The Project Gutenberg eBook of Le Turco

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Title: Le Turco

Author: Edmond About

Release date: June 7, 2021 [eBook #65546]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TURCO ***

EDMOND ABOUT

LE TURCO

Le bal des artistes — Le poivre
L’ouverture au château — Tout Paris — La chambre d’ami
Chasse allemande — L’inspection générale
Les cinq perles

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, No 77

1867
Tous droits réservés

IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE
Rue de Fleurus, 9, à Paris

A MONSIEUR THÉODORE JUNG
Capitaine d’état-major

Témoignage de reconnaissance et d’amitié.

E. A.

LE TURCO.

Ce que vous allez lire est une histoire du café d’Orsay.

Hier soir à cinq heures, le gabion était farci. Le gabion, afin qu’on n’en ignore, est une salle du rez-de-chaussée où nous prenons l’absinthe entre nous. Nous étions une vingtaine d’officiers ; l’artillerie dominait, l’état-major était représenté par le grand capitaine Brunner ; il y avait passablement de cavalerie et un peu de ce que nous appelons (toujours entre nous) « le génie bienfaisant. »

Gougeon, des guides, racontait le dernier concert des Tuileries et se montait insensiblement la tête pour Mlle Nillson, lorsque Brunner lui coupa la parole au ras de la moustache par un formidable éclat de rire. Tout le monde ouvrit l’œil, et Gougeon, qui n’est pas commode, devint pâle comme un mouchoir.

« Pardon, Brunner ! dit-il en se soulevant à demi ; je ne savais pas être si drôle que ça ! »

Brunner interpellé fit le geste naïf d’un dormeur qu’on éveille. Le guide reprit sa phrase en haussant le ton, mais il ne l’acheva point. Il avait rencontré le regard de Brunner et saisi, pour ainsi dire au vol, une de ces émotions profondes et navrantes qui font tomber notre colère à nos pieds.

« Cher ami, dit le capitaine, c’est à moi de vous demander pardon. Tout en vous écoutant, je promenais mes yeux sur la gazette, et j’y ai rencontré une nouvelle,… une de ces nouvelles dont il faut se hâter de rire pour éviter… vous savez quoi. »

Il n’avait rien évité du tout, le pauvre garçon. Sa voix faiblit, ses yeux se troublèrent : il me passa le journal en indiquant du doigt l’entre-filets qu’il ne pouvait nous lire ; mais nul de nous ne trouva le mot pour rire, ou pour pleurer, dans cette annonce écrite en style pommadé, comme toutes les réclames de high life.

« Un illustre et double hyménée réunira demain devant l’autel aristocratique de *** le concours le plus brillant et le plus distingué, le choix du choix. Mme la comtesse de Gardelux épouse en secondes noces M. le vicomte de Chavigny-Senlis, et le même jour, à la même heure, Mlle Auguste-Hélène de Gardelux doit donner sa main au jeune et riche marquis de Forcepont. Il n’est pas surprenant que la naissance s’allie à la naissance, la fortune à la fortune, la beauté et la vertu à la bravoure et à l’élégance ; le merveilleux, ou, pour parler correctement, le miraculeux de cette cérémonie, c’est la beauté presque jumelle des deux nobles épousées : un profane introduit dans la nef croira voir le mariage de deux sœurs. »

J’avais déposé le journal, et je buvais un verre d’eau pour faire passer le goût de cette prose. Brunner se mordait la moustache et suivait les veines du marbre en cherchant à renfoncer ses larmes. Les assistants se regardaient sans rien dire, trop discrets pour demander un commentaire, mais incapables de saisir aucun rapport entre l’émotion de Brunner et un mariage du faubourg Saint-Germain.

Certes il ne serait pas déplacé dans le monde, mais on ne se souvient pas de l’y avoir jamais rencontré. Il ne ressemble ni peu ni prou à cet aimable et brillant George de Saint qui conduisait encore un cotillon le matin de son départ pour le Mexique. C’est un garçon trop grave pour son âge, un peu loup, surtout depuis deux ans. Il est né en Alsace, à Obernai, je crois, d’une famille de vignerons. Ses parents sont plus qu’à l’aise, il ferait figure à Paris, s’il en avait envie ; mais il se soucie peu de paraître, l’estime des camarades lui suffit. De sa personne, il est bien ; peut-être un peu trop grand et les épaules trop carrées. Ce corps robuste est surmonté d’une figure régulière, blanche et rose : la moustache blonde et les yeux bleus des purs Alsaciens. Sa voix est excellente pour le commandement ; dans un salon, elle paraîtrait forte. Que diable pouvait-il y avoir entre ce bon Brunner et la comtesse de Gardelux ?

Ce secret fût peut-être mort avec lui, si Fitz Moore, des voltigeurs, n’était entré au milieu de ma lecture. Il me laissa finir et me dit : « Mon bien bon, les noms français ne se prononcent pas tous comme ils s’écrivent… On écrit Gardelux, mais nous disons Gardlu.

— Tiens ! s’écria Blavet, du 25e, j’aurais dû me le rappeler. Dans ma promotion, il y avait un Gardelux. Par exemple, vous dire ce qu’il est devenu, je ne suis pas assez ferré sur l’Annuaire.

— Je le sais moi, dit Brunner. Il y a deux ans qu’il est mort en Afrique, dans mes bras. Les deux femmes qui se marient demain sont sa mère et sa sœur. Et je donnerais ma tête à couper que, dans un jour pareil, les deux coquettes n’auront pas un pauvre petit souvenir pour lui ! »

Un juron des mieux accentués compléta sa pensée et termina la phrase.

— Voyons, voyons, mon cher ! reprit Fitz Moore. Ces dames sont de mon monde, et laissez-moi vous dire que vous les condamnez un peu lestement. Qui vous prouve qu’elles n’ont pas gardé un tendre souvenir à votre pauvre camarade ?

— Des preuves ? je n’en ai que trop. Enfin ! Qu’elles se marient si cela les amuse ; mais je vous demande la permission de trouver la noce un peu forte, quand le pauvre Léopold expire dans la province de Biskra ! »

Gougeon fit un signe à Fitz Moore et répondit pour lui, d’un ton plus amical :

« Je vous comprends, Brunner. L’amitié, le dévouement, les regrets sont ce qu’il y a de plus honorable au monde ; mais enfin pouvez-vous exiger que la vie porte éternellement le deuil de la mort ? L’ami que vous regrettez, que nous regretterions sans doute aussi, si nous l’avions connu…

— Oh ! oui !

— Cet ami, dis-je, que vous voyez toujours expirant, a fini de souffrir depuis deux bonnes années. Trouvez-vous équitable que toute sa famille ?… Encore si la chose pouvait lui profiter, à lui ! Mais non. Je vais plus loin : je dis qu’un pareil sacrifice, il ne l’accepterait pas !

— C’est bien possible.

— Laissez l’oubli faire son petit travail.

— Il n’aura pas de travail à faire… Les ingrates ! Mon pauvre ami, leur fils, leur frère, a été oublié tout vivant. C’est une atrocité que je n’ai jamais racontée à personne ; mais puisque le premier mot est lâché, puisque Fitz Moore défend la famille, puisque les souvenirs que j’avais comprimés me suffoquent, il faudra que la vérité sorte. Écoutez. »

I

Nous nous sommes connus à Biskra pendant une année, mais l’intimité n’est guère venue qu’au sixième ou septième mois. On nous avait annoncé un sous-lieutenant qui venait de Saint-Cyr, et qui était comte. Une nouvelle figure, c’est toujours curieux. Si l’on n’était pas petite ville dans une oasis, où le serait-on ? Les uns disaient : C’est quelque protégé que l’on met aux tirailleurs indigènes pour qu’il avance plus vite ; les autres se préparaient à le mener rondement, s’il faisait trop son gentilhomme. Quatre ou cinq fils de famille, plus ou moins décavés dans les tripots de Paris, attendaient ce renfort avec impatience pour fonder une succursale du faubourg Saint-Germain. « Vous êtes bien bons enfants, leur disais-je ; un comte qui aurait quatre sous de chez lui viendrait-il s’ensabler à Biskra ? » Les commentaires étaient épuisés, et l’on commençait à parler d’autre chose, lorsqu’il arriva un beau matin.

Je le vois encore à cheval, précédé d’un spahi et suivi du mulet qui portait ses bagages. Il n’était ni grand ni beau, et il avait l’air d’un enfant chétif. Pas un poil de duvet sur sa petite figure maigre, et un nez que l’absence de moustaches faisait encore paraître plus long. La force lui manquait un peu quand il mit pied à terre ; il n’aurait pas fallu le secouer bien fort pour le faire tomber en syncope. Ses amis par anticipation le conduisirent ou le portèrent au logement qu’ils lui avaient retenu ; il prit un bain, se mit au lit et ne reparut pas de la journée.

Ce déballage de poupée amusa la garnison. Le contraste était vraiment trop drôle entre ce sous-lieutenant de demoiselles et les lascars à tous crins qu’il venait commander. Tout ce jour-là, au café, au cercle, dans les rues, on s’abordait en disant : As-tu vu le turco ? que penses-tu du turco ? Pour un turco, voilà un drôle de turco. » Le nom lui en resta pour la vie, c’est-à-dire pour l’année. Enfin son brosseur même trouvait ce nom plus commode à prononcer que celui de Gardelux et l’appelait respectueusement : Sidi Turco.

La seconde impression fut à son avantage. Dans les visites qu’il fit, dans la bienvenue qu’il nous offrit, dans les heures toujours si longues d’une garnison oisive, il se fit mieux connaître et mieux apprécier. Sa politesse était cordiale et sans hauteur ; il s’associa d’emblée à notre train de vie et refusa de faire bande à part avec la jeunesse dorée, ou dédorée. On sut bientôt qu’il apportait au milieu de nous un grand fonds de bonne volonté et une belle instruction militaire. Entré le cinquantième à l’école, il en était sorti dans les douze premiers ; c’était lui qui avait choisi les tirailleurs indigènes lorsque l’état-major lui était ouvert. On vit qu’il montait à cheval non pas comme un élève de manége, mais comme un homme qui a eu son premier poney à quatre ans. Les soldats de sa compagnie, après l’avoir un peu tâté, sentirent qu’il avait la main ferme et lui obéirent ni plus ni moins que s’il eût eu cinq pieds six pouces. Bref, au bout de six semaines, il était posé comme pas un dans la garnison de Biskra. Seulement les peaux fines de sa caste s’étonnaient qu’un garçon si bien né, émancipé par acte authentique et libre de manger vingt-cinq mille livres de rente, n’eût rien à leur conter sur ces mesdemoiselles Amanda, Nina et Lobélia, de Paris. Sur ce chapitre, il était presque neuf, ou du moins très-discret. J’ai surpris par hasard une espèce de liaison entre lui et une danseuse de la tribu des Ouled-Nayl ; mais je doute qu’il l’ait gardée longtemps, et surtout que le cœur fût de la partie. Son cœur était ici, et drôlement placé, comme la suite vous le prouvera.

Notre amitié a commencé par les échecs, où il était d’une jolie force : il me rendait la tour, à moi qui ne suis pas mazette. Pour varier nos plaisirs, nous montions à cheval, nous chassions le sanglier, nous poussions des reconnaissances vers le tombeau de Sidi Oq’ba ou les ruines de Zaatcha. Nous flânions à pied par la ville dans cet uniforme de fantaisie que l’on sait : la longue chemise de soie tombant jusqu’aux pieds, les babouches et le large chapeau de paille particulier aux chefs du sud ; rien de moins, rien de plus. Quand la chaleur était trop forte, nous allions nous baigner dans un de ces canaux qui arrosent les racines des arbres. Je possédais en commun avec neuf ou dix de mes camarades une cage construite au sommet de trois palmiers, à vingt mètres du sol. On y montait en sortant du bain par une échelle de corde et l’on s’y étendait en jantes de roue, les pieds au centre, les têtes à la circonférence. Cette station placée entre le ciel et la terre nous procurait des siestes ineffables. Le thermomètre avait beau marquer quarante-cinq degrés, nos alcarazas nous donnaient quelques gouttes d’eau fraîche, et si quelque semblant de brise agitait l’air, c’était pour nous. Le soir, on s’asseyait dans la niche d’un café maure, ou bien les officiers se retrouvaient dans ce merveilleux cercle d’Aumale, où les gazelles, les autruches et les produits les plus singuliers du désert s’acclimatent un peu mieux qu’à Paris. On a beau dire, c’est une jolie garnison que Biskra ; si seulement l’eau n’y était pas si mauvaise !

Ce que j’aimais surtout dans la conversation du turco, c’est que j’y apprenais tous les jours quelque chose. On croit en savoir long quand on a passé dix ans au collége ; ce bambin-là qui n’avait pas fait ses classes m’étonnait et m’humiliait un peu. Non qu’il fût homme à se vanter de rien ; il se serait plutôt caché de sa science : il fallait l’occasion pour lui délier la langue. Une double inscription latine et grecque sur un fût de colonne indignement rongé l’amusa pendant un quart d’heure. Voilà, montre en main, le temps qu’il mit à la copier, à la rétablir et à la traduire sur une feuille de son carnet. Moi, j’ai des bras, j’avais déterré la colonne ; mais du diable si j’aurais pu déchiffrer le premier mot ?

Il avait le cerveau farci de choses curieuses ; en me promenant avec lui, je m’initiais peu à peu à l’histoire, à la botanique, que sais-je ? Il connaissait l’Afrique par principes mieux que moi, Africain depuis cinq ans et capitaine depuis trois !… Un jour, il m’expliqua que le grand désert était une mer desséchée, que l’eau pouvait rentrer chez elle tôt ou tard, qu’on pourrait même l’y ramener par un travail analogue au percement de l’isthme de Suez, car enfin le Sahara est à vingt-sept mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée ! Saviez-vous ça ? Moi, j’en fus transporté : mon imagination prit le galop ; je passai toute la nuit à rêver la fabrication d’une grande mer intérieure qui isolerait notre colonie algérienne, nous mettrait à l’abri des nomades, permettrait à la marine française d’aborder à Biskra, comme à Oran ou à Philippeville, et de l’autre côté ouvrirait l’Afrique tropicale aux explorateurs de mon pays ! J’avais la fièvre. Le lendemain, quand j’offris au turco d’entreprendre l’affaire à nous deux, il me dit en souriant : « Tu veux donc bien du mal aux Écossais et aux Suisses ? » Et il me fit la théorie la plus curieuse sur les glaciers d’Europe qui fondent chaque année au vent du Sahara : si ce vent-là courait sur l’eau au lieu de passer sur le sable, il arriverait tout rafraîchi par l’évaporation ; les glaciers, ne fondant plus, gagneraient de proche en proche, la Suisse et l’Écosse seraient gelées, et le climat de la France à jamais gâté. Vous voyez, il savait tout ; j’ai retrouvé cela plus tard, dans un livre, exactement comme il me l’avait dit.

Depuis son arrivée, il ne lisait presque pas. Les journaux ne le tentaient guère, et sa bibliothèque, qu’il m’a léguée, se composait de neuf volumes. En revanche, il écrivait beaucoup, car sa provision de papier fut épuisée en quatre mois, et il s’arrêtait souvent à la boutique du Maltais Giovanni pour en acheter d’autre. Comme il restait enfermé dans sa chambre un jour au moins par semaine, les suppositions allaient bon train ; quelques-uns l’accusaient de correspondance amoureuse, d’autres le présentaient comme un poëte incompris ou un journaliste anonyme, d’autres enfin comme un malade, sujet à des accès de mélancolie périodique. Moi, son ami, je m’étais fait une loi de respecter le mystère, quel qu’il fût ; en somme, je ne l’aurais jamais deviné, s’il ne s’était découvert à moi par un accident déplorable. Voici le fait.

A Biskra, le courrier de France arrive tous les huit jours ; une sonnerie de clairon annonce la bonne nouvelle, tous les officiers courent au cercle militaire, et là, le vaguemestre ouvre cette sacoche de bénédictions. Ce n’est pas pour me vanter, car enfin le bonheur n’échoit pas toujours aux plus dignes, mais j’ai beaucoup d’amis solides et une famille comme on n’en fait plus. J’écris peu, c’est sans doute indigence d’idées, mais depuis que je suis au monde, on m’a énormément répondu. Chaque semaine, j’avais cinq ou six lettres à lire, quelquefois neuf ou dix, quand la famille et l’amitié s’étaient donné le mot. Lorsque la récolte était bonne, je m’en allais tout fier, étalant la chose en jeu de cartes et lisant à demi-voix la lettre de maman Brunner : je n’ai jamais commencé par une autre ; que les enfants trouvés me jettent la première pierre !

Un matin de septembre, le 4, il m’en souviendra toute la vie, j’étais riche de sept ou huit lettres. La bonne vieille de là-bas m’envoyait un billet de cinq cents francs ; l’homme n’est pas parfait, et la tribu des Ouled-Nayl ne connaît pas encore la théorie de l’art pour l’art. Item, on m’annonçait de chez nous un envoi de jambons, de saucisses, de vin de Barr et de kirschenwasser, qui devait remonter la popotte pour un mois. J’étais content, je marchais sur mes pointes, je reconnaissais du coin de l’œil, tout en lisant, l’écriture de ma cousine Gretchen et de mes vieux amis sur les autres enveloppes : je me réfugiai, pour déguster tous ces crus de bonne encre française, dans le petit salon de l’est, au bout du cercle ; Gougeon y a passé, il voit cela d’ici. J’entre, et j’aperçois le turco qui déchirait la bande d’un journal, par grand extra, avec une figure de l’autre monde.

« Eh bien ! lui dis-je étourdiment, qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’étais pas au courrier, tu n’as donc pas de lettres aujourd’hui ? »

Il me sauta à la gorge comme un petit jaguar, et cria en m’étranglant :

« Tu m’insultes ! que t’ai-je fait ? Tu sais bien que personne ne m’écrit à moi ! O Charles ! Charles ! »

Là-dessus, sans me laisser le temps de la surprise, il passa par la fenêtre et s’enfuit en pleurant. Le cercle militaire n’a qu’un rez-de-chaussée, grâce à Dieu.

Je demeurai tout abruti. J’étais son supérieur, il avait porté la main sur moi : si quelqu’un nous avait vus, il allait en conseil de guerre ; mais ça, je n’y pensai que le lendemain. Mon premier mouvement fut de serrer les lettres dans ma poche et de courir chez lui pour savoir en quoi et comment je lui avais fait de la peine. Une coquine aux yeux barbouillés me jeta la porte au visage. C’est ainsi, entre parenthèses, que j’ai eu connaissance de sa liaison.

Le lendemain, au petit jour, je dormais assez mal sous ma moustiquaire, la porte et la fenêtre ouvertes, quand il m’éveilla par mon nom. Je passe une gandoura, et je vais à sa rencontre. Il m’embrasse, il pleure, il bredouille un tas de choses où le mot pardon revenait à chaque instant.

« Tu ne sais pas, dit-il, tu ne peux pas savoir ;… mais je te dirai tout. Charles ! je suis le plus malheureux des hommes. J’aime de toutes les forces de mon cœur, et l’on ne se souvient même pas de moi. C’est l’enfer glacé de Dante ! »

J’ai su depuis que Dante avait imaginé un enfer sans feu.

Il m’entraîna dans la campagne, au diable vert. Je reverrai toujours le paysage. Avez-vous remarqué cela ? Quand un événement joyeux ou triste enfonce un clou dans le décor, c’est fixé pour la vie ; on ne l’oublie plus. Ainsi le champ de fèves où ma cousine Gretchen… mais ne confondons pas les histoires.

Il se mit à me raconter sa vie avec une abondance de cœur ! Ah ! quand un homme économise tout en lui-même, il y a des moments où il se trouve joliment riche, allez ! Ce fut une débâcle, une explosion, que sais-je ? imaginez tout ce qu’il y a de plus fort. Une pièce qu’on aurait chargée tous les jours, à toute heure, depuis 1850, et qu’on allumerait à présent ! Entendez-vous le coup ? C’est à faire frémir. Un garçon plus délicat, plus tendre et plus sentimental à lui seul que l’Alsace et l’Allemagne réunies, et qui n’a jamais eu ni père ni mère !

Son père, M. de Gardelux, n’était pas un père. C’était un monsieur qui faisait courir. Il avait une écurie à Chantilly, une danseuse à l’Opéra ; il était quelque chose au club, trésorier ou vice-président, je ne sais plus ; mais la vie de Paris l’absorbait si complétement qu’il oubliait le chemin de son hôtel pendant des vingt-quatre heures. Sa femme, mariée à quinze ans, mère à seize, ou soi-disant telle, n’avait ni nourri, ni élevé, ni connu son fils. Moi, j’ai teté maman Brunner jusqu’à l’âge de quatre ans, et si vous la voyiez, vous reconnaîtriez avec moi que ça ne l’a pas fatiguée. Il faut dire que chez nous les filles se marient à vingt-cinq ans, dans leur force. Les enfants rachitiques sont ceux qu’on a trop tôt. Ainsi la sœur de Léopold, née quatre ans après lui, est une personne superbe : ceux qui en douteraient n’ont qu’à l’aller voir demain à l’église. C’est à deux pas d’ici, pas vrai, Fitz Moore ?

Tous les hommes ne sont pas taillés dans le même drap, car je me suis laissé dire que bien des gens naissaient et vivaient comme ce malheureux garçon sans en ressentir la moindre incommodité. On lui paya une nourrice bourguignonne du plus beau sang, visitée par le médecin de la famille ; sa layette fut commandée chez la grande faiseuse ; on le sevra conformément aux règles de l’art ; on lui donna tout un jeu de bonnes étrangères pour qu’il sût l’allemand, l’anglais et l’italien sans les apprendre. A l’âge de sept ans, comme un prince, il sortit des mains des femmes et retomba sous la coupe d’un petit abbé doucereux, qui l’appelait monsieur le vicomte. Un pauvre sire que cet abbé, malgré les belles lettres et les belles vertus dont le séminaire l’avait farci ! Pénétré du sentiment de son humilité, il répétait à lui-même et aux autres que Dieu l’avait enlevé à la charrue pour l’asseoir sous les lambris des grands : dans cette idée, il ne s’asseyait qu’à moitié, et quand il lui fallait marcher sur un tapis, ses grands pieds restaient en l’air comme pour demander pardon aux belles fleurs de laine teinte. Voyez-vous un pauvre garçon sans parents, sans camarades, sans autre compagnie sur la terre qu’un abbé plat, révérencieux et confit ! Comme Paris doit être amusant dans ces conditions-là ! Il est vrai que l’enfant passait six mois au château : c’était le temps le plus supportable de sa vie. On le laissait courir, jardiner, monter aux arbres, galoper des heures entières sous la garde d’un valet sûr, l’abbé n’étant pas cavalier pour un liard. C’est au château que Léopold fit un peu connaissance avec sa famille : il dînait quelquefois à table ; on l’appelait même au salon pour distraire la compagnie lorsque la pluie battait les vitres et qu’on était en petit comité. Sa gaucherie, ses airs sauvages et ses réponses effarées amusaient Mme la comtesse et ses amis intimes. Quand le petit bouffon prenait mal la plaisanterie, vite on le renvoyait à l’abbé. Léopold m’a conté que dès l’âge de cinq ans il avait songé au suicide. Voyez-vous, quand on lit dans les journaux qu’un bambin s’est pendu ou s’est coupé la gorge, on a peut-être tort de plaindre les parents ; moi, je commencerais par les fourrer en prison, et nous verrions ensuite.

Ce qui sauva Léopold, ce fut son amitié pour la petite Hélène et surtout l’arrivée d’un nouveau précepteur. Un vrai homme, celui-là ; notre pauvre turco parlait de lui comme d’un père. Il s’appelait Pelgas ; on l’avait chassé de l’université pour un livre très-neuf et très-hardi sur la réforme des études. Dix ans plus tard, ce travail-là l’aurait peut-être conduit au ministère : voilà ce que c’est que d’arriver à temps.

Je ne sais pas ce qui est advenu du livre et de la méthode ; mais les résultats que j’ai vus étaient superbes. Il paraît que le précepteur avait investi la place de plusieurs côtés à la fois, éveillant toutes les facultés de son élève comme un garçon d’hôtel parcourt les corridors en frappant à toutes les portes. Une étude repose d’une autre ; l’enfant travaillait du matin au soir et ne se fatiguait pas un instant. A Paris, on suivait les cours publics, on visitait les collections et les musées, et l’on philosophait sur tout cela à la bonne franquette, comme deux amis causent ensemble de leurs affaires. A la campagne, on étudiait le ciel, la terre, les plantes, les bêtes, la culture et l’économie rurale ; on s’enfermait souvent pour lire les bons auteurs. C’était une vie magnifique ; l’enfant se sentait devenir homme. A mesure qu’il acquérait une supériorité réelle, il oubliait les vanités de la naissance et de la fortune ; il s’élevait peu à peu vers l’idée de rajeunir le nom de Gardelux par des mérites plus neufs. Il essayait d’écrire, il tournait joliment le vers. De son enfance souffreteuse, il lui restait un petit fonds de poésie que la science avait plutôt accru que desséché. A seize ans, il rêvait d’être un poëte érudit comme Lucrèce, et d’introduire le vrai dans les esprits les plus fermés, grâce au charme des beaux vers. Il est de fait que les vers font un autre chemin que la prose. C’est comme la balle forcée qui va plus loin et entre mieux.

Vous allez voir, messieurs, si le cœur humain n’est pas une drôle de boutique. La gloire qu’il rêvait, devinez ce qu’il en voulait faire ? Ce n’était pas pour lui, c’était pour la déposer en offrande aux pieds de cette poupée qui se marie demain, madame de Gardelux. On ne croirait jamais ces choses-là, si on ne les avait entendues des gens eux-mêmes : le malheureux enfant avait un culte, une dévotion, l’amour céleste d’un martyr pour ce nuage de tulle et de gaze de Chambéry qui s’envolait tous les soirs à deux chevaux par la grande porte de l’hôtel. Il voulait conquérir ce cœur introuvable que ses caresses, ses larmes et ses sourires d’enfant n’avaient jamais pu dénicher. C’était sa véritable ambition, la dernière fin de ses travaux et de ses espérances ; mais cette idée, profondément cachée dans le plus secret repli de son âme, n’était connue que de la petite sœur Hélène. M. Pelgas, à qui l’on disait tout, ne reçut point cette confidence-là. Un petit sentiment de pudeur s’opposait à ce qu’un étranger apprît un tel secret de famille. La sœur avait douze ans, l’âge où les petites filles ressemblent à des anges de cathédrale gothique.

« C’est cela, disait-elle à son frère, sois un grand homme, fais la conquête de maman ;… mais tu la partageras avec moi ! »

Une chose que j’ai devinée à moi seul, mais que je n’ai jamais dite au turco, c’est que les femmes jeunes et lancées comme sa mère n’aiment pas à voir grandir leurs enfants. Le monde a beau savoir que vous vous êtes mariée à quinze ans ; lorsqu’il vous voit paraître au bras d’un grand garçon, il se dit : Voilà une jeune femme qui pourrait bien se réveiller grand’mère.

L’éducation de Léopold était assez avancée pour marcher toute seule, quand son maître, M. Pelgas, fut appelé à l’île Maurice. Quelques riches créoles qui avaient été ses élèves lui offraient la direction d’un collége important dans cette île obstinément française. C’était un avenir assuré, presque une fortune pour ce pauvre homme de bien. Il hésita longtemps à quitter son cher disciple, le fils adoptif de son esprit ; mais ce fils ne devait-il pas le quitter un jour ou l’autre ? La porte du baccalauréat était franchie ; le comte, généreux dans son indifférence, faisait meubler à Léopold un bel appartement de garçon ; madame avait commandé un phaéton chez son propre carrossier pour M. le vicomte : on approchait visiblement de l’époque où un jeune gentilhomme est enlevé à ses maîtres pour retomber aux mains des femmes. M. Pelgas dut tenir compte de ces signes précurseurs ; il accepta la direction du collége en réservant sa liberté jusqu’à la rentrée. La lettre écrite et partie, il vint trouver Léopold et lui dit : « Je vous quitte dans six mois. Vous aurez dix-sept ans ; c’est un âge absurde à Paris. On est impropre à tout travail utile, et quand on a votre fortune et votre liberté, on est presque tenu de faire des sottises. Je ne veux pas qu’en me perdant vous vous perdiez vous-même. La poésie n’est pas une maîtresse assez tenace pour vous fixer sérieusement. Qu’est-ce que l’on peut dire en vers, ou même en prose, si l’on n’a ni vécu, ni aimé, ni souffert ? Vivez d’abord, occupez-vous activement, faites quelque chose. J’ai pensé à l’état militaire : il faut la discipline et le danger pour développer en vous l’élément viril. Vous serez prêt pour les examens de Saint-Cyr ; il s’agit de repasser notre histoire et de prendre un léger supplément de mathématiques. Vous savez le dessin, et des langues vivantes trois fois plus qu’il n’en faut. Cela dit, mon cher enfant, embrassons-nous. Nous avons toute la journée pour nous attendrir, et demain au travail ! »

Le jeune homme ne se décida pas si vite ; les si et les mais trottèrent plus d’un jour : il finit cependant par se rendre à la raison et par tracer lui-même un plan de vie logique. Deux ans d’école et dix ans de service l’amèneraient à l’âge de vingt-neuf ans, capitaine et décoré, selon toute apparence. Vers la trentième année, il donnait sa démission, choisissait une femme et perpétuait sa race après avoir fortifié sa santé, bronzé ses nerfs, complété son éducation à la grande école de la vie, et peut-être honoré son nom. Il serait temps alors de rimer à l’usage du siècle, si la petite fleur bleue (comme disait M. Pelgas) n’avait pas séché au grand air.

A quelques mois de là, comme M. de Gardelux faisait ses malles pour l’Angleterre, il reçut la visite de Léopold.

« Tiens ! c’est vous ? lui dit-il en le voyant tout pâle et tout ému. Nous avons quelque chose à demander ? Ma bourse vous est ouverte, mon cher, et j’entends que vous vous adressiez à moi seul toutes les fois que vous aurez des dettes.

— Oh ! monsieur, pouvez-vous supposer ?…

— Mais l’hypothèse n’a rien d’offensant ; il faut que jeunesse se passe. Allons, dites votre affaire en deux mots ; je soupe à Londres. »

Il allait voir courir son favori Caldron, ce poulain qui promit tant et qui tint si peu. Était-il engagé pour le Derby ou pour le Royal Oaks, je ne sais trop. Léopold, de plus en plus troublé, dit qu’il venait solliciter l’autorisation nécessaire pour se présenter à Saint-Cyr.

« Quelle diable d’idée avez-vous ? dit le comte ; mais on n’entre pas là comme au moulin. Est-ce qu’il n’y a pas des examens, des épreuves ?

— M. Pelgas espère que je pourrai les subir.

— Ah !… c’est égal, mon cher, vous m’étonnez. Je pensais que vous commenceriez par prendre un peu de bon temps, par étudier Paris. Un grand benêt de dix-sept ans qui va se mettre à l’école ! Amusez-vous d’abord : est-ce qu’on vous a jamais rien refusé chez moi ? Quand on porte un nom comme le vôtre, on s’engage à vingt-cinq ans dans la cavalerie, on va faire un tour en Afrique, et bientôt les bureaucrates sont trop heureux de vous nommer officier. Qu’en dites-vous ? Non… Eh bien ! soit : à votre aise ! Faites préparer les papiers ; je signerai tout ce qu’il vous plaira. »

Mme de Gardelux ne vit dans ce projet qu’une fantaisie d’enfant.

« C’est l’uniforme qui vous séduit, n’est-ce pas ? Je souhaite qu’il vous aille bien et qu’il vous fasse une autre tournure ; mais vous savez que l’épaulette n’est pas admise dans nos salons. »

Quant à la petite Hélène, elle parla tout autrement.

« Je serai encore plus fière de toi, disait-elle, quand tu seras un bel officier. Et puis c’est un moyen de rester unis toute la vie !

— Comment ?

— Oh ! j’ai pensé à tout. Tu chercheras dans les régiments de la guerre le plus brave officier, le plus loyal et le meilleur. Tu en feras ton ami d’abord, puis tu l’amèneras pour que j’en fasse ton frère, et alors nous courrons ensemble jusqu’au bout du monde ; j’aurai un cheval blanc, nous remporterons des victoires, et les ennemis, voyant que vous êtes avec une dame, ne tireront jamais sur vous. »

N’était-ce pas gentil ? Elle avait à peine treize ans quand elle parlait si bien. Les femmes naissent bonnes, voyez-vous, c’est l’éducation qui les gâte.

La première fois que Léopold entra chez lui dans l’uniforme de l’école, — c’était à la sortie du jour de l’an, — Mme de Gardelux poussa un drôle de cri pour une femme qui n’a pas vu son fils depuis deux mois : « Dieu, qu’il est laid ! Hélène, venez voir ce pantin qui vous arrive de Versailles. » J’avoue que la tenue de Saint-Cyr n’est pas avantageuse et qu’elle a déparé des garçons mieux bâtis ; mais est-ce qu’une Française devrait parler ainsi d’un uniforme que… suffit ! Ce jour-là, Mlle Hélène fut encore plus douce et plus caressante qu’à l’ordinaire.

« Mon bon Léo, disait-elle à son frère, je sais que tu n’auras pas toujours ces épaulettes-là. Va, pauvre chrysalide, je t’aime autant que si tu étais déjà le plus brillant des papillons ! »

Quand le sort en veut à quelqu’un, il fait tenir bien des malheurs dans un espace de deux ans. Léopold perdit coup sur coup M. Pelgas et M. de Gardelux, son autre père. Le pauvre professeur avait pris la fièvre en arrivant ; il lutta quelques mois, puis il sentit qu’il n’était pas le plus fort et croisa les bras en philosophe pour se regarder mourir. Sa dernière lettre (je l’ai) est un long et touchant adieu à celui qu’il laissait terriblement seul ici-bas. Il lui fait en quatre pages un cours de consolation que Cicéron et Sénèque auraient signé ; mais je ne suis pas sûr qu’ils l’auraient écrit si posément à la veille de leur mort. Il y a de fiers braves gens parmi ceux qui se dévouent à débrouiller les jeunes têtes, et je ne sais pas trop si le bourgeois est quitte envers eux lorsqu’il leur a donné ses dix louis par mois.

Le duel de M. de Gardelux avec le marquis de Kerploët a fait moins de bruit que tant d’autres. Les journaux n’en ont pas soufflé mot, sauf un ou deux qui ont mis les initiales. Pouvait-on raconter que deux hommes de race, pères de grands enfants, et mariés, chose bizarre, à deux des plus jolies femmes de Paris, s’étaient battus pour les beaux yeux d’une guenon quadragénaire ? Les témoins attestèrent que le combat avait été loyal ; M. de Kerploët se retira pour dix-huit mois en Bretagne, les Gardelux enterrèrent leur mort, et tout fut dit.

Cette perte fut d’autant plus sensible à Léopold qu’il commençait tout justement à se lier avec son père. Une pointe de vanité avait entamé la cuirasse du viveur égoïste. A force d’entendre répéter que son fils était un officier du plus bel avenir, il prit quelque intérêt à ce jeune homme, l’invita plusieurs fois à dîner, et même vint le voir à Saint-Cyr un jour de courses : vous me direz que l’école n’est pas bien loin de Satory. Un mois avant la malheureuse affaire qui devait les séparer à jamais le père présentait Léopold à quelques amis du club ; on déjeunait, on buvait à ses succès futurs ; on le voyait déjà lieutenant de hussards, menant un train, jouant gros jeu, courant les femmes, cravachant les malappris et faisant la figure qui sied à un cavalier français. M. de Gardelux avait toujours été friand de la lame : un dilettante du point d’honneur.

Il eut un mauvais jour et perdit tout au jeu de l’épée. La déveine avait commencé au jeu du turf par la chute lamentable de Caldron. Ce fut ensuite la dame de pique qui tourna casaque, puis une grosse affaire de bourse qui lui éclata, pour ainsi dire, dans la main. Bref, la fortune qu’il laissait n’était plus une fortune : à peine si ses enfants eurent un million à partager. Quant à la veuve, elle était riche de son chef. Elle n’eut pas plutôt commandé son deuil de laine qu’elle s’occupa d’émanciper Léopold : c’était le meilleur moyen de s’émanciper elle-même. Il ne paraît pas qu’elle ait regretté sérieusement son mari. Vous me direz qu’il ne s’était pas fait tuer pour elle : c’est égal, une vraie femme aurait mieux fait les choses, ne fût-ce que pour l’édification des deux enfants.

Les grands coups de la mort nous laissent dans le cœur une brèche ouverte : entre qui veut dans ces occasions. Eh bien ! non ; Léopold ne put pas surmonter l’indifférence de sa mère. Lorsqu’il revint du cimetière, il courut à l’appartement de la comtesse pour pleurer avec elle : madame avait défendu sa porte, et en donnant cette consigne elle n’avait pas songé à faire une exception pour son fils. Mais Mlle Hélène reconnut la voix du bon Léo ; elle sortit au-devant de lui et l’entraîna dans sa chambrette :

« Viens, dit-elle ; maman ne veut plus pleurer parce qu’elle a mal à la tête ; mais à nous deux nous sangloterons tant que tu voudras. Pauvre père ! ah ! Pauvre père ! »

Si quelque chose avait pu consoler mon ami, c’était la tendresse de cette petite. Un beau jour il apprit que Mlle Hélène était partie avec sa mère pour le lac de Neufchâtel. N’allez pas croire au moins que la comtesse le fît par haine ! C’était beaucoup plus simple : elle avait reconnu que, pour une femme de son âge et de ses habitudes, le rôle de veuve désolée est horriblement difficile à Paris. Elle invita son fils à la rejoindre dès qu’il aurait passé le dernier examen. Je crois même qu’il resta deux mois entiers auprès d’elle, et qu’il ramena la famille à Paris. Le mois de décembre était déjà fort entamé, et Léopold partait le 1er janvier pour l’Afrique. Pendant ces jours rapides, les derniers qu’il avait à vivre en France, il tenta plusieurs fois un effort désespéré. Ce pauvre diable, trop aimant pour être heureux ici-bas, ne voulait pas partir sans arracher à sa mère, une larme, une caresse, une bénédiction, je ne sais pas… enfin quelque chose de maternel ! Il avait besoin de ce rien comme d’un viatique pour la route, peut-être même devinait-il par un pressentiment secret que son premier voyage allait être le grand. Il perdit son temps et ses peines. Mme de Gardelux, sans retourner dans le monde, laissait le monde rentrer chez elle à petit bruit. Elle n’avait pas pris un jour, mais on sut bientôt qu’on la trouvait toute la semaine ; l’aimable bourdonnement des niaiseries à la mode la rendit sourde aux propos mélancoliques du déchiré Léopold. Elle avait été presque aimable à Neufchâtel, elle fut presque froide à Paris : le Faubourg la regagnait. Le matin des adieux, mon malheureux ami crut saisir un moment favorable. Il avait pénétré sur la pointe du pied dans le petit boudoir de sa mère. Mme de Gardelux tournait le dos à la porte et semblait regarder attentivement un portrait que le sous-lieutenant avait fait faire et apporté la veille. « Enfin ! dit-il, elle pense à moi ! Elle me regrette donc un peu ! » Dans cette idée, il courut jusqu’à elle, se précipita à ses genoux et lui cria au milieu des larmes :

« Ah ! chère petite mère ! embrassez-moi ! bénissez-moi ! Que j’emporte ce souvenir de vous !

