The Project Gutenberg eBook of La leçon d'amour dans un parc

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Title: La leçon d'amour dans un parc

Author: René Boylesve

Release date: February 9, 2020 [eBook #61351]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC ***

RENÉ BOYLESVE

La Leçon d'Amour dans un parc

roman

PARIS
ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.

DU MÊME AUTEUR

Il a été tiré de cet ouvrage:
Trois exemplaires sur Chine, hors commerce
et quinze exemplaires numérotés, savoir:
Trois exemplaires sur Japon, de 1 à 3
et douze exemplaires sur vélin des Papeteries du Marais fabriqué spécialement pour les Éditions de la Revue blanche, de 4 à 75.

JUSTIFICATION DU TIRAGE:

A Charles Guérin,

Mon cher ami, j'ose vous offrir ce livre qui ne paraîtra que futile à beaucoup, mais où votre sûr instinct de poète discernera sous le papillonage de mes poupées, quelques-uns de ces grondements du cœur humain dont le bruit prolongé nous a arrêtés quelquefois, vous en souvenez-vous?—tous deux soudain muets, et la gorge un peu gênée,—lorsque vous veniez de me lire une admirable page du Semeur de Cendres, ou simplement lorsque nous avions parlé, encore une fois, de l'éternel et cher sujet, celui où l'idée divine se mêle à l'amour, à la terre, à l'air du soir.

R. B.

LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC

I

CE CHAPITRE EST ÉCRIT EN GUISE DE PRÉFACE POUR AVERTIR LE LECTEUR QUE L'ON COMMENCE UN CONTE LIBRE.

Je sais que votre désir secret, en ouvrant un livre, est de trouver un ami qui vous parle et qui vous donne l'illusion de ne parler qu'à vous. Et moi, quand j'écris, je voudrais composer mes récits comme une lettre, où l'on rapporte ce que l'on veut, au gré de son humeur, en ayant présente à l'esprit l'image de celui qui demain brisera l'enveloppe à son réveil. Aussi je vais m'offrir le plaisir, entre de graves romans qui sont difficiles, de raconter—une fois—ce qu'il me plaira, comme on improvise de jolis contes aux enfants.

Quel bonheur! D'abord, je choisirai mon sujet. Vous croyez qu'il en est toujours ainsi? Détrompez-vous. On choisit le sujet d'un conte parce que c'est la fantaisie, aux trésors infinis, qui nous l'offre; mais la vérité, principal aliment du roman moderne, est une matière austère et rebutante qui nous impose sa tyrannie; il faut en avoir énormément absorbé, l'avoir goûtée, assimilée, l'avoir faite plus chair que notre chair pour oser en toucher mot, sous peine de ne vous servir que de misérables notes de carnet acidulées ou rances, aussi éloignées de former œuvre vive que le sont les petits bocaux renfermant les diverses céréales de France, de vous évoquer l'idée du manteau de prairies et de moissons qui couvre notre beau pays.—Par exemple, je vous avertis, puisque j'adopte le sujet de mon goût, que je me risque à vous raconter une aventure délicate. Oh! comme il est périlleux de raconter une aventure délicate, à une époque où la licence dans les ouvrages romanesques est sans bornes. Les abus des cyniques, dans la liberté d'écrire, tueront,—si ce n'est déjà fait—ce qu'il y avait de charmant à écrire librement, en notre langue, pourvu que l'on fût honnête homme. Plus sûrement qu'un régime oppressif, les excès nous raviront la liberté même; pis peut-être que la liberté même: le goût de parler d'amour.

En second lieu, je choisis mes personnages! Vous me voyez joyeux comme un écolier qu'on a laissé faire main basse dans un bazar. Ah! mon lecteur, foin des créatures viles, des êtres écœurants, des louches tripoteurs, des veules voyous dont vivote la librairie moderne! Il s'agit d'oublier ces misères. Point davantage de personnages impeccables: race odieuse comme l'absolu, comme l'idée pure, comme toutes les conceptions des pédants, qui ne participent pas de la gracieuse imperfection des choses créées. Pour moi, je me plais dans la compagnie de gens qui sont capables de commettre d'insignes faiblesses, et qui les commettent, mais avec bonne grâce, d'une allure aisée et naturelle, telle, en un mot, que l'on sent que le bon Dieu les a mis au monde pour cela, et qu'il les regarde faire, du coin de l'œil, sans trop froncer le sourcil.

Maintenant je vous prie de croire que je ne vais pas placer mon monde dans des endroits où l'odorat et la vue courent risque d'être offensés, ni dans ces maisons pauvres et grises où nous puisons nos documents quand il s'agit de fixer l'histoire des mœurs, ni dans ces hôtels somptueux de Paris qu'il est indispensable de faire habiter par des gens tarés, pour peu que l'on tienne à prouver, dès la première page, que l'on est un écrivain sérieux.

Enfin, je dirigerai les péripéties à ma guise, ce qui ne bouleversera probablement pas beaucoup l'ordre logique des actions humaines, car tout ce qui contrarie le rythme immuable de cette marche me choque; mais je ne ferai pas exprès de m'y conformer, et je me réjouis de m'imaginer que je suis le maître des événements.

II

LE PAYS LE PLUS ATTRAYANT; DES JARDINS MAGNIFIQUES; UNE JEUNE FEMME DE CORPS PARFAIT; UN MARIAGE.

Il y avait autrefois un marquis de Chamarante, appelé Foulques, de son petit nom, qui épousa une jeune orpheline nommée Ninon, héritière d'un beau château.

Ce château était situé sur la pente d'une de ces douces collines, comme il y en a tant et de si jolies, au bord de la Loire; et il avait été très bien aménagé, surtout quant à ses jardins, par feu M. Lemeunier de Fontevrault, qui raffolait des belles allées à la française, élancées en droite ligne entre des arbres de haute futaie dont les libres panaches balaient le ciel, tandis que leurs corps disposés symétriquement, soumis au ciseau, parés et unis comme une rangée de courtisans, donnent l'idée d'une grande politesse de mœurs, d'une entente parfaite sur les choses primordiales de la vie courante, en même temps que d'une certaine réserve de liberté non dépourvue d'audaces pour ce qui est des hauteurs, ou bien ne donnent l'idée de rien du tout, sinon d'un plaisir pour la vue, ce qui vaut tout autant. Il aimait les perspectives lointaines, la surprise d'une statue de marbre magnifique et isolée sous les ombrages, ou ayant l'air, à l'automne, de courir avec les feuilles que poursuit le vent; et les terrasses à l'italienne d'où retombent les pampres et les vignes-vierges en baldaquins lourds; les balustrades où l'on prend aisément une pose élégante et où l'on s'imagine volontiers qu'on ne peut point ne pas penser à quelque chose de noble et de beau. Aussi avait-il répandu à profusion ces ornements sur sa terre de Fontevrault, allant depuis le sommet du coteau planté de moulins à vent, jusqu'au bac d'Ablevois, où les gens de Touraine traversent le fleuve pour gagner la vallée d'Anjou.

Je regrette bien de n'avoir pas connu M. Lemeunier de Fontevrault, car son goût pour les jardins me l'eût fait beaucoup aimer. Mais il est doux aussi de regretter une belle figure dont un long espace de temps nous sépare; on l'imagine plus pure et plus séduisante, et l'on a le droit de ne pas douter qu'elle vous eût choisi pour ami, ce qui n'est pas sûr. Et puis, je me dis que M. Lemeunier de Fontevrault ayant planté lui-même son parc, vit ses arbres moins hauts, ses berceaux moins touffus, ses charmilles moins mystérieuses que nous n'allons les contempler. Enfin, à parler franc, puisque nous avons une dizaine d'années à passer dans ce château de Fontevrault, je préfère y voir la jeune héritière en sa pleine beauté, c'est-à-dire de vingt à trente ans, plutôt que de l'y suivre à l'âge ingrat; d'autant plus qu'elle ne va pas tarder à avoir une fille qui sera beaucoup plus intéressante qu'elle sous le rapport de l'intelligence. A ce propos, j'avouerai même que je m'étonne du choix que fit de Ninon M. Lemeunier de Fontevrault quand il l'adopta à moins qu'elle ne fût déjà très belle ou, comme on l'a prétendu, son propre sang, née clandestinement de quelque princesse sans doute plus remarquable par ses formes que par son esprit. Il avait ramené l'enfant on ne sait d'où, car il était grand voyageur, l'avait fort mal élevée, ce qui est assez naturel, même à un homme de valeur; enfin l'avait tenue chez lui jusqu'à sa vingtième année sans vouloir lui donner un liard de dot, tandis qu'il la couchait sur son testament et lui laissait toute sa fortune.

Ninon avait à cette époque-là un visage arrondi, avenant, sans grimaces; un corps potelé, souple, frais, éclatant sous la peau. Mais elle n'avait point de préférence pour aucun des hommes qui demandèrent sa main, et elle eût épousé aussi bien un vieux qu'un jeune si on le lui eût imposé. Ces messieurs tirèrent au sort en buvant gaiement du vin blanc, car il y a beaucoup de caractères heureux dans le pays, et Ninon accueillit celui que la fortune avait désigné, et lui apporta son château en échange du titre de marquise de Chamarante.

Foulques se trouvait entre deux âges et n'était ni beau ni laid. Il tenait tant de son père que des vignes de Chinon, Bourgueil, Saint-Nicolas et Saumur, ses bonnes nourrices, un sang ardent, mousseux, propre à l'action, mais vite apaisé, et ne tirant sa vertu complète qu'au cours de digestions tranquilles et prolongées. Il fut très content de sa femme et dit à tous qu'il ne l'eût pas fait faire autrement pour ses propres mesures. Tous deux s'aimèrent pendant plusieurs semaines sans rechercher de compagnie. Au bout de ce temps, le marquis retourna à la chasse, et la marquise, comprenant que la lune de miel était terminée, eut l'aimable idée de faire élever une statuette au dieu de l'Amour, afin de lui manifester sa reconnaissance. Elle n'était donc pas trop exigeante, prenant la vie comme elle venait et montrant à l'occasion son excellent cœur.

III

FAITES ATTENTION: VOILÀ UNE STATUETTE DE L'AMOUR TEL QU'IL EST. ELLE A UN RÔLE TRÈS IMPORTANT DANS LA SUITE DU RÉCIT.

Ninon confia l'exécution de son projet à un M. François Gillet, de Paris, dont elle avait entendu vanter le talent par feu son père adoptif. M. Gillet accepta moyennant un bon prix, fit la statuette et vint la poser lui-même.

Ce fut l'occasion d'inviter plusieurs parents et quelques personnes des environs, qui vinrent en équipage ou en chaise, selon leur goût ou leurs moyens. Mme de Matefelon vint de Rochecotte avec son petit-neveu le chevalier Dieutegard. Mme de Châteaubedeau vint avec son jeune fils. Deux cousins du marquis, MM. de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne, amenèrent chacun leur femme. Un vieil ami, M. le baron de Chemillé, habitant Montsoreau, tout près, vint à pied, remuant les cailloux avec sa canne et parlant haut avec lui-même.

Il y avait dans le parc une rotonde d'été à ciel ouvert, au milieu d'un bouquet d'arbres des plus anciens. Elle était ornée d'une colonnade en hémicycle que M. Lemeunier de Fontevrault avait apportée fût à fût de Rome et laissée inachevée à sa mort. L'aspect incomplet de ce cirque de ruines doublement vénérables, donnait à l'endroit plus de charme et plus d'éloquence. Un bassin y dormait, ayant au centre un caillou d'un demi-pied environ, avec un petit trou fermé d'une cheville de bois. Quand vous ôtiez autrefois la cheville, il en sortait un beau jet d'eau de la hauteur de trois toises; mais les conduites étant demeurées longtemps mal entretenues, cela vous chassait toutes les minutes une malheureuse pluie d'un effet comparable à l'éternuement. La marquise décida que l'on étoufferait la mécanique enrhumée et que l'on placerait à cet endroit même, sur un piédestal, le Fils de Vénus.

La caisse qui le contenait fut menée à bras jusqu'à la rotonde, et le sculpteur, homme vigoureux, armé d'un coin de fer, d'un marteau, cogna dessus avec prudence et pendant longtemps, forçant les planchettes à bâiller une à une, comme font les écaillères avec leur petit couteau solide et ébréché.

Il eut chaud, transpira; sa mâle odeur environnait les narines des personnes qui le regardaient, toutes rangées en rond, dans l'attitude de gens qui assistent à un baptême.

Ninon, la plus impatiente, ne craignait pas de se pencher au-dessus des minces copeaux frisés qui matelassaient le Cupidon. Qu'un chef-d'œuvre allât sortir de là-dedans, elle n'en doutait plus.

M. Gillet s'arrêta un moment; il fit des yeux le tour de l'assistance en s'épongeant le front avec sa manche de chemise, et prévint que, s'il se trouvait là de la jeunesse, il convenait de la renvoyer, parce qu'il avait profité de son éloignement de l'Académie pour tailler dans le marbre une figure libre. Dès lors, chacun eut peur de voir apparaître une horreur, et l'on piétina d'impatience.

Enfin l'artiste s'enfonça à mi-corps, palpa, soupesa, tira à lui, mouilla fortement des aisselles, et accoucha la caisse. Il se redressa et présenta son ouvrage.

Pris dans l'âge incertain où l'être pourvu de l'attribut viril semble encore l'ignorer et hésiter entre un geste d'enfant et celui d'une femme, Cupidon décochait une flèche au hasard. Et l'exquise particularité de cette figure était qu'au lieu de fixer le but où va voler la pointe mortelle, l'adolescent, les paupières basses, regardait avec une surprise ingénue cette autre menue flèche suspendue au bas de son joli ventre, et qui, pour la première fois, révélait son usage.

Je vous laisse à penser s'il y eut des exclamations et des «oh!» et des «ah!» à croire que tout ce monde, prévenu qu'il allait voir l'Amour, était à cent lieues de se douter qu'il pût être ainsi fait. Au bruit, les domestiques eux-mêmes accoururent, et l'on voyait des servantes craintives s'arrêter en rougissant derrière les fûts de la colonnade. Mme de Matefelon les chassait comme des mouches, avec son éventail d'une main, son mouchoir de l'autre, et elle faisait de grandes enjambées, criant au scandale, menaçant d'aller chercher le curé.

Ninon semblait la moins courroucée et, comme elle était d'une grande sincérité, elle dit fort heureusement qu'elle ne voyait point de mal à représenter les hommes tels qu'ils sont. Et elle se mit à rire de bon cœur avec tout le monde; la glace fut rompue. On s'accoutumait déjà à l'image inacadémique, et la grosse belle Mme de Châteaubedeau lui trouvait de la ressemblance avec son petit garçon.

Là-dessus, M. de Chemillé, qui avait envie de parler depuis longtemps, s'offrit une prise et abattit les voix du bout de sa canne:

«Quant à moi, dit-il, je loue hautement l'artiste d'avoir marqué cette statuette de l'Amour d'un signe éclatant—jusqu'à choquer même—qui montre bien qu'il ne s'agit pas là d'une amusette, mais d'un dieu redoutable. Et, loin de faire sortir la jeunesse, je l'amènerais là et je lui dirais: «Voilà, en vérité, celui que les menteurs ont partout figuré sous l'aspect d'un bébé joufflu, ou de colombes avec des rubans à la patte. Or vous détournez la tête: sa première vue vous épouvante. Que fût-il advenu si vous l'eussiez rencontré par surprise, au bord d'un chemin, à la brune? Voyez-le: il a le petit front borné et têtu, la bouche vulgaire d'un portefaix, le nez au vent d'une catin, le doigt court et spatuleux de la brute, l'œil oblique et le prompt jarret du lâche. C'est un coquin, un hypocrite, un impudique, un sanguinaire…—c'est le chérubin secret auquel tout homme ouvre plus volontiers qu'au plus éprouvé et au meilleur de ses amis, à qui toute femme est exposée à sacrifier son honneur, son mari loyal, l'avenir de ses enfants…»

«—Monsieur, objecta Mme de Matefelon, il se peut que les choses soient telles que vous le dites, encore qu'il y ait parmi nous, grâce à Dieu, bon nombre de femmes qui ont trouvé à l'amour une autre figure que celle-là, et qui l'ont pu toucher sans se salir ni se déshonorer. Mais si c'est vous qui avez raison, que ne laissez-vous caché dans l'ombre ce vilain démon, au lieu d'en étaler la crudité au grand jour, comme un objet propre à frapper d'horreur? Exposer la jeunesse à l'émotion de la rencontre brutale, au bord d'un chemin, à la brune, me paraît moins cruel que de l'avertir, dès sa fleur, de cette fatale destinée. Pourquoi assombrir de jeunes fronts? Je serais plutôt portée à croire, Monsieur, que nous leur devons d'innocents mensonges, et qu'en leur voilant les yeux le plus longtemps possible, nous leur faisons la vie moins pénible…»

M. le baron de Chemillé et Mme de Matefelon continuèrent à parler au moins dix bonnes minutes sur ce ton; mais j'arrêterai là leur discours, car les dissertations morales m'ennuient énormément.

Vous ai-je dit que, pendant que les deux vieillards péroraient, Foulques avait demandé à boire, et que le saumur pétait à rendre jalouse la mousqueterie française?

Après quoi, des hommes entrés dans l'eau, les jambes nues, étranglèrent les conduites de plomb de l'appareil ancien, hissèrent la statuette, et l'assujettirent solidement sur un socle, en plaquant la chaux vive qu'ils étalaient à la truelle, donnant l'idée d'une ménagère qui confectionne pour les enfants de belles tartines de beurre. M. Gillet lui-même, ayant retroussé ses culottes, avait aux cuisses deux bourrelets verdâtres quand il eut achevé sa besogne, et plus d'une dame les lui eût essuyés, si elle eût osé.

IV

D'ABORD, QUATRE BELLES FEMMES AU BAIN (ÉLOGE D'UNE FEMME MURE); ENSUITE VIENT LE RÉCIT D'UN ENFANTILLAGE PASSIONNÉ QU'ACCOMPLIT L'OISIVE NINON, ET QUI N'EST PAS DU TOUT UN HORS-D'ŒUVRE, COMME ON POURRAIT ÊTRE TENTÉ DE LE CROIRE.

Ninon, depuis lors, affectionna beaucoup cet endroit. Elle fit creuser, agrandir, embellir le bassin, et un canal souterrain y entretint une eau pure et courante où elle se baignait volontiers, au coucher du soleil, avec la grosse belle Mme de Châteaubedeau et Mmes de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne, tandis que Mme de Matefelon, qui, par bonheur pour notre vue, craignait l'eau froide, s'employait à retenir loin de là son petit-neveu, le chevalier Dieutegard, et le jeune Châteaubedeau, celui qui ressemblait à l'Amour.

Autour de la margelle fut déposée une épaisse couche de sable fin pris dans le lit de la Loire, et un gazon agréable aux pieds nus, s'étendant jusqu'à l'hémicycle, recevait les belles nonchalantes au sortir de l'eau.

J'ai peur que vous ne vous imaginiez que Mme de Châteaubedeau ne soit point jolie à voir en cet état, parce que j'ai dit qu'elle était forte. Ce serait une erreur. Assurément elle avait perdu ce qu'on est convenu d'appeler la fleur de la jeunesse, et on lui donnait bon gré mal gré trente-cinq ans. Mais il ne manque pas de femmes de cet âge, de qui les charmes, au lieu de faiblir, ont grandi d'année en année. Cela menace de tomber tout d'un coup, me direz-vous, comme ces poires de superbe apparence qu'on trouve par terre et la chair blette, un beau matin. Point du tout! Si je ne me faisais scrupule d'entrer dans ces descriptions de chair nue qui rendent suspectes les intentions de l'écrivain, lorsqu'elles ne sont pas nécessitées rigoureusement,—ce qui est le cas,—rien ne me serait plus aisé que de vous prouver que Mme de Châteaubedeau tenait encore ferme à l'arbre. C'était une de ces grandes femmes si bien proportionnées qu'aucune de leurs parties, qui, considérées à part, semblent de dimensions inusitées, n'expose à la critique si l'on en prend une vue d'ensemble. Combien l'eussent préférée par exemple à Mme de la Vallée-Chourie, de dix ans plus jeune, qui était petite, avait la peau brune et presque pas plus de gorge qu'un garçon? M. de la Vallée-Chourie tout le premier, comme il vous en sera donné maintes preuves par la suite! Ceci dit, pour ôter toute ambiguïté touchant les grâces réelles de cette belle femme. C'est que je serais si fâché de vous avoir donné à considérer au bain une femme mal faite ou défraîchie!

Pour les trois autres, il n'y a pas lieu d'insister, puisqu'elles sont toutes jeunes, que vous savez déjà quelques particularités de l'une d'elles et que nous aurons trop d'occasions de connaître cette petite merveille physique de Ninon. De Mme de la Vallée-Malitourne je n'ai pas envie de dire grand chose; c'est une chatte doucereuse, blanche, onduleuse et ronronnante. Est-ce que vous aimez ces bêtes, dont l'échine serpentine recherche le frôlement d'un pied de la table à l'égal de la caresse de votre main? Leur grâce les sauve, mais c'est donc qu'il en est besoin.

Les voilà couchées, les quatre belles, sur l'herbe ou sur la mousse, et dans ce lieu charmant, à l'heure où le soir marche à pas de loup dans les bois. Ceci n'est point une fiction; cela a plus de corps que le présent que nous touchons du doigt, puisqu'il n'y a guère d'yeux qui aient contemplé les bassins d'un vieux parc sans évoquer un tableau de ce genre, et les aveugles eux-mêmes le voient lorsqu'ils entendent prononcer les noms de Versailles, de Fragonard ou de Watteau. Entendez-vous comme moi le vent léger dans les feuillages qui fait lever la tête à la plus peureuse, le bruit intermittent et régulier d'un insecte qui semble tourner un rouet minuscule, et le sable fin qu'un pied nu soulève et qui retombe en grésillant, ayant laissé sa poudre d'or au duvet d'une jambe? Voyez-vous le nuage rondelet qui se déchire là-haut comme une peau d'orange? le vol céleste des hirondelles? la cime heureuse d'un érable tout frémissant? la grosse perle d'eau qui coule à regret suivant la courbe d'une hanche humide? Soudain la brise entr'ouvre la haie d'arbustes touffus, et le couchant éclatant apparaît comme un dieu qui vient surprendre les nymphes. Elles se lèvent, effarouchées, courent à leur linge et s'habillent, avec des pudeurs, à l'abri des colonnes.

Proche de là, Ninon fit construire un champignon pouvant couvrir une compagnie de musiciens et une chaumière rustique où s'abriter en cas de pluie. Elle aimait les concerts à la nuit tombante, aussitôt poussé le dernier cri d'oiseau. Et elle s'énervait par l'effet de la musique et à la contemplation du jeune Amour. Parfois même, elle restait seule ici, s'asseyait à portée de ses traits, et la crainte fictive de la blessure de l'enfant pubère l'alanguissait de longues heures durant.

Elle regrettait que son mari passât ses journées à la chasse, répandît une si forte odeur et fût si velu. Cependant elle fermait les yeux et l'imaginait près d'elle, la saisissant dans ses grandes mains, comme aux premiers jours. Mais elle se donnait le plaisir de le rêver plus jeune et plus beau.

Voilà le moment venu de raconter la folie qu'accomplit Ninon vis-à-vis de la statuette. Je devrais la passer sous silence, si je n'écoutais que cette noble décence à quoi je voudrais toujours me soumettre, car elle me plaît infiniment chez les auteurs qui s'interdisent de parler de ce qu'il y a d'intime au fond de nous. Mais je ne puis que les envier. Quand j'ai entrepris de faire connaître une créature vivante, il me semble qu'étouffer la source de désirs secrets qui bouillonne et murmure dans l'arrière-fonds de sa chair, équivaut à lui retirer ce sang mouvant et chaud qui la différencie des figures de cire, d'ailleurs admirables, que l'industrie fournit abondamment.

Pourquoi ne pas t'évoquer, ô trouble pensée des femmes oisives et jeunes que la solitude, l'été et le bonheur des choses font fermenter souvent jusqu'à concevoir et jusqu'à exécuter un désir que l'on n'avoue pas à son amant? Beaux yeux qu'une ombre ardente envahit, sourcils froncés, narines fermées, souffle haletant, moue des lèvres pareille à celle que les artistes prêtent aux dieux, signes d'un plaisir farouche et qui se confond presque avec la douleur, pourquoi vous taire?

Vous savez le cas de notre pauvre petite marquise; je ne vous ai pas caché qu'elle avait été élevée sans principes et qu'elle était dépourvue de cette intelligence robuste qui parfois supplée à cet inconvénient. Malgré cela, je suis convaincu que si la Providence n'eût pas tant tardé à lui accorder la fillette qui devrait être née depuis longtemps pour que mon conte fût bien composé, rien de regrettable ne se fût produit. A défaut de cela, voilà ce qui advint:

Quand Ninon allait rêver seule auprès du bassin de l'Amour, elle regardait tomber les feuilles que la fin de l'été détachait une à une; et celles que les marronniers semblaient jeter du haut du ciel avaient l'apparence de grandes mains gantées d'or qui palpaient l'air tiède en tâtonnant et souvent s'arrêtaient à caresser l'Amour avant de s'aplatir à la surface de l'eau. Certaines étaient gluantes et n'en finissaient plus de se détacher du petit corps. Ninon s'amusait, avec une baguette, à piquer ou fouetter les importunes sur une des épaules ou entre les lèvres du marbre.

Or, un jour de chaleur accablante, Ninon étendue sur la mousse, regardait son Cupidon avec ces yeux bêtes qui ne nous déplaisent pas toujours chez les femmes. C'est comme une taie légère que Dieu dépose, en passant dans l'air chaud, et en disant: «Regard! participe à la sublime imbécillité de la terre…!»; puis il va plus loin répandre le même bienfait. Une meute fût passée là que Ninon ne l'eût pas vue: son front et ses tempes se rétrécissaient comme le haut d'une bourse dont on serre les cordons, pour presser une seule et malheureuse petite idée, la plus innocente et la plus enfantine en apparence.

Figurez-vous que le même coup de vent tiède où j'ai supposé que le Seigneur se faisait porter, avait vêtu le Cupidon d'une courte culotte de feuilles mortes, qui, pour comique qu'elle parût, n'en était pas moins disgracieuse. Et la petite idée de Ninon consistait à aller ôter ce vêtement végétal, de sa propre main. Pourquoi pas avec la baguette? Parce que, se disait-elle, il y aurait danger d'endommager le hardi mais délicat relief qui valait tant de piquant à l'œuvre de M. Gillet.

La voici debout; puis elle s'accroupit, éprouve l'eau du dos de la main, se dégrafe, laisse aller ses vêtements. Elle est assise sur la margelle; ses deux belles jambes tout entières s'entr'ouvrent sur le profond miroir. Hop! elle gagne à la nage les degrés du socle, et surgit, emperlée de la nuque aux talons. Elle entoure d'un bras la taille du jeune dieu, et, d'une main agile, tâtant sous la feuillée le fragile objet dérobé aux regards, le découvre, le débarrasse, en fait jaillir la pulpe charnue, tout de même qu'elle s'y fût prise pour peler des châtaignes.

«—Holà! madame la marquise! elles ne sont point mûres, vous allez vous casser les dents!»

C'était le jardinier Cornebille, qui, entre les branches à demi dégarnies, ne pouvait contenir sa surprise.

V

LE CHEVALIER DIEUTEGARD CONTRIBUE PAR AMOUR À L'EXPULSION DE CORNEBILLE, PUIS ON APPREND À DISTINGUER CE JEUNE HOMME RÉSERVÉ, DE SON BOUILLANT CAMARADE CHÂTEAUBEDEAU. IL EST CLAIR COMME LE JOUR QUE CES DEUX PAGES DE LA MARQUISE SONT DESTINÉS À SE DÉCHIRER ENTRE EUX. MAIS, QUE VOIS-JE? NINON ACCOUCHE DE LA PETITE FILLE ANNONCÉE.

Les événements les plus graves ont souvent leur source dans de méchants petits hasards de rien du tout, et je ne sais quoi me dit que cette rencontre fortuite du jardinier Cornebille et de la marquise va avoir sur la suite de notre histoire des conséquences infiniment ramifiées.

Pour commencer, Ninon chassa du château ledit Cornebille, sans consentir à en fournir le motif. Le marquis en fut très fâché, car il était content des services de cet homme et se montrait généralement paternel avec ses serviteurs. De plus, une grosse femme, nommée Marie Coquelière, qui se trouvait en couches au moment où le jardinier fut mis dehors, faillit avoir les sangs tournés, comme on dit dans le pays, parce qu'elle savait, prétendait-elle, que Cornebille était sorcier et fort capable de jeter à la marquise un mauvais sort: il avait changé un enfant de quatre ans en un agneau, et engrossé la fille Martin, de Bourgueil, rien qu'en la regardant, et qui pis est, d'un seul œil, car il louchait affreusement.

Mais Ninon avait trop de honte à rencontrer dans le parc le témoin de sa malheureuse excentricité, et elle eût voulu lui payer son transport aux grandes Indes, avec le risque d'une bonne tempête chemin faisant, de préférence même à lui interdire de mettre le pied sur son domaine. Elle n'était cependant pas méchante; eh bien, pour le peu de chose qui était arrivé, elle eût été parfaitement capable de tuer un homme. Les gens sévères ont donc raison de dire qu'il n'y a pas de petites fautes, car toutes se tiennent étroitement par la main, sans distinction de taille.

Ninon, disais-je donc, fut inflexible, malgré l'effroi contagieux qu'avaient répandu les craintes de Marie Coquelière. Personne ne se prêtait à signifier à Cornebille l'ordre de la marquise; les gens s'éclipsaient l'un après l'autre ou prétendaient qu'ils ne trouvaient point l'homme au pavillon où il logeait; les hôtes prétextaient des migraines; ces messieurs étaient sans cesse à la chasse. Alors ce fut la première occasion qu'eut Ninon d'éprouver le dévouement du jeune chevalier Dieutegard.

Ce jeune chevalier ayant su que la marquise était dans la peine eût donné sa croix de Malte pour lui venir en aide, car il aimait Ninon avec toute la candeur généreuse de sa douzième année. Mais il était trop gêné, en présence de la marquise, pour oser lui avouer qu'il désirait la servir, quelle qu'en fût la difficulté. Il cherchait en lui-même mille moyens de lui faire deviner son intention; mais, peu adroit de sa nature, il s'en tint à celui de l'embarrasser de sa personne, dix fois le jour, en lui obstruant le passage, si bien qu'il réussit seulement à aggraver l'état de colère où elle n'était que trop, par suite de la mauvaise volonté ou de la lâcheté de tous autour d'elle. Elle le bourra du pied à plusieurs reprises, le traita de paquet, menaça de le jeter par la fenêtre. Enfin, comme elle s'exaspérait de voir cette petite figure d'apparence impassible et qui la regardait doucement, comme un pauvre chien qu'on a fouetté, elle lui dit: «Tiens! vas-y, toi…» Et il partit aussitôt en courant, sans attendre qu'elle lui donnât une plus longue instruction. Elle s'étonna qu'il l'eût comprise à demi-mot et qu'il lui obéît si volontiers, et elle suivit du regard les pas légers du chevalier qui s'éloignait par l'allée des fontaines, goûtant, quant à lui, dans son âme neuve, la saveur du premier ravissement.

Dieutegard alla jusqu'au logis de Cornebille, situé contre le mur de clôture, au fond des jardins bas. Un lierre épais le dissimulait à demi, la cheminée fumait à travers la verdure, un chèvrefeuille garnissait l'entrée. Le chevalier porta la main à son cœur en traversant un petit potager planté de choux bien en ordre, de carottes, de chicorées écrasées sous des briques, et il regardait le trou noir de la porte grande ouverte, où il ne distinguait rien à cause du soleil. Quand il eut franchi le seuil, seulement, il vit le jardinier, un long couteau à la main, qui faisait le signe de la croix sur l'envers du pain bis avant de trancher les parts de ses deux petits enfants et de sa femme, attablés vis-à-vis de lui. Puis Dieutegard entra et dit, sans prendre haleine, que Madame la marquise faisait savoir à Cornebille qu'il eût à quitter le château, lui et les siens, aussitôt le coucher du soleil. Alors la femme commença à trembloter de la tête; on voyait remuer les ailes de son caillon blanc; elle croisa ensuite les mains sur la table et ses larmes coulèrent. Les deux petits se mirent à crier et se réfugièrent dans son giron. Cornebille ne disait rien et coupait son pain en petits cubes réguliers qu'il piquait de la pointe de son couteau et s'introduisait coup sur coup dans la bouche jusqu'à ce qu'elle fût pleine; puis il mâcha cela lentement, sans changer de figure, et enfin dit qu'il avait bien entendu et que cela suffisait.

Le chevalier s'en alla content, car les enfants sont rarement pitoyables. Il ne pensait qu'au plaisir de Ninon. Il vint la retrouver et lui annonça le bon résultat de sa mission, sans lui fournir de détails, tant il était ému. Ninon n'envisagea que sa volonté accomplie et la possibilité de descendre désormais dans le parc sans avoir à rougir. Elle se pencha sur le front du jeune garçon et le baisa, bien loin de se douter que par ce seul geste elle fixait une destinée. Et tout continua à aller au château comme devant.

Ne croyez pas un instant qu'il s'agisse de vous édifier en vous montrant les vices des grands et la misère des petits: un tel procédé est à cent lieues de mes intentions; je vous assure que c'est mon histoire qui va comme cela, et il n'y a rien de plus.

Vous avez remarqué, ou bien vous le ferez plus tard, que toutes les personnes qui étaient venues chez le marquis et la marquise de Chamarante pour l'érection de la statue, y sont encore. Cela n'a rien d'extraordinaire, car, invité à la campagne, on y reste tant que les maîtres de maison ne vous font pas comprendre qu'ils désirent ardemment votre départ; considérez aussi qu'un couple qui n'a pas d'enfants a toutes les peines du monde à demeurer seul. Une intrigue est en train de se nouer, pendant que nous parlons, entre Mme de Châteaubedeau et M. de la Vallée-Chourie; les deux belles-sœurs ne se quittent pas, et M. de la Vallée-Malitourne fleurète avec tout le monde, sans jamais pousser plus avant, ce qui explique sa perpétuelle ardeur. Quant à Mme de Matefelon, son but est que le jeune chevalier, son petit-neveu, prenne l'usage du monde; elle ne s'absente guère de Fontevrault que pour aller surveiller ses vignobles. Il n'y a donc que le baron de Chemillé qui vienne là par intermittence; mais c'est un vieil homme indépendant, maniaque, et qui s'accoutumerait mal aux mœurs d'une maison étrangère. Je pense que nous aurons l'occasion de le voir chez lui, avec ses deux jolies soubrettes, ses œuvres d'art, ses livres et ses rosiers; ce n'est pas loin, il habite à côté. Il est de ces gens agréables à voir en passant, mais dont la compagnie prolongée fatigue, à cause d'un goût excessif à moraliser.

Vais-je arriver maintenant à la naissance de la petite fille attendue? Je voulais la présenter tout de suite! Vous voyez combien peu un conteur fait à sa guise. Et il faut encore, auparavant, que je vous parle du petit Châteaubedeau.

C'était le compagnon de jeux de Dieutegard; mais autant le chevalier demeurait timide, tendre et doux, autant Châteaubedeau était hardi et précoce. Châteaubedeau, à cent coudées, lançait une pierre de la grosseur du poing au milieu d'une vitre de l'orangerie; il prétendait passer ses nuits dans le lit des servantes et se vantait d'avoir vu, de ses yeux, la marquise de Chamarante toute nue.

Encore une image que j'eusse préféré éviter, d'autant plus qu'elle se répète. La marquise de Chamarante toute nue! Voilà ce pauvre Cornebille qui a goûté la surprise de cette image et l'a payée cher; voilà un gamin qui se flatte d'en avoir eu l'aubaine. Tous ne pensent donc qu'à cela! La vérité m'oblige à dire qu'il en est ainsi. Il y a des femmes exquises que jamais un homme sain n'imaginera dépouillées de leurs vêtements dont la grâce décente fait corps avec leur personne, et qu'il semblerait sacrilège de soulever même jusqu'à la cheville. Celles-ci, je les aime trop pour en introduire seulement une dans un conte où l'on badine un peu. Mais Ninon n'était pas de cette espèce-là; elle était de cette espèce que tout homme sain déshabille à première vue; il faut dire la chose sans périphrase, parce que cela se passe comme cela et que je défie le plus puritain de faire autrement. Malheur à qui aime une de ces femmes-là par le cœur!

Le chevalier disait à son ami que la seule idée de coucher contre une femme nue lui rompait les jambes, et il avait peur de n'oser jamais, quoiqu'il en eût un grand désir. Quant au fait de voir Ninon dans l'état où Châteaubedeau l'avait vue, si la fortune le favorisait d'un tel spectacle, il en perdrait certainement l'usage de ses sens. Il avouait qu'il la voyait fréquemment dans ses songes, et qu'au seul aspect de cette fallacieuse image, il sentait son sang s'écouler hors de lui. Châteaubedeau haussait les épaules; il parlait des femmes en prodiguant des détails et prononçant des mots qui faisaient frémir son ami. Ce que Dieutegard ne comprenait pas, c'est que les relations d'homme à femme prissent dans la bouche de tout le monde l'aspect de polissonneries joviales, à tel point que, lorsqu'on entend quelqu'un pouffer de rire, on puisse affirmer, les trois quarts du temps, qu'il s'agit d'un sujet d'amour.

Lorsque Châteaubedeau rencontrait la femme de chambre Thérèse, il la pinçait par derrière ou la tripotait ferme sous les aisselles, et elle et lui riaient de tout leur cœur. Parfois Thérèse se retournait et lui donnait le nom d'un animal répugnant et Châteaubedeau disait: «Comme elle m'aime!» Alors, Dieutegard sentait quelque chose comme une vague amère qui lui frappait la poitrine et lui obstruait la bouche, le nez, les yeux, et il en demeurait tout défait, longtemps, sans savoir pourquoi.

Quand on parlait des deux enfants, on disait, bien entendu, «les pages», sans doute parce que le mot est joli et la fonction charmante, et que l'un et l'autre séduiront de tout temps.

Ce fut Châteaubedeau, l'un des premiers au château, qui sut que la marquise était grosse. Il l'annonça à Dieutegard, non pas en ces termes qui ménagent le respect que l'on doit à une femme, mais en énumérant sur un ton polisson les symptômes physiologiques qu'il tenait de Thérèse. On en parla pendant quelque temps à mots couverts ou avec des clignements d'yeux, des dodelinements de la tête très significatifs. Mme de Matefelon ne se tint pas de s'en ouvrir à M. l'abbé Pucelle, curé de Montsoreau, qui vint de suite et mit les pieds dans le plat en parlant du baptême avant que l'événement fût seulement certain. Par bonheur, la nature n'osa pas donner au prêtre un démenti, et toutes ces dames s'employèrent à préparer la layette.

