Title: Un aventurier au XVIII siècle: Le chevalier d'Éon (1728-1810)
Author: Octave Homberg
Fernand Jousselin
Release date: October 6, 2021 [eBook #66483]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.)
UN AVENTURIER AU XVIIIe SIÈCLE
(1728-1810)
Les auteurs et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en juin 1904.
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE, — 5673
UN AVENTURIER AU XVIIIe SIÈCLE
————
LE
CHEVALIER D’ÉON
(1728-1810)
D’APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS
PAR
Octave HOMBERG et Fernand JOUSSELIN
Avec deux portraits et un fac-similé
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
—
1904
Tous droits réservés
En retraçant l’aventureuse carrière du chevalier d’Éon, notre dessein n’a pas été d’apporter une solution nouvelle aux énigmes qui ont valu à ce personnage la part la plus large, sinon la meilleure, de sa célébrité. En dépit de la curiosité qui s’y attarde, ces énigmes ont été résolues déjà et, semble-t-il, de façon définitive. D’Éon était réellement un homme. L’enchaînement même de ses aventures le conduisit, après une brillante carrière de soldat et de diplomate, à une métamorphose que son apparence gracile et son étonnante ingéniosité firent accepter—avec une facilité qui reste le véritable mystère de toute cette histoire—par le roi et les ministres, en même temps que par les compagnons de sa jeunesse. Devenu ainsi, par sa propre volonté, l’héroïne de son siècle, d’Éon se trouva prisonnier d’un rôle qu’il joua jusqu’à sa mort avec une stupéfiante perfection.
II
Une existence aussi mouvementée, aussi fertile en incidents de toutes sortes, devait séduire les écrivains et elle offrait, semblait-il, assez de pittoresque pour qu’on ne fût pas tenté d’y rien ajouter. Cependant le premier historiographe de d’Éon, Gaillardet, bien qu’il ait eu entre les mains les documents originaux les plus importants, se montra dédaigneux d’une vérité historique qui cependant était autrement riche et intéressante que ne pouvait le devenir la fiction la mieux imaginée. De sa collaboration avec l’auteur des Trois Mousquetaires il avait sans doute retenu un profond mépris pour les méthodes timides dont usent aujourd’hui les historiens. Il publia en 1836 un ouvrage où il faisait un véritable roman sentimental d’une vie où le sentiment n’avait eu aucune place. Ce ne fut que plusieurs années ensuite, pour confondre un plagiaire, qu’il se décida à donner de son ouvrage une édition plus conforme à la vérité historique, mais où subsistent de nombreuses erreurs et de plus nombreuses lacunes[1].
Le piquant et solide ouvrage du duc de Broglie sur le Secret du roi a mis en lumière, en même III temps que le mécanisme compliqué de la diplomatie secrète, tout un côté de la vie de d’Éon, qui fut certainement un des plus intrépides et des plus ingénieux agents du Secret[2]. Les escrimeurs ont tenu à conserver le souvenir de celui qui fut, en leur art, un amateur égal aux maîtres les plus réputés de l’époque[3]. Des érudits ont étudié divers épisodes d’une carrière qui s’est déroulée, à travers maintes métamorphoses, sur les théâtres les plus variés. Enfin, c’est en Angleterre, sa seconde patrie, que d’Éon a trouvé le plus minutieux et le mieux informé de ses biographes[4].
En dépit de ces diverses publications, la matière n’était point cependant épuisée.
Le hasard d’une vente a permis, en effet, aux auteurs de cet ouvrage d’acquérir de très curieux documents inédits: ce sont les papiers et la correspondance que le chevalier d’Éon conserva jusqu’à sa mort et qui, confisqués alors par l’un de ses nombreux créanciers, demeurèrent oubliés, pendant plus d’un siècle, au fond de l’arrière-boutique IV d’un libraire anglais. Rapprochés des pièces diplomatiques qui sont aux archives des Affaires étrangères et des documents administratifs que la ville de Tonnerre possède sur le plus célèbre de ses enfants, ces papiers permettent de fixer d’une façon précise les diverses phases de l’aventureuse carrière du chevalier d’Éon. Mais ils ont encore à nos yeux un plus précieux mérite: cette volumineuse correspondance, que d’Éon entretint sans se lasser pendant plus d’un demi-siècle avec presque tous les personnages marquants de son époque, nous apparaît en effet aujourd’hui comme un miroir où viendrait se refléter, avec l’image de notre singulier héros, celle de tout un siècle plein de contrastes, à la fois léger et philosophique, crédule et sceptique.
Ce sont ces lettres et ces papiers de toutes sortes, soigneusement conservés par le chevalier d’Éon lui-même comme pour servir de cadre à son propre portrait, qui donneront à notre récit une saveur originale et éveilleront peut-être l’intérêt de ceux qui recherchent avant tout dans l’histoire le contact d’une société disparue.
Enfance et jeunesse de d’Éon.—Ses premiers succès et ses premiers protecteurs.—Entrée dans la diplomatie.—Le «Secret du roi».—Mission en Russie.—Les négociations du chevalier Douglas et l’alliance avec la Russie.—Retour triomphant de d’Éon.
«Si vous voulez me connaître, monsieur le duc, je vous dirai franchement que je ne suis bon que pour penser, imaginer, questionner, réfléchir, comparer, lire, écrire, ou pour courir du levant au couchant, du midi jusqu’au nord et pour me battre dans la plaine ou sur les montagnes. Si j’eusse vécu du temps d’Alexandre ou de Don Quichotte j’aurais été sûrement Parménion ou Sancho Pança. Si vous m’ôtez de là, je vous mangerai sans faire aucune sottise tous les revenus de la France en un an et après cela je vous ferai un excellent traité sur l’économie[5].»
2
C’est en ces termes que le chevalier d’Éon faisait, au plus fort de la crise qui décida de sa destinée, son propre portrait au duc de Praslin, et il se voyait ainsi assez exactement. Il lui eût fallu, pour donner toute sa mesure, pour accomplir jusqu’au bout sa destinée, vivre en un siècle et un pays plus propices aux aventures que ne l’était la France du dix-huitième siècle si fortement organisée et constituée par Louis XIV. Pour n’avoir pas su respecter cette hiérarchie nécessaire et avoir prétendu en bouleverser à son seul profit toute la régularité, d’Éon qui avait commencé sa carrière en gentilhomme l’acheva dans un rôle assez équivoque d’aventurier. Il fut toujours aussi incapable de résignation que de modestie. Voulant brusquer la fortune trop lente et trop parcimonieuse à son gré, il oublia toute mesure dans ses ambitions et toute règle dans sa conduite, força son talent et le gâta, brisa du coup le brillant avenir que son courage et son esprit lui avaient fait, et d’aventure en aventure finit par jouer pendant plus de quarante ans, avec un art et une ténacité qui eussent illustré un meilleur rôle, la plus étrange des mascarades que l’histoire ait jamais relatées. Il a dit lui-même en parlant des Tonnerrois, ses compatriotes, qu’ils «ressembleront toujours aux pierres à fusil qui se trouvent dans leurs vignes, qui plus on en bat plus elles font feu[6]». Cette pittoresque image illustre à merveille sa propre histoire et la lutte épique 3 qu’avec une opiniâtreté grandissante il soutint contre tous ceux qui contrarièrent son ambition.
Nature intéressante toutefois et qui vaut qu’on s’y arrête. Dans l’extravagance du reste calculée de ses aventures perce encore l’énergie indomptable de d’Éon, et le scandale que fit, il y a cent cinquante ans, sa conduite ne doit pas nous empêcher de reconnaître aujourd’hui la réalité de ses services. Et si parfois l’attrait de cette étude de caractère devait faiblir, on en serait sans doute dédommagé par l’excursion faite à la suite de d’Éon dans tous les pays, de la Russie à l’Angleterre, dans tous les milieux, de la cour de l’impératrice Élisabeth ou du camp du maréchal de Broglie au palais de Versailles et aux boutiques de la Cité de Londres; partout enfin où l’aventureux chevalier promena pendant plus de soixante ans sa nature bouillante et inquiète, sous l’habit de diplomate, l’uniforme de dragon et le costume féminin dont Latour, en un de ses exquis pastels, nous a laissé l’image.
«Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée, fils de noble Louis d’Éon de Beaumont, directeur des domaines du roi, et de dame Françoise de Charanton»—c’est ainsi que s’exprime l’acte de baptême—naquit à Tonnerre, le 5 octobre 1728. Bien que de très petite noblesse, il était assez bien apparenté et par les situations qu’occupaient ses proches devait trouver des protecteurs en haut lieu. Son père avait trois frères qui tous étaient déjà pourvus: l’un, André-Timothée d’Éon de Tissey, avocat 4 au Parlement et censeur royal, était le principal secrétaire du duc d’Orléans; l’autre, Jacques d’Éon de Pommard, avocat au Parlement, était un des secrétaires de confiance du comte d’Argenson, ministre de la Guerre; le troisième enfin, Michel d’Éon de Germigny, chevalier de Saint-Louis, servait parmi les vingt-cinq gentilshommes de la garde écossaise du roi.
Rien d’extraordinaire ou seulement de notable ne marque les premières années de d’Éon. Il fut mis en nourrice à Tonnerre, ce qui est fort banal; ce qui l’est moins pourtant, c’est la gratitude qu’il devait garder plus tard de ces premiers soins: de Londres, le 1er juin 1763, il écrivait à la mère Benoît, son ancienne nourrice, pour lui annoncer qu’il lui faisait une pension annuelle de 100 livres, en reconnaissance des peines qu’il lui avait données. Lorsqu’il fut en âge d’apprendre, la tâche de son éducation fut confiée au curé de l’église Saint-Pierre, M. Marcenay, qui vécut assez pour voir changer de sexe l’élève qu’il avait maintes fois corrigé—il n’est guère besoin d’ajouter que le précepteur fut de ceux que la métamorphose laissa obstinément incrédules. A douze ans il fut envoyé à Paris et il acheva brillamment ses études au collège Mazarin. Docteur en droit civil et en droit canon, il prêta serment à la barre du Parlement et entra en même temps comme secrétaire chez M. Bertier de Sauvigny, ami de sa famille et intendant de la généralité de Paris. En 1749, il perdit en l’espace de cinq jours son père et l’aîné de ses oncles à qui il succéda bientôt dans la charge de censeur 5 royal. En même temps que ces protecteurs naturels, il en voyait disparaître d’autres qui lui avaient déjà marqué leur intérêt et dont l’appui lui eût été précieux: la duchesse de Penthièvre, Marie d’Este, et le comte d’Ons-en-Bray, président de l’Académie des sciences. L’événement ne fut pas cependant inutile à sa carrière, car il écrivit sur ces deux personnages des panégyriques qui furent remarqués et que reproduisirent les gazettes et recueils littéraires du temps. Ce témoignage de gratitude envers ses protecteurs disparus lui valut dans le public un commencement de réputation et un redoublement de bienveillance de la part des personnages influents qui s’intéressaient à ses débuts. Il était admis dans l’intimité du vieux maréchal de Belle-Isle, fréquentait chez ce séduisant duc de Nivernais, type accompli du gentilhomme, qu’il devait à l’époque heureuse de sa carrière retrouver ambassadeur à Londres; pénétrait même chez le prince de Conti, fort occupé de politique et de poésie, toujours en quête de rimes, quand il ne cherchait pas un trône, et également malheureux dans ces deux poursuites. Le charme de son esprit toujours en éveil, le tour original, vif et piquant qu’il donnait à la conversation, son goût pour la musique, et surtout pour la musique italienne, comme aussi un véritable talent dans l’art fort estimé alors de l’escrime, où il avait gagné le titre de grand prévôt, le firent vite apprécier et rechercher dans la société, tandis que diverses publications sérieuses, un Essai historique sur les finances, et même deux volumes 6 de Considérations politiques sur l’administration des peuples anciens et modernes attiraient sur lui l’attention des gens en place, le préservaient de tout soupçon de frivolité et lui valaient cette double réputation de brillant cavalier et d’infatigable travailleur qui devait le suivre dans sa carrière.
C’est qu’en effet d’Éon en cherchait une, n’étant pas homme à se contenter longtemps de stériles succès de salon. Il harcelait ses protecteurs, avec toute l’ardeur et la ténacité de son caractère bourguignon, pour obtenir d’eux un emploi où il pourrait se distinguer et peut-être attirer sur lui la faveur et les bontés du roi. Il devait être servi à souhait: le prince de Conti, qui comme le plus influent de ses patrons fut sans doute importuné plus que tout autre, ne put s’empêcher de remarquer le génie d’intrigue en même temps que le courage et l’appétit d’aventures de ce «petit d’Éon». Il devina dans le jeune homme une précieuse recrue pour la difficile entreprise qui, depuis quelque temps déjà, se tramait très mystérieusement dans le cabinet du roi: il parla de son protégé à Louis XV et obtint que d’Éon fût désigné pour accompagner en Russie le chevalier Douglas et le seconder dans la périlleuse mission qui allait lui être confiée.
Du premier coup d’Éon se trouvait ainsi mêlé aux affaires les plus délicates et les plus secrètes. Il allait faire partie de ce ministère occulte que dirigeait personnellement le roi, aidé du prince de Conti, du comte de Broglie et de M. Tercier, premier 7 commis des Affaires étrangères, et dont il se servait pour appuyer, ou plus volontiers pour contrarier et ruiner secrètement la politique officielle qu’il traitait avec les ministres en charge. Ce que fut cet étrange et mystérieux gouvernement, cette conspiration contre soi-même, où Louis XV semblait vouloir prendre sa revanche du rôle effacé auquel son indolence et sa timidité l’avaient réduit dans la conduite des grandes affaires, on le sait depuis la curieuse publication faite par Boutaric de la correspondance secrète[7] et l’attachant récit qu’écrivit plus tard le duc de Broglie d’après les archives des Affaires étrangères et les papiers de son ancêtre[8]. Quel fut le lamentable résultat de cette diplomatie secrète qui ne corrigea rien ou presque rien des erreurs de la politique officielle et finit par se paralyser elle-même en des intrigues contradictoires, on le sait aussi et on le verra en partie dans cette étude. Mais ce qu’on ne connaîtra jamais, ce sont les multiples détours de ce dédale, dont le plus initié n’a point su tout le secret et où le roi lui-même n’arrivait pas toujours à se retrouver puisque, écrivant un jour à Tercier pour lui donner ses instructions, il ne craignait pas d’avouer qu’il «s’embrouillait un peu» dans toutes ces affaires. La diplomatie secrète doublait mystérieusement la diplomatie officielle et 8 s’étendait partout où étaient envoyés les représentants du roi. Quelquefois c’était l’ambassadeur lui-même qui était admis au secret et se trouvait ainsi dans la difficile nécessité de concilier les instructions, fréquemment contradictoires, du roi et du ministre; le plus souvent c’était un secrétaire d’ambassade ou quelque agent subalterne qui était trouvé propre à remplir ce rôle et devenait ainsi l’espion de son chef. Tandis que les ministres, les ambassadeurs officiels étaient pour la plupart désignés par la favorite du moment, les agents du secret étaient recrutés par le roi lui-même, qui n’abandonnait leur choix à personne et les prit souvent, par un surcroît de défiance ou par un réveil de fierté, parmi les ennemis de la maîtresse en titre. Tous les correspondants de cette ténébreuse politique étaient payés ou plutôt soudoyés par le roi sur sa cassette particulière. Le ministre secret, qui fut d’abord le prince de Conti, et à qui succéda le comte de Broglie, répondait de leur discrétion; leurs rapports étaient adressés par des voies sûres et détournées, puis transmis par l’intermédiaire de Tercier et du valet de chambre Lebel au roi, qui trouvait à les lire, à les annoter, à y répondre autant de plaisir qu’il montrait d’ennui lorsqu’il tenait conseil avec les secrétaires d’État.
Le point de départ de la politique secrète, qui changea bien des fois de but et de système, semble avoir été le projet caressé par le roi, et surtout par l’intéressé lui-même, d’assurer au prince de Conti la couronne de Pologne. Quant à l’idée même de la 9 correspondance, il est possible que Louis XV l’ait retirée du commerce épistolaire qu’au début de son règne il avait entretenu avec le maréchal de Noailles; la maladie qu’il avait eue à Metz et l’amour qu’à cette occasion son peuple lui avait témoigné l’avaient, semble-t-il, éclairé sur ses devoirs de roi; aussi montra-t-il pendant quelque temps un ardent désir de bien faire et une certaine volonté de s’appliquer lui-même au gouvernement.
La correspondance secrète témoigne de pareilles velléités, mais révèle en même temps cette impuissance à se décider; ce monstrueux égoïsme, cet esprit de défiance et de dissimulation qui gâtèrent chez ce roi toute qualité et rendirent inutiles la clairvoyance et le bon sens qu’il possédait à un très haut degré. Le duc de Luynes a dit de lui qu’il parlait et s’occupait historiquement des affaires: ce mot exprime à merveille, en même temps que la finesse et le jugement de Louis XV, le détachement égoïste et cette sorte de dilettantisme qu’il mettait à faire ce que son grand aïeul avait appelé le métier de roi. Quelles sont les conséquences d’un pareil tempérament chez un homme d’État, chez un souverain, l’histoire l’a montré à plus d’une reprise.
En 1745, plusieurs seigneurs polonais, préoccupés de l’anarchie et de la faiblesse où était tombée leur patrie, s’étaient rendus à Paris pour préparer un avenir meilleur en offrant le trône à un prince français; ils avaient songé au prince de Conti, petit-fils de celui qui, sous Louis XIV, avait été appelé à régner 10 sur la Pologne. Le roi autorisa le prince de Conti, qui était alors son favori, à accepter les propositions qu’on lui apportait et résolut de s’occuper personnellement de l’affaire, sans en parler à ses ministres.
Il fit dès lors venir le prince dans son cabinet pour travailler avec lui; mais les précautions mêmes qui furent prises pour assurer le mystère de ces entretiens piquèrent la curiosité et provoquèrent les conversations de toute la Cour. Un dimanche, on remarquait que le roi, ayant à peine quitté sa chapelle, s’était enfermé avec le prince de Conti et qu’on avait fait venir plusieurs secrétaires, qui toute la journée étaient restés fort occupés à noircir du papier[9]. Un autre jour, on avait vu le prince entrer chez Sa Majesté, portant lui-même et très mystérieusement de gros portefeuilles. Le marquis d’Argenson, qui relate le fait, s’attacha à pénétrer le secret qui faisait ainsi l’entretien de tous; il parvint à savoir qu’il s’agissait d’assurer au prince le trône de Pologne, et dans ses Mémoires, à la date du 31 mars 1753, il s’en exprime ainsi:
On m’informe de quelques secrets, en voici un. Le travail si fréquent et si long de M. le prince de Conti avec le roi regarde uniquement le dessein de faire ce prince roi de Pologne. De mon temps, j’ai vu ce projet travaillé secrètement et connu du roi seul; mais je ne pouvais croire que le roi y songeât sérieusement. Voilà cependant qu’on le lui a montré comme très facile, car c’est ainsi que l’on fait toujours cheminer les grands et 11 ruineux projets à des yeux superficiels et sans système. De là arrive ce travail assidu et souvent répété du prince de Conti avec le roi, car ce prince reçoit quelquefois des dépêches à la chasse et sur le champ griffonne quelques lignes qu’il envoie au roi par des courriers. Il y a peu de jours qu’il arriva pour travailler avec le roi, et il retourna sur le champ à l’Isle-Adam. L’on ne saurait attribuer à d’autres affaires d’État cette correspondance secrète, car on ne lui voit aucun crédit dans les autres affaires[10].
Sur ce dernier point la clairvoyance de d’Argenson se trouvait en défaut, car l’influence du prince de Conti, aidée du reste de l’inclination du roi lui-même pour ce genre de conspiration, avait été assez grande pour étendre sur toute l’Europe, ou à peu près, le réseau de la diplomatie secrète. Le but principal restait encore le trône de Pologne; mais les moyens d’en faire la conquête s’étaient multipliés et élargis, ce qui du reste, comme il arrive souvent, nuisit singulièrement au succès de l’entreprise.
La mission qu’allait recevoir d’Éon se rattachait au plan compliqué de ces mystérieuses négociations. Depuis quatorze ans, les relations diplomatiques étaient rompues entre la France et la Russie. Les peu corrects et peu galants procédés qui avaient valu au marquis de la Chétardie d’être, lors de sa dernière ambassade, tant soit peu rudement reconduit à la frontière, avaient laissé dans l’âme d’Élisabeth un ressentiment que n’effaçait pas entièrement son inclination pour Louis XV, et que le chancelier Bestuchef, 12 ennemi juré de la France, comme d’ailleurs la plupart des grands seigneurs russes, faisait tout pour entretenir et pour réchauffer. On connaissait à Versailles les dispositions personnelles de l’impératrice, son antipathie pour les Anglais et les Prussiens, et l’on avait à plusieurs reprises, depuis cette déplorable rupture, tenté d’y faire appel pour renouer des relations qui semblaient plus précieuses à mesure qu’apparaissait plus décevante et plus perfide l’amitié du roi de Prusse. Plus d’un émissaire était parti porteur de lettres autographes de Louis XV pour Élisabeth elle-même, mais tous avaient échoué. L’accès de la Russie n’était guère aisé et les agents de Bestuchef, qui faisaient bonne garde à la frontière, avaient su deviner tous ces contrebandiers politiques. L’un d’eux cependant, le chevalier de Valcroissant, avait trompé la surveillance; mais, dépisté et reconnu à l’intérieur de l’empire, il avait été saisi et conduit à la citadelle de Schlüsselbourg, sur le lac Ladoga, où l’on avait eu la barbarie de le mettre aux fers. Le malheureux se morfondait dans sa prison depuis un an lorsque fut tentée de nouveau l’entreprise qui lui avait si mal réussi.
Or, il se trouvait parmi les protégés du prince de Conti un noble écossais, le chevalier Mackensie Douglas, qui était venu offrir ses services à la France[11]. 13 Son attachement aux Stuarts l’avait forcé à s’enfuir, et sa haine pour les Anglais ne laissait aucun doute sur l’empressement qu’il apporterait à une mission où il s’agissait de négocier contre eux. L’Écossais avait donné des preuves de son courage en accompagnant le prétendant dans ses romanesques expéditions, et son goût pour la minéralogie permettait de donner à son voyage l’apparence très vraisemblable d’une excursion scientifique. On comptait que sa nationalité anglaise et surtout son habileté dérouteraient tous les soupçons.
Le plan ainsi arrêté fut agréé par le roi, qui jugea prudent de le révéler à ses ministres, sans doute afin de leur mieux cacher l’essentiel de la négociation. Le ministre des Affaires étrangères, M. Rouillé, approuva et contresigna la mission de Douglas.
Les instructions qui furent remises directement à l’Écossais par le prince de Conti, après avoir été soumises au roi (elles étaient écrites en caractères très fins et enfermées dans une tabatière d’écaille à double fond) lui indiquaient minutieusement et la route qu’il devait suivre et les principaux sujets sur lesquels il devait se procurer des renseignements[12].
Il lui était prescrit de partir comme un voyageur ordinaire, muni d’un simple passeport; d’entrer en Allemagne par la Souabe, afin d’éviter les grandes Cours et de passer de là en Bohême, «sous prétexte 14 d’y voir pour son instruction les différentes mines du royaume». De Bohême il devait se rendre en Saxe, où il ne manquerait pas de visiter les mines de Friberg, puis passer à Dantzick et continuer sa route vers Saint-Pétersbourg par la Prusse, la Courlande et la Livonie.
Il lui était recommandé avant tout de s’informer de l’état des négociations entreprises par l’ambassadeur d’Angleterre, le chevalier Williams, pour obtenir les subsides de la Russie. Il devait par suite observer les ressources du pays; l’état de ses finances, de son commerce; savoir le nombre de ses troupes et de ses vaisseaux; connaître le crédit du comte Bestuchef et du comte Woronzow; les factions de la Cour et pénétrer autant que possible les sentiments de l’impératrice elle-même. Il lui était prescrit aussi, mais en passant et sans insister, de s’enquérir «des vues de la Russie sur la Pologne pour le présent et les cas à venir». Enfin la plus grande prudence lui était recommandée; il ne devait risquer par la poste que de très courts avis exprimés en un style allégorique, dont on était convenu avec lui et qui roulait sur des achats de fourrures. Le chevalier Williams devenait le renard noir et Bestuchef le loup-cervier; les peaux de petit-gris devaient signifier les troupes à la solde de l’Angleterre, et ainsi de suite.
Tous les préparatifs de cette mystérieuse négociation furent terminés pendant l’été de 1755, et Douglas put se mettre en route sans plus d’éclat qu’un inoffensif touriste anglais.
15
Les documents manquent sur le voyage; on sait seulement que Douglas arriva heureusement à Saint-Pétersbourg dans les premiers jours d’octobre 1755 et y fut reçu et traité comme un gentilhomme anglais voyageant pour son plaisir et son instruction. Mais il n’avait encore accompli que la partie la plus aisée de sa mission; il lui restait à pénétrer jusqu’à l’impératrice. La difficulté était grande, car le chevalier Williams, ministre d’Angleterre, connaissant les inclinations personnelles d’Élisabeth, faisait bonne garde et, d’accord avec Bestuchef, avait fait admettre qu’aucun Anglais ne serait reçu à la Cour s’il n’était présenté par lui. Payant d’audace, Douglas s’adressa à lui comme à son protecteur naturel, et en sa qualité de fidèle sujet du roi d’Angleterre demanda au ministre d’être présenté par lui à la tsarine. Toutefois le chevalier Williams se méfia; le voyage de cet Écossais catholique qui, venu en Russie pour s’occuper de minéralogie, tenait si fort à voir l’impératrice, lui parut suspect. Il prévint Bestuchef de faire surveiller ce dangereux compatriote, et Douglas, averti qu’il était menacé du sort de Valcroissant, repassa en toute hâte la frontière. C’était, semblait-il, un nouvel échec; mais moins de cinq mois après, au printemps de 1756, Douglas revenait à Saint-Pétersbourg; bientôt toutes les portes s’ouvraient devant lui, jusqu’à celles de la grande salle d’audience où il remettait solennellement à la tsarine les lettres l’accréditant comme ministre plénipotentiaire, chargé de reprendre les relations diplomatiques. 16 D’Éon était présent; il assistait en qualité de secrétaire d’ambassade le nouveau ministre qu’il secondait dans sa mission officielle.
Que s’était-il donc passé durant l’hiver et de qui cet étrange revirement était-il l’œuvre? Comment Douglas, impuissant à Saint-Pétersbourg, avait-il vaincu de Paris? C’est un point où les historiens ne s’entendent pas et où le défaut de documents authentiques, formels et explicites, augmente encore le mystère. La tradition veut que ce succès soit attribué à d’Éon, qui serait arrivé secrètement en Russie en compagnie de Douglas et aurait trouvé le moyen d’y demeurer après la fuite du chevalier. La légende est fertile en détails romanesques sur les moyens inventés par le jeune homme pour tromper la surveillance de Bestuchef et pénétrer jusqu’à l’impératrice.
Tirant avantage de son apparence gracile, de sa figure fine et imberbe, du timbre féminin de sa voix, le petit d’Éon aurait pris le nom, l’habit et les habitudes d’une jeune fille. Le chevalier Douglas aurait ainsi présenté sa nièce, Mlle Lia de Beaumont, au comte Woronzow, vice-chancelier de l’empire et ennemi déclaré du chancelier. Devinant tout l’avantage que pourrait donner à sa politique ce nouvel auxiliaire, Woronzow se serait chargé d’introduire l’aimable et spirituelle jeune fille dans l’entourage même de l’impératrice, de la faire admettre parmi les demoiselles d’honneur. D’Éon n’aurait pas tardé à se concilier les bonnes grâces d’Élisabeth et se serait décidé alors à révéler sa ruse et le secret de son 17 voyage, en remettant à la tsarine les lettres du roi qu’il avait apportées, dissimulées dans la reliure d’un livre de Montesquieu. Le tour romanesque de l’aventure aurait diverti et séduit l’impératrice qui, loin de lui en vouloir, aurait su gré au petit d’Éon de sa hardiesse et de son message, et l’aurait chargé d’aller porter au roi sa réponse, toute favorable à la reprise des relations régulières entre les deux Cours. C’est alors que le chevalier Douglas serait revenu à la tête de la mission officielle dont d’Éon fit partie, sans déguisement cette fois, et avec le titre de secrétaire d’ambassade, ce qui relie la tradition à l’histoire.
Cette légende se retrouve chez la plupart des chroniqueurs du temps, chez des historiens sérieux et jusque dans le récit fort documenté qu’a écrit, il y a cinquante ans, M. Gaillardet pour faire «la vérité sur les mystères de la vie du chevalier d’Éon». Comme toutes les légendes, elle mélange à beaucoup d’erreurs un fond de vérité, et comme la plupart elle s’appuie sur des témoignages et même sur quelques pièces qui lui donnent un air d’authenticité[13].
18
Toutefois, elle a contre elle la vraisemblance, et c’est le principal argument qu’ont invoqué le duc de Broglie et après lui M. Albert Vandal pour y voir une ingénieuse et romanesque supercherie. Mais il y a plus, et l’étude même des documents authentiques, loin d’éclairer ce petit point d’histoire, en augmente l’obscurité. Nous avons en effet retrouvé dans les papiers personnels de d’Éon les originaux de plusieurs lettres qu’il reçut de Tercier, au moment même où il quittait la France pour la Russie. Ces pièces fixent son départ au commencement de juin 1756 et semblent prouver que ce voyage fut le premier qu’il accomplit, chargé alors, mais alors seulement, 19 d’aller travailler avec le chevalier Douglas à l’alliance des deux Cours et aussi à la réalisation des ambitions secrètes du prince de Conti.
L’honneur d’avoir fait admettre officiellement Douglas à Saint-Pétersbourg reviendrait donc à un autre, et nous verrons que d’Éon a entrepris et mené à bien assez de délicates négociations pour qu’on ne frustre personne à son profit. L’adroit intermédiaire de la réconciliation de Louis XV et d’Élisabeth serait tout simplement un honnête négociant français de Saint-Pétersbourg, du nom de Michel, que le soin de ses propres affaires n’empêchait pas de s’occuper avec autant d’habileté que de désintéressement de celles de son pays. Ce Michel, originaire de Rouen, franchissait souvent, pour les intérêts mêmes de son négoce, la longue distance qui séparait Saint-Pétersbourg de sa ville natale et déjà, en 1753, il avait porté à Versailles un message secret, où la tsarine se déclarait prête à oublier les offenses de La Chétardie et à renouer des relations régulières avec un monarque qui n’avait cessé de lui inspirer le plus vif intérêt. Les soins d’une politique qui était alors dirigée contre la Russie avaient empêché Louis XV de répondre à cette première ouverture. Élisabeth ne se hasarda pas une seconde fois; mais elle laissa deviner que ses sentiments personnels n’avaient pas changé.
A en croire la relation de La Messelière, qui fut plus tard le secrétaire de l’ambassade de M. de L’Hospital en Russie, un certain Sompsoy, fils du suisse du duc de Gesvres et peintre en miniature, à 20 qui fut accordée la faveur de reproduire les traits de la tsarine, sut recueillir d’elle une preuve indiscutable de ses bonnes dispositions. Comme il assurait au cours d’une séance que Louis XV, ainsi que ses sujets, avait en vénération le nom d’Élisabeth, il obtint de la tsarine «un sourire qu’il saisit et qui fit réussir le portrait». La Messelière ajoute que l’impératrice, ayant réfléchi sur la chose, accorda à l’artiste «plus de séances qu’il n’en fallait pour la peindre» et finit par le charger de faire connaître au roi l’accueil favorable qu’elle réservait à la Cour aux gentilshommes français. Sompsoy s’acquitta fort bien de la commission; mais on ne voulut pas lui confier la réponse, car on aurait dû lui révéler en même temps et le secret du roi et les projets du prince de Conti. On s’arrangea donc pour le retenir à Paris, et ce fut Douglas qui partit à sa place.
Comment et pourquoi il échoua dans sa première mission, nous l’avons vu; toutefois, avant de repartir, il eut l’heureuse inspiration de s’adresser au sieur Michel, dont il savait les services et connaissait la bonne volonté et de lui apprendre qui l’avait envoyé et dans quelle intention. Celui-ci, sans se laisser effrayer par le danger qu’il courait à fréquenter ce touriste anglais déjà suspect, mit Douglas en rapports avec Woronzow, qui lui-même prévint la souveraine. Élisabeth fit savoir qu’elle était disposée à accueillir un envoyé régulier du roi. Muni de cette promesse, Douglas put échapper avec sérénité aux agents de Bestuchef et repartir pour la France. En son absence, 21 Michel continua de négocier avec Woronzow et avertit le chevalier lorsqu’arriva le moment opportun pour reparaître. Douglas revint alors à Saint-Pétersbourg; mais il jugea prudent de prendre pour le voyage un nom supposé et de se cacher en arrivant chez son ami, qui le fit passer pour un de ses commis. C’est là que d’Éon vint le rejoindre, envoyé officiellement par M. Rouillé, ministre des Affaires étrangères, auprès du vice-chancelier Woronzow, dont il devait être «l’homme de compagnie, de confiance; qui n’aurait que le soin de sa belle bibliothèque et de quelques affaires importantes avec la France». D’Éon s’étonna, à la vérité, «de trouver la belle bibliothèque de M. le comte Woronzow dressée sur une espèce de pupitre», tandis que lui, «pauvre particulier, avait laissé chez le comte d’Ons-en-Bray une grande chambre et six coffres pleins de volumes» lui appartenant; mais sa déception fut purement platonique, car ce n’était pas dans le cabinet du vice-chancelier qu’il devait travailler, mais bien à l’ambassade de France, comme le proposa lui-même Woronzow[14]. Douglas, heureux de conserver un collaborateur aussi zélé, informa aussitôt le ministre de la décision qu’il venait de prendre à l’égard du jeune secrétaire:
«J’ai toute la satisfaction possible, écrivait-il, de l’arrivée de M. d’Éon. Je connais depuis longtemps son amour et son ardeur pour le travail. Il me sera très utile ainsi qu’au service du roi. D’ailleurs sa 22 conduite est sage et prudente. Je l’ai présenté hier au soir au vice-chancelier comte Woronzow, qui l’a reçu avec bonté et politesse; son caractère paraît lui plaire beaucoup; mais, après bien des réflexions, il n’a pas été d’avis comme ci-devant qu’il suivît le premier plan de sa destination pour des raisons particulières, connues de l’impératrice, que j’aurai l’honneur de vous détailler dans la suite[15].»
Le chevalier Douglas et d’Éon s’employèrent alors à déjouer les intrigues combinées du chancelier Bestuchef et du ministre d’Angleterre, le chevalier Williams. Ils y réussirent grâce à l’appui de Woronzow et aussi du comte Ivan Schouvalow, qui était alors le favori de l’impératrice. Douglas, escorté de d’Éon, fut reçu solennellement en audience comme l’envoyé du roi de France. Leurs ennemis toutefois ne se tinrent pas pour battus; ils usèrent de tout et tentèrent même l’assassinat, s’il faut en croire La Messelière qui rapporte qu’on tira la nuit des coups de pistolet dans leur appartement. Leur crédit auprès d’Élisabeth ne fit qu’y gagner et les négociations prirent bientôt, au moins en partie, la tournure la plus favorable.
Elles étaient doubles, en effet, comprenant celles dont on rendait compte au ministre et celles que, par le canal de Tercier, on rapportait directement au roi et au prince de Conti. La mission officielle était de négocier le rapprochement des deux pays, 23 de détacher la Russie de l’alliance de l’Angleterre pour la faire accéder au traité que la France venait de conclure avec l’Autriche, son ancienne ennemie. La commission secrète était de déterminer l’impératrice à favoriser la candidature d’un prince français au trône de Pologne ou même de gagner son cœur pour Conti. Ce prince avait l’ambition de s’asseoir sur un trône et se résignait fort bien, s’il ne pouvait régner tout seul en Pologne, à être associé comme époux d’Élisabeth au gouvernement d’un grand empire. La politique de la France eût du reste également trouvé son compte au succès de l’un ou de l’autre de ces rêves ambitieux: que Conti fût roi en Pologne ou qu’il fût l’époux de l’impératrice en Russie, Louis XV avait le secours d’un allié capable de prendre à revers ses ennemis: Frédéric, avec lequel il venait de se brouiller, et Marie-Thérèse, avec laquelle il venait de se réconcilier, mais dont il n’osait guère escompter une longue fidélité.
On avait songé à tout pour engager Élisabeth dans cette intrigue: Tercier avait remis à d’Éon un volume in-quarto de l’Esprit des Lois; dans la couverture de ce livre, entre deux cartons, pris et reliés par la même peau de veau, se trouvaient des lettres secrètes du roi pour l’impératrice ainsi que divers chiffres, ceux de d’Éon avec le roi et M. Tercier, avec le prince de Conti et M. Monin, ainsi qu’un troisième qui était destiné à Élisabeth pour qu’elle-même ou son confident Woronzow pussent en tout temps correspondre avec le roi par l’intermédiaire de M. Tercier, à 24 l’insu des ministres et des ambassadeurs. Élisabeth, qui n’avait pas le même goût que Louis XV pour la dissimulation et qui ne cachait rien de ses plus grandes fantaisies, ne se laissa pas séduire par l’attrait de cette mystérieuse correspondance: elle refusa le chiffre, mais reçut d’Éon et consentit à écouter de sa bouche les ouvertures de Louis XV et du prince de Conti[16]. Elle ne montra toutefois aucune inclination à prendre le prince pour époux et même évita de s’engager au sujet de la Pologne. Elle promit seulement de nommer Conti généralissime des troupes russes avec le titre de duc de Courlande, si le roi donnait à son cousin la permission d’accepter et de se rendre à Saint-Pétersbourg. L’affaire d’ailleurs en resta là, car pendant que d’Éon négociait pour lui en Russie, le prince de Conti travaillait fort mal pour son propre compte à Versailles. S’étant brouillé avec la marquise de Pompadour, qu’il s’était cru assez fort pour braver et railler presque ouvertement, il perdit la faveur du roi, qui cessa de mettre la politique secrète au service des ambitions de son cousin. D’Éon reçut l’ordre de laisser traîner la négociation commencée 25 et de ne plus correspondre qu’avec M. Tercier et le comte de Broglie qui succéda, au milieu de l’année 1757, au prince de Conti dans l’emploi de ministre secret.
Si la négociation secrète n’aboutit qu’à un demi-succès, que la disgrâce de Conti rendit bientôt tout à fait stérile, le résultat de la mission officielle fut plus satisfaisant. Grâce aux efforts patients et persévérants de Douglas et de d’Éon, le traité conclu quelques mois auparavant entre Bestuchef et le chevalier Williams fut déchiré; la Russie rendit à l’Angleterre les subsides qu’elle avait déjà touchés, mais reprit ses troupes; il fut décidé que les quatre-vingt mille hommes, déjà rassemblés en Livonie et en Courlande pour le service de l’Angleterre et de la Prusse, changeraient de parti et se joindraient aux armées de Louis XV et de Marie-Thérèse. En même temps on arrêta que, pour mieux marquer le caractère des rapports qui allaient s’établir entre elles, les deux Cours s’enverraient réciproquement un grand seigneur en ambassade. Le choix tomba en France sur le marquis de L’Hospital et en Russie sur un comte Bestuchef, frère du chancelier.
La Russie avait donc changé son alliance pour entrer dans le nouveau système franco-autrichien. En France l’opinion, d’abord surprise, applaudissait à ce revirement imprévu et le succès des négociations paraissait complet: il n’était pas encore bien assuré cependant, puisqu’une difficulté suscitée par Bestuchef, qui pour se venger de sa défaite s’ingéniait à 26 diviser entre eux ses vainqueurs, faillit tout remettre en question et tout gâter.
En sollicitant l’accession de la Russie au traité qu’elles venaient de conclure à Versailles, la France et l’Autriche avaient songé à stipuler une exception à l’alliance générale qu’elles allaient contracter avec le cabinet de Saint-Pétersbourg. Cette exception concernait la Turquie, l’ancienne cliente de la France, qui menaçait assurément moins la Russie qu’elle n’était menacée par elle.
Bestuchef eut vite l’idée de faire de cette restriction la pierre d’achoppement de l’alliance qui lui répugnait si fort. Il s’efforça de persuader à Élisabeth qu’en souscrivant à cette humiliante condition elle violerait l’antique évangile moscovite et renierait le devoir sacré qu’avait été pour tous ses prédécesseurs la délivrance de Constantinople. Il sut habilement faire valoir à l’Autriche qu’il n’était pas plus dans ses intérêts que dans ceux de la Russie de se lier les mains vis-à-vis du Turc, son ennemi d’hier et sa proie de demain. On se laissa convaincre à Vienne, et d’autant plus facilement que la guerre avait recommencé et que, Frédéric ayant déjà pénétré en vainqueur sur le territoire autrichien, les inquiétudes présentes l’emportaient de beaucoup sur celles que pouvait inspirer l’avenir. L’Autriche s’empressa donc d’accepter l’alliance de la Russie, et dans le péril où elle se sentait fit bon marché des Turcs, clients de la France.
Douglas eut peur alors de voir lui échapper tout 27 le fruit de sa négociation et, malgré le conseil que d’Éon lui donnait de tenir bon, il se décida à entrer dans un biais qu’avait imaginé le représentant de l’Autriche à Saint-Pétersbourg, le comte Esterhazy, peu scrupuleux pour arriver à ses fins sur le choix des moyens. Il fut convenu que la Porte ottomane serait garantie contre l’alliance sur le traité ostensible qu’on communiquerait à Constantinople, mais que cette exception elle-même serait annulée par un article à part dit secrétissime. Ce misérable artifice, vraiment humiliant pour la France, laissait ainsi le champ libre aux convoitises de la Russie, tout en donnant aux Turcs une fausse et dangereuse sécurité.
Douglas y consentit; mais par bonheur on se révolta à Versailles, où l’on refusa de ratifier l’arrangement. Le ministre officiel et le ministre secret se trouvèrent pour une fois d’accord et envoyèrent à Douglas, chacun de son côté, les reproches les plus vifs sur sa faiblesse, son manque de conscience et de dignité. Le roi, quel que fût son désir de voir enfin consacré un rapprochement qui lui semblait son œuvre personnelle, partagea ces sentiments. Il en faisait la confidence à M. Tercier dans un billet qui porte la date du 15 février 1757:
J’approuve fort ce que M. le prince de Conti se propose d’écrire au chevalier Douglas et désapprouve pareillement ce bel acte secret que le chevalier Douglas a eu la bêtise de signer. Dans cette circonstance, ce que M. Rouillé se propose de lui écrire me paraît bien[17].
28
La dépêche à laquelle Louis XV fait ainsi allusion est en effet d’une noblesse et d’une hauteur de vues remarquables:
Je ne puis vous dire, monsieur, écrivait M. Rouillé, quelle a été ma surprise et ma peine en voyant la déclaration dite secrétissime que vous avez pris sur vous de signer en même temps que l’acte d’accession. Tout ce que vous alléguez ne peut justifier une démarche que vous avez bien prévu devoir être désagréable à Sa Majesté, et je ne puis vous dissimuler qu’Elle est extrêmement mécontente de la facilité avec laquelle vous avez été porté à signer cette déclaration qui, loin de lever les embarras, en peut faire naître d’assez considérables pour retarder peut-être la réunion que les sentiments personnels de Sa Majesté pour l’impératrice lui fait désirer. Le roi, invariable dans ses principes, a ratifié l’acte d’accession; mais Sa Majesté ne peut pas se prêter à ratifier la déclaration secrète que vous avez signée sans ordre et sans pouvoir, et même contrairement à ce que vous saviez de ses intentions. Sa Majesté a désiré vivement l’accession de Sa Majesté l’impératrice de Russie au traité de Versailles comme un nouveau moyen de contribuer à la réunion; Elle l’a désirée de concert avec l’Impératrice-Reine qui, à prendre la chose dans son véritable point de vue, y est la principale intéressée; mais ce ne pouvait jamais être aux dépens de l’ancienne amitié qu’elle a pour la Porte ottomane, encore moins de son honneur qui, aussi bien que celui de l’Impératrice de Russie, se trouverait compromis, si cette déclaration subsistait.
Que l’acte reste secret ou non, il n’est pas moins contraire à la droiture et à l’honnêteté publique. Ce n’est point parce qu’il peut devenir public que Sa Majesté ne le ratifie pas, c’est parce que l’honneur qui préside à toutes ses résolutions ne lui permet pas de le faire.
Les sentiments de Sa Majesté sont sincères; elle veut de bonne foi tout ce qui peut contribuer à la satisfaction 29 de l’impératrice de Russie, et cette princesse en reçoit des preuves dans toutes les occasions. Plus les vertus de cette princesse sont éclatantes, plus elle doit sentir le prix de la probité à laquelle le souverain comme les particuliers doivent tout sacrifier lorsqu’on leur propose quelques démarches incompatibles avec ce qu’elle exige. La déclaration dont il s’agit étant constamment opposée aux usages établis parmi les nations policées, le roi a une trop haute opinion des sentiments élevés de l’impératrice de Russie et rend trop de justice à ceux de ses ministres, pour n’être pas persuadé que cette princesse ne sera pas blessée du refus que fait Sa Majesté de ratifier cette déclaration, et qu’elle en aurait porté le même jugement que Sa Majesté si vous aviez exposé cette affaire sous son véritable jour. Je vous envoie donc, monsieur, la ratification seulement de l’acte d’accession. C’est à vous à réparer la faute qui a été faite dans cette affaire. Si M. le comte d’Esterhazy vous a induit à signer, je suis bien persuadé qu’il vous aidera de tout son pouvoir pour faire accepter cette ratification simple[18].
Douglas fut, on le devine, extrêmement mortifié des reproches qui tombèrent sur lui de tous les côtés; il ne savait comment sauver sa réputation fort en péril et le résultat non moins compromis de toute une laborieuse négociation. Ce fut d’Éon qui le tira de ce mauvais pas.
Après s’être assuré l’appui de Schouvalow, le favori d’Élisabeth, converti depuis peu au parti français, l’intrépide jeune homme s’en alla livrer un brusque assaut au terrible Bestuchef; il eut avec lui une querelle épique qui divertit fort le favori et même l’impératrice, 30 qui subissait plus qu’elle n’aimait le tout-puissant chancelier. Bestuchef tempêta, trépigna, jura, mais finit par se rendre, n’osant se mettre en travers du désir croissant qu’avait Élisabeth de se rapprocher de la France. L’article secrétissime fut déchiré et le chevalier Douglas se hâta d’annoncer au ministre l’heureuse issue de la bataille; il voulut même, tant sa satisfaction et sa reconnaissance l’emportaient sur la jalousie qu’il eût été tenté de concevoir, que d’Éon s’en allât porter lui-même à Versailles l’accession d’Élisabeth et le plan des opérations de l’armée russe pour la prochaine campagne. L’impératrice ne sut pas moins bon gré au jeune secrétaire français du succès remporté sur son propre chancelier et, pour comble d’ironie, ce fut Bestuchef lui-même dont elle fit son interprète. Au moment de son départ, d’Éon fut prié de passer chez le chancelier, qui lui fit fort bonne mine, le combla de compliments et lui remit 300 ducats comme marque de la bienveillance particulière de la tsarine. Il partit donc joyeusement, emportant dans sa sacoche avec les écus d’Élisabeth les témoignages les plus élogieux du chevalier Douglas, qui fut assez généreux pour ne jamais lui reprocher les services qu’il en avait reçus.
Comme il allait atteindre Varsovie, il rencontra sur la route tout un imposant cortège: «vingt-trois berlines et vingt-trois chariots en formaient la masse». Des courriers, des écuyers, une nombreuse livrée s’empressaient autour des voitures attelées avec luxe, 31 qui étonnaient les paysans peu habitués à voir passer d’aussi brillantes caravanes. C’était l’ambassade du marquis de L’Hospital qui se hâtait vers Saint-Pétersbourg, où il devait remplacer Douglas, et rien n’avait été épargné pour rendre cette mission aussi brillante par la qualité des secrétaires que par la pompe des équipages. L’ambassadeur était escorté du marquis de Bermond, du marquis de Fougères, du baron de L’Hospital, du baron de Wittinghoff, de M. de Teleins et du comte de la Messelière, qui nous a transmis sa relation du voyage.
Profitant de cette heureuse rencontre, d’Éon revint sur ses pas et accompagna le marquis de L’Hospital jusqu’à Bialestock, chez le grand général de Pologne Branicky. Il informa en chemin l’ambassadeur des incidents les plus récents de la Cour de Russie, lui apprit que l’annulation de la déclaration secrétissime était chose faite; il ne lui cacha pas, sans doute, la part qu’il avait eue à cet heureux résultat et le laissa tout joyeux de n’avoir pas pour son début à Saint-Pétersbourg une affaire aussi désagréable à régler. D’Éon franchit au galop des six chevaux qu’il avait fait mettre à sa chaise les plateaux de la Moravie et de la Silésie; arrêté sur sa route par une bande de quatre cents déserteurs prussiens, il leur jeta une partie des ducats de l’impératrice et atteignit Vienne à la nuit. Les douaniers l’empêchant d’entrer dans la ville, il dut, furieux et maugréant, se résigner à demeurer dans une salle de garde des hussards et à faire demander à l’ambassade un laissez-passer. 32 Il comptait attendre à Vienne le comte de Broglie, le nouveau ministre secret qui se rendait à son ambassade en Pologne, lorsqu’il apprit la victoire que, le 6 mai, les Autrichiens avaient remportée à Prague sur le roi de Prusse. Aussitôt il repart et, brûlant les étapes, épuisant ses chevaux, il fait tant de diligence qu’il culbute et se casse la jambe; il prend à peine le temps de se faire panser et, poursuivant sa route avec le même emportement, il arrive à Paris harassé, brûlant de fièvre, mais gagnant de trente-six heures le courrier expédié par le prince de Kaunitz à l’ambassadeur d’Autriche près le roi de France, et apportant par conséquent la primeur de deux bonnes nouvelles à la fois.
Louis XV fut heureux du message et fort content du messager dont le zèle intrépide le toucha et le flatta d’autant plus qu’il venait d’un des agents de son secret; il commença par envoyer au courrier éclopé son propre chirurgien et quelques jours plus tard lui fit remettre une gratification sur le trésor royal, une tabatière d’or ornée de perles et un brevet de lieutenant de dragons. Cette dernière marque de la faveur royale fut plus sensible à d’Éon que toutes les autres; elle n’aida pas peu à sa guérison, qui survint promptement. Il fut le premier à juger qu’en tombant il avait ramassé la fortune puisque, grâce à sa jambe cassée, il se retrouvait lieutenant de dragons, distingué par le roi, ayant désormais, au propre comme au figuré, le pied à l’étrier. Il n’en resta pas moins dans la diplomatie, où ses premiers succès avaient 33 montré les services qu’il pourrait rendre, et pendant quelques années encore il dut se contenter d’appartenir à l’armée d’une manière honorifique. Arrivé à Paris vers la fin de mai, il employa son repos forcé à rédiger sur sa mission des notes et des mémoires[19].
34
D’Éon va rejoindre en Russie le marquis de L’Hospital.—Ambassade du baron de Breteuil.—D’Éon revient en France, porteur de l’accession de la Russie au traité de 1758.—Il quitte la diplomatie pour l’armée et est nommé aide de camp du maréchal de Broglie.—Sa belle conduite pendant la guerre de sept ans.—Il rentre dans la diplomatie pour accompagner à Londres le duc de Nivernais.
L’esprit ardent de d’Éon, sous l’aiguillon du succès et de l’espérance, s’accommodait mal en effet de cette inaction momentanée; les témoignages flatteurs qu’il recueillit à Compiègne—où il était allé les chercher—du roi et de la Cour ne parvinrent pas à calmer son impatience. Il se présenta à l’hôtel du Temple pour rendre compte au prince de Conti du médiocre résultat de sa mission secrète et savoir, en vue de son départ, quelle suite il devrait y donner. Il n’était plus question du duché de Courlande et du commandement général des troupes russes. Louis XV avait déjà semblé se désintéresser de ce projet et s’il permit à d’Éon de voir son ancien ministre secret, il différa de lui donner des instructions à cet égard; puis bientôt, craignant de compliquer une situation déjà délicate à Pétersbourg, il abandonna définitivement 35 les intérêts d’un cousin qui avait osé déplaire à Mme de Pompadour.
Cependant le départ de d’Éon venait d’être fixé au 21 septembre. Ses sollicitations avaient été entendues par le ministre; Tercier désirait également le voir rejoindre son poste, et M. de L’Hospital, à qui il avait pu révéler, en une courte entrevue, sa finesse et la connaissance qu’il avait du pays et des gens, le pressait de revenir:
Mon cher petit, lui écrivait-il, j’ai appris avec peine votre accident et avec grand plaisir vos entrevues avec le vieux et le nouveau testament. Venez pratiquer l’évangile avec nous et comptez sur mon amitié et mon estime[20].
Le pauvre ambassadeur se trouvait en effet, à peine arrivé, dans la plus fausse, la plus ennuyeuse situation. Il était en Russie pour achever le rapprochement des deux Cours, et un incident, léger en apparence, venait entraver sa mission, menaçait de compromettre une alliance si laborieusement acquise et de ruiner cette politique nouvelle qui devait porter remède aux erreurs passées.
Élisabeth, qui à aucun moment ne s’était découragée de faire à la France des avances souvent flatteuses, quelquefois pécuniairement intéressées, mais toujours poliment éludées, venait de trouver une occasion de marquer avec éclat les sentiments qu’elle avait voués à la personne du roi, en même temps que sa sympathie pour ses nouveaux alliés. Marraine de 36 l’enfant qui allait naître de la grande-duchesse, elle voulait que Louis XV le tînt avec elle sur les fonts baptismaux. Elle avait mis à son désir toute l’intensité et la ténacité d’un caprice féminin et lorsque, dans le Conseil, on lui avait suggéré un autre choix, elle avait répondu: «Non, non, je ne veux que Louis XV et moi...»[21] Woronzow pressentit M. de L’Hospital qui fit part au ministre de l’offre impériale.
Avec une opiniâtreté qui serait inexplicable s’il n’avait donné maint exemple de semblables scrupules, le roi ne voulut point accepter des «engagements qui obligent à veiller autant qu’on le peut à ce que l’enfant soit élevé dans la religion catholique[22]». Élisabeth fut fort dépitée de voir repousser ainsi ses avances, et les motifs étaient faits pour la surprendre de la part d’un monarque qu’elle avait des raisons de croire plus sceptique encore qu’elle-même. Elle ne choisit point d’autre parrain et l’enfant reçut dans ses bras le baptême. Le marquis de L’Hospital, craignant que la blessure faite à un amour-propre royal et féminin ne fût habilement envenimée par le parti hostile à la France que menait Bestuchef, attendait impatiemment le retour de d’Éon dont il connaissait la faveur auprès de l’impératrice. L’adroit secrétaire ne trompa point la confiance de son chef; il était instruit à merveille des intrigues d’un palais où lui-même 37 manœuvrait depuis deux ans; aussi fit-il si bien que le parti du vice-chancelier Woronzow reprit le dessus et se trouva vite assez fort pour s’attaquer à celui du tout puissant chancelier.
D’Éon, lors de son passage au milieu des troupes russes, avait acquis la certitude qu’Apraxin entretenait avec le chancelier une correspondance secrète. L’inaction du maréchal après la victoire qu’il avait remportée à Gross-Joegendorf sur les Russes, la défaite qu’il s’était si vite fait infliger à Narva ne laissaient aucun doute sur les ordres qui lui étaient transmis en sous main et contre la volonté de la souveraine. Averti par d’Éon qui était parvenu à savoir l’endroit où Bestuchef tenait cachés ses documents secrets, Woronzow n’hésita pas à dénoncer à la tsarine la trahison qui menaçait de faire échouer complètement une campagne si heureusement entreprise; Élisabeth passa définitivement au parti favorable à la France et la perte de Bestuchef fut résolue quelques jours après[23].
Au cours d’une audience accordée par l’impératrice au marquis de L’Hospital, à peine remis d’une longue maladie, et comme celui-ci se plaignait des procédés du chancelier à son égard, si peu conformes aux bontés de la souveraine, «le comte Bestuchef, 38 qui était suivant l’usage derrière la droite de l’impératrice, s’élança comme un furieux et sortit avec des yeux étincelants qui firent craindre pour la nuit quelque catastrophe». Il se retira dans son palais; mais le lendemain l’impératrice l’invitait à assister à son conseil. Il prétexta une maladie, mais ne put éluder un second ordre. Un récit de son arrestation, trop pittoresque pour n’avoir point été pris sur le vif, nous a été transmis par La Messelière:
Bestuchef, comptant que le voile de ses artifices n’était point encore déchiré, monta en carrosse avec tout l’appareil de sa place. En arrivant au péristyle du palais il fut fort étonné de voir la garde des grenadiers, qui prenait ordinairement les armes pour lui, environner la voiture par un mouvement qui se fit de droite et de gauche. Un lieutenant général major des gardes le constitua prisonnier et monta à côté de lui pour le reconduire sous escorte dans son palais. Quelle fut sa surprise en y arrivant de le voir investi par quatre bataillons, des grenadiers à la porte de son cabinet et le scellé mis sur tous ses papiers! Il fut, selon l’usage, déshabillé tout nu et privé de rasoirs, canifs et couteaux, ciseaux, aiguilles et épingles. Son caractère atroce et inébranlable le fit sourire sardoniquement malgré tous les témoignages qu’on devait trouver contre lui dans ses papiers. Quatre grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, tenaient perpétuellement les quatre coins de son lit, les rideaux ouverts. On ne put savoir où il avait caché un petit billet qu’il avait provisoirement écrit et qu’il voulait faire passer à la grande-duchesse. Il demanda le médecin Boirave, que l’on fit venir. Lorsqu’il voulut lui toucher le pouls, il tenta de glisser dans la main du médecin ce billet; mais celui-ci, n’ayant pas entendu ce que cela signifiait, laissa tomber le billet à terre. Le major de garde le ramassa et 39 on n’a pas su ce qu’il contenait. Le pauvre médecin comptant être pris à partie éprouva un tel saisissement que trois jours après il fut suffoqué[24].
Les papiers du chancelier ne laissèrent aucun doute sur ses manœuvres secrètes. Accusé de haute trahison, il dut à la clémence d’Élisabeth de ne pas être condamné à la peine capitale et fut exilé en Sibérie. Plus de dix-huit cents personnes avaient été arrêtées; Apraxin venait de se suicider; un courant plus favorable aux intérêts français allait se former sous l’impulsion de Woronzow, qui recueillit la succession de son rival.
D’Éon, dont le rôle en cette affaire fut si actif et si heureux, avait, si l’on en croit La Messelière, sauvé sans le savoir sa propre tête. Il s’était, en tout cas, créé des droits à la reconnaissance de Woronzow en même temps que de nouveaux titres à la confiance d’Élisabeth; aussi eut-on l’idée de l’attacher au service de la Russie et la demande en fut faite officiellement par le marquis de L’Hospital à l’abbé de Bernis. Le ministre et M. Tercier, se trouvant ici dans les mêmes sentiments, ne s’opposèrent point à une combinaison suggérée sans doute par la tsarine elle-même et qui fixait auprès d’elle un agent estimé à la fois du ministère et du secret. D’Éon, bien que flatté d’une offre qu’il n’omettra de relater dans aucun de ses projets de mémoires, ne crut pas cependant devoir l’accepter. La faveur dont il jouissait à Versailles, 40 une carrière brillamment commencée dans la diplomatie, une porte ouverte à ses ambitions dans l’armée, tout lui promettait un avenir assez enviable dans son propre pays. Il savait aussi que les étrangers parvenaient rarement à de hautes situations en Russie. La fortune y était d’une inconstance particulière et sa roue se brisait le plus souvent sur le chemin de la Sibérie. Enfin sa santé commençait à se ressentir des rigueurs du climat. Il n’hésita pas à refuser. «Si j’avais un frère bâtard, écrivait-il à Tercier, je l’engagerais, je vous assure, à prendre cette place; pour moi, qui suis légitime, je suis bien aise d’aller mourir comme un chien fidèle sur mon fumier natal[25].» En remerciant l’abbé de Bernis, «il le suppliait de l’oublier toujours lorsqu’il s’agirait d’une fortune qui éloigne et fasse quitter entièrement la France[26]».
Le ministre n’insista pas et le félicita même de son attachement à son pays. A ce moment d’Éon avait d’ailleurs d’autres projets en tête. Il était las de la Russie, où il craignait de voir, pendant longtemps encore, se consumer inutilement une activité qui aspirait à d’autres champs de bataille. Il avait suivi de son poste la triste campagne de 1757, qui s’était terminée pour l’armée française par la sanglante défaite de Rosbach. Les courriers arrivés en mars à l’ambassade n’avaient pas apporté de meilleures nouvelles: le Hanovre venait d’être évacué et les troupes du comte de Clermont, contraintes d’abandonner la 41 Westphalie, avaient dû repasser le Rhin. De tous côtés les hostilités étaient reprises avec une nouvelle vigueur. D’Éon, dont l’humeur inquiète s’impatientait de n’avoir pu faire encore ses premières armes, désirait rejoindre son régiment avant que la guerre fût finie: «Son honneur et son amour-propre, disait-il, souffriraient trop de le faire après la paix[27].»
Il se décida donc à écrire, le 14 avril, au ministre de la Guerre pour solliciter un brevet de capitaine. Le maréchal de Belle-Isle ne lui refusa pas ce rapide avancement. Moins de trois mois après, d’Éon recevait une commission de capitaine réformé à la suite de son régiment; mais il devait encore une fois prendre patience et renoncer pour le moment à ses projets belliqueux.
Les événements ne lui avaient pas permis, en effet, de quitter Saint-Pétersbourg. La politique secrète du roi rendait sa présence nécessaire auprès de l’ambassadeur, dont il devait sans cesse surveiller et souvent même inspirer les actes. Le duc de Choiseul, successeur de Bernis au ministère des Affaires étrangères, venait d’informer le marquis de L’Hospital du traité, signé le 30 décembre 1758, qui unissait plus étroitement Louis XV et Marie-Thérèse dans une politique d’action contre la Prusse. L’ambassadeur avait pour tâche d’obtenir l’accession de la Russie à cet accord. Il devait en outre laisser entendre à la tsarine que sa médiation entre la France et l’Angleterre 42 serait bien accueillie du cabinet de Versailles, qui en retour se montrerait moins attaché aux intérêts de la Pologne. Les circonstances pouvant rendre précieux l’appui de la grande-duchesse, on serait contraint de lui témoigner plus d’égards, et la tsarine ne devrait pas en prendre ombrage.
Ce double jeu n’était pas fait pour séduire l’ambassadeur qui, détestant les intrigues, n’y eût pas réussi et ne s’en mêlait point. Il avait su plaire à Élisabeth et tenait particulièrement à conserver son estime. Son esprit fin, ses belles manières, une libéralité que Louis XV qualifiait d’excessive, lui avaient attiré les sympathies de la Cour. S’il réalisait parfaitement le type du grand seigneur que l’on avait d’abord recherché pour représenter dignement la France auprès d’une Cour fastueuse, son âge, ses infirmités et un manque d’énergie naturel l’empêchèrent de recueillir les fruits d’une alliance qu’il se bornait à entretenir et fortifier de son mieux. Il jugeait que c’était la partie essentielle de sa mission et se reposait sur d’Éon, auquel il avait voué une véritable affection, du soin de régler les affaires courantes. Le cas qu’il faisait des connaissances de son jeune secrétaire, de son expérience des choses et des gens de la Russie, l’avait accoutumé à ne prendre aucune décision sans avoir consulté «son petit d’Éon», dont le rôle d’agent secret se trouvait ainsi singulièrement facilité. Aussi ne manqua-t-il pas de lui communiquer les instructions qu’il venait de recevoir du duc de Choiseul.
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D’Éon en connaissait déjà le sens. Mais par une lettre de Tercier il avait appris également que le roi ne consentirait en aucune façon à laisser Élisabeth s’agrandir aux dépens de la Pologne; c’était lui donner dans le nord de l’Europe une prépondérance que l’offre de médiation viendrait confirmer. A ce prix Louis XV préférait continuer la guerre avec l’Angleterre. Enfin il ne désirait aucun changement dans l’attitude que l’on avait adoptée vis-à-vis de la grande-duchesse[28]. D’Éon, sans en découvrir l’inspirateur, fit valoir ces considérations auprès du marquis de L’Hospital, qui se contenta de négocier la ratification du traité, mais attendit pour s’avancer sur les autres points des ordres plus pressants. Ceux-ci arrivèrent bientôt. Choiseul, impatienté d’une inaction si contraire aux ordres transmis, écrivit à l’ambassadeur une lettre, dont le caractère intime et affectueux tempérait seul la vivacité des termes et où il le mettait en demeure d’obéir ou de demander son rappel[29].
D’Éon renouvela ses instances auprès du marquis de L’Hospital et n’épargna rien pour le dissuader de se lancer dans des intrigues qui pouvaient ne pas rencontrer l’approbation du roi. Il parvint ainsi à faire différer pendant plus d’un an un projet que les revers infligés à Frédéric par les Russes firent abandonner au ministre lui-même[30].
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N’ayant pu obtenir ce qu’il désirait d’un ambassadeur que son amitié l’empêchait de frapper, Choiseul s’était décidé à lui donner en quelque sorte un coadjuteur. Il avait envoyé à Saint-Pétersbourg, avec le titre de ministre plénipotentiaire, le baron de Breteuil, jeune homme que ses capacités, sa distinction et une grande fortune mettaient à même de plaire à la grande-duchesse et à la jeune Cour. Le roi avait approuvé officiellement cette mission; mais comme elle était contraire à sa politique personnelle, il avait voulu en annuler l’effet et s’était résolu à initier le baron de Breteuil au secret. Il avait signé une longue lettre, préparée par Tercier, pour inviter d’Éon à mettre le nouvel envoyé au courant des vues particulières du roi[31].
Le rôle de d’Éon allait se trouver ainsi fort diminué. Après avoir intrigué pendant cinq ans et servi d’intermédiaire dans la correspondance secrète de Louis XV et d’Élisabeth, après avoir travaillé aux négociations de divers traités, il voyait sa carrière subitement entravée dans la diplomatie. Aussi songea-t-il de nouveau à la poursuivre dans l’armée. Il n’avait pas cessé d’ailleurs d’entretenir les meilleures relations avec les chefs du régiment à la suite duquel il 45 figurait. A diverses reprises il s’était rappelé de Saint-Pétersbourg au souvenir de son colonel, le marquis de Caraman, et de son camarade, le capitaine de Chambry. Il avait même eu l’attention de rechercher des fourrures pour le duc de Chevreuse, colonel général des dragons, qui lui en avait marqué sa reconnaissance par un aimable billet:
A Paris, ce 23 novembre 1760.
Je reçois, monsieur, votre lettre et la peau d’écureuil volant de Sibérie que vous me faites le plaisir de m’envoyer. Elle est très belle et je vous en rends mille grâces; mais je vous supplie de vouloir bien m’en mander le prix, parce que je la garderai avec soin et n’en ferai aucun usage jusqu’à ce que vous m’ayez fait le plaisir de me le marquer.
Je vous prie de ne jamais douter de tous les sentiments avec lesquels je suis plus que personne, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le duc de Chevreuse[32].
Les études historiques auxquelles il s’était livré dans le loisir que lui laissaient les négociations (et dont le titre seul révèle bien le manque de mesure qu’il apportait en toutes choses) n’avaient pu attacher d’Éon au genre de vie qu’on menait en Russie[33]. Au mois de juillet 1760, il avait perdu tout courage; sa santé s’était gravement altérée; il suppliait le marquis 46 de L’Hospital de le laisser revenir en France:
Votre Excellence sait que depuis plus de dix-huit mois je suis plus souvent malade qu’en santé. M. Poissonnier m’a conseillé sérieusement d’aller sucer mon air natal pour reprendre mes anciennes forces. Quoique je ne craigne ni la mort ni les médecins, et quoique je sois très persuadé qu’il n’est point réservé à la faculté d’épouvanter vos secrétaires d’ambassade, cependant je sens en moi-même un affaissement de la nature plus fort que tous les raisonnements des docteurs, qui m’avertit de ne pas m’enterrer dans un cinquième hiver en Russie... En acquérant encore quelques connaissances de plus dans la politique, je puis aspirer à faire quelque chose de mieux que le métier de scribe et de pharisien[34].
M. de L’Hospital ne retint pas plus longtemps auprès de lui son petit d’Éon et le chargea de porter à Versailles l’accession de la Russie au traité de 1758 et les ratifications de la convention maritime avec la Russie, la Suède et le Danemark.
D’Éon quitta Saint-Pétersbourg, décidé à n’y jamais revenir, emportant avec lui des témoignages élogieux de M. de L’Hospital et du baron de Breteuil et des lettres de recommandation auprès du ministre de la Guerre. La tsarine avait daigné lui faire remettre une boîte enrichie de diamants, et comme il prenait congé de Woronzow, le chancelier lui aurait 47 dit: «Je suis fâché de vous voir partir, quoique votre premier voyage ici avec le chevalier Douglas ait coûté à ma souveraine plus de deux cent mille hommes et quinze millions de roubles[35]».
Arrivant ainsi que la première fois porteur de fort bonnes nouvelles, le messager fut de nouveau bien reçu à Paris comme à Versailles. Le duc de Choiseul lui fit accorder une pension de 2,000 livres sur le trésor royal et promit de s’occuper de sa carrière.
D’Éon, que le voyage avait épuisé, venait d’être atteint de la petite vérole. Il dut se soigner et attendre jusqu’au printemps la réalisation d’un rêve longuement caressé. Enfin, au mois de février 1761, il put demander au duc de Choiseul, ministre de la Guerre, «de lui permettre de servir pendant la campagne prochaine en qualité d’aide de camp de M. le maréchal et de M. le comte de Broglie à l’armée du Haut-Rhin et de lui accorder une lettre de passe à la suite du régiment d’Autichamp-Dragons qui sert dans la même armée, le régiment du colonel général étant employé cette année-là sur les côtes».
Le ministre se montra tout disposé à lui donner satisfaction et à l’envoyer à l’armée; mais ce n’était pas assez pour d’Éon de recevoir cette destination officielle, il lui fallait encore l’agrément particulier du roi, dont il n’avait pas cessé d’être l’agent secret durant ses séjours en Russie. Le comte de Broglie dont il voulait devenir l’aide de camp et qui aussi 48 bien continuait à suivre de l’armée les affaires de la politique secrète, soumit son désir au souverain et en obtint cette réponse:
A Marly, ce 31 mai 1761.
... Je ne sache point que nous ayons présentement besoin du sieur d’Éon; ainsi vous pourrez le prendre pour aide de camp, et d’autant mieux que nous saurons où le prendre si cela était nécessaire[36].
D’Éon fut nommé aussitôt et partit sans délai pour l’armée où, à peine arrivé, il eut à payer de sa personne. A Hœxter on lui confie l’évacuation des poudres et des effets du roi qui étaient restés dans la place: il en charge les bateaux amarrés sur les bords du Weser et passe le fleuve à diverses reprises sous le feu de l’ennemi. Peu de temps après, dans un engagement qui eut lieu à Ultrop, près de Soeft, il est blessé au visage et à la cuisse. Le 7 novembre 1761, à la tête des grenadiers de Champagne et des Suisses, il attaque les montagnards écossais qui s’étaient embusqués dans les gorges de montagnes voisines du camp d’Himbeck, il les déloge et les poursuit jusqu’au camp des Anglais. Enfin à Osterwick, prenant le commandement d’une petite troupe d’un peu plus de cent dragons et hussards, il charge avec intrépidité le bataillon franc-prussien de Rhées qui, établi près de Wolfenbüttel, coupait les communications de l’armée française, et son attaque est si prompte que l’ennemi débandé met bas les armes 49 et qu’il se trouve avoir fait près de huit cents prisonniers. Le prince Xavier de Saxe profita de cette action hardie pour faire avancer ses troupes et s’emparer de Wolfenbüttel. Tous ces hauts faits, que d’Éon racontait complaisamment, et qu’il fit enregistrer par son biographe La Fortelle, sont d’ailleurs attestés par le certificat qu’en quittant l’armée il se fit donner par le maréchal et le comte de Broglie:
Victor-François, duc de Broglie, prince du Saint-Empire, maréchal de France, chevalier des ordres du roi, commandant en Alsace, gouverneur des ville et château de Béthune et commandant l’armée française sur le Haut-Rhin;
Et Charles, comte de Broglie, chevalier des ordres du roi, lieutenant-général de ses armées et maréchal-général des logis de celle du Haut-Rhin.
Nous certifions que M. d’Éon de Beaumont, capitaine au régiment d’Autichamp-Dragons, a fait la dernière campagne avec nous en qualité de notre aide de camp; que pendant le courant de ladite campagne nous l’avons chargé fort souvent d’aller porter les ordres du général et que dans plusieurs occasions il a donné des preuves de la plus grande intelligence et de la plus grande valeur, notamment à Hœxter en exécutant, en présence et sous le feu de l’ennemi, la commission périlleuse de l’évacuation des poudres et autres effets du roi; à la reconnaissance et au combat près d’Ultrop, où il a été blessé à la tête et à la cuisse, et près d’Osterwick, où, s’étant trouvé second capitaine d’une troupe de quatre-vingts dragons, aux ordres de M. de Saint-Victor, commandant les volontaires de l’armée, ils chargèrent si à propos et avec tant de résolution le bataillon franc-prussien de Rhées qu’ils le firent prisonnier de guerre, malgré la grande supériorité de l’ennemi; en foi de quoi, nous lui avons délivré 50 le présent certificat, signé de notre main, et avons fait apposer le cachet de nos armes.
Fait à Cassel, le 24 décembre 1761.
Signé: Le maréchal duc de Broglie.
Le comte de Broglie.
Et plus bas:
Par Monseigneur,
Signé: Drouet[37].
L’original de ce certificat a été perdu; mais d’Éon lui-même en publia le texte à Londres en 1764; lors de ses démêlés avec le comte de Guerchy, le maréchal et le comte de Broglie étaient encore vivants, aussi l’exactitude de ce témoignage n’est-elle pas douteuse.
C’est qu’en effet d’Éon s’était rencontré à l’armée de Broglie avec un personnage qui devait exercer plus tard une influence décisive sur sa destinée, briser sa carrière régulière et le lancer dans une série d’aventures plus étranges les unes que les autres; où il devait ruiner ses brillantes qualités et perdre en une extravagante métamorphose jusqu’à sa dignité d’homme. Le comte de Guerchy, futur ambassadeur de France en Angleterre, était alors lieutenant général dans l’armée du maréchal de Broglie; le 19 août 1761, jour où l’armée française exécutait le passage du Weser sous Hœxter, le capitaine d’Éon 51 fut chargé par son chef de lui porter l’ordre suivant:
ORDRE DU GÉNÉRAL
M. le maréchal prie M. le comte de Guerchy de faire prendre sur-le-champ par toutes les brigades d’infanterie qui sont à la rive droite du Weser quatre cent mille cartouches qui s’y trouvent, qu’un garde-magasin de l’artillerie leur fera distribuer, à l’endroit où M. d’Éon, porteur de ce billet, les conduira.
Fait à Hœxter, le 19 août 1761.
Signé: Le comte de Broglie.
P.-S.—Il serait bon qu’il vînt sur-le-champ un officier major avec M. d’Éon, pour faire cette distribution aux troupes sous vos ordres[38].
Est-il vrai, comme d’Éon le raconta plus tard dans les libelles qu’il fit paraître à Londres contre l’ambassadeur, que le comte de Guerchy se contenta de mettre l’ordre dans sa poche et de dire à d’Éon: «Monsieur, si vous avez des poudres vous n’avez qu’à les faire porter au parc d’artillerie, vous le trouverez à une demi-lieue d’ici»; qu’en dépit de la discipline, le jeune aide de camp dut galoper après le lieutenant général pour lui reprendre l’ordre et se charger tout seul de remplir les instructions du maréchal? Le comte de Guerchy se garda naturellement d’en convenir, traita de folle invention toute cette histoire, et le témoignage tardif et intéressé d’un être aussi passionné et peu sincère que d’Éon 52 ne peut être accepté que sous bien des réserves.
Quoi qu’il en soit, il était curieux de noter cette première rencontre sur le champ de bataille de deux officiers qui devaient trois ans plus tard, réunis dans la même ambassade, se brouiller avec tant d’éclat et étonner par le scandale de leur querelle l’Europe tout entière.
Mais, en dépit de sa belle conduite militaire et du goût qu’il prenait à faire, sur de vrais champs de bataille, le métier de dragon après avoir fait dans les chancelleries ce qu’il appelait «le métier de scribe et de pharisien», d’Éon n’avait pu attendre, pour quitter l’armée, les préliminaires de la paix qui furent signés au mois de septembre 1762. Dès la fin de décembre 1761, un ordre du ministère l’avait fait revenir à Paris; il était question de le renvoyer à Saint-Pétersbourg, où il avait fait avec tant de bonheur ses premières armes diplomatiques, et de lui donner la succession du baron de Breteuil. Une fois encore il allait changer de carrière, mais en y gagnant un nouvel avancement. Il partit donc de Cassel, où il se trouvait avec l’état-major du maréchal de Broglie, emportant le certificat qui relatait ses belles actions militaires et arriva en France dans les premiers jours de l’année 1762. Il était à peine en route que la tsarine mourait, emportant dans sa tombe l’ambassade de d’Éon. Si, en dépit de l’infériorité de son grade et de la petitesse de sa naissance, il s’était trouvé désigné aux yeux du ministre et du roi pour remplir une mission de confiance auprès de la tsarine qui le connaissait 53 depuis plusieurs années et à maintes reprises lui avait marqué sa bienveillance, l’avènement d’un nouveau souverain à Saint-Pétersbourg ôtait bien de leur poids à ces raisons particulières, et toutes les barrières de caste et de hiérarchie se dressaient de nouveau devant l’ambition de l’ardent Bourguignon.
En effet, au lieu d’envoyer d’Éon en Russie, où l’on s’était décidé à laisser le baron de Breteuil, le ministère avait songé à utiliser dans les négociations de la paix la hardiesse entreprenante et l’habileté heureuse du jeune diplomate. Le duc de Choiseul l’avait donné pour secrétaire au duc de Nivernais, choisi comme le négociateur le plus subtil et le plus adroit de toute la France pour aller conclure une paix difficile avec les Anglais.
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Le duc de Nivernais, ambassadeur de France à Londres.—Difficile négociation de la paix de 1763.—D’Éon est chargé par le gouvernement anglais de porter à Paris les ratifications du traité.—Il reçoit la croix de Saint-Louis.—Le comte de Guerchy est désigné pour succéder au duc de Nivernais, et d’Éon, nommé ministre plénipotentiaire, fait l’intérim de l’ambassade.—Le chevalier d’Éon mène à Londres un train d’ambassadeur et n’entend pas «d’évêque redevenir meunier».—Sa querelle avec le duc de Praslin et le comte de Guerchy.
Si la paix qu’il s’agissait de conclure avec l’Angleterre était difficile, le choix qu’on avait fait du négociateur était excellent. Le duc de Nivernais fut parfaitement accueilli par la société anglaise, faite pour apprécier les qualités du vrai grand seigneur et qui les reconnut toutes chez le nouvel ambassadeur de France. Fils du duc de Nevers et d’une princesse Spinola, il avait épousé Hélène de Pontchartrain; au crédit que lui donnaient son origine et ses alliances, il avait su joindre l’amitié particulière de Mme de Pompadour en organisant à Versailles les comédies dont se servait la favorite pour retenir le roi. Dans les billets nombreux qu’elle lui adressait, Mme de Pompadour ne manquait guère d’appeler Nivernais «mon cher petit époux»; les sobriquets avaient été mis à la mode par le roi lui-même, et 55 celui-ci marque bien sur quel pied d’intimité on traitait le duc au château. Il avait du reste des mérites plus solides et plus rares que les qualités nécessaires au bon courtisan.
Ambassadeur près du Saint-Siège en 1748, au moment où fut publiée la bulle Unigenitus, il avait su à la fois étonner les Romains par le faste de ses équipages et gagner, par l’habileté de sa diplomatie, la confiance du pape Benoît XIV. Envoyé ensuite à Berlin, il avait réussi à séduire Frédéric, malheureusement trop tard pour détacher la Prusse de l’alliance anglaise, où elle venait de s’engager secrètement. L’échec de sa mission n’avait eu d’autre cause que les lenteurs et l’indécision du gouvernement du roi. Aussi nul n’avait pu songer à en tirer grief contre lui et à tous il avait paru l’homme le mieux fait pour obtenir des Anglais de moins rigoureuses conditions à une paix devenue nécessaire à la France. Grand seigneur accompli et négociateur habile, agréable causeur et charmant écrivain, cavalier et musicien, il avait su plaire partout et à tous. Personne mieux que lui ne pouvait donc prétendre à réconcilier deux nations qui se piquent également de se connaître en gentilshommes, et les Anglais ne s’y trompèrent pas. Ils lui firent fête, Horace Walpole allant jusqu’à déclarer que «la France leur envoyait ce qu’elle avait de mieux».
Nivernais avait été choisi comme le meilleur ambassadeur; d’Éon lui fut adjoint comme le plus habile et le mieux informé des secrétaires. Mêlé 56 déjà, à maintes reprises, aux affaires les plus délicates et les plus importantes, il devait être d’un précieux conseil pour son chef et trouver dans son esprit ingénieux plus d’une ressource pour la négociation[39]. Tous deux s’embarquèrent à Calais le 11 septembre 1762 et arrivèrent à Londres dès le 14, grâce aux rapides équipages du duc de Bedford. Si les Anglais avaient paru pressés de recevoir l’ambassadeur de France, ils devaient mettre moins de hâte à poursuivre les négociations de la paix. Le parti de l’opposition, qui désirait continuer la guerre, était à l’affût de tout ce qui pourrait les rompre et renverser le cabinet de lord Bute. La nouvelle de la prise de la Havane, parvenue à Londres le 1er octobre, tourna toutes les têtes et, sous la pression de l’opinion, le roi et le ministère augmentèrent leurs exigences. Ils demandèrent la Floride, que la France dut, non sans peine, obtenir de l’Espagne. «Cette maudite Havane, petit époux, j’en suis dans la frayeur», écrivait Mme de Pompadour au duc de Nivernais[40]. Il importait que les préliminaires de la paix pussent être signés avant l’ouverture du parlement anglais, où le parti de l’opposition ne songeait qu’à renverser le ministère et à reprendre la guerre. Nivernais craignait 57 du reste qu’une nouvelle victoire navale des Anglais ne rendît plus dures encore les conditions de la paix: «Je tremble à présent, écrivait-il à Choiseul, que Lisbonne soit pris avant cette diable de signature.»
Lisbonne ne fut pas pris, car le 5 novembre Choiseul put annoncer à Nivernais que les préliminaires de la paix venaient d’être signés à Fontainebleau. Il ajoutait, avec une satisfaction quelque peu égoïste et irritante pour l’ambassadeur qui avait eu à Londres la tâche la plus ingrate, qu’à cette occasion lui-même avait été fait duc et pair sous le titre de duc de Praslin. Une bonne part du succès de ce premier accord qui, malgré tout ce qu’il coûtait à la France, fut considéré à la Cour comme un grand avantage, était dûe en effet à la mission du duc de Nivernais. Faut-il croire que pour déterminer les ministres anglais à faire la paix, en dépit de l’opposition, l’ambassadeur de France dut les acheter, ainsi qu’on l’affirma hautement à Londres quelques années plus tard, lors du procès en diffamation intenté au docteur Mulgrave? Cela n’aurait rien d’invraisemblable, car on sait que plus d’une fois, dans la longue lutte qui remplit l’histoire du dix-huitième siècle, la France et l’Angleterre essayèrent l’une contre l’autre de la corruption. Dans tous les cas, d’Éon a raconté comment un jour, chez le duc de Nivernais, il aurait réussi à «affriander» par du bon vin de Tonnerre M. Wood, sous-secrétaire d’État du roi d’Angleterre, et à prendre, pendant que celui-ci buvait à plein verre, copie des papiers qu’il 58 avait apportés dans son portefeuille et parmi lesquels se trouvait l’ultimatum qui allait être expédié au duc de Bedford, ambassadeur de la Cour de Saint-James à la Cour de Versailles. Grâce à cet audacieux tour de passe-passe, M. de Choiseul, prévenu à l’avance de toutes les difficultés qui allaient être soulevées, aurait pu amener plus facilement, plus vite, et sans rien risquer, le duc de Bedford à composition. On colporta un peu partout en France cette amusante anecdote, et les journaux anglais de l’opposition ne tardèrent pas à la recueillir pour en tirer grief contre le ministère.
Les préliminaires étant signés, il ne restait plus aux deux gouvernements qu’à se mettre d’accord sur certaines questions secondaires et sur le texte du traité. Cette tâche, rendue assez ingrate et difficile par le souci de Choiseul de reprendre quelques-unes des concessions qu’il avait faites dans sa grande hâte de traiter avant l’ouverture du parlement anglais, occupa Nivernais et d’Éon pendant trois mois encore. C’est seulement le 10 février 1765 que fut signé à Paris le traité définitif. Cette paix désastreuse, qui nous coûtait tout un magnifique empire colonial plein de promesses plus magnifiques encore, fut accueillie en France par des transports, tandis qu’elle soulevait en Angleterre une véritable réprobation. D’Éon était trop ambitieux pour ne pas tirer profit pour lui-même de l’ouvrage auquel il avait été mêlé. Il savait par deux expériences personnelles qu’il était toujours avantageux de porter à la Cour 59 une bonne nouvelle et que la satisfaction du roi se traduisait alors par des faveurs pour le messager. Il avait gagné un brevet de dragons en portant à Versailles l’accession de l’impératrice Élisabeth au traité de Versailles, et trois ans plus tard une pension de 2,000 livres en faisant une commission du même genre. Le nouveau traité qui avait été si fort désiré et si bien accueilli en France lui vaudrait évidemment des avantages plus précieux encore, mais il fallait arriver jusqu’au roi lui-même, non pas mystérieusement comme l’agent du secret, mais devant la Cour tout entière, comme le secrétaire en titre d’une ambassade officielle. D’Éon, à qui rien ne semblait impossible, pressa son chef de demander pour lui au gouvernement anglais la faveur de porter à Versailles les ratifications de la paix. Pareille désignation de la part d’un gouvernement étranger, pour une mission considérée comme fort honorifique, était sans précédents et allait contre tous les usages. L’ambassadeur consentit toutefois à faire la démarche, quelque insolite qu’elle fût et bien que le duc de Praslin ne pût en admettre le succès; celui-ci mettait en garde Nivernais et l’assurait que la Cour de Londres ne donnerait certainement point pareille mission à un secrétaire français. Il semble bien aussi que le ministre, impatienté par l’ambition qu’avait inspirée à d’Éon de trop rapides succès, tenait à le faire rentrer dans le rang: «Il est jeune, disait-il, et a le temps de rendre encore des services et de mériter des récompenses; je m’intéresse à lui et je le mettrai volontiers 60 à portée de les obtenir avec le temps et le travail[41].»
En dépit des prévisions sceptiques de Praslin, le duc de Nivernais obtint pour «son petit d’Éon» la faveur difficile qu’il avait demandée. Ce succès manifestait mieux qu’aucun témoignage le très grand crédit de Nivernais à la Cour de Londres; aussi l’ambassadeur ne se fit-il pas faute de plaisanter le ministre sur son incrédulité:
Je suis bien aise que vous ayez été une bête en croyant, mon cher ami, qu’il était inexécutable de faire porter les ratifications du roi d’Angleterre par le secrétaire de France, mon petit d’Éon. C’est que vous ne savez pas à quel point vont la bonté et l’estime qu’on a ici pour votre ambassadeur, et il n’y a pas de mal que vous l’ayez touché au doigt en cette occasion, car sans cela vous auriez été homme à me mépriser toute votre vie, au lieu qu’à présent vous me considérerez sans doute un peu[42].
D’Éon arriva le 26 février à Paris, porteur des ratifications. Praslin ne manqua pas de remarquer qu’il avait fait «grande diligence» mais, sans lui tenir rigueur de son succès, s’employa en sa faveur. Il annonçait le 1er mars à Nivernais que son petit d’Éon aurait la croix de Saint-Louis et une gratification du roi: «Je crois qu’il sera content, ajoutait-il; pour moi je le suis fort, car c’est un joli garçon, bon 61 travailleur, à qui je veux toutes sortes de biens[43].» D’Éon fut fêté à la Cour et n’eut garde d’y oublier les commissions dont l’avait chargé son chef. Il donna à Mme de Pompadour des nouvelles de la chétive santé de son «petit époux» et lui remit des bourses anglaises qu’elle déclara fort vilaines et «grosses comme des cordes». La favorite trouva d’Éon «un fort bon sujet» et jugea «MM. les Anglais très polis de lui avoir donné à apporter le traité». Félicitant Nivernais d’avoir achevé son ouvrage, elle le pressait de venir faire «raccommoder sa santé par le bon air de France[44]».
Le duc de Nivernais ayant en effet terminé à la satisfaction de son maître l’ouvrage délicat et difficile pour lequel on l’avait envoyé à Londres, le duc de Praslin ne pouvait songer à prolonger une ambassade dont son ami avait retiré tout avantage et tout honneur, et qui n’était plus guère pour ce grand seigneur riche et lettré qu’un honorable exil. D’ailleurs Nivernais lui-même s’était préoccupé depuis plusieurs mois déjà de sa succession. Il avait songé à son ami le comte de Guerchy, lieutenant-général des armées du roi, qui s’était distingué pendant la guerre de sept ans et jouissait à Versailles d’une grande réputation de courage. Soldat intrépide, Guerchy n’avait jamais eu l’occasion de se montrer diplomate et ses 62 amis eux-mêmes doutaient de ses capacités à le devenir. C’était l’avis de Praslin qui, le 8 janvier 1763, répondait aux ouvertures que venait de lui faire le duc de Nivernais:
Je suis toujours fort occupé de Guerchy. Je ne sais cependant si nous lui rendrons un bon office en le faisant ambassadeur à Londres... Je crains ses dépêches comme le feu; et vous savez combien les dépêches déparent un homme et sa besogne, quand elles ne sont pas bien faites. On juge souvent moins un ministre sur la manière dont il fait les affaires que sur le compte qu’il en rend... Mais il ne sait pas du tout écrire, nous ne saurions nous abuser là-dessus[45].
Guerchy toutefois fut désigné, d’abord parce qu’on ne voulait pas refuser le candidat du duc de Nivernais, dont tout Versailles chantait les louanges, et aussi parce qu’en dépit de sa trop juste opinion des mérites de son ami le duc de Praslin fut heureux d’obliger à 63 la fois deux de ses intimes. Le 16 février 1763, on en avisa le duc de Nivernais à Londres. Il fut entendu que d’Éon serait maintenu à l’ambassade afin de conseiller son nouveau chef et de tenir la plume à sa place. On le chargerait même de l’intérim et, sur les instances de Nivernais, Praslin consentit à ce qu’on lui donnât le titre de ministre résident.
D’Éon se trouvait en France, où il avait apporté les ratifications du roi d’Angleterre, lorsque Nivernais le rappela à Londres pour lui remettre l’ambassade. Il tarda quelque peu à se rendre à l’appel de son chef et se fit même passer pour malade. C’étaient en réalité les intrigues de la diplomatie secrète qui le retenaient à Paris.
Le comte de Broglie se trouvait alors exilé dans ses terres de Normandie. Il avait été enveloppé dans la disgrâce de son frère le maréchal, à qui Mme de Pompadour avait attribué, malgré les faits et en dépit de l’opinion publique, les responsabilités qu’avait encourues Soubise pendant la guerre de sept ans. Louis XV n’avait su résister ouvertement à la favorite; mais, ne voulant point se priver des services de son ministre secret, il s’était résigné à faire passer par le château de Broglie tout le réseau de sa politique personnelle. C’est durant cette retraite momentanée que le comte de Broglie avait étudié un projet de descente en Angleterre, conçu depuis longtemps déjà, mais qui n’avait pu recevoir d’exécution pendant les dernières hostilités. Si la paix actuelle en reculait l’opportunité, elle permettait tout au moins d’étudier 64 sur place les conditions et les moyens qui en faciliteraient la réussite. Le roi et le ministre avaient mieux compris que la nation les désastreuses conditions du traité de Versailles et tenaient à se mettre promptement en mesure d’en réparer les effets. Louis XV avait donc examiné avec intérêt le projet qui lui avait été soumis et l’avait renvoyé à Tercier avec son approbation. C’est chez ce dernier que d’Éon et le comte de Broglie, qui se trouvait de passage à Paris, se réunirent pour organiser cette périlleuse mission. D’Éon, par sa situation à Londres et par son expérience dans ces sortes d’intrigues, était à même de diriger les recherches. On lui adjoignit un de ses cousins, le sieur d’Éon de Mouloize, qui devait mettre les documents à l’abri dans le cas où l’intrigue viendrait à s’ébruiter. Quant à la partie technique, elle devait être confiée à un ingénieur, Carrelet de la Rozière. Enfin on jeta les bases d’une correspondance secrète qui devenait nécessaire pour traiter cette affaire[46]. Le roi lui-même donna ses instructions:
Le chevalier d’Éon recevra mes ordres par le canal du comte de Broglie ou de M. Tercier sur des reconnaissances à faire en Angleterre, soit sur les côtes, soit dans l’intérieur du pays, et se conformera à tout ce qui lui sera prescrit à cet égard, comme si je le lui marquais 65 directement. Mon intention est qu’il garde le plus profond secret sur cette affaire et qu’il n’en donne connaissance à personne qui vive, pas même à mes ministres nulle part[47].
Elles furent précisées et commentées dans une lettre que, le 7 mai 1763, le comte de Broglie envoya au chevalier d’Éon à Londres. Il lui recommandait la plus grande prudence dans sa conduite, l’avertissait que le caractère défiant du comte de Guerchy rendrait sa tâche secrète des plus difficiles et qu’il devrait prendre mille précautions pour mettre les papiers de la correspondance à l’abri de toute surprise. Il l’établissait gouverneur de M. de la Rozière: «C’est, disait-il, un pupille un peu sauvage, mais dont vous serez content.» Enfin, en se félicitant de l’avoir pour «lieutenant dans une besogne aussi importante qui peut faire le salut et même la gloire de la nation», il le remerciait du zèle et de l’attachement qu’il n’avait cessé de témoigner au maréchal de Broglie et à lui-même[48].
La fidélité montrée par d’Éon à une famille aussi suspecte que l’était devenue alors celle des Broglie avait éveillé la défiance du duc de Praslin. Aussi le ministre n’avait-il pas hésité à soumettre le jeune représentant du roi près la Cour de Londres à un véritable interrogatoire. Il fit mander d’Éon dans son cabinet, où se trouvaient son premier commis 66 Sainte-Foy et le comte de Guerchy, et sans préambule lui demanda de raconter la bataille de Fillingshausen, à laquelle il devait avoir assisté lorsqu’il était aux dragons. D’Éon ne se fit pas prier et n’hésita point à mettre sur le compte de Soubise toutes les fautes que l’on attribuait officiellement au duc de Broglie. Praslin, impatienté, se promenait à grands pas, tapant du pied; puis l’interrompant soudain: «Je sais, s’écria-t-il, tout le contraire de ce que vous me dites, et cela par un de mes amis intimes qui s’y trouvait aussi.» Et en même temps il se tournait vers M. de Guerchy: «Vous n’avez pas bien vu tout cela, mon cher d’Éon.»
«Le nez du ministre s’allongeait, rapporte d’Éon, et sa mine faisait des airs sardoniques, car moi de persister et d’assurer, comme je le ferai toute ma vie, que j’avais bien vu et bien entendu.» Le duc finit par lui dire: «C’est votre attachement pour les Broglie qui vous fait parler ainsi?—Ma foi, monsieur le duc, répliqua d’Éon, c’est mon attachement à la vérité. Vous m’interrogez, je ne puis vous répondre que ce que je sais par moi-même.»
En sortant de chez le ministre, Sainte-Foy tança fortement d’Éon et lui conseilla de ne pas rester dans «ce pays où il ne ferait pas fortune, mais d’aller retrouver ses Anglais». D’ailleurs une nouvelle tentative pour connaître les véritables sentiments de d’Éon vis-à-vis du parti Broglie devait être faite, avec plus de délicatesse, par la duchesse de Nivernais. Se trouvant en particulier dans son cabinet avec d’Éon, elle lui demanda s’il entretenait une correspondance 67 avec M. de Broglie. «Non, madame, répondit-il, et j’en suis fâché, car j’aime beaucoup M. le maréchal de Broglie; mais je ne veux pas le fatiguer de mes lettres et je me contente de lui écrire au jour de l’an.—J’en suis bien aise pour vous, mon cher petit ami, répliqua la duchesse, parce que je vous confierai qu’une grande liaison avec la maison de Broglie pourrait vous nuire à la Cour et dans l’esprit de Guerchy, votre futur ambassadeur[49].»
A peine rentré à Londres, où l’attendait le duc de Nivernais fort impatient de se mettre en route, d’Éon fut reçu «selon les formes prescrites» chevalier de Saint-Louis par son chef. Il n’avait pas voulu d’autre parrain. En même temps que sa propre croix, d’Éon rapportait les présents du roi au ministre de Sardaigne, qui avait été l’un des négociateurs de la paix. Le comte de Viry reçut «avec beaucoup de sensibilité et de reconnaissance les bienfaits de Sa Majesté». C’étaient, avec une lettre autographe, un portrait du roi enrichi de brillants, ainsi que des tapisseries des Gobelins et des tapis de la Savonnerie. Le premier mouvement de l’heureux destinataire fut d’aller montrer 68 ces cadeaux au chef du ministère anglais, lord Bute. Celui-ci, raconte Nivernais, les «porta sur-le-champ au roi d’Angleterre, qui trouva les présents magnifiques et la lettre charmante[50]».
Le 4 mai, le duc de Nivernais fut reçu en audience de congé par le roi d’Angleterre, et le 22 il partit pour la France, fatigué des brouillards de Londres, heureux aussi de retrouver Versailles, l’Académie et son beau domaine de Saint-Maur.
D’Éon devenait son maître à Londres; il commença aussitôt à jouer le rôle et à mener le train d’ambassadeur. Il tint table ouverte; on vit passer chez lui le bailli de Fleury, le chevalier Carrion, ami du duc de Nivernais, «une députation de l’Académie des sciences qui devait aller à l’Équateur mesurer le méridien terrestre», des savants, des gens de lettres: Duclos, Le Camus, Lalande et La Condamine. La comtesse de Boufflers, dont l’esprit et l’élégance avaient séduit le prince de Conti et les habitués de l’hôtel du Temple, ne dédaigna pas, lors de son passage à Londres, de faire les honneurs de l’ambassade, ainsi qu’en témoigne le billet suivant:
Mme de Boufflers et milady Mary Coke viendront lundi dîner avec M. d’Éon si cela lui convient; elles amèneront lady Suzanne Stuart. Mme de Boufflers, pour profiter de la proposition de M. d’Éon, amènera peut-être encore deux hommes de ses amis s’ils sont revenus de la campagne, mais elle ne le croit pas. Elle fait bien des compliments à M. d’Éon; elle l’aidera à faire les honneurs 69 du dîner aux dames, comme compatriote et comme une personne toute disposée à être de ses amis.
Elle avertit M. d’Éon que milord Harlderness est revenu, et qu’ainsi il faudra l’inviter[51].
Grâce au duc de Nivernais, qui ne se tenait pas quitte envers lui et continuait en France à s’employer en sa faveur, il reçut en juillet des lettres qui l’accréditaient auprès du roi d’Angleterre en qualité de ministre plénipotentiaire.
La fortune et les honneurs étaient venus vite au «petit d’Éon». En moins de deux ans il était passé du rôle de secrétaire à celui de représentant du roi près Sa Majesté Britannique et avait troqué le titre et l’uniforme de capitaine de dragons pour ceux de ministre plénipotentiaire. L’obscur gentilhomme de Tonnerre pouvait désormais traiter sur un pied d’égalité avec les ambassadeurs les plus titrés et les grands dignitaires de la Cour de Londres. Il n’eut garde d’y manquer, et dès le 25 août, à l’occasion de la Saint-Louis, il offrait un dîner de gala où se rendirent lord Hertford, lord March, David Hume et tout le corps diplomatique. Le succès, lui étant venu trop soudainement, le grisa. Ce n’était point d’ailleurs une aventure commune que celle de ce jeune homme de naissance très médiocre, engagé par occasion dans la diplomatie secrète et introduit ensuite par faveur dans la carrière régulière; gratifié, en récompense de ses services, d’un brevet de lieutenant de dragons, 70 qui se trouvait, à peine âgé de trente-six ans, représenter le roi de France près la Cour la plus magnifique après celle de Versailles et continuer la mission de M. le duc de Nivernais, pair du royaume. D’Éon ne sentit pas tout ce que cette rapide ascension à travers les hiérarchies les plus strictes et les castes les plus fermées avait de surprenant pour ceux qui l’observaient et de scandaleux pour ceux qui lui portaient envie. Il était plus dans son caractère d’abuser du crédit que de le ménager. Le regard qu’arrivé à ce sommet de la fortune il ne manqua pas de jeter sur sa carrière passée, le souvenir des difficultés de tout ordre dont il avait dû triompher, loin de l’avertir et de le mettre en défiance, augmentèrent sa présomption. Il ne se crut pas à l’apogée, mais bien au premier début sérieux de sa fortune. La tête lui tourna, quoiqu’il prévînt le reproche et s’en défendît. Il voulut s’imposer aux Anglais, à ses compatriotes, à son ministre, à son roi lui-même.
Il continuait à faire figure d’ambassadeur en attendant qu’on se décidât à lui en accorder le titre et à l’égaler ainsi aux premiers seigneurs de France. Mais si, dans cette folle entreprise, sa volonté ne s’usait pas, si les ressources de son esprit toujours en éveil ne diminuaient jamais, son argent fondait à vue d’œil. Il fallait payer l’aumônier, l’écuyer, les cinq officiers, les quatre laquais, le suisse, les quatre servants, les deux cochers, les deux palefreniers, etc., qui composaient son train ordinaire de maison. Ses appointements n’y suffisant pas, d’Éon 71 dut avoir recours au duc de Praslin pour obtenir quelques subsides supplémentaires. Il le fit avec une modestie et un détachement admirablement joués, exposant que seul le caractère de ministre plénipotentiaire qui était venu le chercher, à son insu, l’obligeait, bien malgré lui, à porter quelques habits propres et des dentelles:
Le caractère de ministre plénipotentiaire, qui est venu me chercher à mon insu, ne m’a certainement pas fait tourner la tête, grâce à un peu de philosophie; il m’a seulement jeté dans des frais extraordinaires, suivant le mémoire ci-joint, tant en habits pour moi que pour ceux des domestiques et d’un cocher. Quand j’étais secrétaire d’ambassade, j’allais tout simplement avec mon uniforme et mes manchettes de batiste; aujourd’hui il faut malgré moi porter quelques habits propres et des dentelles. Si les affaires du roi n’en vont pas mieux, du moins ma bourse en va plus mal; votre bonté et votre justice ne le souffriront pas. Il y a bientôt dix ans que je suis politique sans en être ni plus riche, ni plus fier. On m’a beaucoup promis, et les promesses et les prometteurs n’existent plus. Jusqu’à présent j’ai toujours semé, et j’ai recueilli moins que ma semence. Mon bail politique étant heureusement fini, je serai forcé de mettre la clef sous la porte et de faire une banqueroute générale, si vous n’avez pas l’humanité de venir à mon secours par quelque gratification extraordinaire. Plus je travaille avec zèle et courage, moins je deviens riche: ma jeunesse se passe et il ne me reste plus qu’une mauvaise santé qui dépérit tous les jours, et plus de vingt mille livres de dettes. Ces différentes petites dettes me tourmentent depuis si longtemps que cela absorbe en vérité les facultés de mon esprit et ne lui permet pas de s’appliquer comme je le voudrais aux affaires du roi. Le temps de la récolte me 72 paraissant à peu près arrivé, je vous supplie de prononcer sur mon sort présent et futur, sur mes appointements et sur les faveurs et grâces que je puis attendre de votre justice et de votre bon cœur[52]...
Le duc de Praslin fut d’autant moins disposé à accueillir la requête qu’il se trouva en même temps saisi de violentes réclamations formées par le comte de Guerchy contre d’Éon. Non content de s’endetter lui-même, celui-ci avait dépensé par avance une partie du traitement du futur ambassadeur. Il considérait du reste ces appointements comme les siens, car il ne pouvait admettre qu’après avoir été au premier rang il se retrouvât au second, que «d’évêque il devînt meunier». Il s’obstinait avec sa ténacité de Bourguignon au rêve chimérique de conquérir, lui d’Éon, le titre comme les fonctions d’ambassadeur, de succéder à Londres à son ancien chef Nivernais. En dépit des avertissements qui lui viennent de tous côtés, des conseils de modération que ne cessent de lui prodiguer ses protecteurs les mieux informés et les plus dévoués, le premier commis des affaires étrangères Sainte-Foy et le duc de Nivernais lui-même, il s’entête et finit par recevoir du duc de Praslin des remontrances fort méritées:
Je n’aurais jamais cru, monsieur, que le titre de ministre plénipotentiaire vous fît si promptement oublier le point d’où vous êtes parti et je n’avais pas lieu de m’attendre à vous voir augmenter de prétentions à mesure que 73 vous recevez de nouvelles faveurs. 1o Je ne vous ai point fait espérer le remboursement de votre ancien voyage de Russie puisque trois de mes prédécesseurs à qui vous avez fait la même demande n’ont apparemment pas trouvé qu’elle fût légitime. 2o Vous vous plaignez à moi de vaines promesses qui vous ont été faites, et ce n’est assurément pas la manière dont j’en ai agi avec vous. Rappelez-vous que je vous ai reçu à Vienne dans un temps où je ne pouvais avoir aucune raison de vous obliger, puisque vous ne m’étiez nullement connu; vous êtes arrivé chez moi malade et je vous ai guéri; vous en êtes parti dans l’incertitude du sort qui vous attendait ici, et je vous ai procuré la pension qui vous a été donnée. Deux ans après, vous trouvant sans occupations, vous avez eu recours à moi, et je vous ai donné le poste le plus agréable et l’occasion la plus avantageuse pour vous faire connaître. Vous êtes enfin venu nous apporter les ratifications de l’Angleterre; ce voyage vous a été payé comme aurait pu l’être celui de Pétersbourg et Sa Majesté vous a récompensé comme si vous aviez fait dix campagnes de guerre. Si ce tableau, monsieur, vous offre des sujets de mécontentement, je vous avoue que je serai obligé de renoncer à vous employer de peur de manquer des moyens suffisants pour récompenser vos services. Mais j’aime mieux présumer que vous en sentirez la vérité et que vous mettrez à l’avenir plus de confiance en ma bonne volonté pour vous qu’en des représentations aussi mal fondées. Je ne dois point oublier de vous dire que je n’ai pas aperçu que le caractère de plénipotentiaire engageât M. de Neuville à faire ici aucunes dépenses; je le vois toujours tel qu’il était auprès de M. de Bedford, et rien ne peut me faire soupçonner la nécessité des frais extraordinaires auxquels vous vous êtes livré sur le compte de M. de Guerchy et qui sont extrêmement déplacés. Je ne vous cache pas que j’ai trouvé très mauvais que vous ayez fait autant de dépense aux dépens de quelqu’un à qui je m’intéresse autant et qui vous a donné sa 74 confiance sur ma parole. J’espère qu’à l’avenir vous serez plus circonspect dans vos demandes et plus attentif à ménager l’argent d’autrui et que vous vous attacherez autant à lui être utile que vous l’avez fait auprès de M. le duc de Nivernais.
Je suis très parfaitement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur[53].
Le duc de Praslin se trompait étrangement s’il espérait avoir le dernier mot avec son impétueux correspondant. D’Éon, loin de se rendre, fut exaspéré par la sagesse même des avis qui lui étaient donnés et, n’écoutant que son dépit, répondit le jour même:
Aussitôt que j’ai eu appris, monsieur le duc, qu’on voulait me donner malgré moi le titre de ministre plénipotentiaire, j’ai eu l’honneur d’écrire à M. le duc de Nivernais que je regardais ce titre plutôt comme un malheur que comme un bien pour moi; en toutes choses, il faut envisager la fin.
Je suis parti fort jeune du point de Tonnerre, ma patrie, où j’ai mon petit bien et une maison au moins six fois grande comme celle qu’occupait M. le duc de Nivernais à Londres. En 1756 je suis parti du point de l’hôtel d’Ons-en-Bray, rue de Bourbon, faubourg Saint-Germain. Je suis l’ami du maître de la maison et j’en suis parti malgré lui pour faire trois voyages en Russie et autres Cours de l’Europe, pour aller à l’armée, pour venir en Angleterre, pour porter quatre ou cinq traités à Versailles, non comme un courrier, mais comme un homme qui y avait travaillé et contribué. J’ai souvent fait ces courses quoique malade à la mort et une fois avec une jambe cassée. Malgré tout cela, je suis, si le destin l’ordonne, prêt à retourner au point d’où je suis 75 parti. J’y retrouverai mon ancien bonheur. Les points d’où je suis parti sont d’être gentilhomme, militaire et secrétaire d’ambassade; tout autant de points qui mènent naturellement à devenir ministre dans les Cours étrangères. Le premier y donne un titre; le second confirme les sentiments et donne la fermeté que cette place exige; mais le troisième en est l’école...
Si un marquis, monsieur le duc, avait fait la moitié des choses que j’ai faites depuis dix ans, il demanderait au moins un brevet de duc ou de maréchal; pour moi, je suis si modeste dans mes prétentions que je demande à n’être rien ici, pas même secrétaire d’ambassade[54].
D’Éon qui ce jour-là se sentait en verve et, pour le plaisir de faire des mots, courait au-devant de sa disgrâce ne s’en tint pas encore là. Par le même courrier il envoyait au comte de Guerchy, qui n’avait cessé de son côté de l’exhorter à plus de retenue, de pareilles impertinences:
... Je prendrai seulement la liberté de vous observer au sujet du caractère que le hasard m’a fait donner que Salomon a dit, il y a bien longtemps, qu’ici-bas tout était hasard, occasion, cas fortuit, bonheur et malheur, et que je suis plus persuadé que jamais que Salomon était un grand clerc. J’ajouterai modestement que le hasard, qui ferait donner le titre de ministre plénipotentiaire à un homme qui a négocié heureusement depuis dix ans, n’est peut-être pas un des plus aveugles de ce monde: ce qui m’arrive par le hasard peut arriver à un autre par bonne aventure...
Un homme quelconque ne peut se mesurer, même dans l’opinion, que par un ou plusieurs hommes. Il y a même plusieurs proverbes qui serviraient à prouver la 76 vérité de ceci. On dit communément: il est bête comme mille hommes, il est méchant comme quatre, il est ladre comme dix. C’est la seule échelle dont on puisse se servir, excepté dans certains cas où les hommes se mesurent par les femmes. Un ambassadeur quelconque équivaut à un demi-homme, ou à un homme entier, ou à vingt hommes, ou à dix mille. Il s’agirait de trouver la proportion existant entre un ministre plénipotentiaire, capitaine de dragons, qui a fait dix campagnes politiques (sans compter les campagnes de guerre, comme dit M. le duc de Praslin) et un ambassadeur lieutenant-général qui débute...
J’ai déjà eu l’honneur, monsieur, de vous faire mes sincères remerciements pour toutes vos offres gracieuses de services; à l’égard des espérances à venir, j’aurai celui de vous avouer franchement que je suis le second tome de ma sœur Anne de la Barbe Bleue, qui regardait toujours et qui ne voyait rien venir, et cela m’engage souvent à chanter en faux-bourdon ce beau refrain:
Belle Philis, on désespère
Alors qu’on espère toujours.
J’ai l’honneur d’être[55]...
77
Arrivée à Londres du comte de Guerchy.—Le chevalier d’Éon est disgracié et se venge.—Il accuse l’ambassadeur d’avoir voulu l’assassiner; l’affaire Vergy.—Mission de Carrelet de la Rozière.—Le duc de Choiseul cherche à faire revenir d’Éon et le roi à obtenir la restitution de ses papiers.—L’extradition de d’Éon est refusée par le cabinet anglais.—Lettre de d’Éon à sa mère.
Dans sa lettre au duc de Praslin, d’Éon rappelait «le point d’où il était parti» et n’y trouvait que des raisons de s’enorgueillir de son succès.
C’était bien se juger soi-même, quoique sans grande modestie; mais c’était en même temps fort mal connaître son époque. Ayant obtenu fort jeune encore un grade et des distinctions qui auraient dû paraître à un homme de sa naissance le couronnement inespéré de toute une carrière, il ne sut ni se trouver satisfait, ni même s’armer de patience. Il ne put surtout se résigner à rétrograder. Après avoir été, dans une grande négociation, le secrétaire d’un ambassadeur éclairé et magnifique, dont il s’était ingénié ensuite, comme ministre plénipotentiaire, à conserver la tradition et les allures, il se retrouvait obligé de «secrétariser» de nouveau, sous les ordres d’un chef novice dans la diplomatie, court de vues et de 78 moyens, et décidé à retirer de son ambassade les avantages d’une riche prébende.
Sans argent, exaspéré par les récriminations que lui avaient values les dépenses de son intérim, d’Éon attendait rageusement son ambassadeur.
Le comte de Guerchy arriva le 17 octobre. «Il me reçut avec une politesse cafarde, raconte d’Éon, et me demanda d’un ton patelin si je me repentais de lui avoir écrit la lettre du 25 septembre. Je lui répondis tranquillement: «Non, monsieur; ma lettre n’était qu’une réplique un peu vive peut-être, mais juste, à votre attaque du 4 du même mois, et si vous m’écriviez encore pareille épître, je serais forcé de vous faire pareille réponse.—Allons, allons, je vois que vous êtes un peu mauvaise tête, mon cher monsieur d’Éon.» Et il tira de sa poche mon ordre de rappel à griffe, patte ou grillage, qu’il me mit entre les mains d’un air contrit, en m’exprimant ses regrets et en m’assurant encore de son amitié et de son dévouement. Je ne lui répondis que par un regard... Et le saluant froidement je me retirai emportant avec moi ce document officiel de ma disgrâce»[56].
79
Si d’Éon parvint aussi bien qu’il le rapporte à masquer son dépit et à conserver un sang-froid dont il était peu coutumier, la lecture de la lettre du duc de Praslin dut lui suggérer de cruelles réflexions. Non seulement il se trouvait rappelé sans délai à Paris, mais l’accès de la Cour lui était interdit. C’était la disgrâce dans toute sa rigueur, l’exil, l’arrêt pour longtemps, sinon la fin de sa carrière. Trop irrité pour se laisser abattre, et espérant encore que Louis XV interviendrait en faveur de son agent secret, il résolut d’attendre les événements et d’ajourner, autant qu’il le pourrait, son départ[57]. Son imagination, qui n’était jamais à court d’expédients, lui fournit tout un plan de résistance dans la lutte scandaleuse qu’il ne craignit pas d’entreprendre contre les ordres de son ambassadeur, du 80 ministre et du roi. Dès le lendemain, et tout en remettant à M. de Guerchy les papiers de l’ambassade, d’Éon lui annonça qu’il n’était nullement pressé d’obtenir ses audiences de congé. Ayant été accrédité par des lettres portant la signature autographe du roi, il ne pouvait, prétendait-il, être révoqué que par un acte dans les mêmes formes. Considérant donc comme non avenues les lettres de rappel qu’il avait reçues et qui n’étaient signées que de la griffe, il se disait résolu à attendre des «ordres ultérieurs de sa Cour[58]».
M. de Guerchy lui représenta en termes violents 81 tout ce que sa conduite avait d’insolite et à quelles conséquences elle l’exposait, puis s’échauffant peu à peu il lui dit, si l’on en croit d’Éon, qu’il «saurait bien avoir raison de son obstination et que d’ailleurs sa perte était résolue».
Au surplus, pour mettre fin à une situation équivoque et priver d’Éon de tout moyen de résistance, Guerchy alla jusqu’à demander à la Cour de Londres d’avancer les audiences de congé de son encombrant collaborateur. D’Éon laissa faire la démarche, mais se trouva fort opportunément empêché de se rendre au palais le jour fixé[59]. Toutes ces tracasseries exaspérèrent d’Éon et achevèrent de lui faire perdre la tête. Il suffit du reste d’un incident pour rendre publique la dispute et donner à cette intrigue de chancellerie un retentissement inouï.
Un Français, le sieur Treyssac de Vergy, était arrivé dans le courant du mois de septembre. Avocat au parlement de Bordeaux, il se disait homme de lettres, faisait parade de ses belles relations et se vantait même d’être venu en Angleterre avec la promesse d’y figurer comme ministre plénipotentiaire en remplacement du chevalier d’Éon. S’étant présenté à l’ambassade, il y avait été assez sèchement 82 éconduit par d’Éon lui-même, qui lui avait laissé entendre qu’il ne serait plus reçu sans apporter avec lui les lettres d’introduction annoncées. Le sieur de Vergy avait protesté, affirmant qu’il se trouvait de longue date en relations suivies avec le comte de Guerchy; néanmoins il avait promis de fournir les références qu’on exigeait de lui. D’Éon n’avait plus revu ce singulier visiteur, mais il avait reçu de Paris sur son compte les plus mauvais renseignements: on le représentait comme un véritable aventurier, perdu de dettes et de réputation, qui faisait des dupes sous un nom d’emprunt. Aussi, au cours d’une réception donnée par M. de Guerchy à l’occasion de son arrivée, d’Éon fut-il bien étonné de la présence de Vergy, que l’ambassadeur ne connaissait pas ou feignait de ne pas connaître. Il lui témoigna sa surprise de le trouver à l’ambassade sans qu’il y eût été prié, et sur un échange de paroles assez vives «l’insulta, le défia à pied ou à cheval» et ne se calma que sur l’intervention de M. de Guerchy.
Le lendemain, d’Éon se trouvait à dîner chez lord Halifax, en compagnie de lord Sandwich et du comte de Guerchy. Il était trop surexcité par les événements de la veille pour pouvoir garder son sang-froid, même devant les ministres anglais, et la présence de l’ambassadeur ne fit que l’exaspérer davantage. Il trouva l’occasion bonne pour déclarer qu’il ne quitterait pas l’Angleterre avant d’être rappelé régulièrement, et que d’ailleurs il ne pourrait, dans tous les cas, songer à partir sans avoir terminé une affaire 83 d’honneur. Il s’agissait de la querelle de la veille, qu’il raconta complaisamment à ses hôtes, leur annonçant qu’il attendait pour le lendemain la visite de Vergy, qu’il accepterait le cartel et tuerait son adversaire. Aux ministres anglais, qui lui objectaient le scandale et les devoirs de sa situation officielle, il répondit que «s’il était ministre plénipotentiaire, il était surtout dragon.—Bien, lui rétorqua lord Halifax; mais fussiez-vous même le duc de Bedford, je me verrais obligé de vous faire escorter par des gardes.—Je n’ai point l’honneur d’être le duc de Bedford; je suis M. d’Éon et n’ai besoin d’aucune escorte.»
Il était dans un tel état d’exaltation que Guerchy s’unit à lord Halifax, et tout fut mis en œuvre pour le calmer. D’Éon n’écouta ni prières ni menaces et, prétextant un engagement au cercle, tenta de s’esquiver. Sur l’ordre du ministre, on lui barra le passage[60] et d’Éon, au comble de la fureur, s’écria qu’il était inconcevable qu’un ministre plénipotentiaire fût, devant son ambassadeur, retenu prisonnier dans l’hôtel du secrétaire d’État. La scène devenait tragi-comique. 84 Lord Halifax et Guerchy sentirent qu’il importait d’y mettre fin, sous peine de soulever un scandale beaucoup plus retentissant que celui qu’ils avaient voulu prévenir. Ils se remirent à raisonner d’Éon, qui se calma peu à peu et finit par consentir à signer un papier aux termes duquel il donnait sa parole d’honneur aux comtes de Sandwich et Halifax de ne point se battre avec M. de Vergy et «de ne point lui faire aucune insulte, sans avoir préalablement communiqué ses intentions aux susdits comtes».
D’Éon prit lui-même une copie de son engagement et la fit signer par lord Halifax, lord Sandwich et le comte de Guerchy[61].
Cet étrange scandale, occasionné par la maladresse de l’ambassadeur au moins autant que par l’exaltation fort peu diplomatique de son bouillant ministre plénipotentiaire, eut son épilogue le lendemain. D’Éon en a fait lui-même un récit trop pittoresque pour n’être point cité:
«La chose s’est passée sans coup férir; ma circonstance était bien plus critique que la sienne; j’avais promis de ne point agir contre lui et je ne pouvais prévoir que le brave Vergy était homme à se laisser intimider de mes moindres démarches; en effet je fermai la porte de ma chambre pour le retenir jusqu’à ce que les gens de M. l’ambassadeur que j’avais envoyé chercher fussent arrivés, et aussitôt 85 le sieur de Vergy s’écria en courant dans ma chambre: «Ah! monsieur, ne me touchez pas, ne me touchez pas!—Comment, lui répondis-je en souriant, tu viens chez moi en habit de combat et tu crains que je te touche!» Quelques expressions dragonnes mêlées à ce discours l’engagèrent à vouloir prendre la fenêtre pour la porte; j’aperçus sa pâleur et son mouvement et lui dis: «Si tu sautes je te pousse; mais prends garde: tu trouveras en bas un fossé et des piques.» Cette observation, qui n’est point philosophique, suffit pour l’arrêter.
«Je lui présentai alors un papier en lui disant: «Mon ami, voici un billet qu’il faut signer par duplicata, après que tu en auras pris lecture.» Il le parcourut avec tant de précipitation qu’en me le remettant, il me demanda trois semaines pour avoir des lettres de Paris. «Mon ami, lui dis-je, si tu n’avais pas l’esprit un peu troublé tu verrais que je te donne un mois.» Je le pris par le bras et le fis entrer dans ma chambre à coucher, où est placé mon bureau. Aussitôt qu’il y fut il s’écria: «Ah! monsieur, ne me tuez point.» Je ne savais qu’augurer de cette exclamation, lorsque tout à coup je vis les yeux du sieur de Vergy fixés sur mon sabre turc et mes pistolets d’ordonnance que j’ai rapportés intacts de la guerre d’Allemagne. Je compris alors d’où venait l’excès de sa frayeur. Pour le tranquilliser, je pris aussitôt un des pistolets que je mis à terre, et posant le pied dessus de peur qu’il ne mordît le dit de Vergy, je lui dis: «Tu vois bien 86 que je ne veux point te faire de mal, ni même t’approcher; signe de bonne grâce.» Alors il se résigna galamment à signer le billet en duplicata, et il paraît nécessaire de dire qu’il le fit, le chapeau sous le bras et un genou en terre. Il ne jugea pas à propos d’en prendre copie, quoique je le lui aie proposé; il était trop pressé de gagner la porte de ma salle[62].»
Vergy courut directement chez le juge de paix; il lui raconta dans les termes les plus dramatiques ce qui venait de se passer, et obtint contre d’Éon une lettre d’assignation[63]. D’Éon, qui jouissait encore de son immunité diplomatique, ne jugea pas convenable d’y répondre. Il était d’ailleurs bien trop occupé de ses démêlés avec son ambassadeur, qui s’aggravaient de jour en jour et finirent par changer en manie de la persécution cette sorte de folie des grandeurs qui s’était emparée de lui. Il accusa M. de Guerchy d’avoir tenté de le faire empoisonner. Il raconta que le 28 octobre, alors qu’il dînait pour la dernière fois à l’ambassade, l’écuyer Chazal aurait mêlé à un vin de Tonnerre, dont on le savait très friand, une dose d’opium telle «qu’il faillit tomber en léthargie» et fut pendant plusieurs jours obligé de garder la chambre. L’ambassadeur étant venu le lendemain avec deux de ses secrétaires s’informer de sa santé, d’Éon s’imagina que M. de Guerchy avait voulu se rendre compte des dispositions de son appartement et tenter de découvrir où pouvaient 87 être cachés les papiers secrets; à l’annonce de cette visite il s’était même empressé de monter chez son cousin d’Éon de Mouloize et d’appeler son secrétaire «afin, dit-il, d’éviter un coup de main». Il ne cessait de raconter à ses amis toutes ces persécutions et assurait qu’il était sans cesse espionné. Son domestique, ayant dû faire remettre une nouvelle serrure à la porte de son logement, avait naturellement appelé le serrurier voisin, qui se trouva être celui de l’ambassade. D’Éon se crut alors à la merci du comte de Guerchy; il vit sa personne en danger et ses papiers sur le point d’être saisis. Aussi, affolé, n’y tenant plus, il congédia son domestique et réunit ses fidèles compagnons en un conciliabule où l’on décida de déménager sur-le-champ. D’Éon, dont la manie d’écrire ne s’apaisa en aucune circonstance, nous a conservé une sorte de procès-verbal de cette séance, qui peint bien son état d’esprit:
«Le conseil des trois, y est-il écrit, après avoir fait bien des réflexions sur le délogement, a résolu que demain matin les meubles et les effets seraient transportés sur une charrette, parce qu’en un ou deux voyages le tout sera délogé... Toutes ces batteries sont prêtes à démasquer en cas de besoin et la garnison est bien résolue, s’il était question de capitulation, de sortir de la place, tambour battant, mèche allumée et avec tous les honneurs de la guerre—et operibus eorum cognoscetis eos[64].»
88
D’Éon n’eut pas à faire usage des procédés de guerre dont il menaçait son ambassadeur. Il élut domicile chez Carrelet de la Rozière, son parent et son associé dans la mission secrète qui lui avait été confiée. Il y apporta armes et bagages; puis, toujours en proie à la même obsession, transforma sa nouvelle habitation, située au cœur même de Londres, en une véritable forteresse, militairement occupée et commandée.
M. de Guerchy n’en était plus à s’étonner des allures de d’Éon, et cependant cet exode clandestin et subit le laissa tout interdit, et d’autant plus inquiet qu’il commençait à désespérer d’obtenir les comptes que d’Éon lui devait, mais différait toujours de lui rendre. Il lui écrivait dès le 9 novembre en son style d’ambassadeur, dont le duc de Praslin n’avait pas eu tort de se méfier:
J’ai appris hier, monsieur, que vous étiez sorti de la maison que j’avais louée pour vous et pour le surplus de ceux qui ne pouvaient pas loger dans celle de milord Holland que j’occupe. J’ignore quelle peut être la cause de cette détermination de votre part si précipitée, et sans m’en avoir informé. Ce jour que je fus savoir de vos nouvelles sur ce que j’avais appris que vous étiez malade, j’oubliai de vous parler du compte que vous êtes dans le cas de me rendre pour toutes les différentes sommes que vous avez touchées et prises sur mon compte; il y a déjà quelque temps que vous me dites que vous le remettriez sous deux jours; je vous prie instamment de me l’apporter ou de me le faire remettre incessamment[65].»
89
D’Éon n’envoya pas les comptes qui lui étaient réclamés, mais il se rendit au lever du roi, et lorsque Sa Majesté se fut retirée, il s’approcha de l’ambassadeur: «Je n’ai pas répondu, monsieur, lui dit-il, à la lettre que vous m’avez écrite ce matin, parce que je me suis levé tard. Si j’ai des comptes à rendre, je les rendrai à ma Cour lorsqu’elle me les demandera. Le ministre plénipotentiaire de France a vécu aux dépens du roi tout comme l’ambassadeur y vit. D’ailleurs je suis charmé que vous me fournissiez l’occasion de vous déclarer que je n’ai jamais été votre intendant, ni ne le serai jamais; je ne suis ni fait, ni né pour cela.» Et sans laisser à M. de Guerchy le temps de lui répondre, il lui fit une «profonde révérence» et se hâta de regagner sa forteresse. Ayant réuni son conseil, il employa toute son éloquence à persuader à M. de la Rozière que, d’après la tournure que prenaient les événements, les documents secrets allaient se trouver en danger. Ils étaient assez volumineux pour être gênants et difficiles à cacher, en cas d’alerte subite. D’Éon fit si bien que M. de la Rozière s’offrit lui-même à en faire passer une partie en France. C’était une mission périlleuse que son rôle assez effacé et l’attitude réservée qu’il avait adoptée lui rendaient plus facile qu’à tout autre. D’Éon lui remit une grande partie des documents qu’il possédait; mais il eut bien soin de conserver par devers lui les pièces les plus importantes, les plus compromettantes, celles qui pouvaient devenir pour lui une arme ou tout au moins une garantie dont il 90 saurait tirer parti. Parmi ces pièces se trouvaient naturellement les minutes relatives à la mission qui le retenait en Angleterre pour y étudier le projet de débarquement militaire.
Chargé du mystérieux colis, M. de la Rozière partit quelques jours plus tard pour Paris, emportant, en outre, sous un pli à l’adresse de M. Tercier, des lettres qui devaient être remises au roi et à M. de Broglie. D’Éon y racontait tous les complots qu’il avait cru découvrir; les tentatives d’empoisonnement, d’enlèvement, d’espionnage dont il avait été l’objet; se vantant même d’avoir «humilié et mystifié son ambassadeur» et «d’avoir combattu en dragon pour le roi, pour son secret et pour le comte de Broglie[66].»
Ces lettres, d’une exagération si manifeste, produisirent à Paris un effet contraire à celui que d’Éon en attendait. Le roi sentit qu’aux mains d’un tel écervelé sa correspondance pouvait, d’un instant à l’autre, être saisie par son ambassadeur et revenir à ses ministres. Tout le plan de sa politique secrète, qu’il avait dissimulé si jalousement, pouvait ainsi se trouver découvert. Sans consulter le comte de Broglie ou même M. Tercier, Louis XV se hâta de prendre ses précautions.
Il envoya un courrier à son ambassadeur à Londres pour lui annoncer qu’il venait de contresigner une 91 lettre de M. de Praslin requérant l’extradition de d’Éon; Guerchy devait, dans le cas où il se saisirait de la personne du chevalier, conserver par devers lui «tous les papiers qu’il pourrait trouver avec le sieur d’Éon, sans les communiquer à personne». Ces documents devaient être «tenus secrets pour tout le monde sans aucune exception» et «demeurer soigneusement cachetés» entre les mains de l’ambassadeur, qui à son prochain voyage les remettrait directement au roi. Le sieur Monin, secrétaire du comte de Guerchy et ami de M. d’Éon, avait reçu pour mission de savoir où ces papiers pouvaient être déposés[67].
Louis XV avait cru ainsi parer à tout événement; il comptait, par cette demi-confidence, s’assurer la discrétion de Guerchy et empêcher l’ambassadeur de faire part de ses découvertes au duc de Praslin. Tercier et le comte de Broglie furent épouvantés de la mesure précipitée qu’avait prise le roi et que lui-même leur apprit le lendemain[68]. Ils savaient Guerchy assez maladroit pour tout révéler par inadvertance, si toutefois son attachement à la maison de Choiseul ne lui inspirait pas une indiscrétion qui livrerait au ministre le secret de la politique particulière du roi. Si de pareilles révélations devaient être mortifiantes pour le roi, elles étaient redoutables pour les agents secrets aux dépens desquels se traduirait sûrement le 92 dépit des ministres. Aussi le comte de Broglie, très alarmé, exposa-t-il de suite au roi ses inquiétudes au sujet des ordres envoyés à Guerchy, et M. Tercier lui fit part de réflexions non moins pessimistes. Louis XV, tout à la satisfaction d’avoir échappé à une aussi chaude alerte, prit à tâche de rassurer ses conseillers: «Si Guerchy, leur écrivait-il, manquait au secret, ce serait à moi qu’il manquerait, et il serait perdu; s’il est honnête homme, il ne le fera pas; si c’est un fripon, il faudrait le faire pendre. Je vois bien que vous et le comte de Broglie êtes inquiets. Rassurez-vous, moi je suis plus froid[69].»
Guerchy, il faut lui rendre cette justice, ne semble pas avoir trompé la confiance du Roi. Soit qu’il s’aperçût du danger qu’il courrait en risquant des confidences, soit qu’il préférât voir dans la lettre du roi une marque de confiance dont il voulût se montrer digne, il ne s’ouvrit de cette affaire qu’à Mme de Guerchy, qui garda scrupuleusement le secret. L’ambassadeur était du reste assez satisfait de trouver contre d’Éon des armes nouvelles, car il ne savait plus comment agir. N’ayant pu réussir par la menace, il avait eu recours à la flatterie et avait suggéré au duc de Choiseul d’écrire à d’Éon une lettre de promesses. Le ministre s’y était prêté et avait usé des termes les plus affectueux:
Qui est-ce qui vous arrête donc là-bas, mon cher d’Éon! abandonnez, je vous le conseille, la carrière politique 93 et vos tracasseries ministérielles avec M. de Guerchy pour venir me rejoindre ici, où je compte vous employer utilement dans le militaire; je vous promets que vous n’éprouverez aucuns désagréments quand je vous emploierai. Comme l’arrangement militaire va être consommé bientôt, j’ai prié M. de Praslin de vous faire revenir; rien désormais ne doit vous arrêter et vous me ferez grand plaisir de revenir me joindre sans perte de temps à Versailles; je vous y attends, mon cher d’Éon, avec tout l’intérêt que vous me connaissez pour vous et les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur[70].
En dépit des termes engageants de cette lettre, d’Éon ne fut point tenté d’abandonner la lutte stérile et sans issue qu’il avait entreprise contre son ambassadeur, pour retourner chercher sur de vrais champs de bataille des succès plus dignes de son brillant passé. Sans illusions sur l’accueil qu’il aurait trouvé en France, il se borna à décliner avec respect et reconnaissance les offres du duc de Choiseul.
Il était résolu à ne pas abandonner Londres, où la loi protégeait si efficacement le domicile de tout citoyen. Pareille sauvegarde était bien de nature à étonner un Français du dix-huitième siècle, et M. de Guerchy lui-même n’avait pu encore s’y accoutumer. Il était si peu fait aux coutumes anglaises qu’il ne sut pas épargner à son gouvernement un désagréable mécompte. A peine en possession des nouveaux ordres du roi, il se hâta de soumettre aux ministres anglais la demande d’extradition que lui avait transmise 94 le duc de Praslin. Malgré tout le désir qu’ils avaient de tirer d’embarras le malheureux ambassadeur, les ministres anglais ne crurent pas devoir prendre, de leur propre autorité, une décision si contraire aux lois et à l’esprit de la nation; ils portèrent l’affaire devant le conseil du roi. Guerchy fit de nouvelles démarches, plus pressantes encore, auprès des secrétaires d’État; mais ce fut en vain, et le roi d’Angleterre exprima seulement à l’ambassadeur «le regret qu’il éprouvait de ne pas accueillir la demande de son cousin, le roi de France, les lois de son royaume ne lui en laissant pas le pouvoir».
L’échec était d’autant plus mortifiant pour Guerchy qu’il avait entraîné son gouvernement dans cette fausse manœuvre, et il ne put trouver qu’une mince compensation dans le congé en forme que le chambellan du roi d’Angleterre fit remettre à d’Éon:
Monsieur,
Le Roi votre maître a fait savoir au Roi mon maître que vous n’êtes plus son Ministre à la Cour de Londres et en même temps a exigé du Roi qu’il donnât des ordres pour que vous ne paraissiez plus à la Cour, et je suis très mortifié de vous dire que j’ai reçu ce matin des ordres du Roi mon maître de vous communiquer ses intentions là-dessus.
J’ai l’honneur d’être...
Gower,
Chambellan du Roi d’Angleterre[71].
Ce billet poli, mais catégorique, marque la fin de la 95 carrière régulière du chevalier d’Éon. Il consacre, au nom du roi d’Angleterre, la révocation que sa folie des grandeurs avait value au ministre plénipotentiaire du roi de France. Désavoué officiellement par le souverain qui l’avait envoyé et par celui qui l’avait reçu, d’Éon n’avait plus de situation. Tout autre que lui s’en fût trouvé abattu et aurait demandé grâce. Il se montra plus insolent et plus intraitable que jamais. Ne pouvant se croire abandonné de ses protecteurs et comptant, en dépit de tout, sur le secret appui du roi, d’Éon s’estimait encore de taille à tenir tête à Guerchy. C’est, en effet, celui-ci qui dut se déclarer vaincu et faire au roi lui-même le récit de sa défaite:
J’attendais toujours pour répondre à la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m’honorer, datée de Fontainebleau 4 novembre, que j’eusse pu exécuter vos ordres; mais quelques moyens différents que j’aie employés pour y parvenir, cela m’a été absolument impraticable. Votre Majesté aura vu par ma dépêche les obstacles qui s’opposent à ce que je me rende maître des papiers de d’Éon, qui refuse constamment de me les remettre malgré l’ordre qu’il en a reçu de M. de Praslin de la part de Votre Majesté.
C’est là un des points de sa folie, qui cependant n’existe pas sur les autres généralement. Elle aura été également informée que la Cour de Londres m’a refusé main-forte à ce sujet, en me répondant que c’était contre les lois du pays. Le roi d’Angleterre et ses ministres ont cependant la plus grande envie d’être débarrassés de ce personnage-là. Il n’a pas dépendu de moi non plus de m’en saisir par moi-même ainsi que de sa personne, par force ou par adresse, parce qu’il ne loge pas dans ma maison et qu’il n’y est pas venu depuis qu’il pousse les choses au point où il les a poussées jusqu’à ce moment...
96
Je suis bien peiné, Sire, de n’avoir pu en cette occasion donner à Votre Majesté, comme je l’aurais désiré, des preuves du zèle ardent que j’aurai toute ma vie[72]...
D’Éon avait échappé une fois de plus aux manœuvres de Guerchy. Il s’était moqué des démarches officielles de l’ambassadeur, comme de ses secrètes intrigues. Il avait amusé Monin, le secrétaire de M. de Guerchy, par de fausses confidences et lui avait laissé croire qu’il n’avait pas avec lui en Angleterre les documents importants qu’il possédait. Quant aux exempts que l’on avait envoyés de Paris pour l’enlever, il les avait tenus en respect, ne sortant qu’en nombreuse compagnie et restant la plupart du temps retranché dans son logement. «Sa chambre, son salon, son cabinet et l’escalier étaient minés; une lampe brûlait toute la nuit... La garnison était composée de plusieurs dragons de son ancien régiment qu’il avait fait venir et de quelques déserteurs recueillis à Londres qui occupaient le rez-de-chaussée[73].» Ces précautions, qui sembleraient inventées à plaisir si elles n’avaient été le fait d’un aventurier préoccupé avant tout de frapper l’opinion publique, étaient bien superflues. La loi du home rule protégeait mieux d’Éon que «les quatre paires 97 de pistolets, les deux fusils et les huit sabres de son arsenal», et lord Halifax, qu’il avait fait interroger sur le sort qui lui était réservé, avait répondu: «Qu’il se tienne tranquille; dites-lui que sa conduite est exécrable, mais que sa personne est inviolable[74].»
Sûr dès lors de n’être plus inquiété, d’Éon se refusa obstinément à venir à composition, et M. de Guerchy, n’ayant plus aucun moyen de contraindre un homme qui «mettait en poche les lettres de rappel de son ministre et refusait de rendre les papiers ministériels», se décida à dresser acte de ce refus. Il se rendit lui-même chez d’Éon vers la fin de décembre, et la rédaction de ce procès-verbal donna lieu à une scène où l’exaltation du pauvre chevalier ne connut plus de bornes. Arpentant la pièce, il gesticulait en protestant «qu’il se ferait plutôt tuer que de rendre les documents du roi et qu’il faudrait les venir prendre au bout de son fusil[75]». D’Éon signa cet acte, qui devait donner à Versailles la preuve formelle de son extravagance. Louis XV d’ailleurs ne s’intéressait plus à d’Éon; il redoutait ses incartades et regrettait amèrement «le choix d’un tel agent». Il ne songea plus qu’à le tenir éloigné sans paraître l’abandonner entièrement, et si d’Éon obtint dans la suite de nouvelles grâces, il les dut bien plus à la crainte qu’il inspirait qu’à l’estime que ses anciens 98 services lui avait méritée. Le roi écrivit en effet à Tercier le 30 décembre: «M. d’Éon n’est pas fol, je le pense bien; mais orgueilleux et fort extraordinaire. Je crois qu’il faut laisser écouler assez de temps, le soutenir de quelque argent et qu’il reste là où il est en sûreté et surtout qu’il ne se fasse pas de nouvelles affaires[76].»
Épuisé par toutes ces persécutions auxquelles son orgueil l’avait exposé, blâmé hautement à Paris et à Versailles, d’Éon voyait ses amis eux-mêmes l’abandonner. La petite ville bourguignonne, d’où l’on n’avait cessé de le suivre à travers le monde et de lui prédire les plus brillantes destinées, lui envoyait maintenant l’écho de sa réprobation. Ses parents doutaient de son bon sens et sa vieille mère songeait à venir elle-même à Londres pour implorer sa soumission aux ordres du roi. Mais d’Éon, sans rien perdre de sa triomphante assurance, lui écrivait à la fin de cette dramatique année:
J’ai reçu, ma chère mère, toutes les lettres lamentables et pitoyables que vous avez pris la peine de m’écrire; pourquoi pleurez-vous, femme de peu de foi? comme il est dit dans l’Écriture. Qu’y a-t-il de commun entre vos affaires tonnerroises et mes affaires politiques à Londres? Plantez donc vos choux tranquillement, faites arracher les herbes de votre jardin, mangez les fruits de votre potager, buvez le lait de vos vaches et le vin de vos vignes et laissez-moi tranquille avec vos sots discours de Paris et de Versailles et vos pleurs qui me désolent sans 99 me consoler. Mais je n’ai pas besoin de consolation, puisque je ne suis nullement triste et que mon cœur joue du violon et même de la basse de viole, ainsi que je vous l’ai déjà écrit, attendu que je fais mon devoir et que mes adversaires, qui se disent de grands seigneurs, des vicomtes de Marmion, ne font pas le leur; qu’ils veulent tout faire, tout conduire par caprice, par intérêt particulier et nullement en vue de la justice générale et du plus grand bien pour le roi et la patrie. Qu’ils fassent donc comme ils voudront, je ferai comme je l’entendrai, et je l’entendrai bien. Je ne crains ni de loin ni de près les foudres de ces petits Jupiters: voilà tout ce que je puis vous dire; restez tranquille comme je le suis, et si vous venez à Londres me voir, j’en serai charmé parce que je vous garderai avec les dépêches de la cour et les comptes du comte de Guerchy, vicomte de Marmion, qu’il n’aura qu’à bonne enseigne, étendards déployés, mèche allumée, balle en bouche et tambours battants. Il n’aura pas même les enveloppes des lettres, je vous le jure sur mes grands dieux, à moins qu’il ne m’apporte un ordre du roi, mon maître et le sien, en bonne forme, ce qu’il n’a pu faire jusqu’à présent.
... Je finis en vous disant que si vous voulez faire pour le mieux, vous resterez tranquille dans votre charmante solitude à la porte de Tonnerre et vous ne retournerez à Paris que d’autant que la Cour vous payera vos courses mieux qu’à moi, et songez que soit que les hommes ou les femmes vous louent ou vous blâment, vous n’en êtes ni meilleure ni plus mauvaise. La gloire des bons est dans leur conscience et non dans la bouche des hommes.
Embrassez pour moi tous les parents et amis et surtout la comtesse de Candale et toute sa maison que j’aimerai plus que Tonnerre tout ensemble si l’esprit de cabale qui règne de tout temps dans cette petite ville se fait sentir à mon égard. Un beau jour, j’irai baptiser leur vin pétulant. Mais c’est en vain qu’on prêcherait cette morale à ses habitants. Ils ressembleront toujours aux pierres à 100 fusil qui se trouvent dans leurs vignes, qui plus on les bat, plus elles font feu. Je vous embrasse bien tendrement; attendez l’avenir, vous devez savoir que je ne suis pas embarrassé de mon existence; laissez passer la petite tempête: le vent impétueux qu’il fait n’est qu’une pétarade, et si vous continuez à pleurer, je serai obligé de vous envoyer des mouchoirs de la Compagnie des Indes anglaises. Je me porte si bien que je compte enterrer tous mes ennemis morts ou vifs. Adieu[77].
101
Lutte acharnée du chevalier d’Éon contre le comte de Guerchy; guerre de libelles; publications à Londres des Lettres, Mémoires et Négociations.—Louis XV envoie à d’Éon des émissaires; arrestation d’Hugonnet à Calais; le secret exposé à être découvert.—Procès intenté par d’Éon au comte de Guerchy; condamnation de l’ambassadeur de France par le jury anglais.—Le roi accorde une pension au chevalier d’Éon, qui se décide à rester en Angleterre.
L’orage dont d’Éon semblait faire si peu de cas était loin cependant de se calmer et «le petit Jupiter» qui en détenait les foudres, furieux de son insuccès, n’avait pas encore désarmé. Il s’était d’abord attaqué aux partisans de son adversaire et venait d’obtenir du ministre un ordre qui rappelait en France M. d’Éon de Mouloize, en le privant arbitrairement de son titre de lieutenant de cavalerie. Puis, ayant épuisé toutes les ressources de la pression officielle, il avait essayé d’une tactique plus détournée: il s’était lancé avec ardeur dans une guerre de libelles à laquelle l’incident qui s’était passé chez lord Halifax avait donné naissance. Les feuilles anglaises avaient en effet, dès le lendemain de cette soirée, donné un discret commentaire de la querelle. Elles n’étaient pas favorables à l’ambassadeur, qui avait pu se rendre compte qu’il n’avait pas les rieurs de son côté. Il avait voulu 102 publier son récit de l’incident et en avait confié la rédaction à un écrivain nommé Goudard, étrangement maladroit dans un métier qui le faisait vivre. En échange de quelques guinées, le sieur Goudard remit à M. de Guerchy un petit libelle d’une forme assez innocente, mais où les faits étaient relatés sous un jour si favorable à l’ambassadeur que d’Éon se trouvait naturellement convié à répliquer[78]. Guerchy savait par expérience combien d’Éon avait la répartie facile; il espérait que son adversaire ne saurait pas résister à un tel plaisir et par là s’exposerait de lui-même aux rigueurs de la loi anglaise, si stricte en matière de libelles.
Cependant, soit qu’il ne se jugeât pas offensé, soit qu’il se doutât du piège, d’Éon se tint coi et l’attente de l’ambassadeur fut encore une fois déçue. A ce moment, le sieur de Vergy vint proposer à Guerchy de mettre à son service, moyennant une légère rémunération, une plume moins bénigne. Il pouvait, lui aussi, se considérer comme offensé par le libelle, et ce prétexte était suffisant pour envenimer les choses. Il publia donc une petite brochure qui prenait directement à partie le chevalier[79]. D’Éon se crut cette fois obligé de répondre, mais il le fit en termes assez modérés pour terminer le débat. Ce n’était pas le compte de l’ambassadeur, que le sentiment de sa 103 dignité ne retenait nullement et qui voulait avoir le dernier mot. Il s’obstina, n’épargnant aucune maladresse, et lança une «contre-note», véritable pathos, lourd et sot réquisitoire contre d’Éon[80]. Cette publication eut l’effet singulier d’exciter la verve de personnes étrangères à la querelle. Des libelles anonymes rédigés en anglais se répandirent dans le public; on fit circuler des opuscules manuscrits, les uns prenant fait et cause pour d’Éon, d’autres faisant l’apologie de l’ambassadeur. Vergy; le sieur Lescalier, ancien scribe de l’ambassade; le chevalier Fielding, juge de paix de Londres, se jetèrent dans la mêlée. Une femme même, nommée Bac de Saint-Amand, signa quelques feuillets qui furent jugés si comiques que l’on s’en arracha une seconde édition[81].
D’Éon, pendant les trois mois qui virent éclore plus de vingt productions différentes, s’était à peu près contenu; mais sa patience en même temps que ses ressources s’épuisaient de jour en jour. Abandonné par le roi et sans argent, il avait écrit au duc de Choiseul pour lui demander, puisque, disait-il, «il ne pouvait obtenir justice des procédés de M. de Guerchy», la permission de passer avec deux de ses cousins au service de l’Angleterre. En même temps, et en termes plus humbles 104 et plus affectueux, mais où les allusions comminatoires étaient plus clairement exposées, il sollicitait une dernière fois l’appui du duc de Nivernais[82].
Ces lettres restèrent sans réponse aussi bien que celles qu’il faisait parvenir en même temps au duc de Broglie et à M. Tercier. Poussé autant par le besoin que par le désir de vengeance, d’Éon se décida alors à user contre M. de Guerchy de ses dernières armes. Il publia le 22 mars 1764 un volume fort gros et fort impertinent pour son ambassadeur et aussi pour les ministres. C’était, sur le ton d’une raillerie parfois assez fine, mais toujours agressive, un violent exposé de tous ses démêlés avec M. de Guerchy. D’Éon reproduisait, en outre, les lettres qu’il avait osé écrire à son ambassadeur et celles qu’il avait reçues de lui, lettres intimes où, dans un style lourd et confus, s’étalaient toute la mesquine parcimonie de M. de Guerchy et son embarras à ses débuts dans la diplomatie. Enfin, dans une troisième partie, d’Éon donnait des extraits de la correspondance échangée entre le duc de Praslin et le duc de Nivernais, correspondance que ce dernier lui avait communiquée et où les deux amis s’exprimaient en toute confiance et liberté sur le peu de capacité de M. de Guerchy[83].
105
Ces révélations si humiliantes et si pénibles pour M. de Guerchy produisirent une vive émotion à Londres. Quinze cents exemplaires de l’ouvrage furent enlevés en quelques jours. Mais tout ce beau scandale n’eut aucunement le résultat espéré. D’Éon perdit seulement beaucoup des sympathies que sa bonne humeur et son esprit lui avaient attirées autrefois et que toutes ses incartades n’avaient pas encore lassées. Walpole écrivant alors au comte Hertford, ambassadeur d’Angleterre à Paris, traduit fidèlement l’opinion anglaise, qui blâmait d’Éon, sévèrement mais non sans regrets:
«D’Éon vient de publier le plus scandaleux in-quarto, accusant outrageusement M. de Guerchy et très offensant pour MM. de Praslin et de Nivernais. En vérité je crois qu’il aura trouvé le moyen de les rendre tous les trois irréconciliables... Le duc de Praslin doit être enragé de l’étourderie du duc de Nivernais et de sa partialité pour d’Éon et en viendra sûrement à haïr Guerchy. D’Éon, d’après l’idée qu’il donne de lui-même, est aussi coupable que possible, fou d’orgueil, insolent, injurieux, malhonnête; enfin un vrai composé d’abominations, cependant trop bien traité d’abord, ensuite trop mal par sa Cour; il est 106 plein de malice et de talent pour mettre sa malice en jeu... Le conseil se réunit aujourd’hui pour délibérer sur ce qu’on peut faire à ce sujet. Bien des gens pensent qu’il n’est possible de rien faire. Lord Mansfield croit qu’on peut faire quelque chose; mais il a un peu de promptitude à prendre en pareil cas l’opinion la plus sévère. Je serais bien aise pourtant que la loi permît la sévérité dans le cas présent[84].»
Le conseil du roi approuva les intentions de lord Mansfield. Si l’ouvrage n’était pas à proprement parler un véritable libelle, il contenait des insinuations injurieuses qui permettaient l’application du bill. D’ailleurs le corps diplomatique entier s’était joint à M. de Guerchy pour demander qu’on ouvrît une information, et l’attorney général intenta au nom du roi contre d’Éon un procès en libelle qui fut plaidé quelques mois plus tard.
L’impression avait été très grande à Londres; elle fut encore bien plus vive à Paris, et l’auteur du scandale y fut encore plus sévèrement jugé, ainsi que le relate, à la date du 14 avril, un contemporain qui notait au jour le jour les nouvelles politiques ou littéraires:
«Le livre de M. d’Éon de Beaumont fait une sensation très vive ici: on y voit des lettres attribuées à MM. de Praslin, de Nivernais, de Guerchy, avec des notes de l’infidèle rédacteur. Elles ne donnent pas une idée avantageuse du génie, de l’esprit et de la politique de ceux qui les ont écrites. Cet écrit est 107 précédé d’une préface dans laquelle M. d’Éon expose les motifs qui le forcent à publier ces lettres. L’indignité de son procédé, les disparates de sa conduite et de son style dans ses récits dénotent un méchant homme et un fou[85].»
Il ajoute le 26 avril: «... Le procès a été commencé contre M. d’Éon, dont il est tant question aujourd’hui comme auteur du libelle le plus scandaleux et des calomnies les plus atroces[86].»
Le recueil que l’opinion publique taxait aussi sévèrement et justement devait soulever à Versailles non pas seulement de l’indignation, mais aussi des craintes très vives. En effet, l’on pouvait tout redouter d’un homme dont l’esprit était égaré à ce point. D’Éon s’était contenté pour cette fois de ne parler que de ses propres affaires; mais rien n’assurait qu’il se montrerait aussi réservé dans l’avenir et qu’il ne révélerait pas les secrètes et délicates négociations auxquelles il avait été mêlé, lors de la conclusion des derniers traités.
Le duc de Praslin décida que le livre serait mis au pilon; mais pendant qu’il donnait cet ordre il s’occupait de négocier avec l’auteur. Le roi l’y encourageait, car il partageait personnellement les craintes de son ministre. Il venait, en effet, de prendre connaissance de deux lettres adressées par d’Éon à 108 M. Tercier, qui n’avait pas voulu répondre. Les termes n’en étaient d’ailleurs que trop clairs:
Je n’abandonnerai jamais le Roi, disait d’Éon dans l’une d’elles, ni ma patrie le premier; mais si, par malheur, le Roi et ma patrie jugent à propos de me sacrifier en m’abandonnant, je me disculperai aux yeux de toute l’Europe, et rien ne sera plus facile, comme vous devez bien le sentir. Je ne vous dissimulerai pas, monsieur, que les ennemis de la France, croyant pouvoir profiter du cruel de ma position, m’ont fait faire des offres pour passer à leur service. Les avantages qu’ils peuvent m’offrir ne me touchent pas et l’honneur seul me déterminera en cette occasion. J’ai répondu comme je le devais... Les chefs de l’opposition m’ont offert tout l’argent que je voudrais, pourvu que je dépose chez eux mes papiers et mes dépêches bien fermés et cachetés, avec promesse de me les rendre dans le même état en rapportant l’argent. Je vous ouvre mon cœur et vous sentez combien un pareil expédient répugne à mon caractère... Mais si je suis abandonné totalement et si d’ici au 22 avril, jour de Pâques, je ne reçois pas la promesse signée du Roi ou de M. le comte de Broglie que tout le mal que m’a fait M. de Guerchy va être réparé... alors, monsieur, je vous le déclare bien formellement et bien authentiquement, toute espérance est perdue pour moi, et en me forçant de me laver totalement dans l’esprit du roi d’Angleterre, de son ministère et de la chambre des pairs et des communes, il faut vous déterminer à une guerre des plus prochaines dont je ne serai certainement que l’auteur innocent, et cette guerre sera inévitable. Le Roi d’Angleterre y sera contraint par la force et la nature des circonstances, par le cri de la nation et du parti de l’opposition[87].
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Louis XV, qui n’allait pas jusqu’à croire que d’Éon tînt dans son portefeuille la paix ou la guerre avec l’Angleterre, ne s’émut pas plus que de raison du péril dont on le menaçait; mais il fut plus sensible au danger que courait son secret. M. de Praslin ne lui avait pas caché qu’il avait le plus grand désir «de voir arriver d’Éon en France et qu’il y fût bien enfermé». Le ministre avait même envoyé en Angleterre des exempts qui devaient s’emparer du chevalier; mais «il leur avait défendu de l’avoir autrement que vif». Louis XV toutefois «ne pouvait croire que son agent fût un traître[88]». Il le jugeait plus froidement et plus justement que ses ministres secrets. Malgré ses défauts, son orgueil et sa folie, d’Éon était incapable d’une déloyauté. S’il avait été amené à écrire des lettres aussi compromettantes, il ne l’avait fait que contraint par le besoin et poussé à bout par les procédés d’une rigueur ou d’une faiblesse également excessives employés à son égard, et aussi par le silence obstiné que gardaient à son égard le comte de Broglie et Tercier. Il avait cru récemment, en apprenant la mort de Mme de Pompadour, que les ministres secrets allaient enfin jouir officiellement du crédit qu’ils avaient auprès du monarque. Son espoir avait été déçu: Louis XV avait continué son double jeu, et le comte de Broglie ne s’était pas senti assez fort pour profiter de l’occasion et s’imposer au roi. Il n’avait pas même osé solliciter en faveur de d’Éon.
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Abandonné de tous côtés, celui-ci avait été singulièrement flatté des offres du parti libéral, qui assimilait son sort à celui de Wilkes, idole du peuple et victime d’un procès en libelle. Sa popularité à Londres s’était rapidement accrue; on acclamait son nom à la suite de celui du tribun populaire, mais on le flattait surtout dans l’espérance qu’il pourrait révéler quelques détails scandaleux sur la conclusion de la dernière paix. Ce parti attendait de lui des armes redoutables contre lord Bute, les anciens ministres et leurs successeurs, que l’on disait payés par la France. D’Éon n’avait pas voulu répondre à ces avances, mais il ne les avait pas repoussées; il s’en était vanté auprès des ministres secrets, espérant obtenir par l’intimidation les secours refusés à ses prières. Il n’avait pas tout à fait manqué son but, puisqu’il était parvenu à inspirer au roi des craintes sérieuses, sinon pour la paix européenne, du moins pour le secret. Louis XV, sur la proposition du comte de Broglie, envoya en Angleterre M. de Nort, avec la mission de calmer la colère de M. de Guerchy, mais aussi avec l’instruction formelle de ramener d’Éon par des conseils et des promesses, et de savoir tout au moins quelles étaient ses exigences. D’Éon, qui avait vu maintes fois M. de Nort chez le comte de Broglie, le reçut avec enthousiasme. Croyant cette fois que l’heure de la réhabilitation allait sonner pour lui, il se montra d’une modération inattendue.
A peine eut-il pris connaissance de la lettre du comte de Broglie apportée par M. de Nort, qu’enivré 111 par les promesses et les flatteries qui s’y trouvaient en guise d’appât, il écrivit au roi dans son premier mouvement:
Sire,
Je suis innocent et j’ai été condamné par vos ministres; mais dès que Votre Majesté le souhaite, je mets à ses pieds ma vie et le souvenir de tous les outrages que M. de Guerchy m’a faits. Soyez persuadé, Sire, que je mourrai votre fidèle sujet et que je puis mieux que jamais servir Votre Majesté pour son grand projet secret, qu’il ne faut jamais perdre de vue, Sire, si vous voulez que votre règne soit l’époque de la grandeur de la France, de l’abaissement et peut-être de la destruction totale de l’Angleterre, qui est la seule puissance véritablement toujours ennemie et toujours redoutable à votre royaume.
Je suis, Sire, de Votre Majesté, le fidèle sujet à la vie et à la mort.
D’Éon[89].
En écrivant ce billet, d’Éon n’avait écouté que sa première inspiration; il reconnut de suite qu’il s’était trop hâté. Il n’avait voulu voir dans la lettre du comte de Broglie qu’une amorce pour des négociations plus étendues. Son erreur avait été complète, car si M. de Nort était disposé à laisser venir d’Éon, il devait s’en tenir aux termes de la lettre, qui promettait au chevalier une somme d’argent à déterminer et l’assurance que le roi s’occuperait de son avenir. On ne parlait point de lui rendre son grade, ni de lui donner aucune satisfaction contre M. de Guerchy.
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Il y avait quelque maladresse à infliger à d’Éon cette nouvelle et plus cruelle déception. C’était l’irriter inutilement et en même temps augmenter par de vains pourparlers son arrogance et son infatuation. Le chevalier s’aperçut dès le lendemain de l’arrivée de M. de Nort qu’il s’était fait de grandes illusions; aussi, dans un accès de colère, il renvoya au messager la lettre du comte de Broglie en ajoutant que «puisque l’on n’agissait pas de bonne foi avec lui», il préférait rester «comme le bouc de la Fable au fond du puits où les ordres du roi ainsi que ceux de M. de Broglie et les haines particulières des guerchiens l’avaient jeté[90]». M. de Nort ne se découragea pas et fit tous ses efforts pour lui faire entendre raison; mais d’Éon se montra intraitable et les lettres pressantes de M. Tercier n’eurent pas un meilleur effet. Sentant seulement qu’il avait été trop loin en ne se ménageant aucune porte de sortie pour l’avenir, d’Éon déclara à M. de Nort que l’on ne pouvait raisonnablement exiger de lui qu’il livrât les seules armes qu’il pouvait opposer aux poursuites judiciaires de M. de Guerchy. Que l’ambassadeur se désistât de son instance, et les négociations en seraient aussitôt simplifiées. Devant cette fin de non-recevoir passablement ironique, M. de Nort jugea qu’il n’avait plus rien à faire à Londres. Il n’avait pas mieux réussi d’ailleurs auprès de M. de Guerchy.
Le moment était mal choisi en effet pour parler de 113 modération à l’ambassadeur. Celui-ci ne s’était jamais vu aussi près du but, aussi sûr de tenir sous peu le chevalier à merci. L’humiliation retentissante qu’il venait de subir avait d’ailleurs grandement augmenté son irritation. Il attendait l’issue du procès en libelle, comptant sur la loi anglaise pour condamner enfin son ennemi et tenant prêts déjà pour se saisir de celui-ci quelques sbires soigneusement choisis, que lui avait envoyés, sur sa demande, le duc de Praslin. «Un voilier monté de vingt-un hommes armés se trouvait mouillé à Sgravesend», et l’on avait «détaché un petit bateau de six rameurs qui stationnait entre le pont de Westminster et celui de Londres» et qui devait recevoir le chevalier aussitôt qu’on se serait emparé de sa personne. Les admirateurs que d’Éon avait trouvés dans les bas-fonds de Londres, parmi les ouvriers du port, appelés les mobs, étaient venus lui faire incontinent ce rapport, ce qui permit encore une fois à l’insaisissable chevalier de se soustraire aux poursuites de son ambassadeur, prématurément triomphant. D’Éon écrivit au lord chief justice, comte Mansfield, à milord Bute et à M. Pitt des lettres qu’il fit imprimer et que les journaux publièrent; il y racontait les complots qui se tramaient autour de lui[91], en appelait à l’opinion anglaise et demandait aux ministres responsables de pourvoir à sa sécurité.
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M. Pitt seul lui répondit en quelques lignes: «Vu l’extrême délicatesse des circonstances, vous pourrez trouver bon que je me borne à plaindre une situation sur laquelle il ne m’est pas possible d’offrir des avis que vous me témoignez désirer d’une manière très flatteuse[92]».
L’agitation entretenue par d’Éon autour de sa personne, dans un pays où la liberté individuelle était si fortement sauvegardée, suffit à le mettre à l’abri des tentatives de M. de Guerchy. L’été approchait; il partit pour Staunton Harold, propriété de son ami le comte Ferrers, tandis que l’ambassadeur prenait un congé et regagnait la France.
L’automne ramena M. de Guerchy à Londres, où allait se dérouler le procès en libelle intenté contre d’Éon. Le cabinet anglais avait presque donné à l’ambassadeur l’assurance qu’il obtiendrait un verdict affirmatif et pourrait mettre la main sur d’Éon et ses papiers. Cependant d’Éon, dont on pouvait tout attendre, sauf une reculade, ne parut pas à l’audience. Son avocat demanda un sursis, alléguant qu’il n’avait pas été accordé à la défense un temps suffisant pour réunir les témoignages qu’elle comptait fournir; les juges, refusant tout délai, passèrent outre. La sentence fut telle qu’on l’espérait: d’Éon était condamné; mais lorsqu’on se présenta chez lui pour lui notifier le jugement, on trouva l’appartement vide; notre chevalier avait pris les devants. Ne 115 pouvant douter que l’issue du procès lui fût défavorable, il avait gagné la Cité et s’était retiré dans un garni en compagnie de son cousin de Mouloize. Il se croyait si bien en sûreté et se cachait si peu qu’il faillit être arrêté de suite par «deux messagers d’État qui vinrent avec un warrant et nombre de soldats armés en la maison de Mme Eldoves, où l’on supposait que le sieur d’Éon s’était réfugié». «Les agents, raconte d’Éon lui-même, cassèrent les portes, armoires, valises, armoires, pour me chercher et ne trouvèrent que mon cousin d’Éon de Mouloize, qui était tranquillement à se chauffer auprès du feu avec Mme Eldoves et une autre dame. Cette autre dame était celle qu’on appelle communément le chevalier d’Éon[93].»
Les ministres anglais, talonnés par Guerchy et furieux de la maladresse des agents de la police autant que de la mollesse de leur chef, s’impatientaient; lord Halifax, «violemment fâché que d’Éon fût encore en liberté», s’étonnait que le solicitor général fût absent à ce moment critique; il l’invitait à revenir en hâte, afin que cette affaire n’essuyât plus aucun retard et que l’on s’emparât du coupable, par tous les moyens légaux, pour l’amener à subir la sentence de la cour[94]. Toutes ces mesures furent vaines; 116 d’Éon, rendu plus prudent par l’alerte qu’il venait de subir, s’était définitivement terré. Il avait «mis ses espions en campagne», ne sortant «qu’avec les sûretés qu’un capitaine de dragons doit prendre en temps de guerre[95]», et dans sa réclusion travaillait à une «ample et magnifique défense» contre la cabale de la Cour. C’était le couronnement de toutes ses folies qu’il préparait, le bouquet du feu d’artifice dont il avait étourdi son ambassadeur. Sa «magnifique défense» allait causer à Londres et à Paris un scandale inouï, unique dans les annales de la diplomatie. Ayant dédaigné de répondre à une assignation devant un simple tribunal du ban royal, il allait assigner l’ambassadeur de France, pour tentative d’empoisonnement et d’assassinat, devant le grand jury d’Old Bailey.
D’Éon reprenait, en effet, toutes ses anciennes accusations. Il avait découvert un précieux témoin et recueilli de nouvelles preuves. A son instigation, le sieur Treyssac de Vergy rentrait en scène. Emprisonné pour dettes et abandonné par l’ambassadeur qu’il avait servi de sa plume, mais dont il n’avait pu obtenir aucun secours, Vergy s’était retourné tout repentant vers d’Éon; il lui avait promis d’appuyer de son témoignage les plus graves révélations. Il certifia de nouveau qu’il était venu en Angleterre sur les ordres des ministres, qui lui avaient donné à entendre qu’ils désiraient «déshonorer d’Éon, mais 117 qu’il fallait une main étrangère et habile[96]». A peine arrivé à Londres, M. de Guerchy avait suscité les événements qui, grâce à d’Éon, avaient eu une si grande publicité. Vergy se disait prêt à signer ses déclarations, et, pour plus de sûreté, à les résumer dans son testament; il les renouvela d’ailleurs au moment de sa mort, en 1774, comme le prouvent les papiers du chevalier[97].
En dépit de tout ce qu’il avait de suspect, un pareil témoignage était fort compromettant aux yeux des jurés anglais. Guerchy ne voulait pas s’en convaincre et se refusait à croire qu’on pût ajouter foi à tous ces racontars qui «faisaient frémir d’horreur». Plus stupéfait qu’ému, il trouvait seulement que «d’Éon avait mis le comble à sa scélératesse[98]». Celui-ci exultait bruyamment; toutefois, pour ne pas rompre avec le ministère secret, il s’efforçait d’intéresser le comte de Broglie à son sort et de rendre leurs intérêts communs; en lui communiquant une longue déposition de Treyssac de Vergy, il écrivait:
«Enfin, monsieur, voilà donc le complot horrible découvert; je puis à présent dire à M. de Guerchy ce que le prince de Conti disait au maréchal de Luxembourg avant la bataille de Steinkerque: 118 «Sangarède, ce jour-là est un grand jour pour vous, mon cousin. Si vous vous tirez de là, je vous tiens habile homme...» Le roi ne peut à présent s’empêcher de voir la vérité; elle est mise au grand jour... J’ai instruit le duc d’York et ses frères de la vérité et des noirceurs du complot contre vous, le maréchal de Broglie et moi. Ceux-ci instruisent le roi, la reine et la princesse de Galles. Déjà M. de Guerchy, qui a été revu de très mauvais œil à son retour, est dans la dernière confusion malgré son audace, et je sais que le roi d’Angleterre est disposé à rendre justice à M. le maréchal et à moi. Agissez de votre côté, monsieur le comte, et ne m’abandonnez pas ainsi que vous paraissez le faire. Je me défendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang et par mon courage je servirai votre maison malgré vous, car vous m’abandonnez, vous ne m’envoyez point d’argent, tandis que je me bats pour vous. Ne m’abandonnez point, monsieur le comte, et ne me réduisez pas au désespoir. J’ai dépensé plus de douze cents livres sterling pour ma guerre, et vous ne m’envoyez rien: cela est abominable; je ne l’aurais jamais cru, monsieur le comte, permettez-moi de vous le dire[99].»
Le comte de Broglie, désirant naturellement ne s’associer en rien à une telle campagne, se garda bien d’envoyer les secours que d’Éon sollicitait avec tant d’impudence. Depuis plusieurs mois déjà, il avait renoncé à faire passer sous les yeux du roi les réclamations 119 de son agent secret; mais cette fois, comprenant l’imminence du scandale que d’Éon allait faire naître, il demanda à Louis XV la permission de se rendre lui-même à Londres. Le roi trouva que d’Éon méritait d’être «pilé comme le muphti[100]»; il adhéra toutefois à la proposition du comte de Broglie et chercha un prétexte pour faire approuver cette mission par M. de Praslin; mais un incident qui mettait son secret en péril vint absorber son attention et le détourner de ce projet.
Un nommé Hugonnet, ancien courrier du marquis de L’Hospital, puis du duc de Nivernais, que d’Éon avait conservé à son service, venait d’être arrêté à Calais porteur de dépêches de Drouet, le secrétaire du comte de Broglie. Soupçonné depuis longtemps d’être l’intermédiaire de la correspondance secrète dont les ministres avaient eu vent, il avait déjoué jusqu’alors les espions mis à ses trousses. Moins heureux cette fois, il avait été appréhendé au moment même où il se présentait au bureau de la marine pour y obtenir son passeport. «Sur l’énoncé de son nom, rapporte d’Éon, le commissaire de la marine lui porta aussitôt la pointe de son épée sur la poitrine en lui disant qu’il le faisait prisonnier d’État. Deux grenadiers le conduisirent chez M. de la Bouillie, commandant de la ville de Calais, qui s’empara du paquet de papiers et fit conduire le dit sieur Hugonnet au secret de la prison; on le fit déshabiller, on y décousit 120 ses vêtements jusqu’au talon de ses bottes. Sept jours après il arriva un exempt de la police de Paris qui fit mettre les fers aux pieds et aux mains d’Hugonnet et une chaîne au milieu du corps. Attaché au siège d’une chaise de poste, il fut conduit à la Bastille[101].»
L’arrestation d’Hugonnet amena celle de Drouet. Le duc de Praslin crut enfin tenir la preuve de la correspondance du comte de Broglie avec le criminel d’État qu’était d’Éon. Il se hâta d’avertir le roi de cette découverte et de ses soupçons. Louis XV, voyant son secret de nouveau en péril, ne songea pas à arrêter l’enquête par une simple manifestation de sa volonté: il préféra les tristes expédients que lui avait déjà suggérés sa faiblesse; l’attrait pervers de cette politique souterraine lui fit imaginer une comédie dont les agents subalternes de ses ministres devaient être à la fois les confidents et les acteurs. Il fit appeler le lieutenant de police, M. de Sartine, et lui recommanda «de mettre à l’écart tous les papiers qui pourraient être saisis dans cette affaire concernant le comte de Broglie, Durand et Tercier». Et satisfait de cette manœuvre habile, mais encore plus étrange, il écrivait à Tercier cet aveu d’une humilité inattendue de la part d’un monarque absolu: «Je me suis ouvert et confié au lieutenant de police et il paraît que cela lui a plu, mais il faut attendre de sa sagesse et de cette marque de confiance qu’il 121 fera bien; si le contraire arrive, nous verrons ce qu’il y a à faire[102].»
Sartine s’était, au premier moment, montré flatté de la confidence inattendue qui lui avait été faite; mais il n’avait accepté qu’en tremblant un rôle hasardeux qui répugnait à son caractère autant qu’à sa qualité de magistrat et l’exposait en outre au ressentiment du duc de Praslin. Le comte de Broglie l’avait même trouvé si hésitant que, pour le convaincre, il avait dû à deux reprises le chapitrer et le persuader qu’il ne pouvait se soustraire à la besogne que le roi attendait de lui. Les papiers de Drouet furent donc soigneusement triés et on ne laissa, pour l’instruction de l’affaire, que quelques lettres sans importance. Les pièces ainsi mises en sûreté, on pouvait encore craindre que les inculpés ne commissent quelque imprudence de langage. Louis XV dut s’adresser, directement et sous le sceau du secret, au gouverneur de la Bastille, M. de Jumilhac, afin qu’il permît à M. Tercier d’entrer dans la prison et de communiquer aux inculpés les dépositions que le comte de Broglie «avait mis plus de quinze heures à préparer[103]». Les rôles furent si bien appris et tous les détails si minutieusement prévus que la comédie eut plein succès. Aucun indice certain de correspondance compromettante ne put être relevé, et M. de Praslin, qui assistait à l’audience, 122 dut s’incliner devant un jugement dont il n’était point dupe. Il sortit furieux de la salle et dit à M. de Sartine: «Je sens bien que ces gens se moquent de moi...» Mais, devinant qu’il se heurtait à une volonté supérieure, il résolut d’attendre de nouveaux incidents pour reprendre cette affaire.
Drouet fut relâché au bout de quelques jours; mais, afin de ne pas éveiller les soupçons par une trop grande indulgence, on laissa Hugonnet à la Bastille. Il y resta plus de trente mois, pendant lesquels il perdit toutes les économies du petit commerce qui le faisait vivre. Il se trouvait réduit à la misère en 1778 et ne dut quelques dédommagements qu’aux démarches pressantes que d’Éon fit alors en sa faveur auprès de M. de Sartine[104].
Cet incident, qui avait provoqué des impressions si diverses à Versailles, avait à Londres ravivé l’espoir de vengeance que M. de Guerchy nourrissait contre son antagoniste et le parti de Broglie. Aussi l’annonce de ce nouvel échec fut-elle une cruelle déception qui ranima l’irritation de l’ambassadeur.
Des propos bizarres commençaient d’ailleurs à courir sur le compte de d’Éon, et trouvaient à l’ambassade l’appui d’une malignité toujours en éveil. Les mœurs réservées du chevalier et l’absence de toute intrigue féminine dans sa vie avaient depuis longtemps attiré sur lui une ironique curiosité. Les langues les moins perfides raillaient la faiblesse de 123 sa constitution, d’autres le soupçonnaient d’être une femme; mais un grand nombre, épris de singularité, attribuaient au pauvre chevalier les deux sexes à la fois. Si étrange et si grossière que puisse paraître l’allégation, il est certain qu’elle fut émise et rencontra, alors comme plus tard, une surprenante crédulité. D’autres insinuations, moins ridicules mais plus redoutables, et inspirées par les mêmes ennemis, lui attribuaient la paternité d’un libelle injurieux, paru sous la forme d’une lettre anonyme adressée au lord chief-justice. D’Éon avait dû protester et faire paraître une réponse assez hautaine pour détruire de pareilles accusations; mais l’attention publique qu’il avait si souvent éveillée s’attachait maintenant à lui au point de mettre à son compte plusieurs des ouvrages satiriques dont la mode commençait à sévir. On le regardait comme l’auteur d’un «dialogue entre M. Frugalité et M. Vérité» et l’on n’avait pas eu de peine à discerner sous ces pseudonymes l’ambassadeur et l’ex-ministre plénipotentiaire de France. A Paris on croyait reconnaître son style acerbe dans un ouvrage en six volumes intitulé: L’espion chinois ou l’envoyé secret de la cour de Pékin pour examiner l’état présent de l’Europe[105]. C’était attribuer à d’Éon beaucoup plus d’ouvrages qu’il n’en pouvait produire. Tout occupé du procès qu’il avait intenté à son ambassadeur, aidé de son secrétaire et de ses avocats, il avait recueilli et souvent inspiré les «affidavit» 124 ou dépositions écrites de ses témoins. Ce fut le 1er mars 1765 que se réunit le grand jury de la cour d’Old Bailey, avec des attributions voisines de celles d’une chambre des mises en accusation de nos jours. A l’unanimité, les jurés déclarèrent la poursuite fondée et rendirent leur sentence sous la forme de ce curieux «indictment»:
Les jurés pour notre souverain maître le roi, sous serment, représentent que Claude-Louis-François Regnier comte de Guerchy, dernièrement à Londres, étant une personne d’esprit et de disposition cruels et n’ayant pas la crainte de Dieu devant ses yeux, mais étant poussé et séduit par les instigations du diable et ayant conçu la pire malice envers Charles-Geneviève-Louis-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont, et sans égard aux lois de ce royaume, le 31e jour d’octobre dans la 4e année du règne de notre souverain Seigneur George III, par la grâce de Dieu roi de Grande-Bretagne, France et Irlande, défenseur de la foi, etc.... dans le susdit Londres, dans la paroisse de Sainte-Marie, a méchamment, déloyalement et malicieusement sollicité et encouragé Pierre-Henry Treyssac de Vergy à tuer et assassiner le dit Charles-Geneviève-Louis-Auguste Timothée d’Éon de Beaumont, au grand dommage dudit Charles-Geneviève-Louis-Auguste-Andrée Timothée d’Éon de Beaumont, au mépris de notre souverain Maître et de ses lois[106]...
L’émotion que causa ce verdict fut inouïe: M. de Guerchy s’attendait à toute heure à être appréhendé; son maître d’hôtel Chazal, qui était accusé d’avoir versé le poison, venait de s’enfuir en même temps qu’un des secrétaires qui avait rédigé quelques-uns des 125 libelles. Les cabinets de Londres et de Paris étaient exaspérés; Louis XV et le comte de Broglie ne pouvaient comprendre une législation qui livrait un ambassadeur à des tribunaux étrangers. La situation de M. de Guerchy était d’autant plus grave que le droit anglais reposait sur une foule de textes assez peu connus et complexes; le cas visé avait été prévu par une loi fort ancienne que la jurisprudence, dans une matière si rare, n’avait pas eu l’occasion de modifier. Un seul fait pouvait être invoqué à titre de précédent: il s’était passé sous Cromwell, et avait eu pour épilogue l’exécution capitale d’un ambassadeur de Portugal.
M. de Guerchy ne pouvait croire qu’un sort semblable l’attendît; mais l’esprit anglais lui avait réservé déjà de telles surprises que l’incertitude augmentait son abattement et le poussait aux démarches les plus inconsidérées. Il était profondément humilié et son attitude remplissait de joie d’Éon qui, tout glorieux, arrogant et plein de menaces, donnait libre cours à son persiflage malicieux: «Dans la position où sont les choses, écrivait-il au comte de Broglie, il faut absolument que l’arrangement que vous m’avez fait proposer soit fini incessamment et que vous arriviez au premier jour sans perdre de temps, au 20 de ce mois... Ceci est la dernière lettre que j’ai l’honneur de vous écrire au sujet de l’empoisonneur et du scélérat Guerchy, qui serait rompu vif en France s’il y avait de la justice. Mais, grâce à Dieu, il ne sera que pendu en Angleterre... Je vous donne 126 ma parole que sous peu le Guerchy sera arrêté au sortir de la Cour et conduit dans la prison des criminels à la Cité de Londres; son ami Praslin viendra l’en tirer s’il le peut; vraisemblablement l’ami qui l’en tirera sera le bourreau[107].»
Ces prédictions ironiques ne se réalisèrent pas. Un verdict aussi singulier ne pouvait autoriser l’application d’une loi surannée. Le cabinet anglais en eût redouté les conséquences, s’il n’en avait déjà compris l’injustice et même le ridicule. Il chercha aussitôt un moyen qui lui permît de parer aux dangers de son inflexible législation et le trouva dans les arcanes même de son droit. Par un writ d’assertiorari le procès fut évoqué en appel au banc du roi. Ce nouveau tribunal déclara le jugement en suspens, et, sans trancher la question pour le fond, délivra, en faveur de l’ambassadeur, une ordonnance de noli prosequi.
L’affaire était définitivement enterrée. Le comte de Guerchy dut se trouver satisfait de ce piètre expédient qu’il avait sollicité instamment, et qui ne le lavait point aux yeux du public de la honte de ce scandaleux débat. L’estime des ministres et des gens clairvoyants lui restait, et il dut s’en contenter, car l’opinion anglaise lui était en général opposée. On critiqua fort l’intervention du roi dans une matière purement judiciaire; lord Chesterfield, écrivant à son fils Philippe Stanhope, en contestait lui-même 127 la légalité[108]. Ce fut dans le peuple une explosion de mécontentement qui faillit mettre en danger la personne même de l’ambassadeur. La populace ne ménagea point ses huées à Guerchy. Un jour même on arrêta son carrosse; il dut cacher sa croix du Saint-Esprit et déclarer qu’il n’était pas l’ambassadeur, mais son secrétaire seulement. La foule menaçante ne l’en poursuivit pas moins jusqu’à son hôtel; les valets de l’ambassade fermèrent précipitamment la grille, ce qui donna le temps à la force publique d’arriver et de mettre fin à un incident qui eût pu avoir les plus graves conséquences.
La situation devenait intolérable à Londres pour M. de Guerchy. Il prit un congé et passa de longs mois en France; puis il fit de nouveau, en 1766, un court séjour en Angleterre, où il ne devait plus revenir. M. Durand fut nommé ministre de France par intérim. C’était un des plus fidèles agents du secret, qui avait déjà représenté le roi en Pologne.
D’Éon n’avait pas attendu l’arrivée à Londres de ce nouvel envoyé, qu’il connaissait de longue date, pour tenter de renouer, par des prières et des menaces, ses négociations avec M. de Broglie. Celui-ci, se montrant toujours indulgent et jugeant le moment opportun, consentit à reprendre les pourparlers. Le chevalier ne fit plus de difficulté pour remettre au nouveau ministre plénipotentiaire les brevets royaux de sa mission (mais ceux-là seulement); il les présenta, 128 dit le procès-verbal qui fut dressé alors, «en bon état, couverts d’un double parchemin à l’adresse de Sa Majesté, renfermés et mastiqués dans une brique cousue à cet effet, prise dans les fondements des murailles de la cave».
En échange de ces papiers, Louis XV, vivement supplié par M. de Broglie et Tercier, redoutant surtout les indiscrétions et les incartades de d’Éon, lui accorda une grâce qu’il daigna lui annoncer de sa main même:
En récompense des services que le sieur d’Éon m’a rendus tant en Russie que dans mes armées et d’autres commissions que je lui ai données, je veux bien lui assurer un traitement annuel de 12,000 livres, que je lui ferai payer exactement tous les trois mois en quelque pays qu’il soit, sauf en temps de guerre chez mes ennemis et ce jusqu’à ce que je juge à propos de lui donner quelque poste dont les appointements seraient plus considérables que le présent traitement.
Louis[109].
Un témoignage aussi flatteur, qui marquait le pardon, sinon l’oubli, de tant de menées scandaleuses, aurait dû ramener le calme dans un esprit moins exaspéré. Mis à l’abri, par une pension de ministre plénipotentiaire, du dénuement complet au milieu duquel il s’était débattu pendant trois longues années, tout autre que d’Éon eût saisi l’occasion qui se présentait une seconde fois à lui de se faire oublier, pour reprendre dans la suite une carrière en vérité très 129 compromise, mais à laquelle ses talents reconnus pouvaient encore ouvrir quelques perspectives. Il n’en fut rien; sa destinée l’avait poussé aux aventures et dès lors les aventures l’attiraient.
M. de Guerchy rentré en France venait de mourir[110]. Sa santé, ébranlée, disait-on, par les tracas de son ambassade, n’avait pu se remettre de l’affront qui l’avait terminée; du ridicule, sinon du déshonneur, que lui avait infligé sa condamnation et il n’avait pas tardé à succomber. La haine de d’Éon contre ce nom qui lui avait été si fatal ne fut point désarmée cependant par la mort d’un adversaire que sa plume ne cessa de poursuivre. Il comprit en tout cas l’indignation que cet événement (dont on ne manquerait pas de le rendre responsable) allait de nouveau raviver contre lui, et devina l’hostilité qu’il rencontrerait à la Cour s’il se hasardait à rentrer en France.
Le ressentiment des ministres qu’il avait si librement raillés et bravés; la colère de la famille de Guerchy, alors toute puissante, lui parurent de suffisants motifs pour renoncer à tout projet de retour. L’Angleterre, où le jugement qui l’avait mis hors la loi venait d’être paralysé par le procès qu’il avait gagné contre son ambassadeur, lui offrait un asile plein de sécurité et lui assurait une liberté qu’il ne pouvait espérer nulle part aussi grande. Il se résigna donc à y demeurer, bien décidé à améliorer, 130 par tous les moyens possibles, une situation qu’il estimait bien injustement diminuée, et à entretenir autour de lui un bruit auquel il s’était accoutumé et qui lui était devenu indispensable.
131
D’Éon continue à être l’agent secret du roi en Angleterre; sa correspondance avec le comte de Broglie.—Il offre ses services au nouveau roi de Pologne, Stanislas Poniatowski; Louis XV s’oppose à son projet.—Popularité de d’Éon à Londres; les paris sur son sexe.—Il s’enfuit et parcourt l’Angleterre sous un faux nom.—Le chevalier d’Éon se détermine à se faire passer pour femme.
En exigeant la restitution du brevet qui donnait mission à d’Éon d’étudier le projet d’une descente en Angleterre, Louis XV n’avait point songé à se priver des services que son agent secret pouvait encore lui rendre comme informateur. Il savait que d’Éon connaissait admirablement le pays où il vivait, qu’il était bien accueilli dans les classes élevées de la société anglaise, en même temps qu’il jouissait dans les plus humbles d’une réelle popularité et par cela même d’une précieuse influence. Le roi avait tenu seulement à rentrer en possession d’une pièce revêtue de sa propre signature et qui, entre les mains d’un aventurier, devenait dangereuse, sinon pour la politique de la France, tout au moins pour la sécurité du secret. Mais, dans sa précipitation à s’assurer le silence du chevalier, il avait négligé d’exiger de lui la remise d’autres pièces qui l’engageaient moins personnellement. C’étaient le plan de cette même 132 mission rédigé par le comte de Broglie et toute la correspondance relative à ce sujet, sans parler de dépêches originales et de copies que le transfuge avait conservées de son passage à l’ambassade. D’Éon s’était bien gardé de se dessaisir de ces précieux dossiers qui pouvaient lui permettre encore de peser sur un gouvernement dont il avait reçu plus de promesses que de salaires. Ses craintes s’étant un peu apaisées, en même temps que son ressentiment s’était trouvé satisfait par la mort du comte de Guerchy, il se remit à la correspondance secrète. D’ailleurs le comte de Broglie, dans ses lettres, ne lui ménageait point les encouragements. Il tâchait aussi de lui faire comprendre toute l’étendue des dernières faveurs royales, et lui conseillait pour l’avenir «de se conduire avec modestie et sagesse, d’abandonner le romanesque, pour prendre l’attitude et les propos d’un homme tranquille et sensé. Avec cela et un peu de temps, disait-il, on se ressouviendra de vos talents... Quand on a le cœur droit et l’âme courageuse, mais point féroce ni violente, on peut espérer de l’emporter sur la haine et sur l’envie de tout l’univers[111]».
Dans une autre lettre, écrite un peu plus tard et où l’on devine les inquiétudes personnelles que lui inspiraient les armes restées aux mains de son correspondant, le comte de Broglie exhortait d’Éon à mériter la bienveillance du nouvel ambassadeur, M. du Châtelet, en remettant à M. Durand qui rentrait 133 en France «les papiers ministériaux et autres de tout genre» qu’il possédait encore. Il terminait ainsi: «Depuis la lettre que je vous ai écrite en chiffres à la fin du mois dernier, il ne m’est rien venu de votre part; vous ne nous avez rien appris de ce qui s’est passé dans l’intérieur de l’Angleterre. Je me rappelle bien, et je ne l’ai pas laissé ignorer à Sa Majesté, que vous l’attribuez à l’éloignement de votre ami, M. Cotes, de la capitale, mais votre dextérité devait y suppléer[112].»
Le reproche même prouve combien le comte de Broglie prisait les renseignements fournis par son correspondant. Dépouillé de tout titre officiel, d’Éon n’était pas moins demeuré l’agent d’informations sans cesse sollicité et souvent écouté par les conseillers secrets du roi. Esprit cultivé et doué d’une curiosité toujours en éveil, il avait, au cours des négociations diplomatiques, acquis l’expérience des affaires. Excessif dans ses ressentiments personnels, avantageux et inconsidéré pour tout ce qui le concernait, il savait en politique apprécier avec discernement, retenir avec précision et souvent prévoir sans erreur. Son imagination abondante, bien que dépourvue de goût, donnait aux faits un tour pittoresque et original. Les portraits qu’il traçait, avec une légère tendance à la caricature, étaient cependant fidèles. «En réalité, dit le duc de Broglie, d’Éon fut le précurseur, sinon le fondateur, de ce métier de reporter politique 134 qui fait si grande figure aujourd’hui à la porte de tous les parlements de l’Europe[113].» Il se complaisait à cette tâche et y excellait.
Si d’Éon évita de suivre les conseils intéressés que lui donnait le comte de Broglie au sujet des «papiers ministériaux», il se montra sensible aux reproches que sa négligence lui avait attirés. C’est ainsi que, durant plus de sept ans, nous le voyons rédiger des rapports qu’il intitule «lettres politiques» et qu’il fait parvenir au ministre secret, à l’aide d’un chiffre sous sa propre signature, ou en clair sous le nom de William Wolf. Il y traite à la fois de guerre et de finances; fournit des aperçus sur l’administration intérieure, sur les aspirations des colonies; relate avec soin les débats du parlement, les querelles des partis et ne néglige pas les petits incidents de cour, les intrigues du corps diplomatique. Dans une de ces lettres, prise entre tant d’autres, où il s’étend longuement sur la question des warrants qui passionnait alors l’opinion anglaise, il raconte la chronique amoureuse des princes.—Le duc d’York, surpris par un mari jaloux, venait de recevoir un coup d’épée à l’épaule; son frère le duc de Glocester, sur le point de contracter un mariage secret, allait être envoyé à l’étranger. Le duc de Brunswick délaissait sa femme, depuis qu’il avait découvert qu’elle était atteinte «du mal royal d’Angleterre» et «avait un cautère sur la jambe».
Dans cette même lettre, et à la suite de ces nouvelles 135 piquantes (qui toutefois ne sont pas toujours négligeables en politique), d’Éon effleure un point du plus haut intérêt: ce sont les ouvertures que lord Bute, l’ancien ministre, lui aurait faites en vue d’une restauration éventuelle des Stuarts; lui-même ajoutait, il est vrai, qu’à son avis «les hommes et les choses n’étaient pas encore mûrs[114]». Le comte de Broglie s’empressa de lui répondre qu’il devait donner suite à ces propositions, sans toutefois s’engager; mais ce projet, si souvent envisagé par la France, fut dans la suite encore une fois abandonné. La même année d’Éon annonça au cabinet de Versailles et à l’ambassadeur d’Espagne, le prince de Masseran, «les desseins que l’Angleterre avait formés d’envahir, à la prochaine guerre, le Mexique et le Pérou, d’après les plans du marquis d’Aubarède, qui recevait une pension de l’Angleterre[115]». Le champ de ses informations ne se bornait pas du reste à l’Angleterre; les relations qu’il avait conservées en Russie lui permettent, en 1769, d’informer le roi de l’expédition que l’impératrice projetait alors contre les Turcs et qui eut lieu, en effet, huit mois plus tard.
Dans une affaire qui, à la même époque, eut à Londres un grand retentissement, d’Éon dut jouer un rôle plus actif dont il se tira fort adroitement et qui lui valut les félicitations des deux Cours et de toute la société anglaise. A ce moment, en effet, 136 l’opposition libérale, qui sous l’impulsion de Wilkes avait grandi de jour en jour, tenta un dernier effort pour renverser le cabinet. Le Dr Musgrave, un des leaders du parti, venait de faire paraître un virulent libelle intitulé: Address to the gentlemen, clergy and freeholders of the country of Devon. Il y renouvelait les insinuations contre lesquelles d’Éon avait déjà protesté dans les journaux dès 1764 et qui laissaient croire que la princesse de Galles, lord Bute, le duc de Richemond, lord Égremont et lord Halifax avaient reçu de l’argent de la France au moment de la conclusion des traités. Dans cet opuscule le Dr Musgrave se disait à même de fournir sur ces faits de nouvelles preuves et de nouveaux témoignages, qu’il avait recueillis dans un récent séjour à Paris. Il assurait que les offres vénales avaient été faites par l’intermédiaire du chevalier d’Éon qui devait encore se trouver possesseur des documents relatifs à cette affaire. Enfin, s’attaquant directement à lord Halifax, il lui reprochait de s’être refusé dans un intérêt personnel à ouvrir une enquête publique sur les papiers de d’Éon et à mettre en cause le chevalier. Il invitait ce lord à justifier ses actes devant le parlement. Le secrétaire d’État n’hésita pas à relever le défi du Dr Musgrave et, dans un éloquent discours, repoussa victorieusement ses accusations. Le parlement les déclara «sans fondement» et décerna un blâme à l’orateur qui les avait formulées. D’Éon avait d’ailleurs contribué de tout son pouvoir au succès de lord Halifax, protestant, avant le débat, contre ce 137 libelle par «des dépositions et des publications». Il avait dès le principe adressé au Dr Musgrave la lettre suivante qui fut reproduite par les périodiques de l’époque:
Monsieur, vous me permettrez de croire que je ne suis pas plus connu de vous que je n’ai l’honneur de vous connaître, et si dans votre lettre du 12 août vous n’aviez pas fait un mauvais usage de mon nom, je ne me trouverais pas obligé d’entrer en correspondance avec vous. Vous prétendez que pendant l’été de 1764 des ouvertures ont été faites en mon nom à plusieurs membres du parlement. Je me serais dit prêt à convaincre trois personnes, dont deux pairs et membres du Conseil privé, d’avoir vendu la paix aux Français, et vous semblez y trouver la preuve évidente de l’accusation que vous portez vous-même contre lord Halifax. Je déclare donc ici que je n’ai jamais fait ni fait faire de semblables ouvertures, soit dans l’hiver ou dans l’été de 1764, ou à quelque autre époque... Je vous somme donc de dévoiler au public le nom de l’audacieuse personne qui a fait usage du mien pour découvrir ses propres et odieuses propositions... Je vous certifie ici, sur ma parole d’honneur et à la face du public, que je ne puis vous être d’aucune sorte d’utilité, que je ne suis jamais entré en aucune négociation pour la vente de papiers et ni moi-même, ni aucun agent autorisé par moi n’a offert de révéler que la paix avait été vendue à la France. Si lord Halifax m’avait fait citer, il aurait su par mes réponses quelles étaient mes pensées; que l’Angleterre a plutôt payé la France, que la France l’Angleterre, pour conclure la dernière paix et que le bonheur que j’ai eu de concourir au travail de la paix m’a inspiré les sentiments de la plus juste vénération pour les commissaires anglais qui y ont été employés... Dans le but de vous rendre aussi prudent que patriote, je signe cette lettre et y joins mon adresse afin que, pour le maintien de votre bonne foi, vous puissiez me fournir les 138 moyens de confondre publiquement ces calomniateurs qui ont osé se servir de mon nom d’une manière encore plus contraire aux faits qu’à la dignité de mon caractère[116].
Cette réponse fut accueillie avec une égale satisfaction par les deux gouvernements qui, n’ayant pas d’intérêt à voir jeter sur ces faits une lumière trop éclatante, ne manquèrent pas de joindre leurs éloges à ceux que l’opinion avait déjà décernés au chevalier.
Cependant, s’il n’avait point eu de relations avec le docteur Musgrave, d’Éon avait su s’attacher un autre tribun populaire, le célèbre Wilkes. Il avait même, un moment, proposé au cabinet de Versailles d’aider le grand agitateur dans une conjuration contre la maison de Hanovre. Le comte de Broglie s’était presque laissé convaincre; mais le roi avait refusé de se lancer dans cette folle équipée. On avait dépêché à Londres Drouet, le secrétaire du comte de Broglie, pour arrêter cette entreprise. D’Éon malgré tout n’avait point rompu avec Wilkes; il songeait même à l’employer d’une autre manière et écrivait au comte de Broglie:
Voulez-vous avoir une sédition à la rentrée du Parlement, aux élections prochaines? Il faudra tant pour Wilkes, tant pour les autres... Wilkes nous coûte très cher, mais les Anglais ont le Corse Paoli qu’ils ont accueilli chez eux et qu’ils nourrissent aussi à notre intention. C’est une bombe qu’ils gardent toute chargée 139 pour la jeter au milieu de nous au premier incendie. Gardons bombe pour bombe[117].
Toutes ces intrigues témoignent de l’ingénieuse activité que d’Éon ne cessait de déployer à propos de tout. Il était toujours à l’affût, toujours prêt à partir sur la première piste que l’occasion lui offrait ou même que son imagination lui fournissait. Si cuisantes qu’aient été les blessures de son amour-propre, si mortifiants que lui aient paru les déboires de son ambition, d’Éon ne se résigna pas à devenir inutile, à être oublié. Grisé par un trop rapide succès, il a contracté une maladie plus rare à cette époque qu’elle ne l’est aujourd’hui, la maladie de la réclame. Il faut qu’on s’occupe de lui, fût-ce pour le blâmer, et à l’obscurité d’un honnête serviteur du roi il préfère la mauvaise réputation de l’aventurier. Il croit d’ailleurs qu’en rendant au roi, fût-ce même sans en avoir reçu mandat, de nouveaux services, il augmentera ses droits au paiement d’une pension qui lui est bien irrégulièrement servie. La cassette royale était souvent vide, comme le révèlent la plupart des lettres secrètes. Le pauvre chevalier se trouvait donc à court d’argent; il implorait le duc de Choiseul, renouvelait ses plaintes auprès du duc d’Aiguillon, qui venait, avec la protection de Mme du Barry, de remplacer le duc de Praslin au ministère des Affaires étrangères; il suppliait le comte de Broglie: «Je me meurs de faim, écrivait-il à ce dernier, entre 140 les deux pensions que vous m’avez données, comme l’âne de Buridan entre les picotins placés à ses côtés, mais que sa bouche ne peut atteindre[118].» Il se désespérait et bien qu’ayant toujours refusé les offres du cabinet anglais qui lui proposait une situation égale, mais plus exactement rémunérée, s’il voulait solliciter des lettres de naturalisation, il eût quitté volontiers le service de la France, pourvu que ce fût au profit d’une nation amie.
Il songeait en effet sérieusement à passer en Pologne, où les seigneurs venaient de se choisir pour roi Stanislas Poniatowski, le favori de Catherine II. D’Éon, pendant son séjour en Russie, avait mis tous ses soins à s’attirer la faveur d’un prince très brillant et particulièrement cher à l’impératrice, et il y avait réussi pleinement. Aussi s’empressa-t-il, lors de l’élection de Stanislas, d’offrir au nouveau roi ses respectueuses félicitations, et de lui exprimer le bonheur qu’il éprouverait à passer à son service. Stanislas lui ayant répondu avec bienveillance et l’ayant même invité à le rejoindre à Varsovie dès qu’il le pourrait[119], d’Éon lui écrivit aussitôt une lettre pleine d’effusion et de reconnaissance, dont il conserva la copie et où lui-même se met complaisamment en valeur, afin sans doute d’obtenir un engagement plus avantageux:
141
Sire, écrivait-il, quand je n’aurais pas eu le bonheur de vous être attaché par les sentiments dès ma jeunesse, il faudrait que je sois insensible pour n’être pas touché de la réponse dont Votre Majesté a daigné m’honorer le 26 février dernier. Mon cœur en est si pénétré que, s’il suivait ses premières impulsions, je partirais sur-le-champ pour jouir du précieux avantage de vous faire ma cour en Pologne; mais le devoir m’oblige de vous en demander auparavant la permission.
J’ai eu cent fois l’envie de passer il y a plusieurs années en Pologne pour offrir à Votre Majesté mes services tant dans le militaire que dans la politique; mes malheurs m’ont toujours retenu dans la crainte que Votre Majesté ne regardât mon offre comme intéressée et provenant uniquement de la nécessité d’une position.
Je prendrais la liberté de Lui exposer naturellement que de ma fortune passée il me reste à Londres quinze mille livres tournois de rente et une bibliothèque de trois mille volumes, composée en grande partie de livres rares et de manuscrits anciens et modernes. Avec cela je vis tranquille, en philosophe exilé au sein de la liberté, et avec un petit nombre de seigneurs anglais qui ont de l’amitié pour moi; mais votre dernier malheur et bonheur et vos bontés particulières me font souvenir, Sire, que n’ayant que quarante ans et une bonne santé; que possédant encore mon courage, mon épée et quelque expérience à la guerre et dans la politique, je pourrais, en tant qu’il serait en mon pouvoir, servir et venger la cause d’un roi qui me connaît personnellement et un roi dont la bonté fait la gloire, qui aime la vérité comme Socrate et les hommes comme Titus.
Si mes faibles talents peuvent être agréables à Votre Majesté, au premier ordre qu’Elle daignera me donner, je volerai avec tous les débris de ma petite fortune pour les sacrifier au service de Votre Majesté.
Recevez, Sire, etc...
P.S.—Depuis mon retour de la terre de mylord Ferrers 142 mon premier empressement a été de faire ma cour à Son Altesse le jeune prince Poniatowski, qui a parfaitement réussi à Londres. Il m’a fait l’honneur d’accepter un dîner philosophique chez moi avec M. de Lind, son digne mentor, et de me promettre de faire parvenir sûrement cette lettre à Votre Majesté. Si Elle daigne me faire faire une réponse, je La supplie de ne la point faire passer par la France, mais de me la faire parvenir par le canal de Son Altesse le Prince votre neveu ou de votre envoyé à Londres[120].
D’Éon, toujours obsédé du souvenir de sa scandaleuse querelle, n’omettait point de joindre à sa lettre un exemplaire des «ouvrages qu’il avait, disait-il, été forcé de publier dans sa malheureuse et vieille guerre civile contre le défunt ambassadeur de France, M. de Guerchy[121]».
Les papiers de d’Éon ne permettent pas de croire qu’il reçut une réponse à cette lettre, ou s’il en obtint une, ce fut de vive voix et par l’intermédiaire d’un chambellan du roi de Pologne qui se trouvait à Londres[122]. En tout cas, d’Éon dut certainement hésiter à donner suite à ce séduisant projet, car M. de Broglie, auquel il avait demandé l’autorisation de passer au service de la Pologne, lui répondit que «le vœu du roi» était qu’il ne quittât point Londres, 143 sans les ordres de Sa Majesté, qu’«il n’y avait point de lieu où il se trouvât plus en sûreté contre la malice de ses ennemis et où il pût servir plus utilement le roi». Il lui conseillait d’entretenir une correspondance avec le roi de Pologne, le comblait de compliments et lui marquait, en terminant, que Sa Majesté était sûre «de son attachement et de sa fidélité[123]». Si d’Éon, en faisant au ministre secret la confidence de son projet, n’avait eu pour but que de faire monter le prix de son travail et de sonder les dispositions du roi à son égard, il put se rendre compte que les services qu’il s’était employé à rendre dans un exil volontaire n’avaient point suffi à effacer dans l’esprit du souverain le mauvais souvenir de ses incartades. Plus sévère pour lui-même, il ne se fût point étonné d’une rigueur méritée; mais d’Éon se jugea toute sa vie avec une indulgence particulièrement complaisante. Il se croyait sincèrement une victime de la politique et se trouvait de nombreux points de ressemblance avec les héros antiques, avec cet infortuné Caton, auquel un illustre docteur en théologie d’Oxford n’avait pas craint de le comparer autrefois dans ce pompeux quatrain:
Exul ades, nimium felix! tu victima veri
Causa boni, patriæ facta, d’Eone, tua est!
Curia quondam habuit Romana Catonem,
Majorem sed habet jam Gallicana suum[124].
144
La lettre du comte de Broglie dut le confirmer dans son orgueilleuse conviction; mais il en fut en même temps fort dépité, étant trop avisé pour prendre le change à ces belles assurances et ne point voir qu’on exigeait de lui qu’il se fît oublier. C’était la peine la plus cruelle que l’on pût lui infliger. Aussi sa destinée fut désormais tracée; par une pente fatale elle devait le pousser de plus en plus avant sur le chemin des aventures. Il va devenir le prisonnier d’une popularité qu’il a mis jadis tant de soins à rechercher; l’attention de ses contemporains, si complaisamment provoquée, s’attachera maintenant à lui jusqu’à l’importuner et le mettra en scène dans une situation aussi singulière qu’humiliante. Il ne tardera pas d’ailleurs à prendre allègrement son parti des inconvénients d’une telle célébrité, et en s’abandonnant aux aventures les plus bouffonnes, en multipliant les équivoques, il se fera en marge de l’histoire une place énigmatique et, encore aujourd’hui, bien gardée.
Au cours de ses démêlés avec son ambassadeur, d’Éon n’avait pas eu scrupule à employer invectives sur invectives; mais il avait dû en retour s’exposer aux plus blessantes ripostes. On était allé jusqu’à lancer contre lui une bizarre insinuation qui n’était point restée inaperçue et qui, habilement exploitée et colportée, avait fini par intriguer un peuple à l’affût d’excentricités. Un des libellistes à la solde du comte de Guerchy avait élevé des doutes sur le sexe du chevalier, dont «l’uniforme de dragon, disait-il, devait 145 cacher une femme ou un hermaphrodite». L’extérieur frêle de d’Éon, sa taille petite et élancée, les traits délicats de son visage presque imberbe prêtaient à l’illusion. On ne connaissait dans sa vie aucune de ces intrigues dont on n’avait point coutume alors de faire mystère. D’Éon, qui, dans le feu de la polémique, n’avait probablement attaché aucune importance à cette singulière injure, n’y avait pas répondu. Elle devait du reste lui être moins qu’à tout autre sensible, car il avait l’habitude de parler ouvertement «de la froideur singulière de sa nature», prenant en bonne part les railleries que ne lui avaient épargnées ni le marquis de L’Hospital ni le duc de Nivernais[125]. A Londres, son entourage s’était souvent étonné d’une telle contradiction en un si exubérant personnage. On avait remarqué, rapporte un contemporain, que d’Éon auquel, dans les châteaux où il fréquentait, on avait «souvent proposé des mariages avec les personnes les mieux apparentées et dotées, s’était toujours refusé à toute entrevue et avait quitté immédiatement la place; exode rapide que l’on attribuait à la réalité de son sexe féminin[126]».
L’ambassadeur de France lui-même, qui était alors M. du Châtelet, s’était «persuadé que d’Éon 146 était une fille» et n’avait pas tardé à informer le roi de la rumeur publique qui avait commencé à se répandre lors de l’arrivée à Londres de la princesse Daschkow. Celle-ci, nièce du grand chancelier de Russie Woronzow, qui avait si puissamment aidé l’impératrice Catherine II à se défaire de son royal époux et à monter sur le trône, se trouvait exilée par l’ordre même de sa souveraine. Elle s’était réfugiée en Angleterre et n’avait pas manqué de raconter à la Cour et dans les salons qu’elle connaissait de longue date le chevalier, dont les excentricités défrayaient toutes les conversations. Par elle on apprit que jadis d’Éon se serait introduit au palais impérial de Saint-Pétersbourg sous des habits de femme et que, dupe du déguisement, l’impératrice Élisabeth aurait admis le jeune officier de dragons dans le cercle de ses filles d’honneur. La princesse colporta même les plaisanteries que cette aventure aurait values à d’Éon de la part de son chef, le marquis de L’Hospital, et de tous ceux qui avaient été informés de cette singulière intrigue. Ces récits, qui fixèrent la conviction des plus crédules et piquèrent la curiosité des sceptiques, firent du sexe du chevalier d’Éon l’énigme à la mode. Ils provoquèrent toute une série de ces paris qui faisaient alors fureur à Londres et auxquels le moindre événement servait de matière. Des polices d’assurances furent contractées au Brook’s et au White’s Clubs. Les cafés affichèrent la cote et des bordereaux qui nous ont été conservés montrent que les 147 enjeux s’élevaient couramment à des milliers de guinées[127].
La nouvelle ainsi exploitée ne tarda pas à franchir le détroit; elle causa à Paris un étonnement non moins vif et fut mise à l’ordre du jour dans les salons comme dans les milieux officiels. Le chroniqueur littéraire et politique de l’époque, Bachaumont, relate à la date du 25 septembre 1771: «Les bruits accrédités depuis plusieurs mois que le sieur d’Éon, ce fougueux personnage si célèbre par ses écarts, n’est qu’une fille revêtue d’habits d’homme; la confiance qu’on a prise en Angleterre à cette rumeur, au point que les paris pour et contre se montent aujourd’hui à plus de cent mille livres sterling, ont réveillé à Paris l’attention sur cet homme singulier[128]...» Ce témoignage, qu’il est aisé de vérifier par les journaux de l’époque, n’exagère en rien l’intérêt avec lequel le public français continuait à suivre d’Éon dans ses aventures. Il serait difficile d’ajouter foi aujourd’hui à de pareilles extravagances si les portraits du héros et les caricatures les plus variées qui parurent alors ne nous étaient parvenus et si l’on ne retrouvait les traces de cette curiosité dans les périodiques et les recueils des diverses capitales. Journalistes, dessinateurs, chansonniers, petits poètes exerçaient à l’envi leur verve à son profit. C’est ainsi qu’entre tant d’autres pièces fugitives on retrouve dans l’Almanach des Muses de 1771 ces 148 quelques vers d’une crédulité flatteuse et d’une bienveillante ironie:
Ce regain d’actualité n’était point pour déplaire au vaniteux chevalier, que la mort de son antagoniste avait réduit à un calme relatif. Il n’hésita pas à braver le ridicule, ayant d’ailleurs donné assez de preuves de virilité, l’épée, le sabre ou la plume à la main. Il se plut à laisser dire. Les femmes se montraient particulièrement intriguées et presque désireuses 149 de compter parmi elles le bouillant chevalier. Aussi la curiosité les poussait-elles à lui demander directement le mot de l’énigme, comme le fit avec une audacieuse ingénuité la fille du tribun Wilkes:
Mlle Wilkes, écrivait-elle, présente ses respects à M. le chevalier d’Éon et voudrait bien ardemment savoir s’il est véritablement une femme, comme chacun l’assure, ou bien un homme. M. le chevalier serait bien aimable d’apprendre la vérité à Mlle Wilkes, qui l’en prie de tout son cœur. Il sera plus aimable encore de venir dîner avec elle et son papa aujourd’hui ou demain, enfin le plus tôt qu’il pourra[129].
Si une curiosité aussi naïvement exprimée n’avait rien que de charmant. L’intérêt, beaucoup plus positif que l’équivoque, éveillé dans le monde des parieurs, se manifestait avec plus de hardiesse et d’impatience; il était aussi plus difficile à dérouter et d’Éon ne tarda pas à connaître de nouveau les inconvénients de la célébrité. Non seulement les gazettes relataient journellement les paris, mais on commença à faire paraître sur le chevalier les estampes satiriques les plus burlesques. Le désir de pousser d’Éon à bout augmentait chaque jour l’insolence des parieurs, qui allèrent jusqu’à prétendre que le chevalier profitait des spéculations engagées à son sujet. Cette dernière insinuation décida d’Éon à rompre le silence qu’il avait gardé jusqu’alors et à protester énergiquement. Il se rendit le 20 mars à la 150 Bourse et dans les différents cafés voisins et là, en uniforme, la canne levée, se fit «demander pardon par le banquier Bird, qui le premier avait levé une assurance aussi impertinente». Bird, malgré ses excuses, assura que, suivant un acte du Parlement, il avait aussi bien que les autres banquiers le droit de faire les paris les plus extraordinaires, même sur la famille royale, excepté sur la vie du roi, de la reine et de leurs enfants. D’Éon, qui rapporte cet incident dans une lettre au comte de Broglie, ajoute: «J’ai défié le plus incrédule et le plus insolent de toute l’assemblée (qui allait à plusieurs milliers de personnes) de combattre contre moi avec telle arme qu’il voudrait; mais pas un seul de ces adversaires mâles de cette grande ville n’a osé parier contre ma canne, ni combattre contre moi, quoique je sois resté depuis midi jusqu’à deux heures à leur assemblée[130].» Cette sortie pleine de crânerie n’eut pas tout l’effet que d’Éon en attendait; ses adversaires, intimidés et redoutant une lame aussi renommée, ne relevèrent pas le défi, mais leur curiosité demeura aussi vive et si entreprenante que notre chevalier dut, à quelques jours de là, donner une preuve plus manifeste «d’un sexe qu’il imprima d’une façon très mâle sur la face de deux impertinents[131].» Sans cesse en butte à de semblables insolences et prévenu qu’un groupe de 151 gros parieurs était décidé à s’emparer par ruse ou par force de sa personne, d’Éon comprit que, pour éviter une telle humiliation et un si éclatant ridicule, il ne lui suffisait pas de se cacher dans Londres, comme il avait pu le faire autrefois, ou même de s’enfermer pendant quelque temps dans sa maison de Brewer-Street. Il se résolut à suivre les conseils de son puissant ami le comte Ferrers et à accepter l’hospitalité de ce lord dans sa terre de Staunton Harold. De là il comptait se rendre en Irlande, où il passerait plusieurs mois, et n’en reviendrait qu’au moment où l’effervescence se serait calmée. Il partit donc sans prendre congé d’aucun de ses amis et informa seulement le comte de Broglie de sa fuite. Dans cette lettre, il protestait avec énergie contre les bruits qui l’accusaient d’être intéressé à ces assurances et, découragé, terminait par cet aveu, évidemment sincère, et qui explique bien les actes de cette vie aventureuse: «Je suis assez mortifié, disait-il, d’être encore tel que la nature m’a fait et que le calme de mon tempérament naturel ne m’ayant jamais porté aux plaisirs, cela a donné lieu à l’innocence de mes amis d’imaginer tant en France qu’en Russie et en Angleterre que j’étais du genre féminin et la malice de mes ennemis a fortifié le tout.[132]»
D’Éon parcourut, sous un faux nom, le nord de l’Angleterre, séjourna quelques semaines en Écosse et se disposait à gagner l’Irlande lorsqu’il apprit par 152 les gazettes des nouvelles qui le firent renoncer à ses projets. Ses amis, inquiets de sa disparition et redoutant qu’il n’eût été victime d’un attentat de la part des joueurs, le faisaient rechercher à Londres et publiaient son signalement. Ses créanciers, non moins anxieux, venaient de requérir l’apposition des scellés sur la porte de son logement; enfin on l’accusait ouvertement de participer aux paris. Craignant pour ses papiers le zèle indiscret des uns et des autres, d’Éon se hâta de regagner Londres. Il se rendit dès son arrivée chez le lord-maire et lui remit une déposition sous serment qui affirmait qu’il n’était «pas intéressé pour un shilling, directement ni indirectement, dans les polices d’assurances», que l’on faisait sur son sexe. Le Public Advertiser publia le soir même cet affidavit, et d’Éon, soucieux de se disculper d’une telle allégation aux yeux de son chef, lui envoyait un extrait du journal, non sans l’accompagner de nouvelles protestations. Désespéré de son impuissance, il lui écrivait: «Ce n’est pas ma faute si la fureur des paris de toutes sortes d’objets est une maladie nationale parmi les Anglais. Je leur ai prouvé et prouverai tant qu’ils voudront que je suis non seulement un homme, mais un capitaine de dragons, et les armes à la main[133].»
Il est curieux de voir d’Éon revendiquer à cette date, avec une telle énergie (car c’est la dernière fois qu’il le fit sans ambiguïté), son véritable sexe. Dès 153 ce moment d’Éon commence à concevoir l’idée de l’audacieuse comédie qu’il ne se décidera à jouer que beaucoup plus tard et dont ses contemporains eux-mêmes lui auront fourni le thème. Sa résolution de se transformer en femme fut prise entre le mois de juillet 1771 et le mois d’avril 1772. S’il se garda encore pendant plus d’une année de faire à ses protecteurs l’aveu de son sexe supposé, s’il hésita encore à rendre officielle sa métamorphose, il se montra moins réservé vis-à-vis d’un ami qui en prévint le ministre secret, et par celui-ci le roi. D’Éon fit ses premières confidences à Drouet, le secrétaire du comte de Broglie, qui se trouvait alors de passage à Londres. Celui-ci n’ayant pas manqué de le plaisanter au sujet du sexe que déjà on lui attribuait également à Paris, d’Éon se récria et, au grand étonnement de son interlocuteur, affirma qu’il était véritablement une femme. Ses parents, disait-il, trompés à sa naissance par des apparences douteuses, et désirant surtout, comme dans toute famille noble, avoir un héritier mâle, lui avaient imposé un autre sexe que celui qu’il avait reçu de la nature. Ses goûts et son éducation lui avaient permis de jouer son rôle publiquement et ses talents de fournir une belle carrière.
A l’appui de cette thèse, d’Éon déploya toute l’éloquence dont il était capable et, devant l’incrédulité persistante de Drouet, il se livra à une comédie déplacée qu’il devait renouveler plus tard en présence de l’aventurier Morande; il sut trouver des preuves capables de convaincre entièrement le secrétaire 154 du comte de Broglie. Celui-ci, dès son retour, rapporta cette révélation inattendue à son maître, qui écrivit en mai 1772 au roi:
Je ne dois pas, à ce sujet, oublier d’instruire Votre Majesté que les soupçons qui ont été élevés sur le sexe de ce personnage extraordinaire sont très fondés. Le sieur Drouet, à qui j’avais recommandé de faire de son mieux pour les vérifier, m’a assuré à son retour qu’il y était en effet parvenu et qu’il pouvait me certifier... que le sieur d’Éon était une fille et n’était qu’une fille, qu’il en avait tous les attributs... il a prié le sieur Drouet de lui garder le secret, observant avec raison que, si cela était découvert, son rôle serait entièrement fini... Puis-je supplier Votre Majesté de vouloir bien permettre que sa confiance dans son ami ne soit pas trahie et qu’il n’ait pas à le regretter[134]?
Il est difficile de croire que cette lettre ait pu suffire à persuader un monarque aussi fin et qui avait jugé dès longtemps d’Éon à sa mesure exacte; comme Voltaire, Louis XV ne dut voir dans tout cela qu’une ridicule mascarade dont la première nouvelle l’avait quelques mois auparavant laissé sceptique, et l’étonnement même qu’il en avait témoigné alors dément l’assertion qui ferait du souverain le complice secret du chevalier. C’est la thèse que Casanova n’a pas craint de soutenir dans ses Mémoires:
Le roi seul savait et avait toujours su que d’Éon était une femme et toute la querelle que ce faux chevalier eut avec le bureau des Affaires étrangères fut une comédie 155 que le roi laissa aller jusqu’à sa fin pour s’en divertir... Personne ne possédait mieux que lui la grande vertu royale qu’on nomme dissimulation. Gardien fidèle d’un secret, il était enchanté quand il se croyait sûr que personne que lui ne le savait[135].
156
Services secrets rendus par d’Éon au roi de France et à Mme du Barry: affaire de Morande; négociations de Beaumarchais.—«Les Loisirs du chevalier d’Éon».—Le roi se désintéresse du secret, qui est surpris par les ministres: Favier et Dumouriez en prison; le comte de Broglie en exil.—Mort de Louis XV.—Louis XVI liquide le bureau secret; le comte de Broglie fait valoir les services du chevalier et lui obtient une pension.—Nouvelles prétentions de d’Éon.
Louis XV, et sa correspondance le prouve, ignora le secret du sexe véritable de son ancien agent secret ou plus probablement se désintéressa du problème. Quant à d’Éon, il n’en était qu’à la genèse de son projet de transformation. Il commençait seulement à comprendre que sa carrière était finie, qu’il ne pouvait espérer d’asile en France qu’à Tonnerre et plus vraisemblablement à la Bastille. Il n’avait plus grand’chose à perdre avec sa qualité d’homme et envisageait sérieusement les avantages qu’il tirerait d’un sexe que le public lui attribuait avec tant d’obstination. Le bruit, la popularité, la célébrité et de nouvelles ressources pécuniaires étaient l’enjeu d’une partie hasardée, mais où le gain valait largement le risque aux yeux de d’Éon qui se décida à en courir la chance dès que l’occasion opportune se présenterait.
Cependant il n’avait point encore jugé bon de révéler 157 directement sa métamorphose au comte de Broglie. Celui-ci feignit de l’ignorer et continua comme par le passé à mettre à contribution ses services; un cas pressant et particulièrement délicat nécessitant alors son concours. On venait en effet de répandre dans l’entourage de Mme du Barry le bruit qu’un ouvrage fort irrévérencieux pour elle, et où la personne royale elle-même n’était pas épargnée, allait être publié à Londres pour être colporté de là sur le continent[136].
L’auteur de ce pamphlet était un certain Théveneau de Morande qui, ayant eu maille à partir avec les tribunaux du roi, était allé chercher en Angleterre le refuge que tous les gens de son espèce y trouvaient alors. Déclassé intelligent, intrigant de la pire espèce, il tenait à Londres commerce ouvert de scandale et d’injures. Dans une petite feuille de chantage qu’il rédigeait lui-même, il distillait la calomnie la plus perfide à l’égard des ministres et des gens de Cour, n’omettait aucune des anecdotes scabreuses qui circulaient à Versailles et y joignait même «des notices sur quantité de filles d’Opéra, ce qui—conclut Bachaumont—formait une rapsodie très informe et fort méchante[137]».
Cette brochure, dans le goût du Colporteur de Paris, s’intitulait le Gazetier cuirassé. Elle était ornée à la première page d’une estampe qui «représentait le gazetier vêtu en hussard, un petit bonnet pointu sur 158 la tête, le visage animé d’un rire sardonique et dirigeant de droite et de gauche les canons, les bombes et toute l’artillerie dont il est environné[138]». Ce gagne-pain malhonnête ne suffisait pas cependant à Morande qui, non content de rançonner directement les personnages qu’il voulait diffamer, publiait de plus volumineux ouvrages d’aussi mauvais aloi[139].
Fort bien et promptement renseigné par des correspondants besogneux qu’il entretenait en France, il informait ses relations de Londres des dernières nouvelles de Versailles: «Mme du Barry, écrivait-il dans l’un de ses bulletins, a donné des bals à la haute noblesse pendant le carnaval et des gardes du corps ont été placés dans toutes les avenues, tout de même que si c’eût été chez Mme la Dauphine; les jeunes princes ni les princesses n’y ont paru. M. le duc de Chartres et le comte de La Marche y parurent un moment avec le roi. Mimi ouvrait le bal avec M. le prince de Chimay, Mme du B... a eu un grand crève-cœur d’y voir si peu de monde. On me pend à Paris, on me brûle, on m’élève des autels; enfin on est aussi pressé d’acheter mon livre que je le suis de le vendre[140].» En effet, M. des Cars s’occupait activement 159 d’étouffer dans l’œuf ce scandale et il avait déterminé le comte de Broglie à écrire à d’Éon pour le charger de négocier avec le diffamateur. La réponse de d’Éon ne se fit pas attendre:
Monsieur,
Vous ne pouviez guère vous adresser ici à personne plus en état de seconder et même terminer au gré de vos désirs l’affaire dont vous me parlez, parce que M. Morande est de mon pays, qu’il se fait gloire d’avoir été lié avec une partie de ma famille en Bourgogne; et dès son arrivée à Londres, il y a trois ans, son premier soin fut de m’écrire qu’il était mon compatriote, qu’il désirait me voir et se lier avec moi. Je refusai pendant deux ans sa connaissance, et pour cause; depuis, il a si souvent frappé à ma porte que je l’ai laissé entrer chez moi de temps en temps pour ne point me mettre à dos un jeune homme dont l’esprit est des plus violents et des plus impétueux... Il a épousé la fille de son hôtesse, qui faisait et défaisait son lit avec lui (il en a deux enfants et vit bien avec elle). C’est un homme qui met à composition plusieurs personnes riches de Paris par la crainte de sa plume. Il a composé le libelle le plus sanglant qui se puisse lire contre le comte de Lauraguais, avec lequel il s’est pris de querelle. A ce sujet le roi d’Angleterre (si souvent attaqué lui-même dans les journaux) demandait au comte de Lauraguais comment il se trouvait de la liberté anglaise: «Je n’ai pas à m’en plaindre, Sire, elle me traite en roi!»
Je ne suis pas instruit que de Morande travaille à l’histoire scandaleuse de la famille du Barry; mais j’en ai de violents soupçons. Si l’ouvrage est réellement entrepris, personne n’est plus en état que moi de négocier sa remise avec le sieur de Morande; il aime beaucoup sa femme et je me charge de faire de celle-ci tout ce que je voudrai. Je pourrais même lui faire enlever le manuscrit, mais cela pourrait faire tapage entre eux; je serais compromis et il 160 en résulterait un autre tapage plus terrible. Je pense que si on lui offrait 800 guinées il serait fort content. Je sais qu’il a besoin d’argent à présent; je ferai tous mes efforts pour négocier à une moindre somme: Mais à vous dire vrai, monsieur, je serais charmé que l’argent lui fût remis par une autre main que la mienne, afin que d’un côté ou d’un autre on n’imagine pas que j’aie gagné une seule guinée sur un pareil marché[141].
Si d’Éon méprisait cet intrigant autant qu’il le dit, il l’avait cependant toujours ménagé et le connaissait beaucoup plus intimement qu’il ne désirait le paraître. Morande n’avait cessé de lui offrir les services de sa plume, soit pour le seconder «dans des travaux qu’il préparait», soit même pour faire «avec toute la chaleur bourguignonne la biographie de l’énigmatique chevalier[142].» D’Éon ne s’était point montré insensible à des flatteries sans cesse renouvelées et à d’aussi respectueuses protestations de dévouement; il avait même largement ouvert à leur auteur la porte de son logis et délié en sa faveur les cordons de sa bourse. Le maître chanteur, reçu à sa table et demeuré son débiteur insolvable, lui avait dès le principe révélé ses projets de scandale; d’Éon l’avait souvent exhorté à les abandonner et, s’il n’y était pas parvenu, il se trouvait à même d’engager facilement des négociations pécuniaires dans ce but. Aussi les ordres du comte de Broglie furent-ils 161 promptement exécutés: Morande se montra de bonne composition avec «son compatriote et compagnon d’exil», comme il se plaisait à l’appeler. En quelques jours le marché fut conclu et d’Éon obtint une promesse écrite et signée de la main du sieur Morande par laquelle celui-ci s’engageait «à ne confier à âme qui vive cette négociation». Il promettait en outre «non seulement de ne point imprimer son ouvrage contre la maison du marquis et de Mme la comtesse du Barry; mais au contraire à en faire entièrement le sacrifice et à en remettre fidèlement au chevalier d’Éon toutes les minutes et copies suivant les conditions convenues[143]».
Cette négociation avait été menée par d’Éon avec une grande rapidité et une réelle adresse; les conditions en étaient relativement modérées; tout laissait croire qu’on n’aurait pas à attendre longtemps la ratification du roi et de la famille intéressée. Il en fut cependant tout autrement, soit parce que Mme du Barry ne désirait pas employer les services du comte de Broglie, qu’elle détestait particulièrement et qui avait été sollicité sans son assentiment; soit plutôt peut-être parce qu’elle pensait que sa réputation n’était guère à la merci de ces scandaleuses révélations. Moins soucieuse de l’opinion que ses propres courtisans, «elle semblait tranquille sur un objet qui devait tant l’intéresser», et quand on lui soumit les conditions obtenues par d’Éon, elle répondit assez 162 évasivement «qu’il faudrait s’en occuper». La matière ne fut jamais «traitée plus à fond[144]». Le roi partageait l’indifférence de la favorite en ce qui le regardait personnellement, et jugeait avec un pareil bon sens que le mieux était de ne point s’inquiéter de médisances qui menaçaient de se multiplier en proportion du cas qu’en feraient les intéressés. Aussi écrivait-il au comte de Broglie: «Ce n’est pas la première fois qu’on a dit du mal de moi dans ce genre; ils sont les maîtres, je ne me cache pas. L’on ne peut sûrement que répéter ce que l’on a dit sur la famille du Barry. C’est à eux de savoir faire ce qu’ils veulent et je les seconderai[145].» Ce billet ne nous apprend rien de nouveau sur le caractère de Louis XV, mais il n’est pas un des témoignages les moins frappants de l’inconscience naturelle et du manque absolu de moralité d’un monarque par ailleurs plein de finesse et de bon sens. Quelques jours s’étaient à peine écoulés que le comte de Broglie recevait du roi une lettre lui enjoignant de faire cesser définitivement les négociations entamées par d’Éon.
M. du Barry avait cru devoir enfin veiller lui-même à l’honneur de sa maison! Il avait envoyé à Londres un émissaire choisi parmi les aigrefins de son entourage et lui avait fait adjoindre quelques agents de la connétablie. Cet aventurier, d’aussi mauvaise marque 163 que Morande, était en revanche moins rusé; il avait surtout vu dans sa mission l’occasion d’un voyage agréable et bien rémunéré. Aussitôt arrivé à Londres il s’abouche avec Morande, l’étourdit de ses puissantes relations, de sa charge prétendue dans la maison du comte d’Artois et du premier coup lui fait miroiter les plus brillantes promesses. Morande éleva ses prix en proportion, rompit de suite avec d’Éon et afficha dans Londres l’ambassadeur ainsi dépêché auprès de lui. Mais au bout de quelques semaines le sieur de Lormoy, ayant dissipé à mener joyeuse vie les crédits qui lui avaient été accordés et n’ayant pu vaincre les nouvelles exigences de Morande, quitta Londres à l’improviste, sans y avoir fait autre chose que quelques milliers de livres de dettes que d’Éon fut chargé de régler. Morande, déçu et fort irrité, allait se décider à publier son ouvrage, lorsque la famille du Barry lui envoya un nouveau négociateur désigné cette fois par M. de Sartine lui-même. C’était le pamphlétaire Caron de Beaumarchais, qui n’était pas encore l’auteur applaudi du Mariage de Figaro, mais seulement le bruyant et processif antagoniste du président Goëzman.
D’Éon nous a laissé de l’origine de cette mission une autre version qui, dénuée de toute vraisemblance comme de tout bon goût, paraît ne lui avoir été inspirée que par la haine acerbe qu’il nourrit jusqu’à la fin de sa vie contre Beaumarchais.
«Le sieur Caron de Beaumarchais, dit-il, blâmé au Parlement de Paris, sur le point d’être appréhendé 164 au corps pour l’exécution de l’arrêt, se réfugie dans la garde-robe du roi, asile digne d’un tel personnage. M. de Laborde, valet de chambre du roi, confie au sieur de Beaumarchais, dans les ténèbres de la garde-robe, que le cœur du roi est attristé par un vilain libelle que compose à Londres le vilain Morande sur les amours de la charmante Dubarry.
«Aussitôt le cœur romanesque et gigantesque du sieur Caron s’enfle et se remplit des idées les plus chimériques; son ambition s’élève aussi haut que les flots de la mer qu’il doit traverser... Il communique à La Borde son projet d’aller à Londres secrètement corrompre par or le corrompu Morande; le projet est communiqué par La Borde à Louis XV, qui daigne l’approuver. En conséquence le sieur Caron de Beaumarchais arrive à Londres incognito escorté du comte de Lauraguais in publico[146].»
Le jour même de l’arrivée de ces deux seigneurs à Londres, Morande se rend chez d’Éon, si l’on en croit celui-ci, et lui annonce les propositions avantageuses qui viennent de lui être faites. Il ne veut pas les accepter sans prévenir le chevalier qui a entamé les premiers pourparlers et lui exprime «le désir que les deux gentilshommes ont de conférer avec le chevalier d’Éon». Ils l’attendent «dans leur carrosse au coin de la rue». D’Éon, plein de dignité, refuse de voir des inconnus qui ne possèdent à son adresse aucune lettre «de personnes en place et qui peuvent être des 165 émissaires de la police». Puis il congédie Morande en lui faisant bien remarquer «que, la matière des amours des rois étant chose fort délicate pour tout le monde, il s’expose aux dangers d’un métier de voleur de grand chemin; que d’ailleurs il peut faire contribuer la voiture la plus dorée qu’il trouvera sur son chemin, la sienne à lui d’Éon ne portant que 800 livres sterling».
Peu de jours après, le chevalier «apprit que ces deux seigneurs étaient le seigneur inconnu Caron de Beaumarchais et le seigneur très illustre et très connu Louis-François de Brancas, comte de Lauraguais[147]». Ils avaient conclu avec Charles Théveneau de Morande un traité, à peine discuté et fort généreux, qui assurait à cet aventurier une rente annuelle de 4,000 livres sur sa propre tête et de 2,000 livres sur celle de sa femme, après sa mort. Morande bénéficiait en outre d’une somme de 32,000 livres, qui lui fut remise de la main à la main en échange des manuscrits.
D’Éon en additionnant les articles de ce marché et en y ajoutant les frais et émoluments «des ambassadeurs extraordinaires» assure que ce libelle coûta à la Cour la respectable somme de 154,000 livres[148]. Aussi s’indigna-t-il véhémentement d’une aussi déplorable prodigalité. Il était d’ailleurs d’autant plus porté à la critique que lui-même s’était vu exclure 166 d’une négociation qu’il avait presque menée à son terme avec plus d’adresse et plus de mesure et dont il avait escompté le succès pour rentrer en faveur auprès du roi.
Beaumarchais, qui devait un peu plus tard retrouver son contradicteur en un piquant tête-à-tête, se hâta de revenir à Paris pour y tirer parti de son avantage, tandis que d’Éon se consolait de son mécompte en publiant un ouvrage qui était le fruit de ses longues années d’inaction et qu’il intitula philosophiquement: Les Loisirs du chevalier d’Éon. C’étaient de studieux et patients loisirs. Dans sa retraite ombragée de Petty-France, dont le jardin avoisinait le parc, il se livrait aux plus graves méditations, à en juger par les matières traitées dans ces treize volumes in-octavo. Guerre, administration, politique générale, questions extérieures y sont tour à tour compendieusement étudiées; les finances mêmes ne sont pas négligées et suggèrent à l’auteur des remarques si judicieuses, des projets de réforme si avisés que le roi de Prusse prit soin, paraît-il, de les signaler à ses bureaux; c’est du moins ce que rapportait une feuille de Londres[149]. Fort goûté à Berlin, l’ouvrage dut surtout son succès à Londres à la hardiesse de sa dédicace, ce qui, en revanche, lui ferma les librairies de Paris et en particulier l’éventaire du sieur Antoine Boudet, rue Saint-Jacques. Les suppliques les plus éloquentes, les apostilles les 167 plus autorisées ne purent désarmer M. de Sartine contre un livre publié sous les auspices du duc de Choiseul, dont l’éclatante disgrâce venait de faire tant de bruit et de soulever tant d’indignation. D’Éon s’était placé de lui-même sous ce patronage et l’avait fait en ces termes: «En vous dédiant ce travail, Monsieur le duc, ce n’était pas un protecteur que je désirais, ma liberté et mon innocence me protègent assez: c’était un grand homme que je cherchais; je l’ai trouvé dans la retraite de Chanteloup[150].»
Si l’histoire n’a point discerné en Choiseul le grand homme que d’Éon s’était plu à voir, il faut reconnaître combien fut ingrate et malaisée la tâche d’un ministre dont la politique à l’extérieur fut presque constamment faussée par l’action secrète du souverain et dont l’initiative, souvent heureuse à l’intérieur, fut à peu près paralysée par les caprices hostiles de la favorite. Victime du ressentiment de Mme du Barry, que son esprit acerbe n’avait point épargnée, Choiseul supporta avec calme et fierté un exil où la Cour et les princes eux-mêmes vinrent le visiter. Cette belle attitude séduisit d’Éon, et d’autant mieux que sa vanité se plut à considérer dans cet exil un sort assez voisin du sien et à voir dans le ministre tombé une autre victime des mêmes intrigues et des mêmes favoris. C’est un pareil orgueil, ou pour mieux dire une telle fanfaronnade, qui l’avait déjà poussé à envoyer 168 au duc, au moment de sa disgrâce, une lettre évidemment composée pour se mettre lui-même en noble posture:
Monsieur le Duc,
Vous m’avez longtemps honoré de votre bienveillance et de votre protection manifeste. Celle-ci ne s’est retirée de moi que par condescendance pour M. le duc de Praslin, mon ennemi et votre parent, votre collègue.
Je me suis toujours réjoui de votre bienveillance et ne me suis jamais plaint de votre abandon.
A l’heure où les courtisans de votre fortune vont vous renier, Monsieur le Duc, et s’éloigner de votre disgrâce, je m’en rapproche et viens mettre à vos pieds l’hommage de mon dévouement et de ma reconnaissance, qui ne finiront qu’avec ma vie.
Daignez les accepter et me croire votre très humble et très dévoué serviteur.
Le Chevalier d’Éon[151].
Louis XV, qui avait une fois de plus sacrifié son ministre à sa favorite, ne songeait même plus à se dédommager comme jadis en intrigues cachées de ces honteuses abdications. Le secret, auquel il n’avait cessé de travailler chaque jour pendant quinze ans, ne l’intéressait plus. La correspondance publiée par Boutaric en fait foi, et c’est à peine si pour les années 1773 et 1774 elle contient encore quelques billets du roi.
Cette indifférence du souverain mettait sans cesse le secret, jadis si jalousement gardé, en péril d’être découvert. D’ailleurs les ministres n’avaient 169 pas tardé à en soupçonner l’existence. Le duc d’Aiguillon, qui avait deviné le rôle du comte de Broglie, guettait l’occasion de surprendre l’intrigue et en même temps de se venger d’un rival occulte dont l’arrogance l’avait exaspéré. L’équipée, demeurée assez mystérieuse, de deux agents du secret, Favier et Dumouriez, qui semblent avoir voulu nouer alors une négociation avec la Prusse, au détriment de l’Autriche, lui fournit le moyen longtemps cherché de mettre le comte de Broglie en mauvaise posture. Il fit répandre à Versailles le bruit que tout un complot venait d’être découvert et donna l’ordre de mettre à la Bastille Favier, dont on s’était assuré à Paris, et Dumouriez, qui venait d’être arrêté à la Haye, sur le chemin de l’Allemagne. N’ayant rien pu découvrir d’assez compromettant chez ces deux agents subalternes, le duc d’Aiguillon s’enhardit jusqu’à insinuer au roi de faire saisir les papiers du comte de Broglie.
Louis XV répondit avec une indifférence affectée qu’il n’en voyait pas l’opportunité; qu’à la vérité le comte lui soumettait de temps à autre des mémoires sur les affaires extérieures, mais que c’étaient là des travaux historiques, sans aucune tendance politique. D’Aiguillon dut se contenter de la réponse et sut faire bonne figure à mauvais jeu. Favier et Dumouriez comparurent seuls devant trois commissaires enquêteurs au nombre desquels le roi, pour plus de sûreté, avait fait mettre M. de Sartine, dûment averti comme précédemment; ils s’en tirèrent l’un et l’autre avec 170 quelques mois d’emprisonnement qu’ils subirent, Favier à la citadelle de Doullens et Dumouriez au château de Caen.
Quant au comte de Broglie que le roi plutôt par égoïsme que par justice avait soustrait aux commissaires, il n’évita la prison que pour l’exil. Son caractère hautain n’avait pu supporter en effet la méfiance où les courtisans le tenaient depuis la découverte de cette intrigue. Devinant que le duc d’Aiguillon se faisait l’artisan de sa disgrâce, il lui avait écrit une lettre si impertinente que, communiquée au roi, elle valut à son auteur d’être aussitôt exilé à Ruffec. Louis XV n’avait pas été fâché de trouver ce prétexte pour éloigner de lui un serviteur dévoué, mais dont le zèle parfois indiscret l’importunait de plus en plus. Aussi se montra-t-il insensible aux lettres de soumission et d’excuses que le comte lui envoya de Ruffec, aux supplications de la comtesse, aux démarches mêmes du maréchal. Toutefois il ne voulut ou peut-être n’osa point retirer entièrement sa confiance au ministre du secret, qui, exilé et disgracié officiellement, continua à correspondre secrètement du fond de sa province avec les agents personnels du roi.
La tâche du comte de Broglie ne devait plus être de longue durée. Elle avait perdu d’ailleurs tout intérêt et toute utilité et n’était mystère pour personne. Les agents de l’Autriche avaient mis au courant du secret le cabinet de Vienne, qui en informait régulièrement les autres Cours d’Allemagne; en 171 France même les ministres étaient désormais au fait de l’intrigue et la Cour en avait eu vent par les confidences du cardinal de Rohan, à qui un espion qu’il avait dans le cabinet noir l’avait révélée.
Lorsque Louis XV mourut, son secret était connu de tous et la politique pour laquelle il avait stérilement dépensé tant d’ingéniosité, gâché tant de dévouement, finissait en un scandale dont sa mort seule put étouffer l’éclat. La France ne perdait plus un souverain en ce vieillard usé, devenu le jouet d’une femme indigne, et les agents du secret eux-mêmes n’avaient pas à regretter un protecteur dans le monarque ingrat qui n’avait jamais fait appel à leur dévouement que pour les sacrifier ensuite à son repos. Aussi ne furent-ils pas éloignés de partager l’allégresse générale. En matière d’oraison funèbre, d’Éon écrivait au comte de Broglie, quelques mois à peine après la mort du roi:
Je me contenterai de vous dire qu’il est temps, après la cruelle perte que nous avons faite de notre avocat général à Versailles, qui au milieu de sa propre Cour avait moins de pouvoir qu’un avocat du roi au Châtelet, qui, par une faiblesse incroyable, a laissé ses serviteurs infidèles triompher sur ses fidèles serviteurs secrets et a toujours fait plus de bien à ses ennemis déclarés qu’à ses véritables amis; il est temps, dis-je, que vous instruisiez le nouveau roi qui aime la vérité et qu’on m’a dit avoir autant de fermeté d’esprit que son illustre aïeul en avait peu, il est temps et pour vous et pour moi que vous instruisiez ce jeune monarque que depuis plus de vingt ans vous étiez le ministre secret de Louis XV et moi le sous-ministre sous ses ordres et les vôtres.
172
D’Éon, qui appréciait sans modestie ses services et les attributions qui lui avaient été confiées, énumérait ensuite ses griefs et ses réclamations, se comparait à La Chalotais et espérait une même réhabilitation; il terminait ainsi:
Quant à vous, Monsieur le comte, vous saurez mieux peindre que moi par quelle jalousie, quelle perfidie, quelle bassesse et quelle noire vengeance du duc d’Aiguillon vous vous trouvez encore en exil à Ruffec, sans avoir cessé d’être l’ami et le ministre secret du feu roi jusqu’à sa mort. Jamais la postérité ne pourrait croire de tels faits si vous et moi n’avions pas toutes les pièces nécessaires pour les constater et de plus incroyables encore; si ce bon roi n’eût pas chassé les jésuites de son royaume et qu’il eût eu quelque Malagrida pour confesseur, cela ne surprendrait personne; mais, grâce à Dieu, j’espère que le nouveau roi nous tirera bientôt du cruel embarras où vous et moi sommes encore plongés. J’espère qu’il n’aura pas pour confesseur, ni pour ami, ni pour ministre aucun jésuite, soit en habit de prêtre, soit en habit de chancelier, soit en habit de duc et pair, soit en habit de courtisan, soit en habit de courtisane[152].
Le ministre secret de Louis XV n’avait pas attendu cette lettre pour essayer de rentrer en grâce auprès du nouveau roi. Il avait dû présenter sa justification par écrit, se trouvant toujours en exil à Ruffec et sentant peser sur lui des soupçons que l’obstination de Louis XV à tenir éloigné un collaborateur aussi compromettant avait fait naître. Il était desservi par 173 tous ceux qui l’avaient jadis jalousé, et l’influence qu’exerçait sur son époux la reine Marie-Antoinette, la part qu’elle entendait prendre à la direction des affaires publiques n’amélioraient pas la cause de celui qui avait secrètement battu en brèche l’alliance autrichienne.
Aussi dès le 13 mai 1774 avait-il fait parvenir à Louis XVI une note où il l’instruisait des diverses négociations du secret, ainsi que des endroits où le feu roi aurait pu cacher ses papiers et sa correspondance, mais où perçait surtout son désir de se disculper et d’expliquer son rôle personnel[153]. Quinze jours plus tard, il écrivait de nouveau au roi, et cette fois c’était surtout la conduite de d’Éon qu’il s’efforçait d’expliquer et aussi de justifier. En donnant ainsi au chevalier son témoignage, le comte de Broglie servait sa propre cause et les termes mêmes qu’il emploie montrent qu’il avait conscience de cette fatale solidarité: «J’imagine, écrivait-il, qu’il est possible que Votre Majesté en ait mal entendu parler et qu’ainsi elle pourrait être étonnée de le trouver compris dans le nombre des personnes honorées de la confiance du roi[154].» Il reconnaissait que d’Éon avait été poussé par son extrême vivacité jusqu’à des «éclats peu décents», mais ne cachait pas que le chevalier avait été provoqué le premier par la maladresse du comte de Guerchy. Il concluait: «Cet être singulier (puisque le sieur d’Éon est une femme) est 174 plus que bien d’autres encore un composé de bonnes qualités et de défauts et il pousse l’un et l’autre à l’extrême[155].» Aussi le comte de Broglie faisait-il valoir au roi qu’il serait opportun de continuer à Mlle d’Éon le service de la pension accordée au chevalier par Louis XV. Pour lui-même il demandait davantage et laissait entendre qu’il ne livrerait pas les papiers secrets avant d’avoir pu se justifier pleinement devant une commission spéciale. Louis XVI, qui avait un instant songé à continuer la politique secrète de son prédécesseur, y renonça bientôt sous l’influence de Marie-Antoinette, poussée elle-même par sa mère[156]; il n’eut plus alors de plus pressant souci que celui de liquider le bureau secret, et pour en finir avec les réclamations du comte de Broglie il envoya celui-ci se justifier devant trois commissaires, Du Muy, Vergennes et Sartine, qui rendirent hommage sans réserve aux qualités de discrétion, de prévoyance et de dextérité dont le ministre secret de Louis XV avait fait preuve au cours des négociations les plus épineuses. Cet éclatant témoignage put satisfaire la conscience du comte de Broglie, mais ne lui rendit pas la faveur de son souverain. Louis XVI se refusa obstinément à accorder la pairie ou même la moindre récompense au serviteur fidèle et malheureux 175 de son aïeul. Il se borna à fixer les pensions des agents subalternes que l’abandon de la politique secrète privait désormais de tout emploi.
Parmi ceux-ci d’Éon seul ne figurait pas encore. Les ministres, en effet, trouvant excessif le chiffre de la pension que Louis XV lui avait accordée, hésitaient à lui en assurer le payement au même taux. Le motif de cette libéralité subsistait toujours cependant, puisque d’Éon possédait encore de nombreux papiers politiques. Le comte de Vergennes avait pu s’en convaincre et il écrivait au roi le 22 août:
M. de Muy et moi avons déjà vu toute la correspondance que M. le comte de Broglie a entretenue avec le sieur d’Éon depuis qu’il s’est fermé le retour dans sa patrie; nous travaillons au rapport que nous devons avoir l’honneur de mettre sous les yeux de Votre Majesté et nous aurons celui de lui exposer les moyens de rappeler un homme qu’il ne serait pas sans inconvénient de laisser en Angleterre[157].
Ces moyens furent en réalité suggérés par le comte de Broglie, qui se fit l’avocat de d’Éon et se chargea de l’amener à composition. Ce fut lui qui obtint du roi que l’on continuât à servir intégralement au chevalier la pension accordée par Louis XV en 1766 et qu’on l’autorisât à rentrer en France.
En échange, on devait demander à d’Éon de restituer les papiers secrets et de s’engager à ne plus harceler de ses provocations et poursuivre de ses écrits 176 une famille qu’il avait déjà si injustement molestée. Telles furent les propositions que le comte de Vergennes adressa à d’Éon dans une lettre approuvée de la main du roi. Il fut décidé que le marquis de Prunevaux, capitaine au régiment de Bourgogne-Cavalerie, se rendrait tout exprès à Londres pour diriger cette négociation. Il devait remettre au chevalier un sauf-conduit en même temps qu’un billet où le comte de Broglie l’exhortait à se soumettre de bonne grâce et avec reconnaissance aux volontés du roi. «En mon particulier, écrivait en terminant l’ex-ministre secret, je suis charmé d’avoir pu contribuer à vous procurer une retraite aisée et honorable dans votre patrie[158].»
Ce que le comte de Broglie regardait comme une retraite honorable ne parut à d’Éon qu’une récompense misérable qui ne le dédommageait en rien des pertes pécuniaires et des disgrâces qu’il avait encourues pour obéir au roi. Il n’avait cessé depuis la mort de Louis XV de se déclarer «prêt à se soumettre à tout ce qui pourrait être agréable au nouveau roi», mais cette feinte humilité n’était que l’effet de la crainte; il redoutait d’être oublié à Londres et s’efforçait par l’appât qu’offraient les papiers secrets d’engager Louis XVI dans une négociation qu’il se promettait bien de faire tourner à son avantage.
Dès l’arrivée du négociateur, il abandonna promptement tous les beaux sentiments dont il avait fait 177 montre pour discuter avec âpreté les conditions du marché. Il ne se doutait pas qu’une dernière occasion lui était ainsi offerte de se tirer définitivement de la triste condition où son orgueil insensé l’avait plongé. Un événement inattendu venait encore de réveiller en lui l’espérance de la réhabilitation: Treyssac de Vergy, qui avait été mêlé à sa querelle avec M. de Guerchy, venait de mourir et, dans un testament auquel d’Éon avait immédiatement donné la publicité des journaux, certifiait de nouveau la vérité de tous les complots, de tous les mauvais desseins de l’ambassadeur, dont il avouait avoir été lui-même l’agent inconscient. A Londres on avait cru à l’aveu in extremis de l’aventurier; le chevalier Fielding proclamait l’innocence de d’Éon «claire comme le soleil» et M. Charles, précepteur des enfants d’Angleterre, envoyait au chevalier les félicitations du ministre, lord Bute: «L’ancien ami de M. le chevalier (lord Bute), disait-il, à qui Charles a fait voir le papier ci-joint (la copie du testament), se félicite du bon train que paraissent prendre les choses. Adieu, respectable ami[159].»
D’Éon croyait en effet les choses en si bon train qu’il poussa les hauts cris lorsque M. de Prunevaux lui fit part de la décision et des offres du comte de Vergennes. Il s’emporta, trouvant inacceptables ces propositions qui ne tenaient aucun compte «des réparations honorifiques et de l’argent dû par la 178 Cour» à l’ancien ministre plénipotentiaire. Il se montra si intraitable que M. de Prunevaux avertit de suite le ministre des dispositions du chevalier, bien différentes de celles qu’on lui supposait. M. de Vergennes, s’apercevant alors que les moments de repentir du sieur d’Éon étaient courts, chargea le comte de Broglie de tenter un dernier effort auprès de son ancien agent, qui reçut une nouvelle lettre pleine de judicieux conseils et de sages avertissements: «A mon arrivée de Ruffec, écrivait le comte, j’apprends avec le plus grand étonnement que vous n’avez pas accepté les propositions qui vous ont été faites par M. le comte de Vergennes... Je vous avoue que je ne peux concevoir sur quel fondement vous appuyez une pareille résistance. Je désire donc que vous écoutiez la voix de la raison, du devoir et même de votre propre intérêt, et que vous répariez par une prompte obéissance des torts qu’une plus longue résistance aggraverait d’une manière irréparable[160].»
D’Éon ne voulut rien entendre; il allégua qu’un ministre plénipotentiaire de France, chevalier de Saint-Louis, ne pouvait «lever le pied comme tant de Français méprisables qui avaient dupé de généreux Anglais».—«Il avait promis, ajoutait-il, de ne jamais quitter cette île avant d’avoir préalablement rempli ses engagements.» M. de Prunevaux crut sa mission terminée et revint à Paris, n’apportant qu’une lettre à la fois humble et menaçante où 179 d’Éon se permettait de poser lui-même au roi et au ministre les conditions de son propre retour. Il désirait d’abord qu’on le réintégrât, ne fût-ce que pour un moment, dans ses emplois et titres politiques, et qu’on lui payât toutes les indemnités dont une pièce annexe donnait le détail. C’était, comme l’a justement remarqué M. de Loménie, le plus impertinent «compte d’apothicaire» que l’on pût imaginer. D’Éon y réclamait non seulement ses appointements de capitaine pendant une période de quinze années, plus le remboursement de folles dépenses qu’il avait faites pendant son fastueux intérim, mais encore le remboursement des «frais immenses que lui avait occasionnés son séjour à Londres pendant douze ans, tant pour la nourriture et pour l’entretien de feu son cousin de Mouloize et de lui-même, que pour les dépenses extraordinaires que les circonstances avaient exigées». Il lui était dû de ce chef la modique somme de 100,000 livres! Mais, où ces réclamations prenaient un tour bouffon, c’était lorsque d’Éon revendiquait une somme de 6,000 livres pour avoir manqué de recevoir du prince Poniatowski le cadeau d’un diamant de la même valeur:
Plus, continuait notre chevalier, le comte de Guerchy a détourné le roi d’Angleterre de faire à M. d’Éon le présent de mille pièces qu’il accorde aux ministres plénipotentiaires qui résident à sa cour, cy: 24,000 livres.
Plus pour nombre de papiers de famille perdus par Hugonnet lors de son arrestation, cy: 27,000 livres.
Plus, n’ayant pas été en état depuis 1763 jusqu’en 1773 d’entretenir ses vignes en Bourgogne, cy: 15,000 livres.
180
En ajoutant à ces avances quelques autres non moins imaginaires qu’il serait trop long de relater, le total du compte évoluait entre deux cent et deux cent cinquante mille livres.
181
Louis XVI refuse de céder aux exigences du chevalier.—Les créanciers poursuivent d’Éon, qui remet ses papiers secrets en gage chez son ami lord Ferrers.—Les embarras d’argent ramènent d’Éon à l’idée de se faire passer pour femme.—Son aveu à Beaumarchais.—Il consent à négocier et à signer un traité en bonne forme.—Le comte de Vergennes écrit à la chevalière d’Éon et lui envoie un sauf-conduit pour revenir en France.
Le comte de Vergennes, stupéfait et outré, dut, bien qu’à regret, communiquer au roi l’étrange facture qu’il venait de recevoir:
Elle n’est remarquable, écrivait-il à son maître, que par sa prolixité et par les traits de présomption et d’avidité qui s’y décèlent: en tout c’est un nouveau monument de cet esprit par trop singulier. J’aurais désiré pouvoir épargner à Votre Majesté la lecture de cette rapsodie; mais je ne puis éconduire les demandes de cet être singulier sans les ordres de Votre Majesté.
Le sieur d’Éon met à si haut prix la remise des papiers dont il est dépositaire qu’il faut renoncer pour le présent à les retirer; mais comme il pourrait n’être pas sans inconvénient de le priver de toute ressource en le mettant dans la nécessité d’abuser du dépôt, si Votre Majesté l’approuve, on pourrait laisser les choses au même état où elles se trouvaient à l’avènement de Votre Majesté au trône[161].
Louis XVI déclara qu’il n’avait jamais vu «une 182 pièce plus impertinente et plus ridicule que la note de d’Éon, qu’il faudrait envoyer promener s’il n’avait pas des papiers si importants», et il jugea inutile de dépenser chaque année 12,000 livres pour un secret auquel le temps enlèverait de jour en jour de sa valeur.
D’Éon demeura donc à Londres; il dut s’avouer alors qu’à se montrer trop avide il avait bien compromis ses intérêts, mais il ne voulut point en convenir officiellement et il s’empressa, comme c’était sa coutume, d’instruire le public de l’ambassade qu’on lui avait envoyée et qui avait échoué, disait une feuille de Londres, parce que «le chevalier estime toute satisfaction pécuniaire incapable de balancer celle qu’exige son honneur: des monceaux d’or ne pouvant être que le moyen et non l’objet des grandes âmes[162]».
C’étaient bien, en effet, des monceaux d’or qu’il fallait à d’Éon. Harcelé par ses créanciers, il se résolut à engager et aussi à mettre en sûreté sa précieuse correspondance, qu’il déposa chez son ami lord Ferrers, pair et amiral d’Angleterre. Celui-ci lui avança 100,000 livres sur un coffre scellé où étaient renfermés les papiers secrets. Cet argent ne lui suffit pas encore; pour se procurer de nouvelles ressources et aussi sans doute pour sortir d’une inaction qui lui pesait, il s’efforça par tous les moyens d’obtenir un emploi. Il s’adressa même à l’étranger, offrant ses 183 services au nouvel ambassadeur d’Espagne, le prince de Masseran, ce qui lui valut le billet suivant:
Monsieur,
J’ai reçu votre lettre d’hier; je suis on ne peut plus sensible à la part que vous voulez bien prendre sur mon arrivée à cette Cour, et pour ce qui regarde au conseil que vous voudriez me demander, je ne suis point dans le cas de vous en donner, étant très persuadé que vous suivrez toujours les ordres et intentions de la Cour de France.
J’ai l’honneur...
Le prince de Masseran[163].
D’incessants déboires et de nouvelles déceptions ramenèrent alors, et de plus en plus obstinément, d’Éon à l’idée qui lui était apparue déjà comme le moyen aventureux et quasi héroïque de se tirer d’affaire. C’était, pour reconquérir une fois encore cette popularité qui lui échappait, un procédé scabreux; mais, à l’employer, d’Éon n’avait plus grand’chose à perdre. L’artifice que les circonstances lui ont jadis suggéré peut devenir une suprême ressource. Aussi laisse-t-il s’accréditer de plus en plus, sans le démentir, le bruit dont il tirera parti un jour. On ne se contente plus dans le public de dire que d’Éon est une femme: on l’imprime et même on édite le portrait de la Pallas moderne. C’est l’estampe que d’Éon prend soin d’envoyer à son ancien camarade, M. de la Rozière, alors commandant de la place de 184 Saint-Malo, qui, tout stupéfait, lui accuse ainsi réception de cet étrange envoi:
Lors de mon passage à Paris, on m’a porté de votre part une estampe anglaise où vous êtes représenté en Pallas et dont l’inscription m’a si fort étonné que je doute encore que ce présent me soit venu de vous directement; je vous prie de me dire ce qui en est de cette nouveauté, que je ne puis regarder que comme une plaisanterie, à moins que vous ne m’attestiez vous-même le contraire[164].
D’Éon se garda bien de fixer son correspondant sur le point qui allait devenir bientôt l’énigme à la mode. Mais il avait besoin, pour opérer sa métamorphose avec tout l’éclat désirable, d’un auxiliaire dont le renom ajouterait encore à sa propre célébrité et nul ne pouvait mieux lui servir en la circonstance que Beaumarchais, l’intrépide et spirituel adversaire du président Goëzman. C’est pourquoi, comme lui-même devait l’écrire plus tard, «semblable à un noyé, que le feu roi et son ministre avaient abandonné au torrent d’un fleuve empoisonné, il chercha à s’accrocher à la barque de Caron».
Déjà, lors de la négociation relative au libelle publié à Londres contre Mme du Barry, d’Éon, pressentant tout le parti qu’il pourrait tirer d’un pareil commerce, s’était efforcé d’entrer en rapports avec Beaumarchais et son intermédiaire n’avait été autre que Morande, l’auteur même du factum. Celui-ci s’était fait fort d’amener une rencontre: «J’ai Beaumarchais 185 en main, écrivait-il à d’Éon; c’est un homme adorable et je vois la vérité couler sous ses doigts. Il écrit si joliment que j’ai l’envie de me pendre; jamais Voltaire n’approcha de son style; vous en jugerez demain.» Mais le lendemain Beaumarchais, mis peut-être en garde par l’inquiétant patronage choisi par d’Éon, se dérobait, alléguant son travail, et Morande, tout dépité, en était réduit à écrire au chevalier: «M. de Beaumarchais jusqu’à jeudi soir ne quittera pas ses pantoufles, ayant beaucoup à s’occuper de ses affaires, ce qui est la cause de ses réticences continuelles pour voir du monde[165].» D’Éon raconta plus tard que Beaumarchais et lui se rencontrèrent spontanément, «conduits sans doute par une curiosité naturelle aux animaux extraordinaires de se rechercher». L’explication est complaisante, mais peu exacte, car Beaumarchais, après avoir acheté le libelle de Morande et travaillé à la cause des insurgés américains, était revenu à Paris, et ce ne fut que lors de son second voyage à Londres, en mai 1775, que d’Éon put enfin le connaître. Mais l’intrigant chevalier regagna vite le temps qu’il lui avait fallu dépenser à faire cette précieuse relation. Il sut intéresser le «sensible» Beaumarchais à sa cause, en faire son avocat et aussi sa dupe, car il fut assez habile pour se divertir lui-même aux dépens du spirituel auteur qui semblait avoir fait profession de railler ses contemporains.
186
C’est en pleurant que d’Éon fit à Beaumarchais son pénible aveu, lui confessa qu’il était femme et traça un tableau si attendrissant de son infortune qu’à peine rentré chez lui et encore tout ému son interlocuteur écrivait au roi: «Quand on pense que cette créature tant persécutée est d’un sexe à qui l’on pardonne tout, le cœur s’émeut d’une douce compassion... J’ose vous assurer, Sire, qu’en prenant cette étonnante créature avec adresse et douceur, quoique aigrie par douze années de malheur, on l’amènera facilement à rentrer sous le joug[166].»
Beaumarchais fut donc complètement berné par d’Éon, comme le fut aussi son ami Gudin, et leur erreur permet de mieux comprendre comment le roi et son ministre purent être à leur tour trompés par l’assurance avec laquelle on leur affirmait une chose que déjà la rumeur publique avait accréditée en Angleterre. Du reste le comte de Broglie n’avait-il pas eu plusieurs années auparavant, par l’intermédiaire de Drouet, la même étonnante révélation à laquelle il avait cependant ajouté assez de foi pour en faire part au roi Louis XV?
Touché par la situation de d’Éon, Beaumarchais résolut donc de s’entremettre. Il offrit à Vergennes de renouer les négociations, exprimant son espoir de les voir aboutir. Le ministre y consentit et précisa les conditions de l’accord. Sur la question d’argent il prescrivait à Beaumarchais de «voir venir, afin de 187 combattre avec supériorité», ajoutant: «M. d’Éon a le caractère violent, mais je lui crois une âme honnête et je lui rends assez justice pour être persuadé qu’il est incapable de trahison.»
Fixer le montant de l’indemnité était la plus grosse, mais non la seule difficulté. D’Éon n’avait-il pas émis la prétention d’obtenir du roi d’Angleterre une audience de congé? Sur ce point Vergennes se montra irréductible: «Il est impossible, écrivait-il, que M. d’Éon prenne congé du roi d’Angleterre, la révélation de son sexe ne peut plus le permettre; ce serait un ridicule pour les deux Cours; l’attestation à substituer est délicate, cependant on peut l’accorder pourvu qu’il se contente des éloges que méritent son zèle, son intelligence et sa fidélité[167].» Fort de ces instructions Beaumarchais n’eut pas trop de peine à convaincre d’Éon, qui ne demandait d’ailleurs qu’à venir à composition. Il en obtint une première marque d’obéissance, sur laquelle il s’empressa de chanter victoire auprès du ministre:
Quoi qu’il en soit, Monsieur le Comte, je crois avoir coupé une tête de l’hydre anglaise. Je tiens à vos ordres le capitaine d’Éon, brave officier, grand politique et rempli par la tête de tout ce que les hommes ont de plus viril. Il porte au roi les clés d’un coffre de fer bien scellé de mon cachet contenant tous les papiers qu’il importe au roi de ravoir[168].
188
C’était là un résultat important certes; mais il fallait en obtenir un autre qui seul, aux yeux de Vergennes, pouvait rassurer complètement la Cour en prévenant à jamais tout nouveau scandale. Puisqu’il était femme, d’Éon devait le déclarer solennellement et porter à l’avenir l’habit de son véritable sexe. Le chevalier ne s’attendait guère à cette dernière exigence: il protesta, supplia; mais voyant qu’il ne pourrait rien gagner sur ce point, finit par céder, comprenant du reste qu’il ne pouvait résister davantage sans éveiller sur la réalité de ce nouveau sexe des soupçons qui eussent tout compromis. Le 7 octobre 1775, Beaumarchais annonce sa victoire au ministre: «Les promesses par écrit d’être sage ne suffisent pas pour arrêter une tête qui s’enflamme toujours au seul nom de Guerchy; la déclaration positive de son sexe et l’engagement de vivre désormais avec ses habits de femme est le seul frein qui puisse empêcher du bruit et des malheurs. Je l’ai exigé hautement et je l’ai obtenu[169].»
L’entente était désormais complète entre le négociateur officieux qu’avait été l’auteur du Mariage de Figaro et l’étrange rebelle qui avait tenu en échec l’ambassadeur de France, les ministres, le roi lui-même. Mais il était dit que tout dans cette histoire serait extraordinaire, et le dénouement le fut au delà de ce qu’on pouvait imaginer. Pour consacrer l’accord qu’il avait réussi à établir Beaumarchais 189 reçut une sorte de caractère officiel, et d’agent secret qu’il était demeuré jusque-là fut promu ambassadeur—ambassadeur auprès de la chevalière d’Éon. Accrédité par de véritables pouvoirs, comme s’il se fût agi de négocier quelque important traité, Beaumarchais signa, au nom du roi, une transaction que d’Éon accepta, traitant ainsi avec son souverain de puissance à puissance. La pièce, en sa forme solennelle, est un morceau de comédie plus réussi à coup sûr que tous ceux qu’écrivit jamais Beaumarchais; mais le mérite n’en revient pas au créateur de Figaro, car ce fut bien le seul d’Éon qui put savourer à son aise tout le piquant de la situation. Voici, car il vaut par tous ses détails, le texte complet de cet acte diplomatique sans précédent:
TRANSACTION
Nous soussignés, Pierre-Auguste Caron de Beaumarchais, chargé spécialement des ordres particuliers du roi de France, en date de Versailles, 25 août 1775, communiqués au chevalier d’Éon à Londres et dont copie certifiée de moi sera annexée au présent acte, d’une part;
Et demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont, fille majeure, connue jusqu’à ce jour sous le nom du chevalier d’Éon, écuyer, ancien capitaine de dragons, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, aide de camp des maréchal-duc et comte de Broglie, ministre plénipotentiaire de France auprès du roi de la Grande Bretagne, ci-devant docteur en droit civil et en droit canon, avocat au parlement de Paris, censeur royal pour l’histoire et les belles-lettres, envoyé en Russie avec le chevalier Douglas pour la réunion des deux Cours, secrétaire d’ambassade du marquis de L’Hospital, ambassadeur plénipotentiaire de 190 France près Sa Majesté Impériale de toutes les Russies, et secrétaire d’ambassade du duc de Nivernais, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de France en Angleterre pour la conclusion de la dernière paix, sommes convenus de ce qui suit et l’avons souscrit:
Article premier.—Que moi, Caron de Beaumarchais, j’exige, au nom du roi que tous les papiers publics et secrets qui ont rapport aux diverses négociations politiques dont le chevalier d’Éon a été chargé en Angleterre, notamment ce qui tient à la paix de 1763, correspondances, minutes, copies de lettres, chiffres, etc., actuellement en dépôt chez le lord Ferrers, comte, pair et amiral d’Angleterre, (in upper Seymour street, Portman square, à Londres), toujours ami particulier dudit chevalier d’Éon pendant le cours de ses malheurs et procès en Angleterre, et lesdits papiers renfermés dans un grand coffre de fer dont j’ai la clé, me soient remis après avoir été tous paraphés de ma main et de celle dudit chevalier d’Éon, et dont l’inventaire sera joint et annexé au présent acte pour prouver la fidélité de la remise entière des dits papiers.
Art. 2.—Que tous les papiers de la correspondance secrète entre le chevalier d’Éon, le feu roi et les diverses personnes chargées par Sa Majesté de suivre et entretenir cette correspondance, désignées dans les lettres sous les noms du substitut, du procureur, comme la personne de Sadite Majesté y était désignée elle-même sous celui de l’avocat, etc... laquelle correspondance secrète était cachée sous le plancher de la chambre à coucher dudit chevalier d’Éon, d’où elle a été tirée par lui, le 3 octobre de la présente année, en ma présence seule, et s’est trouvée bien cachetée avec l’adresse: Au roi seul, à Versailles, sur chaque carton ou volume in-quarto; que toutes les copies desdites lettres, minutes, chiffres, etc., me seront remises avec la même précaution des paraphes et d’un inventaire exact, ladite correspondance secrète composant cinq cartons ou gros volumes in-quarto.
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Art. 3.—Que ledit chevalier d’Éon se désiste de toute espèce de poursuites juridiques ou personnelles contre la mémoire du feu comte de Guerchy son adversaire, les successeurs de son nom, les personnes de sa famille, etc., et s’engage de ne jamais ranimer ces poursuites sous quelque forme que ce soit, à moins qu’il ne s’y voie forcé par la provocation juridique ou personnelle de quelque parent ami, ou adhérent de cette famille, ce qui n’est pas à craindre aujourd’hui, la sagesse de Sa Majesté ayant suffisamment pourvu d’ailleurs à ce que ces scandaleuses querelles ne se renouvellent plus de part ni d’autre, à l’avenir.
Art. 4.—Et pour qu’une barrière insurmontable soit posée entre les contendants et retienne à jamais l’esprit de procès, de querelle personnelle, de quelque part qu’il pût se reproduire, j’exige, au nom de Sa Majesté, que le travestissement qui a caché jusqu’à ce jour la personne d’une fille sous l’apparence du chevalier d’Éon cesse entièrement. Et sans chercher à faire un tort à Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont d’un déguisement d’état et de sexe dont la faute est tout entière à ses parents, rendant même justice à la conduite sage, honnête et réservée, quoique mâle et vigoureuse, qu’elle a toujours tenue sous ses habits d’adoption, j’exige absolument que l’équivoque de son sexe qui a été jusqu’à ce jour un sujet inépuisable de paris indécents, de mauvaises plaisanteries qui pourraient se renouveler surtout en France et que la fierté de son caractère ne souffrirait pas, ce qui entraînerait de nouvelles querelles qui ne serviraient peut-être que de prétextes à couvrir les anciennes et à les renouveler; j’exige absolument, dis-je, au nom du roi, que le fantôme du chevalier d’Éon disparaisse entièrement et qu’une déclaration publique, nette, précise et sans équivoque du véritable sexe de Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont, avant son arrivée en France et la 192 reprise de ses habits de fille, fixe à jamais les idées du public sur son compte; ce qu’elle doit d’autant moins refuser aujourd’hui[170] qu’elle n’en paraîtra que plus intéressante aux yeux des deux sexes que sa vie, son courage et ses talents ont également honorés. Auxquelles conditions, je lui remettrai le sauf-conduit en parchemin, signé du roi et de son ministre des Affaires étrangères, qui lui permet de revenir en France et d’y rester sous la sauvegarde spéciale et immédiate de Sa Majesté, laquelle veut bien lui accorder, non seulement protection et sûreté sous sa promesse royale, mais qui a la bonté de changer la pension annuelle de 12,000 livres que le feu roi lui avait accordée en 1766, et qui lui a été payée exactement jusqu’à ce jour, en un contrat de rente viagère de pareille somme, avec reconnaissance que les fonds dudit contrat ont été fournis et avancés par ledit chevalier pour les affaires du feu roi, ainsi que de plus fortes sommes dont le montant lui sera remis par moi pour l’acquittement de ses dettes en Angleterre, avec l’expédition en parchemin et en bonne forme du contrat de ladite rente de 12,000 livres tournois, en date du 28 septembre 1775.
Et moi, Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont, fille majeure, connue jusqu’à ce jour sous le nom du chevalier d’Éon et qualités susdites, je me soumets à toutes les conditions imposées ci-dessus au nom du roi, uniquement pour donner à Sa Majesté les plus grandes preuves possibles de mon respect et de ma soumission, quoiqu’il m’eût été bien plus doux qu’elle eût daigné m’employer de nouveau dans ses armées ou dans la politique, selon mes vives sollicitations et suivant mon rang d’ancienneté. Et puisqu’à quelques vivacités près, qu’une défense légitime et naturelle et le plus juste ressentiment rendaient en quelque 193 façon excusable, Sa Majesté veut bien reconnaître que je me suis toujours comporté en brave homme comme officier et en sujet laborieux, intelligent et discret comme agent politique, je me soumets à déclarer publiquement mon sexe, à laisser mon état hors de toute équivoque, à reprendre et porter jusqu’à la mort mes habits de fille[171], à moins qu’en faveur de la longue habitude où je suis d’être revêtue de mon habit militaire, et par tolérance seulement, Sa Majesté ne consente à me laisser reprendre ceux des hommes, s’il m’est impossible de soutenir la gêne des autres après avoir essayé de m’y habituer à l’Abbaye royale des Dames Bernardines de Saint-Antoine-des-Champs, à Paris, ou à tel autre couvent de filles que je voudrai choisir, et où je désire me retirer pendant quelques mois en arrivant en France.
Je donne mon entier désistement à toutes poursuites juridiques ou personnelles contre la mémoire du feu comte de Guerchy et ses ayants cause, promettant de ne jamais les renouveler, à moins que je n’y sois forcée par une provocation juridique, ainsi qu’il est dit ci-dessus.
Je donne de plus ma parole d’honneur que je remettrai à M. Caron de Beaumarchais tous les papiers publics et secrets, tant de l’ambassade que de la correspondance secrète désignée ci-dessus, sans en réserver ni retenir un seul, aux conditions suivantes, auxquelles je supplie Sa Majesté de vouloir bien permettre qu’on souscrive en son nom:
1o Qu’en reconnaissant que la lettre du feu roi, mon très honoré seigneur et maître, en date de Versailles, le 1er avril 1766, par laquelle il m’assurait 12,000 livres de pension annuelle en attendant qu’il me plaçât plus avantageusement, ne peut plus me servir de titre pour toucher ladite pension, qui se trouve changée très avantageusement pour moi par le roi son successeur, en un 194 contrat viager de pareille somme, l’original de ladite lettre restera en ma possession comme témoignage honorable que le feu roi a daigné rendre à ma fidélité, à mon innocence et à ma conduite irréprochable dans tous mes malheurs et dans toutes les affaires qu’il a daigné me confier, tant en Russie qu’à l’armée et en Angleterre.
2o Que l’original de la reconnaissance que M. Durand, ministre plénipotentiaire en Angleterre, m’a donnée à Londres, le 11 juillet 1766, de la remise volontaire, fidèle et intacte, faite par moi entre ses mains, de l’ordre secret du feu roi, en date de Versailles, le 3 juin 1763, restera dans mes mains comme un témoignage authentique de la soumission entière avec laquelle je me suis dessaisie d’un ordre secret de la main de mon maître, qui faisait seul la justification de ma conduite en Angleterre, que mes ennemis ont tant nommée opiniâtre, et que, dans leur ignorance de ma position extraordinaire vis-à-vis le feu roi, ils ont même osé qualifier de traître à l’État.
3o Que Sa Majesté, par une grâce particulière, daignera, ainsi que faisait le feu roi, se faire informer, tous les six mois, du lieu que j’habite et de mon existence, afin que mes ennemis ne soient jamais tentés de rien entreprendre de nouveau contre mon honneur, ma liberté, ma personne et ma vie.
4o Que la croix de Saint-Louis que j’ai acquise au péril de ma vie dans les combats, sièges et batailles où j’ai assisté, où j’ai été blessée et employée, tant comme aide de camp du général que comme capitaine de dragons et des volontaires de l’armée de Broglie, avec un courage attesté par tous les généraux sous lesquels j’ai servi, ne me sera jamais enlevée et que le droit de la porter sur quelque habit que j’adopte me sera conservé jusqu’à la mort.
Et s’il m’était permis de joindre une demande respectueuse à ces conditions, j’oserais observer qu’à l’instant où j’obéis à Sa Majesté en me soumettant à quitter pour toujours mes habits d’homme je vais me trouver dénuée 195 de tout, linge, habits, ajustements convenables à mon sexe, et que je n’ai pas d’argent pour me procurer seulement le plus nécessaire, M. de Beaumarchais sachant bien à qui doit passer tout celui qu’il destine au paiement de partie de mes dettes, dont je ne veux pas toucher un sou moi-même. En conséquence et quoique je n’aie pas droit à de nouvelles bontés de Sa Majesté, je ne laisserais pas de solliciter auprès d’elle la gratification d’une somme quelconque pour acheter mon trousseau de fille, cette dépense soudaine, extraordinaire et forcée ne venant point de mon fait, mais uniquement de mon obéissance à ses ordres.
Et moi, Caron de Beaumarchais, toujours en la qualité ci-dessus spécifiée, je laisse à ladite demoiselle d’Éon de Beaumont l’original de la lettre si honorable que le feu roi lui a écrite de Versailles, le 1er avril 1766, en lui accordant une pension de 12,000 livres, en reconnaissance de sa fidélité et de ses services.
Je lui laisse, de plus, l’original de M. Durand, lesquelles pièces ne pourraient lui être enlevées, de ma part, sans une dureté qui répondrait mal aux intentions pleines de bonté et de justice que Sa Majesté montre aujourd’hui pour la personne de ladite demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont. Quant à la croix de Saint-Louis qu’elle désire conserver avec le droit de la porter sur ses habits de fille, j’avoue que, malgré l’excès de bonté avec lequel Sa Majesté a daigné s’en rapporter à ma prudence, à mon zèle et à mes lumières pour toutes les conditions à imposer en cette affaire, je crains d’outrepasser les bornes de mes pouvoirs en tranchant une question aussi délicate.
D’autre part, considérant que la croix de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis a toujours été regardée uniquement comme la preuve et la récompense de la valeur guerrière, et que plusieurs officiers, après avoir été décorés, ayant quitté l’habit et l’état militaire pour 196 prendre ceux de prêtre ou de magistrat, ont conservé sur les vêtements de leur nouvel état cette preuve honorable qu’ils avaient dignement fait leur devoir dans un métier plus dangereux, je ne crois pas qu’il y ait d’inconvénient à laisser la même liberté à une fille valeureuse qui, ayant été élevée par ses parents sous des habits virils, et ayant bravement rempli tous les devoirs périlleux que le métier des armes impose, a pu ne connaître l’habit et l’état abusifs sous lesquels on l’avait forcée à vivre, que lorsqu’il était trop tard pour en changer, et n’est point coupable pour ne l’avoir point fait jusqu’à ce jour.
Réfléchissant encore que le rare exemple de cette fille extraordinaire sera peu imité par les personnes de son sexe, et ne peut tirer à aucune conséquence; que si Jeanne d’Arc, qui sauva le trône et les États de Charles VII en combattant sous des habits d’homme, eût, pendant la guerre, obtenu, comme ladite demoiselle d’Éon de Beaumont, quelques grâces ou ornements militaires, tels que la croix de Saint-Louis, il n’y a pas d’apparence que, ses travaux finis, le roi, en l’invitant à reprendre les habits de son sexe, l’eût dépouillée et privée de l’honorable prix de sa valeur, ni qu’aucun galant chevalier français eût cru cet ornement profané parce qu’il ornait le sein et la parure d’une femme qui, dans le champ d’honneur, s’était toujours montrée digne d’être un homme.
J’ose donc prendre sur moi, non en qualité de ministre d’un pouvoir dont je crains d’abuser, mais comme un homme persuadé des principes que je viens d’établir; je prends sur moi, dis-je, de laisser la croix de Saint-Louis et la liberté de la porter sur ses habits de fille à demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont, sans que j’entende lier Sa Majesté par cet acte, si elle désapprouvait ce point de ma conduite, promettant seulement, en cas de difficulté, à ladite demoiselle d’Éon d’être son avocat auprès de Sa Majesté, 197 et d’établir, s’il le faut, son droit à cet égard, que je crois légitime, par une requête où je le ferais valoir du plus fort de ma plume et du meilleur de mon cœur.
Quant à la demande que ladite demoiselle d’Éon de Beaumont fait au roi d’une somme pour l’acquisition de son trousseau de fille, quoique cet objet ne soit pas entré dans mes instructions, je ne laisserai pas de le prendre en considération, parce qu’en effet cette dépense est une suite nécessaire des ordres que je lui porte de reprendre les habits de son sexe. Je lui alloue donc, pour l’achat de son trousseau de fille, une somme de 2,000 écus, à condition qu’elle n’emportera de Londres aucun de ses habits, armes et nul vêtement d’homme, afin que le désir de les reprendre ne soit pas sans cesse aiguisé par leur présence, consentant seulement qu’elle conserve un habit uniforme complet du régiment où elle a servi, le casque, le sabre, les pistolets et le fusil avec sa baïonnette, comme un souvenir de sa vie passée, ou comme on conserve les dépouilles chéries d’un objet aimé qui n’existe plus. Tout le reste me sera remis à Londres pour être vendu, et l’argent employé selon le désir et les ordres de Sa Majesté.
Et cet acte a été fait double entre nous Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais et Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont, sous seing privé, en lui donnant de chaque part toute la force et consentement dont il est susceptible et y avons chacun apposé le cachet de nos armes, à Londres, le cinquième jour du mois d’octobre 1775[172].
Signé: Caron de Beaumarchais.
D’Éon de Beaumont.
198
Le coffre-fort engagé chez lord Ferrers fut ouvert et d’Éon joignit au dossier cinq cartons qu’il avait gardés jusque-là dissimulés sous son plancher, bien cachetés et étiquetés: Papiers secrets à remettre au roi seul.... «Je commençai, dit Beaumarchais qui raconte ce fait, à en faire l’inventaire et les paraphai tous afin qu’on n’en pût soustraire aucun; mais, pour m’assurer encore mieux que la suite entière y était contenue, je les parcourais rapidement.»
D’Éon ne manqua pas de faire part de sa transformation à son ancien chef. Le 5 décembre 1775, il écrivit au comte de Broglie:
Monsieur le Comte,
Il est temps de vous désabuser. Vous n’avez eu pour capitaine de dragons et aide de camp en guerre et en politique que l’apparence d’un homme. Je ne suis qu’une fille qui aurais parfaitement soutenu mon rôle jusqu’à la mort si la politique et vos ennemis ne m’avaient pas rendu la plus infortunée des filles, ainsi que vous le verrez par les pièces ci-jointes...
Je suis avec respect, Monsieur le Comte, votre très humble et très obéissant serviteur (sic).
Geneviève-Louise-Auguste d’Éon de Beaumont[173].
D’Éon témoigna sa reconnaissance à Beaumarchais en prolongeant une mystification qui dut l’amuser infiniment et à laquelle l’auteur des plus spirituelles 199 comédies qui eussent alors paru se prêtait avec une naïveté stupéfiante. Beaumarchais devint de la part de d’Éon, qui s’intitulait «sa petite dragonne», l’objet des cajoleries les plus féminines. Reprenant le langage même de la Rosine du Barbier de Séville, la prétendue chevalière lui écrivait: «Vous êtes fait pour être aimé et je sens que mon plus affreux supplice serait de vous haïr», et une autre fois: «Je ne croyais encore que rendre justice à votre mérite; qu’admirer vos talents, votre générosité; je vous aimais sans doute déjà! Mais cette situation était si neuve pour moi que j’étais bien éloignée de croire que l’amour pût naître au milieu du trouble et de la douleur. Jamais une âme sensible ne deviendrait sensible à l’amour si l’amour ne se servait pas de la vertu même pour le toucher.»
La mystification fut complète, et Beaumarchais, bien qu’il affectât de prendre la chose en riant, se laissa complètement duper par des déclarations dont il parut même quelque peu flatté:
Tout le monde me dit que cette fille est folle de moi, écrivait-il à Vergennes; mais qui diable se fût imaginé que pour bien servir le roi dans cette affaire il me fallût devenir galant chevalier autour d’un capitaine de dragons? L’aventure me paraît si bouffonne que j’ai toutes les peines du monde à reprendre mon sérieux pour achever convenablement ce mémoire[174].
Bien que celui-ci s’en déclarât excédé, ce ne fut 200 pas Beaumarchais, mais bien d’Éon, qui mit fin à ce marivaudage. La coquetterie de la nouvelle chevalière n’allait pas, en effet, jusqu’au mépris des questions d’argent. Aussi l’avidité de d’Éon se trouva-t-elle aux prises avec la parcimonie de Beaumarchais lorsqu’il s’agit de fixer le détail des sommes affectées au paiement des dettes. Le ton de la correspondance des deux amoureux tourna bien vite à l’aigre, et un entrefilet qui parut alors dans le Morning Post acheva d’exaspérer d’Éon; il était ainsi libellé:
On prépare à la Cité une nouvelle police sur le sexe du chevalier d’Éon. Les paris sont de sept à quatre pour femme contre homme, et un seigneur bien connu dans ces sortes de négoces s’est engagé à faire clairement élucider cette question avant l’expiration de quinze jours.
D’Éon ne manqua pas d’attribuer l’article à Beaumarchais, qu’il accusa ouvertement d’avoir pris part avec Morande à des paris sur son sexe et de s’être ainsi livré à de scandaleuses spéculations. En même temps il provoqua Morande; mais le fieffé coquin, qui savait la réputation de d’Éon à l’escrime, fut trop heureux de pouvoir prétendre que l’honneur lui interdisait de se battre avec une femme; il ne jugea pas déloyal toutefois de s’armer de sa plume et de publier sur la nouvelle chevalière un libelle scandaleux qui fit quelque bruit. Harcelé par l’importunité des Anglais que toute cette affaire avait provoqués à reprendre leurs paris, d’Éon se résolut à écrire au comte de Vergennes pour lui annoncer sa prochaine 201 arrivée en France. Il en reçut d’ailleurs la réponse la plus encourageante:
J’ai reçu, Mademoiselle, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 1er de ce mois. Si vous ne vous étiez pas livrée à des impressions de défiance, que je suis persuadé que vous n’avez pas puisées dans vos propres sentiments, il y a longtemps que vous jouiriez dans votre patrie de la tranquillité qui doit aujourd’hui, plus que jamais, faire l’objet de vos désirs. Si c’est sérieusement que vous pensez à y revenir, les portes vous en seront encore ouvertes. Vous connaissez les conditions qu’on y a mises: le silence le plus absolu sur le passé, éviter de vous rencontrer avec les personnes que vous voulez regarder comme les causes de vos malheurs, et enfin reprendre les habits de votre sexe. La publicité qu’on vient de lui donner en Angleterre ne peut plus vous permettre d’hésiter. Vous n’ignorez pas, sans doute, que nos lois ne sont pas tolérantes sur ces sortes de déguisements; il me reste à ajouter que si, après avoir essayé du séjour de la France, vous ne vous y plaisiez pas, on ne s’opposera pas à ce que vous vous retiriez où vous voudrez.
C’est par ordre du roi que je vous mande tout ce que dessus. J’ajoute que le sauf-conduit qui vous a été remis vous suffit; ainsi rien ne s’oppose au parti qu’il vous conviendra de prendre. Si vous vous arrêtez au plus salutaire, je vous en féliciterai; sinon, je ne pourrai que vous plaindre de n’avoir pas répondu à la bonté du maître qui vous tend la main. Soyez sans inquiétude: une fois en France, vous pourrez vous adresser directement à moi, sans le secours d’aucun intermédiaire.
J’ai l’honneur...[175]
D’Éon, toutefois, ne voulut point partir sans tenter 202 de mettre fin aux paris qui s’échangeaient sur son sexe. Il intenta devant lord Mansfield une action en annulation de ces scandaleux contrats; mais débouté de sa demande par un jugement qui considérait qu’il était une femme, puisque le roi de France le regardait comme tel, il se borna à interjeter appel et se hâta de revenir dans sa patrie.
203
Arrivée de la chevalière d’Éon en France.—Réception qui lui est faite par la ville de Tonnerre.—Son installation à Versailles et sa présentation à la Cour.—Impressions et réflexions de sa famille, de ses amis, des contemporains.—Popularité de la «nouvelle héroïne» en France et à l’étranger; ses succès dans le monde de la Cour et la société de Paris; sa volumineuse correspondance.—Nouvelle querelle avec Beaumarchais.—D’Éon, ayant quitté ses habits de femme, est appréhendé par ordre du roi et conduit au château de Dijon.
Le 13 août 1777, d’Éon quittait Londres; dans la nuit même, il s’embarquait pour la France. Quelle que fût sa joie de rentrer dans sa patrie, d’embrasser sa vieille mère qu’il aimait tendrement, de retrouver son foyer et sa fertile Bourgogne toute couverte de pampres, il dut faire un cruel retour sur lui-même. Quinze ans s’étaient écoulés depuis son dernier voyage: c’était alors le «petit d’Éon» du duc de Nivernais, le protégé du comte de Choiseul qui apportait à Versailles les ratifications d’un grand traité. Sa sacoche était moins gonflée de papiers d’État que son cœur ne l’était d’illusions et d’espérances. La fortune souriait à son ardente jeunesse; elle lui apportait de brillantes récompenses et lui laissait entrevoir un avenir plein de promesses. Il était accueilli à Versailles, distingué par la marquise de Pompadour, 204 revenait à Londres la croix de Saint-Louis sur la poitrine. Bientôt après il était fait ministre plénipotentiaire et pouvait, grâce à un intérim, représenter lui-même son souverain pendant deux mois de fastueuse ambassade. Il avait connu alors toute l’ivresse du triomphe, mais aussitôt après toute la rancœur d’une disgrâce subite. C’étaient d’abord les vexations et les dédains du comte de Guerchy; puis une lutte pleine d’embûches et de ruses; le procès enfin intenté par une suprême audace contre son rival et le scandale si enivrant pour lui qu’avait été la condamnation de l’ambassadeur de France. Dernier et périlleux triomphe qui soulevait l’indignation de Paris et de Versailles, provoquait l’abandon du roi et, l’un après l’autre, de tous ses protecteurs. Une pénible vie d’expédients avait commencé alors, le réduisant peu à peu au désespoir et le poussant enfin à cette métamorphose inspirée par l’illusion tenace du public, longuement méditée et plus d’une fois rejetée avant d’être enfin admise.
Il revenait maintenant en vaincu. Le «petit d’Éon», tant choyé jadis par le marquis de L’Hospital et que le duc de Choiseul avait présenté comme un «fort joli garçon» au duc de Nivernais à cause de ses yeux bleus au regard hardi et intelligent, de sa taille fine mais bien proportionnée et souple, était devenu un homme de cinquante ans, à la démarche brusque et à la voix éclatante; son menton volontaire était tout piqué d’une barbe noire rasée à grand’peine. Il avait conservé du dragon les manières et le genre d’esprit 205 en même temps que l’uniforme, ce cher uniforme gris à parements et à soutaches rouges qu’il n’avait jamais consenti à abandonner pendant son séjour à Londres et qui avait fait de lui une silhouette aussi familière aux ministres d’État qu’aux mobs de la Cité. Aussi témoignait-il d’une égale répugnance à prendre l’habit féminin et à se résigner au genre de vie de son nouveau sexe. Bien qu’il eût signé l’étrange convention qui lui reconnaissait la qualité de femme, il aurait voulu demeurer homme au moins par la mise et s’était efforcé de fléchir le comte de Broglie sur la question du costume. Il affirmait que son vœu le plus cher serait de «continuer sa route militaire dans l’armée, où par sa bonne conduite il n’avait jamais scandalisé personne; mais en même temps se déclarait prêt à obéir à toutes les volontés du roi, qu’elles fussent de le laisser dans le monde en cornette et en jupe», ou même de «faire couvrir sa tête dragonne du voile sacré dans un couvent de nonnes».
Qu’y avait-il de sincère dans l’emphase de ces déclarations? Dans un dernier retour de bon sens, voyait-il partir avec casque, aigrette, épaulette tous les rêves généreux de sa jeunesse follement sacrifiés à une ambition désordonnée et désormais impuissante? Cet attachement obstiné à l’uniforme, symbole de la carrière régulière et de la discipline, marque-t-il chez lui un dernier regret de l’existence honorable et sûre qu’en bornant ses désirs il n’eût pas manqué de s’assurer? Peut-être; comme peut-être aussi n’y a-t-il là qu’une feinte de plus, un moyen détourné de 206 prolonger l’équivoque et de donner le change? La justice anglaise et la volonté du roi de France le font femme; mais la répugnance qu’il montre à revêtir les habits de son nouveau sexe est bien faite pour enraciner dans leur croyance ceux qui veulent toujours le tenir pour un homme. En déclarant si haut qu’on lui impose des habits de femme, d’Éon cherche évidemment à laisser entendre que le sexe n’est pas plus de son goût que la mise, et que la volonté du roi, à laquelle il doit se soumettre, ne peut cependant rien changer à la nature. Il évite ainsi les difficultés du présent, tout en se ménageant pour l’avenir une rentrée en scène sous son costume naturel. Seul parmi les contemporains, Voltaire semble avoir démêlé au juste toute cette intrigue dont il a fait justice par une comparaison assez cruelle: «Je ne puis croire, écrit-il de Ferney au comte d’Argental, que ce ou cette d’Éon ayant le menton garni d’une barbe noire très épaisse et très piquante soit une femme. Je suis tenté de croire qu’il a voulu pousser la singularité de ses aventures jusqu’à prétendre changer de sexe pour se dérober à la vengeance de la maison de Guerchy, comme Pourceaugnac s’habillait en femme pour se dérober à la justice et aux apothicaires[176].»
D’ailleurs tout en protestant véhémentement contre la volonté du roi qui changeait son casque en cornette, d’Éon s’ingéniait à tirer parti de son nouveau rôle et à se faire de sa métamorphose une réclame 207 nouvelle et plus bruyante. Il a raconté lui-même comment, passant par Saint-Denis avant de gagner Versailles, il s’était fait conduire par Dom Boudier auprès de la supérieure du couvent des carmélites, qui n’était autre que Mme Louise de France. Celle-ci, avant d’ouvrir le rideau du parloir, aurait demandé comment était habillée Mlle d’Éon, et sur la réponse qui lui fut faite qu’arrivant de Londres elle «était encore en bottes et en uniforme, la supérieure aurait exhorté son interlocuteur invisible à prendre les habits et à mener la vie d’une fille chrétienne»[177]. Cependant, malgré les sages avis de la vénérable princesse et en dépit de la condition formelle que lui avait imposée Vergennes dans sa lettre du 12 juillet, ce ne fut qu’à Versailles, où il arriva en dragon, que d’Éon finit par se soumettre et obéir à l’ordre qui lui fut réitéré en ces termes:
DE PAR LE ROI
Il est ordonné à Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Thimothée d’Éon de Beaumont de quitter l’habit uniforme des dragons qu’il a coutume de porter et de reprendre les habillements de son sexe avec défense de paraître dans le royaume sous d’autres habillements que ceux convenables aux femmes.
Fait à Versailles, le 27 août 1777.
Signé: Louis Gravier de Vergennes[178].
Enfin, comme notre chevalier, à bout d’arguments, 208 objectait encore au ministre que ses faibles ressources ne lui permettaient pas de se commander un trousseau convenable, Marie-Antoinette, intéressée aux infortunes d’une fille si intrépide, aurait ordonné, si l’on en croit d’Éon et ses biographes, que ce trousseau serait confectionné à ses frais. Il est certain, en tout cas, que Mlle Bertin, la célèbre marchande de frivolités, couturière de la reine, eut la première le singulier honneur d’emprisonner sous les jupes décentes et sévères d’une vieille et noble demoiselle le bouillant capitaine de dragons. Pour le reste de sa garde-robe, d’Éon s’adressa à Mlle Maillot, marchande de modes plus modeste, et à Mme Barmant, «faiseuse de corps flexibles et élastiques». Le sieur Brunet, perruquier, rue de la Paroisse, fut chargé de lui accommoder une «coiffure à triple étage».
Alors que tant de mains agiles remuaient dentelles et rubans, ou baleinaient les corsets qui allaient si fort incommoder d’Éon, celui-ci, profitant des quelques jours où il pouvait encore porter librement sa tunique de dragon, se hâta de prendre le coche qui devait le mener auprès de sa vieille mère.
C’est le 2 septembre qu’il atteignit la petite cité bourguignonne. S’il est vrai que les villes ont comme un visage où nous aimons à retrouver le caractère des plus célèbres de leurs enfants, celle-ci semble vouloir symboliser à merveille l’humeur de notre héros et en illustrer le souvenir. Escarpée et montueuse, elle a dans son premier aspect un air de hardiesse et de vivacité. D’une allure leste et décidée, 209 les rues grimpent comme à l’assaut du rocher d’où l’église Saint-Pierre domine la ville qu’enserre la double ceinture du fleuve et d’une rangée de collines agréablement boisées. Il semble qu’à se trouver enfermée dans cette prison naturelle la petite ville ait pris cet air de brusquerie et de mutinerie, cette allure un peu désordonnée et incohérente, comme pour regimber contre la condition plaisante mais étroite qui lui est faite.
Le soir où d’Éon y pénétra par le pont jeté sur le pétulant Armençon, Tonnerre illuminée était toute en fête comme pour le retour d’un fils ou plus exactement d’une fille prodigue. «Plus de douze cents personnes, écrit d’Éon (non sans exagération probablement), sont venues au-devant de moi avec canons, fusils et pistolets; ma mère, quoique prévenue depuis si longtemps de mon retour positif en France, ne pouvait le croire; elle est tombée sans connaissance en me voyant, et ma nourrice fondait en larmes. Le lendemain toute la ville en corps et en particulier est tombée chez moi avant que je fusse sortie du lit où j’étais campée sans rideaux, sans miroirs, sans tapisseries et sans sièges. Cette image de mon ancienne guerre est plus agréable à mes yeux qu’un palais.» La joviale humeur dont faisait montre notre chevalier ne semble pas lui avoir fait oublier le ton pitoyable qu’il sied d’employer vis-à-vis d’un puissant correspondant dont on attend quelque grâce, et il reprend avec non moins d’exagération: «J’ai trouvé dans un cruel délabrement mon bien de patrimoine 210 consistant principalement en vignes; on croirait que les hussards s’en sont emparés ainsi que de ma maison, qui ressemble présentement au château du baron de Tundertrumtrum; il n’y a plus que les portes et les fenêtres et la rivière d’Armençon dans mes jardins. Mais si quelque chose peut m’attacher à la vie, dit-il en terminant, c’est la joie de l’amitié pure que mes compatriotes tant de la ville que des campagnes voisines, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, ont bien voulu me témoigner; d’eux-mêmes ils m’ont rendu les honneurs qui ne seraient dus qu’à vous et à Mgr le comte de Maurepas si vous passiez par Tonnerre pour aller dans vos terres et lui à son comté de Saint-Florentin[179].»
Cependant, malgré toute la joie qu’il éprouvait à se trouver au milieu de sa famille et de ses compatriotes émerveillés de ses aventures et de ses saillies, d’Éon n’était pas homme à se contenter longtemps d’une célébrité provinciale; il avait probablement vérifié que nul n’est prophète en son pays et qu’il fallait à la comédie qu’il allait jouer une scène plus brillante et plus vaste, ainsi que des spectateurs plus raffinés. Le ministre s’impatientait de ses retards à exécuter les ordres du roi et Mlle Bertin lui affirmait que sa présence était nécessaire pour les derniers essayages.
Il quitta aussitôt Tonnerre et se rendit à Versailles, d’où il se hâta d’annoncer au comte de Vergennes 211 son retour, sa tardive obéissance et les déboires qu’elle lui causait: «Il y a une dizaine de jours que je suis de retour, disait-il au ministre, et il y en a huit que je me suis conformée à vos intentions, comme Mlle Bertin a dû vous le certifier à Fontainebleau. Je m’efforce dans la retraite de mon appartement de m’habituer à mon triste sort. Depuis que j’ai quitté mon uniforme et mon sabre, je suis aussi sot qu’un renard qui a perdu sa queue. Je tâche de marcher avec des souliers pointus et de hauts talons, mais j’ai manqué me casser le col plus d’une fois; au lieu de faire la révérence, il m’est arrivé plus d’une fois d’ôter ma perruque et ma garniture à triple étage, que je prenais pour mon chapeau ou pour mon casque. Je ne ressemble pas mal à cette Catherine Petrovna que Pierre le Grand enleva d’un corps de garde au siège de Derpt pour la faire paraître à sa Cour avant de lui avoir fait apprendre à marcher sur ses deux pieds de derrière[180].»
D’Éon, si l’on en croit ses contemporains, n’exagérait guère le ridicule de son nouvel accoutrement, et si, comme il disait lui même, il est malaisé de changer en un jour «d’habits, de chemise, de logis, de résolution, d’avis, de langage, de couleur, de visage, de mode, de note, de ton et de façon de faire», il se consolait du moins par la singularité et l’affectation de la gêne physique qu’il éprouvait. Toutefois il vivait retiré rue de Conti, à Versailles, ayant refusé 212 courtoisement l’invitation du sieur Jamin, prêtre de Fontainebleau, qui «sans avoir l’honneur d’être connu de lui» lui offrait, «s’il venait à cette Cour à Fontainebleau, un logement des plus agréables non par les plaisirs bruyants, mais par les promenades en forêt», et assurait son hôte «qu’il serait à Fontainebleau sans y être et maître de porter tel habillement qui lui conviendrait». L’aimable invitation de cette «dévote personne» n’avait pas séduit d’Éon, qui ne se sentait pas encore préparé à affronter la curiosité de la Cour. Il tenait aussi à rendre ce coup de théâtre aussi éclatant que possible et s’ingéniait à en assurer le succès. Quelques mois avant son arrivée en France il avait déjà prié M. de La Chèvre d’être «son précurseur», et celui-ci se vantait de lui avoir «préparé les voies avec toute la chaleur imaginable et un zèle infatigable». Puis c’était un sieur Dupré, tuteur des lords Dawn et Albergeney, qui, «chez le chevalier Lambert et le vicomte de Choiseul, avait ouvert les yeux à une infinité de gens».—«On n’en revient point encore de l’étonnement, écrivait-il à d’Éon; on s’adresse à moi pour expliquer ce phénomène politique, et si je n’étais pas aussi bien informé que je le suis, je me trouverais souvent en défaut[181].» D’Éon, qui avait fini par prendre goût à la mascarade, se multipliait, accréditant tous les bruits, entre-bâillant sa porte à ses anciennes relations et annonçant à ses protecteurs son retour en France:
213
J’apprends avec beaucoup de plaisir, Monsieur, lui répondait le maréchal duc de Broglie, que vous êtes de retour en France; qu’il vous est permis de goûter, dans votre famille, une tranquillité dont vous êtes privé depuis longtemps. Je suis sensible aux sentiments d’attachement que vous me témoignez et j’ai l’honneur d’être très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur[182].
La comtesse douairière d’Ons-en-Bray, femme du président Legendre, qui connaissait d’Éon depuis sa plus tendre enfance et fut naturellement une des premières averties de son retour, ne pouvait sans sourire s’imaginer sous les jupes de la chevalière celui qu’elle avait connu étudiant en droit, escrimeur de premier ordre et galant secrétaire d’ambassade; aussi accueillait-elle avec la plus grande incrédulité cette nouvelle aventure dont le héros lui faisait un récit plaisant:
Votre lettre, lui répondait-elle, m’a fait rire aux larmes de vos saillies et de satisfaction que vous ne m’ayez pas oubliée, Mademoiselle ou Monsieur: je crains de mentir; j’avoue que j’apporte encore de l’incrédulité à votre métamorphose et ne me permets pas cependant pour détruire mon incrédulité de faire et même de dire comme le bon apôtre Thomas. Mademoiselle, soit; j’en suis plus à mon aise pour vous dire tout le plaisir que je me fais de vous revoir quand vous serez de retour de Versailles. Je vous y adresse les marques de reconnaissance de votre souvenir, ne sachant où reposent à Paris vos appas femelles. Sont-ils parés de plumes? J’avoue qu’il cadre dans mon esprit que la coiffure de Mars est la seule qui 214 vous convienne, en ayant la bravoure et les inclinations. J’ai avec moi deux émules avec qui vous me demandez de refaire connaissance. Ils le désirent plus que jamais, comme vous le croyez bien, et l’un d’eux, un grand gars qui occupe votre ancien appartement, voudrait sûrement le partager avec vous; mais en mère de famille qui doit maintenir le bon ordre chez elle, il faudrait que je vous crusse tout à fait dragon pour vous prier de faire société nuit et jour avec les miens, qui s’en tiendront aux égards dus au beau sexe et vous gardent des bâtons de sucre tors pour guérir votre poitrine des influences de l’air dont elle est attaquée à présent. Ménagez-vous bien, Mademoiselle, et sous quelque forme que vous deviez nous reparaître, soyez persuadée que vous nous serez toujours très intéressante par le souvenir des anciennes marques de votre attachement, qui vous répond du mien pour toujours[183].
Aussi peu dupe de la métamorphose que Mme d’Ons-en-Bray, Mme Tercier, veuve de l’ancien ministre secret de Louis XV qui avait si longtemps correspondu avec d’Éon, s’étonnait de n’avoir point revu le chevalier depuis son retour. Elle lui reprochait vivement de ne s’être point encore présenté chez le comte de Broglie, tout en paraissant deviner la cause de cette hésitation.
Je ne suis pas étonnée, lui écrivait-elle, que vous ayez tant de peine à vous faire au nouveau déguisement que vous allez prendre, qui vous gêne et vous embarrasse; il est bien fait pour cela; aux yeux de vos amis, vous serez toujours un brave homme et un sujet fidèle; ils vous aimeront également et chériront votre amitié n’importe 215 dans quel habit. Je vous prie de me mettre à la tête de vos amies qui vous sont le plus attachées, ainsi que toute ma famille, qui me charge de vous faire mille tendres compliments[184].
Les aimables reproches de Mme Tercier et ses billets affectueux ne réussirent pas à faire sortir d’Éon de sa tanière, où il se tenait, disait-il, comme un «renard sans queue». Les sucres d’orge de Mme d’Ons-en-Bray ne parvinrent point non plus à vaincre le rhume qui le retenait avec tant d’à-propos au logis. Embarrassé dans ses jupes, il demeurait invisible. Cependant, le bruit de son arrivée, de ses aventures et de sa singulière métamorphose ne tarda pas à percer le cercle assez restreint de ses amis intimes et parvint bientôt jusqu’aux oreilles de la reine, qui voulut aussitôt voir cette moderne amazone: «Elle envoya un valet de pied, raconte Mme Campan, dire à mon père de conduire la chevalière chez elle; mon père pensa qu’il était de son devoir d’aller d’abord prévenir son ministre du désir de Sa Majesté. Le comte de Vergennes lui témoigna sa satisfaction sur la prudence qu’il avait eue et lui dit de l’accompagner. Le ministre eut une audience de quelques minutes. Sa Majesté sortit de son cabinet avec lui et, trouvant mon père dans la pièce qui le précédait, voulut bien lui exprimer le regret de l’avoir déplacé inutilement. Elle ajouta en souriant que quelques mots que M. le comte de Vergennes venait de lui 216 dire l’avaient guérie pour toujours de la curiosité qu’elle avait eue[185]».
Si d’Éon, en dépit de la reconnaissance officielle de son nouveau sexe par le roi, ne fut pas reçu en audience particulière par la reine, il ne manqua pas du moins de paraître à Versailles sous son nouveau costume et à plusieurs reprises se trouva dans les galeries du château sur le passage de Leurs Majestés. Ce fut le 21 octobre 1777, jour de sainte Ursule, ainsi qu’il prend soin de le noter dévotement, que le chevalier d’Éon, ancien capitaine de dragons, ancien ministre plénipotentiaire de France à Londres, «reprit sa première robe d’innocence pour paraître à Versailles, comme il avait été ordonné par le roi et ses ministres»[186]. Ce fut un véritable événement que l’apparition dans le cercle des courtisans de ce «phénomène politique» ou, comme l’appelait fort irrévérencieusement Voltaire, «de cet amphibie». Chacun voulut voir cette femme extraordinaire, simplement vêtue, et qui pour tout joyau portait sur son corsage une croix de Saint-Louis gagnée sur le champ de bataille aussi bien que dans les ambassades.
Certains, qui avaient été ennemis de Choiseul, se plaisaient à faire un succès à l’impétueux adversaire du comte de Guerchy; mais la plupart, poussés par la curiosité, se montraient surtout intrigués par cette merveille pathologique qui, avec toutes les apparences 217 et les manières d’un homme, se déclarait cependant femme. Plusieurs des contemporains n’ont pas manqué de peindre d’Éon tel qu’ils le virent dans ces circonstances, et il faut avouer que le portrait n’est guère flatté. «Elle a encore plus l’air d’être homme depuis qu’elle est femme, assurait un journal de l’époque en parlant de notre chevalier. En effet on ne peut croire du sexe féminin un individu qui se rase et a de la barbe, qui est taillé et musclé en hercule, qui saute en carrosse et en descend sans écuyer, qui monte les marches quatre à quatre... Elle est en robe noire. Les cheveux sont coupés en rond comme des cheveux d’abbé, placardés de pommade et de poudre, surmontés d’une toque noire à la manière des dévotes. N’étant point habituée aux talons étroits et hauts des femmes, elle continue d’en avoir de plats et de ronds[187].» D’Éon, à qui cette feuille élégante et mondaine refuse tous les dons du sexe aimable, n’avait pas voulu pousser trop loin la mascarade; mais s’il n’avait pas usé du rouge qui faisait encore fureur, il ne semblait pas non plus ignorer toute coquetterie féminine, portant quelquefois des «robes noires en raz de Saint-Maur», plus souvent des «jupes en taffetas bleu de ciel avec petite rayure puce» ou même «en croisé broché mordoré», comme le relatent les notes de la demoiselle Maillot, sa couturière[188]. Mais en dépit 218 de ses efforts pour parvenir à l’élégance, d’Éon demeurait parfaitement ridicule: «La longue queue de sa robe, ses manchettes à triple étage» contrastaient si malheureusement avec ses «attitudes et ses propos de grenadier qu’il avait ainsi le ton de la plus mauvaise compagnie». C’est en ces termes peu obligeants que s’exprime dans ses Mémoires, écrits après la mort de d’Éon, Mme Campan qui, éclairée alors sur le véritable sexe du chevalier, ne peut s’empêcher de montrer quelque dépit d’avoir été mystifiée par un personnage qui eut avec sa famille et avec elle-même des relations de la plus cordiale intimité[189].
Le jugement des contemporains sur l’extérieur de d’Éon, son accoutrement et ses manières, est d’ailleurs aussi unanime que peu flatteur. «Quelque simple, quelque prude que soit sa grande coiffe noire, relate Grimm dans sa Correspondance littéraire à la date du 25 octobre 1777, il est difficile d’imaginer quelque chose de plus extraordinaire et, s’il faut le dire, de plus indécent que Mlle d’Éon en jupes[190].» L’abbé Georgel, secrétaire du fameux cardinal de Rohan, fait d’un trait dans ses Mémoires le portrait de la chevalière, à qui il a été présenté: «Ses vêtements, écrit-il, auxquels elle ne pouvait s’habituer lui donnaient un air si gauche et si gêné qu’elle ne faisait oublier ce désagrément que par les saillies 219 de son esprit et le récit trop piquant de ses aventures[191].»
La métamorphose causa naturellement une grande stupéfaction; mais, en dehors de quelques habitants de Tonnerre qui avaient de bonnes raisons pour ne pas démordre de leur première opinion, ne trouva pas d’incrédules obstinés. Le sexe désormais officiel de la chevalière d’Éon fut accepté et respecté. L’intéressé se prêtait d’ailleurs à le confirmer, et la contrainte même qu’il affectait ainsi que sa difficile résignation à sa nouvelle existence n’étaient que des ruses plus savantes pour cacher le subterfuge. Il trouvait à jouer cette comédie, en outre de la sécurité de son séjour en France et le payement d’une pension devenue son unique ressource, un regain de la popularité dont il avait toujours été passionnément friand. Du jour de sa présentation à la Cour, sa popularité ne fit que grandir, tourner même à cette célébrité extraordinaire qui, à l’heure actuelle, préserve encore son nom de l’oubli. Il devint alors l’objet de toutes les conversations, le point de mire de toutes les curiosités. Les lettres de félicitations les plus emphatiques, les témoignages d’admiration les plus excessifs lui parvenaient d’inconnus émerveillés de sa surprenante odyssée, tandis que ses anciens amis le harcelaient de billets du tour le plus piquant. Parmi eux le duc de Chaulnes, qui l’avait connu à Londres au plus fort de sa lutte avec Guerchy, lui 220 écrivait, faisant allusion aux derniers événements:
Je ne sais pas si la chevalière d’Éon se ressouvient d’avoir vu le chevalier d’Éon, entouré de grenadiers, imprimer en 1764, une page de la Guerchiade sur la main du duc de Picquigny; mais je sais que le duc de Chaulnes s’en ressouvient très bien, ainsi que de tous les procédés honnêtes qu’il a reçus de lui ou d’elle, car on ne sait plus où on en est. Je suis fort porté à croire par exemple que votre ami commun trouvera beaucoup plus du chevalier dans la chevalière qu’il ne voudrait y en trouver. Quant à moi qui ne suis qu’un bonhomme, et votre voisin, je voudrais savoir le moment où je pourrais aller discourir un moment avec Mademoiselle comme j’aurais discouru avec Monsieur. Comme tout frais remué de la politique, vous auriez peut-être des raisons pour préférer de venir chez moi: c’est cinquante pas à faire d’un côté ou de l’autre, que j’aimerais mieux vous épargner pourvu cependant que ce ne soit ni demain samedi, ni lundi. Je vous demande pardon de ces si, de ces car, de ces mais, très ridicules lorsqu’il s’agit de vous témoigner, Mademoiselle, toute ma reconnaissance des bontés que vous m’avez marquées et de l’amitié du feu chevalier. J’espère que vous rendrez justice à mon respect[192].
Les amis de d’Éon ne savaient plus en effet «où ils en étaient», ni quel style employer. La marquise Le Camus, dans un gracieux billet où elle l’invitait à souper, trouvant «à coup sûr sa société désirable», débutait ainsi:
Brave Être, si j’avais votre facilité pour écrire, je ne serais pas embarrassée au premier mot; j’ai donc cherché l’épithète qui me paraît convenir le mieux à ce que vous 221 méritez; j’espère que vous trouverez bon qu’en vous mettant au-dessus de tout sexe, je ne vous en attribue aucun précisément, de peur de me tromper[193].
L’embarras était encore plus grand pour ceux qui avaient connu d’Éon dès sa plus tendre jeunesse, et ne l’avaient jamais perdu de vue dans son aventureuse carrière. C’était le cas de M. Genêt, premier commis aux Affaires étrangères, père de Mme Campan, qui avouait avec une aimable ironie que la langue française manquait d’épithètes appropriées à la nouvelle condition de son étrange correspondant: «Pour ne point donner aux cardinaux le Monseigneur qu’ils exigeraient, les ducs leur écrivent en italien, et moi, être unique, dont je ne trouve le parangon que dans les divinités des anciens, pour vous adresser la parole d’une manière digne de vous et des sublimes mystères dont vous êtes l’emblème je me servirai de la langue anglaise qui n’a point de genre déterminé dans ses mots appellatifs et qui ne connaît guère de femelle qu’un chat et un vaisseau, je vous dirai donc: My dear Friend, voulant dire: mon cher ou ma chère amie, ad libitum[194].»
Ceux qui avaient rencontré le petit d’Éon chez le prince de Conti, dans les beaux salons du Temple, alors qu’il cherchait fortune et carrière, se rappelaient au souvenir de l’illustre chevalière et la suppliaient de leur ouvrir sa porte. Lui, toujours imperturbable, 222 jouait en dilettante son rôle de phénomène à la mode; il éprouvait une orgueilleuse satisfaction à duper ses contemporains, ou tout au moins à exciter leur étonnement. Il retenait les uns par le récit des événements auxquels il avait été mêlé et captivait les autres par des anecdotes grivoises débitées avec une verve intarissable. Ses manières singulières ne lassaient pas; on le recherchait sans cesse et ses amis se séparaient de lui à grand’peine.
Je pars avec le regret de n’avoir pu vous offrir mon tribut d’admiration, lui écrivait le chevalier de Bonnard, sous-gouverneur des enfants du duc de Chartres. Voilà une lettre de votre cousine, qui est ma tante; je lui dirai dans trois jours que je vous ai vue et que vous êtes au-dessus de votre grande réputation. Elle se félicitera sans doute et s’affligera pour moi que je n’aie pas profité plus souvent et plus longtemps d’un bonheur dont je sens tout le prix[195].
L’intérêt et la curiosité qu’avait excités d’Éon par sa métamorphose ne lui avaient pas valu seulement un succès de Cour. Le bruit de l’aventure avait porté son nom bien au delà des frontières. En Angleterre, où l’on s’était particulièrement attaché à le suivre, l’opinion se montrait curieuse de tous les détails. Mlle Wilkes qui, par un curieux billet que nous avons cité, avait elle-même dès le premier jour demandé à d’Éon la «vérité sur son nouveau sexe», s’enquérait auprès du baron de Castille de l’accueil 223 fait à Versailles à l’illustre chevalière, et M. de Castille, tout en transmettant à d’Éon les «plus tendres compliments de la fille du lord-maire», ajoutait: «J’ai répondu à Mlle Wilkes, ma chère héroïne; j’interprète vos sentiments et je lui dis beaucoup de choses de vous comme ayant été témoin de vos succès à la Cour[196]...»
En Allemagne, où cependant il n’avait fait que passer, on s’inquiétait de d’Éon:
Monsieur, lui écrivait un libraire de Berlin, je ne suis pas en droit de vous reprocher l’entier oubli d’un homme que vous avez très honnêtement préconisé et qui vous est attaché depuis 1756; mais ne cessant de m’intéresser à l’homme célèbre que je considère, je ne puis me refuser au désir de savoir, s’il se peut et pour autant que la franchise comportera, à quel clan des mortels je dois la satisfaction d’avoir connu le chevalier d’Éon de Beaumont. Je ne doute point que vous n’en deviniez la raison après ce qui se trouve inséré dans notre dernière Gazette du Bas-Rhin, d’un ton d’authenticité qui m’en impose enfin et contre lequel tout argument me manque... Vous aurez toujours donné de la célébrité aux deux genres et nous serons convaincus que votre conduite a été contenue et admirable. Du beau sexe, dont certainement je ne suis pas, je vous aurais l’obligation possible d’avoir appris, à ceux qui lui sont injustement contraires, qu’il est aussi capable que le nôtre des bonnes, difficiles et grandes choses, et du mien je ne cesserai d’être avec autant d’estime que de considération soit de l’un, soit de l’autre, le très humble, etc.[197].
224
De Londres et de Paris, les échos de l’aventure étaient venus piquer au vif la sceptique curiosité «du vieux valétudinaire de Ferney», qui s’inquiétait auprès de son fidèle ami le comte d’Argental de la véritable condition d’un hôte qui fort indiscrètement s’était annoncé lui-même chez le glorieux patriarche des lettres françaises:
Je ne vous parlerai pas aujourd’hui, mon cher ange, des deux enfants que j’ai faits dans ma quatre-vingt-quatrième année. Vous les nourrirez s’ils vous plaisent, vous les laisserez mourir s’ils sont contrefaits. Mais je veux absolument vous parler d’un monstre: c’est de cet animal amphibie qui n’est ni fille ni garçon, qui est, dit-on, habillé actuellement en fille, qui porte la croix de Saint-Louis sur son corset et qui a, comme vous, 12,000 francs de pension. Tout cela est-il bien vrai? Je ne crois pas que vous soyez de ses amis s’il est de votre sexe, ni de ses amants s’il est de l’autre. Vous êtes à portée plus que personne de m’expliquer ce mystère. Il ou elle m’avait fait dire par un Anglais, de mes amis, qu’il ou elle viendrait à Ferney, et j’en suis très embarrassé. Je vous demande en grâce de me dire le mot de cette énigme[198].
Les anciens camarades de d’Éon aux dragons, bien qu’ils eussent partagé sa vie à l’armée, n’avaient marqué aucune incrédulité particulière et avaient fêté de bon cœur la nouvelle héroïne. Le baron de Bréget, ancien capitaine au régiment d’Autichamp, et qui avait fait campagne avec lui sur le Rhin, lui demandait, quelques mois après sa métamorphose, s’il pouvait 225 «se flatter d’exister encore dans le souvenir de son ancien frère d’armes»:
Il n’y a que huit jours, écrivait-il, que je suis revenu de la campagne et je me hâte de faire demander à mon aimable camarade la permission de l’aller chercher et lui présenter mes nouveaux hommages. Je supplie très respectueusement mademoiselle d’Éon de me laisser embrasser très franchement et de tout mon cœur mon ancien camarade dragon[199].
Un autre capitaine au même régiment, le comte de Chambry, dans une lettre écrite à la même époque, reprochait vivement à d’Éon de ne lui avoir point annoncé son retour:
J’espère, ajoutait-il, retrouver dans mademoiselle la chevalière d’Éon les mêmes sentiments d’amitié que dans l’ancien chevalier d’Éon, capitaine de dragons, etc., etc... Quant à moi, sous quelque forme qu’il paraisse, j’y prendrai toujours le même intérêt et suis impatient de l’en assurer moi-même[200].
Le marquis d’Autichamp, colonel et propriétaire du régiment à la suite duquel avait figuré d’Éon, avait été, l’un des premiers, averti par celui-ci de sa transformation:
Il n’est que trop vrai, mon cher et brave colonel, lui avait écrit le chevalier, qu’en ma nécessité d’obéir à l’ordre du roi et de la loi j’ai repris ma robe pour l’édification des esprits faibles qui, en moi, ont été scandalisés de la liberté grande d’une jeune fille d’avoir été, par 226 sagesse, cacher et retrancher sa vertu dans votre régiment de dragons pour qu’elle soit plus en sûreté. Ma ruse de guerre ayant été découverte, prouvée et manifestée en justice, le monde fut surpris de me trouver fille. En conséquence, la Cour, pour me punir ou me récompenser, me fait finir ma vie comme je l’ai commencée en devenant cornette[201].
Et le galant colonel de répondre aussitôt:
Je vous ai été fort attaché en votre qualité de capitaine de dragons; la nouvelle forme que vous avez prise n’a jamais été un tort vis-à-vis de moi, et quoiqu’elle m’impose la loi de vous respecter beaucoup plus, elle ne m’ôte pas le plaisir de vous aimer, et c’est, je vous assure, avec empressement que je vous offre l’assurance de ces deux sentiments[202].
Les mêmes sentiments de bienveillante crédulité, les mêmes formules affectueuses se retrouvent sous la plume de tous les anciens camarades de régiment de d’Éon et font foi du bon souvenir qu’il avait laissé parmi eux. Le cas leur avait paru croyable, bien qu’extraordinaire; de plus, il n’était pas sans précédents, ainsi que le baron de Castille s’empressait d’en informer d’Éon dans la lettre suivante:
Mme de Laubespin vous parlera du dragon-fille du régiment de Belzunce; il est encore venu ce matin chez moi, il a le plus grand empressement de vous être présenté, et je suis convaincu qu’il vous intéressera; il a vingt-sept ans, il a près de cinq pieds cinq pouces, une figure agréable, de très beaux cheveux et bien plantés; il est bas officier aux Invalides, et porte les marques de vétérance. M. le 227 duc d’Aiguillon lui donna les deux épées en croix quand il eut été reconnu, et il le fut à l’occasion d’un coup d’épée qu’il avait reçu à la hanche. Il fut présenté au feu roi, qui lui fit beaucoup de questions, il fut présenté au feu roi par M. le prince de Beauvau à la chasse de Fontainebleau[203].
Il semble d’ailleurs que l’aventure de l’illustre chevalière ait tourné la tête de plusieurs femmes. D’Éon, dans ses papiers, a composé tout un dossier des lettres que lui écrivirent des «filles de la plus grande taille», désireuses «de changer leur sexe en apparence», afin de pouvoir s’engager et servir à l’armée. Il y avait joint également les épîtres que lui avaient dédiées quelques insensés, troublés, comme il arrive fréquemment, par la révélation d’une personnalité retentissante.
Ce bizarre recueil, non moins que les billets de ses amis, de ses anciens camarades, et des inconnus eux-mêmes qui lui écrivirent dès son retour, ne laissent aucun doute sur l’étonnement que suscita sa métamorphose et sur la stupéfiante crédulité avec laquelle elle fut généralement acceptée.
Tandis que d’Éon trouvait ainsi, dans le bruit d’un accueil inespéré, d’incessantes satisfactions pour son incommensurable vanité, les ministres, qui s’étaient flattés de le voir reprendre, avec le sexe qu’il avait avoué et le costume qu’on lui avait imposé, toute la décence et la considération désirables, durent s’avouer 228 qu’ils s’étaient étrangement trompés. Non seulement d’Éon, sous son nouveau costume, attirait l’attention de tous; mais, ne pouvant s’habituer aux coiffes, aux corsets et aux jupes, commençait, malgré la défense qui lui en avait été faite, à s’habiller de nouveau fréquemment en homme. Afin de prévenir tout nouveau scandale, M. de Vergennes résolut de donner à l’extravagante chevalière un tuteur vigilant. M. Genêt, premier commis au ministère des Affaires étrangères, compatriote et ami de d’Éon, sembla tout désigné pour cette tâche difficile. Dans sa propriété du Petit-Montreuil, tout voisine de la demeure du comte de Polignac et de l’hôtel de M. de Vergennes, il possédait justement un coquet pavillon où la pétulante chevalière pourrait se résigner au calme que l’on exigeait d’elle. Elle devait y trouver dans la compagnie de Mme Genêt et de ses filles, attachées au service de la reine, un milieu moins austère que celui des dames Urselines, Bernardines, Augustines, au sein desquelles elle avait offert de se retirer dans l’allégresse de son retour. Aussi Genêt la pressait-il de rejoindre sa famille, faisant réparer en toute hâte le logement de son «illustre héroïne». L’hiver s’annonçait rigoureux et il tentait de la séduire par la promesse de «chambres très chaudes» dans sa petite maison. «Que vous me déplaisez, disait-il, dans le trou où vous êtes![204]» Cette affectueuse insistance ne réussit pas à vaincre aisément la répugnance de 229 d’Éon à subir une tutelle où il avait démêlé la volonté du ministre; aussi se fit-il prier longtemps et il ne se décida que vers le milieu de décembre à accepter l’hospitalité de l’aimable famille bourguignonne. Son hôte l’accueillit avec joie et cordialité.
A dater de ce jour, les liens d’intimité qui unissent d’Éon aux Genêt, aux Campan, se resserrent naturellement et donnent lieu à un échange de bons procédés quotidiens dont les papiers de d’Éon nous ont conservé les traces. Un jour, c’est M. Campan qui le remercie très pompeusement d’un Essai d’histoire naturelle qu’il trouve «plaisamment imaginé, mais un peu long»; d’Éon en effet n’était guère ami de la concision. Une autre fois, c’est Mme Campan qui, dans un style plein d’affectation, lui demande pour les princes un simple remède contre la surdité. La femme de chambre de la reine, qui n’a pas encore contre d’Éon le grief de savoir qu’elle a été mystifiée par lui, l’accable d’invitations. «Le 24 avril 1778, toute la famille Genêt, lui écrit-elle, vient passer la soirée chez M. Campan. Elle serait comblée si Mlle d’Éon voulait bien leur faire l’honneur de les y accompagner; elle n’y souperait qu’avec ses bons amis et est priée par Mme Campan d’y venir sans le moindre cérémonial[205].»
D’Éon est de toutes les parties qu’organisent les femmes de chambre de la reine. Se refuse-t-il à les accompagner, Sophie Genêt, de son écriture d’écolière, 230 lui fait dépêcher un billet pour le supplier de revenir sur sa détermination; elle redoute cependant de l’importuner, «ce qui verserait la tristesse parmi ses hôtes». Se déplace-t-on pour aller visiter l’oncle Genêt de Charmontaut dans sa jolie terre de Mainville, près Melun, qu’on en avertit aussitôt d’Éon, qui devant tant d’insistance se laisse convaincre. Il parvient si bien à séduire le modeste châtelain que celui-ci ne trouve point de formules assez flatteuses pour le remercier de sa venue, ni de termes assez humbles pour s’excuser de sa frugale hospitalité:
Je me regarde à présent au nombre des heureux mortels. J’ai eu le plaisir de partager avec mon frère la même satisfaction que lui de ce que vous m’avez fait l’honneur de me venir voir à mon petit ermitage, tout comme à lui d’habiter sa campagne du Petit-Montreuil. Et pour comble de satisfaction vous m’avez fait l’amitié et l’honnêteté de m’y écrire. Votre lettre, mademoiselle, me sera tant que je vivrai précieuse. Puisque votre santé s’est rétablie à Mainville, je souhaite que ma petite chaumière vous soit agréable pour venir vous y récréer et conserver une santé qui est chère à ceux qui ont l’honneur d’être connus de vous et qui connaissent vos mérites. Je me félicite d’avoir donné une fête à la chevalière d’Éon au même moment que nous gagnions la victoire sur les Anglais; cela nous a fait un divertissement très heureux et agréable, qui n’a pas été troublé par aucune triste nouvelle. Mon sort est bien changé à présent, mademoiselle; d’agréable qu’il était pendant que j’étais en l’honneur de votre compagnie, il est maintenant aussi isolé que ce bel arbre qui est au puits d’Antin. Pour me consoler et secouer ma mélancolie, je ne tarderai pas à partir pour Versailles, 231 où j’aurai l’honneur de vous aller voir[206].
D’Éon se montra toujours reconnaissant envers cette famille qui l’avait si cordialement accueilli. Très fidèle dans ses amitiés il était, malgré ses modestes moyens, également généreux. De Tonnerre il ne cessait de leur envoyer des produits de sa riche Bourgogne, des truffes alors si renommées et peu connues encore, des chevreuils qu’il avait tués et surtout du vin de son terroir, dont M. Amelot, le comte de Vergennes et le duc de Chaulnes s’avouaient particulièrement friands.
J’ai reçu, ma chère amie, lui écrivait Genêt, deux délicieux présents de votre part en huit jours, tous deux faits pour nous réjouir le cœur. C’est votre portrait en dragon qui m’a été envoyé par M. Bradel et dont je suis fort content, et une feuillette de votre excellent vin. Nous mettrons le portrait sur la table, en buvant le vin à votre santé. Vous savez combien nous vous sommes dévoués et comptons sur votre amitié parce que nous connaissons votre excellent cœur.
Mieux que par ces menues attentions, d’Éon sut prouver son attachement à ses aimables compatriotes, car, avec la prudence et l’autorité d’une douairière qui se complaît à son rôle, il sut faire le bonheur d’une de ses jeunes amies, Adélaïde Genêt, si l’on en croit la lettre qu’elle lui écrivait au lendemain de son mariage avec M. Auguié, «heureux ouvrage qui fut comblé par la reine, dit 232 M. Genêt au delà de toutes les espérances[207].»
D’Éon dut trouver cette vie patriarcale bien monotone, et après quelques semaines, «le charme du Petit-Montreuil sous la neige» s’évanouit à ses yeux. Il ne rêvait que bruit, succès et publicité, et se soustrayait avec peine à l’attention de ceux qui désiraient connaître un aussi singulier prodige. Sa renommée était alors universelle et l’on recherchait de tous côtés cette héroïne, aussi modeste qu’intrépide, à laquelle ses contemporains ne savaient comparer que Jeanne d’Arc ou Jeanne Hachette.
D’Éon avait trop ardemment désiré et savamment préparé cette apothéose pour n’y point figurer; aussi ne manquait-il aucune occasion de s’évader de sa retraite et, comme Genêt lui en faisait encore la remarque, «il tenait à Paris comme un petit maître». Parmi les anciennes relations qu’il y avait retrouvées, la comtesse de Boufflers, la spirituelle amie du prince de Conti, «l’idole» du Temple, ainsi que l’avait surnommée Mme du Deffant, avait une des premières désiré revoir l’ancien ministre plénipotentiaire, aux côtés de qui elle avait fait à Londres les honneurs de l’ambassade:
M. d’Usson m’a dit que vous n’aviez point oublié, Mademoiselle, que nous avons eu le plaisir de vous voir en Angleterre et que vous paraissiez souhaiter de renouveler la connaissance que nous avons faite avec vous; j’ai de mon côté le plus grand empressement de revoir une personne qui sera célèbre à jamais par les événements de 233 sa vie et par beaucoup de grandes qualités, et je serai charmée si vous voulez bien venir dîner avec moi vendredi prochain au Temple[208].
C’est qu’en effet l’audacieux aventurier était devenu l’hôte de choix, le personnage à la mode dont on se disputait la présence aux jours de réception. Sur les petits billets d’invitation, que d’Éon conserva religieusement, figurent les noms des femmes les plus spirituelles et des plus illustres personnages. Les salons les plus fermés s’ouvraient fréquemment devant ce phénomène, et ce n’est pas un de ces indices les moins curieux de la légèreté de ce siècle que cette crédulité enfantine dans le milieu où l’on faisait le plus ouvertement parade de scepticisme. Ces esprits raffinés et blasés, devenus comme étrangers aux préoccupations sérieuses de la vie, insensibles aux découvertes de la science, fermés aux charmes des chefs-d’œuvre, ne prisaient plus que l’extraordinaire. Pendant qu’autour d’eux se préparait un formidable bouleversement social dont ils ne savaient discerner les indices, hommes de Cour sans emploi et officiers sans régiment faisaient pour le divertissement des dames qui tenaient «bureau d’esprit», comme on disait alors, assaut de bons mots, concours de piquantes anecdotes. D’Éon excellait dans ce genre; son imagination, sa verve intarissable, ses saillies inattendues faisaient oublier le sel un peu gros de ses dragonnades trop fréquentes. 234 Il attirait enfin par une singularité dont il entretenait soigneusement le mystère. On allait jusqu’à lui savoir gré de la modestie admirablement jouée qui le poussait à ne se produire qu’en très petit comité. Il se targuait, en effet, de fuir les curieux et d’être si indifférent à l’attention qu’il provoquait que ses amis devaient le supplier de remplir ses engagements:
«Le duc de Luynes brûle d’envie de vous voir ainsi que son beau-père, M. de Laval, lui écrivait son ami Reine. Il m’a dit qu’il vous avait prié de manger de sa soupe; puisque vous êtes à Paris, allez donc voir Mme la Duchesse, à qui vous voudrez bien présenter nos hommages[209].»
S’il peut paraître étrange de le voir très aimablement prié chez le comte de La Rochefoucauld; chez M. de Villaine, le marquis de Chaponay; chez la vicomtesse de Breteuil; de le voir devenir l’hôte assidu de la duchesse de Montmorency et du vicomte de La Ferté, n’est-il pas plus curieux encore de retrouver cet étrange personnage dans les salons d’une bourgeoisie élevée, d’une noblesse de robe, qui formaient alors une société particulièrement cultivée et sceptique? Il éveille la même curiosité parmi ces graves personnages: les Talon, les Fraguier, les Tascher, les Tanlay, les Nicolaï, les d’Aguesseau, qui se le disputent à l’envi et l’envoient chercher dans leurs carrosses.
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Un jour, c’est le comte de Polignac qui le «prie de venir manger à la dragonne un morceau dans son galetas des Tuileries. La chevalière y trouvera, dit-il, du bon café précédé par des côtelettes et un homme de sa connaissance qu’elle désire voir. Le tout se passera à la minute et sans bruit[210]». Une autre fois, c’est le baron de Castille qui lui fait part du désir qu’avait le fameux cardinal de Rohan de connaître la chevalière.
«J’ai donné, lui mande-t-il, votre adresse à M. le prince Louis; il doit ou aller chez vous pendant que vous serez à Versailles, ou vous prier de passer chez lui; le peu d’instant dont il a eu à disposer à Paris l’a empêché d’aller vous chercher[211].» Le mercredi 11 mars 1778, comme il prend soin de le noter sur un agenda méticuleusement tenu au jour le jour, d’Éon déjeune chez Voltaire. Sa journée commencée dans un si curieux tête-à-tête est singulièrement chargée, car il dîne chez la comtesse de Béarn et revient souper chez Mme de Marchais. A ce moment il a déjà abandonné le Petit-Montreuil pour se fixer rue de Conti, où il pourra mener plus aisément la vie mondaine à laquelle il ne peut se soustraire et dont il est d’ailleurs enchanté. L’accueil est aussi flatteur à la Cour qu’à la ville. Il assiste aux représentations de gala dans la loge de Mme de Marchais, femme de l’ancien premier valet de chambre de Louis XV, 236 qu’il admirait particulièrement, à en juger par le portrait qu’il nous a laissé d’elle: «C’est, dit-il, une petite femme, aimable, pleine d’esprit, très jolie, bien faite, avec des cheveux blonds qui lui tombent jusque sur les talons, de grands yeux bleus et des dents blanches comme de l’ivoire; elle était, continue-t-il, l’amie complaisante de la feue marquise de Pompadour. C’est une belle de nuit qui passe sa journée dans le bain, à lire ou à écrire, ou dans son boudoir ou à sa toilette. On ne la voit que le soir ou après le spectacle de la Cour, alors que la compagnie s’assemble chez elle pour y souper délicieusement[212].»
D’Éon, comme l’indique son petit agenda, semblait en effet n’admirer pas moins la charmante maîtresse de maison qu’il n’estimait sa table. Il passait la plupart de ses soirées chez elle, et si par hasard il n’y paraissait pas, tout ce petit cercle qu’il animait de sa gaîté s’inquiétait de sa santé. Apprend-on qu’il est malade, aussitôt toutes ces dames se pressent chez lui: «La princesse Sapieha, en s’informant de ses nouvelles, lui envoie le sirop de calebasse dont elle lui a parlé: elle désire sincèrement qu’il puisse contribuer à sa guérison[213].» Puis c’est le marquis de Comeiras, maréchal des camps et armées du roi, qui se fait l’interprète des intimes de d’Éon et traduit leurs anxiétés: 237 /#
Moins étonné qu’affligé j’appris hier, cher camarade, que vous aviez mal à la gorge; que vous vous étiez fait excuser chez Mme de Brige, d’où l’on vous avait envoyé du bouillon. Je racontai tout cela hier au soir à Mme de Marchais: aussitôt elle voulait vous envoyer un potage, une autre un consommé... Mme la princesse de Montbarrey désire fort vous voir chez elle; j’ai promis de vous faire la proposition; l’on me fait un honneur infini, mon cher et ancien camarade, l’on croit que je dispose de vous; le beau sexe, qui veut voir son héroïne, m’en parle sans cesse[214]...
La popularité de d’Éon était en effet à son comble; il s’efforçait d’ailleurs d’entretenir par tous les moyens possibles une renommée dont il était friand et songeait à laisser à la postérité le récit de ses hauts faits. Il composait de burlesques recueils d’anecdotes sur la reprise de ses habits féminins, ou de très graves mémoires sur les négociations auxquelles il avait été mêlé. Tous ces projets, qui forment de volumineux dossiers, ne furent pas publiés et d’Éon se contenta de livrer à l’admiration de ses contemporains la Vie militaire, politique et privée de Mlle d’Éon, connue jusqu’en 1777 sous le nom de chevalier d’Éon[215]. Il en rédigea lui-même la plus grande partie, qui parut dans les Fastes militaires; mais la signature de M. de la Fortelle qui figurait sur l’opuscule permit 238 au chevalier de se décerner toutes les louanges dont il se jugeait digne, en toute sincérité et sans violer les lois de la modestie! Trois mille exemplaires en furent tirés à part, vendus en Angleterre et distribués à des amis, auxquels le donateur envoyait aussi son portrait à l’eau-forte ou au burin.
Tous les graveurs de l’époque s’offraient à l’envi à reproduire les traits de l’héroïque chevalière, qui d’ailleurs se gardait bien de leur refuser une pareille faveur. D’Éon fut portraituré en dragon, avec le casque ou le tricorne; en buste, en pied ou à cheval; en femme, avantagée d’une abondante poitrine, parée de dentelles et coiffée d’un bonnet fort coquet, ou en douairière serrée dans un sévère corsage noir où brille la croix de Saint-Louis. D’autres estampes le représentent en Minerve, casquée d’une sorte de morion qui n’a rien d’antique et où le hibou, cimier de la déesse, a été remplacé par le coq, qui figure dans les armes des d’Éon. Mais le moindre intérêt n’est pas dans les attributs, les légendes et les devises qui entourent ces portraits. D’Éon, qui se piquait de lettres et de sciences autant que de bravoure, sut en effet emprunter à l’antiquité les plus pompeux de ses trophées et inscrire audacieusement autour de sa propre image les vers que les poètes latins avaient consacrés aux plus redoutables héros, aux guerrières les plus farouches de Rome ou de la Grèce. Bien que fort nombreuses et fort variées, ces estampes eurent un grand succès et sont encore aujourd’hui très recherchées.
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On les trouvait chez le sieur Bradel, peintre, ou dans la boutique d’Esnault et Rapilly; mais le héros lui-même se chargeait de les vulgariser avec la plus extrême libéralité. Il en avait fait graver une pour ses anciens camarades: «Dédiée aux dragons», disait la légende, et ceux-ci se plaisaient à considérer les traits de l’illustre capitaine et à puiser dans ses hauts faits de nobles enseignements. C’est du moins ce qu’assurait l’aumônier du régiment des Dragons de Ségur, l’abbé Moullet de Monbar:
Je n’ai pas, Mademoiselle, écrivait-il à d’Éon, le bonheur de vous voir; mais je jouis de celui de voir votre image qui attire des visites à ma chambre, où elle est le seul embellissement. Cette image pénètre mon âme lorsque je la fixe; j’y vois une héroïne supérieure aux amazones et à toutes les femmes célèbres de l’antiquité, un dragon plein de fierté et d’audace, un ministre fidèle et patriote qui fait respecter son prince et sa personne; j’y vois un personnage illustre et intéressant qui formera pour les siècles futurs un phénomène qui les embarrassera[216].
Écrits d’ordinaire d’un style moins emphatique, les remerciements des hauts personnages n’étaient ni moins empressés ni moins flatteurs. Le chancelier Maupeou lui envoyait «les témoignages de sa sensibilité»: «Cette attention de votre part m’a fait grand plaisir; soyez persuadée, Mademoiselle, qu’on ne peut rien ajouter à l’estime et à tous les sentiments que j’ai pour vous[217].»
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Le duc de Guines, ancien ambassadeur de France à Londres, accueillait «avec beaucoup de reconnaissance le présent»[218] qu’il avait sollicité de d’Éon par l’intermédiaire de la comtesse de Broglie, sa belle-sœur; quant aux amis de notre chevalier, ils ne se lassaient point des gravures dont celui-ci les accablait et ils louaient à l’envi les grâces du pastel de Latour ou l’allure audacieuse de l’estampe de Bradel. «Votre gravure est superbe, s’écriait Genêt, surtout par les yeux, qui sont ceux de Bellone même. Le regard est aussi fier que si vous aviez Beaumarchais en présence. Je lui défie de le soutenir. La vérité et l’honnêteté brillent, et c’est la foudre faite pour l’écraser[219].»
Depuis que la mort l’avait débarrassé de Guerchy, d’Éon avait en effet trouvé en Beaumarchais un adversaire nouveau et non moins obsédant. Leur querelle était née, comme jadis celle dont l’ambassadeur avait été victime, d’une question d’intérêt, d’Éon n’hésitant pas à proclamer hautement qu’il avait été dupé par Beaumarchais et que celui-ci, au moment de leur transaction, avait mis dans sa poche une somme de soixante mille livres qui devait être affectée à désintéresser lord Ferrers. Cette allégation, que d’Éon allait colportant de tous côtés, fut accueillie avec satisfaction parmi les ennemis de l’auteur du Barbier de Séville et ceux-ci, comme il est naturel, étaient fort 241 nombreux; le récit complaisamment fait du ridicule roman d’amour dans lequel son adversaire s’était un moment laissé entraîner mit en joie la Cour et la ville. Pour une fois, le célèbre pamphlétaire dut reconnaître qu’il n’avait pas les rieurs de son côté, et celui qui s’était si souvent diverti aux dépens de ses contemporains eut à supporter leurs railleries. Il s’irrita de certaines comédies que l’on improvisait alors dans les salons, et des mascarades, inspirées par le carnaval, qui le plaçaient en un amoureux tête-à-tête avec la virile chevalière. Le spectacle était d’autant plus piquant que d’Éon se faisait un plaisir de jouer lui-même son propre rôle, celui de l’ingénue, en face d’un Beaumarchais improvisé. Ainsi mis en scène, et accusé d’un aveuglement si incroyable, Beaumarchais perdit contenance et se fâcha. Ne sachant que répondre, il se plaignit et écrivit au ministre, M. de Vergennes, pour le prier de le laver des calomnies que l’on répandait publiquement sur son compte:
Tant que la demoiselle d’Éon s’est contentée de vous écrire, disait-il, ou de vous faire dire du mal de moi relativement aux services que je lui ai rendus en Angleterre, vous m’avez vu mépriser son ingratitude en silence et gémir de sa folie sans m’en plaindre; j’ai dissimulé ses fautes en les rejetant sur la faiblesse d’un sexe à qui l’on peut tout pardonner... Aujourd’hui, ce n’est plus de loin ni par écrit qu’elle essaye de me nuire: c’est à Paris dans les plus grandes maisons où la curiosité la fait admettre un moment; c’est à table et devant les valets qu’elle pousse la noirceur jusqu’à m’accuser d’avoir à mon profit retenu 60,000 livres qui lui appartenaient dans le fonds que j’étais, dit-elle, chargé de lui remettre... Je ne demande 242 point que la demoiselle d’Éon soit punie, je lui pardonne; mais je supplie Sa Majesté de permettre au moins que ma justification soit aussi publique que l’offense qui m’est faite[220].
Beaumarchais n’eut aucune peine à obtenir la justification qu’il sollicitait du ministre. M. de Vergennes lui fit parvenir une lettre des plus flatteuses, avec la permission de la publier. Il y rendait hommage à la parfaite délicatesse du négociateur, qui, «sans former aucune répétition pour ses frais personnels, n’avait, dans cette affaire, laissé apercevoir d’autre intérêt que celui de faciliter à la demoiselle d’Éon les moyens de rentrer dans sa patrie».
Beaumarchais fut trop satisfait de ce témoignage pour ne point se hâter de le publier. En guise d’envoi, il y joignit une lettre ouverte adressée à d’Éon, où il se montrait dédaigneusement généreux:
Qu’un ménagement si peu mérité, écrivait-il, vous fasse rentrer en vous-même et vous rende au moins plus modérée, puisque mes services accumulés n’ont pu vous inspirer ni justice ni reconnaissance. Cela est essentiel à votre repos; croyez-en celui qui vous pardonne, mais qui regretterait infiniment de vous avoir connue, si l’on pouvait se repentir d’avoir obligé l’ingratitude même[221].
En publiant ces documents, l’auteur du Barbier de Séville n’avait cherché qu’à se justifier devant le public, car c’eût été bien mal connaître son adversaire 243 que d’espérer le réduire aussi aisément au silence. Provoqué devant le tribunal de l’opinion, dont en toute occasion il avait recherché les suffrages; piqué au vif par le dédain de Beaumarchais, humilié par les termes désobligeants du ministre, d’Éon répondit du tac au tac avec une malicieuse ironie. Son épître, qui était adressée au comte de Vergennes, est trop longue pour qu’il soit possible de la citer tout entière; mais quelques passages suffiront à en donner le ton:
Monseigneur,
A présent que j’ai obéi aux ordres du roi en reprenant mes habits de fille le jour de sainte Ursule; aujourd’hui que je vis tranquille et dans le silence, sous l’uniforme des vestales; que j’ai entièrement oublié Caron et sa barque, quelle est ma surprise en recevant une épître dudit sieur Caron à laquelle est jointe la copie certifiée conforme aux originaux d’une lettre qu’il dit vous avoir adressée et de votre réponse.
Quoique je sache mon Beaumarchais par cœur, j’avoue, Monseigneur, que son imposture et la manière dont il s’y prend pour l’accréditer m’ont encore étonnée.
N’est-ce pas M. de Beaumarchais qui, ne pouvant me rendre malhonnête et me décider à ses vues de spéculation sur mon sexe, publia partout à Paris qu’il devait m’épouser après que j’aurais demeuré sept mois à l’abbaye des Dames Saint-Antoine, tandis que dans le fait il n’a manqué d’épouser que ma canne à Londres? Mais son nom seul est un remède contre l’amour nuptial, et ce nom achérontique ferait peur à la dragonne la plus déterminée aux combats nocturnes et des postes avancés.
D’ailleurs, je dois vous prévenir, Monseigneur, que dans plus d’une bonne maison à Paris on a présenté de fausses demoiselles d’Éon avec la croix de Saint-Louis. C’étaient 244 des bouffons qui ont tenu les propos les plus plaisants sur toutes les connaissances de la vraie chevalière d’Éon, mais principalement sur l’agréable, l’honnête, le brave Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais... Cette scène, qui a été variée à l’infini, s’est renouvelée, m’apprend-on, la semaine dernière, tandis que moi, solitaire, tranquille, j’étais travaillante et dormante dans mon ermitage au Petit-Montreuil-lez-Versailles. M. de Beaumarchais, qui est si naturellement enclin à mystifier tout le monde, voudrait-il donc jouir à lui seul de ce privilège exclusif...
Je vous dirai, Monseigneur, que toute la probité des quatre ministres réunie à la vôtre, en y comprenant même celle des premiers commis, ne serait pas capable de faire de M. de Beaumarchais, malgré tous les certificats du monde, un honnête homme dans mon affaire. La parfaite connaissance que sa conduite passée m’a donnée de sa personne m’a forcée à le placer malgré moi dans la classe des gens dont il faut être haï pour avoir le droit de s’estimer soi-même.
Pour ajouter encore à l’ironie de cette curieuse réponse et afin de gagner à sa cause l’aimable sexe dont il se flattait d’être devenu l’héroïne, d’Éon, jouant à la femme outragée, terminait son épître par une invocation des plus burlesques qu’il intitulait:
APPEL DE MADEMOISELLE D’ÉON A SES CONTEMPORAINES
M. de Beaumarchais a voulu m’enlever la considération qui doit faire ma plus douce existence, y disait-il. Je le confonds en me moquant de lui et de son impuissante colère. C’est un Thersite qu’il faut fouailler pour avoir osé parler avec insolence des gens qui valent mieux que lui et qu’il devrait respecter. Je le dénonce et le livre à toutes les femmes de mon siècle comme ayant voulu élever son crédit sur celui d’une femme et enfin venger 245 son espoir frustré en écrasant une femme et celle qui a le plus à cœur de voir triompher la gloire de ses semblables[222]!
Cet appel à la sensibilité et à l’amour-propre de ses contemporaines trouva de l’écho, et d’Éon, qui n’avait pas manqué de répandre à profusion les gazettes où se déroulait cette étrange polémique, reçut de tous côtés de chaleureuses félicitations. On opposait «à l’élévation de ses sentiments l’horreur dont son antagoniste pénètre les personnes qui pensent et sentent».—«Dans l’ignorance des motifs qui poussent le ministère à avouer un pareil agent, écrivait un correspondant de d’Éon, on désire au moins qu’il s’oppose à ce qu’il fasse des élèves. L’humanité serait trop à plaindre si Beaumarchais formait son semblable[223].» A Caen, «où tous les honnêtes gens de la province désiraient le voir», on faisait grand succès à son malicieux plaidoyer: «Je l’ai reçu, écrivait un comte d’Ormesson, chez Mme la comtesse de la Tournelle, où toute la noblesse du canton était assemblée, attendu qu’il y a eu comédie et bal pendant quatre jours de suite; je ne peux pas vous dire l’effet que cela a produit. Tout le monde a été enchanté de lire votre style et de la manière simple et honnête de dire les vérités de votre adversaire[224].»
246
Sans doute les nombreuses et ardentes inimitiés que Beaumarchais s’était attirées n’avaient pas manqué de contribuer au succès de d’Éon; elles ne suffiraient point cependant à expliquer l’intérêt qui s’attachait aux moindres gestes de la chevalière. En dépit de ses extravagances et de tout le tapage qu’il provoquait, d’Éon avait su plaire à des personnages sérieux et réservés, en même temps qu’il conquérait la foule par sa science de la réclame. Son esprit avisé avait deviné la puissance d’une presse alors à peine naissante, et depuis son séjour en Angleterre il n’avait cessé de défrayer les gazettes. Sans doute il partageait avec bien d’autres le mérite d’avoir fait bravement son devoir sur les champs de bataille; mais ces modestes faits d’armes, déjà mis en relief lorsqu’on les avait sus accomplis par une femme, étaient devenus dans l’éclat flatteur de récits enthousiastes de véritables triomphes[225]. La chevalière était une héroïne unique dont la vie tout entière 247 appartenait à ses contemporains. C’était certainement ce qu’estimait d’Éon. Aussi à peine ses démêlés avec Beaumarchais s’étaient-ils apaisés qu’il se croyait de nouveau obligé d’annoncer aux femmes de son siècle un événement dont l’éclat devait rejaillir à tout jamais sur elles. C’était le jugement rendu par les tribunaux d’Angleterre, qui venaient, en appel, d’annuler les paris ouverts autrefois sur son sexe:
Victoire! mes contemporaines, s’écriait-il, quatre pages de victoire! mon honneur, votre honneur triomphent. Le grand juge du tribunal d’Angleterre vient de casser et d’anéantir lui-même, en présence des douze grands juges d’Angleterre, ses propres jugements concernant la validité des polices ouvertes sur mon sexe. Voilà le glorieux effet de la terrible leçon que j’ai donnée à ce tribunal au moment où je partais pour la France. Son arrêt définitif, du 31 janvier, a reçu l’opposition de ceux qui avaient soutenu, d’après ma conduite, que j’étais homme et qu’on voulait forcer à payer leurs gageures, en exécution de ces deux jugements. Il a eu le courage de prononcer dans les termes mêmes de mes protestations publiques, en langue anglaise, que la vérification nécessaire blessant la bienséance et les mœurs, et qu’un tiers sans intérêt (c’est moi, c’est la chevalière d’Éon) pouvant en être affecté, la cause devait être mise au néant.
O ma patrie, que je vous félicite de n’avoir point reçu tout cet or par une voie aussi infâme! Vous avez tant de bras, tant de cœurs tout prêts à enlever à l’audacieuse Angleterre des dépouilles et plus riches, et plus glorieuses!
Ombre de Louis XV, reconnaissez l’être que votre puissance a créé; j’ai soumis l’Angleterre à la loi de l’honneur! Femmes, recevez-moi dans votre sein, je suis digne de vous[226].
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Quelque bouffonne que puisse nous paraître aujourd’hui une aussi pompeuse invocation, il faut constater que les hommes les plus posés et même des savants austères ne craignirent pas de féliciter à ce propos l’illustre chevalière. M. de Lalande, avec toute la gravité qui sied à un astronome et à un immortel, lui écrivait:
Je me suis réjoui bien sincèrement en voyant que vous aviez soumis l’Angleterre à la loi de l’honneur en même temps que vous punissiez en France la témérité de celui qui aurait craint le chevalier, mais qui croyait peut-être pouvoir braver la chevalière; vos plaisanteries sont aussi amères et aussi plaisantes tout à la fois, que votre style est noble et majestueux quand vous écrivez à un ministre. Souffrez, Mademoiselle, que ma lettre vous soit remise par un de mes amis qui n’a jamais vu d’héroïne et qui brûlait du désir de vous présenter ses hommages; permettez qu’il vous présente les miens avec le tribut de l’admiration, de la reconnaissance et du respect avec lesquels[227]...
Un autre membre de la célèbre compagnie, le comte de Tressan, que d’Éon avait remercié d’un ouvrage récemment paru par l’envoi de ses deux mémoires, lui répondait par les mêmes louanges et ajoutait:
La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire me pénètre de reconnaissance: il est également honorable comme militaire ou comme académicien de mériter votre approbation.
Votre lettre, Mademoiselle, m’ayant été renvoyée mardi 249 dernier à Paris, j’aurais volé chez vous pour avoir l’honneur de vous remercier moi-même; mais ce jour me trouvant attaqué d’une espèce de catarrhe avec de la fièvre, je m’enveloppais dans une peau d’ours et je revins sur-le-champ dans mon ermitage. Je profite du premier moment de mieux, Mademoiselle, pour vous dire à quel point je suis touché des bontés de la personne du monde que j’ai toujours admirée l’épée ou la plume à la main; vous avez réalisé ce que l’Arioste a célébré de la valeur de Morphise et de Bradamante. Mais vous avez fait plus, vous avez bravé les armes de ce méchant enfant à qui tout cède et vous donnez à l’univers l’exemple d’une âme à l’épreuve de toute espèce de faiblesse. Vous êtes née, Mademoiselle, pour vaincre également le guerrier, le négociateur et l’amour et vous méritez d’être adorée par les amis qui ont l’honneur de vivre avec vous et de jouir des charmes attachés à l’utilité de vous entendre. Il n’est personne de l’un et de l’autre sexes qui ne sente naître de l’émulation en vous écoutant et qui ne soit ému et encouragé par votre exemple et par vos discours à devenir encore plus brave et plus vertueux. Dès que je pourrai retourner à Paris, Mademoiselle, j’aurai bien de l’empressement à vous aller assurer de l’admiration, de l’attachement et du respect avec lesquels j’ai l’honneur[228]...
Si d’Éon se plaisait à accueillir ces galants propos avec toute la sensibilité d’une âme féminine de son époque, il avait déjà songé à un excellent moyen de «vaincre l’amour» et formait le projet de se retirer pour quelques mois dans un couvent. Pénétré de son rôle et prenant un malicieux plaisir à la comédie, il s’ingéniait à se placer dans les plus burlesques situations 250 et s’en divertissait avec le dilettantisme le plus cynique. Ayant sollicité, par l’entremise de M. de Reine, la permission de faire une retraite en la maison de Saint-Louis à Saint-Cyr, il avait dû renoncer à y demeurer, «l’évêque de Chartres, qui se trouvait alors à Rome, pouvant seul accorder une faveur aussi rare[229]». Ces dames, en apprenant le désir de la chevalière, lui avaient, sans la moindre hésitation, ouvert les portes de leur parloir à défaut de la cellule ambitionnée, et d’Éon, si courte qu’eût été sa présence, avait laissé parmi ces vénérables personnes une agréable impression que traduit le billet suivant:
La mère de Montchevreuil, notre supérieure, me donne une très agréable commission, Mademoiselle, en me chargeant de vous porter une nouvelle assurance du plaisir que votre visite nous a procuré et l’expression de l’estime que vous avez inspirée à toutes les personnes qui composent notre maison; l’envie que vous lui avez fait naître de vous réitérer la vérité de ces sentiments vous propose l’option du lundi ou mardi prochain pour la seconde visite dont vous nous avez flattées. Mais, Mademoiselle, comme il faut toujours avancer la jouissance de ce qui procure des satisfactions aussi légitimes, nous espérons que votre choix tombera sur le lundi... Je vous rappelle à votre parole, dont vous ne sauriez vous dédire sans vous démentir. Quant à moi, qui ai eu l’honneur de vous accompagner et de vous voir de plus près, je vous certifie que je joins aux sentiments d’estime et d’admiration pour le chevalier d’Éon ceux de l’attachement 251 que j’ai pour Mademoiselle, de qui j’ai l’honneur d’être...[230]
A la lecture de cette lettre, d’Éon se sent pénétré de reconnaissance pour ces saintes filles et d’humilité vis-à-vis de soi-même. Il se souvient des textes sacrés dont la science lui valut dans sa jeunesse le titre de docteur en droit canon, et c’est sur le ton d’une personne onctueuse, dévote et repentante, qu’il accepte l’invitation dont il est l’objet. En quelques pages dont la rédaction dut être un vrai régal pour cet étrange mystificateur (il en garda trois copies), d’Éon parvint à se juger avec une impartialité qui eût été méritoire en tout autre occurrence:
..... Je me propose d’y aller seule, écrit-il, afin d’apporter le moins de dissipation qu’il sera possible dans la maison des élues du Seigneur et afin de mieux profiter de la sainteté de vos discours, qui sont la vive expression du calme de vos cœurs et de l’innocence de vos mœurs.
Quand je compare le bonheur de la solitude dont vous jouissez, et que j’ai toujours aimée sans pouvoir en jouir, à la vie terriblement agitée que j’ai menée depuis plus de quarante ans dans le monde et dans les diverses armées et Cours de l’Europe que j’ai parcourues, je sens combien le démon de la gloire m’a éloignée du Dieu d’humilité et de consolation. J’ai donc couru toute ma vie comme une vierge folle après l’ombre des choses; tandis que vous, vierges prudentes, vous avez attrapé la réalité en restant stables dans la maison du Seigneur et le sentier de la vertu. Erravi a viâ justitiæ et sol intelligentiæ non luxit in me...
252
Je souhaite que Dieu préserve les personnes de notre sexe du malheur de la passion de la vaine gloire. Moi seule sais tout ce qu’il m’en a coûté, pour m’élever au-dessus de moi-même; pour quelques jours brillants et heureux que j’ai eus, que de mauvaises nuits j’ai passées: mon exemple est meilleur à admirer de loin qu’à imiter de près[231].
En même temps que cette longue homélie, et comme pour contre-balancer l’effet d’aussi humbles déclarations, d’Éon prend soin d’envoyer son portrait et ses brochures. Il promet aussi à sa correspondante la lecture de quelques lettres adressées à son oncle «par Mme de Maintenon et sa bonne amie, la comtesse de Caylus», qu’il «possède en original». La sœur de Durfort lui répond dans l’instant même:
Vous êtes admirable en tout, Mademoiselle, soit en tenant la plume, soit en tenant l’épée; votre lettre est délicieuse, je la garderai avec le même soin qu’un avare son trésor; elle décèle vos richesses intérieures qui sont encore d’un plus grand prix que les vertus morales, politiques et guerrières dont vous faites profession authentique et auxquelles je rends justement hommage. La mère supérieure et nos dames vous remercient, Mademoiselle, de la gravure que vous avez envoyée; vous ne sauriez trop vous multiplier dans un siècle où les faits héroïques sont rares et où les héroïnes seraient inconnues sans vous.
En post-scriptum elle ajoute:
J’allais oublier de vous envoyer, Mademoiselle, les quatrains composés par un missionnaire résidant chez 253 nous, qui a eu l’honneur de dîner avec vous à votre dernier voyage: c’est le cousin d’un nommé Sedaine, académicien, l’un de nos poètes français portant le même nom. Il n’est pas le premier qui vous a célébrée, il n’est pas le dernier qui vous célébrera:
Deux jours se sont à peine écoulés que la mère de Montchevreuil invite d’Éon à assister à une prise de voile qui doit avoir lieu au couvent; sachant la chevalière indisposée, elle «espère que la fièvre n’aura plus de prise» sur l’illustre malade et, pour aider à son rétablissement, lui envoie quelques levrauts et perdreaux «des chasses de la communauté».
Ces attentions et surtout la fervente admiration d’aussi édifiantes créatures confondent d’Éon, qui succombe sous le poids des remords dans cet assaut d’humilité et de courtoisie:
Je quitte, Madame, l’abbaye de Haute-Bruyère, où Mlle de Torigny, après avoir refusé un mariage des 254 plus avantageux suivant le monde, vient de tout abandonner pour n’épouser que les misères et les douleurs de la croix de Jésus-Christ et pour vivre uniquement avec de saintes dames recluses qui, par la pureté et l’aménité de leurs mœurs, rendent leur solitude et la religion aussi aimables que leur société. Ce spectacle incroyable, auquel je n’avais jamais assisté, a plus attristé mon cœur et secoué mon âme que tout ce que j’ai vu d’étonnant dans les armées.
C’est sans doute pour abattre mon orgueil et terrasser totalement mon courage mondain que vous voulez que je sois encore témoin lundi prochain du sacrifice aussi attendrissant qu’imposant des deux victimes royales de votre maison, qui, comme deux colombes blanches et innocentes, vont être déplumées et immolées à mes yeux sur l’autel du Roi des rois.
Malgré l’ardeur guerrière que les hommes et les militaires veulent bien m’accorder, je ne puis m’empêcher de crier au fond de mon cœur que je suis bien lâche quand je considère de sang-froid, Mesdames, la grandeur et l’étendue du sacrifice que vous faites à Dieu. Jusqu’à présent je n’ai sacrifié que mon corps au service du roi et de la patrie, c’est-à-dire à mon service particulier; le cheval que je montais dans les combats et les batailles en a fait autant que moi, au lieu que vous, Mesdames, vous avez fait à Dieu et à votre maison le sacrifice tout entier de votre corps, de votre esprit et de votre raison; vous n’avez rien gardé pour vous que votre innocence et votre obéissance.
Je suis dans ces sentiments avec une sensible et respectueuse reconnaissance, Madame, votre...
P.-S.—Mme de Montchevreuil est bien bonne d’envoyer pour mon dîner et levrauts et perdreaux; un seul plat et de la salade suffisent pour me faire un bon dîner, j’ai le bonheur de n’être point née sensuelle. Je sais coucher sur la paille et la terre, et vivre avec de 255 l’eau et du pain seul. Je sais aussi que Notre-Seigneur a dit que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais encore de la parole de Dieu; ainsi je tâcherai de nourrir mon âme de sa parole, en écoutant attentivement l’excellent discours qui sera prononcé dans votre église lundi prochain au saint sacrifice de vos deux victimes[233].
Ayant lu les ouvrages de d’Éon «avec une voracité dragonne», la sœur de Durfort comprit combien étaient motivés les remords de l’auteur des Lettres, mémoires et négociations. Sans se dissimuler la difficulté de faire de «ce héros suivant le monde l’héroïne de la religion», elle s’efforçait avec une touchante simplicité de l’amener à résipiscence et lui écrivait: «Vous avez bien raison de dire que j’aurais plus de peine à vous enfanter à la grâce que Mme d’Éon à vous donner le jour: je ne désespère cependant pas; quand on a autant de courage, de fermeté, de constance, d’intrépidité, de valeur; en un mot, quand on est grande comme vous, Mademoiselle, il ne faut qu’un effort pour devenir sainte[234]...»
D’Éon finit sans doute par comprendre combien il était peu généreux d’abuser ainsi de la crédulité d’une âme naïve, car il s’arrangea pour couper court à ces pieuses relations. Il était d’ailleurs fort préoccupé et plus malheureux que jamais. Loin de songer à prendre le voile comme l’avait souhaité sa 256 vénérable correspondante, la chevalière ne désirait rien tant que quitter la cornette et coiffer de nouveau le casque de dragon. Trop ardent pour le rôle auquel il était réduit, pour cette vie de Cour, de fêtes et de visites dont il s’efforçait de tromper l’ennui, en écrivant sans répit, écœuré aussi par la perpétuelle mystification dont il se trouvait à la fois l’auteur et la victime, d’Éon regrettait son ancienne existence d’aventurier. La guerre d’Amérique lui avait paru une occasion favorable pour la reprendre et, dès l’ouverture des hostilités avec l’Angleterre, il avait sollicité de MM. de Sartine et de Vergennes de servir à nouveau dans le militaire; mais il se heurta au refus formel, et facilement explicable, de ces deux ministres qui souhaitaient de n’entendre plus parler de lui.
Le comte de Broglie, qu’il supplia d’appuyer sa requête, n’y consentit point et lui reprocha même avec un peu d’ingratitude—car d’Éon n’avait cessé de lui rester fidèle et de le défendre en des moments difficiles—d’avoir cité son nom:
J’ai reçu, Mademoiselle, lui écrivait-il, la lettre que vous vous êtes donné la peine de m’écrire hier et la copie de celle de M. de Sartine. Je vous observerai sur celle-ci, quoique je rende bien justice aux motifs qui vous ont dicté ce qui me regarde, qu’il eût été mieux sans doute de n’y pas parler de moi.
Je désire que vous obteniez la permission que vous demandez, mais j’en doute beaucoup. J’espère, en ce cas, que vous ne ferez jamais rien qui puisse annoncer la moindre résistance aux volontés du roi. Soyez persuadée, 257 je vous prie, des sentiments avec lesquels je suis on ne peut plus parfaitement, Mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur.
Signé: Le comte de Broglie[235].
Aigri par ces nouvelles déceptions, ébranlé dans sa santé et exaspéré par l’inaction, d’Éon se décida, malgré les refus qu’on lui avait opposés déjà, à écrire à M. de Maurepas une lettre qu’il eut la maladresse de faire imprimer, ainsi qu’une «lettre d’envoi à plusieurs grandes dames de la Cour». Ces deux pièces valurent à leur auteur un châtiment immédiat que justifie bien, il faut en convenir, leur ton extravagant:
Monseigneur, je désirerais ne pas interrompre un instant les moments précieux que vous consacrez au bonheur et à la gloire de la France; mais animée du désir d’y contribuer moi-même dans ma faible position, je suis forcée de vous présenter très humblement et très fortement que, l’année de mon noviciat femelle étant entièrement révolue, il m’est impossible de passer à la profession. La dépense est trop forte pour moi et mon revenu est trop mince. Dans cet état, je ne puis être utile ni au service du roi, ni à moi, ni à ma famille, et la vie trop sédentaire ruine l’élasticité de mon corps et de mon esprit. Depuis ma jeunesse j’ai toujours mené une vie fort agitée, soit dans le militaire, soit dans la politique; le repos me tue totalement.
Je vous renouvelle cette année mes instances, Monseigneur, pour que vous me fassiez accorder par le roi la permission de continuer le service militaire, et 258 comme il n’y a point de guerre de terre, d’aller comme volontaire servir sur la flotte de M. le comte d’Orvilliers. J’ai bien pu, par obéissance aux ordres du roi et de ses ministres, rester en jupes en temps de paix, mais en temps de guerre cela m’est impossible. Je suis malade de chagrin et honteux de me trouver en telle posture dans un temps où je puis servir mon roi et ma patrie avec le zèle, le courage et l’expérience que Dieu et mon travail m’ont donnés. Je suis aussi confuse que désolée de manger paisiblement à Paris, pendant la guerre, la pension que le feu roi a daigné m’accorder. Je suis toujours prête à sacrifier pour son auguste petit-fils et ma pension et ma vie. Je suis revenue en France sous vos auspices, Monseigneur, ainsi je recommande avec confiance mon sort présent et à venir à votre généreuse protection et je serai toute ma vie avec la plus scrupuleuse reconnaissance, Monseigneur, votre...
Lettre d’envoi de la chevalière d’Éon à plusieurs grandes dames de la Cour:
Madame la duchesse,
Je vous supplie instamment de protéger auprès des ministres du Roi le succès de mes demandes énoncées dans la copie de la lettre ci-jointe à M. le comte Maurepas pour aller servir comme volontaire sur la flotte de M. le comte d’Orvilliers, prévoyant qu’il y aura moins de guerre sur terre cette année que la dernière. Vous portez, Madame, un nom familiarisé avec la gloire militaire; comme femme vous aimez celle de notre sexe. J’ai tâché de la soutenir pendant la dernière guerre en Allemagne, et en négociant dans les différentes Cours de l’Europe pendant vingt-cinq ans. Il ne me reste plus qu’à combattre sur mer avec la flotte royale; j’espère m’en acquitter d’une façon telle que vous n’aurez nul regret de 259 protéger la bonne volonté de celle qui a l’honneur d’être avec un profond respect, etc...
La chevalière d’Éon[236].
Lassés des excentricités sans cesse renouvelées de d’Éon; excédés par ses attaques contre Beaumarchais, et apprenant en outre qu’il avait quitté ses habits de femme, les ministres se décidèrent à sévir.
Le samedi 20 mars 1779, au matin, sans en avoir été prévenue, Mlle d’Éon était appréhendée en son domicile de la rue de Noailles par deux exempts de la police et invitée à prendre place dans un carrosse qui partit aussitôt. Tandis que le sieur Clos, écuyer, conseiller du roi, lieutenant général de la prévôté de l’hôtel, assisté de son greffier, perquisitionnait vainement, d’Éon se dirigeait à petites étapes vers le château de Dijon, où il dut, en vertu d’une lettre de cachet, séjourner un long mois[237].
260
Captivité de la chevalière d’Éon.—Son élargissement et son exil à Tonnerre.—Nouvelles démarches: l’armement de la Chevalière-d’Éon.—D’Éon séjourne à Paris pendant l’hiver 1780-1781.—Il revient à Tonnerre et y mène une existence tranquille et fêtée.—Il quitte la France à la fin de 1785 pour aller régler ses affaires à Londres.
Ce qu’était le séjour dans une prison au dix-huitième siècle, on le sait depuis que les archives de la Bastille ont été ouvertes à la curiosité des historiens. Cette forteresse, considérée comme le symbole du despotisme, semblerait bien plutôt une sorte d’hôtellerie où la meilleure compagnie se retrouvait passagèrement et involontairement réunie. Il était même presque loisible, en dépit du modeste confort qu’offrait le logis, d’y conserver le train que l’on menait à la ville. Les plus favorisés, servis par leurs valets, tenaient salon à jour fixe, donnaient à souper et, sur la seule promesse de revenir avant le coucher du soleil, franchissaient quotidiennement les guichets de la forteresse. Les hôtes de moindre importance étaient passablement traités moyennant une pistole par jour, voisinaient de cellule à cellule et trouvaient une distraction suffisante à jouer au pharaon, à la bouillotte et au biribi. Pour les esprits chagrins qui 261 se lassaient d’un tel régime, il n’était pas impossible de combiner un projet d’évasion, et l’issue en était souvent favorable.
La prison du château de Dijon, avec la même apparence redoutable, n’était pas moins hospitalière, et l’obstinée chevalière s’y trouva d’autant mieux qu’arrivant dans son pays bourguignon avec l’auréole du malheur elle reçut de ses compatriotes le plus chaleureux accueil. Le curé-doyen de Saint-Jean, paroisse actuelle de la prisonnière, fut un des premiers à s’informer de son ancienne camarade et à lui offrir les consolations qui convenaient à sa qualité et à sa situation présentes. Il évoquait auprès d’elle des souvenirs d’enfance, leurs relations à Versailles et terminait ainsi:
«Comme il est du devoir d’un pasteur de chercher sa brebis, et surtout lorsqu’elle est comme vous un peu errante, trouvez bon que j’aille vous demander; mais faites-moi savoir l’heure qui vous sera le plus commode[238].»
Le lendemain les visites affluèrent au château en tel nombre que le gouverneur dut donner à la sentinelle la «consigne de ne laisser entrer personne auprès de la chevalière». Un ordre «aussi nouveau et aussi imprévu» étonna MM. Calon, ancien conseiller au parlement, et Buchotte de Vermond, qui se plaignirent aussitôt à la chevalière d’avoir été brutalement congédiés. A défaut de visites, d’Éon 262 recevait de tous côtés des lettres de condoléances ou de compliments et ses anciens camarades aux dragons, qui l’avaient constamment suivi dans toutes ses aventures, lui envoyant un nouveau témoignage de leur affection par le major d’Arras, demandaient à être «tranquillisés sur le compte de la prisonnière[239]». D’ailleurs la rigueur de la détention allait chaque jour s’adoucissant et une semaine s’était à peine écoulée que d’Éon put non seulement recevoir dans sa cellule les notabilités dijonnaises et les nombreux curieux qui sollicitaient une audience, mais même «offrir la soupe en très petit comité». Tandis qu’il prenait gaîment son parti de sa mésaventure en se délectant de «truites, écrevisses, poulardes, bécasses et bécassines» arrosées d’un vénérable clos-vougeot que lui présentait le sieur Gaudelet, aubergiste-traiteur du château, son beau-frère s’efforçait à Paris d’abréger sa disgrâce.
O’Gorman avait été d’autant plus surpris et inquiet de la disparition de la chevalière que, venant la prendre à Versailles pour gagner Tonnerre précisément ce jour-là, il avait trouvé les scellés sur la porte et la femme de chambre encore «dans la révolution que lui avait causée l’enlèvement». La Grenade, le valet de d’Éon, n’ayant pu lui indiquer l’endroit où l’on avait conduit son maître, O’Gorman se rendit de suite à l’audience de M. Amelot et apprit du premier commis que d’Éon se trouvait prisonnier à Dijon; 263 mais on lui déclara en même temps «qu’il n’était ni dans les intentions du roi, ni dans celles du ministre de rendre malheureuse la chevalière, dont la disposition de rébellion et de résistance aux ordres du roi avait seule motivé ce parti violent». On lui rendrait même «le repos dans la maison paternelle» aussitôt qu’on lui trouverait «l’esprit soumis et disposé à vivre dans sa patrie tranquille et sans éclat[240]».
Bientôt d’Éon parut souhaiter lui-même ce qu’on voulait lui imposer. Il ne fit rien pour augmenter le bruit que faisait désormais sa moindre démarche et subit avec simplicité le châtiment qui lui avait été infligé. D’aussi bonnes dispositions ranimèrent l’empressement de ses protecteurs. Le marquis de Vergennes lui conseilla d’écrire à son frère le ministre une lettre de soumission qu’il accompagna de «l’appui le plus instant»[241]. Mais ce fut l’évêque de Mâcon qui sut plaider le plus habilement la cause de son protégé auprès des ministres, leur représentant «la trop grande sensation» produite à Dijon par la présence de la chevalière. Enfin, les perquisitions faites au domicile de celle-ci, bien loin de confirmer l’insinuation de ses ennemis, qui tendaient à l’accuser d’espionnage au profit de l’Angleterre, n’ayant au contraire prouvé que «des faits à son honneur», les ministres lui accordèrent sa grâce après un mois d’emprisonnement 264 en lui enjoignant de se rendre immédiatement à Tonnerre et de n’en plus sortir sans la permission du roi.
D’Éon se hâta d’obéir; il était en effet, comme le lui faisait remarquer son beau-frère, «sous lettre de cachet»; mais il ne quitta point Dijon sans avoir confié au sculpteur Marlet la commande de quelques petits médaillons qui devaient commémorer son passage dans la capitale bourguignonne.
Calmé par cette longue série d’aventures et redoutant sans doute la colère de ses ennemis, qui ne souhaitaient rien tant que de le voir «enfermé dans un couvent pour le reste de ses jours», d’Éon se décida à mener en Bourgogne la vie tranquille d’une vieille demoiselle de qualité, vie qu’il «avait si souvent enviée», disait-il avec plus de résignation que de sincérité. La modeste pension du roi lui permit de remettre en état sa maison de Tonnerre; il y ajouta une aile, orna de «terrasses et de parterres» son parc, où courait la rivière d’Armançon, et parvint même à faire abattre une chapelle qui gâtait la vue de son hôtel, «sans se brouiller avec la Sainte Mère l’Église». Il échangeait avec le prieur de Saint-Martin «le buis contre la marjolaine», replantait ses vignes et surveillait ses vendanges, dont le produit gagnait à petites journées la capitale pour figurer sur la table des ministres, de MM. Amelot et de Vergennes. Il réservait ses meilleurs crus à ses anciens protecteurs, qui se montraient aussi touchés du souvenir que friands de ces présents:
265
J’ai reçu, Mademoiselle, lui écrivait la comtesse de Broglie au premier janvier 1780, les soixante-cinq bouteilles de vin de Tonnerre que votre lettre annonçait; j’aurais bien désiré que vous ne vous en fussiez point privée; il ne m’était pas nécessaire d’avoir ce témoignage de votre façon de penser pour être convaincue de votre attachement pour M. de Broglie: les preuves que vous lui en avez toujours données me persuadent qu’elles ne varieront jamais. J’en reçois l’assurance avec la reconnaissance qu’elle m’inspire. J’ai l’honneur d’être, Mademoiselle, votre très humble et très obéissante servante[242].
Ce billet paraît être le dernier que d’Éon reçut de cette puissante famille dont il avait été le client dès sa jeunesse et plus tard le zélé défenseur. Les Broglie étaient alors dans un oubli pire que la disgrâce, et la mort du comte, que les déceptions et les injustices avaient miné, allait porter à cette maison un coup dont elle se relèverait péniblement. C’était ce moment difficile qu’en courtisan du malheur d’Éon avait su choisir pour marquer au ministre le souvenir qu’il gardait de son appui dans une carrière si prématurément et si fâcheusement brisée. Sa nouvelle vie lui laissait le temps de réfléchir sur ses erreurs passées et, bien qu’il s’efforçât de se montrer satisfait de son séjour dans son pays natal, il ne parvenait pas à cacher ses regrets et à convaincre ses correspondants, car à la même date du 1er janvier 1780 le général de Monet, qui avait connu toutes ses aventures, lui écrivait:
J’envie la tranquillité dont vous devez jouir, Mademoiselle, avec vos dieux Pénates; je souhaite que vous la 266 regardiez avec cette philosophie que je vous connais, et dont vous avez eu dans le courant de votre vie tant d’occasions de faire un bon usage. Vos moments de loisir seront probablement bien employés pour l’utilité de nos successeurs et les réflexions que des circonstances heureuses ou malheureuses (car il me serait assez difficile d’en faire la discussion) vous donnent le temps de leur laisser par écrit, seront également un grand bien pour leur instruction, et un moyen de donner le dernier lustre à l’histoire intéressante de votre vie; mais quoi qu’il en soit, à vous dire le vrai, j’aimerais mieux vous savoir à Paris qu’à Tonnerre: vous n’y verriez cependant que bien des gens affectés des réformes que la sagesse de nos ministres a jugées nécessaires et justes pour trouver des fonds pour soutenir la guerre sans nouveaux impôts; il vaut donc mieux, dans les moments critiques où nous sommes, être loin du fracas.
En attendant des circonstances plus heureuses, je vous félicite de votre position présente, personne n’étant avec un plus inviolable attachement que moi, Mademoiselle, etc...
Comte de Monet[243].
D’Éon songeait bien, comme on le lui conseillait, à laisser à la postérité le récit détaillé de ses hauts faits. La courte ébauche qu’il avait écrite de sa vie lors de son retour en France lui semblait insuffisante, car elle passait sous silence l’événement capital de sa carrière, ses démêlés avec son ambassadeur et aussi sa mission secrète en Angleterre; mais le moment eût été mal choisi et eût fourni à ses ennemis de nouveaux sujet de plainte. Aussi s’occupait-il à 267 des travaux moins périlleux; il projetait un ouvrage sur l’agriculture, correspondait sans cesse à ce sujet avec M. de Buffon, qui lui envoyait ses œuvres, discutait avec lui le mérite des traités nouveaux et consentait même à lui fournir les documents qui lui manquaient. Le marquis de Poncins lui soumettait son livre qui venait de paraître sur «l’agriculture et la guerre» et estimait que le comble serait mis à sa gloire «si au suffrage du plus grand roi s’ajoutait celui de la femme la plus célèbre qui ait jamais illustré les annales du monde[244]». De Lalande, Cassini l’informaient de leurs découvertes. Mais cette intéressante correspondance ne suffisant pas, au jugement de d’Éon, «à dissiper l’air de bêtise que l’on respire en province», il travaillait assidûment avec l’aide de M. de Palmus à dresser la généalogie de sa famille. Il le fit d’ailleurs sans la moindre modestie ou plutôt avec l’abondante imagination dont il avait déjà donné tant de preuves, car, après avoir épuisé la lignée de ses auteurs qui durant les deux derniers siècles avaient fait preuve en Bourgogne d’une noblesse assez mince, il s’était recherché des ancêtres beaucoup plus reculés en Bretagne et s’attribuait même dans cette province les alliances des plus puissantes maisons. Or, parmi ces familles quelques-unes subsistaient encore qui ne se montrèrent pas également flattées de la parenté que leur offrait l’illustre héroïne et la repoussèrent assez bruyamment. D’Éon 268 eut donc à soutenir un long procès contre M. de Kergado, à l’occasion duquel il répandit, suivant sa coutume, quantité de mémoires et de libelles, mais qui, néanmoins, ne se termina pas à l’avantage de ses prétentions[245]. Cette affaire était à peine terminée que d’Éon sentit de nouveau et plus cruellement le poids de son oisiveté qu’il ne parvenait pas à distraire, et la hantise des aventures lointaines s’empara une fois encore de lui. Il chercha à s’évader de la province où il était confiné par ordre du roi, comme en une prison, et supplia de nouveau qu’on lui permît de mettre au service des Américains une épée qui, bien que rouillée, pouvait encore rendre d’utiles services. Tout comme un an auparavant, il essuya un refus catégorique et, bien que sa requête lui valût la liberté de revenir à Paris et à Versailles, lorsqu’il le désirerait, il resta très affecté de cet échec. Mais il n’était pas dans son caractère de se tenir pour battu; puisqu’on l’empêchait de combattre en personne, il trouverait tout de même le moyen de s’illustrer dans la campagne qui commençait. Il n’irait pas à la guerre, mais il s’y ferait représenter et l’expédient qu’il imagina pour combattre ainsi par procuration fut d’armer une frégate qui porterait le nom de la Chevalière-d’Éon.
269
Le Journal de Paris, dans ses numéros du 8 septembre 1780 et du 8 janvier 1781, publia les lettres échangées entre MM. Le Sesne, armateurs à Paris, et Mlle la chevalière d’Éon. Ces messieurs sollicitaient, par leur première lettre, qu’il leur fût permis de donner le nom de l’illustre chevalière à l’un des deux bâtiments qu’ils armaient à Granville pour faire la course aux dépens des Anglais; cette frégate était «déterminée pour être armée de 44 canons de 18 et 24 livres de balle en batterie et 14 de 8 livres sur ses gaillards, 18 obusiers et 12 pierriers, avec un équipage de 450 hommes choisis et sous le commandement en chef, ainsi que de toute l’expédition, d’un capitaine distingué par son expérience et sa réputation».
«Il suffira certainement, Mademoiselle, ajoutaient MM. Le Sesne et Cie, de présenter un nom aussi recommandable aux amateurs de cette entreprise, pour que chacun s’efforce de participer à la gloire qui l’accompagne et se remplisse de l’esprit qui vous anime pour l’avantage et le bonheur de l’État.»
La réponse de d’Éon à cette flatteuse requête était écrite sur le ton d’une dignité fière et protectrice:
Paris, le 2 décembre 1780.
J’ai reçu ce matin, Messieurs, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire hier, pour donner mon nom à la frégate de 44 canons que vous faites construire à Granville et qui est déjà fort avancée dans sa construction.
Je suis trop sensible à l’honneur que vous voulez bien 270 me faire et trop pénétrée des sentiments patriotiques qui animent votre génie, votre zèle et votre courage pour le service du roi, contre les ennemis de la France, pour ne pas, en cette occasion, faire tout ce que vous désirez de moi afin de contribuer promptement et efficacement au but salutaire et glorieux de vos désirs.
Je connais, aussi, Messieurs, tout le soin que vous apportez pour le choix d’un excellent capitaine de vaisseau, celui d’officiers expérimentés et des braves volontaires qu’ils prendront. Avec ces sages précautions, de l’économie dans votre finance, et une grande audace dans le combat, votre entreprise doit être couronnée de succès.
Mon seul regret dans ma position présente est de n’en être ni compagne ni témoin; mais si mon estime particulière peut accroître votre zèle, les étincelles de mes yeux et le feu de mon cœur doivent naturellement se communiquer à celui de vos canons à la première occasion de gloire.
J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments distingués que vous méritez à si juste titre, etc...[246]
MM. Le Sesne firent paraître, en même temps que cette réponse, une nouvelle lettre où, en exprimant à l’«héroïque chevalière» toute leur reconnaissance pour le précieux patronage qu’elle daignait leur accorder, ils déclaraient qu’ils ne sauraient trouver un meilleur témoignage de leur gratitude que de soumettre à Mlle d’Éon le choix du capitaine, des officiers et des volontaires de la frégate qui devait porter son nom.
A la suite de cette lettre parut une nouvelle réponse de d’Éon, empreinte de cette humilité qui sied aux héros:
271
Paris, le 15 décembre 1789.
J’ai à répondre, Messieurs, à la nouvelle lettre dont vous m’avez honorée le 4 de ce mois.
Si j’avais prévu les conséquences qui résultent de la réponse que j’ai cru devoir faire à votre demande gracieuse de nommer une de vos frégates, je me serais bien gardée d’accepter cet honneur. Les louanges que cette déférence m’attire de votre part donnent de mes talents et de mon mérite une idée qui ne peut s’accorder avec l’opinion que je dois en avoir.
Quant au choix du capitaine de vaisseau, des officiers et volontaires qui désirent se distinguer sur votre armement, je crois, Messieurs, qu’il suffit d’ouvrir à nos marins et à nos militaires une carrière de gloire et d’utilité au gouvernement pour les voir s’y présenter en foule et acheter aux dépens de leur fortune et même de leur vie le droit de la parcourir, en sorte que je regarde ce choix bien plus difficile à faire par le grand nombre de concurrents que par le mérite et le courage: qualités naturelles à tous les militaires français, que je suis plus dans le cas d’applaudir et d’imiter que de juger.
Il ne manqua pas, en effet, de gens en quête d’aventures pour solliciter un poste sur la Chevalière-d’Éon. Les papiers de d’Éon contiennent nombre de lettres de ce genre, et le bruit courut même que la chevalière en personne s’embarquerait sur le vaisseau qui porterait son nom.
Malheureusement, l’argent des actionnaires n’affluait pas rue de Bailleul, chez MM. Le Sesne et Cie, en la même abondance que les demandes d’engagement. Un extrait du Journal de Paris, contenant les lettres échangées entre les armateurs et Mlle la chevalière d’Éon, avait été lancé sous forme de prospectus et 272 adressé à toutes les personnes susceptibles de s’intéresser à l’entreprise. La vignette même représentant la Chevalière-d’Éon entourée de vaisseaux ennemis et faisant feu de ses deux bords ne décida pas les souscripteurs, et l’entreprise dut être abandonnée. Pareille tournure d’un si beau projet ne faisait pas l’affaire de ceux à qui d’Éon avait déjà distribué des emplois sur sa frégate. Un certain «mestre de camp de dragons», qui signe seulement de son initiale et qui avait été choisi pour commander le bâtiment, lui écrivait, le 14 juillet 1781, de Granville, où il s’était avisé d’aller surveiller les préparatifs de l’expédition:
L’armement de la Chevalière-d’Éon, ma très ancienne et très loyale amie, ne prend pas cette tournure que j’aurais désirée pour vous, pour M. Le Sesne et pour moi, malgré tous les mouvements que je me suis donnés et que je ne cesse de me donner. Je ne dois point vous cacher, mon ancienne amie, que ce vaisseau qui doit porter votre nom n’existe encore que dans l’imagination de M. Le Sesne, qu’il n’y a pas sur le chantier à Granville un pied de bois sur quille destiné à la construction de ce vaisseau. Il est bien vrai que M. Le Sesne avait fait acheter une portion de bois destiné ad hoc, qui, n’ayant pas été payée, a été saisie, et, pour éviter les suites désagréables, il a été envoyé dernièrement ici un certain M. Agaste pour arrêter les poursuites; mais tout cela ne fait pas et ne fera pas construire le vaisseau la Chevalière-d’Éon...
L’affaire engagée par MM. Le Sesne et Cie échoua donc faute d’argent et d’Éon se vit réduit à licencier le personnel qu’il avait engagé pour combattre sous 273 ses couleurs; l’idée toutefois ne fut pas perdue et quelques mois plus tard d’autres armateurs, MM. Charet et Ozenne, de Nantes, donnèrent le nom de Chevalière-d’Éon, nom qui leur parut sans doute symboliser l’audace heureuse et fertile en expédients, à l’un des vaisseaux qu’ils armèrent pour convoyer les marchandises échangées, en dépit de la guerre navale, avec les colonies françaises de l’Amérique et de l’Inde[247].
D’Éon ne semble pas s’être mêlé de cette nouvelle entreprise, découragé sans doute par l’insuccès de la première; mais il demeura à Paris où cette affaire l’avait appelé; il ne se présenta plus à la Cour et ne résida dans la capitale que durant l’hiver de 1780-1781. Il habitait alors la maison de Mme de Brie, rue de Grenelle-Saint-Germain, et s’y tenait fort calme auprès de son ami Drouet, l’ancien secrétaire du comte de Broglie; ses relations d’autrefois venaient l’y réclamer. C’était Mme Tercier qui, le priant à dîner, lui promettait «de parler affaires secrètes à s’en époumonner». Le marquis de Courtenvaux, de la famille de Louvois, qui l’appelait «sa chère payse», envoyait son carrosse prendre la chevalière «au pont tournant des Tuileries» et tous deux allaient visiter l’abbaye de Port-Royal des Champs et le château de Bagatelle, propriété du comte d’Artois, 274 ou bien, traversant le Bois de Boulogne, déjà très fréquenté, ils allaient entendre les belles voix des dames de l’abbaye de Longchamp qui, au temps du carême, attiraient la société la plus élégante et, paraît-il, la moins recueillie[248]. D’Éon vivait en touriste, désireux de connaître les embellissements et les curiosités de la ville qu’il avait quittée depuis plus de vingt ans et qu’il n’avait pu visiter lors de son retour d’Angleterre, tout occupé qu’il était de son avantageuse métamorphose. Le petit agenda qu’il tint alors laisse deviner qu’il n’était pas insensible aux charmes nouveaux du boulevard. S’il ne fréquentait pas le Café Turc, les Babillards et le Café Sergent, où se fût trouvée très déplacée une vieille demoiselle de condition, il goûtait fort le Théâtre des Danseuses du roi que Nicollet venait de transformer, et où, en place de pantomimes, on commençait à donner de véritables pièces. Il visitait même la fameuse boutique de Curtius, qui offrait en spectacle les «mannequins illuminés», les figures en cire de la famille royale et des principaux personnages d’actualité. L’impresario, informé de sa venue, voulut en profiter pour prendre son portrait. Mais il faut croire que d’Éon se souciait peu de figurer en effigie au milieu de l’illustre compagnie qui se trouvait réunie dans les Salons du boulevard du Temple, car Curtius dut à quelque temps de là supplier la 275 chevalière de lui accorder cette grâce. D’Éon ne put céder à ces nouvelles instances, car il avait déjà quitté Paris. La lettre de Curtius le rejoignit à Tonnerre, où les soins de son petit domaine l’avaient rappelé au retour du printemps.
Depuis lors, et jusqu’en 1785, sa vie s’écoule paisiblement, sans qu’aucun événement digne d’être rapporté vienne la troubler ou même l’animer. Les voyageurs illustres ne manquent pas de le saluer au passage; ils consacrent les loisirs du relais à s’entretenir avec l’héroïne bourguignonne et à admirer ce singulier personnage qui n’est pas une des moindres curiosités de la route. C’est ainsi que le prince Henri de Prusse, que d’Éon avait connu en Allemagne, voulut revoir l’ancien capitaine de dragons. Il ne dédaigna pas de souper à la table de la chevalière et de sa vieille mère, fort intimidée par la présence d’un aussi illustre convive[249]. Un de ces intrépides pèlerins, qui joignait au don d’observer avec finesse le talent de conter avec charme, le comte d’Albon, griffonnait sur un carré de papier, scellé en toute hâte de l’empreinte d’un écu, ce laconique billet de regrets:
276
Le comte d’Albon salue, embrasse et aime Mlle d’Éon de tout son cœur; il passe en poste à Tonnerre et est pressé et désespéré de ne pouvoir aller lui répéter combien sont sincères les sentiments qu’il lui a voués pour la vie.
D’Éon est accueilli avec la même cordialité dans les châteaux voisins: à Persey, chez le comte d’Ailly; aux Croûtes, chez le vicomte de Lespinasse, et particulièrement à Anci-le-Franc. Là se trouve réunie pendant l’été toute la famille de Louvois: le marquis et la marquise de Louvois, le marquis de Courtenvaux, Mme de Souvré. Les fêtes s’y succèdent, bals et saynètes où chacun des hôtes doit remplir son rôle. D’Éon fournit des costumes, des «habits bruns de camelot galonné» et lui-même, dont la vie s’est déroulée en si bouffonne comédie, fait partie de la troupe et se rend à l’invitation que ses voisins lui adressent le 23 août 1782:
Mme de Louvois a l’honneur de faire mille compliments à Mlle la chevalière d’Éon et de la faire ressouvenir de la promesse qu’elle a bien voulu lui faire de venir vendredi au plus tard dîner et coucher à Anci-le-Franc. La société compte sur la complaisance de Mlle la chevalière pour se charger d’un petit rôle qui ne consiste qu’à tenir une boutique et à chanter le couplet suivant:
Le rôle était bien modeste pour un tel virtuose; mais la chanson grivoise ne dut pas déplaire au chevalier, qui s’ingéniait à égayer la galerie, fût-ce à ses dépens. Toujours recherché dans les châteaux voisins, il était aux yeux des habitants de Tonnerre et de tous les Bourguignons le compatriote célèbre, la gloire provinciale à qui revient de droit la présidence de toutes les réunions. C’est ainsi que le Père Rosman l’invitait à assister à la distribution des prix de l’école royale militaire d’Auxerre: «Votre présence, disait-il, ne peut qu’exciter vivement l’émulation et le zèle de nos élèves qui se destinent à l’état militaire, dans lequel vous vous êtes distinguée; je joins mes prières à celles de tous ceux qui ont entendu parler de vos talents et de votre mérite (et c’est toute la ville)...[250]»
De Joigny, les officiers de Languedoc-dragons, dont le régiment se trouvait au passage du Weser aux côtés de l’escadron que commandait d’Éon, viennent en corps le visiter à Tonnerre, et quelques mois après l’invitent à venir prendre part à la fête qu’ils offrent à la femme de leur colonel. D’Éon répond alors au comte d’Osseville, chef d’escadron et secrétaire du régiment:
278
A Tonnerre, le 23 août 1781.
J’ai reçu hier, Monsieur, avec la sensibilité d’un jeune cœur femelle enté sur celui d’un vieux capitaine de dragons, l’invitation pleine d’honnêteté et d’agréments que vous m’avez fait l’honneur de me proposer, tant en votre nom qu’en celui de tous vos messieurs. Il m’eût été bien doux et bien agréable d’aller me ranger sous les guidons de Languedoc le jour de la fête que vous avez préparée à Mme la comtesse d’Arnouville qui, en ne laissant enchaîner son cœur que par son mari, a néanmoins le talent rare de captiver l’hommage de tous les dragons et de tous ceux qui ont le bonheur de la connaître. C’est bien à mon grand regret et chagrin que je suis forcée de rester chez moi à cause d’une espèce de coup de soleil que j’ai attrapé sur la tête en faisant construire une terrasse sur le bord de la rivière d’Armençon par les grandes chaleurs que nous avons eues il y a huit jours. Je suis entre les mains des médecins et désolée de ce contre-temps. J’ai trop bonne opinion et du régiment de Languedoc et de moi-même, monsieur, pour aller le jour même de votre fête vous présenter un vieux dragon sans tête. J’espère bien qu’après votre fête et la revue de l’inspecteur vous aurez le temps et l’occasion de venir dans quelques châteaux du voisinage de Tonnerre et que cela vous donnera celle, ou à quelques-uns de vos messieurs, de venir passer quelques jours chez Mlle d’Éon, qui se fera toujours honneur de recevoir de son mieux ses anciens compagnons.
Je vous prie instamment d’être auprès de M. et Mme la comtesse d’Arnouville et de tous vos messieurs de Languedoc, tant en général qu’en particulier, le fidèle interprète de mes regrets sensibles en cette occasion.
J’ai l’honneur d’être avec les sentiments de la plus haute considération et du plus parfait attachement que j’ai voué à tous les dragons et que je vous dois en particulier, Monsieur, votre, etc..., etc...
279
La chevalière n’était pas seulement la patronne des dragons, elle avait aussi son grade dans la franc-maçonnerie et était, en dépit du sexe qui aurait dû lui en fermer l’accès, convoquée aux «tenues» solennelles de la loge des Neuf-Sœurs:
Je m’estime heureux, lui écrivait le F∴ d’être auprès de vous l’interprète des sœurs de la R∴ L∴ qui vous prie de lui faire la faveur d’assister demain à la fête funèbre qu’elle consacre à la mémoire de ses FF∴ décédés. Je joins ici l’invite de cette fête où vous avez une place marquée comme maçon, comme littérateur, comme faisant la gloire de votre sexe après avoir fait tant d’honneur au nôtre.
Il n’appartenait qu’à mademoiselle d’Éon de franchir la barrière qui interdit l’accès de nos travaux à la plus belle moitié du monde. L’exception commence et finit à vous; ne refusez pas de jouir de votre droit, et si vous nous faites la faveur de vous rendre à mon désir, ajoutez-y celle d’arriver de bonne heure, afin de voir complètement une fête qui ne serait pas complète sans vous[251].
La popularité de d’Éon était à ce point établie en Bourgogne que les poètes qui chantaient les beautés de cette contrée fertile eussent cru en oublier le plus grand attrait et la plus récente gloire en omettant de célébrer les hauts faits de leur étrange compatriote. Aussi n’y manquaient-ils pas, comme en témoigne un petit poème que le prieur de Chablis écrivait en latin sur Tonnerre et où il traçait un portrait flatteur de la chevalière, tout en convenant cependant 280 que son allure martiale s’accommodait mal de son virginal accoutrement[252].
Tant de célébrité faisait supposer beaucoup d’influence, et ses concitoyens, ses anciens camarades, ne doutant pas qu’il eût un grand crédit à la Cour et auprès des personnes en place, espéraient obtenir par son entremise les faveurs les plus variées. Les dragons sont naturellement très nombreux parmi ces solliciteurs: ils ambitionnent la croix ou une pension, une lettre de passe ou un congé. D’Éon accueille ces requêtes qui le flattent avec une bonne grâce inlassable, met à contribution ses nombreuses relations et s’adresse même à des personnages qu’il ne connaît point, mais dont il ne peut, à son sens, être inconnu. Des réponses, comme celle du marquis d’Espinay Saint-Luc l’assurant que «les égards dus à sa célébrité sont un sûr garant de l’effet de sa protection», ne faisaient d’ailleurs que confirmer d’Éon dans cette avantageuse appréciation de soi. Aussi dans cette année de 1783 s’efforce-t-il d’obtenir pour ses protégés des 281 emplois dans la marine, dans la régie des aides, dans la maison du roi même.
Les religieux trouvent en lui un avocat toujours bienveillant: c’est l’abbé de Molly-Billorgues qui, apprenant que l’on va former une maison à Madame Élisabeth, sœur du roi, le prie d’obtenir de M. Amelot le titre d’aumônier de la princesse; c’est l’abbé de Lacy qui sollicite d’être attaché à un régiment; une autre fois d’Éon n’hésite pas à s’adresser directement à l’évêque-duc de Langres, Mgr de la Luzerne, au profit d’un prieur qui craint d’être dépossédé d’un bénéfice obtenu par «un arrêt subreptice»; plus tard enfin, c’est à l’archevêque de Paris qu’il recommande un vicaire d’Épineul en butte à des vexations de la part de ses ouailles.
C’est aussi à ce moment, où toutes ses incartades semblent effacées dans le souvenir de ses contemporains par la célébrité qu’il a su se créer, que d’Éon songe à sa famille. Celle-ci se trouve alors dans une bien misérable situation. Son beau-frère est sans ressources, ayant contracté de nombreuses dettes à Tonnerre; d’Éon doit consacrer à les payer plusieurs quartiers de sa petite pension et sollicite pour M. O’Gorman d’abord une place de visiteur de la poste aux chevaux, puis un consulat en Amérique. Il s’intéresse particulièrement à l’aîné de ses neveux; il compte l’adopter et en attendant lui permet de porter le nom de d’Éon. Le chevalier O’Gorman-d’Éon sort de l’École militaire et veut prendre part à la guerre d’Amérique sur le conseil de son oncle qui, 282 pour les frais de son équipement, lui remet 700 livres; il s’embarquera sur la Cérès, «où le comte de la Bretonnière l’a accepté. M. de Tréville promet de faire tout ce qui dépendra de lui pour contribuer à l’avancement du jeune officier[253]» et M. d’Estaing «s’intéresse à lui autant qu’à la Jeanne d’Arc moderne», dont l’intrépide marin eût souhaité d’être le «chevalier loyal[254]». Le jeune homme est à peine arrivé en Amérique qu’il s’y conduit vaillamment et que le comte Mac Nemara s’empresse de témoigner à la chevalière combien il est heureux «d’avoir avec lui un tel camarade». L’avenir semble sourire au jeune officier que son chef traite aussi familièrement, et d’Éon, qui lui a ouvert les portes de sa carrière, le suit par l’imagination dans ces pays lointains qu’il eût tant désiré parcourir lui-même. L’héroïne tonnerroise, confinée dans sa modeste demeure, voit en son neveu ses espoirs réalisés; elle ne s’intéresse guère à l’orage qui gronde en France et qui éclatera bientôt. Elle est en relations suivies avec les généraux et les amiraux qui luttent aux colonies, les félicite de leurs succès, et ils s’en montrent flattés:
C’est toujours avec un nouveau plaisir, Mademoiselle, lui écrit le marquis de Bouillé, que je vois les lettres que vous voulez bien m’écrire; vos parents et protégés sont on ne peut pas mieux recommandés auprès de moi et ils ne peuvent pas avoir de meilleurs titres.
283
M. Rougeot est actuellement commandant de l’artillerie dans le régiment de la Martinique; il n’a pas été possible de le placer plus avantageusement. Le jeune O’Gorman a été fort malade; je lui ai procuré une gratification et il n’est pas en mesure qu’on fasse davantage pour lui; par la suite peut-être se présentera-t-il des circonstances favorables.
J’ai été jusqu’ici très heureux et la fortune m’a traité comme une maîtresse, mais si vous n’étiez pas la chevalière d’Éon, je vous dirais qu’elle est femme et conséquemment sujette à des caprices. Ce pauvre Grasse en a essuyé un terrible: il est vrai qu’il est vieux, que je suis encore jeune et qu’elle aime les jeunes gens; je vais donc encore briguer ses faveurs, et si elle me tient rigueur, il faudra la violer. Vous voyez que je pense comme un ancien dragon[255]...
Le jeune O’Gorman ne pouvant continuer à seconder le brave marquis dans son corps-à-corps avec la fortune, d’Éon s’inquiète aussitôt de son retour et obtient pour lui un brevet de lieutenant, grâce à M. de Sartine:
J’apprends avec plaisir, Mademoiselle, que monsieur votre neveu a été compris dans la dernière nomination des aspirants-gardes de la marine; je vous en félicite et je suis charmé d’avoir pu y contribuer par mon intérêt. Je ne doute pas qu’il ne suive les bons exemples que sa famille lui offre, je ne suis pas surpris des succès de son frère aîné: ils se distingueront tous deux s’ils suivent vos conseils.
J’ai l’honneur d’être bien sincèrement, Mademoiselle[256]...
284
Tandis que d’Éon voit ainsi couronnés de succès les efforts qu’il a faits pour engager ses neveux dans une carrière honorable, il songe à quitter non seulement Tonnerre, mais la France. La paix qui vient d’être conclue avec l’Angleterre lui ouvre de nouveau les portes de ce pays où il a pris la soif de la liberté. Des affaires urgentes l’y appellent aussi: sa riche bibliothèque, sa collection d’armes de prix y sont restées aux mains de créanciers qu’il n’a pu désintéresser et qui le menacent sans cesse de faire vendre leur gage. Il supplie le comte de Vergennes de lui accorder de nouveaux secours et, en dépit d’un refus catégorique, n’en persiste pas moins dans son parti.
C’est au milieu de l’été 1785 qu’il revient à Paris où la duchesse de Montmorency lui offre l’hospitalité; il revoit ses anciens et fidèles amis, les Campan, les Fraguier, les Tanlay, et est même introduit dans une famille promise à une brillante fortune: il est présenté à la comtesse de Beauharnais qui bientôt «raffole» de lui. La même curiosité qu’il avait éveillée autrefois semble renaître alors; mais les motifs impérieux qui le rappellent à Londres l’obligent à s’y soustraire et, le 25 novembre 1785, il quitte sa patrie où il ne reviendra plus désormais.
285
D’Éon retourne à Londres pour payer ses créanciers.—Il y retrouve sa popularité d’autrefois.—Il cherche à vendre ses collections et manuscrits.—Premières nouvelles de la Révolution: la citoyenne Geneviève d’Éon se signale par son ardent jacobinisme.—Pétition à l’Assemblée nationale.—Pour gagner sa vie d’Éon donne des assauts publics: il est blessé.—Maladie et vieillesse de d’Éon.—Il meurt à Londres le 21 mai 1810.
Les affaires qu’il allait avoir à régler à Londres étaient en effet des plus embrouillées. Depuis plusieurs années un créancier, à qui lors de son retour en France il avait laissé la garde de sa bibliothèque et de ses papiers, le sieur Lautem, réclamait à son débiteur, qui faisait la sourde oreille, le remboursement de 400 livres sterling. N’obtenant rien de d’Éon lui-même, Lautem avait eu recours au comte de Vergennes et n’avait pas négligé de souligner sa requête d’une discrète menace: «Les effets de d’Éon, disait-il, sont un nantissement et non un dépôt; je pourrais donc les faire vendre, mais je ne veux pas vendre des papiers d’État. Né à Bruxelles, sujet de Sa Majesté Impériale, alliée du roi de France, je ne serais pas flatté d’avoir amusé les Anglais aux dépens d’un Français qui a logé chez moi; mais Mlle d’Éon ne mérite plus aucun ménagement de ma part.» Le ministre fit répondre par le premier commis Durival que 286 «les arrangements que le roi avait bien voulu autoriser en faveur de Mlle d’Éon pour faciliter son retour dans sa patrie et la remise qu’elle avait faite en conséquence des papiers de sa correspondance, ne permettaient pas de supposer qu’elle en eût laissé aucun de quelque valeur» entre les mains du sieur Lautem. Il faut croire toutefois que la confiance du comte de Vergennes n’était pas entière, car s’il n’envoyait pas les 400 livres sterling, il offrait du moins 200 louis. D’ailleurs la transaction ne fut pas acceptée par Lautem, qui se résolut à faire annoncer la vente publique à Londres de tous les papiers appartenant au chevalier. L’effet de cette publication fut immédiat. D’Éon reçut aussitôt l’autorisation de passer lui-même en Angleterre pour y liquider sa situation, et une somme de 6,000 livres lui fut donnée pour désintéresser ses créanciers. Il se rendit à Londres le 18 novembre 1785 et s’y réinstalla chez le sieur Lautem, lui témoignant si peu de rancune qu’il est difficile de croire que le créancier et le débiteur ne s’étaient pas mis d’accord pour organiser cet habile chantage. Outre Lautem, son hôte, d’Éon paya les plus exigeants de ses créanciers. Rentré en possession de ses livres et de ses documents, il put se remettre à écrire, car jusqu’à la fin de sa vie il fut un terrible noircisseur de papier; les événements auxquels il avait été mêlé, et qui à mesure qu’ils reculaient dans le passé grandissaient dans sa complaisante imagination devinrent le thème de récits cent fois interrompus et toujours repris sous 287 une forme nouvelle, plus grandiloquente et plus recherchée. Il se remit à lancer des opuscules dans la société anglaise; à entretenir le public par l’intermédiaire des gazettes, qui trouvaient à la fois en lui un rédacteur toujours fertile en expédients et une réclame pour des lecteurs avides de singularité[257]. Il consentit même, tant était grande son impatience d’agir, à utiliser de nouveau les services de l’aventurier Morande qu’il avait jadis si fort maltraité. Celui-ci, d’ailleurs, n’avait pas gardé rancune à d’Éon: «Je vous ai aimée sincèrement, écrivait-il, vous avez paru m’être attachée; un vent sombre est venu souffler sur nous et nous a ballottés l’un et l’autre un moment, mais dix ans de calme ont dû nous remettre dans notre assiette ordinaire.»
L’intrigue était en effet l’assiette habituelle du sieur de Morande et il s’y retrouvait toujours en équilibre, n’ayant rien perdu que sa dignité dans ses volte-faces successives. Ce fut lui qui servit d’intermédiaire à d’Éon auprès des éditeurs de Londres comme aussi auprès des gens d’affaires et, à l’occasion, des usuriers. Ce n’est pas d’ailleurs que la chevalière d’Éon fût privée de relations; elle en avait beaucoup, des plus honorables et même des plus hautes. D’Éon fut accueilli, dès son arrivée à Londres, par M. Barthélemy, chargé d’affaires en l’absence de l’ambassadeur de France, le marquis 288 de la Luzerne, pour lequel il avait reçu du comte de Vergennes des recommandations particulières. Il semble que l’honnête homme que fut Barthélemy ne conçut jamais le moindre doute sur la véritable personnalité de la chevalière d’Éon. Il se montra en effet, pendant toute la durée de son séjour à Londres, particulièrement galant et empressé auprès de sa renommée compatriote, lui envoyant continuellement son carrosse pour l’amener dîner à l’ambassade, lui servant de cavalier quand elle acceptait l’invitation de quelque grand seigneur anglais et passant chez elle plusieurs fois par semaine pour lui «faire sa cour». De 1785 à 1789 il ne lui adressa pas moins de cent soixante-dix-huit lettres et billets que nous avons retrouvés dans les papiers du chevalier. Les invitations sont toutes rédigées dans la forme la plus aimable et la plus respectueuse, comme celle-ci, qui fut adressée à «Mademoiselle la chevalière d’Éon» le 5 octobre 1788:
M. le duc de Piennes et M. le chevalier de Caraman, qui viennent d’arriver de Newmarket, ont accepté de dîner demain avec moi. Je désire plus que je ne saurais vous l’exprimer, Mademoiselle, que vous soyez libre et que vous veuilliez bien être de la partie. Il n’y en a pas d’agréable quand vous n’en êtes pas. Nous serons peu de monde, car le temps me manque pour inviter des personnes de notre connaissance commune.
Je suis avec respect, Mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur.
Barthélemy[258].
289
L’évêque de Langres avait d’ailleurs très chaudement recommandé d’Éon à son frère le marquis de la Luzerne, ambassadeur de France, qui, par une curieuse coïncidence, se trouvait avoir connu jadis le chevalier à l’armée du maréchal de Broglie. C’est à ces anciennes relations de jeunesse que fait allusion la lettre suivante que le marquis de la Luzerne lui adressa dès son retour à Londres, après un congé passé en France:
L’évêque de Langres a été longtemps à la campagne, Mademoiselle; il ne m’a remis votre lettre qu’au moment de mon départ pour Londres. J’y ai vu avec bien de la reconnaissance que vous vouliez bien penser à moi et vous rappeler notre jeunesse. Soyez bien persuadée que je vous ai suivie depuis cette époque avec beaucoup d’intérêt et que j’ai fort regretté que les différentes positions de notre vie nous aient éloignés l’un de l’autre. Je serai charmé de vous voir à Londres et de vous renouveler de vive voix les sentiments de l’ancien et tendre attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, Mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le marquis de la Luzerne[259].
Soit chez son ami Barthélemy, soit chez l’ambassadeur, avec qui il conserva toujours les bons rapports si curieusement renoués après de longues années d’intervalle, d’Éon rencontrait tous les Français de distinction qui séjournaient ou passaient à Londres: c’étaient le duc de Chaulnes et le marquis du Hallay, le prince de la Trémoille et le marquis d’Hautefort, 290 le prince Rezzonico, neveu du pape Clément XIII; M. de Calonne; l’ancien abbé du Bellay, le vicaire général du diocèse de Tréguier. Il gardait ainsi contact avec la meilleure société française. Grand écrivassier il entretenait du reste une volumineuse correspondance. Plusieurs de ses amis lui envoyaient régulièrement de France des nouvelles sur tout ce qui pouvait l’intéresser; c’est Drouet, son ancien collègue dans la diplomatie secrète, qui confie à la comtesse Potocka une lettre où, après lui avoir exprimé son impatience de le voir revenir en France, il l’entretient du grand scandale du jour, le procès du cardinal de Rohan, «l’affaire du collier»:
On ne s’est jamais autant entretenu de cette grande affaire que dans ce moment-ci. M. Cagliostro a donné un mémoire qui lui fait beaucoup de partisans. Comme bien des gens l’annoncent un escroc, un charlatan, un empirique et le jugent ainsi d’après sa conduite à Varsovie, où il était en 1777, j’ai été voir hier le comte Rzewusky qui dans cette même année était tout puissant en Pologne. Il m’a dit que lorsque Cagliostro arriva, il ne laissa pas ignorer qu’il avait des connaissances en physique et en médecine, et même en alchimie. Un prince Poninsky, désirant beaucoup faire de l’or, se lia étroitement avec Cagliostro; ayant vu Madame, il en devint amoureux; peu après, il lui offrit des diamants qu’elle refusa; il s’adressa au mari, et à force d’instances il obtint de lui de consentir à ce que sa femme acceptât les diamants. Poninsky n’ayant pu obtenir ce qu’il espérait de Mme de Cagliostro et ne voulant pas être dupe, dénonça Cagliostro comme escroc et obtint de reprendre ses diamants qu’on lui aurait remis s’il les avait demandés.
Peu de jours après l’arrivée de Cagliostro à Varsovie la 291 sœur du comte Rzewusky, craignant de perdre la vue pour un mal d’yeux auquel les médecins ne connaissaient rien, s’adressa à Cagliostro qui dans peu de jours la guérit parfaitement; cette dame, très riche, lui offrit 2,000 ducats: il les refusa; elle lui fit faire les mêmes offres par son frère, qui ne réussit pas mieux, et ni l’un ni l’autre n’ont pu faire accepter à Cagliostro la plus petite marque de reconnaissance[260].
Le brave Drouet en conclut avec le comte Rzewusky, qui lui a déclaré qu’il signerait tous ces faits de son sang, que Cagliostro est peut-être bien victime de quelque machination, hypothèse faite pour plaire à d’Éon de plus en plus enclin à ne voir partout que pièges et embûches.
Quelque temps après le même Drouet lui envoie des nouvelles de sa famille: son beau-frère O’Gorman a reçu la croix de Saint-Louis; l’aîné de ses neveux réussit à merveille: il ne sera pas longtemps, ajoute Drouet, sans avoir le brevet de lieutenant-colonel et avant trois ans il fera un mariage qui lui donnera de la fortune. Ses deux cadets sont partis au mois d’octobre dernier sur la même frégate destinée à faire une course de deux ans; à la fin de la campagne, ils auront l’un et l’autre le brevet de lieutenant de vaisseau[261]. Aussi Drouet exhorte-t-il «sa chère amie» à aimer ses neveux qui le méritent à tous égards. Il l’engage aussi à prendre un peu de patience pour le règlement de ses comptes.
292
C’est qu’en effet la liquidation en était singulièrement laborieuse. Dès son arrivée à Londres d’Éon avait intenté un procès aux héritiers de l’amiral Ferrers. Il accusait en effet le feu lord de n’avoir pas employé à payer ses dettes, ainsi qu’il en avait reçu mandat, l’argent qui lui avait été remis contre les papiers de la correspondance secrète, en exécution de la transaction signée le 5 octobre 1775 par le sieur Caron de Beaumarchais et la demoiselle d’Éon. Le procès avait été gagné sur le fond, mais l’exécution du jugement était pratiquement empêchée par les difficultés de toutes sortes que soulevaient les héritiers. Aussi d’Éon écrivait-il le 6 avril 1787 à son ami M. de la Flotte, premier commis aux Affaires étrangères, pour se plaindre que «cette restitution d’argent qui devait faire le bonheur et la tranquillité de sa vie en devint le tourment[262]». Il se déclarait infiniment fâché de demeurer encore en Angleterre; mais ajoutait que, tant qu’il ne pourrait retourner en France avec honneur, il n’y retournerait point.
En attendant l’argent qui lui était dû, il cherchait—car il fallait vivre—à en gagner quelque peu par ailleurs. Il s’occupait, dans l’intervalle des réceptions où il était convié et où il faisait fort bonne figure parmi la plus haute société, de toutes sortes d’affaires. Un jour il s’employait à rechercher un jeune homme qui avait fait une escapade à Londres; une autre fois il aidait de ses recommandations et de ses appuis un 293 compatriote, le sieur Petit, désireux de fonder dans la cité une maison de commerce. Quelque temps après, c’est la vente d’une terre qui l’occupe; la terre est le marquisat de Cailly en Normandie, dont la duchesse de Montmorency-Boutteville désire se défaire, et d’Éon cherche un acquéreur dans ses relations anglaises. Il était du reste avec la duchesse dans de véritables rapports d’amitié, celle-ci lui écrivant le 30 mars 1788 qu’elle tenait un appartement prêt dans son hôtel du Petit-Montreuil pour le loger à son retour en France. Quelques mois plus tard, d’Éon s’adresse au garde des sceaux Barentin pour lui proposer l’acquisition d’une riche collection de manuscrits réunis par lui au cours de son aventureuse carrière. Le noyau de cette collection était formé par une précieuse série de papiers du maréchal de Vauban, dont d’Éon demandait d’ailleurs un si haut prix qu’en 1791 il n’avait pu trouver encore aucun acquéreur. Il se faisait d’ailleurs de l’intérêt et de l’importance de ces manuscrits une idée quelque peu exagérée, ne craignant pas d’écrire au comte de Montmorin:
Je laisse, monsieur le comte, à vos lumières et à votre pénétration le soin de pressentir combien il serait dangereux de laisser entre les mains des étrangers une collection si considérable et si supérieure en moyens d’attaque et de défense, qui peut-être, après les avoir endoctrinés, pourrait un jour, sans les rendre nos égaux, en faire des voisins ou des ennemis plus dangereux[263].
294
Mais la correspondance de l’aimable chevalière n’avait point trait seulement à des affaires d’argent, et d’Éon était d’humeur trop aventureuse pour ne pas savoir à l’occasion s’élever au-dessus des questions matérielles. Pendant cette période même où il dut se trouver aux prises avec les plus grands embarras pécuniaires, il ne manqua pas d’échanger chaque jour avec les personnages les plus divers des lettres du tour le plus enjoué. D’ailleurs les missives qu’on lui envoyait étaient parfois charmantes; qu’il suffise de citer celle-ci de l’abbé Sabatier de Castres, attaché à la maison du Dauphin; elle est, dans sa forme un peu maniérée, un parfait échantillon du style qu’employaient entre eux les plus «honnêtes gens» de l’époque:
Mademoiselle,
M. de Lançon, qui a eu la bonté de m’apporter lui-même votre charmante épître, en sera récompensé par le plaisir de vous remettre ma réponse. Il vient de m’apprendre qu’il partait demain pour Londres et je m’empresse de profiter de son voyage pour vous témoigner combien j’ai été flatté et suis reconnaissant des dix pages dont vous m’avez régalé. Je me plaindrais moins amèrement de votre absence si elle me procurait de temps en temps de pareilles épîtres; jamais on ne parla avec plus de gaîté d’une nation triste telle que l’anglaise, ni avec plus de raison et de philosophie d’une nation gaie et frivole telle que la nôtre. Il n’est donné qu’à vous, Mademoiselle, d’exprimer plaisamment les pensées les plus sérieuses et les plus profondes. C’est vraiment dommage que vous ne vous soyez point exercée dans l’art de Thalie! vous y eussiez mieux réussi que la plupart de nos comiques 295 actuels, qui ne font rire que les ignorants ou les pervers, témoin l’auteur du Mariage de Figaro, qui, à propos de mariage, vient d’épouser sa maîtresse pour légitimer une fille de six ou huit ans qu’il en avait eue. A présent qu’il est riche, on est persuadé que sa femme qui est, dit-on, la quatrième, sera plus heureuse avec lui que ses devancières.
Je suis fâché, mais peu surpris, que le frère héritier de lord Ferrers ne lui ressemble point du côté de la probité, fâché puisque vous en souffrez, peu surpris parce que de trois de mes frères dont j’ai fait la fortune aux dépens de la mienne, il n’est aucun qui voulût sacrifier un louis d’or pour m’obliger, tant ils sont ingrats et aiment l’argent!
M. de Chalut, qui jouit d’une bonne santé et d’un excellent esprit, malgré ses quatre-vingt-deux ans, a été très sensible à votre offre obligeante et en profiterait s’il ne savait que les tableaux dont il pourrait se défaire ne valent pas la moitié de ce qu’ils coûteraient de port et de droits d’entrée en Angleterre. La dernière fois que je l’ai vu, il me chargea de vous renouveler ses remerciements et de vous présenter son respect. Vous savez sans doute qu’il a marié sa fille adoptive avec M. Deville, ci-devant premier secrétaire de M. le comte de Vergennes et à présent fermier général, et qu’il lui donne par contrat de mariage cent mille écus. M. de Lançon vous dira le reste, dans le cas que vous ne soyez pas au fait de cette aventure. Je lui porte envie, puisqu’il vous verra dans cinq ou six jours, et c’est vous dire que je ferais aussi le voyage d’Angleterre si je n’étais retenu ici par le besoin que j’ai de présider aux gravures et à l’impression de l’ouvrage qu’on m’a chargé de faire pour le Dauphin. Je me flatte que je ne serai point oublié dans vos libations. J’aurai lundi à dîner M. de Lançon et M. Le Vasseur, et c’est à votre santé et à celle de l’inestimable voyageur que nous sablerons le champagne que j’ai en réserve pour les bonnes occasions. Vendez promptement 296 votre bibliothèque, vous n’en avez que faire; vos idées valent mieux que celles qui sont dans les livres: tirez-en le plus d’argent que vous pourrez, l’argent est nécessaire à ceux qui en font un aussi noble usage que vous, et revenez ensuite à Paris, où vous ne trouverez sans doute pas des princes de Galles qui vous recherchent, mais beaucoup de personnes qui, sans être héritières présomptives d’un trône, n’en sentent pas moins ce que vous valez et qui vous aiment plus que les meilleurs princes ne sauraient le faire.
Pardon de mon griffonnage. Le désir de profiter du départ de M. Lançon m’a contraint d’écrire à la hâte et avec une mauvaise plume, mais c’est avec réflexion et d’un très bon cœur que je vous renouvelle l’assurance des sentiments d’estime, d’admiration, d’attachement et de respect que je vous ai voués pour la vie et avec lesquels je suis votre très humble et très obéissant serviteur.
L’abbé Sabatier de Castres[264].
D’Éon était ainsi occupé à désintéresser ses derniers créanciers et à préparer son retour en France, lorsque de graves nouvelles parvinrent à Londres. La Révolution commençait, c’était du moins ainsi qu’on en jugeait en Angleterre, car beaucoup de ceux qui devaient être en France les premières victimes de l’émancipation populaire conservaient encore à cet égard les plus grandes illusions. Une curieuse lettre adressée à d’Éon le 2 juillet 1789 par M. de Tanlay, conseiller au Parlement, nous en fournit la preuve:
Vous voulez donc en Angleterre nous refaire la guerre? 297 Cela serait bien maladroit. Je crois que les Anglais ont aussi besoin que nous de tranquillité, et nous prenons un parti qui nous rendra plus d’énergie nationale que le Français n’en a jamais eu, parce que nous gérerons nos affaires et celles du roi par nous-mêmes. Je conçois qu’on croit pouvoir se fonder sur un moment de révolution dans notre système de gouvernement, mais quand il est aussi avantageux pour une nation, qu’on la voit se montrer animée d’un patriotisme tel que celui qui nous dirige actuellement, que l’on voit un monarque faire tant de sacrifices à sa gloire et au bien de son peuple, ce n’est nullement le moment de croire avoir sur lui quelque avantage. J’espère que ce moment d’effervescence se calmera et que l’on nous laissera en paix faire des établissements qui doivent à jamais assurer le bonheur de la France, s’ils sont bien dirigés, comme il y a tout lieu de s’en flatter[265].
Les rêves idylliques de M. de Tanlay ne se réalisèrent pas: la Bastille fut prise, les Tuileries furent envahies et la guerre fut déclarée. D’ailleurs son correspondant ne manqua pas d’applaudir «aux victoires de la liberté»: la chevalière d’Éon devint la citoyenne Geneviève et, soit conviction sincère, soit peut-être aussi souci de tirer parti pour sa gloire de ce nouveau moyen de popularité, se signala en toutes circonstances par le jacobinisme le plus ardent.
A son instigation, un grand nombre de Français établis à Londres se réunirent à Turnham Green, le 14 juillet 1790, «pour célébrer publiquement l’anniversaire de la glorieuse Révolution et prêter le 298 serment civique». D’Éon y lut un discours écrit dans le style déclamatoire et sentimental de l’époque et sa harangue fut si goûtée que toutes les gazettes anglaises la reproduisirent aussitôt:
Frères, amis, compagnons, compatriotes, Français libres, tous membres d’une même famille, soldats, citoyens voués à la défense de la Patrie régénérée, nous devons comme Français dans une terre étrangère être jaloux de donner à notre chère patrie de nouvelles preuves d’un zèle qui ne s’éteindra qu’avec nos jours.
Nous jurons avec allégresse, sur l’honneur et sur l’autel de la Patrie, en présence du Dieu des armées, de rester fidèles à la Nation, à la Loi et au Roi des Français; de maintenir de tout notre pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par Sa Majesté. Périsse l’infracteur perfide de ce pacte sacré, prospère à jamais son religieux observateur!
Oui, mes braves compatriotes, nous devons au péril de notre vie maintenir les décrets émanés de la sagesse du tribunal auguste de l’Assemblée nationale, qui vient d’élever sur des bases inébranlables l’édifice de notre félicité.
Nous devons renouveler l’hommage respectueux de notre amour au père tendre, au monarque citoyen qui met toute sa gloire et son bonheur dans celui de ses peuples.
Pour mettre le dernier sceau à nos engagements sacrés, appelons sur nous la protection toute-puissante du Dieu de paix, que des cœurs purs invoquent avec confiance pour le soutien d’une si sainte et si juste cause.
Et puisque l’Éternel l’a naturellement gravé dans le cœur de tous les hommes, puissent les Français ne jamais perdre de vue la sublimité de leur constitution, la considérer comme un dogme national, et y demeurer toujours fidèles! Ce sont les vœux ardents de mon cœur au nom de la liberté, pour laquelle il serait beau de mourir et sans laquelle il serait affreux de vivre.
299
En même temps que se tenait l’assemblée française, six cent cinquante Anglais se réunissaient sous les auspices et la présidence de lord Stanhope pour célébrer de leur côté le glorieux anniversaire et émettre «le vœu d’une alliance éternelle entre les nations anglaise et française pour assurer à toujours la paix, la liberté et le bonheur du monde entier».
D’Éon, retenu au milieu de ses compatriotes, n’assistait pas au meeting anglais; mais il y avait envoyé un présent dont l’arrivée suscita le plus ardent enthousiasme: «une pierre de la Bastille faisant partie du cintre d’une des principales portes de ce château, qui a essuyé le feu de la mousqueterie de nos braves Parisiens[266].»
Dès le lendemain, il recevait les remerciements émus de lord Stanhope:
Mansfield Street, 15 juillet 1790.
Madame,
J’ai bien des grâces à vous rendre pour votre présent précieux et pour la lettre obligeante que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire.
Nous nous sommes assemblés hier au nombre de six cent cinquante-deux amis des droits imprescriptibles des hommes pour célébrer la victoire éclatante que la Liberté vient de remporter en France sur le Despotisme et la Tyrannie. Nous avons exprimé par une résolution unanime le désir qui nous anime, depuis votre glorieuse Révolution, de nous lier avec la France. Rien ne nous 300 manquait hier qu’une pierre de la Bastille; nous avons senti ce qui nous manquait lorsque nous eûmes le plaisir de la recevoir de votre part et notre satisfaction a été sensiblement augmentée de l’avoir reçue d’une personne si renommée dans l’histoire.
J’ai l’honneur d’être, etc.[267].
Par toutes ces preuves de civisme, d’Éon pensait bien attirer vers lui l’attention des patriotes français. Il avait du reste envoyé son neveu offrir ses services à l’Assemblée législative et l’avait chargé de présenter une pétition. La «citoyenne d’Éon» y exposait que, bien qu’elle portât des habits de femme depuis quinze ans, elle n’avait pas cependant oublié qu’elle était autrefois un soldat; que depuis la Révolution elle sentait revivre son ardeur militaire et que, prête à abandonner son bonnet et ses jupes, elle réclamait son casque, son sabre, son cheval et son rang dans l’armée:
Dans mon excessive impatience, écrivait-elle, j’ai perdu tout, sauf mon uniforme et l’épée que je portais dans ma première guerre. De ma bibliothèque il ne me reste qu’un manuscrit de Vauban que j’ai conservé comme une offrande à l’Assemblée nationale pour la gloire de mon pays et l’instruction des braves généraux employés à la défendre.
Cette lecture fut interrompue à diverses reprises par des applaudissements répétés et, mention en ayant été faite au procès-verbal, la pétition de la 301 citoyenne d’Éon fut renvoyée au comité de la guerre, où elle devait rester d’ailleurs à tout jamais enterrée.
Mais si d’Éon sollicita vainement la République d’accepter ses services, il fut par contre vivement pressé lui-même de se rallier au parti du roi et de rejoindre à l’armée de Coblentz ces émigrés parmi lesquels la Convention ingrate l’avait inscrit. Il reçut d’un des royalistes fidèles qui avaient suivi les princes au delà des frontières la curieuse lettre suivante:
A Tournay, le 23 novembre 1791.
Serait-il possible, ma très chère héroïne, que vous tardiez plus longtemps à vous réunir à toute la noblesse française qui se rassemble depuis Coblentz jusqu’à Houdenarde: au moment où je vous écris il ne reste plus en France que les vieux nobles infirmes et les enfants; que diront tous les autres s’ils ne nous voient pas arriver soit à Tournay, où je suis, ou bien à Mons, Ath, Bruxelles et Coblentz? Oui, ma chère héroïne, si vous tardez beaucoup, vous n’arriverez donc qu’après le temps où vous pouvez acquérir beaucoup de gloire, et alors tous les braves chevaliers français vous diraient comme Henri Quatre à Crillon: «Pends-toi, brave Crillon!» Beaucoup sont surpris de ne pas vous voir où le vrai honneur conduit, et dans le nombre de ceux qui ne vous connaissent pas il en est qui disent que vous êtes démagogue: sur ce mauvais propos j’ai mis la main sur l’épée que vous m’avez fait faire et leur ai dit que je leur répondais sur ladite arme que je tenais de vous qu’avant peu ils vous verraient, et que si cela n’était pas, ladite épée vous serait envoyée avec une quenouille. Je ne vous dis pas cela, ma chère héroïne, pour vous exciter, 302 parce que je vous crois trop bien pensante pour avoir besoin de l’être, mais bien pour vous assurer que je suis et veux être votre chevalier envers et contre tous.
En arrivant à Coblentz, où je vais, adressez-vous à M. de Preaurot, mon ami, auquel les princes ont donné leur confiance pour recevoir tous ceux qui arrivent. Oui, ma chère héroïne, avant peu tout ce qui est de gens honnêtes ne resteront en France que parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, à cause de leurs infirmités et de leur mauvaise fortune; il en est beaucoup au secours desquels viennent ceux qui le peuvent. Oui, je pense que nous voilà au moment que vous pourrez effacer la pucelle d’Orléans: quelle gloire pour notre bonne ville de Tonnerre, où l’on m’a marqué que l’on s’attendait des bons principes qui sont en vous que vous n’abandonneriez pas la cause de l’honneur.
Et plus bas, d’une autre écriture:
La baronne de l’autre monde ne peut rien ajouter au style du brave chevalier qui écrit cette lettre que le désir qu’elle a de voir arriver son héroïne; elle la prie d’adresser sa réponse à M. Mazorel, poste restante à Tournay, où elle sera bien reçue[268].
D’Éon a écrit en marge de cette lettre qu’il n’y a fait aucune réponse. Mais en vain évitait-il de se compromettre avec les royalistes et les aristocrates, le loyalisme de ses sentiments républicains ne lui valut pas le rétablissement par la Convention de la pension que lui faisait la royauté et dont les quartiers ne lui étaient plus payés depuis 1790[269]. Il dut se 303 faire une sorte de gagne-pain de l’épée qu’il ne lui était plus permis de mettre au service de son pays et se vit réduit à prendre part à des assauts publics. A défaut de la gloire du champ de bataille, il y gagna du moins une véritable renommée. Il eut pour adversaires les meilleurs escrimeurs de l’Angleterre, le chevalier de Saint-Georges lui-même, et les battit plus d’une fois. D’Éon n’était point d’ailleurs novice en cet art: déjà vers 1750, lorsque tout jeune avocat au Parlement de Paris il écrivait pour se faire remarquer d’érudits traités d’histoire ou d’économie politique, il s’y était distingué. Il n’avait fait que développer cette science des armes au cours de sa vie aventureuse et durant sa carrière à l’armée; aussi son âge déjà avancé ne l’empêcha-t-il pas de faire honneur à une réputation que son nouveau sexe rendait tout à fait piquante et extraordinaire. Bien qu’il reprît d’ordinaire pour tirer en public son ancien uniforme des dragons, d’Éon fit plusieurs fois assaut sous un costume mi-féminin et mi-masculin. Au mois de septembre 1793, il prit part dans ce bizarre accoutrement à un tournoi que le prince de Galles présida lui-même; il y remporta sur un officier anglais un brillant succès, et des estampes, qui sont aujourd’hui fort recherchées, fixèrent le souvenir de cette curieuse solennité. Le profit que lui procurait ce précieux talent le détermina même à entreprendre hors de Londres de véritables tournées. Les gazettes anglaises 304 relatent les succès qu’il obtint à Douvres, à Canterbury, à Oxford. Ce fut au cours d’une de ces tournées, à Southampton, qu’arriva, le 26 août 1796, le malencontreux accident qui devait mettre une brusque fin aux succès d’escrimeur que la chevalière d’Éon remportait encore à l’âge de soixante-neuf ans. Le fleuret de son adversaire se cassa, lui faisant une sérieuse blessure. D’Éon fit publier dans les journaux le certificat des médecins qui l’avaient soigné et une adresse où, remerciant le public des marques d’intérêt qui lui avaient été données, il déclarait avec amertume qu’il serait réduit désormais à «couper son pain avec son épée».
Sa blessure le cloua au lit pendant quatre mois; dès qu’il fut transportable, on le ramena à Londres, où il eut encore à subir une longue convalescence. Il fut recueilli par une vieille dame anglaise, son amie, mistress Mary Cole, qui devait l’entourer et le soigner jusqu’à la fin de sa vie avec un touchant dévouement. La carrière aventureuse de d’Éon était bien finie désormais et son existence devait se terminer le plus platement du monde. Lui-même le constatait avec mélancolie: «Ma vie se passe à manger, boire, dormir; à prier, à écrire et à travailler avec mistress Cole à raccommoder le linge, les robes et les bonnets.»
Toutefois, en dépit de l’âge et de la maladie, d’Éon ne se résigna jamais entièrement à sa triste condition et, demeurant jusqu’à la fin aussi indomptable dans son énergie que tenace dans son espoir d’une meilleure 305 fortune, se reprit à préparer et à solliciter son retour en France. Il sut intéresser à sa cause le citoyen Otto, commissaire de la République à Londres, et par son entremise envoya, le 18 juin 1800, à Talleyrand, ministre des relations extérieures, une longue requête, où il racontait ses services et exposait ses infortunes:
J’ai combattu le bon combat; j’ai 73 ans, un coup de sabre sur la tête, une jambe cassée et deux coups de bayonnette. En 1756 j’ai le plus contribué à la réunion de la France avec la Russie. En 1762 et 1763 j’ai travaillé avec succès, jour et nuit, au grand ouvrage de la paix de la France avec l’Angleterre. Depuis 1756 j’ai été en correspondance directe et secrète avec Louis XV jusqu’à sa mort. Je ne compte pour rien tout ce que j’ai fait pour ma patrie. Ma tête appartient au département de la guerre, mon cœur à la France et ma reconnaissance au citoyen Charles Max Talleyrand, digne ministre des relations étrangères, qui me rendra justice. Il ne me laissera pas périr de faim et de désespoir[270]...
Le désespoir n’était guère dans le caractère de d’Éon, car au moment où il envoyait cette lettre lamentable il s’occupait à préparer une édition d’Horace et un Anglais lui proposait en vue de cet ouvrage une collection de toutes les éditions anciennes du poète latin de 1476 à 1789. Sa misère cependant était telle qu’il en était réduit à engager chez un joaillier de Londres sa croix de Saint-Louis et ses bijoux; mais en même temps il se faisait délivrer par le citoyen Otto un passeport pour Paris et Tonnerre[271]. 306 Les amis qu’il avait en France ne manquaient point de l’encourager d’ailleurs dans ses projets de retour et lui promettaient leur appui.
Barthélemy, l’ancien chargé d’affaires à Londres pendant la Révolution, devenu sénateur et bien vu par Bonaparte, s’offrait à présenter au tout puissant Premier Consul la chevalière, jadis illustre, qui plus d’une fois avait fait avec lui les honneurs de l’ambassade de France. C’est ce que lui écrivait son ami Falconnet, le 13 septembre 1802:
Mais vous, mon illustre amie, qu’allez-vous faire néanmoins? Je vous conseille toujours de partir. Plus vous attendrez et moins vous en aurez la facilité. Souvenez-vous de l’homme d’Horace:
Rusticus expectat dum defluat amnis; at ille
Labitur, et labetur in omne volubilis ævum.
Faites un paquet des choses précieuses, emportez-le. Disposez des autres pour qu’elles vous suivent au fur et à mesure. Mme Cole se chargera de les faire partir et tout cela vous arrivera. Le sénateur Barthélemy ne demandera pas mieux que de vous présenter au Premier Consul, et je ne doute point que vous n’obteniez sinon toute, au moins partie de votre pension. Quand vous serez en présence, tout s’arrangera. De loin, rien n’ira comme il faut. Venez pour le premier moment loger en hôtel garni; cette circonstance même peut n’être pas indifférente à 307 vos succès. On s’apitoiera plus aisément sur le sort d’une héroïne à laquelle aucun parti n’a de reproche à faire, quand on la verra à son âge privée de toute ressource.
Mais soit que l’âge et la maladie l’empêchassent de se mettre en route, soit que découragé par tant d’efforts inutiles il n’attendît plus rien du changement, d’Éon demeurait à Londres. Il y connut des jours de noire misère, bien que plusieurs de ses anciens amis ou même certaines personnes de la société anglaise aient continué jusqu’à la fin de sa vie à lui porter intérêt et à le secourir. La marquise de Townshend, le duc de Queensberry, mistress Crawford lui envoyaient régulièrement quelque argent. Ses infirmités l’obligèrent à rester au lit pendant les deux dernières années de sa vie et il fut pendant toute cette triste période affectueusement soigné par la compagne dont il partageait le logis, Mme Cole. Il fit appeler plusieurs mois avant sa mort un Français, le docteur Élisée, ancien médecin des Pères de la Charité de Grenoble. Celui-ci, lorsque survint, le 21 mai 1810, la mort de d’Éon, ne fut pas moins étonné que Mme Cole du véritable sexe de l’étrange personnage qui, malgré l’âge, la misère et la maladie, avait mis son amour-propre à tenir son rôle jusqu’au bout. Un procès-verbal d’autopsie, rédigé par le chirurgien Copeland, permit d’enregistrer officiellement le mot du singulier problème qui, quarante ans durant, avait éveillé tant de curiosités et suscité tant de polémiques; mais, publié à une époque où l’attention publique était sollicitée par tant de grands événements contemporains, 308 ce document qui fixait définitivement un point de la chronique du siècle passé ne fut guère remarqué. C’est seulement de nos jours que de patients érudits l’ont exhumé de l’obscurité des archives anglaises. Aucun mystère ne plane donc plus sur l’énigme que n’avait pu percer la sagacité même d’un Voltaire ou d’un Beaumarchais.
Délivrée du travestissement qu’elle s’était imposé et que la tradition, aujourd’hui encore, lui conserve fidèlement, la chevalière d’Éon de la légende doit reprendre sa véritable physionomie sous les traits de l’audacieux et brillant aventurier que son orgueil affola et perdit, mais dont la vie restera comme l’un des plus étranges défis que l’histoire ait jamais portés au roman.
[1] Frédéric Gaillardet, Mémoires sur la chevalière d’Éon. La vérité sur les mystères de sa vie.—Paris, Dentu (1866).
[2] Duc de Broglie, Le Secret du roi.—Paris, Calmann Lévy, 1888.
[3] G. Letainturier-Fradin, La chevalière d’Eon.—Paris, Flammarion, 1901.
[4] J. Buchan Telfer, The strange career of the chevalier d’Eon de Beaumont.—London, Longmans, Green and Co, 1885.
[5] Lettres, mémoires et négociations particulières du chevalier d’Éon, Londres, 1764, p. 58.
[6] Lettre de d’Éon à sa mère, 30 décembre 1763. (Papiers inédits de d’Éon.)
[7] Boutaric, Correspondance secrète inédite de Louis XV, 2 vol. in-8o.—Paris, Plon, 1866.
[8] Duc de Broglie, Le Secret du roi, 2 vol. in-12.—Paris, Calmann Lévy, 1888.
[9] Mémoires du duc de Luynes, t. IX, p. 177.
[10] Mémoires du marquis d’Argenson, t. VII, p. 437.
[11] Des contemporains, entre autres La Messelière, auteur de curieux Mémoires sur la Russie, ont prétendu que Douglas avait été novice chez les jésuites avant de servir les Stuarts et qu’il aurait été introduit par le Père de La Tour chez le prince de Conti.
[12] Boutaric, Correspondance secrète, t. I, pièce x, p. 203 et suiv.
[13] Nous croyons devoir reproduire ci-après les principaux passages où d’Éon parle d’un voyage qu’il aurait fait en Russie dès 1755:
1o Dans un projet manuscrit de la main même de d’Éon, postérieur à 1763, intitulé: État des services politiques et militaires de M. d’Éon de Beaumont: «..... En 1755 et 1756 M. d’Éon fut envoyé en Russie pour travailler avec M. le chevalier Douglas à la réunion des deux empires.» (Papiers inédits de d’Éon.)
2o Dans le discours préliminaire du volume: Lettres, mémoires et négociations particulières du chevalier d’Éon (1764): «..... Vers la fin de 1755 ma destinée m’entraîna dans les ambassades, tandis que mon inclination me portait à la guerre.»
3o Dans une lettre au duc d’Aiguillon, datée du 21 juillet 1773: «..... Il ne me restait d’autre espoir, sans ma confiance dans votre équité généreuse, que de me trouver dans mon pays, mais plus vieux et moins riche que lorsqu’à l’âge de vingt ans je suis sorti secrètement de France pour aller, sous un état déguisé, tenter avec le chevalier Douglas la réunion de la France avec la Russie. Tout rendait cette entreprise aussi délicate que périlleuse.» (Papiers inédits de d’Éon.)
A la lettre au duc d’Aiguillon se trouve joint un état de dépenses de d’Éon dont nous extrayons: «Un capital de dix mille livres que M. d’Éon a emprunté en 1755 pour son premier voyage secret à la Cour de Russie.»
4o Dans une lettre à Beaumarchais, datée du 7 janvier 1776: «..... voyageant nuit et jour pour hâter en 1755 et 1756 la réunion de la France et de la Russie...»
5o Dans une lettre à M. de Vergennes, datée du 28 mai 1776: «..... Jamais personne autre que les personnes intéressées n’a été informée de toute cette intrigue politique qui a commencé en 1755 par le prince de Conti et M. Tercier et qui a été exécutée par le chevalier Douglas et moi seulement.» (Papiers inédits de d’Éon.)
[14] D’Éon au marquis de L’Hospital, 23 juillet 1756. (Papiers inédits de d’Éon.)
[15] Le chevalier Douglas à M. Rouillé, ministre des Affaires étrangères.—Saint-Pétersbourg, 1756. (Lettres, mémoires et négociations..., 3e partie, p. 5.)
[16] D’Éon eut à ce sujet avec l’impératrice plusieurs entrevues fort secrètes. Il est très possible que, pour mieux tromper la surveillance dont il était l’objet et écarter tout soupçon, il ait eu à cette occasion l’idée de se déguiser en femme. L’emploi de ce travestissement expliquerait la légende de son premier voyage en Russie sous le costume féminin et donnerait la clef de certaines allusions qu’on trouve dans les lettres du marquis de L’Hospital, et jusque dans un billet où Louis XV parle des services rendus par d’Éon sous ses habits de femme.
[17] Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 217.
[18] Archives des Affaires étrangères.—Cité par Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 217, note 3.
[19] Les mémoires devaient «faire connaître à M. le maréchal de Belle-Isle, à M. le cardinal de Bernis, à M. le marquis de L’Hospital et à M. le comte de Broglie, ambassadeur en Pologne, que l’intention secrète de la Cour de Russie était, à la mort d’Auguste III, de garnir la Pologne de ses troupes pour s’y rendre maîtresse absolue de l’élection du roi futur et de s’emparer d’une partie de son territoire pour accomplir le plan favori de Pierre le Grand, qui avait toujours désiré de rapprocher ses frontières de l’Allemagne pour y jouer un rôle». (Papiers inédits de d’Éon.)
[20] Cité par Gaillardet, Mémoires sur la chevalière d’Éon, p. 66.
[21] Le marquis de L’Hospital au comte de Bernis, 16 septembre 1757.—Archives des Affaires étrangères.
[22] Le comte de Bernis au marquis de L’Hospital, 16 octobre 1757.—Archives des Affaires étrangères.
[23] «..... J’ai indiqué au vice-chancelier Woronzow le lieu caché où il trouverait sa correspondance secrète avec le roi de Prusse, le maréchal Apraxin et le général Totleben depuis le commencement de la guerre entre la Russie et la Prusse et qu’il donnait des ordres secrets tout contraires à ceux qu’il faisait expédier publiquement en sa chancellerie.» (Papiers inédits de d’Éon.)
[24] La Messelière, Voyage à Saint-Pétersbourg, Paris, 1803.
[25] D’Éon à Tercier, juillet 1758.—Gaillardet, p. 74.
[26] D’Éon au comte de Bernis, juillet 1758.—Gaillardet, p. 75.
[27] D’Éon au marquis de L’Hospital, 23 juillet 1760. (Papiers inédits de d’Éon.)
[28] A. Vandal, Louis XV et Élisabeth de Russie.—Paris, Plon, 1896, p. 359.
[29] Lettre particulière du duc de Choiseul au marquis de L’Hospital, 2 octobre 1759.—Archives des Affaires étrangères.
[30] C’est à ces événements que d’Éon fait allusion, avec une fierté digne d’un meilleur objet, dans une lettre qu’il écrivait à Beaumarchais, le 17 janvier 1776: «C’est moi qui, par l’ordre secret de mon maître, à l’insu du grand Choiseul, ai fait durer trois ans de plus la dernière guerre.»—Cité par Gaillardet, p. 406.
[31] Louis XV au chevalier d’Éon, 7 mars 1760.—Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 248.
[32] Papiers inédits de d’Éon.
[33] Considérations historiques sur les impôts des Égyptiens, des Babyloniens, des Perses, des Grecs, des Romains, et sur les différentes situations de la France par rapport aux finances depuis l’établissement des Francs dans la Gaule jusqu’à présent.
[34] Lettre particulière et secrète au marquis de L’Hospital, 23 juillet 1760. (Papiers inédits de d’Éon.)—M. Poissonnier était un médecin que Louis XV avait envoyé à Élisabeth sur sa demande. La correspondance secrète qu’ils entretinrent paraît n’avoir roulé que sur des sujets intimes ou des généralités sans intérêt.
[35] Papiers inédits de d’Éon.
[36] Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 265.
[37] Vie militaire, politique et privée de Mlle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Thimothée Éon ou d’Éon de Beaumont, écuyer, etc., etc., par M. de La Fortelle.—Paris, 1779; 1 vol. in-12, p. 68.
[38] Vie militaire, politique et privée de Mlle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Thimothée d’Éon de Beaumont, par La Fortelle.—Paris, 1779.
[39] Le duc de Brissac, écrivant au duc de Nivernais pour le féliciter de la mission qu’on lui confiait en Angleterre, ajoutait à sa lettre: «Je vous recommande M. d’Éon; mon fils m’a dit que c’était un véritable dragon à l’armée et au cabinet.» (Lettres, mémoires et négociations..., 2e part., p. 1.)
[40] Cité par Lucien Perey, Un Petit Neveu de Mazarin.—Calmann Lévy, 1893.
[41] Le duc de Praslin au duc de Nivernais, 23 février 1763. (Lettres, mémoires et négociations..., 2e part., p. 23.)
[42] Le duc de Nivernais au duc de Praslin, 3 mars 1763. (Lettres, mémoires et négociations..., 2e part., p. 25.)
[43] Le duc de Praslin au duc de Nivernais, 1er mars 1763. (Lettres, mémoires et négociations..., 2e part., p. 25.)
[44] Mme de Pompadour au duc de Nivernais. (Lettres, mémoires et négociations..., 2e part., p. 29.)
[45] Le duc de Praslin au duc de Nivernais, 8 janvier 1763. (Lettres, mémoires et négociations..., 2e part., p. 74.)—D’Éon, au cours de sa querelle à Londres, ne manqua pas d’avancer que la nomination de Guerchy avait eu une tout autre cause. Il donna à entendre que Praslin n’aurait rien pu refuser à la comtesse de Guerchy. Gaillardet a reproduit cette insinuation, dont la source est plus que suspecte et que la lecture des documents authentiques fait apparaître comme une calomnie. Il suffira de noter que Nivernais lui-même, écrivant à Praslin le 17 janvier 1763, s’exprime ainsi sur le compte de celle qu’il n’eût pas manqué de mieux traiter s’il avait pu la soupçonner d’être la maîtresse de son correspondant: «Sans doute il vaudrait mieux qu’il n’y eût jamais ici d’ambassadrice française; mais je dois vous dire aussi qu’une femme d’un certain âge et sans aucune prétention de figure comme est celle de notre ami réussira moins mal qu’une autre et aura moins d’inconvénients.» (Lettres, mémoires et négociations..., 2e part., p. 13.)
[46] Les personnages qui devaient figurer dans cette correspondance durent à l’imagination de d’Éon des surnoms dont voici les principaux: Le Roi devenait «l’avocat»; Tercier, son «procureur»; Broglie, son «substitut»; le duc de Nivernais s’appelait le «mielleux»; le duc de Praslin, «l’amer»; Choiseul, «la porcelaine».
[47] Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 293.
[48] Louis XV au chevalier d’Éon, 3 juin 1763.—Archives des Affaires étrangères—cité par le duc de Broglie, Le Secret du roi, t. II, p. 30.
[49] Tous ces détails ont été rapportés par La Fortelle, sous l’inspiration directe de d’Éon, qui se donne probablement une belle allure dans le récit, mais qui a certainement montré à la famille de Broglie un attachement qui ne s’est jamais démenti. Il semble au contraire que le maréchal et le comte aient fait plus tard très bon marché de d’Éon, dont la gratitude même était devenue compromettante, et récemment encore l’historien de la famille, le duc de Broglie, n’a pas, dans le Secret du roi, traité avec l’indulgence qu’on eût aimé rencontrer sous sa plume un aventurier qui n’oublia jamais ses premiers protecteurs.
[50] Le duc de Nivernais au duc de Praslin, 5 avril 1763. (Lettres, mémoires et négociations..., 2e part., p. 34.)
[51] La comtesse de Boufflers à d’Éon. (Papiers inédits de d’Éon.)
[52] Lettre de d’Éon au duc de Praslin, 22 août 1763. (Lettres, mémoires et négociations..., 1re part., p. 23.)
[53] Le duc de Praslin à d’Éon, 13 septembre 1763. (Papiers inédits de d’Éon.)
[54] D’Éon au duc de Praslin, 25 septembre 1763. (Lettres, mémoires et négociations..., p. 40.)
[55] D’Éon au comte de Guerchy, le 25 septembre 1763. (Lettres, mémoires et négociations..., p. 74.)
[56] Cité par Gaillardet, p. 129.—Voici le texte de la lettre du duc de Praslin:
«Versailles, le 4 octobre 1763.
«L’arrivée de l’ambassadeur du Roi, Monsieur, faisant cesser la commission que Sa Majesté vous avait donnée, avec la qualité de son ministre plénipotentiaire, je vous envoie votre lettre de rappel que vous remettrez à Sa Majesté Britannique selon l’usage, et le plus promptement qu’il vous sera possible. Vous trouverez ci-joint la copie de cette lettre. Vous partirez de Londres aussitôt après votre audience et vous vous rendrez tout de suite à Paris d’où vous me donnerez avis de votre arrivée, et où vous attendrez les ordres que je vous adresserai, sans venir à la Cour.
«Je suis très sincèrement, Monsieur, etc...»
(Lettres, mémoires et négociations..., p. 101.)
[57] Le roi abandonna en réalité d’Éon dès ce moment et ne songea qu’à rentrer en possession de ses papiers, ainsi que le prouvent deux billets adressés à Tercier, l’un du 11 octobre 1763:
«D’Éon a écrit plusieurs lettres fort singulières; c’est apparemment son caractère de ministre plénipotentiaire qui lui a tourné la tête. En conséquence, M. de Praslin m’a proposé de le faire venir ici pour juger ce qui en est. Prenez garde à tout ce qu’il a du secret, et s’il est fol, qu’il ne découvre quelque chose.»—L’autre, du 12 octobre 1763: «Vous verrez par ma lettre d’hier que je savais le rappel du sieur d’Éon. A son arrivée à Paris vous le verrez et je vous autorise à prendre avec lui toutes les précautions pour que le secret soit gardé.» (Archives nationales.—Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 299.)
[58] D’Éon raconte dans ses Mémoires qu’il aurait reçu avant l’arrivée de M. de Guerchy une lettre autographe du roi ainsi conçue:
«Vous m’avez servi aussi utilement sous les habits de femme que sous ceux que vous portez actuellement; reprenez-les de suite et retirez-vous dans la Cité. Je vous préviens que le roi a signé aujourd’hui mais seulement de la griffe, et non de sa main, l’ordre de vous faire rentrer en France; mais je vous ordonne de rester en Angleterre avec tous vos papiers, jusqu’à ce que je vous fasse parvenir mes instructions ultérieures; vous n’êtes pas en sûreté dans votre hôtel et vous trouveriez ici de puissants ennemis.
«Louis.»
Le duc de Broglie (Le Secret du roi, t. II, p. 52) a très judicieusement discuté l’authenticité de ce document reproduit par Boutaric, à la suite de Gaillardet. D’Éon, qui a souvent glissé des interpolations dans les textes qu’il publiait, a certainement forgé de toutes pièces cette dépêche à un moment où il devait chercher à rendre vraisemblable sa métamorphose et à trouver des excuses à sa conduite passée. Mme Campan, dans ses Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette (p. 190), fait bien allusion à ce prétendu document; mais elle rapporte seulement que d’Éon en avait révélé l’existence à son père, M. Genet, premier commis des Affaires étrangères.
[59] D’Éon reçut en effet, le 25 octobre, le billet suivant:
«Milord Halifax fait bien ses compliments à M. le chevalier d’Éon et a l’honneur de lui faire savoir qu’à cause de quelques affaires qui sont survenues, il sera plus de la convenance du Roi de donner à M. d’Éon son audience demain mercredi que vendredi prochain.
«A Saint-James, le 25 octobre 1763.»
(Papiers inédits de d’Éon.)
[60] Les journaux qui parlèrent le surlendemain à mots couverts de cet incident racontent même qu’on envoya chercher un détachement de la garde:
(Extrait du Daily Advertiser, vendredi, 28 octobre 1763.)
«Mercredi au soir, dans la maison d’un grand seigneur à Westminster, il s’est élevé une querelle entre deux personnes de distinction qui sont actuellement revêtues d’un caractère public. Comme il y avait à craindre que cette querelle n’eût des suites dangereuses, on envoya chercher un détachement des Gardes afin d’empêcher que ces personnes n’en vinssent à des extrémités.»—(Papiers inédits de d’Éon.)
[61] C’est ce document soigneusement conservé par d’Éon et retrouvé par nous dans ses papiers que nous avons cru intéressant de reproduire en fac-similé.
[62] Papiers inédits de d’Éon.
[63] Id.
[64] Papiers inédits de d’Éon.
[65] Le comte de Guerchy à d’Éon, 9 novembre 1763. (Papiers inédits de d’Éon.)
[66] Note secrète et importante pour l’Avocat (le roi) et son substitut (le comte de Broglie), citée par Gaillardet, p. 138 (qui l’a empruntée aux Mémoires de la chevalière d’Éon).
[67] Louis XV au comte de Guerchy, 4 novembre 1763. (Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 302.)
[68] Louis XV à Tercier, 4 novembre 1763. (Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 302.)
[69] Louis XV à Tercier, 11 novembre 1763. (Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 304.)
[70] Le duc de Choiseul à d’Éon, 14 novembre 1763. (Lettres, mémoires et négociations..., p. 108.)
[71] L’original se trouve actuellement en la possession de M. Gower, qui a bien voulu nous en donner copie.
[72] Le comte de Guerchy à Louis XV, 6 décembre 1763. (Archives des Affaires étrangères, cité par Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 307.)
[73] Manuscrits de la collection Christie, cités par M. Telfer: The strange Career of the chevalier d’Eon de Beaumont, p. 128.
[74] Cité par le duc de Broglie, Le Secret du roi, t. II, p. 64.
[75] Correspondance officielle, archives des Affaires étrangères, citée par le duc de Broglie, Le Secret du roi, t. II, p. 65.
[76] Le roi à Tercier, 30 décembre 1763. (Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 310.)
[77] D’Éon à sa mère, 30 décembre 1763. (Papiers inédits de d’Éon.)
[78] Lettre d’un Français à M. le duc de Nivernais, à Paris.—Imprimée à Londres le 29 octobre 1763.
[79] Contre-note ou Lettre à M. le marquis L., à Paris.—Londres, 1763. Brochure in-4o.
[80] Contre-note ou Lettre à M. le marquis L., à Paris.—Imprimée à Londres le 15 décembre 1763.
[81] Lettre de Mlle Bac de Saint-Amand à M. de la M..., écuyer de la Société Royale d’Agriculture, au sujet du sieur de Vergy.—Imprimée à Londres le 30 décembre 1763.
[82] Le chevalier d’Éon au duc de Choiseul et au duc de Nivernais, 15 février 1764. (Cité par Gaillardet, p. 143.)
[83] Lettres, mémoires et négociations particulières du chevalier d’Éon, ministre plénipotentiaire de France auprès du roi de la Grande-Bretagne. Imprimé chez l’auteur aux dépens du Corps diplomatique, à Londres, 1764.—Deux éditions, in-4o.—D’Éon avait mis comme devise, au-dessous du titre, ces trois vers de Voltaire:
Pardonnez, un soldat est mauvais courtisan.
Nourri dans la Scythie aux plaines d’Arbazan,
J’ai pu servir la Cour et non pas la connaître.
Puis, plus bas:
Vita sine litteris mors est.
[84] M. Walpole au comte Hertford, 27 mars 1764. (Cité par le duc de Broglie, Le Secret du Roi, t. II, p. 78.)
[85] Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France, ou Journal d’un observateur, par Bachaumont, t. II, p. 45.
[86] Ibid., t. II, p. 48.
[87] D’Éon à Tercier, 23 mars 1764. (Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 313.)
[88] Louis XV à Tercier, 25 mars, 10 avril, 11 avril 1764. (Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 317-320.)
[89] D’Éon au Roi, 20 avril 1764. (Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 321.)
[90] Mémoires de la chevalière d’Éon, cités par le duc de Broglie, Le Secret du roi, t. II, p. 85.
[91] Le chevalier d’Éon à lord Mansfield, à lord Bute, à Pitt, ff. imprimés.—Londres, 21 juin 1764. (Papiers inédits de d’Eon.)
[92] William Pitt au chevalier d’Éon, 23 juin 1764.—Cité par Gaillardet.
[93] Note particulière du chevalier d’Éon pour le comte de Vergennes, 31 décembre 1774. (Papiers inédits de d’Éon.)
[94] Lettre de lord Halifax, ministre et secrétaire d’État, à Philipp Carteret Webb, solicitor général de la Trésorerie d’Angleterre, 16 décembre 1764. (Papiers inédits de d’Éon.)
[95] D’Éon au capitaine de Pommard, 5 juin 1764. (Papiers inédits de d’Éon.)
[96] Lettre à M. le duc de Choiseul, par Treyssac de Vergy. Libelle publié à Liège, 1764.
[97] Papiers inédits de d’Éon.
[98] Le comte de Guerchy au duc de Praslin, 15 novembre 1764. (Archives des Affaires étrangères.)
[99] D’Éon au comte de Broglie, 2 novembre 1764. (Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 332.)
[100] Le Roi à Tercier, 9 janvier 1765. Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 334.
[101] Papiers inédits de d’Éon.
[102] Louis XV à Tercier, Marly, 16 janvier 1765. (Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 336.)
[103] Le comte de Broglie à Louis XV, 25 janvier 1765. (Le duc de Broglie, Le Secret du roi, t. II, p. 100.)
[104] Papiers inédits de d’Éon.
[105] Bachaumont, Mémoires secrets, à la date du 28 novembre 1764, t. II, p. 126.
[106] Papiers inédits de d’Éon.
[107] D’Éon au comte de Broglie, 1er avril 1765. (Le duc de Broglie, Le Secret du roi, t. II, p. 106.)
[108] Lettre citée par le duc de Broglie. (Le Secret du roi, p. 108.)
[109] Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 349.
[110] 1768.
[111] Le comte de Broglie au chevalier d’Éon, 11 juillet 1766. (Archives des Affaires étrangères.)
[112] Le comte de Broglie à d’Éon, 30 juin 1767. (Papiers inédits de d’Éon.)
[113] Le duc de Broglie, le Secret du roi, t. II, p. 462.
[114] D’Éon au comte de Broglie, 15 mars 1766.—Cité par Gaillardet, p. 388.
[115] Papiers inédits de d’Éon.
[116] Gentleman’s Magazine, vol. XXXIX, cité par M. Telfer, The strange Career of the chevalier d’Éon de Beaumont, p. 203 et suiv.
[117] Lettre de d’Éon au comte de Broglie, citée par Gaillardet, p. 386.
[118] Lettre de d’Éon au comte de Broglie, citée par Gaillardet, p. 184.
[119] Le roi de Pologne au chevalier d’Éon, 26 février 1772. (Papiers inédits de d’Éon.)
[120] D’Éon au roi de Pologne, 10 avril 1772. (Papiers inédits de d’Éon.)
[121] Ibid.
[122] Il est fait allusion à ce personnage, aux entretiens que d’Éon eut avec lui et à un projet de correspondance secrète avec la Pologne par l’intermédiaire de d’Éon, dans une lettre de d’Éon au comte de Broglie (Papiers inédits de d’Éon), dans une lettre de Louis XV au comte de Broglie (Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 430) et dans la lettre citée à la note suivante.
[123] Le comte de Broglie à d’Éon, 11 mai 1772.—Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 430.
[124] Political Register, 1768, cité par M. Telfer, The strange Career of the chevalier d’Éon de Beaumont, p. 344.
[125] Gaillardet n’a omis de citer aucune de ces lettres grivoises; v. pages 80, 95, 99, etc.
[126] B. Telfer, The strange Career of the chevalier d’Eon de Beaumont, p. 209, où il cite John Taylor, Records of my life, p. 338.
[127] Manuscrits du British Museum.
[128] Bachaumont, Mémoires secrets, t. V, p. 322.
[129] Lettre de Mlle Wilkes au chevalier d’Éon, citée par Gaillardet, p. 196.
[130] D’Éon au comte de Broglie, 25 mars 1771, citée par Gaillardet, p. 190.
[131] D’Éon au comte de Broglie, 16 avril 1771, citée par Gaillardet, p. 192.
[132] D’Éon au comte de Broglie, 7 mai 1771, citée par Gaillardet, p. 193.
[133] D’Éon au comte de Broglie, 5 juillet 1771, citée par Gaillardet, p. 195.
[134] Le comte de Broglie au roi, mai 1772, citée par le duc de Broglie dans le Secret du Roi, t. II, p. 468, en note.
[135] Mémoires de Jacques Casanova, Bruxelles, Royez, 1871, t. II, p. 237.
[136] Il avait pour titre: Mémoires secrets d’une fille publique.
[137] Bachaumont, Mémoires secrets, t. V.
[138] Bachaumont, Mémoires secrets, à la date du 15 août 1771, t. V, p. 296.
[139] Mémoires confus sur des matières fort claires, in-8o, sans date; Le Philosophe cynique, pour servir de suite aux anecdotes scandaleuses, in-8o; La Gazette noire, par un homme qui n’est pas blanc, etc.
[140] Th. de Morande au chevalier d’Éon, 9 mars 1774. (Papiers inédits de d’Éon.)
[141] Le chevalier d’Éon au comte de Broglie, 13 et 18 juillet 1773.—Archives des Affaires étrangères, cité par Gaillardet, p. 219.
[142] Correspondance de Morande et du chevalier d’Éon. (Papiers inédits de d’Éon.)
[143] Papiers inédits de d’Éon.
[144] Le comte de Broglie à Louis XV, 29 juillet 1773. Boutaric, Correspondance secrète, t. II, p. 358.
[145] Louis XV au comte de Broglie, 29 juillet 1773. Boutaric, Correspondance secrète, t. II, p. 360.
[146] Papiers inédits de d’Éon.
[147] Mémoire du chevalier d’Éon à Vergennes (archives des Affaires étrangères).
[148] Papiers inédits de d’Éon.
[149] Evening Post, 21-23 juillet 1774.
[150] D’Éon au duc de Choiseul, août 1774. (Papiers inédits de d’Éon.)
[151] Papiers inédits de d’Éon.
[152] D’Éon au comte de Broglie, 10 février 1775, papiers du comte de Broglie.—Cité par le duc de Broglie, le Secret du roi, t. II, p. 472.
[153] Boutaric, t. II, p. 387.
[154] Id., p. 392.
[155] Boutaric, loc. cit.
[156] Voir à ce sujet dans le livre du duc de Broglie comment Marie-Thérèse eut connaissance des lettres de justification adressées au roi par le comte de Broglie et s’employa à empêcher Louis XVI de suivre la politique de son aïeul. Le Secret du roi, t. II, pp. 437, 438 et suivantes.
[157] Le comte de Vergennes à Louis XVI, 22 août 1774. Boutaric, Correspondance secrète, t. II, p. 437.
[158] Le comte de Broglie à d’Éon, 10 septembre 1774. Boutaric, Correspondance secrète, t. II, p. 437.
[159] Papiers inédits de d’Éon.
[160] Le comte de Broglie à d’Éon, 14 janvier 1775. Boutaric, Correspondance secrète, t. II, page 442.
[161] Le comte de Vergennes à Louis XVI, 26 janvier 1775. Boutaric, Correspondance secrète, t. II, page 444.
[162] Extrait du London Evening Post du mardi 18 avril 1775.
[163] Le prince de Masseran à d’Éon, 2 juin 1775. (Papiers inédits de d’Éon.)
[164] M. de la Rozière, commandant à Saint-Malo, au chevalier d’Éon, le 3 mars 1774. (Papiers inédits de d’Éon.)
[165] Lettres de Morande au chevalier d’Éon, 1774-1775. (Papiers inédits de d’Éon.)
[166] Cité par Gaillardet, p. 226.
[167] Le comte de Vergennes à Beaumarchais, 21 juin 1775, cité par M. de Loménie, Beaumarchais et son temps.
[168] Beaumarchais au comte de Vergennes, 14 juillet 1775, cité par Gaillardet, p. 231.
[169] Loc. cit.
[170] «Que son sexe a été prouvé par témoins, médecins, chirurgiens, matrones et pièces justificatives.» (Note ajoutée en marge par le chevalier d’Éon, puis rayée par Beaumarchais.)
[171] «Que j’ai déjà portés en diverses occasions connues de Sa Majesté.» (Retranché par Beaumarchais.)
[172] Cette transaction ne fut réellement signée que le 4 novembre, après le retour de Beaumarchais, qui rapporta de Paris les pièces et autorisations nécessaires. Mais M. d’Éon étant né le 5 octobre 1728, et ladite transaction lui donnant une existence conforme à son véritable sexe, M. de Beaumarchais voulut faire à Mlle d’Éon la galanterie de donner à cette pièce, qui était pour elle une espèce de nouvel acte baptistaire, la date du jour même de sa naissance. (Note du chevalier d’Éon.)
[173] D’Éon au comte de Broglie, décembre 1775, cité par Gaillardet, p. 249.
[174] Mémoire de Beaumarchais à Vergennes, cité par Gaillardet, p. 281.
[175] Le comte de Vergennes à d’Éon, 12 janvier 1777. (Archives des Affaires étrangères.)
[176] Voltaire au comte d’Argental, 19 décembre 1777.
[177] Papiers inédits de d’Éon.
[178] Cité par Gaillardet, p. 295.
[179] D’Éon au comte de Vergennes, ministre et secrétaire d’État, 2 octobre 1777. (Archives des Affaires étrangères.)
[180] D’Éon au comte de Vergennes, ministre et secrétaire d’État, 2 novembre 1777. (Archives des Affaires étrangères.)
[181] Le sieur Dupré, tuteur des lords Dawn et Albergeney, à d’Éon, 27 juin 1777. (Papiers inédits de d’Éon.)
[182] Le maréchal duc de Broglie au chevalier d’Éon, 7 septembre 1777. (Papiers inédits de d’Éon.)
[183] Mme Le Meyra, comtesse douairière d’Ons-en-Bray, à d’Éon, 12 décembre 1777. (Papiers inédits de d’Éon.)
[184] Mme Tercier à d’Éon, 4 novembre 1777. (Papiers inédits de d’Éon.)
[185] Extrait des Mémoires de Mme Campan. Paris, Baudouin, 1822, p. 190.
[186] Papiers inédits de d’Éon.
[187] L’Espion anglais du 4 janvier 1778.
[188] Le Chevalier d’Éon à Versailles, extrait d’un article fort intéressant publié par M. Fromageot dans le Carnet historique et littéraire.
[189] Mémoires de Mme Campan, t. I, p. 193.
[190] Grimm, Correspondance littéraire. Paris, 1812, t. VI, 2e partie.
[191] Abbé Georgel, Mémoires, t. I, p. 293 et 294.
[192] Le duc de Chaulnes à d’Éon. (Papiers inédits de d’Éon.)
[193] Papiers inédits de d’Éon.
[194] M. Genêt à d’Éon, 24 novembre 1777. (Papiers inédits de d’Éon.)
[195] Le chevalier de Bonnard, colonel de hussards et sous-gouverneur de Mgr le duc de Chartres, à d’Éon, 20 janvier 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[196] Papiers inédits de d’Éon.
[197] Isaïe Villers au chevalier d’Éon. Berlin, 1777. (Papiers inédits de d’Éon.)
[198] Lettre de Voltaire au comte d’Argental. Ferney, 6 décembre 1777. Correspondance, p. 1080.
[199] Le baron de Bréget à d’Éon, 20 janvier 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[200] Le comte de Chambry à d’Éon, 13 décembre 1777. (Papiers inédits de d’Éon.)
[201] D’Éon au marquis d’Autichamp. (Papiers inédits de d’Éon.)
[202] Le marquis d’Autichamp à d’Éon. (Papiers inédits de d’Éon.)
[203] Le baron de Castille à d’Éon, 5 décembre 1777. (Papiers inédits de d’Éon.)
[204] Papiers inédits de d’Éon.
[205] Mme Campan à d’Éon, 24 avril 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[206] Genêt de Charmontaut à d’Éon, 7 août 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[207] Lettre de Genêt à d’Éon. (Papiers inédits de d’Éon.)
[208] Marie-Charlotte de Camper-Saugeon, comtesse de Boufflers-Rouvel à d’Éon, 5 Janvier 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[209] M. de Reine à d’Éon. (Papiers inédits de d’Éon.)
[210] Papiers inédits de d’Éon.
[211] Le baron de Castille à d’Éon, 3 avril 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[212] Extrait d’un cahier manuscrit de d’Éon intitulé: «Mes Souvenirs.» (Papiers inédits de d’Éon.)
[213] La princesse Sapieha à d’Éon, 10 janvier 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[214] Le marquis de Comeiras, ancien commandant des volontaires de Clermont-Prince, maréchal des camps et armées du roi, à d’Éon, 22 décembre 1777. (Papiers inédits de d’Éon.)
[215] Par M. de la Fortelle. Paris, 1779, in-12, extrait des Fastes militaires ou Almanach des chevaliers des ordres royaux et militaires de France.
[216] Papiers inédits de d’Éon.
[217] Maupeou à d’Éon, 27 décembre 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[218] Le duc de Guines à d’Éon, 9 janvier 1779. (Papiers inédits de d’Éon.)
[219] Genêt à d’Éon, 13 octobre 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[220] Beaumarchais au comte de Vergennes, 3 janvier 1778.—Archives des Affaires étrangères (dossier personnel de d’Éon).
[221] Beaumarchais à d’Éon, 13 janvier 1778; cité par Gaillardet, p. 229.
[222] Lettre de la chevalière d’Éon au comte de Vergennes, 2 février 1778, citée par Gaillardet, p. 301 et suiv.
[223] M. de Saint-Julien, écuyer de feu Mme la duchesse de Modène, à d’Éon, 7 octobre 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[224] M. Le Febvre à d’Éon, 6 mars 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[225] C’est ainsi qu’au mois d’août l’abbé Sabatier de Castres insérait un article sur la chevalière dans sa nouvelle édition des Trois Siècles. A la même époque paraissait à Bruxelles un volume intitulé De l’éducation physique et morale des femmes, avec une notice alphabétique de celles qui se sont distinguées dans les différentes carrières, et l’Esprit des journaux, qui en donnait un compte rendu, s’exprimait ainsi: «Ce n’est pas seulement aux illustres mortes qu’on rend hommage dans cet ouvrage; on y propose aussi des modèles vivants à l’imitation des jeunes personnes; on n’y a pas oublié l’amazone du jour, la célèbre pucelle de Tonnerre, dont on connaît les aventures depuis son cours d’étude au collège Mazarin jusqu’à sa retraite dans la cité de Londres et son retour en France.» (Esprit des journaux, t. VII, p. 87.)
[226] Cité par Gaillardet, p. 305 et suiv.
[227] M. de Lalande à d’Éon, 6 avril 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[228] Le comte de Tressan, lieutenant général des armées du roi, de l’Académie française, à d’Éon. Franconville, 16 décembre 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[229] M. de Reine à d’Éon, 17 août 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[230] La sœur de Durfort, religieuse de la maison de Saint-Louis à Saint-Cyr, à d’Éon, 10 septembre 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[231] D’Éon à la sœur de Durfort, 12 septembre 1778. (Papiers de d’Éon.)
[232] La sœur de Durfort à d’Éon, 13 septembre 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[233] D’Éon à la sœur de Durfort, 19 septembre 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[234] La sœur de Durfort à d’Éon, 20 octobre 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[235] Le comte de Broglie à d’Éon, décembre 1778. (Papiers inédits de d’Éon.)
[236] Cité par Grimm (Correspondance littéraire, février 1776, Paris, 1812, 2e partie, t. IV.)
[237] D’après le procès-verbal cité par M. Fromageot dans son article: La Chevalière d’Éon à Versailles. (Le Carnet historique et littéraire, 1900.)
[238] L’abbé Pioret à d’Éon, 25 mars 1779. (Papiers inédits de d’Éon.)
[239] Papiers inédits de d’Éon.
[240] Lettre d’O’Gorman à d’Éon. Citée par M. Fromageot dans le Carnet.
[241] Le marquis de Vergennes à d’Éon, 13 avril 1779. (Papiers inédits de d’Éon.)
[242] La comtesse de Broglie à d’Éon, 1er janvier 1780. (Papiers inédits de d’Éon.)
[243] Le général de Monet à d’Éon, 9 février 1780. (Papiers inédits de d’Éon.)
[244] Le marquis de Poncins, ancien officier aux gardes françaises, à d’Éon, 1779. (Papiers inédits de d’Éon.)
[245] Un de ces mémoires était intitulé: Affaire de la demoiselle d’Éon de Beaumont, chevalière de Saint-Louis, ou éloge historique de cette héroïne, tiré du plaidoyer de M. Guillaume prononcé au Châtelet dans la cause qu’elle a eue contre M. de Kergado à l’occasion de sa généalogie.
[246] La chevalière d’Éon à MM. Le Sesne. (Papiers inédits de d’Éon.)
[247] Le prospectus de ces armateurs s’exprimait ainsi: «Quels auspices plus flatteurs peut-on espérer? Mgr le comte d’Artois protège l’expédition et permet que son nom y préside, et la seconde frégate portera le nom de d’Éon.»
[248] Mme Tercier à d’Éon, 8 janvier 1781, et le marquis de Courtenvaux, colonel des Cent Suisses, au même, 17 février 1781. (Papiers inédits de d’Éon.)
[249] L’Esprit des journaux (15e année, t. II) rapporte le trait suivant qui, sans faire grand honneur à l’esprit de son auteur, prouve tout au moins que la chevalière n’était pas oubliée dans sa paisible retraite:
«Le prince Henri, frère du roi de Prusse, étant allé voir Mlle la chevalière d’Éon, on offrit à S. A. R. des rafraîchissements. La mère de notre héroïne lui présenta de magnifiques prunes. Le prince la pria de le dispenser d’accepter ce fruit: «Que faites-vous donc là, ma mère, s’écria Mlle d’Éon, Monseigneur n’est pas venu dans ce pays-ci pour des prunes!»
[250] Le Père Rosman à d’Éon, 27 septembre 1779. (Papiers inédits de d’Éon.)
[251] Papiers inédits de d’Éon.
[252] Voici en quels termes il exprime son admiration pour d’Éon:
Quæ numerosa velut muris obsonia cingunt,
Hæ sunt oppugnandæ arces, sociasque ministrat
Tornodorum vires, gens tali exercita bello.
Conveniunt convivæ alacres, curruque citato
Advenit huc optata Deon, notissima virgo,
Tornodorensis honor gentis, splendorque suorum,
Heroos referens muliebri in pectore sensus
Quam meritus gestis armorum bellicus ordo
In gremio fulgens decorat; mihi visa flabellum
His dedignari manibus quibus exerit eusem.
Corpore præstantem non texta calantica vittis
Exornat; melius cassis cristata deceret;
Aptior huic lorica foret quam serica vestis.
[253] Drouet à d’Éon, 19 juillet 1781. (Papiers inédits de d’Éon.)
[254] M. d’Estaing à la marquise de la Vaupalière et à d’Éon. (Papiers inédits de d’Éon.)
[255] Le marquis de Bouillé à d’Éon, 16 juillet 1782. (Papiers inédits de d’Éon.)
[256] M. de Sartine à d’Éon, 8 mai 1782. (Papiers inédits de d’Éon.)
[257] A l’occasion de la maladie du roi d’Angleterre, il publie au mois de novembre 1788 une Épitre aux Anglais rédigée dans un style d’Apocalypse.
[258] Papiers inédits de d’Éon.—Correspondance avec Barthélemy.
[259] Papiers inédits de d’Éon.
[260] Drouet à Mlle la chevalière d’Éon, le 10 mars 1787. (Papiers inédits de d’Éon.)
[261] Papiers inédits de d’Éon.
[262] Papiers inédits de d’Éon.
[263] Archives des Affaires étrangères.—Dossier de Barthélemy.
[264] Papiers inédits de d’Éon.
[265] Papiers inédits de d’Éon.
[266] La chevalière d’Éon à lord Stanhope, le 14 juillet 1790. (Papiers inédits de d’Éon.)
[267] Lord Stanhope à la chevalière d’Éon, le 15 juillet 1790. (Papiers inédits de d’Éon.)
[268] Papiers inédits de d’Éon.
[269] L’ambassade de France était seulement intervenue au mois de janvier 1792 pour empêcher la vente aux enchères des papiers relatifs à ses anciennes négociations que d’Éon avait remis en gage au libraire Duval.
[270] Papiers inédits de d’Éon.
[271] Nous avons retrouvé dans les papiers de d’Éon une copie de ce curieux document, daté du 25 brumaire de l’an onze de la République française une et indivisible. Le signalement qui s’y trouve porté est le suivant: Née à Tonnerre, âgée de 76 ans, cheveux et sourcils gris, yeux gris, front haut, nez ordinaire, menton large, visage ovale.
Pages | |
Préface | I |
CHAPITRE I | |
Enfance et jeunesse de d’Éon.—Ses premiers succès et ses premiers protecteurs.—Entrée dans la diplomatie.—Le «Secret du roi».—Mission en Russie.—Les négociations du chevalier Douglas et l’alliance avec la Russie.—Retour triomphant de d’Éon. | 1 |
CHAPITRE II | |
D’Éon va rejoindre en Russie le marquis de L’Hospital.—Ambassade du baron de Breteuil.—D’Éon revient en France, porteur de l’accession de la Russie au traité de 1758.—Il quitte la diplomatie pour l’armée et est nommé aide de camp du maréchal de Broglie.—Sa belle conduite pendant la guerre de sept ans.—Il rentre dans la diplomatie pour accompagner à Londres le duc de Nivernais. | 34 |
CHAPITRE III | |
Le duc de Nivernais, ambassadeur de France à Londres.—Difficile négociation de la paix de 1763.—D’Éon est chargé par le gouvernement anglais de porter à Paris les ratifications du traité.—Il reçoit la croix de Saint-Louis.—Le comte de Guerchy est désigné pour succéder au 310 duc de Nivernais, et d’Éon, nommé ministre plénipotentiaire, fait l’intérim de l’ambassade.—Le chevalier d’Éon mène à Londres un train d’ambassadeur et n’entend pas «d’évêque redevenir meunier».—Sa querelle avec le duc de Praslin et le comte de Guerchy. | 54 |
CHAPITRE IV | |
Arrivée à Londres du comte de Guerchy.—Le chevalier d’Éon est disgracié et se venge.—Il accuse l’ambassadeur d’avoir voulu l’assassiner; l’affaire Vergy.—Mission de Carrelet de la Rozière.—Le duc de Choiseul cherche à faire revenir d’Éon et le roi à obtenir la restitution de ses papiers.—L’extradition de d’Éon est refusée par le cabinet anglais.—Lettre de d’Éon à sa mère. | 77 |
CHAPITRE V | |
Lutte acharnée du chevalier d’Éon contre le comte de Guerchy; guerre de libelles; publication à Londres des Lettres, Mémoires et Négociations.—Louis XV envoie à d’Éon des émissaires; arrestation d’Hugonnet à Calais; le secret exposé à être découvert.—Procès intenté par d’Éon au comte de Guerchy; condamnation de l’ambassadeur de France par le jury anglais.—Le roi accorde une pension au chevalier d’Éon, qui se décide à rester en Angleterre. | 101 |
CHAPITRE VI | |
D’Éon continue à être l’agent secret du roi en Angleterre; sa correspondance avec le comte de Broglie.—Il offre ses services au nouveau roi de Pologne, Stanislas Poniatowski; Louis XV s’oppose à son projet.—Popularité de d’Éon à Londres; les paris sur son sexe.—Il s’enfuit et parcourt l’Angleterre sous un faux nom.—Le chevalier d’Éon se détermine à se faire passer pour femme. | 131 |
CHAPITRE VII | |
Services secrets rendus par d’Éon au roi de France et à Mme du Barry: affaire de Morande; négociations de 311 Beaumarchais.—Les «Loisirs du chevalier d’Éon».—Le roi se désintéresse du secret, qui est surpris par les ministres: Favier et Dumouriez en prison; le comte de Broglie en exil.—Mort de Louis XV.—Louis XVI liquide le bureau secret; le comte de Broglie fait valoir les services du chevalier et lui obtient une pension.—Nouvelles prétentions de d’Éon. | 156 |
CHAPITRE VIII | |
Louis XVI refuse de céder aux exigences du chevalier.—Les créanciers poursuivent d’Éon, qui remet ses papiers secrets en gage chez son ami lord Ferrers.—Les embarras d’argent ramènent d’Éon à l’idée de se faire passer pour femme.—Son aveu à Beaumarchais.—Il consent à négocier et à signer un traité en bonne forme.—Le comte de Vergennes écrit à la chevalière d’Éon et lui envoie un sauf-conduit pour revenir en France. | 181 |
CHAPITRE IX | |
Arrivée de la chevalière d’Éon en France.—Réception qui lui est faite par la ville de Tonnerre.—Son installation à Versailles et sa présentation à la Cour.—Impressions et réflexions de sa famille, de ses amis, des contemporains.—Popularité de la «nouvelle héroïne» en France et à l’étranger; ses succès dans le monde de la Cour et la société de Paris; sa volumineuse correspondance.—Nouvelle querelle avec Beaumarchais.—D’Éon, ayant quitté ses habits de femme, est appréhendé par ordre du roi et conduit au château de Dijon. | 203 |
CHAPITRE X | |
Captivité de la chevalière d’Éon.—Son élargissement et son exil à Tonnerre.—Nouvelles démarches: l’armement de la Chevalière-d’Éon.—D’Éon séjourne à Paris pendant l’hiver 1780-1781.—Il revient à Tonnerre et y mène une existence tranquille et fêtée.—Il quitte la France à la fin de 1785 pour aller régler ses affaires à Londres. | 260 |
312CHAPITRE XI | |
D’Éon retourne à Londres pour payer ses créanciers.—Il y retrouve sa popularité d’autrefois.—Il cherche à vendre ses collections et manuscrits.—Premières nouvelles de la Révolution: la citoyenne Geneviève d’Éon se signale par son ardent jacobinisme.—Pétition à l’Assemblée nationale.—Pour gagner sa vie, d’Éon donne des assauts publics: il est blessé.—Maladie et vieillesse de d’Éon.—Il meurt à Londres le 21 mai 1810. | 285 |
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