— Vous êtes fou ! s’écria-t-elle ; est-il permis de faire peur aux gens ? Relevez-vous, mon cher, et prenez un autre visage. Vous vous rendrez malade, et vous me donnerez une attaque de nerfs. Que voulez-vous de moi ?

— Que vous m’aimiez, ma mère !

— Je vous aime tout autant qu’on s’aime en famille dans le monde où nous vivons ; nous ne sommes pas des bourgeois, Dieu merci ! Je ne sais si c’est ce M. Poulgas ou Pelgas qui vous a donné ces façons, mais elles ne sont de mise en aucun lieu, et vous ferez sagement de les perdre. J’ai vu le moment où ma fille devenait par contagion aussi ridicule que vous. Vous n’êtes pas un sot, vous savez vous tenir, vous avez certaines manières, on trouve généralement que vos façons d’agir sont celles d’un gentilhomme ; mais toutes ces qualités, auxquelles je rends justice, sont corrompues par une sensiblerie maladive. Soignez-vous ! »

Voilà le bel adieu qu’il obtint ; mais c’est la petite sœur qui fut ingénieuse à le consoler ! Elle le conduisit jusqu’au chemin de fer avec sa gouvernante ; elle le dorlota, le berça, le baigna de ses larmes et finit par engourdir un peu cette douleur aiguë dont il avait le cœur pénétré. Assurément Mme de Gardelux avait calomnié sa fille en la croyant guérie de cette précieuse sensibilité. Les deux enfants jurèrent de s’écrire une fois par semaine ; Mlle Hélène glissa dans la main de son frère un médaillon d’or où elle s’était fait peindre par Mme Herbelin. Une merveille, ce petit portrait ; je l’ai admiré six mois avec lui et dix-huit mois sans lui : vous saurez comme.

Lorsqu’il fallut enfin se séparer au coup de cloche, elle lui prit la tête entre ses bras et lui dit à l’oreille :

« Tu sais, ma commission ? N’oublie pas ! »

Il se sentit rajeunir de deux ans au souvenir de cet aimable enfantillage et répondit en souriant :

« Le projet tient donc toujours ?

— Toujours.

— Alors, une question importante : blond ou brun ?

— A ton choix ; mais j’aimerais mieux qu’il fût blond. Va-t’en, tu me fais dire des sottises !

— Adieu !

— Au revoir ! »

Je vous raconte tout cela d’un seul trait ; mais vous supposez bien qu’il ne m’a pas tout dit à la première séance. Il ne fallut qu’un moment pour rompre la glace, mais le flot des histoires, des souvenirs et des confidences mit plusieurs mois à s’épancher. Nous étions bien heureux, lui d’ouvrir son cœur à quelqu’un, moi de trouver un ami qui m’admettait ainsi dans sa famille.

Il y a, même dans l’amitié, des barrières qui ne tombent pas aisément. Par exemple on prétend que nous sommes tous égaux au collége. Eh bien ! quand je faisais mes études au collége de Schlestadt, j’étais lié comme un frère avec le fils aîné du sous-préfet. Nous partagions nos confitures et nos billes ; ce que je possédais était à lui, et réciproquement. Mais quand nous sortions le dimanche, quand il allait, lui à la sous-préfecture, et moi chez mon oncle le boulanger Felrath, c’est à peine s’il me reconnaissait dans la rue. Il me disait bonjour de loin, comme s’il avait eu honte de s’avouer mon copain. Si son père lui avait demandé : Quel est ce garçon-là ? il eût peut-être répondu en rougissant : Rien ; un élève du collége ! Ainsi nous mettions tout en commun, excepté nos parents. Pourquoi ? Parce qu’il croyait être plus que moi hors de la classe. Un sous-préfet, chez nous, c’est presque un noble, et le papa Brunner n’était qu’un simple vigneron. Il est vrai que nous avions trente et quelque mille francs de rente, et que l’autre, chargé de famille, ne possédait que sa place. N’importe, on aurait craint de déroger en m’offrant une assiettée de soupe dans la maison banale du sous-préfet.

C’est un peu la même chanson dans l’armée, quoique l’égalité soit la base de toutes nos lois. On a couché sous la même tente, on a bu dans le même verre, on a risqué sa peau l’un pour l’autre, on s’estime, on s’aime, on se tutoie, on est frères, frères d’armes ; mais je ne connaîtrai jamais ni la mère, ni la sœur, ni la femme de mon frère, si une malheureuse particule de hasard vient se jeter entre nous. Les révolutions ont dérangé bien des choses ; elles n’ont pas touché à cette bêtise-là. J’ai connu très-intimement plus de vingt fils de famille ; j’en ai même sauvé un qui s’était exposé à des risques sérieux. Je suis sûr que ce garçon-là se ferait massacrer plutôt que de laisser dire un seul mot contre moi. Quand nous nous rencontrons dans Paris, il se jette à mon cou, il me traîne au café, il veut que je dîne avec lui dans les restaurants les plus dorés ; mais il ne m’a jamais présenté à sa femme, et je ne sais pas même l’adresse de son ménage. Est-ce vrai ce que je dis ? Alors vous comprendrez pourquoi le pauvre Gardelux me devint plus cher en trois mois qu’un ami de dixième année. Ce qu’il faisait n’était que juste, car enfin j’oubliais avec lui l’inégalité de nos grades, et le grade est une affaire autrement méritée que le nom ; mais je lui savais gré d’avoir le sens commun, attendu la rareté de la chose.

Nous voilà donc intimes, ou, pour mieux dire, ne faisant qu’un. Il aurait fallu se lever matin pour nous rencontrer l’un sans l’autre. Je savais toutes ses idées, il connaissait toute mon histoire, qui n’a jamais été bien compliquée, Dieu merci ! Nous regardions ensemble le petit portrait de sa sœur, et nous disions Hélène tout court en parlant d’elle. Il s’était mis à me faire un croquis de mémoire, d’après Mme de Gardelux, pour que toute la famille me fût présentée dans les formes. Nous passions des journées à raisonner sur la froideur de la comtesse, sur la gentillesse de la petite sœur. Ces souvenirs mêlés de bien et de mal épanouissaient cette pauvre âme ; ils me faisaient plaisir aussi : quand vous vous trouverez au milieu du désert, devant ces dunes de sable qui ondulent à perte de vue, vous ne serez pas exigeants en matière de conversation. Tout ce qui parlera de la France sera roman pour vous. Rien qu’au nom du pays, on se lèche les lèvres ; c’est si bon !

Je ne me lassais pas d’entendre mon ami rabâcher ses misères, ni lui de me les raconter. Il avait dans une cassette quelques gants, quelques fleurs séchées, quelques menus chiffons, vrai bagage d’amoureux, et les quatre ou cinq lettres que sa sœur lui avait écrites depuis leur séparation. C’est bien creux, la correspondance d’une petite fille de quinze ans, mais ça ne manque pas d’un certain goût de fruit vert qui vous pénètre. Ces pattes de mouche me trottinaient longtemps devant les yeux ; je ruminais en m’endormant ces phrases à moitié faites et jamais ponctuées ; le parfum vague du papier me revenait après un jour ou deux.

Quand Léopold se lamentait de cette correspondance si gentiment commencée et sitôt interrompue, je le trouvais injuste, je défendais Hélène, j’énumérais les mille occupations qui dévorent la vie de Paris. Écris, toi, lui disais-je, puisque tu as vingt-quatre heures de loisir dans ta journée. Raconte-lui ta vie, tes promenades, tes plaisirs, tes amitiés, tes ennuis. Alors, qui sait ? elle s’intéressera peut-être aux cent cinquante mille palmiers de Biskra, et nous aurons une réponse. »

Il en vint à me faire lire les lettres qu’il expédiait là-bas. Tous les huit jours, sans faute, il en écrivait deux. Quel cœur ! et quel style ! Surtout avec sa sœur ; il était plus à l’aise, il entrait dans plus de détails. Quand je me trouvais là par hasard, je lui suggérais des raisonnements, je lui poussais des idées, je collaborais. Il mit un jour sous enveloppe une aquarelle où j’avais peint l’intérieur de sa chambre, et nous deux fumant, nos chibouques nez à nez. Ce fut moi qui cachetai la lettre, et même, en allumant la cire, je remarquai que ma main tremblait. Voyez-vous la vanité des artistes ! Les peintres doivent éprouver cette émotion-là quand un de leurs tableaux part pour le Salon.

Depuis tantôt cinq mois, nous vivions de la même vie, et je le connaissais si bien qu’il me semblait impossible de découvrir en lui rien de nouveau. Il me gardait pourtant une surprise. Je tombai de mon haut quand il me dit en sortant du cercle :

« Tu ne sais pas que je rimaille énormément toutes les nuits ? J’ai toujours peur de te disloquer la mâchoire, sans quoi je te régalerais de mes œuvres complètes. Il y en a de quoi faire au moins deux volumes chez moi. »

On devinait fort bien, sous ce mépris apparent de ses œuvres, un attachement profond et même une sorte d’anxiété. Je le suivis jusqu’à sa maison, et j’insistai pour qu’il me prêtât le premier volume.

« Quel volume ? reprit-il avec un sourire forcé. Je t’ai dit deux cartons bourrés de paperasses. En voici un, prends-le si tu veux, et allumes-en ta pipe aussitôt que l’ennui te gagnera. Ou plutôt… étends-toi là, sur la peau de lion, que je te lise une page ou deux… Non ! tu t’endormirais. Tiens, mon vieux, et sauve-toi vite, je serais homme à courir après toi… »

Je m’enfuis comme un voleur, et je lus, sans m’arrêter, trois cents pages embrouillées, raturées et quelquefois illisibles. Jamais je n’avais fait une telle consommation de poésie, même dans les belles éditions d’Hugo, de Lamartine ou de Musset ; mais l’amitié est capable de tous les miracles. Du reste ils étaient bien, ses vers. La famille a eu tort de ne pas les imprimer, il y en avait de sublimes ; peut-être un peu d’obscurité dans les pièces philosophiques comme le Doute, Où vais-je ? Au premier qui porta la croix. Les descriptions du désert étaient étincelantes ; les scènes de la vie arabe vivaient et remuaient. Dans la Fantasia, on entendait positivement parler la poudre ; la Diffa du grand chef était traitée aussi grassement qu’une page de Rabelais. Et quelle abondance de cœur dans les pièces : A ma mère, Quand j’étais tout petit, Tu m’aimeras ! Mais la fleur du panier, c’était encore une demi-douzaine de petites idylles, rêveries, caresses rimées à l’intention de la jeune personne qui va se marier demain. Hélène, Beaux jours, Notre petit jardin, Fratri futuro, sont autant de petits chefs-d’œuvre que j’ai lus et relus à travers mes larmes. Quand j’eus vidé le carton, je retournai chez Léopold, quitte à le réveiller ; je voulais le second volume. Je ne l’éveillai point, car il ne dormait pas. Un poëte inédit est sur le gril quand il sait qu’on le lit et qu’on le juge. Ma foi ? j’avais jugé, et je lui dis carrément : Tu es un homme de génie ! Je crois que ça lui fit plaisir ; il se mit à me déclamer le tome deux, lui-même. Celui-là me parut encore plus beau, car Léopold lisait à ravir. Et jugez si je fus content de voir que la dernière pièce, un vrai chef-d’œuvre, était adressée en toutes lettres à son ami Karl Brunner ! Si jamais je remets la main dessus, je la ferai graver en or, sur le marbre ; mais la famille a tout gardé, et probablement tout brûlé. C’était son droit : elle héritait.

Toute la nuit fut prise par la lecture, et quand l’aube parut, nous avions plus envie de respirer le grand air que de nous mettre au lit. Toute cette poésie fermentait dans ma tête ; j’aurais rimé moi-même pour un rien ; il n’aurait pas fallu m’en défier.

« Écoute, dis-je à Léopold, tu t’es emparé de moi depuis hier soir, tu m’appartiens pour la journée : chacun son tour. On va nous seller deux chevaux, et nous pousserons une reconnaissance en plaine. Je veux voir si les premiers rayons du soleil sont aussi doux que les premiers rayons de la gloire. Nous reviendrons ensemble prendre un bain et déjeuner à ma pension, puis tu t’en iras faire la sieste aux trois palmiers tandis que j’organiserai ma petite fête pour ce soir. Je veux que le Champagne baptise solennellement le grand poëte de Biskra ! » Le pauvre enfant riait de mon enthousiasme, mais au fond il avait la tête aussi montée que moi.

Mon programme fut suivi de point en point. Dans la journée, je recrutai dix camarades pour faire une tablée complète. Une vieille Espagnole, célèbre par sa cuisine et par sa complaisance, nous prêtait sa maison et poivrait le fricot. Je fis dévaliser par mon soldat tous les marchands de vin et de goutte qui empoisonnent l’oasis, et j’invitai les danseuses les moins tannées de la célèbre tribu. Un mois de ma solde y resta, mais tant pis ! Il fallait que la fête de l’amitié fît époque dans l’histoire.

Nous étions dans les premiers jours du rhamadan, ce carême mi-parti de jeûnes et de ripailles ; mais je réponds que ce soir-là les cheiks les plus magnifiques ne s’en donnèrent pas autant que nous. De cinq heures à neuf, on but et l’on mangea comme si dans chaque estomac l’absinthe avait creusé un gouffre. Enfin le punch fit son entrée, on alluma le bol, on éteignit les lampes et les bougies, la mère Méného remplit les douze verres et me dit en son patois :

« Señor, las niñas estan aqui. »

— Attends ! lui dis-je, j’ai d’abord un toast à porter. « Messieurs, le turco vient d’achever une grande œuvre. Laquelle ? Vous le saurez plus tard ; mais vous pouvez me croire sur parole, quand je vous jure que la gloire est au bout. A la santé du turco, notre excellent camarade ! A sa gloire ! à l’immortalité qui l’attend ! »

Mes convives étaient tellement échauffés que ce discours ne parut emphatique à personne. Un généreux hourrah me répondit, on rapprocha les verres, et si vigoureusement que l’un des douze se rompit ; c’était le verre du turco. Je vois encore le pied de coupe entre ses longs doigts maigres, et sa pauvre figure éclairée par la flamme livide du punch.

Au même instant, la porte s’ouvrit, et Roland, des zéphyrs, montra sa tête.

« Allons, messieurs, dit-il, le rassemblement va sonner ; on monte à cheval. »

Un tumulte de questions lui répondit. « Quoi ? comment ? où va-t-on ? à quel propos ? C’est une farce. »

Il nous apprit que les Beni-Yala s’étaient révoltés dans l’Aurès, qu’on avait refusé l’impôt, que trois spahis avaient été tués par trahison, et un convoi pillé. Peut-être était-ce un accident sans suite, une simple ébullition de fanatisme au début du rhamadan ; mais on voulait couper le mal à sa source et punir les révoltés sans leur laisser le temps de s’organiser. L’ordre du général était formel ; on partait dans une heure.

C’était donc vrai ! Nous allions faire un bout de campagne ! La surprise et la joie nous dégrisèrent tous à moitié. On se félicitait, on se serrait les mains ; les bougies se rallumèrent, chacun se rajusta, Roland vida un verre au hasard, et chacun tira de son côté.

« Viens donc, » criai-je au turco, qui restait cloué sur sa chaise et toujours pâle.

Dès ce moment, je courus à mes affaires et je n’eus pas une minute pour m’occuper de lui.

Toute la ville était en mouvement, et sans bruit, ce qui doublait l’originalité du tableau. Les soldats couraient, les Arabes traînaient leurs chameaux ou leurs ânes, les ordonnances passaient avec les mulets de réquisition. Je ne fis qu’un bond jusqu’à mon gîte, où mon soldat, le fidèle Baudin, tirait déjà les malles au milieu de la chambre. Les paquets faits, les cantines bourrées, les bagages liés sur le dos du mulet, le tranchant de mon sabre vérifié, mon revolver amorcé, ma ceinture serrée et mes guêtres bouclées, j’avais vieilli d’une heure sans remarquer la fuite du temps. Avez-vous remarqué que l’horloge double le pas quand nous sortons d’un bon dîner ? Ce n’est pourtant pas elle qui a bu.

Nous étions huit cents hommes sur pied dans la cour du fort. Dix coups de langue indiquèrent discrètement dix heures ; le silence n’était troublé de temps à autre que par le piétinement d’un mulet ou le hennissement d’un cheval. L’appel se fit à voix basse, à la lumière d’un falot. Que de précautions pour surprendre les Arabes, qu’on ne surprend jamais, car ils ont toujours des espions chez nous !

Je me rends à mon poste, auprès du général. Il était à cheval au milieu de la cour, la cravache en main, le cigare à la bouche, aussi calme d’ailleurs que s’il allait au bois de Boulogne faire le tour du lac. Il reçoit le billet constatant l’effectif de sa troupe ; il dicte un ordre que les adjudants écrivent sous sa dictée et que les capitaines vont lire à leurs compagnies, groupées en cercle. Vous connaissez ce refrain patriotique : « Soldats, des rebelles sur pied, vos camarades égorgés et trahis, la domination française menacée, l’honneur du drapeau à défendre ! Votre général est fier de vous commander, et la patrie compte sur vous ! »

C’est toujours le même air et les mêmes paroles ; mais comme l’air est juste et le discours fondé, l’effet n’a pas raté une fois depuis que la France est France.

Les soldats ont empoché l’allocution en plein cœur : s’ils ne répondent point par des cris, c’est que la discipline s’y oppose ; mais le murmure qui circule dans les rangs prouve assez qu’on n’a pas parlé à des sourds. On ajuste définitivement les courroies, on serre les sangles, le fantassin jette son fusil sur l’épaule, et l’on fait un à-droite.

Je vous ai dit que notre colonne se composait d’environ huit cents hommes ; on en laissait au plus quatre cents à Biskra. Nous avions deux compagnies du centre, une de tirailleurs et une de zéphyrs ; cent hommes de cavalerie, tant chasseurs que spahis, quarante d’artillerie et du train, et cent cinquante des goums. Le général marchait avec l’avant-garde ; il avait jeté son cigare pour le bon exemple, car dans les marches de nuit on défend également le bruit et le feu. Je me tenais à la disposition du chef, et le turco n’était pas loin ; c’était justement sa compagnie qui avait fourni l’avant-garde.

Chemin faisant, je m’approchai de lui. « Eh bien ! lui dis-je, nous y voilà. Tu es content, j’espère ?

— Oui, c’est un dénoûment comme un autre. J’aime mieux en finir d’un coup.

— En finir ! es tu fou ? C’est ta carrière de soldat qui commence, en attendant les autres succès.

— Je veux bien ; tu me connais : je ne suis pas un homme à pressentiments ; mais cet ordre de départ est arrivé dans des circonstances stupides. Tu parlais d’immortalité, et moi je pensais à la mort.

— C’est bien spirituel ! Et moi, je te prédis que tu seras superbe au feu et que tu reviendras couvert de gloire. Qui sait d’ailleurs si nous aurons affaire à l’ennemi ? Ces révoltes du rhamadan sont des feux de paille ; on se dérange pour les éteindre, et l’on n’en trouve plus que la cendre.

— Comme tu voudras.

— Mais secoue-toi donc, sacrebleu ! Qui est-ce qui m’a bâti un soldat de ton espèce ?

— Cela va mieux, merci. J’étais encore un peu sous l’influence des lettres que j’ai écrites.

— Moi, je n’en écris qu’une dans ces occasions-là. Je dis : « Maman Brunner, nous partons en campagne. On ne sait pas combien ça va durer, tu seras peut-être trois mois sans nouvelles ; mais ne t’inquiète pas, je te donne ma parole d’honneur qu’il ne m’arrivera rien. »

— Moi, dit-il, j’ai laissé un testament en quatre lignes et deux lettres que tu porteras toi-même, entends-tu bien, l’une à ma mère, l’autre à notre petite Hélène. »

II

Vous savez tous, ou presque tous, ce que c’est qu’une marche de nuit en pays inconnu. Ce n’est ni gai ni pittoresque. La colonne se déroule comme un ruban noirâtre sur fond noir. Les belles couleurs des uniformes sont éteintes ; tous les joyeux bruits de la guerre ont fait place à une espèce de silence murmurant à travers lequel on distingue le pas des hommes et la vibration discrète du fer. Un caillou qui dégringole, un pied qui butte, un juron étouffé, voilà les incidents de la route. On ressemble à des moines en procession plutôt qu’à des héros en campagne. Et si la pensée de la mort vient vous traverser la cervelle, vous êtes tout porté à l’envisager en moine. J’ai lu, je ne sais où, que si les batailles se donnaient à minuit, les braves seraient plus rares. C’est un peu vrai, non pas que le courage ait sa source dans la vanité, mais l’homme n’est tout lui que s’il est en possession de tous ses sens. Le moral le mieux trempé ne suffit point. Pour aller galamment au danger, il faut pas mal de choses. C’est dans la plénitude de la vie que l’homme est le mieux disposé à sacrifier sa vie ; c’est au grand jour que nous fonçons gaiement sur les canons, les baïonnettes et tous les aimables engins qui servent à nous ôter le jour.

Or il était onze heures du soir, la lune s’était couchée avec les poules, et les étoiles ne servaient qu’à souligner l’épaisseur affreuse de la nuit. Je me laissai donc envahir par les idées du bon turco, et je me mis à casser une croûte de mélancolie sur le pouce, tout en marchant auprès de lui. Dans ces montagnes invisibles dont chaque pas nous rapprochait, il y avait des fusils chargés à balle ; on pouvait parier à coup sûr que notre colonne ne reviendrait pas au complet. Pour qui les mauvais numéros de cette loterie ? Pour Léopold ? pour moi ? pour tous les deux ? Les gaillards qui ont la foi sont plus heureux que les autres : ils se figurent qu’une prière fait dévier le projectile ! Mais le collége nous ôte un peu cet élément de consolation.

Je ne vous dirai pas que la peur me prit ; c’était ma neuvième campagne. Cependant je me mis à songer à mille choses anciennes et chères que je n’étais pas sûr de revoir ici-bas. Je vis maman Brunner avec ses lunettes d’argent, le tricot dans les mains, le coude sur la fenêtre ; et la vieille maison peinte en rouge, et le chiffre 1640 écrit sur la clef de voûte, et l’auberge des Trois-Rois qui fait face, et l’église, et la belle salle de l’hôtel de ville, et le puits du XVIe siècle, et le pharmacien de la place, celui qui a une si jolie fille et des bahuts si merveilleux. Je revis la gloriette de notre vigne, et les vendanges de 58, les dernières que j’aie faites avec Gretchen, c’est-à-dire Marguerite Moser, ma cousine de Barr, qui était encore une vraie gamine. Bref, ma coquine de mémoire m’en rappela tant et tant que je me sentis devenir tout bête ; j’avais le cœur comme affadi. J’aurais donné cent sous pour entendre le premier coup de fusil des sentinelles arabes, parce qu’alors on sait ce qui vous reste à faire, et l’on n’a plus le temps de se tracasser pour des riens.

A minuit, le général commanda une demi-heure de halte pour attendre les traînards et rajuster sur les hommes et les bêtes ce que la marche avait dérangé. J’expédiai mon service en deux temps, et je me mis à la recherche de Léopold. Il était un peu à l’écart, seul avec son soldat qui lui vidait un bidon sur la tête.

« Ah ! petit maître ! lui dis-je, tu fais toilette pour l’ennemi ! »

Il répondit en s’ébrouant comme un canard :

« Tu n’y es pas ! La coquetterie est étrangère à l’événement ; c’est ma santé que je soigne. Tous tes satanés vins m’ont donné une migraine qui me fend le crâne, et comme il faudra bientôt ouvrir l’œil… Du reste il me semble que ça va mieux. »

Ce malheureux festin, je l’avais non-seulement cuvé, mais oublié : je le croyais à six mois de nous, et nous n’en étions qu’à trois heures. Il me vint un remords d’avoir presque grisé un innocent qui n’était pas de notre force. Si la tête ou les jambes allaient lui manquer par ma faute ! Mais cette ablution lui fit du bien, et à moi aussi.

Vers deux heures, nous arrivions aux pentes de l’Aurès. Une gorge s’ouvrit devant nous ; c’est la première porte de l’ennemi : elle n’était gardée que par cinq ou six blocs de construction romaine. Le général se pique un peu d’archéologie, comme tant d’autres : il avait visité ces grandes ruines ; mais il ne savait plus si, du pied de la montagne, on pouvait voir les villages des Beni-Yala. Vous comprenez ? La question était de connaître au plus tôt si l’ennemi nous attendait, s’il avait eu soin de se garder, s’il y avait des feux allumés dans la tribu. Un guide arabe montrait du doigt une cime parfaitement invisible et disait : Les villages sont là, ils dorment. Un spahi des Beni-Yacoub jurait son grand juron que les villages étaient cachés derrière deux collines, et qu’on ne verrait pas avant une heure si leurs feux étaient allumés ou éteints.

Pour plus de sûreté, le général fit faire un deuxième repos. Ah ! nous ne sommes plus dans cette belle Europe, où les armées voyagent en chemin de fer et viennent se piocher à la gare ! Les lenteurs sont inévitables : excusez celles de mon récit. Les hommes chargent leurs fusils, on serre les jambières, et à deux heures et demie, en route ! On pique une tête dans l’inconnu.

Un torrent coule au fond du ravin : nous prenons le torrent, c’est-à-dire que nous le remontons au petit pas, dans un sentier tracé par les mulets arabes. A chaque instant, il faut passer d’une rive sur l’autre : le chemin est dessiné en lacet. On se mouille les pieds, on glisse, on se ramasse, mais personne ne s’arrête : le fouet pousse les bêtes, le devoir fouette les hommes, et nous allons devant nous pendant une bonne heure, bouche cousue, l’œil au guet, le nez au vent. Paf ! un éclair brille sur notre droite, la détonation suit, et un cri formidable répond. C’est un turco de l’avant-garde, le grand nègre qui tout à l’heure bassinait la tête de Léopold. Il a l’épaule fracassée, et il hurle comme un million de chacals. Le général pousse au blessé, je le suis, tandis que vingt hommes, la baïonnette en avant, battent tous les buissons du voisinage. Pas plus d’Arabes que sur la main, c’est l’ordinaire ; mais en revanche le premier qui met le pied sur le plateau nous montre à l’horizon trois villages éclairés comme pour un bal. L’ennemi se gardait à merveille, et c’était nous qui étions surpris.

« Halte ! dit le général. Mes enfants, nous n’avons plus besoin de mettre des mitaines. Puisque nous sommes attendus là-bas, il n’y a plus qu’une précaution à prendre : c’est d’y arriver tous, et aussi frais que possible. » Il fait cerner la masse de rochers où nous étions, développe une compagnie en tirailleurs, trois par trois, pour éviter les surprises, et dit au reste de la troupe : « Reposez-vous, séchez-vous, réchauffez-vous, faites le café, fumez vos pipes ou vos cigares, débâtez vos mulets, donnez-leur à manger, dormez si bon vous semble, mais que tout le monde soit prêt à sept heures du matin ! » Un vrai brave homme, ce général, et magnifique au feu ! mais on lui a fendu l’oreille en 65. Il faut bien que les vieux laissent passer les jeunes, qui ne les valent pas toujours.

Lorsque j’eus surveillé l’exécution des ordres, rendu mes comptes au vieux chef et trempé la moitié d’un biscuit dans le café, il était plus de six heures, et il faisait grand jour. Je revins au blessé, qui continuait à geindre, quoique Marcou, notre aide-major, l’eût pansé dans la perfection. Je le fis mettre sur un cacolet, et je le renvoyai à Biskra, en compagnie de trois fiévreux et d’un mulet qui avait laissé un demi-quart de sa peau dans le ravin. Bon voyage !

J’en étais là quand je vois Léopold accourir à toutes jambes. Il voulait dire adieu à son pauvre Bel-Hadj et lui glisser quelques louis dans une poignée de main. Il me parut fièrement ragaillardi, le jeune homme. Était-ce le sommeil, était-ce le café qui l’avait rendu à lui-même ? Jamais vous n’avez vu soldat plus fier et plus dispos au danger. Il marchait d’un pas relevé, ses yeux brillaient, ses narines palpitaient.

« Eh bien ! lui dis-je, la migraine ?

— A tous les diables ! De ma vie je ne me suis porté comme aujourd’hui.

— Tu me rappelles un vieux soldat qui traitait toutes les maladies par… devine !

— Par la poudre ?

— Bravo !

— Oui, c’est un beau remède, et je veux l’ordonner à tous les cœurs malades. La poésie ne vous guérit pas, elle vous acoquine tout doucement à vos maux ; c’est un pacte avec la douleur, un lit de roses où le blessé se couche en disant au public : Viens me plaindre ! La prière a, dit-on, des effets infaillibles ; mais pour prier il faut croire, et ne pas croire à demi, comme notre génération hésitante et troublée. Non, je n’ai pas la foi assez robuste pour me consoler avec Dieu. Il faudrait imposer silence aux objections de mon esprit, supprimer le meilleur de mon être, immoler la moitié qui pense à la moitié qui pleure. Ami, vive la guerre et ses consolations vaillantes ! Le danger souffle dans la vie comme le vent du nord dans le ciel : âpre et pur, et balayant tous les nuages ! »

Il y avait un peu d’emphase dans tout cela ; je crois pourtant que vous auriez trouvé du plaisir à l’entendre. Il sautait brusquement d’une idée à une autre, comme un poulain qui a cassé sa longe.

« Sais-tu bien, me dit-il, que sans la guerre notre métier serait idiot ?

— Parbleu ! fis-je à mon tour ; mais tu oublies que sans la guerre on n’aurait jamais eu l’idée d’inventer les soldats.

Il comprit qu’il avait lâché une bêtise, mais il n’était pas homme à se laisser démonter.

« Quoi ! dit-il, tu ne sens donc pas que nous serions les plus malheureux et les plus ridicules des hommes sans ce quart d’heure divin ? Se promener sans rien faire au milieu des peuples qui travaillent, porter des armes, c’est-à-dire des instruments de destruction, dans une société où chacun s’ingénie à produire ! Entendre dire tous les ans, dans toutes les discussions de la chambre, que nous sommes un objet de luxe et qu’on pourrait gratter quelques millions sur notre pain ! Obéir passivement à nos chefs, lorsque les baïonnettes de la garde nationale ont la fatuité de se croire intelligentes ! La dernière fois que j’ai dîné avec mon pauvre père, il s’est encore un peu moqué de nous en disant que la vie militaire est résumée en deux mots, se brosser et attendre : attendre les galons, attendre l’épaulette, attendre le ruban, attendre l’ancienneté, attendre le choix des supérieurs et les bontés de monsieur et madame la maréchale, attendre les boulets et les balles cylindro-coniques, et lorsqu’on n’en peut plus, après trente ans de ce métier, attendre la retraite pour aller planter ses choux et finir par où l’on aurait dû commencer !

— Oui, répondis-je ; mais il y a un jour qui rachète les ennuis, les misères et les petitesses de cette vie, c’est lorsqu’au lieu de se brosser soi-même, on brosse l’ennemi, lorsqu’au lieu d’attendre la gloire, on y court à travers mille morts. Ce jour-là, mon cher père, le soldat que vous raillez devient l’égal des dieux !

J’avais raison, Brunner, je devinais l’heure qui va sonner ! »

Pauvre petit turco ! Il était de si bonne foi dans son enthousiasme, ces bouffées partaient d’un cœur si chaud, que je ne savais point le contredire. Il désarmait la critique ; je le trouvais terriblement jeune, et pourtant j’étais ému. Il y a des moments où un mauvais calembour, usé jusqu’à la corde, devient quelque chose de respectable. Cependant je ne pus m’empêcher de lui dire qu’un soldat courant au pas de charge n’est pas encore tout à fait l’égal des dieux. On ne trouverait pas un olympe assez grand pour y loger tant de monde. Nous sommes les égaux de neuf ou dix millions de braves gens qui sont allés au feu pour leur pays depuis que la France est France, rien de plus.

Vous croyez que Léopold accepta la rectification ? Lui ? jamais. Il soutint ferme comme fer que nous étions des dieux de la première volée.

« Car enfin, disait-il, être dieu, c’est servir les hommes sans qu’ils le sachent, sans se montrer à eux, sans en attendre aucune récompense, et voilà justement ce que nous allons faire ce matin. La France nous voit-elle ? sait-elle seulement que Charles Brunner et Léopold de Gardelux se promènent en son honneur dans les gorges de l’Aurès ? A supposer qu’elle l’apprenne un jour, peut-elle nous donner l’équivalent de ce que nous risquons pour elle ? Je l’en défie ! Eh bien ! nous allons nous battre pour ses beaux yeux comme les paladins ne l’ont pas fait souvent pour leurs maîtresses. Il est sept heures moins dix ; la patrie se réveille en s’étirant les bras. Les paysans vont à leur charrue et les maçons se dirigent vers le chantier, mais ma mère, ma sœur et toutes les jolies femmes de Paris ont encore le nez dans la plume ; tous les messieurs du club et pas mal de boutiquiers reposent entre leurs draps. Sur trente-six ou trente-sept millions d’individus qui peuplent cette bonne France, il n’y en a peut-être pas deux qui penseront à nous dans la journée, et nous, mon vieux Brunner, nous allons nous faire casser les os pour prouver que ce peuple est grand, puissant et invincible, pour que le territoire et le nom des Français soient un objet de crainte et de respect universel, pour qu’aucun homme d’aucun pays ne passe auprès de ce chiffon tricolore sans mettre chapeau bas ! Dis maintenant que nous ne sommes pas des dieux, grosse bête ! »

Je sentais que les nerfs étaient pour quelque chose dans ce débordement de gaieté, mais je n’eus garde de le lui dire. La gaieté, même exagérée, est une bonne entrée de jeu dans ces sortes d’affaires. Chez un vieux soldat, le courage a le droit d’être calme et même triste ; j’aime mieux qu’il soit un peu fou chez les bambins de vingt ans.

« Allons ! lui dis-je, j’ai affaire auprès du général, tu es encore d’avant-garde ; va retrouver tes hommes ; je te donne rendez-vous là-haut, au premier village des Arabes. A ce soir, enfant !

— Là-haut, répondit-il en montrant les villages, l’enfant se taillera une robe virile à coups de sabre dans les burnous de l’ennemi. »

Toujours un peu de rhétorique : que voulez-vous ? Les héros d’Aboukir et de Marengo étaient presque aussi ridicules que lui.

La colonne se mit en marche à sept heures avec toutes les précautions d’usage. Le général nous ordonna d’éviter le torrent et de suivre les bas côtés de la vallée, qui allait s’élargissant devant nous. D’heure en heure, on faisait halte pour relever les tirailleurs et les flanqueurs. Cet exercice monotone et fatigant se prolongea jusqu’à midi. Vous avouerai-je que mes yeux se fermaient par moment ? Il y avait quarante-huit heures que je n’avais dormi, et cette nuit de marche était tombée mal à propos sur une nuit de poésie. Le soleil me tapait lourdement sur la tête : il est Arabe au fond du cœur, ce vieux scélérat de soleil. Nos hommes s’épongeaient la figure avec leurs manches sans ralentir le pas : ils allaient au feu de bon appétit, comme toujours, mais ils auraient préféré y être tout portés. Pas le moindre bout de chanson dans les rangs ; un silence à couper au couteau. Les Arabes, de leur côté, se recueillaient. Leurs trois villages qui disparaissaient et reparaissaient tour à tour, selon les mouvements du terrain, ne donnaient pas signe de vie. Le général usait sa lorgnette sans découvrir un burnous. Tout à coup il s’arrête et me dit :

« Brunner, je crois que nous y sommes. Que personne ne bouge : je vais voir. »

Là-dessus il nous brûle la politesse et se jette, sans autre escorte que son clairon, dans un petit bois de chênes-liéges. Ce boqueteau couronnait la pente que nous étions en train de gravir. Nous restons à mi-côte, ne voyant rien du tout, mais parfaitement cachés nous-mêmes. Dix minutes après, quelques coups de fusil détachés, puis une assez jolie pétarade nous prouvent que le bonhomme a bien pronostiqué. Nos goums et nos spahis étaient aux prises avec l’ennemi.

Le général ne tarda guère à redescendre. Il avait l’œil brillant et les pommettes rouges ; je me dis : tout va bien. Il ordonne de former les faisceaux et de faire la soupe. On se repose, on cuisine et l’on mange au bruit d’une fusillade bien fournie. Nos grand’gardes n’eurent pas le temps de s’ennuyer pendant que nous déjeunions à leur santé. Je vide une gamelle empruntée à l’ordinaire des fantassins, et la soupe me réveille un peu. Vous savez que le sommeil remplace les aliments ; j’ai constaté souvent que la réciproque est vraie. Tandis que le général fait rassembler les bagages, les sacs et les bêtes qui resteront sous la garde d’une compagnie, je grimpe sur la hauteur, et je me paye un aperçu de notre champ de bataille. Les trois villages sont en face, échelonnés l’un derrière l’autre. Le premier seul est défendu par une espèce de fortification passagère : un simple abatis d’oliviers. Quand nous aurons pris celui-là, les deux autres seront à nous. Nous avons à descendre une rampe d’un kilomètre, déboisée par un vieil incendie, mais qui commence à se couvrir de myrtes, de caroubiers et de lentisques. Aucun obstacle sérieux jusqu’au fond de la vallée ; nos hommes ont balayé la route : je vois une centaine de cavaliers français et alliés se débattre dans le fond contre les tirailleurs ennemis. Le terrain représente une longue bande de pré semée de bouquets d’arbres dont le moindre cache un ou deux hommes. Nos spahis, nos chasseurs et nos goums traquent ce maudit gibier et piquent tout ce qu’ils rencontrent. Nos turcos sont déjà sur le versant opposé et montent la côte. Figurez-vous un escalier dont chaque marche serait un mur en pierres sèches : autant d’étages, autant de vergers, et des Arabes derrière tous les arbres. La discipline n’est pas leur fort : ils sont groupés par-ci, disséminés par là. On voit grouiller des masses blanches partout où nos soldats semblent gagner du terrain ; l’effort des assiégés se déplace à chaque minute. Ils reculent, ils avancent, chaque étage est pris et repris tour à tour. Je ne distingue pas les femmes, mais elles sont de la fête. You ! You ! j’entends les cris d’encouragement qu’elles jettent à leurs hommes.