Ninon passait ses jours étendue sur une chaise longue, coiffée d'un petit bonnet de dentelle, bien attristée de sa difformité, mais contente tout de même à l'idée de voir bientôt un enfant courir autour d'elle, contente surtout d'échapper aux allusions des uns et des autres: «Comment! point d'enfant encore!… Mais qu'attendent-ils donc?» Et «ce pauvre marquis» par ci, et «ce pauvre marquis» par là; toutes marques de sollicitude qui l'impatientaient beaucoup. Mmes de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne cousaient ou brodaient en se faisant de doux yeux à la dérobée; Mme de Châteaubedeau secouait son ample poitrine toutes les fois que son fils commettait une espièglerie; elle l'attirait à elle, de son splendide bras nu et lui mangeait les joues de baisers, à lui laisser des blancs parmi ses couleurs naturelles. Le gamin ne sortait plus des jupes des dames et il avait des hardiesses qui les remplissaient de joie. On confiait à Dieutegard le soin de faire la lecture, et il se rendait agréable, parce que sa voix était pure et parce qu'il sentait vivement les beaux sujets; mais ses yeux se brouillaient si Ninon le regardait; il ânonnait et se disait sujet à des éblouissements.

Ce fut le beau temps de Mme de Matefelon, car l'approche des grands événements de la vie, comme la naissance, le mariage ou la mort, restitue leur royauté aux vieillards en même temps qu'elle met trêve aux folies, et on écoute leur parole expérimentée. Cette dame, qui abondait en conseils, se soulagea dans la plus large mesure. Ninon fut si bien prêchée qu'elle était prise d'une infinité de scrupules touchant la manière d'élever sa progéniture.

Enfin, pour la fête de la Nativité, qu'on nomme dans le pays la Bonne-Dame de septembre, par une heureuse coïncidence, la marquise mit au monde une fille, qui eut pour marraine Mme de Matefelon, vous vous en doutiez, et pour parrain M. le baron de Chemillé, dont le prénom était Jacques; c'est pourquoi la petite fut appelée Jacquette.

VI

IL S'AGIT MAINTENANT DE JACQUETTE. ON LA FAIT GRANDIR SOUS VOS YEUX LE PLUS VITE POSSIBLE, AFIN DE NE PAS TROP NOUS ÉCARTER DE NOTRE SUJET QUI EST L'ÉDUCATION PÉRILLEUSE DE CETTE PETITE AU MILIEU DE NOMBREUX EXEMPLES D'AMOUR.

Nous voici donc en présence de Jacquette, qui, j'ai dû vous en avertir, sera notre héroïne principale. Aussi, je prie les personnes qui n'auraient point pu jusqu'ici, malgré toute leur bonne volonté, honorer de leur sympathie quelqu'un des hôtes du château de Fontevrault, de ne point encore se décourager.

Jacquette commença par vider très gloutonnement les grosses bonbonnes que sa nourrice Marie Coquelière,—cette grosse femme qui craignait le sorcier Cornebille et qui a accouché une seconde fois depuis que nous avons parlé d'elle,—tirait à discrétion de son corsage; et elle suçait quelquefois le bout du doigt paternel, venu là, en passant, faire toc-toc, comme au flanc des barriques pour savoir où en est le niveau. A cet âge-là, elle n'était pas plus agréable à fréquenter que les autres nourrissons. Offrons-nous donc l'avantage de la voir grandir à vue d'œil.

La voici, au bout des lisières, qui trottine sur ses jambes de poupée, lancée en avant, ou virant tout à coup, pareille à un joujou à ressort. Elle aime à voir, à la cuisine, tourner la broche des rôtis par un marmiton aux mains sales ou par un chien qui court sans avancer jamais, dans une grande roue, en tirant la langue; elle va visiter, dans leur toit, les lapins domestiques qui rongent une feuille de chou quand ils ont les oreilles en haut, ou dorment quand ils ont les oreilles en bas; les vaches dans une grande salle voûtée et tendue de toiles d'araignées; les carrosses des la Vallée-Chourie et des la Vallée-Malitourne, dont les cuirs moisissent, et la chaise qui sert à conduire sa marraine à la messe. Le grand bonheur est de descendre au bout des jardins, jusqu'à la Loire, ce qui est une longue promenade, et de regarder glisser les lents bateaux plats que mènent tantôt une voile gonflée, tantôt des chevaux percherons attelés à la queu-leu-leu sur le chemin de halage. Pour parvenir là, non loin de l'ancien logis du jardinier, une grille de fer qu'il faut pousser contient, dit-on, dans ses gonds, un pauvre petit oiseau que l'on écrase un peu chaque fois, soit que l'on sorte du parc, soit que l'on y revienne. Et c'est le chemin du Bac d'Ablevois, où l'on s'amuse à attendre le radeau du passeur, gros comme un sabot au départ de l'autre rive, et qui atterrit sans bruit près de vous, chargé d'une voiture, d'une couple de bœufs ou d'un troupeau de chèvres gênées par leurs pis brimballants.

Jacquette joue en liberté sur les pelouses inclinées, dans les régions du jardin privées d'eau, et, lorsqu'elle tombe, elle pousse des hurlements de petit porc au dos rose qui va à la foire. Alors Marie Coquelière s'élance sur la pente, soutenant à deux mains ses mamelles; elle s'accroupit, relève le rouleau de fanfreluches et sait très bien tirer, de la toilette un peu tassée, mille plis nouveaux à coups de chiquenaudes.

Jacquette court sous les charmilles pour attraper le rond de soleil, qu'elle voit au bout de l'allée, de la largeur d'un chapeau de paille, et qui vivement se sauve à l'autre bout dès qu'elle va mettre la main dessus. Elle possède déjà de beaux habits; on la poudre et la décollète, les grands jours. On lui montre à faire la révérence lorsqu'elle rencontre par hasard Madame sa mère ou sa marraine de Matefelon, qui lui en impose énormément; déjà elle sait rendre le salut aux pages, de l'air de dire: «Bonjour, gamins».

Son nom, ses cris, son babillage se perdent l'été dans l'immensité des avenues ombreuses et des pelouses; ils égayent, l'hiver, les corridors et les pièces sonores de Fontevrault.

Ah! çà, est-ce qu'il va falloir que je vous décrive le château? Croyez-moi, rien n'est plus fastidieux ni plus inutile. Et, pour être sincère, je ne le vois pas moi-même. Chaque scène porte avec elle son atmosphère et son décor; je vois clairement jusqu'en ses moindres détails ce que chacun de mes personnages voit en même temps qu'il agit, mais, si je vous peignais en dix pages un château, je devrais en emprunter les matériaux à quelque manuel d'archéologie, et vous sentiriez tout de suite la froideur et l'artifice de ce calque. Tout ce que je puis vous dire, c'est que, lorsque Jacquette et sa nourrice allaient au Bac d'Ablevois, elles apercevaient, par-dessus une forêt d'arbres, l'extrémité pointue d'une vieille tour accommodée en colombier et surmontée d'un épi de terre cuite; et l'on avait ordre de ne jamais s'éloigner jusqu'à perdre de vue ce signe de ralliement qui dominait tous les corps de logis. Quand elles remontaient par l'allée descendant aux fontaines, que distinguaient-elles du château? Un pan de muraille grise, en partie couvert de vigne-vierge et auquel les marronniers formaient un cadre arrondi; un peu plus haut, des ardoises brillaient entre les cimes moins feuillues. Et, quand elles arrivaient au pied du château, elles ne voyaient plus rien du tout, d'abord parce que c'était une grosse masse qui s'élevait tout droit en l'air, ensuite parce que l'on avait toujours peur d'être grondées pour être en retard.

Dans l'intérieur il y avait deux parties que Jacquette affectionna dès sa plus tendre enfance: premièrement les anciens appartements de M. Lemeunier de Fontevrault, où des moulins, armes parlantes, étaient brodés au satin des courtines et sur toutes les tentures; elle faisait le tour des pièces en soufflant sur les ailes et croyait qu'elles se mettaient à tourner lorsqu'elle avait disparu; deuxièmement, la tour du Nord, où l'on montait par un escalier de pierre en colimaçon et très étroit, pour atteindre de petites chambres dallées où il fallait déchirer de la main les échevaux de soie grise et molle que tendent les araignées; mais, une fois là, elle grimpait sur un escabeau et considérait le pays lointain, qui semblait toujours très joli, pincé entre le cadre étroit des meurtrières; la Loire y ressemblait à un ruban d'argent, que de tout petits arbres piquaient d'épingles d'or, quand c'était l'automne. On voyait dans les champs de mignonnes bêtes, grosses comme les pucerons des rosiers, et, à l'horizon, une ville de la dimension d'un écu; lorsqu'il avait plu, on eût pu compter les peupliers sur la ligne nette des coteaux de Saumur. Ou bien, au bras solide de la nourrice, elle se faisait pencher aux lucarnes et regardait au-dessous d'elle les pages jouant à la paume sur la terrasse. On entendait leurs cris et la marquise qui les appelait par leur nom pour leur essuyer le front, de son mouchoir. La petite crachait, pour leur faire un tour; mais sa salive, bue par l'espace, n'arrivait jamais jusqu'en bas.

Et ce que Jacquette préférait à tout cela, c'était d'écouter aux portes, parce qu'elle avait remarqué que l'on coupait certains mots en deux lorsqu'elle montrait le bout de son nez. Elle quittait l'un de ses souliers à talons hauts, et se juchait de l'autre pied sur cette petite borne pour atteindre le trou de la serrure, une menotte mordant le bec-de-cane, l'autre en arrière, au creux de la taille, frétillant comme la queue d'un roquet.

VII

A L'OCCASION DE CERTAINS DÉSORDRES DANS LA CONDUITE DES HÔTES DU CHÂTEAU, JACQUETTE PRONONCE UN MOT ÉNORME QUI NOUS VAUT UNE DISCUSSION DES DEUX VIEILLARDS SUR LA PUDEUR. ON SE RÉSOUT ENSUITE À CONFIER L'ENFANT À UNE GOUVERNANTE.

A l'heure où nous en sommes, il y avait précisément du grabuge au château, et l'on échangeait à table, ou après dîner, dans les coins, des expressions très peu propres à former l'oreille d'une enfant.

Figurez-vous qu'après un si long temps,—que vous pouvez d'ailleurs mesurer à la taille de Jacquette,—Mme de la Vallée-Chourie venait seulement de faire du bruit à propos des relations adultères de son mari avec la grosse belle Mme de Châteaubedeau. Cela tenait à ce que M. de la Vallée-Chourie avait mis littéralement des années à parvenir à ses fins.

Il est vrai qu'il s'était produit quelques interruptions dans le séjour de tout ce monde-là, à Fontevrault. Par décence, chacun retournait chez soi l'espace de quelques mois, et c'était autant de perdu pour la conquête. Mais cela n'eût pas suffi encore à faire ainsi piétiner l'amour sur place, d'autant plus qu'il n'y avait pas apparence que Mme de Châteaubedeau fût une femme à opposer une résistance opiniâtre. A vrai dire, elle n'en opposait presque pas; mais M. de la Vallée-Chourie était d'une hésitation extrême. Lui et son frère souffraient d'une infirmité curieuse, héritée assurément du grand-père de la Vallée, vieux débauché du temps de la Régence, et qui se traduisait chez l'un par une maladresse extraordinaire en tous ses gestes,—d'où le surnom de Malitourne,—chez l'autre par une sorte de bégaiement de la volonté, s'il est permis de s'exprimer ainsi, incapacité de se décider à quoi que ce fût, malgré certains désirs violents. M. de la Vallée-Chourie désirait Mme de Châteaubedeau, quoi qu'il aimât beaucoup sa femme; il se disait que celle-ci aurait du chagrin s'il la trompait, il en mesurait minutieusement les conséquences, et temporisait. Mais, d'autre part, quand il voyait les bras pleins, forts, consistants, blanc de lait, de Mme de Châteaubedeau, ses épaules arrondies et lisses comme le dos des otaries qui ondulent dans l'eau, sa gorge puissante que toutes ces dames disaient sans défaut, il en mesurait l'attrait avec le charme acide de sa petite femme, et, ce faisant, se ruait sur celle-ci avec l'espoir de tromper l'appétit qu'il avait de l'autre; ce qui, effectivement, contribuait à lui donner de la patience. Il poursuivrait très probablement encore aujourd'hui ce manège, si sa femme elle-même, lassée de ses assiduités intempestives, n'en eût par ses propres soins dérivé le cours vers celle à qui elles étaient mentalement destinées. Et ce qu'elle dut encore se donner de mal est inouï. Mais elle n'avait pas plus tôt mené à bien son entreprise, qu'elle fonçait sur le pauvre Chourie encore tout moulu de plaisir, avec les imprécations ordinaires à l'épouse outragée. En présence de cette malchance, M. de la Vallée-Chourie désirait ardemment reconquérir l'amitié de sa femme, mais en même temps jugeait indélicat d'abandonner sa maîtresse sur ce coup d'essai. Pour lui, désormais, agir c'était rompre avec Mme de Châteaubedeau, et il ne pouvait pas s'y décider. Ajoutons que sa femme courroucée, en se refusant à ses baisers, le rejetait aiguillonné vers sa maîtresse, et le savait bien, la coquine, tandis que la veuve aspirait l'indécis amant comme une éponge de Venise boit un verre d'eau.

Ces événements apportaient un certain trouble dans la conversation, car chacun les avait présents à l'esprit et s'y intéressait si vivement que l'on éprouvait bien de la peine à parler d'autre chose. Aussi, pour un oui, pour un non, appelait-on Jacquette qui faisait diversion. Ces messieurs l'embrassaient, se la passaient, lui versaient à boire. Elle profitait des gelées, des croquignoles, de la mousse qu'on lui faisait humer au bord des verres, recueillait, entre temps, des allusions chuchotées à l'oreille auprès d'elle, les répétait tout haut, faisait scandale, et on la mettait à la porte.

Les choses s'envenimèrent un beau jour, par l'intermédiaire de Mme de Matefelon qui s'indignait de ce désordre. Usant de son ascendant sur Ninon, cette dame ne l'avait-elle pas convaincue de la nécessité d'expulser les Châteaubedeau, mère et fils? On s'attendait à l'exécution de cette mesure de rigueur, et on s'ingéniait à l'éviter, car la maman était bonne âme, et le fils amusant par les sottises mêmes qu'il commettait. Au beau milieu du silence qui accueillit une pièce de pâtisserie, Jacquette lança une phrase glanée par elle on ne sait où et qui bouleversa la situation:

«—Je ne vois qu'un moyen de tout raccommoder, dit-elle: c'est de coucher ce vaurien de Châteaubedeau dans le lit de maman.»

On peut tout attendre des choses excessives. Ce coup de théâtre eut les conséquences les plus imprévues: au lieu de mettre le feu aux poudres, il les noya.

Soit par un détour habile, soit par une inclinaison instinctive, Ninon ne retint de cette énormité que le fait qu'elle sortait de la bouche de sa fille, et elle s'alarma à bon droit au sujet de son éducation qu'il devenait urgent de surveiller de près. La marraine renchérissant, bien entendu, on oublia le reste et même les Châteaubedeau. Chacun d'ailleurs se cramponna au sujet nouveau qui redonnait de l'aise aux relations, et ce fut à qui fournirait les plus utiles préceptes de morale.

Mme de Matefelon voulait que l'enfant fût soustraite à toute influence fâcheuse, qu'on lui donnât des appartements, une gouvernante éprouvée, des principes et des livres édifiants, enfin que tout ce qui participe à la vie toujours impure du monde fût épargné à la fleur de son âme. M. le baron de Chemillé lui fit observer que c'était tout le contraire qu'elle semblait rechercher pour son petit-neveu le chevalier Dieutegard.

«Il est vrai, dit-elle, mais il s'agit de faire de M. le chevalier un homme!»

«—Et de Jacquette?»

«—Une femme, cela va sans dire.»

M. de Chemillé remuait le pois chiche qu'il portait à l'aile droite du nez, et, puisant une pincée de poudre blonde dans sa tabatière, il referma celle-ci d'un coup sec:

«—Depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui font l'amour, dit-il, nous venons trop tard, ma bonne madame, pour empêcher que notre filleule en surprenne le secret. Qu'elle ouvre les yeux sur cet ingénieux mécanisme aujourd'hui ou bien plus tard, l'inconvénient n'est pas capital…»

Je vous laisse à penser si Mme de Matefelon se trémoussait.

«—Ah! monsieur, dit-elle, fallait-il que j'atteignisse l'âge que j'ai pour entendre blasphémer de la sorte ce qui, depuis que le monde est monde, fait l'objet du plus cher souci des mères: la pudeur de la jeune fille!…»

«—Tout beau! dit M. de Chemillé, je me garde bien de médire, madame, du délicat sentiment que vous évoquez; je dis seulement que les œillères que l'on met aux filles pour les garantir, ne font que les émoustiller davantage, en leur inspirant le désir du fruit défendu, qui de tout temps exerça un grand attrait sur l'animal pensant. C'est leur déformer la figure véritable des choses qu'elles auront tant de mal, après, à remettre au point, puisqu'aussi bien il faudra tôt ou tard qu'elles les envisagent de front. Que ne laissez-vous faire la nature et la vie comme elles vont… La pudeur!» dit le baron, en faisant claquer sa langue comme s'il parlait d'une sauce, «quelle chose exquise! Et, tenez, elle est peut-être le plus substantiel aliment de l'amour. La dédaigner est le fait d'un tempérament affaibli qui renie par impuissance le noble désir de conquête ou le secret appétit du viol qui est le propre de la virilité. A parler franc, l'homme méprise la femme qui se donne à lui: il a le goût de la lutte, du combat; il aime enlever la femelle de vive force, et l'orgueil de la victoire le dispose au sentiment durable de l'amour.»

«—Nous n'entendons pas ces choses-là de la même oreille, je le vois bien, interrompit Mme de Matefelon; mais puisque vous consentez à donner quelque prix à la pudeur, dites-moi donc comment vous éviterez que ce sentiment s'émousse s'il est soumis aux rudes assauts que le spectacle de la vie lui fournira, d'après votre méthode.»

«—Il ne s'émousse pas plus, dit le baron, que la bonté, par exemple, ou bien que le caractère grincheux que nous apportons en naissant, et qui ne nous abandonnent qu'avec notre dernière chemise. Le spectacle du monde, ou la mode, nous apprennent à faire fi, dans le public, de tel ou tel penchant naturel qui se retrouve infailliblement, au moment venu, dans le particulier. Tantôt c'est le bon ton d'être subtil en amour, tantôt de le faire quasi comme les bêtes: des mots, des mots, Madame! bouche à bouche les vrais amants se retrouvent et prononcent les mêmes onomatopées que proféraient nos grands-papas et nos grand'mamans d'avant le déluge. Il en est de même de l'effroi pudique, que bien des belles foulent aux pieds aux chandelles et quand une brillante compagnie les entoure, qui sont des petites filles, les rideaux tirés, et contre la poitrine d'un homme, pourvu que le cœur s'en mêle. La pudeur! elle renaît chez la catin la plus éhontée, tout à coup, quand elle se met à aimer, sans frime, une bonne canaille d'homme.»

«—Il n'y a point à raisonner avec vous là-dessus, reprit la marraine; vous parlez des vertus des femmes comme vous le feriez de la qualité du rouge dont elles s'ornent le visage pour vous séduire, et l'on dirait qu'elles ne sont honteuses et réservées que pour aiguillonner vos sens. Ainsi la femme aurait des qualités garanties bon teint et d'autres qui risquent de passer au premier lavage? Qu'importent la pluie et les orages, si la pudeur se retrouve au moment de s'en servir!—Dieu me pardonne! ce maudit baron me fait parler une langue de Parc aux Cerfs!…—Eh bien! monsieur, nous envisageons, nous autres, la pudeur en elle-même, et nous disons qu'elle mérite de n'être pas froissée, uniquement parce qu'elle est la plus tendre et la plus délicate parure que le Ciel ait donnée à la jeunesse, parce qu'il y a pour la créature qui a reçu cette grâce divine, au premier heurt, une douleur d'un genre trop particulier pour qu'un homme la comprenne jamais,—ce qui, peut-être, la rend plus précieuse encore à notre sexe,—enfin parce que je ne sais pas de spectacle plus pénible pour quiconque a l'épiderme un peu sensible, que d'être témoin de ces chocs…»

«—Je trouve, dit Ninon, que vous savez tous les deux de fort belles choses et que vous parlez très bien; mais je ne vois point, dans tout cela, le parti que je dois prendre vis-à-vis de ma fille, qui prononce des mots à faire dresser les cheveux.»

«—Pratiquez uniquement la vertu autour d'elle,» dit le baron.

«—Pour une fois que vous hasardez une chose sensée, dit Mme de Matefelon, que n'avez-vous le courage de le faire sans ricaner?»

Ninon songea à mettre Jacquette au couvent. Il y en avait un célèbre dans le pays; mais, outre que Mmes de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne y avaient été élevées, on n'en disait point de bien. Ces dames racontaient que l'on s'y baignait deux fois l'an, à partir de l'âge nubile, et vêtues d'un grand sac de toile qu'une converse, les yeux baissés, vous passait et vous nouait au cou, sous la chemise, avant d'enlever celle-ci, et vous arrachait de même au sortir de l'eau, après avoir repassé la chemise, de telle manière qu'à aucun moment le corps ne pût apparaître à nu, que les mains ne fussent tentées d'en frôler les contours et les yeux d'y exercer la concupiscence. Le même usage était pratiqué, disait-on, par les religieuses, et, grâce à lui, un homme avait pu se dissimuler et vivre au couvent, sous figure de nonne, onze mois durant.

«—Vraiment! faisait Ninon; et comment finit-on par s'apercevoir de son sexe?»

«—En crevant le sac, à la suite de graves désordres: un certain nombre de ces dames et plusieurs élèves nobles accouchaient.»

On en revint à l'idée première, qui était de donner à Jacquette une gouvernante.

«—De cette façon, dit Ninon, nous ne cesserons d'avoir la chère enfant sous les yeux, et nous aurons mis notre responsabilité à couvert.»

On avisa le marquis de ce projet. Foulques fronça d'abord le sourcil, comme toutes les fois qu'on le consultait pour la forme, car il tenait à paraître rouler mille objections dans sa tête. Puis il jugea le projet convenable.

La difficulté était de trouver la gouvernante, car on ne connaissait personne qui fût apte à remplir cette fonction.

Mme de Châteaubedeau avait justement dans ses relations une certaine demoiselle de Quinsonas, issue d'une famille des plus honorables, mais ruinée par le Système, et dont elle savait le plus grand bien quant à la science et à la moralité.

Le marquis Foulques haïssait les figures ingrates et décrépites; il les prétendait néfastes à la jeunesse, et pour rien au monde n'eût consenti à ce qu'une d'elles respirât au chevet de sa fille. C'est pourquoi il avait tout d'abord froncé le sourcil un peu plus longuement qu'à l'ordinaire, au seul mot de gouvernante.

«—Ma fille, dit-il, ne sera point élevée par une duègne. Ces vieilles sottes inculquent à l'enfance des idées d'un autre âge; elles ont des manies invétérées et l'obstination des mules, sans compter qu'il leur arrive fréquemment de répandre une aigre odeur.»

Mais Mme de Châteaubedeau le tranquillisa en lui affirmant que Mlle de Quinsonas réunissait précisément le double avantage d'offrir des dehors agréables et une docilité parfaite aux exigences des familles touchant les méthodes d'éducation. Elle était la propre nièce et filleule de Mgr l'évêque d'Angers, et vivait présentement dans une petite ruelle avoisinant la cathédrale, d'une maigre rente servie par la munificence épiscopale. La description de cette maison humide et basse abritant une personne pleine de mérites, suffit à gagner le cœur excellent de Ninon, qui ne savait plus comment témoigner sa reconnaissance à Mme de Châteaubedeau.

Il fut sensible pour tout le monde que la maîtresse de M. de la Vallée-Chourie avait aujourd'hui tiré la famille de la situation la plus difficile.

La seule Mme de Matefelon, qui ne perdait point la tête, s'avisa, le soir, de faire observer à Ninon, qu'en somme, on avait pris un parti bien promptement.

«—Croyez-vous?» dit Ninon.

«—Je le crois, dit Mme de Matefelon, car cette gouvernante ne vous est connue, en somme, que par Mme de Châteaubedeau, qui a rendu elle-même son intervention nécessaire par les désordres de sa conduite.»

«—Je l'oubliais, fit Ninon; mais tout cela c'est de quoi se rompre la tête…»

VIII

ARRIVÉE DE MADEMOISELLE DE QUINSONAS ET SON INSTALLATION. CE QUE JACQUETTE APPREND TOUT D'ABORD, DU FAIT DE SA GOUVERNANTE.

La gouvernante arriva un beau jour de septembre, à la tombée de la chaleur, dans un carrosse poudreux que le marquis avait envoyé, tout exprès, au-devant d'elle, jusqu'aux Ponts-de-Cé.

Les hôtes du château étaient cachés dans une grande pièce aménagée en lingerie, donnant sur la cour, afin d'avoir l'œil sur la Quinsonas au moment où elle mettrait pied à terre. Seules, Ninon et Mme de Châteaubedeau l'attendaient au salon. Le marquis s'avança dans la cour, en rejetant du coin de la semelle, les marrons tombés, avec leur coque épineuse à demi éclatée, dans les petites rigoles, entre les pavés ventrus; et, arrivé au porche d'entrée, il regarda sur la route de Saumur, la main en abat-jour, et la figure grimaçante, à cause du soleil qui se trouvait bas, juste en face. On remarqua soudain qu'il rajustait sa perruque et faisait des pichenettes sur son jabot, d'où l'on augura que la voiture était en vue et que le marquis se souvenait du portrait avantageux que Mme de Châteaubedeau avait tracé de la gouvernante.

Le bon Fleury, le cocher de Fontevrault, eut, en faisant tourner les chevaux dans la cour, un coup de langue qui en disait long sur l'effet que lui avait produit la voyageuse. Celle-ci était aussitôt par terre, très simplement, très vivement, avant que Foulques fût là pour lui présenter la main.

L'avis de la lingerie fut unanime: la nouvelle venue était quelconque. Cependant M. de la Vallée-Malitourne,—qui n'avait rien vu parce qu'on l'avait posté près de la porte, en sentinelle,—ayant ouvert, avec la malchance qui le caractérisait, juste de façon à se trouver nez à nez avec Mlle de Quinsonas, réapparut en se baisant le dessus de la main et disant que la nouvelle venue avait la bouche la plus affriolante qui fût. Son frère Chourie se précipitait et dessinant dans l'espace une ample circonférence:

«—Quel derrière!» s'écria-t-il.

Il n'en fallait pas plus pour que celle à qui l'on trouvait du même coup d'aussi grandes qualités aux antipodes, eût contre elle toutes les femmes présentes.

On lui donna les appartements de feu M. Lemeunier de Fontevrault, un peu surannés quant aux tentures, mais spacieux et commodes, situés au rez-de-chaussée, vis-à-vis un petit parterre, au couchant, bien planté et tenu frais. Le marquis tint à l'y accompagner, pour lui faire honneur, cela va sans dire, et lui énumérer tout de suite et point par point ses instructions.

Jacquette, enorgueillie de valoir, à elle seule, un si grand remue-ménage, s'amusa seule dans le parterre, en attendant, après avoir vu Fleury dételer les chevaux. Elle marchait avec précaution dans les sentiers étroits garnis d'un sable fin soigneusement ratissé, entre les bordures de buis, puis jetait un regard en arrière pour voir la trace de ses chaussures, pareille à un semis de points d'exclamation. Elle piqua tout à coup dans le sol un de ses talons et tourna sur elle-même, comme un toton, clignant de l'œil toutes les fois qu'elle passait en face d'un rayon de soleil qui venait par l'allée des fontaines et semblait mettre le feu aux panaches des marronniers. Ce rayon atteignit bientôt les vitres des appartements de la gouvernante, et Jacquette se plut à imaginer que l'ancienne chambre de M. Lemeunier de Fontevrault était bondée de pots de confitures de groseilles et elle eût bien voulu y regarder de plus près mais c'était difficile. Alors elle trouva le temps long et s'ennuya.

Les pigeons exécutaient autour du château la dernière ronde du jour, et le parc entier retentissait du ramage des oiseaux. Puis tout cela s'apaisa d'un coup: les pots de confitures fondirent, la belle lumière s'envola, et tous les bruits avec elle. On pouvait distinguer le pas menu d'un chat qui se brûlait les pattes au bord du toit, en courant sur les rigoles de plomb échauffées.

Jacquette en revint toutefois à son idée, qui était de regarder par les fenêtres de la gouvernante, et elle appela, dans ce but, le chevalier Dieutegard qui s'en allait tout seul vers les bassins, en rêvant, au coucher du soleil, selon sa coutume. Jacquette le tenait en une estime particulière parce qu'il affectionnait les étangs, les fontaines et le bord du fleuve, hantés, au dire de sa nourrice, par des génies redoutables, et elle le soupçonnait de commercer avec les fées.

Il interrompit sa promenade à la prière de sa jeune amie et pénétra dans le parterre en enjambant la clôture. Il s'agissait de descendre dans le fossé à demi comblé et de se dresser au long de la muraille, avec Jacquette sur les épaules, à l'endroit où une giroflée croissait entre les pierres. La petite surprendrait ainsi Mlle de Quinsonas; on rirait de part et d'autre, et ce serait une jolie façon de faire un peu connaissance.

Le chevalier se prêta volontiers à ce caprice d'enfant, et Jacquette, ayant essuyé la semelle de ses souliers sur l'herbe du fossé, escalada le dos d'un habit feuille morte, qui était renommé à Fontevrault pour fournir le ton exact des pensées du chevalier Dieutegard. L'habit se tendit; les petits pieds gazouillèrent sur la soie et s'établirent le plus fermement possible de chaque côté du col. Le chevalier serrait prudemment contre ses paumes, les fins mollets de Mlle de Chamarante.

Tout d'abord, Jacquette ne vit rien que l'allée des fontaines, les marronniers et un petit bout de clocheton du colombier, qui se reflétaient dans la vitre; mais, en appliquant bien les mains sur chaque tempe, elle distingua les moulins brodés sur les tentures, puis du linge blanc, une robe au dossier d'une chaise, un guéridon portant la boîte à poudre, et soudain Thérèse, la femme de chambre, qui parut et disparut, tirant à soi le linge qui courait après elle, dans cette pièce assombrie, comme un fantôme. Un rai de lumière jaillit vivement et s'évanouit, mouvement d'une psyché, sans doute. Enfin il fut possible de reconnaître Mlle de Quinsonas, tout au fond, sur la droite, quasi dissimulée par une grande ombre. Elle s'adossait dans la bergère à oreillettes, toute coiffée, mais la gorge nue, qu'elle garantissait pudiquement à deux mains, sans y parvenir, car elle l'avait forte; puis, s'adossant au siège incliné, elle confiait à Thérèse le soin de tirer ses caleçons. A ce moment la grande ombre bougea, et le dos du marquis couvrit Mlle de Quinsonas. Alors Jacquette vit de ses yeux et entendit de ses oreilles que la gouvernante souffletait vigoureusement monsieur son père.

—Êtes-vous satisfaite, Mademoiselle? demandait sous elle, et sans penser à mal, le chevalier Dieutegard.

Elle le pria de la déposer à terre et, quand elle fut dans le fossé, lui raconta fidèlement ce qu'elle avait vu. Il en fut chagrin et dit qu'il regrettait d'avoir servi d'instrument à ce spectacle.

—Pourquoi donc? dit-elle.

—Mais, parce qu'il est très mauvais de regarder dans une chambre à coucher où des personnes des deux sexes sont assemblées.

—Ah! fit Jacquette.

IX

CE QUE JACQUETTE N'APPREND PAS DE SA GOUVERNANTE. MAIS L'ESSENTIEL EST QUE MADEMOISELLE DE QUINSONAS A TOUT CE QU'IL FAUT POUR INSPIRER À LA FAMILLE UNE TRANQUILLITÉ PARFAITE.

Jacquette ne fit ni une ni deux quand elle put attraper sa gouvernante; elle lui posa des questions sur quelques points dont l'incertitude lui pesait:

«Comment se fait-il que les grandes personnes disent des horreurs que les enfants ne doivent pas entendre?»

«Pourquoi faut-il un monsieur et une dame pour faire des cochonneries?»

«Qu'est-ce qui fait rire quand on parle de M. l'abbé Pucelle?»

«Pourquoi avez-vous giflé papa?»

Mlle de Quinsonas reçut ces interrogations sans sourciller et dit que les enfants devaient se contenter de ce qu'on leur apprend aux heures de leçon, se garder de chercher au delà, et surtout de mettre l'œil aux fenêtres et au trou des serrures, parce qu'on risque de s'y voir par avance en enfer, grillée comme une côtelette.

Jacquette se montra un peu désappointée, car elle avait pensé qu'on lui donnait une gouvernante pour s'éclairer sur ce qui se passait communément autour d'elle. Elle se demanda si Marie Coquelière n'eût pas suffi encore longtemps aux soins de sa petite personne; au moins la nourrice savait des histoires de fées et se soumettait à ses trente-six mille volontés.

C'était bien mal estimer la valeur de Mlle de Quinsonas, qui lui apprit à lire, à compter autrement que sur ses doigts, à connaître à fond la vie des grands hommes de Plutarque, et lui enseigna la religion d'une manière un peu plus difficile à comprendre que l'on n'avait fait jusque-là. Songez que Mlle de Chamarante savait tout juste ses prières du matin et du soir. En plus de cela, sa gouvernante lui fit apprendre par cœur un petit traité de morale composé par Mgr de Trélazé, évêque d'Angers, son propre oncle, lequel contenait un appendice indiquant mot à mot tout ce qu'il faut savoir, croire et pratiquer pour être sauvé. Elle jugeait tout commentaire superflu, périlleux pour l'élève et pour le maître plus encore.

L'étude des textes achevée, Mlle de Quinsonas devenait une longue personne à déhanchement de fausse maigre, qui se tenait sans cesse aux côtés de Jacquette et la menait promener en lui parlant du beau temps, de la pluie et, à la rigueur, des beaux exemples que l'antiquité nous fournit.

On ne pouvait dire ni qu'elle fût jolie, ni qu'elle fût laide, ni qu'elle fût sotte, ni qu'elle fût intelligente. Instruite par l'adversité à apprécier l'aubaine d'une place avantageuse, elle cultivait elle-même une prudente neutralité et vivait dans la crainte d'offenser quelqu'un. Elle ne mangeait pas à sa faim, ne buvait pas à sa soif, car toute sa personne indiquait qu'elle était gourmande et portée vers la satisfaction de nombreuses sensualités. Ses traits, quoique peu harmonieux, n'étaient point vulgaires; elle avait l'œil vif, ces lèvres rouges et charnues que Malitourne avait remarquées à la porte de la lingerie et dont les dents les plus irrégulières n'arrivaient point à rompre la séduction puissante; par exemple, un menton parfait; le tout soutenu par une taille heureusement assez longue pour porter allègrement des seins pesants qui eussent excédé un buste ordinaire.

Ces dames, qui la jugeaient beaucoup trop haut montée sur jambes, apprécièrent la discrétion de sa tenue, et, malgré les hommages que les hommes lui rendaient, se rallièrent à elle, tant elle semblait les recevoir avec candeur et bonhomie. Elle n'avait jamais l'air d'entendre un compliment, laissait tomber une œillade dans son corsage comme en un puits perdu, et arrêtait au bon moment un geste indiscret, mais en ayant l'air d'attraper des mouches.

Un tact si parfait lui conquit la confiance absolue de la marquise, voire celle de Mme de Matefelon, qui peu à peu se reposèrent entièrement sur elle du soin de Jacquette; et l'on fut tellement tranquille à ce point de vue-là, qu'on ne se gêna pas plus qu'avant le fameux esclandre qui avait motivé l'intervention d'une nièce d'évêque: la petite allait et venait dans le château, dans les corridors, les jardins, à l'office ou à table, et il semblait à tous que les influences les plus fâcheuses dussent être paralysées par la seule présence de la gouvernante.

De toutes les personnes de la maison, Jacquette était celle qui l'appréciait le moins. Elle apprenait à mentir et à dissimuler pour le plaisir de fâcher durant un bon quart d'heure la figure toujours trop pareille de Mlle de Quinsonas. Par exemple, elle descendait avec sa gouvernante l'allée des fontaines, et, arrivée à l'escalier qui mène aux jardins bas, elle virait brusquement et remontait, les jambes à son cou, sous le prétexte qu'elle avait oublié son mouchoir, la passementerie à parfilage ou le manuel de Mgr de Trélazé. Elle avait tôt fait de mettre une bonne distance entre elle et Mlle de Quinsonas, de qui elle escomptait le train de derrière alourdi, et, quand elle savait ne plus figurer aux yeux de celle-ci qu'une quille bleuâtre au bout de la longue allée, elle lui adressait un pied de nez ou lui tirait la langue. A qui la rencontrait essoufflée, elle feignait l'émotion et disait que sa gouvernante avait ses vapeurs, «là-bas, au pied du grand vase où il y a des hommes poilus qui ont une petite queue pointue de chaque côté»; et elle lui faisait porter des élixirs par quelqu'un de ces messieurs, qui, en la courtisant, la mettaient au supplice, car elle craignait sans cesse d'être compromise.

X

ON RACONTE L'AVENTURE UN PEU CAVALIÈRE DE LA CHAISE PERCÉE DE NINON QUI, PAR UN TOUR SINGULIER, CONTRIBUE À NOUS FAIRE SAVOURER LE PARFUM D'UN PUR AMOUR.

Si vous vous souvenez du propos que Jacquette avait tenu à table et qui nous a valu l'installation de Mlle de Quinsonas, vous devez penser qu'il n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd et que ce vaurien de Châteaubedeau avait dû pour le moins en tirer fortement vanité. L'idée était venue à quelqu'un de le donner pour amant à Ninon! Et par le hasard de la présence d'un petit perroquet, cette idée était maintenant si répandue qu'elle semblait avoir fait le tour du monde. Le chevalier Dieutegard qui adorait Ninon en secret, et la femme de chambre, Thérèse, qui aimait caresser Châteaubedeau la nuit, lui manifestaient de la jalousie, chacun à leur manière. Quant à lui, il n'avait pas hésité à glisser dans l'oreille de l'une et de l'autre «qu'il n'y a pas de fumée sans feu». Dieutegard, enclin aux interprétations chagrines croyait au feu, mais non Thérèse.

Cette fille servait la marquise de trop près pour ignorer qu'elle n'avait pas d'amant. Car enfin, et je ne sais si vous le remarquez, Ninon, qui tout d'abord paraissait si légère, est la personne de la maison qui se conduit le mieux.

Thérèse se prêta donc à l'accomplissement d'une fantaisie que ce petit drôle de Châteaubedeau eut le toupet de lui proposer et qui consistait à l'introduire subrepticement dans la chambre de Mme de Chamarante.

Elle le laissa monter derrière elle, un matin, sans trahir un geste de dépit ou de jalousie; Châteaubedeau même en était vexé, et il la pinçait dans les parties protubérantes, ce qui faisait souffler la malheureuse sur le chocolat de la marquise, la bouche en cul de poule, pour ne pas crier.

On entrait chez Ninon par le cabinet de toilette, qu'une toile de Jouy à vignettes rouges séparait de la garde-robe. Thérèse dit à Châteaubedeau de se faufiler derrière la toile et de s'y tenir coi jusqu'à ce que la marquise vînt à sa toilette et qu'elle-même quittât la chambre sous un prétexte qu'elle saurait dénicher, la finaude.

