Title: Ce qu'il faut lire dans sa vie
Author: Henri Mazel
Release date: December 23, 2022 [eBook #69626]
Language: French
Original publication: France: Mercure de France
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
HENRI MAZEL
ONZIÈME ÉDITION
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
MCMXVII
DU MÊME AUTEUR
JUSTIFICATION DU TIRAGE :
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays y compris la Suède et la Norvège.
1
Un homme d’une quarantaine d’années (c’est la longueur moyenne de la vie) et qui, ayant toujours aimé à lire, fait le compte rapide de ce qu’il n’a pas lu, est frappé d’épouvante. Quoi ! de tant de génies, de tant d’auteurs illustres, il ne connaît rien ! Et probablement ne connaîtra-t-il jamais rien, car avec la quarantaine arrive aussi la lassitude. Les enfants grandissent, les devoirs professionnels s’aggravent, la curiosité d’esprit baisse. Et puis parfois les yeux se fatiguent, la jeunesse est loin sous l’horizon. S’il n’a pas lu les poètes, ce n’est pas à cet âge qu’il les lira. S’il n’a pas ouvert les philosophes, ce n’est pas alors qu’il voudra les ouvrir. Peut-être, s’il a conservé l’amour des livres, prendra-t-il de temps en temps dans sa bibliothèque un classique, ou, en s’apercevant, rouge de honte, qu’il n’a jamais lu Homère ou la Bible, se condamnera-t-il 2 héroïquement à les avaler. Pauvre Bible ! Pauvre Homère ! je parierais bien que pas un Français sur cent, même en ne parlant que des lettrés, ne les a lus !
Et pourtant, comme on a emmagasiné de phrases, à cet âge-là, pour peu qu’on n’ait pas eu horreur de l’imprimé ! Que de journaux, que de revues, que de livres du jour, que de comptes rendus, que d’inutilités ! Avec tout ce temps perdu, on aurait pu connaître plus que ce qu’un honnête homme se doit d’avoir lu chez les siens et chez les autres. Ici, que chacun se rappelle les derniers volumes qu’il a achetés ou empruntés à un ami bénévole. Assurément, quelque roman à mention « vient de paraître », fade repasse à centième eau d’un chef-d’œuvre de Balzac ou de Flaubert qu’il ne connaît peut-être que de titre. Puis quelque recueil d’articles de critique, Études et Portraits ou Essais et Mélanges, bavardage banal sur des médiocres qu’on a raison d’ignorer, ou sur de grands écrivains mais qu’on ignore tout autant peut-être, et que le temps passé à lire justement ce bavardage empêche de connaître. Et encore, quelques Réflexions sur la situation présente ou Considérations sur le temps prochain, divagation aussi vaine, et seulement plus copieuse que les articles de 3 journaux dont tout bon électeur se bourre par douzaine chaque jour.
Oui, comme nous gaspillons le précieux, comme nous dilapidons l’irréparable ! Et qu’il aurait mieux valu aller jouer aux boules que de se gaver la cervelle de tant de niaiseries ! Combien de gros livres dont il ne reste rien ! Combien de revues à répétition (douze, vingt-quatre, cinquante-deux décharges à mitraille par an), revues d’ailleurs réputées, pas de simples magazines, et qui sont d’un vide navrant ! Un jour qu’on s’aperçoit qu’on ne les lit plus depuis quelques mois, on se désole, on s’imagine arriéré, on entasse sur sa table dix ou douze gros in-8, on les dépouille, la plume à la main, et on n’en a pas pour prendre une page de notes. Conclusion : trois ou quatre soirées fébrilement perdues qu’on aurait pu passer voluptueusement à ne rien faire, ou, si le démon de la lecture avait été trop persuasif, à secouer quelques branches fruitières du verger de Rabelais ou à écouter quelques murmures dans la forêt de Platon.
Pour éviter ce néant agité, il suffirait peut-être d’une règle, d’une bande souple traversant la vie et dont on aurait fixé le bout au beau temps de sa jeunesse. Quelqu’un qui, à dix-huit ans, se serait dit : D’ici à la soixantaine, je veux savourer à 4 petites gorgées presque tout ce qui a paru d’exquis ou d’enivrant sur la table de l’esprit humain, et qui aurait dressé à larges services son menu, celui-là se trouverait, à l’heure où, « Tircis, il faut songer à faire la retraite », le type de l’esprit lettré et cultivé tel que l’ancienne France en comptait tant. Et cette hygiène ne lui gâterait en rien son plaisir. Cette armature ne l’ankyloserait pas. Il garderait l’estomac dispos et la démarche légère.
A trois auteurs par an, en moyenne, un peu plus pendant l’adolescence, beaucoup moins aux approches de la vieillesse, on peut ne pas redouter la fatigue. Si l’auteur proposé vous semble se répéter dans une abondance trop facile, ne lisez de lui qu’un ou deux tomes ; s’il vous passionne, laissez-vous entraîner ; on n’en meurt pas pour avoir avalé, en un an, vingt-deux volumes de Saint-Simon ou cinquante de Balzac. Mais l’important est de savoir qu’à telle hauteur dans la vie, on se sera à l’avance invité à s’asseoir à la table de tel grand écrivain. Cela ne vous empêchera pas de l’avoir connu plusieurs années auparavant, et cela ne vous empêchera pas non plus de le repratiquer beaucoup plus tard, si cela vous plaît, mais à tel âge, sauf raison spéciale, vous lui rendrez visite pour faire honneur 5 à votre signature et, neuf fois sur dix, vous en serez très heureux.
Cette dégustation régulière, d’année en année, ne vous interdira pas les extras. Il y a des gésiers robustes qui digéreraient un volume par jour. Ceux-ci pourront dépasser la dose normale, et si leur carte porte, pour tel millésime, Shakespeare, ils pourront ajouter au plat de résistance tous les entremets de ses contemporains, et tous les hors-d’œuvre de ses imitateurs, et toutes les pâtisseries de ses critiques, commentateurs, historiographes, etc. Par contre, les gens absorbés par leurs occupations se dispenseront de lire l’œuvre intégrale du grand Will, mais ils pourront toujours, à un drame par mois, se remémorer une douzaine de chefs-d’œuvre et cela est bon. Entre ces deux doses, un volume par trimestre et un livre par jour, tous les appétits trouveront à s’ordonner.
Je présume, en effet, que les gens dont je parle ne seront pas de purs oisifs, et qu’il leur faudra réserver une bonne part de leur temps à des lectures techniques. Médecin, avocat, ingénieur, officier, prêtre, agriculteur, financier, chacun a toute une littérature spéciale qui le concerne, si riche d’ailleurs qu’il n’aurait pas le temps matériel de la connaître elle-même, s’il voulait noter 6 tout ce qui paraît dans son domaine, ou seulement dans le lopin de terre qu’il y cultive. On sait combien est opulente la bibliographie de la moindre sous-section de partie de science. Je prends donc pour type moyen l’homme qui, ses devoirs de profession accomplis et ses distractions mondaines réservées, peut disposer pour son cabinet de travail de trois ou quatre soirées par semaine ; sur celles-ci, le temps de ses travaux personnels et de ses études techniques mis à part, celui aussi, employé, il le faut bien, à froisser les journaux ou à couper le livre du jour, il peut lui rester de quoi lire, suivant les cas, un livre par huitaine, par quinzaine ou par mois. De douze à cinquante volumes par an, c’est déjà beau quand on les choisit bien. Le choix des livres est chose importante, ces amis fidèles sont aussi de terribles révélateurs. Voulez-vous connaître ce que vaut mentalement un homme ? Demandez-lui quel est le livre qu’il a relu le plus souvent dans sa vie.
Donc, que pourrait-on conseiller à un jeune homme pour lui éviter le gaspillage de temps et d’attention dont on aurait pâti soi-même, quelle « bande souple » un père proposerait-il à son fils sortant du collège vers dix-sept ans ? Un père, je suppose, d’esprit prudent et large à la 7 fois, et qui avouerait que tous les livres ne sont pas à conseiller, mais pourtant qu’il n’est pas nécessaire de consulter à chaque pas les congrégations de l’Index de droite et de gauche. C’est ce que je vais essayer de dire, tout en sachant très bien le peu de chance qu’aura cette bande d’onduler régulièrement à travers la vie, et qu’il faut tenir compte de bien des choses, depuis la course aux diplômes du début jusqu’à la course aux infirmités de la fin.
Pour mettre un peu de clarté dans ce programme de toute une vie, « pensée de jeunesse réalisée dans l’âge mûr », on peut distinguer des stades de sept ans. Le premier, de 18 à 24 ans, accuserait une dominance des poètes et des romanciers. Le second, de 25 à 31 ans serait consacré aux grands poètes étrangers, aux classiques français, aux historiens anciens. Le troisième, de 32 à 38 ans, aux grands poètes antiques, aux politiques modernes, aux vieux chroniqueurs. Le quatrième, de 39 à 45 ans, à nos poètes classiques et à nos moralistes contemporains, aussi aux grands philosophes et aux auteurs de mémoires des siècles derniers. Le cinquième, de 46 à 52 ans, à nos grands penseurs des dix-septième et dix-huitième siècles, aux philosophes anciens, aux récents auteurs de 8 mémoires. Le sixième enfin, de 53 à 59 ans, aux plus hauts esprits religieux.
Le schéma s’éclairera par les exemples. Toutefois on voit déjà que les grandes masses sont réparties d’une façon méthodique. Il y a quatre ou cinq séries parallèles : littérateurs, politiques, historiens, philosophes, écrivains sacrés, mais qui ne s’accompagnent pas servilement. La littérature moderne est abandonnée plus vite que la littérature étrangère et la littérature ancienne plus tôt que la littérature classique. Les histoires, chroniques, mémoires commencent de meilleure heure que les politiques et moralistes, et les philosophes devancent de quelques années les écrivains religieux. La période pendant laquelle la lecture est le moins chargée est, comme de juste, le dernier stade : un seul livre par an. Celle où elle l’est le plus, c’est celle de la quarantaine ; quatre noms à l’année. Tous les autres stades ne comporteront en principe que trois auteurs. Bien entendu, chacun à sa fantaisie bousculera tous ces garde-fous. Pendant le premier stade notamment, au poète annuel on pourra joindre autant d’autres poètes qu’on voudra, et en agir de même avec les romanciers, les dramaturges, les critiques. « Cet âge est sans pitié… »
9 Pour tous les auteurs, j’ai indiqué les éditions les plus faciles à trouver et les moins chères. Il faut penser aux gentilshommes campagnards qui n’ont pas de grandes bibliothèques à leur portée, ou même aux habitants de ces petites villes endormies où les cabinets de lecture sont inconnus. La province, chez nous, a toujours mis le livre très au-dessous d’autres distractions, et souvent on pourrait dire aujourd’hui comme jadis le jeune Racine : « Adieu ville d’Uzès, ville de bonne chère — où vivraient vingt traiteurs, où gémit un libraire. » Les livres les plus simples seront donc préférés. Il ne s’agit pas d’ailleurs de mettre la main sur l’oiseau rare des bibliophiles, ni sur l’édition impeccable des philologues, mais de lire un texte suffisant dans une typographie passable. Sans doute, si l’on peut avoir La Fontaine dans l’édition des Fermiers généraux, on s’en réjouira, mais on le posséderait imprimé « avec des têtes de clous sur du papier à chandelles » qu’on ne l’apprécierait pas moins, je l’espère. La petite Bibliothèque nationale à 0 fr. 25 vulgarise une bonne partie de nos classiques pour quelques dizaines de francs. Il y a d’autres collections non moins plausibles pour leur bon marché et leur variété, celle des livrets à 0 fr. 10 par exemple qu’édite Henri Gautier 10 (ancienne maison Blériot). En Angleterre, la Cassel’s library vous donne pour deux pences un drame de Shakespeare fort agréablement imprimé, ou un livre comme les Héros de Carlyle, un peu dense mais très lisible. On tâchera de ne recourir à ces petites éditions à très bas prix que pour des ouvrages de second ordre qu’il serait trop long de déterrer au milieu d’œuvres complètes ; on n’a pas toujours sous la main les dix volumes de l’abbé de Mably, si l’on veut lire les Entretiens de Phocion, pourquoi ne se les procurerait-on pas pour cinq sols ? ou encore pour de petites anthologies très spéciales ; puisque pour le prix d’un journal, on peut avoir quelques beaux vers provençaux de Mistral, Roumanille, Félix Gras, Aubanel, pourquoi ne s’en gratifierait-on pas ? Mieux vaut admirer tout de suite des fragments comme la Vénus d’Arles, et la Ballade du roi don Pèdre, que courir le risque probable de ne jamais les connaître en se disant : Je me procurerai bien quelque jour, pour les lire en entier, la Miograno entreduberto et le Romancero provençal.
Mais, hors ces exceptions, ou « saulve nécessité », on se servira des volumes à format ordinaire. L’œil s’est tellement habitué à la couleur jaune et à l’in-18 jésus que les autres visages surprennent 11 toujours un peu ; je sais des gens qui n’ont jamais pu se faire à la Bibliothèque elzévirienne, ou aux éditions Lemerre calquées sur elle. D’autant que les classiques sont vraiment à un prix abordable, les maisons qui les éditent laissant leurs volumes de fond à 1 fr. 75 au lieu de 3 fr. 50 ; pour un prix modique vous pouvez avoir tout Montaigne dans les 2 volumes, de chez Garnier, ou dans les 4 volumes plus à l’aise de chez Charpentier ; que peut-on demander de mieux ? Il sera toujours temps, si l’on veut étudier à fond un auteur, de recourir à la précieuse collection des Grands Écrivains de la France de chez Hachette, à 7 fr. 50 le volume ; grâce à elle, un admirateur de Saint-Simon doublera presque son plaisir en le lisant dans l’édition si riche (presque trop) d’éclaircissements et de commentaires de M. de Boilisle. Dans le Manuel de l’histoire de la littérature française, de Brunetière (Delagrave), on recueillera de succincts mais excellents renseignements sur toutes ces questions bibliographiques. Pour les modernes, au fur et à mesure qu’ils tombent dans le domaine public, l’aspect de leurs œuvres s’améliore. Pendant longtemps on n’avait des Mémoires d’outre-tombe que l’imprimé mastoc, fautif et haché à la feuilletonne par Girardin, de la maison Furne ; 12 maintenant Garnier vous offre l’édition parfaite de M. Edmond Biré. Balzac, de même, ne pouvait se lire que dans l’édition vieillie de Calmann, ou dans le petit texte à deux colonnes, si fatigant à l’œil, de l’éditeur Michel Lévy, aux illustrations inégales et mal tirées ; maintenant les éditions se multiplient ; il finira bien par en naître une pleinement satisfaisante. Quand Baudelaire aura la cinquantaine posthume, un éditeur se trouvera assurément qui débarrassera ses Fleurs du mal des coquilles et coq-à-l’âne que la maison de la rue Auber perpétue religieusement dans ses tirages, ainsi le début du Rêve parisien : « De ce terrible paysage — tel que jamais mortel n’en vit, » qui continue à être travesti : « De ce terrible paysage — que jamais œil mortel ne vit… »
Pour les traductions, la question est plus complexe ; il n’est pas indifférent de lire Homère dans Bitaubé ou dans Leconte de Lisle. Encore moins, pour un bilingue, de prendre la Bible anglaise de Tyndale ou la Bible française de Lemaistre de Sacy. Au fur et à mesure, nous nommerons les traducteurs qui semblent à préférer. A défaut d’indication contraire on s’en tiendra aux volumes habituels des bons éditeurs. Pour les livres d’histoire ou de philosophie, les traductions sont, en général, suffisantes et je ne m’en préoccuperai 13 que rarement ; mêmes si elles laissent à désirer, elles n’en rendent pas moins service, un peu comme ces cartes fautives qui sont pourtant utiles aux voyageurs.
Avant tout, donc, il sera utile de faire venir quelques catalogues de grandes maisons d’édition, ou même de collections dites populaires, et d’avoir ainsi les formats et les prix de tous les livres qu’on va se voir proposer. Excellent aussi de se procurer, avant même ces catalogues, quelques bibliographies, non peut-être les savants répertoires Lorenz, Brunet et Guérard, encore qu’ils soient indispensables au moindre chercheur, mais par exemple la Bibliographie de l’Histoire de France jusqu’en 1789, de G. Monod (Hachette) qui, en un volume, donne, méthodiquement classés et suffisamment hiérarchisés, les titres de près de 5.000 ouvrages. Comme il serait à désirer qu’il existât parallèlement une Bibliographie de l’antiquité, une de notre Histoire contemporaine, une enfin, à très grands traits, de l’Histoire générale de l’Europe ! Mais déjà ce sont là outils de travail et non instruments de culture d’esprit. Or ce que nous voudrions faire justement ici, c’est non pas le répertoire intégral des grandes œuvres de tous les siècles, mais ce qu’au temps jadis on aurait pu appeler le Catalogue 14 des livres d’une personne de goût, ou la Bibliothèque d’un honnête homme. Mettons, pour sacrifier à notre mauvais goût à nous : Ce qu’il faut avoir lu dans sa vie.
Fantaisie, dira-t-on, mais bien d’autres avant moi s’y sont laissés aller, et point les premiers venus. Auguste Comte a pris la peine de dresser pour la Bibliothèque positiviste la liste des chefs-d’œuvre de l’esprit humain, et sir John Lubbock a, lui aussi, écrit un livret qui obtint grand succès en Angleterre, sur les Cent meilleurs livres (The hundred best books). Il ne se passe pas d’année que quelque journal, au moment des vacances, ne propose à ses abonnés un « jeu d’esprit » de ce genre. Je pourrais donc, s’il en était besoin, m’abriter derrière ces diversement illustres devanciers.
Est-il besoin d’ajouter que tout, en cette causerie, ne sera donné qu’à titre d’exemple, et sans aucune prétention au complet ? Vouloir épuiser la matière serait aussi vain en littérature qu’en n’importe quoi. Et puis quelle étrange idée que de chercher à lire tout ce qui a été écrit sur un sujet ! C’est quand on s’est frotté un peu d’érudition qu’on sait en quoi, le plus souvent, elle consiste : à ne connaître les livres que de dos ; pas même, à avoir lu leurs titres sur des catalogues. 15 En vérité le garçon de salle qui époussette les reliures fauves ou mordorées le long des rayons est bien supérieur à tel racorni bibliographe, car il connaîtra un peu de l’âme des livres, à voir leurs tailles, leurs costumes, leurs tatouages, alors que l’autre ne saura de ces peaux rouges que les noms, c’est-à-dire moins que rien. Quand je citerai tel ouvrage, surtout d’histoire ou de sociologie, ce sera sans doute un livre dont j’aurai droit, l’ayant lu, de parler, mais non de le dire l’unique ou même le meilleur ; plusieurs autres lui seront peut-être préférables, mais ces autres, je ne les connais pas.
Aurai-je eu tort, en ce cas, de ne pas les connaître eux aussi avant de parler de leur confrère ? C’est ce que les érudits diront, peut-être avec dédain ; mais quoi ! il y a autre chose sur terre que du noir sur du blanc ; et les livres, comme les pièces d’or, sont de bons serviteurs et de mauvais maîtres. Ce sont aussi, me direz-vous, d’excellents amis ; parfait, mais l’amitié exclut la cohue. Et puis ce ne sont pas nos seuls amis. A ne jamais sortir des bibliothèques, il vaudrait mieux n’y jamais entrer. Les champs du bon Dieu sont plus féconds que les alvéoles du columbarium livresque. Invenies aliquid amplius in silvis quam in libris, a dit saint Bernard, qui ne 16 prévoyait pas, certes, qu’un seul numéro du Petit Journal mangerait pour son papier 170 arbres, le misérable ! Un homme aussi vaut mieux qu’un traité. « Mieux vaut lire dix passants que cent volumes, » disait lord Chesterfield. La vie, tout est là. Il faut ne considérer les livres que comme des adjuvants de sa propre existence. Sinon, ce serait le mot terrible : « Laissez les morts ensevelir les morts », qu’il faudrait jeter sur eux d’un coup de pelle.
17
Le premier stade va de 18 à 24 ans. C’est l’époque de la vie d’étudiant. Pas de lectures trop sérieuses qui détournent le jeune homme de ses études de faculté, donc uniquement des poètes, des romanciers et des auteurs de théâtre. Il faut se hâter de lire les poètes. A 18 ans, on se jette sur eux et on ne veut lire qu’eux ; puis, d’année en année, ce beau zèle se ralentit. Que de gens qui ont adoré Hugo ou Musset, et qui, doublé tel cap, n’ouvrent plus un volume de « lignes inégales ». Déjà, dans le programme que j’esquisse, je remplace à 24 ans le poète en vers par un poète en prose, Balzac. C’est le moment, entre la sortie de la faculté et l’établissement professionnel, où l’on peut trouver le temps de lire d’affilée le demi-cent de volumes de la Comédie humaine.
18
Voici les sept poètes, précédés chacun d’un chiffre qui dit l’âge du lecteur, disposition commode et que l’on gardera tout le temps : 18, Lamartine ; 19, Alfred de Musset ; 20, Victor Hugo ; 21, Henri de Régnier ; 22, Baudelaire ; 23, Alfred de Vigny ; 24, Balzac. Cet ordre, nullement chronologique, voudrait suivre l’âme probable du jeune homme. Lamartine plaît davantage aux adolescents encore purs, et Musset est le poète des premières fougues ; Henri de Régnier et Victor Hugo personnifient la jeunesse dans sa plénitude. Vigny et Baudelaire demandent plus de gravité ; ce sont les poètes de l’automne, celle de la jeunesse, sinon celle de la vie.
Les Méditations et les Nouvelles méditations, les Harmonies, Jocelyn et la Chûte d’un ange, la poésie de Lamartine tient dans ces cinq volumes. Qu’on ne s’étonne pas, une fois pour toutes, de ce mélange de littérature et de statistique. Il ne s’agit pas d’indiquer devant quoi « il faut faire le brouhaha », mais de savoir si on aura le temps de le faire en connaissance de cause, ou encore, de décider, n’ayant qu’un nombre trop restreint d’heures à donner à la promenade, par quel coin de parc ou quelle salle de musée on commencera. Les œuvres complètes de Lamartine tiendraient une centaine de volumes, dont aucun 19 n’est méprisable. Même dans le Cours familier de littérature, même dans l’Histoire de la Restauration ou dans l’Histoire de la Turquie, il y a, je veux le croire, des pages merveilleuses. A plus forte raison dans les Girondins ou dans la Correspondance. Quel pur joyau que cette « Prière pour une servante » que Jules Lemaître dessertit, un jour, je ne sais de quel tome oublié : « Mon Dieu, faites-moi la grâce de trouver la servitude douce », etc., et comme la joie de découvrir de telles beautés vaudrait la patience de compulser, page à page, d’autres volumes encore que ceux de Lamartine !
Si possible, on le lira donc tout entier ; à 18 ans que ne lirait-on pas ! A faire une sélection dans ses œuvres de prose, il faudra commencer par Graziella, Raphaël, le Tailleur de pierres de Saint-Point, et continuer par les Confidences, le Manuscrit de ma mère, le Voyage en Orient. Tout cela, prose et poésie, ne fait guère qu’une douzaine de volumes. Pour celui qui, tout à ses « travaux pratiques » de médecine ou à ses « conférences » de droit, trouverait que c’est encore trop, indiquons, mais à regret, ce qu’il faudrait à tout prix sauver du sacrifice : les Méditations et Jocelyn. Trois volumes à peine, on serait inexcusable de ne pas les avoir lus. Qu’un jour d’automne, on emporte Jocelyn à la campagne et qu’on le lise, seul, au murmure du vent, sous les arbres pleurant leurs feuilles mortes, 20 car pour de tels livres le cabinet de travail n’est pas assez solitude. Et dans les Premières méditations, que nul ne néglige de lire le poème qui leur est habituellement joint, la Mort de Socrate. Un dernier conseil pour ces lectures : prenez de préférence une vieille édition ; les plus récentes, où chaque poésie est accompagnée d’un « commentaire » sont fâcheuses de par cette glose perpétuelle qui rompt sans cesse le charme poétique, et fait à chaque pas sous le bel Apollon adolescent apparaître le Saturne vieilli et attristé, un Lamartine presque gêné par ses anciens enthousiasmes religieux, royalistes, ou poétiques même, puisque ses commentaires consistent presque toujours à expliquer comment ses vers furent griffonnés à la hâte et sauvés au hasard par un ami qui en avait gardé copie.
Alfred de Musset n’a que deux tomes de poésies. Personne qui ne les ait dévorés, je crois. Qu’on ne manque pas de leur joindre les trois volumes de théâtre. Musset est autant dans On ne badine pas avec l’amour ou Il ne faut jurer de rien que dans Rolla ou les Nuits. Et même une partie de son œuvre en vers, tout ce qui est postérieur à 1841, ne vaut plus grand chose, alors que, jusque dans Carmosine, on trouve des passages exquis. Souple génie qui trouva moyen, tout en étant le plus français des Français, de s’incarner le daimon mélancolique d’Hamlet dans Lorenzaccio et de se teindre une 21 âme toute allemande dans le premier acte de Fantasio ! Sans doute on voudra encore, bien que le livre soit surfait, lire la Confession d’un enfant du siècle et, une fois la curiosité éveillée, peut-être se lancera-t-on, on aura tort, dans les pièces du dossier de Venise, Elle et lui ! Lui et Elle ! On voudra entendre les parties elles-mêmes ; lettres d’Alfred, lettres de Georges, et même Souvenirs du bon Pagello, et ensuite les avocats Paul de Musset, Mme Colet, et enfin les plaidoiries des épigones pour ou contre les Amants de Venise. Et en pensant à cette triste aventure, et à celles des autres grands poètes romantiques, on se dira qu’ici du moins Lamartine l’emporte sans conteste, et que son Elvire est autrement lumineuse que la George de Musset, la Dorval de Vigny, la Juliette de Hugo, la Duval de Baudelaire.
Musset intégral tient en dix volumes, et Musset essentiel en cinq ou six, car les Contes et Nouvelles ne sont pas indispensables. Mais Victor Hugo, même le Hugo nécessaire, en combien de volumes tient-il ou ne tiendra-t-il pas, car tout n’est pas encore publié ? Et sur soixante volumes, pas un — ceux de politique à part — qui puisse être négligé ! Jusque dans l’Ane, des tours de force à vous faire braire d’enthousiasme comme hennissait Des Esseintes aux Chansons des Rues et des Bois. Jusque dans les broutilles de Littérature et philosophie 22 mêlées des pages étonnantes de verve, d’esprit ou de force. Pourtant, il faut bien penser à ces malheureux « gens pressés », douleur et fléau de notre siècle, qui n’ont le temps de lire — même de Hugo — qu’une douzaine de volumes. Que faudra-t-il sacrifier entre tant de chefs-d’œuvre ? A la question ainsi posée on ne répondra jamais. Alors, à la renverse, que sauvera-t-on, tout d’abord ? les Orientales, les Feuilles d’Automne, la première Légende des siècles, les Chansons des Rues et des Bois, la Fin de Satan, Dieu, voilà pour la poésie. Hernani, Ruy Blas, les Burgraves, voilà pour le théâtre. Notre-Dame de Paris et les Travailleurs de la mer, voilà pour le roman. C’est le cas de redire ici le « J’en passe et des meilleurs ». Mais déjà nos douze volumes sont loin. Alors finissons, puisqu’il est entamé, le second douzain : les Contemplations, les Châtiments, l’Année terrible, l’Art d’être grand-père. Pour la prose, la Préface de Cromwell (édition curieuse de Souriau, chez Lecène), William Shakespeare, les Lettres à la fiancée, Quatre-vingt-treize. Et il reste encore, pour un troisième douzain, fatal, les Misérables !
Résignons-nous donc à quelques clairières dans la silve aux cent arbres. D’autant qu’avec un homme tel que Hugo, il faut bien réserver une toute petite place aux éclaircissements. Lamartine et Musset n’ont guère besoin de commentaires, mais Hugo ! Plus la forêt est touffue, 23 plus le forestier est utile. Pour la biographie, on recourra aux cinq volumes d’Edmond Biré : Victor Hugo et la Restauration, etc. (Perrin) ; et si le poète n’en sort pas toujours à son avantage, on ne s’en prendra pas au biographe. Pour la critique, consultez, si vous les avez sous la main, et par simple curiosité, les articles exaspérants de Gustave Planche dans la Revue des Deux Mondes, ou le Dictionnaire des métaphores de Victor Hugo qui vous donne envie de le refaire complet, et de préférence aux critiques des professionnels, les deux très curieux volumes de Renouvier, Victor Hugo le poète, Victor Hugo le philosophe (Colin), celui-ci surtout où l’on a joie à voir un « autorisé » rendre justice à un génie philosophique que quelques sottises politiciennes auraient dû ne pas faire méconnaître.
Henri de Régnier au sortir de Victor Hugo, Lamartine n’étant pas encore bien loin à l’horizon, on ne sera pas trop dépaysé. La poésie de Tel qu’en songe ou du Salut à l’étrangère semble avoir jailli au confluent des Méditations et de la Légende des siècles. L’œuvre — qui se continue — du poète contemporain, n’étant pas encore trop volumineuse, peut se suivre en entier. A faire un choix, on élira les Poèmes anciens et romanesques et qui les a lus dans les deux éditions successives, s’amusera à comparer les retouches qui clarifièrent le primitif sibyllin : « Les sables qu’être roux sont leurs seules automnes », par exemple 24 devenus : « Les sables roux qui d’eux ont leurs seules automnes ». Mais on ne s’en tiendra pas là, et on assistera encore, à tout le moins, aux Jeux rustiques et divins. Cela ne fait que deux volumes de vers. Quel jeune homme, « ayant l’âme un peu bien située », trouverait que c’est trop ? Comme prose, la Canne de jaspe d’abord ; c’est un des plus précieux écrins de notre littérature, et, parmi les joyaux qui y reluisent, « le Trèfle noir », un des plus étranges, et des trois gemmes qui le composent, « Hertulie ou les messages », une perle-fée. Ajoutez, pour varier, un volume de critiques, Figures et Caractères. Et cela ne fait que quatre petits, en somme, livres in-18 (Mercure de France).
L’œuvre en vers de Baudelaire n’exigea qu’un volume. Le moins métromane des hommes serait donc sans excuse de ne pas en faire le tour. L’édition Calmann-Lévy est d’un négligé regrettable, mais elle contient la riche étude de Théophile Gautier, en préface, et en appendice quelques bonnes pages de Barbey d’Aurevilly. Les Épaves sont aujourd’hui de rencontre assez fréquente sur l’océan des livres ; il est probable qu’on voudra les sauveter, bien qu’à l’exception d’une pièce ou deux, Lesbos et Femmes damnées, elles n’ajoutent pas grand’chose à la gloire poétique du maître. Par contre les Poèmes en prose sont à comparer au très précieux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand (Mercure) ; à lire aussi 25 les Paradis artificiels dans le même volume, et encore les Curiosités esthétiques et l’Art romantique. On laissera de côté, mais à portée de la main, vous verrez tout à l’heure pourquoi, sa traduction de Poe. Cela ne fait qu’une demi-douzaine de livres environ.
Alfred de Vigny n’en a pas autant. Un volume de poésie, un de théâtre, un de notes personnelles, trois romans, et ces six volumes s’obtiennent pour quelques francs chez leur éditeur. Quel homme serait assez prosaïque pour, s’il ne les a pas encore, ne pas les acquérir sur-le-champ ? Il y a d’autres grands poètes qu’on sait qu’on ne relira guère. Vigny, lui, est un compagnon fidèle. A de certains jours, le besoin est irrésistible de revoir la Mort du loup ou la Colère de Samson. Et le prosateur n’est pas moindre. Conçoit-on un officier qui n’ait pas lu Servitude et grandeur militaire, ou un écrivain qui ignore Stello ? Je me défierais encore d’un jeune homme qui ne connaîtrait pas Cinq-Mars, et je me détournerais de celui qui, en lisant le Journal d’un poète, ne murmurerait pas : Voilà mon journal à moi aussi ! Beau et triste livre où, à chaque page, chatoie quelque orient douloureux : « L’honneur, c’est la poésie du devoir. » Ou encore, « L’amour est une bonté sublime. Aimer, inventer, admirer, voilà ma vie. » Ce journal n’est d’ailleurs qu’un faible extrait du grand mémorial de Vigny ; c’est Ratisbonne qui fit le choix posthume ; 26 on s’étonne qu’Alfred de Vigny ait choisi pour exécuteur testamentaire ce versificateur puéril que la famille du poète, dès le jour de l’agonie, dut « rappeler aux convenances ».
Enfin Balzac dont il faut faire l’ascension jusqu’au bout. « Marche ou crève ! » On ouvrira un volume de la Comédie humaine, n’importe lequel, et si la lecture en est un peu pénible, celle du tome qu’on prendra ensuite semblera aisée, et le livre suivant se dévorera, et le dernier sera exterminé avant, certes, la fin des douze mois. L’on comprendra alors que MM. Christophe et Cerfbeer aient publié un Répertoire alphabétique des personnages (il y en a plus de mille) de la Comédie humaine ; et l’on regrettera que M. Barière, au lieu de rédiger un volume de résumés, qui ne dispenseront personne, j’espère, de lire le Maître, n’ait pas dressé une chronologie historique des événements racontés, ou une table philosophique des principales idées de l’œuvre. Ces détails bibliographiques sont utiles. Balzac est un monde, et quand on parcourt un monde, on est excusable de demander un guide. On recourra donc, et sans oublier les travaux critiques de M. de Spoelberch de Lovenjoul (Autour de Balzac, 1 volume, C. Lévy), pour les détails, à Edmond Biré (H. de Balzac, 1 volume, Garnier), pour les confidences, au maître lui-même (Lettres à l’Étrangère, et autre Correspondance), pour le jugement d’ensemble à l’admirable prévision de Taine dans les 27 Essais de critique et d’histoire (Hachette). Maintenant, faut-il penser à ceux qui reculeront devant l’œuvre intégrale, même devant la seule Comédie humaine, allégée des Œuvres de jeunesse, des Œuvres diverses, de la Correspondance, du Théâtre, quoique Mercadet soit là, des Contes drôlatiques pourtant si savoureux ? Oui, puisque j’écris ces pages justement pour eux, un peu dans l’intention traîtresse de les allécher en ne leur indiquant que deux ou trois volumes et les induire en un goût irrésistible de lire tous les autres. M. Marc Legrand mena un jour dans la Revue d’Europe (septembre 1900) une de ces enquêtes à la mode : Que restera-t-il de Balzac ? Et les avis furent divers et curieux, chacun répondant suivant ses goûts ; mais pourrait-on répondre autrement ? On ne verra donc, dans l’ordre que je vais suggérer pour la lecture à l’essai de la Comédie humaine, qu’une impression personnelle, et sans rien de canonique : Avant tout la Recherche de l’Absolu. Puis Louis Lambert, Séraphita, le Chef-d’œuvre inconnu. Ensuite les Parents pauvres, le Curé de Tours, les Employés. Encore le Lys dans la vallée, le Colonel Chabert, l’Interdiction… Je m’arrête parce que tout y passerait, et tout y passera si on a lu les huit ou dix volumes que j’ai indiqués.
Revenons aux poètes. Quand l’Alighieri descend aux Enfers, il a pour guide Virgile, mais 28 à quelque distance, une autre ombre, pure quoique moins lumineuse, les accompagne. Un grand poète n’a jamais loin de lui son Stace. On sera donc en droit de doubler le sixain déjà dit d’une série parallèle, de plusieurs même, si l’on veut, que ne doublerait-on pas entre 18 et 24 ans ! De Lamartine on rapprochera le divin André ; d’Alfred de Musset, le bon Théo ; de Hugo, qui ? mettons Auguste Barbier, le poète des Châtiments n’aurait pas dit non ; d’Henri de Régnier, son frère d’armes, Vielé ; de Baldelarius, Verlanus nepos ; d’Alfred de Vigny cet autre amer Leconte de Lisle. Sera-ce assez ? Oui, pour les uns. Non, pour les autres. Mais comme ces autres, les amants des beaux poèmes, sont ceux qui nous sont chers, nous leur faciliterons la volupté du Beau.
Pour André Chénier on ne prendra pas l’édition Henri de Latouche, car on courrait risque de rendre à André ce qui est à Henri ; mais l’édition Becq de Fouquières (2 volumes, Charpentier) ou l’édition Gabriel de Chénier (2 volumes, Lemerre). Je préfère entendre gronder dans les Iambes vengeurs le nom de Fouquier lui-même plutôt que ce Bavus qui le dissimulait. Dire, grand Dieu ! qu’il y a encore de tristes âmes pour admirer « dans leur fange — ces bourreaux barbouilleurs de lois ! » Pauvre André, lui qui ne voulait pas « que des pontifes saints autour de son cercueil — de leur chant lamentable accompagnent son ombre » ; il a été servi à souhait ; mais, hélas, ce n’est pas « achevant 29 de Vénus les plus doux sacrifices » que son âme « s’envola sans effort, et ne le sentit pas ». Chassons ces tristesses en relisant les douces Idylles et les tendres Élégies. « Riez, amis, nommez ma fureur insensée ; — vous n’aimez pas, et j’aime, et je brûle, et je pars — me coucher sur sa porte, implorer ses regards… » Pourquoi n’avons-nous pas une miniature de cette charmante Camille ? Était-ce bien Mme de Bonneuil ? Peut-être vaut-il mieux que nous la rêvions à notre guise. Du moins si elle fit souffrir le poète, ce ne fut pas comme cette frivole « jeune captive » au moment où venait « le messager de mort, noir recruteur des ombres — escorté d’infâmes soldats… ».
Mais, autour de Chénier, qui rangerons-nous pour faire cortège à Lamartine ? Peut-être quelques petits poètes du dix-huitième siècle, tels que ce Parny de qui l’influence n’est pas insensible, dit-on, dans les Premières Méditations. Plutôt quelques poètes du début du siècle suivant dont on trouvera les fleurs conservées dans les Anthologies, si on recule devant la fatigue de butiner dans trop de jardins : l’Élévation de M. de Fontanes, où M. de La Harpe désignait, de son petit index, les vingt plus beaux vers de la littérature française… « Où sur des harpes d’or l’immortel Séraphin — aux pieds de Jéhovah, chante l’hymne sans fin. » (On devait voir bientôt mieux que ça) ; la Chute des feuilles, de Millevoye ; 30 la Prière du soir à bord d’un vaisseau, d’Esmenard ; le Crépuscule, de Chênedollé ; les Limbes (pas mal du tout, ma foi : « Comme un vain rêve du matin — un parfum vague, un bruit lointain — c’est je ne sais quoi d’incertain — que cet empire… »), de Casimir Delavigne ; l’Ange et l’enfant, de Reboul ; la Fermière, d’Hégésippe Moreau ; mais surtout vous n’oublierez pas ceux qu’on pourrait regarder comme les vrais Lamartiniens, Brizeux, dont la Bretagne — O terre de granit recouverte de chênes — garde fidèlement la mémoire, et ce Victor de Laprade, un peu obscurci aujourd’hui, mais dont devrait survivre un noble poème, Psyché.
Au calvacadour Musset j’ai donné pour écuyer Théophile Gautier. Quoique fondateur plus tard du Parnasse, son nom mérite, de préférence aux vagues Pétrus Borel et Philothée O’Neddy, de personnifier le clan des premiers romantiques. La Comédie de la mort, Albertus, les Émaux et Camées sont à lire à l’abord, ce n’est que la valeur d’un volume. Mais si l’on aime les vers brillants de ce « parfait magicien ès lettres françaises », comme le qualifiait Baudelaire, on achèvera le reste qui équivaut à deux autres. Reste la prose. Tout peut-être serait à connaître ici, mais las ! combien de milliers de pages cela ferait-il, et combien d’in-8o faudra-t-il, si quelque jour on entreprend l’édition complète de tout ce qui coula de cette plume féconde ? Sélectons, 31 puisque c’est de nécessité. En première ligne le Roman de la Momie, le Capitaine Fracasse, Mademoiselle de Maupin, trois œuvres diversement remarquables. Ensuite, si l’on désire être documenté à fond sur le bon Théo, les autres Romans et Contes, goguenards ou non, les Voyages, aussi le Collier des jours de sa fille Judith. Pour voir vivre « le poussah torpide » mais parfois tonitruant, les conversations du dîner Magny bruissent dans le Journal des Goncourt.
Et avec Gautier tous les romantiques du corps de bataille, pour qui suffiront peut être les Recueils de morceaux choisis (Anthologie du dix-neuvième siècle, par exemple, 4 volumes, Lemerre), où l’on trouvera le Sonnet d’Arvers, l’Ode à la rime, d’Amédée Pommier, et autres pièces caractéristiques. Dans cette foule des poètes chevelus aimant à « boire l’eau des mers dans les crânes des hommes », faudra-t-il faire une bien large place à Sainte-Beuve ? Que ceux qui goûtent les Consolations ou les Pensées de Joseph Delorme répondent. Peut-être le vers de lui qui vaincra l’oubli sera celui où il sembla se peindre lui-même : « Un poète mort jeune à qui l’homme survit ». Mais pour jeune qu’on meure, il est déjà beau d’être né. Enfin, puisqu’il s’agit de caracoler sur la piste d’Alfred de Musset, où Sainte-Beuve se voyant sera tout de même un peu surpris de l’aventure, n’oublions pas cet autre Alfred, cet 32 André Van Hasselt qui « lui ressemblait comme un frère ».
L’année suivante, Barbier seul, ai-je dit. Victor Hugo n’a pas encore désencombré le monde. Il est vrai que tout Barbier tient dans les Iambes, et peut-être tous les Iambes dans « l’Idole », et « l’Idole » elle-même dans l’apostrophe : « O Corse aux cheveux plats… » Ne condensons donc pas trop pourtant. Barbier a eu son heure de fanfare, qu’on l’écoute jusqu’à la dernière note, depuis la « Curée » dont le début a vraiment autant d’allure que « l’Idole » : « Oh ! lorsqu’un lourd soleil chauffait les grandes dalles… » jusqu’à Il Pianto même où se lira quelque beau morceau : « Dors, oh dors, Orcagna… » Deux petits recueils, un moyen volume, l’espace d’un matin, le jaloux Hugo nous le pardonnera… peut-être.
Nul ne s’étonnera de voir Vielé-Griffin accompagner Henri de Régnier. Ce sont les Dioscures du Symbolisme. Celui-ci est à celui-là ce que… mais la mode des parallèles est défunte. Bien que ce soit s’exposer à de réels dangers, si âpres sont les Vespuces, osons dire que c’est Vielé qui a été le Christophe Colomb de ces terres nouvelles que notre poésie s’annexa vers 1885 ; c’est lui qui inaugura le vers libre, la laisse rythmique à molles assonances ; il fut, depuis Ronsard, le plus grand créateur de formes poétiques de notre littérature et c’est justice que son nom soit mis 33 en belle lumière. Son œuvre tient déjà une demi-douzaine de volumes, et elle se poursuit. Qui ne peut la lire tout entière doit prendre, du moins, ses premiers Poèmes et Poésies où se trouve cette pure merveille « la Chevauchée d’Yeldis » (Mercure de France).
Et avec Vielé-Griffin et Régnier ondulera, chatoiera, poudroiera et symphonera toute la cour de la Muse symboliste. Elle fait déjà noble figure dans l’histoire qui se cristallise. Toute cour a ses bouffons, comme toute école ses grotesques. Ceux de cette récente période s’effacent peu à peu, et ce ne sont plus que les justes œuvres qui rayonnent : les Poèmes (surtout les Petits poèmes d’automne), de Stuart Merrill, le Jardin de l’Infante, d’Albert Samain, les Poèmes, de Verhaeren, Une belle Dame passa, d’Adolphe Retté, le Pèlerin passionné, de Moréas, les Vitraux, de Laurent Tailhade, les Poèmes, de Le Cardonnel, et bien d’autres que je devrais citer, mais l’insuffisante chose qu’un sec défilé pour des poètes, et qu’on trouvera — pas tous malheureusement — dans les Poètes d’aujourd’hui, de Van Bever et Léautaud (Mercure de France). Si l’on voulait avoir une idée complète du mouvement poétique pendant les années 1890-1894 — la plus riche floraison de vers, je crois, que nous ayons eue depuis celle de la Restauration, et qui fut, comme celle-ci, desséchée par les bouffées de la politique — il faudrait recourir aux revues d’art et de littérature 34 de cette époque : le Mercure, l’Ermitage, la Plume, bien d’autres encore où flamba tant d’enthousiasme. Le Parnasse fut loin de présenter une pareille « période d’assaut et d’irruption ». Prosodie, langue, vocabulaire, syntaxe, doctrine, tout fut alors renouvelé, et assurément bouleversé. Par suite de ce mélange des genres, entre le poète en vers et le poète en prose le passage, chez les symbolistes, est facile. Au besoin le Roman de Louis XI, curieux homme, de Paul Fort, le jalonnerait. Et dans ce nouveau domaine, ce sont d’autres noms à citer : les Reposoirs de la procession, de Saint-Pol-Roux, En décor, de Paul Adam, Sixtine, de Remy de Gourmont, Paludes, d’André Gide, ou encore de ces nouvelles qui donnent en raccourci tout un écrivain : la Panthère, de Rachilde, la Croisade des enfants, de Marcel Schwob, les Bains de Bade, de René Boylesve, Ubu roi, de Jarry ; mais déjà nous voici au théâtre. Le symbolisme a aussi le sien. Qu’indiquer ? Avant tout Maeterlinck au complet, toute une série de chefs-d’œuvre qu’enfin la musique — los à elle ! — a révélés au grand public, et aussi l’Arbre, de Claudel, ou Morteville, de Pottecher, ou les Cuirs de bœuf, de Polti, ou l’Hérésiarque, de… Mon Dieu qu’allais-je dire ?
Verlaine est assurément aussi personnel que Baudelaire, mais l’un et l’autre sont apparentés. Un catholicisme, d’ailleurs d’un goût étrange, 35 les rapproche. Après le volume des Fleurs du mal, on lira donc les six ou huit volumes de l’œuvre verlainienne (Vanier). La maison Charpentier a bien donné un Choix de poésies en 1 volume dont pourront se contenter les simples dilettantes, les plus belles pièces s’y trouvant, notamment les admirables tercets, « O mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour… » et les non moins étonnants sonnets, « Mon Dieu m’a dit : Mon fils, il faut m’aimer. Tu vois… » Mais on fera un petit effort dont on sera bien récompensé en lisant l’ensemble où le pauvre poète s’est révélé tout entier avec ses exquisetés et, hélas, avec tout le reste. Grand enfant qui, toute sa vie, joua avec le sérieux. François Villon, soit ; mais Villon ne mettait pas le parallèlement jusque sur le titre de ses livres. Mettons que ce ne fut là que gaminerie, et ne doutons pas qu’à l’heure suprême il ne se soit endormi réconcilié avec « la Rose immense des purs vents de l’Amour » ; son service funèbre coïncidant avec la veille de je ne sais quelle fête carillonnée, les cloches de Saint-Étienne, à la fin de l’absoute, s’éveillèrent et chantèrent la délivrance du Pauvre Lélian. On lira donc de lui tout si on n’a pas l’âme sévère, et il ne faudrait pas l’avoir ; si toutefois on l’a, Sagesse, d’une part, Fêtes galantes, la Bonne Chanson et Romances sans paroles, d’autre part, la valeur de deux volumes.
Autour de Verlaine, et pour continuer à faire 36 honneur à Baudelaire, se grouperont ceux que Verlaine lui-même a appelés les « poètes maudits » et aussi ceux qui s’appelèrent, un peu faute à lui, les « décadents ». Les Poésies complètes, d’Arthur Rimbaud, viennent d’être éditées en 1 volume (Mercure) ; celles de Jules Laforgue aussi ; on joindra à celles-ci les Moralités légendaires. De Corbière, ce que tiennent les Anthologies sera, je crois, suffisant. Puisque Mme Desbordes-Valmore a été, je ne sais trop pourquoi, rapprochée d’eux, on prendra ses Poésies (Charpentier) dont quelques-unes ont un accent si pénétrant. Le moment alors sera bon pour connaître aussi Gérard de Nerval (1 vol., Mercure), qui, quoique de la génération de Hugo, a plus de rapports avec celle de Verlaine. Sur les « décadents » un livre devrait être écrit qui nous donnât quelques spécimens des excentricités alors commises, sans qu’il fût nécessaire de recourir aux plaquettes.
Dans tous les cas, ne doit pas être négligé le « florilège » que Stéphane Mallarmé a publié sous le titre Vers et Prose, chez Perrin. Il faut une heure pour lire ce mince volume et plusieurs semaines pour le comprendre. D’autant que l’édition est fautive, et que le vers déjà clair-obscur, « S’il a du talon nu touché — quelque gazon de territoire », devient tout à fait ténébreux quand talon est remplacé par talent. On s’attellera donc à Mallarmé comme on ferait à Lycophron ou à 37 Euphuès, et ce genre de version française ne sera pas infécond en agréments. Pour s’aider, le fervent consultera diverses gloses d’ailleurs malaisées à trouver, ou parfois même, elles aussi, à comprendre ; une, fort secourable, se trouve dans le recueil d’articles que Teodor de Wyzewa publia sous le titre, Nos Maîtres, chez Perrin.
Enfin Leconte de Lisle fraternisera avec Alfred de Vigny. Ce furent deux nobles âmes à qui on n’aurait souhaité, chez Vigny, qu’un peu plus d’indulgence pour son temps, chez Leconte de Lisle un peu plus d’amour pour ses contemporains. Il leur a manqué ce qui a manqué à tous les stoïciens : quelques gouttes de cette tendresse qu’ont eue les Verlaine et les Villon, et qui les a faits chrétiens, alors que Vigny et Leconte de Lisle ne le sont pas, l’un, à la façon de Sénèque, l’autre, à la façon hélas de M. Pelletan. Mais « laissons ce discours » et laissons aussi l’Histoire populaire du Christianisme ; ce mince livret n’ajoute rien à la noble gloire du poète qu’exaltent les Poèmes barbares, les Poèmes antiques et les Poèmes tragiques. Le lecteur commencera par les premiers, sans trop s’étonner, dès le début, de l’orthographe Qaïn qui fut d’abord Kaïn et qui aurait tout aussi bien pu être Caïn comme chez Hugo ; mais il tâchera d’aller jusqu’aux derniers ; il n’y a peut-être pas dans notre langue de vers plus pleins que ceux des Erynnies. Malheur à celui qui ne les a jamais lancés 38 à pleine voix et en pleine campagne, par un beau crépuscule !
Et ceux qui voudront honorer le chantre de « Moïse » et celui de « Klytaimnestra » ne le pourront mieux faire qu’en communiant avec les autres servants de la forme impeccable et impassible, vous devinez les Parnassiens. Ils furent une multitude. Le Parnasse contemporain contient une cinquantaine de noms. Mais déjà ce bataillon sacré s’éclaircit dans nos souvenirs, comme s’éclaircira la cohorte, qui nous semble encore si dense, des symbolistes. Dans une génération, que restera-t-il de la virtuosité inlassable d’Armand Silvestre ? On commence à distinguer les quelques petits étangs ou cascatelles qui subsisteront de ce raz de marée rythmique : les Odes funambulesques, de Théodore de Banville (poésies complètes, 6 volumes, chez Charpentier), les Humbles, de François Coppée (poésies complètes, 2 volumes, chez Lemerre), et les Trophées, de José-Maria de Heredia, lesquels, quoique dressés beaucoup plus tard (Lemerre), commémorent la pure gloire du Parnasse.
De leurs frères, quelques pièces seront sauvées par les recueils de morceaux choisis, ce qui permettra à leurs fidèles de s’attrister avec raison. Sully Prudhomme a assurément fait autre chose que le Vase brisé, et Léon Dierx autre chose que Lazare, et Jean Richepin autre chose que la Requête aux étoiles, et Joséphin Soulary autre 39 chose que le sonnet des Deux cortèges. Mais c’est déjà joli quand de nous il reste quatorze vers. Ce minimum surnagera-t-il de Catulle Mendès, de Rollinat, de Haraucourt ? Souhaitons-le, et pour cela réconcilions-nous avec les Anthologies qui, en elles-mêmes, correspondent un peu à l’esthétique d’une cuisinière saccageant un jardin pour faire un bouquet, ou d’un conservateur de musée tenant à offrir aux bourgeois son « salon carré ». Et dans ces anthologies, souhaitons qu’on n’oublie pas l’Archet, de Charles Cros, le Dernier Hiérophante, de Louis Bouilhet, le Cri, de Mme Ackermann, Diane et Saint-Hubert, d’André Lemoyne, les stances « Je crois que Dieu, quand je suis né… », de Charles Read ; ce serait dommage de ne pas ajouter le Noël pour marionnettes, de Maurice Bouchor, quelques chansons de Raoul Ponchon, et quelques vers de Gabriel Vicaire ou d’Emmanuel des Essarts.
Je m’arrête, parce qu’il faut bien s’arrêter, mais que de titres j’ai encore sur les lèvres ! Heureusement ceci n’a aucune prétention au catalogue. Un jeune homme vraiment amoureux des beaux vers ne se contentera pas des quelques (une cinquantaine pourtant) poètes dont je viens de piquer les noms aux ailes étendues sous mes vitrines. Il sera insatiable, et il ira, probablement, à la découverte, de lui-même, au hasard de la bonne aventure. C’est ce qu’il fera de mieux. Qu’il lise des inconnus ; ce sont peut-être 40 ceux qui lui réservent les émotions les plus exquises ! Je me souviendrai toujours de mon ravissement quand un hasard me révéla Mme Desbordes-Valmore, à une lointaine époque où personne encore n’avait divulgué son talent. Au surplus les poètes sont discrets, ils n’accapareront pas tout votre temps. A l’exception de Victor Hugo, le colosse, ils se sont presque toujours contentés de trois ou quatre volumes pour leurs œuvres complètes. Et quelques-uns parmi les plus grands, Vigny, Baudelaire, Chénier, Mallarmé, Heredia, n’en ont voulu qu’un seul. Il restera beaucoup de journées pour les explorations, pour les réhabilitations. Que de négligés qui attendent mélancoliquement leur heure ! Le grand Ronsard a bien patienté deux cents ans. Et sans parler de ces criantes injustices à réparer, que de douces charités à faire ! Un nom de poète me vient à l’esprit, en ce moment, que je n’ai, pas plus que d’autres, pensé à citer, pourtant un poète point ancien, qui eut son heure de célébrité, qui siégea à l’Académie française à côté de Hugo, et qui s’est effondré dans le plus silencieux oubli : je crois n’avoir jamais lu son nom, dans un livre ou un article quelconque, depuis une douzaine d’années ; c’est Autran. On ne l’a même pas rappelé à propos de la Mer, de Richepin. Cependant certaines de ses pièces ont de la couleur, Endoume que j’ai retrouvé dans le Recueil Godefroy, Naufragés, le Fond 41 de l’Océan qui devraient être aussi scaphandrés. Encore le pauvre Autran est-il habitué à l’oubli, mais tel autre, dont la gloire éclipsa toutes celles de son époque et que j’ai oublié aussi, Béranger ! Ne siérait-il pas, même eût-on peu de goût pour le genre, de fredonner, à titre de document, une demi-douzaine de ses chansons : le Roi d’Yvetot, la Bonne Vieille, le Dieu des bonnes gens, le Vieux drapeau, Souvenirs du peuple, Waterloo ? Enfin, il faut réserver quelque place pour ceux qui arrivent, et ceux qui arriveront, car le génie poétique de France, espérons-le, n’est pas près de s’éteindre. Déjà, depuis la génération symboliste proprement dite, des noms nouveaux se sont allumés, Francis Jammes et Charles Guérin, par exemple. Qu’on aille vers leur lueur et vers celle de leurs frères, puisque c’est à la poésie de ses contemporains immédiats que chacun est le plus sensible.
Donc je résume ces six années de poètes ; 18, Lamartine, André Chénier, Brizeux, Laprade et les élégiaques de la Restauration. 19, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Sainte-Beuve et les poètes chevelus du romantisme. 20, Victor Hugo avec, pour Pylade, Auguste Barbier. 21, Henri de Régnier, Vielé-Griffin et les symbolistes. 22, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé et les décadents. 23, Alfred de Vigny, Leconte de Lisle, Heredia et les parnassiens.
42
A côté des poètes, les romanciers, et d’abord les Français. Ici encore celui pour qui j’écris ces notes connaîtra assurément bien d’autres livres que ceux dont les titres suivent. Chaque saison paraissent deux ou trois volumes « qu’il faut avoir lus », paraît-il. On les ouvrira, mais sans négliger ceux qui n’ont pas droit à la bande « Vient de paraître ». Si l’on veut même ne pas se découvrir, au bout de quelques années, trop de lacunes, il faudra s’astreindre à un certain ordre, sinon à celui que je dispose et qui n’a rien de fatidique, du moins à un qu’on se fera à sa guise, mais représentatif et compréhensif. Il n’est certes pas question de lire tout ce qui a paru d’intéressant dans le monde de la fiction pendant le dix-neuvième siècle, mais de connaître les principaux chefs-d’œuvre, et peut-être même d’un, Balzac, l’œuvre complète.
Voici donc ceux que je propose : 18, Sand ; 19, Feuillet ; 20, Mérimée ; 21, Chateaubriand ; 22, Flaubert ; 23, Zola ; 24, Stendhal, en sus de Balzac déjà nommé. Donc, non plus ici, je ne suis l’ordre chronologique. George Sand et Feuillet passent les premiers parce qu’ils me semblent convenir à de tout jeunes gens épris de pur romanesque. Pour goûter Mérimée, Chateaubriand et Flaubert un peu plus de maturité 43 d’esprit est nécessaire. Stendhal, pur psychologue, doit venir en dernier lieu.
George Sand a écrit plus de cent volumes. On ne les lira pas. Il suffira à chaque changement de pâturage de « cette terrible vache à écrire », comme disait Nietzsche, d’en ruminer un, et le total finira par être rassasiant. Pour les romans du début (amour libre et passion fumante) Lélia ; pour ceux qui suivent (amour éthéré, lyrisme et sacrifice) Jacques ; pour ceux d’analyse psychologique, Mauprat ; pour les récits champêtres, François le Champi. Ce sont là, je crois, les quatre colonnes d’angle du monument de George. S’il vacille, on consolidera la première avec Indiana et Valentine ; la dernière avec la Mare au diable et la Petite Fadette, et l’on balustradera le tout avec l’Histoire de ma vie, ce qui fait déjà 12 grands fûts. A faire bonne mesure, vous prendrez connaissance de Sand-Lamennais avec Spiridion ; de Sand-Pierre Leroux avec le Compagnon du tour de France ; de Sand-Chopin avec Consuelo ; de Sand-Flaubert avec le Marquis de Villemer ; de Sand-Feuillet avec Mlle de la Quintinie ; mais j’hésite à parler de ce que je connais mal et m’en tiens à la première douzaine ; que les vaillants aillent jusqu’à la grosse !
Comme pour les poètes, je donnerai à chaque romancier un cortège sympathique. Celui de George Sand sera composé des grands feuilletonistes et mélodramatistes de 1830 ; les amateurs 44 du genre auront plus de cinq cents volumes sur la planche : Eugène Sue, Frédéric Soulié, Paul de Kock, Anicet Bourgeois, Ponson du Terrail, que de drôles de figures qui naissent à ces noms ! « Non, Rocambole n’était pas mort. Il avait su… » Et le Rodin du Juif errant ! Et le Szaffie de la Salamandre ! Et le Choppart du Courrier de Lyon ! Et le Buridan de la Tour de Nesle ! Pourtant, de Rodin à Buridan, nous montons. Encore un effort, et nous arrivons à quelqu’un qui, mal gré qu’on en aie, est mieux qu’un tisseur de ficelles et qu’un étireur de lignes, à Alexandre Dumas ! Mais hélas, ici, encore, c’est près de cinq cents tomes que nous avons devant nous ! Les écrivains de ce temps sont terribles. Du moins les poètes espagnols qui pondirent chacun dix-huit cents actes ne les imprimèrent pas, ce qui permet de ne pas y aller voir ; mais les volumes de Dumas sont là alignés à la parade : « Bonjour, les enfants ! — Bonjour, petit père ! » Dans cette armée, quel soldat faire sortir des rangs ? Pour faire trois heureux d’un coup, appelons, d’abord, les Trois Mousquetaires, d’autant qu’ils sont quatre avec ce brave à trois poils d’Artagnan, le mieux venu peut-être des innombrables fils de Dumas. Ensuite Monte-Cristo où vit réellement une idée, la puissance de l’or et la force de la haine. Encore la Reine Margot, Joseph Balsamo, le Chevalier de Maison-Rouge (avec les « suites » cela fait déjà plus 45 de 40 volumes). On pourra ainsi repasser toute son histoire de France — une étrange histoire, mais la verve du conteur sauve tout — et puis Valois, Frondeurs, Roués, Montagnards, Sergents de la Rochelle, il y a si longtemps de ça ! peut-être qu’ils n’ont pas existé ailleurs que chez Dumas. Les gens qui prennent Clio au sérieux auront toujours la ressource de lire du grand amuseur autre chose, ses Mémoires (10 volumes), ses Impressions de voyage (35 volumes en tout) et son Théâtre (les 8 premiers volumes seulement) dont quelques œuvres, Henri III et sa cour, Antony, Charles VII chez ses grands vassaux, Mademoiselle de Belle-Isle, méritent attention (Calmann-Lévy).
Au sortir de la joviale exubérance d’Alexandre et de « la molle intumescence » de George, la discrétion de bon aloi et la psychologie de fin caractère d’Octave Feuillet plairont sans doute à notre lecteur de dix-neuf ans. Peut-être ira-t-il trop vite au Roman d’un jeune homme pauvre, mais ce ne sera que demi-mal, car ce romanesque-là, en dépit de tout, représente bien un temps. L’œuvre de Feuillet, quoique mesurée, tient encore ses deux douzaines de volumes. Si le lecteur n’a pas l’intention de tout achever, il commencera par Monsieur de Camors, l’œuvre forte ; ensuite, Julia de Trécœur viendra et l’Histoire de Sibylle à laquelle se pourra comparer Mlle de la Quintinie, de George Sand ; enfin la Petite 46 Comtesse, le Journal d’une femme et la Morte. Ainsi l’on aura vu la moitié de son œuvre, à quoi les amateurs du genre joindront l’autre sans peine. Mais on ne négligera toujours pas son Théâtre, sinon les grandes pièces, du moins les proverbes et les comédies romantiques, Dalila, par exemple, d’un échevelé pathétique, ou Rédemption, ou encore ces charmants marivaudages, les Portraits de la Marquise et l’Urne. Toutes ces jolies petites œuvres sont réunies en deux volumes : le théâtre complet en a cinq (Calmann-Lévy).
Et Feuillet ayant mis en goût de passion tendre et de profondeur sentimentale, on en profitera pour faire un retour sur quelques douceurs d’autrefois qu’on n’aura peut-être pas grignotées derrière son dictionnaire au collège, et qu’il est bon pourtant d’avoir savourées en entrant dans la vie. D’abord les Lettres de la Religieuse portugaise : « Considère, mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance… » Six lettres, une cinquantaine de pages, la grande opale de la littérature amoureuse qui, à travers les siècles, relie Héloïse à Desclée. Comme on les imprime habituellement avec les Lettres de Mlle Aïssé, celles-ci suivront, elles sont touchantes. Et puisqu’on en est aux lettres d’amour, on ira chercher dans la Femme au XVIIIe siècle, de Goncourt, l’étonnante lettre de Mme de la Popelinière au duc de Richelieu, une des plaintes 47 les plus émouvantes qui soient jamais sorties de lèvres amoureuses. On pourra d’ailleurs s’éviter cette recherche et bien d’autres en lisant le recueil que M. Émile Pierret a publié chez Perrin sous le titre : les Amantes célèbres.
Mais une fois dans ce monde défunt, parfumé d’iris et froufroutant de falbalas, vous ne vous en tiendrez pas là. Comprend-on un homme qui n’aurait pas pleuré avec le chevalier Des Grieux ? Vous lirez donc Manon Lescaut en vous rappelant, bon sujet d’oraison sur la gloire littéraire, que l’abbé Prévost a écrit de plus une quarantaine de volumes dont personne ne sait les noms. Si ces aventures semblent trop orageuses au promeneur chaste, qu’il se purifie l’âme avec Paul et Virginie, autre lecture indispensable. Et pour compléter la triade, qu’il prenne la Princesse de Clèves de Mme de la Fayette, qu’il est moins permis encore, pour un délicat, d’ignorer.
Ce n’est certes pas qu’il n’y ait rien d’autre à connaître dans la littérature romanesque de l’ancienne France. Si le lecteur veut ajouter à ce qui précède quelques pages de l’Astrée ou du Grand Cyrus malcommodes à trouver dans les livres courants, ou les autres romans de Mme de la Fayette, ou le Télémaque, ou Marianne et le Paysan parvenu, de Marivaux, il aura pleinement raison et, ce qui vaudra peut-être mieux encore à ses yeux, ne le regrettera pas. Dans tous les cas un auteur qu’il ne faut à aucun prix 48 oublier, c’est Le Sage. Le Diable boiteux et Gil Blas sont de ces livres qu’on ne se pardonnerait pas d’avoir laissés de côté. Tout cela semble beaucoup. Qu’on fasse l’addition, c’est peu : six ouvrages obligatoires, et autant de facultatifs.
L’ironique Le Sage nous servira de pont pour atteindre Mérimée. Après une année de presque pur sentimentalisme, de Mme de la Fayette à Feuillet, on prendra plaisir au sourire sardonique de l’auteur de Colomba. Autre avantage : son œuvre, non compris les livres d’histoire et d’archéologie, est brève ; à la rigueur quatre volumes nerveux et musclés suffisent : Colomba, Carmen, la Chronique de Charles IX et les nouvelles réunies sous le titre Mosaïque. Or ceci est précieux, car cette année, on s’en souvient, est celle de Hugo. Si l’on veut avoir raison des cinquante ou soixante volumes du Maître, il ne restera pas grand temps pour les autres. Pourtant il faudra tâcher de lire en outre, de Mérimée, le Théâtre de Clara Gazul, cette amusante mystification, et surtout sa Correspondance (Lettres à une inconnue, à une autre inconnue, à Panizzi, à d’autres encore) qui montre, une fois de plus, que l’ironie est le masque fréquent de l’affectuosité. C’est quand on voit l’égoïsme olympien de tant de gens ruisselants de tendresse verbale qu’on apprécie la fidélité discrète de Mérimée, capable de tout pour ses amis, jusqu’à y aller de son « j’accuse ! » lui aussi, pour un Libri ! et à 49 faire bel et bien sa prison au lieu d’enjamber la frontière. En somme ce grand faux-sceptique a tout pris au sérieux, même sa patrie, puisqu’il est mort de l’année terrible, et la postérité l’en récompense en le prenant au sérieux à son tour. Bon écrivain et bon psychologue, aussi à l’aise dans son frac de Compiègne que dans son cache-poussière d’inspecteur des beaux-arts, aimé des braves gens, estimé des connaisseurs, détesté des sots, sa part est enviable.
Puisque la place au soleil est mesurée, si vaste est le feuillage de Hugo, « de cet arbre si grand — qu’un cheval au galop met toujours en courant — cent ans à sortir de son ombre » — nous ne saupoudrerons l’alentour de Mérimée que de quelques grains de sel d’ironistes, Paul-Louis Courier, par exemple, qui tient tout entier en un livret (du moins, prendre une édition où ne manque pas la Conversation chez la comtesse d’Albany, autrement intéressante que la Lettre à M. Renouard). Faut-il ajouter un pamphlet de Timon, ou une « guêpe » d’Alphonse Karr ? c’est peut-être leur faire beaucoup d’honneur. Et est-ce la peine de connaître, du Joseph Prudhomme, d’Henri Monnier, ou du Jérôme Paturot, de Louis Reybaud, autre chose que les silhouettes qui restent d’eux ? Si oui, qu’on leur joigne, en attendant Homais qu’on trouvera ailleurs, la Famille Cardinal, de Ludovic Halévy, et Tribulat Bonhomet, de Villiers de l’Isle Adam. Et qu’on pousse jusqu’à 50 notre temps pour rejoindre trois sourieurs qui ne le cèdent à personne : Anatole France dont quelques volumes sont exquis, la Rôtisserie de la reine Pédauque, le Crime de Sylvestre Bonnard et l’Orme du Mail, Maurice Barrès avec qui on visitera le Jardin de Bérénice et le pays natal des Déracinés, et enfin Jules Renard, aux sourires pincés, père de Poil de Carotte et de l’Écornifleur. Cela fait, avec Mérimée, de douze à vingt-quatre volumes. Pour une année d’hugolâtrie, c’est tout le possible.
Par contre, l’année d’après étant éclaircie du côté poètes, profitons-en pour inscrire à la colonne prose Chateaubriand. Trente-six volumes, qu’on devrait lire tous, absolument tous. Hélas, la journée est courte et le plus admirable style peut ne pas plaire à tout le monde. Mais, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il y a de ces livres qu’il serait criminel de n’avoir pas ouverts ; d’une part : Atala, René, le Dernier Abencérage et les Martyrs, et de l’autre part, le Génie du christianisme et les Mémoires d’outre tombe. Encore les Études historiques et l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Et cela fait déjà une quinzaine de volumes. Mais j’en sais beaucoup qui — avec raison — ne seront pas rassasiés. Amants de belles phrases, ils voudront encore se bercer avec les Natchez et le Voyage en Amérique. Épris de pensées graves, ils tiendront à connaître l’Essai sur les révolutions, 51 qui ouvre la vie de Chateaubriand, la Vie de M. de Rancé qui la ferme, et ce livre brûlant comme la lave : De Buonaparte et des Bourbons. Préoccupés d’histoire, ils liront le Congrès de Vérone, et, curieux du dehors, l’Essai sur la littérature anglaise. Il n’y a guère, en somme, que les œuvres politiques qu’ils pourront laisser de côté, en pensant à l’effet que fera, dans cinquante ans, la cuisine de nos politiciens à nous, quand celle de Chateaubriand nous ragoûte si peu ! Faudra-t-il, à l’œuvre du grand homme, ajouter quelques livres de commentateurs ? Ce n’est peut-être pas la peine. MM. Bardoux et Pailhès nous apprendront-ils beaucoup plus que nous ne devinions par Chateaubriand lui-même sur Mme de Beaumont, Mme de Custine et tant d’autres qui voulurent consoler le grand ennuyé ? Du moins qu’on goûte leurs tartines de préférence au verjus aigrelet de l’aigrelet Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire. Je vois dans les catalogues un ouvrage dont le titre m’attire, les Conversations de M. de Chateaubriand, de Danielo, 1864 ; ne l’ayant pas lu, je n’ose le conseiller.