« Qu’est-ce que vous faites là ? me dit le général de sa voix rude. Au premier coup de fusil, ces mauvais gars d’Alsace ne sont plus bons à rien…

— Qu’à se battre, mon général.

— C’est bien ainsi que je l’entends. Patience, Brunner ! il y en aura pour tout le monde ! »

Cela dit, il partage la troupe en deux colonnes, il met ses obusiers en batterie, et nous voilà dégringolant dans le sentier de la gloire.

Vous pensez bien, mes chers amis, que je ne suis pas homme à vous conter l’affaire en détail. Pour ceux d’entre vous qui ont vu la Crimée, Magenta et Solférino, la prise du Djebel-Yala ressemblerait à une distribution des prix dans un pensionnat de demoiselles. Cependant les sabres coupaient comme ailleurs, les balles faisaient leur trou, et l’on n’avait pas mis de bouchons à la pointe des baïonnettes. Un Arabe, moins bête que les autres, devina que mon cheval me gênerait pour la montée ; il me fit la faveur de le tuer sous moi. Me voilà donc grimpant comme un singe avec le commun des martyrs. Si le sommeil m’avait repris durant cette escalade, je crois qu’il m’aurait fait un tort irréparable ; mais le moyen de dormir au milieu d’une musique qui dépassait de cent coudées toutes les cacophonies de Wagner ! Les obus volaient en grondant sur nos têtes pour éclater au milieu des groupes de burnous ; les fusils petillaient, les balles sifflaient en passant et crépitaient en ricochant sur les pierres ; les fusées traversaient l’espace avec un froufrou solennel ; les clairons, de leur voix mordante, sonnaient le ralliement ou la charge, et les Arabes des deux sexes poussaient des cris à faire peur, si quelque chose faisait peur au soldat français.

Je me souviens d’avoir traversé un premier village, puis un autre, et de les avoir vus flamber derrière moi comme deux fagots de bois sec. Au troisième, les soldats allaient mettre le feu lorsque le général survint, le cigare à la bouche, sur son petit cheval noir. Où la bête avait-elle trouvé des chemins ? C’est ce qu’on n’a jamais su.

« Tas d’imbéciles, dit le grand chef, si vous brûlez ces gourbis, nous coucherons à la belle étoile ! »

Le fait est que nos tentes étaient restées à deux bonnes lieues de là, pour le moins.

Nous voilà donc campés, à cinq heures du soir, sur la cime du Djebel. La position était bonne, on la fortifie en deux temps ; j’organise les postes, je place les grand’gardes, et ma besogne n’est pas plutôt faite que je me laisse tomber sur la première natte venue, dans un coin. J’avais les yeux fermés depuis quatre minutes, quand une idée me réveilla en sursaut : Et Léopold ?

Que pensez-vous d’un égoïste qui se couche sans savoir si son ami est mort ou vivant ? Je me lève, furieux contre moi-même, et je sors de la cabane en me disant de gros mots. Le village était plein de soldats qui mangeaient, fumaient, dormaient ou pillaient, suivant les goûts particuliers de chacun. Je rencontre un turco qui portait une outre d’huile, une botte d’oignons et un chevreau nouveau-né.

« Eh ! lascar ! tu connais ton lieutenant, M. de Gardelux ?

— Sidi turco ? besef !

— Est-il blessé ?

— Makasch.

— Est-il mort ?

— Makasch morto.

— Où est-il ?

— A casa.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Dormir.

— Puisqu’il n’est ni mort ni blessé, dis-je en moi-même, et qu’il dort paisiblement sous un toit, l’amitié m’autorise à faire comme lui. »

Sur ce, je regagnai mon gîte et je recommençai un nouveau somme. J’en fis plus d’un cette nuit-là, car les propriétaires que nous avions délogés manifestèrent cinq ou six fois l’intention de résilier notre bail.

Vers quatre heures du matin, je donnai ma démission de ronfleur : je n’étais reposé qu’à demi, mais la maison n’était plus tenable. Mon pauvre corps semblait littéralement émaillé de puces. Avez-vous remarqué que ces animaux-là ont une préférence pour les blonds ? Je vais donc secouer mon bétail au grand air, et je me fais montrer la case de Léopold. Il écrivait sur ses genoux, devant la porte.

« Eh bien ! lui dis-je, tu vois qu’on n’en meurt pas. »

Il me tendit la main, ferma son écritoire et jeta son buvard dans la maison, sur le parquet de terre battue.

« Allons nous promener, dit-il ; le paysage est superbe, vu d’ici.

— Il s’agit bien, ma foi, de paysage ! Parlons d’hier, de toi, de nous, du combat, de la victoire ! Tu as reçu le baptême du feu, mon bonhomme, et tu peux regarder dans ta glace, si tu en as apporté une, le visage glorieux d’un vainqueur !

— Bah ! pour une promenade militaire !

— Trop modeste, mon bon ! C’est un joli fait d’armes ; le Moniteur de l’Armée le contera. Es-tu content de toi ? As-tu été un des heureux ? car il y a de la loterie jusque dans les batailles. Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu vu ? Qu’as-tu éprouvé ?

— D’abord une peur horrible d’avoir peur.

— Connu, jeune homme, et puis ?

— Et puis fort peu de chose.

— Tu as senti qu’en doutant de toi, tu avais indignement calomnié le fils de monsieur ton père. La colère t’est montée à la tête, et comme il faut taper dans ces occasions-là, tu t’es vengé sur l’ennemi. Est-ce bien ça ?

— A peu près.

— Et encore ?

— Rien de saillant.

— C’est déjà très-joli pour un garçon qui était d’avant-garde, et qui, en fait de prunes, avait droit au dessus du panier. Viens au rassemblement des compagnies.

— Pour quoi faire ?

— Parbleu ! pour écouter l’ordre du jour. »

Il rougit comme un enfant pris la main dans les confitures, et prétexta cette lettre à sa mère qu’il voulait, disait-il, expédier par le premier départ. Je m’en fus tout pensif, et je me demandais, en voyant sa résistance, s’il n’avait pas quelque faiblesse ou quelque hésitation à se reprocher. Ah ! bien oui ! Le premier nom qui m’arrive aux oreilles, c’est justement le sien. Le général remerciait les troupes de leur belle conduite ; il signalait quelques traits de courage et particulièrement l’héroïsme du sous-lieutenant de Gardelux, qui, seul, était allé reprendre au milieu des Arabes douze hommes de sa compagnie imprudemment engagés. Un autre fait de guerre avait été accompli par le même officier dans la même journée : il était entré le premier dans le village fortifié des Beni-Yala.

Vous me voyez d’ici ; je n’écoute pas un mot de plus, je cours à sa cabane. Il écrivait encore ! je fais sauter ses paperasses en l’air et je l’accable de sottises.

« Ah ! c’est ainsi que tu traites tes amis ! Tu t’es moqué de moi comme un gueux, comme un tartuffe ! Voilà donc pourquoi tu refuses de venir au rassemblement ! Tu savais qu’il n’y aurait d’éloges que pour toi, mauvais drôle ! Ah ! tu t’es battu comme un lion, et tu as peur de l’entendre dire ! Et tu m’as presque fait douter de ton courage, polisson de héros que tu es ! »

Je parlais, je criais, je pleurais, je l’embrassais et je le bourrais de coups de poing, à la bonne franquette d’Alsace.

Quant à lui, il était tout pâle, et il me regardait faire avec des yeux hagards.

« Pardonne-moi, me dit-il ; je n’étais pas bien sûr… je ne savais pas si les choses qui me sont arrivées répondaient à ce qu’on entend par un acte de courage. Voilà pourquoi je n’ai pas osé te suivre là-bas, car enfin, si le général n’avait rien dit de moi, je n’aurais pas osé crier à l’injustice ; mais j’aurais éprouvé quelque chose comme une déception.

— Il n’y avait pas de danger : le général est juste, et il se connaît en hommes.

— Allons ! dit-il, il faut que j’aille le remercier.

— Tu as le temps ; il doit être au lit : nous avons fait hier un rude métier pour un homme de son âge.

— Alors promenons-nous ; j’ai des fourmis dans les jambes.

— Tu es fièrement heureux, si tu n’y as que des fourmis. »

Je lui ramasse ses papiers, c’était bien le moins, et nous allons vaguer ensemble. Tous les camarades que nous rencontrons viennent à lui, lui serrent les mains et le félicitent de ses débuts ; il rougit, et moi-même je perds contenance, comme si toute sa gloire m’éclaboussait de la tête aux pieds. Les soldats le saluent de cet air qui veut dire : Ce n’est pas à ton épaulette, c’est à ton cœur que je rends hommage. Marcou, l’aide-major, qui revenait de l’ambulance, nous donne le relevé de nos pertes : onze morts, trente-cinq blessés, dont dix grièvement, et pas un seul manquant, chose admirable ! « Sans vous, dit-il au turco, les Arabes nous pinçaient une douzaine de prisonniers. »

Plus nous allions, plus ces compliments à brûle-pourpoint le suffoquaient. Il m’entraîne au-devant de la compagnie qui rapportait les sacs et les bagages. Le capitaine, un pauvre vieux qui n’avait plus qu’un an à faire, et pas la croix, nous reconnaît de loin et nous crie :

« Eh ! jeunes gens ! on n’a pas eu besoin de nous pour cueillir les lauriers ? M. de Gardelux a tout pris. »

Il rougit de plus belle et va s’excuser comme il peut. Nous rentrons chez lui, et il parle d’achever sa lettre : un convoi de blessés devait partir à deux heures pour Biskra.

« J’espère bien, lui dis-je, que tu vas prendre une copie de ta citation pour l’adresser à ta mère ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que j’aurais l’air de rédiger ma propre histoire, et je me trouve assez ridicule sans cela.

— On a raison de dire que le ridicule est voisin du sublime, puisqu’un gaillard de ton numéro prend l’un pour l’autre. Eh bien ! moi, je vais faire copier le paragraphe par ton sergent-major, et je l’enverrai à Mme de Gardelux… Ah !

— Si cela t’amuse ! Mais j’écris des lettres si longues et ma mère a si peu de temps qu’elle jette peut-être au panier tout ce qui porte le timbre de Biskra.

— Mais Mlle Hélène n’est sans doute pas si occupée, elle ! Si je lui expédiais la pièce en question, m’en voudrais-tu ?

— Fais ce qui te plaira.

— Pris au mot. Attends-moi. »

Une heure après, je mettais sous enveloppe un extrait de l’ordre du jour, copié de cette belle écriture qui fait la gloire des sergents-majors et les empêche quelquefois de passer officiers. J’y ajoutais de ma main ces simples lignes :

« Le capitaine d’état-major Charles Brunner, présente ses humbles devoirs à mademoiselle Hélène de Gardelux et se fait une joie de lui transmettre le texte suivant que la modestie d’un jeune héros eût peut-être tenu caché. »

Je lui portai la lettre ouverte et je lui dis :

« Veux-tu la lire ?

— Non ; si je la lisais, autant l’écrire moi-même.

— Comment ! j’entre en correspondance avec ta sœur, et tu n’es pas curieux de savoir ce que je lui dis ?

— Imbécile ! je ne te connais donc pas ? »

Le mot m’entra au fond de l’âme, et l’imbécile sauta au cou de son ami.

Le général nous tint clos et cois toute la journée ; mais, les alertes s’étant succédé d’heure en heure pendant la nuit, on procéda le lendemain à une forte reconnaissance. L’ennemi s’éloigna ou devint sage ; pendant une semaine, la colonne expéditionnaire garda ses positions sans être inquiétée. Nos soldats employaient leur temps à nettoyer les trois villages, c’est-à-dire à raser les maisons et à couper les arbres par le pied. Nous appelons cela faire un exemple. Le village d’en haut se transforma bien vite en un joli petit camp fortifié, et tout le monde avoua que la tente était décidément plus confortable que le gourbi.

Mais tandis que nous vivions tranquilles et sans songer à mal, le mouvement gagnait autour de nous. Les chenapans que nous avions chassés de leurs foyers s’étaient répandus dans les tribus voisines. Un vieux marabout borgne, qui avait pour maîtresse une femme des Beni-Yala, se mit à prêcher la croisade et trouva des échos partout. C’est étonnant comme l’écho se propage dans les montagnes ! Des tribus grosses comme le poing se donnèrent de l’importance en refusant de nous payer l’aman. Les rumeurs les plus idiotes vinrent en aide à la rébellion. Les nouvellistes de l’Aurès sont aussi inventifs et aussi effrontés que les nôtres. On alla jusqu’à dire que les grands cheiks d’Afrique étaient venus assiéger le sultan des Français dans un de ses châteaux, et qu’il s’était tiré d’affaire en leur restituant l’Algérie. Bref, quinze jours après notre victoire, nous étions cernés bel et bien, et nos communications, même avec Biskra, coupées. Les renforts ne pouvaient tarder longtemps, mais ils n’étaient pas venus, et, pour des triomphateurs, nous ne nous trouvions pas précisément à notre aise.

Le général avait toute sorte de qualités, mais la patience n’était point sa vertu dominante. Il résolut de frapper un coup. La tribu du vieux marabout désagréable, les Beni-Schafar, très-belliqueux et pas mal riches, étaient à cinq lieues de marche. Par une belle nuit, on nous réveille tous en douceur ; la colonne se faufile entre les montagnes, et à huit heures du matin nous étions engagés.

La journée ne fut pas mauvaise : on tua cinquante hommes, on brûla un village superbe, et l’on repoussa une demi-douzaine de retours offensifs ; mais impossible de camper sur le champ de bataille. Nous avions des blessés à rapporter et des bagages à reprendre en chemin : le général décide que nous irons dormir chez nous.

Tout le monde croyait la question vidée, et tout le monde était de belle humeur, excepté le turco, qui, relégué à l’arrière-garde, n’avait pas eu l’occasion de se montrer. Je me moquais un peu de son ambition, et je lui débitais tous les proverbes appropriés à la circonstance : l’appétit vient en mangeant, mais ce n’est pas tous les jours fête ; ne te désole pas : tout vient à point à qui sait attendre, et cætera.

Pour revenir au Djebel-Yala, nous avions un vrai chemin de l’Aurès : beaucoup à monter, beaucoup à descendre, pas un kilomètre de plain-pied, du reste un beau pays. Je chevauchais avec l’avant-garde, à la gauche du général, dans un torrent qui coule sur des galets de marbre blanc. Nous avions devant nous toute une échelle de sommets couronnés par le Djebel-Derradj, ce burgrave poudré de neige. On ne se pressait pas, et l’on explorait le terrain avec un soin d’autant plus minutieux que le jour commençait à baisser.

« Allons ! me dit le général, je crois que nous en sommes quittes. Bonne besogne, Brunner ! Dans une heure, nous serons sous nos tentes ; avant trois jours, les Beni-Schafar… »

Un feu de file bien nourri l’arrêta net au milieu de sa phrase. Les Arabes tombaient sur notre arrière-garde ; on entendait non-seulement leur fusillade, mais leurs cris.

Le bonhomme jura un gros juron et tourna bride en nous criant : Allez toujours !

Quand un grand chef vous dit d’aller, il n’y a qu’une chose à faire ; mais le soldat français n’abat pas le quart de lieue en dix minutes lorsqu’il entend fusiller ses camarades derrière lui. Nous avancions lentement, chaque officier poussant ses hommes, et furieux de ne pouvoir les planter là. Quelquefois le feu s’arrêtait, et l’affaire semblait finie ; mais les détonations reprenaient par saccades. Sur ces entrefaites, la nuit tomba, la difficulté du chemin vint compliquer le doute qui nous paralysait. La colonne n’avait pas fait un temps d’arrêt depuis son départ, et il y avait bientôt cinq heures qu’elle marchait. Les fantassins ne se plaignaient pas, mais on les entendait souffler. Nous ne savions que faire ; aucun de nous n’osait prendre sur lui de crier halte !

Enfin le général nous rejoignit, et sa première parole fut pour nous inviter au repos. Tandis que les soldats rompaient les rangs et s’asseyaient au bord de la route, les officiers accouraient chercher des nouvelles.

« Tout va bien, dit le général : depuis que j’ai quitté l’arrière-garde, je n’ai plus entendu qu’une petite fusillade, et il y a bien une demi-heure de ça ; mais nous avons eu chaud. Décidément, Brunner, votre ami le turco est un rude homme ; je vous en fais mon compliment. Peu d’apparence, mais un fonds d’enfer. Il ira loin, ce garçon-là : il est instruit, il est brave et il est heureux. Les balles le respectent ; il fait peur à la mort. Je l’ai vu travailler du sabre et de la baïonnette : oh ! c’était de l’ouvrage proprement fait ; il a tué deux Arabes de sa main. Ma foi ! mon cher, on dira que je flatte la noblesse, comme tant d’autres vieux croûtons ; mais tant pis ! s’il reste un bout de ruban rouge à Paris, je le demanderai à l’empereur lui-même pour ce petit camarade-là. En route, mes enfants ! nous ne serons pas au camp avant dix heures. »

Le reste du voyage me parut long : vous devinez pourquoi. Aussitôt arrivé, il fallut vaquer au service, et je le donnai cent fois au diable, car il me retint jusqu’à minuit. Enfin je m’appartiens et je cours à la tente de Léopold pour lui conter la grande nouvelle. A quatre pas de chez lui, je m’entends appeler par un homme qui courait aussi, mais en sens inverse. Je m’arrête et je demande ce qu’on me veut.

« Je vous cherche partout, mon capitaine, de la part de M. de Gardelux.

— Et moi aussi je le cherche sur terre et sur mer : où est-il ?

— A l’ambulance, et bien malade.

— Comment ? lui ? c’est impossible !

— Une balle dans le ventre, mon capitaine. C’est moi qui l’ai ramassé ; mais dépêchons-nous, s’il vous plaît : je crois qu’il n’y a pas de temps à perdre. »

Nous courons donc à l’ambulance, et mon cœur se serre à la vue de ces tentes surmontées d’un drapeau rouge qui dans la nuit paraissait noir.

« Il est ici, » dit mon guide en désignant la première.

J’entre et je vois à la lueur d’une lanterne mon pauvre Léopold étendu sur un matelas, et si pâle qu’au premier moment je le crus mort. Il venait de s’évanouir à la suite d’un sondage. Le docteur était à genoux et s’essuyait les mains à son tablier sanglant.

« Ah ! c’est toi ? dit Marcou. Mon pauvre Brunner, tu perds un fameux ami, et l’armée un fier soldat.

— C’est donc fini ?

— Pas tout à fait, mais il n’y a pas de ressource. La balle est venue de bas en haut ; le diaphragme est traversé. L’hémorrhagie et la suffocation l’enlèveront. Il en a pour deux ou trois heures : attends ; il reviendra peut-être à lui. Du reste, une mort assez douce ; il s’éteindra sans souffrir. Moi, je vais voir les autres : ces gueux d’Arabes m’ont taillé de la besogne aujourd’hui. »

J’essayais de le retenir, je le suppliais de chercher, d’inventer quelque chose, de faire un miracle pour le salut de mon ami. Il me regarda d’un air triste, me serra les deux mains et sortit en levant les épaules. Alors je me rabattis sur le brave garçon qui m’avait amené là, et je remarquai seulement qu’il portait le bras droit en écharpe. C’était un caporal de la ligne ; le général l’avait ramené en passant, avec vingt hommes de sa compagnie, pour renforcer l’arrière-garde, et il avait pris part à la dernière moitié du combat. Il me conta comment on avait dû faire plus de vingt retours offensifs pour reprendre les camarades qui tombaient ; encore en avait-on laissé trois ou quatre aux mains de l’ennemi. Lui-même avait été sauvé par mon pauvre petit turco ; c’était avec son fusil que Léopold avait chargé les Arabes.

« Mon capitaine, disait-il, je vous jure que M. de Gardelux a fait des choses impossibles. Sa tunique est hachée et la baïonnette de mon fusil tordue. Malheureusement le pied lui a manqué dans un ravin, il a roulé en arrière, et un Arabe, caché derrière un lentisque, l’a tiré presque à bout portant. Tout le monde l’a cru fini ; nous sommes revenus tous les deux sur le même cacolet, et il n’a donné signe de vie qu’à l’ambulance. Il a demandé après vous ; mon bras était bandé, je me suis lancé à vos trousses. Avouez que je lui devais bien ça ! »

Je renvoyai ce pauvre diable à son lit, et je m’assis par terre au chevet de Léopold. Vous ne souhaitez pas que je vous dévide la série de mes méditations, hein ? Ce serait un peu long, mes amis, et pas drôle du tout. Vers trois heures, j’étais dans une espèce d’abrutissement fait de douleur et de fatigue, quand j’entendis appeler : Charles !

La voix semblait sortir de terre : il s’en fallait bien peu ; on se trompe à moins.

Je pris sa main humide et molle, et je lui dis : « Je suis là. » Il ouvrit de grands yeux et me regarda un instant sans me voir.

« C’est moi, lui dis-je, ton ami, Brunner ! »

Il fit un nouvel effort et demanda de l’eau. J’écartai péniblement ses dents serrées, et je lui fis couler quelques gouttes dans la bouche. Son regard s’éclaircit, sa figure s’anima ; il me reconnut.

« Merci ! dit-il. » Il s’arrêta plusieurs minutes comme si ce simple mot l’avait fatigué. J’attendais en retenant mes larmes et je tâchais de prendre un air riant. Les forces lui revinrent ; sa main, que je serrais toujours, pressa un peu la mienne ; il respira longuement et me dit à demi-voix :

« C’est fini… je m’y attendais… tu sais !… Un peu plus tôt, un peu plus tard !… N’importe ! c’est beau, la guerre… je n’ai vécu qu’ici, avec vous… On aurait bien pu m’y laisser quelque temps, mais… il faut croire que je n’en étais pas digne… Ah ! je n’ai pas été gâté sur la terre. Il n’y a que vous autres… toi surtout. »

Je pris mon courage à deux mains pour lui dire qu’il avait tort de se croire perdu, qu’on revenait de plus loin, que Marcou m’avait rassuré sur son état, qu’avant deux mois il serait encore des bons. Oui, je lui débitai tout ce qui me passa par la tête ; mais, s’il faut vous dire vrai, je n’étais pas fameux dans ce rôle-là. Il m’arrêta d’un petit sourire pâle qui fit geler la moelle au fin fond de mes os.

« Pauvre Charles ! Laisse-moi dire, ça presse un peu, vois-tu… Tu sais ma vie… je pardonne tout ce qu’on m’a fait, je demande pardon de toutes mes maladresses. Ma montre est là, sous ma tête. Tu l’arrêteras après m’avoir fermé les yeux, et tu la porteras à ma mère. Elle verra que ma dernière pensée, à ma dernière minute,… comprends-tu ? Le médaillon, il faut que tu le rendes à ma sœur… toi-même ! Mon testament est dans ma chambre, à Biskra. Envoie-le tout de suite quand nous serons dépêtrés d’ici. Pas les lettres ! je t’ai dit… toi-même !… Embrasse-les. Ma bague est pour Hélène. Elle ne la portera pas, mais elle peut bien la garder dans ses petits bijoux. Je t’ai légué mes armes et mes livres, mon bon vieux. J’aurais dû… non, j’espère qu’elles ne brûleront pas mes pauvres vers. Tu les apercevras un jour ou l’autre imprimés à l’étalage de la Librairie-Nouvelle… Tu t’en iras jusqu’au Helder, les deux volumes sous le bras, et tu y passeras peut-être un bon quart d’heure à reparler de moi avec un de ceux qui m’ont connu. Est-ce donc bête de mourir quand on avait peut-être sous le képi des pensées immortelles ! J’étouffe ! Encore un peu d’eau ! »

J’essayai de le faire boire, mais il fut pris d’un hoquet si violent qu’il rejeta la gorgée entière et m’éclaboussa de la tête aux pieds. « N’essaye pas, dit-il, rien n’entre plus… Ah ! j’oubliais… il y a quelques milliers de francs dans ma poche… c’est pour les hommes de ma compagnie. Adieu au général, aux camarades, à mes turcos, au drapeau, à la France, à la vie, à toi, frère !… J’étouffe… Ah ! ça va mieux ! »

En effet, ça allait même tout à fait bien, car le pauvre garçon avait fini de souffrir.

Moi, j’étais devenu fou, et je me comportai comme une brute. Je sortis de la tente en courant, sans lui fermer les yeux, sans accomplir une seule de ses dernières volontés. Je traversai le camp dans tous les sens, je rentrai chez moi, j’en sortis, je m’en allai réveiller cinq ou six camarades pour leur dire que le turco était mort, je fis une tournée aux avant-postes, et je vagabondai comme un homme ivre, jusqu’à six heures du matin.

L’idée me vint alors de retourner à l’ambulance. J’avais besoin de le revoir. Lorsque j’arrivai à la tente, les infirmiers l’avaient déjà mis dehors. Je le trouvai par terre, étendu sur le dos : on ne voyait que sa figure ; le corps était caché, avec cinq ou six autres, sous une bâche de mulet. J’en comptai huit, de ces bâches, rangées à la file. On entendait, dans une tente voisine, le râle d’un blessé.

Ce qui m’exaspérait, c’était de voir le joli gazon neuf qui verdoyait insolemment autour de ces malheureux corps. Le ciel était d’un bleu féroce ; le soleil implacable riait. Une superbe matinée pour les paysagistes, mais les yeux me cuisaient trop ; vous pouvez croire que je n’étais pas en train d’admirer.

Je ne sais pas combien de temps je restai là, assis dans l’herbe humide, rongeant le bout de mes doigts, et drôlement bercé par la dernière chanson du spahi qui mourait à quatre pas plus loin. Une tape sur l’épaule me réveilla de ma stupeur. C’était le général qui venait faire sa visite aux malades et ses adieux aux morts. Il ne m’adressa pas un seul mot de consolation : il savait bien que je n’étais pas consolable.

« Capitaine Brunner, me dit-il d’un ton d’autorité, personne ne sortira du camp jusqu’à ce soir. A sept heures, nous irons rendre les derniers devoirs aux camarades et aux amis que nous avons perdus. Il y a quelques paroles à prononcer sur leur tombe, je vous ai choisi. Retournez à votre tente et mettez-vous à la besogne : vous n’avez guère que le temps. »

Cela dit, il me tourna le dos et s’en alla droit comme barre aux ambulances ; mais sa voix avait fléchi sur la fin, et à la façon dont il se moucha dès qu’il fut hors de vue, je compris qu’il avait eu de la peine à se contenir devant moi. Un homme de guerre a besoin de connaître pas mal de choses, et entre autres le cœur humain. Si ce bon vieux n’avait pas eu l’idée de m’imposer une distraction laborieuse, je ne sais pas de quelles sottises j’aurais été capable ce jour-là. J’écrivis et je recommençai ma petite oraison funèbre ; cela me conduisit jusqu’au milieu du jour, et quand je l’eus achevée tant bien que mal, je me mis à l’apprendre par cœur et à la réciter sous ma tente.

Mais le soir, à sept heures, quand je me vis debout devant cette fosse, où se dessinait confusément, sous un lambeau de toile grossière, le corps du malheureux turco, je perdis la mémoire, la parole et la force. Je répétai cinq ou six fois de suite le mot camarades, tout un peuple d’idées se mit à danser pêle-mêle dans mon cerveau, et pas une ne se décidait à passer par la bouche. Je suppose que la plus vive et la plus frappante de toutes fut le contraste de cette tombe obscure avec cette vie militaire si bien commencée ; je me souvins sans doute que la veille, en rentrant au village, le général m’avait promis la croix pour mon ami, car j’arrachai machinalement la croix qui pendait sur ma tunique, je la lançai dans la tombe ouverte, et je me laissai choir à la renverse entre les bras du général, qui ne se privait plus de pleurer.

Je ne me rappelle pas si je revins au camp sur mes jambes ou si les hommes m’y rapportèrent comme un paquet. Le major me fit prendre un calmant qui me jeta sur le lit pour vingt-quatre heures. A mon réveil, je trouvai plus de besogne que dix hommes n’en auraient pu faire : tous mes amis s’étaient donné le mot pour me distraire en m’écrasant. Les Arabes, qui n’étaient pourtant pas de mes amis, s’entendirent avec les autres. Nous fûmes attaqués par des forces considérables ; les alertes, nos sorties, le danger, un coup de crosse qui me fendit la tête, tout cela me fit du bien.

Six semaines après l’événement, un renfort nous arriva de Constantine. Pour opérer la jonction, il fallut livrer une vraie bataille ; mais nos communications avec Biskra furent rétablies pour le reste de la campagne. Mes lettres de France m’arrivèrent en botte : vous devinez la joie après une si longue privation. Le sort a des caprices étranges : dans ce courrier, je trouve quelques lignes de madame de Gardelux ! Cette mère qui ne répondait pas à son fils avait donc trouvé le temps de m’écrire ! Voici le texte de son poulet ; je tiens l’original à la disposition des amateurs :

« Madame de Gardelux remercie M. le capitaine Brunner des bonnes notes qu’il a données au comte Léopold. Elle le prie de vouloir bien continuer ses soins à ce jeune homme qu’un coup de tête a engagé dans une voie déplorable, mais dont la vie est d’un grand prix, car il est l’unique représentant de son nom. M. le capitaine Brunner peut compter sur toute la reconnaissance de ses obligés. »

Les comtesses ont le droit d’ignorer qu’un capitaine d’état-major n’est pas un maître d’étude et que mon extrait de l’ordre du jour n’était pas un satisfecit donné par moi. Je n’admettrai jamais que la carrière des armes soit une voie déplorable ; plût à Dieu que nos jeunes gentilshommes n’en connussent point de pire ! Enfin la dernière phrase avait l’air de promettre une récompense honnête ; cela rappelait un peu trop les affiches de chien perdu.

Je me dis après avoir lu : Voilà une femme qui n’est ni intelligente ni bonne. Ça commence assez mal avec le faubourg Saint-Germain ; mais avais-je des illusions à perdre sur Mme la comtesse ? Cette lettre est un trait qui achève de la peindre. J’allumerai ma pipe avec son papier satiné, et justice sera faite. Il ne m’en reste pas moins un devoir sacré à remplir. Nos communications sont rouvertes ; l’acte de décès va partir ; la famille l’aura trois ou quatre jours après le ministre. Brunner, il faut que tu écrives à ces deux femmes pour leur apprendre avec ménagement la mort de Léopold.

C’est un rude métier de consoler les autres lorsque soi-même on n’est pas consolé du tout. Pourtant je fais ma lettre, et je puis vous assurer qu’elle était bien, littérature à part. Le général m’apporte une page admirable : on accepterait d’être mort pour être loué en tels termes par un homme de ce cœur et de ce mérite-là. Nos camarades, sachant ce qui se passe, se mettent à rédiger une condoléance qui était un fier hommage à la mémoire du pauvre turco. Je mets le tout ensemble, j’y ajoute les dernières pensées que je peux recueillir dans les papiers du mort et un brouillon de son testament, la mise au net se trouvant à Biskra. Je l’indique d’un mot, promettant de l’envoyer aussitôt que possible et parlant des commissions que j’irais porter moi-même, Dieu sait quand. Bref, j’ai fait tout pour le mieux, et je ne crains pas que personne m’accuse d’être resté au-dessous de mes devoirs.

Le général avait fait mettre à ma disposition tout le bagage de ce malheureux enfant. Je partageai l’argent, soit quatre mille francs, entre ses hommes, sans oublier Bel-Hadj, son soldat, qui se faisait soigner à l’hôpital de Biskra. Sa montre était arrêtée quand un infirmier me la rendit : je mis les aiguilles à l’heure exacte de sa mort, mais je m’abstins de casser le mouvement, quoiqu’il me l’eût ordonné. C’est plus fort que moi ; j’ai horreur de détruire ce qui a coûté du travail à quelqu’un. Il me semble que les choses se détruisent assez par elles-mêmes, sans que nous y mettions la main. Je ficelai la montre dans une boîte, et j’écrivis dessus le nom et l’adresse de Mme de Gardelux. Je fis un autre paquet de la petite bague à ses armes qu’il destinait à Mlle Hélène, un autre des papiers qu’il avait apportés en campagne, un autre de la tunique dans laquelle il s’était fait tuer. Comme il pouvait m’en arriver autant du jour au lendemain, les ficelles et les étiquettes n’étaient pas de luxe. Quant au portrait en miniature, je crus faire acte de prudence en le gardant sur moi. L’ivoire est si fragile, et la monture était si mince ! Les mulets ont le trot cruellement dur ; ils pulvérisent les trois quarts de ce qu’on leur met sur le dos : trop heureux quand ils n’emportent pas le reste au fond d’un précipice ! Car on surfait un peu leur mérite, et ils n’ont pas le pied si infaillible que ça.

Notre expédition de l’Aurès n’était pas terminée, il s’en fallait. Les Arabes tenaient bon ; nous eûmes des hauts et des bas, même après l’arrivée des renforts. Voilà ce que c’est que la guerre en Afrique : on sort pour une promenade militaire, et l’on rentre au bout de six mois. Si du moins on rentrait avec tout son monde ! Marcou a fait la statistique de nos pertes : ce n’est pas si grandiose que le travail de M. Chenu sur la guerre de Crimée, et c’est peut-être plus effrayant. Des huit cents hommes qui étaient partis sous ses ordres, le général en a ramené quatre cent cinquante-deux, un peu plus de moitié ! Ce dont j’enrage, c’est que cette malheureuse campagne n’a valu ni avancement ni décorations à personne. On n’a pas voulu dire au public que la domination française avait été menacée dans le cercle de Biskra. Il se trouva que nous avions trimé, six mois durant, pour le roi de Prusse. Tant pis pour nous ! la politique l’exigeait.

Mon premier soin en rentrant fut de chercher le testament et de l’envoyer à Paris. Le notaire de la famille me l’avait réclamé trois fois avec douceur, disant toujours que la comtesse et Mlle de Gardelux étaient trop désolées pour me remercier de mes politesses. Je n’avais pas besoin de leurs actions de grâces, mais le style de ce notaire et son impatience m’agaçaient. Le fond du testament était connu : Léopold donnait à sa sœur ses vingt-cinq mille livres de rente ; mais que diable ! la famille n’attendait pas cet argent-là pour manger !

Nous prîmes deux mois de repos ; je rentrai dans mes habitudes, je refis connaissance avec la segnia qui distribue aux palmiers leur ration quotidienne de trente-six litres par tête. Rien de tel que la baignade pour vous reposer d’une campagne. Pourquoi n’a-t-on pas inventé des bains à l’usage du cœur ? Le chagrin m’avait laissé une sorte de sécheresse et d’irritation intérieure ; j’étais dur et cassant dans la conversation, je mordais comme un acide, je ne croyais plus à rien.

Une bonne et charmante fille qui m’aimait de tout son petit cœur, que j’avais tendrement aimée, me devint tout à coup indifférente, puis odieuse, sans qu’il me fût possible de dire pourquoi. Nous étions à peu près fiancés, sa mère est la sœur de la mienne, nos fortunes s’accordaient à merveille, et nos caractères encore mieux. Jamais, depuis notre baiser d’adieu, elle n’avait laissé partir un courrier sans m’écrire. Je ne lui répondais pas si régulièrement, mais elle me savait heureux de ses lettres, elle se sentait aimée, et ça lui suffisait. Un beau jour, je me prends d’aversion pour elle ; ses gentillesses naïves, qui me tiraient les larmes des yeux, commencent à me donner sur les nerfs. Je trouve ridicule et presque inconvenante sa manie de m’envoyer les violettes de nos bois et les vergiss-mein-nicht du ruisseau. Si encore je m’étais borné à me moquer d’elle en moi-même ! Mais je veux qu’elle le sache, et je trouve un plaisir cruel à la faire souffrir. Me voilà son correspondant enragé, et je regrette que le bateau de Philippeville ne parte pas deux fois par semaine, pour lui faire deux fois plus de mal. L’homme est un loup mal apprivoisé : quand sa férocité le reprend, il a besoin d’enchérir incessamment sur lui-même. C’est pourquoi les assassins donnent jusqu’à soixante et cent coups de couteau à leur victime, qui était morte du premier. Marguerite me répond d’abord par des plaisanteries dont la douceur m’agace, puis elle laisse éclater sa douleur et ses larmes ; enfin la famille s’en mêle : maman Brunner et l’oncle Moser m’écrivent à la fois pour demander si je suis fou. Je l’étais ! Je réponds par une dissertation prodigieuse sur le danger des mariages consanguins au point de vue du perfectionnement des races, et je déclare net qu’il me répugne d’engendrer de petits sourds-muets. Là-dessus, ma pauvre Gretchen et ses parents font un coup de tête par dignité : on la marie à un fabricant de Mulhouse qu’elle ne pouvait voir en peinture, qu’elle avait refusé trois fois, et qu’elle aime passionnément aujourd’hui.

Dame ! je mentirais en vous disant que j’étais content de moi. On m’aurait rendu service en me procurant quelque bonne querelle ; mais à Biskra ! La garnison était mélancolique en diable ; les camarades se bâillaient réciproquement au visage : quant aux danseuses, ces femmes de cuir bouilli, elles me faisaient horreur.

Mon seul plaisir, et vous allez voir s’il était drôle, consistait à m’ensevelir tout vivant dans le souvenir du pauvre turco. Je relisais ses vers, je feuilletais le journal de sa vie : M. Pelgas, son précepteur, lui avait donné l’habitude de prendre quelques notes tous les soirs avant de se mettre au lit. Je parcourais les lettres trop rares et trop courtes qu’il avait reçues de sa famille. C’est ainsi que j’ai reconnu que mon fameux billet de Mme de Gardelux était non pas de la comtesse, mais bien de Mlle Hélène. La pauvre enfant avait sans doute écrit cela sous la dictée de sa mère : autrement elle y aurait mis un peu de son cœur. Je ne pouvais me la représenter que bonne, spirituelle et gracieuse en tout, telle enfin que son frère me l’avait si souvent dépeinte. Je l’estimais beaucoup, je la plaignais un peu ; je… c’était ridicule, mais je m’inquiétais de son avenir. Pensez donc ! une telle enfant livrée aux mains d’une telle mère ! Elle devait avoir besoin d’un conseiller, d’un appui, d’un autre Léopold, en un mot d’un second frère ! Et je me sentais de force à remplir cet emploi difficile, en tout bien, tout honneur. Nous autres Alsaciens, nous n’avons qu’une spécialité incontestable, le dévouement. On nous dit de marcher, nous courons ; on a besoin de notre vie, nous nous faisons tuer sans dire ouf ! Voilà l’Alsace. Je me rappelais à tout moment les projets de mon ami sur celle qu’il appelait notre petite Hélène, et je cherchais autour de moi, consciencieusement, un homme qui fût digne d’elle. Si je l’avais trouvé, ma parole d’honneur, je le prenais par la main et je l’emmenais à Paris. Je me disais : la famille est capable de te rire au nez : mais tu auras fait ton devoir envers celui qui n’est plus.

Pendant que je me remplissais l’esprit de ces rêveries, l’oubli faisait sur moi son petit travail, comme dit Gougeon. L’image du turco s’effaçait de ma mémoire, comme une photographie qu’on laisse traîner au soleil. Je sentais approcher le moment où cette figure si honnête et si cordiale disparaîtrait absolument à mes yeux, et où mon vieil ami ne serait plus pour moi qu’une abstraction sans forme, un être de raison. Pourquoi diable n’avais-je pas songé à faire un croquis d’après lui dans nos journées de désœuvrement, moi qui dessine ? Je tremblais à l’idée de le perdre une seconde fois par l’oubli. Dans cette anxiété, la miniature de sa sœur me rendit un véritable service. A force de l’étudier, je finis par y reconnaître et par en dégager ce je ne sais quoi par où un frère qui n’est pas beau ressemble à sa sœur qui est jolie. C’est un travail qui veut du temps et de l’application, mais je n’avais pas autre chose à faire. Je commençai par copier à l’aquarelle la miniature telle qu’elle était. Plus j’allais, plus mon admiration croissait pour l’inimitable artiste. Impossible à moi de reproduire cette fleur de jeunesse, ce duvet des beaux fruits estompés de rosée, ce plumage microscopique que le toucher enlève aux ailes des papillons. Ce portrait me désespéra pendant une quinzaine. Chaque coup de pinceau me reprochait mon inaptitude et ma grossièreté ; je me disais qu’il faut être femme et mère pour interpréter si délicatement la beauté d’une jeune fille. Enfin ! n’en parlons plus. J’arrivai ainsi par ricochet à retrouver dans ma mémoire la figure de Léopold, et j’en fis un crayon médiocre sans doute, mais ressemblant.

Tout ça tuait le temps, mais je n’oubliais pas qu’il me restait une visite à faire au faubourg Saint-Germain. Seulement, toutes les fois que je me représentais Charles Brunner entrant dans les salons des Gardelux, j’avais froid dans le dos, et la racine des cheveux me picotait la tête. Je suis timide avec les femmes du monde, et l’on ne se refait pas en un jour. Ce n’est pas tant la fierté de la comtesse qui m’effrayait ; non, c’était de voir pleurer la pauvre petite Hélène. Tantôt je me reprochais d’être encore à Biskra, lorsqu’il m’aurait été facile d’obtenir un congé de semestre ; tantôt je me prouvais à moi-même qu’il valait mieux retarder ce voyage. Mon arrivée allait réveiller les douleurs de la famille : ne convenait-il pas d’attendre que l’on fût un peu consolé ? Mais si j’attendais trop, ces souvenirs poignants que j’apportais avec moi ne rouvriraient-ils pas des blessures à demi-fermées ? Je ne savais que faire, et je ne pouvais demander conseil à personne, car je n’avais plus d’ami assez intime pour partager de tels secrets.

J’étais encore à me tâter lorsque le général Gerhardt, qui est mon compatriote et mon parrain, me proposa de le rejoindre à Sidi-bel-Abbès. Dulong, son officier d’ordonnance, était mort de la fièvre ; on espérait avoir une campagne à faire sur la frontière du Maroc. L’offre du général me tira d’incertitude : le service avant tout. Je partis donc pour Sidi-bel-Abbès, et j’y restai quatre mois à attendre cette bienheureuse expédition, qui n’eut pas lieu. Mon parrain devina probablement que j’étais travaillé en dessous par quelque idée étrangère au service. Un beau matin, après le rapport, il me dit : J’ai des commissions pour l’Alsace, et tu as un congé de semestre ; fais ton sac et va-t’en. Mes amitiés chez toi et chez moi.

Je pars et j’arrive à l’hôtel du Louvre. Maman Brunner m’attendait à Obernai. Dès qu’elle savait la date de mon départ, elle savait aussi quel jour et à quelle heure nous nous embrasserions. Impossible de rester plus d’une journée à Paris sans lui causer de la peine : j’étais donc étranglé par le temps ; il fallait faire ma visite dans la journée, ou jamais. Je prends mon courage à deux mains, et je décide que j’irai après midi chez Mme de Gardelux. Les trois quarts de mes bagages voyageant par petite vitesse, je n’avais pas d’habillements civils ; mais, sans être neuf, mon uniforme était encore assez présentable. En brossant la tunique, car les garçons d’hôtel n’y entendent rien, je me rappelais le mot de mon pauvre ami : se brosser et attendre !

Il y avait un an et huit jours que je l’avais vu mourir ; mais, comme la nouvelle n’était arrivée qu’environ deux mois plus tard, je me dis que Mme et Mlle de Gardelux devaient être en plein demi-deuil. Je préparais mes phrases en comptant mes paquets. Il y en avait trois petits : la montre, la bague du petit doigt et la miniature ; un moyen, les papiers ; et un gros, la tunique. Je descends tout cela moi-même, car personne que moi n’y avait touché depuis un an, et je prends une voiture de remise dans la cour même de l’hôtel. Je donne l’adresse au cocher et je lui dis de demander la porte ; mais quand nous arrivons, la porte était ouverte, et il y avait des équipages arrêtés dans la cour.

Un valet galonné du haut en bas m’ouvre la portière et me demande d’un air à claques si c’est bien à Mme de Gardelux que ma visite est destinée. Oui, lui dis-je, et je passe, tout encombré de mes pauvres reliques. Dans l’antichambre, je fais lever trois ou quatre grands drôles qui se miraient dans les boucles de leurs souliers. L’un d’eux m’enlève mon caban, un autre fait semblant de vouloir prendre mes paquets, mais d’un seul coup d’œil je le renvoie à sa banquette. Alors je vois paraître une espèce de petit furet en frac noir qui m’introduit dans un premier salon, puis dans un autre, puis encore dans un autre, et là se plante devant moi pour me dire du ton le plus confidentiel :

« Monsieur sait que c’est le jour de Mme la comtesse ?

— Je ne le savais pas, mais j’en suis enchanté, puisque cela m’assure de la trouver chez elle. »

Là-dessus je le vois qui regarde mon uniforme, et la moutarde me monte au nez. J’avais la bouche ouverte pour lui dire : Aimez-vous mieux que j’entre tout nu ? Mais il reprend aussitôt son air humble et me demande qui il aura l’honneur d’annoncer.

« Le capitaine Charles Brunner… non… Portez cette carte à Mme la comtesse. Je m’étais muni d’une carte, et j’avais pris le soin d’écrire après mon nom : porteur des derniers adieux de Léopold. »

Ce qui m’avait arrêté sur le seuil, c’était le bruit d’un grand éclat de rire. Je ne voulais, je ne pouvais pas entrer dans ce salon comme la statue du commandeur.

Le frac noir porta mon message et revint me dire poliment : « Mme la comtesse est très-sensible à la visite de M. le capitaine ; mais elle a quelques personnes chez elle, et elle prierait monsieur de repasser demain à la même heure.

— Répondez que je suis arrivé ce matin pour m’acquitter d’un message que j’ai juré de remettre en mains propres, et que je pars à huit heures et demie par le train-poste de Strasbourg. »

Mon vieux faquin d’ambassadeur fit un nouveau voyage et revint.

« Si M. le capitaine veut bien me suivre jusqu’au boudoir de Mme la comtesse, madame peut donner cinq minutes à monsieur… »

J’étais vert de fureur. Cette femme daignait m’accorder cinq minutes, à moi qui aurais donné toute ma vie pour son fils ! J’entre dans un boudoir de vieille coquette, admirablement machiné pour fausser la lumière et cacher les ravages du temps. Une minute après, j’entends un bruit d’étoffes, mais un bruit comparable au murmure de la mer : vous auriez dit un océan de soieries soulevé par une tempête de crinoline. La robe paraît : elle est mauve. Madame avait antidaté son deuil pour le faire plus court ! Je regarde sa figure, elle était souriante et féline : ce fameux regard en coulisse de la Dubarry à quarante ans !

Ah ! si du moins j’avais pu me dire : Elle n’est pas la vraie mère de mon pauvre turco ! Mais elle lui ressemblait depuis qu’elle avait commencé de vieillir. J’étais forcé de le retrouver en elle, moins flatté, mais aussi vivant que dans le portrait de la petite sœur.

Elle resta debout, tandis que, debout devant elle, j’expliquais les raisons de mon importunité.

« Ainsi, monsieur, me dit-elle en minaudant, vous avez connu ce pauvre Léopold ?

— Oui, madame, répondis-je, et ils ne sont pas nombreux ceux qui l’ont connu et apprécié sur la terre. »

Un nuage passa sur son front. J’étais peut-être allé trop loin du premier mot ; mais elle se rappela sans doute à la minute qu’il ne sied pas de répliquer aux sottises des inférieurs. Elle prit donc un air de condescendance polie, et me dit de sa voix traînante, où nulle émotion ne perçait :

« Sans doute, il avait des côtés excellents : sa mort laisse un grand vide parmi nous ; mais aussi quelle absurde fantaisie d’aller se faire tuer chez les sauvages quand on a tout pour vivre heureux à Paris ? S’il avait écouté nos conseils, il serait encore de ce monde.

— Je sais, madame, que vous n’étiez pas favorable à sa vocation, car il n’avait point de secrets pour moi, et je suis initié à toutes les affaires de la famille. J’ai lu toutes ses lettres, c’est-à-dire celles qu’il vous écrivait… »

Elle rougit positivement sous le coup de ce reproche. « Bon ! me dis-je, j’ai fait brèche ; frappons encore à la même place, et voyons une fois pour toutes s’il n’y a pas quelque chose d’humain au fond de ce cœur trop fermé ! » Elle ne me laissa pas le temps de redoubler le coup : sa riposte était prête.

« En effet, répliqua-t-elle, la discrétion n’était pas son fort ; il avait le défaut de s’ouvrir un peu à l’aventure. Et vous dites, monsieur, qu’il vous avait chargé ?…

— D’embrasser sa mère et sa sœur, puis…

— Permettez que je tienne la commission pour faite. N’avez-vous pas quelque autre chose à notre adresse ?

— Oui, madame ; voici sa montre qu’il m’a dit d’arrêter à l’heure précise de sa mort, pour que sa dernière pensée…

— Bien, bien, monsieur, j’entends ; l’intention est délicate, et cette idée ne pouvait venir qu’à une âme de race. J’en suis profondément touchée, car cela prouve que la vulgarité des choses ambiantes n’avait pas encore déteint sur ce malheureux enfant… Mais la montre est un chronomètre d’un certain prix, si j’ai bonne mémoire : peut-être vous serait-il agréable de conserver ce souvenir de lui ?

— Il m’a laissé lui-même les souvenirs qu’il me destinait ; c’est à vous qu’il envoie celui-ci, madame, et je croirais être impie en l’acceptant.

— Soit. Est-ce tout ?

— Non, madame, vous trouverez ici tous les papiers de votre fils, le journal de sa vie, les deux lettres qu’il a écrites à sa sœur et à vous en partant de Biskra, enfin ses vers, car vous n’ignorez pas qu’il était poëte.

— Hélas ! nous avons fait tout ce que nous avons pu pour le corriger de ce petit défaut.

— Mais il avait du génie, madame, et c’est sa gloire que je mets entre vos mains.

— Monsieur, vous rimez peut-être aussi ?

— Non, madame, moi je suis parfait… Voici enfin la tunique qu’il portait le jour de sa mort : elle est tachée de son sang, et les coups dont elle est criblée vous apprendront avec quel courage… »

Je n’en dis pas plus long, et je m’arrêtai un instant sur ce sens suspendu pour étudier l’effet de ma phrase. Plus de doute, j’avais touché un point sensible dans la région du cœur. La poitrine se gonfla, les lèvres grimacèrent, les yeux se mirent à papilloter : il y avait des larmes sous roche. « Pleure donc ! lui criai-je en moi-même ; prouve-moi que tu es une femme de chair et d’os, pétrie du même limon que nous et notre égale par la faculté de souffrir ! Alors je t’ouvre mes bras et je te réintègre, morbleu ! dans le sein de l’humanité ! »

Mais le malheur voulut qu’en ce moment les roues d’une voiture se missent à grincer sur le sable de la cour. Mme de Gardelux se souvint qu’elle était en représentation et que les larmes ne sont pas de mise dans le monde. Elle leva les yeux, et je ne sais quel équipage elle reconnut à travers les stores coloriés de son boudoir. Peut-être aussi sa raison subitement refroidie se dit-elle qu’une tunique ensanglantée serait un embarras et une tristesse intolérables, et qu’il n’y avait pas de place pour un tel objet dans son chiffonnier de bois de rose. Bref, elle renfonça ses larmes et changea de physionomie.

Je vis le coup de temps, et j’allais appuyer sur la corde en la forçant à voir et à toucher la dernière dépouille de son fils ; mais la comtesse était rentrée en possession d’elle-même : elle m’interrompit comme j’allais déchirer l’enveloppe de papier, détourna la tête avec mille grimaces en respirant un petit flacon.

« Oh ! s’écria-t-elle, monsieur, je vous demande grâce pour mes nerfs ! Remportez cela, je vous prie ; faites-en ce que vous voudrez : donnez-le de ma part à quelque officier malheureux !

— Eh ! madame, répondis-je, un officier n’est jamais malheureux, car il sait toujours à quelle solde il a droit, et il règle ses besoins en conséquence… Votre très-humble serviteur ! »

Je m’en allais en oubliant mes autres commissions dans le fond de ma poche, et j’allongeais déjà la main vers le bouton de la porte, quand le bouton tourna tout seul, et la porte s’ouvrit. Je recule ébloui, effaré, renversé par une apparition lumineuse ; la surprise et l’admiration me font perdre la tête, et je m’écrie étourdiment :

« Ah ! notre petite Hélène ! »

Notre petite Hélène, qui était une grande et majestueuse personne, me foudroie d’un regard hautain et met entre elle et moi l’espace d’une révérence. Je me reprends, je veux faire comprendre que j’ai dit une chose extrêmement naturelle à Biskra, mais impertinente à Paris ; je balbutie quelques mots d’explication, de souvenir, de sentiment, et je finis par lui présenter la bague et le médaillon de son frère, qu’elle prend sans quitter son attitude roide et son air froid. La maman me regardait d’une façon qui voulait dire : En avez-vous encore pour longtemps ? Je salue, je m’enfuis, mon caban se replace tout seul sur mes épaules, et lorsque je me vois sur le perron de leur hôtel, j’aspire une large bouffée d’air et je frappe la terre du pied en criant : Les gredines !

Avais-je tort ou raison ? je m’en rapporte à vous.

Personne ne voulut discuter avec un si brave garçon, qui semblait si profondément ému ; mais en sortant du café j’entendis Gougeon dire à Fitz Moore : « Veux-tu voir un capitaine bien étonné ? Attire Brunner dans un coin, et apprends-lui que pendant dix-huit mois il a été amoureux fou de Mlle de Gardelux. »

LE BAL DES ARTISTES.

I

En mil huit cent… non, pas de dates ! je finissais mes études au collége Louis-le-Grand, et je commençais à relever, dans les livres classiques, les passages, malheureusement trop rares, où les anciens parlent d’amour. Quelques romans de la Bibliothèque jaune, introduits par contrebande, achevaient mon éducation toute théorique : j’étais un lys érudit, rien de plus. Mes moustaches, après deux ans de sollicitations inutiles, commençaient à répondre aux invites du rasoir. Elles promettaient d’être noires ; j’en parle sans fatuité, car elles sont blanches aujourd’hui, après avoir été rousses. J’attendais tout de leur croissance ; on m’aurait inspiré le plus profond dégoût de la vie si l’on m’avait déclaré qu’entre vingt et trente ans les billets doux et les bouquets ne pleuvraient pas sur ma tête de tous les balcons de Paris. Cependant je n’étais pas joli garçon, mais j’espérais le devenir ; et j’y serais arrivé, selon toute apparence, si la beauté s’acquérait par le vouloir, comme les sciences, les millions et les épaulettes. Enfin, j’ai deux enfants sur cinq qui seront peut-être moins laids.

Un certain samedi, jour de Saint-Charlemagne, mes camarades m’entraînèrent au théâtre du Palais-Royal. On avait composé le spectacle pour nous : quatorze actes et un intermède ! un menu qui rappelait, par le nombre et la variété des plats, notre gros banquet du matin. Nous remplissions la salle à nous seuls : les plus riches avaient pris les loges et l’orchestre ; les pauvres petits diables comme moi s’étouffaient au parterre. Dans les entr’actes on montait sur les bancs, on piquait des Laïus, c’est-à-dire on prononçait des discours à la louange de Sainville, ou de la Pologne, ou de M. Odilon Barrot.

En ce temps-là, le théâtre de M. Dormeuil était peuplé des artistes les plus admirables et des plus jolies femmes de Paris. J’ajoute, entre parenthèses, que les fleurs de l’époque étaient beaucoup plus belles, les fruits plus savoureux, les vins plus forts et le soleil plus brillant qu’aujourd’hui. Le spectacle fut gai comme tous les spectacles que vous avez vus à vingt ans. Comme on riait de bon cœur en plongeant les deux coudes dans les flancs de ses voisins ! Comme on pleurait des larmes généreuses aux couplets patriotiques de M. Clairville chantés par Mlle Angélina ! Quelle ardeur s’allumait dans les âmes chaque fois que M. Leménil retroussait sa moustache grise ! Évidemment cet homme avait fait la campagne de Russie et parlé à l’Empereur comme je vous parle. Celui qui nous aurait soutenu le contraire eût été roué de coups.

On commençait la cinquième pièce, et je venais de tomber amoureux pour la troisième fois, lorsque Zémire parut en scène. Tout ce que j’avais vu, entendu et senti depuis le commencement de la soirée (je dirais presque depuis le premier jour de ma vie) fut oublié en un instant. J’aimais pour tout de bon, et ma première idée fut d’interrompre le spectacle par une demande en mariage. Si vous avez eu vingt ans, ne fût-ce que pour un quart d’heure, vous ne vous moquerez pas de moi.

Elle représentait une petite princesse cauchoise du pays de Matapa. La pièce, signée de MM. Pétard et Croquin, me parut un chef-d’œuvre. Le rondeau qu’elle chantait est encore buriné au fond de ma mémoire comme la Henriade dans le piédestal de la statue de Henri IV sur le Pont-Neuf. Oh ! l’aimable musique et la joyeuse poésie ! Le monde civilisé oubliera-t-il jamais ce refrain qui fait encore battre mon cœur :

La gaudriol’, ça m’ va ; c’est dans mon caractère,
Mais quant au mariag’, demandez à mon père !
M’sieu, demandez à papa ! (bis.)
Il vous en fich’, il vous en fich’, il vous en fichera.

Par quel miracle se peut-il que j’ai tant vieilli, et que ces vers soient toujours restés jeunes ? J’achetai la pièce pour l’emporter au collége, mais ce fut une dépense inutile : je la savais par cœur ! Toute la nuit mon cerveau lut comme une chaudière où bouillonnait la poésie de MM. Pétard et Croquin.

Deux mois durant, je vécus de souvenir, négligeant toutes mes études, et compromettant, comme à la tâche, mes examens de fin d’année. Mes parents, qui me destinaient à l’École polytechnique, apprirent que je ne travaillais plus. Ils joignirent leurs remontrances aux reproches du proviseur ; je fus mis en retenue jusqu’à nouvel ordre et traité comme le dernier des cancres, moi qui avais eu le prix de physique au grand concours et la joie d’embrasser M. Villemain ! Mais je me consolais de tous mes déboires en admirant, au fond de mon pupitre, une petite lithographie de Zémire, éditée rue Coq-Héron.

Aux vacances de Pâques, le hasard ou la Providence prit enfin mon sort en pitié ! Un de mes compagnons de chaîne, consigné comme moi pour crime de paresse, me conta que son père, M. de Rongefeuille, chef de division à l’Intérieur, écrivait des vaudevilles sous le pseudonyme de Croquin. Je tombai dans ses bras, et je lui promis de travailler double, de faire ses devoirs et les miens, s’il me faisait aimer de Zémire.

Ce jeune homme n’avait que dix-sept ans, mais son père le traitait en camarade ; aussi raisonnait-il très-savamment sur la vie privée des actrices. Il voyait quelquefois des répétitions générales et pénétrait jusque dans les coulisses. Peut-être exagérait-il un peu ses avantages, mais il m’a juré qu’un soir de première, Mme Grassot lui avait pris le menton.

Ce qu’il me raconta de Zémire, sans atténuer la violence de mes sentiments les dégagea de leur timidité et leur fit prendre une tournure plus cavalière. La jeune personne n’était plus épousable depuis cinq ou six ans ; elle vivait dans l’intimité d’un Russe extraordinairement riche, et elle avait des caprices. Je décidai qu’elle aurait un caprice pour moi. Rongefeuille me procura son adresse : boulevard des Italiens, 87, au premier. Vous voyez que la Russie faisait bien les choses.

Je rédigeai ma déclaration en bonne prose simple et carrée, avec prière de me répondre au collége.

« P. S. Si par hasard la violence et la sincérité de mes sentiments ne vous décidaient pas à m’aimer sans m’avoir vu, je passerai jeudi prochain sous vos fenêtres, à la tête de ma division. »

Elle ne répondit point, la cruelle ! Le jeudi suivant, la promenade du collége défila sous ses fenêtres ; Zémire ne se montra pas au balcon. Je commençais à la mépriser. « Il faut, pensai-je, qu’elle ait l’âme bien vulgaire pour préférer ce Russe, qui doit être vieux et laid (puisqu’il est riche) à un jeune homme de vingt ans. » Ma tête se monta si bien que je résolus de me présenter chez elle et de lui faire une homélie en quatre points contre la vénalité du cœur. La jeunesse de l’époque était ainsi faite, c’est-à-dire ainsi bête. Nous trouvions naturel et décent qu’une fille de théâtre reçût par charité l’argent des nobles vieillards et se donnât gratis aux imberbes. Ce préjugé s’est renversé avec le temps : les imberbes se ruinent, et l’on aime des vieillards qui n’ont rien à donner, pas même une mèche de cheveux. Mais passons.

Je m’étais remis au travail, et j’avais reconquis l’usage de mes dimanches. Je me présentai sept ou huit fois chez elle, sans être admis. Mes camarades, gorgés de confidences et saturés du récit de mes peines, commençaient à m’entourer d’une certaine considération. S’il est beau d’être reçu dans l’intimité d’une comédienne, il est déjà passablement flatteur au collége de se voir consigné à sa porte. Ce qui serait moins que rien pour un homme du monde est un peu plus que rien pour un moutard. J’ai vu plus d’une fois des gamins de dix-sept ans se glorifier de telle petite incommodité qu’un homme de trente-cinq ans aurait trouvé simplement désagréable. J’ai rencontré aussi un vieux conseiller d’État qui contait à tout venant et portait comme en féronnière des infortunes qu’un auditeur eût cachées avec soin. Chaque âge a sa coquetterie.

A force de monter l’escalier de Zémire et d’affronter les dédains de sa femme de chambre, je finis par la voir elle-même, en personne, comme elle sortait pour dîner, je ne sais où. Je tombai à ses pieds dans l’antichambre, en criant : « Aimez-moi ! je suis Léon ! si vous ne pouvez pas avoir une passion pour moi, que ce soit un simple caprice ! Est-il possible que vous me refusiez une chose qui me rendrait si heureux ? »

Je comprends aujourd’hui tout le ridicule de cet argument. Toutefois, on a connu au 6e d’artillerie un officier laid et sans esprit qui a réussi, vingt années durant, auprès des femmes, sans autre raison, sans autre mérite que l’immense désir qu’il avait d’obtenir leurs bonnes grâces. Méditez sur ce point, si vous avez le temps.

Zémire avait le droit de me rire au nez ; elle eut pitié d’un amour évidemment sincère.

« Mon cher enfant, me dit-elle, (elle avait sept ou huit ans de plus que moi), vous feriez beaucoup mieux de terminer vos études. Il n’y a rien en vous qui doive déplaire, mais vous êtes dans l’âge ingrat. Il faut jeter vos gourmes et laisser croître vos moustaches. Vos parents me voudraient mal de mort si je vous détournais de vos études. Vous ne pouvez pas être amoureux de moi, puisque vous n’avez pas été mon amant ; on désire une femme avant, mais on ne l’aime qu’après. D’ailleurs je veux être franche, car votre sincérité me touche : j’aime quelqu’un.

— Ce boyard, ô Zémire !

— Non ! pas lui. »

Elle me salua gentiment de la main et descendit l’escalier avec les ondulations les plus coquettes. Je me lançai à sa poursuite en criant :

« M’aimeriez-vous si j’étais reçu à l’École polytechnique ?

— Nous verrons ça, dit-elle. Revenez l’an prochain. »

Le lendemain, je lui envoyai les vers suivants, mon premier et mon dernier essai dans la littérature :

J’ai vingt ans ! C’est l’âge où l’on aime,
Ce n’est pas l’âge d’être aimé.
Age ingrat ! tu l’as dit toi-même,
Ingrate au cœur trop consumé !
Mon cerveau bout, mon front se gonfle,
Mon cœur bondit comme un lutin,
Dans ce dortoir où le pion ronfle
En digérant son vieux latin.
Tandis que je rêve à dimanche,
A dimanche où je vêtirai
L’uniforme trop court de manche
Et l’escarpin démesuré,
Pour m’asseoir au fond du parterre
Et t’applaudir, la larme à l’œil,
Fleur du ciel, parfum de la terre,
Étoile de monsieur Dormeuil ;
Lorsque mon âme prend des ailes,
Fuit sa cage et s’envole à toi
Comme les jeunes hirondelles
Dont le berceau bénit ton toit,
Que fais-tu, ma belle princesse,
Dans ce grand lit qui tour à tour
Est profané par la richesse
Et sanctifié par l’amour ?

Je sais bien que ma poésie ne valait pas celle de MM. Pétard et Croquin, mais j’avais fait de mon mieux, et je croyais mériter une réponse. Zémire ne m’écrivit pas même pour se moquer de moi. Ses autographes valaient trois francs à l’hôtel Bullion, et elle en était avare. Je me plongeai dans le travail, comme un autre se serait jeté à la rivière. Le moment des examens approchait ; je fis des tours de force, et j’entrai cent vingt-quatrième à l’École sur une liste de cent vingt-cinq.

II

La première fois que je sortis en uniforme, je courus chez elle. La capote m’allait fort bien ; je n’avais plus de boutons sur la figure. Ajoutez que j’étais le seul de ma promotion qui ne portasse point de lunettes. La femme de chambre prit ma carte sans me reconnaître et la porta à Madame. Cinq minutes après, on me fit entrer dans une espèce de salon qui était son cabinet de toilette.

Je rangeais déjà mon épée neuve, pour tomber plus commodément à ses genoux, quand j’aperçus un beau jeune homme brun, pâle et languissant, étendu de tout son corps sur une chaise longue. C’était le détestable boyard. Il avait tout au plus vingt-huit ans, et l’on pouvait le citer comme un des plus jolis garçons de l’Europe. Rien qu’en voyant sa figure et ses mains, il me sembla que la nature m’avait donné un mufle et des pattes.

Zémire, fort peu vêtue d’un peignoir blanc brodé, se souleva sur son fauteuil et nous présenta l’un à l’autre :

« Monsieur le prince D… ; monsieur Léon Brosse. Cher prince, monsieur est l’amoureux dont je vous ai montré les jolis vers. M. Brosse est un jeune homme de beaucoup d’esprit, qui vient d’entrer à l’École polytechnique. »

Je cherchais la garde de mon épée comme un homme tombé dans un guet-apens. Le prince me tendit la main et m’offrit une cigarette de tabac turc.

« M. Brosse, me dit-il, vous êtes non-seulement un homme d’esprit, mais un homme de goût. Zémire est la plus jolie femme de Paris. Seulement, donc déjà, elle est trop coquette. Je vous conseille de la prendre au sérieux comme camarade, et pas autrement.

— Vânia, lui cria-t-elle, vous êtes insupportable. Si vous découragez ainsi tous ceux qui m’aiment, j’aurai le désagrément de mourir sans que personne se soit tué pour moi. »

Je balbutiai quelques mots, et je me mis à fumer ma cigarette par le bout allumé ce qui les fit rire aux larmes. Il me semble pourtant que je repris un peu d’aplomb ; mais cette visite d’un quart d’heure a laissé dans mon esprit l’impression d’un cauchemar atroce. Le prince me demanda quels étaient mes professeurs de poésie à l’École polytechnique, et Zémire si nous ne comptions pas faire bientôt une nouvelle révolution. Je sortis comme un idiot. L’un et l’autre m’engagèrent poliment à réitérer ma visite. Mais la honte me retint plus de trois mois. Je me sentais trop ridicule, et puis (faut-il l’avouer ?) je craignais d’avoir fait une bassesse en touchant la main de mon rival. Tous les dimanches, tous les mercredis, tous les jours de sortie, j’allais au boulevard des Italiens et je passais sous le balcon de Zémire. Une fois, je la vis à sa fenêtre, et je cachai ma figure dans mon manteau ; une autre fois, je la rencontrai presque en face, et je m’enfuis comme un voleur.

Au commencement de février, cent affiches dispersées dans Paris annoncèrent un grand bal au profit de l’Association des artistes. Le nom de Zémire figurait en dernier, suivant l’ordre alphabétique, sur la liste des patronesses. Je perdis plusieurs journées à le lire et à le relire. Ce plaisir innocent disait plus à mon cœur et coûtait moins à ma bourse que les grogs du Café hollandais.

A la fin, je me persuadai que si je ne retournais pas chez Zémire, elle expliquerait mon abstention par des motifs d’ignoble économie. Je pris un grand parti : j’avais vingt francs ; je résolus d’aller, d’un air indifférent, chercher un billet chez elle. Le reste de la somme me paraissait plus que suffisant pour lui envoyer un bouquet le jour du bal. Sacrifice d’autant plus généreux, selon moi, que le bal se donnait un samedi, et non pas un jour de sortie.

Je m’armai de courage, et, après avoir fait une ou deux lieues à pied sur le boulevard des Italiens, je montai chez elle. Dans l’escalier, je tâtais encore ma poche pour m’assurer que l’argent y était bien. Elle me reçut amicalement dans sa chambre à coucher ; nulle trace de prince. J’avais préparé pour la circonstance un petit discours sans affectation, mais elle me coupa la parole au premier mot, prit une grande enveloppe et en tira une énorme liasse de billets roses. Il y en avait tant que je n’osai jamais n’en demander qu’un seul. Je mis sur la cheminée mes quatre pièces de cent sous (l’or n’était pas encore inventé).

« Vous n’en prenez que deux ? » me dit-elle avec une petite moue.

J’aurais donné mes épaulettes à venir pour avoir le moyen de payer la liasse entière. Je balbutiai une excuse, et je m’enfuis comme un voleur. J’avais honte d’être pauvre ; je me croyais déshonoré à ses yeux. Coûte que coûte, il fallait sortir d’une situation si fausse. J’empruntai vingt francs le matin du bal, et j’envoyai au boulevard des Italiens un bouquet magnifique, avec ma carte.

Le même jour, vers cinq heures, le portier de l’École me fit dire qu’il avait quelque chose à me remettre. C’était un carton à manchon. Je l’ouvris ; j’y trouvai ma carte et mon pauvre bouquet, que j’écrasai du pied. Je ne dormis pas de la nuit. Le lendemain, j’avais congé ; je courus chez Zémire. Elle rit aux éclats en me voyant entrer.

« Eh bien ! dit-elle, vos camarades se sont-ils un peu amusés à vos dépens ?

— Pourquoi mes camarades ?

— Mais lorsqu’on vous a rapporté vos camélias à la salle d’étude ! Avouez que la farce était bonne et que je vous ai bien attrapé ! »

Je lui contai que sa cruelle plaisanterie m’avait frappé dans un coin, à l’écart de mes camarades.

« C’est bien dommage, dit-elle. Je croyais que les autres se moqueraient un peu de vous. »

Je me fâchai tout rouge, et plus j’y pense, plus il me semble que j’avais raison. Peut-être cependant allai-je un peu trop loin, car après avoir juré de ne la plus revoir, je lui donnai ma malédiction de jeune homme. Excusez-moi, je suis d’un sang méridional.

III

Dix ans plus tard, j’étais chef d’escadron au 37e d’artillerie, il n’y avait pas dans l’armée un officier supérieur plus jeune que moi. Les circonstances m’avaient servi ; j’avais pris à moi seul, sans l’aide du génie, la ville de ***. Mon nom, tambouriné dans les journaux, avait obtenu pour six mois une célébrité européenne ; personne ne doutait que je ne fusse du bois dont on fait les maréchaux de France. Une amourette, divulguée à mots couverts par mon ami P. de M. dans la Revue des Deux-Mondes, avait ajouté à ma gloire un élément romanesque. Bref, j’étais à la mode, et le succès (comme il arrive souvent) me rendait presque joli garçon.

Moi, pas bête et bien portant, je tenais l’occasion par les cheveux, et je n’avais garde de lâcher prise. J’allais partout où l’on s’amuse ; je montrais ma figure aux Parisiennes de tout rang et j’empochais à bel amour comptant la monnaie de mes victoires. On me montrait au doigt : voilà le fameux Brosse, l’officier d’avenir, le galant chevalier, le preneur de femmes et de villes, Brosse Poliorcète, qui vient d’apporter à Paris les clefs de *** sur un plat d’or !

Un soir, au bal de l’Opéra, tandis que les pékins ne se gênaient pas pour me nommer tout haut au passage, un domino de satin noir, masqué d’une quadruple dentelle, se retourna vivement, me regarda en face et prit mon bras.

« Bonsoir, vainqueur ! »

A ces deux mots, je reconnus la voix de Zémire. Elle soutint avec beaucoup d’aplomb que je la prenais pour une autre ; mais je ne démordis pas de mon idée pendant un bon quart d’heure qu’elle me promena dans les couloirs. Impossible de l’entraîner jusque dans ma loge ! Après m’avoir lancé une espèce de déclaration ambiguë, elle me glissa des mains comme une anguille (une anguille un peu forte) et disparut.

Je m’informai d’elle au Helder ; on me dit qu’elle avait des rentes ; quelque chose comme la solde de dix généraux de brigade à manger par an. Cette gaillarde-là avait fait autant de tort à la Russie que les canons de Pélissier. Enfin ! chacun son lot ! Je tournai la girouette ailleurs et je n’y repensai plus de trois mois.

Mais la veille du bal des artistes, je reçus un coupon d’une place dans la loge 19, avec ces mots écrits sur l’angle : « Prends et comprends. » Je n’y compris rien du tout, mais je pris bien la chose.

J’endosse l’habit noir numéro un, enrichi de l’arc-en-ciel de mes ordres, et, sur le coup de minuit et demi, je ne fais qu’un bond du Helder à l’Opéra-Comique. Il gelait à fendre le bitume, mais j’avais une pelisse de renard. La pelisse au vestiaire, j’ouvre la tranchée devant la loge 19 et j’entre sans coup férir. Garnison, néant : j’étais en avance. M’aurait-on joué un tour ? Il n’y a point d’apparence. Une farce de deux cent cinquante francs, on n’en fait guère à Paris dans ces prix-là. En attendant, je regarde la salle, qui était superbe. Les plus belles actrices de Paris, Rachel même, enfin tout !

Pendant que je flânais de l’œil et que les lorgnettes des autres loges commençaient à dévisager votre serviteur, ma porte s’ouvre et voilà Zémire en personne.

Elle était encore bien ; un peu trop forte, je vous ai dit ; l’amour engraisse les femmes ; c’est comme le cheval pour les officiers. Elle s’était un peu barbouillé la figure, mais elle rougissait sous le plâtre ; sa voix tremblait. Elle était émue, ma parole d’honneur !

Elle m’en dit très-long : qu’elle avait été ingrate, qu’elle avait méconnu mon amour, que j’avais une belle occasion de me venger en méprisant le sien ; que j’étais un jeune homme et elle bientôt une vieille femme ; mais qu’elle avait du sentiment à mon service comme on n’en a jamais rencontré dans les pays chauds.

Pendant ce temps-là, s’il faut l’avouer, je ne faisais pas trop le cruel, et je me laissais prendre les mains dans le petit salon. Elle resta plus de trois heures à me faire la cour ; c’était nouveau, c’était flatteur, et même, tranchons le mot, c’était bon.

Finalement, elle me conte qu’elle veut tout quitter pour moi et monter derrière mon char comme une esclave. S’il y avait eu un notaire dans la salle, je crois, diable m’emporte, qu’elle m’épousait d’assaut. Je ne disais ni oui ni non, mais je prenais mes petits à-compte.

Voilà que le bal tire à sa fin, quand je me croyais encore au commencement ; les loges se vidaient, les diamants filaient comme des étoiles dans une nuit d’août. Je rêve un dénoûment et j’offre un potage.

« Non, dit-elle ; vous ne m’aimez pas encore assez. Je veux vous faire la cour et détruire un à un tous les mauvais sentiments qui vous restent contre moi. » Bref, il est convenu que j’irai, huit jours durant, me faire courtiser de deux à quatre. Le jeu me paraissait plus amusant qu’un whist ; j’accepte. En attendant, elle veut me reconduire chez moi, dans une grande voiture de Brion qu’elle avait à l’année. Je lui fais observer que je loge à Vincennes. N’importe ! j’étais flatté, réellement flatté, qu’elle fît tant de chemin pour moi.

Elle s’enveloppe de ses fourrures, et nous descendons, bras dessus, bras dessous ; elle était fière de me montrer au peuple des escaliers, mais je n’y voyais pas grand mal. En passant devant le vestiaire, je songe à ma pelisse, mais le monde nous poussait, il aurait fallu attendre et surtout la faire attendre ; d’ailleurs vous devinez que je n’avais pas froid ; enfin la dame avait de la zibeline pour deux ; j’escalade le marchepied, et en route !

Je ne vous raconterai pas notre voyage jusqu’à la barrière du Trône, mais vous pouvez croire que je ne perdis pas mon temps. Zémire fut aussi chatte qu’une femme peut l’être sans dire son dernier mot. Ces trois quarts d’heure-là sont marqués parmi les meilleurs de ma vie.

Mais en arrivant à la barrière, elle devint rêveuse ; elle me dit qu’elle portait sur elle pour cent cinquante mille francs de diamants, que son cocher était nouveau, qu’elle ne le connaissait pas assez pour en être bien sûre, qu’elle craignait de revenir toute seule, à la merci de cet homme, depuis Vincennes jusqu’à Paris. Enfin elle me proposa délicatement de me déposer sur la route ! Je fus tellement étourdi du coup, que je me laissai débarquer dans la neige. Zémire me serra dans ses bras, me fit promettre qu’elle me verrait le lendemain, et me voilà trottant sur Vincennes dans mon bel habit noir, par un froid de douze degrés.

