Title: L'Égypte éternelle
Author: Jehan d' Ivray
Release date: February 12, 2022 [eBook #67382]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Original publication: France: La renaissance du livre
Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
JEHAN D’IVRAY
PARIS
LA RENAISSANCE DU LIVRE
78, Boulevard Saint-Michel, 78
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Le Prince Mourad | 1 vol. |
Janua Cœli | 1 vol. |
Les Porteuses de Torches | 1 vol. |
Le Moulin des Djinns | 1 vol. |
Au Cœur du Harem | 1 vol. |
Souvenirs d’une Odalisque | 1 vol. |
Mémoires de l’Eunuque Béchir-Aga | 1 vol. |
La Rose du Fayoum | 1 vol. |
Bonaparte et l’Égypte | 1 vol. |
La Lombardie au temps de Bonaparte | 1 vol. |
POUR PARAITRE TRÈS PROCHAINEMENT : | |
La Cité de Joie | 1 vol. |
Le Baiser de l’Autre | 1 vol. |
Les Femmes Saint-Simoniennes | 1 vol. |
EN PRÉPARATION : | |
Saint Jérôme et les Dames de l’Aventin | 1 vol. |
Boèce et Symmaque | 1 vol. |
Nos Frères de Lettres | 1 vol. |
Promenades à travers le Caire | 1 vol. |
A JEAN DE BONNEFON
Le temps n’est plus où, sur la foi du vieil Homère, Hérodote s’écriait au IIe livre de son histoire : « Aller en Égypte ; voyage long et difficile ! »… De nos jours, rien ne s’oppose à ce que la traversée, jadis périlleuse et interminable, ne s’accomplisse avec la rapidité et le confort souhaités par les plus exigeants de nos modernes touristes.
Sans la guerre, dont les effets se manifestent encore dans toutes les branches, on pourrait, à L’heure présente, se rendre de Marseille à Alexandrie en moins de trois jours.
Malgré les retards apportés aux améliorations projetées, il n’en demeure pas moins que ce « voyage long et difficile » ne constitue plus qu’une promenade.
Bientôt, on ira plus vite, et plus volontiers, visiter les Pyramides, que l’on ne se rend aux Pyrénées ou au Mont-Blanc.
Alors, insensiblement, se déchirera le voile mystérieux et charmant derrière lequel s’abrite encore la vieille terre pharaonique ; le passé de ce pays merveilleux n’aura plus rien qui nous étonne et nous attire. Déjà, l’Égypte des Ptolémées et celle des Khalifes, si proche de nous, semblent faire partie de notre histoire. Il en reste bien peu de choses. Pourtant, les Latins que nous sommes ne peuvent, sans émotion, contempler ces lieux où se déroulèrent les plus belles, les plus ardentes phases de la vie d’Antoine et de celle de César. Les Français ne sauraient non plus fouler avec indifférence le sol brûlant où coula le sang des soldats de Bonaparte.
Ils ne pourront regarder les yeux secs, la demeure branlante mais encore debout où vécurent les savants amenés par le général en chef et qui, les premiers, étudièrent sur place et répandirent dans le monde cette science connue depuis sous le nom d’Égyptologie.
Pour cela, il est bon de se hâter et de regarder l’antique patrie de Menès et d’Aménophis avant qu’elle ait perdu tout à fait ce cachet spécial qui, si longtemps, fit d’elle la nation privilégiée dont chacun parle et que tous ignorent ; terre de beauté dont le plus infime grain de poussière portait une gloire, terre de grandeur où naquit, dans un âge que notre imagination rapproche du rêve, la première civilisation africaine.
L’Égypte, plus qu’aucun pays, mérite d’être connue. Les événements extraordinaires de ses trois époques, si parfaitement distinctes : époque pharaonique, époque gréco-romaine, époque des Khalifes, la parent d’un nimbe unique. Au milieu des difficultés sans nombre qui lui furent créées par les différents usurpateurs, le malheureux indigène s’est constamment débattu sans faiblesse. Il a su garder non seulement ses coutumes ancestrales et sa proverbiale sérénité, mais le type même de sa race s’est conservé parmi ceux que les races étrangères n’ont point approchés. Il suffit de parcourir les villages du Delta ou de la Haute-Égypte pour se rendre compte que tels vous accueillent les paisibles habitants de l’Isbeh perdue dans la vaste plaine, tels les contemporains de Ramsès durent aussi venir sur le pas des portes recevoir l’hôte envoyé par Amon ou par Osiris.
L’Islam, malgré sa puissance, n’est point parvenu à changer l’âme de ce peuple essentiellement agriculteur.
Nulle part comme en Égypte ne s’accuse la différence existant entre le Fellah, le véritable homme des bords du Nil, et le citadin, qu’il soit commerçant, employé ou fonctionnaire, ce dernier ayant pris aux différents colons qui l’entourent, un peu des idiomes et des manières de tous les pays.
Le Fellah est demeuré semblable à ses pères, humbles sujets des Osortasen, des Aménophis et des Seti. Celui qui pourrait en douter encore n’a qu’à parcourir les salles du Musée des Antiquités au Caire, ou plus simplement celles du Louvre. Il retrouvera non seulement sur les momies dont les traits ont gardé leur forme, mais sur les innombrables statuettes de pierre ou de bois, le même front large, les mêmes méplats un peu saillants, les mêmes oreilles placées plus haut que les nôtres, la même bouche sensuelle et bonne. Il remarquera en outre la beauté des mains et l’extrême petitesse des pieds chez les femmes, les attaches d’une finesse parfaite, enfin les grands yeux lumineux auxquels les anciens artistes surent si bien imiter la vie en plaçant dans l’orbite de leurs statues un globe de quartz, au milieu duquel était un clou sombre imitant à s’y méprendre la pupille humaine. Mais plus que tout, le curieux remarquera l’altitude d’abandon et de passivité absolue que les figures rendent à merveille. La reproduction du Cheick-el-Beled se rencontre en Égypte encore fréquemment parmi les hommes de la génération actuelle. J’ajouterai que moi-même ai pu cent fois reconnaître dans les harems, le visage des princesses d’autrefois sur celui des femmes qui m’entouraient. Il ne leur manquait que le pschent hiératique et les innombrables petites tresses pour faire d’elles autant de Hofert-Hari ou d’Isénophré.
Les classes élevées offrent, au contraire, un mélange extraordinaire de races. Ce fait doit être attribué aux alliances avec des femmes étrangères, turques, circassiennes ou grecques des Iles, autrefois esclaves ou seulement issues de mères esclaves et légitimées par la suite. Quelques Abyssines sont venues aussi de leurs montagnes lointaines, apporter dans la famille égyptienne le contraste de leur sang noir. Seul, le peuple demeure immuable, et si forte est là-bas la puissance du sol, qu’après trois ou quatre générations, l’étranger vivant au village prend, lui aussi, les coutumes et les allures du véritable Égyptien. Ceux qui de père en fils n’ont pas quitté l’Égypte depuis un siècle, ne la quitteront jamais.
L’Égyptien lui-même, contrairement à tant d’autres, ne s’acclimate pas en Europe. Il y fait volontiers ses études, y retourne souvent quand ses moyens le lui permettent. L’idée ne lui viendra pourtant pas de s’y fixer. Toujours, sur les bords de la Tamise comme sur les rives de la Seine, dans les plus aimables villes de Suisse ou d’Italie, n’importe le lieu où il essaie d’oublier son ennui ou de distraire son habituelle nonchalance, l’Égyptien regrette le Nil. Il soupire après ses terres toujours vertes, les plaines grasses, les dattiers généreux et le ciel éternellement pur de sa patrie enchanteresse.
Cet horizon sans bornes, cette terre presque toujours pareille pour des yeux européens, qui très vite s’en lassent, résument pour l’indigène l’axe du monde. La montagne, les collines, les arbres séculaires de notre Europe déplaisent à l’Égyptien, qui n’est heureux qu’alors que ses regards embrassent toutes les terres qui l’entourent et qu’il peut voir se lever, au ras du sol, les astres qui amènent invariablement le retour du jour ou de la nuit. Ce n’est pas impunément que ses pères consacrèrent le culte d’Ammon-Râ, dieu solaire. En vérité, aucun peuple n’a gardé ce culte aussi bien que lui. Le Fellah a horreur de l’arbre qui « cache la lumière » et retarde la maturité de la récolte. Si quelque sycomore s’avise de pousser trop vite dans son champ, créant de l’ombrage, immédiatement il l’arrache… quitte à aller s’étendre sous celui de son voisin à l’heure de la sieste, quand la chaleur devient trop ardente. Un archéologue musulman, Aly-bey-Bahghat, qui s’est occupé particulièrement de la période arabe, m’a affirmé que d’immenses forêts recouvraient l’Égypte au commencement du moyen âge et que les Fellahs, peu à peu, les avaient détruites. L’existence de ces forêts expliquerait l’amour que les anciens portaient à la chasse dont on retrouve des scènes nombreuses sur les peintures et les bas-reliefs du temps. Aujourd’hui, seuls les Européens risquent quelques modestes coups de fusil à l’époque du passage des cailles et des canards sauvages. L’indigène, lui, ne se sert guère de son arme (quand il en possède) que pour les voleurs ou les animaux nuisibles. La plupart du temps il prend le gibier au piège et à la glu. Les cailles sont vendues vivantes, en cage de dix ou de vingt-cinq.
J’ai dit que l’Égyptien aime passionnément son pays. Il l’aime sans chercher à raisonner ses sentiments, uniquement parce que depuis toujours ses aïeux ont comme lui contemplé ce sol et ce fleuve béni entre tous et qui, grâce à ses inondations régulières, lui donne le blé d’où il retire son pain, le coton qui l’a rendu riche, le trèfle qui nourrit ses bufflesses, le maïs et la canne à sucre, sources de tant de biens. Un jour, on est venu lui dire que ce pays était menacé, on a éveillé en lui l’idée de patrie, et voici qu’une pensée nouvelle a germé sous ce front paisible. Ce qui pour les hommes turbulents des villes s’appelait nationalisme est devenu, chez ces simples, le patriotisme le plus pur.
On a vu d’humbles femmes fellahas donner sans hésitation pour « la cause » leurs économies et leurs bijoux. Des notes que j’ai eues sous les yeux, il résulte que les recettes les plus fructueuses réalisées par le parti sont venues de ces paysans qui, assez avares d’ordinaire, se sont dépouillés sans un regret pour subvenir aux frais d’entretien de la délégation envoyée en Europe.
Et si étonnante que la chose puisse paraître, ce ne sont pas ceux-là qui ont fait les révolutions. Ils les ont subies, voilà tout. L’expérience m’a montré qu’à chaque émeute, le Fellah n’avait qu’un désir : s’échapper, fuir les coups de feu et les mitrailleuses. Essentiellement pacifique, il sait que les soulèvements ne mènent à rien, il demande seulement qu’on lui laisse ce qu’il possède, le peu de bien qu’il hérita de ses pères et qu’il souhaite transmettre de même aux enfants issus de sa chair.
La femme fellaha, essentiellement travailleuse et économe, reste la forte tête du ménage, comme ses sœurs de l’époque pharaonique. Elle achète, vend, trafique à sa guise, et si le sort veut qu’un petit commerce lui échoie dans quelque bourg important, elle réalise des gains appréciables, tient boutique aussi bien que l’homme le mieux averti. La polygamie, qui d’ailleurs de plus en plus tend à disparaître, n’est même pas un obstacle à son bonheur. Le plus souvent, le mari ne prend une seconde épouse que quand la première a vieilli. Alors celle-ci goûte, dans l’orgueil de demeurer la maîtresse absolue du logis ou de la boutique, une joie qui compense ce partage dont elle ne voit que l’utilité. La seconde épouse est une aide, plus jeune, plus forte, sur laquelle elle se décharge des fonctions pénibles. Si « l’ancienne » a eu la chance de donner au ménage un ou plusieurs garçons, son autorité demeure pour toujours assurée. Même désirable et belle, la nouvelle venue sera Sa servante.
Évidemment, il y a des jalouses. Quelques crimes de temps à autre se commettent dont la justice est le plus souvent impuissante à dénouer la trame ténue. Mais ne s’en commet-il pas chez nous ? A balances égales, même avec le partage, la femme égyptienne se montre moins révoltée, uniquement parce qu’elle est aussi plus croyante que la majorité de nos paysannes modernes. Elle se soumet au sort qu’elle ne peut éviter et, dans l’espoir de mériter une vie meilleure, elle supporte la vie présente sans récrimination ni colère.
Étonnamment assimilable, elle donne les satisfactions des plus rapides, sitôt qu’on entreprend de la dégrossir et de l’instruire, et provoque l’étonnement et la fierté de celles qui consentent à entreprendre cette tâche. Elle apprend ce qu’on veut et ne l’oublie point.
Les événements qui se sont succédé en Égypte durant le cours de ces dernières années, ont prouvé que la femme égyptienne, de la plus humble paysanne à la plus grande dame, savait comprendre les aspirations du peuple, les défendre au besoin avec cette éloquence qu’on ne saurait, sans injustice, lui dénier.
Le jour, lointain peut-être, mais que chaque heure rapproche, où l’instruction, en pénétrant davantage dans le cœur de la nation, aura fait de cette femme, encore ignorante, l’égale de ses compagnons et de ses frères, une surprise profonde nous sera réservée.
Il faut avoir vu comme moi l’application des petites filles sur les bancs des écoles chrétiennes ou israélites, il faut aussi avoir constaté la facilité extraordinaire avec laquelle elles s’accoutument, en quelques mois, tant à la pratique des langues européennes qu’à nos mœurs, — cependant si différentes de celles de leur famille, — pour comprendre ce que l’on peut obtenir de pareils sujets.
J’ai connu des jeunes filles élevées chez nos religieuses, mariées à peine nubiles, et luttant de toutes leurs forces contre les préjugés de la famille qui voulait les obliger à vivre en esclaves, sous la tutelle de la mère de l’époux. Vivre seule avec son mari, avoir un appartement ou une maison que l’on gouverne, constitue encore une licence blâmable. Eh bien ! mes petites amies ne craignaient point d’affronter les foudres de la société en essayant de se créer un foyer à l’instar des Européennes. J’en sais qui, fortes de l’appui de leur mari, sont parvenues à faire de leur maison de véritables nids confortables que n’encombrent plus les parasites d’antan. Même, ô stupeur ! elles accompagnent parfois leur seigneur et maître soit à la promenade, soit en quelque « home » où règne le même esprit de modernisme et où les attend un autre jeune ménage, avide comme le leur d’indépendance et de civilisation. J’ajouterai que l’épreuve a parfaitement réussi.
Il est impossible de mesurer la somme de courage, l’effort magnifique de volonté que de tels actes représentent parmi la majorité des femmes égyptiennes. Quand viendra le temps où les exceptions seront généralité, l’Égypte du siècle dernier aura disparu. Une autre âme se lèvera de ce peuple longtemps courbé sous le joug qui le fit esclave. Avec ou sans les Anglais, ce peuple trop mal connu est en train de marcher si rapidement vers le progrès qu’il aura tôt fait de l’atteindre. Il est même à souhaiter qu’il n’y parvienne point trop vite. On ne saurait assez répéter à la jeunesse égyptienne qu’elle demeure la gardienne sacrée du passé de son pays ; elle se doit de ne point faillir à la lourde tâche qui lui incombe. Détruire peut sembler parfois utile, conserver est mieux. Le jour où les enfants des bords du Nil connaîtront comme il convient l’histoire merveilleuse de leurs anciens rois, leur orgueil goûtera une joie profonde et ils prendront soin de rendre à leur patrie la gloire et la grandeur d’autrefois. Mais ce jour-là aussi, beaucoup de ces choses qui nous rendirent si captivante la vallée du Nil et ses villes inattendues, le désert et les villages si curieux à observer, les intérieurs si intéressants à visiter, tout cela aura disparu. C’est pourquoi il faut se hâter de tracer ces lignes où j’ai essayé de mettre un peu de toutes mes impressions d’une époque qui n’est pas encore le passé, mais qui n’est déjà plus le présent de l’Égypte.
L’Égypte éternelle
La première impression ressentie par l’Européen d’il y a trente ans, en arrivant à Alexandrie, était un sentiment de surprise. Cette surprise dégénérait vite en stupéfaction. Dès que le paquebot avait jeté l’ancre dans le port, une nuée de farraches (portefaix) vêtus du large pantalon de toile serré aux chevilles, coiffés du tarbouche à forme de chéchia propre aux Alexandrins, se précipitaient sur le malheureux voyageur. Ils criaient tous de si bon cœur que les coups de bâton des drogmans accourus en hâte parvenaient à peine à leur imposer silence. L’arrivant, devenu leur proie, devait lutter avec la même énergie pour défendre à la fois et sa personne et ses bagages.
La ville, très peuplée, très animée, montrait déjà de larges artères parées d’immeubles européens. De beaux attelages parcouraient les rues Mais l’œil demeurait quand même amusé par une suite de tableaux aussi pittoresques qu’inattendus : longues charrettes indigènes garnies à se rompre d’une troupe de femmes du peuple, hermétiquement enveloppées dans leur habara de cotonnades teintes à l’indigo ; porteurs d’eau traînant leurs pieds nus, l’échine ployant sous le faix de la peau de bouc gonflée jusqu’au bord et arrosant doucement les trottoirs sur leur passage ; nègres couronnés de plumes d’autruche, le front pourvu d’un morceau de miroir où le soleil allumait de courtes flammes, le torse entouré d’une sorte de tutu parsemé de coquillages… Tout cela a complètement disparu. La ville d’Alexandrie, la capitale des Ptolémées, a pris aujourd’hui l’apparence d’une cité quelconque, plus italienne qu’égyptienne, assez semblable aux autres ports de la Méditerranée.
Pour le Caire, le changement s’accentue encore. L’ancien siège du Khalifat gardait, vers les premiers mois de 1890, un cachet d’orientalisme intense. Si les romantiques tels que Flaubert, Théophile Gautier et Jules Janin n’eussent point reconnu la place de l’Esbekieh de 1850, du moins se fussent-ils immédiatement retrouvés dans les innombrables ruelles bordant les nouveaux quartiers. La gare même ne les eût point surpris ; à peine franchi le seuil de ce monument plus que modeste, les regards de l’étranger étaient immédiatement attirés par la diversité des spectacles qui se multipliaient tout le long du jour devant la station. Alors, les bourriquiers étaient rois. Les ânes se voyaient partout. Malgré d’assez nombreuses voitures de louage, le joli baudet du Caire demeurait le mode de locomotion préféré. Seuls, les pachas et les femmes de grande famille s’offraient le luxe des coupés de prix ; tous les autres allaient tranquillement au trot rythmé de leurs montures. Même les Européens ne dédaignaient point cette façon archaïque de promenade. On pouvait voir de doctes professeurs traverser les places, haut perchés sur les selles de velours, tandis que l’ânier, plein de prévenances, tenait gentiment le parasol de soie écrue, invariablement doublé de vert, au-dessus de la tête du cavalier mal protégé du soleil par la calotte rouge qui est de rigueur pour les employés du gouvernement.
On retrouvait les porteurs d’eau et les danseurs nègres d’Alexandrie avec, en plus, d’innombrables processions de confréries musulmanes, dont la gravité était coupée par la gaîté des circoncisions et des mariages, cortèges bruyants et presque continus.
Enfin, même dans les quartiers les plus neufs, on sentait battre le cœur ardent de la vieille cité musulmane. Il n’était pas besoin d’aller au fond des antiques venelles de Saïda-Zénab, ou de Darb-el-Gamamiz pour en respirer les odeurs. Oh ! ces odeurs du Caire ! mélange subtil de cannelle, de clous de girofle, de poivre et de santal confondus, fragrances bizarres de fleurs ignorées de nos contrées, anbars et fohls dont, après tant d’années, je crois encore retrouver l’arôme… tout cela joint aux exhalaisons des fruits trop mûrs, à l’infect parfum de la helba dont les femmes du peuple demeurent imprégnées, à l’étrange relent du tamra-hena (henné frais), compose à la ville des Toulounides une atmosphère spéciale que l’on ne peut oublier quand on l’a une seule fois connue.
Si l’extérieur étonnait le nouvel arrivant, l’intérieur devait encore le surprendre davantage.
Malgré le flot montant de l’influence européenne, le Caire restait, du côté indigène, assez semblable au Caire du grand Mohamed-Aly. Les harems n’avaient pas beaucoup changé depuis cent ans. Le chef de famille demeurait le maître incontesté de la petite tribu composant sa maison. La polygamie était pratiquée par la bonne moitié de la population, et nul ne songeait à s’en plaindre. Les eunuques conservaient les mêmes prérogatives qu’au temps des Khalifes… et les jeunes filles, après quelques années passées entre les mains des institutrices ou des sœurs, reprenaient vite les coutumes ancestrales, sitôt les portes du harem franchies. On ne les voyait guère que dans quelques boutiques situées en des quartiers perdus du Mousky, toujours accompagnées de l’inévitable « gardien du sérail ». Un seul magasin, disparu depuis longtemps, avait le don d’attirer la clientèle féminine indigène. C’était ce magasin Pétaud, situé derrière le jardin de l’Esbekieh, dernier vestige de l’influence française en Égypte. Là, on n’était servi que par des femmes, et ces femmes se montraient d’une politesse exquise. Ce fut, je crois, le premier magasin où l’on ait vu des vendeuses. Pour cela sans doute les belles hanems ne craignaient point de s’y aventurer.
A cette époque, les harems prenaient, aux yeux des touristes, des airs de mystère bien faits pour attirer la curiosité des étrangères de marque. Aussi, pour les satisfaire, les maîtresses de maison, se souvenant des habitudes transmises par les aïeules, renouvelaient pour leurs visiteuses les traditionnelles cérémonies du café et celle du sirop, moins compliquée, mais non moins typique.
Pour servir le café, on employait de préférence les jolies esclaves circassiennes passées maîtresses en l’art de la grâce ; la plus âgée apportait sur un plateau d’or ou d’argent le café réduit en poudre impalpable, ainsi que la canaqua de cuivre ; elle préparait ensuite la braise sur un réchaud. Sitôt que l’eau chantait dans la canaqua, elle jetait la poudre appelée boune, tandis que le café prêt à être bu se nomme cahoua. Une autre esclave, plus jeune, disposait alors les précieuses tasses filigranées, — le plus souvent serties de perles ou de turquoises, — sur un plateau où l’on déposait la cafetière. La maîtresse de la maison se levait et, la main gauche sur la poitrine en signe de respect, elle prenait de l’autre les tasses une par une et servait elle-même ses invitées… Les confitures comportaient le même cérémonial que les sirops. Seulement, par un raffinement de courtoisie, on adjoignait à ces deux choses l’offre d’une magnifique serviette brodée d’or, que l’esclave passait d’une personne à l’autre, ce qui n’était pas toujours du goût des invitées, obligées de s’essuyer les lèvres après leurs voisines de divan.
A cette époque, peu de harems présentaient une installation européenne. Partout on retrouvait les tables massives, les divans circulaires aux mêmes coussins bourrés de coton, durs comme pierre, les mêmes fauteuils alignés à la façon d’autrefois en une symétrie désespérante. Pas de salle à manger ni de chambre à coucher. On mangeait n’importe où, autour du plateau traditionnel. Fourchettes et couteaux demeuraient l’apanage des grandes maisons. Pour dormir, seul le maître de céans possédait un lit ; les autres s’étendaient au petit bonheur où bon leur semblait, sur les matelas que les négresses allaient chercher dans la salle dévolue à cet usage. Une moustiquaire accrochée par quatre cordons, une couverture de coton piqué, un coussin long, il n’en fallait pas davantage… Comme les familles et les invitées étaient légion, chaque appartement, à la tombée de la nuit, prenait des apparences de dortoir. La toilette était vite faite. En dehors du bain hebdomadaire, nul ne se lavait autrement qu’à l’aide de l’aiguière et du bassin que l’esclave de service tenait sagement devant chaque visiteur…
Les distractions consistaient en de rares sorties par bandes, sous l’œil attentif de l’eunuque de la famille. Les noces, les circoncisions, les funérailles venaient, pour quelques heures, mettre la révolution dans la vie paisible des recluses.
Peu cultivées, elles se contentaient de la lecture de quelques contes orientaux, toujours les mêmes, ou des récits que leur faisaient les commères colportant de maison en maison les histoires de la ville. L’été, elles se donnaient entre elles d’étranges concerts. Nonchalamment accroupies sur les chiltas (matelas de soie) au sommet de leurs terrasses, elles distrayaient leur ennui au moyen de la houd ou de la noune, seuls instruments de musique que toutes connussent. Insensiblement, la petite cité s’animait à mesure que la soirée s’avançait. Sous les rayons de la lune, on voyait se détacher du groupe une danseuse, esclave affranchie ou simple parasite de la maison. Vite, les autres s’emparaient du darabouka, sorte de tambour de peau d’âne, précédé d’un long col de terre cuite et, à petits coups cadencés, elles accompagnaient les pas de l’artiste improvisée. Celle-ci, les crotales de cuivre entre les doigts, exécutait les danses les plus suggestives, qui duraient souvent jusqu’à l’aube.
En bas, dans le mandara, les hommes buvaient du cognac, en jouant au jacquet ou aux dés.
Mais dans cette Égypte désuète, aux mœurs presque médiévales, l’amour de la France demeurait si grand qu’il suffisait de se présenter au nom de notre patrie pour que toutes les barrières, d’un seul coup, tombassent, pour que les portes les plus closes s’ouvrissent…
Dans les harems, la Française était reçue, non point en étrangère, mais en amie. Beaucoup de femmes indigènes de la société parlaient notre langue ; les autres ne demandaient qu’à l’apprendre. Il semblait même parfois un peu gênant à celle qui arrivait d’être traitée avec de si magnifiques honneurs ; car non seulement on l’accueillait en souveraine, mais on lui imputait des mérites, une science, que le plus souvent elle ne possédait pas. Un enfant tombait-il malade ? Vite il fallait courir auprès de la dame française (Sett Françaouia) ; elle seule pouvait indiquer le remède infaillible qui le devait guérir. L’époux se conduisait-il de façon peu galante envers sa femme ? on venait solliciter les conseils de la nouvelle venue. Recettes culinaires, détails de toilette, façon de s’habiller, de se coiffer, tout était matière à réclamer les lumières de la Française. Elle seule semblait tout savoir, tout connaître ; chacune de ses paroles était un oracle, chaque prière un ordre, chaque enseignement une loi.
Les hommes, eux, ne pensaient pas qu’il pût exister au monde d’autres institutions que les nôtres, d’autres maîtres que nos professeurs, d’autres ouvrages que nos livres.
La France régnait là-bas, en souveraine charmante et incontestée.
Cette influence magnifique, que toutes les autres nations nous enviaient, nous la devions à tous ceux de nos compatriotes qui, depuis les compagnons de Bonaparte, — les Larrey, les Monge, les Berthollet, les Caffarelli, les Geoffroy Saint-Hilaire, — avaient commencé d’introduire les premiers éléments d’instruction en Égypte. A la suite de ceux-là dont le nom, après plus d’un siècle, est demeuré impérissable en Égypte, d’autres étaient venus, appelés par le vice-roi Mohamed-Aly. Un Français, M. Sève, devenu Soliman-Pacha, avait réformé et discipliné les armées ; son œuvre fut aidée et continuée par une pléiade d’officiers, français comme lui, parmi lesquels il faut citer le lieutenant général Boyer qui, sur la demande du Pacha, quitta Paris en 1824, le colonel Gaudin, M. Paulin de Tarlet, MM. Varin, Gonthard, de Veneur, Guillemain, Rey, Plassat. La plupart reposent encore dans le vieux cimetière abandonné de l’ancienne Babylone. La marine avait été confiée à M. Besson. L’arsenal fut placé entre les mains de l’ingénieur de Cerisy.
Mais ce serait mal connaître le génie éclectique du grand réformateur Mohamed-Aly que de penser un instant qu’il pût se contenter d’organiser seulement les moyens de défense ou d’attaque de sa nouvelle patrie. Sitôt que son règne fut certain et les droits de sa dynastie assurés, il songea à s’attacher une élite de savants et de professeurs capables de donner à l’Égypte une place à part dans le monde oriental. Nous savons qu’il réussit au delà de tout espoir.
Bientôt les écoles s’ouvrirent, les hôpitaux s’élevèrent, les fabriques se dressèrent un peu partout dans le voisinage du Caire et dans le Delta. Des hommes tels que Félix Mangin, Clot-bey, Mougel-bey, firent plus en quelques années pour le renom de notre pays que les plus glorieuses conquêtes.
Le vicomte de Forbin débarque à Damiette en 1817 et de là gagne le Caire. Il se montre tout heureux d’y rencontrer un aussi grand nombre de Français. C’est M. Asselin de Cherville, notre consul, « qui unit beaucoup de savoir à la plus grande modestie » ; c’est M. Gaspary, M. Duclos, Mme Barthélemy, nièce de l’auteur du Voyage du jeune Anacharsis, et qui garde toujours vivant dans son cœur de vieille femme, le souvenir de Voltaire connu autrefois à Paris. C’est encore M. Collière, le docteur Dussap, la famille Caffe et tous les autres qui, déjà, se groupent autour du législateur Mohamed-Aly. On parle à M. de Forbin du colonel Boutin, l’explorateur qui vient de périr assassiné tout près de Balbeck au moment où il se disposait à reprendre la route de France. Le colonel Boutin a, l’un des premiers, étudié les Coptes. C’est encore M. Davenat, drogman du consulat de France, qui a fait le voyage de la grande oasis. A Alexandrie, c’est un Français, M. Roussel, dont les collections retiennent l’attention des savants et des voyageurs. Ces collections, amassées lentement par nos premiers archéologues, ne se faisaient ni sans périls ni sans peines. Elles exigeaient aussi de grands frais. M. Forbin est assez explicite sur ce point. Par lui, nous apprenons que déjà la prodigalité des Anglais a éveillé la cupidité orientale. « Les moindres monuments se vendent à des prix excessifs. Le crédit et les richesses de l’Angleterre rendent cette nation maîtresse presque exclusive des antiquités égyptiennes. » Le transport seul d’une tête colossale coûtait cinq cents guinées au consul d’Angleterre. La France ne permettait pas une telle dépense à ses administrés. Il fallait donc qu’ils agissent à leurs frais.
Les Saint-Simoniens arrivèrent en Égypte en 1833. Ils y reçurent l’accueil le plus généreux. En échange, la terre des Pharaons leur doit un essor réel vers le progrès ; essor qui ne devait aller qu’en grandissant, grâce à la constante volonté des plus remarquables disciples du Père Enfantin. Lambert, Fournel, Bruneau, Busco, devaient laisser là-bas un nom impérissable. Il n’est pas jusqu’aux femmes saint-simoniennes dont l’œuvre, toute de dévouement et d’apostolat, n’ait laissé des traces qui, cinquante ans plus tard, demeuraient encore. N’oublions pas que c’est à l’exemple de l’une d’elles, Suzanne Voilquin, que l’Égypte dut ses premières sages-femmes, ses premières infirmières diplômées. Jusque-là, le soin des enfants et des mères restait confié aux plus stupides matrones, prises dans les derniers rangs du peuple.
Ampère, qui visita l’Égypte en 1844, ne peut s’empêcher de témoigner sa surprise en constatant l’influence dont jouissent nos compatriotes, tant au Caire qu’à Alexandrie. Il nous dit que partout l’on serait heureux de rencontrer des hommes tels que le Dr Ablot, MM. Perron et Linant. Parlant de la maison de ce dernier, il déclare avoir trouvé « fort agréable d’aller le soir prendre place sur un divan et, en fumant un excellent narghilé, de converser avec Mme Linant qui, toute blanche dans son costume demi-oriental, et assise sur des carreaux de pourpre, fait en français les honneurs de son salon arabe ». A propos de Lambert, l’ex-Saint-Simonien, il nous explique que ce dernier a renoncé de fort bonne grâce à son rôle d’apôtre, pour n’être plus qu’un homme d’esprit. C’est à Ampère que Lambert confessa un jour que, s’il reconnaissait avoir été autrefois « un peu » ridicule, il trouvait que d’autres l’étaient « beaucoup ».
Chez Soliman-Pacha, Ampère retrouva un billard français et des journaux de Paris… Chez le Dr Clot-bey, il eut la joie d’admirer une superbe collection d’antiquités égyptiennes… et, sans doute, notre savant compatriote lui fit la lecture de quelque chapitre de ce remarquable ouvrage qui restera le plus parfait monument des études sur l’Égypte. D’ailleurs, Clot-bey, comme les autres, représentait une élite ; chacun d’eux portait en soi la valeur de plusieurs hommes. Xavier Marmier, venu deux ans avant Ampère, ne nous dit-il pas que le chimiste Perron se distrayait de ses heures de cours à la nouvelle école de médecine du Caire, par l’étude approfondie de l’arabe, dont les manuscrits lui donnaient les renseignements les plus précieux sur la littérature et la science au temps des Khalifes…
Xavier Marmier se montre surpris de trouver au Caire un hôtel français dont le propriétaire, M. Colomb, ne dédaigne pas de présider lui-même à la haute direction de ses fourneaux. Non loin de l’hôtel, se trouve le cabinet de lecture de M. Bonhomme, où le voyageur égaré en cette terre lointaine trouve non seulement une bibliothèque complète, mais ce régal si apprécié de tous les hommes venant de Paris : des journaux ! sur lesquels se précipitent les nouveaux venus à l’affût des premiers Paris, bien qu’ils datent de plusieurs semaines.
Durant les années qui séparent le règne de Mohamed-Aly de celui de son petit-fils Ismaïl-Pacha, c’est encore les savants, les ingénieurs, les officiers et les médecins français qui concourent à la civilisation et à la prospérité de l’Égypte : École de médecine, École de droit, École d’agriculture, des beaux-arts, des arts et métiers, Institut, créés et dirigés par nos dévoués compatriotes. La construction et l’inauguration du canal de Suez vont parfaire notre gloire et augmenter, s’il est possible, notre influence en Égypte.
Sous le règne d’Abbas, comme sous celui de son successeur Saïd, les Français, accourus chaque jour plus nombreux, augmentent le prestige de notre pays en cette terre égyptienne où les souverains eux-mêmes leur témoignent une confiance absolue. Nous ne sommes pas un peuple colonisateur, et notre sol nous offre par lui-même assez de ressources pour que, rarement, l’idée nous vienne d’aller demander ailleurs le pain quotidien. Ceux qui, alors, prirent la mer pour se rendre sur les rives du Delta, ne s’exilaient point d’eux-mêmes, tous ils faisaient partie de l’élite choisie et appelée par les vice-rois, amis de notre pays. Jusqu’à la chute d’Ismaïl-Pacha, les descendants du grand chef de la dynastie égyptienne se firent une loi de pratiquer son exemple.
Ceux-là seuls qui connurent les journées de l’inauguration du canal et furent les hôtes du khédive Ismaïl, peuvent encore dire ce qu’était alors l’hospitalité égyptienne, et la place que la France tenait dans ce pays de miracle. Les invités de choix ayant vécu ces heures dignes des Mille et une Nuits ne les oublieront jamais…
Mais la prodigalité du vice-roi n’avait pas été sans entamer fortement les finances du pays. Tewick-Pacha, fils et successeur d’Ismaïl, en montant sur ce trône d’où son père venait de descendre par la volonté des puissances européennes, recueillait une succession particulièrement difficile. La surveillance pénible dont il devenait l’objet, la douceur un peu molle d’un caractère inhabile à secouer le joug qu’il devait subir, enfin la misère croissante du peuple, le désordre d’une armée mal guidée, surtout point payée, tout cela rendit alors la situation des Français assez critique en Égypte. Les événements de 1882 que je vais essayer de décrire devaient achever de ruiner notre influence, ravissant du même coup à nos malheureux compatriotes les bénéfices de près d’un siècle de patience, de travail et d’efforts.
Le 11 juin 1882, les partisans d’Arabi Pacha, exaspérés de voir leurs réclamations repoussées, portèrent leur fureur sur les Européens, qui n’étaient pour rien dans l’affaire.
Pour se montrer équitable, il faut expliquer que la rixe terrible dont les suites devaient exercer une si prodigieuse influence sur les destinées de l’Égypte, commença par une altercation entre un cocher indigène et un Européen, Maltais d’origine, frère du valet de chambre du consul d’Angleterre, M. Cockson.
Le cocher, qui depuis plusieurs heures voiturait son client, se vit allouer pour sa peine la somme dérisoire d’une piastre (vingt-cinq centimes).
Le Maltais, par prudence, s’était fait déposer devant le café Gavvat-el-Gézaz, situé rue des Sœurs. Ce café, appelé par les Européens « le café vitré », était tenu par un compatriote du promeneur peu généreux. Le cocher, furieux de se voir si mal payé, protesta, puis, devant le mutisme de son client, le suivit dans l’intérieur du café en l’accablant d’injures violentes.
Par ce beau dimanche d’été, l’établissement regorgeait de monde. La chose ne traîna pas. Le Maltais, probablement ivre, se rua sur le malheureux automédon et, arrachant du comptoir le large couteau[1] qui y demeurait suspendu à l’aide d’une ficelle, il en frappa si violemment l’indigène que la mort fut instantanée.
[1] Dans les cafés grecs, il est d’usage de servir aux clients des hors-d’œuvre appelés mézé. Le jambon et la mortadelle nécessitent l’emploi du couteau.
En quelques minutes, Grecs, Maltais, Égyptiens, se jetant les uns sur les autres, livrèrent une véritable bataille. Du café, l’émeute gagna aussitôt la rue. Bientôt, la ville entière sembla peuplée d’hommes en folie.
Les Musulmans, surgissant de toutes parts avec cette rapidité stupéfiante propre aux heures des grandes catastrophes, lançaient leur terrible cri de ralliement : Gay yâ mosslemine ! Gay ! Beycktelou Ekhwatna ! (Venez ô Musulmans, venez ! on tue nos frères…)
L’appel fatidique ne fut que trop entendu.
Les yeux hors des orbites, la face convulsée, ils accouraient armés de pieds de tables, de débris de chaises, de broches et de fers de lit, tous objets dérobés aux cafés européens et aux rez-de-chaussée du voisinage.
Mais bientôt, ces armes légères ne suffirent plus.
Comme pris du même furieux délire, les hommes des deux camps firent irruption dans un grand dépôt du Souk-el-Gedid (marché neuf) et s’emparèrent de nabouts[2] qui s’y trouvaient en abondance.
[2] Le nabout, long bâton de cormier, est demeuré, depuis la plus haute antiquité, l’arme préférée du paysan égyptien. Entre ses mains, il n’en est pas de plus redoutable.
Entre temps les Grecs s’empressaient de charger leurs revolvers.
Et la tuerie commença.
Ceux qui, comme moi, ont entendu les cris d’angoisse, les hurlements des femmes du peuple et les râles d’agonie des blessés, ne sauraient oublier les affres épouvantables de ce jour-là. Durant la nuit, les plaintes des victimes que l’on égorgeait presque sous nos fenêtres, arrivaient jusqu’à nous, accompagnés par le rythme lugubre des flots battant les pilotis du théâtre Rossini que nous dominions.
L’historique des jours qui suivirent nous entraînerait trop loin. Mais il est impossible de passer sous silence le bombardement d’Alexandrie par l’escadre anglaise sous les ordres de l’amiral sir Beauchamp Seymour. Cet acte inattendu, et exécuté sans déclaration de guerre préalable, eut lieu le 11 juillet. Il détruisit pour plusieurs millions de propriétés et tua un grand nombre d’habitants.
Du côté de l’Égypte, l’artillerie était sans défense. « Pas une batterie du côté de la rade ou de la mer n’a été altérée, pas un terrassement n’a été opéré, pas un seul canon n’a été monté. La plupart des pièces en batterie, à âme lisse, de courte portée, calibres 12, 22 et 32, n’avaient pas bougé de leurs places depuis environ trente-huit ans, époque à laquelle le général Galice-bey, au service de Mohamed-Aly, les mit en position. Sur 101 canons Armstrong de 9 à 10 pouces, 64 seulement étaient montés ; les 37 autres gisaient hors des plates-formes où les Anglais ont dû les trouver, côte à côte et loin de leurs affûts. Quant à leurs projectiles, ils ne quittèrent jamais les magasins de l’Arsenal. La veille de l’action, pas un canon n’avait ses munitions au poste de guerre »[3].
[3] John Ninet, Arabi-Pacha-Égypte 1880-1883.
Pendant le bombardement, toutes les autorités locales ayant disparu, la ville se trouva complètement abandonnée aux pillards et aux incendiaires, ramassis de toute la lie de la population alexandrine. Les Bédouins, campés à Ramleh, avaient reçu ordre de faire la police de la ville. Ils se contentèrent de piller les magasins, après avoir défoncé les devantures et, leur convoitise satisfaite, ils mirent le feu à ce qui restait. Les prisons, ouvertes par force, avaient aussi vomi sur la voie publique tout leur lot de malfaiteurs, qui se ruèrent au sac des habitations et des boutiques.
Les rues, où gisaient pêle-mêle les cadavres des victimes et les restes calcinés des meubles et des charpentes, livraient passage à d’innombrables charrettes sur lesquelles des familles apeurées avaient pris place, fuyant la cité maudite. Durant trois jours, l’exode continua. Le vice-roi s’était enfermé dans son palais de Ramleh. Les grands harems, depuis longtemps, avaient fui au Caire.
Les Européens, sagement conseillés par leurs consuls, recevaient l’hospitalité à bord des grands paquebots ancrés au large, où les compagnies leur faisaient payer un franc un modeste verre d’eau. Mais le plus grand nombre avait gagné des rives plus clémentes. Sur ordre, la flotte française, qui d’abord avait mouillé dans la rade, était partie pour Beyrouth, au grand désespoir des rares Français qui avaient mis en elle tout leur espoir. Cette poignée de Français, demeurés à Alexandrie malgré toutes les menaces, constituait une réunion d’hommes résolus. Si les autres colons avaient suivi leur exemple, la ville eût sans doute échappé au désastre. Il suffit de quelques bras énergiques tenant en main les armes dont ils n’eurent d’ailleurs pas à faire usage, pour sauver le Crédit lyonnais, dont la porte ne fut même pas forcée.
Il est regrettable qu’à ce moment les consuls et les fonctionnaires, sur les injonctions de leurs gouvernements respectifs, aient cru devoir donner l’exemple de l’exode. Autrement, bien des malheurs eussent pu être évités.
Cependant l’Europe, au reçu de ces événements mémorables pour l’Égypte, demeurait indifférente.
Quelques semaines plus tard, Arabi-Pacha, embarqué sur l’ordre des Anglais, faisait route vers Ceylan. On lui accordait une pension, généreuse pour l’époque : 12 000 francs, avec faculté de jouir de ses rentes personnelles, et d’emmener une partie de son harem et de ses serviteurs, cependant que les naïfs, dont le seul crime avait été de le soutenir dans sa révolte, recevaient comme prix de leur complaisance le châtiment suprême.
Les émeutiers d’Alexandrie furent punis les premiers ; ces malheureux furent obligés de creuser eux-mêmes leurs propres tombes sur la place des Consuls, à Alexandrie, où ils reposent encore, tandis que sur leurs têtes horrifiées se dressaient d’innombrables potences.
Depuis, la place funèbre a été transformée en jardin public. Des pelouses vertes, des arbres touffus où s’ébattent des milliers d’oiseaux, mettent la joie de la nature en ce coin charmant, où toutes les rues du côté Est aboutissent à la mer. Cette mer, que l’azur immuable du ciel égyptien rend éternellement bleue, ajoute au décor un charme nouveau, dont les touristes ne se lassent point. Les hauts immeubles, de construction moderne, bordant la place, achèvent de donner à cet endroit de la ville un cachet d’élégance dont les Alexandrins sont très fiers.
Pour moi, dont la jeunesse fut frappée si abominablement par le terrible spectacle des jours sanglants, la place des Consuls demeurera toujours « le cimetière des premiers révolutionnaires ».
C’est un lieu commun de répéter aujourd’hui, après tant d’autres, qu’un seul homme en France comprit alors l’extrême portée de la tragédie qui se déroulait en Égypte. J’ai nommé Gambetta. Il ne cessa pas de lutter contre ce qu’il appelait une abdication. Mais la plupart des députés du moment n’entendaient rien à la question, pourtant si grosse de conséquences. En réalité, ceux qui par leurs connaissances ou leur intuition personnelle pouvaient prévoir l’avenir, sacrifièrent leur conviction à leur popularité.
Gambetta vit son ministère tomber peu après et ne récolta que des quolibets pour s’être prononcé avec tant de chaleur sur des actes qui s’accomplissaient si loin de Paris.
En attendant, l’Angleterre commençait tout tranquillement en Égypte son œuvre de colonisation.
Il ne m’appartient point de faire de la politique, à cette place : laissant aux hommes compétents le soin de juger, je voudrais seulement narrer ici ce qu’il m’a été donné de voir, en un pays que je connais parfaitement bien.
Quoi qu’on ait pu dire, la tranquillité de l’Égypte n’a jamais été que relative. En réalité, tout ce que la révolution de ces dernières années a pu accomplir date des journées de 1882.
Seulement, les émeutiers de ma jeunesse ont passé la main à une génération tout autre. Alors, la révolte partait de l’armée et du peuple. D’ailleurs, pas plus l’un que l’autre ne se montrait bien conscient de ses droits. Ils réclamaient une constitution, sans savoir au juste en quoi elle consistait. A l’heure actuelle, le mouvement, dirigé par des hommes de haute culture, a cela de redoutable qu’il englobe la population tout entière.
Les misérables soldats, les âniers faméliques, les fellahs sauvages de 1882 composant la milice d’Arabi-Pacha, tuaient pour tuer et s’attaquaient uniquement aux têtes coiffées du bornett (chapeau). Pour eux, le chapeau représentait l’insigne du chrétien.
Quelques-uns même, armés du terrible nabout, frappaient sans pitié tout homme dont le teint clair, les cheveux blonds ou châtains semblaient désigner un étranger. C’est ainsi qu’à l’hôpital indigène où on avait transporté les cadavres des victimes, on put reconnaître les corps de plusieurs Turcs, qui avaient en vain répété à leurs bourreaux la formule de foi musulmane. La foule, ivre de sang, trompée par la blancheur de leur face, voyait en eux les fils d’une autre race.
Les Égyptiens d’aujourd’hui n’ont avec ceux-là qu’une lointaine parenté.
Un sentiment, inconnu jusqu’à ce Jour, est né sur l’antique terre : le patriotisme. J’entends inconnu quant à l’Égypte musulmane, car pour la contrée des sages Pharaons, on ne saura nier qu’elle vénéra ce sentiment bien avant que les Romains l’eussent placé à la hauteur d’un véritable dogme.
Les sujets d’Aménophis aimaient ardemment leur sol et le voulaient plus grand que tout.
C’est de ce passé magnifique, dont l’étude leur a permis de mesurer la grandeur, qu’arguent aujourd’hui les hommes nouveaux pour réclamer leur indépendance. Et comme, en apprenant mieux l’histoire de leur pays, ils ont compris que la nation la plus forte n’est point la plus isolée, ils ne souhaitent pas retourner au fanatisme, ni fermer leurs portes aux lumières ni aux concours des autres peuples, de confessions différentes. Ils demandent au contraire qu’on leur fasse confiance, et que les étrangers reviennent en foule apporter aux rives du Nil l’animation de leur présence et l’or de leurs banques. Mais ils veulent surtout être les maîtres chez eux, ambition naturelle à tout peuple conscient de sa force et de ses droits.
Ces droits, le premier Égyptien qui ait eu le courage d’y faire appel, c’est le jeune Mustapha Kamel, patriote convaincu et incomparable orateur.
Dans le magnifique discours prononcé par lui à Alexandrie, le 3 mars 1896, en pleine occupation anglaise, après avoir exposé avec une clarté remarquable la situation créée au pays par la politique britannique, il s’exprimait ainsi au milieu d’une foule enthousiaste :
« Pourrons-nous, un jour, être fiers nous aussi de notre patrie ? Pourrons-nous jamais être un peuple fort et respecté ?… J’en fais le vœu le plus ardent. Nous ne pouvons arriver au bonheur rêvé, à la réalisation de nos espoirs patriotiques que par un accord de tous, et l’amour unanime de l’Égypte. Laissons de côté nos querelles et nos passions personnelles ; soyons unis de cœur et d’action. Ne donnons pas au monde le spectacle d’une famille qui se querelle pour le partage des biens et des meubles que contient sa maison, tandis qu’un incendie la dévore.
« Le jour où l’union de tous les Égyptiens sera un fait accompli, nos espoirs deviendront des réalités.
« Ce jour-là, nous pourrons nous écrier fièrement : — Nous sommes les enfants libres de l’Égypte libre ! »
Je ne puis m’empêcher de citer encore ce passage d’un autre discours du jeune orateur.
« La civilisation égyptienne ne pourra durer dans l’avenir que si elle est fondée par le peuple lui-même, que si le fellah, l’ouvrier, le commerçant, l’instituteur, l’élève et tout Égyptien, savent que l’homme a des droits sacrés auxquels il ne faut jamais toucher ; qu’il n’est pas créé pour être un instrument, mais pour mener une vie intelligente et digne ; que l’amour de la patrie est le plus beau sentiment qui puisse ennoblir une âme, et qu’une nation sans indépendance est une nation sans existence.
« C’est par le patriotisme qu’un peuple barbare arrive, en peu d’années, à la civilisation, à la grandeur et à la puissance. C’est de lui qu’est formé le sang qui coule dans les veines des nations viriles, et c’est de lui que découle la vie pour chaque être vivant. »
Cependant, et c’est là encore que se marque la différence existant entre les hommes d’il y a vingt-cinq ans et ceux d’aujourd’hui, ce même Mustapha Kamel n’est pas seulement Égyptien, il est Musulman, et c’est ce qui fait sa force parmi le peuple. Nous trouvons un peu de sa profession de foi dans cette dernière phrase. Parlant de l’influence immense exercée par Mohamed-Aly sur l’Égypte, il s’écriera :
« Le grand homme qui a changé les destinées de l’Égypte et l’a comblée de tant d’honneurs et de prestige, a su concilier dans son œuvre les principes de la civilisation moderne et les dogmes de l’Islamisme. Il a trouvé dans notre admirable religion la matière vitale de la plus haute civilisation que les hommes puissent rêver, et il a eu la certitude que par l’Islamisme on peut atteindre le plus vaste ensemble des félicités dans la vie.
« Si nous imitons son exemple, en nous appuyant sur l’Islamisme, en prenant à la civilisation occidentale ce qu’elle a de bon et d’utile, en méditant l’histoire et en échappant à cette division qui a tant nui à l’Égypte et à l’Islam, nous arriverons certainement à acquérir la grandeur et la place marquée que nous ambitionnons[4]. »
[4] Extrait du discours prononcé par Mustapha Kamel à Alexandrie, le 21 mai 1902, à l’occasion du centenaire lunaire de l’élection de Mohamed-Aly.
On juge avec quelle ferveur la masse des Égyptiens demeurés strictement fidèles à la loi du Prophète accueillirent les paroles de ce leader du parti nationaliste. Il n’était, pour l’instant, nullement question d’étendre ce nationalisme aux divers habitants de l’Égypte. Mustapha Kamel, que j’ai personnellement connu, avec lequel j’ai eu de nombreux entretiens, s’intéressait uniquement à l’Égypte musulmane.
Sous ce rapport, son incontestable talent a fait plus de tort que de bien à la nation qu’il voulait défendre.
Le peuple, qui ne raisonne point ses sensations, l’a suivi par fanatisme et l’a dépassé dans ses ambitions.
Le meurtre du premier ministre, Botros-Pacha-Gali, assassiné le 13 février 1910 par l’étudiant Wardani, n’eut pas d’autre cause. Botros ne fut point frappé comme ami de l’Angleterre, mais uniquement parce que, pour beaucoup, le choix d’un chrétien dans le ministère froissait les sentiments religieux.
Qu’il me soit permis de noter ici une remarque strictement personnelle, basée sur la plus consciencieuse, la plus constante observation.
N’est-il pas curieux de constater que, parmi tous ceux qui essayèrent de secouer le joug anglais en terre d’Égypte, depuis le précurseur Mustapha Kamel jusqu’aux émeutiers si tenaces de ces dernières années, le mouvement a été surtout suivi par les étudiants et par les élèves des écoles secondaires, c’est-à-dire par ceux-là mêmes qui, placés depuis longtemps sous la direction des professeurs anglais, auraient dû les premiers courber la tête et, mieux que tous les autres, subir le joug sous lequel on les entraînait ?
Et c’est là que j’arrive au point délicat de ces notes, que je voudrais surtout impartiales.
Je ne parlerai ni des écoles militaires, autrefois florissantes, ni de l’École de médecine, ni de l’École de droit, toutes trois créées par des Français dévoués à l’Égypte et parvenues, grâce à leurs efforts, à un tel degré qu’il permettait tous les espoirs. Il me suffira de citer simplement les écoles proprement dites, celles qui, de par leurs fonctions mêmes, forment les futurs hommes d’une nation.
Quand j’arrivai en Égypte, le gouvernement commençait à peine de créer quelques écoles, dont la direction supérieure était confiée, pour la majeure partie, à des Français ou à des Suisses. L’instruction publique demeurait elle-même entre les mains d’un Genevois de grande valeur dont il m’a été donné plus d’une fois d’apprécier la vaste érudition et la grande autorité. Il se nommait Dore-bey. Ces écoles, faible balbutiement d’un pays qui s’éveille, prenaient leur essor quand survinrent les événements déjà cités.
Mais bien avant, la France avait apporté en Égypte, sur l’aile de ses missions, la bonne parole de la science et les premiers principes de la civilisation moderne. Les Lazaristes, les Frères des Écoles chrétiennes, puis les Pères des Missions africaines de Lyon, enfin les Jésuites, s’efforçaient à donner aux garçons l’instruction que les élèves de France recevaient dans leurs collèges. Les filles n’étaient pas non plus oubliées. Les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, les Dames de Sion, de la Mère de Dieu, les Sœurs de Saint-Joseph, de la Délivrande, et enfin les Dames du Sacré-Cœur, répandaient sur les jeunes âmes féminines orientales les bienfaits d’une éducation jusque-là confiée à des institutrices particulières — luxe onéreux que les familles assez riches pouvaient seules se permettre. Et que l’on ne se figure point que religieux et religieuses exerçassent la moindre pression sur l’esprit des enfants confiés à leur garde. Musulmans, Israélites et Chrétiens travaillaient ensemble, sous le regard des Pères et des Sœurs, sans que jamais aucune des différentes confessions pût être froissée. L’instruction religieuse était donnée à chaque groupe par les prêtres de son culte.