Et l’œuvre du Père du dix-neuvième siècle étant énorme, on se contentera, pour l’honorer, de quelques points lumineux à disposer en constellation palpitante autour de ce Sirius flambant de clarté. L’Adolphe, de Benjamin Constant, et l’Obermann, de Sénancourt, d’un côté ; Delphine 52 et Corinne, de Mme de Staël, de l’autre. Chateaubriand est source à la fois de poésie et d’analyse ; on pourra donc encore lui rattacher à la fois les récits-poèmes d’un romantisme effréné, comme les Diaboliques, de Barbey d’Aurevilly, et les études d’une minutie laborieuse, comme Volupté, de Sainte-Beuve. De là, par tels échelons que le Dominique, de Fromentin, il sera aisé d’arriver à nos psychologues contemporains, l’Abbé Tigrane, de Fabre, Meta Holdenis, de Cherbuliez, le Disciple, de Paul Bourget, les Morts qui parlent, de M. de Vogüé. Et qu’importe que plusieurs de ces rapprochements soient un peu tirés par les cheveux ? On ne compare bien que ce qui diffère, et, si, après Chateaubriand, on ne pouvait lire que Marchangy, mieux vaudrait encore relire Chateaubriand lui-même.
Encore n’ai-je pas nommé, le réservant pour la bonne bouche, celui qui, mieux que Melchior de Vogüé, pourrait être regardé comme le vrai petit-fils de Chateaubriand, par son style, par son exotisme, par sa mélancolie, je veux dire Pierre Loti. Toute son œuvre, à lui aussi, serait à connaître, car le décor changeant à chaque volume, rien ne se répète ; à tout le moins, qu’on lise le Mariage de Loti, Pêcheur d’Islande et Mon frère Yves. Mais cela fait déjà plus de douze étoiles à notre constellation « la Chevelure d’Atala ».
Flaubert régnera sur l’année suivante. De lui tout est à déclamer à haute voix dans son fauteuil, 53 sauf le théâtre et les opuscules. Flaubert n’est lui-même qu’écrivain, dans ses grands atours, ou homme dans le débraillé de sa correspondance. Vous lirez donc non seulement Madame Bovary, mais, malgré sa lenteur parfois un peu pénible, l’Éducation sentimentale ; et non seulement Salammbô, mais, en dépit de son tourbillon par moments effarant, la Tentation de saint Antoine ; et vous n’aurez garde de laisser ses Trois Contes qui résument son talent si divers, et encore moins d’oublier Bouvard et Pécuchet, le livre le plus ironiquement écrasant qui ait été écrit depuis Don Quichotte, comme la Tentation est la synthèse la plus forte qui ait paru depuis le Faust de Gœthe, comme Salammbô est l’évocation la plus colorée qui ait été publiée depuis les Martyrs. Et si le temps presse, vous laisserez là le reste des œuvres imprimées pour picorer la Correspondance, surtout les lettres à George Sand. Sur l’homme même sont à consulter les Souvenirs littéraires de Maxime du Camp et le livre récent de M. René Dumesnil.
Flaubert, ce n’est guère qu’une douzaine de volumes, et Baudelaire, que je mis à son parallèle, une demi-douzaine. Il restera donc, cette année-ci, quelque temps disponible. Profitons-en pour explorer la littérature dramatique de la seconde moitié du siècle. Celle de la première moitié, on l’aura forcément repérée en lisant Hugo, Balzac, Vigny, Musset, Dumas. Mais la 54 suivante, on l’ignorerait si on n’allait pas la chercher spécialement chez Dumas fils et chez quelques autres. Là encore, le lecteur ne s’ordonnera pas les œuvres complètes ; à six ou douze volumes par auteur, cela ferait vite la centaine ; il se contentera de lire les pièces typiques. De Dumas fils, incontestablement le plus vigoureux, et à qui il n’a manqué, pour monter au point où plus tard s’éleva Ibsen, que la préoccupation de la chose religieuse (l’asphalte du boulevard est à ceci, il est vrai, si étrangère !), de Dumas fils, dis-je, le Demi-monde, la Visite de noces, la Femme de Claude, Monsieur Alphonse. D’Émile Augier, moins profond, moins spirituel, moins haut d’esprit, mais assez bourgeoisement roublard, les Effrontés, le Fils de Giboyer, Maître Guérin, le Mariage d’Olympe. De Sardou, dont l’habileté va parfois plus loin qu’on ne dit, La Tosca, la Haine, Rabagas. Faut-il ajouter ces pièces qui ne semblent pas vouloir quitter l’affiche, le Gendre de M. Poirier, de Sandeau, ou le Monde où l’on s’ennuie, de Pailleron ? Nommera-t-on encore Labiche dont les dix volumes peuvent vous guérir de dix jours de spleen, et ce n’est pas là un mince éloge ? Et Meilhac parfois si fin, et Scribe toujours si ingénieux, et tant d’autres jusqu’à nos contemporains dont on ne peut nommer un seul, car ce serait se faire écharper par les autres ? En somme, la mine est abondante et quelques puits qu’on creuse cette année-là, on ne l’épuisera 55 pas. Passons donc, rassurés, à la suivante.
Ici, c’est Zola qui trône sur une œuvre plus massive que celle de Flaubert, une trentaine de romans presque tous de 500 pages compactes. Ah ! l’Adolphe, de Benjamin Constant ! On ne les lira pas tous. Nulla dies sine linea n’est une devise bonne que pour Zola lui-même. Encore est-elle bonne ? Dans le tas, qu’extraira-t-on ? Tout d’abord la Faute de l’abbé Mouret, cette épopée vraiment forte, non luxurieuse mais luxuriante, l’Assommoir, cette restitution de la verveuse vie faubourienne des « sublimes », et Germinal où la foule hurle et roule comme une bête monstrueuse. Ces trois romans dispensent à la rigueur du reste. Si, toutefois, il vous plaisait de lire autre chose, prenez Thérèse Raquin, consciencieuse planche d’anatomie morale, la Curée, un des romans du début, très travaillé, Une page d’amour où déjà le procédé s’étale, et Nana qui vaut mieux que son ancien succès de scandale. Et qui s’intéresse aux autres « Rougon-Macquart » continuera. Zola, quelques défauts qu’il ait, est très vigoureux et très désireux de se varier. Si la fatigue devient trop forte, on pourra se délasser avec les Contes à Ninon, il y en a de jolis. Par contre, les œuvres critiques et les livres politiques de la fin sont, je crois, à négliger, à moins qu’on ne veuille à son tour écrire sur l’homme une thèse intégrale.
On fera bien, dans tous les cas, de ne pas trop 56 s’attarder à ces massifs volumes, car le temps manque, et cette année-ci, il faudrait rendre visite à quelques autres romanciers. Zola n’est pas seul de son temps, et peut-être si dans un ou deux siècles un roman subsiste de cette époque, comme Manon Lescaut du dix-huitième siècle, ce ne sera pas un des siens. Quel sera-ce ? Repassez dans un siècle ou deux, on vous le dira.
Peut-être un d’Alphonse Daudet. Tartarin dessine une caricature bien vivante. Les Rois en exil déroulent un poème d’une émotion bien intense, et où telle figure, Élysée Méraut, se dresse à une singulière hauteur. Sapho tisse une histoire bien poignante et si vraie, ou vraisemblable ! Et l’Évangéliste révèle une étude psychologique d’une profondeur qui n’a pas beaucoup d’égales dans notre littérature. On pourrait citer d’autres romans du maître nîmois, mais le lecteur les trouvera de lui-même, depuis les Lettres de mon Moulin, cette série d’exquises chosettes, jusqu’à ce bloc-notes, au titre un peu malheureux mais au fond substantiel, Mon père et moi, de Léon Daudet.
Et ayant nommé Zola et Daudet, comment taire les Goncourt ? Il y a là une douzaine de savantes et délicates pièces montées, moitié des deux frères, moitié du survivant, qui seraient à déguster avec de petits cris de joie — tant pis pour l’indigestion finale ! Mettons toutefois à part Renée Mauperin pour la prestesse du récit et le 57 vivant des caractères, Madame Gervaisais, étude d’intoxication religieuse qu’on comparera, catholique, à l’Évangéliste, protestante, et les Frères Zemganno, d’Edmond seul, curieuse transposition des deux auteurs dans le monde pailleté des maillots. A ajouter, si l’on veut, Charles Demailly, plaqué de portraits littéraires dont il est amusant de chercher la clef.
Et ce n’est pas tout, sans doute. Il y a encore tels romans de Champfleury ou de Feydeau, de Charles de Bernard ou d’Armand de Pontmartin qu’un érudit d’histoire littéraire voudra connaître ; et tels autres de leurs contemporains qu’on voudra parcourir par curiosité indirecte ; dans Hector Malot, qu’est-ce qui avait tant plu un moment à Taine, et dans Edmond About, qu’est-ce qui avait tant séduit ses contemporains ? Mais ceux qui ne cherchent dans la lecture que le plaisir du moment laisseront de côté ces petites devinettes, et à élire un dernier romancier de l’époque réaliste, ils choisiront sans doute Guy de Maupassant. Boule-de-suif, la Maison Tellier, les Contes de la Bécasse sont des pages qui devraient rester, semble-t-il, comme resteront les nouvelles de Mérimée.
Enfin, l’année de Balzac, on se contentera de Stendhal qui, complet, atteint bien encore ses 20 ou 25 volumes, mais dont il est permis de ne pas tout lire. A quoi bon connaître les « souvenirs d’égotisme » d’un homme dont l’âme fut 58 foncièrement vilaine, fermée à tout ce qui est généreux ou affectueux ? Mieux vaut se borner à ses intenses romans psychologiques où tout le sert, jusqu’à sa sécheresse de style et son étroitesse de jugement. On lira donc en premier lieu le Rouge et le Noir, et puis la Chartreuse de Parme ; encore l’Amour et les Mémoires d’un touriste et l’on s’en tiendra là, à moins qu’on ne soit « stendhalien », auquel cas on commencera par agonir d’injures bien senties l’homme capable d’écrire sur le dieu ce qu’on vient de lire, et on se mettra à avaler tout ce qui reste, avec l’espoir que la bibliothèque de Grenoble n’a pas dit son dernier mot, et que M. Stryienski et M. de Mitty sont là-bas qui collationnent !
Tout au plus si, cette année-là tant chargée, à Balzac et à Stendhal, on pourra joindre un autre grand psychologue, pas beaucoup plus sympathique d’ailleurs que le sieur Beyle : le sieur Choderlos de Laclos. Les Liaisons dangereuses sont un des traités de perversion les plus frémissants qui aient été écrits. On s’amusera, si l’on a le loisir, à comparer le Valmont des Liaisons au Lovelace de Clarisse Harlowe ou à leur caricature le Szaffie de la Salamandre que je citais plus haut. Et si l’on a d’autres loisirs encore, à moins de louables scrupules moraux, on parcourra quelques moindres auteurs du même siècle et du même genre : Crébillon fils, Bésenval, Godard d’Aucourt, Louvet ; inutile d’aller jusqu’à Restif de la 59 Bretonne, encore moins de sombrer dans la mare du marquis de Sade, cet imprévu descendant de la Laure de Pétrarque.
Et ainsi aurons-nous terminé le périple du roman français. (Rassurez-vous, il y a encore le roman étranger.) Non que nous ayons lu tout ce qui est à lire, si tant est que quelque chose soit à lire ; mais nous aurons noté le principal et indiqué l’accessoire ; abstraction faite des tout à fait contemporains où je n’essaierai pas, j’ai dit pourquoi, d’opérer un repêchage ! J’ai d’ailleurs certainement oublié bien des noms dans les générations précédentes ; coup sur coup me reviennent à l’esprit des livres divers, la Physiologie du goût, de Brillat-Savarin, les Contes de Nodier, l’Ane mort de Jules Janin, la Guerre du Nizam, de Méry. Et l’admirable Jules Verne dont je n’ai rien dit ! Je pense bien, pour l’honneur de mes lecteurs, qu’ils l’auront lu, sans qu’on le leur conseille, avant 18 ans. Encore pourquoi, quand j’ai cité Barbey d’Aurevilly, n’ai-je pas pensé à lui faire une petite cour spéciale, le Corbin et d’Aubecourt, de Veuillot, le Désespéré, de Léon Bloy, Là-bas, de J-.K. Huysmans, Cœur en peine, de Péladan ? Mais c’est retomber dans les contemporains que je m’étais interdits. Brisons là, et pour clore le voyage, résumons nos principales escales dans le « Pays du Tendre et du Violent ».
18, George Sand, Alexandre Dumas père et 60 tous les feuilletonnistes de 1830 ; 19, Octave Feuillet, Le Sage et les lettres d’amour ou romans d’amour du dix-huitième siècle ; 20, Mérimée, Paul-Louis Courier et nos ironistes contemporains ; 21, Chateaubriand et le roman d’analyse psychologique, Mme de Staël et les romans à turban, Barbey d’Aurevilly et les romans à panache ; 22, Gustave Flaubert, Dumas fils et les auteurs dramatiques des années 60 et 70 ; 23, Zola, Daudet, Goncourt, Maupassant, les réalistes ; 24, Balzac, Stendhal et les psychologues du nouveau et de l’ancien régime.
Arrivons au roman étranger. On ne peut plus, on n’a jamais pu d’ailleurs, se confiner dans sa propre littérature. Pour se trouver bien chez soi, il n’y a rien de tel que de passer la frontière ; on a envie au retour, d’embrasser le douanier. Prenons donc nos passeports, nous avons à faire beaucoup de chemin ; si nous ne nous arrêtons guère en Allemagne ou en Espagne, nous devrons stationner en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, en Russie et même en Pologne. Mettons dans notre valise quelques « Joannes » littéraires, le cinquième volume de l’Histoire de la littérature anglaise, de Taine, le Roman russe, de Melchior de Vogüé ; encore les Études de littérature européenne, de Joseph Texte ou les Écrivains 61 étrangers, de Teodor de Wyzewa, et lançons-nous à l’aventure. L’itinéraire que nous proposons est tout facultatif. Quelqu’un désire-t-il commencer par les lointains et finir par les tout proches, il le peut. Si nous autres débutons avec nos frères d’outre-Manche et terminons avec nos petits cousins de Scandinavie et de Moscovie, c’est seulement parce que Walter Scott, par exemple, convient à un jeune homme de dix-huit ans, et que Tolstoï et Ibsen seront mieux appréciés par des lecteurs de vingt-trois et vingt-quatre ans. Ceci dit, voici l’indicateur des stations : 18, Walter Scott ; 19, Dickens ; 20, Hoffmann ; 21, d’Annunzio ; 22, Poe ; 23, Tolstoï ; 24, Ibsen.
C’est au sortir du collège, et même pendant le collège, quand on vibre au cor des légendes et qu’on croit à la couleur locale, qu’il faut lire Walter Scott. Tout entier ? Pourquoi pas, si on l’aime. Je sais bien que trente volumes, surtout quand il y en a d’autres que lui qui attendent leur tour de faveur, c’est un peu effrayant. On pourra donc se contenter des chefs-d’œuvre. Alors, lesquels ? Pour nous abriter derrière une autorité vénérable, répétons simplement les titres des sept romans auxquels Comte donna place dans sa bibliothèque positiviste : Ivanhoé, Quentin Durward, la Jolie Fille de Perth, l’Officier de fortune, les Puritains, la Prison d’Édimbourg, l’Antiquaire. S’il fallait n’en prendre qu’un, ce 62 serait Ivanhoé, et s’il fallait en ajouter d’autres, ce pourraient être Rob Roy, Waverley, Lamermoor, ou plutôt ses œuvres en vers : le Lai du dernier ménestrel, la Dame du lac, Marmion, le Lord des Iles. Ne lisant qu’Ivanhoé par exemple, il serait juste de lui joindre la Dame du lac pour apprécier le poète comme le conteur.
Puisqu’on est à Melrose, bord de l’Écosse — et à ce propos quel heureux hasard pour un homme comme Scott qui n’a vécu que pour sa patrie, d’en porter le nom, — on en profitera pour pousser jusqu’à Gretna-Green où les forgerons étaient jadis si secourables et, passant la frontière, pour se faire une idée du roman anglais au siècle dernier.
On aura certainement lu, avant de sortir de classes, Robinson Crusoé et Gulliver. On les relira, d’autant qu’on ne les a peut-être connus, Gulliver surtout, que dans des résumés ad usum Delphini. Pour un jeune homme qui entre dans la vie, nulle lecture plus fortifiante que celle de Robinson. En partie, la grandeur anglo-saxonne vient de cet aliment donné aux boys d’outre Manche, comme une bonne part de nos défauts à nous vient de ce que nous nourrissons nos potaches avec les charmantes mais navrantes Fables de La Fontaine. Ceci dit, parce que Daniel de Foe a écrit le livre national de l’english-speaking race, on ne se croira pas tenu de lire la longue série de ses œuvres complètes qui d’ailleurs, 63 sauf Moll Flanders (Ollendorff), n’ont pas été, je crois, traduites. Et quoique Gulliver soit un autre chef-d’œuvre, et Swift d’ailleurs bien supérieur à Foe, on pourra se dispenser de lire les écrits politiques ou moraux du terrible pamphlétaire, à moins d’une curiosité spéciale et d’une connaissance suffisante de l’anglais, puisque tous ses écrits, sauf le Conte du tonneau, sont restés dans leur langue originale. En tout cas on trouvera sur Swift des clartés fort brillantes dans le chapitre qui lui est consacré de l’Histoire de la littérature anglaise, de Taine, où se trouve traduite presque in extenso la fameuse « Modeste proposition pour empêcher que les enfants des pauvres en Irlande ne soient une charge à leurs parents ou à leur pays et pour les rendre utiles au public ».
Que lire encore ? le Voyage sentimental, de Sterne, et le Vicaire de Wakefield, de Goldsmith ? Oui, sans doute, bien que ces ouvrages ne nous semblent plus guère passionnants ; il y a beaucoup de livres de ce genre qu’on lit « par ordre » en étouffant un léger bâillement, on les lit pourtant parce que caractéristiques. Ceux-ci sont d’ailleurs brefs tandis que les romans de Richardson sont interminables ; qui aujourd’hui aura le courage d’aller jusqu’au bout de Paméla, de Clarisse Harlowe et de M. Grandisson, quand nous avons déjà quelque peine à achever la Nouvelle Héloïse ? Et cependant, il faudrait bien en lire 64 un, Clarisse par exemple, à moins qu’on ne préfère tels autres romans du même temps : le Tom Jones, de Fielding, bien plus savoureux pour nous, le Roderick Random, de Smollet, et cette étonnante Histoire du khalife Vathek que Beckford écrivit d’abord en français, qui fit florès en anglais, et qui a été récemment republiée dans sa langue originaire avec une préface tarabiscotée de Stéphane Mallarmé (Perrin).
La littérature anglaise, on le sait, est aussi riche, si ce n’est plus, en romans que la nôtre, et l’année suivante sera accaparée par les grands romanciers classiques, Dickens et Thackeray en tête. Peut-être pourra-t-on profiter du temps qui restera libre cette année, surtout si on a reculé devant Tristram Shandy et Grandisson, pour prendre connaissance de quelques-uns de ces romans d’aventures ou de voyages dont on raffole à dix-huit ans, le Dernier des Mohicans, de Fenimore Cooper, par exemple ; (les œuvres complètes traduites tiennent 30 volumes, chez Garnier) ou la Case de l’Oncle Tom, de Mrs. Beecher Stowe (Hachette) qui, pour ne pas garder une place importante dans la littérature, a joué un rôle extraordinaire dans le monde, puisque la suppression de l’esclavage et aussi la guerre de Sécession en ont en partie résulté.
Dickens domine la campagne suivante. Ses œuvres anglaises forment une petite montagne, et celles qu’on a traduites en français une respectable 65 colline. Si on ne peut les ascensionner toutes, il y en a plus de 25, on commencera par David Copperfield qui est probablement le chef-d’œuvre, et on continuera par Martin Chuzzlewit, et les Temps difficiles, soit déjà 5 volumes. Avec Pickwick, Dombey et fils, le Magasin d’antiquités, Olivier Twist, et Nicolas Nickleby, nous sommes à 15. C’est suffisant pour connaître un peu Dickens, et si on veut le connaître beaucoup, on n’a qu’à persévérer. Nulle occasion ne sera meilleure pour apprendre l’anglais, une fois qu’on sera arrivé aux romans non traduits ; la langue de Dickens n’est pas aussi latine que celle de Macaulay, mais si on la compare au style de Carlyle, elle est presque nôtre.
Dickens ne peut guère aller sans Thackeray. On lira d’abord la Foire aux Vanités (tous ces romans anglais sont très faciles à se procurer dans la collection rouge de chez Hachette à 1 fr. 25 le volume) ; et puis, le Livre des Snobs, Pendennis, Esmond. Mais Dickens et Thackeray ne suffisent pas ; il y a un troisième grand nom, George Eliot, à connaître. Tels de ses livres sont tout à fait classiques, comme Adam Bede, Silas Marner et Daniel Deronda, et ont eu autant d’influence sur nos propres romanciers que les meilleurs de Thackeray et Dickens.
Ce sont là les trois grands auteurs qu’on ne peut pas ignorer. Après eux, on peut aller un peu plus à l’aventure. Si l’on s’arrête à tort, le 66 mal est moins grand. Au surplus, on aura raison presque toujours de s’arrêter, si touffue, si peuplée, si piaillante est la forêt des romans chez nos voisins. Je cite donc un peu au hasard, et sans descendre jusqu’aux années contemporaines : Aurora Leigh, d’Élisabeth Browning, Un amant, d’Émilie Brontë, Jane Eyre, de Charlotte Brontë, Sibyl, de Disraëli, les Contes étranges, de Nathaniel Hawthorne, Deux petits sabots, de Ouida, Westward Ho, de Kingsley, Woman in white et Moonstone, de Wilkie Collins, Trilby, de Du Maurier ; faut-il ajouter Julia ou les souterrains du château de Mazzini, d’Anne Radcliffe ? J’avoue que je commencerais à citer « de chic »…
Les Contes d’Hoffmann, encore un de ces livres qui font partie du patrimoine littéraire universel ! On le prendra pour centre des excursions qu’on fera, l’année d’après, en Allemagne. Excursions moins nombreuses qu’en Angleterre, ce qui se trouvera bien, cette année-là étant, on le sait, envahie par Victor Hugo, mais pourtant intéressantes, même en laissant de côté les poètes qu’on retrouvera par la suite.
Pour se mettre en goût, on pourra commencer par lire des Allemands d’origine française, l’Ondine, de La Motte-Fouqué, ou l’Homme qui a perdu son ombre, de Chamisso. Ensuite viendront les 2 volumes de Titan, de Jean-Paul Richter, traduits par Philarète Chasles. Jean-Paul est le type 67 de l’humoriste allemand ; bien qu’il ne soit pas toujours à notre goût, il faut en faire la connaissance. Après, les Contes danois d’Andersen, les Contes des frères Grimm, les Récits villageois, d’Auerbach. Ces trois derniers recueils ainsi que la Blonde Lisbeth, fragment du Münchhausen, d’Immermann, un peu peut-être enfantins pour de grands jeunes hommes, mais si savoureux parfois ! Je sais des gens qui vont jusqu’à préférer Andersen à la Fontaine. Ajoutons encore Lichstenstein, de Hauff. Enfin quelques romans modernes, Doit et avoir, de Freytag, les Contes galiciens, de Sacher Masoch, la Femme en gris (Perrin) et l’Indestructible passé, de Sudermann (Lévy), l’Astronome, de Wildenbruch (Chamuel), Roméo et Juliette au village, de Keller (Borel), la Garde au Rhin, de Clara Viebig (Juven).
Autrefois on s’était épris du flamand Henri Conscience et on en a traduit plus de 60 volumes. Le meilleur ? « Devine si tu peux et choisis si tu l’oses ! » car je n’en connais pas un seul. Plutôt, si on veut apprécier la Flandre flamingante, lire les Aventures de Til Ulespiegel (Flammarion), de Charles de Coster ! Je n’ai cité que des œuvres mises en français, parce que la connaissance courante de l’allemand est rare chez nous. Au surplus, les œuvres traduites sont peu nombreuses. Pourquoi ? serait-ce parce que les romans allemands n’en valent pas vraiment la peine ? Si le lecteur veut en juger, il devra lire l’un d’eux dans le 68 texte. Ce sera toujours cela de gagné pour la cause sacrée des langues étrangères.
Comme héraut des races latines, je propose Gabriel d’Annunzio, de préférence au classique Manzoni. On vibre davantage aux passions d’un homme de son temps. Quel de ses livres lire tout d’abord ? A mon sens les Vierges aux Rochers ; c’est celui où son ardent et mélancolique génie se révèle le plus purement. Ensuite le Triomphe de la mort et l’Enfant de volupté. Beaucoup n’auront pas besoin qu’on leur vante le reste, ils le liront tout entier jusqu’à la Ville morte, ce drame étrange dont le premier acte est si puissant. Les poésies ne sont pas traduites. Tant mieux, cela donnera peut-être à quelque fervent l’idée d’aller les lire dans le texte ; l’Intermezzo (étrange manie de cet écrivain si original d’avoir pris à d’autres presque tous ses titres) contient quelques pièces admirables, celle notamment qui ouvre le livre, et qui rappelle les beaux poèmes d’Henri de Régnier ou ceux d’Eugenio de Castro.
Manzoni, d’ailleurs, ne sera pas abandonné, parce qu’on aura lu d’Annunzio d’abord. Les Fiancés sont un de ces livres que la mère ne manque pas de conseiller à sa fille. Qu’on le commence dans l’original ; la langue est limpide ; au bout de quinze jours, si on sait, et on les sait vite, les éléments de l’italien, on le lira comme du français. On peut faire la même expérience avec un autre livre non moins classique, Mes prisons, de 69 Silvio Pellico ; après une seule semaine, on sera étonné de la facilité avec laquelle on lit l’original, et on aura la satisfaction de pouvoir alors apprécier d’Annunzio mieux encore qu’à travers la traduction pourtant excellente d’Hérelle. Ce fut une vraie joie qu’éprouvèrent ceux qui lurent le Vergini delle rocce à leur apparition, et un vrai chagrin aussi, celui qu’ils eurent à voir la traduction tronçonnée qui parut dans la Revue des Deux Mondes.
Pendant longtemps on a traduit peu d’auteurs italiens. Il est à peine croyable qu’un livre comme Jacopo Ortis, de Foscolo, qui a eu tant de succès dans l’Italie d’il y a cent ans, soit si difficile à se procurer en français. De nos jours on semble moins négligent ; peut-être parce qu’autrefois tout Français lisait l’italien, alors que, depuis qu’on a mis les langues étrangères dans les programmes, personne ne les sait. Parmi les derniers romans traduits, je cite, un peu à l’aventure, Petit monde d’autrefois, d’Antonio Fogazzaro (Ollendorff), l’Automate, de Butti (Mercure), le Pays de cocagne, de Matilda Serao (Ollendorff), Teresa, de Nééra (Hachette). Un manuel quelconque d’histoire de la littérature italienne contemporaine complétera ici les indications.
On n’a pas non plus traduit beaucoup de romans espagnols, mais quelques-uns parmi ceux qui l’ont été méritent d’être lus. (M. Gomez Carrillo assure même qu’il vaut mieux les 70 lire dans la traduction que dans le texte : que Charles-Quint lui pardonne !) Avant tous Terres maudites (la Barraca), de Blasco Ibañez (Calmann-Lévy) et Miséricorde, de Perez Galdos. On pourra s’en tenir là si on ne veut avoir qu’une idée de ce domaine. Mais si on désire l’explorer un peu mieux, on y joindra le Tricorne, de Alarcon, Une femme compromise, d’Eusebio Blasco, Sotileza, de Pereda, Pepita Jimenez, de Juan Valera, Marthe et Marie de Palacio Valdès. On a traduit aussi des romans du P. Coloma et de Mme Pardo Bazan.
Si l’on aime à collectionner les échantillons, on pourra se mettre de soi-même à la recherche d’un roman-type de chaque autre littérature. Il ne peut pas ne pas y avoir quelques œuvres à goût du cru chez les Portugais ou chez les Grecs, chez les Tchèques ou chez les Serbes, chez les Roumains ou chez les Turcs. Questionnez là-dessus Bikélas, Bachelin, William Ritter. Mais puisque nous sommes aux portes de l’Orient, il est une gigantesque sultane dont il faut avoir croqué quelques pralines, les Mille et une nuits. Le docteur Mardrus en poursuit la traduction complète et intégrale, ce qui n’est pas un pléonasme ; elle est d’un goût pimenté qui vous emporte la bouche au sortir de la dilution lénifiée du bon abbé Galland. Prenez un volume au hasard, et si Shéherazade vous agrée, poursuivez. Vous avez devant vous 20 tomes publiés ; 71 l’Orient a des loisirs. L’Extrême-Orient aussi, le grand roman chinois, le Roman de la Chambre rouge, tient 24 volumes !
Avec Edgar Poe nous revenons à la « langue des oiseaux ». Nous aurions pu le mettre à la suite de Walter Scott et de Dickens, mais un ordre absolument méthodique n’est pas de rigueur, et la place où nous le renvoyons le rapproche de Baudelaire, son traducteur. On passera sans effort des « Poèmes en prose » et des « Paradis artificiels » aux Histoires extraordinaires et aux Nouvelles Histoires extraordinaires, qui contiennent quelques-unes des imaginations les plus fantastiques et les plus fortes de ce siècle. Les âmes simples tressailliront aux péripéties de « l’Assassinat de la rue Morgue » et du « Scarabée d’or » ; les esprits philosophiques méditeront les perspectives sans fin du « Colloque de Monos et de Una ». Trois autres volumes de Poe sont traduits (Calmann-Lévy) que les amateurs de frissons liront d’eux-mêmes sans qu’on les leur recommande ; jusque dans les Aventures d’Arthur Gordon Pym, luisent d’étranges épisodes, ainsi la rencontre du vaisseau pestiféré où, à l’arrière, un cadavre secoue la tête comme pour saluer au passage.
Un autre écrivain anglais est tout indiqué pour l’année de Baudelaire, Thomas de Quincey, dont on a traduit les Confessions d’un Anglais mangeur d’opium (Mercure). Les curieux de ce genre 72 de rêveries les compareront, s’ils veulent, à des études plus récentes, l’Opium, de Bonnetain, ou Thulé-des-brumes, d’Adolphe Retté. Mais ce sont là sensations un peu toujours les mêmes. Il vaut mieux voir du nouveau, et la littérature anglaise de nos jours n’est pas en peine d’en fournir.
Voici l’Écossais Stevenson, qui alla mourir aux îles Sandwich, dont on a traduit le Cas du docteur Jeckyll (Plon) et Suicide Club (Calmann-Lévy). Et voilà l’anglo-hindou Rudyard Kipling, l’auteur du Livre de la Jungle (Mercure), cette merveille. Les animaux portent bonheur à ceux qui les aiment ; chaque dernier venu a semblé, à son heure, épuiser la matière, et toujours le suivant la renouvelle.
Et voilà encore l’anticipateur Herbert Wells (Mercure) qui, pour marcher sur les traces de Jules Verne, n’en a pas moins son très spécial mérite. On ne peut pas lire la Guerre des Mondes sans avoir le cauchemar plusieurs nuits de suite, ce qui donnera peut-être au lecteur le prurit de connaître aussi l’Ile du docteur Moreau et tout le reste. Jusque dans le recueil, un peu de bric et de broc, qui a pour titre les Pirates de la mer, il y a des nouvelles, « Dans l’Abîme » et « l’Étoile », dignes d’Edgar Poe ; d’autres, il est vrai, sont inférieures au Vamireh de Rosny. S’il lit la Machine à explorer le temps, qu’il compare cette vue de l’humanité dans dix mille ans à celle que M. Tarde a donnée sous le titre : Fragment d’histoire future. 73 Puisque je parle de l’Adam à venir, je m’en voudrais de ne pas citer l’Ève future, de Villiers de l’Isle Adam, qui, bien qu’issue d’une conception tout autre, se rattache à l’edgarpoeisme. Que conseiller encore avant de quitter les « novellists » ? Le Portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde (Savine), les Lettres d’amour d’une Anglaise, traduction Davray (Mercure), les Portraits imaginaires, de Walter Pater, traduction Khnopff ou son Marcus l’épicurien (Mercure), les Contes choisis, de Mark Twain, traduction Lautrec. Combien il y en aurait encore à citer ! Qu’on s’adresse à M. Arthur Symons…
C’est un nom lumineux qui éclaire l’année suivante, Tolstoï. Un siècle qui se ferme avec Tolstoï après s’être ouvert sur Gœthe, et qui d’ailleurs a produit Hugo et Balzac dans l’intervalle, ne donne pas une chétive idée de sa puissance. Le malheur, va-t-on peut-être objecter, c’est qu’il faut des mois et des années pour faire le tour d’un géant de la littérature, alors qu’un géant de l’art plastique est vu, compris et canonisé en quelques heures. On commence la publication des œuvres complètes de Tolstoï en français (P.-V. Stock) et le monument promet d’être de dimensions hautaines. Si un lecteur pusillanime était capable de prendre la fuite à la vue de cet amas de typographie, il faudrait le saisir au collet et ne pas le lâcher avant qu’il ait lu Maître et Serviteur, une nouvelle d’une centaine de 74 pages à peine, qui ne dispense sans doute pas de lire tout le reste de son œuvre, mais qui donne bien la sensation du pur Tolstoï. Quant au lecteur moyen, celui qui veut bien connaître, mais sans excès de courbature, les grands écrivains, et qui, pour Tolstoï lui-même, nous accorderait un maximum d’une demi-douzaine de volumes, nous lui indiquerons quatre autres livres : La Guerre et la Paix, puissante épopée nationale, où l’âme russe se manifeste si intraitable de foi patriotique en dépit des effusions humanitaires de l’auteur, la Sonate à Kreutzer qui illustre d’une façon si poignante les théories restrictives en matière d’amour, la Puissance des ténèbres, drame formidable, et Anna Karénine, chef-d’œuvre de psychologie amoureuse. Comme de plus, tout Tolstoï est dans sa foi religieuse, il sera bon enfin de lire les Évangiles (Perrin), exposé bref de la façon dont il entend Jésus et le christianisme. Quant aux brûlots de polémique morale ou politique, ils sont innombrables, et parfois très remarquables. — Malheureusement le temps se fait pauvre et le roman russe est riche ; d’autres grands écrivains nous font signe.
Dostoïewsky d’abord. Crime et Châtiment domine de haut l’horizon non seulement de la littérature russe, mais même du roman européen. Si l’on ne doit lire qu’un ouvrage de Dostoïewsky, il faut commencer par lui, et si l’on en veut lire deux, il faut continuer par les Souvenirs de la 75 maison des morts. On se procurera aisément les autres œuvres traduites, si on aime ce genre, d’une préoccupation morale plus intense encore que celle de Tolstoï qui, quand il compare son œuvre à celle de son aîné, qualifie son art à lui de « faux grand art » par rapport au « vrai grand art » de son rival.
Ensuite Gogol. Son grand roman, les Ames mortes, mérite, lui aussi, le nom de chef-d’œuvre. On ne peut pas plus l’ignorer que « Crime et Châtiment » ou que « la Guerre et la Paix ». Gogol est encore l’auteur de Tarass Boulba où vit toute l’Ukraine héroïque et turbulente, et du Reviseur, comédie satirique de la bureaucratie russe.
Puis Tourgueneff dont la saveur nous semble moins originale et qui pourtant est estimé très haut par les Russes, peut-être, il est vrai, parce qu’ils lui trouvent un goût de chez nous. Il vivait beaucoup en France et ne nous aimait pas trop au fond. Quand on publia ses réflexions, après sa mort, il y eut des surprises chez ses anciens amis parisiens. Comme spécimen de son talent, on pourra lire Pères et enfants ou les Mémoires d’un chasseur, traduits avec soin sous ses yeux.
Et ce n’est pas tout. Après Tourgueneff, il y aurait encore bien d’autres écrivains russes à connaître. On a eu raison de nous permettre de lire en français de Pissemsky, Mille âmes (Plon) ; d’Alexis Tolstoï, le Prince Serebriany (Ollendorff) ; de Maxime Gorki, l’Angoisse (Mercure) ; de 76 Rouslane, le Juif de Sofievka ; et l’on peut ajouter à ces noms celui de Merejkowsky, l’auteur de la Mort des Dieux (Calmann-Lévy).
Sans être aussi riche que la russe, la littérature polonaise mérite mieux qu’une mention. Le succès, un peu inattendu, un peu disproportionné de Quo vadis a mis sur le pinacle Henry Sienkiewicz, lequel était loin, au surplus, d’être un inconnu. Son Bartek vainqueur, curieuse histoire d’un soldat de la Pologne prussienne amené au cœur de la France par la dernière guerre, avait été remarqué dès sa première publication, il y a une quinzaine d’années dans la « Revue des Deux Mondes ». On a traduit un peu à la hâte beaucoup de ses romans ; l’un d’eux, les Chevaliers de la Croix, trop mélodramatique à la fin, est chaud de patriotisme, et la chaleur c’est la vie pour les livres comme pour les hommes. Beau temps que celui des Jagellons, et où tout Polonais doit aimer à vivre en esprit, comme tout Espagnol au temps des Conquistadores, tout Italien au temps des Quattrocentisti.
Comme Tolstoï couvre son année, Ibsen obombre la sienne. En général les drames sont de lecture plus difficile que les romans ; il faut se mettre dans la tête les noms des personnages, deviner à demi-mot, suppléer aux jeux de scène, faire le travail qu’un bon conteur vous épargne. Qu’on s’efforce pourtant de lire ceux d’Ibsen, tous si possible, sinon presque tous. Fiords, 77 glaciers, maëlstroms, le lecteur se fera vite au paysage. Les deux phares de cet océan de brumes sont Brand et Peer Gynt, l’idéal ibsénien dans tout son héroïsme, toute sa tension effrénée, et sa caricature, Sancho à côté de don Quichotte. Dans les autres drames d’Ibsen, ces deux tendances, ici séparées, se mélangent, et l’attirance étrange de l’œuvre s’en accroît. Qu’est au juste Solness le Constructeur ? un fou ou un héros ? et le Hialmar du Canard Sauvage ? Et le Rosmer de Rosmersholm ? Et que pense au juste Ibsen de la femme ? approuve-t-il Hedda Gabler ? absout-il l’envoûtement de la Dame de la mer ? a-t-il ironie ou pitié pour la Maison de poupée ? C’est ce côté énigmatique de son œuvre qui passionne. Ah ! que nous sommes loin du cliquetis de mots de Dumas fils, même de son froissement d’idées ! On comprend pourquoi je disais que chez le maître norvégien tout était à lire. Jusque dans les Prétendants à la Couronne éclate une admirable transposition de la foi ibsénienne. Mais si parmi tant de chefs-d’œuvre il fallait, après Brand et Peer Gynt, en citer un de préférence, je nommerais l’Ennemi du Peuple, où la grande âme ariste du maître se manifeste dans toute sa force véhémente et ironique (vous comparerez ici le Stockmann d’Ibsen au Zarathoustra de Nietzsche ou au Prospéro de Renan), et tout en m’éloignant, je vous jetterai encore un chef-d’œuvre, celui-ci moins connu des snobinettes, 78 Empereur et Galiléen, l’histoire de Julien y servant de prétexte à l’évocation du plus grand conflit religieux qu’ait connu l’humanité.
Comme on pense bien, autour de la « terre nouvelle » d’Ibsen, on explorera tout l’archipel du nord. De Bjœrnson, frère tantôt ami, tantôt ennemi d’Ibsen, il suffira de connaître, mais il faudra connaître, Au-dessus des forces humaines, où palpite l’angoisse du pasteur Sang demandant, exigeant, obtenant un miracle, « à moins que… à moins que… » et tombant mort en emportant avec lui la réponse à son doute. De Strindberg, son voisin, car la terre suédoise, elle, ne peut pas se séparer de la norvégienne, on pourra lire Axel Borg (Mercure). Mais puisqu’on est en plein théâtre d’idées, pourquoi n’en profiterait-on pas pour lire quelques œuvres non Scandinaves, la Tragédie de l’homme, du Hongrois Madach, l’Honneur, du Prussien Sudermann, ou mieux encore le théâtre du Silésien Gérard Hauptmann ? De celui-ci on a traduit plusieurs pièces ; qu’on lise d’abord les Tisserands, œuvre caractéristique, et si l’on veut ensuite l’Assomption de Hannele et la Cloche engloutie. Les drames sont plus courts que les romans ; tout cela, ce que j’ai indiqué d’une façon ferme, ne fait guère que 4 ou 5 volumes : deux pour Ibsen, un pour Bjœrnson et Strindberg, un pour Gérard Hauptmann. On aurait le temps de joindre comme spécimen du drame philosophique de chez nous l’Axel, de Villiers de 79 l’Isle Adam. Mais n’oublions pas que les Scandinaves ont écrit des romans aussi. On a traduit en français Tine, d’Hermann Bang, les Filles du Commandant, de Jonas Lie. De préférence j’indiquerai un livre d’une donnée étrange, la Faim, de Knut Hamsun. Cela ne fera qu’une demi-douzaine seulement de volumes si l’on s’en tient à l’indispensable.
Il est vrai qu’en ajoutant les demi-douzaines aux demi-douzaines nous serons arrivés, pour ce premier septain, à un chiffre respectable. La jeunesse a de bonnes dents, mais nous ne lui avons pas ménagé les occasions d’en jouer. Qu’on refasse rapidement le compte : 18, Walter Scott, de 7 à 30 volumes et de 6 à 12 volumes divers du dix-huitième siècle, Daniel de Foe, Swift, Sterne, Goldsmith, Fielding, Beckford, etc. ; 19, Dickens, Thackeray, George Eliot et les autres grands romanciers anglais du milieu du siècle, de 1 à 50 volumes ; 20, Hoffmann, ses œuvres complètes tiennent déjà 29 volumes ; on pourrait en ajouter autant pour les autres auteurs allemands ; 21, d’Annunzio, Manzoni, Fogazzaro et les autres auteurs, italiens ou espagnols, autant ; 22, Edgar Poe et les écrivains anglais tout à fait contemporains, facilement 15 à 20 volumes ; 23, Tolstoï à lui seul 43 volumes pour les œuvres complètes ; les autres, russes ou polonais, de 10 à ce qu’on voudra ; 24, Ibsen, une 80 douzaine de volumes ; les autres Scandinaves, une seconde douzaine. Ce n’est pas d’inanition que pâtira le consommateur.
Je n’ai guère cité que des ouvrages traduits en français, et à ce propos on ne saurait imaginer combien il est difficile de savoir quels romans étrangers sont dans ce cas ; un bon répertoire des traductions rendrait vraiment de grands services. Mais il faut bien espérer que le lecteur ne se sera pas promené pendant sept ans à travers les littératures étrangères sans céder à la tentation d’aborder tout seul quelque belle passante. Ne connaître un chef-d’œuvre littéraire qu’au moyen d’un interprète, c’est ne le connaître qu’à moitié, ou, pis, le méconnaître ; l’artiste peut encore juger d’un tableau par une gravure, d’une statue par une photographie, d’une symphonie par un morceau à quatre mains, mais le lecteur ignorera toujours le génie complet de Dante et de Shakespeare s’il ne les a pas écoutés dans leur langue. Et ce qui est dit de l’esthétique est exact de la science. De plus en plus on se rend compte qu’un érudit devra connaître non pas une, mais toutes les langues des pays qui sont à la tête du mouvement intellectuel, c’est-à-dire au moins quatre ou cinq langues autres que la sienne.
Il est vrai, notre système scolaire est merveilleusement organisé contre ceci. D’abord la règle est qu’au collège il ne faut apprendre qu’une langue. 81 Et les programmes sont si surchargés qu’on ne peut même pas l’apprendre ; le temps, accaparé par mille mnémotechnies arides, manque. Enfin les professeurs de langues vivantes étant tenus d’être Français, donc ne parlant volontiers que français, enseignent leur langue comme ils feraient du grec, de sorte que le jeune homme sort de classe incapable à l’étranger de comprendre, de se faire comprendre et même de lire un journal. C’est juste le contraire de ce que voulait Comte, dont tant de gens se réclament ; il ne mettait dans les programmes d’éducation, jusqu’à quatorze ans, que des lettres et arts, par lettres entendant langues, et comme langues en exigeant deux anciennes et quatre modernes.
Eh bien, notre discipline permet de réparer le temps perdu au collège, et qui s’y soumettra saura, au bout de ses sept ans, tous les dialectes importants d’Europe. Le jeu en vaut la peine. Pour lire couramment une langue, il faut, l’expression l’indique, courir. Jamais on ne maîtrisera l’anglais en s’acharnant, phrase par phrase, sur du Shakespeare ; mais on apprendra en quelques mois même une langue d’Extrême-Orient en baragouinant tout le jour et en déchiffrant force prospectus. Deux ans d’anglais, deux ans d’allemand, un an d’italien et d’espagnol, un an de langues scandinaves, un an de russe, en sept ans notre jeune homme a le temps de savoir tout cela, non pas de façon à converser, s’il n’est pas 82 sorti de son cabinet de travail, mais de façon à lire à livre ouvert un livre ordinaire, ce qui n’est pas à dédaigner. Marche à suivre : n’ouvrir une grammaire que pour voir les conjugaisons et quelques formes verbales usuelles, pronoms et prépositions surtout, et aussitôt après lire, attentivement et sans lexique, si possible ; deviner, et au fur et à mesure vérifier ; lire, avec une traduction d’abord, ensuite, sans ; pour plus de facilité, au début prendre des translations d’auteurs français ; Alexandre Dumas a été traduit à peu près dans toutes les langues : on lira les Trois Mousquetaires en anglais et Vingt ans après en allemand, et le Vicomte de Bragelonne en russe, et on s’étonnera de tout comprendre vite, à fond, et avec plaisir, dès la première semaine. Le mois suivant on s’attaquera à un journal, ou à une revue, on trouvera que c’est autre chose, mais point insurmontable chose. Et continuant, on finira par lire Meredith presque aussi facilement que Carlyle, comme on avait lu Carlyle presque aussi facilement que Macaulay, et Macaulay que « Dioumèss », et Dioumèss que Dumas, alors que, si du premier bond on s’était jeté sur The Egoist, on aurait perdu courage.
Je termine en disant un mot des « Anthologies » et des « Pages choisies ». En principe on ne comprend guère qu’on dessoude quelque chose d’un roman, d’un poème, ou d’un drame. Même s’il s’agit d’un recueil de poésies diverses, 83 ou de contes et nouvelles, croit-on qu’on ne changera pas la physionomie des pièces qu’on séparera de leurs voisines moins brillantes peut-être, mais placées là à dessein par l’auteur ? On dit bien parfois qu’un fragment de statue décèle le chef-d’œuvre, mais c’est une opinion de bimbelotier. Ce qui sacre le chef-d’œuvre, c’est l’ensemble. Et ce ne sont pas les trouvailles de style qui font le beau livre, c’est la vie, la « suite enragée » de Saint-Simon ou la « suite réglée » de Bossuet. Sans cela Paul de Saint-Victor vaudrait Théophile Gautier et Jules Vallès balancerait Gustave Flaubert. Les « recueils de morceaux choisis » ne se comprennent, comme pis aller, que pour les poètes secondaires, dont on sauve ainsi de jolies piécettes. Ils sont encore admissibles, à la rigueur, pour de grands écrivains, dont l’œuvre est si vaste qu’on ne peut l’étudier à fond et si riche qu’on devrait pourtant la connaître en entier. Qui aurait lu de Victor Hugo les vingt ou trente ouvrages que j’indiquais, pourrait encore prendre un volume d’Extraits, et y découvrir d’exquis ou de vigoureux poèmes. Mais, sauf ces cas exceptionnels, il faut s’abstenir des « Selectæ ». Une œuvre unique, même moins bonne, vaut mieux qu’une marmelade d’excellents morceaux.
Par contre, on pourra, si le jeu plaît, se faire son répertoire à soi-même ; car ce qui est vain chez autrui peut être très utile chez soi ; non pas en recopiant, comme les jeunes filles, sur un 84 beau cahier relié les poésies qu’on préfère, mais en griffonnant quelques lignes sur une fiche aussitôt qu’on aura lu un livre. Nulle précaution n’est meilleure. Quelque excellente que soit votre mémoire à vingt ans, il faut compter avec l’âge. Une fois la fiche prise, tout est sauvé. Ces notes, chacun les rédigera à son gré : le sujet résumé en quatre lignes, le nom des protagonistes, une phrase sur tel caractère, quelques citations marquées à la lecture d’un coup d’ongle et une brève appréciation d’ensemble, c’est tout ce qu’il faut. Un quart de page pour les ouvrages ordinaires, une page entière pour les livres de premier ordre. Beaucoup plus sans doute pour tous, si on veut, mais le mieux est l’ennemi du bien ; si pour chaque livre lu on s’impose le travail d’un article véritable, on s’expose à se lasser vite. Rien n’empêche d’ailleurs de joindre à ce jeu de fiches un répertoire d’idées, et ceci sera utile surtout pour les livres qu’on lira par la suite. L’habitude est de tous points louable de prendre sur une feuille volante tout ce qui vous frappe à la lecture d’un ouvrage ; le volume fermé, on reporte ses notes (et le tri se fait de lui-même) sur un registre à onglets alphabétiques, la disposition est à la fois commode et pratique, car l’immense majorité des notes prises viendra se ranger dans un nombre moins grand qu’on pense de catégories : Art. Langue. Progrès. Révolution. Science. Religion. Amour, etc. On aura tous 85 les matériaux pour écrire sur ses vieux jours un Dictionnaire philosophique à satisfaire l’ombre de Voltaire, et on aura, par inattendu surcroît, l’approbation de l’ombre de Joseph de Maistre qui affectionnait cette méthode de travail.
Récapitulons nos lectures de ce premier septain, en ne nommant que les têtes de ligne dans les trois colonnes : poètes français, romanciers français, romanciers étrangers :
86
Passons au second septain. De 25 à 31 ans. La jeunesse encore, mais dans sa maturité plus que dans sa fleur. Trois séries parallèles, celle des poètes étrangers, celle des classiques nationaux, celle des historiens antiques. Cela pourrait ne faire, en somme, que trois auteurs par an. Les fervents de la lecture ne seront pas en peine pour corser la dose.
D’abord les poètes étrangers. Leur série, qui se prolongera pendant le troisième stade, comprend, pour ce second, les anglais, les allemands et les espagnols. Sept grands poètes, au minimum. Trois anglais : Shakespeare, Milton, Shelley. Deux allemands : Gœthe et Heine. Deux espagnols : 87 Calderon et Cervantes ; on peut bien qualifier Cervantes de poète.
Pour les anglais : 25, Shakespeare ; 26, Milton ; 27, Shelley. Que l’on commence par Shakespeare, dût-on s’attarder avec lui, dût-on lui sacrifier tous les autres ! Un lettré digne de ce nom ne peut se dispenser de l’avoir exploré en entier, depuis les Méprises jusqu’à la Tempête, et je ne sais pourquoi, à ce propos, l’excellente traduction Montégut (10 volumes, Hachette) s’ouvre justement par cette féerie, la dernière œuvre du grand homme. Dix volumes, cela se lit sans peine en un an, et si le lecteur a pris l’habitude de goûter Dickens et Poe dans le texte, cela doit se lire en anglais. Sans doute Shakespeare est moins aisé à comprendre qu’un article du Daily Telegraph, mais une fois la glace rompue, on se plongera avec tant de délices dans son océan de poésie ! Qu’on n’aie pas honte, au surplus, de recourir aux traducteurs ; mieux vaut avoir connu tout en français, avec joie, que d’avoir péniblement achevé le déchiffrement de quelques pages dans l’original. Inutile, d’ailleurs, de préciser par quoi devront commencer les gens trop pressés. D’abord, quand il s’agit de Shakespeare, personne n’a le droit d’être pressé. Ensuite tout le monde connaît les noms des grands chefs-d’œuvre. Je préférerais indiquer des drames devant lesquels on serait peut-être tenté de ne pas faire halte, comme Coriolan ou Cymbeline, ou 88 des scènes qu’on risquerait de sauter si on feuilletait d’un doigt trop hâtif les vastes chroniques dialoguées où elles se trouvent, la scène de Talbot et de son fils dans la première partie d’Henri VI, ou la révolte de Jack Cade dans la seconde, la chute de Wolsey dans Henri VIII, la scène du messager dans Antoine et Cléopâtre, mais citer les unes n’est-ce pas faire tort aux autres ? Qu’on lise donc tout, jusqu’aux adaptations de Bandello, jusqu’aux poèmes, Vénus et Adonis, Lucrèce, les Sonnets, et qu’on s’intéresse même — car dès qu’il s’agit d’un tel génie rien n’est indifférent — aux petites énigmes anecdotiques, savoir si H. W., à qui est dédié le poème de Vénus, est le comte de Southampton ou le comte de Pembroke, et quelle sorte de femme était la dark lady dont il y est parlé si douloureusement.
On n’ignore pas, au surplus, qu’il y a, à propos de Shakespeare, d’autres problèmes, sinon plus réellement obscurs, du moins plus irritants. Du moment qu’on n’a rien d’authentique sur lui, ni une ligne de son écriture, ni un trait de sa physionomie, il était à prévoir qu’on devait le considérer comme un masque. La thèse baconnienne a encore ses défenseurs enragés ; il est vrai que le « rabisme » est déjà une mauvaise note en pareille matière ; laissons au lord chancelier sa gloire, d’ailleurs mélangée, et n’enlevons pas au « gentleman-player » son noble et pur génie. Si l’on veut éclaircir des obscurités, il en 89 reste assez et de plus importantes. Quelle était sa race ? Stratford est près du pays de Galles ; Shakespeare était-il Saxon ou Gallois ? Son génie semble bien celte. Et sa religion ? Était-il papiste ou puritain ? Ici, l’accord se fait. Son génie est bien catholique dans le sens étymologique comme dans le sens cultuel. Naguère encore, un collaborateur du Mercure de France (fév. 1902) tressait en arguments favorables de multiples inductions tirées de ses pièces, et il aurait pu en ajouter d’autres jusqu’à cet amour des orfèvreries d’église qui, par exemple, fait à Lorenzo amoureux de Jessica comparer les étoiles à des patènes. Mais quoique ces questions soient attrayantes, on aura la prudence de ne pas trop s’y enfoncer, il a tant été écrit sur Shakespeare ! La simple énumération des titres d’études formerait déjà un gros in-quarto. A moins de vouloir se consacrer au dieu, on laissera toute cette exégèse adventice, et l’on se contentera pour bréviaire de l’admirable chapitre de Taine au tome II de son Histoire de la littérature anglaise.
Si Shakespeare fut, comme le dit Carlyle, le plus noble fruit du catholicisme, Milton pourrait être qualifié le plus grand poète du puritanisme. Et ceci doit, à la fois, rendre indulgent pour l’aspect morose de son génie et inciter à connaître à fond cette âme dont notre littérature ne révélerait aucun double. Sans doute, il paraîtra dur, au sortir du merveilleux monde enchanté 90 du Songe d’une nuit d’été, d’arriver jusqu’au bout du Paradis perdu ; mais le lecteur pour qui j’écris n’est plus l’enfant insatiable de romans-feuilletons. A vingt-six ans, on peut bien s’imposer quelques lectures austères. La figure géante du Satan miltonien a de quoi faire passer sur bien des lenteurs. On lira donc le Paradis perdu, dans l’original, si faisable ; sinon dans la version de Chateaubriand, qui s’efforça de calquer le mot français sur le mot anglais, traduisant ainsi dungeon par donjon et non par prison, ou pit par puits et non par abîme. Si l’on s’en devine le courage, il y a encore le Paradis regagné…
Comme représentant de la poésie anglaise contemporaine, je propose Shelley. Il a moins vieilli que Byron, il est moins insulaire que Swinburne, et son génie tourmenté nous émeut souvent plus que celui de Tennyson. Une traduction de ses œuvres en 2 volumes a paru chez Savine, mais qu’on le lise autant que possible dans le texte ; la poésie perd tant à passer par un interprète ! Après lui, comme il restera du temps, on en profitera sans doute pour lire quelques autres grands poètes d’outre-Manche.
Byron d’abord. Ses œuvres traduites tiennent 4 volumes dans l’édition Garnier ; il faut les connaître ; leur influence sur notre romantisme a été énorme ; qu’on se rappelle la Lettre d’Alfred de Musset à Lamartine. « Vous aviez lu Lara, 91 Manfred et le Corsaire… » Et que ces trois personnages se ressemblent fort entre eux, et ressemblent non moins à Childe Harold et à tous les autres enfants du poète, cela importe peu. Ce mot « vieilli » que j’employais n’est juste qu’un temps, après quoi l’œuvre se maintient simplement, seule forme de vie possible pour les poèmes. Byron est ainsi consacré. Ce qu’on peut accorder c’est qu’il est permis, puisque tous ses livres ne reproduisent que la même image, la sienne, d’aller tout droit à ceux où cette image se dresse de la façon la plus hautaine et la plus douloureuse, je pense à Manfred et à Don Juan.
Ceux qui aiment la poésie anglaise de cette époque ne s’en tiendront d’ailleurs pas là. Ils liront encore l’âpre Burns et le délicat Keats, frère d’André Chénier, dont l’Endymion s’obtient pour trois pence dans la Cassel’s Library. La même collection vous offre d’autres poèmes de Cowper, de Southey, de Wordsworth, mais ce sont là lectures de spécialiste. Peut-être pourra-t-on se contenter, pour ces temps qui déjà s’éloignent, de la Chanson du Vieux marin, de Coleridge, dont il a paru chez nous une version de luxe, et des Poèmes gaëliques, d’Ossian, traduits en 1 volume chez Hachette ; le pastiche de Macpherson a eu une telle action sur le commencement du dix-neuvième siècle qu’il fait partie de la littérature européenne.
Il faudrait, en effet, ne pas trop s’attarder chez 92 les Lakists et chez les romantiques si l’on veut apprécier quelques poètes modernes. Comment ignorer Tennyson ? La pureté de son génie, le retentissement de sa gloire, l’influence de son œuvre sur notre jeune symbolisme font un devoir de le connaître. Les Idylles du roi ont été traduites et richement illustrées ; malheureusement le volume est comme un peu « l’omnibus de Corinthe » ; il est vrai qu’on peut le demander dans les grandes bibliothèques publiques ; économie 100 francs. Pour les poètes vivants, il faudra se donner quelque mal pour ne réunir que des spécimens fragmentaires et peu nombreux. Au « Mercure de France » on obtiendra la traduction par Davray de la Ballade de la geôle de Reading, d’Oscar Wilde, et celle par Vielé-Griffin, du Laus Veneris, de Swinburne. Les poésies de Yeats, de Le Gallienne, d’Arthur Symons finiront assurément par paraître en notre langue.
Voilà, pour un simple siècle, bien des poètes à connaître en sus de nos trois grands. On pourra en commencer la lecture, avant l’année de Shelley. Deux ans ne sont pas de trop pour explorer, même superficiellement, ce domaine. Heureusement que le temps antérieur est moins riche en poésie. Après l’admirable floraison de la Renaissance, le génie anglais se repose. Dryden n’intéresse guère que les érudits. Chatterton n’a été traduit qu’à la suite du drame d’Alfred de Vigny. Otway serait inconnu sans sa Venise sauvée qu’on 93 a fait passer en français. Pope et les lakistes sont moins ignorés chez nous ; on pourra s’amuser à lire la paraphrase en vers de l’Essai sur l’homme par Delille ou à comparer les Jardins du même abbé aux Saisons, de Thomson, et le Jour des morts, de M. de Fontanes, à l’Élégie dans un cimetière de campagne, de Gray. Toutefois, Milton lu, on peut, à la rigueur, se dispenser de connaître à fond toute cette gent versifiante. Mieux vaut laisser de côté les gentillesses de Pope et les pleurnicheries de Young pour quelques œuvres en prose du même temps, les Lettres de lord Chesterfield, quelques Essais d’Addison ; l’École de la Médisance, la célèbre comédie de Sheridan, et les Lettres de Junius, d’un intérêt un peu refroidi aujourd’hui (le procès Warren Hastings fut l’Affaire brûlante d’alors), toutes œuvres pour lesquelles on n’a pas besoin de recourir au texte, alors qu’il faut le faire si on veut apprécier les discours de Pitt ou de Burke et les essais de Reynolds ou de Swift.
Par contre, et pour en finir avec la poésie anglaise, il sied de réserver l’année de Shakespeare, si quelque loisir y reste, à ses contemporains. Le second tome de Taine, ou les trois volumes de M. Mézières (Hachette) serviront de guide. Ce serait vraiment pitié d’ignorer quelques œuvres de ce temps, le Docteur Faust, de Marlowe (traduit par F.-V. Hugo, Calmann-Lévy), Annabella, de Ford, la Duchesse de Malfi, de 94 Webster, Séjan, de Ben Johnson. J’ajoute, pour mémoire, le grand poème de Spencer, The faery Queen qui n’a pas été traduit, mais qu’on ne manquera pas, pour peu qu’on sache l’anglais, de se procurer ; la chose est facile, pour 3 sh. 6 d. on l’a tout entier imprimé un peu dense mais lisible dans la collection des classiques Chandos, chez Warne ; nulle œuvre ne révèle mieux la beauté poétique de la Renaissance anglaise ; si Gustave Doré avait connu ce défilé de rêves, il aurait assurément voulu l’illustrer, et pas un lecteur chez nous n’ignorerait cette admirable féerie qui n’est goûtée que par les curieux d’art. Les poètes antérieurs, Chaucer et autres, partagent ce sort. Ici, on pourra recourir au premier volume de l’Histoire littéraire du peuple anglais, de Jusserand (Plon), qui sur certains points complète celle de Taine. Taine, par exemple, ne parle pas de Langland, que son successeur étudie avec complaisance. De plus, le rôle de l’élément celtique y est mis en juste lumière ; à lire Taine, on pouvait croire que toute la poésie anglaise venait de la Germanie ; avec M. Jusserand on se dira que sans l’Irlande et l’Écosse cette poésie anglaise n’aurait pas existé, et ce sont deux « positions », mais la dernière est peut-être la plus solide.
Une littérature ne se compose pas uniquement de poètes et de dramaturges. Il faut faire leur place à ceux qui, s’ils n’accroissent pas le 95 nombre des chefs-d’œuvre, du moins provoquent ou prolongent les floraisons de beauté. La littérature anglaise au dix-neuvième siècle ne le cède à nulle autre pour ses critiques et ses esthètes, et puisque nous lui avons réservé trois années, désignons ici trois grands écrivains en prose, Macaulay, Carlyle et Ruskin.
Des trois, Macaulay est le plus accessible, même si l’on n’est pas grand clerc en anglais, on fera bien de le lire dans le texte ; la collection Cassel contient de lui plusieurs de ses meilleures études : Bacon, Warren Hastings, Lord Chatham, Burleigh, etc. D’ailleurs on l’a traduit en grand. Guizot a publié 6 forts recueils d’Essais chez Calmann-Lévy ; Montégut et Pichot ont donné ses 4 volumes de Jacques II et Guillaume III chez Charpentier. Tout est intéressant, et parfois, pour nous Français, surprenant. Louis XIV, vu de l’autre côté du détroit, garde son grand air ; mais il faut lire l’Essai sur Barrère pour savoir l’effet que produisent à l’étranger certains de nos « géants de 93 ».
Carlyle est moins commode. Heureusement on a traduit, et fort bien ma foi, le Sartor Resartus (Mercure de France) et les Héros (A. Colin). Aussi Cathédrales d’autrefois et Usines d’aujourd’hui (Charpentier). La traduction de l’Histoire de la Révolution française est malheureusement épuisée ; on pourra d’ailleurs la réserver pour plus tard, de même que les autres 96 ouvrages d’histoire, point encore francisés, sur Cromwell et Frédéric II. La correspondance avec Emerson n’est pas davantage traduite, et c’est dommage. Et à ce propos citons d’Emerson, ce cadet de Carlyle, les Essais (traduction J. Will, Lacomblez, Bruxelles) et les Surhommes, titre approximatif pour rendre « Representative men » (traduction Roz, A. Colin). On a beaucoup écrit sur Carlyle (voir notamment le livre de M. Edmond Barthèlemy, Mercure de France) et sur sa femme ; la question de savoir qui avait tort, de Jane Welsh ou de son mari, a fait couler des flots d’encre ; la publication des Réminiscences de Froude et des Letters and Memorial de Mrs. Carlyle, avait d’abord détourné du vieux puritain les sympathies ; puis elles lui revinrent, Mme Arvède Barine est en somme plus favorable que M. Barthèlemy à Jane Welsh ; M. Augustin Filon, lui, est dur pour son mari. Au fond, peut-être vaut-il mieux ne voir les puritains, comme les stoïciens, que dans leurs livres. Mais peu importe que Carlyle n’ait pas été un héros lui-même ; son Hero-worship est un bréviaire d’héroïsme, il suffit.
Enfin Ruskin, dont l’influence sur l’art et la pensée anglaise fut décisive pendant toute la seconde moitié du siècle. Il faut avec lui un guide. Heureusement, car le livre de Milsand (Alcan) avait déjà vieilli, M. Robert de la Sizeranne a écrit sur lui un volume tout à fait remarquable 97 (Hachette). Après l’avoir lu, on pourra, on devra même lire quelques-uns de ses essais aux titres mystérieux dont la liste ferme le volume ; on commence à en traduire quelques-uns, les Sept lampes de l’architecture, par exemple, la Couronne d’olivier, Sésame et les Lys et la Bible d’Amiens (Mercure). Comme on ne peut pas apprécier justement Ruskin sans connaître l’école préraphaëlite dont il fut l’âme, j’indique un autre volume de M. de la Sizeranne : la Peinture anglaise contemporaine (Hachette).
En comparaison de Ruskin, nos esthètes à nous semblent un peu scolastiques : ils ont souvent l’air de venir de fermer la Grammaire des arts du dessin, de Charles Blanc. Pourtant il y a une belle flamme chez certains, droite dans le Tourment de l’Unité, de Mithouard, scintillante dans le Paysage de Raymond Bouyer, sereine dans le Sentiment de l’art, d’Alphonse Germain ; un livre comme la Sphère de Beauté, de Maurice Griveau, représente toute une vie de réflexions.
En somme, en trois ans, on aura, avec une vingtaine de volumes, ce qui n’est pas énorme, acquis une connaissance première de la littérature anglaise. Avant tout Shakespeare, 10 volumes ; Milton, 1 ; l’Histoire de Taine, 5 ; Carlyle et Barthèlemy, 3 ; Ruskin et la Sizeranne, 2. En seconde ligne les poètes Shelley, 2 volumes ; Byron, 4 ; Ossian, 1 ; Coleridge, 1 ; Tennyson, 1 ; 98 et les critiques Jusserand, 1 ; Mézières, 3 ; Macaulay (les Essais), 6. En troisième, tout ce que j’ai cité d’autre, une dizaine de volumes traduits, le double ou le triple de non traduits, voilà de quoi calmer les premières curiosités.
Profitons-en pour passer à la littérature allemande. Deux grands noms : Gœthe et Heine.
Gœthe, encore un de ces hommes qu’il faut connaître à fond ! On peut à la rigueur se dispenser de lire quoi que ce soit en anglais, si on sait Shakespeare, et quoi que ce soit en allemand, si on sait Gœthe. Ce qu’on a traduit de lui tient une quinzaine de volumes, où rien n’est à négliger. Les Conversations, recueillies par Eckermann par exemple, constituent le plus précieux des documents. Les 4 volumes mis en français de la Correspondance sont à lire aussi. Pour le Faust, quoique la version de Blaze soit bonne, on pourra prendre celle de Gérard de Nerval (Calmann-Lévy), dont Gœthe lui-même fit l’éloge. Est-il nécessaire d’ajouter que c’est le Second Faust, plus encore que le premier, qu’il importe d’étudier, et qu’il est convenable de ne point s’arrêter dès le premier quart de Werther ou le premier tiers de Wilhelm Meister, sous prétexte que ce n’est pas amusant ? Comme traducteur d’ensemble, on donne la palme à Porchat (Hachette). En fait de critiques, car il est bon de savoir ce que les uns et les autres ont pensé sur Gœthe 99 (Taine l’admirait, mais Hugo le détestait), on pourra lire, pour le côté éloges, les 2 volumes de Mézières (Hachette) ; pour le côté réserves, l’Essai d’Édouard Rod (Perrin). Il est possible, en effet, que la gloire de Gœthe aille en s’embrumant un peu ; il fallait un grand Allemand pour faire pendant au grand Italien et au grand Anglais, mais Gœthe n’est pas plus de la taille de Dante et de Shakespeare que Camoëns n’est l’égal d’Homère. Sur la famille du grand homme vous lirez avec plaisir le livre de Mme Arvède Barine, Bourgeois et Gens de peu. Je n’ose conseiller, ne les ayant pas lues, la Philosophie de Gœthe, de Caro, ni les Œuvres scientifiques de Gœthe analysées et appréciées, de Faivre ; le Gœthe en France, de M. Baldensperger, est pour nous plein d’intérêt.