J’arrivai transi à ma chambre, et je fis une maladie de six mois. Mais je considère cet accident comme un des plus heureux de ma vie, car sans ma pleurésie du bon Dieu je me serais remis à aimer cette drôlesse-là.

LE POIVRE.

Il y a bien vingt-cinq ans de cela ; mes cheveux étaient noirs et les siens… Ah ! monsieur ! la jolie petite tête blonde ! Notre fils le lieutenant était à peine une vague espérance ; nous l’appelions Rosine entre nous, car nous ne voulions qu’une fille.

Nous étions mariés depuis trois mois, bientôt quatre ; inutile d’ajouter que nous nous adorions comme on ne sait plus aimer aujourd’hui.

Je dois vous avouer que mon beau-père, le marquis, ne m’avait pas précisément jeté sa fille à la tête. Il ne me trouvait pas d’assez bonne maison, quoique morbleu !… mais n’importe. C’était bien le meilleur homme et le plus doux de la terre. Il grondait du matin au soir contre sa femme et contre Irène, mais Irène et la marquise le menaient à grandes guides, c’est-à-dire par le bout du nez. Un nez bourbonien, fabriqué à souhait pour ce genre d’exercice. Bref, après avoir parlé vingt fois de me passer sa lame au travers du corps (et il était homme à le faire), ce scélérat d’émigré m’avait donné sa fille et son cœur avec ; il m’adorait. Je vois encore les deux grosses larmes qui coulaient sur ses longues joues lorsqu’il nous dit adieu après les noces en nous donnant sa bénédiction paternelle : une vieillerie passée de mode aujourd’hui ! Je lui trouvai l’air si drôle, mais si drôle que ma figure se contracta comme si j’allais éclater de rire et que je me mis à pleurer comme un sot.

En ce temps-là, il y avait encore des diligences, et vous aurez beau dire, on ne s’ennuyait pas à deux sur la grand’route, quand on avait eu soin de retenir tout le coupé. Irène voulait voir la Suisse et l’Italie : je lui fis faire un petit voyage artistique et sentimental dont une princesse se serait léché les doigts. Tout l’été y passa ; le bon vieux père et la marquise nous écrivaient partout où la poste avait ouvert boutique ; et des tendresses, des attentions, des conseils ! « Chers enfants, soyez sages ; évitez les brigands ; craignez les courants d’air dans la montagne ; Henri, ménagez-la. » Bonnes gens ! braves gens ! On n’en fait plus comme eux, et ils sont trop loin d’ici pour que j’aille leur dire quelle amitié, quel culte, nous leur gardons au fond du cœur.

J’avais promis solennellement de leur ramener Irène en septembre. Le marquis tirait encore sans lunettes et il arpentait la plaine comme pas un, sur ses jarrets de soixante ans. La chasse ouvrait le 4 en Lorraine, nos logements étaient préparés là-bas, la marquise nous écrivait : « Je vide le château pour meubler votre pavillon. » Mais comme Irène était un peu fatiguée du voyage et comme il nous restait cent bonnes lieues à faire, je décidai que nous nous reposerions un jour à Paris.

La diligence nous déposa le 1er septembre, à cinq heures du matin, dans la cour des messageries. Il fallut éveiller l’enfant qui dormait entre mes bras, dans mon manteau. Le manteau ! encore une chose que vous avez supprimée sans la remplacer. L’enfant, c’était Irène ; elle avait l’air d’une petite fille de quinze ans, quoiqu’elle en comptât vingt sonnés, et les aubergistes lui avaient dit mademoiselle tout le long du chemin. Moi, je l’appelais l’enfant ; aujourd’hui, qu’on fait tout à l’anglaise, on dirait baby. Elle, elle m’appelait petit mari ; j’avais pourtant déjà cinq pieds six pouces, car je n’ai pas grandi depuis l’âge de trente ans. Elle disait cela si gentiment, en effaçant l’r, et d’une petite voix si douce que je me sentais presque aussi père que mari.

Nous voilà donc sur le pavé, vers le milieu de la rue Montmartre, elle à peine réveillée, moi pas mal ahuri du bruit des roues, qui me grondait encore dans la tête, et sans savoir où prendre gîte, car nous n’avions pas encore d’installation à Paris. Les malles étaient déjà sur le fiacre et je ne savais pas quelle adresse d’hôtel j’allais donner au cocher.

« Mais, dit-elle en ouvrant ses grands yeux, si nous allions rue de la Victoire !

— Rue de la Victoire ? chez ton père ?

— Certainement, puisqu’il n’y est pas. Le concierge a les clefs, nous serons mieux qu’à l’hôtel. D’abord, moi, j’ai mille choses à prendre, et puis, je serai si contente de revoir la maison !

— Au fait ! et moi aussi. Cocher, rue de la Victoire ! »

Le marquis passait là cinq ou six mois d’hiver. Il occupait un premier étage assez modeste avec remise et écurie ; cela valait alors deux mille francs de loyer, qui font six mille francs d’aujourd’hui. Aux approches de la maison, mon cœur battit par habitude. J’avais si souvent fait le pied de grue sur ces trottoirs ! Je m’étais arrêté tant de fois pour me donner une contenance, devant le pharmacien, devant le marchand de meubles et le miroitier ! A cinq heures du matin, les volets changent bien la physionomie des boutiques : je ne m’y reconnaissais plus.

La porte cochère était ouverte ; on voyait au fond de la cour un domestique en tenue du matin : figure inconnue. Le concierge dormait sur la foi des traités ; ses deux fils, bambins de huit à dix ans, jouaient à balayer l’escalier : éducation professionnelle. Ils me parurent très-jolis, ces petits concierges en herbe ; les figures d’enfants commençaient à m’intéresser. L’un d’eux courut prendre les clefs du premier étage, tandis qu’un pauvre diable affamé, comme il en sort le matin entre les pavés de Paris, chargeait nos malles sur ses épaules. Celui-là, grâce à Dieu et à ma chère petite Irène, a pu faire un bon déjeuner.

Me voyez-vous montant avec elle ce terrible escalier dont chaque marche me rappelait une espérance, une crainte, une angoisse ? Ce passé tout récent me semblait vieux de dix années. Je ne m’étais pourtant pas ennuyé pendant les quatre derniers mois, oh non ! mais le temps me paraissait long parce qu’il avait été plein. Aujourd’hui (expliquez cela si vous pouvez), il me semble que les vingt-cinq ans de mon bonheur ont été rapides comme un rêve. Je n’en ai pas joui, sacrebleu ! Je demande à recommencer.

Elle ouvrit elle-même, avec la petite clef, la porte de l’antichambre. Un encombrement à faire peur : dix gros paquets de toile grise, cousus de ficelle et noués aux coins… Que diable est-ce que cela ?

« Mais, dit-elle en riant, c’est notre linge de maison. Tu ne reconnais pas mon trousseau, gros bête ? » Gros bête était un mot de tendresse qu’elle répétait souvent, et qui me donnait toujours envie de l’embrasser. C’est que le ton fait la chanson, voyez-vous. Quant à ce fameux trousseau, il remplissait encore cinq ou six caisses de bois blanc à charnières ; on me l’avait fait admirer un beau soir et je n’y avais remarqué qu’une profusion de faveurs bleues, rouges et violettes, nouées assez gentiment et attachées par un million de petites épingles. La lingerie n’est pas mon fort.

Nous entrons dans la salle à manger : c’est là que j’ai fait jadis l’admiration de la famille par une sobriété trop naturelle, hélas ! « Vous avez donc un appétit d’oiseau ? » disait la bonne marquise. Le fait est que j’avais l’estomac serré dans un étau ; rien ne passait. Les rideaux sont décrochés ; la table sans rallonges et réduite à sa plus simple expression est passablement poudreuse ; nous y trouvons un tas de cartes de visites (la réponse à nos billets de faire part), et une lettre de décès datée du surlendemain de notre mariage. C’est un parent éloigné qu’Irène connaissait peu. Je parcours les noms machinalement, pour prendre un aperçu de ma nouvelle famille, et je m’aperçois que ma femme est encore inscrite sous le nom de Mlle Irène de V ! Deux jours après la noce !… Mais il faut passer quelque chose à des parents si éloignés. Le lustre est dans un sac ; le beau buffet de noyer et d’ébène surmonté des armes du marquis, nage dans la poussière. Les pièces d’argenterie qui le faisaient craquer sous leur poids sont parties pour la campagne ; il ne reste qu’une cave à liqueurs oubliée par mégarde et ouverte par un heureux hasard. Les bambins montent de l’eau, nous pourrons faire un grog, et j’ai soif.

Voici le grand salon où nous avons signé le contrat au milieu d’une brillante assemblée. Quelle fête ! Le lustre, les candélabres, les appliques, tout était en feu. Et les diamants des femmes ! J’en avais mal aux yeux, parole d’honneur. Le meuble était de bois doré et de brocatelle bouton d’or. Aujourd’hui, tout est voilé de housses grises ; les consoles sont ficelées dans du papier de journal ; il n’y a pas jusqu’aux pincettes qui ne soient entourées de papier comme un manche de gigot. Le tapis de moquette rouge et les rideaux bouton-d’or, en paquet dans la percale ; l’encadrement des glaces s’éteint ici sous un lambeau de gaze, là sous un chiffon de papier. Les persiennes sont fermées, le jour est terne, on sent le froid. Nous entrons dans le petit salon intime où j’ai fait ma cour à Irène. C’est là qu’elle éternisait par des miracles d’industrie mes bouquets quotidiens. Elle en fait durer un toute une semaine ; qu’en dites-vous ? Elle ouvre un petit meuble et me montre trente fleurs étiquetées et datées dans trente feuilles de papier blanc. J’apprends ainsi que la chère petite a gardé un échantillon de tous les bouquets qui lui sont venus de moi. Mais les pauvres fleurs ne sont pas seulement fanées ; elles ont moisi. Allons ! les souvenirs se conservent mieux dans le cœur que dans le papier, décidément. Irène ferme le petit meuble en bois de rose et me montre en riant un bureau dont le velours est couvert de poivre en grains. Ce bureau, c’est toute une histoire. Un jour que la marquise nous gardait en achevant je ne sais quelle tapisserie, Irène prit un crayon et voulut me tracer le plan du château de V. Elle s’embrouilla tant et si bien dans ses dessins et dans ses explications que la mère vigilante s’endormit une minute. Ah ! la jolie, l’aimable, et la précieuse minute ! Elle valait son pesant d’or !

Mais pourquoi ce poivre répandu sur le velours incarnat ? Elle m’apprend que le poivre a la vertu de chasser les bêtes. Je remarque en effet que les meubles, les paquets, les housses, tout est saupoudré de grains noirs. Et tout en regardant une pile de tableaux et de portraits de famille, j’éternue du haut de ma tête. « C’est le poivre ! » dit-elle, et nous rions.

Elle avait alors trente-deux petites dents si jolies, un timbre de voix si frais et si doux que le rire semblait inventé pour elle. Aussi je vous réponds qu’elle s’en donnait à cœur joie. Et elle n’était jamais seule à rire quand je me trouvais là.

Les enfants du portier sont descendus depuis longtemps, la porte est refermée, nous sommes bien chez nous, et la preuve c’est que nous nous embrassons tout en courant. Il y avait si longtemps que nous n’avions été à nous ! Presque une demi-heure ! Elle me montre sa jolie chambre, la même où j’ai pénétré pour la première fois après la messe du mariage, tandis que ma chère petite achevait ses préparatifs de départ. Je me souviens que ce jour-là, saisi d’une étrange émotion devant toutes ces choses innocentes et blanches, j’ai mis furtivement un genou en terre et baisé les rideaux du petit lit virginal. Aujourd’hui, les rideaux du lit et des fenêtres sont en tas dans un coin, avec du poivre dessus. Les matelas et les oreillers sont semés de poivre ; on y a mis par-dessus le marché deux ou trois cadres et une chaise. Hélas ! Hélas !

Elle prend la chaise et s’assied ; la pauvre chérie tombe de fatigue. Je veux qu’elle se mette au lit ; elle ne dit pas non, mais elle prétend que je suis encore plus las qu’elle, car elle a dormi en voiture, et j’ai passé la nuit à la bercer. J’avoue que deux heures de sommeil feraient assez bien mon affaire, mais où dormir ? Dans sa chambre ? Impossible. Un lit est toujours assez large, mais le sien ne serait jamais assez long pour mes jambes de sept lieues. Nous pénétrons alors dans la chambre du bon marquis : plus de rideaux, un lit tout nu ; on n’aperçoit le long des murs que des cordons de sonnettes ; le poivre craque sous nos pieds. On serait bien là, j’en suis sûr, mais où trouver des draps ? Toutes les armoires fermées, les clefs sont en Lorraine, c’est trop loin. « Et mon trousseau ! » dit-elle. Et de rire.

Nous retournons à l’antichambre : j’éventre l’un après l’autre tous les ballots. Je trouve des serviettes, des torchons, les tabliers de la cuisinière, de la femme de chambre, du domestique, tout excepté des draps. Enfin je crie victoire, elle accourt et se moque de moi : j’étais tombé sur les nappes damassées ! Mais pourquoi pas ? On prend deux nappes et nous courons faire le lit. Elles sont trop courtes, ces nappes ; il en faudrait quatre. Elle retourne à la source et revient en riant plus fort : elle a trouvé toute seule un drap de toile écrue, un peu grosse, un peu rude ; un drap de domestique, mais assez grand pour couvrir les maîtres. Là-dessus, nous secouons le poivre de la couverture et voilà le lit fait. Nous trottons à travers le poivre jusqu’au cabinet de toilette de la marquise, et après vingt allées et venues, vers sept heures du matin nous finissons par nous mettre au lit. La pauvre enfant devait être à demi morte ; quant à moi, j’étais sur les dents.

« Petit mari, me dit-elle en posant sa jolie tête sur l’oreiller, je ne suis plus fatiguée du tout. »

L’OUVERTURE AU CHATEAU.

Retraites, 3 septembre, 10 heures du soir.

Je ne sais pas si c’est le café, ou la chartreuse, ou tout bêtement la fatigue, mais il n’y a pas moyen de fermer l’œil. Tous ces gaillards-là sont couchés depuis une heure ; les ronflements du grand ami ébranlent la cloison de ma chambre ; l’ami joli qui dort au-dessus de ma tête souffle des pois à plein boisseau ; le seigneur des Retraites, notre hôte, n’a pas dû longtemps causer avec Madame, car la pauvre petite femme avait marché quatre heures dans les labourés, et n’en pouvait plus : ses longues paupières brunes tombaient à chaque instant sur ses beaux yeux, comme des stores dont la corde a cassé.

Nous n’avons pourtant pas fait des étapes de dix lieues, mais lorsqu’on s’est dorloté neuf ou dix mois dans les fauteuils, les divans et tout le capitonnage de ce siècle avachi, on devient plus sensible au mal physique. La civilisation moderne a pris de telles précautions pour supprimer la fatigue ; les voitures et la vapeur remplacent si avantageusement nos jambes, les machines font si bien la besogne de nos bras, qu’une jolie promenade en plaine et quelques bourrades de fusil contre l’épaule laissent une courbature au gaillard le mieux bâti. C’est ce qui maintiendra toujours une distance respectueuse entre l’armée et la garde nationale.

Mon vieil ami Eude de Granfort est venu nous prendre hier à la gare de… Il s’est donné l’an dernier un magnifique omnibus vert attelé en poste ; l’habit de postillon, vert et rouge, rehausse la bonne mine du cocher et donne à l’équipage un petit air de fête.

Tout le monde a été exact au rendez-vous. Ce n’est pas la première fois que nous faisons l’ouverture ici, ni la deuxième, ni même la vingtième. Voyons : en quelle année avons-nous mangé nos derniers haricots, à la pension Durand ? C’était pardieu en 1838. Granfort venait d’hériter de son père, le lieutenant général. Nous étions ses inséparables, Balézieux, d’Anglure et moi, et nous pressentions tous, avec une certaine mélancolie, que la vie allait nous séparer pour longtemps. « Mes amis, dit le bon Eude, jurons que tous les ans, quoi qu’il arrive, nous ouvrirons la chasse aux Retraites ! » On jura. Le plus beau de l’affaire, c’est qu’en ce temps-là aucun de nous n’avait encore chassé ! Ah ! les jolis fusils neufs ! Et les bons chiens de fantaisie, achetés, sans garantie du gouvernement, sur le quai de la Ferraille ! L’album de chasse, doré sur tranche et illustré de dessins grotesques, a conservé la mémoire de nos premiers exploits : on tua un corbeau le 1er septembre, et le 2 un lièvre gîté. Le 3, je fus roi de la chasse ! J’avais massacré un lapereau sans défense et un pouillard sortant du nid. Malgré la modestie de ces débuts, nous sommes tous devenus des chasseurs mieux que passables ; Eude surtout, qui vit six mois dans ses terres.

Les circonstances nous ont dispersés, comme on le prévoyait trop. Balézieux, le grand ami, est receveur dans le Midi ; d’Anglure, l’ami joli, est juge au tribunal de la Seine ; toujours joli, du reste, et plus homme du monde que jamais. Sa robe ôtée, il monte à cheval dans la cour du Palais, et fait un tour au bois de Boulogne. Moi, je suis maître de forge, et le moins fortuné des quatre ; vous savez que la partie ne va pas fort. Enfin !

Mais j’aime à constater que depuis 1838 aucun de nous n’a manqué à l’appel ; aucun n’est arrivé plus tard que l’ouverture ; aucun n’a pris congé avant le 30 septembre. Est-ce gentil, cela ? Nous passons quelquefois la moitié de l’année sans nous voir et sans nous écrire ; n’importe. On sait que tous les cœurs sont solides au poste, et qu’on retrouvera, à un moment donné, la chaude poignée de main et la vieille camaraderie du collége. Eude nous écrit régulièrement le 20 août pour nous rafraîchir la mémoire ; on ne répond pas ; on accourt.

Cette année-ci, l’invitation n’était pas de luxe. Notre ami s’est marié, et, hier encore, nous ne connaissions pas sa femme. Il a passé la lune de miel en Italie ; il était encore à Naples au milieu d’août ; nous avons pu croire un instant qu’il nous avait oubliés ; mais non.

I

Le château des Retraites est célèbre dans le département ; on n’a pas fait grand’chose de mieux sous Louis XIII. Brique et pierre, le style de la place Royale. Un grand bâtiment de hauteur modérée, tout en long ; vingt-cinq fenêtres de façade. Au milieu, deux étages coiffés d’un fronton, puis à droite et à gauche, un simple rez-de-chaussée surmonté d’une terrasse ; aux deux bouts, pour terminer, deux jolis pavillons octogones. Toutes les dépendances, écuries, remises, etc., sont invisibles, cachées soigneusement dans des massifs épais. Le parc a été refait à la mode anglaise : pelouses, blocs de verdure, corbeilles de fleurs, tout à la grande et par masses. Ces scélérats de vieux nobles, qui ont toujours demeuré à la même place, possèdent naturellement des arbres séculaires qu’un parvenu n’aurait à aucun prix.

La pièce que j’aime le mieux dans la maison, c’est le vestibule. Rien de plus simple et de plus grandiose à la fois. Des armes, des trophées de chasse, un escalier seigneurial qui monte aux appartements du premier étage, des escabeaux de chêne à foison, une table chargée de flacons, de journaux et cigares : voilà tout l’ameublement et la décoration. Les vieux amis ont pris en affection ce paradis dallé de marbre ; on s’y réunit avant le repas ; on y prend l’absinthe au retour de la chasse, et le café au sortir de table. Deux grandes ouvertures vitrées laissent voir, à droite et à gauche, deux paysages du parc. Les portes intérieures conduisent d’un côté à la salle à manger, à la bibliothèque, au cabinet de ce cher Eude, aux offices et à la cuisine ; de l’autre, à la salle de billard, aux deux salons et au pavillon des vieux amis.

La salle à manger est toute en bois sculpté ; le plafond même se découpe en caissons dans des poutres de vieux chêne. Je reconnais toujours sur les dressoirs, au milieu d’un capharnaüm de trésors artistiques, un vieux plat du Japon qui semble me regarder. C’est l’unique survivant d’un service splendide, presque royal, que nous avons massacré en 1838. Quels gamins ! Nous prenions nos dernières vacances. Je me suis accordé quelques congés depuis ce temps-là, mais je n’ai jamais pu retrouver cette sécurité parfaite, cette liberté d’esprit, cette insouciance de l’avenir, qui donne tant de prix aux vacances du collége.

Le petit salon est blanc de la tête aux pieds, sauf les rideaux et l’étoffe des meubles : boiserie blanche jusqu’à la corniche inclusivement ; le bois des fauteuils et des canapés est d’un blanc mat. Les draperies, sur un fond blanc, étalent des guirlandes de grosses fleurs exotiques : c’est une perse ancienne, imprimée sur toile.

Il n’y a pas un atome d’or sur les murs du grand salon : phénomène à noter ; cette simplicité de bon goût devient de jour en jour plus rare. La boiserie est marquetée de chêne tantôt clair, tantôt noir, sculpté par-ci, poli par-là. Les portraits de famille encastrés dans la boiserie sont à l’abri du déménagement ; il faudrait démolir la maison pour les changer de place. Les miroirs biseautés font corps avec la muraille ; on devine à tous les détails que le fondateur du château se sentait chez lui, et qu’il ne prévoyait pas l’invasion d’une autre famille. Les armes des Granfort sont sculptées dans le marbre de la cheminée, comme elles sont gravées sur l’argenterie, fondues en plomb sur la toiture et découpées dans la tôle des girouettes. Je veux bien reconnaître un peu de vanité dans cette répétition du même motif ; mais j’y trouve surtout la foi dans l’avenir, la confiance énergique du propriétaire qui dit : « Ni moi, ni mes enfants, ni les enfants de mes enfants ne délogerons d’ici. Nous aurons éternellement des héritiers mâles pour garder ce château, ce nom et ces armes ; nul de nous ne fera la sottise et l’impiété de vendre un patrimoine si solidement marqué, pour acheter des perles à Nana. » Voilà pourtant à quoi on s’engage lorsqu’on fait peindre ou sculpter des armoiries dans son salon ! La voûte (sans armoiries) est d’un beau bleu d’azur, découpée en losanges par des moulures de chêne. Aux six fenêtres pendent des rideaux de velours rouge sous des lambrequins importants, d’un grand style et d’une richesse somptueuse.

Le mobilier est imperceptiblement bric-à-brac, suivant une mode qui commence à prendre. Le lustre et la garniture de cheminée sont du Louis XVI le plus pur ; il y a deux gerbes de bronze modernes, à vingt bougies chacune, dans deux vases de vieux Chine sur une admirable console Louis XIV. Les canapés et les fauteuils sculptés sous Louis XVIII, hélas ! et solidement dorés, sont couverts des plus fines tapisseries de Beauvais. Les dossiers représentent des bergeries à poudre et à paniers ; les siéges sont remplis par des animaux fort agréables et même, si je ne me trompe, légèrement poudrés. Ce n’est pas une collection assortie chez les marchands de curiosité, mais un tout homogène, commandé pour le château et conservé sans réparation jusqu’à notre époque. Pourquoi diable a-t-on refait les bois de ce beau meuble dans le goût pesant et gourmé de 1818 ? Je ne suis pas assez versé dans la science des commissaires-priseurs pour cataloguer les bibelots français et étrangers qui égayent cette grande pièce, mais, en principe, j’aime les mobiliers de pièces et de morceaux. Pourquoi ? Parce qu’on ne les achète pas tout faits ; parce que le propriétaire y a dépensé du temps, du goût, des recherches, du mouvement, de la patience, monnaies plus rares et plus précieuses que ce gros imbécile d’argent. Ajoutez que la variété des objets éveille en nous une certaine variété d’idées. Lorsque j’entre dans un salon meublé en bloc par le tapissier, l’idée d’ordre et d’uniformité me saisit et m’attriste. Pour peu qu’avec cela les tapis soient moelleux, les draperies riches et le meuble neuf, mon esprit se rappelle que tout cela a dû coûter cher, que je ne pourrais pas dépenser tant d’argent sans me gêner pour dix-huit mois ; que les affaires vont mal, et cent autres choses mélancoliques. Dira-t-on que c’est jalousie ou petitesse d’esprit ? Non, car un mobilier intelligent et divers, comme celui des Retraites, ne m’attristera jamais, valût-il un million et fussé-je cent fois plus pauvre que je ne le suis.

Une boîte à ouvrage, une tapisserie sur le métier, un sac de bonbons à moitié vide et quelques autres jolis détails ajoutent une expression nouvelle à la physionomie du salon. On y respire ce parfum que ni Rimmel ni Atkinson n’ont encore songé à mettre en bouteilles : odor di femmina ! Nous y laissions entrer les chiens en 1838, et ces beaux appartements conservaient tout l’automne une vague odeur de chenil.

La jeune comtesse de Granfort, je peux le confesser aujourd’hui, m’a fait passer en mai quelques nuits blanches. Les vieilles amitiés sont jalouses ; on n’apprend pas sans un certain émoi qu’un camarade de trente ans s’est mis en puissance de femme. Il est rare que le mariage n’isole pas un homme, au moins pour quelques années. C’est une nouvelle intimité, plus absorbante, et qui fait oublier les anciennes. Nos maîtresses ne sont qu’un lien de plus entre nous, d’autant plus qu’on les partage. Les vieux amis avaient donc un peu porté le deuil du bon Eude, quand on l’avait su marié. Une jeune femme que l’on ne connaît pas apparaît de loin comme un joli monstre. Je parle en vieux garçon, mais tant pis ! on parle comme on est. La nouvelle comtesse pouvait être dévote, avare, acariâtre, orgueilleuse, ou tout simplement trop mondaine pour nous.

Eh bien, non ! C’est une bonne et brave petite personne. Pas si petite : elle a presque la taille de son mari, qui est un homme moyen. Taille svelte et bien prise ; les extrémités allongées, l’œil noir, les sourcils nets, le nez droit, la bouche un peu grande, mais étincelante de fraîcheur ; le front haut, les cheveux bleus. Rien de plus cordial et de plus hospitalier que son sourire : elle nous a tendu les deux mains avec la franchise d’un bon garçon. « Messieurs les vieux amis, nous a-t-elle dit sous le vestibule, je compte que vous me permettrez d’être des vôtres, et que vous ne m’en voudrez pas de m’être installée chez vous. » Elle n’est ni dévote, ni bégueule, ni avare, ni trop pendue au cou de son mari. Hier soir, à dîner, elle a fait les honneurs en maîtresse de maison émérite. La cuisine était bonne, les vins choisis, le service plus que correct. Elle s’occupait de tout le monde au lieu de rester dans sa châsse, comme tant d’autres qui ont l’air de dire : admirez-moi !

Pourquoi diable n’avons-nous jamais pensé à prendre femme ? Eude a meilleure mine que nous ; le mariage l’a rajeuni.

Mme de Granfort a pris le café avec nous, sous ce fameux vestibule. Son exemple a entraîné les autres dames ; il y a nombreuse compagnie au château : vingt-cinq personnes pour le moins. Tous gens choisis ; j’ai remarqué surtout un capitaine de vaisseau d’une rondeur et d’une verve incroyables, et un conseiller à la cour de…, homme vraiment distingué par l’étendue et la variété de son esprit. Il a rempli longtemps les fonctions de juge d’instruction : voilà ce que j’appelle un métier de chasseur ! Il connaît toutes les ruses du gibier et raconte ses campagnes avec une finesse, une simplicité, une justesse de ton qui m’ont laissé sous le charme. Sa femme, qui était ma voisine, a l’ampleur, la majesté, la grâce naturelle d’une reine de quarante-cinq ans. Elle est réellement belle et pas provinciale pour un liard ; on trouve de ces femmes-là en province.

J’ai admiré le courage de sept à huit belles personnes qui se sont enfumées tout un soir pour le plaisir de bavarder avec nous. Autant qu’il m’en souvient, l’odeur du tabac doit être insupportable à ceux qui ne fument pas eux-mêmes. Vous me direz qu’on s’acclimate au bout d’une heure ou deux, mais l’ennui de rapporter chez soi, dans ses cheveux, dans la robe et les dentelles, un parfum de cigare refroidi ! Nous sommes des pourceaux et les femmes sont des anges ; voilà la réflexion sur laquelle je me suis couché.

II

On nous a réveillés ce matin en nous servant la soupe du chasseur, accompagnée d’une mauvaise nouvelle. Il pleuvait, mais là, si fort, qu’il fallait rester au lit, ou chasser en pleine eau. Le mauvais temps ne nous eût pas arrêtés en 1838, mais on n’a plus vingt ans, on commence à se soigner ; l’ami joli se plaint quelquefois d’une fraîcheur dans le bras gauche ; moi, j’ai le gros orteil qui enfle, sans aucune raison apparente, deux ou trois fois par an. D’ailleurs, Mme de Granfort a dit hier au soir qu’elle comptait ouvrir la chasse avec nous. Elle s’est fait faire un amour de fusil, léger comme une plume, et un habit de chasse à faire crever Diane de dépit. Je médite ces raisons en ouvrant la fenêtre de ma chambre, puis je vois une échappée de bleu dans le ciel et je boucle ma guêtre gauche ; puis le bleu disparaît, j’ôte la guêtre, et j’entre en chemise chez le grand ami qui a refermé ses volets et mis sa tête sous l’oreiller. Tout bien examiné, je me recouche et je dors mal, par livraisons de dix à quinze minutes, jusqu’au premier coup du déjeuner.

Le ciel s’est éclairci. On se mouillera, c’est certain, mais on pourra chasser dans deux heures. Je m’habille en vieux chasseur : la culotte de toile, la blouse bleue, les gros souliers, les guêtres et tout. Cette toilette est admise au déjeuner : seulement, on mettra un tapis carré sous nos chaises pour protéger le parquet contre nos clous. Tandis que je mets la dernière main à ma toilette, j’entends au loin deux ou trois coups de fusil. Allons ! la chasse est commencée en dépit du mauvais temps ; nous n’en aurons pas l’étrenne.

On s’est mis à table à onze heures. Voici la toilette adoptée ou inventée par Mme de Granfort : habit mousquetaire en drap bleu à boutons d’or, coutures piquées de soie jaune ; jupe écossaise de plaid très-fort, plissée en fustanelle ; jupon de cachemire rouge ; souliers de cuir écru, guêtres de corde anglaise ; cravate longue de foulard rouge ; toque écossaise ornée d’une aile de perroquet rouge. Cette profusion de rouge m’effaroucherait un peu si j’étais gibier, mais elle fera bien dans le paysage.

On déjeune toujours trop à la campagne ; nous nous sommes mis en chasse vers une heure. Le temps était beau, décidément ; à peine si nous avons reçu deux ou trois grains dans l’après-dînée. Chacun a pris son arme sous le vestibule et glissé dans sa poche une vingtaine de cartouches. C’est peu pour une ouverture, mais les porte-carniers qui nous suivront à distance se chargent d’un léger supplément. On passe par le chenil, où le plus beau concert salue notre arrivée. Les chiens courants, logés à part, donnent de la voix comme de beaux diables allongeant leurs belles têtes entre les grilles de fer. Pauvres bêtes ! leur tour viendra, dans quelques semaines, quand le bois et le parc seront un peu éclaircis.

Nous avons quatre chiens d’arrêt, dont une chienne : Mars, Tom, Phanor et Mouche. Mars et Tom sont deux animaux superbes, grands, forts et admirablement découplés. Le premier appartient à notre ami d’Anglure, qui l’a fait venir de loin et payé cher. En dépit de toutes les garanties qui assaisonnaient son passeport, ce Mars est un chien fou qui ne vaudra jamais grand’chose. Il se lance dans la plaine comme un écolier en vacances ; il n’entend ni la voix, ni le sifflet ; je crois même, entre nous, qu’il ne sent pas le gibier. Cependant il a fait un arrêt magnifique, à trois cents pas de son maître, et il s’est tenu ferme au poste avec la solidité quasi-militaire d’un pointer anglais. Hélas ! c’était une alouette !

Tom, le chien du grand ami, est presque aussi enfant, mais c’est un enfant qui promet davantage. Son maître l’a pris au dernier moment, pour remplacer une admirable bête qui s’était fait couper en deux par un express. Mais un chasseur expert et résolu comme le grand ami dresserait un agneau, un chat, un lièvre même. Il s’est mis vigoureusement à l’éducation de Tom ; il l’a cravaté d’une bande de cuir hérissée de clous à l’intérieur ; à cet engin de répression pend une ficelle de dix mètres que Tom entraîne partout avec lui. Qu’il s’oublie un instant : le grand ami pose le pied sur la ficelle et les pointes du collier se font sentir. Tom est à bonne école, il se fera.

Mon vieux Phanor a le profil vulgaire et la désinvolture épaisse d’un petit cochon noir. Il n’est ni grand ni beau ; sa grosse tête, enfoncée dans les épaules, lui donne une vague ressemblance avec M. V., de l’Académie française. Mais il a le meilleur naturel du monde, une expérience de douze ans et, si j’ose le dire, une excellente éducation. Flair infaillible, quête lente et mesurée, arrêt ferme comme un roc ; il a tout ce qui fait le bon chien de chasse, excepté les jambes. Il se fatigue vite, et au bout de cinq ou six jours, il demande vingt-quatre heures de repos.

Quant à la petite Mouche, je suis forcé de lui rendre justice, quoiqu’elle ne m’appartienne pas : c’est un bijou. Elle est blanche, tachée de feu, mais blanche d’un blanc d’hermine, et proprette comme une servante de vieux curé. Ses formes sont sveltes, délicates, mignonnes, presque féminines ; ses allures rendraient une chatte jalouse ; elle entre dans une avoine ou dans un trèfle comme Mme de M. dans un salon. Elle arrête avec esprit : « Tiens, tiens ! semble-t-elle dire en levant la patte, il y a des perdreaux céans ? Perdreaux, mes bons amis, veuillez attendre un instant M. et Mme de Granfort, mes maîtres et les vôtres : leurs Seigneuries ont un compte à régler avec vous. » Lorsque la compagnie a pris son vol, elle lève la tête et dit : « Voyons ! combien en tombera-t-il ? Je parie pour un au moins. » Si rien ne tombe, elle ne cherche pas cinq minutes avec l’obstination de ces chiens mal appris qui soulignent pour ainsi dire la maladresse du maître. Elle se remet en chasse et feint de n’avoir rien entendu. Quand la pièce est morte ou blessée, Mouche la cueille du bout des dents, l’apporte telle quelle à madame, frétille discrètement de la queue, et attend une caresse qu’on ne lui laisse pas désirer longtemps. Le seul défaut de cette charmante petite bête, c’est une susceptibilité presque maladive. Le moindre reproche la froisse, elle prend de travers la plus légère observation. Elle est plus sensible à la critique que le célèbre écrivain M. Feydeau, ou l’illustre peintre M. Couture. Elle dirait volontiers avec M. Ingres : une cuillerée de fiel est plus amère que cent tonneaux de miel ne sont doux. Je l’ai vue quitter la chasse sur une parole un peu vive et bouder jusqu’au soir à la porte du château ; car elle n’est pas logée au chenil. Elle daignait chasser le lendemain, mais il fallait d’abord lui présenter des excuses.

La chasse des Retraites, j’entends la chasse en plaine, est divisée en deux parts. Elle comprend les terres du château qui font au plus deux cents hectares, et les terres des communes voisines qui donnent mille hectares environ. Les communes sont louées par Granfort et par un riche industriel du voisinage. Vous comprenez pourquoi l’on commence la chasse par les communes : autant de perdreaux tués, autant de pris sur le voisin. Les compagnies effarouchées vont chercher une remise sur les terres du château, où nous les aurons à nous seuls.

Ce matin, par malheur, la plaine était déjà bien dépouillée : il ne restait sur pied que quelques trèfles, quelques vesces et passablement d’avoines. Le trèfle et la vesce se foulent impunément, mais les avoines sont une autre affaire. Défense formelle d’y entrer ; il est même imprudent d’y faire entrer les chiens. Au bout de chaque sillon se tient un paysan ferré sur son droit qu’il appelle son drouet. Ces gaillards-là ont une teinture du code et de plusieurs autres livres. Ils savent des phrases toutes faites, et haranguent au besoin le chasseur qui les foule. « Savez-vous bien, monsieur, que les allées et venues de votre chien rendront la moisson impraticable ? c’est un abus exorbitant, une manœuvre désiroire et féodale ! Nous sommes citoyens, fils de 89 et les enfants de nos œuvres ; nous avons travaillé pour arracher au sol ingrat cette modeste récolte ; trouvez-vous équitable que les sueurs du pauvre plébéien soient foulées par un quadrupède luxueux ? »

Hélas ! hélas ! grands nigauds de citadins que nous sommes ! c’est nous qui avons inventé ces phrases-là ; nous les avons crachées en l’air sans penser qu’un jour ou l’autre elles nous retomberaient sur le nez !

Entre nous, je suis certain que le passage d’un chien dans les avoines ne fait pas un centime de dégât, surtout après la pluie. Mais je trouve excellent que l’habitant des villes récolte dans les champs la rhétorique qu’il y a semée. D’ailleurs, ces paysans légistes et beaux parleurs ne sont nullement intraitables. Ils ouvrent un large bec comme pour engloutir le chasseur et son chien, mais que faut-il pour fermer ce gouffre épouvantable ? Une pièce de dix sous.

Les terrains des communes sont une longue plaine assez étroite ; un joli chemin vicinal les borde d’un bout à l’autre ; aussi les hôtes du château et les dames elles-mêmes suivent la chasse sans se mouiller les pieds. A chaque coup heureux, à chaque perdrix qui tombe, les applaudissements et les cris récompensent le chasseur.

Pour moi, vieux batteur de plaine, la plus belle récompense d’un coup bien ajusté, c’est le plaisir de voir une pelote entourée de plumes, petite ou grosse, caille ou perdrix, tomber comme un plomb dans les chaumes. Les cailles n’ont pas encore émigré, les perdreaux sont grands et forts, sauf une compagnie de malheureux pouillards qu’on a massacrés en détail, sous prétexte qu’ils ressemblaient à des cailles. La ressemblance a fait bien des victimes, depuis Lesurques jusqu’à ces pouillards.

Le lièvre est rare cette année ; on croit que les légistes en sabots auront tendu quelques collets. Le fait est que nos fusils ont récolté peu de poil et beaucoup de plume : trois lièvres au total sur quarante pièces de gibier. C’est une proportion inusitée, au moins dans le pays.

Tous les détails de la chasse ont été curieux, nouveaux, intéressants au plus haut degré, pour les acteurs et les spectateurs : c’est pourquoi je m’abstiens de les écrire. Tous les drames où l’on fait parler la poudre sont faits pour être vus ; ils perdent quatre-vingt-dix pour cent à la lecture. Si je vous racontais que j’ai manqué un lièvre à bout portant, ou tué un perdreau à cent cinquante pas avec du plomb numéro 9, ou qu’un râle de genêts a essuyé une fusillade épouvantable sans broncher, ou qu’une perdrix démontée a coulé dans un carré de trèfle pas plus grand que la main, et que ni les chasseurs ni les chiens réunis n’ont pu ni la trouver ni la faire sortir, ces incidents d’une importance énorme, et qui nous ont tous émus, vous laisseraient peut-être froids.

La jeune dame a fait merveille avec son fusil Lefaucheux à un seul coup. Sans parler de cinq ou six pièces qu’elle a tuées de compte à demi et que la galanterie française lui a adjugées en propre, elle a descendu toute seule un râle et un perdreau ; c’est gentil, quand on n’a pas la ressource de doubler. Je connais de bons chasseurs qui ne tuent que du second coup.

Nous avions, sur le flanc de l’armée, un type remarquable. C’est un vieux monsieur qui ne chasse pas, étant trop paresseux pour se charger d’un fusil, mais qui suit la chasse avec ardeur, note soigneusement les remises, les indique à grands cris, nous y conduit lui-même, et fait plus de chemin dans son après-dînée que nos quatre chiens réunis. Homme d’esprit, d’ailleurs, il se compare lui-même à ces amateurs de trente et quarante qui pointent les coups sans jouer.

Malgré quelques bouillons, nous ne sommes rentrés qu’à la nuit tombante. L’absinthe nous attendait sous le cher vestibule, avec tous les apéritifs connus, bitter, curaçao, vermouth et le reste. Puis chacun a gagné son cabinet de toilette et trouvé dans les grands pots de faïence une ample provision d’eau chaude. On se lave, on s’habille ; en avant l’habit noir et la cravate blanche ! Le dîner sonne, les dames descendent à la file en robes claires décolletées, et nous donnons un coup de fourchette plus formidable que nos cent cinquante ou deux cents coups de fusil. Le rôti de cailles et de râles, primeur exquise, n’est pas dévoré, il est bu, escamoté comme une muscade. On dîne toujours bien aux Retraites ; la tradition se maintient.

Mais comme ils se sont endormis de bonne heure ! Moi-même… ah ! sacrebleu ! On se reposait de la chasse en dansant toute la nuit avec les paysannes, en l’an de grâce et de jeunesse 1838 !

TOUT PARIS

Notre whist venait de finir et je faisais le compte des fiches lorsqu’un soupir mal étouffé détourna mon attention. C’était la jolie Mme Feuerstein, la femme de cet énorme sous-contrôleur des hypothèques, qui levait les yeux vers le lustre en repliant un journal.

« Est-ce le feuilleton, lui dis-je, ou quelque fait divers, qui a eu le bonheur d’émouvoir un instant cette petite âme blonde ? »

Elle rougit comme un enfant pris en faute, et répondit, avec ce léger accent d’outre-Rhin, qui colore délicieusement ses moindres paroles :

« Rien de ce que vous croyez. Je pensais seulement que si la baguette d’une fée me transportait ce soir au théâtre des Hannetons Fantastiques, je verrais d’un seul coup d’œil tout ce qu’il y a de grand et d’illustre à Paris ! »

Et, comme je la regardais avec une stupéfaction visible, elle rouvrit le journal en rougissant de plus belle et mit le doigt sur un mot de réclame ainsi conçu :

« C’est aujourd’hui que Tout Paris s’est donné rendez-vous dans l’adorable bonbonnière des Hannetons Fantastiques, pour applaudir le nouveau chef-d’œuvre de notre étincelant Ducosquet, le Sucre d’orge enchanté, revue des trois premières semaines de 1864, interprétée par M. Léopold et l’élite de la troupe. »

M. Feuerstein (oh ! cet homme !) accourut d’un pas d’éléphant pour voir ce que nous lisions ensemble. Il déchiffra la réclame avec la lenteur et la gravité d’Angelo Maï lisant un palimpseste ; puis il se mit à rire épais, et cria de son horrible voix allemande qui mêle de la pomme de terre et de la poix de cordonnier à toutes ses paroles :

« Le Zugre t’orche enjandé ! Za zera gogasse ! »

Marguerite le regarda doucement, sans reproche et sans mépris : elle est si bonne !

« Mon ami, lui dit-elle, ce n’est pas la comédie que je regrette, mais cet aréopage de grands hommes et de femmes illustres qui sera là pour applaudir. Quelle fête pour une âme enthousiaste ! Les orateurs ! les philosophes ! les hommes d’État ! Les grands artistes ! Les poëtes surtout ! Tout Paris ! oh ! Paris ! »

Elle se rassit en rougissant. (Non, jamais on ne verra sur la rive gauche du Rhin, une femme de vingt-deux ans rougir aussi joliment qu’elle !) Je ne sais quelle secrète sympathie faisait en même temps monter le sang à mes oreilles.

« Si jamais, lui répondis-je, notre excellent ami Feuerstein se décide à vous conduire à Paris, je vous ferai voir une première représentation comme celle de ce soir, ou même une plus belle. Je vous y montrerai ce qu’on appelle, en style de réclame, Tout Paris ; mais sachez, dès à présent, que votre curiosité sera un peu déçue.

— Cependant, si nous étions ce soir au théâtre des Hannetons Fantastiques, nous verrions…

— Qui ?

— D’abord, l’Empereur et l’Impératrice.

— Non. Je puis vous certifier que jamais vous ne les rencontrerez là.

— Mais les ministres, au moins ?

— Pas davantage. Les ministres sont trop occupés pour courir les petites fêtes de ce genre. Vous n’y rencontrerez ni Excellences, ni sénateurs, ni conseillers d’État, ni rien de ce qui touche au monde officiel.

— Il y a l’Opposition.

— L’Opposition se couche de bonne heure. Je parierais cent contre un que ni M. Jules Favre, ni M. Ollivier, ni M. Picard n’ont jamais mis les pieds aux Hannetons Fantastiques. Quant à M. Berryer, M. Marie et M. Thiers, je suis sûr qu’ils ne connaissent, pas même de nom, cet agréable petit théâtre.

— Ainsi le monde politique ne fait point partie de Tout Paris ?

— Il n’a garde !

— A vous dire le vrai, je n’en suis pas trop désolée. Je donnerais six ministres, douze sénateurs et vingt-quatre députés pour un philosophe comme M. Littré ou un romancier comme M. Renan.

— Je vous préviens aussi que M. Littré n’est pas un pilier d’avant-scènes. Vous ne le rencontrerez pas plus souvent aux Hannetons Fantastisques que M. Guizot au café Mazarin. Inscrivez dans vos papiers que les philosophes et les savants de notre époque, non plus que les hommes politiques, ne se rencontrent dans les réunions de Tout Paris.

— Et les artistes ?

— Parlez-vous des rapins ? on les trouve partout. Mais ni M. Ingres, ni Delacroix, ni Horace Vernet, ni Delaroche n’ont jamais fréquenté ces petites fêtes de famille. Meissonier, le plus jeune des grands, habite Poissy. Rossini ne voit le monde que chez lui ; il se couche à neuf heures. M. Auber passe ses soirées à l’Opéra ou dans le monde. Félicien David se cache dans un trou pour échapper aux ovations, et Gounod court l’Europe pour les rencontrer.

— Mais alors Tout Paris c’est le monde des gens de lettres, exclusivement ? Je ne regretterais pas le voyage, ô mon ami ! s’il m’était donné d’assister à la réunion de tant de nobles intelligences ! George Sand, Lamartine, les Dumas, Alphonse Karr, Augier, Sandeau, Ponsard, Théophile Gautier, ô ciel !

— Un instant ! comme vous y allez ! Mme Sand habite le Berri douze mois de l’année. Lamartine, lorsqu’il n’est pas dans ses vignes de Saône-et-Loire, s’enferme dans son appartement, rue de la Ville-Lévêque, où il travaille comme un forçat. Victor Hugo est vous savez où ; Alphonse Karr fait des bouquets à Nice ; Dumas père dirige un journal à Naples ; Dumas fils est cloîtré à Neuilly auprès de Théophile Gautier : pour les attirer à Paris, il faut une affaire d’État, ou un service à rendre. Ponsard a fait son nid dans le Dauphiné ; Jules Sandeau, le meilleur et le plus modeste des hommes, vit dans la retraite au faubourg Saint-Germain. Flaubert et son ami Bouilhet ne bougent guère de leur Normandie ; M. Labiche s’adonne à la grande culture en Sologne ; M. Prosper Mérimée passe tous ses hivers à Cannes ; Octave Feuillet vit à Saint-Lô, Émile Augier préfère les réunions du vrai monde, où il est fort goûté, à la cohue de Tout Paris.

— Mais, interrompit-elle en souriant, de quelle cohue parlez-vous ? Il ne reste plus personne. »

Le mari ajouta finement : « Z’est pas la peine de se térancher, z’il n’y a bersonne à foir ! »

Personne à voir ! Cet Alsacien est inepte, décidément. Tu ne comprends donc pas, ô tonneau de choucroute, que l’absence de tous nos grands hommes centuple l’intérêt de ces réunions ? Si les vrais politiques, les vrais philosophes, les vrais savants, les vrais artistes, le vrais écrivains ou même les vrais riches (c’est pourtant bien peu de chose) étaient rassemblés sous une coupole, nous n’y serions pas chez nous, mais chez eux. La salle des Hannetons Fantastiques ne serait plus une bonbonnière, mais une académie, un prytanée, un panthéon, un olympe ! De quel front te dirigerais-tu vers ton fauteuil d’orchestre, si tu risquais d’écraser en passant le chapeau de M. Viennet ou les augustes cors de M. Cousin ? Oserais-tu pouffer de rire aux cascades de M. Léopold, si tu sentais à ta droite l’illustre coude d’un Pereire, et à ta gauche le genou intéressant d’un Rothschild ? Tu te ferais tout petit et tu te replierais en toi-même, de peur de froisser des hommes dont la personne vaut un louis d’or le brin, comme les plumes du chapeau de Mascarille.

« Madame, répondis-je à Marguerite, le petit monde qui s’intitule en français Tout Paris et en argot le Paris des premières est quelque chose de léger, de petillant, de fumeux et d’insaisissable comme la mousse qui couronne un verre de vin de Champagne. Nos chimistes les plus illustres, depuis Lavoisier jusqu’à Berthelot, ont vu de loin ce composé bizarre, personne encore ne l’a soumis à l’analyse. C’est une association de quatre ou cinq mille personnes, ramassées par le hasard, réunies par un coup de vent, mais plus difficiles à disperser, plus solides au poste que les 40 000 hommes de la garde impériale.

« La Société possède en commun quelques immeubles célèbres : le bitume du boulevard des Italiens, l’allée qui contourne les lacs du bois de Boulogne, la bande de gazon où se rangent les voitures, autour de tous les champs de courses ; un trottoir des Champs-Élysées ; le perron de la Conversation à Bade. Ses revenus sont mal définis : on parle d’un passif considérable chez les carrossiers, les couturières et les tailleurs ; cependant l’or sonne dans toutes les poches, et, partout où l’on va, les pourboires tombent drus comme grêle. Les avant-scènes, occupées par ce public spécial, coûtent toujours dix louis ou zéro centimes : pas de milieu. Mais que la loge soit donnée ou vendue, on loue toujours un petit banc le double de ce qu’il a coûté dans son neuf.

« Cette foule se compose d’éléments très-divers, mais on peut, à vue de pays, la diviser en quatre catégories : les aspirants, les déclassés, les viveurs et les observateurs.

« Les aspirants sont ceux qui voudraient bien être célèbres, ou millionnaires, ou simplement préfets de première classe, sans qu’il leur en coûtât aucun travail. Les uns espèrent ramasser une idée dans la foule comme on ramasse une épingle dans le vestiaire d’un grand bal. Le fait est que les Parisiens, gent prodigue et distraite, sèment plus d’idées dans les couloirs pendant un seul entr’acte qu’il n’en faudrait pour remplir cinq actes et demi. L’aspirant dramaturge se promène autour de la salle comme un glaneur de poudre d’or autour d’une mine en exploitation. Il se flatte qu’après une récolte heureuse, un hasard obligeant lui fournira l’occasion d’emmancher une affaire avec M. Grangé ou M. d’Ennery.

« Dans cette généreuse-pensée, il souhaite mal de mort à la pièce qui se joue : « place aux jeunes, morbleu ! » Il sifflerait de bien bon cœur, mais il se borne à murmurer en haussant les épaules, car l’auteur, qui le connaît sans savoir d’où, lui a donné un billet sans savoir pourquoi.

« Son voisin, autre aspirant, vise plus directement au solide. C’est un jeune homme propre à tout, comme tous les batteurs de boulevard. Donnez-lui un emploi de secrétaire général dans les charbons, les chiffons ou les fritures ; nommez-le directeur d’un théâtre subventionné, ou préfet dans la banlieue, ou receveur général sur une grande ligne de chemin de fer, il est prêt à tout et même propre à tout. C’est la peur d’entamer son aptitude universelle qui l’écarte du travail et de la spécialité. S’il était particulièrement capable de quelque chose on croirait qu’il n’est bon qu’à cela et le champ ouvert à son ambition ne serait plus illimité.

« Mais quelles occasions espère-t-il rencontrer au théâtre des Hannetons fantastiques ? Toutes ! ou du moins cent fois plus qu’il n’en pourrait trouver dans les salons ou dans les antichambres. Aborder un financier ou un homme d’État dans son cabinet, c’est prendre le taureau par les cornes. Il est sur la défensive, armé de pied en cap contre les gentillesses du solliciteur. L’attaquer dans le monde, au milieu d’un grand bal ou d’une réception officielle ! C’est cent fois pis. Allez donc amadouer un homme qui bâille intérieurement loin de sa maîtresse, auprès de sa femme, au milieu d’un océan sirupeux de compliments, de banalités et de sottises !

« Dans ces occasions, le riche financier ou le grand homme d’État ne montre pas les cornes : il est trop bien élevé ! Mais dès le premier mot qui sent la pétition, il se hérisse de petites pointes imperceptibles, et qui s’y frotte s’y pique. Mieux vaut donc mettre à profit le décret de la Providence qui a permis que tous ces gros messieurs fussent doublés d’autant de jolies filles : on les a par leurs amies, qui font l’ornement de Tout Paris.

« Or, tandis que les jolis aspirants débitent des fadeurs et des marrons glacés, dans les loges semi-officielles, un nombre égal de jolies aspirantes, assises au balcon et à la galerie, couvent cinq ou six têtes de l’orchestre, aussi chauves que des œufs d’autruche. Ces enfants ont encore leurs dents et leurs cheveux ; mais la voiture à huit ressorts et les diamants ne leur sont pas encore venus. Chacune d’elles met sa candeur en étalage et sourit innocemment à l’avenir, mais si l’on pouvait appliquer l’oreille à la porte de ces jeunes cœurs, on entendrait une grosse voix qui crie : « Où est-il le sénateur, le vice-amiral, l’agent de change qui me changera de chrysalide en papillon ? Est-ce que je ne vaux pas ce vieux pastel de X…, ou cette grosse poissarde de Z…, ou la fameuse Y…, qui a complété depuis plus de vingt ans sa troisième dentition ? A l’injustice ! on n’arrive que par rang d’ancienneté, dans cette bicoque de Paris !… »

« Mon ami Cob, le gros sportsman, compare ce coin du monde à une enceinte de pesage, où l’on rencontre pêle-mêle les jockeys en casaque fraîche sur des poulains ardents et pressés de courir, et les coureurs crottés, démontés, fourbus, rompus. Les déclassés jeunes ou vieux (il y en a de trente ans) sont pour un bon quart dans la foule. Les dramaturges qui ont eu la vogue, les journalistes qui ont eu de l’esprit, les financiers qui ont eu du crédit, les femmes qui ont été à la mode, les artistes qui ont eu du succès, les directeurs qui ont eu un théâtre, les gentlemen-riders qui ont eu des chevaux, en un mot tous ceux que la roue de la fortune a déposés à terre après les avoir élevés, finissent rarement leurs jours dans la rivière. Ils aiment mieux se replonger dans ce tourbillon joyeux et bienveillant qu’on appelle Tout Paris. Ils y trouvent un regain de distractions gratuites, de poignées de main machinales, de bonnes fortunes modestes, mais tolérables ; ils y découvrent même de temps en temps quelques louis à emprunter. On dirait que cette cohue, qui se sent vivre au jour le jour, aime à se rattacher au passé par quelques liens fragiles. Les hommes ont une certaine considération et les femmes un certain bon vouloir pour ceux qui ont été quelque chose. On leur livre l’amour et l’amitié à des prix de faveur, comme à d’anciens clients avec qui l’on ne veut pas rompre ; car enfin, ils ont contribué peu ou prou à la prospérité de la maison. Cette faveur est si manifeste que plus d’un malin l’a exploitée à son profit : on a vu de faux déclassés, qui n’avaient jamais appartenu à aucune classe, et qui se recommandaient (fort utilement, ma foi !) de disgrâces imaginaires. « Ce scélérat de V. m’a volée indignement, disait Mlle S. S. Il s’est fait présenter chez moi comme sous-préfet destitué, et il n’a jamais été que clerc de notaire en province ! »

« Autant ce monde est envieux, impitoyable, atroce avec les gens qui le dominent de trop haut et ne prêtent rien à mordre, autant il est tolérant et bon pour ceux qui lui ont laissé prise par quelque endroit. La naissance, la beauté, la fortune, le talent même, ce crime irrémissible que la mort seule fait excuser, on vous pardonnera tout, dès qu’on a le droit de vous plaindre ou de vous mépriser légèrement. Rachetez votre supériorité par quelque honte ou quelque misère ; tout Paris vous acquittera. Il n’est pas exigeant, il ne demande pas l’impossible ; il ne veut que le droit de dire en parlant de vous : ce pauvre un tel ! Soyez trompé par votre femme, ou passez vos nuits à jouer, ou buvez assez d’eau-de-vie pour avoir le nez rouge, ou perdez l’habitude de vous laver les mains, ou simplement volez un billet de cent francs de façon que personne n’en ignore : à ce prix, l’indulgence de Paris vous est acquise ; vous avez fait la part du feu. Personne ne contestera plus votre mérite, personne ne se fera prier pour vous mettre au Panthéon tout vivant, parce que chacun saura précisément quel avantage il a sur vous.

« C’est par là que je m’explique la faveur spéciale dont jouissent les déclassés. Tout le monde leur veut du bien, car ils ne portent plus ombrage à personne. On vante leur esprit, on cite tous leurs mots, car le déclassé parisien paye son écot dans les théâtres en faisant des mots contre l’auteur. On les applaudit au foyer, on les entoure, on leur fait des offres de service ; c’est à qui leur tendra la main pour les relever, car on est à peu près sûr qu’ils ne se relèveront jamais.

« Quelquefois cependant un de ces déclassés remonte sur sa bête et prend le galop, au grand étonnement de la galerie. Il retrouve une place ou refait une fortune à la barbe de tout Paris. Dans ces occasions, qui d’ailleurs sont assez rares, tout le monde applaudit, personne n’est jaloux. On se console de voir passer un homme en voiture, lorsqu’on peut dire aux voisins : « Je l’ai connu sans souliers. »

« La troisième série est composée des gens qui s’amusent. Quelques gentilshommes de grande maison, dont l’un, garçon de beaucoup d’esprit et de courage, s’est rendu presque aussi populaire que le duc de Beaufort. Ceux-là ne font guère que traverser le Paris des premières. Vers l’âge de trente-cinq ans, ils épousent une héritière ou une ambassade et s’esquivent à la française, sans prendre congé de la compagnie. Si par malheur ils manquent le coche, on peut prédire à coup sûr qu’ils se ruineront et qu’ils iront échouer vers soixante ans dans un consulat de deuxième classe. Quelques jeunes officiers de la garde, fort aimés et presque aussi redoutés de ces dames. Ils aiment dans la perfection et jettent l’argent par les fenêtres, mais ils prennent trop au sérieux les bagatelles du sentiment et supportent mal la concurrence. D’ailleurs on les connaît ; au premier roulement de tambour, ils se sauveront comme des voleurs en Italie ou en Pologne : aucun fonds à faire sur ces gaillards-là. C’est dommage ! Quelques jeunes magistrats, deux ou trois tout au plus, à qui l’ambition n’est pas encore venue ; quelques vieux conseillers qui n’ont plus d’ambition… mais je crois que nous venons d’enterrer le dernier. Quelques médecins assez riches et assez jeunes pour réclamer leurs honoraires en nature ; quelques jeunes avocats spécialistes, effroi du marchand de meubles et terreur du carrossier. Quelques jeunes commerçants qui se lancent, mais prudemment ; d’ailleurs on aura soin de les marier jeunes. Beaucoup d’anciens acteurs qui avaient cru se retirer à la campagne, mais que la nostalgie du gaz a ramenés malgré eux. Sept ou huit vieillards au cœur jeune, à l’œil vif, aux favoris trop noirs : les exécuteurs testamentaires de feu M. le baron Hulot. Une légion, une myriade, une poussière de petits messieurs très-laids, très-sots, très-pommadés, très-ridicules : faux amoureux, faux gentlemen, faux prodigues : la fausse monnaie du duc de G. C. Un ancien bonnetier très-spirituel, qui s’est retiré du commerce avec 6000 francs de rente, et qui s’amuse comme pas un, sans écorner son capital. Quelques ménages réassortis sans l’intervention de M. le maire : M. A. et Mme B., M. C. et Mme D., M. E., Mme F. et leurs enfants. Quelques jeunes bas bleus en quête d’un roman à moustaches. Un certain nombre de coiffeurs, le commissaire de service, et M…, prêtre interdit, auteur d’un mauvais roman en trois volumes. Deux cents étrangers, assez généralement riches, mais plus ménagers de leur argent que les deux cents hommes de Bourse qui font partie de tout Paris.

« Quatre-vingts femmes arrivées, ou parvenues, si vous l’aimez mieux, ayant une livrée, des chevaux et quelquefois même de l’esprit. Elles ne sont pas toutes jolies, et plus d’une a soupé sous la Restauration ; mais la plus médiocre a certainement quelque mérite, apparent ou caché. On peut dire en thèse générale qu’une femme ne gagne pas cinq cent mille francs, sans valoir quelque chose. Ce Paris si léger en apparence est un faux étourneau qui ne donne rien pour rien, pas même son argent.

« Je ne cite que pour mémoire la quatrième série, composée des vrais journalistes, des vrais dessinateurs, de tous ceux qui se mêlent à Paris pour l’étudier et le peindre. Nous sommes dans l’assemblée sans en faire partie, comme les sténographes au Corps législatif.

« Rien n’est plus curieux pour un spectateur désintéressé que l’intérieur d’une salle de théâtre, un jour de première représentation, cinq minutes avant le lever du rideau. Tout le monde se connaît, s’aime, se déteste, se lorgne, se salue. Il y a là telle petite femme de vingt ans qui porte dans son cœur un fier album de photographies ! On y rencontre aussi tel homme de plaisir qui a le droit de tutoyer quatre loges sur cinq et les deux tiers de la galerie. Mais il faut être dans le secret et posséder à fond la chronique parisienne pour s’intéresser au jeu des lorgnettes et des éventails, pour savoir où va le baiser lorsqu’une jolie blonde appuie négligemment le bout du doigt sur ses lèvres. Vous n’y verriez que du feu, Madame, avec tout votre esprit, et vous perdriez le plus beau de la comédie. »

Elle fit une adorable petite moue et répondit : « Voilà ma curiosité guérie. Je ne comprends même pas, soit dit entre nous, que des hommes sérieux se fourvoient dans un pareil monde sous prétexte d’étudier ce qu’ils connaissent si bien. »

Feuerstein me bourra un coup de poing dans les côtes en criant : « Vous nous avez escamoté la fin, mon gaillard ! Je suis sûr que les observateurs s’amusent comme les autres ! »

Cet homme est odieux. Et impuni, malheureusement.

LA CHAMBRE D’AMI

I

Il n’y a pas une âme dans la ville de Rennes qui ne se souvienne un peu de mon oncle, le conseiller Boblé. C’était un petit homme, assez gros et parfaitement chauve ; le front net et luisant comme une motte de beurre, mais l’œil vif, le pied leste, la langue bien pendue, le mot gaillard ; un tour d’esprit qui rappelait le président de Brosses et les magistrats du bon temps. L’odeur du tabac lui était odieuse, mais il buvait sec et ne dédaignait pas de chanter après boire. Il était vice-président du Casino de Rennes, grand joueur de piquet, et le meilleur homme du monde. Je le tutoyais comme un camarade, quoiqu’il fût mon aîné de vingt-cinq ou trente ans et qu’il m’eût servi de correspondant au collége, sous le règne de sa première femme, la sèche.

Quand je sortis de l’école navale, je vins lui faire mes adieux. Sa Majesté le roi Charles X m’envoyait dans les mers du Sud et nous ne savions pas si la fièvre jaune me permettrait jamais de rentrer en France. L’oncle était alors simple juge au tribunal, mais il portait déjà le deuil de Mme Boblé première.

« Mon cher Renaud, me dit-il à la fin d’un excellent dîner, je suis ton seul oncle et tu es mon seul neveu. Ma fortune, qui n’est point à dédaigner, t’appartiendra un jour ou l’autre ; le plus tard possible, eh ! garçon ? Tout cela vient de ton grand-père maternel, sauf quelque cent mille francs légués par la défunte et que j’ai parbleu bien gagnés !… » La défunte était véritablement une personne qu’on ne pouvait embrasser sans se faire des bleus.

« Ton pauvre père t’a ruiné en voulant te rendre trop riche ; sois tranquille, je ne spéculerai pas, et tu trouveras après moi vingt-cinq bonnes mille livres de rente. Porte-toi bien, amuse-toi si tu peux, ne risque pas ta peau sans nécessité, et si tu relâchais par hasard dans quelque joli vignoble, adresse-moi un quartaut du meilleur. Quand le roi t’aura fait présent d’une paire d’épaulettes, viens passer un trimestre avec moi : nous trinquerons à la gloire du pavillon français et à la démolition de l’Angleterre. »

Je l’embrassai en pleurant, et je ne le revis pas de sept grandes années. Nous nous écrivions quelquefois, pas trop souvent, mais je ne l’oubliai jamais, ni lui ni sa cave. L’officier de marine fait des économies malgré lui ; le plus clair de mon épargne passa en vins de Xérès, de Marsala, de Chypre, de Madère et même de Constance. Car je fis le tour du monde avant de revoir la cathédrale de Rennes.

Enfin je fus débarqué en 1835, et sans prendre le temps de m’amuser à Brest, je pris la poste et je courus embrasser le cher oncle. Il y avait deux ans que je n’avais vu son écriture, mais les journaux m’avaient appris son avancement : il était conseiller, et moi j’étais enseigne. Un petit mot d’avis lui annonça mon arrivée. Je comptais bien le voir à la voiture ; ce doux espoir ne fut pas trompé. O l’heureuse figure et la bonne embrassade ! Florent, son vieux Florent, se chargea de mes malles, et moi je m’en fus à pied par la ville, bras dessus, bras dessous, avec mon seul parent et mon meilleur ami. Chemin faisant, il me parut changé ; non pas froid, mais moins cordial et comme mal à l’aise. Après s’être informé si je n’avais rien appris de nouveau sur son état civil, il en vint par de longs détours à l’histoire de son second mariage. Je n’en savais pas un traître mot, quoique la chose fût vieille de deux ans, et ma figure s’allongea peut-être un peu ; je ne voudrais pas jurer du contraire. Il devina sans doute où le bât me blessait, car il se répandit en explications rassurantes. Sa femme, née d’Estouville, était aussi noble de cœur que de nom. Pauvre, elle avait appris dans l’Évangile à mépriser les richesses. C’était une personne de la piété la plus rigide et du caractère le plus élevé. Le contrat, rédigé par elle-même, la laissait presque nue à la mort de mon oncle ; elle prenait en tout une somme de mille écus pour payer sa dot aux Ursulines ; la fortune du bon oncle m’était laissée en bloc, aussi bien l’usufruit que la nue propriété. Un tel désintéressement me toucha jusqu’au fond de l’âme et mon émotion fut au comble lorsque M. Boblé ajouta : « Pour te déshériter il faudrait un petit cousin, c’est-à-dire un grand miracle. J’ai cinquante-cinq ans, mes études de droit se sont faites à Paris ; j’ai été plus heureux dans mes examens que dans mes distractions ; le jugement du docteur, une expérience de deux années, tout concourt à prouver que je suis du bois dont on ne fait que des oncles. »

A ce mot, je faillis l’embrasser dans la rue : ce n’est pas dans la marine royale qu’on apprend la dissimulation.

Comme nous arrivions au logis, l’oncle me prit l’avant-bras avec une familiarité paternelle, et me dit :

« Ah ! çà, marin, pas de mots à double sens ! Pas d’histoires légères devant ta tante ! Quoiqu’elle ait bientôt trente ans, c’est une petite fille pour la naïveté ; elle ne soupçonne pas l’existence du mal. Les sujets de conversation ne te manquent point, que diable ! Tu as assez vu. On n’en meurt pas pour se contenir une heure ou deux. Je te mènerai au Casino, et là, dans un petit salon à nous, tu videras le sac aux fariboles. Nous n’avons pas encore tourné au capucin, sois tranquille. Entre Paucher, Loriage et moi, devant un joli bol de punch, tu trouveras à qui parler ! Mais à la maison, avec elle, prends exemple sur moi : je me tiens. »

Je ne saurais dire pourquoi, mais cet avertissement rabattit un peu ma verve. Mon regard se porta sur la vieille maison sculptée où j’avais tant joué et quelquefois si bien ri. La façade avait laissé dans mon cœur une image charmante, qui me parut flattée en ce moment. Il me sembla que les colonnes du porche se tordaient dans les coliques, que les gargouilles pendaient lamentablement sur la rue, et que les mascarons grimaçaient de douleur. Le marteau, d’une forme équivoque et joyeuse, avait disparu, laissant un vide. L’oncle Boblé tira une chaînette de fer, on entendit le son d’une cloche aigre, la porte s’ouvrit avec le grondement sourd d’un dogue qu’on réveille.

Mais qu’il faut peu de chose pour ramener au gai le cours de nos idées ! surtout quand nous avons cet âge heureux de vingt-cinq ans ! La porte ouverte démasqua une fillette brune, courte, râblée comme un double poney, et vive, mutine, jolie à plaisir. L’oncle Boblé lui prit le menton, par une réminiscence du vieil homme ; quant à moi, je lui lançai un de ces regards puissants, concentrés, chargés d’atomes, qui résument dans une étincelle trois mois de navigation. La coquine n’en parut pas foudroyée ; elle resta d’aplomb sur ses tout petits pieds, les yeux braqués contre moi, et d’un air qui disait : Une jolie fille vaut un bel homme.

Cette rencontre prit moins de temps que je n’en mets à la conter. J’étais encore tout ébloui, et déjà l’oncle me présentait à ma nouvelle tante, au milieu du grand salon.

Assurément ma tante pouvait passer pour une belle personne. Elle avait de beaux yeux bleus qu’elle voilait en vraie madone. Et des cils d’une longueur surprenante et un nez droit, modelé comme par un maître de dessin, et une bouche blanche et rose qui semblait faite exprès pour grignoter des litanies et mâcher de menues prières ! La seule idée d’y fourrer du beefsteak vous aurait paru sacrilége. Ses cheveux, d’un blond froid, tombaient le long des joues en rouleaux parfaitement cylindriques, comme ces gaufres qu’on prend à Tortoni avec les glaces. Elle semblait avoir la taille svelte et bien prise, mais est-ce ma faute à moi, si la vue de son corsage montant jusqu’aux oreilles ne me donnait que des idées de busc, de baleine et de cuirasse articulée ?

Elle se tenait debout sur le tapis, un livre rouge à la main, comme un portrait de famille. Autour d’elle, le long des murs, elle avait aligné des ancêtres, les siens ; je ne les ai pas comptés, mais je parie pour la douzaine. De mon temps, ce salon était tapissé de tableaux moins honorifiques, mais beaucoup plus confortables à l’œil. Éclipsés, les de Troy, les Nattier, les Vanloo, les Natoire ! Éclipsée la suave baigneuse de Prud’hon ! Et par quels astres, grands dieux ! Par quelques gentilshommes de pacotille, barbouillés au même prix et dans le même style que le Cygne de la Croix et le Cheval blanc des cabarets !

L’idée ne me vint pas de sauter au cou de ma tante, mais quand je l’aurais voulu, son regard m’eût arrêté à mi-chemin. Elle jetait le froid par les yeux, comme les dragons de la mythologie lancent le feu par les narines.

Peut-être songeait-elle enfin à m’offrir une chaise, quand la jolie brunette d’en bas vint lui dire qu’on avait servi. Je demandai trois minutes pour me laver les mains, l’oncle me conduisit dans ma chambre, je chavirai lestement mes malles qu’on venait de monter, et j’apparus dans le délai prescrit, avec tous mes avantages. Si vous tenez absolument à savoir pour qui j’avais endossé mon plus bel uniforme, j’avoue, dussiez-vous rire et même me mépriser, qu’il n’était pas à l’adresse de ma superbe tante. Il n’y avait à mes yeux qu’une femme dans la maison : cette petite luronne aux sourcils rapprochés, à la lèvre estompée, au front bas, au nez retroussé, au corsage… deux pommes vertes sous une demi-aune d’indienne ; voilà le corsage qu’on lui voyait.

J’étais alors, soit dit sans vanité rétrospective, un des plus jolis hommes de la marine, où il y en a tant. J’avais une taille de jonc, des cheveux à revendre et des dents pour croquer le fer. Mes longs favoris châtain clair étaient plus doux que la soie ; et grâce au règlement qui m’interdisait les moustaches, j’étais forcé de laisser voir une bouche fine, sensuelle et pourtant marquée au cachet de la plus ferme volonté. Je n’ai jamais été ce qu’on appelle un fat, mais dans mon âge brillant, l’habitude d’être remarqué par les femmes m’avait appris à réclamer leur attention comme un dû. J’étais presque offensé de la conduite de ma tante ; ses yeux barricadés étaient en insurrection contre la loi commune ; il me semblait que la simple politesse lui faisait un devoir de m’admirer un peu. Dans l’espace d’un quart d’heure, mon dépit monta jusqu’à la haine et retomba brusquement à la plus plate indifférence. Je ne vis plus dans l’univers que cette jolie Margot qui changeait nos assiettes en ouvrant de grands yeux comme pour m’avaler de pied en cap.

Elle m’absorba si bien, la coquine, que je fis maigre ce soir-là sans m’en apercevoir. Je l’ai su huit jours après, par une réflexion d’Aglaé… Pardon ! de Mme Boblé, ma tante.

Il fallait que le mariage eût tristement rajeuni le cher oncle, car en présence de sa femme il avait l’air d’un petit garçon. Ses beaux yeux petillants s’éteignaient devant elle ; la gaudriole mourait sur ses lèvres ; il n’ouvrait ce large bec que pour manger et boire, ou pour risquer un compliment furtif, qu’elle ne prenait pas toujours bien. Il dit amen au bénédicité, amen aux grâces, amen à tout. Je pensais à part moi que la noblesse, la dévotion, les principes et les vertus sont des trésors inestimables, mais que ces dames pourraient sans se ruiner nous les vendre un peu moins cher.

L’oncle me mit sur un chapitre qui ne pouvait scandaliser personne ; il demanda l’histoire de notre dernier débarquement à la côte de Zanzibar. Je ne me le fis pas dire deux fois ; l’occasion était trop bonne ; non-seulement je rappelai mes souvenirs personnels, mais j’ornai mon récit de mille fictions héroïques, empruntées à tous les romanciers de la mer. Ma cousine écoutait d’un air indolent, contrôlant mon récit par les archives des missions catholiques, qu’elle paraissait posséder à fond. A peine si, deux fois, au détail de je ne sais quelle fusillade, son œil morne s’échauffa d’un éclair. Mais Margot ! Ah ! Margot ! quel admirable public elle me composait à elle seule ! Elle écoutait avec les yeux, la bouche, les mains, les bras ; sa petite personne était toute en oreilles, comme cette statue du Louvre (au diable les noms païens !) qui est toute en mamelles. Mes fameux vins coulaient à flots ; l’oncle et moi, nous faisions honneur à la cave, lui saluant d’un geste timide son auguste buveuse d’eau, moi lorgnant la Margot à travers les topazes du Cap. Le dessert nous trouva, je ne dirai pas dans les vignes, mais dans les nuages. Ce cher Boblé jasait effrontément sous l’œil réfrigérant de madame ; quant à moi, j’étais entre deux incendies : un véritable grog au vin flambait dans ma tête, et le sourire de Margot me bombardait en dehors !

Jadis, dans le bon temps, nous prenions le café à table, les coudes sur la nappe, et ce quart d’heure, le plus charmant du repas, se prolongeait souvent jusqu’au matin. Hélas ! toujours hélas ! Madame n’eut pas plutôt vidé son rince-bouche qu’elle se leva toute grande, et j’arrivai bien juste pour lui offrir le bras. Mes jambes n’avaient point faibli ; je puis même affirmer que ma tête n’était pas encore à l’envers, et pourtant sur le seuil du grand salon bardé d’ancêtres, j’éprouvai comme une hallucination. Il me sembla que ma trop noble tante serrait énergiquement mon bras dans sa main, et même (ne riez pas), qu’elle l’appuyait contre sa poitrine. Je la regardai avec une sorte d’effroi ; son visage était impassible, et ses deux grands yeux bleus semblaient comme deux étoiles dans leur glaciale sérénité. J’avais rêvé debout, phénomène assez rare, mais non sans précédents. Tout arrive, tout est possible, il n’y a pas de miracle invraisemblable à la suite d’un bon dîner.

Le café, plus que médiocre, fut servi dans trois dés à coudre. Triste, triste, et d’autant plus triste que la cave à liqueurs paraît décidément exilée du salon. Par bonheur, ma cousine était commandée de service à je ne sais quelle paroisse : elle demanda son châle et son chapeau. L’oncle Boblé lui baisa la main sur le gant et me conduisit au cercle.

Rennes est peut-être la ville de France et d’Europe où l’on cuisine le meilleur punch. L’oncle était fier de mon épaulette, de ma croix neuve et de ma bonne mine ; il me présenta, non sans emphase, à tous ses vieux amis. Le piquet fut oublié pour la première fois depuis bien des années ; on le remplaça par des histoires, des chansons de table et de bord, et surtout par des rasades à noyer un cachalot. Minuit sonnait à peine, et déjà je m’étais fait huit ou neuf intimes. Je tutoyais un président, un filateur, un conseiller de préfecture, deux notaires, deux avoués, un négociant en vins, et même, Dieu me pardonne, un huissier. Tout ce monde nous ramena chez nous avec mille démonstrations cordiales. La province est ainsi faite, et je ne suppose pas qu’elle se réforme de longtemps ; c’est à prendre ou à laisser. Le respectable président de la deuxième chambre voulait absolument couper un cordon de sonnette pour me le donner en souvenir.

Le principal défaut de ces vieilles maisons est que toutes les chambres s’y commandent. Pour arriver à la mienne, il fallut en traverser une autre où l’on voyait un lit découvert, signe à peu près certain pour moi qu’elle n’était pas inhabitée. Mon cher oncle s’assura alors que rien ne manquait, ni le sucre, ni l’eau, ni la fleur d’oranger, ni le briquet phosphorique de Fumade, ni la vaisselle. Sa revue faite, il m’embrassa, ouvrit une porte sous tenture, poussa le verrou, glissa d’un pas léger devant le lit de ma tante et gagna son appartement, qui était au bout de l’étage, par delà le grand et le petit salon. Il avait deux entrées à son service, ma tante en avait trois, moi je n’en avais qu’une et des plus incommodes, puisqu’il fallait passer sur le corps d’un voisin.

II

Mais quel voisin ma tante et la divine providence m’avaient-elles donné ? Peut-être le vieux Florent, peut-être la divine Margot ; entre les deux, il y avait de la marge. Ce doute m’agitait. J’avais l’esprit plein de Margot ; mes trois mois de navigation, mes quatre heures de punch éveillaient dans mon cerveau les fantaisies les plus folles. Je finis par me persuader que mon voisin ne pouvait être qu’une voisine et que cette voisine, grâce aux bontés de l’oncle et à la candeur de la tante, ne pouvait être que Margot. Que Margot fût éprise de moi, c’était chose trop évidente pour qu’on en pût douter sans blasphème. Je me mis à danser par la chambre ; mon séjour dans cette aimable ville commençait sous des auspices charmants !

Quand je pense à cette nuit, il me semble que je rentrai parfaitement ivre. Mais un homme qui sait boire peut perdre la raison sans perdre le raisonnement. J’ouvris la porte de ma voisine et je la refermai subtilement aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes : elle paraissait close sans l’être ; il suffisait de la pousser. J’éteignis ma bougie, je me glissai entre mes draps et je fis le mort. L’attente qui suivit ne fut pas longue. On ouvrit le loquet sonore de l’office ; un bruit de voix et de rires monta jusqu’à mes oreilles et se rapprocha sensiblement. Quatre ou cinq personnes s’arrêtent sur le palier, on échange le bonsoir ; un pas léger se fait entendre dans la chambre tandis que les gros pieds montent plus haut. C’est Margot qui est ma voisine ! Décidément le cher oncle avait bien dit : sa femme ignore l’existence du mal.

Margot passe et repasse en trottinant devant ma porte. Elle ne l’a pas fermée, c’est bon signe. Elle se déshabille, elle fredonne un air, elle fait un bout de toilette. Pour qui, sinon pour moi ? Celui qui viendrait dire qu’elle ne m’aime pas après tous ces coups-d’œil et ces agaceries !… Elle éteint sa chandelle : c’est qu’elle ne veut pas perdre un moment de plus. La voilà dans son lit, mais elle ne dort pas, car je l’entends qui tousse avec affectation, peut-être même avec impatience. Que doit-elle penser de moi ? Un jeune homme de vingt-cinq ans, un officier de la marine royale, dormir comme une souche en si belle occasion ! Mais si je m’étais mépris ? Si les avances qui m’ont encouragé n’étaient que des coquetteries innocentes, des badinages d’enfant ? Elle a seize ans au plus, cette petite. Ce chiffre de seize ans me jeta brusquement dans un autre ordre d’idées. Ma mémoire se mit à rabâcher des fabliaux, des contes, des vieilleries gauloises ; je sentis fourmiller dans ma tête une myriade de vers de dix pieds, qui tous sans exception parlaient de bachelettes, de nonnains, de pastourelles et autres tendrons dont les plus mûres ont seize ans et quelques mois. O respectable poésie de nos pères !

Oui, mais cet âge de seize ans est propice entre tous à la niaiserie. Que la fillette ait peur ; qu’elle pousse des cris, un seul cri ! Voilà toute la ville en révolution. Quel scandale, bon Dieu ! A quatre pas de la chaste, de l’imposante, de la presque sainte Mme Boblé ! Dans la propre maison d’un conseiller à la Cour ! Il y a dans ce monde une infinité de peccadilles qui ne sont rien, moins que rien, quand vous les racontez à table, et qui grandissent tout à coup à des proportions terribles, si la robe d’un magistrat vient à passer.

Oui, mais que dirait-on de moi à bord de l’Alger, dans le carré des officiers, si l’on apprenait que j’ai manqué par sottise, par hésitation, par poltronnerie, une aubaine d’un si grand prix ? Je serais perdu d’honneur, on m’appellerait Joseph, il faudrait en découdre avec tous mes camarades !

Ce ballottage dura peut-être une heure. Je crus comprendre alors que Margot avait perdu patience : elle ne toussait plus. Je pris mon grand courage ; je me mis à tousser à mon tour et j’en vins par degrés à faire un tel fracas que la maison tremblait sur sa base. Rien ne bougea dans la chambre voisine ; Margot me tenait rigueur : peut-être simplement voulait-elle me voir venir.

En fin de compte, je fis un pas de clerc qui serait inexcusable si j’avais été de sang-froid comme aujourd’hui. J’allumai ma bougie, et je poussai la porte qui grinça horriblement. La donzelle qui dormait, ronflait même, la misérable ! se réveilla en poussant de grands cris. Toutes mes illusions tombèrent à la fois lorsque j’entendis cette fille geindre et récriminer platement, dans un langage vulgaire : « C’est une horreur, une atrocité, une chose qui ne se fait pas ! Un monsieur de bonne famille ! Un officier ! Je n’aurais jamais cru ça de monsieur ! Pour qui monsieur m’a-t-il prise ? Je ne suis pas de ces créatures-là ! Ma mère était la nourrice de madame ; j’ai un oncle recteur à Saint-Trigonnec ; je suis une honnête fille ; je le dirai à madame ! » Je vous fais grâce de trois ou quatre cuirs que l’écriture ne saurait bien rendre. Mais c’est surtout la vulgarité de cette voix rauque et criarde qui me soulevait le cœur. Oh ! la vilaine et sotte créature ! Elle guérit en un instant le caprice inexplicable qu’elle m’avait inspiré. Je lui expliquai du mieux que je pus mon entrée chez elle à pareille heure : elle avait rêvé haut, j’avais craint qu’elle ne fût malade ; il m’avait bien semblé qu’elle m’appelait à son secours ;… enfin tout ce qu’on peut inventer en si ridicule occurrence. La peur d’un esclandre m’avait dégrisé net. A toutes mes raisons la pécore répondait invariablement : « Je suis une honnête fille ; je le dirai à madame ! » Comme s’il n’y avait pas cent fois plus d’honnêteté à garder le secret !

Au moindre geste dont j’appuyais mon discours, la coquine se mettait sur la défensive. Impossible de lui faire entendre que je ne voulais plus ni bien ni mal à son imposante vertu. A chaque instant ses cris de pintade effarouchée repartaient de plus belle. Comprenez-vous qu’on fasse le tour du monde pour dénicher dans Rennes une mégère de seize ans ? Rennes ! la deuxième ville de France pour la facilité des femmes, si j’en crois la statistique de mon ami Léopold H., artilleur.

Force me fut de battre en retraite et de rallier mon lit sans avoir obtenu ni acheté le silence de cette abominable Margot. Elle ferma son verrou, et je passai une nuit blanche, moi qui dors si bien sur le punch. Me voyez-vous verrouillé entre deux femmes antipathiques, dans cette maudite chambre d’ami que j’étais presque sûr de ne pas habiter longtemps ? Mon esprit se démena jusqu’au jour dans une sorte de cauchemar éveillé. Je me représentais la noble indignation de ma tante, la douleur de mon oncle, l’étonnement du cercle, les bavardages effrénés de la ville, et la sotte figure que je ferais demain, avec mes malles, en sortant de cette maison où je venais de m’installer pour trois mois.

Lorsque Margot fut levée et habillée, je frappai doucement à sa porte et je la suppliai de m’ouvrir. Elle daigna. Foi de marin, cette fille était hideuse. Pour la dernière fois j’essayai d’attendrir cette âme basse :

« Comprenez bien, lui dis-je ; vos rapports n’ajouteront rien à l’estime que ma tante peut avoir pour vous, et vous voulez me faire un tort irréparable. Je ne vous ai pas offensée ; mes intentions, je le répète, étaient parfaitement innocentes. Si vous vous obstinez à vous plaindre de moi, je vais quitter cette maison à la minute, et je ne vois pas ce que vous y pouvez gagner. Gardez-moi le secret, je reste et je paye votre silence au prix que vous fixerez vous-même. »

Le diable soit de la bégueule ! Elle se remit à piailler de plus belle, si bien que je finis par lui tourner le dos. La nuit porte conseil, si l’on en croit le proverbe, mais cette nuit orageuse, injuste et vexatoire, ne m’avait rien conseillé du tout. Je sortis de la maison avant le réveil de mon oncle et j’allai prendre un bain. Rien d’honnête et de confortable comme un bain de province où l’on trouve des visages ravis, des serviteurs empressés et du linge blanc à discrétion. Aussi je me demande encore pourquoi les provinciaux ne se baignent pas plus souvent.

Bien lavé, bien reposé et même un peu calmé, je fis une promenade autour de la ville pour tuer le temps jusqu’au déjeuner. Mais le temps se défendait ; il me sembla que je n’attraperais jamais dix heures. Je tordis le cou à un poulet froid, escorté de six côtelettes. Les côtelettes sont si petites et si tendres dans cette Bretagne de bénédiction ! Le café, le cognac et les cigares abrégèrent un peu ce long jour. J’étais caché dans le petit salon du meilleur cabaret de la ville. Un garçon m’apporta l’Impartial de l’Ille-et-Vilaine, et je frémis en voyant que c’était le numéro du jour. Il me semblait que mon aventure devait être affichée dans les feuilles publiques, et je pensais déjà à pourfendre l’infortuné Kérangal, journaliste gagiste de la préfecture. Trois ou quatre individus pénétrèrent successivement dans ma retraite. Je sondai le regard des arrivants, pour m’assurer qu’ils n’avaient pas entendu parler de cette malheureuse affaire. Grâce à Dieu, je ne surpris aucun signe alarmant. Vers trois heures, je vis passer deux officiers d’infanterie dont l’un avait été au collége avec moi. On renoua connaissance, ces messieurs m’entraînèrent à leur café ; la bière et le billard nous conduisirent jusqu’à cinq heures. Je leur offrais l’absinthe et j’allais les suivre à leur pension lorsque mon oncle Boblé, hors d’haleine et le chapeau rejeté en arrière, fit invasion dans le billard : « Enfin ! dit-il en me prenant au collet, je te tiens, garnement. Il y a sept bonnes heures que je bats le pavé de Rennes à ta poursuite. Prends congé de ces messieurs et viens avec moi : ta tante a manqué deux offices ; elle veut absolument te parler. »

Je compris que l’infâme Margot avait exécuté ses menaces. Mais la colère du cher oncle était moins grosse que je n’avais pensé : je le suivis.

Lorsqu’il me tint seul à seul, dans la rue, son front se rembrunit un peu :

« Mon cher Renaud, me dit-il, je n’ai pas le droit de te gronder en mon nom. Lorsque j’avais ton âge !… mais il ne s’agit pas de moi. Tu as fait beaucoup de peine à ta tante. C’est une femme qui n’entend pas raison sur les principes. Je t’avais prévenu, mais la jeunesse, le punch, l’occasion… Ne réponds pas ! je sais tout ce que l’on peut dire en ta faveur, et je l’ai dit. Cette fille est une sotte d’avoir parlé ; je crois qu’elle l’a fait pour relever son crédit qui chancelle. Ma femme la soupçonne de donner des rendez-vous au garçon de notre boucher. Comprends-tu maintenant pourquoi tu l’as trouvée si farouche ? Ton plus grand tort, à toi, c’est d’avoir déserté la maison sans prendre congé de ma femme. Elle t’aurait saboulé, c’est certain, mais tu n’en serais pas mort. Nous avons tous nos petits défauts, mon garçon : tu es pour le beau sexe, Aglaé en tient pour la morale. Elle prêche avec délices : pourquoi refuserais-tu de l’écouter un peu ? Tu n’as pas vu souvent un sermon découler d’une si jolie bouche. Pas de façons, mordieu ! viens dîner. Nous avons quatre amis ; tu es sûr qu’on ne te mettra pas en affront devant le monde. Après le café, nous allons au Casino sans toi ; Aglaé te garde au salon, elle monte sur ses grands chevaux ; laisse-la dire ! Tu ne reverras point Margot, à moins de courir après elle. On a porté ses nippes dans une chambre du grenier et c’est Florent qui nous sert à table. En avant, marche, mauvais sujet ! »

Je me laissai convaincre et je revins avec lui. Mais comment vous dire le reste ?

Le dîner fut excellent, comme toujours. Les convives étaient de vieux amis de mon oncle ; on babilla tant qu’on put, et je me serais diverti comme un fou, si les yeux de ma tante ne m’avaient jeté quatre ou cinq douches.

On finit par me laisser seul avec elle, et un tremblement salutaire me saisit. Elle m’invita à la suivre dans sa chambre, craignant sans doute de scandaliser ses douze ancêtres par le récit de mes méfaits. Je la suivis, l’oreille basse. Sa chambre me parut bien sévère, mais d’un goût exquis : satin mauve et guipure. Elle-même, pour prêcher, s’était fait une toilette demi-montante qui symbolisait assez bien la réconciliation du ciel avec la terre. Ses mains étaient belles et son pied charmant ; c’est une justice à lui rendre. Je crois vous avoir dit qu’elle avait la taille noble et riche, et le plus beau visage qu’on pût rêver ; tout cela gâté de temps en temps par une expression trop sévère. Rien n’était plus séduisant que sa voix fraîche, bien timbrée, et par instants profonde.

Elle prêcha d’abord sur la colère de Dieu et les peines éternelles réservées aux jolis garçons qui se commettent avec d’ignobles servantes. Elle indiqua d’un tour de phrase à la fois sévère et gracieux que l’homme doit viser haut (sursum corda !) et ne pas chercher à ses pieds des satisfactions indignes. Le troisième point roula tout entier sur l’ineffable miséricorde des saints et des anges qui prennent dans leurs bras le pécheur repenti et le transportent jusqu’au septième ciel.

Aglaé ! vous étiez un ange, et le septième ciel n’était pas loin. A partir de ce sermon, je vécus trois bons mois dans la maison du cher oncle, et mon cœur s’y meubla de sentiments pieux qui n’en sortiront qu’avec la vie. Ma tante paraissait réellement heureuse ; quant au cher M. Boblé, il disait tous les soirs à ses amis du cercle que mon séjour chez lui rajeunissait jusqu’aux pierres de la maison.

Mais un ordre du ministre me dirigea vers la Vera-Cruz et j’y fis une station de deux années. En mon absence, la belle tante accoucha d’un garçon, d’un superbe garçon, ma foi ! qui me rafla sans y penser vingt-cinq mille livres de rente. Avec une centaine de francs que j’avais laissés aux domestiques, c’est tout ce que m’a coûté la chambre d’ami.

CHASSE ALLEMANDE.

J’ai cru longtemps qu’il fallait être au moins millionnaire et baron pour chasser en battue et tuer cent lièvres en un jour. Mon imagination, aidée par la lecture, se figurait un peuple de vassaux frappant la plaine à coups de trique et poussant les victimes jusque sous le plomb du seigneur. On m’eût fort étonné, et vous aussi, peut-être, en me disant que les simples vilains du pays de Bade, en l’an de grâce 1864, se régalaient parfois d’une hécatombe féodale, et même… y gagnaient de l’argent.

Voilà pourtant ce que j’ai vu hier, et je commence par déclarer que je suis revenu presque bredouille, pour qu’il vous soit démontré que je parle en touriste et non en chasseur.

Le rendez-vous était à Strasbourg, place Gutenberg, sept heures du matin. Je montai, moi sixième, dans un omnibus à volonté, qui partit lestement, traversa le vieux Rhin chargé de glaces et nous conduisit en moins de deux heures à la petite ville de ***. En été, dans la saison de Bade, cette large vallée du Rhin présente le spectacle d’une fertilité affadissante. La terre molle, humide, noirâtre, sans aucune pierre, m’a toujours fait l’effet d’un plat de viande désossée et trop succulente. Il y vient de grosses récoltes plantureuses et bêtes, qui semblent écœurées de croître sans effort, et plongent leurs racines dans la mangeoire avec un visible dégoût. Mais au mois de janvier, par ce joli vent du nord qui vous soude la barbe à la moustache, le sol de la vallée se crispe, se roidit et se ragaillardit. Les sillons dessinent sous la neige une arête nerveuse, les ruisseaux de chocolat se cachent sous des cristaux de glace étincelante ; les grands benêts d’enfants à la culotte trop courte et trop montante, trébuchent avec une certaine désinvolture et se cassent le nez d’un air presque malin. Les charrettes à timon, attelées d’un seul cheval sous verge, transportent sous leur bâche argentée des choses mystérieuses ; les maisons de torchis, badigeonnées en vert ou en rose, ouvrent sur le passant de petits yeux spirituels. Que vous dirai-je encore ? Le cigare de chou et la pipe de porcelaine exhalent en cette saison une manière de parfum.

Une énorme soupe à la farine nous attendait sur table à l’auberge du digne papa Knoblauch. C’est tout à fait gracieux, au mois de janvier, ces auberges allemandes. Le long poêle de fonte en forme de colonne est bourré comme un canon. La quenouille de la blonde Gretchen est décorée d’un ruban neuf. La grande boîte à musique, auprès de la porte, s’est enrichie de quelques nouveaux airs, pour ses étrennes. La grive et le chardonneret, emprisonnés dans un angle de la salle, essayent de temps à autre un demi-gloussement : peut-être qu’en voyant les nuages des pipes, ces exilés repensent aux nuages du ciel. O la douce chaleur et les fines émanations de fromage salé ! Le canon des fusils se couvre de buée et le cœur des hommes s’épanouit.

Quelques chasseurs indigènes étaient arrivés avant nous. Bonnes et honnêtes figures, où les malices de l’enfer ne dessineront jamais aucun pli. Je ne sais rien de tel qu’une conscience pure et douze choppes de bière tous les soirs, pour éclaircir la physionomie d’un homme. En voici d’autres, j’entends d’autres épreuves du même modèle : il en arrive beaucoup ; il en arrive assez, il en arrive presque trop, car l’auberge est pleine. Impossible de faire entrer le respectable bourgmestre, orgueil de la commune. C’est lui qu’on montre aux étrangers, avec le brigadier de la gendarmerie, parce qu’ils pèsent trois cent dix kilos, entre eux deux.

Mais la soupe est mangée et les côtelettes aussi, et pareillement la bouillie de pommes de terre. Dix heures sonnent : en chasse ! On sort tranquillement, en bon ordre, à l’allemande ; on défile un à un, le long du mur du cimetière et l’on va s’échelonner sur la route voisine. Déjà quarante rabatteurs se profilent à l’horizon. La route est garnie de tireurs, les flancs bien gardés ; y sommes-nous ? Oui ! Un coup de corne donne le signal, et les traqueurs se mettent en branle.

Les lièvres d’Allemagne sont assez grands en toute saison, mais à la neige ils paraissent immenses. Lorsqu’ils se précipitent sur vous, les oreilles droites, dessinant leur corps effilé sur un fond blanc, on dirait des fantômes de lièvres. Pauvres bêtes ! Il ne faut qu’un coup bien ajusté pour les rendre fantômes parfaits.

Homère avait étudié toutes les façons de mourir en usage chez les guerriers de son temps. Démalion est frappé à la tempe ; il a le crâne rompu et la cervelle écrasée ; Polydore, percé au milieu du dos, tombe à genoux et reçoit ses entrailles dans ses mains étendues ; Deucalion est décapité d’un seul coup par le glaive d’Achille : la moelle s’échappe des vertèbres et le tronc roule dans la poussière. Il faut avoir chassé le lièvre en battue pour savoir combien ce malheureux animal est varié dans ses façons de mourir. Tantôt il saute en l’air, tantôt il tourne cinq ou six fois sur lui-même, tantôt il se roule en manchon. S’il a les reins brisés, il rampe sur l’avant-train en poussant des clameurs déchirantes. Quelquefois il emporte le plomb d’un air si délibéré que vous vous accusez de maladresse. Mais au bout de cent pas il s’arrête comme pour se consulter : « Qu’ai-je donc ? Serais-je blessé ? Miséricorde ! c’est bien pis : je suis mort. » En effet, il bat la neige des quatre pieds et ne se relève plus. Quelquefois il reste sur le coup, attend qu’on vienne le prendre, et s’enfuit grand’erre au bois voisin. Quelquefois il s’assied, vous regarde, secoue la tête deux ou trois fois et tombe à la renverse.

Cette tuerie serait assez triste au fond, si l’on avait le temps d’y penser ; mais le chasseur n’y pense jamais. Il tue naïvement avec une joie sincère, comme le divin Achille lorsque Démalion, Deucalion et Polydore, fils de Priam, tombaient l’un après l’autre sous ses coups. J’ai vu des hommes doux, cultivés, instruits, savants même, casser la crosse de leur fusil sur la tête d’un chevreuil en poussant des cris farouches. Ils ne sentaient pourtant aucune haine contre cet innocent à quatre pieds ; ils n’ignoraient pas que leurs coups de crosse faisaient souffrir un système nerveux assez semblable au nôtre. Mais la chasse est l’image de la guerre. Comme la guerre, elle fait craquer la légère couche de vernis dont la civilisation nous a revêtus, et l’homme sauvage reparaît.

La commune de ***, s’étend sur une superficie de 3000 hectares comprenant des bois, des plaines labourées et quelques-uns de ces terrains marécageux, qu’on appelle assez improprement les îles du Rhin. Les locataires de la chasse ont là du chevreuil, du lièvre, du faisan, de la perdrix et toute espèce de gibier d’eau ; mais hier on ne tirait que le lièvre. A quatre heures du soir, une charrette vint prendre cent vingt-trois grands cadavres, dont le moindre pesait quatre kilogrammes. Les gardes retourneront aujourd’hui sur le champ de bataille et relèveront sans nul doute une quinzaine de corps. Nous avons donc tué, en cinq heures, cinq à six cents kilogrammes de viande. Je déduis une heure perdue autour d’un tonnelet de bière et d’un chaudron de saucisses à l’ail.

Quand on pense qu’il y a des cantons en Provence, et même en Champagne, où le lièvre est devenu un animal fabuleux ! Les grands propriétaires le courent à cheval, lorsqu’ils sont assez heureux pour en détourner un ; ils font venir des chiens anglais plus vites que la foudre. Un lièvre forcé s’empaille et se conserve sous verre ; les curieux accourent de six lieues pour le voir.

J’ai demandé aux chasseurs de *** ce qu’ils dépensaient, bon an, mal an, pour ces massacres pantagruéliques.

« Mais rien du tout, m’ont-ils répondu. Tout ce que nous abattons maintenant est bénéfice net. La primeur, c’est-à-dire l’ouverture, a couvert tous les frais : nous jouons sur le velours.

« Trois Français de Strasbourg et sept indigènes de *** se sont associés pour prendre la chasse de la commune. Ils payent 300 florins par année, un peu plus de 600 francs, soit vingt centimes par hectare. Tout le gibier qui se tue dans la saison est vendu d’avance à un marchand. Six cents perdreaux, ou deux cents lièvres, ou cent-vingt faisans, ou vingt-cinq chevreuils suffisent pour payer la redevance. Restent les frais de garde à couvrir et le salaire des rabatteurs ; après quoi, on gagne de l’argent. Dans les mauvaises années, on ne fait pas de bénéfice, mais on noue les deux bouts et l’on s’est amusé pour rien.

— Vous êtes bien heureux !

— Vous trouvez ? Alors dites-moi comment les Français, qui ont tant d’esprit, ne suivent pas notre exemple ? Pourquoi les propriétaires de votre pays ne s’associent-ils pas pour vendre le droit de chasse au profit de la commune ? Un revenu de 600 francs n’est pas à mépriser : c’est la gratuité de l’école primaire. Pourquoi les chasseurs ne s’entendent-ils pas à leur tour pour prendre à ferme l’exploitation de la chasse, pour payer le salaire d’un ou deux gardes, et protéger le gibier contre le braconnage ? Nos lièvres ne font pas une portée de plus que les vôtres ; nos perdrix et nos poules faisanes ne couvent pas deux fois l’an ; nos chèvres n’ont jamais été des mères gigognes. Si nous avons dix fois plus de gibier que vous, c’est que nous prenons des mesures contre le gaspillage et la destruction. La prévoyance, monsieur, la prévoyance ! »

Je ne voulus pas en entendre davantage et je tournai le dos à cet imbécile. Que diable demande-t-il là ? Si nous étions prévoyants, nous ne serions plus Français.

L’INSPECTION GÉNÉRALE.

A MADAME LA COMTESSE DE V., AU MANOIR DE K., COMMUNE DE PONT-L’ABBÉ (FINISTÈRE).

I

Loutreville, 20 juillet 1864.

Ah ! ma chère Amélie ! Que la guerre est une belle chose ! et que le général Ségart est un homme charmant ! J’en suis folle depuis deux jours, mais folle à lier. Je l’ai déclaré à mon mari, qui s’est moqué de moi, selon sa détestable habitude. Ce gros sceptique d’Adolphe prétend que c’est ma sixième toquade de l’année : il les inscrit l’une après l’autre ; c’est révoltant ! D’abord je n’admets pas qu’on traite de toquade mon enthousiasme pour Octave Feuillet que je n’ai jamais vu ! ni mon idolâtrie pour M. Pasteur, car je l’ai vu ! ni ma vénération presque filiale pour ce cher abbé Grimblot, de Notre-Dame, qui a de si adorables mains ! ni mon fanatisme pour ce sublime M. Harris, le dieu de l’homœopathie, qui m’a guérie de quatorze ou quinze angines, plus couenneuses les unes que les autres, dont j’étais menacée ! J’adore les petits plombs de la rue de la Michodière et les éclairs de la rue Castiglione ; le souvenir de certains pâtés aux huîtres me fait rêver quelquefois une demi-journée ; il y a telle forme de chapeau, tel arrangement de coiffure, telle coupe de manteau qui me ravit, qui m’enivre, qui me transporte, qui fait bondir mon cœur hors du corset : où est le mal ? Toutes les femmes ne sont-elles pas comme moi ? En sommes-nous moins fidèles à nos maris, moins dévouées à nos enfants, moins ferventes dans nos prières à Dieu ? Je me ferais hacher en mille morceaux pour la princesse de M., qui ne me connaît pas et à qui je n’ai jamais été présentée : à peine si nous allons six fois par an dans le même monde. Adolphe pour cela m’appelle cocodette ; il tourne en ridicule un enthousiasme si juste et si naturel. Est-ce ma faute, à moi, si je ne suis ni aveugle, ni sotte, et s’il m’est impossible de contempler sans frénésie la plus radieuse incarnation du chic sur la terre ? Le chic ! Amélie, mon cher ange, tu me comprends ; je poursuis.

Tous nos journaux, la Vigie, le Conciliateur et le Messager avaient annoncé l’arrivée du général inspecteur pour avant-hier lundi. On savait que les manœuvres auraient lieu aux portes de Loutreville, sur le champ de bataille, et que le public y pourrait assister. Il y a si peu de distractions au château jusqu’à l’ouverture de la chasse, que mon cher Adolphe ne pouvait décemment me refuser ce spectacle-là. Nous sommes installés chez notre vieil oncle, le chevalier de Porpiquet, qui a cette fameuse cave et cette divine cuisinière. Quels dîners, chère amie, et quels luncheons ! La nature a créé les oncles et les tantes comme les poulardes et les chapons, pour nourrir délicieusement nos jolies petites bouches !

Le général était attendu par le train de huit heures : dès cinq heures du matin, il y eut foule autour de la gare ; le colonel du 104e y vint à sept heures avec les officiers supérieurs, les comptables, l’état-major, et tous les officiers du régiment. On les fit entrer dans la gare, et nous aussi : Adolphe est administrateur de la compagnie. La femme du sous-chef nous offrit un amour de fenêtre d’où l’on voit et l’on entend tout ce qu’on veut.

Le colonel Briquet se promenait sous nos yeux, en fumant ; ses officiers fumaient aussi ; il causait avec eux familièrement, comme un camarade. « Mes enfants, vous connaissez tous le général Ségart, un brave, mais un bavard, un vaniteux, une grosse caisse. Il s’est assez bien montré en Afrique et en Italie ; mais comme théoricien, il est coté. Avec tout ça, il ne s’agit pas de le prendre à rebrousse poil, puisqu’il représente le ministre de la guerre. On sait ce qu’il faut pour l’amadouer : c’est une espèce de déférence, de… comment dirai-je ? de respect, manifesté sous la forme la plus engageante. Vous entendez bien ? Libre à vous de le juger et même de le blaguer si ça vous amuse, mais tant qu’il sera là, comme il est un peu sur l’œil, sachons nous conformer à la circonstance. Et allez donc ! » On applaudit à ce discours par un joyeux éclat de rire.

Mais au coup de sifflet qui annonçait l’arrivée du train, le colonel reprit son air d’autorité, jeta son cigare à dix pas, et s’écria d’un ton de commandement : « Messieurs ! Rappelez-vous les instructions que je vous ai données ; placez-vous par rang de préséance à ma droite et à ma gauche, et suivez-moi ! »

Le train s’arrêta ; le général, suivi d’un seul aide de camp, ouvrit la portière et sauta lestement sur le quai. Il est grand, svelte et puissant comme un chevalier du moyen âge ; l’œil noir, la moustache et les cheveux gris de fer ; un peu trop de couleur au nez et aux pommettes. Mais la noble physionomie et la magnifique prestance ! Son petit aide de camp avait l’air d’une sauterelle au pied d’un chêne.

Le colonel s’élança vers lui, laissant ses inférieurs à trois pas en arrière. Ce pauvre colonel Briquet ! Je n’oublierai jamais l’intonation suave, sentimentale, idéale dont il accentua son premier mot : « mon Zénéral ! » Je le verrai toujours à demi-prosterné, le shako sous le bras, exprimant par tous les plis de son visage l’intention d’être agréable ; manifestant la souplesse de son esprit dans toutes les articulations de son corps.

J’ai remarqué ce jour-là un contraste assez bizarre ; tu l’expliqueras si tu peux. En présence d’un grand chef, qui tient l’avancement dans sa main, les militaires de tout rang éprouvent tous à la fois un vif désir de plaire, mais ils ne l’expriment pas de la même façon. Un colonel salue en courbette, un simple capitaine rapproche les talons et se tient coi. L’un et l’autre disent au général : vous êtes un grand homme et je vous admire passionnément ; mais l’un traduit sa pensée par des ondulations pleines de grâce, l’autre par une roideur du goût le plus austère. Le seigneur du régiment frétille, babille et fait tous les frais ; les vassaux ne se permettent d’autre mouvement que l’immobilité, d’autre langage que le silence. Pourquoi ?

Le général a écouté sa petite harangue ; il lui a tendu la main avec une cordialité sublime. « Colonel, lui a-t-il dit, vous êtes bien bon ! vous êtes trop bon ! Je suis très-sensible ! Il ne fallait pas vous déranger. » Je crois pourtant que, si l’on ne s’était pas dérangé on en aurait vu de grises. Puis, jetant un coup d’œil sur le groupe des officiers : « Rien qu’à vous voir ici, mon inspection est à moitié faite. Je sais ce qui m’attend, et tout le bien que je devrai dire à l’Empereur de votre brave régiment ! »

En terminant la phrase, il leva la tête, m’aperçut à la fenêtre et exprima par un sourire sans affectation mais non sans grâce que ma figure chiffonnée ne lui avait pas fait peur. Il a des dents superbes. Je suis sûre qu’il ne fume pas des cigares d’un sou, comme ce pauvre colonel Briquet.

« Colonel ! reprit-il à haute et intelligible voix, j’ai choisi pour ma résidence l’hôtel d’Europe. Voulez-vous me faire l’honneur de me montrer le chemin ? »

L’hôtel d’Europe est sur la promenade des Ormes, à deux pas de la maison de notre oncle. Depuis hier matin, l’autorité militaire a fait poser deux guérites devant la porte cochère. En retournant chez nous, nous avons suivi d’un peu loin, sans affectation, le cortége du général.

Les officiers l’ont mis à l’hôtel, et, pour être bien sûrs que personne ne viendrait le leur prendre on a voulu le faire garder par un détachement de 50 hommes d’élite, commandés par un capitaine, un lieutenant et deux tambours. Mais il n’a pas voulu déranger tant de monde. Il a dit au capitaine de renvoyer le piquet en laissant dans le poste voisin quelques sentinelles de rechange.

Il est poli comme un prince. Le long de son chemin, toutes les fois qu’un bourgeois ou un homme du peuple saluait ses grosses épaulettes, il se retournait à demi, arrondissait le bras, et rendait un salut impérial.

Avant de monter à son appartement, il a échangé plus de dix coups de chapeau avec la population de Loutreville. Le colonel est venu lui demander tout bas à quelle heure il daignerait recevoir le corps d’officiers ? — Colonel, a-t-il répondu, je ne veux pas déplacer ces messieurs une seconde fois : nous nous verrons au grand soleil, en pleine manœuvre. Vous me les présenterez sur le Champ-de-Bataille ! » Il a ajouté, d’une voix qui remplissait la ville : « Mon plan d’inspection est tout fait ; depuis douze ans que je remplis les fonctions d’inspecteur général, j’ai acquis le maniement des hommes et des choses. Vous savez tous, messieurs, que rien ne m’échappe, ni l’ensemble, ni le détail. Dans la partie militaire, j’ai fait mes preuves. Quant à la partie administrative, c’est différent : j’ai prouvé que je n’y craignais personne. A tantôt ! »

J’ai entendu le colonel qui disait à ses officiers, en passant sous les fenêtres de mon oncle : « Il commencera par sa revue d’ensemble, à une heure et demie, après le dîner des habitants. Dès aujourd’hui, c’est lui qui commande toutes les forces de terre et de mer ; vous avez pu le juger, c’est une vieille culotte de peau sans tête ni bras, mais n’oublions pas qu’il a droit à tous nos respects et toute notre obéissance ! »

II

Le général a permis gracieusement que toute la population assistât à ses manœuvres. Pour ne pas être en reste, le maire a fait transporter sur le champ de bataille toutes les chaises de la promenade des Ormes et jusqu’aux banquettes rouges du palais municipal. Les quatre premiers rangs sont expressément réservés aux dames ; Adolphe boude un peu, mais tant pis ! je suis avec Julie, avec Anna, et la tante Séraphine, et les trois petites sauvagesses du Port-neuf, noyées dans la mousseline comme des mouches dans du lait. Moi, j’ai mon habit d’incroyable en piqué anglais cendre de roses, garni de galons de laine noire ; cinq rangs de galons au bas, boutons de buffle noir ; manches collantes à revers, ceinture au parfait contentement. Pour cravate, un flot de mousseline ; j’ai supprimé le fichu menteur qui paraîtrait un peu costume aux yeux des provinciaux. Chapeau conventionnel, baissant sur le front, entouré d’une écharpe de tulle nouant par derrière ; souliers Louis XVI à talons hauts et bouffettes sur le cou-de-pied ; inutile d’ajouter que j’épate toujours Loutreville par la longueur de mes gants de Suède sans boutons. Adolphe ne s’est pas encore décidé à me permettre la petite canne à pomme d’or, mais il y viendra : je compte sur les bains de mer pour lui faire entendre raison.

Dès une heure moins un quart, il ne restait plus une chaise vacante ; toute la ville avait dîné en deux temps, même nous, au grand désespoir de Marton et du bon oncle. Le régiment, colonel en tête, arriva pour une heure et quart, tout le monde attendit patiemment le général jusqu’à trois heures. Il est à remarquer que le militaire attend volontiers. Ainsi, je voyais hier matin sur la place des Ormes, des groupes de dix à douze officiers stationner héroïquement deux heures de suite, tandis qu’un autre groupe, introduit dans l’hôtel, écoutait les discours et les récits du général. Je n’aurais pas cette vertu-là, ni toi non plus, et voilà probablement pourquoi les femmes sont exclues de l’armée.

Le général monta à cheval à trois heures moins un quart. On lui avait recruté, non sans peine, un brillant état-major : la ville a toujours manqué de cavalerie. Il a fallu convoquer extraordinairement tout ce qu’il y avait d’officiers et de soldats montés dans la garnison : commandant d’artillerie, capitaine d’artillerie, commandant du génie, gendarmes à cheval, etc., etc. Les chasseurs du piquet d’ordonnance arrivaient de l’autre bout du monde ; ils ont fait vingt-cinq lieues pour venir escorter le général. Je dois avouer d’ailleurs que tous ces uniformes mélangés faisaient un très-joli coup d’œil ; il n’y manquait que des cent-gardes. Mais on ne peut pas tout avoir.

On dit que le cortége a fait un petit détour pour avoir à traverser la place Condé. Le général a salué noblement la statue en criant à son escorte : « Chapeau bas, messieurs ! le présent ne déroge point en rendant hommage au passé ! » Je comprends qu’un tel homme ait voulu donner un petit bonjour au vainqueur de Rocroi. Il y a encore un bon fond de camaraderie, dans notre armée. M. de Bontoux, le commandant d’artillerie, prétend que le général avait l’air de dire à Condé : « Tiens-toi bien ! » Mais M. de Bontoux est une mauvaise langue ; il n’aura plus d’avancement.

Le régiment était en bataille. On n’avait pas écarté la foule. Seulement quelques éclaireurs se prolongeaient de distance en distance pour séparer la ligne des troupes de la ligne formée par le public. Tout à coup, un clairon posté à 300 mètres en avant de la place, annonça l’arrivée du cortége. Aussitôt le colonel, les chefs de bataillon, les capitaines coururent de la droite à la gauche en criant : immobiles ! immobiles ! Le cortége paraît au loin : le colonel bondit sur son cheval. « A vos places, messieurs, à vos places ! » Il pique des deux, court au-devant du général, s’arrête à distance respectueuse, salue de l’épée, salue du cheval, salue de toutes les ondulations de son corps. Au même instant les officiers montés du régiment quittent l’escorte au grand galop et viennent prendre leur place de bataille. Les tambours rappellent, la troupe porte les armes, le général ralentit le pas et s’arrête, juste devant nous, à la droite du régiment. Il s’appuie sur la jambe droite et son cheval piaffe du pied gauche. Dieu ! ma chère, qu’il était beau, les coudes plus haut que les mains, tenant les rênes du bout des doigts, et souriant d’un air aimable à ta très-humble servante ! Occuper l’attention d’un homme qui en fait marcher deux mille autres, et qui traite les lieutenants, nos beaux valseurs de l’été dernier, comme des collégiens en classe ! Ne te moque pas trop ; c’est un joli succès. Il fit passer les rênes dans la main gauche, son cheval piaffa du pied droit. Il vint saluer le drapeau ; le drapeau s’inclina devant lui. Tu sais si j’aime mon mari, chère Amélie, et je connais tes sentiments pour M. de V… ; nous avons trop de religion pour ne pas les adorer jusqu’à la mort et pour nous permettre une pensée qui ne soit pas à leur adresse ; mais enfin nos maris pourraient bien s’incliner jusqu’à terre devant le drapeau de la France sans qu’il songeât seulement à leur rendre le salut !

Le général a pris un petit galop de manége, et passé fièrement devant le front des troupes. La musique jouait l’air national ; toutes ces dames avaient les larmes aux yeux. Il est revenu sur ses pas, toujours du même train, en saluant la foule. Son regard d’aigle semblait plonger dans le peuple de Loutreville, et pourtant je n’ai pas senti la moindre inquiétude. J’étais sûre que dans toute cette assemblée personne ne lui plairait autant que moi.

En effet, c’est devant moi qu’il a mis pied à terre, avec une désinvolture angélique. Il a fait savoir au colonel qu’il était prêt pour la présentation des officiers. Ces messieurs ont fait le cercle, en grande tenue, immobiles, sabre au poing, et pourtant, permets-moi ce blasphème ! ils avaient l’air de petits garçons autour de lui. Il s’est tourné vers moi, il a relevé sa belle moustache, et leur a dit d’une voix qui franchissait le cercle et semblait s’adresser à nous : « Messieurs, tous les ans vous recevez la visite d’un inspecteur général. Cette année, j’ose dire, sans crainte d’être démenti, que l’Empereur vous a envoyé un inspecteur exceptionnel. L’inspection que je viens de commencer n’est pas une inspection en l’air ; c’est une inspection sérieuse, définitive, qui m’a déjà permis de vous juger à fond. Rien qu’à vous voir dans vos rangs, sous les armes, j’ai compris tout ce que la France était en droit d’espérer de vous. Oui, messieurs, le pays, l’Empereur, l’Europe contemple et apprécie par mes yeux votre beau et brave régiment. Vive l’Empereur ! »

Non-seulement les officiers et les soldats répétèrent ce cri patriotique, mais… que veux-tu ? Il avait eu l’air de s’adresser à moi ; j’étais électrisée ! J’oubliai que le pauvre Adolphe est ou croit être légitimiste, et mes voisines, sans prendre le temps de s’étonner, jetèrent leurs mouchoirs en l’air et firent chorus avec moi. Adolphe n’est pas trop content. Son élection au conseil général a manqué cette année par l’influence du préfet ; on va dire qu’il désarme, qu’il tourne, qu’il demande grâce, mais tant pis ! Je ne serais pas femme, si je résistais à un premier mouvement.

Mon général a été sensible à ma petite concession. Il m’en a récompensée avec une délicatesse et une spontanéité dont je te fais juge. Le moment était venu d’examiner en détail je ne sais quelles catégories d’hommes, des engagés volontaires, des jeunes soldats, des caporaux nouvellement promus, des sous-officiers cassés, des soldats qui demandaient à se réengager, d’autres qui voulaient quitter le corps. Au lieu d’aller chercher tous ces gens-là, il les a fait comparaître devant lui, et devant nous, sans quitter sa place. Grâce à lui, je n’ai pas perdu un détail. Au bout d’une heure ou deux, il a cru s’apercevoir que j’étouffais un bâillement : vite, il a mandé le colonel Briquet qui se tenait à l’écart. « Colonel ! s’est-il écrié, à quoi pensez-vous ? Que devient la galanterie française ? Vous ne devinez pas que ces dames s’ennuient ? Allons ! faites avancer votre musique et régalez-nous de quelques jolis morceaux ! »

Jamais la musique du 104e n’avait été si bonne. Je comprends qu’on se surpasse soi-même pour mériter les éloges de cet homme-là !

Après l’inspection des catégories, il a fait, toujours devant moi, ce qu’on appelle la revue de détail. On est venu lui présenter successivement les effets de chaque homme, avec le livret indiquant la masse. Comme il est sûr de lui-même ! Quelle connaissance approfondie du métier des armes ! « Capitaine ! dit-il, à un commandant de compagnie, comment s’appelle cet homme ? » Le capitaine étonné, interdit, balbutie et ne répond pas. « Eh capitaine ! je ne fais que d’arriver, moi, et je connais vos hommes par leurs noms et prénoms, mieux que vous ! J’espère que vous n’oublierez pas le nom de Pacot (Pierre-François) maintenant que vous le tenez de ma bouche ! » C’est du César, ni plus ni moins. M. de Bontoux prétend qu’il avait lu le nom écrit en grosses lettres bâtardes sur le livret de l’homme ; mais ces artilleurs ne croient à rien. On ne brûlera donc jamais l’école polytechnique ?

La journée a fini par un défilé sublime. Il est remonté à cheval ; son escorte s’est reformée à quelques pas en arrière et toutes les compagnies de tous les bataillons ont passé devant lui, l’une après l’autre, dans l’ordre le plus imposant. Les officiers le saluaient de l’épée, il saluait les officiers ; le drapeau l’a salué, il a salué le drapeau, et quand tous les saluts ont été finis, il nous a saluées avec la grâce la plus noble et il est parti d’un galop furieux suivi de son escorte. Les carreaux de la ville tremblaient ; les cœurs aussi.

III

Hier, ma chère enfant, j’ai compris la gloire.

Le rendez-vous était au même endroit, nous avions fait retenir nos mêmes places. La seule différence, c’est que je n’ai pas dîné du tout, malgré les instances d’Adolphe et du pauvre oncle. J’avais l’estomac serré, comme il arrive aux enfants qu’on va mener au spectacle.

Son premier regard fut pour moi : il semblait me remercier de mon exactitude. Il repassa les troupes en revue et se promena longtemps sur le front de bataille. Quatre chasseurs à cheval marchaient devant lui, le pistolet au poing, prêts à brûler la cervelle au premier insolent qui manquerait de respect à mon cher grand homme. Mais bientôt il revint à moi, fit assembler devant nous les officiers, sous-officiers et caporaux, et leur dit en lorgnant ma capote blanche.

« C’est aujourd’hui, messieurs, que je dois constater votre instruction pratique. Un inspecteur à la douzaine, comme la France en a trop, malheureusement, perdait une journée à vous questionner l’un après l’autre : je ne suis pas de cette école-là, Dieu merci ! Je sais que la théorie vous est familière ; vous la possédez tous sur le bout du doigt, je m’en suis assuré d’un seul coup d’œil. Ce qui vous manque un peu, c’est l’application sur le terrain, devant l’ennemi : voilà ce que je veux vous inculquer. Vous ne sauriez l’apprendre à meilleure école ; j’ai fait mes preuves, j’ai travaillé sur le vif ; tous les ennemis de la France connaissent la moustache du général Ségart. C’est pourquoi je ne m’amuserai pas à vous faire exécuter des manœuvres élémentaires, des maniements d’armes connus de vos plus jeunes soldats. Je veux, avec la permission de ces jolies dames, que vous fassiez parler la poudre, suivant l’expression pittoresque des Arabes. Il s’agit de donner à la fleur de la population Loutrevillaise le spectacle de la guerre ! Vos hommes ont des cartouches, colonel ? »

A ces mots, mes voisines ont pris peur, et j’ai cru que les premiers rangs de fauteuils se débandaient honteusement avant la guerre. Mais j’avais du courage pour mille et j’en ai distribué tout autour de moi. Je ne me rappelle pas mot à mot ce que j’ai dit, mais ces messieurs m’ont entendue, et il paraît que j’ai été superbe. Double succès, ma chérie, car il faut te dire que ma toilette avait déjà suscité un cri d’admiration.

Figure-toi une robe de foulard blanc, retroussée par devant sur un dessous de taffetas bleu de ciel, et allongée en queue par derrière ; le tout garni d’un petit volant surmonté d’un entre-deux de blonde posé sur un ruban bleu. La casaque pareille, très-courte, très-ajustée et sans manches, avec des épaulettes de blonde et de ruban ; les bottines hautes de taffetas bleu avec bouffettes de blonde. Le couronnement de l’édifice était une toute petite capote de tulle blanc, avec une myriade de vergiss mein nicht semés sur le fond. Pas l’ombre de bavolet, mais une résille bleue sortant du chapeau. L’ombrelle bleue, couverte de point d’Alençon, pomme en turquoises. Que t’en semble ?

Mon général commença par faire défiler devant nous de petits pelotons qui exécutaient des feux pour nous aguerrir au tumulte. Le fait est qu’au bout d’une demi heure je ne pensais plus à me boucher les oreilles ; ni mes voisines non plus.

Lorsqu’il vit que nous étions prêtes à tout, il fit prendre les armes à tout le régiment et conduisit ses deux mille hommes à l’attaque d’une forte position, gardée par un ennemi imaginaire. Tu connais cette vieille tour de moulin à vent qui domine le champ de bataille, dans la direction de Piqueville ? Nous nous y sommes reposées ensemble il y a deux ans, en venant du château d’Anna. Le général prit la peine de nous expliquer lui-même que cette tour était défendue (soi-disant) par quatre mille Autrichiens, et qu’il se faisait fort de les débusquer en moins d’une heure. Comme le terrain est découvert, nous avons tout pu voir sans bouger de nos places : il a suffi de retourner les chaises. Il prend la tête de son armée, les colonnes débouchent, l’artillerie tonne sur les côtés, les petits pelotons se déploient en tirailleurs pour couvrir les colonnes. On entend des feux de file égrenés régulièrement comme des chapelets, des feux de peloton ramassés en un seul coup comme une explosion de mine. Que c’est beau, mon Dieu ! que c’est beau ! Après le Faust, de Gounod, et la bénédiction solennelle du saint-père, je n’ai rien vu de plus sublime, de plus grand, de plus idéal !

Un seul incident, mais sans gravité, a failli troubler la fête. Le 1er bataillon, qui avait pris à gauche, par le chemin des abattoirs, s’est trouvé face à face avec un troupeau de bœufs qui accouraient au pas de charge. Le général était là, il a fait croiser la baïonnette. Mais il paraît que les bœufs ont aussi quelques notions de l’art militaire : ils ont formé ce que nous appelons le bataillon carré. Le général a jugé dans sa sagesse que cette position était trop bien gardée, il a jeté les yeux sur sa ligne de retraite, et commandé une manœuvre tournante qui rendait la victoire facile et sans danger. Le succès de la journée assuré, il a laissé faire les hommes et il est revenu auprès de nous. Ah ! si tu l’avais vu, la lorgnette à la main, surveillant les opérations lançant des estafettes dans toutes les directions, et animant ce grand corps de feu de sa belle âme ! Tous ses gestes étaient traduits par les ondulations intelligentes de son beau cheval, qui semblait s’associer à la victoire.

Nos troupes n’étaient plus qu’à 500 pas de la position ennemie ; on les vit se déployer sur un front étendu et lancer des feux de peloton qui faisaient trembler la terre. Tout à coup, les lignes se brisent, les feux cessent, de nouvelles colonnes se forment et partent en avant, la baïonnette croisée ; les tambours battent la charge ; victoire ! Enfin, notre mouvement offensif a été couronné d’un plein succès ; le général nous montre du doigt les ennemis en fuite, et l’on croyait les voir, ma chère, tant cet homme parle bien ! Il appelle le commandant d’artillerie et fait tirer quelques coups de canon dans cette masse désorganisée. « Voilà qui est fait, mesdames, dit-il en s’adressant à moi. Il n’y a pas d’ennemi qui résiste aux soldats français lorsque je les dirige et surtout quand nous avons pour nous le plus puissant élément du succès : votre présence ! »

Dans le même instant il fait un signe et s’arrête immobile, l’épée haute. Les troupes s’arrêtent aussi, comme si un pouvoir inconnu les avait paralysées en pleine action. Une minute se passe, et le tour est fait : le photographe du général avait saisi au vol les acteurs, les spectateurs et le héros de cette belle journée !

Aux agitations du combat a succédé le calme et le silence. Les troupes victorieuses sont revenues se ranger devant nous. Le général félicite les uns, gourmande les autres. On dit qu’il proposera deux capitaines pour la croix. Il tance vertement le commandant du 1er bataillon, qui a compromis le succès de la journée dans le chemin des bœufs.

« Commandant ! lui dit-il (mais toujours en s’adressant à nous) vous avez commis une faute de lèse tactique. Mon regard exercé l’a reconnu au premier coup d’œil, et vous êtes bien heureux que je me sois trouvé là pour réparer une telle bévue. Vous n’entendez rien à la guerre ; vous ne l’apprendrez jamais ; en quelques heures, j’en suis sûr, j’ai fait ici des élèves qui pourraient vous remplacer dans votre commandement au grand avantage de l’armée ! »

Le plus beau de tout cela, ma chère Amélie, c’est que le commandant n’a rien répondu. Ce n’était pourtant pas lui qui avait fait la faute, mais personne n’a le droit de répondre à un général inspecteur, attendu qu’il ne peut pas avoir tort. Quelle puissance !

La nuit tombait, les soldats n’en pouvaient plus. La musique du régiment nous a fait ses adieux par une jolie valse qui fut littéralement dansée, et en mesure, par le cheval du grand chef. Après quoi, la troupe défila de nouveau et traversa la ville, musique en tête, drapeau au vent, entre deux rangs de torches allumées. C’était magique.

Hélas ! chère Amélie ! mon noble général est reparti ce matin avec son petit aide de camp, cet officier de poche qui doit payer demi-quart de place, comme officier et comme enfant. Nous allons prendre congé du bon vieil oncle et retourner au château après le dîner de midi. Mais je peux vivre cent ans, je n’oublierai jamais cette inspection générale où le plus fier et le plus brave des guerriers n’a guère inspecté que ton amie

Jacqueline de Beauvenir.

LES CINQ PERLES.

A MADAME TOINON GLAVOT, POUR REMETTRE.

Château de Bonnefont, 15 septembre.

Me voilà bien loin de vous, ma bien-aimée Clarisse. J’ai beau me dire que ce départ est commandé par votre prudence et qu’en me séparant de vous pour un grand mois je resserre le lien qui nous unit ; vous me manquez cruellement. Le chemin de fer aurait pu se tromper, me mettre aux bagages ; j’étais un corps sans âme, un colis à figure d’homme. Chère, chère Clarisse ! la meilleure part de moi est restée autour de vous ; elle erre toutes les nuits dans les grands corridors de Vicarville ; elle se glisse dans votre appartement par le trou des serrures ; elle voltige jusqu’au matin dans la mousseline de vos rideaux. Ce n’est qu’une ombre, hélas ! mais vous, la femme de toutes les religions, vous ne voudriez pas offenser cette chose faible et sacrée qu’on appelle une ombre ! Conservez-moi mon bien, chère Clarisse ; protégez-le contre tous et surtout contre celui qui croit encore dans son impudence avoir gardé quelques droits sur vous. Grâce à Dieu, la petite-fille du maréchal de Senlis a toute la fierté qu’il faut pour se défendre ; votre cœur est trop entier pour comprendre le partage ; je suis sûr de votre attachement à des devoirs d’autant plus sacrés que rien ne les sanctionne sur la terre.

Quant à moi, je n’aurai nul mérite à rester fidèle. Vous exceptée, rien ne m’est plus. Quand même je n’aurais pas disposé de ma vie par un engagement que notre monde a enregistré et approuvé, je serais matériellement incapable de dire je vous aime à une femme qui n’est pas vous. Il y a, n’en doutez point, une grâce d’état pour les époux de notre sorte. Pourquoi les créatures du bois de Boulogne, qui fascinent les maris et qui les ruinent, ne nous inspirent-elles qu’un profond dégoût ? Je ne parle pas de moi seul, mais d’Améric, de Robert, d’Astolphe, de Charley, de tous ceux qui ont librement donné leur cœur à des anges méconnus et outragés comme vous. Il semble, en vérité, que le premier mariage, celui qui jette une enfant ignorante dans les bras d’un viveur usé, ne soit que la triste école et le pénible apprentissage de la vie. La femme s’unit ensuite, avec connaissance de cause, à un homme de son choix, et ce deuxième contrat, pur de tous les calculs qui déshonoraient l’autre, inaugure un bonheur sans mélange et une inviolable fidélité.

Si le maître de céans, mon cher cousin Auguste de Brescia, lisait cette théorie par-dessus mon épaule, il serait homme à me chercher querelle dans sa propre bibliothèque, au risque d’ensanglanter ses Elzévirs. C’est le roi des jaloux, comme le râle des genêts est le roi des cailles. Je ne veux pas pousser la comparaison plus loin, et pour cause. Entre la caille et ma cousine Ottilie, je vois des ressemblances physiques et morales sur lesquelles il serait malséant d’insister.

Et pourtant… ! Rien, rien, rien ! Sur ma parole de gentilhomme et d’amoureux, Auguste n’est pas encore aujourd’hui ce qu’il méritait si bien d’être. Pourquoi ? Comment ? C’est toute une histoire, ou plutôt toute une étude de caractères, au pluriel.

Le cher cousin n’est pas beau, il est resté trop jeune ; il aime sa femme brutalement, en goinfre, comme il faut aimer pour se faire haïr. De plus, il a sa belle-mère (et quelle belle-mère !) contre lui. Ma cousine est jolie, délicate, coquette, mal élevée dans la perfection ; elle a de l’esprit, de la lecture, de l’imagination, du vague, une certaine audace, enfin tout ce qu’il faut pour faire le bonheur d’un deuxième mari. Hé ! bien, non ! Elle a trop peur. Elle sait qu’elle serait tuée sans dire ouf. Cet animal a appris par cœur la Physiologie du mariage ; il vous réciterait à la première sommation quarante pages de Balzac. Toutes les ruses de la femme lui sont plus familières qu’à la femme la mieux douée : il a machiné sa maison comme un théâtre, il a dessiné son parc au point de vue de la surveillance. Effrontément jaloux, il suit sa femme pas à pas, sans se cacher ; il la confesse tous les jours, à tout moment : il a ouvert des fenêtres sur cette malheureuse petite âme. A force d’obsessions, de menaces, d’intimidations (je crois même qu’il va jusqu’à lui serrer les poignets de temps à autre), ce bourreau a fini par la dominer. Ottilie se révolte parfois, quand il n’est pas là ; elle ouvre son cœur à une amie. Le soir même, elle avoue à son maître qu’elle a mal parlé de lui, et Auguste la brouille avec la confidente. Dans le monde, en hiver, elle a vingt tentations de jeter son bonnet par-dessus les moulins. La foule l’enhardit ; elle se croit protégée par tous ces hommes. Elle valse avec abandon, elle écoute en souriant le bavardage d’un danseur, elle brave les yeux terribles de son mari assis dans un coin, et en passant devant lui elle le noie dans ses dix-huit jupes. Une heure après, dans la voiture, elle subit la question ordinaire et extraordinaire, elle avoue tout, elle demande grâce, elle fait des révélations. Quand je la vois si bien casernée dans sa servitude, j’en viens quelquefois à me demander si elle n’aime pas son mari ! Singulière petite femme ! Quant à lui, son jeu est bien simple : veiller au grain jusqu’à ce qu’elle ait passé l’âge de la crise. Il attend avec impatience qu’elle ait des rides et des cheveux blancs. Alors il dormira sur les deux oreilles, heureux et fier d’avoir dépensé toute une vie à s’empêcher d’être Dandin. Son air rogue, son regard farouche, son port menaçant, tout ce qui le donne en spectacle dans un monde aussi coulant que le nôtre, part du même sentiment. C’est un homme qui ne fuit pas devant le Minotaure, mais qui l’attend sur sa hanche, l’épée en main, comme un matador.

La compagnie est assez nombreuse à Bonnefont ; une vingtaine de personnes. Pas un jeune homme ! Pas même un homme jeune, excepté moi qui suis hors de soupçon. Le château n’est peuplé que de vieille parentaille, oncles, tantes, cousins à béquilles, et deux ou trois gamins dont le plus vieux n’a pas douze ans. Le beau sexe est représenté par Ottilie, sa sœur Mme de Saintive, Mme de Gambey leur respectable mère, et deux vieilles fées en fourreau de soie puce. Moi qui vous ai promis la description de toutes les toilettes, je ferai malgré moi des économies de papier.

En ce jour solennel (vous comprendrez pourquoi dans cinq minutes), ma cousine portait une robe de mousseline brodée avec entredeux de Valenciennes ; corsage plissé, ceinture ponceau nouée par derrière, à l’enfant. Sur l’entredeux, autour du cou passe un ruban ponceau qui retient par devant une croix byzantine et qui tombe en arrière, jusqu’au bas de la robe, comme une paire de guides échappées des mains du cocher. Elle était coiffée en cheveux avec un goût et une coquetterie qu’on devrait recommander dans les journaux et prêcher dans les églises : un énorme chignon noué, mais non serré, en forme de 8, et traversé d’une épingle. Il est vrai que l’épingle d’or était cette aigle romaine que nous avons admirée ensemble chez Castellani. Aigle à part, la coiffure est adorable parce qu’elle dégage la nuque et laisse voir ces jolis petits cheveux frisés, duvet friand, régal des yeux, la plus fine et la plus mystérieuse beauté de la femme vêtue. Je vous assure, Clarisse, que si deux ou trois grandes dames, jeunes et belles comme vous, employaient leur autorité à faire revivre cette mode, la face de la terre s’égayerait en un rien de temps.

Mme de Saintive ne porte jamais de bijoux dans la journée : c’est un luxe que je comprends, mais tout le monde n’a pas comme elle un million de diamants à montrer au bal. Mme de Gambey porte trop de bracelets et trop de bagues, sous prétexte de souvenir. Le fait est que si tous ceux qui l’ont aimée lui avaient laissé seulement un anneau de vingt louis, elle en aurait pour une somme. Par malheur, tous ces joyaux sont du même temps qu’elle, et ils portent leur date. Quelle bijouterie de portiers on nous a faite entre Louis XVI et Cavaignac ! Et puis, je ne sais pas si les bijoux, même parfaits, conviennent aux femmes d’un certain âge. Ils appellent l’attention sur des points qu’on ferait mieux de cacher, ils soulignent des détails qui gagneraient à n’être point vus. Ottilie tient le juste milieu entre les étalages de sa mère et la simplicité un peu affectée de sa sœur. Elle n’a pas les oreilles percées ; j’aime cela. Il faut en finir avec ces stupides mutilations que nous avons prises des sauvages. Percer le joli cartilage de l’oreille ! Et pourquoi pas la cloison du nez ? Je sais que ma cousine a des bagues de prix ; elle n’en porte que deux, les plus simples, et parce que son jaloux lui défend de les quitter. C’est l’anneau de mariage et l’anneau de fiançailles, l’un tout uni, l’autre enrichi de cinq petites perles. Auguste les a fait agrandir lorsqu’ils sont devenus trop justes au doigt. Car elle n’a pas dépéri, la pauvre enfant, au milieu de ses tortures ; c’est une victime grasse.

Vous devinez, chère Clarisse, que les toilettes de ce matin n’étaient ni pour les vieux oncles, ni pour les maris, ni pour moi. Le cousin a décidé que sa femme prendrait un jour à la campagne comme à Paris : c’est le moyen de surveiller tous les ennemis à la fois, outre que ces Messieurs se surveillent les uns les autres. Ottilie a choisi le jeudi ; on le sait, et tout le voisinage, après avoir un peu murmuré contre un us nouveau à la campagne, a pris le pli. Le jeudi matin donc, à partir de deux heures, les plus jolis Messieurs de la province déboulent à Bonnefont, les uns à cheval, les autres en break, en dog-cart, en phaéton, en américaine, et même en tape chrétien, suivant les facultés de chacun. La légende prétend que tous nos irrésistibles se sont découragés l’un après l’autre, non que ma belle cousine leur parût imprenable en elle-même, mais parce que les approches de la place étaient trop bien gardées. On m’a montré des hommes fort bien nés, du meilleur ton et doués d’un certain charme, qui ont fait presque des bassesses pour se lier intimement avec le mari. Peine inutile ! Cet homme est plus hérissé qu’un porc-épic ; on ne sait par où le prendre. Il n’aime ni la chasse, ni la pêche, ni la table, ni le jeu, ni le cheval ; il aime sa femme. On l’a tâté sur les honneurs ; les hommes influents de notre parti lui ont offert une candidature : inutile ! Il n’a d’autre ambition que de garder sa femme pour lui seul. Je ne sais pas s’il a bien fait de rabrouer si violemment tous ceux qui l’attaquaient avec des armes courtoises : il s’est donné des ennemis. Sa roideur a blessé des personnes considérables et des gens d’esprit. Il pourrait lui en coûter cher un jour ou l’autre. Tel qui a désarmé devant la férocité du monstre, conserve un levain de rancune au fond du cœur. Vous savez qu’en général un soupirant évincé se console en voyant la défaite des autres : il n’en est pas de même autour de Bonnefont. Les vaincus s’entasseraient au besoin dans les fossés du château pour faire la courte échelle. Et si jamais un jeune audacieux pénètre dans la place, on illuminera le département.

Je suis trop nouveau dans le pays pour connaître exactement l’état des affaires ; mais j’observe, je devine, et voici, chère Clarisse, ce que j’ai cru voir aujourd’hui. Vous êtes éminemment femme ; vous éclaircirez donc en moins de cinq minutes ce mystère qui me tient ébahi et perplexe depuis quatre heures du soir.

Hier, à dîner, Auguste nous a dit en se frottant les mains qu’il tenait enfin le bois Moreau. C’est une enclave qui l’exaspère. Pensez donc ! un méchant boqueteau de six arpents, à cinq cents mètres du château, juste au milieu d’un bien de mille hectares ! Le vieux Moreau ne voulait vendre à aucun prix. Il est riche : ancien intendant des Saintré, qui ont six cent mille livres de rente ! Item, il est chasseur, et ce bouquet de bois, au cœur d’une admirable chasse en plaine, devient dès l’ouverture, un vrai parc à gibier. Par quelle inspiration d’en haut le bonhomme, à brûle-pourpoint, prend-il le parti de vendre ? Sa vue baisse, dit Auguste, il a des rhumatismes, il ne chassera plus. Un vieil oncle fait observer que Moreau a pourtant pris un permis comme à l’ordinaire. Toujours est-il que sa visite était annoncée pour aujourd’hui, et qu’il est arrivé ponctuellement à deux heures, avec le notaire des Saintré.

Vers la même heure, Mme de Gambey m’a présenté, non sans emphase, « M. Louis de Saintré, un de nos meilleurs amis. » Ce jeune homme m’a paru bien ; peut-être un peu trop pâle. Il est des bons Saintré ; nous n’avons rien de plus pur en France. Vous avez rencontré la douairière dans le monde : une femme de cinquante ans, encore fraîche, qui a fait parler d’elle ; elle a pris la haute dévotion depuis la mort du contre-amiral Toupart ; son salon est le rendez-vous de tous nos hommes politiques. C’est elle qui a lâché cette fameuse impertinence au garde des sceaux dans je ne sais plus quel salon mixte, à l’hôtel Lambert, je crois. Enfin, ma belle amie, vous ne connaissez qu’elle, quoiqu’elle n’ait plus d’hôtel à Paris et qu’elle y vienne assez peu depuis 48. C’est une Briancourt, des Briancourt de Lorraine ; vous y voilà, pas vrai ? Alors n’en parlons plus.

Ce jeune homme, qui court sur ses vingt-trois ans, est réservé à des destinées presque royales. L’influence de la famille est énorme dans le département : songez que les baux de leurs fermiers n’ont pas été augmentés d’un sou depuis 1816 ! C’est du délire en administration ; en politique c’est du génie. Ils auront deux millions de rente quand bon leur semblera ; ils aiment mieux avoir deux ou trois cents personnes qui se feraient tuer pour eux au moindre signe. M. de Saintré est fiancé depuis sept ans à la princesse Wilhelmine, fille unique du prince de Grossenstein, un petit souverain médiatisé par la Prusse : on attend qu’elle ait seize ans et que lui-même soit converti aux idées matrimoniales.

L’éducation des Bons Pères, si admirable à tous les points de vue, a produit, dit-on, sur son cœur, un singulier effet. Lorsqu’il est revenu à Saintré, chargé de ses dernières couronnes, toute la province a loué sa bonne mine, son grand air, son instruction profonde, sa voix belle et bien disciplinée, ses talents, son adresse à tous les exercices du corps ; mais son humeur et ses habitudes parurent étranges. Il parlait peu, cherchait la solitude, et témoignait pour les femmes les plus jolies et les mieux nées une insurmontable aversion. La chose allait si loin qu’on réunit le conseil de famille et que l’oncle Briancourt, celui qui a fait campagne avec Pimodan contre les insurgés de Hongrie, lui lava la tête à grande eau. Ses parents l’envoyèrent d’autorité à Paris ; ce vieux reître de Briancourt le fit admettre au cercle le plus jeune et le moins collet-monté, mais on assure qu’il revint comme il était parti. C’est seulement depuis six mois qu’il ose regarder les femmes en face ; non pas toutes, dit-on, mais du moins Mme de Brescia.

Je crois qu’il l’aime ; j’en suis presque sûr ; mais s’est-il déclaré ? A-t-il écrit ? A-t-il parlé par ambassadeur ? ou par ambassadrice ? Qu’en pense la dame de ses pensées ? Tout cela est encore lettre close pour moi. Le seul point démontré, c’est qu’il n’a rien obtenu, sauf peut-être un serrement de main, une faveur sans gravité mais non sans conséquence. Rien n’est sans conséquence pour une femme gardée à vue, qui concentre tout dans son cœur. L’explosion d’un sentiment comprimé est plus soudaine et plus terrible que la vapeur, le gaz et la poudre. Souvenez-vous, chère Clarisse ! Il y avait un an que vous refusiez de venir rue de Sèze, lorsqu’on vous y décida tout à coup en vous défendant de me recevoir !

J’avais échangé quelques phrases banales avec le dernier rejeton des Saintré, et je me promenais seul dans le parc, rêvant à vous et cueillant des noisettes. C’est un plaisir exquis ; je regrette qu’on l’ait gâté, ou tout au moins déconsidéré par des plaisanteries d’estaminet. Je ne sais pas de récréation qui s’accommode mieux à la mélancolie d’un homme isolé. Quand je suis loin de vous, dans cet aimable mois de septembre, je passe des journées entières dans un parc, cherchant les noisetiers qu’un reflet jaunissant distingue déjà des autres arbres. Je m’arrête devant une touffe de longues tiges, un peu dépouillées dans le haut, je ploie sans grand effort les belles branches élastiques et je glane çà et là quelque bouquet de fruits qui a oublié de tomber. Quelquefois je rencontre un arbre moins précoce que les autres ; les noisettes y sont encore toutes, mais bien mûres, bien dorées et prêtes à me choir en main. Je fonds sur elles et je remplis mes poches avec une joie d’enfant. Mais c’est un plaisir si léger, si superficiel, si extérieur à l’homme, qu’il ne détourne pas un instant ma pensée de son rêve favori. Ce n’est pas comme la chasse qui fatigue, qui absorbe et qui met la vanité en jeu. Je comparerais plutôt cette distraction à la pêche. Encore assure-t-on que certains pêcheurs à la ligne oublient leurs femmes ou leurs maîtresses durant des jours entiers.

En gravissant une pente boisée, je me retournai par hasard et je vis un spectacle charmant. Le parc était beaucoup plus animé qu’à l’ordinaire : les visiteurs des deux sexes, presque tous vêtus d’étoffes claires, s’y groupaient capricieusement, assis, debout, couchés sur l’herbe : on aurait dit un salon plus vaste, plus brillant et surtout plus haut de plafond que nos appartements d’hiver. Mme de Saintive organisait une espèce de Colin-Maillard sur la grande pelouse ; sa mère offrait des glaces à vingt personnes réunies au pied du vieux tulipier. Ma cousine Ottilie pêchait à la ligne dans la pièce d’eau. Un beau laquais en grande livrée se tenait respectueusement à quatre pas derrière elle, pour attacher les vers ou détacher le poisson. Je fus d’abord un peu surpris de la voir seule et comme délaissée, mais elle fit un mouvement et j’aperçus M. de Saintré. Il était reconnaissable à son vêtement d’une blancheur éclatante et à certain chapeau de Panama, large comme une ombrelle et dont la finesse miraculeuse m’avait frappé. Décidément il n’est plus trop engourdi, ce beau jeune homme ; il abondait en gestes et semblait fort animé. Par quel hasard ou quel complot ces deux personnes se trouvaient-elles isolées ? Les tantes puce qui semblent deux dragons attachés à la personne d’Ottilie étaient retenues à plus de cinq cents pas. Les respectables hôtes du château semblaient accaparés en gros ou en détail par les visiteurs du jeudi : si je ne craignais pas de vous faire hausser les plus belles épaules du monde, je dirais que cent individus s’étaient donné le mot pour procurer, prolonger et protéger un simple tête-à-tête.

Je méditais sur ce mystère et j’oubliais les noisettes, quand mon cousin Auguste descendit ou plutôt sauta d’un bond le magnifique perron de son château. Un sanglier ne débuche pas plus résolûment ni plus vite. Il courut à sa femme à travers les massifs, les corbeilles, les groupes de comparses, en homme à qui tous les chemins sont bons s’ils conduisent au but. Un grand trouble se manifesta dans la foule ; je vis ou je crus voir ma cousine repousser vivement M. de Saintré qui lui tenait la main. Les deux hommes se saluèrent ; Mme de Gambey accourut ; il se fit un groupe autour de mes personnages, et je ne distinguai plus qu’un mélange de coups de chapeau, de poignées de main et de révérences. Tout cela m’intriguait un peu ; je descendis, coupant au court par une taille de trois ans qui confine à la Faisanderie.

Mais j’avais compté sans les ronces et toutes ces broussailles qui font les délices du lapin. Il me fallut un bon quart d’heure pour me ravoir de ce fouillis. Lorsqu’enfin je rentrai en possession de moi-même, je tombai sur Auguste et sa femme qui montaient vers la Faisanderie en échangeant les regards les plus doux. Cependant ma cousine était émue ; quelque chose m’avertit qu’elle ne se promenait pas pour son plaisir. En me voyant, elle se mit à rire, mais d’un ton qui aurait pu être plus naturel. « Comme vous voilà fait ! me dit-elle en quittant le bras de son mari. Cette fureur de noisettes vous perdra : vous êtes tout cousu de toiles d’araignées. » Elle fit le semblant d’épousseter quelque chose au bord de mon chapeau, et me siffla trois mots à l’oreille :

« Ma bague… dans l’eau… cherchez ! »

Je jetai les yeux sur sa main gauche ; les petites perles n’y étaient plus.

Cette rencontre ne dura pas en tout une seconde. Je répondis je ne sais quoi et je courus à la pièce d’eau.

Évidemment la pauvre petite avait donné la main à M. de Saintré. La brusque arrivée du mari, un mouvement d’effroi, peut-être aussi la maladresse du jeune homme aura fait tomber cet anneau de fiançailles, trop élargi par l’orfévre de Mareuil. Elle tremble que cet accident n’exaspère la jalousie d’Auguste, et moi qui connais le paroissien, j’avoue qu’elle a raison. Il faut absolument que cette bague se retrouve avant le dîner. Grâce à Dieu, la pièce d’eau n’est pas profonde, mais il y a de la vase au fond ; le parc est plein de gens ; d’ailleurs j’ai chaud, l’eau est froide, je ne m’appartiens pas. Et que diable, ce n’est pas à moi de payer les frais de la guerre. Si quelqu’un doit prendre un bain, c’est M. de Saintré. Je le cherche et je le trouve, errant autour du château comme une âme en peine. Les groupes se sont reformés tant bien que mal ; quelques visiteurs sont partis, les autres causent activement.

Je prends le jeune homme par le bras et je lui dis sans tergiverser : « C’est grand dommage : vous allez salir votre pantalon blanc et perdre un chapeau de cent louis ; mais gagnons la pièce d’eau et laissez-vous-y tomber à la minute. »

Il me regarde et me prend pour un fou. Je poursuis : « A quel endroit vous teniez-vous avec elle ? Sa bague a glissé là ; il faut la retrouver.

— Bien, me dit-il avec calme : l’eau est claire ; la pièce d’eau n’est pas profonde sur les bords ; ce n’est qu’un rhume à prendre ; ayons l’air de causer. » Ce jeune homme a du sang-froid. A son âge, j’aurais provoqué le mari, enlevé la femme ou fait quelque autre sottise. L’herbe foulée et trois malheureux poissons qui frétillent encore nous désignent l’endroit où l’accident est arrivé. Je me penche sur le bord, je vois la bague et je la lui montre : elle est sous un mètre d’eau tout au plus. Mais vingt-cinq ou trente personnes ont l’œil sur nous ; on se promène sur nos talons ; ni les amis d’Auguste ni ceux de la pauvre enfant ne nous perdent de vue, et le mari peut arriver d’un moment à l’autre. Que diable peut-il faire à la Faisanderie ?

M. de Saintré ramasse une petite carpe, lui dit un mot de pitié, la lance à l’eau par un geste superbe et s’y jette avec elle. Un cri s’élève de tout le parc ; on accourt de tous côtés. Le jeune homme a glissé dans la vase du fond, il tombe sur les deux mains, tâtonne un seul instant, se relève, me tend le poing et saute légèrement sur la berge. Il est souillé à faire rire et mouillé à faire peine ; ses dents claquent ; il court en grelottant vers la cour des remises et se jette dans la première voiture en partance. Il toussera demain, mais tant pis ! La bague aux perles est dans ma poche. Ottilie peut redescendre. Où donc a-t-elle emmené son mari ?

Où ? Sa mère me l’a conté, ma chère Clarisse, mais je ne vous le dirai point, car votre cœur honnête et fier ne consentirait jamais à le croire.

Femmes ! femmes ! femmes ! En voilà une qui est adorée d’un jeune homme charmant, qui commence sans doute à l’aimer ; qui ne peut pas en conscience préférer ce vieux Brescia farouche à ce jeune et galant Saintré : et pour retrouver une bague, pour gagner une demi-heure, pour retenir son mari loin de la pièce d’eau…

....... .......... ...

Clarisse, ma bien-aimée, écrivez-moi que malgré le temps, la distance et les circonstances, vous serez toujours à moi, rien qu’à moi !

Je vous baise les mains… Non ! je baise vos petits pieds. Ils n’ont jamais porté de bagues.

Raoul.

FIN.

TABLE.

Le Turco
1
Le Bal des artistes
123
Le Poivre
151
L’Ouverture au château
167
Tout Paris
197
La Chambre d’ami
219
Chasse allemande
249
L’inspection générale
261
Les cinq perles
291

FIN DE LA TABLE.

7889. — Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9.