouvernement de Venise! Les circonstances étaient trop périlleuses et l’esprit public trop disposé à l’insubordination, pour qu’un homme comme le sénateur Zeno hésitât à donner un exemple de sévérité. Il ordonna immédiatement à l’abbé Zamaria d’éloigner de son palais ce jeune téméraire qui avait pu oublier le rang où il avait été élevé et les bienfaits dont on l’avait comblé. Les domestiques reçurent l’injonction de n’avoir plus aucun rapport avec le chevalier Sarti, et l’abbé Zamaria lui-même dut mettre de la réserve dans ses relations avec Lorenzo, qu’il ne voyait plus qu’à de rares intervalles. Lorenzo, nous l’avons déjà dit, fut également repoussé de toutes les maisons patriciennes où il avait été introduit par la faveur du sénateur.
Depuis le départ de Lorenzo pour Padoue, Beata n’avait pu se défendre de tristes pressentiments. L’absence de son jeune ami, en laissant un grand vide dans son cœur, lui avait fait mieux comprendre le sérieux d’une affection qu’elle aurait pu croire plus accessible aux atteintes du temps et de l’éloignement. Elle chercha à se distraire, à s’étourdir; elle essaya de s’attacher sincèrement au chevalier Grimani, toujours empressé et plein de courtoisie, et qui n’avait d’autre défaut à ses yeux que d’être le fiancé que les convenances sociales lui avaient destiné. Les efforts que tentait Beata pour[439] dissiper ses illusions et rompre l’enchantement ne faisaient qu’accroître l’intensité de son amour. Le souvenir de la journée passée à Murano avec Tognina, où Lorenzo lui était apparu tel que son âme l’avait entrevu dès l’enfance, avait décidé du sort de Beata. Heureuses les passions profondes qui n’ont pas à rougir de l’objet qui les a fait naître! bienheureuses les natures élevées qui, au réveil de la raison, peuvent être fières du choix qu’elles ont fait dans les ténèbres de l’instinct et du sentiment! Ne pouvant supporter la solitude qui s’était faite autour d’elle depuis que Lorenzo avait quitté Venise, accablée de cet ennui mortel de l’absence, que connaissent bien ceux qui ont aimé, pressée d’un autre côté par les instances de son père d’accomplir enfin la promesse donnée depuis longtemps au chevalier Grimani, Beata, surmontant la réserve toujours excessive de son caractère, s’était décidée à écrire à Tognina en lui peignant toutes les perplexités de son cœur. Puis, comme les réponses de son amie se faisaient quelquefois attendre et qu’elle était chaque jour plus impatiente d’avoir des nouvelles de Lorenzo, Beata, dont la santé était visiblement altérée, résolut d’aller passer quelque temps à la villa Cadolce auprès de son oncle, le saint abbé. Lorenzo était loin de se douter que Beata fût aussi près de lui, et, dans les lettres fréquentes qu’échangeait avec lui la charmante Tognina, celle-ci n’avait eu garde de trahir la présence de sa noble amie. Cependant il fallut retourner à Venise, où le sénateur rappelait sa fille pour conclure le mariage dont il avait hâté les préparatifs en son absence. C’est sur ces entrefaites qu’avaient eu lieu la révolte des étudiants et l’expulsion de Lorenzo du palais Zeno.
Les espérances de Beata furent anéanties par ce funeste[440] événement: aucune illusion n’était plus possible sur les intentions de son père, et son rêve de bonheur se dissipa comme un nuage d’or à l’approche de la tempête. Refoulée ainsi sur elle-même, séparée du compagnon de sa jeunesse, devenu pour elle à la fois un frère, presque un fils, un amant enfin sur qui s’étaient concentrées toutes ses affections, cette noble créature se consumait dans le silence, n’osant avouer qu’à son amie Tognina la cause secrète de ses peines et de son dépérissement. Tognina lui avait conseillé de s’adresser au chevalier Grimani et d’invoquer la générosité bien connue de son caractère en lui dévoilant la vérité. La pudeur d’une femme, qui répugne toujours à de pareils aveux, la fierté de son âme, mais surtout la honte de révéler sa faiblesse pour un jeune homme dont elle avait recueilli l’enfance, lui rendaient cette démarche odieuse et impraticable. Si elle avait eu quelques années de moins, et qu’elle n’eût pas exercé sur Lorenzo une sorte de tutelle maternelle qui excluait tout autre sentiment, Beata aurait été moins timide vis-à-vis du chevalier Grimani et de l’opinion publique. C’est ce scrupule de la femme, bien plus que l’obéissance de la fille et les préjugés de la gentildonna, qui empêchait aussi Beata de se jeter aux pieds de son oncle l’abbé, si digne de compatir à des peines qui avaient fait le tourment de sa propre existence. Comme il arrive toujours en pareil cas aux femmes les plus énergiques. Beata, au lieu d’agir, de prendre une décision quelconque, d’affronter les difficultés qui la pressaient de toutes parts, s’abandonna à la tristesse, au découragement le plus profond. Elle n’eut même pas la hardiesse de sortir de son appartement le jour où Lorenzo fut chassé du palais de son père: c’est cachée derrière les rideaux de sa fenètre[441] qu’elle le vit descendre le perron et monter dans la gondole qui emportait toutes les joies de sa vie.
Cependant le père de Beata ne tarda pas à s’apercevoir de l’altération de ses traits, de la langueur qui dévorait ses charmes et une santé qui jusqu’alors avait toujours été parfaite. Il questionna sa fille sur l’opportunité de son mariage, et lui demanda même si elle avait quelque répugnance à une union tant désirée par les deux familles. Beata ne répondit que d’une manière évasive, louant les qualités du chevalier Grimani, et ne manifestant ni un très-vif désir de lui appartenir, ni la volonté contraire. Comme le sénateur adorait sa fille et qu’il ne pouvait pas soupçonner la véritable cause du malaise où il la voyait, il fit retarder les préparatifs du mariage. Le chevalier Grimani lui-même était allé au-devant de ce désir, averti par la camériste Teresa et le médecin de Beata, qui avait ordonné de la distraire et de l’arracher de son appartement, où elle se consumait dans une solitude douloureuse.
Quoique sur la pente de sa ruine, Venise n’était ni moins gaie ni moins bruyante que dans les temps de sa grandeur. Ce peuple, qu’on avait désaccoutumé depuis si longtemps de réfléchir sur le sort et le gouvernement de son pays, s’abandonnait comme un enfant à l’ivresse de l’heure présente, laissant à ses maîtres, avec les bénéfices du pouvoir, les soucis de l’avenir. On connaissait bien d’une manière vague, par les gazettes et les nombreux étrangers qui remplissaient Venise, les grands événements de la révolution française; mais la foule ne s’en inquiétait que comme d’un spectacle de plus qui lui promettait de nouveaux plaisirs. L’or, les voluptés faciles, les mascarades et les concerts, étourdissaient ce peuple charmant qui, ainsi qu’un alcyon, s’endormait[442] sur la cime des flots ténébreux. Beata traînait sa tristesse au milieu de ces fêtes et de ces bruits joyeux de la vie commune. Elle errait comme une âme désolée le long des canaux solitaires, sur le chemin de Murano, où elle était invinciblement attirée par le souvenir du plus grand bonheur qu’elle eût encore goûté dans ce monde. Accompagnée de Teresa, qui se tenait silencieuse au fond de la gondole, Beata passait des heures entières en face du jardin de San-Stefano, s’efforçant de ressaisir par la pensée l’instant suprême, l’heure bénie de sa destinée. C’est là que Lorenzo lui avait donné le douloureux spectacle de sa chute dans les bras de la Vicentina; mais c’est là aussi qu’il avait été sauvé par la rédemption de l’amour. Beata, qui avait appris indirectement que Lorenzo demeurait sur le canal de la Giudecca, le traversait en gondole plusieurs fois le jour, heureuse de se sentir près de lui, espérant l’apercevoir peut-être. Souvent elle se faisait suivre d’une barque chargée de musiciens dont les doux accords, épurés par le silence de la nuit, berçaient son cœur et assoupissaient sa tristesse dans un rêve de divines espérances. Inquiète, troublée, oubliant sa réserve et tout entière à sa passion, la fille du sénateur se mêlait fréquemment à la foule qui, pendant le carnaval, remplissait nuit et jour la place Saint-Marc. Déguisée et le visage couvert d’un masque, toujours suivie de sa fidèle camériste, qui était elle-même désolée de voir dépérir ainsi sa noble et chère maîtresse, Beata cherchait à découvrir, au milieu de ces ombres errantes de la folie populaire, celui qui était pour elle toutes les délices de la vie. Chaque fois qu’elle était coudoyée par un masque qui avait quelque chose de la taille et de la démarche de Lorenzo, elle tressaillait. Elle prêtait l’oreille aux lazzi, aux propos[443] joyeux, aux déclarations furtives qu’échangeaient entre eux les promeneurs inconnus, espérant y saisir l’accent aimé, le verbe de son cœur. Si elle voyait deux individus se parler tout bas, et puis s’éloigner avec mystère vers la Piazzetta, loin de ce magnifique théâtre où éclatait l’hilarité insouciante de la reine de l’Adriatique, Beata rougissait et se disait en soupirant: «Hélas! il n’y a que moi de seule au monde; il n’y a que moi qui ne puisse partager avec personne les peines et les joies de mon âme!»
A la voir ainsi repliée sur elle-même, triste au milieu de la gaieté universelle, pensive et solitaire au milieu de la foule étourdie, le cœur rempli d’une sainte émotion, et le regard éperdu dans l’horizon de sa courte existence, on eût dit le génie de Venise frappé de sinistres pressentiments et pleurant un passé glorieux qui ne devait plus renaître.
Beata se mit à lire avec avidité tous les livres qu’elle savait être chers à Lorenzo, surtout Dante et Rousseau. La Nouvelle Héloïse produisit sur la fille du sénateur une impression d’autant plus profonde, qu’elle y trouvait une certaine analogie avec sa propre situation. Ce qui, dans un autre temps, aurait blessé la susceptibilité et le goût de Beata dans les trop vives peintures du grand écrivain, fut accepté sans réserve, et lui parut être l’expression d’une vérité touchante. Son illusion fut encore plus grande quand elle lut l’épisode immortel du cinquième chant de la Divine Comédie. Tout, dans la destinée de Francesca da Rimini, semblait correspondre à celle de Beata: naissance illustre, beauté, tendresse, amour invincible, et aussi fatal peut-être dans sa fin dernière! Il n’est pas jusqu’au rayon de grâce et de mélancolie divine dont le poëte a éclairé cette noble[444] victime de la passion, qui ne se trouvât être le partage de Beata. Aussi ne pouvait-elle retenir ses larmes, lorsque, accoudée sur le bord de son lit, elle se récitait tout bas ces vers, qui sont aujourd’hui dans toutes les mémoires, et dont chaque mot allait remuer les fibres les plus secrètes de son cœur:
.....Francesca, i tuoi martiri
A lagrimar mi fanno tristo e pio!
Ses pleurs redoublaient en proférant ces paroles miséricordieuses qu’elle s’adressait à elle-même, et, comme une enfant qui s’attendrit au bruit de ses propres sanglots, elle se répondait, du fond de son âme attristée:
.....Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria....
Ce regret del tempo felice était d’autant plus amer au cœur de la noble Vénitienne, qu’elle était plus âgée que Lorenzo, et cette inégalité dans la chaîne des jours écoulés la remplissait de confusion et de remords innocents. Qu’on se figure la pauvre Beata errant pendant la nuit sombre à travers les canaux étroits de la ville des lagunes, s’arrêtant un instant sous le pont des Soupirs, ponte dei Sospiri, pour écouler ce lamento de l’éternelle douleur de l’amour murmuré par un gondolier sous la dictée du plus grand musicien dramatique des temps modernes, de l’auteur d’Otello, qui a pu s’inspirer à la fois de Dante et de Shakspeare.... et on aura presque une vision della città dolente, de l’empire ténébreux, telle que nous l’a laissée le vates du christianisme: tant il est vrai que les intuitions de la poésie sont les sources fécondes des grandes réalités de l’histoire, cette Arachné laborieuse qui tisse incessamment le rêve divin!
Depuis quelque temps, la fille du sénateur, ne sachant où trouver le repos qui la fuyait partout, allait assez volontiers à l’église. J’ai déjà dit que les sentiments religieux de Beata n’avaient jamais eu rien d’excessif ni de très-arrêté dans leur objet. Les croyances de la jeune patricienne, née au déclin d’une société qui n’avait de culte fervent que pour le plaisir, se confondaient avec les aspirations de son âme généreuse, et se réduisaient dans la pratique au respect des bienséances sociales, qui était la grande règle de sa conduite. Tant que son amour pour Lorenzo fut la source de félicités intimes qui lui laissaient entrevoir le bonheur, sa religion, qui avait le sourire de l’espérance, était comme un hymne d’actions de grâce à la vie et à l’être mystérieux qui la dispense; mais, en perdant ses illusions les plus chères, Beata éprouva le besoin de tous les cœurs malheureux, celui d’un ami discret et compatissant. Attirée à l’église par les convenances du monde, par le désœuvrement et le spectacle des cérémonies liturgiques qui à Venise s’accomplissaient avec beaucoup d’éclat, Beata finit par y trouver un apaisement qu’elle n’avait point soupçonné. Les prières publiques, en passant de la bouche du prêtre dans celle des fidèles, qui en répercutait les accents, communiquaient à son âme un tressaillement salutaire qui en dissipait les langueurs.
Un jour de la semaine sainte de l’année 1795, Beata se trouvait à l’église San-Geminiano, située au fond de la place Saint-Marc, en face de la basilique. Il pouvait être cinq heures du soir. Le jour déclinait et les ténèbres envahissaient déjà les deux nefs latérales, où régnait le plus grand silence. Quelques lampes disséminées çà et là dans les chapelles particulières projetaient une lumière douteuse qui ne faisait qu’accroître l’impression[446] de recueillement qu’on y éprouvait. Il n’y avait encore que peu de monde dans l’église, lorsqu’un groupe de femmes placées dans une tribune grillée derrière le grand autel se mit à chanter tout bas un cantique à la Vierge à deux parties, de l’effet le plus suave. Un autre chœur de femmes également invisibles, qui se tenaient dans une tribune semblable, du côté opposé, répondit par une antistrophe qui complétait le sens de la première. Les deux chœurs dialoguaient ainsi, et puis confondaient leurs accords, pour se séparer encore et se réunir de nouveau dans un ensemble plein de tendresse et d’onction divine. Beata, qui était agenouillée sur une chaise à côté d’un gros pilier qui la dérobait à la vue, écoutait ces voix virginales en s’abandonnant à une pieuse rêverie qui n’était point dépourvue de charme. Son cœur, toujours rempli du même objet, s’appliquait naïvement le sens des paroles sacrées et se gonflait sous la pression de la douleur immortelle. «Mon Dieu! s’écria-t-elle, ayez aussi pitié de moi!» En proférant ces mots entrecoupés de soupirs, Beata joignit ses deux mains, et, laissant tomber à terre son livre de prières, resta plongée pendant quelques secondes dans une sorte d’extase qui fit jaillir de son âme contristée comme un éclair furtif d’espérance et de miséricorde. Elle se levait enfin rassérénée par l’émotion qu’elle venait d’éprouver, lorsque, voulant chercher son livre de prières qu’elle ne trouvait plus sous sa main, elle aperçut Lorenzo qui pleurait à ses côtés, pressant contre son cœur ce livre de l’éternel amour, dont il s’était emparé pendant le recueillement de Beata. Il allait s’approcher d’elle et lui parler, quand il en fut empêché par quelques personnes de la connaissance de la signora, qui la saluèrent et sortirent avec elle de l’église.
Quinze ou vingt jours après l’incident que je viens de raconter, le deux avril 1795 (car le chevalier avait fait encadrer cette date mémorable dans un médaillon qu’il portait nuit et jour suspendu à son cou), Lorenzo stationnait dans une gondole sur le Grand-Canal, presque en face de l’appartement de Beata. Il avait essayé plusieurs fois de la revoir, mais toujours inutilement, et il était encore en possession du livre de prières, qu’il devait conserver du reste jusqu’à son dernier soupir. Il était plus de deux heures du matin. La vie commençait à s’éteindre dans la métropole du plaisir et de la gaieté bruyante. Sur les lagunes silencieuses, on n’entendait plus que le clapotement des vagues endormies venant se briser contre les escaliers de marbre qui refrénaient leur indocilité. La lune resplendissante versait sur le Canalazzo une lumière encore adoucie par un rideau de nuages mobiles qui l’escortaient comme une épousée se rendant d’un pas timide au rendez-vous nuptial. La tiédeur printanière de l’atmosphère, le silence, la nuit parsemée d’étoiles qui s’égayaient dans les profondeurs des cieux, les nombreux palais qui bordaient les deux rives, surmontés de statuettes élégantes qui projetaient leur ombre dans les eaux du canal, quelques falots dont la pâle lumière signalait au loin le traghetto de la Piazzetta, et de l’autre côté le pont du Rialto, tout cela formait un tableau étrange et fantastique qui communiquait à l’âme je ne sais quelle impression de langueur et de mélancolie attendrissante. Lorenzo, caché dans sa gondole, avait les yeux fixés sur le balcon de Beata, qui était garni de fleurs. Il épiait le moindre mouvement et semblait avoir le pressentiment de quelque faveur de la fortune, lorsqu’il vit la fenêtre qui donnait sur le balcon s’ouvrir lentement. C’était Beata, qui, vêtue d’un long[448] peignoir blanc et les cheveux épars sur ses belles épaules, venait respirer la fraîcheur d’une nuit sereine. S’appuyant sur le rebord du balcon, elle y resta plusieurs secondes inclinée sur le canal et comme absorbée dans une pensée unique: on eût dit une apparition céleste évoquée par la toute-puissance du sentiment. Elle se retira du balcon, avança une chaise et s’assit sur la limite de son appartement, de telle manière que Lorenzo ne pouvait apercevoir, du fond de la gondole, que les plis ondoyants de sa robe blanche. Le doux frémissement d’un instrument à cordes se fit entendre bientôt, et vint pour ainsi dire prêter au silence son langage harmonieux. Beata avait pris son violoncelle, dont elle jouait, nous l’avons dit, avec beaucoup de grâce, et, préludant par quelques arpéges délicats, elle laissa exhaler ensuite de son cœur ému cette plainte de l’amour et de la jeunesse évanouie:
Nel cor più non mi sento
Brillar la gioventù.
Amor, del mio tormento;
Amor, sei colpa tu!
Hélas! je ne sens plus, dans mon cœur flétri, s’agiter le printemps de la vie! Amour, cruel amour, tu es la cause de mes tourments!
Cette adorable mélodie de Paisiello[70] sortait de la poitrine de Beata en notes accentuées qui se dilataient dans l’espace, comme une essence de l’âme la plus pure qui ait jamais existé. Transporté de bonheur aux sons de cette voix aimée qu’il n’avait pas entendue depuis[449] son départ pour Padoue, Lorenzo s’avança sur la gondole et lui répondit immédiatement:
Ti sento, sì, ti sento,
Bel fior di gioventù!
Amor, del mio tormento,
Amor, sei colpa tu!
Je te sens, je te sens, ô doux printemps de la vie! Amour, cruel amour, tu es la cause de mes tourments!
Lorenzo avait à peine fini de chanter ce second couplet de la même mélodie de Paisiello, qu’il entend pousser un cri aigu, suivi d’un bruit sourd, comme si quelque chose fût tombé à terre; il s’élance aussitôt de sa gondole, franchit le perron, monte le grand escalier du palais Zeno sans y rencontrer d’obstacle, et se précipite dans la chambre de Beata, qu’il trouve évanouie sur sa chaise, le violoncelle renversé à ses pieds. Il la prend dans ses bras, écarte ses beaux cheveux blonds et appose ses lèvres frémissantes sur sa bouche divine. O mon Dieu! qui pourra dire ce qu’éprouvèrent ces deux âmes confondant leurs soupirs dans un baiser ineffable!
Beata se réveille cependant, et, soulevant peu à peu ses paupières engourdies, elle reconnaît Lorenzo, qui l’étreignait dans ses bras. Elle se lève brusquement, et repousse son contact avec indignation.
«Lâche que tu es, s’écrie-t-elle, qui t’a permis de franchir le seuil de cette porte? Me prends-tu donc pour une Vicentina, que tu oses m’outrager ainsi? Tu n’as pas encore appris à distinguer une gentildonna d’une baladine de place publique? Ingannatore!» ajouta-t-elle tout bas en fondant en larmes.
Lorenzo, tout interdit et ne sachant que répondre à[450] cette apostrophe foudroyante, se laissa tomber sur une chaise, et, se couvrant le visage de ses deux mains, il se mit à pleurer sans proférer une parole.
«Pardonnez-moi, Lorenzo, lui dit alors Beata, attendrie à son tour de ce langage muet, pardonnez-moi les paroles amères qui viennent de m’échapper.... Mais, dites-moi, qui vous a enhardi à ce point? Comment avez-vous pu monter ici à cette heure, et que me voulez-vous?
—Ce que je vous veux? répondit Lorenzo en sanglotant. Hélas! pouvez-vous me le demander? Voilà plus d’un an que je tourne autour de ce palais sans pouvoir y pénétrer. Le cri que j’ai entendu sortir de cet appartement m’ayant fait craindre quelque grand malheur, je suis accouru, au risque de vous déplaire et de perdre le seul bien qui m’attache à la vie.
—Je vous remercie, répondit Beata d’une voix plus calme; mais vous avez commis une grande imprudence: car, si mon père vous surprenait ici, vous seriez perdu.
—Eh! qu’il me surprenne donc, qu’il me chasse une seconde fois de son palais, qu’il me fasse appréhender par ses sbires et jeter dans un puits de la tyrannie patricienne! Je supporterai tout avec joie.... si vous daignez compatir à mes peines. Beata, ange de mon cœur, cher et unique objet de mes pensées, ô vous qui m’avez soulevé de terre et introduit dans les régions sereines de la vie, dites un mot et je retombe dans le néant d’où vous m’avez tiré.... car je vous adore.»
Étonnée d’un langage si nouveau pour elle, et qui remuait toutes les fibres de son âme, Beata resta muette et comme enivrée de sa félicité; puis, rompant un silence qui lui pesait, elle dit d’une voix languissante: «Ingrat que vous êtes, vous ne pensez qu’à vous!»
A cet aveu indirect échappé à la tendresse de Beata,[451] Lorenzo, ne se contenant plus, se lève et s’écrie avec un véritable transport: «Dieu du ciel! ai-je bien entendu? Vous ne me haïssez pas, vous avez quelque pitié de moi, Beata! Le spectacle de mon amour ne vous est donc pas indifférent? Ah! s’il est vrai que vous éprouviez pour moi plus que de la compassion, si votre cœur n’est point insensible aux vœux que je forme depuis que la Providence m’a conduit à vos pieds, si vous ne repoussez pas les adorations d’une âme qui est toute remplie de votre image et qui vous sera dévouée jusqu’à la mort, eh bien! suivez-moi, partons ensemble; allons chercher sur la terre étrangère un refuge, un coin paisible où il me soit permis de vous consacrer ma vie. Je suis jeune, j’ai quelques talents, je travaillerai, et je m’efforcerai de tirer de mes facultés de quoi embellir vos jours. Venez, partons, et que l’amour conduise nos pas vers un port fortuné!»
En prononçant ces dernières paroles, Lorenzo enlaçait la taille de Beata, qui, de faiblesse et de bonheur, inclina sa tête charmante sur l’épaule de son amant. Après un instant de ravissement silencieux:
«Hélas! répondit Beata en se dégageant de la douce étreinte, c’est là un beau rêve impossible. Vous oubliez, Lorenzo, que je suis la fille du sénateur Zeno.
—C’est vrai, répondit le chevalier Sarti blessé de cette remarque, et j’oubliais aussi que, dans le cœur d’une gentildonna, tout est subordonné aux préjugés de caste.
—Vous voulez dire sans doute au sentiment de l’honneur, répliqua Beata avec fierté. Vous avez de l’esprit, Lorenzo, des connaissances, une imagination brillante et des idées généreuses qui m’ont inspiré pour vous un intérêt que je ne veux pas dissimuler; mais il ne vous[452] est pas moins difficile de comprendre quels devoirs imposent à une femme les traditions d’une famille illustre. Je ne sais pas ce que je ferais, si je n’avais à répondre de mes actes qu’à ma seule conscience; mais enfin je suis une fille de Venise, qui compte parmi ses ancêtres un doge de la république.
—Je comprends très-bien, signora, dit Lorenzo avec un mélange d’ironie et d’émotion, que le fils de Catarina Sarti n’est pas digne d’aspirer à un bonheur qui appartient de droit au chevalier Grimani. Pauvre et sans aïeux, je ne puis vous offrir qu’un cœur dévoué, un amour immense. Ah! que n’êtes-vous la fille d’un gondolier, ou que ne puis-je mettre à vos pieds le trône de Venise, et vous verriez si mon cœur s’inquiéterait alors de l’opinion des hommes! C’est vous, Beata, que j’adore, et non pas le nom que vous portez. Aucune lâche convoitise de fortune ni d’ambition ne souille la pureté de mes sentiments.
—Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, répliqua la noble fille du sénateur, attristée que Lorenzo pût lui attribuer des idées aussi mesquines. Sans me croire au-dessus des femmes de ma condition, je sais comprendre la sainteté d’une affection et le prix qu’on doit y attacher. Le chevalier Grimani n’a droit qu’à mon estime, et plût à Dieu que je fusse plus digne d’apprécier les nobles qualités qui le distinguent!
—Eh bien! répondit Lorenzo avec un redoublement de tendresse, en saisissant de nouveau la taille de Beata, qu’il entraîna doucement sur le balcon, qui vous arrête, et pourquoi résister à l’amour qui nous convie à ses félicités? Y a-t-il sur la terre un bonheur comparable à celui de deux âmes qu’une attraction divine a rapprochées malgré les obstacles de la société? N’est-ce pas la[453] Providence qui, de mon humble berceau, m’a conduit à la villa Cadolce en cette belle nuit de Noël où je vis briller dans vos yeux compatissants l’étoile de ma destinée? Vous avez pétri mon cœur de vos mains pieuses et délicates, vous y avez gravé votre image et l’avez rempli de vos concerts. Je ne suis qu’un écho, qu’une statue muette qu’anime un rayon de votre grâce enchanteresse, comme ce colosse de l’antiquité qu’un regard de l’Aurore rendait éloquent. Parlez, Beata, qu’un souffle de votre âme féconde la mienne et m’entr’ouvre les cieux. Rien n’est beau, rien n’est grand, rien n’est doux comme l’amour.»
Lorenzo tremblait en disant ces mots à voix basse. Beata, les coudes appuyés sur le balcon, cachait sa tête entre ses deux mains, comme pour mieux se garantir contre la séduction d’un si doux langage. «Ah! le bonheur!... répondit-elle en poussant un soupir et après avoir savouré la chaste émotion qu’elle venait d’éprouver. Et le devoir, Lorenzo, et mon père, qui mourrait de douleur!...»
Le chevalier Sarti fut un peu déconcerté par cette exclamation, qui trahissait les perplexités de Beata, placée entre la voix de sa conscience et l’élan de son cœur. Dans toute autre circonstance, Lorenzo eût compris ce qu’il y avait de tendresse refoulée et d’élévation de sentiments dans la plainte de la noble fille; mais, jeune comme il était et fasciné par la passion, il répliqua avec vivacité: «Si le sénateur Zeno aime sa fille un peu plus qu’il ne tient à ses préjugés, il ne résistera pas longtemps à la voix de la nature. Parlez donc, rompez ce silence funeste qui vous consume, ayez le courage de vos sentiments, et ne vous laissez point immoler à de prétendues convenances sociales, échafaudage d’iniquités[454] et de sophismes derrière lequel se cache l’orgueil implacable des familles. Si Dieu n’avait placé au fond de notre cœur une source inépuisable d’inspirations généreuses qui communiquent à l’esprit le pressentiment de l’infini; si la spontanéité de l’âme, d’où nous vient la notion du juste et du beau, n’était heureusement à l’abri de la volonté; si la poésie, si l’amour enfin, ne protestaient incessamment contre la réalité et les artifices de la raison, il y a longtemps que le monde ne serait plus qu’une caverne de voleurs. Parlez, Beata, secouez le joug des vains préjugés, suivez les conseils du cœur, qui ne trompe jamais, et laissez-vous entraîner par l’amour, le souverain maître de la vie et de la mort, qui seul peut nous ouvrir le royaume des rêves enchantés et des divines chimères!»
Beata écoutait ce langage, séduisant comme une musique lointaine, qui, sans rien lui dire de précis, la remplissait d’un trouble délicieux. Ce mélange d’imagination et de sentiment, d’exaltation juvénile et de subtilités, d’erreurs involontaires et de vérités morales de l’ordre le plus élevé, qui caractérisait l’esprit du chevalier Sarti, charmait la gentildonna et endormait sa vigilance sans pourtant la convaincre entièrement. Plongée dans une sorte de béatitude et comme transfigurée par l’espérance, Beata resta immobile dans la même position et sans proférer un mot. Lorenzo, se penchant alors vers son oreille, écartant les deux mains dont elle se couvrait le visage, lui dit, en lui montrant la lune resplendissante au milieu d’un cortége d’étoiles qui semblaient lui sourire: «Regardez, Beata, ce globe magnifique qui projette sur nous sa clarté propice, ces étoiles qui remplissent l’immensité des cieux, et dont l’esprit humain n’a pu encore ni fixer le nombre ni[455] comprendre l’utilité, ces astres qui s’échelonnent dans l’espace, comme les cordes d’une lyre, depuis Saturne jusqu’à celui qu’on nomme Mercure, qui semble former la note la plus élevée de l’harmonie des sphères; ces pléiades enfin qui servent de point de mire au navigateur sur la vaste solitude des mers, et que le berger contemple avec joie depuis des siècles infinis.... Eh bien! je m’imagine que ce sont là des groupes d’âmes bienheureuses qui, purifiées par l’amour, ont été admises dans les célestes demeures! La légende de Silvio et de Nisbé, qui a charmé mon enfance; celle de la princesse Lesbina, que nous avons vu jouer ensemble au théâtre San-Samuel; ces contes merveilleux et ces fictions de l’âge d’or, dont tous les peuples de la terre nous ont transmis le souvenir, ne seraient-ils pas des pressentiments d’une vérité sublime, que l’homme doit constater un jour par les efforts de son génie? Ah! tout le prouve, la poésie et l’histoire, les religions et la philosophie: l’amour, qui nous ouvre les portes de la vie, est aussi le dernier terme de notre destinée. Beata, muse, ange chéri de mon cœur, ne repoussez pas mes vœux et prononcez le mot suprême de l’existence! Qu’en s’échappant de vos lèvres comme un rayon de lumière éthérée, il soit pour nous l’aurore d’un jour sans nuages et d’éternelles félicités. Venez, partons, ne laissons point écouler l’heure bénie, et que votre âme se confie à l’amour!»
Lorenzo achevait à peine de parler, lorsque la camériste Teresa, qui ne s’endormait jamais avant sa maîtresse, entra précipitamment dans la chambre de Beata, en s’écriant avec terreur: «Signora, Son Excellence votre père vient de ce côté!»
Il y eut alors un moment de confusion et d’extrême[456] angoisse pendant lequel le chevalier, ne sachant comment se soustraire aux regards du sénateur, s’il entrait dans l’appartement de sa fille, resta immobile à la place où il se trouvait; puis, franchissant la balustrade, il mit un pied sur le rebord extérieur du balcon qui faisait saillie sur le canal. Beata tremblait, et Lorenzo n’était pas moins ému, tandis que la pauvre Teresa se tenait aux aguets devant la porte de sa maîtresse. Cependant le bruit sourd des pas du sénateur dans le long corridor devenait de plus en plus distinct; il fallait prendre un parti: ou bien affronter hardiment le père de Beata et lui tout avouer, ou se tenir caché derrière la fenêtre qu’on aurait fermée, car il n’y avait pas moyen de s’échapper par une autre issue. Dans une situation aussi périlleuse, Lorenzo, qui se tenait toujours cramponné à la balustrade, sur le rebord extérieur du balcon, uniquement préoccupé de sauver l’honneur et la paix domestique de la noble fille qu’il avait compromise, eut comme une vision généreuse qui illumina rapidement son esprit. Se débarrassant de son petit manteau, qu’il jeta loin de lui, il attendit qu’on frappât à la porte, et se précipita du haut du balcon dans les eaux profondes du Canalazzo. Au bruit de sa chute, Beata poussa un cri déchirant et tomba évanouie. Son père, qui était entré une seconde après, et qui avait tout deviné, s’empressa de la relever, et l’étreignant contre son cœur, il lui dit d’une voix attendrie: «Vous voulez donc me faire mourir de douleur, ma fille?»
En disant ces mots, le sénateur se laissa choir sur la chaise près du balcon, que Beata y avait placée. Celle-ci, pleurant à chaudes larmes, se jeta alors aux genoux de son père, qu’elle embrassait avec effusion et sans proférer une parole; mais de son âme, oppressée par la[457] honte, par le respect filial, par l’amour de Lorenzo, qui venait de s’immoler pour elle, et qu’elle devait croire perdu à jamais, semblaient sortir les mêmes accents qu’un chantre divin a prêtés à Desdemona dans une situation presque semblable:
Se il padre m’abbandona,
Da chi sperar pietà?
LE DERNIER CARNAVAL DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE.
L’armée française s’avançait à grands pas en Italie, et, par une suite de combats miraculeux, elle jetait l’épouvante parmi les puissances coalisées contre le génie de la Révolution. Venise, menacée d’un côté par l’Autriche, qui gardait les portes du Tyrol, et de l’autre par les phalanges de Bonaparte, qui touchaient déjà à ses provinces de terre ferme, était toujours indécise et prétendait faire respecter sa neutralité douteuse par de si puissants adversaires. Ses hommes d’État, blanchis dans les conseils, nourris dans les arcanes de la vieille politique de l’Europe, s’ingéniaient à ourdir des ruses diplomatiques, lorsque l’ennemi était aux portes de Scées. Ils ne se doutaient pas, ces Pères conscrits du Livre d’or, que des germes de ruine étaient depuis longtemps introduits dans la ville chère à Vénus, dans la cité glorieuse des doges!
Parmi les étrangers que protégeait un caractère public, il y avait alors à Venise un nommé Villetard, secrétaire de l’ambassade française. Lallemand, qui était l’ambassadeur en titre, avait succédé à d’Henin, qui fut[459] le premier représentant de la république française auprès de la seigneurie de Saint-Marc. Jeune, ambitieux, ardent propagateur des idées nouvelles qu’il croyait destinées à changer la face du monde, Villetard avait les qualités et les défauts d’un brouillon fanatique; il avait attiré et groupé autour de lui tous les esprits mécontents et s’était constitué le chef d’une opposition sourde qui, grâce aux progrès de l’armée française, devenait chaque jour plus redoutable. On n’a pas oublié ce personnage mystérieux que Lorenzo rencontra dans un café de la place Saint-Marc, à son arrivée à Venise, en 1790, et qu’il revit, à Padoue, la veille de la révolte des étudiants! C’était un noble Vénitien, nommé Zorzi. Ami d’enfance d’Angelo Querini, sénateur et érudit fort distingué dont il partageait les sentiments politiques, Zorzi était de ce petit nombre d’esprits éclairés qui, avec Paul Renier, l’avant-dernier doge de la république, avaient essayé, en 1762, de réformer la vieille constitution, et surtout de limiter la puissance du conseil des Dix. Leurs efforts furent combattus avec succès par l’éloquence de Marco Foscarini, le doge alors régnant et l’une des illustrations de Venise. Doué d’une grande intelligence, Zorzi avait beaucoup voyagé, et, de ses courses aventureuses à travers l’Europe, il avait rapporté dans sa patrie des vues hardies et une fortune délabrée. Il avait connu le père du chevalier Sarti et s’était lié avec Villetard, dont il servait les projets.
Zorzi était sincère dans l’opposition qu’il faisait au gouvernement de la seigneurie, et, s’il désirait ardemment une réforme de la vieille constitution de la république patricienne, il était loin de vouloir qu’on touchât à l’indépendance de sa patrie. C’était un esprit généreux, très-convaincu de la nécessité d’une transformation[460] des vieilles sociétés humaines. La philosophie du XVIIIe siècle, et la révolution française, qui en était la conséquence, étaient pour Zorzi comme pour Villetard l’avénement d’un nouvel idéal de justice, qu’il fallait réaliser par la persuasion ou par la force. Les menées de Villetard et de ses partisans n’avaient point échappé à la vigilance des inquisiteurs d’État. Plusieurs fois le conseil des Dix avait été au moment de le faire arrêter, ainsi que Zorzi et les jeunes gens qu’ils avaient embauchés; mais on craignait la colère de la France, qu’on voulait ménager pour mieux la tromper. On n’attendait qu’une occasion favorable, un revers de l’armée victorieuse, pour mettre la main sur ce groupe de factieux qu’on ne perdait pas un instant de vue.
Le chevalier Sarti s’était heureusement tiré des dangers qu’il avait affrontés, dans la nuit mémorable de son entrevue avec Beata. Nageur inexpérimenté, il n’avait écouté que son amour, en se précipitant du haut du balcon dans le Grand-Canal, où il aurait inévitablement succombé dans ses efforts pour gagner la rive opposée, sans la rencontre d’un batelier, marchand de fruits, qui vint à son secours et le transporta, presque mourant, à son appartement della Giudecca. Remis, après quelques jours de repos, de la secousse violente qu’il venait d’éprouver, le chevalier se trouva dans l’une des situations les plus pénibles de sa vie. Non-seulement il pouvait craindre que le sénateur Zeno, en apprenant qu’il avait osé s’introduire dans la chambre de sa fille, ne le fît jeter dans un cachot sans autre forme de procès, comme cela se pratiquait à Venise dans les conjonctures difficiles; mais il comprenait que Beata était perdue pour lui, si les événements politiques qui se compliquaient à l’extérieur ne venaient contrarier les projets d’alliance formés[461] entre les deux nobles familles. Décidé à n’abandonner l’espoir de posséder la femme qu’il adorait qu’avec le dernier souffle de la vie, Lorenzo ne se laissa pas décourager par les difficultés qui l’enveloppaient de toutes parts. Il résolut de revoir Beata d’une manière ou d’une autre, de pénétrer encore une fois dans le palais de son père, et de l’enlever même, si cela lui était possible. Un seul doute l’arrêtait: était-il assez aimé de la gentildonna pour obtenir son consentement à un parti aussi extrême? N’avait-il pas eu lieu de se convaincre, tout récemment, que cette âme si belle et si charmante, qui était capable des plus grands sacrifices de résignation, n’avait pas assez d’énergie et avait trop de hauteur pour braver ouvertement l’opinion des hommes et manquer aux devoirs de sa position? La nature d’esprit du chevalier Sarti, sa jeunesse et la passion dont il était enivré, ne lui permettaient pas de tenir compte de ces diverses nuances du caractère de Beata. Pour une imagination exaltée qui, s’inspirant de Platon, de Dante et Rousseau, considérait l’amour comme la source de toute grandeur et de toute félicité, pouvait-il exister un autre devoir que celui d’obéir à l’instinct du cœur?
Lorenzo se promenait un jour sur le quai des Esclavons (riva dei Schiavoni), rêvant à sa triste position et aux moyens de revoir Beata, quand il fut heurté par une espèce de facchino ou de commissionnaire qui lui dit, en s’excusant: Perdono, eccellenza, et il continua son chemin en murmurant entre ses dents le refrain d’une vieille chanson populaire:
Sulla riva dei Schiavoni
Là si mangia i bon bocconi[71].
Absorbé dans ses réflexions, le chevalier avait à peine fait attention à cet incident, lorsqu’il fut poussé de nouveau par le même individu qui était revenu sur ses pas.
«Balordo, lui dit alors le chevalier avec humeur, tu ne vois donc pas clair!
—Eh! eccellenza, je pourrais vous en dire autant,» répliqua le facchino en fronçant de gros sourcils d’un air mystérieux.
Arrivé sur le pont de la Paille (ponte della Paglia), l’homme se retourna comme pour s’assurer si on l’avait suivi. Le chevalier connaissait trop bien les mœurs de Venise pour ne pas deviner que cet homme avait quelque chose à lui communiquer. L’ayant rejoint sur le pont de la Paille, qui est l’un des plus anciens de Venise, et où le facchino l’attendait en faisant semblant de regarder le pont des Soupirs, qui rattache le palais ducal aux prisons:
«Que me veux-tu? lui dit le chevalier, à voix basse.
—Je regarde cette arche si bien nommée ponte dei Sospiri, répliqua l’homme du peuple sans paraître avoir compris la question du chevalier, sombre et court passage qui sépare la vie de la mort, et à l’entrée duquel on devrait écrire, en lettres de bronze:
Per me si va nella città dolente,
Per me si va nell’eterno dolore.
—Je vois que tu me connais, reprit le chevalier; parle, qu’as-tu à me dire?
—Je n’ai rien à vous dire, eccellenza, si ce n’est que la vie est courte et qu’il vaut mieux la passer en liberté, passarsela in libertà, qu’à l’ombre de ce vieux palais mauresque.
—Me prends-tu donc pour una spia, un familier du[463] conseil des Dix, pour t’exprimer ainsi comme un oracle? répondit le chevalier avec impatience. Qui t’envoie vers moi, et quelle est ta mission?
—Ma mission est de vous avertir de prendre garde aux griffes du lion, qui est d’autant plus irritable qu’il se sent vieillir. Par le temps qui court, il fait bon d’avoir des amis.
—Je ne suis pas plus avancé, répondit Lorenzo d’un air un peu soucieux, et tes énigmes sont toujours impénétrables.
—Si vous êtes curieux d’en savoir davantage, signor cavaliere, répliqua le facchino d’un ton résolu, vous n’avez qu’à me suivre.»
Étonné de l’invitation, Lorenzo ne sut d’abord que répondre. Il descendit le pont de la Paille, suivant machinalement les pas du facchino, dont le langage réservé et la citation faite si à propos décelaient une éducation supérieure à celle d’un homme du peuple. Ce pouvait être un émissaire de l’inquisition chargé de lui tendre un piége, ou bien un partisan déguisé des ennemis de la république, qui, connaissant la position difficile du chevalier, voulait l’engager dans quelque entreprise ténébreuse et coupable. Ces idées traversaient rapidement l’esprit de Lorenzo, lorsqu’il vit cet individu prendre une gondole au traghetto du pont de la Paille et entrer en lui faisant signe de le suivre. Le chevalier hésita, parut se consulter un peu, et puis, réfléchissant aux deux vers de la Divine Comédie, que l’inconnu ne lui avait cités évidemment que pour gagner sa confiance, il eut foi en sa bonne étoile, et se glissa dans la gondole du facchino.
La gondole s’enfuit rapide comme un oiseau, en rasant les eaux silencieuses et torbide des canaux étroits.[464] Après s’être éloigné à tire-d’aile du pont des Soupirs et avoir fait un grand nombre de circuits, comme une hirondelle qui, ayant longtemps poursuivi sa proie, cherche un lieu sûr pour s’abattre, la gondole vint aborder devant une petite porte basse que couronnait un sarment de vigne. A un signal donné, la porte s’ouvrit discrètement, et tous deux, Lorenzo et son compagnon, montèrent un escalier de marbre assez mal éclairé, dont les dalles étaient usées par le temps. Ils furent introduits dans un salon de modeste apparence, au milieu duquel était une grande table recouverte d’un tapis à ramages, chargée de livres et de papiers. Quelques vieux fauteuils armoriés, qui accusaient une somptuosité éclipsée et des prétentions d’une origine historique, étaient rangés autour de la table; des cartes de géographie et plusieurs portraits de personnages illustres, parmi lesquels on remarquait celui de Fra-Paolo, le célèbre historien du concile de Trente, étaient suspendus aux murs lambrissés, et complétaient l’intérieur d’un homme studieux et jadis opulent, qui avait dû subir des revers de fortune.
«Asseyez-vous là un instant, monsieur le chevalier, dit le facchino en avançant un fauteuil, et vous ne tarderez pas à vous assurer que je méritais la confiance que vous m’avez accordée en me suivant jusqu’ici.»
En parlant ainsi, il souleva une portière en velours, et disparut. Resté seul, Lorenzo interrogeait du regard les différents objets qui composaient l’ameublement du salon, cherchant à deviner le caractère de la personne chez laquelle il se trouvait, et l’issue de l’aventure où il était engagé, lorsque, la portière s’entr’ouvrant de nouveau, il vit apparaître un personnage qui lui dit avec une cordialité empressée:
«Ah! vous voilà enfin, mon cher chevalier! Savez-vous[465] qu’il y a au moins dix jours que je vous cherche dans tous les coins de Venise? Vraiment, je commençais à être inquiet de vous, car nous sommes dans un temps où le canal Orfano est le meilleur instrument politique de nos illustrissimes seigneurs. Ma, pazienza ...» dit-il un peu plus bas en tendant la main au chevalier, qu’il pria de se rasseoir.
L’individu qui s’exprimait avec si peu de retenue contre le gouvernement de la république était ce noble Vénitien, nommé Zorzi, dont nous avons parlé plus haut, et que Lorenzo n’avait pas revu depuis l’événement de Padoue. C’était un homme d’une soixantaine d’années, d’une figure très-distinguée, dont l’expression annonçait une volonté et une intelligence peu communes. Des lèvres minces et serrées, un front étroit et plissé par l’habitude de la réflexion, de beaux yeux noirs dont la flamme tourbillonnait sous une arcade proéminente, une taille nerveuse, souple, et des manières distinguées, formaient un ensemble qui saisissait et qui donnait l’idée d’un homme politique peu disposé à s’en rapporter à la Providence pour le gouvernement des choses de ce monde.
«Je vais sans doute au-devant de votre pensée en vous expliquant la démarche que je fais auprès de vous, dit Zorzi à Lorenzo, qui l’écoutait, en effet, avec une certaine anxiété. Ami d’enfance de votre père, dont le dévouement à sa patrie n’était égalé que par l’ardeur de son esprit pour les idées grandes et généreuses que nous sommes à la veille de voir triompher sur le vieux monde qui s’écroule, je vous porte un intérêt d’autant plus vif, mon cher chevalier, que j’ai peut-être contribué, sans le vouloir, à précipiter la crise au milieu de laquelle vous vous débattez. Je sais tout ce qui vous[466] arrive: votre séparation de la famille Zeno, et la tentative que vous avez faite récemment pour voir la gentildonna qui vous captive et qui sera, dans quelques jours, l’épouse du chevalier Grimani.»
Lorenzo fit un mouvement de surprise mêlée d’indignation, auquel Zorzi répondit immédiatement: «Vous êtes jeune, chevalier, et vous êtes amoureux; deux grands défauts qui empêchent l’esprit de bien voir ce qui se passe dans le cœur humain. Le temps vous corrigera de l’une de ces infirmités; mais je doute que vous puissiez jamais vous guérir de la noble folie qui caractérise toute une classe d’intelligences qu’on nomme des poëtes. Votre père, à qui vous ressemblez beaucoup, est mort victime de ses propres illusions sur les prétendues vertus héréditaires qu’il prêtait aux aristocraties. Ce qui est plus certain, c’est que, loin d’avoir quelque indulgence pour le fils d’un homme qu’il a sacrifié à l’ambition de sa maison, le sénateur Zeno a résolu de vous faire arrêter, ou tout au moins de vous expulser de Venise. Voilà ce que j’ai appris par une voie sûre et dont je tenais à vous instruire. Il y a dix jours que mon domestique, tantôt sous un déguisement et tantôt sous un autre, cherche à vous rejoindre; car je n’ai pas voulu, par prudence, l’envoyer à votre domicile, où il aurait pu être remarqué par quelque émissaire de l’inquisition.
—Que faire, monsieur, dans la position où je me trouve? répondit Lorenzo, à qui la perspective de quitter Venise était cent fois plus douloureuse que la crainte de la prison.
—N’être ni la dupe ni la victime de vos ennemis, répliqua Zorzi en frappant sur la table avec un couteau d’ivoire qu’il tenait à la main.
—Des ennemis! c’est beaucoup dire, répondit Lorenzo avec modestie; hors le sénateur Zeno, dont j’ai pu blesser les préjugés et alarmer la tendresse paternelle, à qui donc fais-je obstacle? Je ne possède rien qui soit de nature à exciter l’envie de personne.
—Je m’aperçois que vous êtes encore plus amoureux et plus poëte que je ne le pensais, dit Zorzi en souriant. Vous vous imaginez donc que les hommes ont besoin de bonnes raisons pour se haïr cordialement? Que faisait Abel à son frère Caïn pour en être si détesté? Il était plus beau, plus jeune et plus agréable au Seigneur. Le cœur humain est un foyer de passions, c’est-à-dire de forces qui s’attirent, se repoussent, s’équilibrent et se combinent de mille manières. Mettez seulement deux hommes en présence, et il se dégagera de leur contact, comme de celui de deux corps, une sorte d’attraction ou de répulsion qu’on nomme sympathie et antipathie, deux mots qui expriment admirablement cette action aveugle et fatale de la nature matérielle. L’éducation et les institutions sociales peuvent sans doute donner à ces forces une direction utile, comme on resserre entre deux rives un fleuve impétueux; mais il n’est, heureusement, dans le pouvoir de personne de les anéantir. Il n’y a que des imbéciles ou des hypocrites qui s’indignent contre les passions, qui sont à l’homme ce que les vents sont à la voile du vaisseau qui traverse l’Océan. Dans tous les temps, un jeune homme intelligent qui, comme vous, chevalier, a su se frayer un passage dans une société gouvernée par le destin, je veux dire par le privilége de la naissance, aurait excité l’envie des heureux de ce monde; mais, à l’heure où nous sommes, en face des événements qui se préparent, vous devez être considéré comme un ennemi de l’ordre public, parce que[468] les idées que vous professez et les sentiments qui vous animent troublent le repos de ceux qui occupent les meilleures places au banquet de la vie. Il en est de l’ordre comme de la définition de Dieu: chacun le conçoit dans les limites de son égoïsme intellectuel et moral.
«Mais revenons à l’objet qui vous touche, continua Zorzi après un instant de silence. Vous savez ce qui se passe en Italie, et, sûrement, vous avez entendu parler des affaires de Montenotte, de Millesimo et de Lodi? Ce sont là les premiers épisodes d’une iliade qui ne durera pas dix ans, et qui pourrait bien se terminer, comme celle des poëmes homériques, par la prise de Troie. Ce qui n’est pas douteux, mon cher chevalier, c’est que la lutte est engagée entre le vieux monde et le nouveau, et si Venise, la ville de Neptune, la citadelle du patriciat, comme l’ont heureusement qualifiée vos condisciples de Padoue, ne se soumet à la loi du temps en modifiant sa politique et ses institutions, elle succombera, comme Ilion, sous la colère d’un nouvel Achille, qui vaut bien, je crois, le fils de Pélée. Voulez-vous épouser la belle Hélène et l’enlever au blond Ménélas que lui destine son père? ajouta Zorzi en laissant errer sur ses lèvres un léger sourire. Joignez-vous à nous. Nous formons un parti déjà puissant, qui a des ramifications dans le grand conseil et dans le sénat, et qui compte sur le concours de la jeunesse éclairée et de tous ceux qui souffrent. Nous voulons l’indépendance et la grandeur de notre pays en forçant la vieille république de Saint-Marc à s’allier à la jeune république française, qui lui offre l’appui de ses armes victorieuses pour s’enrichir de la moitié de la péninsule. Joignez-vous à nous qui sommes les précurseurs de l’avenir, et nous vous protégerons[469] contre la haine du sénateur Zeno, l’un des partisans les plus obstinés des errements du passé.»
Lorenzo ne répondit pas immédiatement à cette ouverture, qui le surprit encore plus qu’il n’en fut flatté. Il se demandait, dans son for intérieur, de quelle importance pouvait être à un parti politique l’adhésion d’un jeune homme de dix-huit ans sans fortune, sans illustration personnelle, et d’une naissance modeste! Il comprenait que Zorzi, ayant été l’ami de son père, cherchât à lui donner de bons conseils pour le tirer de la position difficile où il se trouvait vis-à-vis d’une famille puissante; mais entre une démarche qui lui paraissait si simple et une sorte de conciliabule à la manière de Catilina, il y avait une différence que saisit le bon sens du chevalier. Cependant le noble Vénitien avait de très-bonnes raisons pour agir comme il le faisait et pour attacher un véritable intérêt à s’emparer de l’esprit du chevalier. Depuis la révolte des étudiants de Padoue, où Zorzi avait joué le rôle d’un tribun, il avait été dénoncé au conseil des Dix comme un factieux. Déjà son arrestation avait été ordonnée, lorsqu’on avisa qu’il serait prudent de ménager encore l’agent de la France, qu’on savait être l’ami et le protecteur du noble Vénitien. Zorzi, qui était parfaitement édifié sur les intentions du gouvernement à son égard, n’ignorait pas non plus que le sénateur Zeno avait conseillé la plus grande rigueur contre tous ceux qui avaient des opinions inquiétantes pour la sécurité de l’État. Il avait insisté d’une manière particulière sur la nécessité de faire un exemple qui imprimât la terreur aux sujets de la république, en sacrifiant un personnage tel que Zorzi, qui jouissait d’une grande influence, grâce à ses idées connues, à ses lumières et à ses nombreuses relations dans le populaire[470] et la cittadinanza. On comprend maintenant que Zorzi eût besoin de s’entourer de mystère et que, par haine contre le sénateur Zeno, par affection peut-être pour le fils d’un ancien ami qu’il avait compromis, autant que pour se faire un mérite auprès de Villetard en augmentant le nombre des partisans de la France, il eût le plus vif désir d’attirer Lorenzo Sarti dans une faction peu nombreuse qui se donnait comme l’expression des nouvelles générations. D’ailleurs, la propagande est la première condition de l’existence des partis qui aspirent à la domination, et la position critique du chevalier, son amour pour la fille d’un patricien, pouvaient le rendre un instrument très-utile entre les mains d’hommes aussi avisés que Zorzi et Villetard. Zorzi était un esprit trop pénétrant pour ne pas démêler la cause du silence et de la réserve que gardait Lorenzo, et, allant au-devant des scrupules qui retenaient sa confiance, il lui dit: «Vous êtes surpris, chevalier, de la démarche que je fais auprès de vous, et vous cherchez à comprendre quels peuvent être les vrais motifs de ma conduite? Ils sont bien simples, je vous assure: c’est l’intérêt, c’est le plaisir de la vengeance, les deux plus puissants ressorts du cœur humain. Comme vous, je hais le sénateur Zeno, et, comme vous, je suis menacé d’aller finir mes jours dans un puits ou sous les plombs du palais ducal. Vous voyez que ce n’est point une générosité d’enfant qui me porte à rechercher votre amitié! En vous offrant l’appui de mon expérience et celui de mes amis pour vous aider à sortir du pas difficile où vous vous trouvez, j’entends moins accomplir un devoir que satisfaire une passion. C’est ce qui doit vous garantir la solidité de l’alliance que je vous propose. Je suis un homme politique et non pas un saint, ni un philosophe[471] spéculatif en quête d’un futur contingent. Ce n’est point à mon âge qu’on se paye de chimères et qu’on court après la palme du martyre. Tenez-vous à la fille du sénateur Zeno, et voulez-vous empêcher qu’elle ne devienne la femme de ce fat de Grimani, aux lèvres de rose et au sourire vainqueur? Je vous offre les seuls moyens par lesquels vous puissiez atteindre le but de vos désirs. Croyez-moi, chevalier, mettez-vous sous la protection d’un parti qui, d’un jour à l’autre, peut gouverner Venise et régénérer l’Italie. Vous n’avez pas d’autre espoir d’échapper à la colère du sénateur et de surmonter les obstacles qu’on oppose à votre amour.»
Ces dernières paroles, prononcées avec l’accent de la sincérité, ébranlèrent le chevalier Sarti, qui répondit, avec un reste de bon sens bien rare dans un jeune homme de dix-huit ans, chez qui l’imagination et le sentiment étaient les qualités dominantes: «J’accepte avec reconnaissance l’offre de votre amitié; mais il me reste toujours à connaître, monsieur, ce que vous attendez de moi, et par quels services je puis aider au triomphe de la cause qui vous est si chère. Vous n’ignorez pas que, depuis que j’ai quitté le palais Zeno, je n’ai plus aucune relation avec les familles patriciennes qui, avant ma disgrâce, m’accueillaient comme l’un des élus du livre d’or! Isolé, pauvre, en butte à la haine d’un homme puissant, je n’ai à vous offrir que ma jeunesse et l’ardeur de mes espérances.
—Eh! per Dio santo, s’écria Zorzi, ce sont les âmes qui gémissent dans le purgatoire qui aspirent au paradis, et ce ne peuvent être que des mécontents comme vous et moi qui désirent des changements, si ce n’est des révolutions. N’est-ce pas à la race maudite de Caïn qu’on doit l’invention des arts utiles et même celle de la[472] musique qui nous console dans nos peines? Si vous étiez le fils du sénateur Zeno, un membre de la minorité satisfaite qui nous opprime, je n’aurais pas plus songé à vous ouvrir ma pensée que vous n’auriez été disposé à m’entendre. Mais vous êtes amoureux, et cela nous suffit, car c’est l’amour qui perdit Troie, a dit un poëte charmant. Dans quelques jours, ajouta Zorzi en se levant, je vous mettrai en relation avec un de mes bons amis dont vous n’aurez qu’à vous louer, j’espère. Si la signora Beata a pour vous l’affection dont vous êtes digne, il ne dépendra pas de nous que vous ne puissiez mettre à l’épreuve son dévouement.»
Telles furent les circonstances fortuites qui rapprochèrent le chevalier Sarti du parti des mécontents, dont Villetard et Zorzi étaient les chefs. Ce parti peu nombreux encore ne pouvait se recruter que parmi les jeunes gens d’une certaine distinction qui n’appartenaient pas à l’aristocratie, parmi les citadins éclairés et mécontents, et surtout les nobles de terre ferme qui désiraient une réforme des vieilles institutions de la république. Par sa position singulière entre l’aristocratie qui l’avait admis dans ses rangs et les opinions qu’il avait puisées autant dans les traditions de sa famille que dans ses propres instincts, le chevalier Sarti n’était point une conquête à dédaigner pour les meneurs. Or le moyen le plus sûr et le plus honorable d’arriver au but qu’ils avaient en vue, c’était de pousser le gouvernement de la Seigneurie à une alliance avec la France, dont le contact aurait pénétré Venise de l’esprit de la révolution. C’est là précisément ce que ne voulait pas l’aristocratie qui, depuis six cents ans, tenait dans ses mains la destinée de l’État. Presque unanime à résister aux innovations qu’on voudrait essayer à l’intérieur, elle était divisée sur le choix de la politique à[473] suivre pour se préserver du mal qu’elle redoutait le plus. Tandis qu’une majorité considérable croyait échapper à l’orage en gardant la neutralité, une fraction énergique voulait participer à la lutte en s’appuyant sur l’Autriche, qui était la puissance la plus intéressée à défendre les institutions du passé. On peut affirmer, toutefois, qu’aucun des partis qui divisaient alors cette république de patriciens si miraculeusement conservée au milieu des vicissitudes de l’histoire moderne, ne mettait au nombre des éventualités possibles de la guerre qui désolait l’Italie, la chute d’une ville merveilleuse qui avait tant contribué à la civilisation de l’Europe. Villetard lui-même était sincère dans ses machinations contre le gouvernement oligarchique, et Zorzi ne lui aurait jamais prêté son concours s’il lui avait soupçonné des intentions hostiles à l’indépendance de sa patrie. Le peuple, très-attaché au gouvernement de son pays qui lui rendait la vie douce, n’était point susceptible d’être remué par des idées d’émancipation et d’égalité dont il n’éprouvait pas le besoin. Dans une pareille situation, les partisans de la France ne pouvaient prendre trop de précautions pour se dérober à la vue d’un pouvoir jaloux, qui connaissait le danger dont il était menacé.
Venise, en effet, se trouvait dans un de ces moments solennels où les opinions politiques ont la gravité et l’importance des sentiments religieux, car elles impliquent une affirmation de l’ordre moral tout entier, comme le disait très-bien Zorzi au chevalier Sarti. Il en est toujours ainsi dans les grandes crises de l’histoire, telles que l’avénement du christianisme, la réforme et la révolution française. On ne peut toucher à l’économie des pouvoirs politiques d’une manière aussi profonde que l’a fait la révolution de 89, sans s’appuyer sur une nouvelle[474] notion du droit, qui ne peut être lui-même qu’une manifestation de la pensée religieuse. Au fond des principes qui ont fait la révolution française et qui la caractérisent éminemment, se trouvent les éléments d’une véritable théodicée. L’Église ne s’y est pas plus trompée que les philosophes du XVIIIe siècle, qui, pour accomplir l’œuvre de notre régénération politique et morale, ont dû frapper l’arbre à sa racine. Et ce qui prouve qu’ils ont eu raison d’agir comme ils l’ont fait, c’est que toutes les réactions qui ont essayé, depuis cinquante ans, d’anéantir la liberté politique en Europe, ont trouvé dans le pouvoir religieux et principalement dans le catholicisme de zélés coopérateurs. C’est qu’il est aussi impossible aux religions de ne point s’immiscer dans l’ordre matériel des sociétés humaines, qu’aux philosophes politiques de se passer d’un idéal divin, source du droit dont ils poursuivent la réalisation. Tout ce qui a été dit depuis Descartes, Leibnitz et Montesquieu jusqu’à nos jours, sur les prétendues limites de la raison et de la foi, de la religion et de la société civile, sont de vaines et subtiles paroles qui n’ont convaincu ni le prêtre, ni le libre penseur, ni les suppôts du despotisme, ni les amants de la liberté.
Le sénateur Zeno, nous l’avons dit plusieurs fois, était, avec François Pesaro, un des hommes les plus importants du parti de la guerre. Éclairé par une longue expérience du pouvoir, par une connaissance profonde des annales de son pays et des gouvernements de l’Europe qu’il avait vus fonctionner de près, il ne s’était pas fait d’illusion sur la gravité de la lutte que les novateurs avaient engagée contre l’ordre des sociétés existantes. Plusieurs années avant que la révolution de 89 ne vint à dessiller les yeux des plus aveugles, le sénateur[475] Zeno, dans une longue conversation avec l’abbé Zamaria, avait apprécié avec une grande sûreté de jugement le caractère de la crise politique qu’il voyait approcher. Depuis que la monarchie française avait succombé, autant par les fautes de ses défenseurs que par l’audace de ses ennemis, le sénateur Zeno avait prévu que l’Italie ne tarderait pas à devenir le théâtre d’une guerre pour laquelle il fallait se tenir prêt. Homme des vieux jours, imbu des idées du patriciat qui avaient fait la force de Venise et dont il possédait, plus que personne, les grandes traditions et les sentiments élevés, le sénateur Zeno aurait voulu qu’en résistant avec vigueur au tumulte des passions contemporaines, l’aristocratie se montrât plus digne de l’autorité dont elle était investie pour le bien de la nation. Il n’était point éloigné de consentir à quelques réformes partielles de la constitution de l’État, à faire la part des nécessités du temps en corrigeant les abus reconnus par l’expérience, et en laissant introduire dans l’administration tous les changements qui seraient compatibles avec la nature de la souveraineté.
Depuis que l’armée française avait franchi les Alpes, le sénateur avait compris, au langage impérieux du chef qui la commandait, que la destinée de Venise se trouvait inévitablement engagée dans la lutte qui commençait d’une manière si extraordinaire. Il avait donc conseillé au gouvernement de son pays de s’allier à l’Autriche et de courir les chances de la guerre, qui ne pouvaient pas être plus désastreuses, disait-il, que celles d’une lâche neutralité qu’on n’était pas sûr, d’ailleurs, de faire accepter par les puissances belligérantes. Il s’était efforcé de convaincre la Seigneurie que jamais la république de Saint-Marc ne s’était trouvée en face[476] de plus grandes difficultés, et qu’il fallait bien se garder de confondre la guerre actuelle avec celles dont l’Italie a été le théâtre depuis le XIVe siècle. «Vous êtes dans une erreur profonde, dit-il un jour en plein sénat après avoir longuement plaidé en faveur de l’alliance avec l’Autriche, si vous pensez que l’armée de bandits qui est à vos portes, et qui traîne après elle le souffle empesté d’une révolution perverse, ressemble à aucune de celles qui ont envahi la péninsule depuis Charles VIII, Louis XII, François Ier, jusqu’à Louis XIV! Vous n’avez plus à traiter avec une vieille monarchie dont les traditions ambitieuses étaient contenues par un droit public qui obligeait tous les peuples de l’Europe! Que vous soyez les amis de la république française ou ses adversaires déclarés, le danger n’est pas moins grand pour la stabilité de cet État et des institutions qui le régissent. Menacés de périr par la conquête ou de voir cette ville glorieuse devenir la proie d’idées subversives de toute autorité, ne vaut-il pas mieux courir les hasards de la guerre en défendant l’œuvre de nos pères et la civilisation qui l’a consacrée?» Le sénat étant resté insensible à ces sages et patriotiques paroles, le père de Beata s’était écrié, en s’appropriant avec bonheur un passage de l’Iliade: «La divine Pallas les prive de la raison. Ils approuvent qui les conseille mal, aucun n’applaudit à Polydamas qui leur donnait un avis salutaire[72].»
Le sénateur Zeno était certainement une des plus nobles personnifications de l’ordre social contre lequel s’était élevée la révolution française. Ses idées, ses sentiments, ses vertus aussi bien que ses erreurs, tenaient par les racines les plus profondes à l’état de choses qui[477] allait subir une si grande transformation. Son âme forte et vraiment patricienne, qui s’était identifiée avec le sort de son pays dont il avait fait la préoccupation constante de sa vie, n’aurait pu concevoir que cette Venise, qui lui était si chère, trouvât le bonheur et l’indépendance sous une autre forme de gouvernement que celle que depuis six cents ans elle possédait. Toucher à ce gouvernement de minorités choisies qui avait élevé le genre humain et fait la gloire de sa patrie, admettre la plèbe dans les conseils de l’État, étendre à la société civile et politique cette égalité mystique proclamée par l’Évangile comme une vision de la vie future, c’était, pour le sénateur Zeno, plus que le renversement de vérités éprouvées par l’expérience des siècles, c’était une impiété, dans le sens rigoureux de ce mot. Enfermée dans la période historique où elle avait pris son essor, la haute intelligence du sénateur Zeno ne pouvait comprendre l’évolution de l’esprit humain qui avait amené la révolution française et qui allait détruire ce culte des dieux lares, qui, pour l’aristocratie vénitienne comme pour le patriciat romain, était le gage de la grandeur héroïque de la cité terrestre. L’ordre politique et la société civile étaient donc inséparables, pour le sénateur Zeno comme pour les novateurs, de ce fond d’idées, de notions et de sentiments qui constituent la vie morale d’un peuple, c’est-à-dire sa religion. Il ne peut pas en être autrement dans les grandes périodes de l’histoire, et ceux qui, après cinquante ans d’essais infructueux de conciliation, sont encore à s’imaginer que les principes qui ont amené la révolution de 89 ne dépassent pas l’ordre politique et la société civile, n’ont jamais compris le sens profond de cette révolution et n’étaient pas dignes de la conduire à ses fins dernières.
Après la république, sa fille était l’objet le plus cher des affections du sénateur. Il l’aimait d’une tendresse profonde, mais calme et pleine de sécurité. Jamais il n’intervenait dans les actes de sa vie intérieure, où Beata était libre d’ordonner toutes choses selon ses goûts et ses convenances. Excepté dans les grandes solennités qui rappelaient le souvenir d’un événement national ou celui d’un épisode glorieux des annales domestiques, le sénateur Zeno n’avait de volontés que celles de sa fille, qui gouvernait d’une manière absolue son palais et ses nombreux serviteurs. Lorsqu’il vit Beata prendre intérêt à l’avenir d’un jeune enfant qui tenait déjà à sa famille par les liens d’un antique patronage, il fut heureux de cet incident qui venait jeter un peu de variété dans l’isolement moral où l’avait laissée la mort de sa mère. Quelques années plus tard, Lorenzo s’étant montré digne des soins qu’on lui avait prodigués, le sénateur crut devoir achever l’œuvre de sa fille en adoptant le chevalier Sarti. La révolte des étudiants de Padoue, où le chevalier se trouva si malheureusement impliqué, vint rompre l’enchantement du vénérable sénateur. Il n’apprit pas sans un étonnement mêlé de tristesse qu’un jeune homme qui avait été élevé dans sa maison, et qu’il avait comblé de ses bienfaits, avait pu s’oublier jusqu’à tremper dans une manifestation contre le gouvernement de Venise. Les circonstances étaient trop graves pour que le sénateur ne jugeât pas sévèrement un acte qui blessait ses croyances les plus vives. Il ordonna d’éloigner immédiatement de son palais le jeune téméraire qui avait donné un si funeste exemple d’insubordination, et défendit à sa fille, ainsi qu’à l’abbé Zamaria et à toute sa maison, d’avoir désormais aucun rapport avec le chevalier Sarti. On ne sait précisément à quelle cause attribuer[479] la visite tout à fait imprévue que fit le sénateur à sa fille, dans la nuit où Lorenzo s’était introduit dans la chambre de Beata; cela n’était pas dans ses habitudes. La tristesse et la langueur de la noble signora qui frappaient tout le monde, la résistance passive qu’elle opposait à la conclusion de son mariage avec le chevalier Grimani, avaient-elles enfin éveillé des soupçons dans l’esprit de son père, ou bien fut-il averti par quelque subalterne de la présence de Lorenzo? on l’ignore. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après la scène du balcon que nous avons racontée et l’exclamation touchante du vieux sénateur: «Ma fille, vous voulez donc me faire mourir de douleur?» il releva Beata qui s’était précipitée à ses pieds, essuya ses larmes, en lui disant d’un ton sévère mais paternel: «Je suis bien sûr, ma fille, que vous serez toujours digne de ma tendresse et que vous n’oublierez jamais le nom que vous portez!» Ils se séparèrent silencieusement et sans autres explications.
Quelle que fût l’impression réelle que garda le sénateur de l’événement domestique que je viens de rappeler, et dont il ne pouvait pas deviner toute la gravité, il résolut cependant de presser le mariage de sa fille avec le chevalier Grimani et de renvoyer Lorenzo Sarti à sa mère. Cette dernière résolution ne lui était point inspirée par une crainte personnelle qui était bien loin de son esprit, mais par une pensée toute politique. Il voulait donner un exemple de sévérité qui imprimât le respect et, au besoin, la terreur à la jeunesse de Venise, dont l’autorité commençait à s’inquiéter. L’intention du sénateur étant parvenue on ne sait comment à la connaissance de Zorzi, celui-ci voulut en profiter pour se venger de l’homme éminent, qui était le plus opposé au parti de la révolution; c’est alors qu’il chercha à[480] s’emparer du chevalier Sarti, dont la passion pour la fille du sénateur Zeno pouvait en faire un instrument entre les mains des meneurs.
Beata, après la nuit d’angoisse et d’inexprimables félicités que nous avons racontée, était tombée dans un abattement de sinistre augure. Aucune illusion n’était plus possible pour son âme désolée. La volonté de son père, et, plus encore, le spectacle de sa douleur qu’elle avait eu sous les yeux, lui enlevaient tout espoir d’échapper à la rigueur de son sort. Dominée par un sentiment profond qui l’avait envahie tout entière et qu’elle savait désormais inconciliable avec la piété filiale, il ne lui restait plus qu’à se résigner au sacrifice de ses espérances. La vie se fermait devant elle, son rêve de bonheur s’était dissipé au contact d’une réalité poignante, et, de quelque côté qu’elle dirigeât ses regards, elle n’apercevait qu’un avenir désenchanté et plein de ténèbres.
Nulla fugæ ratio, nulla spes, omnia muta,
Omnia sunt deserta, ostentant omnia letum[73].
Cependant, une douceur secrète lui restait au fond du cœur: celle de se savoir aimée! Lorenzo avait tout bravé pour la voir, et avait tout risqué pour lui sauver l’honneur! Rassurée, dès le lendemain, sur le sort de son amant qu’elle savait hors de danger, Beata trouvait dans le souvenir de cette nuit mémorable un charme qu’elle ne pouvait définir! Elle pardonnait au chevalier Sarti jusqu’à ses propositions téméraires, jusqu’au baiser qu’il lui avait imprimé insolemment sur ses lèvres endormies, tant la femme est indulgente pour tout ce[481] qui lui révèle le désir de la posséder! Son âme naïve et vierge de tout grossier désir avait conservé comme un frémissement plein de volupté de l’étreinte où l’avait tenue, pour la première fois, celui qui avait grandi à ses côtés comme un frère adoré. Accoudée sur le balcon et la tête entre ses mains, il lui semblait entendre encore la voix de Lorenzo lui racontant l’épopée divine de l’amour, évoquant de son imagination, nourrie de la lecture des poëtes et des philosophes, les rêves d’or du genre humain, et lui apprenant à lire dans le grand livre des cieux, où les âmes bienheureuses chantent les louanges du souverain maître de la vie et de la mort. «Ces fictions de la fantaisie inspirée, ces images de béatitude venant illuminer les ténèbres d’une nature imparfaite et misérable, ne seraient-elles pas, en effet, des pressentiments d’un monde mystérieux promis à nos désirs infinis et se dévoilant chaque jour davantage à nos faibles regards?» se disait Beata d’après Lorenzo, dont toutes les paroles lui étaient restées gravées dans l’esprit. C’est ainsi qu’avec son sens si droit, plus apte à bien juger les choses et les rapports de la vie qu’à s’élever dans les régions des poétiques chimères, Beata était pourtant conduite, par le sentiment, jusqu’au seuil de problèmes redoutables. Puis, retombant de ces visions célestes mais éphémères dans la triste réalité de sa position, elle rapportait de son ravissement le besoin d’un aliment plus solide pour son cœur affligé. Elle se prit alors d’un goût plus prononcé pour les cérémonies de l’Église et les pratiques de la religion, qui n’avaient été pour elle jusqu’ici que des objets d’une pieuse et noble distraction, et, lisant les livres saints non plus à la lumière sèche de l’esprit, selon la belle expression d’un saint personnage, mais à la clarté de l’âme, Beata se[482] sentit pénétrée, peu à peu, d’une force et d’une onction dont les effets lui étaient inconnus. Elle priait, chantait des hymnes, mêlait ses soupirs à la grande douleur de tous, et, remontant la chaîne des promesses sanctionnées par le divin sacrifice, elle fut étonnée de retrouver au bout de ses aspirations un monde idéal aussi beau, mieux défini et plus consolant que celui qu’elle avait entrevu dans le mirage de l’amour.
Un jour de solitude et de recueillement, où Beata, pour mieux confondre sa vie intérieure avec celle de Lorenzo, parcourait d’un œil distrait le poëte de l’enfer et du paradis, son attention fut arrêtée par ces trois vers qu’elle n’avait pas encore remarqués:
O voi ch’avete gl’intelletti sani,
Mirate la dottrina che s’ascande
Setto, ’l velame delli versi strani[74]!
O vous qui avez l’esprit sain, admirez la doctrine qui se cache sous le voile de ces vers étranges!
Surprise d’abord par le sens mystérieux qui se dérobe, en effet, sous l’image transparente de la poésie, Beata se sentit comme éblouie par une clarté subite! Il lui semblait qu’un voile était tombé de ses yeux et que, pour la première fois, elle comprenait le sens attaché aux belles créations de l’esprit humain. Beata aurait pu s’écrier alors, avec un philosophe non moins sublime que le poëte catholique: «Où a passé l’amour, l’intelligence n’a que faire[75].» Ce travail intérieur de la conscience, cette condensation, dirons-nous, des aspirations du sentiment en une croyance plus ferme et[483] plus pratique, se fit avec le calme et la mesure qui étaient les traits distinctifs du caractère de Beata; mais elle sortit de cette épreuve lente et laborieuse avec une résolution dont on verra bientôt les suites.
Le chevalier Sarti avait déjà fait plusieurs tentatives infructueuses pour revoir Beata et pénétrer de nouveau dans le palais de son père; courant les théâtres, les églises et les casinos, il n’avait pu réussir à la rencontrer nulle part. Il avait été plusieurs fois à Murano dans l’espoir qu’un heureux hasard y conduirait aussi la noble gentildonna. Il passait des nuits entières sous son balcon à épier le moindre signe d’intelligence, et toujours son attente avait été frustrée. Il lui écrivit alors, mais ses lettres restèrent toutes sans réponse. Dans cette cruelle situation, Lorenzo, ne sachant quel parti prendre, passait tour à tour de l’abattement à la colère, du désespoir à l’indignation. Tantôt il voulait aller se jeter aux pieds du sénateur, implorer son pardon et renoncer à la folle ambition de posséder la main de Beata, pour avoir le bonheur de la voir et de passer humblement ses jours à côté d’elle; tantôt il s’abandonnait aux pensées les plus téméraires, il allait jusqu’à concevoir un projet d’enlèvement.
L’abbé Zamaria, qui était venu le voir clandestinement et qui avait toujours pour lui la même affection, ne l’avait point encouragé à suivre la première impulsion; il lui avait fait comprendre que le sénateur Zeno n’était pas homme à revenir d’une détermination qu’il avait prise. «Tu ferais mieux, mon cher enfant, lui dit-il d’un ton sérieux et paternel, d’aller passer quelque temps auprès de ta mère et de te livrer entièrement à l’étude de ton art. Dans les conjonctures difficiles où se trouve la république, il pourrait t’arriver un malheur[484] plus grand et qui serait, peut-être, irréparable.» Ces dernières paroles de l’abbé Zamaria, que Lorenzo avait trouvé, d’ailleurs, moins expansif qu’autrefois et comme attristé lui-même de l’état général des esprits, le confirmèrent dans l’opinion que Zorzi lui avait dit la vérité sur le danger dont il était menacé de la part du sénateur. Alors, ne voyant d’autre moyen de sortir de la position qu’on lui avait faite que la protection de ses nouveaux amis, il se jeta résolûment dans leurs bras. Il s’abandonna sans contrainte à l’attrait de ses illusions, à la fougue de son âge et de son caractère, où les idées de transformation politique et d’ambition personnelle étaient confusément mêlées dans une vague aspiration de vie nouvelle, d’amour et de poésie. Son imagination ardente, surexcitée par les événements et la passion sincère et profonde qu’il nourrissait pour la fille du sénateur, déploya ses voiles à tous les vents de l’horizon. Il vit plusieurs fois Zorzi et Villetard, qui flattèrent sa vanité en paraissant attacher un grand prix à son adhésion au parti de la France, fortifié chaque jour de nouveaux prosélytes. On lui fit espérer, non sans quelque raison de probabilité, que le sénateur Zeno serait bientôt dans l’impuissance de lui nuire, et qu’alors le chevalier Sarti aurait le pouvoir de réaliser le plus cher de ses vœux.
C’est que Venise se remplissait de plus en plus de bruit, de trouble et de terreur. Cerné par les armées ennemies, voyant son territoire envahi, ses provinces de terre ferme agitées par les novateurs, et quelques-unes prêtes à s’insurger contre la cité souveraine et la domination du patriciat, le gouvernement de la sérénissime Seigneurie était acculé dans le labyrinthe de ses ruses diplomatiques. Il croyait toujours pouvoir échapper[485] à la nécessité de faire la guerre, dont il subissait déjà tous les inconvénients, par un coup du sort ou quelque stratagème de politique ténébreuse. Pouvant avoir de l’or, des soldats et un général digne de ce nom pour se défendre, il laissait tomber de ses mains débiles ces précieux instruments de l’indépendance nationale, pour se livrer à des intrigues de cabinet. La bataille de Castiglione, donnée le 5 août 1796, aux portes de la république, vint accroître les perplexités de la Seigneurie et encourager l’audace des partisans de la France. Le nom de Bonaparte commençait à circuler dans les classes populaires et à exciter la haine des uns, l’enthousiasme des autres, la curiosité de tous. Le chevalier Sarti, surtout, se prit d’une grande admiration pour le héros de la démocratie française, sur lequel Villetard lui avait donné des renseignements qui étaient encore peu connus à une époque où la figure épique du général républicain ne faisait que se dégager du fond merveilleux des événements contemporains.
«C’est l’homme des temps nouveaux, s’écria un jour le chevalier au milieu d’un groupe de jeunes gens qui l’écoutaient avec déférence, c’est l’incarnation puissante de la révolution française qui, selon de saintes prophéties, doit faire le tour du monde. Comme Achille, dans l’âge héroïque, et comme Alexandre, au sein de la Grèce florissante, Bonaparte est fils de la chair et de l’idée divine du progrès dont il est le bras séculier. Il vient aussi de l’Occident au pays de l’aurore propager, avec son épée, les germes d’une civilisation plus humaine. Tandis que nos vieillards, «assis au-dessus des portes de Scées, babillent comme des cigales sur la cime d’un arbre[76],»[486] les Grecs envahissent la plaine lumineuse qui touche à nos rivages, et menacent de pénétrer jusqu’à nos lagunes, dernier refuge de la race de Priam. Eussent-ils d’ailleurs un Hector pour les défendre, nos illustres patriciens devront livrer la beauté suprême qui est le sujet de la lutte, et qui s’appelle aujourd’hui la liberté de l’esprit humain. Car,
Vuolsi cosi colà ove si puote
Ciò che si vuole[77].....
—Bravo, caro maestrino mio, s’écria tout à coup la voix d’une femme qui passait sur la place Saint-Marc, tout près du groupe au milieu duquel se trouvait Lorenzo. Tu parles vraiment comme un ange, et, bien que je ne comprenne guère mieux ton beau langage métaphysique que la doctrine de saint Augustin, dont nous entretenait le vieux Pacchiarotti, notre maître, j’applaudis à tes idées que je partage avec toute la brillante jeunesse dont tu es, ce me semble, devenu l’oracle. Viva la Francia, viva la libertà!» dit-elle d’une voix argentine en se perdant dans la foule, suivie d’un cortége d’adorateurs.
C’était la Vicentina, revenue depuis peu de temps à Venise, d’une longue excursion qu’elle avait faite dans les principales villes de l’Italie. Protégée par un grand personnage de l’armée française, dont elle avait fait la conquête sur le théâtre de Bologne, elle s’était lancée dans le courant des opinions du jour avec l’étourderie d’une prima donna et d’une jolie femme, qui est habituée à régner sur la terre et sur l’onde. Coiffée à la Titus, ses beaux cheveux noirs parsemés de rubans qui simulaient, avec un savant artifice, les couleurs que portait son amant, le sein orné d’une rosette éclatante qui attirait[487] les regards et qu’on aurait pu prendre aussi pour un symbole séditieux, cette frivole et charmante créature qui s’en allait droit devant elle, écartant les indiscrets d’un coup de son éventail, était l’expression vivante de ce monde curieux d’hommes de plaisir et de fantaisie, de poëtes, d’artistes et d’ambitieux de toutes sortes, de soldats sans fortune, de femmes à la mode, de citadins éclairés, de rêveurs et de néophytes ardents qui, placés entre l’aristocratie et le peuple insouciant des lagunes, voyaient dans la révolution française une source d’événements merveilleux, un grand spectacle de la vie qui frappait leur imagination et donnait l’essor à leurs plus douces chimères.
«Quel avenir s’ouvre devant nous! disait un officier d’un régiment d’Esclavons alors en garnison à Venise, en laissant traîner son sabre sur les dalles de la place Saint-Marc, pour imiter la désinvolture soldatesque des officiers français qu’il avait eu occasion de voir sur la terre ferme. De la gloire, de l’or, des femmes et la conquête de la vieille Italie, voilà ce qui est au bout de notre épée, si le gouvernement de la Seigneurie se décide enfin à accepter les propositions que lui fait l’homme du destin, comme dit M. le chevalier Sarti.
—Déjà la trompette sonne, les escadrons s’ébranlent, les panaches et les aigrettes d’or se balancent dans les airs, et je vois poindre à l’horizon d’azur l’armée française conduite par le génie de la victoire, s’écria un jeune écrivain qui visait à la poésie dramatique, où il avait eu des succès. Venise renaîtra plus charmante et plus belle sous le dogat de M. le chevalier Sarti, qui sera élevé à la dignité suprême par la jeunesse et la démocratie triomphantes. Que dites-vous, signori, de ma prophétie?
—Qu’elle est plus vraisemblable que ton dernier drame historique, répliqua un critique de la presse vénitienne qui commençait alors à s’émanciper; mais il faut la compléter en nous faisant tous membres du sénat, à la place des vieillards impuissants qui ont usurpé les droits du peuple souverain.
—Il s’agit bien de Venise et de sa constitution décrépite! dit un élégant citadin d’un esprit hardi et très-cultivé; il s’agit de l’Italie tout entière, dont il faut relever la nationalité au milieu de cette grande régénération des peuples qui se prépare. On ne redonne pas la vie à un corps épuisé. La destinée particulière de Venise est accomplie; elle ne peut plus être, désormais, qu’un fleuron historique de la patrie commune: alma parens.
—Mais que deviendront les princes qui, au nom du droit public, règnent aujourd’hui dans les différentes parties de la Péninsule? répondit un avocat qui se préoccupait beaucoup plus de la lettre que de l’esprit de la révolution.
—Ce qu’est devenu le duc de Modène, qui s’est enfui de ses États avec d’immenses trésors qu’il est venu cacher au fond de nos lagunes, répondit le premier interlocuteur.
—Et le pape, qu’en ferez-vous?
—Le grand aumônier de la république universelle, ou bien nous l’enverrons à Constantinople convertir le Grand-Turc et le consoler de n’avoir pu épouser la reine de l’Adriatique, répliqua le citadin avec une froide ironie. Aussi bien, son règne n’est plus de ce monde. Qu’en pensez-vous, chevalier?
—Le secret de l’avenir repose sur les genoux de Jupiter, dit il poeta sovrano, que j’invoquais il y a quelques[489] instants, répliqua Lorenzo. Sans prétendre donner mon avis sur des questions aussi graves, il est certain qu’un nouvel idéal de la vie morale s’élève dans l’humanité, et que la destinée de l’Italie est dans les mains de l’homme providentiel qui est aux portes de Venise. Si son âme est à la hauteur de son génie, il peut relever cette nation glorieuse ove il bel si risuona, dont il parle la langue et porte le sang dans ses veines.»
Ainsi allait devisant cette brillante jeunesse sur laquelle le chevalier Sarti avait acquis un très-grand ascendant. Excité par Zorzi et Villetard, et plus encore par le sentiment qui remplissait son cœur, Lorenzo avait secoué cette sorte de rêverie tendre et contemplative qui était la disposition habituelle et, pour ainsi dire, la grâce de son esprit. Son caractère ouvert et généreux, son enthousiasme pour les belles choses, ses connaissances variées, la tournure romanesque et un peu métaphysique de son imagination, ces qualités diverses, jointes à l’ardeur de ses convictions et à une volonté impérieuse, lui avaient donné une prépondérance marquée sur cette portion de la population vénitienne qui formait le parti de la France. Signalé à la police de l’inquisition, l’arrestation du chevalier avait été ordonnée et allait s’effectuer, lorsqu’on apprit la nouvelle de la bataille d’Arcole, puis celle de Rivoli, qui eut lieu le 13 janvier 1797. Ces événements prodigieux, qui achevaient la déroute de l’Autriche, excitèrent à Venise une émotion profonde. Le gouvernement fut atterré; les novateurs, au comble de la joie et de l’enivrement, levaient la tête et menaçaient hautement l’aristocratie d’une prochaine déchéance. Quelques jours après ce glorieux épisode de la campagne d’Italie qui amena la reddition de[490] Mantoue, Zorzi arriva un matin de bonne heure chez le chevalier Sarti, alla giudecca.
«Vittoria, vittoria! s’écria-t-il, à peine introduit dans la chambre à coucher de Lorenzo. Nous serons bientôt les maîtres de Venise, et il vous sera fait une bonne part, chevalier, dans le triomphe des amis de la liberté. Mais en attendant que ce fait inévitable s’accomplisse, je viens vous apprendre une nouvelle qui vous intéresse particulièrement. La fille du sénateur Zeno épouse, dans trois jours, le chevalier Grimani. Il s’agit d’empêcher cet odieux sacrifice, et je viens vous en offrir les moyens. Il y a demain une grande fête au casino du Salvadego, où doivent se trouver les Grimani, le sénateur Zeno avec sa fille Beata, et leurs amis les Badoer et les Dolfin. Vous irez aussi, chevalier, et, entouré de vos amis qui vous accompagneront sous un déguisement qu’autorise le carnaval, vous enlèverez la belle Hélène et vous partirez à l’instant pour la terre ferme. Villetard vous donnera, pour le général en chef de l’armée française, une lettre qui vous mettra à l’abri de toutes recherches.
—Êtes-vous bien certain, monsieur, répondit Lorenzo abattu, que la signora Beata ait donné son consentement au mariage dont vous m’annoncez la triste nouvelle?
—Puisque tout est préparé pour la cérémonie nuptiale, jusqu’à l’appartement que doivent habiter les deux époux! répliqua Zorzi avec impatience. Voulez-vous attendre que le fruit d’or ait été cueilli au jardin des Hespérides, pour vous décider à prendre un parti?
—Eh bien, répondit Lorenzo tout à coup, je me rends à vos conseils, et j’accepte l’offre de mes amis.»
Le carnaval qui précéda de quelques mois la chute de la république de Venise ne fut ni moins gai, ni[491] moins bruyant que ceux des années précédentes. Cette ville unique, monument admirable d’un peuple industrieux qui, sans l’initiative d’un législateur suprême et sans l’aide d’un conquérant, s’était élevé, par ses propres efforts, du sein de la pauvreté et de l’ignorance au comble de la fortune et de la civilisation, allait s’éteindre et disparaître de la scène du monde sans se douter presque qu’elle assistait au dernier banquet de sa vie nationale. Et voyez, quelles combinaisons du sort! un État indépendant consacré par les siècles, par les traités et le droit public de l’Europe chrétienne, une puissance catholique qui avait été le boulevard de l’Église contre l’islamisme et la barbarie des Turcs, une république italienne qui fut une des merveilles de la civilisation et l’alliée de la France dès le XIIe siècle, va être anéantie et vendue à l’encan par un général républicain qui parle la langue de Dante et de Machiavel, par le représentant d’une grande et généreuse nation qui avait proclamé la fraternité des peuples et le respect des nationalités! et, lorsque l’Europe indignée se soulève contre le prodigieux génie qui avait voulu l’enchaîner à son despotisme et qu’elle le relègue par delà les mers comme un perturbateur du repos public, les rois de la Sainte-Alliance infirment aussitôt la portée de l’acte accompli en manquant à leurs promesses de liberté. Ils relèvent et restaurent tous les anciens pouvoirs qui avaient disparu dans la tourmente révolutionnaire; mais cette glorieuse république de Venise, qui fut le premier holocauste de l’ambition fatale de Bonaparte, reste entre les mains de l’Autriche. Et on s’étonne ensuite de l’instabilité des sociétés modernes et des secousses incessantes qui viennent ébranler les gouvernements les mieux affermis! La révolution de 89 a posé des[492] principes qui ont pénétré dans les entrailles de la terre et qui la soulèveront sous les pas des audacieux qui essayeraient d’en étouffer la virtualité. Ce ne sont ni des soldats aux gardes ni des vœux à la madone qui peuvent conjurer ces principes, et empêcher la conscience moderne d’organiser le monde à son image.
Pendant que les destinées de la république étaient l’objet des douloureuses préoccupations d’un petit nombre d’esprits clairvoyants, pendant que le palais ducal était rempli de soucis, d’ombres gémissantes et de pâles terreurs, et que le bélier de l’ennemi battait les murs de la ville sacrée jusqu’alors invulnérable, le peuple s’enivrait du bruit de ses grelots et de ses douces chansons. S’il connaissait les événements extérieurs par la rumeur des gazettes et les propos mystérieux qui échappaient aux partisans de la révolution, il avait une trop grande confiance dans la sagesse de ses maîtres, pour s’inquiéter sérieusement du sort de son pays. D’ailleurs le carnaval était à Venise une fête véritablement nationale, et, plus les circonstances politiques étaient menaçantes pour le gouvernement de l’aristocratie, plus celle-ci mit de soin à cacher ses inquiétudes aux yeux de la foule étourdie. Aussi voyait-on les lagunes, il Canalazzo, la place Saint-Marc, les casinos, et jusqu’aux pieux réduits de la pénitence qui étaient si nombreux à Venise, se remplir de lumières discrètes, de mouvement et de masques joyeux et bizarres qui offraient le spectacle d’un rêve magique, s’épanouissant au-dessus d’un abîme où allait disparaître bientôt ce monde frivole et charmant.
Nos delubra deum miseri, quibus ultimus esset
Ille dies, festa velamus fronde per urbem[78].
Le soir où devait avoir lieu au Salvadego la brillante réunion dont Zorzi était venu instruire le chevalier Sarti, Beata remontait le Grand-Canal dans une gondole avec son père, son fiancé et le sénateur Grimani. Vaincue par les prières du sénateur Zeno et par la crainte qu’une plus longue résistance de sa part n’accrût les dangers dont elle savait que Lorenzo était menacé, Beata avait fini par se laisser arracher une sorte de consentement tacite au mariage qui allait s’accomplir sous d’aussi tristes auspices. Mais en faisant le sacrifice de sa vie au repos de son vieux père qu’elle voyait accablé d’une si grande douleur, en s’inclinant humblement sous la main de la destinée qui s’appesantissait sur elle, Beata n’avait point perdu l’espoir de retarder encore, sous un prétexte ou sous un autre, le jour funeste où il lui faudrait renoncer aux béatitudes que l’amour lui avait fait entrevoir. Elle conservait au fond du cœur je ne sais quelle force secrète et quel pressentiment d’heureux augure, qui lui faisaient affronter son malheur sans rien perdre de la dignité de sa contenance. Elle souffrait mortellement, mais sans trahir par aucun signe extérieur l’émotion de son âme et le secret de sa vie. Les deux sénateurs étaient silencieux dans la gondole, tandis que le chevalier Grimani, qui était assis à côté de Beata, lui témoignait, par son empressement et des paroles délicates, combien il était heureux de partager le sort d’une femme accomplie dont il n’avait pas été facile de vaincre les scrupules et la pudique résistance.
«Que voulez-vous, chevalier? lui disait Beata d’une voix timide; il y a des natures faibles que le bonheur effraye, et qui semblent en redouter l’approche, comme[494] si elles devaient y trouver le terme de leur courte existence. Peut-être ne suis-je pas digne de toutes les félicités dont il a plu à Dieu de me combler.»
Le chevalier, qui ne pouvait voir dans ces paroles de Beata que l’expression d’une douce tristesse et d’une chaste inquiétude faciles à comprendre en pareille circonstance, s’efforçait de rassurer la gentildonna sur l’avenir qui les attendait, en protestant de son amour et de sa soumission aux moindres désirs qu’elle pourrait manifester. La gondole s’avançait vers la piazzetta au milieu d’un cortége de barques toutes éclairées par des lanternes de couleurs diverses, projetant sur l’eau profonde du Canalazzo une lumière mystérieuse qui frappait l’imagination en lui ouvrant des perspectives infinies. Des cris, des éclats de rire, des instruments, des voix mélodieuses, retentissaient au fond de ces méandres de la ville enchantée. Arrivés au traghetto, les quatre personnages descendirent sur la piazzetta, dont la foule encombrait tous les abords. Ils étaient revêtus d’un domino noir qui était le déguisement le plus commode et celui que préféraient les gens de qualité. Beata, donnant le bras au chevalier Grimani, suivit tristement les deux sénateurs, qui avaient de la peine à se frayer un passage à travers les flots de la multitude qui se précipitait sur la grande place.
Quel spectacle offrait alors ce grand et magnifique théâtre de la grandeur vénitienne, où tous les siècles, tous les styles et toutes les civilisations du monde se trouvent représentés! L’histoire de Venise n’est-elle pas écrite sur ces monuments qui racontent les vicissitudes d’un peuple admirable par sa patience, son activité, par son génie des arts et de la vie politique? Quelle gaieté, quelle folie charmante, quel enivrement de l’heure qui[495] passe et quelle insouciance du lendemain on voyait éclater au milieu de cette place où les masques et les costumes les plus bizarres donnaient un échantillon de toutes les conditions de la société, mêlées aux caprices d’une fantaisie adorable: paysans, gentilshommes, docteurs enfarinés de théologie, médecins courbés sous une large perruque et le front armé de lunettes redoutables, cicisbei, monsignori élégants, turcs, zingari, chinois, soldats du pape portant un parapluie à la main, charlatans, devins, moines de tous les ordres suivis et raillés par la nombreuse famille des arlequins, des pierrots, des colombines et des pantalons, ces types de la vieille comédie italienne, qui forment un monde à part dont on ignore l’histoire! D’où viennent-ils, en effet, ces beaux Léandre, ces Lindor à l’habit bleu céleste, ces Scaramouche, ces Brighella et ces princesses à la robe de pourpre, à la voix d’ange et au cœur de colombe, qu’on voit danser et rire au clair de la lune et s’ébattre dans un carrefour enchanté, comme des ombres bienheureuses? Qui donc a pu imaginer ces brigate joyeuses d’hommes et de femmes de loisir, ces chœurs de farfadets et d’innamorati courant sur la pointe des pieds à un rendez-vous promis sous une fenêtre bénie, où ils restent jusqu’à l’aurore? Est-ce un rêve, une fiction de la poésie, un ressouvenir du passé, ou bien un pressentiment de l’avenir? c’est tout cela ensemble, c’est de la féerie et de l’histoire, de la poésie et de la réalité: c’est le carnaval de Venise aux derniers jours de son indépendance. Pendant que ce festin de Balthazar déroule ses pompes et ses folles mascarades sur cette place de Saint-Marc qui est une des merveilles du monde, le destin de la république siége au palais ducal dans la personne du faible Louis Manini, qui pleure,[496] en s’écriant devant quelques conseillers aussi faibles que lui:
....Divum, inclementia divum
Has evertit opes, sternitque a culmine Trojam.
C’est le courroux, l’impitoyable courroux des dieux, qui renverse cet empire et qui précipite du faîte Ilion[79].
Beata traversait avec peine cette cohue bruyante, l’âme remplie d’une tristesse indéfinissable, enveloppée dans un domino noir qui laissait apercevoir l’élégance et la souplesse de sa taille divine, ses beaux yeux abrités sous un masque de velours qui lui permettait de tout voir sans trahir sa propre émotion; elle s’appuyait légèrement sur le bras du chevalier Grimani, prêtant l’oreille aux lazzi de la foule, aux aparté des couples heureux. Au détour du campanile, au moment d’entrer dans la grande place, Beata fut assez rudement poussée par un flot de masques venant dans le sens contraire, et se trouva tout à coup séparée du chevalier Grimani. Elle voulut ressaisir immédiatement le bras de son fiancé; mais, heurtée par les divers courants de cette foule innombrable, elle fut comme enfermée dans un cercle qu’elle ne put franchir. Ce cercle, allant toujours se rétrécissant autour d’elle, la poussait vers la piazzetta et le Grand-Canal, malgré les efforts qu’elle faisait pour résister à cette impulsion. La liberté dont on jouissait à Venise, pendant le carnaval, était si grande, le masque était si respecté et le déguisement autorisait tant d’intrigues et d’espiègleries innocentes, que Beata ne fut pas trop alarmée d’un incident qui n’avait rien de bien extraordinaire, au milieu d’une multitude qui se soulevait et s’apaisait comme[497] les vagues de l’Adriatique. Cependant son inquiétude devint un peu plus vive lorsqu’elle se sentit prendre le bras par un des masques qui l’approchaient et qu’il lui dit à l’oreille:
«Où vas-tu, anima affannata? et que cherches-tu dans ce tourbillon de folies et de vaines paroles? est-ce la paix, la lumière, et l’idéal de ta noble vie?
....Beata, i tuoi martiri
A lagrimar mi fanno tristo e pio.
Si tu veux me suivre, je te conduirai dans les bras de celui que tu adores et qui est digne de ton amour.»
En prononçant ces mots qui trahissaient un ami de Lorenzo, le masque inconnu pressait les pas de la gentildonna et l’entraînait de plus en plus vers le traghetto, où, sans doute, devait se trouver une gondole prête à les recevoir. Éperdue, indécise, ne sachant comment échapper à la contrainte dont elle se voyait l’objet, Beata fit de nouveaux efforts pour remonter le courrant de la foule, en repoussant la main qui étreignait son bras. Le masque, reprenant alors son bras avec plus de violence, lui dit: «Pourquoi veux-tu fuir ton bon génie qui te parle par ma voix? Sais-tu bien l’avenir qui t’attend, ô noble fille de Venise?
Amor ch’a nullo amato amar perdona
te suivra comme une ombre jusque dans le lit nuptial, où tu ne pourras étouffer des souvenirs vengeurs de la foi trahie! le temps presse, l’heure est propice, écoute les conseils d’un ami: car dans quelques jours, peut-être il sera trop tard.»
Le masque n’avait pas achevé de prononcer ces dernières[498] paroles, que le cercle qui enfermait Beata fut rompu par un courant de nouveaux venus qui remontait la piazzetta.
Libre alors, la pauvre gentildonna s’éloigna rapidement du lieu où elle avait été entraînée et se perdit dans la foule. Elle tremblait, et regardait sans cesse derrière elle pour s’assurer si on ne la poursuivait pas. Son trouble, qui était grand, provenait bien moins du danger qu’elle avait couru d’être enlevée, pensait-elle, que des paroles mystérieuses qu’on lui avait adressées. Ce ne pouvait être évidemment qu’un ami de Lorenzo, qui, pour se faire connaître de la fille du sénateur, lui avait appliqué les vers de la Divine Comédie que nous avons cités, et que Beata savait par cœur. Que voulaient dire surtout ces mots sinistres: Dans quelques jours, il sera peut-être trop tard? Lorenzo serait-il menacé d’un grand malheur, comme elle avait tout lieu de le craindre? Cette pensée était la plus amère de toutes au cœur de la noble signora. Ce n’est qu’au Salvadego que Beata retrouva les siens et le chevalier Grimani, qui l’avait cherchée vainement au milieu de la foule, et qui commençait à s’inquiéter de son absence. Elle se garda bien de parler à son fiancé de l’aventure qui lui était arrivée, et, attribuant son éloignement à la violence de la multitude qui l’avait arrachée au bras du chevalier, elle contint son émotion et refoula dans son âme ses tristes pressentiments.
La célèbre osteria du Salvadego (le sauvage) était située au fond de la grande place, à l’angle à main droite, lorsqu’on tourne le dos à la basilique de Venise. Elle avait deux issues, l’une sur la place même, l’autre par derrière, ouvrant sur un petit canal. L’osteria était plus particulièrement fréquentée par l’aristocratie qui,[499] dans les dernières années de la république, y donnait souvent des fêtes où elle pouvait se rencontrer avec les ambassadeurs des puissances étrangères sans éveiller les soupçons des inquisiteurs d’État. Pendant le carnaval, les vastes et somptueux appartements du Salvadego étaient transformés en un casino public, dont chaque salle avait une destination particulière. On dansait dans l’une, on jouait au pharaon dans l’autre, on soupait ici, on tenait la conversazione plus loin, et toutes ces pièces, communiquant de plain-pied, formaient un grand et bel ensemble où l’on pouvait circuler facilement. Des camerini étaient mis à la disposition des personnes qui voulaient s’isoler de la foule et jouir de la fête sans en subir les inconvénients. Le salon qui avait été choisi pour la réunion de la noble compagnie était l’un des plus spacieux de l’établissement et dominait toutes les autres pièces. Quatre de ses fenêtres avaient jour sur la place, et, du fond d’un cabinet de repos qui en était la partie extrême, on pouvait plonger le regard dans une longue enfilade d’appartements lumineux, ou bien contempler, du haut de la fenêtre qui s’y trouvait, le spectacle unique qu’offrait la place Saint-Marc. C’étaient les Dolfin qui avaient organisé cette fête au Salvadego, pour y célébrer l’alliance des deux nobles familles. Un souper de cinquante couverts avait été commandé pour une heure du matin. L’abbé Zamaria, retenu dans son lit par une indisposition assez grave, n’était pas au nombre des convives.
Comme il était encore de bonne heure, les personnes qui se trouvaient déjà réunies eurent le désir de se mêler un instant à la foule qui emplissait les différentes salles du casino. On se rendit d’abord à la salle de jeu, où plusieurs tables chargées de zecchini d’or excitaient[500] la convoitise des passants. Un personnage masqué, assis au centre de chaque table et entouré de deux associés qui partageaient sa fortune, remplissait les fonctions de banquier. Un râteau d’ivoire à la main, ce banquier, qui était presque toujours un membre de l’aristocratie, renvoyait aux gagnants ou ramenait à lui des piles de zecchini d’or, sans proférer un mot. Les ponteurs, debout autour de la table et non moins silencieux que le banquier et ses deux associés, chargeaient la carte qu’ils avaient devant eux de la somme qu’ils voulaient risquer, gagnaient ou perdaient, s’en allaient ou revenaient sans qu’on pût lire sur leur visage les émotions diverses qu’ils devaient éprouver. A voir ces costumes variés, ces masques impénétrables qui représentaient différents types de la nature humaine, moins la vivacité du regard et ces tressaillements involontaires de la physionomie qui accusent la vie, à les voir groupés silencieusement autour d’un tapis vert où présidait une sorte de Rhadamanthe un sceptre à la main, on eût dit un troupeau de larves évoquées un instant sur la terre pour y goûter encore le plaisir qui leur avait coûté si cher.
Beata, donnant le bras au chevalier Grimani, s’était arrêtée un moment devant l’une de ces tables de jeu. Tout émue encore de l’épisode de la place Saint-Marc, dont elle craignait les suites, elle regardait avec distraction les joueurs qui se disputaient l’or amoncelé sur le tapis, lorsqu’elle remarqua un masque qui semblait la regarder avec une attention particulière.
Elle détourna la tête pour échapper à l’obsession dont elle se voyait l’objet; mais le masque inflexible suivait tous ses mouvements sans lui laisser de répit. Beata fit[501] alors un effort pour quitter la salle où elle se sentait mal à l’aise, quand le masque dont elle cherchait à éviter le regard scrutateur, ayant été favorisé par la fortune, étendit une main blanche et délicate sur le tapis vert pour ramasser l’or qu’il venait de gagner. A la vue de cette main, Beata se troubla si fort que le chevalier Grimani s’en aperçut et lui demanda avec sollicitude: «Qu’avez-vous, signora?—Allons-nous-en, répondit-elle d’une voix étouffée; ces joueurs me font mal.» Ce n’étaient pas les passions des joueurs qui avaient ému la noble fille, mais la présence de Lorenzo dont elle avait cru reconnaître la main.
Beata entraîna le chevalier dans la salle de danse, contiguë à celle qu’on venait de quitter. C’était la plus grande et la plus magnifique du casino. Un orchestre nombreux était placé dans une galerie élevée, où il planait au-dessus de la foule, qu’il enivrait de ses rhythmes agaçants. Les sonatori étaient masqués et déguisés comme tout le monde, et le costume dont chacun était revêtu formait un contraste plus ou moins comique avec l’instrument qu’il jouait. Celui qui donnait du cor représentait un ours, les violons des singes, les contre-basses des arlequins; le hautbois était un berger des Abruzzes; la flûte un polichinelle, la clarinette le docteur Pandolfo de la comédie italienne, le basson un loup, et le trompette un soldat de l’armée vénitienne. De beaux lustres, chargés de bougies qui étaient contenues dans des globes de couleurs joyeuses, jetaient une lumière adoucie que de nombreuses glaces de Murano réfléchissaient à perte de vue. Le coup d’œil était d’un effet magique, et un étranger, qui serait entré dans cette salle splendide sans posséder aucune notion du pays qu’il aurait visité pour la première fois, aurait eu de la peine à distinguer s’il assistait[502] à une scène de la vie réelle, ou si son esprit était le jouet d’une fascination étrange. L’homme éprouve un si grand besoin d’échapper à sa condition ordinaire, quelque élevée qu’elle puisse être, de franchir les limites du monde connu où il s’agite sous le regard de tous, que le masque et le déguisement sous lesquels il peut se dérober un instant à son esclavage sont pour lui comme une transformation de son être, une métamorphose qui semble lui prêter des facultés nouvelles et le faire participer aux jouissances de l’infini, où il aspire par le sentiment et la connaissance. Le sommeil qui nous arrache aux soucis de la réalité, le rêve qui nous transporte sur ses ailes divines, l’ivresse qui multiplie nos illusions, le jeu qui déchaîne dans notre âme les passions terribles de la convoitise, l’ambition, la gloire, la religion, la poésie et l’amour qui nous transfigurent, ne sont-ils pas des modes différents par lesquels son être, borné dans sa substance, mais grand par ses désirs, essaye de trouver une issue au fini qui l’étouffe, comme l’oiseau vient frapper de la tête aux barreaux de la cage où il pleure sa liberté native? Un bal comme celui qui avait lieu au Salvadego, à l’heure suprême où était arrivée Venise, ces tourbillons d’esprits frivoles et sérieux que soulevait une musique enchanteresse, ces masques et ces costumes de toutes les formes, ces carrés de danseurs éperdus où le patricien coudoyait le gondolier, où le pauvre était aussi libre que le riche, et le prince souverain soumis à la même loi de sociabilité polie que le dernier facchino de ses États, où l’amour, le caprice et la curiosité trouvaient un aliment qui se renouvelait sans cesse sans s’épuiser jamais; c’était comme une vision de ce monde d’enchantements et d’éternels loisirs que les contes de fées, qui ne sont pas ce[503] qu’un vain peuple de philosophes pense, nous ont fait entrevoir dès le berceau.
En entrant précipitamment dans la salle du bal, Beata regardait de tous côtés, avec anxiété, si elle n’était pas suivie. La rencontre qu’elle avait faite sur la place Saint-Marc, et le nouvel incident qui venait de se passer à la table de jeu où elle était certaine d’avoir reconnu Lorenzo, lui faisaient craindre quelque catastrophe dont elle et son jeune amant pourraient être les victimes. Si elle eût osé communiquer au chevalier Grimani ses appréhensions sans mettre à jour la source de ses peines, elle se serait retirée du milieu de cette foule dont la gaieté turbulente et le contact la faisaient tressaillir jusqu’au fond de l’âme. Cependant, ne pouvant résister plus longtemps au trouble qui s’était emparé de son esprit, Beata feignit d’être inquiète de l’absence de son père, qui était resté à causer avec le sénateur Grimani dans le salon où devait avoir lieu le souper, et manifesta le désir d’aller le rejoindre. Elle allait revenir sur ses pas, lorsqu’elle fut abordée par trois masques représentant les trois rois mages de l’Évangile avec l’encens, l’or et la myrrhe. L’un des mages, ayant une guitare suspendue à son cou, en fit jaillir quelques accords, et tous trois se mirent à chanter la complainte naïve dont on a pu lire le texte dans la première partie de cette histoire. C’était la reproduction exacte de la scène charmante qui s’était passée à la villa Cadolce pendant cette nuit de Noël, où le jeune Lorenzo fut accueilli avec tant de grâce par la fille du sénateur Zeno! Aux sons de la guitare et de ces trois voix harmonieuses qui s’élevèrent tout à coup au-dessus du bruit général, le bal fut comme suspendu, et tout le monde s’approcha du groupe qui entourait les mages. Beata, de plus en plus[504] troublée par cette scène dont elle ne pouvait méconnaître la signification, voulut faire un effort pour échapper à ce spectacle douloureux, et tomba évanouie dans les bras du chevalier Grimani. On s’empressa d’ôter le masque à la gentildonna, et, pendant que le chevalier Grimani était allé chercher du secours, les trois mages enlevèrent Beata dans leurs bras comme pour la transporter dans une pièce plus convenable à sa situation.
Quand ils furent parvenus à la porte du casino qui ouvrait sur le petit canal, il y eut un effroyable tumulte et des cris douloureux, dont les personnes qui étaient restées dans la salle du bal ne pouvaient s’expliquer la cause. C’est que les mages venaient d’être arrêtés, et l’un d’eux presque tué sur place par un coup de stylet. Beata, toujours évanouie, fut transportée dans le cabinet de repos qui touchait au salon du banquet. Là, étendue sur un canapé, entourée de son père, de son fiancé et de ses amis, elle reprit lentement ses sens; mais, fatiguée de l’horrible secousse qu’elle venait d’éprouver, Beata, ayant auprès d’elle sa camériste Teresa qu’on avait envoyé chercher, pria qu’on la laissât seule un instant, et tout le monde se retira.
Que s’était-il passé dans la salle du bal depuis l’apparition des trois mages? Beata l’ignorait complétement. Elle interrogea Teresa pour savoir si elle avait entendu parler de Lorenzo, et la camériste ne put rien lui apprendre de précis.
Un bruit vague s’était seulement répandu dans le casino, qu’on avait fait des arrestations, et qu’un nommé Zorzi avait été tué d’un coup de stylet par un sbire. Le nom de Zorzi était bien connu de la Signora; mais elle ne soupçonnait pas les relations qui s’étaient[505] établies entre ce personnage politique et le chevalier Sarti. Cependant l’épisode de la place Saint-Marc, celui de la table de jeu, la scène du bal et les pressentiments de son propre cœur lui faisaient craindre que Lorenzo ne se trouvât impliqué dans quelque complot sinistre dont elle ne s’expliquait pas la nature. Aurait-il voulu l’enlever pour empêcher l’odieux mariage qui allait briser toutes ses espérances? Cela était d’autant plus probable, qu’à la dernière entrevue qu’il avait eue avec Beata sur le balcon de son palais, Lorenzo avait osé lui conseiller de quitter son père et sa patrie, et de s’enfuir avec lui sur la terre étrangère. Cette idée avilissante, qu’elle n’aurait pas pardonnée à tout autre, émanée de la bouche du chevalier Sarti, lui devenait presque un titre de plus à l’affection profonde de cette admirable créature. Pour apaiser l’inquiétude de sa maîtresse autant que pour satisfaire sa propre curiosité, Teresa demanda la permission d’aller se mêler à la foule qui emplissait plus que jamais les salles du casino, afin d’y recueillir quelques éclaircissements sur les événements de la soirée.
Restée seule dans le cabinet dont la porte entr’ouverte lui permet de plonger un regard furtif dans cette longue suite de salles lumineuses, Beata, qui était fatiguée des vives émotions qu’elle venait d’éprouver, et par la crainte toujours persistante d’un plus grand malheur, s’affaissa sur elle-même et fut saisie d’une espèce d’engourdissement physique et moral qui n’était plus la vie, et n’était pas le sommeil. Étendue sur le canapé, le coude appuyé sur un coussin de velours, les yeux à demi fermés, et plongée dans cet état indéfinissable où l’âme survit encore à la défaillance des organes matériels, Beata entendait bruire au loin les flots de la[506] gaieté populaire. Les sonorités joyeuses de l’orchestre, qui lui parvenaient adoucies par l’espace qui la séparait de la salle du bal, l’enivrement de la foule que la danse emportait dans un tourbillon infini, les jets de lumière qui pénétraient furtivement dans le réduit où elle s’était réfugiée, les cris qui s’élevaient de la place Saint-Marc, les masques qui passaient devant la porte du cabinet et dont l’ombre fugitive décelait le rapprochement, ces incidents, ces bruits, ces harmonies de la vie heureuse et insouciante, formaient un contraste si douloureux avec la situation de Beata, qu’elle se réveilla en sursaut, se mit à sangloter amèrement en s’écriant «Oh! mon Dieu, mon Dieu, ayez enfin pitié de moi!» Après un instant de silence qui succède d’ordinaire aux crises violentes: «Ah! dit-elle, les yeux inondés de larmes, et son beau visage caché entre ses deux mains, selon son habitude de recueillement, qu’elle est vraie et profonde cette pensée du poëte de l’amour, que mon cher Lorenzo m’a appris à admirer:
....Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria....»
Concentrée ainsi sur elle-même et pleurant comme un ange de lumière égaré dans un lieu de ténèbres (in un luoco d’ogni luce muto), elle se rappelait avec ravissement les doux souvenirs de sa courte et noble vie, l’arrivée de Lorenzo à la villa Cadolce, le duo chanté avec Tognina aux bords de la Brenta, la promenade à Murano, la nuit du balcon et il disiato riso.... baciato da cotante amante, l’ineffable baiser cueilli sur ses lèvres innocentes qui en conservaient encore un chaste frémissement. Beata était plongée dans ce mirage d’un bonheur[507] à jamais évanoui, lorsque Teresa entre précipitamment dans le cabinet, et lui dit avec une émotion qu’elle ne sut pas contenir: «Signora, Lorenzo est arrêté, et l’on croit qu’il est enfermé dans les plombs du palais ducal.»
A cette triste nouvelle, que son cœur pressentait depuis longtemps, Beata se leva brusquement, prit son masque et quitta le casino sans prendre congé de la compagnie. Le sénateur Zeno et les Grimani se retirèrent aussi peu d’instants après, en laissant les autres convives fort préoccupés de ce qui venait de se passer.
Dès le lendemain matin, Beata se rendit chez le chevalier Grimani. Elle lui raconta sa vie, son amour, son désespoir, en lui manifestant sa ferme résolution de ne point contracter une alliance dont elle ne se croyait pas digne. «Dieu a disposé de mon cœur, lui dit-elle avec une énergie qui contrastait singulièrement avec sa réserve ordinaire, et je vous estime trop, chevalier, pour vous donner les restes d’une existence vouée au malheur. Non-seulement, ajouta-t-elle, je viens vous conjurer de m’aider à rompre le nœud qui devait nous unir, mais j’attends plus encore de votre générosité. Je vous demande, à genoux, d’employer votre crédit et celui de votre puissante famille pour faire mettre en liberté le chevalier Sarti. Je vous aurai une reconnaissance éternelle de cet acte d’abnégation qui n’est pas au-dessus de l’idée que je me suis faite de votre caractère.»
Touché, vaincu par les larmes de Beata et l’expression d’un sentiment si profond dont il apprenait l’existence pour la première fois, le chevalier Grimani se montra digne de la confiance qu’il avait inspirée. Il promit son[508] concours à tout ce que désirait la noble fille du sénateur Zeno.
«Quelque pénible que soit le sacrifice que vous exigez de moi, signora, répondit le chevalier Grimani avec une émotion qu’il ne chercha point à comprimer, j’obéirai à vos ordres, comme j’eusse été heureux de le faire toute ma vie. Malheureusement, les obstacles que rencontrera votre désir de la part de votre père et du mien ne sont pas les seuls qu’il faille prévoir. J’ignore quelle est l’accusation portée contre le chevalier Sarti, et, dans les circonstances graves où se trouve la république, il se peut que la Seigneurie soit peu accessible à la clémence.
—Sauvez-le, sauvez-le, s’écria avec exaltation la gentildonna, si vous avez encore quelque pitié pour une femme qui vous fut destinée et qui ne peut vous donner, hélas! que son estime et son amitié.»
Et, tendant au chevalier une main qu’il baisa avec respect, la fille du sénateur se retira.
CHUTE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE.
Sous prétexte de servir la passion du chevalier Sarti et d’enlever Beata, Zorzi et Villetard avaient organisé un vrai complot politique. On voulait s’emparer de plusieurs personnages importants de la république, tels que François Pesaro et le sénateur Zeno, dont on connaissait l’hostilité contre les idées nouvelles, et intimider par un coup d’audace les ennemis de la démocratie et de l’alliance française. C’est Zorzi qui avait abordé Beata sur la place Saint-Marc où il faillit l’enlever, et c’est lui aussi qui avait eu l’idée de la mascarade des rois mages, dont l’apparition au Salvadego avait produit sur Beata une si grande émotion. Pendant ce temps-là les autres conjurés, disséminés dans les différentes salles du casino, s’efforçaient de mettre à exécution le plan qui avait été conçu par Zorzi, sans se douter que depuis plusieurs jours ils étaient surveillés par la police de l’inquisition. Les deux portes du casino étaient gardées à vue par des sbires déguisés, et c’est à l’une de ces entrées que Zorzi reçut dans le côté droit un coup de stylet qui fit manquer l’entreprise. L’instinct de Beata ne l’avait pas trompée: c’était bien Lorenzo qui se trouvait[510] à la table de jeu, au moment où la fille du sénateur s’y était arrêtée au bras du chevalier Grimani. Ce masque qui la poursuivait d’un regard impitoyable, c’était le chevalier Sarti, qui l’avait attendue à la sortie de son palais, et qui n’avait perdu ses traces que sur la place Saint-Marc. Il n’y a pas de déguisement qui puisse cacher aux yeux d’un amant la femme qu’il aime. La taille élégante de Beata, sa démarche noble et les molles langueurs de sa contenance, auraient suffi au chevalier Sarti pour lui révéler la présence de la signora, quand même l’encombrement de la place Saint-Marc ne lui eût pas permis de l’approcher assez pour respirer le parfum de sa blonde chevelure. Après la scène muette de la salle de jeu, Lorenzo, ayant ramassé l’or qu’il venait de gagner, était sorti du casino pour aller changer de déguisement et prendre le costume de l’un des rois mages; il fut arrêté à la porte du Salvadego et conduit sous les plombs du palais ducal.
Le chevalier y passa une nuit horrible. Aucune explication ne lui fut donnée sur les imputations dont il était l’objet. Était-ce le sénateur Zeno qui avait voulu se débarrasser d’un jeune téméraire qui avait osé lever les yeux sur sa fille, ou bien le chevalier Grimani aurait-il eu quelques soupçons du complot qui se tramait contre sa fiancée?
Pourquoi Beata avait-elle opposé une si vive résistance au masque qui l’avait abordée sur la place Saint-Marc en lui parlant un langage dont elle ne pouvait méconnaître l’origine? Est-ce que l’odieux mariage qui allait s’accomplir et auquel on voulait la soustraire ne lui répugnait pas autant que se l’était imaginé le pauvre Lorenzo, qui avait cru trouver dans une fille de Venise une de ces créatures chimériques nées d’un souffle de[511] la fantaisie? Qu’était-ce donc que la vie de ce monde, si rien ne résistait au contact du malheur, et si un caractère aussi noble que celui de Beata pouvait succomber lâchement aux préjugés d’une société avilie? «Ah! les femmes, se disait Lorenzo, ce sont des monstres de volupté et de sentiment, d’égoïsme sordide et d’abnégation héroïque, moitié anges et moitié démons, où la vérité et le mensonge, la force et les plus honteuses faiblesses se combinent et s’entremêlent d’une si étrange manière, qu’on ne sait si on doit les bénir ou les mépriser, les haïr ou les adorer!»
Le lendemain de la nuit qui suivit son arrestation, Lorenzo essaya d’obtenir du geôlier, qui vint lui apporter un déjeuner plus que frugal, quelques éclaircissements sur sa situation. On ne lui répondit que par des monosyllabes insignifiants, en lui recommandant la patience et la soumission aux ordres de la Seigneurie.
«Mais de quoi m’accuse-t-on? répliqua Lorenzo avec vivacité.
—Je l’ignore, répondit le familier de l’inquisition, et ma mission n’est point de m’enquérir de la cause qui m’amène ici tant d’illustres convives.
—Pensez-vous qu’on me retienne longtemps dans ce lieu de misère?
—Dio lo sà,» répondit le geôlier en se retirant et en fermant la porte avec fracas.
Les prisons si connues dans l’histoire sous le nom de plombs de Venise étaient des espèces de mansardes placées sous le toit du palais ducal, et recouvertes en feuilles de zinc ou de plomb. C’étaient des cellules où l’air et l’espace étaient assez rigoureusement mesurés. Le plus grand supplice qu’éprouvaient ceux qui s’y trouvaient renfermés, c’était, après l’incertitude du sort qui les[512] attendait, une chaleur étouffante pendant l’été et un froid excessif en hiver. Casanova, dans ses mémoires plus véridiques qu’on ne pense, a laissé une description des plombs de Venise dont on ne peut contester l’exactitude. Dans ce palais mauresque, bâti en 1355 par le doge Marino Faliero, sur les débris de celui qui avait été construit à l’origine de la république, en 807, par Angelo Participazio, se trouvaient réunis tous les pouvoirs, tous les rouages du gouvernement de Venise, depuis le représentant viager de la souveraineté sur son trône d’or, le grand conseil, le sénat, l’inquisition, les tribunaux, jusqu’à l’exécuteur des ordres rigoureux pourchassant devant lui les anime dannate et qui, après avoir traversé le pont des Soupirs, les faisait descendre de cercle en cercle dans ces puits ténébreux, bolgie infernali, où l’on entendait:
Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d’ira[80].
Peu de jours après l’arrestation du chevalier, qui avait eu lieu à la fin du mois de février 1797, le geôlier, qui s’était montré d’abord si laconique, entrant un matin dans la cellule de Lorenzo, qu’il trouva plus triste et plus abattu que la veille: «Eh! bien, signore, lui dit-il, car on voit à vos manières distinguées que vous appartenez sans doute à quelque illustrissime famille de Venise, que faites-vous donc là, accroupi sur la fenêtre, par un temps aussi froid? Par San Marco Benedetto, n’allez-vous pas contracter aussi cette vilaine maladie du désespoir qui ne sert à rien, et qui a laissé ici tant de victimes? Tenez, ajouta-t-il avec un air de bonhomie,[513] voici de quoi vous distraire un peu. Ce sont quelques vieux livres qui m’ont été légués par un de vos prédécesseurs, qui n’a quitté ces combles, où l’on voit briller au moins la lumière du ciel, que pour descendre dans un lieu moins favorable à la lecture.»
Le geôlier remit alors à Lorenzo trois ou quatre volumes reliés avec un certain luxe.
«Vous êtes bien légèrement vêtu pour la saison où nous sommes, reprit le geôlier avec sollicitude, et, puisqu’on a égaré le manteau que vous portiez au moment de votre arrestation, j’ai pensé à vous offrir cette robe de chambre en velours, qui vous tiendra un peu plus chaud que votre bel habit de soie. C’est un cadeau que m’a fait une gentildonna en reconnaissance des petits services que j’ai pu rendre à son mari, qui a été six ans mon pensionnaire. Voyons, continua-t-il, enveloppez-vous à l’instant dans cette bonne douillette, et croyez bien qu’on n’est pas un Turc pour être chargé d’une si pénible mission.»
Ces prévenances, ces attentions presque délicates de la part d’un gardien de ces tristes demeures, étaient fort extraordinaires. Lorenzo, enveloppé dans la riche robe de chambre qu’on lui avait apportée, et dont les cordons de soie entremêlés de fils d’or entouraient plusieurs fois sa taille, se mit à feuilleter les livres que le geôlier avait déposés sur une petite table aux pieds vermoulus qui, avec une chaise et un lit délabré, formaient tout le mobilier de sa chambre. Les volumes contenaient les Dialogues de Platon, la Divine comédie et la Nouvelle Héloïse. Ce choix d’œuvres préférées, fournies par le hasard, étonna le chevalier. Il lut quelques pages du Phédon, du Philèbe, où le maître essaye de donner une définition du souverain bien, qu’il ne faut pas confondre[514] avec le plaisir, et se plut davantage à la lecture de la République, où la description de la fameuse caverne, image de la vie humaine, avait une certaine analogie avec l’état de son âme et de sa situation. Mais la froide dialectique de Socrate et de son divin disciple, ces subtilités d’un art suprême, qui avaient pu intéresser le chevalier Sarti alors qu’il était libre et plein d’espérance, n’étaient pas de nature à le distraire longtemps de l’unique objet qui remplissait son cœur. C’était Beata, Beata dans les bras de son époux et rayonnant de bonheur, qu’il avait sans cesse devant les yeux! Son imagination exaltée lui retraçait tous les détails de ce mariage inique. Il voyait la fiancée à l’église, prononçant le mot irrévocable, assise au banquet au milieu de ses nombreux amis, et puis se glissant furtivement dans la chambre nuptiale.... Horrible pensée dont il ne pouvait supporter l’obsession!
«La voilà, s’écria-t-il avec désespoir, cette noble patricienne que je croyais au-dessus de la caste odieuse où elle est née, la voilà qui répudie devant Dieu les sentiments de sa jeunesse! Elle ment, elle ment en promettant au compagnon de sa vie un cœur virginal où n’aurait pénétré aucun désir de la terre: car c’est moi qui en ai respiré les premiers parfums! Oui, elle m’aime, j’en suis certain, et la poésie de l’amour l’avait tellement transfigurée à mes yeux éblouis, que je n’avais aperçu ni la tache originelle de sa naissance, ni les honteuses défaillances de sa nature. Mais rendue à elle-même et dépouillée de l’éclat que lui avait prêté mon fol enthousiasme, la fille du sénateur Zeno n’est plus qu’une femme comme les autres, une esclave des préjugés et des somptuosités de la société. Maintenant tout sourit à ses désirs. Après une jeunesse enchantée par un amour passager[515] qui aura déposé, au fond de son âme, quelques souvenirs voilés qu’elle pourra évoquer dans les jours d’ennui sans se compromettre au yeux du monde, la voilà en pleine possession de tous les avantages de la vie! tandis que moi, pauvre insensé, qui avais pris au sérieux un sentiment qui n’était pour elle qu’une fantaisie de gentildonna, je suis condamné, peut-être, à passer mes jours dans une prison d’État. Ah! que n’ai-je suivi les conseils de l’abbé Zamaria? le culte de l’art m’aurait guéri d’une passion funeste qui empoisonnera toute mon existence.»
Dans les premiers jours du mois de mars, le geôlier, dont les prévenances pour le chevalier Sarti devenaient de plus en plus délicates, entra dans sa cellule avec un vase rempli de branches de lilas. «Je vous apporte, lui dit-il d’un air tout joyeux, les prémices du printemps. Je sais, par une longue expérience, que la vue des fleurs produit toujours une impression agréable sur les prisonniers, et, comme je tiens à ce que vous soyez content de mes petits services, j’ai fait venir de Murano ces premières pousses de lilas dont l’odeur parfumera votre chambrette. Dame! monsieur le chevalier, on n’a pas de ces attentions-là pour tout le monde.»
Tout en remerciant Girolamo (c’était le petit nom du geôlier) de sa bonne volonté, le chevalier ne parut pas étonné qu’on eût de pareils soins pour un détenu sans appui et sans nom. Sans expérience de la vie, et l’imagination frappée du lâche abandon dont il se croyait l’objet, Lorenzo était resté presque insensible à ces témoignages réitérés d’un cœur compatissant qui cherchait à lui alléger le poids de la solitude. Il ne s’était pas demandé une seule fois, dans son aveuglement, quelle main pieuse et discrète avait pu introduire dans une[516] prison aussi rigoureuse des livres si bien choisis pour les besoins de son esprit, et tant de douceurs incompatibles avec le régime de ces lieux sinistres. Cette riche robe de chambre dans laquelle il était encore enveloppé, ce linge blanc qui recouvrait son grabat, ces fleurs qui répandaient dans sa cellule un parfum d’espérance et de liberté, ne parlaient-ils pas assez clairement? Le hasard est-il donc si intelligent qu’on puisse lui attribuer les effets d’une âme miséricordieuse? Un peu désappointé de l’inutilité de ses efforts pour distraire son prisonnier, qu’il voyait toujours plongé dans une morne tristesse, Girolamo, en se retirant, dit à Lorenzo avec un accent tout particulier: «S’il y a des anges en paradis, monsieur le chevalier, il y a sur la terre des femmes qui leur ressemblent.»
En effet, c’était l’âme de Beata qui avait opéré ces miracles; c’était elle qui, avec le concours du chevalier Grimani, constamment généreux, et par le crédit de sa propre famille, avait obtenu d’adoucir la captivité de Lorenzo, et de faire pénétrer dans ces lieux de misère un rayon de sa pieuse sollicitude. Ce n’était plus cette femme timide que le moindre mot équivoque faisait tressaillir, et qui cachait son amour comme un avare cache son trésor. Marchant la tête haute, et le front rayonnant d’innocence, la fille du sénateur Zeno ne s’était interdit aucune démarche pour intéresser les amis de son père au sort du chevalier Sarti. Elle avait gagné le geôlier à prix d’or et en lui promettant de lui faire obtenir un emploi supérieur à celui qu’il remplissait, s’il consentait à faire tenir à son prisonnier les objets dont il pourrait avoir besoin. Munie d’un ordre des inquisiteurs d’État que lui avait obtenu, non sans de grandes difficultés, le chevalier Grimani, Beata allait[517] tous les matins s’informer, auprès de la femme du geôlier, de la santé de Lorenzo. Plus d’une fois même elle avait supplié Girolamo de lui permettre de monter avec lui dans la cellule qui renfermait toutes les joies de sa vie; mais Girolamo répondait par un refus invariable à une demande qu’il n’eût pu satisfaire qu’au péril de sa tête.
L’arrestation du chevalier Sarti avait été pour Beata une de ces catastrophes qui transforment et mûrissent promptement les caractères qui les subissent. Cette nature élégante et fière s’était laissé envahir par un sentiment vague, plein de charme et de rêverie innocente, où la pitié avait au moins autant de part que l’attrait mystérieux du sexe. Lorsque plus tard elle sentit s’élever du fond de son cœur ce trouble délicieux qui nous enivre et nous transporte au-dessus de nous-mêmes, elle en fut effrayée et s’efforça de le refouler dans sa source, ou tout au moins de le contenir dans de justes limites. Gouvernant sa vie avec la prudence et la dignité qui lui étaient propres, elle crut avoir atteint le but qu’elle désirait en conciliant son amour pour Lorenzo avec les exigences de sa position, son rêve de bonheur avec son devoir de fille et de patricienne. Elle s’endormit ainsi, pendant quelques années, comme un alcyon sur la cime des flots amers, bercée par leurs murmures décevants. Mais survint un orage qui souleva les eaux de l’abîme, et Beata se réveilla en sursaut, tout émue du danger qu’elle avait couru. Après le renvoi de Lorenzo du palais de son père, son cœur, fortement éprouvé, chercha des consolations dans l’art, dans la poésie que Lorenzo lui avait fait comprendre et dans les cérémonies de l’Église, qui sont elles-mêmes un long poëme en action, racontant les plus grands miracles de l’amour.
Beata resta pendant quelque temps encore dans une sorte d’indécision douloureuse, attendant je ne sais quel coup du sort qui vînt éclaircir sa destinée. L’arrestation du chevalier Sarti mit un terme à ces cruelles perplexités, et Beata sortit de ces épreuves du malheur avec une résolution inébranlable. On aurait dit que ce n’était plus la même femme timide, réservée, tendre, compatissante, mais fière, et tenant à dérober au vulgaire le secret de son ravissement intérieur. Le voile était déchiré, et le souffle de l’amour avait élevé son cœur au-dessus des vanités de la société.
Un soir que Beata était seule avec son père dans le grand salon du palais Zeno, elle contemplait ce noble vieillard assis devant une table, où il examinait des papiers d’État qu’on venait de lui apporter. Une lampe posée sur la table du sénateur éclairait à peine ce vaste salon carré, rempli de portraits de famille parmi lesquels se trouvait celui de la mère de Beata. Celle-ci, émue à l’aspect de cette tête blanche qui succombait sous le poids des soucis politiques, s’approcha de lui en silence et tomba à ses genoux qu’elle mouilla de larmes. Le sénateur, presque aussi touché que sa fille, l’attira doucement sur son cœur, et, lui baisant le front avec une effusion qui ne lui était pas habituelle:
«Oui, oui, ma fille, je vous comprends, lui dit-il d’une voix étouffée; je ne vous forcerai jamais à contracter une alliance qui ne répond pas à vos désirs.»
Ce n’était pas là la réponse que Beata avait espéré tirer de la bouche de son père. Lorenzo était toujours en prison, et, malgré ses démarches incessantes et les nombreux appuis qu’elle avait acquis à sa cause, elle n’avait pu réussir encore à l’arracher de sa captivité. Un mot de son père aurait peut-être aplani toutes les[519] difficultés, et c’est ce mot qu’elle n’osait lui demander ouvertement, essayant de le faire jaillir, par ses caresses, de son cœur paternel. Le sénateur Zeno, eût-il deviné tout l’intérêt que prenait sa fille au sort du chevalier Sarti, n’était pas homme à faiblir sur une question aussi grave. Les circonstances où se trouvait la république exigeaient toute la vigilance et la rigueur de l’autorité.
Les jours s’écoulaient, et les événements extérieurs de la guerre devenaient de plus en plus menaçants pour Venise, sans que les démarches de Beata en faveur du chevalier Sarti eussent amené aucun résultat. Sa santé, déjà fort altérée, aurait eu besoin de repos et de cette sérénité d’esprit qu’elle avait perdue et qu’elle ne devait plus retrouver. Dans cet état d’alanguissement que venait augmenter encore la tristesse profonde où elle voyait son père plongé, l’âme de cette noble fille se repliait sur elle-même, comme si elle eût cherché, pour ainsi dire, à condenser ses espérances, à donner une forme plus arrêtée aux vagues aspirations vers un idéal entrevu, à ces hymnes que chante la jeunesse à la beauté du jour, à ces douces chimères de la poésie dont elle s’était nourrie jusqu’alors. Beata allait donc souvent à l’église, et particulièrement à celle de San-Geminiano, située, nous l’avons dit, au fond de la place Saint-Marc, et qui n’existe plus aujourd’hui. Elle y était attirée par le souvenir de la scène touchante qui s’y était passée une année avant, lorsque Lorenzo, caché derrière un pilier, se précipita sur le livre de prières que Beata avait laissé tomber à terre, dans un moment de contrition.
Une après-midi où elle se sentait plus désolée qu’elle ne l’avait jamais été, parce que depuis plusieurs jours elle n’avait pu pénétrer chez Girolamo le geôlier, dont[520] la conduite commençait à éveiller les soupçons des inquisiteurs d’État, Beata se rendit à l’église San-Geminiano. On était dans le mois d’avril, et rien ne laissait espérer à Beata la délivrance possible du chevalier Sarti. Il devait y avoir ce jour-là, à San-Geminiano, je ne sais plus quelle cérémonie à laquelle devaient prendre part plusieurs jeunes élèves des scuole de Venise. Beata, qui était connue du maître de chapelle et du plus grand nombre des jeunes personnes qu’il avait sous sa direction, monta à la cantoria, tribune grillée qui se trouvait derrière le maître autel. Un orgue de petites dimensions était placé en avant de la tribune, qu’il divisait ainsi en deux compartiments, dont chacun était occupé par un chœur de voix virginales. Après quelques préludes sur l’orgue, exécutés par le maître de chapelle auprès de qui Beata était assise, ayant à ses côtés sa camériste, les jeunes filles commencèrent à chanter des litanies de Lotti, célèbre compositeur de l’école de Venise, dont les cendres reposaient dans l’église même de San-Geminiano. Chacun de ces chœurs, à deux parties, et sans accompagnement, disait une strophe que l’autre reprenait ensuite avec la même onction pénétrante, et puis les deux groupes confondaient leurs accents isolés dans un ensemble harmonieux. Ces pieuses lamentations, d’une harmonie aussi pure que les voix qui les murmuraient, ces doux accords qui se dilataient lentement et répandaient dans le vaisseau de l’église une sonorité mystérieuse si bien appropriée au sens des paroles liturgiques, cette poésie de la prière qui remonte au berceau du genre humain et qui résume en quelques mots, accessibles à tous, les plus grandes vérités de l’ordre moral, produisirent sur Beata une impression profonde et décisive. Son cœur s’entr’ouvrit comme si[521] une secousse violente en eût brisé les ressorts, et qu’un rayon de miséricorde en eût éclairé les replis les plus cachés. Elle tomba à genoux presque machinalement, et un déluge de larmes vint inonder son visage fatigué par les angoisses. Saisie tout à coup par un besoin d’expansion et de prières plus fort que sa volonté, ce qui est bien le signe de la vraie douleur, Beata, sans proférer un mot et comme dominée par l’émotion qui remplissait son âme, fit signe au maître de chapelle de se lever de son siége et se mit à sa place. C’était pendant un de ces moments de silence où le chœur se taisait pour laisser aux fidèles quelques minutes de recueillement. Beata promena hardiment ses doigts sur l’un des claviers du petit orgue, et en tira une succession d’accords dont elle n’avait pas trop conscience, mais qui répondaient à ces divins murmures du sentiment, venas divini susurri, que la parole est impuissante à traduire. Elle tremblait, pleurait amèrement, et, dans cet état d’exaltation extraordinaire, Beata ne put s’empêcher de donner un libre cours à sa douleur en chantant ce qui lui venait à l’esprit. Elle se rappela, ou plutôt son cœur lui dicta une belle phrase d’un Miserere de Stradella, pour une seule voix de ténor, qu’elle avait souvent chanté avec l’abbé Zamaria. Cette phrase de quelques mesures seulement, mais touchante et pathétique, Beata se l’appropria avec une telle puissance d’émotion religieuse, qu’elle la fit éprouver à toutes les personnes qui l’entouraient. On ne s’expliquait pas cet étrange épisode qui venait interrompre la cérémonie du jour!
Miserere mei, Domine, disait-elle en levant ses beaux yeux au ciel comme pour y chercher la force qui lui manquait, tout en regrettant les joies de la terre. Miserere mei secundum magnam misericordiam tuam.
Puis reprenant les premières paroles qui exprimaient le grand besoin de son cœur défaillant: Miserere mei..., miserere mei, Domine, s’écria-t-elle à plusieurs reprises, en poussant un sanglot qui retentit dans l’église et produisit un étonnement général.
Chacun se demandait tout bas ce que cela voulait dire, lorsqu’au milieu de la stupeur silencieuse qui avait succédé à cette scène émouvante qui s’était passée derrière le treillage de la cantoria, on vit un inconnu fendre la foule qui remplissait la grande nef en criant tout haut comme un insensé: «C’est elle.... c’est elle.... je l’ai reconnue à sa voix touchante, c’est l’ange de ma vie.... laissez-moi passer.»
Celui qui causait un pareil scandale n’était autre que le chevalier Sarti, sorti de prison depuis quelques jours.
La république de Venise, resserrée presque aux limites de ses lagunes, berceau de sa puissance, n’avait plus que quelques jours à vivre. Travaillée au dedans par le parti démocratique que les agents de la France y avaient suscité, pressée au dehors par les armées ennemies qui occupaient ses provinces de terre ferme, elle attendait que le sort se fût prononcé sur elle, sans essayer de se le rendre favorable par une détermination courageuse qui l’eût, au moins, amnistiée devant l’histoire. C’est en vain que des hommes énergiques, comme François Pesaro et le sénateur Zeno, conseillaient depuis longtemps au gouvernement de la Seigneurie de secouer les ténèbres dont il était enveloppé, et d’opposer au danger imminent qu’ils lui signalaient une résistance plus efficace que des ruses diplomatiques. Ce gouvernement de vieillards, qui possédait plus de ressources qu’il n’en fallait pour braver les menaces de[523] Bonaparte et tenir en échec sa fortune, retombait toujours dans cette léthargie fatale qui a perdu la république. Cependant, ni le caractère du chef de l’armée française, ni la haute portée de son génie et l’influence qu’il pouvait avoir un jour sur les destinées du monde, n’avaient échappé à la sagacité de l’aristocratie vénitienne. Dès les premiers rapports que les ambassadeurs de Venise eurent avec cet homme redoutable, ils furent frappés de l’étendue et de la profondeur de son coup d’œil, et communiquèrent au sénat l’impression qu’ils en avaient reçue. «La variété des objets, dirent les commissaires envoyés près le général Bonaparte dans le mois de juin de l’année 1796, la finesse de ses observations, l’étendue de ses vues, la manière dont il les développait, ses aperçus sur les intérêts de sa nation et des autres; tout cela nous autorise à penser, non-seulement que cet homme est doué de beaucoup de talent pour les affaires politiques, mais qu’il doit avoir un jour une grande influence dans son pays[81].» Depuis cette conférence, les événements de la guerre n’avaient que trop confirmé les prévisions des deux patriciens. Le 25 mars 1797, le procurateur François Pesaro et le Sage de terre ferme Jean-Baptiste Cornaro furent envoyés à Goritz, où se trouvait le général Bonaparte, pour se plaindre de l’oppression qu’exerçait l’année française sur les provinces de la république. Dans cette longue entrevue, les commissaires vénitiens eurent lieu de se convaincre que le sort de leur pays dépendait de l’intérêt qu’aurait Bonaparte à le sacrifier à son ambition, dont ils avaient sondé l’égoïsme implacable.
De retour à Venise, François Pesaro propagea l’alarme et, avec le concours de son ami le sénateur Zeno et des autres partisans d’une alliance ouverte avec l’Autriche, il poussa le gouvernement à prendre des mesures énergiques. On ordonna secrètement la levée en masse des paysans du Véronais et du Bergamasque, dont la diversion pouvait être fatale à l’armée française. A la première nouvelle qu’eut le général Bonaparte de ces préparatifs d’armement, il envoya à Venise un de ses aides de camp, Junot, avec une lettre menaçante pour le doge, Louis Manini. Junot fut introduit dans le grand conseil présidé par le doge, le 15 avril 1797. Il lut à haute voix la lettre du général en chef; puis le ministre du Directoire, inspiré par les conseils de Villetard, son secrétaire, demanda la mise en liberté de tous les partisans de la France, qui remplissaient les prisons de la république. C’est à l’occasion de ces événements politiques que le chevalier Sarti sortit des plombs de Venise, où il était resté renfermé un peu plus de six semaines.
Rendu à la liberté, Lorenzo fut bientôt instruit, par la voix publique, de tout ce qui s’était passé pendant le temps de sa captivité. Il apprit alors quelle avait été la conduite admirable de Beata, la rupture de son mariage avec le chevalier Grimani, les démarches hardies et compromettantes qu’elle n’avait pas craint de faire en faveur des prisonniers. Tout Venise était persuadé que c’était à l’influence de la noble fille du sénateur Zeno qu’on devait l’élargissement des victimes de l’inquisition. Saisi de honte et de remords d’avoir pu méconnaître un seul instant le caractère angélique de cette femme qui se révélait à lui sous une face toute nouvelle, le chevalier Sarti courut au palais Zeno, résolu de tout braver pour implorer son pardon. Hélas![525] il trouva la maison tout en deuil! L’abbé Zamaria était mort depuis quelques jours. Cet esprit charmant, qui reflétait la gaieté bénigne et l’insouciance du peuple vénitien, s’était éteint sans douleur, comme una lucciola di mare qui s’est épuisée à bourdonner et à s’ébattre autour du rayon de lumière qui l’avait portée. Plusieurs fois il avait demandé à voir son cher Lorenzo, dont il ignorait la captivité. Beata avait ordonné aux domestiques de lui cacher ce malheur, qui aurait attristé inutilement ses dernières heures qui furent douces et sereines. N’ayant trouvé au palais que le vieux Bernabo, dont l’accueil froid et morose fut loin de l’encourager à renouveler la tentative, le chevalier Sarti eut le pressentiment qu’il pourrait rencontrer Beata à l’église San-Geminiano, où il y avait, ce jour-là, une cérémonie extraordinaire. Après l’avoir cherchée inutilement dans tous les coins et recoins de l’église, Lorenzo reconnut sa voix, et, traversant la foule comme un fou, il monta précipitamment à la cantoria, où il vit Beata entourée de toutes les jeunes scolare qu’elle avait émues et qui pleuraient avec elle, en ignorant la cause de sa douleur. L’arrivée de Lorenzo, le désordre de ses traits et de ses paroles, l’étonnement, le ravissement de Beata à la vue du chevalier, qu’elle croyait encore et pour longtemps sous les plombs, donnèrent à cette scène la signification qui lui manquait. Ce fut bientôt l’histoire de tout Venise et, au milieu de cette ville remplie de soldats, de bruit et d’anxiété, on ne s’entretenait que de l’amour touchant et romanesque du chevalier Sarti pour la fille du sénateur Zeno.
Les partisans de la révolution, qui, depuis l’apparition de Junot à Venise, avaient relevé la tête et parlaient haut comme les maîtres futurs de la république, exaltaient[526] la conduite généreuse de Beata. «Fille d’un patricien, disaient-ils avec enthousiasme, elle n’a point dédaigné les vœux du chevalier Sarti qui lui doit tout, jusqu’à la liberté qu’il vient de récupérer. Voilà un signe éclatant du triomphe des idées nouvelles, ajoutaient-ils, et il appartenait à notre brave chevalier de pénétrer le premier dans le cœur de l’aristocratie.» Ces propos et d’autres encore témoignent de la popularité du chevalier Sarti parmi la jeunesse qui formait le noyau du parti démocratique.
L’imagination de Lorenzo, le charme de sa personne, la position singulière où il se trouvait entre l’aristocratie qui avait accueilli sa jeunesse et les instincts de sa nature avide de mouvement, de justice et de lumière, lui avaient acquis un grand nombre d’amis dévoués. On s’intéressait à son amour comme à un épisode du drame politique, dont on attendait impatiemment le dénoûment.
La délivrance inespérée du chevalier Sarti fut, pour la fille du sénateur, un événement qui précipita la crise où son âme était engagée. En voyant apparaître Lorenzo au moment où elle laissait échapper ce cri de miséricorde qui avait retenti dans l’église San-Geminiano, il lui semblait que Dieu, dont elle venait d’invoquer le secours, avait répondu à son appel! Étourdie d’abord par ce coup inattendu, puis enivrée du bonheur de savoir Lorenzo hors de tout danger, Beata, après ces secousses réitérées qui lui avaient donné une énergie dont on ne la croyait pas capable, retomba dans une sorte de langueur qui effraya son père. La lutte intérieure qu’elle soutenait depuis si longtemps avait épuisé les forces de la gentildonna. La mort récente de l’abbé Zamaria, la situation de la république et la tristesse que son père et tous les siens en éprouvaient, achevèrent de[527] briser sa constitution. Ses relations avec la famille Grimani étaient rompues, et ce n’est pas sans étonnement que leurs amis communs apprirent que l’alliance projetée entre les deux illustres familles était sacrifiée à M. le chevalier Sarti! La malignité du monde aristocratique, qui se trouvait blessé d’une préférence si choquante, n’épargna pas les suppositions offensantes pour expliquer une inclination si peu digne d’une patricienne. De telles injures, si elles fussent parvenues jusqu’aux oreilles de Beata, n’auraient point atteint le but que s’en proposaient les méchants. Son âme, après de nombreuses hésitations, était entrée dans un ordre d’espérances qui la plaçaient au-dessus des misères de la vie. La lumière s’était faite en elle, et le mot suprême, le fiat lux, avait été prononcé par l’amour. Ses doutes s’étaient dissipés, les contradictions de son cœur et de sa raison, dont elle avait eu tant à souffrir, de ses devoirs comme fille et de sa tendresse pour Lorenzo, s’étaient enfin conciliées dans une vérité supérieure, qu’elle entrevoyait depuis longtemps. Dieu, en se révélant à elle dans une de ces visions du sentiment qui témoignent autant de son existence que le spectacle merveilleux du monde extérieur, lui avait expliqué l’énigme de sa destinée. Aussi, dans la défaillance physique où elle était tombée depuis quelque temps, Beata éprouvait une douceur infinie, une sécurité profonde. Elle avait désormais une conscience nette du but où elle aspirait. Loin de répudier aucune illusion de sa jeunesse, elle s’en faisait un appui pour se raffermir dans sa nouvelle croyance. Ce qui n’avait été jusqu’alors pour Beata que le pressentiment d’une nature bien douée lui parut une certitude, et le bonheur qui échappait ici-bas à son âme contristée, elle crut l’entrevoir dans un meilleur[528] avenir. Dieu enfin, tel que Beata l’avait senti surgir de son cœur ému, loin d’être la contradiction du sentiment qui avait rempli sa vie, en était la conséquence et le couronnement.
Un soir Beata, se trouvant plus faible que les jours précédents, était restée dans sa chambre seule avec son père, dont l’inquiétude pour la santé de sa fille était devenue extrême. On avait déjà consulté plusieurs médecins, qui tous avaient déclaré que ce n’était qu’une maladie de langueur pour laquelle il fallait surtout des distractions. Le sénateur était assis au chevet de sa fille, dont il contemplait les traits altérés avec une tristesse silencieuse. Une lampe ombragée de fleurs, posée sur un guéridon, éclairait à demi cette scène simple comme les grandes douleurs de la vie. La tête blanche du vieux sénateur Zeno s’inclinait sur le lit où reposait Beata, et, de son regard attendri, il semblait interroger le cœur de sa fille. Aucune explication n’avait eu lieu entre eux depuis la rupture du mariage projeté avec le chevalier Grimani. Comme cela arrive souvent en pareilles circonstances, le sénateur était presque le seul à ignorer ce qui était connu de tout Venise. Son esprit était trop préoccupé de la situation de la république et trop imbu des préjugés de l’aristocratie, pour avoir deviné que l’inclination de Beata pour le chevalier Sarti était la véritable cause du mal qui avait dévoré une santé aussi florissante. Cependant, il n’avait pas échappé à la sagacité du sénateur que le renvoi du chevalier Sarti de sa maison et sa détention sous les plombs du palais ducal avaient été de tristes événements pour sa fille. Sans attacher au chagrin de Beata plus d’importance qu’il n’en avait à ses propres yeux, il comprenait que l’éloignement d’un jeune homme intelligent, qu’elle avait vu[529] croître à ses côtés comme un frère, et dont elle avait soigné l’enfance, avait dû lui être extrêmement pénible.
«Comment vous trouvez-vous, ma fille? dit le sénateur en prenant la main de Beata, qui avait la moiteur de la fièvre.
—Je me sens beaucoup mieux, mon père, répondit la gentildonna d’une voix affaiblie. Tout me donne lieu d’espérer que je serai bientôt en état de me rendre à Cadolce, dont le bon air achèvera de me guérir.
—Que Dieu vous entende, ma fille!» répliqua le sénateur en portant la main de Beata à ses lèvres. Après un moment de silence et d’attendrissement comprimé: «Vous savez, dit le sénateur, que le chevalier Sarti a été mis en liberté!
—Oui, mon père, j’ai appris cette bonne nouvelle qui m’a rendue bien heureuse!»
Un nouveau silence succéda à cet aveu, qui surprit le sénateur par la fermeté d’accent que Beata avait mise dans ses paroles. Ils se regardèrent tous deux, le père et la fille, comme deux êtres qui se seraient révélé, involontairement, un secret important!
«Je ne doute pas, ma fille, répondit lentement le vieux sénateur, que le sort du chevalier Sarti ne doive vous intéresser; mais je suis bien certain aussi que vous n’avez jamais oublié que vous êtes l’héritière d’une grande maison.
—Hélas! je n’ai que trop sacrifié à ces chimères de la vanité humaine, dit Beata d’une voix plus ferme encore. Je sais ce que je vous dois, mon père, mais je sais également ce que je dois au sentiment profond que Dieu a gravé dans mon cœur.»
Le sénateur eut à peine le temps d’exprimer l’étonnement qu’il éprouvait, lorsque Bernabo vint l’avertir[530] qu’un messager d’État était venu lui apporter l’ordre de se rendre immédiatement au palais ducal.
Cette scène domestique se passait dans la soirée du 30 avril 1797, quinze jours après la délivrance du chevalier Sarti. Les événements politiques s’étaient compliqués depuis d’une façon sinistre. L’insurrection de Vérone, au 17 avril, et les épisodes sanglants qui s’en étaient suivis, avaient excité l’indignation du général Bonaparte, qui déclara la guerre à la république. Vérone fut reprise par l’armée française, Padoue occupée, et une division s’avança jusqu’au bord des lagunes. La consternation était dans la ville de Saint-Marc. Le rapport des commissaires envoyés récemment près de Bonaparte était parvenu au doge dans la soirée du 30 avril, et ce rapport ne laissait plus aucun doute sur les intentions du général en chef, de changer la constitution de Venise. Le doge épouvanté, au lieu de communiquer ce rapport au sénat, comme le prescrivait la constitution, réunit dans ses appartements un conseil privé de quarante-trois personnes, parmi lesquelles se trouvaient François Pesaro et Marco Zeno[82]. Il était dix heures du soir quand le sénateur, quittant précipitamment la chambre de sa fille, arriva au palais où siégeait éperdu le dernier représentant d’une illustre république de patriciens. Il monta péniblement l’escalier des Géants, et traversant une longue file d’appartements somptueux, il pénétra jusqu’à celui qu’occupait le souverain de Venise.
Apparet domus intus, et atria longa patescunt;
Apparent Priami et veterum penetralia regum.
Louis Manini, tenant à la main le rapport des commissaires,[531] était assis sous un baldaquin orné d’arabesques d’or et sculpté de ses armes. Les quarante-trois personnes qu’il avait réunies formaient un demi-cercle autour de son trône chancelant. Un silence profond régnait dans cette assemblée clandestine, dont chaque membre appréciait l’importance et l’illégalité. On se regardait avec terreur, et personne n’osait prendre la responsabilité de proposer le premier une chance de salut.
«La gravité des circonstances, dit enfin le doge d’une voix oppressée, a fait juger cette réunion nécessaire, pour que chacun de vous pût indiquer les moyens les plus convenables d’exposer au grand conseil la situation de la république. Mais avant de faire vos propositions, je vous prie d’entendre le chevalier Daniel Delfino.»
Le chevalier Delfino, prenant alors la parole, raconta que, pendant son ambassade à Paris, il avait eu occasion de faire la connaissance d’un financier qui avait une grande influence sur le général en chef de l’armée française. Or, comme ce financier se trouvait maintenant en Italie, le chevalier Delfino proposait de l’aller trouver et de réclamer ses bons offices pour apaiser la colère de Bonaparte, et en obtenir de meilleures conditions pour la république.
A cette incroyable puérilité d’un vieux diplomate qui, pour sauver son pays contre une armée envahissante, n’avait rien de mieux à proposer qu’une intrigue d’antichambre, le procurateur François Pesaro s’écria avec indignation: «Ce sont des armes qu’il nous faut, et non pas de vaines paroles! Défendez-vous donc, si vous voulez, au moins, être dignes de la mort qu’on vous prépare.»
Cette sortie vigoureuse d’un noble caractère ne fit[532] qu’accroître la terreur de l’assemblée, dont François Capello exprima les sentiments secrets en disant: «Que personne ne connaissant encore le traité de Leoben, qui venait d’être signé entre la France et l’Autriche, il était prudent de ne pas s’écarter du système de temporisation qu’on avait suivi jusqu’alors.»
Un murmure approbateur s’éleva dans l’assemblée à ce conseil pusillanime d’un patricien, qui avait été aussi ambassadeur à la cour de France lorsque éclata la grande révolution de 1789, dont il avait apprécié admirablement l’esprit novateur: tant il est vrai que, dans la vie publique comme dans la vie privée, l’intelligence est une faible garantie de la sagesse des hommes! Enfin, le doge, déployant le rapport des commissaires qu’il avait à la main, se mit en devoir d’en lire le contenu d’une voix entrecoupée par des sanglots. Lorsqu’il fut arrivé à ce passage du rapport où le général Bonaparte dit aux commissaires de la république: «Je viens de conclure la paix avec l’empereur; je pouvais aller à Vienne, j’y ai renoncé; j’ai quatre-vingt mille hommes.... je ne veux plus d’inquisition, plus de sénat.... je serai un Attila pour Venise[83]:—Misérable, s’écria tout à coup le vieux sénateur Zeno, qui ne put contenir plus longtemps l’indignation qui s’était amassée dans son cœur, misérable bandit, digne représentant d’une révolution perverse! Il ose porter la main sur un édifice politique qui a résisté à tant d’orages, et qui est une merveille de la civilisation! Ah! si Dieu veut exaucer les vœux que je forme contre le soldat audacieux qui nous tient un pareil langage, c’est lui qui sera traité un jour comme un Attila, c’est lui que le monde civilisé expulsera de son sein[533] comme un perturbateur du repos public. Puisque vous ne savez pas vous défendre, je lègue la vengeance de ma patrie à la vieille aristocratie de l’Europe.»
Ces paroles, et l’accent avec lequel elles furent prononcées, produisirent sur l’assemblée un effet extraordinaire. La lecture du rapport fut interrompue; chacun cherchait à deviner sur la physionomie de son voisin l’impression qu’il avait reçue. Sur ces entrefaites, on vint apporter au doge une lettre du commandant de la flottille, qui annonçait que l’ennemi avait commencé les hostilités contre les Vénitiens. En effet, on entendait dans le lointain des coups de canon qui retentissaient sourdement dans ce palais du patriciat comme la voix du destin. Le doge, plus tremblant que jamais, marchait à grands pas dans la salle du conseil, en disant tout haut et les larmes aux yeux: «Cette nuit même, nous ne sommes pas sûrs de dormir tranquillement dans notre lit.» Alors, François Pesaro laissa échapper de sa poitrine oppressée ces mots que l’histoire a recueillis: «Je vois que c’en est fait de ma patrie. Je ne puis la secourir, mais un galant homme trouve une patrie partout[84].» Après quelques secondes d’un silence de sinistre augure, le sénateur Zeno se leva de son siége et, tendant la main à son ami, il lui dit avec une tristesse profonde qui fut partagée par tous ceux qui étaient dignes de le comprendre:
Venit summa dies et ineluctabile tempus
Dardaniæ. Fuimus Troes; fuit Ilium et ingens
Gloria Teucrorum.
Hélas! il est venu ce jour.... le dernier jour de cet empire! Ilion n’est plus, ils ne sont plus les Troyens et leur gloire immense.
Il était quatre heures du matin quand le sénateur Zeno rentra dans son palais, l’âme navrée de tout ce qui venait de se passer. Il se rendit immédiatement dans la chambre de sa fille, qu’il trouva entourée de serviteurs et de deux médecins, qu’on avait mandés pendant une crise qui avait excité les plus vives inquiétudes. Le sénateur s’assit au chevet de Beata, et, à la vue de ce beau visage endolori, le pauvre père ne put contenir son émotion, et de grosses larmes silencieuses s’échappèrent de ses yeux. Il passa le reste de la nuit à veiller à la conservation du seul bien qui lui restait désormais.
Cependant une amélioration sensible s’était produite dans la santé de Beata au commencement du mois de mai. La crise qu’elle avait traversée paraissait être un effort de la nature pour ressaisir la plénitude de ses facultés. Très-faible encore, mais soutenue par l’espoir d’une convalescence prochaine, Beata se disposait à partir pour la terre ferme. Tout était prêt à la villa Cadolce pour la recevoir. Une après-midi qu’elle se sentit comme vivifiée par l’éclat d’un beau soleil de printemps, Beata manifesta le désir de faire une courte promenade pour essayer ses forces, disait-elle, et se préparer à entreprendre un plus long voyage. On fit préparer une gondole découverte qu’on remplit de ouate, et sur laquelle on jeta un large tapis de velours bleu à franges d’or. Des coussins de satin rose lui formaient une espèce de lit de repos, sur lequel elle put s’étendre sans trop de fatigue. Beata mit ce jour-là une robe blanche et un fichu de crêpe noir, vêtement simple qu’elle aimait à porter, parce qu’il plaisait à Lorenzo. Son père voulut l’accompagner, mais elle le pria de n’en rien faire et de la laisser aller seule avec Teresa, la camériste. Beata emporta un grand bouquet de fleurs diverses.[535] Elle en détacha une branche de chèvrefeuille qu’elle mit à son sein par-dessus le fichu de crêpe noir. Étendue dans la barque, ayant en face d’elle la bonne Teresa qui lui était si dévouée, ses beaux cheveux blonds déroulés sur les coussins de satin rose qui soutenaient son corps amaigri, la fille du sénateur offrait comme une image mélancolique de Venise expirante, qui lutte contre la destruction dont elle sent les atteintes, en se disant, tout bas, avec la jeune captive du poëte:
Je ne veux pas mourir encore....
Beata se fit conduire à Murano et s’arrêta longtemps en face de la charmille di San Stefano, qui lui rappelait à la fois des souvenirs poignants et le plus beau jour de sa noble vie. Puis elle ordonna à l’un de ses gondoliers de lui chanter la jolie complainte qui avait excité l’hilarité de son amie Tognina, voulant compléter le tableau de son rêve de bonheur:
La luna è bianca.....
Il sole è rosso....
Lo sposalizio si farà....
La luna dice al sole:
Il lume tuo mi schiarerà....
E Gesù Cristo ci benirà....
«Oui, oui, répondit Beata avec un sourire de tristesse; il nous bénira dans ce monde ou dans l’autre.
—Ah! signora, répliqua Teresa, que l’exclamation de sa maîtresse avait émue, pouvez-vous penser à la mort, quand tout vous parle de la vie et des félicités qui vous attendent?»
Après avoir satisfait au désir de son cœur ingénu, Beata retourna paisiblement à Venise. La journée était[536] déjà fort avancée. Le soleil, qui commençait à quitter l’horizon, projetait sur la ville merveilleuse ces beaux rayons jaunes d’un soir d’été, qui sont comme le dernier adieu du jour qui s’en va. Les cloches de Saint-Marc tintaient dans le lointain, et leurs notes mélancoliques étaient en harmonie avec l’aspect de la nature et les sentiments de Beata. Au lieu de franchir le petit canal de’ Mendicanti, qui est en face de Murano, faisant un détour par l’isola di San Pietro, la barque qui portait un si précieux trésor traversait lentement le canal di San Marco, qui forme l’entrée magnifique de cette longue voie triomphale qu’on appelle il Canalazzo. Il était à peu près huit heures du soir. Les ombres s’allongeaient derrière la gondole silencieuse, dont le sillage ressemblait à un brasier d’étincelles d’or. A gauche, la belle église di San Giorgio Maggiore se dégageait de la pénombre qui enveloppait l’île tout entière, tandis que le quai des Esclavons, la Riva dei Schiavoni, était rempli d’une foule curieuse qui faisait face à la mer, comme si elle eût été frappée de quelque spectacle inattendu. Tous les regards étaient dirigés sur la gondole de Beata, dont la pâleur et la défaillance inspiraient une douloureuse compassion. Arrivée près de la Piazzetta, Beata crut apercevoir Lorenzo au milieu d’un groupe de personnes qui se tenaient sur le Traghetto; elle fit approcher la gondole et, ayant reconnu en effet le chevalier Sarti entouré de plusieurs de ses amis, elle posa une main sur son cœur et, de l’autre, elle lui envoya un baiser, comme pour lui dire un éternel adieu.... Et la barque disparut dans l’ombre de la nuit naissante. Un cri d’admiration s’éleva du milieu de cette foule attendrie par le témoignage d’un amour si profond et si naïf.
Ce fut là le dernier effort de la pauvre Beata. Au lieu[537] du soulagement qu’elle avait espéré, sa faiblesse ne fit que s’accroître chaque jour davantage, et bientôt il ne resta plus le moindre doute sur sa fin prochaine. Elle ne souffrait pas, elle s’éteignait comme une flamme qui n’a plus d’aliment. L’intérêt qu’on prenait à cette noble créature était si grand à Venise, surtout parmi les partisans de la révolution qui allait s’accomplir, que la foule encombrait le palais Zeno pour avoir de ses nouvelles. Le chevalier Grimani fut l’un des premiers à accourir auprès de la femme qui lui avait été destinée, et dont il avait pu apprécier le caractère élevé. Après avoir reçu les sacrements de l’Église avec une sérénité qui excita l’admiration du prêtre et des serviteurs de sa maison qui assistaient à cette pieuse cérémonie, Beata éprouva un soulagement moral dont son pauvre corps ressentit pendant quelques heures la douce influence. Sans se faire aucune illusion sur son état, Beata profita des instants de répit que lui accordait la nature pour accomplir un vœu de son cœur. Elle pria son père de faire venir le chevalier Sarti. Le sénateur acquiesça au désir de sa fille sans hasarder la moindre observation. On n’eut pas besoin d’aller chercher bien loin le chevalier: car, depuis huit jours, il n’avait pas quitté le palais où Teresa l’avait introduit et le tenait caché par pitié. Mais, avant qu’il fût permis à Lorenzo d’entrer dans la chambre de la signora, Beata fit un effort pour se vêtir de la robe blanche et du fichu de crêpe noir qu’elle portait le jour de la promenade à Murano. Elle mit aussi une branche de chèvrefeuille à sa ceinture, et fit placer sur sa table de nuit une Bible et la Divine Comédie de Dante Alighieri. Lorsque tous ces préparatifs furent terminés et que Beata, étendue dans son lit, put lire sur tous les objets dont elle s’était entourée l’expression de son âme, le sénateur[538] Zeno, précédant le chevalier Sarti dans la chambre de sa fille, lui dit avec émotion:
«Venez contempler votre ouvrage, monsieur le chevalier!
—Non, mon père, répondit Beata, c’est l’ouvrage de Dieu.»
Le sénateur se retira en laissant la camériste Teresa avec Beata et le chevalier. La chambre était remplie de de fleurs et éclairée comme s’il se fût agi d’une fête nuptiale. «Asseyez-vous là, près de moi, Lorenzo,» dit Beata avec un sourire charmant.
Lorenzo, tombant à genoux, saisit la main de Beata, la couvrit de baisers et de larmes. «Pourquoi pleurez-vous, mon ami? lui dit-elle avec douceur. J’ai un si grand plaisir à vous voir, et j’ai tant de choses à vous dire! Asseyez-vous, Lorenzo, et écoutez-moi.»
Lorenzo se releva avec peine et s’assit tout près du lit de Beata. La camériste, qui se tenait debout derrière le chevet de sa maîtresse, allait se retirer dans le fond de la chambre, lorsque Beata lui dit: «Tu peux rester, car je n’ai plus de secrets pour toi, ma bonne Teresa. Savez-vous, mon ami, dit Beata, après avoir appuyé sa tête languissante sur sa main droite, pendant que Teresa prenait soin d’écarter de son visage les longues mèches de ses cheveux dénoués; savez-vous qu’il y a bien longtemps que j’aspire au bonheur que je goûte en ce moment! Du jour où la Providence vous a conduit à la villa Cadolce, dès ce jour bienheureux, qui est le premier de mon existence morale, je me suis sentie attirée vers vous par une force invincible contre laquelle je n’ai cessé de lutter. Je vous vois encore apparaître dans le salon de mon père pendant cette belle nuit de Noël; je vous vois avec vos cheveux blonds et la grâce touchante[539] du jeune âge, et je sens encore au fond de mon cœur le doux frémissement que me firent éprouver les réponses naïves qui s’échappaient de vos lèvres innocentes! Quoique je fusse plus âgée que vous de quelques années, je n’étais pas moins ignorante sur la nature des sentiments qui peuvent nous agiter. Je n’avais jamais rien senti de semblable à ce que votre présence me fit éprouver! J’étais à la fois charmée et confuse en vous voyant. Absent, je m’inquiétais de vous et je vous recherchais.... présent, vous me troubliez jusqu’à la confusion de moi-même. Je ne savais comment gouverner mon pauvre cœur. Élevée par des hommes, puisque je n’ai pas connu ma mère, hélas! habituée dès l’enfance à contenir l’expression de mes pensées, je n’avais personne autour de moi à qui je pusse demander un conseil. Mon amie Tognina était d’un caractère trop opposé au mien pour m’encourager à lui ouvrir mon âme. Sa gaieté bruyante effarouchait ma timidité naturelle. Un jour que je me promenais avec elle dans une allée ombreuse du parc de Cadolce, elle me fit tressaillir par les questions indirectes qu’elle me faisait à votre sujet. Ce fut aussi pendant le soir de ce même jour, qu’après avoir entendu chanter à Guadagni l’admirable morceau de Gluck:
Che farò senza Euridice?
Dove andrò senza il mio bene?
je vous vis pleurer à la porte du salon où nous étions tous réunis, et puis disparaître tout à coup. Vos larmes me touchèrent, je fus inquiète, je sortis du salon pour m’assurer de ce que vous étiez devenu, et, en vous apercevant accoudé derrière le citronnier de la grande[540] allée, je sentis dans tout mon être une commotion si profonde, qu’elle éveilla mon instinct. Je compris alors, pour la première fois, ce que j’étais pour vous et quel genre d’intérêt vous m’aviez inspiré! je devins triste, soucieuse de l’avenir et mécontente de moi-même. J’eus honte de ma faiblesse, je cachai mon secret au fond de mon cœur avec l’inquiétude et la vigilance d’un coupable, et je pris la ferme résolution de vous éloigner de moi, ou de réprimer vos illusions par la froideur de mon maintien.
«Ce que j’ai souffert, mon ami, dans cette lutte homicide contre le sentiment le plus pur de la nature, Dieu seul le sait! ma position était affreuse. Fille unique d’un patricien austère qui a conservé toutes les idées des temps qui ne sont plus; fiancée à un homme de mon rang et qui était digne de mon affection, je me sentais captivée par un enfant, pour ainsi dire, que j’avais vu croître à mes côtés et dont j’avais pris plaisir à développer la belle intelligence. Que penserait-on de moi, que dirait le monde si l’on venait à découvrir ma faiblesse pour un jeune homme confié à ma sollicitude? L’idée qu’on pourrait mal apprécier le sentiment étrange que j’éprouvais pour vous me rendait surtout malheureuse! Le moindre regard, la moindre parole un peu équivoque qu’on m’adressait à votre sujet, me faisaient rougir; je ne savais quelle contenance prendre pour ne pas trahir le secret de mon cœur. Plus je faisais d’efforts pour étouffer une passion insensée qui ne pouvait que troubler ma vie, et moins je réussissais à vous oublier. Pardonnez-moi, Lorenzo, ces aveux qui n’ont rien de blessant pour vous: car c’est votre âge, bien plus que la condition où Dieu vous a fait naître, qui me paraissait un obstacle infranchissable.[541] D’autres sujets de tristesse vinrent encore aggraver ma position, ajouta Beata d’une voix plus faible en baissant les paupières. Je me reprochai la trop grande sévérité de ma conduite à votre égard, et je craignis d’avoir contribué peut-être à vous jeter dans un monde indigne de vous.»
A cette manière discrète et touchante de lui rappeler les fautes qu’il avait commises, le chevalier Sarti saisissant avec transport la main de Beata qu’il pressa contre son front humilié: «Ah! signora, dit-il avec douleur, je n’étais pas digne de troubler par mes erreurs une âme aussi pure que la vôtre!
—La lettre que je reçus de vous quelque temps après, continua la gentildonna en entr’ouvrant ses beaux yeux et en laissant errer sur ses lèvres pâles un sourire de joie enfantine, cette lettre qui ne m’a pas quittée depuis, ajouta-t-elle en tirant de son sein un papier tout froissé, me rendit en partie le calme intérieur que j’avais perdu. Je fus touchée de l’expression de vos sentiments, je fus heureuse d’avoir été comprise, mais je n’eus pas le courage de vous répondre, ni la force de prendre une résolution. Contente du présent, j’oubliai l’avenir et les inextricables difficultés de ma position, et mon cœur se remplit de vagues et lointaines espérances. Je laissai courir le temps, jouissant avec délices des témoignages discrets de votre affection, dont je me rappelle les moindres particularités. La promenade à Murano que nous fîmes ensemble avec Tognina est surtout présente à mon souvenir! A partir de ce jour, le plus beau de ma vie, ma destinée fut irrévocablement fixée. En écoutant les belles paroles qui sortaient si abondamment de votre bouche inspirée, j’éprouvai je ne sais quel ravissement intérieur où mon[542] âme s’éleva à la hauteur des idées que vous veniez d’exprimer avec tant d’éloquence. Je dérobai à vos regards les larmes de bonheur que je ne pus m’empêcher de verser, et je revins à Venise, comme transfigurée par la poésie de vos nobles sentiments. J’hésitais cependant à rompre le silence que j’avais imposé à mon cœur depuis tant d’années. Mon père qui avait en moi une si grande confiance et dont je craignais, avant tout, d’affliger la vieillesse, m’obligeait à garder vis-à-vis de vous une extrême réserve. J’ai eu pendant un moment quelques lueurs d’espérance sur les intentions de mon père à votre égard, et je compte parmi les instants heureux de ma vie les quelques jours qui précédèrent votre départ pour l’université de Padoue. Hélas! mon illusion fut de courte durée. Je ne vous dirai pas, mon ami, tout ce que j’ai souffert pendant votre longue absence, ni les innocents stratagèmes qu’il m’a fallu employer pour retarder, de jour en jour, mon mariage avec le chevalier Grimani; je ne vous rappellerai pas non plus tout ce qui est survenu depuis votre retour à Venise, ajouta Beata en posant sur ses yeux la main qui lui restait libre. Mais, pour que vous puissiez comprendre la conduite que j’ai tenue depuis le jour fatal où vous avez quitté le palais de mon père, je dois vous dire ce qui se passait dans mon âme, pendant que je luttais ainsi contre la destinée que je m’étais faite.»
En prononçant ces dernières paroles, Beata, fatiguée par les efforts qu’elle venait de faire, fut prise d’une toux sèche et si persistante qu’on fut obligé de la soulever de son lit et d’humecter ses lèvres de quelques gouttes d’essence. Le chevalier tremblait en tenant dans ses bras le corps épuisé de cette femme adorée, qui lui dit, en tournant vers lui ses yeux presque éteints: «Si vous[543] manquez déjà de courage, mon ami, que sera-ce donc plus tard?...»
Lorenzo, pour toute réponse, se mit à sangloter si fort, que Teresa, effrayée, sonna le médecin qui veillait dans l’antichambre. La crise ne dura pas longtemps: Beata soulagée fut remise dans la position qu’elle avait auparavant, et le médecin se retira ainsi que les domestiques qui l’avaient suivi.
«Mon ami, reprit la gentildonna avec un doux et charmant sourire qui vint éclairer subitement ce beau visage déjà flétri par la souffrance, après le bonheur de vous avoir connu, je vous dois encore les plus pures jouissances que j’ai goûtées dans ce monde. Oui, cher Lorenzo, j’ose vous le dire aujourd’hui pour la première fois, le sentiment que vous m’avez inspiré a été pour moi la source d’une vie nouvelle. Vous avez réveillé mon âme endormie et vous lui avez communiqué une impulsion pour laquelle je vous devrai une éternelle reconnaissance. C’est un devoir pour moi de vous raconter comment s’est opéré, dans les dispositions secrètes de mon cœur, un si grand changement.
«Vous le savez, mon ami, ayant perdu ma mère de très-bonne heure, j’ai été élevée par des serviteurs dévoués, sous la surveillance de mon père et de l’abbé Zamaria, qui prit un soin tout particulier de mon instruction. On m’enseigna plus de choses que les femmes de mon temps et de ma condition n’avaient coutume d’en apprendre, et les livres eurent plus de part à mon éducation que l’instinct de la nature. Je manquai de cette discipline qu’insinuent dans le cœur d’un enfant les baisers de la femme qui lui a donné le jour, et dont rien ne saurait suppléer la tendresse. Heureusement les arts et surtout la musique, ce langage mystérieux du sentiment[544] qui nous révèle ce que la parole est impuissante à exprimer, vinrent tempérer par leur douce influence ce qu’il y avait de trop sévère, de trop aride peut-être, dans la nourriture qu’on donnait à mon esprit.
«Vivant au milieu d’une société brillante qui ne pensait qu’au plaisir, adorée de mon père qui, pour me rendre plus digne de l’héritage qu’il me destinait, aimait à m’entretenir du spectacle de l’histoire et des problèmes redoutables qui touchent au gouvernement des hommes, sa principale occupation, je grandissais comme une plante qu’on soigne trop et à qui l’on mesure l’air vivifiant, ou comme un oiseau qui, dans la cage d’or où il est éclos artificiellement, ignore les vicissitudes de la liberté. Soumise aux devoirs de mon sexe, à ceux de ma position, j’accomplissais tout ce qui m’était prescrit par les bienséances du monde que j’avais sous les yeux, sans en comprendre bien le sens. Les arts, la littérature, et même les pratiques extérieures de la religion, me paraissaient des distractions aimables, l’ornement nécessaire d’une société polie. Ainsi s’écoulaient les jours paisibles de mon existence, et mon âme, bornée dans ses désirs parce qu’aucun accident de la route n’avait éveillé encore sa noble curiosité, ne s’élevait pas au-dessus de l’horizon de la vie matérielle.
«C’est alors que la Providence vous a conduit à la villa Cadolce. Je pris soin, à mon tour, de votre éducation, et, sous la haute surveillance de l’abbé Zamaria, je me plaisais à cultiver votre belle nature et à en faire jaillir les sources généreuses. On eût dit que mon cœur inoccupé avait saisi avec empressement l’occasion de satisfaire ses besoins d’affection, et que vous étiez pour moi comme un jeune frère, sur lequel une sœur plus âgée aime à exercer ses instincts de maternité. Je ne vous dirai pas,[545] mon ami, quel bonheur j’éprouvai à voir se développer chaque jour votre intelligence si docile aux soins qu’on lui prodiguait, de quel ravissement je fus saisie lorsque je vis éclater dans vos yeux et sur votre front si pur l’étincelle de la vie morale. Une émotion confuse et inexplicable m’agitait à votre aspect; une joie intime et délicieuse, qui doit ressembler au tressaillement de bonheur qu’éprouve une mère, alors qu’elle voit l’âme de son enfant se dégager—qual mattutina stella—des limbes de l’instinct, me pénétrait aussi aux moindres paroles que je vous entendais proférer! Il me semblait que tout se renouvelait au dedans de moi, qu’une séve printanière circulait dans mes veines, et que mon cœur s’emplissait d’un souffle régénérateur. Éclairée par cette lumière intérieure que je ne savais comment qualifier, je promenais sur le monde des regards curieux. Chaque chose m’apparaissait sous un aspect nouveau. La société, les arts et la nature me parlèrent un langage que je comprenais pour la première fois, et l’horizon de la vie s’agrandit tout à coup devant mon âme enchantée.
«Ah! Lorenzo, quels jours d’inexprimable félicité succédèrent pour moi à ce réveil de mon cœur! Quels moments délicieux je passai à la villa Cadolce, en assistant aux leçons que vous donnait l’abbé Zamaria avec un entrain et une ardeur de jeune homme! Combien j’étais heureuse de vous sentir à mes côtés, pendant ces promenades charmantes que nous faisions à Vicence, à Padoue, et sur les bords de la Brenta! Je n’ai point oublié la visite que nous fîmes à la villa Grimani et la scène qui s’ensuivit le soir, sous la charmille. En chantant avec mon amie Tognina le duo si frais et si élégant de Clari, que le cher abbé Zamaria accompagnait sur la mandoline, je croyais exprimer mes[546] propres sentiments. J’étais comme enivrée de l’écho de mon âme, et, en contemplant la lune qui s’égayait au-dessus de nos têtes, et dont la lumière mystérieuse éclairait discrètement ce paysage enchanté, je compris ce qu’était la poésie de la vie. Je vous voyais, Lorenzo, sans vous regarder. L’inquiétude que vous éprouviez me révéla l’existence d’un sentiment analogue au mien, et, lorsque la barque des ouvrières en soie remonta le canal de la Brenta, et que leurs voix mélodieuses emplirent le silence de cette nuit sereine en chantant la jeunesse et la brièveté des jours qui nous sont accordés, mon cœur s’ouvrit tout entier à la douce espérance! Je ne savais trop ce que je voulais, ni vers quel avenir tendaient mes aspirations; mais j’étais heureuse de vivre, et tout souriait à ma faible raison, qui n’apercevait rien au delà de la sphère étoilée et des heures fugitives.
«J’emportai mon bonheur à Venise. Malgré les sages conseils de mon oncle, ce prêtre vénérable qui a tant souffert et qui avait pour vous une si grande affection; malgré les pressentiments et les scrupules de ma conscience, je m’abandonnai aux rêves décevants qui charmaient mon imagination. Je résolus de surveiller mon cœur, de vivre à côté de vous sans trahir ma faiblesse, et de laisser faire la destinée. Ma timidité naturelle, la réserve que m’imposait une situation unique, la tendresse de mon père, la sévérité de ses idées, les engagements qu’il avait contractés pour mon avenir, et d’autres circonstances que j’ai oubliées.... n’empêchaient pas mes illusions de se maintenir, de s’enraciner, pour ainsi dire, dans la substance de mon être, et de m’envelopper de nuages d’or qui me cachaient la réalité. Je vous admirais, Lorenzo! votre intelligence si vive, l’ardeur de connaître qui s’était emparée de vous, la tournure romanesque[547] de votre imagination et, je puis tout vous dire maintenant, l’élégance de votre personne et l’expression de vos traits, me causaient une émotion de tendresse et d’orgueil. J’étais fière de vos succès dans le monde, je vous voyais grandir dans la vie avec une joie secrète. Vos goûts devenaient les miens; les livres que vous préfériez, je m’efforçais aussi de les comprendre, et le paradis était dans mon cœur. Mais comment vous expliquer, mon ami, ce que j’ai éprouvé le jour où Tognina nous conduisit à Murano? Cette journée bénie du ciel décida de ma destinée. En entendant sortir de votre bouche tant de belles paroles, en vous écoutant définir la poésie, que vous appeliez l’essence de tout ce qu’il y a de grand et de beau sur la terre, je fus comme éblouie de l’éclat de votre esprit, je ne pus contenir l’impression de ravissement que vous aviez excitée en moi. Je me dérobais à vos regards, et, appuyée sur la fenêtre du camerino, je savourais la béatitude d’un rêve de-bonheur. Les autres incidents de cette soirée mémorable achevèrent d’élever mon esprit jusqu’à l’idéal que vous m’aviez fait entrevoir, et je revins à Venise en bénissant la Providence de vous avoir conduit sur mon chemin.
«Vous savez le reste, ajouta Beata, visiblement fatiguée de l’effort qu’elle venait de faire. Votre départ pour l’université de Padoue, la tristesse de l’absence, l’irritation de mon père contre vous, et les malheurs qui en furent la suite, tout vint m’accabler à la fois. Je résistai pendant quelque temps à la pression des événements, par la patience et l’inertie naturelle de mon caractère. Je me réfugiai dans mon for intérieur, et je fortifiai mon âme par la lecture des livres qui vous étaient chers, surtout par celle de la Divine Comédie, dont vous m’aviez fait connaître tant d’admirables passages. Par un artifice[548] de la douleur, que vous ignorez sans doute, je m’identifiai avec l’adorable Francesca da Rimini, dont le sort me paraissait digne d’envie. Je me mis à chanter aussi la musique qui vous plaisait; enfin, j’évoquai toutes les forces de mon être pour vivre avec votre pensée, et cela ne me suffisait pas! Je sentais au dedans de moi un vide affreux que je ne savais comment combler. J’eus recours alors à la prière solitaire et aux pratiques de la religion que je n’avais jamais négligée, mais qui n’avait jamais été pour moi un objet de méditation. Je ne trouvai pas d’abord dans le recueillement ni dans le spectacle des cérémonies du culte l’apaisement que j’y avais cherché: il me fallut de plus grandes douleurs pour faire jaillir de mon âme l’étincelle divine qui m’entr’ouvrit le royaume des éternelles espérances. L’événement qui eut lieu dans ce palais, et votre arrestation au casino du Salvadego me donnèrent une force de résolution dont je ne me croyais pas capable. En vous apercevant agenouillé à mes pieds dans la cantoria de San Geminiano, pendant que mon pauvre cœur vous cherchait sous les plombs du palais ducal, je vis clairement que ce miracle ne pouvait être que l’œuvre de Dieu.
«Je ne suis pas une savante comme vous, mon ami. Je ne pourrais pas analyser l’espèce de révolution qui s’est faite en moi depuis les derniers événements que je viens de rappeler. Ce que je puis seulement vous affirmer, c’est que l’émotion que j’ai ressentie dans l’église San Geminiano a achevé d’initier mon esprit aux mystères de béatitude infinie que la journée passée à Murano m’avait fait pressentir. La poésie dont vous avez rempli mon âme ce jour-là m’a fait comprendre Dieu, l’amour m’a rendue chrétienne. Ah! soyez mille fois béni, Lorenzo, pour tout le bien que vous m’avez fait![549] Sans vous, je serais restée une créature bien misérable! Vous avez éveillé les plus nobles instincts de ma nature, vous avez suscité dans mon cœur le besoin d’aimer, et le sentiment profond que vous m’avez inspiré a été la cause de tout le bonheur que j’ai pu goûter dans ce monde et me sera un titre, je l’espère, devant la miséricorde de Dieu. Je regrette pourtant la vie..., ajouta Beata, dont la respiration haletante indiquait l’épuisement des forces. Oui, je regrette la vie que j’aurais partagée avec vous et la douce lumière du ciel qui aurait éclairé notre bonheur! Cher Lorenzo, pourquoi Dieu ne s’est-il pas révélé plus tôt à mon âme insouciante? Il m’aurait donné le courage de surmonter tous les obstacles qui nous séparent sur cette terre! mais que sa volonté soit faite. Nous nous reverrons dans un monde meilleur. N’est-ce pas, Lorenzo, que vous croyez avec moi à cette vie future qu’ont pressentie les poëtes et les philosophes de tous les temps, me disiez-vous, et qui nous est promise par le Maître divin qui a dit: Il sera beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé? Oh! je le sens mieux que je ne puis l’exprimer, ce monde que nous traversons si rapidement ne peut être qu’un passage, une station, que sais-je? une épreuve qui nous est imposée par le créateur de tant de merveilles! Toutes choses, ici-bas, nous parlent d’un juge rémunérateur du bien et du mal; tout nous atteste la destinée immortelle de notre âme. L’éclat du jour, les magnificences de la nature, nos désirs infinis et la rapidité des heures qui nous sont départies, l’idéal de justice et de beauté qui s’élève et subsiste en nous malgré les iniquités et les imperfections des hommes que nous avons sous les yeux, l’insatiable curiosité de notre esprit jointe à la faiblesse de nos organes, des aspirations vers le bonheur[550] et la perfection dans un être fragile et périssable.... tout cela peut-il se concevoir sans une vie future? Non, cher Lorenzo, Dieu n’a pu mettre dans mon cœur le sentiment profond que vous m’avez inspiré, pour m’abandonner ensuite! Vous l’avez dit, vous l’avez dit, cher compagnon de ma courte existence, l’amour est le souverain maître de la vie et de la mort. Il a élevé mon âme jusqu’à la poésie qui m’a fait comprendre la grandeur de Dieu, comme le dit aussi Béatrix dans ces beaux vers que vous m’avez fait connaître:
Questo decreto, frate, sta sepulto
Agl’occhi di ciascun il cui ingegno
Nella fiamma d’amor non è adulto[85].»
Une pâleur mortelle, suivie d’une transpiration abondante et d’un affaissement qui dura quelques minutes, avertirent le chevalier que la pauvre Beata était suspendue dans l’abîme par un dernier souffle de vie. Il sanglotait bruyamment en pressant la main déjà froide de la gentildonna contre ses lèvres, et il allait appeler du secours, lorsque Beata, entr’ouvrant péniblement ses beaux yeux, lui dit tout bas, comme si elle eût deviné sa pensée: «Pas encore, mon ami.... j’ai une prière à vous adresser. Tenez, lui dit-elle, en lui offrant une mèche de ses cheveux qu’elle avait cachée dans un évangile qui était sous sa main, conservez cela en souvenir de moi. Lorenzo, ô vous que j’ai tant aimé, ne m’oubliez pas! quel que soit le nombre de jours qui vous sera départi par la Providence, que mon nom reste doux à vos lèvres.... Réjouissez-vous, comme dit le saint prophète, de la femme de votre jeunesse.»
Puis, tirant de son sein un christ en ivoire qu’elle[551] embrassa avec effusion, elle le présenta au chevalier en lui disant: «Imitez-moi, mon ami, et que nos âmes se confondent à travers Jésus-Christ.»
Le chevalier s’empressa de satisfaire au désir de Beata, qui, ayant remis le christ sur sa poitrine, ajouta: «Maintenant je suis heureuse! nous nous reverrons.... je vous attendrai; je serai la stella mattutina que vous invoquerez dans les grandes difficultés de votre vie, Lorenzo,» murmura-t-elle de ses lèvres contractées par le frisson de la mort.
A ce spectacle le chevalier se mit à crier: «Au secours! au secours!» Les domestiques, les médecins, un prêtre et le sénateur entrèrent précipitamment dans la chambre de la gentildonna agonisante. Le sénateur s’approcha du lit de sa fille qui, faisant un effort suprême, s’écria: «Jésus, mon Dieu, ayez pitié de moi ...» Ce furent les dernières paroles qu’elle put articuler. Lorenzo éperdu se précipita sur la main glacée de Beata et dit dans une sorte d’extase:
Ita nè Beata nell’alto cielo, nel reame ove gl’angeli hanno pace.
Beata s’est envolée comme un ange dans le royaume des cieux[86].
Beata était morte dans la nuit du 10 au 11 mai 1797. Quelques jours après, le 16 mai, une flottille amenait sur la place Saint-Marc une division de l’armée française, et la république de Venise avait cessé d’exister.
FIN.
Dédicace | Page v | |
I. | Une sonate de Beethoven | 1 |
II. | Beata | 35 |
III. | Venise | 137 |
IV. | Farinelli et les sopranistes | 212 |
V. | Promenade à Murano | 267 |
VI. | L’aristocratie de Venise | 290 |
VII. | La musique de Venise | 327 |
VIII. | Les fiançailles de Beata | 415 |
IX. | Le dernier carnaval de la république de Venise | 458 |
X. | Chute de la république de Venise | 509 |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9
[1] On retrouve ces détails sur la jeunesse de Beethoven, qui redressent tant d’erreurs, dans la biographie de M. Antoine Schindler.—Leipzig, 1845.
[2] Dans le Banquet.
[3] Me séparer encore aujourd’hui de toi, sans pouvoir l’empêcher, c’est pour mon cœur une bien vive douleur!
[4] Rêveries d’un Promeneur solitaire.
[5] Dans ses Problèmes.
[6] Des journaux allemands ont révoqué en doute ce fait de la vie de Beethoven; nous pouvons assurer qu’il est incontestable et puisé à bonne source.
[7] Giulietta di Guicciardi est morte à Vienne depuis 1840.
[8] Voir mon premier volume de Critique et littérature musicales.
[9] «Content du présent, que notre esprit évite de s’inquiéter de l’avenir! que par une douce gaieté il tempère l’amertume de la vie! Ici-bas il n’est pas de parfait bonheur.» (Horace, ode IV, livre II.)
[10] «L’amour donne de l’esprit, et il se soutient par l’esprit.» (Pascal, Discours sur les passions de l’amour.)
[11] Morceau de peau d’âne préparée pour y écrire de la musique.
[12] Le duo de l’abbé Clari dont il est question ici est connu à Paris depuis une trentaine d’années. Chanté d’abord aux exercices de l’école Choron, les amateurs et les artistes l’ont ensuite répandu dans les salons et dans les concerts publics.
[13] La quinzième strophe du chant XVIe.
[14] Dante, Paradiso, canto XX, terzina 24.
[15] Orfeo ed Euridice fut représenté à Vienne le 5 octobre 1762 dans le théâtre près Hofburg, en présence de toute la cour impériale. Guadagni chantait le rôle d’Orfeo; une cantatrice nommée Bianchi remplissait celui d’Euridice, et Glebero-Clavarau celui de l’Amour, écrit pour voix de soprano. Voy. Christoph Willibald Ritter fougluck, par Antoine Schmid, p. 992 et 98.
[16] Pensées de Vauvenargues.
[17] L’abbé de Saint-Pierre.
[18] La colonie di San-Leucio fut fondée en 1789 par un décret du roi de Naples où l’on remarque les passages suivants: «Le mérite seul distingue entre eux les colons de San-Leucio. Le luxe est absolument interdit, et une parfaite égalité règne dans les vêtements. Les jeunes époux se choisissent librement, et les parents n’auront pas le droit de s’opposer à leur union, etc.» Voy. l’Histoire du royaume de Naples, par le général Colletta, t. Ier.
[19] Voyage de Burney, t. Ier, p. 158 de la traduction française.
[20] «Tu m’as appris, ô ma belle, comment un cœur épris passe, en un instant, de l’abattement à l’espérance.»
[21] «Ne croyez pas que je puisse jamais cesser de vous aimer, ô mon cœur! Pas même en badinant, je ne voudrais vous tromper.»
[22] Dans un roman de Mme Sand qui a été beaucoup lu, Consuelo, on trouve sur le premier plan de ce joli tableau de la vie vénitienne la figure du vieux Porpora. Nous n’étonnerons sans doute personne en disant que Mme Sand a prêté au maître napolitain les couleurs de sa belle imagination. Mme Sand est moins un historien qu’un poëte; aussi le Porpora qu’elle a créé n’a-t-il presque rien de commun avec l’auteur de la cantate dont il est question ici.
[23] Dante, Enfer, chant XII.
[24] André Chénier, Idylles.
[25] «Ne te laisse pas tourmenter ainsi par des idées mélancoliques; viens avec moi dans ma gondole, nous irons nous promener au loin dans la mer! Nous laisserons derrière nous les ports et les îles qui entourent la ville, et là, sous un ciel sans nuage, la lune nous sourira.»
[26] Dante, Enfer, chant IX, terzina 23 et 24.
[27] La canzonetta dont il est question dans ce passage a été trouvée manuscrite dans les papiers du chevalier Sarti. C’est une mélodie délicieuse en sol mineur, d’un rhythme onduleux, qui se termine par une cadence en sol majeur d’un effet ravissant.
[28] «Où sont ces jours heureux où nous goûtions ensemble un repas modeste qui, partagé avec toi, devenait une ambroisie? Tu ne possédais alors ni rang ni richesses, mais de la jeunesse, de la beauté et un cœur aimant.»
[29] Dante, Paradiso, chant III, terzina 40.
[30] Dante, Purgatorio, chant XII.
[31] Fra Giocondo fut appelé par Louis XI en France, où il a construit le vieux pont de Notre-Dame, puis à Rome, où Léon X, après la mort de Bramante, l’adjoignit à Raphaël pour diriger les travaux de Saint-Pierre.
[32] «Nous autres femmes qui sommes sincères, nous voulons que les hommes soient un peu soumis. Ces grands docteurs pédants et ridicules ne font jamais de bons maris.»
[33] Voy. Coletta, Histoire du royaume de Naples, t. Ier, page 129 de la traduction française. Le théâtre Saint-Charles, avec les belles peintures de Nicolini, fut brûlé en 1816 et reconstruit immédiatement par l’ordre du roi Ferdinand IV, fils de Charles VII de Naples.
[34] Grétry, qui se trouvait alors à Rome, dit dans ses Mémoires, p. 116: «Un fameux chanteur que j’ai vu à Rome, Gizzielo, envoyait son accordeur dans les maisons où il voulait montrer ses talents, non-seulement de crainte qu’il ne fût trop haut (le clavecin), mais aussi pour la perfection de l’accord.»
[35] Voy. Daru, Histoire de Venise, t. Ier, p. 170, et le charmant livre, Origine delle feste Veneziane, de Giustina-Renier-Michel.
[36] Le madrigal de Lotti, dont il est parlé ici, se trouve dans la Collection de musique vocale et classique de M. le prince de la Moskowa.
[37] Plotin.
La lune est blanche....
Le soleil est rouge....
Le mariage se fera.
La lune dit au soleil:
Ta lumière m’éclairera....
Et Jésus-Christ nous bénira....
—Et beaucoup d’enfants il en naîtra.... Vive saint Marc!
[39] Dante, Inferno, chant V.
[40] Le système neumatique.
[41] «Comme on voit une étincelle dans la flamme et comme on discerne une voix au milieu d’autres voix, lorsque l’une reste en place et que l’autre se joue autour.» Paradiso, chant VIII.
[42] Célèbre compositeur belge de la fin du XVe siècle.
[43] «Adieu, paysage enchanté où j’aimais à conduire paître mon troupeau.»
[44] Roma, 1541.
[45] Le titre de chevalier de l’Étole d’or était purement honorifique.
[46] «C’est des familles nobles que sont sorties, dans tous les genres, les plus grandes lumières de notre littérature.»
[47] Le Repos chez Simon le pharisien, au musée du Louvre.
[48] Voy. son poëme de l’Ane d’or.
[49] A la nouvelle qui se répandit à Venise que les Portugais avaient trouvé une nouvelle route pour aller aux Indes, la république vit que la branche la plus importante de son commerce était près de lui échapper. Voy. Daru, t. III, p. 295.
[50] Le dialecte vénitien renferma dès l’origine un grand nombre de mots grecs, empruntés au dialecte ionien, dont il a la douceur.
[51] La petite île de Saint-Pierre di Castello, qui ne tenait à Venise que par un pont en bois, portait jadis le nom de Troie, en souvenir des Troyens qui seraient venus s’y réfugier.
[52] Un nombre considérable de femmes distinguées ont cultivé en Italie la littérature vulgaire grecque et latine, et les mathématiques pendant les XVe et XVIe siècles.
[53] La plus célèbre de ces meretrici fut la belle Imperia, qui a été célébrée par Béroalde et Sadolet jeune, et qui reçut des leçons de poésie de Nicolas Campano. Sa table de toilette était toujours couverte de livres savants. Elle a été inhumée dans l’église Saint-Grégoire à Rome, et sur son tombeau on grava cette inscription: Imperia, cortisana Romana, quæ, digna tanto nomine, raræ inter homines formæ specimen dedit, Vixit annos XXVI, dies XII, obiit 1511, die 15 augusti.
[54] Philosophe et théoricien grec, disciple d’Aristote, qui vivait trois cents ans avant Jésus-Christ, auteur d’un livre estimé sur la musique, Traité des éléments harmoniques.
[55] Forkel, Histoire générale de la Musique, t. II, p. 69.
[56] S. Bernardus, epist. 1312 ad Guidonem. «Chant plein de gravité, qui est doux et pas mondain, qui charme les oreilles et touche le cœur, qui dissipe la tristesse, calme la colère, et qui, au lieu d’éviter le sens des paroles, en féconde l’esprit.»
[57] Telles que les dissonances de neuvième et de septième.
[58] Il y aurait aussi un curieux rapprochement à faire entre le Stabat de Palestrina, que vient d’analyser l’abbé Zamaria, celui de Pergolèse au commencement du XVIIIe siècle, et le Stabat que Rossini a composé de nos jours, avec tous les moyens d’expression que possède l’art moderne. Ce serait raconter l’histoire de la musique depuis trois cents ans et les vicissitudes éprouvées par le sentiment religieux et la poésie catholique.
[59] «Dans tes jours de bonheur souviens-toi de moi.—Pourquoi me dis-tu cela, mon bien-aimé, pourquoi?»
[60] Voy. l’ouvrage de Winterfeld, Johannes Gabrieli und sein Zeitalter (Jean-Gabriel et son temps), partie I, p. 33, gr. in-4o.
[61] Instituzioni armoniche, 1 vol. in-folio.
[62] Adrien Willaert a publié à Venise en 1554 un recueil de ses compositions portant ce titre: Fantasia, ricercari, contrapuncti appropiati per cantare o sonare d’ogni sorte di strumenti.
[63] Savant théoricien allemand du XVIe siècle, mort à Fribourg en 1563.
[64] L’Artusi, ovvero delle imperfezioni della moderna Musica, etc., in-folio.
[65] L’église de San-Geminiano, qui n’existe plus, était l’une des plus anciennes de Venise. Elle s’élevait au fond de la grande place de Saint-Marc, en face de la basilique. Lotti, dans son testament, avait ordonné qu’on ne chantât ses vêpres qu’une seule fois par an, le jour de la fête de San-Geminiano. Après l’exécution, on déposait le manuscrit dans les archives de l’église, où il était soigneusement gardé.
[66] On a la certitude que Dante était à Padoue dans l’année 1306. Voy. Cesare Balbo, Vita di Dante, p. 246, éd. de Florence.
[67] Le 6 juin 1793.
[68] Voy. Daru, t. VI, p. 346.
[69] «L’amour cache la vérité à l’homme et lui fait voir les choses Invisibles.» Arioste, canto 1er.
[70] Dans l’opéra de la Molinara, composé à Naples en 1786.
[71] Sur le quai des Esclavons, on mange de bons morceaux.
[72] L’Iliade, chant XVIII.
[73] Point de salut, point d’espoir! Partout le silence, le désert, la mort.
[74] Enfer, chant IX, tergina 21.
[75] Plotin.
[76] Homère, Iliade.
[77] Dante, Inferno, chant III.
[78] Et nous, nous malheureux, dont c’était le dernier jour, nous parions de guirlandes, comme un jour de fête, les temples de Troie. (Virgile, Énéide, liv. II.)
[79] Énéide, liv. II.
[80] Dante, Inferno, chant III.
[81] Ces commissaires étaient les patriciens Nicolas Bataja et Nicolas Erizzo. Voy. Daru, VII, v, p. 19.
[82] Voy. Daru, VII, v, p. 137.
[83] Voy. Daru, VII, v, p. 144.
[84] Daru, VII, v, p. 161, 162.
[85] Cette loi est incompréhensible pour celui qui n’a pas été éclairé par l’amour. Dante, Paradiso.
[86] Dante, Vita nuova.