Quelques années plus tard, le bagage se trouva augmenté par l’institution de deux lycées français, l’un au Caire, l’autre à Alexandrie, et par des écoles de l’Alliance israélite.
Dans toutes ces écoles sans exception, les enfants recevaient et reçoivent encore une instruction assez complète pour que le gouvernement français ait cru nécessaire de déléguer chaque année des professeurs, qui viennent faire subir aux élèves les épreuves du brevet, simple et supérieur, et celles du baccalauréat.
Ces écoles, qui n’ont cessé de prospérer en ces dernières années, avaient atteint au 10 mars 1919 le chiffre respectable de 27 000 élèves appartenant à toutes les races, professant tous les dogmes, mais unis fraternellement dans le double amour de l’Égypte qui les a vus naître, et de la France qui les instruit. Non seulement la langue du pays, l’arabe, n’était pas négligée, mais les plus savants ulémahs du Caire et d’Alexandrie étaient appelés à parfaire sur ce point l’érudition des Musulmans attachés à l’école.
Les hommes les plus remarquables parmi les Égyptiens de ces vingt dernières années sont d’anciens élèves des Frères, ou des Pères des Missions africaines. Ces hommes, demeurés d’excellents patriotes, gardent à la France un amour qui ne se démentit jamais. Innombrables sont aujourd’hui les négociants et les employés qui doivent leur instruction aux écoles de l’Alliance israélite. Là aussi on fait aimer notre patrie, et je demeurai confondue d’admiration, pendant la guerre, au cours d’une visite que je faisais à l’école israélite de Tantah, en entendant des fillettes de douze à quatorze ans réciter — avec quel enthousiasme ! — des actes entiers de nos poètes, choisis au hasard sur ma demande.
Il y a mieux. Au printemps de 1919, à Alexandrie, notre consul, M. Lucien Horizon, me demanda d’assister à la séance de cinéma offerte ce jour-là aux élèves des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Dans la loge où nous prîmes place, je ne vis rien d’abord qu’une masse confuse de têtes brunes, parmi lesquelles de rares nattes blondes faisaient tache. De-ci, de-là, les blanches cornettes des Sœurs semblaient de grands papillons protecteurs.
— Il y a là douze cents petites filles, me dit le consul, et toutes ne sont pas présentes ; la salle n’est pas assez vaste.
Il s’interrompit ; l’orchestre attaquait les premières mesures de Sambre et Meuse. Alors, je pus voir cette chose étonnante qui mit des larmes dans mes yeux : tandis que sur l’écran se profilait la vision magnifique de nos soldats entrant à Colmar, toutes ces enfants, élèves de nos écoles, entonnèrent de leurs voix pures le chant célèbre que jouaient les musiciens.
Et ce fut ainsi jusqu’au bout. Depuis la Marseillaise jusqu’à la Marche lorraine, ces petites savaient tous les airs, tous les couplets, et rien ne me sembla plus touchant que le spectacle qui me fut donné ce jour-là.
Les Françaises, pourtant, se montraient rares ; nombreuses, bien plus nombreuses, se trouvaient les Égyptiennes, les Grecques et autres étrangères de tous pays, confiées à nos Sœurs. Cependant, leurs jeunes cœurs battaient de la même ivresse, leurs yeux brillaient de la même joie que j’avais vue quelques mois plus tôt dans les yeux des jeunes Parisiennes, au matin fameux de l’armistice… Et notre victoire semblait leur victoire ! Et nos chants sur leurs lèvres innocentes devenaient leurs chants…
Comme j’exprimais ma surprise, et aussi ma reconnaissance à notre consul, il me dit gaiement :
— Oui, je crois que c’est une bonne idée de montrer un peu de la France à ces enfants qui l’aiment tant ! Et vous n’en voyez qu’une partie. Chaque jour, une école différente vient ici ; hier, c’était l’Alliance israélite, demain ce sera le lycée français, après-demain les Frères des Écoles chrétiennes. Ainsi, tous et toutes auront vu l’entrée glorieuse de nos troupes ; j’espère bien leur montrer de même les fêtes solennelles du grand jour, le passage des poilus sous l’Arc de Triomphe.
Dans la soirée, et toujours en compagnie du consul, je visitai le collège des Frères. Là aussi, grande fut ma surprise en constatant l’organisation de cet établissement. Par pouvoir spécial, les Frères, qui chez nous bornent leurs efforts à l’enseignement primaire, ont en Égypte la mission de pousser leurs élèves jusqu’au baccalauréat. Mais tandis que les Jésuites préparent surtout aux lettres, en Égypte les Frères orientent les enfants vers les études pratiques : École Centrale, Arts et métiers, Écoles d’électricité, Commerce. Ce qui surtout m’a frappée dans l’inspection trop rapide que je fis des classes, des salles de conférences et du musée, véritable pépinière de documents, ce fut l’admirable collection des produits locaux. Le coton, roi incontesté du pays par la richesse qu’il y apporte, est représenté sous toutes ses formes, depuis la graine bénie d’où la plante précieuse va sortir, jusqu’à l’étoffe tissée avec les fils de ses flocons. Et toutes les espèces de coton sont là. Il en est de même pour le lin et le chanvre indigènes. Les minéraux occupent aussi une large place, ainsi que les plantes tinctoriales. L’Égyptien qui sort de ce collège connaît déjà à fond les matières premières de l’industrie locale, dont un stage dans nos grandes écoles lui permettra de tirer le parti le meilleur pour le développement économique de la nation. Si j’ajoute que les Frères comptent deux mille élèves pour la seule ville d’Alexandrie, il est facile de se rendre compte des services qu’un tel enseignement peut rendre à l’Égypte. Les Jésuites ont surtout formé des avocats, des magistrats, des médecins qui, après de solides études secondaires sur les bancs des collèges du Caire et d’Alexandrie, sont allés parfaire en France leur instruction, et prendre leur diplôme. Il en est de même pour les Pères des Missions africaines, qui sont établis particulièrement en province. Le collège de Tantah a donné à l’Égypte des hommes de la plus haute valeur. Je ne parle que pour mémoire du Lycée français, peu fréquenté par les indigènes.
Autrefois, à l’heure où notre influence s’affirmait en Égypte, l’éducation des jeunes gens était complétée par cinq années passées dans notre pays, à la Mission égyptienne instituée par le sage Mohamed-Aly. Ces jeunes gens, une fois chez nous, recevaient une pension mensuelle variant de deux à trois cents francs. Ils touchaient aussi les sommes nécessaires aux frais d’inscription aux différentes facultés, leçons particulières, achat de livres, etc… Le temps révolu, les diplômes pris, les élèves rentraient en Égypte où ils trouvaient aussitôt des postes, suivant leurs différentes carrières.
La Mission égyptienne a été l’une des premières œuvres sacrifiées au régime de l’occupation. Déjà, vers 1902, Mustapha Kamel appelait sur ce fait l’attention du public :
« La Mission égyptienne est une institution chargée de compléter à Paris l’instruction des meilleurs étudiants égyptiens, qui a donné à l’Égypte ses hommes les plus distingués ; fort importante autrefois, elle n’est plus composée, à l’heure actuelle, que d’une dizaine d’étudiants, pour la moitié Arméniens. On empêche maintenant les étudiants de venir en France, on les force à se rendre à Londres où ils avouent pourtant ne pouvoir faire de bonnes études. »
Ce qui était vrai en 1902 l’est devenu plus encore aujourd’hui. La Mission égyptienne est morte à jamais.
Les raisons invoquées par les occupants sont que le français cesse d’être utile, puisque tout se fait désormais en anglais.
Et c’est pourquoi nous voyons un peu chaque jour disparaître notre langue et s’éteindre notre prestige, en ce pays où la France, si longtemps, demeura la nation reine, aimée et admirée de tous.
Insensiblement, les enseignes des quartiers européens, presque toutes rédigées dans notre langue, sont devenues des enseignes anglaises. Les magasins, du plus grand au plus petit, n’acceptent plus un employé qui ne parle l’anglais. Même dans les métiers les plus obscurs et les moins estimés, tels que bourriquiers et boyaguis (cireurs de bottes), ce n’est plus en français que le boy accoste le passant ou le consommateur assis à la table des cafés ; le « Cirez, Missié » est devenu : « Shoes ? »
L’ânier, le fameux ânier du Caire, célèbre depuis l’Exposition de 1889, ne nous parle plus de son baudet, mais son geste, qu’il essaie de rendre noble, vous désigne la bête qu’il vous offre en prononçant du bout des lèvres : « Donkey, sir ? »
Et tout est à l’avenant.
Malheureusement pour nous comme pour les Anglais, tout ceci n’est qu’apparence.
Le peuple d’Orient, j’entends le bas peuple qui vit de l’étranger et surtout du touriste, s’est de tous temps adapté avec une extraordinaire facilité à ceux qui lui faisaient gagner son pain. Il eût été facile à l’Angleterre de conquérir des âmes, qu’un penchant naturel pousse vers leur intérêt, mais qui souhaiteraient pourtant que cet intérêt s’accordât avec leur sympathie. Au contraire, il semble que l’Anglais si parfaitement correct, si digne, si généreux avec les égaux qu’il estime, ait pris à tâche de s’aliéner les cœurs égyptiens, en nous les aliénant du même coup.
Tandis que les hommes cultivés ont gardé à la France toute leur affection, le peuple, qui ne raisonne point ses sensations, s’est pris tout à coup d’une sorte de xénophobie.
Le tort en est, à mon avis, dans la façon dont les occupants ont agi envers lui.
Dans nos écoles, les professeurs n’ont pas craint de s’adresser aux cœurs des élèves. Ils sont descendus jusqu’à ces petits êtres, souvent incultes, les ont élevés jusqu’à eux, leur ont appris à chérir la France dans ses humbles représentants. Les écoles du gouvernement, devenues purement anglaises, ont produit surtout des joueurs de tennis et de jeunes dandys donnant beaucoup plus de temps aux sports qu’à l’étude, et quittant les classes avec la même indifférence qu’ils y sont entrés, aussi ignorants de l’âme anglaise que celle-ci est loin de la leur. Les professeurs ont donné strictement, aux heures réglementaires, les leçons inscrites au programme. Le cours terminé, l’infranchissable barrière s’est dressée entre eux. Résultat : ces élèves se sont mués aujourd’hui en ennemis révoltés.
L’éducation donnée aux jeunes Égyptiens, en ces dernières années, ne représente qu’une demi-culture. Et c’est de là, je pense, que vient tout le mal.
Différentes maladresses sont venues, en vingt ans, mettre le comble à l’exaspération du peuple égyptien. Ce fut, parmi tant d’autres, l’ingérence de juges anglais dans les tribunaux locaux appelés à examiner uniquement des causes indigènes ; puis l’arrêt arbitraire qui déclarait passible de la loi martiale tout Égyptien se livrant à la moindre voie de fait contre un soldat de Sa Majesté. Si l’on sait que ces soldats, souvent pris de boisson, se promènent par les villes le stick à la main dans les quartiers mal famés, ne se privant pas d’injurier ou de frapper qui bon leur semble, fût-ce en manière de plaisanterie, on comprendra facilement la colère des opprimés. Inutile de dire que dans les rixes, fréquentes entre soldats anglais et indigènes, ces derniers ont constamment tort. Pour eux la peine capitale est appliquée avec une fréquence bien faite pour décourager les plus téméraires.
Cependant, rien n’arrête l’effort des nations. Les événements qui depuis deux ans se déroulent en Égypte, en sont la meilleure preuve. A voir chez eux la force constamment primer le droit, les plus soumis se sont révoltés.
Une autre cause est venue encore ajouter au mécontentement général.
Quelques mois avant la mobilisation, le quartier général avait fait circuler une formule écrite, demandant aux officiers qui désiraient prendre un emploi en Égypte, une fois leur service militaire révolu, de vouloir bien se faire connaître.
Le nombre des officiers qui ont présenté leur demande s’est élevé, pour les seules villes du Caire et d’Alexandrie, à trois mille cinq cents. Ces emplois se trouvaient dans les différents ministères et les administrations du gouvernement ; les émoluments qui y étaient attachés étaient de beaucoup supérieurs à ceux touchés jusque-là par les titulaires. Ils variaient entre mille et deux mille francs. De ce fait, les indigènes coptes ou musulmans se sont vus frustrer d’une situation péniblement acquise.
Comme tout peuple longtemps avili par la domination étrangère, le jour où le peuple égyptien s’est enfin décidé à secouer le joug qui pesait sur lui, il a dépassé les bornes.
J’ai montré plus haut combien notre influence est en train de diminuer en Égypte, en attendant qu’elle soit éteinte. Je n’ajouterai que quelques lignes à cette constatation.
Le gouvernement ne fait rien en soi pour empêcher le succès de nos écoles françaises, à quelque confession qu’elles appartiennent, mais le jour venu où l’élève doit gagner sa vie, il verra toutes les portes se fermer devant lui s’il ne peut exhiber un diplôme gagné aux écoles gouvernementales ou anglaises. En conséquence, les parents les plus désireux de confier leurs enfants à des professeurs français reculent avec raison devant l’incertitude de leur avenir. A quoi bon une science qui ne pourra servir à rien ?
Plus qu’ailleurs, la passion du fonctionnarisme sévit en Égypte ; si alléchantes que semblent les carrières libérales, bien peu nombreux sont ceux qui poussent le courage jusqu’à s’y adonner complètement : l’amour du « poste » est plus fort que tout.
Et c’est ainsi que, peu à peu, notre douce langue française, si chère à l’Orient musulman, disparaîtra des programmes de l’Égypte, à moins que nos écoles n’obtiennent du gouvernement français le moyen de continuer la lutte. Il n’est pas question de politique, mais de simple tradition. Quelle autre terre peut, comme l’Égypte, revendiquer l’influence française ? De Mohamed-Aly, le grand souverain, jusqu’à Ismaïl, qui donc rendit l’Égypte florissante ? N’est-ce pas à nos ingénieurs, à nos financiers, à nos officiers, que les vice-rois firent constamment appel, pour le plus grand bien et la plus grande gloire de leur pays ?… N’est-il pas permis de répéter, après tant d’autres, que l’Égyptologie est une science française ?
Alors, ne fût-ce qu’en souvenir des illustres compatriotes qui vinrent, au prix de mille dangers, de difficultés sans nombre, porter au delà des mers les lumières de notre pays, il serait simplement équitable de ne pas laisser tomber, de nos mains paresseuses, le flambeau que d’autres tinrent si superbement.
On ne nous en estimerait, je pense, que davantage.
Chez nous, personne ne s’inquiète des derniers événements survenus en Égypte ; pourtant nos écoles, comme les écoles indigènes, en ont subi le douloureux contre-coup. Les scènes regrettables qui se sont déroulées depuis 1919 ont obligé bien souvent les directeurs de fermer les portes de leurs établissements.
Voici en principe la genèse de ces troubles qui, loin de se calmer, redoublent en ce moment d’intensité et menacent profondément la vie intellectuelle et économique du pays.
Saad-Zagloul-Pacha, ancien ministre, vice-président de l’Assemblée législative et chef du parti nationaliste, avait lancé cette sorte de référendum : Quels sont les sentiments de l’Égypte nouvelle ? Le peuple accepte-t-il le protectorat anglais, ou demande-t-il à reprendre son indépendance ?
Les réponses arrivent, unanimes : les Égyptiens veulent être libres.
Les listes innombrables envoyées un peu partout, dans les villes et les villages de l’intérieur, reviennent au Caire chargées de signatures. Il ne reste donc plus qu’à agir.
Le chef du parti n’y a point failli. Ayant essayé en vain de faire entendre sa voix par ceux-là même qui disposent à ce moment des destinées de l’Égypte, il réclame pour lui et quelques-uns de ses collègues, choisis au hasard, le droit d’aller en Europe présenter leurs revendications au Congrès de la Paix.
Un premier refus est opposé à leur demande. Zagloul s’adresse alors à l’Angleterre, à la France, à l’Amérique. Aucune de ces protestations n’est parvenue aux intéressés. Les réunions publiques, entre temps, se sont faites plus nombreuses. Un vent d’orage gronde sur les villes. Le ministère, d’un commun accord, présente sa démission au Sultan, qu’une indisposition opportune retient toute une semaine en son palais.
Et c’est alors que circule l’étrange nouvelle : Zagloul-Pacha et ses amis ont été appréhendés chez eux et emmenés on ne sait où…
Le samedi 8 mars 1919, je me trouvais à Alexandrie, où je venais de faire une conférence pour la propagande. Passant par les bureaux de la Réforme, journal français que dirige Raoul Canivet, M. Edmond Dumani, rédacteur en chef avec lequel je venais de m’entretenir, reçut devant moi l’annonce de l’incarcération des ministres. La chose fut tout de suite démentie, personne d’ailleurs ne voulait y croire.
Mais le lendemain dimanche, dans les rues du Caire où je revenais, rien qu’à voir l’agitation de la foule, je devinai que des événements graves allaient s’accomplir. L’après-midi se passa sans incident. Dans la soirée seulement, la nouvelle se répandit, véritable traînée de poudre : Zagloul-Pacha et ses compagnons, après une nuit passée à la caserne de Kassr-el-Nil, venaient d’être embarqués pour l’île de Malte.
Le lundi matin, je devais me rendre au consulat pour y faire viser mes passeports, mais à peine sortie il me fallut rebrousser chemin. La rue El-Manak, soudainement obstruée par une foule en délire, offrait le coup d’œil le plus bizarre.
A la suite des étudiants de la mosquée d’El-Adzhar rêvant une manifestation imposante, tous les barbarins, tous les fellahs, tous les loqueteux de la ville, profitant de l’occasion, se ruaient sur les devantures des magasins, pillaient la caisse et brisaient les vitres. En quelques heures, les dégâts de cette matinée atteignirent vingt mille livres (cinq cent mille francs). Les Anglais, pourtant, ne se montraient pas. On se contenta de faire fonctionner les pompes.
L’après-midi, la police à cheval commença de circuler par la ville. Le lendemain, nouvelle manifestation. Cette fois, la cavalerie fit marcher ses bêtes contre la foule qui se dispersa. Les rues El-Manak et Moghraby, et la légendaire avenue de Boulac présentaient un spectacle extraordinaire. Devant les monceaux de verre et de glaces brisées gisant sur les trottoirs, les boutiquiers, consternés, surveillaient la pose des planches qu’ils faisaient clouer contre leurs vitrines. On m’a assuré que les menuisiers et charpentiers ont fait, en trois jours, de véritables fortunes. Le soir, les soldats anglais se sont montrés. Les ponts, gardés militairement, étaient pourvus de mitrailleuses sur tout le parcours du fleuve. Sur la place de l’Opéra, se tenaient les autos blindées chargées de troupes.
Dans l’après-midi du 13, me trouvant au quartier indigène, devant la belle mosquée Barkoûk que je souhaitais revoir avant de quitter l’Égypte, le vieux gardien me fit signe, doucement, de le suivre. Quand je fus arrivée devant le tombeau, il me dit avec simplicité :
— Écoute, Madame, je peux bien te laisser entrer, je te connais et je sais que tu nous aimes, mais il va y avoir du tapage dans la rue. Si tu sors maintenant, je ne réponds de rien ; il vaut mieux que tu restes ici.
Et cet homme, dont l’âme simple a sans doute conservé sur notre sexe les idées de ses ancêtres, ajouta :
— Les femmes, vois-tu, ce n’est pas fait pour la poudre ni pour les balles…
Et il m’enferma. Je dois dire que jamais, comme ce jour-là, je ne goûtai si profondément le charme de la vieille mosquée que les Arabes nomment El-Barkoûkya.
Cependant, je pus assister par une petite fenêtre grillagée de bois, vrai croisillon du moyen âge, à la plus vive bataille. Dans la rue, soudainement, les corbeilles de fruits et de légumes s’écroulaient sous la poussée formidable du peuple. En hâte, les vendeurs prudents s’étaient enfuis, tandis que les boutiquiers brisaient leurs ongles dans leur hâte à pousser les volets à l’ancienne mode.
De nouveau, je voyais se lever sur les têtes les terribles nabouts, dont la vue avait épouvanté ma jeunesse. Au coin des rues, sur les terrasses et derrière quelques fenêtres, les balles traîtresses pleuvaient, tandis qu’aux carrefours les mitrailleuses, jusque-là invisibles, déroulaient leur ruban de mort sur la foule soudain terrorisée.
Quand le gardien de la mosquée vint me délivrer il était très pâle, et une grande tristesse emplissait ses yeux.
Je lui demandai son avis sur le drame.
— Al Allah ! — me répondit-il avec cette philosophie fataliste propre au véritable sage de l’Orient, — rien sur la terre ne se fait sans sa volonté puissante… Pourtant, j’estime que toutes ces tueries sont bien inutiles. Pourquoi se soulever contre les plus forts ? En agissant avec calme, nos frères feraient bien plus pour la cause de l’Égypte…
Et tandis que je glissais dans sa main le pourboire d’usage, il conclut :
— D’ailleurs, ce ne sont jamais les vrais coupables qui sont punis !
Durant le cours de la semaine, les émeutes se succédèrent avec une décevante régularité. Chaque quartier eut son tour. Les morts se chiffrèrent par centaines.
Et tous les soirs, une autre rue voyait ses devantures se couvrir des prudents remparts de planches. De loin en loin, dans les quartiers européens, on pouvait voir les rideaux de fer se soulever à demi, et propriétaires et employés risquer une tête curieuse sur l’avenue. Au moindre bruit le rideau retombait, mettant sa barrière entre les émeutiers et les marchands.
Maintenant, la révolte gagnait la province : Tantah, Mansourah, Zazazig, Assiout…
Le jour où je quittai le Caire, nous dûmes attendre près de cinq heures dans nos wagons le départ du train. Le bruit du canon et des mitrailleuses parvenait à nos oreilles sans que nous puissions être renseignés. Quelques voyageurs, découragés, descendirent. Enfin, vers deux heures, une compagnie d’Australiens monta dans les voitures, tandis que les soldats prenaient place sur la locomotive, à côté du mécanicien. Le convoi s’ébranla. Le long de la route, les hommes postés aux fenêtres tiraient des coups de feu en traversant la campagne, à seule fin d’effrayer les fellahs. On pouvait voir ces derniers fuir, épouvantés, sautant les talus, courant dans les champs sur leurs jambes ou à quatre pattes, selon que l’arme leur semblait plus ou moins à portée de leur personne. Quand le train arriva en gare de Kalioub, nous connûmes la raison du retard apporté à l’horaire : ce petit pays, si paisible d’ordinaire, s’était soulevé, et depuis le matin on se massacrait autour de la station du chemin de fer. Maintenant, de la jolie gare si connue des habitués du barrage, il ne restait que des ruines : bâtiments, becs de gaz, fontaines, tout se mêlait dans l’inextricable fouillis auquel les régions dévastées ont accoutumé nos yeux. Mais ici, la guerre était toute fraîche, et les larges flaques de sang qui se voyaient encore marquaient sinistrement la place de la lutte. Le soleil de ce radieux printemps n’avait pas eu le temps de sécher l’horrible trace. Sur tout le parcours, les fils du télégraphe et du téléphone traînaient leurs petites cordes lamentables. Pour arrêter la révolte, les Anglais avaient dû venir en aéroplane bombarder la place…
Arrivés à Port-Saïd, où nous devions embarquer le soir, nous apprîmes que notre train avait été le dernier à quitter le Caire : les émeutiers avaient coupé les ponts. Durant près de deux mois, le service des postes se fit en avion. Au mois de juin, après la révolte de Bédrechine, on comptait en Égypte quatre mille morts…
Et les émeutes continuent… Aux manifestations des premiers jours sont venues s’ajouter les complications des grèves ; les tramways ont dû, cent fois, interrompre leur circulation, arrêtant ainsi toute la vie de la banlieue. On ose à peine faire sortir les voitures, les indigènes de la basse classe les prenant d’assaut sans payer, molestant les contrôleurs, brisant vitres et matériel sitôt qu’on fait mine de leur résister.
Les négociants européens non plus ne sont pas à l’abri des attaques ; plusieurs magasins ont été pillés. Et souvent, trop souvent encore, la force militaire doit sévir, faisant de nombreuses victimes.
Inutile d’ajouter que, pendant ce temps, les écoles demeurent fermées…
Pourtant, la cause en elle-même reste franchement intéressante. On a vu cette chose surprenante en un pays trop souvent partagé, déchiré par des luttes de croyance et de partis : des prêtres coptes aller prêcher dans les mosquées, des ulémahs élever la voix dans les églises chrétiennes. Étudiants syriens, maronites ou musulmans, femmes turques d’Égypte ou purement égyptiennes, sont unis dans la même fièvre et dans le même ardent désir : voir se lever sur la vieille terre l’aube radieuse de l’indépendance.
Pourquoi faut-il qu’une si noble ambition se trouve ravalée au niveau d’une simple révolte par la maladresse des uns et la cruelle répression des autres ?
Loin de s’apaiser, la guerre intestine prend, sur les rivages du Nil, des proportions de plus en plus redoutables. Des femmes, des enfants ont péri. Les exemples chaque jour renouvelés, les châtiments ne suffisent plus. Jusqu’à présent, il semble bien que l’indigène en veuille surtout à l’Angleterre, mais il faudrait mal connaître l’âme musulmane pour se convaincre que les chefs, parfaitement éclairés, les esprits incontestablement libéraux qui tiennent la tête du parti nationaliste, pourront arrêter le flot montant des amertumes et les rancunes d’un peuple malheureux et trop longtemps asservi.
Les Anglais qui, pour des raisons que j’ignore, ont laissé paisiblement germer les premiers éléments de la révolution, pour sévir ensuite avec une rigueur impitoyable, n’avaient certainement pas prévu les difficultés de l’heure présente.
Quelles qu’en puissent être les suites, elles leur coûtent déjà bien cher ! Mais l’Égypte la première est frappée aux sources profondes de sa vie. Et avec elle la France, mère là-bas de la civilisation moderne en Égypte.
Certes, il serait injuste de nier les résultats obtenus par l’Angleterre au pays des Pharaons. Les sommes englouties par le gouvernement britannique pour la transformation de la vallée du Nil feraient reculer les plus téméraires colonisateurs. On disait, il y a trois ans : « Voyez comme le fellah est riche ! comme il est heureux ! » et chacun sait que le bonheur du fellah représente la félicité de toute l’Égypte.
Eh bien, non ! le fellah n’est pas heureux… il ne l’était pas plus à l’heure de l’armistice qu’aujourd’hui où les affaires ont si bien périclité qu’à l’abondance passée succède une misère profonde. En augmentant ses revenus, le fellah a vu, plus peut-être que chez nous, naître et augmenter ses besoins. Mal préparé à sa nouvelle fortune, il a dépensé sans compter et se trouve à l’heure actuelle beaucoup plus pauvre qu’avant. Lui aussi, il a contribué aux frais de la guerre ! il a donné ses guinées, il a prêté des hommes pour les travaux, comme autrefois ses pères donnaient leurs fils à la corvée obligatoire. De son effort il ne récolte aucun bénéfice, ne retire aucune gloire. Le véritable profiteur de la guerre, là-bas plus que chez nous, et si fort que cela puisse paraître, c’est le marchand cosmopolite. Qu’il ait magasin sur rue, échoppe ou simple tréteau en plein vent, celui-là seul qui a vendu quelque chose durant les tristes années de la guerre a pu s’enrichir… Les autres n’ont fait que toucher le bel or menteur, qui tout de suite glissait entre d’autres mains.
L’instruction du peuple n’est qu’apparente. Les élèves des écoles gouvernementales se montrent d’admirables joueurs de tennis, mais font de pauvres bacheliers.
Pour que le système anglais ait donné des fruits, il eût fallu que ceux auxquels incombait le pouvoir de diriger la jeunesse actuelle s’adaptassent mieux au milieu et aux circonstances. Le grand reproche que je fais aux occupants, c’est de n’avoir pas essayé de toucher les cœurs avant les cerveaux.
L’Égyptien, essentiellement assimilable et bon enfant, en veut, je crois, moins à l’Angleterre d’avoir souhaité le conquérir que de l’avoir mal compris.
Ce peuple nous aimait ; il nous reproche à présent, avec un peu de justesse, de l’avoir sacrifié aux intérêts politiques. L’aurions-nous mieux dirigé ? Il est difficile de le dire. Nous nous sommes trop souvent montrés de piètres colonisateurs. Mais il est un fait qui me paraît indéniable : c’est la sympathie sans égale que toujours nous inspirâmes à l’Égypte… Cette sympathie, il est cruel de la voir s’évanouir.
Quel que soit le résultat des événements qui se préparent, il faut bien se rendre compte qu’une Égypte nouvelle est née.
J’ai dit la surprise éprouvée par les Européens à la vue des prêtres coptes envahissant les mosquées, et prêchant à côté de leurs frères musulmans l’évangile de la liberté. Ceux-là, comme les autres, veulent une Égypte indépendante. Pour mieux affirmer leurs droits, ils ont pensé que rien ne pouvait les aider davantage qu’un rapprochement absolu avec les disciples de Mohamed. Toujours ils avaient vécu côte à côte, sans pourtant trop se mêler. Ils gardaient les mêmes coutumes héritées des glorieux ancêtres et, chez les uns comme chez les autres, malgré la foi si différente, bien des pratiques de l’ancienne Égypte avaient résisté au progrès des siècles.
Mais rien, avant ce jour, n’aurait pu laisser prévoir une fusion aussi complète.
Les Coptes, grâce au christianisme, demeurent seuls les véritables descendants des Égyptiens de la grande époque. Tandis que les musulmans faisaient pénétrer dans leurs harems un nombre considérable d’étrangères (imitant en cela les aïeux de la décadence), les autres ont, au contraire, toujours contracté mariage avec des filles de leur race et, le plus souvent, de leur contrée. Ils ont ainsi formé une immense famille dans la famille égyptienne.
Seuls les fellahs, trop pauvres pour s’offrir le luxe des concubines, imitèrent de tout temps leurs compatriotes chrétiens. Même polygames, ils choisissaient leurs épouses dans le village qui les avait vus naître. Ainsi s’explique la ressemblance qui frappe l’étranger visitant les pays où Musulmans et Coptes vivent confondus. Cependant, la différence existe, faite de mille habitudes pieusement conservées chez cette race qui garde, malgré des siècles d’ignorance, le sceau ineffaçable de la primitive Église.
Saint Marc l’évangéliste, disciple de saint Pierre, apporta « la bonne parole » à Alexandrie vers la fin du Ier siècle.
Il avait bâti une petite église dans le quartier nommé « la maison aux vaches ». Obligé de s’enfuir en Pentapole, il fit la connaissance d’un humble savetier, nommé Anianos, qui adopta sa doctrine et lui succéda dans le gouvernement de la nouvelle communauté. Il eut à subir les luttes de la gnose qui produisirent un grand trouble dans son sein, mais le coup le plus rude lui fut porté par les Ariens, qui provoquèrent sa séparation en deux branches bien distinctes.
Ces nouveaux chrétiens, qui avaient pris le nom de Coptes, se divisèrent alors en Jacobites et Melchites. Les Jacobites, surtout formés d’Égyptiens, adoptèrent le schisme et constituèrent la majeure partie des Coptes actuels. Les autres, appelés Melchites, réunirent les Grecs et quelques Égyptiens d’Alexandrie. Le nom de Coptes signifie « Égyptiens », de l’ancien dialecte grec Gyptos (Égypte). En arabe actuel, les Coptes se nomment « Epty », toujours d’après la même origine.
Les Melchites sont considérés par l’Église comme des Coptes réunis aux catholiques.
La première persécution des chrétiens eut lieu, en Égypte, sous l’empereur Dèce ; elle est minutieusement détaillée dans leur martyrologe appelé Synaxe. Le règne de Dioclétien fut une longue suite de malheurs pour les premiers Coptes ; cette période de leur histoire est connue sous le nom d’ère des martyrs, et commence l’an 284.
Les Coptes furent les gardiens pieux de la vieille langue égyptienne et des coutumes ancestrales. Le dernier homme qui pût encore déchiffrer les signes hiéroglyphiques au VIIe siècle, était un moine chrétien de la Haute-Égypte. Clément d’Alexandrie dit qu’à son époque il ne se trouvait déjà plus personne dans la ville des Ptolémées pour comprendre les vieux caractères tracés sur les monuments et les papyrus.
On compte parmi les saints de l’Église copte primitive un grand nombre de cénobites dont le premier fut saint Paul ermite, natif d’Alexandrie. Vinrent ensuite saint Antoine, le plus connu, originaire de Quinam près de Memphis ; Macaire (qui fonda le monastère de Scété à Wadi Natron[5] au bord de ces lacs fameux qui fournissaient le natron employé pour la conservation des momies et d’où, au moyen âge, les commerçants marseillais tirèrent si longtemps la matière première de leurs savons) ; Hilarion le pur, et enfin Schénoudi, le plus vénéré par les Coptes actuels, mais que l’Église catholique ne vénère point, car il partagea la confession des hérétiques.
[5] Le fameux patriarche saint Cyrille, à qui l’on doit le meurtre d’Hypathia, avait étudié à Scété.
Parmi les docteurs et les patriarches, Clément d’Alexandrie, Tertullien, Origène, saint Athanase, saint Théophile, Cyrille et tant d’autres.
Les Coptes ont une langue spéciale, le copte, aujourd’hui seulement employé dans les offices liturgiques, mais qui renferme encore beaucoup de signes et de mots se rapprochant de l’antique idiome égyptien.
Ce fut un Copte, le gouverneur de Menf, bâtie sur l’emplacement des faubourgs de Memphis et appelée Babylone par les Grecs, qui livra la citadelle à Amrou, lieutenant du khalife Omar. Ce gouverneur, nommé Georges, fils de Mina, est plus connu sous le nom de Makaukas parce qu’il avait falsifié les pièces de monnaie appelées kankion. Il avait pris les doubles pouvoirs, civil et religieux, à la suite de l’exil du patriarche Cyrus.
Ce Makaukas attira les Arabes en terre d’Égypte, en haine de la tyrannie des empereurs grecs.
De ce fait, l’Islam s’établit sur les rives du Nil l’an 18 de l’hégire, c’est-à-dire en 639 de notre ère. Makaukas, depuis ce moment, devint en abomination aux véritables Égyptiens que sa trahison révoltait. Ceux-là même qui, de bonne grâce, s’étaient livrés aux envahisseurs, et le gouverneur tout le premier, comprirent trop tard qu’ils s’étaient donné des maîtres cent fois plus redoutables que les premiers. Avec les hordes d’Amrou, commencèrent pour l’Égypte les périodes de souffrance et l’ère de barbarie qui devait détruire, pour longtemps, jusqu’au souvenir de la civilisation passée.
Le malheureux Makaukas ne survécut pas à ses remords et à son désespoir. Il avala, dit-on, le contenu du chaton de sa bague, poison végétal qui le terrassa en quelques instants.
Mais depuis longtemps les habitants des campagnes ne se soucient plus de prendre part aux polémiques religieuses. Ils ne sont ni musulmans ni coptes, ils demeurent agriculteurs.
Un jour, je suis allée les voir, chez eux…
Sous la petite brise légère qui, de la berge voisine, passe sur les champs comme une caresse, par un après-midi ouaté de brumes exquises, en ce pays où le soleil se voit toujours trop, notre voiture suit le chemin qui mène au petit village de Seber-bey.
Après avoir quitté la grande route, nous voici au bord d’un ruisseau si joli encore au temps où les arbres lui faisaient une ceinture d’ombrages. Aujourd’hui, une main capricieuse a coupé les arbres, et leurs troncs desséchés demeurent seuls, épaves lamentables qui, de loin en loin, semblent autant de billots attendant leur proie. Après ce ruisseau, c’est tout de suite l’aventure. Il faut que le cocher fraye un passage à ses bêtes parmi les tombes du cimetière, et surtout parmi les collines d’immondices qui nous prouvent que nous approchons.
Le côté original du village où nous allons, c’est qu’il est nettement partagé en deux colonies distinctes : côté musulman, côté chrétien.
C’est le village musulman qu’il faut tout d’abord traverser. Je demande à une belle fille, qui nous sourit, si l’on fait bon ménage entre les habitants de religions différentes. Elle entrecroise ses doigts les uns dans les autres pour me répondre, à l’appui du geste significatif : Saouwa-Saoua ! Kéda ! ce qui veut dire : Ensemble, unis comme les doigts de mes mains en ce moment. J’avais compris.
Nous poursuivons, et nous voici enfin dans le cœur même du village chrétien. Un troupeau de bébés oies et de bébés canards nous entoure, et nous devons aller au pas pour ne pas en écraser. Puis, c’est un couple de dindons blancs qui s’avance jusqu’au marche-pied de la voiture ; et enfin une véritable meute d’horribles chiens mâtinés de chacals qui nous font un accueil plutôt désagréable. Alors un homme qui, depuis un moment, se tient adossé à un mur tout près de nous et nous observe, s’avance et très poliment me demande ce que nous cherchons.
Je lui explique le but de ma venue : visiter quelques huttes, voir l’église, connaître enfin ce coin du pays que j’ignore tout à fait.
Alors, l’homme relève sa manche et me montre, au-dessus du poignet, la croix grecque qu’il porte tatouée en bleu sur sa chair. Il est chrétien et gardien de l’église, il se nomme Mikail… et, dans sa crainte que je l’ignore, il ajoute fièrement : « comme l’archange ! »
Mais tout de suite on nous entoure. Voici les deux filles du brave Mikail, Marie et Alexandra, sa femme Agnès et ses trois fils : Guirguiss (Georges), Antoun (Antoine) et Makar (Macaire).
Au premier abord, rien ne les distingue des autres fellahs que nous avons aperçus tout à l’heure au village musulman ; c’est le même caftan de laine chez les hommes, le même turban sale, la même allure lasse, la même langue. Chez les femmes, les mêmes galabiehs dégoûtantes, le même voile de couleur indécise, le même pantalon repoussant de saleté dépassant la robe, et tombant jusqu’aux chevilles.
Mais très vite pourtant, la différence s’impose. Elle est très grande à mon avis, pour qui veut bien se donner la peine de voir. Ici, l’homme n’a qu’une femme, et généralement il la choisit et l’aime avant de l’épouser. Les fiancés se voient librement, durant un stage variant de trois mois à deux ans. Leur union crée la famille… Il n’y a qu’à voir la façon dont l’homme qui me parle regarde sa vieille épouse pour en être convaincu. Au village voisin, un mari qui posséderait cette femme déjà flétrie, tassée, pâlie par le travail et les maternités successives, en aurait déjà trois autres ! Celui-ci a vécu et mourra aux côtés de la compagne de ses jeunes ans et de ses jeunes amours.
Aussi, les femmes me semblent-elles moins avachies que les fellahas musulmanes ; elles n’ont pas devant l’homme ces regards tremblants des autres filles d’Égypte, toujours redoutant d’être chassées ou remplacées au foyer marital. Il y a aussi, dans la façon dont les hommes nous entourent, un petit rien de respect que n’ont pas les musulmans, méprisant la femme libre et le lui montrant dès qu’ils l’osent.
Nous entrons dans l’église. Marie, la fille aînée du gardien, nous montre les Évangiles, et j’ai la surprise d’en trouver un fort ancien dont la couverture, mangée de trous, n’est plus qu’une loque, et dont le texte, en vieux copte, s’orne de curieuses enluminures d’une naïveté sans pareille. Mikail m’explique que ce livre date de douze cents ans…
L’église a trente ans à peine, mais elle est bâtie sur l’emplacement de la primitive qui fut construite, paraît-il, au VIe siècle. C’est l’éternelle église jacobite de l’intérieur de l’Égypte : le Christ, aux bras étendus en large et non tirés en haut, formant une ligne droite, et les pieds cloués l’un sur l’autre, au contraire de nos Christs à nous. Au milieu, le tabernacle voilé d’un rideau de pourpre et, en haut, les apôtres peints à même le bois, en des poses bizarres, dénotant un art enfantin chez le peintre qui les exécuta.
J’allais m’extasier sur un lustre dont je ne m’expliquais pas la contexture quand, après examen, je m’aperçois que ce lustre primitif est composé d’une série de verres de lampe juxtaposés et recouverts d’une telle couche de crasse, que l’on dirait un métal inconnu. A côté, une lampe, ancienne celle-là, et qui doit certainement remonter au moyen âge. Et l’on nous montre encore le triangle « très vieux », me dit l’homme, qui, depuis l’Église des premiers jours, sert à marquer les phases des offices. On frappait le triangle avec un gros clou… cela remplace notre sonnette.
Ma surprise est grande quand on me montre une paire de cymbales, de forme archaïque, qui sert aussi aux cérémonies comme au temps des patriarches d’Alexandrie, alors que le doux Théophile[6] ne dédaignait point de prendre part aux danses sacrées qui s’exécutaient dans les basiliques, après le sacrifice divin.
[6] Patriarche d’Alexandrie au Ve siècle.
Ainsi, les siècles ont pu marcher, les hommes s’entre-déchirer au nom de leurs croyances diverses, il est encore de paisibles coins de terre comme celui-ci, où les vieux rites se sont conservés à travers les âges, et qui possèdent des habitants qui vivent et pensent comme leurs aïeux, morts depuis près de dix-huit cents ans, et n’ayant rien changé aux habitudes de ce temps-là…
C’est sur cette pensée que je prends congé de mes nouveaux amis qui, à toute force, veulent me garder encore. Au sortir de l’église, nous avons une véritable escorte. La vieille Agnès, sous ses voiles, garde l’apparence d’une matrone des premiers temps chrétiens. Elle a un bon sourire placide, des gestes calmes et trouve, pour faire accepter son offre, un regard si engageant que nous devons entrer dans la hutte et prendre le café traditionnel. Près de la porte, deux hommes, accroupis devant une table basse, jouent gravement aux dominos ; un vieillard file la quenouille et des femmes, près d’eux, cousent des petites robes d’enfant. Un lac en miniature s’étend et vient mourir devant les pauvres demeures. De grandes oies blanches nagent sur ces eaux, pareilles à des cygnes, tandis qu’un vol de colombes passe au ras des flots. Au loin, sur l’autre rive, les blés à perte de vue mettent l’espoir de la récolte prochaine en la splendeur de leur tapis couleur d’émeraude… de grands palmiers font un bouquet sombre que le vent du soir agite très doucement. Une paix profonde émane de ces choses et de ces gens. Je ne vois plus la saleté ni la misère qui m’entourent. Seule m’apparaît la sagesse profonde de ces humbles qui me regardent et qui, si près de nos agitations, accomplissent doucement, et le cœur satisfait, les mêmes phases des mêmes destins, de père en fils et d’âge en âge.
Si le fellah égyptien, qu’il demeure chrétien ou musulman, ne semble au premier abord qu’un même homme, de par l’attitude ou le costume, plus fort encore semble le rapprochement parmi les hommes des classes plus élevées. Dans les villes, chaque jour le lien se fait plus complet. Chaque province contenant un assez grand nombre de Coptes envoie un des siens représenter le parti à l’Assemblée législative. La délégation mandée en Europe pour expliquer la situation du pays et réclamer l’indépendance de l’Égypte comptait un Copte.
Il est à remarquer que la Haute-Égypte en renferme davantage, sans doute parce que la conquête musulmane s’y étendit tardivement et avec plus de difficultés. Au temps où les Européens n’avaient pas encore installé leurs colonies en terre égyptienne, les Coptes seuls y maintenaient le christianisme et leurs églises s’ouvraient à tous les cultes chrétiens. C’est ainsi que, même à l’heure actuelle, leur cathédrale du Caire possède plusieurs chapelles, dont chacune est consacrée à un rite différent, parmi les innombrables schismes qui désolèrent l’Église orientale.
Les Abyssins y ont leur autel où, à leur passage dans la Capitale, ils viennent en grande pompe entendre le saint office.
Le patriarche dirige, non sans peine, tous ces fidèles venus d’un peu partout rendre hommage à quelque saint ou martyr de leur race, ignoré du reste du monde.
Mais pour des yeux d’artiste, l’immense basilique où, journellement, montent vers le ciel des prières dans toutes les langues, faisant résonner les voûtes des accents les plus barbares, ne vaut pas la moindre de ces humbles maisons du Seigneur que les premiers chrétiens de Fostat semèrent sur la ville comme autant de fleurs. Elles ont nom Sainte-Marie, Saint-Georges, Sainte-Barbe et recèlent encore, dans leur étroite enceinte, plus d’un joyau de la période byzantine. Il faut aller à leur découverte, car rien ne les indique au passant indifférent. C’est là-bas au fond du vieux Caire, parmi des demeures ayant gardé toute la poésie orientale, qu’elles dressent leurs murs vétustes et leurs colonnes étranges. Parmi ces fûts de granit et de porphyre auxquels l’usure a enlevé tout éclat, on retrouve plus d’un pilier ayant jadis appartenu à quelque temple d’Isis, d’Athor, d’Osiris ou de Phtah (Vulcain égyptien). Si les pierres ont une âme, celles-ci du moins ne doivent point se montrer trop affligées de se trouver là, car si les prières diffèrent, la langue demeure la seule qui se rapproche encore un peu de l’idiome d’autrefois. Les rites rappellent, à s’y méprendre, ceux que les prêtres égyptiens perpétrèrent à travers les âges. C’est aussi la même soumission, la même ardente foi qui, devant les icônes des trois saintes (sainte Dimiana, sainte Barbara, sainte Juliana), fait courber les fronts et ployer les genoux des fidèles de ce lieu. Les ancêtres pourraient revenir, ils ne seraient point surpris. Ils retrouveraient les visages graves, les grands yeux sombres, les membres souples de ceux qui continuent leur race ; de même qu’à certaines fêtes ils reconnaîtraient dans les mouvements du prêtre et les accompagnements du cistre et des cymbales, les mêmes gestes, les mêmes cadences, les mêmes sons qui firent autrefois la joie de leurs yeux et le plaisir de leurs oreilles. Ils goûteraient encore cette volupté profonde qui consistait, pour les Égyptiens, dans l’obscurité et la fraîcheur de leurs temples, sans doute parce qu’elles les reposaient de l’accablante chaleur pesant sur la ville.
C’est au vieux Caire que les Pères franciscains établirent leur première église, englobée dans un amas de maisons. On leur doit aussi le premier cimetière européen, où dorment encore tant de nos compatriotes. La légende veut que saint François lui-même ait béni ces lieux, qu’il visita vers la fin du XVIe siècle.
De la primitive église, il ne reste guère que l’autel, à demi en ruines et mal défendu par les minces grilles apposées depuis. Vers 1838 les Franciscains quittèrent ces lieux pour aller s’installer au Mousky, où ils résident encore. La paroisse qu’ils desservent demeura longtemps la seule fréquentée par la colonie européenne. Aujourd’hui même, les catholiques italiens n’en connaissent point d’autre.
Le cimetière « français », comme le nomment encore les habitants de l’antique Babylone, resta donc au début celui des religieux de Saint-François. Au moment de la fameuse peste qui décima la population du Caire, nos malheureux compatriotes ne furent point épargnés et le modeste enclos, si abandonné à l’heure présente, recueillit leurs dépouilles mortelles.
C’est là que, durant plusieurs années, j’ai pu voir, à chaque printemps, la dévastation accomplir un peu plus son œuvre, maintenant complète. En ce coin ignoré de la plupart des Français d’Égypte, repose cependant parmi tant d’autres Mme Félix Mangin, femme du célèbre historien et fille de Louis Caffe, ce Caffe chez lequel séjourna Chateaubriand durant son séjour au Caire. Près d’elle, terrifiante vision, on pouvait voir encore, en 1919, raidi dans la pose du dernier moment, le corps de Mme Marie Clot, femme de Clot-bey auquel on doit le plus magnifique travail sur l’Égypte, et qui fonda la première école de médecine du Caire. Couchés côte à côte, afin sans doute qu’ils tiennent moins de place, on apercevait encore les squelettes de ce qui fut Palmyre Gault, Busco le saint-simonien, la générale de Sequerra et tant d’autres qui, à mesure que leurs propres sépulcres s’écroulaient, étaient rassemblés en un macabre et pitoyable voisinage. Sur tout cela, le soleil d’avril mettait le flamboiement de sa lumière, et un acacia fleuri laissait tomber ses petites houppes parfumées, comme l’ultime hommage de la nature à ces morts que personne, à présent, ne connaît plus.
L’humble gardienne du cimetière, — une Copte qui depuis des années vit dans le quartier — a fini par installer son lit dans ce qui fut le tombeau de Mme de Sequerra. A ceux qui s’en étonnent et lui demandent si elle n’a pas de frayeur de dormir là, elle répond : « Pourquoi craindrais-je le voisinage des pauvres défunts ?… Ils ne font de mal à personne, les vivants sont autrement redoutables. » Et sitôt les visiteurs partis, elle reprend sa quenouille abandonnée ou sa lessive interrompue.
J’ai parlé longuement, dans les Promenades à travers le Caire, de ce cimetière, et donné les épitaphes copiées par moi en 1904. Alors, les monuments demeuraient intacts, c’est seulement depuis dix ans que les tombes ont commencé de s’effriter. Tout cela, construit en briques crues, est enfin tombé en poussière.
Les tisserands entrevus à l’Exposition agricole du Caire m’avaient donné le désir d’aller les regarder travailler dans le foyer même de leur industrie.
Je me rendis donc à Méhallet[7], par un de ces radieux matins dont l’Égypte offre si souvent l’inappréciable douceur.
[7] Mehallet-el-Kebir, ville de la province de Garbieh.
Quarante minutes de chemin de fer séparent Méhallet de Tantah. C’est, durant le temps si court du voyage, l’éternel panorama de la Basse-Égypte, grasse et fertile à souhait, avec ses plaines d’un vert pâle, son horizon sans bornes, immensité couleur d’émeraude que le ciel de mars, d’une transparente pureté, fait plus éclatante, à l’œil ravi du voyageur. De loin en loin, de minces bouquets de mimosas et de lentisques ; par places, au bord de quelque canal, un saule pleureur dont les branches, déjà, se couvrent de verdure légère, véritable dentelle dont les fils sont de minces feuilles, qui se penchent doucement vers l’eau lumineuse.
Les gamouss paisibles[8] vont de leur pas grave vers les prairies et, par endroits, des bœufs et des ânes, quelquefois séparés, le plus souvent attelés, en une bonne entente de bêtes paisibles, tournent la sakieh[9] qui va donner aux terres le liquide bienfaisant qui les arrose.
[8] Buffles.
[9] Puits à roue.
On arrive. Voici la ville ! la ville célèbre où jadis les mosquées furent égales au nombre des jours, ville de trafic et de richesse où, en bons musulmans, les tisserands dont l’or emplissait les coffres, croyaient utile de se conserver les faveurs du ciel et de faire la part du feu en construisant chaque jour de nouvelles maisons de prière. Que reste-t-il aujourd’hui des trois cent soixante-cinq mosquées ?… de tristes ruines lamentables, comme toutes les ruines de la Basse-Égypte, où la brique crue et le limon font tous les frais de la construction. Aussi l’on a peine à croire que certains villages, n’offrant plus aujourd’hui que des amas de décombres poussiéreux, aient pu représenter jadis le centre palpitant des grandes cités mortes.
Cela est vrai pour des capitales telles que Mendès, Xoïs, Athribis et Saïs, où seuls quelques monticules et des mottes de terre bizarrement assemblées rappellent vaguement la forme d’une ville ; à plus forte raison pour Méhallet, dont l’opulence ne remonte guère qu’à la Renaissance et que rien, aujourd’hui, ne différencie d’avec les nombreuses cités de l’intérieur, aussi dépouillées, aussi tristes, aussi malpropres qu’elle.
On y voit un bazar nouveau, tout à fait quelconque, où se retrouvent les éternels pots et marmites de terre vernissée, les mouchoirs de coton aux teintes violentes, les mille bimbeloteries du commerce oriento-européen. De-ci, de-là, les backals[10] grecs mettent la note gastronomique, avec leurs boules de fromage de Hollande, leurs boîtes de conserves et leurs caisses de pétrole. Puis, deux pharmacies, quelques boutiques de marchands de cigarettes, et voilà pour le négoce… Qui a vu une rue soi-disant « franghi » dans une ville d’Égypte, les a toutes vues.
[10] Épiciers.
Hors le Caire, Alexandrie, Port-Saïd, peut-être Tantah et Mansourah, tout est pareil !
Un voyageur qui s’endormirait à Samanoud ou à Chibin, peut fort bien être transporté dans un autre chef-lieu de province et s’y réveiller. Il lui faudra du temps pour s’apercevoir qu’il a changé de contrée. C’est la répétition la plus extraordinaire qui se puisse voir, et je ne sais pas un autre pays semblable sous ce rapport.
Même résultat pour les ruelles inextricables qui forment la ville elle-même ; je me suis souvent demandé comment les habitants ne s’y trompaient point et n’allaient pas, le soir venu, frapper à une porte qui ne fût point celle de leur demeure.
A Mehallet-el-Kebir, c’est en parcourant un véritable labyrinthe de rues infectes, et pour la plupart désertes, que l’on arrive enfin à la principale fabrique de tissus.
Ici, rien n’a changé depuis le commencement des âges, et l’on se croit reporté à des dizaines de siècles en arrière en pénétrant dans la cave, presque sans jour et tout à fait sans air, où nous sommes introduits.
Voici les métiers primitifs, tels que sans doute ils sortirent de l’imagination des premiers tisserands égyptiens. Aucun changement, aucune amélioration, la routine éternelle suivant son cours à travers les époques disparues.
Des ouvriers, péniblement, accomplissent de véritables miracles d’adresse et de patience, étant donnés les moyens rudimentaires dont ils disposent. D’innombrables fils de soie ou de coton pendent de la voûte et, selon l’ancien système placé sur un plancher d’une solidité relative, un second ouvrier démêle les fils et les prépare au-dessus du métier où travaille l’ouvrier principal. Les fils eux-mêmes sont maintenus d’aplomb par des pierres, comme au premier jour de l’art du tissage. C’est merveille de voir la rapidité avec laquelle l’artiste fellah, muni d’un outillage si barbare, lance sa duite. Il l’agite en un rythme régulier, traçant à mesure les dessins que seule lui dicte son imagination ; aucun modèle ne le guide, il se contente de composer à mesure.
Les ouvriers se trouvent resserrés en un espace si étroit qu’il est presque impossible de circuler dans la pièce. Chaque coin laissé libre est d’ailleurs occupé par un ou deux enfants de six à dix ans, chargés de dévider les écheveaux de fil ou de soie à des tours qu’une sorte de rouet fait fonctionner. Ces tours sont fabriqués avec des bâtons de roseaux à peine équarris, tels que depuis trente siècles leurs aïeux les connurent.
Jusqu’au commencement du XVIe siècle, les ateliers des tisserands étaient désignés en arabe sous le nom de tiraz. Ce nom a été changé depuis en celui de maanral servant à indiquer le lieu de fabrication ou le métier. Enfin, de nos jours, on emploie indifféremment les termes de warchach ou fabriqua, celui-ci venu de l’italien et dont les Égyptiens ont fait au pluriel fabriquatt.
Bien avant la modeste Mehallet, les grandes villes d’Égypte se disputèrent l’honneur de présenter au khalife les plus admirables étoffes sorties de leurs ateliers. L’Égypte, alors, donnait plus encore qu’elle ne recevait, et ses produits dépassaient en beauté les échantillons de toutes les contrées musulmanes. Al-Fakihi, l’historien, avait vu à la Kâabah de la Mecque des tentures fabriquées en Égypte dont la plus ancienne portait la date de 159 de l’hégire, soit l’an 700 de notre ère. Il ajoute que cette pièce merveilleuse avait été exécutée à Tinnis. A l’appui de son dire, le chroniqueur donne sur cette dernière cité des détails qu’il me paraît intéressant d’indiquer : « Tinnis, — la Tennesos des Grecs — était une belle ville dans laquelle se trouvaient un grand nombre de monuments des anciens. Les habitants se montraient riches et opulents. La plupart d’entre eux tenaient leur fortune de leur métier de tisserands. C’est là qu’étaient tissés les vêtements appelés choroubs, dont on n’aurait pu trouver les pareils dans tout le reste du monde. C’est là aussi qu’on tissait, à l’usage personnel du khalife, une robe nommée badanah, ne renfermant en chaîne et en trame que deux onces de fil ; le reste était tissé en or. Cette robe, véritable merveille, présentait cette particularité que l’on n’avait besoin ni de la couper ni de la coudre. Sa valeur atteignait mille dinars. Les autres robes en lin simple, fabriquées à Tinnis, se vendaient 100 dinars. »
C’est encore à la ville de Tinnis que se préparaient les étoffes destinées aux tentures de la Kâabah ; à Chata, Difou, Damirah, Tounah et dans les villes voisines on fabriquait également des tissus très fins, mais qui demeuraient bien inférieurs à ceux de Tinnis et de Damiette. L’exportation de ces étoffes dans l’Iran produisait, par an, jusqu’à l’an 360 de l’hégire (970 de notre ère), de vingt à trente mille dinars. D’après Makrizi, le village de Dabiq était célèbre par ses étoffes brochées d’or et la finesse de ses turbans faits de lin pur. Alexandrie gardait le monopole des pièces de lin. Une de ces étoffes nommée chirb se vendait à son poids d’argent[11].
[11] Le manteau que le César romain germanique revêtait lors de son couronnement sortait des métiers arabes. Il est aujourd’hui conservé à Vienne.
Cependant l’Égypte ne fut longtemps qu’un simple vilayet dépendant de Bagdad la superbe. Les gouverneurs se contentaient de la pressurer.
Avec les Khalifes Fatimites, la terre des Pharaons touche à l’apogée de sa puissance. Les Tiraz deviennent propriété khalifale et une organisation spéciale est instituée. Elle comprend un directeur général, un contrôleur, un directeur des travaux et deux comptables.
Pour se donner une idée de l’importance attachée à cette administration, il faut relire les écrivains de l’époque. L’un d’eux nous apprend qu’à la tête du département du Tiraz, qualifié toujours « le noble », est un directeur choisi parmi les hauts dignitaires du turban et du glaive. Il jouit d’égards spéciaux de la part du khalife. Il a une résidence à Damiette, une autre à Tinnis et enfin partout dans les autres centres de fabrication d’étoffes. Il est un des fonctionnaires les mieux rétribués. Sous ses ordres et pour faire exécuter les commandes adressées aux villages, se trouvent cent hommes. A sa disposition sont un achari[12] et trois barques dont les raïs et les matelots ne les quittent jamais et sont payés par le divan. Que nous voilà loin des humbles tisserands de 1921 !… Aujourd’hui, les tisseurs les plus habiles travaillent huit heures par jour et gagnent une pariza (2 fr. 50). Les autres reçoivent une paye variant de quatre à huit piastres. Les enfants doivent peiner tout le jour pour une grosse piastre.
[12] Achari, sorte de bateau employé autrefois sur le Nil.
Tout ce monde est content, rit, chante, parfaitement satisfait. Et je songe qu’ici, comme ailleurs, le travail de ces hommes n’ayant pas seulement l’air de se douter des merveilles qu’ils accomplissent en de telles conditions, et pour si peu d’argent, va se transformer en belles guinées dans le coffre-fort du marchand qui, lui, saura en extraire tout le bénéfice possible, sans risques et sans peines.
Comment ne pas se révolter devant une chose aussi étonnante : la différence existant entre la facilité des moyens de production, le bon marché des matières premières et le prix élevé auquel les étoffes sont vendues ! Je pense que c’est aussi ce prix qui en rend la consommation beaucoup moins importante qu’elle ne le serait, si les marchands se montraient moins rapaces.
Il y a là de très grandes réformes à établir. C’est ajouter à la richesse d’un pays que d’en multiplier les industries et les rendre prospères. Les fabriques de Mehallet, disposant d’un outillage plus parfait, pourraient atteindre de magnifiques résultats qui ramèneraient peut-être l’abondance dans la ville si lamentable…
Certes il est bon de songer à l’embellissement des capitales et à l’agrément des hôtes de marque ; mais relever le commerce des cités qui s’en vont, s’appliquer au bien-être et à la vitalité des populations de l’intérieur de l’Égypte, me semble un devoir qui s’impose. Car la province est à la capitale ce que les artères sont au cœur, et c’est de l’abondance des villages que sont faits le charme et la richesse du Caire.
Je ne pense pas que les tisserands de Mehallet, pas plus que ceux du Caire, remisent de si tôt leurs navettes enchantées. Le fellah assez fortuné pour se parer aux jours de fête, le peuple innombrable des ulémahs, des cheiks, des feckys, enfin toute la petite bourgeoisie indigène composée de commerçants et de boutiquiers, ne renoncera point si vite aux belles galabiehs, aux caftans et aux koufiehs de soie multicolores. Il faudra de longues suites d’années pour que les étoffes indigènes cessent de plaire. Il serait d’ailleurs grand dommage que ce jour arrivât trop vite. Tel qu’il est, le costume local constitue la beauté des rues et le charme des yeux. Il diffère grandement des gandourahs algériennes ou marocaines. Je ne sache point qu’il soit porté nulle part ailleurs et il demeure, tant par la grâce savante de ses formes, que par l’harmonie surprenante de ses couleurs, un vêtement unique au monde, bien fait pour chatoyer sous l’ardente lumière du ciel égyptien.
Si les métiers du tisserand doivent fonctionner longtemps encore, il n’en est pas de même de l’industrie, autrefois si florissante, du sellier. Au plus beau moment de la civilisation musulmane, alors que l’art arabe atteignit en Égypte son apogée, le Caire disputait à Cordoue la magnifique, l’élégance des objets de sellerie, Les sultans de Constantinople faisaient venir à grands frais la parure de leurs montures de la capitale des bords du Nil. De l’aube à la nuit, on voyait dans la sarghia[13] les ouvriers polissant les cuirs, les passementiers tressant les cordelettes, préparant les glands et les bouffettes de laine ou d’argent. Comme le rouge et l’ocre dominaient, cela faisait dans l’ombre des échoppes, un chatoiement de couleurs et un miroitement de lumière sitôt qu’un rai de soleil venait à les caresser.
[13] Quartier des selliers.
Il y a peu d’années encore, le commerce des selliers possédait tout un coin du Mousky. Là se réunissaient non seulement les beys, les effendis et les eunuques des palais venant eux-mêmes donner leurs commandes et examiner leurs emplettes, mais tous les chefs de tribus bédouines accourus du fond de la Cyrénaïque ou de l’Arabie, à seule fin de choisir au Caire les objets qui devaient parfaire leur prestige aux yeux des autres hommes du camp.
Les belles hanems, moins audacieuses que leurs descendantes, auraient cru se commettre en mêlant leurs voiles de gaze et leurs habarras de satin aux burnous des uns ou à la redingote des autres. Eunuques et domestiques achetaient pour elles ; mais les femmes demeuraient parmi les fidèles clientes de la Sarghia. Bien peu possédaient le coupé, restant encore le monopole des princesses et des riches esclaves de harem. La mule et le baudet remplaçaient tout équipage. Non seulement ce mode de transport servait à rendre les visites obligatoires à travers l’immense dédale des rues de la ville, mais le plus souvent on l’adoptait, sitôt qu’il s’agissait d’un voyage pas trop lointain. Le chemin de fer n’était guère employé que pour les grandes distances, et le moindre déplacement par la secca-el-Hadid[14] prenait les proportions d’un événement.
[14] Voie ferrée.
Aujourd’hui, on ne retrouve plus guère de baudets qu’aux lieux de promenade fréquentés par les touristes, et si l’on veut apercevoir encore quelques femmes voilées chevauchant la haute mule d’antan, il faut aller dans l’intérieur des terres et traverser quelques villages.
Et comme les baudets à destination des clients cosmopolites sont pourvus de selles modestes, que les indigènes conservent les leurs dont ils ne trouvent guère l’emploi, sans les Arabes nomades les selliers pourraient clore leurs demeures. Elles ont déjà disparu en partie ; à peine de loin en loin quelque humble boutique rappelle bien faiblement le magasin rutilant des jours passés.
Un autre art, qui tout doucement achève sa course, est celui du potier. Jadis, l’Égyptien, fidèle aux pratiques de ses pères, englobait dans le même dédain méprisant tout ustensile de fabrication européenne. Dans chaque ville, dans chaque bourgade un peu importante, les fabriques de poteries représentaient une industrie aussi puissante que lucrative. Gargoulettes, bols, cruches et amphores sortaient des mains indigènes et l’on ne pouvait guère parcourir la banlieue de n’importe quelle cité sans voir, alignés par terre et séchant au soleil, les produits que les mains habiles de l’ouvrier égyptien venaient de tirer de la glaise. Maintenant, pour se représenter le travail de ce potier chanté tour à tour par les Grecs, les Romains, les Arabes et les Franghis d’un autre âge, il faut aller jusque dans la Haute-Égypte, à Keneh. De cette ville sortent chaque jour, par centaines, les immenses ballass que les femmes de là-bas emploient pour aller puiser l’eau du fleuve et qu’elles portent, du même geste gracieux que jadis eurent les suivantes de Thermontis et les filles de Jethro.
De Keneh aussi partent les innombrables goulla[15], gargoulettes destinées à rafraîchir l’eau, alors que les Européens n’avaient pas encore installé en Égypte les machines à glace. Cette glace, le moindre fellah peut se l’offrir aujourd’hui pour une somme infime ; seuls, les pauvres recourent aux moyens préconisés autrefois.
[15] Nos pères, venus en Égypte avant le XVIIIe siècle, les nommaient bardaques.
Cependant, quelques maisons, restées réfractaires aux usages étrangers, montrent encore avec orgueil, sur le rebord intérieur des fenêtres à la mode ancienne, le grand plateau de faïence arabe sur lequel s’alignent les gargoulettes emplies d’eau fraîche et au goulot desquelles chacun vient boire à son tour.
C’est pour ces fervents des habitudes ancestrales, que, chaque jour, les habitants de Keneh chargent les chalands, qui tout doucement glissent sur le fleuve apportant dans les villes les montagnes d’amphores et de vases, et que l’on voit passer de loin en loin sur le grand Nil, gardien des choses immuables et des paysages de légende.
Pourtant, assis sur ses talons et tournant entre ses doigts minces l’argile limoneuse, le potier, guère plus vêtu que les contemporains du roi Menephta, regarde avec mélancolie diminuer peu à peu le nombre des barques qui portent sa fortune. Ses yeux n’ont point de colère, mais une sourde rancune lui vient à la vue des femmes de son pays qui, même ici sur cette rive du Saïd si éloignée du Delta, commencent de trahir la coutume des aïeules et remplacent peu à peu la gracieuse cruche de la contrée, par l’affreux bidon de pétrole, plus solide et moins difficile à remplir.
Bien loin de suivre les traces de ses sœurs antiques les Nitocris, les Arsinoé, les Bérénice, les Cléopâtre dont les intrigues bouleversèrent le monde, l’Égyptienne n’était, il y a quelques années, aux yeux de l’époux, qu’un objet de luxe. Aujourd’hui encore, dès que le mari se trouve assez haut placé dans l’échelle sociale pour que le femme puisse demeurer chez elle, qu’il gagne trois cents piastres ou cinquante livres, l’épouse cesse de s’appeler Fatma ou Zénab ou Zohra ; même pour lui elle est Hanem[16] : mal en prendra au pauvre époux s’il l’oublie… Un soir de Ramadan, quelques bourgeoises de province discutaient, devant moi, sur le plus ou moins de mérite des maris de leurs amies ; on vint à nommer l’un d’eux, brave petit employé de Moudirieh[17], que je connaissais pour un homme fort aimable, et qui me semblait rendre sa femme parfaitement heureuse. Ce n’était pas l’avis de ces dames.
[16] Ce mot désigne à la fois la dame et la demoiselle.
[17] Chef-lieu.
— Figure-toi, ma sœur, — disait l’une d’elles, il la respecte si peu, la pauvre, il l’appelle par son nom… (sic)
Donc, sitôt qu’elle est Hanem, la petite femme sent le besoin de trôner et d’imiter la grande dame. Ne pouvant s’entourer d’esclaves blanches ou noires, d’amies haut placées ou de visiteuses de marque, elle ouvre sa porte à toutes les créatures inférieures que l’appât d’un bon repas ou d’une soirée tiède attire chez elle.
Elles sont légion, ces sangsues de harems… exercent tous les métiers… savent toutes les histoires… chantent toutes les chansons. Selon le milieu, l’âge, la beauté, la vertu ou la fortune de celle qui les héberge, elles seront timorées ou impudiques, lascives ou chastes, tristes ou gaies, bavardes ou silencieuses, croyantes ou ironiques. Ce sont elles qui s’entremettent pour raccommoder les membres d’une famille divisée momentanément par des raisons d’intérêt. Elles savent que le fils du pacha d’en face a aperçu la femme ou la fille de la maison par quelque fenêtre mal fermée, et qu’il meurt d’amour… Elles procurent à la veuve inconsolable les remèdes qui sèchent les larmes et ravivent les yeux… connaissent les plantes salutaires et les pommades infaillibles, les boutiques où tout se vend à bas prix, et les échoppes mal famées où le rebouteur opère.
Elles excellent encore à amener le rire sur les lèvres de ces désœuvrées que tout lasse et qui ne comprennent pas que leur plus grand ennui leur vient d’elles-mêmes, de leur vie oisive à laquelle elles n’ont point su donner un but, ni créer une occupation. Alors, n’est-ce pas, la bouffonne est toute trouvée… Quelques hommes n’ignorent point ces choses, et bâillant eux-mêmes éternellement, ils se plaisent aux pasquinades des mercenaires qu’ils entretiennent sans qu’il y paraisse. Mais, Dieu merci, tous les Égyptiens ne sont point comme eux, et la plupart ne sauront jamais de quelle fange, de quelles obscénités les parasites souillent les oreilles de leurs filles, ou les yeux de leurs femmes.
Parmi la nouvelle génération, beaucoup d’Égyptiennes élevées dans les écoles européennes ont puisé, à la fréquentation de leurs compagnes, des idées progressistes dont la famille et la direction de leur ménage se ressentent, pour le plus grand bien du mari qui, s’il est intelligent, favorise les dispositions de sa jeune épouse au lieu de les étouffer, ce qui arrive trop fréquemment. Combien de musulmanes, dirigées selon les principes de nos femmes européennes, bien décidées à garder nos coutumes, se sont vues brutalement reléguées au rang d’esclaves ou de concubines le lendemain du mariage, par un mari incapable d’apprécier leur finesse et le bon vouloir de leurs efforts. La raison en est simple : les musulmans ont, jusqu’à ce jour, vécu dans une indépendance absolue dans leur harem ; tandis que Madame, coquette, fume ou cherche des distractions en compagnie d’autres femmes dans le mystère du gynécée, Monsieur reçoit ses amis dans le mandara, ou court les drôlesses, quand il ne fréquente pas les tripots ou les brasseries. La vie de l’un et de l’autre a deux parts distinctes : ils ne se rejoignent guère que pour dormir, à condition pourtant que Madame ne donne pas l’hospitalité à des amies, auquel cas Monsieur est relégué dans une pièce du rez-de-chaussée où on lui bâcle un lit tant bien que mal sur quelque divan, à moins qu’il ne préfère rester dehors et passer sa nuit chez des camarades. L’indigène de toutes les classes montre une facilité déplorable à dormir n’importe où. Il n’est pas rare de voir la chambre à coucher délaissée pour une autre plus fraîche ou plus chaude, selon la saison, et cela sans qu’aucun des meubles qui la composent en soit enlevé. Un matelas, deux coussins longs et plats, une moustiquaire fixée par quatre cordons, au salon, dans un corridor, dans l’antichambre, et voilà le lit installé… Même opération pour la salle à manger. A l’heure des repas, l’esclave préposée au service de la table se présente, portant sur sa tête un immense plateau que l’on place soit sur un guéridon microscopique servant de trépied au plateau, soit à terre tout simplement. La fantaisie des convives décide. Il arrive que le repas se prenne successivement, en une semaine, dans toutes les pièces de la maison, selon le caprice des maîtres du logis à l’heure où on les sert.
Avec de tels usages, nos mœurs à nous paraissent dures, dans leur immuable régularité. Pour les hommes habitués à vivre uniquement d’après leurs désirs, la petite fiancée de l’autre siècle est l’oiseau rêvé dont ils souhaitent peupler la cage de leur maison, car avec une femme tant soit peu civilisée mille détails inaperçus se révèlent, mille indices se déclarent, perturbateurs de la belle indépendance maritale. A la femme nouvelle à laquelle on a parlé du mariage tel qu’il se pratique en pays chrétien, à celle qui a fréquenté nos maisons et lu nos livres, un monde inconnu s’est ouvert dans lequel elle souhaite s’élancer à son tour et entraîner le compagnon de sa vie. Écœurée par les histoires scabreuses des parasites, blessée par la promiscuité débordante des femmes qui l’entourent, elle souhaite vivre avec son mari, partager ses connaissances, ses soucis et ses joies ; pour cela, elle redoute le mandara où des amis, souvent mauvais conseillers ou compagnons de mystérieuses débauches, le retiennent loin d’elle et exercent sur lui une néfaste influence. Si une de ces femmes rencontre un homme nourri des mêmes idées, c’est la famille constituée, le ménage heureux et l’avenir paisible parmi de petits êtres qui, devenus grands, rêveront une Égypte régénérée et travailleront ensemble à sa transformation. Mais si la jeune fille, sagement modernisée, échoit pour son malheur à quelque fils de famille aux idées anciennes et au fanatisme farouche, c’est le recul le plus profond dans l’ignorance et dans le vice, car à celle qui n’a eu qu’un commencement de civilisation, le mariage tel qu’il a été compris jusqu’ici par les hommes indigènes, n’est qu’une porte largement ouverte sur la débauche inconnue. Traitée en courtisane, l’épouse à laquelle on n’a inculqué que de vagues principes de morale a vite fait de s’en affranchir. Son mari la délaisse, vite les amies la consolent. Des danseuses sont louées à prix d’or pour venir charmer ses heures de solitude par leurs poses lascives, et leurs chansons voluptueuses, que la maîtresse du logis ne dédaigne point d’accompagner sur le oûd[18] ou la darabouka[19].
[18] Sorte de harpe que l’on pose sur les genoux.
[19] Espèce de tambour à long col de terre.
Pas un mariage, pas une naissance, pas une circoncision sans le secours des vierges folles, dont les chants amoureux et les danses impudiques font la joie des enfants, des jeunes filles et des vieilles femmes.
Il faut les avoir vues, omnipotentes, souveraines, traiter les maîtresses de maison avec une familiarité si grande que je défie quiconque n’est point né dans ce milieu de n’en être point choqué. Il faut les voir, quémandeuses insatiables, mendier pour ainsi dire quelques guinées ou quelques piastres en plus de la somme convenue… — Ce sont elles qui ouvrent la marche de la solennelle procession que l’on fait faire à la jeune épouse avant de l’asseoir sur le trône où l’époux doit la rejoindre.
Je veux bien admettre, avec quelques indigènes, que toutes les almées et guawazi ne soient pas des courtisanes… Mais les autres ? les danseuses, par exemple, où les prend-on ?… quel semblant de moralité leur demande-t-on ? où dansèrent-elles la veille, où danseront-elles demain ?… Et ce sont ces femmes aux poses lascives, aux propos légers, dont la femme égyptienne de moyenne classe fait son habituelle société.
Il y a vingt ans, un décret qui fit le désespoir de la jeunesse masculine interdit aux danseuses de se montrer au dehors, cafés, lieux de plaisir, places publiques, autrement qu’en robe montante et longue. Le maillot transparent fut, d’office, rigoureusement prohibé. La foire de Tantah en demeura endeuillée. Impossible d’apprécier maintenant les mouvements de vagues, les ondulations savantes des poitrines et des abdomens.
Mais ce que l’on a jugé indécent pour les jeunes mâles, suffisamment renseignés pourtant, on le tolère dans les familles. Et voici que les petites sœurs peuvent contempler, de leurs yeux purs d’innocentes, ce que les grands frères ne doivent plus voir. Une fois de plus, la loi a montré, par cet exemple, la grandeur incommensurable de sa toute-puissante absurdité. La vertu des jeunes Égyptiens n’avait, je crois, plus grand’chose à perdre à un spectacle qui les amusait peut-être, sans trop les corrompre ; celle de leurs femmes et de leurs sœurs avait tout à gagner, au contraire, à se le voir prohiber.
Encore si ce n’était qu’aux cérémonies de gala ! Mais il arrive trop souvent que des femmes riches, oisives, que les maris délaissent (et c’est, hélas ! le plus grand nombre) font appel aux mérites des danseuses pour calmer leur fièvre d’ennui, apaiser leurs nerfs de neurasthéniques volontaires.
Et c’est, dans le mystère des soirs, la résurrection des gestes antiques : le oûd grince, le kanoun gémit et la darabouka, à petits coups précipités qui semblent le battement même de leurs cœurs affolés, sème la démence aux sens de ces créatures que la claustration étiole et que la solitude pervertit. Ces séances musicales se nomment des alatieh.
Pendant ce temps les enfants, livrés aux mercenaires, dépérissent ou meurent ; les domestiques, point surveillés, glissent à un gaspillage éhonté : c’est le coulage dans toute son étendue.
Les fillettes et les petits garçons, auxquels leur jeune âge permet encore l’accès des harems amis, les futurs hommes de ce beau pays d’Égypte, laissent leurs regards se souiller de visions qui n’ont pas même la beauté pour excuse. Dans l’antiquité grecque ou latine, l’esthétique sauvait tout, et par la grandeur souveraine d’un geste, par la grâce chaste d’une attitude, l’impudeur cessait d’être. Le nu régnait dans son impérissable splendeur et l’enfant qui se laissait ravir par la majestueuse pureté des formes, plus tard devenu homme, avait si bien gravé leurs délicieuses images dans son cerveau que, par une sorte d’éclosion lente, un beau jour, sous ses doigts ou son pinceau, dans le marbre ou sur la toile, le chef-d’œuvre naissait, inconsciemment créé par le souvenir des charmes entrevus.
Ici, rien de pareil. L’accoutrement est grotesque, les formes avachies, les masques mal fardés sont souvent d’une repoussante laideur.
Je ne sais où l’on exhibe les jeunes danseuses, mais je n’en ai, pour ma part, vu que de fanées.
Rien n’excuse la vulgarité dans le plaisir. Si une pauvre fellaha, ayant peiné vingt ans au dur labeur de la terre et aux soins de la famille, semble intéressante au point que la déformation de son être donne la preuve même de sa vaillance, il n’en est pas de même d’étrangères payées pour divertir un public.
Les enfants sont élevés dans le mépris le plus absolu du goût et de la beauté. A dix ans, une fillette indigène depuis longtemps n’ignore plus rien, et de ses lèvres vermeilles, qu’aucun cosmétique n’a encore flétries, sortent des paroles qui font penser à la jolie princesse du conte de Perrault :
« Or, voici que la fée ayant parlé, il advint que la petite princesse aux yeux de lumière ouvrit la bouche, et tout aussitôt s’en échappèrent de fort vilains crapauds qui répandaient tout alentour une odeur nauséabonde. »
Il faudrait si peu, pourtant, pour faire de ces enfants, naturellement appliquées et réfléchies, de vraies femmes, capables d’aider, de toute la sève de leur jeune corps, de toute la bonté de leur cœur, au développement de la race future, à la richesse encore ignorée de cette Égypte de demain qui, avec un peu d’efforts et de volonté, pourrait devenir si grande et si belle qu’on oublierait son passé de gloire, pour ne plus voir que son avenir de bien-être et de splendeur.
Avec la fellaha tout change ; ici, plus de harem, plus de voiles ; la vie libre au soleil joyeux, aux côtés de l’homme que la femme aide de toutes ses forces et de tout son amour. Qu’il soit cultivateur, comme ses ancêtres, ou marchand d’oranges et de dattes aux marchés des villes, le fellah garde sa compagne auprès de lui, et l’expérience prouve qu’il ne fait point une si mauvaise affaire. Nulle autre marchande n’est plus habile à gonfler un poulet trop maigre, ou à glisser des légumes avariés dans une corbeille de beaux produits tentant l’acheteur. Nulle mieux qu’elle ne vient à bout des calculs les plus compliqués, et cela sans leçons d’aucune sorte, d’un seul geste de ses doigts minces et de sa tête brune. Nulle enfin n’est plus vaillante, plus rapace, dure à la souffrance comme à la misère. J’ai vu, il y a quelques années, une laitière de vingt ans qui, prise des douleurs de l’enfantement dans mon escalier, mit au monde un très robuste garçon avant que j’aie eu le temps de la faire transporter dans la maison. Les domestiques l’ayant enfin installée sur un divan, je m’occupai à rassembler quelques objets de layette à l’intention du bébé ; le temps de fouiller dans les armoires, la mère et l’enfant avaient disparu. La malheureuse s’était contentée de rouler dans sa abaya[20] le nouveau-né puis, reprenant sur sa tête la corbeille plate remplie de cruches de lait, elle était tranquillement retournée à son village distant de trois kilomètres. Le lendemain elle revenait, à peine un peu plus pâle et très égayée de ma surprise. Cet exemple n’est point rare.
[20] Sorte de drap de coton sombre dans lequel la fellaha s’enveloppe toute.
L’homme, au contraire de ce qu’on voit dans des familles européennes, est ici plus religieux et plus pratiquant que la femme. Faisant ponctuellement les cinq ablutions journalières, avant les prières, il garde donc une relative propreté. La femme ne priant guère avant la vieillesse, se contente du bain obligatoire à toute musulmane, une fois par mois.
La femme égyptienne est rarement jolie, mais elle demeure quand même fort séduisante dans sa jeunesse, grâce à la splendeur admirable de ses formes, d’une impeccable statuaire, grâce à la beauté de ses yeux très noirs et très grands, à la blancheur nacrée de ses dents, véritables perles. Ses membres mêmes réalisent une inimitable perfection de dessin ; la plus rude travailleuse conserve des pieds et des mains que plus d’une mondaine envierait. Les épaules et la gorge demeurent, jusqu’à la vingtième année, d’un modèle unique, que la teinte bistrée de la peau patine d’un bronze clair, tout à fait agréable pour des yeux d’artiste. Mais cette aurore n’a pas de midi ; au premier enfant, l’Égyptienne du peuple perd à la fois ses formes et sa grâce pour toujours. A trente ans, presque toutes sont déjà flétries, et rien chez elles ne subsiste plus des charmes de la jeunesse passée.
La femme des bords du Nil se montre superstitieuse. Les croisements nombreux avec les nègres, fétichistes mal convertis, ont mis en sa race un peu de toutes les pratiques du continent noir. Elle couvre ses enfants d’amulettes, de pièces de monnaie et de prières cousues dans des sacs de cuir. Elle se soumet elle-même à toutes sortes de coutumes absolument païennes, mais se croit très fervente musulmane à la condition de faire le Ramadan et de répéter à tout propos la formule de l’Islam : La Illah-illa-Allah Mohamed Rassoul Allah ! (Dieu seul est Dieu et Mohamed est son prophète !) A part cela, elle ignore tout de sa religion et ne s’en inquiète pas autrement. Quelques-unes, parvenues à l’âge où elles cessent d’exister pour l’homme, deviennent subitement dévotes, apprennent à prier selon les rites, font le pèlerinage de la Mecque et meurent en laissant à leur famille le souvenir d’une sainte longtemps méconnue.
Il est, en effet, curieux de voir ce que la polygamie et la soumission de tant de femmes à un seul homme ont fait de l’âme féminine dans ce pays. La femme ne vit que pour l’homme ; du jour où elle est sûre de ne plus compter pour lui, toute velléité de coquetterie disparaît d’elle. Tandis que les femmes de cinquante ans sont, chez nous, bien plus désireuses de plaire que les jeunes filles et ne négligent rien pour parvenir à ce but, ici, la femme qui se sait vieille, coupe ses cheveux, cesse de se farder et renonce à toute espèce d’ornements. En revanche, elle porte avec la même indifférence des galabiehs roses, bleues ou vertes : la couleur n’a pas d’âge au pays des Pharaons. Mais elle teint ses cheveux au henné, car les cheveux blancs sont en abomination dans tout l’Orient. Seuls, les hommes laissent la nature agir sur leurs cheveux, ou sur leur barbe. Et par une bizarre coutume, on trouverait aussi ridicule un vieillard qui se teindrait, qu’une vieille femme qui ne se teindrait pas.
L’Égyptienne devient une aïeule particulièrement tendre ; ayant renoncé pour son compte à toute coquetterie, elle reporte sur ses petits-enfants toute la tendresse de son cœur, toutes les forces encore vivaces de son être. Elle garde sur ses fils une certaine autorité, et gouverne toujours dans la maison de ses brus. La belle-mère ici est toute-puissante.
Le mariage, en Égypte, ne ressemble à aucune autre cérémonie connue. C’est, pour la femme européenne admise à assister à des noces musulmanes pour la première fois, une suite ininterrompue d’étonnements.
Contrairement à l’usage européen, la cérémonie se fait en deux fois.
Le premier soir, appelé Leilt-el-Henna (la nuit du henné), la fête se donne chez le père de la mariée. Sitôt le soleil couché, les lustres s’allument. Devant la demeure, des mâts supportant de multiples oriflammes ont été dressés. Dans tout le parcours de la rue, de longues cordes soutiennent les larges lanternes, qui font un coin de lumière et de gaieté dans l’obscurité environnante. A la porte, impassibles et raides dans leur stambouline de gala, les eunuques noirs reçoivent les invités. Les hommes sont introduits dans le mandarah et les femmes conduites aux appartements du premier étage par un escalier spécial, car ici moins que jamais les sexes ne doivent être confondus. Sur des bancs plus que rudimentaires, un orchestre composé de musiciens indigènes exécute la Marche Khédiviale, la Marseillaise ou l’Hymne grec, joués avec une impartialité touchante à chaque arrivant, selon sa nationalité.
Au premier étage la mariée de demain attend, patiente et résignée, les compliments de ses amies auxquelles l’étiquette turque l’empêche absolument de répondre. Pâlie par une matinée de supplices : bain prolongé, massage, épilage, teinture des mains et des pieds passés au henné, il lui a fallu encore subir la torture d’une coiffure compliquée, les apprêts d’une interminable toilette. C’est pour ce jour que sont réservés la robe blanche de mode européenne et le traditionnel bouquet de fleurs d’oranger, d’importation récente au pays des Pharaons. Enfin, peinte, fardée, vêtue d’étoffes somptueuses, couverte de parfums coûteux, elle est prête.
Alors commence la procession, de coutume ancestrale, que l’Égypte musulmane a prise à l’Égypte des premiers chrétiens. Des petites filles vêtues de blanc ouvrent la marche, immédiatement suivies d’adolescentes et de jeunes filles, portant de longs cierges et des fleurs. La fiancée vient la dernière, appuyée aux bras de ses sœurs ou de ses plus intimes amies.
La mère du futur et celle de la mariée suivent le cortège, en jetant des grains de sel au passage pour éloigner les mauvais esprits, tandis que dans des cassolettes fumantes les esclaves de la maison répandent à profusion l’encens et la myrrhe, sur la tête de l’enfant qui demain sera femme.
La procession se déroule dans toutes les pièces de la maison, au son de la darabouka que les almées agitent furieusement, accompagnant leur musique de chants et de pas rythmés.
Les femmes poussent le zarrout, sorte de hululement impossible à imiter pour des lèvres européennes. Enfin, la fiancée est assise. Les danses commencent. La fête se prolonge jusqu’à l’aube, et l’on se donne rendez-vous pour le lendemain au domicile de l’époux.
La cérémonie de ce jour a nom : Leilt-el-Doukhla (la nuit de l’entrée).
Aux premières étoiles, la mariée est amenée dans la maison de celui qui sera son maître. Un orchestre bruyant ouvre la marche, des danseurs improvisés exécutent au passage des gestes bizarres dont la lascivité n’a d’égale que la laideur. Des joueurs de bâton, parfois de simples jongleurs, amusent la foule et se joignent au cortège, sûrs d’avance qu’ils y gagneront au moins quelques piastres et un bon repas.
La future épouse est enfermée dans un antique carrosse, comme il ne s’en trouve plus qu’en Égypte, vieux débris de nos anciens véhicules de province, absolument grotesque d’aspect. La voiture est hermétiquement close au moyen d’épais cachemires tendus tout autour. Deux moricauds se tiennent sur le marchepied de l’arrière, à l’instar des valets de pied d’antan. Affublés de costumes de théâtre aux couleurs voyantes, ils ont pourtant gardé la coiffure nationale, le tarbouche d’un rouge vif seulement rehaussé par la splendeur d’un beau gland d’or. Ils exhibent de longs bas de soie blanche, mais comme pour eux le rêve de la chaussure est constitué par des souliers jaunes, tout cela forme un ensemble absolument simiesque et caricatural. De nombreux fiacres suivent, amenant à la fête les amis de la mariée. Des timbaliers à chameau ferment la marche.
A peine le carrosse est-il arrivé devant la porte de la demeure nuptiale, que le fiancé se précipite au-devant de celle qu’il ne connaît pas, et qui ce soir sera sa femme. Des buffles sont postés à l’entrée ; sitôt la portière de la voiture ouverte, des sacrificateurs, d’un rapide coup de couteau, immolent les pauvres bêtes qui tombent dans une mare de sang, aux pieds de l’épouse.
Ici se place une coutume, barbare et touchante à la fois. Le fiancé doit enlever brutalement la jeune fille et la porter sans faiblesse jusqu’au premier étage, en enjambant, sans se salir, le ruisseau de sang qui inonde les abords de la demeure. De ce premier pas, fait sur cette rosée tiède et vermeille, leur amour sera plus puissant, de même que dans la façon dont il soulève le cher fardeau, l’épouse connaîtra la force de son époux.
Une fois à l’étage supérieur, la mariée est de nouveau livrée aux mains de femmes, et l’homme, qui n’a pas encore contemplé ses traits, revient se mêler aux invités mâles qui remplissent le rez-de-chaussée.
Là-haut, cependant, la fête commence, presque pareille à celle de la première nuit.
Vers une heure du matin, l’héroïne de la fête est enfin conduite dans la pièce où le trône nuptial a été préparé.
Sur une estrade où se dresse un dais superbe, des fauteuils de velours ont été placés. La jeune fille prend place sur celui de droite, et alors commence la distribution des cadeaux, que l’on étale à ses pieds en criant très fort le nom du donateur. Les cachemires sont lancés un à un devant l’épouse, les écrins s’amoncellent, et elle demeure impassible, blême sous le fard, glacée et tremblante à l’approche de l’heure terrible où l’époux inconnu va venir.
Et voici qu’éclatent les cris fatidiques : El-Ariss (le marié !).
Les danseuses sont allées au-devant de lui ; de leur pas rythmé elles le précédent en chantant et le conduisent enfin devant l’épouse rougissante.
Après une courte prière qu’il récite tourné vers la Mecque, le jeune homme s’avance et, d’un geste brusque, arrache le voile de la jeune femme. Ils boivent l’un après l’autre, au même verre, le sirop que leur tend la plus vieille esclave de la maison, et ils s’asseyent enfin sur leurs sièges respectifs.
Tout le monde se retire et ces deux êtres, mari et femme, demeurant en présence l’un de l’autre, s’ignorent encore complètement ; il faut parfois plusieurs semaines pour rompre une barrière que tout autour d’eux rend infranchissable.
Ces coutumes qui, il y a peu de temps, semblaient immuables comme la couleur du ciel et la teinte des prairies, tendent aujourd’hui à disparaître à peu près complètement dans les villes. Une Égypte nouvelle est née qui, peu à peu, transforme les caractères et change les mœurs. Même dans les provinces, les habitudes anciennes se perdent. C’est ainsi qu’aux jours de noce le marié, avant d’entrer définitivement dans la maison où l’épouse l’attendait, était d’abord conduit à travers la ville puis à la mosquée. Il marchait gravement, les yeux baissés, entre deux amis qui présentaient à ses narines un énorme bouquet en forme de botte, meilleure façon d’éviter le mauvais œil. Devant eux la procession déroulait ses spirales à travers les rues ridiculement étroites. Sur deux rangs, une foule d’hommes précédait le fiancé, chacun tenant un cierge allumé et un bouquet de fleurs. Tout à fait en avant, des femmes du peuple portaient de pesants flambeaux d’argent couverts de bougies allumées, et ces femmes lançaient dans la nuit le fatidique zarrout, reste de la primitive Égypte.
Aujourd’hui, l’époux s’en va en automobile, tandis que ses compagnons tirent des pétards, effroi des promeneurs attardés. Les cérémonies d’antan ont disparu, comme tant d’autres, emportées par le progrès.
Le Caire moderne donne l’apparence d’une très grande ville où se rencontrent toutes les races, où se coudoient tous les types, où se parlent tous les idiomes. Partout les automobiles et les tramways circulent en tel nombre que les rues deviennent impraticables. La poussière aveuglante, les grincements des roues, les trompes, les sonnettes, les klaxons rendraient fous les passants les plus tranquilles.
Et partout, l’uniforme kaki met sa note originale. Les troupes de l’armée d’occupation montrent les figures les plus diverses, depuis le véritable Anglo-Saxon au teint de jeune fille, jusqu’au sauvage Thibétain rappelant les hommes de cire du musée Guimet, en passant par l’Hindou turbané et le nègre du Soudan. Les soldats ! vraiment, on ne voit qu’eux, et durant la guerre l’Égypte, sans doute à cause de l’énorme trafic des Indes et des Dardanelles, donnait l’apparence d’une contrée toute proche du front. Comme le militaire anglais est largement rétribué et dépense tout son argent, le pays a fait, à ce moment, d’incontestables bénéfices. Les cafés innombrables, les brasseries, les pâtisseries où jamais le sucre ne manqua, regorgeaient de consommateurs, alors que les nôtres se montraient constamment vides. Ces soldats ne témoignèrent pas toujours d’une correction exemplaire. Certaine nuit de Noël, après avoir copieusement arrosé le repas du réveillon, ils se rendirent en bandes dans les quartiers indigènes et se livrèrent à de telles folies qu’on dut les mettre aux arrêts durant quarante jours, et les parquer comme des moutons dans un terrain vague, près de la gare, où les Arabes allaient les regarder comme des bêtes curieuses.
C’est peut-être la conduite de l’armée, pendant les dernières années de la guerre, qui a poussé la population, déjà fortement surexcitée, à prouver sa haine dans les émeutes qui ont jeté le trouble en Égypte. En réalité ces émeutes, dont on a fort peu parlé, dépassèrent en violence tout ce qu’il était possible de prévoir. Le chiffre des morts se monte à plus de six mille pour l’année 1920.
La révolution égyptienne, qui, sans doute, amènera l’indépendance de ce pays, a eu encore un résultat inattendu. Je veux parler de l’émancipation des femmes.
J’ai dit plus haut la vie des Égyptiennes de 1880 à 1890 ; elle ne différait guère de l’existence de celles de 1830. Maintenant, la transformation tient du miracle.
Plus d’eunuques ! plus de servantes négresses accompagnant leurs maîtresses en visites ou dans la rue ! L’Égyptienne se promène seule ! L’hiver dernier, je fus surprise de voir monter à côté de moi, dans un train, une jeune femme fort élégante dont le manteau garni de fourrures ne rappelait que très vaguement la lourde habara de ses aïeules. Son voile, guère plus épais que ma voilette, laissait parfaitement voir ses traits, d’ailleurs assez fins. Sitôt installée, elle entama la conversation. Je sus qu’elle était la femme d’un fonctionnaire établi dans la banlieue, et qu’elle venait au Caire faire ses courses tout comme moi.
Mon médecin me racontait le soir même son étonnement en voyant s’avancer vers lui devant l’Esbekieh, une de ses plus riches clientes qui, tranquillement, lui tendait la main sans aucune crainte. Un tel acte, il y a dix ans, eût suffi à ameuter les passants. Aujourd’hui, personne n’y prend garde.
Les Égyptiennes s’instruisent ; elles parlent couramment les trois langues : arabe, française et anglaise. Plusieurs connaissent le turc. Le Caire a vu, cette année, sa première femme avocate, mais depuis longtemps les femmes professeurs sont nombreuses. Bien plus, douées d’une remarquable faculté d’éloquence, elles ont su grouper autour d’elles tout un clan de créatures ardemment militantes, et la Révolution égyptienne n’a pas d’adeptes plus ferventes. Elles n’ont pas craint de se livrer aux manifestations les plus dangereuses ; quelques-unes même moururent superbement. Les journaux, les brochures sont pleins de leurs écrits, et la pétition à Lord Milner, signée des noms les plus connus de la société égyptienne, pourrait prendre place parmi les modèles du genre. Enfin, le Caire possède une Revue entièrement rédigée par des femmes, et je dois dire qu’elle ne le cède en rien aux revues d’Europe.
Les esclaves, comme les eunuques, ont disparu ; les premières complètement. Les seconds existent aujourd’hui à de si rares et de si vieux exemplaires que ce n’est plus la peine de les citer. Il faut savoir, d’ailleurs, que l’eunuque, en Égypte, faisait partie intégrante de la demeure où le sort l’avait placé. Il était chéri à l’égal d’un parent commode et traité comme un serviteur de confiance. Il est aujourd’hui impossible de s’en procurer, même à prix d’or, la loi étant enfin parvenue à supprimer ce honteux commerce. Mais ceux qui se trouvent encore dans quelques familles, quoique libérés, préfèrent de beaucoup achever leurs jours près des maîtres chez lesquels ils ont grandi. On en rencontre encore quelques-uns dont les cheveux blancs accentuent davantage la teinte sombre du visage. Étrangement courbés et rabougris, ils semblent personnifier la dernière image de l’Égypte qui s’en va et qu’on ne reverra plus.
Les esclaves ont été remplacées, dans les grandes maisons, par les servantes grecques venues des Iles ou de Stamboul, et parlant le turc. Elles ne diffèrent guère des autres que par les traits du visage et la forme du corps. Les premières, choisies avec soin, étaient belles. Celles-ci, pour la plupart, se montrent laides, et presque toujours peu gracieuses. Chez les bourgeois, négresses et fellahas occupent l’emploi des filles du Djellab de l’autre siècle, Mercenaires, elles s’occupent de leurs fonctions avec d’autant plus de nonchalance que la loi, si longtemps injuste pour leurs aïeules, les favorise le plus souvent aux dépens du maître. Elles savent que la courbache ne les menace plus et qu’elles peuvent, selon leur gré, changer de foyer autant de fois qu’il leur plaira. Elles en abusent. Pour cela peut-être et pour d’autres choses encore, j’estime qu’il ne faut pas aller trop vite et vouloir faire de l’Égypte une nation européenne. Toute la poésie qui la pare disparaîtrait. Sans regretter les époques d’ignorance et de paresse, où l’âme des indigènes semblait endormie dans cette vie adéquate à la douceur incomparable d’un climat unique, je souhaiterais voir subsister encore quelques vestiges du grand passé. Et c’est pourquoi, si souvent, mes pas me portent, au Caire, vers les quartiers de la Citadelle où palpite encore, si vivante, l’âme du vieil Islam, l’âme magnifique de la capitale qui fut le royaume des Omar et des Touloun. Que m’importe si, débouchant de quelque venelle du voisinage, des gamins au corps bronzé accourent pieds nus, le crâne saillant sous le toupet coranique, et me poursuivant moitié furieux, moitié riant, au cri fatidique de : Ya Nousrania ! Ya nousrania ! (Chrétienne ! oh, chrétienne !) Je sais que je n’aurai que deux pas à faire pour me trouver dans une de ces demeures, purement indigènes pourtant, où de nobles femmes viendront, accueillantes, au-devant de moi pour me recevoir. Sous leurs voiles de lin, elles auront, à ma vue, le même sourire de bienvenue que les belles Turques parlant ma langue comme moi-même, ou que les petites fellahas dont je suis obligée d’adopter le mauvais arabe si je tiens à me faire entendre d’elles.
Car il est utile qu’on le sache, l’Égyptienne d’aujourd’hui, comme celle d’hier, comme celle des siècles passés, demeure essentiellement hospitalière.
Je défie les moins indulgentes parmi les autres femmes qui ont eu la bonne fortune d’être reçues dans un harem égyptien, de me contredire. Là-bas, l’hôtesse est réellement l’envoyée de Dieu. Même aux temps reculés où les Européennes restaient encore pour elles une manière de monstre dont elles ignoraient à peu près tout, les femmes d’Égypte ouvraient leur maison, offraient simplement le vivre et le lit à celles qui venaient, souvent ironiques, les regarder comme d’étranges oiseaux bons tout au plus à lisser leurs plumes. Toujours le meilleur divan, le plus beau lit, le verre le plus riche était pour l’étrangère dont on savait à peine le nom.
Afin que cette étrangère ne se sentît pas trop seule en terre lointaine, on multipliait les attentions, on cherchait des distractions, on augmentait le menu familial de quelque gourmandise appétissante.
Pour cela, on ne louera jamais assez l’hospitalité égyptienne. Ce que je viens de dire des femmes peut s’appliquer à la nation tout entière. Qu’on me cite un autre pays où le colon puisse s’installer si facilement, où l’indigène se montre plus serviable, plus généreux et plus ouvert !
De l’invité de marque, hôte respecté des princes, jusqu’au voyageur modeste appelé à visiter la terre des Pharaons, je ne sais personne qui ne garde un souvenir ému de son séjour. Pas un fonctionnaire venu du Septentrion pour occuper, sur les bords du Nil, un emploi quelconque, pas un curieux, pas un touriste ayant une fois parcouru l’Égypte qui, de tout son cœur, n’y souhaite encore retourner.
Ainsi les peuples se succèdent, les siècles passent et le vieux proverbe latin semble toujours vrai : « Qui a bu de l’eau du Nil, boira de l’eau du Nil. » Celui dont les yeux se laissèrent une fois charmer par la douceur apaisante d’un soir égyptien dans la campagne endormie, gardera à jamais le souvenir des terres heureuses où la vie s’écoule plus calme, où le ciel se montre plus limpide, l’air plus léger qu’en aucune autre contrée.
Sommes-nous bien en Égypte ? Fait-il partie du Caire, ce parc immense où les promeneurs, surpris et charmés, se croient transportés dans un jardin des pays d’Occident, beau parmi les plus beaux ?
Ici, la nature, docile, a cédé devant la science et la patiente énergie humaine.
Sous les pioches et sous les râteaux, le sol s’est lentement transformé, les lacs se sont creusés, les forêts minuscules ont surgi triomphantes, apportant en pleine Afrique l’illusion exquise d’un coin d’Europe. Platanes, peupliers, lauriers, altéas, fusains, se rencontrent et se reconnaissent malgré le voisinage des autres essences qui les étonne. Les jardiniers habiles se sont en effet souvenus qu’ils se trouvaient au Caire, et pour cela ont laissé la flore indigène s’épanouir à l’aise sous le ciel natal.
Les sycomores, les flamboyants, les magnolias touffus, dressent leurs dômes de verdure, font de grands parasols d’ombre, raides et majestueux, abri préféré de tous les corbeaux et de toutes les corneilles… Sur les pelouses droites ou en pente, sur le velours gazonné des prairies artificielles, les pirèthres et les coléus pourpres, les euphorbes couleur de sang et les camélias aux teintes rosées étalent la gamme de leur feuillage et la gloire de leur floraison.
Les allées, spécialement affectées au passage, semblent préparées, dallées, lavées pour des pieds royaux ! La mosaïque des bordures, courant en guirlandes de pierre, continue le tableau par ses enlacements multicolores ; sous les dessins de granit et de basalte, se dresse la fleur hiératique, le lotus[21], maître des délices et dispensateur des enchantements. Et partout, sous les arbres et dans les allées, sur les pelouses et devant les lacs, la foule de promeneurs se presse, moins nombreuse à mesure que le ciel se couvre et que l’heure s’avance. Cependant que des singes poussent de petits cris aigus, les ours font leur métier d’ours et tournent lourdement dans les cages trop vastes pour eux. Ils ne semblent nullement dépaysés. Moins heureux, un lion non loin de là rugit de colère… Peu lui importe la largeur de sa cage et la vue des bambous qui la bordent… Sa fauve crinière se dresse, un tremblement furieux agite ses membres, il appelle de tout son instinct la libre jungle qui l’a vu naître et qu’il ne reverra plus.
[21] Le lotus était, sous les Pharaons, l’emblème de la haute et de la moyenne Égypte, tandis que le papyrus représentait le Delta.
La lionne, sa compagne, plus calme et plus douce, frôle en un balancement machinal et continu les barreaux de sa cage en attendant on ne sait quoi…
Les chats-tigres — toute une famille ! — regardent de leurs prunelles méchantes et semblent guetter l’occasion, toujours vaine, de mordre quelqu’un. Ils grimpent à l’arbre qui pare leur demeure, et de là-haut, le poil hérissé, la langue humide, ils menacent encore, de la voix et du geste, leurs craintifs admirateurs.
L’antilope, de ses grands yeux tristes, fixe le passant. Tout, dans sa sveltesse de jolie bête traquée, crie le chagrin et la désespérance ; elle rêve à ses forêts invisibles et pleure sur sa liberté perdue.
Un sanglier australien, plus laid que nature, grogne méchamment et aiguise ses défenses contre le fer des grilles, à peine séparé d’une hyène affreuse. A côté, des chacals graves et sveltes se trouvent heureux, ayant en abondance bon souper, bon gîte et… le reste ! Et l’ichneumon, le malheureux, auquel jadis ce même peuple dressait des autels, glisse à notre approche, fuit dans sa tanière, honteux peut-être de sa misérable destinée.
Est-ce bien, hélas ! cette même terre, ce même ciel, ce même Nil où ses aïeux, traités en puissances redoutables, étaient pieusement nourris par des femmes consacrées à leur culte et qui recevaient, après leur mort, les honneurs d’un sarcophage et d’une sépulture quasi royale ? Est-ce bien l’ichneumon, adoré jadis dans l’antiquité pharaonique à l’égal des plus grandes divinités, ce pauvre rat d’aujourd’hui qui grelotte piteusement sur la paille de sa niche, entre une musaraigne puante et un renard étique ? Les enfants, les gouvernantes revêches et les mamans complaisantes s’en inquiètent peu. Tout le monde regarde, tout le monde sourit, tout le monde est heureux.
Les gardiens, nègres ou fellahs, bénéficient de la satisfaction générale. Un vieux, à tête de Bédouin, la face réjouie sous son turban de gala, frileusement recroquevillé près de la cage des singes, sort de son burnous noir un bouquet d’herbes quelconques, où les feuilles ardentes d’un coléus coupées fraîchement servent d’ornement, et le tend d’un sourire engageant : pour le petit !… Et tandis que le bouquet, aux mains de l’enfant, va tout à l’heure servir à apprivoiser l’antilope ou la chèvre de Mongolie, la piastre qu’il rapporte permettra à l’homme de s’offrir une séance plus longue au café de l’avenue. Ce soir, quand les portes du jardin seront closes et les lampes allumées, il ira faire sa partie de tric-trac ou de dominos, la cigarette aux lèvres et la joie au cœur.
Le soleil pourtant se dérobe ; de lourds nuages courent dans le ciel d’hiver ; insensiblement les allées se dépeuplent. Une foule compacte où tous les costumes, toutes les races et tous les âges se confondent, encombre la sortie. C’est à qui appellera son chauffeur, à qui découvrira dans aristocratique cohue des torpedos, des limousines, et des montures, son cheval ou sa bicyclette.
Et voici qu’à l’intérieur du jardin où j’ai voulu venir une dernière fois revoir l’étang des lotus, un spectacle étrange et charmant m’arrête. Je demeure saisie devant le coup d’œil féerique qu’après tant de mois mes yeux croient revoir encore. C’est au coin d’une allée, devant un sycomore séculaire dont les feuilles, parmi le rouge vif du couchant, semblent toutes noires. Autour de moi, le soleil qui se prépare à disparaître allume des lueurs rougeâtres, pareilles à celles d’un monstrueux incendie. Dans ce flamboiement, tout à coup passe un nuage, et le bruit de centaines d’ailes palpitant dans l’air me force à regarder au-dessus de moi. Et c’est le miracle ! Une nuée d’ibis blancs passe en vol serré et vient se poser sur l’arbre des ancêtres, dont le bois si longtemps servit à fabriquer ces cercueils de momies, où même les oiseaux trouvèrent place. Une par une, les bêtes sacrées se casent, se nichent parmi les branches, qu’elles couvrent bientôt du manteau immaculé de leurs ailes.
— C’est leur lit ! — me dit un gardien, amusé par l’étonnement que je ne cherche pas à cacher. A deux pas les canards, eux aussi, se sont blottis entre les larges feuilles des nymphéas qui, comme un tapis magnifique, recouvrent les eaux dormantes. Sous la dernière caresse de l’astre, les plumes des volatiles prennent des teintes d’or et d’argent, tandis que, par places, se dressent, véritables fleurs de cire, les nénuphars, les lotus blancs et roses, formant comme autant de dômes parfumés, cachant sous leurs pétales les petites têtes légères, que le sommeil bientôt immobilise,
Toute l’Égypte, ce tableau dont je ne puis parvenir à m’arracher…
Il faut, pour me tirer de mon rêve, la voix rauque d’un garçon de café grec injuriant une femme indigène (de celles dont il ne faut point parler) attablée en compagnie d’un bey sous une des tonnelles bordant l’étang ; elle a, dans une crise de colère, cassé la vaisselle du thé qu’on lui a servi. Le bey, prudent, s’est esquivé, payant les consommations mais point la casse. D’où la fureur du restaurateur. La femme répond aux insultes par des mots grossiers. La scène va finir au poste. Je fuis. Mon beau songe de tantôt s’est évanoui devant ce pitoyable colloque qui me ramène à la civilisation actuelle.
Sur la route, le soir descend. Un voile se déchire subitement, troué par places de vastes coins mauves, perdus dans la masse des nuages sombres. Là-bas, de l’autre côté du fleuve, la chaîne libyque s’étale, le Mokattam se dessine, estompé d’ombres très douces, parmi lesquelles la Citadelle découpe ses minarets dont la silhouette monte, fine et droite, dans le paysage crépusculaire…
Et soudain, tandis que je contemple une dernière fois ces lieux, où peut-être je ne reviendrai plus, de ma mémoire fidèle remontent en foule les souvenirs qui se rattachent à l’emplacement où je me trouve.
C’est ici, au milieu de ce jardin que se dressait, il y a un demi-siècle, le palais d’Ismaïl-Pacha surnommé le Moffeteche. Ami du vice-roi, son glorieux homonyme, conseiller intime de la cour, enrichi par les faveurs khédiviales, il perdit la tête au point de vouloir dépasser son souverain par sa magnificence et sa prodigalité. Ses esclaves eurent des robes tissées d’or et d’argent, et les talons de leurs mules exhibèrent des sertissures de brillants et de perles.
Sur ce lac, réduit aujourd’hui par l’agrandissement du parc, des barques légères promenaient, chaque nuit, le fastueux Pacha et ses nobles invités, tandis que dans d’autres embarcations, brillamment illuminées, un orchestre de femmes exécutait ses plus voluptueuses mélodies. Mais vint l’heure de la disgrâce. Un jour, après un jugement sommaire, le favori fut condamné dans le cœur du maître. Et ceux qui arrêtèrent le Moffeteche le conduisirent à Alexandrie, à bord d’un navire qui devait le mener en exil. Il ne vogua pas longtemps. A quelques milles du port, on le fit descendre dans un canot, et les hommes payés pour cette triste besogne le jetèrent dans la Méditerranée. Celui qui dirigeait l’expédition — un jeune Turc ambitieux — reçut une belle récompense et parvint par la suite aux plus hautes destinées. Je l’ai connu, et comme, au lendemain de la première entrevue, je témoignais ma surprise de l’avoir trouvé prématurément blanchi, on m’assura que ses cheveux avaient pris en une nuit, cette teinte argentée, et que de cette nuit aussi sa santé s’était altérée. Malgré la fortune et la gloire, l’homme comblé de tous les biens de la terre ne parvenait pas à chasser de son cerveau le souvenir du crime commis.
Plus tard, ce même palais se transformait en musée[22] et recevait les merveilles que les eaux du Nil étaient en train de détruire dans la petite maison de Boulac.
[22] A chaque crue un peu forte du fleuve, le musée menaçait de disparaître. Malgré les prières réitérées de Mariette Pacha, ce ne fut qu’en 1883, c’est-à-dire deux ans après la mort de l’illustre Français, que le transfert put être opéré.
Ramsès et sa famille y furent installés, en compagnie de nombreuses autres momies. C’est là qu’arrivèrent, un matin, les corps des prêtresses d’Ammon[23], retrouvés en masse dans une tombe de Thèbes.
[23] Les prêtresses d’Ammon appartiennent à la XXIe dynastie. Elles furent découvertes à Dei-el-Bahari par Grébaut, en 1891 et doivent être considérées comme le complément des fouilles que fit G. Maspéro en 1881.
Je les ai vus, alors que les salles trop étroites ne pouvaient encore leur donner asile, jetés pêle-mêle dans de vastes tiroirs et, spectacle horrible, si les visiteurs curieux négligeaient, dans leur hâte, de refermer le tiroir, les longs cheveux blonds ou gris s’échappaient en algues sèches, jonchaient le sol de leur macabre poussière. Et rien ce jour-là ne me parut plus lamentable… Je quitte le jardin l’esprit hanté par cette image.
Maintenant des grands arbres bordant la route, une humidité froide semble couler en gouttes glacées sur les épaules des retardataires. Les petites marchandes d’oranges et de cannes à sucre allument les quinquets fumeux qui vont leur permettre de regagner la ville sans encombre et sans amende. L’auto-car du « Mena House » passe en coup de vent tandis que, haut perchées sur les bancs, les petites touristes rient de leurs dents blanches, et que le chasseur, dans sa livrée de gala, sonne de la trompette égyptienne, attirant les regards et étonnant les oreilles par la bizarrerie un peu théâtrale de sa livrée, de son équipage et de sa musique.
Bientôt, tous ces bruits mondains vont s’éteindre, et seul dans le silence de la campagne redevenue sienne, le fellah regagnant sa hutte, le Bédouin retrouvant sa tente, feront doucement résonner la flûte de roseau et moduleront, de leurs lèvres paresseuses, le même air dont, depuis des siècles, les ibis ont entendu la note plaintive à travers les âges.
Un vieux poète hindou conte, dans un de ses livres, que Vichnou, passant un matin en un char de nuées multicolores, d’un petit mouvement de ses doigts divins se plut à semer des villes étranges sur l’emplacement des cités mortes. Mais il ne ressuscita ainsi que celles dont le nom glorieux avait résisté à l’injure des siècles et à l’oubli des hommes.
Je songeais à cette jolie fable, il y a quelques semaines, sous le ciel limpide de l’Égypte, tandis que se déroulait à mes yeux le panorama fantastique de la blanche Héliopolis.
N’est-ce pas un autre miracle ?… Ce que fit jadis un dieu pitoyable, pour le bonheur de ses fidèles fervents, deux hommes modernes, le baron Empain et S. E. Boghos Pacha-Nubar l’ont réalisé à l’aurore féconde du XXe siècle, en cette terre pharaonique où il suffit de quelques grains de mil jetés un soir de pluie sur le sable aride, pour créer un tapis de verdure en quelques matins.
Héliopolis !… tous les cœurs nourris de la moelle grecque ont tressailli à ce nom fameux, chaque période ajoute un noyau au chapelet des souvenirs.
La Vulgate nous apprend qu’un jour Anahim fils de Misrahim et petit-fils de Cham, chef de la tribu des Onon, s’en vint fonder en Égypte la ville d’Onon du Nord, que les hommes du Nil nommèrent Héliopolis par la suite, parce qu’elle se trouvait au centre du Nome Héliopolithe. Élevée sur une colline artificielle, elle devint en peu de temps le siège de l’école de théologie, célèbre dans le monde entier. Solon, Pythagore, Eudoxe et son ami Platon y puisèrent les principes de leur science, mais Orphée, le premier de tous, connut la fierté de lire les précieux ouvrages qu’il avait reçus de la main d’Ethimeus. Plus tard, ces mêmes livres furent montrés à Pythagore par le sage Berenius. Les professeurs de Platon étaient Patheneith, Ochaaps et Sechnouphis.
Le collège de théologie devint ensuite la gloire de la fameuse cité, parce que de ses murs devaient partir les fondements de la science hermétique.
Le Phénix était adoré à Héliopolis. On sait que, d’après les Grecs, il émigrait tous les cinq cents ans à l’Est et s’abattait dans le temple de Râ. Hérodote nous enseigne que cet oiseau, pieux entre tous, apportait avec lui le corps de son père, après en avoir creusé la place dans un œuf de myrrhe, et venait le brûler avec lui-même dans un bûcher de bois odorant. Il renaissait ensuite de ses cendres et recommençait une nouvelle vie, pour finir par le même voyage.
En réalité, ce culte est celui d’Osiris. Le Phénix, sorte de vanneau des bords du Nil, incarnait Thot, tandis que l’épervier représentait Horus. Hatouma personnifie Râ, longtemps adoré à Héliopolis sous la forme du disque.
Mais la cité lumineuse d’où la sagesse des dieux devait se manifester pour s’étendre ensuite sur le monde, tirait dès cette époque son immense célébrité d’une source plus accessible à la moyenne des esprits humains.
Il n’y eut pas que des philosophes, des initiés et des cénobites en terre égyptienne !… Le peuple véritable se montra, au contraire, de tout temps, bon vivant, d’humeur facétieuse et de joyeuse insouciance. La santé constituait, pour les fils du Nil, le premier des biens enviables.
Héliopolis devait à sa situation unique une salubrité incomparable. Et l’on vit, durant des siècles, cette chose surprenante : tandis que les environs de Memphis la superbe et de Thèbes la royale se peuplaient de nécropoles immenses, nul ne songeait aux morts dans la tiède Héliopolis. Les habitants de cette ville atteignaient tous un âge si avancé qu’on n’y voyait presque pas de funérailles.
Les temps ont changé. Les conditions climatériques demeurent semblables.
La nouvelle Héliopolis, bâtie à 40 mètres d’élévation au-dessus du Caire, domine la plaine immense. Elle a deux mille hectares de superficie, et les maisons sont construites de telle sorte que l’air et la lumière circulent librement entre chaque immeuble.
Sous l’effort colossal tenté en une heure de rêve magnifique par le baron Empain et S. E. Boghos-Pacha, à quelques toises seulement de son antique sœur disparue, surgit la cité nouvelle. Héliopolis était morte, Héliopolis est ressuscitée dans la gloire de sa splendeur rajeunie. Sur la plaine désertique, les palais se sont dressés, comme sous le coup d’une baguette magique. Les villas s’élèvent, les routes se tracent, les puits se creusent, les canaux s’étendent et les jardins naissent. Les parterres fleurissent, les arbres poussent ; l’électricité, à l’aide de ses machines les plus puissantes, met la féerie de ses lampes multicolores sur la beauté des choses et la grâce des êtres qui, sous ce ciel, retrouvent la fière allure et le regard clair que donnent aux hommes l’espace sans limite et les ciels sans nuages.
A deux pas des habitations, voici, pour la plus grande joie des âmes modernes, le vaste terrain qui va prendre demain la première place dans la liste des pistes destinées aux besoins des aviateurs. Héliopolis-Port-Aviation sera peut-être bientôt la réunion de tous les amateurs du périlleux et magnifique sport cher à nos compatriotes.
C’est là, par un jour inoubliable, que j’ai vu pour la première fois évoluer ces hommes-oiseaux et cette femme extraordinaire, avec lesquels le destin avait voulu que je fisse la traversée de Marseille à Alexandrie. Dans le jardin de mes souvenirs, je les retrouve tels qu’ils m’apparurent au départ, sur le pont de l’Équateur, regardant comme moi disparaître dans les brumes du soir d’hiver le fort célèbre du château d’If. Qu’êtes-vous devenus, jeunes hommes au front volontaire, aux yeux brillants, au sourire plein d’orgueil ? Latham à l’allure souple, au fin visage, le plus aristocratique de tous… Rougier — montrant un nez en bec d’oiseau, — solide et bruyant comme un collégien ; Balsam, l’air d’un chevalier du moyen âge égaré dans la société moderne ; Le Blond souriant dans sa longue barbe qui ne déparait point son nom ; Voisin marié depuis quelques mois et songeant, je crois, un peu moins à sa jeune femme qu’à l’appareil calé sur un des côtés du navire et pour lequel il redoutait les caprices du roulis. Enfin la baronne de Laroche coiffée d’un béguin de velours noir, jolie à ravir dans son « tailleur » de voyage.
Depuis, la mort a passé, fauchant à son gré les jeunes têtes superbes. Latham tué par des buffles sauvages au fond du Soudan, la baronne le corps fracassé par une chute d’avion, et tant d’autres de mes compagnons de voyage à jamais endormis du sommeil dont on ne sort pas.
Cependant, à Héliopolis, leur mémoire demeure comme une présence miraculeuse. Pour les simples qui contemplèrent leur vol audacieux, ils incarnèrent cette chose inouïe : des hommes-oiseaux ! Beaucoup de Bédouins et de fellahs n’étaient pas bien sûrs que ces Franghis audacieux, ne fussent point les envoyés du diable.
Aujourd’hui, Héliopolis s’est agrandie encore. Aux villas superbes sont venus se joindre des immeubles modernes où de nombreuses familles cairottes trouvent des logements plus vastes et plus salubres que dans la capitale même, Un tramway, élégant autant que commode, amène les voyageurs en dix minutes du Caire à Héliopolis.
Un établissement semblable au Luna Park parisien et portant le même nom, attire chaque jour un grand nombre de flâneurs avides de distractions, et, comme en tout pays musulman, les femmes y ont leurs jours spéciaux. On peut voir alors un peuple de belles hanems suivies de leurs servantes et de leur nombreuse progéniture se livrer aux plaisirs des montagnes russes ou autres divertissements modernes. Naturellement, là comme partout, le cinéma est roi, et les mânes de Platon comme ceux de ses maîtres les prêtres d’Ammon-Râ doivent tressaillir d’indignation aux facéties de Fatty ou de Charlot.
Enfin, pour que rien ne manque aux habitants de la nouvelle cité, nos Pères français des Missions africaines de Lyon ont édifié une église, copie en miniature de Sainte-Sophie de Constantinople, qui ne dépare point le style tout particulier de l’endroit.
Mais, quel que soit le progrès européen, et si beau que se montre l’ensemble de la cité merveilleuse, Héliopolis lutterait en vain contre la puissance de son maître, le désert ! Il règne là en souverain despote et superbe, que rien au monde ne saurait soumettre. On le sent à l’haleine brûlante qu’il dégage, sitôt le jour levé… au froid glacial des nuits, à la splendeur des aurores et des crépuscules du soir, au sable qui, malgré tous les soins, envahit les demeures et brûle les yeux. Surtout on reste écrasé par sa puissance quand, devant quelque magnifique coucher de soleil tel que l’on n’en voit que là-bas, les yeux se laissent ravir par la magie du paysage qui se déroule du côté des Pyramides. Elles émergent dans le lointain, grandes comme le passé lui-même de cette terre d’Égypte immuable et sereine dans sa majesté profonde. D’un rose tendre dans le ciel d’or pur, elles se dressent, découpant leurs lignes dures parmi les bouquets de palmiers des isbehs voisines, tandis que le Nil, très loin, déroule les spirales de ses eaux grises. Une paix profonde descend sur les êtres, le monde actuel cesse d’exister, on se trouve reporté aux premiers âges du monde, alors que les pasteurs étaient rois. Et si d’aventure quelque syrinx fait entendre sa plainte éternelle, l’illusion est complète, l’âme s’endort dans un recul délicieux.
Rass-el-Bahr signifie, en arabe, tête de la mer. Pour y arriver du côté de la terre, il n’existe qu’une ligne, celle de Damiette.
Après avoir quitté Tantah, le train spécial à cette route (quel train et quelle route !) s’engage dans les champs de maïs et de coton, traverse Méhallet-Roh puis Méhallet-el-Kébir, Kaff-el-Battir[24] célèbre par ses pastèques, et après cinq heures de poussière et de soleil, le voyageur arrive enfin près des lacs où l’air fraîchit. On côtoie ces lacs durant quarante minutes environ, et tout à coup, dans la clarté radieuse du soleil d’été, paraît Damiette. La ville de saint Louis demeure à demi cachée par une forêt de palmiers de l’effet le plus pittoresque ; à cette époque, les arbres sont chargés de dattes et les bouquets de ces fruits, suspendus en grappes jaune d’or ou rouge sanglant, tranchent joliment sur le vert sombre des panaches que la brise secoue d’un balancement harmonieux.
[24] Textuellement : Village des pastèques.
La gare, de très petite apparence, se trouve hors la ville, dont elle est séparée par le fleuve, et disparaît sous les dattiers.
D’innombrables barques à voile sont là, à l’affût des voyageurs, assez rares cependant.
Au bord du Nil la cité se dresse, étrange, unique entre toutes les villes d’Égypte.
Les touristes, avides de curiosités, qui se pressent chaque année du Caire à Louqsor sans se soucier des nombreuses merveilles qu’ils laissent derrière eux, ne se doutent pas du charme spécial de cette ville à demi détruite qui, aux yeux étonnés qui la contemplent, ne rappelle rien. Le port à lui seul présente un tableau des plus saisissants avec ses maisons croulantes, bâties hardiment en demi-cercle dans le lit même du fleuve, et son quai où se trouvent la poste, deux cafés, une pharmacie grecque et quelques maisons, dont la modernité tranche sur les tons brunis et l’aspect délabré de tout le reste.
Parmi ces vieilles demeures, palais ou masures assises dans l’eau, une surtout retient les regards : haute de trois étages, presque en ruines, à moitié couverte par une treille où feuilles et fruits se livrent en liberté aux arabesques les plus capricieuses, montant, descendant, festonnant du rez-de-chaussée aux terrasses.
Cette nature en fleurs parant ces ruines, ce tableau féeriquement éclairé par un soleil ardent, un ciel admirable de limpidité, m’ont laissé un ineffaçable souvenir.
Si le port est d’un coup d’œil agréable, on ne saurait en dire autant de l’intérieur de la ville. A peine a-t-on franchi les premières rues, que l’odorat se trouve désagréablement surpris par une exagération de senteurs étranges, où le relent spécial aux quartiers arabes se trouve augmenté d’un parfum de fessikhs (poissons salés à demi pourris), de saumures et d’eau croupie ; à chaque carrefour, de vrais lacs d’eau stagnante attirent les regards et forcent les passants délicats à porter plus loin leurs investigations. Et pourtant, malgré le fessikh, malgré les mares fétides, malgré les enfants sales, les chameaux et les ânes qui encombrent tout, on poursuit sa route, attiré en dépit de soi par ces constructions bizarres, par ces demeures qui, à l’imitation de celles de Rosette, ont conservé leurs colonnes superbes, monolithes de granit dont quelques-uns gisent pitoyablement au milieu des rues, barrant la route en s’effondrant, dernier vestige de la magnificence passée.
Bien curieuses, les portes qui ferment ces demeures aujourd’hui vides ; massives, d’une seule pièce, elles restent absolument tapissées d’énormes clous et de barres de fer.
Ces portes, comme celles de Rosette, datent du XVIIe siècle, lors de la défense de ces deux villes contre les attaques des Mamelucks.
Au dire des plus anciens habitants, il ne se passait alors pas de jours sans qu’une incursion ne fût à craindre. Les familles en état de siège vivaient barricadées derrière leurs vantaux de prison, qu’une autre porte séparait du harem et du salamlek. De nombreuses meurtrières pratiquées dans les murs attestent encore la vérité de ces récits.
Au milieu de ces choses d’autrefois, la vie et le commerce modernes jettent une note gaie. A côté d’un amas de colonnes effritées, un cordonnier grec tire gaiement son alène et siffle un air de son pays en coulant, de temps à autre, un regard ému sur deux chromos représentant le roi Constantin et la reine Sophie. Plus loin, des tailleurs fellahs cousent gravement, à l’aide de machines perfectionnées. Voici une mosquée toute neuve, éblouissante de propreté et de fraîcheur, ouvrant sur deux rues, laissant voir sa cour immense pavée de marbre noir et blanc, au milieu de laquelle un jet d’eau s’élance, inondant de sa gerbe humide un superbe latania. Et de loin en loin des fûts de menuiserie d’un travail charmant s’étalent et forment comme un cloître très propre et très gai. A l’ombre des piliers, de graves Arabes sont accroupis, leur chapelet d’ambre aux doigts, marmottant des prières qu’ils accompagnent du balancement inévitable cher aux fils de Mohamed.
Arrivés à midi à Damiette, après des tours et des détours sans nombre, trois heures de marche au grand soleil, nous nous retrouvons devant la pharmacie, lieu d’élection de toutes les villes de l’intérieur. On nous offre du sirop de tamarin que la chaleur excessive nous fait trouver délicieux, puis, comme je m’informe des monuments d’autrefois, on m’indique une mosquée datant du IXe siècle et presque intacte. Mais la mosquée se trouve à deux kilomètres, nous sommes très las, il fait très chaud… comment faire ?
Nous arrivons enfin à nous procurer l’unique voiture de Damiette, un pauvre vieux coupé jadis élégant, gardant sur ses panneaux brisés et salis la pâle empreinte d’une couronne de prince. Les portières tombent, les coussins perdent leur coton, les glaces demeurent absentes. Néanmoins, nous nous décidons à affronter les dangers de l’entreprise, et après un élan inquiétant du cheval attaché à ce véhicule, nous partons.
Bientôt, devant nous, la route se rétrécit, les magasins se font plus rares, les ruines plus nombreuses… Voici une maison croulante, encore habitée cependant… Par une sage prévoyance, les vitres, en plusieurs endroits, furent remplacées par des chiffons. Des têtes de négresses se montrent, curieuses, effarées… La maison a dû être belle pourtant ! Devant la porte, une colonne de granit vert, renversée, sert de banc à une ribambelle de gamins ébouriffés, sales et très laids ; une fillette, plus hardie que les autres, s’approche de nous et nous crie « bonjour » d’un petit air insolent et gouailleur qui en dit long sur l’élégance de notre équipage.
Les rues deviennent si étroites que nous craignons à chaque instant d’y laisser notre voiture. La température s’en ressent : une fraîcheur de cave monte de ces hautes murailles qui nous étreignent, nous donnent la sensation d’errer parmi des tombeaux. A mesure que nous avançons vers la campagne, les enterrements se succèdent avec un entrain qui m’étonne ; j’en compte cinq en quelques minutes. Le cocher m’explique que nous approchons des nécropoles.
L’on meurt beaucoup à Damiette, en ce moment ! La fièvre typhoïde fait sa visite annuelle… le mauvais état sanitaire et l’humidité l’entretiennent dans la ville.
Voici le cimetière ! Sans enceinte comme tous les les cimetières musulmans, il dresse ses tombes de terre et de plâtre également orientées vers La Mecque, la plupart lamentablement abandonnées. J’y remarque une profusion d’aloès plantés raides, au milieu même des tombes, et poussant dru.
A côté, s’élève une masure entourée d’un balcon de bois où croissent de pauvres œillets et deux plantes de rue[25] dont l’odeur âcre monte jusqu’à nous : c’est là qu’habite le cheik chargé d’entretenir les tombes et de prier pour les défunts dont les parents peuvent le payer. Et cette bicoque affreuse, entre ses modestes fleurs et son balcon vermoulu, me paraît plus lugubre, plus funèbre encore que les mausolées qui l’entourent.
[25] La rue, fort estimée en Égypte, croît un peu partout.
Nous voici de nouveau en pleine campagne ; les palmiers s’élancent, le coton étale ses jolies fleurs roses, jaunes et blanches, et partout le Nil fait courir ses ruisseaux inondant la plaine de verdure et de fraîcheur. Ce riant tableau me console un peu de la tristesse du précédent, mais je n’ai pas le temps d’y reposer mes yeux. Voici d’autres tombes, absolument en ruines cette fois, et enfin la mosquée que nous sommes venus voir.
Bien curieuse en effet, cette mosquée datant du IXe siècle et conservant, après tant d’années, son étrange aspect d’autrefois.
Nous traversons d’abord une cour misérable où l’herbe croît comme à regret, mais que les lépreux et les éléphantiasiques encombrent. Tout ce monde de déshérités exhibe ses plaies, crie famine et poursuit le visiteur, forçant la pitié. J’ai compté sept lépreux qui, à eux tous, n’avaient pas dix doigts… ce souvenir seul me fait frissonner encore… Je leur ai demandé s’ils souffraient beaucoup, ils m’ont assuré que leurs douleurs étaient supportables, ils semblaient surtout affectés de la pauvreté à laquelle leur infirmité les condamne.
En Égypte, le peuple ne témoigne aucun dégoût pour ces sortes de misères : n’importe quel Fellah boira au même verre qu’un lépreux ou un galeux, sans manifester de répulsion. Chose surprenante et faite pour dérouter les hygiénistes, c’est qu’il est bien rare que ces imprudents aient sujet de s’en repentir. Ils vous diront tous : la lèpre est héréditaire, Dieu l’envoie à ceux-là seuls qu’il veut punir ou mortifier.
Les malheureux atteints de l’horrible maladie ne sont pas uniquement attirés par les quelques bakschiche[26] que les voyageurs pitoyables leur jettent de loin ; ils demeurent surtout soutenus par l’espoir d’une guérison que la tradition promet aux croyants.
[26] Pourboires, mais dans ce sens le mot peut être pris pour aumônes.
Cette mosquée est, en effet, privilégiée. Parmi les nombreuses colonnes, monolithes de granit dont chacun présente une couleur différente du plus remarquable effet, se trouvent deux fûts séparés entre eux par trente centimètres environ. Or, il est dit que l’homme assez heureux pour glisser son corps dans cet intervalle est sûr de voir s’ouvrir devant lui les portes merveilleuses du paradis.
Toujours d’après la légende, dans une de ces colonnes deux trous de la grosseur du doigt marquent la trace laissée par Saïda-Zénab, lors de son passage à Damiette. Celui qui enfoncera ses pouces dans ces trous sera délivré de tous ses maux.
Enfin, et ce n’est pas la moins curieuse pièce de la mosquée, voici une pierre de granit rose affectant la forme d’une colonne tronquée et rongée, tachée de sang dans toute sa hauteur ; à terre, tout autour, d’innombrables peaux de citron, sèches ou fraîches, gisent sur une mare de sang coagulé !… Voici l’explication qui m’est donnée par le cheik qui me sert de cornac :
Au temps où la peste ravageait Damiette, tous les cheiks se mirent en prières pour obtenir du ciel la cessation du fléau. Abou-Matt, le saint enterré dans cette mosquée fameuse, leur suggéra alors l’idée de cette singulière pénitence : faire lécher aux malades la pierre rose jusqu’à ce que cette pierre fût inondée de sang, jusqu’à ce que leur langue déchirée ne fût plus qu’une plaie affreuse, par laquelle s’échapperait tout le mal que le démon avait mis en eux.
Les fidèles obéirent. Non seulement les pestiférés, mais tous les malades des siècles suivants, religieusement vinrent sacrifier au vœu barbare du cheik mort.
La coutume existe encore ; seulement les modernes, plus pratiques, ont ajouté le citron, que leurs prédécesseurs n’avaient point prévu. Grâce à une légère friction de citron sur la langue, le sang arrive immédiatement et le vœu est accompli. Le martyre d’autrefois n’est plus qu’un antiphlogistique, remplaçant la saignée ou les sangsues.
Tout autour de la corniche et dans les bas-reliefs ornant les murs, je découvre, encore très lisibles, des inscriptions en lettres couphiques gravées dans les bois et qui furent dorées ; ces inscriptions ont résisté à dix siècles et restent, à l’heure actuelle, la chose la mieux conservée du monument.
La chaire (minbar), en partie détruite, est d’un travail précieux, vrai tour de dentelle, bijou de l’art arabe sur lequel le temps achève son œuvre et dont il ne restera bientôt plus rien.
Et devant ces merveilles qui s’en vont en ruines, cette cour où ne croissent plus que deux pauvres ricins, je songe malgré moi à la splendeur de ce temple magnifique, aux cheiks superbes qui venaient le visiter et dont ces mêmes murs ont entendu les prières… Je me figure cette cour (aujourd’hui si misérable avec son cortège de lépreux), alors dans toute la grâce de sa beauté triomphante ; je revois ces colonnes de granit rose, ces bas-reliefs de marbre, ces bassins qui jetaient la fraîcheur grâce à la poussière humide de leurs jets d’eau, dont les pierres avoisinantes gardent encore l’usure. Et le souvenir du passé glorieux, au milieu du délabrement présent, m’attriste au point que c’est presque avec bonheur que je remonte en voiture, pour aller voir l’arbre aux clous.
Là, rien d’antique, si ce n’est l’arbre lui-même. Il porte cent cinquante ans ! C’est un sycomore superbe, étendant son ombre dans la plaine ardente ; et comme il demeure le seul abri contre la chaleur tropicale, une nombreuse société de laboureurs entoure son tronc et se livre, sous son feuillage, à un sommeil que n’interrompt même point notre passage.
Sur une hauteur d’un mètre cinquante, l’arbre est sillonné de clous, dans la moitié de sa largeur.
L’arbre aux clous, « l’arbre du supplice » comme l’appellent les fellahs, n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir, mais, dans la mémoire des octogénaires, semble encore la plus horrible réalité.
On amenait là le paysan qui refusait de payer l’impôt et on le clouait à l’arbre par une oreille, jusqu’au versement complet de la somme due. Quand le paiement ne pouvait s’effectuer, on coupait l’oreille et l’homme était pendu immédiatement.
Ses compagnons de misère pouvaient voir ensuite le corps se balancer parmi les fruits du sycomore, jusqu’à ce que rien ne restât plus du mauvais payeur, ou qu’un autre, aussi pauvre que lui, vînt prendre sa place.
On peut voir encore un arbre semblable dans le Wardan, près du barrage.
L’usage de ce supplice resta fort répandu en Égypte jusqu’à la fin du règne d’Ibrahim-Pacha. Ses successeurs, plus humains, l’abolirent par la suite.
De retour à Damiette, je retrouve avec plaisir l’animation joyeuse du port, et la tranquillité sereine de la pharmacie.
Après un second rafraîchissement à base de tamarin, nous remercions l’aimable disciple d’Hippocrate et prenons place dans la barque qui va nous conduire à la plage originale de Rass-el-Bahr.
Il est six heures. Le port, vu à travers le prisme du soleil couchant qui met en valeur mille détails imprévus, se pare d’une surprenante beauté.
Durant près d’une heure, nous côtoyons la palmeraie. Déjà les ombres du soir forment sous les arbres de grandes bandes noires, découpant sur notre gauche des silhouettes bizarres, tandis qu’à droite le jour, encore dans son plein, et le soleil mourant dorent la rive de leurs derniers rayons.
Jamais le manque presque absolu de crépuscule, auquel je devrais pourtant m’être habituée, ne m’a paru plus saisissant que ce soir-là. Dans les villes il est difficile de remarquer ce contraste, mais à la campagne, sur le Nil surtout, le spectacle devient d’une étrangeté frisant la féerie.
Qu’on se figure l’Occident splendidement éclairé par le globe de feu à demi disparu, ne laissant à l’horizon qu’un embrasement, une traînée de flammes ardentes, tandis que dans la voie contraire, la nuit déjà épaisse noie la terre d’ombre, chassant la lumière, comme l’aile grise d’une chauve-souris monstrueuse éteint un flambeau.
La voile se gonfle, notre barque glisse, et à part quelques coups de tangage occasionnés par deux courants réputés dangereux, nous goûtons deux heures de navigation idéale.
La troisième heure est moins agréable ; l’eau douce commence à se mêler au flot marin, de nombreux dauphins font de l’exercice autour de nous, notre bateau roule comme en mer.
Maintenant, dans la nuit claire, le phare de Rass-el-Bahr projette son feu tournant, et nous guide vers ce point où jadis s’embarqua le roi de France en 1252, et où nous allons aborder.
Ici, le Nil a trente mètres de profondeur, aussi le courant nous oblige-t-il à de terribles bordées. Voici la tour de Saint-Louis, le fort Napoléon bâti par nos soldats lors de l’expédition d’Égypte, et enfin la plage de Rass-el-Bahr où nous débarquons.
Damiette, la ville tant de fois nommée, présente cette particularité que ses habitants ont vu se produire, à travers les siècles, ce même phénomène qui caractérise Aigues-Mortes. La mer s’est retirée au point de créer, à une grande distance de l’ancien littoral, une nouvelle plage qui, s’étendant en longueur entre le Nil et la mer, forme la presqu’île appelée Rass-el-Bahr (Tête de la mer).
C’est là que la mode, et aussi la nécessité de fuir les chaleurs, a fait installer comme un embryon de station balnéaire.
Pendant l’hiver, cette place n’a rien de particulièrement séduisant. La langue de terre qui sépare le fleuve de la Méditerranée est inondée par les vagues ; le niveau du Nil s’abaisse, les barques prennent le chemin de Damiette et les rares voiliers, porteurs de coton ou de bois de chauffage, qui font la route de Syrie en Égypte, rompent seuls la monotonie du paysage.
Mais l’été, quelle transformation !… Dès le mois de juin, les huttes se dressent, affectant chacune une forme, une distribution spéciale, selon le caprice du propriétaire. Aussitôt les baigneurs s’installent.
Ces huttes, faites de bambou et de paille tressée, supportées par de solides piquets, possèdent toutes un vaste salon, sorte de vérandah ouverte à la fois sur le Nil et sur la mer, qui permet aux promeneurs de plonger dans l’intérieur des habitations, et d’assister au repas de la famille.
Cet usage qui, en Europe, semblerait fort déplaisant, et choquerait même au Caire ou à Alexandrie, paraît ici tout à fait charmant.
Il est dit qu’à Rass-el-Bahr toute étiquette doit être bannie, toute gêne absolument écartée ; chacun vit à sa guise.
Cette règle, une fois établie, permet aux jeunes gens de se pavaner jusqu’à midi, même un peu plus tard, en pantalon court, jambes nues, chemise de soie ou de flanelle serrée à la taille par une ceinture aux vives couleurs, large chapeau de paille, costume original qui sied bien à leur type et qui les fait ressembler à de jeunes Masaniello…
Si, passant le soir devant les paillottes, le promeneur regarde bien, il apercevra quelque ombre blanche au bord de l’eau, guettant la barque prochaine. Ses oreilles se laisseront ravir par la mélodie facile mais harmonieuse que lui apporteront du large la mandoline ou la guitare.
Ah ! les belles nuits !… les radieuses, les divines nuits de Rass-el-Bahr !… Toutes les huttes, brillamment éclairées, faisant de ce coin d’Égypte comme une petite Venise au bord du fleuve, tandis que là-bas la voix de la mer, grondant en sourdine, berce les sérénades et les folles chansons !
Les dahabiehs amarrées forment de grandes masses noires, pareilles à des monstres endormis, tandis que les barques, les jolies barques si coquettes, voiles au vent, glissent dans la paix tiède du soir d’été…
Dans sa haute tour de fer, le phare tourne sans relâche, montrant et voilant sa vive lumière, comme étonné d’éclairer tant de vie et tant de gaîté.
Vue au grand soleil, la plage perd un peu de sa poésie, mais non de son étrangeté.
L’ensemble des huttes donne l’apparence d’un village cambodgien.
Un peu en aval des paillottes, s’étalent les magasins construits sur un unique modèle. Voici la boutique du marchand de légumes, celle du boulanger, celle du boucher servant à la fois d’abattoir et de boucherie ; ceci ne fait pas la félicité du voisinage, mais le Nil est si près, l’odeur des algues si puissante, que les autres senteurs en semblent atténuées. Voici enfin deux hôtels, à la fois cafés et restaurants, étalant leurs tables jusqu’au fleuve.
Deux nègres et un chétif Syrien aux cheveux jaunes desservent le plus achalandé de ces établissements, celui qui possède la Poste, éternel sujet de discorde entre les deux propriétaires depuis que la station fut créée.
A l’époque où je visitai Rass-el-Bahr, l’hôtel Mira-Nilo détenait le privilège de distribuer la correspondance et d’héberger la meilleure société. Alors aussi, dans le fond de la vérandah, sur la paille formant muraille, deux chromos superbes représentaient le khédive Tewfick et le général Boulanger, faisant face à Sarah Bernhardt et à la reine d’Italie. Sur un côté, Sadi Carnot, dans un cadre rose, souriait aux consommateurs.
Ces figures provoquèrent chez moi un léger étonnement, augmenté par une audition de : En revenant de la revue, chanson mise à la mode par Paulus et déjà oubliée à Paris, chantée à tue-tête sous nos fenêtres le soir de notre arrivée.
Vraiment, était-ce la peine de venir de si loin pour se croire à Montmartre ou aux Batignolles !
Les deux attractions de Rass-el-Bahr sont la pêche et surtout la chasse.
La pêche, absolument miraculeuse pendant la crue du Nil, occupe les matinées des mois de grande chaleur : pêche au filet, à la ligne et même en bateau, bien particulière celle-ci, car il suffit de frapper légèrement le bois de la barque pour voir le plus souvent les poissons sauter à l’intérieur. Dans l’espace d’une heure, le fond du bateau est plein jusqu’au bord.
En septembre, ce n’est plus dans le fleuve, mais sur le lac Menzaleh situé à trois kilomètres, que les poissons se donnent rendez-vous. Là, grâce à un système de filets juxtaposés, c’est par milliers qu’on les recueille.
La chasse semble plus appréciée des baigneurs et des touristes. Dès les premiers jours de septembre, les cailles, les bécassines, les huppes, les tourterelles abondent. Les cailles surtout semblent innombrables. Il suffit d’un simple filet tendu à quelques pieds du sol, pour en prendre chaque jour des centaines.
La plage, dès ce moment, n’est plus qu’un vaste champ à pièges, fort désagréable à parcourir. Ces pièges consistent en microscopiques huttes de roseaux et de feuillage, percées de deux ouvertures dont l’une est couverte d’un filet très tendu, et large de vingt-cinq centimètres environ. La caille pénètre par l’ouverture libre, se repose un instant puis, voulant sortir par le fond, se prend le cou aux mailles du filet d’où on la retire vivante. Ce procédé permet de les envoyer en Europe dans des cages spéciales. C’est un des revenus les plus productifs de la ville de Damiette.
Mais les vrais chasseurs dédaignent cette façon, par trop facile, de se procurer du gibier, et dès cinq heures du matin c’est un vrai concert de coups de fusil ; on se croirait au tir.
Il est commun, après deux ou trois heures de chasse, de rentrer avec 60 ou 80 pièces.
La plage, très belle, se montre unie, fine et sablonneuse ; on entre dans la mer comme sur un tapis de velours et on peut parcourir cent cinquante ou deux cents mètres, sans avoir de l’eau au-dessus des épaules. C’est un avantage très grand, qui ne permet pas l’approche des requins, dont malheureusement ces parages sont infestés, depuis l’ouverture du canal de Suez.
A Rass-el-Bahr, point d’établissement de bains, partant point de maîtres-baigneurs, encore moins de bateaux de sauvetage. Les flots bleus sont à tout le monde, chacun fait construire un abri au bord de l’eau, et on se baigne comme on veut.
Quelques familles riches, pour éviter les embarras du transport des meubles et ustensiles, préfèrent s’installer dans les dahabiehs louées au mois, qui les amènent directement du Caire, de Mansourah, de Benha ou de tout autre point. Ces dahabiehs, hors de prix en hiver grâce aux touristes qui les affrètent pour la Haute-Égypte, se louent pendant l’été moyennant une somme variant de 28 à 30 guinées par mois. Elles sont admirablement aménagées.
Des bateaux à vapeur, appartenant au gouvernement ou même à de simples particuliers, sillonnent journellement le fleuve, et viennent ajouter à l’animation générale.
Les monuments de Rass-el-Bahr sont vite vus. Ils se bornent à deux fortins avancés, au fort Napoléon et à la tour dite de Saint-Louis.
Le fort, bâti en briques, dresse sa courte masse sur la rive droite du fleuve, où il semble protéger les vieilles masures d’une isbeh, parmi lesquelles se trouve le poste sanitaire et la douane. Les murailles demeurent encore en bon état, mais les constructions intérieures tombent en ruines. On rencontre encore quelques magasins, la prison et une mosquée.
Ce fort a été construit par nos soldats et occupé par l’armée de Kléber. C’est à Rass-el-Bahr et sur le lac Menzaleh que cette armée s’embarqua pour la Syrie et Saint-Jean d’Acre. Le fort, aujourd’hui abandonné comme tous les monuments égyptiens non reconnus d’utilité immédiate, est livré à l’unique garde d’un Soudanais qui a laissé sa jambe droite à Dongola pendant la campagne de Gordon-Pacha. Il vit là, en compagnie de quatre chiens maigres et sauvages. Est-ce l’influence du milieu, ou la société de ces animaux ? Ce gardien ne ressemble point aux autres, il traîne maussadement son pilon de bois et paraît plus contrarié que satisfait de nous faire les honneurs de sa solitude. Impossible de lui arracher dix paroles.
Au milieu de la cour, la mosquée en piteux état exhibe un pauvre minaret crépi à la chaux ; l’herbe croît jusqu’au pied de la chaire, où personne ne prêchera plus.
A quelques pas de là, sous un vaste hangar, quelques canons délaissés et d’autres brisés achèvent de se détruire à l’humidité de l’air marin.
En face du fort, et de l’autre côté du Nil, s’élève — ou plutôt s’écroule — la tour de Saint-Louis. Est-ce bien notre roi qui l’a fait construire ? Tant de siècles ont passé depuis, tant de vagues ont creusé ses assises, qu’il est difficile de prononcer un jugement ; tout, cependant, porte à le croire.
Cette tour, jadis colossale, ne représente plus aujourd’hui qu’une ruine informe, dont la partie inférieure sera bientôt entièrement recouverte par les eaux. Une large moitié du monument, à demi détachée de sa base, surplombe le Nil. Le courant se montrant très fort en cet endroit, l’amas de pierres qui se dresse en pointe rocheuse reste une menace : plus d’un bateau s’y brise et y sombre.
La tour, bâtie en briques, pierres et sable, porte des ouvertures, sortes de meurtrières qui, s’élargissant à l’intérieur, représentent assez exactement, aujourd’hui, le modèle des excavations où les Romains plaçaient les urnes funéraires.
Un escalier tournant, dont il ne demeure que les traces, conduisait jadis au sommet.
Ce qui frappe surtout dans ce gigantesque débris, c’est l’épaisseur des murailles… sans les coups de lames et les vents d’hiver, elles eussent probablement résisté à l’action du temps.
C’est sur la route de Damiette à Rass-el-Bahr, que se trouve le champ de bataille où nos Croisés furent vaincus. Là, très probablement, furent ramassés les casques et les armures dont les indigènes s’affublent encore, à la procession du grand Mouled de Tantah.
La lettre[27] écrite par Louis IX en date de Césarée, contient un passage assez explicite : « Nous ne pûmes nous approcher des Sarrasins à cause d’un courant d’eau qui se sépare en cet endroit du grand fleuve Nil, et s’appelle le fleuve Thanis. Nous plaçâmes notre camp entre les deux, nous étendant depuis le grand jusqu’au petit fleuve. » Et plus loin : « Nos troupes s’étant ensuite dispersées, quelques-uns des nôtres traversèrent le camp ennemi et arrivèrent au village de Massoure, tuant tout ce qu’ils rencontraient de Sarrasins. »
[27] Lettre du roi « à ses chers et fidèles prélats, barons, citoyens, bourgeois, à tous les habitants du royaume ».
Ainsi, à travers les siècles, se retrouvent deux pages de notre Histoire sur ces rives, témoins de mêmes prouesses. L’armée de saint Louis et l’armée de Napoléon… poignées de braves venant, à six cents ans d’intervalle, risquer les mêmes périls, subir les mêmes fléaux… et ne rapportant de tant de combats qu’une heure d’inutile gloire et le cuisant regret d’une défaite, entreprise… géante dont rien ne reste que le souvenir du sang en vain répandu. Bien peu de ceux qui peuplent aujourd’hui la plage moderne songent à ces choses.
Si la vogue de Rass-el-Bahr continue, la presqu’île sauvage deviendra la rivale de Ramleh, rendez-vous du high-life alexandrin. Les huttes n’ayant plus assez de place du côté de la haute mer, s’étendront et seront peut-être remplacées par de vraies maisons, de vrais hôtels… La tour désuète deviendra gênante et nuira à l’alignement. Des ouvriers viendront qui détruiront, en quelques heures, ces vestiges d’un autre âge, œuvre d’un travail pénible et patient. Les vieilles pierres iront au fleuve, retrouver peut-être les restes de ceux qui les assemblèrent.
Mais alors, ce coin de terre perdra son charme. Il ne sera plus qu’une petite ville, banale parmi tant d’autres, et beaucoup déploreront avec moi la disparition du Rass-el-Bahr d’aujourd’hui, plage unique donnant aux imprudents qui s’y attardent après l’automne, la sensation d’un sol mouvant qui, en une heure, peut s’engloutir sous la force puissante de l’inondation.
Certains dilettantes déplorent la disparition d’un Orient qu’ils n’ont point connu et qui, le plus souvent, n’exista que dans leur imagination.
Certes, il est beau d’être un pacha magnifique, vêtu d’étoffes somptueuses et paré de lourdes orfèvreries.
Entre le costume des plus hauts fonctionnaires égyptiens d’aujourd’hui, et l’accoutrement superbe d’Hérode, tétrarque de Galilée, ou de Servien, mandataire de César en terre égyptienne, la comparaison serait plutôt défavorable à nos contemporains.
Entre les palais aux colonnes de porphyre, aux jardins enchantés, où des bassins de mercure faisaient l’admiration des passants favorisés, et les simples sérails[28], de Kasr-el-Doubara ou d’Abdin, entièrement meublés à la mode européenne, la différence semble grande. On ne voit plus, comme autrefois, les vastes salles peuplées d’un essaim de séduisantes esclaves, prêtes aux caprices du maître redouté. On n’entend plus, sur les tables de marbre aux pieds d’or, les chants plus ou moins mélodieux d’oiseaux articulés imitant les rossignols et les mésanges des forêts d’Europe. Les eunuques même, que beaucoup d’intellectuels doivent regretter pour la note de couleur locale que leur présence mettait dans les nobles demeures dont ils faisaient partie, les grands eunuques noirs, je l’ai dit, ne seront bientôt plus qu’un souvenir.
[28] Sérail est employé ici pour palais.
Les châtiments corporels, la bastonnade sur la plante des pieds, la brûlure au fer rouge usitée autrefois dans les harems, tout cela est allé rejoindre les vieilles légendes et les forteresses du temps des Khalifes. C’est pourtant ces choses que pleurent les romanciers, restés à la période des robes flottantes, des turbans brodés et des soleils dans le dos.
Mehemet-Aly ne passait point pour cruel et il se montra grand parmi les plus grands des souverains d’Égypte ! Pourtant il menaçait de faire enterrer vivant un jardinier qui, timidement, lui expliquait qu’un dahlia épanoui en terre et à l’air libre mourrait sûrement si, selon les ordres reçus, on le transplantait au moment de sa floraison sous un arbre épais, à la place favorite du pacha…
En cet Orient que les artistes modernes voudraient reconstruire de tous leurs vœux inhumains, le bien de chaque créature était soumis au vouloir d’un seul, et la personnalité ne comptait pas plus que ne compte un grain de sable dans l’immense désert de Libye.
Pour que les femmes et les esclaves d’un homme pussent avoir des pierres précieuses aux talons de leurs mules de satin, des milliers d’êtres trimaient de l’aube à la nuit, sous l’ardente morsure des soleils d’été et sous la bise glaciale des mois d’hiver, à peine vêtus, presque pas nourris, et la plupart du temps jamais payés…
Pour que les scribes des pachas d’alors pussent dire, comme le chat botté du marquis de Carabas : « Tout ceci, manants, appartient à mon noble maître, les prés, les champs, les propriétés, aussi loin que vos regards puissent s’étendre » ; pour cela, les fellahs, dépouillés de leur humble patrimoine, criblés d’impôts, écrasés de corvées, donnaient leur chair et leur sang d’un bout de l’année à l’autre…
Et pour que dans leurs palais, aux murs de prison, les seigneurs pussent jouir en paix des belles esclaves amenées à grands frais de Stamboul ou des monts de Circassie, des familles, là-bas, pleuraient en silence la perte d’une enfant chérie, ravie à leur amour par des misérables grassement rétribués, et dont c’était le métier de rapporter en Égypte le plus de femmes possible à l’usage des seigneurs.
Alors qu’un immense souffle de pitié a passé sur le monde, en ces dernières années, alors que du fond même du groupe Parsis, l’Inde envoie ses filles étudier la médecine en Angleterre et en France, alors que les murailles mêmes de la Chine s’écroulent pour livrer passage au progrès appelé à régénérer la face des vieilles nations mongoles, il se trouve encore des mécontents et des grincheux pour reprocher à l’Égypte sa superbe marche en avant.
Rien cependant n’est plus admirable. Il faut avoir, comme moi, suivi étape par étape les efforts patients et continus du groupe libéral, pour se rendre compte du travail accompli. Voué par un malheureux destin à une constante servitude, le peuple égyptien a dû lutter plus qu’un autre pour arriver à s’affranchir. Les hommes des classes supérieures ont acquis des connaissances que bien d’autres nations européennes pourraient leur envier. La vieille terre pharaonique compte, aujourd’hui, une pléiade de magistrats, de médecins, d’hommes politiques et de savants, dont les travaux ne le cèdent en rien à ceux du Monde nouveau.
Dans un élan magnifique, la femme égyptienne s’est à son tour lancée dans l’arène ; de toutes ses forces elle aide à présent ses frères à atteindre le but désiré. Mais un pays ne se transforme pas en un jour. Une race, profondément attachée aux coutumes ancestrales, n’accepte pas sans effroi la lutte profonde qui lui incombe, si elle veut atteindre à l’entière civilisation. La population des villages du Delta comme celle de la Haute-Égypte demeure immuablement pareille à celle de ses ancêtres. Chrétienne ou musulmane, elle reste purement « égyptienne » et tient encore par toutes ses fibres aux croyances et aux gestes transmis des aïeux.
Il faut donc faire encore crédit à ce peuple un peu de temps et ne point juger des sentiments de l’élite par le geste maladroit de quelques-uns.
Pourtant, ceux qui regrettent trop fort la disparition de la couleur locale, peuvent encore trouver à se satisfaire.
Au lieu de prendre les grands express, qui mènent le touriste d’Alexandrie au Caire ou du Caire à Louqsor, les voyageurs dont l’âme curieuse cherche des sensations ignorées et des peuples inconnus, n’ont qu’à monter dans le petit chemin de fer agricole qui dessert aujourd’hui presque toutes les bourgades de l’intérieur. Qu’ils s’arrêtent en cours de route et qu’ils observent…
Ils retrouveront, dans les prairies toujours vertes, sous le ciel éternellement limpide, le même peuple pasteur, immuablement penché vers la glèbe et subissant, avec son habituelle résignation, les vicissitudes du sort. Le riverain des bords du Nil poursuit, à travers les âges, les travaux qu’accomplirent avant lui les descendants des Aménophis et des Ramsès, usant ses forces, brûlant sa vie à seule fin de faire rendre à la terre ce gain dont les autres, plus habiles, goûteront le fruit.
Ignorant et misérable, le fellah, inlassablement, peine pour autrui. Si, d’aventure, il parvient à acquérir quelque richesse, ce qu’il a gagné ne lui sert point. Le coût excessif de l’existence moderne, les nouveaux besoins qu’on lui a laissé prendre, ont tôt fait de l’appauvrir. Il ne s’entend pas plus à gérer ses biens qu’à les conserver. Sa compagne, vraie bête de somme, ne saurait ni le conseiller ni faciliter sa réussite autrement que par l’aide de ses bras et la fécondité de ses flancs.
Le jour où l’on apprendra à ces hommes le parti qu’ils pourront tirer de leur sol, unique au monde, quand leurs femmes verront, sans plaintes, partir leur fils pour l’école ou la caserne, un pas immense sera accompli.
Et si, comme tout le présage, l’heure arrive où les riverains des bords du Nil agiront enfin par eux-mêmes, sans gaspillage, et élèveront leurs enfants sans fanatisme ni faiblesse, avec le seul critérium d’une Égypte plus grande et plus belle, ce jour-là les amis du peuple égyptien se réjouiront. Et l’on ne pourra que bénir la civilisation triomphante qui, apportant la liberté, aura délivré ce peuple, voué par son ignorance et sa douce passivité à une si longue suite de souffrances, d’esclavage et de douleurs.
Tantah 1911. — Paris 1921.
J’ai essayé de montrer, dans ce bref tableau de l’Égypte, ce qu’elle était, ce qu’elle est, ce qu’elle pourrait être. Je souhaite que mes amis égyptiens comprennent bien ma pensée et ne m’accusent point d’une sévérité trop excessive. La belle terre des Pharaons touche maintenant au terme de ses misères. Bientôt libre et fière, elle prendra place parmi les nations privilégiées, Ce jour-là, il faut que tous ses habitants sans exception, renonçant à certaines pratiques d’un autre âge, s’unissent pour marcher ensemble vers le progrès ; que des femmes supérieures, telles que Mme Jagloul-Pacha et Mme Charlaoui-Pacha, ne soient plus considérées comme des créatures exceptionnelles, mais que les autres marchent sur leurs traces, sans hésitation ni faiblesse, afin de concourir au relèvement de la patrie commune. J’ai l’impression que ce jour est proche et je m’en réjouis dans mon cœur avec tous les amis de ce pays que nul n’a pu connaître sans le chérir.
Jehan d’Ivray.
Mme Jagloul-Pacha n’a pas craint de remplacer son mari, le jour où celui-ci a été envoyé en exil. Pour la première fois en terre égyptienne, on a vu une femme musulmane diriger le parti politique constitué en faveur du relèvement de la patrie. C’est à cette femme d’élite que l’on doit en grande partie la solution qui se prépare.
Avant-propos | |
L’Égypte qui s’en va | |
En Égypte révoltée | |
Les Coptes | |
Petits métiers d’Égypte | |
L’Égyptienne d’autrefois et celle d’aujourd’hui | |
Au jardin de Guiseh | |
Héliopolis | |
Damiette et Rass-el-Bahr | |
L’Orient du rêve | |
Conclusion |
5812-21. — CORBEIL. IMPRIMERIE CRÉTÉ