Title: La Chauve-Souris
Author: Charles Derennes
Release date: November 5, 2021 [eBook #66665]
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
CHARLES DERENNES
LE BESTIAIRE SENTIMENTAL
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PARIS — 22, RUE HUYGHENS — PARIS
DU MÊME AUTEUR
POÈMES
EN PRÉPARATION :
ROMANS ET CONTES
EN PRÉPARATION :
LE BESTIAIRE SENTIMENTAL
EN PRÉPARATION :
Il a été tiré de cet ouvrage
10 exemplaires sur papier du Japon
numérotés à la presse de 1 à 10.
25 exemplaires sur papier de Hollande
numérotés à la presse de 1 à 25.
75 exemplaires sur papier vergé pur fil des
Papeteries Lafuma
numérotés à la presse de 1 à 75.
Droits de traduction et de reproduction
réservés pour tous pays.
Copyright 1922, by Albin Michel.
A
CHRISTIANE DERENNES
tendre et sage clarté de ma mortelle vie,
ces images des nuits commençantes.
En un lieu joliment ou bellement dénommé Jolibeau, il y avait le jardin de la sœur de ma grand’mère, entre le jardin du vieil aumônier de l’Hospice et le jardin du vieux monsieur qui jouait de la flûte devant la volière de ses poules, dans le dessein bien arrêté de leur apprendre à secouer en mesure leur tête stupide, et même de leur enseigner la danse. Je ne sais s’il y était parvenu quand il mourut, ce qui ne date plus d’hier.
Jolibeau et ses jardins constituent un faubourg déjà campagnard de ma ville natale, et qui la domine ; il la domine de quelques mètres, mais comme les collines adverses sont lointaines et que, jusqu’à elles, la plaine du Lot est absolument plate, cela suffit pour que le paysage, devant la maison où vivait ma tante, soit dominé par beaucoup de ciel.
L’enfant s’intéresse de préférence à ceux des objets et à celles des âmes qui s’offrent à lui le plus libéralement et le plus généreusement. Aussi, à Jolibeau, mes cousins, mes camarades et moi, regardions-nous plus volontiers le ciel que les pelouses, les parterres et les bassins, — ceux-ci pleins, pourtant, d’une grouillante et passionnante vie.
Le jour, il y avait souvent, vers la colline de Pujol, de jolis nuages où nous essayions de reconnaître des monstres et de retrouver des visages. D’autres fois, le ciel était vide, mais nous nous consolions en pensant que ce sont ces ciels purs, nus et dépourvus d’images que la nuit enrichit le mieux. Splendides nuits d’août et de septembre ! Vacances !… Nous avions découvert, je ne sais plus où, une Astronomie populaire, et bientôt les noms des astres nous furent doucement familiers : Véga de le Lyre était au zénith dès le commencement de l’ombre ; c’était à qui de nous apercevrait le premier la belle et bienveillante étoile bleue ; il est probable que nous avons triché quelquefois.
Puis les jours passaient, le ciel « tournait », Véga glissait à mesure que raccourcissaient les jours ; et Capella bientôt apparaissait vers le nord, au ras de l’horizon ; celle-ci brillait d’un éclat jaunâtre et louche, sinistre présage de l’automne et de la rentrée au lycée.
Les constellations que j’aimais le mieux étaient, bien entendu, celles que le ciel boréal ignore depuis quelques dizaines ou centaines de millénaires. La Croix du Sud étincelait dans mes rêves et dans mes rêveries. Ne comptant guère aller la contempler de si tôt aux lieux où sa splendeur pavoise la voûte nocturne, je ne désespérais pas, en revanche, d’un menu incident qui eût fait, une nuit ou l’autre, « tourner » le ciel suffisamment pour qu’elle parvint à charmer les yeux d’un petit garçon amoureux d’elle.
Bien entendu, je gardais ces pensées-là pour moi. J’ai eu raison, car l’incident tant souhaité ne s’est jamais produit.
A force de guetter l’apparition des étoiles, j’ai remarqué l’existence des chauves-souris. Ce fut donc de ma part comme un précoce renoncement à la contemplation de ce ciel d’en haut dont nous savons tout ce qu’il est possible de savoir avec nos moyens d’investigation actuels et où, par conséquent, il n’y a plus momentanément rien à espérer, pour qui désire avant tout connaître mieux les siens et se mieux connaître lui-même. Le but de l’astronome, aujourd’hui, selon moi, serait d’abord d’inventer les moyens de se rapprocher des objets de ses études ; il doit être doublé et même précédé d’un mécanicien, et ne pas se contenter du matériel dont il use, sous prétexte que la télescopie semble avoir dit son dernier mot. Je crois, en effet, que des télescopes encore plus puissants et encore plus perfectionnés n’ajouteront pas grand’chose à nos conquêtes ; nous sommes là au bout d’une possibilité ; mais il n’y a qu’à en chercher une autre, ou d’autres ; trop spécialisés de nos jours, beaucoup de savants, d’ailleurs méritoires et peu aidés, pèchent par routine, manque d’invention imaginative et excès de timidité.
Où l’œil humain, même aidé par de colossales lentilles, ne perçoit encore que brumes et nuages, — et où il ne percevra vraisemblablement rien de plus désormais par des moyens de ce genre, — une autre machine, un autre supplément à nos sens risquerait, demain peut-être, d’exercer victorieusement sa vertu neuve. Personnellement, je crois qu’il n’y a aucune difficulté à concevoir et même à réaliser la machine à photographier de loin, la machine permettant de reproduire, d’un point quelconque des objets que sépare de l’opérateur une distance variable de zéro à l’infini, — à l’infini théoriquement, et, pratiquement, une bonne moitié par exemple des millions de lieues qui séparent l’orbite terrestre et l’orbite de Neptune.
Peut-être expliquerai-je prochainement tout au long comment m’est venue l’idée de cette machine. Le principe en est tellement simple qu’il faudrait un bien grand hasard pour qu’un autre le retrouve avant qu’il m’ait été donné à moi-même de contempler, le premier, de près, quelques coins du ciel d’en haut. Mais, que je tienne à les contempler le premier de près, on m’accordera que c’est excusable, et que je ne ferais pas là preuve d’un égoïsme excessif.
Que serait-ce d’ailleurs, sinon uniquement une plus grande part du secret de ce que nous sommes, que j’irais demander aux planètes voisines ? Je n’attends pas beaucoup plus de la connaissance du ciel d’en haut que de celle du ciel d’en bas, si féconde en imprévu et en émerveillements.
Un soir, entre les astres naissants et mes yeux enfantins, passèrent des noctuelles ; et, comme si j’avais eu dès lors un pressentiment de mes principales pensées et de mes préoccupations viriles, l’intérêt que j’éprouvai pour ces bestioles fut tel que, des mois et des ans, trouvant plus sage de regarder à peine au-dessus de moi et surtout au-dessous de moi, j’en oubliai les étoiles.
Les noctuelles passaient si près de mes cheveux que, parfois, le battement de leur vol précipité et en apparence incohérent les soulevait sur mon front comme d’un coup d’éventail. Un peu plus haut, des chauves-souris plus importantes circulaient, usant d’un vol assez régulier et où les ailes battaient sagement. Je ne veux même pas m’inquiéter du nom scientifique de cette race, dont j’appelai bientôt les représentants, pour moi seul, ratons-volants. La noctuelle adulte est en général d’un beau gris sombre, velouté, couleur d’ailes de grand paon de nuit, et elle est pourvue d’un museau de bouledogue, d’oreilles de carlin. Le raton-volant est de couleur plus fade et terne, moins oreillard et devancé d’un nez moins épaté. Mais, auparavant, dans les suprêmes rayons du soleil, un couple de chauves-souris encore plus considérables, de celles que l’on nomme, je crois, roussettes, s’était laissé tomber d’un recoin du toit de M. l’Aumônier et poursuivait jusqu’à des altitudes de soixante mètres et plus, une chasse méthodique, lente, posée et presque diurne encore.
Telles sont les trois variétés de petits mammifères aériens qui, du printemps à l’automne, hantent les crépuscules de France.
Quelques années plus tard, je parvenais à m’emparer d’une roussette de belle taille, dans la cave d’un antique château dont il ne restait plus déjà qu’une tour et de vagues ruines, sur une des collines adverses, de l’autre côté du Lot et à dix bons kilomètres, à vol de chauve-souris, des jardins de Jolibeau. C’était une créature impressionnante, de vingt-cinq bons centimètres d’envergure, nerveuse, musclée, se débattant comme une diablesse quand j’essayais de la saisir dans la cage où je l’avais logée, nourrissant l’espoir de la rendre plus sociable en la comblant de friandises et de caresses. C’était, en miniature, un de ces renards volants qui abondent dans certaines îles océaniennes et que je n’ai jamais observés, hélas ! que le long d’un des plus beaux films qu’il m’ait été donné de voir, il y a une quinzaine d’années : pelure ocre et brune, museau chafoin, oreilles droites comme celles d’un chien de berger alsacien ou malinois… Et quelle dentition ! Le pouce de ma main gauche en porte encore la marque. Ma bête y accrocha ses mâchoires, sans crier gare, un jour où, justement, j’avais la persuasion qu’elle s’apprivoisait un peu. Un geste instinctif m’amena à secouer ma main au bout de mon bras levé ; il y a tout lieu de croire que ma pensionnaire avait prévu cela ; l’essor lui fut permis, et elle en profita pour prendre son vol et s’enfuir par la fenêtre ouverte au plein soleil de midi, avec une précision merveilleuse et un à-propos étonnant.
J’ai dit que Roussette et toutes celles de sa race chassent avant même que le soleil se soit caché sous l’horizon. L’aventure que je viens de conter brièvement montre, en tout cas, qu’elles y voient clair en plein jour. Je serais même presque tenté d’écrire que Roussette a le don de l’ironie car, au moment de franchir le cadre de la fenêtre, — je revois cette scène de quatre ou cinq secondes comme si je l’avais encore sous mes yeux, — elle m’apparut de profil, et la position de sa grande main membraneuse, dont la pointe semblait toucher le bout de son museau, était comme un hâtif, pied de nez à mon adresse.
D’ailleurs, ce sera par hasard seulement qu’interviendront en ce récit Roussette et Raton-volant. Mon héroïne principale est Noctuelle, la toute petite qui voletait parfois si près de mes cheveux ; j’ai dit que j’avais déjà borné mon ambition, entre l’espace sans limite et moi-même (qui n’en ai peut-être pas davantage), et que je préférais rêver de ce qui me paraissait saisissable immédiatement.
Je ne sais plus qui m’avait révélé un des noms de la toute petite chauve-souris, la plus tardive et la plus abondante sous le ciel, la véritable annonciatrice des étoiles, leur compagne dans l’espace durant quelques minutes ; peut-être fût-ce le doux vieillard qui ne désespérait pas, avant de mourir, d’enseigner la danse à ses poules. Mais Noctuelle, comme nom, était bien long et me paraissait prétentieux. Aussi, la première que je capturai s’appela-t-elle Noctu tout court, par une de ces abréviations si familières à l’enfance, à l’argot des lycées et des collèges. Noctu, en outre, a le mérite — essayez d’orthographier Noc-Tuh ou Noktu, et vous verrez ! — de sonner sur un timbre d’Extrême-Orient, de donner à la bête un nom qui complète sa silhouette, sa configuration cocasse, aiguë et précise de jouet sinon d’objet d’art indochinois ou japonais.
Ce ne fut pas sans peine que je parvins à m’emparer de Noctu, qui passait pourtant si près de mes cheveux.
Le vieux Pile, — car tel était son nom exact, et peut-être a-t-il l’occasion encore de le signer d’une croix au bas de certains actes civils, — le vieux Pile habitait dans le « contre-bas », comme nous disions, près du jardin de la sœur de ma grand’mère. J’ai indiqué que la plaine commençait de l’autre côté de la route, sans jamais varier de plus de deux ou trois mètres d’altitude jusqu’aux collines adverses, qui se traînaient en écharpes bleuâtres au bas du ciel, très loin, en face de Jolibeau.
Le vieux Pile était maraîcher de son état ; son immense et plat laboratoire de salades, de choux, de radis, d’asperges et de melons s’étendait de la route déjà campagnarde jusqu’à la première rue urbaine, dont les maisons blanches et rouges étaient grises et roses dans le soir, à l’heure des noctuelles. C’était l’heure aussi où Pile montait jusqu’à la route pour y prendre, assis sur le talus, son repas du soir en causant avec les voisins et les passants.
— Quand c’est le bon de l’an, j’aimerais mieux aller me coucher avec du vide dans l’estomac que de ne pas souper ici devant mon monde, expliquait-il.
Son souper, du moins dans la saison des vacances, était composé comme il suit, immuablement : un oignon cru avec du gros sel ou des piments, ensuite du pain frotté d’ail et d’huile, qu’il mangeait indifféremment avec un gros raisin de chasselas ou de minces tranches de saucisson. Après quoi, il déclarait :
— Je vais chercher le dessert.
Et il revenait du contre-bas jusqu’au talus, porteur d’une fastueuse écuellée de soupe, qu’il avalait à petites cuillerées, posément, avec un discours entre chaque gorgée. Sa barrique, comme il disait, était à côté de lui ; une pompe… La soupe finie, à la longue, il rentrait dans sa maison un instant, absorbait une gorgée de vin, s’en rinçait la bouche et la recrachait.
— Ce n’est que pour le goût, déclarait-il.
Il ne se grisait en effet que les jours de viande, — dimanches et fêtes… — Et jamais on n’aurait pu imaginer, après ces libations comme rituelles, de plus jovial compagnon ; tout le quartier s’assemblait pour l’entendre chanter et plaisanter de courtoise manière, même ma tante, même M. l’aumônier, même le vieux maître-à-danser des poules. On pense bien que je n’aurais manqué pour rien au monde aucune de ces séances, et que j’y avais ma place au premier rang.
Cher vieux Pile ! Peut-être vit-il encore, après tout. Il était grand, maigre, héronnier : une dégaine à la don Quichotte et une figure d’Arabe, aux poils grisonnants, aux yeux terribles, noirs comme du jais. Je suis sûr qu’il n’y avait pas, dans le fond, d’homme plus gai et plus farceur que lui en ce bas monde, mais, sinon aux soirs des dimanches et des fêtes, jamais je ne l’ai vu rire ; parfois, il secouait la tête, pinçait les lèvres ; les bouts de son nez et de son menton devenaient encore plus pointus et il toussotait drôlement : c’était sa façon à lui de sourire.
Il était sobre de paroles, mais toutes celles qu’il prononçait dissimulaient une ironie immense et sans fiel. Des heures durant, il restait assis devant sa porte ou sur le talus, le nez en l’air, fumant sa pipe, ne bougeant guère, silencieux ; rien d’un rêveur, qu’on ne s’y trompe pas : il se racontait de bons tours par lui joués jadis, en méditait d’autres, supputait le comique de l’existence, imaginait des phrases lapidaires, des répliques définitives ; il adorait de taquiner les enfants et les chiens, et, — allez expliquer cela ! — ni les chiens ni les enfants, qui sont infiniment plus sensibles aux vexations et au ridicule que les hommes raisonnables, ne lui en voulaient jamais. Jusqu’à moi, qui pourtant, vers dix ans, me plaisais terriblement à berner ou moquer mon monde et qui aurais dû être jaloux et irrité de son talent de mystification, infiniment supérieur au mien ; jusqu’au chien du coutelier ambulant, un vieux roquet méfiant et peu communicatif, qui venait le saluer au passage et accueillait avec de petits grognements de joie les grimaces qu’il lui faisait en le montrant du doigt, ce qu’on sait que les chiens ont à l’ordinaire en horreur.
— En la fin, porqué il te quierre tant, esto perro ? demandait à Pile le coutelier, Antonio, un Espagnol installé depuis beau temps en Lot-et-Garonne, mais qui n’en continuait pas moins à écorcher de manière épouvantable le français, la langue d’oc et le castillan par-dessus le marché.
Un des procédés ironiques les plus familiers à Pile, dans le cours d’une conversation, était de répondre à une question nigaude qu’on lui posait par une autre question n’ayant absolument aucun rapport avec celle de son interrogateur. On voit souvent, dans Platon, Socrate en user de même.
— Antonio, faisait Pile posément, pourquoi continues-tu à parler chez nous ainsi qu’une vache de ton pays, tandis que ton chien, qui vient de Pampelune comme toi, aboie déjà presque aussi bien que ses semblables de la ville ?
Ah ! la joie qu’on devinait dans les yeux étincelants du vieux Pile, tandis qu’Antonio, très offensé, gesticulant, croyait devoir lui expliquer sérieusement, en son charabia, qu’un chien n’avait à cela aucun mérite !
Dans ses relations avec les gosses du voisinage, le sac à malices de Pile était inépuisable. Il leur promettait un sifflet, se mettait à l’œuvre, ne le terminait pas, faisait semblant de l’essayer et expliquait d’un air navré qu’il fallait attendre la pluie, que les sifflets étaient comme les grenouilles, qu’on risquait de les buter et de les rendre à jamais muets en voulant les faire fonctionner par un temps sec, surtout la première fois… Et il interrogeait anxieusement le ciel :
— Ce ne sera pas pour aujourd’hui ; mais demain, peut-être…
Il fabriquait de beaux bateaux, sans autre outil qu’un couteau de poche ; quand on lui demandait pourquoi il mettait du plomb à la quille :
— Pour qu’il nage mieux… Plus il y en a, mieux ça va… Ah ! si tu pouvais y attacher un poids de cinq livres !
Ou encore il remplaçait habilement le noyau d’un abricot par une cigale mâle, et l’offrait à un gamin qui, à peine ses dents s’appuyaient-elles au fruit, entendait celle-ci pousser une stridente clameur.
Mais la pluie arrivait et les sifflets sifflaient enfin ; mais une main bienveillante repêchait dans les bassins les bateaux qu’avaient fait couler à fond les armateurs puérils et trop crédules ; mais on se méfiait du don de l’abricot, à la longue, qui était pourtant tout bénéfice, puisque l’intéressé se trouvait du même coup possesseur d’un fruit appréciable et d’un éphémère jouet vivant.
Les gosses et le chien d’Antonio étaient du même sang, eux et lui, du même sang et de la même âme… Car je n’ai pas avoué que le roquet avait ses raisons d’accepter les grimaces avec plaisir, et que ces raisons consistaient en furtives offrandes d’un bout de pain ou de sucre, données de bon cœur. Ainsi de nous autres, qui n’étions guère plus au-dessus du sol que le chien du coutelier : avec Pile, on gagnait toujours beaucoup, en ne risquant que d’infimes et passagères blessures d’amour-propre. Le chien, mes camarades et moi, nous étions peut-être plus sensés que beaucoup de personnes dites raisonnables, qui aimions Pile d’un élan instinctif et sûr, silencieux presque toujours, hargneux et jaloux parfois, mais définitif et comme éternel, parce que le rire et la bonté unis quasi conjugalement représentent, en cet âge-ci de notre race, les plus sûrs dieux ou les plus favorables idoles que nous puissions chérir pour le bien commun.
— Tu as raison de regarder en l’air quand tu n’as rien à faire de mieux, me dit un soir Pile qui, depuis des soirs, m’observait : dans cette pose, les alouettes finissent toujours par vous tomber rôties dans la bouche ; il n’y a qu’à user de quelque patience avec elles, et voilà tout.
J’avais douze ans, des lectures désordonnées et de l’orgueil. Ma vraie ambition eût été que Pile possédât de l’orgueil, des lectures et mon âge, car je l’admirais au profond de mon cœur. Pour placer les faits sur un plan plus visible, j’aurais désiré d’être par lui traité en homme… Peut-être le vieux le comprenait-il, ce qui eût expliqué, parfois, au cours de nos entretiens, certain air d’une tristesse qu’il semblait éprouver beaucoup moins pour son compte que pour le mien.
Supputant mes mérites, je me tenais déjà pour « celui à qui on ne la fait plus », qui croit savoir ce qu’il vaut en tant que mystificateur ou ironiste ; et j’aurais souhaité par-dessus tout que mon maître, sans pousser la flatterie jusqu’à me déclarer hautement son égal, n’en usât pas du moins avec moi comme avec le commun des hommes. J’en vins à rêver de revanches et de lui montrer de quel bois je me chauffais. Et je dissimulais de mon mieux ces sournoises et grandes intentions, et je faisais subtilement la bête. Cela prenait-il ? J’en doutais. Je suis même sûr, à quelque cinq ou six lustres de là, que Pile m’avait vu (ou entendu) venir de loin avec mes gros sabots, et qu’il n’exerçait plus ses talents contre moi que pour le principe, en amateur inguérissable et désenchanté.
— Ou bien, continua Pile, serais-tu chasseur de rates-pennades ?
— Comme tu dis, Pile. Les chauves-souris ne sont pas mauvaises en salmis. Mais je cherche encore la façon de les attraper.
Pile réfléchit un instant, puis :
— Il n’y a qu’à tendre quantité de lacets en crin de cheval dans les branches d’autant d’arbres que tu en trouveras, justement comme on fait pour les alouettes dans les sillons.
Je haussai les épaules, ostensiblement, ayant, sans le vouloir, omis ma résolution de faire la bête.
— Oh ! oh ! tu as raison de te méfier de ce procédé, poursuivit Pile imperturbablement… Je ne suis qu’un pauvre vieux à qui la mémoire, laquelle est l’huile du cerveau, faut souventes fois dans la lampe. C’est vrai ! La chasse au lacet vient d’être interdite et tu pourrais avoir de sérieux ennuis… Mais je ne connais aucun décret, venu de la mairie ou de plus loin, qui défende de pêcher les rates-pennades à la ligne, — à la ligne volante, bien entendu.
— Ça, m’écriai-je, c’est une fameuse idée !
— Ce n’est pas que je réponde de rien…
— Me permets-tu, en tout cas, de descendre dans ton clos pour y couper une gaule ?
— Pas la peine ! J’ai des canebères sèches à point et toutes prêtes, accrochées au mur du hangar. L’épicier du coin de Bricou, pour cinq sous, te vendra une ligne bien montée, fine et solide, comme pour pêcher les assièges…
— Merci ! Et après ?
Pile secoua la cendre de sa pipe, la mit dans sa ceinture, et me dit en français, avec un peu de cette tristesse que j’avais parfois remarquée de lui à moi :
— Après ? Eh ! té, je t’enseignerai et te montrerai, à moins que tu ne sois déjà de taille à m’en remontrer toi-même !
J’eus « barre sur lui », dès ce moment, me parut-il. Mais j’avais aussi l’impression que quelque chose venait de mourir, entre le vieux bonhomme et moi, quelque chose qui était peut-être, après-tout, mon enfance. Jamais nous n’avions jusque-là conversé qu’en gascon ; j’en conçus quelque superbe sur la minute : le vieux Pile m’avait parlé dans la langue officielle, comme il faisait aux messieurs, à l’aumônier ou au maître à danser des poules.
Il me semble qu’aujourd’hui je serais de dix ans pour le moins plus jeune s’il ne m’avait pas joué ce mauvais tour-là. Ah ! père Pile, mauvais enchanteur, mon guide en cet art de l’ironie qui vous allait si bien et qui convient si mal à ceux qui voudraient savoir toutes choses, je vous déteste à cette heure tout en continuant de vous bien aimer ! Je croyais alors prendre un commencement de revanche, mais quelle victoire mes souvenirs vous font remporter, en cet endroit de mon chemin où j’évoque votre voix et votre visage !
Ainsi pourvu d’une belle canebère, je nouai à son extrémité flexible un vieux rideau ; alors, armé de cette sorte d’oriflamme, on put me voir durant toute une semaine poursuivre ou guetter les noctuelles qui promettaient de passer à hauteur de la loque et risquaient d’y entraver leur vol. J’essayai aussi d’un filet à papillons à large ouverture et à manche exagérément long, mais y renonçai vite : cet engin était d’un maniement très fatigant, et puis, surtout, il me paraissait beaucoup plus honorable de capturer ma bête à l’aide de cette canne à pêche qui m’avait été offerte par dérision.
Assis sur le talus, mâchant son oignon ou son pain à l’ail, Pile admirait mon ardeur et mes efforts de la plus désobligeante manière : « Celle-ci, j’ai cru qu’elle y passait… Gare à la prochaine !… Hardi petit !… De mieux en mieux. Le métier entre !… » Quand, enfin, s’étant un peu par hasard heurtée à la loque, une petite chose douce et grise vint s’abattre dans la poussière, à mes pieds, avec un bruissement de soie et des cris grêles, l’impitoyable bonhomme se leva pour me complimenter :
— Bravo ! Du travail soigné, ça se peut dire… Et quelle agilité, seigneur Dieu, et quelle justesse dans le coup d’œil, moun Jèsu !
Louanges qui eussent été amplement méritées, si l’événement ne s’était, je le répète, produit un peu par hasard et tandis que je ne m’y attendais guère. Essayez donc, champions du tir aux pigeons, votre adresse sur les chauves-souris, et vous m’en direz des nouvelles ! Je ne sais plus qui a écrit au sujet de la noctuelle que « son vol est moins un vol qu’une sorte de voltigement incertain » ; j’ai peur, à vrai dire, que cette phrase assez peu glorieuse ne remonte à ma mémoire des pages lues et relues d’un Buffon des enfants dont on m’avait fait don voici très longtemps ; j’en ai peur pour la mémoire vénérée du grand précurseur, car, en somme, voltigement n’est pas le mot propre ; le voltigement, c’est le vol stationnaire, ou presque, du papillon au-dessus de la fleur, du passereau aux abords de sa nichée, ou même de la chauve-souris regagnant le rebord de toit où elle ira, sa chasse terminée et sa panse pleine, s’accrocher par les crochets de ses pattes, pouces ou ergots, et dormir assez souvent la tête en bas, position qui, pour nous autres, pauvres hommes, serait infiniment peu propice au repos et à une heureuse digestion.
Mais, au cours de sa chasse quotidienne, la chauve-souris vole, tout simplement ; il n’y a pas d’autre mot et ce serait vanité d’en vouloir créer un autre spécial, qui définirait mieux la façon dont Noctu et ses plus volumineuses cousines se déplacent dans l’atmosphère. Les chéiroptères sont les seuls mammifères à qui la locomotion aérienne est permise par la nature, mais il y a plus de différence entre le vol du condor et celui du passereau, physiologiquement et mécaniquement parlant, qu’entre le vol du passereau et celui de la noctuelle.
Ah ! comment décrire celui-ci sans risquer la confection d’un piteux poème en prose ou de phrases qui sembleraient empruntées à des dialogues de snobs discourant d’un ballet russe ? Dans le vol, comme dans la figure même de la bestiole, il y a je ne sais quoi qui tient de la gageure, une fantasmagorie de sinuosités qui s’exerce dans toutes les dimensions connues de l’esprit humain, une allégresse capricieuse et inquiétante de sabbat, une jonglerie éperdue avec soi-même et le reste du monde ; mais ceci n’est que littérature, et tellement plus belle est la nue et naturelle réalité !
Le vol des plus volumineuses cousines de Noctu est, je l’ai dit, sage, méthodique ; position du corps à part, — car Roussette et Raton-volant nagent dans l’air presque verticalement, comme fait un chien dans l’eau, — il ne diffère guère de celui d’un placide et balourd pigeon domestique regagnant sans hâte son pigeonnier : vol à ailes battantes et ne battant guère plus de trois fois à la seconde.
Le moteur qui anime la progression de Noctu tourne plus vite, il est plus poussé, presque du double. Venant d’user d’une métaphore empruntée à l’argot de l’automobilisme, je n’hésite pas à poursuivre, par une comparaison du même acabit, qui aura l’humble mérite de me faire familièrement et rapidement entendre : Roussette évoque l’image d’une limousine de tout repos, bien stable, aux pneus jumelés, au moteur solide et relativement lent ; Noctu est la rapide et fantaisiste voiturette de sport, dont le moteur « ronfle comme une toupie », mais qui, en vitesse, « décolle » un peu, risque le dérapage dans les virages, — frêle comme elle l’est ! — et chez qui la fatigue et l’usure se font sentir vite.