Avant de se cacher, il huma les petits pots épars sur le marbre, toucha les peignes, enfonça le nez dans la poudre et se rougit les lèvres. Il était plus ému qu'il n'eût voulu le dire et éprouvait le besoin de faire beaucoup de choses, successivement ou confusément, plutôt que de rester tranquille. De ce qu'il ferait quand il se trouverait nez à nez avec la marquise, il ne savait rien exactement. Il était prêt à tout, mais ignorait à quoi. Il ne débutait pas dans les entreprises; aucune de ses prouesses passées, toutefois, ne se laissait mesurer avec celle-là. Il imaginait un grand roulement de tonnerre: la foudre tombe; elle vous dérobe votre montre au gousset, vous met le feu à la perruque, ou vous coupe en deux comme un tronc d'arbre, au petit bonheur! Il se voyait surtout racontant l'exploit à Dieutegard, de ce ton calme, ou refroidi, duquel on narre un épisode sur quoi l'on a dormi des semaines.

Il s'approcha de la porte, faisant de ses pieds un velours; il cligna de l'œil au trou de la serrure, qu'une clé posée tout de guingois rendait impropre à laisser distinguer quoi que ce fût; il écouta et entendit Ninon qui ânonnait, la bouche pleine, quelque chose comme: «ê… ô… ê… ô… bulu… bulu… bulu…»; puis, la cuillerée de chocolat passée, la marquise articula: «Bougresse! que c'est chaud!…» Thérèse murmurait des excuses; Ninon s'emportait et évacuait de ces mots particuliers à l'humeur du réveil et qui s'allient si peu avec la pureté universelle du matin. Quand Ninon eut mangé, elle poussa un petit «han!» de satisfaction, et tout s'adoucit. Une odeur d'ambre venait avec un air frais par la serrure.

Soudain la porte s'ouvre contre Châteaubedeau qui, surpris, tombe à la renverse.

«—Qu'est-ce qu'il y a?» demande de son lit la marquise.

«—Rien, Madame», dit Thérèse, qui a peine à retenir un éclat de rire; «c'est le couvercle de la chaise de Madame la marquise que Madame la marquise avait sans doute laissé ouvert.»

«—Ce n'est pas possible!» dit Ninon qui saute à bas de son lit et accourt, tandis que Thérèse pousse le garnement derrière la toile, comme un paquet de linge.

Quand Ninon arriva, elle ne vit rien et demeura là, un moment, debout. Elle avait l'œil brouillé encore, et elle se grattait à travers la chemise qui montait et descendait du genou à mi-cuisse, selon les mouvements de la main.

Châteaubedeau reprit ses sens au milieu de robes, de jupes, de caleçons soyeux et parfumés. Son premier soin fut de voir Ninon, qu'il entendait marcher, là, tout près, et pieds nus. Il y parvint par une crevasse qui trouait le visage d'une bergère assise élégamment sur une gerbe de blé écarlate.

Ninon, coiffée d'un petit bonnet de nuit, allait et venait sur le parquet frais qui flattait la plante de son pied grassouillet, car elle semblait faire fi des mules tenues à la main par Thérèse.

Elle marchait ainsi jusqu'à la fenêtre située au fond du cabinet, et revenait face à Châteaubedeau en se caressant le corps avec sollicitude, notamment dans la région abdominale, comme on fait d'un fruit pour en éprouver la maturité. Elle fronçait le sourcil, frappait parfois le sol; son angoisse était répétée sur le visage de la fidèle Thérèse. Tout à coup, elle troussa haut sa chemise, s'assit sur la chaise, et son regard s'éclaircit, tandis que la femme de chambre, rassérénée, posait les mules sous les talons de sa maîtresse.

On entendit un bruit pareil à celui qu'un enfant produit en soufflant, les lèvres serrées, dans une bouteille vide, sans en boucher hermétiquement le goulot. Thérèse hocha la tête et dit avec compétence:

«—Autant de perdu.»

La marquise, d'un mouvement de dépit, envoya promener les deux mules, et ses talons nus martelaient le sol en faisant vibrer la chair des mollets et des cuisses.

«—Madame la marquise reconnaîtra, dit Thérèse, que j'avais prévenu Madame la marquise que c'était le jour de sa rhubarbe.»

Ninon, les coudes aux genoux, les deux poings appuyés contre les joues, rougissait et dardait un œil cruel. Thérèse lui conseilla de se cogner sur les genoux, en se fondant sur l'exemple de M. Goubin, l'apothicaire, qui n'obtenait de sa femme aucune selle hormis par cette méthode toute mécanique. Et Ninon abaissa les poings, fort gravement, sur ses genoux arrondis et lisses comme de belles pommes de Calville. Pour l'exciter, la femme de chambre battait la mesure en frappant l'une contre l'autre, par la semelle, les petites mules vagabondes qu'elle venait de quérir au bout de la pièce.

Enfin la méthode Goubin fut couronnée de succès, et Thérèse, se penchant avec intérêt sur la chaise, dit que, sauf le respect qu'elle devait à Madame la marquise, elle eût juré que Madame la marquise avait rendu des noix grollières.

Ceci fait, elle poussa prestement le meuble béant, jusque sous la tenture de Jouy, selon un dessein assurément prémédité et dont Châteaubedeau sentit toute la malice à son endroit. D'accroupi qu'il était, il se releva d'un bond et pinça si fort le bras de la pauvre fille qu'elle cria.

Ninon, qui se trouvait à califourchon sur un bassin de faïence rouennaise, et regardait devant soi avec des yeux de carpe flottante, fut réveillée en sursaut et surprit la jambe du page au moment où il se mettait debout. Elle démêla la farce et, comme elle n'était point femme à se troubler pour la présence d'un homme dans sa chambre, elle dit seulement «Sortez, Monsieur!» d'un ton qui défit totalement Châteaubedeau. Il montra son nez enfariné, ses lèvres rougies, et il n'osait seulement pas lever les yeux sur la marquise, tant il était penaud. Elle profita de son trouble et lui jeta avec adresse, en pleine figure, son éponge souillée d'une eau saumâtre.

Ce n'est pas pour le médiocre plaisir de taquiner un lecteur pudibond, que je vous ai raconté cette scène, mais bien pour que vous croyiez davantage à mon histoire, car vous savez de reste, comme dit Montaigne, que «nous avons beau nous monter sur des échasses, encore faut-il marcher de nos jambes, et, au plus élevé trône du monde, ne sommes-nous assis que sur notre derrière». Les marquises, même dans les contes, sont sujettes à cet inconvénient. J'aurais assez, pour ma part, le goût des nobles récits; j'avoue n'être tout à fait heureux que lorsque le ton se hausse et qu'une belle gravité se répand sur ma page; mais je ne puis m'offrir cela qu'au prix de maintes humiliations, car je ne sens bien vivre un homme qu'après que j'ai touché quelqu'une de ses petitesses.

Le véritable amour, dites-moi, n'est-ce pas celui qui transpose les cent misères du corps et de l'âme, qu'il voit de près, plutôt que celui qui s'exalte de loin à l'idée de princesses séraphiques? Le parler de tous les jours m'émeut plus que la langue des dieux, et, s'il est vrai que la poésie, comme tout art, doit s'élever vers le ciel sous peine d'être reniée des hommes à bref délai, encore faut-il qu'elle touche le sol d'un talon ferme.

Et vous allez voir tout de suite comme la chaise percée de Ninon va nous éclairer sur les sentiments de deux jeunes gens rivaux, plus et mieux que n'eussent fait de longues dissertations amoureuses.

Voilà donc notre Châteaubedeau qui descend en s'essuyant, crachant, grommelant, tamponnant son jabot; démoli, honteux, pis qu'abîmé par la marquise, raillé par une femme de chambre!

Il ne tarda pas à rencontrer le chevalier Dieutegard, qui rôdait toujours sous les appartements de Ninon. A la vue de Châteaubedeau, Dieutegard fut tenté de fuir et également tenté de s'approcher, de lui parler et de l'entendre prononcer le nom de celle qu'il aimait. Certes, il était dévoré de jalousie, mais le sentiment de sa grande timidité l'entraînait, non sans une miette d'admiration, vers celui qui osait toucher l'objet de son culte. Car il ne doutait pas qu'avec cette mine défaite, Châteaubedeau ne sortît du lit de la marquise. Il lui souhaita donc le bonjour, mais n'osa rien lui demander.

L'autre, tout en rajustant son habit, prenait cet air fat et lassé des jeunes blancs-becs qui viennent de livrer un assaut galant. Il souffla, en gonflant de grosses joues.

«—Il fait bon, dit-il, respirer le grand air.»

Dieutegard ne dit rien. Alors Châteaubedeau ajouta:

«—Peste soit des alcôves!»

Dieutegard ne bronchait pas.

«—… Avec leurs poudres et leurs parfums…»

«—Qui a des poudres et des parfums?» dit enfin le chevalier.

Châteaubedeau de ne point répondre. Il mit les deux pouces aux aisselles et cracha loin.

«—Veux-tu des femmes? dit-il; j'en ai soupé!»

Dieutegard pensait à Ninon; il rougit que l'autre la mêlât au nombre des femmes. Mais Châteaubedeau était ouvert; il parla tout net de Ninon et raconta que cette femme insatiable ne pouvait se résoudre à se séparer de lui le matin et l'obligeait à assister à sa toilette intime. Il dit avec une grande précision tout ce dont il avait été témoin effectivement, et il prenait chaque chose si bien par le menu que Dieutegard ne doutait pas qu'il dît la vérité.

Mais, par le merveilleux privilège de l'amour, le chevalier ne retenait rien des réalités décevantes dont un balourd affligeait une personne chérie, et l'injure faite à son idole l'élevait encore plus haut dans la région imaginaire où il avait coutume de l'honorer.

Il pensa un moment souffleter son camarade; il en fut retenu, non par la peur, mais par la crainte de perdre à jamais Ninon s'il endommageait ce garçon aimé d'elle. Il le pria donc seulement de ne plus lui parler de ce sujet; et, s'étant calmé, il lui demandait aussitôt après des détails nouveaux, car il s'enivrait d'entendre parler de Ninon, même de cette manière.

La voix de la marquise, au-dessus de leurs têtes, fit fuir Châteaubedeau et retint au contraire le chevalier. Cette voix se répandait sur toute sa personne comme un baume, et, toutes les fois qu'il l'entendait, il avait l'idée que, si elle ne s'adressait pas à lui, pour le combler d'expressions de tendresse, c'était par suite d'un malentendu qui ne saurait tarder à être dissipé, car il le méritait bien. Et il était sans cesse repossédé par l'espérance.

XI

LE BARON DE CHEMILLÉ DONNE À JACQUETTE UNE POUPÉE NOMMÉE POMME D'API.

M. le baron de Chemillé arriva un matin avec un paquet sous le bras, et demanda où était Jacquette. On lui dit qu'elle prenait sa leçon sous les charmilles, et il l'aperçut en effet, en même temps qu'il entendait un petit son de voix aigrelet maintenu sur la même note, puis interrompu soudain, pour se relever identique: le bruit d'une mécanique, si vous voulez bien, dont le mouvement serait gêné à intervalles égaux par un méchant grain de sable. En avançant, le baron observa que Jacquette, qui marchait à côté de sa gouvernante, perdait le pas, comme par hasard, environ toutes les deux minutes, et tirait à Mlle de Quinsonas une langue rose, de la longueur de la main. Il retint lui-même son pas, pour ne point empiéter sur le temps consacré à l'étude, et s'assit sur le premier banc. Là, il posa à côté de lui le paquet, tira sa tabatière et s'offrit une prise. Puis il parla haut, selon sa coutume.

«Je suis content, dit-il, d'avoir décidé de donner à ma filleule une poupée, car j'estime que la figure de carton peinturluré qui est enfermée là-dedans sera plus profitable à cette enfant que quatre demoiselles de Quinsonas. Ce qu'il faut à Jacquette, ce n'est pas un précepteur, c'est une amie, ou, à défaut, une bonne, mais à qui elle puisse parler à cœur ouvert. La femme ne se développe qu'autant qu'elle peut épancher les petites affaires de sa tête et de son cœur, et elle ne s'ouvre tout à fait qu'à quelqu'un qu'elle sent inférieur ou tout au plus égal à elle. C'est à cette condition qu'elle ne ment point. Il est inutile, lorsque nous causons, que notre interlocuteur nous écoute et nous réponde: qui ne sait que de cela nous ne tenons nul compte? Qu'il ait l'air de nous entendre, c'est tout ce qu'il faut. Nous sommes assurés, à partir d'un certain âge, que les poupées ne nous entendent point: c'est pourquoi nous les délaissons. Mais ma filleule ne sait pas cela encore; elle formulera devant cette figure complaisante ses impressions et sa pensée; elle apprendra par là qu'elle a des impressions et une pensée, autrement dit prendra conscience de soi-même, ce qui n'est jamais facile sans le miracle des mots et la magie de la forme. Car, contrairement à beaucoup d'esprits distingués, je suis porté à croire que rien n'existe, même au plus profond de notre intimité, tant que l'expression verbale ne l'a pour ainsi dire fécondé et fait éclore à la lumière. Mais c'est là un sujet qui m'entraînerait fort loin. Contentons-nous d'avoir l'air d'un bon parrain qui paie un joujou à sa filleule, sans plus.»

Le baron remit sous son bras le paquet et s'avança vers ces demoiselles au moment où Jacquette venait de recevoir une verte semonce, pour être incapable de citer dans leur ordre les trois vertus théologales.

«—Mademoiselle», dit-il en saluant Jacquette aussi bas que possible, «je vous fais bien mes compliments, car une fille vous est née.»

«—Comment! dit Jacquette; mais je ne suis pas mariée?»

«—C'est juste, dit le baron, aussi cette fille n'est-elle qu'une poupée.»

«—Ah! dit Jacquette, voyons-la.»

«—Quel nom allez-vous lui donner?»

Jacquette répondit sans hésiter, comme si ce nom eût été choisi de toute éternité:

«—Pomme d'Api.»

«—C'est un nom qui lui va bien», opina Mlle de Quinsonas, «car elle a joliment bonne mine.»

«—Oh! dit Jacquette, c'est sans doute qu'elle vient de naître; les petits lapins sont bien plus rouges que cela… Quand est-elle née, mon parrain?»

«—Heuh!… Hier au soir, à la brune.»

«—C'est donc cela, dit Jacquette, que j'avais tant de mal à boutonner ma ceinture, ces jours derniers. Pomme d'Api, ma fille, dit-elle, je vous élèverai sévèrement. Et, pour commencer, vous ne verrez personne au château.»

«—Oh! pourquoi cela?» dit le baron.

«—Ah bien! merci! elle en apprendrait de belles!»

«—Méfiez-vous, dit le baron; c'est une fille intelligente.»

«—Qu'est-ce qu'elle sait déjà?» demanda Jacquette.

«—Rien du tout.»

«—Alors, pourquoi dites-vous qu'elle est intelligente?»

«—L'intelligence ne consiste pas à avoir appris beaucoup, mais à être apte à tout deviner.»

Jacquette fut très contente de sa fille Pomme d'Api, en ce sens qu'elle s'amusa beaucoup à la gronder et à la battre. Elle la prenait sans cesse en défaut. Le plus grave qu'elle lui reprochât était une curiosité sans répit. Pomme d'Api, prétendait-elle, la questionnait sur toutes choses, et, comme les enfants ne doivent rien connaître, ce n'était pas une sinécure que de faire entendre raison à cette poupée.

«Ma pauvre Pomme d'Api, lui disait-elle dans ses bons moments, si tu dois continuer à vouloir t'informer de tout, je te donnerai une gouvernante; elle saura bien te fermer la bouche. Une fois pour toutes, tu ne dois m'interroger que depuis la création du monde jusqu'à Noé, parce que je n'en ai pas appris plus long. Quant à ce qui est des personnes qui nous entourent, mais, ma fille! tu n'as pas idée de l'énormité que tu commets en me demandant sans cesse ce qu'elles font avec leurs cachotteries, leurs mystères, leurs chamailleries, leurs yeux en coulisse et cette manie qu'ont les messieurs de pincer le derrière des dames. Apprends, Pomme d'Api, que les grandes personnes ont le droit de faire entre elles les plus grosses malpropretés. Je ne sais pas ce qu'elles font; mais aux précautions qu'elles prennent pour nous le cacher, il faut que cela soit abominable. Tu as de la chance d'être une poupée, toi, tu resteras toujours honnête… Tu me demandes s'ils sont tous ainsi? Ah! ma chère! depuis l'âge de douze ans, sauf M. le Curé et Mlle de Quinsonas. Et plus ils vieillissent, pires ils sont! Tu ne te doutes pas de ce qu'on dit de mon parrain de Chemillé! C'est à ce point que, quoiqu'il te tienne pour ma fille, je le soupçonne de t'avoir eue d'une de ses soubrettes. Par moments, ma petite, il faut te le dire, tu as des odeurs de graillon!»

XII

MADAME DE MATEFELON ET MADEMOISELLE DE QUINSONAS PARTENT EN CROISADE, DE BON MATIN, AVEC UN PETIT MARTEAU ET UN FILET À PAPILLONS. ELLES FONT DANS LE LABYRINTHE UNE RENCONTRE IMPRÉVUE ET EXÉCUTENT UNE OPÉRATION ÉTRANGE, CRUELLE ET DÉLICATE.

Vous vous souvenez que Mme de Matefelon avait vu d'un très mauvais œil la statuette de l'Amour, autour de laquelle ces dames allaient se baigner en été. Ses appréhensions vis-à-vis du petit dieu impudique augmentèrent, cela va sans dire, lorsque Jacquette fut en état de courir dans le parc. Elle avait pris un assez grand ascendant sur Ninon, qui ne demandait qu'à recevoir de bons conseils, et elle essaya d'en user pour faire abattre cette innocente figure. Mais Ninon s'y refusa toujours. Elle se piquait d'avoir hérité de M. Lemeunier de Fontevrault le respect des beaux ouvrages d'art,—quoique, entre nous, elle n'y entendît goutte,—et elle gardait aussi, dans un coin secret de sa jolie tête, le souvenir de cette heure d'automne, heure de bien-être et d'ennui mêlés, où elle avait éprouvé une si vive tentation d'approcher du Cupidon pubère.

«—Que l'on fasse enclore l'endroit!» insistait Mme de Matefelon. «—Allons donc! avait répliqué le baron de Chemillé qui se trouvait toujours là au moment voulu, c'est une solution disgracieuse.» Et il fournit l'idée qui séduisit la marquise, tout en obtenant l'approbation de Mme de Matefelon: établir autour du bassin un labyrinthe, tel qu'il était de mode d'en avoir dans les anciens jardins français.

Un maître jardinier de Chinon apporta des dessins à choisir; on adopta le plus compliqué, et le petit bois inextricable fut planté le prochain hiver.

On respecta le bouquet d'arbres de haute futaie environnant la colonnade, mais pour l'atteindre il fallait connaître le secret du labyrinthe, sous peine de se perdre une demi-journée dans un dédale d'allées et de contre-allées sans issue. Le système de clôture fut efficace: Ninon s'amusa une fois ou deux à triompher de la difficulté, et elle ne retourna plus jamais au bassin.

Mme de Matefelon prit un jour à part la gouvernante et lui confia ses angoisses. Elle lui dit, avec mille circonlocutions, l'élément de scandale enfermé dans ces bosquets d'aspect innocent, et ajouta qu'elle tremblait que sa filleule ne s'aventurât par hasard dans la tortueuse allée et ne tombât sur la statue «narguant le ciel d'un geste obscène qu'une femme ne saurait imiter», telles étaient ses expressions.

Cela fait, elle lui proposa, en qualité d'alliée, une campagne non dépourvue de hardiesse. Il s'agissait de briser ce geste sans endommager autant que possible l'œuvre d'art, rendue par cette opération aussi inoffensive à contempler qu'un saint Sébastien, par exemple, bien que les formes de ces jeunes gens, tout martyrs qu'ils sont, s'approchassent beaucoup trop, à son gré, de la nature.

A l'heure convenue, la marraine de Jacquette et Mlle de Quinsonas partirent pour leur croisade, munies d'un marteau, arme offensive, et d'un filet à papillons pouvant servir à donner le change sur leurs intentions, si elles étaient rencontrées, destiné en réalité à recueillir les «pièces» à l'instant de leur chute, afin qu'elles ne s'égarassent point dans le bassin pour en être exhumées quelque jour à la faveur d'un curage, ou pour blesser le pied d'une des jeunes femmes, si par hasard la fantaisie les prenait de revenir se baigner ici.

C'était le matin, de bonne heure; elles mouillaient leurs chaussures dans la rosée en trottinant par l'allée des fontaines, comme des dames qui vont à la messe. Mme de Matefelon étant sèche de nature, ayant de grands pieds et une forte idée morale, allait plus vite; Mlle de Quinsonas, malgré sa taille mince, avait du poids, vous le savez bien, et elle était partagée entre l'appréhension des risques de l'escapade, et le désir de voir et toucher de près l'objet qui méritait une entreprise si romanesque.

Pour gagner l'entrée du labyrinthe, on tournait à droite, au lieu de descendre l'escalier des bas jardins, et l'on s'engageait aussitôt sous une charmille taillée en voûte, qui vous menait fort loin; après quoi on pénétrait dans un bois de chênes où la direction était repérée au moyen de petites lunes peintes en blanc sur les troncs, presque un chemin de Petit Poucet; là commençaient insensiblement les fourrés d'ormes, d'abord clairsemés et libres, puis épais et taillés, enfin s'entr'ouvrant en une allée bien dessinée, qui bientôt se dédoublait, se mêlait, se nouait en mystérieux enchevêtrements.

Mlle de Quinsonas proposa de s'asseoir, aussitôt arrivée sous le bois de chênes; elle portait la main à son cœur, ouvrait la bouche plus qu'à l'ordinaire et soufflait de tous ses poumons. On dut marcher encore pour gagner un banc aussi éclatant de blancheur que les petites lunes, et que l'on voyait de loin. Un merle s'enfuit à leur approche, et un lapereau leur partit dans les jambes, ce qui fit rire la gouvernante, à cause de ce bout de queue blanche qui sautillait en s'éloignant comme un morceau de papier que le vent emporte. Mais Mme de Matefelon, qui ne perdait pas son sujet, parla de cette sorte de malignité d'esprit, propre aux artistes, et qui semble les pousser tous à violenter la morale dans leurs peintures et dans leurs écrits, à tel point qu'il est peu d'hommes ayant accompli ce que l'on nomme un chef-d'œuvre, qui ne porte, en sa vie et en ses travaux, la marque de cette possession démoniaque.

A ce propos, Mlle de Quinsonas dit qu'elle avait vu de bien mauvaises images chez son oncle Mgr de Trélazé, l'auteur du Manuel. Et comme elle était peu familiarisée par son éducation première avec le langage travesti des libertins, elle décrivait ce qu'elle avait vu dans les cartons de l'évêché, en termes crus à vous faire dresser les cheveux. La vieille dame ne savait où s'en mettre, et elle crut devoir prendre la défense de ces messieurs ecclésiastiques, qui parfois préfèrent souiller leur propre appartement d'immondices, plutôt que de les laisser dans la rue, exposés à corrompre des yeux innocents.

Mlle de Quinsonas faisait tourner entre ses doigts le long bambou du filet à papillons, et le manchon de gaze verte attrapait au-dessus de son front, en guise d'insectes, quelques essaims de ces «esprits de malignité» qui voltigent autour de nous dans l'air matinal et aussi dans bien des occasions, principalement quand on parle d'eux. Elle ouvrait ses belles lèvres humides, et son regard rejoignait quelque rêve de la nuit, interrompu par la croisade.

Mme de Matefelon fit observer que le soleil s'élevait, et l'on reprit son chemin. Aussitôt engagés dans le labyrinthe, on apercevait la statuette par des fenêtres machiavéliques, ménagées dans l'épaisseur des arbustes, et l'on croyait volontiers qu'il eût suffi d'étendre le bras dans ces lunettes pour toucher le dos du petit Amour. Remarquez que ceux qui n'arrivaient point à gagner le bassin n'apercevaient jamais l'Amour que de dos. En vérité, ce travail avait été très bien fait. Et, à tout touche, on rencontrait des bancs vous invitant au repos, et destinés à vous faire gaspiller le temps. Ces dames regrettèrent bien d'avoir été en chercher un si loin, dans le bois de chênes. Vous devinez qu'elles avaient donné du premier coup dans le piège, le banc du bois de chênes n'étant fait que pour vous éloigner du labyrinthe. A combien d'autres pièges ne se fussent-elles pas heurtées, si un incident surprenant, qui faillit avoir des conséquences plus fâcheuses encore, ne se fût produit sous leurs pas incertains.

Elles marchaient depuis une bonne demi-heure dans le labyrinthe, tantôt chantant victoire parce qu'elles approchaient du Cupidon jusqu'à presque le toucher avec le bambou, mais rejetées par derrière par trois pas de plus en avant, lorsque, enfonçant la tête dans l'une des fenêtres de verdure comme on le ferait dans l'âme d'un canon, la gouvernante observa que la statuette se voilait par intermittence sous quelque chose de roux qui passait. Mme de Matefelon mit cela sur le compte de troubles de la vue et dit que de telles illusions se produisent fréquemment lorsqu'on s'est levé très matin. Cependant, ayant regardé à son tour, elle fut témoin du même phénomène. Mlle de Quinsonas hasarda l'œil de nouveau et poussa un cri. Le «quelque chose de roux» était une tignasse humaine. Cette tignasse humaine grossissait à chaque apparition nouvelle. Au bruit, elle s'arrêta, se fixa au bord de la lunette, comme ces bustes qu'on pose au milieu d'un cartouche, et un seul de ses yeux regardait. Mme de Matefelon, l'ayant vue, s'écria: «C'est le diable!» et tomba. Mlle de Quinsonas était déjà affaissée sur le banc voisin.

La tignasse humaine, c'était Cornebille.

Que venait faire Cornebille, à cette heure, en plein cœur d'un parc où la marquise lui avait interdit de jamais reposer le pied? pis que cela, sur le lieu même où sa présence malencontreuse lui avait valu ce malheur? Puisque tout s'explique, nous saurons ceci tôt ou tard. Toujours est-il que la figure qu'il présentait n'était pas pour faire bien augurer de ses intentions. Son aspect était misérable, ses vêtements troués, ses pieds nus, sa tête hirsute, son visage décharné, ses yeux, déjà disgracieux par leur défaut naturel, dévorés d'un terrible feu.

Non, jamais on n'eût cru qu'un tel monstre se fût penché avec des gestes de bonté vers deux femmes en défaillance. Il le fit cependant, au lieu de profiter de cette circonstance pour se sauver à toutes jambes, ce qui, il me semble, fût rapidement venu à l'esprit d'un malfaiteur. Cornebille donc les secourut, en commençant toutefois par la plus jeune. Il leur tapa dans le dos et leur frotta les tempes d'une main qui eût fait feu à frotter du bois, et, tout en se livrant à cette besogne charitable, il les rassurait de la voix, il les implorait plutôt, demandant à ces demi-mortes de ne point trahir son secret.

Mme de Matefelon, qui l'avait connu autrefois, remit assez bien ses traits, dès qu'elle put ouvrir l'œil, et elle l'appela par son nom pour l'adoucir; mais c'était lui qui était à ses genoux. Cette attitude rassura pleinement la gouvernante. Toutes deux demandèrent à l'homme:

«—Mais enfin, qu'y a-t-il? Nous expliquerez-vous?»

Cornebille n'expliquait rien et continuait à implorer de ces dames qu'elles gardassent le secret.

«—Mais que faites-vous là?» répétaient-elles.

Il les pria alors de le suivre et les mena promptement, et sans hésiter sur le choix des allées, jusqu'au bassin. Elles virent que le labyrinthe lui était familier et furent en même temps très étonnées de trouver en si bon état un endroit à peu près abandonné, et depuis si longtemps, par la marquise. Le marbre du Cupidon était pur et luisant comme au premier jour; pas une feuille ne tachait le miroir de l'eau, pas un brin d'herbe le tapis de sable, pas un défaut le tapis de gazon. Tout cela, sans doute, eût été beaucoup plus beau livré aux seuls soins de la nature; mais Mme de Matefelon était fort sensible à cette propreté, et elle la faisait remarquer à Mlle de Quinsonas, qui ne l'eût peut-être point vue, occupée qu'elle était de découvrir enfin l'autre face du jeune Amour.

La vieille dame tira de sa poche le petit marteau et, sans plus admirer la circonstance providentielle qui venait de la conduire comme par la main jusqu'en ce lieu difficile, elle se mit en devoir d'accomplir sa mission. Elle dit à Cornebille:

«—Écoutez un peu, mon bonhomme. Vous ne voulez pas que je révèle votre présence dans le parc; c'est très bien: quoique je ne comprenne absolument rien à l'intérêt qui vous pousse à entretenir cet endroit aussi net qu'une armoire à linge. Mais enfin, je n'entre pas dans ce mystère. Je me tairai donc, à condition que vous me rendiez le petit service d'atteindre le piédestal de la statuette, selon le moyen que vous possédez, puisqu'elle est si bien époussetée. Je vous confierai cet outil et guiderai moi-même votre travail.»

Cornebille, qui n'était pas une bête, comprit ce qu'on exigeait de lui. Il demanda s'il s'agissait là d'un ordre de la marquise. Mme de Matefelon ne voulant pas mentir, surtout en présence de la gouvernante, répondit que non. Alors Cornebille dit qu'il ne ferait rien et qu'il préférait que l'on trahît son secret. Il se redressa en prononçant ces mots, et sa physionomie, d'ordinaire si déplaisante, s'ornait, ma foi, d'une certaine beauté, tant il était ferme et respectueux dans toute son attitude. Mme de Matefelon lui mit dans la main un écu de six livres. Il demanda si c'était Mme la marquise qui lui faisait remettre cet argent, pour prix des services rendus nuitamment à l'endroit préféré de Mme la marquise. On lui répondit encore non. Il se frappa la poitrine et dit que c'était son plaisir de servir Mme la marquise, du ton d'un mousquetaire qui va mourir pour le roi. Les deux femmes le prirent pour un hâbleur, mais n'obtinrent rien de lui, sinon qu'il s'en allât.

Une fois seules, elles se regardèrent, ou, pour être plus exact, Mme de Matefelon regarda Mlle de Quinsonas qui ne perdait guère de vue le but précis de la croisade.

La marraine de Jacquette considérait les ravages que la statuette eût pu produire sur l'âme de sa filleule, puisque l'effet en était si grand sur une personne déjà mûre et de vertu éprouvée. Elle en fut fortifiée dans son dessein et conçut par là même le moyen de le réaliser.

Elle toucha l'épaule de la gouvernante et lui dit qu'il fallait passer cette eau et faire à elles deux l'ouvrage.

«—Veuillez retirer vos habits, dit-elle; pendant ce temps je me détournerai et prierai Dieu qu'il bénisse notre entreprise.»

Nous imiterons la discrétion de la vieille dame, bien que plusieurs puissent regretter à bon droit de ne pas faire plus ample connaissance avec Mlle de Quinsonas. Je n'ajouterai pas un mot parce que le tableau que je découvrirais en ce moment ferait un hors-d'œuvre au cours de mon récit.

Quand Mlle de Quinsonas eut atteint le socle, elle en gravit les degrés sous-marins, puis sortit de l'eau en se cramponnant à l'Amour. Elle attrapa adroitement le marteau, quoique bien émue, à plusieurs titres, car elle avait aussi grand peur de perdre sa place si jamais Ninon apprenait ce qu'elle s'apprêtait à faire. Elle poussa un gros soupir et chercha la position la plus favorable. Mais voilà que, lorsqu'elle l'eut trouvée, elle n'osait pas porter sa main sur l'objet. Mme de Matefelon l'excitait du rivage et tendait à bout de bras le filet.

«—Courage, Mademoiselle Dieu vous voit!» lui cria-t-elle.

Parole malheureuse! car Mlle de Quinsonas, qui était pieuse et pudique, fut gênée; sa figure, comme celle des petites filles, prenait une expression chagrine; peu s'en fallut qu'elle ne se mouillât de larmes.

Enfin, saisissant à pincée le relief, elle l'abattit d'un coup sec, comme fait un maître d'hôtel d'une pièce montée de nougat. Un second coup suffit à l'achèvement de l'œuvre. Les tristes débris creusèrent la gaze du filet en un longue pointe que retira vivement Mme de Matefelon.

Mais l'Amour, tout meurtri qu'il était, en regardant la blanche petite plaie de son ventre, souriait, soit du néant d'un endroit naguère si riche de fruits, soit du néant de l'ouvrage de ces femmes.

XIII

LE CHÂTIMENT INFLIGÉ À CHÂTEAUBEDEAU. LA PLUIE DE MOELLONS DE LA TOUR DU NORD. ON ÉPIE LE PRISONNIER PAR LE JUDAS. MALCHANCE DE MADEMOISELLE DE QUINSONAS. ENFIN L'ON DONNE UN EXEMPLE DE LA MANIÈRE DONT FINISSENT SOUVENT LES SCÈNES DE FAMILLE ET LES AUTRES.

Revenons à l'affaire de Châteaubedeau.

Lorsque ce gamin descendit l'escalier du cabinet de toilette, Ninon fut saisie d'un éclat de rire qu'on entendit de fort loin, et Mme de Châteaubedeau, qui couchait dans les environs et avait pour l'heure M. de la Vallée-Chourie sous la main, dépêcha celui-ci aux nouvelles. La mère du coupable fut donc informée promptement et résolut de se montrer très fâchée, quoiqu'elle ne regrettât intimement qu'une chose, à savoir que son fils n'eût pas mené à bien son entreprise, ce dont elle eût été fière.

Pendant ce temps, Thérèse racontait en bas l'événement, à sa façon. Marie Coquelière allait le dire à Fleury, qui pansait les chevaux; Fleury croyait devoir s'en ouvrir au marquis. Foulques donnait un coup de pied au derrière de Fleury pour lui apprendre à parler quand c'était l'heure de partir pour la chasse, pestait contre Chourie toujours en retard et, après un coup d'œil satisfait à son équipage, s'éloignait allègrement du côté des bois de Bourgueil.

Mme de Châteaubedeau se rendit chez la marquise pour lui exprimer ses regrets et son désir de punir son fils sévèrement. Elle avait si peur qu'on ne la priât de retourner à sa terre, qu'elle se hâta d'indiquer elle-même le châtiment le plus pénible à l'amour-propre du jeune homme, et c'était de le traiter comme un enfant, de le mettre au cabinet noir.

L'idée parut plaisante, et l'on choisit pour le lieu de la peine une petite pièce située tout en haut de la vieille tour du Nord, non point tout à fait obscure, il est vrai, mais prenant jour par des meurtrières, d'aspect rébarbatif, et ayant servi de prison pour d'authentiques huguenots.

Ce fut madame sa mère qui le mena là, en le tenant par les poignets, car il eût envoyé promener toute autre personne, et à cette époque c'était une grave affaire que de lever la main contre l'auteur de ses jours. Il faut dire que Mme de Châteaubedeau se repentit d'avoir choisi ce lieu élevé, car elle eut beaucoup de mal à grimper jusqu'au haut de la tour, par un escalier étroit, en colimaçon, et étant obligée, la malheureuse, de marcher à reculons afin de tenir le vaurien qui, s'il respectait sa mère, du moins ne se faisait pas faute de lui donner un véritable cul-de-plomb à traîner.

Tout le domestique mâle suivait pour prêter main-forte, le bon Fleury en tête, portant la main à son endroit meurtri, mais néanmoins goguenard, mal convaincu de la grandeur du crime qu'il contribuait à châtier, et traitant volontiers de «fameux luron» le page qui avait eu le front de tâter la peau de la marquise.

La porte de la geôle était munie d'un judas où tout le monde se haussa pour voir le prisonnier, dès que les gros verrous furent tirés. Châteaubedeau affecta de sifflotter, de chantonner, d'esquisser quelques pas de danse sur le sol inégal de la cellule; puis il se mit à cracher par les meurtrières, le plus loin qu'il put. On avait, comme d'usage, disposé contre la muraille une cruche à eau et un petit siège de bois à trois pieds qui supportait une miche de pain bis; un grabat achevait de donner à ce lieu la figure classique des cachots. Quand on vit qu'il ne se passait rien d'extraordinaire, chacun redescendit et l'on déjeuna tranquillement, malgré l'absence du marquis et de Chourie partis pour la chasse.

On touchait au dessert quand le bon Fleury ayant frappé à la porte, vint prévenir la marquise que le jeune Châteaubedeau faisait un grand vacarme dans sa tour et jetait des moellons par les meurtrières, à donner à croire qu'il avait déchaussé la muraille. Ces pierres tombaient dans la cour des communs; l'une d'elles avait atteint à la tête un petit de Marie Coquelière qui braillait comme un damné dans l'enfer. Ces dames voulurent aussitôt voir le pauvre petit blessé et jouir en même temps du coup d'œil de cette avalanche de moellons vomis par la tour du Nord.

Marie Coquelière tenait entre ses jambes le moutard barbouillé de mûres jusqu'aux yeux, ouvrant une bouche de la largeur d'une chatière et d'où sortaient sans répit des beuglements assourdissants. La mère prévoyante lui appliquait sur la tempe une pièce de deux sols fermement liée avec un mouchoir, dans le but d'empêcher la chair de se soulever en bosse.

L'attrait de ce spectacle ne put tenir contre celui de la cour, où tous les gens du château, abrités de leur mieux, étaient réunis et regardaient comme un prodige céleste la mince fente de muraille d'où s'échappaient, à intervalles presque égaux, des cailloux de la grosseur du poignet, lancés vigoureusement et qui, suivant une trajectoire invariable, frappaient les vitres des écuries, où l'on entendait les chevaux hennir et ruer sans qu'il fût possible de les secourir sous ce feu.

Ninon dit à Fleury de monter chez le prisonnier et de transiger avec lui, au besoin de lui ouvrir la porte; car enfin, à tout prendre, mieux valait un châtiment incomplet que les dégradations de ce forcené. Mme de Châteaubedeau joignait ses lamentations à celles du jeune Coquelière et envisageait avec angoisse la nécessité de hisser de nouveau jusque là-haut ses formes opulentes, si son fils ne s'apaisait point.

Fleury revint, un œil poché, les doigts en sang, un grand couteau pointu à la main. On crut qu'il avait tué le page. Mais il raconta, en soufflant, qu'au contraire il avait arraché à celui-ci le présent couteau, moyennant lequel le «luron» dégradait un pan de muraille récemment restauré en petit appareil, lorsqu'on avait coiffé la tour d'un pignon d'ardoises. Le prisonnier réduit à ses seules mains, on pouvait espérer la paix. Marie Coquelière pansa le pauvre Fleury. Et à mesure que l'on considérait les linges blancs dont s'enveloppaient les deux premières victimes de Châteaubedeau, une sorte de considération naissait dans les esprits pour ce garnement qui, du haut de la tour, mettait tout le château en émoi.