De Heine on a traduit 17 volumes (Calmann-Lévy) ; mais ici tout n’est pas sacré. Ce qu’il faut connaître avant tout, c’est le volume de Poèmes et Légendes, qui contient l’admirable Intermezzo, un des plus exquis petits chefs-d’œuvre qui soient, et ceux des Drames et fantaisies et des Poésies inédites qui renferment le reste du Buch der Lieder. Ensuite les Reisebilder, où pétillent les spirituelles pages du Voyage dans le Harz et de la Mer du Nord. A la rigueur, on peut s’arrêter là ; mais les fervents ajouteront De la France et De l’Allemagne et la Correspondance qui est loin de tenir en ses 3 volumes, heureusement 100 pour le poète, tout ce que le poète a écrit. M. J. Legras, auteur d’un bon livre qui peut servir de guide, Henri Heine, poète, a publié dans la Deutsche Rundschau une lettre à Michel Chevallier, où se trouve, par exemple, cet étrange aveu : « En homme que je suis, je me sentis blessé dans mon amour-propre et dans mes intérêts financiers ; j’étais blessé du coup aux deux tendons qui sont vulnérables chez un Achille moderne. Je me suis reproché d’avoir commis une bassesse, et la chose pire de toutes, une bassesse pour rien. » L’Achille moderne était un assez fâcheux personnage ; il vaudrait mieux ne pas le savoir quand on lit « les petites chansons qu’il faisait avec ses grands amours ». N’importe pourtant, il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup aimé.
A ne lire que quatre ou cinq volumes d’Heine, il restera quelque loisir pour un autre grand poète allemand, Schiller, dont on ne peut pas ignorer au moins les Poésies et le Théâtre, si l’on hésite devant la pourtant intéressante Guerre de trente ans ; cela fait 3 volumes dans la Bibliothèque Charpentier. Les œuvres complètes, trad. Ad. Regnier, tiennent 8 volumes in-8, chez Hachette.
Gœthe, Schiller et Heine, voilà ceux qu’on n’a pas le droit d’ignorer pour l’Allemagne. Mais bien d’autres seraient à connaître. Si on veut éprouver sa vaillance, la Messiade de Klopstock vous 101 attend (Charpentier). Encore, si simplement on tient à explorer un peu plus à fond son sujet, il faudra prendre quelques volumes de Lessing, le Théâtre (3 volumes, Flammarion), le Laocoon (Renouard) et la Dramaturgie de Hambourg (1 volume, Perrin), aussi la Cruche cassée, d’Henri de Kleist (Didot), le Faust, de Lenau (Savine), et les autres Poètes autrichiens, de Marchand (Charpentier), les Pages choisies, d’Uhland (Perrin), le Théâtre de Kotzebue (Perrin), etc.
Il vaudrait mieux d’ailleurs, car le temps est précieux, ne pas s’enfoncer trop profondément dans la « silve obscure » de la poésie allemande et se réserver la visite de quelques prosateurs. Je dis quelques, car, hélas, il faut faire un choix. Tout ce qui serait digne d’être lu ne peut pas être lu. Je me contente d’un nom par année, Herder pour faire pendant à Gœthe, et Nietzsche pour accompagner Heine.
La Philosophie de l’histoire de l’humanité, de Herder, a été traduite par Taudel pour l’éditeur Lacroix (3 volumes, Flammarion). C’est un de ces livres consacrés qu’il faut connaître, même si, au cours de la connaissance, on leur trouve l’air un peu perruque ; ils gardent toujours leur valeur représentative ; la Philosophie de l’histoire c’est toute l’Allemagne du dix-neuvième siècle, comme le Discours sur l’histoire universelle, c’est toute la France du dix-septième siècle.
Par contre, Nietzsche est le philosophe à la 102 mode, mais que ceci ne le desserve pas ! Ce qui fait l’admiration des snobs peut aussi maîtriser l’intérêt des penseurs. M. Henri Albert poursuit la traduction complète de ses œuvres qui tiendra plus de 17 volumes (Mercure de France). Si on ne les prend pas tous, on écoutera du moins Ainsi parlait Zarathoustra, son livre le plus célèbre, et aussi Par delà le bien et le mal et Humain, trop humain : odes, traités et aphorismes. Pour les gens archi-occupés, les traducteurs ont eu l’attention de colliger un volume spécial de Pages choisies ; il vaudrait mieux ne pas commencer par là pour se refuser le droit de laisser de côté les volumes in extenso. Il y a déjà toute une littérature nietzschéenne : La Philosophie de Nietzsche, d’Henri Lichtenberger, Nietzsche et l’Immoralisme, d’Alfred Fouillée, En lisant Nietzsche, de Faguet, etc. On trouvera plus tard les grands philosophes allemands ; toutefois, peut-être pourrait-on dès maintenant joindre à la connaissance de Nietzsche la lecture d’un volume de son premier maître Schopenhauer, les Pensées et Fragments, par exemple, que M. Bourdeau a donnés dans la petite collection d’Alcan.
Ceci suffit pour l’instant. On aura pris dès le début, je pense, une histoire de la littérature allemande, celle, probablement, de M. Bossert (Hachette) ; elle est bien touffue, mais rendra service, ce malgré, par ses jugements propres et aussi par ses indications bibliographiques, un peu 103 maigres d’ailleurs ; bien que la littérature allemande n’ait pas trop séduit nos critiques et que le livre même de Mme de Staël, De l’Allemagne, soit plus important comme manifeste que comme étude de fond, on y verra pourtant que nos compatriotes ont écrit un certain nombre de livres remarquables non seulement sur les grands protagonistes, mais même sur des acteurs de seconds rôles. Les Hommes et Choses d’Allemagne, de Victor Cherbuliez, seraient ici à consulter. Sur tel grand génie dont je n’ai pas encore cité le nom, bien qu’il soit presque aussi puissant comme poète que comme musicien, Wagner, il y a, on le sait, toute une littérature spéciale, Chamberlain, Lichtenberger, etc. Il n’en faudra pas moins recourir aux auteurs allemands, les critiques comme les producteurs, si l’on veut avoir une idée un peu approfondie de leur domaine. Cela représente, assurément, beaucoup de lectures, trop même si l’on ne sait pas se borner ; mais les vastes ambitions mises de côté, on pourra se satisfaire avec une douzaine de volumes, Gœthe non compris : 1 volume de Bossert, pour guide, puis 3 de Schiller, 5 de Heine, 1 de Schopenhauer, 2 ou 3 de Nietzsche, 1 de Wagner. Bien entendu, ce n’est là qu’un minimum.
J’arrive aux Espagnols : Cervantes et Calderon.
Don Miguel Cervantes de Saavedra. Pour la 104 beauté sonore des noms, vive l’Espagne ! On aura probablement lu déjà la Merveilleuse histoire de l’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche. Mais on la relira. Don Quichotte est un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain ; l’enfant y rit aux éclats, l’homme y sourit, pensif, et le vieillard revient s’y réchauffer en se frottant les mains. La traduction Viardot est excellente, mais le texte original est préférable encore ; on le prendra en main, ignorât-on l’espagnol ; dès le troisième jour on devinera presque tout, et dès la fin du mois, on le lira couramment. Faites l’expérience vous-mêmes, si vous n’avez pas appris la langue « qu’il faut parler à Dieu » : « Dichosa edad y siglos dichosos aquellos a quien los antiguos pusieron nombre de dorados : y no porque en ellos el oro que en nuestra edad de hierro tanto se estima, se alcanzase en aquella venturosa sin fatiga alguna, sino porque entonces los que en ella vivian ignoraban estas dos palabras de tuyo y mio. » Il est difficile, même si vous n’avez jamais lu un traître mot d’espagnol, que vous n’ayez pas compris ce dont il s’agissait dans cette palabre du bon Chevalier de la Mélancolique Figure.
L’œuvre de Cervantes est si lumineuse qu’on peut se dispenser de lire un de ces guides critiques qui sont utiles pour Dante, Gœthe et Shakespeare. Sa vie (sait-on que Shakespeare et Cervantes sont morts à la même date, 23 avril 1616 ?), 105 dont une traduction accompagne en général nos éditions de Don Quichotte, suffit ici. Plutôt que de s’infliger de vagues compilations critiques, on lira les autres œuvres du grand homme qui ont été traduites in extenso chez nous, en 1820 ; il sera d’ailleurs plus facile de se procurer le texte espagnol que cette traduction.
Calderon est l’autre grand nom de tra los montes. On a mis en français le meilleur de son théâtre (3 volumes, Charpentier). Tout ne serait peut-être pas à lire dans ses œuvres complètes (plusieurs centaines de pièces, assure-t-on) ; mais tout doit être lu dans cette sélection. Ici encore qu’on recourre de préférence au texte, au moins pour la Dévotion à la croix, la pièce la plus profondément espagnole de toute la littérature d’Espagne. M. Rouanet a bien traduit rigoureusement ce drame en octosyllabes calqués sur l’original, mais, encore une fois, l’espagnol est si aisé à comprendre qu’on serait blâmable de ne pas s’attaquer à l’original.
Lope de Vega, le rival glorieux de Calderon, a ses chefs-d’œuvre également traduits (2 volumes, Charpentier). Il serait regrettable de les négliger. A vrai dire, je ne vois pas, pour ma part, en quoi le Meilleur Alcade est le roi est inférieur au Médecin de son honneur, et Calderon a le droit d’envier à son aîné une chronique dialoguée d’allure aussi shakespearienne que la Découverte du nouveau monde. A ce propos, à 106 l’Henri VIII, de Shakespeare, on pourra comparer le Schisme d’Angleterre, de Calderon, comme du Faust, de Marlowe, on rapprochera le Magicien prodigieux, du même. D’une façon générale, il me semble qu’on ne rend plus assez justice à ce riche théâtre espagnol ; on lui reproche jusqu’à sa richesse, les deux millions de vers qu’aurait, dit-on, écrits Lope. Mais personne n’est forcé de les compter, et il suffit qu’une demi-douzaine de pièces surnage pour que le poète reste en pleine lumière ; en reste-t-il beaucoup plus d’Eschyle ou de Sophocle ?
A ces six ou sept volumes de chefs-d’œuvre qu’il faut nécessairement connaître, on ajoutera une bonne Histoire de la littérature espagnole, celle de Ticknor par exemple (traduite de l’anglais, 3 volumes, Hachette) qui n’a nullement vieilli ; ou si l’on ne veut qu’un manuel, celui de M. Baret (Delagrave, 1 volume). A notre point de vue français nous consulterons avec fruit l’Histoire comparée des littératures espagnole et française, de M. de Puibusque (2 volumes), ou la Comédie espagnole, de M. Martinenche. Je cite pour mémoire les Études sur l’Espagne, de Philarète Chasles, celles de M. Morel Fatio, celles de M. Desdevises du Dézert, sans oublier, pour l’intelligence de l’autrefois, le Voyage en Espagne, de la comtesse d’Aulnoy (Plon).
Mais pour peu qu’on ait le goût du pittoresque et du picaresque, on ne s’en tiendra pas là. Que 107 d’admirables choses à connaître chez ces poètes, ces romanciers, ces mystiques ! Peut-être sommes-nous psychologiquement plus loin des Espagnols que de tout autre peuple d’Europe, puisque ces soi-disant Latins sont des Berbères, et pourtant leur littérature est, de toutes, celle qui nous plairait le plus dans son ensemble ; elle ne nous choque ni par le puritanisme comme la moitié de l’anglaise, ni par l’afféterie comme les deux tiers de l’italienne, ni par le pédantisme comme les trois quarts de l’allemande. L’espagnole est bien un peu solennelle, redondante et volontiers sanguinaire, mais tout cela gêne plus dans la réalité que dans les livres.
On soupèsera donc quelques caractéristiques spécimens de plus de cette littérature. D’abord nous autres Français ne pouvons guère ignorer l’origine de certains de nos chefs-d’œuvre : la Jeunesse du Cid de Guillem de Castro, le Don Juan, de Tirso de Molina, le Menteur (la Vérité devenue suspecte), d’Alarcon. Toutes ces pièces ont été traduites dans la Collection des chefs-d’œuvre des théâtres étrangers, de Ladvocat, 1822 (25 volumes), qu’on ne trouve plus guère, il est vrai, que dans les bibliothèques publiques. Ensuite certains poèmes d’outre-mont font partie de la littérature universelle, par exemple le Romancero du Cid qui a été traduit plusieurs fois en français ; faut-il y ajouter l’Araucana, d’Ercilla, traduite aussi ? Ce serait beaucoup de bonne volonté. A lire une 108 vaste épopée, d’au-delà les Pyrénées, il vaut mieux prendre connaissance des Lusiades (trad. Hippeau, 1 volume, Garnier), qu’hélas, j’ignore moi-même, à l’exception des épisodes consacrés ; tous les recueils de morceaux choisis étrangers donnent l’apparition d’Adamastor. Et à ce propos, il serait excellent de se procurer un de ces recueils en espagnol, par exemple celui de Carlos de Ochoa, ou les deux volumes de Campillo y Correa. Enfin les romans classiques, l’Amadis de Gaule, si l’on se pique d’érudition (thèse de M. Baret, 1853), et surtout le Lazarille de Tormes, chef-d’œuvre du genre picaresque, de Mendoza (trad. Morel Fatio), à quoi on pourra ajouter la Nonne Alferez (trad. Heredia), le Don Pablo de Ségovie, de Quevedo (trad. Rosny), et les autres œuvres du même genre dont il sera facile de se procurer les titres dans les bibliographies.
Résumons nos lectures étrangères : 25, Shakespeare, Macaulay, la grande « Histoire » de Taine ; 26, Milton, Carlyle ; 27, Shelley, Byron, Ruskin ; 28, Gœthe et Schiller, l’« Histoire » de Bossert ; 29, Heine, Schopenhauer, Nietzsche ; 30, Cervantes, l’« Histoire » de Puibusque ; 31, Calderon, Lope de Vega.
Après les grands poètes du dehors, les grands prosateurs du dedans. En voici sept qui recueilleront, 109 je l’espère, tous les suffrages : 25, Rabelais ; 26, Montaigne ; 27, La Bruyère ; 28, Saint-Simon ; 29, Voltaire ; 30, Diderot ; 31, Rousseau. Je les ai rangés, méthode comme une autre, en ordre chronologique, lequel ici est, de plus, logique. Il est bon de lire Rabelais à vingt-cinq ans, âge de force effervescente où l’on n’est pas trop choqué par l’effréné du grand chantre de la vie ; et il n’est pas mauvais d’attendre la trentaine pour apprécier Jean-Jacques et ses théories sur l’éducation et la société. D’ailleurs, pas d’inconvénients à intervertir la marche du cortège, à commencer par le juvénile Voltaire ou le débridé Diderot pour finir par l’amer La Bruyère ou l’assagi Montaigne. Chacun verra aussi ce que de ces auteurs lui permettront ses loisirs ou ses forces. Rabelais, Montaigne, La Bruyère se liront en entier. Pour les autres on peut faire un choix : il n’est pas nécessaire pour connaître, même à fond, Voltaire, d’avoir lu les Annales du Saint-Empire.
En entier Rabelais, source de joie, flamme de sagesse, tempête de rire, en entier sauf le cinquième livre de Pantagruel, bien entendu. Comment a-t-on pu penser que ce plat pastiche pouvait être du dionysiaque Alcofribas Nasier, et comment ose-t-on continuer à l’imprimer à la suite des quatre premiers ? Les éditeurs ne lisent donc pas (étonnement naïf !) les livres qu’ils publient ? Aussi sera-ce avec les seules authentiques 110 aventures de Gargantua et de Pantagruel qu’on s’esbaudira tout à l’aise du corps et au profit des reins. S’il ne fallait lire que trois ou quatre livres dans sa vie, Rabelais serait un des trois ou quatre, et si l’on vous condamnait à trois mois de prison cellulaire, vous pourriez, avec un Rabelais caché dans votre paille humide, vous moquer de votre cachot. J’en connais intimement un que Rabelais garantit du spleen londonien. Lisez-le donc, et le relisez et le marmottez tout le jour en patenostres comme singe desmembrant escrevisse. Et lisez-le tout seul, sans vous embarrasser des glossateurs, commentateurs et autres tirelupins que le maulubec trousse ! Rabelais se suffit à lui-même, et bren pour ceux qui veulent en faire un papimane ou un papefigue !
Et qu’on se défie aussi des enragés éclaircisseurs de Montaigne. Il n’y a rien de plus lumineux que la philosophie des Essais, à condition qu’on n’appelle pas les porteurs de torches ; on n’y verrait plus goutte et on tousserait pendant quarante-huit heures. Sainte-Beuve est étonnant ici : « Ce qui se trouve vrai quand on presse et qu’on tord son livre ne l’est pas également quand on ne fait que l’ouvrir et le feuilleter ». Ah ! l’habile homme ! L’auteur du Malleus maleficorum n’avait pas d’autres moyens pour extirper la vérité : presser et tordre ; c’est en contemplant son jeu de serre-vis qu’il s’écriait avec complaisance : Je ferais bien avouer, même au pape, qu’il est sorcier ! 111 La bataille qui se perpétue autour de Montaigne doit réjouir son ombre, il l’avait prévue : « Pelaudé à toutes mains, aux gibelins j’étais guelfe et aux guelfes gibelin. » Les fluctuations sont amusantes. Un moment « le scepticisme de Montaigne » était devenu un tel article de foi que je ne sais plus qui s’est taillé une réputation en affirmant « le dogmatisme de Montaigne ». Et pendant que les uns exaltent en lui le professeur de doute, les autres font des extraits « Montaigne chrétien » pour les petits séminaires. Au fond, l’auteur des Essais est le sage d’ici bas (un sage que Pascal regarde bien de travers, mais parce que lui est un sage d’en haut), un penseur parfait qui est croyant jusqu’où il faut l’être, et souriant au delà. On peut être très religieux et trouver que c’est mettre ses conjectures à bien haut prix qu’en faire bouillir un homme tout vif, et il n’est pas nécessaire d’être prêtrophobe pour avoir horreur de ceux qui sont toujours sûrs d’avoir la vérité en poche. Mais laissons cela, le lecteur saura bien se faire tout seul une opinion sur un homme qui écrit quatre volumes sur lui-même. Quels volumes, il est vrai ! Eux aussi sont à lire et à relire (« le bréviaire des honnêtes gens », disait-on jadis) si possible dans la première édition plus primesautière, non embroussaillée de citations latines, texte reproduit dans l’édition Feret, de Bordeaux, sinon dans les 4 volumes maniables et bon marché de la Bibliothèque 112 Charpentier, ou dans les 7 volumes artistiques de l’édition Jouaust. Les relire même ne suffirait pas, il faudrait s’en nourrir, et laisser là les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des ouvrages que j’énumère pour revenir à eux ! Ah si toutes nos connaissances de près et de loin avaient les sentiments de Montaigne et les jugements de Rabelais !
La Bruyère, « le charme des délicats », on pourrait lui appliquer la moitié de son mot sur l’auteur de Pantagruel, justement. Et l’on ne s’étonnerait pas qu’un fanatique du style artiste se fût juré à lui-même de ne jamais sortir, en ses lectures, de Rabelais et de Montaigne ; mais on lui pardonnerait de leur avoir été infidèle, un jour, pour La Bruyère. C’est le Goncourt du grand siècle ; s’il nous semble moins naïvement gendelettre, c’est peut-être qu’il n’a pas écrit son « Journal » ; mais les Goncourt auraient pu ne pas publier le leur. Il sied de se rappeler, en lisant La Bruyère, ce côté littéraire, pour ne pas prendre au mot les tropes subtils dont il émaille son œuvre d’art. Le fameux portrait du paysan avec quoi on a prouvé, je ne sais combien de fois, qu’à deux pas de Versailles on mourait de faim en pleine splendeur ludovicienne est, par exemple, la transposition d’un « document humain », précieux d’ailleurs : « Les pauvres ramassent dans les champs des grains germés à demi pourris ; le pain qu’ils font est comme de la boue. Retirés 113 dans des cabanes ou des trous, couchés sur le sol ou de la paille pourrie, sans linge ni habit, en haillons, ils ont des visages noirs et défigurés, ressemblent plutôt à des fantômes qu’à des hommes. » Mais ce « document » est daté du 5 janvier 1651 au fort de la Fronde, et il est de saint Vincent de Paul, ce qui est une recommandation pour les âmes sensibles, mais non peut-être pour les critiques pointilleux.
La Bruyère tient en un volume. Pour la compensation, Saint-Simon, l’année suivante, en exigera vingt-deux, dans l’édition Chéruel (Hachette). Il y a bien une autre édition identique en 13 volumes seulement, mais elle est imprimée si menu que la lecture en est pénible. Je n’ose pas conseiller non plus le choix de Scènes et Portraits en deux volumes qu’on a tiré, toujours chez Hachette, de l’édition complète. Mieux vaudrait prendre au hasard deux volumes de celle-ci, au risque de ne pas tomber sur les morceaux classiques, la mort du Dauphin ou la dégradation des Bâtards. Chez un homme comme Saint-Simon ce qui est admirable c’est le mouvement, « la suite enragée », la vie qui palpite de la première à la dernière des trois cents mille lignes du manuscrit, lequel, on le sait, est rédigé comme d’un trait, sans répit, sans têtes de chapitres ; or cela, on le voit dans un gros fragment de quinze mille lignes comme un volume, on ne le sent pas dans un recueil de morceaux dessoudés, de quelques pages chacun. 114 Quel tome, alors, prendre ? N’importe lequel, le premier, si on veut. Il y aura beaucoup de chances pour qu’on tire ensuite le second, puis le troisième, et qu’on arrive ainsi jusqu’à la fin du vingt et unième, et qu’on soit désolé, comme pour Balzac, que ce soit si tôt fini. Peut-être même se sera-t-on mis à haleter, soi aussi, pour la question des tabourets, à dresser des arbres généalogiques, et à prendre parti pour les ducs et pairs contre les ducs à brevet ! En ce cas, il faudrait — les passions sont fortes — laisser là l’édition Chéruel et se ruer sur l’édition Boilisle, des Grands Écrivains de la France (Hachette). Seize volumes sur trente ont seulement paru ; mais ces seize volumes bourrés de documents, d’explications, de pièces de toutes sortes sont un monument digne du texte. Au bout de quelques semaines de lecture on est ensorcelé, et l’on s’étonne en se regardant dans la glace de ne pas se voir en jabot de dentelles et en perruque léonine…
Les vingt ou trente volumes de Saint-Simon ne sont que peu de chose en comparaison des cinquante ou soixante volumes de Voltaire. Ici, en vérité, il sera permis d’élaguer. On n’est pas déshonoré pour n’avoir pu arriver au bout de l’Orphelin de la Chine ou du Commentaire sur Corneille. Mais en ce cas par où commencer ? Avant tout par les Contes en prose ; tous sont amusants, et un sur quatre au moins, c’est-à-dire 115 une bonne demi-douzaine, sont merveilleux (s’il fallait dans toute l’œuvre voltairienne sauver une seule chose, ce serait Candide ; c’est un peu notre Ingénieux Hidalgo à nous). Ensuite, on continuera par quelques livres d’histoire, et comme notre plan comporte une colonne historique où l’Essai sur les mœurs et le Siècle de Louis XIV trouveront place, ce pourra être ici l’entraînante Histoire de Charles XII. Alors, non sans quelque courage, on s’ordonnera diverses tragédies : Mérope, souvenir effacé du collège, Zaïre, qu’on préférera sans doute entendre à la Comédie-Française, Tancrède où l’entrelacs des rimes met un peu de variété ; et quelques poèmes : la Loi naturelle et le Désastre de Lisbonne, assez brefs et substantiels (plaisants éloges pour des poèmes), les Contes en vers, genre Ce qui plaît aux dames, qui sont le plus souvent charmants, les Épigrammes et autres petits vers. Quant à la Henriade, on sait que c’est terrible, « pour la lire, il faut être éveillé », comme dit Joseph de Maistre ; on essaiera pourtant, et avec un peu de patience, on réussira. Aussi pour sa récompense, on lira la Pucelle. Oui, je sais ! Et je suis de votre avis ! Mais une fois votre conscience en repos, lisez la Pucelle comme vous liriez Bradamante ; je ne sais si ce n’est pas, avec Candide, ce que Voltaire a le mieux réussi. Enfin, tous les mélanges polémiques qu’il vous plaira, les Lettres sur les Anglais, un Chrétien contre 116 six Juifs, le Traité de la tolérance, sans oublier, bien entendu, le Dictionnaire philosophique, et la Correspondance. Il y a là de quoi butiner toute l’année. Vous ouvrez au hasard le « Dictionnaire », vous êtes sûr de tomber sur quelque chose d’amusant, et vous prenez n’importe quelle « lettre », vous ne tombez jamais sur quelque chose d’insignifiant. Le tour de force, on l’a dit avec raison, est d’un continu admirable. Il ne faudrait pas toutefois se faire trop d’illusions : Dictionnaire et Correspondance sont pétillants, mais d’un pétillement un peu monotone ; le cercle de Voltaire est vaste, mais c’est toujours le même cercle. J’ai pris bien souvent un de ses volumes au hasard avec plaisir, et chaque fois, je l’ai lâché assez vite.
Curieuse destinée littéraire que celle de Diderot ! Sa gloire était réelle dès son vivant, et c’est après sa mort qu’on s’aperçut qu’elle était méritée. L’aventure est, je crois, unique. Tous ses chefs-d’œuvre, en effet, sont posthumes, et quelques-uns ont subi d’étranges aventures ; le texte original du Neveu de Rameau a été retrouvé, il y a quelques années, sur les quais, et l’analogue découverte d’un manuscrit du Paradoxe sur le comédien, de l’écriture de Naigeon, a fait bâtir bien des hypothèses. Naigeon ou Diderot ? Diderot ou Naigeon ? On trouvera la discussion complète chez les spécialistes comme M. Bédier. Ici, nous ne faisons qu’étiqueter les provisions de 117 l’année, avec le prix à côté. A 1 franc on peut se procurer dans la petite collection elzévirienne le Neveu de Rameau, la Religieuse, Jacques le Fataliste, et les Pensées philosophiques. Pour 1 fr. 75, chez Garnier, on aura les Bijoux indiscrets. A 3 francs dans l’édition Jouaust, six volumes de mélanges, contes, comédies, lettres à Mlle Voland, variétés. Enfin, à 7 francs, chez Garnier, les vingt volumes de l’édition complète, où l’on ne manquera pas de lire le Rêve de d’Alembert, le Supplément au voyage de Bougainville, et les Salons. Peut-être les lira-t-on, tous ces volumes, alors qu’on n’aura pas pu arriver à la moitié, ou au tiers, de Voltaire. Diderot est, en somme, plus vivant, plus violent et plus puissant ; il est aussi, ce qui n’est pas peu dire, plus pimenté. Aujourd’hui encore nous lisons avec intérêt sa Lettre sur les aveugles, alors que nous bâillons un peu à la Diatribe du docteur Akakia. Il est vrai, rétablissons la balance, que Ceci n’est pas un conte est fort bien, mais que Candide est fortement mieux !
Et Rousseau ? Ira-t-on jusqu’au bout ? Je le souhaite, car il serait utile de l’avoir tout lu, mais je n’ose l’espérer. Finir la Nouvelle Héloïse n’est pas à la portée de tout le monde. Il faut emporter les volumes à la campagne et se prendre par la famine. L’Émile et le Contrat social sont mieux retenants ; ils rentrent dans la rubrique que certains journaux adoptent pour 118 leurs comptes rendus : « Les livres qui font penser ». Ils vous font aussi soubresauter ; mais il y a tant d’autres livres qui vous affalent ! Est-il besoin de dire que les gens pressés, très pressés, devraient prendre tout d’abord les Confessions ? C’est le livre essentiel de Jean-Jacques, celui qui le peint au naturel, mais peu flatteusement : un laquais qui se… on verra le reste de la définition dans le Journal des Goncourt, et il est bon de commencer par là, pour se mettre en garde, contre sa séduction, car Jean-Jacques, comme tant de gens atteints de la manie des persécutions, a été un grand séducteur. Tous ces livres-là se trouvent à prix accessible chez Garnier. Chez Hachette les œuvres complètes ont été imprimées en 13 volumes à meilleur marché encore. Il y en a d’autres éditions intégrales. On recourra à l’une d’elles pour certains ouvrages qu’il est malaisé de trouver à part, la Lettre à l’archevêque de Paris sur l’Émile, par exemple, qui est pleine de verve, ou les Considérations sur le gouvernement de Pologne, indispensables pour qui voudrait préciser les vraies théories politiques de Jean-Jacques. D’autres opuscules encore sont classiques, le Discours sur les sciences et les arts, la Lettre sur les spectacles et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Tout cela est bien un peu passé de mode, et les Jean-Jacquistes ont ici fait grand tort à Jean-Jacques, mais il n’en faut pas moins connaître l’Évangile 119 des temps nouveaux. Ne pas oublier, si l’on est fidèle de la nouvelle église, les « Épîtres » : la Correspondance de J.-J. Rousseau ne vaut pas toujours celle de Diderot par la vie, ni celle de Voltaire pour l’esprit, mais elle a son prix. Comme document humain sur le malheureux grand écrivain, en ont davantage encore les œuvres de la fin, Rousseau juge de Jean-Jacques, etc., où se révèle et s’accentue un dédoublement de la personnalité aussi net que ceux qu’on voit « observés » dans les traités de psychiatrie. Psychologiquement, Jean-Jacques est un possédé, ou un dépossédé, ce qui revient au même, un aliéné.
Je n’ai indiqué sur tous ces auteurs aucun ouvrage de critique. Ce n’est certes pas qu’il en manque, mais leur défaut à tous, rédhibitoire, est de vous détourner de la lecture des auteurs eux-mêmes. Quelque intéressants que soient les 8 volumes de Desnoiresterres sur Voltaire, il vaut mieux lire 8 volumes de Voltaire en personne. D’une façon générale, on se munira sur la littérature française d’un guide précis, concis et solide — le Manuel de Brunetière (1 volume, Delagrave) ici est tout à fait indiqué — et on s’abstiendra de tout le reste. Si on entame les Lundis de Sainte-Beuve, on est perdu, à moins de pouvoir disposer de douze heures par jour pour l’ornement de son esprit. Dans ce cas, et toujours à condition que l’on ait lu les auteurs, tout entiers, et parfois qu’on les ait relus, on pourra 120 s’adonner aux critiques, car je ne dis certes pas qu’on n’y trouvera ni plaisir, ni profit ; la charge à fond qu’exécute Barbey d’Aurevilly sur Saint-Simon (les Historiens, Lemerre) est un spectacle de choix, et tel « essai » de Taine, tel médaillon de Lemaître, telle dissection de Faguet, tel pèlerinage d’Henry Bordeaux, tel corrigé d’Albalat, gardent tout leur prix. On lira aussi avec fruit ce que pensent les étrangers de nos grands hommes, Morley de Rousseau, Strauss de Voltaire, Rosenkranz de Diderot. L’important c’est que les gloses n’étouffent pas les textes.
Mieux vaudra, si chaque auteur n’occupe pas son année entière, ou si le louable souci de la variété incite à des lectures variées, en profiter pour voir, à chaque volte, les ouvrages qui peuvent former le cercle autour du protagoniste. L’année de Rabelais, par exemple, certains noms s’imposent ; celui de Brantôme dont on trouve aisément la Vie des Dames galantes et la Vie des Dames illustres françaises et étrangères ; celui aussi de Béroalde de Verville : le Moyen de parvenir n’est pas simplement salé, il excite aussi la curiosité d’esprit comme tous les livres à substance médullaire, tenu compte au surplus de la simple verve qui fait que « parfois essayer de comprendre, c’est déjà n’avoir pas compris », comme dit Sainte-Beuve. Notons encore l’Histoire macaronique de Merlin Coccaie, tout à fait indiquée à propos de Rabelais, et le Cymbalum mundi, de 121 Bonaventure Des Périers (tous ces livres chez Garnier). Faut-il inscrire de plus sur la liste les Cent nouvelles nouvelles et l’Heptaméron ? Je crains que ce soit s’exposer à se décrocher la mâchoire. Un recueil quelconque de morceaux choisis en donnera suffisante idée, ainsi que de la Satyre ménippée, la « Procession de la Ligue » et la fameuse apostrophe : « O Paris qui n’est plus Paris, mais une spelunque de voleurs, » étant des pierres de fondement pour toutes les anthologies du vieux français. On trouvera au surplus d’autres choix judicieux et savoureux dans les 2 volumes de Lenient, la Satire au seizième siècle (Hachette).
Pourra-t-on, en lisant Montaigne, se dispenser de connaître la Boétie ? Assurément non, d’autant que la Servitude volontaire fait suite aux Essais dans l’édition Charpentier. Et faut-il aller jusqu’au Traité de la Sagesse, de Pierre Charron ou jusqu’aux Discours politiques et militaires, de François de La Noue ? Sans doute, si l’on se pique ici d’érudition. Mais ce sera tout. Pourquoi citerais-je les œuvres du chancelier du Vair que je n’ai jamais vues même de dos ? Plutôt que de courir après de graves disparus, qu’on s’adresse à de moins moroses subsistants. L’ombre centrale de Montaigne ne cessera pas de sourire si l’on passe de sa conversation à celle de Dassoucy, de Cyrano de Bergerac ou de Tabarin. Ajoutez quelques livres du même 122 genre : le Roman comique, de Scarron, le Roman bourgeois, de Furetière, l’Histoire de Francion, de Sorel (tous ces ouvrages chez Garnier). Si le burlesque vous semble, à force, monotone, passez au solennel, il est à côté sous la figure de Guez de Balzac, dont Lecoffre a publié un choix maniable de Lettres en 2 volumes. Mais Balzac appelle Voiture ; de celui-ci, il y a un bon recueil de Lettres choisies par Octave Uzanne dans la collection Jouaust.
L’année d’après, on glissera sans effort de La Bruyère aux autres moralistes. L’ensemble de leurs œuvres est peu de chose pour le poids. On les trouvera tous (y compris Pierre Charron) réunis dans un seul volume du Panthéon littéraire (Delagrave). Il est vrai que c’est un gros volume à deux colonnes compactes, et que les moralistes s’accommodent bien davantage de petits livres qu’on peut tirer de sa poche jusque dans une antichambre de ministre, au lieu de bâiller au nez des huissiers. On ne s’en tiendra pas, bien entendu, à La Rochefoucauld et à Vauvenargues ; il faut absolument qu’on aille jusqu’à Chamfort et à Rivarol. Ce sont de très grands esprits. Sans Chamfort, nous n’aurions peut-être eu ni Schopenhauer ni Nietzsche ; et Rivarol nous aurait sauvés de la Terreur si la sottise pouvait être vaincue par la finesse. La collection Jouaust renferme des choix en 2 volumes, et celle des « Plus belles pages » du Mercure, en un. On 123 pourra ici pousser jusqu’à nos jours ; le « rayon » des moralistes est un des mieux fournis de notre littérature ; le français doit avoir cela de commun avec la langue turque qui fait tenir tant de choses en deux mots. D’intarissables journalistes éprouvent, eux aussi, le besoin de condenser leur meilleur en un petit volume, tel l’Esprit d’Alphonse Karr. Et il y a assez de chances pour faire quelque chose d’intéressant avec quelques centaines de pensées extraites de plusieurs centaines de chapitres. Ces moralistes contemporains, je n’essaie pas de les énumérer ; il y a beaucoup de dames parmi elles, et le ressentiment de nos sœurs en littérature est tenace.
A titre d’exemple seulement, je cite : les Pensées de Joubert, et les Pensées et fragments, de Ximenès Doudan ; et puisque nous sommes entre bibliophiles, je détache des Pensées d’un Yoghi, de Paul Masson qui fut Lemice-Térieux, cette ironie mélancolique : « Les fonctionnaires sont comme les livres d’une bibliothèque, les plus haut placés sont ceux qui servent le moins. »
Saint-Simon suffira, dis-je, à remplir son année, d’autant que c’est aussi l’année de Gœthe et de Schiller. Ce n’est pas qu’on ne doive avoir la tentation de comparer les dires hargneux du noble duc et pair avec ceux d’autres contemporains dont nous avons les mémoires. L’édition Boilisle éveillera ici bien des curiosités ; mais qu’on ne les satisfasse pas toutes, on passerait 124 douze heures par jour à lire des mémoires. C’est qu’il y en a tant d’intéressants sur le grand siècle ! Mémoires, de Mme de Motteville, de Rabutin-Bussy, de Sourches ; Souvenirs, de l’abbé de Choisy, du marquis de La Fare, du comte de Cosnac ; Souvenirs, de Mme de Caylus, de Mme de La Fayette, Lettres de la Princesse palatine, de Mme de Maintenon, sans oublier Mme de Sévigné qu’on retrouvera plus tard ; en vérité, c’est trop. Pensez que les écrits qui côtoient le plus exactement — haud proximo intervallo — ceux de Saint-Simon, j’entends le Journal de la Cour, du marquis de Dangeau, ont 19 volumes ! D’autant que la comparaison, pas à pas, de l’orgueilleux duc et du vaniteux marquis n’intéresse que les érudits très spéciaux. Il n’y a qu’un personnage historique dont il faudrait éprouver les écrits tout en écoutant Saint-Simon, parce que Saint-Simon est à son égard d’une injustice âpre, c’est Mme de Maintenon. Qu’on lise donc un ou deux volumes de sa Correspondance éditée par Théophile Lavallée, ou le livre que Geoffroy lui a consacré.
Nous n’en sommes encore, d’ailleurs, qu’à la littérature. Plus tard on reviendra à l’histoire, et on retrouvera quelques-uns de ces noms. De même, autour de Voltaire, de Diderot et de Rousseau, je ne donnerai que des indications d’ordre littéraire. Pour Voltaire, la table, cette année-là, étant suffisamment chargée, 125 contentons-nous de quelques friandises. Par exemple les Entretiens sur la pluralité des mondes habités, de Fontenelle, ou les Avis d’une mère à sa fille, de Mme de Lambert. On peut obtenir les premiers pour 0 fr. 25 à la Bibliothèque dite nationale et les seconds pour 0 fr. 10 à la collection Henri Gautier. Mais il est assurément préférable de les savourer dans la collection Jouaust qui contient 2 volumes d’Œuvres choisies de Fontenelle, et un d’Œuvres morales de la marquise de Lambert. Dans le voisinage, attendent d’autres livres du temps, le Voyage en Laponie, de Regnard, les Conseils à une amie, de Mme de Puysieux, et divers Contes du dix-huitième siècle qu’on n’aura pas eu le temps de lire quand on dévorait coup sur coup les romans contemporains et qu’il sera bon de connaître à ce moment, moitié comme œuvres littéraires, moitié comme documents psychologiques ; par exemple le Sopha, de Crébillon fils, l’Histoire de Mme de Luz, de Duclos, les Confessions du Comte de…, de Duclos, le Diable amoureux, de Cazotte. On sait que les volumes Jouaust, bien que mis en vente à prix réduit chez Flammarion, sont un peu plus chers que les autres. Aux prix ordinaires on peut avoir, chez Garnier, les Amours du chevalier de Faublas, de Louvet, et l’ouvrage pour qui l’on pourrait, presque, négliger tout ce qui précède, les Mémoires, de Casanova. Les 8 volumes qui les tiennent constituent le document par 126 excellence sur les mœurs du dix-huitième siècle, bien que l’édition dont nous disposons soit incomplète et fautive, au dire des privilégiés qui ont vu le manuscrit à Leipsick ou fouillé dans les archives du château de Dux en Bohême.
L’année suivante, à l’occasion de Diderot, on prendra connaissance de quelques ouvrages indispensables, suivant la formule, à l’intelligence littéraire de son temps, la Correspondance, de Grimm, trop vaste malheureusement (16 volumes, in-8o, Garnier) pour qu’on puisse espérer la lire en entier à moins d’un dessein tenace, les Lettres, de Mlle de Lespinasse et de Mme du Deffand, et les Mémoires, de Mme d’Épinay (1 volume, Charpentier) qui éclairent la vie de Jean-Jacques autant que celle de Diderot. Inutile de s’atteler aux équipages d’Helvétius, d’Holbach, de La Mettrie ; mais si l’on a sous la main l’Encyclopédie — et on l’a dans toutes les grandes bibliothèques publiques, et beaucoup de bibliothèques privées de province, en des châteaux ou de vieilles villes de bourgeoisie — on ne manquera pas d’en lire plusieurs articles. L’ombre de Lord Chesterfield en grincera des dents : « Oui, mon fils, vous achèterez l’Encyclopédie, et vous vous assoierez dessus pour lire Candide. » Sans doute, mais une fois Candide fini, qu’on se retourne ! La lecture d’un dictionnaire est toujours intéressante, et combien quand il s’agit de ceux de Voltaire, de Bayle ou ceux d’Encyclopédistes ! 127 Jusqu’à l’imprévu des voisinages alphabétiques qui ajoute un agrément de plus ; aucun distrait dont la causerie ait plus de variété.
Enfin, l’année de Rousseau, qui sera donc l’année du Contrat social, on sera tout à portée des autres politiques et économistes de l’époque. Quelques spécimens d’ailleurs suffiront : l’Ami des hommes, du marquis de Mirabeau, l’Homme aux quarante écus, de Voltaire, les Lettres, de l’abbé Galiani, l’Esquisse d’une histoire des progrès de l’esprit humain, de Condorcet, celui-ci fort important ; un positiviste qui vous soupçonnerait de tiédeur à son égard serait capable de vous chercher noise. Si du temps reste, on pourra lire quelques œuvres de Turgot et de Quesnay et remonter jusqu’à la Dîme royale, de Vauban. La plupart de ces ouvrages se trouvent dans la collection Guillaumin.
Un regard en arrière, et une halte pour compter sur nos doigts : 25, Rabelais, Brantôme, Béroalde de Verville, Ch. Lenient : une demi-douzaine de volumes ; 26, Montaigne et La Boétie, Balzac et Voiture, les Burlesques : un peu plus ; 27, La Bruyère, La Rochefoucauld, Saint-Evremond, Vauvenargues, Chamfort, Rivarol, pas davantage ; 28, Saint-Simon, Mme de Maintenon, le double, 24 ou 25 volumes ; 29, Voltaire de 1 à 60, Casanova et les petits conteurs du dix-huitième siècle, une douzaine ; 30, Diderot, Grimm, Mlle de Lespinasse, Mme d’Épinay, une 128 douzaine encore ; 31, Rousseau, Condorcet, les économistes, une douzaine toujours. Cela ne fait, en moyenne, qu’un volume par mois.
Restent, pour ce même septain, les historiens, ceux de l’antiquité. Sept noms éclatants : 25, Moïse ; 26, Hérodote ; 27, Thucydide ; 28, Xénophon ; 29, Plutarque ; 30, Tite-Live ; 31, Tacite.
Ce ne sont là que des têtes de ligne. Rien ne sera plus facile que de lire Arrien après Xénophon ; Polybe après Plutarque ; Salluste et César après Tite-Live ; Suétone et Ammien Marcellin après Tacite. L’ensemble des historiens de l’antiquité, d’ailleurs, n’est pas si vaste, qu’en sept ans il ne soit facile d’en venir à bout jusqu’à la dernière ligne. Mais il est préférable, ici aussi, de ne prendre que le meilleur, et alors, de lire chaque auteur posément, sinon dans le texte, du moins dans une traduction portant le texte en regard, de façon à s’efforcer chaque fois de comprendre un peu de grec ou de latin ; quand ce ne serait qu’une demi-page par jour, l’exercice serait profitable et, au bout de quelque temps, la lecture se ferait à livre ouvert. Pour César, comprendre ce qu’on lit est un jeu dès le premier jour, et pour Tacite, la peine réelle a sa récompense ; qui n’a pas essayé de faire passer en français une de ces phrases étonnantes de 129 raccourci dont les Annales regorgent ignore un des plaisirs d’esprit les plus vifs qui soient. Même en suivant cette discipline, il n’en restera pas moins assez de temps disponible ; on en profitera pour revoir ce qu’on a si mal vu au collège, et à le revoir dans le même ordre. La mode allemande qu’on essaya d’acclimater chez nous, d’aller en remontant le cours des âges, est incohérente. Mieux vaut suivre le fil de l’eau, et ce, depuis la source jusqu’à l’embouchure. « L’histoire, a dit Freeman, est une continuité, il ne faut pas écrire d’histoire spéciale. »
Mon premier historien a peut-être surpris. Faut-il dire que, par Moïse, j’entends l’anonyme auteur du Pentateuque ou, si l’on préfère, de l’Hexateuque ? Et ces simples mots nous jettent en plein dans le maëlstrom biblique. Origine de l’homme, naissance des cultes, source des civilisations, tous ces énormes problèmes, la Genèse, en quelques versets, les tranche. Pas une des sciences les plus récentes, sur laquelle elle n’ait, très d’avance, dit son mot. On comprend la mauvaise humeur des savants, et le caractère grincheux du duel des deux exégèses, la traditionnelle et l’uni-rationnelle. A vrai dire, il y a force malentendus, et de même que la traditionnelle se pique d’être plus rationnelle encore que l’autre, la rationnelle, en renversant la tradition, restaure une tradition antérieure puisque saint Jérôme, par exemple, ne tenait nullement 130 à l’origine mosaïque de ces vieux livres : « Je ne m’inquiéterai pas, disait-il, qui d’Esdras ou de Moïse a écrit le Pentateuque. »
Au fond, tout ce tumulte est important pour l’histoire, mais non pour la religion. La thèse métaphysique de l’inspiration de l’Écriture sainte est aussi invulnérable à la critique qu’un fantôme aux coups d’épée. Il y a de nos jours tels prêtres hardis qui vont plus loin encore en exégèse biblique que les plus radicaux rationalistes de naguère, qui nient Moïse, coupent Isaïe en deux et en quatre, bousculent Daniel jusqu’au temps d’Épiphane et n’en restent pas moins inébranlés sur le Credo. Les personnes dévotes devraient donc ne pas s’épouvanter à l’idée qu’en sortant d’une lecture du Pentateuque on pourrait bien prendre, pour s’éclaircir les idées, le premier volume de l’Histoire d’Israël, de Renan (Calmann-Lévy). Il y a beaucoup de chances, au surplus, pour que le lecteur, se sentant mal éclairci, recoure à d’autres auteurs serrant de plus près encore les questions, et concluant en un sens bien plus favorable à la tradition, ainsi François Lenormant dans ses Origines de l’histoire (2 volumes, librairie des Beaux-Arts), Fulcran Vigouroux dans la Bible et les découvertes modernes (4 volumes, Bray et Retaux), et Loisy dans son Histoire du canon de l’Ancien Testament (Alph. Picard).
On lira donc le Pentateuque, sinon tout entier 131 (le Lévitique et le Deutéronome sont aussi palpitants que nos cinq codes), du moins en partie. L’Exode et les Nombres offrent de l’intérêt, et la Genèse est une merveille. Qu’elle soit de Moïse ou non, peu importe certes, puisque les fragments dont elle est « mosaïquée », le mot est parfait, sont antérieurs de plusieurs siècles à Moïse, lequel au surplus était probablement un égyptien et non un hébreu. Arrivera-t-on jamais à expliquer comment des bédouins sortis d’Égypte avaient conservé si net le souvenir de mythes florissant sur le Bas Euphrate, mille ans auparavant, et comment ces mythes se trouvent avoir une couleur à nous si franche, alors qu’aucun indice autre ne permet de croire à une origine nordique de la première civilisation de Chaldée ? La vanité mésopotamienne serait, tout de même, quelque peu humiliée si on arrivait à établir que le Iao des Asiatiques est tout simplement le Zeus des Européens.
L’hébreu n’étant pas à la portée de tout le monde, on lira la Bible dans la Vulgate, ou si l’on recule devant ce latin barbare, mais d’ailleurs sapide, dans la translation Le Maistre de Sacy (texte revu par Fillion dans l’édition Letouzey et Ané, 8 volumes). Les fragments qu’on trouve chez les exégètes modernes montreront la différence des anciennes et des nouvelles traductions. Chez Lenormant, par exemple, le récit du déluge est imprimé en deux typographies suivant que c’est 132 le jéhoviste ou l’élohiste qui prend le calame, et l’effet est très convaincant. Quant aux nombreuses questions soulevées par la Genèse, on verra les attaques dans cent livres dont les Conflits de la science et de la religion, de Draper, peuvent être pris pour type, et les réponses dans cent autres livres, dont le Manuel biblique de Saint-Sulpice (2 volumes, Bray et Retaux) peut aussi servir de spécimen. Le mieux serait d’ailleurs de laisser de côté ce duel irritant et insignifiant et de se faire des idées en ethnologie ou en archéologie sans se préoccuper de leurs concordances avec la Bible. Sur ces diverses sciences, les plus récents auront chance d’être les mieux informés.
Hérodote a le bon goût de ne soulever aucun de ces problèmes épineux. Ses Neuf Muses se lisent comme neuf romans. On se servira de la traduction Larcher (Charpentier), à moins qu’on ne préfère l’amusant vieux français de Saliat réimprimé (Talbot) chez Plon, en 1864. Cet archaïsme donne au Père de l’Histoire un air naïf qui ne lui messied pas, encore qu’Hérodote ne soit pas le bavard crédule et suspect qu’on a longtemps dit ; on devine toujours chez lui un demi-sourire, quand il rapporte les hâbleries de ses drogmans, et on finit, quand il relate ce qu’il a vu, par découvrir que son dire est exact ; ainsi le lac Mœris n’a jamais existé en tant que réservoir d’irrigation, mais existait en fait pendant la saison d’inondation ; Hérodote, visitant le Fayoum 133 pouvait très bien croire que les pyramides qui se réfléchissaient dans la mince nappe d’eau plongeaient à une énorme profondeur ; ses guides n’avaient ni peine ni mérite à le tromper, comme ils le firent probablement aussi en lui faisant visiter indéfiniment, plaisanterie classique, les mêmes salles du Labyrinthe.
Ajoutez que les chiffres manifestement faux ne doivent jamais servir d’arguments contre un historien ancien : ils ont pu si facilement être altérés par les copistes ! Ce qui détruit l’autorité de Ctésias touchant Ninive, ce n’est pas la hauteur de 1.800 mètres qu’il donne au tombeau de Bel, c’est qu’entre autres bévues il place Ninive sur l’Euphrate ; encore peut-il y avoir là lapsus d’un scribe, et n’est-ce pas une raison pour condamner en bloc les notes d’un homme qui, médecin des Grands Rois, devait, tout de même, en savoir plus long que nous sur l’Asie médique. Que le plateau de Kouyoundik ne représente que la dixième partie de l’aire que Ctésias donne à Ninive, cela ne prouve pas que le mur d’enceinte ninivite n’ait pas eu 43 kilomètres. Babylone aussi, sur quoi il n’y a pas de doutes, était un pays clos plus qu’une ville. A l’appui de ceci, on sait que dans le fameux verset de la Genèse : « De là il (Nemrod) alla en Assyrie et il y bâtit Ninive, Raboboth-Ir, et Kalah, et aussi Resen » ; au lieu de traduire la fin « et aussi Resen qui est la grande ville », les nouveaux philologues 134 interprètent : « ces quatre cités forment ensemble la Grande Ville ».
Cette année-là, le charme d’Hérodote aidant, on se remémorera l’Histoire d’Orient qu’on n’a probablement pas revue depuis sa sixième, mais en se gardant bien de tomber dans les enfantillages des noms propres biscornus que les archéologues enfilent par douzaines. De savants ouvrages comme celui de Maspéro sont rendus presque illisibles par cette abondance de détails sans intérêt. On parcourra toujours les trois gros volumes de l’Histoire des peuples d’Orient, de cet auteur, ne serait-ce que pour les illustrations qui sont précieuses. Mais si l’on ne prépare pas son agrégation d’histoire, on préférera l’histoire antérieure de Lenormant et Babelon ; la broussaille des petits faits y est éclaircie et le style débarrassé de la couleur chanson de geste que Maspéro affectionne, je ne sais pourquoi.
Il ne faudra pas, au surplus, s’attarder sur ces vieilleries. En somme, rien de si fastidieux et oiseux que l’histoire de la vallée du Nil, si ce n’est celle de la vallée de l’Euphrate. Les questions de très haute origine sont assurément passionnantes (relations lointaines de l’Iran et de la Chaldée prouvées par les mythes de l’Éden, du Serpent ou par l’épopée d’Izdubar-Gilgamès ; probabilité d’une civilisation atlante prouvée par le totémisme des Peaux-Rouges, des Égyptiens, des Prépélasges, etc.) ; mais ceci est hors 135 de portée de l’épigraphie, et ce qu’atteint l’épigraphie, les conquêtes des Thoutmès et des Ramsès, les alternances de Ninive et de Babylone, tout cela ne vaut que la peine d’être ignoré. J’en dirai volontiers autant de ce qu’on a pompeusement appelé les civilisations égyptienne et chaldéenne. Une fois qu’on a pris connaissance des systèmes de numération, des procédés d’écriture, et de quelques vagues rêveries cosmogoniques on a tout vu, et l’on perd vraiment son temps à s’enfoncer dans les ennéades des prêtres d’Hiérapolis.
A ce propos, et puisque chaque année voit paraître une « Histoire universelle » de plus, pourquoi l’une de celles qui nous menacent ne serait-elle pas faite sur le plan suivant qui aurait du moins le mérite de la simplicité : un maximum d’un nom propre, d’une date, d’un fait de détail par page ; des considérations générales très substantielles, très simplement dites, et le tout en 9 volumes seulement (les Muses d’Hérodote), trois pour l’antiquité, trois pour le moyen âge, trois pour les temps modernes ; le premier volume de l’antiquité, qui serait celui de notre année de lecture, s’arrêtant aux guerres médiques ; et tout l’ouvrage tâchant de proportionner aux importances les dimensions : Si l’Égypte et la Mésopotamie ont 100 pages, que la Judée et la Grèce aient le quadruple, tous les Sargonides ne pèsent pas un Homère ! Et sur les 100 pages 136 de l’Égypte, par exemple, qu’il y en ait 10 sur le pays, 15 sur la race, 20 sur la religion, 25 sur les arts, et 30 au plus sur les événements ; au fond, il n’y a dans toute l’histoire d’Égypte que trois figures intéressantes : Rhodopis, Hatanou et Cléopâtre, trois femmes, un peu comme ce qu’il y a de plus attirant dans l’histoire de Chaldée, c’est le fantôme plus vague encore de Sémiramis.
La Grèce préhistorique est en effet cent fois plus digne d’attention que tout l’Orient. Et plus on remonte les siècles, plus l’intérêt s’accroît. D’où viennent les premiers habitants de l’Archipel ? Ont-ils passé d’Europe en Asie, ou d’Asie en Europe, ou n’ont-ils pas passé du tout, l’effondrement du plateau égéen les ayant brusquement séparés les uns des autres ? Pourquoi ces traces de totémisme que Lang a mises en lumière, ces poils et ces écailles qui subsistent chez les Olympiens ? Les Olympiens eux-mêmes furent-ils des hommes divinisés ou des principes abstraits ? Trouvera-t-on dans les fouilles de Cnossos des traces de Zeus en personne ? D’où vient la première civilisation égéenne ? Où les décorateurs pélagiques des vieilles poteries ont-ils pris leurs idées sur l’évolution des espèces ? Est-il bien exact que pour eux le poulpe soit la première esquisse de la créature humaine ? Que sont les héros d’Homère à ces morts mystérieux qu’on a retrouvés à Mycènes, masqués d’or et bardés d’or ? Voilà des questions qui, ce me semble, 137 passent en intérêt toutes celles qu’on peut se poser sur Aménophis et Téglathphalasar. Il faut malheureusement recourir à de nombreux, onéreux et difficultueux ouvrages pour les étudier. On tâchera toujours de lire dans une bibliothèque publique : Ilios, ville et pays des Troyens, de Schliemann (Didot), ainsi que Mycènes, du même, et, quand elles auront paru, les Fouilles de Crète, d’Evans.
Avec la Grèce historique, nous entrons dans l’océan d’érudition. Sous peine d’être submergé, il faut se hisser sur la hauteur. Le mieux serait de se contenter d’un « manuel » pour l’ensemble, de façon à réserver un peu de temps pour ce qu’on voudrait voir plus à fond. Quoi, un simple manuel, quand nous avons une excellente traduction de l’Histoire grecque, de Curtius (5 volumes, Leroux) ? Mon Dieu oui, à moins qu’on ne veuille s’adonner complètement à l’hellénisme. D’autant que, pour les origines justement, Curtius n’est plus dans le mouvement ; on ne considère plus la Grèce d’Asie comme la mère de la Grèce d’Europe. Je préfère conseiller des livres spéciaux tels que les Phéniciens et l’Odyssée, de Victor Bérard (Colin), encore que le côté original de la primitive Hellas y semble trop sacrifié à l’influence phénicienne. Celle-ci dominait sans doute dans le bassin méditerranéen quand les Grecs le redécouvrirent après la guerre de Troie. Mais bien longtemps auparavant, ils l’avaient 138 exploré dans tous les sens. Et qui sait si l’Hercule tyrien n’est pas lui-même la personnification de ce très ancien mouvement hellénique ? L’identité des deux noms sacrés Héraklès et Melkart quand on les lit de droite à gauche et de gauche à droite, est encore une énigme irrésolue, leur sens est satisfaisant dans les deux langues ; sont-ce donc les Grecs qui ont lu de travers le nom phénicien, ou les Phéniciens qui ont déchiffré à rebours le nom hellène ? L’Oracle de Delphes seul pourrait résoudre ce problème boustrophédonien. Comme on lira sans doute le gros volume de M. Bérard dans une bibliothèque publique, on en profitera pour demander la Science sociale de 1891 et 1892 où M. Philippe Champault a publié des études sur les Achéens (les Héros d’Homère), qui me semblent remarquables.
Peut-être l’époque la plus étonnante, la plus héroïque de l’histoire grecque est-elle son expansion des neuvième, huitième et septième siècles. Malheureusement l’histoire de toutes ces brillantes cités, Milet, Olbia, Sybaris, Massalia, nous est presque inconnue. A la rigueur on peut sauter d’Achille à Miltiade. Les guerres médiques qu’on connaît déjà par Hérodote (il y a un livre de M. Hauvette justement sur Hérodote, historien des guerres médiques, Hachette), on pourra les voir dans Curtius. Mais mieux encore serait de les lire dans l’Histoire des Perses, de M. de Gobineau. On est tellement habitué à juger Salamine du 139 point de vue occidental qu’on est tout désorienté quand on la considère du haut du trône d’or que Xerxès s’était fait dresser sur la plage de Phalère. Le soubresaut est bon. On peut, tout en restant fidèle à la divine Hellas, ne pas être injuste pour les nobles Perses et leur roi déconcertant. L’homme qui s’éprend de la beauté d’un arbre jusqu’à passer des bracelets d’or à ses branches n’est pas le premier venu.
La traduction de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, de Thucydide, est très aisée à avoir (1 volume, Garnier ; 2 volumes, Charpentier ; 3 volumes, Didot). Celle de l’Anabase, de Xénophon, aussi (Charpentier ou Hachette). Arrien, Ctésias, Polybe se trouvent dans le « Panthéon littéraire » (Delagrave) qui, en 3 volumes, donnent tous les grands historiens grecs, sauf Plutarque, mais les Vies illustres ont été souvent traduites (par Pierron, Charpentier ; par Riccard, Garnier ; par Talbot, Hachette, 4 volumes). La traduction d’Amyot serait assurément plus savoureuse, mais elle est encombrante à l’excès (à moins alors d’imiter le bonhomme Chrysale « hormis un gros Plutarque à mettre mes rabats »). On sait enfin, ceci pour les érudits, que tous les historiens grecs ont été traduits en latin dans la collection Didot.
Une fois ces œuvres classiques lues, ce qui sera peu long et point désagréable, celles de Thucydide et Xénophon se lisant comme des romans 140 de Dumas, et celles de Plutarque comme des Essais, de Macaulay, on pourra voir ce que pensent des mêmes sujets les histoires modernes. Si on a le temps, Curtius et Droysen (8 volumes, Leroux), sinon un simple résumé permettant alors, soit de considérer quelques figures isolées, Alcibiade, avec Henri Houssaye (Perrin), ou Aspasie, avec Becq de Fouquières, soit d’étudier des points spéciaux, par exemple le progrès des sciences, avec Paul Tannery : Pour servir à l’histoire de la science hellène (Alcan), ou la Médecine grecque entre Homère et Hippocrate, avec Daremberg, ou la stratégie navale, avec Jurien de la Gravière (la Marine des Anciens, 2 volumes, les Campagnes d’Alexandre, 4 volumes, la Marine des Ptolémées, 2 volumes, Plon).
Sur certains points, philosophie, religion, littérature, arts, on devra pousser plus loin. L’Hellade est notre mère, et rien d’elle ne doit nous être étranger. Mais qu’on ne se laisse pas recouvrir par le flot des livres ; il faudrait plusieurs vies pour lire tout ce qui mériterait d’être lu. Certains ouvrages sont classiques : l’Histoire de la littérature grecque, d’Alfred et Maurice Croiset (6 volumes, Fontemoing), la Philosophie des Grecs, d’E. Zeller (3 volumes, Hachette) ; j’en reparlerai à propos d’Homère et de Platon, plus tard. Sur la religion, avant tout, il faut lire et relire la Cité antique, de Fustel de Coulanges (1 volume, Hachette) ; quelque excessif que puisse 141 être au fond le point de vue, il est indispensable de secouer les idées que se faisaient nos pères du monde antique pour se placer au centre de l’enclos sacré. Une fois le culte des mânes bien compris, on pourra lire les auteurs qui firent ou qui font encore autorité dans leur partie : Alfred Maury pour les Religions de la Grèce antique en général (2 volumes), Bouché-Leclercq pour la Divination (4 volumes, Leroux), et l’Astrologie (1 volume, id.), J. Girard pour l’Évolution du sentiment religieux d’Homère à Eschyle (1 volume, Hachette), Havet pour le Christianisme et ses origines (les 2 premiers volumes surtout, Calmann-Lévy).
Plus particulièrement, qu’on explore à fond le domaine de l’art grec. L’Hellade est plus dans ses artistes que dans ses archontes. Entre une photographie des ruines de l’Acropole et les 20 volumes de l’Histoire grecque, de Grote, il n’y a pas à hésiter une seconde. Qu’on se procure donc les Essais sur l’art, de Taine (Hachette), le Parthénon et le Génie grec, de Boutmy (Colin), l’Histoire de la sculpture grecque, de Collignon (2 gros volumes, Didot), ou la grande Histoire de l’art dans l’antiquité, de Perrot et Chipiez (8 volumes parus, Hachette) ; en dépit de longueurs fâcheuses, c’est un très solide monument ; les restitutions des temples chaldéens de Chipiez sont de vraies réussites. Si l’on reculait devant tous ces gros in-4o, on trouverait 142 de clairs résumés dans les livres de la collection Quantin (Bibliothèque de l’enseignement des beaux-arts).
Comme historiens latins, j’ai cité Tite-Live et Tacite, mais sans cacher que bien d’autres noms pourraient leur être joints. La Bibliothèque latine de Didot contient en 4 volumes (à deux colonnes, il est vrai) tous les historiens latins qu’on devrait connaître : 1o Salluste, César (en plus Florus et Velleius Paterculus) ; 2o Suétone (en plus l’Histoire auguste) ; 3o Tacite ; 4o Tite-Live. On trouve des éditions plus maniables de ces grands historiens, sauf Tite-Live, chez Charpentier, et de Tite-Live et Tacite, chez Hachette. Je ne reviens pas sur ce que j’ai dit du texte latin à préférer aux traductions. Quel Nisard pourra jamais traduire le Titus dimisit Berenicem invitus invitam, de Suétone, ou le Dignus imperare nisi imperasset, de Tacite ?
Même lus en latin, ces quatre in-8o laisseront de suffisants loisirs qu’on pourra employer à contempler sous toutes ses faces « le pompeux édifice de la grandeur romaine » pour rappeler le mot de Montesquieu. Il serait bon ici de lire justement les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, ainsi que le Discours sur l’Histoire universelle, ces deux chefs-d’œuvre ne vont guère l’un sans l’autre. Ensuite, on frappera à la porte des savants modernes. Des sept ans de notre période, si l’on a consacré un an à 143 l’Orient et trois à la Grèce, il restera trois ans encore pour Rome. C’est suffisant pour lire non certes tout ce qui existe d’important sur S. P. Q. R. (en Allemagne il paraît chaque année plus de cent travaux rien que sur le Sénat romain), mais quelques études particulières auxquelles on s’intéressera de préférence. Comme guide, l’Histoire romaine, de Mommsen (8 volumes, Flammarion), pour la Royauté et la République, encore que le parti pris têtu du vieux Teuton pour la plèbe contre le patriciat soit bien fatigant, et pour l’Empire, l’Histoire des Romains, de Victor Duruy (7 gros volumes, Hachette). Ainsi bien appuyé sur ces quatre bases, Bossuet, Montesquieu, Mommsen et Duruy, on peut aller de l’avant.
D’abord, on étudiera de près la question de l’accaparement des richesses qui est le nœud de l’histoire romaine. Ici des livres spéciaux comme les Chevaliers romains, de Belot (Hachette), ou les Manieurs d’argent, de Deloume (Fontemoing) seront nécessaires. Si on recule devant leur docte appareil, qu’on lise du moins ce qui a rapport à l’antiquité dans les Lois de la civilisation et de la décadence, de Brooks Adams (traduction Dietrich, 1 volume, Alcan) ; je ne crois pas que la conception ploutocratique de l’histoire ait été mieux exprimée que là. Si on prend goût à ce côté de l’histoire, on n’aura, pour continuer, que l’embarras du choix. La Politique et le commerce des peuples dans l’antiquité, d’Heeren (7 volumes, 144 Plon) est un peu démodée, mais l’Économie politique des Romains, de Dureau de la Malle, se consulte encore et l’Histoire de l’esclavage dans l’antiquité, de Wallon (3 volumes, Hachette), reste d’une lecture agréable. Pour le droit public et privé, rien de mieux que le Manuel des antiquités romaines, de Mommsen et Marquardt (Leroux) ; mais hélas il compte 17 gros volumes. Ce « manuel » n’est maniable que pour des dieux hindous à bras multiples. Celui de Philologie classique, de Th. Reinach (1 volume, Lahure) du moins est pratique ; il suffira même à beaucoup d’érudits qui ne recourront que dans des cas particuliers au « colosseum » des savants allemands, ou à celui de nos savants à nous, le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, de Daremberg et Saglio (33 fascicules parus, environ la moitié de l’œuvre, Hachette).
Mais tout cela est bien austère, et notre but est plutôt d’aider ceux qu’un excès d’érudition pourrait rebuter. Ceux-ci préféreront des récits pittoresques ou de captivantes biographies. Les vaincus de Rome, notamment, n’ont pas eu à se plaindre des érudits contemporains. Que n’a-t-on pas écrit sur un simple épisode des guerres puniques, le passage des Alpes par Annibal ! C’est un sujet favori pour académiciens de province. Pour aucun d’eux la leçon acutum à substituer à acetum n’a aujourd’hui de mystère. Annibal n’a pas d’ailleurs que des monographies de détails ; 145 il a de grandes histoires en plusieurs volumes, celle par exemple du colonel Hennebert (3 volumes, Plon). Th. Reinach a publié un fort volume sur Mithridate Eupator (Plon), et Camille Jullian a consacré une très belle étude à Vercingétorix (Hachette). Quant aux Romains eux-mêmes, l’Histoire de César, de Napoléon III, n’est nullement méprisable, ni l’Antonin le Pieux et son temps, de Lacour-Gayet (Fontemoing), ni l’Église et l’empire romain au quatrième siècle, du duc de Broglie (Perrin, 6 volumes), ni les études sur le même temps, d’Amédée Thierry (3 volumes, Perrin). Sur la vie à Rome, je n’ose rappeler le Voyage d’un Gaulois à Rome, de Dezobry, ou l’Histoire romaine à Rome, d’Ampère, qui ont plus vieilli encore que le Jeune Anacharsis de l’abbé Barthélemy ; mais je citerai volontiers plusieurs ouvrages qui n’ont pas cru devoir sacrifier à cette mode de fiction un peu naïve. Par exemple les restitutions faites par nos savants ou nos « prix de Rome », du Palatin, du Forum, de Pompéi, de la villa d’Hadrien ; les ouvrages sur les villes romaines de Provence, d’Afrique ou d’Illyrie, les Promenades archéologiques, de Gaston Boissier, les Excursions archéologiques, de Diehl, etc.
Des trois années que j’affecte à l’antiquité latine, il siéra d’en réserver une aux origines du christianisme. La question reste pour nous brûlante, alors que la civilisation romaine n’est plus 146 que cendres froides. Le christianisme est-il fils du seul judaïsme, comme parfois incline à le croire la tradition, ou du seul hellénisme, comme s’est efforcé de le prouver Havet dans le Christianisme et ses origines, ou des deux, comme on l’admet le plus souvent pour concilier tout le monde ? Et dans sa constitution originaire, le grand rôle revient-il à Jésus, ou à saint Paul ? Et à quel moment l’esprit juif a-t-il fait place dans l’Église à l’esprit gréco-romain ? Questions délicates et passionnantes. On voudra sans doute lire ici le pour et le contre. Qu’on le fasse sans appréhension. Les bonnes âmes timorées peuvent se dire d’avance qu’en ces matières n’est convaincu que qui doit l’être. Au « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé, » correspond un « tu ne m’interrogerais pas si tu ne m’avais déjà abandonné ». Qui sait d’ailleurs quels contre-coups peuvent avoir ces enfants prodigues et fils rebelles que sont nos livres ? Le Père Gratry disait que la Vie de Jésus, de Renan, avait ramené à la foi beaucoup d’âmes. Elle donnera, si on la lit, d’ailleurs envie de relire les Évangiles eux-mêmes ensuite, et la comparaison recélera quelque surprise. Quel que soit le charme de son style, Renan « dégringole », comme disent les peintres, quand on le met à côté de saint Marc ou de saint Jean.
Les autres volumes des Origines du Christianisme, de Renan, seront à lire plus encore. Certains 147 chapitres sont admirables, et il est si facile de rectifier ce qu’a d’excessif la sympathie du dilettante pour « le malheureux jeune homme » que fut Néron. Au surplus, si quelqu’un avait besoin d’antidote, il trouvera tant de pharmacies qui en regorgent ! Peut-être aucun livre n’a provoqué plus de réponses que la Vie de Jésus, leur énoncé tient des colonnes entières du Lorenz. D’autres opiniâtres ont suivi pas à pas les volumes suivants. Les livres de l’abbé Fouard qui a traité le même sujet que Renan sont très estimables. Il paraît même que, sur certains points, l’opinion traditionnelle a repris force en science, par exemple sur la date exacte de l’Apocalypse. D’autre part beaucoup de hardiesses, qui avaient fait scandale au début, sont aujourd’hui couramment admises dans les séminaires.
