Title: Les deux romanciers
Author: René Boylesve
Release date: August 23, 2022 [eBook #68818]
Most recently updated: October 19, 2024
Language: French
Original publication: France: J. Ferenczi et fils
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
RENÉ BOYLESVE
de l’Académie Française
PARIS
J. FERENCZI ET FILS, ÉDITEURS
9, Rue Antoine-Chantin, 9
DU MÊME AUTEUR
Le médecin des Dames de Néans | 1 vol. |
Les bains de Bade | 1 vol. |
Sainte-Marie-des-Fleurs | 1 vol. |
Le parfum des Iles Borromées | 1 vol. |
Mademoiselle Cloque | 1 vol. |
La becquée | 1 vol. |
L’enfant à la balustrade | 1 vol. |
La leçon d’amour dans un parc | 1 vol. |
Le bel avenir | 1 vol. |
Mon amour | 1 vol. |
Le meilleur ami | 1 vol. |
La jeune fille bien élevée | 1 vol. |
Madeleine jeune femme | 1 vol. |
La marchande de petits pains pour les canards | 1 vol. |
Tu n’es plus rien | 1 vol. |
Le bonheur à cinq sous | 1 vol. |
Nymphes dansant avec des satyres | 1 vol. |
Elise | 1 vol. |
Le carrosse aux deux lézards verts | 1 vol. |
Le dangereux jeune homme | 1 vol. |
Je vous ai désirée un soir | 1 vol. |
Souvenirs du jardin détruit | 1 vol. |
Les nouvelles leçons d’amour dans un parc | 1 vol. |
La Touraine | 1 vol. |
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
Mille exemplaires sur papier Alfa
édition originale
Soixante quinze exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de 1 à 75
Cent soixante exemplaires sur papier Lafuma
numérotés de 76 à 235
Tous droits de reproduction, traduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
Copyright by J. Ferenczi et Fils, 1926.
Dissemblables en tout, mais unis par une camaraderie ancienne et une carrière heureuse, ils aimaient à se rencontrer, et s’invitaient, quatre ou cinq fois l’an, à dîner tête à tête au cabaret. L’un était gros et court, l’autre maigre et de haute taille, l’un du midi, l’autre du nord, l’un affirmatif et répandant la foi, l’autre âpre négateur en toutes matières, l’un optimiste enfin, tandis que l’autre était convaincu que tout va des pis dans le plus malheureux des mondes. Peut-être s’empruntaient-ils l’un à l’autre ce que chacun d’eux sentait lui manquer par trop pour la confection de ses ouvrages, et bien que le public de Bombourg tout comme celui de Grimarest aimassent retrouver dans leur auteur, annuellement, la même conception partiale et fausse de la vie, à savoir : les personnages de bonne compagnie exclusivement, ou au contraire l’unique gibier de cour d’assises, les aventures « tournant bien » comme les allées du parc aristocratique qui conduisent en pente douce à la grille du perron d’honneur, ou au contraire les raboteuses péripéties au cours desquelles la créature humaine, vouée à l’ignominie, laisse à chaque virement un lambeau de sa chair.
Lorsqu’un client du restaurant où s’attablaient les deux écrivains, par hasard les reconnaissait, il ne manquait pas de chuchoter leur nom aux oreilles voisines, et, invariablement, des sourires égayaient les visages, à cause du contraste que formait l’union tout amicale d’un Grimarest et d’un Bombourg. Non moins invariablement il se trouvait quelqu’un pour affirmer que la littérature de Bombourg était du dernier crétinisme, et une autre personne pour répondre qu’un livre de Grimarest ne supportait pas la lecture. Mais Bombourg et Grimarest avaient aussi leurs partisans, et ceux-ci, comme du reste les détracteurs, n’allaient pas se priver de raconter à tout venant qu’ils avaient mangé côte à côte avec deux hommes célèbres.
Bombourg et Grimarest, eux, tout de même que s’ils eussent pris un intérêt réciproque à leurs ouvrages, ne manquaient pas, au cours du repas, de s’interroger : « Et toi, vieux, quand parais-tu ?… Et ton sacré éditeur ?… La situation inextricable de mon dernier chapitre ? ma foi, voilà par quelle ficelle je m’en suis tiré, etc… » Et ils se donnaient une avant-première de leurs romans, avec un abandon, une complaisance, et bientôt un total oubli de l’interlocuteur, enfin de telle façon exactement que si chacun eût été assuré que l’autre était son admirateur passionné. En réalité ils ne se comprenaient pas du tout, avaient la plus grande peine à suivre le sujet exposé, et transposaient immédiatement, chacun à sa manière, les caractères et les situations.
Cependant, à certains détours, la conduite du récit, heurtant un point de doctrine littéraire, rendait la discussion obligatoire. Alors ils s’amusaient à essayer mutuellement de se convaincre l’un l’autre, comme des débutants remplis d’illusions encore.
— Je compte quatre personnages principaux dans ton bouquin, disait Grimarest, cinq si tu veux, en admettant la jeune fille parmi eux. Or, pas un d’eux qui ne soit « beau et bien fait » comme on disait dans les contes, pas un qui ne soit d’honorable souche et qui n’ait coutume d’accomplir des actions méritoires…
— S’il te plaît ! objectait Bombourg. Tu oublies que mon héroïne a failli prendre un amant…
— J’ai failli, moi, te dire qu’elle méritait un reproche pour ne pas l’avoir pris.
— Oh !
— Mais oui. Car en me plaçant au point de vue de la morale, — dont tu tiens que tes personnages soient les parangons, — elle a fait de son aventure un bruit étourdissant, alors qu’une femme adultère est d’ordinaire, du moins dans le monde que tu peins, si discrète ! en sorte que, au cas où, par hasard, sa charmante fille eût ignoré qu’une mère de famille peut s’oublier jusqu’à être la maîtresse d’un homme — d’ailleurs distingué, — elle a appris par l’abstention bruyante de sa maman que l’accomplissement de ce désordre social n’a tenu qu’à un cheveu. Considération bien dangereuse pour un jeune esprit ! Au contraire, laisse s’accomplir le forfait, sans mot dire : il y a cent chances pour que la jeune fille en demeure ignorante et ne se complaise pas en ses rêveries à voir l’auteur de ses jours aux bords de l’abîme, et de quel abîme !… Car, entre nous, mon cher, il est irrésistible, ton séducteur éconduit, oh ! oh ! tu lui as donné un de ces charmes ! tudieu, quel attrayant abîme !
BOMBOURG
Ton esprit est pervers…
GRIMAREST
Point du tout. Je poursuis. Secundo : me plaçant au point de vue des résultats que nous donne l’observation commune, quelle extraordinaire aventure que la réunion de seulement cinq personnes si suaves !
BOMBOURG
« L’observation commune !… » quelle plaisanterie ! Nous vivons dans l’illusion pure. Tiens, cette femme-là, en face de nous, j’affirme qu’elle est blonde, toi tu lui vois les cheveux teints. La salle où nous dînons m’apparaît gaie, la chère de ce restaurant excellente : j’ai entendu soutenir ce matin même qu’on mangeait mal ici et qu’on n’y voyait goutte. La vérité ? Il y a la mienne, il y a la tienne, il y a celle du voisin. Rien de mieux que d’admettre pour vrai ce qui nous est démontré être la vérité des honnêtes gens.
GRIMAREST
Moyennant quoi, on s’interdit d’être original.
BOMBOURG
Le beau malheur ! Originalité : la plupart du temps prétention, sottise et folie.
GRIMAREST
On s’interdit d’être sincère.
BOMBOURG
Sincérité de notre sens propre ! à qui, à quoi importe une telle puérilité ? Notre sens propre change de couleur comme nous de chemise. Quel crédit accorder à la forme d’un nuage, à l’humeur d’un homme ? Les Grecs, plus sages que nous, faisaient leurs dieux eux-mêmes versatiles et capricieux comme des femmes. Tout est convenu, mon ami ; observons la convention la plus sympathique et la plus favorable. Mes personnages sont bons ; je leur accorde un visage plaisant ; si je leur fais courir des risques qui provoquent le frisson, c’est parce que le roman proprement dit ne consiste que dans cet enfantillage. Mais mon lecteur est assuré dès le début que, meilleur moi-même que mes héros, je les sauverai à la fin, et ne me séparerai jamais d’eux sans les avoir fait tous ensemble joyeusement danser en rond ou chanter quelque cantique d’action de grâces. Ce n’est pas plaisanterie, car il importe que l’homme ait confiance dans le lendemain et dans la générosité de la Providence.
GRIMAREST
J’admire ton courage. Si je te comprends bien, c’est un mensonge civique que tu commets. Tu veux que l’humanité devienne bonne, et tu crois que le moyen de la convertir est de la persuader qu’elle l’est déjà ?
BOMBOURG
Je me garde d’une si noble ambition.
GRIMAREST
Loin de moi, mon cher Bombourg, la prétention de nier l’existence des saints. Je les trouve rares, il est vrai. J’ai tendance à croire qu’ils sont d’un autre temps. Mais les honnêtes gens, c’est bien pis : il n’y en a jamais eu !
Bombourg faillit s’étrangler. Il roulait des yeux de poule effarouchée, bordés de rouge et dessinés au compas. Il était fort mal à l’aise, incertain si Grimarest jonglait avec les paradoxes ou confessait avec sincérité sa vision atroce de l’univers.
GRIMAREST
Je veux dire que les saints c’est comme les hommes auxquels on donne du génie : ce sont des gens qui, non sans mérite, la plupart du temps, bien entendu, sont loin de valoir ce qu’on dit d’eux, mais ils bénéficient, à des époques mystérieusement déterminées, du besoin ancien qu’ont les hommes d’élever l’un d’eux sur le pavois, du besoin populaire de croire à la perfection, à l’absolu. Alors ne discutons pas, chantons comme tout le monde, inclinons-nous, les yeux fermés. Seulement, si tu veux m’entretenir dans le particulier, en me vantant la probité de celui-ci, la vertu de celui-là, eh bien ! je me fais fort, après examen de chaque cas, de te prouver que sous ta probité maint calcul se cache, et, sous tes grandes vertus, des vices même qui font compensation et rétablissent le fatal équilibre de misère. L’humanité ne vaut que par le petit cabotinage qui réussit à faire applaudir tel ou tel, ou par les grandes explosions d’hypocrisie collective.
BOMBOURG
Tu es odieux ! Franchement tu m’indisposes. A t’entendre, je me croirais moi-même, au bout de dix minutes, un chenapan. Changeons de conversation.
Le plafond de l’établissement venait de s’illuminer tout à coup au moyen de mille ampoules, le jazz succédait à l’orchestre, et quelques couples commençaient à tanguer.
— Cette danse, poursuivit Bombourg, on en peut médire. J’en ai fait nettement l’éloge dans mon roman sous presse. Dans quelques années on soutiendra qu’elle était niaisement innocente. J’ai voulu prendre les devants. Je l’idéalise.
— Ses mouvements, dit Grimarest, sont accusés d’inspirer des idées malsaines. Pour moi leurs brusques coupures me paraissent rythmer les hoquets d’une digestion laborieuse. Et toi, tu réussis à idéaliser ça ?
BOMBOURG
Certainement. Regarde la femme blonde dont le corps oscille selon un rythme que le Créateur a indiqué à notre première mère au Paradis terrestre. Quels bras ! quelles courbes ! et quel symbole ! Son cavalier a la taille plus fine qu’elle, et avec ça, mesure-lui la largeur des épaules : le canon de l’art préclassique, de l’art mycénien, de l’art pharaonesque !…
Sur quoi Grimarest se permit quelques plaisanteries à l’adresse de son confrère dont la vie chaste et l’œuvre littéraire aux exemples plus beaux que nature ne semblaient pas le disposer à faire l’éloge de filles dansantes et de la plastique. Mais Bombourg, abandonné avec deux enfants, après quelque quinze ans de mariage, par une épouse démoralisée précisément grâce à la danse, avait récupéré le droit de commenter les troublantes beautés. Et, comme on lui faisait, par taquinerie familière, allusion à cette liberté neuve, Bombourg, incliné aux confidences par le repas copieux et l’atmosphère voluptueuse, parla même de la fugitive coupable, en parla abondamment et avec cette sorte de satisfaction que la détente seule procure. Tout l’autorisait, dans un aparté amical, à juger son ancienne femme sans indulgence ; et quelles sévérités n’avait-elle pas méritées pour qu’un Bombourg eût dû recourir au divorce qu’il abhorrait ! Or, loin de cela, Bombourg entama un complet éloge de la femme qui, pour courir après un champion de saut en longueur, l’avait abandonné, lui, au seuil de la vieillesse, avec deux enfants à peine élevés. Nulle charge en sa mémoire ne demeurait au désavantage de l’ex-madame Bombourg ; la biographie qu’il eût écrite d’elle, eût été le plus édifiant de ses livres, et l’histoire de ses années conjugales eût précipité les jeunes générations en masse vers les justes noces.
Le ton de sincérité écartait toute interprétation ironique. Au contraire il inspirait la bonhomie et prédisposait le plus sceptique aux confidentiels épanchements. A l’issue d’un repas et au son des musiques, qui donc ne se sent pas le cœur bon ? Grimarest, qui tenait dans le secret une liaison presque ancienne déjà, tout à coup s’en ouvrit à son confrère et ami, pendant que les lumières baissées donnaient plus de mystère aux enlacements lents et langoureux de la danse.
Il aspira son cigare, et rejetant le buste en arrière, il se vautra sur la banquette confortable :
— Les femmes ! soupira-t-il.
— Peuh ! dit Bombourg. Les femmes, pour un gâcheur de ton espèce, n’ont dû jamais compter beaucoup.
GRIMAREST
C’est ce qui te trompe, mon ami : tel que tu me vois, depuis cinq ans sonnés, je suis, de la société française, le monsieur le plus amoureux.
BOMBOURG
Ce n’est encore pas beaucoup dire.
GRIMAREST
Comment ! ce n’est pas beaucoup dire ! Tu prétends qu’il y a peu d’amoureux ? Mais, à un roman par an, voici, depuis cinq années, cinq amants éperdus, pas un de moins, que tu nous peins de pied en cap dans tes ouvrages : où les as-tu pris ?
BOMBOURG
Au magasin ! — Et le romancier optimiste indiquait du doigt son propre front. — Je n’ai pas la prétention de les peindre d’après nature. L’amoureux transi ! Oiseau rarissime ! Je m’exténuerais à sa poursuite.
GRIMAREST
Eh bien ! ne te fatigue pas, mon garçon ! Fais-en ton bien si ça te chante : un amoureux, je t’en présente un.
BOMBOURG
Invraisemblable. Pur effet d’imagination.
GRIMAREST
Quand il s’agit de toi, on peut soupçonner l’imagination : tu modèles tes personnages à ta convenance. Mais c’est de moi, réaliste et cynique, qu’il est parlé en ce moment. Je n’ai aucune imagination.
BOMBOURG
Et tu prétends me faire encaisser que tu idolâtres une femme !
GRIMAREST
Mais non : que je l’aime, simplement.
BOMBOURG
Tu l’aimes ! Mais sais-tu seulement ce que c’est qu’aimer ? C’est ne pas voir l’objet, c’est en voir un autre, c’est donner à la glaise vulgaire les formes et la ligne d’une personne immortelle, c’est mettre une statue neuve sur l’autel des dieux Lares, c’est, par une aberration ineffable, reconnaître à une créature la qualité céleste.
GRIMAREST
Ne sachant pas ce qu’est une créature céleste, peut-être, après tout, me suis-je heurté à ce phénomène !
BOMBOURG
Blagueur ! pas toi, pas toi.
GRIMAREST
Pourquoi, pas moi ?
BOMBOURG
Parce que tu nies l’existence du vrai, du beau et du bien. Toi, mon vieux, gangrené comme on te connaît, tu t’emballes peut-être pour d’insignes monstruosités, pour quelque tare épouvantable !… Amours baudelairiennes !… Et puis, non et non. Je lis dans ton jeu : tu veux me faire aller.
GRIMAREST
Je t’affirme que j’aime. J’aime, depuis cinq ans. Pas plus, pas moins. Je suis aimé aussi. Je suis heureux. Nous sommes heureux.
BOMBOURG
Tu es aimé !…
GRIMAREST
J’en suis sûr.
BOMBOURG
Il en est sûr ! Ah ! l’aventure est exquise ! Si je faisais dire à un de mes héros qu’il est sûr d’être aimé, qu’est-ce que je prendrais de ta part ! Tu es sûr d’être aimé ? Je serais curieux de savoir comment tu t’y prends…
GRIMAREST
Pour aimer ?
BOMBOURG
Non.
GRIMAREST
Pour être aimé ?
BOMBOURG
Non. Pour en être sûr.
GRIMAREST
Du résultat je ne te permets pas de douter.
BOMBOURG
Laissons cela. Nous ne faisons pour ainsi dire pas de personnalité ici. Nous nous entretenons d’un cas curieux. Nous parlons en psychologues. Etre sûr de quelque chose ! As-tu songé à cette énormité ? Etre sûr d’être aimé !… Colossal ! Tu es sûr !…
GRIMAREST
Je suis sûr.
BOMBOURG
Autrement dit, tu as la foi ?
GRIMAREST
Celle-ci, assurément.
BOMBOURG
En ce cas, en effet, pas de discussion possible.
GRIMAREST
Si tu la voyais, tu croirais comme moi.
BOMBOURG
Je croirais peut-être qu’elle t’aime avant que je te puisse croire amoureux…
GRIMAREST
Non. Tu croirais en même temps l’un et l’autre.
BOMBOURG
Vous jetez des feux ?… Vous portez l’auréole ?… L’amour, comme un foyer, rayonne autour de vos têtes ?…
GRIMAREST
Mais quand tu parles d’un couple épris, toi, tu fais fleurir les jardins, le ciel n’a plus de nuages, les oiseaux se mettent à chanter, les personnages les plus obtus semblent deviner la présence du Créateur !…
BOMBOURG
Les livres sont les livres ; la réalité, encore une fois… Non, je veux dire : toi, tu n’es pas un livre, tu n’es pas un de mes livres surtout.
GRIMAREST
D’accord. Je n’affirme pas non plus que la pluie cesserait si tu me voyais avec la femme que j’aime, ni que les camélias s’épanouiraient par enchantement dans la rue Saint-Denis, mais je mets en fait que tu verrais, je ne sais pas à quoi tu verrais, mais tu verrais jusqu’à ne pas douter.
Bombourg, de sa main, balaya l’espace devant lui comme pour le purifier de toute ambiguïté, puis, après avoir fermé tous les doigts de la main gauche, il releva premièrement le pouce, ce qui signifiait qu’il entendait procéder à une enquête, et avec ordre.
— Primo, dit-il, est-ce une femme du monde ?
— Il s’agit bien de cela ! dit Grimarest. Une femme qui aime n’appartient à aucune catégorie sociale.
BOMBOURG
Une femme appartient toujours à l’une de ces catégories avant de devenir une femme qui aime. La connaissance que l’on fait d’une femme qui vous est présentée dans un salon, n’équivaut pas à celle…
GRIMAREST
… que l’on fait, dans la rue, d’une femme qui ne vous est pas présentée ? Eh bien, si, mon vieux. Au point de vue de la qualité du sentiment qui s’ensuit, à mon avis, c’est équivalent. Mais sois édifié : la personne dont il est question n’est ni une midinette ni une femme galante, je n’ai fait sa connaissance ni en lui offrant de partager l’abri de mon parapluie ni en échangeant avec elle dans le monde des propos salés ; c’est une femme qui est venue me trouver dans mon cabinet.
BOMBOURG
Une admiratrice ?
GRIMAREST
C’est tes livres qu’elle connaissait, non les miens.
BOMBOURG
Alors pourquoi allait-elle chez toi ?
GRIMAREST
Pour me taper. C’est bien ordinaire.
BOMBOURG
Mais elle t’avait fourni, afin d’être introduite, un prétexte ?
GRIMAREST
Celui de me taper.
BOMBOURG
Enfin, tu étais, ce jour-là, d’humeur à recevoir une inconnue.
GRIMAREST
Dieu me pardonne ! tu n’as jamais donné aux actes de tes personnages des dessous aussi vraisemblables.
BOMBOURG
C’était une nouvelle pauvre ?
GRIMAREST
Mais non, une dame très chic, qui quêtait.
BOMBOURG
Ah !
GRIMAREST
Que les réputations sont erronées ! Tu passes pour tout colorer des tons enchanteurs de l’aurore, et te voilà à chercher à un incident ordinaire la face ingrate qu’il pourrait avoir !
BOMBOURG
Une honnête femme vient pour une bonne œuvre à ton domicile, et tu en fais ta maîtresse !… Tu m’accuses de chercher la face ingrate de l’incident !…
GRIMAREST
Cette femme m’a invité chez elle pour me remercier. J’y suis allé. Elle m’a plu. Je le lui ai laissé entendre. Elle a bien voulu m’écouter. La complaisance est venue par la suite. Puis, quelque chose de mieux. Cette femme est heureuse aujourd’hui, t’ai-je dit. Je suis comblé par elle. Où est la face ingrate de l’incident ?
BOMBOURG
Dieu me garde d’altérer l’idylle. Elle me surprend. J’en suis pantois. Excuse ma maladresse.
GRIMAREST
Mais tu ne me fais pas l’honneur de croire à mon idylle. D’abord il s’agit d’une femme qui a eu, pendant la guerre, une très brillante conduite.
BOMBOURG
Ah !
GRIMAREST
Tu fais « ah ! » sur un singulier ton. Des femmes ont eu pendant la guerre une très brillante conduite !
BOMBOURG
Loin de moi la pensée d’en douter. Je fais « ah ! » et voilà tout.
GRIMAREST
Elle est décorée de la Légion d’honneur.
Bombourg s’inclina.
— Ecoute, dit Grimarest, tu m’agaces : tu as l’air de te moquer des choses les plus respectables.
BOMBOURG
Mais, point ! J’ai l’air d’écouter avec une légère impatience des détails qui ne sont que préliminaires. Tu l’avoueras : aucun rapport entre Légion d’honneur et amour ?
GRIMAREST
Je fais allusion à ces circonstances en effet extérieures, pour répondre à ta première question sur la catégorie sociale de la femme que j’aime. Dans un roman, ne te contenterais-tu pas de ma réponse ?
BOMBOURG
Oh ! dans un roman !
GRIMAREST
Mais le roman, pour moi, c’est la vie, c’est la vie plus vraie encore qu’elle ne nous apparaît !
Bombourg hocha la tête.
— Ne perdons pas nos moutons, dit-il.
— J’y reviens, dit Grimarest. C’était une femme dont l’aspect physique n’était pas de ceux qui m’enchantent…
BOMBOURG
Ouille !… Voilà un détail pourtant qui a de l’importance.
GRIMAREST
Je n’aurais pas attendu cette remarque de toi. Bref, cette femme ne correspondait pas au type que je puis caresser dans mes rêves. Ne va pas te la figurer laide. Mais, par exemple, moi, j’aime un nez léger, c’est-à-dire prenant par son extrémité un soupçon d’indépendance. Ne traduis pas ceci par : un nez retroussé, mais par un nez qui fait songer au retroussé. Or elle a le plus beau nez aquilin. Je croyais n’aimer que les blondes : elle est brune ; que les cheveux bouffants : elle les porte plats comme une calotte de Pierrot. Je croyais que mon esthétique ne pouvait se satisfaire que d’un corps gracile : le sien est haut, ample, développé. Elle est ce qu’on appelle une belle femme.
BOMBOURG
Enfin de celles que tous les hommes regardent dans la rue.
GRIMAREST
Admettons. Cela t’inquiète pour moi ?
BOMBOURG
Je ne dis pas cela. Mais, connaissant ton penchant à interpréter les signes avec malignité…
GRIMAREST
Eh bien, non ! je l’aime tant et elle m’inspire une telle confiance, que de voir qu’on la regarde et qu’on l’admire me plaît. Je la sentirais convoitée, c’est de l’orgueil qui m’en viendrait.
BOMBOURG
Je vois, ton cas est grave.
GRIMAREST
Je ne crois pas perdre la tête.
BOMBOURG
Quiconque aime l’a déjà perdue.
GRIMAREST
Mais, sacrebleu ! tu as passé ta vie à exalter l’amour ! L’aurais-tu fait si tu l’avais cru insensé ?
BOMBOURG
Pardon ! Je l’ai toujours opposé à l’amour conjugal. Dans un ménage, avec des marmots, des nourrices, une vie de relations, des comptes de cuisinière à tenir et beaucoup de linge à laver, on ne se monte pas le job !
GRIMAREST
Sous une autre forme : à l’amour proprement dit, superbe, altier, fascinateur et dangereux, on présente en un petit cadre à treize sous l’image ingrate de l’amour domestique et bourgeois. Délicieux tableau de genre. Mais, mon cher, « l’amour est enfant de bohème ! »
BOMBOURG
Alors il est trahi, il est malheureux, il finit dans le sang.
GRIMAREST
On n’a pas le choix entre les deux extrêmes ?
BOMBOURG
Entre ces deux extrêmes il y a place pour toutes sortes d’amourettes qui ne sont ni si raisonnables ni si méchantes.
GRIMAREST
« Amourettes !… » C’est un blasphème d’accoler un tel mot au grand nom de l’amour.
BOMBOURG
C’est toi, Grimarest, qui parles ! et de quel ton !
GRIMAREST
C’est mon ton. J’accepte que l’amour que j’éprouve soit « méchant », comme tu dis, qu’il soit « trahi », « malheureux » et qu’il « se termine dans le sang », mais je n’admets pas qu’il soit désigné par un diminutif.
BOMBOURG
… signé : « Grimarest », auteur illustre de vingt volumes dont la conclusion est le nihilisme intégral ! C’est donc qu’il y a quelque chose de nouveau, du moins pour toi ; il y a une valeur humaine que tu ignorais, ce qui te prouve qu’il existait une paille dans ton système.
GRIMAREST
J’ai passé vingt-cinq ans à vérifier le bien-fondé de mon système. Il s’applique à tout.
BOMBOURG
Mais il ne s’applique pas à ton cas !
GRIMAREST
Eh bien, au diable ! Mon cas est mon cas.
BOMBOURG
Complet ! Oh ! oh ! Amoureux, tu l’es ! En voilà la preuve irréfutable : tu admets que ton cas soit unique.
GRIMAREST
Personne n’était moins disposé que moi à l’amour ; personne n’était plus rebelle à croire que l’on pût m’aimer. Or j’aime, et je suis assuré qu’on m’aime. Voilà la constatation. Est-elle un indice de démence ?
BOMBOURG
A n’en pas douter.
GRIMAREST
Ecoute, mon vieux. Tout ce que nous faisons là, c’est du raisonnement, c’est de la critique, c’est de la science psychologique, c’est du travail intellectuel, c’est des bêtises. Il y a une chose bien supérieure à tout ça, c’est ma petite histoire. Si tu m’avais laissé te la raconter tout bêtement, tu aurais été le témoin d’un fait, tu aurais vu de tes yeux, entendu de tes oreilles, la vérité t’aurait brûlé ! Cette femme, il faut que je te le dise, mon cher vieux, mais elle est exquise !…
BOMBOURG
Tu me l’as déjà dit.
GRIMAREST
Pas assez !… jamais assez !
Et pendant que Bombourg était interrompu dans ses répliques par l’examen et le paiement de l’addition, Grimarest commençait de raconter sa petite histoire. Puis les deux romanciers se levèrent, on leur apporta leurs manteaux, ils sortirent. La pluie s’était interrompue. La marche dans le Paris nocturne est, comme on sait, favorable au récit. Celui de Grimarest en fut réconforté, et, à chaque tournant de rue, il semblait recevoir une nouvelle vigueur, et il s’amplifiait.
Ce n’était qu’une petite histoire pareille à beaucoup d’autres. Mais Grimarest la tenait pour un conte des Mille et une Nuits, et, tous les quarante mètres, il suspendait le pas, étonné que son auditeur ne le fît pas le premier, sidéré par les splendeurs d’une telle aventure.
Bombourg tirait à force sur son cigare.
— Enfin, disait le brillant adepte du scepticisme absolu, l’homme le plus averti, le mieux avisé du Paris incrédule, enfin, tout ce que tu aimes à décrire, tu le trouves en mon idylle : pureté des cœurs, élan de la passion désintéressée, esprit de sacrifice, lumineuse auréole d’un feu supraterrestre…
— Justement, dit Bombourg, tout ceci est mon sujet ! Tu m’as toujours fait entendre qu’il était chiqué, que je n’en avais jamais vu d’exemple, que la vérité n’avait son expression que chez toi, uniquement chez toi qui refuses de reconnaître à de tels sujets toute valeur littéraire.
— Mais il ne s’agit plus de valeur littéraire ! La valeur littéraire, je m’en f…! Je suis amoureux.
BOMBOURG
Cependant tu prétends que la littérature c’est la vérité. Il faudrait s’entendre. Moi qui n’ai jamais eu souci de ta vérité, il se trouve que j’ai écrit précisément les cas analogues à celui qui aujourd’hui te bouleverse et qui est la négation de tout ce que tu as écrit. Qu’allons-nous en conclure ?
GRIMAREST
Je ne demande aucune conclusion.
BOMBOURG
Veux-tu me permettre d’écrire ton cas ? Ce sera bien la première fois que je fais un roman à ma manière, quoique conforme à la vérité observée.
GRIMAREST
Ecris, écris. Mais tu n’écriras pas la vérité.
BOMBOURG
Pourquoi ?
GRIMAREST
Parce que la vérité ne s’écrit pas.
BOMBOURG
Alors, qu’est-ce donc que tu as écrit ?
GRIMAREST
Tu veux que je te le dise ? J’ai écrit une interprétation conventionnelle des choses, propre à flatter les tendances de certains esprits, comme ta convention à toi en flatte d’autres. La mienne a été nommée « vérité », parce qu’elle est ingrate ; la tienne « imagination », parce qu’elle est satisfaisante. La croyance générale de l’homme cultivé, tu ne l’ignores pas, est que la vie est plus mauvaise que bonne. Si tu t’adresses à la foule, sois optimiste ; si tu souhaites le suffrage des mandarins, sois grincheux et désenchanté. En réalité, ces deux pôles opposés sont éloignés de la vie, étrangers à sa sphère.
BOMBOURG
Qu’est donc la vie selon toi ?
GRIMAREST
Un amas de contradictions. Pour en parler il faut établir là-dedans des divisions, des groupements, un ordre artificiel. On élague, on tranche, on ajoute en trichant, on aplanit les terrains tourmentés, on dessèche les étangs bourbeux, on amène l’eau sur le sol aride, on pratique des allées aux perspectives plaisantes, on met des bancs, on s’assoit, et l’on déclare adorer la nature. Ce que les jardins sont à la nature, la littérature l’est à la vie. Tu dessines des parcs à la Lenôtre, moi des jardins dits anglais qui imitent l’imitation des prairies et des bois. « C’est plus vrai », dit-on d’eux. En fait, nous sommes de pauvres menteurs. Hors de nous sont les pampas, les fourrés inextricables, le bourbier : ceci, c’est l’âme de l’homme. On n’y entre pas, ces lieux épouvanteraient…
BOMBOURG
Cependant, quand tu veux rendre ne fût-ce que le vraisemblable ?
GRIMAREST
Eh bien, il s’agit d’avoir une extrême finesse des sens et de deviner. On déambule aux environs du cratère en éruption, comprends-tu ? on entend des bruits étonnants, on renifle des puanteurs ; et le grand chaos infernal, on se le figure comme on peut. Mais de choses observées il ne saurait être question. Méthode scientifique ? Allons donc ! C’est du prodige qui s’accomplit ici. Nous sommes plus près de la voyante et du marc de café que du laboratoire et du sens commun. Condamnés à ne voir ni ne toucher rien, nous devons augurer juste. Ramassant quelques bribes de l’enfer humain : lave refroidie, gaz allégés, notations du vacarme — piètres matériaux au total — nous traitons ces éléments selon l’inspiration de notre génie, et le mieux que nous puissions faire n’est pas de restaurer l’horrible vérité, mais d’extraire de ces poisons atténués, captés toutefois à la source unique, des images propres à produire la délectation des plus hauts esprits.
BOMBOURG
Alors, c’est cela, cette vérité pour laquelle on fait tant de foin ?
GRIMAREST
Humblement. Je reconnais que ce n’est pas mieux que cela.
BOMBOURG
Et cela vaudrait les ridicules efforts ?
GRIMAREST
Que cela les vaille ou bien non, moi je m’en moque : je te dis que je suis amoureux.
BOMBOURG
En d’autres termes, tu abdiques, tu brûles tes Dieux, tu renies ton art ?
GRIMAREST
Point de grands mots, je t’en supplie ; nulle torsion de désespoir, aucune pompeuse attitude ; épargnons-nous les cérémonies d’abjuration, comme les sublimes chants d’un credo… J’aime, et peut-être trouverai-je en cet acte simple et humain ce que le feu dérobé au ciel, autrement dit le génie, apporte à des hommes plus favorisés…
BOMBOURG
Apporte… Mais quoi donc ?
GRIMAREST
Eh bien, la grâce de transposer toutes les images recueillies — celles des Parthénons ou celles des bouges, tous les bruits entendus — le vers virgilien ou l’insinuation calomnieuse, toutes les idées — les justes et les perfides, en une matière littéraire qui est la vérité et qui cependant ne l’est pas puisqu’elle l’humilie, qui a horreur d’être un décor et qui cependant embellit, qui se rit des beaux sentiments en même temps qu’elle les suggère, qui bouleverse l’étalage des conventions tout en fournissant l’exemple du rythme souverain.
BOMBOURG
Enfin, enfin, comment l’appelles-tu ?
GRIMAREST
Je ne trouve pas son petit nom, mais je sais qu’elle appartient à la famille de la poésie.
— Que vous êtes drôles, vous et vos cartomanciennes, chiromanciennes, voyantes et sorcières de tout poil. Vous enragez de savoir de quoi demain sera fait ; vous payez cher le risque d’apprendre d’une drôlesse ou d’une folle que votre mari vous trompera ; et si un homme, appuyé sur la logique et l’expérience, vient vous dire : « Mais, mon petit bec, dans dix ans nous ne nous aimerons plus comme aujourd’hui », vous vous révoltez, vous gémissez comme des colombes poignardées.
— Dans dix ans comme dans dix ans ! Parbleu, dans dix ans, j’aurai peut-être du ventre et des moustaches… Les chiromanciennes, ce n’est pas qu’on y croie si fort, mais elles suppléent souvent à l’imagination qui nous manque : elles nous racontent des histoires où nous avons un rôle ; au fond, elles nous causent un plaisir de feuilleton. Votre manie, à vous, est de croire que nous prenons tout au sérieux… Mais, mon cher petit…
— Allons donc ! C’est nous qui aimons à plaisanter, fût-ce aux moments où nous avons l’air le plus sérieux ; et c’est vous qui ne comprenez pas l’ironie !
— Oui, mais c’est vous qui ne nous comprenez jamais.
— Ouais ; nous ? même les romanciers psychologues ?
— Surtout les romanciers psychologues.
— En effet, je me rappelle t’avoir fait un jour, à ce propos, le procès des romanciers psychologues.
— Tu m’as dit, un jour : « Nous n’entendons rien, nous autres, à la psychologie, parce que nous sommes romanciers. Un psychiâtre, comme ils disent en employant un vocable qui évidemment désigne un savant moisi dans les laboratoires, un psychiâtre, après tout, serait peut-être un peu moins aveugle que nous, parce que, du moins, il prononcerait des formules en un langage qui vous asseoit… Mais, entre nous, un innocent de village, doué d’un peu de sensibilité, leur en remontrerait à eux comme à nous. » Tu ne peux pas t’empêcher de rire ? Ai-je assez bien attrapé ton style oratoire ? Ah ! par exemple, je ne me rappelle pas du tout comment tu concluais que « vous autres, romanciers psychologues », tout en n’étant pas forts, aviez cependant sur les autres une certaine supériorité. Dis-le-moi.
— Ce que tu ne te rappelles pas, c’est ce que je ne t’ai peut-être pas dit, car la causerie commence entre nous comme en toutes les occasions, tu le sais, et elle est presque toujours interrompue par un de ces petits événements domestiques qui, en coupant une pensée, un récit, une explication, peuvent détourner le sens de la vie. Je ne t’ai peut-être pas dit, mais j’ai voulu te dire que, par le fait que nous pouvons mettre un roman debout, dans lequel il y ait de la vraisemblance, on nous dit psychologues, alors qu’il n’en est rien. Ecoute-moi. Qu’est-ce qu’un psychologue ? C’est un monsieur qui sait ce qui se passe chez autrui. Eh bien, amène-moi autrui, n’importe qui, quelqu’un que je connais ou quelqu’un que je n’ai jamais vu ; je suis capable de t’établir, d’après des signes physiologiques comme se plaît à en énumérer Balzac, son pedigree et son caractère, te dire la situation qu’il occupe dans le monde et ce qu’il est dans son intimité, etc., etc. Je te parie que, me conformant à tous les beaux principes dits scientifiques, neuf fois sur dix je commets une erreur monstrueuse ! Et c’est là que je te dirai que l’innocent de village ou la tireuse de cartes, ou celui qui lit dans l’écriture, en savent plus que moi. Bon. Maintenant, si, après mûre réflexion, je me mets devant mon papier blanc, si je fais apparaître peu à peu aux yeux du lecteur un personnage, si je pousse celui-ci, cette figure sera souvent bien construite, elle aura toutes les apparences de la vérité observée ; on jurera l’avoir rencontrée, et il se peut que la justesse des remarques que j’accumule sur elle étonne. Alors on dira de moi : « C’est un psychologue. » Pas du tout ! Il faudra traduire très modestement cette parole louangeuse par ceci : « C’est un écrivain, intuitif ou observateur, qui a ramassé parmi les nombreux exemples d’humanité soumis à lui, ou qui a eu recours à un sens inné du vraisemblable, pour construire une poupée à qui il ne manque rien et qu’il rend intéressante parce qu’il est doué d’un certain talent. » Autrement dit : je n’ai pas deviné ce qu’il y avait dans tel individu donné ; j’ai construit moi-même un individu véridique. L’un et l’autre cas sont bien différents. Par exemple, tu es ma femme depuis quatre ans ; je vis constamment avec toi, je t’adore ; et, comme tu le disais fort bien tout à l’heure, je ne te connais pas. A côté de cela, j’ai écrit depuis quinze jours une petite histoire…
— Tu as écrit une histoire dont tu ne m’as pas parlé !…
— Dont je te parlerai incessamment, et où il y a une dame que je n’ai ni vue ni connue, mais que je crois « un peu là ». C’est une femme, une vraie femme. Tout le monde la reconnaîtra.
— Qui est-ce ?
— Je te répète que je ne l’ai ni vue ni connue !
— Tu en connais que tu me caches !…
— Quelle plaisanterie ! Je te dis tout.
— Tout !… Tu me dis tout… Mais le reste ?
— Qui dit tout, dit qu’il ne reste rien.
— Il y a tout et tout. Tu sais parfaitement me parler de tout, et me cacher ce qu’il ne te plaît pas de m’en dire.
— Cela, c’est l’idée préconçue des femmes. Vous décidez a priori que nous vous tenons mille choses cachées. La vérité est exactement le contraire. Maintes fois nous vous racontons plus qu’il ne s’est passé.
— Alors c’est mentir. Celui qui est capable d’altérer la vérité, est toujours suspect de mensonge.
— Il y a chez nous le mensonge professionnel, qui consiste à faire du reportage inexact. Je m’explique : nous avons été témoins d’un fait divers, n’est-ce pas ? Nous le racontons. Eh bien ! nous le racontons autre que nous ne l’avons vu, non pas toujours très différent, mais assez falsifié pour qu’un co-témoin ordinaire soit autorisé à nous accuser de boniment. Pourquoi faisons-nous cela ? Ce n’est pas manquer de respect pour le fait, ce dont pourraient nous accuser les esprits scrupuleux ; c’est utiliser le fait pour la confection d’un certain art auquel les profanes n’entendent rien, et qui est la littérature.
— Moi, tu sais, j’ai toujours cru que, la littérature, ça consistait à faire un certain chichi.
— Ne te gêne pas, surtout ! Il y a d’ailleurs beaucoup plus de vérité dans ta définition que tu ne le crois toi-même ; seulement, la littérature, c’est comme les mimosas : il y en a soixante-seize espèces.
— Quelle est la tienne ?
— Sûrement pas celle que tu préfères.
— Merci. Tu me traites de cruche.
— Non ; mais tu veux qu’on ne te dise que l’exacte vérité, alors que tu n’as précisément de plaisir qu’à lire des péripéties invraisemblables !
— J’aime à lire des histoires qui ne ressemblent pas à ce que je vois, et j’aime que tu ne me racontes que ce que j’aurais pu voir avec toi…
— Dis-moi, Denise : est-ce que je t’ennuie habituellement avec mes histoires qui ne sont jamais des potins et qui ont toujours la prétention d’être des vérités générales ?
— Ah ! ah ! mon petit, je ne divise pas comme cela les choses que tu me racontes ! Voilà comment je fais : je mets à part celles où il paraît évident que tu as fait la cour à une femme ou bien où on te l’a faite. Toutes les autres, je les fourre dans la boîte à côté.
« A propos, et l’histoire de la dame ?
— Quelle histoire ?
— Mais l’histoire que tu écris depuis quinze jours ! Alors, je ne sais rien de ce que tu fais. Quand monsieur peine, s’arrache les cheveux, déchire ses papiers, eh ! nous en avons une musique à moi spécialement dédiée. Mais si on est content de son travail : silence total, nul besoin d’une confidente.
— On n’est jamais content de son travail. D’ailleurs, je te l’ai dit soixante-dix-huit fois : je ne travaille pas.
— Non, mon bijou : c’est la Providence en personne qui t’apporte tous les jours tes quatre ou cinq pages griffonnées. C’est connu d’ailleurs…
— Ah ! Qui te l’a dit ?
— Ma femme de chambre : elle lui a ouvert plusieurs fois. Dis-moi : comme tu ne travailles pas, « bien entendu », allons-nous faire une promenade ?
— Tu as des euphémismes pleins de saveur : faire une promenade, aujourd’hui, en 1925, sur la Côte d’Azur, par un temps radieux, cela se traduit par « bouffer » trois kilos de poussière et s’exposer cinquante fois à la mort. Précisons ! Tu as ton chapeau ? Bon. N’oublie pas de prendre une écharpe, enfin une espèce de masque contre les gaz… Oh ! moi, j’emporte un cache-nez pour me boucher les narines à chaque auto.
— Tu disais : l’histoire de la petite femme ?
— Attention ! Voilà une auto. Garons-nous à gauche, elle monte derrière nous…
— Mais en voilà une autre qui descend !…
— Reste à gauche, reste à gauche, puisque nous y sommes. Descends dans le fossé. Et deux tours d’écharpe !… Attends que ça passe. Il y en a bien pour une demi-minute. Est-ce que tu m’entends à travers mon cache-nez ? Je vais te commencer mon histoire.
— Reprenons notre marche.
— C’est que mon histoire, il ne faut pas te le dissimuler, est terrible. Il s’agit d’un homme d’environ quarante-huit ans, d’un homme de science, et d’un vrai… C’est une sorte de Curie, tu comprends, un Docteur Roux, si ça te dit davantage… Cet homme de science… il sait qu’il n’en a plus que pour quatre jours à vivre, et il commence à faire le récit de son aventure.
— Il a une aventure ? un homme comme ça ?
— Oui ; il a une aventure, mais avec sa femme.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Attends. Voilà une auto…
— Deux.
— Et même trois. Reprenons la manœuvre. Tu sais combien la poussière est dangereuse : c’est le « véhicule », comme ils disent, de toutes les maladies.
— En somme, Paris est plus sain.
— Ce n’est pas douteux. Quand, par hasard, il n’y pleut pas, on arrose. Mais on risque peut-être encore plus de se faire écraser.
— Tu crois ? Tiens, en voilà encore une !
— La vie est difficile à défendre, à notre époque démocratique, pour les gens, encore nombreux, qui ne roulent pas carrosse.
— Et dire qu’ici, à douze cents kilomètres de Paris, dans un des plus beaux sites du monde, deux honnêtes gens qui ont besoin de prendre l’air et veulent entendre ou raconter une histoire, ne peuvent ni marcher ni parler ! Où en étais-tu ? Le savant a une aventure avec sa femme… Bon. C’est tout de même curieux…
— Oh ! mais une aventure effroyable. C’était, figure-toi, un ménage stérile… Les cornues, les acides, les rayons X ou Y, enfin, sais-je, moi, quelle en était la cause ? Tout, hormis la volonté. Pendant dix ans, ça va tant mal que bien, et puis la femme fait un voyage…
— Ouiche !…
— Pas du tout ce que tu crois : elle fait un honnête voyage pour enterrer un parent. Le mari, lui, est trop absorbé par ses travaux ; il n’a pas le temps de remplir ce petit devoir de famille… Attention : Auto !
— Oh ! les veaux ! un centimètre de plus et ils me raflaient par mon écharpe. Ce qui sert à nous préserver de la mort qu’ils sèment à tous vents, est ce qui, précisément, peut nous précipiter sous leurs roues. Et as-tu vu ces g… d’idiots, médusés, les yeux exorbités, qui regardent celui ou celle qu’ils vont écraser et brûlent à cent à l’heure les plus beaux paysages ?…
— Où en étais-je de mon histoire ? La femme ayant fait le petit voyage, — qui a duré un certain temps, entre parenthèses, pour règlement d’affaires de famille, pour petite maladie aussi, et pour petite convalescence au bon air, — la femme, dis-je, rentre au domicile conjugal. Bien.
— Hum !…
— Oui, en effet. En tout cas, elle rentre. Elle rentre, mais elle est grosse.
— Je l’aurais parié.
— Eh bien ! tu aurais gagné, et voilà tout. Elle rentre, disais-je, elle est grosse. Or, ça ne peut pas être de son mari. Celui-ci, docteur en médecine, agrégé, tout ce que tu voudras, et psychiâtre, ne l’oublions pas, enfin, un malin, s’aperçoit rapidement de ce qu’il y a de nouveau.
— Ah ! Et qu’est-ce qu’il fait… Nom d’un pépin, en voilà encore une autre !
— Remarque, mon amour, que cette fois c’est une voiture de courses ; tous gaz ouverts, vrombissant à vous décrocher le cœur, vomissant la peste pour les poumons. Le pilote qui la monte doit être un homme pressé : je gage qu’il doit prendre un cocktail dans un quart d’heure à Monte-Carlo par la Grande-Corniche. Nous autres, au fossé, au fossé, vite, malgré les cactus !
— Aïe !
— Qu’y a-t-il ?
— Mais, je suis piquée ! Ces plantes me font presque aussi peur que les voitures.
— Pas à hésiter entre les deux. Ah ! Voici notre char infernal passé. Une minute de silence sous le masque pour laisser tomber les remous de son sillage mortel, et…
— Deux autres, mon chéri, deux ! Zut ! zut ! Mais ton histoire m’intéressait, moi !
— Quelle importance a mon histoire dans le vaste monde, chère enfant ? Je te dis d’avance qu’elle tend à prouver l’ineffable stupidité d’une des plus grandes lois de la nature. Or ces gens-là, avec leur passion féroce et puérile de se transporter d’un point à un autre sans autre but que ce transport — sans aucun autre but, entends-tu bien ? — car ils ne font rien que d’être hébétés durant qu’ils parcourent la trajectoire, et ils ne font rien, le but atteint, qu’ils n’eussent aussi bien pu faire sans « quitter leur chambre », comme disait Pascal, eh bien ! ces gens démontrent surabondamment, en même temps que l’ingéniosité mécanique de l’homme, la définitive impossibilité de l’élever à quelque conception intellectuelle…
— Tu dois exagérer, comme cela t’arrive, parce que nous mangeons de la poussière. Enfin, moi, je m’en moque ; je veux la suite de l’histoire. Ton docteur, disais-tu, s’aperçoit que sa femme va le rendre père…
— Père de l’enfant d’un autre, oui.
— Ceci m’amuse énormément.
— Il n’y a pas de quoi.
— Chacun prend son plaisir où il le trouve. Moi, Je m’aperçois, à la tournure de ton histoire, que ce n’en est pas une qui te soit arrivée.
— Qui sait ? Je suis peut-être le père de l’enfant ?… ou l’amant d’une femme qui m’a trahi ? Prenons ce sentier escarpé, désespoir de celui qui paie les notes du bottier, mais lieu de salut pour les derniers des hommes qui pensent… En effet, regarde, une fois à l’abri de cette horde sauvage, ne sens-tu pas que voici notre cerveau qui s’équilibre, nos idées qui s’ordonnent et s’accommodent à ce ciel d’azur : à peine avons-nous perdu contact avec cette piste d’ingénieurs, véritable cercle dantesque, la terre nous réapparaît dans sa fraîcheur, et nous la trouvons belle. Contemple-moi cette ville, ces vergers fleuris, cette baie mieux dessinée encore qu’elle n’est peinte, ces montagnes lointaines, et ce ciel enfin : c’est un des plus parfaits paysages du globe.
— Ceci ne me dit pas le parti que prend ton psychiâtre ?
— Mais j’ai commencé par te dire qu’il prenait le parti d’écrire son aventure, n’ayant plus que quatre jours à vivre.
— Comment sait-il qu’il n’a plus que quatre jours à vivre ?
— C’est un savant. Et puis il est empoisonné.
— Empoisonné ! Le pauvre homme ! Sûr qu’il s’est drogué à cause de son malheur ? Pas moderne, ce cornichon-là !…
— Il ne s’est pas drogué. On l’a drogué.
— On : sa femme. C’est une petite crapule.
— Mon Dieu, pas tant qu’on le croirait. Tout l’intérêt de l’histoire est justement de savoir si elle est ou non ce que tu dis.
— Si elle est ou non une crapule ?
— Oui.
— Comment ça fait-il doute ?
— Ah ! voilà. Ecoute-moi. Cette femme sait que son mari n’admettra pas d’endosser la paternité d’un enfant qui n’est pas de lui.
— Un peu naïf. Mais enfin, on trouve encore des gens comme ça. Alors, on divorce.
— Elle appartient à une famille qui n’admet pas le divorce.
— A pas de chance, la dame. Mais aussi, elle est une cruche…
— Comment ça ?
— Ça saute aux yeux. Elle aurait bien pu, voyons, se comporter avec son mari, dès son retour, de façon à lui faire croire, après, qu’il était enfin père.
— Mais si elle avait perdu l’habitude de… de se comporter de cette façon ? Ça arrive.
— Alors, ça légitime tout. Elle a bien fait de se… comporter comme ça avec un autre.
— Elle a bien fait ; là n’est pas la question. Il reste qu’elle rapporte avec elle les conséquences — peut-être voulues par elle — de s’être comportée avec un autre que son mari ; deuxièmement, que son mari ne les accepte pas ; troisièmement, qu’elle ne peut pas se séparer de son mari. Situation épineuse.
— Alors, pour en sortir, elle recourt au moyen de supprimer le mari ?
— Et le mari accepte cette solution. C’est ici le point peut-être un peu original.
— Original ! pour le moins. Comment ! voilà un benêt, témoin qu’on l’empoisonne, et qui se laisse empoisonner ?
— C’est un savant, un homme d’une très haute culture, un penseur, un génie peut-être, un caractère, en tout cas. Il a réfléchi à la valeur des préjugés qui l’empêchent, lui, d’endosser une paternité étrangère et qui empêchent sa femme d’admettre le divorce. Je ne te cache pas que cette réflexion sur les préjugés ou les prétendus préjugés, est un des points principaux de ma nouvelle — qui est du genre ennuyeux, cela va de soi ; — mon savant a réfléchi, en outre, à l’utilité publique que pouvait être la vie d’un homme comme lui n’ayant pas encore atteint cinquante ans… Il a réfléchi à la vieillesse d’un homme, à la jeunesse d’un autre. Il a pesé le passé, le présent et l’avenir. Quel thème ! Le présent, si riche et beau qu’il soit, mais connu, défloré, épuisé déjà par définition, s’immolant devant l’avenir incertain, mais que gonflent toutes les possibilités ! En avant, les débauches de lyrisme ou, tout au moins, de déclamation ! Jamais, je ne trouverai dans mes soutes les éléments de rhétorique nécessaires à un si noble effet. Si je te racontais tout au long cette nouvelle, il y aurait de quoi t’endormir debout ! Sais-tu que j’en pourrais faire un drame à laisser croire que, tout romancier que je sois, je suis un homme sérieux ? Je disais donc qu’il a conclu, mon savant, que cette vie, la sienne, quelle qu’en fût la valeur, devait fléchir devant celle de l’enfant inconnu, de l’enfant portant peut-être dans ses veines le sang d’une canaille ou d’un crétin, mais qui, tel quel, à lui seul, représente des choses de l’ordre mystique : la Vie, le Futur… Tu vois ça d’ici : du vague, évidemment, mais dont on peut faire du grand.
— Ce sacrifice est odieux à admettre, mon ami. D’abord, il est idiot.
— Précisément, il est idiot, comme presque tout le sublime. Et il faut que ce soit une grande intelligence qui conçoive qu’il est idiot et qui cependant l’exécute…
— Je ne comprends pas.
— Est-il si nécessaire de comprendre ?
— Ecoute-moi, Jean. Tu vas me faire observer que je me répète, mais je dis pour la deuxième fois aujourd’hui : « Tu exagères… » Vous aimez cela, vous autres écrivains, surtout aujourd’hui, parce que la mode est aux idées qui semblent très fortes. Moi, je soupçonne qu’il faut se méfier beaucoup de ces belles choses-là et que, la plupart du temps, des contes de nourrices assureraient mieux votre renommée. Tu m’entends bien : il me semble que vous jouez à un jeu facile. En effet, il suffit de pousser la moindre petite pensée jusqu’à ses dernières conséquences, et le fameux trompe-l’œil est badigeonné. C’est à qui tirera le plus loin ; on va afficher les cartons, n’est-ce pas ? Ça me fait songer à l’interrogation de ces Américaines que l’on voit partout ici : « Quel est l’homme le plus riche dans la ville ? Comment appelez-vous votre plus grand peintre à cette heure ? et votre premier écrivain ? » Tu ne vas pas être content, d’abord ; mais tu me rendras justice plus tard. Réfléchis : moi, à ta place, je n’écrirais pas cette histoire-là.
— Je ne t’en veux pas, ma petite. Ecoute : mon histoire, je ne l’ai pas écrite ; je l’essayais : j’essaie toujours mes ouvrages sur toi, comme des robes sur un modèle parfaitement bien fait. Entre nous, je te dirai même que c’est un tort. Si ça peut être avantageux neuf fois, la dixième, ça peut parfaitement faire jeter un chef-d’œuvre au panier. Je ne prétends pas que ce soit le cas ! Embrasse-moi ! Voici le canon de midi qui tonne au château ; toutes les cheminées de Nice ont leur panache de fumée ; cela diffuse au-dessus de la ville un brouillard rose, féerique ; le sol échauffé sent le thym et le poivre ; tout est beauté autour de nous : j’oublie le sort des hommes, les autos, les conditions d’une bonne petite histoire, mon savant, sa fausse paternité, son empoisonnement, et jusqu’à la sacrée littérature elle-même : embrasse-moi ! Ça vaut tout.
Qui se souvient encore de ce pauvre Charles Semaine, qui, sous un pseudonyme qu’il est inutile de rappeler, publia, de 1880 environ à 1892, une dizaine de romans dits « d’amour », eut de beaux succès de vente, et jouissait d’une très grande notoriété, lorsqu’il se fracassa le crâne en tombant de cheval, sur les rochers d’une plage bretonne ? Cette fin tragique et inopinée fit du bruit pourtant ; la presse s’attendrit sur le destin d’un « si prestigieux talent » et sur le sort de « l’infortunée jeune veuve », puis le public perdit l’habitude de voir aux étalages des libraires, chaque printemps, ces titres fascinateurs où le mot « amour » était infailliblement amalgamé grâce aux plus ingénieuses combinaisons ; et — on peut bien le dire aujourd’hui — comme les romans d’amour de Charles Semaine n’étaient à la vérité que de misérables anecdotes de fausse passion, fabriquées au goût du jour dans le seul but mercantile, pas un n’a survécu à la disparition de l’auteur, et tout le monde a oublié et les circonstances de cette mort émouvante et l’intéressante jeune veuve et jusqu’au pseudonyme de Charles Semaine, puisqu’un roman posthume, publié au printemps dernier, sous ce nom avant-hier célèbre, a passé complètement inaperçu.
Complètement inaperçu du public, oui, mais non pas des quelques amis pour qui la mort de Charles Semaine était restée environnée d’une énigme particulièrement douloureuse et impénétrable.
Je fus, dans ce temps-là, de ceux que Mme Charles Semaine, la veuve, exécuteur testamentaire, admit à contempler les tiroirs du bureau de son mari, laissés par lui, affirmait-elle, absolument vides ; je fus de ceux qui s’en étonnèrent, et même du très petit nombre de ceux qui avaient des raisons toutes spéciales d’en être stupéfaits.
Je connaissais presque intimement Charles Semaine, non que j’eusse été attiré à lui par sa littérature, qui ne me plaisait guère, mais précisément parce qu’ayant eu l’audace de lui confesser ce que je pensais de ses livres, il s’était aussitôt appliqué à me découvrir en lui un homme que ses publications ne laissaient pas soupçonner. Et je n’eus jamais de plus grande surprise que le matin où, assis à ce bureau qu’il devait laisser vide, il voulut bien ne pas s’offenser de l’impertinence d’un gamin de vingt ans, en sourire même — d’un sourire d’augure — et me prouver combien l’écrivain inédit, en lui, était supérieur au romancier illustre. Il me montra une sensibilité délicate et originale, une observation juste et étendue, un jugement à la fois très élevé et très positif, une intelligence de la sociologie qui devançait la plupart des travaux récents sur cette science nouvelle, et avec cela une certaine gentillesse d’esprit, d’une tournure imagée, spirituelle, avertie et poétique, à la Montaigne. Je m’émerveillais en silence, il s’en apercevait et me charmait avec le talent d’un derviche. Et je me tenais à quatre pour ne pas lui crier : « Mais, tout ça, tout ça, que n’en introduisez-vous seulement la centième partie dans vos livres ! C’est avec de tels dons qu’on fait un ouvrage immortel !… » Il était très fin ; il devina ce que contenait mon regard un peu naïf, et je me souviens qu’il me dit, en frappant du poing sur son bureau alors tout couvert de paperasses : « D’abord, voyez-vous, jeune homme, dans la carrière des lettres, le succès !… Le succès avant tout… Le jour, ah ! le jour où vous tenez votre public à la gorge — et il faisait brutalement le geste d’étrangler un être imaginaire — eh bien ! ce jour-là, à votre public, vous pouvez lui chuchoter le fin du fin à l’oreille… » Et il regardait avec une complaisance émue ses tiroirs ; de la main qui avait tout à l’heure « tenu le public à la gorge », il tira même à demi l’un d’eux et sembla le caresser, avant de me laisser voir les cahiers épais dont il était bondé. L’un de ceux-ci était écrit sur un grand papier vergé, barbelé, un papier coûteux et durable que je remarquai à cause de cette particularité et à cause de l’abondance de corrections et de surcharges qui l’illustraient, si l’on peut dire, et témoignaient du soin extrême apporté à sa rédaction. Charles Semaine me dit : « Mes livres sont tirés à quarante mille, mais moi, je ne suis pas connu », et, feuilletant le manuscrit : « L’homme que je suis est enfermé ici… Peuh ! fit-il en réemprisonnant le cahier, comme M. de Chateaubriand je préfère parler du fond de mon cercueil… » Et il ajouta, à demi souriant : « J’ai confiance en mon exécuteur testamentaire. »
Tout l’entourage savait qu’en effet sa jeune femme et lui faisaient un ménage excellent. Elle l’adorait, elle avait pour lui un dévouement sans bornes ; on prétendait qu’il lui était fidèle, tout romancier de l’amour qu’il fût.
Souvent, lorsque le hasard me laissait seul avec lui, je tâchais d’incliner la conversation vers ce qu’il nommait cette « œuvre posthume », la seule qui me captivât en lui, et j’eus assez d’entretiens avec lui à ce propos pour ne pas douter que la majeure partie de son travail était consacrée à cette œuvre-là, que cette œuvre-là était sa marotte, faisait son intime bonheur et, je le crois même, sa passion, tandis que l’autre était « bâclée » au fur et à mesure des « commandes ».
Nous ne fûmes guère que trois, je le pense, à avoir eu connaissance de quelques-uns de ces manuscrits — trois hommes d’âges, de tempéraments, d’idées esthétiques très dissemblables — et nous étions tout à fait d’accord sur la valeur exceptionnelle de cette œuvre inconnue dont l’austère beauté eût certainement dérouté le public des sots romans d’amour, mais eût suffi, nous l’affirmerions encore après dix-sept ans écoulés, à assurer la gloire de l’auteur. Mme Semaine était informée de l’existence de cette œuvre secrète ; mais son mari, pour des raisons à lui, ne l’avait jamais initiée à la lecture des cahiers fameux ; elle en concevait une certaine amertume et peut-être quelque jalousie, « mais, disait-elle, s’il faut qu’un homme ait une passion, mieux vaut celle-ci qu’une autre !… » Ce secret l’intriguait, sans doute ; mais le caractère d’austérité sur lequel nous étions tous d’accord, la rassurait. « Du moment que vous m’affirmez, disait-elle, qu’il n’y a pas d’intrigue en tout cela ! » D’ailleurs, le seul mot « posthume » appliqué aux ouvrages de son mari, j’en fus témoin, lui donnait la nausée et provoquait chez elle des crises de larmes. Imaginer qu’elle dût jamais être séparée de son mari lui était impossible. Elle lui disait, un peu puérilement, mais avec une réelle tendresse : « Moi, je mourrai avec toi !… »
Elle n’est pas morte avec lui, pourtant, et elle eut la force, dès les premiers jours de son deuil, de nous accompagner dans la bibliothèque pour nous donner le déconcertant spectacle des tiroirs vides. Un à un, elle nous les ouvrit, ces tiroirs, il y en avait sept, trois à droite, trois à gauche, un grand, plat, au milieu. Elle nous dit, assez sèchement, pour répondre à un doute que nous ne pouvions pas maîtriser : « Mais, regardez, voyez vous-mêmes, messieurs… » Pas un roman commencé, pas une ébauche de nouvelle, pas un carnet de notes, pas une lettre ! Je dis bien, pas une lettre. Pas la trace que ce meuble eût appartenu à un homme sachant lire et écrire !… Quel drame s’était passé ici ? Quel drame rapide et imprévu ? Car nous étions plusieurs qui avions vu Semaine à son bureau, huit jours avant son départ pour la Bretagne, et à cette date les papiers étaient dans les tiroirs, et parmi les papiers, nous avions remarqué cela, il y avait des lettres, enfermées dans leurs enveloppes dont la suscription était d’une grande écriture féminine. Oui, nous avions tous ce détail parfaitement présent à l’esprit, mais nous ne pouvions pas le signaler à la veuve harassée et larmoyante qui nous répétait, entre ses sanglots : « Vous voyez vous-mêmes, rien, rien, rien ! » Si le malheureux avait anéanti son œuvre de prédilection avant son départ pour le voyage où il devait trouver la mort, n’était-on pas en droit d’émettre l’hypothèse d’une double résolution désespérée, d’un double suicide où il eût voulu que l’œuvre et l’homme périssent du même coup ? Mme Semaine n’accompagnait pas son mari dans ce dernier voyage. Dans quel état était-il en partant ? « Mais, très calme, affirmait-elle. Il s’absentait ainsi quelquefois, seul, pour trois ou quatre jours, sous le prétexte de décors indispensables au roman en train ». Emportait-il avec lui ses papiers ? « Jamais. » L’un de nous n’avait-il pas supposé que, dans un moment d’aberration, l’habitude du geste romanesque reprenant le dessus, l’infortuné Semaine avait jeté son œuvre à l’Océan ? Car enfin, dans la cheminée de la bibliothèque, nulle trace de cendres. Avait-il un coffre dans quelque établissement de crédit ? Oui, oui. Mais ce coffre, on l’avait ouvert, et il ne contenait pas de manuscrits.
Or, vers le milieu du mois d’avril de cette année même, paraissait un roman inédit, sous le pseudonyme de notre malheureux ami.
Un nouveau roman de Charles Semaine, dix-sept ans après sa mort ! Ah ! si le public y fut indifférent, je vous prie de croire que quelques-uns, toutefois, se précipitèrent sur le volume ! Etait-ce la publication de l’œuvre si chère enfin retrouvée ? Retrouvée où ? Par quel hasard ? Et donnée par les soins de qui ? Le bruit avait couru, il y a plusieurs années, que Mme Semaine était morte. C’est ce que nous confirma, d’ailleurs, l’éditeur du volume nouvellement paru, qui nous dit en avoir reçu le manuscrit copié à la machine, expédié par la famille de la veuve qui vivait retirée dans une petite ville du Jura.
Non ! Non ! Ce n’était pas l’œuvre chérie de Charles Semaine ! Ce n’était même pas un des médiocres livres qu’il écrivait à la diable et publiait avec tant de succès, car dans ceux-ci il faisait preuve, au moins, d’un métier très sûr et d’une très grande habileté. Le volume que nous tenions là était d’une folle inexpérience, d’une gaucherie d’écolier, et sur les quatre cents pages de son texte — car il était copieux — il n’y en avait pas vingt qui supportassent la lecture, non, il n’y en avait pas vingt, mais il y en avait quinze exactement qui étaient tout à fait curieuses. Elles constituaient une scène évidemment « vue » et « vécue » au milieu d’une affabulation entièrement arbitraire ; celui ou celle qui les avait écrites, ou bien disait la vérité par hasard, — ce qui est peu probable, — ou bien avait échafaudé les événements et combiné les intrigues les plus invraisemblables, pour arriver à loger enfin un fait simple, humain, tragique, qui, un jour, une heure dans sa vie, avait marqué une empreinte ineffaçable. Si le récit était, comme cela semblait admissible, une confession, de quelle torture une telle empreinte ne l’avait-elle pas dû faire souffrir !…
On démêlait, tant mal que bien, dans le roman, qu’il s’y agissait d’une femme — d’une jeune femme ayant toute la beauté, toutes les vertus, toutes les grâces, cela va sans dire — pour qui l’amour, comme il va de soi, était la vie même. Cette jeune femme adorait éperdument son mari. Ce mari était auteur dramatique, « un de nos plus jeunes et séduisants auteurs dramatiques », mais connu principalement par des œuvres légères, qui « retardaient son essor suprême dans les hautes sphères » et même, écrivait le narrateur, « mettaient un frein à sa pénétration définitive dans les plus profondes couches sociales ». Or, ce mari bien-aimé, cet auteur non satisfait, avait « écrit une pièce définitive », une pièce non seulement destinée « à la Comédie-Française », mais une pièce dont « la haute tenue et la générosité des sentiments » devaient infailliblement lui « ouvrir les portes de l’Académie ». De cette pièce, la « compagne intelligente et dévouée » seule avait le secret, elle seule savait où le manuscrit unique en était déposé : dans un « coffret » — le mot coffret avait paru plus noble que « tiroir » — dans un coffret de bois d’ébène, enfermé lui-même « dans un amour de meuble anglais, style de la reine Elisabeth ». Elle savait où était enfermée la pièce sur laquelle son mari fondait son avenir, mais elle ne connaissait pas la pièce.
Or, un jour, pendant une courte absence de son mari, ayant su découvrir « la mignonne clef » du coffret d’ébène, elle ouvrait celui-ci et, que voyait-elle ?…
C’est ici que le style quittait ce ton de convention détestable, propre aux récits mensongers ; il se faisait court, haletant, franchement ému, dépouillé de tout faux ornement. Il montrait à nu le cœur d’une femme, ne croyant que commettre un acte d’indiscrétion, presque une espièglerie conjugale, et entraînée en l’espace d’une minute à commettre un acte criminel !
Dans le coffret béant était, en effet, la pièce, les trois actes fameux, divisés en autant de cahiers. Elle en soulevait un pour voir, oh ! pour voir ne fût-ce que le nom des personnages ; mais entre le premier acte et le second étaient éparses des lettres, une, deux, trois, quatre lettres parfumées et d’une élégante écriture de femme. Ah ! par exemple, elle ne s’attendait pas à cela ! Et elle lisait, non pas la pièce en vérité, non, pas la pièce ! mais les lettres, une, deux, trois et jusqu’à la quatrième, quoique la première eût suffi à la convaincre que le plus grand des malheurs qui puisse atteindre une femme éprise la terrassait. Ces lettres étaient d’une actrice très connue pour son talent comme pour sa beauté ; c’était elle qui devait incarner le rôle principal de la pièce ; c’était pour elle que la pièce était écrite ; elle disait : « Notre pièce » ; elle disait : « Notre triomphe commun » ; elle disait : « Tu n’avais donc jusqu’ici jamais aimé ?… » Et la malheureuse, trahie, dans un moment d’ivresse douloureuse empoignait le coffret contenant lettres et cahiers, amour et gloire, passé et avenir, qu’importe ? et descendait le jeter tel quel à la cuisine, devant les domestiques ahuris, dans la gueule du fourneau embrasé. L’auteur dramatique rentrant un quart d’heure après, elle l’amenait elle-même à la cuisine, soulevait, à l’aide du crochet, le disque de fonte, et, au coupable penché, les yeux dilatés, sur la fournaise, elle disait ce seul mot : « Regarde ! » Ici recommençait le galimatias. Sa vengeance accomplie, la malheureuse suppliait son mari de la tuer ; mais lui, « dédaignant de lui accorder cette faveur », se brûlait simplement la cervelle.
Ce roman a paru absurde, et il l’est ; mais quand j’en rapproche le travestissement ridicule de ce que je sais du pauvre Charles Semaine et de la double disparition énigmatique de son œuvre et de lui-même, je ne peux retenir un certain frisson. Et la pensée que peut-être ç’a été le sort de cet homme d’une réelle valeur, d’atteindre la renommée par le moyen de romans d’amour, suaves et faux, et d’être tout à coup broyé dans sa vie et anéanti dans sa gloire posthume par un seul geste — mais vrai — de l’amour si fréquemment aveugle, brutal et imbécile, je demeure bouche bée, incertain si je dois m’indigner ou applaudir, comme lorsqu’on voit de grandes injustices accomplies et à la fois de salutaires exemples fournis par les mouvements obscurs des foules ou par les forces terrifiantes de la nature.
Il n’y a pas longtemps, vivait, rue Garancière, un vieux lettré, nommé M. Pouchard, fort estimé de quelques membres de l’Institut et même de plusieurs hommes célèbres, à cause de ses travaux, obscurs chez nous, mais presque classiques à l’étranger. Il habitait le troisième étage mansardé d’un hôtel du XVIIIe siècle ayant un beau porche, un escalier de pierre et une cour pavée où l’herbe poussait autour d’une fontaine coiffée d’un dauphin vomissant. La modestie, le quasi-délaissement et le haut accueil simple et souriant de cette maison convenaient très bien au locataire.
M. Pouchard avait un fils nommé Jean-Paul, qui, de bonne heure, fut destiné à l’Ecole centrale, à cause des aptitudes ingénieuses manifestées dès son enfance, à cause aussi, et surtout, des conseils d’une certaine Mme de San Stefani, femme riche et ambitieuse qui se piquait de protéger les talents méconnus et s’était fait fort de tenir lieu de mère au fils du vieil écrivain lorsque celui-ci devint veuf. Mme de San Stefani, sans cesse à l’affût des succès, croyait fermement que, dans un avenir prochain, les sciences appliquées à l’industrie seraient aux sciences morales, voire aux arts et à la littérature, ce que les Etats-Unis d’Amérique sont à la République de Saint-Marin ; et, tirant le jeune Jean-Paul hors de la poussière des bibliothèques paternelles, elle se donnait le lustre d’avoir accompli un sauvetage.
M. Pouchard n’avait pas vu sans chagrin son fils s’éloigner de l’étude des lettres, qui avait fait l’intime bonheur de sa vie, qui l’avait imprégné, lui tout entier, sa substance, sa chair même, disait-il, à tel point qu’il ne formulait pas une pensée, même commune, qu’il n’exécutait pas un geste, qu’il ne percevait ni une douleur, ni une joie, que le moindre de ses actes n’évoquât et ne fît retentir en lui, par analogie, cette ample, magnifique et profonde symphonie, composée de tout ce que l’élite de l’humanité a pensé ou senti avant nous. Ce n’eût pas été la peine d’accumuler un tel trésor s’il en fût résulté que M. Pouchard méprisât les applications matérielles de la science, dont l’importance économique, et partant morale, n’échappe à personne ; mais il jugeait que ce n’était pas la peine que l’humanité fendît les eaux de la mer à une vitesse de trente-huit nœuds, brûlât les routes à cent cinquante kilomètres à l’heure, ou remontât le courant des fleuves aériens, si, pour un avantage dont il était aisé de se passer, elle doit dorénavant négliger de s’occuper de ce qui fait proprement la force et l’ornement de l’âme.
Aux philosophes, aux moralistes, à quelques rares romanciers joignant à ces deux qualités celle d’être des artistes, qui montaient par l’escalier de pierre à ses mansardes, le père Pouchard s’était ouvert de sa tristesse. Mais même parmi ces amis d’intelligence, un penchant de complaisance, une conspiration à peine avouée se laissait apercevoir en faveur des hommes nouveaux qui bouleversaient la surface du monde. Ces messieurs étaient sensibles aux « améliorations de la vie matérielle ». Ils ne parlaient point de la « rapidité des communications », sans que leur œil brillât de cette flamme qu’on dut voir au visage des premiers chrétiens annonçant la venue du royaume de Dieu, des inventeurs des manuscrits ou de la statuaire antique, à la Renaissance, ou des candides apôtres sociaux de tous les temps. Beaucoup d’entre eux étaient entraînés à cet émerveillement, précisément par leurs enfants, des bambins qui ne s’intéressent plus qu’aux joujoux de la mécanique la plus récente, et qui, dès l’âge de huit ans, sont enclins à n’accorder de valeur qu’à ce qui se vérifie de l’œil et du doigt.
« J’admets, disait M. Pouchard, que l’homme, aidé de la machine, — vraisemblablement poussée à un degré de perfection stupéfiant, — arrive à se jouer si bien des forces naturelles que l’état économique du monde en soit modifié ; mais encore l’homme n’en demeurera-t-il pas moins l’être moral que la civilisation a fait, et avec un plus grand besoin de vie morale précisément à mesure que l’évolution économique se produira plus vite, — et toujours indéfiniment plus vite, — car ce sont là des secousses que l’on ne traverse pas sans avoir l’âme chevillée ; à moins qu’il ne devienne lui-même le serviteur, de plus en plus abêti, de la machine sans cesse perfectionnée avec un effort moindre, et alors c’est une espèce de retour à l’état barbare, que vous me permettrez de ne point fêter avec enthousiasme. En résumé, ou l’homme se dispose à rejoindre la brute à une vitesse de cent cinquante kilomètres à l’heure, et je me retourne en arrière avec dégoût ; — ou bien il demeure un être moral, — et, j’y tiens, de plus en plus moral, — et donc il doit, plus que jamais, cultiver son âme par la méthode morale qui ne saurait être — si l’on n’invente rapidement autre chose — que l’étude des « humanités », de la philosophie ou de la religion. »
L’avenir s’oriente vers une amélioration indiscutable de la vie matérielle de l’homme !… Et le vieux M. Pouchard considérait sa bibliothèque mansardée, sa petite chambre monacale, la table de bois noirci d’encre où il avait, cinquante ans, lu, écrit, médité, dans une quasi-indigence, dans l’ignorance à peu près complète de « la vie matérielle », dans le ravissement perpétuel et parfait d’un esprit sans cesse avide de connaître et de goûter.
Mais le moyen d’arracher son fils à l’influence de Mme de San Stefani, alors que la direction inconsciente de cette femme se trouvait être exactement dans le même sens que le courant fameux qui emportait le monde ?
Il est inutile de dire que le jeune Jean-Paul monta à bicyclette avant d’avoir perdu sa première dent de lait. Mme de San Stefani lui fit cadeau d’une machine, sous prétexte d’hygiène. Il s’enivra d’abord de la course, mais pas longtemps : l’étude comparative de sa machine, de celles de ses petits camarades, et même de ses grands confrères de sport, l’absorba davantage. Il fut rapidement instruit des différentes marques et de leurs valeurs respectives. Dès lors, tout son amour-propre fut de posséder la bonne marque qui, d’ailleurs, changeait avec les années, presque avec les saisons. Mme de San Stefani admirait sa compétence précoce, et collectionnait les marques célèbres, en double exemplaire, car sa fille Rita imitait Jean-Paul. Assez rapidement, Jean-Paul se lassa de la bicyclette ; néanmoins, il tenait à honneur d’avoir au râtelier la marque dernière.
Les progrès de l’hygiène faisaient l’objet des préoccupations de Mme de San Stefani. Jean-Paul était le dernier de sa classe au lycée Saint-Louis ; mais il visitait les expositions industrielles, collectionnait les catalogues, était initié aux plus infimes détails de l’art hydrothérapique. Les jours de congé, il passait l’eau, non pour courir les filles, ni même pour aller aux courses, mais au Hammam se faire transsuder la peau et masser les muscles ; et quand il en sortait, le col de son pardessus relevé, il méprisait sincèrement ceux qui n’y allaient point. Non qu’il préméditât, par ces soins spéciaux, d’atteindre la beauté plastique ou la force de l’athlète : il était sans ambition d’aucune sorte ! Non pas davantage qu’il y prît plaisir, car il lui arriva bientôt de manquer souvent d’aller au Hammam, dès qu’il fut avéré parmi ses connaissances qu’il y allait, et il se contentait de montrer ses cachets d’abonnement.
Au commencement des vacances qui suivirent la quinzième année de Jean-Paul, le proviseur avisa M. Pouchard père qu’il s’agissait de modifier radicalement les allures de son fils, si son intention était ferme de le destiner à Centrale. Le père Pouchard s’emporta ; il adressa à son fils force semonces ; il menaça d’envoyer promener Mme de San Stefani et la fortune, disant que peu importaient, en somme, les millions à la vie de l’homme, pourvu qu’il fixât à sa vie un but et s’escrimât proprement à l’atteindre. Mme de San Stefani hocha la tête sans acrimonie et sans passion, car elle possédait la sérénité que donne la certitude ; et elle avait la certitude que le père Pouchard était un honnête et vieux radoteur, et qu’elle avait, elle, inculqué à Jean-Paul l’âme moderne. L’apparente sagesse, le sérieux précoce de Jean-Paul concilièrent les exigences de ses deux mentors.
Il promettait de travailler. Mais auparavant, de grâce ! qu’on lui permît d’amener la lumière sur sa table, qu’on le laissât poser des rayons où placer ses livres, installer une douche pour se refaire le corps ! L’appartement de son père rappelait l’âge de pierre ; autant eût valu vivre dans le logement des troglodytes. Enfin, était-il admissible que l’homme prétendît avoir atteint le faîte de la civilisation, se fût distingué par son savoir, fréquentât des membres de l’Institut, et habitât des pièces carrelées où le jour pénétrait par des lucarnes !
Jean-Paul exposa ses plans de réfection touchant deux petites pièces affectées à son usage personnel. Il fit à ce propos, dans le cabinet paternel, au tableau noir, une conférence où, ma foi, le vieux savant et ses confrères apprirent maintes choses, notamment sur les appareils à douche. Jean-Paul les connaissait tous ; il en traça les schémas, en exposa les principes, et termina par le plus simple, le plus économique, le plus réduit en volume, le plus parfait. On trouva le gamin intéressant ; on releva l’orgueil froissé du père.
Jean-Paul installa son appareil dans un lieu que l’on n’eût point cru pouvoir contenir un porte-parapluie. Il appela la lumière en des retraits où l’ombre était séculaire, et l’air mouvant et vivifiant dans des recoins encore imprégnés de l’odeur du patchouli et du tabac à priser ; le tout à peu de frais, et par une sorte de prestidigitation.
Une notable portion de l’Académie des sciences morales passa à la queue leu leu par les deux pièces transfigurées. On examina les appareils d’hydrothérapie, de massage et de gymnastique ; on les discuta, on les éprouva, autant que faire se pouvait. Le giclement de l’eau humecta des rosettes et mit de la bonne humeur parmi ces messieurs ; de curieux outils de massage japonais provoquèrent des digressions érudites, et de gauloises. Puis on vit la bibliothèque modèle, les rayons mobiles, si aisément démontables et transportables, la bibliothèque tournante, les appuis-livres, le meuble à fiches, les fiches blanches, en beau bristol, au nombre de quatre mille, les classeurs, le panier à papier, le porte-plume-réservoir à plume d’or inusable, l’encre sympathique, l’éponge, le fauteuil à bascule, se haussant, se baissant, s’inclinant devant, derrière, et virant, en tabouret de piano, au gré du travailleur ; enfin le bureau américain, dernier mot du génie pratique, et sur lequel la lumière abondante, et doucement tamisée par un store de toile écrue toute simple, caressait une rame de papier teinté, filigrané, anglais, où Jean-Paul Pouchard pouvait se pencher désormais et travailler sans être trop en retard sur son temps, sinon sur ses camarades.
Jean-Paul Pouchard fut refusé, haut la main, au concours de l’Ecole centrale. Cette chute fut surtout sensible à M. Pouchard père. Le fils professait déjà, vis-à-vis des examens et des concours, cette espèce de dédain, peut-être importé d’Amérique, à moins qu’il ne soit la fleur de l’esprit égalitaire, qui semble pressentir que, bientôt, l’humanité civilisée en aura fini avec ces méthodes de recrutement de mandarins. Jean-Paul avait bien sans cesse à la bouche l’expression de « lutte pour la vie », — car il croyait avoir lu Darwin, et il disait cela en Anglais, — et il était assez intelligent pour comprendre que cette théorie équivaut à proclamer la nécessité d’un concours perpétuel ; il admettait le concours perpétuel ; mais quelque chose, en son âme moderne, répugnait à ce que ce concours eût pour juges des personnages compétents.
Les amis de M. Pouchard, des hommes de poids, s’employèrent à adoucir la blessure par des arguments qu’ils n’exprimaient pas à la légère ; ils les puisaient dans « l’air du temps », à cette source d’inspiration anonyme qui fait que tant d’hommes s’inclinent à la fois dans le même sens comme les épis des blés sous le vent. « Bast ! lui disaient-ils, cette mésaventure aura l’avantage de préserver l’esprit du jeune homme de l’exclusivisme si fâcheux qui tache d’une manière indélébile les anciens élèves d’une école du gouvernement. Elle le libérera de ce servilisme qui alourdit à jamais les esprits de jeunes gens astreints plusieurs années à recevoir et à respecter la doctrine d’un maître…, etc. » Il y eut des discussions animées sur ce qu’on nommait autrefois « l’esprit de corps » ; quelques hardies intelligences prononcèrent le mot de « livrée ». Mais le vieux père Pouchard, qui n’avait confiance que dans les cadres tout faits pour diriger les hommes qui ne sont pas nés supérieurs, ne se consolait point.
Père Pouchard ! qu’entendez-vous par « un homme né supérieur » ? Voilà précisément des messieurs reconnus comme tels qui, en présence de votre fils, hésitent, s’interrogent et se demandent si ce garçon battu par ses camarades sur les bancs de l’école ne les battra pas dans le combat de la vie dont la tactique et les armes changent avec les siècles. Et voilà quelques-uns de ses camarades mêmes, non des moindres, que l’espèce de génie de Jean-Paul a touchés, qui sont séparés de lui par une intense culture intellectuelle dont ils pourraient s’enorgueillir, qui peuvent à peine prendre contact avec lui sur un sujet de conversation, et qui cependant le vénèrent comme une force aveugle ; qui laisseraient, pour un rien, entendre que l’humanité attend quelque chose de lui ; qui, pour un peu plus, vous soutiendraient que l’appareil à douche à bon marché et les casiers démontables sont la « poule au pot » de la société future. Et une des particularités du génie ne consiste-t-elle pas à être de son temps ? On s’accorde à reconnaître à votre fils le sens du moderne !
L’attrait et l’influence des esprits nettement positifs sont considérables ; si l’on fréquente volontiers les autres, c’est en souriant du coin des lèvres qu’on les aborde et surtout qu’on les quitte, comme on quitte les enfants et les poètes. Ce que les enfants nous donnent à apprécier d’eux-mêmes n’est qu’ébauche, promesses, espérances, inachevé ; l’œuvre des poètes est difficilement appréciable et n’est jamais assise que lorsqu’ils sont devenus très vieux, lorsqu’ils sont devenus populaires par la politique, ou lorsqu’ils sont morts ; on sourit moins des musiciens, parce que leurs œuvres s’exécutent avec les doigts et sont l’occasion d’un commerce actif ; on en peut dire presque autant des peintres ; les philosophes en imposent parce qu’on sait que depuis l’avant-dernier siècle le plus mesquin de leurs traités lance un défi à la religion dans quoi l’instinct profond des foules reconnaît une grande puissance. Mais tous ces gens-là sont jaugés par nous de loin ou de haut, comme on voudra, sans que nous possédions pour les apprécier une mesure bien certaine ; et dans notre jugement à leur endroit interviennent mille influences étrangères. Quelle différence lorsqu’il s’agit de nous former une opinion de ce genre d’homme qui commence à pulluler dans une classe prépondérante de la société « moderne » ! Il a rejeté préalablement de son orbite les éléments métaphysiques, surnaturels, spiritualistes et même moraux qui sont du vent pour un maître de la matière. Il ne quitte point du pied le sol ; il ne s’aventure point ; il n’avance rien que vous ne puissiez immédiatement contrôler ou qui ne se puisse à la rigueur vérifier par une formule algébrique : et n’est-il pas vrai que de savoir qu’il y a une formule algébrique dans l’affaire vous arrache et votre assentiment et votre respect ? Parlez-vous sociologie, militarisme, dépopulation ou tuberculose, il vous clôt le bec en vous citant les tables de la statistique qui ont remplacé pour beaucoup les Tables de la Loi ; il vous conquiert par la précision de ses renseignements sur le prix des denrées sous Louis-Philippe, sur les coûts comparés des transports transatlantiques par voie allemande ou française, sur la balance des victimes de la Saint-Barthélemy et de la Révolution française, sur le prix de revient d’un corset. Il sait tous les infiniment petits détails qui s’acquièrent en procédant pas à pas, par voie d’analyse toujours ; par paquets de chiffres, par additions, il s’élève à des totaux d’apparence irréfutables, comme jadis s’élevait l’homme, en vertu du privilège de la raison, jusqu’aux idées générales. A discuter avec une femme des sentiments du cœur humain, comme un La Rochefoucauld ou un Benjamin Constant, on risque fort de passer pour un songe-creux ou un niais ; mais Jean-Paul Pouchard démontrant, chez Mme de San Stefani, combien c’est idiot, au XXe siècle, d’employer encore des portes à un ou deux battants qui s’ouvrent malaisément, qui se ferment avec bruit, qui vous forcent à reculer vos meubles ou vous défoncent une glace, alors qu’une clôture à coulisse glissant sur billes, suspendue d’en haut, est ouverte sans efforts, sans fracas et sans dommage par le petit doigt d’un enfant ou le museau d’un loulou, Jean-Paul Pouchard émet une vérité, contrôlable par le premier venu, utilitaire au premier chef, une vérité qui n’est pas du temps des romances, qui est d’aujourd’hui, et — ce qui fait toujours bon effet — une vérité qui vous a un petit air d’être de demain.
Cette attitude d’innovateur qu’il faut absolument adopter en France, si l’on ne veut pas passer pour un imbécile, n’y réussit pleinement, toutefois, que si les malins découvrent qu’elle cache les plus sûrs instincts du vieux conservatisme pratique. C’est bien dans cette conviction que Mme de San Stefani préféra Jean-Paul, sans diplômes et sans profession, à la séquelle des jeunes blancs-becs métaphysiciens ou glossateurs, gent poussiéreuse, rats de bibliothèque, de qui l’avenir, à son gré, n’avait que faire ; et elle lui donna la main de sa fille Rita.
Rien ne fut épargné pour permettre au jeune ménage de s’installer conformément à tous les principes de la salubrité, du confort et de l’art décoratif les plus fraîchement éclos. Cette installation devait être si parfaite et fut si minutieusement conduite qu’elle dura quinze mois.
Deux amies de Rita, qui s’étaient mariées presque en même temps qu’elle, au bout d’un an avaient déjà fait un voyage en Norvège, passé l’hiver en Algérie, reçu brillamment chez elles au printemps, enfin étaient mères. Rita et Jean-Paul, attachés à Paris par les travaux exigeants de leur futur appartement de l’avenue Kléber, avaient dû accepter l’hospitalité provisoire de Mme de San Stefani qui, nonobstant ses idées, était logée à l’ancienne mode, rue du Bac.
Là, Jean-Paul perdit, à donner un tour plus frais aux pièces que lui prêtait sa belle-maman, un temps précieux qu’il dérobait aux préparatifs de l’avenue Kléber : mais il ne pouvait vivre nulle part sans imposer des métamorphoses. Et, dans l’espace de ces quinze longs mois, le jeune ménage se tint caché, prit l’air à peine, ne reçut point du tout, parce que Jean-Paul n’ignorait pas que son crédit tenait à la magistrale ordonnance d’un « confort moderne », et que s’exhiber, pour un début, dans un appartement portant toutes les marques du siècle de Louis XIV, c’était faire une entrée pitoyable, se déconsidérer.
Enfin, ils furent chez eux ! Que dire de cet appartement ?
On a plaisir à parler du cabinet d’un homme de goût : le seul énoncé d’une toile, d’une gravure, d’une estampe décorant un panneau, évoquent les préférences d’un esprit, un caractère, un homme ; jusque dans le style convenu, monotone et presque obligatoire d’un boudoir de femme, il y a moyen de tirer, des nuances mêmes de la banalité, quelques renseignements curieux, amusants, touchants parfois, sur le tempérament qui s’y pelotonne ; il n’est pas sans intérêt ni sans profit de connaître la cabane des sauvages, la hutte des castors ou la ruche des abeilles, qui nous enseignent quelques grandes lois gouvernant le monde. La plume regimbe à décrire l’appartement des jeunes Pouchard.
Que l’on parcoure les prospectus des fournisseurs d’appareils hydrothérapiques, les annales de la bactériologie, les tableaux anatomiques et démonstratifs employés dans les écoles de culture physique, les annonces de bains turco-romains, les réclames pour porte-pantalons, tendeurs, malles et mallettes démontables, etc., et l’on aura, si l’on y tient, une impression de ce sybaritisme nouveau qu’on appelle le « confort moderne » et qui est plutôt la croyance superstitieuse à l’excellence du bien-être physique que le goût du bien-être.
Cela tenait du sanatorium, du haras, du hammam, de l’hôpital, de la couveuse et des boxes d’expositions d’hygiène. Cela était destiné à recevoir et à abriter des corps humains, à les coucher, à les nourrir, à leur faciliter l’absorption d’oxygène pur, à les laver, à les flatter dans leurs fonctions digestives, à exciter le jeu de leurs muscles par des exercices inutiles, à leur éviter, par contre, tout mouvement, tout effort tendant à satisfaire les exigences naturelles de l’organisme. La mécanique y suppléait à la vie normale de l’homme : des fauteuils suédois, dit-on, monstres animés, pour peu que vous leur confiez votre séant, s’y mettaient à vous agiter chaque membre, à vous faire jouer chaque articulation, ployer chaque fibre musculaire sans plus vous intéresser le cerveau que si vous eussiez pour chef une noix creuse. Jean-Paul et Rita consentaient à tirer, quatre fois par jour, par périodes réglées, sur de longs caoutchoucs, en regardant la muraille d’un œil morne ; ils s’exténuaient à manier des massues ; mais en revanche le moindre geste leur était épargné pour atteindre un vêtement dans l’armoire, une paire de bottines sur la planchette, un journal sur l’étagère, tous ces objets se présentant, comme d’eux-mêmes, précisément à la hauteur de la main, au lieu juste où il était prévu que Monsieur ou Madame en pourrait éprouver la nécessité. Et les pièces étaient disposées avec tant de prévoyance, selon l’ordre quotidien des besoins généraux et même des désirs particuliers, qu’il devenait en vérité à peu près oiseux à Monsieur et à Madame d’être montés sur jambes, comme l’humanité vulgaire, car il ne leur était pas indispensable de faire dix pas dans une après-midi. En un mot, à l’appartement de l’avenue Kléber, toute demande du corps humain était satisfaite et comblée avant même, pour ainsi dire, qu’elle eût atteint la conscience, tout effort était inutile, toute intervention cérébrale superflue.
Qu’eut-on inventé de plus raffiné pour l’abêtissement définitif de l’homme ?
Cependant, les jeunes époux n’avaient pas passé huit jours dans ce paradis, qu’ils partaient pour la Suisse, la saison étant belle, et tous les deux tombant d’accord qu’il était trop juste de se reposer des fatigues que leur merveilleuse installation leur avait values.
— Eh quoi ! leur dit Mme de San Stefani, en quel endroit du monde pouvez-vous désormais être mieux que chez vous ?
— N’avons-nous pas, disait Jean-Paul, toute la vie pour être chez nous ? Pour le moment, l’essentiel est de nous refaire au grand air.
Ils se refirent dans une chambre d’hôtel en pitchpin fort ordinaire, au bord du lac des Quatre-Cantons. Ils n’avaient pas emmené de femme de chambre, sous le prétexte de s’enivrer d’indépendance ; une grosse rougeaude d’Allemande, au service des vingt-cinq numéros de l’étage, brossait les robes de Rita et les suspendait le matin au bouton de la porte. Jean-Paul, en caleçon, ouvrait lui-même, et le corps pincé dans l’entre-bâillement, saisissait les souliers jaunes, ses pantalons, les jupes de sa femme, les imperméables et quelquefois le broc d’eau chaude ; il s’accrochait le flanc au verrou ou se contusionnait l’épaule au bec-de-cane dans un mouvement trop prompt, si une chambre s’ouvrait soudain en face de lui ; et il rentrait grimaçant, jurant, chargé comme un portefaix. L’eau manquait pour la toilette, le petit déjeuner était en retard, ou bien c’était le linge qu’on apportait avec la longue note incompréhensible, pendant que Monsieur changeait de chemise ou que Madame s’amusait à gambader comme un jeune chevreau sur le lit. Quant à faire entendre au personnel un mot de français, ah ! bien, ouitche ! au premier seulement, une femme de chambre était Lorraine. C’était le diable que d’obtenir des petits pains sans anis ou de faire remplacer par quelques morceaux de sucre le miel qui accompagne le café au lait. Impossible de dîner à part : ils s’asseyaient à table d’hôte, en même temps que 250 Allemands retentissants et emplis d’une fierté nationale que quelques-uns mettaient aux pieds de la Parisienne en disant des mots galants qui la faisaient pouffer.
Ni Rita, ni Jean-Paul ne s’étaient encore autant amusés.
Ils dépassèrent, sans y prendre garde, le temps prévu pour leur villégiature. De Paris, la belle-mère adressait vainement des lettres de rappel, et pour séduire les vagabonds, leur décrivait leur propre appartement de l’avenue Kléber qu’ils connaissaient bien.
A propos d’appartement, Jean-Paul vit, au salon de l’hôtel, des photographies d’intérieurs artistiques exécutés en Bavière, qui prouvaient que les Allemands s’étaient mis à faire dans l’ameublement des progrès remarquables. Il prit le train pour Munich.
Quant au confort proprement dit, l’infériorité de l’avenue Kléber ne lui paraissait pas évidente ; mais la sobriété et l’appropriation du décor allemand, par exemple, ridiculisaient, démolissaient dès le premier aspect cent niaiseries d’ornementation que Jean-Paul avait accueillies chez lui trop précipitamment, sous couleur de nouveauté. Il écrivit, de Munich, des lettres ambiguës où il faisait de brumeuses allusions à une déconvenue grave, à l’écroulement d’une opinion, et en même temps pour l’avenir à de hardies résolutions. Rien de clair. C’est qu’il s’agissait de préparer la belle-mère à un coup d’Etat.
La pauvre femme n’y comprit goutte, ou plutôt, crut pouvoir y comprendre qu’un espoir de paternité avait été violemment déçu, à la suite, c’était probable, de quelque chute dans la montagne ; et elle se montrait grandement inquiète de la santé de Rita ; pis que cela : elle menaçait de prendre le train, d’arriver après-demain à Munich. Ce malentendu fouetta Jean-Paul en ses hardies résolutions : « La belle-maman sera trop heureuse d’apprendre qu’il n’y a qu’une affaire d’ébénisterie là où elle a craint un danger pour sa fille, et, comme tous les coups d’Etat, le mien sera approuvé. » Il ramena sa femme à sa mère, mais paya le voyage de l’ébéniste allemand qui devait mettre sens dessus dessous l’appartement de l’avenue Kléber.
Cet appartement fut mis sens dessus dessous par l’ébéniste allemand, malgré les hauts cris de Mme de San Stefani, qui était, il est vrai, rassurée quant à la santé de Rita, mais qui soldait de sa bourse le surcroît de dépenses du ménage. Il tardait à cette femme, c’est trop juste, que son gendre enfin parût devant le monde, présentât les créations de son génie, enfin lui fît honneur. Elle estimait, non sans raison, qu’il avait jusqu’ici différé beaucoup de la satisfaire, et elle se prenait à soupçonner à sa satisfaction des ajournements indéfinis. C’était une femme à se montrer indulgente aux plus grands gaspillages, pourvu qu’il s’agît de choses par leur nature inutiles : la toilette, les fleurs, les bijoux ; mais elle n’admettait pas que des objets d’usage, tels des meubles, fussent revendus sans avoir servi. A voir tout ce « modern style », dont elle avait appris avec tant de bonne volonté à faire l’éloge, déjà démodé et cédé à vil prix, elle conçut des doutes, pour la première fois, sur la valeur de Jean-Paul, sur elle-même, sur son temps, sur l’avenir ; et elle alla verser ses doléances, rue Garancière, sous le toit mansardé de M. Pouchard.
— Madame, dit le père Pouchard, j’ai toujours considéré que les commodités matérielles sont le plus dangereux ennemi de l’homme, et, comme dirait Montaigne, la plus belle « piperie » où puisse donner sa bêtise. Mais n’oublions pas que la plupart de nos grandes querelles viennent de malentendus sur les mots. Si les grammairiens avaient plus de crédit, bien des horions seraient évités. Par exemple, voilà ce terme de « progrès » dont il fut tant question entre nous lorsqu’il s’agissait de mon fils : il signifie un pas en avant ; vous y entendez un état meilleur, volontiers excellent, et, par-dessus le marché, stable, définitif ! Vous avez dirigé les pas de mon fils dans une voie nouvelle : le pauvre garçon met une jambe devant l’autre ; il hésite, il trébuche, il se relève, il repart en avant : ce sont les risques de la voie nouvelle. Si son esprit est fertile, je ne prévois pas qu’il s’arrête. Où ira-t-il ? Dieu seul le sait. Dans les innovations matérielles, l’homme, à franchement parler, ne dirige plus ; il est emporté par la matière. Une application nouvelle exige une autre application peut-être absolument insoupçonnée, et il n’y a plus d’autres bornes aux transformations que les lois naturelles, probablement peu favorables à l’homme et qui l’anéantiront, c’est bien possible. Si l’homme s’enorgueillit de gouverner la matière, la matière aura sa revanche… Mais où me laissé-je entraîner, Madame ? Je voulais dire seulement que celui qui veut donner la main aux innovations qui nous emportent à l’inconnu, doit renoncer héroïquement à ses habitudes de stabilité et à la douceur de vivre en paix ; en d’autres termes, que les gens du monde, qui sont par définition esclaves du convenu et amis des plaisirs, et qui veulent par surcroît se donner le luxe d’appuyer les réformateurs, sont ou bien d’innocents aveugles ou de coupables hypocrites qui montent en nacelle à grand fracas pour le Pôle Nord, croyant bien que le ballon atterrira à Chantilly.
Mme de San Stefani quitta M. Pouchard père sur quelques mots aigres-doux et, pour faire la nique au vieux radoteur, contresigna les ruineux devis bavarois.
Là-dessus, le jeune couple alla passer l’été, puis l’automne au bord de la mer, en Normandie, à Biarritz ensuite. Ils prolongèrent l’arrière-saison comme ils purent, en s’attardant, à visiter des villes qui ne les intéressaient guère en province, dans d’exécrables auberges. C’est qu’ils n’avaient point de domicile à Paris.
Un voyage à Munich fut jugé indispensable, avant l’hiver, car il ne s’agissait pas de laisser commettre quelques gaffes à ces ouvriers allemands, si appliqués assurément et si dociles, mais qui ont besoin de direction. Ils y passèrent des mois, sans connaissances, visitant chaque jour l’ébéniste, allant au théâtre ou au restaurant à des heures absurdes, bâillant à des pièces qu’ils ne comprenaient point et où ils trouvaient si triste de ne pas entendre causer dans la salle. Rita commençait à remarquer que la correspondance de ses amies de Paris se faisait rare ; on la négligeait, mais elle-même répondait avec gêne, ne sachant de quoi écrire puisqu’elle ignorait ce qui se disait à Paris ; les journaux français l’ennuyaient depuis qu’elle n’y lisait plus son nom au carnet mondain. Jean-Paul s’épaississait dans les brasseries et il faisait sa compagnie du gérant de l’hôtel qui l’entretenait des établissements grandioses que la compagnie fondait à Baden-Baden, à Costebelle près d’Hyères, à Florence, à Palerme, à Corfou, à Séville, car les Allemands conquièrent l’Europe, entre autres moyens, par les hôtels. Dans ces conversations, Jean-Paul élargissait ses idées de « confort » et il en fournissait d’avantageuses à son ami le gérant.
A la vérité, il s’accoutumait insensiblement à la vie d’hôtel qui convient mieux que le « home » aux esprits en quête perpétuelle d’améliorations. Le home fleure un relent de définitif et déjà de routine, avouons-le, dès l’instant qu’on a mis la dernière main à l’accommoder. C’est par les hôtels cosmopolites que le grand mouvement de confort moderne, qui prend ses sources à New-York ou à Londres, se répand sur le monde avec une rapidité qui n’a nul rapport avec la distance, et qui atteint plus tôt Melbourne ou Yokohama que Paris même. Dans un milieu sans cesse mouvant et renouvelé, nulle entrave aux innovations ; joignez à cela que le voyageur qui passe vingt-quatre heures en un lieu y manifeste plus d’exigences qu’en quarante années vécues chez lui. Jean-Paul ne se l’osait pas dire, mais il subissait, dans la chambre no 75, dans le hall, dans les salles de lecture, de musique ou de restaurant de l’Hôtel des Quatre-Saisons, où il n’avait de commerce qu’avec un gérant et un ébéniste, l’attrait qui doit précipiter tous ses pareils, amateurs énervés des nouveautés confortables, vers la vie nomade.
Rita avait découvert avec angoisse que, de leurs visites à l’ébéniste, Jean-Paul revenait sans contentement. Il lui manquait cette petite fièvre que donne l’objet commandé qui se façonne et se parachève entre les mains de l’ouvrier. N’était-il pas déjà las du style allemand, grand Dieu ! avant même que le nouveau décor de l’avenue Kléber eût pris forme ? L’artiste lui-même, probablement, avait fait la même observation que Rita, et le malheureux s’ingéniait, par tous les moyens, à rendre éclatant le charme de son ouvrage. C’était un gros homme blond, d’un teint d’enfant qui vient de jouer, et il ne semblait pas malin. Il l’était ! car ce balourd, d’un trait génial, rajeunit son œuvre et infusa à son client défaillant le désir net de la voir exécutée.
Sans avoir l’air d’y prendre garde, l’ébéniste caressait de l’œil des lavis de sa conception, appendus aux murs de l’atelier. Ils représentaient, avoua-t-il, le motif cher à son cœur : des degrés larges et plats évoluant hardiment, élégamment, dans une cage bien éclairée. Et ce faisant, il critiquait la mode de Paris qui est de s’enfermer dans une boîte d’ascenseur truquée comme une chambre d’électrocution, avec des boutons, des numéros, une ou deux cordes, et une pancarte où il n’est question que du danger que l’on va courir ! L’ascenseur ! le monstre du génie moderne, qui n’a pas pour but, croyez-le, de nous élever commodément aux étages supérieurs, mais bien de permettre à des entrepreneurs d’entasser étages sur étages, jusqu’à des hauteurs si prodigieuses qu’il soit au-dessus des forces humaines de les atteindre. « Et en Amérique, mon brave homme, lui criait Jean-Paul Pouchard, ces ustensiles vous lancent jusqu’au trentième étage !… » L’ébéniste bavarois se bouchait les oreilles ; et puis son œil s’adoucissait et son doigt décrivait dans l’espace les harmonieuses spirales de l’escalier, que l’œil oublie. L’escalier c’est l’âme de la maison ; c’est lui qui relie de sa courbe charmante les heures diverses de la vie, qui vous descend au travail, aux repas, aux réunions, qui vous reconduit le soir au sommeil. Que les bonjours, que les adieux y sont jolis ! Que de souvenirs laissent une main penchée sur la rampe, un pied, la traîne d’une jupe qui disparaît au tournant, un baiser envoyé d’en haut ! C’est un des derniers lieux du monde où les hommes se croient tenus à la politesse : ils y saluent parfois encore une femme en la croisant.
Une nouvelle révolution agitait sa tempête sous le crâne de Jean-Paul Pouchard. Phénomène curieux : par l’art, auquel il faut toujours revenir en définitive, même pour l’accommodement des combinaisons modernes les plus machinées, il était ramené aux conceptions les plus simplistes de la demeure, et, dégoûté des monte-charge pour chair humaine, il concevait l’envie ardente de gagner sa chambre par un bel et bon escalier, dans une maison à soi. Le philtre agit d’une manière rapide et sûre. Aucun mot ne fut prononcé, mais l’ébéniste, mentalement, prit note de la commande d’un escalier pour l’hôtel particulier de M. Jean-Paul Pouchard.
Mais Jean-Paul Pouchard n’avait point d’hôtel. Il en aurait un, parbleu, pour se payer un escalier !
Voilà ce que saisit très bien l’ébéniste ; voilà ce qui n’échappa point non plus à Rita.
Rita comprit que jamais leur installation n’aurait de fin. Elle en avait douté ; elle avait conservé quelque espoir d’atteindre une solution. Après l’affaire de l’escalier, elle aussi arrêta son parti. Elle ne concevait pas la vie, éloignée de ses relations parisiennes. Dût-elle coucher sous les ponts, elle voulait retourner à Paris : elle le signifia à Jean-Paul.
Jean-Paul y consentit à la condition que Rita adhérerait au projet qu’il avait de louer ou d’acheter un petit hôtel. On touchait d’ailleurs à la fin de la troisième année du bail de l’appartement, avenue Kléber, et il importait de prendre une décision, d’urgence, afin de donner congé dans les délais réglementaires.
— Trois ans ! s’écria Rita ; et nous ne l’avons pas encore habité ! Que dira maman ?
Ils revinrent à Paris. Loger chez Mme de San Stefani, il n’y fallait pas songer, car le courroux de la dame croissait sans cesse contre son gendre, et elle s’était hâtée de faire démolir chez elle les ingénieux travaux exécutés par lui. On n’osa point lui parler des projets d’achat d’immeuble, ni de l’escalier, ni du congé donné avenue Kléber. Les travaux avançaient, assurait-on.
Rita ayant résolu de recevoir, on descendit au Sardanapalus-Palace, aux Champs-Elysées. Le séjour y coûtait les yeux de la tête ; la belle-mère ne concevait pas ce genre de luxe, hormis à l’étranger ; malgré le plaisir qu’elle avait de revoir sa fille, elle l’eût préférée à Rome, à Biskra, au Caire.
Rita reçut au Sardanapalus-Palace. Mais tout le monde avait pour le Sardanapalus-Palace les yeux de Mme de San Stefani, et les railleries de pleuvoir sur Jean-Paul et son fameux génie aboutissant après trois ans à loger à l’hôtel.
Jean-Paul comprit qu’il ne s’agissait pas de plaisanter et qu’il y allait de l’avenir de leurs relations s’il ne se dépêchait pas d’habiter comme tout le monde, car Paris, qui fait profession de rechercher les singularités, est féroce pour celles qu’il rencontre. Il acheta rapidement, sur la dot de sa femme, un hôtel avenue Raphaël, au Ranelagh, et télégraphia à l’ébéniste munichois d’accourir.
Il essaya de renouer avec ses connaissances anciennes, avec les camarades qu’il avait eus chez son père. Mais la tentative fut pitoyable ; les préoccupations de ces jeunes gens, presque tous appliqués à des concours d’agrégation, étaient exclusivement d’ordre spéculatif ; Jean-Paul avait achevé d’en perdre le langage : ils se regardaient comme des hommes de couleur différente, et n’avaient rien à échanger. En plein Paris, logé au Sardanapalus-Palace, le jeune Pouchard goûtait l’amertume du déclassement, pire que l’exil.
Il était peut-être perdu ; il allait s’achever dans l’inaction et l’ennui. Mais les époques complices de tels désordres, celles qui, comme la nôtre, arrachent par leurs attraits matériels un rejeton à une lignée intellectuelle, produisent des ressources inattendues et étonnantes et qu’on dirait destinées à assurer le recrutement et la tutelle de sujets nouveaux.
C’était le moment où l’automobilisme commençait d’agiter la ville et la banlieue, de soulever le simoun sur les routes, de culbuter les promeneurs paisibles, de troubler les chiens endormis au milieu des chemins, les enfants, les poules et les oies qui formaient avec le fumier, dans la rue du village, un assemblage si pittoresque et si tranquille depuis le temps lointain des diligences. Jean-Paul ne pouvait demeurer longtemps étranger à ce sport ; il eut tôt fait de se lier avec ses premiers champions. Il participa à une course sous un nom d’emprunt.
Hélas ! ce fut une occasion de dépenses, réitérées et croissantes, qui atteignirent sa fortune. Pendant que le petit hôtel inavoué du Ranelagh et le séjour au Sardanapalus pompaient la dot de Rita, Jean-Paul trafiquait, achetait, revendait, se compromettait avec les agences, afin, non pas seulement d’avoir son automobile, mais, comme il en avait été jadis de la bicyclette, pour avoir l’automobile de l’année quand ce n’était pas celle de la saison, et pour posséder la « marque » momentanément cotée par le résultat des dernières courses, et sur laquelle, exclusivement, il convenait d’être reconnu.
Ces machines créaient autour d’elles, dans leur atmosphère empestée, un monde nouveau. Les femmes ayant adopté les lunettes monstrueuses et la peau de bique, une société naissait sur la poussière des routes ou à la table des auberges. Ouverte comme un café ou une salle des Pas-Perdus, mais solidement édifiée sur une passion et des intérêts communs, elle attirait et retenait les matériaux de démolition de tous les mondes par un talisman incomparable : le plaisir physique. C’était un monde avec qui l’on pouvait s’entretenir sans effort, à l’abri, plus que partout ailleurs, des piquants « de la politique et de la religion », et où même on pouvait briller du jour au lendemain sans culture et presque sans éducation, pourvu que, la main au guidon, l’on possédât du sang-froid, de la présence d’esprit et une certaine audace, ce qui n’est certes pas le fait du premier venu. Une sorte de fraîcheur, un air de jeunesse, étaient répandus sur cette société qui rappelle les enfants dans la quinzaine du jour de l’An, turbulents, affolés, passant d’un jouet à un autre et ravis particulièrement de toutes les choses qui marchent ou qui ont l’air de marcher par elles-mêmes. Beaucoup y semblaient nés d’avant-hier ou du mois dernier, et l’on eût eu bien mauvaise grâce à leur reprocher de ne pas connaître au monde de plus important problème que celui d’aller le plus rapidement possible d’un point à un autre.
Ce milieu était fait pour Jean-Paul Pouchard ; Jean-Paul Pouchard avait été créé et mis au monde pour ce milieu.
Dans les premiers mois qu’il s’adonnait avec ivresse au nouveau sport, Jean-Paul fut rapporté, un soir, assez tard, au Sardanapalus, avec une fracture à la cuisse, une oreille fendue, trois côtes fort maltraitées : il avait été victime d’un « dérapage », et était allé s’aplatir au fond d’un ravin, sur la route des Vaux-de-Cernay. Le mécanicien était tué.
Les journaux relatèrent l’accident. On publia les nom, prénoms, l’âge et le nombre d’enfants du mécanicien décédé ; on publia surtout le portrait de Jean-Paul, en chauffeur, en civil ; la photographie de la voiture avant l’accident, la même culbutée dans le ravin, tirée hors du ravin et ramenée sur la route par un attelage de bœufs, crevée, disjointe, tordue comme une charpente de fer au lendemain de l’incendie. On publia même, par une touchante attention, la photographie de M. Pouchard, le père, savant modeste, chevalier de la Légion d’honneur depuis 1867.
Les reporters affluèrent au Sardanapalus : Rita, Mme de San Stefani, les garçons, les maîtres d’hôtel répondirent à leurs questions aux lieu et place du « jeune et intrépide sportsman », de qui la vie tout entière retracée et librement interprétée devenait un récit à la Plutarque, une lutte héroïque pour la conquête définitive des éléments ; on lui prêtait l’invention d’un « dirigeable » ; on donnait la longue liste des travaux de son père. Quelques notes, touchant le luxe dont l’intéressant personnage était environné au Sardanapalus, devaient achever d’impressionner les lecteurs.
Mme de San Stefani et Rita se regardaient, parcouraient les journaux, entassaient les coupures du Courrier de la Presse, contemplaient les traits de Jean-Paul gravés à des cent mille exemplaires, et ceux aussi du vieux papa Pouchard qu’aucune presse jamais, durant cinquante ans de labeur, n’avait frappés ; et elles s’interrogeaient honnêtement : « Mais qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Si encore Jean-Paul avait fait quelque chose, mais il a seulement causé la mort d’un homme, et il s’est cassé la cuisse au fond d’un ravin ! »
Il vint au Sardanapalus une si grande affluence qu’un chasseur avait assez à faire de monter les cartes tout le long du jour. Jean-Paul reçut des félicitations jusque même de ses anciens camarades qu’il ne voyait plus ; lui-même se demandait si ces compliments n’étaient pas ironiques, car ils lui venaient de pauvres garçons destinés à travailler toute leur vie durement pour un gain dérisoire, et il en connaissait parmi eux qui avaient perdu l’œil ou le doigt, et failli maintes fois laisser leur peau tout entière dans des travaux anatomiques, au milieu du silence professionnel ; mais non ! ils semblaient franchement touchés, comme la foule innombrable, par le simple retentissement fait autour de son nom.
Le père Pouchard lui-même, qui pourtant se possédait assez bien, eut un moment de fierté paternelle après sa stupéfaction première ; il y alla d’une larme, dit-on : à cause du nom de son fils, ou à cause du sien propre, de sa photographie et des titres de ses ouvrages répandus par la même occasion ? Il crut, un instant, à la science divinatoire de Mme de San Stefani et il le lui dit, sans la convaincre d’ailleurs, car c’est elle qui, de tout cela, demeurait le plus ébaubie. Elle avait eu foi en son gendre ; puis elle avait cessé de croire en lui ; mais elle n’avait jamais compté que la gloire pût venir comme cela, pour rien.
— Mais si ! lui disait le père Pouchard.
Il se présentait au Sardanapalus des inventeurs malheureux que M. Pouchard père se plut à recevoir quand il se trouvait là. Et il en nota quelques-uns qui portaient des mémoires fort intéressants : ruinés par des expériences coûteuses, ou perpétuellement éconduits par la science officielle, ces infortunés venaient, humblement, offrir à M. Jean-Paul Pouchard le bénéfice de leurs recherches, pour que sa notoriété les illustrât, et ils déclaraient qu’ils se contenteraient en retour d’une charité, d’autres même ne demandaient rien. Emu de telles scènes, M. Pouchard père disait : « La gloire n’a aucun lien nécessaire avec le mérite individuel ; c’est une sorte de capital divin jeté du haut du ciel entre de certaines mains privilégiées, en vertu de l’antique principe que nous croyons injuste parce que nous n’en connaissons pas l’essence : l’esprit souffle où il veut. Ce capital est destiné à mettre en valeur l’apport anonyme de collaborateurs obscurs. Rien de plus vain que de prétendre attacher un juste nom à une œuvre. C’est la nature entière qui travaille par nos mains et enfante dans notre douleur. Effaçons-nous. Inclinons-nous devant l’éclat mystique qui environne certaines têtes, fussent-elles celles que notre débile entendement personnel serait tenté de coiffer du bonnet d’âne. » Raisonnant avec cette indulgence, M. Pouchard père ne se défendait pas complètement de penser à son nom, à sa photographie répandus à profusion dans les feuilles publiques par le fait de « l’éclat mystique » qui environnait son fils, auteur d’un accident d’automobile.
Eh bien, dans cette affaire, le plus étranger à la vanité de la renommée, c’était Jean-Paul Pouchard, étendu, d’ailleurs, la cuisse dans un appareil, le thorax assez mal en point, la tête emmaillotée de bandelettes, comme celle d’une momie. Non qu’il souffrît énormément de son état ; mais son esprit était totalement appliqué à imaginer des systèmes plus parfaits pour soulever un moribond dans son lit, pour lui permettre de manger, de boire et d’accomplir avec la plus grande aisance l’ensemble des fonctions indispensables.
Entre temps, il s’émerveillait de voir sa belle-mère lui sourire, lui confier qu’elle savait l’achat clandestin de l’hôtel du Ranelagh, qu’elle lui pardonnait, qu’elle l’aiderait de ses deniers, qu’elle prenait à sa charge la pension à la veuve du mécanicien. Il était quelque peu confus de l’avoir satisfaite en agissant d’une manière si éloignée de cette intention. Quant à lui, il n’avait jamais ambitionné la gloire, il ne convoitait encore que de posséder la meilleure marque d’automobile et l’habitation la plus ingénieusement combinée ; et, dans l’inaction de la convalescence, au Sardanapalus, il caressait le jour où les chirurgiens autoriseraient son transfert avenue Raphaël.
M. Pouchard père s’accoutumait à quitter la paisible rue Garancière pour l’avenue des Champs-Elysées, et il entrait maintenant comme chez lui, ma foi ! dans ce temple moderne du Sardanapalus dont la dorure des portiers, la pourpre des petits chasseurs, le tohu-bohu, les sonneries, l’avaient tant effaré tout d’abord. Il s’intéressait non seulement à la santé de son fils, mais à l’avenir qui lui semblait désormais assuré. La maison même dont l’industrie avait failli coûter la vie à Jean-Paul Pouchard, ne venait-elle pas de lui proposer dans ses bureaux une place de 40.000 francs ? Sur quoi, une maison rivale lui offrait 60.000 ! « 60.000 ! » prononçait Mme de San Stefani : « J’ai entendu, de mes oreilles entendu, j’étais là. » Et le vieux savant entendait, de ses oreilles entendait, que son fils allait se faire en une année ce qu’il ne gagnait pas, lui, en vingt ans.
M. Pouchard père avait un jeune protégé de qui l’intelligence et l’érudition précoces égalaient la pauvreté. Il n’avait pu, malgré nombre de démarches dans les mondes académique et universitaire, obtenir à ce garçon un modeste emploi. Un député, ancien entrepreneur de maçonnerie, intrépide chauffeur aujourd’hui, qui se trouva au chevet de Jean-Paul pendant que le vieux père Pouchard se lamentait, prit en main sa cause et la gagna en l’espace de trois semaines.
M. Pouchard père avait reçu le ruban de la Légion d’honneur sous Napoléon III, lors de la publication d’un immense travail sur l’Egypte, qui avait eu la chance de paraître à l’époque de l’inauguration du canal de Suez ; depuis lors, absorbé par des études sur l’inégalité des races, dépourvues d’actualité, du moins en apparence, il vivait très loin des faveurs. Le maçon lui obtint la rosette au 14 juillet. Le nouvel officier de la Légion d’honneur invita le maçon à déjeuner avec une dizaine de membres des différentes sections de l’Institut, au milieu desquels le maçon ne se trouva pas plus mal à l’aise que cela, d’autant, affirme-t-on, que deux ou trois lui firent la cour.
Jean-Paul reçut la visite d’anciens camarades, jeunes agrégés sortis de Normale, et jeunes ingénieurs de l’Ecole centrale où il n’avait pu entrer, qui venaient sans vergogne solliciter son crédit, ceux-là pour être tirés d’un petit trou de province où ils gisaient, ceux-ci pour obtenir une place de contremaître dans une industrie active, ou même « n’importe quoi, c’est bien simple, pour manger ». Des docteurs-ès-lettres souhaitaient ardemment faire insérer une chronique, une nouvelle, dans des journaux de sport. « Fichtre ! leur disait-on, mais ce sont les plus lus : vous entreriez plus aisément au Figaro ! » Ces doctes jeunes gens se retiraient avec leur copie, mais remplis d’une déférence plus béate et plus ahurie pour cette étrange et nouvelle puissance créée par des moyens matériels de déplacement.
Enfin l’intéressant blessé, ayant été transporté avenue Raphaël, dès qu’il fut debout inaugura son hôtel par une grande réception.
A la vérité, l’hôtel ne produisit pas beaucoup d’effet, malgré l’escalier fameux, malgré les féeriques machineries. Jean-Paul Pouchard était connu à Paris pour avoir été un des premiers estropiés dans l’exercice d’un sport, objet momentanément de la curiosité générale : il n’en faut pas demander davantage aux esprits. Tout au plus pouvait-on consentir à lui reconnaître d’autre valeur que celle d’être l’Estropié de qui l’on parle, l’Estropié qui figurera dans les revues de cafés-concerts. Et puis, les cervelles bourgeoises, lorsqu’on leur annonce une installation coûteuse et peu commune, rêvent de magnificences dites « princières » ou tout au moins de trucs d’un machiavélisme inouï. L’extrême sobriété de ce « style » les déconcerta. A la seule annonce d’ameublement moderne, ils avaient eu des visions d’arborescences d’aquarium ou bien d’ossuaires « artistement » distribués. L’absence systématique de l’or leur fut pénible comme un mets sans sel : l’or, la couleur vive, les étoffes riches, une certaine abondance de reliefs, forment le repas préféré de l’œil de l’homme. Le fils du père Pouchard, même inculte, était bien trop affiné encore pour exécuter consciemment une œuvre qui emportât les suffrages publics. Quelle erreur de produire des décors simples, juste à une époque où les grosses mœurs des gens d’affaires fleurissent naturellement en faste !
M. Pouchard, le père, fut invité à la réunion, et il y vint avec quelques personnes de son monde qui étaient les obligées de Jean-Paul. Il y vint avec sa bonhomie habituelle, par le moyen des tramways qui l’amenèrent au Ranelagh dans le même temps qu’il faut pour aller à Versailles ; mais à qui sait penser, les heures sont courtes et légères.
Il trouva là son ami, le maçon, qui lui prit le bras familièrement et le présenta à nombre de gens, un peu comme un bahut que l’on vient de faire épousseter chez l’antiquaire. Cinquante ans de travaux historiques, même traduits en plusieurs langues, n’atteignaient pas pour ce monde le poids du dernier roman pornographique ou de la blague de la semaine dans le journal La Rigolade. On disait : « Ah ! c’est le vieux papa !… Eh bien ! c’est gentil de l’avoir fait décorer. » M. Pouchard qui aimait à rappeler les souvenirs d’antan, avait dit devant le député, ancien maçon, qu’il s’honorait d’avoir connu M. Mérimée et de posséder de lui de fort belles lettres. Le député, ancien maçon, voulant flatter M. Pouchard, répétait en perroquet : « Il a connu M. Mérimée. » Et le nom de Mérimée voletait dans cette réunion de 1900 sans évoquer rien. Le député, à mi-voix, faisant le pédant, résumait en deux mots tout ce que lui redisait le sujet : Mérimée rappelait « Badinguet » ; Badinguet rappelait « mœurs scandaleuses » ; et le vague de ces débauches se personnifiait en « Cora Pearl ». Et il allait disant : « Badinguet… Cora Pearl !… » et clignant de l’œil avec finesse et gauloiserie. M. Pouchard disait : « Madame, avez-vous lu Colomba ? » Il se rencontra deux femmes qui avaient lu Colomba ; mais elles n’avaient jamais remarqué le nom de l’auteur. — « Et Carmen aussi ? vraiment ?… mais je croyais… » — « Oh ! pas la musique. »
Quand le bonhomme eut fait le tour des salons, il alla s’asseoir dans une encoignure et se prit la tête à deux mains pour ne point la perdre.
« Ah çà ; saperlipopette ! se disait-il, je n’ai pas la berlue ? Voilà Monsieur mon fils qui, toujours, représenta à mes yeux le type achevé du « propre-à-rien ». Ce garçon, d’intelligence ordinaire, ne fut jamais qu’un manœuvre industrieux, encore qu’un peu fainéant : incapable de suivre les études classiques élémentaires, retranché par avance du seul avenir que ma vanité paternelle eût souhaité pour lui, il a échoué piteusement au concours d’entrée de la seule école où ses facultés semblaient lui permettre de frapper… La sueur perle à mon front au souvenir de cette épreuve humiliante !… Désespéré, je l’abandonne à une femme, un peu hurluberlue à mon sens, qui le gratifie de sa fille et de la fortune. Mon dadais gâche quatre années à flairer, révérence parler, comme un chien, pour savoir le lieu le plus propice où déposer son bagage. Bref, il perd tout commerce avec Paris et il gaspille la dot de sa femme. Et voilà que, pour six mois d’esbroufe au Sardanapalus, pour une chute d’automobile retentissante, pour la construction d’un hôtel impayé, qui ne flatte même pas le goût des gens qu’on y réunit, et qui est déjà — je viens de l’entendre chuchoter — un sujet de caricature dans les journaux qu’on lit chez le coiffeur, voilà un gaillard qui attire chez lui, d’un seul coup, plus de monde que n’en reçurent, dans le courant de leur carrière, M. Renan, M. Taine ou M. Pasteur ! Et quel monde ! Si mes oreilles ne me trompent pas, ce ne sont pas là des noms quelconques recrutés au hasard par l’allèchement d’un bol de punch ; ce sont les noms qui éclaboussent de lumière l’œil du badaud parisien et de l’étranger de passage ; ceux qui entretiennent nos journaux et nos revues par les annonces ; ceux aussi qui gouvernent le marché : des commerçants, des grands industriels ; ceux qui produisent et ceux qui font circuler, gens essentiels dans la nation, oserai-je dire, gens affairés, opulents et naturellement enclins au plaisir, auxquels se joignent tous ceux qui, dans une grande ville, sont avides de jouir : descendants de familles, aujourd’hui sans emploi, fêtards de tradition, noceurs de naissance, et encore tout ce qui court après la vie aisée, remuante et agissante : cosmopolites, artistes, auteurs dramatiques attachés au monde où il se passe quelque chose, romanciers valets de la société à la mode, autrement dit les rois du monde, leur suite, leurs maîtresses, leurs bouffons, leurs historiographes. Ils sont les maîtres et les trafiquants de la matière, dont les transformations et les échanges règlent la vie économique, laquelle règle la vie universelle et en définitive la vie particulière de chacun de nous. Il ne faut pas rire : c’est une puissance qui est là !
« De quoi suis-je étonné ? De ce qu’elle est là chez mon fils ? Elle est là chez mon fils, parce qu’elle ne sait où aller et parce qu’il faut qu’elle aille quelque part, étant essentiellement agissante ; elle est chez mon fils parce qu’elle manque de direction, parce qu’elle se transporte au hasard, comme elle adopte un restaurant ou un petit théâtre… Ou, plus exactement, elle est chez mon fils parce qu’il a poussé par hasard le cri qui l’attire, dans la langue qu’elle connaît. Il s’est cassé la cuisse sur l’un de leurs joujoux, et il avait, pour ainsi dire, préparé de longue date cet événement-réclame en abondant dans le sens du mouvement actuel : le bien-être mécanique, le confort scientifique. »
Qu’il se tournât à droite ou bien à gauche, M. Pouchard surprenait un sujet de conversation identique : il s’agissait de la rapidité et de la mauvaise odeur du métropolitain, de la lenteur des tramways, de l’archaïsme de l’institution des bureaux d’omnibus et des contrôleurs pour « correspondance militaire » ou pour le « voyageur descendu de l’impériale », ou bien du goût nouveau de se loger loin du centre de la ville, où cependant l’on est attiré tous les jours pour le couturier, pour le goûter, pour tout, en somme ; où l’on descend le matin, où l’on passe l’après-midi, où l’on retourne le soir au restaurant, au théâtre et aux soupers de nuit ; et de la peine qu’on se donne pour exécuter ces allées et venues, et combien l’existence en est compliquée ! — « Mais pourquoi habiter si loin ? — Ah que voulez-vous ?… Le chauffage central, le garage pour automobile !… le confort moderne !… » Et ces appartements, dont le perfectionnement augmente sans cesse, et qu’on n’a pas le temps d’occuper la durée d’un bail, que d’autres s’élèvent en face, plus parfaits encore, et qui vous laissent dégoûtés de celui dont vous étiez content ! Presque tous ces gens, peu ou prou, ressemblaient à Jean-Paul Pouchard. Une pauvre dame, en six ans, avait déménagé quatre fois ; elle s’avouait rompue, elle désirait, disait-elle, la tranquillité de la tombe : « Mais que voulez-vous ?… le confort moderne !… » Une autre, gâtée par les « avantages de l’automobile », n’osait plus prendre ni tramways ni fiacres ; mais comme l’auto ne pouvait se frayer partout passage, elle la laissait à la Madeleine et faisait toutes ses courses à pied : « Que voulez-vous ?… le confort moderne !… » Un de ces messieurs, fort entouré sortait tout frais de la Santé où il avait purgé une condamnation à un jour de prison pour contravention aux règlements de vitesse. Il s’indignait d’avoir été anthropométré, douché, soumis à la visite intime… « Que voulez-vous ?… le confort moderne ! »
« Je ferais volontiers une conférence, reprenait M. Pouchard, pour démontrer que la foi en l’avènement du bonheur par le moyen du bien-être est la plus abjecte imbécillité, car l’homme n’éprouve de plaisir que dans l’effort et dans la lutte, et sa plus grande volupté est de se vouer à une idée ou à un être… »
Toutefois, il s’en abstenait ce soir, parce qu’il se défendait mal d’une certaine indulgence pour ces gens qui ignoraient le nom de Mérimée, mais qui allaient répandre le sien. Le bruit qui est d’essence grossière est d’essence divine cependant, comme le vent brutal et stupide qui tout de même féconde les fleurs. Les travaux de Pouchard, trente ans ensevelis, soulevés un jour par un bête ouragan, vont retomber entre vingt mille mains et porter quelque part des fruits !…
Et M. Pouchard s’arrêtait, pour méditer ce mystère. « Au reste, ajoutait-il, ce n’est pas vraiment le « confort » qu’aiment ces gens, mais l’ingéniosité qui le crée ; et c’est un hommage rendu par leur matérialisme à l’intelligence. »
Au cours de son monologue, M. Pouchard suivait des yeux, dans la cohue, le membre du Parlement, ancien maçon, à qui il devait sa nomination au grade d’officier de la Légion d’honneur. Ne se sentait-il pas pour cet homme une affection particulière ?
Ce maçon s’était mis en tête de lui louer un appartement dans une maison qu’il venait de construire « avec tout le confort moderne ». Et il n’était déjà plus de toute invraisemblance que M. Pouchard quittât la rue Garancière, uniquement pour lui être agréable.
Oh ! M. Pouchard, le père, glissait, lui aussi, dans un ravin dangereux pour n’être pas celui des Vaux-de-Cernay. Et pour innocenter son attitude, il se reprenait à discourir :
« Pourquoi suis-je au milieu de cette société, en intrus, isolé et presque sans possibilité d’engager avec elle une conversation ? J’appelle « moi » ma classe : les lettrés, les savants, ceux qui pourraient le mieux s’entendre avec ces parvenus ou ces « parvenants » pleins d’énergie et de vie, ceux qui pourraient leur communiquer l’étincelle spirituelle qui leur manque ou l’idée morale qui « polariserait », comme nous disons en notre jargon trop spécial, leur but d’action, leur manière de vivre et leurs plaisirs. Et n’aurions-nous pas, nous, lettrés et savants, grand bénéfice au frottement de ces rustres sanguins et quasi incultes ? Ils me choquent, moi, vieux bonhomme descendu de mon cabinet et de mes séances académiques, par la grossièreté de leurs appétits et par l’aveuglement qui les précipite dans l’abîme de la vie exclusivement matérielle ; mais c’est parce que j’ai pris l’habitude de ne fréquenter que mes pareils, et de vivre sans cesse à l’écart des tâcherons qui ont un rôle important dans la vie sociale, et que nos lumières devraient éclairer. Que faisons-nous, tout seuls, entre nous ? Songe-t-on à ce que cette chère et charmante expression française « entre nous » — qui marque autant notre esprit sociable que notre esprit de caste — contient de sot et coupable égoïsme, et d’éléments de caducité précoce pour chacun de ces petits groupes résolus à ne vivre que d’eux-mêmes ? Que font mes amis les hommes de lettres de haute culture ? Ils vivent entre eux, tirent la quintessence de leur art ; ils s’affinent si bien que le contact d’un homme moins poli qu’eux-mêmes leur est intolérable ; ils s’alimentent d’un même air sans cesse respiré, et ils abandonnent le noble et redoutable rôle de romancier des mœurs ou d’écrivain de comédie à une meute de talents gouailleurs, pessimistes par paresse, qui, au lieu de pénétrer avec complaisance dans les âmes de malheureux affolés, d’essayer de les discipliner, de les conduire, de les élever en tout cas, flattent hypocritement leurs bassesses et leurs vices en les leur peignant plus hideux et incurables, et les encouragent à se vautrer dans leur fange en prophétisant comme prochaine la fin de toute société, de toute espérance… »
M. Pouchard poursuivit ses pensées et ses chimères qu’il voyait courir entrelacées en groupes ailés, jusqu’à ce que la fatigue abaissât ses paupières. Il s’éveilla en sursaut lorsque se tut le ronronnement langoureux des tziganes qui supplée, dans ces réunions, à l’insuffisance de la conversation ; il tira sa montre et s’éclipsa rapidement pour ne point manquer le dernier tramway.
Quelques heures plus tard, Jean-Paul Pouchard et Rita montaient à leur chambre d’acajou, passaient à leurs cabinets de toilette d’érable moucheté, et ils eussent pu s’asseoir, pour faire enlever leurs chaussures, sur de ravissantes chaises de citronnier marqueté, à siège et dossier mobiles, s’adaptant aux inclinaisons du corps les plus variées. Mais Jean-Paul et Rita préféraient congédier tout domestique.
Jean-Paul se déshabillait à demi couché sur son lit, selon une habitude de gamin, en battant du pied la courtepointe et repassant les événements de la journée. Rita aimait jeter ses chaussures fort loin d’elle, autant que possible par-dessus la tête de Jean-Paul, pour le narguer, lui, ses manies de confort et les embauchoirs tout préparés, et la petite armoire à tour qui était à portée de sa main et destinée à faire passer les bottines aux mains du valet de chambre par le même truc dont usait jadis Jean-Jacques pour se débarrasser de ses enfants ! Elle n’eût eu qu’à tourner une manette d’argent pour faire couler par le bec des cygnes l’eau chaude et l’eau froide. Mais ces beaux cygnes ciselés et leur vomissement l’exaspéraient, et il lui fallait maintenant, pour son bonheur, un bon broc d’eau, une bonne bouillotte à l’anse brûlante qu’elle empoignait à l’aide d’un vieux journal replié. Faire balancer sa cuvette sur un récipient invisible qui fait longtemps « glouglou » comme une personne qui a de la dilatation d’estomac ! pouah !… Rita respectait l’installation de son cabinet de toilette, mais elle usait d’une petite cuvette de quatre sous, où elle s’était lavée jeune fille, et elle la posait sur une chaise. Sur quelle chaise ? Sur une chaise de la cuisine, ne vous déplaise, parce que celle-ci avait le siège plat et les pieds solides. Son luxe ? Il consistait à verser ses eaux de toilette dans un seau vulgaire, et même en grande partie à côté du seau, en éclaboussant le linoléum et faisant des lacs. A la bonne heure, c’était amusant !
1903.
« Les raisons qui font qu’une femme tombe, comme on disait autrefois, ah ! elles sont de bien des sortes, et il y en a parmi elles d’inattendues et même de paradoxales. Nous n’en sommes pas, ma chère amie, à une confidence près, et je puis vous faire celle-ci sans inconvénient pour moi : à vous elle pourra, à l’occasion, être plus utile qu’un exemple édifiant.
« J’avais presque dix années de mariage et pas la moindre peccadille à me reprocher, — vous savez que je me suis mariée très jeune, — lorsque, les affaires de mon mari devenant plus étendues et plus prospères, nous fûmes tout naturellement, insensiblement, entraînés à voir un monde étranger au nôtre. Je n’éprouvais pour ma part aucun besoin de faire de nouvelles connaissances ; mais nous dînions ; nous n’étions, il faut le croire, trop déplaisants ni l’un ni l’autre, — mon mari, plus recherché que moi, certes, à cause de sa jolie voix ; — on nous invitait ; nous ne refusions guère ; c’est ainsi qu’en l’espace de quelques mois nous nous sommes trouvés environnés de figures que nous ignorions totalement l’année précédente. Les manières, le ton changeaient comme la toilette. Ça amusait plus mon mari que moi, tout d’abord ; mais comme il me trouvait rajeunie à mesure que je me faisais plus élégante, et comme nous pénétrions dans des maisons où le compliment est autrement dru et fréquent qu’il ne l’est dans les nôtres, je suis femme n’est-ce pas ? et je mentirais si je disais que je suis restée insensible à ces changements.
« C’est une chose curieuse, à Paris, que l’on puisse, et pour ainsi dire en passant d’un étage à un autre, rencontrer — le mot n’est pas trop gros — des civilisations si dissemblables. Nous nous étions tenus jusque-là dans ce milieu que vous connaissez, non pas austère, mais très réservé de ton et de manières, où la galanterie existait à peine, et où l’amour, qui existe partout, se dissimulait sous des airs de correction extrêmement difficiles à tenir et qui donnaient un mal fou aux malheureux passionnés sortis des voies régulières. Vous ferai-je soupçonner le fossé que nous traversions pour passer d’un milieu à l’autre, en vous disant que Guillaume prit de l’ombrage la première fois qu’il vit des hommes me baiser la main ? Cela ne se faisait pas chez nous. Quant à monter dans une voiture avec un monsieur rencontré en visite, ce dont presque aucune femme ne se gênait sur l’autre bord du fossé, je n’ai moi-même jamais pu m’y faire : qu’est-ce qu’aurait dit maman, seigneur Jésus ! ou n’importe quelle personne de notre vieux monde, si elles m’avaient aperçue en auto avec un étranger !
« Dès la première année de notre nouvelle vie, nous fîmes la connaissance d’une famille dont je ne vous dirai pas le nom, mettons les X…, si vous voulez bien. Comment se fit l’accrochage entre les X… et nous ? Du diable si je saurais vous le dire ! Il n’y avait aucun de leurs membres qui me plût à moi particulièrement, ni que je parusse charmer non plus ; mon mari ne trouvait même pas chez eux à exercer sa belle voix ; c’étaient des gens d’une fortune dix fois supérieure à la nôtre, et nous n’avions pas un seul goût commun. Eh bien, nous fûmes aspirés dans leur remous ; nous fûmes de toutes leurs fêtes ; nous nous disions quelquefois, Guillaume et moi, en recevant leurs invitations : « Quelle corvée !… », mais nous acceptions cependant.
« Dès le commencement de l’été, ils nous prièrent à la campagne.
« Ils avaient un très beau château, pas très loin de Paris, mais qu’il fallait gagner en traversant en auto un pays infect, et ces excursions nous faisaient enrager. Tout le long du chemin, mon mari déblatérait contre les X…; il les trouvait insupportables, les femmes pas jeunes et laides, pas musiciennes surtout, les hommes, tous désœuvrés, presque tous débauchés et niais ; et il fallait le voir singer leurs expressions et leurs gestes, et surtout la manière dont l’un de ces messieurs, que j’appellerai M. Arthur, usait pour se courber sur le poignet d’une femme et le lui baiser sérieusement, longuement, comme s’il eût bu de l’eau. Ma foi, la seule chose qui m’amusait en allant chez les X…, c’était la répétition burlesque, que nous faisions en voiture, des scènes que nous étions assurés d’y voir, et en revenant de chez eux, c’était de nous féliciter d’avoir prévu juste. Cela, me direz-vous, ne valait pas le déplacement ! Mais, vous le savez aussi bien que moi, la vie est pleine d’inconséquences.
« Un certain soir de la fin de mai, il faisait exceptionnellement doux et beau ; c’était la première fois, nous disait-on, que l’on pouvait prendre l’air après le dîner, et même s’asseoir dehors sans être incommodé par la fraîcheur ; nous étions assez nombreux, le repas avait été plus gai que de coutume ; toute la compagnie se répandit dans le parc. C’est un endroit magnifique, vous ai-je dit ; le château est planté à mi-côte ; le parc s’incline doucement vers la rivière et est arrêté brusquement par une longue et large terrasse, en partie plantée, en partie découverte. Généralement la promenade aboutit là, qu’il fasse jour ou nuit ; on s’accoude et l’on bavarde en regardant la vallée. Il faisait ce soir-là un clair de lune admirable : cette eau glissant dans les prairies comme une couleuvre, ces bouquets de peupliers qu’on entendait frissonner, ces images incertaines où l’on essayait de retrouver les silhouettes d’objets connus, ces conversations autour de nous réduites à l’état de chuchotements, ces rires de femmes, tout à coup, dans l’ombre, ah ! que tout cela agit d’une singulière façon sur les nerfs ! Oui, je mets mon trouble sur le compte de l’heure charmante, parce que je n’éprouvais aucune espèce de séduction de la part de l’homme qui à ce moment m’accompagnait, c’est-à-dire précisément de ce M. Arthur. Je traversais tout simplement une de ces minutes où, sous l’influence d’un bien-être qui s’exalte par une irrésistible admiration pour la beauté des choses, nous nous sentons envahies du désir d’un bonheur inédit… C’est à ces moments-là que se prépare le triomphe de l’inconnu. Nous les dépassons souvent sans qu’il soit rien intervenu de plus que notre désir imprécis, et nous nous déclarons encore très heureuses d’avoir éprouvé un tel désir ; mais dans tout élément de nouveauté qui se présente alors à nous, nous croyons reconnaître, pauvres folles, celui qui va nous combler !…
« M. Arthur n’était pas un vilain homme, assurément ; de sa personne, il était impeccable : grand, bien fait, de jolies dents et même de très beaux yeux ; je me moquais de lui à cause de ses galanteries excessives et uniformes, quelle que fût la femme à qui il s’adressait ; il ne me déplaisait pas, il m’était tout à fait indifférent. Ses manières galantes et l’extraordinaire toupet qu’il avait dans ses propos ne dépassaient pas de beaucoup, en somme, les libertés que prenaient avec nous la plupart des hommes de son monde ; j’en avais été effarouchée au début, et c’est peut-être pour cela même que ces messieurs s’étaient intéressés à moi ; mais une fois admis que c’était l’usage, je me pliais, moi, plus aisément qu’aucune autre, en raison même de mon application à ne pas manquer aux usages.
« Vous baiser la main n’était rien ; on le faisait en vous disant bonjour, en vous disant adieu, et dans l’intervalle on ne s’en privait pas, au détour d’une allée ou sous le prétexte que vous aviez dit un mot exquis ou que votre chapeau vous allait à ravir. Je vous ai dit que M. Arthur vous buvait le poignet ; il lui arrivait aussi de vous retourner brusquement la main et de se désaltérer dans le creux ; il remontait avec non moins de prestesse sur l’avant-bras, y sachant insister tout juste ce qu’il fallait pour vous relisser, de la lèvre, le duvet dérangé par la brusquerie de l’attaque… Mais oui, que voulez-vous ? cela se faisait, c’était l’usage dans une maison extrêmement « chic » et qui nous en imposait de toutes les façons, beaucoup plus que nous n’osions le reconnaître.
« Pendant que je considérais avec tant d’agrément les fantaisies de la clarté lunaire sur l’eau, sur les peupliers et sur les prairies, M. Arthur, accoudé à côté de moi sur le mur bas, me versait avec abondance et facilité de ces paroles que nous jugeons banales quand nous les entendons adresser à d’autres, ou bien quand leur effet sur nous est usé, mais qui, dans le bon moment, sont estimées et bien reçues. Je me rappelle parfaitement les sornettes qu’il me contait, et si je les répétais aujourd’hui, je rougirais, bien plus que de ce qui est arrivé par la suite, de les avoir jugées sur l’heure parfaitement spirituelles. Oh ! les hommes de l’espèce de M. Arthur ne tenaient point le boniment de tendresse et de poésie dont s’accompagnent les scènes classiques au clair de lune. Chose étrange ! mon état, mon bonheur intime était bien conforme à celui qui anime ces scènes à la Verlaine ou à la Musset tant de fois lues, vues au théâtre, ou bien chantées ; et cependant mon bonheur, de cette famille-là, s’accommodait très bien des propos cyniques d’un monsieur qui se fichait, je vous prie de le croire, de la lune, de la poésie… je n’ose ajouter : « et de moi-même », car enfin il y avait quelque chose de moi à quoi il tenait, ce soir-là, assez fort.
« Il profita d’un geste que je fis, en désignant sur la rivière une petite barque qui avançait très lentement et où il était presque obligatoire, par une telle soirée, qu’on supposât des amoureux, pour me baiser le bras, à la saignée, en appuyant un peu plus que de jeu. Je retirai mon bras sitôt que je le pus en disant : « Ah ! pardon, vous vous oubliez ! » Il me dit : « C’est ma foi vrai. » Et il m’entraîna un peu plus loin, sous le couvert de la charmille, sous prétexte de ne pas perdre de vue la barque des amoureux. On croit que ce n’est rien, un baiser ; celui-ci, ma chère, m’avait transpercée, et l’homme qui me l’avait donné était transfiguré pour moi.
« Je n’étais pas dupe du tout du motif au nom duquel il m’entraînait dans la partie ombreuse, et je le suivis, faisant sciemment la cabotine, simulant une attention ardente entre les troncs des tilleuls pour une barque qui était certes le cadet de mes soucis. Il m’arrêta tout à coup en m’empoignant le bras, plus haut que le coude ; il me faisait de ses doigts un anneau qui m’entrait dans la chair. Il sentit bien mon bras qui se raidissait et se refusait, et il me dit : « Oh ! c’est bien innocent !… préfériez-vous donc le baiser ? » Est-ce curieux ! oui, en effet, le baiser, si sensible qu’il eût été pour moi, mais pour le fond de moi, me semblait plus inoffensif que l’anneau, parce que les baisers se donnaient, étaient d’usage : j’en avais déjà l’habitude ! Le baiser de tout à l’heure comptait assurément pour moi, mais je soupçonnais qu’il ne comptait pas beaucoup pour M. Arthur. Je lui dis, hypocritement : « Les baisers, c’est de la politesse »… Façon de lui faire entendre que, dans mon esprit, je ne lui avais accordé aucune faveur particulière. « C’est exact, me répondit M. Arthur : en effet, une femme de qui on ne serait pas tenté de baiser ne fût-ce que le bras, serait autorisée à penser qu’on ne la trouve guère jolie… — Ne fût-ce que le bras ! sapristi, comme vous y allez ! Comptez-vous cela pour rien ? — Pour rien du tout ! » me dit-il. Et là-dessus, il me commença un petit cours énervant de libertinage, des sophismes inimaginables, ma chère, des horreurs. Et, ce disant, il continuait à me baiser le bras, parce que l’axiome était posé que cela ne comptait pour rien du tout. Ce qu’il me débitait formait un sujet qui, pour moi, d’ordinaire, est assez dégoûtant, et contre quoi j’éprouve une répulsion naturelle. Eh bien ! écoutez-moi, car c’est là peut-être ce qu’il y a de plus caractéristique dans le cas que je vous raconte ; mon état, ce soir-là, était tel — mon état inspiré d’abord par le clair de lune et la beauté nocturne — que ces sujets répugnants s’accommodaient de lui comme s’ils y eussent été chez eux ; ils m’agaçaient, mais c’était un agacement que je n’eusse pas voulu interrompre ni soulager, et en voici la preuve. Pendant que cet animal d’homme me dévidait son diabolique chapelet, on m’appela. C’était la belle-sœur de M. Arthur qui m’appelait, je reconnus sa voix ; elle m’appelait pour m’épargner que mon mari lui-même n’allât à ma recherche. Et je m’aperçus qu’il ne devait plus y avoir personne en nos environs, et que c’était l’heure de partir. La voix se rapprocha, et il ne me vint pas à l’idée que de ne pas répondre c’était, vis-à-vis de l’homme qui me caressait les bras, un aveu assez net de complicité. J’étais à la fois honteuse et désireuse de ne pas bouger. La belle-sœur arrivait ; elle pénétra sous les tilleuls ; et, sans nous donner le mot, l’homme et moi, nous l’évitâmes en nous serrant de près et en guettant doucement dans le coin d’ombre d’un gros tronc. Elle n’était pas à quatre pas de nous, que je sentis ma bouche captée sous une moustache qui sentait bon…
« C’était une canaillerie de la part d’Arthur, de m’avoir imposé cela dans l’instant même où je ne pouvais pas faire ouf sans me compromettre, mais il vit bien, hélas ! à la façon dont j’acceptai cela, que je ne lui reprocherais pas sa canaillerie.
« Nous remontâmes par une allée opposée à celle par où la belle-sœur regagnait le château en m’appelant. Je crois qu’elle ne nous avait pas vus ; elle se garda de faire allusion même à la recherche à laquelle elle avait eu la complaisance de se livrer, et je ne pus l’en remercier. Mon mari me dit, au fond de la voiture, au retour : « Il me semble que vous vous en payez un flirt avec monsieur Arthur !… » Il me dit cela sans la moindre arrière-pensée, car le flirt était d’usage chez les X…
« Ah ! ma chère amie, il ne se doutait pas, il ne s’est jamais douté de l’embarras où certains usages peuvent plonger une femme, qui, toute exempte de préméditation, n’est cependant pas héroïque ! Si nous ne sommes pas héroïques, il faut peu de chose pour nous faire sauter le premier pas ; mais ce qui contribue le plus à composer ce peu de chose, croyez-le bien, c’est la caresse. Il faut bien des façons et bien des salamalecs, dans votre monde, avant que vous n’en veniez seulement à vous laisser baiser le creux du bras ; quand vous en venez là, c’est que vous consentez à beaucoup plus, disons à tout, c’est en un mot que vous êtes rendue ; un long cérémonial vous a laissé le temps de réfléchir. Mais si nous commençons par ce qui devrait être presque un aboutissement, si les trois quarts du chemin sont faits avant que vous n’ayez pu prendre garde !… « On s’aguerrit, me direz-vous, on s’accoutume précisément à considérer les trois quarts du chemin comme un parcours nul ; et, comme en ces matières tout dépend de l’idée que nous associons aux faits, on n’est, en dépit de ces usages, pas plus près de l’extrémité !… » Non, ma belle, tout ne dépend pas en ces matières de l’idée que nous nous faisons des choses, car il intervient, dans les usages que je vous ai signalés, un élément qui se moque un peu de l’interprétation que nous faisons de lui ; cet élément, c’est la sensation physique… Tiens ! mais vous êtes bonne ; ça compte, je vous prie de le croire ; et quand ça y est, bernique ! Vous pouvez gloser, nous sommes prises bel et bien. Et nous pouvons l’être, voilà ce qu’il y a de vexant, par un homme que nous n’avons pas choisi.
« Toujours est-il que me voilà, moi, à l’issue de la soirée que je vous ai racontée, dans une situation singulière. La première résolution que je pris, et dès le retour en voiture, à côté de mon mari qui se payait la tête de M. Arthur d’une façon vraiment désobligeante pour moi, ma première résolution fut de ne jamais remettre les pieds dans la maison d’où nous sortions. Mais mon mari, qui plaisantait si bien les X…, fut le premier à me faire entendre que ma résolution n’était pas tenable. Il m’annonça, toujours en plaisantant et comme si la chose n’eût pas eu pour lui d’autre importance, que par l’intermédiaire de M. X… il avait acquis ce soir l’assurance d’être décoré à la prochaine promotion. Or, je savais combien cette chose, qu’il affectait de traiter à la légère, non seulement lui tenait à cœur, mais lui serait avantageuse au point de vue de ses affaires. Ah ! non, le moment n’était pas venu de donner à M. Arthur son congé !… Alors quoi ? Lui avouer loyalement ce qui était, à savoir que je regrettais vivement un instant de faiblesse auquel j’entendais ne donner aucune suite, attendu que je n’éprouvais pas le plus petit sentiment pour lui ? Ah ! bien oui, je l’entendais rire, M. Arthur, et me répondre que de mes sentiments il se souciait en vérité bien peu, que c’était autre chose qu’il souhaitait de moi, et que cet autre chose il était bien sûr de le tenir ou de le provoquer, puisqu’il l’avait eu déjà ! Un moment de faiblesse de ma part, mais il savait désormais comment cela s’obtient !… Alors ? alors ? Eh bien ! lui échapper en évitant tout aparté ? Mais s’il tenait à m’avoir, il était homme à organiser avec moi un tête-à-tête, coûte que coûte, et à me demander au nom de quoi je me refusais. Au nom de mon honneur de femme ? Ah ! c’est un argument à mettre en avant que notre honneur de femme, quand nous avons écouté et soutenu des conversations où la vertu est tenue pour la chose la plus rococo et la plus ridicule du monde, quand nous nous sommes laissé tripoter et lécher comme des grues, et quand, surprises tout à coup par une défaillance de la chair, nous nous sommes quasi pâmées dans les bras mêmes du monsieur à qui nous irions parler de notre honneur de femme !… Alors ? alors ?… Dire au monsieur qu’il nous dégoûte ? Mais le lui faire croire serait plus difficile, attendu qu’il nous a paru si désirable l’avant-veille !… C’est tout bonnement, ma chère, une situation sans issue et où le parti le moins odieux est peut-être de se montrer bonne joueuse et de tenir le coup, puisqu’on a engagé la partie. Oui, si disgracieux que cela paraisse, c’est, je crois, le moindre mal, et c’est le parti qu’aujourd’hui, moi qui ne suis pas une vertu, je regrette presque de n’avoir pas adopté ; car, après une liaison que j’aurais pu rendre aussi brève que possible et rompre décemment, j’en aurais été quitte ; tandis qu’en me refusant, comme je l’ai fait, j’ai laissé répandre par M. Arthur, qui m’avait un instant vue si faible, le bruit que je n’étais qu’une allumeuse, et bonne tout au plus à acheter au rabais « avec soixante-quinze pour cent de remise » — c’est l’expression dont il s’est servi — la décoration de mon mari. »
Vous savez de quel œil malin on voit venir à soi un ancien camarade que l’on n’a pas rencontré depuis qu’il est marié. « Eh bien, mon pauvre vieux ?… » tels sont les premiers mots dont votre expérience de la vie humaine vous engage à aborder celui qui vous fit part, un jour, qu’il jouait son va-tout, mais négligea depuis de vous informer des résultats. Dans l’espace des trois pas qui vous séparent de lui, l’urbanité corrige votre calcul des probabilités évidemment pessimistes, et, la bouche en cœur, hypocrite, vous demandez à ce vieux copain des nouvelles de Madame et de la petite famille. La réponse d’un homme qui sait vivre est de même qualité que la demande : « Mais ça va bien, mon vieux, ça va très bien ! très bien ! »
Ce fut exactement ce que me dit, il y eut cinq ans ces vacances, sur les planches de Trouville, un camarade à moi, nommé Thomasseau. Je n’avais pas vu Thomasseau depuis le lycée ; ce n’est pas depuis hier ! Il avait, lui, sept ans et demi de mariage, deux enfants ; sa mine était excellente ; ni rides, ni embonpoint, ni poil blanc : « Tu te conserves, toi, sacré bougre !… » D’après mes souvenirs, il n’était pas un type à s’agiter outre mesure ni à se forger des ennuis chimériques ; le « ça va bien ! » de celui-ci pouvait, ma foi, être sincère.
Au bout de quatre tours de « planches », j’étais à peu près informé et de la vie et des affaires de Thomasseau. Son ménage était parfait, et il vivait dans les meilleurs termes avec son beau-père et avec sa belle-mère. On peut ne rien souhaiter de plus à un homme. Thomasseau avait mieux : sa situation était particulièrement prospère. Il appartenait, en qualité d’ingénieur-administrateur, à une des maisons d’automobiles les plus renommées et dont je savais, comme tout le monde, la hausse considérable des actions. Il me cita un de nos communs camarades qu’il avait récemment sauvé de la détresse et plongé d’un coup presque dans l’opulence en le faisant admettre dans la maison. C’était m’affirmer son crédit. Et il ajouta :
— J’y ai bien fait entrer mon beau-frère !
Mais, ici, il ricana avec amertume. Je ne comprenais pas quel mérite il y avait à avoir fait entrer à la maison son beau-frère, de qui il ne m’avait pas encore soufflé mot.
— Ah ! hasardai-je, ta femme a un frère ?
— Oui, oui, dit-il, ma femme a un frère !
Et je vis soudain la figure de mon Thomasseau toute changée ; il regardait fixement au loin, devant lui, en amenuisant les yeux, comme pour discerner quelqu’un qui eût pu poindre, tout petit, là-bas, là-bas. Il fronçait les sourcils, et sa mâchoire se contractait. Je crus qu’il apercevait précisément son beau-frère, ou quelqu’un dont la rencontre lui allait être désagréable ; mais nous continuâmes à avancer sans qu’il abordât personne. C’est en pensée qu’il s’était représenté quelque figure redoutable. Il me parla d’ailleurs aussitôt du « Circuit des Ardennes », qu’il avait suivi en touriste…
— En touriste, à la bonne heure ! J’espère bien que tu ne prends jamais part personnellement à ces courses folles ?…
— Ah ! non, dit-il, c’est assez, pour la famille, qu’il y en ait un qui fasse cette sottise ! Dès avant la course, trois semaines durant, ma femme en émoi, ma belle-mère pendue au téléphone : « Court-il ?… Empêchez-le de courir ! Examinez vous-même la voiture, au moins !… De grâce ! prêtez-lui votre mécanicien, alors ! Ou suivez-le ! Ne le perdez pas de vue !… » C’est-à-dire, entre nous : « Risquez de vous rompre les os vous-même, mon gendre. » Cela, pourquoi ? Pour secourir un crétin !…
— Un crétin ?…
— Mon beau-frère, parbleu !…
— Oh ! pardon, j’ai répété un terme…
— Répète ! répète ! mon cher ami, répète le terme !… Mon beau-frère est un crétin ! C’est connu, entendu, jugé, publié en première page des journaux sportifs !… Mon beau-frère ? Mais tout le monde se fout de lui !…
Monté sur ce qui était évidemment son dada favori, voilà Thomasseau lancé à perdre haleine. Nulle discrétion ne le tient plus ; il semble qu’un hasard m’ait fait témoin de cette tare de famille, et il en épanche tout le flot bilieux sur un terrain complaisant ; il avait commencé par être amer et acerbe ; mais, en devenant expansif, il devient quasi joyeux. Exprimer son aversion est un des besoins les plus incoercibles de cet homme d’ailleurs heureux, mais en proie, comme tant de gens, à un excitant peut-être moins néfaste qu’on l’imagine et qui se nomme « une bête noire ».
— J’ai eu, dit Thomasseau, le pressentiment de ce que serait pour moi mon beau-frère, dès avant mon mariage. A l’époque où je faisais la cour à ma fiancée, est-ce que ce serin-là ne s’était pas mis en tête de jouer le rôle de Père-la-pudeur ? Pas une entrevue où je n’aie trouvé ce grand nicodème plus près de moi que ne l’était sa sœur ! La maman ? le papa ? eux ? jamais ! Des amours, mes beaux-parents, t’ai-je dit ; c’est à se demander comment ils ont pu donner le jour à une ganache pareille !
— Ils auraient pu, du moins, le retenir, l’empêcher de t’importuner…
— Il m’avait voué dès le début une affection sans borne ! Il me fallait m’en déclarer touché ; et les parents, la sœur elle-même, en étaient attendris, tant ils auguraient bien de cette amitié pour l’avenir. La chère petite, elle, était un peu timide, elle ne parlait guère, mais, au fond, elle comprenait très bien que son frère me gênait, et je lisais dans son sourire fin qu’elle m’engageait à prendre patience. Ne serions-nous pas seuls un jour ? Ah ! vertubleu ! que le jobard m’a embêté !
— Tu es peut-être injuste envers ce garçon, Thomasseau. Oublies-tu le rôle bienfaisant de l’obstacle en amour ? Combien de mariages, qui n’auraient été que de raison, ont dû à de vieilles tantes raseuses d’être aiguillonnés jusqu’au plus vif désir ! Combien de maris jaloux ont provoqué de passions pour leur femme !…
— Je te trouve excellent, avec ton obstacle, mon vieux ! J’aurais voulu te voir prendre part à ce steeple ! Nous n’étions pas depuis trois semaines en voyage de noces, que l’escogriffe nous rejoignait en Italie, sous le prétexte qu’aucune occasion meilleure ne saurait se présenter pour lui de compléter son éducation artistique ! Inutile de te dire que cette variété de serin se destinait à la littérature !… Et il a fallu voyager avec ça, visiter des musées avec ça, avoir ça en tiers avec soi à la petite table dans les hôtels et sur le strapontin des voitures, et rapporter ça sur ses clichés photographiques ! Ah ! non ! Ah ! non ! Je te trouve exquis avec ton obstacle bienfaisant ! Celui-là m’a empoisonné mon voyage de noces. Ce n’était pas la peine d’aller jusqu’à Naples, pour n’aspirer qu’à s’enfermer à clef, le soir, — enfin seuls ! — dans sa chambre, ou à rentrer le plus tôt possible à Paris, — enfin chez soi !…
— Tu vois, tu vois, Thomasseau : il y avait du bon ! Ton beau-frère, qui sait ? t’a décuplé le goût de l’intérieur, de l’intimité à deux…
— Merci, mille fois ! Je me serais passé de son coup de main ! Et depuis, tu crois que j’en suis quitte pour l’encombrement des débuts ? Jamais, pas un seul jour, entends-tu bien, je n’ai cessé de me heurter sur mon chemin à cette oie battant des ailes ! La carrière littéraire du monsieur, sais-tu en quoi elle a consisté ? A mettre à profit mes relations d’affaires avec le monde des journaux pour obtenir l’insertion de quelque ânerie ; à tromper pendant quatre ans ses père et mère par ce succès factice ; à me rendre, moi, redoutable dans les salles de rédaction : « Thomasseau et la « copie » de son beau-frère ?… la barbe !… » à mettre, il est vrai, mes beaux-parents à mes pieds, le sort de leur benjamin dépendant de moi, et tu vas trouver, je n’en doute pas, que c’était encore pour moi tout bénéfice !… Il est certain que, grâce à leur encroûté de rejeton, j’ai revêtu, à leurs yeux, la figure même de la divine Providence. Mais quel rôle à jouer ! quelle charge ! Faire passer tous les quinze jours les « exquises bleuettes » de mon homme de lettres n’était rien ; un jour, il a fallu le faire exempter du service militaire : démarches, temps perdu, médecins, mensonges, humiliations, aventures inénarrables ! Un autre jour, ç’a été pis, je suis tenté de le croire : j’ai perdu mon unique mois de vacances à opérer le sauvetage du jocrisse, englué jusqu’au col dans une très ennuyeuse histoire de femme ! Un jour, enfin, ç’a été le comble : il a fallu, coûte que coûte, mettre un niais totalement incapable en état de gagner de l’argent !
« J’en suis là. Je l’ai fait entrer, te disais-je, à la maison. Je l’ai dans mon bureau, du matin au soir, en face de moi, à ma table, où je me nourris de l’air de ses poumons en faisant son ouvrage et en gagnant les trois cents francs qu’il touche à la fin du mois, quand je n’absorbe pas la poussière et les gaz d’échappement de sa voiture, afin d’être le premier à le panser, à reconsolider son existence précieuse si le malheur voulait qu’elle fût compromise dans un mauvais virage !… Et, mon vieux, ce n’est pas pour me flatter, mais l’accident s’est produit, il y a dix mois, non pas en course, mais en rase campagne, à dix kilomètres de toute habitation : si je ne l’avais pas suivi et tiré de sous sa voiture, mon cher beau-frère était nettoyé. Il me doit la vie !… C’est un lien, entre lui et moi, que je trouve gentil, élégant, pas banal, hein ? Tu es de mon avis, cette fois, j’espère ?… Que j’aie sauvé la vie à ce bougre-là, sacredié ! de ma part, il n’y a pas à dire, je trouve ça propre ! Mais de tous les embêtements qu’il m’a causés, c’est celui-là qui me fait le plus rager, n… de D…! »
Thomasseau m’avait amusé avec sa « bête noire » ; l’ayant aperçu dans le cours de l’année suivante, à Paris, je pris la peine de traverser la rue Royale pour le plaisir de lui serrer la main. Il était radieux. Nous fîmes ensemble un bout de chemin ; je constatais en lui une allégresse si pure que je ne me retins pas de lui dire, souriant à demi de mon audace :
— Ah çà ! Thomasseau, tu n’aurais pas perdu ton beau-frère ?…
Il éclata de rire : il n’avait point perdu son beau-frère ; mais il le perdait cependant, me confia-t-il, l’œil tout humide de joie. L’unique aptitude du garçon étant définitivement de conduire une auto, il s’en allait, de son plein gré, comme simple mécanicien, dans la Russie méridionale, au diable, mais chez un prince.
— Et la famille ? hasardai-je.
— La famille, dit le malicieux Thomasseau, aime mieux qu’il porte là-bas qu’ici sa jolie livrée couleur café au lait.
Le triomphe de Thomasseau était presque indécent.
Trois années passent. Je retrouve mon Thomasseau, ces vacances dernières, comme la première fois, sur les planches, à Trouville. Il se souvient de nos heures d’épanchement, il me prend le bras, il m’entraîne jusqu’aux Roches-Noires, à l’écart. Bigre ! il y a, je le vois, quelque chose de changé. J’interroge avec un brin d’angoisse Thomasseau :
— Ton beau-frère ?
Thomasseau, hachant ses mots, me dit :
— Toujours là-bas… chez son prince : va très bien… Il ne s’agit pas de mon beau-frère… On lui a toujours mis tout sur le dos, à ce pauvre garçon… Il était cornichon, je le reconnais, mais, en somme, assez inoffensif… Oui, je ne le nie pas, je l’ai chargé moi-même, fortement, du temps qu’il était là… Eh bien, mon vieux, du temps qu’il était là, j’avais la paix, oui… j’avais la paix… tandis qu’aujourd’hui la vie est intenable !…
— Ton ménage est excellent… tes beaux-parents…
— Sont des amours ! c’est entendu. N’est-ce pas moi-même qui en ai répandu le bruit ? Eh bien, on se trompe, voilà tout… Ah ! il faut des années pour ouvrir les yeux, mon cher… Veux-tu que je te dise ? nous sommes des aveugles… nous ne voyons pas ce qui est… Et puis, tout à coup, une main inconnue vous arrache la taie, et on voit. Stupéfaction ! Comment ! c’est avec ces gens-là qu’on vivait !…
Et le brave Thomasseau de me dépeindre « les gens avec qui il vivait ». Mon Dieu ! ces gens n’avaient point du tout des travers extraordinaires. Sa belle-mère était autoritaire, indiscrète et tatillonne ; son beau-père, « assommant avec sa politique » : ne voilà-t-il pas des cas bien exceptionnels ? Sa femme, il me le laissa entendre avec plus de ménagements, était une assez simple créature, dénuée de malice comme d’esprit, une bonne mère de famille, au bout du compte très bornée quant aux agréments, comme bien d’autres ! Ce qu’il me narrait aujourd’hui avec tant d’amertume, on le pouvait soupçonner autrefois, du temps qu’il agonisait sa « bête noire ». La présence importune de son beau-frère lui avait voilé la médiocrité de sa fiancée, comme les particularités vexatoires du caractère de la famille ; puis les soucis de la carrière du jeune homme, obligeant les uns et les autres à remettre chaque jour au lendemain le plaisir de causer enfin d’un sujet agréable, avaient reculé durant des années la sinistre découverte de ce vide affreux, de ce lamentable néant qui s’ouvre entre les membres de beaucoup de familles lorsqu’elles n’ont plus à s’entretenir d’un souci commun. Je dis à Thomasseau :
— Comme tu tombes bien, mon cher ! j’ai ton remède !
— Un remède ? dit Thomasseau, incrédule.
— Mon vieux, hâte-toi de faire revenir ton beau-frère ! »
FIN
Pages | |
Les deux Romanciers | |
« J’ai écrit une petite histoire » | |
Les tiroirs vides | |
Le confort moderne | |
L’Usage | |
La bête noire |
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 10 OCTOBRE 1926
SUR LES PRESSES
DE L’IMPRIMERIE
RAMLOT ET Cie
52, AVENUE DU MAINE, 52
PARIS
POUR J. FERENCZI
ET FILS, ÉDITEURS
J. FERENCZI & FILS, ÉDITEURS
PARIS — 9, Rue Antoine-Chantin. — PARIS
vol. | |
BRULAT (Paul) | |
L’Etoile de Joseph, roman | 1 |
Eldorado, roman | 1 |
Rina, roman | 1 |
L’Ame errante, roman | 1 |
Les Destinées | 1 |
BOYLESVE (René) | |
Les Deux Romanciers | 1 |
CHARBONNEAU (Louis) | |
Mambu et son Amour, roman | 1 |
Fièvres d’Afrique | 1 |
CARCO (Francis) | |
Perversité, roman | 1 |
COLETTE | |
La Maison de Claudine | 1 |
DELARUE-MARDRUS (L.) | |
L’Apparition, roman | 1 |
Le Pain Blanc, roman | 1 |
A côté de l’Amour, roman | 1 |
La Mère et le Fils, roman | 1 |
Graine au Vent, roman | 1 |
DERENNES (Charles) | |
Le Pou et l’Agneau, roman | 1 |
L’Enfant dans l’Herbe, roman | 1 |
DUPOUY (Auguste) | |
L’Affligé, roman | 1 |
Le Chemin de ronde | 1 |
La Paix des Champs | 1 |
ERLANDE (Albert) | |
Le Crime et son excuse, roman | 1 |
T. W. Fair, roman | 1 |
La Tragédie du Consolateur | 1 |
De La FOUCHARDIÈRE et F. CELVAL | |
La Résurrection du Bouif, roman | 1 |
Tifs d’Etoupe et Nib de Tifs, roman | 1 |
Son Excellence le Bouif, roman | 1 |
Le Bistro de la Chambre, roman | 1 |
Une Poule au Volant, roman | 1 |
GERMAIN (José) | |
Le Roi des Rosiers, roman | 1 |
Le Roi des Coqs, roman | 1 |
GILBERT (Marion) | |
Celle qui s’en va, roman | 1 |
La Trop Aimée, roman | 1 |
Celui qui reste, roman | 1 |
Le Joug, roman | 1 |
GUICHES (Gustave) | |
La Tueuse, roman | 1 |
En vacances, roman | 1 |
HENRY-LACAZE (Lydie) | |
Les Irresponsables, roman | 1 |
Tu ne tromperas plus, roman | 1 |
JALOUX (Edmond) | |
L’Ami des jeunes Filles, roman (10e mille) | 1 |
LÉVY (Jacob) | |
Les Pollaks, roman | 1 |
Les Demi-Juifs, roman | 1 |
LEVEL (Maurice) | |
Lady Harrington, roman | 2 |
Les Morts Etranges | 1 |
LICHTENBERGER (André) | |
Raramémé, roman | 1 |
Père, roman | 1 |
Rédemption, roman | 1 |
Les Centaures, roman | 1 |
MACHARD (Alfred) | |
Le Royaume dans la Mansarde, roman | 1 |
Coquecigrole, roman | 1 |
MACHARD (Raymonde) | |
L’Œuvre de Chair, roman | 1 |
MILLE (Pierre) | |
L’Ange du Bizarre | 1 |
Myrrhine, Courtisane et Martyre, roman | 1 |
De MIOMANDRE (Francis) | |
Le Greluchon Sentimental, roman | 1 |
La Bonbonnière d’Or, roman | 1 |
La Naufragée, roman | 1 |
L’Amour de Mlle Duverrier, roman | 1 |
RACHILDE | |
L’Hôtel du Grand Veneur | 1 |
ROUQUETTE (Louis-F.) | |
Le Grand Silence Blanc, roman | 1 |
La Bête Errante, roman | 1 |
Les Oiseaux de Tempête, roman | 1 |
L’Ile d’Enfer, roman | 1 |
L’Epopée Blanche, roman | 1 |
VEBER (Pierre) | |
Une Aventure de la Pompadour | 1 |
Archytas Roi | 1 |
La seconde vie de Napoléon, roman | 1 |
Tout mais pas ça, roman | 1 |