En fait, Noctu ne saurait voler guère plus de dix minutes sans être exténuée et éprouver le besoin de se reposer un instant, si fort que l’heure la presse et si peu que sa faim soit assouvie. Il suffit d’avoir repéré un de ces gîtes, — rebord de toit, creux d’arbre, trou dans un mur, — d’où ces bêtes, dès le printemps, sortent en général par couples, pour s’apercevoir que monsieur et madame reviennent environ toutes les dix minutes au logis. Pour gorger la nichée me direz-vous ? Non, ô naïfs qui assimilez la chauve-souris aux oiseaux !… Les petits ne sont pas nés encore, — et ils tettent.
Mais, me direz-vous aussi, comment pouvez-vous affirmer que ce sont les mêmes chauves-souris qui reviennent toutes les dix minutes, à l’endroit par vous repéré ? Je l’affirme parce qu’elles sont deux, parce que le mari de Noctu est résolument monogame, ainsi que je le montrerai plus loin ; parce qu’un couple ne tolérerait pas à l’ordinaire un intrus ou une intruse dans le gîte élu par lui pour la saison des amours ; parce que…
Mais il ne s’agit pour le moment que de spécifier le temps de vol que peut fournir Noctu : dix minutes au grand maximum. Du reste, c’est bien simple : la prochaine fois qu’une de sa race entrera dans votre salle à manger campagnarde, fermez portes et fenêtres, et vous n’attendrez guère avant qu’elle aille se suspendre au cadre d’un tableau ou dans un pli de rideau, si effrayée qu’elle soit de sa captivité pressentie ; vous pourrez même aller la cueillir, comme un fruit à une basse branche : elle essaiera bien rarement de fuir, tant elle est lasse.
Méthode bien commode, on le voit, pour s’emparer de Noctu. Ai-je besoin de dire que je ne la soupçonnais point, le soir où, après tant de peines, je parvins à faire choir la bestiole, soyeuse et criarde, dans la poussière, sur la route de Jolibeau ?
Or, durant les dix misérables minutes de vol que lui concède sa machine à voler, poumons et ailes, moteur et voiture, Noctu n’aura guère parcouru plus de huit kilomètres.
Voici la façon un peu simple dont j’opérais dans mon adolescence pour mesurer à quelle vitesse volait mon animal : armé d’un chronomètre de sport obligeamment prêté par mon professeur de gymnastique et d’escrime, je me plaçais, au soir, dans une vaste orangerie, vide aux beaux jours, dont je fermais les baies et éclairais vivement les murs blancs à l’aide d’une forte lampe à acétylène ; après quoi, je trempais dans de l’encre assez grasse le bout des ailes d’une de mes captives et lâchais celle-ci dans l’orangerie ; en heurtant les murs aveuglants de blancheur, comme c’est son usage, Noctu y laissait sa marque ; je n’avais ensuite qu’à compter les secondes écoulées entre les apparitions successives d’une tache sur ce mur-ci, d’une autre sur ce mur-là, et à mesurer ensuite la distance qui séparait aériennement les deux taches. Jamais, — et nombreuses furent mes expériences, — je n’ai constaté une vitesse dépassant cinquante kilomètres à l’heure ; c’est peu quand on réfléchit que le canard sauvage et la bécasse peuvent couvrir dans le même temps près de quatre-vingts kilomètres, et l’hirondelle légèrement plus de cent.
C’est peu, surtout, à notre point de vue, parce que le déplacement dans l’air de la noctuelle nous semble, à nous, extraordinairement rapide. Mais il n’y a là qu’illusion d’optique et conséquence d’une association d’images et de mots consacrée par l’usage.
Illusion d’optique parce que la noctuelle évolue très près de nous, très bas ; association d’images et de mots, parce qu’il est entendu qu’une rapidité doit toujours être plus ou moins vertigineuse. Or, le vol de Noctu, s’il n’est pas rapide, est vraiment vertigineux. Si, imprégnées d’encre, les extrémités pointues de ses ailes laissaient trace de leur passage contre la grande toile bleu foncé du ciel crépusculaire, nous aurions sous les yeux comme le plan du plus fantasque et du plus ahurissant des labyrinthes ; sauts en largeur, sauts en longueur, sauts en hauteur, chutes et virevoltes, cabrioles et dérapages, rien ne manque là pour nous donner cette impression de gageure et de fantasmagorie que j’ai notée plus haut ; nous pensons aussi à une fuite éperdue, hagarde, épouvantée devant on ne sait quel ennemi invisible…
Or, comme il arrive si souvent dans la nature, la créature semble persécutée dans le moment même où elle fait sa petite vie de quantité de morts encore plus infimes ! Mais il faut reconnaître, et nous le verrons encore mieux plus loin, que la façon dont Noctu conquiert sa nourriture est infiniment hasardeuse et pénible ; elle a déjà, de ce fait, droit à notre respect.
Pénible et hasardeuse est sa subsistance, parce que Noctu, lamentablement infirme sur le sol, doit la chercher dans l’air où nous savons qu’elle n’est pas brillante non plus, ni par la résistance, ni par la vitesse. En fait, son appareil volant est le plus fruste et le plus imparfait qu’il nous soit donné d’observer dans le règne animal, — car on ne saurait qualifier d’êtres volants certains lémuriens qui usent de membranes tendues entre leurs pattes et leurs flancs pour faciliter ou prolonger leurs sauts de branche à branche.
Un retour sur une de mes études antérieures me paraît ici nécessaire, par crainte qu’on ne m’accuse de me contredire.
J’ai écrit dans Vie de Grillon, à propos du système sensoriel de l’insecte, que la nature laissait volontiers s’atrophier les organes qui ne sont pas indispensables à la vie de l’espèce, et l’on m’a fait grief, à propos de cela, de professer que simplification signifiait progrès. C’est que je n’entends pas ce mot de progrès comme béatement le faisaient les philosophes du XVIIIe siècle et comme le font à leur suite quelques contemporains un peu bien retardataires, qui en sont encore à tenir pour des prophètes ou des évangélistes les assez piètres rêveurs de l’Encyclopédie ; j’emploie le mot progrès dans son sens étymologique ; parlant d’un être en progrès sur nous, et plus simplifié, je ne veux pas dire qu’il soit meilleur ou pire, plus beau ou plus laid, plus heureux ou plus malheureux, — car il n’y a pas de commune mesure, et, de ceci, personne n’est juge, — mais simplement que son espèce est plus évoluée, plus près de son terme que la nôtre.
Ceci dit, je n’ai, je pense, aucun mérite à maintenir que simplification est synonyme de progrès, du moins en ce qui concerne les œuvres animales bien réussies ou moyennement réussies de la nature, et qui, comme telles, subsistent encore, — ou même méritent de survivre, quand l’humanité ne sera plus là. Mais j’ai écrit aussi, — et je n’apprends rien ici à personne, — que, dans l’infinie diversité de ses créations, la nature, sur notre planète si bornée pourtant, n’a pas été perpétuellement bien inspirée et que quantité d’êtres devaient fatalement rester à l’état d’essais, trop compliqués, peu simplifiables et destinés en conséquence à une plus ou moins rapide disparition.
Je crois pouvoir affirmer dès à présent que les chéiroptères représentent les derniers en date de ces essais fâcheux.
Le reptile volant a existé lui aussi durant quelques myriades d’années, sans grand succès, petite créature timide et maladroite, peu protégée, destinée à périr de faim ou de misère : le ptérodactyle. Le premier oiseau, ou archéopteryx, avait des plumes grossières, — presque des écailles, — mais demeurait encore reptile par son bec-museau pourvu d’une dentition compliquée, ce qui d’ailleurs permet de considérer autrement que comme mythique ou légendaire l’époque où les poules avaient des dents, et même, pour peu qu’on soit audacieux, d’estimer qu’il existait encore quelques-uns de ces oiseaux « mal finis » lors de l’apparition de l’homme sur la planète Terre. Mais, ce qu’il importe de retenir ici, c’est que les reptiles volants, pour subsister, ont dû nécessairement évoluer, se singulariser et presque toujours se simplifier en innombrables espèces d’oiseaux.
Considérons à présent la noctuelle, essai de mammifère volant. Son vol, avons-nous dit, est fruste et imparfait, ce qui ne veut pas dire qu’il soit simple, car la simplification et la rudimentarité, — pour employer cet affreux mot faute d’autre, — sont choses totalement différentes. Les études qui précédèrent la naissance ou accompagnèrent la réalisation du vol artificiel humain ont éclairé les principes du vol des oiseaux de manière assez satisfaisante pour que nous puissions aujourd’hui nous extasier en connaissance de cause sur celui tout au moins des grands planeurs, des bons voiliers, — principes auxquels, du reste, nos modernes chercheurs n’auraient eu qu’à donner une forme moins ailée et suave, s’ils avaient pris la peine de relire quelques pages sur ce sujet du prodigieux Léonard de Vinci ; mais, au fait, même pour les profanes, le vol du goéland ou de l’aigle n’est-il pas acte d’harmonie, de facilité et de simplesse, tandis que celui de la noctuelle est visiblement le résultat d’une exténuante et précaire acrobatie ?
S’il m’est arrivé de rédiger avec une minutie qui me semblait à moi-même fâcheuse et pédantesque certaines observations anatomiques à propos d’insectes encore mal connus, c’est justement parce que je ne pouvais renoncer à mettre en lumière un détail inédit, si mesquin fût-il. Ici, et j’en suis fort aise, la qualification de chéiroptère suffit en somme à décrire l’organe qui permet à ma bête de se soutenir et de procéder dans l’air : cet organe est une main monstrueuse au bout d’un bras vigoureux et ridiculement court, mais une main tout de même ; on me fera remarquer que l’aile de l’oiseau est elle aussi la transformation d’un bras, d’un avant-bras et d’une main ; seulement, dans le cas de l’oiseau, la transformation se présente comme une synthèse, donc comme une simplification et une adaptation, tandis que dans le cas des chéiroptères on ne saurait parler d’ailes que par facilité et commodité excessives de langage.
Des phalanges et des os amollis comme par leur croissance exagérée, aux jointures plus ou moins flexibles presque en tous sens, mais des phalanges et des os dont les équivalents se retrouvent, réduits à de plus justes proportions et gouvernés par une plus heureuse mécanique musculaire, dans les mains des hommes et des singes… Il y a donc là réellement un organe de préhension atrophié par gigantisme, si l’on peut dire, et tout se passe comme si un sort cruel, pour permettre à Noctu le vol nécessaire, l’avait amputée de ses bras et de ses mains.
Pour la même raison, le même sort l’a amputée à peu près de ses jambes, lesquelles sont presque immobilisées par l’obligation de collaborer à la fixation et au tendage de la déplorable voilure accrochée à la va-comme-je-te-pousse autour des os des mains. Les oiseaux qui n’ont pas besoin de voler, tels que les pingouins ou même les poules, ou qui n’en ont guère envie, comme certains perroquets, sont du moins pourvus de bonnes et solides pattes postérieures, aptes à la course ou au grimpement ; en outre, ils possèdent un instrument de préhension merveilleux, si sommaire qu’il nous paraisse, à nous autres hommes : le bec. Avec le bec, l’oiseau ne se contente pas de se nourrir et de le faire le plus commodément du monde ; il se défend aussi grâce à lui, établit grâce à lui ces merveilles de bâtisses ou de tissages que sont ses nids, grâce à lui fait sa toilette, lisse ses plumes et s’épouille ; la poule peut se gratter avec l’une de ses pattes ou s’en servir pour fouir le sol, stablement installée sur l’autre ; l’une et l’autre ployées servent de coussins et d’équilibreurs tout ensemble au sommeil ou au repos des oiseaux. Chez les grimpeurs, déjà nommés, et chez les rapaces, les mêmes pattes sont encore des armes défensives ou offensives, et enfin des instruments de préhension supplémentaire, dont le bec n’a qu’à se louer.
Ah ! comme imprudemment le bon La Fontaine faisait proclamer à mon infortunée petite amie : « je suis oiseau » ou « je suis souris », selon les prétendus besoins de sa cause !
Quoi de commun, je vous en prie, entre elle et la souris si agile sur le sol, et dont les pattes de devant sont, en plus, fort habilement préhensiles ? Quoi de commun entre elle et l’oiseau, magistral marcheur, coureur émérite, ascensionniste et excursionniste admirable par le don du grimpement, du saut ou du vol à longue distance et à grande hauteur, sans essoufflement ni fatigue ?
Et, cependant, il faut vivre, il faut aller jusqu’au bout des possibilités de la race, en vertu des ordres obscurs donnés par la nature, si misérables que soient les moyens que nous ayons de lui obéir ; il faut vivre jusqu’au temps plus ou moins lointain où nous ne pourrons plus même essayer d’obéir et où l’espèce mourra, — car c’est ainsi que les espèces déshéritées meurent, que les essais malencontreux sont rayés du nombre des vivants de la Terre, s’ils sont vraiment trop malencontreux pour se transformer, se simplifier, s’adapter ou se réadapter.
A peu près absolument infirme sur le sol ou dans son gîte, Noctu en est réduite à le demeurer encore dans le domaine aérien, sous ce ciel qui n’est pour elle qu’un pis-aller.
Mais il est bien d’autres pis-aller que force lui est de subir. Les insectes qu’elle peut atteindre et dévorer ne hantent guère les crépuscules que durant cinq mois de l’an ; il faut donc qu’elle mette les bouchées plus que doubles et accumule des réserves de graisse suffisantes pour ne point passer du sommeil à la mort, durant les six ou sept mois de l’hibernation. En fait, beaucoup de chauves-souris meurent dans le courant de l’hiver, sans avoir atteint la limite de leur âge ; cette limite, pour la petite espèce dont je parle, peut être estimée à quatre ou cinq années, si la bête a mangé suffisamment durant quatre ou cinq séries de beaux jours.
Dans le même ordre d’idées, observons que, si la chasse annuelle de Noctu ne peut avoir lieu que cinq mois sur douze, sa chasse quotidienne est forcément bornée à trois ou quatre vols de dix minutes au plus chacun. Comptons une heure de chasse sur vingt-quatre heures, tel est le maximum d’indispensable exercice que puisse se donner cette malheureuse, cette immobilisée, cette amputée et cette entravée. Les insectes dont elle parvient à s’emparer ne voyagent guère d’ailleurs plus longtemps qu’une heure après le coucher du soleil ; et si, par paresse ou négligence, elle laissait passer l’instant propice, force lui serait de rentrer bredouille, avec plus de chances de mourir durant l’hiver, faute de quelques indispensables centigrammes de graisse.
Soit dit en passant, il m’est arrivé, partant tôt pour la chasse ou la pêche, de voir des noctuelles dans le crépuscule du matin. Mais on aurait tort de croire qu’il s’agit là d’un exploit de bestiole plus avide, plus courageuse et plus prévoyante que ses pareilles ; à cette heure-là, les proies ordinaires sont engourdies dans la rosée des herbes ou des branches, où jamais noctuelle n’aurait la présomption de chercher à s’en emparer.
Ces vols intempestifs et anormaux, accompagnés de menus cris plaintifs, ont une cause très simple : la noctuelle, qui n’y voit pas très clair ni en plein jour ni en pleine nuit, s’est égarée la veille, a dormi dans un gîte de fortune, suspendue à une branche ou lovée au creux d’une gouttière, et elle recherche à présent son gîte à la lumière dont ses yeux s’accommodent le mieux ; mâle ou femelle, Noctu, depuis le réveil printanier, a déjà son épouse ou son époux qui, plus heureux la veille, a regagné le gîte commun et qui lui servira de guide en répondant à ses cris, — du moins la petite bête errante l’espère-t-elle…
Le nature, décidée à se comporter avec Noctu en marâtre, est allée jusqu’à lui refuser ce sens mystérieux de l’orientation que tant d’animaux possèdent, et qui serait tellement plus nécessaire à notre pitoyable créature qu’à nombre d’entre eux.
Donc, c’est pour ma bête une vertu que de se nourrir, vertu qu’il faudra exagérer lorsque l’enfant sera né, l’enfant presque toujours unique que la misère permette d’élever à un tel couple.
Encore heureux que ce rejeton vienne en général au monde dans la plus fastueuse et la plus nourricière saison de l’an ! Aux petits insectes crépusculaires des premiers beaux jours, moucherons ou papillonnets peu abondants et de pénible capture, juin et juillet adjoignent dans l’air du soir des personnages autrement considérables, intéressants, substantiels. Le hanneton surtout est recherché pour sa chair grasse et de bon profit ; Noctu et son mari s’en gavent tout en circulant, puis en entassent dans leur gîte, s’ils ont le temps, en prévision du cas toujours possible, hélas ! où la prochaine chasse serait moins fructueuse.
Autre fatalité, non moins fâcheuse pour ces pauvres êtres : force leur est, bien entendu, de tuer les proies volantes qu’ils emportent chez eux, mais s’ils consentent à manger du gibier mort, encore faut-il que la mort soit toute récente ; sinon un dégoût invincible et que ne surmonterait pas la pire fringale les pousse à balayer de l’aile dans le vide les menus cadavres qui n’ont pu être consommés durant la nuit et le jour qui suivirent la chasse bénie. C’est même grâce à certains petits tas de ces cadavres anormalement amoncelés au bas d’un mur ou au pied d’un arbre creux qu’il me fut maintes fois donné de repérer le gîte printanier ou estival d’un couple de chauves-souris, et d’observer leur ménage avec quelque chance de certitude et d’intérêt.
Noctu ne s’en tient pas d’ailleurs, par ces soirs de frairie et de liesse, aux hannetons ordinaires, aux divers scarabées de moyenne taille qui hantent l’heure dénommée « entre chien et loup » ; nulle proie ne semble devoir intimider son courage et sa vertu, lesquels se confondent, je l’ai dit, avec sa volonté de se nourrir au mieux, durant les rares instants où cela lui est concédé par l’avare nature.
Elle s’attaque ainsi au grand hanneton des pins, le mélolonthe foulon ; c’est un majestueux coléoptère aux ailes ivoirines tachetées de brun foncé ou de noir, et qui, à cause de cette double coloration, à cause des panaches admirables que sont ses antennes, surtout chez le mâle, et à cause aussi de sa démarche compassée et cahotante, fait penser au corbillard d’un enterrement de première classe. Il pullule dès le début des beaux étés dans la forêt landaise ; il fait vibrer, quand il est amoureux, ou encore lorsqu’on le taquine ou qu’on le blesse, une note bizarre, un zézaiement cristallin dû, comme l’explique le maître de Sérignan, au simple frottement des derniers segments de l’abdomen contre le bord postérieur des élytres maintenues immobiles ; en sorte que, quand un foulon vient d’être happé au vol par Noctu, on a l’illusion d’entendre celle-ci parler en volant un langage qui n’est pas le sien, et les superstitieux se signent ; et quelques professionnels des études naturelles disent des absurdités.
Dans ces amoncellements de cadavres dont je parlais tout à l’heure, on trouve des débris de proies ailées encore plus considérables, et dont la capture ne saurait aller sans danger pour Noctu : lucanes aux pinces formidables et dont l’étreinte, pour peu que le gibier soit mal saisi, risque fort d’égorger ou d’éventrer la frêle chasseresse aérienne ; grands paons de nuit d’une envergure presque égale à la sienne et d’un vol autrement sûr et confortable que le sien… Que voulez-vous ? C’est plus que jamais dans les instants où la nécessité vitale commande, qu’il est urgent de se battre à mort ; si l’humanité l’ignorait jusqu’ici, ou en doutait, l’expérience de ces dernières années l’en aura persuadée de reste.
Nous sommes en présence de la suprême bataille livrée par une sous-catégorie d’infortunés animaux sacrifiés d’avance. Dans peu de temps, dans une vingtaine de mille années peut-être, le minuscule mammifère volant sera allé rejoindre dans la légende terrestre les poules au bec denté et les lézards volants, grands-pères de ces fabuleux volatiles.
Quelque dix mille années plus tard, les autres mammifères volants auront disparu à leur tour, bien que plus favorisés, tous, jusqu’aux grandes roussettes de Malaisie et aux vampires des bords de l’Amazone : ceux-ci, plus habiles ou plus heureux, hantent des pays où la vie grouille presque tout le long de l’an et où la mort par inanition, durant l’hibernation, ne saurait avoir lieu qu’exceptionnellement ; devenus plus forts, capables de s’attaquer à des bêtes de leur taille durant le jour, à de considérables mammifères (l’homme y compris) quand ceux-ci dorment, ils doivent d’ailleurs ne tenir l’hibernation que pour une nécessité vitale assez rare ; si, comme on me l’affirme, les renards volants de Java ou de Bornéo la pratiquent encore, ce n’est qu’en manière de souvenir atavique, par une sorte de geste traditionnel et rituel. D’ailleurs certaines de ces espèces sont volontiers frugivores ; en outre, les rats, les lapins, les porcs sauvages et tous les autres animaux sur lesquels elles prélèvent l’impôt du sang, vivant pour le moins autant qu’elles, existent pour elles du 1er janvier à la Saint-Sylvestre, tandis que les insectes volants dont la noctuelle se nourrit meurent ou s’endorment à l’automne et ne renaissent ou ne se réveillent qu’aux approches du printemps ; et alors elle-même, assoupie plus ou moins, a faim, — très faim, et depuis bien des jours déjà.
Je crois que c’est surtout par la faim que la nature décourage les êtres dont elle veut se débarrasser, par la faim qu’elle les invite directement à aller enrichir les collections des paléontologues de l’avenir.
Je sais bien que l’homme, depuis qu’il considère la planète Terre comme son fief, a anéanti ou porté au point de leur agonie beaucoup d’espèces animales, et que sa présomption pourrait lui faire croire de ce fait qu’il participe au conseil dont dépendent les innombrables destinées des êtres vivants de ce monde-ci. Mais il serait par trop humain ou vain de commettre une confusion aussi monstrueuse. Il est probable que, dans quelque vingt mille années, les castors et les hermines, les phoques et les éléphants, les baleines et les grands fauves auront disparu, comme l’humble et falote noctuelle, — et bien d’autres animaux aussi ! Mais leur extermination n’aura pas été produite par les mêmes causes. Hommes que nous sommes, nous pouvons affirmer que si des espèces ont disparu de notre fait, depuis des temps qui sont historiques, parfois même relativement très récents, cela est dû à nos justes terreurs de nous sentir des êtres désarmés, faibles et tout nus, et, ultérieurement — consécutivement peut-être — à ces habitudes de négoce et à ces appétits de lucre qui ont fait régner le besoin de guerroyer au sein même de l’humanité, alors que les loups ne se mangent pas entre eux et que, chez la plupart des autres êtres, le meurtre ou le désir de tuer n’existe que pour des motifs sentimentaux, avant, pendant ou après la saison des amours.
Par peur, par rapacité, parfois aussi « pour le plaisir », voilà donc les raisons pour quoi l’humanité tue et anéantit, plus ou moins consciemment, des êtres et des espèces ; et tous les moyens lui sont bons. La nature, elle, ne tue pas et n’anéantit pas : elle « laisse tomber », expression familière jetée au hasard un peu plus haut, et qui me semble ici acquérir quelque vertu.
Aux grands et aux petits chéiroptères, la nature a donc coupé pour ainsi dire bras et jambes ; mais à Noctu et à diverses variétés analogues de nos climats, elle a en outre quasiment coupé les vivres et, par-dessus le marché, — ainsi que je l’ai indiqué déjà, — l’appétit. Malgré mon désir de ne jamais relire, depuis que j’écris sur certaines bestioles, des œuvres de devanciers illustres, je me verrai quelquefois forcé d’en venir là, notamment quand ma mémoire m’impose des observations d’autres que moi qui risqueraient d’aller à l’encontre des miennes propres, et de m’entraver sur la voie de mes conclusions.
Ainsi me souvient-il d’un passage de Buffon racontant une promenade dans la grotte d’Arcy, où il fut surpris de trouver sur le sol une sorte de terreau, un tas noirâtre composé de fragments d’insectes, mouches ou papillons, qu’il reconnut ensuite pour être de la fiente de chauve-souris. Qu’il y eût de la fiente sur le sol de la grotte, nul doute, puisque des chauves-souris avaient gîté là, mais il y avait surtout, comme je l’ai observé au pied des murs ou des arbres creux, des restes de chasses heureuses qui n’avaient pu être consommés à temps et dont les trop délicates bestioles avaient fait fi ; dans les matières digérées, tout vestige d’ailes ou de pattes, surtout après un assez long temps, eussent été indiscernables au microscope comme à l’œil nu.
De là à conclure à la voracité de la chauve-souris, il n’y avait pour Buffon qu’un pas ; et il l’a si allègrement franchi qu’il affirme que ces bêtes, lorsqu’elles entrent dans une cuisine, s’accrochent, pour les dévorer, aux quartiers de lard qui s’y trouvent suspendus.
Que Noctu s’accroche aux quartiers de lard, cela peut lui arriver, mais ceci comme elle s’accrocherait pour souffler quelques secondes à la corniche d’un bahut ou à la tringle d’un rideau. Quant à se repaître de lard, ou même de viande crue ou cuite dans les cuisines, — comme Buffon le rapporte également, — voilà une solution au problème de l’existence que les chéiroptères européens n’ont jamais envisagée depuis des myriades de siècles, depuis qu’ils sont condamnés à mort. Mais Buffon a une excuse : il observait surtout par correspondance, et j’ai l’impression que les voyageurs ou fonctionnaires coloniaux de son temps, qui répondaient d’ailleurs à ses questions avec tant de bonne grâce et en si bon style, n’étaient pas souvent beaucoup mieux renseignés que lui ; ainsi M. de la Nux lui écrivant en 1772 de l’île Bourbon, à propos des roussettes des archipels indiens, que ces animaux sont exclusivement frugivores ; des livres plus récents m’ont assuré le contraire… Mais j’aime mieux continuer à ne m’occuper jamais, sinon de ce qui ne me regarde pas, — car ceci a parfois son charme, — du moins de ce que je ne regarde pas.
Autre raison d’excuser Buffon : il est excessivement difficile d’observer nos chauves-souris d’Europe en liberté et en captivité.
Les chauves-souris européennes sont difficiles à observer en captivité. Elles passent en effet pour n’y point vivre.
Le vieux Pile me l’avait dit avant d’autres gens bien renseignés, savants professionnels ou amateurs.
Aussi, dès qu’il eut fini de me lancer au visage les insolentes louanges que j’ai rapportées plus haut, s’empressa-t-il de déclarer, d’un air assez vexé, — car, tout à la joie de ma capture, j’en oubliais le bonhomme :
— A présent, si vraiment tu aimes les bêtes, donne à celle-ci un bon baiser et rends-lui son vol… Demain, tu la trouverais froide dans ta boîte.
Ce fut aussi ce que me répéta sur divers tons ma famille, inquiète de voir un garçon de mon âge se complaire à des jeux aussi puérils… Hélas ! quand je pense que je les chéris encore !… Mais, en dépit des conseils et des moqueries, Noctu fut installée dans une cage où j’avais, les années précédentes, élevé des souris blanches, des musaraignes et autres horreurs. Je dois dire qu’elle m’avait fait, durant tout le chemin qui sépare Jolibeau de ma maison, fort méchante mine, et qu’elle n’avait cessé de gémir ou de m’injurier en son langage ; car Noctu a un langage, au moins autant qu’un singe, et nous reviendrons là-dessus ; puis, tandis que je la regardais et l’écoutais sous chaque bec de gaz, elle avait manqué de m’échapper, — bien revenue qu’elle était de son léger étourdissement, la gredine ! — et je l’avais alors mise dans ma poche.