Mais, au fond, comme toutes ces petites chicanes d’érudition sont indifférentes au grand événement historique ! Que le christianisme soit l’aboutissant de la grande civilisation païenne, la merveille n’en est que plus forte. Et qu’il se soit dégagé de son milieu originaire pour se créer un milieu différent, l’évolution n’en est que plus étonnante. Latins et Grecs avaient en horreur les Juifs, qui étaient déjà maîtres de la situation, couvrant la voix de Cicéron en plein Forum (voir le De Flacco) et dominant toutes les cités du monde romain (voir Strabon). Si un hiérophante subtil avait voulu créer une religion 148 nouvelle, il aurait pu confier sa fortune à toutes les races, sauf à la juive. Il est probable que les persécutions n’ont eu lieu que parce que les premiers chrétiens étaient juifs ou crus juifs, et qu’elles ont cessé quand on s’est aperçu que les vrais Juifs étaient au contraire les pires haïsseurs des chrétiens.
Tout cela est fort intéressant, et sur les persécutions notamment, on pourra lire les histoires parallèles et assez antithétiques d’Aubé et de Paul Allard. Sur l’évolution intérieure de l’Église, d’après le caractère métaphysique de la patrologie grecque d’abord et ensuite le caractère juridique et politique de la patrologie latine, les idées de Sumner Maine ont été souvent reprises. Je n’ai garde d’oublier les admirables travaux d’érudition de l’abbé Duchesne sur l’Église des premiers siècles. Au point de vue protestant, l’Histoire, de M. E. de Pressensé, a maintenant un peu passé, mais les articles de M. Vollet dans la Grande Encyclopédie sont au courant. Parallèlement à la montée du christianisme, on considérera la descente du paganisme, avec la Religion à Rome sous les Sévères, de Jean Réville (Leroux, épuisé), la Religion romaine d’Auguste à Antonin, et la Fin du paganisme, de Gaston Boissier (Hachette).
Tout ceci fait à première vue un énorme amas de volumes. Mais réparti sur sept années, la montagne s’abaisse en chaîne de collines : 25, la 149 Genèse, Renan, Lenormant, Vigouroux, Loisy, cela ne fait guère qu’un volume par mois ; 26, Hérodote, Maspéro, Schliemann, Bérard, Gobineau, pas davantage ; 27, Thucydide, Curtius, Fustel de Coulanges, Taine, Collignon, Perrot et Chipiez, un peu plus, mais il y a des illustrations ! 28, Xénophon, Arrien, Droysen, Tannery, Jurien de la Gravière, toujours un volume par mois environ ; 29, Plutarque, Bossuet, Montesquieu, Mommsen et Reinach, un peu plus ; 30, Tite-Live, Duruy, Jullian, Gaston Boissier, davantage à cause des gros volumes de Duruy ; 31, Tacite, Renan, Havet, Aubé, Allard, Duchesne, davantage aussi à cause de Renan, mais en vérité on peut y tenir.
Je résume donc, en ne prenant que l’indispensable, le second septain, un seul auteur par série, trois auteurs par an :
150
L’âge mûr qui commence. De 32 à 39 ans. Des poésies encore, des théories politiques, des livres d’histoire et de chronique. Cela fait trois et même quatre séries parallèles. Les poètes seront ceux de l’antiquité, auxquels on joindra les italiens que le septain précédent n’avait pas eu le temps d’atteindre. Les « politiques », on les prendra dans notre pays et notre temps. Les chroniqueurs seront ceux du moyen âge. Du réchauffé, tout cela, dira-t-on. Sans doute ; la vie se passe à refaire son éducation, si tant est qu’au collège on l’ait faite.
Donc, comme poètes, des italiens, des latins et des grecs. Sept noms illustres : Homère, Eschyle, 151 Aristophane, Lucrèce, Virgile, Dante, l’Arioste. Commençons par ceux-ci :
32, Dante ! Nel mezzo del cammin di nostra vita — Mi ritrovai per una selva oscura — Che la diritta via era smarrita. Ma mémoire m’abandonne et j’ouvre le livre pour le tercet suivant : E quanto a dir qual era è cosa dura — Questa selva selvaggia ed aspra e forte — Che nel pensiero rinnuova la paura ! J’ai transcrit à dessein pour montrer au lecteur — et s’il a sauté ces six vers, qu’il revienne sur ses pas et les lise lentement — que le sens se devine même quand on ne sait pas l’italien, et qu’on serait inexcusable de ne pas faire un petit effort pour arriver à lire l’altissimo poeta dans sa langue. Sans doute l’Inferno est un peu plus difficile à comprendre que le Corriere della sera, mais le plaisir d’admirer Dante dans toute sa beauté vaut bien une légère peine.
Si l’on est débutant, on pourra d’ailleurs s’aider de traductions. Il y en a d’innombrables, en vers et en prose, en langue respectueuse et en style indépendant ; il y en a même en vieux français comme celle que, par un étonnant tour d’adresse, Littré a menée à fin : tout l’Enfer en dialecte d’oil du quatorzième siècle, tel que l’Alighieri lui-même aurait pu l’écrire. La comparaison de toutes ces traductions serait, à elle seule, un plaisant exercice. En voici une, toute récente, de M. Hyacinthe Vinson qui suit d’assez près le 152 texte : « J’étais à la moitié du chemin de la vie — Je me perdis dans l’ombre au fond d’une forêt — Car j’avais dévié de la route suivie. — Ma mémoire à présent bien mal retracerait — Cette forêt profonde, âpre, épaisse, sauvage — Et rien que d’y penser la peur me reviendrait. » La paraphrase d’Antony Deschamps, en alexandrins régulièrement alternés, est bien plus banale quoique publiée en plein romantisme : « Quand j’étais à moitié du chemin de la vie — La lumière à mes yeux fut tout à coup ravie — Et je me retrouvai dans une âpre forêt — Où mon âme perdue et désolée errait. — C’était une forêt obscure, épouvantable — Et dire ici combien elle était redoutable — Serait chose pénible et si pleine d’effroi — Que la mort paraîtrait moins amère pour moi. » Que de délayage ! Encore Antony Deschamps a-t-il l’excuse de la maudite rime à faire venir. Mais comment Rivarol, qui traduisait, lui, en simple prose, et qui savait fort bien son métier (« un idiome étranger, disait-il, proposant toujours des tours de force à un habile traducteur, le tâte pour ainsi dire en tous les sens », etc.), comment Rivarol a-t-il pu ainsi défigurer le vieux gibelin ? « J’étais au milieu de ma course, et j’avais déjà perdu la bonne voie lorsque je me trouvai dans une forêt obscure dont le souvenir me trouble encore et m’épouvante. Certes, il serait dur de dire quelle était cette forêt sauvage, profonde et 153 ténébreuse où j’ai éprouvé tant d’angoisse que la mort me sera moins amère. » Revenons aux traducteurs en vers. Il faut remonter près de deux siècles pour en trouver un ; c’est Grangier, un contemporain de Henri IV : « Au millieu du chemin de nostre courte vie — Ie me trouvay pensif dedans une forest — Pleine d’obscurité dont la voye faillie — M’avait fait esgarer. Et bien pénible il est — De dire quelle fut ceste forest sauvage — Qui la peur renouvelle en mon doubteux courage. » En vérité, le classique l’emporte ici sur le romantique. Deux autres traductions antérieures et inédites, dont Littré donne des fragments, sont également d’une couleur forte. Voici celle du seizième siècle. « Sur le milieu du cours de ceste errante vie — Dans la sombre forest mon âme fut ravie — Car le plus droit sentier elle avait escarté. — Mais de conter au vray c’est une dureté — Combien cette forest estait forte épineuse — Dont le resouvenir rend mon âme peureuse. » Celle du quinzième est d’un goût plus archaïque : « Au millieu du chemin de la vie présente — Me retrovai parmy une forest obscure — Où m’estoye esgaré hors de la droicte sente. — Ha combien ce serait à dire chose dure — De ceste forest tant aspre forte et sauvage — Que m’y pensant ma paour renouvelle et me dure. » Enfin je transcris le début du pastiche de Littré, très curieux, et qui de plus a le mérite d’avoir conservé le vers de dix pieds de 154 l’original : « En mi chemin de ceste notre vie — Me retrovai per une selve oscure — Car droite voie ore était esmarie. — Ah ! cette selve, dire m’est chose dure — Com ele estoit sauvage et aspre et fors, — Si que mes cuers encor ne s’asseüre ! » Ce défilé de la même beauté sous tant de costumes divers n’est-il pas intéressant ? Et tout le siècle de Ronsard ne revit-il pas dans ce beau vers : « Dont le resouvenir rend mon âme peureuse », comme tout le temps de Voltaire se décèle à la substitution de la « course » banale au symbolique « chemin de notre vie » de l’Alighieri ?
Est-il nécessaire de dire qu’il faudra lire, et au besoin relire, non seulement l’Enfer, mais encore le Purgatoire et le Paradis ? Aussi la Vita nuova. Tout cela d’ailleurs ne tient qu’un volume (trad. Brizeux pour la Divine Comédie, Delécluze pour la Vita nuova) dans la Bibliothèque Charpentier. Comme guide, car il en faut un, on prendra le livre d’Ozanam, Dante et la philosophie catholique au treizième siècle (Lecoffre), et, comme curiosité, on pourra parcourir les Pénalités de l’Enfer du Dante, d’Ortolan (Plon). Les Causeries florentines, de J. Klazcko (Plon) sont épuisées en librairie, on les trouve toutefois dans les collections de la Revue des deux mondes ; elles plairont à ceux qui aiment les exposés dialogués de questions délicates ; mais comme ce serait dommage si Béatrix ne personnifiait 155 qu’une Abstraction ! Je pourrais allonger beaucoup la liste. Si je citais seulement les principales œuvres écrites en Italie sur Dante, je remplirais un volume. Ce que j’ai indiqué suffit, mais à condition qu’on lise Dante lui-même. Il est du petit groupe de ceux qu’il n’est permis, sous aucun prétexte, d’éluder.
33. L’Arioste. L’épopée burlesque à côté de la Divine Comédie, les deux faces de la poésie italienne. Le Roland furieux se lira d’un trait, et sans qu’il soit besoin de commentateur. C’est un élixir de joie, tout comme Rabelais. Un jour qu’Auguste Comte voulut reprendre un de ses écrits de jeunesse, la sécheresse de cet essai le décontenança au point qu’il dut, c’est lui qui le raconte, « lire pour se remonter deux ou trois chants de l’Arioste ». Voilà un bon certificat. On lira donc l’Orlando furioso dans le texte si possible (2 volumes, Didot), sinon dans les traductions. Il y en a une suffisante, en 2 volumes, chez Garnier. Mais qu’on ne manque pas de feuilleter les grandes éditions illustrées Hachette tant de l’Arioste que de Dante ; nul illustrateur n’était plus digne que Gustave Doré d’interpréter l’un et l’autre.
La littérature italienne ne tient pas tout entière dans ces deux noms. Il faudra lire en outre les Sonnets, de Pétrarque, les Contes, de Boccace, la Jérusalem délivrée, du Tasse, d’autres œuvres encore. Pour Pétrarque, on aura le texte 156 italien chez Didot, la traduction chez Charpentier, ou le choix des Œuvres amoureuses, texte et traduction chez Garnier. Comme guide, le Pétrarque, de Mézières (Hachette). Boccace qui est plus français encore que Pétrarque puisque sa mère était parisienne et qu’il naquit lui-même à Paris (quoi, pas de statue ?) a d’innombrables éditions ; je parle du Decameron seul (texte italien, 2 volumes, Didot ; traduction, 2 volumes, Charpentier ; Contes choisis, 1 volume, Garnier). Quant aux autres conteurs italiens du temps, Bandello, Sacchetti, etc., dont la collection complète tient 26 in-8o dans l’édition de Livourne, 1791, Novellieri italiani, on en trouvera un bon choix, en italien dans le Tesoro en 1 volume imprimé à Paris, en 1847, en français dans les Conteurs florentins du moyen âge, de Gebhart (Hachette) et dans les Conteurs galants des quinzième et seizième siècles, de Van Bever et Sansot Orland (Mercure de France, 2 volumes).
Il ne faut pas songer qu’aux amateurs de galanteries. La poésie religieuse a du bon, et celle des grands disciples de saint François a de l’excellent. On trouvera dans le tome V des Œuvres d’Ozanam (Lecoffre), les Poètes franciscains en Italie au treizième siècle, une délicate translation des Fioretti, ce pur joyau ; Teodor de Wyzewa a aussi amoureusement traduit la Légende dorée, de Jacques de Voragine (Perrin). On pourra encore consulter ici l’Italie mystique, 157 de Gebhart (Hachette). Sur le père de l’ordre lui-même les livres sont nombreux. Le plus récent est la Vie de saint François d’Assise, de Paul Sabatier (Fischbacher) ; l’auteur est calviniste, et la sincérité de son amour pour le Poverello n’en est que plus touchante. Une plaquette de M. Alphonse Germain, l’Influence de saint François d’Assise dans les arts, parue dans une collection à 0 fr. 60 (Bloud et Barral), est farcie de détails instructifs.
Au sortir de ces charmantes légendes et de ces hymnes passionnés : In fuoco l’amor mi mise… le Tasse paraîtra bien un peu « clinquant » comme l’appréciait le judicieux Nicolas. Pourtant, on ne peut pas se dispenser d’avoir lu la Jérusalem délivrée (l’édition Charpentier contient de plus l’Aminte). Bien qu’un peu décolorées aujourd’hui, les images d’Herminie et de Clorinde sont encore agréables, et les jardins d’Armide n’ont pas perdu tout leur charme. On pourra d’ailleurs s’en tenir là, et ne pas se croire obligé de connaître Trissino ou Pulci, encore moins Olivieri ou Boiardo. Ce n’est pas qu’ils soient sans valeur, et beaucoup de poètes épiques s’estimeraient heureux de se survivre, comme Boiardo, pour avoir jeté dans la circulation quelques expressions proverbiales : « faire le Rodomont » ou « la discorde est au camp d’Agramant ». Mais il faut savoir se borner. En dehors des cinq ou six grands poètes dont on 158 vient de parler, un bon manuel d’histoire de la littérature italienne suffira. (A notre point de vue Influence de l’Italie sur les lettres françaises, de Rathery, serait à ajouter audit manuel.)
Quant aux poètes modernes, on ne pourra les lire qu’en italien, puisque les traducteurs ne se sont pas encore emparés d’eux. Le petit livre d’Opuscules et pensées, de Léopardi, traduit par Dapples (Alcan) fait connaître le philosophe plus que le poète. Ce ne sont pourtant pas les noms célèbres qui manquent ; Carducci est regardé par ses compatriotes comme le frère de Leconte de Lisle, Arturo Graf n’est pas inconnu chez nous. La poétesse Ada Negri mériterait d’être appréciée. J’ai dit combien les vers de Gabriel d’Annunzio étaient remarquables. Ceux qui aiment la belle langue italienne ne seront pas embarrassés pour ajouter d’autres noms à cette liste.
Avant de passer aux anciens, peut-être pourra-t-on noter encore quelques modernes dignes d’être connus, car il n’y a pas que les cinq principales littératures d’Europe qui aient le privilège de poésie. Tel petit pays est grand par l’expansion littéraire, comme le Portugal. Aujourd’hui encore Eugenio de Castro y maintient la gloire de la poésie lusitanienne. Autour de lui bien d’autres se pressent, dont je n’énumère pas les noms pour ne pas donner à ces notes l’aridité d’un catalogue, et antérieurement à lui, de plus nombreux encore jalonnent la route qui descend 159 des Lusiades. De même et à propos de toutes ces littératures romanes sœurs de la nôtre, il ne faut pas oublier leur sœur aînée à toutes, la vieille poésie qui compta jadis parmi ses chanteurs Richard Cœur de Lion et Bertrand de Born, et qui a poussé de nos jours des surgeons si inattendus. Un nom comme celui de Mistral va de pair avec les plus grands du siècle, et aucun poète, pas même le divin Virgile ou le divin André, ne mérite plus d’être fraternellement accolé à Théocrite. Quand on vient de lire Mireio, toutes les bucoliques apparaissent ce qu’elles sont, de la littérature. Qu’on ne manque donc pas de lire Mireio d’abord — les éditions comportent toujours la traduction en regard, si rares maintenant sont ceux qui parlent l’antique langue des cours d’amour : Car cantan que per vautre, o pastre e gent di mas ! — puis les autres œuvres du maître (Lemerre) et ensuite, si on a pris goût à ce goût de terroir, le reste du Félibrige ; je ne cite pas de noms parce que les Félibres, poètes et provençaux, sont doublement irritables, et qu’à citer les six autres de Font-Ségugne il faudrait, sous peine de crida sèbe, énumérer tous ceux jusqu’au dernier qui ont reçu quelque lointain rayon de la sainte Estelle. Mais on lira avec plaisir sans doute beaucoup d’œuvres de cette poésie romarinée. En Catalogne, Verdaguer est un nom illustre ; on a traduit de lui une vaste épopée, Atlantide. Jusqu’en Roumanie où 160 l’Empéri dou Souleu fait chanter les cigales !
Et le groupe des poètes de l’Europe orientale, faudrait-il le négliger ? Non certes, si l’on voulait ne pas avoir trop de trous à ses chausses d’érudition. La poésie slave, surtout, est d’une richesse indéniable. Les chanteurs russes longtemps un peu monotones, comme leurs steppes, se sont exaltés soudain quand la région pittoresque du Caucase s’est ouverte aux soldats du Czar. Pouchkine et Lermontoff sont des noms vraiment glorieux. On en trouvera des extraits dans l’Histoire de la littérature russe, de Sichler (Dupré) comme on trouvera de beaux fragments polonais dans les Grands poètes romantiques de la Pologne, de G. Sarrazin. Au surplus de ceux-ci on a traduit un volume de Chefs-d’œuvre poétiques, d’Adam Mickiewicz (Charpentier) et on traduira certainement quelque jour Asnyk. L’ardent poète hongrois Petőfi mérite aussi d’être connu. Et comment ne pas nommer, quoique poétesse allemande, la roumaine Carmen Sylva ?
Enfin il y a tout le vaste domaine des épopées nationales qui demanderait pas mal de mois et d’années si on voulait l’explorer dignement. Le Ramayana et le Mahabharata sont des jungles géantes où l’on peut s’égarer à jamais. Il est prudent de n’y entrer qu’avec un bon cornac sur le cou de son éléphant, par exemple M. Victor Henry, l’auteur des Littératures de l’Inde (Hachette). Pour qui ne voudrait pas s’attarder là-bas, 161 la Reconnaissance de Çakountala, de Kalidasa, serait suffisante peut-être pour révéler le charme de cette poésie qui n’est pas si éloignée de la nôtre. Les spécialistes affirment que les Hindous nous dépaysent bien moins que les Sémites. On s’en assurera en lisant Antar. Mais si on a supporté les épopées sanscrites, à plus forte raison abordera-t-on vaillamment les épopées persanes ; le Livre des Rois (Shah-Nameh), de Firdousi, n’est pas sans rappeler les poèmes de l’Arioste. L’épopée chinoise est le Chi-king ; je n’ose, l’ignorant, la conseiller. Nous avons d’ailleurs assez de vieilles chansons nationales dans notre Europe : les Eddas Scandinaves, les Niebelungen germaniques, le Kalevala finlandais, le Chant d’Igor russe, sans oublier les antiques épopées celtiques qui nous touchent encore de plus près. Il y a en anglais des éditions bien curieusement illustrées de la Morte d’Arthur, de Malory.
Mais parlant des épopées nationales, comment ne pas ajouter un mot sur les Chants populaires ? Encore un domaine immense ! Rien que sur nos vieilles chansons de France, il y a toute une littérature (consultez l’article de la Grande Encyclopédie). Et que serait-ce si on voulait, ici aussi, faire le tour de l’Europe, aller jusque chez les Roumains avec Alecsandri, chez les Grecs modernes avec Fauriel, chez les Hongrois avec Jean de Nethy, chez les Scandinaves avec Xavier Marmier ? — Fermons 162 les écluses : Sat prata bibere.
La citation est de mise, nous arrivons à l’antiquité. Puisqu’il faudrait lire Homère et Virgile dans leur langue, commençons par Virgile. Tel qui aurait tout d’abord renâclé devant le grec supportera sa vue s’il s’est préalablement réhabitué au latin. On commencera donc bravement à lire Tityre tu patulæ… et les images idylliques se marieront, comme la vigne et l’ormeau, l’image est de rigueur, aux souvenirs du collège. Ceux pour qui j’écris ces notes ont passé par les bancs de rhétorique ; ils ont su traduire du latin ; aussi seraient-ils inexcusables s’ils ne consentaient pas à se remémorer un peu de leur ancienne science ; à le faire, ils goûteront, Virgile aidant, un plaisir dont ils ne se doutent pas en ce moment, et à ne pas le faire, ils se condamneraient à quelque ennui, car lire l’Énéide en français n’est pas, il faut l’avouer, se verser une folle ivresse. Tous les poètes perdent à être traduits, mais peut-être les latins plus que tous les autres. Il y a dans Virgile surtout des finesses de sentiment qui s’évaporent au passage dans une autre langue, comme se décoloreraient à la même épreuve les nuances de la mélancolie de Verlaine. Le fait est que peut-être de tous les poètes qui ont existé Virgile est le plus verlainien, le plus ultramoderne ; mais à condition que l’on sonde ses mystérieux dessous dans le texte. A ce point de vue, un sens profond se cache dans le contre-sens 163 du : sunt lacrymæ rerum. Si ce n’est pas ce vers, c’est l’œuvre tout entière du poète qui est imprégnée de l’âme des choses. Faut-il attribuer ceci à sa race celtique ? Les mêmes rêves qui devaient flotter plus tard devant les yeux du gallois Shakespeare ou du malouin Chateaubriand hantaient-ils déjà leur frère de Mantoue ? N’essayons pas trop de « tordre et de presser », comme dirait Sainte-Beuve ; d’autant qu’il ne s’agit que de poser cette évidence : la poésie virgilienne est doublement intraduisible parce que poésie et parce que virgilienne. Quels mots français rendront jamais le vers le plus simple… per amica silentia lunæ, par exemple ?
Donc, 34, Virgile ; 35, Lucrèce. Ce ne sont que 2 volumes et l’on a vingt-quatre mois pour les lire ! Et il est non seulement permis, mais encore recommandé, de se servir de toutes les traductions qu’on voudra, en prose ou en vers, flottantes ou strictes, littéraires ou philologiques, signées de l’abbé Delille ou de M. André Lefèvre. L’important, c’est qu’après avoir lu et apprécié l’habile récit de l’abbé : « Un jour tu poursuivais sa fidèle Eurydice — Eurydice fuyait hélas, et ne vit pas — Un serpent que les fleurs recélaient sous ses pas… » on ne s’en tienne pas là et qu’on recommence la lecture chez Maro lui-même : Illa equidem, dum te fugeret per flumina præceps, — Immanem ante pedes hydrum moritura puella — Servantem ripas alta non vidit in herba…
164 L’ordre chronologique étant ici sans importance, j’ai mis Lucrèce après Virgile. Son style archaïque rebutera moins quand on se sera refamiliarisé avec la langue du siècle d’Auguste. Car lui aussi, il faudrait le lire dans le texte, non pas à cause de l’exquisité fugitive des sentiments, mais en raison de l’énergique solidité des idées. Par ceci Lucrèce est aussi près de nous que par cela Virgile. A côté d’eux, combien sont loin les plus divins poètes d’Hellas ! De beaux et grands enfants, le plus souvent joyeux, quelquefois amers, mais comme malgré tout l’irritation de Theognis est différente du pessimisme de Lucrèce, et comme la tristesse d’Hésiode est autre que la mélancolie de Virgile ! Un bon moyen d’arriver jusqu’au bout de Lucrèce : attendre au passage le vers que chacun cite : Primus in orbe terrarum timor fecit Deos.
Autour de ces deux grands poètes on rangera quelques autres romains illustres avec chacun son truchement, si on a épuisé tout son courage. Et pourtant quelle traduction de l’Aulularia, même en argot comme on l’a essayé, vaudra jamais son latin truculent et bariolé ? Donc, et à tout le moins en français, on lira Plaute puis naturellement Térence, enfin, Melpomène suivant Thalie, Sénèque le Tragique. Second groupe sympathique : les hommes du temps d’Auguste ; Catulle, Tibulle et Properce qui, à eux trois, ne tiennent qu’un volume ; Ovide qui, par contre, en occupe quatre, dont 165 un compterait presque pour deux, et Horace qui se contente d’un, mais à lire en latin, sous peine de déchoir à ses propres yeux. Enfin les autres virtuoses de la soi-disant décadence, Lucain et Claudien qu’on pourra mener un peu tambour battant, des poètes guerriers ! Juvénal et Martial qu’on savourera à plus petites gorgées, et je crois bien que le lecteur ici recourra de lui-même au latin, ô nature humaine ! Pétrone et Apulée amusants aussi (trad. Laurent Tailhade) ; enfin Phèdre et Ausone qu’on laissera de côté, si on en a assez, en compagnie de Pline, de Quintilien et d’Aulu Gelle. En somme tout cela, c’est-à-dire la littérature latine entière, sauf les historiens et les philosophes, ne fait que 28 volumes, environ un par mois. Je calcule d’après les éditions Garnier. Dans la bibliothèque Didot, ces mêmes auteurs et d’autres en plus ne tiennent que 8 volumes, traduction et texte latin en regard, ce qui est tout à fait précieux.
Comme guide, n’importe quel bon manuel. Celui de Pierron par exemple, à moins que tel autre, plus récent, mais que j’ignore, soit meilleur. Les Études sur les poètes latins de la décadence, de Nisard, se parcourent encore avec intérêt, et même avec ahurissement quand on sent Hugo bondir sous Lucain fustigé. Mais qu’on lise le moins possible de gloses ! Mieux vaut, si l’on a du temps de reste, prendre quelque élégie ou quelque épigramme et s’escrimer de pied ferme. Je prévois 166 des zèles de néophytes. Qui sait jusqu’où ira leur enthousiasme ? On résiste difficilement à certaines marottes. Peut-être je sème de nouveaux traducteurs en vers d’Horace ! La graine peut germer, même ailleurs que dans la magistrature.
Enfin les poètes grecs, et ici seront à peine suffisantes trois années que trois noms représentent : 36, Homère ; 37, Eschyle ; 38, Aristophane.
Homère est un de ces sommets sacrés qu’il faut avoir gravi. Ce que le pèlerinage de la Mecque est pour le moslim, la lecture de l’Iliade et de l’Odyssée l’est pour le lettré. On lira donc ces deux poèmes ; oui, hélas, en grec si possible ; et c’est toujours possible avec les secours juxtalinéaires. Au bout de quelques semaines, on arrivera à se contenter d’une simple traduction courante et pourquoi, alors, ne pas prendre les éditions grecques-latines de Didot ? Ceux qui ne sauraient ni le latin ni le grec, se contenteraient naturellement d’une version française, et en ce cas ils pourraient préférer celle de Leconte de Lisle qui, par sa sonorité barbare, nous donne davantage, à tort ou à raison, la sensation de la vieille Achaïe : « Chante, Déesse, du Pèlèiade Akhilleus la colère désastreuse qui de maux infinis accabla les Akhaiens et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s’accomplissait ainsi, depuis qu’une querelle avait divisé l’Atréide, 167 roi des hommes, et le divin Akhilleus. » Je ne nie pas qu’il y ait quelque enfantillage à dire Akhilleus pour Achille et Akhaiens pour Achéens, mais il n’y en a pas, par contre, à dire Zeus au lieu de Jupiter et Aidès au lieu de Pluton, l’Olympe grec étant originairement tout autre que le Panthéon latin. Que l’on compare à ces phrases martelées les élégantes périodes de Bitaubé : « Muse, chante la colère d’Achille, fils de Pélée, cette colère inflexible qui causa tant de malheurs aux Grecs, qui précipita dans les enfers les âmes généreuses de tant de héros, et livra leurs corps en proie aux chiens dévorants et aux vautours. Ainsi s’accomplit la volonté de Jupiter depuis le moment où se divisèrent par une querelle fatale Agamemnon, roi des hommes, et Achille, descendant des dieux. » Le fin du fin est d’ailleurs (on s’en doute) de déclarer que Bitaubé est beaucoup plus près d’Homère que Leconte de Lisle, ou mieux encore que toutes les traductions sont à refaire. Un philologue albanais prétendait récemment que sur les cinq mots grecs du premier vers de l’Iliade, un seul, Akhilleios, était bien traduit, tous les autres étaient contre-sensés, et voici la traduction qu’il proposait : « Fée (et non Déesse), dis-nous des vers sur (et non chante) la rancune (et non la colère) d’Achille, du clan de Pélée (et non fils de Pélée). » Il y a donc place, qu’on se le dise, pour une traduction nouvelle !
168 On lira ainsi l’Iliade, intéressante comme une histoire, et l’Odyssée captivante comme un roman, en laissant de côté toutes les questions de philologie et de critique. Ce n’est que quand on aura fini les deux épopées (et si l’on a la noble constance de les lire comme j’ai dit, ce sera bien l’affaire d’une année entière, à un chant par semaine) que l’on pourra prendre connaissance des « dernières découvertes de la science ». Étrange science, d’ailleurs, et qui vous enseignerait surtout le scepticisme. On se demande comment Renan a pu asseoir là-dessus son existence entière, et douter de tout parce qu’il ne doutait pas d’elle. Je crois bien qu’on en revient, d’ailleurs, et qu’on s’aperçoit que toutes les victoires de la philologie mycénienne et de l’exégèse chrétienne ne prévalent pas contre une lecture d’affilée de l’Évangile ou d’Homère. La découverte est d’autant plus amusante que le travail de reconstitution s’est fait sans bruit, et que c’est au moment où les critiques se croyaient sûrs de l’avenir qu’ils s’avisent que personne ne les suit, et qu’en dépit de l’irréfutable de leurs arguments et du définitif de leurs arpentages, tout le monde tient l’Iliade et l’Odyssée pour de vrais poèmes, œuvres d’un vrai poète. Ici ce sont les « honnêtes gens » qui l’ont emporté sur les savantissimi doctores. Assez longtemps ceux-ci nous ont accablés de leur mépris, nous qui ne faisions pas le brouhaha devant la dernière de leurs « hypothèses fragmentaires » 169 pour qu’à notre tour nous puissions sourire un peu de leur récente assurance à étiqueter les œuvres d’Homère I, Homère II, Homère III et à préciser que du vers 1 au vers 199, c’est le plus grand des Pseudo-Homères qui a touché la lyre pour la passer, juste à ce moment, à un médiocre rhapsode lequel l’a repassé, cinquante vers et demi plus loin, à un bon élève du premier, etc. La réaction ici a été si décisive qu’on en est revenu à pouvoir sans ridicule admettre que les deux épopées sont du même Homère, alors qu’il y a quelques années, il fallait au moins se ranger sous la bannière des « chorizontes ».
Non certes que tout soit clair dans l’histoire du Mélésigène et intact dans son œuvre. Du moment que nous n’avons de ces poèmes que des manuscrits du moyen âge, que nous ne savons pas si leur texte seulement est celui des éditeurs alexandrins, tellement fertile en refontes a été toute l’époque des rhéteurs romains, et si la recension alexandrine ressemble à la pisistratienne (par les licences que prenait avec le texte, en le coupant par exemple en 24 morceaux, la critique respectueuse d’Aristarque, on peut juger de ce que se permettait auparavant la critique irrespectueuse de Zoïle), et si l’Iliade, de Pisistrate (ce qu’on sait d’Onomacrite, chef de ses philologues, ne donne pas grande confiance), ressemble à celle, seulement, de Solon qui peut-être ne ressemblait 170 nullement à celle de Clisthène, et ainsi de suite, nous serions bien hardis de présumer que tel vers remonte dans son état actuel au temps des migrations ioniennes. Encore moins certes pourrions-nous assigner une date fixe aux poèmes, et expliquer pourquoi, s’ils sont très postérieurs à la guerre de Troie, ils semblent écrits par des contemporains, ou pourquoi, s’ils sont d’un temps rapproché, ils portent la trace d’aussi profonds bouleversements que la substitution du bûcher au tumulus en matière de rite funéraire. C’est en comparaison de ces obscurités-là que semblent bien insignifiantes les discussions des philologues, et bien puérils les arguments qui leur font admettre deux Homères parce qu’il y a 81 mots abstraits dans l’Odyssée contre 39 seulement dans l’Iliade.
Mais, même et peut-être surtout, si l’on trouve, avec le docte et sensé Thurot, que le dépeçage d’Homère est « l’erreur fondamentale de la philologie moderne », on admirera les prodiges de subtilité et d’érudition auxquels cette mauvaise cause a donné lieu. L’Histoire de la littérature grecque, d’Alfred et Maurice Croiset, contient le tableau le plus spécieux des résultats, définitifs à l’époque, auxquels était arrivée la critique allemande. Cela vous donne envie d’appliquer le même système à Jocelyn ou à Éviradnus pour voir s’ils y résisteraient, comme le mauvais plaisant qui fit de Napoléon un mythe solaire. D’ailleurs, 171 en regardant de près ces hommes qui eux-mêmes regardent de si près, on fait d’amusantes petites découvertes ; on les voit, par exemple, faire tuer Dolon par Ulysse et Diomède au retour de leur expédition nocturne, alors que dans Homère, s’il m’est permis de parler ainsi (la « Dolonie » étant un des épisodes que d’une voix unanime les philologues déclarent inauthentique), c’est en allant ravir les cavales de Rhésos que les deux héros trucident le pauvre diable.
Après Homère, Eschyle. Sept drames brefs, un volume seulement. Mais quels drames ! Je ne sais pas s’il existe dans toutes les littératures une œuvre plus parfaite que les Perses. Cela seul subsistant de toute la Grèce antique, et c’est assez ! Grandeur, force, beauté, vie, tout est là : « Voici ceux qu’on nomme les Fidèles, gardiens de ces riches demeures abondantes en or, les autres Perses étant partis pour la terre de Hellas… » Je cite, encore, la traduction de Leconte de Lisle en dépit de ses manies agaçantes, Asia et Troia, et les Sept contre Théba.
Et après Eschyle, Aristophane. Plus encore qu’Eschyle est toute la tragédie et Homère toute l’épopée, toute la comédie antique c’est Aristophane. On sait le mot de Platon : « Les Grâces cherchant un temple immortel ont choisi l’âme d’Aristophane. » Platon ne faisait donc pas remonter jusqu’aux Guêpes la responsabilité du procès de Socrate, où la haine de la démagogie 172 était plus forte chez lui que le regret de son maître. Quoiqu’il en soit, on ne comprendra bien l’âme athénienne qu’à travers Aristophane, comme on ne comprendra bien l’âme gauloise qu’à travers Rabelais. Les idées que le mot attique éveille chez nous d’élégance un peu maigre et de finesse un peu sobre sont justes, pourvu qu’on les combine avec leurs opposées de bouffonnerie effrénée et de priapée énorme. Les traducteurs sont obligés d’appeler le latin à leur aide, au bas des pages, et on se demande comment telles scènes qu’il est inutile d’indiquer plus précisément pouvaient être figurées même en pseudo-chair et en simili-os. Les dames qui suivent ces notes pourront donc se dispenser de tout lire ; qu’elles se contentent des six comédies suivantes : les Oiseaux, les Nuées, les Guêpes, la Paix, les Grenouilles et le Ploutos. C’est plus de la moitié, hélas, de ce qui nous reste. Que ne donnerait-on pour retrouver les trente autres, dont nous n’avons que les titres ? La descendance du poète ne nous console pas de cette perte. L’art des Revues de fin d’année a, depuis Aristophane, leur vrai père, gagné en décence, mais il a bien perdu en autre chose !
Sans doute on ne s’en tiendra pas à ces trois noms, quelque grands qu’ils soient. C’est par façon de parler que je disais qu’Eschyle était toute la tragédie grecque. Ce serait faire trop bon marché de Sophocle et d’Euripide. Un volume 173 pour l’un, 2 volumes pour l’autre seulement, ce serait à déshonorer qui reculerait devant leur lecture. Leconte de Lisle a traduit tous ces grands poètes, sauf Aristophane, et Hésiode en plus (Lemerre). Mais il y a chez les autres éditeurs des traductions plus accessibles, et de ceux que je viens de dire et d’autres encore. On pourra ainsi réunir un volume de Pindare, un de Théocrite, un de poètes divers parmi lesquels Anacréon et Sapho, deux volumes de l’Anthologie, deux de Lucien, un de « Romans grecs » où sont Daphnis et Chloé, Théagène et Chariclée, enfin le volume de « Discours choisis » de Démosthène et d’Eschine.
En somme toute la littérature grecque, moins les philosophes et moralistes, tient une douzaine et demie de volumes. Pour un laps de trois ans, c’est peu de choses. On aura le temps d’y joindre une Histoire de la littérature grecque, Otfried Müller ou les Croiset. Je n’ose guère conseiller autre chose. Les Tragiques grecs, de Patin, ont tant perdu ! Les Deux Masques, de Paul de Saint-Victor, sont d’un éclat si fatigant, et si peu substantiels quand on s’avise de les lire la plume à la main ! L’Étude sur Aristophane, de M. Deschanel ? Plutôt lire Aristophane lui-même. Aucun livre sur Pindare ne vaudra la peine prise à déchiffrer la première olympique, par exemple, Ariston men udôr, une traduction double aidant, et à suivre le jeu aux quatre coins des préfixes, 174 des suffixes et des particules explétives. Pourtant, et au cas où la littérature grecque aurait « percé jusques au fond du cœur » quelques curieux d’esprit, j’indique, un peu au hasard, un petit supplément d’études particulières : les Études sur la poésie grecque et sur l’éloquence attique, de J. Girard (2 volumes, Hachette), les Études sur le drame antique et sur l’antiquité grecque, d’H. Weil (2 volumes, Hachette), et enfin les livres d’Ouvré.
J’arrive à la longue série des penseurs français contemporains. Elle se prolongera pendant deux périodes, donc comprendra quatorze stations. C’est une catégorie un peu flottante. Voici les noms que, par goût personnel, je propose : Joseph de Maistre, Mme de Staël, Lamennais, Guizot, Michelet, Quinet, Auguste Comte, Tocqueville, Le Play, Cournot, Fustel de Coulanges, Renan, Taine et Tarde. Mais chacun pourra modifier la procession à son gré. Qui préfère les économistes aux historiens, ou les jurisconsultes aux moralistes, remplacera tels de ces noms par d’autres de son choix. J’en indiquerai moi-même plusieurs, chemin faisant. Entamons toujours la première moitié de la série.
Quand on ne connaît pas Joseph de Maistre, ou quand on ne le connaît que par ouï-dire, ce qui est pis, sa découverte a de quoi étonner sinon 175 même ravir. Quoi, l’homme du bourreau, de la guerre, du sacrifice sanglant, capable d’écrire ces charmantes lettres à sa fille ! Ce champion de l’absolutisme, si libéral, si large d’esprit, si doux à tous sauf aux sots ! Eh, mon Dieu oui, quand les uns vous guillotinent au nom de la liberté, il sied que les autres vous laissent tranquilles au nom de l’autocratie, cela rétablit l’équilibre. Ai-je besoin d’ajouter qu’autocratie et absolutisme sont mis ici par jeu, et que le vrai Maistre, qu’on trouvera par exemple dans l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, est tout autre : « Que la monarchie mixte tempérée d’aristocratie et de démocratie vaut mieux que la monarchie pure » ; c’est une thèse de Bellarmin que s’approprie Maistre dans ce livre justement. On aura donc joie sans doute à faire venir les Œuvres complètes, de Lyon, où la maison Vitte et Pérussel les a éditées en 14 volumes. A tout le moins, on se procurera chez ces éditeurs les 2 volumes de Lettres et opuscules inédits, car ils ne se trouvent que là, alors qu’il est facile d’avoir le Pape, chez Charpentier, ou les Soirées de Saint-Pétersbourg, chez Garnier. On peut remettre à plus tard la lecture des Considérations sur la France et de l’Examen de la philosophie de Bacon, mais non les cinq volumes que je viens de dire. Les Soirées de Saint-Pétersbourg sont comme les Dialogues, de Platon, parmi les chefs-d’œuvre de l’esprit humain ; nul ne doit les ignorer.
176 Il y a plusieurs excellentes études sur Joseph de Maistre dont on trouvera la liste dans le Manuel Brunetière, moins celle de Paulhan qui n’avait pas encore paru. Je ne citerai que celle de Faguet en tête de ses Politiques et moralistes français du dix-neuvième siècle (3 volumes, Lecène et Oudin), d’abord parce qu’elle le mérite, et aussi parce que le recueil dont elle fait partie constitue le meilleur guide pour notre double série : presque tous mes quatorze y sont étudiés, et en outre bien d’autres : Bonald, Ballanche, Fourier, Saint-Simon, Proudhon, Royer-Collard, Benjamin Constant, Cousin, Stendhal. Parmi ces auteurs quelques-uns sont malaisés à trouver et pénibles à lire, et on se contentera peut-être de les manipuler de seconde main. Sans doute, après Maistre, on devrait bien lire Bonald, mais sa Théorie du pouvoir politique et religieux est si aride, et son admiration pour l’Égypte vue, d’ailleurs, à travers le Discours sur l’histoire universelle, est si agaçante ! Contentez-vous de graver sur vos tablettes les principaux de ses « apophtegmes à la laconienne » : Pensées sur divers sujets (1 volume, Plon), et dispensez-vous du reste. Par contre, lisez si vous l’ignorez, et relisez si vous le connaissez déjà, l’aimable volume qui tient les œuvres complètes de Xavier de Maistre ; le Voyage autour de ma chambre est un charmant badinage, et le Lépreux de la Cité d’Aoste reste émouvant au bout d’un siècle.
177 De Mme de Staël on a déjà lu Corinne et Delphine d’une part, et probablement De l’Allemagne, d’autre part. On pourra donc se contenter, si on n’a pas les œuvres complètes sous la main (l’édition Didot est épuisée), des 3 volumes publiés chez Charpentier : Dix années d’exil, la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, et les Considérations sur la Révolution française. Mais le moyen, après avoir lu ce dernier ouvrage, de ne pas vouloir le comparer aux Considérations sur la France, de Joseph de Maistre, et, ensuite, aux Réflexions sur la Révolution de France, etc., lettre à un ami, de Burke (1 petit volume à 0 fr. 60, chez Blériot) et aux Considérations propres à rectifier les jugements du public sur la Révolution française, de Fichte (trad. Barni) ! Rien de plus intéressant que le four in hand de ces quatre étrangers. J’indique de chacun une phrase typique : « Pour découvrir la loi suivant laquelle on doit juger les faits, il faut remonter jusqu’à la forme originaire de notre esprit et ne pas s’arrêter aux couleurs que leur communique le hasard, l’habitude, les préjugés. » Au lecteur de mettre le nom sous la citation. « L’esprit de bouleversement est en général le résultat de vues intéressées et de vues bornées. Ceux qui ne tiennent aucun compte de leurs ancêtres en tiennent bien peu de leur postérité. » Et celui-ci ? « Il importe de répéter à tous les partisans des droits qui reposent 178 sur le passé que c’est la liberté qui est ancienne en France et le despotisme nouveau. » De qui enfin : « Se demander si la France avait une constitution avant 1789, c’est se demander si la circulation du sang existait avant Harvey. » Je souhaite que les quatre échantillons paraissent alléchants. Mme de Staël est bien un peu redoutable avec sa « neckrolâtrie », mais elle a l’esprit délié ; et Fichte est plus terrible encore avec ses a priori, mais son mélange d’antimilitarisme et d’antisémitisme a pour nous l’attrait de l’imprévu. Joseph de Maistre, lui, est l’homme d’esprit par excellence ; pour rassurer les gens en 1796 il a ce bon mot qui est un profond mot : la contre-révolution, ce n’est pas une révolution contraire, c’est le contraire de la révolution. Quant à Burke, sa lettre géante — cinq cents pages cataractant sans arrêt — fut une œuvre de portée immense. « Ce livre a réuni toute la nation anglaise contre nous », écrivait en 1791 notre chargé d’affaires. Aujourd’hui encore, c’est le réquisitoire le plus incisif qui ait été dressé contre la Constituante.
Si Maistre appelle tout de suite Bonald, Mme de Staël fait non moins vite penser à Benjamin Constant. Et aussitôt se lèvent à ce nom d’autres silhouettes : Royer-Collard, Ballanche, Joubert, tous ceux dont M. d’Haussonville a parlé dans son livre le Salon de Mme Necker et Sainte-Beuve dans le sien, Chateaubriand et son groupe 179 littéraire. Mais il faut savoir se borner. L’imprimerie « coule à pleins bords » comme la démocratie de Royer-Collard. On a déjà lu les Pensées, de Joubert, et l’Adolphe, de Benjamin Constant ; qu’on leur joigne ses Lettres à Mme Récamier (1 volume, Calmann-Lévy) ; ce sera suffisant, pour les simples flâneurs, du moins.
Lamennais, une gloire bien pâlie ! En un temps, on le regardait comme le plus haut écrivain du siècle. Il est vrai que c’était le temps où Béranger était le grand poète national. Pour n’être pas tombé aussi bas que le chansonnier, Lamennais n’est pas resté bien haut. Ses œuvres sont à peu près impossibles à lire. J’ai pris, souvent, un de ses volumes, et n’ai jamais pu aller très loin. Le grand mérite des Paroles d’un Croyant c’est leur brièveté, ce qui est à priser avec un style aussi artificiel, à la fois prétentieux jusqu’à l’apocalyptique et impersonnel jusqu’au pastiche. Quant à ses idées, celles de la première manière sont bien quelconques, et on se demande comment l’Essai sur l’indifférence en matière de religion a pu bouleverser tant d’esprits ; le titre, plus que le reste, a dû provoquer les ires ; et celles de la seconde manière sont d’une banalité tonitruante. Lamennais n’en est pas moins une grande figure, mais celle-ci on ne la voit bien qu’à travers ses lettres privées ; on en a publié cinq ou six volumes, et certaines, celles par exemple au jeune Benoist d’Azy, sont tout à fait 180 intéressantes (Perrin). Là, plus de rhétorique, mais l’homme seul, vivant et souffrant. Un vers de Chénier vous vient à la mémoire à son propos : « Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice ! » Ce fut un grand cœur, du moins un cœur dévorant et dévoré. Son rôle fut d’ailleurs considérable, et si l’on recule devant ses volumes à lui, on les remplacera par un des ouvrages qui racontent son étrange et contrarié destin. Il y en a plusieurs, en sens divers, et de date récente. En somme, figure attirante comme tous les énigmatiques. Qu’était-il au juste, que croyait-il, qu’espérait-il, qu’aimait-il ? Est-il vrai que cinquante ans plus tard, son rôle aurait été tout autre ? Sa vie est-elle un argument pour la foi religieuse ou contre ? contre la discipline catholique ou pour ?
Autour de lui on rangera les autres grands agitateurs du temps, et suivant le loisir qu’on aura et le plaisir qu’on y prendra, on les écoutera dans le texte ou chez le critique qui ici sera le bienvenu. On n’a pas toujours sous la main les œuvres des Fouriéristes ou des Saint-Simoniens. La librairie Guillaumin a toutefois publié une Collection d’études et d’extraits des grands économistes qui est commode à consulter. Le petit volume de M. Charles Gide sur Fourier notamment est amusant. Les œuvres de Proudhon sont plus à portée, mais on hésite un peu devant leur masse. La correspondance, à elle seule, tient 181 14 gros volumes ; c’est beaucoup déjà et pourtant c’est ce qu’il faudrait lire de préférence ; les volumes de système passent, alors que les écrits de vie ne passent pas. Qui aujourd’hui, sauf un fossoyeur de l’érudition, se plongera dans les Contradictions économiques ou dans la Philosophie du Progrès ? Aussi faut-il regretter qu’on n’ait pas donné en un volume un choix de Lettres, comme on a publié, en un volume aussi, un Abrégé de ses œuvres (Flammarion). Peut-être de ces œuvres, qui firent tant de bruit, et qui s’enfoncent maintenant dans le silence, celle dont on continuera le plus à parler est la Pornocratie ; la question de la femme est éternelle. Quoiqu’il en soit, l’ombre de l’auteur des Contradictions ne s’étonnera pas qu’aussitôt après elle, nous évoquions le spectre de son contradicteur, Bastiat brandissant les Harmonies économiques. Les Petits Pamphlets sont à lire aussi ; plusieurs : « Le Baccalauréat et le socialisme », « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas » sont célèbres ; dans le second volume on trouvera in extenso les quatorze lettres de Bastiat et de Proudhon sur la gratuité du crédit ; toutes les polémiques sont intéressantes, notamment celle-ci entre deux caractères aussi opposés ; optimisme et pessimisme auront toujours leur mot à dire en tout et sur tout.
Si Lamennais le superbe personnifie le tempérament catholique dans ce qu’il peut avoir de 182 plus autoritaire et révolutionnaire à la fois, le grave Guizot, lui, représente toute la sagesse et toute la force morale du caractère protestant. On pourra laisser ici ses livres d’histoire qu’on retrouvera ailleurs, pour s’en tenir à ses autres ouvrages de philosophie religieuse, Méditations sur la religion chrétienne (3 volumes) ; l’Église et la société chrétienne (1 volume), ou de souvenirs personnels : Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps (8 volumes), et Trois générations (1 volume, Calmann-Lévy). Chez Perrin on trouvera un volume de Pages choisies (1 volume), chez Armand Colin, un autre. Chez Hachette, 2 volumes de Lettres privées.
Le nom de Guizot fait forcément venir ceux de Villemain et de Cousin : le triumvirat de Sorbonne. Guizot rappelle un peu César, par le masque et par l’autorité, tout au moins. Cousin c’est Pompée ; il en a l’assurance, la prestance et la chance, jusqu’au réveil où tout s’évapore ; l’éclectisme n’a même pas eu besoin d’un Pharsale pour disparaître. Villemain, c’est le troisième, Lépide plus encore que Crassus. Il pourra donc être négligé ; ses Cours et ses Tableaux de littérature sont aujourd’hui d’un goût bien passé, ses Études et ses Discours ont perdu de leur intérêt, aussi se contentera-t-on de ses Souvenirs contemporains (2 volumes, Perrin) qui font connaître non seulement sa personne, mais encore, ce qui est plus intéressant, ses voisins. Par 183 contre Victor Cousin sera pratiqué sinon dans ses études historiques sur le dix-septième siècle qui trouveront place en leur temps, du moins dans ce qu’on pourrait dire ses ouvrages personnels. Le traité Du vrai, du beau et du bien a eu un tel retentissement qu’il est bon de le connaître. Chez Perrin on trouvera un volume de Pages choisies. Jules Simon a raconté sur lui de malignes anecdotes dans son Petit Journal et dans le volume qu’il lui a consacré, chez Hachette ; la Collection des grands écrivains français, où ce livre a paru, contient d’autres études sur tels dont il est ici parlé, Maistre, Mme de Staël, Guizot, Royer-Collard. Lamennais manque encore. Par contre M. Thiers y est déjà.
De ce rival éternel de Guizot lira-t-on quelque chose ? Le grand rôle de Thiers, c’est dans l’histoire qu’il a été joué. Grand dans le sens de considérable. Et de génial ? qui sait ? Le bien qu’il a fait, il l’a fait consciemment et énergiquement, alors que le mal a été l’œuvre des circonstances ou du hasard. Ce fut certainement un grand malheur qu’il commençât sa tournée en Europe, en 1871, par la Russie au lieu de la commencer par l’Angleterre, et qu’il fît évacuer Paris, le 19 mars, au lieu de s’y maintenir, et qu’il jugeât de la psychologie collective en 1872 par celle de ses amis de l’Institut, et toutes ces petites et excusables fautes eurent de désastreuses conséquences pour la patrie ; mais nous 184 ne mettons plus en croix les généraux vaincus. D’ailleurs il s’agit seulement de savoir si nous mettons en bibliothèque les œuvres des grands ou profonds écrivains. A moins de se faire de fortes illusions, Thiers n’est ni des uns ni des autres. Ses ouvrages politiques ou économiques, même son De la propriété (Didot), nous paraissent assez démodés. Mais les autres ont de grandes qualités ; son Histoire du Consulat et l’Empire rend si limpides la stratégie et les finances que le lecteur s’accorde un peu de l’admiration que lui inspire Bonaparte ; mais ici ce n’est pas le rayon de l’histoire. Restent ses Discours parlementaires dont 16 gros volumes ont paru chez Calmann-Lévy. Les vaillants iront à eux, et, ma foi, en reviendront sains et saufs ; la parole diserte et substantielle de Thiers est moins toxique que les gargarismes habituels des autres orateurs.
Thiers et Guizot, Villemain et Cousin, tout cela est un peu burgrave. Remontons avec Michelet dans les régions de la poésie. Ce n’est pas à ses livres d’histoire que je pense, eux aussi on les retrouvera à côté, mais à ses ouvrages de brillante et savante fantaisie. Et d’abord l’Insecte ; l’Oiseau ; la Mer ; la Montagne. Ce groupe de quatre chefs-d’œuvre est merveilleux en dépit de quelques passages qu’on a la ressource d’attribuer à la collaboration de Mme Michelet. Il faut les lire pour admirer le maître et son génie dans toute sa souplesse et sa jeunesse persistantes. 185 Un autre groupe d’œuvres moins poétiques mais non moins passionnantes est celui des études familiales : la Femme ; l’Amour ; le Prêtre, la femme et la famille ; la Sorcière. Faut-il aller jusqu’aux livres de pur combat : les Jésuites ; le Peuple ; Nos fils ; l’Étudiant ? C’est à chacun de répondre. Peut-être, si le temps presse, pourrez-vous les remplacer par d’autres qui vous renseigneront sur sa formation d’âme en vous révélant un Michelet guelfe : Ma jeunesse ; Rome ; Mon journal ; Sur les chemins de l’Europe. Dans l’édition complète de ses œuvres qui se poursuit chez Flammarion, je conseille la Correspondance, y compris les Lettres à Mlle Mialaret. Et si l’on trouvait illogique lisant tant de choses de Michelet, de ne pas ouvrir un de ses livres d’histoire, on calmerait ses regrets en lisant l’Introduction à l’histoire universelle, ou mieux encore la Bible de l’humanité qui développe brillamment une des idées les plus chères au grand visionnaire, la supériorité des Peuples de la Nature sur les Peuples du Livre.
Cela fait déjà une quinzaine de volumes ; et si on ajoutait ses écrits d’histoire ancienne et moderne cela ferait le double ; et le triple avec ses ouvrages sur la Révolution. Sans compter les livres de ses critiques qu’on voudra sans doute lire, la chaleureuse étude de Taine, par exemple, dans ses Essais. Une autre étude, cette de Corréard, me permet de signaler la Collection de 186 classiques populaires chez Lecène-Oudin, analogue à celle d’Hachette, où l’on trouvera aussi des monographies sur Thiers, Guizot, Augustin Thierry. Il ne restera donc pas grand temps, cette année-ci, pour prendre connaissance des autres grands historiens de l’époque tels qu’Augustin Thierry, justement, tels encore que Mignet, Barante, Carné et tant d’autres. Mais ici c’est moins des historiens que des philosophes de l’histoire que nous nous occupons.
Quinet vient fatalement après Michelet. Ce n’est pas qu’il soit de sa taille, ni même de sa race spirituelle, mais une telle amitié les unissait et des passions si voisines les agitaient ! Si on avait lu l’Histoire de la Révolution, de Michelet, par exemple, on pourrait prendre ensuite la Révolution, de Quinet. Nulle comparaison ne serait plus suggestive. Sans doute le livre de Quinet est postérieur de vingt ans, et ceci peut expliquer tant de désenchantement après tant d’enthousiasme ; mais comme d’autres oppositions subsistent qui, elles, tiennent au tréfonds des âmes ! Comme le mélange de répulsion et de délire de Michelet en face de la Terreur, est loin du mélange de condamnation et de regret de Quinet ! Certes la lucidité grave de celui-ci ne se fait plus, à la veille de 1870, aucune des illusions dont on pouvait s’enivrer en 1848 sur « la disproportion entre les sacrifices et les résultats obtenus » ; mais le spectacle n’en est que plus 187 tristement instructif de cet esprit austère qui n’a jamais cédé à l’ivresse du sang et qui froidement écrit que tout ce sang aurait été versé justement s’il s’était agi de remplacer le catéchisme qu’il n’aime pas par le catéchisme qu’il aime. Coupons court, ce n’est pas l’historien qui nous importe ici, c’est le philosophe et le poète en prose. Les deux sont très estimables. Ahasverus rappelle le Faust, de Gœthe, et par moments n’en est pas indigne ; la scène de la vallée de Josaphat a de la grandeur, et dans le retentissement un peu monotone de la phrase éclatent parfois des images qui font penser à Chateaubriand ou à Flaubert : « Mes rayons (dit une étoile) pendent échevelés aux colonnes de Persépolis. Ninive a des tours à créneaux où ils se penchent aux fenêtres. Mais j’aime mieux les murs de Babylone ; sur ses toits ils s’amassent et s’accroupissent sans bruit, comme des flocons de neige sur la cime des montagnes. » Toutefois, un volume entier de ce style c’est beaucoup. Deux volumes, comme pour Merlin l’Enchanteur, c’est trop. On n’aura probablement pas le courage d’aller jusqu’à Prométhée et aux Esclaves. Aux lieu et place lisez l’Histoire de mes idées, les deux volumes de Lettres à ma mère, et encore la Création qui montre bien les côtés brillants et fumeux à la fois de Quinet, bourdonnement de hannetons allemands, disait Heine. Je n’ose ajouter ses autres dissertations de haute philosophie : sous des titres ambitieux, Génie des 188 Religions, Origine des Dieux, Philosophie de l’histoire de l’humanité, Philosophie de l’histoire de France, ce sont toujours les mêmes idées qui reviennent, infatigablement pour l’auteur. On les aura assez connues par les 6 volumes que j’ai indiqués (8 avec Merlin) et qui ne forment pas d’ailleurs le quart de ses œuvres complètes.
Quinet est un peu délaissé. Je ne vois personne en dehors de Faguet qui lui ait consacré d’étude récente. Et les esprits de sa trempe partagent son sort, j’entends les rêveurs épris de ce mysticisme germanique qui, un moment, firent les cotonneuses délices du grand public. J’ai déjà cité Ballanche, lyonnais comme Quinet, l’auteur de la Palingénésie sociale ; j’ajouterai le nom de Blanc de Saint-Bonnet, dont le livre, De la douleur, contient de belles pages. L’âme germanique n’a pas eu d’ailleurs le monopole du mysticisme ; l’âme slave a le sien dont un assez bon spécimen, à l’époque, se trouve dans les œuvres de Mme Swetchine ; on se contentera de lire sur elle le livre de M. de Falloux (Perrin). En fait de mysticisme français, aux livres déjà cités et qui représentent le courant révolutionnaire, on peut ajouter quelques ouvrages qui donneront une idée de la tendance religieuse, les Sources, du Père Gratry, la Sainte Marie-Madeleine, de Lacordaire, l’Homme et le Siècle, d’Ernest Hello. Il reste encore le mysticisme occultiste ; c’est tout un monde spécial, où l’on entre aiguillonné, et 189 d’où l’on sort désappointé ; quelques noms de mages sont classiques : Swedenborg et Fabre d’Olivet jadis, Eliphas Levi et Stanislas de Guaita naguère.
Après cette petite débauche de rêveurs on reviendra volontiers aux vrais historiens. Or, quel nom plus digne de représenter l’austère Clio que celui de Fustel de Coulanges ? La Cité antique a déjà montré la profondeur et l’originalité de ses vues. Et la preuve en sera renouvelée par ses autres ouvrages, les 6 volumes de ses Institutions politiques de l’ancienne France et les trois autres de ses Recherches sur quelques problèmes d’histoire, et Questions historiques. Mais peut-être aussi connaît-on déjà ces travaux. Dans la colonne parallèle Histoire, la période mérovingienne est dépassée depuis longtemps, et si elle a semblé intéressante à notre lecteur, il aura recouru de lui-même à ces savants et presque paradoxaux ouvrages. Comment, quand on a vu soulever la question du francus homo et du romanus homo, résister à la tentation de la vider de façon définitive ? La vieille France est-elle plus romaine que germanique ou plus nordique que méditerranéenne ? Devons-nous regarder du côté des capitoles ou du côté de la forêt hercynienne ? Les barbares sont-ils entrés en Gaule en conquérants ou en réfugiés ? Ont-ils pris les terres, asservi les habitants, mis partout les hommes de race gallo-romaine au-dessous des 190 hommes de race germano-franque ? C’est le problème qui avait déjà passionné le dix-huitième siècle, la question nobiliaire aidant (l’on croyait alors que la noblesse était tudesque et que le tiers était gaulois) et qui, de par la question patriotique, passionnait de nouveau le dix-neuvième siècle. Ce n’est pourtant pas ce succès d’actualité que recherchait Fustel de Coulanges, et l’âpreté des polémiques qui accueillirent son livre et qu’il apprécia avec une hautaine tristesse, ne dut pas être sans le surprendre. Aujourd’hui tout ce bruit est éteint, et même ceux qui pensent que Fustel s’est parfois trompé, par exemple sur l’absence de propriété collective dans la haute antiquité, n’en rendent pas moins justice à l’admirable tenue de ses travaux ; ceux-ci d’ailleurs restent en somme debout, on peut le voir même chez les historiens qui, comme M. Paul Viollet (Histoire des Institutions, etc., 2 volumes, Larose et Forcel) ne partagent pas ses idées sur le point précis du wergeld. Rien que sur cette question de la société mérovingienne, on pourrait mobiliser deux fortes escouades hostiles depuis Fréret, Boulainvilliers, Montesquieu et l’abbé Dubos sous l’ancien régime jusqu’à Littré (Études sur les Barbares), Guérard (Polyptique d’Irminon), Longnon (Gaule au sixième siècle), Geoffroy (Rome et les Barbares) de nos jours.
191
La troisième colonne de notre stade est réservée aux chroniques de France, des origines à la Renaissance. Voici les Sept devant… la table : 32, Grégoire de Tours ; 33, Charlemagne ; 34, Villehardouin ; 35, Joinville ; 36, Froissart ; 37, Jeanne d’Arc ; 38, Commynes. Ce sont là de grands noms mais le plus souvent de petits livres et qu’il faudra autant que possible lire dans l’original ; que si le latin du sixième siècle, ou le roman du dixième siècle semblait décidément trop vétuste, on aurait toujours la ressource des philtres de jouvence des éditions « rajeunies », bien qu’elles soient parfois d’un goût fâcheux. J’insiste seulement sur la préférence qu’il sied d’accorder aux chroniqueurs du temps sur les historiens d’aujourd’hui. La suite des faits, on la connaîtra toujours suffisamment avec un manuel classique, mais pour l’impression vivante des siècles qui seule importe, on l’aura mille fois plus intense avec nos sept témoins d’autrefois qu’avec les 100 volumes d’Histoires de France, de Sismondi, de Michelet, de Guizot, d’Henri Martin, de Dareste, de Lavisse et de tant d’autres qui pourraient allonger cette liste.
Grégoire de Tours, c’est toute l’époque mérovingienne. Qui l’aura lu pourra se dispenser de connaître les partages des fils et des petits-fils de Clovis. Augustin Thierry n’eut qu’à choisir 192 quelques épisodes de l’Historia Francorum et à les raconter en conservant ou peut-être même en avivant leur couleur barbare pour décider une véritable révolution dans nos habitudes historiques ; ses Lettres sur l’histoire de France montrent en quel plaisant arroi les Velly et les Anquetil travestissaient avant lui les Clotaire et les Chilpéric. Il y aura, encore aujourd’hui, intérêt à comparer les Récits des temps mérovingiens à la traduction de Grégoire de Tours (si on n’ose pas se mettre sous la dent le latin caillouteux de l’évêque). On trouvera cette traduction chez Perrin (2 volumes, Guizot) ou chez Didot (2 volumes, le premier épuisé, Bordier), la traduction de Frédégaire y étant incluse. Les Récits, d’Augustin Thierry, ont paru chez Didot aussi, mais il y a une grande édition Hachette, illustrée par J.-P. Laurens. Chez ce dernier éditeur je signale, une fois pour toutes, l’Histoire de France racontée par les contemporains, enfilade de fragments judicieusement choisis par M. Zeller et qui complèteront de façon très suffisante nos sept chroniqueurs.
Le nom de Charlemagne que j’indique en second lieu n’est pas, on le pense bien, un nom d’auteur ; il n’est pas question d’inciter les lecteurs à l’approfondissement des Capitulaires. Mais c’est celui d’un cycle légendaire au moins autant qu’historique. Donc après avoir lu la Vie de Charlemagne, d’Eginhard, traduite par Teulet 193 (1 volume, Didot), on prendra l’Histoire poétique de Charlemagne, de Gaston Paris, ou les Épopées françaises, de Léon Gautier. Les érudits trouveront d’eux-mêmes chez Picard le Manuel de Dhuoda, édité par Bondurand ou l’Histoire poétique des Mérovingiens, de Godefroy Kurth.
Villehardouin vient ensuite, à propos de qui se présente la question des textes primitifs ou retouchés. Si l’on se fait scrupule de lire l’Histoire de la conquête de Constantinople dans le texte rapproché du français moderne qu’a établi M. Natalis de Wailly (Hachette) on recourra à l’édition Didot (1 volume) avec d’autant plus d’assurance que le texte original y est accompagné d’une traduction et d’un vocabulaire, œuvres, d’ailleurs, du même érudit.
Joinville pourra être lu dans la même édition Natalis de Wailly (Didot) ; les exemplaires en sont épuisés en librairie, mais on en trouve dans toutes les grandes bibliothèques publiques. A défaut, on prendra la petite édition E. Michel (Didot). Le bon sénéchal rédigea ses notes très tard ; c’est ce qui leur donne parfois un air de radotage ; quand il les recopie simplement telles qu’il les écrivit à trente ans, elles sont charmantes : Joinville n’est pas plus Sancho que saint Louis n’est don Quichotte.
Les Chroniques, de Froissart, constituent un morceau plus copieux : 20 volumes dans l’édition Kervyn de Lettenhove (Bruxelles). Même 194 dans les doubles et denses colonnes du Panthéon littéraire (Delagrave), leur développement exige de gros volumes. Il est vrai qu’il y a des abrégés. Mme de Witt, née Guizot, en a donné un en style modernisé qui ne tient qu’un volume, massif à la vérité, mais enrichi de planches et d’illustrations (Hachette). Un petit volume d’extraits se trouve chez Didot.
Jeanne d’Arc. Encore un nom qui est mieux qu’un nom d’auteur. Pour nous Français, le procès de la Pucelle est plus précieux cent fois que toutes les chroniques. Mais le spectacle de cette humble fille des champs aux prises avec tant de subtilité retorse et de volonté implacable n’est-il pas une des stupéfactions de l’histoire ? Miracle, certes, à quelque point de vue qu’on se place ! On comprend que les épopées et les drames soient toujours ici restés au-dessous de la réalité ; quelle œuvre de fiction pourrait être plus poignante que l’œuvre de mort qui se poursuivit, si ardente qu’elle en reste à nos yeux vivante avec tous ses acteurs, les enquêteurs, les juges, les tortionnaires, les témoins, jusqu’aux soudards de garde qui viennent cancaner de grossières insignifiances : et vidi mammas quæ pulchræ erant. Tout cela est en latin, en effet, mais on a traduit (2 volumes, de l’édition O’Reilly), les cinq tomes de pièces publiées par Quicherat dans la « Collection de la Société de l’Histoire de France ». Il y en a de 195 suffisants fragments dans le second volume de la Jeanne d’Arc, de Wallon. Comme on sait, toute une vaste littérature existe sur la Pucelle d’Orléans ; outre Quicherat et Wallon, il faudrait nommer encore Siméon Luce, Cosneau, Longnon, Vallet de Viriville, sans oublier l’admirable tome V de Michelet. Pour les érudits, ou pour ceux qui veulent situer la Pucelle au milieu de son temps, la grande Histoire de Charles VII, de M. de Beaucourt, est ici le livre obligatoire.
Enfin les Mémoires, de Commynes, qui étaient épuisés chez Didot et malaisés à trouver à la « Société de l’Histoire de France », viennent d’être réédités par M. de Maudrot (2 volumes, A. Picard), d’une façon tout à fait précieuse pour les savants puisqu’on leur donne de l’inédit, et satisfaisante pour les simples curieux qui trouveront dans l’introduction de l’éditeur l’étude critique la plus juste qui ait été écrite sur le compère un peu énigmatique de Louis XI et de Charles le Téméraire.
Ce sont là les principaux chroniqueurs, ceux qu’il ne faut pas ignorer. Mais après eux, que d’autres seraient à lire, si on s’intéressait à ces vieux temps ! On les trouvera dans les grandes collections de Mémoires sur l’histoire de France (Guizot, 31 volumes ; Petitot, 52 volumes ; Michaud et Poujoulat, 32 volumes) ou dans les 13 gros volumes du Panthéon littéraire. Je n’indique pas de noms, le moindre choix tourne au 196 catalogue et pousse vite au complet. Et puis est-il licite d’inciter à ouvrir des Journal d’un bourgeois de Paris ou des Chanson de la croisade qu’on ne connaît soi-même que par de vagues extraits, et qu’on n’achèverait probablement pas si on se mettait à vouloir les connaître ? Tout au plus est-il permis d’indiquer ce qui semblerait préférable ; ainsi, par exemple, si j’avais sous la main la « Collection des historiens des Croisades » je lirais, de préférence à Guillaume de Tyr et à l’Anonyme des Gesta Francorum qu’en somme je connais ou devine, les historiens arabes ou byzantins qui, le point de vue changeant, piqueraient plus à vif ma curiosité.
Quant aux historiens modernes, on y regardera à deux reprises avant de s’engager dans leur domaine, surtout si l’on a quelque tendance à s’obstiner, une fois le premier pas fait. On ne sait pas à quoi expose l’ambition d’aspect modeste de lire seulement l’ouvrage définitif sur chaque grande période, et encore pis le désir de connaître tout ce qui a paru d’important sur tel siècle ou quart de siècle. Qui s’y est laissé prendre une ou deux fois connaît la vanité de ces entreprises. J’oserai même conseiller de se mettre en garde dès le début contre la manie du « dernier paru » et de « l’au courant de la science ». Sans doute Freeman, par exemple, a démoli Thierry, mais il n’en est pas moins vrai qu’une fois averti du parti pris de race de la Conquête 197 de l’Angleterre par les Normands, vous prendrez certainement plus de plaisir, et peut-être de profit, à suivre Augustin Thierry qu’à suivre Freeman. Il y a des auteurs vieillis et qu’on lira toujours, ne serait-ce que pour cette raison qu’ils sont lisibles. Ainsi le Barante des Ducs de Bourgogne ; ainsi le Mérimée du Don Pèdre le Cruel et du Faux Démétrius. J’ai toujours eu envie — et je finirai bien par la satisfaire — de lire l’Histoire des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, de l’abbé Vertot, pour savoir si « Mon siège est fait » a droit aux circonstances atténuantes. Voilà une envie qui ne me viendra pas à propos de quelque œuvre contemporaine d’érudition « définitive ». D’autant qu’il ne faut pas être un bien grand philosophe pour savoir ce que vaut ici le définitif. L’histoire sera toujours, suivant le mot de Renan, « une petite science conjecturale », et les procédés solennels d’investigation que MM. Langlois et Seignobos promulguent dans l’Introduction aux études historiques gonfleront d’orgueil les rats de bibliothèque qui croient à la vérité du témoignage humain, mais feront assurément sourire les confesseurs, les juges d’instruction et même les simples épiciers.
On s’en tiendra donc, je l’ai dit, à un manuel scolaire, même à un sec répertoire de faits et de dates. Que si, d’ailleurs, on préférait à ces aides arides un exposé plus vivant comme l’Histoire de France, de Michelet, rien de mieux. Les sept 198 premiers volumes du grand historien gardent aujourd’hui encore tout leur prix. Avec d’autres œuvres d’écrivains déjà cités, on pourrait même ordonner tout un très suffisant choix de lectures historiques.
Peut-être en ce cas pourrait-on modifier l’ordre de lecture de nos « Penseurs et moralistes », commencer, par exemple par Fustel de Coulanges dont les recherches accompagneraient la lecture de Grégoire de Tours, continuer par Quinet dont le génie brumeux floconnerait à son aise au milieu des chansons de geste, puis par Guizot qui, avec ses deux Histoires de la Civilisation, éclairerait l’époque des croisades, comme Michelet, après, celle de la guerre de cent ans, et ainsi de suite.
L’important serait de ne pas se laisser inonder par la marée des livres. Les esprits graves et méthodiques sont ici en un péril spécial. On sait que Victor Duruy, ayant l’intention d’écrire une Histoire de France, commença par le commencement, se disant qu’il ne verrait rien de bien clair à la France s’il ne connaissait pas d’abord la Gaule ; mais une fois en compagnie de ses Gaulois, l’intelligence des Romains lui parut non moins indispensable ; il alla à eux, et aussitôt ce fut les Grecs qu’il reconnut qu’il devait d’abord comprendre. Heureusement ses déductions s’arrêtèrent là, et il eut le temps, après avoir exploré sa Grèce et y avoir même fait une découverte mémorable, celle du « torrent qui coule à sec », de 199 revenir sur ses pas et de fouiller Rome ; mais il lui aurait fallu une seconde vie pour arriver à la France. Mieux vaut donc prendre au hasard une génération, un homme, un épisode, un aspect, car qui voudrait posséder un peu sérieusement une période aurait chance de ne plus en sortir. Rien que sur la Gaule barbare, que n’aurait-il pas à lire ? d’Arbois de Jubainville et Bertrand pour l’archéologie, de Valroger et Sumner-Maine pour la sociologie, Longnon et Desjardins pour la géographie, Amédée Thierry, Napoléon III, Camille Jullian pour les faits historiques, et il y aurait deux ou trois fois plus de noms à citer, si l’on laissait un agrégé dresser une liste des livres indispensables !
Je crois qu’on ferait bien, pour limiter d’avance ses études d’histoire, de choisir dans ce chaos fascinant que fut « le moyen âge énorme et délicat » sept points particuliers, un par année. Voici quelles pourraient être ces « sept lampes », comme dirait Ruskin, et je n’ai pas besoin d’ajouter que chacun pourrait, à son goût, modifier son luminaire.
1o La Civilisation byzantine. Grâce à Dieu, elle sort enfin de l’inepte discrédit dans lequel elle gisait. Dire qu’on a osé comparer à la piètre société chinoise ratatinée dans ses rites et ses alphabets, abrutie par ses calculs usuraires et ses cultures stercoraires, et dont le plus haut coup d’aile a imaginé d’assez jolies potiches et 200 d’assez grimaçants épouvantails, cette admirable civilisation byzantine, à la fois mystique et guerrière, scientifique et conquérante, sœur cadette de la civilisation hellénique, mais digne de son aînée, car si elle lui est inférieure sous le rapport des marbres, elle lui est, sous tous les autres, égale ou supérieure ! La théologie chrétienne, qui est tout entière l’œuvre des Pères grecs, ne vaut-elle pas la philosophie de Platon ? La science byzantine n’égale-t-elle pas la science athénienne ? Le feu grégeois brûlait du moins avec une autre certitude que les miroirs d’Archimède. La coupole de Sainte-Sophie n’est-elle pas digne du fronton du Parthénon, et plus généralement n’y a-t-il pas plus de variété, de richesse et de beauté dans l’architecture byzantine mère de l’arabe, de la mauresque, de la persane et de l’hindoue, que dans la cella à colonnes qui s’obstine tout au long des promontoires d’Hellas ? Le Bas Empire, quel fâcheux jeu de mots ont fait là les pédants ! Je voudrais bien savoir ce qu’auraient fait Athènes et Sparte, et la Macédoine par-dessus le marché, s’il leur avait fallu lutter contre l’Islam. Que l’on compare seulement l’expédition des Athéniens en Sicile, et les campagnes des Autocrators dans la Grande Grèce, et qu’on se rappelle le peu de durée qu’eurent les rayonnements de l’ancienne civilisation hellénique, la Scythie grecque, l’empire gréco-bactrien, l’œuvre des Lagides et des Séleucides, 201 en regard de la force d’expansion et d’ascension du monde russe, fils de la civilisation constantinopolitaine.
Donc on aura raison de vouloir connaître d’un peu près cette longue épopée byzantine, plus longue même que l’épopée romaine. Et pour la connaître, on ne pourra mieux faire que de feuilleter dans quelque bibliothèque publique le Palais impérial de Constantinople, de Labarte, ou les Monuments de l’art byzantin, de MM. Millet, Diehl, etc. (Leroux). A défaut de ces grands ouvrages, et de ceux analogues de Texier, Didron, Couchaud et autres, le petit manuel de M. Bayet, l’Art byzantin (Quantin), rendra des services. Dans la collection des Villes d’art (Laurens), un volume sur Constantinople a paru et un autre sur Ravenne. Comme récits proprement dits, on laissera de côté les grandes machines rouillées de Gibbon et de Lebeau (tout au plus ici la récente Histoire de la civilisation hellénique, de Paparrigopoulo, chez Hachette) ; mais on prendra les 3 volumes d’Amédée Thierry sur les Ministres des fils de Théodose, Saint Jean Chrysostome, Nestorius et Eutychès (Perrin), et quelques intéressantes monographies, la Théodora, de Debidour, l’Héraclius, de Drapeyron (Fontemoing), le Constantin Porphyrogénète, d’Alfred Rambaud, et le Nicéphore Phocas, de Schlumberger (Didot) ainsi que les 2 volumes de l’Épopée byzantine (Hachette), qui lui font 202 suite. Ces trois derniers ouvrages, luxueusement illustrés, suffiraient à donner de l’histoire de Constantinople l’idée la plus brillante. Un roman de Jean Lombard, Byzance, écrit dans un style fatigant, est assez curieux aussi au point de vue évocatoire pour le temps de Justinien. Un autre ouvrage, qui se lit comme un roman et mieux que tel roman, la Grande Grèce, paysages et histoire, de François Lenormant (A. Lévy, 3 volumes), regorge de très particuliers détails à la fois sur la période médiévale, sur le siècle pythagoricien et même sur les temps contemporains ; il est possible que le renouveau de faveur du byzantinisme vienne en partie de ce livre.
2o Les Cathédrales. Ici rien ne vaut une collection de photographies, si ce n’est un voyage aux édifices mêmes. Mais ces notes sont rédigées à l’usage des sédentaires. Va donc pour les planches ! Il y en a de tout genre, depuis les Albums historiques des éditeurs scolaires, Colin, Delagrave, Delalain, etc., jusqu’à la grande publication des Sites et Monuments, éditée par le Touring-club, en passant par les collections, de la France vue par les artistes, de l’Univers pittoresque et du Tour du Monde. Bien entendu, si on habite Paris, on ne négligera pas les promenades au Musée du Trocadéro. Mais s’il vaut mieux voir les cathédrales elles-mêmes que quelques fragments moulés, et des moulages que des photographies, et des photographies que des 203 bouquins, pourtant, il faut l’avouer, l’étude de certains livres est bien utile. Que de gens chez qui de sincères goûts esthétiques auraient continué à dormir si quelque enthousiaste Ruskin n’était venu les réveiller à grand carillon ! De tous les amours, il n’en est peut-être pas de plus communicatif que celui des belles architectures.
Aussi sera-t-il difficile de lire un livre à la fois savant et ardent comme l’Art au treizième siècle, de M. Émile Mâle, sans se sentir naître une âme d’« homme des cathédrales ». Alors, on se jettera sur tel tableau d’ensemble luxueusement présenté comme l’Art gothique, de Gonse, et peut-être, la curiosité croissant, recourra-t-on à la riche mine des répertoires de Viollet-le-Duc. Il y a dans les 10 volumes du Dictionnaire raisonné de l’architecture française, et dans les 6 volumes du Dictionnaire raisonné du mobilier français, de quoi se dispenser de lire toutes les compilations des vulgarisateurs comme Paul Lacroix, qu’à défaut des savants originaux (Quicherat, de Caumont, Didron, Courajod), on pourra d’ailleurs parcourir, ne serait-ce que pour les illustrations (3 gros volumes, Didot). Mais de ces ouvrages les uns sont introuvables hors des bibliothèques publiques, tels les Viollet-le-Duc, les autres d’un prix élevé, tels Gonse et Mâle, et plus encore les belles photographies et les Sites et Monuments. Heureusement, les petits volumes de la « Bibliothèque de l’Enseignement des 204 Beaux-Arts », sont d’obtention plus aisée ; on aura donc toujours l’Architecture romane et l’Architecture gothique, de Corroyer, quoique les renseignements y soient forcément bien succincts.
Il serait bon, si l’on voulait ne pas être trop superficiel en cette étude, de se procurer quelques documents illustrés sur l’étranger. Il y a eu dans toute la chrétienté médiévale une floraison artistique qui, pour tirer son origine de la France, n’en a pas moins donné des œuvres très originales en d’autres pays, notamment en Portugal et en Angleterre. Le mot gothique, on le sait, ne doit pas faire illusion ; la terre germanique n’a rien donné qui atteigne de loin au style manoel ou au style tudor. Mais les chefs-d’œuvre d’outre-mer ou d’outre-monts ne valent pas, malgré tout, nos vieilles merveilles de France ; je connais presque toutes les grandes églises médiévales de l’étranger, aucune ne m’a terrassé d’admiration comme l’écrasante cathédrale de Bourges.
3o L’Église. — Celui qui aura longuement contemplé cette blanche robe de cathédrales que la chrétienté revêtit alors, suivant le mot du vieux chroniqueur, voudra assurément connaître l’origine de cette renaissance artistique. Et semblablement qui aura considéré le moyen âge ne résistera pas à la tentation d’interroger ce qui fut son âme, l’Église. Mais là encore, il faudra se garer des redoutables « Histoire de l’Église » 205 en vingt ou cinquante volumes. Il faut avoir une vie devant soi pour lire l’abbé Darras ou l’abbé Rohrbacher. Et puis nous n’écrivons pas ici pour les érudits qui d’eux-mêmes sauront bien où trouver la Gallia christiana, des Bénédictins, ou les Acta sanctorum, des Bollandistes, ni pour les spécialistes qui puiseront des voluptés dans l’antique Histoire ecclésiastique, de l’abbé Fleury, ou dans la récente Histoire des Conciles, de Hefele, mais pour les simples curieux d’idées générales. A ceux-ci conviendront mieux, exception faite pour un manuel servant de guide, quelques livres comme la France chrétienne dans l’histoire (1 volume, Didot), ou les Moines d’Occident, de Montalembert ; on ne comprend pas le haut moyen âge si on ne se fait pas une idée de cette sorte de colonisation expansive que fut l’œuvre de nos moines. Dans la collection des « Saints » (Lecoffre), on trouvera des ouvrages louablement brefs et suffisamment érudits sur quelques grandes figures, par exemple le Saint Dominique de Jean Guiraud, ou le Saint Vincent de Paul, d’Emmanuel de Broglie, à quoi on peut ajouter, dans un genre différent, la Vie de sainte Lydwine de Schiedam, de Huysmans (Stock), et la Vie de sainte Catherine d’Alexandrie, écrite au quinzième siècle, par Jean Miélot (Letouzay).
Il ne faut pas mépriser les biographies. Le courant est, je le sais, en sens contraire. On affirme que les individus ne sont rien devant le 206 collectif, et qu’en histoire il n’y a de digne d’attention que les institutions, les coutumes, les rites ; comme s’il n’y avait pas plus de choses, suivant le mot de Nietzsche, dans un philosophe que dans toutes les philosophies, et comme s’il n’était pas pour nous plus important de connaître l’âme d’un saint Bernard que la collection complète des décrets des Conciles, des règles des Ordres et des rituels des Liturgies. Et dans saint Bernard, ce n’est pas au grand pasteur de peuples que je pense. Sans doute, ce qu’on voit de l’Église, de loin, ce sont des figures géantes comme la sienne, ou celle de Grégoire VII, ou d’Innocent III, et sur eux tous il y a de savants livres, celui de Hurter (3 volumes traduits) sur Innocent III, celui de l’abbé Delarc sur Grégoire VII, celui de G. Chevallier sur saint Bernard ; mais je crois qu’on saisira mieux encore la force d’expansion du christianisme d’alors en s’adressant à des figures moins hautaines, à des saints méditatifs ou extatiques, à ce bienheureux Raymond Lulle, par exemple, dont Marius André a écrit la vie (Lecoffre), qui ne fut même pas l’alchimiste qu’on dit, qui ne fut qu’un apôtre, et qui a laissé dans le Livre de l’Ami et de l’aimé une des manifestations les plus étonnantes de ce mysticisme attendri qui devait bientôt donner « le plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes », l’Imitation.
4o Les Universités. — Au moyen âge, l’Église et 207 les Universités marchent ensemble, et l’accord ne peut surprendre que les esprits d’un certain tour. Physique et métaphysique ont des terrains si distincts qu’on ne voit pas quels conflits seraient possibles entre elles si, hélas, l’une et l’autre n’avaient pour champions des hommes. Mais au fond n’est-ce pas le même désir de vérité absolue, poursuivie à tout prix, qui a produit la grande expansion religieuse qui ouvre le moyen âge et la grande expansion scientifique qui le ferme ? Aucun psychologue ne secouera ici la tête. L’oratoire est frère du laboratoire.
Mais laissons ce sujet qui demanderait un volume, et en nous en tenant aux Universités médiévales, renvoyons, pour les généralités, à l’Histoire de la civilisation française, d’Alfred Rambaud (Colin), pour les détails à diverses biographies ou monographies, par exemple le Gerbert, d’Hock, qui a été traduit en français, l’Averroès, de Renan, le Suger, de Huguenin, le Roger Bacon, de Charles, et l’Abélard, de Rémusat. Peut-être même pour ce dernier, de préférence aux 2 volumes didactiquement écrits, fera-t-on bien de prendre le drame philosophique du même auteur, Abélard (1 volume, Calmann-Lévy). C’est un ouvrage qui mériterait d’être plus connu ; à lui seul il suffirait à donner une vivante idée du monde scolastique du douzième siècle et des grandes luttes qui l’animèrent, encore que le mot d’Abélard expirant au dernier acte ne semble pas 208 d’accord avec ce qu’on sait du maître d’Héloïse. Et puisque ces noms se présentent, qu’ils fassent penser à lire les Lettres des deux malheureux amants ; la traduction Victor Cousin (1 volume, Garnier) est dite la meilleure.
Quant aux ouvrages spéciaux sur le progrès des diverses sciences au cours des siècles, ce qui est peut-être la partie la plus importante et la plus intéressante de toute l’histoire, on trouvera toutes les indications nécessaires dans la Bibliographie de l’histoire de France, de G. Monod, ou dans les bibliographies qui suivent les chapitres de l’Histoire générale, de Lavisse et Rambaud.
5o Le Procès des Templiers. — C’est encore un des points obscurs de notre histoire, et peut-être, une année, se laissera-t-on aller à la tentation d’y voir clair. Les pièces du Procès ont été produites par Michelet, en deux gros volumes, dans la Collection des documents inédits, publiée par le Ministère de l’Instruction publique. On les complètera avec le texte de l’Enquête éditée plus récemment par J. Loiseleur dans son livre : la Doctrine secrète des Templiers. Et si l’on veut avoir l’opinion de la critique actuelle, on lira l’article de M. Langlois dans la « Revue des Deux Mondes » de 1891. Sur l’époque où se passa cette sombre tragédie, le livre classique, quoiqu’un peu ancien, est celui de Boutaric : la France sous Philippe le Bel.
6o L’Inquisition. — Autre problème sur quoi 209 on tiendra sans doute à se faire une opinion. Heureusement il n’intéresse pas trop la France, et dans la mesure où il l’intéresse, on aura de suffisantes lumières avec le livre de Ch. Molinier : l’Inquisition dans le Midi de la France. Mais il intéresse énormément l’Espagne, et, chemin faisant, on pourra se demander les raisons de la grandeur et de la décadence de ce noble pays. Pourquoi tant d’obscurcissement après tant de splendeur ? Inquisition, Monachisme, Centralisation, Émigration, Expulsions, Mesta, Almojarifazgo, que d’explications furent données et combattues ! Mais qui sait si, au fond, on n’a pas exagéré la décadence comme la grandeur ? L’Espagne actuelle est un pays de plus de ressources qu’on croit et qui, à la moindre éclaircie, redevient assez florissant. Quant à l’Espagne d’autrefois, était-elle si éblouissante qu’on nous l’a dit ? Les quarante millions d’habitants qu’elle aurait eus sous les Romains seraient vite morts de faim sur le plateau des Castilles, et pour les merveilles d’hydraulique agricole qu’auraient inventées les Arabes, le spectacle des cultures marocaines d’aujourd’hui les rend peu croyables. Il est possible que l’Espagne soit un pays qui ait fait toujours illusion, pour la richesse par quelques huertas, points de verdure perdus dans d’abrupts déserts, et pour l’importance historique par quelques chances inouïes qu’elle ne méritait peut-être pas, mais qui, c’est son éloge, l’ont 210 trouvée digne d’elles. Ceci ne persuadera pas, d’ailleurs, ceux qui expliquent la torpeur dans laquelle s’endormit la péninsule, il y a deux cents ans, par l’Inquisition. Et qui oserait dire qu’ils ont tort ? Les mouvements psychologiques sont les plus mystérieux dans leurs causes, les plus inattendus dans leur marche et les plus démesurés dans leurs résultats ; quand on voit ce que donne la panique dans une armée dont peut-être l’ennemi est en fuite, et la passivité en face d’une Terreur, au fond dénuée de toute force réelle, on ne peut pas nier qu’une menace continue comme celle de l’Inquisition soit capable des conséquences les plus graves pour une civilisation.
Quant aux événements de l’histoire du Saint-Office, ce qui complique leur étude, c’est que la plupart des pièces officielles ont été détruites à l’époque de Joseph Bonaparte. L’Histoire de l’Inquisition d’Espagne, de Llorente, qui reste la principale source, est sujette à caution. Llorente, ancien familier de l’Inquisition, s’appuie sur des documents qu’il dit avoir connus, mais que personne ne peut maintenant contrôler ; le chiffre de 30.000 victimes qu’il donne pour le bilan du régime inquisitorial a été contesté, et l’on en trouvera la discussion critique dans un appendice à l’Histoire de Ximenès, par Hefele, qui a été traduite en français. La brillante et célèbre Lettre sur l’Inquisition, de Joseph de Maistre, est à lire aussi pour remettre bien des choses au 211 point. Peut-être en effet aurait-il mieux valu, au seizième siècle, tomber entre les mains des inquisiteurs d’Espagne comme suspect d’hérésie, qu’entre celles de juges protestants d’Allemagne ou d’Écosse comme suspect de sorcellerie. S’il est exact, ainsi que le dit Jules Baissac dans sa Sorcellerie, que le nombre des victimes de la manie démonologique dans le Saint-Empire ait été d’un million, le personnel de Torquemada doit s’avouer vaincu. Il est vrai qu’il ne faut pas juger de ces tristesses de l’histoire humaine d’après les chiffres seuls, car alors la palme sanglante devrait être, sans conteste, décernée à notre Révolution. Je ne veux pas quitter la matière des auto-da-fé sans noter la récente Histoire de l’Inquisition, de Ch. Lea (traduite en français avec préface de S. Reinach) ; elle arrêtera sans doute ceux qui, par amour du paradoxe, auraient été tentés de réhabiliter les inquisiteurs, ces fâcheux interrogants qui, remarquait quelqu’un, se tenaient toujours à côté de la question.
7o Le monde asiatique. — Encore d’analogues problèmes, ceux de la grandeur et de la décadence des civilisations arabe, persane, maure, turque, mongole, hindoue. A-t-on ici, également, exagéré les choses ? La science arabe ne serait-elle qu’affaire de traducteurs et de compilateurs ? La splendeur des Khalifes serait-elle un demi-rêve des Mille et une nuits ? L’invasion musulmane a-t-elle conquis l’Asie et l’Afrique au 212 moment où allaient lever les germes d’une renaissance semés par le christianisme de Byzance ? L’Islam porterait-il en lui un double principe d’excitation passagère et de dépression consécutive et définitive ? Il est possible qu’il y ait un peu de vrai dans toutes les réponses qu’on pourrait faire. Dans tous les cas, si l’on prend la Civilisation des Arabes, de Gustave Le Bon (Didot), qui est un bon livre d’ensemble, on devra se mettre en garde, tout d’abord, contre le titre, la civilisation de l’Islam n’ayant pas été l’œuvre d’Arabes, mais de Syriens, de Coptes, de Berbères, d’Ibères, de Grecs, de Persans, voire de Turcs comme Avicenne, et surtout, peut-être, de renégats européens : un des plus fameux grands vizirs de Stamboul, Kiuperli, qui faillit prendre Vienne, se nommait, dit-on, Mastaï, grand-oncle peut-être de Pie IX, et nous savons par les captifs d’Alger et de Tunis que presque tous les reïs barbaresques étaient d’origine italienne, provençale ou catalane.
Ceci posé, on pourra lire : Sur le khalifat de Cordoue : l’Histoire des musulmans d’Espagne, de Dozy, qui donne de bien curieux détails sur la façon dont la langue arabe avait submergé en Andalousie la langue romane, et dont la civilisation du désert s’était substituée à la vie européenne, ainsi les députés de Louis le Débonnaire obligés de séjourner plusieurs mois à Saragosse parce que la caravane pour Cordoue ne part 213 qu’une fois par an. Sur le Khalifat des Fathimites, les trois volumes de planches in-fo, de Prisse d’Avesne : l’Art arabe d’après les monuments du Caire ; à défaut de cette luxueuse publication, le petit précis de Gayet, l’Art arabe, dans la collection Quantin. Sur le khalifat de Bagdad, l’Histoire des Arabes, de Sédillot, malaisée à obtenir. Sur les Turcs et les Mongols, la très savante et très intéressante, bien qu’écrite un peu trop prétentieusement, Introduction à l’Histoire de l’Asie, de Léon Cahun (Colin). A ce livre de fond, on ajoutera quelques documents du temps, tels que le Livre de Marco Polo (2 volumes, Didot), si savoureux dans son vieux français : « Il y avait si grand cri d’une part et d’autre à moult grand planté de mors et de navrés que l’on ne put pas ouïr dieu tonnant, car la bataille fut moult aspre et félonesse et ne s’épargnaient de rien à occire. » Nous sommes bien peu excusables d’ignorer en France ce vieux récit qui est un des monuments de notre langue ou, si l’on préfère, une des meilleures preuves de la royauté qu’elle exerçait au treizième siècle. Le voyage, ainsi que ceux de Rubruquis et Plan Carpin qu’on trouvera dans le « Recueil de la Société de Géographie de Paris », remet d’ailleurs les choses au point sur ces pays des « oliphants et des girofles », que nous sommes trop tentés de voir à travers les Mille et une nuits. De la capitale mongole Rubruquis écrit : « Excepté le palais 214 du Khan, elle n’est pas si bonne que la ville de Saint-Denis dont le monastère vaut dix fois mieux que tout le palais de Mangou. » Sur la Perse, le second volume de l’Histoire des Perses, de Gobineau, ou le Coup d’œil sur l’histoire de la Perse, de Darmesteter. Sur l’Inde, enfin, les Civilisations de l’Inde, de Gustave Le Bon, ou l’Essai sur l’évolution de la civilisation indienne de M. de la Mazelière, deux ouvrages écrits à des points de vue antithétiques, ce qui ne fait que les rendre plus instructifs, le premier basé sur la différence absolue des civilisations et des évolutions, le second sur les ressemblances, au contraire, qu’ont présentées l’Inde et l’Europe jusqu’à l’arrivée de Dupleix et de Clive, et sur le probable d’un rapprochement prochain, qui irait en s’accentuant. Le premier volume du livre de M. de la Mazelière contient une bonne bibliographie de la matière, on y puisera des envies de lectures ; j’ai idée que les Mémoires du sultan Bâber (traduction Pavet de Courteille, chez Leroux), doivent être fort curieux, ou encore les Voyages, de Tavernier, en 1676, et de Bernier, une trentaine d’années plus tard, dans les États du grand Mogol.
Nous voici arrivés au terme de notre troisième stade, hélas, presque à la quarantaine déjà ! Résumons les lectures bigarrées que nous nous serons imposées pendant ces derniers sept ans.
32. Dante (et les autres poètes italiens classiques). 215 Joseph de Maistre (et Xavier, Bonald, etc.). Grégoire de Tours (et autres chroniqueurs ; Michelet qu’on poursuivra les années suivantes). La civilisation byzantine (Amédée Thierry, Schlumberger, Lenormant, Bayet).
33. L’Arioste (et les poètes italiens contemporains, avec Mistral et les félibres). Mme de Staël (Benjamin Constant, Joubert). Le cycle poétique de Charlemagne (les chroniqueurs comme Eginhard aussi). Les cathédrales (Gonse, Mâle, Corroyer).
34. Virgile (et les poètes du siècle d’Auguste). Lamennais (Proudhon et Bastiat, les Saint-Simoniens). Villehardouin (quelques chroniques de la première croisade). L’Église (les Moines d’Occident, la Collection des Saints).
35. Lucrèce (et les autres poètes latins ; Gaston Boissier). Guizot (Thiers, Villemain, Cousin). Joinville (et les autres chroniqueurs du temps). Les Universités (Rambaud, Rémusat, les Lettres d’Héloïse et d’Abélard).
36. Homère (et les poètes grecs d’avant les guerres médiques ; Croiset). Michelet (et les Thierry, Mignet, Barante). Les chroniques de Froissart. Le Procès des Templiers.
37. Eschyle (Sophocle, Euripide, Pindare). Quinet (Ballanche, Swetchine, les mystiques, les occultistes). Le Procès de la Pucelle (le tome V de Michelet). L’Inquisition (Llorente, Hefele, Joseph de Maistre, Lea).
216 38. Aristophane (Démosthène, Théocrite, Lucien, l’Anthologie). Fustel de Coulanges (et Paul Viollet). Commynes. Le monde asiatique (G. Le Bon, Gayet, Marco Polo, Cahun, la Mazelière).
217
La pleine maturité d’esprit. De 39 à 45 ans. On peut lire beaucoup, et varier ses plaisirs. Aux classiques, aux chroniqueurs, aux sociologues, on commencera à joindre les philosophes. Cela fera quatre grands hommes par an. Il faut se hâter. La cinquantaine approche, et avec elle l’âge du demi-recueillement.
Comme classiques, certains noms s’imposent, tous ou presque tous ceux que je vais dire : 39, Molière ; 40, Corneille ; 41, Racine ; 42, La Fontaine ; 43, Boileau ; 44, Ronsard ; 45, la Chanson de Roland. Et je sais bien « qu’on a vu tout cela dans le temps », mais c’est tout autre chose d’ouvrir Britannicus en rhétorique ou de le 218 rouvrir à quarante ans, et de lire La Fontaine en épelant ses lettres, ou de le relire avec des cheveux grisonnants ; on ne poussera d’ailleurs pas la conscience jusqu’à s’ingurgiter toutes les œuvres de nos classiques en leur intégrité. Mélite, qu’on ne peut débrouiller sans un fort mal de tête, n’importe qu’aux curieux d’histoire littéraire, et le poème du Quinquina ajoute peu de chose à la gloire du Fabuliste. On s’en tiendra donc aux chefs-d’œuvre, avec, si on a le goût de l’aventure, quelques pointes d’exploration dans le voisinage.
Relire Molière est un devoir agréable en dépit du vers fameux « que quand on vient d’en rire on devrait en pleurer » ; et même plus agréable à quarante ans qu’à vingt. Il est difficile qu’un jeune homme « ayant l’âme un peu bien située » ne soit pas choqué par certains côtés du grand comique, par sa préoccupation continuelle du cocuage et du clystère, aussi par l’implacable de sa raison et de son raisonnement qui vous fait regretter la folle fantaisie d’un Shakespeare. Allons plus loin, il serait regrettable qu’à vingt ans on fût épris de Poquelin ; ses plus fines mouches manquent de poésie et ses plus fringants jeunes-premiers manquent parfois d’autre chose. Mais quelques lustres plus tard, le point de vue a changé ; on préfère le réel, même celui des Éraste et des Angélique, au rêve, même celui des Lorenzo et 219 des Jessica ; on trouve que le pittoresque des chapeaux à plumes et des pourpoints à la française vaut bien celui des maillots mi partis, et des toques vénitiennes ; on incline à l’indulgence pour certaines vulgarités, et l’on découvre de la profondeur où l’on n’avait d’abord vu que de la bouffonnerie ; surtout on est, à ce moment, guéri de la sotte manie des comparaisons, et l’on ne s’étonne plus de ne pas trouver d’Hamlet ou de Tempête dans l’œuvre moliériste, puisqu’il n’y a pas de Tartufe ou de Bourgeois gentilhomme dans le monde shakespearien. On est peut-être aussi appauvri de la noble ardeur scientifique qui vous a fait, étudiant en médecine, vous indigner des plaisanteries du Malade imaginaire ; la science est sacrée, sans doute, mais l’art de guérir change si souvent de dieu, et la fin du dernier traitement est toujours, hélas, tellement la même !
Donc revenu de bien des choses, les tempes dégarnies, mais le cœur resté jeune sous de successives vagues d’amertumes — rire en s’ébrouant, c’est toute la comédie de Molière — on lira, si possible, les 11 volumes de la « Collection des Grands écrivains » ou sinon les un, deux ou trois volumes des éditions ordinaires, depuis l’Étourdi jusqu’au Malade imaginaire, et ce ne sont pas les occasions de réfléchir ou d’admirer qui feront défaut. Les problèmes les plus irritants de Shakespeare ont leur pendant dans Molière. Encore voit-on assez nettement pourquoi 220 Hamlet agit ou n’agit pas, il suffit, au lieu de lire les niaiseries des critiques, d’écouter ce que dit l’Ombre ; mais Don Juan ? mais Tartufe ? En comparaison du ritualisme éclatant de Shakespeare, la religion intime de Molière est étonnamment obscure. Que veut dire son : « Je te le donne pour l’amour de l’humanité », de Don Juan au Mendiant, formule banale ou profonde ? Et ses idées sur les femmes ? « des clartés sur tout », est-ce suffisant ? Et ses tirades sur les Précieuses ? Même ceux qui s’arrêtent à la forme auront force sujets d’études avec lui ; son vers est cloué de chevilles qui, à force d’ampleur, un hémistiche en général, passent inaperçues, et sa prose est parfois, comme dans le Sicilien, en vers blancs. On a dit que son style était cossu ; cela veut-il dire riche ? Gautier déclarait qu’une des plus belles phrases de la langue était de lui : « Ce sont des Égyptiens vêtus en Mores qui font des danses mêlées de chansons. »
Sur les questions de philologie on consultera les Lexiques comparés de la langue de Molière, de Génin et de Livet. Et sur les questions de doctrine, les livres cités dans le Manuel Brunetière, notamment celui de Veuillot, Molière et Bourdaloue, qui garde tout son piquant. Quant à savoir si Molière a passé trois fois ou quatre fois à Pézenas, et si la maison où il est mort est aujourd’hui remplacée par le numéro tant ou le numéro tant de la rue Richelieu, ce sont là angoissants 221 problèmes qu’il faut laisser au Moliériste.
Au lieu donc d’explorer cet océan d’énigmes anecdotiques, on fera bien de lire quelques autres comédies de notre théâtre classique. Dans la collection des « Chefs-d’œuvre comiques » de Didot (8 volumes), ou dans les Bibliothèques Charpentier et Garnier, on trouvera la plupart des pièces que je vais indiquer : de Scarron, Jodelet, Dom Japhet d’Arménie, l’Écolier de Salamanque ; de Boursault, le Mercure galant ; de Brueys, le Grondeur ; de Regnard, les Folies amoureuses et le Légataire universel ; de Le Sage, Turcaret ; de Piron, la Métromanie ; de Gresset, le Méchant ; de Destouches, le Glorieux ; de Favart, les Trois Sultanes ; de Sedaine, le Philosophe sans le savoir ; de Beaumarchais, le Barbier de Séville, et le Mariage de Figaro ; de Picard, la Petite ville. Cela fait déjà seize comédies, et c’est sans doute suffisant. Il sera facile d’ailleurs d’accroître la série. La comédie de l’ancien régime continue à se laisser lire, alors que sa sœur tragique, « sacrée elle est, car personne n’y touche ». Même à la représentation on ne résiste pas à Rhadamiste, tandis qu’on prend un certain plaisir à la Partie de chasse de Henri IV. Encore si Collé a vieilli, Beaumarchais et Marivaux restent-ils d’une jeunesse étonnante. Je renvoie celui-ci à plus tard ; pour celui-là, après avoir vu son théâtre, et pourquoi ne pas aller jusqu’à la Mère coupable ? (Oh ! ce Figaro devenu 222 chattemite !) on lira ses très amusants Mémoires qu’on pourra éclairer à l’aide de l’étude d’André Hallays (Hachette). Figaro à part, la figure de Beaumarchais — ce type de l’homme point mauvais au fond mais intrigant jusqu’à la moelle — est bien à regarder.
Corneille est le poète de l’héroïsme, et en vérité il en faudrait bien un peu pour lire son œuvre entière du premier vers au dernier. A essayer de le faire, qu’on ne suive pas l’ordre chronologique ; on courrait risque d’épuiser tout son courage avant même d’arriver au Cid, et il n’en resterait plus pour lire Pompée ou Don Sanche d’Aragon qui cependant valent mieux que Clitandre ou la Galerie du Palais. Qu’on commence donc par relire les quatre tragédies que comportait le vieux programme de rhétorique, et puis les autres chefs-d’œuvre : Pompée, Don Sanche, Rodogune, Héraclius, Nicomède, Pertharite. Même dans les pièces du déclin, il y a de fières paroles. Toutes, d’ailleurs, sont à étudier et à admirer au point de vue dramatique. Le génie de Corneille, incomplet à d’autres points de vue, était d’une habileté, d’une variété et d’une fécondité scénique extraordinaires ; Sardou et Scribe sont loin de compte ici, et aucun imbroglio de nos vaudevillistes ne vaut Mélite. Le mérite pour être de second ordre n’en est pas moins réel. Une autre qualité, de rang supérieur, est l’habileté de la versification ; personne, pas même Hugo, n’a 223 « fait » le vers mieux que lui. Presque toujours, il rime en substantif ou en verbe. A peu près jamais de participe présent ou d’adjectif comme chez Racine, d’adverbe en ment ou de mot en ion comme chez Molière. Boileau et La Fontaine, eux aussi, à côté de lui vacillent ; La Fontaine doit sa grâce à la liberté de sa mesure ; quand il essaie d’endosser l’armure aux douze pièces, il fléchit ; et quant à Boileau, il tient bien le coup mais sans l’aisance merveilleuse du vieux Corneille. Qui sait même si ce don de facture ne fut pas un malheur pour tout notre théâtre classique ? Car à voir l’Ancêtre manier avec une telle souplesse l’alexandrin, chacun se crut engagé d’honneur à en faire autant, et tragédies et comédies s’acheminèrent obstinément dans l’ornière des douze pieds à alternance implacable, deux féminines, deux masculines. Peut-être que sans cette fâcheuse habileté, l’usage du vers libre d’Amphytrion ou de l’alexandrin croisé de Tancrède eût été beaucoup plus fréquent, et que quelques tragédies de second plan auraient été sauvées.
On lira donc Corneille, puisqu’en dépit de nos théâtres subventionnés, il est à peu près impossible de voir représenter de lui autre chose que le Cid ou Horace, et on le lira lentement, en se forçant peut-être un peu les cinq premières minutes, et en y trouvant ensuite du plaisir. Corneille est très varié, il plaît aux romantiques comme aux classiques, aux amateurs de l’ancien 224 comme aux partisans du moderne, et même aux âmes d’Extrême-Orient comme à celles du pur Occident ; il paraîtrait que de tous nos classiques c’est le plus accessible aux samouraïs japonais. Il est molièresque avant Molière avec le Menteur, et il a eu jusqu’à la fin des vers raciniens, alors que Racine n’a jamais eu de vers cornéliens. Le mot d’Attila : « Si vous vous emportez, j’irai plus loin que vous, Madame ! », a le caractère de « force retenue » du meilleur Racine. Et puis ni Racine, ni personne n’a fait Polyeucte. Au fond, versification et dramaturgie mises à part, tout Corneille est un peu surfait, mais Polyeucte à lui seul vaut les plus hauts chefs-d’œuvre et fait de son auteur l’égal des plus grands ! Je m’en voudrais, à propos du seul drame théologique qui existe dans toutes les littératures, de ne pas recommander la traduction de l’Imitation, encore un chef-d’œuvre de facture, alors qu’on trouvera de soi-même dans toutes les anthologies, les pièces fugitives — les « stances à une marquise » notamment — et la charmante tirade de l’Amour, « Je suis jaloux, Psyché, de tout ce qui respire… » qu’on a raison de détacher du ballet où elle se morfond un peu.
Sur Corneille je ne cite pas non plus de critique — il y en a trop — sauf, comme pour Molière les lexiques, celui de Marty-Laveaux et celui de Godefroy (dont les Morceaux choisis de la littérature française, 3 volumes de prose, 1 de 225 poésie chez Rondelet, sont utiles à consulter tant pour les morceaux eux-mêmes que pour les notices). Mais on ne manquera pas de lire les Examens que Corneille faisait de ses propres pièces, surtout si on s’intéresse aux questions de métier. Collectionnez-vous les sottises des gens d’esprit, vous en aurez une mine abondante dans le Commentaire, de Voltaire, ou le Cours, de La Harpe (si tant est que La Harpe ait de l’esprit). Mais plutôt que d’écouter ces pontifes, le lecteur fera bien de connaître les petits grands hommes de la tragédie classique, comme il a fait pour la comédie. La connaissance sera un peu plus pénible mais aussi plus brève ; il faudrait beaucoup de bonne volonté pour atteindre la douzaine : la Mort de César, de Jacques Grévin, le Venceslas, de Rotrou, le Timocrate, de Thomas Corneille, Rhadamiste et Zénobie, de Crébillon, Alzire et Mahomet, de Voltaire, le Siège de Calais, de Du Belloy, et même les Templiers, de Raynouard ; j’avoue citer certaines de ces tragédies de confiance. On les trouvera pour la plupart dans les 2 volumes des « Chefs-d’œuvre tragiques » de chez Didot.
S’il y a quelque mérite à lire tout Corneille, il y aurait démérite à ne pas aller jusqu’au bout de Racine, douze pièces seulement. On se les récitera donc avec dévotion, le divin Racine a bien droit à ce sentiment. Beau, admirable, sublime ! c’est Voltaire qui a raison ; et je sais bien 226 qu’il avait son idée de derrière la tête, mais bast ! Polyeucte ne s’en porte pas plus mal, et Mérope ne s’en porte pas mieux ! Pour savoir ce que vaut un Racine, il faut voir justement ce qu’a donné un Voltaire avec toute son intelligence, toute son entente de la scène, toute sa recherche du pittoresque, toute sa rage d’attraper quelque jour le premier prix. Ou mieux encore, car enfin Voltaire n’est grand que pour La Harpe, il faut voir ce que Corneille avait laissé à faire malgré son flair théâtral et sa tension héroïque, malgré sa profondeur de pensée et son génie d’expression. Mais gardons-nous de tomber dans le parallèle. « Ce sont deux puissants dieux ! » Et gardons-nous plus encore d’assigner des places ; cela ne prouve rien que Bérénice l’emporte sur Tite ; ni que chacun ait l’intime sentiment que si l’habile Champenois l’avait voulu, il aurait pu faire, lui aussi, parler Auguste ou agir Pauline ; le solide Normand a de quoi se consoler avec ce qui lui reste, quand ce ne serait que son style ! Il est vrai que l’autre aussi a le sien, aussi effarant en son genre à ouvrir des chausse-trappes que le rival à plaquer de fulgurants accords. Décidément, « ce sont deux grands hommes, n’en parlons plus ».
Que lire sur lui ? Rien du tout si possible. Ou, par amusement, les essais de ses devanciers pour voir comment, eux qui résistaient si peu, il les assassina si méchamment. Car que d’Agamemnons avaient précédé son Iphigénie ou que d’Esthers la 227 sienne ! Sur l’inévitable comparaison d’Euripide et de Racine se pourra consulter le récent livre de Faguet, Drame ancien et drame moderne, ou « l’art, semble-t-il, de plaider pour et de conclure contre » ; et sans dédaigner les experts-jurés Sainte-Beuve, Taine ou Lemaître, on questionnera des amateurs spéciaux, la Poétique de Racine, de Robert, ou les Ennemis de Racine, de Deltour. Mais rien de tout cela, est-il besoin de le dire, ne vaut Racine lui-même. Qu’on le lise seulement, lui comme Corneille, comme tous les classiques, dans des éditions pures de notes ! Oh ! ces livres scolaires où à chaque vers le crochet vous harponne vers la glose où un Aimé Martin quelconque vous confie les raisons de son estime ! Dans ce genre de commentaires, il n’y a d’enthousiasmant que ceux où « le langueyeur de porcs », comme Voltaire qualifiait le critique, démontre triomphalement les vices rédhibitoires de l’animal, par exemple les efforts de Voltaire justement pour trouver une faute de français dans chaque quatrain de Corneille, ou les réprobations de l’abbé Olivet à la constatation que, dans le vers d’aspect normal : « Le flot qui l’apporta recule épouvanté », un présent s’accouple monstrueusement à un prétérit !
Cette année-là, après Racine, vous ne manquerez pas de lire son frère cadet, Marivaux, qui du moins l’est beaucoup plus que Crébillon n’est le frère cadet de Corneille ou Beaumarchais le frère 228 cadet de Molière. Il vaut mieux que le mot qu’on a tiré de son nom. A l’entendre, on goûte le plaisir qu’on éprouverait à ouïr du Racine récité par des acteurs en perruque et sous la toge de qui on devinerait l’habit de cour. Et à ce propos, quel fâcheux souci d’exactitude archéologique chez nos directeurs de théâtres qui leur fait affubler les Agamemnons de coiffures mycéniennes au lieu de leur rendre ces beaux casques à panache que Lebrun donne à Alexandre et à Porus ! Encore, du temps de Racine, les acteurs avaient-ils un vague souci de vérité historique, mais est-ce que tous les personnages de Corneille ne devraient pas être costumés à la Richelieu ou à la Mazarin ? Polyeucte, en 1641, ôtait ses gants pour réciter les stances : « Source délicieuse en misères féconde… » Mais revenons à Marivaux. On trouvera ses principales comédies dans le Théâtre choisi de l’édition Garnier ; les autres valent d’ailleurs la peine qu’on recoure aux éditions complètes, même celle de 1823, en dépit de ses gloses saugrenues. On s’extasie devant la hardiesse des « rêveries » d’Aristophane, la ville des Oiseaux ou le duel des Nuées, mais en son genre l’Ile des courtisans n’est pas mal non plus, cette île où tout homme en abordant se trouve réduit à l’exacte stature qu’il mérite.
La Fontaine. Parmi les grands poètes du dix-septième siècle, il faut bien faire une place au bon fabuliste. Ce n’est pas, en vérité, qu’il soit de leur 229 taille. Mais, et ceci le rapproche d’eux, en son domaine il est parfait. Sans doute, il a commis l’imprudence d’en sortir quelquefois ; qu’importe, puisqu’il a eu l’adresse de faire oublier ces fâcheux essais ? Personne ne pense à ses lourds alexandrins, en suivant gaiement le petit vers agile de ses Contes ; et nul ne se doute, en écoutant Maître Renard et Maître Corbeau, qu’il a écrit juste autant de comédies et de tragédies que Racine. Les Contes et les Fables, tout La Fontaine est là, et il faut avouer que si d’autres ont conté aussi bien que lui, aucun homme n’a « fabulé » plus merveilleusement. Le pas que Phèdre avait fait faire au vieil apologue ésopique n’est rien à côté de celui dont maître Jean a poussé en avant la fable phédréenne. Il a vraiment créé un monde nouveau, et nulle preuve n’est plus curieuse de la façon dont il l’a imposé à l’attention de tous que la quantité d’illustrateurs qui ont essayé de l’interpréter, luttant contre l’impossible, tantôt en transposant, tantôt en travestissant ; affubler des animaux de vestons et de robes comme Granville, quel pataquès ! mais crayonner des bêtes véritables, comme certains Japonais, quel contre-sens ! et faire jouer la fable par des humains, comme d’autres illustrateurs, quel aveu d’impuissance ! L’inimitable génie de La Fontaine consiste en cette délicate superposition ; ses petits acteurs ne sont jamais tout à fait animaux, jamais tout à fait hommes, comme ses « morales » 230 ne sont jamais tout à fait pédantes, jamais tout à fait puériles. Et peut-être est-ce à cet art nuancé qu’il doit de plaire à tant de gens, très jeunes et très vieux, fort amers ou fort souriants, convaincus à fond ou sceptiques jusqu’aux moelles. Qu’on ajoute, à ce charme, celui du Bonhomme lui-même, ses adorables naïvetés, ses attendrissantes distractions, et l’on comprendra le nombre, la variété et l’enthousiasme de ses admirateurs. Ceux-ci n’ont que le tort de dépasser trop souvent la mesure : La Fontaine, le plus grand des poètes français ? il n’y aurait pas de quoi se redresser pour contempler la Colonne ! Disons le plus grand des fabulistes de tous les pays, pour accorder une victoire de plus aux chauvins.
Il est un livre, celui de Taine, sur La Fontaine et ses fables, qu’on ne peut pas se dispenser de connaître ; ceux surtout qui auraient été trop vite rebutés par la puérilité du genre, la monotonie des historiettes ou la vulgarité des morales se devraient de le lire ; ils y apprendraient les côtés subtils et exquis de cet art. Assurément, il y a de l’excès dans l’antipathie de Lamartine ou dans le dédain de Remy de Gourmont ; la sagesse artiste et savante de Taine est plus juste. Sa supériorité sur ses confrères éclate dans un livre, le La Fontaine et les fabulistes, où l’auteur, Saint-Marc-Girardin, a utilisé sa manie de la comparaison (tout son Cours de littérature dramatique est une succession de parallèles à 231 vous donner un cauchemar de balances). A vous de voir si vous voulez lire ces autres fabulistes, de La Motte et Florian à Charles Richet et Édouard Ducoté, pour ne parler que des Français, car tous les peuples ont leurs fabliers, jusqu’à l’Inde qui a ouvert la marche fort bien, longtemps avant Ésope, avec Pilpay, et qui la ferme, pas mal du tout, avec Rudyard Kipling.
Puisqu’à relire La Fontaine on se sera refait une âme d’enfant, on en profitera pour se procurer les Contes, de Perrault. « Si Peau d’âne m’était conté, j’y prendrais un plaisir extrême. » Ce plaisir on le prendra aussi même à 42 ans ; La Fontaine était d’ailleurs moins jeune encore quant il écrivait ces deux vers. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup, au surplus, pour me faire dire qu’il y a autant d’esprit naïf et plus de vrai génie poétique dans Cendrillon, Barbe Bleue ou la Belle au bois dormant que dans le Chêne et le Roseau ou les Animaux malades de la peste. D’ailleurs, que de fabulistes qui, ma foi, n’ont pas trop mal réussi après celui-ci, et combien peu de « contes de fées » qui se laissent lire après celui-là ! On ne voit guère que la Belle et la Bête, de Mme Leprince de Beaumont qu’on puisse mettre sur le rang du Petit Poucet ou du Chat botté. C’est ou que le genre est fort difficile ou que Charles Perrault est un fort bon auteur.
Boileau lui-même aura son tour. Ce ne fut pas un homme ordinaire. D’abord il se jugea bien. 232 « Souvent, j’habille en vers une maligne prose. — C’est par là que je vaux, si je vaux quelque chose. » Et les gens qui ont une exacte opinion d’eux-mêmes sont rares. Et puis il jugea non moins bien les autres, quels qu’ils fussent. Saint-Simon trouvait que le plus beau geste d’un Louis XIV était d’avoir jeté sa canne par la fenêtre pour ne pas bâtonner un gentilhomme. Les gens de lettres devraient convenir que le plus beau geste de leur corporation fut la révérence avec laquelle Boileau rendit au Roi Soleil le papier qu’il venait de lire : « Rien n’est impossible à Votre Majesté ; elle a voulu faire de méchants vers, elle y a réussi. » Un tel mot, devant un tel homme, en un tel endroit… frères, méditons ! On lira donc Boileau, tous ses vers qui ne tiennent guère qu’un volume et qui sont parfaitement lisibles, et le plus possible de sa prose qui vaut mieux encore. C’est un vrai malheur que ce bon Despréaux se soit cru obligé de « l’habiller en vers », comme Molière se croyait tenu à alexandriner ses grandes comédies. Et de même que Don Juan est bien plus coruscant en prose qu’en vers (et pourtant Thomas versifiait mieux que Poquelin), de même tout Boileau aurait gagné à être prosifié, sauf le Lutrin et les autres poèmes semblables qu’il aurait alors eu le temps d’écrire, débarrassé qu’il eût été de son ingrate marqueterie de satires et d’épîtres en vers.
L’occasion avec lui se présentant de connaître 233 ses alentours, on ne la négligera pas. Je pense que le livre de Delaporte : l’Art poétique de Boileau commenté par les contemporains, doit être précieux à ce point de vue. « Enfin Malherbe vint… » N’est-il pas inattendu, sur cet « enfin » de constater que le dur rimeur était de dix ans l’aîné de Shakespeare ? Peut-être le grand Will aurait-il été, lui aussi, traité de Turc à More par le législateur du Parnasse, si celui-ci l’avait connu. Comme il est malaisé de se procurer les œuvres des Victimes de Boileau, je cite encore quelques ouvrages de seconde main, celui de Philarète Chasles, sous ce titre même ; les Grotesques, de Théophile Gautier ; la Société française au dix-septième siècle, de Victor Cousin. On trouvera dans ce dernier, les deux fameux sonnets de Job et d’Uranie. « Il faut finir mes jours en l’amour d’Uranie… » Le sonnet de Voiture est plus harmonieux, presque lamartinien. Celui de Benserade est plus piquant de tour, avec une chute attendrie qui rappelle celle du sonnet d’Arvers : « J’en connais de plus misérables ».
Ceux qui voudraient expertiser à fond tous ces poètes méconnus mais point négligeables, Saint-Amant, Théophile Viau, Tristan l’Ermite, Bertaut, Racan surtout, et bien d’autres encore, devraient recourir à la Bibliothèque elzévirienne dont Plon a le dépôt ; les volumes sont précieux dans tous les sens. Pour quelques auteurs, surtout les plus connus, on trouvera chez Garnier 234 des éditions d’acquêt plus facile, les Satires, de Mathurin Régnier, le Virgile travesti, de Scarron, les Poésies, de Vauquelin de la Fresnaye. On a réuni d’ailleurs des anthologies spéciales de ces poètes. Les choix faits par M. Ad. van Bever sont pleins de goût. Dans la petite collection Blériot, il y a des fascicules consacrés à Voiture, aux Grotesques, à Scarron, etc.
Ronsard. Si l’on recule devant les éditions complètes de chez Lemerre ou Plon, qu’on prenne toujours les Poésies choisies en 1 volume de chez Garnier ou Charpentier ou le Choix en 2 volumes de chez Didot. Il serait impie d’ignorer notre grand poète d’autrefois, on serait presque tenté de dire notre seul poète d’autrefois, puisqu’André Chénier ouvre déjà l’âge moderne. Et l’ombre de Ronsard se prolonge plus loin encore qu’André Chénier ; ce n’est que tout à fait de nos jours que les symbolistes ont cherché à créer des rythmes nouveaux ; jusqu’à eux toute notre poésie pendant trois siècles vivait de ses créations à lui ; ni dans Lamartine, ni dans Victor Hugo, ni même dans Verlaine et Mallarmé, on ne trouve quelque chose qui ne soit déjà dans Ronsard. Voilà qui vaut la peine qu’on s’intéresse à l’écrivain, et par dessus le marché, à l’homme, lequel reste très sympathique, pour ne pas l’avoir été à ses frénétiques contemporains. Une amusante trouvaille des anecdotiers est le lien de parenté qui, à travers les âges, unit Cassandre à Musset.
235 On a beaucoup écrit sur la Pléiade depuis le Tableau de la poésie française au seizième siècle, de Sainte-Beuve, qui se lit encore avec intérêt. Mais avaler un volume entier sur Pontus de Thyard, je suppose, c’est beaucoup. Si l’on a patience et longueur de temps, pourquoi ne pas déguster les auteurs eux-mêmes ? Il en est au moins deux, Joachim du Bellay et Rémy Belleau qui en valent la peine. Hors de la Pléiade, il reste encore de quoi choisir et admirer. Les vers d’Agrippa d’Aubigné, comme les cieux, « fument de sang et d’astres ». Guillaume du Bartas n’est pas estimé à sa valeur ; Gœthe le mettait très haut, et, en effet, il y a dans le vieux poète des Jours quelque chose du génie de l’olympien de Weimar. Malheureusement ses œuvres sont difficiles à se procurer. Celles d’Aubigné le sont moins ; on trouve ailleurs que dans la « Bibliothèque elzévirienne » les Tragiques, et plus facilement encore les Aventures du baron de Fœneste. Pour d’autres comme Villon, Marot et la Satyre Menippée, il n’y a qu’à étendre la main. En somme, à ces 4 ou 5 volumes de fonds, Villon, Marot, Ronsard et d’Aubigné, il suffirait de joindre quelques anthologies de l’époque comme les Morceaux choisis du seizième siècle, de Brachet, sans oublier le livre de Marty-Laveaux sur la Langue de la Pléiade (Lemerre).
Enfin la Chanson de Roland. Pour une fois, comme diraient nos voisins, on peut bien 236 faire un peu de philologie romane. Peut-être prendra-t-on goût à la chose et se plongera-t-on, de bon gré alors, dans les Grammaires historiques, de Brachet et de Thomas, dans le très intéressant Dictionnaire de Littré (et à ce propos qu’on n’oublie pas, quelque soir de loisir, de lire son petit Comment j’ai fait mon Dictionnaire, Delagrave), et enfin dans les lexiques plus spéciaux de F. Godefroy et Lacurne de Sainte-Palaye. Les profanes ne se doutent pas de l’intérêt qu’il y a à lire ces vieux glossaires. Avec un Littré, on braverait le sort de Latude. Aucune critique littéraire ne vaut celle des philologues qui surprennent les secrets de la Vie des mots comme Darmesteter, ou ceux de l’Esthétique de la langue comme Remy de Gourmont. Il faut être indulgent même pour les Vaucanson de la sémantique ; l’esperanto n’est pas sans intérêt.
Mais revenons à la Chanson de Roland. C’est décidément un chef-d’œuvre, autre que l’Iliade sans doute, mais égal en son genre. On ne peut lire la mort de Roland sans avoir les larmes aux yeux, alors que celle d’Hector vous laisse froid. Léon Gautier qui a donné plusieurs éditions de la Chanson (Mame) a de plus écrit toute une série de volumes qui en sont l’enthousiaste cortège. L’un d’eux, les Épopées françaises, donne de suffisants détails sur le Cycle du roi, le Cycle féodal et le Cycle de la croisade. Pour les Romans de la Table ronde, il faudra recourir à 237 d’autres auteurs, Paulin Paris et Gaston Paris surtout. De plus, le Cycle antique nous attend. Il y a là toute une mine, tout un district minier que les savants étrangers ont exploité plus fervemment encore que les nôtres ; même n’est-il pas inattendu que ce soient des Danois et des Italiens qui aient écrit les premières histoires générales de ces épopées ? On deviendra donc vite familier avec ces vieux aèdes, aoï ! Crestien de Troyes, qui trouve des éditeurs au fond de l’Allemagne, et Berould de Normandie, qui semble bien être décidément l’auteur de la Chanson de Roland ; du moins me semblent fort spécieux ici les arguments de M. Georges Dumesnil dans l’Ame et l’évolution de la littérature (Lecène).
Et, si le cœur vous en dit, vous ne vous en tiendrez pas aux vieilles chansons de geste. Il y a dans les fabliaux d’exquises bluettes comme cet Aucassin et Nicolette dernièrement réédité (Mercure). Pour se documenter sur la matière, à défaut du gros recueil de Montaiglon (Flammarion), recourir au livre de J. Bédier, les Fabliaux. Sur les trouvères l’Histoire de la littérature française au moyen âge, de M. Gaston Paris, est le meilleur guide qui soit. Quant à l’allégorie, si on achève le Roman du Renard et le Roman de la Rose on aura le droit d’être fier ! Plutôt lire le choix des Conteurs français (3 volumes), de Charles Louandre. Je m’en voudrais de ne pas 238 signaler, en terminant, la grande Histoire de la littérature française publiée chez Colin sous la direction de M. Petit de Julleville ; chaque chapitre étant confié à un spécialiste, les morceaux en sont bons si l’ensemble ne satisfait pas les tenants de l’unité harmonieuse.
En second lieu, la continuation des politiques et moralistes français du dix-neuvième siècle : 39, Auguste Comte ; 40, Cournot ; 41, Tocqueville ; 42, Le Play ; 43, Taine ; 44, Renan ; 45, Tarde.
Auguste Comte est un des points culminants du défunt siècle ; on ne peut donc pas ne pas en faire l’ascension. Qu’on se munisse à tout hasard de ce qui remplace ici les alpenstocks et les échelles de corde, j’entends un peu de vaillance, histoire de ne pas se laisser rebuter par l’abrupt et le rocailleux des premiers pas. Une fois, d’ailleurs, l’impression du début dissipée, on prend goût au voyage, ou pour quitter les métaphores, on s’habitue à ce style sesquipédalier qui rapproche si cocassement Auguste Comte du grand Eschyle. Le père de la sociologie ne peut écrire qu’en tétrasyllabes lui aussi : « Sous l’impulsion systématique du positivisme, on flétrira directement toute aspiration réelle des théoriciens à la puissance temporelle comme un 239 symptôme certain de médiocrité mentale et d’infériorité morale. » Dactyles-Spondées ! Il y a des styles tout en nerfs, et d’autres tout en muscles ; celui de Comte est tout en os, mais en os robustes et receleurs de substantifique moelle ; quand on l’a pratiqué quelque temps, on ne peut souffrir ni la phraséologie romantique ni le bavardage politicien.
Réduite à ce qu’il faut connaître, le Système de politique positive, le Catéchisme positiviste, et le Testament, son œuvre ne comprend que cinq ou six volumes ; et les gens très affairés peuvent s’en tenir, à la rigueur, au volume d’extraits qu’un de ses exécuteurs testamentaires a publié sous le titre presque fâcheux : Auguste Comte conservateur (Le Soudier), et qu’il faudrait toujours lire à cause des Lettres qui ne se trouvent encore que là, l’édition complète de la correspondance n’étant pas achevée. Les extraits sont au surplus bien choisis et permettent de connaître les principaux jugements du grand penseur. On sait combien ils sont surprenants pour qui ne connaîtrait Comte que par ses amis, ou ses ennemis. Ce contempteur de la métaphysique admire l’Église ; cet « apôtre » de la Révolution française s’émerveille du moyen âge ; cet ennemi des rétrogrades abomine la Réforme et a été jusqu’à proposer une alliance aux jésuites ! On a retrouvé dernièrement sur les quais l’exemplaire de son Système qu’il avait dans cette intention 240 envoyé au général de la redoutée congrégation, et qui, ô peu machiavélique père Beckx, n’était même pas coupé ! Tout cela commence à se connaître, et de moins en moins on se trompe sur le sens véritable du mot positif chez Comte, qui ne veut pas dire matérialiste ni même scientifique, mais affirmatif (positif étant l’opposé de négatif), ce qui lui permet de se dire beaucoup plus près de l’Église bâtisseuse que du Protestantisme démolisseur.
C’est que Comte a été, comme la plupart des chefs d’école, travesti par ses disciples. Littré, le plus connu, est aussi celui qui a le plus desservi la mémoire du Maître. Ceux qui s’intéressent, surtout chez les grands hommes, à la psychologie sentimentale, ne devront pas se contenter de son témoignage dans le différend qui sépara Comte et Mme Comte. Triste différend, d’ailleurs, et qu’il vaudrait mieux laisser dans l’ombre, comme toutes les histoires semblables, celle de Carlyle, celle de George Sand, celle de Hugo, de tant d’autres. Mme Comte était une femme très intelligente, ce qui est inattendu étant données ses origines, c’est tout ce qu’on peut dire pour elle. Quant à Comte, il y a toute une littérature sur sa psychologie, sa maladie mentale, ses amours tardifs. Mais tout cela ne s’adresse guère qu’aux fidèles. Pour les autres il y a chez le grand penseur assez d’idées générales à éprouver et assez de fantaisies intéressantes 241 à suivre, depuis le calendrier positiviste jusqu’à la Religion de l’humanité, sans oublier la Bibliothèque positiviste qu’on trouvera en annexe.
La Correspondance d’Auguste Comte et de Stuart Mill, qu’on a publiée dernièrement chez Alcan, fournira l’occasion de connaître le héraut anglais du positivisme. Celui de ses livres qui a été traduit sous le titre : Mes Mémoires, donne de suffisantes clartés sur l’évolution de ses idées. Mais pour pénétrer un peu mieux celles-ci, il faudra lire le Système de logique déductive et inductive. On trouvera chez le même éditeur d’autres livres de Stuart Mill, par exemple, les Essais sur la religion, auxquels on pourra comparer la Crise religieuse, de Matthew Arnold, de même qu’il sera profitable de rapprocher de sa Logique celle de Bain. Mais comment ici ne pas nommer Herbert Spencer ? Son œuvre est de celles qu’il n’est guère permis d’ignorer. Les simples promeneurs se contenteront de prendre de lui le petit livre célèbre, l’Individu contre l’État ; d’autres y ajouteront la Justice sociale ; enfin les savants austères iront jusqu’aux Principes. Il y a en tout plus de 15 gros volumes. L’un d’eux, l’Introduction à la science sociale, dans le louable dessein de mettre en garde contre le préjugé patriotique, oppose à la paille française une poutre anglaise d’une jolie dimension.
Cournot resta longtemps dans l’ombre. Ce 242 fut Tarde qui, plusieurs années après sa mort, le remit en lumière. Pourtant, il n’était pas passé complètement inaperçu de son vivant, et c’est même une petite phrase de Taine en ses Philosophes classiques du XIXe siècle : « Et quant à la logique, nous irons l’apprendre chez M. Cournot », qui donna, paraît-il, à Tarde la curiosité de le lire. Aujourd’hui tout est changé, et le nombre augmente chaque année de ceux qui ont étudié l’Essai sur les fondements de nos connaissances et le Traité de l’enchaînement des idées fondamentales. Ce sont des livres substantiels autant que ceux de Comte, et moins dogmatiques, donc plus profitables au fond. Cournot est le type des penseurs qui vous invitent à penser, alors que Comte serait celui des penseurs qui vous évitent de penser. Ce n’est pas d’ailleurs qu’ils soient antithétiques. C’est ainsi que Cournot juge le moyen âge absolument comme Comte : « Même au dixième siècle, dit-il, il y avait, tout considéré, plus de semences de civilisation répandues sur l’Europe entière qu’il n’y en avait eu au temps d’Auguste et des Antonins. » Quant au catéchisme positiviste proprement dit, si notre philosophe était d’une intelligence trop avisée pour en adopter la rigide étroitesse, il ne le remplaçait pas par un naïf providentialisme, et pour employer parfois ce mot providentiel, par exemple dans la coïncidence de l’usage de la boussole et de la vogue des grandes navigations, il 243 ne tombait pas dans la manie des causes finales où ont donné tant d’historiens. « La philosophie de l’histoire, dit-il, a essentiellement pour objet de discerner dans l’ensemble des faits historiques les faits généraux dominants qui en forment comme la charpente ou l’ossature. »
Les deux grands ouvrages de Cournot vont être réédités. Peut-être leur joindra-t-on à ce moment ses Souvenirs encore manuscrits et qui, pour ne tenir guère que des considérations d’ordre général, n’en sont que plus intéressants. Cournot avait raison de dire, en les commençant, qu’aucun temps de l’histoire n’avait été témoin de changements plus considérables. Peut-être est-ce à cette circonstance qu’il faut attribuer l’actuel développement de la philosophie de l’histoire, ou de la sociologie, ce qui, chez beaucoup, revient au même. Au temps de Bossuet, on pouvait avoir une explication de l’histoire très belle et très pure de lignes, aussi pure et aussi simple qu’un Parthénon. Mais, de nos jours, le domaine des choses s’est trop enrichi. « Si ta cella, disait à la Déesse Renan sur l’Acropole, devait être assez large pour contenir une foule, elle croulerait aussi. »
Des sciences que ne pouvaient soupçonner ni Bossuet, ni Montesquieu, ni même Herder sont venues amplifier encore le problème, anthropologie, préhistoire, ethnographie. Chez certains contemporains de Cournot elles commençaient déjà à être dominantes. Un d’eux, penseur très 244 personnel aussi, longtemps délaissé, revient à la mode, le comte de Gobineau. J’en ai dit un mot déjà à propos des guerres médiques ; sa sympathie pour les Perses est un exemple de la préférence générale qu’il accorde aux barbares du nord et aux demi-nomades de l’orient sur les grands civilisés du midi méditerranéen. Ce furent là longtemps simples paradoxes, bons à entretenir la dévotion de quelques « gobineauverein » d’Allemagne, ou aussi, qui sait, de quelques cercles gobineaulâtres d’Ispahan ou de Chiraz. Aujourd’hui l’engoûment anglo-saxon ayant réveillé, en se substituant à lui, l’ancien engoûment germanique, les idées de Gobineau commencent à se répandre, approuvées, contredites, donc en somme vivantes. C’est pourquoi on pourra lire son Essai sur l’inégalité des races humaines, où dès la première page le problème est planté comme un drapeau. « La question ethnique domine tous les autres problèmes de l’histoire, l’inégalité des races suffit à expliquer tout l’enchaînement des destinées des peuples. » Et, sans doute, on n’acceptera peut-être pas toutes les hardiesses de l’auteur ; il serait dur, sous prétexte que les races du nord sont mal douées au point de vue artistique, d’attribuer à des infiltrations de sang nègre le génie des arts des méditerranéens ; on n’est même pas certain qu’il y ait eu une couche noire préhistorique en Égypte. Faut-il suivre également l’auteur dans ses hypothèses 245 sur les jaunes primitifs d’Europe, les pygmées-gnômes ? Questions obscures et que de nouveaux anthropologues essaient vaillamment d’éclairer.
Parmi ceux-ci, il faut faire une place à part à un esprit qui pousse l’originalité jusqu’au paradoxe mais n’en est que plus curieux, M. Vacher de Lapouge. Ses deux grands ouvrages : les Sélections sociales, et l’Aryen, son rôle social, sont la reprise de la plupart des idées de Gobineau, mais avec tout un appareil nouveau de mensurations crâniennes. En Allemagne, divers ouvrages procèdent de la même tendance : l’Ordre social, du docteur Ammon (traduction Muffang, Fontemoing), et les Assises du dix-neuvième siècle, par H.-S. Chamberlain point encore traduites, mais qu’on connaîtra suffisamment avec la Religion impérialiste, de M. Seillière. Je ne veux d’ailleurs pas m’éloigner de Gobineau, sans citer d’autres pages de lui bien remarquables, son histoire du Bab et du babysme dans les Religions et les philosophies de l’Asie centrale, et sa très amusante « Guerre des Turkomans », dans les Nouvelles asiatiques.
Avec Tocqueville, nous revenons à la philosophie de l’histoire, pure, sans mélange de craniométrie, ce qui soulage, le duel des brachycéphales et des dolichocéphales devenant vite fatiguant. Alexis de Tocqueville, en somme, a peu écrit ; ses œuvres complètes tiennent 8 ou 9 volumes, et l’on peut mettre de côté l’Ancien 246 Régime et la Révolution, qu’on retrouvera ailleurs, ainsi que ses écrits politiques. Ce qui reste ne mérite que plus d’attention, la Démocratie en Amérique, surtout les 2 premiers volumes, les Souvenirs et la Correspondance. Tocqueville fait partie du groupe à la Montesquieu de ceux qui ne prennent la plume que quand ils ont quelque chose à dire, et du groupe à la Mérimée de ceux qui gardent pour leurs lettres intimes beaucoup de choses qu’une réserve un peu hautaine les empêche de mettre dans leurs écrits publics.
Dans le grand ouvrage de Tocqueville, ce qui est intéressant, c’est moins ce qui se rapporte à la démocratie que ce qui concerne l’Amérique. Sur la première, tout a été dit, et l’on vient trop tard… D’autant que démocratie, aristocratie, tout cela a si peu d’importance ! Bureaucratie et ploutocratie en ont davantage ; et encore ! Il n’y a d’un peu surprenant que « la sorte de terreur religieuse », le mot est de Tocqueville lui-même, avec laquelle ce pourtant grand esprit considère cette « révolution irrésistible », cette montée des bulletins de vote qui nous laisserait aujourd’hui bien froids. Assurément la naissance et le progrès des États-Unis constituent un fait autrement considérable pour l’humanité que la disparition tantôt lente, tantôt brusque, des bornes censitaires du suffrage universel. Quand on considère la carte de l’Union qui accompagne le tome II 247 de la Démocratie en Amérique, dans l’édition de 1835, on ne peut s’empêcher de rêver sur ce progrès gigantesque. Les États-Unis avaient tout au plus alors le double de la population du Mexique ; le flot yankee n’avait guère dépassé le confluent du Missouri et du Mississipi ; au delà s’étendait le « grand désert », où les traits cartographiques étaient remplacés par une petite explication littéraire : « plaines couvertes de sable qui se refusent à la culture, parsemées de pierres granitiques, etc., » l’état tout entier du Michigan avait 30.000 habitants, ce qu’a aujourd’hui un des cinquante quartiers de sa capitale. Ce moment de l’histoire des États-Unis, l’ouvrage de Tocqueville l’a fixé pour toujours, et ceci assure son propre avenir.
Il se trouve d’ailleurs que notre littérature contient toute une chaîne d’ouvrages fort remarquables qui permettent de suivre l’évolution du « Pays des Raies et des Étoiles ». Sans remonter jusqu’au Voyage en Amérique, de Chateaubriand, où il y a plus d’imaginé que d’observé, il faudrait ici, après la Démocratie, de Tocqueville, après aussi, si l’on veut, le Paris en Amérique, de Laboulaye, citer les États-unis contemporains, de Claudio Jannet, qui fixent assez bien, quoique de façon trop pessimiste, la situation de la République peu après la guerre de Sécession ; plus récemment, Outre-mer, de Paul Bourget, la Vie américaine, de Paul de Rousiers, la Religion aux 248 États-Unis, d’Henry Bargy, et la Psychologie politique du peuple américain, d’Émile Boutmy chez qui on trouvera de suffisants renvois aux œuvres correspondantes écrites en langue anglaise, Bryce, Wilson, etc. Mais ayant cité ce livre de Boutmy, puis-je ne pas indiquer son ouvrage parallèle sur la Psychologie politique du peuple anglais au dix-neuvième siècle ? Il est bien difficile de parler de l’un de ces peuples sans parler de l’autre, Blood is thicker than water. Et alors, comment se refuser à ajouter la grande esquisse d’Alfred Fouillée, l’Esquisse psychologique des peuples européens ? On sera là tout près encore de Tocqueville, et pas bien loin de Gobineau et de Lapouge. Mais arrachons-nous à la filière, car s’il fallait citer toutes les « psychologies de peuples », un petit chapitre serait nécessaire.
Frédéric Le Play. Encore un de ces politiques et moralistes dont la notoriété va en grandissant. De son vivant, il était assez mal vu par les « économistes distingués » et pourtant il y avait autrement de science et de profondeur dans ses observations de voyage que dans tout leur dogmatisme professoral. Le simple fait de substituer à la préoccupation de la richesse à produire celle de l’homme qui la produit, entraînait une transformation radicale de l’ancienne économie politique. Aussi, le remplacement comme unité sociale de l’individu par la famille, et parallèlement l’observation vivante pratiquée dans les 249 monographies familiales chassaient l’artificiel d’un ordre d’études qui ne vivait plus que d’abstractions et de déductions. Enfin la comparaison des divers états de civilisation des groupes humains sapait sur leurs bases bien des idoles, à commencer, pour nous Français, par cette idole de la Révolution qui, dès qu’on passe la frontière, trouve les gens si indifférents ou si malcontents. Et c’est pour ces motifs qu’il convient de lire au moins les 4 volumes de la Réforme sociale qui est l’ouvrage principal de Le Play ; la lecture en est facile ; aucun appareil pédant ; des phrases saines et nourries, sans le style de haute allure de Tocqueville, sans doute, mais avec une égale valeur substantielle et souvent une supérieure netteté de conclusions. Les gens sans loisir qui exigeraient un condensé de la doctrine le trouveraient dans la Constitution essentielle de l’humanité (1 volume). Ceux qui, au contraire, auraient le temps d’approfondir pourraient lire soit les autres ouvrages de Le Play, soit, mieux encore, les monographies familiales, dressées par lui ou ses disciples dans les Ouvriers européens et les Ouvriers des deux mondes (Mame).
Le Play a eu, en effet, des disciples ; et aujourd’hui encore, deux écoles différentes (car dès qu’il y a doctrine, il y a dissidences) se réclament de lui. Ceux qui restent le plus strictement attachés à son enseignement ont pour organe une revue qui s’appelle, elle aussi, la Réforme 250 sociale ; on la suivra avec zèle si on porte intérêt à tout ce qui est amélioration et pacification sociales, même si on n’attache pas autant d’importance que ses directeurs à certaines questions délicates, comme celle de la liberté testamentaire. Les derniers fascicules de l’année 1903 contiennent justement sur ce sujet une discussion où toutes les opinions se sont fait jour ; on pourra aller y puiser des arguments pour l’opinion qu’on doit avoir d’avance, car hélas, suivant le mot de Spinoza, « les choses ne nous semblent vraies que parce qu’elles nous agréent ». Les disciples dissidents, qui ambitionnent de continuer Le Play en le complétant, ont aussi leur revue, la Science sociale plus variée que la rivale ; c’est là qu’ont paru les très curieuses études historiques de M. Henri de Tourville sur « la formation particulariste », et de M. Philippe Champault sur « les Caravaniers d’Odin » et les « Héros d’Homère ». Le directeur de la revue, M. Edmond Demolins, est connu par des ouvrages retentissants comme A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, qu’il ne sera pas mauvais de lire et de rapprocher soit des écrits déjà cités sur les États-Unis, soit de divers livres sur nos voisins d’outre Manche, le Développement de la Constitution et de la société politique en Angleterre, de Boutmy, les Notes sur l’Angleterre, de Taine, l’Éducation et la société en Angleterre, de Max Leclerc, et les Nouvelles sociétés anglo-saxonnes 251 (dans l’hémisphère austral), de Pierre Leroy-Beaulieu. Les autres ouvrages de M. Demolins sur les Français d’aujourd’hui, sur les Routes sociales, sur l’Éducation nouvelle, présentent les mêmes caractères de prémisses sérieuses et de conclusions outrées, mais dont on peut tirer leçon salutaire.
Par curiosité on voudra, peut-être, comparer à ce que nous pensons, nous, de l’Angleterre, ce qu’en pensaient nos pères. Le livre de Montalembert, De l’avenir de l’Angleterre, pourra servir à cette comparaison. On ne se doutait pas plus, en 1850, de l’impérialisme anglo-saxon actuel, qu’on ne se doutait, en 1689, de l’avenir des États-Unis. Qui prévoyait le grand Commonwealth australien, en 1840, quand nous manquâmes de quelques jours l’occasion de nous établir les premiers dans la Nouvelle-Zélande ? Il y a certainement beaucoup de « fatalité » dans le cas de la grandeur britannique, et il est mélancolique de penser que de bien légers coups de pouce du destin auraient suffi à tout changer. Tout a servi l’Angleterre, même ses fautes. C’est pendant que nous donnions au monde l’exemple de la pacification religieuse que l’intolérance anglaise, la pire de toutes celles qu’a connues l’histoire, sans excepter l’espagnole, a déterminé la colonisation des futurs États-Unis, et c’est à la gloire définitive de la race qu’ont tourné toutes les défaites des Goddams, comme les victoires d’autres peuples 252 ont tourné à leur abaissement final. Sur ce sujet on pourra lire l’Expansion de l’Angleterre, de Seeley. Je n’indique pas les innombrables études qui ont été consacrées à ses ouvriers, les grands hommes d’État anglais, et préfère, d’autant que j’ai déjà parlé des littérateurs et des esthètes, indiquer des ouvrages sur l’évolution psychologique de quelques grands esprits religieux : le Cardinal Manning, par F. de Pressensé, le Cardinal Newman, soit par Lucie Félix-Faure (Mme Goyau), soit encore par l’abbé Henri Brémond ; Channing, par Ch. de Rémusat, les Lettres de l’évêque Colenso qui abandonna son église (une intéressante nouvelle de Robert de Bonnières, lord Hyland, semble une transposition de cet épisode psychologique), les Pensées sur la religion, de Romanes (en anglais, Open Court, Chicago), etc.
Taine remplira l’année suivante. Près de 30 volumes qu’il faudra bien lire, si on ne les connaît déjà, et, qu’en ce cas, il faudrait relire. Quelques-uns, chemin faisant, furent déjà indiqués, les Notes sur l’Angleterre et l’Histoire de la littérature anglaise ; aussi l’Essai sur Tite-Live, le La Fontaine et ses fables et les trois volumes d’Essais de critique et d’histoire. Ces rappels faits, arrivons à ce qu’on ne connaît peut-être pas encore, bien qu’il paraisse inadmissible qu’on puisse arriver à quarante-trois ans 253 sans avoir lu les Origines de la France contemporaine. Donc et avant tout les six in-8o ou les douze in-16o des Origines. L’ouvrage est capital, et nulle excuse ne serait valable pour se dispenser de le connaître. Il comprend un volume sur « l’Ancien régime » qu’on comparera au livre correspondant de Tocqueville, trois volumes sur « la Révolution », qu’on s’abstiendra par contre de comparer à quoi que ce soit, car on pourrait se laisser prendre dans l’engrenage et ne plus sortir de la période révolutionnaire (on la retrouvera bientôt), enfin deux volumes sur « l’État moderne » où l’on résistera de même à la tentation d’approfondir. Quel dommage que Taine n’ait pas eu le temps d’écrire ses derniers chapitres sur la Famille, l’Association, la Société, et quels regrets qu’il se soit si longtemps attardé à computer l’affreux bilan du terrorisme ! Renan fut plus heureux, ou mieux ménager de ses derniers ans, lui qui de sa grande double Histoire des origines du christianisme, et Histoire d’Israël put écrire l’ultime ligne : Finito libro, sit laus et gloria Christo !
Ensuite, les notations sur cette France contemporaine dont il a si âprement fouillé les débuts, les Notes sur Paris (Vie et opinions de Graindorge) et les notes sur la province (Carnet de voyage) qu’il faudra alors compléter avec le Voyage aux Pyrénées. C’est dans ce dernier livre, début de Taine, que se trouvent quelques-unes 254 de ses meilleures pages, descriptions de montagnes ou fantaisies à dessous sérieux, comme la « vie et opinions philosophiques d’un chat », badinage digne des « Cochons à quatre pieds », de Carlyle. Après cela, catégorie tout autre, les livres d’esthétique, la Philosophie de l’art, et le Voyage en Italie, où il n’y a qu’une lacune, il est vrai, abyssale, l’art médiéval. Enfin, dernier domaine, les livres de philosophie ; d’abord la si amusante démolition des Philosophes classiques du dix-neuvième siècle en France, et la reconstruction de l’Intelligence, reconstruction d’école tout au moins, puisque c’est de ce livre que date tout le mouvement des psycho-physiologues, Ribot, Wundt, Grasset et tant d’autres qu’on pourra, l’occasion se présentant, étudier. Peut-être alors prendra-t-on goût à la matière et se plongera-t-on dans les volumes de l’Année psychologique ; peut-être remontera-t-on jusqu’aux vieux maîtres Barthez et Lordat, Blainville, Bichat et Cabanis. Peut-être aussi, par dépit de voir si peu résulter des sphigmographes et des thermomètres, se rejettera-t-on vers la pure idéologie. Dans ce cas on appréciera la Métaphysique et la Science, de Vacherot que Taine a dépeint si sympathique sous le nom de M. Paul dans les dernières pages de ses Philosophes classiques, ou on s’étonnera de l’ironique renaissance de l’ancienne hydre mal tuée par Comte, et qui ose reparaître sous 255 le masque d’Un Positivisme nouveau, celui que MM. Le Roy, Wilbois, Duhem et autres exposent dans la « Revue de métaphysique et de morale ». Notons enfin, avant de quitter Taine, sa Correspondance de jeunesse, récemment publiée. D’autres volumes de lettres ou de notes suivront assurément. Le grand Taine est de ceux chez qui rien n’est indifférent : Causas rerum altissimas, dit son épitaphe, candido et constanti animo, in philosophia, historia, litteris perscrutatus, veritatem unice dilexit. Son influence au surplus subsiste et s’amplifie, alors que celle de Renan, semble-t-il, décroît.
Mais que ce ne soit pas une raison de s’abstenir de celui-ci. Renan, quelles que soient ses carences ou ses hypertrophies, est un des maîtres de la pensée moderne. On a déjà lu d’ailleurs une bonne partie de son œuvre, les 5 volumes de l’Histoire d’Israël et les 8 volumes des Origines du christianisme. Qu’on les relise ! Et qu’on poursuive jusqu’au dernier des autres ! Le génie du maître est si clair qu’on peut s’approcher, sans trop de crainte, même des ouvrages de pure érudition, l’Averroès et l’averroïsme, l’Origine du langage et l’Histoire comparée des langues sémitiques. Je concède, au surplus, que si le temps manquait, ce sont ces austères spécialités que l’on pourrait sacrifier d’abord. Mais si le temps se raréfiait au point qu’il fallût sauver seulement un ou deux d’un holocauste général ? 256 Alors je proposerai, d’abord, les Drames philosophiques (et s’il ne fallait lire que cent pages de toute l’œuvre de Renan, que ce soit l’admirable Prêtre de Némi) et ensuite les Dialogues philosophiques ; qui sait si l’essentiel de Nietzsche ne vient pas du « Rêve aristocratique » du troisième dialogue ? Tout de suite après, abstraction faite de son œuvre historique, un livre où Renan tout entier jaillit dans le bouillonnement de la jeunesse, l’Avenir de la science ; et pour contraste, l’ivresse dionysienne étant alors tombée, le mélancolique et profond ouvrage qui suivit la crise de l’année terrible, la Réforme intellectuelle et morale de la France. Le reste est moins important mais toujours notable, les Questions contemporaines, les Essais de morale et de critique, les Études d’histoire religieuse, les Mélanges, les Discours et les Conférences. Jusque dans de simples comptes rendus, ou dans de naturelles causeries abondent les vues fines ou fortes, et combien peu d’écrivains dont on puisse dire que sur trente volumes il n’y a peut-être pas une page qui soit négligeable !
A cette œuvre qui est celle du savant, de l’homme public, il faudrait joindre celle, peut-être plus précieuse encore, de l’homme privé. De toutes les évolutions psychologiques, il n’en est pas de plus intéressantes que celles qui rapprochent ou qui éloignent un homme de la foi religieuse. Le cas de Renan est tout à fait hors 257 pair par la pureté des motifs, la sincérité des oscillations, aussi par l’art merveilleux avec lequel l’évoluant s’est dépeint. Toute une série de volumes admirables, la Correspondance avec sa sœur Henriette, les Lettres du Séminaire, les Souvenirs d’enfance et de jeunesse permettent de suivre cette palpitante tragédie intime, au point qu’on se surprend à se demander si on ne voit pas plus clair encore que Renan dans sa propre conscience. Est-ce bien l’exégèse biblique qui a détaché le séminariste de ses croyances ? Il le dit, et certes il est sincère. Pourtant, comme à de nombreux indices, il semble que c’est la conviction métaphysique qui a précédé et entraîné le raisonnement philologique ! L’influence lointaine de sa sœur a-t-elle été aussi secondaire qu’il le croit ? Tout ceci, d’ailleurs, n’importe qu’aux gens épris de ces sortes de problèmes insolubles. Il est d’autant moins question de « solliciter doucement » les textes fournis par Renan lui-même, que peut-être son influence, même au point de vue religieux, changera d’aspect. Qui sait si on ne lui saura pas gré un jour, comme à tel vainqueur d’Eutychès, d’avoir insisté sur l’humanité de Jésus ? Le monophysisme est hétérodoxe, et oublier dans Jésus-Christ l’Homme est contraire au dogme.
Tous ces volumes sont si attachants, si limpides, si peu denses d’impression aussi (il faut bien noter ces détails matériels) qu’il restera sans 258 doute du temps libre cette année. On pourra en profiter pour vagabonder dans le vaste domaine des sciences religieuses. Si l’on a l’âme vaillante, on essaiera de lire le Livre des morts, l’Épopée d’Izdubar, les Védas, l’Avesta, Confucius, le Lotus de la bonne loi, le Coran, et si on échoue, on ne se croira pas pour cela déshonoré. Ces textes sont, en effet, redoutables ! On en aura raison plus facilement si on les aborde à l’aide des historiens et des commentateurs modernes. Ainsi la Religion des Védas, d’Oldenberg, le très remarquable Bouddha, du même auteur, et la classique Introduction à l’histoire du bouddhisme, d’Eugène Burnouf, les Origines du zoroastrisme, de C. de Harlez, seront ici du meilleur secours, et tous les autres livres que cite M. Chantepie de la Saussaye dans son Manuel de l’histoire des religions (Colin). Mais ce ne sont là que cultes historiques et peut-être le lecteur s’intéressera-t-il davantage à ce qui les fait fleurir, à l’obscure source du sentiment religieux en général. Deux livres antithétiques pourront alors être confrontés, les Essais sur l’histoire des religions, de Max Müller (Perrin), d’une part, et d’autre part Mythes, cultes et religion, d’Andrew Lang (Alcan). La mode est à celui-ci plutôt qu’à celui-là. De toutes les explications philologiques de Max Müller peut-être n’en reste-t-il plus qu’une seule d’admise : le « Zeus pleut ». Aujourd’hui, l’Hercule et Cacus, de Michel Bréal, ne susciterait plus d’enthousiasme, 259 et la Mythologie grecque, de Decharme, provoquerait un peu d’impatience. Mais qui sait si la mode ne changera pas encore ? Au fond, il y a du vrai dans tous les systèmes, dans le numen nomen comme dans le numen totem. Subtilités sacerdotales et spontanéités populaires ont la même source, le sentiment religieux, sur quoi la méditation en apprendra plus que la lecture. Comme dit Carlyle, « qu’un silence sacré médite cette matière sacrée ». Dans tous les cas, ayant entendu les deux avocats, Müller et Lang, on pourra choisir ; à moins qu’on ne veuille encore ouïr d’autres plaidoiries, car le débat est vaste et les parties multiples ; la sociologie et la psychologie religieuses sont un des champs qui ont été le plus fouillés et retournés ces derniers temps ; que d’encre a fait couler la seule question du totémisme ! On hésite à citer des noms ; car si on commence, où s’arrêter ? Je renvoie donc pour la bibliographie aux volumes réguliers de l’Année sociologique. Quant à l’état présent des choses religieuses, encore moins oserai-je pénétrer dans le fouillis des livres qui ont poussé sur ce sol fécond. Je n’en cite que deux ou trois à titre d’exemple : l’Esquisse d’une philosophie de la religion basée sur la psychologie et sur l’histoire, d’Aug. Sabatier, l’Essence du christianisme, d’Harnack, les Fondements de la croyance, de Balfour, et, à un point de vue différent, le tableau religieux du siècle dernier publié sous le 260 titre d’Un siècle (Oudin) ; comme toutes les compositions polycéphales, le livre est inégal, mais des morceaux en sont excellents.
Enfin Tarde. Si l’on veut être à la mode, et ce penseur a justement montré combien la mode était légitime et féconde, il faut avoir lu ses livres, et comme ceux-ci sont à la fois très nombreux et très variés, il est bon de les lire méthodiquement. Le petit volume sur les Lois sociales servira ici de fil conducteur. Le système tardique se ramène aux trois termes répétition, opposition et adaptation ; au premier correspondent les Lois de l’imitation qui furent, plus que la Croyance et le Désir, le vrai début de l’auteur ; au second, l’Opposition universelle qu’il faudrait lire si l’on se sentait par trop épris de la beauté de la guerre ; au troisième, la Logique sociale qui est en quelque sorte une psychologie de l’invention, et complète ainsi celle de l’imitation. Tous ces ouvrages donc se tiennent. Les autres ne sont pas d’ailleurs sans lien. Ceux qui forment le groupe criminalogique, c’est-à-dire la Criminalité comparée et la Philosophie pénale, sont l’application au droit répressif des théories psychologiques chères à l’auteur, et de même la Psychologie économique est le bouleversement de tout le domaine, de toute « la petite vigne phylloxérée » des économistes par l’introduction des grands courants de l’action intermentale ; les imperturbables scolastiques de la fin du 261 moyen âge ne durent pas être plus démontés à l’apparition des idées nouvelles que ne le furent sans doute à la lecture de ce livre les tenants de l’ancienne économie abstraite où Ricardo et Karl Marx se battent à coups de barbara et de baralipton. Voilà ce qu’il faut au moins connaître de notre auteur ; mais si l’on s’est laissé séduire par ce brillant et charmant esprit, on lira tout ce qu’il a produit encore et on s’enchantera de découvrir dans chacun de ses autres recueils de remarquables pages, par exemple : « Souvenirs de transports judiciaires » ou « la Graphologie » dans les Études de psychologie sociale, « Monadologie et Sociologie », dans Essais et mélanges sociologiques, « la Conversation » dans l’Opinion et la foule, sans compter les Contes et poèmes plongés depuis longtemps dans l’in pace.
Peut-être ai-je eu tort de mettre dans mon septain un disparu si récent. Tous les contemporains vont réclamer. Qui n’a pas son ours à produire ? Le malheur est que l’année n’a que douze mois et que Tarde nous a fourni au moins 12 volumes. Que de livres n’y aurait-il pas à lire, en effet, si on voulait se faire une idée même superficielle des sciences où notre auteur a foré ça et là ses puits de mine ! Quelqu’un qui, intéressé par la Psychologie économique, voudrait, par exemple, connaître les plus importants économistes du passé, la collection Guillaumin 262 aidant, ou seulement savoir l’état actuel de la science ; qu’on songe à ce qu’il y a de matière dans les six gros volumes du Traité d’économie politique et du Traité de science financière, de Paul Leroy-Beaulieu ! Ou quelqu’un qui, séduit par la Philosophie pénale, voudrait se mettre au courant de l’énorme amas de publications de la psychiatrie nouvelle, ou seulement savoir à quels résultats pratiques sont arrivés les criminalistes comme Lombroso ou Ferri en Italie, Maudsley en Angleterre, Henri Joly chez nous. Mais ne serait-ce pas pire encore si l’on voulait s’engager dans le hallier de la sociologie proprement dite, et abattre thèse sur thèse pour décider si la société est un organisme ou non, si les gendarmes correspondent aux phagocytes ou non, si la sociologie a pour domaine l’ensemble des relations sociales ou seulement ce qui, dans ces relations, ne peut pas s’expliquer par les actions individuelles ? Même en limitant d’avance, à six par exemple, le nombre de ces livres-là, comment être sûr de bien choisir ?
Essayons pourtant. Voici d’abord un guide clair et bref, le Précis de sociologie, de G. Palante. Ensuite l’Évolution sociale, de Benjamin Kidd (Guillaumin) où la supériorité de la volonté sur l’intelligence comme facteur social est mise en une lumière bien fâcheuse pour certains purs intellectuels. La Science sociale traditionnelle, de Maurice Hauriou (Larose), œuvre d’un penseur 263 à la fois vigoureux et subtil qui n’a point été remarquée à son mérite. Les Lois psychologiques de l’évolution des peuples, de Gustave Le Bon (Alcan), petit livre mais ramassé et qui donnera d’ailleurs envie, je l’espère, de lire les autres ouvrages de cet auteur, comme celui d’Hauriou fera peut-être ouvrir tel gros et captivant traité de droit administratif. Le Libéralisme, de Faguet, conclusion ou introduction, comme on voudra, d’autres causeries sur les Questions et Problèmes politiques du temps présent (Lecène). Et cela fait cinq. Pour sixième, si je m’enhardis à proposer Quand les peuples se relèvent (Perrin), c’est que cet ouvrage, indigne de figurer en si noble compagnie, a du moins ce mérite de rendre palpable la décourageante complexité des choses humaines. Pas une question qui n’ait triple et quadruple face, pas une action qui n’ait toute une cascade de contre-coups et de ricochets, pas une solution qui ne mette en jeu tout un carillon de changements. Et peut-être ceux qui auront lu le livre en garderont une saine appréhension d’introduire des mains trop gourdes dans le si sensitif mécanisme d’horlogerie vivante qu’est le milieu social.
Troisième série du stade, les Chroniques et les Mémoires. Il est nécessaire, le moyen âge étant dépassé, de sortir de France ; chaque grand pays d’Europe va jouer son rôle dans le composé 264 civilisation. Les noms que je propose sont d’ailleurs avant tout représentatifs. 39, Machiavel ; 40, Cortes ; 41, Luther ; 42, Bayard ; 43, Cromwell ; 44, Louis XIV ; 45, Frédéric.
Machiavel représente, ici, la Renaissance italienne, en mal plus qu’en bien sans doute, mais si l’on ne voyait que les splendeurs de cette admirable époque, comment s’expliquerait-on son obscurcissement ? Est-il nécessaire d’ajouter que Machiavel lui-même vaut mieux que sa réputation, mieux que ses contemporains, et mieux que beaucoup de ses juges, y compris ce pince-sans-rire de grand Frédéric qui écrivit son Anti-Machiavel pour soulager une conscience bien délicate. On lira donc le Prince et le Discours sur Tite-Live qui forment les deux faces de cet énigmatique esprit ; les éditions courantes donnent, à la suite, des fragments des Lettres et des Ambassades qui ne détourneront pas les consciencieux de recourir aux œuvres complètes où les attirera peut-être l’un peu surfaite Mandragore.
Ainsi préparé, on pourra aborder la Renaissance ; mais comment ne pas frémir devant la multitude d’ouvrages capitaux qui ont paru sur cette opulente époque ? C’est ici plus qu’ailleurs encore qu’il faudra se résigner à de larges sacrifices, et ne pas s’engager dans les histoires volumineuses de Sismondi, de Daru, de Perrens, de Gregorovius. Ce qui importerait surtout, ce 265 serait un riche recueil de photographies ; aussi, parmi les livres, pourra-t-on incliner sans honte vers les mieux illustrés tels que l’Histoire de l’art pendant la Renaissance, d’Eugène Muntz, et les monographies que plusieurs maisons d’édition ont consacrées aux grands artistes des quinzième et seizième siècles. Des figures comme Léonard de Vinci ou Michel-Ange sont plus importantes pour l’histoire que tous les podestats et gonfaloniers des villes où sonne le si.
Il est vrai, qu’à peine a-t-on dit cela, on ne peut s’empêcher de rectifier ; la « plante humaine » naquit si forte alors en Italie que d’obscurs tyranneaux ou de simples condottieres apparaissent comme des génies de premier ordre ; Malatesta, par exemple, et à plus forte raison César Borgia, méritent les livres que leur a consacrés Charles Yriarte. Qui s’intéresserait à cette famille espagnole, que nous nous imaginons représenter la société italienne, devrait encore lire le livre de Gregorovius sur Lucrèce Borgia, sans oublier le Diarium, de Burchard où la polyglotie est aussi bariolée que la vertu de la cour vaticane. Et Lorenzaccio ? Après l’avoir vu chez Musset, ne voudra-t-on pas le rejoindre chez P. Gauthiez ? Mais les individualités curieuses sont si foisonnantes, et les loisirs si malingres qu’il vaut peut-être mieux se contenter d’ouvrages généraux, par exemple la Civilisation en Italie à l’époque de la Renaissance (2 volumes, Plon), de Burckhardt, à 266 quoi on peut ajouter les Origines de la Renaissance, de Gebhart, ainsi que l’Italie et Renaissance, de Zeller. Comme écrits du temps, outre ceux déjà cités, je marque les Sermons, de Savonarole (sur qui on a, en vérité, beaucoup écrit) et l’amusante Vie de cet archi-gascon de Benvenuto Cellini. Qui se sera passionné pour cette admirable époque et voudra connaître plus à fond l’histoire intérieure de Florence ou de Rome, ou l’histoire extérieure de Gênes et de Venise, trouvera dans les histoires générales déjà nommées toutes les indications bibliographiques.
Cortes est également ici un nom représentatif, figurant toute l’expansion mondiale des Espagnols et des Portugais. Époque plus étonnante encore que la Renaissance italienne, et où, du moins, il n’y a pas eu disproportion entre l’effort déployé et le résultat atteint ! Voir les prodiges de génie et de scélératesse d’un César Borgia pour s’assurer quelques bicoques romagnoles est un spectacle presque pénible, tandis que du moins les héroïsmes et les atrocités d’un Cortes ou d’un Pizarre eurent leur raison d’être. Quelle épopée que la conquête de Mexico dans l’Histoire véridique, de Bernal Diaz del Castillo ! On l’a traduite à merveille (Jourdanet chez Masson, Heredia chez Lemerre). Les cinq Lettres de Cortes à Charles-Quint ont été publiées en français, chez Hachette. Ces mêmes lettres ainsi que les autres 267 principaux documents des Conquistadores se trouvent dans le grand recueil de Ternaux-Compans, Relations et mémoires originaux. Les récits de Vasco de Gama et des autres grands navigateurs portugais sont traduits dans les Voyageurs anciens et modernes, de Charton.
Si on n’a pas sous la main ces ouvrages qu’il faut aller chercher dans de grandes bibliothèques, on se contentera de livres modernes plus aisés à trouver. La Découverte de l’Amérique, de Paul Gaffarel, dispensera de recourir aux innombrables biographies de Christophe Colomb, comme l’Histoire de la géographie et des découvertes géographiques, de Vivien de Saint-Martin, permet de ne pas s’épuiser à la recherche d’ouvrages très spéciaux et parfois très rares. Il y a aussi des « Choix de lectures géographiques » qui rendront ici les mêmes services que les analogues compilations d’histoire. En outre certains livres longtemps classiques, et encore aujourd’hui utiles, ont été traduits en français, comme l’Histoire de la conquête du Mexique et du Pérou, de Prescott (Flammarion). Pour les plus lointaines origines, est à citer l’Amérique préhistorique, de M. de Nadaillac. On aura plaisir et profit à feuilleter aussi le grand ouvrage richement illustré de M. Charnay : les Anciennes Villes du Nouveau Monde (Hachette).
Et si toutes les lectures vous ont communiqué le feu sacré de la géographie, ne vous en désolez 268 pas. La géographie est une des sciences synthétiques qui sont le mieux capables de faire l’occupation et le bonheur d’une vie entière ; elle est plus vivante et plus réelle que l’histoire, plus ample et plus précise que la sociologie, plus variée et plus satisfaisante que la philosophie. L’étude de la terre et de ses habitants a de quoi rassasier tous les savants depuis les abstraits mathématiciens jusqu’aux minutieux paléographes, et tous les amateurs, depuis les artistes jusqu’aux touristes. Il n’est pas une préoccupation esthétique, politique, scientifique, philosophique qui ne puisse être ramenée à un point de ce sol où tous les êtres vivants puisent leur nourriture. Mais justement à cause de cela, le domaine de cette science est infini. Une simple description du globe demande une vingtaine de gros volumes. La Géographie, d’Élisée Reclus, en a dix-neuf, et elle pourrait en avoir davantage. En regard des développements que l’auteur, entraîné par son sujet, a données aux trois dernières parties du monde, on trouve parcimonieux ceux qu’il avait accordés aux deux premières : un seul volume pour les trois grandes péninsules de l’Europe méditerranéenne, c’est, en vérité, bien peu. Je me contente d’ailleurs de signaler cet ouvrage qui, à son tour, facilitera les recherches voisines. Comme introduction à la science, la Face de la Terre, de Suess (Colin), séduira les plus revêches. Comme recueil de voyages, 269 le Tour du Monde satisfera les plus difficiles. A ceux qui n’auraient pas le temps d’en achever la volumineuse collection, on peut indiquer les Albums géographiques que des éditeurs scolaires comme Colin ont publiés. Pour les atlas, on sait que les Allemands nous avaient ravi notre supériorité cartographique d’autrefois, ceux de Stieler, de Kiepert, de bien d’autres sont d’admirables monuments. A chacun de dire si nos Vivien de Saint-Martin et nos Schrader soutiennent la comparaison.
Qu’on soit protestant ou catholique, il n’est pas permis d’ignorer Luther. Non, sans doute, qu’il faille avoir achevé ses « Œuvres complètes », lesquelles, dans certaines éditions, atteignent, paraît-il, 68 volumes, non compris les traités écrits en latin ; mais il serait excessif de ne pas avoir lu telle de ses œuvres, si suggestive, les Tischreden ou Propos de table dont Michelet a donné une traduction en 2 volumes sous le titre Mémoires de Luther. Pour connaître les autres réformateurs allemands, comme Mélanchton ou Zwingle, il faudra recourir au Corpus reformatorum ; mais ce sont là distractions bien austères. A nos yeux français, Calvin est plus intéressant. On se fera donc un devoir de lire l’Institution chrétienne qui, pour manquer de la verve géniale des Propos de table, n’en a pas moins sa très haute importance dans l’histoire de la Réforme, et de parcourir la Correspondance 270 des réformateurs de langue française, d’Herminjard (8 volumes). Sur la plupart, Lefèvre d’Étaples, Castellion, Dolet, etc., il y a quelque étude spéciale, et presque toutes ces monographies sont écrites avec sympathie. Si on n’aime ni Luther ni Calvin, il faudra aller jusqu’à Audin, on sera servi à souhait.
Sur les prodromes de la grande crise religieuse, l’Esprit de Réforme avant Luther, de Félix Rocquain (Fontemoing), est à indiquer ; mais comme ouvrage d’ensemble sur la Réforme même, que citer qui puisse plaire à tout le monde ? Dans l’impossible, commençons par noter l’Histoire des variations. On a surnommé Bossuet le dernier Père de l’Église. Il est quelque chose de bien plus surprenant, c’est le premier des Pères de la Réforme. Sans lui, le protestantisme n’aurait pas trouvé sa voie. Avec Luther et Calvin, la Réforme était une simple copie du catholicisme, Bossuet lui ouvrit les yeux, et c’est depuis l’Histoire des Variations que le protestantisme se fait gloire de son changement perpétuel, de son absence de dogmes, et de son libre examen critique. Même en faisant abstraction de ce point de vue, le livre reste à lire ; son mérite littéraire n’est pas contesté ; et pour le mérite historique, on pourra s’éclairer auprès de M. Rebelliau qui a écrit tout un volume sur Bossuet historien du protestantisme. Comme contre-partie, s’il en faut, prenez l’Histoire de la Réformation en Europe, 271 de Merle d’Aubigné. Mais c’est surtout aux historiens allemands modernes qu’il faudra recourir : l’Histoire des Papes, de Pastor (traduite, Plon), les Histoires allemandes (non traduites), de Ranke et de Bezold, sont ici livres fondamentaux. Plus encore peut-être le grand ouvrage de Janssen, l’Allemagne et la Réforme, dont la traduction (6 volumes) a paru chez Plon ; c’est là qu’il faut voir le degré de richesse et de civilisation auquel était arrivée l’Allemagne au commencement du seizième siècle. La France n’était pas plus brillante à la fin du dix-huitième siècle. Obscurs problèmes que ceux que soulèvent ces grandes crises de l’histoire ! La Révolution française et la Réforme allemande ont-elles été chacune un bien général pour le monde ? Peut-être différera-t-on éternellement d’avis là-dessus. Du moins ni l’une ni l’autre n’a été un bien particulier pour chaque pays ; notre crise à nous a été plus affreuse, mais peut-être celle de nos voisins plus prolongée a-t-elle, en fin de compte, été plus destructive. L’Allemagne a mis deux siècles à s’en relever.
Le chevalier Bayard n’a rien écrit, il n’est pas besoin de le rappeler. Son Histoire par le Loyal serviteur n’est là que pour représenter tout un lot de mémoires qu’on devra lire, si on veut se documenter sur le seizième siècle français, les Mémoires, de Fleuranges, les Commentaires, de Montluc, les Discours, de François de 272 La Noue, les Mémoires, d’Agrippa d’Aubigné. Mais nous arrivons à des temps où il faut se défendre contre le flot des mémoires ; à partir du seizième siècle, à peu près tout le monde écrit ou dicte ; c’est bientôt que Montaigne va parler d’écrivaillerie et de siècle débordé. S’il fallait citer tout ce qui est digne de l’être, rien ne serait plus facile, avec les Bibliographies où les astérisques obligeantes aident au choix, et rien ne serait plus fastidieux. Que chacun aille à la découverte pour son propre compte. Si quelque figure lui semble plus particulièrement digne d’attention, et que de figures telles ! (parmi les rois : Henri VIII, Charles-Quint, Philippe II, Henri IV ; parmi les reines : Catherine de Médicis, Élisabeth ; parmi les papes : Paul III et Sixte Quint), il trouvera tous les documents nécessaires, si nombreuses ont déjà été les publications de pièces d’archives ; je ne fais que citer, pour la curiosité du fait, et pour la façon dont l’homme réel ressemble peu à l’idée qu’on s’en était faite, la Correspondance de Philippe II avec ses filles, publiée par Gachard, et où le Démon du Midi apparaît sous les traits d’un bon père de famille d’allure assez bourgeoise (il avait d’ailleurs, comme Louis XIV, toutes les qualités d’un excellent chef de bureau).
Il faut également s’abstenir de citer quoi que ce soit en fait d’histoires modernes ; il y en a trop. Qu’on pense à la quantité de publications 273 qu’il faudrait lire si l’on voulait seulement éclaircir un simple épisode comme celui de la Saint-Barthélemy ! Guet-apens des Ligueurs ou prise au piège des Huguenots qui s’introduisaient dans Paris pour recommencer le coup d’Amboise à la faveur des noces du roi de Navarre, les deux explications ont été données et le seront encore. Plutôt que de s’enfoncer dans l’amas effrayant des travaux d’érudition, peut-être aura-t-on plus de plaisir à connaître des œuvres de littérature, comme l’Étude sur Catherine de Médicis, de Balzac — un Balzac, même quand il se trompe, vaut qu’on l’écoute — ou les États de Blois, de Vitet, scènes qui rendent vivante l’histoire tragique du duc de Guise. Pourquoi la Ligue à ce moment ne proclama-t-elle pas la République, au lieu de prendre pour roi un cardinal de Bourbon, ce qui était avouer le droit du roi de Navarre ? La forme républicaine en eût été du coup étroitement unie à la cause catholique, et le cours des choses de France s’en trouverait aujourd’hui curieusement changé.
A défaut d’histoires politiques, diplomatiques et militaires dont on trouvera facilement les titres dans les Répertoires, j’indique quelques ouvrages qui me paraissent d’un intérêt non moindre. D’abord la grande publication in-folio de Palustre, la Renaissance en France, 3 volumes, ou si on ne l’a pas sous la main, les livres de la « Collection Quantin » consacrés à l’Architecture, 274 au Meuble, à la Peinture et à la Sculpture de cette époque, et les monographies consacrées par les éditeurs Laurens ou autres aux grands artistes du seizième siècle français. Dans un autre ordre d’idées la Satire en France au seizième siècle, de Ch. Lenient, déjà conseillée, et la Démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, de Ch. Labitte. Encore l’Histoire de l’Hellénisme, d’Egger, et un livre de M. Dejob que je ne connais pas, mais que je note pour ma prochaine instruction : De l’influence du Concile de Trente sur la littérature et les beaux-arts chez les peuples catholiques. On aura trouvé chez Lenient et Labitte beaucoup de fragments du temps ; à ceux qui préféreraient ce genre de pièces et en réclameraient d’autres, j’indique deux autres spécimens, les Discours de la nature des eaux et des fontaines, de Bernard Palissy (Delagrave), et l’étrange Démonomanie, de Bodin, à propos de qui on pourra parcourir toute la littérature spéciale à la sorcellerie et se demander pourquoi cette folie qui, en somme, n’avait pas été très répandue au moyen âge, eut une telle recrudescence à partir du seizième siècle.
Les Lettres et discours de Cromwell publiés (en anglais) par Carlyle sont mis ici à la fois à cause de leur importance propre, comparable à celle des « Propos de table », de Luther, et de leur valeur représentative. C’est toute la Réforme anglaise qui est en eux. Sur cette époque 275 aussi, il faut faire un choix ; à eux seuls les deux monuments de Froude et de Gardiner atteignent déjà 20 volumes ! J’ajoute que ces histoires ne sont pas traduites, et que, de même, ceux qui voudraient connaître quelques œuvres du temps devraient les lire en anglais ; dans ce cas, on pourrait choisir quelques passages de la Bible de Tyndale, le Pilgrim’s progress, de Bunyan, ou en latin quelque pamphlet de Milton. Le Voyage à l’île d’Utopie, de Thomas Morus, se trouve aisément en français (Delagrave). Parmi les œuvres modernes, la Courte Histoire du peuple anglais, de Green, qui constitue un excellent guide, a été traduite aussi, ainsi que l’Interprétation économique de l’histoire d’Angleterre, de Thorold Rogers (Guillaumin). Quant à nos historiens à nous, ils n’ont pas assez écrit sur Henri VIII, et ils ont peut-être trop écrit sur Marie Stuart. Ce que dit de cette reine M. Filon dans la grande Histoire de Lavisse et Rambaud, est à lire.
Sur la période suivante nous avons, par contre, un ouvrage classique et digne de l’être, l’Histoire de la Révolution d’Angleterre, de Guizot (7 volumes en tout, Perrin). Nous autres, Français, ne pouvons guère lire l’histoire de cette Révolution-là sans penser à la nôtre, bien qu’il n’y ait, en vérité, rien de commun entre elles, sauf ce point désastreux pour nous que ce fut uniquement la crainte du sort de Charles Ier qui paralysa toute 276 velléité de résistance chez Louis XVI. Un peu de la passivité du Bourbon chez le Stuart aurait tout calmé en Angleterre, comme un peu de la virilité du Stuart chez le Bourbon aurait tout arrêté en France. Cette période de l’histoire anglaise est si intéressante que peut-être voudra-t-on interroger d’autres témoins, pénétrer un peu à fond dans ces consciences de têtes rondes, ou dans ces altières cervelles de cavaliers. Les Essais, de Macaulay, seront utiles ici, mais plus encore les mémoires du temps ; quelques-uns ont été traduits dans la collection Guizot ; d’autres devront être lus en anglais, et parmi eux, ceux du colonel Hutchinson rédigés par sa femme, que Taine estimait d’une façon si particulière.
Il est bien regrettable qu’un éditeur n’ait pas extrait des 6 volumes d’Œuvres de Louis XIV la matière d’un livre maniable ; la figure du grand roi mérite attention ; rarement on a mieux vu ce qu’une conscience magnanime peut tirer d’un fonds en somme médiocre. Ce n’est pas à travers Saint-Simon qu’il faut juger Louis XIV, pas plus que Mme de Maintenon. Il y a des grandeurs morales auxquelles le génie littéraire reste parfois étrangement fermé. Raison de plus pour lire les Mémoires pour l’instruction du Dauphin de celui-là, comme on a lu les Lettres de celle-ci.
Des Mémoires et des autres œuvres de Richelieu on devrait bien aussi tirer un volume de format 277 ordinaire contenant le Testament politique, quelques Maximes d’État, quelques Lettres, ou fragments divers. Autour de ces deux livres on pourrait aisément rassembler tout un choix de mémoires de haut goût. Par exemple, pour la première moitié du siècle, l’amusant Journal d’Héroard sur l’enfance et la jeunesse de Louis XIII, les plus amusantes encore Historiettes, de Tallemant des Réaux, en attendant les Lettres, de Guy Patin, et les Œuvres, de Saint-Évremond. Mais déjà nous remontions vers la régence de Marie de Médicis. Je n’ose pour cette époque, citer de « mémoires » proprement dits ; j’en ai lu bon nombre, presque tous m’ont paru peu intéressants ; s’il fallait en indiquer quelques-uns, je nommerais ceux du duc de Rohan et du maréchal de Bassompierre.
Par contre, pendant toute la seconde moitié du siècle, les chefs-d’œuvre foisonnent. D’abord les classiques et merveilleux Mémoires du cardinal de Retz, et les sémillants Mémoires du duc de Grammont (je ne crois pas que jamais Français aient écrit aussi bien en anglais qu’Hamilton ou Beckford en français). Au second plan, mais si j’entame l’énumération de tout ce qu’il y a d’intéressant, où m’arrêterai-je ? Revenons vite aux choses de tout premier ordre : et d’abord, sans conteste, les Lettres, de Mme de Sévigné ; qui oserait les ignorer ? Si on hésite devant les 14 volumes de l’édition des Grands écrivains, qu’on se 278 contente d’un choix de lettres en un ou deux volumes ; il y en a d’innombrables. Ensuite les Mémoires sur les Grands jours d’Auvergne, de Fléchier. On connaît déjà Saint-Simon, et les si curieuses Lettres de la Princesse palatine, mère du régent. Pour les diplomates, le Journal de Torcy ou la Relation sur la Cour de France en 1690, de Spanheim. Il faut se borner, car on finirait par citer tout, et peut-être le lecteur tient-il à se réserver quelques soirées pour les ouvrages modernes.
Parmi ceux-ci, lesquels nommer ? Pour le règne de Louis XIII, l’hésitation n’est pas possible ; le Richelieu et la monarchie absolue, de G. d’Avenel, et l’Histoire du cardinal de Richelieu, de G. Hanotaux, sont tout indiqués. Sur la Fronde, on lira avec intérêt les divers volumes de Victor Cousin sur les héroïnes de ce temps. Mme de Longueville, Mme de Chevreuse, Mme de Sablé, Mme de Hautefort. Pour les chasseurs de chevelures, l’histoire du grand siècle a perdu son plus vif attrait, depuis qu’on a percé l’énigme du Masque de Fer (il suffisait de lire son acte de décès, Marchioly étant presque Mattioli). Mais il en reste encore : le Procès de Fouquet d’abord sur quoi on a les deux volumes de Chéruel, ou l’Affaire des poisons que Funk-Brentano a contée d’une façon si dramatique. Et il y a encore 16 volumes d’Archives de la Bastille que M. Ravaisson a réservés aux lecteurs épris 279 de ce genre de littérature ! Préfère-t-on les émotions religieuses ? A défaut de Saint-Barthélemy, voici la Révocation de l’Édit de Nantes qui a suscité un amas non moindre de considérations imprimées (Pauvre Tolérance, comme on passerait, le cœur léger, devant ses autels, si Louis XIV avait accepté l’offre de nos protestants de se retirer en masse dans la Louisiane ! Toute l’Amérique du Nord, à cette heure, sauf les environs de Boston ou de New-York, parlerait français). Sur Louis XIV même les ouvrages ne manquent pas. Il n’est pas un des grands hommes du temps qui n’ait son excellente monographie. Et pas d’événement un tant soit peu considérable, guerres, négociations, traités, qui n’ait son histoire particulière. On trouvera toutes les indications voulues dans les bibliographies.
Enfin les œuvres du grand Frédéric (Histoire de mon temps, Mémoires, Correspondance) serviront de centre aux lectures qu’on fera sur le dix-huitième siècle. Comme mémoires politiques la matière est moins riche. Une fois cités le Journal de l’avocat Barbier, les Mémoires de Bernis, ceux d’Argenson et la Correspondance de Marie-Thérèse et de Mercy-Argenteau, on ne voit guère ce qu’on pourrait indiquer d’intéressant pour d’autres que pour les spécialistes de la grande histoire officielle. Comme œuvres modernes, peut-être serait-il prudent de se contenter des études limpides du duc de Broglie (le 280 Secret du Roi, etc., 8 volumes, Calmann-Lévy).
Par contre, pour l’histoire privée, les documents précieux sont innombrables : Correspondance, de Grimm ; Chansonniers historiques ; Mémoires secrets, de Bachaumont ; Correspondance, de Métra, et tous ces ouvrages ont 10, 20 30 volumes ; en moins gros, on a les Mémoires secrets, de Duclos, ceux de Mme du Hausset sur la Pompadour, de Soulavie sur Richelieu, de Tilly, Mathieu Marais, etc. C’est ce côté des mœurs qui est intéressant au dix-huitième siècle. On lira sans doute avec plaisir, bien que le style en soit un peu fatigant, la Femme au dix-huitième siècle, des Goncourt, ainsi que les autres livres qu’ils ont consacrés à la duchesse de Châteauroux, à Mme de Pompadour ou à la du Barry. Qu’on y ajoute les extraits colligés par M. Bonnefon, dans sa Société française des dix-sept et dix-huitième siècles (Colin) et les ouvrages de Franklin sur la Vie privée d’autrefois (Plon). Sur notre expansion littéraire, le Dix-huitième siècle à l’étranger, de Sayous, complètera les histoires générales déjà citées.
Pour la situation économique, les Voyages d’Arthur Young et du docteur Rigby se feront contrepoids ; les spécialistes trouveront dans Dareste et Levasseur, dans Fagniez et d’Avenel tous les renseignements complémentaires désirables. Je me contente d’indiquer, en sus de l’Ancien Régime, de Tocqueville et de celui de Taine 281 déjà cités, quelques livres permettant de se faire une idée de la France à la veille de la Révolution. Au point de vue dynamique, comme dirait Comte, l’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, de Rocquain, le Désordre des Finances, d’Ad. Vuitry, et la Chute de l’ancien régime, de Chérest ; au point de vue statique l’État de la France en 1789, de Boiteau, la France industrielle en 1789, de Levasseur, la Ville, le Village, la Vie rurale sous l’ancien régime (7 volumes en tout), d’Albert Babeau, l’Instruction primaire en France avant la Révolution, par l’abbé Allain, et les Assemblées provinciales, de Léonce de Lavergne. Il ne faut pas moins hélas, de cette quinzaine de volumes pour se donner le droit d’avoir une opinion — et combien modeste encore ! — sur les mérites et les démérites de l’ancien régime.
Voilà pour les historiens et auteurs de mémoires. Mais ce n’est pas tout. Il reste, en ce stade, une quatrième catégorie, celle des philosophes.
On n’aura sans doute pas attendu à 39 ans pour en lire quelques-uns. Peut-être même en aura-t-on trop lu, car la race des philosophes est d’un génie attirant, aussi attirant, hélas, que décevant. Que de livres au titre plein de promesses qui ne contiennent que bavardages ! 282 Que de systèmes fiers de leur nouveauté qui ne sont que relavures ! Que de victoires définitives qui se muent bientôt en défaites ! La lutte du sensualisme et de l’idéalisme, c’est un peu comme le duel de la protection et du libre échange, chacun finit par avoir son tour. Il est bon, il est nécessaire de s’être fait sa doctrine philosophique d’aussi bonne heure que possible, et de refaire, tous les dix ans, ce que Renan appelait son examen de conscience. Celui qui ne s’est jamais préoccupé de l’océan de mystère que toute notre vie côtoie est un personnage bien simplet. Mais il ne serait pas bon de se concentrer dans cet examen, et d’engloutir tout souci du présent dans une insondable méditation de l’avenir. Pis encore serait-ce de s’hypnotiser dans l’examen des autres. En ces domaines fuligineux on tourne toujours dans le même cercle, et les grands génies n’arrivent pas à d’autres solutions que les humbles passants. Renan se dépite quelque part à l’idée que toute sa science philologique et historique ne l’a conduit qu’aux points où Gavroche est arrivé du premier saut. Mais Pascal et Bossuet n’auraient-ils pas pu se dépiter de même à la réflexion que toutes leurs angoisses et toutes leurs ferveurs ne les avaient amenés qu’au point où d’elle-même parvient une pauvre ignorante ? Triste ou consolant, les hardiesses de l’esprit ne vont pas bien plus loin que les excès des sens. On arrive vite au bout du rouleau dans 283 toutes les directions. Surtout dans la science des philosophes, il y a beaucoup de vanité. Sur Dieu, sur l’âme, sur la vie future, ou on admet le oui, ou on admet le non. Toutes les subtilités intermédiaires se résolvent en l’une des deux réponses. Le fieri divin, la catégorie de l’idéal, l’immortalité conditionnelle, autant de systèmes dont peut se satisfaire — un moment — l’intelligence, mais l’âme ne vit pas seulement de compréhension…
On n’apportera donc pas dans le royaume des philosophes les dispositions d’esprit qu’on aurait chez des savants ou des artistes, d’abord parce que la vérité physique n’est pas la même déesse que la vérité métaphysique, et puis parce qu’il y faut s’intéresser moins aux doctrines dont le triomphe est toujours fugace, qu’à leur succession évoluant dans le temps. C’est l’histoire de la philosophie qui importe plus encore que la philosophie elle-même, pourvu qu’on y voie non un catalogue de solutions mais une chaîne pensante de tendances. C’est pourquoi on commencera par lire un de ces manuels classiques où l’obligation louable de la brièveté jugule heureusement la manie du détail technique, et laisse parfois mieux voir que dans les vastes histoires la trame des grands courants de l’esprit humain. Une fois ces courants bien saisis — à l’aide, s’il le faut, d’une de ces histoires plus développées que je craignais un peu, et parmi celles-ci l’Histoire de la philosophie, 284 d’Alfred Fouillée, me semble très prisable — on admirera, çà et là, et chacun à part, les plus grands philosophes anciens et modernes, nationaux ou étrangers, et l’ordre logique étant ici moins important qu’ailleurs, on pourra les grouper à sa fantaisie, prendre par exemple, pour notre période, sept grands philosophes des pays du nord : Érasme, Bacon, Hobbes, Spinoza, Leibniz, Kant et Hegel.
Les Œuvres complètes d’Érasme de Rotterdam tiennent 10 volumes in-folio. Les simples « honnêtes gens » se contenteront de son Éloge de la folie, que les gourmets liront en latin. A ne rien céler, l’humour d’Érasme semble un peu malingre, en regard de la verve de Rabelais ; mais il faut replacer chacun en son temps ; un demi-siècle, en une pareille époque, c’est beaucoup. Les Colloques sont peut-être plus intéressants que le Moriæ Encomium, mais peu aisés à trouver ; l’édition Jouaust est hors de prix ; pour 0,30, il est vrai, on peut avoir un Choix dans la collection des « Petits Chefs-d’œuvre » de Flammarion. Comme ouvrage moderne sur le grand humaniste, M. Bélugou me signale l’Érasme précurseur et initiateur de l’esprit moderne, de Durand du Laur. La Bibliographie Monod indique tout un choix d’ouvrages, tant sur lui que sur les autres grands hommes du temps, Bodin, Budé, Dolet, Corneille Agrippa, etc.
De François Bacon, dont les « Œuvres 285 complètes » sont bien plus volumineuses encore que celles d’Érasme, il suffira de prendre les 3 volumes d’Œuvres philosophiques traduites par F. Bouiller (Hachette) ; mais si on le pouvait, comme il vaudrait mieux lire Bacon dans le texte, en anglais ou en latin ! C’est avant tout un grand écrivain, un très grand poète en prose ; en tant que savant ou que philosophe, il n’existe qu’à la façon de Gœthe ou de Victor Hugo, ce qui n’est pas dire qu’il n’existe pas, certes, mais ce qui explique l’irritation de certains, comme Joseph de Maistre qui, dans son Examen de la philosophie de Fr. Bacon, a écrit le chef-d’œuvre peut-être du genre éreintement. Le livre est de ceux qu’on ne peut ignorer, si on tient à connaître Bacon, homme d’idées. Sur Bacon, homme public, et homme privé, il y a le classique Essai, de Macaulay.
Hobbes est loin d’être un aussi grand styliste, et on pourra le lire sans trop de regrets dans les traductions. Le latin dont il s’est servi a donné à telles de ses formules un cachet lapidaire qui a fait leur fortune : Homo homini lupus qui est d’ailleurs de Plaute, Pulchrum est quod promittit bonum qui n’est pas de Stendhal, ou Status hominum naturalis bellum. L’indignation contre ses doctrines est un des exercices obligatoires de nos contemporains qui se piquent de philosophie politique ; mais les simples flâneurs qui regardent les « beaux monstres » à 286 travers les barreaux de leurs cages seront indulgents pour un cas aussi pur de fanatisme autoritaire. En dépit de son apothéose du Roi-Soleil, la France n’a rien produit de pareil, et d’ailleurs, même en pleine ferveur monarchique, nos théoriciens à nous n’ont jamais confondu absolutisme et arbitraire. Les théories du De cive et du Léviathan s’expliquent sans doute par les deux grandes révolutions qui les encadrent historiquement. Mais nous avons passé par les mêmes épreuves, et nous n’avons pas eu de Hobbes ; notre « réacteur », Bonald, semble à côté de lui un libéral.
Il faudra encore se résigner au latin si on veut connaître Spinoza dans le texte (2 gros volumes, Alcan). Mais il existe aussi de bonnes traductions (5 volumes, Hachette). On a également en français les biographies de ses contemporains, notamment celle de Colerus. Sur la philosophie de Spinoza, les livres abondent ; mais en général, ils me semblent l’étudier trop scolastiquement, et en faisant trop abstraction de l’ambiance. Pour bien le comprendre, il faut le rattacher à son temps, et M. Fouillée, par exemple, note bien ses rapports avec Descartes et avec Hobbes, communauté de prémisses et divergence de conclusions ; il faut, de plus, le rattacher à sa race ; M. Maurice Muret, dans l’Esprit juif, a montré que le spinozisme avait toutes ses racines dans la Kabbale. Mais ceci soulève 287 un problème bien difficultueux ; serait-il exact que le panthéisme soit une conception orientale qui, pour nos cerveaux d’Occident, constitue une acquisition toujours un peu artificielle ? Si on l’admettait, il faudrait expliquer les triomphes du panthéisme hindou par les éléments anaryens de l’Inde, ou les réapparitions du panthéisme médiéval par d’intermittentes influences juives ou arabes. La facilité même de l’explication met un peu en doute contre elle. Notons toujours ce qu’il convient de lire de Spinoza. Avant tout son Ethica more geometrico demonstrata, ensuite son Tractatus theologico-politicus. On prendra goût facilement à ce latin solide et vigoureux ; de lui vient, en grande partie, l’attrait qu’exerce Spinoza ; ils sont si peu nombreux, hélas, les philosophes qui s’expriment de cette façon forte, sans confusion, ni diffusion.
Pour Leibniz, au contraire, le français suffira à la rigueur, puisque c’est dans notre langue que furent dès l’abord écrits notamment la Théodicée et les Nouveaux essais sur l’entendement humain. L’édition complète de Foucher de Careil, chez Didot, tiendra 20 volumes ; il y a, chez le même éditeur, un volume d’extraits comprenant aussi l’Essai, de Locke, à quoi répondirent les Essais sur l’entendement humain. Mais peut-être demandera-t-on des guides pour pénétrer sans se perdre dans ces difficiles domaines. 288 On pourra suivre sur Hobbes et les autres anglais le livre de Charles de Rémusat ; sur Spinoza, celui de Fr. Pollock ; sur Leibniz, les préfaces de Boutroux, et il serait facile de citer d’autres gloses ; chaque personne illustre a son cortège d’exégètes, et chez Alcan paraît une collection nouvelle de monographies. Les « histoires générales de la philosophie » donneront peut-être en outre l’idée de s’approcher plus spécialement de quelqu’un ; des figures comme celles de Locke ou de Hume, à l’étranger, de Gassendi ou de Condillac, chez nous, vaudraient la halte.
Kant, lui, exige cette halte. Quiconque se pique de philosophie doit l’avoir pratiqué à fond. Ses œuvres sont traduites et aisées à se procurer, et le nombre de ses commentateurs est tel qu’il serait plutôt décourageant. Le plus récent est, je crois, M. Ruyssen. On comprendra d’ailleurs vite l’importance particulière de Kant, due non seulement à son génie philosophique et à la profondeur de son action sur les esprits, mais à ses points de contact avec toutes nos tendances intimes, la métaphysique comme la scientifique, la négative comme la positive. Il n’y a rien de plus pyrrhonien que la Critique de la raison pure, et rien de plus dogmatique que la Critique de la raison pratique. Tous les idéologues moralistes se prévalent de lui, et pourtant Comte affirme que nul métaphysicien n’est plus rapproché que Kant de sa doctrine. On peut donc aller 289 à lui avec confiance : qu’on le suive définitivement ou non, on aura toujours fait à ses côtés un bon bout de chemin.
Hégel. Nul mieux que lui, pas même Spinoza, ne peut procurer cette ivresse panthéiste que le fumeur d’opium philosophique déclare supérieure à tout autre. Taine dit qu’il s’y plongea avec délices pendant trois années entières. Peut-être voudra-t-on à son tour éprouver les sensations qu’il y goûta. On a traduit assez de Hégel pour qu’il soit possible de se faire une idée de son système même quand on ignore l’allemand. Comme guide ici, qu’on prenne la brève et substantielle étude d’Edmond Schérer, elle vous réconcilie un peu avec ce pédagogue. Si l’on prenait goût à ces obscures profondeurs, et qu’on voulût aller jusqu’au fond de l’identité des contraires et de la substitution de l’immanent au transcendant, on se procurerait sans peine beaucoup d’autres gloses toutes, à divers degrés, utiles. Hégel est d’ailleurs un centre commode pour rayonner dans toute la philosophie allemande. On pourra étudier autour de lui, d’une part Fichte et même Schelling, d’autre part, Schopenhauer, dont je n’ai indiqué plus haut que les œuvres morales ou sociales, et Hartmann. L’Histoire de la philosophie européenne, d’Alfred Wéber, sera ici particulièrement utile (Fischbacher). J’indique aussi un livre tout à fait remarquable de Jules de Gaultier : De Kant à Nietzsche 290 (Mercure) ; on le savourera avec délices au sortir de certains gros traités arides.
En fait de philosophes étrangers, je n’ai nommé que sept très grands penseurs. Chacun pourra de lui-même leur en annexer bien d’autres. Il y a des livres classiques comme la Psychologie anglaise contemporaine et la Psychologie allemande contemporaine, de Th. Ribot, qui faciliteront ce travail. Que si l’on voulait étudier non pas les philosophes mêmes, mais les problèmes qu’ils essaient de résoudre, on pourrait alors prendre pour guide l’Histoire de la philosophie (problèmes et écoles), de Janet et Séailles (Delagrave). Sur ces problèmes mêmes, je n’ose indiquer aucun livre, la moindre énumération tournerait si vite au catalogue !
Résumons les lectures de notre quatrième stade. Leur bigarrure n’aura rien à envier aux âges précédents :
39. Molière et les comiques, Beaumarchais ; Auguste Comte, et Stuart Mill ; Machiavel et la Renaissance italienne ; Érasme.
40. Corneille et les tragiques ; Cournot, Gobineau et Lapouge ; Cortes et les conquistadors espagnols ; la Géographie de Reclus ; François Bacon.
41. Racine avec Marivaux ; Tocqueville et les livres sur les États-Unis ; Luther ; l’Histoire des variations ; Janssen ; Hobbes.
42. La Fontaine et les conteurs, Perrault ; 291 Le Play et ses écoles, « Réforme sociale » et « Science sociale » ; le Chevalier Bayard et les mémoires du seizième siècle ; Spinoza.
43. Boileau et ses victimes ; Taine et les psycho-physiologues ; Cromwell et les puritains ; Leibniz.
44. Ronsard et la Pléiade ; Renan et la science des religions ; Louis XIV et les mémoires du dix-septième siècle ; Kant.
45. La Chanson de Roland et quelques chansons de geste, sirventes ou fabliaux ; Tarde et les sociologues contemporains ; Frédéric de Prusse et les mémoires du dix-huitième siècle ; Hégel.
292
Cinquième période. De 46 à 52 ans. On s’élève sur la montagne. Plus de fraîche verdure. La limite des poètes est dépassée. Des souvenirs contemporains, des classiques, des philosophes d’autrefois, voilà ce qui convient le mieux à cet âge méditatif. Trois séries seulement : la somme des lectures sera peut-être moindre qu’auparavant, mais non leur gravité ou leur attrait.
Dans la série historique, des souvenirs contemporains, ai-je dit, donc des récits de nos révolutions puisqu’avec la période précédente, nous nous étions arrêtés au seuil de 1789. Voici les sept ouvrages que je propose, un peu au hasard, 293 si riche est la matière : 46, la Correspondance de Mirabeau et de La Marck ; 47, les Mémoires de Mme Roland ; 48, les Mémoires de Marbot ; 49, l’Histoire de mon temps, du chancelier Pasquier ; 50, les Mémoires de Guizot ; 51, les Lettres de Bismarck ; 52, le Journal de Gordon.
Dans cette revue à courre de nos âges contemporains, la Révolution est représentée par Mirabeau, Mme Roland et, jusqu’à un certain point, Pasquier. Il n’est pas d’époque plus attirante et pour nous, Français, plus déterminante. Toute notre existence nationale, depuis cent vingt ans, se meut dans son orbite. Qui ne l’a pas étudiée à fond ne peut rien comprendre à la France actuelle, et qui cherche à se rendre compte des choses présentes ne peut les pénétrer qu’en remontant à leur origine révolutionnaire. Mais étudier à fond ne veut pas dire connaître dans ses infimes détails. Le premier danger ici c’est de se noyer. Pensez à la quantité d’historiens qui ont tenu à nous raconter à leur façon comment la Révolution s’est préparée, produite et consommée, et, en plus d’eux, à la quantité de témoins, qui n’ont pas cru devoir nous cacher ce qu’ils avaient fait ou vu faire. Les acteurs de cette sombre époque ont tous été d’enragés écrivailleurs ; tous ceux qui ont survécu, ou tous ceux qui ont fait un peu de prison avant d’aller à l’échafaud ont laissé des mémoires ; mais on pourra sans remords négliger ces dépositions 294 trop intéressées. Les Mémoires de Mme Roland justement donneront une idée suffisante du genre et dispenseront de suivre cette procession d’apologies déclamatoires.
Pas davantage ne s’engagera-t-on dans les recueils de documents, ceux de M. Aulard aujourd’hui, comme ceux de Buchez et Roux autrefois. Pourtant, quelques-unes des préfaces que ces derniers auteurs mirent aux 40 volumes de leur Histoire parlementaire de la Révolution française restent curieuses de par ce mélange de terrorisme et d’ultramontanisme qui fut à la mode vers 1835 ; la réhabilitation parallèle de la Saint-Barthélemy et des Massacres de septembre, chose étrange, a eu son heure ! Par contre, sera à lire l’admirable, l’angoissante Correspondance de Mirabeau et de La Marck (2 volumes). Pas de spectacle plus pathétique que de suivre, au jour le jour, les efforts du grand homme d’État se brisant plus encore contre l’inertie du roi que contre la violence de la tourbe. D’autres témoignages d’observateurs sagaces sont à connaître : le Journal de Rivarol, les Mémoires et la Correspondance inédite de Mallet du Pan (2 volumes, Plon), le Journal de Governor Morris (1 volume, Plon), les rapports de police de Schmidt, publiés par M. Paul Viollet sous ce titre : Paris pendant la Révolution. Si l’on préfère des souvenirs plus dramatiques d’hommes qui ont frôlé de près la mort, on n’a que l’embarras du choix : Mon agonie 295 de trente-huit heures (les massacres de septembre), de Jourgniac de Saint-Méard, les Mémoires d’un détenu, de Riouffe, le Journal des prisons, de la duchesse de Duras.
Sur la famille royale, de préférence aux Lettres souvent insignifiantes et parfois apocryphes, il faut prendre les Souvenirs de ses serviteurs, depuis les secrétaires des commandements, au temps de Trianon, jusqu’aux valets de chambre, au temps du Temple. Que de tristesses ! Je ne sais si une femme a plus souffert sur terre que Marie-Antoinette. On regardera à deux fois, avant de s’engager dans la question de Louis XVII ; ce genre de curiosité est assez vain. Si l’enfant qui est mort au Temple n’était pas le dauphin, c’est que ce dauphin avait été étranglé depuis longtemps. La prétention de Naundorff est une mauvaise plaisanterie. Un argument décisif contre elle, c’est la conviction même de Jules Favre, puisque ce funeste avocat avait l’esprit le plus radicalement faux qui fût. On peut d’ailleurs persister à croire, sur données sérieuses, que c’est bien le vrai Louis XVII qui a été torturé, abruti, souillé et tué par ses geôliers. Le livre de M. de Beauchesne reste encore aujourd’hui une des plus attristantes lectures qui existent. Peut-être la nature humaine n’est-elle jamais descendue plus bas que pendant cette atroce époque qui déshonore notre histoire.
Sang pour sang, mieux vaut celui des champs 296 de bataille. On se débarbouillera donc, de grand cœur, dans la gloire de nos soldats. Le Journal de marche du sergent Fricasse et les deux premiers volumes des Mémoires du général Thiébault, sont ici les documents les plus caractéristiques. Mais les curieux de « victoires et conquêtes » ne seraient pas en peine pour allonger la liste. Beaucoup de ces vieux guerriers de la Révolution ont utilisé les loisirs de leur retraite à raconter leurs exploits. A leur suite, on revivra toutes ces héroïques campagnes. Une catégorie de ces batailleurs me semble ouvrir à nos curiosités un domaine moins rebattu, celle des émigrés qui firent le coup de feu contre nous, Rochechouart, Contades, Langeron, Comeau. Ce sont les guerres de la Révolution vues de l’autre côté de la scène.