On profita du calme pour aller voir par le judas. Mmes de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne,—dont je ne parle pas souvent parce que leur conduite privée me déplaît,—furent les premières dans l'escalier; Ninon, la gouvernante, Jacquette, Malitourne, et la grosse belle maman elle-même, à son corps défendant, y allèrent. On gravissait malaisément et une à une les marches étroites, peu éclairées, et les pieds enfonçaient dans la fiente des colombes, ou écrasaient comme des grains de millet les petites crottes desséchées des souris. Soudain l'une des deux belles-sœurs poussait un cri parce qu'elle avait touché un insecte mou qui rampait sur la muraille, l'autre parce qu'elle avait senti un baiser sur le cou, ou bien c'était Mlle de Quinsonas qui geignait parce que M. de Malitourne la pinçait, dans les sombres passages.

Fut-ce le grand benêt qui lui communiqua sa malchance? Voilà-t-il pas qu'après que tout le monde eut mis l'œil au judas et contemplé Châteaubedeau, et tandis que déjà la plupart redescendaient faute d'intérêt, Châteaubedeau s'avise qu'il est épié par la grille traîtresse. Il rougit; il entre en fureur; il cherche un moyen de jouer un tour fameux qui demeure inscrit dans les mémoires. Il ne se frappe pas le front, ne se presse pas les tempes, il n'empoigne pas la cruche à eau. D'un geste rapide, il entr'ouvre sa culotte et dirige un vigoureux et long jet blond, avec adresse, sur l'indiscrète ouverture.

C'était Mlle de Quinsonas qui regardait dans le moment, et d'autant plus attentivement que le geste premier du jeune homme l'avait intriguée, captivée même, on peut le dire, et qu'elle s'était appliqué les deux mains en œillères, sur chaque tempe, afin d'en accaparer tout pour elle.

Jacquette, qui la tenait par un pli de sa robe et l'interrogeait sur le spectacle, fut très surprise de la voir s'écarter du judas si vivement et la figure trempée comme une lessive. Précisément, la gouvernante venait de la prier de la laisser tranquille, le prisonnier ne faisant rien, disait-elle, que tirer de sa poche son étui à chapelet. Le liquide coulait en trois grosses larmes inégales et dorées, le long de la porte du cachot, et Mlle de Quinsonas, au comble du dépit, tamponnait à l'aide de son mouchoir sa gorge abondante, où de minces ruisselets charriaient la poudre.

«—Je sais, dit Jacquette, ce que vous avez pris pour l'étui à chapelet.»

Malitourne se trouva encore assez haut dans l'escalier pour recueillir le propos. Il remonta quelques marches pour en avoir l'explication et la trouva sur la figure humide et décomposée de la pauvre gouvernante. Quatre à quatre il redescend les marches et jette la nouvelle qui dégringole en spirale dans le colimaçon.

Mme de Châteaubedeau ne put s'empêcher de pouffer, malgré son essoufflement et malgré l'outrecuidance de l'action commise par son fils. Les deux belles-sœurs ne se tenaient pas de gaieté. M. de la Vallée-Malitourne croyait avoir enfin, une fois en sa vie, eu la langue heureuse. Mais, quand le propos heurta Mme de Matefelon et la marquise, l'infortuné reprit conscience de son destin.

Ninon, qui, personnellement, n'était rien moins que bégueule, reçut un coup très pénible. Oui, vraiment, il est juste de dire qu'elle souffrit plus que Mme de Matefelon, qui n'était choquée que dans ses principes, tandis que Ninon l'était dans sa pudeur maternelle. Il faudrait être une bien vilaine femme pour ne pas admettre ce sentiment. Ninon fut légère et souvent coupable,—vous n'avez pas fini de vous en apercevoir,—par suite de son défaut d'éducation, mais le fond de sa nature était bon et, presque toujours, son premier mouvement excellent.

Elle entra donc dans une grande colère, et, en dépit du fâcheux état où se trouvait la gouvernante, elle la gourmanda vivement pour n'avoir pas su prévenir une telle inclination d'esprit chez Jacquette, et la somma de lui indiquer où sa fille avait puisé une documentation physique aussi scandaleuse.

Mlle de Quinsonas jura ses grands dieux qu'elle n'enseignait pas à l'enfant un iota qui ne fût contenu dans le Manuel de Mgr de Trélazé; que, d'autre part, elle ordonnait à Jacquette de baisser les yeux en passant devant les tapisseries ou les toiles représentant des figures immodestes, et qu'enfin elle lui faisait vivement prendre une contre-allée dès qu'elle apercevait dans le parc soit un de ces messieurs, soit un homme de peine, rendus pareils par le commun besoin des épanchements naturels, plantés en échalas contre un tronc d'arbre, ou immobiles comme une fontaine.

Mme de Matefelon, qui connaissait le beau dévouement de la gouvernante, voulait venir à son secours et ne savait comment faire. Ninon trépignait, devenait rouge, parlait à tort et à travers, voulait à toute force que l'on répondît à la seule idée qui lui demeurât dans son emportement, à savoir comment sa fille avait eu connaissance de ce que Mlle de Quinsonas prenait pour un étui à chapelet.

Tout à coup Malitourne, inspiré, se frappa le front et dit:

«—La statuette!»

Mme de Matefelon et la gouvernante tremblèrent. Mais la colère de Ninon redoublait, car l'évocation de la statuette lui prouvait qu'elle avait pu elle-même, par sa complaisance pour l'ouvrage de marbre, contribuer à molester l'innocence de sa fille. Ne l'avait-on pas prévenue de ce danger, dès avant la naissance de l'enfant? Plus elle était convaincue de la culpabilité de la statuette, plus elle s'acharnait à démontrer l'innocuité du lointain Cupidon.—«Et le labyrinthe?» disait-elle.—«Beau jeu pour une enfant! Sa nourrice a dû l'y mener tous les jours!» Enfin, chacun chargeait l'Amour de marbre afin d'innocenter la pauvre gouvernante. Un sombre remords se dissimulait maintenant sous la colère de la marquise. Mme de Matefelon s'en aperçut, et comme elle était la conscience même, elle se résolut, afin de tout concilier, à un coup de théâtre.

Elle portait sans cesse sur elle, pour plus de sécurité, les vestiges du marbre mutilé. Elle les tira de sa poche, enveloppés soigneusement d'un papier de soie bien ficelé, et les montra à Ninon et aux personnes présentes entre ses deux mains creusées en noix de coco, comme on tient un petit oiseau vivant.

«—Ci-gît le mal», dit-elle.

On ne comprenait point tout d'abord. Elle dit l'expédition du labyrinthe, étala le zèle de la gouvernante. Celle-ci se mit à pleurer. L'aventure stupéfia à tel point Ninon, déjà fort énervée, qu'elle fit comme la gouvernante. Pour ne point s'expliquer davantage, on se sépara.

Mme de Matefelon et Mlle de Quinsonas demeurèrent seules vis-à-vis du vestige de marbre qui jouait le rôle d'un presse-papier sur la feuille de soie. La gouvernante, entre deux sanglots, le regardait encore; elle le toucha du doigt.

«—Il me sauve», dit-elle.

«—Il a tant perdu de vos pareilles!» dit Mme de Matefelon.

Ainsi se terminent bien des scènes, dans le cours de la vie, c'est-à-dire par de véritables coq-à-l'âne. Remarquez qu'on n'a rien éclairci, rien résolu. La marquise est offensée des connaissances prématurées de sa fille. Elle en demande raison à la personne qu'elle paie pour que l'enfant reçoive une éducation parfaite. Elle est saisie d'une violente colère, très probablement,—soit dit entre nous,—parce que c'était le jour où elle eût dû prendre sa rhubarbe, vous vous en souvenez. L'aigreur de son sang l'égare; il lui faut un coupable. On lui montre qu'elle-même eut peut-être le plus grand tort dans l'affaire. Puis on la suffoque par le récit de l'expédition la plus romanesque et l'exhibition des pièces les plus inattendues. On pleure, on a oublié le point de départ de l'aventure, et chacun vaque à ses affaires.

XIV

NINON, PENDANT QU'ELLE S'ACHEMINE VERS LE LABYRINTHE AVEC LE PETIT PAQUET CONTENANT LES VESTIGES DE LA STATUETTE MUTILÉE, EST POSSÉDÉE DU DÉSIR DE RECEVOIR LE BAISER D'UN BEAU JEUNE HOMME. ELLE RENCONTRE LE CHEVALIER DIEUTEGARD ET ELLE A AVEC LUI UN ENTRETIEN MOUVEMENTÉ QUI NE S'ACHÈVE, MALHEUREUSEMENT, AU GRÉ DE L'UN NI DE L'AUTRE.

Au bout d'un quart d'heure à peine, l'esprit de Ninon avait tourné, comme les girouettes des tourelles, et ne tenait plus compte que des avaries infligées au gracieux Cupidon de François Gillet par le zèle stupide des deux femmes. Et elle s'étonna de ne pas s'être irritée davantage en apprenant cette mutilation.

Elle rentra en coup de vent, saisit l'attribut de l'Amour pubère entre les mains de Mlle de Quinsonas, où il était encore, et sortit sans mot dire, au grand désappointement de la gouvernante, qui croyait que la marquise venait lui demander pardon de ses vivacités.

«—Les raccommodements ne vont pas si vite, dit Mme de Matefelon, car on ne s'entend jamais: c'est le temps qui est le remède.»

Ninon s'achemina vers la statuette, dans le dessein de mesurer l'étendue de la dégradation et de voir s'il était possible de réappliquer les débris. Que voulez-vous! cette femme était ainsi faite. Tout à l'heure elle se reprochait comme un crime d'avoir laissé la statuette au grand jour, parce que sa fille y pouvait heurter sa candeur; maintenant la voilà qui va réédifier la statuette! C'est que Ninon, se reposant ordinairement sur une étrangère du soin d'élever sa fille, avait parfois des accès de sensibilité pour ce qui touchait cette enfant, mais elle revenait promptement à ses habitudes. Et c'était une de ses habitudes, depuis bien des années déjà, de penser de temps en temps au Cupidon de François Gillet.

Il va sans dire qu'en ses souvenirs elle ne le voyait pas ébréché.

Ordinairement, elle en chassait l'image, comme une honnête femme rejette la mémoire d'un soir de griserie où elle a failli commettre une grosse faute. Petit à petit, dans le recul du temps, cette statue de marbre qu'elle avait entourée de ses bras et baisée, prenait un peu des airs d'amant. Si Cornebille ne se fût pas trouvé là pour glacer de honte la petite folle, qui sait si cette première excentricité n'eût pas été le début d'une vie désordonnée!

Elle ne songeait pas à cela sans sourire, car elle cherchait en vain quel complice elle eût trouvé à ces désordres. Elle voyait peu de monde; des châtelains venaient trois fois l'an, retenus par l'incommodité du voyage; M. de la Vallée-Chourie était exténué par son ardente maîtresse, et son frère eût fait un amant ridicule. Avait-elle un bien grand mérite rester pure? Est-ce que son mari lui en savait gré? C'était un bonhomme qui chassait, qui buvait, qui lorgnait les appas de la gouvernante; bien serein pour le reste des éventualités.

Elle descendait doucement l'allée des fontaines, son petit paquet à la main. Le vent jouait dans les arbres; les marronniers, bien taillés par en bas, secouaient leurs hauts panaches au-dessus de sa tête, et, tout au bout de l'allée, un bouquet de géraniums plantés dans le vase au bas-relief de satyres simulait un vol de papillons écarlates sur un doux ciel de soie grise.

Vous savez que ce vase était situé à droite de l'escalier qui menait aux jardins bas; vis-à-vis il n'y avait qu'un socle servant de table rustique lorsqu'on avait quelque chose à déposer au cours de sa promenade. Par-dessus le vase et le socle, un grand pin d'Italie ouvrait tout grand son parasol noir. Au delà, mais assez loin, comme un horizon de nuages moutonneux, on apercevait la cime de vieux platanes dont les pieds baignaient dans la Loire.

Que tout cela était donc égal à Ninon! Elle regardait la pointe de ses petits souliers. Elle trouvait le temps un peu lourd, et avait bien de la peine à penser à quelque chose de suivi.

Elle se reposa un moment, quand elle eut atteint l'escalier, à l'ombre du pin parasol. Que de gens, mon Dieu! se fussent estimés heureux à jouir seulement d'une si belle vue!

C'était là,—il faut que je vous en parle!—que M. Lemeunier de Fontevrault avait ménagé sous les pins, une terrasse longue d'une demi-lieue, qu'agrémentait à main droite une balustrade dominant ces jardins en pelouses et en bassins auxquels huit grands jets d'eau avaient valu le nom de fontaines. Le large ruban du fleuve se déroulait dans le lointain, et l'on découvrait, par les jours clairs, les toits miroitants de Saumur. Mais Ninon venait d'être piquée par un désir qui ne lui laissait à peu près rien voir des beautés du ciel et de la terre.

Elle s'enfonça sous la charmille, et, pendant qu'elle marchait, elle enviait le sort des femmes qui sont pressées dans leur lit par le bras d'un homme.

M. Lemeunier de Fontevrault ne se gênait pas, autrefois, pour raconter des aventures romaines auxquelles elle attachait alors peu de prix; ces aventures se représentaient à elle en vives couleurs, comme les livres d'enfance que l'on vient à feuilleter, par hasard, à trente ans. Et elle ne pouvait s'empêcher de souhaiter que quelqu'une d'elles lui arrivât.

Elle en rougit, parce que les discours de Mme de Matefelon l'entretenaient dans la crainte des passions, et parce que sa vie morale était ordinaire et modeste. Mais rien ne tenait contre l'appétit déterminé qu'elle avait de se sentir baiser la bouche par quelqu'un qui appliquerait son corps tout entier contre le sien.

Je ne sais pas si ce qu'elle tenait à la main, dans le papier de soie, contribuait à cette démangeaison, ou bien si la seule approche du bassin de l'Amour y suffisait, mais son cas présent avait une grande analogie avec la crise qui lui avait fait perdre la tête, une après-midi d'automne, Dieu sait combien il y a d'années! Il ne faut pas incriminer une femme qui met de si beaux intervalles entre ces fantaisies-là!

Ce fut en de telles dispositions qu'elle s'engagea dans le labyrinthe. Comme celui-ci était resté exactement dans le même état depuis le jour qu'elle l'avait vu pour la dernière fois, elle ne remarqua pas les soins secrets qui lui étaient rendus. Mais elle fut surprise, lorsqu'elle atteignit le bassin, de trouver là le chevalier Dieutegard.

Qu'on ne m'accuse point de placer juste en ce lieu Dieutegard, au moment même où la marquise y vient avec l'ardente envie de toucher un beau jeune homme; ce serait un procédé trop facile. J'ai pris la précaution de vous avertir depuis longtemps que le chevalier affectionnait les étangs, les rivières, les fontaines, et qu'il avait coutume d'aller à peu près tous les jours, un petit livre à la main, dans les régions du parc ornées d'eau. L'ancienne nourrice, Marie Coquelière, qui croyait aux fées et à toutes les choses merveilleuses le révérait à cause de ses goûts aquatiques qui s'allient volontiers à la poésie et aux mystères nocturnes. C'est elle qui l'avait engagé à venir là, et voici comment:

Mlle de Quinsonas, après sa fameuse expédition au bassin de l'Amour, n'avait pu tenir complètement sa langue, malgré la prière de Cornebille, et, sans trahir toutefois la personnalité de cet homme soi-disant sorcier, elle avait dit un matin à la femme de chambre qu'elle était parvenue par hasard, en se promenant, jusqu'à un bel endroit où l'on n'allait jamais et qui, malgré cela, demeurait aussi propre que s'il eût été entretenu par des anges. Marie Coquelière, ayant su cela, l'avait redit en confidence au chevalier, qui se souvenait fort bien qu'autrefois sa grand'tante de Matefelon l'éloignait du bassin, ainsi que Châteaubedeau, sous le prétexte que la marquise s'y baignait; il y était revenu se convaincre de la circonstance extraordinaire, et il n'avait point fait de difficulté à croire à quelque miracle dû à l'essence divine de Ninon. Depuis lors, il y accomplissait de fréquents pèlerinages.

Il était là, étendu tout de son long sur le sable tiède, et tenant à la main un petit livre. Il lisait, et puis se cachait la figure entre les feuillets, comme pour méditer ou pour boire avidement les paroles poétiques qui, sans doute, charmaient son cœur. Ninon le considéra un moment et le vit baiser pieusement, à la margelle du bassin, la pierre où elle s'était maintes fois assise en barbottant dans l'eau du bout de son pied nu. Comme elle n'ignorait pas qu'elle fût aimée du chevalier, elle y prit plaisir pour la première fois, et appela aussitôt le jeune homme par son nom. Il sursauta et devint plus blanc que le marbre du Cupidon.

Ninon lui dit ce qu'elle venait faire là et lui conta, non sans se moquer, la croisade de sa grand'tante et de Mlle de Quinsonas. Elle désignait du doigt l'ouvrage de François Gillet privé de sa fleur. Elle tira celle-ci hors de la feuille de papier et la montra à Dieutegard.

Mais le chevalier s'attrista quand il vit cela entre les mains de celle qu'il aimait. Pour lui, depuis qu'il était là, il n'avait seulement pas remarqué que la statuette fût émasculée, quoiqu'il la regardât beaucoup parce qu'il savait qu'elle avait été jadis chère à Ninon. Celle-ci lui demanda pourquoi il faisait la grimace. Il eût été en peine de le dire, mais il se sentait blessé dans la région de son grand amour.

Ninon ne comprit pas cette tendre nuance de la passion d'une âme pure, et elle le fit souffrir en insistant sur la possibilité de réappliquer l'objet à sa place, soit par le moyen d'une colle spéciale, soit par quelque habile procédé. Il dit que ce n'était point l'affaire d'une femme de s'occuper de ces détails et offrit de s'en charger lui-même, pour lui être agréable, à la condition qu'elle voulût bien lui confier le petit paquet et n'en plus parler. Elle y consentit, et il le mit dans sa poche.

Alors Ninon le considéra comme elle n'avait jamais fait. Elle lui trouvait une figure charmante. Il avait des yeux d'un assez joli bleu, de beaux cheveux bruns, une peau à peine hâlée, à peine ombrée d'un duvet naissant, par-dessus tout la plus jolie bouche que l'on puisse souhaiter d'un homme. Par cette dernière particularité, quelquefois il lui avait plu; elle avait reposé les yeux sur ses lèvres quand il faisait la lecture à haute voix. Et elle sentait qu'elle mourait d'envie de recevoir un baiser sur la bouche.

A vrai dire, cela ne lui était arrivé qu'une seule fois, à quinze ans, de la part d'un officier qu'hébergea une nuit M. Lemeunier de Fontevrault. Ce militaire, la croisant au moment de son départ, l'avait prise à pleins bras entre deux portes, et laissée ahurie, sans aucune autre émotion. Quant à Foulques, il était trop rustaud pour goûter ce genre de plaisir, et pour l'inspirer surtout. Elle ne savait comment faire pour obtenir que le chevalier la baisât ainsi. S'il ne l'eût pas tant aimée, il eût bien vu ce désir dans ses yeux.

Elle lui demanda ce qu'il lisait; il dit que c'était peu de chose et glissa le livre sous son habit. Elle voulut le lui prendre; il l'en empêcha. Elle riait, cela tournait au jeu. Ils coururent bientôt l'un après l'autre autour du bassin, elle heureuse de voir briller les dents du jeune homme, lui troublé, éperdu de mériter son attention. Il trébuchait, ne savait plus courir. Quand il sentit la main de Ninon contre lui et le souffle chéri lui effleurer le visage, il porta la main à son cœur qui battait trop fort, et la marquise dut le soutenir dans ses bras pour qu'il ne tombât pas. Elle s'assit à l'endroit que tout à l'heure il baisait par amour d'elle, et elle le garda sur ses genoux, à demi pâmé, en lui mouillant les tempes avec un peu d'eau qu'elle puisait dans le creux de sa main.

Lorsqu'il rouvrit les yeux sur le sein qu'il adorait, il eut dans le regard tant de confusion, de bonheur et d'amour, que Ninon même en fut intimidée, et, si près de lui, si autorisée à le baiser qu'elle fût par son attitude, elle se retint, parce qu'elle sentait un trop grand désaccord entre l'appétit qu'elle avait de ses lèvres et le beau sentiment du chevalier. Du moins, elle sentit cela l'espace d'un instant, sans que cela même lui laissât de souvenir, mais assez pour contenir un geste, enfin par ce moyen qui empêche souvent les femmes de commettre des fautes contre le tact, sans qu'on puisse leur en savoir gré.

Aussi, presque aussitôt après ce gracieux hommage rendu par les sens à l'amour, Ninon redevint ordinaire et dit au chevalier qu'il avait attrapé chaud en courant. Il répondait:

«—Mais non, madame.»

«—Si, si», disait-elle.

Et elle lui plongeait un doigt dans le cou.

Elle était de nouveau saisie par la gourmandise et elle sentait qu'elle n'y résisterait pas longtemps; mais elle espérait que Dieutegard la devancerait. Le chevalier semblait savourer quelque chose en lui-même, et le mouvement et la parole lui étaient retirés.

Elle eut de l'impatience. Elle le secoua par les deux épaules, et elle attendit, comme lorsqu'on sollicite une boîte à musique. Le cœur du chevalier se gonflait et aspirait la vie de tous ses membres. Les expressions de son amour s'amoncelaient aussi sous son front, mais rien que là. Alors Ninon le baisa goulûment, comme si elle l'eût voulu manger; elle lui entr'ouvrit ses belles dents, et le happa, branlant sa chevelure à la façon d'une houppe qui répandait une poudre blanche sur les épaules de Dieutegard.

Elle avait chaviré sur lui en désordre; un de ses seins avait jailli hors du corsage ouvert très bas, et sa fleur, sensible et menue, pareille à une rose thé cueillie depuis le matin, semblait attendre la goutte d'eau qui ramène la fraîcheur première. Ninon le vit bien et ne le cacha pas. Mais le chevalier, lui, ne le vit point, tant il était descendu profondément dans l'ivresse. Il fermait les yeux et semblait cueillir au dedans de lui un étrange ravissement, comme les personnes qui viennent de mourir. Ninon le froissait tout entier de ses caresses, molestait son visage de vierge, à deux mains; lui crevait contre les dents sa gorge gonflée. Mais elle se rajusta tout à coup, en faisant une vilaine grosse moue de petite fille, puis elle lança un éclat de rire et dit sèchement:

«—Venez-vous?»

Elle prit les devants dans la tortueuse allée du labyrinthe, et il la suivit en silence.

Tout à coup, alors qu'ils allaient sortir, Dieutegard lui sauta au cou et l'embrassa avec l'audace stupéfiante des jeunes gens très timides et très émus, et il essayait de la palper comme pâte de pain dans la huche. Elle l'écarta de même que si elle ne l'avait connu de sa vie, et parut hautement offensée. Alors il demanda pardon, et fut tellement malheureux qu'il vaut autant n'en pas parler.

XV

BON! VOILÀ CHÂTEAUBEDEAU QUI RECOMMENCE DE PLUS BELLE! LE PRISONNIER SANGLANT. NINON DANS LA TOUR ET DANS LA CELLULE. L'OPINION. NOUVEAU ZÈLE INTEMPESTIF DE MADAME DE MATEFELON. LA CHAPELLE, LES CLOCHES. ARRIVÉE DU MARQUIS. LE MARQUIS MONTE À LA TOUR. HORRIBLE ÉVÉNEMENT ACCOMPLI DANS LA PHARMACIE.

Ninon était encore toute chaude de cette aventure quand elle s'entendit héler à grands cris, et elle vit de loin des gens qui descendaient l'allée des fontaines en courant. Elle apprit d'eux que Châteaubedeau était en proie à une sorte d'attaque de folie dans la tour.

Vers les cinq heures, après un grand calme, il avait recommencé le charivari de la matinée. Fleury, toujours dévoué, était remonté là-haut et avait vu par le judas que le prisonnier maniait un grand couteau pointu pareil à celui qu'il lui avait retiré précédemment. Il s'était taillé dans la figure une longue balafre qui prenait à un pouce de l'oreille droite, dévalait jusque sous le menton et laissait couler le sang en gouttière sur les dentelles du jabot. Fleury avait tenté d'ouvrir; mais Châteaubedeau, on ne savait comment, s'était barricadé à l'intérieur et annonçait à haute voix son intention de terminer ses jours. Tout le monde était à la tour, vis-à-vis de la porte inébranlable, et Mme de Châteaubedeau, remontée une fois encore, emplissait l'escalier de ses cris et n'attendait plus, des personnes assez hardies pour risquer un œil au judas, que la funèbre nouvelle. Or on n'osait même pas regarder, parce qu'à chaque fois qu'il apercevait quelqu'un, Châteaubedeau se faisait une entaille. Thérèse, qui avait vu cela, gisait sur les marches, et plusieurs femmes qui l'avaient vue tomber ne valaient pas mieux qu'elle.

Ninon monta le plus vite qu'elle put, enjamba tous ces corps, prit le temps de souffler et prononça d'une manière très intelligible:

«—Monsieur de Châteaubedeau, reconnaissez-vous ma voix?»

Châteaubedeau répondit de l'intérieur:

«—Oui, madame.»

«—Eh bien, monsieur, reprit-elle, foi de la marquise de Chamarante, je jure de vous passer vos caprices, pour peu que vous consentiez à m'ouvrir la porte.»

Châteaubedeau, qui ne faisait rien, même en se tailladant la figure, que par amour-propre, fut flatté, et il ouvrit.

Ainsi qu'il arrive de beaucoup de paroles historiques, il est bien difficile de savoir si Ninon, en se liant par ce serment, y attacha le sens que personne n'hésita à entendre. Que dit-elle, en somme? La première parole qui vient à l'esprit d'une maman réduite à composer avec un enfant rebelle. Je me refuse à croire à des résolutions tragiques de sa part. C'était une si pauvre petite tête que celle de Ninon! Ajoutez qu'elle devait avoir peine à contenir les émotions diverses accumulées depuis le matin.

Toujours est-il que, peu après, on vit Ninon passer le bras par la porte entre-bâillée et sa main s'agita en manière de balai, signifiant: «Allez-vous-en, et tout ira bien.»

On releva les malades; on les descendit; l'escalier se vida et le calme se rétablit dans la tour. On eût dit qu'il n'y avait plus là-haut que les pigeons, dont les petites pattes onglées grattaient les ardoises, et qui imitaient avec leur arrière-gorge le bougonnement des cultivateurs risquant le nez dehors après l'orage.

Cependant vous vous imaginez peut-être, avec tous les gens du château, que les plus folles orgies s'accomplissent en haut de cette tour: Châteaubedeau, incarcéré pour avoir tenté de violer la marquise dans la matinée, reçoit en ses bras la même marquise, rendue, corps et biens, avant le coucher du soleil. Détrompez-vous! Châteaubedeau s'était si bien arrangé la figure qu'il ressemblait à un homme sauvage tout croisillonné des tatouages les plus terrifiants. Ninon ne l'eut pas plus tôt vu s'approcher d'elle qu'elle s'affaissa sur le grabat, sans mouvement. Et celui qui devait la mettre à mal lui tapa dans le creux des mains pendant un petit quart d'heure, exercice qui calma sa propre exaltation. Quand elle reprit possession de ses sens, le jour était déjà bien bas, de sorte qu'elle n'eut pas à subir l'horrible spectacle. Elle se hâta seulement d'entraîner Châteaubedeau, par le plus court, à la pharmacie, et là le pansa de ses mains et l'embobelina de linges. Il avait l'aspect de ces paquets qu'on voit traîner dans les coins, les jours de lessive.

Eh bien! le croirez-vous? ce fut sous cet appareil que Châteaubedeau consomma son forfait. Mais, avant d'exposer à vos yeux une telle extrémité, il faut vous informer de ce qui se passait en bas, chez nos gens.

Tous les témoins de la scène de l'escalier s'étaient sentis soulagés d'un grand poids, lorsque Ninon les avait rassurés en agitant son bras par la porte de la cellule. La prompte détermination de la marquise, et son succès, les sauvait de voir un garçon se suicider sous leurs yeux, ce qui n'était pas un mince avantage, et personne ne songea à en trouver tout d'abord le prix trop élevé, dût ce prix être le sacrifice de l'honneur de Ninon. Chacun, d'ailleurs, regagnait ses affaires, et le reste des événements se fût accompli sans bruit, très probablement, si Mme de Matefelon, de qui les intentions étaient pourtant excellentes, n'y eût mis la main.

Je suis porté à croire qu'il n'y a pas de plus grands perturbateurs de la paix publique que les personnes pourvues d'une conscience morale, pour peu que leur esprit soit, malgré cela, demeuré médiocre. Mme de Matefelon arrêta tout son monde au bas de la tour, et le conduisit à la chapelle, afin d'attirer par ses prières le pardon de Dieu sur madame la marquise, en «raison de l'héroïsme dont sa faute s'était, pour ainsi dire, embellie»; et elle chargea Fleury de faire tinter la cloche comme les jours où M. l'abbé Pucelle venait officier au château. Elle récita le chapelet à haute voix et en donnant beaucoup de chaleur à son accent.

Le marquis Foulques arriva de la chasse avec Chourie tandis que les prières duraient encore. Il entendit tinter la cloche, et ne trouva ni Fleury ni un garçon d'écurie à qui remettre les chevaux. Il en confia donc la garde à son compagnon et monta à la chapelle afin de savoir ce qu'il y avait.

Une grande obscurité comblait la nef; un pauvre lumignon brillotait seulement dans le chœur, et quand les gens répondaient tout d'une voix à Mme de Matefelon, on eût juré qu'ils étaient pour le moins une centaine.

Foulques pinça par le bras la première forme agenouillée qu'il heurta et l'interrogea sans songer à contrefaire sa voix. C'était une pauvre fille de basse-cour, qui reconnut parfaitement son maître, fut terrorisée et ne sut dire que:

«—Monsieur le marquis!… Monsieur le marquis!…»

Le bruit que le marquis était là se répandit aussitôt, et Foulques avait beau demander: «Mais, qu'est-ce que vous avez, tas de jean-f…?» personne n'osait lui avouer le sujet des présentes prières. Malitourne crut de son devoir de faire quelque chose; il se leva, prit le marquis par le bras et lui souffla:

«—Sortons, je vous dirai.»

L'assistance tremblait et répondait tout de travers. Mme de Matefelon s'inquiéta à son tour, et, voyant s'agiter Malitourne, elle n'hésita pas à penser que le maladroit était sur le point de commettre une sottise.

Elle s'élance, renverse Jacquette qui récitait elle aussi son Ave, d'une petite voix pointue, la relève, l'embrasse et trouve le temps de lui glisser à l'oreille:

«—Ma chère enfant, quoi qu'il arrive, tu ne dois pas mépriser ta mère.»

Quand elle atteignit le seuil de la chapelle, le marquis était informé. Il tirait son grand nez et disait simplement:

«—Bougre de bougre de bougre!»

Mme de Matefelon lui dit

«—Soyez miséricordieux!»

Il demanda:

«—Où ça se passe-t-il?»

On le lui apprit. Tout le monde sortait de la chapelle. On le vit s'acheminer vers la tour du Nord.

Il était dans une vive colère en gravissant les premières marches; le sang lui injectait le visage, et ses deux globes oculaires semblaient repoussés au dehors par l'indignation. Il ne savait à qui en vouloir davantage, à sa femme ou à ce bandit de gamin. Il éprouvait surtout le besoin de cogner quelqu'un; il eût aussi bien abîmé le premier venu.

A la vérité, ses idées, étaient brouillées. Puis il fut incommodé par les ténèbres de la tour. Il se traitait d'imbécile pour ne pas avoir songé à se munir d'un flambeau. Petit à petit, il commença à souffler, car il avait beaucoup couru à la chasse; et l'escalier, on le sait, était souillé d'excréments d'animaux. Il ne serait pas exagéré d'affirmer qu'à un moment il ne désirait plus rien au monde que de tenir un bougeoir à la main.

En vain il essayait de se représenter mentalement la scène qu'il se donnait tant de mal à aller interrompre; en vain s'enfonçait-il plus avant qu'à l'ordinaire dans sa conscience afin de juger avec discernement l'acte qu'il se disposait à châtier. Il détestait absolument les problèmes psychologiques. Par-dessus tout il aimait la paix.

Il s'arrêta, pour respirer, devant une petite fenêtre où le vent soufflait, et il jugea que le ciel serait favorable ce soir à la pêche aux écrevisses. Depuis qu'il montait, cette idée était la première qui lui sourît.

Si l'on voulait aller ce soir aux écrevisses, il était urgent de commander les poêlettes.

Peut-être n'eût-il pas eu l'audace de redescendre, dans le but de commander les poêlettes, mais une issue s'offrait à lui par où la tour communiquait avec les étages supérieurs du château. C'était par là que Ninon avait pris pour gagner la pharmacie. Il s'y engagea, heureux de poser les pieds l'un devant l'autre sur un sol égal.

Tout à coup, il entendit pleurer et distingua une petite lueur.

Nous avons vu que Ninon avait pansé soigneusement Châteaubedeau. Elle s'était servie pour cela de bandelettes toutes préparées que l'on rencontrait sous la main, dans une boîte spéciale, en entrant à la pharmacie. Mais le malheureux s'était taillé la chair en de si nombreux endroits que la toile se trouva épuisée alors qu'il avait encore tout un avant-bras sanguinolent. Il y avait belle heure que Ninon appelait en vain ses gens. Le trajet était long de là à son appartement. Elle ne savait comment se procurer du linge.

Elle eut l'obligeante idée d'employer celui qu'elle portait sur elle. Elle dit à la chose informe qu'était devenu Châteaubedeau de demeurer tranquillement sur la chaise; elle prit la lumière et s'en alla à l'autre bout de la pièce, derrière un gros buffet. Là, posant le pied sur une chaise, elle retroussa sa robe et son jupon et se mit en devoir d'atteindre le fin linge de corps, sans trop l'endommager, c'est-à-dire en l'écourtant seulement d'une mince bande, tout autour: car elle avait de l'ordre en ses affaires.

Déjà le lin craquait entre ses deux paumes, quand elle se sentit saisie à bras-le-corps d'une manière très vigoureuse. Elle poussa un cri, se retourna et se trouva nez à nez, si on peut le dire, avec une grosse boule blanche comparable aux bonshommes de neige que construisent les enfants l'hiver, d'où sortait l'éclat de deux yeux, mais d'où n'émergeait ni nez ni apparence de lèvres humaines. Elle reconnut bien que c'était son malade, son œuvre même, dont le singulier aspect la faisait plutôt sourire un instant auparavant, mais elle ne fut pas moins effrayée de l'attitude qu'il adoptait et dont elle était à cent lieues d'avoir conçu le moindre soupçon. Ce paquet de Châteaubedeau semblait aussi loin de se douter du ridicule qu'il joignait à l'odieux de son attentat. De son moignon ficelé et de sa main sanglante, il achevait de déchirer le linge de la marquise, mais non par bandes régulières, je vous prie de le croire. Ce fut pendant qu'il travaillait à cet ouvrage, que la cloche de la chapelle tinta. Ces sons insolites à pareille heure, joints à l'effroi et à l'horreur de l'attaque que subissait Ninon, achevèrent de lui soustraire le restant de ses forces, et elle succomba, comme toute autre à sa place eût été forcée de le faire.

Elle en eut aussitôt un grand chagrin, ce qui arrive assez communément aux femmes qui pèchent pour la première fois; mais elle se disait qu'il était vraiment triste de le faire d'une manière aussi disgracieuse, lorsque précisément on y a été si bien disposée en d'autres circonstances, dans la même journée. Et elle se mit à pleurer, de si bon cœur et si abondamment que Châteaubedeau avait presque regret de son audace. Il retourna s'asseoir sur sa chaise, et, de sa main blessée, faute de savoir que faire, il souillait la muraille et les étiquettes des bocaux, par une habitude de mal agir.

C'est à ce moment que le marquis passait dans le corridor. Il ouvrit la porte de la pharmacie, vit d'abord sa femme qui était demeurée derrière le buffet, puis là-bas, le bonhomme de neige assis, du sang, des pleurs. Ce spectacle ressemblait aussi peu que possible à une scène d'adultère. Foulques s'en montra tout de suite satisfait, et, dans le premier moment de plaisir, il demanda à sa femme si elle ne l'accompagnerait pas ce soir aux écrevisses. Elle bégayait à travers ses larmes et tâchait de dire qu'elle pleurait de désespoir parce qu'elle manquait de linge pour achever de panser M. de Châteaubedeau, là-bas.

«—Ah! dit le marquis, c'est là Monsieur de Châteaubedeau!»

Et, quelles que fussent les atrocités qu'on lui eût rapportées du page rebelle, il ne put s'empêcher de rire vis-à-vis de ce qui restait de lui sur la chaise. Il tournait autour, en se demandant par où prendre cette chose pour lui faire entendre ou en tirer parole humaine, et la gaîté l'emportait sur tout autre sentiment. Il alla lui-même chercher du linge et soutint la main pendant que Ninon achevait le pansement.

XVI

NOUS FAISONS NOS ADIEUX À MADAME DE MATEFELON. BON VOYAGE! MAIS LE CHEVALIER DIEUTEGARD EST BIEN MALHEUREUX. INFLUENCE INCERTAINE, POSSIBLE, APRÈS TOUT, DE LA PETITE QUEUE POINTUE D'UN SATYRE SUR LA DESTINÉE DU PAUVRE CHEVALIER.

Ce fut une belle surprise lorsque l'on vit apparaître, au seuil de la salle à manger, le marquis et sa femme tenant chacun par en haut une momie emmaillotée qui s'avançait en sautillant. Foulques n'avait pas manqué de descendre le bougeoir, et il en éclairait de son mieux l'étonnant bagage.

L'aventure eut tant de succès que chacun oubliait même qu'elle avait failli tourner si mal. Châteaubedeau se portait assez bien là-dessous, riait même, était fier comme un paladin. Sa grosse maman embrassait ses linges et y taillait adroitement une petite ouverture sur la bouche, que Ninon, dans son empressement et son inexpérience, avait couverte de bandelettes. Enfin on allait se mettre à table assez dispos, lorsque Jacquette, se détachant d'un groupe, alla vers sa mère, avec le sérieux d'un ambassadeur et lui dit:

«—Sois tranquille, maman, quoi qu'il arrive, je ne te mépriserai pas.»

Ninon n'en crut pas immédiatement ses oreilles. A la réflexion, elle se demanda si cette enfant innocente n'avait pas reçu, par faveur du ciel, l'intuition miraculeuse de ce qui s'était passé à la pharmacie. Finalement, elle prit Jacquette à part et lui demanda d'où elle tenait ses paroles. Jacquette répondit qu'elle les tenait de sa marraine de Matefelon.

Ninon contint sa colère tant qu'elle put; mais elle ne le pouvait guère. Le temps du dîner, pendant qu'elle faisait seulement grise mine à Mme de Matefelon, elle combinait mille plans afin de lui être désagréable.

Je vous avoue, moi qui imagine pour vous ces choses, que je vois approcher avec plaisir le moment où la vieille dame va payer les pots cassés. Ses intentions, me direz-vous, sont toujours bonnes; c'est bien possible; mais je ne méprise rien tant que les intentions. Ce sont les résultats qui comptent. Et j'ai remarqué, d'ailleurs, que les gens zélés à l'excès sont presque toujours maladroits. La maladresse est la pire chose du monde; je préférerais, pour mon compte, encourir la haine dont vous poursuivez la méchanceté, plutôt que de bénéficier du pardon misérable que vous ne manquez pas d'accorder à celui qui se trompe en ses calculs, qui joue mal, ou qui vous casse le bras ou la jambe juste en volant à votre secours.

Ninon lança donc quelques mots amers à Mme de Matefelon dès avant la fin du repas. Il est inutile de vous les répéter. Ce sont toujours, en pareil cas, des allusions voilées, c'est-à-dire beaucoup plus nues que si elles étaient découvertes, et où le pronom «vous» est remplacé par «on» ou bien par «il y a des gens qui». Cet emploi du style indirect, ou méthode du ricochet, était usité aux siècles précédents comme au nôtre, afin d'atteindre son adversaire plus sûrement.

Mme de Matefelon comprit fort bien et fut très digne. Sans manifester la moindre mauvaise humeur, elle annonça, tandis qu'on se levait de table, qu'elle avait reçu tantôt des nouvelles de sa terre de Rochecotte et que sa présence y était nécessaire pour les vendanges. Elle demanda sa chaise pour le lendemain dans la matinée, qui était précisément le jour du passage du coche d'eau. Mais, en plus, elle ajouta qu'elle emmènerait avec elle son neveu Dieutegard.

Et voilà comment les événements s'imposent les uns aux autres, et comment un conteur n'est pas du tout libre de faire la pluie et le beau temps. Je tiens beaucoup à ce que Mme de Matefelon s'en aille, parce qu'elle m'ennuie. Je profite d'une occasion qui me paraît très bonne pour l'éloigner. Mais, pan! du même coup elle nous emmène le petit chevalier. Et vous sentez bien qu'elle ne peut pas faire autrement que de l'emmener. Mon Dieu! qu'il va avoir de chagrin!

Ni la tante ni le neveu ne partirent cependant le lendemain, parce que, selon un phénomène de l'esprit que vous avez dû observer maintes fois, Ninon se radoucit dès qu'elle se fut aperçue que ses paroles avaient porté, et elle insista aussitôt pour garder Mme de Matefelon. Celle-ci, de son côté, était également très en colère, et si elle eût obéi à son premier mouvement, elle eût secoué incontinent ses sandales sur le seuil de la marquise de Chamarante; mais l'amour-propre, en elle, fut plus fort que le ressentiment, et elle préféra simuler vingt-quatre heures de plus la meilleure entente avec Ninon, afin que personne ne s'avisât qu'en somme on la mettait à la porte.

Mieux eût valu pour le chevalier s'en aller tout de suite. Il passa une affreuse nuit à pleurer, sur son lit, les mains croisées sur les genoux, vis-à-vis un petit motif sculpté composé d'un carquois mis en X avec trois fléchettes aiguës qui lui entraient dans le cœur.

Il ne s'était guère préoccupé, lui, de ce qu'on avait pu dire touchant la rencontre de la marquise et de Châteaubedeau dans la tour, puisqu'il les croyait amants depuis longtemps déjà. Et il avait l'habitude de souffrir de cette idée. Mais il se souvenait de la scène du bassin, où Ninon l'avait positivement accablé de ses caresses, puis, peu après, s'était moquée de lui. Et il tirait de cette double attitude une série de motifs d'espérance et de désespoir. Il faut avouer qu'il avait éprouvé un secret plaisir, quoiqu'il ne fût pas méchant, à voir Châteaubedeau redescendre si mal en point de la tour. Il se disait en lui-mème que, malgré son admiration pour son rival, il n'avait pu se défendre de désirer, pendant que Châteaubedeau se tailladait la figure, qu'il se tailladât plus avant. Il n'était ni fier ni très satisfait d'avoir souhaité cela mais il aimait tant Ninon qu'il trouvait tout ordinaire de l'avoir souhaité.

Lorsque sa tante lui annonça qu'elle l'emmenait avec elle et qu'il ne reviendrait plus, il n'éprouva pas cette douleur mortelle que l'on pouvait craindre pour lui; non, il ne l'éprouva pas, parce qu'il ne crut pas possible d'être séparé définitivement d'une personne qu'il aimait si fort. Quelque chose lui disait qu'aucun pouvoir du monde ne saurait le contraindre à une si dure extrémité. Sa tante pouvait bien lui ordonner de garnir sa valise, le pousser avec elle dans le coche; mais, à moins qu'il ne fût solidement maintenu dans une prison du roi, il pourrait toujours s'échapper et revenir. Allons au pire: à supposer que Ninon le mît lui aussi à la porte, il aurait la consolation de demeurer à cette porte, de savoir Ninon peu éloignée de lui, de l'apercevoir peut-être quelquefois au travers des lames disjointes, ou bien quand elle passerait en faisant craquer le sable sous ses petits pieds, ou en jouant du mouvement de ses deux jambes chéries contre la soie des jupons, musique divine tant de fois savourée, qui retentissait encore à ses oreilles amoureuses.

Et cela lui évita de s'abandonner complètement au désespoir. Il passa la matinée à s'imaginer que Ninon aurait de la peine à le voir partir et qu'elle insisterait encore auprès de Mme de Matefelon pour la garder, ou bien, tout au moins, qu'elle lui dirait à lui, gentiment, la peine qu'elle avait. Oh! certainement il se fût contenté de cela.

Mais Ninon ne s'occupa que des soins à donner à Châteaubedeau.

Le chirurgien vint de Saumur; toutes les femmes furent employées à découper, à rouler et à dérouler des bandages, à pétrir des onguents, à éfaufiler le vieux linge.

Mme de Châteaubedeau commandait à tous. Telle est la vertu mystérieuse du sang répandu: un garnement qui, hier, déshonorait le nom de sa mère, aujourd'hui, pour quatre égratignures, lui vaut d'abord l'oubli du passé et quasiment cette auréole ou ce bonnet glorieux que tout le monde voit sur la tête de la maman des héros.

Le chevalier rencontra Jacquette sous les marronniers, l'après-midi, et la salua. Les enfants distinguent très bien à leurs traits les personnes qui ne sont pas à leur affaire, et la petite, qui sautait et riait, se tut soudain à l'approche de Dieutegard. Dans l'intention de lui être agréable, elle l'invita à l'accompagner à la promenade.

Ils descendirent ensemble l'allée des fontaines, puis l'escalier des jardins bas, où sont le vase au bas-relief de satyres et le beau pin d'Italie. Mlle de Quinsonas était avec eux. On poussa jusqu'au bac d'Ablevois. Là, ils s'assirent sous un grand arbre, au bord de la Loire, et ouvrirent des paris sur ce que contiendrait le bac que l'on voyait quitter l'autre bord. Le chevalier prétendait voir souvent ce bac dans ses rêves, et il disait que ce frêle assemblage de planches avançant doucement sur le fleuve lui versait parfois des délices, parfois lui amenait des objets grouillants, visqueux, le plus souvent de ton verdâtre, dont le toucher et la vue, de la plus vive répugnance, l'éveillaient et le laissaient en proie à une longue épouvante. Mlle de Quinsonas disait:—«Oh! Monsieur le chevalier est un délicat!» Jacquette affirmait qu'elle toucherait à des grenouilles, à des couleuvres, voire à des crapauds, si laids fussent-ils, sans dégoût. Elle s'ingéniait à chercher dans l'herbe toutes sortes de bêtes qu'elle rapportait au creux de la main, et elle faisait pousser des cris à la gouvernante en menaçant de les introduire dans son corsage. Mais elle n'osait pas plaisanter avec Dieutegard.

Les arbustes du bord se miraient dans l'eau unie; de temps en temps un poisson piquait la surface aussi paisible en apparence que celle d'un étang, et la blessure légère infligée au calme des choses s'élargissait en ondes arrondies, promptement déformées, puis effacées par le courant invisible, pareil au temps qui guérit tout.

Le chevalier, assis contre un tronc d'orme et les genoux dans ses mains croisées, regardait au loin; et, comme il était joli à voir, dans les moments surtout où l'émotion l'animait, la gouvernante et l'enfant se tenaient tranquilles et reposaient les yeux sur lui. Il les sentit et en fut troublé par une sorte de pudeur exquise qu'il avait. C'est pourquoi il voulut mettre son trouble sur le compte des choses extérieures, et il dit que l'on était à une de ces minutes bien étonnantes où le ciel et la terre s'arrêtent pour écouter battre le cœur de l'été.

Jacquette dressa l'oreille, pour faire comme le ciel et la terre; et l'on entendait en effet distinctement un cœur qui battait, mais c'était celui du chevalier.

Il ne put pas se contenir longtemps et pleura. Il avait quinze ans; il versait de chaudes et belles larmes, sans compter, comme il donnait son cœur.

A ce moment commença de grincer la poulie sur laquelle le long câble barrant la Loire s'enroulait pour amener le bac; et l'on distingua sur l'autre rive un lourd chariot chargé de foin qui, en touchant le radeau, produisit un coup sourd dont l'ébranlement imitait le bruit du canon. Et le cheval, la voiture et le conducteur immobiles vinrent vers eux, en grossissant peu à peu. Ils ne pouvaient s'empêcher de les regarder, à cause de cet attrait naturel qu'ont les choses qui glissent à la surface de l'eau.

Quand le radeau fut tout proche, le conducteur ôta son chapeau, et la gouvernante reconnut, à son œil louche, Cornebille. Alors, elle poussa un grand cri et entraîna Jacquette, que le chevalier suivit, tandis qu'on entendait ricaner le sorcier. Jusqu'au château, en remontant à travers les jardins, ils parlèrent de cet homme étrange, dont Mlle de Quinsonas n'osait pas dire ce qu'elle savait.

Dieutegard regardait les bassins allongés dans la verdure, où pleuraient les saules au feuillage tremblant. Il avait beaucoup aimé marcher le soir sur les pelouses, son petit livre à la main, ou bien laisser endormir sa pensée, au bord de l'eau stagnante. Et, en remontant les marches, sous le sombre parasol du pin d'Italie, son cœur se serra davantage encore, parce qu'il avait souvent vu la silhouette de Ninon se découper là contre le ciel. Et il ne la verrait plus jamais, puisqu'il ne lui restait guère que le temps de surveiller son bagage avant le souper.

Dans les moments où l'on n'est plus séparé d'un terme fatal que par une heure rapide, il arrive souvent que l'on prenne tout à coup des résolutions insoupçonnées.

Pendant que le chevalier gravissait ces marches, à l'instant précis où son œil se fixait sur la petite queue pointue d'un des satyres du vase de marbre, il résolut d'avoir une entrevue avec Ninon, coûte que coûte.

Et aussitôt arrivé au château, il s'informa de l'endroit où se trouvait la marquise. On lui répondit qu'on ne l'avait pas vue depuis tantôt deux heures, mais qu'elle était très fatiguée de la nuit passée près de M. de Châteaubedeau et que, sans doute, elle reposait chez elle, sur une chaise longue. Dieutegard eût fui au bout du monde, en temps ordinaire, plutôt que de risquer de troubler la marquise en pareille circonstance; mais il obéissait à une puissance supérieure; il lui semblait maintenant que la petite queue pointue du satyre le piquait aux reins, comme un dard; et il allait malgré lui en avant.

Il connaissait le chemin de la chambre de Ninon par les confidences de Châteaubedeau. Il entra, comme lui, par le cabinet de toilette, reconnut la tenture de Jouy, la chaise, les petits pots de porcelaine. Mais il ne s'arrêta pas; il allait très vite à son but. Il frappa à la porte de la chambre à coucher et contint son cœur avec sa main. On ne lui répondit point. Il tourna le bouton et entra. Une glace lui offrit son image; il recula, car il ne se reconnaissait pas; mais, s'étant rassuré, il avança.


Maudite petite queue pointue de satyre sculptée en bas-relief sur le vase de marbre, qu'êtes-vous? N'êtes-vous qu'un objet avec quoi le hasard se plaît à jouer, ou bien l'artiste qui vous apointucha de son joyeux ciseau a-t-il laissé en vous une étincelle du feu divin que tout homme libre qui crée, porte et répand? De quel venin avez-vous piqué notre pauvre chevalier? Ce jeune homme n'était que malheureux de la grande douleur de son cœur, mais la suavité de sa peine, j'en suis sûr, lui eût été comme un baume au parfum doux, et il se fût endormi bien des soirs, même en l'exil qui l'attend, en souriant à des souvenirs purs et reposants. Au lieu de cela, il vit un spectacle qui arracha à jamais la paix de son corps et de son esprit.


Ninon s'était en effet sentie très fatiguée, ce qui est bien naturel à la suite des événements nombreux auxquels nous l'avons vue prendre part en aussi peu de temps. Et elle avait été se jeter sur son lit, tout habillée probablement, comme l'attestaient sa jupe et son corsage tombés sur la descente de lit, en désordre, et arrachés dans cette impatience de bien-être que le corps réclame à l'approche du sommeil. Ninon dormait profondément, la tête tournée vers la muraille, l'épaule et le bras nus, et une main, une jolie main ballante, agitée par cette portion de l'âme qui en nous ne dort pas, il faut bien le croire, puisqu'elle veillait alors à ce qu'une vilaine mouche n'incommodât point Ninon dans la chair superbe qui se gonfle si agréablement pour les yeux, au-dessous des reins.

Le chevalier vit cette chose-là, ainsi que le bras, l'épaule et le commencement de la pente grasse d'un sein. Ce n'était rien: il vit la pose abandonnée d'une femme qui se vautre tout à son aise!

Et il demeura bouche bée, cloué sur pieds, étonné comme un mort qui, ayant été régulièrement administré, croit s'éveiller en face de la figure de Dieu et voit le diable. Quelle qu'eût été son émotion avant de voir cela, il sentait sa poitrine battre plus fort maintenant; mais il lui semblait que c'était un autre cœur qui y battait. Et il ne se réjouissait pas, comme l'eût fait un autre; il ne se réjouissait pas; mais il ne pouvait pas s'en aller de là, ni poser les yeux sur un autre objet que celui qu'il voyait. On lui eût offert de retourner au moment d'avant qu'il entrât dans la chambre, il eût refusé. D'ailleurs, il était bien loin d'en penser si long. Son œil était stupide, ses joues écarlates, et, mû par l'instinct souverain qui gouverne toutes les créatures, il allait se jeter sur l'endroit de Ninon où la chair lui semblait le plus abondante, et le baiser ou le dévorer.

Il en fut empêché par une voix qui venait de la pièce voisine, et qu'il reconnut pour être celle de Jacquette en conversation animée avec sa fille Pomme d'Api. Mais comme il avait fait un pas, la dormeuse, au bruit, se retourna légèrement, et Dieutegard vit cette fois le fleuron du sein, couleur d'une rose thé, qui avait été sous ses yeux, le jour de son extase au bord du bassin, sans qu'il l'eût vu ce jour-là. Il se donna le prétexte de tâter, au fond de sa poche, si la clef de sa valise s'y trouvait bien; il la reconnut, et rougit jusqu'aux oreilles de s'être menti à lui-même, car il ne se souciait pas de la clef de sa valise. Mais un de ces génies qui nous entourent et que nous ne voyons pas, était le maître de la main du chevalier.

Jacquette, qui chantonnait pour endormir Pomme d'Api, ouvrit doucement la porte et surprit Dieutegard, les deux mains dans ses poches, l'œil hagard, la lèvre boudeuse, et qui fixait comme un chien à l'arrêt le derrière de la marquise de Chamarante. Elle en fut très saisie et, sans comprendre rien à ce qui se passait, jugea prudent de ne pas exposer Pomme d'Api à cette scène. Elle remporta sa fille dans sa chambre, revint, referma la porte sans que le chevalier entendît rien; puis sans plus tergiverser, d'un instinct sûr et d'un mouvement charmant, elle alla droit au lit, tira le drap, et en couvrit le corps de sa mère.

Dieutegard s'enfuit, honteux pour le restant de ses jours. Il n'attendit pas sa tante pour partir. Il sortit du château par la première porte, sans se retourner, sans penser même à son bagage; et il marcha longtemps, devant lui, jusqu'à ce que le soleil fût couché. Il y avait une belle rivière à sa gauche, à sa droite des collines semées de verdure et au haut desquelles des moulins agitaient leurs ailes; il croisa un carrosse, plusieurs moines, des troupeaux de moutons et de vaches, des charrettes qui allaient lentement et dont les conducteurs, dévisageant un jeune homme si bien mis, le saluaient; mais il ne vit rien, rien que l'image de Ninon vautrée sur son lit, à demi nue. La nuit tomba. Il ne savait ni où il était ni où il allait. Il continua à marcher tant que le sol de la route se distingua d'avec les ténèbres.

XVII

BRIBES DE CONVERSATION ENTRE JACQUETTE ET POMME D'API. EFFETS INATTENDUS DE LA DISPARITION DE LA VIEILLE DAME. LES FOURMIS DE LA GOUVERNANTE. SES ANGOISSES LA PORTENT À DEMANDER LES CONSEILS DU BARON DE CHEMILLÉ, TANDIS QUE TOUT S'ARRANGE DE SOI-MÊME.

«—Tu me demandes, dit Jacquette à Pomme d'Api, pourquoi le chevalier Dieutegard a disparu. Oui ou non, est-ce que cet événement est situé entre la création du monde et Noé? Je t'ai défendu, il me semble, de m'interroger plus loin? Maintenant j'ai appris jusqu'au sacrifice d'Abraham, mais c'est tout ce que je puis faire pour toi… Alors tu insistes? En vérité, c'est extraordinaire! Ma parole, il n'y a plus de poupées! «—Mais, me dis-tu, c'est une affaire qui a encore une fois bouleversé le château! On a été chercher le chevalier aux lanternes dans le parc; on a vidé les bassins, où il aurait pu se noyer; on a parcouru tous les greniers, on est descendu dans les caves, parce qu'on avait peur qu'il ne se fût pendu; enfin Mme de Matefelon a failli ne pas s'en aller… Et je pourrais, toute poupée que je suis, ne pas m'intéresser à ce mystère?» Turlututu! Pomme d'Api, ma fille, on ne me fait pas prendre des vessies pour des lanternes: ce qui t'intéresse dans tout cela, c'est que tu sais que je sais quelque chose que je n'ai pas dit.»

Tel était le sujet de conversation entre Jacquette et sa fille depuis le départ de Dieutegard. Jacquette aurait payé cher pour que Pomme d'Api lui posât réellement une question de plus, car elle soupçonnait la poupée d'avoir ouvert un œil au moment où elle poussait la porte communiquant avec la chambre de la marquise, et elle eût voulu que Pomme d'Api lui demandât: «Alors vous croyez que c'est pour cela que le chevalier s'est sauvé et qu'on n'a plus entendu parler de lui?» En discutant avec Pomme d'Api, peut-être se fût-elle éclairée elle-même sur ce qu'était cela. Mais Jacquette n'osa jamais entendre cette question-là de Pomme d'Api, malgré tout le désir qu'elle en avait, et ceci, uniquement parce qu'elle avait déjà un grand respect de la pudeur de sa fille. Elle se rattrapa en s'enorgueillissant vis-à-vis de Pomme d'Api d'avoir un secret et de le garder. Il lui en coûtait beaucoup, à la pauvre petite, de garder un secret; mais elle ne le livrait à personne autre non plus, parce que la marquise se trouvait mêlée à cette affaire et d'une façon bien délicate; or Jacquette avait aussi un grand respect de la pudeur de sa mère.

Il en résulta qu'on ne sut jamais pourquoi Dieutegard avait fui. Quelques-uns le soupçonnaient de s'être seulement caché pour ne point partir avec sa tante, et pensaient qu'il se montrerait, un jour ou l'autre, au château. Mais il ne se montra plus, et l'on sut que Mme de Matefelon n'avait point de nouvelles de lui, bien qu'elle eût fait battre le pays à sa recherche. On parla beaucoup de cette disparition pendant quelque temps. Le marquis, plutôt optimiste de nature, prétendait que le chevalier, lassé de vivre dans le giron des femmes, avait été prendre du service à l'armée. La marquise ne disait pas grand'chose de plus que «Ce pauvre chevalier!… ce pauvre chevalier!…» Elle pensait bien que le chevalier avait pu éprouver par elle un grand chagrin, mais elle chassait vite cette pensée, parce qu'elle lui était pénible. L'avis de Mme de Châteaubedeau était que ce jeune garçon avait dû poursuivre quelque fille de campagne, et que là où il l'avait poursuivie, il demeurait, parce qu'il s'y trouvait bien. Mlle de Quinsonas rappelait qu'elle avait vu le chevalier pleurer au bord de l'eau. Jacquette ne disait rien. Je ne vous parle pas de l'opinion des deux jeunes femmes de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne, parce que ces deux petites bêtes, rendues tout à fait stupides par la manie de se becquotter dans les coins, ne sauraient rien penser qui vaille. Leurs maris sont plus sots qu'elles encore. C'est pourquoi,—que je vous le dise en passant,—je ne vous parle pas souvent de ces personnages-là. Ne vous étonnez pas que je les emploie cependant: c'est que partout où l'on va, on rencontre de ces espèces d'êtres qui ne comptent que par leur présence physique. Je ne veux pas trop m'éloigner de la vraisemblance. Par contre, je vous citerai encore l'opinion de M. le baron de Chemillé: il disait que le chevalier Dieutegard était marqué au front d'un signe tragique, et il aimait à rappeler à propos de lui les paroles qu'il avait prononcées lors de l'érection du petit Amour de François Gillet. Aussi faisait-il trembler, toutes les fois qu'il parlait de Dieutegard.

On se distrayait par les soins que l'on donnait à Châteaubedeau, le page emmailloté. Ninon l'avait installé dans une jolie chambre d'où la vue s'étendait sur le parc et, au delà, sur les belles prairies qu'arrosent la Loire et la Vienne, mêlées tout près de là. Ces dames se réunissaient dans cette chambre pour causer, jouer, goûter, travailler à l'aiguille. On coiffait le page avec de petits bonnets, on le pansait, on lui changeait sa chemise, on lui donnait à boire des tisanes. Il payait ces soins avec des propos d'un cynisme éhonté qui amusaient énormément les jeunes femmes et dont sa mère seule le grondait, en profitant de l'occasion pour s'éloigner, les jours où Chourie n'allait pas à la chasse.

Ninon était la plus assidue auprès de Châteaubedeau, et elle ne savait pas au juste ce qu'elle éprouvait pour lui. Elle avait, très sincèrement, jugé sa conduite odieuse dans la pharmacie, et elle avait quelque temps conservé contre lui un courroux secret qui s'atténuait de jour en jour, à force de vivre avec l'idée que ce gamin avait abusé d'elle.

Il est bien rare qu'une femme ne pardonne pas un attentat peu ou prou du cousinage de celui-ci. Son ressentiment se fondait d'ailleurs au milieu de ses soins charitables. Il se loge aussi, facilement, un peu de tendresse entre un malade et la femme qui le panse, le fait manger, boire, le voit dormir, le voit tout nu, se laisse faire presque, par lui, on peut le dire, pipi dans la main.

Au lieu de recourir à la violence pour renouveler son acte audacieux, Châteaubedeau, lorsque le sang recommença à circuler vivement dans ses veines, n'eut au contraire qu'à employer la douceur la plus inoffensive, et cette fois-là, en vérité, Ninon n'eut pas plus de secousse que s'il se fût agi de se faire ramasser son éventail. Petit à petit, elle y prit plaisir, et au bout de très peu de temps, il lui arriva même, tant elle avait de franchise, de remercier Châteaubedeau de la satisfaction qu'il lui donnait.

Nous pouvons nous rendre compte, à présent, des effets de l'absence de Mme de Matefelon. Ils étaient assez singuliers. La disparition de cette vieille dame avait donné un regain de vigueur aux amours de la grosse maman Châteaubedeau et de Chourie, à l'ardeur dont le marquis brûlait pour la gouvernante, à l'amitié exagérée de ces deux petites perruches de belles-sœurs; enfin il n'y avait pas jusqu'au baron de Chemillé qui ne crût devoir fêter la liberté nouvelle en propos d'une égrillardise assez malséante pour un bonhomme de son âge.

C'est très bien. Voilà chaque couple qui s'enflamme: on croirait tout notre monde embarqué pour Cythère.

Point du tout! Sachez qu'aucun de ces amours n'était avoué vis-à-vis des autres; chacun pour soi recherchait le mystère, et tous étant sortis de l'ombre où les maintenait la présence de la vieille dame, se gênaient mutuellement, se heurtaient sans cesse, s'obligeaient à des simagrées beaucoup plus difficiles que l'uniforme contrainte de jadis. Ajoutez que Ninon, désormais coupable, se montrait moins indulgente pour les déportements de ses hôtes.

Car il est tout à fait inexact de croire que ce sont les personnes immorales qui ont le plus de tolérance: les plus tolérants sont les grands saints, espèce rare, ou les simples bonnes gens dont la conduite sans prétention est pure et parfumée comme la violette des bois.

Enfin, sous Mme de Matefelon, on se donnait des allures de persécutés, on prenait les uns pour les autres des airs de considération. La tortionnaire étant partie, les victimes se persécutaient mutuellement.

Le marquis Foulques, qui, sous des manières brutales, cachait le naturel craintif d'un enfant, avait toujours redouté que l'œil aigu de la vieille Minerve ne surprît la flamme dont il brûlait pour la bouche en cerise et les hanches dandinantes de Mlle de Quinsonas. Mme de Matefelon n'avait pas tourné les talons qu'il empoignait à pleines mains cette ample chute de reins dont les oscillations lui causaient des éblouissements. Au cri que poussait la gouvernante, trois personnes, par hasard en ces environs, retournaient la tête, et le galant demeurait tout penaud, ouvrant de grands yeux, une grande bouche, au lieu d'ouvrir ses grands doigts refermés sur ce fruit plantureux et pesant qu'il avait l'air de porter à l'office.

Foulques était très ennuyé qu'on l'eût vu et que la gouvernante s'entêtât dans une résistance aussi puritaine. Mais, malgré ces inconvénients, il ne pouvait plus apercevoir son déhanchement, sa forte poitrine ou ses lèvres humides, sans tendre les mains en avant. Quand il ne touchait que le vide, par suite d'un adroit mouvement de la belle, il portait sa main honteuse vers son nez, et en tirait la pointe arrondie et rougeaude, comme on fait d'un gland de sonnette.

Mlle de Quinsonas inventa d'abord de se couvrir de Jacquette comme d'une égide; mais le marquis, fouetté par la lutte, ne connaissait plus d'obstacles, et il ouvrait ses grandes mains jusqu'en présence de Jacquette. L'enfant, pour excuser son père devant Pomme d'Api, confiait à celle-ci que Mlle de Quinsonas portait deux gros ballons sous ses jupes—ce qui était bien vraisemblable,—et que le marquis les lui voulait prendre parce qu'il raffolait de ce jeu.

La pauvre gouvernante, ne sachant plus que faire de son corps, se réfugiait l'après-midi dans les allées du labyrinthe, dont elle avait retenu le secret, et elle ne craignait pas d'y emmener Jacquette, jugeant que l'Amour, depuis l'opération, était devenu inoffensif pour la fillette. Cependant, soit par un reste d'effroi du trouble étrange que le damné petit homme de marbre lui avait causé à elle-même, soit par crainte de revoir à vif la blessure qui avait tant excité la colère de la marquise, elle n'osait plus lever les yeux sur la statuette et s'arrangeait de telle sorte que Jacquette eût le moins possible l'occasion de l'envisager de face. Quelle ne fut pas sa surprise, un beau jour, lorsque, prêtant l'oreille au bavardage de Jacquette avec sa poupée, elle entendit ces paroles soufflées au nez de la curieuse Pomme d'Api:

«—Tu me demandes, disait Jacquette, pourquoi ce jeune homme tout nu est muni d'un tuyau qui ressemble à une lance d'arrosage; eh bien! ma fille, pour me poser une telle question, tu mériterais que je te misse au pain et à l'eau!»

La gouvernante fut aussitôt debout, saisit Jacquette par la main et l'entraîna hors de ce lieu. Mais, au moment de s'engager dans l'allée serpentante, elle se pencha en arrière et vit le profil du jeune Amour. Il était intact, et tel exactement que M. François Gillet l'avait fait.

Lorsque la stupéfaction de Mlle de Quinsonas commença de s'atténuer au cours du dédale des allées, elle pensa à la responsabilité qu'elle avait encourue vis-à-vis de Jacquette par sa négligence à regarder elle-même en quel état se trouvait la statuette de l'Amour; elle ne savait par quels antidotes combattre l'empoisonnement de cette jeune imagination. Elle dit à Jacquette:

—Mon enfant, les œuvres d'art comportent des détails insolites qu'un œil chrétien doit…

«—Chut! interrompit Jacquette; Pomme d'Api nous entend!»

Ainsi Mlle de Quinsonas vit bien qu'il n'y a jamais à revenir en arrière, et que l'on n'efface point par des paroles le sens premier qu'une image a revêtu, fût-ce dans un œil chrétien. Elle se tut donc devant Pomme d'Api, dont Jacquette voulait sauvegarder l'innocence, et s'adonna de nouveau à l'étonnement que lui causait une si parfaite réparation de la statuette, car la marquise n'avait point dit qu'elle l'eût fait restaurer. Simulant l'ignorance, elle demanda simplement à Ninon si elle était parvenue à rétablir la statuette dans son premier état.

«—Sapristi! fit Ninon, c'est ce pauvre chevalier qui en a emporté les morceaux!»

Mlle de Quinsonas faillit s'écrier: «—Madame! ces morceaux sont en place!» Mais elle ne dit rien et fut beaucoup plus étonnée encore qu'avant d'interroger Ninon, car si les morceaux avaient été remis aux mains du chevalier, qui avait disparu, comment pouvaient-ils avoir été rétablis à leur place?

Mais passons sur cet épisode qui est venu nous distraire des poursuites amoureuses qu'avait à subir la gouvernante, du matin au soir. La pauvre fille les évitait de son mieux, et avec d'autant plus de soin, peut-être, qu'elle commençait à en être troublée. Non que la figure du marquis fût fort affriolante, mais en somme c'était un gaillard, bâti solidement, vigoureux et sain; et quand Mlle de Quinsonas voyait se mouvoir ces mains immenses qui convoitaient voracement sa chair inquiète, elle sentait quelque chose de comparable à une fourmilière qui lui grouillait avec des millions de petites pattes autour des reins, puis partait en campagne, dégringolait, enveloppait le pays alentour, monts et vallées, enfin lui causait une telle fatigue des membres inférieurs, que parfois elle s'arrêtait dans sa fuite, comme si quelqu'un lui eût jeté le lasso.

Mais elle avait résolu de ne sacrifier jamais l'équilibre de sa situation à la rapidité d'un plaisir, et elle éprouvait une grande tristesse des imprudences du marquis, parce qu'elle savait que l'opinion a tôt fait de loger dans le même sac une femme qu'on courtise et une femme qui a succombé. Et elle souhaitait trouver un moyen de se soustraire au danger imminent d'un scandale qui pouvait la rejeter du jour au lendemain dans la petite maison humide due à la générosité de son oncle l'évêque et située dans une méchante ruelle, derrière la cathédrale. Elle craignait aussi beaucoup, d'autre part, que Jacquette n'allât parler de ce qu'elle avait vu au bassin de l'Amour, et elle n'osait pas interdire à la petite d'en parler, de peur qu'elle ne le racontât plus vite encore, et à tout venant.

Voilà donc où en est notre infortunée gouvernante. Que va-t-elle faire?

Lorsqu'on a grande envie de se laisser aller à quelque chose de mauvais, ou qui vous doit causer de graves ennuis, on va demander conseil à quelqu'un dont on connaît à peu près exactement l'avis par avance, et qui vous engagera à vous abstenir de l'action répréhensible ou dangereuse. On sort de chez cette personne en se disant: «Cette personne a certainement raison.» On fait quatre pas en admirant comme elle pense conformément aux principes selon lesquels nous avons été élevés, puis au cinquième pas on se dit: «Mais, tout de même, je serais curieux de savoir ce que ferait cette personne si elle se trouvait exactement dans mon cas.» Ce qu'elle ferait? Mais, elle viendrait vous demander conseil.

Mlle de Quinsonas se fût adressée à Mme de Matefelon, si la vieille se fût trouvée là; cela va sans dire. Elle pouvait encore recourir, tout aussi bien, à M. l'abbé Pucelle, son confesseur. Je n'affirmerais pas qu'elle ne lui parla pas de ses embarras; mais si je la mène à confesse, le moyen, s'il vous plaît, d'avoir l'air de connaître la réponse du vénérable ecclésiastique, puisqu'aucun prêtre n'a jamais trahi le secret de la confession? Que diriez-vous de conduire la gouvernante chez le baron de Chemillé? Il y a quelque temps que nous n'avons vu ce bonhomme, et je me suis engagé, il me semble, à vous mener une fois chez lui. Pourquoi Mlle de Quinsonas n'aurait-elle pas eu l'idée de consulter, dans la détresse, un philosophe, malgré que la tournure d'esprit de celui-ci fût tenue pour paradoxale?

Justement, Mlle de Quinsonas alla interroger le baron de Chemillé, parce qu'elle se promit, en souriant, qu'elle ne suivrait pas ses avis, qui étaient au rebours du sens commun. Elle prit Jacquette par la main, et toutes deux s'engagèrent dans un sentier conduisant, en raccourci, à Montsoreau, où le baron habitait. Elles sonnèrent à sa petite maison. Le portail était ombragé par un tilleul, et les fenêtres du rez-de-chaussée garnies de glycine. Une très jolie soubrette les introduisit dans la bibliothèque de M. de Chemillé. Une odeur de poussière et de tabac y était répandue, bien que les deux fenêtres fussent ouvertes sur un jardinet fleuri des roses de l'arrière-saison.

M. de Chemillé leva ses besicles et fit fête à ses visiteuses. Il donna aussitôt des livres d'images à Jacquette, et ayant compris que Mlle de Quinsonas avait quelque chose de confidentiel à lui dire, il lui fit signe qu'il l'écoutait.

Mlle de Quinsonas ne se défendit point d'être un tantinet intimidée; aussi, comme elle avait l'intention de débuter par l'aveu de son intrigue avec le marquis, elle parla de tout autre chose et raconta le phénomène de la statuette restaurée.

«—Ne vous émerveillez point, dit le baron, que ce marbre ait été restauré, même par l'effet d'un miracle; car cette image—que je ne cesse d'admirer, pour ma part,—est le symbole d'une force vive, éternelle sans doute, et qui prévaudra contre tous les petits coups de marteau de l'honorable Mme de Matefelon et les vôtres, ma belle enfant. Je prise tant l'œuvre de M. François Gillet, que je me refuse à y voir un marbre périssable! Non! Vraiment, c'est une divine substance qui s'élève au milieu de ce bassin; et vous me viendriez raconter demain que vous avez vu le Cupidon se mouvoir, venir à vous et vous faire frémir, mademoiselle, par un contact, non froid, mais chaud, que je n'en serais pas le moins du monde étonné.»

Mlle de Quinsonas rougissait, elle toussicotait, et la nef arrondie de son séant tanguait et roulait dans la mer de duvet d'une grande bergère où elle était assise. De la main, elle chassait la vision de ce coquin d'Amour s'avançant vers elle, non froid, mais chaud.

«—Fi donc! dit-elle, Monsieur, vous admettez aisément la liberté dans l'amour!…»

«—La liberté! dit le baron, non point, car il est le plus farouche et le plus puissant despote; mais l'aisance dans les rapports amoureux, c'est notre revanche, mademoiselle, contre les coups de force de ce butor. Il nous terrasse: plions les reins avec élégance.»

«—Eh quoi! faut-il nous livrer sans vergogne au premier satyre…»

«—Je m'indigne, dit M. de Chemillé, que l'on fasse tant d'affaires d'une intrigue amoureuse. Un rendez-vous ne prend d'importance que par les difficultés dont on s'ingénie à l'embarrasser. Que n'y met-on plus de simplicité et de bonne grâce! il ne pèserait pas sur notre vie le poids d'un grain de tabac sur la main.»

«—Ah! Monsieur, puisque vous y allez de ce ton, permettez-moi de vous exposer un cas.»

Et la voilà qui glisse à propos sa petite histoire.

Le baron lui dit aussitôt que pour ce qui était du désir amoureux du marquis, il le comprenait fort bien, du moment que Foulques négligeait sa femme, ce qui était son seul tort. Mais, étant donné qu'il était vraisemblable que la marquise s'égayait avec le jeune page, le marquis ne pouvait mieux diriger son choix…

«—Ah! Monsieur, je devrais bondir, et je sais comment il se fait que je vous écoute!»

«—Je me garde bien de vous indiquer, Mademoiselle, ce que vous devez faire: je vous expose ce qui se fait: l'amour, quand il prend seulement la forme d'un gamin, nous fouette comme de vils esclaves, à plus forte raison quand il adopte les apparences d'un maître.»

«—Mais, Monsieur, en admettant que nous fassions taire nos préjugés ou nos répugnances, il reste un trouble public, un scandale!»

«—Il est, dit le baron, un attribut de l'amour que les artistes oublient de joindre à son petit bagage ordinaire et que je tiens pour le plus joli et le plus précieux: c'est le silence.»

Et comme Mlle de Quinsonas se levait, il ajouta:

«—Et souvenez-vous, Mademoiselle, qu'il ne se fait presque rien d'efficace en ce monde, qui ne soit le fruit d'une opinion téméraire.»

En rentrant au château, Mlle de Quinsonas et Jacquette virent une personne noire qui se promenait de long en large sur le perron avec la marquise. Et elles reconnurent le vénérable curé de Montsoreau, l'abbé Pucelle.

M. l'abbé Pucelle était venu demander à Mme la marquise si elle entendait faire préparer Jacquette à la première communion, car elle courait sur ses dix ans.—Comme le temps passe!—Ninon répondit que telle était en effet son intention, et M. le curé lui donna quelques avis touchant la manière de vivre qu'il lui semblait décent d'adopter pour Jacquette pendant les deux années qui la séparaient du grand jour. Il conseilla de ne lui laisser voir le monde que le moins possible et de l'entourer d'exemples édifiants. Ninon, qui était très contrariée de se livrer au péché si près de sa fille, trouva que le curé disait des choses justes et décida de cloîtrer Jacquette et sa gouvernante dans les anciens appartements de feu M. Lemeunier de Fontevrault, qui se trouvaient pour ainsi dire isolés. On les prépara donc de façon que Jacquette et sa gouvernante y pussent demeurer à l'abri du va-et-vient de la maison.

En un clin d'œil toutes les difficultés contre lesquelles essayait de lutter Mlle de Quinsonas se trouvaient résolues, ou du moins paraissaient bien l'être, et la bonne fille se demandait s'il n'était pas préférable, en toute occasion, au lieu de se mettre martel en tête, de s'abandonner aux soins excellents de la Providence.

XVIII

LES AVENTURES DU CHEVALIER DIEUTEGARD.

Bien que je n'aie de dédain pour aucune des classes de la société, je préfère éviter la compagnie des maçons, plâtriers, peintres et ébénistes que l'on emploie à l'heure qu'il est, et pour longtemps encore, c'est probable, aux anciens appartements de M. Lemeunier de Fontevrault, afin de les transformer en gynécée. Nous aurons l'occasion de revenir à loisir en ce lieu, où désormais deux vierges,—non compris Pomme d'Api,—vont vivre à l'abri du siècle, selon l'expression de M. l'abbé Pucelle. D'autre part, j'ai bonne envie de revoir le pauvre chevalier, que nous avons laissé dans un triste état, au moment où la nuit devenait noire et lorsque l'infortuné jeune homme tomba sur la route.

Cette route était celle de Chinon, une petite ville bien jolie, bâtie au pied et sur la pente d'une colline qui porte les débris d'un château célèbre, et le souvenir de Rabelais, notre gros Shakespeare à nous. C'est un endroit qui me plaît tant, que je n'en finirais pas de le décrire, si mon sujet me le permettait; mais avouez qu'il serait absurde de vous chanter une ville dans laquelle aucun de nos personnages ne s'est aventuré.

Dieutegard était tombé sur le bord du chemin, succombant plutôt au chagrin qu'à la fatigue, et il s'était endormi, là même, très profondément. Il y fut réveillé, dès les premières heures du jour, par un roulier qui faisait claquer fort son grand fouet et conduisait un bruyant attelage. Le chevalier se frotta les yeux et revit la scène mémorable de la veille, qui, pour lui, semblait fidèlement retracée sur les sacs de blé entassés dans le chariot du roulier. Sur ces sacs, il voyait nettement le dos de Ninon, sa peau nue, la fleur de son sein tout à coup. Et Jacquette s'avançait à petits pas et tirait le drap sur tout cela. A la place il n'y avait plus qu'une chevelure blonde de fillette qui n'osait pas se retourner vers lui. Il eut parfaitement le temps de voir tout, sur les sacs, avant que la lourde voiture eût disparu vers la gauche, derrière un rideau de peupliers. Et il se leva et fit quelques pas pour retrouver sur les sacs de blé les images qui l'avaient poursuivi, la veille, en sens inverse, et l'avaient amené si loin.

Mais la honte le ressaisit en même temps que l'air vif du matin lui débrouillait les yeux, et il pensa gagner Chinon, puis y louer un cheval et se faire conduire à Rochecotte, chez sa tante de Matefelon, qui devait y arriver ce jour-là même.

Alors il se représenta en esprit, Rochecotte, qui était un beau château, assurément, sur le bord de la Loire, comme celui de Fontevrault, mais où Ninon ne viendrait jamais. Il vit cela, le pauvre petit: un château superbe où Ninon ne viendrait jamais. Et à aucun moment de sa vie il n'avait pensé quelque chose qui lui eût fait plus de mal. Les pelouses, les terrasses, les charmilles, où Ninon ne viendrait jamais; le son de la cloche au porche d'entrée, le ramage des oiseaux, l'aboiement des chiens, que Ninon n'entendrait jamais!… chaque nuit que l'on verrait tomber avec la certitude que Ninon n'apparaîtrait pas!… chaque journée de soleil, chaque sourire du ciel qui semblerait si vain, n'étant pas fait pour elle!…

Voilà comment Dieutegard n'alla pas jusqu'à Chinon, ne loua pas de cheval et ne se trouva pas à Rochecotte au moment de l'arrivée de Mme de Matefelon, ce dont celle-ci eut une surprise très vive et désagréable.

C'était une excellente femme, qui aimait beaucoup son neveu; mais vous n'attendez pas de moi que je vous tienne au courant de ses angoisses. Que voulez-vous? on ne peut s'occuper de tout le monde. Peut-être, le hasard aidant, vous donnerai-je de ses nouvelles! J'avoue que la vieille dame m'est plus sympathique depuis que je ne la vois plus bourdonner comme une mouche autour de ma table à écrire. Mais nous sommes d'implacables bêtes, et quel que soit le respect que nous professions pour les vieillards, nous ne donnons notre cœur qu'au sang qui bout, qu'à la fleur qui s'épanouit, qu'à ce qui s'élève vers la plénitude de la vie; et tout ce qui penche la tête, et tout ce qui se flétrit, et tout ce qui est sur le revers de la colline, environné par nous de soins hypocrites, ne reçoit à aucun instant la flamme vive de notre attention.

Dieutegard suivit la voiture du roulier qui le ramenait vers Fontevrault. Tout seul il n'eût peut-être pas eu la triste audace de retourner aux endroits qu'il avait fuis; mais il chargeait les sacs de blé de sa lâcheté amoureuse; il se laissait traîner par ce brutal chariot. Le chariot ayant passé la rivière au premier bac, il la passa avec lui; il marchait dans le voisinage du roulier et il répondait au bavardage grossier de cet homme avec cette condescendance que nous avons pour le cocher qui nous mène à un rendez-vous heureux.

Cependant, ayant abordé l'autre rive, le roulier prit un méchant chemin qui descendait vers Bourgueil, et Dieutegard fut dans une grande indécision sur le parti qu'il allait adopter. Car il se plaisait à s'imaginer qu'un décret de la Providence avait fait passer cette voiture pour l'engager à revenir vers Fontevrault; mais du moment que la voiture s'éloignait de Fontevrault, il cessait de croire au décret de la Providence. En outre, il ne voulait pas, vis-à-vis du roulier, avoir l'air d'un jeune homme qui ne sait pas où il va; or, comme trois chemins s'ouvraient précisément, en patte de canard, à l'endroit du bac, il eût été curieux, pour le moins, que son chemin fût juste celui du roulier. Il dit donc très haut à l'homme: «—Ah! vous allez par là, vous? moi, non.» Et il s'élança résolument à côté, en jetant un dernier coup d'œil aux images qui lui semblaient peintes sur les sacs de blé.

Alors il s'aperçut que ces images avançaient maintenant devant lui sur sa nouvelle route: le dos de Ninon prolongé en deux parties gonflées, son épaule, un sein, puis la fleur de ce sein tout à coup.

Et il s'arrêta pour les voir plus à l'aise; il s'assit même. D'une main il faisait signe à Jacquette de ne pas entrer. Mais la petite, mue par un ressort secret, ouvrait invariablement la porte, allait déposer sa poupée, revenait et rabattait le drap d'une main résolue. Il est vrai que c'était toujours à recommencer. Bientôt ce jeu l'énerva. Il dardait en face de lui des yeux stupides. Une fille passa, conduisant un troupeau de dindons, et il se sentait attiré vers cette créature au cotillon ignoble qu'il eût volontiers retroussé. Mais celle-ci s'étant moquée de lui, un flot de larmes emplit sa poitrine et il se jeta sur le bord du fossé en pleurant. Il ne savait pas au juste ce qui se passait en lui, mais c'était son cœur qui lui faisait mal; son cœur, c'est-à-dire son grand amour pour Ninon, l'amour qui lui faisait adorer Ninon comme quelque chose de magnifique, de saint, d'auguste, de plus beau que tout ce qui existe; enfin, si vous voulez, comme un bon Dieu charmant. Et cet amour semblait perdu et remplacé par quelque chose qu'une gardeuse de dindons eût été presque aussi apte à satisfaire que la marquise de Chamarante!

Dieutegard n'avait plus de goût pour rien. Il resta longtemps où il était. Le soleil n'avait plus l'air d'avancer; les heures étaient interminables. Heureusement pour le pauvre chevalier, il eut faim, car autrement il avait chance de se laisser abêtir tout à fait, ce qui est à craindre quand l'amour vous a touché de cette façon-là. Mais grâce au besoin de manger, qu'on dit vulgaire, Dieutegard se releva et se retrouva plein d'énergie et de volonté, au moins pour un but déterminé: déjeuner.

Dans ce pays-là c'est bien facile, car les maisons ne sont pas rares, ni, dans les maisons, les poulets, les fromages exquis, le beurre frais, le vin blanc ou le rouge, aussi délicieux l'un que l'autre, voire même l'aménité chez les gens.

Vous pensez que le chevalier, qui était fort bien mis, et dont l'air était si distingué, trouva crédit sans grande peine. Et il mangea bien, malgré son malheur. C'était de son âge. Oui, oui, il mangea bien et but de même. La bonne femme qui le servait le regardait avec le paradis dans les yeux, tant elle était contente de voir un si gentil monsieur faire honneur à sa cuisine. Elle tenait ses deux poings appuyés sur les hanches et racontait qu'elle aussi avait un joli gars, mais non si blanc, ni si mignon que lui.

Quand Dieutegard se fut bien restauré, il eut une pensée joyeuse, et se dit que s'il rentrait en ce moment-ci tout bonnement au château, il y serait probablement fort bien accueilli de tout le monde, et qu'il était superflu de faire tant d'affaires pour ce qui lui était arrivé. Mais cette pensée lui venait tout droit du vin de Bourgueil qu'il avait bu et qui est la plus divine liqueur que l'homme puisse goûter. L'ivresse que ce vin contient et communique ne dure qu'un moment, ce qui est déjà très bien. Elle se dissipa vite. Le chevalier demanda alors à son hôtesse comment elle s'appelait. Elle dit qu'on la nommait dans le pays la mère Martin et que son fils et sa bru étaient pour le moment à la foire de Beaufort, qui se tient pendant cinq jours. Après quoi, Dieutegard fut sur le point de raconter toute son histoire à la mère Martin. Par bonheur, il songea à temps qu'il ne fallait pas compromettre la marquise. Il raconta néanmoins son histoire, mais en changeant les noms et les lieux et en omettant, bien entendu, tous les détails qui eussent pu être désavantageux pour lui. La mère Martin l'écoutait avec admiration et disait de temps en temps en joignant les mains: «Mon Dieu! faut-il; mon Dieu! faut-il avoir tant de malheur quand on est si riche et qu'on a une figure si avenante!»

Pendant qu'elle achevait ces mots, Dieutegard entendit le galop d'un cheval, et alla voir à la fenêtre. Il pâlit tout à coup, et, pinçant la manche de la mère Martin, il lui promit une grosse somme d'argent si elle ne parlait pas de lui à l'homme qui montait ce cheval. Puis il alla se blottir dans le cellier.

L'homme était le bon Fleury. Il parcourait le pays, tant par ordre du marquis que de Mme de Matefelon pour retrouver le chevalier disparu.

Il mit pied à terre et demanda à la mère Martin si elle n'avait pas vu un jeune gentilhomme.

«—Non, dit la mère Martin; mais quel gentilhomme cherchez-vous donc?»

Et elle offrit un verre de vin à Fleury, qui accepta et raconta tout ce qu'il savait du chevalier Dieutegard, de la marquise de Chamarante, de Châteaubedeau et du reste. De sorte que la vieille n'eut qu'à répartir les vrais noms selon leur place, pour connaître l'aventure de son pensionnaire. Celui-ci, qui entendait tout, pestait très fort dans son cellier, et, sachant d'ailleurs que sa grand'tante se courrouçait aisément, il s'imaginait qu'elle ne lui pardonnerait pas de l'avoir ainsi abandonnée, au moment où elle quittait Fontevrault dans des circonstances aussi désobligeantes pour son amour-propre. Enfin il s'estima heureux que la mère Martin ne l'eût point trahi, et, quand Fleury eut tourné les talons, il la remercia et lui promit autant d'argent pour avoir été discrète qu'il lui en avait promis pour qu'elle le fût.

De cette heure-là, Dieutegard n'osa plus sortir. Il se montait la tête sous mille prétextes; il croyait aussi qu'au château, Jacquette avait raconté la scène de la chambre de Ninon et que celle-ci le faisait rechercher afin de lui infliger une humiliation exemplaire.

Le pauvre garçon n'était cependant point lâche; il eût affronté de grands périls; mais le terrible amour l'avait jeté dans une situation honteuse, où toute fierté se dissout. Réfléchissez à ceci, je vous prie, que si ce jeune homme s'était précipité sur le corps de la marquise et l'eût violé comme un soudard, il n'eût pas éprouvé de honte du tout, et au contraire se fût taillé une belle renommée aux yeux des autres et même aux siens. Car l'amour ne sourit qu'allié à l'audace et à l'irrespect. Celui qui fléchit le genou devant l'objet des désirs de son cœur s'engage à souffrir les plus nobles douleurs, certes, mais les pires.

Le chevalier faisait de bons repas chez la mère Martin, et couchait dans une chambre assez propre où il y avait deux lits: l'un pour le fils Martin et sa femme, encore à la foire de Beaufort, l'autre pour les hôtes de passage. Il voyait toujours Ninon, sur les murs blancs ou sur les rideaux d'indienne, sur n'importe quoi; et, loin qu'il s'accoutumât à cette image, il en était troublé davantage.

A l'heure où la nuit barbouille les murailles, quand les petits crapauds tapent sur leur enclume dans les champs, et que la lune, marchande d'images, nous donne à choisir entre mille esquisses fantasques, le corps de Ninon sortait tout vivant de l'ombre, et le chevalier se dressait sur son séant pour l'étreindre. Si cette belle masse de chair était en retard, il l'appelait en fermant les yeux et disant: «Viens, chère épaule, cher sein», etc., car il nommait chaque partie par son nom. Mais, chose étrange, quand il nommait quelque endroit de cette chair bien-aimée, il ne prononçait pas le nom de Ninon; il s'en apercevait bien, en souffrait, car jadis ce nom seul le comblait d'un ravissement incomparable. Il lui paraissait sacrilège de mêler ce nom à sa débauche imaginaire.

Franchement, c'était bien dommage qu'une âme si délicate et qu'une si tendre jeunesse de corps fussent réduites à embrasser des fantômes. Une femme en eût reçu tant d'agrément!

Comme il n'avait aucune occupation, la longueur des journées favorisait son malheureux penchant aux souvenirs, et l'absence de Ninon rendait ceux-ci plus aigus. Il commençait à sentir les effets de l'affreux poison de l'absence, qui pénètre le sang et la moelle petit à petit et, au bout de peu de temps, vous ronge la chair et les os. Il écrivait les initiales de Ninon sur l'écorce des arbres, ou sur la terre, en la labourant de son pied; il les imprima aussi sur son linge de corps, en lettres de sang, grâce à une piqûre qu'il se fit à la main avec une longue épine. Et, toutes les fois qu'il traçait une de ces lettres, il s'arrêtait dans sa besogne, les yeux intimidés, les gestes gauches, gêné dans toute sa personne comme par l'arrivée d'un être étranger, qui se blottissait contre son ventre. Il se roulait par terre, agité d'une ivresse sombre et farouche, dont il ne savait s'il devait souhaiter la prolongation ou la fin.

Des petits porcs, qui erraient en liberté dans la cour de la mère Martin, ou galopaient en grognant, l'approchaient et le touchaient quelquefois de leur groin dégoûtant, et lui, qui d'ordinaire eût fui ces vilaines bêtes, ne faisait pas un mouvement pour les éloigner, car il se croyait voué aux persécutions immondes. Quand sa folie le prenait, il attendait les porcs; le seul aspect des porcs provoquait aussi sa folie. Peu à peu ces cochons se lièrent aux représentations qu'il se faisait du corps de Ninon, et la colère, l'horreur et le dégoût qu'il éprouvait de ce mélange aggravaient son enivrement.

Il maigrissait, ses beaux yeux s'enfonçaient dans des puits aux margelles grisâtres. La mère Martin lui disait de prendre garde et qu'il se pourrait bien qu'il couvât une maladie.

Enfin, le quatrième jour, la bru revint de la foire de Beaufort, conduisant elle-même une charrette où il y avait six veaux. C'était une forte femme, jeune, sentant l'ail et portant sous sa cotte un sac d'écus de la grosseur d'un jambon, qui lui frappait les cuisses, alternativement, quand elle marchait ou tirait les veaux par la corde pour les faire entrer dans l'étable. Ce fut un divertissement. Il fallut lui raconter toute l'aventure du chevalier, qui lui parut extraordinaire et peu croyable. Elle n'ajoutait point foi à la vérité, mais croyait Dieutegard, à son habit et à son air distingué, un prince, pour le moins un bâtard du roi. Elle dit qu'elle avait laissé son homme saoûl, à Beaufort, et qu'on ne le verrait certainement pas avant vingt-quatre heures.

Le chevalier alla se coucher après souper et s'endormit plus aisément qu'à l'ordinaire, parce que la bru de la mère Martin, ou Joséphine, l'avait amusé un peu avec ses veaux, son sac d'écus, son incrédulité, sa crédulité et son mari ivre-mort.

Mais, vers le milieu de la nuit, ses rêves habituels, dont la turpitude augmentait sans cesse, vinrent le tirer du sommeil. Cette fois-ci il voyait la pauvre petite Jacquette dans un rôle odieux, juste contraire à celui qu'elle avait joué, qui venait le chercher pour le mener dans la chambre de sa mère et qui, au lieu d'abriter chastement le corps de celle-ci comme elle l'avait fait, relevait le drap entièrement et dévoilait au chevalier haletant tous les retraits d'une chair admirable devenue par l'horrible circonstance une source d'impudicité.

Et, entr'ouvrant les yeux dans l'accès de fièvre que la luxure lui causait, l'infortuné chevalier vit contre le lit voisin une femme très grasse qui s'épuçait à la lueur fumeuse de la chandelle. Était-il complètement éveillé? ce n'est pas certain. Il saute à bas du lit, saisit à bras-le-corps Joséphine qui pousse un cri, lâche la lumière, puis se laisse rouler sur le lit et sur le corps éperdu du chevalier.

De toutes les causes de tristesse que nous offre le spectacle du monde, je crois bien qu'une des plus détestables est l'appétit bestial qui, par la permission d'un dieu cruel, envahit parfois de préférence une âme et un corps délicats. J'ai tant de pitié de mon pauvre chevalier que je voudrais ne pas m'étendre sur une épreuve à ce point odieuse. Vous rappelez-vous la suavité de ses impressions et de ses sentiments, au bord du bassin de l'Amour, alors que les caresses de Ninon, sans atteindre ses sens, faisaient déborder les parfums dont son jeune cœur était plein? Ne semblait-il pas créé pour goûter ce que l'amour a de délicieux? Et le voilà sur ce lit, tenant la place d'un ivrogne, contre une créature aussi éloignée de son noble sang que l'eût été la génisse que l'on entend beugler dans l'étable. Cette maritorne mal odorante et souillée de vermine, il la presse de ses fines mains; cette croupe difforme et bleuie par le choc des écus, il la baise de ses lèvres; devant un corps qu'il n'a jamais désiré ni vu même, il s'agenouille, il l'adore, il l'exhausse en son esprit jusqu'à cette région céleste où l'illusion que l'on se confond en la matière universelle ou bien en Dieu, nous fait hoqueter et défaillir d'extase. Mais le pauvre petit, las d'embrasser d'idéales ombres, palpe enfin quelque chose de réel. Mystère profond! Défaite du rêve! Abdication de la splendeur des créations de l'esprit en faveur du plus abject morceau de viande, mais vivant!

De ce que cette femme éprouva, vous pensez bien que je ne vais pas vous entretenir: cela lui est bien égal!

Quand le démon qui gonfle la misérable chair de l'homme se fut écoulé de son corps, le chevalier sentit dans sa bouche un goût plus amer que s'il avait mangé des excréments; il eut des nausées et vomit. Puis il pleura abondamment et voulut retourner dans son lit. Mais Joséphine, trop fière de posséder un prince entre ses draps, ne le laissa pas s'en aller. Elle le caressa de nouveau. Il se débattait et mâchait le drap pour ne point hurler sa répugnance. Mais la femme ramena le démon sous sa rude main, et Dieutegard embrassa une seconde fois et aima jusqu'au délire ce qui lui soulevait le cœur.

Enfin les images de Ninon vinrent couvrir l'horreur de ces dégradants plaisirs; la chandelle éteinte et les narines serrées, il ne reconnaissait plus la femme de l'ivrogne de Beaufort, et il criait de volupté entre ses gros bras, croyant embrasser Ninon elle-même, quand l'ivrogne entra, plus tôt qu'on ne l'attendait.

Cet homme était de taille à briser le chevalier entre ses doigts. Par bonheur, à la vue de ce qui se passait dans son lit, cette brute, au lieu de châtier les coupables, rompit les meubles qui se trouvaient sous sa main, ce qui lui occasionna sans doute une grande fatigue, car il tomba après cela tout de son long et ronfla presque aussitôt.

Et voilà notre chevalier obligé de fuir en pleine nuit, malgré la mère Martin qui s'était levée en chemise et courait après lui, pieds nus, pareille à une vieille sorcière, et lui réclamant son dû. Mais les préoccupations de Dieutegard n'étaient point de cet ordre-là; il ne pensait qu'à l'épaisse honte dont son cœur débordait.

Il se trouva par hasard au bord de la Loire, qui jetait une lueur par endroits, comme un miroir dans la nuit; et il s'assit en attendant le jour.

Il pensait à tout ce qu'il avait désiré de pur et de splendide, durant plusieurs années, sous les charmilles et près des bassins du parc de Fontevrault, en lisant des poètes. En vérité, il s'était créé un monde de beauté qui depuis longtemps environnait son front et le suivait partout. Il n'avait jamais aperçu la vilaine face des choses. Il se rappelait son orgueil, lorsque enivré de poésie, il remontait les marches de marbre sous le pin parasol, vis-à-vis le vase au bas-relief de satyres; et tout lui semblait mener à un royal amour, d'une manière aussi sûre que les belles et droites allées du parc convergeaient au pied du château où vivait Ninon.

A ce moment, il osa élever son esprit vers Dieu et lui dit:

«Mon Dieu, qui passez probablement en ce moment-ci à travers les étoiles, trop haut pour m'entendre, j'éprouve cependant le besoin de vous parler. J'ai le cœur si gros, si gros, qu'il n'est pas possible que vous ne vous en aperceviez pas, même de loin. Alors prenez-moi en pitié, parce que je ne suis pas méchant et n'ai jamais eu de mauvaise intention en ce que j'ai fait. J'aime à en mourir Mme la marquise de Chamarante, la plus belle de vos créatures. Cette femme merveilleuse m'a caressé un jour au bord du bassin, et j'ai été trop ému pour faire comme cela, à l'improviste, ce que vous avez décidé de toute éternité qu'un homme doit faire en pareil cas pour plaire aux femmes. Et je crois que Ninon ne me l'a pas pardonné. A côté de cela, il y a Châteaubedeau qui n'est qu'un gros patapouf et qui s'en paie jusque-là avec la marquise, sans l'aimer, je le sais. Lui est là-bas, au château; et moi je couche dehors, comme vous voyez, au bord de la Loire. Et il m'est arrivé des choses abominables! Voilà tout; je tenais seulement à vous prévenir… Maintenant vous savez, mon Dieu, combien je suis un admirateur fervent de tout ce que vous faites, et, quoi qu'il arrive, je resterai animé pour vous d'un invincible amour et d'une respectueuse terreur.»

Dieutegard n'avait pas du tout espoir en l'efficacité de sa prière; mais il la faisait cependant, comme feront toujours la plupart des hommes jusque dans les temps les plus avancés. Il se releva aussitôt après et vit l'aube qui répandait la rosée sur les collines de Chinon. Le frais et charmant début du jour donne de l'espérance à l'homme le plus découragé; aussi le chevalier sentit le jeune soleil animer ses jambes et partit, suivant au bord de l'eau le chemin de halage. Il ne souhaitait plus guère autre chose, dans le domaine du possible, que de voir, par-dessus les arbres, le sommet du gros colombier de Fontevrault.

La pureté du matin lui permit de penser à Ninon comme autrefois. Ce fut peut-être aussi la bonté de Dieu qui lui accorda ces quelques minutes exquises, durant lesquelles il fit beaucoup de chemin. Les oiseaux chantaient, les troupeaux descendaient dans les prairies, les poissons de la Loire montaient baiser à la surface de l'eau la lumière du jour, et le chevalier encadrait l'image de sa bien-aimée dans les ondes qu'ils laissaient sur l'eau paresseuse.

Tout à coup Dieutegard vit une tête d'homme roux, et il reconnut Cornebille. Mais, au lieu de concevoir l'effroi que le sorcier répandait habituellement, il fut heureux jusqu'en la profondeur de son cœur de retrouver quelqu'un qui avait approché de près Ninon. Et au lieu de l'éviter, il alla vers lui.

Cornebille n'éprouva pas à le revoir le même plaisir que lui, car il était en train de retirer ses verveux sans avoir aucun droit au privilège de la pêche. Mais le mécontentement qu'il reçut de ce chef fut mélangé à la surprise de voir le chevalier, que l'on cherchait dans tous les coins du pays. Enfin vint à l'esprit de Cornebille le souvenir d'une après-midi d'autrefois, bien marquée dans sa mémoire, à savoir celle où le chevalier descendit au fond du parc et entra dans la petite maison du jardinier pour lui signifier le congé de la marquise. A cause de cela, Cornebille ne lui voulait pas de bien. Mais Dieutegard, lui, ne se souvenait pas de cette circonstance, parce qu'il n'avait pensé qu'à faire plaisir à Ninon, nullement à ennuyer Cornebille.

Le chevalier dit simplement:

«—Oui, c'est moi. Est-ce que vous allez bien, Cornebille?»

Cornebille ne parla pas si vite, parce qu'il était prudent et pesait ses paroles.

Il réfléchit, tout en faisant passer dans un sac de toile le poisson qu'il avait pris, et dit au chevalier qu'il s'étonnait beaucoup de le voir là, pendant qu'on avait tant de mal à savoir où il était. Dieutegard lui demanda si les recherches duraient encore.

«—Pas plus tard que tout à l'heure, dit Cornebille, un nommé Martin est passé là, à bride abattue, en demandant M. le chevalier; même que le voilà bien arrivé au château à l'heure qu'il est, s'il court encore.»

Le chevalier dut s'asseoir sur un gros caillou, au bord de l'eau, car les paroles de Cornebille lui avaient retiré d'un coup tout le sang du corps.

Si l'ivrogne Martin le poursuivait et allait raconter au château l'aventure de la nuit, comment jamais—en admettant qu'il osât reparaître devant Jacquette et devant la marquise,—comment jamais faire accroire à celle-ci qu'il se mourait d'amour pour elle dans les bras d'une femme de campagne, nommée Joséphine? Ce n'était pas de Martin qu'il avait peur, mais de cela!

Et Cornebille, de son œil louche, voyait bien que le chevalier se rapetissait et tremblotait sur son caillou. Il en augura que le jeune homme avait commis quelque fredaine peu catholique et qu'il se trouverait volontiers à l'abri entre quatre murs. Il lui offrit donc de venir chez lui, sous le prétexte que le matin était frisquet. Et il pensait, par derrière la tête, que moyennant l'hospitalité, le chevalier serait discret sur sa pêche. Dieutegard ne dit pas non et le suivit.

Cornebille habitait à présent une toute petite cabane, dissimulée sous les saules, non loin de la maison du passeur, au bac d'Ablevois. Sa femme avait dû s'engager comme servante depuis le malheur qui avait chassé du château le paisible ménage, et ses petits enfants eux-mêmes s'étaient loués dans les fermes. Lui seul demeurait là, vis-à-vis les pignons de Fontevrault, empêché de travailler, prétendait-il, par un sort qu'on lui avait jeté et qui le faisait tomber du haut mal s'il touchait seulement la terre. Tout indiquait qu'il vivait de rapines. Sa personne déguenillée inspirait l'inquiétude et la pitié; quant à son toit, il était sordide.

Ce fut là, par une suite de circonstances tenant tant du hasard que de l'état d'esprit du chevalier, que celui-ci échoua et vint achever de briser son frêle cœur.

Certes, c'est un assemblage disparate que celui de ces deux hommes, Cornebille et le chevalier; l'un si laid, l'autre si gracieux. Qui jamais eût songé à les réunir? Celui-là même qui a créé le cœur de l'homme plein de mystère, y avait songé. Car vous savez déjà que l'amour d'une même femme avait pénétré l'âme et le sang de Cornebille et du chevalier.

Cornebille n'avait pas recouvré la paix depuis le jour néfaste où le corps de la marquise lui était apparu enlacé à l'Amour de marbre, au travers des arbustes dégarnis par l'automne; et le fait d'avoir été chassé du château n'avait été qu'un médiocre épisode au prix de la terrible perturbation apportée dans sa cervelle par un regard indiscret. Tel était le sort qu'on lui avait jeté. Ses forces et son courage étaient à bas; il n'avait plus de bras pour nourrir sa famille, et lui-même végétait d'une vie quasi-animale, ne retrouvant de cœur que la nuit, pour pénétrer clandestinement dans le parc de Fontevrault, se faufiler au long des allées du labyrinthe et rendre son culte à l'Amour qui l'avait blessé, mais que Ninon avait enserré de ses bras et baisé, un jour.

Dieutegard découvrit le secret qui rongeait Cornebille, et il n'en fut pas jaloux, contrairement à ce qui arrive ordinairement en pareil cas. C'est qu'il sentait bien que Cornebille n'aurait jamais qu'à souffrir d'une passion si disproportionnée et qu'il ne serait jamais un rival pour lui. Il avait été à peine jaloux de Châteaubedeau, parce qu'il ne lui semblait pas possible que Ninon pût l'aimer comme elle l'eût aimé, lui.

Mais lorsque Cornebille connut l'amour de Dieutegard, il eut envie de fondre sur lui à coups de pieds et à coups de poings et de le jeter, bien meurtri, dans la Loire. Cependant il se contint et ne laissa jamais rien paraître de la démangeaison qu'il avait. Tantôt son œil brillait comme celui d'un loup, lorsqu'il regardait le chevalier; tantôt c'étaient des cajoleries maternelles, car il espérait sans doute tirer parti de lui.

D'ailleurs, il haïssait Châteaubedeau plus que Dieutegard; et toutes les fois qu'il entendait le nom de l'amant heureux de la marquise, Cornebille étranglait quelque chose: une ombre, une vision, entre ses doigts noueux.

Il emmena Dieutegard avec lui dans le parc. Les chiens le connaissaient de longtemps et venaient lui lécher les mains. Ils firent bon accueil à Dieutegard.

Cornebille et le chevalier allaient non seulement au bassin, mais, par les nuits noires, ils s'approchaient du château, le plus près possible. Ils ne voyaient absolument rien. Mais ils savaient où étaient placées les fenêtres de Ninon, et ils s'accroupissaient au pied du mur, sans parler et sans souffler, heureux d'être moins éloignés d'elle, jusqu'aux premières lueurs du jour.

Dieutegard apprit aussi que Cornebille voyait l'ancienne nourrice, Marie Coquelière, femme crédule qu'il avait domptée par la peur, grâce à sa renommée de sorcier. Elle s'aventurait à certains jours jusqu'au bord de la rivière, et Cornebille, surgissant là comme par, enchantement, lui tirait mille détails concernant Ninon. Elle vint, un jour de pluie, jusqu'à la cabane, et vit le chevalier. Mais elle se crut morte ou le prit pour un revenant. Puis, ayant recouvré ses sens, elle se mit à pleurer. Il lui demanda pourquoi: elle se refusa à dire qu'elle avait grande pitié de l'état dans lequel elle le rencontrait. Il l'interrogea sur l'opinion que Ninon conservait de lui. Mais la vérité était que Ninon ne pensait rien de lui. Depuis longtemps déjà on avait cessé de prononcer son nom. Mme la marquise sortait avec M. de Châteaubedeau. Mlle Jacquette était cloîtrée avec Mlle de Quinsonas, en attendant sa communion.

Vous savez que la première impression qu'ont les bonnes gens en présence d'une situation est de la trouver naturelle. Marie Coquelière avait, il est vrai, été surprise de retrouver le chevalier qu'on disait perdu. Mais, le voyant vivant, elle fut un bon moment avant de se demander pourquoi il était là et ce qui l'obligeait à demeurer dans le bouge infect de Cornebille et dans la compagnie de ce sorcier. Elle se mit à pleurer quand l'idée lui vint de s'en informer. Mais le chevalier fut étonné à son tour, car il était maintenant accoutumé à sa misère et n'éprouvait plus guère d'autre besoin que d'aller s'accroupir la nuit sous les fenêtres de Ninon.

XIX

VOICI UN CHAPITRE BIEN LONG! MAIS QUELLE GRAPPE D'ÉVÉNEMENTS! ON VOUS TRANSPORTE AU GYNÉCÉE OU APPARTEMENT RÉSERVÉ DE CES DEMOISELLES, ET VOUS Y ÊTES TÉMOINS D'UN ENCHAÎNEMENT DE FAITS QUI NOUS AMÈNE À UNE CONCLUSION MORALE, UN PEU PESSIMISTE, QU'EXPRIME ADMIRABLEMENT NINON EN LEVANT LES DEUX JAMBES À LA FOIS.

Marie Coquelière fut bien plus troublée, une fois revenue au château, que lorsqu'elle reconnut le chevalier Dieutegard chez Cornebille. Elle ne parlait jamais de ses entrevues avec le sorcier, parce que celui-ci inspirait l'épouvante, et ce secret lui était si dur à porter qu'elle en avait maigri de treize livres depuis que cela durait, et que sa figure, auparavant prospère, se plaquait de teintes jaunâtres. Mais ne pas dire qu'elle avait vu le chevalier lui valut une maladie. Et, tandis qu'elle était au lit, au milieu de ses étouffements, elle rendit cette nouvelle et respira enfin.

On la crut folle personne n'ajouta foi à ses sornettes. Cependant l'idée était si cocasse du chevalier Dieutegard croupissant par amour dans la vermine avec l'horrible sorcier Cornebille, que l'on s'en empara comme d'une légende tragi-comique, et elle fut longtemps l'aliment des plaisanteries.

Une nuit même, que Châteaubedeau et la marquise roucoulaient, la fenêtre ouverte, le page se plut à renverser le vase de nuit au pied de la muraille, par dérision, en disant hautement qu'il compissait le Sorcier et le Chevalier des contes de Marie Coquelière. Mais Ninon, ayant penché la tête à ce moment, crut voir deux ombres qui fuyaient, et elle pâlit aussitôt et se trouva mal. Pendant le reste de la nuit elle crut à la vérité de la légende; mais le jour dissipa les frayeurs superstitieuses de son esprit.

La légende avait pénétré dans le gynécée, où il faut vous mener, à présent que les maçons en sont partis.

Si parfaits qu'eussent été leurs travaux, vous voyez donc qu'ils laissaient transpercer quelques bruits du dehors. A la vérité, Marie Coquelière, en qualité d'ancienne nourrice, y jouissait d'un droit de passage. C'était elle qui apportait le petit déjeuner du matin et servait les autres repas. Hormis elle, le marquis et la marquise seuls, ainsi que le vénérable abbé Pucelle, devaient, à jours et heures déterminés, franchir la petite porte conduisant aux appartements réservés de Jacquette, et de Mlle de Quinsonas.

De toutes les personnes de la maison, Mlle de Quinsonas était l'unique qui osât ne point traiter de balivernes les histoires de Marie Coquelière. C'est qu'elle se souvenait de la rencontre de Cornebille, au petit jour, dans les allées du labyrinthe, et de l'entretien merveilleux de ce lieu ainsi que de la statuette de l'Amour, ce qui, effectivement, pouvait être le fait d'une grande passion. Et Jacquette s'était beaucoup enflammée sur l'aventure, à cause de ce qu'elle contenait de romanesque, ce qui ne lui semblait pas opposé au caractère de son ancien ami le chevalier Dieutegard. Et elle disait à Pomme d'Api:

«Tu me demandes, ma chère Pomme d'Api, de te raconter l'histoire du chevalier Dieutegard. Je n'y vois pas d'inconvénient, parce que tu n'es pas, toi, sur le point de faire ta première communion; mais, quand tu en seras là, je te préviens que je te renfermerai dans une boîte et sous clef. Voilà: ce jeune homme était tombé amoureux de maman. Quand un jeune homme est amoureux,—à moins que ce ne soit d'une jeune fille à marier,—il est convenable qu'il se tienne caché parce qu'il lui devient impossible de chausser ses culottes. C'est comme cela. Voilà pourquoi tous nos galants s'enferment; voilà pourquoi on ne doit pas regarder la statuette de marbre qui est au milieu du bassin: le petit coquin est tout nu, et c'est l'Amour lui-même. Or, Dieutegard ayant reconnu son état, un jour, dans la chambre de maman, s'est sauvé, et depuis ce temps-là il se cache. C'est un jeune homme très comme il faut. Là-dessus, comme sur tout le reste, chacun bâtit des histoires; mais ce n'est pas la peine que tu ailles te monter la tête à ton tour. Je sais à quoi m'en tenir.»

L'aile du château affectée depuis des mois déjà à abriter l'innocence de Jacquette, se composait, comme on sait, des anciens appartements de feu M. Lemeunier de Fontevrault, mis d'abord en partie à la disposition de la gouvernante, puis restaurés, isolés et abandonnés totalement à Jacquette, à Mlle de Quinsonas et à Pomme d'Api. Vers la fin de l'automne, on permit qu'une chatte s'y établît à demeure, pour y détruire les souris d'abord, ensuite pour apporter un peu de gaieté aux solitaires. C'était une chatte noire, de poil ras, qui avait deux yeux d'un jaune éclatant et l'air d'un diable: M. le curé lui-même la nomma Belzébuth, nom d'un démon; c'est pourquoi Marie Coquelière l'appela aussitôt «la belle Zébute».

Vous vous souvenez sans doute que, des fenêtres de cet appartement situées au couchant, l'œil plongeait obliquement dans l'allée des fontaines, terminée par le pin parasol; que l'on voyait aussi, par-dessus les marronniers, le ventre rond et le haut toit moussu du colombier; enfin, qu'au bas des fenêtres s'étalait un petit parterre à la française, bordé d'une grille. C'est ce jardin qui était désormais réservé aux promenades et aux jeux de Jacquette. Encore avait-on fait grimper de hauts lierres sur la grille afin de mieux marquer l'enclos qu'occupaient ces demoiselles, au milieu d'une demeure et d'un parc livrés au désordre de la vie profane.

M. le curé venait deux fois la semaine donner sa leçon de catéchisme; M. de Chemillé faisait le dimanche à sa filleule une visite de cérémonie, ainsi que les hôtes de Fontevrault, tous un peu guindés, rangés en cercle et ne sachant que dire, à cause du ton châtié qui leur était recommandé. Les jours paraissaient parfois longs dans le gynécée, et Jacquette aspirait avec ardeur à la date de sa communion, d'autant plus qu'on lui avait promis qu'elle ferait, aussitôt après, son entrée dans le monde et, selon l'usage du temps, s'y marierait, dans un assez bref délai.

Quand le vent d'automne faisait courir les feuilles mortes dans l'allée des fontaines, on pouvait voir, à l'une des fenêtres du petit parterre, une haute personne soufflant une forte buée sur les vitres: c'était Mlle de Quinsonas; et, sous la gorge opulente qui jouait le rôle d'un baldaquin étoffé, une tête aplatie au front, au nez, et dont la bouche, lippue comme celle d'un affreux nègre, donnait assez bien l'aspect d'un gros et gras limaçon vu en dessous et rampant: c'était la tête de Jacquette, déformée pour le plaisir de s'appliquer contre la vitre. Elles demeuraient là jusqu'à ce qu'il fût l'heure d'allumer les lampes.

M. l'abbé Pucelle avait fait suspendre la lecture de Plutarque, jugée pour le moment un peu païenne, et l'on se contentait de lire le Nouveau Testament ou de répéter le catéchisme, du matin au soir. Pomme d'Api, qui assistait à toutes les leçons, se montrait à l'égard du catéchisme, d'une inaptitude allant parfois jusqu'à la rébellion; aussi Jacquette coupait-elle ces exercices ardus par de grands mouvements de colère contre sa fille et par des châtiments corporels, tel celui qui consistait à la livrer, corps et biens, à la belle Zébute figurant Satan. La belle Zébute roulait Pomme d'Api comme pelote de laine, lui labourait la poitrine de ses ongles fins, et mettait ses vêtements en lambeaux. Ces scènes amusaient énormément Jacquette et trouvaient grâce devant la gouvernante, qui se relâchait un peu de sa gravité depuis qu'elle avait recouvré la paix à l'abri du gynécée.

Je m'avance un peu en affirmant que Mlle de Quinsonas avait recouvré la paix. Qu'est-ce que l'on peut jamais affirmer de ces natures-là et de malheureuses filles dans une situation aussi étrange que celle de gouvernante? Tout au plus pourrai-je hasarder, pour ne point m'éloigner de la vraisemblance, que Mlle de Quinsonas devait ressentir un apaisement dans ses sens, parce qu'elle était garantie de la poursuite du marquis, dont je vous ai dit qu'elle avait eu beaucoup à souffrir.

Mais il y a mille circonstances infimes qui prennent pour les recluses une importance considérable.

Quand le marquis venait voir sa fille, par exemple, à des heures réglementaires, je le veux bien, et qu'il s'asseyait en faisant tourner sa canne entre ses doigts, ou bien en jouant, pour se donner contenance, avec le bout de son nez rubicond, est-ce que vous croyez qu'il échappait à Mlle de Quinsonas, que ce papa d'apparence débonnaire, piquait, à la dérobée, ses formes plantureuses, d'un désir aigu comme une alêne?

Notez qu'il y a quantité de menus faits que je ne puis relater et qui se sont passés pendant que nous suivions le chevalier Dieutegard: un esclandre entr'autres, causé par les deux perruches, Mmes de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne, que l'on a surprises à l'entrée de l'hiver dans une attitude sur laquelle je me garderai bien d'attirer votre attention.—Mon Dieu! que ces deux sottes sont exaspérantes!—Si encore elles étaient jolies à tel point que l'on pardonne tout! Mais, outre que leur grâce ne fut jamais qu'ordinaire, je suis porté à croire que les amours déviées du droit chemin n'embellissent pas. Certes, ce n'est pas moi qui regrette que le bruit fait autour d'elles ne soit pas parvenu jusqu'à nous!

Mais il faudrait posséder l'âme chaste du bon abbé Pucelle ou la crédule simplicité de Ninon pour goûter l'illusion que le mur élevé entre le château et le gynécée est de taille à barrer la route au subtil et malin fluide qu'est l'esprit du siècle. Telle la belle Zébute se faufilait, en se faisant toute petite, par le trou de la chatière ménagée dans la porte de chêne, tel le scandale, par les lèvres candides de Marie Coquelière, pénétra, amenuisé, étiré en longueur, dans la demeure des vierges, et s'y présenta sur ses quatre pieds, noirci d'horreurs, et d'aspect satanique.

Je ne reconstituerai pas le récit de la nourrice, auquel nous avons échappé et dont, aussi bien, nous n'avons que faire. Je n'y touche en passant que pour vous apitoyer sur le cas de notre pauvre gouvernante qui, étant de chair sensible, dut éprouver des picotements cruels à l'audition de ces lascives historiettes, agrandies une fois encore par une imagination solitaire.

Des relations de la grosse maman Châteaubedeau avec Chourie, des relations de Châteaubedeau le fils avec la marquise, elle était informée quotidiennement, mieux que par la gazette, vous n'en doutez pas: de quoi donc eût parlé Marie Coquelière? De ce qui advint à Dieutegard, vous savez qu'elles n'ont rien ignoré. Enfin, la dernière nouvelle était que le marquis redevenait amoureux de sa femme.

Ah! çà, n'allez pas croire cependant que la digne nourrice racontait tout cela au plein air, et sans souci des oreilles de Jacquette! Non. Elle excellait à employer un langage imagé qui agrémentait d'un voile fleuri le sens dangereux de la vérité, et elle savait aussi profiter des moments où la fillette était absorbée par l'avidité des interrogations de Pomme d'Api.

D'ailleurs on couchait Jacquette de bonne heure, et, tout au bout de l'immense pièce où flottaient encore les tentures à moulins brodés de M. Lemeunier de Fontevrault, Marie Coquelière et la gouvernante chuchotaient longuement, la porte entr'ouverte, un léger courant d'air semblant agiter les ailes des moulins.

Enfin Mlle de Quinsonas fermait la porte, tirait le verrou et s'avançait sur la pointe des pieds, afin de voir si Jacquette était endormie. Et, quand elle s'en était assurée, elle poussait devant le feu la bouillotte, afin de faire ses ablutions à l'eau chaude, car elle était frileuse.

C'était une de ces grosses bonnes bouillottes ventripotentes, goitreuses et cabossées par un long usage, vieilles servantes tassées sur jambes, mais souriantes et honorées de servir, telles enfin que l'on n'en voit plus aujourd'hui que tout devient mince, étriqué, anguleux et chagrin. Et cette bouillote chantait délicieusement sur les cendres. Mlle de Quinsonas en aimait la musique tour à tour plaintive et ardente, mélancolique ainsi qu'une voix entendue le soir dans la campagne, et gaillarde tout à coup, frétillante, rieuse, d'une fantaisie sans cesse renouvelée; puis elle courait au secours de la chanteuse suffoquée par un vomissement de glouglous qui lui soulevaient le couvercle et inondaient le brasier parmi des nuages de fumée.

Elle se déshabillait lentement devant les flammes d'un grand feu de hêtre, dont les bûches énormes étaient elles-mêmes un spectacle. A cette heure-là, la pièce était chaude, et il faisait bon s'étirer les membres, une fois dévêtue, dans la pénombre à peine violée de temps en temps par une grande flamme téméraire qui se cassait rapidement le cou à vouloir s'élever trop haut.

Mlle de Quinsonas se mettait volontiers à cheval sur une chaise qu'elle approchait du feu le plus possible; elle conservait alors ses mules, pour s'accrocher par leurs talons à l'un des barreaux; et, les yeux larges ouverts sur quelque point brillant, elle envoyait sa main à la promenade, sur le devant des jambes et sur l'envers de ses longues et belles cuisses qui rôtissaient agréablement.

Que lui disait le feu de bois, qui parle comme un ballet d'opéra, comme un coucher de soleil? Seuls peuvent s'en douter ceux qui ont rêvé, des soirées entières, à la campagne, devant ses inimitables féeries. Et que lui disait la chanson de l'eau? Que lui disait l'ombre? Que lui disait le silence? A parler franc, je crois que le cerveau de Mlle de Quinsonas était trop strictement discipliné pour entendre, de la part de la nature, quoi que ce fût qu'on ne lui eût appris à entendre. Mais lorsqu'une personne a le cerveau si bien élevé et, d'autre part, le corps mûr et parfaitement sain de Mlle de Quinsonas, je me plais à croire qu'une entente secrète s'établit entre le chuchotement innocent des choses créées par la main de Dieu, et notre chair, leur sœur.

Donc, l'intelligence de Mlle de Quinsonas ne saisissait pas un traître mot de ce langage, et cependant qui sait si la vie même de Mlle de Quinsonas ne résultait pas de cet échange de vues, de ces épanchements puérils entre son corps et l'eau et le feu et les milliers d'éléments invisibles qui flottaient entre les moulins brodés des anciennes tentures? La nature et notre chair réparent, à elles seules, bien des désordres que l'esprit humain a introduits dans nos affaires. Aussi je prie que l'on me permette de ne pas m'éloigner si tôt de cette opération merveilleuse qui a lieu ce soir d'hiver devant le feu du gynécée, au bénéfice d'une pauvre gouvernante privée des expansions les plus légitimes, et que Dieu cependant avait formée, assurément,—eu égard à sa belle santé et à sa plénitude,—pour s'épanouir dans l'acte d'amour, comme tout ce qu'il se plaît à faire sortir du néant.

Lorsque le chant de la bouillotte s'exalte, qu'une fièvre agite ses flancs, et que l'on sent approcher le moment où un spasme violent va projeter l'eau au dehors, Mlle de Quinsonas empoigne la queue emmaillotée d'osier, et emplit à demi un bassin haut sur pieds qu'elle enjambe prestement, car elle adore, avant de toucher l'eau, se sentir embrassée par la vapeur brûlante. Tel est même parfois son bien-être, qu'elle ne retient pas un cri suffisant à réveiller Jacquette; et l'enfant, un œil entr'ouvert, assiste, au hasard de la complaisance des flammes mourantes, au dialogue mystérieux de l'eau avec la chair de sa gouvernante.

Mlle de Quinsonas semble chevaucher une nue, et je suis bien certain que nombre de romanciers saisiraient l'occasion pour vous dire que Jacquette croit voir en rêve Junon ou quelque déesse académique reproduite par une gravure du temps. Mais point du tout. Jacquette se moque bien de Junon! Jacquette se demande ce qu'elle dira à Pomme d'Api, si Pomme d'Api, par hasard, désire savoir pourquoi la gouvernante apporte à sa toilette du soir un temps et une attention qu'on ne tolérerait pas aux enfants.

Mlle de Quinsonas reçoit de la vapeur de terribles caresses; le nuage brutal la frappe, la meurtrit, la fait se soulever sur ses jambes flexibles; puis rapidement il s'adoucit, devient câlin, flatteur, l'embrasse à la fois de toutes parts d'une lèvre humide et douce, commande à ses flocons de suivre étroitement les courbes du corps; et ceux-ci, comme cent doigts avides, rôdent, glissent, frôlent, se nichent, se blottissent, s'exténuent; et c'est cent, c'est mille amants que cette fille refusée aux hommes reçoit ainsi des éléments, sans provocation de sa part, croyez-moi:—elle n'eût pas inventé ces attentats multiples;—sans responsabilité aussi, croyez-moi encore:—elle se fût reproché comme un crime de ne les pas repousser.—Non, non, cela se fait par une permission spéciale du Créateur, qui veille à ce que l'humble matière participe au divin plaisir.

Enfin, d'un doigt, puis de deux, puis de la main, Mlle de Quinsonas ose toucher l'eau brûlante encore; et, à voir ces petits doigts agiles barboter, vous diriez une couvée de canards prenant leurs ébats sous l'arche ogivale d'un pont.

Ces jeux sont sans méchanceté, il le faut reconnaître; et nous, qui avons le bonheur de nous endormir le soir contre une bonne personne vivante, soyons indulgents aux belles gouvernantes privées par un destin cruel de la douce secousse qui procure le sommeil paisible.

Mais plaignons plutôt la petite Jacquette, qui se torture l'esprit sur son oreiller afin de donner de ces phénomènes une explication plausible à Pomme d'Api; car elle sait bien qu'à elle-même personne ne la donnera, quoique tout ce qui se passe à l'intérieur du gynécée ne puisse être qu'avouable et décent. Enfin, pour avoir la paix, elle bâcle à la hâte cette opinion qu'elle transmet aussitôt à sa fille:

«Tu me demandes, Pomme d'Api, dit-elle, pourquoi Mlle de Quinsonas s'échaude ainsi le soir, nue comme la main, en roulant des yeux de poisson cuit au bain-marie? Elle expie par ce moyen les péchés de gourmandise qu'elle a commis dans la journée et qui la font engraisser si fort par derrière.»

Pomme d'Api se déclare satisfaite; Jacquette reprend son sommeil interrompu, et la gouvernante, ayant passé sa chemise de nuit et étant venue voir si la fillette reposait chastement, les deux mains sur les couvertures, se glisse dans son lit et s'endort.

Vous croyez le gynécée en paix? Ah! que non!

Vers minuit, une petite porte dérobée qui communique avec le château, a été poussée furtivement, et quelqu'un qui se sauvait, pieds nus et sans lumière, est entré. La marquise seule, pourtant, a la clef de cette porte. Marie Coquelière va la recevoir de ses mains le matin et la lui remet le soir…

Mais avant de vous conter qui vient ainsi violer le repos de nos vierges, il nous faut retourner en arrière, vers des personnages que nous avons délaissés depuis plusieurs chapitres, et vous verrez comment cette incursion, qui semble nous éloigner du gynécée, au contraire nous y ramène.

Vous vous souvenez de la manière toute fortuite dont Ninon est devenue la maîtresse de Châteaubedeau fraîchement ligotté, emmailloté comme un panaris, et comment elle s'est accoutumée à une situation qui, tout d'abord, l'avait non pas précisément choquée, car sa nature n'était pas d'une délicatesse à se froisser pour des accidents de ce genre, mais enfin l'avait un peu secouée, tourmentée tout au moins, dans la région d'honnêteté fondamentale qu'elle avait. Petit à petit, le fait de presser contre elle, la nuit, voire le jour, ce gros paquet de muscles qu'était Châteaubedeau, devenait un besoin aussi impérieux que celui de boire et de manger. Elle recevait donc son page dans sa chambre, après que l'on s'était assuré du coucher du marquis, et ceci, de la façon suivante:

On se rendait à pas de loup sur la terrasse où donnait la chambre de Foulques, qui allait volontiers au lit de bonne heure. Sa fenêtre s'éclairait soudain, et, comme elle était un peu haute, on n'apercevait que le plafond et un pan de mur blanc. Alors l'ombre du marquis, déjà allongée démesurément, se haussait presque aussitôt d'une sorte de tiare pointue,—effet dû à un beau bonnet de soie,—et simulait une pantomime invariablement répétée.

La noire figure géante avisait un coffre d'aspect imposant, et en tirait une urne enflée, au moins d'apparence, à contenir la cuvée de trois arpents de vigne, puis la soutenait à mi-corps dans cette attitude d'expectative propre au pichet que l'on présente à la chantepleure. Après quoi, tout devenait inerte, pétrifié, solennel. On eût eu le temps de réciter trois Pater. Une chauve-souris coupait parfois le spectacle de sa petite tache tremblotante. Enfin quelque chose pointait: une ligne d'ombre vigoureuse, décrivant l'arc de cercle, joignait l'urne patiente à la fontaine monumentale, et l'oreille reconnaissait à s'y méprendre le gargouillis de la gouttière du Nord vomissant une pluie d'équinoxe.

Lorsque le marquis avait procédé à cette opération et renfermé le liquide dans la table de nuit, on pouvait être assuré qu'il ne ferait plus un pas pour s'éloigner de ce dépôt, et qu'il se coucherait et s'endormirait là contre, en vertu de quelque chose de plus fort que sa volonté ou son caprice: une habitude, singulière à la vérité, mais héritée de ses pères.

Ninon n'assistait pas à cette séance de très bon gré, car ni la méchanceté ni l'espièglerie n'avaient de part dans ses actes. Elle aimait son jeune amant pour le plaisir, et son plaisir ne s'augmentait point de la disgracieuse situation qu'il créait au marquis. Elle eût beaucoup donné pour ne point songer qu'elle endommageait son mari en passant des quarts d'heure délectables avec Châteaubedeau. Mais Châteaubedeau au contraire, s'ébaudissait royalement à voir le marquis coucher le nez sur son pot de chambre, tandis qu'il respirait, lui, le souffle agréable de Ninon; elle s'y prêtait par bonté d'âme et faiblesse, mais elle était très contente lorsque c'était fini et qu'elle allait se mettre au lit.

Or il arriva qu'une nuit, Foulques, qui s'était régulièrement couché comme à l'ordinaire, se leva, ôta son bonnet, prit une chemise propre, son bougeoir, sa robe de chambre, et marcha droit, d'un air guilleret, à l'appartement de la marquise. Et, arrivé par le cabinet de toilette, il gratta à la porte.

Ninon reconnut aussitôt la présence de son mari et fut ennuyée, non qu'elle redoutât quelque conséquence tragique, que les caractères de Foulques et de Châteaubedeau rendaient peu probable, mais parce qu'il lui répugnait intimement de savoir son mari si proche et lui demandant une hospitalité légitime, dans le moment précis où son amant l'enlaçait avec une vive ardeur.

Le pire fut que Châteaubedeau, qui n'était qu'un bravache, perdit la tête en même temps que toute contenance; et il allait et venait tout nu dans la chambre, essayant d'ouvrir les placards pour s'y cacher, au moyen d'une clef qu'il avait trouvée sur la table, au risque de compromettre Ninon, qui simulait un profond sommeil pour se dispenser d'ouvrir.

Foulques, vous le savez, n'aimait pas se mettre martel en tête; mais, lorsqu'une envie le démangeait, il était tenace comme un roc de Bretagne. Il ne s'inquiétait aucunement, pour l'heure, de savoir si sa femme recevait un amant dans son lit; mais il avait l'envie bien nette d'occuper la place qui lui était due dans le lit de sa femme, et il s'armait seulement de patience en attendant que sa femme lui ouvrît.

Ninon faisait à Châteaubedeau des gestes désespérés pour lui donner à entendre qu'il poussât tout bonnement l'autre porte et s'en allât.

«—Moi, m'en aller, fuir!» exprimait Châteaubedeau d'un geste noble, que sa nudité rendait plus solennel,—«jamais!»

Il préférait entrer dans l'armoire et reparaître quand Ninon se serait expliquée avec son époux. Et il introduisait la clef dans une serrure et puis dans une autre.

«—Mais, malheureux! soufflait Ninon, c'est la clef des appartements de ma fille!»

Enfin, comme le temps pressait et que le marquis grattait toujours à la porte du cabinet, Ninon se leva et fit mine de se résoudre à le laisser entrer. Elle jeta au page ses vêtements et courut toucher le verrou.

Châteaubedeau fut saisi d'une telle venette qu'il décampa aussitôt, sans même prendre soin d'emporter ses vêtements, et muni seulement de cette clef qu'il avait gardée à la main.

Beaucoup de lecteurs vont certainement m'accuser de recourir ici à un procédé bien vulgaire en mettant dans la main de Châteaubedeau tout nu la clef du gynécée. Je vous assure que vous avez tort. Rien n'est plus conforme au caractère de ce jeune homme que de vouloir s'introduire dans un placard lors de l'arrivée du mari de sa maîtresse, ce qui équivaut à s'abriter du danger, et fournit une occasion de se flatter, après, qu'on en a couru un colossal. Rien de plus naturel à quelqu'un qui souhaite s'introduire dans une armoire fermée, que d'essayer de l'ouvrir avec la première clef qu'on rencontre. Rien enfin de plus logique, étant donné l'esprit aventureux et éhonté de Châteaubedeau, que de profiter de ce qu'on a la clef de l'appartement des vierges et de ce qu'on est nu, pour s'y diriger tout droit.

Châteaubedeau n'avait pas fait trois pas hors de la chambre de Ninon qu'il était résolu à aller jouer un tour pendable à Mlle de Quinsonas.

Il n'eut pas de peine à se diriger à tâtons jusqu'à la petite porte qu'il connaissait pour l'avoir vu percer par les maçons. Il tourna la clef et entra, ne sachant plus où il se trouvait, par exemple, car l'obscurité était complète. Il interrogea de la main un pan de mur, puis un autre, et toucha une lourde portière de tapisserie qu'il souleva. Alors il sentit plutôt qu'il ne vit qu'il était dans une pièce vaste, et il marcha plus librement. Deux petites lueurs demeuraient dans le foyer, comparables à des vers luisants; elles n'éclairaient aucun objet. Le pas de Châteaubedeau, un peu lourd, car c'était un gaillard râblé, faisait osciller la cuiller dans le verre d'eau de la gouvernante, et une grande armoire craquait.

Mlle de Quinsonas s'éveilla au milieu d'un cauchemar. Son premier acte, en pareil cas, était de faire de la lumière. Elle se dressa sur le coude et alluma sa bougie selon la méthode qu'on employait en ce temps-là. Mais, comme elle était peureuse, la bougie étant allumée, elle hésita encore à regarder autour d'elle, dans la crainte de découvrir quelque chose d'effrayant. Châteaubedeau la regardait flegmatiquement; il ne bougeait plus. Parfait silence. La gouvernante se rassura et consentit à explorer des yeux la chambre.

Alors elle vit, à moins de deux pas de son chevet, un grand et gros homme qui la regardait, nu comme un ver.

Elle jeta un cri, retomba sur le dos et s'évanouit instantanément.

Jacquette, à l'autre bout de la pièce, fut réveillée par le cri de la gouvernante et aperçut, en pleine clarté, le favori de sa maman. Elle le remit aussitôt, parce qu'elle ne s'émouvait pas, elle, de le voir en cet appareil, et elle conservait toute sa présence d'esprit. Elle s'inquiéta seulement et demanda:

«—Qu'est-ce qu'il y a, monsieur de Châteaubedeau? Est-ce que maman est malade?»

Châteaubedeau n'avait point vu Jacquette. En entendant sa voix innocente, ce malappris effronté connut quelque chose de plus fort que son impudique forfanterie, à savoir la loi naturelle qui commande à l'homme de respecter la jeunesse; et il fut en proie à un étrange malaise: il couvrit rapidement, de ses mains, ce qu'il put couvrir de son corps.

Et il s'en alla plus vite qu'il n'était venu, en se tenant le derrière à deux mains. Il était tout à fait ridicule.

Dès qu'il fut dehors, Jacquette se rendormit. Mlle de Quinsonas demeura je ne sais combien de temps sans connaissance. Quand elle s'éveilla, il faisait bien plus grand jour que de coutume, parce que Marie Coquelière, n'ayant pas trouvé la clef du gynécée chez la marquise, n'avait pu ouvrir et apporter le déjeuner de ces demoiselles.

A défaut du témoignage de la bougie qui était consumée jusqu'au bout, la clef égarée eût suffi à prouver à Mlle de Quinsonas qu'elle n'avait pas rêvé en voyant l'homme nu: quelqu'un s'était emparé de la clef du gynécée et s'y était introduit; ce n'était pas un monstre, car l'émotion lui avait laissé le temps de l'estimer bien fait, sinon celui de lui examiner la figure.

Tout autre que Mlle de Quinsonas eût promptement soupçonné Châteaubedeau; mais elle était si bien élevée qu'elle ne se fût pas permis, même au plus secret de sa pensée, d'accuser un hôte du château de la double infamie d'avoir dérobé une clef près du chevet de la marquise et de s'être montré à ses yeux dans un si outrageant appareil. Par une de ces générosités d'esprit que procurait autrefois une éducation accomplie, elle jugea que quelqu'un de ces messieurs était sujet à des accès de somnambulisme et que le parti le plus prudent serait de ne point parler de l'aventure, qui pouvait aussi, hélas! la desservir personnellement. Jacquette étant dressée à ne dire jamais rien de ce qu'elle avait vu, demeura muette vis-à-vis du monde, se réservant d'en philosopher à son aise avec Pomme d'Api. Marie Coquelière attribua la disparition de la clef à un tour de sorcellerie et en accusa Cornebille.

Châteaubedeau, pour ajouter une farce à une farce, porta la clef sous l'oreiller de sa mère, endormie d'un puissant sommeil.

La grosse maman Châteaubedeau se réveilla, la clef quasiment dans la main. Mais, ayant presque aussitôt entendu dire par la femme de chambre que l'on avait dû enfoncer la porte des appartements de feu M. Lemeunier de Fontevrault, elle se tut à son tour, par sa prudence de femme adonnée aux amours coupables.—Vous voyez que les fautes comme l'innocence concourent à nous rendre circonspects.—Cependant, aiguillonnée tout le jour par une curiosité bien légitime, elle ne put tenir, vers le soir, contre le désir de savoir si la clef qu'elle possédait n'était point celle du gynécée. Et elle alla, avec toutes sortes de précautions, jusqu'à la petite porte.

La nuit tombait, le corridor était dans l'ombre; une grande paix semblait répandue dans le château comme dans l'appartement des vierges. Mme de Châteaubedeau tira de sa poche la clef, l'introduisit, la tourna dans la serrure sans rencontrer de résistance. Soudain, un bruit au fond du corridor… Elle songe à revenir sur ses pas; mais on s'expliquera mal sa présence à cet endroit: le plus sûr moyen d'éviter la personne qui s'approche est d'entrer chez ces demoiselles. Elle pousse la porte, elle est dans l'antichambre mais elle n'a pas le loisir de refermer! son amant Chourie, sans cesse sur ses pas, a pénétré derrière elle.

Elle s'affaisse sur le premier siège qui se rencontre, et elle comprime les battements de son cœur, car Chourie lui a fait peur, vraiment; elle croit étouffer. Son amant aux abois cherche de l'air; il ouvre une porte: c'est la salle d'étude, actuellement déserte. Il y entraîne sa forte maîtresse et, l'ayant déposée sur une chaise longue, près d'une fenêtre, il délace amoureusement son corsage gorgé à pleins bords.

Elle revient à elle, se laisse cajoler, tourne de gros yeux langoureux; cette femme vieillissante oublie tout sous le charme magique des caresses. Son regard va de son amant au petit parterre si bien dessiné, si bien planté, à l'allée des fontaines, au bon vieux pigeonnier. Ce n'est que peu à peu qu'elle songe à la qualité de l'endroit où elle est: on entend, dans une pièce voisine qui sert d'oratoire, la voix de Jacquette, et celle de M. le curé qui lui donne sa leçon de catéchisme.

Quel dommage que ces appartements-ci soient réservés! Quelle tranquillité on y goûte! Chourie fait observer que la poussière envahit les meubles, que des toiles d'araignée doublent les tentures, de leur tissu léger. En effet, depuis que l'on avoisine l'époque de la première communion, la salle d'étude est délaissée en faveur de l'oratoire. Peut-être ne vient-on jamais par ici?

Et Mme de Châteaubedeau se représente son existence au château, où le pauvre Chourie est épié sans répit par sa femme, par son frère maladroit, par la marquise qui emploie ses scrupules à sauvegarder les apparences où elle-même a quelque répugnance à s'exhiber en galante aventure aux yeux de son fils, quelque vaurien qu'il soit; enfin où chacun, portant le fardeau de ses fredaines, marche en louvoyant comme un renard qui frôle le mur du poulailler. «—Chourie, si nous y revenions?…»

Elle garda donc la clef et revint chaque jour ici, à la même heure, avec Chourie. Pour elle, d'une nature grasse et abondante, cette combinaison offrait l'avantage d'une grande paix amoureuse; pour le pauvre Chourie, devenu maigre et efflanqué par un rude service d'amant, il s'y joignait un adjuvant qui puait bien un peu l'apothicaire, mais efficace, en somme, et qui provenait d'une sorte de viol d'un lieu saint, rendu plus sensible par le murmure des voix de la fillette et du vieux prêtre, dans l'oratoire, et par la présence, parfois, de l'inquiétante belle Zébute, dardant dans un coin sombre ses fixes prunelles de soufre, ou animée tout à coup d'une danse barbare, arrivée là par quelque trou mystérieux, disparue de même.

Moins de huit jours après, les deux amants, jamais troublés, tenaient cette pièce du gynécée pour un pavillon à eux; ils y apportaient des friandises, y croquaient des gâteaux secs, et muaient le pupitre de Mlle de Quinsonas en une cave à liqueurs et à vins variés. Chourie, ayant dérobé à l'office un petit plumeau, commençait à épousseter par ci par là, à nettoyer les glaces tout au moins, afin que sa maîtresse pût, en se retirant, mettre de l'ordre dans sa toilette et dans sa chevelure.

Tout se passait au gynécée avec la régularité des couvents. M. le curé arrivait au château à quatre heures et demie; un petit bonjour à la marquise quand il la rencontrait, un brin de causette avec celui-ci ou celui-là: à cinq heures moins dix, invariablement, la leçon était commencée dans l'oratoire. Elle se poursuivait jusqu'à six heures et demie précises. A six heures et demie la marquise entrait à l'oratoire, prenait congé du bon curé et accompagnait sa fille dans la salle à manger du gynécée, où le dîner de ces demoiselles était servi. Elle s'informait du menu, chatouillait d'un doigt le cou de Jacquette et disait bonsoir.

Mlle de Quinsonas assistait à la leçon, ainsi que Pomme d'Api et, du moins en principe, la belle Zébute. Quand le laps de temps jugé suffisant pour instruire, sans le fatiguer, le cerveau de la jeune catéchumène était écoulé, M. le curé tolérait qu'une aimable détente succédât à l'attention soutenue, et il prolongeait en causerie édifiante la partie dogmatique de son enseignement. Quelques sauts étaient même permis à Jacquette, dont le tempérament enjoué s'accommodait mal des longues stations, et elle en profitait pour se livrer à maintes cabrioles avec la belle Zébute.

M. l'abbé Pucelle contemplait ces ébats avec indulgence et les encourageait volontiers de sa franche et cordiale hilarité, encore qu'il lui arrivât souvent de se mettre à croppetons, sa soutane tordue entre les deux genoux, afin de saisir plus prestement la chatte, par la queue, au passage. Puis il se relevait, la figure rouge comme une tranche de bœuf, et s'entretenait avec la gouvernante, soit de Mgr l'évêque d'Angers, vénérable parent de celle-ci, soit de la satisfaction que donnait à son cœur l'édifiante préparation à la communion de Mlle de Chamarante. Il louait Mlle de Quinsonas de sa collaboration intelligente et zélée, et, parcourant de son honnête regard les murs blanchis du petit oratoire, les pieuses images qui l'ornaient et l'auditoire rare et charmant, composé «premièrement, disait-il, d'une sainte gouvernante qui portera aux pieds de Dieu le mérite d'avoir soustrait une enfant aux embûches du siècle; deuxièmement, de cette enfant, tabernacle de toutes les grâces, héritière des plus beaux biens de ce monde et candidate aux ineffables richesses de l'autre; troisièmement, de Mlle Pomme d'Api, exemple de sagesse et de modération dans l'exubérance de la santé et de la belle mine; quatrièmement, enfin, de cette chère bête, digne joujou de l'homme, et à qui il ne manque qu'une âme pour être notre sœur en gentillesse et en agilité», il élevait son âme vers le ciel et lui offrait avec une touchante sincérité son pur contentement.

Il arriva que Jacquette, le moment venu de cette courte récréation, ne trouva plus la belle Zébute à son poste ordinaire et la chercha en vain dans les coins et recoins de l'oratoire. Elle s'en affligeait; et elle trépignait de l'envie de découvrir par quelle issue la chatte noire avait pu ainsi lui fausser compagnie. M. le curé, lui aussi, regrettait la perte de la belle Zébute.

Voilà donc Jacquette à quatre pattes, M. le curé à genoux, Mlle de Quinsonas elle-même ployant sa vaste et belle taille, balayant le sol de cette pesante poitrine qui avait troublé le marquis de Chamarante et qui faillit plus d'une fois, sous les chastes regards du vieux prêtre, s'échapper du corsage ouvert, à la mode du temps. On remue le prie-Dieu, les chaises, le confessionnal rococo, joli comme une pièce de nougat; on dérange la statue des saints; on met en lambeaux les toiles d'araignées.

Tout à coup, Jacquette, à plat ventre contre un vieux panneau de boiserie, les deux menottes en abat-jour, semble attentive ou pétrifiée comme un chien à l'arrêt. Elle a trouvé!

Mlle de Quinsonas se relève en tenant sa gorge à deux mains; le bon curé ajuste ses lunettes et, désignant du doigt la petite, qui a été la plus heureuse à la chasse, il rit de tout son cœur et de tout ce qu'il lui reste de dents, peu nombreuses, mais longues comme des bâtons de sucre d'orge.

C'était une chatière, trou rond, dissimulé par un clapet mobile ouvrant de ci de là, au gré des allées et venues de l'animal. Lorsque Jacquette eut pesé du doigt sur cette porte secrète, elle vit, droit devant elle, au beau milieu de la salle d'étude, la belle Zébute qui la regardait de ses deux yeux jaunes, ayant l'oreille fine et sensible au plus menu bruit. Puis, quelque chose de compact intercepta l'image de la chatte noire. Puis celle-ci reparut, léchant goulûment une timbale de pâtisserie qui bavait de bien belle crème. Puis elle disparut de nouveau. Puis Jacquette la revit qui se pourléchait les babines avec une petite langue rose et friande; des miettes de pâte gluante lui restaient collées entre trois longs crins de moustache.

C'est très bien. Jacquette était au comble de la joie et annonçait tout haut les détails du spectacle. Mais elle était curieuse de savoir la nature de l'écran opaque qui lui dérobait, à intervalles presque réguliers, la vue de cette coquine de belle Zébute. Peu à peu son œil discerna un soulier, un grand soulier de monsieur, et aussi un soulier plus petit et qui semblait de satin blanc. Le grand soulier était emmanché au bout d'une jambe maigre, et le soulier blanc attenait à un fort gros mollet. La jambe maigre s'entortillait au gros mollet comme un lierre mince et vorace s'enroule autour de la verrue d'un orme et l'étouffe en lui pompant les sucs nourriciers. Le tout faisait, si vous voulez, une sorte de balancier de pendule, en style de colonne torse, posé horizontalement et oscillant d'une manière franchement hostile aux lois de la pesanteur.

Rien n'est plus parfait que n'était la joie du bon curé lorsque Jacquette disait qu'elle voyait un pied noir et un pied blanc. Il en toussait, il se pliait en deux la bedaine, il communiquait sa gaieté à la gouvernante, qui, penchée sur le corps de Jacquette, la main étalée à l'échancrure du corsage, interrogeait elle-même:

«—Et après, Mademoiselle? que voyez-vous? que voyez-vous? Qui donc aura laissé un pied noir et un pied blanc dans la salle d'étude, avec des friandises?… Après? après?»

«—Après… dit Jacquette; oh! ce n'est pas bien!»

Elle se releva d'elle-même et s'en alla dans un coin de l'oratoire en faisant la moue comme s'il lui était arrivé quelque chose de désagréable.

Mlle de Quinsonas fut sur le point de s'allonger pour mettre l'œil à la chatière. M. l'abbé Pucelle, très ingambe encore malgré son âge, ne le souffrit pas.

«—Permettez, Mademoiselle, dit-il; permettez!»

En un instant, voilà M. le curé à quatre pattes, fermant un œil, ouvrant l'autre à la chatière, se souvenant d'avoir été gamin. Sa vue est bonne; il distingue à merveille, mais il ne peut en croire ses sens; il faut qu'il soit bien troublé pour qu'une telle expression lui échappe: «—Bon dieu de bois!» s'écrie-t-il.

Car il voit plus non un pied noir et un pied blanc, mais une épaule de femme grasse, un cou, un sein pareil à de la pâte bien levée, qu'une main éprouve par pressions interrogatives ou bien flatte par petits tapotements amicaux, à l'instar du mitron qui va porter son pain au four.

Il se redresse, retombe aussitôt sur un siège, s'essuie le front du revers de la main; puis il se frictionne vigoureusement les yeux, comme pour en chasser quelque chose d'immonde. L'indignation, la stupeur l'emportent, en sa vieille âme probe, sur la prudence et la diplomatie, et il ne songe plus qu'à la petite catéchumène qui a vu ce que lui-même a vu. Il se précipite vers elle; il l'entoure de ses bras, lui baise le front; il invoque au plus haut du ciel la grâce d'un divin oubli sur cette jeune imagination; il voudrait qu'une source clarifiée jaillît de quelque part afin d'y laver sa petite amie à grande eau; il a tant de chagrin, le digne prêtre, qu'il en pleure, et, à défaut de source miraculeuse, ses grosses larmes, qui coulent peut-être par la permission de Dieu, se répandent sur les cheveux blonds de Jacquette.

Mais, sous cette tempête morale, Jacquette, dont les préoccupations sont bien différentes, dit tout simplement:

«—C'est la belle Zébute que je voudrais bien ravoir!»

Pendant ce temps, Mlle de Quinsonas est sur le gril. C'est qu'elle a la fringale de regarder par la chatière, et qu'elle n'ose; et c'est aussi, toute curiosité mise à part, qu'il faudrait bien qu'elle sût ce que Jacquette a vu dans la salle d'étude, car s'il y a dommage, qui, sinon elle, paiera les pots cassés? Elle attend que M. le curé l'autorise à pénétrer dans cette salle. Mais M. le curé est tout à ses lamentations et à ses exorcismes.

Il se fait tard; l'heure a sonné; et la marquise entre dans l'oratoire avant que l'on ait eu le temps de prendre un parti sur ce qu'il est opportun de lui dire.

Elle trouve la gouvernante défaite; elle voit Jacquette essuyer tranquillement avec son mouchoir les larmes que M. le curé répand, et le curé encore en feu, levant les mains au ciel ou les abaissant pour désigner du doigt, dans la boiserie, le trou dérobé de la chatière.

Ninon interdite ouvre vainement les yeux; elle ne comprend rien. Tout à coup le clapet se soulève comme un couvercle de tabatière, et les deux chandelles jaunes de la belle Zébute illuminent sa frimousse de négrillon. Ninon veut rire, mais le curé l'arrête d'un geste, et dit:

«—Madame, cet animal est l'image du démon qui s'est introduit dans ce saint asile, selon un usage qui lui est familier et que Dieu permet, car ses desseins sont insondables: Satan est votre hôte, Madame la marquise; il rampe et s'agite immodérément de l'autre côté de cette cloison!»

Ninon les croit devenus fous: elle va tout droit à la porte de la salle d'étude, veut l'ouvrir, l'ébranle, mais en vain: un verrou est poussé à l'intérieur; elle court à l'autre porte communiquant à la chambre à coucher: même obstacle.

La voici possédée d'une de ses grandes colères, maintes fois provoquées sous vos yeux par le souci de la bonne éducation de sa fille. En outre, elle n'aime point avoir fait de vains frais de clôture et d'aménagements;—c'est une sensibilité de propriétaire;—disons aussi que, malgré sa personnelle faiblesse vis-à-vis de l'amour, elle commence à ressentir un épais dégoût de ces créatures partout vautrées et qui souillent sa maison. Non, à la fin, cela vous écœure! Or elle se doute bien qu'il s'agit encore de tels déportements.

Elle tente de défoncer la porte à coups de talon, elle crie, elle piétine. On l'a entendue on vient. Voici son mari qui la suit maintenant de près comme il faisait jadis de Mlle de Quinsonas; voici Châteaubedeau; voici Malitourne l'empressé, toujours prêt à se rendre serviable. Il fait bélier de ses reins, heureux de plaire à la marquise. Le verrou a sauté; la porte s'ouvre. Malitourne tombé net sur son séant, demeure aplati comme pelletée de terre.

On l'enjambe; on se rue dans la pièce. Qu'y voit-on? Personne, mais les débris d'une collation. Ah! regardez à la fenêtre! Qu'est cela? Un vol d'outardes? une armoire à chiffons? le panier de la blanchisseuse? Non: une femme qui a sauté par le balcon! On s'y porte. Ciel! un amas de chairs innombrables dans une corbeille de linge et de dentelles, titanesque bouquet jeté des nues à un long pieu fourchu qu'on voit fiché en terre au fond du fossé! C'est Mme de Châteaubedeau, toutes jupes en l'air, qui va rejoindre Chourie par la route aérienne fréquentée des classiques amants. Mais ils sont d'ordinaire plus agiles.

Vous croyez que l'accident va tourner à la confusion de cette grosse dame? Elle l'eût mérité, car, franchement, à l'âge qu'elle a, il sied de garder plus de pudeur. Mais je ne sais si Celui qui a réglé les affaires du monde raisonne comme nous et j'incline à le croire, au contraire, disposé à prendre toujours et aveuglément le parti de l'amour. Du haut de son siège, il n'aperçoit guère le ridicule,—il est possible aussi qu'il le néglige,—et, pour peu qu'il soupçonne qu'un couple a quelque chance de contribuer à cette prolificité des races qui est vraiment tournée chez lui à la manie, il étend sur ce couple sa main du pouce et de l'index, il en rapproche les éléments et, du restant de ses doigts, couvre l'ouvrage, comme vous vous y prenez pour enflammer une allumette contre le vent.

Mme de Châteaubedeau eut la chance, en l'occasion, de se casser la cuisse. Vaste cassure! Les personnes qui regardaient tomber par la fenêtre cette grande quantité de chair nue et qui se félicitaient ou se courrouçaient d'assister à un délit si flagrant, éprouvèrent un bref retour dans leurs sentiments quand ils purent vérifier que ce qu'ils apercevaient de Mme de Châteaubedeau renversait par son poids M. de la Vallée-Chourie, le couvrait tout entier—quoiqu'il fût fort long,—enfin que le tout demeurait au fond du fossé, aussi inerte qu'un pot à fleurs aplati par la chute d'un troisième étage. On ne songea plus qu'à voler au secours. Les deux complices se métamorphosaient en victimes.

Ninon, elle-même, si furieuse, n'écouta que son bon cœur, et elle soigna Mme de Châteaubedeau comme elle avait soigné son fils. Chourie en était quitte pour une côte enfoncée, mais il faisait si mauvaise mine que sa femme lui épargna les invectives multiples amoncelées dans son acide arrière-gorge.

Et M. le curé? direz-vous.—M. le curé ne consentait plus à s'en aller sans avoir administré les deux malheureux qu'il voulait croire punis par la Providence. Ils n'eurent pas besoin de cette sollicitude suprême, et l'accident, qui eût pu avoir les conséquences les plus graves, se termina à la satisfaction de tous.

Cependant Ninon souffrit beaucoup, en son cœur maternel, de ce que Jacquette eût assisté, par la chatière, à la scène de la salle d'étude, et elle se reprochait de ne pas réparer l'outrage fait à des yeux innocents, par un châtiment exemplaire. Une expulsion impitoyable de ceux qui y avaient joué un rôle, telle était vraiment la solution qui s'imposait à son esprit logique.

Elle ressentait un grand chagrin, mais elle s'avouait qu'elle en aurait un plus grand encore à se priver de presser contre sa poitrine les gros muscles de Châteaubedeau. Et la pauvre marquise en devenait toute ténébreuse, car ces contradictions créent, pour une femme, une vilaine situation. Elle se maudissait, mais courait à son plaisir avec un entrain plus farouche.

Elle adopta donc la mesure de réparation que lui proposait M. le curé.

Cela consistait en une retraite de neuf jours, prêchée spécialement pour Jacquette, mais à laquelle le bon prêtre exhortait Mme la marquise à assister, car elle était aux yeux de Dieu, disait-il, responsable de la souillure infligée à l'âme de sa fille par l'incontinence de ses hôtes. Pour donner à la chose plus de solennité et lui faire porter plus de fruit, M. l'abbé Pucelle était décidé à confier la parole à un saint moine de l'abbaye de Ligugé, en Poitou, qui, par hasard, se trouvait à Saumur et qu'il comptait au nombre de ses amis.

On vit un noir bénédictin aux yeux de braise ardente. Son froc était râpé, ses poignets crasseux, ses pieds crottés; à sa taille était noué un cuir gras dont les bouts superflus ballaient devant les jambes, en lanières menaçantes. Un poil nombreux lui sortait des oreilles, et sa figure osseuse et blême était sillonnée de rides profondes imitant le dessin des fleuves et des canaux sur une carte de Hollande. Il n'avait point de dents: quand il fermait la bouche, de molles membranes tendues des narines au menton, se plissant à mille plis, se réduisaient en une boulette de papier froissé qu'il avalait d'une seule gorgée et restituait presque aussitôt, fidèlement. Quand il ouvrait la bouche, le défaut d'articulation donnait à sa parole caverneuse un air lointain, parent des vagissements d'outre-tombe, tel qu'on imagine la voix des spectres; et la moindre chose qu'il disait produisait une grande épouvante.

Il parla dans le petit oratoire, en présence de ces demoiselles, de la marquise et de M. le curé. Ni Pomme d'Api ni la belle Zébute n'avaient été admises. Jacquette en voulait beaucoup au capucin d'être cause qu'on la privait de sa compagnie ordinaire; elle se vengeait en se moquant du vieil édenté et en pouffant de rire derrière l'écran de ses mains jointes, toutes les fois que le bonhomme mâchait la moitié de sa figure, entre son menton et son nez.

Dès la première conférence, Ninon fondit en larmes, se priva de dîner et eut la force de fermer la porte de sa chambre à Châteaubedeau. Elle le recevait encore jusque-là, car elle n'avait pas été en peine d'opposer aux desseins amoureux de son mari des fins de non-recevoir irréfutables, et le brave homme retournait dormir chaque soir le nez sur sa table de nuit, comme par le passé. Mais il ne pouvait maîtriser le regain d'amour qu'il éprouvait pour sa femme, et il la poursuivait d'agaceries tout le long du jour, ouvrant ses grandes mains comme du temps que la gouvernante vivait en liberté, et tirant le bout de son nez comme un gland de sonnette.

Le terrible capucin, loin de s'apaiser, le lendemain, foudroya la débauche et les plaisirs illégitimes. Il ne faisait pas énormément de bruit, mais le souffle de sa voix semblait venir du ciel même, par une petite fissure, et ce chuchotement divin, dans l'ombre de l'oratoire, pour les âmes de bonne volonté, était plus bruyant que le tonnerre.

Jacquette, pour qui l'on se donnait tant de peine, à vrai dire n'en profitait guère. Les béatitudes célestes et les tourments de l'enfer étaient sans prise sur son esprit positif et pur. Elle en faisait le récit fidèle à Pomme d'Api avant de s'endormir, mais de la même façon qu'elle lui eût répété un conte de fées ou une légende de Marie Coquelière. Elle rangeait cela dans sa tête parmi les «choses qu'on dit». Et cela prenait place à côté des «choses qu'on fait» et des «choses qu'on voit», sur une ligne bien droite et bien unie. Des unes comme des autres elle ne tirait ni motif d'édification ni matière à s'indigner. Elle avait une âme docile et courageuse, qui acceptait le monde tel qu'il est.

Mlle de Quinsonas était à l'épreuve de l'éloquence sacrée, ayant entendu d'illustres prédicateurs à la cathédrale d'Angers, alors qu'elle habitait la petite ruelle. Mais il n'en était pas de même de Ninon, qui, hormis les remontrances de Mme de Matefelon, n'avait jamais été atteinte par une parole émouvante. Elle se crut une grande coupable ayant mérité une éternité de supplices affreux, tant par son inconduite particulière que pour avoir favorisé dans sa maison les débordements de la luxure. Elle voulait couvrir sa fine peau d'un cilice; elle inaugura ce régime par de gros torchons rugueux, qu'elle ne put d'ailleurs supporter. Elle jeûna, passa des heures en prières, s'abîma les genoux. Enfin, comme la retraite touchait à sa fin, elle se jeta aux pieds du capucin et lui dit de disposer de sa vie selon la volonté de Dieu: elle était toute préparée, s'il le fallait, à se retirer dans le désert.

Le capucin lui dit que Dieu était touché d'un si beau repentir, mais qu'il se contentait à moins de frais. Il ne l'appelait point au désert, il ne lui demandait point de mortifications surhumaines, mais bien de vivre dignement et de remplir avec ponctualité ses devoirs d'épouse et ceux de mère.

Ninon respira et s'estima bien heureuse d'être quitte à si bon compte. Une grande paix descendit dans son âme quand le moine la bénit, et elle souriait doucement et remerciait Dieu, car il lui semblait maintenant qu'elle ferait son salut très sûrement et avec une grande facilité.

Ninon était demeurée assez longtemps avec le capucin dans l'oratoire, après la dernière instruction. Les auditeurs s'étaient retirés, M. l'abbé Pucelle le dernier, tout rayonnant de l'issue inespérée de cette retraite; car par la purification de Ninon, il estimait que les dernières traces du scandale étaient effacées. Le moine laissa lui-même Ninon abîmée sur son prie-Dieu, et il quitta l'oratoire, satisfait de son œuvre.

Pendant ce temps-là, le marquis cherchait sa femme, car il la désirait sans cesse plus violemment, et, quant à lui, il envoyait «aux cinq cents diables ces tonnerre de d… de capucins», qui, à son sens, n'étaient bons qu'à détourner les femmes de l'amour.

Il vint donc rôder autour de l'oratoire et gratta à la porte, selon la coutume que vous lui connaissez quand il veut entrer chez sa femme. Ninon prêta l'oreille et reconnut son mari. Elle fit le signe de la croix, alla vers l'époux que le ciel lui avait départi et lui ouvrit les bras en lui disant:

«—Mon ami, je suis votre servante; faites de moi ce qu'il vous plaira.»

Foulques, qui était loin de s'attendre à de si agréables paroles, demeura un tantinet stupide mais il accueillit galamment sa femme, et en peu de temps, tandis qu'il la baisait dans le cou, il résolut de parachever l'aubaine. Il enveloppait Ninon dans ses grands membres et la pressait comme une belle vendange. Elle avait clos les yeux et elle balbutiait: «Pas ici!… Non… non… pas ici!… je vous en prie!» Il la souleva à trois pieds du sol, quoiqu'elle fût lourde de chair, et, ayant franchi l'antichambre avec la rapidité d'un courant d'air, il la jeta sur le premier lit qu'il entrevoyait dans la pénombre du soir.

Ninon continuait de crier: «Pas ici! Pas ici!» Mais le marquis guignait ce moment-là depuis trop longtemps pour être en état de discerner un lieu de l'autre; la pièce semblait solitaire; et d'ailleurs il soufflait fort par ses narines, faisait grand bruit, n'entendait rien.

Et Jacquette, qui était en train de réciter à Pomme d'Api le dernier sermon du capucin, baissa la voix pour ne pas gêner son papa et sa maman. Mais elle ne s'interrompit pas, afin d'éviter que Pomme d'Api lui demandât pourquoi elle s'interrompait. Non qu'elle fût le moins du monde troublée par ce qu'elle eût dû répondre à sa fille, mais enfin elle aimait autant n'avoir pas à en parler.

Cependant elle se leva, mit Pomme d'Api dans son tablier, et gagna la porte à pas de loup, lorsqu'elle eut fini de répéter le sermon du capucin, parce qu'elle jugea, dans sa petite cervelle, qu'il était plus convenable de s'en aller. Elle mit contre la porte un tabouret pour atteindre le verrou que son papa avait eu soin de pousser; mais, en se haussant sur son tabouret, elle le fit chavirer, et elle tomba avec Pomme d'Api.

La marquise sa mère se leva d'un bond, comprit ce qui était arrivé, et un mot très juste sortit du fond de sa nature, mot vraiment justifié par le machiavélisme qui préside parfois à l'enchaînement des événements de ce monde:

—«Ah! zut, alors!…»

Et elle retomba sur le dos, jetant à la fois ses deux jambes en l'air, ce qui signifiait bien clairement: «Que le diable m'emporte si je me casse la tête désormais pour garantir l'innocence d'une jeune fille!»

XX

LA CHASSE DANS LE PARC. LA MARQUISE TIRE UN COUP DE FUSIL DANS LE LABYRINTHE. DISCOURS DE DIEU AU CHEVALIER DIEUTEGARD ET TRISTE CHUTE DE CELUI-CI DU HAUT D'UN PIN. COMBAT SANGLANT ET AFFREUX. QUELQUES MOTS DE PHILOSOPHIE; VANITÉ DE CES MOTS. LA LEÇON D'AMOUR EST FINIE.

Tout porte à croire qu'il y a dans le monde un principe malin que l'on nomme communément le diable et qui s'introduit à travers nos affaires, pour nous décourager de pratiquer la vertu. Les méfaits de ce fâcheux sont de tous les instants: n'allez donc pas prétendre que je l'aie fait intervenir arbitrairement dans les aventures du gynécée.

M. de Chemillé, vieux libertin qui ne croit ni à Dieu ni à diable, vous dirait que dans le cas qui nous a retenus, il n'y a aucune intervention surhumaine, mais la manifestation de la toute-puissance de l'Amour, qui règne sur l'univers immense, et se faufile jusqu'au plus petit lieu, qui culbute les tempéraments les mieux établis et déjoue les combinaisons les plus subtilement machinées. Serait-ce à cause de cette grande force de l'Amour que nos vieux pères le confondirent souvent avec le prince des Ténèbres, c'est-à-dire avec la seule puissance qui pût se mesurer à Dieu? Je vous ennuierais beaucoup en essayant d'approfondir ce mystère. Retenons seulement que les bonnes gens et messieurs les esprits forts recourent à des termes différents pour désigner une même chose qui nous surpasse les uns et les autres, et de haut, c'est trop évident.

A la façon dont la marquise a prononcé les mots significatifs, rappelés à la fin du dernier chapitre, en jetant ses deux jambes en l'air, il était facile de prévoir que sa conversion ne porterait pas tous ses fruits. Elle fut, en effet, tellement dépitée du maudit hasard qui l'avait fait,—elle, mère dévouée et pleine des meilleures intentions,—mettre le comble aux scandales de sa maison dans le moment même où elle accomplissait, je ne dirai pas la pénitence, mais le devoir imposé par le saint prédicateur, qu'elle eût voulu se livrer sur-le-champ à quelque action abominable, qui l'exposât à être montrée au doigt par l'humanité tout entière. Elle n'en trouva pas l'occasion, mais elle courut presque tout de suite se pelotonner contre son amant, et se moqua avec lui des terreurs que lui avait causées la retraite.

Châteaubedeau, pendant ses loisirs, s'était adonné au divertissement de la chasse. Il chassait au dehors, chassait au dedans: forêts, landes, vignes, moissons, enclos du parc; il tirait partout, tirait au hasard, ayant juré de dépeupler Fontevrault de tous les lapins, de tous les oiseaux, de toutes ces jolies bêtes qu'il est si agréable de voir passer effarouchées dans la campagne ou dans les bois.

Ninon ne tarda pas à prendre goût à cet exercice. Ce que disait ou faisait Châteaubedeau était merveille. Elle avait même abdiqué la pudeur qui lui était naturelle et ne craignait pas qu'on la vît à toute heure de jour et de nuit avec ce gros fougueux. Elle tirait avec lui, tuait avec lui; c'était, dans le château, un vrai carnage. Les paons, les cygnes des bassins, au moins la moitié des colombes, d'inoffensifs, agneaux, des chèvres avec leurs biquets, les chiens des bergers, les daims qui couraient librement sous les charmilles; tout cela tomba en peu de temps.

Ces fous, un jour nous tuèrent la belle Zébute!

Il y avait dans le parc une compagnie de daims qui pullulaient depuis des années, car il n'était venu à personne l'idée de troubler leurs ébats. Châteaubedeau n'eut point de cesse que le dernier ne fût atteint. Après les avoir poursuivis, traqués, massacrés durant des semaines, il arriva, lors d'une des dernières belles journées de l'automne, qu'on eut la certitude qu'il n'en restait plus qu'un.

C'était au commencement de la tombée du jour. Châteaubedeau et la marquise traversaient ce bois de chênes dont je vous ai parlé, vous vous en souvenez peut-être, lorsque je vous ai raconté la croisade matinale de Mme de Matefelon et de la gouvernante. Ces dames s'y étaient assises un moment sur un banc avant de pénétrer dans le labyrinthe. Les deux amants ayant beaucoup couru, s'assirent, eux aussi, sur ce banc, et y exprimèrent le regret de n'avoir pu exterminer le dernier daim, qui, selon toute apparence, avait dû venir se réfugier dans ces parages.

Le pauvre Fleury, bon à tout faire et à qui, pour le moment, étaient dévolues les fonctions de rabatteur, vint leur annoncer que les chiens s'étaient ralliés dans le labyrinthe, et qu'il y avait une jolie partie à faire avant nuit noire «dans ces b…… d'allées aussi habiles à tromper les bêtes que le monde».

Châteaubedeau fut sur pied; Ninon comme lui. Les voilà dans le labyrinthe, dont Ninon sait par cœur les méandres.

Elle s'arrêta devant une de ces lunettes ménagées dans les fourrés, à peu près à hauteur d'homme, et par l'une desquelles Mlle de Quinsonas avait aperçu la tignasse rousse de Cornebille. Ninon distingua très nettement encore, malgré l'approche du soir, la statuette de marbre, et elle la montra à Châteaubedeau. Il la vit comme elle; mais il s'étonna que ces lunettes demeurassent si bien taillées dans des fourrés d'arbustes vivaces, et il fit remarquer en même temps le bon état des allées, où cependant personne ne fréquentait. Ninon, qui n'avait point pensé à cela, s'en émerveilla à son tour. Elle alla à une autre lunette, y mit l'œil et vit nettement la statuette, blanche comme au premier jour; et cependant ce jour remontait maintenant à bien des années. Châteaubedeau se souvint en effet qu'il n'était qu'un gamin lorsque Mme de Matefelon le tenait éloigné du bain des dames ainsi que le chevalier Dieutegard.

«—Pauvre chevalier!…» soupira Ninon.

Elle se souvint aussi de Cornebille, qui l'avait vue là, toute nue, un soir d'automne presque pareil à celui-ci.

Les chiens tenaient l'animal. Ninon vit passer dans le champ de la lunette, un objet rapide; et il lui prit fantaisie d'asseoir le canon de son fusil dans ce cylindre creusé à même le feuillage. Elle se disposa à tirer à première vue sur ce qu'elle jugeait être le daim bondissant à la gueule des chiens.

Elle épaula donc son arme, et attendit, un œil clos, l'autre brillant d'une cruelle ardeur, ses belles lèvres recroquevillées comme pour saisir un grain de mil.

Tel était à ce moment, son appétit de détruire, qu'à défaut du passage de l'innocent animal, elle avait résolu de massacrer la statuette.

Mais, pan!… Elle a tiré.

Plus haut que les aboiements de la meute, un cri a retenti. Et Ninon, dans son cœur de femme, et son imbécile amant lui-même, ont tressailli, en reconnaissant que l'âme d'un homme s'échappait.

Ils courent vers le bassin, à travers le dédale du labyrinthe. Faisons comme eux. Ah! mais, nous voilà perdus…

Profitons-en, si vous voulez bien, pour revenir en arrière et nous retrouver là-bas, au bord de la Loire, près de la maison du passeur, dans la cabane de Cornebille, où nous avons laissé le chevalier Dieutegard.

Oh! que ces deux malheureux faisaient un triste ménage! Ils dormaient le jour, par honte de se montrer dans leur dénuement, et aussi parce qu'ils passaient la nuit, comme je vous l'ai dit, tantôt sous les fenêtres de Ninon, tantôt à entretenir le labyrinthe, le bassin et la statuette baisée un jour par Ninon, tantôt enfin à pêcher au verveux dans la Loire, au risque de se faire prendre par la maréchaussée, ou bien encore,—il faut l'avouer à la confusion de notre chevalier amoureux,—à voler la volaille et les œufs frais dans les fermes. Le reste du temps, Dieutegard faisait redire à Cornebille la scène du bain de Ninon, et il éprouvait un sombre plaisir à voir étinceler les prunelles de son rival barbare. Cornebille excitait Dieutegard à parler de la marquise, et il avait sans cesse l'envie de se précipiter sur lui et de l'étrangler, quand il était question des faveurs qu'elle lui avait témoignées, mais il ne l'étranglait pas, parce qu'il voulait entendre encore parler de Ninon, le lendemain. Alors il faisait dévier l'entretien sur Châteaubedeau, et c'était celui-là de qui il étranglait le fantôme.

Ils couchaient sur la paille et sur de vieux chiffons que Marie Coquelière apportait parfois, en cachette, dans ses poches, car cette honnête femme n'eût osé voler une aune de drap à ses maîtres. Elle ne s'aventurait d'ailleurs plus guère à la cabane, car elle se mourait du regret d'avoir parlé, après avoir failli mourir de ne point parler, et elle croyait que Cornebille l'avait punie en lui envoyant la maladie qui la consumait.

Dieutegard avait eu son habit feuille morte très endommagé par le contenu du vase de nuit reçu sous les fenêtres de Ninon; il avait fallu le laver parce qu'il était imprégné d'une mauvaise odeur, et sa belle soie rétrécie, ridée, était pareille maintenant à la pelure d'une pomme de reinette qui a passé l'hiver. Nous ne parlons pas des trous, des taches, ni de la guenille qui provient de porter un vêtement jour et nuit, et d'en arracher les pans, le petit matin, à la gueule des chiens. Il fallait signaler cette misère parce qu'elle a de l'importance: il est pénible à un homme bien né d'être mal mis. Le chevalier en souffrait beaucoup.

Il ne prévoyait pas de terme à sa détresse, car son amour s'aggravait avec le temps, par la recherche quotidienne de Ninon qu'il ne voyait jamais, et par l'émulation diabolique qu'il recevait du féroce amour de son compagnon.

L'aventure du vase de nuit ne l'avait pas détourné du besoin d'approcher Ninon, car lorsqu'on a commencé de souffrir par un grand amour, toute douleur nouvelle est plus avidement souhaitée qu'un rendez-vous par un amant heureux. Il était retourné sous les fenêtres; il avait passé des nuits dans la volupté amère d'un bien-aimé voisinage. Il avait aussi pris goût à la besogne de jardinier d'amour, au labyrinthe. Cornebille et lui, munis de vieux instruments qu'ils cachaient dans un endroit du parc connu d'eux, taillaient, émondaient, ratissaient; ils entretenaient la margelle du bassin aussi propre qu'une assiette de faïence; ils se jetaient à l'eau et époussetaient l'Amour de marbre avec les soins qu'une mère a pour son enfant.

Quand vint la fin de l'automne, ils avaient fort à faire, parce que les pluies salissaient le cher objet, et parce que les feuilles gluantes s'y tenaient attachées, enfin parce que les nuits étaient noires, par les temps couverts, et il leur fallait travailler vite aux premières lueurs du jour, en courant de grands dangers.

C'est ainsi qu'ils avaient été surpris un matin par les coups de fusil de la chasse de Ninon et de Châteaubedeau. On tirait dans le bois où le bassin se trouvait enclos, et ils avaient dû demeurer cachés dans le labyrinthe. Une balle perçant les fourrés avait blessé Cornebille à l'épaule.

Cet homme, dont la vie était pire que la mort, après s'être lavé dans le bassin, et pansé de son mieux, conseilla à Dieutegard de monter sur un arbre élevé, où l'on aurait moins de risques d'être atteint et plus de chances de voir Ninon. Le chevalier grimpa dans un haut pin et, pour la première fois depuis le jour fatal où il avait vu Ninon à demi nue sur son lit, il la vit, de très loin, c'est vrai, mais enfin il la vit. Et il fut tout à coup plus pâle que s'il avait reçu la blessure dont souffrait Cornebille, et il faillit tomber de son arbre. Cornebille, qui était sur un chêne plus touffu et qui n'avait point vu Ninon, lui demanda ce qu'il avait. Mais Dieutegard ne le lui dit pas, afin de savourer davantage, en lui-même, sa douleur ou sa joie. Comme il ne soufflait mot, Cornebille cessa de lui parler, et le chevalier demeura sur sa branche, bouleversé par une émotion immense. Son cœur faisait le bruit d'une fillette qui court en sabots sur la route, et le vent, dans le feuillage du pin, jouait de la harpe, grave et enivrante musique.

Le chevalier n'avait vu Ninon qu'un instant. Mais il peut se faire qu'un être qui passe entre deux troncs d'arbres et qui est aperçu de loin, soit cause que le sang s'arrête dans les veines d'un homme. Aussi, pour si peu, le chevalier sentit que la mort avait touché ses membres, un à un, et qu'il se trouvait devant le bon Dieu tel qu'on lui avait appris qu'il était, c'est-à-dire entouré d'anges magnifiques, de prophètes barbus et de saints à la figure douce. Des personnes que l'on ne voyait point touchaient de l'orgue avec bien du talent. Et on lui faisait excellent accueil dans cette belle assemblée. Bien entendu, il n'osait pas avancer trop, mais il entendait que l'Éternel en personne lui parlait du haut de son trône et lui disait:

«Monsieur le chevalier, soyez le bienvenu pour avoir porté dans votre cœur la pure flamme d'amour qui soulève les hommes au-dessus de la terre, et qui vous a amené ici ainsi que toutes les personnes que vous y voyez réunies. Je vous ai très bien entendu, le matin où vous m'avez prié, au bord de la rivière. Vous aimiez, m'avez-vous dit, Mme la marquise de Chamarante… Il est curieux que les hommes en soient encore à se faire d'aussi plaisantes illusions! dit-il, en souriant et se tournant de gauche et de droite vers la nombreuse assistance.—Non, Monsieur! votre âme brûlait du feu qui distingue les plus valeureux de ma noblesse, comme l'ordre du Saint-Esprit marque la poitrine des meilleurs serviteurs du roi. Ce feu vous élevait vers la beauté, qui revêt mille formes; vous avez été sensible à mon soleil, à ma nuit, aux eaux, aux bassins qui reflètent mon ciel et mes étoiles, au charme de mes provinces de Touraine et d'Anjou qui, en effet, est exquis; vous avez goûté les poètes qui ont le secret de rendre durables les fleurs de ma création; vous avez cru à quelque chose de superbe qui flotterait au-dessus du monde, et pour cette chose qui, à vos yeux d'enfant, n'était encore que confuse, vous eussiez donné votre vie aussi gentiment que votre mouchoir. Vous eussiez pu être un martyr, un apôtre, un grand soldat. Le hasard vous a placé en présence d'une femme de fraîche figure et de corps engageant, et vous l'avez parée de toute la beauté qui était en vous. Et, tenez! à vous parler franc, Monsieur le chevalier, je ne suis pas fâché que de cette femme vous ayez eu l'occasion de voir le derrière; et je me flatte que vous ayez souffert les maux que le goût de la chair vous causa; en sorte que vous puissiez aujourd'hui faire la part de ce qu'est proprement l'amour tel que les hommes de votre monde le conçoivent, et de ce qu'est l'amour qui brille sous la perruque des héros, qui brille, Monsieur, à ce point qu'on le peut distinguer d'ici, à l'œil nu… Penchez-vous plutôt, je vous prie…»

A ces mots, le chevalier se pencha; mais il n'eut point le temps de rien voir, car il tomba du haut de son arbre dans le bassin, ce qui lui évita de se casser les reins, mais le tira du songe où il avait entendu Dieu le père lui parler. Et comme il était fort jeune, il fut content de n'être pas mort, malgré la belle réception qui semblait lui être destinée au Paradis, car les paroles du Créateur ne lui plaisaient qu'à demi, et pour lui, il demeurait fermement dans «l'illusion» d'aimer Ninon d'une flamme qui était héroïque, ou pure, ou tout ce qu'on voudra, mais d'une flamme qui le consumait et qui l'empêchait même de sentir qu'il était trempé de la tête aux pieds.

Il sourit donc encore à la vie, quelle qu'elle fût, et envoya de la main un baiser à Ninon qu'il savait n'être pas loin de là; puis il profita de ce qu'il était près de la statuette, pour l'enlacer et baiser la place où Ninon, un jour, avait posé ses lèvres.

Ce fut dans ce mouvement, et comme il interceptait de son corps le marbre, vis-à-vis de la lunette où Ninon épaulait son fusil, que le coup tiré par elle l'atteignit en plein cœur. Et il retomba, à demi dans l'eau, à demi sur les marches du socle de l'Amour.

Ninon, qui accourait avec Châteaubedeau par le plus court chemin, arriva au bassin presque aussitôt le malheur accompli, et elle vit ce jeune homme, les pieds baignant dans l'eau, et sa belle tête exsangue renversée sur la dure marche de pierre. Elle ne se pâma point, car elle avait de l'énergie dans les circonstances graves, ainsi qu'on l'a vu souvent; mais elle croyait avoir blessé un malandrin. Ce fut en s'inclinant à la margelle, dans une attitude inquiète et charmante qui eût rappelé à la vie le chevalier s'il l'eût pu voir, qu'elle reconnut la victime de sa chasse malheureuse. Et dans le temps qu'elle remettait le visage de Dieutegard,—presque pareil, quoique amaigri et flétri, à celui qu'il avait en ce lieu même, le jour où elle avait voulu d'abord le baiser sur la bouche, et puis se sentir appliquer tout à fait et vigoureusement contre lui,—le passé se représenta à sa courte mémoire de femme, et elle eut aussitôt une douleur aiguë et bien sincère qui lui arracha un cri déchirant.

Mais, sans perdre la tête, elle commanda à Châteaubedeau de se jeter à l'eau et de secourir son ancien ami; puis elle cria «Au secours, au secours!» et s'enfuit afin de guider les gens à leur arrivée dans le labyrinthe.

Châteaubedeau jeta son habit, en réfléchissant que ce qui venait de se passer là était déplaisant. Il éprouva l'eau, du gras de l'orteil, et s'élança.

Il allait atteindre le milieu du bassin, lorsqu'une masse d'os, lourde comme un tronc de chêne vert, lui tomba du haut d'un arbre, entre les épaules, et le fit plonger jusqu'au fond de l'eau. Il revint à la surface en même temps que ce bolide et vit, en s'ébrouant, un visage horrible qui s'ébrouait aussi, et si près du sien, qu'ils se soufflaient de grandes eaux au nez l'un de l'autre.

Châteaubedeau reconnut le sorcier Cornebille, et le soupçonna aussitôt de ne lui vouloir pas de bien. Dans tous les cas, cet homme, en lui tombant dessus, lui avait fait très mal. Il ne songea donc plus qu'à se sauver. Mais Cornebille nagea plus vite que lui vers le bord, et il était hors de l'eau quand Châteaubedeau mettait le pied sur l'échelle marine. Cornebille l'attrapa par une jambe et le rejeta à l'eau; ensuite il lui empoigna l'autre jambe, et, à genoux sur la margelle, il le secouait, la tête en bas, comme on voit les laveuses tremper dans la rivière une longue chemise de nuit.

Mais Châteaubedeau était si souple qu'il se redressa avec la vigueur d'une vipère. Il parvint, d'un élan, à ressaisir ses jambes à poignées, et il trancha d'un seul coup de dents deux phalanges de la main du monstre qui lui broyait les chevilles. Cornebille lâcha prise à cause de l'atroce douleur; le page bondit dans l'eau comme une otarie, et en sortit sans échelle, d'un saut d'animal traqué.

Mais aussitôt Cornebille se représenta à lui, saignant de l'épaule, dégouttant d'eau, et secouant sa main rompue, retenue par une peau coriace, et qui pissait le sang. Alors les deux hommes se ruèrent l'un sur l'autre à bras-le-corps.

Châteaubedeau était affaibli de sa secousse et de la terreur, Cornebille par la douleur physique et le sang perdu; Châteaubedeau défendait sa vie, mais Cornebille assouvissait sa haine, ce qui le rendait très fort.

Ils tombèrent sur le sable qui saupoudra leurs dos humides d'une poussière d'or. Un dernier rayon descendait de la cime des grands arbres. Chaque fois que le sorcier voyait la figure du page, il gonflait son cou et ses amygdales, et lui vomissait un bol de crachats. Quand ils étaient tous deux par terre et qu'ils roulaient, en un seul tronc, contre la margelle de marbre, leurs os craquaient.

Enfin on arriva: les domestiques, les hôtes du château, M. de Chemillé, le marquis, et jusqu'à Jacquette et sa gouvernante, tous essoufflés, Ninon avec eux.

Elle pensait trouver Dieutegard étendu sur la mousse et Châteaubedeau genoux à côté de lui et lavant sa blessure avec du linge. Elle fut très stupéfaite de ce qu'elle découvrait: le pauvre chevalier était toujours étendu, immobile, sur les degrés de l'Amour, et quelque chose de terrifiant, un animal bicéphale, informe et sans nom, se tordait, en soufflant, et hurlant, sur un sol de boucherie.

Les hommes firent un pas en avant, les premiers, et, ayant reconnu ce qui se passait, s'employèrent à séparer les combattants. Châteaubedeau demandait grâce; mais Cornebille le tenait serré dans un garrot et disait distinctement qu'il voulait lui faire exprimer son dernier jus, comme à un marc de raisin. Ils étaient sanglants et hideux. Tout effort pour arracher les membres du page aux tentacules de cette pieuvre était vain.

Ninon parvint à se faire jour à travers le groupe d'hommes qui voulaient lui épargner ce spectacle. Elle approcha, contint de la main son cœur; elle essaya plusieurs fois de parler avant d'y réussir, tant elle était émue; enfin elle prononça sur un ton suppliant:

«—Cornebille!»

Comme un chien appesanti par le sommeil se trouve soudain sur les pattes à la voix de son maître, le monstre, en entendant son nom tomber de cette bouche, détourna les yeux de sa proie, et il laissa un instant s'égarer dans le vide sa prunelle rougeoyante. Je ne sais pas ce qu'il voyait, car la passion sauvage de cet homme me dépasse. Cependant, il ne lâchait point les membres de Châteaubedeau, qui, lui, si peu digne d'intérêt qu'il fût, faisait pitié, je vous assure.

Ninon s'approcha davantage encore, et elle essaya de commander impérieusement du doigt à Cornebille, en répétant son nom. Cornebille releva la prunelle, et il vit le doigt, et au-dessus, penché sur lui, le visage de Ninon. Pour le visage, il n'osa pas le regarder, mais il se fixa sur le doigt.

Alors il saisit ce doigt, de sa demi-main sanglante, et lâcha tout pour le porter à sa bouche. Ninon défaillait d'horreur. On voulait, à coups de pieds, faire lâcher prise à la brute odieuse. Mais Ninon eut l'âme à endurer ce martyre et elle ordonna d'emporter Châteaubedeau pendant que le monstre léchait le doigt.

Il léchait le doigt de Ninon, ce seul doigt, en rampant et faisant entendre un cri sourd. Il se tordait dans la boue ensanglantée du sol, en léchant ce doigt, ce seul doigt; car il n'osa pas aller plus haut; et de sa tête inhumaine sortaient des hoquets incompréhensibles parmi lesquels on distinguait «Merci!» Puis cela devint des grondements d'orage apaisé; il consacrait tout son restant de vie à se soutenir afin d'atteindre le doigt et le lécher encore. Enfin il retomba tout d'un bloc, et Ninon alla se laver dans le bassin.

Alors les uns donnèrent des soins à Châteaubedeau qui en avait grand besoin, les autres au malheureux chevalier qui était maintenant au-dessus de toutes les infortunes de ce monde. On le déshabilla pour examiner sa blessure. La petite balle l'avait touché au cœur, comme je vous l'ai dit. Quand on eut passé dessus un linge humide, on vit le nom de Ninon écrit en hautes lettres qu'une pointe malhabile avait tracées. De sorte que Ninon apprit en un même moment la grande passion de ce jeune homme et sa mort. Toutes les autres personnes qui se trouvaient là,—gens qui ne savent jamais rien de ce qui se passe au fond des âmes—furent fort étonnées. Marie Coquelière ne put se retenir de répéter ce qu'elle avait déjà dit sur la vie mystérieuse des deux êtres qui gisaient là, sur leurs visites nocturnes dans le parc, sur l'entretien miraculeux du labyrinthe et de l'Amour; et cette fois-ci, il fallut la croire; mais ces aventures parurent bien extraordinaires.

La nuit était venue; on ne distinguait plus qu'avec peine les objets, sauf la statuette de l'Amour, dont le marbre blanc retenait la lumière, et qui se dressait intacte, indifférente et impudique, au milieu des événements.


M. le baron de Chemillé crut le moment venu de prendre Jacquette par la main et de lui parler en termes nets de tout ce qu'elle avait vu, non seulement en cette journée, mais depuis le temps qu'on s'efforçait de lui tout cacher. Il lui dit qu'il ne fallait pas qu'elle recueillît de tout cela matière à se dégoûter de l'amour, qui est un sentiment très noble et très beau quand il vient à son heure et dans des conditions telles que rien ne le fasse dévier de sa route droite. Il lui dit qu'elle était grande à présent et qu'on pouvait lui parler comme à une femme. Et il se donna en effet la peine de lui éclaircir diverses particularités du jeu de l'amour, afin que rien, pour ainsi dire, ne lui en demeurât inconnu et n'excitât sa jeune imagination par l'attrait du mystère.

Avec des termes qu'il s'efforça de trouver mesurés, il toucha devant sa filleule à ce grand sujet qui bat comme un cœur au centre de l'univers et l'alimente, et que seule la méchanceté des hommes et des mœurs parvient à rabaisser et à avilir. Enfin il s'éleva très haut là-dessus et dit des choses superbes.

En effet, c'était un philosophe; et il s'était construit, comme ses pareils, sur toutes choses, des systèmes ingénieux et séduisants.

Jacquette l'écoutait, car elle était toujours attentive à ce qu'on lui disait. Sachez cependant que rien de ce qu'elle avait vu, rien de ce qui lui fut caché, rien de ce qui lui fut éclairci, ce modifia la contenance que Jacquette devait prendre vis-à-vis de l'amour lorsque celui-ci se présenta.

Car elle épousa, vers l'âge de quinze ans, un beau jeune homme qu'elle aima tendrement dès qu'il eut demandé sa main, quoiqu'elle ne l'eût jamais vu auparavant. Et, aussitôt qu'elle sentit qu'elle l'aimait, elle fut si pudique, que le moindre mot malséant, qu'il lui était bien égal d'entendre jusque-là, lui devint désagréable: elle rougissait et croyait très volontiers que son mari était un ange; elle oublia tout ce qu'elle avait vu, tout ce qu'elle avait appris malgré elle et tout ce que son parrain le philosophe lui avait enseigné, et il n'y eut jamais de femme plus vertueuse à la fois et plus agréable à son mari, car elle était venue au monde avec une âme simple dans une chair bien portante.

Les exemples du monde et la philosophie sont bien peu de chose au prix d'une gouttelette de beau sang.

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre I. 1
Chapitre II. 5
Chapitre III. 11
Chapitre IV. 19
Chapitre V. 29
Chapitre VI. 43
Chapitre VII. 51
Chapitre VIII. 65
Chapitre IX. 73
Chapitre X. 79
Chapitre XI. 91
Chapitre XII. 97
Chapitre XIII. 113
Chapitre XIV. 127
Chapitre XV. 141
Chapitre XVI. 153
Chapitre XVII. 173
Chapitre XVIII. 195
Chapitre XIX. 225
Chapitre XX. 279

6892.—Imp. de Vaugirard, 152, rue de Vaugirard. Paris (XVe).

Note du transcripteur

Les corrections suivantes ont été effectuées:

ainsi que quelques coquilles non détaillées.