Là, elle ne tarda pas à se taire, fit la morte ; je pensais, le cœur battant, ivre déjà de mon triomphe :
« Elle commence à s’apprivoiser ! »
J’installai la cage dans un coin sombre de ma chambre, non sans l’avoir garnie d’une soucoupe de lait et d’une autre soucoupe qui contenait dix petits morceaux de viande crue ; le lendemain, ces provisions étaient intactes, et dans le coin le plus obscur de sa prison, dans la mangeoire où j’avais installé un nid de foin, Noctu, de ses minuscules yeux clignotants, considérait avec terreur, toute frémissante, l’énorme main qui s’avançait vers elle, dans l’évident désir de l’anéantir, cette fois…
Cette fois, et les premières fois où je renouvelai ce geste, elle ne cria pas, comme résignée à l’inévitable, mais ses ailes membraneuses frémissaient ainsi qu’eussent fait des chiffons de soie accrochés à un buisson, sous un léger vent. Des ondulations de terreur couraient sur la peau à peu près glabre de son visage minuscule, presque simiesque ou même humain en de tels instants. J’ai une telle terreur, mêlée d’amour, de tout ce qui me dépasse, moi, homme, que je voudrais pouvoir faire entendre aux êtres vivants qu’il est admis que je surpasse :
« N’ayez pas peur, je sais ce que c’est : j’ai éprouvé moi-même des sentiments pareils, devant des choses inconnues, devant d’invisibles et mystérieuses grandes mains qui me semblaient aussi, à certains moments de ma vie, s’avancer vers moi dans des desseins redoutables ; peut-être me méfiais-je à tort de leurs intentions, peut-être venaient-elles à moi pleines de dons et de caresses… »
Durant deux jours, il m’arriva maintes fois de tâcher à rassurer silencieusement Noctu, tenue au creux d’une de mes mains et doucement caressée par l’autre. Noctu, après cinq ou six expériences, me parut moins terrorisée quand je voulais m’emparer d’elle, qu’il fît nuit ou jour, sur la couchette de foin d’où elle ne bougeait pas. Puis vint l’heure, — au matin du deuxième jour, — où elle me parla, non plus, me sembla-t-il, pour me dire des sottises, cette fois, mais comme sur un ton de reproche.
Ce matin-là, Pile vint à la ville et s’arrêta chez mon grand-père pour lui offrir un beau panier de pêches. Il était généreux de nature, certes, mais je ne me faisais, dès cette époque, aucune illusion sur les sentiments qui lui avaient, cette fois-là, inspiré sa générosité. Il s’informa de mes nouvelles, et de celles de ma rate-pennade ; et, quand il connut qu’elle vivait, il en demeura tout pantois :
— En voilà une qui n’a pas envie de passer l’arme à gauche !
Il poussa la curiosité jusqu’à venir me souhaiter le bonjour dans la chambre où j’étais censé perpétrer mes devoirs de vacances. Il hocha la tête en entendant Noctu, calme dans ma main, pousser des cris quand il la voulut caresser à son tour. Peut-être me soupçonna-t-il d’être un peu sorcier, car il abrégea sa visite.
Il se contenta de dire à nouveau :
— Pour ça, c’est sûr qu’elle ne veut pas mourir.
Apprivoiser, dresser, dompter, voilà des verbes misérables, de signification honteuse, et qui transposent bien mal d’humbles ou grandes réalités, à cause des associations routinières d’idées et de sentiments qu’ils entraînent forcément après eux. Laissons de côté le dompteur qui terrorise, abrutit, avilit, diminue, et aussi le dresseur, dont l’art est une longue, innocente, mais bien puérile et vaine patience… Comment apprivoiser les bêtes ?
Je n’aime pas le mot apprivoiser ; il n’est qu’une preuve nouvelle de notre incurable anthropomorphisme, de notre tendance irrémédiable à nous prendre pour les rois de la création, à nous considérer comme le centre de l’univers terrestre, solaire ou même stellaire, à ramener tout à nous, qui ne représentons qu’un échelon de l’échelle sans commencement ni fin. Je garderai pourtant ce mot, par commodité ou paresse, après avoir signifié ce que j’entends par lui.
Apprivoiser, c’est ourdir entre nous et un autre être terrestre plus ou moins éloigné de nous des liens obscurs et précaires, jeter des ponts maintes fois illusoires entre l’abîme qui sépare notre façon de refléter l’univers de la sienne. Les animaux domestiques sont ataviquement apprivoisés. Le tour de force est de réaliser une œuvre égale à celle des siècles en quelques jours ou quelques semaines, de susciter une sympathie occasionnelle et nullement héréditaire d’homme à créature non domestiquée. Hélas ! traiter d’un tel sujet, après tant d’années déjà d’expériences, me prendrait une bonne moitié de ce qui me doit normalement demeurer de vie.
Il est tant de miracles autour de nous, au-dessus de nous, de réalités encore ou pour toujours obscures à nos sens humains, qu’il n’y a point profanation à rappeler ici un fait divulgué, populaire et d’ailleurs à peu près exact. C’est grâce à l’immobilité, ou à des mouvements très lents, — lesquels, sont dictés presque toujours par l’instinct humain en sa rouerie la plus inconsciente et la plus charmante, — que le fakir hindou, le solitaire de la Thébaïde, le Pauvre entre les pauvres et le charmeur des Tuileries sont arrivés à se faire des amis des singes gris de l’Himalaya, des chacals, de nos sœurs les alouettes et de notre bon camarade le moineau. Mais, quand il s’agit d’êtres assez rapprochés de nous et d’une sensibilité particulièrement affinée, l’immobilité ne suffit plus ; il faut aussi qu’il y ait échange de bons procédés, que ceux-ci, d’ailleurs, soient ou non volontaires.
D’étranges amitiés se fondent maintes fois entre des animaux d’espèces différentes, amitiés dont les raisons nous sont parfois claires, parfois insaisissables. En dépit du proverbe, chiens et chats font fréquemment excellent ménage ; ceci arrive en général quand ils sont du même âge et qu’ils ont pris ensemble leurs premiers ébats ; leur hostilité n’est d’ailleurs, à l’ordinaire, que curiosité mutuelle qui tourne mal, ou jalousie d’animaux ayant l’un et l’autre place auprès des humains foyers, jalousie dédaigneuse de la part du chat, bruyante et sensiblarde de la part du chien. Mais il arrive que la curiosité dont je parle tourne bien, ou du moins d’assez originale manière ; mon berger malinois Patou, chaque fois que ma chatte siamoise Nique avait des petits, s’asseyait auprès de la nursery de celle-ci, avec laquelle il vivait du reste en fort bons termes ; et, durant ses absences, il contemplait les chatons avec des yeux attendris, les léchait en gémissant doucement et faisait si bonne garde qu’il lui arrivait parfois de s’opposer au retour de la mère, momentanément considérée comme une rivale ou une ennemie. Il ne fallut rien moins, à plusieurs reprises, que des arguments frappants, pour lui démontrer ce que ce rôle de nourrice sèche avait de dangereux pour les chatons et de ridicule pour un grand vieux chien comme lui.
La même Nique, n’ayant que trois petits, fit consciencieusement téter un raton blanc que j’avais adjoint à sa nichée ; je crois même qu’elle avait pour cet animal, qui devait lui sembler chétif et mal venu, plus de sollicitude que pour les autres. Un mois plus tard, les trois chats et le rat jouaient ensemble sous l’œil vigilant de la mère ; et je note que cette personne d’Extrême-Orient était volontiers féroce et chasseresse exemplaire de souris. Après sept ans, le rat nourri par la chatte siamoise vit toujours. Mais il grisonne, ce qui est vieillir aussi pour un rat blanc.
J’ai connu encore l’amitié vraiment ahurissante d’une poule et d’un lapin qui ne se quittaient pas, dans la basse-cour d’un voisin de ma grand’mère paternelle, en Mayenne, et qui, lorsqu’on les séparait, manifestaient une sorte de désespoir… Mais parlerons-nous ici d’apprivoisement réciproque ? J’estime qu’en employant, comme je viens de le faire, le beau mot d’amitié, on rend bien mieux compte de ce qui est.
Entre bêtes d’espèces différentes, le seul hasard crée les points de contact qui permettent à ces peu banales sympathies de s’établir. Entre homme et animal, à cela près que l’homme cherche délibérément des points de contact, il en va à peu près de même, car, ces points de contact, c’est le hasard qui nous les fait découvrir, et encore sommes-nous presque toujours incapables de les définir au juste, de les classer, comme de formuler des recettes. Mille fois plus qu’entre un homme et un autre homme, les deux âmes, ici, représentent des mondes hermétiquement clos, où de communes mesures ne sauraient exister qu’en des cas infimes ou fortuits. Nous errons dans le noir pour discerner les gestes qui irritent ou flattent, effarouchent ou rassurent ceux que nous voudrions, par sentimentalité ou besoin de connaître, amener jusqu’à nous, fût-ce au prix de descendre jusqu’à eux.
J’ai dit ailleurs que la personnalité demeurait l’apanage momentané de l’homme, un des prêts à lui consentis par l’Usurier indulgent, et que, seuls, les animaux terrestres qui se rapprochent le plus de notre espèce ou vivent en familiarité majeure avec elle, peuvent, à cet âge du monde, participer de ce privilège, si toutefois c’en est un.
A revenir là-dessus, toutes souvenances et dossiers compulsés, il me faut bien reconnaître que j’ai en ce point été trop strict ; si la personnalité est parfaitement abolie chez les insectes, chez Grillon par exemple, elle n’en persiste pas moins, et parfois de façon troublante, chez des êtres moins évolués, — poissons, oiseaux et mammifères autres que bimanes, — ce qui complique davantage encore les difficultés qu’il y a à lancer, entre une bête comme Noctu et nous-mêmes, des ponts.
Déblayons. Citons en hâte et confusément quelques exemples.
Le bruit par lequel il est classique d’appeler flatteusement un chat, de le convier à une friandise ou à des caresses, est humainement produit par une aspiration à la fois violente et courte de l’air entre nos lèvres extériorisées légèrement et presque complètement jointes. Le même bruit laisse la plupart des chiens indifférents, serait-il émis par le maître ; il sied, pour eux, de le traduire par : psitt ! Il déplaît visiblement aux rats ou aux souris, il terrorise les lapins ; on m’objectera que ceux-ci sont des rongeurs, victimes désignées des petits félins domestiqués ou sauvages… Soit. Mais toujours le même bruit semble enchanter le blaireau, agacer le renard, étonner prodigieusement les gallinacés, laisser les merles et les passereaux rêveurs, mettre une belette dans un état voisin de l’épilepsie, et il risque de vous brouiller pour une bonne dizaine de jours avec celle de vos couleuvres la mieux privée et la plus tendre.
Il y aurait de longues pages à écrire sur ce que peuvent de tels bruits — et d’ailleurs tous les bruits — provoquer d’impressions diverses selon les espèces, et même selon les individus des espèces dites supérieures. Si je poussais plus loin, si je voulais considérer les effets d’horreur ou de plaisir que produisent sur les autres êtres les objets dont les sens, humainement nommés et catalogués, sont offusqués ou réjouis, cela comporterait les expériences d’innombrables vies savantes et des piles de volumes… Déblayons encore : les parfums les plus précieux des fleurs de nos climats, roses, glycines, lilas, jacinthes, irritent profondément, et jusqu’à l’en faire mourir, mon ami Grillon ; on sait dans quel état le bruit d’un gong, ou d’un simple vieux chaudron heurté du poing, plonge les abeilles lors d’un essaimage ; le taureau passe pour être exaspéré par la couleur rouge, — ce qui, d’ailleurs, n’est peut-être pas tout à fait aussi exact qu’on l’affirme vulgairement ; une barricade de rayons ultra-violets fait virer de bord les papillons nocturnes et certains insectes diurnes, tout comme s’ils se heurtaient à une vitre désobligeante, et la même barricade semble pleine d’attraits justement pour la bestiole dont je m’occupe ici ; la plupart des mammifères aiment les caresses au sens où nous entendons ce mot, alors que les autres êtres terrestres, même mes reptiles apprivoisés, aiment mieux en donner que d’en recevoir ; une fille de Patou adorait qu’on lui fît des grimaces, — au contraire de la plupart des chiens, — alors que Patou lui-même se serait férocement jeté à la face d’un inconnu qui se fût permis de telles privautés à son égard… Et Nique, que la seule vue d’une étoffe jaune énervait à l’extrême, ayant un printemps trompé son mari Sim avec un aventurier du voisinage et accouché d’une portée de couleur isabelle, étrangla froidement les nouveau-nés dont la robe en majeure partie jaune d’or exaspérait son sens visuel.
Il paraît qu’il y a des gens qui, forts d’une assidue lecture des maîtres du théâtre ou du roman psychologique, illuminés des clartés perçues grâce à des explorateurs des intérieures Brocéliandes, ne doutent point d’avoir barre sur bien d’autres quand il s’agit de conquérir l’amitié ou l’amour d’un être humain.
Mais quel homme enseignera jamais à ses semblables l’art de se mettre dans les bonnes grâces d’un lézard, d’une grenouille ou d’une chauve-souris ?
Pourtant, c’est là chose possible. Comment ? Le point le plus exaspérant et le plus touchant du problème, c’est que l’apprivoiseur lui-même ne lui saurait entrevoir aucune solution. Le même saint mystère domine la véritable amitié d’homme à homme, « parce que c’était lui, parce que c’était moi », et la sympathie que font naître entre Noctu et son encageur les soins plus ou moins désintéressés que celui-ci lui voue. Nulle sorcellerie là, quoi qu’en soupçonnât Pile !… Il m’avait dit : « Pour sûr qu’elle ne veut pas mourir… » Il ajouta même, — loin de moi, par-devant mon grand-père qui aimait les bêtes et qui me rapporta le propos : « On dirait qu’il l’a privée… » Et il est très vrai que j’avais l’impression, quand Pile vint aux nouvelles pour la première fois, d’avoir déjà conquis l’amitié de ma noctuelle.
Du ton injurieux, elle était passée, ai-je dit, au ton qui reproche, quand je la prenais dans ma main. Je la caressais comme j’eusse fait mon chat ou mon chien favori de l’époque, et dont je ne me rappelle plus les noms, mais je n’employais pour cet usage, à cause de la fragilité de la bestiole, qu’un doigt au lieu de toute ma main ou de mes deux mains. Le reproche sembla devenir peu à peu supplication ; puis la parole aiguë, si aiguë et si haute qu’elle n’est pas perceptible à toutes les oreilles humaines, eut comme une modulation de résignation désespérée.
Elle ne veut pas mourir et elle s’apprivoise, avait constaté Pile. Hélas ! j’avais « crâné » en sa présence… Elle s’apprivoisait, certes, mais où donc mon rustique adversaire en cette rare et puérile joute était-il allé prendre que Noctu ne voulait pas mourir ?
Car Noctu ne mangeait pas depuis bientôt quarante-huit heures ; les friandises que j’accumulais dans sa cage demeuraient intactes, et celles que je promenais contre son petit museau de carlin ou de bouledogue, tandis que je la tenais dans mon autre main, n’avaient d’autre résultat que de faire la frêle, ridée et grimaçante figure se rejeter en arrière, comme du côté de la grande ombre.
J’en avais le cœur tenaillé. Qu’inventer, de quel genre de persuasion user pour interrompre cette grève de la faim qui pouvait, d’une minute à l’autre, devenir fatale ? A plusieurs reprises j’avais déjà offert, sans succès, des mouches, des sauterelles, des grillons et des hannetons à ma pensionnaire… Je me revois, comme si la chose datait d’hier, approchant de sa gueule fermée une cétoine fraîchement découverte au cœur d’une rose : comme à l’ordinaire lorsqu’une main d’homme s’en empare, le beau coléoptère à la carapace d’or vert fait le mort ; puis, agacé d’être tenu dans le vide, il commence à arborer ses antennes, à étirer ses pattes, à gigoter… Les pattes doublement et assez solidement griffues de la cétoine égratignent la babine de Noctu qui grince des dents, qui se fâche, et qui, s’étant fâchée, mord, et qui, ayant mordu, goûte, et qui, ayant goûté, trouve cela bon, ne parvient plus à bouder contre son ventre, et mange, mange enfin, de fort bon appétit, ma foi…
Quel triomphe !
Il ne fut point précaire et ne se borna pas là. A partir de cet instant, Noctu accepta toutes les pâtures vivantes qu’il me plut de lui offrir. Ayant assez longuement jeûné, elle fit même preuve d’une certaine gloutonnerie, surtout, comme il fallait s’y attendre, à l’heure ordinaire de son repas, c’est-à-dire à la tombée du soir. J’aurais cru pourtant qu’à ce moment de la journée, elle se serait montrée agitée, turbulente, en proie à la nostalgie de sa quotidienne promenade. Il n’en fut rien. La promenade n’est qu’un moyen, un moyen atrocement fatigant, un navrant pis-aller ; la fin, c’est d’accomplir son devoir de vivre ; le but, c’est de se nourrir ; pouvant désormais l’atteindre sans peine, Noctu s’était rapidement adaptée et ne souhaitait probablement rien d’autre.
Elle happa bientôt elle-même tout ce qui bougeait dans sa cage, elle rampait et se traînait sur ses coudes, ou plutôt sur ses poignets, la pauvre infirme, à la poursuite des criquets amputés de leurs pattes sauteuses que je lui fournissais en quantité ; et elle en redemandait. Elle avait d’ailleurs une préférence marquée pour les petites proies, mouches, coccinelles ; elle adorait le lait et léchait voluptueusement mon doigt mouillé de ce liquide ; mais je dus lui tremper à plusieurs fois le museau dans la soucoupe pour qu’elle en apprît l’usage et s’accoutumât à s’y aller régaler toute seule.
Elle ne détestait pas le gibier d’eau, puisqu’elle consommait volontiers de frétillants tétards quand je lui en offrais ; elle ne pensait nullement à crier, fût-ce tout bas : « Vivent les rats ! » lorsque je plaçais à quelques centimètres de son museau, dans sa cage, un de ces bébés-souris comme mes souris grises ou blanches en produisaient, dans leurs cages à elles, en abondance excessive ; il semblait même que ce fût là pour Noctu un gibier de choix, délicat et tendre.
En tout cas, je ne l’ai jamais vue, en captivité, manger avec plaisir une nourriture qui ne fût vivante ou ne bougeât point. Il faut bien spécifier que c’est là une gourmandise ou une question de goût de sa part, et non point l’effet d’une oblitération partielle ou totale du sens visuel, comme il arrive chez d’autres bêtes, et notamment chez la plupart des grenouilles ou raines, qui — j’espère le prouver un jour — perçoivent les mouvements, mais non pas la plupart des couleurs cataloguées au spectre humain, sur lesquelles à peine deux ou trois leur semblent gustativement intéressantes, si ces couleurs sont inertes ou immobilisées. Noctu, même affamée, a de la répulsion pour la viande morte. Jamais ma première captive de cette espèce ne toucha, livrée à elle-même, les délicats morceaux crus de veau, de mouton ou de bœuf que je plaçais tout frais au nombre de dix dans sa cage ; à force d’agaceries, lorsque nous fûmes décidément les meilleurs amis de ce bas monde, je parvins à lui faire absorber, tandis que je la tenais dans ma main, deux ou trois fragments de veau du volume d’un grain de blé ; mais elle protestait à sa manière, d’un air de me dire : « Mais non, vraiment, monsieur, je n’ai pas faim… » et j’ai la très nette impression que l’absorption de pareille nourriture fut de sa part manière de me prouver son savoir-vivre et sa courtoisie, sans plus.
Ceci pour reléguer définitivement dans la légende les récits que fait Buffon de Noctu, de ses sœurs et de ses cousines s’introduisant dans les cuisines ou les offices, pour se repaître de lard et de toute autre viande fraîche ou avancée, crue ou cuite.
Douces minutes de ma toute première adolescence ! L’enfant qui était parvenu à faire vivre en cage et presque à apprivoiser sans savoir comment une chauve-souris, ne fut certainement pas plus fier quand un éditeur bénévole, et certainement un peu souffrant ce jour-là, lui offrit de publier son premier recueil de poésies. Le quartier de ma ville natale où j’habitais, chez le père et la mère de ma mère, commençait sérieusement de s’intéresser à mon expérience, de s’en émouvoir même. Une chauve-souris élevée en cage, et presque privée !… Peut-être, quelques siècles plus tôt, les vieux amis de ma famille eussent-ils conseillé à celle-ci de me faire exorciser ou brûler ; mais nous vivions, depuis la naissance de la troisième République, environnés, même en province, des plus splendides illuminations du progrès qu’ait jamais connues le monde. Une bonne dizaine de braves gens qui avaient appris à l’école que la chauve-souris, n’ayant rien de commun avec un serin ou un chardonneret, ne saurait décemment vivre en cage, me regardaient avec une certaine admiration, mais de travers ; d’autres préféraient ne point parler de cela, quand mon grand-père, très intéressé, au fond, par mes expériences, leur donnait les dernières nouvelles. Le plus sensé était le vieux Pile qui avait accommodé à ce petit miracle sa physique et sa métaphysique personnelles et qui, maintenant, expliquait :
— Il y a des fous parmi les hommes ; les chauves-souris ne s’élevant pas en cage, il faut admettre aussi des cas de folie chez ces bêtes, puisque celle-ci est comme « privée » et ne veut pas mourir.
Noctu ne voulait pas mourir. Elle me connaissait bien, à présent, et j’ai l’orgueil de pouvoir affirmer qu’elle m’aimait à sa manière, qu’elle léchait encore mon doigt pour me dire merci, quand il n’y avait plus autour de lui la moindre goutte de lait.
Nous avions, quand je la tenais dans ma main, d’admirables conversations ensemble ; dans ma main, du reste, elle avait pris l’habitude d’y venir, vers le huitième jour de sa captivité, sans qu’il me fût désormais nécessaire de l’appréhender. Ses petits cris, ses mots et ses phrases, pour lesquels il n’est encore en français ni dénomination spéciale ni alphabet ou notation, ni dictionnaire ou grammaire, me montraient, plus clairement que si cela eût pu être prouvé, qu’elle avait confiance en moi, et en outre toutes sortes de choses à me dire.
Elle me regardait bien face ; elle répétait par moments deux ou trois fois à la suite les même syllabes, ou plutôt les mêmes notes très hautes, comme pour insister sur un point intéressant ; elle n’acceptait une mouche ou autre gâterie qu’après m’avoir bien consciencieusement expliqué ce dont il s’agissait… Pauvre enfant, pauvre homme que j’étais dès lors ! Il m’advint maintes fois d’avoir l’illusion de comprendre, la présomption de traduire… Et je hochais la tête en manière d’assentiment, comme si cela avait pu prouver à Noctu que j’étais avec elle d’esprit et de cœur.
L’essentiel, du reste, c’est que non seulement elle se familiarisait de la plus flatteuse manière, mais qu’elle engraissait, « devenait belle et se portait comme un charme », pour employer des expressions du vieux Pile, — et, décidément, se refusait à mourir.
Le quatorzième jour de sa captivité, quand je voulus au matin et au saut du lit, comme j’en avais l’habitude, aller saisir Noctu dans la mangeoire où elle dormait à l’ordinaire, j’eus la douloureuse surprise d’être effroyablement mal reçu ; elle grinçait et m’injuriait comme si je l’avais fait choir en ma possession quelques minutes plus tôt, aérienne et libre ; ses vingt-huit dents minuscules essayèrent même de me mordre, ce à quoi elle ne devait pourtant plus ignorer qu’il lui était très difficile de parvenir.
Attristé, stupéfait, mais non point intimidé, je m’emparai cependant de ma pensionnaire ainsi que j’avais l’habitude de le faire au commencement de chaque jour, pour lui parler, la choyer et lui offrir des friandises. Or, elle se débattait diaboliquement, hurlait des choses que je n’entendais pas toujours, sur des tons qu’il faudrait placer à je ne sais quel étage au-dessus des ordinaires portées musicales.
Et ce fut alors que j’aperçus, sur le foin, le coton et l’étoupe qui garnissaient douillettement la mangeoire, une petite chose étonnante : deux feuilles de papier à cigarette roulées autour d’un noyau de guigne, deux minuscules chiffons de crêpe de chine grisâtre drôlement entortillés à la base d’un semblant de figure un peu plus sombre… Et cela remuait faiblement, et cela poussait d’infimes petits cris.
Voilà pourquoi Noctu n’avait pas voulu mourir.
Voilà pourquoi.
Qu’on ne croie pas ici à une interprétation plus ou moins fantaisiste ou sentimentale de ma part. Si j’ai pu passer pour sorcier aux yeux du père Pile, lequel, enfant, avait sans aucun doute essayé d’élever des chauves-souris captives, c’est que ma chance m’avait valu d’abattre une femelle pleine sur la route de Jolibeau.
Dans ces études sans prétention, rien qui ne soit l’exposé tout nu de mes expériences personnelles, ou celui de leurs conséquences les plus immédiates et les plus évidentes. Quelle que soit mon horreur de présenter mes observations sous ces aspects de fiches qui donnent parfois un air d’infaillibilité à des faits méritant assez peu d’obtenir crédit, me voici bien forcé, en ce point, d’énoncer, le plus brièvement possible, ce que mes yeux ont constaté durant quinze années ou plus, et d’infliger quelques chiffres à ma dissertation.
J’ajoute, comme entre parenthèses, que mes observations portent ici non seulement sur la noctuelle, sur la toute petite qui volait près de mes cheveux, mais sur l’ensemble des chéiroptères européens, dont on ne connaissait jadis que deux espèces, où Daubenton en distingua cinq, où Buffon en vit sept, — par peur d’en omettre, comme il lui arrivait souvent, — et où je me contenterai, plus modeste, d’en avouer trois, quatre au plus, qu’on les dénomme chauves-souris communes ou oreillards, noctules ou noctuelles, fers-à-cheval ou sérotines, pipistrelles ou roussettes, barbastelles ou vespertillons. Entre ces bestioles, il n’y a de différences que celle, d’ailleurs assez minime, de la taille, celle de la forme des oreilles et du museau, celle de la couleur variant du gris au roux ; bref, toutes diversités qui n’empêchent pas les bouledogues et les roquets de s’accoupler ; et, si je cite ces deux espèces de chiens parmi tant d’autres, c’est que je suis persuadé d’avoir eu entre les mains un métis de noctuelle (dont le museau, je l’ai dit, rappelle celui du carlin) et de sérotine, chauve-souris qui est de même taille, mais qui possède, comme la roussette, des oreilles pointues de renard ou de chien-loup.
La même cage, la même exposition et la même clarté très modérée, les mêmes accessoires pour la nourriture et le gîte, les mêmes soins, enfin, ont été accordés par moi à tous mes pensionnaires.
Voici :
1o Sur dix-sept mâles, deux seulement ont consenti à s’alimenter un peu ; tous sont morts prématurément en cage ; celui qui a vécu le plus — un pareil de Noctu, du reste — s’est éteint le dixième jour de sa captivité ; l’autre, un mâle de la grande espèce à poils roussâtres, me donna beaucoup d’espoir durant quarante-huit heures, se gava de lait et de hannetons, puis tomba dans une sorte de mélancolie, refusa toute friandise offerte à la main ou posée à sa portée, et je le trouvai raide et froid au matin du septième jour.
2o Les petits pris au nid, quel que fût leur sexe, mouraient soit au bout de quelques heures, soit le deuxième ou le troisième jour quand ils consentaient à téter de menus paquets d’ouate hydrophile imbibés de lait tiède. Celui qui vécut le plus fut une sorte de monstre réalisé par mon industrie, il y a une vingtaine d’années. Je l’avais capturé âgé vraisemblablement de quarante-huit heures. Poussé par une de ces cruelles curiosités dont j’ai toujours eu horreur en principe et auxquelles je ne sais plus succomber depuis longtemps, parce que je les crois scientifiquement assez vaines, je tentai d’en faire une sorte de quadrupède en le délivrant de sa membrane destinée au vol, en libérant ses pattes postérieures, en déplaçant les muscles qui reliaient celles-ci au bassin, en sectionnant les os de la main gigantesque et du bras minuscule jusqu’à celui qui représente l’humérus, exclusivement. Les plaies furent normalement cicatrisées dans les douze heures et le monstre téta avec un rare appétit. Il mourut néanmoins le cinquième jour, non pas des blessures que je lui avais infligées et qui étaient guéries, mais comme les autres, quoique plus tard qu’eux, par dégoût de vivre en cage.
Je ne recommencerai jamais, personnellement, une tentative de ce genre. Je m’en voudrais néanmoins, l’ayant faite, de ne pas la signaler. Il peut exister des gens plus cruels, et il existe certainement, en chirurgie animale, des spécialistes plus adroits que moi.