Mais je suis sûr que les mémoires des contemporains n’assouviront pas toutes les curiosités, et que le lecteur demandera à connaître quelques-unes de ces histoires que les générations suivantes composent à loisir. Il y en a eu beaucoup. Je profite de ce que j’ai dû les lire en vue d’un travail sur le « Procès de la Révolution » que publia jadis la Revue des questions historiques pour essayer de guider son choix. D’abord il aura déjà lu Tocqueville et Taine, et sans doute aussi Burke, Joseph de Maistre, et Mme de Staël. Si on ajoutait au groupe le fort volume, publié en 1889 par la « Réforme sociale » le Centenaire 297 de 1789, ce serait déjà suffisant, au point de vue général tout au moins. Pour le récit des événements, peut-être aura-t-on lu aussi, déjà, quoique je les aie peu conseillés, Michelet et Quinet. Les premières pages de celui-ci sont si belles, et toutes les pages de celui-là sont si brûlantes ! Mais si on ne les a pas lus, qu’on les laisse là, pour prendre de préférence l’Histoire de la Révolution, de Carlyle (traduite en trois volumes). Elle est épuisée en librairie, mais se trouve dans les bibliothèques, et si on sait l’anglais, on la lira, partout, dans le texte, ce qui vaut mieux. Carlyle est un Michelet supérieur, exaspéré, concentré et affolé par « le cliquetis de cet énorme couperet s’élevant et retombant dans un horrible systole-diastole », et puis la Révolution jugée par un revenant de chez Cromwell c’est plus curieux pour nous que par un revenant de chez Danton. Les professeurs de rhétorique pourraient s’appliquer à des parallèles ; les mêmes scènes, procession à l’ouverture des États-Généraux ou marche des dix mille ménades sur Versailles, me semblent supérieures chez le visionnaire écossais.
Quant aux autres historiens, on ne se fatiguera pas les dents, comme je fis, à les mastiquer. Thiers et Mignet sont exsangues. Louis Blanc est coriace. Esquiros est indigestible. Tous ces narrateurs-là n’ont d’intérêt que pour ceux qui voudraient étudier la gangrène des idées fixes et l’âpreté des sectes politiques ; à voir la façon dont 298 les fidèles dantonistes et robespierristes défendent leurs dieux, on comprend que les dieux se soient mutuellement envoyés au sacrificateur. Mon lecteur les négligera donc, d’autant qu’ils sont tous sans valeur, sauf, bien entendu, Lamartine. Il y a d’admirables, de merveilleuses pages dans l’Histoire des Girondins. Mais quel ouvrage, grand Dieu, pour quelqu’un qui croit à l’exactitude historique ! Il est vrai que, quand on lit une histoire de la Révolution, ce qu’on réclame c’est si peu l’exactitude, et si fort la passion ! Or, puisqu’à ce point de vue, nul n’est plus fiévreux que Carlyle, qu’on s’en tienne à lui. Pour les événements bruts, les « faits hagards » comme il dirait justement, un mémento quelconque. En tant que vue d’ensemble, le gros volume bourré d’illustrations de Charles d’Héricault : la Révolution. C’est tout pour le général.
Reste le particulier. Les histoires de chaque aspect ou portion de la période révolutionnaire sont presque trop nombreuses. En voici une pour qui j’avoue un faible, d’abord parce qu’elle est peu connue, ensuite parce qu’elle s’orne d’une bizarrerie insigne et d’ailleurs amusante, ce pauvre Louis XVI y étant travesti en Machiavel. C’est l’Histoire des causes de la Révolution française, de Granier de Cassagnac. Il y aurait, à ce propos, une note curieuse à écrire sur ce demi-oublié qui a touché à tant de sujets et d’une façon toujours si paradoxale. Les amateurs 299 d’inattendu auront toute satisfaction avec lui, comme les amateurs d’uchronie avec Droz, auteur, lui aussi, d’une Histoire du règne de Louis XVI pendant les années où l’on aurait pu prévenir ou diriger la Révolution. L’ouvrage de Droz s’arrête d’ailleurs bien avant le moment fatal ; jusqu’au 10 août 1792, et plus précisément encore jusqu’à la minute où Louis XVI donna l’ordre aux Suisses d’évacuer le château, il était à la portée du premier venu d’arrêter les choses, mais ce premier venu ne se trouva que trois ans plus tard, le 13 vendémiaire. L’Histoire de la Terreur, de Mortimer-Ternaux, montre combien ce retard nous coûta cher.
Je ne dis rien des innombrables monographies et biographies de ce temps ; leur simple énumération tiendrait un volume. Tout au plus citerai-je les Histoires du tribunal révolutionnaire, de Wallon ou de Campardon, ou les tableaux anecdotiques et érudits de Lenôtre. Un pas de plus et on arriverait au roman proprement dit où s’atténue du moins l’atrocité du réel. Ici, la matière abonde avec Dumas père (Ange Pitou, le Chevalier de Maison Rouge), Victor Hugo (Quatre-vingt-treize), Vigny (Stello), Balzac (les Chouans, les Deux Rêves), Goncourt (la Patrie en danger), Ch. d’Héricault (les Noces d’un jacobin). Sous le titre, le Journal d’un bourgeois de Paris pendant la Terreur, M. Edmond Biré a écrit 3 volumes anxieux et solides.
300 Ce n’est pas tout. Le terrorisme n’est qu’un des aspects de la Révolution. Il y en a heureusement de plus glorieux. Pour l’aspect international, il faut mettre hors de pair l’Europe et la Révolution française, d’Albert Sorel ; l’ouvrage dispensera de recourir à celui parallèle d’Henri de Sybel, que les curieux pourtant liront aussi, car sur de tels sujets, il est bon de connaître le point de vue allemand comme le point de vue français. Mais à n’en lire qu’un, on préférera Sorel plus récent, et même, en dépit de quelques indulgences pour ses compatriotes, plus juste ; son tome Ier, les Mœurs politiques et les traditions, serait à placer parmi les quelques volumes qu’il faut, avant tous autres, avoir lus sur cette époque. Sur l’histoire militaire, sont à indiquer les récits détaillés et documentés d’Arthur Chuquet (6 volumes, Cerf). Sur les guerres navales l’Histoire de la marine sous la première république, du commandant Chevalier (1 volume, Hachette). Sur l’histoire financière, les Finances de l’Ancien Régime et de la Révolution, de René Stourm (2 volumes, Alcan). Sur les mœurs privées l’Histoire de la société sous la Révolution et sous le Directoire, des Goncourt (2 volumes, Charpentier). On allongerait indéfiniment et légitimement cette liste ; il y a tant d’ouvrages écrits sur ce temps, et il en reste tant encore à écrire ! L’embarras n’en serait que plus réel s’il fallait, pour finir, faire un choix dans ce choix que 301 nous essayons, et spécifier la douzaine de volumes, je suppose, auxquels on voudrait réduire ses lectures sur la Révolution. Que devrait-on choisir ? l’Ancien régime, de Tocqueville, les quatre premiers volumes de Taine, le premier tome d’Albert Sorel, les Finances, de Stourm, la Révolution, de Carlyle ; cela fait onze, mettons, pour compléter la douzaine, les Girondins, de Biré.
Pour nous Français, la période impériale est plus fascinante encore que l’époque révolutionnaire. Triomphes radieux et désastres inouïs, on se laisse aller à toutes les ivresses d’orgueil et d’héroïsme sans s’appesantir sur les dessous parfois effroyables : qu’on songe à ces malheureux Autrichiens faits prisonniers pendant le siège de Gênes, quelques semaines à peine avant Marengo, et qu’on laissa mourir de faim sur les pontons où on les avait parqués ; ils étaient trois mille ! La faute en est à leurs frères, soit, mais trois mille jeunes gens mourir ainsi de mort lente ! De la ville on entendait leurs hurlements. C’est Marbot qui raconte la chose, Marbot dont les Mémoires sont ce qu’il faudrait lire tout d’abord sur l’épopée napoléonienne. On ne s’en tiendra pas là sans doute. Comme souvenirs de simples combattants, les Cahiers du capitaine Coignet sont tout indiqués tant par leur propre intérêt que par la comparaison qui s’impose avec le Journal du sergent Fricasse ; 302 ce sont deux générations toutes différentes, un peu comme Thiébault et Marbot. Faut-il citer d’autres noms ? « Ils sont trop ! » comme à la barrière de Clichy ; la plupart des maréchaux et bon nombre de moindres guerriers de ce temps ont laissé des souvenirs, ou dicté tout au moins des notes, pendant les loisirs que leur fit Waterloo. On en a publié beaucoup, et parfois de peu captivants, ces dernières années, à la suite du succès obtenu par Marbot. Si j’osais, je conseillerais, de préférence à ces publications qui se répètent un peu, les mémoires de certains de nos adversaires. On en a traduit déjà un bon nombre, et d’autres, dus à des émigrés ou à des étrangers épris de notre langue, avaient été écrits du premier coup en français. Je cite à titre de spécimen les notes curieuses que ce soldat anglais de l’armée de Wellington dicta à son retour, car il ne savait ni lire ni écrire, et qu’on a publiées en français sous le titre De Saint-Sébastien à Bayonne. A côté des souvenirs des militaires il ne faudrait pas oublier ceux des civils, grands administrateurs du Consulat ou disciplinés serviteurs de l’Empire. Il y en a d’intéressants et suspects, Bourrienne et Pradt ; d’instructifs et sérieux, Chaptal, Meneval, Fleury de Chaboulon ; mais peut-être préférera-t-on des notes féminines sur ce temps qui le fut si peu, les Mémoires de Mme de Rémusat ou de Mme d’Abrantès ; le milieu napoléonien y vit davantage.
303 Comme histoire générale, le lecteur entamera sans doute les 20 volumes du Consulat et de l’Empire, de Thiers, et dans ce cas il les achèvera à peu près sûrement, si facile en est la lecture. D’ailleurs, en dépit de nombreuses et excusables imperfections, l’ouvrage garde sa valeur pour tout ce qui touche aux questions financières, aux réformes administratives, et aux mouvements des armées. On s’est moqué des prétentions stratégiques de ce petit homme à lunettes ; plût au ciel que nos généraux, en 1870, eussent eu un peu de son intelligente admiration pour l’Empereur ! Son jugement psychologique sur Napoléon n’est même pas si faux, et quand on le compare à celui de Lanfrey, on en reconnaît la justesse. Chacun pourra, d’ailleurs, le rectifier, non seulement avec la Vie de Napoléon, de Stendhal, et le chapitre qui ouvre le tome V des Origines de la France contemporaine, de Taine, mais avec quelques ouvrages spéciaux, l’Avènement de Bonaparte, le Napoléon et Alexandre Ier, d’Albert Vandal, le 1814 et le 1815, d’Henri Houssaye, etc. Ne pas oublier ici le livre épique de Ségur. Pour la vie privée de l’Empereur rien de plus fouillé que les livres de M. Frédéric Masson (Ollendorff). Sur le séjour à Sainte-Hélène, il y a toute une bibliothèque ; on s’est battu autour d’Hudson Lowe aussi tenacement qu’autour du cimetière d’Eylau ; après des essais de réhabilitation opiniâtre, l’opinion semble de nouveau se retourner contre le « geôlier ».
304 Le génie militaire est chez Napoléon le point culminant, ou fulminant comme il disait, mais c’est là étude de spécialistes. Pourtant, si de simples civils voulaient pénétrer sur ce terrain sacré, je leur transmettrais quelques renseignements ; avant tout les ouvrages qui portent la griffe du lion, comme le Mémorial de Sainte-Hélène ; ou les recueils d’extraits appropriés (Dictionnaire de Napoléon), par Damas Hinard (Plon) ; Maximes napoléoniennes, du général Grisot ; Maximes de guerre de Napoléon Ier, par A. G. (Chapelot) ; puis, comme études de critique, les écrits, chez nous, du général Bonnal (les Maîtres de la guerre, Lavauzelle), ou encore certains livres étrangers, comme le Napoléon chef d’armée, d’Yorck de Wartenburg (2 volumes, Chapelot), et le Déclin et la chute de Napoléon, du maréchal Wolseley (1 volume, Ollendorff), sans oublier les ouvrages de Jomini, notamment sa Vie de Napoléon racontée au tribunal de César par Alexandre et Frédéric (Chapelot).
L’Histoire de mon temps, de Pasquier, les Mémoires de Guizot, les Lettres de Bismarck, le Journal de Gordon, quatre ouvrages pris entre mille pour représenter le dix-neuvième siècle proprement dit. Car si l’on voulait indiquer tout ce qui serait à connaître sur ces dernières générations, que n’aurait-on pas à nommer ! Tout ce qui nous touche, nous ou nos pères, nous intéresse. Les Mémoires de Pasquier sont surtout 305 précieux pour le commencement du siècle, et plus spécialement pour les deux restaurations ; on peut le suivre, pour guide, avec plus de confiance que Chateaubriand ou que Talleyrand ou que tous les autres acteurs de ce temps de crises. Pasquier fut toujours la sagesse même, et plus que jamais en 1814 et en 1815. Ce n’est pas lui qui, au Congrès de Vienne, aurait commis la faute de Talleyrand de lier partie avec l’Angleterre et l’Autriche ; en livrant la Saxe à la Prusse, on boutait nez à nez la Prusse et l’Autriche, et on garantissait la France en établissant sur le Rhin l’ex-roi de Saxe et tout un lot de petits souverains qui, avec un peu d’habileté, pouvaient redevenir nos clients comme au temps de Versailles ; alors qu’en ayant une Prusse rhénane et une Prusse baltique, on préparait l’englobement de toute l’Allemagne intermédiaire. On pourra pourtant lire, pour l’agrément du style, la Correspondance du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne, et même, si l’on veut, et quoi qu’ils aient un peu déçu l’attente, les Mémoires que M. de Bacourt écrivit sous la demi-dictée du vieux diplomate.
Pour la fin de la Restauration, les Mémoires du baron d’Haussez ouvrent des jours nouveaux ; on y voit le vieux Charles X passant les séances du Conseil des ministres à découper des bonshommes en papier et emportant chaque fois soigneusement son travail dans sa belle serviette 306 royale. Étranges ministres, sans doute, que les amis de M. de Polignac, et pourtant c’est à ces illuminés que nous devons l’Algérie. C’est pourquoi la justice du peuple faillit les pendre tous. Sur l’expédition même, on pourra lire la Conquête d’Alger, de Camille Rousset.
En comparaison de cette quinzaine d’années, dont la Comédie humaine nous rend encore aujourd’hui le souvenir si vivant, la Monarchie de juillet semble un peu grise. Guizot personnifie bien le second régime comme Pasquier le premier. C’étaient deux grands hommes d’État, mais la calme sagesse de Pasquier est plus sympathique que l’ambition doctrinaire de Guizot. On lira, néanmoins, les mémoires de celui-ci, mais peut-être s’en tiendra-t-on là pour le côté politique du règne, et aux autres souvenirs de Broglie, de Molé, ou de Barante, préférera-t-on les tableaux de mœurs dessinés par de moins graves personnages, les Lettres du vicomte de Launay, de Mme de Girardin, le Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, de Reybaud, ou les Femmes des Tuileries, d’Imbert de Saint-Amand.
Si à ces partielles vues obliques on préférait les vastes panoramas où les grandes lignes gardent leur importance respective, et où les détails ne font que souligner les masses, on sera servi à souhait avec Thureau-Dangin. A vrai dire, ces grandes machines, l’Histoire de la monarchie de juillet, de Thureau-Dangin, comme l’Histoire de 307 la Restauration, de Viel-Castel, sont indispensables à la connaissance de la première moitié du dix-neuvième siècle.
Avec la révolution de 1848 nous rentrons dans la ronde frénétique des mémoires. Presque pas un des acteurs de ces quelques semestres mouvementés qui n’ait tenu à nous en laisser le tableau. Hélas, comme, à cinquante ans de distance, c’est peu de chose d’avoir « dirigé » un pays ! Peut-être ici le sage se contentera-t-il des tableaux autrement brillants qu’il trouvera dans les Misérables ou dans l’Éducation sentimentale. Au surplus, à exiger des témoignages de contemporains, qu’on s’adresse plutôt aux passants désintéressés, George Sand ou Maxime du Camp, par exemple, ou encore le comte de Hübner.
De même pour le Second Empire, on le connaîtra mieux à travers les chroniqueurs ou les épistoliers du temps, Villemessant, Véron, Arsène Houssaye, que par les confidences à la postérité des grands hommes du Corps législatif et du Sénat conservateur. Pourtant, il sera bon de lire, ne serait-ce que pour remettre les choses au point, le chapitre des Mémoires de M. de Maupas, relatif au 2 décembre, et d’autre part de feuilleter la Correspondance de M. Thouvenel, où l’on voit que le secret de l’Empereur ne nous a pas mieux réussi qu’un siècle auparavant le secret du Roi.
Sur la politique extérieure des dernières années les livres de M. Rothan : la Politique 308 française en 1866 et l’Affaire du Luxembourg sont à lire. L’éclat si longtemps brillant de l’armée impériale nous est rendu sensible par Mes Souvenirs, du général du Barail, par les livres de croisière de l’amiral Jurien de la Gravière, par les Souvenirs du Mexique, du prince Bibesco. Sur le souverain on peut lire l’étude de M. Fernand Giraudeau : Napoléon III intime. Nous commençons, le recul devenant suffisant, à avoir de bons ouvrages d’ensemble sur toute cette époque. L’Histoire de la république de 1848, de M. Victor Pierre, et l’Histoire du second empire, de M. Pierre de la Gorce, permettent d’attendre patiemment l’ouvrage définitif. Peut-être M. Étienne Lamy, qui a écrit de si remarquables pages sur la fin de ce règne, et qui n’a pas à plaider pro domo comme le fait M. Émile Ollivier, dans son Empire libéral, nous le donnera-t-il un jour.
Sur la guerre de 1870 que ne dévorerait-on pas ? Ceux qui par appréhension se sont abstenus longtemps de commencer quoi que ce soit sur cette attristante époque, finissent, une fois qu’ils sont descendus dans ce cercle douloureux, par s’y complaire comme dans la plus victorieuse épopée. C’est que les fautes alors commises furent si extraordinaires, si incompréhensibles, si inrecommençables ! On se surprend à espérer, jusque dans les pires désastres, à l’idée que tout aurait dû si facilement changer et du tout au tout ! Pour les opérations de guerre, le lecteur prendra 309 d’abord un résumé, celui des frères Margueritte ou du colonel Niox, puis une histoire développée, celle de Lehautcourt, ou d’Alfred Duquet. Et cela fait, il pourra se dispenser de lire tous les écrits de nos généraux ou hommes d’État d’alors : trop d’apologies, trop de réquisitoires. On complètera seulement le récit des événements militaires avec celui des négociations, et ici l’Histoire diplomatique de la guerre de 1870, d’Albert Sorel, épuisée en librairie, mais subsistante dans les Bibliothèques publiques, sera à lire ; le spectacle d’une mauvaise fortune s’acharnant contre nous y est plus visible encore.
Il est vrai que chaque homme n’a que la fortune qu’il mérite, et qu’à soupeser d’avance les âmes d’un Napoléon III et d’un Bismarck, leur destin pouvait être deviné. Après avoir lu les Œuvres de notre empereur, ses Discours et messages ou ses Idées napoléoniennes, qu’on lise les Lettres de Bismarck, ou seulement le livre que Moritz Busch lui a consacré : le Comte de Bismarck et sa suite pendant la guerre de France. De même, aux livres, même les plus réputés, de nos généraux d’alors, l’Armée française en 1869, de Trochu, par exemple, qu’on compare l’Art de battre les Français, du Prince Frédéric-Charles, ou les Discours du maréchal de Moltke.
Quant à la psychologie de la masse, on la connaîtra à l’aide de quelques journaux du siège de Paris, ceux de Victor Hugo et de Quinet par 310 exemple. Il est vrai qu’en cas de guerre, ce n’est pas la foule qui compte. Nos défaites s’expliquent moins par l’affolement populaire que par la qualité d’âme des chefs, et pour l’un d’eux au moins cette qualité est assez énigmatique pour que jusqu’ici les curiosités ne soient pas satisfaites. Que voulait au juste Bazaine ? Se livrer ? Se conserver ? Se réserver ?
Puisque je parle de la guerre de 1870, j’ajoute pour les amateurs d’art militaire quelques indications sur les autres guerres de la seconde moitié du dernier siècle. Sur la campagne de Solférino, il y a le petit livre d’Alfred Duquet. Sur la guerre de Sécession, l’étude traduite de Scheibert. Sur la guerre de Sadowa, l’ouvrage du général Bonnal. Sur la guerre des Balkans, le précis du colonel Bujac. Sur la guerre du Transvaal, les études du capitaine Gilbert. Pour les curieux, je rappelle Mes rêveries, du maréchal de Saxe, et les Fantaisies militaires, du prince de Ligne, ainsi que la Critique par Dragomiroff de la Guerre et la Paix, de Tolstoï, dans la collection Lavauzelle.
Au sortir du procès Bazaine, le Journal de Gordon vous réconcilie avec l’humanité. Voilà le livre d’un héros. C’est pourquoi je l’ai placé parmi les sept livres qu’il ne faut pas manquer de lire au cours de la période où nous en sommes. Mais, heureusement, il n’est pas seul de son espèce. La race des vaillants fleurit encore, et il 311 ne serait pas difficile de faire avec des œuvres contemporaines un digne cortège au journal du mystique aventurier écossais. On y mettrait plusieurs récits d’exploration. Élisée Reclus dit quelque part que le tableau des expéditions dans l’Archipel polaire est ce qui dans l’histoire montra l’homme sous son jour le plus noble. Beaucoup donc de ces voyages, ceux de Nordenskiold et de Nansen par exemple, ailleurs, ceux de Livingstone, de Serpa-Pinto et de Stanley en Afrique, ceux de Sven Hedin en Asie, la Vie du père Damien en Océanie, bien d’autres, seraient à lire et à relire au cours de l’existence, un chapitre par semaine, comme autrefois on lisait une vie de saint. Les dévots du positivisme auraient dû faire des eucologes de ce genre : des Horæ diurnæ contenant pour chaque jour une notice sur les grands hommes du calendrier d’Auguste Comte, et un Breviarium en quatre saisons reproduisant de hautes citations des grands types de l’humanité, saints, héros et génies.
J’ai cité des journaux d’explorateurs comme exemples d’énergie morale ; mais peut-être les aura-t-on lus aussi comme documents d’observation scientifique. Alors c’est une mine inépuisable qui s’ouvre. Vouloir lire tous les récits de voyage intéressants, plusieurs vies d’hommes n’y suffiraient pas. Ici chacun choisira ce qu’il préfère, les chevauchées dans les pampas ou les caravanes dans les déserts, les croisières sur 312 les océans ou les ascensions sur les glaciers.
Vaillant aussi serait le dessein de vouloir lire sur chaque grande race humaine, un livre d’ensemble. En ce qui concerne notre civilisation, la Psychologie des peuples européens, citée plus haut, de M. Alfred Fouillée, qui a écrit également une bonne Psychologie du peuple français, suffira à la rigueur, et il serait facile, dans tous les cas, d’en compléter les chapitres. Sur le monde anglo-saxon, j’ai déjà indiqué Taine et Tocqueville, Rousiers et Boutmy. Sur le monde moscovite, je note l’Empire des Tsars et les Russes, d’Anatole Leroy-Beaulieu. Sur le monde jaune, la Cité chinoise, de M. Simon, les Glimpses of the Far East, de Lafcadio Hearn, et le Japon, d’André Bellessort. Sur le monde nègre, Haïti, de Spenser Saint-John. Sur le monde mahométan, Chrétiens et Musulmans, de L. de Contenson. Sur le monde hindou, Dans l’Inde, d’André Chevrillon, sans oublier les Anglais comme sir Alfred Lyall ou les indigènes comme Malabari. Sur le monde persan, Religions et philosophies de l’Asie centrale, de Gobineau. Sur le contact des mondes russe et chinois, la Rénovation de l’Asie, de Pierre Leroy-Beaulieu, et la Révolte de l’Asie, de Victor Bérard. Sur le contact des civilisations française et annamite, la Psychologie de la colonisation, de M. de Saussure. Mais voici déjà une douzaine de volumes d’indiqués, il faut savoir se borner.
313 Sur nous autres, ah ! sur nous, le mieux, pour couper court, serait de nous adresser à un étranger, puisque, paraît-il, on ne se connaît jamais bien soi-même : France, de Bodley, nous apprendra toujours sinon ce que nous sommes, du moins ce que nous semblons aux autres. S’il fallait, en effet, descendre dans le détail, comme on arriverait vite à entasser une montagne de livres ! Rien que dans ces dernières années, une bonne demi-douzaine de volumes ont paru (la Société contemporaine, de Brenier de Montmorand, la Vie sociale, d’Antoine Baumann, l’Énergie française, de Gabriel Hanotaux, la Demi-République, de Léouzon Le Duc, la Corruption de nos institutions, d’Henri Joly, les Français de mon temps, de M. d’Avenel), qui ont surtout sans doute un intérêt d’actualité, mais qui n’en contiennent pas moins, tous, d’appréciables documents que les Montesquieus futurs mettront en œuvre. Et je n’indique là que des livres de lecture aisée et sans prétention technique. Si l’on voulait pénétrer dans un de ces enclos dont la réunion forme le grand champ social de France, ce serait tout un amas nouveau de volumes, des traités de science financière, ou d’économie politique, ou d’exploitation industrielle. On ne peut guère avoir une idée de notre politique sans avoir lu l’État moderne et ses fonctions, de Paul Leroy-Beaulieu, ou de nos finances sans avoir étudié le Budget, de René Stourm, ou de notre agriculture sans avoir annoté la Propriété 314 rurale, de Flour de Saint-Genis, ou de notre psychologie générale sans avoir parcouru l’Enquête sur la réforme de l’Enseignement, dirigée par M. Al. Ribot, ou la Revue des grands procès contemporains, de M. de Saint-Auban, et que d’autres documents il faudrait joindre à ces quelques spécimens si on s’adressait à des spécialistes !
Il est temps de clore ce trop long chapitre. Les sept chroniqueurs contemporains m’ont entraîné bien loin. Et pourtant le lecteur me reprochera peut-être d’avoir été avare d’indications : Mirabeau, Mme Roland, Marbot, Pasquier, Guizot, Bismarck, Gordon, ce sont de grands noms, mais peut-être des noms un peu officiels. Il y a eu, au dix-neuvième siècle, heureusement, autre chose que des tribuns, des ministres et des soldats. Qui sait si, dans quelques générations, ce septain ne fera pas sourire, et si alors on ne leur préférera pas sept autres auteurs tout différents ? Peut-être pour connaître notre dix-neuvième siècle s’adressera-t-on de préférence à des artistes ou à des savants, à des femmes du monde, ou à des hommes de cabinet. Le Journal d’Eugène Delacroix, la Correspondance de Victor Jacquemont, celle des Ampère, les Souvenirs littéraires de Maxime du Camp, le Journal des Goncourt ou, dans un autre ordre d’idées, le Journal d’Amiel, le Journal de Marie Bachkirtcheff, les Lettres de Berlioz, le Journal d’Eugénie de Guérin, 315 seront peut-être alors préférés, et qui pourrait dire que ce sera à tort ? Est-ce que nous ne donnerions pas, aujourd’hui, tous les mémoires politiques et militaires du temps de Montaigne pour Montaigne lui-même ?
Nous avons encore pendant cette période à lire nos grands penseurs classiques et les grands philosophes anciens. Voici les premiers : 46, Montesquieu ; 47, Bossuet ; 48, Malebranche ; 49, Pascal ; 50, Descartes ; 51, Buffon ; 52, Claude Bernard.
De Montesquieu, mon lecteur aura sans doute déjà lu les Lettres persanes et autres œuvres badines qui ont tant d’attrait pour les jeunes gens. Il les relira à l’âge grave. Les réflexions d’Usbeck changent d’aspect à vingt-cinq ans de distance. Si l’on avait le temps de les situer dans leur vrai milieu, on feuilletterait en leur honneur quelques livres de l’époque, d’un côté les Voyages, de Tavernier et de Chardin qui expliquent la préoccupation des choses d’Orient, d’autre part les Œuvres de Pierre Bayle et de Fontenelle qui expliquent les nouvelles hardiesses d’idées. Est-il besoin de noter que les problèmes que soulève le Persan, importance du chiffre de la population, lois caducaires, célibat monastique, parallèle des peuples protestants et des peuples catholiques, restent toujours à l’ordre du jour ? Vous trouverez le même genre d’actualité irritante sous le déguisement antique dans les autres petits 316 écrits du président, Sylla et Eucrate, Lysimaque, etc. Plus lentement, et presque comme un thème à méditations, il faudra effeuiller, page à page, les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, même si on les a déjà lues ; ce sont là chapitres qui supportent plusieurs retours. Enfin qu’on lise avec la même lenteur l’Esprit des Lois, comme il faut le lire, disait Stendhal, c’est-à-dire en acceptant ou en rejetant chacun de ses nombreux et petits chapitres. Nulle lecture n’est plus féconde. Un homme qui a pris et pesé l’un après l’autre tous les axiomes lapidaires du penseur a fait à peu près tout le tour de la science sociale. Sur les chapitres relatifs à l’invasion des barbares et à l’établissement de la féodalité on pourra presser le pas, ces questions ayant été reprises plus profondément par les érudits modernes. Mais les considérations de Montesquieu sur la politique en général gardent aujourd’hui tout leur prix ; plût au ciel qu’elles eussent de plus gardé toute leur autorité. Ce fut un malheur national qu’au grave président de Bordeaux, notre tempérament préférât le bourgeois gentilhomme de Paris ou l’aventurier de lettres de Genève ; un livre de Faguet, la Politique comparée de Montesquieu, Voltaire et J.-J. Rousseau, sera ici particulièrement utile. Il ne faut pas non plus oublier les Lettres familières et les Œuvres inédites que publia naguère un de ses descendants. Enfin comme il fut un grand promeneur, 317 on aura profit à comparer ses jugements sur l’étranger à ceux d’autres amateurs de voyages de son temps, tels que Voltaire ou le président de Brosses.
Bossuet remplira à lui seul toute l’année suivante. Ses œuvres, non compris les écrits latins, tiennent, suivant les éditions, de 31 à 43 volumes. Chacun s’efforcera d’en absorber le plus possible. On lira, ou probablement on relira le Discours sur l’Histoire universelle, l’Histoire des variations des Églises protestantes et les Oraisons funèbres qu’on s’étonnera de trouver moins ennuyeuses qu’au collège. Aussi sans doute ne vous en tiendrez-vous pas aux Oraisons et lirez-vous de plus les Sermons, soit les choix en un ou deux volumes, soit, ce qui vaudrait assurément mieux, la série complète dans l’édition Labarcq. Voilà pour l’orateur. En ce qui touche le controversiste, la grande œuvre des Variations aura sans doute induit le lecteur en curiosité ; à lui donc les Six avertissements aux protestants, la Défense de l’Histoire des Variations, la Conférence avec M. Claude et la Correspondance avec Leibniz. Ce sont là questions qui n’ont rien perdu de leur actualité puisqu’il y a toujours des catholiques et des protestants, et que la question se pose plus que jamais de savoir s’il vaudrait mieux resserrer ou desserrer le lien qui unit entre elles toutes les confessions chrétiennes. En revanche, chacun pourra passer plus 318 rapidement sur les controverses qu’eut à soutenir Bossuet avec les jansénistes, les casuistes, les quiétistes. Les livres du Père Ingold, Bossuet et le jansénisme, et de Crouslé, Bossuet et Fénelon, dispenseront même ici de recourir aux documents originaux. De ces diverses querelles, la plus intéressante pour nous est celle que le grand évêque eut avec Richard Simon ; les idées des docteurs orthodoxes ont évolué sur la question biblique, et l’exégèse de Bossuet, comme d’ailleurs celle de Pascal, nous semble d’une timidité un peu étroite ; le livre d’un ancien jésuite, le père de la Broise, Bossuet et la Bible, est à lire ici, et peut-être est-il bon d’ajouter à ce propos que c’est dans la Compagnie de Jésus que Richard Simon trouva, dès le temps de Bossuet, ses plus vifs défenseurs. Bossuet philosophe et moraliste sera à connaître aussi : Traité de la connaissance de Dieu, Traité du libre arbitre, Traité de la concupiscence, Traité de l’usure, toutes questions qui ne peuvent, hélas, vieillir. J’ajoute les Maximes sur la comédie et la Correspondance. Enfin il ne faut pas négliger en lui, et même il faudrait l’étudier avant tout, le prêtre, j’entends le théologien, le mystique et le directeur de conscience, et je fais allusion aux Élévations sur les mystères, aux Méditations sur les Évangiles et aux Lettres de direction. Ici encore il y a des livres spéciaux, Bossuet directeur de conscience, et autres, qu’on trouvera indiqués 319 chez Brunetière dont on s’étonnerait, n’est-ce pas, que le nom ne fût pas rappelé à propos de Bossuet.
L’année suivante, avec Malebranche, sera moins chargée. L’édition Charpentier contient en 4 volumes tout ce qu’il sied de connaître : les Entretiens métaphysiques, les Méditations chrétiennes et la Recherche de la vérité. Les insatiables iront chercher dans les œuvres complètes le Traité de l’amour de Dieu, ou l’Entretien d’un philosophe chinois avec un philosophe chrétien. Comme guide, la récente monographie d’Henri Joly dans la Collection des grands philosophes (Alcan) permettra de ne pas recourir aux gros volumes de ses contemporains, le P. Dutertre ou le grand Arnauld. Sur les polémiques acharnées de ce dernier avec Malebranche, on trouvera de suffisants renseignements dans le Port Royal, de Sainte-Beuve. La lecture de Malebranche est beaucoup plus agréable que ne le ferait supposer la nature élevée des problèmes qu’il scrute. Chez nous, Condillac et Taine, seuls, sont aussi aisés d’allure. Les Entretiens métaphysiques notamment, grâce à leur forme dialoguée, se suivent avec une facilité surprenante. C’est donc par là qu’il faudra commencer, et c’est là aussi que pourront s’arrêter ceux dont l’enthousiasme pour « la vision en Dieu » serait tiède.
Ceux-ci, en ce cas, devraient profiter du temps qui leur resterait libre pour compléter leur connaissance 320 des grands sermonnaires du dix-septième siècle. L’éditeur Garnier a publié un volume de Chefs-d’œuvre oratoires, de Bourdaloue, un d’Oraisons funèbres, de Fléchier, Mascaron, etc., un de Sermons, de Massillon, et deux d’œuvres choisies de Fénelon ; c’est tout ce qu’il faut. Pour donner goût à ceux qui garderaient quelque méfiance au sujet de cette littérature, je transcris ici l’admirable péroraison d’un sermon de Bourdaloue que, sur la foi d’une lettre de Tocqueville à Mme Swetchine, j’avais longtemps attribuée à Bossuet, et qui, en effet, a toute la hauteur royale de Bossuet : « Je ne sais si vous êtes content de moi, et je reconnais que vous avez bien des sujets de ne l’être pas ; mais pour moi, mon Dieu, je dois confesser à votre gloire que je suis content de vous et que je le suis parfaitement. Il vous importe peu que je le sois ou non ; mais après tout, c’est le témoignage le plus glorieux que je puisse vous rendre ; car dire que je suis content de vous, c’est dire que vous êtes mon Dieu, puisqu’il n’y a qu’un Dieu qui me puisse contenter. »
Pascal vient sur ces mots. Il tient tout entier en deux volumes, les Provinciales et les Pensées, avec quoi s’impriment d’habitude les Opuscules. Mais n’importe qui pourrait facilement réunir une volumineuse bibliothèque autour de ces deux volumes-là. Sur Pascal lui-même que de livres écrits, depuis sa Vie, par Mme Périer (qu’il 321 ne faut pas accepter tout à fait, paraît-il, comme parole d’Évangile), jusqu’au livre de Joseph Bertrand en passant par les médecins plus ou moins aliénistes, genre Lélut ! On ne repoussera pas ces commentateurs de tout ordre. Pascal est de la race de ces génies énigmatiques que chacun comprend à sa manière, et qu’il est bon de voir compris de façons différentes. Comment, par exemple, entendre les Provinciales sans résister à la tentation d’écouter aussi les ripostes et de se faire juge du combat ? Ces subtils casuistes méritent-ils les terribles coups de boutoir de l’amer solitaire ? La dispute de la morale stricte et de la morale large est de tous les temps. De quel parti se mettre ? Il semble qu’il y aurait un moyen de concilier les choses, ce serait d’adopter la sévère pour soi et l’indulgente pour les autres. Mais alors c’est donner raison aux casuistes puisqu’ils se mettaient, parlant confession, au point de vue des autres ! Terrible, en effet, est bien l’ironie du grand polémiste : « Ah, mes révérends, il est fort heureux que les juges du Roi ne pensent pas comme vous ! » Mais oui ! Et il serait fort malheureux qu’ils pensassent de même, que les surplis revêtissent d’inexorables punisseurs et les simarres d’insatiables inquisiteurs. Je laisse de côté le point de savoir si les citations d’Escobar et de Caramuel, que Pascal recevait toutes parées de Nicole, sont bien exactes ; Port Royal, en éditant les Pensées, 322 nous a permis de douter de ses scrupules : où il a imprimé : « Athéisme, manque de force d’esprit », Pascal avait écrit : « Athéisme marque de force d’esprit » ; il avait ajouté, il est vrai, « mais jusqu’à un certain point seulement ». Pascal est tout entier dans ce balancement ; ces « Messieurs » eurent tort de ne pas le voir et de ne pas le laisser voir.
Port Royal, d’ailleurs, vaut mieux, lui aussi, que sa réputation. Qu’on lise les six riches volumes de Sainte-Beuve, en y ajoutant l’appréciation critique de l’abbé Fuzet : les Jansénistes et leur dernier historien ; le « peloton », comme disait Louis XIV, en sort à son honneur ; comme d’autre part, de la lecture du Chemin de velours, de Remy de Gourmont, les tortueux casuistes sortent moins noirs que nous nous figurons.
Et les Pensées, qu’en dire, sinon qu’on pourrait méditer des mois entiers sous leurs arceaux inachevés ? Le charme émotionnant des ruines est dans l’essor de l’imagination qui se plaît à les compléter ; restaurer des débris, comme on fit de certains donjons féodaux, quel contre-sens ! plus ils restent vagues, plus leur mystère nous attire. Ainsi des Pensées, de Pascal. Nous les aimons de tout ce que nous y voyons, et plus encore, de ce que nous y devinons. Il y a déjà une douzaine d’éditions (de vraies reconstructions) toutes différentes, il y en aura d’autres encore, d’autant qu’ici les cintres interrompus, les colonnes 323 gisantes, les sculptures qu’on découvre dans l’herbe sont de splendides fragments, et que nous pouvons les admirer autant pour eux-mêmes que pour l’ensemble dont ils devraient faire partie, un peu comme la colonnade de ce radieux Parthénon que Pascal, à sa mort, aurait pu voir encore intact dans son éternelle jeunesse sur le rocher de l’Acropole !
Une grande édition des œuvres de Descartes est en voie de publication. Mais le lecteur pourra se contenter de celles qui existent, fort respectables en leurs douzaines de tomes, ou même des choix en un volume qui se trouvent un peu partout. Ce n’est pas, en effet, précisément par le style que vit Descartes ; il est loin, à ce point de vue, de François Bacon qu’il surpasse tant d’ailleurs à tous les autres, et peut-être, une fois qu’on sera arrivé au bout du Discours sur la méthode ne se sentira-t-on pas le courage d’aller plus loin. Pourtant ceux qui ont lu la Correspondance assurent qu’elle est très curieuse. Sa vie ne l’est pas moins, guerres, poële en Hollande, aventures, petite Francine, jusqu’à sa retraite en Suède où l’originale Christine lui attribua l’honneur de sa « glorieuse conversion ». On lira donc, de préférence (à moins d’être de la partie) à ses œuvres propres, celles qui furent écrites sur lui, soit biographies soit études critiques ; parmi celles-ci, les livres de M. Liard ou les Sermons laïques, d’Huxley, semblent les plus profitables.
324 Comme, par suite, cette année-là se trouvera peu chargée de lectures, on en profitera pour connaître le grand progrès que Descartes et ses contemporains firent faire aux sciences. Comme je le disais plus haut, rien de plus important dans l’histoire du monde que la marche des découvertes scientifiques. Heureusement, les bons guides modernes ici ne manquent pas : l’Histoire des sciences, de Maximilien Marie, la Médecine, histoire et doctrines, de Ch. Daremberg ; la Chimie au moyen âge, de Berthelot ; les Fondateurs de l’astronomie, de J. Bertrand.
On étudiera donc de près tous ces noms illustres : Viète, Fermat, Harvey, Képler, Galilée. Képler croyait-il réellement à son astrologie ? Wallenstein y croyait, du moins, et ce fut un horoscope de Képler qui, en enchaînant son ardeur, décida sa ruine. Et Galilée, avait-il l’intention d’opposer la Science à l’Orthodoxie ? Celle-ci fut du moins bien maladroite d’aller chanter pouille à celle-là. Du Procès de Galilée, d’Henri de l’Espinois, on tirera toujours cette conclusion qu’il est dangereux pour un savant de discuter avec un « autocrator » qui se pique de science, qu’il est d’ailleurs maladroit pour ce savant de mettre les idées de son haut adversaire dans la bouche d’un personnage orné du nom de Simplicius, et qu’il est toujours imprudent de réclamer à cor et à cris des juges quand on tarde à vous en donner ; beaucoup de pauvres 325 diables ne furent pas guillotinés pour autre chose pendant la Terreur ; l’exemple de son imprudent compatriote Savonarole aurait dû arrêter Galilée. L’histoire n’en est pas moins pénible ; il n’y a de comique là dedans que les costumes « Saint-Barthélemy » dont les peintres habillent leurs personnages, en 1633, quand l’idée les prend d’illustrer l’E pur si muove !
L’œuvre de Buffon est plus volumineuse encore que celle de Descartes ; dans certaines éditions, elle dépasse les six-vingts tomes. Même en s’en tenant à ce qui est réellement sorti de sa plume, on atteint un nombre si considérable de pages que, peut-être, se contentera-t-on des choix en un ou deux volumes qu’ont donnés beaucoup d’éditeurs. L’édition la plus récente est celle de M. de Lanessan, ce grand homme pour députés, qui se fit gloire un jour d’avoir découvert l’antagonisme de la famille et de la société chez les végétaux. Si vous prenez une de ces éditions complètes, vous lirez tout d’abord l’Histoire de l’homme, et en les comparant, pour voir le progrès des idées, la Théorie de la terre et les Époques de la nature. Ensuite vous achèverez le reste si vous avez des loisirs, notamment les Quadrupèdes et les Oiseaux, mais en vous gardant de dire trop souvent : Comme c’est bien du Buffon ! car vous pourriez avoir affaire, juste au moment, à du Bexon ou à du Guéneau. On se gardera aussi d’une façon générale de croire que 326 ce grand savant se mettait en habit de cour à sa table de travail, et une fois éclairci le sens des mots « écrire en manchettes », on se plaira à poser des questions captieuses aux neuf-dixièmes de ses amis qui l’ignorent. Sur ces questions de cuisine littéraire et scientifique, on lira avec intérêt l’Histoire des travaux et des idées de Buffon, de Flourens, ou son livre sur les Manuscrits de Buffon, et sur l’homme même, le Voyage à Montbard, d’Hérault de Séchelles, modèle d’ironie narquoise que Jouaust a réédité naguère. Si Buffon avait vécu cinq ans de plus, il aurait pu voir son visiteur accomplir un voyage plus fâcheux à Montaregret.
Comme c’est le savant, malgré tout, qui l’emporte chez Buffon sur l’écrivain, en dépit du Discours sur le style, chacun profitera de sa fréquentation pour se remettre les idées au point en matière d’histoire naturelle. Des livres comme celui de M. Edmond Perrier, la Philosophie zoologique avant Darwin, faciliteront cette besogne. Et ce dernier nom suggère d’autres œuvres aussi importantes que celle de Buffon et qu’il conviendrait de lire pour connaître l’Histoire de la découverte scientifique du monde, le Discours sur les révolutions du globe, de Cuvier, la Philosophie zoologique, de Lamarck, l’Origine des espèces, de Darwin, l’Histoire de la création, d’Hæckel, avec, enfin, quelque volume tout à fait récent, pour marquer l’état actuel de la science. 327 Est-il besoin d’ajouter qu’autour de chacun de ces noms, ce serait tout un cycle d’œuvres remarquables qu’on pourrait réunir ? Autour de Darwin, par exemple, que de livres d’Huxley, de Weissmann, de Quatrefages, de Romanes, de Gaudry, de Quinton !
Enfin Claude Bernard, un aussi grand nom pour le dix-neuvième siècle que Buffon pour le dix-huitième, et à qui il n’a manqué, pour conquérir la popularité, que de jeter dans la circulation quelque axiome propice à contre-sens comme « le style c’est l’homme » ! On n’en lira pas moins l’admirable Introduction à la médecine expérimentale, et autour de ce clair foyer, on disposera les plus importants travaux que le dernier siècle a vu publier sur la physiologie depuis les Rapports du physique et du moral, de Cabanis, jusqu’aux dernières communications qu’a pu recevoir l’Académie des Sciences. Pour un jeune homme, il ne serait peut-être pas de lecture plus fécondante que celle des grands mémoires scientifiques originaux, ceux de Lavoisier, Gay-Lussac, Dumas, Carnot, Regnault, Poinsot, en ayant soin, comme dit M. Le Chatelier, de bien mettre en relief leurs points essentiels. Et pour un homme d’âge mûr, il n’est pas de lecture plus consolante. « Nos neveux sont bien heureux, ils verront de belles choses ! » disait le vieux Voltaire. Qui ne répéterait ceci en étudiant l’histoire d’une découverte, ou en lisant la 328 vie d’un grand savant, celle par exemple de Pasteur, par Vallery-Radot ?
Restent enfin, pour cette période, les grands philosophes de l’antiquité. Voici les sept que je propose : 46, Socrate ; 47, Platon ; 48, Aristote ; 49, Plotin ; 50, Épictète ; 51, Sénèque ; 52, Boèce. Quelques mots seulement sur chacun d’eux.
Socrate, pour cause, sera vite lu. Il n’en sera que plus posément étudié. D’abord, si Socrate n’a rien écrit, on ne peut dire qu’il n’a rien laissé. Des disciples comme Platon ou Xénophon valent des livres. On sait que c’est une des « colles » favorites des hellénistes de se demander si c’est à travers l’un, ou à travers l’autre, que nous voyons le plus exactement leur maître commun. Cette question, on se la posera à son tour, et comme l’année d’après sera celle de Platon, on consacrera la présente à Xénophon. Les Entretiens mémorables seront à lire tout d’abord si l’on veut connaître le probablement vrai Socrate. Pour bien saisir l’importance historique du philosophe qui, comme le dit Cicéron dans un mot presque toujours compris de travers, fit descendre la philosophie du ciel sur terre, il sera bon de lire une Histoire de la philosophie grecque, ou tels livres de Paul Tannery, la Science hellène, ou de G. Milhaud, les Philosophes géomètres de la Grèce, qui mettent bien en lumière les préoccupations presque uniquement scientifiques des précédents 329 philosophes. Socrate, « fondateur de la morale », comme on le titre justement, mais nullement de la morale « spiritualiste », est à égale distance des physiciens d’avant et des métaphysiciens d’après. J’indiquerai bien encore sur lui les livres particuliers d’Alfred Fouillée ou de Clodius Piat, mais non sans rappeler que, de préférence, il faudrait remonter aux sources, c’est-à-dire, cette année, à Xénophon. Les œuvres de cet attique ont été louablement traduites, et ne tiennent que deux volumes de la Bibliothèque Charpentier ; on les lira donc en entier, non seulement celles qui se rapportent à Socrate, mais aussi les autres ; la Cyropédie est un peu ennuyeuse (l’Émile l’est peut-être bien aussi), mais l’Anabase est captivant comme une « verdadera historia de conquistador ». Et il ne faudrait pas négliger les petits traités stratégiques, économiques ou politiques qui abondent en indications précieuses. Xénophon est le premier en date non seulement des faiseurs de mémoires, mais encore des auteurs de traités d’économie politique et de droit constitutionnel ; je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un ancêtre dont la postérité ait prospéré davantage.
Les œuvres complètes de Platon tiennent une dizaine de volumes dans l’édition Saisset (Charpentier). On les lira tous, et avec plus de plaisir qu’on ne pense. Platon est un des sommets de l’esprit humain ; on ne peut pas plus l’ignorer qu’Homère, et si l’on n’avait le temps de lire que 330 deux auteurs de toute la littérature grecque, c’est bien Homère et Platon qu’il faudrait choisir. S’il n’en reste pas alors pour connaître les commentateurs, même les quatre savants volumes d’Alfred Fouillée, tant pis. Mieux vaut avoir entendu rugir le monstre lui-même. Ceci n’est pas d’ailleurs pour détourner le lecteur de suivre un guide moderne, lequel, à vrai dire, est indispensable, et ici on fait grand cas du livre récent de M. Bénard ; mais, à moins d’être un fervent, le lecteur s’abstiendra d’éclaircir les obscurités de la chronologie des œuvres de Platon ou de l’authenticité de certains livres. Bien entendu, à faire un choix, il faudrait commencer par laisser de côté les œuvres carrément suspectes. A la rigueur « les dialogues polémiques » pourraient être réservés pour une seconde lecture ; on pourrait aussi, si on a lu la République, se reposer un peu avant de lire les Lois. Mais ce sont là toutes les concessions possibles, et le fait d’avoir négligé tout le reste, notamment le Criton, le Phédon, le Phèdre, le Banquet, vous exposerait aux plus justes anathèmes.
« Beaucoup portent le thyrse, mais peu sont possédés par le Dieu. » Platon fut sans conteste un de ceux-ci. C’est surtout quand on a fréquenté les philosophes modernes qu’on s’éprend de sa grâce souveraine. Quel de nos professeurs en us oserait disposer en comédies charmantes le sujet de ses moroses cours ? Et pourtant y a-t-il 331 beaucoup de traités de philosophie qui comptent chez nous en dehors des Entretiens métaphysiques, des Soirées de Saint-Pétersbourg, et des Dialogues philosophiques ? « On s’imagine Platon et Aristote avec de grandes robes de pédants… », disait Pascal. Qu’on les lise et on ne se les imaginera plus ainsi. Il y a dans Platon jusqu’à des jeux de vaudeville, les bons vieux assis aux deux bouts d’un banc qui dégringolent brusquement parce que ceux du milieu les refoulent pour faire place entre eux à un nouveau venu de mine charmante ! L’histoire n’est plus de nos mœurs ; mais il ne faudrait pas remonter très haut dans notre histoire pour donner à Platon son cadre ; sa République n’aurait pas déplu à un de nos moines, genre Campanella ; l’Eutyphron nous montre un type d’inquisiteur de la foi qu’on s’attendrait à trouver à Tolède plutôt qu’à Athènes ; le Lachès exprime des idées militaires qui auraient plu à Jean le Bon, et si saint François d’Assise avait dû aller dîner en ville, il aurait, comme Socrate, mis des souliers pour faire honneur à ses hôtes. Qu’on approche donc du divin Platon ; une fois sous le charme, on trouvera tout intéressant, jusque, même si l’on ne comprend pas le grec, jusqu’au Cratyle.
Barthélemy Saint-Hilaire a traduit en français tout Aristote, sauf naturellement la Constitution des Athéniens, qu’on découvrit après sa mort. D’autres ouvrages du grand Stagirite reverront 332 peut-être le jour. C’est une stupéfaction pour les simples curieux qu’on n’ait pas encore déroulé tous les manuscrits d’Herculanum. Qui sait si on ne retrouvera pas quelque matin le livre qu’il écrivit sur Pythagore et dont il faudrait célébrer la découverte à toutes volées de cloches par la chrétienté entière, Pythagore étant une des cinq ou six plus merveilleuses figures de l’humanité ? Ce qui reste d’Aristote est d’ailleurs suffisant pour se faire une juste idée de cet étonnant « synthète ». Tâchez de lire toutes ses œuvres, comme pour Platon. Si cela ne se peut, lisez toujours la Politique, la Rhétorique et la Poétique qui, dans l’édition Garnier, ne tiennent que 2 volumes. Mais lisez-les avec précaution, car les traductions peuvent induire en erreur ; Barthélemy Saint-Hilaire, par exemple, traduit quelque part démocratie par démagogie, ce qui est fâcheux. C’est dans le passage de la Morale à Nicomaque, où Aristote classe les formes de gouvernement ; il distingue trois formes normales : la royauté, l’aristocratie et la politie qui est une sorte de régime censitaire ; et trois formes anormales, la tyrannie, corruption de la royauté, l’oligarchie, corruption de l’aristocratie, et la démocratie, corruption de la politie ; c’est cette démocratie que le traducteur transforme en démagogie, alors qu’Aristote veut seulement parler d’un régime analogue à notre suffrage universel ; il est vrai que s’il avait donné la préférence parmi les formes normales à la 333 royauté sur la bourgeoisie censitaire, il reconnaît la démocratie moins dangereuse que la tyrannie : optimi pessima corruptio. Mais c’est assez sur ce détail. Je n’insiste pas davantage sur l’importance de son œuvre, ni sur le curieux problème qu’elle soulève, le ralentissement de la ferveur scientifique qui, malgré elle, se manifeste aussitôt après dans le monde grec, et le renouveau de cette ferveur qui s’éveille (par elle ? avec elle ?) plusieurs siècles après, en Occident. Il suffit ici d’indiquer, en sus des ouvrages d’intérêt général déjà cités, quelques livres spéciaux : la Biologie aristotélique, de Pouchet (G. Baillière), et l’Essai sur la métaphysique d’Aristote, de Ravaisson, l’auteur du fameux rapport sur la Philosophie au dix-neuvième siècle.
De Plotin, il existe une bonne traduction des Ennéades, par Bouiller. Mais peut-être le lecteur hésitera-t-il à pénétrer tout seul dans cet obscur domaine de la philosophie alexandrine. Pour Plotin plus encore que pour Platon un guide est nécessaire. L’Histoire critique de l’École d’Alexandrie, de Vacherot, sera ici très utile. De suffisantes clartés y luisent sur Porphyre, Jamblique et les autres jusqu’à Proclus. Ceux surtout qui s’intéresseraient aux origines du christianisme ne devraient pas négliger toute cette école ; c’est là qu’est la source du grand fleuve théologique dont la crue limoneuse fertilisera le christianisme primitif. Toute la métaphysique 334 de saint Jean et de saint Paul se développe dans les platoniciens alexandrins ; peut-être n’a-t-il manqué aux judéo-hellènes d’Égypte d’avant Philon que de trouver une figure héroïque autour de laquelle serait venue se condenser toute la foi humaine. Qui sait — le rêve en ces matières n’est pas illicite — si Socrate n’aurait pu être cet élu ? Qu’au lieu d’hommes de génie pour disciples, il eût eu d’obscurs artisans d’Athènes, et que ceux-ci, après la mort du maître, se fussent dispersés par le monde pour fuir les trente tyrans ; quelques-uns, abordant en Égypte, auraient pu unir l’amour poussé jusqu’à l’adoration de leur maître à la spéculation métaphysique la plus subtile, et le « juste mis en croix » de Platon déterminait, trois siècles avant Jésus, la grande révolution de l’histoire. Un Socrate idéalisé, sans nez camard, sans fatigant bavardage, sans ironie et sans finasserie, aurait-il été indigne de l’adoption sacrée des hommes ? Sa fin est d’une beauté parfaite, un homme-dieu doit expirer d’une mort noble qui ne mutile pas le corps comme la hache ou ne le ridiculise pas comme la corde ; le groupe de Socrate tenant la coupe de poison au milieu de ses amis est moins douloureux que le groupe du Calvaire, mais il a sa beauté qui nous semblerait égale si l’Athénien avait bu la ciguë pour sauver l’espèce humaine et non pour obéir aux lois de sa mesquine cité. Mais laissons ces rêves. La figure que plus tard les mystagogues 335 alexandrins essayèrent d’opposer à Jésus n’avait pas la moindre chance de réussite, Apollonius de Thyane. On lira sa Vie, par Philostrate, et l’occasion s’en présentant, les Dialogues, de Lucien de Samosate. L’esprit boulevardier de ce Grec, qui probablement était Juif, fait penser à Heine, ou à Voltaire qui, pour ne pas aimer les Juifs, avait assez de traits communs avec eux.
Le Manuel d’Épictète constitue un minuscule livre, et les Pensées de Marc-Aurèle n’apparaissent pas beaucoup plus volumineuses. Mais ce n’en sont pas moins écrits précieux et qu’il faut lire avec vénération. On comprendrait un homme qui réduirait son alimentation spirituelle à deux tout petits livres : le Manuel d’Épictète et l’Imitation de Jésus-Christ, car il n’est pas mauvais de contrebalancer le stoïcisme par son contraire, et ce serait ici le cas de relire l’admirable Entretien avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne, de Pascal. C’est justement, d’ailleurs, parce que nous sommes tous beaucoup plus près de celui-ci que de celui-là qu’il faut tâcher de se faire une âme stoïque, d’autant que nul ne sait jamais s’il n’aura pas à s’ouvrir les veines un beau jour ; demandez plutôt à Chamfort. Et sans doute, ce n’est pas de trop près qu’il faudra s’approcher des grands stoïciens ; Marc-Aurèle, si admirable à travers Renan, décourage un peu l’enthousiasme, vu en pleine histoire ; il est possible qu’il en soit de lui comme de Salluste qui était si dénué de 336 faiblesses la plume à la main, et de scrupules dans son gouvernement d’Afrique ; n’importe, c’est déjà quelque chose d’avoir mis de la noblesse dans son plan de vie, tant d’hommes ne la mettent ni dans l’idéal ni dans le réel !
C’est peut-être en récompense de ceci que d’autres demi-stoïciens eurent une fin si belle, Cicéron par exemple. Comme beaucoup de phraseurs, ce fut un homme de conduite médiocre, et d’infatuation énorme ; il est si peu sympathique qu’il vous rend indulgent pour Catilina lui-même ; mais sa mort efface toutes ses petitesses. On surmontera donc le peu de goût qu’inspire sa faconde pour lire le De officiis ou le De natura deorum ; et, dans tous les cas, rebuté ou non, on lira, car il faut avoir lu quelque chose de lui, le Songe de Scipion. Puisque ce sera alors le moment de se faire une idée des deux grands courants de la morale antique, on pourra interroger quelques livres modernes, par exemple la Morale d’Épicure dans ses rapports avec les doctrines contemporaines, de Guyau, ou un Problème moral dans l’antiquité, essai de casuistique stoïcienne, de Thamin.
Avec Sénèque, on ne quitte pas le stoïcisme, le spécial stoïcisme du temps des douze Césars où l’ombre de la mort s’allongeait sur toutes les existences. On comprend que Sénèque ait été l’auteur favori de nos temps révolutionnaires ; quand l’échafaud est chaque jour en 337 perspective, se préparer à mourir noblement est le souci qui prime tous les autres. Toutes les œuvres philosophiques de Sénèque ne tiennent qu’un volume, un gros volume, il est vrai, dans la collection Nisard (Didot) ; 2 volumes dans l’édition Hachette ; il sera donc facile de les lire toutes et point difficile, au surplus, de les lire dans le texte. Même aujourd’hui le Traité de la tranquillité de l’âme se laisse achever et les Consolations à Helvia se laissent admirer. Il faut d’ailleurs être indulgent pour la rhétorique, quand le rhéteur joue sa vie, et Sénèque a fini par perdre la sienne.
Sur l’état si curieux du monde romain à cette époque, j’ai déjà cité Nisard et Renan ; ajoutez les récentes études sur la Grandeur et décadence de Rome, de G. Ferrero. La question des rapports de Sénèque et de saint Paul a fait écrire des volumes spéciaux. Dans un genre voisin, l’Opposition sous les Césars, de Gaston Boissier, est à lire comme son Cicéron et ses amis ; tout ce qu’a écrit ce compatriote d’Antonin le Pieux sur l’antiquité classique est à la fois solide et agréable. Il y a tant de livres sur les mêmes sujets dont on ne pourrait pas en dire autant !
Enfin la Consolation, de Boèce. Nous touchons au christianisme. Nous sommes en plein christianisme. Nulle époque ne fut plus intéressante pour le penseur que celle-là. On sait, au surplus, qu’elle a souvent porté bonheur à la 338 gloire de l’auteur des Martyrs, comme à la popularité de l’auteur de Quo Vadis. Mais ici la fiction n’est pas plus intéressante que l’histoire. On lira donc des ouvrages comme la Fin du paganisme, de G. Boissier, ou les Récits du cinquième siècle, d’Amédée Thierry, et, chemin faisant, on se demandera si c’est bien alors que finit le paganisme. La Mort des Dieux, la Fin des Dieux, on a fait des livres sur le retour des Olympiens. Il semble bien que jusqu’à la chute définitive de Constantinople, les adorateurs d’idoles ont survécu par tout l’ancien monde hellénique ; au quinzième siècle, il y avait encore des statues de Zeus debout en Crète, et on leur adressait des prières. Ce serait alors l’Islam et non le Christ qui serait le véritable destructeur du Panthéon. Problèmes obscurs et d’autant plus passionnants. Ils ne touchent que de loin Boèce qui est un pur occidental. Pauvre grand homme, martyr de la barbarie, et qui a failli faire prendre pour un précurseur de Charlemagne l’atroce brute que fut Théodoric. Quelle n’a pas dû être l’angoisse de ces derniers défenseurs de la civilisation ? J’ai essayé, dans les Amants d’Arles, de rendre l’impression étrange que ce temps produit, cette odeur de marécage qui s’exhale des dernières cités impériales, d’Arles comme de Narbonne, d’Ostie comme de Ravenne. Et pourtant cette époque a son charme mélancolique. Le sonnet de Verlaine vous revient : « Je suis l’Empire à la fin 339 de la décadence — Qui regarde passer les grands barbares blancs. » On se plaît à ces derniers jeux de poésie des Sidoine Apollinaire et des Prudence ; plusieurs même se sont épris de cette littérature spéciale « marbrée des verdeurs de la décomposition ». Il y a là-dessus un curieux chapitre dans l’A rebours, de Huysmans, dont on trouvera en quelque sorte le développement dans le Latin mystique, de Remy de Gourmont. Ce n’est pas par un vain goût de paradoxe que certains préfèrent au Thesaurus de la langue cicéronienne le Glossarium mediæ atque infimæ latinitatis, de Du Cange.
Voici notre cinquième septain terminé. Il présente la même polychromie que les précédents. Je rappelle seulement les têtes de colonne.
340
Dernier septain. De 53 à 60 ans. Non qu’à partir de la soixantaine on ne doive plus ouvrir de livres. Mais il est à craindre qu’on les ouvre moins vite, moins souvent, moins longtemps, et qu’on en ouvre rarement de nouveaux. L’odeur d’imprimerie fraîche attire les jeunes ogres, mais repousse les vieux. On relira. Heureux encore si en relisant on se souvient nettement qu’on a déjà lu ! A 53 ans on n’en est pas encore là sans doute ; toutefois, que d’anciens foudres de lecture chez qui des signes de lassitude se manifestent ! Les loisirs se raréfient, les curiosités s’émoussent, les yeux se fatiguent. Si on a de grands garçons de 18 à 20 ans, on les admire un peu de se jeter sur les bouquins avec une fringale toujours inassouvie. On se sent naître d’insoupçonnés penchants pour la parlotte ; 341 les cours et conférences qu’on dédaignait jadis vous révèlent leur charme facile. On attache, d’autre part, plus de prix à la méditation. Connaître ce qu’ont pensé les autres ne vaut pas, se dit-on, penser soi-même. Peut-être le démon d’écrire s’est-il aussi éveillé chez vous, et fait-il tort à son frère. Pourquoi ne s’éveillerait-il pas ? Si un homme n’écrit qu’un seul livre dans sa vie, et qu’il l’écrive entre 50 et 60 ans, sous la forme la plus simple, celle de memoranda au jour le jour, ou de marginalia au fil des lectures, un peu comme Montaigne, il y a des chances pour que ce livre soit personnel.
Donc pour ce dernier septain, au lieu des trois ou quatre noms, chacun centre de bien d’autres que nous assignions jusqu’ici à chaque année, un seul nom. Sept œuvres graves, d’une gravité religieuse. Les grands philosophes modernes nous ont édifiés sur la vanité de leur spéculation, et les grands philosophes antiques nous ont conduits jusqu’au seuil du christianisme. C’est dans le sanctuaire que nous pénétrerons maintenant. Voici les sept noms proposés : 53, saint François de Sales ; 54, saint Jean de la Croix ; 55, saint Augustin ; 56, les Psaumes ; 57, les Prophètes ; 58, les Évangiles ; 59, l’Imitation.
Saint François de Sales sera, comme on le pense bien, représenté par l’Introduction à la Vie dévote. Nul livre n’est, pour entrer dans ce 342 nouveau royaume, plus engageant (certains même lui reprochent trop de frais d’amabilité) ; mais le charme exquis du style fera toujours passer sur le reste. Le chrétien en présence de Dieu, c’est pour le saint savoyard « le petit enfant qui de l’une de ses mains se tient à son père, et de l’autre cueille des fraises ou des mûres le long des haies ». Et la dévotion qu’il prône, ce n’est pas cette « vertu triste, querelleuse, dépite, menaceuse, mineuse, placée sur un rocher à l’écart, emmy des ronces, fantosme à étonner les gens », c’est une autre vertu « logée dans une belle plaine fertile et fleurissante où arrive qui en sçait l’adresse par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment et d’une pente facile et polie comme est celle des voûtes célestes ». Même si l’on trouvait ces gentillesses trop continues, il serait bon de ne pas tourner bride si vite ; les duretés sont au-dessous, et ce rideau de fleurs couvre le mot d’ordre, digne de Pascal, de « crucifier le monde dans son cœur ». Le livre, en sus de sa qualité propre, a une grande valeur historique ; il marque une véritable renaissance du sentiment religieux dans le monde catholique du commencement du dix-septième siècle, et explique par suite l’arrêt du protestantisme jusqu’alors en progrès chez nous. Ce point de vue est très bien développé dans le Saint François de Sales, de Fortunat Strowski où l’on trouvera 343 toute la bibliographie du sujet, et aussi de suffisants extraits de l’œuvre du saint, ce qui est utile, car autant l’Introduction à la vie dévote est facile à trouver (évitez d’ailleurs les adaptations pour fillettes, de certaines librairies pieuses), autant la Défense de l’étendard de la Croix ou les Entretiens spirituels sont malaisés à acquérir.
Il est une autre dévotion que celle de François de Sales, et que, naturellement, ce saint délicat n’aimait guère : « les extases ou ravissements, les insensibilités, impossibilités, unions déifiques, élévations, transformations et autres telles perfections desquelles certains livres traitent qui promettent d’élever l’âme jusqu’à la contemplation purement intellectuelle, à l’application essentielle de l’esprit et vie superéminente ». Et on comprend que l’homme dont un des principes favoris était « qu’il faut avoir l’esprit juste et raisonnable » trouvât que ces choses n’étaient « aucunement vertu et dévotion ». Toutefois, comme d’autres ne partagent pas ce sentiment, et qu’il est au surplus bon de pénétrer jusqu’au saint des saints du royaume mystique, on prendra en main, pour essayer, quelque livre de saint Jean de la Croix, par exemple la Nuit obscure de l’âme, et si ce genre de littérature ne déplaît pas, on continuera par les œuvres complètes du saint qu’on a traduites (4 volumes, Oudin) et par celles de sainte Thérèse (7 volumes, 344 Lecoffre). De celle-ci, comme spécimen, le Château de l’âme suffira. C’est là une exaltation d’une tension forte, un peu trop forte, disent les non Espagnols, et qui, avec Marie d’Agreda, arrive à dépasser la limite.
Peut-être trouvera-t-on plus sympathiques les mystiques italiens, les Sept chemins de l’éternité, de saint Bonaventure, ou la Vie et Révélations, d’Angèle de Foligno. On dit encore du bien de Catherine de Sienne, mais j’avoue avoir peu de goût pour cette sainte de malencontre qui aurait mieux fait de laisser les papes tranquilles en Avignon que de les faire revenir à Rome où ils s’enfoncèrent dans le maquis du népotisme au bout duquel étaient le fossé et la culbute. Si la Siennoise avait été un peu moins jalouse de la Provence, elle aurait fait décider que chaque Pape continuerait à résider dans sa ville épiscopale ; ce simple détail eût prévenu bien des choses. La « tunique sans couture » n’aurait probablement jamais été déchirée, si l’agrafe souveraine avait été tantôt à Mayence, tantôt à Lyon, tantôt à Santiago. Comme livres modernes j’ai déjà cité l’Italie mystique, de Gebhart, et les Études franciscaines, d’Ozanam ; mais ce ne sont pas de vrais guides de la vie contemplative comme ceux de Ribet ou de Scaramelli.
Il y a bien d’autres écrivains mystiques d’ailleurs, dans les pays du nord notamment, sainte Gertrude d’Eisleben, sainte Brigitte de Suède, 345 aussi Denys le Chartreux et Ruysbroek l’admirable, mais je les connais insuffisamment. Dans un domaine voisin, je crois pouvoir indiquer la Douloureuse Passion de Catherine Emmerich, bien qu’elles ne soient pas officiellement admises par l’Église ; au simple point de vue de l’art, on admirera l’intensité imaginative de la religieuse allemande ; elle « voyait » vraiment la Passion, et tel détail qui vient d’elle serait digne d’un Chateaubriand ou d’un Flaubert : ainsi le silence qui sépare les demandes d’Anne et les réponses du Christ, est si profond qu’on « entendait le bêlement des agneaux apportés là par les Juifs pour la prochaine Pâques » ; on se rappelle un trait semblable dans la scène d’Hamilcar et des Riches à Carthage.
Si le lecteur s’intéressait à ces questions d’ordre religieux, il pourrait s’adonner à l’hagiographie. Nietzsche dirait ici qu’il y a dans le saint ce qu’il n’y a pas dans la sainteté, un homme. Les recueils de Vies des Saints sont, malheureusement, ou peu pratiques, s’il s’agit des vastes volumes des Bollandistes, ou peu sympathiques, si c’est une des innombrables compilations pour dévotes, rédigées par de besoigneux ecclésiastiques. Il y aurait assurément quelque chose à tenter pour un éditeur intelligent dans cet ordre d’idées. A défaut d’un recueil de 365 notices variées, prenez soit les Physionomies de saints, d’Ernest Hello (Perrin), soit la 346 collection des volumes qui paraît chez Lecoffre sous la direction de M. Henri Joly, dont le livre liminaire, la Psychologie des saints, serait dans tous les cas à lire. Dans ce vaste domaine chacun ira à l’aventure et peut-être cédera à la fantaisie de remonter aux sources. Un homme du monde a le droit de reculer devant les centaines de volumes de la Patrologie, de Migne, mais il peut, par exemple, être curieux de suivre les Exercices spirituels, d’Ignace de Loyola (trad. fr. chez Letouzey) ou même de faire retraite avec le Manrèse, du Père Caussette. Ce n’est pas mauvais d’essayer de se mettre tour à tour dans la peau d’un séminariste et d’un séculier, d’un païen et d’un chrétien, d’un catholique et d’un protestant. Gœthe disait : « Quand je pense à l’art, je suis païen ; en face du problème de la nature, je me sens panthéiste ; et quand je médite sur le problème moral, je retourne à l’antique Dieu de nos pères. »
De saint Augustin ce qu’il faudra lire tout d’abord ce sont les Confessions ; il y en a une traduction commode dans la Bibliothèque Charpentier. Tout en les lisant (avec un peu de patience, ce n’est plus là le pimenté et le varié de celles de Jean-Jacques), on fera réflexion sur le rôle de la confession dans le monde. Au début, on se confessait à Dieu et en public, comme saint Augustin justement. Plus tard on se confessa à un homme et en secret. Ce fut tout autre 347 chose. Encore se confessait-on l’un à l’autre, entre fidèles suivant l’épître de saint Jacques ; le paladin Vivien, dans la chanson de geste, se confesse, sur le champ de bataille où il meurt, à un autre paladin. Quand on ne put se confesser qu’à un clerc, ce fut une nouvelle autre chose. Pendant très longtemps, la confession ne fut pas de règle ; c’est le concile de Latran de 1215, dit-on, qui la rendit obligatoire une fois par an. Encore chose bien autre. Aujourd’hui la tendance serait de la rendre aussi fréquente que possible, quotidienne chez le dévot. Est-ce un bien ? Cette pratique ne développe-t-elle pas la maladie du scrupule ? La moindre initiative des peuples catholiques ne s’explique-t-elle pas par elle ? Aussi leur tendance nerveuse à la révolte ? C’est quand l’âme se forme que les éducateurs font pratiquer à l’enfant l’aveu détaillé et chiffré ; qui dira les contre-coups, les répugnances qu’éveille ce rite ? Ce qui est humilité pour l’un peut être impudeur pour l’autre. Même, au point de vue mystique, qui sait si ce n’est pas la confession auriculaire qui éloigne tant de personnes de l’eucharistie ? Le sacrement de pénitence ne pourrait-il pas être administré sous forme collective, comme il se fait en danger public ?
Questions graves et qu’il convient de méditer à l’ombre du grand docteur. Valde ama intellectum, disait-il lui-même. Toute la théologie 348 chrétienne vient de saint Paul et se trouve chez saint Augustin. C’est à propos de lui qu’il faudra notamment se faire une idée de la question de la grâce. C’est le nœud du christianisme. Nœud gordien. On ne peut que le trancher. Le problème de la grâce est insoluble à l’analyse, mais il est saisissable en synthèse. Étant donnés le libre arbitre de Dieu et celui de l’homme, la grâce est leur combinaison, aussi absurde en logique mais aussi viable en fait que ces combinaisons de puissances égales que sont les traités diplomatiques. Si on veut chasser l’absurde, on détruit l’équilibre ; ou l’on exige un Dieu digne de ce nom, devant qui l’homme ne soit qu’un ver de terre, et c’est le fatalisme, le calvinisme, le jansénisme ; ou l’on pose un homme solide sur sa base, et c’est le pélagianisme et semi-pélagianisme par quoi la puissance divine s’évapore. En tenant solidement les deux bouts de la chaîne, comme dit Bossuet, on peut s’arracher à la préoccupation du nœud central… « Mais sa grâce — Ne descend pas toujours avec même efficace. » Polyeucte a raison. Tout ce qui est synthétique, vital, est d’ailleurs combinaisons d’antinomies. Le problème de la grâce, c’est comme le problème de la vie, il ne faut ni les nier ni les clarifier. — Sur ce, je prends congé de l’évêque d’Hippone, car si j’entamais, à propos de sa Cité de Dieu, le troisième problème de la philosophie de l’histoire, je n’en sortirais plus.
349 Ensuite, on entrera dans le Temple. Ces livres hébreux qu’on aura peut-être déjà lus quand on « refaisait » son histoire d’Orient, on les ouvrira de nouveau comme livres de tous les temps, comme livres par excellence, bibles. Ce qui nous importe dans les Prophètes, je suppose, ce n’est pas leur couleur nationale ou leur saveur historique — que nous font aujourd’hui les malédictions de Babylone ou les bénédictions des Tribus ? — ce n’est même pas la réunion, de ci de là, de tous les traits épars qu’on fera plus tard curieusement converger vers la figure de Jésus, c’est l’intensité de leur sentiment purement religieux. C’est par là seulement qu’ils plongent dans les profondeurs de l’âme humaine, et ils sont d’autant plus nos maîtres spirituels que nous les épurons de tout ce qui les rattache à leur temps et à leur pays. C’est la propre émotion de notre être qu’il nous faut chercher dans les Isaïe et les Ézéchiel, et non l’éclaircissement de tel problème d’exégèse.
Nous serons bien avancés, par exemple, quand nous aurons cru prouver que Daniel n’était pas un témoin de festin de Balthazar ou n’était pas un contemporain d’Antiochus Épiphane. Le mieux serait de ne pas se préoccuper de cette question, ou même de mettre tout le monde d’accord en supposant qu’il y a eu deux Daniels, un qui assista à la chute de Babylone, et qui, en effet, est beaucoup plus instruit des choses chaldéennes 350 que n’aurait pu l’être un pasticheur juif du temps des Séleucides, et un autre qui serait ce scribe des Séleucides et qui aurait cousu au texte de son devancier des allusions fort claires, suivant quelques-uns, aux événements de son temps ; on pourrait même accepter un troisième Daniel, celui dont parle Ézéchiel dans une phrase où il l’appareille à Noé et à Job et qui ne pouvait être, car Ézéchiel était déjà vieux, le jeune homme encore inconnu que le roi de Babylone devait plus tard distinguer.
Tout cela est si obscur qu’on ne l’éclaircira jamais complètement. Mais les sages sont ceux qui lisent Daniel pour lui-même et non pour les idées qu’on lui prête, et qui vont même jusqu’à ne pas attacher trop d’importance à la mention des soixante-dix semaines d’années que la primitive Église regarda comme une allusion évidente à la venue de Jésus-Christ et qui fit probablement mettre Daniel au nombre des quatre grands prophètes. Sans cet argument qu’on crut longtemps décisif, aussi décisif que le Cyrus nommé par Isaïe, on aurait, avec les juifs, regardé comme un simple docteur ce Daniel chez qui la préoccupation religieuse est bien moindre que chez Isaïe, Jérémie et Ézéchiel. Ce sont donc ceux-ci qu’il faudra lire avant tout, et ensuite les autres petits prophètes ; mais toujours sans se préoccuper des devinettes philologiques, question des deux Isaïes ou antériorité d’Amos sur Joël.
351 Encore les prophètes d’Israël sont-ils des individualités vivantes et puissantes, mais les auteurs inconnus des Psaumes, dans quel temps, dans quel pays les situera-t-on ? Ce nom collectif et vague, le Psalmiste, est synonyme de prière. Et comme il faut se réjouir que toutes ces œuvres soient si impersonnelles, si détachées de toutes contingences ! Ici plus de ces petits problèmes d’exégèse qui piquent la curiosité comme chez les Prophètes. Qu’importe que tel psaume soit d’avant la Captivité ou d’après les Asmonéens ? Il peut y avoir des imitations aussi sincères que des originaux quand il s’agit d’effusions religieuses. Si ces belles prières sont entrées dans le patrimoine spirituel de l’humanité, c’est qu’elles sont justement indépendantes et des Asmonéens, et de la Captivité, et qu’elles sont ce qu’il y a de moins hébraïque dans la Bible.
On les lira donc toutes, de préférence dans le latin vigoureux de la Vulgate, et on s’étonnera de l’impression profonde que causera cette lecture. Les moins croyants eux-mêmes y sont sensibles. Dans un livre passionné qui mérite de vivre plus longtemps que l’actualité politique qui le fit écrire, Campagne nationaliste, Jules Soury a dit le charme étrange que lui, matérialiste et athée, éprouve à lire l’antique psautier de nos pères. Il y a d’ailleurs tant de points communs entre les belles âmes, quelles que soient sur d’autres terrains leurs divergences ! Les dogmes ne 352 sont jamais que des hypothèses, les sentiments sont les uniques évidences. Taine disait que, du fond de l’âme, il pouvait s’associer à la prière des humbles : Adveniat regnum tuum. On peut repousser, du premier au dernier, tous les articles du catéchisme et s’unir en esprit pourtant à une cérémonie catholique. La haine pour le beau et le pur est si peu croyable qu’on se demande si elle existe ; chez un politicien qui décloue les crucifix de tous les murs ou qui supprime les honneurs du vendredi saint, chez un pauvre diable de plumitif qui écrit la Bible amusante, ou les Amours secrètes de Pie IX, il y a si peu de sincérité qu’on ne peut même pas parler d’hypocrisie. Qui sait si ces mêmes taxils ou lanessans-là ne sont pas émus jusqu’aux larmes quand ils entendent le chant du De Profundis ou la psalmodie du Miserere ?
Qu’on ne craigne donc pas, même indifférent, même hostile, de lire les Psaumes, et une fois le charme subi, les portions voisines de la Bible, l’admirable Job, l’étrange Ecclésiaste, aussi les Proverbes, et la Sagesse. Celui à qui le temps manque pourra laisser les équivoques légendes de Judith et d’Esther, et même du douceâtre Tobie ; mais qu’il ne manque pas de savourer l’exquise idylle de Ruth et l’enivrant Cantique des Cantiques ; on l’aura sans doute lu dans les années de fougue, peut-être, en le relisant dans l’âge de l’accalmie, ne sourira-t-on plus des austères 353 moines qui, pour le conserver au nombre des Livres Saints, y virent une allégorie des noces du Christ et de son Église.
Alors on prendra les Évangiles. Assurément notre lecteur les aura déjà lus quand il étudiait l’origine du christianisme, mais avec un souci d’éclaircissement historique qu’il trouvera peut-être un peu vain, à distance. Cette fois, on lira les Évangiles pour eux-mêmes et non pour les prouesses des exégètes, si possible en grec, ou du moins dans le latin de saint Jérôme, sinon dans une bonne traduction, celle de Bossuet par exemple (édition Glaize, Rondelet). Et une fois qu’on les aura lus, on les relira (quatre livrets, et douze mois !) en les comparant les uns aux autres et en poussant plus loin l’étude des détails, ou mieux la réflexion sur les détails, toujours sans souci d’hypercritique : à quoi bon essayer de préciser le nombre de voyages que Jésus a fait à Jérusalem ? les évangiles ne sont pas des annales et ces minuties chronographiques n’ajoutent rien au christianisme. D’autant que, dès que le sujet devient important, les détails ne manquent pas. Les récits de la Passion sont étonnants à ce point de vue. Je ne sais s’il est possible d’être plus précis et plus concis. Un écrivain dramatique tirerait (je m’en suis rendu compte en écrivant un Barrabas) des scènes entières d’un simple verset, si minutieuses sont les moindres notations. L’intensité de vision des 354 Catherine Emmerich, avec cette aide, se comprend.
Plus on lit ces quatre petits Évangiles, et plus on les trouve merveilleux de sincérité naïve et vivante. Supposez leurs auteurs tout autres ; au lieu d’humbles Galiléens, soucieux seulement de reproduire exactement tout ce que leur maître avait fait ou dit, imaginez d’intelligents lettrés voulant laisser à la postérité un portrait « définitif » de Jésus, vous verrez tout de suite ce que l’œuvre aurait perdu ; déjà Luc, qui élague et combine, est moins intéressant que les autres ; encore n’essaie-t-il pas, comme l’aurait fait un Xénophon ou un Platon, de mettre le Nazaréen d’accord avec lui-même. Si Jésus ressort des Évangiles avec une telle vie, c’est que les Évangiles nous le donnent tout entier à chaque instant, avec ses essors de foi et ses crises de désespoir, ses jours de mansuétude et ses heures de colère, ses actes de pleine lumière, et ses mots mystérieux qu’aujourd’hui encore nous ne comprenons pas. Aucun des quatre ne cherche à recréer son Maître, comme d’autres esprits plus puissants, saint Paul par exemple, l’auraient peut-être inconsciemment cherché, s’ils avaient voulu raconter sa vie.
C’est surtout quand on vient de voir le « Christ en marbre blanc » qu’ont essayé de sculpter tant de contemporains, Renan comme Tolstoï, qu’on s’éprend d’admiration et de vénération 355 pour ces humbles petites gens, qui n’ont rien voulu ciseler du tout, et qui nous ont donné l’effigie la plus vivante qui soit. Le seul commentaire digne d’eux serait un recueil de toutes les images du Christ qu’ont tenté, à leur lecture, de restituer les peintres, et c’est le cas ici de citer le livre de Gaffre qui a voulu remplir ce programme, depuis le Christ césarien des sarcophages antiques jusqu’au Christ bédouin de nos orientalistes d’aujourd’hui, en passant par le Christ traditionnel dont l’aspect se fixa au temps byzantin.
Après les Évangiles, il n’y a qu’un livre qui puisse être nommé, et c’est par lui que se terminera ce long voyage, l’Imitation de Jésus-Christ. Ici encore, qu’on laisse de côté toute vaine curiosité historique. Gerson ou Gersen ou Thomas A Kempis, qu’importe ? et pourquoi troubler le mystère qu’a voulu l’auteur lui-même ? Da mihi nesciri. Il y a si peu d’hommes qui aient fait le même vœu ! Qu’on ne se préoccupe pas non plus de savoir si, par son essor direct vers Dieu, l’auteur est le dernier des grands saints catholiques ou le premier des grands réformateurs protestants. Tout cela est si secondaire en comparaison de ce merveilleux dialogue qui se poursuit entre le Dieu et le fidèle ! Il faudra le lire lentement, à petits pas, comme un prêtre qui se promène dans le jardin de son presbytère, comme un moine qui rôde sous les arceaux de 356 son cloître. En latin, lui aussi ! Quelle traduction pourra jamais rendre la suavité de certaines phrases, ainsi exprimer la sérénité croissante de ce murmure : cella continuata dulcescit ?
L’Imitation est un de ces livres que tout homme doit refaire au cours de sa vie, et peut-être toute sa vie ; non pas récrire, Dieu certes ! mais repenser. Et que le sot seul craigne ici pour son originalité ; de même que ne sait commander que qui a su obéir, ne sait se dégager lui-même que qui s’est mis d’abord à l’étude des autres ; or parmi ces autres, nul n’est meilleur modèle que le Nazaréen ; il est assez vaste pour satisfaire les doux comme les violents, les puissants comme les faibles, les passionnés comme les timides. Minos, le plus sage des Grecs, « s’entretenait familièrement avec le grand Zeus de Crète » ; avec qui nous entretiendrions-nous mieux qu’avec le Zeus de la croix, le Giove crocefisso, comme l’appelle l’Alighieri ? Ce que lui demandait le moine de l’Imitation n’est peut-être pas ce que nous lui demanderions, nous autres qui nous éprenons tant (est-ce sagesse ?) de l’effort pour l’effort, de l’art pour l’art, de la vie pour la vie, qu’importe s’il nous répond, au vingtième siècle, comme il répondait au contemplatif du quatorzième ? L’exemple de Verlaine est là pour nous montrer qu’on ne l’interroge pas en vain… « Pauvre âme, c’est cela ! » Mysticisme à part, comme on se trouverait bien de se demander à tout 357 instant difficile : Qu’aurait-il fait à ma place ? Et sans doute la réponse sera comme celle de l’Ève future, de Villiers de l’Isle Adam, les violents penseront aux coups de fouet sur les marchands du temple et aux malédictions pleuvant sur les mauvaises villes, tandis que les doux se réfugieront dans les angoisses du jardin des olives et les larmes résignées de la Passion. Le résultat obtenu n’en sera pas moins précieux à tous les yeux, puisque chacun aura ainsi épuré, ennobli et centuplé sa propre âme à l’imitation de la sienne…
Nous voici arrivés à l’âge des cheveux blancs, la soixantaine. C’est l’heure sinon de l’absolu repos, du moins de la retraite, laquelle peut d’ailleurs être studieuse et féconde. Beaucoup continueront à aller à la découverte, ceux surtout que le démon de la bibliophilie possède. Les autres, ceux qui préféreront revenir sur leurs pas, n’auront pas choisi la moins bonne part. Peut-être découvrira-t-on à ses livres, ces compagnons austères, d’inattendues séductions ; on les aimera non plus seulement pour leur âme, comme des amies, mais pour leur corps, comme des maîtresses ; on savourera la volupté des papiers luxueux, des impressions parfaites, des gravures moelleuses, des reliures admirables ; on ira peut-être jusqu’à connaître les excès des amours séniles, la poursuite de la pièce rare, la jalousie de l’édition fautive, l’orgueil enfantin de 358 l’exemplaire unique. Qui sait, si après avoir entassé livres sur livres dans sa bibliothèque on ne se mettra pas à les en tirer, et à en retirer encore, et aussi difficile maintenant qu’autrefois insatiable, à ne garder qu’un tout petit nombre de volumes amoureusement choyés ? Ce sont les deux pôles de la sagesse livresque : ou les millions d’ouvrages de la Bibliothèque nationale ou quelques douzaines, qui sait, une douzaine seulement de favoris, auxquels on passera en ce cas toutes les fantaisies coûteuses. Un bibliophile disait en souriant : Il y a deux sortes de livres, ceux qu’on lit, et ceux qu’on relie.
Le mot qu’il parodiait ainsi est d’ailleurs exact. Les livres qu’on relit, c’est vers la soixantaine, je m’imagine, qu’on sent leur supériorité. Parmi les trop nombreux auteurs que j’ai cités au cours de ce périple, combien y en a-t-il qu’il serait impossible de relire ! Et parmi ceux qu’on a pu lire tout d’abord, combien méritaient à peine d’être lus ! En repassant mes listes, je ne suis pas sans remords. Était-ce bien la peine d’indiquer celui-ci, et celui-là, et tant d’autres ? Que de temps perdu, quand il y avait de si beaux soleils couchants à la fenêtre, ou de si bonne musique au salon, ou des jeux si joyeux d’enfants dans le jardin ! Enfin, ce qui est fait est fait. Le sage dit : « Lisons-les tous, chacun reconnaîtra les siens. » Et alors, devenu vieux, il les relira. C’est déjà beaucoup, car cela prouve qu’il n’aura ni 359 infirmités graves, ni soucis absorbants. Parmi les cent trente-trois auteurs de première ligne, et les deux ou trois cents de seconde que je me trouve avoir nommés malgré mon désir d’en citer le moins possible, ce serait malheureux si on ne se rappelait personne dont on voulût regoûter la compagnie aux heures de la retraite. Que de vieillards se délectent à relire La Fontaine ou Montaigne ! Combien d’autres reprendront La Rochefoucauld ou La Bruyère ! Les poètes eux-mêmes auront leur renouveau. C’est quand on a la barbe de neige qu’on apprécie un Victor Hugo, celui de l’Art d’être grand-père !
Et puis, ce que je dis du peu de goût des sexagénaires pour les nouveautés n’est que façon de parler. Le cerveau, disait Taine, est encore l’organe qui se fatigue le moins. Il ne faudrait pas croire que tout le monde fasse en vieillissant comme Royer-Collard. Relire est bien, lire est mieux. On trouvera toujours des gens âgés à l’affût du livre du jour. C’est là une élégance louable ; la jeunesse d’esprit est la seule qui aille bien aux vieillards. Il faut être de son temps, et aimer son temps jusqu’à sa dernière heure. Ce qui y est laid ou vil est destiné à s’effacer si vite ! Et même dans les périodes les plus tristes de l’histoire humaine, que d’héroïsmes, que de beautés, que de découvertes, que de chefs-d’œuvre ! Donc, que l’homme de soixante ans garde toute sa curiosité sympathique pour ce qui l’entoure. Qu’il ménage 360 son temps sans doute, en lisant le moins de périodiques possible, à la différence de tant de piliers de cercles, ou en s’abstenant de ces toujours renaissants feuilletons dont se gavent tant de vieilles dames. Mais qu’il ne laisse pas se perdre tout ce temps si bien ménagé. Il y a trop de choses à connaître sur terre, à tout âge ! Criton disait à Socrate dans sa prison : « A quoi cela te servira-t-il, Socrate, d’apprendre cet air de flûte, puisque tu vas mourir ? » Mais Socrate lui répondit : « Cela me servira, Criton, à le savoir avant de mourir. »[1]
[1] Une note ici, la seule du livre, à la fin de cette causerie qui devait n’être, quand je pris la plume, qu’un article de revue et qui se trouve remplir un volume de 360 pages. Je vois mieux que personne l’imperfection de cet ouvrage, et ne puis que demander l’indulgence pour les erreurs qui s’y trouvent forcément. Heureux s’il n’y en a que sept par page ! Parfois, ce que j’écrivais, il y a quelques jours, n’est déjà plus exact. Une nouvelle traduction de Jacopo Ortis vient de paraître, et un abrégé en un volume rend lisible le Journal de Dangeau. Que d’autres points j’aurais dû compléter et peut-être rectifier ! Mais n’aurait-ce pas été donner trop d’importance à ces notes ? Que le lecteur ne les prenne que pour ce qu’elles sont, une simple flânerie intellectuelle… A d’autres de reprendre l’idée et d’en faire un livre définitif.
18 | ans | Lamartine, | George Sand, | Walter Scott. |
19 | — | Musset, | Feuillet, | Dickens. |
20 | — | Hugo, | Mérimée, | Thackeray. |
21 | — | Vigny, | Chateaubriand, | d’Annunzio. |
22 | — | Baudelaire, | Flaubert, | Edgar Poe. |
23 | — | H. de Régnier, | Goncourt, | Tolstoï. |
24 | — | Balzac, | Stendhal, | Ibsen. |
25 | ans | Shakespeare, | Rabelais, | Moïse. |
26 | — | Milton, | Montaigne, | Hérodote. |
27 | — | Shelley, | La Bruyère, | Thucydide. |
28 | — | Gœthe, | Saint-Simon, | Xénophon. |
29 | — | Heine, | Voltaire, | Plutarque. |
30 | — | Cervantes, | Diderot, | Tite-Live. |
31 | — | Calderon, | Rousseau, | Tacite. |
32 | ans | Dante, | J. de Maistre, Grég. de Tours, Byzance. | |
33 | — | L’Arioste, | Mme de Staël, Charlemagne, les Cathédrales. | |
34 | — | Virgile, | Lamennais, Villehardouin, l’Église. | |
35 | — | Lucrèce, | Guizot, Joinville, les Universités. | |
36 | — | Homère, | Michelet, Froissart, les Templiers. | |
37 | — | Eschyle, | Quinet, le Procès de la Pucelle, l’Inquisition. | |
38 | — | Aristophane, | Fustel de Coulanges, Commynes, le Monde asiatique. | |
39 | ans | Molière, Comte, Machiavel, Érasme. | ||
40 | — | Corneille, Cournot, Fernand Cortes, Bacon. | ||
41 | — | Racine, Tocqueville, Luther, Hobbes. | ||
42 | — | La Fontaine, Le Play, Bayard, Spinoza. | ||
43 | — | Boileau, Taine, Cromwell, Leibniz. | ||
44 | — | Ronsard, Renan, Louis XIV, Kant. | ||
45 | — | la Chanson de Roland, Tarde, Frédéric II, Hégel. | ||
46 | ans | Mirabeau, | Montesquieu, | Socrate. |
47 | — | Mme Roland, | Bossuet, | Platon. |
48 | — | Marbot, | Malebranche, | Aristote. |
49 | — | Pasquier, | Pascal, | Plotin. |
50 | — | Guizot, | Descartes, | Épictète. |
51 | — | Bismarck, | Buffon, | Sénèque. |
52 | — | Gordon, | Claude Bernard, | Boèce. |
53 | ans | Saint François de Sales. | ||
54 | — | Saint Jean de la Croix. | ||
55 | — | Saint Augustin. | ||
56 | — | les Prophètes. | ||
57 | — | les Psaumes. | ||
58 | — | les Évangiles. | ||
59 | — | l’Imitation. |
(Cent cinquante volumes)
1o POÉSIE (trente volumes)
L’Iliade et l’Odyssée, réunies en un même volume, sans aucune note.
Eschyle, suivi de l’Œdipe-Roi, de Sophocle, et Aristophane, idem.
Pindare et Théocrite, suivis de Daphnis et Chloé, idem.
Plaute et Térence, idem.
Virgile complet, Horace choisi, et Lucain, idem.
Ovide, Tibulle, et Juvénal, idem.
Fabliaux du moyen âge, recueillis par Legrand d’Aussy.
Dante, Arioste, Tasse et Pétrarque choisi, réunis en un seul volume italien.
Les Théâtres choisis de Métastase et d’Alfieri, idem.
Les Fiancés, par Manzoni (un seul volume italien).
Le Don Quichotte et les Nouvelles, de Cervantes (dans un même volume espagnol).
Le Théâtre espagnol choisi, recueil édité par Don José Segundo Florez (un seul volume espagnol).
Le Romancero espagnol choisi, y compris le poème du Cid (un seul volume espagnol).
Le Théâtre choisi de P. Corneille.
Molière complet.
Les Théâtres choisis de Racine et de Voltaire (réunis en un seul volume).
Les Fables de La Fontaine, suivies de quelques Fables de Lamotte et de Florian.
Gil Blas, par Lesage.
La Princesse de Clèves, Paul et Virginie, et le Dernier Abencérage (à réunir en un seul volume).
Les Martyrs, par Chateaubriand.
Le Théâtre choisi de Shakespeare.
Le Paradis perdu et les Poésies lyriques, de Milton.
Robinson Crusoé et le Vicaire de Wakefield (à réunir en un seul volume).
Tom Jones, par Fielding (en anglais, ou traduit par Chéron).
Les sept chefs-d’œuvre de Walter Scott : Ivanhoé, Quentin Durward, la Jolie fille de Perth, l’Officier de fortune, les Puritains, la Prison d’Edimbourg, l’Antiquaire.
Les Œuvres choisies de Byron (en supprimant surtout le Don Juan).
Les Œuvres choisies de Gœthe.
Les Mille et une Nuits.
2o SCIENCE (trente volumes)
L’Arithmétique, de Condorcet, l’Algèbre et la Géométrie de Clairaut, plus la Trigonométrie de Lacroix ou de Legendre (à réunir en un seul volume).
La Géométrie analytique, d’Auguste Comte, précédée de la Géométrie, de Descartes.
La Statique de Poinsot, suivie de tous ses mémoires sur la mécanique.
Le Cours d’analyse de Navier à l’École polytechnique, précédé des Réflexions sur le calcul infinitésimal, par Carnot.
Le Cours de mécanisme de Navier à l’École polytechnique, suivi de l’Essai sur l’équilibre et le mouvement, par Carnot.
La Théorie des fonctions, par Lagrange.
L’Astronomie populaire, d’Auguste Comte, suivie des Mondes, de Fontenelle.
La Physique mécanique, de Fischer, traduite et annotée par Biot.
Le Manuel alphabétique de philosophie pratique, par John Carr.
La Chimie, de Lavoisier.
La Statique chimique, par Berthollet.
Les Éléments de Chimie, par James Graham.
Le Manuel d’anatomie, par Meckel.
L’Anatomie générale, de Bichat, précédée de son traité Sur la vie et la mort.
Le premier volume de Blainville : Sur l’organisation des animaux.
La Physiologie, de Richerand, annotée par Bérard.
L’Essai systématique sur la biologie, par Segond, et son Traité d’anatomie générale.
Les Nouveaux éléments de la science de l’homme, par Barthez (seconde édition, 1806).
La Philosophie zoologique, par Lamarck.
L’Histoire naturelle, de Duméril.
Les Discours sur la nature des animaux, par Buffon.
L’Art de prolonger la vie humaine, par Hufeland, précédé du Traité sur les airs, les eaux et les lieux, par Hippocrate, et suivi du livre de Cornaro : Sur la sobriété (à réunir en un seul volume).
L’Histoire des phlegmasies chroniques, par Broussais, précédée de ses Propositions de médecine.
Les Éloges des savants, par Fontenelle et par Condorcet.
3o HISTOIRE (soixante volumes)
L’Abrégé de géographie universelle, par Malte-Brun.
Le Dictionnaire géographique, de Rienzi.
Les Voyages, de Cook, et ceux de Chardin.
L’Histoire de la Révolution française, par Mignet.
Le Manuel de l’Histoire moderne, par Heeren.
Le Siècle de Louis XIV, par Voltaire.
Les Mémoires de Mme de Motteville.
Le Testament politique, de Richelieu, et la Vie de Cromwell (à réunir en un seul volume).
Les Mémoires de Benvenuto Cellini (en italien).
Les Mémoires de Commynes.
L’Abrégé de l’Histoire de France, par Bossuet.
Les Révolutions d’Italie, par Denina.
L’Abrégé de l’histoire d’Espagne, par Ascargorta.
L’Histoire de Charles-Quint, par Robertson.
L’Histoire d’Angleterre, par Hume.
L’Europe au moyen âge, par Hallam.
L’Histoire ecclésiastique, par Fleury.
L’Histoire de la décadence romaine, par Gibbon.
Le Manuel de l’histoire ancienne, par Heeren.
Tacite complet (traduction Dureau de la Malle).
Hérodote et Thucydide (à réunir en un volume).
Les Vies, de Plutarque (traduction Dacier).
Les Commentaires, de César, et l’Alexandre, d’Arrien (à réunir en un volume).
Le Voyage d’Anacharsis, par Barthélemy.
L’Histoire de l’art chez les Anciens, par Winckelmann.
Le Traité de la Peinture, par Léonard de Vinci (en italien).
Les Mémoires sur la Musique, par Grétry.
4o SYNTHÈSE (trente volumes)
La Politique, d’Aristote et sa Morale (à réunir en un volume).
La Bible complète.
Le Coran complet.
La Cité de Dieu, par saint Augustin.
Les Confessions de saint Augustin, suivies du Traité sur l’Amour de Dieu, par saint Bernard.
L’Imitation de Jésus-Christ (l’original et la traduction en vers de Corneille).
Le Catéchisme de Montpellier, précédé de l’Exposition de la Doctrine catholique, par Bossuet, et suivi des Commentaires sur le sermon de J.-C., par saint Augustin.
L’Histoire des Variations protestantes, par Bossuet.
Le Discours sur la Méthode, par Descartes, précédé du Novum Organum, de Bacon, et suivi de l’Interprétation de la nature, par Diderot.
Les Pensées de Pascal, suivies de celles de Vauvenargues et des Avis d’une mère, par Mme de Lambert.
Le Discours sur l’Histoire universelle, par Bossuet, suivi de l’Esquisse historique, par Condorcet.
Le traité du Pape, par de Maistre, précédé de la Politique sacrée, par Bossuet.
Les Essais philosophiques, de Hume, précédés de la double dissertation Sur les sourds et Sur les aveugles, par Diderot, et suivis de l’Essai sur l’Histoire de l’astronomie, par Adam Smith.
La Théorie du beau, par Barthez, précédée de l’Essai sur le beau, par Diderot.
Les Rapports du physique et du moral de l’homme, par Cabanis.
Le traité Sur les fonctions du cerveau, par Gall, précédé des Lettres sur les animaux, par Georges Leroy.
Le traité Sur l’irritation et la folie, par Broussais (première édition).
La Philosophie positive, d’Auguste Comte (condensée par Miss Martineau), sa Politique positive et son Catéchisme positiviste.
Auguste Comte.
(10, rue Monsieur-le-Prince.)
Paris, le 3 Dante 66 (mardi, 18 juillet 1854).
(Les Cent meilleurs livres)
CHOISIS PAR SIR JOHN LUBBOCK
1 La Bible.
2 Voyages d’un naturaliste, Darwin.
3 Pensées, de Marc-Aurèle.
4 Manuel, d’Épictète.
5 Essais, de Bacon.
6 Principes d’économie politique, de Stuart Mill.
7 La Révolution française, de Carlyle.
8 Self-help, Samuel Smiles.
9 Natural history of Selborne, de White.
10 Pickwick, de Dickens.
11 Le Chi-king.
12 Homère.
13 Virgile.
14 Les Essais de Montaigne.
15 La logique, de Stuart Mill.
16 Biographical history of philosophy, de Lewes.
17 La Foire aux vanités, de Thackeray.
18 Le Shah-Nameh.
19 Les Trois voyages autour du monde, de Cook.
20 Le vicaire de Wakefield, de Goldsmith.
21 Guillaume de Tell, Schiller.
22 Le Coran.
23 Théâtre et poèmes de Shakespeare.
24 Vie de Johnson, de Boswell.
25 Ivanhoé, de Walter Scott.
26 Pendennis, de Thackeray.
27 Thucydide.
28 David Copperfield, de Dickens.
29 Childe Harold, de Byron.
30 Drames d’Eschyle.
31 La Richesse des nations, d’Adam Smith.
32 Les Contes de Canterbury, de Chaucer.
33 La Décadence de l’empire romain, de Gibbon.
34 Les Dialogues, de Platon.
35 Le Don Quichotte, de Cervantes.
36 Le Théâtre de Sheridan.
37 Robinson Crusoé, de Daniel de Foe.
38 Poésies de Dryden.
39 Les Hommes illustres, de Plutarque.
40 Les Derniers jours de Pompéi, de Lytton.
41 Le Voyage du pèlerin, de Bunyan.
42 Le Passé et le Présent, de Carlyle.
43 L’Éthique, d’Aristote.
44 Apostolic fathers, de Wake.
45 Novum organum, de Bacon.
46 Le Pour la Couronne, de Démosthène.
47 Les Pensées, de Pascal.
48 Human knowledge, de Berkeley.
49 Le Morte d’Arthure, de Malory.
50 Les Essais, d’Emerson.
51 Les Niebelungen.
52 Œuvres choisies, de Burke.
53 The faerie queene, de Spenser.
54 Gulliver, de Swift.
55 La Politique, d’Aristote.
56 Les Poèmes de Walter Scott.
57 Les Mille et une nuits.
58 Poésies de Burns.
59 L’Imitation de Jésus-Christ.
60 La Divine Comédie, de Dante.
61 Théâtre de Molière.
62 Poèmes de Milton.
63 Le Faust, de Gœthe.
64 The christian year, de Keble.
65 Essays and lays of ancient Rome, Macaulay.
66 Analogy of religion, de Butler.
67 Les Odes d’Horace.
68 Poésies de Wordsworth.
69 Théâtre d’Aristophane.
70 Poésies de Gray.
71 L’Histoire d’Angleterre, de Hume.
72 On the human understanding, de Locke.
73 Les Essais, d’Addison.
74 Holy living and holy dying, de Taylor.
75 Les Essais, de Hume.
76 De officiis, de amicitia, de senectute, de Cicéron.
77 Œuvres d’Hésiode.
78 L’Anabase et les Mémorables, de Xénophon.
79 Zadig et Micromegas, de Voltaire.
80 Les Œuvres de Molière.
81 Sakountala, de Kalidasa.
82 Le Discours de la méthode, de Descartes.
83 La Germanie, et Agricola, de Tacite.
84 L’Histoire de Tite-Live (I-V).
85 L’Antiquaire, de Walter Scott.
86 Les Voyages, de Humboldt.
87 Les Confessions, de saint Augustin.
88 L’origine des espèces, de Darwin.
89 Westward ho ! de Kingsley.
90 Courte histoire du peuple anglais, de Green.
91 Tractatus theologico-politicus, de Spinoza.
92 Adam Bede, de George Eliot.
93 Confucius.
94 Le Bouddha, de Barth. Saint-Hilaire.
95 Théâtre de Sophocle.
96 Théâtre d’Euripide.
97 L’Essai sur l’homme, de Pope.
98 Le Ramayana.
99 Le Mahabharata.
100 Hérodote.
En 1890 et 1891 l’Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux posa à ses collaborateurs la question suivante : « Comment composeriez-vous, en vingt volumes, la bibliothèque des chefs-d’œuvre de l’esprit humain ? » Il y eut une douzaine de réponses, toutes intéressantes, mais qu’on ne reproduira pas ici pour éviter des redites monotones. M. Jules Lemaître, dans le Temps, dressa deux listes : une, pour le public, d’auteurs consacrés ; l’autre, pour lui-même, de ses poètes ou romanciers préférés. Mais les listes de ce dernier genre varieraient à l’infini ; les premières sont en un sens mieux significatives. Soit imitation moutonnière, soit rencontre sincère de sympathies, dans ces listes-ci certains grands noms bénéficient d’un consentement à peu près unanime. Le lecteur les devine d’avance, ainsi que ceux qui s’échelonnent à leur suite ; une statistique numérique ne prouverait pas grand’chose. Je préfère indiquer quelques singularités.
Beaucoup de réponses font place, à côté des chefs-d’œuvre, à des livres utiles et denses comme Un million de faits. Certaines indiquent : une Histoire de France, une Astronomie populaire, une Géographie. Henry Fouquier trichait en comptant chaque fois pour un volume le Dictionnaire Larousse, le Dictionnaire Littré, le Cosmos, d’Humboldt, la Géographie, de Reclus, l’Histoire, de Cantu, etc. Sa liste, d’ailleurs, où Darwin avoisinait les Trois Mousquetaires et où les livres de science étaient plus nombreux que les livres de littérature, ne manquait pas de saveur. Un autre, de goûts analogues, met dans sa liste le Dictionnaire des antiquités, de Rich, le Dictionnaire des Origines, le Médecin, de Dupasquier, et les Codes et lois usuelles, lecture assurément austère. Parmi les livres inattendus, je relève chez d’autres la Bêtise humaine, de Noriac, l’Esprit des bêtes, de Toussenel, Hommes et Dieux, de Paul de Saint-Victor. Un amateur d’histoire réclame tout un lot de mémoires (Joinville, Commynes, La Rochefoucauld, Grammont, Levasseur de Tillière). Un voyageur énumère le Bædeker de l’Italie centrale, les Promenades dans Rome, de Stendhal, les Promenades archéologiques, de Gaston Boissier ; le même cite les Pensées pour chaque jour éditées chez Fischbacher qui, peut-être bien en effet, seraient à se procurer. Un aimable compagnon préfère les Contes drôlatiques, de Balzac, le Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville, Rabelais bien entendu, Casanova, et le Dictionnaire érotique, de Delvau. Pour faire contre-pied, M. Bardoux, ancien ministre, range en bataille une phalange de puritains : Calvin, Agrippa d’Aubigné, Claude, Saurin, A. Vinet, Monod, et Edmond de Pressensé ; il n’exclut pas d’ailleurs les poètes, mais pour Shakespeare il exige un volume où ne se trouvent ni la Tempête, ni Jules César, ni Timon d’Athènes, je me demande pourquoi.
Il est curieux aussi de noter certaines absences. Gulliver n’est venu à l’esprit de personne, Robinson Crusoé a failli être oublié. L’admirable Don Quichotte n’a qu’un ami, car on ne peut compter pour tel M. Jules Lemaître qui le met bien dans sa liste officielle, mais le passe dans sa liste intime. Aristophane, Dante, Gœthe ne sont nommés qu’une fois ; Calderon, Milton, Schiller ne sont pas nommés du tout. Personne n’a eu pitié d’une de nos vieilles chansons de geste. Personne n’a pensé à Saint-Simon, au Mémorial de Sainte-Hélène. Montesquieu a failli être passé sous silence, et Buffon l’a été.
A titre d’exemple, et de préférence à un assemblage trop classique comme la liste officielle de Jules Lemaître, je donne le choix de M. Paul Masson qu’on pourrait regarder comme le type de l’intermédiairiste : 1, Platon ; 2, Boccace ; 3, Rabelais ; 4, Shakespeare ; 5, Baudelaire ; 6, Moralistes français ; 7, Musset ; 8, Gœthe (éd. Baudry, tome II) ; 9, la Légende des siècles ; 10, Montaigne ; 11, Parerga, de Schopenhauer ; 12, Dialogues philosophiques, de Renan ; 13, Reisebilder, de Heine ; 14, Mlle de Maupin, de Th. Gautier ; 15, Molière ; 16, Hommes et Dieux, de Paul de Saint-Victor ; 17, Pensées, de Jean-Paul Richter ; 18, Aristophane ; 19, la Tentation de Saint-Antoine, de Flaubert ; 20, I quattri poeti italiani, de Lefèvre (Dante, Arioste, Pétrarque, le Tasse).
Je termine par une réponse assez savoureuse. Un correspondant de l’Intermédiaire envoya la liste des vingt livres qui lui avaient été le plus souvent demandés par des dames, de ces livres qui font qu’en les rapportant, la dame demande : « Cher monsieur, avez vous quelque chose du même genre ? » La voici : 1, Mérimée ; 2, Mlle de Maupin ; 3, Sous les Tilleuls, d’Alphonse Karr ; 4, le Maître de Forges, de Georges Ohnet (n’oublions pas que nous sommes en 1891) ; 5, le Roman d’un jeune homme pauvre, de Feuillet ; 6, Nana et Germinal, de Zola ; 7, Indissolubilité et Divorce, du Père Didon ; 8, Casanova ; 9, Mlle de la Seiglière et Madeleine, de Sandeau ; 10, le Lion amoureux, de Soulié ; 11, l’Affaire Clémenceau, de Dumas fils ; 12, le Sopha, de Crébillon fils ; 13, les Contes et la Religieuse, de Diderot ; 14, Tartarin de Tarascon, de Daudet ; 15, les Causes célèbres ; 16, le Vicomte de Launay, de Mme de Girardin ; 17, les deux Cardinal, de Ludovic Halévy ; 18, Un Parisien dans les Antilles, de Quatrelles ; 19, Mensonges, de Bourget ; 20, la collection de la Vie parisienne.
Abélard, 208.
About, 57.
Abrantès, 305.
Ackermann, 39.
Acta sanctorum, 205.
Adam, 34.
Addison, 93.
Agréda, 344.
Aïssé, 46.
Alarcon (P .), 70.
Alarcon (J.-R.), 107.
Albalat, 120.
Albert, 102.
Alecsandri, 161.
Allain, 281.
Allard, 148.
Amiel, 314.
Ammien, 128.
Ammon, 240.
Amos, 350.
Amyot, 139.
Anacréon, 173.
Andersen, 76.
André, 206.
Angèle de Foligno, 344.
Année psychologique, 254.
Année sociologique, 259.
Annunzio, 68.
Anquetil, 192.
Anthologie (l’), 173.
Antar, 161.
Apulée, 165.
Arbois de Jubainville, 198.
Argenson, 279.
Aristarque, 169.
Aristote, 331.
Arioste, 155.
Arnauld, 319.
Arnold, 241.
Arrien, 139.
Arvers, 31.
Asnyk, 160.
Aubé, 148.
Aubanel, 10.
Aucassin et Nicolette, 237.
Audin, 270.
Auerbach, 67.
Augier, 54.
Augustin (St), 346.
Aulard, 294.
Aulnoy, 106.
Aulu-Gelle, 165.
Ausone, 165.
Autran, 40.
Avesta, 258.
Babeau, 281.
Babelon, 134.
Bâber, 214.
Bachaumont, 280.
Bachelin, 70.
Bacon, 284.
Bain, 241.
Baissac, 211.
Baldensperger, 99.
Balfour, 259.
Balzac (Guez de), 122.
Balzac (H. de), 12, 26, 114, 273, 299.
Bandello, 156.
Bang, 79.
Banville, 39.
Barail, 308.
Barbier (A.), 32.
Barbier (Av.), 279.
Baret, 106.
Bargy, 248.
Barrès, 50.
Barrière, 26.
Bartas, 235.
Barthélemy (abbé), 145.
Barthèlemy (E.), 96.
Barthez, 254.
Bassompierre, 277.
Bastiat, 181.
Bartchkicheff, 314.
Baumann, 313.
Bayard, 274.
Bayet, 201.
Beecher Stowe, 64.
Beauchesne, 295.
Beaucourt, 195.
Bellay, 235.
Belleau, 235.
Bellessort, 312.
Belloy, 225.
Belot, 143.
Bélugou, 284.
Bénard, 330.
Ben Johnson, 94.
Benserade, 233.
Béranger, 41.
Bérard, 137.
Berlioz, 314.
Béroalde de Verville, 120.
Bérould, 237.
Bernard (Claude), 327.
Bernard (de), 57.
Bernier, 214.
Bernis, 279.
Bertaut, 233.
Berthelot, 324.
Bertrand (A.), 199.
Bertrand (A.), 23.
Besenval, 58.
Bezold, 271.
Bibesco, 308.
Bible (la), 129.
Bikélas, 70.
Bichat, 254.
Bismarck, 309.
Bitaubé, 167.
Bjœrnson, 78.
Blainville, 254.
Blanc (Louis), 297.
Blanc (Ch.), 97.
Blanc de St-Bonnet, 188.
Blasco Ibañez, 70.
Blasco (E.), 70.
Blaze de Bury, 98.
Bloy, 59.
Boccace, 155.
Bodin, 274.
Bodley, 313.
Boèce, 337.
Boiardo, 157.
Boiteau, 281.
Bollandistes, 205.
Bonaventure (saint), 344.
Bondurand, 193.
Bonnefon, 280.
Bonnetain, 72.
Bonnières, 301.
Bordeaux, 120.
Borel, 30.
Bossert, 102.
Bossuet, 142, 243, 270, 317, 348.
Bouchor, 39.
Bouché Leclercq, 141.
Bouilhet, 39.
Boulainvilliers, 190.
Bourdeau, 102.
Bourget, 52.
Bourgeois, 44.
Boursault, 221.
Boutaric, 208.
Boutroux, 288.
Bouyer, 97.
Boylesve, 34.
Brachet, 235.
Brantôme, 120.
Bréal, 258.
Brenier de Montmorand, 313.
Brigitte (sainte), 344.
Brillat-Savarin, 59.
Brizeux, 30.
Broglie (E. de), 205.
Broglie (A. de), 306.
Brontë (E.), 65.
Brontë (C.), 65.
Brooks-Adams, 143.
Brosses, 317.
Browning, 66.
Brueys, 221.
Brunet, 12.
Bryce, 248.
Buchez et Roux, 294.
Buffon, 325.
Bujac, 310.
Bunyan, 275.
Burchard, 265.
Burckhardt, 265.
Burnouf, 258.
Burns, 91.
Busch, 309.
Bussy-Rabutin, 77.
Butti, 69.
Byron, 90.
Cahun, 213.
Calderon, 105.
Calvin, 269.
Campanella, 331.
Campardon, 299.
Caramuel, 321.
Carducci, 158.
Carné, 186.
Carnot, 327.
Caro, 99.
Carrillo, 69.
Casanova 125
Castro (G. de), 158.
Castro (E. de), 68.
Catulle, 164.
Catherine de Sienne, 344.
Caumont, 203.
Caussette, 346.
Cazotte, 125.
Cellini, 266.
Cent Nouvelles nouvelles, 121.
César, 142.
Cervantes, 103.
Chamisso, 66.
Champfleury, 57.
Chanson de Roland, 235.
Chansonnier historique, 280.
Chantepie de la Saussaye, 258.
Chaptal, 301.
Chardin, 315.
Charles, 207.
Charnay, 267.
Charron, 121.
Charton, 276.
Chasles, 233.
Chateaubriand, 50, 90, 247, 345.
Chatterton, 92.
Chaucer, 94.
Chênedollé, 30.
Cherest, 281.
Cheruel, 278.
Chevalier, 300.
Chevallier, 206.
Chevrillon, 312.
Chi-King, 161.
Christophe et Cerfbeer, 26.
Chuquet, 300.
Claudien, 165.
Colenso, 252.
Colet, 21.
Coleridge, 91.
Colerus, 286.
Collignon, 141.
Coloma, 70.
Coignet, 301.
Comeau, 296.
Commynes, 195.
Condorcet, 127.
Confucius, 258.
Conscience, 67.
Contenson, 312.
Contades, 296.
Cooper, 64.
Coppée, 38.
Coran, 258.
Corbière, 36.
Corneille (P.), 222.
Corneille (T.), 225.
Corpus reformatorum, 269.
Corréard, 185.
Corroyer, 204.
Cortes, 266.
Cosneau, 195.
Coster, 67.
Couchaud, 201.
Cournot, 241.
Courier, 49.
Cowper, 91.
Crébillon, fils, 125.
Crestien de Troyes, 237.
Crouslé, 318.
Cromwell, 274.
Cros, 39.
Ctésias, 133.
Curtius, 137.
Cuvier, 326.
Cyrano de Bergerac, 121.
Damas-Hinard, 301.
Damien, 314.
Daniel, 349.
Danielo, 51.
Daremberg et Saglio, 144.
Dareste, 280.
Darras, 205.
Daru, 264.
Darwin, 326.
Dassoucy, 121.
Daudet (A.), 56.
Daudet (L.), 56.
Debidour, 201.
Decharme, 259.
Dejob, 274.
Delacroix, 314.
Delaporte, 233.
Delarc, 206.
Delavigne, 30.
Deloume, 143.
Deltour, 227.
Demolins, 250.
Démosthène, 173.
Denis le Chartreux, 345.
Descartes, 323.
Deschamps, 152.
Deschanel, 173.
Desclée, 146.
Desdevises du Dézert, 106.
Desjardins, 198.
Desnoiresterres, 119.
Desperiers, 121.
Destouches, 221.
Dezobry, 145.
Diaz del Castillo, 266.
Dickens, 64.
Diderot, 116.
Dierx, 38.
Disraëli, 66.
Doudan, 123.
Doré, 155.
Dostoïewsky, 74.
Dozy, 212.
Dragomiroff, 310.
Draper, 132.
Drapeyron, 201.
Droysen, 140.
Droz, 212.
Dryden, 92.
Dubos, 190.
Duchesne, 148.
Duclos, 125.
Du Cange, 339.
Ducoté, 231.
Duhem, 255.
Dumas fils, 54.
Dumas (J.-B.), 327.
Dumesnil (G.), 237.
Dumesnil (R.), 53.
Durand du Laur, 284.
Dureau de la Malle, 144.
Dutertre, 319.
Du, Vair 121.
Eddas (les), 161.
Eginhard, 192.
Egger, 274.
Eliot, 65.
Emerson, 96.
Emmerich, 345.
Encyclopédie, 126.
Encyclopédie (Grande), 161.
Épictète, 335.
Épicure, 336.
Épinay, 126.
Érasme, 284.
Ermitage (l’), 34.
Ercilla, 107.
Eschine, 173.
Eschyle, 171.
Escobar, 321.
Esménard, 30.
Ésope, 231.
Espinois, 324.
Esquiros, 297.
Euphuès, 37.
Euripide, 172.
Évangiles (les), 353.
Evans, 137.
Ézéchiel, 349.
Fabre, 52.
Fabre d’Olivet, 189.
Faguet, 120, 176, 227, 263, 316.
Falloux, 188.
Faivre, 99.
Faure, 252.
Fauriel, 161.
Favre, 295.
Favart, 221.
Fagniez, 280.
Ferrero, 337.
Ferri, 262.
Feuillet, 45.
Feydeau, 57.
Fielding, 64.
Firdousi, 161.
Fleuranges, 271.
Fleury, 205.
Fleury de Chaboulon, 302.
Florian, 231.
Florus, 142.
Flour de Saint-Genis, 314.
Flourens, 326.
Fogazzaro, 69.
Foe, 63.
Ford, 93.
Fort, 34.
Fouard, 147.
France, 50.
Frédégaire, 192.
Franklin, 280.
Frédéric-Charles, 309.
Fréret, 190.
Freytag, 67.
Fricasse, 296.
Froissart, 193.
Fromentin, 52.
Funk-Brentano, 278.
Furetière, 122.
Fustel de Coulanges, 140.
Fuzet, 322.
Gachard, 272.
Gaffarel, 267.
Gaffre, 355.
Galilée, 324.
Galdos, 70.
Galiani, 127.
Galland, 70.
Gallia christiana, 205.
Gardiner, 275.
Gassendi, 288.
Gaudry, 327.
Gaultier, 289.
Gauthiez, 265.
Gautier (Judith), 31.
Gayet, 213.
Gay-Lussac, 327.
Génin, 220.
Geffroy, 190.
Geoffroy, 124.
Gertrude (sainte), 344.
Gesta francorum, 196.
Gibbon, 201.
Gide (A.), 34.
Gide (C.), 180.
Gilbert, 310.
Girardin, 11.
Girardin (Mme de), 306.
Girardin (S.-M.), 230.
Giraudeau, 308.
Godard d’Aucourt, 58.
Gogol, 75.
Goldsmith, 63.
Goncourt, 56, 112, 280, 299, 300, 314.
Gonse, 203.
Gordon, 310.
Gorki, 75.
Graf, 158.
Grangier, 153.
Granier de Cassagnac, 298.
Gras, 10.
Grasset, 254.
Gray, 93.
Green, 275.
Grégoire de Tours, 191.
Gresset, 221.
Grévin, 225.
Grimm (frères), 67.
Grimm (F. M.), 280.
Grisot, 304.
Griveau, 97.
Grote, 141.
Guaita, 189.
Guérard, 190.
Guérard, 12.
Guiraud, 205.
Guillaume de Tyr, 196.
Guyau, 336.
Guérin (E. de), 314.
Guérin (C.), 40.
Hæckel, 326.
Halévy, 49.
Hallays, 222.
Hamilton, 277.
Hamsun, 79.
Haraucourt, 39.
Harlez, 258.
Harnack, 259.
Hartmann, 289.
Hasselt (van), 32.
Hauff, 67.
Hauptmann, 78.
Hauriou, 262.
Hausset, 280.
Haussez, 305.
Haussonville, 178.
Hauvette, 138.
Hawthorne, 66.
Hearn, 312.
Heeren, 143.
Hegel, 289.
Héliodore, 173.
Helvetius, 126.
Hennebert, 145.
Henry, 160.
Heptaméron, 121.
Hérault de Séchelles, 326.
Heredia, 38.
Héroard, 277.
Hérodote, 132.
Hermingard, 270.
Hobbes, 285.
Hock, 207.
Hoffmann, 66.
Holbach, 126.
Homère, 166.
Horace, 165.
Houssaye (A.), 307.
Hubner, 307.
Hugo, 21, 83, 165, 234, 285, 299, 309, 359.
Huguenin, 207.
Hume, 288.
Hurter, 206.
Hutchinson, 276.
Ibsen, 76.
Igor, 161.
Imbert de Saint-Amand, 306.
Imitation (l’), 355.
Immerman, 67.
Ingold, 318.
Izdubar, 258.
Jacquemont, 314.
Jamblique, 333.
Jammes, 41.
Janet, 290.
Janin, 59.
Jannet, 247.
Janssen, 271.
Jarry, 34.
Jean de la Croix (saint), 343.
Jeanne d’Arc, 194.
Jérémie, 350.
Joël, 350.
Joinville, 193.
Jomini, 304.
Jourgniac de St-Méard, 295.
Junius, 93.
Jurien de la Gravière, 140, 308.
Jusserand, 94.
Juvénal, 165.
Kalevala, 161.
Kalidasa, 161.
Kant, 286.
Keats, 91.
Keller, 67.
Kepler, 324.
Kervin de Lettenhove, 193.
Kidd, 262.
Kingsley, 66.
Kipling, 231.
Klazcko, 154.
Kleist, 101.
Klopstock, 100.
Kock, 44.
Kotzebue, 101.
Kurth, 193.
Labarte, 201.
Labiche, 54.
Labitte, 274.
La Boétie, 121.
Laboulaye, 247.
La Broise, 318.
La Bruyère, 112.
Laclos, 58.
Lacordaire, 188.
Lacurne-Sainte-Palaye, 236.
Lacour-Gayet, 145.
Lacroix, 203.
La Fayette, 47.
Laforgue, 36.
La Gorce, 308.
La Marck, 294.
La Mazelière, 214.
Lambert, 125.
La Mettrie, 126.
La Mothe-Fouqué, 66.
La Motte, 231.
Lamy, 308.
Lanfrey, 303.
Langeron, 296.
Langland, 94.
Lang, 258.
La Popelinière, 46.
Laprade, 30.
La Rochefoucauld, 122.
La Sizeranne, 97.
Latouche, 28.
Lavallée, 124.
Lavergne, 281.
Lavisse, 191.
Lavoisier, 327.
Lea, 211.
Léautaud, 33.
Lebeau, 201.
Le Cardonnel, 33.
Leclerc, 250.
Lefèvre, 163.
Le Gallienne, 92.
Legras, 100.
Legrand, 27.
Lehautcourt, 309.
Leibniz, 287.
Lelut, 321.
Lemoyne, 39.
Lenau, 101.
Lenient, 121.
Lenôtre, 299.
Léopardi, 158.
Léouzon le Duc, 313.
Le Play, 248.
Leprince de Beaumont, 231.
Llorente, 209.
Lermontoff, 160.
Leroux, 43.
Le Roy, 255.
Leroy-Beaulieu (A.), 312.
Leroy-Beaulieu (Paul), 262, 313.
Leroy-Beaulieu (Pierre), 251, 302.
Lesage, 221.
Lespinasse, 126.
Lessing, 101.
Levasseur, 280.
Levi (E.), 189.
Liard, 323.
Lie, 79.
Ligne, 310.
Livet, 220.
Livre des morts, 258.
Locke, 287.
Loiseleur, 208.
Loisy, 130.
Lombard, 202.
Lombroso, 262.
Longus, 173.
Lorenz, 13.
Lordat, 254.
Loti, 52.
Lotus de la bonne loi, 258.
Louandre, 237.
Louis XIV, 276.
Louvet, 58.
Loyola, 346.
Lubbock, 14.
Lucain, 165.
Luce, 195.
Lucien, 173.
Lucrèce, 164.
Luther, 269.
Lyall, 312.
Lycophron, 36.
Mably, 10.
Macpherson, 92.
Machiavel, 264.
Maeterlinck, 34.
Mahabharata, 160.
Maistre (J. de), 85, 174, 177, 210, 285.
Maistre (X. de), 176.
Male, 203.
Malabari, 312.
Malebranche, 319.
Malherbe, 234.
Mallet du Pan, 294.
Malory, 161.
Malot, 57.
Manuel biblique, 132.
Manzoni, 68.
Marais, 280.
Marbot, 301.
Marc-Aurèle, 335.
Marchand, 101.
Marchangy, 52.
Marco-Polo, 213.
Mardach, 78.
Mardrus, 70.
Margueritte, 309.
Marie, 324.
Marie-Thérèse, 279.
Marmier, 161.
Marot, 235.
Marquardt, 144.
Martial, 165.
Martin, 191.
Martinenche, 106.
Marx, 261.
Mascaron, 320.
Massillon, 320.
Masson (F.), 303.
Masson (P.), 123.
Maspéro, 134.
Maudsley, 262.
Maupas, 307.
Maupassant, 57.
Maurier, 66.
Maury, 141.
Mazel, 263.
Meilhac, 54.
Melanchton, 269.
Mémorial de Sainte-Hélène, 304.
Mendès, 39.
Mendoza, 108.
Méneval, 302.
Mercure, 34.
Mercy Argenteau, 279.
Meredith, 82.
Merejkowsky, 76.
Merle d’Aubigné, 271.
Merlin Coccaie, 120.
Merrill, 33.
Méry, 59.
Métra, 280.
Michaud, 195.
Mickiewicz, 160.
Miélot, 205.
Migne, 346.
Mignet, 297.
Milhaud, 328.
Mill, 241.
Millet, 201.
Millevoye, 29.
Milsand, 96.
Mirabeau (marquis), 127.
Mirabeau (comte), 294.
Mistral, 159.
Mithouard, 97.
Mitty, 57.
Moïse, 128.
Molé, 306.
Molière, 218.
Molinier, 209.
Moltke, 309.
Mommsen, 143.
Monnier, 49.
Montalembert, 251.
Montégut, 87.
Montluc, 271.
Moréas, 38.
Moreau, 30.
Morel-Fatio, 106.
Morley, 120.
Mortimer-Ternaux, 299.
Morris, 294.
Morus, 275.
Motteville, 124.
Müller (M.), 258.
Müller (O.), 173.
Muntz, 265.
Muret, 286.
Musset (P.), 21.
Nadaillac, 267.
Naigeon, 116.
Nansen, 311.
Napoléon Ier, 304.
Néera, 69.
Negri, 158.
Nethy, 161.
Niebelungen, 161.
Nicole, 321.
Niox, 309.
Nisard, 165.
Nodier, 59.
Nordenskiold, 311.
Oldenberg, 258.
Olivet, 227.
Olivieri, 157.
Ollivier, 308.
O’Neddy, 30.
Onomacrite, 169.
Ortolan, 154.
Ossian, 91.
Otway, 92.
Ouvré, 174.
Ovide, 164.
Pailleron, 54.
Pagello, 21.
Palante, 262.
Palatine (princesse), 124, 278.
Palissy, 274.
Palustre, 273.
Panthéon littéraire, 195.
Paparrigopoulo, 201.
Pardo Bazan, 70.
Parny, 29.
Pasquier, 304.
Pasteur, 328.
Pastor, 271.
Pater, 73.
Patin, 173.
Patin (Guy), 277.
Paul (Vincent de), 113.
Paulhan, 176.
Péladan, 59.
Pereda, 70.
Périer, 321.
Perrault, 230.
Perrens, 264.
Perrot et Chipiez, 141.
Petitot, 196.
Petőfi, 160.
Pétrone, 165.
Phèdre, 165.
Philippe II, 272.
Philon, 334.
Philostrate, 335.
Piat, 329.
Picard, 221.
Pierre, 308.
Pierret, 47.
Pierron, 165.
Pilpay, 230.
Pindare, 173.
Pissemsky, 75.
Pitt, 93.
Planche, 23.
Plan Carpin, 213.
Pline, 165.
Plotin, 333.
Plume, 34.
Plutarque, 139.
Poe, 71.
Poinsot, 327.
Pollock, 288.
Polti, 34.
Polybe, 139.
Pommier, 31.
Ponchon, 39.
Ponson du Terrail, 44.
Pontmartin, 57.
Pope, 93.
Porphyre, 333.
Pottecher, 34.
Pouchet, 333.
Pouchkine, 160.
Poujoulat, 195.
Pradt, 302.
Pressensé (E.), 148.
Pressensé (F.), 252.
Prescott, 267.
Prévost, 47.
Prisse d’Avesne, 212.
Properce, 164.
Prophètes (les), 349.
Proudhon, 181.
Prudence, 339.
Psalmiste (le), 351.
Puibusque, 106.
Pulci, 157.
Puysieux, 125.
Pythagore, 332.
Rabelais, 109.
Rabutin, 77.
Racan, 233.
Rachilde, 34.
Radcliffe, 66.
Ramayana, 160.
Ranke, 271.
Rathery, 158.
Ravaisson, 333.
Ravaisson (H.), 278.
Raynouard, 225.
Read, 39.
Rebelliau, 270.
Reboul, 30.
Réforme sociale, 249.
Regnault, 327.
Régnier (M.), 234.
Religieuse portugaise, 46.
Rémusat (C. de), 207, 252, 288.
Rémusat (Mme de), 301.
Renan, 77, 130, 146, 207, 243, 253, 255, 354.
Renard, 50.
Renouvier, 23.
Rétif de la Bretonne, 58.
Retz, 277.
Réville, 148.
Reynolds, 93.
Ribet, 344.
Ribot (A.), 314.
Ricardo, 261.
Richardson, 63.
Richelieu, 276.
Richepin, 38.
Richet, 231.
Richter, 66.
Rigby, 280.
Rimbaud, 36.
Riouffe, 295.
Ritter, 70.
Robert, 227.
Rod, 99.
Rogers, 275.
Rohan, 277.
Rohrbacher, 205.
Roland, 294.
Roman de la Chambre rouge, 71.
Roman de la Rose, 237.
Roman du Renard, 237.
Romancero, 107.
Romanes, 296.
Rosenkranz, 120.
Rosny, 72.
Rothan, 307.
Rotrou, 225.
Rouanet, 105.
Roumanille, 10.
Rousiers, 247.
Rouslane, 76.
Rousset, 306.
Royer-Collard, 178.
Rubruquis, 213.
Ruskin, 96.
Ruyssen, 288.
Ruysbroek, 345.
Sabatier (A.), 259.
Sabatier (P.), 157.
Sacchetti, 156.
Sacher Masoch, 67.
Sade, 59.
Saint-Auban, 314.
Saint-Amand, 233.
Sainte-Beuve, 31, 51, 52, 110, 119, 235, 319.
Saint-Evremond, 277.
Saint-Hilaire, 319.
Saint-Pierre, 47.
Saint-Pol-Roux, 34.
Sales, 341.
Saliat, 132.
Samain, 33.
Sandeau, 54.
Sansot-Orland, 156.
Sapho, 173.
Sardou, 54.
Sarrazin, 159.
Saussure, 312.
Savonarole, 266.
Sayous, 280.
Saxe, 310.
Scaramelli, 344.
Schelling, 289.
Schérer, 289.
Schiller, 100.
Schliemann, 137.
Science sociale (la), 250.
Scott, 60.
Scribe, 54.
Scudéry, 47.
Séailles, 290.
Sedaine, 221.
Sédillot, 213.
Ségur, 303.
Seignobos, 197.
Sénancourt, 51.
Sénèque 336
Sénèque le tragique, 164.
Serao, 69.
Serpa-Pinto, 311.
Shakespeare, 87, 99, 104, 218, 233.
Shelley, 90.
Sheridan, 93.
Sidoine Apollinaire, 339.
Sichler, 160.
Sienkiewicz, 76.
Silvestre, 38.
Simon (E.), 312.
Simon (J.), 183.
Simon (R.), 318.
Sismondi, 191.
Sites et Monuments, 202.
Smollet, 64.
Sophocle, 172.
Soulary, 38.
Soulavie, 280.
Soulié, 44.
Sourches, 124.
Soury, 351.
Spanheim, 278.
Spencer, 241.
Spenser, 94.
Spenser Saint-John, 312.
Spœlberch de Lovenjoul, 26.
Stanley, 311.
Sterne, 63.
Stevenson, 72.
Strabon, 147.
Strauss, 120.
Strindberg, 78.
Strowski, 342.
Sue, 44.
Suess, 268.
Sully-Prudhomme, 38.
Sumner-Maine, 148.
Sven Hedin, 311.
Swedenborg, 180.
Swinburne, 92.
Sybel, 302.
Sylva, 160.
Tabarin, 121.
Tacite, 142.
Taine, 26, 57, 60, 63, 89, 120, 141, 185, 230, 242, 250, 252, 283, 303, 319, 352.
Talleyrand, 305.
Tallemant des Réaux, 277.
Tasse, 157.
Térence, 164.
Ternaux Compans, 267.
Texier, 201.
Texte, 60.
Thackeray, 65.
Thamin, 336.
Thiébault, 296.
Théognis, 164.
Thérèse (sainte), 343.
Théocrite, 173.
Thomas, 236.
Thomson, 193.
Thouvenel, 307.
Thucydide, 139.
Thureau-Dangin, 306.
Thurot, 170.
Thyard, 235.
Tibulle, 164.
Ticknor, 106.
Tilly, 280.
Timon, 49.
Tirso de Molina, 107.
Tite-Live, 142.
Tocqueville, 245.
Tolstoï (A.), 75.
Torcy, 278.
Tourgueneff, 75.
Tourville, 250.
Trissino, 157.
Trochu, 309.
Turgot, 127.
Twain, 73.
Tyndale, 12.
Vacher de Lapouge, 245.
Vacherot, 254.
Valdès, 70.
Valera, 70.
Valet de Viriville, 195.
Vallery-Radot, 328.
Vallès, 83.
Valroger, 198.
Vandal, 303.
Vasco de Gama, 267.
Vauban, 127.
Vauquelin de la Fresnaye, 234.
Vauvenargues, 122.
Védas (les), 258.
Vega, 105.
Velleius, 142.
Velly, 192.
Verdaguer, 159.
Verhaeren, 33.
Verlaine, 34, 37, 162, 234, 356.
Verne, 59.
Véron, 307.
Vertot, 197.
Viau, 233.
Vicaire, 39.
Viebig, 67.
Viel-Castel, 307.
Vielé-Griffin, 32.
Viète, 324.
Vigouroux, 130.
Vigny, 24.
Villehardouin, 193.
Villemain, 182.
Villemessant, 307.
Villiers de l’Isle-Adam, 49, 78, 357.
Viollet, 190.
Viollet-le-Duc, 203.
Vinson, 151.
Vitet, 273.
Vivien de Saint-Martin, 267.
Voragine, 156.
Vollet, 148.
Voltaire, 85, 114, 119, 225, 226, 316, 335.
Vuitry, 281.
Wagner, 103.
Wailly, 193.
Weber, 289.
Webster, 94.
Weil, 174.
Weismann, 327.
Wells, 72.
Wilbois, 255.
Wildenbruch, 67.
Wilkie Collins, 66.
Wilson, 248.
Witt, 194.
Wolseley, 304.
Wordsworth, 91.
Wundt, 254.
ACHEVÉ D’IMPRIMER
le vingt-quatre février mil neuf cent dix-sept
PAR
L’IMPRIMERIE ORLÉANAISE
A ORLÉANS
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE