The Project Gutenberg eBook of L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2

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Title: L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2

Editor: Jules Geslin

Release date: June 23, 2017 [eBook #54963]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Isabelle Kozsuch and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXPÉDITION DE LA JEANNETTE AU PÔLE NORD, RACONTÉE PAR TOUS LES MEMBRES DE L'EXPÉDITION - VOLUME 2 ***


Au lecteur.

Table des matières.

L’EXPÉDITION
DE
LA JEANNETTE
AU POLE NORD


L’EXPÉDITION

DE

LA JEANNETTE

AU POLE NORD

RACONTÉE PAR TOUS LES MEMBRES DE L’EXPÉDITION

OUVRAGE COMPOSÉ

Des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882

TRADUITS, CLASSÉS, JUXTAPOSÉS
PAR
JULES GESLIN


TOME SECOND

logo

PARIS

MAURICE DREYFOUS, ÉDITEUR

13, RUE DU FAUBOURG-MONTMARTRE, 13


Tous droits réservés.


1

QUATRIÈME PARTIE

NOUVELLES RECHERCHES


3

L’EXPÉDITION DE LA JEANNETTE AU POLE NORD


QUATRIÈME PARTIE


NOUVELLES RECHERCHES


CHAPITRE I.

Première entrevue de M. Jackson et des survivants de la Jeannette.—Joie causée à ces derniers en recevant leurs lettres et des nouvelles de la patrie.—Tous les naufragés arrivés à Irkoutsk sont en bonne santé, à l’exception de Jack Cole et du lieutenant Danenhower.—Accueil qui leur fut fait en arrivant à Irkoutsk.—Danenhower dans l’embarras.—Pauvre Jack Cole!—Ses excentricités.—Avis au lecteur sur la marche de l’ouvrage.

Dès son arrivée à Irkoutsk, le premier soin de M. Jackson, fut naturellement de s’occuper des hommes de la Jeannette qui se trouvaient dans cette ville. Une heure après il était près d’eux. Ceux-ci étaient au nombre de douze: le lieutenant Danenhower, le docteur Raymond Newcomb, naturaliste de l’expédition; Jack Cole 4 Herbert W. Leach, Henry Wilson, Knack, E. Manson, John Landertack, Anequin, l’un des Indiens embarqués à Saint-Michel de l’Alaska, et le Chinois Charles Long-Sing, tous arrivés à l’embouchure de la Léna avec le canot no 3. Avec eux se trouvait Louis Noros, le compagnon de Ninderman, dont nous avons déjà raconté le pénible voyage.

Quant à Melville, Bartlett et Ninderman, nous savons qu’ils étaient partis pour le delta à la recherche de de Long et de sa troupe.

Il leur remit aussitôt les lettres dont il s’était chargé, et, en outre, plusieurs liasses de journaux américains, de date récente, entre autres un numéro du Graphic, contenant une gravure représentant la Jeannette, et les portraits de tous les officiers; enfin un gros paquet de numéros du New-York Herald, qu’il avait apportés à leur intention.

«Ai-je besoin de dépeindre, dit-il, les transports de joie avec lesquels ces lettres et ces journaux furent accueillis par les naufragés, qui allaient y trouver enfin, des nouvelles de la patrie absente? Je crois pouvoir vous affirmer que pas un ne ferma l’œil cette nuit-là, tant étaient grandes l’émotion et la joie de tous. Seul, le lieutenant Danenhower ne pouvait goûter entièrement cette joie générale, car le docteur lui avait expressément défendu de faire usage de ses yeux, et il portait même un bandeau. Il me pria donc de lui lire ses lettres, ce que je m’empressai de faire.

»A l’exception de Jack Cole, et du lieutenant Danenhower, 5 continue M. Jackson, tous les hommes sont en bonne santé et à peu près remis des fatigues et des privations qu’ils ont endurées pendant la retraite et pendant le pénible voyage qu’ils ont eu à faire, de l’embouchure de la Léna à Yakoutsk. Ils sont tous logés en ce moment, avec le lieutenant Danenhower et le docteur Newcomb, chez M. Strekofsky, secrétaire particulier du général Pedaschenko, vice-gouverneur général de la province.

»La maison de M. Strekofsky est située dans un faubourg au-delà de l’Angara. De ce point la vue s’étend sur la nappe de glace qui couvre encore la rivière, et sur la jolie ville d’Irkoutsk, gracieusement étagée sur la rive opposée. »A leur arrivée à Irkoutsk, les naufragés furent accueillis avec une extrême bienveillance par les autorités. On les pria de se considérer comme les hôtes du gouvernement et on les invita à se faire livrer par n’importe quels magasins tous les vêtements dont ils pouvaient avoir besoin. Ils profitèrent de cette invitation; mais le lieutenant Danenhower dut tressaillir quand l’hôtelier et le tailleur lui présentèrent leurs notes. Les instructions envoyées de Saint-Pétersbourg par le général Ignatieff avaient, paraît-il, été mal interprétées par le vice-gouverneur. Le premier ordonnait que l’argent envoyé par son intermédiaire, fût immédiatement mis à la disposition du lieutenant pour lui permettre de faire face aux dépenses journalières de sa troupe, mais cet argent ne lui avait point été remis.

»Nos compatriotes ont été également l’objet de l’accueil le plus empressé de la part des habitants d’Irkoutsk, qui 6 leur prodiguèrent les invitations les plus cordiales. Leur conduite a été, du reste, parfaitement correcte, et personne n’a le moindre excès à leur reprocher.

»Les compagnons de Cole sont obligés de le surveiller chacun à son tour. Mais comme un soldat cosaque ne le quitte ni jour ni nuit, cette surveillance est assez facile. La première fois que je le vis, il vint m’embrasser. Il agit de même, paraît-il, avec tous ses amis, me manifestant le plaisir que lui causait mon arrivée; car il se disposait lui-même, me dit-il, à se rendre aux bureaux du Herald. Pauvre malheureux! sa raison l’a abandonné pendant la traversée de l’île Semenovski, à l’embouchure de la Léna, et aujourd’hui son esprit divague complétement. A bord, Jack était le plus paisible et le meilleur des hommes. Ce ne fut que dans les derniers jours de la retraite que son cerveau se dérangea, et ses compagnons s’en aperçurent seulement le jour de la terrible tempête qui dispersa les canots. Ce jour-là, il était resté pendant douze heures à la barre du gouvernail. Dans les jours qui suivirent l’arrivée à terre, il était d’une humeur assez querelleuse; son imagination lui faisait voir les machines les plus étranges: la dernière était un orgue de Barbarie, rempli de jeunes garçons et de jeunes filles; mais depuis mon arrivée, son idée fixe est qu’il se trouve actuellement à New-York. Chaque fois qu’il sort,—sous bonne garde, bien entendu,—pour faire sa promenade journalière, il annonce qu’il se rend aux bureaux du New-York Herald. A son retour, il vient raconter au lieutenant qu’il n’a pu trouver le chemin. Danenhower l’invite alors à prendre patience, lui disant 7 qu’il a le plan de la ville, dans sa poche et qu’il le conduira directement à la porte du journal quand il en sera temps.

»Hier soir un Danois, résidant à Irkoutsk, vint voir les naufragés, et, pour les récréer, leur fit de la musique sur le piano de M. Strekofsky. Jack était là comme les autres, et pendant toute la soirée resta parfaitement calme sur son siége; on eût dit, en le voyant, qu’il était en extase.

»Quelquefois il est vraiment original. Le jour où Danenhower et ses hommes allèrent rendre visite au général Tchernaieff, gouverneur d’Yakoutsk, ils emmenèrent Cole avec eux; mais dès qu’ils furent introduits, celui-ci s’avança hardiment vers le général et l’embrassa en lui disant: «Eh bien! mon vieux camarade, comment ça va?» Un autre jour, les naufragés s’étant rendus chez le vice-gouverneur général de la Sibérie orientale, furent reçus par celui-ci et par sa femme. Jack, pensant qu’il était de son devoir d’aller présenter ses hommages à cette dame, s’approcha d’elle et l’embrassa sur les deux joues,—familiarité qui, d’ailleurs, fut pardonnée avec une grâce vraiment charmante. Un autre jour enfin, Jack perdit patience. C’était à Irkoutsk; le pauvre garçon, ennuyé d’avoir un gardien qui ne pouvait le comprendre, commença à devenir bruyant. «Qu’as-tu donc?» lui demanda un de ses camarades.—«Eh! répliqua Jack, croirais-tu que ce satané drôle, qui a passé toute sa vie dans le pays, ne comprend pas encore un seul mot d’anglais?»

Quant au lieutenant Danenhower, il occupait, chez M. Strekofsky, une chambre qu’on avait soin de tenir 8 constamment fermée à la lumière. C’est dans cette chambre obscure que M. Jackson passa des journées entières avec lui, écoutant le récit du voyage de l’infortunée Jeannette au milieu des glaces, notant pour ainsi dire, sous la dictée du lieutenant, chacune des péripéties de ce long drame!

A partir de ce moment nous serons obligés, au moins pour un temps, d’abandonner l’ordre suivi par M. Jackson dans la relation des événements qui se sont succédé pendant les deux années que la Jeannette a passées dans les glaces. Afin d’éviter des répétitions, nous intercalerons, dans le récit du lieutenant Danenhower, une foule d’incidents survenus pendant le voyage et notés par M. Newcomb, qui a bien voulu faire des extraits de son journal pour les transmettre à M. Jackson. Nous insérerons aussi, dans cette partie de notre ouvrage, un long fragment du journal du capitaine de Long, dans lequel ce dernier raconte en détail les derniers moments de la Jeannette et les débuts de sa pénible retraite sur la glace jusqu’au moment où la troupe des naufragés arriva sur l’île Bennett.

Le lieutenant Danenhower n’a point été, à la vérité, un témoin oculaire constant des événements qu’il raconte, car environ un an après le départ de la Jeannette, son œil gauche fut atteint d’une affection qui se communiqua par sympathie à son œil droit. Obligé, par cette cause, de rester pendant six mois privé de lumière et confiné dans sa cabine, il eut à subir treize opérations. Bien que, par la suite, son état se fût un peu amélioré, il resta néanmoins porté sur la liste des malades jusqu’à la fin, et 9 ne put prendre une part bien active aux travaux de ses compagnons. Au début de la retraite, le capitaine de Long crut même devoir lui retirer le commandement de la baleinière, qui lui revenait de droit, pour le remettre à M. Melville. Mais celui-ci, comme nous le verrons plus tard, lui restitua en fait son autorité, pendant tout le temps de la traversée de l’île Semenovski, à l’embouchure de la Léna, en lui abandonnant la direction du canot qu’il commandait. Et, de l’avis de tous, l’équipage de la baleinière ne fut sauvé que grâce à ses efforts. Malgré la faiblesse de sa vue, en effet, le lieutenant Danenhower accomplit bravement et noblement sa tâche. Aujourd’hui, il attend à Irkoutsk qu’on lui fasse l’extraction de l’œil gauche, pour éviter la perte complète de l’œil droit, qui autrement serait certaine. Bien que dans les conditions malheureuses où il s’est trouvé, le lieutenant Danenhower n’ait pu prendre aucune note, il est doué d’une mémoire si prodigieuse, qu’il a pu, grâce à elle, retracer les principaux événements du voyage en citant leur date exacte. D’ailleurs, nous devons ajouter que ses collègues s’empressèrent, pour charmer ses ennuis, de venir lui raconter fidèlement tout ce qui se passait dans le petit monde qui s’agitait au-dessus et autour de lui. C’est donc le récit fait par le lieutenant Danenhower à M. Jackson, complété par les notes de M. Newcomb, qui fera le fond de la fin des chapitres suivants.


11

CHAPITRE II.

Départ de la baie Saint-Laurent.—Traversée du détroit de Behring.—Arrivée dans l’Océan Arctique.—Première entrevue avec les Tchouktchis.—Descente à terre.—Excursion à la baie où le professeur Nordenskjold a passé l’hiver.—Ce qu’on y trouve.—Les habitants de cette baie.—Erreurs des cartes.—La Jeannette prend la direction du nord.—Premières glaces flottantes.—On aperçoit un navire baleinier.—Un courant allant vers le nord-ouest.—L’île Herald est en vue.—La Jeannette reste prisonnière dans les glaces le 6 septembre.—Une chasse à l’ours—Tentative infructueuse pour aborder à l’île Herald.—Notre premier phoque.—Comment more seals kill him et make him more seal?—La Jeannette commence son mouvement de dérive.—Nos premiers ours.—Curieux phénomènes.—Invocation à la nouvelle lune.—La pression des glaces sur le navire.—Direction de notre mouvement de dérive.—Le Rodostistua rosea.—La Terre de Wrangel est en vue.—Difficultés des observations astronomiques dans l’Arctique.—Première rupture des glaces.—Moments d’angoisses pour l’équipage.—La nuit de trois mois.—Une aurore boréale.—Nouvelle alerte.—La glace se rompt de nouveau et emporte la hutte bâtie par les hommes de l’équipage et quatre chiens.—Histoire de cette hutte.—La Jeannette flotte librement.—Les glaces se rapprochent.—Moment terrible.—La pression cesse.—Les fêtes de Noël et du nouvel an.—Représentations théâtrales.

Ce fut le 27 août, à sept heures du soir, que la Jeannette quitta la baie Saint-Laurent pour prendre sa course vers le nord. Le lendemain nous traversâmes le détroit 12 sans pouvoir y distinguer les îles Diomèdes, et le même jour nous doublions le cap oriental, qui nous parut taillé à pic et élevé. Le temps était si brumeux que nous ne pûmes faire d’observations et dûmes nous contenter de nos calculs pour diriger notre marche. Le 29, nous fîmes notre entrée dans l’Océan Arctique, où nous allâmes jeter l’ancre, à cinq heures du soir, dans le travers du cap Serdze-Kamea. Le lieutenant Danenhower ayant découvert des huttes sur la côte, nous ralliâmes la terre, où nous aperçûmes une station d’été. Le capitaine, accompagné du lieutenant Chipp, de M. Collins et du pilote Dunbar, prirent la baleinière pour toucher terre, mais ils ne purent y aborder, car la mer brisait avec force contre la ceinture de glace qui s’étendait le long de la côte. Des indigènes qui les observaient de la côte, s’apercevant de la difficulté qui leur faisait rebrousser chemin, lancèrent aussitôt un bidarah ou grand canot de peau, au milieu du ressac et vinrent à bord avec leur chef. On les fit descendre dans la cabine, où nous eûmes une longue conférence avec eux, sans que, toutefois, nous puissions retirer de grands avantages, car nous ne pouvions nous comprendre mutuellement. Les indigènes nous firent néanmoins comprendre, en portant leur main à leur bouche dans l’attitude d’un homme qui boit et en répétant le mot «schnapps», quel était le but de leur visite; mais le capitaine refusa de les satisfaire. Quand ils furent partis, le lieutenant Chipp les suivit, et parvint à la côte vers minuit. Il y rencontra une vieille femme de King’s Island, qui pouvait comprendre nos Indiens. Cette femme lui apprit que Nordenskjold avait 13 hiverné avec la Véga, au nord de cette côte, et qu’il avait pris la route du détroit au mois de juin.

Ce jour-là nous avions pu faire des observations dans l’après-midi, qui nous firent remarquer que notre position près du cap Serdze-Kamea ne correspondait nullement avec nos calculs.

Le lendemain, nous rangeâmes la côte en nous dirigeant à l’ouest. Deux autres troupes d’indigènes vinrent le long de notre bord, mais se contentèrent de nous examiner. Ce sont eux, sans doute, qui ont raconté que notre pont était couvert de chiens et de charbon. Ce jour-là, nous vîmes quelques glaces flottantes qui s’en allaient au gré du courant. Le lendemain, 31 août, au point du jour, nous distinguâmes encore quelques huttes sur la côte. Le lieutenant Chipp, le pilote Dunbar, le lieutenant Danenhower et Newcomb, descendirent à terre avec la baleinière. Ils se proposaient d’entrer en relation avec les habitants de ce village, d’en obtenir quelques renseignements sur l’expédition suédoise.

«Après deux heures d’un travail pénible au milieu des glaces flottantes, sur lesquelles nous vîmes beaucoup de phoques, raconte le lieutenant Danenhower, nous atteignîmes le rivage, où nous trouvâmes des carcasses de morses encore toutes fraîches. C’était un indice pour nous que cette partie de la côte était habitée; mais il nous fallut aller chercher les habitants jusque sous leurs tentes de peau, tant ils semblaient défiants et timides. Nous trouvâmes parmi eux divers objets ayant été apportés par des marins, entre autres une caisse, sur laquelle on 14 pouvait encore lire: «Centennial Brand of whiskey.» Il est donc évident, que les Tchouktchis qui habitent cette partie de la Sibérie se trouvent quelquefois en relation avec les trafiquants américains. Toutefois, les gens du village que nous visitions, nous furent de peu d’utilité pour le but que nous poursuivions. Heureusement, nous finîmes par rencontrer un jeune Tchouktchis, plus intelligent que les autres, et qui nous proposa de nous conduire à l’endroit où la Véga avait passé l’hiver. Cette proposition étant acceptée, il se mit à notre tête, et, se dirigeant vers l’ouest, nous fit traverser, pendant plusieurs heures, une tundra dont la mousse commençait à se dessécher, mais où nous n’aperçûmes pas la moindre trace de rennes. A la fin, nous arrivâmes au fond d’une baie, large d’une quinzaine de milles, et formée par deux promontoires qui s’avancent au loin dans la mer. Notre jeune guide nous l’indiqua comme celle où l’expédition suédoise avait séjourné pendant l’hiver. Cette baie ne nous présenta rien de particulièrement intéressant; nous aperçûmes, toutefois, sous les tentes des Tchouktchis qui l’habitent, quelques boîtes de fer-blanc portant le nom de Stockholm, des chiffons de papier avec des Sondes notées en langue suédoise, et enfin plusieurs portraits de femmes, sans doute ceux de quelques beautés de profession de la capitale de la Suède.

»Les Tchouktchis nous firent comprendre par signes que le navire qui avait passé l’hiver dans leur baie était parti sain et sauf dans la direction de l’est. Ils nous citèrent aussi le nom d’Horpish, qui, nous dirent-ils, 15 pouvait s’entretenir avec eux dans leur propre langue,—vraisemblablement ils avaient ainsi défiguré le nom de Nordquist, dont il est question dans l’ouvrage du professeur Nordenskjold.

»Ces gens se montrèrent très hospitaliers pour nous: une vieille femme nous pressa même de goûter à du sang de morse, qu’elle nous présentait, mais nous nous crûmes obligés de la remercier. Ces Tchouktchis vivent sous des tentes couvertes de peau; ils sont robustes et bien proportionnés; mais d’une saleté repoussante. Ceux que nous vîmes, étaient bien vêtus et leur chef portait comme emblême de son autorité, une robe de calicot rouge. Nous leur achetâmes quelques-uns des portraits et quelques-unes des boîtes de fer-blanc dont je viens de parler, et nous reprîmes le chemin du navire.

»Cette excursion fut, pour la plupart des membres de notre petite troupe, la dernière occasion qu’ils eurent, pendant deux ans, de mettre pied à terre, car le soir, vers quatre heures, nous mîmes le cap au nord-ouest, dans la direction de la pointe sud-est de la Terre de Wrangell. A ce moment, nous sentîmes véritablement que notre voyage d’exploration dans l’Océan Arctique commençait.

»Pendant notre absence, le capitaine avait pu observer la hauteur du soleil à midi. Cette observation lui avait démontré que le point que nous occupions, se trouvait reporté à quinze milles dans l’intérieur des terres sur les cartes que nous avions. Il est vrai, nos positions astronomiques ne méritaient guère de confiance, à cause de 16 l’état de l’atmosphère, mais, d’après nos calculs, nous étions déjà certains que la côte près de laquelle nous nous trouvions était mal indiquée sur les cartes. Toute cette côte présente un aspect riant et agréable. M. Collins a fait un croquis soigné, d’un gros rocher en forme de cœur, que nous avons supposé faire partie du cap Serdze-Kamea. Du point qu’occupait le navire, nous avions aussi en vue plusieurs montagnes affectant la forme de pains de sucre.

»Dès que nous nous dirigeâmes vers le nord, nous trouvâmes notre route obstruée par un immense champ de glaces flottantes. Le temps était orageux et brumeux.

»Le 1er septembre, nous aperçûmes une île que nous prîmes pour l’île de Kolioutchine, et qui se trouve à l’entrée de la baie du même nom. Le lendemain nous rencontrâmes de nouveaux amas de glaces flottantes divisés en blocs d’assez petit volume; nous appuyâmes alors vers le nord, puis vers le nord-est, et louvoyâmes ensuite le long de la banquise de la côte de Sibérie, où nous nous aventurions quelquefois quand nous rencontrions une solution de continuité.

»Dans l’après-midi du 4, nous aperçûmes un navire baleinier qui portait sur nous; nous ralentîmes notre marche pour l’attendre, mais le temps devint brumeux et il ne put venir même jusqu’à portée de la voix. Ce fut pour nous une grande déception car nous espérions lui remettre le courrier du navire, depuis qu’il était entré dans l’Arctique, et nos lettres particulières. Nous courûmes des bordées, nous nous amarrâmes à des glaçons 17 à diverses reprises pour attendre une éclaircie. Ce même jour, vers quatre heures du soir, nous vîmes un arbre immense ayant encore ses racines, qui passa près de nous, entraîné par le courant. Cette vue remit en mémoire à notre pilote des glaces, M. Dunbar, un fait presque analogue dont il avait été témoin en 1865, dans les mêmes parages. C’est pendant l’été de cette année que le pirate Shenandoah détruisit la plus grande partie de la flotille des baleiniers américains occupés à la pêche au nord du détroit de Behring. «Au moment du désastre, nous dit M. Dunbar, je me trouvais dans la baie de Saint-Laurent; mais, quelques mois plus tard, notre navire étant venu à l’île Herald, je fus fort surpris de voir, près de la côte de cette île, des mâts entiers et des tronçons de mâts, ayant appartenu aux navires détruits. Toutes ces épaves s’en allaient à la dérive.»

Le fait que venait de nous signaler M. Dunbar nous fit soupçonner l’existence d’un courant dans la direction du nord-ouest.

Ce fut le même jour, 4 septembre, à six heures du soir, que l’équipage de la Jeannette aperçut l’île Herald pour la première fois, d’après M. Newcomb, naturaliste de l’expédition, et cette date semble faire époque dans les souvenirs de ce dernier. «Jusque-là, dit-il nous n’avions vu que des morses, des phoques et plusieurs ours; et aussi, de temps en temps, des bandes de dix ou douze phalarapes. Ces gracieux oiseaux n’étaient pas le moins du monde sauvages; nous les voyions tout près de nous, rangés en cercle, occupés à chercher leur nourriture. Ces intéressantes 18 créatures nageaient avec vivacité à la surface des flots et offraient un spectacle si gracieux que je serais resté des heures entière à les considérer. Mais nous commençâmes alors à apercevoir des pingouins, des guillemots, de jolies mouettes tachetées et quelque bourguemestres; toutefois ces derniers étaient extrêmement défiants. Enfin nous voyions aussi de superbes goëlands ivoire. Parmi les individus de cette espèce, les uns avaient leur plumage d’adulte, tandis que d’autres portaient encore leur première livrée. Ces derniers, avec leurs taches noires sur un fond blanc, étaient vraiment jolis, tandis que le blanc pur du plumage des adultes, contractant avec la couleur noire de charbon de leurs pieds et de leurs jambes, offrait un coup d’œil ravissant. Nous rencontrâmes fréquemment cette espèce par la suite, et toujours elle se montra très familière.»

«Le 6 septembre, le capitaine, continue le lieutenant Danenhower, supposant, que nous avions devant nous le canal d’eau libre qui sépare la banquise de Sibérie de celle du nord de l’Amérique, ordonna de marcher en avant. Nous rencontrâmes alors de la nouvelle glace à travers laquelle le navire s’ouvrit un passage de vive force. Nous étions affreusement secoués, mais sans cependant éprouver la moindre avarie; à la vérité la Jeannette supportait parfaitement le choc. Mais vers quatre heures du soir, il nous fut impossible d’avancer d’un pouce. Alors nous couvrîmes nos feux, et après avoir amarré le navire avec ses ancres de glace, nous restâmes dans cette position. La nuit fut extrêmement froide, et le lendemain matin 19 le navire était prisonnier. La veille, la nappe de glace qui nous entourait était encore divisée en glaçons ayant depuis dix mètres carrés jusqu’à plusieurs hectares de superficie, entre lesquels couraient d’étroits passages enchevêtrés comme un réseau d’artères, mais ce jour-là il n’existait plus la moindre solution de continuité. La situation resta la même pendant plusieurs jours, plutôt ne fit qu’empirer, car nous nous trouvâmes à la fin au centre d’une plaine d’environ quatre milles de diamètre, composée de glaçons accumulés et soudés ensemble. Nous avions alors l’île Herald parfaitement en vue au sud et à l’ouest. Elle était alors à vingt et un milles de nous, d’après nos relèvements par triangulation opérés sur une base de onze cents mètres.»

Pendant la période d’immobilité à laquelle le navire était alors condamné, chacun à bord charmait ses loisirs de son mieux; les matelots jouaient à la balle ou patinaient sur la glace nouvelle qui avait alors de quatre à six pouces d’épaisseur, tandis que les officiers allaient à la chasse. C’est à cette époque que M. Newcomb se trouva pour la première fois en présence de l’ours polaire. Voici en quels termes il raconte cette rencontre: «J’avais lu et entendu raconter tant de choses sur la férocité de cet animal, que je n’oublierai jamais les sentiments qui m’agitèrent, quand, pour la première fois, je vis venir vers moi deux de ces monstres. Ils étaient d’une taille énorme. J’étais seul alors avec M. Collins; néanmoins dès que nous les aperçûmes nous marchâmes à leur rencontre. En les voyant venir directement sur nous, j’étais bien convaincu qu’ils 20 s’approchaient dans l’intention de nous attaquer, et je me disposais à soutenir vaillamment la lutte. Toutefois, lorsqu’ils nous virent approcher ils parurent hésiter, puis s’arrêtèrent tout à fait. Néanmoins nous avancions toujours en chargeant nos carabines; mais quand nous fûmes à quatre cents mètres, l’un d’eux nous tourna les talons et déguerpit. Le second nous laissa approcher encore d’une centaine de mètres, puis faisant volte-face à son tour se mit à trottiner sur les traces de son compagnon en secouant la tête d’une façon assez significative. Deux balles que nous lui envoyâmes le firent changer d’allure, et alors ce ne fut plus qu’une série de bonds désordonnés accompagnés de grognements entrecoupés. Voyant cette retraite précipitée, nous nous mîmes à les poursuivre de toute la vitesse de nos jambes; mais nous fûmes bientôt distancés. Tel fut le résultat de cette rencontre dans laquelle je m’attendais avoir à lutter jusqu’à ce que l’un ou l’autre des adversaires restât sur le champ de bataille. Aussi quand je vis ces deux monstres rebrousser chemin et battre en retraite au galop, je ne pus réprimer un certain sentiment de dégoût et de désappointement.

»Le même jour, je vis un corbeau: c’était le premier depuis notre départ d’Oonalachka. M. Collins, de son côté, aperçut un faucon, qui, d’après la description qu’il m’en donna, devait être le faucon d’Islande. Malheureusement je n’eus pas une seule fois l’occasion de voir ce rapace, pendant tout le temps de mon séjour dans l’Océan Arctique. Je le regrette vivement, car j’espérais apporter à la science quelques données nouvelles sur son arc de dispersion.» 21

Le 15 septembre, le lieutenant Chipp, le pilote Dunbar, l’ingénieur Melville et l’indien Alexis partirent avec un traîneau attelé de chiens pour aborder à l’île Herald. Mais à six milles de la côte ils arrivèrent sur le bord d’une vaste étendue d’eau libre, et durent rebrousser chemin. Cette excursion ne fut marquée par aucun autre incident que la mort de notre premier phoque, qui fut tué par l’indien Alexis. Après avoir enlevé la peau de sa victime, celui-ci lui enleva un petit morceau de chair à chacun des pieds de derrière, pour s’en faire des talismans, qui devaient lui porter bonheur à la chasse de cet animal «to give good luck; make seal kill him.» Il lui enleva ensuite la vessie et la vésicule du fiel qu’il purgea soigneusement de leur contenu en les trempant dans l’eau pour «make him more seals

Ce jour là, nous remarquâmes que le navire était emporté par les glaces, ce qui fit renoncer le capitaine à l’idée d’envoyer une nouvelle troupe pour essayer d’aborder à l’île Herald avec un bateau.

La surface de la glace était alors à peu près unie; seuls quelques monticules de glace apparaissaient de loin en loin, laissant, dans les intervalles qui les séparaient, de superbes endroits pour patiner. Les efflorescences de sel qui se formaient sur la glace produisaient sous les pieds, l’effet d’un tapis de velours. Chaque jour, nous apercevions le mirage d’une terre au sud-ouest, et quelquefois nous la voyions dans les nuages.

Le 17, le lieutenant Chipp et le pilote Dunbar, tuèrent chacun un ours: c’étaient nos deux premiers. Le même jour, 22 M. Newcomb tua sept jeunes goëlands superbes. Il fit alors cette remarque, que tous ces oiseaux venaient du même côté, c’est-à-dire du côté sous le vent. Ils étaient attirés sans doute par l’odeur du sang des deux ours, plutôt que guidés par leur vue. Il nous dit avoir déjà remarqué le même fait sur les bancs de Terre-Neuve, où il y avait observé que, dans des circonstances analogues, les oiseaux arrivaient toujours du côté sous le vent.

Vers cette époque, un étrange phénomène fut observé.

C’était pendant la nuit; le matelot Manson, qui était de quart, s’étant approché de l’arrière pour consulter la boussole, fut fort surpris, en se retournant, de voir sur l’avant du navire, un gros globe, d’une couleur rouge sombre, qui oscillait horizontalement. Le diamètre de ce globe lui parut égal à celui du disque de la lune quand cet astre est dans son plein. Ce phénomène dura quelques minutes, puis disparut subitement.

Le même phénomène se reproduisit une seconde fois plus tard, et fut aperçu par le matelot Dressler, qui raconta le matin, qu’ayant vu la boule éclater, il était allé à l’endroit où il croyait qu’elle se trouvait, mais qu’il n’avait plus trouvé aucune trace de celle-ci.

Ces phénomènes furent l’objet de longues discussions à bord, aussi bien parmi les hommes de l’équipage que parmi les membres de l’état-major. On leur donna les explications les plus diverses, M. Collins en attribua la cause au dégagement de certains gaz formés sous l’influence de l’électricité. 23

«A cette époque, dit M. Newcomb, nous voyions quantité de morses. Un des Indiens et moi en tuâmes deux qui avaient de superbes défenses. Ces amphibies étaient endormis tout près l’un de l’autre sur le bord d’un glaçon d’où la moitié de leurs corps plongeait dans l’eau. Nos deux premières balles les ayant blessés mortellement, nous sautâmes à trois pas d’eux, et leur envoyâmes cinq autres balles, presque à bout portant pour les achever. Aussitôt qu’ils furent morts, l’Indien se dépouilla le bras droit et le plongea dans la gorge de celui qu’il avait tué; retirant ensuite son bras tout couvert de sang, il s’en frotta le front, sur lequel il appliqua aussitôt de la neige, disant que son père lui avait enseigné cette cérémonie, qui devait lui porter bonheur.»

La pression des glaces devint terrible à cette époque: sous l’effort de cette pression, le navire s’inclina peu à peu jusqu’à douze degrés. Le gouvernail fut alors démonté; les poulies du grand mât reportées à babord; la basse poulie attachée aux grosses ancres de glace accrochées à environ cent cinquante pieds du navire, et les amarres tendues pour maintenir celui-ci dans une position verticale. On laissa néanmoins le propulseur en place, mais en donnant aux ailes la position la plus convenable pour qu’elles n’eussent point à souffrir de la pression des glaces. Les machines furent suiffées, mais on s’abstint aussi de les démonter.

«A mesure que l’inclinaison du navire augmentait, dit le lieutenant Danenhower, on remarquait que la déviation locale de l’aiguille devenait plus sensible; elle atteignit 24 même jusqu’à un degré et demi de plus qu’elle n’aurait dû atteindre. Cette perturbation était causée par la quantité considérable de fer employée dans la construction du navire, mais en outre et surtout par la présence des boîtes de fer-blanc de nos conserves, qui se trouvaient emmagasinées dans la cale et sur le gaillard d’arrière. Il fallut donc renoncer à faire les observations à bord et transporter nos instruments sur la glace et à une certaine distance du navire. A ce moment et plus tard nous remarquâmes que le mouvement tournant de la glace était très lent, c’est-à-dire que notre aimant se déplaçait peu—mais la nappe de glace qui nous enserrait avait sous l’influence du vent un mouvement cycloïdal dont la résultante était dans la direction du nord-ouest. Certes, notre position n’était nullement enviable; à tout instant notre navire pouvait être broyé comme une coquille de noix entre ces immenses masses de glace dont l’épaisseur générale variait entre cinq et six pieds. Mais en maints endroits où les glaçons s’étaient superposés et soudés ensemble, l’épaisseur atteignait plus de vingt pieds. Le bruit que faisaient ces montagnes de glace lorsqu’elles s’entrechoquaient, rappelait celui du tonnerre, et l’on voyait alors la jeune glace qui s’était formée dans le chenal qui les séparait voler en éclat et retomber à leur surface comme d’énormes morceaux de sucre.

»Le mois d’octobre fut assez tranquille; nous n’eûmes point à nous plaindre des tempêtes équinoxales; mais le froid devint extrêmement vif. Vers le 14, notre observatoire étant installé sur la glace, fut relié avec le navire 25 par des fils téléphoniques, dont quelques-uns avaient plusieurs centaines de mètres de longueur.»

«Je fis, vers cette époque, raconte M. Newcomb, un grand carnage de guillemots; j’en tuai jusqu’à vingt-neuf dans la même journée. Ce sont des oiseaux au vol rapide et offrant un bon coup de fusil; le goût de leur chair est passable.

»Un autre jour, je tuai aussi deux petits goëlands d’une espèce particulière. Ces deux oiseaux arrivaient en suivant l’ouverture d’une fissure de la glace sur le bord de laquelle j’étais assis; quand ils furent à portée, je tirai le premier qui tomba dans l’eau, pendant que l’autre faisait un crochet pour s’enfuir dans une autre direction; mais je fus assez heureux pour l’abattre également. Ces deux goëlands étaient de l’espèce dite de Ross (Rodostistua rosea), qui est extrêmement rare. Ce sont des oiseaux au vol rapide et gracieux, ayant le dos d’un bleu azuré; les pieds et les tarses rouge vermillon; la poitrine et le ventre d’un rose thé, couleur de laquelle la teinte rosée est à peine perceptible, mais qui cependant s’harmonise admirablement avec le bleu perlé des couvertures. Ces deux jolis oiseaux avaient alors leur plumage d’automne, c’est la plus charmante espèce que j’aie jamais vue.

»Je vis plus d’oiseaux pendant ce premier automne que je n’en ai vu depuis, si j’en excepte toutefois le séjour que j’ai fait à l’île Bennett, où des milliers de pingouins, de guillemots et de goëlands avaient leurs nids.

»Vers la fin d’octobre et en novembre, il tomba un peu de neige par intervalle qui, en se durcissant, rendit 26 la marche plus facile. J’en profitai pour faire de fréquentes excursions, en quête de spécimens d’histoire naturelle. Bien que ce fût l’époque où les oiseaux quittent ces parages, j’en tuai un bon nombre de très intéressants.»

La Terre de Wrangell était déjà en vue depuis quelques jours, mais ce fut le 28 et le 29 octobre que les gens de la Jeannette la virent dans son plein, et purent la distinguer des montagnes et des glaciers qu’ils reconnurent bien souvent par la suite, et dont M. Collins prit des croquis. Le navire s’en allait alors au gré du vent dans son mouvement de dérive. Les morses et les phoques abondaient dans ces parages, et les gens de l’équipage tuèrent deux ours. Deux baleines blanches passèrent aussi en vue du navire, mais ce fut les seules qu’on aperçut pendant toute la durée de l’expédition.

«La vie à bord était paisible, mais monotone, dit Danenhower; nous faisions de nombreuses observations, surtout d’étoiles. Les nuits étaient claires et fort propices pour se servir de l’horizon artificiel. Mais nous commençâmes à nous apercevoir et par la suite nous arrivâmes à nous convaincre que l’amiral Rodgers avait raison de dire que le sextant, l’horizon artificiel et le fil à plomb, sont les instruments les plus sûrs et les plus utiles pour l’exploration dans l’Océan Arctique. On ne peut guère se servir des différents télescopes parce qu’on ne peut faire d’observations minutieuses, qui, du reste, ne sont pas nécessaires dans ces régions. Le froid y est assez intense pour influencer les instruments, et il est presque impossible d’empêcher les lentilles de se couvrir de gelée ou 27 de vapeur, ce qui nécessite des corrections de réfraction presque sans fin. L’expérience nous apprit, en outre, que sur cette plaine de glace, l’état de l’atmosphère varie constamment. Sans qu’aucun indice précurseur vînt révéler le changement qui allait s’opérer, la croûte glacée s’entr’ouvrait, et souvent alors nous voyions s’élever d’immenses colonnes de vapeur du niveau de la mer; ce phénomène persistait aussi longtemps qu’une différence considérable existait entre la température de l’air et celle de la surface de l’eau, qui était ordinairement de 29° Fahr., c’est-à-dire celle à laquelle l’eau salée se congèle.

»Vers le 6 novembre, la glace commença à se rompre autour de nous. Nous avions déjà remarqué qu’à l’époque de la nouvelle ou de la pleine lune, il se produisait, dans la croûte de glace, une grande agitation que nous attribuâmes à l’action de la marée. Mais ce phénomène fut plus sensible pour nous pendant l’époque où nous nous sommes trouvés entre l’île Herald et la Terre de Wrangell, ou encore quand la mer était peu profonde et que la sonde ne nous rapportait pas plus de quinze brasses. Au moment de chacune de ces phases, la glace se rompait autour de nous et les glaçons, suivant une marche constante, venaient s’amonceler autour du navire.»

Les journées du 6 et du 7, durent être terribles, à en juger par la note suivante empruntée au journal de M. Newcomb: «La glace est en mouvement comme hier; on entend des craquements effroyables. La pression est énorme. De gros blocs de glace arrivent sur nous, poussés sur nous par le vent comme des fétus. Le champ 28 glacé qui nous environne, oscille d’une façon indescriptible. Notre navire est encore en bon état, mais pour combien de temps? nul ne le sait. Mon fusil et mon sac sont prêts pour partir s’il le faut et aller..... Dieu sait où.»

De son côté, le lieutenant Danenhower disait en partant à la même époque:

«La plaine de glace que quelques semaines auparavant nous voyions du haut du grand mât, parfaitement unie tout autour de nous, était alors bouleversée et dans un état de confusion dont la vue d’un vieux cimetière musulman peut seule donner une idée. Des fissures s’étaient produites dans la croûte de glace qui nous environnait et s’en allaient en rayonnant tout autour du navire. Les glaçons, en se heurtant et en se bousculant les uns les autres, produisaient un si épouvantable tumulte, qu’ils arrachaient à nos chiens des hurlements de frayeur.»

Cependant, la tranquillité se rétablit bientôt. Les jours suivants on observa plusieurs superbes halos du soleil, et le 10, apparut une aurore boréale que M. Newcomb décrit en ces termes: «C’est la plus belle que j’aie jamais vue. Elle formait six grands arcs intersectés de cirrhus à l’horizon et s’étendait de l’ouest-nord-ouest à l’est, couvrant ainsi presque la moitié de la voûte céleste. Le scintillement des étoiles à travers ce rideau lumineux produisait un effet magique. Spectacle vraiment grandiose! Ces franges éclatantes descendant perpendiculairement à l’horizon, le vacarme produit par les craquements des glaces qui, en s’entrechoquant, grondent comme le tonnerre, formaient l’ensemble d’une scène imposante 29 qui restera éternellement gravée dans ma mémoire. On respirait presque de l’électricité.»

Cependant la longue nuit d’hiver approche, les lumières restent allumées pendant toute la journée dans l’intérieur du navire, et le soleil va bientôt disparaître sous l’horizon.

Depuis quelques jours, nous étions en vue de l’île Herald, et, en même temps, de la Terre de Wrangell, quand, pendant la nuit du 13, nous entendîmes résonner, dans toutes les parties du navire, un bruit qui nous fit supposer que la glace se retirait. Un coup d’œil au dehors nous permit, en effet, d’apercevoir, du côté de babord, une vaste nappe d’eau libre en même temps qu’une crevasse dans la glace, sous laquelle nous pouvions distinguer un courant rapide. Tout le monde monta immédiatement sur le pont et les préparatifs furent faits pour visiter le navire. Celui-ci se trouvait dans une position assez singulière. D’un côté, à babord, il était complétement dégagé, tandis qu’à tribord la passerelle reposait encore sur la glace, ce qui nous fit croire qu’un banc de glace s’était glissé sous la quille et nous maintenait dans cette position. Mais cet état de choses fut de courte durée: deux jours plus tard, une couche de jeune glace recouvrait l’espace libre et se trouvait assez forte sous nos sabords pour permettre qu’on s’aventurât à marcher. Notre navire se trouvait donc emprisonné pour la seconde fois.

A partir de ce moment, la pression commença à se faire sentir et augmenta jusqu’au 23 novembre. «Ce jour-là, après un temps calme pendant toute la journée, dit Danenhower, nous eûmes une magnifique nuit étoilée, dont 30 M. Melville et moi nous profitâmes pour faire des observations, lorsque, vers onze heures, nous entendîmes un épouvantable craquement. La glace venait de se fendre à tribord et se détachait des flancs du navire pour s’en aller à la dérive, laissant celui-ci suspendu dans la moitié de la forme qui l’enserrait quelques minutes auparavant. Bientôt après, nous pûmes voir une assez vaste étendue de la surface de la mer complétement libre de glace et unie comme une glace. Nous n’entendions pas le moindre bruit autour de nous, si ce ne sont les hurlements de quatre chiens qui s’en allaient, emportés par la glace. Heureusement, quelques jours auparavant, nous avions remonté à bord tous nos instruments astronomiques, en prévision d’un semblable accident, et il ne restait sur la glace que notre chaloupe à vapeur et une petite cabane construite par nos hommes. On retourna chercher la chaloupe, mais la cabane fut abandonnée à son malheureux sort. Nous ne nous doutions guère alors que treize mois plus tard elle donnerait lieu à l’anecdote que nous raconterons tout à l’heure, et qui devait tous nous mettre en émoi.

»Le lendemain matin, nous pouvions distinguer, à trois milles de nous, le glaçon où le navire s’était trouvé encastré. L’empreinte de la coque y était encore parfaitement visible. Tout l’espace qui nous séparait de ce glaçon était libre; malheureusement, il était beaucoup plus large que long, et, de tous les autres côtés, la nappe de glace nous présentait l’aspect d’un gâteau, au moment où celui-ci sort du four, avec sa surface fendue et crevassée. 31

»Un des jours suivants, vers huit heures du matin, le glaçon qui retenait encore la Jeannette à tribord, se retira à son tour, laissant celle-ci s’en aller librement à la dérive, sous l’impulsion du vent. Celle-ci flotta ainsi pendant toute la journée, mais, vers sept heures du soir, elle fut poussée au milieu des jeunes glaces qui s’étaient formées et s’y engagea, pour y rester emprisonnée de nouveau. Ce nouvel incident nous toucha peu, car nous étions au milieu de la longue nuit d’hiver. Il faisait donc trop sombre pour que nous eussions aucune chance de trouver un passage dans le dédale de canaux que formaient entre eux les glaçons qui nous environnaient.

»Mais revenons à l’histoire de la cabane que les glaces nous avaient enlevée. Un jour Anequin, un de nos chasseurs de l’Alaska, revint au navire dans un état de surexcitation extraordinaire pour un Indien aussi peu communicatif: «Moi, avoir trouvé une maison de deux hommes», nous dit-il en arrivant. Il nous fit ensuite la description de cette maison. Quand on lui demanda s’il était entré à l’intérieur: «Non, répondit-il, moi avoir trop peur». On peut juger de notre surprise. Le lieutenant Chipp partit aussitôt pour vérifier le fait; il prit avec lui plusieurs matelots et emmena l’Indien pour leur servir de guide. Quand il fut arrivé à trois milles environ du navire, dans la direction du sud-est, il trouva la maison vue par Anequin, et reconnut la cabane abandonnée lors de la rupture de la glace.

»D’après les calculs que nous fîmes à cette époque nous reconnûmes que le mouvement de dérive qui nous entraînait 32 nous avait déjà emporté à quarante milles du point où nous étions entrés dans les glaces.

»Jusque-là notre navire avait admirablement résisté aux pressions les plus fortes sans paraître faiblir. Mais une nouvelle épreuve l’attendait. Un jour, pendant que je me trouvais sous la tente du pont, j’aperçus au-dessous de moi la pointe aiguë d’un énorme glaçon qui pressait le flanc du navire, du côté de babord, un peu en arrière des chaînes de l’avant et juste en face de la grosse travée qu’on avait posée à cet endroit à l’intérieur du navire, en vertu des ordres exprès de l’ingénieur en chef de Mare Island, M. William Shock. L’étreinte devint si forte que le navire se mit à gémir dans toutes ses parties; par instant, les portes des cabines étaient tellement comprimées qu’il eût été impossible d’en sortir, si un accident était survenu; la grosse travée elle même s’enfonça de trois quarts de pouce dans le plafond sous l’effort de la pression; les planches du pont semblaient vouloir s’arracher de dessus les baux et on pouvait voir jusqu’à un pouce de profondeur dans leurs assemblages de mousqueterie, produit par le revêtement intérieur du navire, qui éclatait de toutes parts.

»Cette étreinte dura pendant le reste de la journée et pendant toute la nuit. Naturellement personne ne ferma l’œil et chacun avait son sac près de soi et se tenait prêt à partir. On commença même à faire des préparatifs pour quitter le navire. Les traîneaux et les embarcations furent descendus sur la glace prêts à servir en cas de nécessité. Pendant tout ce temps, le sort de la Jeannette 33 fut véritablement en suspens. Enfin le lendemain la pointe de glace se rompit avant d’avoir entamé le flanc du navire. Alors un soupir de soulagement s’échappa de toutes les poitrines. Avec quel élan je remerciai du fond du cœur M. Shock de sa prévoyance. Car sans la bienheureuse travée, c’en était fait de la Jeannette.

»Le soir, la plaine de glace qui nous environnait ayant repris son apparente immobilité, nous pûmes prendre du thé. A ce moment on pouvait lire sur tous les visages un véritable sentiment de satisfaction, car le navire n’avait souffert que dans l’assemblage de quelques-unes de ses parties.»

Jusqu’ici nous ne nous sommes guère occupés que des événements qui se sont passés à l’intérieur du navire et n’ayant aucun rapport avec la vie intérieure des gens de l’expédition. Aussi, sans entrer dans de longs détails, croyons-nous devoir décrire l’existence de ces infortunés prisonniers des glaces pendant les deux longues nuits d’hiver qu’ils ont eu à passer au milieu de l’Océan Arctique.

«La longue nuit de trois mois, dit le lieutenant Danenhower, ne commença que vers le 10 novembre; néanmoins, le règlement d’hiver était entré en vigueur du 1er du même mois. Nous nous levions à sept heures pour répondre à l’appel général; les feux étaient ensuite allumés, et nous déjeunions à neuf heures; de onze heures à une heure, chacun était obligé de prendre un fusil et d’aller à la chasse par mesure sanitaire, car nous avions besoin d’exercice au grand air; à trois heures, la cloche 34 nous appelait pour le dîner, à la suite duquel les feux de la cuisine étaient éteints, afin d’économiser le charbon. Entre sept et huit heures, le thé était servi, mais nous nous servions, pour le faire, de l’eau distillée qui nous était fournie par une chaudière Baxter. Celle-ci fonctionnait nuit et jour, car le docteur avait expressément défendu l’emploi, pour notre consommation, de l’eau provenant de la fonte de la neige ou de la glace. Celle-ci était beaucoup trop salée. Après le thé, chacun allait se coucher.

»Notre ordinaire se composait en majeure partie de conserves. Pour varier, cependant, nous mangions de l’ours et du phoque deux fois par semaine. Nous avions aussi du lard avec des haricots ou du bœuf salé une fois tous les huit jours; nous ne buvions jamais de rhum ni aucune autre boisson alcoolique, sauf les jours de grandes fêtes, c’est-à-dire deux ou trois fois par an.

»Comme combustible nous recevions cinquante livres de charbon pour la cabine et le poste des matelots; la cuisine n’en recevait également que quatre-vingts, car nous étions obligés de faire des économies sur ce chapitre.

»Malgré ce régime, un peu sévère, la discipline fut toujours parfaitement observée, et pendant les vingt et un mois de notre captivité, une seule punition fut infligée. Encore n’était-ce pas pour une infraction aux règlements nautiques, ni pour insubordination, mais bien pour un acte d’impiété.

»Au point de vue sanitaire, les règlements étaient strictement observés, et chaque mois tous les hommes de l’équipage étaient soumis à une inspection médicale. 35 Aussi la santé générale se maintint-elle dans les meilleures conditions, eu égard au genre de vie que nous étions forcés de mener. D’un autre côté, les matelots jouissaient réellement d’un confort relatif.

»Mais ce qui contribua sans doute, au moins dans une certaine mesure, à soutenir le moral de nos hommes furent les divertissements auxquels donnèrent lieu les fêtes de Noël et du premier de l’an.

»Le jour de Noël, tous les hommes de l’équipage, réunis en corps et vêtus de leurs habits de gala, descendirent dans la cabine pour nous présenter leurs compliments.»

Chacun d’eux reçut un bon de faveur pour la table des officiers, où ils prirent part à un véritable festin, dont M. Newcomb nous a conservé la carte, que nous reproduisons ci-dessous:

Potage.

Soupe à la Julienne.

Poisson.

Saumon à la maître d’hôtel.

Viandes.

Canard arctique (lisez: phoque rôti). Jambon froid.

Légumes.

Petits pois (conservés); Succotash: Plum-pudding anglais de conserve, à la sauce froide. Mince pie.

Dessert.

Pale Sherry.

Bière.

London Stout.

Chocolat français et café.

«Hard Tack.»

Cigares.

Le 25 décembre 1879.

36

A bord du steamer arctique la Jeannette, prise dans les glaces par 72° de latitude nord.

Vint ensuite une représentation théâtrale improvisée, avec intermèdes de chants, de danses, etc., dans laquelle chacun des hommes de l’équipage joua un rôle. Voici le programme de cette représentation:

LES CÉLÈBRES MINSTRELS DE «LA JEANNETTE.»

PROGRAMME.

Première partie.

Ouverture Orchestre.
Ella Ree M. Sweetman.
Soo Fly H. Wilson.
Kitty Wells Edward Star.
Mignonette H. Warren.
Final Ensemble de la troupe.
Ouverture Orchestre.
Ella Ree M. Sweetman.
Soo Fly H. Wilson.
Kitty Wells Edward Star.
Mignonette H. Warren.
Final Ensemble de la troupe.

INTERMÈDE.

Deuxième partie.

1o Le célèbre Anequin, du grand nord-ouest, qui est connu du monde entier, amusera le public par une de ces fameuses pantomimes comiques dont lui seul a le secret.

2o Le grand Dressler jouera son solo favori sur l’accordéon.

3o M. Jack Cole, notre étoile, dansera ensuite un pas de clown et de gigue.

4o Enfin, solo de violon, par George Kuehne, seul rival d’Old Bull.

37

INTERMÈDE.

Troisième partie.

La soirée se terminera par la farce extra-bouffonne

MONEY MAKES THE MARE GO.

Personnages.

Master Keen Sage George W. Boyd.
Miss Keen Sage W. Shawell.
Charles Tildene, jeune homme d’avenir,
amoureux de miss Sage
H.-W. Leach.
Julius Goodargold W. Warren.

Régisseur: A. Gortz.

Directeur: W. Ninderman.

Noël 1879.

C’est ainsi que se termina l’année 1879. Le 1er janvier 1880 eut aussi ses divertissements. Mais, malheureusement, nous ne pouvons entrer dans aucuns détails à leur sujet; mais ceux que nous venons de donner à propos de Noël suffisent pour démontrer qu’à cette époque le moral de tout l’équipage était excellent.


39

CHAPITRE III.

Débuts du mois de janvier 1880.—Retour de la lumière.—Alerte du 19 janvier.—Une voie d’eau se déclare.—Efforts faits pour la combattre.—Peine inutile; il faudra pomper pendant dix-huit mois.—Position du navire à cette époque.—Cinquante milles en cinq mois.—La théorie de Peterman réduite à néant.—Un ours à bord.—Quinze jours d’été seulement.—Le gibier dans l’Océan Arctique.—Visite d’une ourse et de ses deux oursons.—Désagréable rencontre faite par le capitaine.—Nous sommes arrivés à la fin de notre première année dans l’Arctique.—Théorie sur le mouvement des glaces polaires.—Hypothèse sur la route probable de la Jeannette, si elle résistait à la pression des glaces.—État sanitaire de l’équipage, conditions du navire au commencement de septembre 1880.

Les quatre mois qui venaient de s’écouler depuis l’emprisonnement de la Jeannette dans les glaces avaient été relativement doux, pour tous les gens qui étaient à bord. A part deux ou trois moments critiques où leur navire s’était trouvé en danger d’être écrasé, ils n’avaient pas eu trop à se plaindre des glaces de l’Arctique. En outre, les vivres frais ne leur avaient point encore fait défaut. «Nous avons tué deux cent quinze oiseaux, trouvons-nous consigné dans les notes de M. Newcomb, et nous aurions pu en tuer bien davantage; mais comme la corneille de John Billing, nous ne soupirions pas après eux, et n’avions pas encore appris, par expérience, à en apprécier la valeur.»

40

Les premiers jours de l’année 1880 se passèrent encore sans incidents remarquables. Peu à peu le soleil se rapprocha de la ligne de l’horizon, et, vers le milieu de janvier vint mettre le terme à une longue nuit d’hiver. Son apparition fut naturellement saluée avec des transports de joie par tout le monde à bord; cependant, elle fut signalée par un abaissement de température considérable; le thermomètre à alcool descendit jusqu’à 57° 8 (Fahr.) au-dessous de 0°. Heureusement, l’absence du vent fut à peu près complète pendant ces froids rigoureux.

Nous pûmes alors constater les effets physiologiques produits sur nous par les ténèbres: nous étions tous d’une extrême pâleur; de plus, sous l’influence du froid, les ongles de nos mains étaient devenus cassants.

«Ce fut pendant cette période d’accalmie, raconte M. Newcomb, qu’il me fut donné d’être témoin d’un acte superstitieux bien étrange. Je me promenais avec un de nos Indiens, lorsque je le vis s’arrêter subitement et regarder le disque de la nouvelle lune qu’il venait d’apercevoir. Soufflant ensuite dans la direction de l’astre il lui adressa une invocation pour lui demander le succès à la chasse. Curieux de connaître le motif qui le faisait agir ainsi, je le lui demandai. «La nouvelle lune, me répondit-il, est le «Tyune» des cerfs, des ours, des phoques et des walrus, et j’ai appris de mon frère une invocation qui doit me la rendre propice dans mes chasses. Mon père tenait lui-même ce secret d’un vieil Indien qui le lui avait vendu pour une peau de loup.»

Aux jours de tranquillité du commencement de janvier 41 succédèrent les jours d’angoisses. Vers le milieu du mois, les glaçons commencèrent à s’amonceler autour du navire qu’ils environnèrent bientôt d’un véritable rempart. La pression devint alors énorme, et, sous son action, la glace étant très souple et très élastique, s’entassait sans résistance. A ce moment la principale poussée s’exerçait de l’avant à l’arrière; les flancs avaient aussi à supporter une étreinte terrible. Jusqu’au 19 au matin, la Jeannette lutta sans faiblir, mais ce jour-là, un matelot, appelé par les besoins du service dans la chambre remonta aussitôt annoncer que les plaques de l’avant étaient couvertes d’eau. Le charpentier, descendu à son tour, revint dire que si on n’arrivait pas à obtenir des pompes, de deux mille cinq cents à trois mille coups de piston par heure, on ne parviendrait pas à se rendre maître de l’eau. La position était critique, car, à moins que la pression des glaces ne cessât, l’existence de la Jeannette n’était plus qu’une question d’heures.

«Perspective peu rassurante, écrit M. Newcomb, la côte de Sibérie se trouvant à quelque deux cents milles au sud. Long et pénible voyage; mais la volonté a soutenu des hommes dans une position aussi critique; j’espère qu’elle nous soutiendra également. Cependant le navire qui frissonne dans toute sa membrure nous indique que la pression augmente.»

A la première nouvelle du danger, tout le monde courut aux pompes. La température était alors extrêmement basse; le thermomètre marquait 42° Fahr., qui est le point de congélation du mercure. Tout gelait. «Le froid 42 était si intense, dit M. Newcomb, que les mocassins et les gants se raidissaient dès qu’on les avait quittés. Quand on avait marché pendant une heure, on se sentait comme un poids sur l’estomac, et tous les symptômes de l’indigestion se manifestaient. Cependant les hommes étaient obligés de travailler avec de l’eau jusqu’à mi-jambe.»

M. Melville eut beaucoup de peine à obtenir de la vapeur et à mettre les pompes en mouvement. Il y parvint à la fin, et celles-ci fonctionnèrent à merveille. On découvrit alors qu’une voie d’eau sérieuse s’était fait jour à travers une des côtes du navire. On crut alors que les planches du bordage s’étaient disjointes près de l’étrave, mais ce ne fut que le jour où la Jeannette sombra, c’est-à-dire le 12 juin 1881, qu’on connut la véritable cause du mal. De leur côté, les charpentiers Sweetman et Ninderman, travaillaient jour et nuit, sous la direction du lieutenant Chipp, à établir une cloison étanche à l’avant du grand mât, pour empêcher l’eau d’envahir toute la cale. Le 21, M. Melville adapta une pompe économique à la chaudière Baxter. Cette nouvelle pompe apporta un grand soulagement aux hommes qui, jusque-là, s’étaient comportés vaillamment; du reste, elle continua de fonctionner jour et nuit pendant dix-huit mois, c’est-à-dire jusqu’au jour de la catastrophe qui mit fin à l’existence du navire. Melville essaya, pendant l’été, d’installer une autre pompe avec des ailes de moulin, mais il en fut pour sa peine, car pendant cette saison, les vents étaient si faibles, qu’ils ne pouvaient la mettre en mouvement.

L’alerte du 19 janvier avait révélé les qualités de 43 l’équipage de la Jeannette. «L’expérience du 19, dit le lieutenant Danenhower, me remplit de confiance dans notre équipage, car, durant cette terrible épreuve, tous les hommes s’étaient montrés à la hauteur de la situation. D’un autre côté, le soleil commençait à se montrer sur l’horizon et nous pouvions distinguer la Terre de Wrangell à notre gauche. Mais l’île Herald n’avait été aperçue qu’une seule fois, bien que la Jeannette fut à peu près à égale distance des deux.

»Nous nous trouvions alors à une cinquantaine de milles du point où nous étions entrés dans les glaces. Malgré cette faible distance, pendant les cinq mois qui venaient de s’écouler, nous avions parcouru un trajet considérable avec la banquise qui nous retenait prisonniers. Car celle-ci nous rapprochait et nous éloignait tour à tour de 180° méridien en nous faisant décrire de véritables cercles. Cependant nous devions avoir dépassé ce méridien.

»Le courant qui nous emportait avait une marche irrégulière. Nous avions remarqué qu’avec les vents du sud notre mouvement était toujours beaucoup plus rapide qu’avec ceux du nord-est. Sans doute, la Terre de Wrangell, que nous avions sous le vent, n’était pas étrangère à ces irrégularités. Quant aux vents du sud-ouest, ils étaient extrêmement rares.

»A plusieurs reprises, on annonça une terre au nord-est. Comme j’étais déjà confiné dans ma cabine, je ne pus vérifier l’existence de cette terre, mais néanmoins je n’y peux croire, car certains matelots apercevaient la terre à 44 tous les rumbs du vent dès qu’ils s’asseyaient dans le tonneau de vigie. Aussi que de fois n’ont-ils pas fait monter inutilement au haut du mât notre pilote des glaces!

»A la vérité l’immobilité relative à laquelle nous étions condamnés nous causait un véritable désappointement. Jusque-là, en effet, notre seule découverte était celle de la fausseté de la théorie de Pétermann. Car, à nos yeux, il n’était plus soutenable que la Terre de Wrangell fît partie du Groënland, et il était évident, comme on l’a démontré plus tard, que cette terre n’est qu’une île.»

Dès que le danger qu’on avait couru le 19 et les jours suivants fut passé, la tranquillité se rétablit à bord, et chacun reprit ses occupations ordinaires.

«Le 1er février au matin, dit M. Newcomb, un de nos chasseurs indiens me rapporta un superbe renard blanc. Comme nous nous trouvions à peu près à égale distance de l’île Herald et de la Terre de Wrangell, et à une cinquantaine de milles des deux, je fus forcé d’en conclure que cet animal est un maraudeur des plus entreprenants.

»Le lendemain matin, la monotonie de notre existence fut troublée par la visite d’un ours monstrueux qui voulut venir à bord. Cet animal se dirigeant droit à la passerelle avec l’intention évidente de monter sur le pont, nos chiens se précipitèrent à sa rencontre pour lui barrer le passage, mais ils durent bien vite battre en retraite. Toutefois maître Bruin paya cher cet excès de témérité, car M. Dunbar, saisissant une carabine l’eut vite dépêché 45 dans l’autre monde en lui logeant une balle dans la tête. Bien que nous ayons eu souvent la visite de ces monstrueux animaux, aucun n’avait poussé l’audace aussi loin. Généralement ils battaient en retraite dès qu’ils nous apercevaient, se bornant à tenir tête aux chiens lorsqu’ils étaient poursuivis de trop près.

»Avec le retour de la lumière, les excursions sur la glace devinrent naturellement plus fréquentes et plus longues; mais ces promenades n’étaient pas toujours sans danger.

»Le 16 février, continue M. Newcomb, je partis à la chasse avec un des Indiens; ne trouvant que de vieilles traces d’ours, nous poussâmes nos recherches assez loin. A la fin il fallut songer au retour, mais quand nous fûmes arrivés à un demi-mille du navire nous trouvâmes notre chemin barré par une crevasse large de quarante pieds, là où quelques heures auparavant nous n’avions pas trouvé le moindre indice de rupture. Nous fûmes donc obligés de chercher un passage ailleurs. Après avoir côtoyé la crevasse pendant plus de trois milles, nous finîmes par arriver à un endroit où nous pûmes la franchir en sautant d’un glaçon sur l’autre et regagner le navire, fort heureux de nous sentir tirés de cette situation embarrassante. Au reste le lecteur pourra s’imaginer les sentiments qui devaient nous animer, lorsqu’il saura que nous avions le vent contraire; qu’à cette époque le jour dure quelques heures seulement; que la crevasse s’élargissait sans cesse, et enfin que la température était à 45° Fahrenheit. Par exception à la règle, la température remonta, 46 il est vrai, le lendemain, à 35°, mais ce brusque changement fut accompagné d’une tempête pendant laquelle le vent soufflait par rafales avec une vitesse de quarante-cinq milles à l’heure, emportant avec lui des tourbillons épais d’une neige aveuglante que personne n’aurait bravé impunément.»

Le 22 février, jour anniversaire de la naissance de Franklin, on fit la toilette du navire: tous ses mâts furent pavoisés, absolument comme si nous nous fussions trouvés dans un port d’Amérique. Le drapeau national flottait à l’avant et au sommet du grand mât, tandis que le pavillon du commandant se déployait au sommet de la misaine.

Le relevé de nos sondes, pendant toute cette saison, nous donnait une moyenne de trente-trois brasses avec fond de boue.

Les glaces que nous mesurâmes en plusieurs occasions nous donnèrent 8 pieds comme épaisseur moyenne pour celle de l’année; un glaçon qui venait de se détacher nous donna 10.

Ce fut dans le courant de février que nous eûmes la plus basse température que nous ayons éprouvée— -58° Fahrenheit. Du reste, la température était extrêmement variable pendant la journée.

Les mois de mars et d’avril se passèrent sans incidents bien remarquables. Nous fûmes cependant surpris de ne ressentir en mars aucune de ces rafales de vent entremêlées de neige, qui sont si fréquentes à cette époque sous d’autres latitudes.

En avril, le naturaliste de l’expédition prit un moineau 47 et une alouette des côtes. Nous nous attendions à voir des bandes d’oies et d’autres sauvagines à l’époque du passage du printemps, mais nous fûmes déçus dans cette espérance. Aucun de ces oiseaux ne se montra; seul un malheureux eider mâle vint tomber, épuisé, auprès du navire, où il fut pris.

«Le 1er mai, dit M. Newcomb, j’aperçus le premier goëland que nous vîmes cette année-là; c’était une mouette tachetée, qui vint passer à quelque distance du vaisseau. Un peu plus tard je tuai plusieurs pingouins et quelques guillemots. J’en vis un plus grand nombre d’autres, qui, tous, se dirigeaient vers l’ouest, ce qui me fit soupçonner l’existence d’une terre dans cette direction, où ces oiseaux allaient nicher.»

A cette époque nous faisions de longues excursions sur la glace pendant lesquelles nous trouvions souvent quantité de coquilles de moules, et de boue, ce qui indiquait évidemment que le banc de glace qui nous entraînait avait été en contact avec la terre, ou quelque bas-fond. Souvent aussi les chasseurs rapportaient de petits morceaux de bois; l’un d’eux revint même un jour avec une tête de morue; il avait aussi trouvé une substance ayant beaucoup d’analogie avec le blanc de baleine.

Le 3 mai, un vent frais se mit à souffler du sud-est, et le navire fut entraîné d’un mouvement uniforme et rapide vers le nord-ouest. M. Collins nous prédit alors, et nous répéta à plusieurs reprises, que si les vents de cette direction continuaient à souffler jusqu’au commencement de juin, nous aurions, dans le courant de ce dernier mois, des 48 vents du nord-ouest qui viendraient rétablir l’équilibre. Cette prédiction se confirma complétement, car pendant le mois de juin, nous fîmes en sens inverse le chemin que nous avions parcouru en mai.

Il faisait assez jour au milieu de mai, à minuit, dans notre cabine, pour qu’on puisse lire sans le secours des lampes.

Nous commençâmes les draguages le 1er juin, et nous ramenâmes ce jour-là du fond de l’eau des astéries et un petit mollusque bivalve.

Le 4 juillet, jour anniversaire de la déclaration d’indépendance, la Jeannette prit de nouveau un air de fête, et tous ses mâts furent pavoisés comme le 22 février.

La neige avait fini de disparaître vers le milieu de juin, laissant de larges flaques d’eau à la surface de la plaine de glace qui nous entourait. Celle-ci avait alors une teinte bleu-verdâtre, et était devenue de la dureté du cristal. Aussi l’intervalle qui sépare la date du 15 juin de celle du 15 juillet était regardé par beaucoup d’entre nous, comme le plus propice pour les excursions. Néanmoins ce point était fort controversé et des discussions interminables s’élevèrent à ce sujet entre les gens les plus experts en la matière, parmi lesquels il faut citer notre pilote de glace, M. Dunbar, qui avait fait de nombreux voyages dans les parages de la baie de Baffin.

Quoiqu’il en soit, nous eûmes pendant la plus grande partie de l’été un temps gris et brumeux. Heureusement nous n’avions pas le moindre souffle de vent, mais souvent l’humidité, le brouillard et le froid étaient tels que 49 nous étions glacés jusqu’aux os. On eût dit que la glace, en se fondant, absorbait toute la chaleur du soleil. Nous ne pouvions néanmoins nous résoudre à faire du feu comme en hiver, dans la crainte de faire une trop large brêche à notre provision de charbon.

La glace était alors divisée par un nombre considérable de crevasses qui rayonnaient autour du navire; mais aucune d’elle n’avait une direction assez définie, pour nous offrir quelque chance de trouver un passage.

En outre, la Jeannette était si solidement encastrée dans son glaçon, qu’une cargaison entière de matières explosibles n’eût produit aucun effet appréciable pour la dégager. Cependant notre premier lieutenant, M. Chipp, qui avait été attaché au département des torpilles à l’arsenal maritime, avait préparé plusieurs de ces engins pour s’en servir si une occasion favorable pour délivrer le vaisseau s’était présentée. Malheureusement cette occasion ne se présenta jamais.

Pendant tout l’été nous n’eûmes qu’une seule période de beau temps: ce fut au mois de juillet; pendant une quinzaine de jours le ciel resta pur. La température était alors agréable, le thermomètre marquait quelquefois 40° Fahr., et nous trouvions qu’il faisait chaud. Les chiens recherchaient l’ombre du navire pour se coucher à l’abri des rayons du soleil.

Le 25 juillet, l’Indien Anequin tua un phoque barbu, le seul dont nous ayons pu nous emparer pendant toute la durée de l’expédition; c’était un superbe spécimen de l’espèce; sa peau nous fournit d’excellentes semelles pour 50 nos mocassins, et sa chair une nourriture abondante et d’assez bon goût. On trouva dans son estomac des vers qui avaient beaucoup d’analogie avec l’Ascaris lombroïdes de l’homme. Nos collections d’histoire naturelle s’enrichirent aussi de quelques oiseaux rares, tués par M. Collins et le lieutenant Chipp. On tua, en outre, un nombre assez considérable d’autres oiseaux, particulièrement des phalaropes et des guillemots, lesquels étaient toujours les bienvenus sur notre table. D’ailleurs, pendant toute cette année-là, nous tuâmes encore suffisamment de gibier pour notre consommation et pour fournir des vêtements de peau de phoque à tous les gens de l’équipage; mais pour cela il fallut que nos chasseurs parcourussent de vastes espaces, car le gibier est fort rare dans les parages où nous nous trouvions, comme dans toute cette région. Aussi que de fois n’eus-je pas l’occasion d’entendre critiquer les assertions de l’auteur du The Threshold of the Unknown Regions, qui dépeint la partie de l’Océan Arctique au nord de la Sibérie, comme regorgeant de gibier, et entrecoupées de nombreuses Polynias navigables.

L’espèce de phoque que nous rencontrions le plus communément était celle dénommée par Lamotte Flock-Rat,—le rat des glaces.—C’est un animal d’une soixantaine de livres, donnant environ trente livres de chair nette. Celle-ci était rien moins qu’agréable au goût, et il fallait être véritablement philosophe pour se résoudre à la manger. Cependant rôtie et froide elle est préférable. Sa peau, servait aux matelots pour faire des bottes ou des pantalons. 51 Il semble assez extraordinaire qu’on ait trouvé des débris fossiles de cette espèce dans les montagnes d’Écosse, comme l’affirme Lamotte.

Les walrus ou morses étaient beaucoup plus rares, et nous n’en pûmes tuer que six, car l’eau était trop profonde pour ces cétacés qui ne se hasardent guère sur des fonds de plus de quinze brasses. Ceux qui tombèrent en notre pouvoir fournirent une excellente nourriture pour nos chiens, et notre cuisinier chinois avait aussi un faible pour les sauces aux walrus.

«Quelques-uns de ces amphibies, dit M. Newcomb, présentaient cette particularité que l’une de leurs défenses, celle du côté gauche, est plus grosse et plus longue que celle du côté droit. En outre, les dents de la mâchoire supérieure étaient beaucoup plus usées que celles d’en bas. Je remarquai un de ces animaux dont la mâchoire inférieure était aussi beaucoup plus développée d’un côté. Jusqu’ici on a considéré, je crois, comme douteux que le walrus soit carnivore. Sans entrer dans aucune discussion à ce sujet, je dirai cependant que j’ai trouvé dans l’estomac d’un de ces animaux, tué par l’Indien Alexis, des morceaux de la peau d’un jeune phoque barbu.»

Parmi les espèces de gibier qui fournirent le plus de viande fraîche à l’équipage prisonnier, pendant la première année de sa détention, il faut citer l’ours polaire. Dans cette année-là, en effet, les gens de la Jeannette en tuèrent un plus grand nombre que pendant le reste du temps qu’ils demeurèrent dans l’Arctique. «Mais, dit le lieutenant 52 Danenhower, la chair de cet animal, comme celle du phoque, ne constitue pas, quoiqu’on en dise, un mets exquis, et il faut être véritablement privé de toute autre espèce de chair fraîche pour se résoudre à en manger. Ce fut principalement au printemps que nos chasseurs furent heureux à la poursuite de ces animaux. En été, il était extrêmement difficile de s’en emparer, car dès qu’ils nous voyaient, lors même qu’ils étaient blessés, il battaient immédiatement en retraite, et trouvaient toujours facilement un refuge dans les nombreuses crevasses qui sillonnaient la croute de glace. Ils s’y jetaient à la nage et mettaient aussi une barrière infranchissable entre eux et ceux qui les poursuivaient.

»Pendant les temps brumeux et humides, ces animaux étaient beaucoup plus audacieux et s’approchaient à une assez faible distance du navire. Un jour même une ourse, avec ses deux petits, s’aventura jusqu’à quatre cents mètres de celui-ci, du côté de tribord. Heureusement, les chiens, qui étaient logés du côté de babord, ne pouvaient l’éventer. De sorte qu’une troupe de tireurs put s’organiser avec calme sur la poupe. Pendant ce temps-là, je surveillais les trois animaux par un sabord, d’où il m’était plus facile de les voir que du pont, où le brouillard m’eût obstrué la vue. C’était un joli coup d’œil que cette mère et ses deux petits s’avançant lentement et avec précaution, quoique, dans leur démarche, tout annonçât plutôt l’étonnement que la crainte. Enfin, quand tout fut prêt, j’entendis le capitaine dire:

»—Croyez-vous qu’ils soient arrivés à deux cent cinquante mètres?

53

»Sans doute la réponse fut affirmative, car immédiatement après j’entendis de nouveau le capitaine ajouter:

»—Visez à deux cent cinquante mètres et attention au commandement..... feu!

»Une décharge de six coups de fusil succéda à ce commandement. Les ours chancelèrent et firent plusieurs tours sur eux-mêmes; et déjà je les voyais orner notre garde-manger; mais j’eus la surprise de les voir prendre leur course et s’enfuir au galop. Naturellement, l’alerte donnée, les chiens se mirent à leur poursuite; toutefois, les ours avaient trop d’avance; ils parvinrent à une crevasse où ils se jetèrent à la nage et s’échappèrent. Cependant les gouttes de sang qu’on trouva sur la glace prouvaient assez que toutes les balles n’avaient pas été perdues. Au reste l’ourse était tombée plusieurs fois.

»Il était curieux de la voir pendant sa fuite chasser ses deux oursons devant elle et manifester son impatience quand ils n’allaient pas assez vite.

»En outre des animaux que je viens de citer, nous avions encore dans la mer une autre source pour alimenter notre cuisine. Il est vrai, les parages où nous nous trouvions étaient peu poissonneux, mais, pendant la courte saison d’été de ces régions, nous prîmes assez fréquemment une espèce de morue longue seulement de six pouces.

»L’été fut naturellement l’époque des excursions, soit sur la glace, soit en canot. Le capitaine affectionnait surtout ce genre de divertissement, qui, un jour, faillit lui être funeste. Il était parti seul, dans le Dingy, sans emporter 54 aucune arme, et suivait tranquillement les méandres formés par les crevasses de la glace, lorsque tout-à-coup, il se trouva nez à nez avec un ours qu’il n’avait point aperçu au milieu du brouillard. Celui-ci était assis majestueusement sur le bord d’un glaçon et suivait tous ses mouvements. Naturellement le lieutenant de Long, en apercevant son vis-à-vis, s’empressa de changer de direction et de battre en retraite.

»Dans l’après-midi du 3 août, nous fûmes témoins d’un phénomène curieux; le navire fut subitement enveloppé d’un brouillard noirâtre ayant une forte odeur de fumée. D’où provenait ce brouillard? C’est là une question que je ne chercherai point à élucider; je me bornerai donc à signaler le fait, laissant à d’autres le soin de l’expliquer.

»La migration annuelle des oiseaux commença les premiers jours de septembre. Ce furent principalement des phalaropes que nous vîmes à cette époque. Ordinairement ils étaient par bandes de six ou huit, mais ne s’arrêtaient que rarement dans notre voisinage. Presque toutes ces bandes allaient du nord-est au sud-ouest.

»Notre première année de détention touchait à sa fin, et l’expérience que nous venions de faire dans les parages où nous nous trouvions, nous avait amenés à conclure que le mouvement général des glaces était dû principalement à la force des vents dont la résultante suivait une ligne allant du sud-est au nord-ouest. Nous étions même arrivés à émettre l’opinion que la région polaire était recouverte d’une immense calotte de glace animée d’un 55 mouvement de rotation lent et général de gauche à droite autour d’un axe passant par le pôle et sur les bords de laquelle les glaces flottantes suivaient une direction qui variait avec les segments. Dans cette hypothèse, la Terre de Wrangell devait contrarier constamment le mouvement des glaces des segments nord et est, de sorte qu’il en résultait une lutte constante entre cette île et la solide phalange du nord-est.

»En outre, les millions d’hectares de glace qui, chaque année, comme on le sait se pressent dans le canal Robeson, ou passent entre le Groënland et l’Islande devaient se détacher en vertu de la force centrifuge de cette calotte de glace, qu’une des branches du Gulf-Stream vient attaquer sur les bords du Spitzberg en faisant ressentir son influence jusqu’au cap nord de l’Asie. Le mouvement général de cette calotte doit être très lent, tandis que la vitesse des mouvements secondaires dépendait naturellement de la profondeur des eaux de l’océan et du voisinage des terres. Près de l’ouverture de leurs déversoirs naturels, ces derniers devaient être très rapides.

»En outre de cette théorie du mouvement des glaces, j’avais encore une ample matière offerte à mes méditations. En effet, Melville ayant analysé toutes les données qu’on pouvait tirer des rapports faits au bureau d’hydrographie et des ouvrages relatifs à l’Océan Arctique, marqua sur une carte circumpolaire les différents courants signalés par les navigateurs, aussi bien que ceux dont l’existence avait été mise en avant dans les théories soutenues par les grands géographes. Ces données furent pour nous un 56 objet d’études constantes à la suite desquelles nous arrivâmes tous les deux à la conviction que si le navire pouvait résister assez longtemps à la pression des glaces, il serait entraîné entre le Spitzberg et l’île de l’Ours, et débarquerait dans l’Océan Atlantique. Sans doute il lui faudrait remonter à une très haute latitude, dont le degré dépendrait toutefois de l’influence exercée par la Terre de François-Joseph sur le mouvement des glaces. Si celles-ci étaient entraînées au sud-est de cette terre, la Jeannette devrait y rencontrer un mouvement secondaire très rapide, dans la direction du sud-ouest, à cause de la barrière opposée aux glaces par cette terre; si, au contraire elles étaient entraînées au nord, la banquise aurait à incliner sa marche vers le pôle, et dans ce cas on atteindrait une très haute latitude, pourvu qu’il n’existât pas de continent polaire.

»Nous avions aussi envisagé l’hypothèse où nous serions entraînés le long de la côte occidentale de la Terre de Wrangel. Dans ce cas, nous entrevoyions la possibilité de nous dégager nous-mêmes.

»Suivant mon opinion, si nous étions entrés dans les glaces à deux cents milles plus à l’est, nous eussions été portés sur les côtes de la Terre du Prince-Patrick; c’est, en effet, dans cette direction que Collinson trouva la plus grande profondeur. Il lui arriva même de ne pas trouver de fond avec une sonde de cent trente-trois brasses.

»La moindre profondeur que nous ayons rencontrée sur tout le parcours accompli pendant notre première année de dérive, fut celle de dix-sept brasses, tandis que la 57 plus grande ne dépassa pas soixante. Celle que nous avons rencontrée le plus fréquemment était celle de trente brasses avec un fond d’une uniformité extraordinaire, composé de boue bleuâtre, quelquefois d’argile, et de fragments d’une substance à laquelle nous attribuâmes une origine météorique. Ces fragments rappelaient pour la forme et la couleur de minces tranches de pommes de terre frites.

»Au commencement de septembre 1880, nous nous croyions presque certains d’être encore entraînés dans la direction du nord-ouest pendant tout le cours de l’année suivante. M. Dunbar nous avait appris, en effet, que les débris des baleiniers détruits, au nord du détroit de Behring, avaient été portés sur l’île Herald; nous savions que le navire Gratitude avait été entraîné de ce côté: c’était donc là des indices de l’existence d’un courant dans cette direction. Il est vrai nous n’en avions point d’autres preuves, à moins d’attribuer aux bancs et aux bas-fonds qui existent dans le voisinage de l’île Herald la même origine qu’au grand banc de Terre-Neuve, lequel, comme on le sait, est formé de matières terreuses apportées par les glaces.

»Toutefois nous ignorions l’influence que pouvaient exercer sur les courants de cette région le cap nord et les côtes qui l’avoisinent; or, l’angle formé par ce cap peut en avoir une considérable.

»A ce moment le navire était solidement encastré dans une nappe de glace d’environ huit pieds d’épaisseur; d’énormes blocs s’étaient glissés sous la quille et la tenaient soulevée d’un degré environ à l’une de ses extrémités; 58 d’un autre côté le navire tout entier était incliné à tribord de deux degrés environ; mais il était si solidement maintenu dans cette position par son gigantesque étau, que chaque coup de marteau donné par le forgeron sur son enclume faisait vibrer tous les agrès. Il est vrai ceux-ci étaient assez mal tendus, car au commencement de l’hiver précédent on avait eu soin de mollir toutes les manœuvres, et, sous l’action du froid, le fil de fer dont celles-ci étaient composées avait subi une contraction énorme. En outre, les glaçons s’étaient amoncelés autour du navire, où ils constituaient de véritables monticules; de sorte qu’autour de nous régnait une barrière presque infranchissable, dont l’imagination aurait peine à se former une idée tant était grande la confusion de tous ces blocs superposés. On eût dit l’emblême du chaos.

»Un peu plus tard, les glaçons se ressoudèrent sous l’influence du froid, et les excursions devinrent plus faciles, car il tomba relativement peu de neige, et quand il en tombait, elle était immédiatement balayée par le vent. Mais, chose curieuse, cette neige, en passant sur la glace, acquérait un tel degré de salure qu’il était impossible de s’en servir pour la cuisine.

»Le temps était venu de préparer les quartiers d’hiver. Il fallait s’apprêter à passer une seconde fois cette longue nuit de trois mois que l’expérience de l’année précédente nous avait appris à considérer comme la plus terrible de nos épreuves. Nous l’envisagions froidement, mais non sans inquiétude. Nous savions, en effet, que pendant cette longue période de ténèbres, nous pouvions à tout instant 59 être jetés sur la glace et nous trouver sans asile, exposés aux rigueurs de l’Océan Arctique. Le moral de tout le monde était excellent, mais pendant l’hiver précédent, nous avions pu remarquer une certaine surexcitation d’esprit, qui ne laissait pas de nous préoccuper. Enfin, nous savions que le capitaine était un partisan déclaré des excursions d’automne; il avait manifesté, en outre, à plusieurs reprises, la ferme résolution de ne pas abandonner son navire tant qu’il resterait une livre de provisions à bord. Pour tous, c’était donc encore une année entière qu’il nous faudrait passer au milieu des glaces.

»Telles étaient les couleurs assez sombres sous lesquelles l’avenir se présentait à nous, lorsque nous commençâmes, pour la seconde fois, nos préparatifs d’hivernage.»


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CHAPITRE IV.

Seconde année dans les glaces.

Le navire une seconde fois dans ses quartiers d’hiver.—Commencement de la nuit de trois mois.—Observations astronomiques et téléphoniques.—Fêtes de Noël et du nouvel an.—Canal Melville.—Trou Dunbar.—Retour de la lumière.—Terre.—Extraits du livre de loch.—L’île Jeannette.—Épaisseur de la glace.—État de la glace.—Une seconde île.—L’île Henrietta.—Descente d’une troupe d’explorateurs sur cette île.—Description de l’île Henrietta.—Melville trompé par l’heure.—Il laisse un cairn sur l’île avec des papiers pour constater sa prise de possession.—Préparatifs à bord en vue de la rupture définitive des glaces.—État de celles-ci.—La débâcle commence.

Le navire fut établi dans ses quartiers d’hiver dès le mois de septembre. Des remblais de neige furent élevés tout autour, et le quartier des matelots fut réinstallé sur ce pont que la tente couvrit dans toute sa longueur. On y comprit même le faux-pont. Économie et rationnement furent à l’ordre du jour pour les vivres et les vêtements aussi bien que pour le charbon. Toutefois le règlement d’hiver, pour les repas, les heures d’exercice, etc., ne fut appliqué que le 1er novembre.

Malgré ce que nous venons de dire, l’été de 1881 avait été relativement calme, mais en octobre les glaces reprirent 62 leur mouvement, et vers le milieu du mois la nappe se fendit de nouveau en une infinité de morceaux qui, s’empilant les uns sur les autres, formèrent des monticules dont les étreintes eussent été funestes pour tout navire qui se fût trouvé pris entre eux. Le thermomètre tomba à 46° vers le 15. Lorsqu’on marchait sur la neige, qui avait recommencé à tomber, elle résonnait sous les pieds rendant un son métallique capable de couvrir celui de la voix.

«Lorsque la glace, dit M. Newcomb, venait de se rompre près de nous, vous entendiez un bruit sourd et prolongé puis vous ressentiez une sorte de trépidation qui vous avertissait que quelque chose se passait sous vos pieds; puis soudain la glace s’enfonçait avec le bruit d’un coup de canon. Bien que prévenu, ce bruit ne laissait jamais que de vous faire tressaillir. Mais le glaçon vous entraînait, et il n’était que temps pour vous de chercher asile sur un autre, qui, souvent, vous réservait la même surprise. Maintes fois j’ai été acteur dans cette scène qui vous charme et vous attire.»

Novembre et décembre furent aussi extrêmement froids bien que dans le premier la température subît de grandes variations, tombant à -33° dans la première semaine pour se relever à +8° vers la fin. Au reste toutes les fois que la glace venait à se rompre il se produisait un relèvement de la température produit par dégagement de chaleur qui se dégageait de la crevasse. Les plus basses températures coïncidaient toujours avec le temps clair. On observa plusieurs météores dans le courant de ce mois. Ces 63 phénomènes avaient surtout de l’intérêt pour M. Collins, qui avait toujours quelque chose d’intéressant à nous dire à leur sujet, et cela avec ce charme de langage qui lui était propre.

Pendant le mois de décembre, le navire ressentit de nombreuses commotions et la pression des glaces devint terrible.

Le soleil nous était apparu par réfraction, pour la dernière fois, le 10 novembre; le 11 il avait disparu.

Heureusement, pendant ces deux mois, nous n’eûmes à supporter aucune tempête violente.

Pendant le premier hiver, les observations météorologiques avaient été faites d’heure en heure. M. Collins y apportait un soin extrême, et ne perdait jamais une occasion de recueillir quelque donnée nouvelle, intéressante pour la science. Au reste, il était aidé dans ce travail par chacun des officiers, qui venait à son tour lui prêter son concours.

Les observations astronomiques furent d’abord confiées au lieutenant Danenhower, mais lorsqu’il tomba malade, le capitaine et le lieutenant Chipp, le remplacèrent. Ce dernier, qui était un électricien accompli, reprit, en outre, le programme donné par l’Institut smithsonien aux marins du Polaris, et s’attacha à étudier tous les phénomènes électriques, principalement les variations du galvanomètre pendant les aurores boréales. Il recueillit ainsi plus de deux mille observations, qu’il se proposait de soumettre, à son retour, à un spécialiste, afin de faire rectifier ses erreurs d’appréciation. Il remarqua que l’écart 64 putatif de l’aiguille était toujours en raison directe de l’intensité d’éclat des aurores.

Il installa aussi des fils téléphoniques en dehors du navire, mais ceux-ci ne lui causèrent guère que des ennuis, car, à chaque instant, ils étaient brisés par le vent ou par le mouvement des glaces. Les téléphones du navire fonctionnaient, au contraire, d’une façon très régulière. Parmi ses observations astronomiques, il en fit sur les éclipses des satellites de Jupiter, qui lui fournirent d’excellentes données pour corriger les erreurs de nos chronomètres; pour ce genre d’observation il employait un télescope marin perfectionné, qu’il avait monté sur un baril. Il employa aussi, par la suite, un télescope de transit, monté de la même façon. Ces observations étaient bien préférables aux observations lunaires pour régler nos chronomètres.

Comme l’année précédente, le jour de Noël fut un jour de réjouissance pendant lequel les hommes de l’équipage, nous donnèrent une charmante soirée, dans la cabane du pont. Bouquets et bouquetières, rien n’y manquait. «Les bouquets, dont un se trouve en ce moment sous mes yeux, dit M. Newcomb, à qui nous empruntons tout le récit de cette fête, étaient faits avec du papier vert et du papier violet, et le matelot Johnson vint nous les offrir en adressant à chacun un de ses plus gracieux sourires. Pauvre camarade! il est aujourd’hui disparu. C’était un brave garçon et un matelot d’élite. De tous ceux qui, cette nuit-là, prirent part à la représentation comme acteurs, neuf sont parmi les manquants.

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»Voici le programme de cette représentation:

MINSTRELS DE LA JEANNETTE.

PROGRAMME.

Première Partie.

Ouverture, exécutée par la troupe tout entière.  
The Slave Sweetman.
Nelly Gray Wilson.
What should make you sad? G.-W. Boyd.
The spanish cavalier E. Star.
Our Boys H. Warren.

Deuxième Partie.

Le grand Ah Sam et Long Sing, donneront une de leurs étonnantes représentations tragiques.

Solo d’accordéon, par le célèbre M. Dressler.

Chants sérieux-comiques, par M. Wilson.

Rentrée d’Alexis et d’Anequin.

Solo de violon, Knack.

La lanterne magique, Sweetman.

Pour finir, la pièce populaire des DEUX FRÈRES SIAMOIS.

PERSONNAGES:

Le professeur M. Boyd.
Agent, amoureux de la fille du professeur. H.-W. Leach.
La fille du professeur W. Shawell.
Les deux frères siamois P.-E. Johnson et H. Warren.

FINAL.

The Star Spangled Banner, par la troupe tout entière.

La veille de Noël 1880.

»Le vendredi soir, 31 décembre, nous eûmes une nouvelle représentation, la dernière donnée par les hommes de l’équipage, à l’ouverture de laquelle M. Collins lut un long prologue, aux applaudissements de toute l’assemblée.»

66

Le mois de janvier fut remarquable à cause de ses variations de température; au reste il fut plus doux que les deux précédents. Vers le 15, le vent se fixa au sud-est et nous fit dériver vers le nord-ouest. La profondeur de la mer augmentait graduellement à mesure que nous avancions dans cette direction, tandis qu’elle diminuait dans toutes les autres. Dans sa marche forcée, le navire suivait donc une espèce de chenal. Celui-ci reçut le nom de canal de Melville, car notre ingénieur fut le premier à signaler son existence. Chaque matin, le lieutenant Chipp faisait des sondages, qui, au bout d’un certain laps de temps, nous permirent de juger, à l’estime, de notre direction, avec une précision telle que nos supputations se trouvaient correspondre exactement avec les calculs basés sur les observations. Pour mieux préciser la vitesse du mouvement qui nous emportait, le lieutenant avait établi une échelle graduée d’après l’espace parcouru dans la journée: un mouvement lent correspondait à trois milles; un mouvement modéré, à six; un mouvement rapide, à neuf; enfin un mouvement très rapide, à douze. Avant de faire une observation, M. Chipp tenait toujours compte de la direction et de la rapidité du courant ainsi que de la position du navire. D’ailleurs, son jugement était excellent.

Février fut le mois le plus froid cette année-là. La moyenne de température établie pour les trois mois précédents ne fut que six degrés plus basse que celle des trois mois correspondants de l’année 1880. Nos sondages continuaient à être de trente-trois brasses. Cependant un 67 matin M. Dunbar signala quarante-quatre brasses. Cet endroit fut désigné sous le nom de trou Dunbar. Au reste nous devions y revenir un peu plus tard.

Ce fut le 15 février que nous revîmes le soleil pour la première fois, et son apparition fut saluée par plusieurs salves de cheers. Nous dérivions alors rapidement vers le nord-ouest, et la neige s’était tellement accumulée autour du navire qu’à cinquante ou soixante mètres, on ne voyait plus que la cheminée et les épars. Le glaçon au milieu duquel nous étions emprisonnés avait considérablement perdu de son étendue; on eût dit que la Jeannette était dans son dernier dock. Mais à ceux qui prétendent qu’un navire court peu de dangers dans l’Océan Arctique, on pourrait répondre: «On voit que vous n’y êtes jamais allé, car un navire pris dans les glaces est comme celui qui se trouve sous un feu roulant.»

Le commencement du printemps n’offrit aucun incident digne d’être noté. Ce ne fut que le 6 avril que nous vîmes le premier guillemot de l’année; néanmoins, pendant ce mois, nous aperçûmes un plus grand nombre d’oiseaux que nous n’en avions remarqué l’année précédente à pareille époque. Nous distinguâmes même parmi eux quelques espèces nouvelles. Cependant les êtres animés étaient rares et tous les hommes durent partir à la chasse quand le docteur demanda des vivres frais pour l’indien Alexis. Celui-ci était paraît-il, menacé du scorbut, et souffrait beaucoup d’abcès qu’il avait aux jambes. Du reste la santé générale de l’équipage faiblissait à vue d’œil. A la visite réglementaire du premier mai, le docteur 68 Ambler dut porter six ou sept hommes sur la liste des malades et les mettre au régime du whiskey et de la quinine. La saison était bonne cependant, et nous n’avions éprouvé aucune des tempêtes si fréquentes au printemps. Toutefois, quand je dis que la saison était bonne, il faut entendre aussi bonne qu’elle pouvait l’être dans l’Océan Arctique.

Enfin, le 18 mai, le vieux pilote Dunbar qui, depuis le commencement, du mois se tenait dans les hunes, cherchant avec opiniâtreté à découvrir la terre, parvint à en découvrir une au sud-ouest. La joie causée à bord par cette découverte fut indescriptible, car nous n’avions vu aucune terre depuis de longs mois, et depuis deux ans, le pied d’aucun de nous n’en avait foulé le sol. «Bien que le voisinage de cette terre dût rendre notre position plus critique encore, dit M. Newcomb, à cause de la rupture des glaces qui, à chaque instant, pouvait être fatale au navire, je ne pus cependant me défendre d’un certain sentiment de sécurité, comme si sa proximité seule suffisait à assurer notre sûreté.»

Ce qui va suivre est extrait du livre de loch, tenu jour par jour, à bord de la Jeannette par le capitaine de Long. Nous pourrons ainsi combler une lacune qui existe dans la narration du lieutenant Danenhower à qui l’état de ses yeux ne permettait pas de suivre le cours rapide des événements survenus jusqu’à la date fatale du 12 juin, jour où la Jeannette sombra.

Avant de citer ces extraits, M. Jackson, nous fait remarquer que le capitaine de Long, après avoir franchi le 69 180e méridien, a négligé d’avancer les dates d’un jour, comme il aurait dû le faire, dans la persuasion où il était que tôt ou tard, il serait, comme les navigateurs qui l’ont précédé dans ces latitudes, forcé de repasser ce méridien et entraîné dans la direction du nord-est. «C’est pourquoi, dit M. Jackson, je donnerai les dates réelles afin de marquer la position géographique de la Jeannette. En outre, ajoute-t-il, j’emprunterai au livre de loch, non-seulement le rapport officiel sur la découverte des îles, mais je le citerai jusqu’à la dernière page où se trouve une note écrite au crayon, de la main du lieutenant de Long.»

EXTRAITS DU LIVRE DE LOCH.

Loch du steamer arctique américain la Jeannette, tel qu’il a été tenu pendant que ce navire était emprisonné au milieu des glaces, et s’en allait à la dérive jusqu’à cinq cents milles au nord-ouest de l’île Herald dans l’Océan Arctique.

Mardi, 17 mai 1881, midi.—Latitude par observation directe: 60° 43´ 20´´ nord. 161° 53´ 45´´ est, par observation chronométrique faite dans l’après-midi; sonde: 43 brasses; fond vaseux. La ligne à plomb indique un faible courant au nord-ouest. Temps sombre et gris dans la matinée; clair et agréable dans l’après-midi. A sept heures du soir, le pilote Dunbar signale du haut du mât une terre portant au sud 78° 45´ ouest (magnétique) ou 83° 15´ ouest (vrai). Cette terre semble être une île, et la partie qui est visible pour nous a la forme indiquée dans les gravures jointes au présent livre.

70

Le rideau de brouillard qui en couvre une partie et s’étend au nord empêche d’en voir toute l’étendue. Cette île est également visible du pont; mais il est impossible d’en estimer la distance.

Aucune terre n’étant marquée sur nos cartes dans ces parages, nous supposons qu’il nous est permis de la considérer comme une nouvelle terre. Quoiqu’il en soit, c’est la première que nous voyons depuis le 24 mars, jour où nous avons aperçu pour la dernière fois la côte de la Terre de Wrangell.

Mercredi, 18 mai 1881.—76° 43´ 38´´ latitude nord; 161° 42´ 30´´; longitude est.

La terre découverte hier est restée en vue pendant toute la journée, d’une façon bien plus distincte. Nous pouvons aujourd’hui en déterminer la forme avec une grande exactitude.

Les nuages d’hier, ou le banc de brouillard, pour me servir de l’expression employée par les matelots pour les désigner, étant disparus de la partie supérieure de l’île, nous pouvons y distinguer des pointes rocheuses dont les flancs sont couverts de neige qui s’étendent derrière dans la direction de l’ouest, et se terminent en une masse conique qui simule le sommet d’un volcan.

Jeudi, 19 mai 1881.—76° 44´ 50´´ latitude nord 161° 30´ 45´´ longitude est.

Des matelots chargés de faire un trou dans la glace du côté de babord sont arrivés à dix pieds deux pouces de profondeur sans atteindre la face inférieure de la croûte glacée. Ayant recommencé un autre trou, ils l’ont poussé 71 jusqu’à quatre pieds, puis, se servant d’une vrille ils ont atteint deux pieds deux pouces plus bas, soit en tout quatorze pieds deux pouces, sans arriver à la surface liquide. L’eau suintant à travers la glace et s’amassant au fond du trou, ils n’ont pas cherché à pénétrer plus avant. Toutefois, il y a lieu de supposer que la nappe de glace avait plus d’une épaisseur en cet endroit, et que des glaçons s’y trouvaient superposés; d’ailleurs, le suintement de l’eau semble corroborer cette opinion.

La nappe de glace s’est entr’ouverte à cinq cents mètres environ, à l’est du navire, mais s’est refermée en partie vers dix heures du soir. Au moment ou les bords de la glace se sont rejoints, le navire a ressenti plusieurs secousses assez légères.

Nous avons eu l’île complétement en vue pendant toute la journée. Vers six heures du soir, nous avons, à plusieurs reprises, entrevu, mais d’une façon distincte, une terre élevée à l’ouest de la première, avec laquelle elle semblait reliée par une pente neigeuse.

Le centre de la terre, que nous avons reconnu être une île, porte maintenant à l’ouest (vrai); mais comme aujourd’hui nous n’avons pu faire une observation, il nous est impossible de déterminer sa position ni sa distance par rapport à nous.

Samedi, 22 mai.—76° 52´ 22´´, latitude nord 164° 7´ 45´´ longitude est;—Le point de l’île qui, le 16, portait nord 83° 15´ ouest (vrai) gît aujourd’hui sud 78° 30´ ouest (vrai), d’où on peut conclure que cette terre se trouve de 24 à 35 milles de nous. La position du point observé est, par 72 conséquent, 76° 47´ 20´´ latitude nord et 159° 20´ 45´´ longitude est.

D’après nos observations, faites à l’aide du sextant, il se trouve que l’île, telle que nous la voyons aujourd’hui sous-tend un angle de 2° 10´.

Du 21 au 23 mai, le livre de loch ne fait aucune mention de l’île.

Mercredi, 25 mai.—70° 16´ 3´´ latitude nord, 159° 33´ 30´´ longitude est.—Ce matin, à huit heures, nous avons observé de nombreuses crevasses qui s’étendent à perte de vue entre les glaçons; les uns communiquent et s’embranchent les uns avec les autres, tandis que d’autres sont simples; mais leur direction générale est nord-ouest. En traînant, de temps en temps, les canots sur la glace, on aurait pu s’éloigner de plusieurs milles du navire; mais aucune de ces solutions de continuité n’était suffisamment large pour livrer passage à ce dernier.

Nous ne nous étions pas trompés en signalant l’existence d’une terre à l’ouest; celle-ci existe en réalité au point indiqué.

Comme pour la première, nous nous croyons fondés à la considérer comme une nouvelle terre. C’est une île également, mais dont on ne peut encore déterminer l’étendue ni l’éloignement.

Voici les relèvements que nous en avons pris:

Mât du navire (ship s. head), sud 14° ouest (vrai).

Extrémité orientale de l’île découverte le 17 courant, sud 17° ouest (vrai).

73

Point le plus rapproché de l’île aperçue aujourd’hui, sud 69° 30´ ouest (vrai).

Le sextant nous a donné les angles suivants:

La première île sous-tend un angle de 2° 42´; son altitude est de 0° 16´.

L’île vue aujourd’hui sous-tend un angle de 3° 35´; son altitude est de 0° 10´.

L’intervalle qui sépare ces deux îles couvre un angle de 49° 55´.

Mardi, 31 mai.—Pas d’observations.—L’équipage est occupé à creuser une tranchée autour du navire, et, à partir de quatre heures du soir, s’est mis à monter des vivres et à faire tous les préparatifs pour une expédition en traîneau, qui doit quitter le navire demain matin.

Mercredi, 1er juin.—Pas d’observations.—A neuf heures du matin, un parti, composé de l’aide-ingénieur Melville, de M. Dunbar, des matelots W.-F.-C. Ninderman et H.-H. Erickson, du chauffeur de première classe Bartlett et de Walter Shawel, s’est mis en route pour essayer d’aborder sur l’île que nous avons découverte le 25, qui se trouve actuellement au sud-ouest un demi-ouest (vrai), à une distance approximative de douze milles. Ce parti emporte avec lui le Dingy, solidement attaché sur un traîneau attelé de quinze chiens, avec des vivres pour sept jours, des havre-sacs, des sacs pour dormir et enfin des armes.

Au départ des explorateurs, tout l’équipage était assemblé sur la glace. Le traîneau s’est mis en marche au milieu d’une triple salve de «Cheers.» A six heures du 74 soir, on pouvait encore apercevoir la petite troupe à cinq milles du navire.

Jeudi, 2 juin.—77° 16´ 14´´ latitude nord.—On voit encore les voyageurs du haut des mâts; ils semblent arrivés à moitié chemin de l’île.

Samedi, 4 juin.—77° 12´ 55´´ latitude nord, 158° 11´ 45´´ longitude est.—L’apparence crevassée de la glace à l’avant du navire semble indiquer que celui-ci tend à se relever de son ber. Pour faciliter son exhaussement et pour le soulager de la pression exercée sur la quille et sous l’hélice, l’équipage a passé toute la journée à creuser la glace sous les voûtes d’arcasses et dans le voisinage du propulseur.

La glace avait la dureté du cristal de roche et adhérait si fortement contre les parois du navire, qu’elle portait imprimée en creux l’empreinte des plus petites inégalités du bois. Le grain de celui-ci et les fils de l’étoupe y étaient visibles sur les parties du glaçon dont la coque avait pu se détacher dans son mouvement ascensionnel.

Les relèvements de l’île que nos explorateurs sont allés visiter fournissent les indications suivantes: extrémité sud S. 52° ouest vrai; extrémité septentrionale sud 51° ouest vrai.

Dimanche, 5 juin.—Pas d’observations.—A 11 heures du matin, un feu a été allumé sur l’avant. On y a jeté force goudron et étoupes, afin d’obtenir une fumée épaisse et noire. C’était le signal convenu avec Melville pour lui indiquer notre position. A 4 heures, une brume épaisse s’étant élevée, nous avons tiré un premier coup de canon avec une 75 pièce ordinaire; un second lui a succédé, mais avec le canon destiné à la pêche de la baleine. Pendant ce temps-là, nos charpentiers travaillaient activement à réparer la chaloupe à vapeur.

Lundi, 6 juin.—Pas d’observations.—L’équipage est assemblé pour la revue et la lecture du règlement. L’officier commandant passe ensuite l’inspection du navire. A 1 heure, célébration du service divin dans la cabine. A 6 heures, Melville et sa troupe sont en vue; ils reviennent vers le navire. Aussitôt, la garde de tribord reçoit l’ordre de se porter au-devant d’eux. A 9 heures, Ninderman, Erickson et Bartlett arrivent le long des flancs du navire, ramenant le pilote Dunbar, qui a été frappé de cécité complète par la réverbération de la lumière sur la glace. Le traîneau les accompagne. Melville et Shawell arrivent à leur tour à 10 heures 20.

Arrivés à cette date, nous quitterons pour un instant le livre de loch, afin de conserver, autant qu’il nous est possible, aux événements, leur ordre chronologique, et de donner quelques détails plus circonstanciés sur les deux îles que venait de découvrir l’équipage de la Jeannette.

On ne chercha point à aborder sur la première, mais néanmoins sa position astronomique put et fut sans doute déterminée d’une façon exacte, grâce aux données dont se servit le capitaine de Long. Pour faire cette détermination, il eut recours à la triangulation, opérant sur une base établie par observation sur une longue ligne, comprenant le chemin parcouru pendant plusieurs jours d’une 76 marche rapide. Il avait fixé les extrémités de cette ligne de base au moyen de l’horizon artificiel et du sextant.

«Au moment de la découverte de cette île, dit le lieutenant Danenhower, j’étais confiné dans ma cabine, mais toutes les nouvelles m’étaient apportées par Dunbar, Melville, ou Chipp, qui entraient dans des détails tellement circonstanciés que je pouvais presque me représenter cette terre aussi fidèlement que si je l’avais vue. C’est ainsi que j’appris qu’elle était rocheuse et de peu d’étendue, qu’au prime abord elle avait paru très élevée dans sa partie méridionale, et s’en allant en pente douce vers le nord; mais que les jours suivants on avait observé des montagnes derrière cette déclivité, et l’on avait été porté à lui accorder une surface plus grande qu’on ne l’avait supposé. On prit des profils de cette île, des diverses positions où l’on se trouva par rapport à elle; mais c’eût été un acte de folle témérité d’y tenter une descente, car le navire était à ce moment entraîné avec rapidité dans la direction du nord-ouest. En outre, la nappe de glace qui nous retenait prisonniers changeait d’aspect à chaque instant.

»La deuxième île découverte quelques jours plus tard semblait plus vaste, et on eût dit que le courant qui emportait le navire était ralenti par son extrémité septentrionale. A cette époque le lieutenant Chipp, le Dr Newcomb et plusieurs matelots étaient malades et couchés à la suite d’indispositions qu’on sut plus tard avoir été causées par des sels de plomb contenus dans certaines de nos conserves. Pour moi j’étais toujours dans le même état.

77

»C’est pour cette raison que Melville eut la bonne fortune de visiter le premier l’île qui a reçu le nom d’île Henrietta, et d’y planter le drapeau américain, mission dont il s’acquitta, d’ailleurs, avec beaucoup de bonheur. Au moment du départ, le capitaine évaluait approximativement à douze milles la distance entre le navire et la côte, mais le mauvais temps l’avait empêché de la mesurer. Ce trajet fut aussi pénible qu’on peut l’imaginer; Melville et ses compagnons eurent à faire l’escalade d’énormes monticules de blocs de glace, toujours en mouvement, pour laquelle les chiens du traîneau leur étaient non-seulement inutiles mais nuisibles. Aussi en arrivant à terre, étaient-ils épuisés de fatigue, ce qui décida Melville à donner l’ordre à sa troupe de s’arrêter après une courte excursion, et de se coucher pour dormir. Son intention était de se reposer jusqu’à dix heures le lendemain matin; mais, surexcité sans doute par l’inquiétude, il se réveilla; sa montre marquait sept heures—sept heures du soir vraisemblablement.—Sans plus tarder, il éveilla ses compagnons. Ceux-ci admirent de confiance qu’ils avaient passé douze heures dans leurs sacs, quoiqu’à la vérité le temps leur avait semblé bien court. On se remit donc en marche pour visiter l’île dans laquelle on remarqua deux montagnes, qui reçurent, l’une le nom de mont Sylvie, du nom de la fille du capitaine, et l’autre celui de mont Chipp, en l’honneur de notre premier lieutenant. Divers autres points furent encore baptisés, ainsi deux promontoires furent dédiés à M. Bennett, une pointe basse reçut le nom de pointe Dunbar, et enfin un cap élevé d’environ 1,200 78 mètres, et complétement dénudé, rappellera aux générations futures l’infirmité dont est affligé M. Melville, duquel il a reçu le nom. Toutes ces dénominations ont été choisies par les matelots, et, dans la suite, elles ont été scrupuleusement respectées.

»Avant de quitter l’île Henrietta, Melville construisit un cairn sous lequel il déposa une boîte de cuivre contenant quelques numéros du Herald apportés de New-York par M. Collins, et un cylindre du même métal renfermant les documents d’usage, plus une lettre du capitaine, dans laquelle celui-ci manifestait sa résolution de rester sur la Jeannette jusqu’au dernier moment, et exprimait l’espoir d’arriver à de hautes latitudes.

»Pendant le trajet du navire à la côte, Dunbar s’était tenu constamment en avant des autres pour explorer la glace et chercher le meilleur chemin; mais il s’était tellement fatigué les yeux à cet exercice pénible, que ceux-ci lui refusèrent tout service; il fut même frappé d’une cécité complète. Cet accident affecta tellement ce vieux loup de mer, à qui les forces physiques n’avaient jamais fait défaut, que dans son découragement il supplia Melville de l’abandonner, ce que celui-ci, naturellement, se garda de faire. Le reste de la petite troupe supporta sans se plaindre les fatigues de cette excursion. D’ailleurs, je dois dire que ces hommes étaient l’élite de l’équipage.

»Pendant l’absence de Melville, la terre nous parut un moment si rapprochée de nous, que Markham Lee me dit: «Mais je veux y aller et en revenir avant dîner.» Ce jour-là, je montai sur le pont et pus juger, de mes propres 79 yeux, que l’île se trouvait encore à vingt ou trente milles; aussi je conseillai à Lee de renoncer à son projet. Melville, que je consultai après son retour sur la distance qu’il avait parcourue, me déclara qu’il ne pouvait l’évaluer à dix milles près; mais cependant qu’elle devait varier entre dix-huit milles au minimum et vingt-huit au maximum. Au reste la route qu’il avait suivie en revenant était tout autre que celle qu’il avait parcourue en allant, car la Jeannette, toujours emportée par les glaces, s’était rapprochée de l’île. J’obtins encore de sa bouche quelques détails sur la configuration de celle-ci, et sur ses productions:

«L’île Henrietta, me dit-il, est élevée et rocheuse, et certains points peuvent atteindre 2 à 3,000 mètres d’altitude. Elle est couverte, dans toute son étendue, d’une couche de neige et de glace qui atteint, dans certains endroits, de cinquante à cent pieds d’épaisseur. Elle possède, en outre, trois glaciers, dont deux petits à l’est, et un très vaste au nord, qui s’étend jusqu’au point où nous avons débarqué, d’où il offre à l’œil un spectacle majestueux et grandiose. Près de la côte, sous le cap Melville, la mer présente dix-huit brasses de profondeur, et la côte est taillée à pic. En fait d’animaux, nous n’avons pas aperçu un seul mammifère, phoque ou autres, et nous n’avons pas rencontré la moindre trace d’ours. Les oiseaux y sont principalement représentés par une multitude de pingouins et de guillemots, qui trouvent un asile sûr pour leurs nids sur les promontoires de Bennett. Shawell y tua plusieurs individus de la dernière espèce, et Bartlett y découvrit 80 une multitude de nids et d’œufs, mais tous placés dans des endroits inaccessibles. Quant au règne végétal, le nombre des espèces que nous y avons rencontrées se réduit à cinq: deux petites mousses, deux beaux lichens et une graminée. On ne trouve pas même de bois flotté sur la côte.»

M. Newcomb nous rapporte que pendant les quelques jours passés dans le voisinage de l’île Henrietta, il avait observé que le nombre des guillemots s’était accru dans une notable proportion. Ces oiseaux, poussés sans doute par la curiosité, venaient tournoyer autour du navire. «Je remarquai, dit-il, que chaque matin ils se dirigeaient vers le nord-est, d’où ils revenaient le soir. Supposant qu’ils y allaient pour chercher leur nourriture, je voulus m’en convaincre, et, quelques jours après, j’eus l’occasion de vérifier le fait, car, en ayant tué quelques-uns, je trouvai leur estomac rempli de débris de crustacés et de morceaux d’un petit poisson (G. Gracilis.) Dans une circonstance, je vis même un guillemot plonger dans les flots laissés à découvert par une crevasse de la glace, et revenir à la surface avec un de ces poissons dans son bec, qu’il se mit aussitôt en devoir de tuer en le frappant contre la surface de l’eau; mais je ne sais s’il l’avala tout d’un coup, car, effrayé de ma présence, il s’envola presque aussitôt. Le jour du départ de Melville pour l’île Henrietta, je tuai aussi un bruant (P. Nivalis) adulte. J’avais déjà remarqué cette espèce, mais sans pouvoir me la procurer.»

Après le retour des explorateurs, la glace qui 81 environnait se rompit dans toutes les directions. Les crevasses qui se formèrent alors et la proximité de la terre rendirent nos chasses plus fructueuses, et je fus même très heureux dans quelques-unes de mes excursions. Ce fut, à un autre point de vue, une heureuse circonstance, car nous pûmes nous procurer des vivres frais, dont nous avions grand besoin.


83

CHAPITRE V.

Perte de «la Jeannette».

La Jeannette se trouve libre au milieu des glaces.—Moment d’espoir.—Les glaces se rapprochent.—Horrible pression.—La Jeannette s’incline sous la pression.—Plus d’espoir de la relever.—On se prépare à l’abandonner.—On l’abandonne définitivement.—Le capitaine reste seul près d’elle.—Elle sombre.—Fragment du journal de de Long.—Position de la Jeannette la veille de la catastrophe.—Premières étreintes.—La Jeannette menace de se séparer en deux sous l’effort d’une nouvelle poussée.—Moment de refait.—La pression redouble.—L’eau pénètre à travers la soute à charbon de tribord.—L’eau gagne le faux-pont.—Le navire est abandonné.—État des provisions sauvées.—La première nuit sur la glace.—Préparatifs de la retraite.—Ordre du jour.—Ordre de marche.—Le départ est fixé au samedi 18 juin.

Comme la glace contournait avec une grande rapidité la pointe de l’île Henrietta, le retour de Melville et des siens fut salué avec joie, car on n’était pas sans inquiétude pour eux. Pendant ce temps-là, MM. Collins et Newcomb étaient occupés à prendre des vues de la terre à l’ouest des promontoires Bennett, à mesure qu’elle se présentait sous un nouvel aspect, car le navire s’en éloignait rapidement. Mais revenons au livre de loch du capitaine de Long:

Mardi, 7 juin 1881.—77° 11´ 10´´ latitude nord. Pas d’observations de longitude.

84

En prévision de la rupture définitive de notre glaçon et dans la crainte de nous voir lancés dans le chaos de glace qui nous environnait de toute part, notre chaloupe à vapeur, nos kayaks et nos oomaks ont été hissés à bord, où nous avons aussi rapporté tous les objets restés autour du navire, que nous n’aurions pu enlever assez vite dans un moment de crise.

Mercredi, 8 juin.—Pas d’observations.

Le brouillard a été si intense ce matin jusqu’à 10 heures qu’il nous a été impossible de déterminer notre position par rapport à l’île Henrietta; mais une éclaircie s’étant produite, nous l’avons aperçue juste en face de nous, à quatre milles de distance. Comme je l’ai dit hier, nous étions entraînés juste dans le travers de la pointe septentrionale de l’île.

Les larges crevasses que nous voyions autour de nous se sont refermées, et la glace ne présente plus à nos yeux, de l’ouest au nord-ouest, qu’une immense surface interrompue ça et là, par de gros monticules de glaçons, mais sans une flaque d’eau libre.

Au sud-ouest on découvre au contraire un espace libre. Quelques crevasses allant dans cette direction ne sont pas encore refermées. Au-delà de la pointe de l’île Henrietta, qui lui barrait le passage, la nappe de glace s’est reformée, et reprend sa marche accoutumée dans la direction du nord-ouest.

Vendredi, 10 juin.—77° 14´ 20´´ latitude nord, 156° 7´ 30´´ longitude est. Arrière 13° 30´ ouest (vrai).

A 11 heures du soir, le navire a reçu plusieurs chocs 85 violents; à 11 heures 1/2 la glace s’est rompue à 80 mètres du navire dans la direction de l’ouest, laissant une ouverture d’une dizaine de pieds de largeur. Plusieurs nouvelles secousses se sont fait sentir, et la quille s’est trouvée élevée d’un pouce. A minuit, un mouvement très accentué des glaces s’est produit: c’est un signe précurseur de la débâcle.

Samedi 11 juin.—77° 13´ 45´´ latitude nord, 155° 46´ 30´´ longitude est.

A minuit 10 minutes, la glace s’est entr’ouverte subitement le long des flancs du navire, et celui-ci s’est trouvé à flot. Tout l’équipage a été appelé sur le pont et s’est empressé de sauver les quelques objets restés sur la glace. La Jeannette a repris à peu près sa contenance habituelle: son tirant d’eau restant de 8 pieds 11 pouces à l’avant et de 12 pieds 5 pouces à l’arrière. Cependant on peut remarquer un énorme bloc de glace resté attaché sous la quille. A la première alerte le sabord du fronteau de l’avant a été fermé, mais on remarque que l’eau diminue dans le navire, un simple filet d’eau qui s’infiltre à l’arrière est la seule trace qui reste de la voie d’eau.

Autour de nous existent de vastes nappes d’eau et la glace semble très divisée. On a remonté le gouvernail pour le cas où nous pourrions changer de place. Cette opération nous a donné quelque travail, car il fallait enlever la glace accumulée autour des tourillons, mais enfin elle a réussi et nous sommes prêts à nous mouvoir.

Autant qu’on en peut juger, l’arrière du navire n’a aucune avarie sous les voûtes d’arcasses. Une ligne de 86 bossoir et une ligne de quart ont été jetées, aussitôt qu’on a pu le faire, pour amarrer le navire aux glaces qui se trouvent encore à tribord et le maintenir autant que possible dans son ber. En inspectant la coque le long de l’arrière du côté de babord, on a remarqué qu’une des estropes en fer a été brisée, mais c’est la seule avarie que nous ayons observée; j’en conclus que l’énorme masse de glace qui pesait sur l’arrière avait écarté l’extrémité des planches du gabord, mais que celles-ci avaient repris d’elles-mêmes leur position dès qu’elles avaient été libres, aveuglant ainsi la voie d’eau, dont il ne restait presque pas de traces. Le niveau de l’eau se trouvant actuellement au-dessous de la ligne de flottaison, on ne peut prévoir aucune difficulté pour maintenir le navire à flot et le conduire dans quelque port aussitôt qu’il sera sorti de la banquise.

La sonde donne trente-trois brasses, fond de vase, et révèle un courant rapide dans la direction du nord-nord-ouest.

George W. de Long,

Lieutenant de la marine des Etats-Unis, commandant.


Ici se terminent les notes inscrites sur le livre de loch par le commandant de Long. Au reste, l’heure du dénoûment approchait. Nous allons donc reprendre notre récit sur les renseignements fournis par le lieutenant Danenhower, jusqu’à ce que nous puissions le faire dans le journal de de Long lui-même.

Nous arrivions au moment solennel où la Jeannette, délivrée des étreintes de son étau cyclopéen allait se 87 trouver abandonnée à elle-même dans un milieu cent fois plus périlleux encore que son berceau de glace. Impossible à elle, en effet, de se frayer un passage à travers cette multitude de glaçons que nous voyions passer près de nous, se heurter et voler en éclats. Si sa mauvaise fortune eût voulu qu’elle se trouvât prise entre deux de ces énormes blocs de glace au moment de leur rencontre, elle eût été brisée, comme un joujou de verre, dans une collision entre deux trains.

Ce fut le 11 au matin qu’elle se trouva subitement délivrée; je la sentis vibrer tout entière, comme si elle eût glissé sur le flanc d’une montagne, ou sur le patin qui avait servi à la mettre à flot. Au bruit insolite qui se produisit alors, je sentis un frisson parcourir tout mon être; mais, au bout de quelques secondes, reprenant possession de moi-même, je sautai à bas de mon cadre et m’habillai pour monter sur le pont. En y arrivant, je vis que la Jeannette flottait tranquillement à la surface des flots bleus. Elle était donc enfin débarrassée de ses entraves, après vingt et un mois de détention. Un fait important à constater, c’est que pendant ce laps de temps, nous avions parcouru une aire immense de l’Océan, où nous décrivions quelquefois des cercles presque parfaits. Il nous était donc permis d’affirmer qu’il n’existe aucune terre sur toute la surface de cette aire. Nous avions, en outre, fait des sondages répétés pour déterminer la profondeur et la nature du fond de l’Océan. Les courants avaient aussi été l’objet de nos études constantes. Nous 88 n’avions pas non plus oublié les êtres vivants qui habitent ces régions. Les eaux elles-mêmes furent analysées par nous. Maints autres points intéressants avaient été l’objet de nos recherches. Enfin, comme couronnement, nous pouvions porter à notre actif la découverte de deux îles. C’est donc avec plaisir et orgueil que nous envisagions ces résultats, et que nous pouvions nous dire que notre voyage n’aurait pas été complétement infructueux. Nous étions assurés, en effet, de pouvoir contribuer, dans une large mesure, à faire connaître cette région jusqu’alors inconnue de l’Océan Arctique, et si jamais nous parvenions à sortir sains et saufs de l’entreprise, notre voyage devrait être un véritable succès. Au reste, à mon avis, le capitaine de Long n’était entré si hardiment dans les glaces, qu’avec l’intention bien arrêtée d’essayer d’arriver au pôle par la route la plus périlleuse qu’on se soit jamais proposée. D’ailleurs, il reconnut, qu’il avait tenté sciemment l’aventure la plus hardie et la plus grandiose dont il ait jamais été parlé.

Mais revenons à la Jeannette; elle se balançait mollement à la surface des flots; elle était cependant encore dans l’impossibilité de faire aucune évolution et n’avait guère que l’espace où baigner ses flancs. Un champ immense de glaçons, pressés les uns contre les autres, la bloquait, en effet, de tous côtés. Comme la glace était restée à babord, on ramena la Jeannette dans son ancienne baie, où elle fut amarrée avec des ancres de glace, jetées du bossoir et de l’arrière, en attendant l’occasion pour s’échapper. 89 Le gouvernail avait été remis en place, et l’hélice visitée; celle-ci étant en parfait état, tout se trouvait donc prêt pour partir au premier signal.

C’est aussi ce jour-là que nous vîmes l’île Henrietta pour la dernière fois. Elle se trouvait alors au sud-est. Pendant toute la journée, les glaces furent relativement tranquilles; mais le 12, elles se rapprochèrent, et le navire eut à supporter des étreintes terribles.

A cette époque, il m’était permis de monter trois fois par jour sur le pont, et pendant une heure d’y prendre un peu d’exercice. Le 12, j’y montai donc vers une heure de l’après-midi pour assister au départ de nos chasseurs. La journée était superbe; le temps était clair et une faible brise soufflait du nord-est. Sur quelques points de l’horizon s’élevaient de légères brumes qui me rappelaient celles de l’Océan Pacifique où règnent les vents alizés. La troupe des chasseurs était donc nombreuse. Tous allaient à la recherche des phoques et des guillemots, seul gibier de ces régions. L’heure de ma promenade écoulée, je restai encore quelques instants sur l’arrière du navire pour observer la glace qui venait de se mettre en mouvement du côté de tribord et s’avançait lentement vers nous. J’étais comme fasciné par l’approche du danger. Le capitaine, qui était sur le pont, fit aussitôt hisser le signal de rappel pour les chasseurs: c’était un énorme cylindre peint en noir. Ceux-ci arrivèrent un à un, et les deux derniers furent Bartlett et Anequin, qui arrivèrent traînant un phoque derrière eux. La glace touchait déjà les flancs du navire du côté de babord et faisait 90 incliner celui-ci de 12° du côté de tribord, lorsque les deux chasseurs me passèrent leurs fusils et grimpèrent sur le pont à l’aide d’un bout de câble que je leur avais jeté. Peu après, la pression diminuant, le navire se redressa. Chacun était à son poste, prêt à tout événement. Mais entre cinq et six heures, la pression recommença; les glaces soulevèrent l’avant du navire, tandis que la poupe s’enfonçait. Celui-ci se releva de nouveau à tribord; la pression était alors épouvantable. Les gémissements de toute sa membrure, les soubresauts que lui imprimaient chaque étreinte nouvelle, les sourds grondements qui s’échappaient de partout, les craquements des assemblages du pont, et les vibrations de tous les agrès, indiquaient assez la terrible position dans laquelle se trouvait la Jeannette. Pour tous, elle ne pouvait plus échapper à ce dilemme, ou s’élever sous l’effort de la pression et tomber sur le flanc, ou périr écrasée.

Cependant, je dois dire que le tirant d’eau de la Jeannette ayant considérablement diminué depuis notre entrée dans les glaces, nous nous étions flattés qu’elle se relèverait sous la pression qui ne pouvait plus s’exercer que sur les parties arrondies de la carène.

«Je n’oublierai jamais, dit M. Newcomb, la manière dont, à ce moment, les échelles de la passerelle se déplacèrent et se mirent à danser sur le pont, comme les baguettes sur la peau d’un tambour. Au milieu de cette scène sauvage, un déchirement épouvantable se fit entendre, et le machiniste Lee se précipita sur le pont en criant: «La glace pénètre dans la soute au charbon.» 91 La vaillante Jeannette était vaincue! Elle avait supporté bravement la lutte, ainsi que l’attestaient ses flancs dégradés; mais cette dernière étreinte avait été trop forte pour elle.

»Après ce cri suprême d’angoisse, plus d’autre bruit que celui des eaux envahissant la cale, cent fois plus sinistre encore. La Jeannette avait été frappée dans ses œuvres vives, et maintenant elle s’enfonçait rapidement. Les hommes travaillaient avec ardeur; chacun faisait son devoir. Au reste, notre existence était alors dans la balance. Le matelot Star, ce brave camarade, descendit au fond du navire, et là, avec de l’eau jusqu’à la ceinture, passa des provisions à ses compagnons, jusqu’au moment où le capitaine lui ordonna de remonter. Où est-il maintenant, ce brave compagnon? La Jeannette en portait beaucoup, de ces vaillants marins, car tous les membres de l’équipage étaient d’excellents matelots: mais le silence et l’oubli, comme les vagues de l’Océan, ont passé sur eux, et personne ne pourra jamais nous raconter le triste dénoûment de leur lamentable histoire.» Des hommes furent aussitôt postés auprès des embarcations, prêts à les descendre sur la glace au premier signal. Je dois dire que, depuis le commencement du voyage, les tentes et les canots, avec leurs traîneaux, avaient été constamment maintenus en état de service. Quelques provisions furent aussi débarquées en prévision de ce qui pouvait arriver.

Pendant deux heures et demie environ, la situation ne changea presque pas. La pression diminuant par intervalle, 92 le navire se relevait pour s’incliner le moment d’après. Enfin, une dernière poussée survint, qui le fit s’incliner à plus de vingt-trois degrés. Tout espoir était perdu. Aucun effort n’aurait pu le relever. Dans cette situation, la pression s’exerçait à tribord sur les billons qui étaient la partie faible de la membrure, tandis qu’à babord, elle s’appliquait au-dessous de la circonférence du flanc. A partir de ce moment, on ne s’occupa plus guère que de descendre des provisions et des vêtements sur la glace, pour parer à toute catastrophe soudaine.

Une des gardes alla souper à cinq heures et demie; à six heures, on servit le pain et le thé aux officiers. J’étais alors porté sur la liste des malades, et j’avais les yeux bandés; néanmoins, j’allai trouver le docteur, pour lui dire que je pouvais rassembler les cartes, les instruments, en un mot, me rendre utile à quelque chose. Il me répondit qu’il allait en référer au capitaine.

Chaque officier avait son sac dans la cabine, et presque tous étaient d’avis qu’il était temps de le monter sur le pont. Cependant, nous ne voulions pas le faire avant d’en avoir reçu l’ordre, craignant d’attirer l’attention des gens de l’équipage, qui étaient occupés à préparer les provisions et les canots. Pendant que je prenais le thé, je vis Dunbar arriver dans la cabine avec son sac. Sentant qu’il était temps d’aller aussi chercher le mien, je me dirigeai vers l’échelle, au sommet de laquelle je rencontrai le docteur, qui me dit: «Dan, l’ordre est donné d’emporter les sacs.» Il paraît qu’il était descendu au fond du navire, où il avait trouvé le magasin déjà envahi par 93 l’eau, et qu’il était allé en prévenir le capitaine, lequel avait alors donné l’ordre d’abandonner le navire.

Le drapeau fut alors hissé au sommet du mât de misaine. Pendant tout ce temps, le capitaine était resté sur le pont, dirigeant les travaux. Le lieutenant Chipp était encore malade et couché sur son cadre.

En revenant, je jetai mon sac par-dessus le bastingage, et redescendis pour chercher des vêtements, mais l’eau montait déjà au milieu de l’échelle du magasin. Je me convainquis alors que le navire emplissait rapidement. Le docteur et moi, nous descendîmes aussitôt chercher les vêtements de Chipp.

Le capitaine me donna ensuite l’ordre de me charger des médicaments, mais surtout de veiller sur les liqueurs.

A ce moment, le navire ressemblait exactement à un tonneau défoncé, et n’était plus soutenu que par la pression de la glace; mais cette dernière pouvait s’écarter à chaque instant et le laisser aller à fond.

Lorsque l’ordre fut donné d’abandonner définitivement la Jeannette, elle était déjà remplie d’eau, et, en outre, inclinée à tribord d’au moins vingt-trois degrés; et nous ne l’avons quittée qu’au moment où l’eau commençait à envahir le faux-pont; aussi, j’espère que notre ami le Standard, de Londres, ne pensera plus que nous l’avons abandonnée et laissée aller à la dérive, au milieu de l’Océan Arctique, comme il l’a publié dans un de ses numéros.

Nous avions déposé une quantité considérable de vivres 94 et de provisions de toutes espèces, à une centaine de yards du navire; mais Dunbar, avec sa prévoyance habituelle, nous conseilla de les transporter sur un glaçon adjacent, qui lui paraissait offrir plus de sécurité. Cette besogne nous occupa jusqu’à onze heures du soir. Nous avions emmené aussi avec nous trois embarcations: le canot no 1, le canot no 2 et la baleinière.

Aussitôt que le docteur Ambler eut donné au lieutenant Chipp les soins que réclamait son état, il vint me relever de ma faction près des médicaments et des liqueurs, et j’allai m’adjoindre à la troupe désignée pour la baleinière, dont j’avais d’abord reçu le commandement. Le capitaine nous donna l’ordre d’établir nos campements et de préparer le café. Notre tente fut aussitôt plantée contre la baleinière, et je m’occupai des préparatifs de la retraite.

Pendant que nos hommes préparaient le café, je m’approchai du navire pour le considérer une dernière fois. Le capitaine, le maître d’équipage Cole et le charpentier Sweetman en examinaient la partie de la carcasse alors sortie de l’eau. Je remarquai que le flanc du navire, entre le grand mât et la cheminée, avait cédé sous la pression de la glace.

La seconde baleinière était encore suspendue aux daviers, et le canot à vapeur gisait sur la glace, à côté du navire. Cole et Sweetman demandèrent au capitaine l’autorisation de descendre la première, mais celui-ci leur refusa, car il regardait les trois embarcations que nous avions déjà comme suffisantes, et plus tard, pendant que 95 nous opérions notre retraite sur la glace, tous les hommes s’estimaient heureux d’avoir le canot de Chipp, qui, étant plus court, était plus maniable. Il pouvait, au reste, porter huit hommes. Je conseillai alors aux deux matelots de se retirer avec moi, supposant que le capitaine souhaitait de se trouver seul auprès de la Jeannette au moment où celle-ci disparaîtrait.

Nous reprîmes donc ensemble le chemin du campement, franchissant les nombreuses crevasses qui nous barraient le passage, et sautant d’un glaçon à l’autre. Une garde fut établie, et nous reçûmes l’ordre de nous coucher, ce que nous fîmes presque tous immédiatement. Mais nous étions à peine enfoncés dans nos sacs, qu’un grand cri partit de la tente du capitaine: la glace venait de se rompre juste sous cette tente, et Erickson serait infailliblement tombé dans la crevasse, sans le tapis de caoutchouc étendu sous les dormeurs; le poids de ceux-ci avait retenu les extrémités de ce tapis, l’empêchant de s’affaisser sous Erickson, et de laisser celui-ci tomber dans la fente. L’ordre fut aussitôt donné de transporter les bagages sur un autre glaçon, que Dunbar alla choisir. Ce glaçon se trouvait à trois cents mètres environ du navire. A ce moment, ce dernier était tellement incliné que le bout de ses vergues touchait la glace. Il nous fallut deux heures pour transporter tout ce que nous possédions, et traîner nos embarcations à notre nouveau lieu de campement, et il était 1 heure 30 minutes du matin quand nous nous couchâmes pour la seconde fois.

Vers quatre heures du matin, je fus réveillé par le matelot 96 Kuehne qui appelait le chauffeur Bartlett, lequel devait le relever de faction; il lui criait que la Jeannette s’enfonçait; au même instant un craquement épouvantable se fit entendre, et Bartlett n’eut que le temps de sortir de la tente; lorsqu’il fut dehors, le sommet des mâts du navire était seul visible, le reste était déjà englouti. Nous sortîmes tous de nos tentes, et nous nous rendîmes alors sur le lieu du sinistre, mais il ne restait plus que quelques épaves à la place qu’avait occupée la Jeannette; c’étaient un siége de cabine et quelques pièces de bois. Ainsi, deux d’entre nous seulement avaient assisté à cette scène. Ils nous dirent que la glace s’était d’abord refermée brusquement sur l’épave, puis s’était entr’ouverte de nouveau, qu’alors les vergues, se trouvant de travers, avaient cédé sous le poids, et avaient disparu avec le reste. Telle fut la triste fin de cette bonne et vieille amie la Jeannette, qui, pendant de si longs mois, avait lutté vaillamment et résisté contre les étreintes du monstre arctique. Le hurlement plaintif d’un chien fut son unique requiem.

C’est le lundi 13 juin, vers quatre heures du matin, qu’eut lieu ce douloureux épisode de notre voyage.

«Quelque chétive qu’elle fût en comparaison de l’immense plaine de glace dans laquelle elle se trouvait emprisonnée, la disparition de la Jeannette, dit M. Newcomb, produisit un grand changement dans la scène. Quand elle était là, ses alentours avaient toujours quelque chose de vivant et d’animé, qui reposait l’œil; maintenant, plus qu’une étendue immense et lugubre où le regard se perd. Maintes 97 fois j’avais assisté à des conflits entre glaçons bien plus violents que celui où la Jeannette fut écrasée; mais quel navire leur aurait résisté? Celui qui l’eût fait est encore à construire.

«Le lendemain matin, notre campement présentait l’aspect d’une famille jetée sur la rue, sans asile; et, en fait, notre condition était identique. Heureusement le meilleur esprit régnait parmi nous. Cependant, je fus victime d’un petit larcin: un matelot déroba un de mes oiseaux empaillés, pour le porter au cuisinier de la tente du capitaine, et il ne s’aperçut de sa méprise qu’en essayant de le plumer. C’était trouver son châtiment dans le corps même du délit.»

Pour compléter le récit de cette catastrophe, ainsi que pour rapporter en détail les événements qui vont suivre, nous ne croyons pouvoir mieux faire que de reproduire le journal de de Long lui-même.


Samedi, 11 juin (date vraie: dimanche, 12 juin).—A sept heures et demie ce matin, les glaces ont commencé à se rapprocher du côté de babord, mais ne sont avancées que d’un pied ou deux. Un étroit canal existant encore de ce côté, j’y ai fait amener des blocs de glace, qui nous protégeront au besoin contre la première étreinte. Celle-ci ne s’est pas fait attendre: à dix heures la nappe de glace, reprenant son mouvement, est venue se heurter contre cette espèce de matelas et s’est arrêtée. Tout semble rentré dans le calme.

Le diagramme qu’on trouvera à la fin du volume peut 98 donner une idée de la position du navire relativement aux glaces environnantes.


Jusqu’à quatre heures du soir, rien de nouveau ne s’est produit; mais, à ce moment, les glaces ont repris leur mouvement du côté de babord, et cette fois avec une telle violence, que le navire s’est trouvé poussé contre la banquise du côté opposé, où il est resté incliné de seize degrés à tribord. La pression est alors devenue effrayante. La membrure faisait entendre des craquements secs et répétés, et toute la muraille du tribord frissonnait. L’existence du navire étant sérieusement en péril, j’ai fait descendre les embarcations de tribord, et, sur mon ordre, elles ont été traînées assez loin pour être à l’abri du danger. Tout s’est exécuté avec calme et sans la moindre confusion.

Dans son mouvement en avant, la glace, au lieu de presser directement sur le flanc gauche du navire, le prenait en écharpe de l’avant à l’arrière; il en est résulté que le côté de babord s’est trouvé soulevé, tandis que la hanche de tribord a dû plonger, et, s’étant elle-même trouvé heurtée en même temps que l’arrière contre de la glace solide, s’est opposée à l’exhaussement du navire sous l’effort de la pression.

A un moment, Melville étant descendu dans la chambre de la machine, a pu constater une fente dans le travers du navire, à hauteur des chaudières, d’où il a conclu que celui-ci était si solidement maintenu à l’arrière et à la hanche de tribord qu’il menaçait de se fendre en deux 99 sous l’effort de la pression exercée sur le côté de babord. D’un autre côté, la muraille était évidemment enfoncée à tribord, car l’eau jaillissait de la soute à charbon située de ce côté.

L’ordre fut alors donné de débarquer sur la glace la moitié du pemmican emmagasiné sous la tente du pont, et tout le pain qui se trouvait sur ce dernier. Les traîneaux et les chiens furent aussi conduits en lieu sûr.

A quatre heures et demie, la pression diminua, ce qui nous fit supposer que les deux bancs de glace s’étaient rencontrés sous le navire, et se faisaient équilibre, de sorte que nous crûmes que le danger était passé, et qu’il était temps encore de réparer le mal causé. A ce moment, le navire était incliné de vingt-deux degrés à tribord, et soulevé de quatre minutes six secondes à l’avant. Tout le côté de babord était aussi visible jusqu’à la hauteur de quatre minutes six secondes. Dans la matinée, de très bonne heure, nous avions pu examiner à travers l’eau toute la longueur de l’étrave, du côté de tribord, et nous avions remarqué que le brion était dévié d’un pied environ de ce côté. Ce qui nous amena à conclure que le 19 janvier 1880 la pression s’était exercée de babord à tribord, au lieu de s’exercer en sens contraire, comme nous l’avions alors supposé.

A cinq heures du soir, la pression reprit de nouveau, avec un redoublement de violence et continua à nous étreindre avec une force si terrible que le navire craquait de toutes parts. Le faux pont commença à céder, tandis que le côté de tribord paraissait s’incliner encore davantage. 100 Je donnai ordre de débarquer sur la glace toutes les provisions, les vêtements, les objets de literie, les livres et les papiers du navire, et de transporter les malades en lieu sûr. Pendant qu’on exécutait cet ordre, survint une étreinte plus effroyable encore, et le navire commença à emplir rapidement. Il était six heures du soir. A partir de ce moment, tous les efforts furent concentrés sur un seul point: transborder sur la glace le plus possible de provisions de toute nature. Ce travail ne cessa qu’au moment où l’eau atteignit le faux-pont. Tout le côté de tribord de celui-ci était déjà submergé; la lisse était sous l’eau, et celle-ci atteignit les hiloires de la claire-voie. Nous ne pouvions plus douter que la muraille de tribord avait cédé dans le travers du grand mât. D’un autre côté, le navire restait solidement maintenu par les glaces. Notre pavillon ayant été hissé au mât d’artimon, nous nous préparâmes à quitter le navire. A huit heures du soir, je donnai l’ordre général de l’abandonner.

Dès que nous fûmes tous réunis sur la glace, nous traînâmes nos embarcations et toutes nos provisions sur un point élevé de toute crevasse de mauvais augure, et nous nous préparâmes à installer notre camp pour la nuit. Je fis alors l’inventaire de tout ce que nous avions sauvé. En voici le relevé:

Dimanche, 12 juin (date vraie: 13 juin).—A minuit, nous avons été réveillés par la glace qui s’entr’ouvrait juste au milieu de notre camp. Il nous a donc fallu transporter tous nos bagages dans un endroit plus sûr; nous nous sommes ensuite recouchés en laissant un homme pour veiller. A une heure, le mât d’artimon s’était incliné sur la glace, et le navire s’est trouvé tellement penché, que les basses vergues touchaient la banquise. A trois heures, il était tellement enfoncé, qu’on ne voyait plus que le sommet de la cheminée au-dessus de la glace. A quatre heures, la Jeannette disparaissait. Elle s’était d’abord redressée, puis s’était ensuite enfoncée lentement. La flèche du grand mât était tombée la première du côté de tribord; la flèche de misaine l’avait suivie; puis le grand mât était tombé à son tour, de sorte qu’au moment où le navire a disparu complétement sous l’eau, le mât de misaine seul restait debout.

A neuf heures du matin, appel des hommes et déjeuner. Nous nous sommes ensuite occupés de rassembler tous 103 les vêtements et d’en préparer la distribution. En outre du contenu des havre-sacs et des vêtements que nous portions, nous nous trouvions encore possesseurs de:

Quand chacun eut reçu les articles dont il avait besoin, beaucoup d’objets restèrent inutiles.

Tout le monde était gai et plein d’entrain, car nous avions abondance de nourriture et de vêtements; la musique même ne fut pas oubliée, et le soir, Landertack nous égaya avec son harmonica. On me dressa une tente-bureau, sur laquelle fut hissé le pavillon de soie. La température resta aux environs de 23° pendant toute la journée. Les hommes allèrent visiter le lieu de la catastrophe, où ils trouvèrent sur la glace une chaise, quelques avirons et des débris de planche. Chipp était mieux, et Danenhower se montrait plein d’entrain. A 9 h. 45, nous lûmes le service divin.

Lundi, 13 juin (mardi, 14).—Appel général à sept heures du matin; déjeuner à huit. A neuf heures, nous nous sommes mis à l’œuvre pour installer les deux canots et la baleinière sur leurs traîneaux. Je suis décidé à ne pas quitter l’endroit où nous sommes avant d’avoir entièrement terminé nos préparatifs, afin de ne pas rencontrer 104 d’entraves à la dernière heure. Nous avons suffisamment de provisions de bouche pour vivre pendant quelque temps sans entamer les soixante jours de vivres mis en réserve pour la durée de notre retraite vers le sud. Nos malades vont mieux et ce délai ne peut que leur être favorable. Sweetman a visité de nouveau l’endroit où la Jeannette a coulé; il n’y a trouvé qu’un fanal flottant à la surface de l’eau, le fond renversé. L’air est extrêmement humide et froid. Tous, à l’exception de Chipp, nous avons joui d’un excellent sommeil pendant la nuit dernière; l’intérieur des tentes est chaud et confortable. Pendant l’après-midi, nos embarcations ont été définitivement montées sur leurs traîneaux et sont prêtes pour le moment du départ. Nous avons aussi reculé notre campement vers l’ouest, pour nous éloigner du bord de la banquise, dont nous étions trop rapprochés en cas d’accident. La tente de Chipp a été placée derrière les autres et du côté du vent, afin qu’il ne soit pas réveillé par les ronfleurs comme il l’a été la nuit dernière. Nos trois embarcations ont été rangées en avant des tentes; devant elles nous avons placé les traîneaux qui contiennent nos provisions, puis nous nous sommes mis en devoir de souper. Avant d’abandonner le navire, nous avions retiré toute la provision d’eau potable qui se trouvait à bord; celle-ci a duré jusqu’à dimanche soir, et maintenant nous sommes obligés de nous servir de celle que nous fournit la glace en fondant. Nous choisissons de préférence les monticules de glace les plus anciens et les plus élevés, et nous recueillons les particules qui s’en 105 sont détachées, quand nous en trouvons, pour les faire fondre au soleil; mais celui-ci n’a pas assez de force, naturellement, pour en fondre beaucoup. La neige ou plutôt la glace est agréable au goût, mais le docteur l’ayant soumise à l’épreuve du nitrate d’argent, l’a trouvée beaucoup trop salée. Cependant nous ne pouvons nous abstenir d’en faire usage, et nous essayons d’en combattre les mauvais effets en prenant chaque jour une certaine dose de jus de citron. En ce moment nous vivons comme des princes, notre nourriture est excellente, notre travail peu pénible; et nous jouirions tous d’une santé florissante, si quelques-uns ne se ressentaient des effets d’un empoisonnement par les sels de plomb. La température était, à huit heures du soir, de 18°, mais l’atmosphère est extrêmement humide.

Mardi, 14 juin (mercredi, 15).—Appel général à 7 heures, suivi du déjeuner. A 9 heures, nous nous mettons à l’ouvrage. Deux hommes de chaque tente sont désignés pour emballer nos soixante jours de vivres, sous la direction de Melville. De son côté, le docteur, avec un aide, prépare le jus de citron. Dunbar s’occupe, avec deux hommes, d’examiner les trois traîneaux Mac-Clintock, pour leur faire les réparations dont ils pourraient avoir besoin et les mettre en état de recevoir leur charge. Le reste de l’équipage continue à faire des chaussures de rechange et à rétrécir les sacs-lits.—Aucune amélioration dans l’état de nos malades, au contraire. Pendant la nuit, Alexis s’est plaint de douleurs d’entrailles et a été pris de vomissements violents. Kuehne souffre toujours 106 beaucoup, et l’un et l’autre restent couchés. Chipp paraît mieux.

Journée claire et agréable. A 10 heures du matin, le thermomètre marquait 20° à l’ombre; température minima de la nuit, 12°. Un léger brouillard transparent, que nous apercevons vers le sud et que le vent emporte avec lui, nous indique des solutions de continuité dans la nappe de glace de ce côté. Le baromètre marque 30° 37´, mais j’ai des doutes sur l’exactitude de mon baromètre de poche.

A 2 heures, nous commençâmes à charger nos provisions sur nos cinq traîneaux. Plus de 3,960 livres de pemmican et 200 gallons sont répartis entre ces traîneaux et, à mesure que les sacs contenant nos rations de la semaine sont prêts, nous les y entassons, afin de finir de les remplir. La ration journalière de chaque homme est: une once de thé, deux onces de café et deux onces de sucre.

D’après une observation faite à 6 heures, ce soir, nous nous trouvons sous le 153° 58´ 45´´ de longitude, soit, depuis le 12, une dérive de treize milles et demi. Jusqu’ici, tout va bien. Chacun est gai et plein d’entrain. Notre camp présente un aspect animé. La figure ci-jointe en fait voir la disposition[1].

Après le souper, nous nous sommes bornés à mettre de côté deux carabines pour chaque tente,—soit dix en tout.—Ces armes seront réparties comme suit entre les 107 trois canots: le premier en recevra quatre; le deuxième, un nombre égal; et la baleinière, deux seulement.

Mercredi, 15 juin (jeudi 16).—Atmosphère lourde, épaisse et brumeuse, ce matin; mais, après 10 heures, le ciel s’est éclairci, et nous avons eu une belle journée ensoleillée. La nuit a été froide (10°). J’ai mal dormi, n’ayant pu réussir à amener mon sac-lit jusque sur mes épaules; le reste de la troupe a bien dormi.—Chipp est mieux; ayant bien dormi, il se sent frais et dispos. Danenhower circule par le camp avec un œil bandé, s’occupant de maints détails. Alexis a passé une mauvaise nuit; ce matin, il était très souffrant. Kuehne reste toujours couché sous la tente.

Pendant la matinée, nous avons ensaché autant de thé et de café que nous avons pu, et nous avons réparti les charges entre les cinq traîneaux. Cette besogne était finie à 11 heures; alors nous nous sommes mis à l’œuvre pour attacher et assujettir ces charges. Chaque traîneau porte:

no 1 no 2 no 3 no 4 no 5
765 livres de pemmican. 720 720 720 720
40 gallons d’alcool. 40 40 40 40
36 livres d’extrait de Liebig. 36 18
61 livres de sucre cassé. 61
60 —  —  extra.
4 sacs de biscuit. 4 4 4 4
30 livres de café broyé. 30 30
90 — de thé. 60
10 — de sucre extra.
1659 1318 1252 1342 1325

108

Il nous reste encore, sur la glace, 30 livres de café brûlé, 30 livres de café broyé, 1 sac de biscuit, pour lesquels il nous faut trouver une place dans les canots. En outre de nos soixante jours de vivres, nous avons encore 315 livres de pemmican, 43 livres de thé, 55 livres de sucre et 37 livres de café. Nous serons donc obligés de laisser derrière nous une grande quantité de provisions, ainsi que nos deux dingies et l’un des traîneaux de Saint-Michel. Comme nous ne marcherons nécessairement que fort lentement, je crois que, pendant la première semaine qui suivra notre départ, nous serons encore assez rapprochés pour envoyer chaque jour un traîneau à chiens en arrière, chercher nos vivres pour la journée du lendemain. En agissant ainsi, nous éviterons de déranger l’arrimage de nos traîneaux.

Nous avons dîné à une heure; nous nous sommes remis à la besogne à deux, et tous nos traîneaux sont ficelés. Remarquant que le traîneau no 2 porte déjà un guidon sur lequel est inscrit le nom de «Lizzie», je fais observer à Ninderman que le nôtre n’en a point encore. Il me répond qu’on est en train de le préparer et qu’il a l’intention de lui donner le nom de «Sylvie». Naturellement, je n’ai aucune objection à faire à cette dénomination.

Nos observations nous placent par 77° 17´ de latitude nord et 153° 42´ 30´´ de longitude est; c’est-à-dire que nous avons été entraînés depuis hier de trois milles et trois quarts de mille, 72° nord. Ce soir, à 6 heures, nous avions une température de 19°, avec vent du nord-est.

109

Dans le courant de l’après-midi, je publiai l’ordre du jour suivant:

Cutter américain Jeannette,

Au milieu des glaces de l’Océan Arctique, par 77° 17´ de latitude nord et 153° 42´ de longitude est.

15 juin 1881.

Ordre:

Au moment du départ avec les traîneaux pour opérer notre retraite dans la direction du sud, chaque officier et chaque homme de l’équipage n’a droit d’emporter que les habits dont il est vêtu et ceux contenus dans son havre-sac. Chacun peut, avant le départ, revêtir ses vêtements de fourrure, si tel est son bon plaisir; mais il ne pourra revenir sur cette détermination une fois qu’il l’aura prise. Tout vêtement de surcroît est expressément interdit. Les mocassins de rechange seront seuls tolérés.

Le contenu réglementaire du havre-sac est le suivant:

Le savon, les serviettes, le fil et les aiguilles à discrétion, une paire supplémentaire de mocassins (ce qui fera cinq en tout), pourront être enfermés dans les sacs-lits, mais aucun autre objet ne peut y être introduit. Chaque officier devra veiller à ce que ce règlement soit fidèlement observé par tout le monde.

Le traîneau no 1 contiendra les sacs-lits, une tente, les havre-sacs et la batterie de cuisine du 1er canot.

Le traîneau no 2 contiendra les mêmes objets pour le 2e canot.

Le traîneau no 3 contiendra les mêmes objets pour la baleinière.

Le traîneau no 4 contiendra les mêmes objets pour le 2e canot.

Le traîneau no 5 contiendra les mêmes objets pour la baleinière.

Au cas où nous serions obligés de monter dans nos embarcations:

L’équipe du traîneau no 1 montera dans le 1er canot.

Celle du traîneau no 2 montera dans le 2e canot.

Celle du traîneau no 3 montera dans la baleinière.

Celle du traîneau no 4 montera dans le 1er canot.

Le chirurgien, M. Cole et le boulanger prendront place dans la baleinière. Les autres dans le 2e canot.

Cet ordre du jour pourra être modifié selon les besoins.

George W. de Long.

Lieutenant de la marine des États-Unis,
commandant de l’expédition arctique.

111

Nous avons un ciel presque sans nuages, et par suite un soleil brûlant, dont les rayons, réverbérés sur la surface de la glace, rend notre situation fort pénible. Nous sommes terriblement éprouvés par les rayons du soleil, les lèvres et les joues commencent à nous gercer à tous. Néanmoins nos yeux n’ont pas encore été atteints.

Jeudi, 16 juin (vendredi, 17).—Le capitaine de Long signale de longues traînées de brouillard au sud et au sud-ouest. Ce jour-là, chaque homme est autorisé à prendre une demi-couverture en prévision du froid. A quatre heures et demie, M. Dunbar est envoyé en avant, pour indiquer le chemin à suivre, tandis que le capitaine prépare l’ordre de marche suivant:

ORDRE DE MARCHE

Cutter américain Jeannette,

Au milieu des glaces de l’Océan Arctique, par 77° 18´ de latitude nord et 153° 25´ de longitude est.

15 juin 1881.

Nous nous mettrons en marche vers le sud le vendredi, 17 juin (samedi, 18), à 6 heures du soir, nos marches devant s’exécuter désormais de six heures du soir à six heures du matin. Nous suivrons l’ordre de marche suivant:

1o Tous les hommes se réuniront pour emmener le premier canot, pendant que les chiens seront attelés au traîneau no 1.

2o L’équipe de tribord prendra ensuite le second canot, celle de babord, le traîneau no 4 et les chiens le traîneau no 2.

112

3o Enfin, l’équipe de babord emmènera la baleinière; celle de tribord, le traîneau no 3, et les chiens, le traîneau no 5.

Les trois chiens d’Alexis seront attelés au traîneau de Saint-Michel; tandis que Kuehne, Charles Long Sing et Alexis accompagneront le lieutenant Chipp.

Distribution du temps:

Direction de notre marche: sud par l’est 1/2 est magnétique.

Aussi longtemps qu’il sera possible, le traîneau de Saint-Michel reviendra en arrière chaque matin pour prendre des provisions laissées ici. Mais, aussitôt que nous entamerons celles chargées sur nos traîneaux, la ration journalière sera:

Déjeuner.

Dîner.

Souper.

George W. de Long,

Lieutenant de la marine des Etats-Unis,
commandant de l’expédition arctique.

Le capitaine de Long continue: durant l’après-midi, chacun des traîneaux et des embarcations a été pourvu d’un pavillon.

La Jeannette porte mon pavillon de soie.

Le second canot, Hiram, porte son nom sur le guidon.

La baleinière, Rosey, également.

Le traîneau no 1 porte un guidon bleu, carré, avec le nom de «Sylvie» et la devise «Nil desperandum».

Le traîneau no 2 a deux pointes avec le nom de Lizzie.

Le guidon du no 3 ne porte aucun nom.

Le no 4 a un guidon avec une croix de Malte et la devise «In hoc signo vinces».

114

Enfin le no 5 porte inscrit sur son guidon «Maud» avec la devise «Comme je trouve».

Tous les hommes furent ensuite réunis pour l’inspection et pour entendre la lecture de l’ordre de marche.

Tous les préparatifs étant terminés, le départ fut définitivement fixé au lendemain soir à 6 heures. Le traîneau de Saint-Michel fut ensuite chargé, et les officiers reçurent leurs instructions.


115

CHAPITRE VI.

La retraite.

Le premier jour de la retraite.—Les difficultés commencent dès le début.—Les suites d’un malentendu.—Première crevasse dans la glace.—Un travail pénible.—L’été est la plus mauvaise saison pour voyager sur les glaces de l’Arctique.—Misère des naufragés pendant cette saison.—Quelques-uns d’entre eux se sont chargés d’objets non portés sur la liste réglementaire.—Conséquences de cette infraction.—On traverse, en radeau de glace, les ouvertures qui se sont produites dans la glace.—État des malades.—Notre première bonne journée.—Notre ordre de marche.—Marchant au sud et s’en allant au nord.—Pénible découverte.—Changement de direction.—Pourquoi nous redoutons les crevasses dans la glace.—Danenhower demande avec insistance à prendre part aux travaux de la retraite.—Motifs de mon refus.—Le soleil, le brouillard et la pluie alternativement.—La retraite continue.—Les bons et mauvais jours se succèdent.—Les aiguilles de glace.—Première vue de la terre.—Un ours.—Je vois distinctement la terre.—Quelle est cette terre?—Espoir de trouver la mer libre.—Plus de semelles de bottes.—M. Collins tue un phoque.—Mieux dîné que chez Delmonico.—Un autre phoque.—Nouveau festin.—Chipp rayé de la liste des malades.—Approche de la terre.—Difficultés pour atteindre le rivage à travers les glaces flottantes.—Changements à vue.—Alternatives de pluie, de brouillard et d’éclaircies.—Le vent fait rage.—Enfin nous mettons le pied à terre.—Prise de possession de l’île Bennett au nom des États-Unis.

Le lendemain, le capitaine de Long prépara une relation du voyage de la Jeannette, racontant tout ce qui était 116 arrivé à ce malheureux navire, et mentionnant la découverte des îles Jeannette et Henrietta, etc. Dès que cette relation fut terminée, elle fut enroulée et cousue dans une feuille de caoutchouc noir qu’on plaça dans un bidon vide, lequel était destiné à rester sur la glace près du lieu de la catastrophe.

A 5 heures du soir, continue le journal de de Long, eut lieu un nouvel appel général des hommes, qui fut suivi du souper, que désormais nous appellerons déjeuner. Ce repas fut aussi bref que possible. L’ordre de lever le camp fut ensuite donné à 6 heures moins 10 minutes; mais, quoique le départ fût fixé à 6 heures précises, il était 6 heures 20 quand on se mit en route. Tous les hommes valides partirent alors avec le premier canot, tandis que les chiens conduits par Anequin faisaient de vains efforts pour les suivre avec le traîneau no 1. Le canot marcha sans trop de difficultés, mais le poids du traîneau était au-dessus des forces de nos chiens. Nous étant arrêtés un instant, nous revînmes leur prêter la main afin de les tirer d’une ornière profonde où ils étaient tombés; mais il fallut bientôt se rendre à l’évidence: la besogne était trop lourde pour ces pauvres bêtes. Je détachai donc six hommes du premier canot et je revins avec eux pour prendre le traîneau. Ce malheureux incident fut cause de tous les ennuis qui vinrent nous contrarier pendant la première journée.

La veille, j’avais envoyé M. Dunbar pour indiquer, au moyen de guidons noirs, la route que nous devions suivre pendant notre première étape. A son retour, je ne vis que 117 trois de ces guidons et ne supposai pas qu’il pût y en avoir davantage. Melville, expédié en avant pour transporter les vivres de la journée, laissa ceux-ci, comme je le lui avais dit, au troisième guidon; mais quand arriva le premier canot, Dunbar leur fit remarquer qu’il existait un quatrième guidon, lequel indiquait la fin de l’étape du premier jour. Naturellement je ne pouvais être partout, sur une longueur d’un mille et demi, de sorte que Melville ignorant quelle était mon intention s’en rapporta à ce que lui disait Dunbar et se remit en marche avec le premier canot, laissant les vivres près du troisième guidon.

Pendant ce temps je faisais avec mes six hommes des efforts surhumains pour faire franchir un quart de mille au traîneau no 1, au second canot et à la baleinière. Ne voyant point revenir Melville ni ses hommes, nous commencions à être inquiets, ne sachant à quelle cause attribuer leur retard. A ce moment nous vîmes Chipp, qui était en avant, s’arrêter tout court devant un obstacle invisible pour nous. Je courus aussitôt vers lui et je me trouvai en face d’une crevasse qui venait de s’ouvrir dans la glace, et nous séparait du reste de nos gens. En outre, pour la traverser il devenait nécessaire de décharger le reste des bagages que nous avions avec nous pour les transborder au moyen d’un radeau.

Le contre-temps était sérieux. J’envoyai immédiatement chercher le youyou, pendant que j’aidais Chipp et le traîneau des malades à franchir cette crevasse. Chipp fut ensuite chargé de porter aux gens du premier canot l’ordre de revenir. Mais en attendant leur retour le temps 118 se passait, et tout ce que nous eûmes à faire, mes six hommes et moi, aidés par les chiens, fut d’amener le deuxième canot, la baleinière et les traîneaux no 1 et no 2 sur le bord de la crevasse, prêts à être embarqués sur le radeau. Melville arriva enfin avec sa troupe vers dix heures du soir. Nous nous mîmes aussitôt en devoir de lancer les deux embarcations en travers de la crevasse que nous parvînmes à hisser de l’autre côté. Pour ne pas décharger nos traîneaux, nous cherchâmes un passage ailleurs et, au moyen de grands glaçons qui nous servirent de radeaux, nous arrivâmes, non sans risques, à leur faire traverser la crevasse. Pendant cette opération le patin de droite du traîneau no 1 vint à fléchir et nous fûmes obligé de nous arrêter court, sinon nous l’eussions brisé complètement. Les traîneaux no 2 et no 5 eurent chacun un patin mis hors de service, les tenons des montants s’étant brisés. Ce ne fut qu’à minuit dix que nous fûmes hors de ce mauvais pas et, comme résultat obtenu, nous avions trois traîneaux hors de service, une heure de retard pour notre dîner, des provisions à un demi-mille plus loin, et notre batterie de cuisine, nos lits, notre premier canot encore un demi-mille plus loin que nos provisions. Cependant il n’y avait aucun remède à cet état de choses, aussi nous attelant de nouveau à nos deux embarcations, nous partîmes en avant, et à une heure et demie nous étions près du troisième guidon où se trouvaient nos provisions.

On nous raconta que pendant le voyage du premier canot, Landertack avait eu des crampes violentes. Lee 119 également était sujet à ces crampes, dont nous ne pouvions attribuer la cause qu’à l’effet de l’empoisonnement par l’effet des sels de plomb.

Enfin à 7 heures du matin nous soupâmes. A 8 heures une sentinelle fut désignée et chacun de nous se glissa dans son sac, épuisé de fatigue.

Le lendemain de Long écrivait dans son journal: «Tous les hommes semblent frais et dispos; et, chose étrange à dire, pas un de nous ne se ressent du pénible travail d’hier. Quant aux malades, Chipp est presque remis sur ses jambes; Alexis, le steward, et Kuehne sont mieux. Notre expérience jusqu’à présent n’est à la vérité pas trop encourageante: ces chemins affreux, cette neige molle et profonde, ces infernales crevasses ont singulièrement augmenté les difficultés que nous avons rencontrées. Les nécessités de la situation où nous nous trouvons, nous ont forcés à surcharger nos traîneaux, qui, lors même que nous aurions une route commode sur la glace unie seraient arrêtés par la neige aussi bien que n’importe quels autres traîneaux. Vingt-huit hommes et vingt-trois chiens qui nous restent, sont obligés d’employer toutes leurs forces réunies pour mettre en mouvement un traîneau de 1,600 livres et le faire avancer de quelques pieds seulement à chaque fois, mais quand ce traîneau vient à glisser sur la pente d’un monticule de glace pour aller disparaître au pied, dans un amas de neige, il faut alors des efforts herculéens pour l’en tirer. Quoique la température ait varié hier entre 20 et 25° seulement, nous étions en manches de chemises, et cependant nous transpirions 120 comme par une chaude journée d’été. Il devient évident que nous devons diminuer nos charges et augmenter le nombre de nos voyages. J’avais espéré réduire le nombre de ceux-ci à trois; mais j’aurai lieu de me tenir pour heureux désormais, si nous parvenons à transporter nos canots et nos provisions d’une étape à l’autre en six tournées consécutives.»

Le lendemain dimanche (lundi), la majeure partie des provisions restées au premier campement furent amenées et réparties entre les divers traîneaux. La journée du lundi fut employée à transporter le reste, et le mardi de Long écrivait sur son journal, que sa troupe ne se trouvait encore qu’à un mille et demi de son point de départ du vendredi précédent. La nuit suivante il plut abondamment, de sorte qu’on fit peu de chemin.

A aucune époque de l’année, dit de Long, la marche n’est plus pénible que maintenant. Si, pendant les mois d’hiver et du printemps, le froid est pénible, du moins il fait sec. L’automne ou la fin de l’été sont les moments les plus favorables pour voyager dans ces régions, parce qu’alors la neige a disparu, et la surface de la glace est excellente. Mais actuellement on enfonce dans la neige ramollie, de sorte qu’il est presque impossible d’avancer, et s’il survient une série de jours pluvieux, la misère de l’infortuné voyageur est à son comble. Les chiens eux-mêmes se réfugient sous les canots pour y trouver un abri ou viennent pleurer à l’entrée des tentes pour qu’on leur permette d’y entrer. Lorsqu’on est à terre, le bruit des gouttes d’eau que le vent fouette contre les vitres, 121 ne manque pas d’un certain charme, mais ici celui de la pluie qui frappe sur la toile de nos tentes, en est complétement dépourvu. Point de feu naturellement autre que celui de notre cuisine, et pas un fil de nos vêtements qui soit sec. En outre de petits filets d’eau qui vous tombent sur le dos, par les trous ménagés pour la ventilation de la tente, viennent encore ajouter à notre humidité. Nos haltes répétées et nos arrêts prolongés m’ont fait remarquer que plusieurs membres de la troupe avaient emporté des objets en dehors de ceux portés sur la liste réglementaire. Je suis étonné du nombre d’objets d’un poids insignifiant qui ont pu se glisser ainsi furtivement dans nos bagages; mais ce qui me surprend encore plus c’est le poids qu’ils ajoutent à notre charge. Une nouvelle inspection devient donc nécessaire avant d’aller plus loin.

Mardi, 21 juin (mercredi, 22), à deux heures du matin, la pluie a cessé. M. Dunbar est envoyé en avant pour tracer une route et placer les guidons. A 3 h. 1/2, je partis accompagné de Knack, avec un traîneau attelé de neuf chiens, pour porter en avant quatre cent cinquante livres de pemmican et cinquante livres d’extrait de Liebig. M. Dunbar nous a tracé deux routes, l’une au milieu de glaçons amoncelés, l’autre à travers une plaine ravinée. Sur un point, le chemin est affreux; nous devons y rencontrer une crevasse qui, si elle s’élargit, nous forcera d’établir un pont, ou d’avoir recours à un radeau de glace pour la passer. Nous avons donc une rude journée en perspective.

Tout le monde est debout à six heures du soir. A sept 122 heures et demie, nous nous mettons en route. Melville part en avant avec les traîneaux no 1 et no 2; Erickson et Leach retournent à notre ancien campement avec deux traîneaux attelés de chiens, pour en rapporter le reste des provisions. Nous laissons nos tentes debout, avec nos couchettes et notre batterie de cuisine ici pour le cas où nous serions obligés d’y revenir pour dîner. Le docteur et les malades restent naturellement avec les tentes. A 8 h. 1/2, Melville revient avec sa troupe après avoir conduit les deux traîneaux jusqu’au bord de la crevasse dont j’ai parlé ce matin, car celle-ci s’est élargie comme je l’avais prévu. A 9 heures un second convoi se met en marche; à 9 1/2, je l’ai suivi avec le reste de la troupe. Comme Dunbar était resté près de la crevasse avec deux hommes afin d’amener un gros glaçon pour établir un pont, j’avais donné l’ordre à Melville, au cas où le premier aurait réussi dans son entreprise de faire passer immédiatement nos effets de l’autre côté de la crevasse: comme il ne revenait pas, j’en conclus qu’il exécutait cet ordre. Impatient de voir par moi-même l’état des choses, je renvoyai en arrière Erickson et Leach qui étaient de retour, pour prendre avec un traîneau attelé de trois chiens, le youyou que nous avions encore laissé au campement, et, plaçant la batterie de cuisine du no 1 dans l’autre traîneau à chiens, je partis en avant. Il était minuit, nous étions donc arrivé au mercredi 22 juin (jeudi 23.) A peine avais-je fait un quart de mille, que j’arrivai sur le bord d’une crevasse. Là, malgré mes efforts, les chiens sautèrent chacun sur un glaçon en renversant le 123 traîneau, et m’entraînant moi-même après avoir éparpillé toute la batterie de cuisine; puis, quand ils furent arrivés sur l’autre bord, ne pouvant plus avancer à cause du traîneau, ils s’assirent sur leur derrière et se mirent à hurler tout leur soûl. Je me hâtai de rassembler mon bien ainsi dispersé, puis, redressant le traîneau, je lui fis franchir la crevasse, et alors mes chiens ne sentant plus de résistance, reprirent leur route; mais cet accident me fit perdre une heure et quand j’arrivai près de Melville, je le trouvais embarqué avec tous les canots et tous les traîneaux, sur un radeau de glace, aucun de nos bagages n’étant encore de l’autre côté de l’ouverture. Je lui criai de dîner, lui disant que je le rejoindrais un peu plus tard quand le youyou serait arrivé. Mais, étant parvenu à prendre possession d’un bloc de glace, il vint me chercher et me transporta avec mes chiens et mon traîneau jusque sur son radeau. Alors, nous nous mîmes immédiatement en devoir d’établir un pont, et avant de nous asseoir pour dîner, nous avions déjà fait passer deux traîneaux sur la glace solide. Il était 1 h. 1/2 quand nous prîmes notre repos. Erickson et Leach arrivèrent à 2 h. avec le youyou. A 2 h. 20 nous nous remîmes à la besogne et bientôt la baleinière et le second canot eurent rejoint nos premiers bagages sur la glace solide. Pendant que Melville et sa troupe retournaient en arrière pour chercher le premier canot, je partais avec Erickson et Leach et les deux attelages de chiens pour conduire le pemmican et le biscuit au bout de l’étape. A notre retour sur le bord de la crevasse, nous trouvâmes le docteur et les malades embarqués sur un glaçon, car 124 les deux bords de l’ouverture s’étant écartés pendant notre absence, notre pont avait été détruit; nous en construisîmes un second en amenant de nouveaux blocs de glace et tout chancelant qu’il fût, nos malades purent s’y aventurer et nous rejoindre; nous passâmes ensuite les médicaments, et enfin, après tant de travaux nous nous trouvâmes tous campés à 6 heures du matin, sur un banc de glace solide où Melville était venu nous rejoindre avec le premier canot qu’il avait dû mettre à l’eau pour lui faire traverser l’ouverture de la glace. A 7 heures nous commencions à souper. Il eût été impossible de trouver des gens plus fatigués et plus affamés que nous ne l’étions. Aussitôt notre repas terminé nous nous couchâmes. Pendant ces dix heures d’un travail accablant nous n’avions parcouru qu’un demi-mille.

Mercredi, 22 juin (jeudi, 23).—Nous ne nous sommes relevés qu’à 6 heures du soir. L’état de nos malades n’est que passable: Chipp a eu une mauvaise nuit, c’est du reste, celui d’entre nous qui peut le moins résister à la fatigue. Quant à Alexis, la moindre douleur d’estomac l’abat et le rend incapable de tout effort. Landertack a la mine d’un homme qui se rend à un enterrement il compose son visage pour la circonstance. Danenhower est toujours à moitié aveugle. De son côté, M. Dunbar recommence à se fatiguer; je lui ai conseillé de prendre des précautions pendant quelques jours, afin de ne pas épuiser complètement ses forces.

Notre départ s’est opéré comme d’habitude; mais à 11 heures 55, nous avons atteint notre première halte. 125 C’est la première fois qu’il nous arrive d’être en avance; il est vrai nous n’avons rencontré que de la glace solide.

Jeudi, 23 juin (vendredi, 24).—A minuit un quart, notre dîner était prêt; à 1 heure un quart, nous nous remettions en marche. Vers 2 heures, le ciel s’est éclairci et le soleil s’est mis à briller de tout son éclat; alors le brouillard s’est dissipé comme par enchantement. A 7 heures, nous atteignions le dernier guidon. Voici la première journée où nous ayons réellement fait quelques progrès, cependant je ne crois pas avoir franchi plus d’un mille et demi, malgré un travail opiniâtre de sept heures. La surface de la glace me semble extrêmement raboteuse dans la direction du sud. Je crains que notre prochaine étape soit courte. Mais nous allons dormir jusqu’à ce soir, et nul ne sait ce qui se passera d’ici-là, peut-être notre réveil nous ménage-t-il quelque surprise.

Notre longitude est 152° est.

Nous nous sommes glissés dans nos sacs à huit heures et demie du matin; à six heures, tout le monde était debout. Nous nous sommes mis immédiatement en devoir de déjeuner. A sept heures, M. Dunbar est parti en avant pour reconnaître la glace et nous indiquer le meilleur chemin. A huit heures il est de retour, et «en avant!»

Pour ne plus me répéter, je vais donner ici, une fois pour toutes, notre ordre de marche. Nous avions, en effet, abandonné notre plan primitif de retraite: d’abord parce qu’il était impossible à un moment donné de prévoir l’état de la glace pendant celui qui allait suivre; ensuite parce qu’il était impossible également aux hommes 126 de soutenir ce travail de dix heures sans tomber épuisés avant longtemps. A mesure que notre charge diminuera, nous pourrons modifier notre plan actuel et revenir au premier; mais pour l’heure présente, il ne peut plus être question de le suivre.

Melville avec sa troupe s’attelle au traîneau no 1, déjà surnommé le «Walrus», lequel demande l’emploi de toutes leurs forces. Celui-ci, rendu à destination, il revient prendre les autres qu’il amène ordinairement deux à deux. Erickson et Leach avec leurs traîneaux attelés de chiens parcourent la même distance à plusieurs reprises; d’ailleurs leur journée n’est qu’un va-et-vient continuel.

Quand Melville a fini avec les traîneaux, il revient avec ses hommes chercher les embarcations. C’est alors que je fais partir le docteur avec les malades qu’il doit conduire jusqu’au lieu de la halte, tandis que je suis moi-même avec leur traîneau. Pendant ce temps-là, les embarcations arrivent; et tandis que les cuisiniers préparent le dîner, Melville et son monde conduisent les traîneaux à la prochaine étape. Vient ensuite le dîner: c’est ordinairement vers minuit. Une heure plus tard, nous nous remettons en route. Les embarcations vont rejoindre les traîneaux; le docteur arrive ensuite avec ses malades, et nous continuons à avancer dans le même ordre jusqu’à cinq heures et demie ou six heures du matin. C’est l’heure où j’arrive moi-même avec l’arrière-garde. Pendant que les cuisiniers préparent le souper et que les chiens amènent la dernière charge, les tentes sont plantées et 127 nous nous mettons à souper à sept heures. A huit heures, nous nous couchons pour ne nous relever qu’à six heures du soir. Nous travaillons donc pendant neuf heures par jour; il nous en reste dix pour dormir et nous reposer, trois pour prendre nos repas, et deux pour installer notre camp et préparer notre nourriture, plier nos tentes, et tracer notre itinéraire.

Toutefois, je dois dire ici qu’il n’est pas de travail plus pénible que celui de tirer nos traîneaux. De mon côté, mes deux officiers étant malades, j’ai autant de besogne que j’en peux faire. Heureusement j’ai dans Melville un appui solide, qui peut les remplacer, et tant qu’il restera en bonne santé, tout ira bien. De son côté, le docteur s’emploierait volontiers à tirer le traîneau comme un simple matelot, mais je le crois nécessaire auprès des malades, et lui ai ordonné de rester près d’eux.

Aujourd’hui nous avons fait une bonne journée, car nous avons avancé d’un mille et 1/4 au moins, malgré la glace qui, deux fois, s’est ouverte devant nous, et nous a donné quelque ennui pour faire passer nos chiens et leurs traîneaux. Heureusement les grands traîneaux étaient déjà passés. Un des premiers s’étant à moitié renversé dans une crevasse, nous avons été obligés de couper le trait des chiens pour empêcher ceux-ci de se noyer et en même temps retenir le traîneau par derrière. Le chemin que nous aurons à parcourir pour notre prochaine étape se présente sous un aspect favorable. Nous nous trouvons sur un champ de vieille glace qui semble avoir encore plusieurs milles d’étendue. Cependant la journée 128 d’aujourd’hui a été extrêmement désagréable à cause des flaques d’eau que nous avons rencontrées à la surface de cette glace. A maintes reprises les hommes ont eu de l’eau jusqu’aux genoux, et tirer un traîneau dans de semblables conditions est un travail fort pénible. Çà et là autour de nous, l’eau s’est accumulée sur certains points où elle forme des flaques qui gèlent pendant la nuit, mais que la chaleur du soleil suffit pour dégeler au milieu du jour, et c’est à travers ces mares que nous avons à opérer notre retraite. Dans quelques jours cette eau aura disparu au travers de la glace, mais nous ne pouvons attendre, car nous ne savons encore quelle est notre position.

Chipp est toujours très faible: il a peine à se rendre d’une étape à l’autre même en faisant de fréquentes haltes. Je crains sérieusement pour lui. Landertack est guéri et a repris son service hier. Alexis, encore malade, est incapable de tout travail.

Star, qui souvent se distrait en lisant ce qui est écrit sur les papiers servant d’enveloppe à nos provisions, m’apporte une lettre qu’il a trouvée hier sur du café; elle est ainsi conçue:

«Je vous écris afin de vous exprimer les souhaits que je forme pour votre grande entreprise. J’ai l’espoir qu’en parcourant ces lignes, elles vous rappelleront le confort que vous laissez derrière vous dans la patrie pour les progrès de la science. Si vous le pouvez, adressez-moi quelques mots; mon adresse est: G. J. K. Post office box, New-York city.»

Le samedi, 25 juin, nous surprend à minuit, au moment 129 où nous préparons notre dîner. A une heure, nous sommes à table. J’ai pris l’altitude du soleil à minuit. Quelle stupeur! Mes calculs donnent 77° 46´ de latitude nord. Cependant, je suis sûr de mon observation. Je reprends donc mes calculs et les refais une demi-douzaine de fois. Toujours le même résultat; à chaque fois, j’obtiens 77° 46´. J’examine alors mon sextant; il était en parfait état, et plus je l’examinai, plus ma stupeur augmente. Partir du 77° 18´ nord, marcher dans la direction du sud pendant une semaine et, au bout de ce temps, se trouver à vingt-huit milles plus au nord que son point de départ, n’est-ce pas suffisant pour rendre quelqu’un anxieux et perplexe? Longtemps je médite ce résultat, lui cherchant une cause d’erreur; un moment je suis porté à attribuer cette erreur à un effet extraordinaire de réfraction; mais, jetant les yeux sur les notes que j’ai prises pendant mon observation du 23, et dont je ne me suis pas servi, il faut bien me laisser convaincre que c’est 77° 46´. Aussi mon anxiété est à son comble. Cependant, à 4 heures 1/2 et à 7 heures 1/2 du matin, je fais de nouvelles observations. Cette fois, c’est 77° 43´. Plus inquiet que jamais, je prends la résolution d’attendre midi, afin de prendre la plus grande altitude du soleil, car je me défie des résultats donnés par des observations faites quand le soleil est près de l’horizon. Mais l’observation de midi, au moment où le soleil passait au méridien, me donna de rechef 77° 42´. Il ne reste donc plus de doute: mes observations du matin étaient exactes; celle de minuit n’était même entachée d’erreur que par 130 suite de la plus grande réfraction, causée elle-même par la basse latitude où nous nous trouvions. Il me faut donc accepter la position et modifier mes plans en conséquence. Au lieu de marcher droit au sud, j’appuierai plus au sud-ouest, car la direction de notre mouvement de dérive étant nord-ouest, nous la couperons plus rapidement qu’en allant droit au sud, et nous arriverons ainsi plus vite sur la bordure des glaces.

Pour diriger sa route, une région aussi accidentée que celle qui s’étend devant nous, mérite un examen plus sérieux que celui qu’on peut faire en poussant une pointe en avant; j’ai donc expédié M. Dunbar pour nous chercher un chemin, afin de sortir de l’endroit difficile où nous nous trouvions, tandis que je reste au camp, prêt à partir au premier signal. Après la pénible journée d’hier, ces quelques heures supplémentaires de repos n’étaient pas hors de saison, et, si nous trouvions une route commode, nous pourrons faire une longue étape cette après-midi.

Dimanche, 26 juin, 1 heure 15 du matin.—M. Dunbar étant revenu, je suis parti en tête de la troupe. Melville est tombé dans l’eau par accident et a été trempé jusqu’à la ceinture. Pendant la matinée, le Walrus (traîneau no 1) a failli s’enfoncer, en plongeant de l’avant, sous la glace. Néanmoins, on a pu l’arrêter à temps et le retirer. Quoique la route ait été généralement meilleure qu’hier, comme il nous a fallu construire au moins cinq ponts, nous n’avions fait qu’un demi-mille dans la direction du sud-ouest au moment de faire halte, c’est-à-dire à six heures et demie du matin. Depuis minuit, la chaleur avait été accablante, 131 quoique le thermomètre marquât seulement 23° au soleil. Le ciel était sans nuage; une légère brise soufflait du sud-sud-ouest. Nous avons tellement souffert de la chaleur que nos mains et nos visages étaient gonflés et bouffis. Pour ma part, je souffrais considérablement des mains. A sept heures et demie du matin, le dîner était prêt. A huit heures et demie, j’ai lu le service divin, et à neuf heures, nous nous sommes glissés dans nos sacs pour dormir.

Lundi, 27 juin, 1 heure du matin.—Nous nous sommes mis en marche à 2 heures 5 du matin, et, depuis ce moment jusqu’à 7 heures, nous avons eu à accomplir la tâche la plus rude que nous ayons encore eue. Cependant nous n’avons franchi qu’un demi-mille dans la direction du sud-sud-ouest, ce qui nous fait pour onze heures d’un travail ininterrompu un mille et un quart seulement. En quittant le lieu de notre halte, nous nous sommes trouvés en présence d’une crevasse de vingt pieds de largeur, qu’il nous fallait traverser, mais, pendant que nous y établissions un pont, elle s’est élargie de plus du double. Enfin, au prix des plus grands efforts, nous sommes parvenus à rassembler trois larges fragments de glace sur lesquels nous avons eu des peines inouïes à faire passer nos traîneaux et la baleinière. Quant aux deux autres embarcations nous avons été obligés de les mettre à l’eau. A environ un tiers de mille plus loin, nous sommes arrivés sur le bord d’une autre ouverture de soixante pieds de largeur. Cette fois, il nous a fallu remorquer et tenir en place une véritable île de glace 132 épaisse de trente pieds; mais à peine cette besogne était-elle finie, que les deux bords de l’ouverture se sont éloignés l’un de l’autre, de sorte que nous nous sommes vus forcés d’aller à la recherche d’autres blocs de glace pour rétablir notre pont mobile. La glace semble se ramollir partout et s’en aller à la dérive sans résistance. Cependant la saison n’est pas encore assez avancée pour que nous puissions espérer trouver des canaux de quelque longueur, quant aux crevasses et autres solutions de continuité, nous en trouvons assez qui nous causent beaucoup d’ennuis. Travailler comme des nègres, pendant dix ou onze heures chaque jour, pour n’avancer que d’un mille est au moins décourageant; mais encore, savoir d’un autre côté qu’on est vraisemblablement entraînés de trois milles dans le nord-nord-ouest, quand on fait un mille au sud-ouest est vraiment capable d’inspirer des inquiétudes à un homme. Melville et le docteur sont seuls de notre troupe à qui j’ai fait connaître la latitude sous laquelle nous nous trouvons, mais je veux que nul autre n’en soit instruit. Sans doute, cette désagréable nouvelle jetterait le découragement parmi nos hommes qui se laisseraient peut-être aller au désespoir. J’évite donc brusquement toutes les questions que Chipp, Danenhower et Dunbar peuvent m’adresser à ce sujet. Jusqu’ici tout le monde est gai et plein d’entrain, on entend même les hommes chanter le long de la route. Puissions-nous ainsi conserver longtemps notre santé et notre ardeur.

L’état de Chipp s’améliore.

Mercredi, 29 juin.—Étant parti en avant avec M. Dunbar 133 et les deux attelages de chiens, nous sommes arrivés subitement sur le bord d’une nappe d’eau, qui, autant que le brouillard nous a permis d’en juger, nous a paru former un canal d’une certaine longueur. Je suis revenu en toute hâte chercher le youyou pour m’en assurer. Mais, hélas! j’en ai été pour ma peine. Ce canal dont nous avions espéré nous servir se terminait brusquement, et une autre ouverture semblable de vingt-cinq pieds de large lui succédait, et pour traverser celle-ci nous fûmes obligés d’y établir un pont. Notre bonne fortune voulut cependant qu’un large glaçon se trouvât sous notre main, de sorte qu’après un rude effort, Dunbar, Shawell et moi, nous réussîmes à le mettre en place, et un rapprochement heureux des deux bords de la crevasse nous en fit un pont solide. Malheureusement les crevasses se succédaient, ce qui nous obligea à construire un certain nombre de ces ponts. Jamais pareille malchance ne nous avait poursuivis. Nous n’avions pas plus tôt traversé une crevasse qu’une autre s’ouvrait plus loin; à un moment nous en étions entourés. Le pis est que toutes étaient dans la direction de l’est à l’ouest. Il semblait que pas une ne pût se former du nord au sud pour ouvrir un chemin à nos embarcations, et toutes celles que nous voyons de l’est à l’ouest serpentent et se terminent en fissures étroites au milieu de fragments de glaces amoncelées, entre lesquels il est impossible de frayer un passage pour les bateaux. Souvent il nous est arrivé d’avoir à faire des ponts sur trois ou quatre de ces canaux dans l’espace d’un demi-mille; et quand je songe que Melville et ses hommes ont chaque 134 jour six et souvent sept fois à parcourir la même route, aller et retour, je ne peux me défendre d’un sentiment d’effroi à l’idée du chemin qu’ils parcourent. Si on ajoute à cela les voyages que font les chiens, et le transport des malades, on ne trouvera pas extraordinaire que nous redoutions la rencontre de ces crevasses. Le champ sur lequel nous marchons actuellement est composé de vieille glace, fort dure, qui certainement ne fond jamais. J’ai mesuré un glaçon auquel j’ai trouvé trente-deux pieds neuf pouces d’épaisseur, et sur les points où il n’est pas sali par la boue, sa tranche rappelle la blancheur de l’albâtre. La route est assez bonne sur cette glace, et les traîneaux ne sont pas trop difficiles à tirer. J’ai rencontré un autre bloc de seize pieds d’épaisseur qui, à mon avis, était le produit d’une année, car il ne montrait pas la moindre trace de soudure de couches superposées.

Danenhower m’a demandé aujourd’hui, avec insistance, de lui permettre de s’employer à quelque chose, prétendant qu’il était capable d’aider à tirer les traîneaux, etc. Mais, comme je le crois absolument incapable de faire quoi que ce soit, et qu’à mon avis son œil le rendrait plus nuisible qu’utile, s’il tentait de faire quelque chose, j’ai repoussé sa demande en la remettant à l’époque où il ne serait plus porté sur la liste des malades. Chipp semble reprendre des forces. La température s’est maintenue à 30° pendant toute la journée, mais elle paraissait beaucoup plus basse, car pendant toute la journée nous avons eu un brouillard intense qui nous pénétrait jusqu’aux os. Chaque jour nous avons les pieds mouillés dès le matin, 135 et nous restons dans cet état jusqu’à notre dernière halte.

Jeudi, 30 juin.—Vers minuit, nous avons observé sur l’horizon une ligne de nuages noirs du côté de l’ouest, qui s’étendait du nord-ouest au sud-ouest. Pendant notre halte, ce nuage s’est étendu comme à l’ordinaire sur tout l’horizon du nord au sud, et à une heure du matin, le ciel était entièrement couvert. Le temps est devenu brumeux, et une pluie fine et pénétrante a commencé à tomber. Le retour journalier de ce phénomène météorologique me fait croire que nous approchons de l’eau libre, car je ne peux admettre qu’un pareil brouillard soit produit par les vapeurs qui s’élèvent des crevasses de la glace. Chaque jour, vers minuit, le soleil se cache et l’eau perd lentement sa chaleur sous forme de vapeur, que le vent emporte à travers la plaine de glace où elle se condense et se dépose sous forme de brouillard, etc. Généralement, quand nous nous levons à 6 heures du soir, le soleil brille de tout son éclat, et quand nous nous couchons il recommence à paraître. Mais entre minuit et l’heure où nous nous arrêtons pour camper, le ciel est brumeux.

Après notre dîner, c’est-à-dire à 2 heures du matin, nous nous sommes remis en marche. Etant partis en avant avec M. Dunbar, nous avons tracé une étape d’un mille et demi, au bout de laquelle se trouvait une vaste étendue de glace unie. A la vérité, la route exigeait la construction de quelques petits ponts, et des travaux pour l’ouvrir et la mettre en état, ainsi qu’un détour de cinq milles. Néanmoins nous sommes parvenus à vaincre ces difficultés sans autre accident qu’un traîneau de Saint-Michel 136 brisé, et la rupture d’une des traverses du traîneau du premier canot. En maints endroits nous avons rencontré à la surface de la vieille glace, des flaques d’eau qui m’ont paru de même nature que celles dont parle le capitaine Nares, lesquelles fournirent constamment de l’eau potable à l’équipage de l’Alert. Voyant quelques-unes de ces flaques geler par une température de 32°, je me suis imaginé que l’eau devait en être douce; mais le docteur, l’ayant essayée avec du nitrate d’argent, a reconnu qu’elle contenait beaucoup de sel.

Vendredi, 1er juillet.—La route que nous avons parcourue était bien bonne, mais il a commencé à pleuvoir à 6 heures 1/2 du matin. Pendant tout le temps de notre sommeil, la pluie n’a cessé de tomber par averses, et quand l’heure du lever est arrivée, on pouvait entendre le bruit des gouttes d’eau sur notre tente. Naturellement nos sacs sont mouillés, et quelques-uns, celui d’Erickson, et le mien en particulier, sont trempés comme des éponges. Erickson, Boyd et Knack se sont couchés avec des chaussures sèches, mais en se relevant, ils étaient mouillés jusqu’aux genoux. Je me suis arrangé de façon à ramener mes pieds dans un endroit sec, et alors j’ai pu dormir assez à mon aise pendant quelques heures, c’est-à-dire jusqu’à ce que mes membres endoloris aient commencé à me faire ressentir l’infernale dureté de la glace sur laquelle nous étions couchés. La neige nous offrirait une couche plus molle, mais la chaleur de notre corps, en la fondant, en aurait fait un marais. D’un autre côte la fonte des neiges a produit une si grande quantité d’eau sur la glace qu’il est 137 impossible de trouver un endroit assez sec pour que notre tapis de caoutchouc nous soit de quelque utilité. Le moment du dîner est pour nous le plus désagréable de toute la journée. Après nos premières heures de marche, nos pieds et nos jambes sont mouillés, mais tant que nous sommes en mouvement, nous n’y songeons point; c’est seulement pendant la halte que nous sommés obligés de faire pour prendre notre repas, que nos pieds se refroidissent et restent dans cet état jusqu’à notre arrivée au lieu du campement, où nous pouvons changer de chaussures pour nous coucher.

Dimanche, 3 juillet.—Ce n’est qu’à minuit que nous avons rencontré la glace unie, j’entends par là celle couverte d’une couche de neige épaisse de deux pieds et à moitié fondue, qui recouvre des trous dans lesquels nous plongeons souvent jusqu’aux genoux au moment où nous nous y attendons le moins. Nous nous sommes arrêtés pour dîner. A ce moment le soleil a voulu percer à travers les nuages et le brouillard, mais la température a paru s’abaisser; aussitôt, afin d’éviter le vent autant que possible, nous avons étendu nos tentes, et nous nous sommes entassés derrière pour prendre nos repas.

A 9 heures du matin, j’ai lu aux hommes les articles du code maritime et ensuite le service divin. Une demi-heure plus tard, nous sommes allés nous coucher. Excepté Chipp et Danenhower, tout le monde est gai et plein d’entrain, et tous semblent jouir d’une excellente santé. Nous avons des vivres en abondance et bon appétit, nous dormons bien, et J. Cole dit «que chaque jour il lui 138 semble devenir plus alerte.» Mes observations nous placent par 77° 31´ de latit. N. et 151° 41´ de longit. E.; soit, depuis le 25 juin, un changement de position de treize milles au sud et de trente vers l’ouest. Comme d’après nos calculs nous avons fait douze milles, il semblerait que nous n’avons pas eu de courant contre nous. Toutefois je n’oserais l’affirmer. Il se peut que notre mouvement de dérive ait été arrêté pendant ces trois jours par le vent du nord, il me faut donc accepter la position telle qu’elle est et pousser vers la bordure des glaces.

Lundi, 4 juillet.—A deux heures moins le quart du matin, nous avons fait halte pour dîner. A trois heures, nous nous sommes remis péniblement en route, et bien que nous devions nous attendre à quelque confusion parce que le Walrus s’est engagé hors du chemin tracé, nous avons évité néanmoins toute perte de temps considérable. A six heures 20 du matin, tous nos bagages étaient à un mille plus loin. Aujourd’hui nous avons donc franchi deux milles et un quart en huit heures 20 minutes, ce qui ne nous était pas encore arrivé.

Pendant le dernier quart de mille nous avons rencontré une belle glace dure et unie, le long d’un canal étroit, de sorte que nous avons pu faire avancer deux traîneaux en même temps; nous avons même traîné ensemble la baleinière et le second canot, laissant le premier canot pour un autre voyage. En réduisant ainsi le nombre des voyages de sept à quatre, nous faisons une grande économie de temps, quoique nous ne puissions le faire que pour de courtes 139 étapes, car un tel travail met bientôt les hommes hors d’haleine. Depuis seize jours que nous sommes en route, nous avons fait une brèche sensible à la masse des provisions traînées par nos chiens, aussi leurs traîneaux arrivent-ils au bout de l’étape un peu en avance sur les autres. J’ai donc ordonné de faire une nouvelle répartition des fardeaux...

L’avenir ne nous apparaît pas sous de trop sombres couleurs. Je remarque que nous ne consommons pas nos rations journalières de pemmican. Celles-ci sont d’une livre par homme et, chose extraordinaire, les chiens eux-mêmes ne mangent pas entièrement les leurs. Tous, nous aimons cette nourriture que nous mangeons froide, trois fois par jour, comme une véritable friandise; néanmoins il semble qu’une ration d’une livre soit trop forte. Mais le grand régal est l’infusion d’extrait de Liebig que nous prenons matin et soir. Notre ration journalière est d’une once par homme, ce qui est suffisant pour nous fournir à chacun une pinte de bouillon le matin et le soir. Je ne connais rien d’aussi rafraîchissant et en même temps d’aussi nourrissant pour ces régions que ce breuvage, quand il est chaud. Dans quelques tentes on réserve l’once entière pour le dîner, mais sous la nôtre nous préférons la prendre en deux fois: au commencement et à la fin de notre travail.

Nous avons arboré nos pavillons en l’honneur de ce jour, qui, pour moi, est bien triste. Il y a trois ans, en effet, aujourd’hui, nous baptisions la Jeannette au Havre; que de beaux projets, que de beaux rêves formés alors, 140 qui se sont évanouis avec le navire! Je ne pensais point que trois ans plus tard, le 4 juillet me trouverait sur la glace, cherchant à regagner ma patrie, où m’attendent ceux qui m’accompagnaient de leurs vœux, et ce, sans avoir rien fait, et n’ayant à raconter que l’histoire de la perte d’un bâtiment. Mon devoir envers ceux qui m’ont suivi est de les ramener sains et saufs dans leur patrie; je leur dois donc toutes mes forces et toute mon intelligence; à moi seul incombe le fardeau de les soutenir jusqu’au bout, ce qui m’oblige à désirer aussi mon retour; mais si ces deux devoirs ne s’imposaient point à moi, je crois qu’il me serait indifférent d’être disparu avec la Jeannette. Comme les résultats ne répondent pas toujours aux bonnes intentions, je dois me forcer d’envisager mon malheur en face et d’apprendre à en tirer tout le parti possible. Néanmoins, ce sera une rude épreuve pour moi d’attacher à mon nom la renommée d’un homme qui, après avoir entrepris une expédition polaire, a laissé couler son navire sous le 77e parallèle.

Nous nous sommes couchés à neuf heures du matin; appel à 6 heures du soir; déjeuner à sept; en marche à huit. A trois cents mètres du camp, nous sommes arrivés sur le bord d’une ouverture de 150 pieds de large, qui nous barrait le passage. Comme maintenant nous doublons nos convois, c’est-à-dire que nous emmenons deux traîneaux en même temps, un canal de cette largeur eût été cause de bien des ennuis pour nous. Cependant, apercevant un glaçon peu épais au milieu de ce canal, il m’est venu à l’idée de l’utiliser afin de ne pas perdre de temps. 141 J’ai envoyé le youyou, qui a réussi à l’amener et nous avons pu nous en servir comme de radeau pendant qu’on allait chercher les autres embarcations. Les deux canots et les deux traîneaux ont été ensuite transbordés, ainsi que le reste de nos bagages. Un peu plus loin, nous avons eu à recommencer la même opération, et à construire encore plusieurs ponts avant d’atteindre la glace solide que j’avais visitée le jour précédent avec M. Dunbar. La glace que nous avions trouvée auparavant sans solution de continuité, se trouvait remplie de crevasses et s’en allait à la dérive. Ce n’a été que le lendemain, à une heure du matin, que nous avons jugé tous nos bagages suffisamment en sécurité pour nous arrêter et prendre notre repas. La neige tombait à ce moment là en larges flocons, qui nous ont forcés de tirer nos tapis de caoutchouc de nos canots pour nous en faire des abris, de sorte que, comme le disaient quelques-uns d’entre nous, notre campement, pendant le dîner, ressemblait à une foire de campagne. Mais je ne pus m’empêcher de rappeler que ce jour-là, à Hoboken, bien des gens faisant une partie de pique-nique auraient accueilli avec plaisir une partie de la fraîcheur que nous ressentions; mais cette idée paraissant faire naître de tristes pensées, je n’en ai pas dit plus long.

A deux heures du matin, nous nous sommes remis en marche. Les crevasses de la glace nous ont causé encore quelques ennuis, mais nous nous sommes mis courageusement à établir des ponts. Pendant que nous y 142 travaillions, on eût dit que tout le champ de glace entrait en mouvement, et l’agitation et les secousses qui se sont succédé pendant un quart d’heure ne nous en ont donné une preuve que trop sensible. De gros blocs de glace, qui auparavant étaient retenus en dessous, se trouvant dégagés, se sont relevés et sont venus émerger à la surface, comme de monstrueuses baleines. Quand les bords des îles de glace venaient à se rencontrer, d’énormes blocs en étaient détachés et restaient debout. Parfois ils atteignaient jusqu’à vingt-cinq et trente pieds de haut. Une masse de blocs séparés se trouvant réunis, ont été chassés sur un énorme glaçon, où ils se sont entassés et ont formé un monceau ressemblant à un édifice de trente pieds au-dessus de la surface du glaçon. Au milieu de grincements et de sourds grondements que nous entendions de tous côtés, s’élevaient insensiblement au-dessus de la surface de la glace de gros sillons semblables à d’immenses talus de neige. Quand de longues aiguilles de glace se trouvaient élevées à trente pieds, elles s’inclinaient en arrière, puis se brisaient en gros fragments qui retombaient, qui glissaient d’eux-mêmes à la surface de la banquise à des distances énormes. Cependant nous avons quitté, je crois, la glace paleocrystique. Depuis hier, nous marchons sur un champ de glace qui ressemble à la banquise dans laquelle nous sommes entrés près de l’île Herald, et presque partout me paraît plus âgée d’une année. Si je ne me trompe, nous pouvons être sortis du courant des glaces mobiles, et nous trouver sur celles 143 qui enserrent les îles Liakoft. Dans ce cas, nous ne serons pas longtemps, j’espère, avant de trouver un canal dont nous pourrons tirer parti.

Chipp est loin d’être aussi fort qu’il voudrait nous le faire croire. Hier le docteur, afin de se rendre compte de son état, a essayé de lui supprimer le whisky. Or, pendant la nuit dernière (c’est-à-dire pendant le temps que nous consacrons au sommeil), Chipp n’a rien mangé et n’a pu dormir. En outre, pendant tout le temps, il frissonnait et poussait des gémissements. Nous tenons ce fait de Dunbar, car Chipp affirme qu’il est parfaitement portant, et prie Dunbar de ne pas le démentir quand le docteur le questionne. Il est assez fou, en effet, pour désirer reprendre son service, se croyant capable de travailler.

Vendredi, 8 juillet.—Cette journée a débuté par le trajet le plus écœurant après la journée la plus décourageante que nous ayons eue jusqu’ici. Un vent du nord-ouest a disloqué la glace dans toutes les directions, excepté dans celle que nous désirions, de sorte que notre travail n’a été qu’une succession de transbordements à l’aide de radeaux ou d’établissement de ponts. Le vent était pénétrant, puis sont survenus le brouillard et la pluie habituelle, de sorte que nous étions mouillés et transis de froid. A deux heures du matin, nous n’avions pas encore dîné. Il nous a fallu six heures pour parcourir notre dernier demi-mille; il était sept heures quand nous nous sommes arrêtés pour installer notre camp, et à 7 heures 1/2, nous nous sommes mis en devoir de souper. Le baromètre était à 29. 58, et 144 le thermomètre marquait 31°. Nous sommes allés nous coucher à 9 heures du matin.

Tout le monde était debout à 6 heures du soir. Brise fraîche du nord-ouest. De trois à cinq heures, le ciel s’est découvert par endroits et le soleil s’est montré. A 8 heures, rafales de neige. A 8 heures 1/2, nous nous mettons en marche; grâce à un bon chemin, nous faisons une bonne étape jusqu’à minuit cinq.

Samedi, 9 juillet.—Nous avons encore transporté tous nos bagages un quart de mille plus loin, et nous avons fait halte pour dîner. Le chemin parcouru aujourd’hui va nous dédommager de tous nos déboires et de tous nos contre-temps d’hier. Quand la glace n’est point disloquée, notre marche est assez rapide; mais ces infernales crevasses nous font perdre beaucoup de temps. D’ordinaire, quand nous avons avancé d’un mille, les hommes en ont fait sept. Les allées et les venues, les marches en avant pour reconnaître la route, mon retour en arrière pour amener l’arrière-garde me font parcourir trois fois la route le soir et le matin; aussi la fatigue que j’éprouve me fait comprendre avec quel plaisir Melville et ses hommes doivent voir arriver l’heure du campement. Le vent du nord-ouest a persisté, et bien que nous nous soyons mis à l’abri de nos canots pour dîner, nous avons eu froid, et notre condition était vraiment misérable. Le brouillard de chaque jour est encore venu empirer la situation; aussi je crois que personne n’a été fâché, quand à une heure dix j’ai donné le signal du départ.

145

Dimanche, 10 juillet.—Nous avons rencontré un nombre considérable de ces glaçons de forme bizarre auxquels Parry a donné le nom d’aiguilles de glace, et dont il attribue la formation à la chute des pluies sur les glaçons. Pour nous, ces aiguilles sont le résultat de la fonte plus rapide du sel sur certains points des glaçons que sur d’autres. Quand ces parties sont fondues, ce qu’il en reste affecte la forme de longs épis, dont un rayon de miel coupé en deux peut donner une idée assez exacte.

J’ai obtenu une bonne observation, ce matin, qui m’a permis de déterminer notre position. D’après mes calculs, nous sommes par 77° 8´ 3´´ de latitude nord et par 151° 38´ de longitude est,—soit un changement de position de 26 milles 1/4 dans la direction sud 30° est. D’après notre estime, nous avions fait seize milles au sud-ouest; ce qui démontre avec combien peu de certitude on agit dans les conditions où nous sommes. Tout ce que nous pouvons faire est de continuer de marcher dans la même direction. Si notre longitude est exacte, c’est, en effet, au sud-ouest, à mon avis, que nous atteindrons le plus tôt la bordure de glace.

Nous avions soupé à sept heures et demie; j’ai lu l’office divin à neuf heures moins un quart, et à neuf heures nous sommes allés nous coucher.

Après notre souper, le cri de terre est venu susciter un peu d’émotion parmi nous. Nous découvrions, en effet, quelque chose an sud-ouest, qui, à vrai dire, avait l’apparence de la terre; mais le brouillard prend si souvent des formes trompeuses que nous ne pouvions être sûrs 146 de rien. Or, comme la plus rapprochée des îles de la Nouvelle-Sibérie est à 120 milles de nous, à moins que nous ne devions découvrir une île nouvelle, ce n’est point une terre que nous avons vue aujourd’hui. J’estime que nous avons parcouru trois milles et demi dans la journée, c’est-à-dire en neuf heures et demie.

Nous sommes partis à huit heures un quart; à neuf heures j’ai pris les devants et j’ai rencontré Anequin, qui revenait en toute hâte pour chercher un fusil, disant que M. Dunbar avait vu un ours. Arrivant en tête de la troupe, j’ai, en effet, trouvé M. Dunbar, qui, réellement, avait rencontré maître Bruin, et, en homme prudent, car pour toutes armes il n’avait qu’un bâton, il avait pris ses jambes à son cou. Mais à un détour il s’était trouvé à trente mètres de la bête, qui l’a poursuivi pendant une certaine distance. Enfin, celle-ci s’est arrêtée pour le regarder et s’est tenue à une distance respectueuse jusqu’au moment où Anequin est apparu avec son arme.

Des nuages que nous avions aperçus au sud-ouest sont pour nous un indice plus certain de la présence de l’eau libre que tout ce que nous avons vu jusque-là. Je les ai fait remarquer à M. Dunbar, qui m’a dit qu’à son avis ces nuages ne se trouvaient point au-dessus de la glace. Voulant m’en assurer, j’ai grimpé sur un monticule de glace élevé d’une vingtaine de pieds au-dessus du niveau de l’eau, et, examinant soigneusement l’horizon avec une lunette, j’ai vu très distinctement de la terre et de l’eau. C’était donc bien une terre que nous avions aperçue hier. En tous les cas, j’affirme avoir vu de la terre et de l’eau. 147 Mais quelle est cette terre? Personne ne peut encore le dire. Est-elle nouvelle? ou nos calculs de longitude étant inexacts, est-ce quelque portion de la Sibérie? Ce ne peut guère être, en tous les cas, une des îles Liakoff. Heureuse coïncidence: la nouvelle direction que nous suivons nous y conduit tout droit. En voulant sortir plus rapidement des glaces j’ai donc fait sagement de quitter la direction du sud pour celle du sud-ouest. M’en rapportant à mon jugement, je peux estimer la distance de cette terre à dix ou quinze milles, et comme j’ai pu distinguer de vastes nappes d’eau libre en même temps qu’une longue bordure de glace, il serait possible qu’arrivés sur la limite du champ de glace que nous traversions si laborieusement, nous nous trouvions en face d’une mer ouverte qui pourra nous donner passage jusqu’à la côte de Sibérie, vérifiant ainsi en partie les affirmations des explorateurs russes. Nous avons renversé tant de théories émises par nos devanciers, qu’il serait difficile de nous faire croire que nous pouvons avoir laissé la glace derrière nous près du cercle arctique. Voilà un mois que la Jeannette a disparu, et je ne peux imaginer aucun travail plus pénible que celui qui nous est incombé depuis. Au reste, le fait est incontestable, et il n’est pas un de nous qui ne reconnaisse que c’est la plus terrible besogne qu’il ait faite de sa vie. Traîner, toujours traîner, et nul ne sait combien. Les faux pas sur un terrain glissant, les soubresauts et les saccades de la courroie du traîneau sont terriblement agaçants, et le travail à la pioche sur la glace flottante fait mal dans tous les os.

148

Mardi, 12 juillet.—Nous n’avons pu distinguer de nouveau la terre aperçue hier. L’horizon était couvert de brume au sud-ouest. Nous avons vu de nombreux guillemots, quelques goëlands, un pingouin, et, fait extraordinaire, le docteur a pris un papillon vivant, que j’ai conservé; celui-ci n’est point un habitué des glaces, et a certainement été apporté par le vent du sud-est ou par celui du sud-ouest qui lui a succédé.

Le lieutenant de Long continue ensuite de raconter jour par jour les incidents survenus pendant la retraite, signalant tous les transbordements sur des radeaux de glace et la construction de tous les ponts. Il ajoute ensuite qu’on a revu de nouveau au sud-ouest ce qu’on a pris pour une terre, et que plusieurs hommes de la troupe affirment avoir aussi découvert de l’eau.

Le 14 juillet, il ajoute: La semelle des bottes de nos hommes s’use si rapidement sur les angles de la glace que nous traversons, que notre provision de peaux de réserve ne suffit plus aux réparations. J’ai déjà permis d’enlever pour cet usage le cuir des avirons du youyou, et, ce matin, j’ai dû faire enlever la garniture du gouvernail du premier canot. Ce cuir durera plus longtemps que des morceaux de peau, mais j’espère que bientôt mon esprit sera délivré de ce souci...

Vendredi, 15 juillet.—Nous marchons toujours au sud-ouest; nous avons encore aperçu la terre. Au reste, tout me fait croire à son voisinage et à celui de l’eau libre. Pendant notre dîner (vers 2 heures 20 ou 22 du matin), la lune s’est montrée pour la première fois, je 149 crois, depuis deux mois. Une autre vue qui nous a fait plus de plaisir est celle d’un phoque dans un canal, tout près de nous, et que M. Collins a tué. Cette fois, le youyou est arrivé à temps pour l’empêcher de couler à fond. Ce phoque est venu juste à temps pour varier notre nourriture. A sept heures et quart, nous nous sommes assis dans la tente no 1 pour faire un souper réellement délicieux. Après notre long régime de pemmican, cette variante n’est ni plus ni moins qu’un extra. Rompant cette fois avec nos habitudes du bord, nous n’avons point laissé refroidir notre capture et nous l’avons encore moins pendue pour plusieurs jours dans notre garde-manger; car, à deux heures, l’animal recevait le coup de grâce; à quatre heures, il était dépouillé de sa peau; à sept heures, nous commencions à le manger, et véritablement nous n’eussions pas fait un pareil festin chez Delmonico. La part revenant à notre tente fut bouillie dans l’eau avec trois onces et demie d’extrait de Liebig et un litre de croutons, et ce fut pour nous une fête dont je me rappellerai longtemps. Le cuisinier de la tente no 4 fit frire une partie de la ration afférant à cette tente, et Melville me raconta qu’il avait trouvé à ce mets le goût d’huîtres frites.

Samedi, 16 juillet.—Temps clair et agréable. L’île nous est apparue plus distinctement qu’hier; mais nous n’avons pu distinguer aucune trace d’eau libre. M. Collins a tué un autre phoque que nous avons repêché avec le youyou, ce qui nous a procuré l’occasion d’un nouveau festin. Dans la soirée, il m’est survenu un petit accident assez désagréable. Voulant me rendre au sommet d’un monticule 150 de glace afin de mieux examiner la terre, je suis parti un peu en avant avec M. Dunbar. Le monticule se trouvant un peu en dehors de la route, il m’a fallu franchir quelques crevasses assez larges pour y arriver. En allant, tout se passa au gré de nos désirs, mais, en revenant, ayant à franchir une crevasse de quatre pieds de large, j’ai choisi pour sauter un endroit où la glace peu solide m’a crevé sous les pieds, de sorte que je suis tombé dans l’eau jusqu’au cou. Heureusement, mes habits m’ont retenu un moment à la surface, et M. Dunbar a pu me saisir par la tête, croit-il, mais surtout par les favoris, à mon avis; toujours est-il que j’ai cru qu’il allait m’enlever la tête de dessus les épaules. Mon sac se trouvant en arrière, aussitôt après avoir rejoint le youyou, j’ai envoyé me le chercher. Bientôt après, j’avais des vêtements secs, et, grâce au beau soleil que nous avions, ceux que je venais de quitter séchèrent rapidement.—Le traîneau attelé de chiens étant venu à verser, nous avons perdu 270 livres de pemmican...

Mais l’événement de la journée a été la capture d’un beau gros phoque bien gras, qui nous a fourni des vivres et de la graisse pour nos bottes. Un autre fait aussi important est l’apparition d’un walrus: c’est le premier que nous voyons depuis fort longtemps; mais, quoique blessé par M. Collins et par Ninderman, ce walrus est finalement resté au fond de la mer.

La terre nous est encore apparue plus distinctement aujourd’hui, mais il m’a été impossible de distinguer la moindre étendue d’eau libre. D’après mes observations 151 notre latitude est 76° 44´, et notre longitude 153° 25´ est,—soit, depuis le 10, c’est-à-dire depuis six jours, une avance de trente-quatre milles vers le sud-est. Comme la terre que nous voyons porte à l’ouest et au sud de l’ouest vrai, je ne peux croire que ce soit une des îles Liakoff, lors même que nos calculs de longitude seraient erronés.

Notre phoque nous a fourni un déjeuner délicieux à six heures.

Chipp, rayé ce matin de la liste des malades, a repris son service. C’est un renfort pour Melville, qui n’a plus qu’à s’occuper de préparer la route et à installer les ponts à la place du docteur, qui passe au cadre de réserve.

A neuf heures du soir, l’île est plus distincte que jamais. Je sens renaître l’espoir d’avoir fait une nouvelle découverte.

En repassant mes calculs de longitude, j’ai rectifié notre latitude. Je trouve actuellement 76° 41´ de latitude et 153° 30´ de longitude est; soit trente sept milles parcourus dans la direction du sud, quarante-trois degrés est depuis le 10. La sonde nous accuse trente-trois brasses...

Dimanche 17 juillet.—M. Dunbar croit que nous atteindrons la mer libre d’ici deux jours, mais la terre me paraît toujours aussi éloignée...

Un plongeon que j’ai fait aujourd’hui à travers la glace nous a révélé une curieuse ruse chez les morses. L’amphibie, cause de mon malheur, avait deux trous conduisant à la mer et communiquant ensemble par une 152 galerie recouverte de neige et d’une mince couche de glace.

Je suppose qu’il se ménageait ainsi un réduit au cas où un ours serait venu à lui couper la retraite près du trou où il venait respirer; il y avait en effet une cavité où il s’était couché et gratté, car elle était toute tapissée de poil.

A partir de cette date, jusqu’au mardi 26 juillet, les notes du capitaine de Long s’étendent sur les difficultés d’avancer sur la glace. Plus les naufragés approchent de la terre et plus l’état de la glace qu’il faut traverser devient chaotique. Pendant ce temps, ils ont tué un phoque, un ours, un walrus. MM. Collins et Chipp ont signalé une apparence de terre, mais les indices en étaient si vagues que de Long n’a pas jugé prudent de se détourner de sa route pour en vérifier l’existence. Enfin, il raconte que le 26 juillet, M. Collins s’étant levé pendant que les autres dormaient, a pu voir, en face du camp, une vallée dans l’île et distinguer de l’eau entre la plaine de glace où se trouvent les naufragés et une ceinture de glace qui entoure la terre.

Je crois que nous sommes assez à l’ouest pour n’avoir point à redouter d’être entraînés par le courant de glaces flottantes, à moins que nous ne soyons dans un tourbillon créé par ce courant et qui nous pousserait plus près de terre. Comme il est impossible de rien distinguer, ce serait une folie de se lancer au milieu de ce chaos d’où l’on ne pourrait sortir; j’attendrai donc jusqu’à ce que je puisse profiter de quelque occasion favorable pour aborder.

153

Je n’oublierai jamais, je crois, la journée d’hier: nulle part au monde on ne peut rencontrer une série de difficultés et de contre-temps pareille à celle que nous avons eue, ni assister à un tel changement à vue dans la position des glaçons et des canaux qui les séparaient. A peine avions-nous commencé à manœuvrer nos embarcations le long d’une crevasse où nous croyions trouver une route sûre et commode, qu’elle se fermait. Quand nous étions sur la glace c’était pis encore. Tantôt elle rompait sous nous, tantôt elle s’éloignait, s’en allant à droite quand nous voulions aller à gauche et vice versa; aussi chaque fois que nous étions parvenus à mettre en sûreté nos bagages en traversant une crevasse, c’était comme si nous les avions sauvés de la destruction; ajoutez à cela que pendant tout ce temps nous avions la terre à moins d’un demi-mille. Cette terre, comme pour nous tenter, semblait nous inviter à aller nous mettre à l’abri sur son sol immuable et reposer nos membres fatigués sur la pente de ses collines couvertes de mousse.

Hier matin, quand je pris la résolution d’aborder, décidé à lutter au besoin pendant vingt-quatre heures pour triompher de toutes les difficultés qui se présenteraient, nous avions tant de voies ouvertes devant nous que j’étais embarrassé du choix, car toutes paraissaient devoir nous conduire à la côte; mais un quart d’heure après, je n’avais plus devant les yeux qu’un dédale inextricable de glaçons et de canaux. Il n’est pas besoin de dire que quand, à six heures du soir, j’abandonnai mon projet, nous étions tous épuisés et incapables d’un nouvel effort. Nous étions 154 tous mouillés jusqu’aux genoux, et les crampes que nous ressentions dans nos jambes raidies, ont persisté encore pendant une heure ou deux après que nous avons été plongés dans nos sacs. D’ailleurs, nous étions tous trop fatigués pour goûter le repos dont nous avions besoin. Néanmoins nous sommes tous très bien portants ce matin, et personne ne se ressent de ses fatigues. Peut-être notre position est-elle meilleure, au reste, que si nous avions poursuivi nos efforts, car si nous n’étions pas arrivés à terre après un travail continuel de vingt-quatre heures, nous nous serions probablement trouvés entraînés pendant la nuit par la force du courant à plusieurs milles de la terre. Aujourd’hui le brouillard s’est levé à midi, et nous a permis de voir la terre pendant quelques instants. La pression de la glace, en tournant autour de la pointe orientale de l’île, nous a refoulés dans la baie, et entre le glaçon qui nous porte et le rivage existe un espace presque libre de deux milles environ de largeur. Je suppose que les nombreux blocs et monticules de glace qui entourent notre glaçon nous offriraient de sérieuses difficultés pour lancer nos embarcations. En dehors de ces amas de glace, la mer brise avec force; en outre le vent souffle par rafales. La tente no 6 a déjà été renversée deux fois. Je veux donc attendre l’après-dîner pour voir la tournure que prendront les choses.

A midi et demi, un ragout d’ours nous a offert un excellent repas. A une heure et demie, le brouillard nous a, de nouveau, caché la terre. D’ailleurs, rien n’était changé dans notre situation. Si je n’avais suivi que mes désirs, j’aurais 155 donné désormais l’ordre de marcher en avant, mais la prudence m’a forcé d’attendre que le vent se modérât. Le baromètre a baissé; la pluie est tombée par grains, et il était impossible de rien distinguer au milieu du brouillard. J’ai donc pris la résolution d’attendre que le temps s’améliore: alors je lancerai le second canot afin d’essayer de porter quelques provisions à terre.

En un moment la sonde nous indique trente brasses, sans révéler l’existence du moindre courant. Notre glaçon supporte évidemment une forte pression qui le tient solidement en place. Probablement à la première occasion, l’amas de glaces brisées qui nous enserre va se disperser sans laisser l’espace nécessaire pour lancer nos canots, au cas même où notre glaçon ne serait pas poussé impétueusement vers la côte.

Pendant l’après-midi, l’apparence de la glace a changé constamment. A un moment, elle paraissait aller de notre glaçon à la côte. A un autre, nous apercevions des canaux libres de glace. Notre glaçon s’est même trouvé isolé comme une île pendant un instant, de sorte qu’il eût été possible de lancer les embarcations pour atteindre le rivage. J’avoue que j’ai été tenté de le faire, mais j’ai réfléchi que la baleinière ne peut prendre autre chose que son équipage avant que ses gabords ne soient réparés, et que, dans ces conditions, les deux canots auraient six ou sept voyages à faire pour transporter tous nos bagages. D’ailleurs, avant que notre premier bateau eût été à l’eau, la glace s’est montrée entre la terre et nous, et la voie nous était fermée une fois de plus.

156

On croirait que la Providence dirige elle-même nos mouvements, car le glaçon sur lequel nous avons passé la nuit, est le seul de quelque étendue; partout autour de nous règnent la confusion et le chaos. Si j’en avais choisi un pour m’arrêter, il est difficile de dire où nous serions maintenant.

Nous sommes entraînés lentement vers l’ouest, dans la direction de la côte que nous longeons, à un mille ou un mille et demi de distance, et à l’heure actuelle (sept heures du matin), nous nous trouvons en face d’un large glacier, qui peut avoir vingt pieds de haut, et dont, avec une lunette, nous pouvons distinguer les bords déchiquetés. Pendant toute la journée, j’ai cherché attentivement un point pour atterrir, sans en trouver aucun. La côte n’est formée partout que de falaises abruptes ou de glaçons, et n’offre aucune place commode pour aborder. Le baromètre se tient immobile, et, quoiqu’il pleuve par instants et que nous n’apercevions qu’un ciel sombre, partout où le brouillard ne nous le voile pas, je compte sur une amélioration pour cette nuit. Un ragout d’ours fait les frais de notre souper, à six heures du soir, et nous allons nous coucher à neuf heures.

Mercredi, 27 juillet.—Appel général à six heures. Déjeuner à sept. Le vent a tourné à l’est et s’apaise. J’ai attendu, pendant toute la matinée, une éclaircie, avec patience. J’étais plein d’espérance, mais en ce moment (1 heure du matin), un brouillard impénétrable nous environne. Le baromètre a monté, la température est à 30°. Nos sondes accusent seize brasses d’eau. Je crains que nous 157 n’ayons été entraînés trop à l’ouest de la baie où nous trouvions hier treize brasses, pour espérer de pouvoir y aborder. Dans ce cas, nous ouvririons la côte ouest de l’île. Le dernier espoir qui nous reste de rencontrer une voie ouverte dans le voisinage de cette île serait alors évanoui. Cependant nous avons lieu de nous estimer heureux. Chacun de nous jouit d’une excellente santé, malgré les terribles efforts qu’il nous a fallu faire pendant quarante et un jours consécutifs de marche sur la glace. Notre appétit est extraordinaire, et pendant la nuit, nous avons un sommeil réparateur et ininterrompu. Nous avons fait une telle brèche à la chair de notre ours, que nous aurons, pour souper, la ration ordinaire. (En cinq repas nous avons absorbé environ 250 livres de chair d’ours. Le poids brut de l’animal devait être de 450 livres.) La seule trace, qui nous reste de notre longue marche, est que nos pieds sont devenus sensibles, sans doute parce que nous les avons eus trop souvent humides.

Nous avons dérivé le long de la côte depuis hier soir, et le glacier qui se trouvait alors en face de nous est maintenant sur notre droite. Mais nous nous trouvons à la hauteur d’un énorme banc de glace qui s’étend sans doute jusqu’au rivage, et dont nous ne sommes séparés que par quelques petits canaux insignifiants. L’occasion était trop belle pour la laisser passer. Tout le monde s’est mis à l’œuvre. A sept heures un quart, nous partions avec quatre traîneaux à la fois. Les officiers eux-mêmes tiraient sur les traits; les embarcations sont enlevées à leur tour, et dans une heure tout notre bagage est amené 158 sur le banc de glace. Mais nous découvrons bientôt que nous avons commis une erreur. Nous sommes encore sur une île de glace d’un mille et demi de large, et séparée du rivage par un chenal d’un demi-mille et rempli de glace brisée, formant un véritable dédale de canaux. J’ai reconnu aussitôt que nous ne pourrions surmonter cet obstacle pendant la nuit et que nous ferions mieux d’y consacrer un jour entier. Le vent ayant tourné à l’est-sud-est, soufflant avec une certaine violence, la pluie s’est ensuite mise à tomber avec persistance, et quand, à onze heures du soir, j’ai donné l’ordre d’établir le camp sur le glaçon, je crois que j’ai agi avec prudence.

Jeudi, 28 juillet.—Appel général à sept heures et déjeuner à huit. Temps brumeux et désagréable, avec un vent de l’est-sud-est. Nous entrevoyons la terre de temps en temps. Nous avons un peu dérivé vers l’ouest; le baromètre indique une baisse considérable de pression atmosphérique; le thermomètre est à 30°. En route à neuf heures moins dix. Envoyé M. Dunbar en avant, et quelque temps après nous avons réussi à traverser le bras de glace qui nous a arrêté hier, pour passer sur un petit glaçon que nous nous hâtons de traverser. Le brouillard nous enveloppe d’un voile impénétrable; je crains que nous ne soyons arrivé à un moment périlleux. M. Dunbar, revenu, m’annonce néanmoins qu’après avoir quitté ce glaçon, nous ne trouverons plus que de larges blocs de glace séparés par des canaux et s’étendant jusqu’à la ceinture qui entoure ce rivage large de deux pieds seulement. Pour nous, c’est une bonne fortune que nous ne pouvons laisser 159 échapper; nous marchons donc en avant. Mais, malgré la hâte que nous employons à traîner notre dernier convoi à travers ce glaçon, quand nous atteignons le bord, tout est changé. La glace s’est brisée et nous nous trouvons en présence d’innombrables blocs de glace, se mouvant avec rapidité. Beaucoup de ces glaçons flottants ressemblent à de petites montagnes arrachées du pied d’un glacier, et avec leurs sommets arrondis et leurs arêtes à angle droit me font l’effet d’icebergs.

A midi et demi, tous nos bagages étaient arrivés sur le bord du glaçon; nous nous sommes mis alors à dîner. Le soleil essayait alors de faire passer ses rayons à travers le brouillard: j’espérais donc une éclaircie; mais à une heure et demie, quand nous voulûmes nous remettre à la besogne le brouillard était redevenu aussi épais qu’auparavant. La situation s’était cependant améliorée, car un grand glaçon se trouvait alors le long du nôtre et quelques blocs de glace nous offraient les matériaux pour faire un pont convenable. Nous marchâmes donc en avant, mais ce glaçon avait une surface peu étendue, et nous eûmes bientôt atteint le bord opposé. Ici, nouvelle source d’embarras. Heureusement nous avions devant nous un autre bloc plus étendu sur lequel nous pouvions passer. Tous nos bagages furent embarqués sur un radeau de glace, qui devait nous servir de bac, et que nous nous proposions de haler avec une ligne. Après un travail surhumain, notre radeau était débarrassé à quatre heures du soir, et nous commencions le halage.

Soudain, de toutes les poitrines s’échappa la même 160 exclamation: «Regardez!» En face de nous, la terre, comme un immense château-fort, s’élevait à 2,000 pieds au-dessus de nos têtes, tandis que nous, nous l’évitions comme si nous nous fussions trouvés entraînés par le courant d’un moulin. La sonde fut jetée en toute hâte. Dix-huit brasses et demie. L’instant suivant, nous atteignîmes notre glaçon, et en avant! Nous y précipitâmes nos traîneaux et nos bateaux; voyant ensuite deux ou trois blocs de glace qui se touchaient presque, nous y glissons nos bagages en toute hâte jusqu’à ce que nous soyons arrivés en face de la ceinture de glace qui environnait l’île. La besogne avait été rude, car les hommes, avec les tentes et le reste de nos provisions sur les épaules, avaient eu peine à courir assez vite pour arriver sur le dernier bloc de glace avant que les autres ne fussent entraînés. Nous y étions enfin; mais là, notre position devint critique, car nous ne pouvions atteindre le banc de glace du rivage, dont nous étions séparés par un canal de dix pieds de large et rempli de glaces flottantes, tandis que notre radeau s’en allait à la dérive avec une vitesse de trois milles à l’heure. En outre, celui-ci n’était pas d’une grande solidité; dans sa course, il pouvait heurter quelques-uns des petits icebergs qui nous environnaient et se briser en nous séparant les uns des autres.

Le moment était vraiment dangereux. La pointe sud-ouest de l’île n’était plus qu’à un demi-mille, et c’était notre dernière planche de salut. Le fruit de plus de deux semaines de travail et d’efforts incessants était donc sur 161 le point de nous échapper. Bientôt je remarquai que notre glaçon commençait à s’ébranler en décrivant un circuit, et pouvait être conduit par ce tourbillon dans une espèce de crique formée par la glace solide, et je jugeai que s’il s’y arrêtait quelques instants, nous aurions le temps de débarquer. «Attention!» m’écriai-je, et avec les traits de nos traîneaux à la main, nous guettâmes le moment opportun. Quelques minutes après, le glaçon se trouva poussé dans la crique, où il s’arrêta. «En avant, Chipp!» Celui-ci sauta aussitôt sur la glace solide. Le premier traîneau passa sans encombre, le second faillit verser, le troisième versa en entraînant Cole avec lui. Il fallut faire un pont pour pousser le quatrième. J’ordonnai immédiatement de faire passer les traîneaux de Saint-Michel, mais ils paraissaient retenus par quelque chose. Surveillant attentivement notre glaçon, je m’aperçus qu’il allait s’éloigner. «En avant avec le bateau!» Aussitôt dit, aussitôt fait, les embarcations sont à l’eau. Les hommes quittèrent les traîneaux pour se jeter dans les canots, et juste au moment où l’on commençait à hisser le canot no 1 sur l’autre bord, notre gâteau de glace m’emportait avec Melville, Iverson, Anequin, ainsi que six de nos chiens. Wilson avait emmené une partie de ceux-ci dans le youyou, mais nous ne pouvions le faire revenir pour prendre le reste. Chipp était sur la glace solide avec les canots, et je savais qu’il pouvait veiller à tout; en outre, j’étais presque certain que tous nos bagages étaient en sûreté. Quant à nous, qui étions sur notre radeau de glace, lequel s’en allait à la dérive, j’avais bien un peu d’inquiétude pour 162 notre propre sort; mais un des coins de ce glaçon, venant à s’approcher d’un bloc de glace solide par un bond, nous eût bientôt mis en sûreté.


Enfin! mais quoique nous fussions sur la glace solide, nous n’étions pas encore à la rive. La ceinture de glace qui entourait l’île s’étendait loin du rivage et entre celui-ci et le point où nous nous trouvions, la banquise n’était qu’une masse confuse de blocs entassés et empilés les uns sur les autres et formant une chaîne de monticules ou se trouvant juxtaposés comme des rayons de miel: c’était donc une barrière infranchissable pour nos traîneaux. Mais pourvu que la base fût solide et que nous pussions y planter nos tentes, peu m’importait le reste. C’était assez pour moi de l’avoir trouvée à six heures et demie; j’ordonnai donc d’installer le camp (notre premier traîneau était arrivé sur la banquise à cinq heures), après avoir traîné tous nos bagages aussi près que possible de la terre, c’est-à-dire à une cinquantaine de pieds. La paroi de la falaise était littéralement animée par la multitude d’oiseaux de mer qui s’y tenaient perchés.


Le souper eut lieu à sept heures et demie du soir. A huit heures et demie, je réunis tous mes hommes pour la revue, et les conduisis tous sur le rivage où nos couleurs nationales furent arborées. Alors, les réunissant tous autour de moi, je leur dis:

«Cette terre que nous avons eu tant de peine à atteindre est une nouvelle découverte. J’en prends donc possession au nom du président des États-Unis et lui donne le nom 163 d’île Bennett. Je vous propose, en outre, de consacrer cette prise de possession par trois hurrahs!»

Jamais hurrahs plus formidables ne sortirent de poitrines humaines. Me tournant ensuite vers le lieutenant Chipp, je lui dis: «Lieutenant, accordez aux hommes de l’équipage toute la liberté que vous pouvez leur accorder sur une terre américaine». Trois autres hurrahs furent alors poussés en mon honneur. Maintenant, je corrige la date et rappelle qu’à huit heures et demie du soir, le 29 juillet, j’ajoutai l’île Bennett au domaine des États-Unis. Je baptisai du nom de cap Emma, la pointe de terre sur laquelle nous avions pris terre. Nous allâmes nous coucher à neuf heures du soir. Un vent violent soufflait de l’est, tandis qu’un épais brouillard nous enveloppait et que les glaces flottantes passaient rapidement le long de la côte dans la direction de l’ouest. Pendant toute la nuit, les oiseaux firent un vacarme assourdissant, mais néanmoins nous dormîmes profondément.


165

CHAPITRE VII.

L’île Bennett.—La séparation.

L’île Bennett.—Excursions de M. Newcomb dans l’île.—Observations astronomiques et hydrographiques.—Les marées de l’île Bennett.—Un mot sur nos chiens.—Départ de l’île.—Melville reçoit le commandement de la baleinière en remplacement de Danenhower.—Ses instructions.—En vue de l’île Fadiewski—«Le camp des Dix-Jours.»—Nos embarcations.—Accident arrivé à la baleinière.—On perd de vue le canot de Chipp.—Celui-ci nous rejoint au bout de deux jours.—Koltenoï—Semenowski.—Une chasse au renne.—Nouvel accident survenu à la baleinière.—La tempête.—Position respective des trois canots.—Les trois canots sont séparés par la tempête.—Continuation du voyage de la baleinière.—Une manœuvre difficile.—La tempête s’apaise peu à peu.—Nous gouvernons à l’est.—La terre.—Difficultés pour aborder.—Nous entrons dans une rivière.—Discussion au sujet de cette rivière.—Nous continuons à la remonter.—Nous abordons enfin.—Les bas-fonds entravent notre marche en remontant la rivière.—Une journée agréable à terre.—Trois indigènes.—Nous sommes sauvés. La bienheureuse médaille.

Avec la prise de possession de l’île Bennett, nous en avons fini avec le premier des fragments du journal de de Long qui ont vu le jour. Nous allons donc reprendre la suite du récit du lieutenant Danenhower.

La première des libertés octroyée aux gens de l’équipage par le lieutenant Chipp fut celle, pour chacun, de 166 disposer de son temps au gré de son humeur pendant la journée du lendemain. D’ailleurs, le capitaine, sur l’avis du docteur, avait résolu de séjourner pendant plusieurs jours à l’île Bennett, afin de reposer ses hommes. En outre, nos embarcations avaient besoin de réparations, la baleinière principalement. Celle-ci, à cause de sa longueur, étant fort difficile à manœuvrer rapidement au milieu des glaçons, nous étions obligés de présenter son étambot dès que nous prévoyions un choc, il en était résulté que ses gabords étaient brisés. Le corps de cette embarcation avait beaucoup souffert, de sorte qu’il était devenu souple comme un panier. Nous ne pouvions donc repartir avant de l’avoir réparée. Ce délai nous permit de visiter les côtes de l’île ainsi que l’intérieur. Deux expéditions furent envoyées le long des côtes: l’une, composée de M. Dunbar et de deux Indiens, partit à l’est du point où nous nous trouvions, et revint au bout de deux jours, après avoir touché à la pointe nord-est. M. Dunbar nous raconta, à son retour, qu’il avait vu, le long de cette partie de la côte, plusieurs vallées couvertes de gazon, et dans lesquelles il avait trouvé de vieux bois de rennes, du bois flotté, ainsi qu’une multitude d’oiseaux. A son avis, cette partie offrait plus de ressources que celle où nous avions abordé. La seconde de ces expéditions, sous la direction du lieutenant Chipp et de M. Collins, s’était dirigée vers le sud, et, après avoir visité les côtes sud et ouest, nous en fit un tableau attrayant; il rapportait, en outre, quelques échantillons de lignite pris sur différents points du rivage. Ceux-ci furent essayés par M. Melville, 167 qui déclara qu’on pourrait s’en servir pour chauffer les chaudières à vapeur.

Pendant que ces deux expéditions accomplissaient leurs missions respectives, d’autres membres de notre petite troupe pénétraient dans l’intérieur de l’île, et allaient à la chasse ou à la recherche du bois flotté, afin d’économiser notre provision de combustible.

Les matelots nous rapportèrent plusieurs centaines d’oiseaux qu’ils avaient tués en quelques heures soit avec des pierres, soit avec des bâtons. Ces oiseaux furent partagés entre nos différents groupes, mais leur chair produisit sur tous, y compris le docteur, absolument le même effet qu’eût produit de la viande de veau tué trop jeune. Je fus le seul à échapper à cet inconvénient, sans doute parce que je mangeai chaque jour la valeur d’une demi-botte de cochléaria. Aussi, chacun se remit avec plaisir à notre ancien régime du pemmican; au reste, nous nous étions rassasiés bien vite de la chair de ces oiseaux.

Nous allons maintenant emprunter quelques détails sur l’intérieur de l’île à M. Newcomb qui l’a spécialement visitée.

«Aussitôt après la cérémonie de prise de possession, dit-il, je fis une première excursion dans l’île. Le lendemain, je repartis dès le point du jour avec mon fusil et mon carnet pour continuer l’étude commencée la veille. Ce jour-là, malgré le brouillard, une légère brise soufflait au sud; nous eûmes quelques rayons de soleil. Je suivis d’abord le rivage, où je remarquai un courant rapide près 168 de la côte, en même temps qu’une élévation de marée de deux pieds. Poursuivant ma course au-delà d’un rocher auquel nous avions donné le nom de gouvernail, à cause de sa forme, j’essayai d’atteindre le point où les pingouins et les guillemots avaient coutume de se reposer. Il me fallut, pour y arriver, gravir une pente de douze cents mètres sur des roches désagrégées qui cédaient souvent sous le pied. Arrivé au terme de mon ascension, je pus considérer autour de moi une multitude d’oiseaux de tous les âges, depuis celui encore couvert de duvet, à celui qui est déjà parvenu à moitié de sa croissance. Les pingouins étaient assis en longues files, comme les citoyens de «Cranberry centre» à une réunion du conseil de la ville, et faisaient un grand vacarme. Imaginez-vous maintenant des rochers en forme de tourelles, d’un ton brun, riche et chaud, taillés dans le flanc d’une montagne et couronnés d’une végétation courte, mais d’un vert éclatant, et vous aurez une idée du paysage qui s’offrait à mes yeux. Ajoutez sur ces tapis de verdure des rangées d’oiseaux d’un noir de charbon avec des taches blanches sur les ailes et des pieds d’un rouge éclatant, surveillant silencieusement l’intrus qui s’introduisait dans leur domaine et vous aurez un tableau complet de la scène où je me trouvais, à moins que votre imagination ne puisse s’égarer jusqu’à se représenter un goëland au plumage d’un blanc pur passant à tire d’aile au fond du tableau, et faisant résonner de ses cris discordants chaque anfractuosité des rochers qui constituaient le décor de cette scène. L’ascension avait été relativement aisée, malgré la raideur de la pente; mais la 169 descente fut difficile et même périlleuse; en maints endroits, il me fallut creuser un trou pour y appuyer la pointe de mes pieds, ou enfoncer mon poignard jusqu’à la garde dans la terre meuble pour me soutenir pendant que je me laissais glisser. A un certain endroit, je manquai cette marche improvisée et me mis à dégringoler. Heureusement je ne descendis qu’une vingtaine de pieds, n’y laissant que mes ongles et une partie de mes habits, déjà usés. Quelques minutes plus tard, j’entendis une voix me crier: Look out sir! (Prenez garde!); au même instant, je vis arriver une avalanche de pierres et de terre. Heureusement un rocher faisant saillie se trouvait près de moi; je me blottis dessous, et l’avalanche passa roulant comme une trombe sur la place que je venais de quitter. C’était Shawell qui me valait cette alerte. Au bas de la montagne, il me raconta que jamais il n’avait espéré s’en tirer.

»Depuis lors, j’ai eu maintes aventures périlleuses, desquelles je me suis tiré; mais ce pauvre Shawell, mon compagnon de ce jour-là, n’est plus, hélas! C’était un brave camarade, toujours gai, et dont l’heureux caractère a puissamment contribué à entretenir la bonne harmonie dans notre camp.

»Deux jours plus tard, je me rendis à un point dangereux et sauvage, situé à quelques sept cents mètres sur le flanc d’un rocher, où je tuai quarante pingouins. On eût dit que chaque détonation de mon fusil, en ébranlant l’air autour de moi et en se répercutant cent fois au milieu des rochers qui l’environnaient, allait faire crouler celui qui me portait.

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»Le 1er août, je fis une nouvelle excursion et m’éloignai de sept à huit milles de notre campement. J’eus, dans cette circonstance, l’occasion de visiter la plus vaste agglomération de nids que j’aie jamais vue. L’endroit où elle se trouvait, servait d’asile à des milliers de pingouins, de guillemots et de goëlands de toutes espèces. A chaque détonation, ils s’élevaient en l’air en rangs si serrés, que la lumière du soleil en était littéralement obscurcie. Ils faisaient un tel vacarme que je crus que le rocher allait s’écrouler, et, à ce moment, on eût en vain essayé de se faire entendre à quelques pas. L’espèce la plus commune, parmi ces oiseaux, était la mouette tachetée. J’arrivai quelquefois jusqu’à six ou huit pieds des nids avant que la mère ne l’abandonnât. En vérité, j’enviais à ces jolies créatures leur tranquille demeure.

»Le site le plus charmant que je rencontrai dans cette île, est une vallée qui se prolonge jusqu’au bord de la mer. Au centre coule un torrent d’une eau pure et glacée, qui baigne, en passant, le pied d’un groupe de rochers, qui s’élève à mi-côte et dont l’aspect rappelle les grands castels des temps jadis. Sans doute j’étais le premier être humain dont le pied foulât cette enceinte. Involontairement je m’arrêtai comme pour attendre que quelque gigantesque chevalier sortît de son donjon pour me demander de quel droit je me permettais d’envahir son domaine. Je ne rapportai de cette excursion que quelques œufs et quelques oiseaux, mais une ample provision de cochléaria.»

»Pendant la nuit du 3 août, nous fûmes témoins d’un 171 vaste éboulement. Une partie de la côte s’écroula près de notre camp avec un bruit formidable. D’énormes rochers furent précipités du flanc de la montagne jusque dans la mer. Les flots, rejaillissant alors à une hauteur prodigieuse, vinrent retomber autour de nous en une pluie fine.

»Pendant que chacun errait ainsi à son gré, le capitaine ne restait point inactif, il avait établi un observatoire à la pointe méridionale de l’île, à laquelle il avait donné le nom de cap Emma, en l’honneur de Mme de Long, et prenait les hauteurs du soleil pour rectifier les erreurs de nos chronomètres. Malheureusement, le temps presque constamment brumeux ne fut guère favorable à ce genre d’observations.

»D’un autre côté d’autres observations étaient faites sur les mouvements de la marée, très sensibles en cet endroit, et l’on peut même dire extraordinaires pour cette partie du globe. La glace sur laquelle nous étions campés était continuellement en mouvement et semblait s’abaisser régulièrement avec le flux et le reflux. Une échelle de marée avait été installée au rocher du gouvernail, où Bartlett et Ninderman allaient à chaque heure noter le niveau de la mer. Autant que je puis me rappeler, la plus grande élévation du flot observée fut de trois pieds. Les mouvements de va et vient de la mer se succédaient régulièrement à six heures d’intervalle.

»Outre ces observations et les objets d’histoire naturelle amassés par M. Newcomb, nous avions recueilli, pendant notre séjour à l’île Bennett, une caisse d’échantillons, 172 minéralogiques, qui a pu être sauvée, car cette caisse a été retrouvée dans la cachette faite par le capitaine à l’embouchure de la Léna, et se trouve aujourd’hui en ma possession. Parmi les échantillons les plus précieux, il faut citer certaines améthystes et certaines opales devant lesquelles le docteur ne cessait de s’extasier. Malheureusement, ceux-ci sont probablement perdus.

»Avant de quitter l’île Bennett, j’avais remarqué que la mer était plus libre au sud et à l’ouest qu’à l’est. Cette remarque me fait supposer que dans les saisons favorables un vaisseau pourrait aborder cette île et y trouverait une excellente base d’opérations pour une exploration au nord.

»Jusqu’à présent nous avons eu peu d’occasions de parler de nos chiens, dont quelques-uns nous rendaient de véritables services; mais plus de la moitié, soit faute de nourriture, soit faiblesse naturelle, n’étaient plus propres à rien. De quarante que nous avions pris en partant de Saint-Michel, seize étaient morts de leur mort naturelle ou avaient été étranglés par les autres pendant les deux hivers que nous venions de passer dans les glaces. Quand la provision de nourriture que nous avions apportée pour elles fut épuisée, commença une longue période de disette pour ces pauvres bêtes, car le gibier était rare. Chaque homme de l’équipage avait, il est vrai, son favori, avec lequel il eût volontiers partagé sa ration, si elle eût été suffisante; mais malheureusement il n’en était pas ainsi. A l’île Bennett, nous en avions encore vingt-trois; mais la veille de notre départ, nous dûmes 173 nous résoudre à sacrifier les plus mauvais. Onze, je crois, furent tués dans cette circonstance. Nous prîmes le reste à bord des canots, mais il furent pour nous la cause de bien des ennuis. La plupart, en effet, sautaient sur les blocs de glace que nous cotoyions et nous finîmes par les perdre. Seuls, Kasmalka et Suvoyer, furent assez dociles pour rester avec nous jusqu’au bout.


»Nous quittâmes l’île Bennett le 6 août, c’est-à-dire cinquante-trois jours environ après le commencement de notre retraite. A partir de ce moment, notre marche devint plus rapide, car nous pûmes nous servir de nos embarcations. Néanmoins, la prévoyance nous empêcha d’abandonner nos traîneaux.


»Ce ne fut que deux jours plus tard, c’est-à-dire le 8, que nous les laissâmes sur un glaçon avec une partie de nos provisions et tous les objets qui ne nous étaient pas absolument indispensables. C’est aussi à partir de cette époque que nous commençâmes à voyager pendant le jour. A l’île Bennett, le docteur Ambler, qui jusque-là avait fait partie de notre troupe, fut adjoint à celle du capitaine, en même temps que Melville recevait le commandement de mon canot, c’est-à-dire de la baleinière. En le lui conférant, de Long lui avait remis des instructions écrites, lui indiquant la conduite à suivre, quels que fussent les événements postérieurs.»

Bien que ces instructions ne soient que mentionnées dans le récit de Danenhower, nous croyons devoir les reproduire ici in-extenso.

174

Expédition arctique américaine.

Cap Emma, île Bennett, par 76° 38´ latitude nord et 148° 20´ longitude est.

5 août 1881.

A Monsieur Geo. W.-Melville, aide-ingénieur de la marine des États-Unis.

Monsieur, nous quitterons l’île Bennett demain, et poursuivrons notre route (sur la glace ou sur l’eau, suivant les circonstances) dans la direction du sud magnétique. Si, à un moment donné, nous nous embarquons dans nos canots, je vous ordonne de prendre le commandement de la baleinière et de le conserver jusqu’au moment où je vous en relèverai ou vous assignerai d’autres fonctions. Chacun des hommes soumis à mon autorité qui prendra place dans cette embarcation, à quelque moment que ce soit, entrera sous votre responsabilité et devra se soumettre à vos ordres. De votre côté, vous devrez mettre tous vos soins et toute votre sollicitude pour assurer le salut de vos subordonnés aussi bien que celui de votre canot. Autant que les circonstances le permettront, vous devrez vous tenir aussi près que possible de mon propre canot; mais si, par malheur, nous venions à être dispersés, tous vos efforts devraient tendre à poursuivre votre route vers le sud, jusqu’à ce que vous ayez atteint la côte de Sibérie, et à longer celle-ci vers l’ouest jusqu’à la Léna.—L’embouchure de ce fleuve est le point vers lequel nous nous dirigeons.—Arrivé 175 là, vous auriez, en cas de dispersion des canots, à remonter le fleuve jusqu’à une station russe, d’où vous pourriez communiquer avec une ville, ou même y être envoyé pour mettre votre parti en sûreté. Au cas où mon canot viendrait à être séparé des deux autres, vous vous trouveriez par là même sous l’autorité du lieutenant C.-W. Chipp, et tant que vous resteriez près de lui, vous devriez vous soumettre à ses ordres.

George-W. de Long,

Lieutenant de la marine des Etats-Unis,
commandant de l’expédition.

Après la retraite de mon commandement, je reçus néanmoins l’ordre de rester dans la baleinière en qualité de simple passager, et de prêter mon concours, comme marin, dans les moments difficiles. Pendant tout le reste du voyage, je portai moi-même mes bagages personnels et fis tout ce qui était en mon pouvoir pour aider mes compagnons.

M. Dunbar fut aussi détaché de sa troupe et adjoint à celle du lieutenant Chipp.

Jusqu’au 20 août, notre marche fut assez rapide. Ce jour-là, de larges canaux s’ouvraient devant nous et nous offraient une route facile, qui nous faisait envisager l’avenir avec sécurité. La brise était fraîche et favorable; le premier canot, suivi de près par la baleinière et le second canot, avait réussi à se frayer heureusement un chemin au milieu des glaçons flottants. Tout semblait donc marcher à souhait, lorsque Chipp fut subitement enserré par deux îles de glaces et n’eut que le temps de hisser 176 son canot sur l’une d’elles. Ce contre-temps le retarda, car il lui fallut traverser cette île de glace pendant plus d’un mille entraînant son canot derrière lui avant de le remettre à flot.

Il ne faudrait cependant pas s’imaginer que cette partie de notre voyage s’accomplit sans encombre, car nous devions souvent stationner pour trouver un passage au milieu des glaces qui nous environnaient de toutes parts, et plus d’une fois il nous arriva de retourner sur nos pas pour tenter fortune ailleurs. Cette manière de voyager était pénible, mais cependant bien préférable à celle que nous avions dû adopter pendant la première partie de notre retraite, pendant laquelle il fallait emmener avec soi ses embarcations et ses traîneaux. Cependant l’accident survenu à Chipp nous fut fatal, par suite de la perte de temps qu’il nous occasionna; car le vent, s’étant élevé subitement, nous fûmes forcés de chercher un refuge sur un glaçon pour l’attendre, et, pendant la nuit, les glaces s’accumulèrent en si grand nombre autour de nous, que nous restâmes pendant dix jours dans notre prison flottante.

Pendant tout ce temps, nous eûmes en vue une terre dans la direction du sud-ouest, qui nous avait été signalée, le 16, par M. Collins. Nous voyions aussi un assez grand nombre d’oiseaux passer au-dessus de nos têtes, et, de temps en temps, nous apercevions des phoques et des walrus.

Le capitaine avait d’abord pris cette terre pour une des îles de l’archipel de la Nouvelle-Sibérie, mais il revint de 177 son erreur et reconnut que nous étions à la hauteur de l’île Fadiewskii. Les glaces nous emportèrent le long de la côte orientale de cette île jusqu’au 28 août, et alors nous pûmes reprendre notre marche. Nous donnâmes au point où nous nous étions trouvés bloqués par les glaces le nom de camp des Dix-Jours. Cet arrêt nous fit, à la vérité, perdre du temps mais, nous sûmes en profiter pour répartir nos vivres par tête et pour faire à nos embarcations les réparations dont elles avaient besoin.

Nous nous étions aperçus, en effet, que nos canots, après avoir été traînés et heurtés à chaque instant pendant le long parcours que nous avions fait sur la glace, n’étaient pas assez étanchés pour empêcher l’infiltration des eaux, de sorte que nous étions obligés de les vider tous les quarts d’heure; mais, malgré les réparations que nous leur fîmes, nous ne pûmes empêcher cet état de choses, qui, pour la baleinière, dura jusqu’au moment où nous abordâmes au village tongouse.

Nous mîmes enfin nos embarcations à flot, dans l’après-midi du 29; mais, après une série de tours et de détours au milieu d’un labyrinthe de glaces flottantes, nous arrivâmes au fond d’un canal sans issue, dont nous ne sortîmes qu’après cinq heures de marches et de contremarches au bout desquelles nous hissâmes nos canots sur un petit glaçon que le courant entraînait rapidement vers le sud, dans le canal qui sépare l’île Fadiewskii de la Nouvelle-Sibérie, et nous nous y établîmes pour passer la nuit. Le lendemain matin, nous nous trouvâmes au milieu d’une mer libre de glace, ayant la terre à l’ouest, à 178 sept milles environ. C’est alors que nous doublâmes la pointe méridionale de l’île Fadiewskii, où nous abordâmes un peu plus tard. En longeant la côte, nous y remarquâmes des monticules de terre qui semblaient disparaître rapidement sous l’action des eaux, et faire place à des bas-fonds. Au-delà, s’étendait une tundra humide; c’est là que nous allâmes établir notre camp. Aussitôt nos tentes installées, chacun partit à la chasse. Les empreintes de pieds de rennes étaient nombreuses, mais on n’aperçut aucun de ces animaux. En rentrant au camp, Bartlett raconta qu’il avait vu, sur le sable, des empreintes de bottes qui indiquaient clairement qu’un homme civilisé avait abordé dans cette île, quelque temps auparavant. De son côté, le cuisinier avait rencontré, à deux milles environ à l’ouest du camp, une hutte dans laquelle il avait trouvé un morceau de pain noir, une petite défense et une courbe de canot taillée dans le bois d’un renne.

M. Newcomb revint à son tour, pliant sous le poids de deux os de la jambe d’un mammouth (le tibia et le péroné) qu’il rapportait sur son épaule; il avait, en outre, trois canards (H. Gacialis) et une douzaine d’autres oiseaux.

Dès le lendemain, nous reprîmes notre route en nous dirigeant vers l’ouest, le long de la côte, où nous vîmes plusieurs huttes en ruine et une énorme quantité de bois flotté. Nous aperçûmes quelques bandes de canards et d’autres sauvagines. Newcomb parvint à tuer une vingtaine des premiers qui furent accueillis, avec de véritables 179 transports, par tout le monde. Pendant la nuit, nous fîmes plusieurs tentatives pour aborder, mais ce fut en vain, et nous dûmes y renoncer, l’eau manquant partout de profondeur.

Jusqu’ici, aucun détail n’a été donné sur nos canots. C’est peut-être l’instant de nous y arrêter, au moment où ils vont devenir nos seuls moyens de salut, et de vous signaler leurs mérites respectifs. J’y ajouterai les noms de ceux d’entre nous qui montaient chacun d’eux.

Le canot no 1 avait à son bord: le capitaine de Long, le docteur Ambler, M. Collins, Ninderman, Erickson, Gortz, Noros, Dressler, Iverson, Knach, Boyd, Lee, Ah Sam, Alexis.

Sa plus grande longueur était de vingt pieds quatre pouces; sa largeur de six pieds, et sa profondeur, du bord supérieur du plat-bord jusqu’à la naissance de la quille, de deux pieds deux pouces; il tirait vingt-huit pouces d’eau lorsqu’il était chargé. C’était celle de nos trois embarcations qui pouvait porter la plus lourde charge. Il était muni d’un mât et d’une voile à bourcet. En outre, il possédait un jeu de six avirons. C’était une excellente embarcation pour la mer. Sa lourde quille en chêne le protégeait quand on était obligé de le traîner sur la glace, et assurait sa stabilité au milieu des flots.

Le canot no 2 était commandé par le lieutenant Chipp; il portait, en outre, M. Dunbar, Sweetman, Staar, Warren, Kuehne, Johnson et Shawell.

Sa plus grande longueur était de seize pieds trois pouces; sa largeur de cinq pieds un pouce, et sa profondeur, 180 de la partie supérieure des plats-bords à la naissance de la quille, de deux pieds six pouces.

C’était une mauvaise embarcation pour la mer; elle ne portait que quatre avirons. Son faible tonnage ne permettait pas à Chipp de prendre avec lui toutes ses provisions, de sorte que le capitaine avait encore deux de ses boîtes de pemmican au moment de la séparation. Il résulte de ce fait que le lieutenant Chipp a dû se trouver promptement à bout de vivres.

Le canot no 3, c’est-à-dire la baleinière, dont le commandement avait été, ainsi que nous l’avons vu, remis à l’ingénieur Melville, portait, en outre, le lieutenant Danenhower, Cole, Newcomb, Leach, Manson, Wilson, Bartlett, Landertack, Steward, Anequin.

Sa plus grande longueur était de vingt-cinq pieds quatre pouces, sa largeur de cinq pieds six pouces, et sa profondeur de deux pieds deux pouces; son tirant d’eau sous charge était d’environ vingt-quatre pouces; ce qui était en partie dû à la quille qu’elle possédait comme les deux autres canots. Comme le no 1, elle était munie d’un mât et d’une voile à bourcet avec un jeu d’avirons. Je me rappelle qu’avant notre départ de Mare-Island, le chef charpentier me dit qu’il n’avait jamais vu un canot mieux assemblé. Au reste, l’expérience a suffisamment prouvé que cet homme n’avait pas tort d’avoir une opinion aussi avantageuse de notre embarcation.

Après cette digression, revenons à notre récit. Après ces tentatives inutiles, le capitaine se décida à longer le bas-fond qui relie les îles Fadiewskii à celle de Koltenoï. 181 Nous avions un vent d’est modéré, mais le capitaine eut la malheureuse idée de vouloir se maintenir par quatre pieds d’eau. Il en résulta que son canot touchait à chaque instant, et qu’il nous fallait de pénibles efforts pour le renflouer.

Un peu plus tard, nous prîmes la direction du sud, mais le bateau du capitaine s’étant engagé au milieu de brisants, il fut à un moment obligé de nous appeler pour le remorquer avec la baleinière.

A partir de ce moment, la glace ne se montra plus en grande quantité et sembla même diminuer. Cependant un jour, vers midi, nous nous engageâmes au milieu d’un rideau de glaces flottantes, où la baleinière eut le malheur de heurter une pointe de glaçon cachée sous l’eau. Aussitôt après le choc, une voie d’eau se déclara et force nous fut de chercher un bloc de glace pour la hisser dessus, mais nous ne pûmes y parvenir avant qu’elle ne fût aux deux tiers remplie d’eau. Heureusement l’avarie fut facile à réparer. Dans l’après-midi nous eûmes à traverser une vaste étendue d’eau libre où la mer, à la vérité, était très houleuse, et le vent soufflait avec une certaine violence. Néanmoins nous nous laissâmes aller au vent pour suivre le sillage du capitaine; mais les vagues nous secouaient d’une façon terrible.

Vers trois heures, par suite d’une fausse manœuvre du maître d’équipage, la baleinière fut emportée sous le vent par une grosse vague qui survint à babord. L’écoute n’étant pas lâchée à temps, le bateau fut presque couché sur le flanc. Une seconde lame survenant pendant qu’il 182 était dans cette position l’emplit à moitié. Alors il commença à vaciller et à s’enfoncer. Chacun se jetant sur tout ce qui lui tombait sous la main, s’empressa d’épuiser l’eau, et le bateau revint à flot. Jamais je n’avais eu peur dans un canot, mais j’avoue qu’en cette circonstance notre position était réellement effrayante. Nous ne pouvions, en effet, attendre de secours de personne, et si un autre paquet de mer eût embarqué sur l’instant, c’en eût été fait de nous.

Ce jour-là le froid était rigoureux. Deux heures après cet accident nous rencontrâmes encore des glaces au milieu desquelles nous eûmes à nous frayer un passage. A ce moment, le canot de Chipp étant resté en arrière et en pleine eau, nous conçûmes de graves appréhensions à son sujet. Le capitaine voulant l’attendre hissa son canot sur un banc de glace, où nous le rejoignîmes pour y passer la nuit. Le lendemain la tempête soufflait toujours. Comme nous n’avions nul indice du second canot, le capitaine fit hisser un pavillon noir pour indiquer à Chipp l’endroit où nous nous trouvions et nous nous décidâmes à passer la nuit sur le même glaçon. Le lendemain matin, Bartlett vint nous prévenir que la glace se refermait sur nous et que si nous restions en place, nous serions emprisonnés. Deux heures plus tard, en effet, toutes les issues étaient fermées. Nous nous trouvions alors en vue de l’île Koltenoï.

Enfin le deuxième canot fut signalé par Erickson, qui nous fit remarquer deux hommes qui arrivaient vers nous en marchant sur la glace: c’étaient Chipp et Kuehne. 183 Ils nous racontèrent que leur canot s’étant trouvé à moitié rempli d’eau et près de sombrer, ils avaient pu cependant le conduire jusqu’à un glaçon et le hisser dessus. Ils ajoutèrent qu’à ce moment Kuehne était le seul d’entre eux en état de marcher; les autres avaient été dix minutes ou un quart d’heure avant de pouvoir rétablir la circulation dans leurs jambes percluses.

Ainsi que nous l’avons dit antérieurement, le capitaine avait donné l’ordre, au commandant de chaque canot, de faire son possible pour atteindre l’embouchure de la Léna, si on venait à se séparer; mais il lui avait recommandé, en outre, de toucher à l’île Koltenoï. Chipp avait heureusement suivi ces instructions, parce qu’il n’avait pas sa part de vivres. Nous-mêmes, d’ailleurs, avions été obligés de nous mettre à la demi-ration. En arrivant, Chipp nous prévint qu’en transportant nos canots pendant l’espace de deux milles à travers le banc de glace, nous pourrions atteindre la terre. Il retourna ensuite à son canot et nous envoya ses hommes pour nous aider; de sorte que, après un travail des plus pénibles qui dura six heures, nous le rejoignîmes avec nos canots. Le soir, nous prenions terre à la pointe sud de l’île Koltenoï, et nous établissions notre campement sur un cap, situé au pied d’une montagne, lequel formait une baie superbe.

Nous étions alors, je crois, au 6 septembre. Nous restâmes sur l’île pendant trente-six heures. Les traces de rennes y étaient nombreuses. Nos chasseurs partirent donc à l’envi à la recherche de ces animaux, mais ils ne rapportèrent que quelques oiseaux, qui, néanmoins, furent 184 bien accueillis de nous tous. Mais nous n’aperçûmes pas un seul phoque.

Le lendemain nous partîmes en rangeant la côte méridionale jusque vers midi. Cette côte est d’une élévation moyenne et présente quelques petites plages. De loin en loin, nous y apercevions un gros hibou blanc, silencieux et solitaire, perché sur le sommet d’une falaise. A midi, il nous fallut entreprendre un portage laborieux, pendant lequel M. Dunbar tomba épuisé sur la glace, souffrant de violentes palpitations. Quand nos embarcations furent remises à flot, nous reprîmes notre route et nous nous arrêtâmes seulement à minuit, pour camper, sur la côte, dans un endroit découvert et stérile.

Le lendemain, 7 septembre, nous prîmes la direction de l’île Stobovoï, qui gît à cinquante milles au sud-ouest de la pointe méridionale de Koltenoï. Ce jour-là, nous eûmes une brise fraîche, et il nous fallut passer la nuit dans un endroit fort dangereux, où, à plusieurs reprises, les glaces menacèrent de nous écraser.

Le 8, nous passâmes en vue de Stobovoï sans nous y arrêter. Cette île nous parut aride et dénudée, et ne pas mériter la peine d’être visitée; d’ailleurs, nous ne la vîmes que de loin.

Dans la soirée du 9 septembre, nous avions atteint l’extrémité septentrionale de l’île Semenowski; nos canots furent hissés sur une île de glace, où notre campement fut installé pour la nuit.

Le 10, la pointe septentrionale de Semenowskii fut doublée de bonne heure. Nous continuâmes notre route 185 en rangeant la côte occidentale; vers midi, le capitaine donna l’ordre d’aborder pour dîner et visiter l’île. Plusieurs pistes de rennes ayant été signalées dans la direction du sud, il suggéra l’idée à nos chasseurs de se déployer en tirailleurs pour faire une battue dans toute la largeur de l’île et de s’avancer dans cet ordre jusqu’à l’extrémité méridionale. Il espérait que quelques-uns d’entre nous parviendraient ainsi à mettre bas quelques pièces de gibier.

Ce plan étant adopté, nous partîmes donc au nombre de dix pour le mettre à exécution. Avec Kuehne, je suivais le rivage, tandis que Johnson, Bartlett, Noros, M. Collins et les deux Indiens faisaient le tour des collines, quand un renne femelle, accompagnée de son faon, se leva devant nous; et ces deux animaux prirent aussitôt la direction du nord de toute la vitesse de leurs jambes, car ils avaient aperçu les canots qui côtoyaient le rivage; néanmoins nous leur envoyâmes nos balles, mais les honneurs de la journée revinrent à Noros, qui abattit la mère. Celle-ci fut aussitôt apportée au rivage, d’où nous la fîmes parvenir à Chipp en la laissant glisser du haut d’une falaise. Celui-ci la fit aussitôt dépecer; alors le capitaine donna l’ordre de débarquer de nouveau, et, dans la soirée, il expliqua à Melville les motifs qui le faisaient agir ainsi en lui disant que ses gens, aussi bien que lui, étaient épuisés de fatigue et avaient besoin de repos et de se rassasier. A vrai dire, tous les jours précédents, c’est-à-dire depuis plus de vingt jours, nous avions été strictement rationnés, et n’avions pu rassasier notre faim une 186 seule fois. Melville lui dit néanmoins que tous les hommes du canot étaient en parfaite santé et désiraient perdre le moins de temps possible.

Le renne fut alors distribué tout entier, et le départ remis au lundi, c’est-à-dire à trente-six heures plus tard. Malgré les pronostics presque certains de l’arrivée d’une tempête.

En effet, le vent soufflait du nord-est depuis deux ou trois jours, et nous avions observé qu’en pareille circonstance nous étions à peu près sûrs d’essuyer une violente tempête; nous avions donc à craindre qu’un coup de vent ne vînt nous assaillir le lundi ou le mardi.

Le même soir, Chipp me pria de l’accompagner à la chasse aux ptarmigans qui n’étaient pas rares dans ces parages. J’acceptai son invitation et partis avec lui. Nous trouvâmes quelques bandes de ces volatiles, mais il nous fut impossible d’en abattre un seul. Ce fut la dernière fois que j’eus l’occasion de me trouver en tête à tête avec Chipp. Sa santé s’était considérablement améliorée, et il se montra très gai; néanmoins, il envisageait l’avenir sous les couleurs les plus sombres.

Le lundi matin, 12 septembre, nous partîmes de Semenowski pour nous diriger droit au sud, en longeant la côte occidentale d’une autre île qui se trouve au sud, et vers onze heures du matin, nous nous engageâmes dans un champ de glaces flottantes, en suivant le sillage du canot no 1, qui nous précédait. Nous étions presque sortis de ce passage dangereux, et n’avions plus qu’à franchir un étroit canal entre deux îles de glace pour nous trouver en 187 eaux libres, lorsque par suite d’une manœuvre mal exécutée, la baleinière heurta le glaçon que nous avions sous le vent. Le choc fut si violent qu’une pointe de glace fit un trou dans le flanc de la baleinière du côté de tribord. L’eau fit alors irruption avec tant de violence que c’est à peine si nous eûmes le temps de nous amarrer à la glace. Heureusement nous pûmes clouer rapidement une feuille de plomb sur l’orifice du trou et le danger fut bientôt conjuré. A partir de ce moment nous ne rencontrâmes plus de glaces flottantes. Ce fut pendant qu’on réparait notre avarie que j’eus mon dernier entretien avec M. Collins, qui vint nous rejoindre sur l’île de glace; il se montra aussi aimable que de coutume et eut comme toujours quelque histoire drolatique à nous conter. Le docteur fut aussi très affable et s’enquit particulièrement de ma santé.

Dès que la baleinière fut remise en état, nous reprîmes notre route en appuyant un peu au sud-est. Le capitaine qui tenait la tête, marchait vent arrière. Les deux autres embarcations venaient derrière lui, mais comme la baleinière était meilleure voilière que son canot, il nous était difficile de nous tenir dans la position qui nous était assignée; c’est-à-dire en arrière et à portée de voix. Chipp occupant le second rang hiériarchique, fermait la marche et formait l’arrière-garde.

Le vent fraîchit alors rapidement et la mer grossit. Vers cinq heures, notre position était perdue, et nous nous trouvions à neuf cents mètres environ du quart de vent du premier canot. Melville m’ayant demandé alors si 188 nous pouvions reprendre notre place sans trop de danger, comme la chose était possible, je lui indiquai les manœuvres à faire, mais il m’invita à les faire exécuter. Je pris donc le commandement de l’embarcation.

J’empannai soigneusement pour arriver dans le sillage du premier canot, puis répétai la même manœuvre une seconde fois, en ayant soin d’amener la voile à chaque fois et en tenant deux avirons dehors, afin d’éviter de gagner de l’avant. C’est alors que je plaçai à la barre du gouvernail le matelot Leach, qui était notre meilleur timonier, car mes yeux ne me permettaient pas de m’y placer moi-même. Nous rangeâmes ensuite le premier canot au-dessus du vent, puis nous prîmes des ris, afin de ne pas nous éloigner de lui, mais cette manœuvre permit aux lames d’embarquer. Vers le soir, mes compagnons virent le capitaine se lever dans son canot et agiter les bras, comme pour nous faire signe de nous éloigner, mais je ne vis point ce geste. On me dit aussi que Chipp amenait sa voile.

A ce moment, Melville me consulta sur ce que nous avions à faire. Je lui dis que nous pouvions continuer d’aller vent arrière jusqu’à la nuit, mais qu’après nous serions menacés de rencontrer de jeunes glaces au milieu des ténèbres. En même temps, je lui conseillai de préparer une bonne semelle. Il me dit alors de prendre le commandement et d’agir à ma guise, ce que fis. J’ordonnai donc à Cole et à Manson de prendre trois des pieux de la tente, qui étaient longs d’environ huit pieds, et de les lier fortement deux à deux, par les extrémités, 189 de façon à former un triangle, dont l’intérieur fut rempli avec un morceau de toile à voile. Leur donnant ensuite le câbleau du bateau, je leur en fis faire une drague, semblable à l’attache d’un cerf-volant, au milieu de laquelle fut attaché notre palan. L’extrémité des pieux étant garnie de cuivre, je pensais que leur poids, joint à ceux de la toile mouillée et du double cordage, rendrait notre semelle (drag.) assez lourde pour la faire descendre au fond de l’eau, me réservant, au cas contraire, d’y joindre notre pot-à-feu de rechange et le seau du bateau.

La tempête était alors arrivée au plus haut degré de sa violence: les vagues grossissaient et s’abattaient sur nous avec fureur. Leach, toujours à son poste, s’acquittait admirablement de sa tâche, mais malgré son adresse ne pouvait empêcher les vagues d’embarquer plus ou moins. Aussi quatre d’entre nous étaient constamment occupés à les rejeter à mesure qu’elles entraient, sinon le canot eût été rempli au bout de quelques minutes. Quand la semelle fut terminée, je la fis placer en avant du mât, en état d’être jetée à l’eau, et j’enroulai moi-même le câble, de façon à ce qu’il se déroule sans difficulté. Malheureusement les hommes étaient épuisés, et notre bateau ne possédait que deux matelots capables de tenir l’aviron dans une manœuvre aussi difficile que celle que je méditais, surtout au milieu des circonstances dans lesquelles nous nous trouvions; tous les autres, en effet, à l’exception de Leach, étaient trop inexpérimentés. Pendant longtemps j’observai les vagues et vis qu’elles se succédaient par séries de trois, et après la troisième, qui était la plus 190 forte, se produisait quelques instants d’accalmie. Alors j’assignai à chacun son rôle: Wilson et Manson devaient se mettre aux avirons et maintenir le bateau sur la crête de la vague; Cole devait se tenir à la drisse pour baisser la voile, qu’Anequin et le cuisinier devaient se tenir prêts à serrer aussitôt. Enfin Bartlett était chargé de lancer la semelle. Quant à Leach, il restait au gouvernail. J’avais ensuite expliqué la manœuvre avec précision. A ces mots: «Lower away» (amenez), le gouvernail devait être tourné à tribord, la voile abaissée, le rameur de babord devait nager avec son aviron, tandis que son compagnon sillerait avec le sien. Toutes ces dispositions prises, j’attendis pendant plus de cinq minutes l’instant favorable, car notre vie à tous dépendait du succès de la manœuvre; quand je le crus arrivé, je criai: «Lower away» (amenez), et chacun fit son devoir; le canot vira de bord en faisant un terrible plongeon et fut hors de danger, tête à la mer. Nous laissâmes alors les avirons, et la semelle fut lancée; mais comme elle ne produisait point tout l’effet que j’en attendais, je la chargeai avec le pot-à-feu et le seau. Cole me suggéra ensuite l’idée de jeter à la mer un sac de toile peinte en lui maintenant la gueule ouverte, celui-ci, en s’emplissant, devait nous rendre le même service qu’une semelle. C’est, en effet, ce qui arriva. Nous restâmes dans cette position pendant toute la nuit. La plupart des hommes se couchèrent sous la voile. Melville qui était épuisé et dont les jambes étaient extraordinairement enflées, s’endormit aussi à côté du mât, me laissant la direction du canot.

191

Leach et Wilson gouvernèrent avec une rame pendant toute la nuit. Quant à moi, je m’assis à leurs pieds pour veiller. Le tenon supérieur du gouvernail ayant été enlevé, nous prîmes celui-ci à bord. A ce moment, nous n’avions plus d’eau douce, la nôtre ayant été gâtée par les paquets de mer que nous avions embarqués. Mais le soir qui précéda notre départ de Semenowski, Newcomb nous avait rapporté plusieurs ptarmigans, que les gens des autres tentes avaient rebutés; après les avoir plumés et dressés, nous les mîmes dans notre marmite, et nous les trouvâmes délicieux le lendemain.

Le 13 septembre, vers dix heures du matin, je remarquai que les vagues changeaient de direction, et ne nous venaient plus droit du nord. J’en conclus que le vent était passé au sud-est, ce qui me laissait espérer de le voir devenir plus maniable. Vers midi, la mer commença à rouler affreusement à babord, et le bateau plongeait du côté de l’arrière. Nous étions complétement mouillés et nos couvertures étaient tellement trempées et gonflées qu’elles tenaient sous les traverses et ne pouvaient être remuées ni arrangées autrement, pour mieux équilibrer le bateau. J’imaginai alors de tendre le tapis de caoutchouc, et, pendant sept heures, je tins dans cette position avec le maître d’équipage, qui le maintenait par l’autre bout. Nous réussîmes ainsi à empêcher une grande quantité d’eau d’embarquer. A quatre heures et demie du soir, je dis à Melville qu’il était temps de se remettre en route. La mer était encore grosse à ce moment-là, mais commençait à s’apaiser, et en mettant le cap à l’ouest, nous pouvions 192 porter graduellement au sud-ouest, pendant qu’elle tomberait.

Quoique la mer fût encore démontée, nous virâmes de bord, sans embarquer une goutte d’eau; nous mîmes d’abord le cap à l’ouest, mais à huit heures, nous prenions la direction du sud-ouest, que nous gardâmes toute la nuit. Le temps étant devenu meilleur; Melville me releva, et je pus alors me coucher en avant du mât; mais au bout d’une heure, voyant qu’il m’était impossible de dormir, je repris ma place.

Le 14, à six heures du matin, je donnai l’ordre de préparer le déjeuner, mais quelques minutes plus tard, nous fûmes fort surpris de toucher par deux pieds d’eau. Il fallut donc reculer; je recommandai alors de courir dans la direction de l’est. D’après mes calculs, nous étions, au moment où nous avions viré de bord pour quitter le capitaine à cinquante milles environ de Barkin, notre point de ralliement; je supposais également que la tempête nous avait emportés à quinze milles au moins vers le sud-ouest; mais comme pendant la nuit nous avions parcouru environ vingt-cinq milles, nous devions donc nous trouver sur les bas-fonds au nord de Barkin. Toutes ces réflexions me firent dire à Melville que si nous continuions notre route à l’ouest nous n’avions aucune chance de trouver un point pour débarquer; tandis que si nous mettions le cap à l’est pour atteindre une eau profonde et diriger ensuite notre course droit au sud vers les points élevés qui se trouvent sur la côte, nous trouverions un endroit d’un abord facile. Ce conseil fut 193 suivi, car Melville, tout en conservant le commandement, m’écoutait volontiers en toute circonstance.

A un autre moment, Bartlett nous dit qu’il apercevait une terre basse couverte de troncs d’arbres. Invité à regarder une seconde fois et à examiner sérieusement si c’était la côte, il reconnut s’être trompé: ce qu’il avait pris pour une terre n’était qu’une flaque d’eau entourée de bas-fonds.

Nous avions cependant l’occasion de remarquer qu’autour de nous l’eau n’était plus qu’à demi-salée; en outre, elle était recouverte d’une mince pellicule de jeune glace. Cette remarque ne nous empêcha point, toutefois, de poursuivre notre route vers l’est, appuyant de temps en temps au sud; mais, chaque fois que nous tentions d’avancer dans cette direction, nous étions arrêtés par des bas-fonds. Je remarquai bientôt qu’un fort courant nous portait à l’est, tandis que les vents soufflaient faiblement du sud. Pendant la nuit entière, nous appuyâmes vers l’est-sud-est, et de très bonne heure, le lendemain matin, la sonde nous donna neuf brasses d’eau. J’engageai aussitôt Melville à se diriger droit au sud; mais comme il manifestait le désir d’aller au sud-ouest, comme l’avait recommandé le capitaine, je fis gouverner dans cette direction, que nous conservâmes jusqu’au 17 septembre au matin. A ce moment, le vent était si faible que souvent, pour avancer, nous étions obligés de reprendre nos rames. Au point du jour, la sonde nous donnait dix pieds d’eau, et à partir de ce moment, nous eûmes la terre presque constamment en vue. A deux reprises, nous essayâmes d’aborder 194 en traversant des brisants qui nous barraient le passage, mais nous ne pûmes approcher à plus d’un mille du rivage. Voyant la terre se prolonger du sud au nord, j’en conclus que nous nous trouvions au sud de Barkin, et, le vent d’est nous favorisant, je proposai de remonter au nord. Ma proposition étant acceptée, le cap fut mis dans la direction du nord, où nous nous attendions trouver le capitaine et le lieutenant Chipp; nous espérions, en tous les cas, atteindre Barkin avant la tombée de la nuit.

Nous étions alors dans une condition déplorable. Il faut dire que depuis quatre-vingt-seize heures nous n’avions pas quitté notre canot et que pendant tout ce temps nos vêtements avaient été constamment humides. J’avais cependant eu la précaution d’ôter de temps en temps mes mocassins et de me frictionner les jambes pour rétablir la circulation. En outre, je battais la semelle presque continuellement. En vain j’avais invité mes compagnons à suivre mon exemple, mais ils n’avaient point voulu m’écouter. Aussi Leach et Landertack avaient les jambes considérablement enflées et la peau crevée en maints endroits; les autres n’étaient guère en meilleur état, tandis que le lendemain j’étais le plus ingambe de toute la bande.

Nous remontions au nord depuis une demi-heure environ, quand nous remarquâmes deux langues de terre basses et marécageuses qui s’avançaient vers la mer, indiquant clairement l’embouchure d’un cours d’eau peu profond. Cette vue nous fit tenir conseil, et, pour ma part, 195 je fus d’avis que nous devions aborder le plus tôt possible, afin de faire sécher nos vêtements. Cet avis fut écouté et suivi immédiatement. Nous mîmes le cap sur l’intervalle qui séparait les deux langues de terre et entrâmes dans l’embouchure de la rivière avec vent arrière; mais le courant était très fort. Au milieu, nous trouvions jusqu’à cinq brasses d’eau, tandis que sur les côtés la profondeur allait en diminuant rapidement, de sorte que la rivière, ayant de quatre à cinq milles de large, nous ne pûmes approcher à plus d’un mille de la rive. Je proposai néanmoins de la remonter jusqu’à midi, afin de voir ce que nous avions à faire. Cette heure arrivée, je ne pus m’empêcher de manifester l’opinion que nous étions dans quelque rivière sortant d’un marais et débouchant dans l’Océan à trente ou quarante milles au sud de Barkin. Je fis remarquer, en outre, que si nous retournions en arrière, le vent soufflant de l’est, nous aurions à lutter contre lui, mais qu’alors le courant serait pour nous, et qu’enfin si une tempête survenait, nous serions à l’abri des brisants.

Ces réflexions avaient décidé Melville à revenir sur ses pas et à suivre la côte jusqu’à Barkin; mais Bartlett, prenant alors la parole, dit qu’à son avis nous devions être dans une des branches latérales de la Léna.

—Qu’en pensez-vous? me demanda Melville.

—Bartlett peut avoir raison, lui répondis-je, mais il me semble que si cela était, nous devrions avoir une terre plus élevée à babord. Cependant la direction de cette rivière correspond assez exactement à celle d’une des branches du fleuve. Mais pour nous convaincre de son 196 identité il nous faudrait trouver une île qui existe à une trentaine de milles de son embouchure.

—Mais remarquez, reprit Bartlett, qu’un cours d’eau aussi considérable, dont le volume est plus fort que celui du Mississippi à son embouchure, ne peut être le simple déversoir d’un marais.

Je maintins néanmoins l’opinion que j’avais émise au début, reconnaissant, toutefois, que les rives de ce cours d’eau pouvaient nous offrir une excellente place pour débarquer avant la nuit.

Nous continuâmes donc de remonter le courant, et, vers sept heures, nous pûmes débarquer près d’une hutte nommée Orasso, qui, pendant l’été, servait d’abri aux chasseurs qui fréquentent ces parages.

Cent huit heures s’étaient écoulées depuis notre départ de Semenowski; et pendant tout ce temps nous n’avions pas mis le pied hors de la baleinière. Aussitôt à terre, notre premier soin fut d’allumer du feu, autour duquel les hommes se groupèrent immédiatement sans même prendre la précaution de faire un peu d’exercice pour rétablir la circulation dans leur membres engourdis. Aussi la plupart eurent-il à s’en repentir, car la nuit fut pour eux une véritable nuit d’agonie pendant laquelle il leur semblait qu’on leur enfonçait des millions d’épingles dans les bras et dans les jambes. Bartlett m’avoua le lendemain que cette nuit avait été l’instant le plus cruel qu’il eût passé de sa vie.

Pour ma part, je me gardai bien d’imiter leur exemple. Avant d’entrer dans la hutte et même de m’approcher du 197 feu, j’eus soin de marcher pendant quelques instants, et ne rentrai que pour prendre ma ration de pemmican et une tasse de thé; et à ce moment, notre ration n’était plus, depuis la séparation des trois canots, que du quart de la ration ordinaire. Ensuite, je m’enfonçai dans mon sac, en m’étendant les pieds dans la direction du feu, où tous mes camarades avaient déjà pris leur place. Une fois couché je m’endormis comme un enfant et me réveillai le lendemain frais et dispos.

Dès le point du jour, nous nous mîmes à inspecter les abords de notre hutte, où nous ne tardâmes pas à trouver des empreintes de pieds humains, des débris de poisson et des cornes de rennes. Nous découvrîmes un morceau de bois sculpté représentant un renne portant un petit enfant sur son dos. Tous ces indices de la présence de nos semblables nous causèrent une joie immense, car nous ne pouvions tarder à rencontrer des indigènes.

Vers sept heures, nous nous remîmes en route en remontant la rivière; mais deux heures plus tard nous fûmes arrêtés par les bas-fonds au milieu desquels il fut impossible de trouver un chenal assez profond pour permettre à la baleinière de passer. Bartlett fut alors envoyé en reconnaissance; mais il n’avait pas fait une centaine de pas, que m’apercevant qu’il boitait, je courus après lui et le fis revenir au bateau. Prenant alors sa place, je m’éloignai d’un demi-mille environ en suivant le cours de la rivière. A cette distance j’aperçus plusieurs cours d’eau encombrés de bas-fonds qui venaient du nord-ouest. Revenant alors au canot, j’engageai Melville à faire préparer le thé pendant 198 que Manson et moi nous opérions une reconnaissance plus étendue. Nous partîmes donc tous les deux, et nous avançâmes assez loin; Manson, dans cette circonstance, avait des yeux pour moi. Nous finîmes par découvrir une éminence juste devant nous, à deux milles environ, et sur le bord de la rivière. Nous nous y rendîmes. Je le priai d’examiner soigneusement le cours de cette dernière et de voir s’il pourrait y découvrir un passage pour arriver jusqu’au point où nous nous trouvions, car j’étais sûr qu’en cet endroit la rivière devait être profonde. Manson, après un examen scrupuleux, me dit qu’à son avis on pourrait trouver le passage que je désirais, sauf sur un court espace. Nous reprîmes alors le chemin du canot. Le terrain que nous avions parcouru pouvait être élevé d’une dizaine de pieds au-dessus du niveau de la mer, et recouvert d’une couche de lichen. Nous y avions remarqué un nombre considérable de pas de rennes, surtout aux endroits où ces animaux venaient s’abreuver; nous avions aussi découvert une autre hutte bâtie dans une petite plaine. De retour à la baleinière, nous fîmes part à Melville de ce que nous avions vu, et aussitôt tout le monde remonta dans le bateau. Cette fois la fortune nous favorisa, car nous trouvâmes un chenal, et, peu de temps après, nous étions en eau profonde. Chemin faisant, nous rencontrâmes une île, ce qui me fit croire que Bartlett ne s’était pas trompé dans ses conjectures.

Dans l’après-midi, nous fîmes au moins trente milles, et vers le crépuscule nous arrivâmes au pied d’un monticule d’une soixantaine de pieds de hauteur, au-delà duquel 199 nous espérions voir le lit de la rivière incliner vers le sud. Nos tentes furent plantées en cet endroit, et nous y passâmes la nuit. Le lendemain, je partis vers quatre heures avec Bartlett pour faire une nouvelle reconnaissance. Nous découvrîmes bientôt deux grandes rivières qui se dirigeaient vers le nord-ouest, tandis qu’une autre encore beaucoup plus considérable venait du sud.

Nous revînmes ensuite au camp, et réveillâmes nos camarades, puis on prépara le thé. Un vent frais de l’ouest soufflait alors juste dans la direction de la rivière, de sorte que nous allions l’avoir à combattre en même temps que le courant.

Néanmoins, quand notre déjeuner fut terminé, je m’occupai, avec les quatre hommes restés valides, de charger le canot.

Nos tentes ne furent pliées qu’au dernier moment, et quand tout fut prêt, nous aidâmes Melville et Leach à monter dans la baleinière; puis, après avoir cargué la voile à cause du vent, je me mis au gouvernail, tandis que Bartlett se tenait à l’avant pour sonder le lit de la rivière avec une perche. Ces dispositions prises, nous nous éloignâmes de la rive pour gagner la rive opposée qui se trouvait un peu sous le vent. Cette manœuvre nous présenta quelque difficulté; cependant nous réussîmes à l’exécuter. En remontant la rivière, nous aperçûmes sept rennes sur les collines qui bordaient la rive, mais nous ne nous arrêtâmes point pour essayer d’en tuer.

Vers onze heures, deux huttes s’offrirent à nos yeux 200 sur la rive occidentale, et comme l’endroit me paraissait propice pour débarquer, je proposai d’y faire halte et de faire sécher nos vêtements, qui en avaient grand besoin. Ce jour-là était un dimanche; ce fut en réalité notre premier jour de repos depuis bien longtemps. En débarquant, nous trouvâmes deux belles huttes d’été, aux parois inclinées sous un toit ayant la forme d’une pyramide tronquée avec une ouverture pour le passage de la fumée. Les Russes donnent le nom de palatka à ces sortes de huttes, que les Tongouses désignent sous le nom d’orasso. Pendant toute la journée, le soleil brilla dans tout son éclat, de sorte que nous pûmes ouvrir tous nos sacs et faire sécher notre garde-robe. Ce temps superbe et la certitude que les secours dont nous avions besoin ne pouvaient se faire attendre, furent cause que nous passâmes ce dimanche dans l’allégresse. Nous en profitâmes aussi pour écrire une relation succincte de l’arrivée de la baleinière à l’embouchure de la Léna. Nous enterrâmes ce document au pied d’une perche au sommet de laquelle nous laissâmes un drapeau américain, afin d’attirer l’attention et de faire reconnaître la place de notre dépôt.

En arrivant, nous avions trouvé, dans une des huttes, quelques débris de poisson, ainsi qu’un morceau de pain noir dont notre Indien s’était régalé. Dans chacune d’elles, on voyait, en outre, les cadres sur lesquels les Tongouses font sécher leurs filets et leur poisson.

Nous repartîmes le lendemain, lundi, 19 septembre, continuant toujours à remonter le cours de la rivière. Chacun de nous avait alors ses attributions; ainsi les 201 hommes formaient deux équipes de rameurs qui se relevaient toutes les deux heures; Melville, assis à l’arrière, commandait la manœuvre; moi-même j’étais assis au gouvernail et Bartlett, debout à l’avant, sondait avec une perche. Tout allait à merveille: un vent faible aidait nos rameurs; nous espérions donc atteindre, avant la tombée de la nuit, la première station indiquée sur les cartes, lorsque nous tombâmes au milieu de bas-fonds et de bancs de sable qui barraient le lit de la rivière, et à une heure, nous étions encore à plus d’un mille de la rive occidentale, où se trouvait le village que nous cherchions.

Apercevant une pointe de terre, je proposai d’y aborder pour y installer nos compas prismatiques et prendre quelques relèvements pendant qu’on préparerait le dîner. Après deux heures d’un travail opiniâtre, pour vaincre le courant, nous atteignîmes la rive, et notre cuisinier était en train d’allumer le feu, quand, à notre grande surprise, comme aussi à notre grande joie, nous aperçûmes trois indigènes. Ceux-ci étaient montés dans des canots qu’ils manœuvraient avec de doubles pagaies pour doubler la pointe de terre où nous nous trouvions. Nous sautâmes aussitôt dans la baleinière pour aller à leur rencontre; mais notre vue sembla les intimider, car ils commencèrent à rebrousser chemin. Laissant alors les avirons, nous leur montrâmes du pemmican. Après beaucoup d’hésitation, le plus jeune, qui avait environ dix-huit ans, finit par approcher et prit le morceau de pemmican que nous lui tendions. Il appela ensuite ses deux compagnons qui vinrent à leur tour. Nous les décidâmes à nous 202 suivre à l’endroit de la rive où nous venions de débarquer; nous y fîmes du feu pour préparer notre thé. L’un de ces indigènes nous fit alors présent d’une oie et d’un poisson, c’est-à-dire de tout ce qu’ils possédaient pour le moment.

Pendant qu’on préparait notre dîner, nous examinâmes leurs canots que nous trouvâmes très propres et remplis de filets. Ayant remarqué qu’un de ces indigènes portait un vêtement gris avec un collet de velours, je le lui indiquai du doigt tout en l’interrogeant du regard. Il prononça alors le nom de Boulouni. Lui ayant montré de la même façon le couteau qu’il portait à sa ceinture et qu’il nommait boaktah, il répéta le nom de Boulouni. J’en conclus qu’il me désignait ainsi le nom de la localité où il avait acheté ces objets.

Nous nous mîmes alors joyeusement en devoir de faire honneur à l’oie et au poisson que ces gens nous avaient donnés, tout en savourant notre thé avec délices, car nous vîmes que l’heure de délivrance avait enfin sonné. Après le repas, les trois indigènes nous montrèrent tous leurs engins de chasse et de pêche, tandis que, de notre côté, nous leur faisions voir notre boussole, le chronomètre et nos fusils, ce qui parut leur faire un extrême plaisir. Ils firent ensuite le signe de la croix, et, nous tendant les mains, nous dirent «Pas hec bah», puis ils nous montrèrent leurs croix qu’ils baisèrent. Heureusement, j’étais encore en possession d’un certain talisman, qu’un de mes amis catholiques, de San Francisco, m’avait envoyé avant mon départ, en me recommandant de 203 le conserver précieusement, me disant que si je le portais, je reviendrais sain et sauf de mon voyage: c’était une médaille qu’il avait fait bénir exprès pour moi. Bien que je n’eusse pas, à la vérité, une foi inébranlable dans les vertus de cette médaille, je la montrai aux indigènes qui vinrent immédiatement y déposer dévotement un baiser.

C’était là le seul objet que nous eussions à montrer à ces braves gens, pour leur faire voir que nous étions chrétiens. Aussi vous pouvez vous imaginer les sentiments qui nous animaient tous à la vue de ces gens qui étaient les premiers que nous vissions depuis près de deux ans; et j’avoue que jamais, auparavant, je n’avais ressenti autant de reconnaissance pour les missionnaires, que ce jour-là, qui nous ramenait au milieu des peuplades chrétiennes.


205

CHAPITRE VIII.

Parmi les Tongouses.

Les trois indigènes conduisent les naufragés dans une hutte et leur donnent du poisson.—L’un des indigènes nommé Caranie les quitte.—Le lendemain les deux autres refusent de leur servir de guide.—Melville veut partir quand même.—Vaine tentative pour remonter la rivière.—Les naufragés sont obligés de revenir sur leurs pas.—Surpris par une tempête, ils sont forcés de passer la nuit dans la baleinière.—Enfin ils arrivent à la hutte qu’ils avaient quitté la veille.—Wassili Koolgyork ou Wassili oreilles coupées.—Ce Tongouse consent à servir de pilote aux naufragés pour aller à Boulouni.—Village de Spiridon.—Portrait peu avantageux de ce dernier.—Sa conduite vis-à-vis de ses hôtes.—Arrivée à Gemovyalack—L’exilé Yaphem Kopelloff.—Nicolaï Chagra, chef du village.—Après une vaine tentative pour continuer leur voyage vers le sud, les naufragés sont obligés de rester à Gemovyalack.—Conduite des habitants à leur égard.—Arrivée de l’exilé Kusmah Jeremiah.—Le lieutenant Danenhower se rend chez lui.—Sa généreuse hospitalité.—Il promet de se rendre à Boulouni.—Pourquoi Melville ne le fait pas accompagner et ne lui remet pas ses lettres et ses dépêches.—Conséquences de cette décision.—Le lieutenant Danenhower retourne chez Kusmah avant le départ de celui-ci pour Boulouni, et commence des recherches vers le nord pour trouver les gens des deux autres canots.—Ses tentatives infructueuses pour se rendre à Barkin.—Kusmah, parti pour Boulouni, ne revient qu’au bout de treize jours.—Il raconte qu’il a trouvé sur son chemin deux hommes de la troupe du capitaine, et remet une dépêche de Ninderman et Noros adressée au ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg.—Départ de Melville pour Boulouni.—Danenhower reste à la tête des gens de la baleinière.—Arrivée 206 du commandant de Boulouni à Gemovyalack.—Ce dernier, nommé Bieshoff, apporte également une dépêche de Ninderman et de Noros.—Portrait de cet homme.—Départ pour Boulouni.—Nous rencontrons Melville à Burulak.—Instructions qu’il me donne.—Danenhower explique la conduite de Melville dans son plan de recherche.—Il continue son voyage jusqu’à Irkoutsk.—Une lettre de Danenhower.

La vue de la bienheureuse médaille avait achevé de faire disparaître la méfiance entre les indigènes et les naufragés; les craintes des premiers étant complétement dissipées, les rapports entre eux devinrent plus libres; aussi les derniers en profitèrent pour se procurer immédiatement un gîte. Nous leur fîmes signe, continue M. Danenhower, que nous avions besoin de dormir, en posant notre tête entre nos mains et en faisant mine de ronfler. Ils nous comprirent, et, nous faisant suivre la rive où nous avions fait halte, nous conduisirent au pied d’une colline de soixante à soixante-dix pieds d’élévation. Cette colline se trouve à l’embouchure du petit bras de la Léna, et nous avons appris depuis qu’elle fait partie du cap Borchaya, qu’on dit être à cent quarante verstes ou environ quatre-vingt-quinze milles du cap Bykoff. Nous y trouvâmes quatre maisons et plusieurs magasins, mais tous assez délabrés, à l’exception d’une maison, qui était en très bon état. Tout près, on voyait un cimetière avec un grand nombre de croix. Nous nous établîmes tous dans cette maison. Les indigènes furent très bons pour nous; ils allèrent jeter leurs filets dans la rivière et en rapportèrent du poisson. Ils en firent griller une partie devant le feu et nous en offrirent les meilleurs morceaux. De notre côté, 207 nous en fîmes bouillir quelques-uns, de sorte que nous pûmes faire un très bon repas. Pendant que nous mangions, l’un des indigènes, que les autres nommaient Caranie, s’en était allé, laissant avec nous le jeune garçon que nous appelions Tomat et l’invalide que nous avions baptisé du nom de Théodore. L’absence de Caranie me fit supposer que d’autres indigènes habitaient le voisinage et que celui-ci était allé les informer de notre arrivée.

Le lendemain matin, nous retournâmes à notre canot et pendant que nos hommes étaient occupés à le charger j’allai faire quelques observations; je voulais m’assurer de l’heure locale et connaître la direction du vent et l’orientation générale du pays. Auparavant, je m’étais entretenu, par signes, bien entendu, avec Tomat, qui m’avait tracé sur le sable le cours du fleuve, et indiqué que la distance de Boulouni était de sept jours. Il me marquait chaque station où nous devions nous arrêter pour passer la nuit, en faisant mine de ronfler bruyamment.

Il me parut parfaitement disposé à nous servir de pilote pour aller à Boulouni.

A mon retour, Melville me pria de me hâter parce qu’il désirait partir. Je fus surpris et lui demandai où étaient les deux indigènes qui étaient restés avec nous. Il me répondit qu’ils étaient partis et avaient refusé de nous accompagner. Le priant alors de m’attendre quelques minutes, je retournai à la hutte pour tâcher de les décider à nous suivre. En y arrivant, je vis le jeune Tomat qui était grimpé sur le sommet et avait l’air profondément 208 triste et comme hors de lui-même. Quand je lui fis signe de me suivre, il me répondit tristement: «Sok! Sok! Sok!» ce qui signifie: «non! non!» et alors essaya de m’expliquer quelque chose que je ne pus comprendre en répétant souvent le mot «kornado», qui, comme je l’appris plus tard, signifie «père». Cela me contraria pour le jeune garçon; je lui donnai un mouchoir de poche de couleur et quelques bagatelles, puis je revins près de Melville. Nous partîmes alors, nous abandonnant à notre sort, et essayâmes de marcher au sud, c’est-à-dire vers Boulouni, au milieu des îlots de boue; mais nos efforts furent inutiles. A cinq heures du soir nous tînmes conseil; alors j’insistai pour qu’on se décidât immédiatement à passer la nuit à la belle étoile ou à retourner en arrière. Je conseillai fortement de retourner en arrière et d’obliger les indigènes à nous suivre. Nous avions deux remingtons et un fusil de chasse; or, avec ces armes, j’étais certain que nous arriverions facilement à nos fins. Comme Bartlett avait sondé le long du chemin, je lui demandai s’il pourrait reconnaître la route pour retourner en arrière. «Oui, me répondit-il», et nous reprîmes le chemin que nous venions de parcourir. Jusqu’à la nuit, tout alla pour le mieux, mais le vent s’éleva et commença à souffler en tempête. Les eaux peu profondes où nous nous trouvions rendaient la situation périlleuse pour notre bateau. Heureusement nous pûmes le conduire sous le vent d’un banc de vase, où nous l’amarrâmes avec une ligne à trois des pieux de notre tente enfoncés dans la boue. Nous restâmes dans cet endroit pendant toute la 209 nuit: le froid était rigoureux, et quelques-uns d’entre nous eurent les pieds et les jambes cruellement attaqués par le froid. Pendant la soirée, la neige tombait par rafales, et j’avais été forcé de donner la barre à Leach, parce que mes lunettes étaient à chaque instant couvertes de neige, ce qui m’empêchait de voir. Au point du jour, je priai Bartlett et Wilson de se tenir debout dans le canot et d’examiner soigneusement la rive. Bartlett me dit qu’il ne le reconnaissait pas, mais Wilson m’assura que nous nous trouvions à l’endroit où nous avions rencontré les indigènes. Bartlett dit alors que si nous pouvions doubler un banc de vase qu’il indiqua, nous aurions ensuite un chemin facile: c’est pourquoi nous prîmes un ris; je me mis à la barre et dirigeai le canot au vent de ce banc. Alors nous eûmes un vent arrière et pûmes atterrir. Newcomb tua quelques goëlands que nous mangeâmes à notre déjeuner pour économiser les quelques livres de pemmican qui nous restaient. Wilson prétendait avec beaucoup d’assurance qu’en moins d’une demi-heure il pourrait retourner à la hutte où nous avions couché l’avant-veille. Nous nous mîmes presque tous à rire de lui; mais je lui dis cependant d’aller avec Manson et de voir, pendant que j’enverrais deux hommes en reconnaissance du côté opposé. Très peu de temps après, Wilson et Manson revinrent. Il nous apprirent, à notre grande joie, qu’ils avaient aperçu la hutte. Nous rappelâmes aussitôt nos éclaireurs et nous rembarquâmes. Nous doublâmes la pointe et fûmes reçus à notre ancien gîte par les indigènes qui nous accueillirent de la façon 210 la plus cordiale. A leur tête se trouvait un autre indigène d’un âge avancé, qui ôta son chapeau en nous disant: «Drasti! drasti!» et en même temps nous serra la main. Il s’approcha ensuite de Melville, qui était presque perclus et l’aida à sa rendre à la hutte. Nous déchargeâmes le bateau et emportâmes nos couchettes. Quand les indigènes aperçurent deux goëlands, dont nous nous proposions de faire notre nourriture, ils les jetèrent à terre avec dégoût et nous apportèrent à la place de la chair de renne. Le vieillard, qui se nommait Veo Wassili, se montra très bienveillant pour nous et consentit volontiers à nous servir de pilote jusqu’à Boulouni; il alla mesurer le tirant d’eau de la baleinière, nous montrant ainsi sa prévoyance, et, en outre, qu’il connaissait son métier. Ce vieux Tongouse Wassili ou Koolgiyark ou encore Wassili aux oreilles coupées, comme on l’appelait, me faisait sans cesse penser à feu le commodore Foxholl A. Parker. Cet homme se montra toujours digne et complaisant et fit preuve d’un certain raffinement de manières, qui était vraiment remarquable.

Nous devinâmes immédiatement que c’était cet homme que Caranie était allé chercher pour nous; et qu’en outre c’était la raison pour laquelle le jeune Tomat n’avait pas voulu nous accompagner jusqu’à ce que son père ne fût de retour. J’obtins de Wassili qu’il nous traçât la carte de la route que nous avions à suivre et le croquis ci-dessous en est la copie avec la ligne par laquelle il se proposait de nous conduire[2]. Il y indiqua aussi les points où 211 nous devions nous arrêter pendant la nuit pour nous reposer.

Le lendemain nous étions suffisamment reposés et prêts à partir avec Wassili, Bartlett et moi. Nous demandâmes à Melville de partir en avant pour envoyer du secours de Boulouni et répandre la nouvelle de l’arrivée probable des deux autres canots; mais Melville préféra que nous restassions tous réunis, craignant sans doute que seuls nous ne puissions encore nous tirer d’affaire.

Le mercredi matin, 21 septembre, nous partîmes avec Wassili et deux autres indigènes qui nous firent suivre la route que nous avions déjà parcourue la veille vers le sud et l’est; au milieu des bancs de vase, notre guide marchait en avant avec ses deux hommes placés à ses côtés, lesquels sondaient constamment avec leurs pagaies. Leurs bateaux ou viatkies ont environ quinze pieds de long et vingt pouces de large.

Ils ont à peu près la forme de nos canots de course en papier et sont pourvus d’une pagaie. Le rameur est tourné de côté de l’arrière et bat l’eau alternativement à droite et à gauche, le centre d’appui de sa pagaie étant un point imaginaire situé entre ses deux mains. Le mouvement de leur rame est très gracieux, et ils obtiennent avec leur canot une très grande rapidité tout en sondant à chaque coup d’aviron quand ils sont au milieu des bas-fonds. Wassili trouva un chenal au milieu des bancs de vase par lequel notre canot, qui tirait alors vingt-six pouces d’eau, put passer. Nous continuâmes notre route pendant toute la journée en nous dirigeant au sud et à l’est. Vers huit heures 212 du soir nous abordâmes sur une plage basse où nous établîmes notre campement pour la nuit. Wassili nous donna alors du poisson pour notre souper. Le temps était extrêmement froid et sombre, et le vent soufflait avec force; ce qui remplissait notre pilote d’inquiétude au sujet de l’état du fleuve, car il craignait que nous ne fussions arrêtés par la jeune glace. En effet, le lendemain, une frange de jeune glace bordait chacune des rives du fleuve, mais nous pûmes cependant nous ouvrir un chemin et continuer notre route, et, quand le soleil eût achevé de fondre cette glace, nous nous engageâmes dans un dédale de petits canaux que nous suivîmes pendant toute la journée. Nous vîmes sur notre route plusieurs huttes de chasse. Le soir nous couchâmes dans deux cabanes situées sur la rive, et le lendemain matin nous entrâmes dans un large cours d’eau que nous pensions être le fleuve lui-même. Vers midi, nous atteignîmes une pointe de terre sur laquelle était un village abandonné, composé de six huttes bien bâties et de nombreux magasins. Wassili nous conduisit à une de ces huttes et nous dit couche ou mange. Je remarquai alors que l’un des indigènes s’en allait avec son canot. Je me promenai un peu dans le village pour l’examiner. Les maisons étaient en bon état: on y voyait à l’intérieur de nombreuses auges pour les chiens et des ustensiles de cuisine. Les portes n’en étaient pas verrouillées, mais celles des magasins étaient soigneusement fermées avec des cadenas en fer d’une forme particulière.

Les circonstances semblaient donc prendre une tournure 213 favorable, car je tenais pour certain que les indigènes qui habitent ces maisons pendant l’hiver ne pouvaient être bien loin. Profitant de ces quelques heures de repos, j’examinai les pieds et les jambes de Leach et de Landertack. Les pieds de Leach étaient devenus noirs et Landertack avait les jambes dans un état déplorable, elles étaient fortement enflées et dans quelques endroits la peau était déchirée sur une grande longueur. Nous les pansâmes le mieux que nous pûmes avec du liniment tant que j’en eus, et ensuite avec de la graisse empruntée à la boîte du bateau. Une heure après environ, nous vîmes arriver un bateau dont les gens débarquèrent près du village et vinrent dans la maison se placer près de nous.

Quelques minutes plus tard, Wassili vint nous prier de le suivre, Melville et moi. Il nous conduisit dans une maison, au propriétaire de laquelle il serra la main. Cet homme, d’un âge avancé, se nommait Spiridon; il avait avec lui deux femmes d’un aspect assez désagréable, et qui, toutes les deux, avaient perdu l’œil gauche. Elles nous servirent cependant du thé dans des tasses de porcelaine. Elles nous offrirent en même temps un peu de graisse de renne, ce qui, dans le pays, est considéré comme une véritable friandise. Ce Spiridon avait l’aspect d’un pirate de profession. En outre, on remarquait un air de mystère dans ce village qui me fit dire à Melville que je croyais notre hôte un vieux coquin auquel je redoutais de me confier. Il nous donna néanmoins une oie énorme qui fut dressée et farcie de sept autres oies (?) désossées, 214 mais il nous recommanda de ne la manger que le lendemain à notre repas du soir. Il nous annonça aussi que nous partirions le lendemain matin. Newcomb ayant aperçu quelques gelinottes voler autour des maisons abandonnées, tua quelques-uns de ces jolis oiseaux qui étaient alors dans leur plumage blanc d’hiver, avec des plumes depuis le bec jusqu’aux orteils. Le lendemain matin, on nous donna un nouveau pilote: c’était un jeune homme nommé Kapucan qui vivait avec Spiridon. Le vieux Wassili était en effet complétement épuisé, il nous montra à son coude gauche une blessure dangereuse d’arme à feu, qui n’était pas encore fermée, mais Caranie et Théodore continuèrent à nous accompagner. Nous en fûmes heureux, car cette journée-là fut pénible, et nos hommes furent obligés de ramer jusqu’à huit heures du soir. Afin de rendre le travail moins fatigant, ils s’étaient divisés en deux équipes et se relevaient d’heure en heure. Nous passâmes la nuit dans un palatkah. Le lendemain quand nous voulûmes nous remettre en route, quatre seulement d’entre nous étaient en état de charger le canot et de l’éloigner de la berge.

Malgré l’état de leurs jambes qui leur refusaient tout service, puisqu’ils ne pouvaient se tenir debout et qu’on était obligé de les aider à entrer et à sortir du bateau, Leach et Landertack continuaient de ramer à chaque fois qu’arrivait leur tour de se mettre aux avirons. L’état de Melville et de Bartlett n’était guère meilleur; c’était la première fois que Bartlett se trouvait hors de service. Nous partîmes néanmoins ce matin-là, et vers midi nous débarquâmes 215 au village de Gemovyalack que nous avons su depuis se trouver au cap Bykoff. Nous y fûmes reçus de la façon la plus cordiale par une douzaine d’hommes, de femmes et d’enfants. A notre arrivée, on nous conduisit à la hutte du chef de ce village lequel s’appelait Nicolaï Chagra.

Quelques minutes plus tard, nous vîmes entrer dans la hutte un jeune homme mince et élancé que nous reconnûmes de suite pour un Russe ou un Cosaque. C’était en effet un Russe exilé dans le village. Il s’appelait Yaphem Kopsloff. Cet homme nous rendit, par la suite, de grands services. A l’époque de notre arrivée, il ne savait pas d’autres mots d’anglais que: bravo! qui, dans sa pensée, signifiait bon; c’était donc le seul mot que nous comprissions tous les deux; mais, au bout de quinze jours, il m’avait appris assez de russe pour comprendre mon langage, dans lequel je mélangeais le russe et le tongouse.

Nous passâmes la nuit chez Nicolaï. Sa femme nous servit pour notre souper du poisson auquel nous fîmes le plus grand honneur. Nous profitâmes de cette occasion pour essayer de faire comprendre ce qui était arrivé à nos trois bateaux, ajoutant que nous ne savions pas ce qu’étaient devenus les deux autres; nous exprimâmes ensuite le désir de nous rendre à Boulouni. Nicolaï nous fit alors comprendre que cette ville se trouvait à quinze jours de marche.

Il est peut-être bon que j’explique pourquoi nous étions allés au cap Bykoff, qui se trouvait presque à 216 l’opposé de Boulouni, par rapport au lieu où nous avions débarqué. La raison est, comme nous l’avons su plus tard, que le vieux Wassili devait avant tout nous remettre entre les mains de son chef, Nicolaï Chagra; quant à lui, nous ne l’avons rencontré que par hasard. Mais je n’ai jamais pu m’expliquer pourquoi on ne nous avait pas conduits à Boulouni, comme on nous l’avait promis.

Le temps, il est vrai, était très mauvais pour la saison. Il gelait chaque nuit; mais pendant le jour la glace se brisait et disparaissait. Nous étions à cette époque de transition pendant laquelle la navigation est interrompue, sans qu’on puisse cependant voyager en traîneau. Nicolaï Chagra nous dit qu’il nous faudrait quinze jours pour arriver à Boulouni; mais je crois qu’il voulait dire que nous serions forcés d’attendre quinze jours avant de partir, c’est-à-dire attendre que le fleuve soit pris par les glaces. Le lendemain matin, nous eûmes une tempête. Nicolaï nous dit que nous ne pouvions partir, mais il revint vers neuf heures et nous pressa de partir, comme si réellement il avait l’intention de nous envoyer à Boulouni. Il plaça soixante poissons dans notre bateau et nous fit des signes pour nous presser de nous embarquer. Nous le fîmes et alors il marcha en avant pour nous montrer le chemin au milieu des bancs de vase. Yaphem était alors avec nous. Pendant deux heures, nous ramâmes de toutes nos forces, mais à chaque instant nous nous échouions, et, arrêtés par une forte brise, nous ne pouvions avancer que lentement. Mais nous n’avions pas encore perdu le village de vue que nos pilotes firent 217 volte-face et nous firent signe de les suivre. Nous virâmes donc de bord et retournâmes au village où l’on avait préparé un traîneau pour ramener Melville à la maison. Trois ou quatre d’entre nous s’occupaient à amarrer le canot le long du bord, lorsque Nicolaï arriva et insista pour qu’ils l’attirassent sur la berge, faisant signe que les jeunes glaces le briseraient si on ne prenait pas cette précaution. Les indigènes nous aidant, nous le halâmes sur la rive, dans un endroit élevé et sec. L’état de nos hommes, ce jour-là, était si mauvais que nous n’avions pas lieu de regretter d’être revenus, car ils étaient incapables de supporter le voyage de quinze jours que nous annonçaient les indigènes. Nous fûmes conduits à la maison d’un certain Gabrillo Pashin, où nous passâmes la nuit. Le lendemain matin, Yaphem et Gabrillo vinrent et me firent signe qu’ils désiraient que je les suivisse.

Ils me conduisirent alors à une maison vide située à l’extrémité du village, où se trouvait une vieille femme qui la nettoyait. Ils me firent comprendre qu’ils désiraient que nous vinssions l’occuper; j’achevai donc de la nettoyer moi-même et allai chercher mes compagnons vers midi. Melville alors passa en revue toute la troupe et fit part à nos compagnons des craintes que nous éprouvions tous les deux de voir le scorbut faire invasion parmi nous, ajoutant que nous devions tenir notre demeure, ainsi que nos personnes, avec la plus grande propreté, et en outre tâcher de nous distraire, la gaîté étant le meilleur remède que nous puissions employer pour nous remettre, en attendant que nous réussissions à nous procurer une nourriture 218 plus substantielle. Enfin, il termina en me chargeant de veiller aux besoins de tous, tant qu’il serait lui-même malade. Le lendemain, à l’exception de Jack Cole, de l’Indien Anequin et de moi, tout le monde se trouvait dans un état alarmant. Nous dûmes donc nous charger d’apporter l’eau et le bois nécessaires. Wilson cependant pouvait encore se traîner par la maison et préparer le poisson. Les indigènes, en effet, nous donnaient huit poissons par jour, quatre le matin et quatre le soir. Comme Yaphem vivait avec nous, nous étions douze pour partager matin et soir nos quatre poissons, qui pesaient environ dix livres. Nous n’avions pas de sel, mais il nous restait un peu de thé. Un peu plus tard, un indigène nous apporta plusieurs oies sauvages faisandées pour notre repas du midi. Elles avaient, il est vrai, un fumet un peu relevé, mais nos estomacs s’en accommodèrent, car nous étions capables de manger de presque n’importe quoi. Yaphem nous donna aussi des œufs d’oie.

Nous vécûmes ainsi pendant huit jours environ. Alors arriva un prasnik ou jour de fête pour les indigènes. Yaphem en profita pour conduire quelques-uns d’entre nous faire des visites. Les indigènes nous firent alors cadeau d’une quinzaine d’oies, toutes, il est vrai, d’un goût aussi prononcé que les premières. Mais de jour en jour la santé de la troupe s’améliorait; les hommes recommençaient l’un après l’autre leur service; au bout d’une semaine, Melville lui-même était assez bien pour reprendre le commandement. Les indigènes étaient généreux avec nous.

J’ignore la quantité exacte de poissons qu’ils prenaient 219 à cette époque mais je sais que leurs pêches n’étaient point surabondantes. Un jour j’allai avec Andrusky Burgowansky, lever ses filets; nous en levâmes sept dans lesquels nous trouvâmes seulement onze bulook, sur lesquels il m’en donna un. De plus le village était assez mal approvisionné en chair de renne; aussi nous ne pûmes nous en procurer une seule fois.

Le fleuve s’étant trouvé pris par la glace dans la nuit qui suivit notre retour au village de Nicolaï Chagra, il fut bientôt possible de voyager en traîneau dans toute la région voisine.

Aussi nous vîmes peu de jours après un exilé russe arriver au village avec son attelage de chiens. Ce Russe vint nous visiter. Apprenant qu’il demeurait seulement à neuf ou dix milles de là, je lui demandai de m’emmener avec lui, car je voulais l’entretenir sur les meilleurs moyens à employer pour sortir de la condition précaire où nous nous trouvions, et connaître la route la plus praticable pour aller à Boulouni. Il y consentit volontiers, et tous deux nous partîmes dans l’après-midi.

J’y passai la soirée avec lui et avec sa femme, qui était une Yakoute. J’appris, de sa bouche, quelques nouvelles de ce grand monde dont nous étions depuis si longtemps absents. Il me raconta l’assassinat du czar; m’annonça que le steamer la Léna était encore sur le fleuve, que M. Sibyriakoff entretenait plusieurs bateaux à vapeur sur celui-ci. Il me parla du comte de Bismarck, des généraux Skobeleff et Gourka, de la guerre de Turquie et de maintes autres choses. Sa femme m’offrit un peu de tabac, 220 environ cinq livres de sel, un petit sac de farine de seigle, un peu de sucre et deux briques de thé. Je dois vous dire ici que, malgré leur laideur, toutes les femmes indigènes sont toujours extrêmement aimables, et je serais heureux de leur envoyer une balle de calicot et d’autres étoffes, si je le pouvais. Le lendemain matin, Kusmah-Jeremiah—c’est le nom de cet exilé russe—me conduisit à la porte de son habitation et me montra un beau jeune renne qu’il avait acheté, en me demandant s’il pourrait m’être agréable; ma réponse fut affirmative, naturellement, et aussitôt l’animal fut tué. Je déjeunai encore avec lui, et son excellente épouse nous servit du thé, du poisson et des pâtés de poisson qu’elle avait préparés exprès pour moi. Au moment de mon départ, Kusmah me promit de venir me prendre le dimanche suivant pour me conduire à Boulouni avec des attelages de rennes. Je lui demandai alors quelles autres personnes viendraient avec nous: «Deux Russes, me répondit-il.» «Et combien de Tongouses? ajoutais-je.» «Pas un, me répliqua-t-il, ce sont de méchantes gens.» Je le priai alors de revenir, le mercredi suivant, au village que nous habitions, afin que nous puissions nous concerter avec Melville, et je partis avec les provisions qu’il m’avait données. Celles-ci causèrent des transports de joie parmi mes compagnons; car elles leur permettaient un changement de régime dont ils avaient bien besoin. Le renne, quand il fut tout préparé, pesait encore quatre-vingt-treize livres.

Le mercredi suivant, Kusmah vint comme il l’avait promis. 221 Nous le conduisîmes à notre bateau que nous retournâmes visiter. Nous nous retirâmes ensuite dans une maison vide pour y tenir conseil. Kusmah nous dit alors qu’il pouvait aller à Boulouni et en revenir en cinq jours. Quand nous lui demandâmes si le voyage serait plus rapide, s’il allait seul, que s’il allait avec l’un de nous, il répondit qu’il ne faisait pas de différence. Melville pensa alors qu’il valait mieux qu’il allât seul. Kusmah y consentit; mais le vendredi suivant, nous fûmes surpris d’apprendre qu’il venait chercher Nicolaï Shagra pour l’emmener avec lui. Je dois dire ici que deux jours après notre retour, ce même Nicolaï était venu nous trouver pour nous demander une lettre, nous promettant de l’envoyer à Boulouni, à la première occasion qui se présenterait. J’écrivis cette lettre en anglais et en français. Wilson la traduisit en suédois et Landertack en allemand. Nous l’enveloppâmes dans une toile vernie avec un portrait de la Jeannette et un dessin du drapeau américain, et nous remîmes le tout à Nicolaï. Celui-ci confia le paquet à sa femme qui le renferma dans son buffet, pour le mettre en sûreté; mais il ne fut jamais envoyé. Plus tard, Melville et moi, nous préparâmes des dépêches pour le ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg, pour le secrétaire de la marine et pour M. James Gordon Bennett, mais Melville n’en remit aucune à Kusmah pour les porter à Boulouni.

Bien que le colloque suivant entre M. Jackson et le lieutenant Danenhower, et rapporté par le premier, ne fasse pas précisément partie du récit, nous avons cru 222 devoir le conserver à cette place, parce qu’il jette un certain jour sur la conduite de Melville, et sur les motifs qui le faisaient agir, tout en nous en montrant les conséquences.

—A quelle époque était-ce?

—Le 13 octobre, autant que je peux me rappeler.

—Alors nous pouvions recevoir des nouvelles du désastre un mois plus tôt, si un de vous avait été envoyé à Boulouni immédiatement?

—Oui, peut-être quarante jours plus tôt. A mon avis un homme eût pu être envoyé directement à Irkoutsk, où se trouve la première station du télégraphe.

—Pensez-vous que si on se fût mis immédiatement à la recherche du capitaine et de ses compagnons, on eût pu les secourir?

—Il était impossible de faire des recherches au nord de notre village; les indigènes refusaient formellement d’y aller, et nous dépendions complétement d’eux pour notre nourriture de chaque jour. Comme vous le verrez plus tard j’ai fait des recherches moi-même mais sans résultat.

—Si un homme s’était rendu à Boulouni avec Kusmah, quels renseignements eût-il pu trouver touchant le capitaine?

—Melville avait reçu l’ordre de conduire sa troupe en lieu sûr, où elle eût abondance de nourriture, et alors d’entrer en communication avec les autorités russes. Nous connaissions la route que le capitaine se proposait de suivre après avoir abordé à Barkin. Il avait l’intention de se rendre à Sagasta et à la Tour du Signal. Si quelqu’un 223 fût allé avec Kusmah et fût parti immédiatement pour le nord, il eût, dans ce cas, recueilli Noros et Ninderman avant leur arrivée à Bulcour.

—Pourquoi, demanda M. Jackson, Melville n’alla-t-il pas avec Kusmah, et n’envoya-t-il pas les dépêches?

—Le lendemain de notre arrivée, comme j’étais le mieux portant et le plus à même de faire utilement ce voyage, il avait été décidé que j’irais à Boulouni. Pendant plus de quinze jours nous nous entretînmes de ce voyage, tous les deux et avec nos compagnons. Je devais rapporter des provisions et ramener des traîneaux pour emmener tout le monde. Je devais, en outre, emporter les dépêches que nous avions préparées. Mais après mon retour de chez Kusmah, Melville décida que ce dernier irait seul, et comme Kusmah avait promis d’être de retour au bout de cinq jours, Melville se décida aussi à ne point envoyer les dépêches, mais à les emporter avec lui.

—Alors, Melville ne voulait pas y aller lui-même ni personne à sa place?

—Non. Il semblait croire que Kusmah devait effectuer son voyage plus promptement s’il allait seul, et il fut fort désappointé quand il apprit que Nicolaï Shagra partait avec lui.

—Pourquoi emmena-t-il Nicolaï avec lui?

—Ce Kusmah a été condamné pour vol et exilé en Sibérie, il a beaucoup à ménager les indigènes. Il ne pouvait quitter son domicile sans une permission des autorités; mais, dans cette circonstance, il a pris la responsabilité 224 de cet acte parce qu’il avait quelqu’un derrière lui pour l’assister comme témoin, et c’est pourquoi il a naturellement choisi le chef des indigènes, quoiqu’il m’eût proposé d’abord. Vous savez qu’il nous avait dit que s’il emmenait quelqu’un, son voyage ne demanderait pas plus de temps.

Le lendemain matin, je pressai Melville de recommander à Kusmah, avant son départ, de répandre chez tous les indigènes qu’il rencontrerait sur sa route la nouvelle qu’il existait encore deux autres canots dont on n’avait point entendu parler; je lui proposai, en outre, de me rendre chez ce Russe pour lui réitérer cette invitation. Melville y consentit. Je descendis donc chez Nicolaï Chagra pour lui demander un attelage de chiens, mais pendant que j’y étais, Spiridon arriva avec un superbe attelage de neuf chiens. M’emparant aussitôt de lui et de ses chiens, nous partîmes chez Kusmah. J’eus une longue conversation avec ce dernier, pendant laquelle nous étudiâmes les cartes de nouveau. Celui-ci m’ayant affirmé que Barkin n’était qu’à cinquante verstes de distance dans la direction du nord-est, je me décidai sur l’heure à m’y rendre, car j’espérais y trouver les traces des deux canots. Je revins trouver Melville et lui fis part de ma résolution. Celui-ci s’opposa d’abord à mon départ, mais finit par y consentir.

Pendant que j’étais chez Kusmah, j’écrivis quelques lignes pour mon frère qui habite Washington, et les confiai au Russe qui devait les mettre à la poste à Boulouni. Mes yeux ne m’auraient pas permis d’écrire une longue lettre. Je pris mon rifle et mon sac-lit, que je 225 plaçai dans le traîneau de Spiridon et indiquai la route de son village. Cet ordre parut le surprendre beaucoup, mais il finit par obéir et nous nous mîmes en route. En arrivant chez lui, nous tînmes conseil avec Caranie. J’essayai de les décider à me conduire à Barkin, le lendemain matin. Mais ils me répondirent que le boos byral—la jeune glace,—les en empêcherait et qu’il était impossible de s’y rendre à cette époque de l’année. Nous allâmes donc souper, et après je me mis à la recherche de Wassili. Celui-ci consentit à me conduire à Kahoomah, que Kapucan me dit être au nord-ouest. Ne pouvant aller à Barkin, j’étais heureux de pouvoir au moins aller au nord-ouest, afin de répandre dans cette direction qu’il existait deux autres bateaux perdus. Le lendemain, nous partîmes, Wassili, Kapucan et moi pour Kahoomah, avec un attelage de douze chiens. Nous descendîmes d’abord une petite rivière au sud-est; en maints endroits la glace se rompit sous le traîneau qui alors plongeait avec son attelage dans une eau profonde. Cette direction du sud-est me surprenait, car Kapucan m’avait dit que Kahoomah se trouvait au nord-ouest. Ils me ramenèrent donc chez Kusmah, avec lequel ils eurent un nouvel entretien, et consentirent alors d’essayer de me conduire à Barkin. Je plaçai devant eux la boussole et leur indiquai la direction du nord-est, leur disant que Barkin ne se trouvait qu’à cinquante milles dans cette direction, mais ils me répondirent qu’il nous fallait aller d’abord au sud-est pour retourner ensuite au nord. Nous eûmes à attendre un autre traîneau de notre village pendant toute la nuit. 226 Ce traîneau arriva le lendemain matin et nous partîmes pour le sud-est. Vers onze heures nous atteignîmes le bord d’une grande rivière qui coulait au nord. Je remarquai alors que le vieux Wassili, en examinant le courant, paraissait inquiet, rêveur. Je tirai de nouveau ma boussole, et quand l’aiguille fut devenue immobile les deux indigènes se mirent à chanter d’un air joyeux et surpris: «Tahrahoo», en indiquant la pointe de l’aiguille qui marquait la direction du sud. J’insistai néanmoins pour aller au nord, mais Wassili me dit que c’était impossible à cause du boos byral. Je me décidai alors à le laisser suivre son intention, afin de voir ce qu’il voulait faire. Vers quatre heures, après avoir traversé une région couverte de bois flotté, nous arrivâmes à une petite hutte, située près d’un promontoire élevé, et l’île à laquelle ils donnent le nom de Tahrahoo, se trouvait à environ trois milles de la rive. Ils me dirent qu’ils voulaient m’y conduire le lendemain matin. Nous vîmes arriver un autre traîneau à ce moment; il était conduit par un vieillard nommé Dimitrius. Celui-ci avait été envoyé après nous par Kusmah et m’apportait une bouillote et une théière. Vers le coucher du soleil, je montai avec Wassili sur le sommet du promontoire, d’où nous inspectâmes soigneusement le cours de la rivière et l’île adjacente. Il me dit que le steamer la Léna avait pris cette route pour remonter le fleuve, et qu’on pouvait peut-être apercevoir des indices de bateaux sur les îles voisines. Je lui dis alors que je désirais continuer le promontoire et me diriger vers le nord. Mais les deux vieillards m’affirmèrent 227 que c’était impossible. Le lendemain matin, cependant, ils partirent vers l’île pour me satisfaire et nous marchions en avant, les deux vieillards et moi, pour sonder la glace. A un mille du bord, celle-ci devint noire et parut si peu consistante que mes deux compagnons refusèrent d’avancer. Je fus donc obligé de revenir sur mes pas après cette tentative inutile. Cependant, j’avais une preuve que les indigènes m’avaient dit la vérité, la glace n’était pas assez solide pour nous porter. Nous reprîmes donc le chemin de l’habitation de Kusmah, où nous passâmes la seconde nuit, et le lendemain nous retournâmes à Gemovyalack.

Kusmah ne fut point de retour au bout de cinq jours, comme il l’avait promis, et n’arriva que le 29 octobre, après une absence de treize jours. En arrivant, il nous raconta qu’il avait rencontré à Kumah-Surka deux hommes de la troupe du capitaine, lesquels lui avaient donné par écrit quelques renseignements sur les conditions où se trouvaient leurs compagnons au moment où ils les avaient quittés, et il remit à Melville la dépêche de Ninderman. Il termina son récit en ajoutant que ce dernier et son compagnon devaient être à Boulouni depuis la veille, c’est-à-dire le 28.

En apprenant cette nouvelle, Melville envoya immédiatement chercher le vieux Wassili et partit avec lui pour Boulouni, dans un traîneau attelé de chiens, afin de savoir le point exact où se trouvait le capitaine et lui porter des vivres et des vêtements.

En partant, il me chargeait du commandement de la 228 troupe, m’ordonnant de la conduire à Boulouni le plus tôt possible.

Le 1er novembre, le commandant de Boulouni, Gregory Micktereff Bieshoff arriva au village de Gemovyalack. C’était un Cosaque de haute taille, aux favoris noirs, d’environ quarante-deux ans. Il avait très bonne tournure sous l’uniforme d’officier qu’il portait. Cet homme agit toujours pour nous avec beaucoup de bonté, d’intelligence et, souvent, d’à-propos.

Il apportait avec lui du pain, de la viande de renne et du thé; il me remit, en outre, le mémoire que Noros et Ninderman lui avaient confié pour l’envoyer au ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg.

«Boulouni, 19 octobre.

»A Son Excellence le ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg.

»Prière d’informer le secrétaire de la marine des États-Unis de la perte de la Jeannette.

»Le steamer arctique la Jeannette a été écrasé dans les glaces, le 11 juin 1881, par 77° 22´ de latitude nord et 157° 55´ longitude est ou à peu près. Trois canots sont sauvés, et on a pu sauver aussi trois ou quatre mois de provisions; nous avons pris la direction du sud-ouest avec nos traîneaux pour atteindre les îles de la Nouvelle-Sibérie. Après quinze jours de marche environ, nous arrivâmes en vue d’une île. Le capitaine résolut d’y aborder. Nous y restâmes environ quinze jours; le drapeau américain y fut planté à l’extrémité méridionale, et l’île reçut 229 le nom d’île Bennett. Le lieutenant Chipp fut envoyé vers l’ouest avec l’équipage d’un des canots pour en déterminer l’étendue, tandis que le pilote Dunbar allait à l’ouest avec les deux Indiens. Ils revinrent tous au bout de trois jours. Nous restâmes encore une semaine sur l’île, et, reprenant les bateaux, nous partîmes vers le sud. Nous touchâmes aux îles de la Nouvelle-Sibérie et nous campâmes sur deux d’entre elles. De la plus méridionale nous nous dirigeâmes vers la côte septentrionale de la Sibérie, pour entrer dans un des bras de la Léna. Pendant la traversée, une tempête s’éleva qui nous fit perdre de vue les deux autres canots, commandés l’un par le lieutenant Chipp, l’autre par l’ingénieur Melville. Depuis nous ne savons pas ce qu’ils sont devenus; notre canot, presque submergé, ayant perdu son mât et sa voile, fut conduit à la rame pendant un jour et une nuit. Pendant ce temps il embarquait de l’eau continuellement, et nuit et jour il fallait travailler à le vider. Tout le monde avait les mains et les pieds gelés après la tempête; le capitaine en avait complètement perdu l’usage quand nous arrivâmes à la côte.

»Étant entrés dans une petite rivière, nous trouvâmes l’eau trop peu profonde pour y pénétrer. La glace commençait à se former. Le capitaine se décida à aborder à tout prix, après avoir exploré la côte voisine pendant deux jours. Le canot touchait à deux milles du rivage; le capitaine ordonna à tous les hommes en état de le faire, de sortir du bateau pour l’alléger, et de le hâler vers la rive. Mais au bout d’un mille, il fut impossible de 230 le faire avancer plus loin. Alors, nous prîmes les papiers du navire et les provisions, et nous gagnâmes la côte. A ce moment, le capitaine pouvait se servir un peu de ses pieds et de ses mains. Voici les noms des membres de l’équipage du canot: le capitaine de Long; le chirurgien Ambler; M. Collins; W.-C.-C. Ninderman; Louis Noros; H.-H. Erickson; H.-H. Knack; G.-W. Boyd; A. Gortz; A. Dressler; W. Lee; N. Iverson; Alexis; Ah Sam. Il nous restait un chien. Nous restâmes quelques jours sur le rivage à cause de ceux d’entre nous qui avaient les pieds gelés; ensuite, laissant derrière nous les livres de loch et quelques autres objets que nous étions incapables de porter, nous partîmes dans la direction du sud avec cinq jours de provision. Erickson marcha quelques jours avec des béquilles, puis nous fîmes un traîneau pour l’emmener. Nous arrivâmes à une hutte le 5 octobre. Le 6 au matin, on coupa tous les orteils d’Erickson. Le capitaine me demanda si j’avais la force de partir avec un compagnon pour aller chercher du secours pour le reste de la troupe, dans une station, pendant qu’il s’arrêterait auprès d’Erickson. Pendant qu’il me parlait, celui-ci mourut. Nous l’enterrâmes dans la rivière. Le capitaine nous dit ensuite que nous irions tous ensemble à un endroit nommé Ow Titary, par 77° 55´ de latitude, mais dont la longitude était inconnue. Le 7 octobre, nous mangeâmes notre dernier chien et partîmes dans la direction du sud, avec environ un quart d’alcool, deux caisses d’étain contenant les papiers du navire, deux fusils et quelques munitions. Nous voyageâmes ainsi jusqu’au 9. 231 N’ayant rien à manger, nous buvions chacun trois onces d’alcool. Le capitaine et le reste de la troupe devinrent si faibles qu’on s’arrêta. Je fus alors envoyé en avant avec Noros à une place nommée Kumah-Surka, à environ douze milles au sud pour y trouver des indigènes. Nous avions trois onces d’alcool et un fusil avec cinquante cartouches. Si nous ne trouvions personne à Kumah-Surka, nous devions continuer à marcher au sud. Il nous fallut cinq jours pour arriver à Kumah-Surka. Nous y trouvâmes deux poissons, et, après un jour de repos, nous repartîmes vers le sud. Nous n’avions plus rien à manger. Après avoir continué notre route jusqu’au 19, devenant de jour en jour plus faibles, nous nous laissâmes aller au désespoir et nous nous assîmes. Puis, nous relevant, nous fîmes encore un mille avant de trouver deux huttes et un magasin, dans lequel étaient déposées environ quinze livres de Blue moulded fish. Nous nous y arrêtâmes pendant trois jours afin de reprendre des forces, car nous étions trop faibles pour continuer notre route. Dans l’après-midi du 23, un indigène vint à notre hutte; nous essayâmes de lui faire comprendre que onze autres hommes se trouvaient plus au nord, mais nous ne pûmes nous faire entendre. Il nous conduisit alors à son campement, où nous trouvâmes six autres indigènes avec des traîneaux et des rennes. Ces gens étaient alors en route vers le sud. Le lendemain, on leva le camp pour aller à une station nommée Ajakit, où nous arrivâmes le 25. Nous essayâmes de faire comprendre que le reste de nos compagnons se trouvait au nord. Mais ce fut encore 232 en vain. Ajakit est par 70° 55´ de latitude nord; nous ne connaissons pas la longitude, car la carte n’est qu’une copie envoyée par le gouverneur de Boulouni. Celui-ci vint le 27. Il connaissait le nom du navire, ainsi que l’expédition de Nordenskjold, mais ne pouvait parler anglais. Nous essayâmes de lui faire comprendre que notre capitaine mourait de faim et était déjà mort probablement; que nous désirions des indigènes pour nous accompagner, des rennes et de la nourriture pour eux; car je pensais qu’il ne nous fallait que cinq ou six jours pour les sauver. Mais le gouverneur me fit signe qu’il devait télégraphier à Saint-Pétersbourg, et alors il nous envoya à Boulouni. Nous avons de la nourriture et des vêtements à présent, mais notre santé est en mauvais état, et, dans l’espoir de nous rétablir bientôt, nous sommes vos humbles serviteurs.

»William C.-F. Ninderman,

»Louis Noros,

»Matelots de la marine des États-Unis, du navire la Jeannette

Ce mémoire contenait quelques détails sur la position du capitaine, mais ces détails n’étaient pas assez précis pour me permettre de partir immédiatement au secours de de Long; d’ailleurs je savais que Kumah-Surka était plus rapproché de Boulouni que de Gemovyalack, et je n’ignorais pas que Melville, après avoir vu Noros et Ninderman, pouvait joindre le capitaine beaucoup plus promptement que nous. Je résolus donc de lui envoyer ce mémoire par James 233 Bartlett. Le commandant de Boulouni profita de cette occasion pour fixer un rendez-vous à Melville.

Bartlett partit le soir même de l’arrivée de Bieshoff. Comme on le conduisait avec un traîneau attelé de rennes, il devait vraisemblablement arriver à Boulouni quelques heures seulement après Melville, qui était parti avec un attelage de chiens. Les deux routes sont, en effet, tout à fait différentes selon le genre d’attelage. Avec des chiens le voyageur est obligé de suivre le cours du fleuve, et la distance de Gemovyalack à Boulouni est de deux cent quarante verstes; tandis qu’avec des rennes elle n’est plus que de quatre-vingts verstes, parce que la route traverse le pays. C’est ce qui explique pourquoi Melville et Bieshoff n’avaient pu se rencontrer.

Aussitôt après le départ de Bartlett, j’allai prier Bieshoff de se mettre en mesure de nous transporter à Boulouni le plus tôt possible; cette demande parut le contrarier, et il évita de me fixer le moment de notre départ. Craignant quelque mauvaise volonté de sa part, cette idée fut cause que je dormis mal et que je me réveillai dès quatre heures du matin. Je fus surpris, en me réveillant de voir Yaphem, qui couchait dans notre hutte, déjà debout et tout habillé. Je lui demandai donc où il allait; il me répondit qu’il se disposait à partir avec le commandant pour le village d’Arrhue: c’est là que nous avions rencontré Spiridon. De plus en plus surpris et ne sachant ce que signifiait cette manière de faire de Bieshoff, j’ordonnai à Yaphem de l’aller chercher sur l’heure. J’étais décidé à jouer serré avec ce Cosaque, ce qui, d’ailleurs, me réussit 234 parfaitement. Celui-ci vint me trouver vers cinq heures du matin. Il était déjà en uniforme. Alors, sans le moindre préambule, je lui déclarai que si le lendemain matin nous n’avions pas de vêtements, et si je n’étais pas parti avec tous mes compagnons au point du jour, je ferais un rapport au général Tchernaieff, afin de le faire punir sévèrement, ajoutant que si, au contraire, sa conduite vis-à-vis de nous était correcte, et si nous étions prêts à l’heure dite, je le ferais largement récompenser. Bieshoff accepta gravement ma proposition, et se borna à me répondre: «Karascha» (c’est très-bien); mais, pour plus de sécurité, je l’invitai à passer la nuit dans notre hutte.

Le lendemain matin, 3 novembre, quatorze attelages comptant environ deux cents chiens étaient rassemblés dans le village. En outre, on nous avait apporté une ample provision de vivres et de vêtements de fourrure. Nous partîmes immédiatement pour Boulouni.

Chemin faisant, nous nous arrêtâmes à Burulak, où, on se le rappelle, Bieshoff avait fixé un rendez-vous à Melville. Celui-ci s’y trouvait. J’eus un long entretien avec lui pendant lequel il m’avoua qu’il n’avait plus le moindre espoir de retrouver vivants le capitaine et les gens de sa troupe. Cependant il était décidé à se rendre avec deux indigènes à l’endroit où Noros et Ninderman avaient quitté leurs compagnons. De là il se proposait de se rendre jusqu’au bord de l’Océan pour ramener les objets que de Long y avait laissés. Enfin, avant de me quitter il me pria de laisser Bartlett à Boulouni, quand je partirais vers le sud, ajoutant qu’il m’avait laissé des ordres écrits dans 235 cette localité. Nous nous séparâmes alors, lui, partant pour le nord, tandis que nous nous dirigions sur Boulouni, où nous arrivâmes le dimanche suivant. Dès notre arrivée, Bieshoff me prévint que nous devions attendre jusqu’au samedi avant de partir pour Yakoustk, comme me l’enjoignait Melville dans les ordres écrits qu’il m’avait laissés. Mais la présence de douze hommes pendant une semaine se fit aussitôt ressentir sur les provisions d’hiver de Boulouni, qui ne peut avoir une réserve considérable, car cette localité ne compte qu’une vingtaine de maisons. En outre, elle était mal approvisionnée. Enfin, le samedi arrivé, nous poursuivîmes notre route jusqu’à Verschoyansk, qui est distant de neuf verstes de Boulouni. Jusque-là nos traîneaux furent attelés de rennes; mais de Verschoyansk jusqu’à Yakoutsk, c’est-à-dire pendant neuf cent soixante verstes, nos traîneaux furent attelés tantôt de rennes, tantôt de bœufs et tantôt de chevaux.


Nous atteignîmes Yakoutsk le 17 décembre, et Melville vint nous y rejoindre le 30 du même mois.


A la vérité, nous avons déjà donné les motifs qui avaient forcé Melville à se rendre à Yakoutsk, d’après une de ses lettres que nous avons reproduite antérieurement; néanmoins, nous croyons devoir reproduire encore un dialogue entre M. Jackson et le lieutenant Danenhower, dans lequel celui-ci explique les raisons qui ont guidé l’ingénieur Melville, non-seulement quand il est revenu à Yakoutsk, mais aussi quand il a pris le moins grand nombre possible de ses compatriotes pour opérer 236 ses recherches. Voici donc textuellement ce dialogue:

—Pourquoi Melville vint-il à Yakoutsk, au lieu de continuer les recherches?

—Ceci est une longue histoire. En arrivant, il nous dit qu’il était venu pour chercher des renforts et demander le concours des autorités russes, ajoutant qu’en quittant Boulouni, il avait laissé des instructions au commandant de cette localité pour que, pendant son absence, il continuât les recherches dans la région déserte, où il avait trouvé les traces de la troupe du capitaine.

Au premier janvier tous les membres de notre troupe se trouvaient donc réunis à Yakoutsk.

—Dans quelles conditions étaient les hommes?

—La plupart étaient bien portants. Nous étions trois invalides seulement. J’avais l’œil gauche complètement hors service, et le droit affecté par sympathie. Cole était fou, il devait être étroitement surveillé; enfin Leach, ayant les pieds gelés, était incapable de faire quoi que ce soit de pénible.

—Et pourquoi les autres n’ont-il pas été emmenés pour faire des recherches en hiver?

—La plupart eussent été plus nuisibles qu’utiles, car ils ne pouvaient se faire comprendre et on aurait eu à les faire suivre par des indigènes. Vous ne pouvez vous imaginer combien l’homme blanc en général est inutile en pareille circonstance. Il n’est pas même capable de prendre soin de lui-même et il est obligé de s’en rapporter aux autres pour cela. L’homme blanc, au reste, ne peut 237 résister à la rigueur extrême du froid de cette région.

—Quand Melville quitta-t-il Yakoustk?

—Le 27 janvier.

—Alors il y passa trente jours?

—Oui, en préparant l’expédition du printemps.

—Qui prit-il avec lui?

—Bartlett et Ninderman—Ninderman, parce qu’il était un de ceux qui avaient vu le capitaine en dernier lieu; et Bartlett parce qu’il avait appris quelques mots de russe, et pouvait très bien aller avec les indigènes.

—Pourquoi ne prit-il pas Noros aussi?

—Il ne désirait pas avoir Noros. A Yakoutsk, Melville reçut la première dépêche du secrétaire de la marine, lui ordonnant d’envoyer, sous un climat plus doux, les malades et ceux qui avaient les membres gelés. C’est pourquoi il m’ordonna de partir avec toute la troupe pour Irkoutsk et de gagner les rivages de l’Atlantique. En arrivant ici, je reçus l’ordre de rester et de continuer les recherches; mais j’étais complétement incapable de le faire. Après les longues émotions de notre vie dans le nord, mes yeux commençaient à s’inquiéter, ce qui me faisait souffrir de plus en plus; ayant ensuite eu froid pendant notre voyage en traîneau d’Yakoutsk à Irkoutsk, je fus forcé d’avoir recours aux soins d’un homme de l’art. Les deux oculistes que je consultai à cet égard me dirent que mon œil gauche était perdu et devrait être extrait pour empêcher l’œil droit d’être constamment affecté, ils me défendirent de lire et d’écrire, et me conseillèrent de rester ici jusqu’à ce que l’état de mon œil droit se fût amélioré. Au 238 début, les consultations des oculistes furent très encourageantes au sujet de mon œil droit, et c’est pourquoi je proposai d’affréter le steamer la Léna, afin d’aller, au printemps, à la recherche de Chipp. Je demandai aussi deux officiers pour concourir à cette recherche, pensant que si l’œil droit venait à me faire défaut, quelqu’un se trouverait là pour prendre ma place.

—Que pensez-vous du sort de de Long et de sa troupe?

—Melville m’a raconté tous les détails de son excursion de vingt-trois jours. Il m’a dit qu’il avait suivi les traces de de Long et de ses compagnons jusqu’à la station de chasse établie pour l’été, à un endroit nommé Sisteraneck, sur la rive occidentale de la Léna, et que ces malheureux doivent se trouver quelque part entre cette station et Bulcour. Aucun de ces endroits n’est marqué sur les cartes ordinaires.

—Pensez-vous qu’ils soient encore vivants?

—Non. Ils étaient sans nourriture depuis deux jours quand Noros et Ninderman sont partis, et la région où ils se trouvaient est dépourvue de gibier et d’habitants. En outre, ils étaient insuffisamment vêtus; il ne reste donc plus raisonnablement d’espérance.

—Et Chipp?

—Je crois que son canot a été submergé pendant la tempête, car il avait déjà failli chavirer dans une autre occasion; c’était un très mauvais canot pour la mer. S’il a réussi à gagner la côte, comme il avait moins de vivres que les autres canots, il avait encore moins de chances 239 que le capitaine de se sauver. Si son bateau a coulé, il reviendra probablement à la surface, lorsque les cadavres seront eux-mêmes remontés; car son poids spécifique n’est pas suffisant pour le retenir au fond. Le poids spécifique du pemmican est à peu près celui de l’eau, et nous avons remarqué que quelques boîtes, qui contenaient probablement de l’air à la surface, et les couchettes, une fois imbibées d’eau, étaient ce que le canot pouvait contenir de plus lourd; elles ont donc été vraisemblablement jetées à la mer par le vent; mais si, au contraire, ce canot a pu résister à la tempête, le vent du nord-est ayant continué de souffler pendant deux jours, après que celle-ci a été apaisée, Chipp et ses gens peuvent avoir été poussés à la côte, vers l’embouchure de l’Oleneck, s’ils n’ont point été entraînés au nord-est par le courant, comme le sont les bois flottants, c’est-à-dire sur les rives des îles de la Nouvelle-Sibérie.

Pour terminer ce récit, nous ajouterons le fragment suivant emprunté à une des lettres adressées par le lieutenant Danenhower à sa famille. Bien que ce dernier n’y raconte point tous les incidents de son voyage de Boulouni à Irkoutsk, nous y verrons du moins de quelle manière les naufragés ont été accueillis à Yakoutsk et nous apprendrons aussi quelques nouvelles excentricités du malheureux Cole:

»Yakoutsk (Sibérie), 30 décembre 1881.

»Voici encore une semaine presque passée, et Melville n’est pas revenu de Boulouni, mais je pense qu’il est en route et que bientôt il sera ici. Notre temps se passe 240 paisiblement malgré notre impatience. Voici un aperçu du genre de vie que nous menons. Il fait jour ici à huit heures du matin, nous nous levons et allons déjeuner à un petit hôtel, tout près d’ici. Ensuite je lis et j’écris un peu et m’occupe des affaires qui peuvent me survenir. Vers deux heures, le traîneau du général Tchernaieff vient me prendre pour m’emmener dîner; je quitte ordinairement la maison du général vers quatre heures, pour rentrer; alors, si je n’ai point de visite à recevoir, je fais la sieste et tue le temps de mon mieux jusqu’à neuf heures. Nous allons alors souper à notre petit hôtel et rentrons nous coucher.

»Comme je vous l’ai dit autrefois, j’ai trouvé des gens aimables dans toutes les parties du monde que j’ai visitées, et Yakoutsk ne fait pas exception à la règle générale. Hier, par exemple, nous avons passé une agréable soirée chez M. Carrilkoff, négociant d’Irkoutsk, qui nous a reçus de la façon la plus cordiale. Sa femme est charmante et c’est un véritable plaisir de voir leurs trois jolis enfants. Ils possèdent un superbe piano, le premier que nous avons vu et entendu depuis notre départ de San Francisco.

»J’ai emmené avec moi notre pauvre Jack Cole pour lui donner un peu de distraction. Cette nuit-là, en effet, sa tenue a été correcte et cette visite lui a fait du bien. Après l’alerte de la nuit précédente, je suis heureux de l’avoir vu tranquille hier. Quelques instants après minuit, je fus réveillé par un bruit que j’entendis dans ma chambre; c’était le «vieil homme» qui cherchait une allumette. Je le pris par le bras, et, après l’avoir réprimandé vertement, 241 je le renvoyai au lit. Il s’en alla paisiblement, mais peu après je l’entendis sortir; au bout de cinq minutes, comme il ne rentrait point, je réveillai le Cosaque pour l’envoyer après lui. Ce dernier revint sans l’avoir trouvé; je m’habillai alors immédiatement et me rendis au bureau du chef de la police qui le fit chercher dans la ville. Je redoutais qu’il ne se couchât dans la neige comme il l’avait déjà fait une fois dans les montagnes. On le ramena au bout d’une heure avec l’extrémité des pieds gelés. Je les lui frottai aussitôt avec de la neige et les lui ranimai, mais il aura sans doute à souffrir d’engelures pendant longtemps.

»Le lendemain matin il était tranquille et raisonnable, et me pria de le bien surveiller «parce que, disait-il, il perdait quelquefois la tête.» C’est un homme respectable, d’une cinquantaine d’années, qui était auparavant un excellent marin. Le grand malheur en ce moment est qu’il n’ait rien à faire que de tuer le temps. Ce matin, j’ai été réveillé par un des hommes qui est venu m’avertir que le «vieil homme» avait chanté pendant quatre heures, et qu’on ne pouvait le faire rester tranquille. Je me suis levé et l’ai trouvé tout habillé et prêt à partir. M’étant dirigé vers lui, je lui ai posé la main sur l’épaule en lui disant: «Venez avec moi», et alors je l’ai conduit sur sa couchette, puis je lui ai dit: «Retirez vos vêtements.» Il m’a obéi. «Couchez-vous, et attendez, pour vous lever, que je vous le dise.» Il s’est couché et ensuite a dormi paisiblement jusqu’à huit heures. Heureusement, j’ai de l’empire sur lui et je peux le faire obéir, ce qui me permet 242 d’espérer l’emmener en Amérique sans le faire enchaîner.

»Yakoustk est une ville de 5,000 habitants, située sur la rive occidentale de la Léna. C’est la principale ville de cette partie de la Sibérie et la résidence du gouverneur qui est actuellement le général Tchernaieff. Les maisons sont bâties en bois mais ne sont pas peintes. Les rues sont fort larges, et chaque habitant possède une vaste cour ou jardin. Son principal commerce est celui des fourrures et pendant l’été, on y apporte par la rivière une quantité considérable de viande fraîche. Le climat est extrêmement rigoureux. Pendant neuf mois de l’année, la neige y couvre la terre, et en hiver le thermomètre descend à 70° au-dessous de 0.

»Depuis notre arrivée, il est descendu à 68° au-dessous de 0, et aujourd’hui il est aux environs de 35°. En été, la température monte jusqu’à 95°, mais les nuits sont froides.

»On rencontre beaucoup de chevaux et de bœufs dans le voisinage de cette ville. Les indigènes d’Yakoutsk mangent du cheval, mais les russes ne se nourrissent que de bœuf, de gibier, de pommes de terre, de choux et de quelques autres légumes. Le pays produit encore quelques baies, du froment et du seigle; aux environs de la ville, on y élève aussi quelques rares moutons et des oiseaux de basse-cour. La Noël des Russes arrive douze jours après la nôtre. Ils ont une longue série de fêtes pendant le prasnik, qui, de fait, est déjà commencé, de sorte qu’en ce moment il est fort difficile d’en obtenir quelque travail. Je suis allé chez un tailleur pour commander des vêtements, 243 mais il a refusé de se charger d’aucun travail nouveau. Cependant, j’ai pu me procurer un misérable costume tout fait. Hier soir, en élevant un petit garçon en l’air, mon habit a craqué dans le dos, et dimanche dernier, pendant le dîner du gouverneur, mon pantalon s’est déchiré... de sorte que j’ai dû en faire remplacer le fond.

»Je me rétablis rapidement. Le Dr Capello, ayant examiné mon œil gauche, m’a dit que moyennant une opération très simple, je pourrai encore m’en servir. Il s’agit de couper, dans la membrane qui obscurcit la vue, ce qu’on appelle la pupille artificielle. Il me conseille d’attendre jusqu’à mon retour pour cette opération, car après, paraît-il, je devrai rester un ou deux mois dans une chambre obscure. Ma santé générale est excellente, et je suis vigoureux et gai.

»Naturellement nous recevons peu de nouvelles de l’Amérique; cependant j’ai pu en recueillir quelques-unes ici et là. Il est souvent question de la mort de Garfield, et, d’après la rumeur publique, j’ai appris qu’il avait été frappé d’une balle par «Guiteau», dans un wagon, près de Long Branch. Cet événement paraît avoir excité une vive émotion chez les Russes.

»Hier soir, je lisais dans un journal de Tomsk, que l’Alliance a été envoyée en croisière à la recherche de la Jeannette, et qu’elle est parvenue au 80° 55´ de latitude nord sur la côte occidentale du Spitzberg. Il est probable que si notre vaisseau avait pu résister aux glaces pendant dix ans, il eût été entraîné dans ces parages.

»Il me faut terminer cette longue lettre en faisant des 244 vœux pour toute la famille. J’attends avec impatience de vos nouvelles, et à mesure que je me rapproche de vous, cette impatience s’accroît. Mes amitiés à toutes les personnes amies qui s’enquièrent de moi.

»Votre fils tout affectionné,

»John

Sur une feuille séparée et datée du 31 décembre se trouvait le post-scriptum suivant:

»Samedi, 31 décembre 1881.

»Melville est arrivé hier, au moment où je terminais ma lettre. Il a fait un voyage au nord de Boulouni pour rechercher de Long et ses compagnons. Il a trouvé le livre de loch et des instruments cachés près de l’endroit où leur canot a touché terre; mais il n’a découvert personne. Les recherches se continuent et sont maintenant limitées à l’étroite bande de pays, où l’on a suivi les traces des naufragés. Aujourd’hui Melville télégraphie pour obtenir la permission de rester dans le pays, en même temps qu’il demande pour moi l’autorisation de retourner aux États-Unis. Nous avons 4,100 milles à parcourir avant d’atteindre une station de chemin de fer. Mes amitiés à tous.

»John


245

CHAPITRE IX.

Réflexions de M. Jackson sur la conduite de l’ingénieur Melville.—Celui-ci eût pu se dispenser de venir à Yakoutsk.—Le parti de Melville. Sa marche vers le sud.—Où se trouvait de Long au moment du départ de Ninderman et de Noros.—Récit de son voyage à travers le delta depuis le jour du débarquement.—Il passe près d’une hutte contenant des vivres et près d’un village sans en avoir connaissance.—Faute qu’il a commise en tenant tous ses hommes réunis près de lui.—Recherches de l’ingénieur Melville.—Où il trouva les dernières traces de de Long.—Records laissés par celui-ci dans différents endroits.—Une entrevue avec Noros.—Le débarquement.—Marche vers le sud.—Tristes adieux.—Le lieu de la séparation.—Un terrible voyage.—Véracité de Noros.—La troupe de Danenhower part pour l’Amérique.—M. Jackson se met en route pour Yakoutsk.—M. Gilder.—Arrivée à Yakoutsk.—L’état des routes en Sibérie au moment du départ des voyageurs.

Irkoustk, 2 mars 1882.

Cinq mois se sont écoulés depuis que le capitaine de Long et l’équipage de son canot ont abordé à la pointe septentrionale du delta de la Léna. L’endroit où ils ont pris terre est près du point désigné sur les cartes sous le nom de Sagasta, mais cette localité, comme celle nommée la Tour-du-Signal, n’existe pas. En ce moment, l’ingénieur Melville, Ninderman et Bartlett, sont partis avec des troupes de recherches et explorent la région où 246 les traces des naufragés ont été en dernier lieu. On espère en recevoir bientôt des nouvelles. Melville pourra sans doute, à son retour, donner les motifs pour lesquels il a interrompu complètement ses recherches et pourquoi il a quitté Boulouni pour venir à Yakoutsk avant d’avoir accompli la tâche qu’il semble s’être réservée pour lui seul. Il avait, autant que je sache, réussi à trouver la route suivie par de Long et les siens—il était donc sur leurs traces,—et cependant il est revenu, prétextant que les indigènes refusaient d’aller plus loin, et que la couche de neige avait à cette époque jusqu’à quarante pieds de profondeur à certains endroits. Nous devons récuser cette assertion pour le moment, mais nous devons aussi attendre patiemment ses propres explications. Il ne semble pas qu’il y ait eu la moindre nécessité pour lui de quitter Boulouni, et de laisser aux indigènes le soin de continuer les recherches, pour venir à Yakoutsk afin d’envoyer lui-même des dépêches aux États-Unis, car en donnant des ordres écrits à Danenhower de partir pour le sud, avec ses neuf compagnons, il eût pu le charger aussi des dépêches qu’il voulait envoyer. Ce voyage à Yakoutsk et cette perte de deux ou trois mois d’un temps précieux semblent tout à fait inexplicables. Avant de continuer, je dois dire que Melville avait déjà envoyé une carte de l’embouchure de la Léna au département de la marine. Cette carte donne, paraît-il, toutes les indications nécessaires sur la route suivie par de Long, et je regrette de n’avoir pu m’en procurer une copie pour l’envoyer avec cette lettre, car les cartes de Petermann 247 et celles qui se trouvent dans l’ouvrage de Nordenskjold paraissent inexactes.

Voici les quelques renseignements que je possède en ce moment, je vous les envoie, au risque de répéter ce qui a déjà été publié dans le New York Herald: Melville, Danenhower, Newcomb et les hommes de leur canot ont abordé le 16 septembre au soir, sur la rive d’une rivière marécageuse éloignée de vingt à quarante milles du cap Barkin. Quelques jours plus tard, ils furent rencontrés par trois indigènes et conduits à un village tongouse, où ils furent forcés de séjourner pendant six semaines. Ce village est situé sur le cap Bykowsky (ou Bykoff). Ils ne partirent de cet endroit, pour se rendre à Boulouni, que le 3 novembre. Leur voyage se fit en traîneaux attelés de chiens, et ils eurent une distance de 240 verstes à parcourir pour se rendre à Boulouni. Ils traversèrent ensuite la Léna à Tessaru, qui se trouve à environ trente milles au nord de Kumah-Surka, qu’on voit indiqué sur les cartes. Pendant qu’ils étaient en cet endroit, arriva un courier de Boulouni, apportant la nouvelle que Noros et Ninderman étaient arrivés dans cette localité. Melville partit alors en avant pour aller trouver ces deux hommes.

Maintenant, je vais essayer de grouper les quelques bribes d’informations que j’ai recueillies sur la troupe de de Long. Noros et Ninderman se séparèrent d’elle le 9 octobre; de Long se trouvait alors campé sur la rive nord d’un des bras occidentaux de la Léna, à environ deux cent cinquante verstes de Boulouni.

248

Ce fut le 17 septembre que la troupe de de Long toucha terre; elle avait abandonné son canot, qu’elle n’avait pu amener qu’à un mille de la plage. De Long construisit alors un cairn et donna un ou deux jours à ses hommes pour se reposer. Ensuite, il prit la route du sud, sur la rive orientale de la Léna, mais il fut forcé d’abandonner ses livres de loch et quelques instruments sur le rivage. Ceux-ci furent laissés à un endroit nommé Sagasta, sur les cartes récentes, mais qui, en fait, n’existe pas.

Il poursuivit sa route vers le sud jusqu’au 28 septembre, jour où il arriva à l’extrémité méridionale de la péninsule. Il résolut alors d’attendre que la rivière soit prise par les glaces. Ce ne fut que le 1er octobre, qu’il réussit à franchir la Léna, pour gagner la rive occidentale, ainsi qu’on le trouve mentionné dans son dernier record. A ce moment, de Long semble avoir passé près d’un endroit où il aurait pu trouver de la nourriture et des gens qui auraient pu lui fournir des secours. On a, en effet, trouvé depuis, seize rennes pendus dans une hutte à quelques milles seulement de la route qu’il avait dû suivre avec ses gens.

Il passa aussi à une distance de cinquante verstes d’un village indigène, comptant une centaine d’habitants. Malheureusement, il insista toujours pour tenir ses gens groupés ensemble, diminuant ainsi ses chances de trouver du secours. Noros et Ninderman indiquent Titary, sous 71° 53´ de latitude, comme le point où ils quittèrent le reste de la troupe. C’est probablement une erreur. Cette place est indiquée sur les cartes sous le nom de Ow Titary, abréviation de Ostrew ou Ostroff, qui signifie île. 249 Dans une entrevue que je viens d’avoir avec Noros, celui-ci désigne l’île rocheuse au milieu de la Léna, près de laquelle il se sépara avec Ninderman du reste de la troupe, sous le nom d’Ostralva ou Stallboy, mots qui doivent être simplement leur manière de rendre le mot ostroff ou île; cette île, d’après le récit de Noros, devrait être placée plus au nord, sur la rivière. Melville la place dans une aire de quatre-vingts milles, entre les deux localités qu’il nomme Sisteranek et Bulcour. Cette dernière station est celle où Noros et Ninderman furent rencontrés, mais je crois que Noros, en rapprochant ce point, est plus précis.

Passons maintenant à ce qui a été fait pour trouver de Long et ses gens. Melville s’est hâté, ainsi que je l’ai dit, de se rendre à Boulouni pour y voir Noros et Ninderman. Il y arriva le 2 novembre. Il rencontra le commandant et Danenhower à Kumah-Surka-Seraï[3], sur la rive orientale de la Léna. Ce point est une station de rennes à environ trente verstes de Kumah-Surka, qui est indiqué sur les cartes. Là, Melville tint conseil avec Danenhower, et dit qu’il pourrait rester absent pendant une trentaine de jours. La même nuit, il partit pour Kumah-Surka, sur la rive gauche, et le lendemain prit le chemin du nord avec deux indigènes et deux attelages de chiens. Il visita Bulcour, l’endroit où Noros et Ninderman avaient été trouvés par les Tongouses, et qui se trouve sur la rive gauche de la Léna, à quelques centaines de milles de 250 Kumah-Surka. C’est une petite station de chasse. Il visita le «rocher d’Ostalva», qui gît au nord de Bulcour, ainsi que plusieurs huttes sur la rive occidentale. Il alla ensuite à l’endroit appelé Upper-Boulouni, dont on n’avait jamais entendu parler auparavant, et qui ne se trouve point indiqué sur la carte. Ce point est à environ vingt-cinq verstes de l’Océan. En y arrivant, il y trouva un record du capitaine de Long, et il apprit qu’il en existait deux autres dans le voisinage. Il les envoya chercher et on les lui rapporta au bout de quelques heures. Par ces records, Melville apprit le point de la côte où de Long et ses compagnons avaient abordé. Il s’y rendit et trouva les livres de loch et les instruments laissés sur le rivage. Suivant ensuite la rive droite en remontant le fleuve, dans le but de ne pas perdre la trace du capitaine, il visita plusieurs huttes où celui-ci s’était arrêté avec son monde. Il passa ensuite sur la rive gauche, et gagna un lieu appelé Sisteranek, qui n’est pas indiqué sur la carte, et près duquel il comptait trouver la hutte où est mort Erickson. A ce moment, le temps était extrêmement mauvais, suivant le rapport de Melville, et les chiens, aussi bien que les Tongouses, refusèrent d’avancer, de sorte qu’il dut revenir à Boulouni. De Boulouni il vint à Yakoutsk, prétendant avoir besoin de nombreux auxiliaires pour continuer ses recherches.

Comme il a suivi les traces de de Long jusqu’à Sisteranek, et que Noros et Ninderman ont été rencontrés à Bulcour, Melville pense que le capitaine se trouve quelque part entre ces deux points, distants l’un de l’autre d’environ 251 quatre-vingts milles. Cette région est déserte et dépourvue de gibier; au printemps, elle est sillonnée par d’énormes masses de glaces entraînées par les flots grossis de la Léna à la suite de la fonte des neiges.

Melville croit que la troupe de de Long s’est éloignée de la rive du fleuve dans la direction des montagnes.

On trouvera les localités indiquées ici, sur la carte adressée au département de la marine, que je ne peux, jusqu’à présent, taxer d’inexactitude; quant aux cartes publiées antérieurement, je peux le faire sans crainte d’être démenti.

Voici maintenant les rapports écrits de la main de de Long, qui ont déjà été trouvés:

«Delta de la Léna, 19 septembre.

»Les personnes ci-dessous dénommées, appartenant à l’équipage du navire la Jeannette, (lequel a coulé bas dans les glaces, le 12 juin 1881, par 77° 15´ de latitude nord et 155° longitude est), ont pris terre en ce lieu, le 17 courant au soir, et partiront à pied, cette après-midi, pour essayer d’atteindre une station sur le fleuve Léna.

»George W. de Long,

»Lieutenant-commandant.

»1 Lieutenant de Long. »8 H.-H. Erickson.
»2 Le chirurgien Ambler. »9 H. Knack.
»3 M. Collins. »10 G.-W. Boyd.
»4 W.-F.-C. Ninderman. »11 W. Lee.
»5 A. Gortz. »12 N. Iverson.
»6 Ah Sam. »13 L.-P. Noros.
»7 Alexis. »14 A. Dressler

»Un record a été laissé enfoui au pied d’un poteau, à environ 252 un mille au nord de la pointe méridionale de l’île de Semenowski; les trente-trois personnes, officiers ou matelots composant l’équipage de la Jeannette, ont quitté cette île, dans trois canots, le 12 courant au matin (il y a huit jours). La même nuit nous fûmes séparés par un coup de vent, et je n’ai pas revu les deux autres embarcations depuis. J’avais donné l’ordre, au cas où un pareil accident surviendrait, à chacun des canots, de faire tous ses efforts pour arriver à une station sur les bords de la Léna, sans attendre les autres. Mon canot a touché terre le 16 courant au matin. Je suppose que nous nous trouvons dans le delta de la Léna. Je n’ai pas eu une seule occasion de vérifier notre position depuis que j’ai quitté l’île Semenowski. Après deux jours de vains efforts pour aborder sans nous échouer ou d’atteindre une des embouchures de la rivière, j’ai abandonné mon canot, et nous avons été obligés de gagner la rive à gué en emportant nos provisions et nos effets pendant la distance d’un mille et demi. Il nous faut maintenant, avec la grâce de Dieu, nous rendre à pied à une station, dont la plus rapprochée est je crois à quatre-vingt-quinze milles. Nous sommes tous en bonne santé et avons des vivres pour quatre jours, des armes, des munitions; nous emportons avec nous les livres et les papiers du navire seulement, avec des couvertures, des tentes et quelques médicaments. C’est pourquoi nous avons bonne chance de nous en tirer.

»George W. de Long, commandant.

»Dans une hutte du delta de la Léna,
que nous croyons être près de Tcholbogoje.

»Jeudi, 22 septembre 1881.»

253

Après avoir répété les noms déjà donnés plus haut dans les autres rapports, le lieutenant de Long, écrit au crayon, comme pour celui du 19, le rapport suivant:

»Mon canot ayant résisté à la tempête le 16 septembre au matin, après avoir essayé pendant deux jours d’arriver à la côte, et en étant empêché par les bas-fonds, nous l’avons abandonné et avons gagné la côte à gué, emportant nos armes, nos provisions et des rapports, jusqu’à un point éloigné d’environ douze milles d’ici. Nous avons souffert quelque peu du froid, de l’humidité et du manque d’abri. Trois de nos hommes sont devenus boiteux. Comme il ne nous restait que quatre jours de vivres, nous avons réduit les rations. Nous avons été forcés de nous diriger au sud.

»Lundi, 19 septembre.—Nous avons laissé sur le rivage un monceau de nos effets près desquels nous avons planté un poteau: ce sont nos instruments, les chronomètres, les livres de bord de deux années, la tente, et des médicaments; nous étions absolument incapables de les emporter. Il nous a fallu quarante-huit heures pour faire ces deux milles, à cause de nos invalides. Ces deux huttes me semblent un lieu favorable pour attendre le chirurgien et Ninderman, que j’envoie en avant pour chercher du secours. Heureusement, la nuit dernière nous avons tué deux rennes, qui nous assurent une abondante nourriture pour le présent, et comme nous en avons vu beaucoup d’autres, nous ne sommes pas inquiets pour l’avenir. Aussitôt que nos trois malades pourront marcher, nous 254 reprendrons notre route pour gagner une station sur le bord de la Léna.

»Samedi, 24 septembre, 8 heures du matin.—Nos trois boiteux sont maintenant en état de marcher; nous allons donc reprendre notre route, avec de la chair de renne pour deux jours, du pemmican pour deux jours et trois livres de thé.

»George W. de Long,

»Lieutenant commandant.

«A une hutte dans le delta de la Léna
à environ douze milles de l’extrémité de ce delta.

»Lundi 26 septembre 1881.

»Quatorze des officiers ou matelots du steamer arctique la Jeannette, des États-Unis, sont arrivés en cet endroit hier soir, et continueront leur route vers le sud ce matin.

»Un rapport plus circonstancié se trouve dans une boîte que nous avons suspendue dans une hutte située quinze milles plus au nord sur la rive droite du grand cours d’eau.

»George W. de Long,

»Lieutenant commandant.»

«Samedi, 1er octobre 1881.

«Quatorze hommes, officiers et matelots, du steamer arctique la Jeannette, des États-Unis, sont arrivés à cette hutte le mercredi 28 septembre, ayant été forcés d’attendre que la rivière fût gelée; ils se disposent à la traverser ce matin pour gagner la rive occidentale, afin de continuer leur voyage pour trouver quelque station sur le fleuve Léna.

»Nous avons deux jours de vivres; mais ayant été assez 255 heureux jusqu’ici pour tuer assez de gibier pour faire face à nos plus pressants besoins, nous n’avons pas de crainte pour l’avenir.

»Tout le monde est bien, sauf un seul homme, à qui on a coupé les doigts de pieds qu’il avait gelés. On trouvera d’autres rapports dans plusieurs huttes sur la rive est que nous avons suivie dans notre voyage vers le sud.

»George W. de Long,

»Lieutenant de la marine des États-Unis,
commandant de l’expédition».

Voici maintenant la lettre écrite par Ninderman, lorsqu’il était à Bulcour, et remise à Kusmah.

«Steamer arctique la Jeannette perdu le 11 juin. Abordés en Sibérie le 25 septembre ou à peu près. Cherchons assistance pour le capitaine, le docteur, et neuf autres marins.

»William F.-C. Ninderman,
Louis P. Noros,

»matelots de la marine des États-Unis.

»Répondre en toute hâte, manquons de vivres et de vêtements.»

Au dos de cette lettre, Danenhower a écrit:

«Cette lettre nous parvint le 29 octobre 1881, à six heures du soir, par notre courier Kusmah, qui la reçut des mains de deux matelots à Kumah-Surka, lorsqu’il revenait de Boulouni. Melville partit immédiatement pour aller au secours de la troupe du capitaine. Il m’ordonna de prendre la direction de notre bande et de gagner Boulouni le plus tôt possible.

»John W. Danenhower,

»Lieutenant de la marine des États-Unis.»

256

Dans le but de connaître d’une manière plus exacte les endroits nommés dans les records, et d’apprendre tout ce qu’il me serait possible sur le point précis où Noros et Ninderman ont quitté le reste de la troupe de de Long, j’ai eu ce matin une entrevue avec le premier, qui, je puis le dire, m’a fait un récit qui m’inspire toute confiance. Il m’a raconté que de Long et ses gens avaient pris terre à un point voisin de la branche la plus septentrionale de la Léna; qu’ailleurs il avait été impossible d’aborder avec le canot à cause des bas-fonds. C’est pourquoi le capitaine de Long s’était décidé à descendre à un point d’où l’on pouvait voir ce bras de la Léna, mais plus à l’est, vraisemblablement, que le point désigné sous le nom de Sagasta sur la carte. «A deux milles du rivage dit-il, le capitaine ordonna à ceux des hommes qui pouvaient encore marcher de traîner le bateau vers le rivage. Le capitaine, le docteur, Erickson et Boyd, qui tous deux étaient invalides, restèrent dans le canot. Les autres purent l’emmener à un mille du rivage; alors il fallut ensuite gagner celui-ci en traversant à gué le reste de la distance.»

Collins était sorti du bateau avec les premiers et s’était rendu à la côte, où il avait allumé un feu. On était arrivé au 16 septembre environ, et le déchargement des objets contenus dans le canot fut achevé le 17. La troupe resta en cet endroit pendant trois jours pour s’y reposer, car tous les hommes avaient horriblement souffert du froid; le docteur seul était relativement en bonne santé. Noros et Ninderman étaient les deux plus solides parmi les matelots. 257 On partit ensuite vers le sud, après s’être partagé les fardeaux d’une façon égale. Le capitaine portait sa propre couchette, et quelques rapports. Les fardeaux portés par quelques autres personnes de la troupe étaient pesants, et quelques-uns s’en plaignirent, demandant à les abandonner, mais le capitaine insista pour qu’on les emportât. Les naufragés marchèrent pendant quatre jours vers le sud. Pendant ce trajet, l’Indien Alexis tua deux rennes. La troupe s’arrêta alors et fit un bon repas, car la maxime de de Long était, dit Noros, «de bien se nourrir tant qu’on avait de la nourriture». Noros estime que lui et ses compagnons firent vingt milles pendant les dix premiers jours, et qu’ils atteignirent un point voisin de celui désigné sous le nom de Icholbogoje sur la carte, mais où n’existe qu’une seule hutte. Les quatre jours suivants les amenèrent à l’extrémité d’une péninsule, où après avoir attendu quelques jours pour donner à la rivière le temps de se congeler, ils passèrent sur la rive gauche vers le 1er octobre. Cette rivière avait environ cinq cents mètres de large. Avant de la traverser ils avaient tué un autre renne. L’intention du capitaine était de se rendre à l’endroit désigné sur la carte sous le nom de Sagasta. Erickson mourut. Le docteur lui avait coupé les doigts de pieds pendant la retraite. Après le passage de la rivière il tira ses gants pendant une nuit et une de ses mains gela et l’on ne put y rétablir la circulation, après sa mort on l’enterra dans la rivière.

C’est alors que le capitaine se décida à expédier Noros et Ninderman en avant. Les provisions étaient complétement épuisées; on n’avait plus que de l’eau-de-vie pour se 258 soutenir. Noros croit que ce fut un dimanche qu’il partit avec Ninderman, car le capitaine fit asseoir les hommes sur le bord de la rivière et leur lut le service divin et c’est après qu’il l’appela avec Ninderman et leur dit qu’il désirait qu’ils partissent en avant tandis que lui-même les suivrait avec le reste de la troupe.

«Si vous trouvez du gibier, leur dit-il, revenez vers nous, sinon allez à Kumah Surka», telles furent ses dernières paroles.

Noros dépeint ainsi le moment de la séparation: «Le capitaine lut le service divin avant notre départ.—Tous nos compagnons nous serrèrent les mains; la plupart avaient les larmes aux yeux, Collins fut le dernier.—Noros, me dit-il simplement, quand vous serez retourné à New-York, souvenez-vous de moi.»

Ils semblaient avoir perdu toute espérance, cependant au moment où nous partîmes ils poussèrent trois «Cheers.» Nous leur promîmes de faire tout ce qui serait en notre pouvoir, ce fut pour la dernière fois que nous les vîmes.

Tel est le récit que Noros m’a fait des derniers instants qu’il a passés avec le capitaine de Long et ses infortunés compagnons.

Noros continua: «Avant de le quitter, le capitaine nous avait dit que Kumah Surka était le premier village que nous devions rencontrer. La neige couvrait la terre à une hauteur d’un pied à un pied et demi.» J’ai pu obtenir des réponses faites par Noros aux questions que je lui adressais, la description du lieu où se fit la séparation: «La 259 rivière avait environ cinq mètres de large, et nous étions à l’endroit voisin du point où les montagnes s’arrêtent sur la rive occidentale». Il n’y a qu’un seul point dont le souvenir soit resté fortement gravé dans sa mémoire, c’est une île rocheuse, élevée, ayant une forme conique qui s’élevait de la rivière et qu’il désignait sous le nom d’Ostava ou Stalboy, comment a-t-il connu ce nom, c’est ce que je n’ai pu savoir d’une manière précise. Mais le rocher est un point de repère dans sa mémoire, et il le place au nord-est du point où il quitta le capitaine. Ce rocher, dit-il, est juste à l’extrémité des montagnes, c’est par lui que celles-ci commencent.

Après avoir quitté le rocher, la marche des deux hommes fut lente et ennuyeuse. Ils virent des rennes une fois seulement, mais ne purent en approcher. Ils tuèrent une grouse et prirent une anguille, ce fut la seule nourriture qu’ils purent se procurer pendant tout leur voyage. Ils firent une espèce de thé avec l’écorce du saule arctique; mais souvent ils n’avaient que de l’eau chaude à boire. Ils mâchaient et avalaient des morceaux de leurs pantalons de peau et les semelles de cuir de leurs mocassins. Le point suivant sur lequel la relation de Noros est précise, c’est que deux jours après avoir quitté leurs compagnons, ils traversèrent de nouveau la Léna, pour passer sur la rive droite, dans l’espoir de trouver du gibier dans les montagnes. Il leur fallut, paraît-il, beaucoup de temps pour franchir la glace en cet endroit. C’est pourquoi je suppose qu’ils tentèrent cette traversée au point où la Léna s’élargit, lequel est marqué sur la carte près de Sagasta. J’en 260 conclus aussi que les recherches doivent être faites au nord de ce point. Noros pense que Ninderman sera capable d’indiquer la place où ils quittèrent le capitaine. Il s’offrit lui-même pour accompagner Melville dans ses recherches, mais, pour une raison ou pour une autre, celui-ci refusa son concours. On trouve dans la lettre de Ninderman, le reste du voyage de ces deux matelots.

Je dois seulement ajouter que si les noms indiqués par Noros ne correspondent pas à ceux inscrits sur la carte envoyée par Melville au département de la marine, c’est que j’ai simplement rapporté son récit, tel que je l’ai entendu de sa bouche, mais, ce qui me semble assez clair, c’est que si Melville avait commencé ses recherches en allant du sud au nord, au lieu de le faire en sens inverse, il eût trouvé de Long, et peut-être en temps utile. Je dois ajouter aussi que les premières dépêches envoyées d’Yakoutsk semblent faites pour laisser croire que Noros et Ninderman ont abandonné leurs compagnons, en s’emparant du canot. Ce canot avait été laissé longtemps auparavant, et, ainsi que je l’ai dit, le récit de Noros semble véridique.

Avec ces détails fournis par Noros, termine, la série de renseignements recueillis jusqu’au 12 mars par M. Jackson sur tout ce qui concerne l’expédition de la Jeannette et le sort de son équipage. A cette date, M. Melville n’ayant encore donné aucune nouvelle depuis le jour de son départ, c’est-à-dire depuis le 27 janvier, M. Jackson prit à son tour le chemin du nord afin de le rejoindre et de contribuer avec lui aux opérations de la recherche comme 261 il en avait reçu la mission. D’ailleurs rien ne le retenait plus à Irkoutsk; une partie des hommes de la troupe du lieutenant Danenhower avaient déjà repris la route de l’Amérique la veille au soir, et M. Danenhower lui-même se disposait à les suivre le lendemain avec M. Newcomb et Jack Cole.

Mais malgré que M. Jackson ne fût resté que vingt ou vingt et un jours à Irkoustk, il devait être cependant précédé dans le delta par un autre correspondant du Herald, M. Gilder, dont nous aurons plus tard à raconter en partie le voyage. M. Gilder s’était embarqué à bord du Rodgers, navire envoyé, comme on le sait, à la recherche de la Jeannette; mais ce navire étant venu à brûler au milieu des glaces de la baie Saint-Laurent, son capitaine, le lieutenant Berry, chargea M. Gilder de se rendre en toute hâte à la station télégraphique de Sibérie, la plus rapprochée, pour y faire parvenir aux États-Unis la nouvelle du sinistre, et en même temps lui faire connaître l’état de dénûment dans lequel se trouvaient tous les hommes de l’équipage. M. Gilder partit donc immédiatement et après un voyage de deux milles verstes le long de la côte de l’Océan Glacial et à travers le pays des Tchouktchis arriva à Verschoyansk, où il apprit le naufrage de la Jeannette; l’arrivée d’une partie de son équipage dans le delta de la Léna; le sort probable du lieutenant de Long et de ceux qui l’accompagnaient, et enfin le voyage de recherche de Melville. Envoyant alors ses dépêches à Irkoutsk par un courrier spécial, il prit lui-même le chemin du delta pour rejoindre Melville et l’aider dans ses recherches.

262

C’est par ce courrier, qu’il rencontra sur l’Aldan, que M. Jackson apprit et la catastrophe du Rodgers et l’arrivée de M. Gilder, nouvelles qu’il s’empressa d’annoncer lui-même en Amérique par la dépêche suivante.

Des rives de la rivière Aldan,
6 avril 1882.

Je viens de rencontrer un courrier portant des dépêches de M. Gilder, correspondant du Herald, à bord du Rodgers, ce courrier est venu en compagnie de M. Gilder depuis la rivière Kolyma jusqu’à Verschoyansk, qui se trouve à quatre cents milles au nord de Yakoutsk. M. Gilder a donc déjà fait un voyage de deux milles verstes à travers le pays des Tchoucktchis.

Ce courrier est envoyé pour apporter la nouvelle que le Rodgers a brûlé, puis coulé.

Le lieutenant Berry, ses officiers et son équipage, soit trente-six hommes en tout, sont à Tiapka, près du cap Serdze.

Ils demandent qu’un navire leur soit envoyé le plus tôt possible.

Voici donc un nouvel acteur qui entre en scène; nous ne pouvons toutefois donner ici de longs détails à son sujet, il nous faut revenir à M. Jackson, qui, l’avons-nous dit, quitta Irkoutsk le 12 mars au soir, comme il va nous l’expliquer dans la lettre suivante:

Yakoutsk, Sibérie orientale, 27 mars 1882.

Ce matin, à 4 heures, juste au point du jour, le conducteur de mon traîneau en arrêtant ses chevaux, a fait 263 cesser subitement le tintement des petites clochettes que j’ai entendu presque jour et nuit retentir à mes oreilles, des bords de l’Angara à la ville d’Yakoutsk, pendant les quatorze jours qu’a duré mon voyage. Cette interruption soudaine d’un bruit auquel j’étais habitué m’a réveillé, et c’est avec une joie profonde que j’ai appris par ce signal que huit cents milles nouveaux étaient à ajouter à tous ceux déjà parcourus pendant ce monotone et interminable voyage et qu’enfin j’étais arrivé à Yakoutsk.

J’avais quitté Irkoutsk, la capitale de la Sibérie orientale, le dimanche 12 mars, à onze heures du soir, emmenant avec moi Noros, un des survivants de la troupe du capitaine de Long, que le secrétaire de la marine avait autorisé à revenir avec moi à l’embouchure de la Léna pour participer aux recherches commencées par l’ingénieur Melville et par les autorités russes. La veille au soir, Leach et cinq autres des survivants de la Jeannette avaient quitté Irkoutsk pour prendre le chemin d’Ekaterinbourg et de Saint-Pétersbourg. Le lieutenant Danenhower espérait aussi partir le lendemain soir pour retourner en Amérique avec M. Raymond Newcomb, le naturaliste de l’expédition, et le contre-maître Jack Cole.

A l’époque à laquelle nous étions arrivés, il était en effet absolument nécessaire de ne partir qu’à la tombée de la nuit, c’est-à-dire quand il avait commencé à geler, car le jour, les patins des traîneaux n’auraient pas glissé sur le sol.

L’augmentation progressive et journalière de la chaleur 264 du soleil, qui, pendant les derniers jours de mon séjour, s’était montré pendant la journée entière dans un ciel presque sans nuage, la disparition de la neige du sommet et des flancs des montagnes qui environnent le lac Baïkal et le gazouillement des oiseaux qu’on entendait au milieu même de la ville, nous avertissaient tous et spécialement ceux qui devaient prendre la direction de l’ouest, qu’un séjour plus prolongé sur les rives de l’Angara deviendrait fatal à tous ceux qui voudraient entreprendre un voyage. Naturellement on peut se servir de véhicules roulants, mais, dans ce cas, il faut s’attendre à des arrêts prolongés et fort ennuyeux. Car, dès que la neige fond sur les routes sibériennes, adieu les voyages rapides et ce, pendant de longues semaines; les glaces des rivières se brisent subitement et descendent en masses énormes vers les mers arctiques et, souvent alors, le voyageur se trouve cloué sur place dans quelque petite station où il n’a autre chose à faire que de se croiser les bras et d’attendre la fin de la débâcle pour traverser la rivière en bac. Pour moi, plus heureux, je pouvais compter, en allant directement au nord, sur de bonnes routes pour voyager en traîneau et, en fait, je me trouve aujourd’hui en plein hiver sibérien, avec quarante jours devant moi avant que la Léna ne se débarrasse des glaces qui l’enserrent.


265

CHAPITRE X.

D’Irkoutsk à Yakoutsk.

Les dangers d’un voyage en traîneau sur la Léna.—Un exemple de rapidité extraordinaire sur cette route.—Voyages d’aujourd’hui et voyages d’autrefois sur ce fleuve.—Voyage de John Dundas Cochrane.—Autres voyages remarquables sur la Léna.—Les habitants des rives de la Léna.—Descendants des criminels exilés sur les bords de ce fleuve.—Châtiments des récidivistes.—Les Yakoutes.—Nombre considérable de goîtreux.—Cause de cette infirmité.—Les Mammouths.—Nous sommes obligés de prendre la route d’été.—Voyage dans la forêt.—Charme d’un pareil voyage.—Un accident.—Vitimsk, tête de station de bateaux à vapeur.—Avenir du commerce de la Léna—Essais infructueux du professeur Nordenskjold avec le vapeur Léna.—Thèse de M. Nordenskjold, sur la possibilité d’établir des relations commerciales avec la Sibérie.—Les véritables chemins commerciaux de l’avenir.—Les Skopzi sur la Léna.—Yakoutsk.

Yakoutsk (Sibérie orientale), 29 mars 1882.

En feuilletant mon carnet, je trouve que la distance parcourue depuis mon départ d’Orenbourg, atteint presque sept mille verstes, ou environ 4,500 milles, et comme jusqu’à présent on n’a reçu aucune nouvelle de Melville, j’ai encore à parcourir mille deux cents verstes avant d’atteindre l’embouchure de la Léna, et la région où l’on recherche de Long et ses compagnons. On peut 266 se former une idée de la largeur de la terre, rien qu’en pensant à la distance énorme qui existe entre New-York et Yakoustk, et si je poursuivais ma route à l’est, cinq cents milles plus loin, j’arriverais près de l’Océan Pacifique, où, ma mission terminée, je serais aussi heureux qu’un esclave auquel on vient de donner la liberté. De ces derniers quatorze jours de mon voyage, j’en ai passé au moins les quatre cinquièmes en traîneau et suivi le cours de la Léna depuis sa source. Le reste s’est accompli par des chemins de traverse, pour éviter les coudes sinueux du fleuve, ou par des routes d’été à travers les forêts, quand la glace ne permettait pas de voyager avec sécurité.

N’allez pas croire qu’un voyage en traîneau, sur la Léna, soit absolument commode et sans danger, surtout à cette époque de l’année, où le soleil augmentant d’intensité tous les jours, commence à fondre les neiges qui descendent des montagnes et couvrent la surface du fleuve sur des espaces énormes. Souvent aussi les courants d’eau chaude fondent la glace, et la rendent incapable de pouvoir supporter le poids d’un traîneau.

Maintes fois je me suis tenu debout sur le bord de mon véhicule prêt à sauter, si chevaux et traîneau disparaissaient dans le torrent. L’eau résultant du dégel était parfois si profonde que les conducteurs refusaient de s’aventurer sur le chemin ou sur les rivières glacées, en dépit des plus larges offres d’argent de thé (pourboire). A peine voulaient-ils partir quand le froid de la nuit avait rendu praticables les chemins trop dangereux pendant la journée.

267

Les premiers jours du voyage, il me semblait avoir envahi le royaume de Kühleborn, le joyeux tuteur de la fée Ondine, et que celui-ci s’opposait à mon voyage, vers le nord, et me barrait le passage. Tel est le moyen que le vieux dieu fluvial adopta pour empêcher le jeune prince d’enlever la belle princesse sans âme, le jour de son mariage.

Mais une fois les premières mille verstes accomplies, le vieux dieu fluvial sembla hésiter à braconner sur le territoire du roi des glaces et l’on me dit qu’il fallait encore marcher cinquante jours avant de tomber dans son empire situé au nord du fleuve et s’étendant jusqu’à l’Océan Glacial.

Or, comme mon chemin était dorénavant par voie de terre, de Verschoyansk à Boulouni, je n’eus plus à me soucier des caprices de Kühleborn, pour quelque temps au moins, mais alors commencèrent les difficultés réelles du voyage: chevaux et routes disparaissent, quand le voyageur atteint Aldan, situé à deux cents verstes au nord. De là, à Boulouni, le voyage se fait en traîneau attelé de rennes; plus loin, les chiens seuls sont disponibles pour traîner. Fort heureusement pour moi, le général Tchernaieff, un maître en courtoisie parmi les gouverneurs de la Sibérie, avait envoyé au-devant de moi l’ispravnik de Yakoutsk avec ordre de tenir prêt, lorsque je passerais, des traîneaux et des rennes qui devaient me faciliter autant que possible le voyage fait dans les circonstances actuelles.

Le voyage d’Irkoutsk à Yakoutsk, se fait en douze à quatorze jours, lorsque les routes sont bonnes. On peut 268 parcourir en moyenne, en marchant bien, deux cents verstes ou cent trente milles par jour.

J’ai mis quatorze jours, compris les délais innombrables occasionnés par les conducteurs qui attendaient que l’eau provenant de la fonte des neiges fût gelée, ou qui versaient le traîneau sur les bancs de neige, pendant la nuit. Une cause qui contribua aussi à nous retarder pendant les deux premiers jours c’est que nous fûmes obligés de passer sur des routes dépourvues de neige, ce qui rend la marche des traîneaux lente et difficile. On raconte qu’un officier, attaché à l’état-major du gouverneur général d’Irkoutsk et qui portait la nouvelle de l’assassinat du feu czar, a fait le voyage d’Irkoutsk à Yakoutsk en six jours, et effectué aussi son retour en ce court et incroyable espace de temps. Il prenait, il est vrai, ses repas en traîneau, et accablait de coups de cravaches chevaux et conducteurs, quand la vitesse semblait se ralentir. En un endroit, peu s’en fallut même qu’il ne continuât point son chemin. Les Yemschiks, refusant de se laisser maltraiter de la sorte, ameutèrent tous les paysans d’un village et proférèrent contre lui des menaces de mort. L’officier se vit forcé de montrer son revolver pour se défendre. Il est plus que probable que s’il n’avait pas informé la populace de l’importante nouvelle dont il était porteur, elle ne l’eût pas laissé continuer son chemin.

Ce voyage en traîneau est probablement sans égal, c’est le plus rapide qui soit connu (quatre cent cinquante verstes, soit 300 milles par jour.)

La malle russe met seize jours pour faire le chemin 269 entre les deux capitales, quand les routes de glace sont en bon état. Au printemps, quand on est forcé de prendre les routes des montagnes pour éviter les chemins inondés, près d’un fleuve, la malle est souvent six semaines en route. En été on peut faire ce trajet entier en bateau, excepté toutefois sur une distance de cent cinquante verstes d’Irkoutsk à Kashugskoë. Il y a quelquefois aussi un service à vapeur jusqu’à Yakoutsk et à 1,300 verstes plus loin. En hiver, les traîneaux seuls sont possibles.

La Léna prend sa source dans les montagnes situées au nord-est et tout près du lac Baïkal. On peut la parcourir en traîneau, à partir de Kashugskoë, la première station avant d’arriver à Verkolensk, qui est à peu près à deux cent cinquante verstes d’Irkoutsk. Cette partie de voyage présenta pour moi plus de difficultés que le reste du trajet, la neige étant fondue, les chevaux n’en pouvaient plus à force de tirer les traîneaux sur la terre nue. A Kashugskoë commençait le chemin fait pour les traîneaux. La Léna, à cet endroit, est large de près de trois cents mètres, et le courant y est extrêmement rapide.

La première ville importante est Verkolensk, qui a mille habitants et, comme capitale de l’Uyezd, est gouvernée par un ispravnik, chez qui j’ai obtenu un permis de réquisitionner, en cas de besoin, les chevaux des particuliers.

Mille verstes plus loin, je trouvai Kirensk, ville importante, et tête de station des bateaux à vapeur. Là, la Léna reçoit comme tributaire la Vitim et poursuit son cours considérablement augmenté.

Encore 450 verstes, et l’on atteint Noktuish, d’où une 270 route plus directe mène à l’embouchure de la Léna, par Ghigansk et plus courte de mille verstes que celle d’Yakoutsk.

J’aurais donc désiré prendre cette route, mais comme il était possible que je reçusse des nouvelles de Melville à Yakoutsk, il ne m’a pas semblé prudent de suivre ce chemin, plus court cependant.

Plus loin, à 250 verstes environ, se trouve Oleminsk, ville de 500 habitants. La Léna reçoit en cet endroit l’Olekma, qui prend sa source près de l’Amur et atteint alors une largeur de deux à trois milles. Enfin on arrive à Yakoutsk après un trajet de 650 verstes.

Yakoutsk est l’ancienne capitale de la province de ce nom. Je dis ancienne, car c’est en l’an 1532 que les Cosaques, descendants du fameux Yermak, et vainqueurs de la Sibérie, s’établirent solidement à l’endroit où se trouve maintenant Yakoutsk.

Les voyages sur la Léna s’accomplissent aujourd’hui avec une facilité relative; les stations de poste étant installées à 15 ou 20 verstes les unes des autres, et leur nombre étant à peu près de 120 entre Irkoutsk et Yakoutsk. On peut s’y procurer des chevaux et de la nourriture composée de pain noir, de viande, une fois par semaine, de lait quelquefois, mais d’œufs jamais.

Autrefois, sans doute les voyageurs n’avaient pas autant de ressources à leur disposition, lorsque ces hameaux d’exilés n’existaient pas sur la route. Et, en recherchant dans les chroniques d’explorations géographiques et scientifiques, on peut cependant y voir ce voyage accompli plusieurs fois. 271 Il y eut d’abord, en 1820, un capitaine de l’armée anglaise John Dundas Cochrane, qui entreprit de faire le tour du monde à pied et autant que possible par la voie de terre. Son intention était de passer de l’Asie septentrionale en Amérique par le détroit de Behring et de suivre la côte de l’Océan Glacial le long de l’Amérique du nord, par terre, en même temps que le capitaine Parry essayait d’accomplir ce voyage par mer. Ce courageux officier fit son voyage d’une façon tellement économique qu’il ne dépensa qu’une guinée de Moscou à Irkoutsk. De ce point, accompagné par un Cosaque, il alla en traîneau jusqu’à la Léna, qu’il descendit en personne, accompagné de deux hommes, et aborda non loin de Yakoutsk.

L’hiver approchant, il fut obligé de monter à cheval, et dut même faire un long trajet à pied avant d’atteindre Yakoutsk.

De là, Cochrane s’avança vers le nord-est, jusqu’aux bords de l’Océan Glacial, et arriva à Okhotsk, ayant passé par une route des plus difficiles. Après avoir visité le Kamtchatka, où il épousa une femme du pays, il revint à Okhotsk, et de là traversa, avec sa femme, les monts Aldan, poussa jusqu’à Yakoutsk et suivit la Léna jusqu’à Irkoutsk.

Un autre voyageur anglais, Sr S.-S. Hill, descendit la Léna au printemps de 1848, accompagné par un négociant russe; tous deux allèrent à Yakoutsk en vingt et un jours.

M. Adolphe Ermann, qui accompagnait le professeur Hausteen, parti pour faire des observations magnétiques en Sibérie, fit le même trajet en vingt jours pendant l’hiver. 272 On considérait à cette époque ces voyages comme très périlleux, et, pour cela, très remarquables.

Aujourd’hui cependant, un voyage sur les glaces de la Léna ne présente plus autant de danger, mais il est d’une monotonie très grande. La Léna est probablement le fleuve le moins curieux de tous les cours d’eau de la Sibérie; n’ayant aucun attrait caractéristique ou pittoresque à sa source, et la population de ses rives étant composée d’habitants moins intelligents que des sauvages. Ces naturels descendent de criminels envoyés dans ces contrées. Ce n’est qu’en arrivant aux régions habitées par les Yakoutes, que l’aspect du pays semble plus animé. Quelquefois, dans une douzaine de hameaux, à peine rencontre-t-on une seule figure qui ne soit pas repoussante, et encore porte-t-elle la trace d’une descendance plus élevée, venant certainement de quelque malheureux prisonnier politique condamné à passer sa vie au milieu de ce peuple, qui aura laissé un gage d’affection parmi les sordides habitants de ces villages isolés de la Léna. C’est là où tout ce qui se commet de crimes en Russie est emmagasiné pour l’avenir de la Sibérie.

L’étude de l’espèce humaine sur la Léna serait, j’en suis convaincu, un sujet intéressant pour un psychologue, voire même pour les disciples de Darwin.

Il n’y a que pour ce pays que la loi soit erronée, quand elle dit que le plus habile seulement survivra. Et quand les autorités russes d’Europe eurent envoyé de leur pays, sur les bords de la Léna le plus dépravé, le plus incapable de l’espèce, cet homme moralement et physiquement pourri, 273 pensant qu’il s’y régénérerait et deviendrait tout autre, elles ne réussirent qu’à transmettre à toute une race, l’aspect dégradé et sordide et, la haine contre le restant de l’humanité en général, de son premier fondateur.

Un observateur, doublé d’un savant, trouverait que les habitants des divers villages, ne se ressemblent pas, et montrent autant de différence, avec leur aspect de chiens hargneux, qu’il en existe entre les Yakoutes et les Buriates, et entre ces deux derniers et les Russes. Il m’a semblé que chaque hameau contenait les descendants d’un cru ou d’une année particulière de crimes, et que, de même que pour les crus de vins, il y a des années de bonne et de mauvaise récolte, de même pour le crime, il y a des époques où prédominent certaines catégories de crimes.

Naturellement tous ces hameaux n’ont pas été établis en une seule année; il y a 350 ans que les premiers Cosaques ont visité ce pays; en admettant que les colonies pénitentiaires, ne datent que de ce siècle, il y a encore de quoi fournir un nombre suffisant de données, pour qu’un psychologue puisse en tirer des conclusions définitives.

Ces villages, composés du rebut de l’humanité, ont attiré mon attention la veille de mon arrivée à Kirensk. Jusqu’alors, nous avions traversé le pays habité par les Buriates, qui sont des Mongols de race pure, et, à ce titre, extrêmement laids. Ils ne sont qu’à demi civilisés. Mais près de Kirensk, les hameaux russes recommencent, et alors on voit ces types de figures laides, ignorantes, abruties ou craintives, aux cheveux plats, 274 à la barbe grise ébouriffée, qui portent comme la preuve tacite que leurs instincts d’homme, ont été arrêtés dans leur développement, ou qu’ils ont reçus de leurs parents, les signes caractéristiques d’une âme basse et dépravée. Il existe sur la route un village nommé Pianofsky. Qu’on ne fasse pas de confusion; il ne s’agit nullement ici de descendants des pianistes exilés de la Russie d’Europe pour crimes politiques: le mot russe «Pian» signifie ivre et Pianofsky veut dire: «village d’ivrognes.»

Je me souviens encore d’avoir traversé un autre village, sur la rive droite du fleuve, dont les habitants m’ont laissé l’impression de voleurs à la tire, tant ils avaient l’air effrayé et prêts à se sauver. Ils ne nous ont, d’ailleurs, rien volé, à l’exception d’une peau de renne. En règle générale, le vol n’est pas fréquent le long de la Léna, les populations étant fort bien surveillées par les autorités. En cas de crime, les coupables sont envoyés plus au nord, où la vie est encore plus insupportable que sur la Léna. Ainsi, quand un criminel est saisi à Irkoutsk, on l’envoie à Yakoutsk, de même que, si un habitant de l’Angara est reconnu coupable de vol ou de meurtre, on le déporte en Saghalien. Aussi, la crainte d’un sort plus mauvais suffit à rendre un voyage sûr et plus sûr même dans ce pays que dans les quartiers malfamés de nos grandes cités.

A 400 milles avant Yakoutsk, les colonies russes cessent, et les villages sont habités par les Yakoutes, peuple laborieux et obligeant, quoique aussi laid qu’il soit possible de l’être. Chez eux, un voyageur trouve beaucoup 275 de bonne volonté et d’énergie; les paysans sont polis et respectueux, et beaucoup plus prompts à vous venir en aide que les criminels russes. Toutefois, la meilleure classe des habitants sur la Léna se trouve dans les villages fondés par les Russes et les Yakoutes réunis. Le croisement des deux races a produit une génération d’hommes d’un caractère plus élevé. Parfois les métis sont même assez jolis. Je vis plusieurs petites figures d’enfants, presque entièrement cachées sous leur capuchon de fourrure, qui eussent pu servir de modèle à Kate Greenaway. Quelques-uns de nos postillons étaient positivement beaux, avec leurs joues rouges et leurs dents magnifiques. Dans ces villages, le penchant des Russes pour le crime, n’existe presque plus, les qualités naturelles du sauvage l’ont remplacé. Non pas que les Yakoutes soient tous de petits saints, mais ils forment, en somme, une race éminemment laborieuse et douce. D’origine mongole, ils appartiennent probablement à des tribus plus habituées à la vie tranquille que leurs voisins, et, à la suite de nombreux conflits, furent expulsés vers le nord, où ils purent s’établir, sans crainte d’être continuellement persécutés.

Ils vécurent alors en paix jusqu’à l’arrivée des premiers Cosaques. Facilement subjugués par ceux-ci, ils adoptèrent des mœurs plus civilisées et s’adonnèrent à l’agriculture.

Leurs colonies sur la Léna, font preuve d’une aisance relative; leurs chevaux et leurs bestiaux sont bien soignés; leurs champs et leurs jardins, clos de grilles en fer, et leurs habitations construites en bois à la russe sont, sinon 276 spacieuses, du moins assez confortables, et, en hiver, assez attrayantes, quand de gros morceaux de bois flambent dans leurs vastes cheminées.

J’avais presque oublié de mentionner le nombre effrayant de goîtreux que l’on voit dans les villages russes. Le goître est une infirmité non-seulement héréditaire ici, mais encore spontanée, et une personne de Vitimsk m’a assuré que des cas se sont présentés, où les personnes atteintes n’étaient pas nées dans le pays.

L’enflure peut au début être traitée avantageusement par l’arnica ou la teinture d’iode, quand l’affection est spontanée; mais quand elle est héréditaire, aucun remède n’est essayé sur la Léna.

Les médecins ont beaucoup écrit sur le goître et sur ses causes, sur lesquelles diverses explications ont été données, sans jamais résoudre la question. Les habitants du pays, attribuent la maladie aux éléments chimiques et minéraux apportés par l’eau des sources venant des montagnes, dont ils s’alimentent. Quant à moi, je ne puis donner aucune explication, sinon que la maladie est cantonnée sur un point déterminé du fleuve. En outre, j’ai remarqué que les villages affectés sont peuplés par les races dégradées dont j’ai parlé plus haut.

Et s’il fallait en croire le professeur Ermann, qui prétend que cette infirmité se cantonne dans les endroits de la vallée du fleuve, où l’air, étant enfermé à un degré exceptionnel, se charge d’humidité, tous les paysans et maîtres de poste en seraient atteints, car ils vivent l’hiver dans des maisons où la température est de beaucoup 277 plus élevée que celle qui règne l’été dans les vallées de la Léna, et dans lesquelles l’air est stagnant et chargé d’impuretés à couper au couteau.

Reste aussi à résoudre la question des restes fossiles du mammouth, qu’on rencontre sur les rives de la Léna inférieure et dans les îles situées au nord dans l’Océan glacial. On suppose que ces animaux n’auraient pas pu subsister dans ces régions où l’on trouve leurs carcasses.

Des hommes de science prétendent que depuis le temps où les mammouths existaient, le climat du nord de la Sibérie est devenu de plus en plus rigoureux; d’autre part, un docteur yakoute m’affirme qu’ayant fait une étude continuelle des changements du climat, il a constaté que les hivers sur la Léna inférieure, c’est-à-dire de Yakoutsk jusqu’à l’embouchure de la Léna, sont beaucoup plus modérés qu’il y a 25 ans.

D’autres savants disent que les corps de ces animaux ont été apportés par les glaces et déposés là où on les trouve après les inondations. Je ne puis, à ce sujet, que vous rapporter une anecdote qui m’a été racontée hier:

Il y a quelques années, une vache se trouvait sur la glace de la Léna, quand survint tout à coup la débâcle, qui l’emporta avant qu’on eût pu la sauver. Elle vogua sur le fleuve, se tenant tranquillement debout sur les glaçons jusqu’à Boulouni. Là, les habitants qui n’avaient jamais vu un animal plus grand qu’un chien ou un renne, furent extrêmement effrayés à la vue de la vache. Ils se mirent à genoux, firent force signes de croix, tant ils avaient peur de la pauvre bête, qui leur semblait 278 être l’incarnation du diable, tandis qu’elle passait tranquillement son chemin vers l’Océan glacial, où vers les îles de la Nouvelle-Sibérie.

Les tiges du bouleau élancé qui croissent en masse au milieu des pins plus robustes étaient couvertes de glaçons, œuvre des fées, et les deux rangées sans limite de têtes de pins, plantés sur une longueur de 1,000 milles, dans la neige, sur la rive du fleuve, étincelaient du givre dont ils s’étaient recouverts la nuit.

En parlant des points dangereux.

J’arrive aux souvenirs les plus agréables du voyage. Les trois ou quatre premiers jours de mon voyage ne se sont pas passés sans incidents personnels. Une semaine plus tard, et il eût été impossible de voyager sur la Léna en traîneau jusqu’à Vitimsk, à cause de l’eau provenant de la fonte des neiges qui descend des montagnes; cette eau, relativement chaude, s’accumule sur quelques points de la surface du fleuve, où elle atteint une profondeur de deux à trois pieds. Pendant la nuit, elle gèle à une épaisseur de deux ou trois pouces, mais dans la journée le dégel survient presque toujours, et alors ces espaces couverts d’eau sont très dangereux à traverser. Il est vrai qu’ils le sont moins qu’ils le paraissent, mais l’eau cache souvent une glace perfide qui n’a presque pas d’épaisseur, et alors traîneaux, chevaux et voyageurs, disparaissent auf immerwiedersehen.

On est donc continuellement forcé de surveiller la surface du fleuve, car la route change de jour en jour, et 279 l’endroit où les yemschiks passaient hier avec confiance, est aujourd’hui devenu impraticable. Entre Govolsk et Basovsk, de même qu’en plusieurs autres endroits, entre Verkolensk et Kirensk, la route est particulièrement mauvaise. De temps en temps les chevaux avaient de l’eau jusqu’aux genoux, quand le traîneau passait à travers la glace à moitié dégelée.

En d’autres endroits, nous dûmes prendre la route d’été, à travers des forêts, en suivant le pied des montagnes, jusqu’à ce que le fleuve redevînt sûr. A Rasovsk, où nous arrivâmes vers minuit, des yemschiks qui revenaient d’une station plus loin, nous conseillèrent de ne pas continuer notre chemin cette nuit-là, nous prévenant qu’il y allait de notre vie. Plus tard, j’eus lieu de regretter de n’avoir pas suivi leur conseil, car nous passâmes une nuit terrible; il nous fallut travailler pendant deux heures pour tirer les traîneaux hors d’un trou.

A Orensk, où nous arrivâmes entre huit et neuf heures du soir, deux yemschiks vinrent encore nous avertir qu’un lac d’eau barrait le chemin au premier village, et que la route d’été était bloquée par la neige. Nous avions fait un long trajet pendant la journée, et ce fut une dure épreuve de rester immobile toute une nuit; mais un vieux dicton dit que «la prudence est pour beaucoup dans le courage»; je me décidai donc à faire une halte, non sans avoir préalablement essayé de tenter les yemschiks en leur offrant chacun cinq roubles pour argent de thé (pourboire); mais ils refusèrent cette somme énorme, d’où je conclus qu’il valait mieux passer la nuit dans 280 la chambre des amis à la station de poste. Le lendemain matin (jeudi), nous nous mîmes en route à cinq heures, et nous vîmes avec plaisir que le froid de la nuit avait réparé les dégâts. En effet, nous ne cassâmes la couche supérieure de la glace que deux fois jusqu’au poste suivant, distant de 20 verstes, ce qui nous fit faire un arrêt d’une heure. Vendredi, il tomba de la neige, et, comme le soleil ne parut pas, nous eûmes une bonne route. Ensuite, jusqu’à la veille de notre arrivée à Vitimsk, nous n’eûmes pas à nous en plaindre, si ce n’est dans un endroit où le fleuve est très étroit et n’a pas plus de trois cents pieds de large. Là, le second traîneau, portant Noros et mon domestique, passa à travers la couche supérieure de glace, et, pour le retirer, il fallut décharger tous les colis. Nous atteignîmes Vitimsk à trois heures de l’après-midi du lundi, c’est-à-dire en sept jours et demi après notre départ d’Irkoutsk et nous étions à moitié chemin de cette ville à Yakoustk.

Nous n’eûmes que trois jours d’arrêt avant d’arriver à Yakoutsk: ce fut quand il s’agit de traverser une petite rivière tributaire de la Léna. Il était six heures du soir, et les yemschiks refusèrent d’avancer avant le lendemain matin. A mon grand regret, nous dûmes rester là toute la nuit, mais le matin, nous vîmes que nous avions échappé à un réel danger, car cette rivière était dégelée jusqu’au fond. A vrai dire elle n’était pas assez profonde pour nous noyer, mais il nous eût fallu abandonner les traîneaux, et perdre ainsi tous nos bagages et toutes nos provisions. On fit alors passer les traîneaux sur la glace qui s’était 281 formée la nuit; pour y arriver, on employa de longues cordes qu’on fit tirer par des paysans et par des chevaux. On fut obligé de faire faire un long détour à ceux-ci pour trouver un endroit assez solide pour les porter.

A partir de ce point, nous prîmes la route d’été à travers la forêt, qui borde les rives du fleuve, jusqu’à Yakoutsk.

Pour voyager en traîneau le long de la Léna, les forêts sont bien préférables à la glace du fleuve pour l’unique raison qu’on est à l’abri du froid et qu’on a l’esprit toujours tenu en éveil par la succession infinie de tableaux que représentent ces forêts pendant l’hiver. La vitesse du train augmente considérablement le plaisir de voyager en traîneau, mais les fleurs de neige et les rochers vous ennuient à la longue, si les chevaux se lassent ou si les yemschiks ne font pas attention et vous versent dans la neige. Dans les sentiers étroits de la forêt vous êtes transporté à travers des vues qui, en été, doivent paraître des morceaux tombés du ciel; on suit des avenues bordées de pins et de cèdres et aussi de mélèze vert de Sibérie. On rencontre de petites colonies, des huttes abandonnées par les paysans yakoutes; souvent aussi on traverse de hautes montagnes ou l’on remonte le cours d’une petite rivière tributaire de la Léna.

Un calme absolu règne dans ces forêts quand les colonies sont désertes et sur la longueur du chemin que j’ai fait, je n’ai vu aucune trace de gibier ni d’animal sauvage, à l’exception de deux ou trois merles qui voltigeaient d’arbre en arbre. La partie la plus pittoresque du voyage 282 fut avant d’arriver à la dernière station qui précède Kirensk, et pendant laquelle nous traversâmes une haute montagne pour éviter un détour du fleuve. La montée se fit avec assez de facilité, mais il fallut descendre presque à pic, par un chemin étroit pendant un mille et demi, qui avait à certains endroits 35 et 40 degrés d’inclinaison. On donna à chaque traîneau un cocher et un postillon supplémentaires, et les patins furent munis d’un frein d’une espèce primitive: c’est une grosse corde qu’on enroule autour; ce frein est excellent tant que la corde ne se coupe pas ou n’est pas usée. La vitesse des traîneaux augmentait aux endroits les plus raides, ce qui fut cause d’une catastrophe. Pendant une de ces courses effrénées, j’étais sur le premier traîneau, le second, le suivait de près; le cheval de devant, s’étant pris les jambes de derrière dans les traits, tomba, renversant dans sa chute le traîneau et les autres chevaux. Le postillon du deuxième traîneau, qui suivait trop près, voyant l’accident, essaya de jeter ses chevaux de côté pour éviter un second accident, mais le cheval de flèche s’abattit contre le dos de mon traîneau, et si je n’avais pas eu une petite montagne de coussins derrière mon dos, je crois que je n’en serais pas sorti sans blessures. Cet accident, cependant, était dû au peu de soin du conducteur du second traîneau, qui n’aurait pas dû suivre le premier de si près.

A Vitimsk, tête de station des bateaux à vapeur de la Léna, je passai quelques heures avec le capitaine Mineef, inspecteur général du dépôt et de l’usine. Vitimsk est une petite ville de quelques centaines d’habitants, située sur 283 le sommet qui commande le large cours de la Léna. Pendant l’hiver, si vous regardez le cours du fleuve du sommet de cette montagne, vous êtes étonné de voir, dans une petite baie, les mâts et les cheminées de plusieurs petits steamers pris dans la glace. Ces navires sont: l’Aurora, d’une force de 100 chevaux; une embarcation à passagers, la Constantine, de vingt-quatre chevaux, et un petit bateau de cinq chevaux de trente-cinq pieds de long. Tous trois ont été construits sur la Léna, sous la direction d’un ingénieur anglais (Monsieur Lee) que nous rencontrâmes entre Vitimsk et Kirensk, en route pour Saint-Pétersbourg et l’Angleterre où il désirait faire élever ses enfants. Ces vapeurs sont employés principalement pour les mines d’or du Vitim et de l’Olekma; l’embarcation à passagers se rend deux ou trois fois par an à Yakoutsk et à d’autres endroits situés plus loin de 1,000 verstes sur le fleuve, dans la direction d’Irkoutsk.

Ces vapeurs appartiennent à M. Frapeznikoff, le propriétaire d’une des principales mines d’or du bassin du Vitim. D’autres petits bateaux à vapeur, appartenant à MM. Bazanoff et Siberiakoff, se trouvent aux mines d’or sur le Vitim et servent à transporter les mineurs et les provisions des mines ou le minerai.

J’ai trouvé, dans le capitaine Mineef, un homme très intelligent et très hospitalier. Nous étions depuis huit jours en route et nous étions contents d’arriver juste à temps pour être invités à un solide dîner, agrémenté de vins fins, d’autant plus que mon cuisinier étant complétement ignorant de tout art culinaire, et ne sachant pas même 284 préparer un beefsteak ou la viande bouillie, ne nous avait donné que du porc salé ou du jambon tous les jours de voyage. Il ne savait faire que le thé, dont il absorbait des quantités énormes à chaque repas. Mais c’était un garçon d’un aspect agréable, et lorsqu’il était installé dans son traîneau, emmitouflé de fourrures, son aspect seul imposait l’obéissance aux paysans. Le capitaine nous donna un repas magnifique, et ce qu’il nous dit sur la Léna, et sur la navigabilité de ce fleuve ainsi que sur la possibilité d’y établir un commerce quelconque nous parut fort intéressant; il nous parla aussi du voyage de Nordenskjold, qu’il qualifia d’un événement remarquable. Mais pour lui, le commerce de Sibérie ne peut jamais compter trouver dans la Léna une voie pour s’étendre soit du côté du Pacifique par le détroit de Behring, soit du côté de l’Europe. Je partage, d’ailleurs, entièrement son avis. Le bateau à vapeur Léna, fut, on se le rappelle, amené ici par Nordenskjold lui-même, qui l’y laissa pour inaugurer ce commerce. Mais pendant les trois ans que ce navire est resté ici, il n’a fait qu’un petit nombre de voyages, dans lesquels il portait des marchandises d’Yakoutsk à Boulouni, d’où il rapportait du poisson. Toutefois, ces voyages ont tous été onéreux pour son propriétaire; aussi M. Siberiakoff l’a vendu à un certain Smotin, qui n’a pas réussi à en tirer meilleur parti. Son tirant d’eau (6 pieds lorsqu’il est chargé) est trop fort pour la Léna, et son tonnage est trop faible pour un navire de mer. En outre, ses ponts sont si étroits qu’il roule constamment sur la vague. Ainsi il est impropre au service de la Léna et ne peut prendre que pour quatre 285 jours de charbon. Il constitue donc une charge pour son propriétaire.

Dans un numéro du Herald, que j’ai avec moi, je trouve un article de fonds qui parle de l’intention qu’aurait le professeur Nordenskjold de faire un autre voyage, cet été, dans l’Océan Arctique afin de prouver la possibilité d’établir un service de navigation régulière pour le commerce par la mer polaire de la Sibérie. «Des explorations plus complètes, dit le professeur Nordenskjold, doivent être faites pour décider si une communication praticable peut s’établir entre l’embouchure de la Léna et l’Océan Pacifique; il ajoute que l’expérience démontre qu’en tout cas, des machines, outils lourds ou autres marchandises amenés par la nouvelle voie de mer sur les côtes septentrionales de la Sibérie peuvent être transportés sur des traîneaux ou sur des roues dans tout le reste du pays. Le Herald dit que cette voie d’Océan à Océan n’a pas de chances d’être fréquentée par le commerce ordinaire. Cela est très vrai, car la voie de mer de la Léna au Pacifique ne peut servir à personne, au moins pendant deux ou trois cents ans, pour la simple raison que le gouvernement actuel de Yakoutsk ne contient pas assez d’habitants pour qu’il y ait lieu de s’en préoccuper.» Quant aux machines et outils lourds, il n’y a même pas de marché pour eux plus au nord qu’Irkoutsk et l’on peut y arriver beaucoup plus facilement par l’Amur. Yakoutsk n’emploie pas ces objets; or, la bijouterie fausse et les vêtements voyants des habitants sont disséminés, via Okhotsk, et par tout le nord-ouest, en hiver et en été, 286 en quantité suffisante pour les demandes. Le professeur Nordenskjold ne s’est-il pas encore acquis assez de notoriété par son voyage autour de l’Asie et de l’Europe? Cependant, il n’a fait en deux ans que ce qu’ont fait cent fois les hardis Cosaques dans leurs bateaux primitifs. Dans la saison favorable, quand les vents du sud soufflent et que la mer est libre, près de la côte de la Sibérie, la traversée de la Léna au détroit de Behring peut facilement être effectuée par un vapeur; mais tout cela dépend du vent et de l’époque de l’année, et personne ne voudrait risquer un vaisseau et une cargaison par une route pareille, à moins que les bénéfices ne soient beaucoup plus élevés qu’ils ne le sont maintenant. Les voyages périlleux des Cosaques d’il y a deux cents ans prouvent, de même que celui de Nordenskjold sur la Véga, que le passage par la côte du nord de l’Asie n’est pas pratique pour le commerce et l’étude sérieuse du pays doit convaincre n’importe qui, que les risques du voyage ne seraient pas couverts par les bénéfices de la vente des marchandises ou par la collection des fourrures.

La population exacte de la province de Yakoutsk est de 235,000 habitants disséminés sur un espace de un million et quart de milles carrés, c’est-à-dire presque aussi grand que toute l’Europe, sans compter la Russie.

Quand la Léna aura ses rives bien peuplées; que ses habitants voudront connaître les produits d’une civilisation plus élevée; que Yakoutsk sera devenue un grand centre de commerce, c’est-à-dire dans deux cents ans environ, alors le chemin à prendre sera la mer d’Okhotsk. Ce 287 chemin pourrait, en effet, à peu de frais, être rendu propre au transport et aux voyages, en hiver comme en été. Mais le commerce de l’Amérique avec la Sibérie ne sera jamais développé par la route de l’Océan Glacial. Le professeur Nordenskjold semble oublier que l’Amur est le chemin naturel entre le Pacifique et les parties les plus peuplées de la Sibérie et que la Russie dirige, heureusement, son attention un peu plus vers le développement de l’Asie centrale que vers les déserts du nord-ouest, où la vie ne peut jamais être rendue agréable à l’Européen, déserts qui ne peuvent servir, d’ailleurs, qu’aux habitants et aux chasseurs anglais. En outre, le transport par traîneaux coûte bien peu l’hiver, et les frais par Okhotsk, pour arriver par l’Amur à Irkoutsk sont moindres que ceux du frêt d’un vaisseau se rendant par le détroit de Behring à l’embouchure de la Léna, quand même les marchandises devraient être chargées sur des traîneaux avant d’arriver à leur destination finale. Il serait peu intelligent, de la part des Américains, de tourner leur attention sur le détroit de Behring, pour faire le commerce avec la Sibérie. L’Amur deviendra tôt ou tard la route du commerce avec les États-Unis, et si l’on a besoin d’un port pour Yakoutsk, Okhotsk suffira. Donc, tout ce que peut faire le professeur Nordenskjold est de tâcher d’acquérir un peu plus de gloire, mais autrement ce voyage ne servira à rien.

Quelque étrange que cela puisse paraître, j’affirme que si les rives de la Léna pouvaient être peuplées par cette race curieuse des Skopzi, au lieu de l’être par les colons criminels, et par leur progéniture, toute la vallée ne 288 serait qu’un jardin de fleurs, en dépit des longs hivers. A sept milles de Yakoutsk, se trouve un village entier de cette race curieuse, comptant 169 hommes et 124 femmes, qui habitent 69 maisons. Il y a trente ans, Yakoutsk faisait venir sa provision de grain des régions voisines de Vitimsk, à mille milles plus haut sur le fleuve; mais, peu de temps après leur arrivée, ces individus (en 1859), étaient à même de suffire à la demande totale de grain et de farine de la capitale et de toute la région voisine. Avant leur arrivée, ils avaient d’abord été exilés sur le Yenisséi, près de Furchansk, et le pays autour de Yakoutsk était alors désert; mais les Skopzi y ont apporté des changements aussi remarquables que ceux des Mormons au Salt Lake.

Les moineaux eux-mêmes se sont réunis autour de leurs fermes, gazouillent dans les arbres et sur les magasins à grains, et ne quittent jamais leur nouvelle patrie.

Je dois avouer que cette petite ville de Yakoutsk, quoique n’étant ni moderne ni belle, est, à mon idée, la plus intéressante de toutes celles de la Sibérie, par lesquelles j’ai passé. Elle fut fondée, il y a 500 ans, par les Cosaques, et il reste jusqu’à ce jour des débris de la forteresse pittoresque en bois, construite par eux pour se garantir contre les Yakoutes. La forteresse était formée d’un carré assez grand, pourvue de hautes tours, dont quatre restent encore debout; les bois en sont aussi durs et aussi solides qu’autrefois. Ils portent encore les marques des coups de flèche des aborigènes.

Ces derniers se réunirent une fois au nombre de dix mille, résolus à brûler la forteresse. A cet effet, ils 289 se munirent chacun d’un paquet de broussailles desséchées et de branches d’arbres, qu’ils avaient l’intention d’empiler le long des murs extérieurs pour y mettre le feu. Ils firent un effort désespéré, mais quelques-uns ayant été tués par les balles, les autres prirent la fuite.

Les commandants cosaques de la forteresse étaient tellement cruels pour les habitants, qu’on raconte qu’un d’eux ne dînait jamais sans avoir fait pendre un ou deux Yakoutes sur l’échafaud érigé en pleine place publique. Outre la forteresse, il existe plusieurs vieilles églises grecques, et la ville est remplie de ruines et de croix qui indiquent l’endroit où se dressaient autrefois les autels des églises. Beaucoup des habitations sont en bois; mais avec leur verandah, leurs voûtes cloîtrées et leurs toits gothiques elles ont un aspect pittoresque tout à fait inattendu. Cependant toute la ville est antique, et la vie n’y semble pas prospère. Mais les survivants de la Jeannette, qui ont passé dans cette ville garderont longtemps le souvenir de la manière dont ils furent reçus par les autorités russes et particulièrement par le gouverneur général Tchernaieff, dont les soins paternels ne leur firent pas défaut un seul instant. Tout ce qu’il put faire, il le fit. Quant à moi, il ordonna au Maître de police d’être constamment à mes ordres, et l’ispravnik de la région fut envoyé, comme je l’ai déjà dit, à Aldan, pour préparer mon voyage en traîneau vers le nord. Il fut également chargé de retenir des relais de rennes tout le long du chemin jusqu’à Vercshoyansk.

A partir d’Yakoutsk jusqu’au delta, nous ne pourrons plus, faute de documents, suivre M. Jackson pas à pas 290 comme nous l’avons fait jusqu’ici. Nous nous bornerons donc à indiquer en quelques mots, d’après ses lettres, les principaux incidents de cette partie de son voyage.

Une lettre écrite à bord du Pionneer, sur la Léna, nous apprend qu’il rencontra M. Melville à Semowyelak. Celui-ci revenait de son opération de la côte nord-ouest jusqu’à l’embouchure de l’Alenek, où il supposait que le lieutenant Chipp aurait pu être jeté par le vent du nord-est, qui soufflait le jour de la séparation des canots. La saison étant déjà avancée, M. Melville avait hâte d’en finir avec les recherches en visitant les côtes de la baie Borchaya jusqu’à Ustyansk et à l’embouchure de la Jana. De son côté, M. Jackson était pressé de se rendre au lieu où l’on avait trouvé les restes de l’infortuné de Long et de ses compagnons. Ils ne restèrent donc qu’un seul jour ensemble à Semowyelak; l’un partit vers l’est, tandis que l’autre se dirigeait vers l’ouest. Nous allons les laisser accomplir leur voyage pour reprendre l’histoire des recherches de Melville d’un peu plus loin et raconter brièvement, d’après ses dépêches et ses lettres, les débuts de sa seconde campagne et la découverte de ses malheureux compatriotes. D’ailleurs, nous retrouverons bientôt Melville et M. Jackson sur le chemin d’Irkoutsk, et alors ce dernier pourra nous fournir quelques détails sur la fin des opérations de la recherche entreprise pour retrouver le lieutenant Chipp.


291

CINQUIÈME PARTIE

LA CATASTROPHE


293

CINQUIÈME PARTIE


LA CATASTROPHE.


CHAPITRE XI.

Découverte de la troupe de de Long.

M. Melville arrive à Boulouni.—Sa première dépêche.—Arrivée à Cath Cartha.—Voyage de Melville au cap Bykoff pour s’y procurer des chiens et du poisson.—Quelques détails sur Cath Cartha.—Un hiver extraordinairement rigoureux.—Des indigènes morts de froid.—Dépêche du 24 mars.—Premiers détails sur la découverte des cadavres de de Long et de ses compagnons.—Liste des hommes retrouvés.—Lettre de M. Jackson.—Nouveaux détails sur la découverte de de Long et de ses hommes.—Sépulture.—Description du mausolée.—Premiers détails sur les recherches faites pour retrouver le lieutenant Chipp et les hommes du canot no 2.

Maintenant que nous connaissons dans tous ses détails l’histoire de la Jeannette, son emprisonnement et sa détention de vingt et un mois au milieu des glaces, l’abandon de ce malheureux navire par son équipage, qui, 294 lui-même, est obligé d’opérer une retraite de près de cinq cents milles sur la glace et vient périr dans le delta de la Léna avant que toutes les mains qui lui sont tendues d’Europe comme d’Amérique aient pu lui porter secours, qui, selon toute probabilité, disparut à tout jamais dans les flots de l’Océan Glacial, il est temps de revenir à celui que nous avons vu se dévouer pour retrouver au moins les restes de ses infortunés compagnons. La dépêche du 24 mars nous a déjà appris que cet homme courageux a réussi dans une partie de sa lugubre entreprise, mais jusqu’ici, nous n’avons pas encore raconté les circonstances dans lesquelles il a fait sa triste découverte. Nous avions quitté Melville à la fin de janvier au moment où les préparatifs de sa seconde campagne dans le delta étant terminés, il venait de reprendre la route du nord. Nous allons maintenant le suivre dans cette nouvelle expédition, sans toutefois nous arrêter à noter les incidents du voyage jusqu’à Boulouni. Nous dirons seulement qu’en passant à Verschoyansk il avait emmené avec lui le préfet de cette ville qui devait lui rendre de grands services au milieu des indigènes, comme il le racontera lui-même dans ses lettres et dans ses dépêches. C’est, au reste, de Boulouni que sont datées les premières nouvelles envoyées par lui, depuis son départ, au secrétaire de la marine à Washington, dans la dépêche suivante:

Boulouni (Sibérie orientale), 20 février 1882.

A l’honorable secrétaire de la marine, Washington.

J’ai l’honneur de vous informer de mon arrivée à 295 Boulouni le 17 courant. Toutes mes provisions, excepté les viandes sèches et les viandes salées, se trouvent également ici.

Je partirai le 22 courant pour me rendre à Buchoff (Bykoff?) afin de me procurer des chiens et du poisson. J’y achèterai en même temps des vivres frais. Le reste de la troupe, avec notre convoi de provisions, quittera Boulouni le 25 courant, pour se rendre à Matvaïh, qui sera le centre de nos recherches, et qui se trouve à environ trois cents verstes plus au nord.

Je rejoindrai mes compagnons à Matvaïh, dès que j’aurai réuni à Buchoff le nombre d’attelages et la quantité de poisson dont j’ai besoin.

La neige est très épaisse et le temps terriblement tempêtueux, les opérations de toute la troupe se ressentiront donc plus ou moins des conditions atmosphériques.

J’ai l’honneur, etc.

G.-W. Melville.

Après l’envoi de cette dépêche, M. Melville resta jusqu’au 12 mars sans donner de ses nouvelles. Pendant ce laps de trois semaines, il s’était rendu au cap Bykoff (Buchoff dans l’original), pour s’y procurer des chiens et du poisson, comme il l’annonce dans la dépêche précédente. Notre intention n’est point de nous étendre davantage sur ce voyage qui se trouve raconté succinctement dans la dépêche que nous reproduisons plus bas, mais nous ferons remarquer cependant que cette dernière ne parle nullement de Matvaïh et qu’elle est envoyée de Cath Cartha.

296

Cath Cartha, delta de la Léna (Sibérie orientale),
le 12 mars 1882.

A l’honorable secrétaire de la marine, Washington.

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous informer que mes gens et moi sommes arrivés heureusement à Cath Cartha (quatre huttes de boue), après nous être trouvés séparés pendant quinze jours. Je suis, en effet, allé au cap Buchoff payer les quelques petites dettes que j’avais contractées en cet endroit, et en même temps acheter cinq mille poissons pour notre nourriture. Je m’y suis, en outre, procuré d’autres attelages de chiens pour mes gens et pour transporter nos provisions.

Je suis arrivé au cap Buchoff le 24 février et j’y ai été retenu jusqu’au 6 mars par un mauvais temps continuel. C’est le plus mauvais que j’aie jamais vu. Sept attelages que j’avais envoyés pour transporter notre troupe sont revenus au bout de quinze jours après avoir perdu leur chemin pendant une tempête de neige. Six chiens étaient morts de froid et d’épuisement. Les conducteurs également avaient le visage terriblement maltraité par le froid, et au retour ils ont refusé d’entreprendre un nouveau voyage avant que le temps ne soit plus favorable.

Cath Cartha se trouve à cinq verstes environ au sud d’Usterda, le dernier point où l’on ait trouvé des preuves authentiques du passage de de Long, dans sa marche vers le sud. Aussitôt que j’aurai suffisamment de poissons et 297 trois attelages de choix, mes trois partis de recherche commenceront sérieusement leurs opérations.

A part quelques visages mordus par le froid, quelques pieds et quelques mains endoloris par la même cause, j’ai le plaisir de vous annoncer que nous sommes tous bien portants, et, malgré ces misères, tous en état d’accomplir notre devoir.

Le préfet de Porkiransk (Verschoyansk?) Carolampi, N. Epatetiuff retourne en ce moment à Perkansk (Verschoyansk?) après nous avoir rendu de réels services, en nous procurant des moyens de transports (chiens et conducteurs) du poisson et d’autres provisions.

Ma troupe est composée comme suit:

G. W. Melville, aide-ingénieur; W. G. F.-Ninderman, marin; James W. Bartlett, T. M. Greenbeck, pilote de rivière et interprête; Constantin Baboukoff, interprête pour l’allemand, le français, le russe et le yakoute; Pierre Kolenkin, sergent cosaque; Ivan Portnyagin et sa femme (Yakoutes), cuisiniers porteur d’eau et de bois; Yaphem Krapolloff, exilé russe, homme de peine. Nous sommes donc en tout neuf personnes, non compris les conducteurs de traîneaux qui doivent changer avec les contrées où nous opérerons nos recherches.

J’ai l’honneur.....

G. W. Melville,

Aide-ingénieur de la marine des Etats-Unis.

Cette dépêche est assez peu explicite et ne nous donne que peu de détails sur les faits et gestes de Melville; 298 pour la compléter dans la mesure du possible, nous allons reproduire une autre lettre adressée par lui à l’éditeur du New-York Herald, et datée du même lieu.

Cath Cartha. Delta de la Léna. Sibérie orientale,
13 mars 1882.

Monsieur l’Editeur du Herald,

La localité d’où je vous écris, Cath Cartha, n’est autre chose qu’une station composée de quatre huttes, bâties sur l’une des nombreuses branches de la Léna, à environ 50 verstes d’Usterda où fut trouvé le dernier record de de Long. J’ai choisi ce point, parce que c’est la station la plus rapprochée de celle d’Usterda, qu’elle se trouve presque directement au sud de cette dernière et par conséquent sur la ligne que devait suivre de Long. C’est au reste le seul point de ces parages où l’on rencontre quatre huttes réunies. De ces quatre huttes, deux nous servent de demeures; nous avons entassé dans les deux autres, en outre de notre provision de poissons tous les objets que nous avons amené avec nous. Elles sont si basses qu’il est impossible de s’y tenir debout. Ma troupe se compose de neuf personnes, dont trois survivants de la Jeannette, trois personnes engagées à Yakoustsk, un Yakoute et sa femme et enfin un exilé russe. J’ai loué des attelages de chiens avec leurs conducteurs, à l’embouchure de la Léna. En outre tout ce qui reste d’attelage dans le pays est occupé à m’amener du poisson. Aussitôt que j’aurai suffisamment de nourriture pour mes gens et pour mes attelages, nous commencerons à fouiller 299 toute la région qui s’étend de l’Olenek à la rivière Jana.

Je partirai demain en traîneau avec Ninderman et nos deux interprètes pour aller à Usterda et Sesteranek, afin de reprendre la piste de de Long au point où je l’ai perdue en décembre. J’ai bon espoir de retrouver de Long ainsi que ses papiers. Quant à Chipp, je crains qu’il n’ait jamais atteint la côte. Son canot était trop court pour affronter une mer aussi grosse que celle que nous eûmes le jour de notre séparation; Chipp était, à la vérité, le meilleur marin de la Jeannette, mais je crains que le temps n’ait été trop mauvais, non pour lui, mais pour son canot.

Depuis quelques semaines, nous avons eu le temps le plus rigoureux que j’ai jamais vu. Un certain nombre d’indigènes sont morts de froid pendant le mois dernier. En revenant du cap Buchoff, où j’étais allé acheter du poisson et louer des chiens, j’ai rencontré deux familles d’indigènes réfugiées dans une vieille hutte. La tempête les avait retenues là pendant huit jours, de sorte que leurs vivres étaient épuisés. Ces gens nous racontèrent que pendant ces huit jours, ils avaient perdu trois de leurs enfants, âgés de huit, de cinq et de trois ans. Ces pauvres petites créatures étaient mortes de froid. Je leur donnai du poisson et du thé, et leur promis que nos attelages les prendraient et les emmèneraient en retournant à Buchoff.

Le temps s’est un peu remis, je peux donc reprendre mes opérations de recherche, malgré la neige, qui en ce moment a une épaisseur énorme; elle couvre tout, jusqu’aux 300 maisons, sur lesquelles on passerait sans les apercevoir, si la fumée qui sort des cheminées ne venait en révéler l’existence. Jamais la neige ne disparaît du sol dans ces contrées sous l’action des rayons du soleil, si ce n’est sur les points élevés; ce sont toujours les eaux du fleuve, lorsque celui-ci déborde, qui l’enlèvent bien avant le commencement de l’été arctique. Mais ces inondations couvrent toute la contrée que nous devons explorer, nous devons donc faire nos recherches auparavant qu’elles n’arrivent. Par ce qui précède, vous pouvez vous former, jusqu’à un certain point, une idée des difficultés qui nous attendent.

Au mois de septembre dernier, quand nous abordâmes à Buchoff, pas un seul des hommes de la baleinière n’était valide. Deux seulement pouvaient marcher un peu, mais pas assez pour faire un long trajet. La rivière était déjà recouverte d’une mince couche de glace, assez forte pour arrêter un bateau, fût-il poussé par des hommes vigoureux et bien portants, mais trop faible cependant pour qu’on pût oser s’aventurer à marcher dessus. Pendant le mois d’octobre, la rivière gèle, mais la glace se brise au moins une demi-douzaine de fois.

Longtemps ayant d’aller à Boulouni rejoindre Ninderman et Noros, j’avais la triste conviction que les peines de nos camarades étaient déjà finies. Je fis à cette époque tout ce que les circonstances me permettaient pour amener mes compagnons plus haut sur la rivière, et ensuite me porter au secours de de Long. En envoyant Danenhower et le reste de la troupe à Yakoutsk et en 301 m’y rendant moi-même, je n’ai fait aucune perte de temps. On était alors, en effet, au milieu de l’hiver, et à cette époque de l’année, je ne pouvais rien faire dans le delta; d’un autre côté, il était nécessaire que je vinsse dans cette ville pour m’approvisionner de vivres pour le printemps et pour l’été, car c’est d’Yakoutsk qu’on tire tous les vivres qui sont consommés dans le delta; en outre, j’avais besoin de me rapprocher d’une station télégraphique, afin d’entrer en communication avec notre gouvernement.

Maintenant nous sommes sur les lieux à explorer et nous ferons tous nos efforts pour terminer notre œuvre à la satisfaction générale. Je suis pressé de sortir d’ici, car la fumée de nos huttes nous a rendus presque aveugles. Ces huttes n’ont d’autre cheminée qu’un trou ménagé dans le toit et par lequel la fumée sort difficilement, de sorte que je peux à peine écrire.

Le préfet de Verchoyansk qui m’a accompagné jusqu’ici retourne chez lui, en emportant nos lettres. Désormais, je n’aurai plus de moyen, si ce n’est par exprès, d’envoyer de nouvelles à Yakoutsk, avant la débâcle du fleuve, il peut donc arriver que vous n’entendiez plus parler de moi d’ici l’automne. Toutefois, s’il survenait quelque événement important, vous pouvez être assuré que j’enverrais un courrier spécial jusqu’à Irkoust.

George W. Melville.

Cependant M. Melville ne devait point attendre la fin de l’automne pour faire parvenir de ses nouvelles.

302

Le 5 mai, arrivait en effet à Irkoutsk la dépêche suivante, que le lecteur connaît déjà:

Delta de la Léna, 24 mars 1882.

J’ai trouvé le lieutenant de Long et ses compagnons tous morts.

Tous les livres et papiers ont été trouvés également.

Je reste, afin de poursuivre mes recherches et trouver le parti du lieutenant Chipp.

Melville.

Avec son laconisme ordinaire le télégraphe n’apportait rien de plus. Après cette dépêche on savait qu’ils étaient tous morts, et les parents, les amis de ces malheureux n’avaient qu’à prendre le deuil. Mais où étaient-ils morts? et comment les avait-on retrouvés? pas un mot. Quelqu’un? quelque indigène à demi barbare. Avait-il assisté à leur agonie pour venir dire au monde civilisé, qui tout entier s’intéressait au sort de cette héroïque phalange, comment elle avait péri? M. Melville avait-il au moins trouvé quelque document qui permît de retracer les péripéties du drame terrible qui venait de se passer dans le delta de la Léna? Rien, pas un mot de plus. Tous morts: les livres et les papiers ont été trouvés.

Heureusement la lettre suivante apportée à Irkoutsk par le même courrier que la dépêche ci-dessus, et arrivée quelques semaines plus tard en Amérique vient jeter quelque jour sur cette lugubre histoire.

303

Delta de la Léna, 24 mars 1882.

A l’honorable secrétaire de la marine, Washington.

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous annoncer le succès des recherches que j’ai entreprises pour retrouver le parti du lieutenant de Long. Après plusieurs tentatives infructueuses pour suivre sa trace, en me dirigeant du nord au sud, je me suis décidé à reprendre en sens inverse le chemin suivi par Ninderman et Noros, en remontant le sud vers le nord. Après avoir visité toutes les pointes de terre qui s’avancent dans le vaste estuaire formé par la Léna au moment où ce fleuve se divise en plusieurs branches au nord de Matvaïh. Marchant de l’ouest à l’est, je contournais une pointe qui se trouve à l’est nord-est de cette station et dont l’un des côtés forme le bord de la rivière Kugoaeastack, pour remonter ensuite le long de ce bras de la rivière, lorsque je suis arrivé sur un point où un feu considérable avait été allumé. Presque aussitôt, Ninderman reconnut dans cette rivière Kugoaeastack, celle dont il avait suivi le bord avec Noros pour se rendre à Boulouni. Achevant de contourner la pointe je me dirigeai ensuite vers le nord et découvris environ à mille mètres plus loin, l’extrémité de quatre pieux liés ensemble et dépassant de deux pieds la surface de la neige acculée sur la berge. Sautant immédiatement hors de mon traîneau je courus vers ces pieux, et en approchant j’aperçus la gueule d’un canon de carabine Remington qui faisait saillie 304 d’environ huit pouces hors de la neige. La carabine elle-même était accrochée par sa courroie à l’extrémité des pieux. J’ordonnai aussitôt aux indigènes qui nous accompagnaient d’enclouer la neige en cet endroit de la rive pendant que Ninderman et moi, nous explorerions la partie plus élevée du terrain. Je pris la direction du sud, tandis que Ninderman s’en allait vers le nord. J’avais fait cinq cents mètres environ, quand une bouillote restée sur la neige, attira mon attention; m’étant approché, je trouvai tout près trois cadavres en partie ensevelis sous la neige. En les examinant, je reconnus le lieutenant de Long, le docteur Ambler et le cuisinier chinois Ah Sam.

Près du cadavre de de Long, je trouvai son carnet, dont vous trouverez une copie ci-incluse, depuis la première note jusqu’à la fin.

Les livres et les papiers ont été trouvés sous les pieux, ainsi que les cadavres de deux des hommes. Les autres gisaient entre ce point et cinq cents mètres plus loin. L’amas de neige qui couvre l’espace compris entre ces deux limites devra être enlevé. Il forme un sillon ayant trente pieds à la base et vingt pieds de haut.

Le point où les cadavres ont été trouvés, quoique élevé, était couvert de bois flotté, ce qui prouve qu’à une certaine époque de l’année, il est couvert par les eaux du fleuve. Cette remarque m’a décidé à transporter les cadavres sur un point convenable de la rive du fleuve, où je les enterrerai. Ensuite je continuerai avec toute la diligence possible, les recherches pour trouver le canot no 2. Le temps a été si mauvais que nous n’avons pu voyager 305 qu’un jour sur quatre, mais nous espérons un temps plus favorable avec le temps que nous aurons dans quelques jours.

»J’ai l’honneur, etc.

»George W. Melville,

»Aide ingénieur de la marine des États-Unis.»

A cette lettre était jointe la liste des infortunés dont on venait de retrouver les cadavres. Voici cette liste:

Cette lettre de M. Melville, beaucoup plus explicite, il est vrai, que la dépêche portant la même date, donne cependant bien peu de détails. D’ailleurs, au moment où elle a été écrite, tous les cadavres n’étaient pas encore trouvés, car la liste qui lui fait suite ne fait mention, ni d’Erickson, ni de Knack, ni de Lee, ni d’Alexis.

Nous savons déjà qu’Erickson était mort longtemps avant ses compagnons et avait été enterré dans le lit du fleuve. Mais qu’étaient devenus les trois autres? En outre, Melville parle de transporter les cadavres sur la rive de la Léna, mais a-t-il pu le faire? Ce sont là des 306 lacunes qu’une lettre de M. Jackson nous permettra de combler au moins en partie.

Buchoff, delta de la Léna, 24 avril 1882.

Les préparatifs étant terminés, l’ingénieur Melville partit avec sa troupe, le 16 mars, du dépôt temporaire qu’il avait établi à Cath Cartha, afin d’entreprendre une exploration minutieuse et complète de toute la contrée où il espérait trouver le capitaine de Long et ses infortunés compagnons. Il emmenait avec lui James H. Bartlett, aide-ingénieur de la Jeannette, et William Ninderman, deux des survivants de la Jeannette. En outre, il s’était adjoint MM. Greenbek et Boboukoff comme interprètes; un Cosaque, nommé Kolenkni, et un exilé russe, Yaphem Kapelloff, comme surveillants des conducteurs de traîneaux; ceux-ci étaient Tomat Constantine, Georgie Nicholaï, «capitan» Inukkeuty Shimuluff, Story Nicholaï, Wassili Koolgark et Simeon Illak; enfin, pour terminer la liste, venaient Ivan Portnyagin et sa femme, qui comptaient comme cuisiniers et comme aides.

Les opérations de la recherche commencèrent à Usterda, d’où l’on revint à Matvaïh dans l’espoir de trouver quelque part, sur le chemin qui conduit de l’une de ces stations à l’autre des traces du passage de de Long, mais les résultats furent absolument nuls; on ne découvrit pas le moindre indice qui pût mettre sur la voie qu’avaient suivie ceux qu’on cherchait. M. Melville se décida alors à reprendre en sens inverse la route suivie par Noros et Ninderman. Il partit donc le 23 mars de Matvaïh pour explorer les rives 307 des différents bras de la Léna et pour retrouver l’épave du canot que Noros et Ninderman avaient rencontrée sur leur chemin le jour où ils étaient partis pour aller chercher des secours, car Ninderman comprenait que cette épave serait pour lui le point de repère le plus sûr pour retrouver les restes de ses anciens compagnons. Se rappelant, en effet, de l’état de ceux-ci au moment de son départ avec Noros, et jugeant de la distance qu’ils pouvaient parcourir chaque jour, il savait qu’ils n’avaient pu aller bien loin au-delà de cette épave. L’événement confirma ses prévisions. Car ayant trouvé l’épave dans la journée du 23, la troupe de Melville ne l’avait pas dépassée de cinq cents mètres, que le canon d’une carabine et quatre pieux liés ensemble et dont l’extrémité faisait saillie à travers de la neige attirèrent son attention.

Melville s’approcha en toute hâte et vit que les quatre pieux avaient été liés ensemble pour soutenir l’extrémité d’une perche, laquelle reposait par l’autre bout contre la berge du fleuve et soutenait elle-même le faîte d’une tente. Immédiatement il fit enlever la neige autour des pieux par deux des indigènes qui l’accompagnaient. Arrivés à huit pieds environ de profondeur, ceux-ci trouvèrent chacun un cadavre à peu près en même temps. C’étaient ceux de Gortz et de Boyd, Melville leur dit alors d’enlever la neige dans la direction de l’est, puis remonta lui-même sur le haut du talus qui, en cet endroit, se trouvait à vingt pieds au-dessus du niveau du fleuve, afin d’y chercher un endroit convenable pour déterminer la position avec son compas. S’étant dirigé du côté de l’ouest, il 308 avait fait un millier de mètres environ quand ses yeux tombèrent sur une bouillotte. En s’approchant pour examiner cet objet, il sentit son corps frissonner; il avait failli heurter du pied une main qui émergeait à la surface de la neige. S’accroupissant aussitôt et écartant, avec ses mains, la neige qui, à cet endroit, n’avait qu’un pied de profondeur, il se trouva en présence des restes du commandant de Long. A trois pieds plus loin était le cadavre du docteur Ambler, celui de Sam, le cuisinier chinois, était étendu à ses pieds. Tous les trois étaient en partie recouverts d’une moitié de la tente que ces malheureux avait emportée en s’éloignant de leurs compagnons qui n’en avaient plus besoin. Ils avaient aussi sur eux quelques morceaux de couverture dont ils s’étaient enveloppés pour conserver un peu de chaleur. Les restes d’un feu étaient encore là, tout près de la bouillote, avec quelques morceaux de saule arctique, dont les infortunés avaient fait une infusion.

Le carnet de de Long était resté sur le sol à côté de son cadavre, ainsi que son crayon; sans doute il n’avait pu le remettre dans sa poche après y avoir inscrit sa dernière note. Ainsi, l’infortuné capitaine, ainsi que le docteur Ambler et Sam sont morts le jour où cette note a été inscrite. De Long avait l’habitude de noter chaque jour les événements de la journée; quand il n’avait rien de particulier à noter, il inscrivait simplement la date et le nombre de jours qui s’étaient écoulés depuis la catastrophe de la Jeannette.

Avant de quitter l’emplacement de la tente où ils laissaient 309 les cadavres de leurs compagnons, pour traîner leurs pieds fatigués et privés de chaussures, au lieu où les attendait le repos éternel, de Long et le docteur Ambler avaient respectueusement couvert, avec un lambeau de vêtement, le visage de leur collègue, M. Collins.

La tente avait été plantée dans un enfoncement profond de la rive. C’est là que furent trouvées deux boîtes contenant des notes qui avaient été placées sous la berge. La caisse de médicaments et le pavillon encore attaché à sa hampe furent trouvés un peu plus à l’est.

Les cadavres d’Iverson et de Dressler étaient couchés côte à côte un peu en dehors de la place qu’avait recouvert la moitié de tente enlevée par les trois derniers survivants; celui de M. Collins était un peu plus loin à l’intérieur de la tente. On ne découvrit pas tout d’abord, ceux de Lee et de Knack; mais en consultant le carnet de de Long, on constata qu’après leur mort, celui-ci, avec le docteur Ambler, M. Collins, le cuisinier Ah Sam, les avaient transportés hors de la vue de leurs camarades, derrière une pointe de terre, située à l’ouest où ils les avaient laissés, étant trop faibles pour les enterrer. En fouillant sous la neige en cet endroit, les deux cadavres furent retrouvés; ni l’un ni l’autre n’avaient de bottes aux pieds: elles étaient remplacées par des chiffons qu’ils s’étaient enroulés et attachés autour des jambes pour se protéger du froid, mais des morceaux de cuir brûlé, trouvés dans leurs poches, ne montraient que trop clairement à quelle extrémité ces malheureux avaient été réduits pour la nourriture. Tous portaient sur leurs mains 310 et sur leurs vêtements des traces de feu. On eût dit que dans le dernier effort du désespoir ils s’étaient traînés dans le feu pour se réchauffer. Le cadavre de Boyd fut même trouvé couché en travers sur les débris d’un foyer, ses vêtements étaient complètement brûlés jusqu’à la peau; cependant son corps n’avait pas été entamé.

L’intention de l’ingénieur Melville était d’ensevelir les restes de ses infortunés compagnons dans l’endroit même où ils avaient été trouvés. Mais les indigènes lui firent remarquer qu’une tombe construite en cet endroit serait emportée par les eaux du fleuve, qui, au moment du printemps, couvrent le delta tout entier et atteignent une hauteur de quatre pieds. Changeant alors d’avis, Melville les fit transporter sur le sommet d’une colline de roc dur, élevée d’environ trois cents pieds au-dessus du niveau du fleuve, et située à quarante verstes plus à l’ouest, et sur laquelle il éleva un mausolée avec les débris de l’embarcation, près de laquelle les cadavres avaient été trouvés. Il fit d’abord tailler une croix gigantesque dans un énorme madrier de bois flotté, qu’il planta sur la crête de la colline. Il fit ensuite construire au pied, et juste dans l’axe du méridien magnétique, un caisson en bois long de vingt-deux pieds, profond de deux et large de six. Les cadavres y furent déposés côte à côte, et le caisson fut recouvert de madriers juxtaposés. Une traverse de faîte, longue de seize pieds, fut ensuite fixée solidement par son milieu dans le pied de la croix, à cinq pieds au-dessus du corps du cercueil et appuyée à ses extrémités sur deux madriers placés en arcs-boutants 311 et ayant la même inclinaison. D’autres madriers, placés côte à côte et appuyés par une de leurs extrémités sur la traverse, et, de l’autre, sur le roc, donnèrent à l’ensemble la forme d’une pyramide parfaite. Le tout fut recouvert de pierres, de sorte que, le travail achevé, ce monument présentait à l’œil l’apparence d’un monticule pyramidal et surmonté d’une croix. Cette dernière s’élève à vingt-deux pieds au-dessus du roc. Le fût, ainsi que les bras, qui sont longs de douze pieds, ont un pied carré comme épaisseur.

Avant d’ériger cette croix, Melville et ses compagnons y gravèrent le soir, dans leur hutte, l’inscription suivante:

«A la mémoire de douze officiers ou marins du steamer arctique la Jeannette, morts dans le delta de Léna, en octobre 1881.

«Lieutenant G.-W. de Long, Dr J.-M. Ambler, J.-J. Collins, W. Lee, A. Gortz, A. Dressler, A. Erickson, G.-W. Boyd, N. Iverson, H. Knack, Alexis, Ah Sam.»

Après ce triste devoir rempli, M. Melville prit des mesures pour qu’au printemps la pyramide fût recouverte de terre par les soins du commandant de Boulouni, au cas ou il aurait lui-même fini ses recherches assez tôt pour quitter le delta avant la débâcle des glaces. La structure de ce monument, qu’on peut apercevoir à vingt verstes de la rivière, mérite véritablement des éloges à son auteur.

Aussitôt après leur découverte, les livres et les papiers furent scellés, et personne ne put en examiner le contenu. Le carnet de de Long, lui-même, fut l’objet de la même mesure, à l’exception du mois d’octobre, où l’on pouvait 312 avoir besoin de puiser des renseignements pour la continuation des recherches. Les objets de valeur ou autres qui pouvaient avoir quelque intérêt aux yeux des parents ou des amis des hommes morts furent religieusement conservés et envoyés à Yakoutsk en même temps que les livres, les papiers et le pavillon, que Melville avait confiés à M. Boboukoff et au sergent cosaque qui devaient les déposer entre les mains du gouverneur du district. Celui-ci devait les conserver jusqu’au retour de Melville, à moins que des instructions venues du département de la marine des États-Unis, lui en ordonnassent autrement.

Pendant que Melville prenait toutes ces dispositions, il faisait rechercher activement les restes d’Alexis. D’après le carnet de de Long, le cadavre de cet Indien avait été déposé sur la glace de la rivière, en face l’épave du canot, mais on n’avait encore pu le retrouver.

Le 10 avril, Melville, aussitôt après avoir terminé le monument élevé à la mémoire de ses anciens compagnons, partit avec sa troupe pour chercher les traces du lieutenant Chipp, et s’assurer s’il avait pu, avec son canot, atteindre le delta de la Léna ou quelque point des côtes voisines. Tenter d’explorer le delta tout entier eût été une entreprise irréalisable: car celui-ci est formé par un immense banc de sable coupé dans tous les sens par des milliers de cours d’eau plus ou moins larges et dont beaucoup sont navigables mais changent de direction d’année en année. Il devait donc se borner, avec le peu de monde dont il disposait, à visiter la ligne des côtes avant que la saison des traîneaux ne prît fin, car plus tard l’inondation 313 qui coïncide avec la debâcle des glaces devait faire disparaître toutes les traces qui pouvaient exister.

Le plan de Melville, pour cette dernière partie des recherches, était de s’avancer lui-même jusqu’à l’Olenek et de revenir par la côte nord-ouest jusqu’à Cath Cartha, tandis que Bartlett et Ninderman, passant ensemble par ce dernier point, iraient dans la direction du nord-est jusqu’à Barkin, où ils se sépareraient; Bartlett devait alors suivre la côte orientale, pendant que Ninderman reviendrait à Cath Cartha en longeant la côte septentrionale.

Bartlett et Ninderman, qui sont revenus les premiers, n’avaient pas trouvé le moindre vestige du passage de Chipp. Melville n’est pas encore de retour. Des difficultés qu’il ne pouvait surmonter ont malheureusement retardé son départ de trois jours, et il se peut qu’il éprouve de sérieuses entraves, car la fin de la saison des traîneaux arrive à grands pas. Après son retour à Cath Cartha, toute la troupe rejoindra Bartlett, qui se trouve en ce moment à Gemenovialak, et explorera le cap Borchaya et la baie du même nom. Si alors on ne trouve aucune trace des gens du canot no 2, on sera forcé d’admettre comme vraie la triste présomption que ce canot a sombré pendant la tempête de septembre, et que Chipp et tous ses hommes ont péri au milieu des flots.


315

CHAPITRE XII.

Les derniers jours de de Long et de son parti[4].

Le samedi, 1er octobre, 111e jour de la retraite.—Erickson subit l’amputation des doigts de pied.—Passage de la rivière.—Record laissé sur la rive orientale.—Une route glacée et des rations pour un jour encore.—Quatre quatorzièmes de livre de pemmican par homme et un chien mourant de faim pour provisions.—On trouve des empreintes de pas d’homme.—Alexis prend une butte de terre pour une hutte.—Conséquences de cette erreur.—Le lieutenant de Long, M. Collins et Gortz, passent à travers la glace.—Le dernier chien est tué et mangé.—Effroyable nuit.—L’état d’Erickson s’aggrave.—Il a les mains gelées.—La troupe cherche un abri dans une hutte.—Une ration de thé et une demi-livre de chien.—Mort d’Erickson.—Ses funérailles.—Dernière demi-livre de chien.—Départ.—Record laissé dans la hutte.—Alexis rapporte un ptarmigan.—Départ de Ninderman et de Noros.—Des morceaux de peau de renne pour nourriture.—Plus de thé.—Une cuillerée de glycérine pour nourriture.—La glycérine fait défaut.—L’infusion de saule arctique la remplace.—Lee supplie ses compagnons de l’abandonner.—Une demi-cuillerée à thé d’huile douce par homme et par jour.—Du thé de saule et deux vieilles bottes.—Alexis meurt.—Knack et Lee meurent.—Iverson meurt.—Dressler meurt.—Boyd et Gortz meurent.—M. Collins mourant.—Plus rien.—Jusqu’à quel point la fatalité s’est acharnée sur de Long et ses compagnons.

316

Après le récit des différents incidents qui ont accompagné la découverte des corps de de Long et de ses compagnons, l’imagination peut se retracer en partie les événements qui ont dû se passer pendant la longue et cruelle agonie des douze infortunés appartenant à l’équipage du canot no 1. Mais ce récit ne peut donner naissance qu’à des hypothèses lesquelles ne peuvent elles-mêmes s’appliquer qu’aux derniers moments de ces malheureux. Il nous faudra donc aller chercher ailleurs, pour apprendre ce qui s’est passé depuis le départ de Noros et Ninderman jusqu’au moment où leurs compagnons ont successivement rendu le dernier soupir; pour connaître la longue suite de tortures physiques et morales que ces hommes, mourants de faim et à moitié gelés, attendant toujours des secours qui ne devaient venir jamais, ont eu à souffrir, pour enfin nous faire une faible idée des angoisses de cet infortuné capitaine, qui, n’ayant plus d’espérance qu’en Dieu, a vu succomber un à un et sous ses yeux ceux qui s’étaient confiés à sa garde et qu’il était impuissant à sauver. La fin du carnet de de Long, que nous allons reproduire, nous racontera en partie toutes ces infortunes, qu’il faudrait avoir souffert pour les bien comprendre. Néanmoins la lecture de ces notes prises jour par jour, et presque heure par heure nous permettra de suivre pas à pas les progrès de la mort s’emparant peu à peu de ces hommes jeunes encore.

Nous reprendrons le carnet de de Long à une date antérieure de quelques jours au départ de Ninderman. Nous y trouverons quelques renseignements nouveaux, omis 317 dans le récit de ce dernier, et qui méritent d’être relatés, et, en outre, de cette façon, le tableau que va nous fournir de Long sera complet.

Samedi, 1er octobre, 115e jour, et mois nouveau.—Aussitôt que le cuisinier est venu nous prévenir, tous les hommes ont été réveillés. Nous avons déjeuné à 6 heures 45, de thé et d’une livre de renne. J’ai ensuite envoyé Ninderman et Alexis examiner le cours principal de la rivière, pendant que le reste des hommes est allé chercher du bois.

Le docteur a repris l’amputation des orteils d’Erickson.

Il ne lui en reste plus qu’un.

Sans doute il aura à continuer sa besogne jusqu’à ce qu’Erickson n’ait plus de pieds, à moins que la mort n’arrive auparavant.

Temps clair; légers souffles du nord-ouest. Baromètre marque 30° 15´ à 6 h. 5. Température: 18° à 7 h. 30.

On a vu Ninderman et Alexis traverser la rivière. J’ai envoyé aussitôt des hommes pour transporter nos bagages de l’autre côté.—Laissé ici record suivant:

«Samedi, 1er octobre 1881.—Quatorze hommes ou officiers du steamer arctique américain la Jeannette ont atteint cette hutte le mercredi 28 septembre et ont été forcés d’y rester jusqu’à ce jour, pour attendre que la rivière gelât. Ce matin, ils se préparent à passer sur la rive occidentale, afin d’atteindre un des établissements qui se trouve sur la Léna. Nous avons deux jours de vivres, mais ayant été assez heureux jusqu’à présent pour nous procurer du gibier pour subvenir à nos besoins 318 les plus pressants, nous n’avons aucune crainte pour l’avenir.

»Tous les hommes de la troupe sont bien à l’exception d’un seul, Erickson, qui a subi l’amputation des doigts de pieds qu’il avait gelés. On trouvera d’autres records dans plusieurs huttes sur la rive orientale de cette rivière que nous avons remontée en venant du nord.

»George W. de Long,

»Lieutenant de la marine des États-Unis,
»commandant de l’expédition.»

Suivait la liste des membres de la troupe attaché à ce record.

A 8 h. 30 nous avons fait notre dernière traversée de la rivière et mis notre malade en lieu sûr.

Ensuite nous avons marché jusqu’à 11 heures 20, emmenant Erickson et son traîneau. A cette heure nous nous sommes arrêtés pour prendre notre repas du midi, qui a consisté en une demi-livre de renne et du thé. A une heure, nous avons repris notre route pour marcher jusqu’à 5 heures 5.

A 8 heures, nous nous sommes glissés dans nos couvertures.

Dimanche, 2 octobre (112e jour).—Nous avons tous pu dormir jusqu’à minuit, mais à partir de cette heure, le froid a été si intense et si gênant qu’il est devenu impossible de songer au sommeil. A 4 h. 30, tout le monde était levé et s’était approché du feu. Le jour commençait à poindre. Erickson n’a cessé de rêver pendant toute 319 la nuit, et, de fait, aurait tenu éveillés ceux que le froid n’aurait pas empêchés de dormir. Nous avons déjeuné à 5 h. d’une demi-livre de renne et de thé.

Belle matinée, brise légère du nord; baromètre marquant 30,30 à 5 h. 32.—Température 6° 35´.

Nous sommes partis à 7 heures, suivant le cours de la rivière partout où nous l’avons trouvé glacé. A 9 h. 30, j’ai acquis la certitude que nous nous étions éloignés du lit principal du fleuve. Je pense que nous avons pu faire deux milles à l’heure et nous devons avoir marché 2 heures 40. Cette après-midi, je pense que nous avons fait de 6 à 7 milles. Mais où sommes-nous? A l’entrée du cours de la Léna enfin, je crois. Sagasta me semble un mythe.

Nous avons vu deux vieilles huttes et c’est tout. Mais comme ces huttes ne se trouvaient pas sur notre chemin et que nous étions encore au milieu du jour, nous n’y sommes point allés.

Nous avons marché pendant toute la journée sur la glace, ce qui me fait croire que nous suivions le lit d’un cours d’eau; mais il était si étroit et si embarrassé que je ne peux croire qu’il fût navigable.

Il nous faut marcher sans relâche vers le sud, espérant que Dieu nous conduira à quelque station, car depuis longtemps j’ai reconnu que nous étions impuissants à nous sauver nous-mêmes.

Nous avons eu une journée claire et calme pendant laquelle le soleil a brillé sur nous de tout son éclat.

Une route glacée et des rations pour un jour encore. Bateaux glacés et naturellement tirés sur la rive. Pas une 320 hutte en vue pendant toute la journée, et nous nous sommes arrêtés sur une pointe de terre élevée pour y passer une nuit froide et misérable. A souper nous avons mangé une demi-livre de renne et bu du thé. Nous avons allumé un grand feu. Ensuite il fallu nous préparer à passer une seconde nuit froide et pénible. Le vent était si pénétrant que nous avons été obligés de tendre nos demi-tentes comme paravents et de nous asseoir derrière où nous grelottions enveloppés de nos couvertures.

Lundi, 3 octobre 1881 (113e jour).—Le froid était si intense et notre position si misérable que j’ai fait servir le thé à tout le monde, et qu’ensuite nous nous sommes mis en marche pour continuer jusqu’à 5 heures du matin. A ce moment, nous avons mangé notre dernière ration de viande et bu une seconde fois du thé.

Il ne nous reste plus maintenant qu’une ration de 4/14 de livre de pemmican et un chien à moitié mort de faim.

Puisse Dieu venir de nouveau à notre aide! Quelle distance nous faudra-t-il parcourir avant de trouver une station ou un abri! Lui seul le sait.

Vent piquant. Le baromètre marquait 30, 23 à 1 h. 50.

Erickson semble s’éteindre. Il est faible et abattu; dès qu’il s’endort, il se met à parler soit en danois soit en allemand, peu en anglais. Personne ne peut dormir près de lui, lors même que les autres circonstances le permettraient. La nuit dernière ma montre s’est arrêtée à 10 h. 15, sans que j’en puisse deviner la cause. Je l’avais donnée à l’homme de garde. Je l’ai remise aussi exactement à l’heure que j’ai pu, et c’est sur cette heure approximative que nous 321 nous fixerons désormais jusqu’à ce que nous puissions faire mieux. Le soleil s’est levé hier à 6 heures 40, c’est-à-dire avant que ma montre ne s’arrête. Nous avons fait cinq milles.

Pour nous, force signifie en avant! La traversée de la rivière, pour gagner la rive opposée où nous voyions de nombreuses trappes à renard, nous a fait perdre un peu de temps, et, par conséquent un peu de chemin. Nous avons aussi trouvé sur cette rive la trace d’un homme qui devait aller vers le sud. Nous avons suivi cette trace jusqu’au moment où nous l’avons vue se diriger vers la rivière pour se continuer sans doute jusqu’à la rive occidentale. A ce moment, nous avons été obligés de revenir sur nos pas, car nous ne pouvions plus suivre cette piste, la rivière étant libre de glace en cet endroit. En outre, un de ces innombrables bas-fonds qui infestent la rivière nous a forcés de faire un détour vers l’est. Aussi me suis-je hâté de regagner la rive occidentale que nous avons atteinte à 10 heures 10. Mangé nos derniers 4/14 de livre de pemmican.

A 1 heure 40, nous nous sommes remis en marche et nous avons fait une longue étape jusqu’à 2 heures 20. Alexis prétendait avoir vu une hutte de l’autre côté de la rivière; pendant notre dîner, il en vit une seconde. Dans les circonstances où nous nous trouvions, mon désir était de m’y rendre le plus promptement possible, mais elles étaient sur la rive gauche de la rivière, et nous nous trouvions sur la rive droite. Heureusement, nous avons rencontré un banc de sable qui nous a fourni un excellent 322 terrain pour marcher, jusqu’à un point où nous avons pu traverser la rivière en diagonale. Nous sommes arrivés sur l’autre rive à 2 heures 20. J’ai fait aussitôt arrêter tout le monde et envoyé Alexis inspecter une seconde fois les environs, du sommet d’un tertre élevé. Il est revenu en annonçant qu’il avait aperçu une seconde hutte dans les terres, à un mille et quart environ de la rivière. L’autre hutte se trouvait au contraire à peu près à la même distance dans la direction du sud, mais sur une langue de terre élevée qui s’avançait dans la rivière. La difficulté d’emmener un malade sur un traîneau, à travers les terres, m’a décidé immédiatement à me rendre à la dernière, que nous pouvions atteindre en moitié moins de temps, en suivant le lit glacé de la rivière, puisqu’elle se trouvait sur la rive. Ninderman montant à son tour sur le tertre, est revenu, disant que ce qu’on apercevait dans les terres était bien une hutte, mais qu’il n’osait affirmer que c’en fût une autre qu’on voyait sur le bord. Cependant, Alexis était toujours très affirmatif. N’y voyant pas très bien moi-même, j’ai malheureusement pris ses yeux pour les meilleurs et donné l’ordre d’avancer dans la direction du sud. La petite troupe s’est donc mise en marche, Alexis et Ninderman tenant la tête. Nous avions fait un mille environ, quand soudain je suis passé à travers la glace en enfonçant jusqu’aux épaules, sans que mon sac pût m’arrêter. Pendant que je me débattais pour me relever, Gortz, qui était à cinquante mètres en arrière, s’est à son tour enfoncé jusqu’au cou, tandis que M. Collins, qui était derrière lui, plongeait aussi 323 jusqu’à la ceinture. Cet accident nous a causé un moment d’arrêt. Mais nous étions à peine relevés que nos habits étaient couverts d’une croûte de glace, et nous courions le risque d’avoir les membres gelés. Nous nous sommes cependant traînés jusqu’à ce que, vers 3 heures 45, nous sommes arrivés au point où Alexis avait cru voir une hutte. Ninderman, suivi du docteur, est monté aussitôt sur la pointe de terre, et son premier cri a été: «La voilà, venez!» Nous étions à peine montés qu’il s’est écrié de nouveau: «Mais il n’y en a pas!» Cette nouvelle a été pour moi une cruelle déception et la cause d’une véritable frayeur. Ce qu’on avait pris pour une hutte n’était qu’une grosse butte de terre, mais de forme si régulière, qu’à cause de sa position singulière, on se fût imaginé qu’elle avait été élevée artificiellement pour servir de point de repère. Ninderman lui-même avait été tellement convaincu que c’était une hutte, qu’il en avait fait le tour pour trouver la porte et était ensuite monté dessus afin d’y chercher un trou au sommet. Mais tout cela en vain. Ce n’était réellement qu’une butte de terre. Ce n’a été qu’avec le cœur bien triste que j’ai fait établir notre camp dans une anfractuosité de la pointe de terre, pour y passer la nuit. Bientôt après, nous séchions ou plutôt nous brûlions nos vêtements à la flamme d’un grand feu, tandis qu’un vent glacé nous rongeait le dos.

Comme il ne nous restait aucune nourriture pour souper, j’ai dit à Iverson de tuer le chien et de le préparer. Quelques instants plus tard, toute la troupe, à l’exception du docteur et de moi, s’est repue avec délices 324 d’un ragoût composé de toutes les parties de l’animal que nous ne pouvions pas emporter. Pour nous deux, c’était un mets nauséabond;—mais pourquoi m’étendre sur ce sujet désagréable? J’ai fait peser l’animal et nous avons trouvé qu’il nous donnait vingt-sept livres de viande. Il était gras, et, comme il avait été nourri de pemmican, sa chair devait être très nette.

Aussi, l’emplacement du camp trouvé, j’ai envoyé Alexis avec un fusil vérifier si l’autre hutte n’était point un mythe comme la première. Il est revenu à la brume, sûr cette fois de ne s’être pas trompé, car il est entré à l’intérieur de la hutte, qu’il a trouvée large et spacieuse; en outre, il y a trouvé des débris de renne et des os.

Alors, nous nous sommes préparés à nous accommoder de notre mieux de l’endroit où nous étions. Nous trois qui étions passés à travers la glace, nous nous tenions devant le feu où nous cuisions presque au milieu d’un nuage de vapeur. M. Collins et Gortz avaient bu un peu d’alcool, mais je ne pus en avaler.

Le froid intense qu’il faisait, joint au vent pénétrant du nord-ouest que nous ne pouvions éviter et contre lequel nous n’avions aucun abri, nous présageait encore une nuit plus pénible et plus misérable que les précédentes. Pour comble d’infortune, Erickson est tombé en délire et ses divagations sont venues comme pour mettre le comble à l’horreur de l’effroyable position dans laquelle nous nous trouvions.

Il nous a été impossible de nous réchauffer; quant à sécher nos vêtements, nous ne pouvions y songer. Chacun 325 de nous paraissait ahuri et stupéfié, et j’avais tout lieu de craindre que quelqu’un de nous ne vînt à mourir pendant la nuit. J’ignore quelle température il a fait, car j’ai brisé mon thermomètre de poche dans une de mes nombreuses chutes sur la glace, mais je suis convaincu qu’il eût marqué plusieurs degrés au-dessous de 0 (Fahr.).

Une garde a été désignée pour entretenir le feu autour duquel nous nous sommes pressés pour passer notre troisième nuit sans sommeil. Si Alexis ne m’avait point enveloppé de sa peau de phoque et ne s’était point assis contre moi pour me communiquer de sa propre chaleur, je crois que je serais mort de froid.

Erickson pousse des gémissements, et dans son délire fait mille châteaux en Espagne.

Oh! puissé-je ne jamais passer une autre nuit pareille à celle-ci!

Jeudi, 4 octobre (114e jour).—Dès les premières lueurs de l’aube, nous nous sommes levés et nous sommes mis à circuler autour de notre campement pendant que le cuisinier préparait le thé. Le docteur, en visitant à ce moment le malheureux Erickson, a fait la triste découverte que celui-ci avait quitté ses gants pendant la nuit et qu’il avait les mains gelées. On s’est mis sur-le-champ à le frictionner, et, à 6 heures, la circulation était assez bien rétablie pour que nous puissions nous hasarder à le transporter. Aussitôt chacun a avalé sa ration de thé et repris son fardeau pour partir. Erickson ayant complétement perdu connaissance, nous avons été obligés de l’attacher sur son traîneau. Un vent violent du sud-ouest soufflait 326 à ce moment et rendait la sensation du froid encore plus intense; néanmoins nous sommes partis, et, à huit heures, après deux heures d’une marche forcée, nous avons pu, grâce à Dieu, déposer notre malade dans une hutte assez spacieuse pour nous contenir tous. Nous nous sommes empressés d’y allumer du feu, et, pour la première fois depuis samedi matin, nous avons pu nous réchauffer.

Le docteur ayant examiné Erickson, l’a trouvé fort mal. Son pouls était devenu très faible. Il était toujours en délire, et, à la suite de la terrible nuit que nous venions de passer, il déclinait rapidement. Nous craignions même que son existence ne se prolongeât pas de quelques heures. J’ai fait alors réunir tout le monde autour de moi pour lire les prières des agonisants à côté du moribond. Tous y ont assisté avec recueillement, mais je crains que ma prononciation saccadée n’ait empêché de comprendre ce que je lisais. Une garde a ensuite été désignée pour entretenir le feu, et nous nous sommes tous couchés à l’exception d’Alexis. Celui-ci est parti à la chasse à dix heures, mais il est revenu à midi, complétement trempé, la glace s’étant brisée sous lui pendant qu’il traversait la rivière. Nous nous sommes levés à six heures du soir pour prendre un peu de nourriture, ce qui m’a paru indispensable, pour conserver mes forces. Chacun a reçu une demi-livre de chien et une ration de thé. C’est tout ce que nous avons pris de nourriture dans la journée. Néanmoins nous étions heureux de ne plus nous trouver exposés sans abri à l’ouragan qui soufflait du 327 sud-ouest, et c’en était assez pour nous faire oublier notre disette.

Mercredi 5 octobre, 115e jour.—Le cuisinier s’est levé à 7 heures 30 pour nous préparer du thé avec les feuilles qui nous ont déjà servies hier. Il n’a rien autre chose à nous donner d’ici ce soir. Une demi-livre de chien sera notre ration de chaque jour, jusqu’à ce que nous ne trouvions d’autre nourriture.

Alexis est, de, nouveau, parti à la chasse à 9 heures. Pendant son absence, j’ai envoyé le reste des hommes ramasser des brindelles de bois pour couvrir le sol de la hutte qui dégèle sous nous et nous tient si humides que nous ne pouvons dormir.

L’ouragan de sud-ouest continue. Le baromètre marquait 30° 13´ à 2 heures 40.

Une des jambes d’Erickson commence à se décomposer, il s’éteint rapidement. L’amputation ne servirait désormais à rien, car probablement il mourrait pendant l’opération. Il a repris connaissance.

Alexis est rentré à midi sans avoir vu de gibier. Cette fois il avait pu traverser la rivière, mais le froid et la violence de l’ouragan l’ont forcé de revenir.

Je crois que nous sommes sur la côte orientale de l’île de Titary, c’est-à-dire à vingt-cinq milles de Kumah Surka que je suppose être une station. C’est là notre dernière espérance. Le rêve de Sagasta s’est, depuis longtemps, évanoui. La hutte, dans laquelle nous sommes, est toute neuve, mais ce n’est certainement pas la station astronomique, indiquée sur ma carte. En fait, cette hutte n’est 328 même pas terminée, vu qu’elle n’a ni porte ni porche. Peut-être est-ce une hutte d’été. Cependant de nombreuses trappes à renard existent dans les environs. Notre dernière espérance de salut repose sur cette supposition et sur l’arrivée de jours moins mauvais, car je ne me sens plus rien à faire. Aussitôt que l’ouragan se sera apaisé, j’enverrai Ninderman avec un de ses camarades à Kumah Surka où ils se rendront à marche forcée pour y chercher du secours.

A 6 heures, on nous a servi à chacun notre demi-livre de chien et notre ration de thé de second chaud (infusé pour la seconde fois) et nous sommes allés nous coucher.

Jeudi, 6 octobre (116e jour.)—Tout le monde était debout à 7 h. 30. Pris une tasse de thé (troisième infusion) mélangée avec une once d’alcool. Tous extrêmement faibles. L’ouragan s’apaise un peu. J’ai envoyé Alexis à la chasse. Ninderman et Noros partiront à midi pour se rendre à marche forcée à Kumah-Surka. A 8 h. 45, notre compagnon Erickson a quitté cette vie. J’ai adressé quelques paroles de consolation et d’encouragement aux hommes. Alexis est revenu les mains vides. Trop d’amas de neige. Oh! mon Dieu, qu’allons-nous devenir? Il nous reste quatorze livres de chien pour faire les vingt-cinq milles qui nous séparent d’une station problématique. Il nous est impossible de creuser une fosse pour enterrer Erickson, car le sol est glacé et nous n’avons pas d’instrument. Il ne nous reste donc qu’à le descendre dans le lit de la rivière à travers la glace. Il est enseveli dans un morceau de la tente. J’ai fait préparer 329 dix hommes, et après avoir pris une demi-once d’alcool, nous allons essayer de lui rendre les derniers devoirs, mais nous sommes si faibles que je ne sais si nous pourrons aller jusqu’à la rivière.

A 12 h. 40, j’ai lu l’office des morts et nous avons transporté notre pauvre compagnon jusqu’à la rivière. Après avoir ouvert un trou dans la glace, nous y avons fait passer son corps. Trois décharges de Remington ont été tirées sur sa tombe comme honneurs funéraires. Nous avons ensuite préparé une planche sur laquelle nous avons gravé l’inscription suivante: «En mémoire de H.-H. Erickson, 6 octobre 1881. U. S. S. Jeannette.» Cette planche sera fixée sur la berge de la rivière et presque sur sa tombe; ses vêtements ont été ensuite partagés entre ses camarades; sa bible et une mèche de ses cheveux sont entre les mains d’Iverson.

Nous avons soupé à 5 heures d’une demi-livre de chien et de thé.

Vendredi, 7 octobre (117e jour).—A déjeuner, nous avons mangé notre dernière ration de chien et bu du thé.

Notre dernière feuille de thé a été mise dans la bouillote ce matin, et nous sommes sur le point d’entreprendre un voyage de vingt-cinq milles avec quelques feuilles de thé déjà infusées et deux quarts d’alcool (2 lit. 272). Néanmoins, j’ai confiance en Dieu, et je crois que Lui, qui nous a nourris jusqu’ici, ne souffrira pas que nous mourrions de faim.

Nous avons commencé nos préparatifs de départ à 7 heures 10. Nous laissons derrière nous une carabine 330 Winchester hors de service et cent soixante et une livres de munitions; il nous reste deux Remingtons et deux cent quarante-trois cartouches.

J’ai laissé la note suivante dans la hutte que nous avons quittée ce matin:

»Vendredi, 7 octobre 1881.—Les officiers et matelots ci-dessous dénommés, du steamer américain la Jeannette, partent d’ici ce matin pour se rendre à marche forcée à Kumah-Surka ou à quelque autre station située sur le bord de la rivière Léna.

»Nous sommes arrivés ici mardi, 4 octobre avec un de nos compagnons, malade, le matelot H.-H. Erickson qui est mort hier matin et a été enterré dans le lit de la rivière, à midi.

»Il a succombé aux suites des atteintes du froid qu’il avait enduré, et d’épuisement.

»Les survivants de notre troupe sont en bonne santé, mais nous n’avons plus de vivres, car nous avons mangé nos dernières rations ce matin.

»George W. de Long,

»commandant de l’expédition.»

Partis à 8 heures 30, nous avons marché jusqu’à 11 heures 20 pour faire environ trois milles. Au bout de ce trajet nous étions tous à peu près épuisés. Ayant rencontré un gros bloc de bois rejeté par le courant, j’ai pensé que la place était favorable pour chauffer de l’eau; j’ai donné l’ordre de faire halte pour dîner: une once d’alcool dans un pot de thé. Nous avons ensuite repris notre marche et 331 nous sommes arrivés à un cours d’eau qui nous a semblé la branche principale du fleuve. En essayant de traverser, quatre d’entre nous sont passés à travers la glace; alors, craignant les effets du froid, j’ai fait allumer du feu sur la rive occidentale pour sécher nos vêtements. J’ai envoyé Alexis à la chasse pendant cette halte, en lui recommandant de ne pas trop s’éloigner et de ne pas rester trop longtemps; à 1 heure 30, il n’était pas encore de retour et on ne l’apercevait nulle part.

Légère brise du sud-ouest, brouillard, montagnes en vue dans la direction du sud.

Alexis est revenu à 5 heures 30; il rapportait un ptarmigan dont nous avons fait de la soupe, laquelle, avec une demi-once d’alcool, a constitué tout notre souper; nous nous sommes ensuite glissés sous nos couvertures pour dormir.

Légère brise de l’ouest. Pleine lune. Ciel étoilé. Température modérée.

Alexis a rencontré une rivière large d’un mille et sans glace.

Samedi, 8 octobre (118e jour).—Tous debout à 5 heures et demie. Déjeuner: une once d’alcool dans une pinte d’eau chaude.

Note du docteur.—L’alcool a été très précieux pour nous, donné à la dose d’environ trois onces par jour, conformément aux expériences du docteur Ambler: il trompe l’appétit et empêche les tiraillements d’estomac, il a soutenu l’énergie des hommes.

Nous avons continué de marcher en avant jusqu’à 332 10 heures 30. Une once d’alcool. De 6 heures 30 à 10 heures 30 nous avons fait cinq milles et nous sommes arrivés sur le bord d’un large cours d’eau. Nous nous sommes remis en marche et sur notre chemin, nous avons rencontré des bancs de neige et enfin une petite rivière qui nous a forcé à retourner sur nos pas. Halte à 5 heures. Nous n’avons avancé que d’un mille. Mauvaise chance. Neige. Vent froid du sud-ouest. Campé. Peu de bois. Une demi-once d’alcool.

Dimanche, 9 octobre (119e jour).—Tout le monde était éveillé à 4 heures 30. Une once d’alcool pour déjeuner. Lecture du service divin.

J’ai envoyé Ninderman et Noros en avant pour chercher du secours. Ils emportent leurs couvertures, une carabine cinquante cartouches et deux onces d’alcool. Je leur ai donné l’ordre, au moment de leur départ, de rester sur la rive occidentale de la rivière jusqu’à ce qu’ils atteignent une station. Ils sont partis à 7 heures. Trois hurrahs les ont salué à leur départ.

Je me suis mis en route avec le reste de la troupe, à 8 heures. Passés à travers la glace. Tous mouillés jusqu’aux genoux. Nous nous sommes arrêtés pour faire du feu et faire sécher nos vêtements. A 10 heures 30, nous nous sommes remis en route. Là on a eu des défaillances. A 1 heure, nous sommes arrivés sur la rive du fleuve. Halte pour dîner: une once d’alcool. Alexis a tué trois ptarmigans dont nous avons fait de la soupe. Nous suivons les traces de Noros et Ninderman, que nous avons perdus de vue depuis longtemps. En route à 3 heures 30. Nous 333 sommes arrivés à un tertre élevé sur le bord de la rivière dans laquelle nous voyons de nombreux glaçons passer rapidement devant et s’en aller dans la direction du nord. A 4 heures 40, ayant trouvé du bois, nous avons fait halte. Nous avons rencontré un bateau de rivière qui va nous servir d’abri pour dormir. Une demi-once d’alcool pour souper.

Lundi, 10 octobre.—(120e jour).—Nous avons pris notre dernière once d’alcool ce matin à 5 heures. A 6 heures 30, Alexis est parti pour essayer de tuer des ptarmigans. Mangé des morceaux de peau de renne. Hier nous avons mangé la peau de renne qui servait à envelopper mes pieds.

Légère brise du sud-est.—Température supportable.

En route à 8 heures.—En traversant une crique, trois d’entre nous sont tombés à l’eau, de sorte que nous avons été obligés de faire du feu pour sécher leurs vêtements.—Nous sommes repartis à onze heures, mais la marche était horriblement difficile. Lee nous a supplié de l’abandonner. Nous avons rencontré quelques petites grèves et de grandes longueurs de berges élevées.—Traces nombreuses de ptarmigans.

Nous avons continué de suivre la trace de Ninderman et de Noros, et, vers trois heures, étant épuisés, nous nous sommes traînés dans une brèche de la rive, où nous avons allumé du feu avec le bois que nous avons pu trouver.—Alexis est ensuite parti pour chercher du gibier, mais est revenu les mains vides.—Nous n’avons rien pour souper qu’une cuillerée de glycérine. Tout le monde est 334 faible, mais plein de courage. Que Dieu ait pitié de nous!

Mardi, 11 octobre.—(121e jour).—Ouragan du sud-ouest, accompagné de neige.—Nous sommes incapables d’aller plus loin. Alexis ne trouve plus de gibier et nous n’avons, pour toute nourriture, qu’une cuillerée de glycérine et de l’eau chaude. Plus de bois autour de notre campement.

Mercredi, 12 octobre.—(122e jour).—Nous avons pris, à déjeuner, notre dernière cuillerée de glycérine avec de l’eau chaude.—Pour dîner, nous aurons une couple de poignées d’écorce de saule arctique que nous ferons infuser dans un pot d’eau.—Chacun devient de plus en plus faible.—C’est à peine si nous avons assez de force pour aller chercher du bois.—L’ouragan du sud-ouest et la neige continuent.

Jeudi, 13 octobre.—(123e jour).—Thé de saule.—Vents violents du sud-ouest.—Pas de nouvelles de Ninderman. Nous sommes dans la main de Dieu; s’il ne vient à notre secours, nous sommes perdus; nous ne pouvons plus marcher contre le vent, et, rester ici, c’est mourir de faim.

Dans l’après-midi, nous avons fait un mille en avant pendant lequel nous avons eu à traverser une autre rivière ou un coude de la grande.—Après l’avoir traversée nous nous sommes aperçus que Lee avait disparu. Nous nous sommes réfugiés dans un trou de la berge, et j’ai envoyé à la recherche de Lee.—Il s’était laissé tomber sur la neige, et attendait la mort.—Nous avons récité tous ensemble le Pater et le Credo.—Après 335 souper, l’ouragan redouble de violence.—Nuit horrible.

Vendredi, 14 octobre.—(124e jour).—A déjeuner, une infusion de saule, à dîner, la moitié d’une cuiller à thé d’huile douce et infusion de saule.

Alexis a tué un ptarmigan dont nous avons fait de la soupe.

Le vent du sud-ouest s’apaise.

Samedi, 15 octobre.—(125e jour).—Thé de saule et deux vieilles bottes.

Décidons de partir au lever du soleil.—Alexis broken down[5]. Lee également—arrivons à une embarcation—elle est vide. Halte et campement.

Au crépuscule, il nous semble apercevoir de la fumée dans la direction du sud.

Dimanche 16. (126e jour). Alexis broken down. Service divin.

Lundi, 17. (127e jour). Alexis mourant. Le docteur le baptise. Lecture de la prière des morts. Jour anniversaire de la naissance de M. Collins: 40 ans. Alexis mort d’épuisement et de faim, vers le coucher du soleil. Nous l’avons couvert du pavillon et couché sous la tente.

Mardi, 18 octobre, (128e jour). Calme et doux. Neige tombe. Alexis enterré dans l’après-midi. Nous l’avons déposé sur la glace de la rivière et couvert de glaçons plats.

Mercredi, 19 octobre, (129e jour). Coupons notre tente en morceaux pour nous envelopper les pieds. Le docteur 336 est parti en avant pour trouver l’emplacement d’un campement. Nous avons changé de place à la brune.

Jeudi, 20 octobre, (130e jour). Temps clair, avec soleil mais très froid. Lee et Knack agonisants.

Vendredi, 21 octobre, (131e jour). Vers minuit, le docteur et moi avons trouvé Knack mort entre nous deux.

Lee a rendu le dernier soupir vers midi. Nous avons lu les prières des morts quand nous l’avons vu sur le point de trépasser.

Samedi, 22. (132e jour). Nous sommes trop faibles pour transporter les corps de Knack et de Lee jusque sur la glace. Le docteur, M. Collins et moi les avons portés de l’autre côté de la pointe de terre pour les soustraire à notre vue.

Mes yeux se ferment.

Dimanche, 23 octobre, (133e jour). Tous assez faibles. Nous avons dormi ou du moins nous sommes reposés aujourd’hui, puis nous avons été chercher du bois avant la nuit. Lu une partie du service divin.

Lundi, 24 octobre, (134e jour). Nuit cruelle.

Mardi, 25 (135e jour).

Mercredi, 26 octobre, (136e jour).

Jeudi, 27 octobre, (137e jour).—Iverson broken down.

Vendredi, 28, (138e jour). Iverson est mort ce matin.

Samedi, 29, (139e jour).—Dressler est mort cette nuit.

337

Dimanche, 30, (140e jour).—Boyd et Gortz sont morts pendant la nuit. M. Collins est mourant[6].

Ici, s’arrête le carnet de de Long.

Au moment où la dernière note y a été inscrite, trois des hommes de la troupe vivaient encore: le lieutenant de Long, le docteur Ambler et le cuisinier chinois Ah Sam; mais lequel a survécu aux deux autres pour recevoir leur dernier soupir? Nul ne le sait et nul ne le saura jamais.

Nous nous arrêterions ici et n’ajouterions plus un mot si nous ne devions encore montrer avec quel acharnement la fatalité semble s’être attachée à cet infortuné de Long et à ses compagnons. Nous avons déjà vu que si Ninderman et Noros, à leur arrivée à Bulcour, étaient repartis immédiatement avec des traîneaux, au secours de leurs compagnons, la plupart de ceux-ci eussent été sauvés. Nous savons, d’un autre côté que, si la baleinière avait pu faire une vingtaine de milles de plus, ils auraient rencontré les deux voyageurs bien avant leur arrivée à Bulcour et eussent pu se porter au secours de leur commandant; mais le destin voulut qu’on les conduisît à Gemovyalack en les détournant du chemin de Boulouni. Enfin, chacun se rappelle le dernier dialogue de M. Danenhower avec M. Jackson. Ce n’est pas tout; M. Jackson va nous raconter comment cette malheureuse troupe a débarqué à trente milles d’un village habité toute l’année où elle aurait pu trouver des secours; elle n’en eut 338 malheureusement pas connaissance, et comment aussi elle passa à quelques verstes d’un magasin rempli de viande de renne; mais nous nous arrêtons là pour laisser la parole à M. Jackson.

«Le sort, dit-il en parlant de de Long, paraissait lui être contraire. S’il eût abordé trente milles plus à l’ouest, il fût tombé sur un village habité toute l’année par les indigènes. Ce village se trouve au nord d’Upper-Boulouni. Il passa aussi à vingt verstes d’une hutte, où étaient suspendus les cadavres de vingt rennes que les indigènes tenaient en réserve pour l’hiver. En outre, il n’avait pas avec lui un seul fusil de chasse; il avait même donné l’ordre, en quittant son premier campement, de les abandonner sur la glace; or, dans les contrées qu’il devait traverser, les rennes sont rares, tandis que les ptarmigans abondent. Le journal de de Long porte en effet, chaque jour, la mention: «Ici, traces nombreuses de ptarmigans», et pour les tuer Alexis n’avait qu’une carabine; aussi, tout bon tireur qu’il fût, ne tua-t-il que quelques-uns de ces oiseaux. Le jour où Ninderman et Noros quittèrent le reste de la troupe, une bande de plus de deux cents ptarmigans vint s’abattre à un quart de mille du campement, et cependant on ne put en tuer un seul. Avec un seul fusil de chasse, Alexis eût pu soustraire à la famine, et par conséquent sauver tous ses compagnons, bien que la saison fût trop avancée pour rencontrer des rennes. Autre fait que j’ai appris à Gemovyalack et qui montre jusqu’à quel point la fortune était contraire à ce malheureux de Long. Deux indigènes, revenant du nord du delta, et se dirigeant vers Bykoff, 339 aperçurent sur leur chemin l’empreinte des pas de la troupe de de Long, deux jours après son passage; ils trouvèrent, en outre, une carabine Remington laissée par celui-ci dans une hutte, à moitié chemin entre le point de débarquement et celui où les cadavres ont été trouvés; mais, au lieu de suivre ces empreintes, ils se contentèrent d’emporter la carabine et de se retirer, craignant d’avoir affaire à des maraudeurs ou à des voleurs de grand chemin. Ayant entendu parler de Melville et de sa troupe, des trois canots et de la disparition du capitaine, en arrivant à Gemovyalack, ils s’abstinrent de dire ce qu’ils avaient vu, de peur d’être punis pour n’avoir pas suivi les traces qu’ils avaient rencontrées, et ce ne fut qu’après quelques jours qu’ils rompirent le silence, mais alors il était trop tard.

D’un autre côté, de Long commit une faute par suite de son excès de sollicitude pour ses livres et papiers particuliers, ainsi que pour les instruments scientifiques et autres bagages, dont il surchargea inutilement ses hommes. Il eût pu laisser tous ces objets dans sa première cache, mais il voulut, au contraire, les faire porter avec lui par ses hommes pendant toute la durée de leur pénible voyage. Quand on les emporta, en même temps que les cadavres, ils remplissaient un traîneau à chiens. De Long tenait tant à ses livres et à ses cartes qu’il dépensa ce qui lui restait de force pour essayer de les porter sur le sommet du tertre où il expira avec le docteur Ambler et Ah Sam, afin de les soustraire aux eaux de l’inondation, lors du débordement de la Léna au printemps; mais il ne put y porter que ses cartes.

340

Après le départ de Noros et de Ninderman, leurs compagnons ne firent plus que dix-huit milles dans l’espace de vingt jours, c’est-à-dire depuis le 9 jusqu’au 30 octobre, date à laquelle se termine son carnet. Même avant le départ de Ninderman, de Long était très faible; quand il avait marché pendant dix minutes, il était obligé de se coucher pour se reposer, et disait alors à ses compagnons: «Ne vous inquiétez pas de moi, marchez aussi loin que vous pourrez, je vous suivrai.» Après chaque journée de marche, il faisait construire d’énormes bûchers qu’il allumait à la nuit, et dont la flamme atteignait trente pieds de haut. Les débris du dernier de ces bûchers se trouvaient à quelques centaines de mètres de l’endroit où tous les membres de la troupe expirèrent. Par ce moyen, il espérait attirer l’attention des gens que, persistait-il à dire, on ne pouvait manquer d’envoyer à sa recherche. Mais ces bûchers brûlèrent en vain; à l’époque de sa mort, pas un être humain ne se trouvait dans un rayon de cent milles.

Le parti de Melville à Gemovyalack, s’en trouvait à peu près à cette distance.

La lumière produite par ces bûchers pouvait, au milieu de l’atmosphère glacée des plaines du delta, être aperçue à quarante ou cinquante verstes, et les partis de recherches se fussent trouvés alors dans ce périmètre, et de Long eût été évidemment secouru.

La grande croix qui surmonte le mausolée élevé sur la montagne voisine de la hutte de Matock, peut être aperçue de vingt ou trente verstes. Des arrangements 341 ont été pris par Melville avec le général Tchernaieff, gouverneur d’Irkoutsk, pour que la pyramide entière soit recouverte d’une couche épaisse de terre, afin d’empêcher la chaleur du soleil de pénétrer jusqu’aux cadavres et de les dégeler. Si cette mesure est prise de bonne heure, les corps resteront intacts indéfiniment, parce qu’à une profondeur de deux ou trois pieds le sol du delta ne dégèle jamais. Ils pourront donc être enlevés plus tard, si on le désire.

Le général Tchernaieff a fait placer une inscription en russe sur la tombe, et tous les fonctionnaires de la région ont reçu l’ordre de veiller à ce que le monument soit maintenu en bon état.


343

SIXIÈME PARTIE

LE RETOUR


345

SIXIÈME PARTIE


LE RETOUR


CHAPITRE XIII.

Retour.

Position du lieu où furent retrouvés les corps du capitaine de Long et de ses compagnons.—Erreur du premier sur le chemin qu’il avait parcouru et sur sa véritable position.—Stolboï.—M. Jackson reprend la route suivie par Ninderman et Noros.—Il arrive à Boulouni.—Son départ pour Verschoyansk où il espère rattraper M. Melville.—En route il apprend qu’il est précédé de deux officiers américains.—Quand il arrive à Verschoyansk, Melville est parti, ainsi que les deux officiers américains.—Qui sont ces derniers.—Le capitaine Berry, commandant du Rodgers.—Après plusieurs jours de marche forcée, M. Jackson rejoint le capitaine Berry et le lieutenant Hunt, son compagnon.—Nouvelles qu’il en reçoit.—Le lieutenant Putnam emporté par les glaces.—Récit du voyage du capitaine Berry.—Les trois voyageurs rejoignent M. Melville, retenu à Kengurack par les neiges.

Comme nous l’avons vu précédemment, M. Jackson avait rencontré l’ingénieur Melville à Simowyelack, au moment 346 où celui-ci se disposait à terminer la dernière partie de sa tâche. De son côté, il était parti pour visiter l’endroit où de Long et ses compagnons ont péri. «L’endroit où les corps de de Long et de ses compagnons furent trouvés, dit-il, dans une lettre datée à Yakoutsk du 8 juin, se trouve au nord-est de l’île Stolboï, qui s’élève comme un pilier juste à l’endroit où la Léna se divise pour envoyer un de ses bras vers l’est. Pendant toute la durée de sa retraite à travers le delta, de Long n’avait pas cru à l’existence de cette île, ou du moins croyait l’avoir dépassée depuis longtemps, car quinze jours avant sa mort il écrivait sur le carnet qu’on a retrouvé près de son corps: «Je suis convaincu que nous sommes dans l’île de Titary, à vingt-cinq milles de Kumah-Surka.» Le dédale de rivières qui se croisent et s’enchevêtrent en traversant le delta, l’avait trompé, et, dans l’état de faiblesse où il se trouvait, il supposait avoir parcouru plus de chemin qu’il ne l’avait fait en réalité. Mais en arrivant sur la pointe élevée le long de laquelle était appuyé le mince abri où ses compagnons expirèrent et qui devait lui servir à lui-même, ainsi qu’au docteur Ambler et à Ah Sam, de champ de repos, il dut voir clairement son erreur et reconnaître qu’il était à cent milles au moins de ce Kumah-Surka, dont quelques jours auparavant il ne s’était cru éloigné que de quelques milles.»

Après avoir visité ce lieu de lugubre mémoire, M. Jackson reprit la route qu’avaient suivie Ninderman et Noros pour se rendre à Boulouni. Il en repartit le 4 mai, espérant rencontrer Melville à Verschoyansk; mais, cette année, 347 le dégel étant arrivé quinze jours plus tôt que d’ordinaire, il éprouva de grandes difficultés à arriver jusqu’à cette ville. Ces difficultés furent encore augmentées par ce fait, que deux officiers du Rodgers étaient passés sur la même route, prenant les rennes qu’on lui avait réservés après la clôture des stations de rennes. Il n’arriva donc à Verschoyansk que longtemps après le départ de M. Melville et de ses compagnons, et un jour plus tard que les deux inconnus qui le précédaient. Il apprit alors que ces deux derniers n’étaient autres que le lieutenant Berry, capitaine du Rodgers, et le lieutenant Hunt. Mais nous allons le laisser raconter lui-même sa rencontre avec ces deux officiers.

Pendant le trajet de Boulouni à Verschoyansk, localité située à environ moitié chemin entre le delta de la Léna et Yakoutsk, j’appris de voyageurs tongouses, en traversant la tundra, que deux bolschoï américains avaient passé les stations des rennes, se rendant de Kolymsk en Russie. Pendant plusieurs jours, je ne pus m’imaginer quels pouvaient être ces Américains de distinction, et ce n’est qu’après avoir atteint la station des rennes de Kulgachsoch que je sus qui ils étaient. Car on me dit, à cette station, que, deux jours avant mon arrivée, le capitaine Berry, du steamer Rodgers, et le lieutenant Hunt, l’avaient traversée, et qu’ils étaient en route pour Yakoutsk. Ils étaient arrivés à Kulgachsoch à un moment bien choisi pour eux. En me rendant au delta, j’avais en effet avisé les chefs des stations de rennes que je serais de retour dans une dizaine de jours environ, et, conséquemment, bien que le moment de l’ouverture des ports fût 348 venue, ils avaient conservé un nombre de rennes suffisant pour mes traîneaux.

Si je n’avais pas été attendu, je crois que le capitaine Berry eût éprouvé de grandes difficultés à pousser en avant de Kulgachsoch, attendu que chevaux et chiens sont inconnus dans cette région, et qu’il n’existe actuellement aucun moyen de locomotion à moins que l’on ait eu la précaution d’amener avec soi ses propres chevaux.

De tous ceux qui faisaient partie de l’expédition à la recherche de la Jeannette, j’étais resté le dernier dans le delta, et, par conséquent, aussitôt après mon passage, les rennes auraient été envoyés dans les montagnes pour la saison d’été. Heureusement, Knass Ivan, le grand propriétaire de rennes sur cette route, en avait gardé juste assez pour deux (environ 35), et, par conséquent, je n’ai pas éprouvé un grand retard dans mon voyage. Ce fut une raison pour moi de faire tous mes efforts afin de rejoindre le capitaine Berry. Mais un jour de soleil produit un effet désastreux sur la tundra couverte de neige, et je m’aperçus bientôt que si le capitaine Berry avait pu atteindre Verschoyansk en traîneau, il en serait autrement pour moi, qui n’étais qu’à cinquante milles de distance de cette localité, et je me vis dans la nécessité de monter à cheval et de perdre un temps précieux à me procurer six ou sept malheureuses bêtes. A Verschoyansk, où j’arrivai à 7 heures du soir, j’appris que le capitaine Berry et ses hommes étaient partis le matin même à 10 heures, et comme il m’était impossible de me procurer assez de chevaux avant le lendemain à 2 heures, je craignis que mes 349 efforts pour les rejoindre ne fussent infructueux. La première journée suffit pour me montrer combien ma tâche serait difficile, même gagnant cinquante milles en un jour, et combien, en temps de dégel, il est avantageux d’avoir une avance, ne fût-elle que d’un jour seulement. La rivière Jana, que le capitaine avait en effet pu traverser la nuit précédente, était devenue pour moi impraticable au même endroit, et je dus faire un détour de vingt milles pour rejoindre la route sur le bord opposé. Mais je poussai néanmoins en avant, et, après une poursuite d’environ cent cinquante milles, je fus assez heureux pour le rejoindre lui et ses gens. Il avait été retardé par les Yakoutes, qui refusaient de faire plus de cinquante verstes par jour, pour ménager leurs chevaux. J’appris de sa bouche, qu’après l’incendie de son navire, n’ayant aucune nouvelle de la Jeannette, il s’était décidé à partir en traîneau, pour chercher les traces de ce navire supposé perdu. Il se proposait de suivre la côte du pays des Tchouktchis, jusqu’à l’Indigirka, et de poursuivre sa route jusqu’à la Jana et la Léna, et de retourner ensuite en Amérique par Yakoutsk et la voie de Sibérie. Mais, en route, ayant appris la nouvelle du naufrage de la Jeannette; de la perte du parti de de Long; de l’expédition de Melville, et, enfin à Ustyansk, près de l’embouchure de la Jana, le résultat des recherches de ce dernier, il s’était décidé à se rendre à Yakoutsk pour conférer avec lui, avant de prendre une détermination sur ce qu’il avait à faire. Le capitaine Berry était, en outre, porteur de mauvaises nouvelles sur le sort du lieutenant Putnam, qui avait été emporté avec son 350 traîneau par les glaces de la baie de Saint-Laurent, et que l’on n’avait pas encore retrouvé au moment de son départ. L’enseigne Hunt, qui accompagnait le lieutenant Putnam dans le malheureux voyage pendant lequel ce triste événement est arrivé, m’en a raconté les détails, dont je vous ai télégraphié la substance au bureau de Yakoutsk. Le capitaine Berry et l’enseigne Hunt n’avaient cependant pas perdu tout espoir de revoir ce jeune officier. Ils pensaient qu’il avait des chances de salut. Il avait avec lui des chiens qui pourraient lui fournir assez de nourriture pour un mois. Ils parlaient de Putnam comme d’un homme plein de bravoure et de sang-froid qui ferait certainement tous ses efforts pour se sortir de sa terrible position. «Une circonstance qui est de nature à nous donner de l’espoir,—disait le capitaine Berry,—c’est ce fait qu’un indigène, qui avait été entraîné sur les glaces de la baie de Saint-Laurent, sans avoir autre chose que les habits qu’il portait et un fusil, demeura absent durant un laps de trois mois et finit par se sauver sans le secours de personne.»

Nous trouvâmes M. Melville bloqué par les neiges à la station de rennes de Kengurach, au pied du versant septentrional de la chaîne de Verschoyansk, où nous dûmes tous attendre trois jours avant de pouvoir traverser les montagnes. Le capitaine Berry eut l’amabilité de me raconter son voyage à la recherche de la Jeannette. Parti de la baie de Saint-Laurent, il avait suivi la côte de Thouktchis jusqu’à Ruski-Oustie, sur l’Indigirka, et de là jusqu’à Ustyansk, sur la Jana. Jusqu’à Ruski-Oustie, il avait suivi 351 la côte de l’Océan Arctique avec traîneau attelé de chiens. Ensuite, de Ruski-Oustie, il s’est rendu à Eliku, qui se trouve à une grande journée de marche plus au nord sur la rivière. De là il passa à Balli, pour gagner Ustyansk et Verschoyansk. Ses recherches le long de la côte ont été très complètes jusqu’à Ruski-Oustie. Mais là, ne pouvant se procurer de la nourriture pour ses chiens, il a été contraint de modifier son plan de voyage et de renoncer à son projet de pousser jusqu’à la Léna pour explorer toute la côte sibérienne de la baie de Saint-Laurent jusqu’à l’Oleneck, de sorte que l’expédition d’hiver à la recherche du lieutenant Chipp se serait trouvée terminée du côté de l’est. Voici le récit que le capitaine Berry m’a fait de son voyage:

«Après l’incendie du navire, nous sommes allés chercher asile dans les villages des Tchouktchis de la baie de Saint-Laurent. Nous voyant suffisamment approvisionnés de vivres, puisque les indigènes partageaient leur nourriture avec nous, mon grand souci était de procurer à mes hommes des vêtements convenables, car un petit nombre seulement d’entre eux étaient pourvus de peaux et de fourrures. J’envoyai donc un indigène chez un propriétaire de rennes, nommé Omlikot, avec mission de rapporter tous les vêtements de peau dont nous avions besoin. Mais il ne revint qu’au bout d’un assez long temps et me dit alors qu’Omlikot viendrait voir lui-même ce que je désirais. Mais celui-ci ne vint pas, et depuis j’ai appris qu’il avait été surpris par une tempête de neige pendant laquelle il avait perdu trois chiens sur six qui composaient son 352 attelage. Alors je pris le parti d’aller, sans perdre de temps, à l’île d’Eccletlan, où j’avais laissé M. Putnam avec quelques hommes et des provisions. La mission de celui-ci était de s’assurer si quelques hommes de la Jeannette n’atteindraient point la côte quelque part aux environs. Il devait aussi, pendant l’automne, pousser vers l’ouest aussi loin qu’il le pourrait et laisser, sur un point, des provisions pour le printemps ou pour les gens de la Jeannette, s’ils survenaient. Le 27 décembre, je quittai donc le village de Nunamo pour me rendre à l’entrepôt laissé sur la côte par M. Putnam et y prendre les vêtements nécessaires à mes hommes. Mes chiens avaient été très maigrement nourris à Nunamo; aussi, le premier jour, bien qu’ayant marché de 7 heures du matin jusqu’à 9 heures du soir, je ne pus dépasser Inchowin. Le lendemain, les chiens étant épuisés, je jugeai nécessaire de leur donner du repos et de la nourriture avant d’aller plus loin. Le jour suivant,—toujours pendant que j’étais à Inchowin,—il survint un coup de vent, accompagné de tourbillons de neige si violents que je dus attendre. Le troisième jour, je me remis en route et je poussai jusqu’à Outan, où je retrouvai deux de mes chiens qui s’étaient égarés. Là, je rencontrai M. Putnam, qui se dirigeait vers la baie de Saint-Laurent, avec des provisions et quelques vêtements pour les gens de l’équipage. Le lendemain, je continuai mon voyage, et enfin j’arrivai le 2 janvier à l’entrepôt, où, rassemblant tous les vêtements, j’en trouvai une quantité suffisante pour tous mes hommes.

J’attendis ensuite le retour de MM. Putnam et Hunt, 353 que je me proposais d’envoyer vers l’ouest à la recherche des nouvelles de la Jeannette et des baleiniers perdus. Mais, en arrivant de la baie de Saint-Laurent, M. Hunt m’apprit que M. Putnam avait été emporté sur la glace, en traversant la baie de Saint-Laurent, et que, bien qu’on eût fait diligence pour le retrouver, il n’était pas encore de retour au quartier d’hiver du Rodgers au moment où il avait lui-même quitté les villages indigènes voisins de ce point. Il ajouta qu’en route il avait appris, de la bouche de quelques Tchouktchis, que Putnam avait été vu sur la glace, au large du cap sud de la baie de Saint-Laurent par plusieurs indigènes qui paraissaient avoir confiance en son salut. D’autres Tchouktchis vinrent me dire plus tard qu’il avait abordé sain et sauf sur la côte méridionale de la baie de Saint-Laurent. Mais quelques jours avant mon départ vers l’ouest, je découvris que ce renseignement était faux. M. Putnam ne revenant pas et, d’un autre côté, ne désirant pas envoyer M. Hunt seul, je jugeai nécessaire de lui adjoindre quelque autre compagnon. Comme j’étais la seule personne pouvant aller avec lui; comme j’étais en outre assuré que les officiers qui étaient à la baie de Saint-Laurent feraient tout ce qu’il leur serait possible de faire pour sauver M. Putnam; et qu’enfin j’avais appris que M. Waring était déjà parti à sa recherche, je me décidai à partir vers l’ouest.

«Nous commençâmes donc nos préparatifs. Notre premier soin fut de nous procurer des chiens pour notre expédition. Comme nous étions à court d’objets d’échange, j’éprouvai beaucoup de difficultés à me procurer un simple 354 attelage de quinze bêtes. Les Tchouktchis semblaient hésiter à se dessaisir de leurs animaux.

»Je constaterai ici que j’avais formé primitivement le projet de faire moi-même l’expédition de l’ouest; mais, la perte du navire Rodgers, m’avait décidé à rester avec mes gens jusqu’à ce qu’un navire quelconque se présentât pour nous recueillir. Avant de quitter la baie de Saint-Laurent, j’avais essayé de me mettre en communication avec M. Putnam à notre dépôt, mais je ne pouvais le faire qu’en envoyant mon propre attelage, attendu que les Tchouktchis de cette partie de la côte n’ayant que très peu de chiens, et ceux qui en avaient, ne tenaient nullement à faire le voyage. Or, je sentais que je pourrais moi-même avoir besoin de ces chiens pour aller chercher des vêtements pour mes hommes ou pour tout autre motif, car je n’étais pas sans inquiétude sur les dispositions des indigènes de la baie. Aussitôt que j’arrivai à la maison de l’île Eccleetlan, je donnai l’ordre à M. Gilder, de se rendre à Kolymsk, et de là au bureau télégraphique le plus voisin, pour annoncer la perte du navire à l’honorable secrétaire de la marine, et l’aviser, en même temps, que nous n’étions pas en danger de mourir de faim, attendu que nous pouvions nous procurer en abondance la même nourriture que les gens du pays.

»M. Gilder déploya beaucoup d’activité pour se procurer des chiens et donna ses effets particuliers comme articles d’échange, ce qui lui permit de faire son expédition sans les quelques chiens que j’avais. Je laissai donc ceux qui étaient là pour être employés à la recherche de 355 la Jeannette ou au salut de ses hommes, dans le cas où ils viendraient à aborder sur quelque point de la côte. Je restai à Eccleetlan jusqu’au 8 février. Avant de partir, je reçus une lettre de M. Stony, m’informant que M. Putnam n’était pas revenu à Nunamo, et qu’il n’avait atteint nul point de la côte, mais qu’un de ses chiens était arrivé à terre au sud de la baie de Saint-Laurent, avec un trou de balle au cou, preuve évidente que M. Putnam avait essayé de le tuer pour en faire sa nourriture, car il avait peu de vivres, bien qu’il eût une bonne provision de vêtements, au moment où il fut emporté par les glaces. C’est la première information précise à son sujet que j’ai reçue, car les indigènes qui m’avaient dit qu’il était sain et sauf m’avaient menti.

»Je partis le 8 février, d’Eccleetlan pour explorer la côte et me mettre à la recherche de la Jeannette et des baleiniers perdus, en attendant de pouvoir être en communication avec les autorités russes. Le premier jour, j’arrivais à Unidling, village tchouktche, après quatre heures de marche. Le lendemain, un violent vent du sud, qui chassait devant lui d’énormes tourbillons de neige, nous força de rester dans ce village. Un vent d’ouest lui succéda. Plusieurs chiens de notre guide s’étant égarés, nous dûmes nous mettre à leur recherche, ce qui nous fit perdre une autre journée. Le 11, nous fûmes encore retardés par le fait d’un de nos Tchouktchis qui manquait à l’appel, et que notre guide voulut attendre. Le 12, nouvelle tempête du sud, accompagnée de tourbillons de neige, de sorte que, bien que nos chiens fussent prêts et 356 attelés, nous dûmes attendre encore. Enfin, nous partîmes dans la matinée du 13 et nous arrivâmes à Peelkin, où nous fîmes halte, nous y apprîmes que Koloutchin était rempli d’indigènes qui se rendaient à la rivière Kolyma, qu’il n’y avait donc pas d’espoir d’y trouver un gîte. Le lendemain, c’est-à-dire le 14, nous nous remîmes en marche avec l’intention de prendre les dispositions nécessaires pour trouver un gîte. Dans cette partie de notre voyage, nous rencontrâmes une glace inégale et raboteuse, et, comme j’étais encore novice dans l’art de conduire un attelage de chiens, j’éprouvai beaucoup de difficultés à maintenir mon traîneau en équilibre, aussi, bien que la journée fût très froide, je ne m’aperçus pas le moins du monde de la rigueur de la température. Loin de là, je me trouvai presque incommodé par la chaleur. Je conduisais moi-même mon traîneau dans lequel se trouvaient nos vivres et ceux de nos chiens pour la plus grande partie du trajet; mon guide tchouktche emmenait le sien, emportant des marchandises que nous devions échanger sur la Kolyma. Nous fûmes retenus à Koloutchin, jusqu’au 19 février, par des coups de vent et par des tourbillons de neige; ce jour-là nous nous remîmes en marche. Entre Koloutchin et le village d’Aconach, nous eûmes un vent nord-nord-ouest et un froid intense, et, comme nous y étions exposé en plein, j’eus le nez et les deux joues gelés, mais légèrement par bonheur.

»C’est là que j’appris, pour la première fois, que le capitaine Hooper avait visité le cap Wankarem l’été dernier, et qu’il avait eu des nouvelles de l’un des baleiniers perdus.

357

Le 20 février, nous arrivâmes au village de Wankarem, où j’appris des indigènes que le capitaine Hooper avait recueilli un certain nombre d’objets ayant appartenu à un bâtiment qui avait passé en vue de la côte s’en allant à la dérive au milieu des glaces. Ce navire avait perdu ses mâts et portait attaché à l’extrémité de son bâton de foc une paire de bois de renne. Les indigènes prétendaient aussi avoir vu des cadavres à bord. Ce navire avait dû s’échouer sur la côte, dans la dernière quinzaine d’août ou dans la première de septembre, d’après les calculs approximatifs que les renseignements fournis par les indigènes me permirent de faire. J’appris aussi que les indigènes n’avaient visité le navire qu’une seule fois avant qu’il fût entraîné au large. Je trouvais encore à Koloutchine trois caisses de pemmican et une caisse de pain qu’y avaient laissées M. Putnam. Je ne quittai cet endroit qu’après un nouveau retard, occasionné par le mauvais temps et par la nécessité de réparer les traîneaux.

Enfin nous pûmes partir le jour anniversaire de la naissance de Washington, mais, par suite de la lenteur accoutumée des indigènes, nous ne nous mîmes en marche qu’à 6 h. 1/2 du matin. Nous poursuivîmes notre route jusqu’à 7 h. 1/2 du soir, et nous campâmes sur la neige pendant la nuit.

Le lendemain matin nous fûmes prêts à partir de bonne heure et nous allâmes jusqu’à Terkipia, que je reconnus pour l’un des villages que j’avais aperçus l’automne précédent pendant le voyage du Rodgers, mais 358 où il m’avait été impossible d’aborder à cause du mauvais temps qui sévissait alors sur la côte. Là nous apprîmes qu’il était extrêmement difficile, dans la région de l’ouest, de se procurer de la nourriture pour les chiens, et notre guide nous conseilla de renoncer à notre expédition. Je lui dis que je préférais aller vérifier le fait par moi-même, et que je ne voulais pas ajouter foi aux assertions des marchands venant de la Kolyma, en ce qui concernait l’existence ou non de nourriture pour les chiens, dans la direction de l’ouest.

En conséquence, nous emportâmes toute la viande de phoque et de morse qui pouvait tenir dans nos traîneaux pour être assuré d’avoir suffisamment de provisions pour nos chiens durant le trajet. Ce surcroît de charge rendit le travail très dur pour les chiens de nos traîneaux et nous empêcha d’avancer aussi rapidement que nous l’aurions fait si nous avions été certains de trouver sur notre chemin de la nourriture pour nos chiens. Plusieurs Tchouktchis qui nous accompagnaient ayant appris que la nourriture était rare, rebroussèrent chemin et s’en retournèrent, renonçant à pousser jusqu’à la Kolyma. Bientôt nous fûmes contrariés par de nombreux coups de vent et nous fûmes encore retardés par plusieurs ouragans accompagnés de tourbillons de neige si épais qu’il était impossible à notre guide de trouver son chemin. Près du même village, j’aperçus un baril d’huile qui était venu échouer le long de la côte. Ce baril avait sans doute appartenu à quelque bâtiment baleinier, mais il ne portait aucune marque qui permît de le reconnaître. 359 Les indigènes me racontèrent aussi qu’ils avaient vu, pendant l’été précédent, un navire sans mâts au milieu des glaces flottantes; mais que ce bâtiment était si loin au large qu’on ne pouvait distinguer s’il avait ou non des hommes à bord. Ils avaient essayé de le rejoindre avec leurs bateaux, sans y parvenir. Ils ajoutèrent que ce bâtiment avait été aperçu le jour même où l’autre navire avait été vu près de Wankarem.

Le 28 février, nous atteignîmes le village de Goblone, qui se compose de deux maisons, si toutefois on peut appeler de ce nom de misérables cabanes tellement criblées de trous qu’elles ne peuvent fournir à ceux qui sont à l’intérieur qu’un asile bien précaire. La chambre d’habitation, autrement dit la chambre à coucher, qui est généralement faite de peau d’ours ou de renne, était percée d’une multitude de trous donnant libre accès au froid rigoureux qui règne dans ces contrées. Les habitants semblaient avoir fort peu de vivres et leurs vêtements étaient tellement usés qu’ils étaient presque entièrement dépouillés de leur fourrure. Ce sont les indigènes les plus pauvres que j’aie rencontrés le long de la côte et dans le reste de mon voyage. Nous reçûmes en cet endroit de meilleures nouvelles relativement à la nourriture pour les chiens et aux provisions que l’on pouvait se procurer dans la région de l’ouest, ce qui détermina notre guide, qui jusque-là était resté hésitant, à se remettre en marche. Le 1er mars nous arrivâmes à Detrouck. C’est le point le plus occidental que le Rodgers ait découvert l’été dernier. Mais, à cette époque, une violente tempête 360 de neige, le vent du nord-est et un fort ressac qui régnaient le long de la côte l’empêchèrent d’aborder. Les indigènes nous dirent qu’ils avaient été fort effrayés en nous voyant arriver et que, craignant que nous ne leur fissions quelque mal, ils s’étaient cachés en attendant notre débarquement. Je leur assurai que leurs craintes n’avaient aucun fondement, que notre mission était toute pacifique, et leur en fis connaître l’objet.

Ils racontaient que l’été dernier un baleinier, entièrement démâté, avait été entraîné par les glaces, près de la côte, à l’extrémité de leur village. Quelques-uns d’entre eux qui l’avaient visité disaient que ce navire était tellement rempli de glace qu’il était impossible de descendre à l’intérieur. Ils n’avaient vu aucun cadavre à bord, et son bâton de foc ne portait point de bois de renne à son extrémité comme celui de l’autre navire.

Les objets suivants en avaient été rapportés:

Aucune de ces épaves ne portait de marque pouvant faire reconnaître à quel navire elle avait appartenu.

Les indigènes avaient rapporté, en outre, un marteau de 361 tonnelier, marqué d’un côté: «Acier fondu» et de l’autre des lettres J. D. en lettres gravées. L’aviron était de bois de frêne, le bras peint en blanc et la pale en brun. Les harpons étaient marqués d’un côté: «Acier fondu» et de l’autre: «Mack».

Les naturels nous dirent également que le bâtiment contenait une grande quantité de dépouilles de phoques, et d’huile de baleine.

Ce ne pouvait donc être le même que celui aperçu près de Wankarem, puisqu’il avait été vu en même temps, et que celui-ci ne contenait pas de cadavres. Les naturels l’avaient visité une fois au moment où les glaces l’entraînaient vers le nord-est et l’ouest. Il était peint en noir à l’extérieur et en blanc à l’intérieur. D’une manière approximative (les naturels divisant leur temps par mois et non par jours), ce bâtiment avait été vu vers la fin d’août. Des amoncellements de glaces couvraient l’avant, de sorte qu’il était impossible de distinguer son nom.

Les indigènes nous apprirent aussi que le vent, qui nous avait empêché de débarquer sur leur côte, avait continué de souffler pendant quatre jours avec tant de violence que la glace s’était rompue. Depuis elle est restée dans le même état. Ils en étaient d’ailleurs fort heureux; ce vent leur ramenait les phoques, qui arrivaient juste à temps pour les empêcher de mourir de faim, car depuis quelque temps ils manquaient de vivres. Ces phoques sont restés près de leur côte pendant tout l’hiver.

Ces indigènes ne se fatiguaient pas cependant de nous 362 manifester leur désappointement quand ils virent le navire disparaître, car le pillage de cette épave, si elle était venue échouer à la côte, eût été pour eux la source d’une véritable fortune.

L’homme avec lequel nous nous arrêtâmes dans ce village avait sur l’épaule gauche une très vilaine balafre qu’il avait reçue, il y a plusieurs années, dans un combat contre un ours. En essayant de tuer l’animal, celui-ci l’avait saisi par l’épaule et l’avait privé pour longtemps de l’usage de son bras gauche; aujourd’hui encore il le plie difficilement et ne peut guère s’en servir.

Nous arrivâmes le samedi 4 mars au cap Yarken, distant de 20 à 25 milles de Detourck, et nous y restâmes pendant plusieurs jours. Ayant appris que des marchands tchoucktchis, qui nous avaient précédés, avaient emporté tout ce qui restait dans le village de nourriture pour les chiens, nous profitâmes de notre séjour en cet endroit pour nous en approvisionner aussi largement que possible aux environs. Nous pensâmes ainsi qu’il était prudent de donner à ces marchands le temps de prendre quelque avance, afin de permettre aux indigènes de refaire leurs provisions. D’ailleurs, les villages sont assez nombreux sur cette partie de la côte, pour m’empêcher de concevoir la moindre crainte au sujet des vivres. J’eus aussi à faire changer un des patins de mon traîneau, trop usé pour supporter désormais un supplément de provisions.

Nous quittâmes Jarken le 11 mars; nous étions en marche depuis deux heures environ, quand nous rencontrâmes deux attelages revenant d’Enmetan et dont les 363 conducteurs nous prévinrent que nous rencontrerions à ce village, ainsi qu’à Gougarigan, qui se trouve plus à l’ouest, un tel encombrement de traîneaux, que les chiens manqueraient de nourriture. Cette nouvelle fit craindre à notre conducteur de ne pas trouver de quoi nourrir nos bêtes, et il insista pour revenir sur ses pas, ou au moins pour attendre que les traîneaux se fussent éloignés. Comme nous avions suffisamment de nourriture pour les chiens, j’étais d’avis de continuer notre route sans nous arrêter à ces villages; mais je ne pus l’y décider, malgré l’offre que je lui fis de remplacer à Kolimsk les chiens qu’il aurait perdus. Il me répondit qu’il ne pouvait se risquer à perdre son attelage, de sorte que cet attachement pour ses chiens nous fit perdre un jour, car nous revînmes au cap Yarken. Nous en partîmes enfin le 12 mars, et nous atteignîmes Enmetan, où nous passâmes la nuit. Nous en repartîmes le lendemain matin; chemin faisant, nous traversâmes le village de Gougarigan, et nous ne nous arrêtâmes qu’à huit heures du soir. La dernière partie de la traite se fit au milieu de l’obscurité, et à travers des tas de glaçons, où nos traîneaux versaient et se heurtaient à chaque instant au point d’être mis en pièces. Je suis encore à me demander aujourd’hui comment nous avons pu passer en cet endroit. Pendant toute la journée, nous eûmes un temps sombre et de la neige. Le vent qui venait du sud et du sud-ouest commença à souffler en tempête. Il nous fallut de nouveau coucher à la belle étoile; la neige tombait en flocons si serrés que nos chiens en furent complétement couverts. Me réveillant, au bout de quelque temps, je me 364 sentis chaud et à mon aise, bien que j’eusse les pieds et les jambes complétement couverts de neige. J’avais eu soin de m’abriter contre le vent derrière mon traîneau, sans cette précaution j’aurais eu le lendemain matin à m’ouvrir un passage pour sortir de dessous la couche de neige.

Il était tard quand nous partîmes le lendemain. Pendant les premières heures de la journée, il neigeait si dru, qu’il était impossible de distinguer la route, et nous ne pouvions avancer.

Après deux heures de marche environ, nous atteignîmes enfin les ruines d’une maison de bois. Notre guide nous raconta qu’autrefois avait existé en cet endroit un village habité par des Russes et des indigènes, qui tous sont morts de faim. Ce village s’est donc trouvé anéanti par la famine. En quittant cet endroit, nous eûmes à franchir une baie qui n’est pas marquée sur les cartes, et la nuit suivante nous couchâmes à l’abri d’une falaise fort remarquable et très élevée. De ce point jusqu’à trente milles plus loin environ, la côte est formée de hautes falaises à pic, contre lesquelles viennent se heurter et s’amonceler en masses irrégulières les glaçons dont les arêtes vives rendent le chemin extrêmement difficile et pénible pour les voyageurs. Le mercredi, 15 mars, nous arrivâmes près du cap Chelagskoï, au village d’Irkterin, dont les habitants manquaient de vivres. Notre guide déchargea alors tous nos traîneaux et fit transporter nos provisions dans la maison d’un de ses amis, de peur qu’elles ne fussent volées, sous prétexte que, si nous ne faisions pas bonne garde, les 365 gens du village, étant affamés, s’empareraient de toutes les provisions qui leur tomberaient sous la main, sans en excepter la nourriture des chiens.

Juste comme nous arrivions à Irkterin, survint une violente bourrasque de vent, accompagnée de rafales de neige, qui, pendant cinq ou dix milles, nous empêchaient de voir à quelques pas devant nous. Nous y trouvâmes tous les Tchouktchis que nous avions devant nous et que nous avions cherché à éviter. Nous pûmes en outre nous convaincre de la véracité de ce qu’on nous avait dit relativement à la rareté des vivres pour les chiens. Toutes les maisons étant remplies d’indigènes, nous eûmes peine à trouver assez de place pour nous coucher, même en nous rapetissant. Nous eûmes naturellement à nous contenter de ce que nous trouvâmes, à moins de dormir assis. Mieux valait encore cette place, que de dormir à la belle étoile, exposés au vent et à la neige qui continuait à tomber.

Le lendemain matin nous ne pûmes partir à cause de la tempête et de la neige. Celle-ci tombait si serrée qu’il était impossible de voir à quelques pas de la porte. Nous laissâmes en cet endroit un de nos chiens qui était devenu boiteux, par conséquent inutile.

Le jour suivant nous marchâmes jusqu’à 7 heures moins 5, et nous campâmes dans une île de la baie du Cygne. Au moment de notre départ d’Erkterin, il y avait, sans compter les nôtres, au moins vingt-sept traîneaux, appartenant à des Tchouktchis qui se rendaient sur la Kolyma pour y faire le commerce. Ils emmenaient avec 366 eux des peaux de martres, de renards rouges ou blancs, de loutres et de rats musqués en quantité, en outre de maintes autres variétés de fourrures. Ils me dirent que la plupart de ces fourrures provenaient des côtes d’Amérique et avaient été échangées par les marchands de l’une et l’autre côte qui se rencontrent en été à l’île Diomède, où ceux d’Asie qui offrent en échange des fourrures des Américains, des peaux de cerf dont ceux-ci se fabriquent des vêtements. Le lendemain matin, je réveillai notre guide qui avait manifesté l’intention de partir de bonne heure, à 4 heures et demie; mais il ne vit assez clair pour se conduire qu’à sept heures et demie, de sorte que nous restâmes debout pendant tout ce temps pour rien. Nous nous dirigeâmes vers l’île des Cygnes, dont nous suivîmes les contours pendant quelque temps, puis nous essayâmes de couper droit à la côte. Les Tchoucktchis ayant perdu leur chemin furent obligés de s’arrêter sur la glace pour camper; mais en leur montrant ma boussole et en me rangeant de l’avis de quelques-uns d’entre eux qui voulaient continuer leur route, je parvins à les conduire à la côte, où nous trouvâmes du bois. Nous allumâmes du feu, et nous campâmes en cet endroit durant la nuit.

En quittant cette côte, nous marchâmes à l’ouest jusqu’au 21 mars. Ce jour-là nous étions arrivés à un village tchouktche, lorsque nous trouvâmes deux indigènes envoyés à notre rencontre par le commandant de Kolymsk, prévenu de notre arrivée par un des Tchoutkchis parti en avant avec un traîneau léger attelé de chiens rapides. Les traîneaux amenés au devant de nous étaient 367 chargés de vivres, de couchettes en fourrures, etc. Le conducteur nous remit des lettres écrites à Kolymsk par M. Gilder. C’est par elles que nous apprîmes la mort de Garfield et l’arrivée de Melville avec la baleinière de la Jeannette dans le delta de la Léna, ainsi que celle du capitaine de Long. De toutes les nouvelles concernant la Jeannette que nous avions apprises jusque-là, le seul fait de l’arrivée de quelques officiers et de quelques hommes de l’équipage de ce navire, était vrai. Nous nous hâtâmes d’atteindre Kolymsk où nous arrivâmes le 24, à quatre heures du matin.

Dans la soirée qui suivit la réception des lettres de M. Gilder, survint une tempête de neige extrêmement violente; m’étant levé pendant la nuit pour resserrer les courroies de la peau de renne dont j’étais enveloppé, sans songer à mes lettres, celles-ci tombèrent à terre et furent immédiatement enlevées par le vent. Comme je ne voyais pas à dix pieds devant moi je ne pus les retrouver. Parmi ces lettres il en était quelques-unes que je n’avais pas lues, et dont, par conséquent, j’ignore le contenu. Mon premier soin, en arrivant à Kolymsk, fut de me remettre à la recherche de renseignements précis sur les gens de la Jeannette, arrivés à l’embouchure de la Léna. Mais je ne pus rien obtenir de certain ni de précis, si ce n’est le fait principal: c’est-à-dire que le capitaine de Long y avait abordé, et que Melville après y avoir débarqué aussi, avait réussi à faire parvenir sa troupe à Boulouni, d’où elle s’était rendue à Verschoyansk et à Yakoutsk. On me dit aussi qu’il avait reçu de l’argent pour se mettre à la recherche des autres.

368

Cependant je ne pus obtenir de détails circonstanciés sur ce qui se passait, ni sur les dangers que courait le parti du capitaine, ni enfin sur ce qui était arrivé. Et à toutes mes questions on me répondait presque invariablement:

«L’Ispravnik arrivera bientôt et vous dira tout».

Ce fonctionnaire arriva sept ou huit jours plus tard et m’apprit qu’on était à la recherche du capitaine de Long et du lieutenant Chipp. Il me dit, en outre, que le corps d’Erickson avait été trouvé sur le bord d’une rivière; que Noros et Ninderman qui faisaient partie de la troupe du capitaine étaient arrivés à Boulouni vivants, mais mourants de faim; qu’ils avaient apporté les premières nouvelles de leurs compagnons. Enfin il m’informa que Melville avait reçu de l’argent des États-Unis et qu’il était parti à la recherche du reste de la troupe de de Long.

Quand je lui parlai des trois canots et lui demandai des nouvelles de Chipp, il ne put m’en donner aucune et se borna à me répondre: «Il a péri à la mer.» Il me fut également impossible de faire préciser l’endroit où il avait péri aussi bien que la direction du vent pendant la tempête. Tout ce que je pus savoir, c’est qu’il avait péri pendant une tempête. Comme les nouvelles me furent transmises par un interprète qui ne savait pas parfaitement le français et que personne ne savait l’anglais, je restais dans une profonde incertitude sur ce qui se passait sur la Léna.

Etant sans inquiétude sur le sort des gens que j’avais laissés à la baie Saint-Laurent, et, d’un autre côté, sachant que Melville était le seul officier commissionné qui se 369 trouvât sur les lieux, car j’ignorais le concours qu’on lui prêtait, je me décidai à préparer une expédition à Kolimsk et à me rendre auprès de lui pour participer à ses recherches. L’ispravnik me dit alors qu’il se chargeait de me fournir tous les chiens et tous les objets dont je pourrais avoir besoin pour mon voyage. Je lui remis une liste du tout, mais ce ne fut que cinq jours après qu’il eut réuni ce que je lui demandais. Le sixième jour, nous nous mîmes en route en suivant la côte dans la direction de l’ouest. Nous arrivâmes à Ruski Oustie, sur l’Indigirka, le 20 avril, à trois heures du matin. Là, j’eus la douleur d’apprendre qu’il n’y avait pas de nourriture pour les chiens, et qu’il me fallait renoncer à suivre la côte jusqu’à la Jana, comme je me l’étais proposé. Alors, je me décidai à prendre la route de l’intérieur; mais, quand il s’agit d’obtenir de la nourriture pour mes chiens, il me fut impossible d’en avoir, malgré ce que je pus faire; on me répondit même qu’on ne pouvait m’en procurer avant six jours; dans cet intervalle, mon attelage avait le temps de mourir de faim, et, dans ce cas, devenait impropre à tout service. Cette difficulté était complétement imprévue, car, à Kolymsk, on m’avait dit qu’à Ruski Oustie je devais trouver du poisson en abondance pour nourrir mes chiens et que plus loin, sur la côte, entre l’Indigirka et la Jana, je ne manquerais pas d’oies. Mais quand il fut question de ces oies, on m’affirma qu’il était au moins douteux que je pusse en trouver; qu’il était au contraire probable que les nombreux attelages 370 qui s’étaient rendus à l’ouest depuis l’automne les avaient consommées. Après avoir parlementé pendant quelque temps, j’obtins enfin qu’on me fournît la nourriture nécessaire pour un attelage; je dus, il est vrai, donner en échange une couple de mes chiens. Voyant que je n’en pouvais obtenir davantage, je me résignai à faire le sacrifice du reste de mes deux autres attelages que je laissai à Ruski Oustie avec les deux traîneaux. Je fis ensuite un marché avec les gens de cette localité, qui s’engagèrent à me conduire à la station d’Elihu, située à une journée de marche plus haut, sur l’Indigirka. Pour exécuter ce marché, non-seulement ils trouvèrent des chiens pour me transporter, mais aussi du poisson pour les nourrir, me prouvant ainsi qu’ils avaient menti quand ils m’avaient dit qu’ils n’en avaient pas. N’ayant aucun moyen de les contraindre à m’en céder, je dus me résigner. Après la perte de ces attelages, je réfléchis qu’avant d’organiser une nouvelle expédition ou d’entreprendre quoi que ce soit pour la recherche, ce que j’avais de mieux à faire était de hâter mon voyage autant que possible, afin de me mettre en rapport avec Melville et d’avoir des détails précis sur ce qui s’était passé. A partir de ce moment, je voyageai presque continuellement dans des traîneaux attelés de rennes, et, le 2 avril, j’arrivai à Ustyansk, sur la Jana. Dans cette ville, on m’annonça que le corps de de Long avait été trouvé et enterré; j’appris aussi que M. Melville avait quitté l’embouchure de la Léna pour se rendre à Yakoutsk. D’un autre côté, je remarquai que la neige disparaissait 371 rapidement, et, sachant qu’il serait impossible de voyager dans le delta, soit avec des chiens, soit avec des rennes, quand elle serait fondue, je me hâtai de prendre la direction du sud. J’arrivai à Verschoyansk, d’où je partis pour Yakoutsk, après avoir perdu un jour à attendre des chevaux.


373

CHAPITRE XIV

Nouveaux détails fournis par l’ingénieur Melville à M. Jackson sur les difficultés de la retraite à travers les glaces de l’Océan Glacial.—Héroïsme de l’équipage.—Où la Jeannette a péri, tout autre navire eût péri.—A l’île Semenowski.—Choix d’un point de débarquement sur la côte de la Sibérie.—Pourquoi on choisit le cap Barkin comme point de ralliement.—La séparation des trois canots.—Recherche du lieutenant Chipp et de son parti.—Où il aurait dû aborder s’il eût atteint la côte.—Instructions données à Ninderman et à Bartlett pour les recherches.—Exploration de Ninderman.—Exploration de Bartlett.—L’ingénieur Melville visite la côte nord-ouest jusqu’à l’Oleneck.—Il visite ensuite la baie Barkhaya et va jusqu’à Ustyansk.—Des localités du delta habitées pendant l’hiver.—Voies pour entrer dans la Léna.

Après leur rencontre, M. Jackson et le lieutenant Berry continuèrent ensuite leur voyage sur les traces de l’ingénieur Melville qu’ils rejoignirent le 2 mai, à deux cents verstes environ plus au sud. Celui-ci s’était trouvé arrêté à la station de Kengurach au pied du versant oriental des monts Verschoyansk. Les neiges qui remplissaient encore la vallée qui conduit au défilé par lequel on traverse ces montagnes, lui avaient barré le passage. Il leur raconta que trois jours auparavant il avait voulu s’ouvrir un chemin à travers ces amas de neige, mais qu’il avait été obligé de revenir sur ses pas; car arrivés au pied de la dernière pente, ses chevaux s’étaient refusés à aller plus 374 loin. Il attendait donc à Kengurach que les rayons de soleil eussent diminué l’épaisseur de la couche de neige qui obstruait le chemin pour continuer sa route. M. Jackson et le lieutenant Berry furent obligés de l’imiter, et ce ne fut que vers le 8 juin que les trois voyageurs arrivèrent à Yakoutsk.

M. Jackson profita du séjour forcé qu’il était obligé de faire à Kengurach pour obtenir de M. Melville de nouveaux détails sur tout ce qui concernait la Jeannette et son équipage et principalement sur les recherches faites dans le but de retrouver le lieutenant Chipp, lesquelles, comme on le sait, n’étaient pas encore terminées au moment de première rencontre.

«L’ingénieur Melville, dit M. Jackson, me fit le récit de ce qui s’était passé pendant la tempête du 12 septembre; il me raconta aussi comment les gens de son parti avaient vécu à Simowyelak sur la branche orientale de la Léna, où il avait été assez heureux pour trouver du secours; enfin il me fit le tableau des dangers qui avaient assailli tout l’équipage pendant sa retraite à travers les plaines de glace de l’Océan glacial. «Les difficultés pour se frayer un chemin sur ces glaces, ne peuvent se dépeindre, me dit-il, il faut les avoir affrontées pour se les figurer. Quelquefois nous avions à traverser des champs de glace qui étaient en mouvement. Alors ce n’était plus de la glace; ce n’était cependant pas encore de l’eau, c’était un gâchis dans lequel il nous fallait, pour faire avancer nos traîneaux pied à pied, déployer tout ce que nous avions de force. Pour les plus petites crevasses, nous lancions nos 375 traîneaux par dessus, mais pour les autres nous étions obligés d’y établir de véritables ponts avec des glaçons que nous allions chercher exprès et que nous rangions les uns à la suite des autres; alors les hommes prenant leur élan sautaient d’un glaçon à l’autre, tirant le traîneau derrière eux; mais souvent il arrivait, dans ces occasions que hommes, chiens et traîneaux tombaient à l’eau, et nous avions alors une besogne terrible. Cependant je n’ai jamais vu une troupe d’hommes accomplir son devoir aussi vaillamment. Pour nous c’était toujours «maintenant ou jamais», et quand l’occasion de faire un pas en avant se présentait, il fallait sauter, prendre un bain et passer; mais jamais personne n’a montré la moindre hésitation. Nous craignions tous qu’après avoir échappé aux atteintes du scorbut, un travail aussi pénible et le manque de nourriture abattissent nos hommes; cependant il n’en fut rien, et la somme de courage et d’énergie dépensée par des gens rationnés pour la nourriture comme ils l’étaient, est vraiment surprenante».

M. Melville me dit ensuite que, sous tous les rapports, la Jeannette était dans de bonnes conditions pour entreprendre un voyage dans les régions arctiques; elle avait été considérablement renforcée à Mare Island, et si elle a cédé sous la pression des glaces, aucun des navires qu’on construit aujourd’hui n’eût résisté à sa place. Lorsque survint, en effet, la catastrophe, le champ de glace qui l’avait entraînée pendant si longtemps, sans lui causer de sérieuses avaries, venait de se heurter contre les îles Jeannette et Henrietta; et la masse immense de glace que nous 376 avions à l’est se précipitait vers le nord-ouest, de sorte que n’importe quel navire, eût-il été d’un bloc massif de bois, se serait trouvé écrasé par elle contre ces îles.

M. Melville me raconta ensuite les incidents du voyage après la descente des naufragés sur l’île Semenowski. C’est le samedi qu’ils avaient abordé à cette île. «Nous y restâmes, dit-il, pendant la journée du dimanche, et le lundi matin nous lançâmes nos canots à la mer. Nous avions employé notre court séjour sur l’île à faire à nos canots toutes les réparations possibles dans les circonstances où nous nous trouvions, afin de les mettre en état de tenir la mer. En route, nous avions rempli de neige tout ce que nous avions de vases, afin de nous procurer de l’eau. Dans la matinée du lundi, nous fîmes passablement de chemin dans la direction du sud, en longeant toujours la côte, mais la brise commença à fraîchir. A midi, nous débarquâmes sur la banquise pour dîner. A ce moment, la mer nous paraissait libre vers le sud. Le capitaine prévint alors les officiers que nous allions prendre la direction du cap Barkin, qui se trouvait à quatre-vingt-dix milles dans le sud-ouest. La question du point où nous pouvions aborder le plus facilement sur la côte de la Sibérie, avait, en effet, été l’objet d’une petite discussion quelques jours auparavant. De Long ayant consulté tous les officiers à ce sujet, le lieutenant Chipp s’était prononcé énergiquement pour le cap Barkin, disant qu’une fois arrivés là, personne ne pourrait plus se tromper, la côte courant à l’ouest d’un côté, et se dirigeant de l’autre en ligne droite vers le sud. Quand vint mon tour de donner mon avis, 377 j’émis l’opinion que si nous devions remonter la Léna, ce ne pourrait être que par le bras oriental, et à l’appui de cette opinion, je citai l’exemple du steamer Léna, qui n’avait pu entrer dans le fleuve par les bras septentrionaux, et que le hasard avait conduit pour ainsi dire dans le bras oriental. Je fis remarquer, en outre, que l’embouchure de la Jana, aussi bien que celle de l’Indigirka, nous offriraient de meilleurs points de débarquement, car avec ces deux rivières, nous n’aurions point l’embarras du choix entre les différentes embouchures. Le capitaine de Long nous écouta l’un et l’autre et finit par prendre sa décision. Il me dit alors: «M. Melville, je crois que le lieutenant Chipp a raison; nous nous dirigerons donc sur le cap Barkin et de là sur la Tour des signaux et Sagasta pour gagner l’embouchure septentrionale de la Léna.»

Après cette communication, les trois canots quittèrent ensemble l’île de glace et marchèrent de conserve jusqu’à sept heures du soir. Pendant toute l’après-midi, le vent avait continué de fraîchir, et, à la brume, il soufflait en tempête. De sorte que le canot no 1 et la baleinière marchaient avec leurs voiles carguées. Mais comme le canot no 2 était moins bon voilier, j’ignore si lui aussi avait cargué sa voile.

Avant de quitter la banquise de l’île Semenowski, le lieutenant Chipp avait prévenu le capitaine que son canot étant très lourd, il lui était impossible de nous suivre. Le capitaine s’était alors décidé à le soulager en lui prenant deux hommes pour les répartir entre les deux autres embarcations. L’un était le cuisinier Ah Sam, qu’il prit 378 avec lui, et l’autre le matelot Manson, qui vint à bord de la baleinière. Le canot du lieutenant Chipp ne contenait donc plus que huit hommes: deux officiers et six matelots. Jusque-là, il n’avait point eu à porter sa part de pemmican. Et au moment où nous quittâmes la banquise, je sais qu’il n’en possédait qu’une demi-boîte. En a-t-il reçu plus tard, nous l’ignorons tous. En tous les cas, sa part ne lui fut pas remise en notre présence.

A sept heures du soir à la tombée de la nuit, le vent soufflait avec une extrême violence et tous les canots embarquaient beaucoup d’eau. Il devint donc nécessaire pour chacun d’eux de veiller à sa propre sécurité. La baleinière se trouvait alors à une centaine de mètres au-dessus du vent du canot no 1, et probablement à la même distance en avant du canot no 2. J’entendis alors le son d’une voix, celle du capitaine ou bien celle de quelqu’un de ses hommes, et j’aperçus le capitaine qui se levait comme pour nous faire un signal. Ne sachant s’il voulait que je le dépassasse ou bien au contraire que je me tinsse en arrière, je fis arriver la baleinière à portée de voix derrière son canot. Il nous fit alors un signe de tête en agitant le bras comme pour nous dire de nous éloigner. Il fit ensuite un signal au canot no 2, qui me laissa supposer qu’il voulait lui remettre sa part de pemmican. Ninderman m’a dit depuis que le capitaine désirait seulement nous dire de nous tenir réunis, qu’on ne passât point de pemmican du canot no 1 au canot no 2, et que la mer était si grosse que le canot no 2 n’approchât jamais à portée de la voix du celle du capitaine.

379

M. Melville me donna ensuite quelques détails sur les recherches faites pour trouver le lieutenant Chipp et les gens du canot no 2. D’après les conversations que j’avais eues antérieurement avec lui, dit-il, et surtout d’après la façon catégorique dont il avait émis son opinion dans le conseil tenu sous la tente de de Long, quand nous étions à l’île Semenowski, l’intention de Chipp était, s’il le pouvait, de gagner l’embouchure septentrionale de la Léna.

Les trois canots ayant été séparés à cinquante milles seulement du cap de Barkin, où nous devions nous rendre, par une tempête du nord-est, il est impossible, quelles qu’aient été les circonstances, que l’un d’eux ait marché contre le vent, c’est-à-dire dans la direction de l’est. Donc, en premier lieu, si le canot du lieutenant Chipp a pu résister à la tempête, et s’est laissé gouverner, il doit être venu aborder quelque part entre le cap Barkin et l’embouchure septentrionale de la Léna. Dans le cas où le lieutenant Chipp se serait laissé aller au vent, son canot étant plus léger que les deux autres, aurait été poussé plus rapidement sous le vent, et dans sa dérive serait venu dans la direction du sud-ouest sur la côte à l’ouest du cap Barkin. Ce sont ces motifs qui m’ont décidé à porter plus particulièrement mes recherches de ce côté et à l’intérieur de l’archipel dans la direction du nord-est. Comme je viens de le dire, les instructions que Chipp avait reçues du capitaine de Long, lui prescrivaient de se rendre au cap Barkin, considéré comme le point de ralliement le plus convenable, afin de suivre ensuite la côte nord, d’entrer dans l’un des grands bras de la Léna. Si donc son canot 380 parvint jamais à la côte, on eût dû le trouver quelque part sur la côte à l’ouest de Barkin. S’il était entré dans un des bras du fleuve, c’eût été dans l’un de trois principaux de ceux qui se dirigent vers le nord. Or, chacun de ces bras a été exploré par Ninderman, par Bartlett ou par moi. Aussi, ma conviction est-elle que Chipp n’a jamais atteint la côte et que son canot a sombré pendant la tempête. Ce canot avait à peu près la forme d’une caisse à marchandises: il était court et profond, et quoique le plus léger des trois, il obéissait mal au gouvernail, et comme Chipp me le dit un jour, il fuyait continuellement devant le vent. Etant court, s’il est venu au vent, comme il était inévitable, puisque les autres canots ont dû le faire, il ne fut pas aussi stable qu’eux.

Après avoir terminé le tombeau de de Long et de ses compagnons, je transportai tous mes gens à Cath-Cartha, qui devait être le centre de nos recherches pour retrouver Chipp. J’expédiai ensuite Ninderman et Bartlett, avec chacun deux attelages de chiens, au cap Barkin, c’est-à-dire à l’embouchure de la rivière Kagaostack, où ils devaient se séparer.

Ninderman emmenait avec ses deux traîneaux dix jours de vivres pour lui et pour ses chiens. Il devait suivre la côte septentrionale du delta dans toutes ses sinuosités et remonter chaque cours d’eau aussi loin qu’il le pourrait, et revenir ensuite à la côte pour continuer ainsi jusqu’à l’embouchure de l’Osthok. Si les provisions venaient à lui faire défaut, il devait remonter ce dernier cours d’eau jusqu’à la station de chasse de Bellock, et 381 même aller à l’ouest jusqu’à Upper-Boulouni (Boulouni du nord), pour y renouveler sa provision de poisson, s’il était nécessaire, et de là, retourner à Bellock pour explorer le reste de la côte jusqu’à la rivière Keetack, qu’il devait remonter jusqu’à Kaigolack et regagner Cath-Cartha.

Les instructions données à Bartlett étaient identiques, sauf qu’après s’être séparé de Ninderman près de Barkin, il avait à descendre au sud, le long de la côte orientale du delta, en remontant les rivières aussi loin que la provision de nourriture pour les chiens le lui permettrait, et aller à Areal pour gagner ensuite Simowyelak.

Pendant les opérations de la recherche de de Long, l’archipel ayant été traversé dans tous les sens, et chaque indice pouvant révéler la présence d’êtres humains, relevé avec soin, il était donc inutile d’en recommencer l’exploration pour trouver le lieutenant Chipp.

Ninderman, en explorant la côte septentrionale, étant arrivé au point où le capitaine de Long avait opéré son débarquement, visita la baie, où il trouva le premier canot encastré dans la glace. Celui-ci était rempli d’eau et la glace s’élevait à l’intérieur comme à l’extérieur, jusqu’à la hauteur de la lisse. Il était, en outre, recouvert d’un amas de neige. Ninderman en enleva deux ou trois petits objets qui étaient venus à la surface, mais le canot était trop solidement encastré pour qu’on pût songer à l’arracher de là. D’après Ninderman, le premier mouvement de la glace devait le mettre en pièces. Il ne put pas voir s’il avait été endommagé par la glace, une partie de l’avant, seule, faisant saillie au-dessus de celle-ci. Il 382 reconnut l’endroit où il avait débarqué avec ses compagnons et visita le lieu du campement pour s’assurer si par mégarde, je n’avais rien oublié lorsque j’étais venu à cet endroit trois mois auparavant. Il remonta ensuite l’Osthok jusqu’à Bellock; mais, ayant encore assez de provisions, il redescendit le cours de cette rivière jusqu’à la mer et suivit la côte jusqu’à Keetack, d’où il remonta vers le sud jusqu’à Kaigolack et gagna ensuite Cath-Cartha. Durant cette dernière partie du voyage, il eut un temps fort rigoureux: tempêtes de neige, ouragans et vents impétueux; néanmoins, ses mains et son visage eurent seuls à souffrir des atteintes du froid.

De son côté, Bartlett ne trouva absolument aucun indice de la présence du parti de Chipp, sur le delta. Surpris à l’embouchure de la rivière par un coup de vent accompagné d’une violente tempête de neige, il fut obligé de rentrer à l’intérieur des terres pour y chercher un abri dans une paverna voisine des huttes où les gens de la baleinière avaient campé durant la première nuit qu’ils passèrent sur le delta. La tempête passée, il retourna sur la côte reprendre son exploration jusqu’à Areal, suivant mes instructions, et gagna Simowyelak.

Pour remplir la tâche que je m’étais assignée dans la recherche de Chipp, il me fallut établir un dépôt de poisson sur la côte nord-ouest, vu que mes deux attelages ne pouvaient traîner une quantité suffisante de nourriture pour toute la durée du voyage. Je remontai donc la rivière Kutack jusqu’à Kaigolack, d’où j’envoyai faire un dépôt de deux cents poissons sur la côte qui se trouve juste au 383 nord-ouest. J’allai à Sabakaskov, petit village de l’intérieur sur le bord d’un lac, que je quittai pour me diriger vers une île formée par la branche occidentale du fleuve principal. Cette île, désignée sous le nom d’île Longue, est habitée sur divers points de sa longueur. L’embouchure de la Léna est formée par la réunion de ses deux principaux bras occidentaux qui déchargent leurs eaux en cet endroit; de sorte qu’il existe à l’ouest une espèce d’estuaire où pourraient facilement trouver un refuge les bateaux jetés sur cette partie de la côte. De l’île Longue, je passai à Tulach, village considérable qui se trouve, à l’ouest, sur une de ces parties montagneuses de la côte de la Sibérie. Je suivis ensuite les sinuosités de la côte jusqu’à un village abandonné, connu sous le nom de Chamer, puis je traversai la péninsule, formée par l’Oleneck. Je descendis cette rivière en visitant les nombreux villages yakoutes et tongouses qui se trouvent, sur ces bords, de cinq à vingt verstes de distance, et j’arrivai enfin au village d’Oleneck, situé sur la côte. A l’extérieur du village d’Oleneck, existent plusieurs îles habitées à l’automne pour la plupart, mais désertes en hiver, car, dans cette saison, les indigènes remontent le cours de la rivière. Je pris quelques poissons au village d’Oleneck et contournai la péninsule pour revenir, le long de la côte, à Toilach. Cette partie de la côte possède de nombreux villages distants de quinze à vingt verstes les uns des autres, de sorte que, si un bateau s’en fût approché venant, soit de l’est, soit de l’ouest, il eût été infailliblement aperçu et secouru, ou s’il s’était dirigé 384 vers l’embouchure de l’Oleneck, comme la côte était élevée, abrupte et presque complétement exempte de bas-fonds, il eût trouvé quelque part un endroit facile pour aborder.

De Toilach, je me rendis au cap le plus oriental de l’archipel, où je trouvai trois huttes habitées par des indigènes. Ensuite, je suivis la ligne de côte, visitant les baies que je rencontrais et m’arrêtant toutes les cinquante verstes environ, pour passer la nuit dans les huttes de chasse ou dans des stations. Toute cette partie de la côte septentrionale est parsemée de trappes à renards et de huttes où les chasseurs et les trappeurs cherchent un asile. Ces pièges, dans la partie du delta que j’ai explorée, sont visités tous les dix, quinze ou vingt jours, selon le temps. Je remarquai de nombreuses traces de traîneaux, pendant toute la durée de mon voyage, ce qui m’indiqua clairement que cette contrée est sillonnée en toute saison par les trappeurs, et que si quelques vestiges du canot no 2 ou des gens qu’il portait m’avaient échappés, il n’en eût pas été de même pour ces nombreux trappeurs. Je suivis aussi le lit de la Léna jusqu’à une petite branche qui se dirigeait à l’est vers la Kectach. Je la descendis pour remonter au village de ce nom, et gagner ensuite Cath-Cartha, après avoir traversé et exploré le delta de la Léna, dans toute son étendue, avec cette donnée que l’intention du lieutenant Chipp était de se rendre au cap Barkin pour atteindre ensuite l’une des embouchures septentrionales du fleuve. Bien que nous eussions été séparés par une tempête du nord-est et que je tins pour impossible 385 qu’il se trouvât à l’est, voulant acquérir la double certitude, je transportai mes vivres et mes autres provisions de Cath-Cartha à Simowyelack. De ce point, je suivis la côte jusqu’au fond de la baie, connue sous le nom de Guba Borkhaya, ou baie de Borkhaya, d’où je remontai ensuite sur l’autre côté jusqu’à Ustyanck, sans rien voir ni entendre dire qui pût me faire soupçonner que le canot no 2 eût abordé sur un point quelconque de cette côte.

L’ingénieur Melville ajouta, je dois dire ici dans l’intérêt des explorateurs futurs de ces régions aussi bien que pour les infortunés qui pourraient se trouver jetés sur le delta, que les deux meilleures entrées du fleuve pour les bateaux sont le bras principal de l’est et le bras principal de l’ouest.

Les indigènes sont nombreux sur les côtes avoisinant le cap Bykoff, aussi bien que sur l’île Longue. Il en est de même le long de la côte jusqu’à l’Oleneck. Cette dernière rivière est profonde et rapide et selon toute apparence n’a pas de banc de sable à son embouchure. Les indigènes se rendent rarement en hiver du cap Bykoff à l’embouchure de la rivière Keetack, bien qu’à partir du premier mai jusqu’à la fin du mois d’août, l’embouchure de toutes les rivières qui se déchargent dans la large baie ou guba soient continuellement visitées par les indigènes du cap Bykoff, d’Upper Boulouni, de Kaigolack et Borkhaya qui battent la côte nord-ouest où les rennes sont très nombreux. Les seuls villages constamment habités pendant l’hiver sont ceux de Simowyelak, Taomoose et Areal au cap Bykoff, et ceux d’Upper Boulouni, Keetach et Kaigolack, 386 près des bras septentrionaux du fleuve. Les villages de l’Oleneck ne sont jamais abandonnés. Au début du printemps ou pendant les mois de mai et de juin, les indigènes des environs d’Areal de Simowyelak et de Taomoose se retirent tous sur les terrains élevés au pied des montagnes voisines du bras de Bykoff. Ceux de Kaigolach et d’Upper Boulouni battent en retraite vers les points élevés situés au sud de ces deux localités. Car tout l’archipel se trouve à ce moment couvert d’eau et de glace. Du milieu de septembre au milieu d’octobre, les indigènes n’entreprennent aucun voyage; car alors il est impossible de voyager en canot sur le cours d’eau, et cependant la glace n’est pas encore assez forte pour supporter un traîneau.

Plus tard, les seules routes suivies par les gens de Simowyelak sont celles qui conduisent à Boulouni et qui diffèrent selon que l’attelage du traîneau est composé de chiens ou de rennes.

Les habitants de l’Oleneck n’ont aucune relation avec Boulouni si ce n’est par un représentant. Des marchands ambulants qui descendent la Léna jusqu’à Matoch et de là à Kaigolack, Keetack, puis se rendent vers l’ouest à Sura, Suborsky, l’île Longue, Joilacch et Oleneck, d’où ils remontent la rivière du même nom et regagnent Boulouni où on leur fournit tout ce dont ils ont besoin. Toute la partie nord et est de l’archipel est enveloppée d’un silence de mort pendant tout l’hiver. La route qui conduit de Simowyelack à Nistyansk est assez fréquentée en hiver par les marchands, qui traversent quelquefois directement 387 la baie, mais souvent, au contraire, longent la côte et arrivent à un village nommé Karahilack au sud de la même baie; de sorte que si les traces du canot de Chipp, ou de son parti m’avaient échappé pendant que j’explorais cette baie, elles eussent certainement été aperçues par les nombreux marchands qui suivent la côte.»

Ici, s’arrête le récit de M. Melville. Au reste, les quatre voyageurs ne restèrent pas longtemps à Kengurach; trois jours après l’arrivée de M. Jackson et de ses compagnons à cette station, l’épaisseur de la neige avait assez diminué pour permettre de tenter le passage du défilé des monts Verschoyansk. Les quatre voyageurs partirent et après des efforts surhumains arrivèrent sur le versant occidental de ces montagnes, d’où ils gagnèrent Yakoutsk. Ils arrivèrent dans cette ville vers le 8 juin. Là, ils rencontrèrent M. Gilder, qui, lui aussi, avait eu ses déboires en revenant du delta ainsi que nous le verrons tout à l’heure avant d’entreprendre le récit de la suite du voyage des membres de l’expédition que nous trouverons dans une lettre de M. Gilder lui-même.


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CHAPITRE XV.

M. Gilder—Retour de l’expédition.

M. Gilder apprend la nouvelle du désastre de la Jeannette à Nishne Kolymsk.—Il part pour Verschoyansk.—A Yakoutsk.—Le capitaine Jurgens.—Les bords de la Léna.—Voyage à la remorque.—A Irkoutsk.—La soupe froide et le quass.—Le général Anoutchine.—Arrivée à Paris.

Jusqu’ici le nom du colonel Gilder n’a pour ainsi dire été cité que pour mémoire dans le cours de ce récit. C’est qu’en effet sa qualité de correspondant du New-York Herald à bord du Rodgers semblait lui assigner une place bien ailleurs. Mais la triste fin de ce navire, envoyé à la recherche de la Jeannette, força M. Gilder à adjoindre au rôle de correspondant de journal, celui d’estafette. Chargé par le capitaine Berry de se rendre à la première station télégraphique russe pour y annoncer au gouvernement des États-Unis la nouvelle de l’incendie du Rodgers; il se mit immédiatement en devoir de remplir sa mission. Sans souci de ses intérêts personnels comme sans crainte des dangers et des fatigues qui pouvaient l’atteindre dans un voyage d’hiver de trois mille verstes, à travers un pays couvert de neige et peuplé d’habitants à demi sauvages, au milieu desquels les russes, malgré un siècle 390 d’occupation, n’ont encore pu s’implanter, il s’équipa à ses frais et partit. Nous n’entrerons point dans le récit des tribulations sans nombre qu’il eut à endurer jusqu’à Nishne Kolymsk. C’est dans cette ville qu’il eut, pour la première fois, connaissance du sort de la Jeannette et de son équipage. Mais les rumeurs qui y circulaient étaient trop vagues et trop contradictoires pour qu’il pût encore prendre un parti. Il se rendit donc à Verschoyansk. Là, les nouvelles avaient plus de consistance. Il obtint des détails précis sur le désastre de l’expédition, l’arrivée de Melville et de de Long sur le delta, les dangers que couraient ce dernier et ses compagnons; l’expédition de Melville, à sa recherche, etc. Sa détermination fut vite prise. Ses compatriotes mouraient peut-être de faim et de froid à l’embouchure de la Léna, et sa présence n’était pas nécessaire à Irkoutsk. Un courrier pouvait porter ses dépêches et arriver plus promptement que lui. Ce courrier fut donc expédié aussitôt, et M. Gilder, prenant congé de M. Varsowa, qui lui avait servi pour ainsi dire de mentor de Nishne Kolymsk jusqu’à Verschoyansk, partit pour le nord. Mais il était trop tard. M. Melville avait retrouvé les corps de de Long et de ses compagnons, de sorte qu’il n’arriva pour ainsi dire que pour constater les résultats des recherches.

Mieux vaut, au reste, laisser M. Gilder, raconter lui-même son voyage, depuis le moment où il reçut les premières nouvelles de la Jeannette, jusqu’à l’arrivée de tous les membres de l’expédition à Irkoutsk. Nous apprendrons par ce récit maints détails sur les mœurs des gens qui 391 habitent le pays entre la Léna et la Jana, ainsi que les nombreuses tribulations qui attendent un voyageur dans cette contrée à l’époque de la débâcle des glaces au printemps.

N’ayant plus rien à faire dans le delta, il reprit presque aussitôt le chemin du sud et arriva le premier de tous ses compatriotes à Yakoutsk. C’est dans cette ville qu’il fut rejoint par Melville et le reste des explorateurs auxquels s’étaient réunis en route le capitaine Berry et le lieutenant Hunt. M. Gilder s’étant fait l’historien du voyage de retour, nous allons lui emprunter les quelques pages qui suivent.

J’arrivai sur les bords de la Léna, vers le soir du 30 mai, trente sept jours après mon départ de Werschoyansk, fatigué, ayant faim et soif.

Après avoir traversé les sables mouvants, dans lesquels nos chevaux enfonçaient presque jusqu’au poitrail, nous atteignîmes un groupe de maisons, et y rencontrâmes le sergent Kolinkov, le cosaque, qui avait accompagné M. Boboukoff jusqu’à la maison de l’île, où je l’ai trouvé après avoir traversé l’Aldan. Il était venu de Yakoutsk au-devant de nous, apportant des beefsteaks frais, du pain, et quelques bouteilles à la mine réjouissante. Il m’apporta en outre le bonjour du gouverneur, qui m’invitait à l’aller voir aussitôt mon arrivée. Le lendemain, nous arrivâmes à Yakoutsk, après avoir passé la rivière, large en cet endroit de quinze verstes, pendant la nuit, moi dormant, harassé de fatigues et heureux de voir que la partie la plus pénible de mon long voyage était achevée. Mon vieil 392 ami, M. de Varowa, vint au-devant de moi sur la route, et me conduisit à sa maison, où la «petite Nanyah» me souhaita la bienvenue avec une apparence de plaisir, comme à un ancien compagnon de voyage. Peu de temps après, arriva un messager du gouverneur, qui m’invitait à venir le trouver immédiatement, vu qu’il avait chez lui une personne qui parlait l’anglais, et qui pourrait nous servir d’interprète. M’étant excusé de la malpropreté de mes habits de voyage, le vieux général me fit répondre poliment qu’il rougissait d’entendre un vieux soldat s’excuser devant un camarade des accidents d’une campagne, et me reçut de la manière la plus cordiale, me forçant à rester pour dîner, sans façon, «à la guerre comme à la guerre.»

Notre interprète était le capitaine Jurgens, de la marine russe, qui se rendait dans le delta de la Léna, pour y établir une station météorologique, comme anneau russe, dans la chaîne des stations destinées à faire des observations simultanées, et entourant les parages qui avoisinent le pôle arctique. Pendant toute la durée de mon séjour à Yakoutsk, j’ai été de toutes parts l’objet des attentions les plus délicates, et j’y ai noué des relations d’amitié qui, quoique devant probablement rester à l’état de simples souvenirs, seront toujours les plus agréables et les plus sincères de toute ma vie. Le gouverneur, général Tchernaïeff, fut pour moi un père plutôt qu’un amphitryon, et le sous-gouverneur, Basile Priklonsky, me traita en véritable frère. Le capitaine Jurgens, quoique lui-même simple visiteur, me comblait de prévenances 393 et remplit patiemment les pénibles fonctions d’interprète, sacrifiant en tout temps ses propres aises à la satisfaction de mes désirs.

Sept jours après mon arrivée, les membres de l’expédition, qui étaient allés à la recherche, revinrent du delta de Léna, et partagèrent avec moi l’hospitalité de nos amis à Yakoutsk. C’étaient de vieux amis du commandant Melville et de ses compagnons immédiats, Bartlett, Ninderman et Greenbeck, et ils ne firent que renouer la connaissance de l’hiver précédent. Le capitaine Berry et l’enseigne Hunt, du Rodgers, les voyaient pour la première fois; ainsi que moi-même, MM. Jackson, votre correspondant spécial, et Larson, du London-Illustrated News, de même que Noros, de la Jeannette, comptaient parmi les anciens amis. Mais tous étaient animés des sentiments de la plus vive sympathie et de la reconnaissance la plus profonde envers les officiers du gouvernement russe à Yakoutsk. Le 11 juin, nous nous embarquâmes tous sur le petit steamer Pioneer, et fûmes accompagnés jusqu’à l’embarcadère par près de la moitié des habitants de Yakoutsk, y compris les officiers du gouvernement, qui étaient venus jusque-là pour nous dire un dernier adieu. On échangea une infinité de poignées de mains et de protestations d’amitié inaltérable, pendant que moi, qui m’étais russifié en Sibérie presque aussi facilement que j’étais devenu sauvage parmi les sauvages du Nord, j’embrassai et je fus embrassé à plusieurs reprises,—oh! l’horreur!—par tous les hommes.

Le Pioneer était un méchant petit steamer, qui nous 394 inondait de flammèches, pendant qu’il luttait contre le courant rapide de la Léna. Ce fut là notre demeure pendant près de quinze jours, pendant lesquels nous luttâmes plus d’une fois, sans succès, de vitesse avec des barques, halées le long de la rive par une couple de gamins à la tête nue. Il n’y avait qu’un agrément dans notre navire: c’est qu’il y avait sur les tables, dans la cabine, de la place où l’on pouvait écrire presqu’en tout instant, parce qu’elles étaient rarement encombrées de plats. Ce qui ajoutait quelque peu à notre bien-être, c’était d’aller fourrager dans les villages, devant lesquels nous nous arrêtions pour faire du bois; mais, à notre grande surprise, cela détermina le capitaine à augmenter le prix de notre pension.

A Vitim, nous quittâmes le Pioneer, pour passer sur le Constantin, navire plus grand et plus confortable, où nous mangeâmes à la carte, et où nous étions mieux nourris. Il y avait à bord de ce navire une foule de passagers autres que notre société. C’était une cohue de Russes, de Yakoutes, de Tonkouses, de Tartares, de Mongols et de Gypsies. Dans le nombre il y avait deux femmes qui portaient une espèce de costume Bloomer, qui se voit assez communément dans les voyages en Sibérie. Il consiste en une chemise ample, serrée à la ceinture par une courroie, et un large pantalon fourré dans des bottes à talons hauts. Un Derby, ou chapeau de feutre mou, complète le costume, qui est original et attrayant.

Le paysage, le long des rives de la Léna est, en maint endroit, agréable et pittoresque. Des falaises, en forme de tours, s’élèvent directement sur le bord de l’eau ou 395 décorent les pentes boisées, comme d’immenses châteaux féodaux. D’immenses champs, cultivés avec beaucoup de peine, mais avec fort peu d’adresse, s’enfoncent dans les forêts, et à des distances de vingt ou trente verstes, de jolis petits villages ornent les bords de la rivière. Dans chaque village, il y a une ou plusieurs églises du rite grec, à la coupole orientale, peinte aux couleurs vives ou dorées, ce qui donne un air de dignité à des constructions qui autrement ne formeraient qu’une collection peu intéressante de maisons bourgeoises. Mais j’ai remarqué que le goût pour la décoration est un des caractères distinctifs de l’architecture sibérienne. Dans les villes, les appuis et les liteaux des fenêtres sont ornementés, et même les tuyaux de plomb qui conduisent l’eau des gouttières dans la rue, se terminent en gueule de dragon, ou par quelque autre figure artistique. De petits balcons en saillie rompent la monotonie des murs plats en bois, et tout cela fait, peut-être, avec la même matière que les lourdes poutres dont la plupart des maisons sont construites. Souvent vous verrez les massifs volets des fenêtres peints en couleurs vives ou criardes; mais presque partout on aperçoit le désir d’embellir sa demeure. Plusieurs des églises en bois que j’ai vues sur la Haute-Léna, ne dépareraient pas le parc le plus élégant de l’Europe ou de l’Amérique.

Après cinq jours de voyage sur le Constantin, nous arrivâmes à une station au-delà de laquelle le navire ne pouvait plus passer. Je n’eus pas besoin d’autre chose pour me convaincre de ce fait, que de voir des troupeaux 396 de bétail, passant à gué, un peu en amont. A cette station, nous prîmes les petits canots des stations de poste, et pendant cinq jours et cinq nuits, nous fûmes hâlés, le long du bord de la rivière, par des chevaux, qui par moments trottaient le long du rivage, d’autres fois marchaient dans l’eau, tandis que, par-ci, par-là, nous allâmes entièrement à la dérive jusqu’à ce que les chevaux eussent fait le tour d’une petite baie profonde et reparussent en avant de nous, dans une petite île. Nous, pendant l’intervalle, maintenions notre position contre le courant, ou nous avancions au moyen de perches que maniaient nos conducteurs.

Quatre jours de plus en voiture nous conduisirent à Irkoutsk, la seule ville véritable que, jusque-là, j’eusse vue en Sibérie. Nous descendîmes à l’hôtel Deko, auberge commode et bien tenue, où l’on fait tous les efforts possibles pour mettre à l’aise tous les hôtes américains et satisfaire leurs goûts. Un autre hôtel, l’hôtel de Sibérie nous tenta fréquemment pour y aller dîner, parce que la cuisine, qui s’y faisait, ressemblait à une cuisine plus civilisée qu’on aurait dû s’y attendre dans ce pays. De charmantes petites salles à manger, une cuisine réellement succulente et d’excellents vins vous laissait l’impression qu’on avait enfin franchi les frontières de la civilisation.

Il y avait là un plat, nouveau pour nous, et qui nous plaisait beaucoup. C’était une soupe froide, un plat éminemment sibérien. Cette soupe se fait avec des petites tranches de viande froide, des rouelles d’œufs durs, mélangées 397 avec des têtes d’oignons et de la crême aigre, dans chaque portion individuelle on verse une bouteille de kwas, ce qui lui donne un goût rafraîchissant et piquant. Dans le milieu flottent des morceaux de glace transparente qui refroidissent le coulis.

Mais, demanda le lecteur inexpérimenté, qu’est-ce le «kwas»? Le kwas est un breuvage inoffensif, fait de pain noir et de levure; il est si pétillant, que, quand on le met en bouteille, il faut le boucher hermétiquement et ficeler le bouchon, pour qu’il ne saute pas. Je n’ose pas donner la recette de cette liqueur délicieuse, parce qu’elle est la clef de la soupe froide, ou okroschka, comme on l’appelle dans ce pays, et je connais un américain qui a l’intention de faire fortune à New-York, en montant un établissement (établissement de tempérance, bien entendu), dans lequel on ne débitera que ces deux articles, avec du pain naturellement. Il ne sera besoin là-bas que de l’introduction du système, pour s’assurer la clientèle de tout homme affairé qui aura faim et soif; car ces articles se recommandent d’eux-mêmes, lorsqu’on y a une fois goûté. Et puis, être servi par des jeunes filles, en frais et élégant costume russe, il n’en faudra pas davantage pour que tous les clients s’empressent d’apporter leur part à la fortune rêvée par l’homme entreprenant qui aura introduit cette bénédiction à New-York.

Le lendemain de notre arrivée, le général Anoutchine, gouverneur-général de la Sibérie orientale, revint en ville, d’un voyage prolongé qu’il avait fait à travers son gouvernement, jusqu’au Japon et en Europe par la voie du canal de 398 Suez, en prenant pour son retour la route postale ordinaire. Il était accompagné de sa femme et de sa fille, qui, non seulement avaient parfaitement supporté les fatigues d’un aussi long voyage, mais qui se trouvèrent excessivement bien de cette excursion. La compagnie américaine toute entière alla présenter ses respects au gouverneur-général, qui la présenta à sa famille et la retint à dîner. Toute la famille, comme on le suppose sans peine, parlait le français couramment, et Mlle Anoutchine ajouta encore à ses autres perfections la connaissance de la langue anglaise. Le général Anoutchine est un homme encore jeune, quoique déjà grisonnant, mais un homme d’une grande force de caractère. Il est plein de politesse dans ses manières, et aimable envers tout le monde, de sorte qu’il s’est rendu très populaire partout où il est connu. Tandis que, récemment, de nombreux changements ont eu lieu dans le personnel des gouverneurs des provinces de la Russie et de la Sibérie, le général Anoutchine, dit-on, est plus solide dans son poste que jamais. Sa position, en outre, est fort importante; car il est absolument l’empereur de la Sibérie orientale, tout comme le czar l’est de la Russie. Nous avons visité le jardin public, le soir du second jour de notre arrivée à Irkoutsk, et nous y avons entendu un excellent concert, exécuté par un petit orchestre composé d’instruments à cordes et d’instruments de cuivre. Ce fut pour nous un spectacle inattendu et agréable, de revoir des dames et des messieurs élégamment vêtus, se promenant le long d’allées brillamment illuminées par de nombreuses lanternes chinoises, et d’entendre des morceaux choisis et 399 connus de Wagner et de Strauss. Il y a, dans le jardin, un casino d’été, où nous avons été introduits par un membre du club, dans lequel nous eûmes nos entrées, moyennant une rétribution de 50 kopecks par personne et par nuit. Le club y possède un bon restaurant, avec les meilleurs vins et liqueurs qui se trouvent dans la ville, et on y passe la soirée en jouant aux cartes, avec des enjeux peu considérables. La société est d’autant plus brillante, que tous les officiers, en Russie et dans les possessions russes, sont tenus d’être toujours en uniforme, et, qu’à moins d’être un marchand, presque tout habitant est officier: les uniformes resplendissants donc sont nombreux. Mais tous semblaient être heureux de saluer les visiteurs américains, et de leur témoigner de l’amitié, et ces derniers se souviendront longtemps avec plaisir du court séjour qu’ils ont fait à Irkoutsk.

Ayant déjà raconté le voyage de M. Jackson, de Saint-Pétersbourg à Orenbourg et à Irkoutsk, nous n’entreprendrons point de relater les différents incidents qui ont pu signaler le voyage de retour des membres de l’expédition.

Qu’il nous suffise de dire que quelques semaines plus tard, M. Melville et ses compagnons arrivaient à Paris, d’où ils prenaient le chemin de l’Amérique. Inutile, croyons-nous, de faire le récit des ovations qui les attendaient. Tous avaient fait leur devoir, honneur à eux, mais à côté des ovations se trouvent des deuils qu’on doit respecter.


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TABLE DES MATIÈRES

QUATRIÈME PARTIE.
Nouvelles recherches.
CHAPITRE I.
Première entrevue de M. Jackson et des survivants de la Jeannette.—Joie causée à ces derniers en recevant leurs lettres et des nouvelles de la patrie.—Tous les naufragés arrivés à Irkoutsk sont en bonne santé, à l’exception de Jack Cole et du lieutenant Danenhower.—Accueil qui leur fut fait en arrivant à Irkoutsk.—Danenhower dans l’embarras.—Pauvre Jack Cole!—Ses excentricités.—Avis au lecteur sur la marche de l’ouvrage. 3
CHAPITRE II.
Départ de la baie Saint-Laurent.—Traversée du détroit de Behring.—Arrivée dans l’Océan Arctique.—Première entrevue avec les Tchouktchis.—Descente à terre.—Excursion à la baie où le professeur Nordenskjold a passé l’hiver.—Ce qu’on y trouve.—Les habitants de cette baie.—Erreurs des cartes.—La Jeannette prend la direction du nord.—Premières glaces flottantes.—On aperçoit un navire baleinier.—Un 402 courant allant vers le nord-ouest.—L’île Herald est en vue.—La Jeannette reste prisonnière dans les glaces le 6 septembre.—Une chasse à l’ours.—Tentative infructueuse pour aborder à l’île Herald.—Notre premier phoque.—Comment more seals kill him et make him more seal?—La Jeannette commence son mouvement de dérive.—Nos premiers ours.—Curieux phénomènes.—Invocation à la nouvelle lune.—La pression des glaces sur le navire.—Direction de notre mouvement de dérive.—Le Rodostistua rosea.—La Terre de Wrangel est en vue.—Difficultés des observations astronomiques dans l’Arctique.—Première rupture des glaces.—Moments d’angoisse pour l’équipage.—La nuit de trois mois.—Une aurore boréale.—Nouvelle alerte.—La glace se rompt de nouveau et emporte la hutte bâtie par les hommes de l’équipage et quatre chiens.—Histoire de cette hutte.—La Jeannette flotte librement.—Les glaces se rapprochent.—Moment terrible.—La pression cesse.—Les fêtes de Noël et du nouvel an.—Représentations théâtrales. 11
CHAPITRE III.
Débuts du mois de janvier 1880.—Retour de la lumière.—Alerte du 19 janvier.—Une voie d’eau se déclare.—Efforts faits pour la combattre.—Peine inutile; il faudra pomper pendant dix-huit mois.—Position du navire à cette époque.—Cinquante milles en cinq mois.—La théorie de Peterman réduite à néant.—Un ours à bord.—Quinze jours d’été seulement.—Le gibier dans l’Océan Arctique.—Visite d’une ourse et de ses deux oursons.—Désagréable rencontre faite par le capitaine.—Nous sommes arrivés à la fin de notre première année dans l’Arctique.—Théorie sur le mouvement des glaces polaires.—Hypothèse sur la route probable de la Jeannette, si elle résistait à la pression des glaces.—État sanitaire de l’équipage, conditions du navire au commencement de septembre 1880. 39
403CHAPITRE IV.
SECONDE ANNÉE DANS LES GLACES.
Le navire une seconde fois dans ses quartiers d’hiver.—Commencement de la nuit de trois mois.—Observations astronomiques et téléphoniques.—Fêtes de Noël et du nouvel an.—Canal Melville.—Trou Dunbar.—Retour de la lumière.—Terre.—Extraits du livre de loch.—L’île Jeannette.—Épaisseur de la glace.—État de la glace.—Une seconde île.—L’île Henrietta.—Descente d’une troupe d’explorateurs sur cette île.—Description de l’île Henrietta.—Melville trompé par l’heure.—Il laisse un cairn sur l’île avec des papiers pour constater sa prise de possession.—Préparatifs à bord en vue de la rupture définitive des glaces.—État de celles-ci.—La débâcle commence. 61
CHAPITRE V.
PERTE DE «LA JEANNETTE.»
La Jeannette se trouve libre au milieu des glaces.—Moment d’espoir.—Les glaces se rapprochent.—Horrible pression.—La Jeannette s’incline sous la pression.—Plus d’espoir de la relever.—On se prépare à l’abandonner.—On l’abandonne définitivement.—Le capitaine reste seul près d’elle.—Elle sombre.—Fragment du journal de de Long.—Position de la Jeannette la veille de la catastrophe.—Premières étreintes.—La Jeannette menace de se séparer en deux sous l’effort d’une nouvelle poussée.—Moment de refait.—La pression redouble.—L’eau pénètre à travers la soute à charbon de tribord.—L’eau gagne le faux-pont.—Le navire est abandonné.—État des provisions sauvées.—La première nuit sur la glace.—Préparatifs de la retraite.—Ordre du jour.—Ordre de marche.—Le départ est fixé au samedi 18 juin. 83
404CHAPITRE VI.
LA RETRAITE.
Le premier jour de la retraite.—Les difficultés commencent dès le début.—Les suites d’un malentendu.—Première crevasse dans la glace.—Un travail pénible.—L’été est la plus mauvaise saison pour voyager sur les glaces de l’Arctique.—Misère des naufragés pendant cette saison.—Quelques-uns d’entre eux se sont chargés d’objets non portés sur la liste réglementaire.—Conséquences de cette infraction.—On traverse, en radeau de glace, les ouvertures qui se sont produites dans la glace.—État des malades.—Notre première bonne journée.—Notre ordre de marche.—Marchant au sud et s’en allant au nord.—Pénible découverte.—Changement de direction.—Pourquoi nous redoutons les crevasses dans la glace.—Danenhower demande avec insistance à prendre part aux travaux de la retraite.—Motifs de mon refus.—Le soleil, le brouillard et la pluie alternativement.—La retraite continue.—Les bons et mauvais jours se succèdent.—Les aiguilles de glace.—Première vue de la terre.—Un ours.—Je vois distinctement la terre.—Quelle est cette terre?—Espoir de trouver la mer libre.—Plus de semelles de bottes.—M. Collins tue un phoque.—Mieux dîné que chez Delmonico.—Un autre phoque.—Nouveau festin.—Chipp rayé de la liste des malades.—Approche de la terre.—Difficultés pour atteindre le rivage à travers les glaces flottantes.—Changements à vue.—Alternatives de pluie, de brouillard et d’éclaircies.—Le vent fait rage.—Enfin nous mettons le pied à terre.—Prise de possession de l’île Bennett au nom des États-Unis. 115
405CHAPITRE VII.
L’ILE BENNETT.—LA SÉPARATION.
L’île Bennett.—Excursions de M. Newcomb dans l’île.—Observations astronomiques et hydrographiques.—Les marées de l’île Bennett.—Un mot sur nos chiens.—Départ de l’île.—Melville reçoit le commandement de la baleinière en remplacement de Danenhower.—Ses instructions.—En vue de l’île Fadiewski.—«Le camp des Dix-Jours.»—Nos embarcations.—Accident arrivé à la baleinière.—On perd de vue le canot de Chipp.—Celui-ci nous rejoint au bout de deux jours.—Koltenoï.—Semenowski.—Une chasse au renne.—Nouvel accident survenu à la baleinière.—La tempête.—Position respective des trois canots.—Les trois canots sont séparés par la tempête.—Continuation du voyage de la baleinière.—Une manœuvre difficile.—La tempête s’apaise peu à peu.—Nous gouvernons à l’est.—La terre.—Difficultés pour aborder.—Nous entrons dans une rivière.—Discussion au sujet de cette rivière.—Nous continuons à la remonter.—Nous abordons enfin.—Les bas-fonds entravent notre marche en remontant la rivière.—Une journée agréable à terre.—Trois indigènes.—Nous sommes sauvés.—La bienheureuse médaille. 165
CHAPITRE VIII.
PARMI LES TONGOUSES.
Les trois indigènes conduisent les naufragés dans une hutte et leur donnent du poisson.—L’un des indigènes nommé Caranie les quitte.—Le lendemain les deux autres refusent de leur servir de guide.—Melville veut partir quand même.—Vaine tentative pour remonter la rivière.—Les naufragés sont obligés de revenir sur leurs pas.—Surpris par une tempête, 406 ils sont forcés de passer la nuit dans la baleinière.—Enfin ils arrivent à la hutte qu’ils avaient quitté la veille.—Wassili Koolgyork ou Wassili oreilles coupées.—Ce Tongouse consent à servir de pilote aux naufragés pour aller à Boulouni.—Village de Spiridon.—Portrait peu avantageux de ce dernier.—Sa conduite vis-à-vis de ses hôtes.—Arrivée à Gemovyalack.—L’exilé Yaphem Kopelloff.—Nicolaï Chagra, chef du village.—Après une vaine tentative pour continuer leur voyage vers le sud, les naufragés sont obligés de rester à Gemovyalack.—Conduite des habitants à leur égard.—Arrivée de l’exilé Kusmah Jeremiah.—Le lieutenant Danenhower se rend chez lui.—Sa généreuse hospitalité.—Il promet de se rendre à Boulouni.—Pourquoi Melville ne le fait pas accompagner et ne lui remet pas ses lettres et ses dépêches.—Conséquences de cette décision.—Le lieutenant Danenhower retourne chez Kusmah avant le départ de celui-ci pour Boulouni, et commence des recherches vers le nord pour trouver les gens des deux autres canots.—Ses tentatives infructueuses pour se rendre à Barkin.—Kusmah, parti pour Boulouni, ne revient qu’au bout de treize jours.—Il raconte qu’il a trouvé sur son chemin deux hommes de la troupe du capitaine, et remet une dépêche de Ninderman et Noros adressée au ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg.—Départ de Melville pour Boulouni.—Danenhower reste à la tête des gens de la baleinière.—Arrivée du commandant de Boulouni à Gemovyalack.—Ce dernier, nommé Bieshoff, apporte également une dépêche de Ninderman et de Noros.—Portrait de cet homme.—Départ pour Boulouni.—Nous rencontrons Melville à Burulak.—Instructions qu’il me donne.—Danenhower explique la conduite de Melville dans son plan de recherche.—Il continue son voyage jusqu’à Irkoutsk.—Une lettre de Danenhower. 205
CHAPITRE IX.
Réflexions de M. Jackson sur la conduite de l’ingénieur Melville.—Celui-ci eût pu se dispenser de venir à Yakoutsk.—Le parti de Melville. Sa marche vers le sud.—Où se trouvait de Long au moment du départ de Ninderman et de Noros.—Récit de son voyage à travers le delta depuis le jour du débarquement. 407 —Il passe près d’une hutte contenant des vivres et près d’un village sans en avoir connaissance.—Faute qu’il a commise en tenant tous ses hommes réunis près de lui.—Recherches de l’ingénieur Melville.—Où il trouva les dernières traces de de Long.—Records laissés par celui-ci dans différents endroits.—Une entrevue avec Noros.—Le débarquement.—Marche vers le sud.—Tristes adieux.—Le lieu de la séparation.—Un terrible voyage.—Véracité de Noros.—La troupe de Danenhower part pour l’Amérique.—M. Jackson se met en route pour Yakoutsk.—M. Gilder.—Arrivée à Yakoutsk.—L’état des routes en Sibérie au moment du départ des voyageurs. 245
CHAPITRE X.
D’IRKOUSTK A YAKOUTSK.
Les dangers d’un voyage en traîneau sur la Léna.—Un exemple de rapidité extraordinaire sur cette route.—Voyages d’aujourd’hui et voyages d’autrefois sur ce fleuve.—Voyage de John Dundas Cochrane.—Autres voyages remarquables sur la Léna.—Les habitants des rives de la Léna.—Descendants des criminels exilés sur les bords de ce fleuve.—Châtiments des récidivistes.—Les Yakoutes.—Nombre considérable de goîtreux.—Cause de cette infirmité.—Les Mammouths.—Nous sommes obligés de prendre la route d’été.—Voyage dans la forêt.—Charme d’un pareil voyage.—Un accident.—Vitimsk, tête de station de bateaux à vapeur.—Avenir du commerce de la Léna.—Essais infructueux du professeur Nordenskjold avec le vapeur Léna.—Thèse de M. Nordenskjold, sur la possibilité d’établir des relations commerciales avec la Sibérie.—Les véritables chemins commerciaux de l’avenir.—Les Skopzi sur la Léna.—Yakoutsk. 265
408CINQUIÈME PARTIE.
La catastrophe.
CHAPITRE XI.
DÉCOUVERTE DE LA TROUPE DE DE LONG.
M. Melville arrive à Boulouni.—Sa première dépêche.—Arrivée à Cath Cartha.—Voyage de Melville au cap Bykoff pour s’y procurer des chiens et du poisson.—Quelques détails sur Cath Cartha.—Un hiver extraordinairement rigoureux.—Des indigènes morts de froid.—Dépêche du 24 mars.—Premiers détails sur la découverte des cadavres de de Long et de ses compagnons.—Liste des hommes retrouvés.—Lettre de M. Jackson.—Nouveaux détails sur la découverte de de Long et de ses hommes.—Sépulture.—Description du mausolée.—Premiers détails sur les recherches faites pour retrouver le lieutenant Chipp et les hommes du canot no 2. 293
CHAPITRE XII.
LES DERNIERS JOURS DE DE LONG ET DE SON PARTI.
Le samedi, 1er octobre, 111e jour de la retraite.—Erickson subit l’amputation des doigts de pied.—Passage de la rivière.—Record laissé sur la rive orientale.—Une route glacée et des rations pour un jour encore.—Quatre quatorzièmes de livre de pemmican par homme et un chien mourant de faim pour provisions.—On trouve des empreintes de pas d’homme.—Alexis 409 prend une butte de terre pour une hutte.—Conséquences de cette erreur.—Le lieutenant de Long, M. Collins et Gortz, passent à travers la glace.—Le dernier chien est tué et mangé.—Effroyable nuit.—L’état d’Erickson s’aggrave.—Il a les mains gelées.—La troupe cherche un abri dans une hutte.—Une ration de thé et une demi-livre de chien.—Mort d’Erickson.—Ses funérailles.—Dernière demi-livre de chien.—Départ.—Record laissé dans la hutte.—Alexis rapporte un ptarmigan.—Départ de Ninderman et de Noros.—Des morceaux de peau de renne pour nourriture.—Plus de thé.—Une cuillerée de glycérine pour nourriture.—La glycérine fait défaut.—L’infusion de saule arctique la remplace.—Lee supplie ses compagnons de l’abandonner.—Une demi-cuillerée à thé d’huile douce par homme et par jour.—Du thé de saule et deux vieilles bottes.—Alexis meurt.—Knack et Lee meurent.—Iverson meurt.—Dressler meurt.—Boyd et Gortz meurent.—M. Collins mourant.—Plus rien.—Jusqu’à quel point la fatalité s’est acharnée sur de Long et ses compagnons. 315
SIXIÈME PARTIE.
Le retour.
CHAPITRE XIII
RETOUR
Position du lieu où furent retrouvés les corps du capitaine de Long et de ses compagnons.—Erreur du premier sur le chemin qu’il avait parcouru et sur sa véritable position.—Stolboï.—M. Jackson reprend la route suivie par Ninderman 410 et Noros.—Il arrive à Boulouni.—Son départ pour Verschoyansk où il espère rattraper M. Melville.—En route il apprend qu’il est précédé de deux officiers américains.—Quand il arrive à Verschoyansk, Melville est parti, ainsi que les deux officiers américains.—Qui sont ces derniers.—Le capitaine Berry, commandant du Rodgers.—Après plusieurs jours de marche forcée, M. Jackson rejoint le capitaine Berry et le lieutenant Hunt, son compagnon.—Nouvelles qu’il en reçoit.—Le lieutenant Putnam emporté par les glaces.—Récit du voyage du capitaine Berry.—Les trois voyageurs rejoignent M. Melville, retenu à Kengurack par les neiges. 345
CHAPITRE XIV.
Nouveaux détails fournis par l’ingénieur Melville à M. Jackson sur les difficultés de la retraite à travers les glaces de l’Océan Glacial.—Héroïsme de l’équipage.—Où la Jeannette a péri, tout autre navire eût péri.—A l’île Semenowski.—Choix d’un point de débarquement sur la côte de la Sibérie.—Pourquoi on choisit le cap Barkin comme point de ralliement.—La séparation des trois canots.—Recherche du lieutenant Chipp et de son parti.—Où il aurait dû aborder s’il eût atteint la côte.—Instructions données à Ninderman et à Bartlett pour les recherches.—Explorations de Ninderman.—Exploration de Bartlett.—L’ingénieur Melville visite la côte nord-ouest jusqu’à l’Oleneck.—Il visite ensuite la baie Barkhaya et va jusqu’à Ustyansk.—Des localités du delta habitées pendant l’hiver.—Voies pour entrer dans la Léna. 373
411CHAPITRE XV.
M. GILDER.—RETOUR DE L’EXPÉDITION.
M. Gilder apprend la nouvelle du désastre de la Jeannette à Nishne Kolymsk.—Il part pour Verschoyansk.—A Yakoutsk.—Le capitaine Jurgens.—Les bords de la Léna.—Voyage à la remorque.—A Irkoutsk.—La soupe froide et le quass.—Le général Anoutchine.—Arrivée à Paris. 389

FIN DU TOME II.

PARIS.—Imp. Tolmer et Cie, Succursale à Poitiers.—(157).


NOTES

[1] Voir le plan du camp aux gravures.

[2] Voir aux gravures.

[3] Cette station est désignée sous le nom de Burulak un peu plus loin.

[4] Fragment du carnet du lieutenant de Long.

[5] Cette expression est intraduisible en français; mot à mot: brisé à terre.

[6] Voir aux gravures le fac-simile de l’autographe.

Au lecteur.

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.