3o Sur quatorze femelles ne portant pas, toutes refusent la nourriture et meurent.
4o Sur vingt-deux femelles ayant mis bas en cage, toutes acceptent la nourriture au bout d’un temps variant de vingt à soixante heures. Une seule meurt après avoir mis au monde deux petits, ce qui, d’ailleurs, n’a rien à faire en cette discussion ; en effet, sur les vingt-deux femelles observées dans les conditions que je dis, trois autres qui ne moururent pas après avoir allaité et éduqué leur postérité, avaient donné le jour à des jumeaux.
Je m’excuse d’avoir fourni des chiffres, mais il me semble difficile que personne, en ce petit sujet, puisse mettre en doute ici leur opportunité et leur valeur probative.
Je ne sais trop ce que pouvait penser, depuis qu’elle était mère, Noctu qui m’aimait tant et si bien déjà ; j’eus le bon goût de ne point m’affecter outre mesure de ses grimaces et de ses menaces : j’observais ses grimaces avec un joyeux intérêt et ses dents ne parvinrent jamais à entamer ma peau. Toutes voiles dehors, toutes ailes étendues, elle demeurait jalousement, durant les heures claires, sur son produit grisâtre. La nuit, elle acceptait le refuge de ma main, mes invitations à souper et de converser avec moi.
Elle avait une vraie fringale de lait. Nous comprenons cela. Elle avait aussi, aux heures où elle aimait à se laisser prendre entre mes doigts et caresser par moi, tout ce que j’ai pu reconnaître jamais de plus humain dans le visage d’une bête. Des chiens, des chats, des serpents, des batraciens, des insectes et moi avons été des amis ; mais ils ne m’entretenaient pas volontiers de leurs petites affaires personnelles ; et je garde la douce et un peu puérile certitude que Noctu n’y manquait point à ce détour de sa vie.
O petites paroles si haut vocalisées que tous les hommes ne sont pas tenus de les entendre ! Bout de chiffon soyeux, maternel et amical, entre mes paumes déjà rudes d’enfant bien portant ! Morceau d’ombre crépusculaire tombé du ciel et qui perpétuait sa vie et son essence dans ma stricte et nue chambre d’écolier indocile, inattentif aux choses importantes selon les hommes !… Je savais très bien, à présent, ce qu’elle tentait de m’expliquer, et mes hochements de tête, lorsqu’ils l’approuvaient, n’avaient plus rien de ridicule selon moi. Même si je savais la musique, je ne tenterais pas de noter ici le langage de ma petite amie du mois d’août 1896. Je l’ai compris, pourtant. Il m’enseignait des choses diverses et miraculeusement belles, et tout ce que peut, dans le cœur de la plus défavorisée des créatures, la nécessité de vivre apporter de résignation et de volonté à la fois.
Il fallait vivre, et Noctu vivait ; et elle faisait téter son petit.
Comme une femme, comme une dame, avec des gestes non pas nécessairement nobles, mais presque humains, et avec une sorte de pudeur lorsqu’elle dévoilait de son aile ses deux mamelles, qui sont placées à l’endroit même où les ont les guenons, nos mères et nos amantes. Dans le nid que lui était définitivement devenu sa mangeoire, Noctu restait à quatre pattes, si l’on peut dire, le haut du corps appuyé sur ses coudes et le reste placé en la façon dont se terminent les otaries, couvrant son petit, le réchauffant et lui donnant le sein de la sorte. Mais, quand le petit devint gris, de grisâtre qu’il était, et ouvrit au monde de minuscules prunelles, ce fut une toute autre histoire ; et je ne verrai jamais avec des yeux aussi émerveillés et neufs plus attendrissant et charmant manège. Telle une nourrice pour famille confortable et qui l’a vêtue d’une cape afin qu’elle puisse, sans trop montrer ses charmes, alimenter le bambin sous les plis du manteau, telle parfois Noctu, véritablement assise dans un coin de la mangeoire, dispensait la nourriture issue de sa propre vie, à l’abri de sa grande main entoilée, qu’elle repliait comme un voile sur le touchant et sacré mystère. Le petit était, bien entendu, un sale bonhomme destiné à lui en faire voir de dures un jour ou l’autre ; il lui mordillait les tétines à tel point que divers produits de notre humaine industrie, huile d’olive ou vaseline, ne me parurent pas contre-indiqués en la circonstance. Cela dégoûta si véhémentement le fils de mon amie qu’il se sevra de lui-même le dix-huitième jour qui suivit sa venue en ce monde ; il était alors un bonhomme de quatre centimètres environ d’envergure sur deux et demi de longueur ; il commençait à savoir parler et depuis quelques heures me réclamait presque insolemment des mouches en son langage.
Il en obtint, et devint malgré cela neurasthénique. Contrairement à sa mère, qui me témoignait une sympathie discrète, il avait, lui, l’amitié encombrante, arrogante et geignarde tout à la fois.
Cependant, je consultais mon calendrier avec toute l’angoisse que peut comporter pareille opération lorsque l’on a quatorze ans, que septembre est déjà vieux d’une semaine et que l’on est pourvu d’une famille qui exige pour vous le plus brillant avenir.
J’en savais du reste, sur Noctu et l’éducation de son fils, autant et plus qu’il me semblait précieux d’en retenir pour l’heure. Voici comment je pris congé d’eux : je mis la cage sur ma table, contre la fenêtre, et j’attendis la tombée du soir tout en gavant de lait Noctu et son bébé. La porte de la cage fut ouverte, lorsque je me sentis bien sûr qu’ils n’avaient plus faim ; j’avoue à ma honte que je comptais sur leur ingratitude pour abréger la cruauté d’adieux trop prolongés.
Quand le ciel devint couleur de raisin noir écrasé et d’orange mûre, Noctu grimpa sur mon dictionnaire grec-français Bailly, considéra ma main et non pas même mes yeux, puis prit son vol. Le bébé poussa un cri qui doit être un des plus graves de la gamme à lui concédée par Nature, et partit à son tour loin de moi.
Il me parut qu’il suivait sa mère.
J’avais appris de la sorte, et bien d’autres observations me l’ont confirmé par la suite, que la chauve-souris n’a besoin d’aucune éducation pour s’exercer à son piètre vol, qu’elle le possède aussi bien dès la première tentative que pour le reste de son existence. J’ajoute que l’essor initial doit se terminer fréquemment par un dérapage suivi de chute, et de fin prématurée pour l’apprenti entre les griffes d’un chat dans les rues, entre les serres d’un nocturne aux champs.
Mais je ne vis pas cela le soir dont je parle ; je voyais simplement un coin de ciel d’orage, de plus en plus couleur de raisin noir écrasé, de moins en moins couleur d’orange mûre, et ceci à travers deux larmes, une dans chacun de mes yeux.
Durant les trois semaines qui séparaient encore la vraie vie, mes premiers vers et les premiers sourires innocents des filles, de mon retour à la prison universitaire, il me sembla qu’une petite chauve-souris rôdait plus particulièrement que les autres devant la fenêtre de ma chambre, chaque soir.
Aujourd’hui, je suis bien sûr que ce n’était pas celle qui avait tenté de me raconter tant de choses, lovée dans le creux de l’une de mes mains. Mais je préfère croire que cette certitude me trompe et que c’était bien Noctu qui se souvenait de moi, et que ce fut bien elle aussi qu’on trouva morte au printemps d’après, dans notre grenier, où jamais chauve-souris n’avait jusque-là hiberné. Ainsi faut-il faire plus de confiance aux ombres et aux fantômes, à mesure que la réalité devient entre nos doigts onde qui glisse ou tout de suite s’évapore ; ainsi passons-nous de la vie au songe et du songe à l’au-delà ; ainsi va ce que nous appelons l’existence, quand nous savons accorder à ce mot une des rares significations qu’il risque de posséder à peu près réellement.
De ce que j’ai noté jusqu’ici, il me semble qu’une indication peut être produite déjà, que je tenterai de mettre mieux en lumière par la suite : la chauve-souris, et notamment celle que je nomme noctuelle, est l’animal qui me paraît se rapprocher le plus de celui que nous sommes.
Les livres d’histoire naturelle employés lorsque j’étais élève de quatrième classique, puis de philosophie, — et je n’en ai guère feuilleté ensuite — ordonnaient la dénomination des vivipares : bimanes, quadrumanes, chéiroptères, insectivores…, etc. Les classifications de ce genre sont si prodigieusement dénuées d’intérêt que j’en viens souvent à regretter le temps où l’on traitait de poissons les cachalots, les veaux marins, les huîtres, les grenouilles et les étoiles de mer pour la raison que ces êtres vivent dans l’eau, raison qui peut, d’ailleurs, dans la plupart des cas, être tenue pour assez limpide.
Mais alors pourquoi les manuels, dont était invitée par mes maîtres à profiter mon adolescence, rangeaient-ils au nombre des mammifères les ornithorynques australiens, timides et infiniment rares bêtes que ni les savants officiels ni moi ne verrons jamais de notre vie, dans les conditions où voir signifie véritablement observer et qui ne sont pas toujours permises à des existences comme les nôtres ? Oui, pourquoi l’ornithorynque promu au grade de mammifère, alors qu’il est pourvu d’un bec de canard, pond des œufs, et qu’il n’est nullement démontré qu’il fasse téter ses petits issus de l’œuf, malgré que cette légende soit populaire dans une élite ?… Pourquoi ? Parce qu’il est revêtu de poils et non de plumes, et qu’il est quadrupède !
Cette façon d’assigner une place aux créatures sur l’échelle qui n’a ni commencement ni fin constituent de notre temps une des aberrations les plus puériles de l’esprit, et peut-être, après tout, par cela même, une des plus charmantes. Si le Maître des destins m’accorde le loisir d’exposer le peu que je connais de ces questions, peut-être, chargé d’ans, me sera-t-il permis de relire les livres qui font autorité en ces temps-ci avec la même joie émerveillée, avec ce frisson procuré par les naïves légendes, que j’éprouvais en feuilletant jadis Aristote, Pline, Buffon, Lacépède, l’Histoire des Voyages, — et même Fabre, le premier défricheur de la plus fertile des terres, mais qui lui-même a mal étreint, parce qu’il voulut tout embrasser de la contrée mystérieuse et immense entre toutes, et que ses forces le défendaient mal en si audacieuse entreprise.
Que si je me résigne provisoirement à conserver la classification des mammifères telle qu’on me l’a enseignée en mes études, ce sera par commodité, parce qu’elle est une des dernières en date, et que, dans l’impossibilité de bâtir ici œuvre raisonnable, un à-peu-près en vaut un autre, somme toute. Je me contenterai, pour ma satisfaction personnelle, de modifier légèrement le début de la leçon quand je me la réciterai, et de me dire : Bimanes, chéiroptères, quadrumanes…, etc.
La chauve-souris est en effet un véritable homuncule volant. Dans une précédente étude, je me suis avant tout efforcé de montrer l’abîme qui sépare l’homme de l’insecte ; ici mon rôle est tout autre, — si forte que demeure mon appréhension de retomber dans l’anthropomorphisme béat où se complaît notre antique orgueil, et de faire comme un mérite à celles des bêtes qui se montrent en quelque façon nos proches parentes.
Je ne me livrerai pas à des descriptions anatomiques qu’il est facile de trouver partout. Il me suffit de considérer le squelette du crâne et du thorax de la noctuelle pour orienter ma méditation et ma rêverie. L’aspect du crâne surtout est intéressant, et, en bloc, bien plus humainement conformé que celui des singes, même des grands anthropomorphes.
Je sais que ce crâne a contenu un cerveau proportionnellement plus considérable que le leur, plus riche en circonvolutions et, bien que je n’attache pas une importance majeure à ces observations dont un certain matérialisme a fait trop de cas, il m’en coûterait de les passer absolument sous silence ; je note encore, chez certaines espèces, et notamment chez la plus pitoyable, chez la noctuelle, un angle facial développé d’assez impressionnante façon ; enfin les dents, dont le nombre varie de vingt-quatre à trente-deux, selon les variétés, sont disposées comme les nôtres, et les canines ont une conformation bien moins excessive et bestiale que chez la plupart des animaux insectivores ou carnassiers.
Mais, encore une fois, ce n’est pas la contemplation du menu squelette qui suffirait pour nous renseigner sur notre troublante parenté avec Noctu. Au passage, il a pu m’arriver — ne sachant comment m’en tirer autrement — de noter, avec quelque irrévérence, diverses erreurs de Buffon. Ici, je lui reprocherai encore d’avoir tant et tant contribué à répandre le préjugé de l’homme chef-d’œuvre de la création, toujours en vertu de mon entêtement à professer que l’homme est l’homme, que l’animal est l’animal, qu’il n’existe pas entre l’homme et l’animal et même entre les divers animaux de communes mesures, et que je ne saisirai jamais très clairement les différences de ce que nous nommons, faute de mieux, intelligence ou instinct. Mais, où je suis de tout esprit et de tout cœur avec Buffon, c’est lorsqu’il développe que l’apparence extérieure des animaux signifie peu de chose et que le singe, notamment, est beaucoup plus éloigné de nous que l’éléphant ou le chien. En ce qui me concerne, jamais un singe ne m’a moins paru mon parent, — inférieur ou privilégié, — que lorsque je le voyais user de sa conformation pour imiter nos gestes, boire dans une tasse, monter à bicyclette ou danser le shimmy.
C’est pourquoi, au point où j’en suis, les mœurs et coutumes de Noctu doivent retenir mon attention, bien plus que certaines analogies physiques et physiologiques, souvent assez troublantes, du reste.
J’ai laissé pressentir qu’il était peu commode d’étudier la bestiole en liberté, ce qui, pourtant, devient ici indispensable. Peu commode, certes, mais non point impossible ; la patience devient plus vite qu’on ne le croit une vertu facile à pratiquer pour le chercheur qu’une étude passionne, pour cet être singulier dont la psychologie est en somme assez voisine de celle d’un monomane ou d’un individu accaparé par un vice. C’est peu à peu que se combleront les lacunes inévitables, par des reproductions entêtées d’expériences, par des juxtapositions et des développements précautionneux d’observations ; et, en somme, au bout de quelque dix ans, nous pouvons éclairer l’histoire d’une vie de bête avec honneur, et aussi avec plus de certitude que celle, par exemple, d’un grand homme ou d’une époque.
Il faut aussi, à mon avis, et surtout dans les débuts d’une étude naturelle, s’en remettre à sa chance, compter sur le hasard, « risquer les coups » les plus fantaisistes ou même les plus saugrenus, bref, se garder d’une méthode trop compassée et rigoureuse ; c’est pourquoi je resterai toujours persuadé qu’il ne saurait y exister de meilleurs et de plus avisés observateurs des bêtes que les enfants qui les aiment ou qui s’y intéressent ; s’il m’est arrivé, s’il m’arrive encore de raconter à propos d’elles certains menus faits inconnus, singuliers et pourtant parfaitement exacts, c’est à de lointains souvenirs que je dois surtout cette documentation, ou à des récits de gamins qui veulent bien me tenir parfois au courant de leurs recherches, de leurs inventions et de leurs « trucs » personnels d’observateurs-amateurs de bestioles.
Le bénéfice de l’âge et de la science est peu de chose ; il nous vaut la vaine satisfaction de disserter, de rêver et de tenter de conclure ; mais qui pourrait affirmer qu’il ne nous a pas fait perdre, avec nos yeux neufs, l’art de nous en servir ingénument, le privilège de foncer grâce à eux, tout droit et sans encombre, jusqu’au cœur de la réalité elle-même ?
Voici ce que je risquai vers ma seizième année pour observer des chauves-souris, sinon en complète liberté, du moins au gîte et dans leur intimité véritable.
Ayant repéré trois nids dans de vieux arbres, sur les rives du Lot, je m’en fus un beau matin clouer contre leur orifice un rideau de toile métallique.
Tout ce jour me vit fiévreusement vagabonder d’un nid à l’autre pour essayer d’accoutumer mes prisonniers à ma figure et à mes manières. Ainsi qu’il était facile de le prévoir, je fus plutôt mal accueilli. Grimaces et injures, ou cris d’horreur. Sans trop m’en offusquer, je fis ample provision, parmi les broussailles et les herbes du voisinage, d’insectes divers que je distribuai dans chacune des cages improvisées ; je savais déjà que toutes les trois contenaient un couple, mais non point encore si les petits étaient nés, n’ayant pas osé porter l’effarouchement au comble en tripotant les bestioles et en menaçant de désordre le refuge conjugal.
Trois fois vingt-quatre heures d’affilée, je renouvelai mon studieux manège ; mais, le troisième soir, après avoir approvisionné les nids encore plus confortablement qu’à l’ordinaire, je démasquai les orifices, sitôt que la nuit fut tout à fait venue.
J’avais mon idée ; elle était de celles dont j’ai parlé un peu plus haut et qui semblent plutôt folles à des hommes mûrs ; à moi, enfant, elle me paraissait au moins audacieuse, et c’est tout dire. Je pensais déjà que le travail auquel Noctu devait sa subsistance était pénible, et je tenais à savoir si, nourrie sans avoir à prendre de peine, elle ne préférerait pas, au bout de trois jours d’essai, son encagement relatif aux durs travaux de la liberté absolue et à la recherche d’un nid où ma vilaine figure d’homme n’irait plus l’épouvanter à des heures indues.
Or, mon hypothèse hasardeuse se trouva pleinement confirmée : les trois couples, au matin, occupaient toujours leurs domiciles respectifs ; s’ils en sortirent par la suite, ce fut uniquement en manière de délassement ou d’entraînement, par hygiène, ou pour chasser en amateurs. Des expériences du même genre, maintes fois répétées par la suite, m’ont donné les mêmes résultats, à de très rares exceptions près où l’abandon du nid fut certainement provoqué par ma maladresse, par un geste trop brutal de moi ; encore faut-il noter que l’abandon du nid n’eut jamais lieu quand les enfants étaient nés.
Je pus, dès lors, enlever définitivement les toiles métalliques qui avaient, quelque quatre-vingts heures, tenu mes bestioles prisonnières, et les progrès de ma familiarité avec elles ne différèrent pas de ceux que j’ai marqués de mon mieux, en racontant comment je devins l’ami de la petite chose ailée capturée deux ou trois ans auparavant, sur la route de Jolibeau.
Quelle conclusion — provisoire et fragmentaire — énoncer à présent ? Voici des êtres qui n’ont jamais, que je sache, été domestiqués ; pourtant, cent heures au plus leur suffisent pour s’adapter à de nouvelles conditions d’existence. Il ne peut être ici question d’atavisme ; néanmoins, ces êtres fantasques, incomplets, manqués, lunatiques et sauvages, s’habituent rapidement à mes manières, à ma figure de géant redoutable et passant, à coup sûr, dans leur monde, pour malfaisant ; et non seulement ils acceptent leur nourriture de ma main, mais ils protestent en leur langage et « en redemandent » quand, à dessein, je me montre parcimonieux ; ils ne craignent plus mes mains ; ils acceptent mes caresses…
Une fois encore, qu’appelle-t-on intelligence et à quoi inflige-t-on le nom presque toujours méprisant d’instinct ?
Les mots humains qui s’écrivent reconnaissance ou gratitude sont beaux comme certains rêves ; je vois, dans ce qui me semble être la réalité, au delà ou en deçà d’eux, un simple effet réactif, un épanouissement allègre provoqué par la force définie ou non définie qui facilite l’existence à toute créature animale ou végétale. Ainsi du haut en bas de la prétendue échelle des êtres. J’ai noté naguère que Grillon s’accoutume très vite, lui aussi, à sa sécurité de captif, et juge alors inutile de creuser son terrier ; qu’on demande aux horticulteurs si les fleurs elles-mêmes ne témoignent pas à ceux qui s’occupent d’elles leur reconnaissance, en la manière qu’elles le peuvent ou le savent !
La reconnaissance de Noctu est presque humaine parce que Noctu est très près de nous. Trois jours et trois nuits ne lui ont-ils pas suffi pour considérer mes bienfaits comme choses dues et toutes naturelles ? Elle qui, par terreur, tentait de me mordre à notre première entrevue, c’est par colère qu’elle le ferait volontiers maintenant, si je m’amusais à lui présenter ma main vide ; ou peut-être encore croit-elle que, n’ayant rien trouvé de mieux, je lui offre le bout d’un de mes doigts à manger.
Humaine, la reconnaissance de la chauve-souris l’est encore en ce sens que la bestiole garde une étonnante mémoire de bienfaits qu’elle a reçus et qu’elle tient désormais pour renouvelables, jusqu’au bout. Les trois couples observés comme je viens de le dire, je les marquai, quand vint le temps de rentrer au lycée, — j’avais eu de la chance, j’avais été légèrement souffrant, et mon départ n’eut lieu qu’en novembre, — je les marquai de divers signes, au blanc d’argent en tel ou tel endroit de leurs monstrueuses mains entoilées.
L’an qui suivit, deux de mes tourtereaux avaient retrouvé leur gîte ordinaire ; dans un autre nid, le mâle, devenu veuf, sans doute, du fait de la terrible hécatombe hivernale, avait pris une nouvelle épouse, toute jeune, ma foi, aux dents pointues et très blanches, à la peau par endroits parée encore de reflets orangés ; enfin, le troisième abri resta vide. Mais les survivants m’ont toujours reconnu.
Plus tard, quand j’eus des loisirs, ayant fait sur un plus grand pied ces petites expériences, j’ai à peu près constamment retrouvé, d’un an à l’autre, la même proportion de retours par couples au logis printanier et estival, de disparitions, de remariages à la suite de veuvage ou de divorce.
C’est d’ailleurs sans conviction et de manière un peu plaisantine que je viens d’écrire ici le mot de divorce ; j’indiquerai plus loin comment vit dans l’intimité un couple de chauves-souris ; je dis tout de suite qu’il n’y a rien de plus touchant à contempler, et que, malgré les insurmontables difficultés que présentent ici les expériences, on peut affirmer que le mâle et la femelle se jurent dès leur premier accouplement une fidélité dont ils se croient libérés seulement par la mort et par la nécessité de ne point négliger des possibilités de vie, de perpétuation de leur race si terriblement menacée.
Ce que je puis dire encore, c’est que je n’ai jamais vu un mâle et une femelle qui furent mes amis l’année précédente et que j’avais marqués du même signe ou du même chiffre par ménage, s’accoupler autrement qu’ensemble, aussi longtemps qu’ils vivaient ; jamais je n’ai trouvé la femelle no 1 épouse du mâle no 1, en compagnie, six mois plus tard, du mâle no 2 par exemple. J’accorde, du reste, que cela ne prouverait pas grand’chose, même si l’expérience avait porté sur des milliers de couples, car on pourrait m’objecter que les époux ou les épouses des femelles et des mâles que je retrouve remariés sont tout bonnement allés chercher fortune ailleurs ; mais ces ingratitudes et ces émigrations sont peu probables, car la chauve-souris n’est un animal vagabond que sur un espace relativement restreint, et dont les gîtes d’hiver ou d’été restent les mêmes sa vie durant.
De ceci, la preuve est facile à faire, grâce au système de marques, chiffres, lettres ou dessins dont j’ai parlé. Sur cette question d’absolue fidélité conjugale, dont je demeure persuadé, faute de pouvoir prouver, je présumerai avec quelque hardiesse, contrairement à mon habitude en pareil cas : la chauve-souris est un animal plus humain que bien des hommes et des femmes, au point de vue des soins sentimentaux et des amoureuses obligations. Un détail à noter encore : jamais je n’ai constaté qu’un veuf et une veuve se fussent remariés ensemble ; il est rare que, même jeune encore, la veuve de l’hiver recherche lors du printanier réveil un nouvel époux ; si elle y est décidée pour des raisons d’elle seule connues, elle fait maison commune avec un jeune né l’année d’avant, mais la nouvelle union demeure le plus souvent stérile ; stérilité que je signale, mais dont je me sens incapable de donner les raisons : peut-être, à cause de certaines particularités physiologiques qui rapprochent si fort la chauve-souris femelle des grands singes femelles et de la femme, y a-t-il pour elle, au delà d’un certain âge, incapacité de reproduire ? Ce qui est sûr, c’est qu’avec un mâle remarié, — et lui aussi ne se remarie jamais qu’avec une jeunesse, — il n’en est plus ainsi ; il me semble même que ce sont les ménages de cette sorte qui donnent le plus fréquemment le jour à des jumeaux.
Quand le sort de Philémon et de Baucis est interdit à nos bestioles, il leur reste permis encore de vivre et de se survivre à l’imitation de Booz et de Ruth.
Dans la vie normale d’une noctuelle, on ne saurait se contenter de distinguer comme dans la nôtre la veille et le sommeil avec ou sans rêves. Ainsi que nous, Noctu dort, — dort à la façon dont un chien ou un chat le fait volontiers, aux heures par trop lumineuses du jour, allongée sur son ventre, le museau mussé dans les entoilures de ses mains monstrueuses ; ce n’est guère que pour se reposer brièvement ou pour digérer qu’elle se suspend, libre ou captive, à une branche d’arbre ou à un perchoir, la tête en haut ou en bas. J’ai remarqué aussi — soit dit en passant — qu’elle adopte volontiers cette position pour causer avec sa compagne ou avec moi, que c’est là véritablement son fauteuil et ses « commodités de la conversation ».
Affaire de goût ! Mais, quand c’est la tête en bas qu’un homuncule volant récemment capturé et encore injurieux me dit mes quatre vérités, j’avoue ne pouvoir me garder d’un peu de honte ; les vertèbres de son cou sont assez souples pour que, accroché par les ergots de ses pattes postérieures, il me puisse regarder bien en face, la nuque en angle droit avec l’échine et la gorge toute frémissante d’indignation ; adolescent, il m’arrivait de penser en pareil cas :
« Je ne peux pourtant pas m’accrocher par les jarrets à une barre fixe pour montrer à Noctu que je sais vivre, moi aussi… »
Aujourd’hui encore, je ne déteste pas de réfléchir, un peu puérilement, à tout l’abîme que peut entre deux créatures creuser l’habitude chez l’une de causer assise ou debout à la manière humaine, chez l’autre de pratiquer le loisir dans une position déconcertante pour notre structure ; de quels graves malentendus ceci ne dut-il pas maintes fois être cause, entre mes récents pensionnaires et moi ! Je leur rends cette justice qu’ils s’accoutumaient assez vite à mon apparente inconvenance, tandis que j’ignore encore, au moment où j’écris ces lignes, si l’apparition d’un monsieur venu pour m’entretenir en marchant sur les mains, en faisant « le poirier », comme l’on dit, ne me comblerait pas d’indignation ou d’effroi.
Mais, en plus du sommeil et du repos au sens qu’ont ces termes en nos humains langages, les nécessités de l’existence ont entraîné pour les chauves-souris européennes la nécessité supplémentaire de l’hibernation. C’est là une coutume atavique fort fréquente parmi les espèces animales de nous connues, surtout en nos climats tempérés et chez les insectivores dits « à sang froid », que les rigueurs de nos hivers et la rareté de leur nourriture en cette saison condamnent à une demi-mort qui dure presque la moitié du temps de leur vie : ainsi de la plupart de nos batraciens et de nos reptiles ; et nous avons aussi chez nous des mammifères autres que les chauves-souris dont le sommeil hibernal est connu au point d’être devenu proverbial et légendaire ; la marmotte, par exemple, ou le loir et ses proches parents, tels que le muscardin et le lérot.
J’ai observé le sommeil hibernal du lérot et du loir, ce qui ne présente guère de difficulté ; mais une étude de ce sommeil ne me saurait paraître plus suggestive et profitable qu’appliquée à la chauve-souris ; engourdissement dont aucun de nos mots ne peut rendre compte, comportant des sensations ou même un anéantissement total de sensations que nous sommes fatalement impuissants à décrire, que le mystère environne et pénètre, qui nous rejette soudain très loin d’une créature que nous avons vue et que nous verrons mieux encore si voisine de nous !…
Voici octobre.
Bien que certains crépuscules soient encore tièdes et longs, les insectes aériens qui les hantaient en abondance quelques semaines auparavant sont devenus soudain très rares ; les hirondelles ont déjà compris — elles qui, pourtant, peuvent chasser tout le jour et cueillir des proies au ras du sol — qu’il était grand temps d’aller s’enquérir aux pays du soleil d’une pitance plus substantielle.
Un peu comme elles, on voit alors les chauves-souris tenter de se rassembler ; elles sortent des nids bien plus tôt qu’en plein été et, tout en voletant dans les derniers rayons du soleil, il semble qu’à petits cris elles s’appellent et se concertent.
Pourquoi sortent-elles des nids plus tôt qu’en été ? Par « plus tôt » je ne signifie pas bien entendu, ici, l’heure de ma montre, mais la position du soleil dans le ciel. Peut-être parce que la lumière diffuse de l’astre offusque moins, en cette saison tardive, leurs faibles yeux ; peut-être parce que les derniers insectes volants ne sont guère nocturnes ni même crépusculaires ; peut-être parce que l’instinct des chauves-souris les avertit qu’un abaissement de la température est prochain et qu’il n’y a pas de temps à perdre pour regagner en troupe, comme elles se plaisent en général à le faire, leurs quartiers d’hiver.
En tout cas, les voici dansant presque sur place, par petits ballets de huit à quinze sujets ; puis deux, trois ou quatre de ces ballets se confondent en un seul qui, presque aussitôt, prend son vol dans une direction pour nous mystérieuse, mais assurément bien connue des minuscules danseurs ; quelquefois deux ou trois couples, ou plus, continuent à voleter au même endroit ; ou bien ils vont se mêler à un autre bal : des indésirables, des étourdis qui se sont trompés de bande, qui ont oublié, parmi les joies de l’amour et du mariage, l’endroit précis du rendez-vous que leur tribu s’était fixé pour l’approche des mauvais jours. Mais, bientôt, tout s’arrange ; si nous ne retrouvons pas les nôtres ce soir, ce sera pour demain ! Et, dès ce soir-ci, où j’ai vu des bals quasi diurnes de chauves-souris s’organiser, je sais que, demain, quantité de nids estivaux seront vides.
Ils ne le seront pas, ils ne le resteront pas tous. Les chauves-souris européennes préfèrent habiter en société leur palais d’hiver, y sommeiller en s’y sentant les coudes serrés, mais ce n’est pas là une règle dont les exceptions peuvent être raisonnablement rangées au nombre de celles dont on gifle les règles, sous prétexte de les confirmer. L’intérêt de l’hibernation en commun ne me semble pas tenir, pour mes bestioles telles que je les ai déjà décrites et éprouvées, à une cause autre que la recherche instinctive d’un peu plus de chaleur durant les moments glaciaux de l’hiver.
Il se peut encore — c’est déjà moins sûr — que certains couples vieillis et sentant la mort prochaine désirent la communauté hiémale pour pouvoir se remarier, en cas de décès de l’un des conjoints, avec un mâle ou une femelle de l’année précédente, qui aura sommeillé près de lui jusqu’au retour des jours clairs ; mais ici, étant donné tout ce que j’ai expérimenté d’humanité dans ma bestiole, la particulière tendresse des vieux mâles remariés pour leurs nouvelles épouses, les gâteries comme maternelles de la part des vieilles femelles quand elles fonderont avec un jeune mâle un gîte commun au printemps suivant, j’aime mieux ne rien affirmer, craignant de ne pouvoir empêcher mon imagination, non pas de « transposer », ce dont je me méfie assez, Dieu merci, mais de s’ébattre au hasard, et ceci quand même un peu de vérité risquerait de luire au bout du vagabondage.
On peut compter que sur cent couples de chauves-souris (observés dans le Lot-et-Garonne et dans les Landes), vingt environ ne vivent pas en communauté durant le sommeil d’hiver. En ce cas, le petit garçon, la petite fille ou les exceptionnels jumeaux partagent le grand repos obscur et famélique de leurs parents immédiats.
Ces cas d’hibernation par famille et non pas en communauté ne sauraient rien signifier à mes yeux que des possibilités d’aristocratie pour la race des homuncules volants : certains possèdent un gîte dont la tiédeur ou la bonne exposition les invite à supposer qu’ils n’ont pas besoin, pour se réchauffer aux jours froids, d’intrus ni de déplaisants contacts ; ils ne sont pas désespérés à l’idée de pouvoir mourir en dormant ; ils font confiance au présent et à l’avenir ; ils sont entre eux, à trois ou quatre seulement, du même sang ; néanmoins, ils se font confiance réciproque et se suffisent, plus ou moins chanceusement, à eux-mêmes.
Je m’empresse d’ajouter que, dès les premiers tiédissements des souffles aériens, l’enfant ou les enfants, si le père et la mère vivent toujours, sont expulsés du berceau natal, et énergiquement conviés, des dents et des griffes, à aller tenter ailleurs la vie des gentilshommes de fortune ou des belles aventurières.
Je n’ai pu encore, et ne pourrai sans doute plus jamais observer en personne ce qui se passe dans ces fiefs comme inaliénables, quand l’époux ou l’épouse meurt durant l’hiver. J’ai néanmoins tout lieu de présumer que la veuve chasse sa fille et garde son fils, au moins quelques jours, pour le gâter de son mieux et perfectionner son éducation en toutes choses ; que le père met sans façon son fils à la porte, mais retient sa fille comme une épouse qui lui est due.
Nous voici très près, une fois de plus, de l’humanité, d’une humanité seigneuriale et pastorale, biblique ou primitive, mais qui, somme toute, ne date pas de plus de cinq mille ans dans l’histoire des peuples dits civilisés, et qui appartient à l’histoire contemporaine de diverses races sauvages, d’ailleurs déclinantes.
Celles des chauves-souris qui passent l’hiver en société choisissent des gîtes abrités, obscurs et aussi souterrains que possible ; les caves et les grottes ont leur préférence, surtout si les caves sont celles d’habitations abandonnées et si les grottes sont à bonne distance des lieux fréquentés par les hommes.
Il faut remarquer l’appréhension que ces bêtes ont de notre voisinage, quand s’approche le temps de la longue torpeur, elles qui se soucient tellement peu de nous et volent si près de nos têtes dans la saison d’activité et de chasse. Cela m’a surpris assez longtemps, car bon nombre de nos carnassiers champêtres, renards, bêtes puantes et autres éternels affamés de moindre importance savent très bien s’introduire dans les souterrains et les cavernes pour s’y régaler de chauves-souris endormies ; mais j’ai réfléchi par la suite que, si la présence ou le voisinage humain éloigne ces carnassiers, il en attire d’autres, notamment les chats qui, gavés dans les villes par leurs amis ou leurs amateurs, sont presque toujours, aux champs, de très pauvres diables, condamnés par leurs maîtres rustiques à gagner leur vie, c’est-à-dire à payer leur place auprès de l’âtre et l’offre de quelques os par des massacres notoires de rats ou de souris ; et l’on conçoit que le minet prenne peu garde à ce que la souris soit volante ou non, lorsque la faim le tenaille.
J’en ai connu un, des plus misérables de sa caste, qui, ayant découvert dans un recoin de carrière abandonnée une compagnie de vingt-cinq ou trente chauves-souris endormies, vécut quelque temps de manière fortunée et fit preuve d’une rare prévoyance en allant en croquer une ou deux, mais non davantage, chaque jour… En somme, à hiberner près de nous, la chauve-souris n’aurait pas seulement à craindre des risques égaux à ceux qu’elle court dans les solitudes, mais bien pires, puisque nous serions là, nous qui tuons les bêtes les plus innocentes et les moins comestibles sans raison, pour le plaisir, par sottise.
J’ai marqué la préférence des chauves-souris pour des repaires souterrains : c’est que les variations de température y sont moindres et que, d’autre part, l’humidité ne paraît guère les intimider ni leur nuire.
De ces repaires, il en est, au reste, de fort ingénieux ou imprévus, mais dont l’examen n’infirme en rien les goûts et les besoins que j’ai signalés jusqu’ici. Durant les quatre années qui précédèrent la guerre, il n’y eut pas d’hiver que je n’allasse passer quelques semaines dans la forêt landaise ; et, lors de ces séjours, j’étais prié par un de mes amis d’aérer sa demeure sylvestre, où il ne venait jamais en pareille saison.
Ce dernier détail n’avait pas dû échapper à la perspicacité des chauves-souris du voisinage ; car, un volet du premier étage se trouvant endommagé dans un coin et présentant là une ouverture, bon nombre d’elles s’étaient empressées de s’installer pour les mauvais jours entre les vitres et les contrevents ; mon ami n’arrivait jamais avant le commencement de juillet, regagnait régulièrement Paris dans la dernière semaine de septembre, et la chambre en question avait une autre fenêtre, ce qui me permettait d’y faire entrer l’air et le soleil sans déranger les dormeuses. Ainsi, désirant tout ensemble tenir ma promesse et contenter ma curiosité, je n’avais pas à sacrifier l’un de ces louables sentiments à l’autre : et, durant quatre hivers, je retrouvai mes bêtes en leur heureux asile, un peu plus nombreuses chaque fois : l’endroit était bon. La population de ce paisible et silencieux hameau monta entre 1910-1911 et 1913-1914, de vingt-cinq petites âmes à trente-six.
Quel merveilleux poste d’observation le hasard m’avait procuré là !
Depuis lors, à un poste d’un autre genre, mon ami a été pulvérisé par un obus, au point qu’on a seulement recueilli de lui, m’a-t-on raconté, d’informes débris de chair sanglante, — et sa tête intacte, qui semblait sourire. Si les yeux qui se rouvrent au delà de la vie s’intéressent encore à de pauvres choses, aux pensées, aux actes et aux écrits des attardés de ce monde, puisse-t-il, le bel et brave sous-lieutenant, me pardonner les impudents locataires que je tolérais en son absence dans sa maisonnette de joie et de bon accueil !
Ces locataires, je ne les ai pas revus et ne les reverrai jamais ; eux aussi sont partis vers d’énigmatiques exils ; car la maisonnette a été vendue, remise à neuf, agrandie, repeinte, rechampie, bref, ornée de toutes les gentillesses et commodités que peut concevoir la cervelle d’un profiteur de la Grande Guerre.
Émouvantes ou charmantes heures d’un passé déjà lointain, et que notre mémoire ne peut rejoindre sans traverser un affreux abîme d’ombre, de boue et de sang ! C’est en hiver que les sincères amoureux de la solitude en apprécient surtout les charmes, parce qu’ils la possèdent alors entièrement, déparée de ses agréments faciles et, pour ainsi dire, nue. Lorsque les arbres du boulevard Pasteur avaient achevé de se dépouiller et que l’odeur des marrons rôtis commençait à rôder le long des trottoirs, le mal du pays me reprenait violemment, dans ce Paris que j’aime bien pourtant et que j’avais rallié depuis quelques jours à peine. J’avais beau méditer mon plaisir de revoir divers amis, réfléchir à mes obligations, à mes travaux et à leur placement, à mes devoirs et à mes intérêts, je sentais que, cette fois encore, mes résolutions sages ne seraient pas les plus fortes.
Devant mes yeux clos ou grands ouverts, les images irrésistibles dansaient. Je voyais les flots de la « mer sauvage » bondir à l’assaut des dunes, les arbres de la forêt se tordre en gémissant, suppliciés. Je pensais à la bicoque familière, bien abritée et perdue au seuil de vingt lieues de désert forestier ; aux bons pêcheurs de la rive habitée du lac m’apportant deux fois par jour, quel que fût le temps, les vivres et les lettres ; aux longues veillées près d’immenses feux de corsier et de pommes de pin, en compagnie de ma femme et de ma sœur ; au bonheur de mes chats et de mes chiens comme enivrés de leur liberté, de ce qui leur semblait être d’aventureux et prodigieux vagabondages ; aux interminables flâneries studieuses parmi les mousses et les broussailles où gîtent les bêtes, où naissent les tardifs champignons des sables ; aux labeurs fantaisistes et désintéressés… Déjà, j’entendais les cloches de Soorts et de Capbreton confondre les ondes de leurs angélus presque au-dessus de ma tête, et les oiseaux aquatiques ou marins pousser leurs cris aigres sur les landes, et les corbeaux croasser, et les oiseaux nocturnes hululer, chuinter, miauler, et bruire la crécelle des pluies sur les briques du toit, et retentir les grandes orgues des tempêtes ; déjà je respirais, argument décisif, les prodigieux concerts des parfums dans la forêt d’automne, ces parfums qui étourdissent et exaltent, flattent et déchirent, grisent comme les vins mêmes des rêves, dès que le soleil, surnageant au-dessus des brouillards, parvient à caresser les taillis détrempés où pourrissent des choses végétales et animales.
« Et enfin », me disais-je, « n’ai-je pas résolu de consacrer l’automne de mes jours à l’étude de certaines bestioles ? N’est-ce point sagesse encore, me sentant ici en proie à la nostalgie et au dégoût de tout travail, que j’aille là-bas tenter d’accroître le petit capital d’observations que je compte utiliser plus tard ?… »
O chauves-souris gîtées dans la fenêtre de mon ami, qui aurait pu alors pressentir qu’un temps à peine plus long que celui de votre ordinaire vie pouvait faire, parfois, certains hommes vieillir si vite ?
Je n’ai pas la prétention de contribuer au progrès des sciences naturelles par des découvertes sensationnelles et qui renverseraient tout ce qui a été dit ou écrit en sujet semblable. Mais je m’estimerais assez peu consciencieux, si je ne déclarais hautement que nous nous trouvons ici en face d’un champ sans bornes dont toute parcelle est à défricher, et que ce défrichement peut, en mainte occasion, le recouvrir de beaucoup moins de bon blé que de mauvaise herbe. L’observation est traîtresse fatalement, même quand celui qui se passionne pour de telles études possède de bons yeux et une saine raison ; tout ce qui date de plus de quatre-vingts ans peut être tenu, non pour de l’histoire, mais pour de la pré-histoire ou de la légende naturelle.
Quand il s’agit de travaux officiels, les œuvres se succèdent en renouvelant souvent les erreurs des œuvres précédentes ; on y rencontre parfois une réfutation, mais la mise en disponibilité d’une observation hâtive ou de seconde main est rarement remplacée par une précision ou une exactitude. S’il était une science qui ne doive point se fonder sur le blanc et le noir incertains des livres et des rapports, ce serait cependant celle qui fait de la vie terrestre son objet ; or, il semble que l’on ait oublié cela : une copieuse bibliographie au début ou en fin de l’ouvrage, des références, des renvois, des annotations et des citations, et tout le monde, y compris l’auteur, est content.
Les vrais maîtres eux-mêmes ont le tort de ne point prendre garde que le champ qui s’offre à leur activité est, comme je viens de le dire, sans bornes. Ainsi, quand le magnifique Fabre projeta, pour la première fois, d’inoubliables éclairs dans les ténèbres du monde entomologique, il n’en eut pas moins le tort de vouloir trop embrasser ; de procéder de l’inconnu au connaissable, par une méthode en somme scolastique ; de s’occuper résolument de tous les insectes de son hermas et non pas de quelques-uns d’entre eux ; et aussi d’oublier que vérité dans l’hermas de Sérignan pouvait quelquefois être erreur au delà.
En fait, son œuvre si neuve, si belle et si pure, est déjà de la fable en maints passages, et je sais quelques petits enfants des champs qui se sont, par devers moi, inscrits avec raison en faux contre diverses affirmations du maître.
Ma profonde dévotion pour les mérites de ce prodigieux défricheur me fait écrire avec regret de telles phrases. Je ne suis pas un savant officiel et ne prétends pas à passer pour un savant tout court ; mais mon devoir est de m’exprimer de la sorte, désirant montrer combien l’erreur est facile, même pour qui, peu ambitieux, se borne à des faits minimes, constatés expérimentalement durant des ans, et qui veut rester hostile à tout ce qu’il s’est contenté de lire ou d’entendre dire.
Ainsi, un campement hivernal de chauves-souris ne se serait pas fondé entre les volets et les vitres de mon ami landais, que j’aurais écrit sans hésiter ici, en lieu et place de cette digression méthodologique : « Durant les trois mois de la longue torpeur, l’attitude de repos des chauves-souris est indifféremment l’allongée ou la suspendue… » Erreur qui n’eût pas eu, je l’accorde, grande importance dans l’ordre du monde, qui n’eût pas éloigné ou rapproché Sirius de nous, ni modifié le considérable volume de l’étoile Canope. L’essentiel, ici, est de marquer qu’en l’ordre d’études où je me complais, j’ai failli me tromper de la meilleure foi du monde pour une toute petite chose.
C’est uniquement dans la position suspendue que Noctu et ses pareilles savourent ou subissent l’hivernale torpeur. Les crochets des pattes, pouces ou ergots, savent profiter des moindres aspérités de la pierre ou du bois pour s’y fixer confortablement et maintenir la bête en équilibre très stable. Les membranes alaires s’accommodent de façon à voiler parfois presque complètement le museau : le lit a ses rideaux, en somme. Cependant, quand on va observer le campement vers décembre, c’est-à-dire environ deux mois après son occupation, on constate sur le rebord pierreux de la fenêtre quelques chauves-souris allongées le museau entre leurs ailes, comme elles font quand elles dorment pour une heure ou deux dans leur nid d’été.
Le nombre de ces irrégulières croît à mesure que le temps passe ; elles sont douze sur vingt-cinq au milieu d’avril 1911, alors que le printemps commence à darder de chaleureuses flèches sur le bois des volets et que de menus frémissements agitent déjà celles de leurs sœurs qui dormaient suspendues ; en moins de vingt-quatre heures, l’éveil total se produit pour celles-ci ; étirements d’ailes, dérouillement des musculatures et des ossatures, reconnaissances, pépiements et jacasseries ; si le temps se maintient tiède et beau, comme il advint en l’avril de 1911, les chauves-souris qui dormaient suspendues le 13 au soir encore sont toutes reparties le 15, dès le crépuscule, à la conquête hasardeuse de l’amour et de la subsistance. Celles qui dormaient allongées continuent à ne bouger point.
Un doute me vient ; j’ouvre les fenêtres, et je m’aperçois alors qu’elles sont mortes.
Mortes. Mortes et très fragilement momifiées. L’apparence est sauve, aucune odeur de putréfaction ne s’exhale ; mais, touchez la petite chose et la voici qui s’émiette ou même se pulvérise entre vos doigts ; le tissu des membranes alaires n’est plus qu’une poudre aux grains impalpables et l’on ne sait par quel miracle demeurés cohérents ; il laisse contre notre épiderme des traces grisâtres, luisantes et givrées, analogues à celles qu’y feraient les ailes maladroitement et brutalement saisies d’un grand paon de nuit ou d’un sphinx tête-de-mort ; chair, fibres et muscles ne sont également plus que poussière et les os les plus volumineux du minuscule organisme sont eux-mêmes curieusement friables ; les ébrouements et les battements d’ailes des survivantes avant leur départ définitif suffisent souvent à disperser ces restes et à les rayer du monde visible.
Comme s’éteint la lampe où manque l’huile, c’est donc bien d’inanition, pour cause de réserve graisseuse insuffisante, que ces chauves-souris sont mortes, en des âges à coup sûr prématurés souvent. Vieux et moins agiles dès leur quatrième année, moins aptes aux acrobaties de la crépusculaire chasse, il est évident que les vieillards et les vieillardes de la race sont les victimes désignées de l’hécatombe hiémale ; mais, parmi les jeunes, il y a bon nombre de malchanceuses et de malchanceux qui partagent leur sort.
J’imagine ce trépas avec un sentiment d’envie. Hier encore la bête sommeillait profondément, accrochée à du bois ou à de la pierre comme un fruit à son rameau, comme une de ces figues sombres dont elle a quelque peu l’apparence en cette attitude ; la mort est venue si doucement que la petite âme ne l’a pas entendue marcher vers elle ; la chauve-souris s’est détachée de son point d’accrochage ainsi que fait, en sa maturité, le fruit du rameau, mais pour d’autres raisons, et comme si la nature qui lui fomente une si difficile vie lui réservait en compensation une ordinaire mort infiniment dépourvue de noires pensées et de souffrances.
Nous avons vu les quelque vingt ou trente minuscules sujets des ballets aériens s’enfuir à l’approche du froid vers la demeure traditionnelle de leur torpeur ; il se peut d’ailleurs qu’en celle-ci d’autres vols de réfugiés amis ou alliés les viennent rejoindre, si elle est assez vaste et commode.
Mais n’allons pas croire que l’emménagement ait lieu sans grabuge et sans tumulte ; dans ce phalanstère, les couples et leur enfant veulent se loger côte à côte et se disputent les meilleures places avec une véhémente âpreté ; l’être humain qui observe de tels manèges avec la discrétion et l’effacement nécessaires, se trouve là en pays de connaissances, et n’a pas besoin de beaucoup d’imagination pour se rendre compte qu’en pareil cas il en irait exactement de même, s’il s’agissait d’individualités ou de groupements familiaux de son espèce.
Les mâles échangent des horions et des coups de dents, après des bousculades sans nombre ; les femelles sont plus calmes, mais affectent cet air pincé qu’on remarque chez certaines dames voyageant en train de plaisir vis-à-vis d’autres personnes de leur sexe ; les jeunes, énervés, ont sommeil déjà ou ont encore faim, se montrent turbulents et se font vertement attraper par leurs parents. Il faut laisser courir deux ou trois jours et deux ou trois nuits avant que l’installation se stabilise et que les suprêmes déshérités soient allés se suspendre, en désespoir de cause, à la patte ou à l’aile d’un camarade déjà profondément et confortablement endormi.
Il y a beaucoup à dire sur le sommeil qui commence de la sorte. Il ne me paraît pas différer essentiellement de celui, déjà signalé, des marmottes, des loirs, lérots et muscardins, et le tout est ici de nous garder des inexactitudes et des erreurs qu’ont développées en assez bon style, après Buffon, les observateurs de ces bêtes. Buffon et ses respectueux disciples ont maintes fois paru admettre que les mammifères hibernants se transforment durant l’hibernation en animaux à sang froid, n’ayant d’autre température que celle de l’élément ambiant et relégués pour l’occasion, en somme, au rang, à l’échelon des batraciens, des poissons, des reptiles.
Ceci est une erreur, autant pour la chauve-souris européenne que pour le loir.
Écoutons l’Homme-aux-manchettes discourir de celui-ci et du lérot :
« Ces animaux ont si peu de chaleur intérieure qu’elle n’excède guère celle de la température de l’air. Lorsque la chaleur de l’air est, au thermomètre, de dix degrés au-dessus de la congélation, celle de ces animaux n’est aussi que de dix degrés. Nous avons plongé la boule d’un petit thermomètre dans le corps de plusieurs lérots vivants ; la chaleur de l’intérieur de leurs corps étoit à peu près égale à la température de l’air ; quelquefois même le thermomètre plongé, et, pour ainsi dire, appliqué sur le cœur, a baissé d’un demi-degré ou d’un degré, la température de l’air étant onze… »
Voici le typique exemple de l’expérience absurde, mal conçue, déplorablement exécutée. Je ne la dénonce point par malignité, mais parce que, devant le chaos persistant encore des études où ils s’adonnent, beaucoup de très remarquables spécialistes continuent à expérimenter avec autant de négligence, ou à s’en tenir aveuglément à la parole d’un illustre précurseur, comme s’il y avait de leur part infirmité, inconscience, ou pis encore : espoir que leur public ou leur auditoire n’ira pas y regarder de si près… Et Buffon a tout simplement négligé que son loir ou son lérot était mort, quand il introduisait dans « le corps et même contre le cœur » de sa bestiole la boule du petit thermomètre destiné à mesurer la chaleur interne…
Car, si la bestiole n’eût point été morte, comment aurais-je pu, moi, mesurant sa chaleur interne d’aussi inoffensive manière que je le fais sur moi-même quand je doute de ma santé, noter qu’elle se chiffre respectivement chez le lérot et la noctuelle en état de torpeur hivernale par 29 et 33 degrés centigrades, température à peine inférieure d’un degré à celle qui est la normale pour ces animaux désengourdis ?
Poursuivons. Parti d’une observation fausse, Buffon en tire des déductions avec une logique rigoureuse et vraiment digne d’un meilleur sort :
« Il n’est donc pas étonnant que ces animaux, qui ont si peu de chaleur en comparaison des autres [mammifères], tombent dans l’engourdissement dès que cette petite quantité de chaleur intérieure cesse d’être aidée par la chaleur extérieure de l’air ; et cela arrive lorsque le thermomètre n’est plus qu’à dix ou onze degrés au-dessus de la congélation. C’est là la vraie cause de l’engourdissement de ces animaux, cause que l’on ignorait, et qui cependant s’étend généralement sur tous les animaux qui dorment pendant l’hiver : car nous l’avons reconnue dans les loirs, dans les hérissons, dans les chauves-souris ; et quoique nous n’ayons pas eu l’occasion de l’éprouver sur la marmotte, je suis persuadé qu’elle a le sang froid comme les autres… »
Je n’ai pas, moi non plus, observé sérieusement la marmotte, mais je n’en proclame pas moins que celle-ci a, tout autant que le loir ou la chauve-souris, le sang chaud, en hiver comme en été, à une différence d’un degré près.
Un peu plus loin, Buffon explique que l’engourdissement des animaux hibernants dure autant que la cause qui le produit et que celle-ci est unique : le froid. Rappelons-nous qu’il fixe à 10 ou 11 degrés « au-dessus de la congélation » le point où la rigueur du temps condamnerait les bestioles au sommeil et qu’il compte en degrés Réaumur ; soyons généreux, comptons en degrés centigrades ainsi qu’il est, du reste, dans les usages de notre temps, mais ne manquons point de noter qu’une température de 4 ou 5 degrés au plus au-dessus de zéro, c’est-à-dire assez rigoureuse, n’empêche nullement le loir de gambader et la chauve-souris de voleter. Entre avril à son début et octobre à sa fin, ce froid, surtout au crépuscule, n’est pas excessivement rare, même dans le Midi ; je l’ai constaté le 20 septembre 1912 au sommet de la petite montagne que les automobilistes ont à franchir entre Orio et Zarauz, en pays basque espagnol ; mais il ne parvint pas à me transir au point de m’empêcher de voir quantité de chauves-souris chassant dans le ciel limpide et assombri, parmi les branches de la forêt qui couronne la petite montagne.
Ce n’est pas le froid, mais la faim qui contraint la chauve-souris européenne à l’hibernation. Dès que l’air du soir est déserté des seules proies qui lui soient permises, elle n’a plus à compter pour subsister que sur ses réserves graisseuses et c’est afin d’épargner celles-ci que sa race s’est instruite à s’immobiliser durant les mois où la vie des insectes volants est comme suspendue ; car tout mouvement est cause de déperdition de combustible, de calorique ; et il faut cependant, sous peine de mort prématurée, que la dormeuse conserve sa température à peu près fixe d’animal à sang chaud ; nombreux sont les cas, nous l’avons vu, où elle n’y parvient pas et succombe.
On m’objectera que les loirs, dont l’alimentation est à peu près la même que celle des rats des champs et des écureuils, ne sauraient invoquer la famine comme prétexte à leur engourdissement hivernal. Mais il s’agit ici de la chauve-souris et non du loir ; celui-ci est un grand amateur de sommeil en toutes saisons ; et, en revanche, bien différent en cela de notre bestiole, si l’hiver se montre clément, il s’éveille assez souvent et ne manque pas d’aller alors prendre aux environs de son repaire terreux, pierreux ou ligneux une collation substantielle. Il n’est d’ailleurs jamais plus gras qu’aux lendemains de la maturité et de la chute des fruits, des graines, des faînes, des noisettes, des pignes, des châtaignes, et tout se passe comme s’il ne cherchait à acquérir cette graisse que pour se livrer sans crainte et sans remords à sa distraction favorite, qui est de dormir le plus souvent et le plus longtemps possible. Il est un hibernant amateur, un épicurien qui sait organiser sa vie selon ses goûts ; la chauve-souris subit une rude et stricte nécessité. Il est paresseux ; elle est une infirme et une indigente.
Que de fois j’ai tenté d’imaginer les sensations ou les sentiments qui pourraient en nous correspondre à ceux qui précèdent, dominent, suivent la torpeur absolue où la chauve-souris est plongée pendant la moitié de son existence ! Seul un homme atteint de catalepsie chronique pourrait probablement avoir une idée exacte de cet état qui n’est ni la vie ni la mort et que ne traverse presque certainement aucune image onirique.
Si je parle ici d’images oniriques, c’est qu’il est incontestable que, durant ses courts sommeils estivaux, la bestiole rêve tout comme un chien, un singe ou un homme : on voit alors ses ailes frémir parfois, voluptueusement ou coléreusement, on l’entend même prononcer quelques mots en son langage embryonnaire ; mais, durant la longue torpeur, rien de pareil ne se produit jamais.
Leur insensibilité est alors presque absolue ; une piqûre ne provoque même pas un tressaillement ; les battements du cœur ont la même fréquence qu’à l’état de veille, mais leur intensité est infiniment moindre, comme s’il y avait là aussi une économie de carburant à réaliser. Le mort seule, à son approche, semble les ranimer pour quelques secondes, quand les muscles de leurs pattes n’ont plus la force de maintenir dans la position voulue les menus crochets par quoi elles se suspendent ; j’ai assisté à trois de ces agonies ; chaque fois, la petite bête déploya ses membranes alaires et les agita faiblement, comme pour tomber avec plus de douceur ou enveloppée par elles dans son naturel suaire.
Je préfère ne pas tenter certaines expériences cruelles, d’un intérêt d’ailleurs contestable, et inscrire en lieu et place des observations qu’elles auraient provoquées ici : « Je ne sais et ne veux savoir ». Finissons-en avec les observations de Buffon sur les bestioles hibernantes et admettons qu’il ait été, pour une fois, sérieusement informé, — ce que je crois en la circonstance :
« Lorsqu’ils (les loirs) sentent le froid, ils se serrent et se mettent en boule pour offrir moins de surface à l’air et se conserver un peu de chaleur (!)… On les prend, on les tient, on les roule sans qu’ils remuent, sans qu’ils s’étendent ; rien ne peut les faire sortir de leur engourdissement qu’une chaleur douce et graduée ; ils meurent lorsqu’on les met tout à fait près du feu ; il faut, pour les dégourdir, les en approcher par degrés… »
N’oublions pas qu’en pareil chapitre, Buffon assimile aux loirs, aux lérots et aux muscardins, les chauves-souris et les hérissons qu’il connaît peu, et les marmottes qu’il professe loyalement ne pas connaître. J’ai pris une fois une chauve-souris engourdie dans le creux de ma main et elle s’y est vaguement éveillée pour y mourir. L’épreuve du feu me semble superflue : Buffon doit avoir ici tout à fait raison.
Il suffit d’ausculter les endormies de l’hiver ou de disséquer celles qu’a l’hiver endormies éternellement, pour se rendre compte que leur cœur, leurs poumons, leurs fibres, leurs muscles et leurs os sont réduits à un état très précaire, désespéré et comme inexistant. Chez celles mêmes qui survivent, il saute aux yeux que demeure tout juste assez de graisse et de calorique pour leur permettre, à la première chasse printanière, de compenser l’effort initial par quelque butin ; en fait, la première sortie est meurtrière presque autant que la torpeur hiémale, et, entre le quinzième et le trentième jour d’un mois d’avril normal, on trouve sur le sol, inertes, des noctuelles qui n’ont pas eu la force ou la chance de subir victorieusement leur résurrection.
Je crois ne pas m’être trop avancé en déclarant dès le début de cette étude que les chauves-souris européennes, condamnées à mort, disparaîtraient à bref délai, dans une vingtaine de mille années, — à moins qu’elles aussi ne passent les mers, ne s’établissent aux environs de la ligne équatoriale, et n’y deviennent partiellement frugivores, comme quelques-unes de leurs sœurs plus favorisées.
Considérons un campement hivernal d’une trentaine d’individus par exemple : sur ce nombre, il ne saurait être compté moins de neuf à sept couples anciens et plus de treize à onze jeunes filles ou jeunes gens nés de l’année, car, ainsi que j’aurai à le remettre en lumière un peu plus loin, les jumeaux et les triplets ne représentent dans la parturition des chauves-souris que des cas presque aussi exceptionnels que ceux qu’on constate dans la façon dont se reproduit la race humaine ; deux tiers des vieux couples passent de vie à mort durant la torpeur ou aux premiers instants de la résurrection ; soit six individus qui, sur dix-huit, demeurent ; adjoignons-leur les treize nouveaux, — bien généreusement comptés, — auxquels ils ont pu donner le jour pendant la belle saison précédente, et voici, total fait, un clan hivernal de trente âmes qui passerait en un an à vingt (au grand maximum), s’il n’était renforcé, à cause de sa commodité et de ses agréments, par des colonies, par des réfugiés ou des métèques, provenant de clans voisins et également décimés.
Je crois maintenant pouvoir insinuer qu’il se passera même pas vingt mille ans avant que les diverses races de petites chauves-souris européennes qui ne se seront pas expatriées, aillent rejoindre celles des poules qui avaient des dents.
La constitution défectueuse de la chauve-souris n’est pas la seule cause qui doive provoquer son anéantissement ou son exil prochain ; une autre cause existe : la diminution des insectes ailés et estivaux dans les pays de vieille civilisation, et leur incapacité presque totale à s’accommoder comme séjour d’une ville telle que Paris, par exemple.
Il y aurait, sur la faune entomologique de Paris, une bien curieuse étude à faire, — une de ces études « poussées et complètes » qu’il est si facile de perpétrer sans beaucoup de dérangement. Combien en effet retrouverions-nous en cette ville des insectes que nous offre, à chaque pas, la banlieue, dès qu’elle consent à devenir à peu près campagne ? Infiniment peu. Je ne nie point l’existence ici des poux, des puces, des punaises ; mais ce sont là, tout compte fait, des animaux domestiques. J’ai personnellement éprouvé l’existence des mites dans les divers appartements parisiens où m’a promené la vie. Un ami m’a montré, il y a quelque temps, sous une pierre de son évier, une nichée de cancrelats bien florissante, ma foi ! Un autre, dans un restaurant antique et familier de Montmartre où il m’avait emmené un soir, m’a demandé :
— Tu entends ton personnage ?
Et j’ai entendu, en effet, dans la cuisine, sinon Grillon, mon personnage, du moins son cousin du foyer qui semblait faire de son mieux pour me souhaiter la bienvenue…
Je me rappelle également que, durant les étés qui précédèrent celui où commença la guerre, des arbres dénommés vernis du Japon et nouvellement transplantés dans la pépinière du Luxembourg servirent de prétexte à la naturalisation parisienne de quelques beaux bombyx nocturnes qui venaient agoniser contre les lampes à arc du boulevard Saint-Michel. Les vernis du Japon peuplaient la pépinière du Luxembourg ; de jeunes seigneurs japonais fréquentaient assidûment les tavernes proches et reconnaissaient des compatriotes dans ces papillons, grisâtres et dorés, adorablement lunulés, que martyrisaient volontiers les consommateurs des terrasses latines.
Quelques papillons japonais durant deux ou trois étés, quelques papillons nationaux parfaitement égarés sur les parterres des Tuileries ou du Luxembourg, quelques bêtes à Bon-Dieu et quelques hannetons particulièrement étourdis, tels sont, avec les animaux « domestiques » signalés plus haut, les seuls insectes dont j’ai constaté la présence dans Paris depuis le temps que j’y habite ou fréquente, et dont j’aime autant ne plus spécifier exactement la durée.
Chers vieux Parisiens, qui avez des insectes une peur un peu niaise, et que tant de toutes petites filles campagnardes n’ont jamais éprouvée, comme je comprends à cette heure votre amour pour les oiseaux, embusqués ailés de vos bois suburbains, de vos jardins et de vos squares ! Ceux-ci vous gardent de ceux-là. Les palombes ou ramiers, les merles, les pinsons, les moineaux et même quelques menus grimpeurs qui ont eu la bonne idée d’élire domicile près de vous, suppriment régulièrement chaque année les vers de vos pelouses et de vos bosquets, picorent les mouches contre vos fenêtres, leurs larves dans le fumier des rues ou des écuries, et imposent, en moins d’un lustre, aux lépidoptères métèques l’envie, si plaisants et sympathiques qu’ils soient, de rentrer dans leur pays où la vie doit avoir décidément plus de charme pour eux.
Non, ce n’est pas en vain que j’ai traité un peu plus haut les oiseaux parisiens d’« embusqués » : une seule chose m’étonne, c’est que cette race ailée soit si lente à comprendre et que tous les oiseaux n’habitent pas les grandes villes ou leurs environs ; comment nier qu’un peu de ce que nous dénommons intelligence s’adjoigne parfois, chez certains animaux d’une même espèce, à l’instinct, quand nous voyons des oiseaux migrateurs et d’un caractère plutôt farouche — je pense aux ramiers et aux palombes — s’immobilisant devant le palais du Sénat, y faisant souche, et se dégoûtant dès lors à jamais des voyages et et de l’aventure ? Ils ont compris, autant qu’homme pourrait comprendre, et ceci en moins de deux générations, la vie qui les y attend : ne plus chasser que pour le plaisir, garder la certitude d’une nourriture abondante grâce à la proximité innombrable des bipèdes et des quadrupèdes d’en bas ; en arriver très vite à ne plus craindre, si délectable et gras qu’on soit, l’arme à feu ou le piège d’un individu avide, gourmand ou gourmet…
J’aime beaucoup ces braves oiseaux policés, civilisés et devenus en quelque sorte des fonctionnaires ; les hommes n’ont peut-être pas encore compris, eux ; mais les volatiles du Luxembourg et des Tuileries savent très bien qu’ils protègent avec plaisir leurs voisins intelligents de diverses vermines, qu’ils sont en outre plaisants à voir, qu’on les nomme dans des romances, que les midinettes et eux sont à peu près du même sang, et que, comme gages de ces mérites, on leur garantit la sécurité et la subsistance.
Exclusivement insectivore, Noctu ne peut guère rivaliser avec ces parvenus, chasseurs diurnes et amateurs de rarissimes proies vivantes, pourvus de becs adroits, d’ailes commodes et d’une puissance de vision que nous avons peine à imaginer, nous autres hommes. Voilà pourquoi les chauves-souris désertent le cœur de Paris, où le ciel est vide de ce qui motive leur promenade quotidienne. Une seule fois, au soleil couchant, en ai-je vu un couple voletant le long de la façade du Louvre et semblant inscrire un incertain grimoire sur ces murs illustres, d’une teinte dorée et chaude comme celle des antiques parchemins ; une seule fois, dis-je, et je le regrette, car les bestioles faisaient très bien dans le paysage. Quelles raisons les avaient égarées là ? A tout hasard, je signale que ceci se passait en mai 1910, que, durant l’hiver, la Seine avait débordé d’une façon inoubliable encore, et que les eaux déchaînées avaient parfaitement pu transporter, sur les berges les plus centrales, divers germes campagnards d’insectes volants dont le printemps provoquait l’avènement aérien à l’endroit où il les trouvait.
La présence de l’eau, surtout stagnante ou peu pure, donnant lieu à l’occasion ou à la possibilité de nombreuses petites vies ailées, il n’y a, en tout cas, rien d’étonnant à ce que les chauves-souris se montrent assez volontiers à la périphérie de la capitale, survolent certains coins des fortifs et divers endroits du Bois. Mais, il n’y a pas si longtemps, elles se montraient bien autrement parisiennes, nichaient peut-être même, en hiver et en été, dans les greniers ou les caves des actuels arrondissements centraux.
Entre bien d’autres témoignages, qu’il me suffise de citer l’histoire où le déplorable Restif de la Bretonne rapporte, avec une réelle admiration pour ses mérites de plaisantin, comment il trouva des chauves-souris dans sa mansarde et s’empressa d’aller les cacher dans le lit d’une demoiselle des environs de « la Nouvelle Halle », ou Halle-aux-Blés, sinon en un lieu plus justement décrié encore. A l’époque, le taudis où gîtait Restif était situé dans une partie de la rue de La Harpe qui depuis lors a été démolie ; il nous apprend même qu’il venait de quitter, pour ce nouveau domicile, la rue des Rats… J’ignore où celle-ci se trouvait ; il y a probablement toujours, sur son emplacement, des représentants de la gent à qui elle devait sa dénomination charmante ; mais, ce qui est plus sûr encore, c’est que depuis beau temps la rue de La Harpe n’offre plus de gîtes hibernaux ou de nids aux chauves-souris.
Le voisinage de l’eau n’est pas seul, en effet, à provoquer d’abondantes éclosions d’insectes ; la présence de la saleté, de l’ordure et de la putréfaction, toutes choses dont l’eau passe en un certain sens pour être l’ennemie, est, elle aussi, indispensable à l’existence de quantité d’insectes qui sont, à leur tour, indispensables à la subsistance de Noctu.
Je ne voudrais point jeter, par de tels détails, un nouveau discrédit sur les insectes, qui inspirent à tant de gens des sentiments de répulsion ou de terreur si peu justifiés ; la plupart des insectes coprophages ne le sont qu’à l’état larvaire ; et, pour ce qui est des autres insectes, — les plus nombreux, — je souhaite à beaucoup de mes semblables d’être aussi propres que les fourmis, aussi sobres que les cigales, aussi gourmets que les grillons.
Quant à Noctu… Mais elle a été trop diffamée, et sous des prétextes trop divers pour que je ne préfère pas consacrer à sa réhabilitation une plaidoirie véritable, serrée, précise et qui se tienne. Il est incontestable que son exil champêtre désormais presque absolu est dû aux progrès de l’hygiène et de la propreté dans beaucoup de grandes villes ; on peut même assurer que la présence en foule des chauves-souris, le soir, dans les rues d’agglomérations assez importantes, indique des habitations dépourvues du confort moderne, un service de la voirie défectueux et une négligente ou incapable municipalité. D’ailleurs l’absence de Noctu dans Paris ne prouve pas davantage le goût de la bête pour des endroits malpropres que la parfaite propreté de la ville. Nous savons, hélas ! qu’il y a beaucoup à faire encore avant que toutes les masures du genre de celles où habitait Restif soient démolies, même en des quartiers centraux. Et enfin, traitera-t-on de répugnant personnage le brave pêcheur qui se régalera d’une friture capturée aux endroits où le poisson mord le mieux, notamment aux orifices sordides des égouts ?
Noctu chasse, elle aussi, où elle a le plus de chances de se régaler. Que les villes se décongestionnent, que les vies humaines s’étalent au lieu de se superposer à mesure que s’accroîtront la facilité et la rapidité des moyens de transport, que les pays de civilisation ancienne, comme le nôtre, tendent à devenir d’immenses cités clairsemées, et la nourriture ailée deviendra de plus en plus rare pour les chauves-souris sous notre ciel européen.
Comme pour donner un éclatant démenti à tout ce que je viens d’écrire, un bijou vivant, de la grosseur d’un grain de riz, mais couleur d’émeraude, un minuscule coléoptère dont j’ignore parfaitement le nom, vient de se poser sur la feuille même où ma plume court. Le crépuscule tombe sur ma calme rue parisienne. Le petit insecte hésite un instant, puis soulève peu à peu ses élytres, méthodiquement, et reprend son vol par la fenêtre ouverte à ce qui demeure de lumière… Des moineaux piaillent sur le trottoir.
Encore un qui n’engraissera pas les chauves-souris et qui risque fort néanmoins de périr sans laisser de descendance !
(Ceci est un paragraphe ajouté après coup au présent chapitre…)
Je venais de le terminer, ou plutôt croyais-je l’avoir terminé, en juillet 1921, quand je rencontrai un beau matin Jean Giraudoux ; nous en arrivâmes à parler de mon personnage.
— C’est gentil, les chauves-souris, me dit ce camarade charmant… Sais-tu que je les entends, chaque soir, pousser leurs petits cris dans le jardin qu’il y a sous mes fenêtres ?
— A Bellac ? lui demandai-je.
— Non. A Paris.
Je pensai un instant que ce poète avait dû prendre pour de petits cris de chauves-souris les pépiements d’un pinson ou d’un moineau rêvant. Puis, fort troublé, comme il est facile de le comprendre, — car il persistait dans son affirmation, — je ne lui dissimulai point que j’inscrirais en note dans mon livre le renseignement qu’il venait de me donner, que je citerais son nom…
— Et tu ne t’en prendras qu’à toi, ajoutai-je, non sans férocité.
Je résolus néanmoins d’en avoir le cœur net ; et voici ce que j’ai constaté, dès le lendemain : des vols de chauves-souris, d’ailleurs médiocrement importants, passent en effet sur Paris en juillet, août et septembre, mais non point aux heures crépusculaires ; il faut que la redoutable concurrence avec les oiseaux n’ait plus à s’exercer et que les globes électriques créent, à la nuit pleine, un crépuscule factice dans lequel tourbillonnent des phalènes, des moucherons et autres bestioles affamées de lumière ; ici, les éclairages intenses jouent rôle de pièges que l’homme — oh ! bien sans le vouloir, évidemment… — aurait tendus en faveur des chauves-souris. Il est à croire que le bruit de cet heureux état de choses, de cette aubaine imprévue s’est répandu, surtout cette année, parmi les citoyens du petit peuple ailé et velu de la banlieue, et que les plus résolus et les plus misérables d’entre eux n’ont point balancé à venir, au prix de mille peines et probablement par étapes, chercher fortune nocturnement dans les endroits bien éclairés de la capitale.
Je dis : surtout cette année, parce qu’il faut bien convenir qu’elle fut singulière par sa chaleur et sa sécheresse, comme l’an 1910 le fut par l’abondance de ses eaux. Apollon déchaîné a pris sur nos naïades vieillies une revanche éclatante, et, dans l’une de ces victoires comme dans l’autre, l’équilibre et l’évolution coutumiers des naissances animales ou végétales ont été à coup sûr légèrement bouleversés : durant que j’ajoute ces lignes à ce chapitre, les marronniers des boulevards, dont les feuilles étaient tombées cet été, ont hasardé dès septembre d’imprévues floraisons et de nouvelles feuilles ; voici octobre, et les journaux annoncent que, dans certaines régions françaises, la race des hannetons s’y est trompée, qu’on en ouït qui bourdonnent le soir autour des frondaisons intempestives ; dès lors, quoi d’étonnant que, des berges de La Seine ou des bassins des squares parisiens, se soit élevée hors de saison une génération supplémentaire de vies ailées, pâture inespérée pour Noctu et bénie d’elle ?
Je dois dire aussi que, jusqu’ici, je ne m’étais jamais trouvé à Paris en août ou du moins n’avais fait que traverser cette ville à pareille époque. Puisse cet aveu montrer les difficultés de l’observation dans les études naturelles, et combien celui qui s’y adonne serait présomptueux de croire qu’il a tout dit, et de s’estimer exempt d’erreurs. La vérité est comme un bloc dissociable à l’infini et dont chaque parcelle demeure souvent étrangement obscure, quelque scrupule que l’analyste ait apporté à son labeur.
Méthodiquement, je ne puis donc affirmer qu’en l’août de l’an dernier, qu’en l’août de l’an prochain, il y a eu et il y aura des expéditions nocturnes de chauves-souris, du genre de celles que j’ai constatées cet août-ci en divers endroits de la capitale ; mais je crois pouvoir affirmer que tout ce que j’ai dit précédemment reste exact, que les chauves-souris ne nichent plus et n’hibernent plus dans Paris, que la chasse crépusculaire leur est demeurée ici, cette année, interdite en plein été comme au printemps.
Que l’on comprenne bien la situation : en août, les petits sont élevés, capables de voler de leurs propres ailes et de gagner leur vie ; l’existence familiale au creux du vieux mur et du vieil arbre ne s’impose plus, du moins régulièrement, même pour les époux. Il est tout naturel, il est même logique que ceux-ci renoncent aux douceurs du home, puisque la vie est dure « et qu’il y a à faire ailleurs »…
Notons ou rappelons en outre que, même aux champs, il est des veufs ou des veuves qui, durant la saison chaude, vivent en parfaits vagabonds, gîtant où ils se trouvent, à la première branche venue, à la belle étoile ; celles des chauves-souris que j’ai vues à Paris étaient peut-être de cette caste, ou représentaient des fragments de ménages dissociés parce qu’ils se trouvaient sans travail dans leur pays : pays lointain d’au moins dix kilomètres, donc assez lointain pour que la fatigue nous conseille de n’y point retourner quotidiennement et de loger à l’hôtel en attendant l’heure des globes électriques, — à l’hôtel, c’est-à-dire dans le clocher d’une église ou parmi les branches du jardin qui est sous les fenêtres de mon ami Jean.
Ami Jean, loin de te dédier ici une note comminatoire, tu vois, je te fais amende honorable. Tu n’as pas rêvé ni entendu un pinson rêvant et, sans le savoir, tu m’as rendu un grand service : celui de me fournir une transition plus heureuse que je ne l’eusse pu rêver aux propos qui suivront ceux-ci.
Ce que j’ai appris là montre en effet que Noctu, promeneuse et travailleuse « entre chien et loup » aux champs, au village, dans les petites villes et même dans la plupart des grandes, sait, dans Paris, s’adapter au noctambulisme, au repos en des gîtes de fortune, qu’elle profite de cette lumière artificielle qui n’intéresse pas les animaux domestiques, qui terrorise les fauves grands ou petits et dont les oiseaux diurnes ou nocturnes les plus voraces n’ont que faire. Changer ses mœurs selon sa condition ou son rang, ses genres de travaux et ses modes de gagne-pain, selon les latitudes, les heures et les jours, voilà, me semble-t-il, qui, plus encore que les organes artificiels, l’intelligence ou la raison, caractérise et distingue l’hôte le plus encombrant de la planète Terre : l’homme. Or, comme il avait été dans mon plan, dès le début, de bien marquer à présent le cousinage de l’homuncule-volant et de l’homme.
Si la fantaisie me prenait ici de relire divers anciens, et notamment Pline le naturaliste, je pourrais probablement rapporter que le foie de la chauve-souris desséché et mis en poudre est un électuaire certain contre la toux et les maux de dents, — ou quelque chose d’approchant. Qu’on se garde bien, au reste, de croire que je me gausse du vieux Pline en m’exprimant de la sorte. Ses livres d’il y a deux mille ans nous font sourire, mais que diront des nôtres les savants, officiels ou non, dans deux cents ans ? Dans deux cents ans ou moins, car ce que quelques nigauds appellent couramment le progrès va si vite en notre temps, qu’il court maintes fois trop fort, risquant ainsi de sortir de sa voie logique. Et j’ajoute que les remèdes de Pline avaient du moins le mérite d’être inoffensifs, si dégoûtants qu’ils nous paraissent parfois. On ne saurait jurer que l’innocuité des préparations pharmaceutiques dont le suffrage universel tolère la préconisation dans les grands quotidiens est égale à la leur.
Si je voulais montrer ici quelque érudition je passerais en revue tous les auteurs qui ont parlé de mon homuncule-volant, depuis que l’humanité a cru nécessaire d’inventer l’écriture. Je me contenterai d’en citer deux, non point que je trouve à leurs dires le moindre intérêt en ce sujet ; mais, puisque j’ai pris parti contre les méthodes qu’emploient trop souvent les spécialistes des sciences naturelles, et surtout contre les excès de l’information de seconde main ou livresque, je m’en voudrais de négliger un détail qui prouve que le mal est excusable, en ce sens qu’il ne date pas d’hier.
Aristote de Stagire, qui ne saurait passer pour un farceur, affirme en substance dans l’Histoire des animaux que les tourterelles (trugones) n’aiment pas de fréquenter durant le jour les lieux que mes personnages hantent le soir. En conséquence de quoi, à peu près cinq cents ans plus tard, Oppien d’Anazarbe (ou d’Apamée), dans le premier chant de ses Cynégétiques, conseille aux chasseurs friands de tourterelles de ne point perdre leur temps en des bosquets où les chauves-souris sont fréquentes quand la nuit tombe, « parce que l’oiseau cher à Aphrodite s’écarte des asiles de l’oiseau mortuaire et sinistre »…
Il existe mieux, pour un homme gourmand de gibier, que la chair des tourterelles ; je ne dédaigne cependant pas celle-ci, et, surtout j’aime la science, ou l’art, qu’Oppien célébra en vers à la fois ailés et solides, délicieusement purs et archaïques pour son temps. Mais force m’est de confesser que, durant quatre années de suite, chassant la tourterelle près d’Hossegor, j’ai toujours loué à la municipalité la même place de chasse, selon la coutume locale, et que ladite place était sise aux abords d’un bas-fond marécageux, survolé par des nuages de moustiques et d’autres bestioles — ce qui était cause que, dès le crépuscule, l’endroit devenait comme le rendez-vous de toutes les chauves-souris du canton. C’était pourtant l’heure où nous rentrions, mes amis et moi, avec des carniers, ma foi, bien honorablement garnis en général.
Mais, après tout, j’ai peut-être tort quand j’accuse Aristote d’avoir répété ce que lui racontaient les bonnes gens de son époque, et Oppien d’avoir pris dans ses lectures son autorité ès-sciences cynégétiques. Il est possible que, depuis vingt siècles, un accord se soit établi entre chauves-souris et tourterelles, lesquelles avaient des raisons de se détester aux temps où mes vieux auteurs parlaient d’elles comme je viens de l’expliquer.
Il se peut encore, conformément à un principe un peu plus haut rappelé à propos de Fabre de Sérignan, que vérité à Stagire, à Apamée ou à Anazarbe, soit erreur en Gascogne…
Jusqu’ici, nous n’avons néanmoins vu Noctu sérieusement accusée que d’être un « oiseau » mortuaire et sinistre, digne d’être voué à l’exécration des hommes qui chassent un des oiseaux chers à Vénus, un de ceux, (bien ennuyeux quand on en possède quantité sur son toit ou dans ses volières), qui ne savent s’exprimer que par roucoulements.
Mortuaire et sinistre. Là commence véritablement le débat que je me propose d’élucider et où je voudrais bien exposer mon avis avec brièveté et modestie. Les épithètes injustes et désavantageuses que l’antiquité défaillante infligeait déjà à Noctu, n’ont nullement été endommagées ou submergées par les houles des invasions et les remous des siècles ; elles me représentent des bateaux, — au sens familier du mot, — qui ont tenu bon contre ces houles et ces remous.
Dès le moyen âge, « l’oiseau » mortuaire et sinistre devint la monture obligatoire des sorcières. Mais, plutôt que d’entreprendre ici un développement de puérilités historiques dépourvu d’intérêt pour les amis des chauves-souris, aussi bien que pour les gens qui sont effrayés par elles, je préfère rapporter quelques exemples de ce qui m’a été conté à leur propos depuis le temps où j’ai été capable d’entendre et de comprendre. Je ne parlerai que de mes interlocutrices ou de mes interlocuteurs sincères et sûrs de pouvoir jurer devant Dieu qu’ils n’inventaient rien.
Or, nous vivions déjà au XIXe siècle.
La vieille Gibracque habitait sur la route du cimetière, à cinq cents mètres au nord du jardin du vieux Pile. Les voisins prétendaient qu’elle descendait d’une génération de sorcières, et je me serais bien gardé de contredire à cela, parce que je n’avais pas quinze ans, qu’elle en avait quatre-vingt-dix à peine, et qu’elle commençait à croire à ses propres contes dans le moment où, sans rire d’eux et sans les nier, je me plaisais à en discuter avec moi-même critiquement. Je connus ainsi que le ciel, en plein jour, était plein d’énormes chauves-souris, invisibles à cause de leur couleur de ciel et de soleil, et que c’étaient celles-là qu’employaient les sorcières pour aller de nuit retrouver leurs pareilles en tel ou tel lieu sinistre et décrié. Quant aux chauves-souris que voyaient les yeux du commun des hommes au crépuscule, elles n’étaient que les ombres diminuées des véritables chauves-souris à l’usage des sorcières, et qui sont, elles, couleur de soleil et de ciel.
Les opinions de la Gibracque avaient du moins le mérite de quelque fantaisie, de quelque poésie. J’en connais bien d’autres aussi peu justifiées et infiniment plus prosaïques : ainsi, dans la Mayenne, la chauve-souris passe pour n’aimer à voler tout près de nos têtes que dans le dessein bien arrêté de nous donner des poux ; le pire, c’est qu’il arrive parfois à la malheureuse bestiole, par suite d’une glissade aérienne maladroite, de s’accrocher à une chevelure féminine, et cela signifie alors, non plus seulement intention d’infliger aux crânes humains de sordides parasites, mais, selon les villages, amoureux désastres pour la victime de l’agression, ou mort dans l’année.
La mort n’a pas nécessairement lieu dans l’année pour la victime de l’agression, mais elle survient, en général, pour la chauve-souris, dans la minute.
Un peu plus à l’ouest, dans la Bretagne non encore bretonnante, dans la Bretagne des « Gallos », j’ai entendu, à Dol, un mécanicien de la marine en retraite me raconter que les vampires des contrées équatoriales n’étaient rien, au point de vue de la malfaisance, en comparaison avec les chauves-souris de chez nous, « auxquelles nous n’attribuons pas d’importance parce qu’elles sont toutes petites, mais qui ne s’en attaquent pas moins aux hommes lorsqu’ils ont l’imprudence de dormir les fenêtres ouvertes… » Il ajoutait qu’elles ne tiraient évidemment pas beaucoup de sang de nous et que nous ne nous en apercevions pas, — justement à cause de leur peu d’importance, — mais que leurs visites nocturnes, ces bêtes étant venimeuses, nous valaient des boutons, des clous, et autres vilaineries… Le bonhomme était atteint de furonculose et surtout d’un penchant à la bistouille qui provoquèrent sa mort peu après. Encore un crime à l’actif des chauves-souris !
Dans les Landes, j’ai appris d’un aubergiste dont l’établissement est situé au bord d’un étang (plutôt herbu et vaseux) d’eau douce, que c’étaient des ailes des chauves-souris que tombent les « microbes », — cet homme n’est pas dénué de culture et lit le journal, — les microbes qui donnent les mauvaises fièvres à sa petite famille et à lui. Voici donc Noctu, avide de détruire les causes du paludisme, qui devient néanmoins responsable de ce fléau !
L’instruction primaire obligatoire, ou considérée comme obligatoire, a pourtant révélé aux masses urbaines ou rurales que la chauve-souris est un insectivore et qu’il est peu recommandable de crucifier cet animal non seulement inoffensif mais utile, sur les portes des granges ou en d’autres lieux. Le même enseignement a révélé également à la foule l’existence des microbes, mais voyez donc un peu où la foule va les nicher et de quelle façon elle comprend qu’il faut contre eux se mettre en garde ! Ici n’est pas le lieu de critiquer une méthode d’éducation qui fait presque uniquement appel à la mémoire, et néglige le raisonnement, à quoi son incohérence même la rend inapte ; et, d’ailleurs, l’instruction primaire obligatoire aurait-elle seulement fait passer de mode la crucifixion des chauves-souris, que ce serait déjà un résultat devant lequel je m’inclinerais volontiers.
Je m’incline donc, car cette mode est, en effet, sur le point de disparaître. Il y a une vingtaine d’années, quand les hasards des vacances, ou les vagabondages dont j’ai toujours été féru, m’amenaient en Gascogne, en Bretagne ou en pays basque, je voyais assez souvent mes bestioles plus ou moins habilement suppliciées en des lieux champêtres, clouées contre du bois vivant ou mort, momifiées fragilement et déjà friables comme lorsque c’est d’inanition qu’elles trépassent, dans l’hivernale demeure. Mais, déjà, lorsque je questionnais les gens du lieu sur les raisons d’une aussi barbare coutume, ils se montraient assez peu catégoriques.
Loin de votre esprit, Paul Irubure d’Ustarritz, étaient les traditions qui valurent à une certaine dame Jacaume d’être brûlée publiquement à Bayonne, en 1332. La dame habitait Urt, et le procès-verbal de l’affaire, à moi communiqué par un ami qui en possède bien d’autres plus curieux encore, témoigne qu’elle se défendit comme une belle diablesse, et ne dut sa mort dans les flammes qu’aux témoignages de voisins affirmant une affluence vraiment exagérée de chauves-souris autour de sa maison et de son clos. Paul Irubure, lorsque je vous demandai, en souriant d’un air complice, pourquoi vous ne manquiez pas, chaque an, de clouer une chauve-souris contre votre porte principale, au-dessous d’une plaque où était inscrit le nom d’une compagnie d’assurance, vous me répondîtes avec cet air d’autorité sombre et placide à la fois, qui est l’apanage des Basques pur sang :
— Parce que ça éloigne le malheur.
En d’autres pays ou pour d’autres personnes, cela éloignait le tonnerre, cela préservait les meules de la foudre et les vignobles des grêlons, cela empêchait les enfants de naître avant terme, cela sauvegardait les bestiaux des maladies ou les chrétiens du « mauvais œil »… Ne retenons que les raisons de Paul Irubure, à titre d’exemple : Ustarritz n’est pas loin d’Urt ; et si, au sud de l’Adour, l’affluence des chauves-souris autour d’une demeure suffisait, jadis, pour convaincre un homme ou une femme de sorcellerie et la faire périr par le feu, mieux valait en effet montrer qu’on n’était pas l’ami de ces sataniques bêtes. Paul Irubure, comme le pâtre cévenol de José-Maria de Heredia devant le vase libatoire et la patère dont il ignorait le sens, faisait « malgré lui, le geste héréditaire… » Il y eut sans doute beaucoup d’affaires du genre de celle qui entraîna la mort prématurée et déplorable de la dame Jacaume, aux débuts des habitudes que nos populations rustiques avaient prises depuis des siècles de martyriser les chauves-souris.
Plus raisonnable était, en vérité, le dernier en date des bourreaux de Noctu connus de moi, un hôtelier des bords de la Marne, qui, un peu avant la guerre, comme je lui posais la même question qu’à Paul Irubure, me répondit d’un ton jovial :
— Parce que ces animaux sont vraiment trop mal fichus et ont une trop sale figure.
Il n’avait pas prononcé « fichus », ni « figure », du reste. Je ne suis pas de son avis ; j’estime que Noctu est un merveilleux petit bijou de soie ou de velours, et que son vol, en outre, fera grandement défaut aux crépuscules terrestres, quand il en aura été pour jamais effacé. Mais tous les goûts sont dans la nature et, ce que je voudrais discerner ici, c’est l’origine, dans l’esprit de mes semblables, de ce sentiment d’horreur, de répulsion ou d’effroi qu’une innocente bête leur cause.
Physiquement, la figure des chauves-souris est comme une miniature de celles des chiens ou des singes ; une variété, la chauve-souris dite « fer-à-cheval », présente au niveau de son nez une excroissance de chair d’un effet esthétique qui, je l’accorde, n’est pas très heureux ; mais ne sont-ce point justement des difformités faciales du même genre qui nous rendent tels dogues ou bouledogues si sympathiques ?
Au reste, il ne s’agit point ici, je le répète, de vanter le physique de cette amie… Tous les gens n’aiment pas le genre de beauté des dogues ou des bouledogues, et c’est pour cela que mon hôtelier des bords de la Marne est, selon moi, plus raisonnable que les autres tortureurs de Noctu. En revanche, qu’y a-t-il à l’origine des légendes qui la firent traiter par Oppien d’oiseau mortuaire et sinistre, et qui plus tard valurent le bûcher à une dame soupçonnée d’avoir pour cette race quelque attrait ?
Je pourrais ici flâner longuement dans le domaine mal clos de l’humaine psychologie, jongler gravement ou fantaisistement avec de plus ou moins brillantes hypothèses. J’aime mieux n’en énoncer qu’une : Noctu est une anomalie ; elle est malheureuse ; sa race est condamnée à mort ; c’est, dès lors, presque instinctivement que nous crions haro sur cette œuvre manquée de notre mère commune ; tout se passe comme si une auto-suggestion peut-être perverse, peut-être effroyablement lucide, nous remettait plus ou moins consciemment, quand nous considérons l’homuncule-volant, en présence de cette idée que nous ne sommes pas si « réussis » nous-mêmes, que nous avons été forcés d’inventer le feu et bien d’autres choses encore, qu’il n’y a pas tellement lieu d’en concevoir de la fierté : et un malheureux trouve toujours un plus malheureux que lui pour le torturer ou en médire.
J’ai exprimé, pour des raisons différentes, dans un précédent livre, des sentiments et des idées qui me semblent être encore en leur place ici. Je dépeignais Mes Landes dans le temps que les pins ne leur avaient pas apporté la salubrité et la richesse. Alors, de la Gironde à l’Adour, aux environs des chapelets d’étangs que l’Océan, en se retirant vers l’ouest, a laissés derrière lui comme des marques de ses pas, la plaine s’étendait à l’infini, toute mouchetée de marécages. Dans leurs eaux glauques et ternes, — pluies mortes que de minces couches d’argile, s’étageant dans le sable, éternisaient à la surface du sol, — grouillaient des sangsues, richesse naturelle à peu près unique du pays en ce temps-là, d’énormes couleuvres noires et or, et les miasmes des fièvres malignes. Une race maladive, parcimonieusement disséminée sur l’immense territoire, pratiquait l’élève des troupeaux, se nourrissait de bouillie de maïs, s’abreuvait d’eau malsaine…
« L’humanité », ajoutais-je, « n’est pas précisément charitable, et c’est de sa part une tendance naturelle de considérer les malheureux comme des coupables frappés par la justice divine… »
D’autres avaient dit cela avant moi et il fallait vraiment avoir aussi peu de bon sens que ce grand enfant de Jean de La Fontaine pour décréter que malheur est synonyme d’innocence. Aux yeux de leurs voisins privilégiés des riches vallées de la Garonne, du Gers, de la verdoyante Chalosse et du pays basque, les véritables Lanusquets, les Landais des vieilles Landes, passèrent longtemps pour des êtres impurs et maudits, rarement baptisés, et qui avaient sans doute le pied fourchu. Quant à la Lande elle-même, c’était une terre d’effroi, hantée de maléfices, et il n’y avait point de diabolique prodige qu’elle ne réservât aux gens assez téméraires pour s’y aventurer.
En tout cas, un vieux paysan de Mugron-en-Chalosse, avec qui j’ai beaucoup conversé, m’apparaît aujourd’hui encore comme la preuve jusqu’à nos jours gardée d’un pareil état d’esprit. Dieu ait l’âme de Peire Balsamet, qui dort à présent sur une colline des bords d’Adour, dans un joli cimetière ensoleillé où, l’automne venu, les bleus genièvres contiennent chacun un merle noir, comme un fruit translucide ferait son noyau. Peire Balsamet était véritablement un reliquaire de récits et de contes. Ayant voyagé en chemin de fer et vu Bordeaux, il considérait, bien entendu, ces contes comme des sornettes. On l’eût fortement étonné en lui expliquant qu’ils étaient, en un certain sens, aussi vrais que possible.
Un de leurs principaux héros, dénommé Jean Tranquille, était arrivé, après diverses aventures extraordinaires, dans un pays dont un dragon au souffle empesté gardait l’entrée. Passant outre, il avait contemplé les plus effrayantes merveilles, et des géants hauts de quinze pieds, et « la ville bâtie dans le ciel » ; il avait rencontré des êtres affreux, au langage à peine humain, et revêtus, non d’habits de chrétiens, mais de poils de bêtes… Voilà ce que devenaient, au temps jadis, les Landes et leurs habitants dans l’imagination naïve des gens qui les avaient vus de loin ; car, vous l’avez bien compris, c’était dans les Landes que Jean Tranquille avait été entraîné par son amour des aventures, sans que celui qui racontait, après tant d’autres, ces aventures, s’en doutât. Le dragon au souffle empesté ? La fièvre. La ville bâtie dans le ciel ? Un mirage comme en devaient produire assez souvent les jeux de la lumière au-dessus des immensités plates. Les géants ? Des bergers sur leurs échasses. Les êtres velus ? De pauvres diables affublés de peaux de bêtes.
Quant à leur langage, pour que Jean Tranquille le jugeât à peine humain, il suffisait qu’il ne fût point tout à fait semblable au dialecte de son hameau.
Revenons-en toujours à cet axiome, en apparence un peu simplet, que, pour aimer les bêtes, il faut les connaître profondément. D’hommes à bêtes comme d’hommes à hommes, la médisance s’exerce surtout par l’incertitude, et c’est dans l’ignorance que la haine ou la terreur ont toujours plongé leurs racines les plus vivaces.
Mais, connaître les bêtes, ce n’est pas seulement les avoir observées avec de bons yeux ; montrer qu’on les connaît, ce n’est pas seulement relater des expériences en s’efforçant de conserver dans son style un peu de l’agrément et de l’émotion qu’on a pu éprouver en les observant ; et, aimer les bêtes, c’est autre chose que de s’intéresser à ce que racontent d’elles les livres, y compris les miens. J’accorde que l’observation seule peut provoquer l’intérêt ou l’amour, mais, pour le chercheur comme pour ses lecteurs, elle demeure impuissante à constituer réellement la connaissance.
Cette fois encore, je n’ai pas l’intention de développer un discours de la méthode en sciences naturelles ; je me contenterai de poser qu’une connaissance de telle ou telle entre les innombrables vies de ce monde n’est valable que dans la mesure où, tandis que nous étudions cette vie, nous ne perdons jamais de vue que le but de toute connaissance est de nous connaître nous-mêmes ; que, réciproquement, quiconque ne s’efforce pas de connaître sa propre nature, il ne connaît rien.
Il est donc nécessaire, dès les premiers regards lancés vers le sol, ou vers les bas-fonds de l’océan aérien, de nous livrer à de perpétuels retours sur notre humaine condition, de nous remettre constamment à notre place dans l’univers terrestre ; et ceci en prenant bien garde que cette place n’est ni absolue ni éternelle, mais varie dans le temps et aussi selon l’animal que nous considérons.
Bref, en cet ordre d’études plus encore que dans tout autre, s’impose un relativisme bien entendu, c’est-à-dire tout ensemble absolu et prudent : un doute provisoire que notre devoir est de prolonger en tous sens et à l’infini.
Ainsi, quand il s’agit d’une vie considérablement plus ancienne et plus évoluée que la nôtre, la vie d’un grillon, par exemple, — ou, d’ailleurs, de n’importe quel insecte, — c’est en scrutant à chaque instant l’abîme qui sépare le modus vivendi de l’insecte et celui de l’homme, que l’on a les meilleures chances, non pas de franchir l’abîme, mais de projeter au-dessus de lui quelques lueurs. Tout au contraire, pour comprendre l’homuncule-volant, dont la réalisation actuelle dut être à peu près contemporaine de la nôtre, on ne saurait trop insister sur ses ressemblances avec nous.
J’ai déjà indiqué quelques-unes de ces ressemblances, mais je réservais les plus précieuses pour le moment où je prévoyais que s’imposerait une réhabilitation de Noctu. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises j’ai fait allusion à son langage. A présent, je n’hésite plus à écrire : Noctu parle, Noctu a un langage, un langage embryonnaire, sans doute, mais qui mérite néanmoins d’être tenu pour tel. On pourra se moquer, ou m’objecter que mon amitié pour mon personnage me fait oublier tout ce qui sépare le mot du cri. Je persiste dans mon affirmation.
N’a-t-il pas été maintes fois question du langage des singes ? On a noté chez eux, si je ne me trompe, une cinquantaine de syllabes qui, tantôt répétées, tantôt diversement unies entre elles et prononcées sur différents tons, exprimeraient réellement et de manière stable les sentiments que ces bêtes peuvent éprouver. Personnellement, je n’ai guère, hélas ! observé les singes que dans les singeries de nos jardins zoologiques, sur la misère desquels il serait peu généreux de m’appesantir, et je n’éprouve aucune fausse honte à confesser mon incompétence.
Cependant, je me vois contraint d’avouer que, devant ces singes piteusement encagés, je n’ai guère eu l’impression nette de mots proférés et de conversations poursuivies. Il m’a semblé d’ailleurs que leurs « discours » s’adressaient surtout à leurs visiteurs, pour injurier ceux-ci ou quêter d’eux une friandise ; j’ai remarqué en outre que ces discours consistaient uniquement en stridulations gutturales, syllabiquement intranscriptibles, qui variaient d’intensité ou d’insistance selon le degré de fureur ou de gourmandise, et aussi selon les individus, fussent-ils de même race. Or on ne saurait pourtant parler de langage, là où il n’y a pas règle et fixité. Enfin, entre eux, leurs rapports oratoires se bornent à des clameurs de défi ou de joie, à des invitations à la bataille ou au jeu ; en va-t-il différemment chez les chiens et quantité d’autres quadrupèdes mammifères dont les idiomes respectifs se réduisent à deux seuls mots d’une ou deux syllabes, et dont les dictionnaires respectifs sont complets quand on a transcrit, par exemple, miaou ou ouah, pfutt ou rrroû ?
Une fois seulement, il y a environ quatre ans, au Jardin d’Acclimatation, j’ai été assez curieusement troublé, — vous en souvenez-vous, Franz Toussaint ? — devant la cage où, sans regarder personne, sans regarder même son épouse en train d’allaiter le plus attristant des bébés, un chimpanzé entonna soudainement une sorte de mélopée lugubre, dont certaines syllabes, distinctes parce que lentement proférées, revenaient comme un refrain à intervalles presque égaux. Le malheureux père, ai-je dit, ne nous regardait pas ; il regardait ses paumes grisâtres, grattant tantôt celle-ci, tantôt celle-là des doigts de son autre main, comme s’il se fût agi de marquer la mesure et le rythme auxquels il entendait qu’obéissent ses paroles ; contrairement à ce qui arrive chez les singes, même anthropomorphes, cela dura relativement longtemps, — de trois à cinq minutes… Et je ne pouvais m’empêcher de penser aux chants de deuil des peuplades sauvages, à ce que dut être la première élégie du premier poète, car il était impossible de ne pas éprouver, en écoutant cette lamentation, la sensation de je ne sais quoi de réfléchi, de composé, de voulu.
Or, si primitif que soit un poème, on ne saurait guère en concevoir la possibilité là où manqueraient absolument les mots.
Peut-être, dans l’humanité elle-même, le monologue, l’expression lyrique et désintéressée, modulée ou chantée, a-t-elle précédé le dialogue courant, la conversation utilitaire. J’ai donc connu un chimpanzé qui était probablement, dans son genre, un grand poète élégiaque, mais je n’ai jamais vu ou entendu des singes causer entre eux, au sens que nous donnons à ce mot quand il s’agit de nous.
Il se peut qu’il n’en soit pas de même lorsqu’ils vivent en liberté, par couples et même quelquefois par tribus, dans les forêts vierges du Gabon, de la Guinée ou de la Malaisie, et j’envie les explorateurs ou les savants qui sont allés se faire sur place une opinion pour ou contre le réalité des idiomes simiesques. Mais, à ceux qui voudront se convaincre que les hommes ne sont pas les seuls êtres terrestres capables de parler, ou plutôt de converser entre eux, il ne sera pas besoin de lointains et périlleux voyages. Qu’ils se penchent, après avoir procédé comme je l’ai indiqué, sur un nid de chauves-souris, qu’ils aient la patience d’accoutumer les hôtes de ce nid à leur visage.
Leur patience, je jure qu’ils ne la regretteront pas.
Car c’est bien d’une conversation qu’il s’agit ici, ou plutôt de conversations fréquentes, interminables : ces pauvres gens, désœuvrés malgré eux durant la plus grande partie du jour, font bien ce qu’ils peuvent pour rester tranquilles, dormir et ménager leurs réserves de chaleur interne ; mais, surtout quand l’enfant va naître ou est né, trop d’espoirs, trop d’inquiétudes aussi rôdent autour de leurs frêles cœurs ; et, dès trois ou quatre heures de l’après-midi, ils ne peuvent plus être maîtres de leur langue.
A noter que, dès qu’un intrus de mon espèce est parvenu à se rendre familier, ils font preuve vis-à-vis de lui d’une insolente indifférence ; discutent à son nez de leurs petites affaires tout comme s’il n’était pas là, et ne s’occupent guère plus de lui, s’il sait ne point bouger et se taire, que pour lui rappeler son devoir, qui est de leur apporter au déclin du jour, ou même plus tôt, une sérieuse provende d’insectes à point.
Moins habile ou subtil que les savants qui vont jusqu’à distinguer une cinquantaine de syllabes pour certains idiomes simiesques, je n’ai guère catalogué dans ma mémoire auditive, après avoir des heures et des ans assisté à de conjugales ou ménagères palabres de chauves-souris, qu’une douzaine de sonorités différentes. Mais, différentes, ces sonorités le sont très nettement, et il en est deux ou trois qui se répètent dans des circonstances assez précises et définies pour qu’une ébauche de traduction devienne ici possible.
Ainsi de la sonorité qui signifie la faim et de celle qui signifie la colère ; je serai moins affirmatif à propos de celle qui signifierait la peur, car elle serait aussi celle de la tendresse ; d’ailleurs, que peur et tendresse se confondent dans l’âme des homuncules-volants, cela paraîtrait-il tellement extraordinaire aux hommes qui savent réellement chérir ?
Ce qui est parfaitement naturel de la part de cette créature ataviquement affamée, c’est que la sonorité par laquelle elle exprime la faim, demeure, pour l’observateur, la plus indiscutable, la plus distincte. La chauve-souris habituée à moi qui me rappelle à l’ordre quand je néglige de lui fournir sa pitance, et la chauve-souris inconnue qui entreprend dans les airs sa chasse quotidienne, tiennent exactement le même discours ; celle-ci l’adresse au ciel souvent ingrat, celle-là à l’horrible géant qui subvient à ses besoins pour des motifs inconnus, par chance rare et merveilleuse, peut-être parce qu’il est assez subtil pour juger comme la bestiole qu’une certaine paresse est préférable à de pauvres et vains labeurs… Mais, que le mot de la faim soit prononcé à l’adresse du ciel ou du géant, il est le même chez toutes les noctuelles par moi observées, — libres, demi-captives ou captives, et à peine plus prolongé chez les ratons-volants, — et à peine raccourci et plus gravement émis chez les roussettes.
Quand c’est en naviguant sous le ciel que Noctu et ses cousines le répètent, il s’accompagne parfois d’un autre mot, très différemment modulé, qui m’a tout l’air soit d’un appel, soit d’un avertissement, — invitation à ne pas s’écarter ou à rentrer au gîte, signalement d’une proie que l’époux ou l’épouse, ou un ami, a manquée et qu’il serait bon, néanmoins, de ne point laisser définitivement fuir. — Ce dernier mot, en tout cas, vous ne l’entendrez jamais sur les babines des chauves-souris observées au nid et nourries par vous. Il faut bien admettre ici, jusqu’à un certain point, cette fixité et cette stabilité qui permettent de donner le nom de langage à une série, si rudimentaire soit-elle, de sonorités vocales dans le gosier d’un animal.
Série rudimentaire : douze sonorités en tout, à une ou deux unités près !… Mais que l’on relise cette émouvante Histoire des Voyages, chère à M. Bergeret et célèbre grâce à lui, où sont relatées toutes les expéditions maritimes qui, du commencement du XVIe siècle à la moitié du XVIIIe, contribuèrent à chasser le mystère de notre étroite planète, et à diminuer l’étendue du domaine que l’homme considère comme son fief. Seize gros volumes chez Didot, libraire, quai des Augustins, à l’enseigne de la Bible d’or, Paris ; seize gros volumes dont l’édition, après la mort ou le renoncement de la veuve Didot, fut laborieusement poursuivie jusqu’au XXe par Arkstée et Merkus, d’Amsterdam, puis par Rozet et Maradan, Parisiens, puis par un certain Panckoucke qui était peut-être, en somme, d’origine britannique, — car c’était l’époque où la France perdait avec tant de nonchalante bonne grâce son titre de dominatrice des mers et son empire colonial…
Vingt gros volumes, qui me semblent plus courts que bien des romans et que je ne me lasserai probablement jamais de relire ! On y trouve de ces descriptions nues et saisissantes, comme seuls en peuvent concevoir des yeux merveilleusement neufs ; les pays gâtés ou perdus revivent avec leur faune et leur flore vierges, leurs ressources et leurs habitants encore anonymes, ou dénommés, quelle que fût leur couleur, quels que fussent leurs usages, Indiens… Mais les bêtes sont-elles moins mystérieuses pour les sages d’aujourd’hui que ne l’étaient alors les « Indiens » pour les beaux aventuriers du monde ?
Or, à chaque récit de voyage en Océanie, en Patagonie, en bien d’autres lieux encore, reviennent, refrains apitoyés, à peine méprisants ou ironiques, des phrases comme :
« Il ne paroît point que le parler des gens de ce pays comporte plus de cent mots, et encore, selon les accents qu’ils y mettent ou la plus ou moins grande rapidité avec laquelle ils les prononcent, ces mots peuvent-ils changer de sens du tout au tout. Nous essayerons néanmoins de donner un échantillon de leur langage : ainsi turo signifie nourriture, mais signifie aussi beau temps, comme si c’étoit le beau temps qui leur apportoit la nourriture… »
Ceci est noté dans le relation du voyage de Kolben au pays des Hottentots (1713). Cet explorateur hollandais avait fait un long séjour dans leur pays, et remarquait, en fin de compte, que « la prononciation des Hottentots est accompagnée de tant de vibrations, de tours et d’inflexions de langue, qu’elle ne paroît qu’un bégayement aux oreilles des étrangers… Il est fort difficile, et peut-être impossible, pour un étranger d’apprendre jamais leur langage… »
A l’encontre de la plupart des gens de me génération, je suis assez fier d’avoir été jadis fort en grammaire, et même fort en thème ; cette vertu peu fréquente prépare des joies tranquilles, inattaquables, dont on peut être assuré pour toute une vie, et qui vous valent dans le secret du cœur mûri de bien savoureuses satisfactions. Ceci dit, rien d’étonnant à ce que j’eusse rêvé, dès que je connus bien Noctu, d’établir, un jour dans l’avenir, un lexique et peut-être même une syntaxe de la langue qui lui est propre. Risquer aujourd’hui pareille tentative serait puérilité de ma part.
Et ceci pour les raisons qui laissaient Kolben découragé devant la difficulté, non pas tant de l’interprétation que de la transcription d’une sonorité hottentote. Nul doute que, depuis Kolben, les Hottentots de race pure eux-mêmes, s’il en reste, n’aient profité des bienfaits de la civilisation et acquis un parler plus transcriptible. Mais pour donner sur le papier une sensation auditive exacte des quelques douze mots des chauves-souris d’Europe, il ne suffirait pas d’un jeu de voyelles truquées et de consonnes modifiées parce qu’inexistantes dans la plupart des graphies humaines ; il faudrait tout un système de notations, tenant compte de la quantité et de l’acuité ou de la gravité du son, et je crois avoir dit que je n’entendais rien à l’écriture musicale ; il faudrait enfin, pour un seul mot, des pages d’explications, de précisions et de commentaires. Je ne dis pas que l’étude serait sans intérêt, mais je ne la crois pas indispensable en ce discours et j’aime mieux la signaler à la curiosité des autres chercheurs que l’entreprendre moi-même.
Pourtant, puisque Kolben eut le courage d’écrire le mot turo, à propos du parler des Hottentots, au cours de sa relation de voyage, il y aurait quelque pusillanimité à ne pas tenter de noter ici le mot qui se rapporte à un ordre de sentiments et de besoins très proches dans le langage de Noctu.
A titre d’échantillon, je signalerai donc que le mot, ou la phrase, qu’on peut sans hésiter traduire en français par j’ai faim, s’imprimerait approximativement chez nous par : M’vrou-ou-ik ; à noter que m’vrou est une syllabe longue, ou, une syllabe très brève, et ik, une syllabe demi-longue lancée à un octave au-dessus des deux autres. J’ai très faim, se dit en répétant deux fois la phrase, plus rapidement. Je meurs littéralement de faim s’exprime en ajoutant les m’vrou-ou-ik aux m’vrou-ou-ik, mais avec une telle volubilité qu’ils sont alors produits par une seule émission de voix, les trois syllabes étant liées et fondues en une audacieuse synérèse.
Je pense que cet exemple suffit. Quoique j’aie avoué plus haut tout ce qu’il y a nécessairement de puéril et d’imparfait en de telles notations, — qu’il s’agisse de chauves-souris ou de singes, — je ne regrette pas de m’être laissé aller à ce jeu, en passant. Car ici ressort une réalité infiniment troublante, une incontestable analogie constructive et syntaxique entre le langage de Noctu et les langages humains les plus primitifs. En celui-là comme en ceux-ci, c’est par le redoublement ou la répétition du mot que s’exprime l’énormité ou la quantité considérable de l’objet, comme aussi l’intensité du sentiment ; redoublements et répétitions constituent le superlatif, et déjà sans doute le comparatif, dans ces frustes grammaires.
Les soldats de notre armée noire transposent ces habitudes linguistiques jusque dans notre parler à nous.
Écrivant ceci, je ne puis m’empêcher de penser à mon ami Moussi-Bebeker, tirailleur sénégalais, bambara, pour qui « y a bon », n’était guère qu’une simple formule de politesse, mais qui, lorsqu’il s’agissait d’une satisfaction de qualité rare, et notamment de l’offre d’une bouteille aux environs de notre commun hôpital, multipliait les bon-bon-bon à l’infini, avec une volubilité qui croissait selon l’agrément du vin ou la gravité de sa soif.
Je suis si peu parvenu à lui apprendre l’usage d’un adverbe comme très, qu’il prit celui-ci, en définitive, pour un synonyme de bon. Au terme de nos relations, tout ce que j’avais pu obtenir de lui, c’était qu’il exprimât son contentement par : « Y a très très très… » Pure courtoisie de sa part, désir de s’exprimer en un dialecte qui m’était spécial et auquel je semblais tenir… Mais, du moment qu’il employait l’adverbe très, le mot bon, à sa suite, lui eût fait l’effet d’un pléonasme ridicule.
Au reste, pour qu’aucun doute ne demeure, penchons-nous de nouveau vers Noctu en son ménage.
Qui dit conversation véritable entre êtres humains, conversation poursuivie et posée, ne peut en concevoir l’idée sans l’accompagnement d’une mimique et sans que s’entre-croisent les regards des interlocuteurs.
J’ai dit que ce n’était pas le cas chez les singes, du moins tels qu’il m’a été donné de les voir. On ne saurait non plus écrire le mot de conversation, sinon en manière de plaisanterie, à propos de chiens ou de chats se disputant un os ou une amoureuse ; non plus à propos de cochers de fiacre parisiens comme il en existait encore il y a quelque vingt ans et qui, sans même tourner la tête l’un vers l’autre, s’adressaient au passage de joviales ou hargneuses injures : il n’y a là ni conversation ni langage (même quand il s’agit de cochers de fiacre), mais simplement expansion sonore d’un cœur à tort ou à raison trop gonflé ou trop lourd.
Penchons-nous vers Noctu en son ménage, vous dis-je, et aussitôt les dissertations deviennent parfaitement inutiles : la conviction naît. Ces gens-là se racontent des choses, se communiquent des impressions, échangent des mots tendres ou s’invectivent. La mimique est encore plus compréhensible et traduisible que les syllabes ou les mots : les dents se découvrent plus ou moins, le nez grimace, les yeux clignotent, le front se plisse ou se défripe selon les cas ; les gestes, eux aussi, sont là ; l’aile reprend cet aspect de cape que j’ai déjà décrit à propos de Noctu allaitant son enfant ; la main entoilée donne la parfaite illusion d’un bras sans main s’agitant avec plus ou moins de véhémence sous une draperie vestimentaire, avec une précision, une opportunité à nous-mêmes sensibles, et que l’auteur de l’Institution oratoire aurait probablement admirées et louées, peut-être même citées en exemple, s’il eût connu les mœurs et coutumes de la chauve-souris.
Et puis, les regards se croisent, ou s’appuient les uns sur les autres, ou se détournent vers l’objet dont il est question : l’enfant presque toujours, ou les insectes que ma munificence vient d’apporter au ménage, ou la couleur de l’heure que masque et dénature mon visage inquiétant… L’enfant presque toujours ! Ces pauvres diables, quand ils vivent en famille, sont des éducateurs consciencieux, tatillons même et assez souvent incohérents ; ils adorent leur rejeton, le choient, se disputent âprement son voisinage et ses caresses ; puis, sans raison bien apparente, celui des deux conjoints qui s’est montré trop sévère ou trop tendre se fait dire des sottises par l’autre, et une véritable scène de ménage s’ensuit.
Il ne serait pas nécessaire d’avoir beaucoup d’imagination pour se croire transporté dans un milieu de bourgeois français nécessiteux. La mère, plus impulsive, gifle le petit plus volontiers et plus fréquemment que le mâle ; je regrette que le mot gifle soit impropre, puisque la structure de la chauve-souris lui permettrait en somme de lancer un bon coup d’aile dans la figure de sa fille ou de son fils ; mais je dois à la vérité d’avouer que le châtiment consiste en menues morsures, qui font brailler la gamine à la façon de Totor ou de Nénette corrigés pour de courantes menues bêtises. Après quoi, si c’est madame qui a donné la correction, monsieur s’en prend le plus souvent à madame, et réciproquement. Il arrive aussi que tous deux s’entendent pour cogner ensemble. Le bébé, selon son caractère, manifeste plus ou moins haut sa fureur et sa vexation.
En vérité, ne sommes-nous pas « chez nous », nous autres hommes ?
Les motifs de ces corrections données par la mère, le père ou tous les deux, je ne crois pas qu’il serait très difficile de les élucider.
Je n’en veux retenir qu’un qui saute aux yeux, et qui est d’ordre hygiénique ; à peine l’enfant est-il capable de se traîner sur ses pauvres pattes, qu’il veut, comme une grande personne, prendre sa part du festin que lui offre le ridicule géant ; si la mère ou le père n’estiment pas que le moment en soit venu, que cela risque de nuire à sa santé, — j’ai assez montré, je pense, le souci qu’ont mes bêtes de leur race menacée, — corrections et gronderies retentissantes, suivies de chamailleries qui ne le sont pas moins… Elles ne le sont pas moins non plus, chamailleries, gronderies et corrections, quand la mère estime que le moment est venu de sevrer l’enfant et que celui-ci s’obstine à vouloir téter encore.
Le ménage Noctu apporte donc incontestablement une activité un peu brouillonne, assez humaine, et incontestable, à l’éducation de son rejeton. Peut-être aussi apprend-il à celui-ci l’art de s’exprimer convenablement dans le langage de la race ; nouveau-né, l’enfant de Noctu crie comme un simple bébé ; il ne part pas du gîte, il ne prend pas l’essor sans savoir parler comme père et mère, c’est-à-dire avant la fin de juillet, et bien plus souvent vers la fin d’août, — car, dans la race des noctuelles, les époques des accouplements et des naissances sont beaucoup moins fatales que chez la plupart des bêtes, ce qui les rapproche encore de nous. Ce qui est sûr, c’est que l’enfant, dans le ménage Noctu, est instruit, éduqué, gâté (même maladroitement parfois !) aussi longtemps qu’il est possible.
Après ses premiers vols, il retrouve quotidiennement sa place au nid ; et, à peu près certainement, si ses parents ne sont pas de ces aristocrates qui demeurent dans leur hôtel particulier en hiver, il les suit et dort près d’eux dans l’habitation hivernale commune à plusieurs familles.
L’enfant, fille ou garçon, ne se considérera en aucun cas comme nubile avant d’avoir hiberné. Je ne sais si d’autres que moi ont professé une opinion contraire ; j’entends garder jusqu’au bout mon horreur des observations transmises, écrites ou orales ; mais vingt-cinq années d’expérience me laisse croire que j’ai raison d’affirmer cela.
J’ajoute que, contrairement à ce qu’a conté un savant, par ailleurs digne de toute admiration et de tout respect, Noctu n’enseigne pas à son enfant l’art du vol en l’emportant dans les airs accroché à ses épaules. L’art du vol est inné chez le bébé ; et l’adolescent, ainsi que je l’ai noté lors du départ un peu ingrat de ma première pensionnaire et de son fils, risque du premier coup la mort ou sa chance de vivre.
D’où vient cette légende d’une chauve-souris voyageant accrochée aux épaules d’une autre ? Pour ma part, cela non plus, je ne l’ai vu jamais. Il ne saurait donc y avoir ici aucune confusion ni lieu de dire, par exemple, à propos de ces vols à deux, qu’ils signifieraient, sinon apprentissage aérien, du moins voyage de noces. De ce fait que la plupart des insectes ailés célèbrent leurs heures nuptiales au-dessus du sol, n’allons pas enfantinement inférer que l’exception monstrueuse, le mammifère volant, agit de même.
A la vérité, les conditions dans lesquelles celui-ci s’accouple me demeurent assez mystérieuses. Nous connaissons la fidélité conjugale de Noctu, son amour d’une vie très réellement familiale, et je crois avoir déjà fait allusion à sa pudeur, ou à je ne sais quoi qui, évoquant irrésistiblement ce mot dans l’âme, le fait affleurer à mes lèvres, le laisse tomber de ma plume. Tentant ici de rapprocher l’homuncule-volant de l’homme, je n’insisterai pas cependant sur ce point ; car la pudeur, dans l’humanité, est un sentiment d’invention assez récente, et qui participe à l’incertitude de ces modes en matière d’amour que j’ai signalée dans Vie de Grillon.
« La pudeur », écrit à peu près, je ne sais plus où, M. Anatole France, « est une forme ou un dérivé du sentiment de la propriété… »
Je veux bien. Mais il ne paraît pas que les femmes indigènes d’O’Taïti, recevant Cook, Bougainville, leurs officiers et leurs hommes d’équipage, aient soupçonné que la pudeur existât, alors que, malgré une civilisation confinant à l’état de nature, elles possédaient le sentiment de la propriété au point de ne pratiquer le vol que sournoisement.
L’humanité de Noctu, si je croyais devoir davantage m’étendre, c’est d’autres constatations que je tenterais de la dégager.
Je la montrerais notamment malade à notre manière, phtisique peut-être parfois, partageant avec nous diverses misères physiologiques, dont le goitre. Un rapport à l’Académie de Médecine aurait même, m’a-t-on dit, rendu mon personnage responsable de cette affection chez mes semblables. Je n’ai pu avoir connaissance de ce rapport, j’en ignore la teneur ; j’ai, d’autre part, constaté personnellement que bon nombre de chauves-souris sont en effet goitreuses ; mais, de ce que Noctu est soumise à des maux frères des nôtres, y a-t-il lieu de conclure que c’est à son influence que nous devons ceux-ci, lorsqu’ils nous atteignent à notre tour ? Et n’a-t-on pas, en somme, considéré il y a quelques années comme parfaitement honorable pour certains singes anthropomorphes, qu’ils pussent se laisser inoculer avec succès les germes de telle maladie qui semblait être rigoureusement réservée à l’espèce humaine ?…
Adieu, petite sœur ailée et malheureuse !
Adieu Noctu !
O frêle chose soyeuse et long-voilée, qui sembles porter d’avance le deuil de ta race au delà du deuil de toi-même, c’est ici que je dois te dire adieu, pour cette saison. Ici, c’est encore et toujours mes Landes, et le beau presbytère campagnard où m’accueillit, il y a quelques jours, un grand poète trop modeste, ami entre les amis. Où pouvais-je mieux me désassocier des pensers et des sentiments parfois très lourds que la connaissance de ton sort m’a fait subir, durant que je tentais de raconter telles circonstances de ta vie, vue de mes yeux enfantins ou virils ?
Plus d’un an, déjà, que j’ai commencé d’écrire ton histoire ! Qu’en sera-t-il ? Que saura-t-elle indiquer, en fait de connaissance d’eux-mêmes, aux hommes, — et surtout à ceux des hommes qui, plus riches de loisirs et de science que je ne le suis, relèveront mes omissions et peut-être mes erreurs ?… Je ne crois pas m’être trompé sur ton compte, mais je suis sûr d’avoir oublié bien des choses, et d’en avoir rejeté de parti pris d’autres, sur lesquelles j’étais mal fixé moi-même, ou qui eussent risqué de passer, dans le monde des instituteurs de sagesse, pour de la fantaisie, de la poésie, de la légende, du roman.
Et pourtant…
Mais cet adieu n’est pas éternel, si quelque vie encore m’est prêtée, parce que j’ai la sincère persuasion que toi-même et les autres bêtes avez de précieux renseignements à m’apprendre, à nous apprendre.
Voici un soir si beau que je sens ma plume inégale à s’emparer de lui. Noctu tente ses premiers ballets aériens, précurseurs de la retraite hivernale. Et ici se présente un cas particulier que je ne saurais élucider dès à présent. Encore une omission ! Tant pis, et que ma sincérité jaillisse de ce que je viens d’écrire !
L’année 1921 a été exceptionnelle au point de vue chaleur et sécheresse. Octobre à son milieu est plus orageux et brûlant qu’août en son éclat ordinaire. Et voilà, de ce fait, mes amies ailées qui n’ont guère envie d’hiberner, ni moyen de vivre. Car, du moins dans ce pays-ci, les insectes dont elles peuvent se nourrir, plus vieux, ou plus heureusement évolués qu’elles, sont à peu près tous morts, tranquillement, — ou meurent. Le soir bleuit le pré devant lequel j’achève ce livre, en face d’un clocher et du ciel. Les oiseaux se sont à peine tus que Noctu, Raton-volant et Roussette circulent fiévreusement, à la poursuite des très rares proies dont la conquête est une vertu. Dans la génération à venir, dans celle qui sera capable de se réveiller au printemps prochain, de produire ou de naître, quelle hécatombe ! Que de manquants et de manquantes à l’appel, quand reviendra la saison où Aphrodite ressuscitera Adonis, parmi ceux et celles qui, ce soir, regagneront les fissures des vieux murs ou les trous des vieux arbres voisins, le ventre à peu près vide, en se demandant peut-être pour quel crime elles sont ainsi torturées ?
Car, à ces bêtes qui ont un langage, qui ont, en outre, tant de traits humains, pourquoi une mémoire, embryonnaire d’ailleurs elle aussi, serait-elle déniée ? Imaginons-les comptant leurs morts au printemps prochain, et faisons un retour sur nous-mêmes, sur des années qu’un « soi-disant » progrès nous autorise à juger exceptionnelles.
Nous aussi, nous comptons nos morts, et les morts du monde entier, du monde en faillite. En faillite, pourquoi ? A cause du progrès trop rapide, de ce progrès cher à quelques imbéciles. Noctu a cru devoir prendre des ailes, ou a été forcée de les prendre : elle en meurt, et sa race en meurt aussi ; nous, nous avons cru devoir les prendre, — tout court, et les prendre artificielles, encore ! — Le résultat ? Voici : les guerres, monstruosités inévitables entre animaux, et même entre végétaux, au lieu de supprimer comme autrefois quelques milliers d’individus, en suppriment maintenant des millions. Le progrès, c’est Homais fait raison humaine, telle que l’entendent les imbéciles dont j’ai parlé ici et ailleurs.
Les chauves-souris, comptant leurs morts au printemps prochain, prononceront peut-être en leur langage, le mot de cataclysme mondial… Mes lecteurs, mes amis, vous me comprenez ? Je crois, je suis même sûr que, nous autres hommes aussi, nous sommes décidément mal équipés pour une longue traversée dans le temps, sur l’infime espace de la planète Terre. Un paysan, — non pas landais, mais breton, — me disait il y a quelques années, avec cette conviction placide et augurale qui distingue ceux de sa race :
— C’est à croire que toutes les fois qu’on trouve le moyen de guérir une maladie, Dieu en invente une autre, car jamais les hommes n’ont vécu mieux ou plus « long » en notre époque qu’autrefois.
Sous la brutalité de la formule, quelle vérité tombait des lèvres de cet humble ! Non que je nie l’immense dignité de ceux qui se consacrent, et parfois en risquant leur propre vie, à chercher des remèdes à nos maux physiques, à nos périls de mort antidatée. Mais qui pourrait certifier que ce ne soit pas, précisément, ce que les imbéciles appellent progrès qui les ait contraints et liés à leurs études ?
La planète Terre, à moins de cataclysme non pas mondial, mais céleste, a devant elle des millions d’années autorisant l’homme à y vivre. Mais le faux progrès aurait bien des chances d’en supprimer l’homme, le « parvenu orgueilleux », d’ici des temps relativement aussi proches que ceux que je dénonce pour la chauve-souris, si ses néfastes effets se reflétaient en des guerres pareilles à celle que nous venons de subir. Ayant côtoyé ici des questions pour lesquelles j’éprouve une parfaite horreur, et qui sont les politiques, je me garderai, en pareil livre, d’éclairer parfaitement ma lampe. A l’humilité un peu attristée que me conseille, à tort ou à raison, la couleur de l’heure, je voudrais répondre tantôt servilement, tantôt insolemment. Je ne saurais pourtant laisser passer les lignes que je viens d’écrire sans leur donner une conclusion brève, car de faux amis pourraient les détourner de leur sens : l’étude du ciel d’en bas m’a rendu patriote et militariste, individualiste aussi… Pour vivre, — c’est de l’humanité que je parle, — il faut la guerre ; mais il ne la faut pas telle que nous venons de la subir et que nous la pratiquerons, en plus atroce, demain peut-être ; les végétaux et les insectes les plus infimes passent leur vie à s’entre-tuer ; je ne tiens pas pour absolument certain que ce soit là une loi valable dans tous les mondes de l’espace, mais la façon dont la vie s’est organisée sur le nôtre nous oblige, nous les rois de la planète Terre, à subir cette loi au même titre que les plantes et les animaux. Je ne pense pas qu’on me prenne, après cette profession, pour un partisan du désarmement, en dépit de l’épouvantement dont la seule idée des prochaines guerres me glace.
Il ne s’agira plus alors de l’anéantissement d’une nation, mais de celui même de l’humanité. Quatre années de carnage ont suffi à la faillite matérielle du monde, au déséquilibrement des sentiments et des pensées dans les âmes les plus nobles, au retour vers la barbarie et la misère absolues d’un peuple qui était, quoi qu’on raconte à présent, en grande partie européen. On parle du fatalisme, de la résignation slave : à combien de défaites morales ou physiques les peuples vainqueurs ne se sont-ils pas eux-mêmes abandonnés ?
Nous n’avons pas le droit de désespérer de l’avenir humain. Mais le parvenu orgueilleux doit employer tous ses efforts à se rabaisser à sa juste valeur et à sa juste taille. Si, parmi les dons à nous accordés par celui que j’ai appelé ailleurs l’Usurier indulgent, nous ne cultivons pas l’humanité, la bonté, l’amour de la beauté, — termes vagues, — du même élan, du même cœur que l’intelligence et la raison, mots dont on sait le cas que je fais, nous autres aussi nous n’en avons plus pour bien longtemps. La plupart de nos inventions ne sont que des pis-aller lamentables, comme les ailes de ma bête. S’il ne s’allie avec le progrès de l’âme, avec l’ascension intellectuelle et morale, le progrès tout court n’est et ne saurait être qu’un instigateur de discordes, un moteur d’activités déraisonnables, un ferment de cupidités, un tripoteur de mauvais or, donc un fomentateur de guerres, donc, — les guerres, devenant par lui de plus en plus cruelles et ruineuses, — une cause directe de régression, de marche à la mort.
Or, depuis que l’humanité est entrée dans sa propre histoire, il y a eu des hauts et des bas, mais il serait puéril d’affirmer qu’elle ait montré une réelle avidité de cette ascension intellectuelle et morale, indispensable à sa vie. Supputant la valeur des actes et considérant, d’une part, un roi sauvage des autres âges qui mange son prisonnier de guerre, d’autre part Guillaume II et quelques financiers qui bouleversent le monde du seul jeu de leur volonté, je ne puis, quoi qu’il m’en coûte, ne point crier à la décadence. Encore quelques dégringolades de ce genre, et ces pages prendront toute leur valeur, s’il reste encore quelqu’un qui sache lire.
Mon optimisme incorrigible m’inclinerait parfois à croire que l’histoire de l’humanité ne représente qu’un âge ingrat dont la pré-histoire fut l’enfance. Mais toujours s’impose à moi la pensée des millions d’années durant lesquelles la Terre permettra la vie, telle que nous l’imaginons, à ses créatures. Serons-nous capables de tenir le coup, de ne pas laisser tomber le sceptre ?
L’optimisme l’emporte cette fois encore ; je me laisse glisser mollement sur la pente ; et, malgré la tentation, malgré le jeu d’imagination qui se propose en outre, ce n’est pas dans ce livre-ci que je tenterai de prévoir et de décrire L’ÊTRE QUI VIENDRA, ou plutôt qui viendrait, — comme nous croyant en Dieu, comme nous (ou à sa façon) intelligent et raisonnable, — si, jamais, et par notre faute, de nos mains le sceptre venait à tomber.
Adieu, Noctu !
Cette fois, la nuit va exister tout à fait, comme une récompense du jour, et c’est l’heure entre toutes préférée ; je regarde naître les étoiles ; je suis, de mes yeux déjà lassés par trop de soleil, par trop de lampes et de flammes, les capricieux vagabondages de la petite amie ailée et malheureuse que j’ai tenté de faire chérir ici.
Toujours le même décor ; toujours les catalpas, les platanes, et le clocher en face de moi. En cet automne de douceur anormale, les catalpas offrent à la transparence du ciel des feuilles d’émeraude à peine roussie ; les troncs des platanes sont violemment violets. Heure entre toutes préférée, heure que je reconnais toujours et aime du même cœur, en dépit de la sournoise avance de l’âge ! Lorsque c’est, en outre, ce bel et tiède automne, comment résister à tant d’harmonie et charme, comment ne pas céder au rêve de devenir, sous son conseil, plus maître de soi-même et des événements, plus fort, plus sage, meilleur ?
Heure entre toutes préférée ! L’orage menace ; le vent, qui vient de la mer proche, roule dans les bas-fonds du ciel des nuages qui l’obscurcissent prématurément, effarent les suprêmes insectes volants et restreignent encore le bénéfice alimentaire de Noctu, pour ces vingt-quatre heures-ci ; présage sinistre, des feuilles de platanes dont la forme imite la découpure de ses ailes, et dont la couleur, sous celle du ciel, n’est pas très distincte de la sienne, s’envolent au vent. Les vieux mots tragiques et sublimes reviennent à ma mémoire : je comprends mieux que jamais le sort des générations des hommes et des feuilles, et de toutes les races animales ou végétales à qui notre monde consent à prêter la vie.
De toutes les races, et de tous les individus de ces races. Heure entre toutes préférée, heure des étoiles et du vieux Pile, heure du labeur fini et des jeux graves, des jeux qui préparent dans les âmes enfantines l’essor de l’amour humain et divin ! Les prochaines amoureuses y passaient dans les ineffables paysages du rêve, et les étoiles étaient au ciel, et Noctu volait si près de mes cheveux…
Amoureuses !
Amoureuses, ou amours qu’on souhaitait, pour mieux dire : petites formes féminines blanches passant dans la pénombre avec autant de grâce et de sainteté que dans le plus païen ou le plus chrétien des poèmes inoubliables ! Tout était là. Tout : présent savoureux, avenir qui semblait immense, infime passé… Celles dont on rêvait promenaient des robes toutes blanches, et étaient encore des gamines… De ces visions de tendresse si vaguement perçues parfois, toutes les aspirations naissaient qui méritent qu’un homme ait droit à la vie sur la planète Terre, et que son passage s’y marque de quelque lumière et de quelque dignité : amour du beau et amour du divin ! La première joue qui s’offrit à ma lèvre, vers ma seizième année, était la même admirable chose qu’un vers de Théocrite ou de Chénier, lancé comme un rayon de lumière dans mes yeux, puis chantant éperdument dans mon cœur.
Adieu, Noctu !
Ce n’était pas seulement l’heure entre toutes préférée, c’était aussi l’heure entre toutes bénie, puisque l’angélus y ajoutait sa voix charmante et grave. Alors, l’élan vers l’avenir emportait les rêves du présent, les balayant, pour ainsi dire, et faisant place nette aux aspirations plus hautes : au delà du goût qu’offre une joue de jeune fille, il y avait l’amour de l’amour humain, tel qu’il se doit concevoir, immuable, entier, confiant, pur, et qui fait de deux êtres des forces et des douceurs appuyées les unes sur les autres ; au delà du plaisir de voir naître les étoiles, au delà de l’involontaire caresse de ma petite amie ailée volant tout près de mes cheveux, il y avait comme un désir affamé de savoir et de comprendre ; il y avait toutes les voix des bêtes du ciel d’en bas, familières à la saison, et qui me répétaient inlassablement le conseil dont je ne me suis pas lassé : écoute et regarde… Il y avait surtout la divinité de l’heure, de ses bruits, de ses parfums, de ses couleurs.
Ainsi, l’on s’approchait du divin par une pente toute facile et, à vrai dire, irrésistible, — irrésistible au point que nul mérite ne fut jamais en moi de m’y laisser aller. Point de vagues aspirations, point d’effusions romantiques, point de rêveries vaguement lamartiniennes vers la certitude d’un au-delà que j’ai toujours portée allègrement, vers laquelle je marche, chaque an, avec une peine chaque an diminuée par la lumière dont je suis sûr. Paix des nuits et des jours ; nulle fièvre à mes tempes. L’insomnie même était et demeure heureuse.
Il est une clarté qui ne se discute pas et qui doit être précisément celle que j’ai toujours cherchée, quand l’heure de Noctu, qui est l’heure d’entre chien et loup, me sollicitait vers l’infini et me guidait vers la voie certaine. J’ai fait tout ce qu’il était possible pour ne m’en jamais écarter. Les fautes que je regrette sont de celles qu’on ne peut véritablement déplorer, parce que l’on marchait dans la nuit et par des sentes hasardeuses. Les sentes ont rejoint la grande route et je suis sûr que le seul astre valable prépare sa montée à mon horizon.
Adieu, Noctu !
La nuit est tout à fait noire à présent et tu es rentrée au gîte précaire, affamée sans doute. Nuit tout à fait noire où les pensées succèdent aux aspirations ! Les nuages ne se sont appliqués au ciel que comme pour me permettre de voir un peu clair dans ma propre obscurité. Et qu’y vois-je, créature malheureuse ? Un peu de la destinée humaine, beaucoup de ta destinée : ton sommeil s’impose prématurément ; comme je te plains, moi, dont le sommeil, tout à l’heure, sera une trêve amicale entre la vie et le songe !
Le vent qui vient de la mer, que bouhe de le mâ, ou que bufa de la mar, comme on dit en divers dialectes de ma vraie langue, s’est réveillé soudain, ainsi qu’un enfant heurté dans un riche berceau par une servante maladroite ou trop dévouée. Il accourt, alourdi de trésors sylvestres et palustres ; toute l’odeur de l’automne, des feuilles de platanes brûlées, des pins exténués, et ce goût de brouillard qui flotte autour de nous, quand c’est la nuit commençante, se joint à lui. Et à nous de choisir parmi les impressions qu’il apporte.
Je crois que j’ai déjà choisi, pour toujours.
La nuit étroite et fermée s’est ouverte tout à coup, parce que le vent souffle plus fort ; il s’entend si bien à mettre en fuite les nuages qu’il n’a pas de peine à réveiller, à allumer, à attiser les étoiles. De grands voiles, dans le même moment, se déchirent autour de mes pensées… Que pourrais-je espérer comme sérénité majeure en ce monde ? La lune amicale a cédé elle-même à l’esprit du vent. Le vent magicien se résigne à cette clarté qu’il a fait naître.
Au delà des catalpas et des platanes, résumant et expliquant le sévère paysage, le clocher se détache, rigide, strict, seigneurial.
Et, derrière le clocher, il y a la lune.
1920-1922.
FIN
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY