The Project Gutenberg eBook of L'Été à l'ombre

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Title: L'Été à l'ombre

Author: Jean Aicard

Release date: January 11, 2023 [eBook #69770]
Most recently updated: October 19, 2024

Language: French

Original publication: France: Ernest Flammarion

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉTÉ À L'OMBRE ***

JEAN AICARD

L’ÉTÉ
A L’OMBRE

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS L’ODÉON

Tous droits réservés.

A LA MÊME LIBRAIRIE

OUVRAGES DE JEAN AICARD

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AVE

A
Frédéric MONTENARD

A toi, le peintre exact des étés qui chauffent à blanc, et des ombres couleur de pervenche, je dédie ce livre, parce que tu y retrouveras quelques souvenirs de notre pays où ta bastide n’est pas loin de la mienne, où la lumière et l’azur sont des réalités brutales, où l’ombre est un rêve en vain désiré.

Tu retrouveras, dans ce petit livre, le potier notre voisin, le savetier et le maçon de notre village, la culture ardente des immortelles, inaltérables fleurs du souvenir, et cette histoire des deux étameurs, bonne à réjouir des simples, des enfants, des villageois restés candides.

Si tu veux essayer de lire, l’été, à l’ombre, emporte ce livre. C’est un recueil d’histoires brèves, lecture facile à couper de petits sommes rythmiques et doux, conseillers d’indulgence, et durant lesquels le songe du lecteur satisfait achève et embellit les rêves du conteur…


Lis mon livre l’été, à l’ombre.

J. A.

La Garde-près-Toulon, 10 juillet 1895.

LA VIERGE PALE

A Gaston Bonnier.

I

Il mettait au-dessus de sa tête angélique deux petites ailes courtes, légères et blanches, le bonnet d’Yvonne.

Yvonne était blonde, avec des yeux très bleus et un visage pâle, pâle comme le visage de ces madones en cire qu’on voit dans les églises de village, enfantines et anciennes, sous des globes de verre.

Oui, elle avait l’air d’une sainte mystique, la douce et blanche Yvonne, et c’est pour cela que Jacques l’avait aimée.

II

Jacques Kardec, lieutenant de vaisseau, avait vingt-huit ans. Avec un bon esprit très droit, net, ferme, il avait un cœur excellent. Il était sorti en bon rang de l’École navale. De taille moyenne, mais très fort, il se vantait de sa force avec un joli rire jeune, plein de mépris pour les faibles, et qui cependant n’avait pour eux rien d’offensant. On ne pardonne pas « un plus fort » ; on pardonne « un trop fort », contrairement à ce qui arrive dans l’ordre intellectuel, où l’on prend moins ombrage du simple talent que du génie, jusqu’à l’heure du moins où le génie s’est imposé… Quand la conversation « s’amenait » sur la force physique, Jacques tirait en silence de sa poche une pièce de dix francs en or — et, doucement, doucement, entre ses doigts, il la ployait comme du plomb. Ou bien il faisait apporter un jeu de cartes, et les trente-deux cartes étaient déchirées à la fois, tout doucement… C’était l’amusement des carrés d’officiers, cette manie de Jacques. Tout le monde essayait de l’imiter, au milieu des rires. Un tel ne parvenait à déchirer que douze cartes à la fois ; un autre en déchirait vingt. Personne ne ployait la pièce de dix francs.

Il avait une volonté qui était d’acier, comme ses doigts. Un cou de taureau, des épaules d’hercule. Pas très grand, je l’ai dit. Avec cela, marqué pour devenir le type du « marin énergique »… Le contraire d’un poète fade… Et pourtant l’amour prit le cœur de Jacques entre ses petits doigts et le ploya, le ploya… comme la pièce de dix francs… le déchira, le déchira… comme le jeu de trente-deux cartes.

III

— Jacques, mon fils, à quoi te mènera cet amour ? Cette Yvonne n’est pas du tout ce qu’il te faut. C’est une demi-bourgeoise qui n’a qu’une demi-éducation. Je ne te dirai pas qu’elle n’a point de fortune ; cela n’est pas grave, puisque tu en as, mais le fils de l’amiral Kardec ne peut pas, ne doit pas épouser cette fille. Réfléchis, mon doux Jacques. Si ton père vivait, tu l’écouterais, lui ! Il te ferait comprendre.

Jacques secouait la tête et, à toute objection, répondait simplement, obstinément, patiemment :

— Je l’aime !

Sa mère se sentait vaincue. Elle connaissait l’entêtement des Kardec : « Jacques est butté », se disait-elle, comme au temps où l’amiral opposait à la sienne une de ces volontés inflexibles qui avaient fait de lui un chef de premier ordre.

Alors, la pauvre mère, avec timidité, essaya de dire, pour finir :

— Tu sais, une fois, avec Jean Lepic, le matelot, cette fille a fait parler d’elle…

— Je connais cette histoire, dit Jacques, ne m’en parlez plus jamais, je vous en prie, ma mère… Et il serait fâcheux qu’une autre personne que vous m’en parlât !… Vous conviendrez bien qu’avant de me connaître, Yvonne a pu sentir son cœur battre, sans qu’on ait le droit de lui en faire un crime. Elle a souri à ce Jean Lepic, peut-être… Nous avons tous eu de ces amours d’enfant… Et après ? Yvonne sera ma femme, ma mère, vous ne voudrez pas me désespérer.

La mère temporisa.

— Tu es bien jeune !… il faut naviguer encore… Marié, tu n’aimeras plus la mer ! Alors, tu demanderas un poste à terre… Mais aujourd’hui c’est trop tôt pour renoncer aux beaux, aux grands voyages… Profite de ta jeunesse, de ta santé, de ta force !…

Jacques souriait à la vie, qu’il sentait en lui puissante, indomptable. Santé, force, jeunesse, tout cela était en lui si vivant en effet, si certain ! et comme chantant.

Dans les moments où il se sentait ainsi insolemment joyeux d’être jeune et fort, s’il était avec quelqu’un de ses camarades d’école, il le poussait de l’épaule, en clignant de l’œil… ce qui voulait dire : « hein ! te souviens-tu des bonnes raclées du Borda ?… on pourrait recommencer ! »

Et pourtant, d’un tout petit coup d’épaule… Mais voici ce qui arriva :

IV

Jacques dut quitter le port de Brest pour le port de Toulon.

Sa mère avait sollicité, en secret, ce changement. Elle espérait toujours que Jacques oublierait.

Mais Jacques était touché, bien touché. La pointe fine d’une épée invisible l’avait piqué au plus profond du cœur. Un poison sourd subtilement courait en lui. Au fond, pas un amour ne ressemble à un autre amour. Pas un être n’aime comme un autre être… On dit que sur les myriades de feuilles d’une forêt de chênes, on ne trouverait pas deux feuilles qui, posées l’une sur l’autre, puissent coïncider parfaitement… Tous les visages humains sont des visages, et se ressemblent sans être semblables… Et si vous croyez que les oiseaux de même espèce se confondent entre eux, vous vous trompez… Eux, ils se distinguent bien, et chez les rossignols ou les pinsons, on n’est pas seulement une espèce, on est des personnes…

L’amour de Jacques était singulier. Les sensations des êtres étant produites par des circonstances agissant sur des natures, il faudrait, pour que deux amours fussent pareils, que non seulement les natures mais les circonstances fussent identiques, et nous pouvons juger sûrement que celles-ci du moins diffèrent à l’infini.

Le jeune officier avait couru le monde, et en France, en Grèce, au Japon, à Taïti, il avait eu, comme tous ses camarades, des femmes jaunes, vertes ou bleues… il avait eu des maîtresses et il les avait aimées… mais jamais il n’avait rien éprouvé de pareil à ce qui se passait en lui maintenant. Jacques était possédé. La figure d’Yvonne, pâle, diaphane, semblable à une apparition, flottait sans cesse autour de lui… Elle lui semblait une de ces créatures faites de vapeurs lumineuses et dont il est parlé dans les histoires spirites… Elle ne le quittait pas. Il était comme le médium de cet esprit. Y avait-il là en effet un phénomène transcendant de force psychique, une attirance d’âme qui appelait à lui, à l’insu d’Yvonne, le spectre flottant de la bien-aimée ? Qui sait ? — Toujours est-il que ce vigoureux garçon aimait en vrai fou une ombre faite de lumière diffuse, la pâle et mystique fiancée… qui lui avait accordé pourtant le baiser de chair…

Il lui écrivait :

« Me voici à Toulon, chère bien-aimée, où je suis embarqué à bord de l’Atalante, et de quart tous les deux jours seulement. J’étais silencieux, je suis devenu muet. Hier, au carré, en déjeunant, mes camarades ont raconté gaiement des histoires de force… On s’attendait au tour de la pièce de dix francs, tu sais, mais je n’ai pas même essayé… Il m’a semblé que je ne pourrais plus, que ma force s’en va… qu’elle s’en est allée. Je ne mange guère, je ne dors plus ; je pense à toi, je te vois.

« Ma mère se montre toujours plus sévère. Mais ne crains rien, ma chère Yvonne, il y a des amours qui bravent tout, qui sacrifient tout, que rien ne peut entraver. Je le sens avec horreur ; mais, pourquoi ne pas le dire ? je marcherais sur des morts pour aller à toi !

« Ma chère figure de sainte ! Aime-moi bien. Te rappelles-tu notre premier rendez-vous ? C’était à l’église. Tu étais arrivée la première… Je te reconnus tout de suite. Ton petit bonnet me parlait ; je voyais de profil ton doux visage en prière, tes mains jointes. Avec ta robe sombre, au grand tablier, et ton bonnet aux petites ailes si blanches, tu avais l’air d’une nonne — oui — d’une image de sainte. Comme tes yeux s’abaissaient tristement ! Comme ils s’élevaient avec passion vers la Vierge au manteau bleu, semé d’étoiles ! Ah ! Yvonne, c’est que, malgré tout, notre amour est pur. Devant Dieu, il est sacré — et rien n’empêchera que tu deviennes ma femme… Je passerai par-dessus tout… Je briserai pour toi — que Dieu me pardonne ! — le cœur de ma bonne et tendre mère !… Mais j’ai aussi des devoirs envers toi, Yvonne — et je les accomplirai…

« Regarde demain soir, la belle étoile, à dix heures. Je prendrai le quart à cette heure-là. Je la regarderai aussi. Nos regards et nos âmes se rencontreront dans l’espace infini. »

V

Yvonne répondait :

« Jacques ! Jacques ! pourquoi m’as-tu abandonnée ? Tu as bien fait, Jacques, il le fallait… il faut complaire avant tout à ta sainte mère… Mais non, je suis folle… reviens ! donne ta démission… Ne m’écoute pas, mais laisse-moi dire ! Cela me soulage… je vis et je meurs de toi… Si tu t’en vas loin, je mourrai !… Jacques, ne m’abandonne pas ! Tu vois, je pense tout à la fois les choses les plus contradictoires, mais crois-moi, je saurai être raisonnable, sage quand il le faudra… Cela me soulage de tout te dire. A qui cela fait-il du mal ? L’essentiel est que tu sois libre… Et tu es libre, le sens-tu bien ? Oh ! ce baiser ! Ton baiser, Jacques !… il me brûle… Oh Dieu ! quand j’y pense, le feu de la honte brûle mes joues qui pourtant restent pâles, de cette pâleur que tu aimes tant !… je suis passée hier près de l’endroit… t’en souviens-tu bien, Jacques ? près de cette petite hutte de pêcheur où ton Yvonne… Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! crois-tu que Dieu me pardonnera ?… Mais qu’importe, si tu m’aimes, si tu ne m’oublies jamais ! Oh ! Jacques, Jacques, comme j’ai été tienne ! ô mon révélateur divin ! mon ami ! Tâche de te distraire… oublie-moi, cause avec tes camarades… ne reste pas si seul… Pourvu que tu ne me trompes pas, amuse-toi… je serai si heureuse de te savoir content !

« J’ai regardé l’étoile, l’autre nuit ; je la regarderai tous les soirs… J’ai cru sentir sur moi ton regard… Nous étions tous les deux haut, très haut, en plein ciel, près de l’étoile… et c’est là que nous nous sommes rencontrés, dans un baiser céleste… Ton Yvonne. »

VI

Ces lettres, Jacques les mettait sur son cœur et elles y faisaient comme une brûlure.

VII

Le lieutenant de vaisseau habitait, à Toulon, une chambre garnie.

Un soir, vers minuit, comme il rentrait, à son premier étage, à tâtons, il sentit, en étendant la main vers la porte, qu’il touchait quelqu’un… qui, au contact, ne remua ni ne parla. Surpris, il cria dans l’ombre :

— Qui est là ?

— Jacques !

Il frissonna tout entier, éperdu, prêt à tomber. C’était la voix d’Yvonne, et, dans cette obscurité, ils s’étreignirent… Oh ! se retrouver ! se sentir ainsi après deux mois ! deux longs mois !…

Impatients de se voir avec les yeux, ils craignaient de se quitter, et se suivaient dans l’ombre ; lui, cherchant sa clef, la serrure, perdant la tête !

— C’est toi ! comment es-tu là ? pourquoi ?… Oh ! Yvonne !

— Mon Jacques !

Il jurait, donnait du pied dans la porte, abandonnait la serrure… et tous deux se reprenaient, lèvres contre lèvres, chacun respirant l’autre, retrouvant avec délices l’odeur chère, cette ineffable personnalité physique qui ne se livre que par l’approche, qui est un parfum… peut-être l’amour lui-même, l’essence même du désir… l’expression inexprimable des affinités, l’attraction insaisissable et particulière — et définitive.

Chose singulière ! cette figure que, si nettement, il voyait, à l’ordinaire, dans un songe continu, Jacques ne la voyait, plus du tout depuis qu’Yvonne était là, en réalité, dans cette ombre… Et il avait hâte de le retrouver, ce cher visage… Enfin ! la lumière jaillit. La main tremblante alluma les bougies…

— C’est toi ! toi ! c’est bien toi ! Comment se fait-il ? qu’est-il arrivé ?

VIII

Ils s’expliquèrent.

Les yeux baissés, plus pâle que jamais, triste infiniment, Yvonne lui dit :

— Il faut que tu me sauves… Je ne peux plus rester au pays ; ce n’est plus possible ! Que deviendrais-je dans quelque temps ?… Je suis perdue… Quand j’ai compris cela, je me suis sauvée… j’ai laissé une lettre à mon père… — Comprends-tu ?… tu ne comprends pas ?… Si, tu me comprends !

Elle releva ses yeux bleus, les planta droit dans ceux de Jacques avec une expression neutre où il ne vit que la profondeur confuse d’une âme qui se voile. Cette pudeur du regard cachant le fond de leur secret, lui fit brusquement tout comprendre…

— Oh ! Yvonne !

Yvonne se sentait devenir mère… et voilà ce que Jacques avait compris…

Elle cacha sa tête dans la poitrine du bien-aimé et pleura longtemps. Il but ses larmes, se mit à genoux devant elle, lui demanda pardon mille fois en sanglotant, et lui annonça qu’avant un mois elle serait sa femme.

Il parlait dévotement, à genoux devant elle… Avec sa robe sombre au grand tablier noir, elle avait l’air, oui, d’une sœur de charité.

De sa main très fine, diaphane comme son visage, elle caressait lentement les beaux cheveux noirs, courts mais épais, du bien-aimé de son âme. Et lui, tout à coup, pris de ferveur, saisit les deux pieds adorés dans ses deux mains, et avec un respect d’époux jeune, fort, — joyeux au fond et fier, — il les baisa éperdument.

IX

Yvonne était donc arrivée chez Kardec en son absence. A la loueuse du garni, elle avait dit simplement :

— Je suis sa sœur ; il faudra deux chambres.

— J’ai une locataire qui heureusement part demain, mademoiselle. Quant à la chambre de Monsieur Kardec, la voici, mais l’après-midi, il emporte sa clef.

Et sans aucune impatience, la douce Yvonne s’était assise sur sa malle, comme une bonne, devant la porte fermée… Elle n’avait pas dîné. Elle était restée là, bien tranquille, depuis quatre heures du soir. Très fatiguée (elle avait voyagé un jour et une nuit), elle avait même fini par s’assoupir. Des gens qui montaient, qui descendaient, entrevoyaient dans l’ombre cette figure pâle, énigmatique, assise comme un sphinx, avec son air endormi, devant la porte que barrait sa malle plate, forme vague de cercueil… On eût dit une figure de marbre, blanche et noire, assise sur un sarcophage. Et au-dessus de sa tête, chatoyait un petit carré de papier blanc — la carte de visite de Kardec — le nom, comme une épitaphe :

JACQUES KARDEC
LIEUTENANT DE VAISSEAU

X

Il fit du thé. Elle ne put manger. La joie lui ôtait l’appétit…

— Tu comprends ! te voir, ça suffit… je vis !

Elle songea à tout, tira un matelas du lit de Jacques, le mit sur le canapé avec des couvertures. Il coucherait là, lui. Elle, fatiguée du voyage, dans le lit. Cela semblerait tout simple à la propriétaire. Le lendemain elle aurait sa chambre… Comme ils allaient vivre heureux !…

XI

Et, assis côte à côte, de nouveau ils s’étreignirent… C’en était fait… Elle était bien sa femme, sa vraie femme… Au point du jour, vers six heures, tandis que très lasse, à demi-morte, Yvonne dormait gracieusement, un bras pendant un peu hors du lit, son visage plus pâle que de coutume tourné vers Jacques instinctivement (malgré la pesanteur de son sommeil), lui, attablé devant la fenêtre, écrivait à sa mère : « Pardonnez-moi de vous tant contrarier, ma mère… Ne me désespérez pas plus longtemps. Yvonne est ma femme et le sera. Elle est ici… Ne me forcez pas, je vous en supplie, à m’expliquer davantage, mais croyez que j’agis en homme d’honneur. »

Mme Kardec se fit faire des sommations respectueuses… Jacques était désespéré — mais il était honnête homme — et tout fut bientôt prêt pour ses noces tristes. Le premier janvier approchait.

Ils fêtèrent la Noël ensemble. Yvonne était logée sur le même palier et les deux chambres communiquaient. Tous les matins Yvonne faisait elle-même le ménage. La propriétaire était ravie… « Une perle, cette sœur de M. Kardec… je ne plains pas celui qui l’épousera !… » Ils attendaient, — pour tout avouer, — le jour des noces. A Toulon, seuls les chefs de Jacques étaient informés, comme il l’avait fallu.

Il approchait, le grand jour. Les bans étaient publiés, et ni la propriétaire, ni les gens du voisinage ne se doutaient encore de rien ; on ne passe pas tous les jours devant la mairie. Kardec demeurait à l’autre bout de la ville, sur la place St-Roch… Ils se cachaient. Le bonheur doit se cacher, parce qu’il attire son contraire… Soyons prudents !

XII

Quatre jours séparaient du bonheur définitif la pâle fiancée. Jacques n’était plus taciturne ; il s’était remis à rire, — et, aussi souvent qu’on voulait, dans ses doigts souples et forts il ployait la pièce de dix francs en or, et déchirait les trente-deux cartes… Il paria même d’en déchirer trente-six… et n’en déchira que trente-quatre, mais cet insuccès le laissa froid.

XIII

A l’occasion des fêtes de la Noël et du jour de l’an, le 30 décembre 188… l’état-major de l’Atalante, que les officiers d’un navire espagnol avaient fêté peu de temps auparavant, leur offrait, en retour, une soirée à bord, en rade de Toulon. C’était la veille du mariage de Jacques.

Quand il rentra de son service, ayant dîné à bord (Yvonne avait mangé toute seule, comme à son ordinaire en pareil cas), Jacques trouva sur son lit, bien « parés », en très bon ordre, sa grande tenue, pantalon à bandes d’or, habit, claque, et ses gants blancs.

Jacques, depuis quinze jours, ne faisait plus partie de l’état-major de l’Atalante. Officier d’ordonnance de l’amiral préfet maritime, il avait maintenant ces jolies aiguillettes qui font si bon effet sur une jeune poitrine, — et qui lui allaient si bien, à lui… Yvonne les adorait, ces aiguillettes. Quand Jacques, vers dix heures du soir, fut habillé, — elle voulut, l’enfant ! — qu’il mît son chapeau sur sa tête, et qu’il fît devant elle le tour de sa chambre, « comme ça ! » Elle battait des mains : « Que tu es beau ! » Puis, se ruait sur lui, l’entourait de ses bras… A son tour il l’enlaça… Le claque et les gants tombèrent… Il voulut se baisser bien vite, pour qu’elle ne prît pas la peine…

« Non, reste ! » et elle plongea ses yeux dans les yeux du jeune homme, lui versant, par le regard, l’ivresse inexprimable, l’essence de la vie suprême… tout l’amour… Qu’elle était jolie, belle même ainsi, et si pâle !… oui, elle semblait plus pâle encore qu’à l’ordinaire.

— Qu’as-tu ?

— Rien — tout, — tu sais bien… c’est demain !… Quelles étrennes !

Elle jouait avec les aiguillettes dont les bouts dorés s’entre-choquaient avec ce bruit gai des hochets enfantins !… « Ah ! que je t’aime ! » Il l’attira à lui, la serra à pleins bras sur sa poitrine, — et, comme il devait arriver à bord en même temps que son chef, — la baleinière de l’amiral poussant à dix heures un quart juste, — il se baissa vivement, ramassa ses gants, son claque, et en même temps un billet plié avec soin qui avait dû tomber de sa poche… Et, d’un pas joyeux, il sortit, criant encore sur le palier, par la porte restée ouverte, avec un baiser envoyé du bout des doigts :

— Bonsoir, Yvonne !

Elle se coucha.

La baleinière, mince et prompte comme une anguille, glissait droite sur l’eau polie. Aux côtés de l’amiral, haut de taille, l’aide de camp, bien pris, charmant, gracieux, donnait la sensation d’un jeune avenir, puissant et calme. On le sentait plein des espérances qu’avait réalisées son chef, dont le nom était illustre…

On accosta.

XIV

Le pont de l’Atalante recouvert tout entier de toiles formant tentes, avait été luxueusement transformé en salle de bal. Sur les bastingages, partout, les drapeaux de France et d’Espagne mêlés. Le ruisseau de sang entre deux rives d’or (les couleurs de l’Espagne) rutilait partout aux clartés vives d’innombrables flambeaux. Çà et là des sabres, des fusils, des pistolets de combat, arrangés parles marins, formaient des ancres, des dessins ornementaux. Des lauriers-roses dans des caisses, des camélias, faisaient des bosquets dans les recoins du pont bombé, qui montrait les linéaments propres, presque blancs, du bois bien frotté. Au milieu de la dunette, une vasque jaillissante épandait, avec un bruit de source, une odeur vague de jasmin d’Espagne.

Sur ce pont de navire, qui, un an auparavant, balayé par les vagues de la haute mer, craquait au roulis et au tangage, dans les mouvements affolés d’une tempête mémorable où l’Atalante avait perdu vingt hommes d’équipage et failli périr, — une foule de femmes parées bourdonnait et bruissait dans une atmosphère tiède, la soie frôlant la soie, les robes balayant le pont, les saluts répondant aux saluts… Sous les diamants, les cheveux et les épaules chatoyaient. Peu d’habits noirs. Tous les hommes en grande tenue, officiers de mer pour la plupart ; — très peu d’officiers de terre.

Au dehors, dans l’air froid, sur l’eau, comme des mille-pieds, couraient les longs canots, avec leurs vingt-quatre avirons réguliers qui montent, s’abaissent, rident l’eau, et se relèvent dégouttants de perles lumineuses pour s’abaisser plus loin…

— Qui vive ?

— A bord, officiers !

— Laisse courir !

La baleinière accosta l’échelle. Quand l’amiral se présenta à la coupée, les fanfares éclatèrent… et comme l’amiral espagnol suivait de près l’amiral français, les musiciens interrompirent brusquement la Marseillaise pour attaquer l’air national de l’Espagne.

XV

Jacques Kardec aida l’amiral à faire les honneurs de la soirée aux Espagnols.

— Est-il heureux, ce Kardec ! De la graine d’amiral, celui-là !…

— Ça n’est pas un débrouillard, lui !

— Non, mais il a de la chance.

— Quel bon et brave officier !

On dansait, le bal tourbillonnait. Kardec, — descendu un moment, pour être bien seul, dans l’entrepont où étaient couchés les hommes, dont les hamacs, alignés à perte de vue dans l’ombre, vibraient sur leurs cordes aux secousses de la danse, — lisait, à la lueur d’un fanal que lui tenait un matelot, ce petit billet plié soigneusement, — qu’il ne se rappelait pas avoir laissé tomber… Il venait de s’en inquiéter tout d’un coup. L’ayant lu, il le replia avec lenteur, et le mit sur sa poitrine dans la poche intérieure de son habit qu’il reboutonna réglementairement.

Cela fait, Kardec pâlit tout à coup ; il étendit les deux bras et s’accrocha des deux mains aux épaules de l’homme qui tenait la lanterne. Elle vacilla. Il sembla à Kardec que le bateau, après un coup de tangage épouvantable, s’enfonçait brusquement dans la mer ouverte sous lui, à l’infini…

— Cap’taine ! cria l’homme. Cap’taine !

— Eh bien ! quoi ? répondit Kardec d’un air affreusement tranquille.

Il demanda à l’homme si rien n’était dérangé dans sa toilette et remonta sur le pont.

XVI

L’amiral le pria de s’occuper d’une femme d’officier.

Kardec valsa avec elle. Quant il eut valsé, il éprouva une sensation singulière.

On avait permis aux hommes du bord qui voudraient voir la fête, de se tenir à l’avant du bateau, sous une tente, dans l’obscurité, immobiles et silencieux.

Derrière un grand filet de cordes, aux vastes losanges, ils étaient là, les uns sur les autres, comme dressés en muraille humaine, les matelots, et ils regardaient. Ils étaient dans l’ombre, et pourtant, quand on approchait, on distinguait très bien leurs faces, des favoris, des barbes, des dents de loup étincelantes, des yeux luisants, très luisants ! — et, avec un air béat, ils regardaient ceux qui s’amusaient, — le bal, les fleurs, les femmes, sans envie, mais sans joie, du fond de ces limbes terrestres d’où l’espérance apparaît comme une figure imprécise et morte…

Kardec étant allé du côté de ces braves gens, eut donc une sensation singulière, qui fut une envie brusque, en coup de folie, de briser les mailles de ces gros filets, de lâcher ces bêtes qui étaient des hommes, en leur criant : — « Dansez, courez, hurlez ! Tuez les hommes ! Prenez les femmes ! Soyez les maîtres ! Vous êtes des brutes de regarder les joies sans les prendre !… »

Il passa sa main sur son front, et retourna au milieu du bal.

— Qu’avez-vous, Kardec ?

— Un peu mal à la tête, amiral.

— Allez donc boire un verre de champagne.

Comme il descendait au buffet, il rencontra un camarade :

— Viens au carré.

Il y entra. L’autre bientôt le laissa seul. Kardec but un verre d’eau-de-vie et regarda, par les sabords, la mer — la mer, qui commençait ici à ses pieds, et finissait là-bas, beaucoup plus loin, il ne savait plus où, nulle part… Il regarda les collines de la presqu’île de Saint-Mandrier où est l’hôpital maritime — puis, comme le bateau « évitait, » il aperçut, au pied de ses très hautes collines grises, Toulon, dont le quai rougeâtre mirait dans l’eau noire les feux des boutiques et des cafés…

C’était là tout le théâtre familier de sa vie de marin. Il regarda cette rade, étoilée des feux de l’escadre éparse, et que sillonnaient des embarcations de fête, leurs feux de proue courant comme des météores échappés…

Et de nouveau, il regarda, sous lui, l’eau d’un bleu noir, très tranquille, cette eau amère, aux mouvements si doux, qui a des rages de femme, des colères mortelles…

Comme elle était belle et pure ! — si pleine d’étoiles qui paraissaient le regarder !… Et tout au fond de l’eau, dans cette rade où se jettent les égouts de la ville, il y avait la fange, chère aux congres, ces serpents de mer… Et tout à coup, sous les luisants de l’eau, oh ! très profondément, une forme se dessina, la forme diffuse, lumineuse, d’un visage humain, pâle, si pâle !… d’une pâleur de mort… Elle flottait, cette figure étrange, bercée sous l’eau, imitant les mouvements lents des vagues de la surface, qui caressaient, félines, la joue rebondie de l’Atalante. C’était comme une phosphorescence naturelle, comme une apparition mystérieuse… comme une âme noyée… Sainte Yvonne !… — « Yvonne ! Yvonne ! »

XVII

Les trépidations de la danse agitaient tout le navire d’une vie convulsive. On s’amusait beaucoup là-haut, sous les yeux des matelots qui, stupidement, regardaient tristes, sans un désir, sans mouvement, du fond d’une résignation de damnés.

XVIII

— Où donc est Kardec ?

— Je ne sais pas, amiral.

— Voilà deux heures que je le cherche ! Cherchez-moi donc Kardec, j’ai besoin de lui.

— Oui, amiral.

XIX

A huit heures du matin, douze rameurs, dans un canot major, accostaient le quai de Toulon… « Laisse courir ! » Trois officiers, sautant sur le quai, ôtèrent leurs casquettes pour saluer un mort qui, dans un cadre, au fond de l’embarcation, dormait sous un voile.

Six matelots le chargèrent sur leurs épaules, et d’un pas rythmé, militaire, le portèrent à l’hôpital maritime, rue Nationale, à trois cents pas de l’habitation d’Yvonne.

— Qui est-ce ?

— Ce pauvre Kardec.

— Comment est-il mort ?

— On ne sait pas, noyé.

— Tiens ! c’est drôle !

XX

Le bruit courait dans la ville. De proche en proche, il avait gagné la place Saint-Roch, avant que le corps fût rendu à l’hôpital.

— Ah ! pauvre mademoiselle ! criait la propriétaire de Kardec.

— Qu’y a-t-il donc ? dit Yvonne qui lui ouvrit sa porte.

— Votre frère… pauvre demoiselle ! on l’a conduit… à l’hôpital !

Yvonne y courut. Elle apprit dans la rue que Kardec était mort.

XXI

Sur le seuil de l’Hôpital maritime, le médecin en chef, en grand costume (il venait du bal), était debout, sa casquette chamarrée à la main.

— Monsieur, je suis sa sœur, la sœur de Monsieur Kardec… je désire… le voir.

Le chirurgien s’inclina profondément. Il connaissait Kardec, il l’aimait… il fit un signe.

Deux infirmiers accompagnèrent Yvonne.

— Je ne savais pas qu’il eût une sœur, fit-il. Ce pauvre Kardec !

Il ajouta : C’est bien dommage !

Yvonne entra dans la petite chambre où l’on couchait Kardec sur un lit… Les six matelots, des infirmiers, deux bonnes sœurs, étaient là.

Yvonne, très droite, très ferme, très pâle, dit :

— Voudriez-vous, mes sœurs, me laisser seule un moment avec lui ?

Les religieuses la regardèrent et crurent en vérité reconnaître l’une d’elles… Avec sa robe sombre, au large tablier, son petit bonnet aux ailes bien blanches, ses cheveux séparés également en deux bandeaux plats, et son visage pâle, pâle comme un de ces visages de madone en cire, qu’on voit dans des églises de village, enfantines et anciennes, sous des globes de verre ; elle avait l’air, — oui, vraiment — d’une sainte mystique, la douce et blanche Yvonne, et c’est pour cela que Jacques l’avait aimée.

Frappées de respect, les religieuses se retirèrent, suivies de toutes les autres personnes.

Alors Yvonne alla à la porte comme pour la fermer, afin de demeurer bien seule avec son mort. Mais la porte était sans clef ni verrou, et Yvonne s’assit au chevet de Kardec. — Elle s’assit, et, avec lenteur, elle déboutonna son habit, puis fouilla la poche de côté… Elle respira longuement : elle venait de sentir sous ses doigts le petit billet plié avec soin… Elle reboutonna l’habit méthodiquement, et ouvrit le billet pour s’assurer que c’était bien cela. Elle lut, à côté de son mort, ce billet humide, aux lettres un peu fondues par l’eau de la mer.

Le mort, raide dans son grand costume de gala, — l’épée au côté, les mains le long du corps, était sévère. Il sentait la mer, ce marin mort dans l’eau… Elles ne ploieraient plus la petite pièce d’or, et ne déchireraient plus le jeu de trente-deux cartes, ses mains fines et fortes. Il ne rirait plus, de sa bouche jeune, le fier jeune homme, qui semblait dire, en poussant d’un petit coup d’épaule ses camarades : « Tu sais ! je suis fort ! j’ai la vie en moi, la jeunesse et l’avenir ! » Non, elle ne rirait plus, sa bouche, où se voyaient cependant un peu ses dents de noyé, luisantes d’eau amère. Kardec, mort, était effrayant. Il avait dû, en mourant, — penser aussi à sa mère.

Yvonne, très droite, très ferme, très pâle, sortit d’un pas assuré, en saluant les sœurs qui rentrèrent. Elle l’avait lu, le billet. C’était bien cela. Il portait : « Madame Yvonne Kardec, poste restante, Toulon… Je suis heureux de ton riche mariage, ma petite Yvonne, heureux d’apprendre que cet imbécile de Kardec a endossé (sic) l’enfant de Jean Lepic. A toi pour la vie. Jean. »

XXII

Lorsqu’on voulut annoncer à la sœur de Kardec l’heure de la cérémonie funèbre, on ne la trouva plus à Toulon. Elle était à Brest depuis cinq jours, quand Mme Kardec y revint avec le corps de son fils.

Kardec est enterré dans le petit cimetière d’un village voisin de Brest et du château des Kardec.

Yvonne passe souvent devant la porte du cimetière, et alors, Yvonne fait toujours très dévotement un grand signe de croix.

Et Yvonne est restée très pâle.

PIETÀ

Je suis arrivé pauvre à Paris, très pauvre. Je voulais, comme tant d’autres, y trouver fortune et gloire. J’avais vingt ans. Je voulais devenir un grand peintre. En attendant la célébrité et l’argent — qui sont arrivés — je déjeunais et je dînais d’une flûte. Et le boulanger me faisait crédit ! — J’avais laissé dans ma petite ville ma mère et ma jeune sœur, à qui suffisait à peine leur humble avoir. Quant à moi, je ne sais vraiment plus comment je parvenais à vivre ! Non, plus j’y pense, moins je me l’explique. Ah ! la jeunesse, la jeunesse ! voilà le talisman tout puissant, la force unique, la magie. J’étais jeune. L’espoir me mettait au cœur, souvent à propos de rien, des afflux de sang à me faire défaillir. Nul bien réel ne m’a rendu plus tard ces minutes heureuses, où l’on sent en soi, si profondément, la vie s’agiter et bondir. Je vivais donc, pauvre comme Job et plus riche que Crésus.

Un brave négociant de mon pays m’écrivit obligeamment de lui faire une copie d’un Téniers. J’allai aussitôt m’installer au Louvre, plein d’ardeur, et dès le premier jour je fis de bon travail. A n’en pas douter, il devait m’être bien payé. Cela eût suffi à m’exciter à la besogne, mais le plaisir que j’éprouvais à copier le tableau dont j’avais fait choix suffisait à me faire travailler vite et bien. Ah ! les Téniers ! quelles sensations éveillaient en moi tous ces buveurs bien repus, joufflus, grassouillets et contents, qui rient à leurs pots et à leurs gobelets ! Aucun sentiment d’envie ne s’élevait en moi, à les voir : non, j’étais jeune, te dis-je, et je commençais à peine la lutte. Il me semblait seulement qu’ils avaient bien raison, tous, contre nous ; et que si j’avais pu m’arracher à la vie inquiète de Paris, aux agitations de mon époque, aux bruits de nos rues, à nos soucis modernes, j’aurais préféré à toute autre destinée celle d’être des leurs, et (laissant le jour naître ou s’achever) boire avec eux en liberté sous des tonnelles, en riant aux pots, vides ou pleins, comme les enfants rient aux anges.

Je me rendais un matin — avec un peu de retard — au Louvre, pour ma troisième séance et j’allais prendre l’escalier, quand le beau gardien d’en bas, vert et doré, — le suisse, si tu veux — me fit un signe fiévreux et bizarre, en portant la main à son cou. J’ai retrouvé depuis le même geste au théâtre avec Frédérick-Lemaître. Lorsqu’on annonçait à don César de Bazan qu’il allait être pendu, Frédérick avait une certaine façon de porter la main tout autour de son cou en le palpant comme s’il y sentait déjà la corde fatale… C’était à faire frémir.

Ainsi gesticulait mon suisse. Je le regardai stupidement, puis je regardai autour de moi… Personne. Une jeune femme, invisible pour lui, parut au haut de l’escalier raide. Personne autre. Évidemment c’était à moi que s’adressait le geste funèbre. Je m’apprêtais cependant, (ne comprenant point) à passer outre, et j’avais, en effet, gravi déjà trois marches, lorsqu’un cri terrible retentit derrière moi :

— Monsieur !… la cravate !

Imitant à mon tour, sans le savoir, Frédérick-Lemaître, je portai à mon cou une main inquiète… Oui, j’avais perdu ma cravate ! Ne ris pas. Je ne riais pas. Mon unique cravate ! C’était un de ces nœuds à quinze sous retenus autour du col par un fil élastique. Cinq minutes avant d’arriver dans la cour du Louvre, je m’étais, rue de Rivoli, miré complaisamment dans une glace de boutique et, m’arrêtant, j’avais redressé mon nœud… Maintenant je ne l’avais plus, je l’avais perdu !

— On n’entre pas sans cravate ! me dit sévèrement le gardien.

Un habit râpé invite tous les laquais du monde à l’insolence.

En ce moment la dame, parvenue au bas de l’escalier, passa près de moi. Je me sentis rougir et pâlir à la fois. Et je me livrai à la contemplation de la physionomie du gardien, pour tourner le dos à la jolie matineuse… qui passa me frôlant de sa robe de soie. « Oh ! la jolie, la fraîche cravate bleue ! »

C’est ce que je ne pus m’empêcher de penser en regardant du coin de l’œil, malgré moi, le cou de la dame.

Je restai là, cloué un instant. Le gardien jouissait de ma consternation. Heureux subalterne ; en cette minute il commandait, il goûtait le plaisir capiteux de l’autorité. Un sergent de ville qui vous bouscule ou vous arrête (surtout si vous lui paraissez un homme d’étude et son supérieur probable), éprouve la même joie secrète. C’est la même que ressentent les César et les Napoléon, les brutaliseurs de nations et d’idées. Et il faut bien que cette jouissance soit immense, puisqu’elle pousse aux plus grandes actions comme aux plus grands crimes !

Je demeurai donc tout révolté à regarder l’esclave de la consigne. Et combien de pensées m’assaillirent en quelques secondes ! et combien tristes et triviales ! En vérité, non, je n’avais plus rien dans ma garde-robe qui ressemblât à une cravate ! Et pas un sou, ni sur moi ni chez moi. A qui m’adresser ? Provincial, je ne connaissais personne. Pas un camarade à qui emprunter un nœud de chiffon !… Ma concierge ?… Quelle humiliation ! Et cependant là-haut les buveurs m’attendaient sous l’orme en riant à leur verre.

Je sortis du vestibule. Le vent y tournoyait, accouru du Carrousel, s’engouffrant dans la cour. Je le suivis. J’entrai dans cette cour du Louvre que les passants en hâte traversaient par le beau milieu, laissant déserts tous les côtés. Je sentis instinctivement, sans même l’entendre, quelqu’un sur mes pas. J’eus le sentiment confus, la divination que c’était une femme, et celle-là même qui avait descendu l’escalier au moment de ma mésaventure. Pourquoi, comment était-elle encore là ? N’étais-je pas demeuré un moment à subir les regards du portier, justement pour éviter les siens et la laisser s’éloigner ?… Dieu vous garde des curieux !

C’était elle en effet ; elle passa devant moi, me regardant sans bien oser, avec un embarras charmant. Elle paraissait troublée, émue. L’œil doux, plein de bonté, brillait singulièrement d’un feu humide…

« Tiens ! dis-je en moi-même, elle n’a plus au cou son joli ruban, d’un ton si frais ? » Ses deux mains étaient fourrées dans un petit manchon de zibeline… Quand elle passa près de moi… Comment cela se fit-il ? Avec quelle grâce qui supprimait l’étrangeté de l’action, par quelle prestidigitation sublime, comment, comment ? Je ne sais, mais une de ses mains était à peine sortie du manchon que je voyais dans les miennes l’ensorcelé ruban bleu, orné, aux deux bouts, de dentelle blanche !

— Un billet d’entrée ! dit-elle.

Quand je compris ce mot, elle était déjà loin.

— Tu la suivis, je pense ?

— Je n’y songeai même pas. Et les buveurs de Téniers qui s’égayaient sans moi !

— Et tu entras en cravate bleue, à dentelle ?

— Sans affectation, je l’avoue, mais bravement, et sans fausse honte ; ce fut peut-être même avec un certain orgueil que je dévisageai, en passant, le gardien féroce.

— Et tu l’as retrouvée un jour, quelque part, cette femme : aux eaux, aux bains de mer, dans le monde ? A-t-elle été ta maîtresse ? Non ! C’est ta femme alors, car tu t’es marié !

— Rien de tout cela. Je ne l’ai jamais revue.

— Mais ton histoire n’est pas finie.

— Je suis peintre, mon cher, et je ne sais pas finir les histoires.

MENSONGE DE CHIEN

A Flourette.

I

J’avais en lui une confiance aveugle depuis longtemps. Nous nous aimions. C’était un chien mouton. Il était blanc, avec une calotte brune. Je l’avais appelé Pierrot.

Pierrot grimpait aux arbres, aux échelles ! Fils de bateleur, peut-être, il exécutait des tours de force ou d’adresse inattendus. Il était amoureux d’une boule de bois grosse comme une bille de billard ; il nous l’avait apportée un jour, et, assis sur son derrière, il avait dit : « Lance-la-moi bien loin, dans la broussaille… Je la retrouverai, tu verras ! » On le fit. Il réussit à merveille dans son projet. Il devint alors très ennuyeux ; il disait toujours : « Jouons à la boule ! »

Il entrait dans le cabinet de travail de son maître, brusquement, quand il pouvait, avec sa boule entre les dents, se mettait debout, les pattes de devant sur la table, au milieu des paperasses, des lettres précieuses, des livres ouverts : « Voilà la boule. Jette-la par la fenêtre, j’irai la chercher. Ça sera très amusant, tu verras, bien plus amusant que tes papiers, tes romans, tes drames et tes journaux !… »

On lançait la boule par la fenêtre… Il sortait… Mais non, on l’avait trompé, le bon Pierrot ! Et à peine était-il dehors, que la boule prenait place sur la table, en serre-papier. Pierrot, au dehors, cherchait, cherchait… Puis, revenant sous les fenêtres : « Eh ! là-haut ! l’homme aux papiers ! Ouah ! ouah ! Voilà qui est un peu fort ! Je ne trouve rien ! C’est donc qu’elle n’y est pas… Si un passant ne l’a pas prise, alors, pour sûr, tu l’as gardée ! »

Il remontait, fouillait du nez dans les poches, sous les meubles, dans les tiroirs entr’ouverts, puis tout à coup, de l’air d’un homme qui se frappe le front, il vous lorgnait : « Je parie qu’elle est sur la table !… » On se gardait bien de parier, puisqu’elle était, en effet, sur la table… D’un coup d’œil intelligent, il avait suivi votre regard… Il apercevait sa boule… Pour la cacher encore, on l’enlevait d’une main brusque… et alors, oh ! alors, bonsoir le travail ! C’étaient des parties de gaieté extravagantes ! Il sautait après la boule, voulait l’avoir à tout prix, suivait vos moindres mouvements, ne vous quittait plus, toujours riant de la queue…

Avec cela, bon gardien. C’est ce qu’il faut à la campagne.

Il me faisait souvent penser à ces hommes métamorphosés en chiens, comme on en voit dans les contes de fée. L’œil était d’une humanité tendre, profonde, implorante, et disait : « Que veux-tu ? Je ne suis que ça : une bête à quatre pattes, mais mon cœur est un cœur humain, meilleur même que celui de la plupart des hommes. Le malheur m’a appris tant de choses ! j’ai tant souffert ! je souffre tant encore aujourd’hui, de ne pouvoir t’exprimer, avec des paroles semblables aux tiennes, ma fidélité, mon dévouement !… Oui, je suis tout à toi, je t’aime… comme un chien ! Je mourrais pour toi s’il le fallait… Ce qui t’appartient m’est sacré… Que quelqu’un vienne y toucher et l’on verra ! »

II

Or, nous nous brouillâmes un jour. Ce fut un gros chagrin. Les gens qui croient au chien aveuglément me comprendront. Voici ce qui arriva :

La cuisinière avait tué deux pigeons.

— Je les mettrai aux petits pois, s’était-elle dit.

Elle alla dans une pièce voisine chercher une corbeille où jeter les plumes de ses pigeons à mesure qu’elle les plumerait.

Quand elle revint dans sa cuisine, elle poussa un grand cri. Un de ses deux pigeons s’était envolé ! Elle ne s’était absentée pourtant que quelques secondes. Un mendiant sans doute était passé par là, avait fait main-basse sur l’oiseau par la fenêtre ouverte. Elle sortit pour chercher le mendiant imaginaire. Personne. Alors, machinalement, elle songea : « Le chien ! » Et aussitôt, saisie de remords : « Quelle horreur, soupçonner Pierrot ! Jamais il n’a rien volé ! Il garderait, au contraire, un gigot tout un jour sans y toucher, même ayant faim !… Du reste, il est là, Pierrot, dans la cuisine, assis sur son derrière, — l’œil à demi fermé, bâillant de temps à autre ; il s’occupe bien de mes pigeons ! »

Pierrot était là, en effet, somnolent, avec un grand air d’indifférence ! Je fus appelé…

— « Pierrot ? » Il souleva vers moi sa paupière appesantie. « Eh ! que veux-tu, mon maître ? J’étais si bien ! Tiens, je pensais… à la boule ! »

— A la boule ? je suis de votre avis, Catherine ; le chien n’a pu voler le pigeon. S’il l’avait volé, d’abord, il serait en train de le plumer, au fond de quelque fossé, pour sûr.

— Regardez-le, pourtant, monsieur… Ce chien-là n’a pas l’air chrétien.

— Vous dites ?

— Je dis que Pierrot, en ce moment, n’a pas l’air franc.

— Regarde-moi, Pierrot.

Très vite, la tête un peu basse, il grommela :

— Est-ce que je serais ici, bien tranquille, si j’avais volé un pigeon ? Je serais en train de le plumer !

Il me servait mon argument. Ceci me parut louche.

— Regarde-moi dans les yeux, comme ça…

A n’en pas douter, il feignait l’indifférence !

— Ah ! mon Dieu, Catherine, c’est lui ! j’en suis sûr ! c’est lui !

Ce que j’avais vu dans les yeux du chien était pénible, affreusement pénible à mon cœur. Je vous jure, lecteur, que je suis très sérieux… J’y avais vu, distinctement, un MENSONGE HUMAIN. C’était très compliqué !… Il voulait mettre une fausse apparence de sincérité dans son regard, et il n’y parvenait point, puisque cela est impossible même à l’homme. Ce miracle du Malin n’est, dit-on, possible qu’à la femme, et encore !

Lui, s’épuisait en efforts vains. Sa volonté profonde de mentir était, dans ses yeux, en lutte avec la faible apparence de sincérité qu’il parvenait à créer ; mais ce mensonge inachevé était plus tristement révélateur qu’un aveu !

Je voulus en avoir le cœur net, avoir la preuve.

III

A trompeur, trompeur et demi.

— Tiens, lui dis-je, je te donne ça !…

Je lui offrais le pigeon dépareillé… Il me regarda, songeant : « Hum ! ça n’est pas possible ! Toi, tu me soupçonnes, et tu veux savoir ? Pourquoi me donnerais-tu un pigeon aujourd’hui ? Ça ne t’est jamais arrivé ! »

Il le souleva dans sa gueule, et doucement, tout de suite, le remit à terre.

Il ajouta : « Je ne suis pas une bête ! »

— Enfin, il est à toi !… Puisque je te le dis !… Je pense que tu aimes les pigeons ?… Eh bien ! en voilà un ! Du reste, j’en avais deux : il m’en fallait deux !… Je ne sais que faire d’un seul… je te répète qu’il est à toi, celui-ci… »

Je le flattai de la main, en songeant :

« Canaille ! voleur ! tu m’as trahi comme si tu n’étais qu’un homme ! Tu es un chien perfide ! Tu as menti à toute une existence de loyauté, gredin ! »

A haute voix, j’ajoutai : — « Oh ! le bon chien ! le brave chien ! l’honnête chien ! Oh ! qu’il est beau ! »

Il se décida, prit le pigeon entre les dents, se leva, et s’en alla, lentement, non sans tourner de mon côté la tête plusieurs fois, pour voir ma pensée véritable.

Dès qu’il fut dehors, sur la terrasse, je fermai la porte à claire-voie, et je demeurai à l’épier.

Il fit quelques pas, comme résolu à aller dévorer sa proie plus loin, puis s’arrêta de nouveau, posa encore son pigeon à terre et réfléchit longtemps. Plusieurs fois il regarda la porte avec son œil faux. Puis il renonça à chercher une explication satisfaisante, se contenta du fait, ramassa sa proie et s’éloigna… Et à mesure qu’il s’éloignait, la queue, timide, hésitante dans ses attitudes depuis notre conversation, devenait sincère : « Bah ! attrapons toujours ça ! Personne ne me regarde ? Vive la joie ! Qui vivra, verra ! »

Je le suivis de loin et je le surpris en train de creuser dans la terre un trou avec ses deux pattes, très actives. Le pigeon que je lui avais offert traîtreusement, était à côté de la fosse… Je grattai la terre moi-même, tout au fond… Le premier pigeon était là, volé ! habilement caché !

J’étais navré. Mon ami Pierrot, revenu aux instincts de ses congénères, les renards et les loups, enterrait ses provisions. Mais, animal domestique, il avait appris à mentir !

Je fis, sous les yeux du menteur, un paquet des grosses plumes de mes deux pigeons, et je déposai ce plumeau sur ma table de travail.

Et quand Pierrot m’apportait la boule, en disant d’un air dégagé : « Eh bien ! voyons, ne pense plus à ça, jouons ! » j’élevais le petit balai de plumes… et Pierrot baissait la tête… la queue se rabattait honteuse, se collait à son pauvre ventre frémissant… La boule lui tombait des dents ! « Mon Dieu ! mon Dieu ! tu ne me pardonneras donc jamais ! »

— Tu ne m’aimais pas, lui dis-je un matin, non, tu ne m’aimais pas, puisque tu m’as trompé, et si savamment !

Je ne sais qui me répondit, avec bonne humeur : — « Mais si, mais si, mon cher, il vous aimait ! et il vous aime encore sincèrement… mais que voulez-vous ? il aimait aussi le pigeon !… Il est bien assez puni, maintenant, allez ! »

IV

Je saisis le petit balai de plumes, et pourtant Pierrot n’eut pas peur. — « Tu le vois, lui dis-je pour la dernière fois. Périsse le souvenir de ta faute ! » Je jetai l’objet dans le feu. Pierrot, gravement assis, le regarda brûler… puis, sans éclat de joie, sans sauts ni bonds, noblement, simplement, il vint m’embrasser… Quelque chose d’infiniment doux gonfla mon cœur. C’était le bonheur de pardonner.

Et, tout bas, mon chien me disait : « Je le connais, ce bonheur-là… Que de choses je te pardonne, moi, sans que tu le saches ! »

COUP DE FUSIL D’UN CORSE

A François Armagnin.

… Le caractère corse a de la grandeur ; mais il n’a guère lieu de s’affirmer que sur un théâtre dont l’étroite scène jure singulièrement avec l’ampleur de geste et d’allure des personnages.

Il ne manque aux Corses que des occasions dignes d’eux pour paraître fréquemment sublimes. D’ailleurs ils s’en passent, agissent selon les vertus farouches qui leur sont naturelles, et ne pouvant tous être conquérants, ils sont bandits et s’en vantent.

Napoléon n’est qu’un bandit corse, qui a rossé les gendarmes. Il y a dans tout bandit corse l’étoffe d’un héros. Les Corses emploient tous les jours une vraie grandeur d’âme à des actions sans portée. Ce qui leur manque pour être un peuple dominateur, ce sont seulement les puissants moyens matériels d’action sur un large champ d’opération. C’est ainsi que, pour être un Alexandre, il ne manquait rien, si ce n’est une armée de marins au pirate légendaire…

« Peuh ! dit-il au fils de Philippe, qui s’indignait de lui voir exercer son métier de voleur, la seule différence qu’il y ait entre nous, c’est que je commande un petit bateau et toi une flotte immense. Le bateau fait le voleur et la flotte le conquérant ! »

Je me confirmai dans ces diverses idées le jour où j’assistai, en Corse, à l’étrange action que je vais raconter…

… J’ai connu en France plusieurs Corses ; deux sont devenus mes amis. On n’en saurait avoir de meilleurs. Le Corse, nature encore simple et primitive, pousse tout à l’excès, et d’abord la générosité et le dévouement.

Le dévouement du Corse est aveugle. C’est en cela qu’une froide sagesse peut le blâmer ; mais le Corse n’en a cure. La cause de son ami ou de son hôte devient sa propre cause. Il ne la raisonne pas ; il n’y réfléchit même pas ; il l’épouse. Ne parlez pas de raison à qui fait un mariage d’amour, et rappelez-vous que le Corse déteste ce qu’il n’aime point.

… Mais n’insistons pas davantage sur ces traits généraux. Voici mon histoire.

Arrivé en Corse au mois de décembre 187…, j’y fus l’hôte de mon ami J. T…, professeur dans un de nos lycées du continent, ou plutôt je fus l’hôte de sa famille à laquelle il m’avait adressé et par qui je fus traité en véritable enfant de la maison. Mon ami J. T… avait dû rester « en France ».

— Vous êtes ici chez vous, me dit son père à mon arrivée.

Cette parole n’était point vaine. J’étais chez moi. Pour la première fois, je recevais l’hospitalité à la manière antique. La famille de mon hôte était nombreuse. Il y avait une aïeule, le père et la mère, une fille et un gendre avec leur premier né, et trois garçons dont le plus jeune, Jean-Paul, avait quinze ans. Je me sentis chez un patriarche.

Je remarquai surtout, dès mon arrivée, la toute-puissance du père. Un mot, un geste, un regard du chef de famille, et l’on obéissait en silence, au plus vite. Le chien même de la maison, un énorme griffon qui m’accueillit en furieux, savait obéir sur un signe. Quand j’arrivai, il s’élança vers moi, hurlant. Le vieux maître leva un doigt, et le griffon s’alla coucher, me tournant aussitôt le dos, sans fureur et même sans curiosité.

Amateur de chasse et surtout grand ami des chiens, j’admirai tout de suite ce griffon, qui était noir et de forte taille. J’estime d’ailleurs le griffon au-dessus de toute autre espèce. Intrépide à l’eau, il sait même plonger. En plaine ou en montagne, pas d’escarpement, pas de broussailles qui l’arrêtent. Il a le cerveau très développé ; quelques velléités de noble indépendance à ses heures, s’accordant avec une fidélité sans pareille ; et pour le courage, il n’a pas de supérieur.

Naturellement, je me hâtai de faire à mes hôtes l’éloge des griffons et de flatter le leur. Je vis que j’avais bien choisi mon compliment d’arrivée, et que toute la famille, du plus vieux au plus jeune, se réjouissait de mes paroles.

— Ce chien-là, monsieur, me dit le père, c’est un homme ; il est de la famille. Les sauvages prétendent que le singe est un homme et qu’il ne parle pas afin de n’être pas contraint de travailler ; mais ce chien, lui, parle ; et il travaille, monsieur, avec les hommes, comme il joue avec les enfants. C’est peut-être le meilleur de nous. Je dois dire que je l’ai bien élevé ; il a fallu quelques rudes leçons. Mais quel enfant n’en a pas mérité ? On n’apprend rien sans peine. A présent il sait tout ce qu’il doit savoir, et jamais il n’a manqué au devoir… Per dio ! vous en jugerez demain. Aussi bien, vous êtes venu ici pour chasser. Vous ferez demain un tour de promenade avec mon plus jeune, avec Jean-Paul ; tu m’entends, Jean-Paul ?

Jean-Paul, en train de fourbir son fusil de chasse, leva la tête et dit :

— Nous irons, père. On verra du canard.

— Tu entends, Noir, (Néro), dit le père, s’adressant au griffon. Le chien se leva, regarda le père et le fils, flaira la crosse du fusil, remua la queue, murmura quelque chose, et retourna s’allonger devant la cheminée où un quartier de mouton se dorait au feu.

On dîna, sans que Néro cessât de regarder la flamme, sinon lorsqu’on l’appelait : Néro ! Alors il se levait, venait prendre le morceau qui lui était offert et retournait ensuite, avec calme, à « son poste ».

Au dessert, on me raconta un beau trait de Néro, un trait véritablement digne de la biographie d’un grand chien.

Néro, étant très jeune encore, faisait commerce d’amitié avec une chatte de la maison. La chatte ayant mis bas, on alla noyer les petits. On chargea quelqu’un de les jeter à la mer, ce qui fut fait en présence de Néro. Les petits chats, une pierre au cou, périrent donc misérablement, et leur mère fut inconsolable. Néro parut si touché de sa douleur, que, deux jours durant, voyant la chatte refuser toute nourriture, à peine voulut-il manger.

Or, peu de temps après, comme il traversait, en compagnie de l’un de ses maîtres, le village de Campile, à une lieue de son logis, Néro vit un petit chat que tourmentaient des bambins.

Néro n’hésita pas ; il se jeta au milieu des bourreaux, saisit dans sa gueule le petit chat par la peau du cou, et, ainsi chargé, fit une lieue toujours courant pour rapporter à la mère infortunée le pauvre animal qui, selon lui, pouvait bien être de ses petits. La chatte adopta l’enfant trouvé, l’allaita, reprit joie et santé ; et Néro fut célébré en vers, pour cette belle action, par une improvisatrice de la famille.

— N’est-ce pas l’action d’un homme ? me demanda mon hôte en achevant le récit de cette aventure.

Je convins que beaucoup d’hommes n’agiraient pas si bien, et je gagnai mon lit en songeant à la partie de chasse projetée pour le lendemain.

Avant le jour, Jean-Paul m’éveilla. Nous sortîmes et Néro avec nous. Il faisait froid, très froid. La bise qui nous cinglait le visage était coupante ; nous prîmes un bon pas.

Après un quart d’heure de marche, nous nous trouvâmes dans la plaine et au bord d’un marais. Là, le vent, qui soufflait du nord, se fit sentir plus aigu. Les eaux, les herbes frissonnaient, et l’on ne pouvait s’empêcher de croire que c’était de froid. Je boutonnai mon habit en gros drap. Jean-Paul, guêtres de cuir, veste de velours, bonnet montagnard sur l’oreille, avait marché devant moi, comme un guide. Nous n’avions pas échangé deux paroles.

Jean-Paul s’arrêta.

— Nous sommes arrivés, dit-il ; je veux seulement vous montrer aujourd’hui comment travaille Néro, et qu’il ne craint ni l’eau, ni le froid, ni rien ; il aura peu de chose à faire, mais n’importe, vous verrez ça. Seyez-vous là, sous ce tamaris, c’est un bon poste ; moi, j’en sais un autre là-bas ! J’y vais. Tenez-vous coi. Pour sûr, nous verrons des canards ; s’ils arrivent tournant en cercle, ne tirez pas au vol : ils se poseront dans le marais. S’ils filent droit, faites feu.

Je m’assis dans ma cachette. Jean-Paul disparut. Le vent pleurait avec les roseaux. En face de moi, la première pointe du jour rayait le ciel où scintillaient, vives, les étoiles. Doucement, lentement, tout s’éclaira. Nous étions entourés de montagnes, aux flancs desquelles de grands châtaigniers dépouillés… mais l’arbousier, le lentisque, le genièvre, çà et là égayaient de leur verdure la mélancolie du mois de décembre.

Soudain j’entends un grand bruit d’ailes. Les canards ! Je visai, tirai, manquai. Le vol était loin. Je regardai le tamaris derrière lequel était Jean-Paul. Rien n’y remuait. Seulement, entre nous, à égale distance de l’un et de l’autre, derrière une touffe d’ajoncs, était assis Néro qui regardait droit devant lui. A ce moment un coup de feu partit. Jean-Paul avait tiré, et je vis un magnifique col-vert se débattre en plein marais, à cinquante pas loin des bords.

— A l’eau, Néro ! cria Jean-Paul.

Néro sauta dans le marais ; l’eau était à demi gelée ; il y flottait des glaçons en aiguilles, et, du premier bond, Néro en eut à mi-corps ; mais, à peine y était-il entré, qu’il retourna sur la berge se secouer en gémissant.

Jean-Paul, étonné, sortit de sa cachette et lui dit :

— A l’eau, Néro !

Le chien regarda son maître et, remuant la queue, sans joie, refusa visiblement.

Néro, en toute évidence mal disposé, trouvait l’eau dangereusement froide.

— C’est la première fois qu’il désobéit, me dit gravement Jean-Paul, et cela devant un étranger !… je ne le supporterai pas !… A l’eau ! répéta-t-il.

Le chien s’avança tout au bord, souleva une patte, toucha l’eau discrètement, et il recula ; puis, se couchant aux pieds de son maître, il leva sur lui des yeux de prière.

Le jeune Corse était devenu pâle.

— Regarde, chien ! dit-il.

Le soleil, se levant, illumina le marais à la surface duquel les mille petits glaçons brillèrent, irisés. Néro et moi, nous regardions Jean-Paul, qui était déjà dans l’eau ! Il marchait dans le marais glacial, aussi tranquillement qu’à terre. Lorsqu’il se saisit de la proie encore palpitante, il avait de l’eau jusqu’aux aisselles. J’étais stupéfait.

— Tu vois, dit à Néro Jean-Paul, revenu à terre et tout ruisselant, je ne te demande jamais rien que je ne puisse faire moi-même !

Grande parole, digne d’un roi, général d’armée.

— A présent, ajouta-t-il, tu seras puni. Marche en avant !

Et tandis que Néro, humilié, triste, la queue basse, prenait lentement une avance :

— Veuillez m’excuser, notre hôte, me dit Jean-Paul. C’est une partie manquée, par la faute de Néro. Retournons chez nous… Mais Néro ne peut pas éviter sa peine…

Et, ce disant, avant que j’eusse pu comprendre une idée aussi peu commune que la sienne, il étendit d’un coup de fusil le pauvre Néro raide mort !… Cet enfant Corse, tuant ainsi son chien qu’il aime, pour un refus d’obéissance, n’est-il pas, si l’on veut, grand comme Manlius, condamnant à mort son propre fils ? Absurde, inhumain, soit, mais comme ces héros de Rome, au cœur de fer !

— Quand tu seras en Corse, m’avait dit mon ami J. T…, le professeur, ne blâme jamais rien. Tu y vas en visiteur pour vingt jours, voilà tout ; ne t’y poses pas en apôtre des idées françaises. S’ils n’ont pas à se méfier de ta critique, tu verras les Corses en ta présence agir en vrais Corses, et tu pourras les juger.

Je ne critiquai donc point Jean-Paul ; je me tus. Néro, d’ailleurs, était bien mort, et nulle parole ne l’eût ressuscité ; mais j’attendis avec curiosité l’accueil qui nous était réservé à la maison.

Quand nous rentrâmes, tout le monde était absent, au travail.

A midi, tout le monde arriva, et l’on prit place autour de la table. Jean-Paul, visiblement pour moi, était ému, mais en somme fort calme.

On ne s’occupait pas de l’absence du chien, quand tout à coup l’enfant à la mamelle cria :

— Né-o !

Jean-Paul tressaillit.

— C’est singulier, dit le père, Néro n’est pas là.

— Et il n’y sera jamais plus ! dit Jean-Paul d’une voix sourde.

Je compris qu’il faisait un effort pour ne pas pleurer.

— Quoi ? dit le père, l’avez-vous perdu ? Qu’est-il arrivé ? parle vite.

Toute la tablée, en suspens, écouta :

— Je l’ai tué ! dit Jean-Paul.

Le père étendit le bras derrière soi et se saisit d’un gourdin noueux, massue véritable, droite dans un coin, comme pour châtier son fils, sans autre explication. Il songea par bonheur à dire :

— Pourquoi ?

— Il avait refusé d’obéir, et cela devant l’étranger ! dit Jean-Paul.

— Alors, fit le père, c’est bien !

Il déposa son bâton.

Je vis des larmes dans tous les yeux ; mais chacun aussitôt, maîtrisant la douleur, imita le chef de famille, qui se remit à manger en présence du spectre de Néro, comme le Cid héroïque en face de la tête coupée du père de Chimène.

… Je n’ai pas de commentaires à ajouter. Si cette histoire était inventée, elle serait sans valeur parce qu’elle n’a pas la vraisemblance nécessaire aux contes eux-mêmes, mais elle est vraie.

Néro fut enterré sous le tamaris au pied duquel il avait été fusillé, et, bien qu’on la trouve juste, on pleure toujours sa mort.

LES ESPRITS FRAPPEURS

« Je n’y avais jamais cru… J’habitais alors, tout seul, une maison de campagne isolée, et je couchais au premier étage, au-dessus d’une sorte de chai, et au-dessous d’un grenier. Une nuit, comme j’appelais le sommeil en feuilletant un livre, j’entendis très distinctement des bruits de chaînes… Je prêtai l’oreille… les douze coups de minuit sonnèrent lentement à l’horloge lointaine du village ; je trouvai l’horloge ridicule de sonner minuit si à propos, et je me sentis rassuré par cette coïncidence comique.

« Au même moment, mes yeux se fermèrent malgré moi ; je m’endormis, et les bruits que je venais d’entendre servant de point de départ à un cauchemar affreux, je rêvai que j’étais encore au collège où mon régent me forçait à copier cent fois certaine histoire de revenants racontée par Pline ou par je ne sais quel autre ! Et comme mon régent courroucé me demandait si je comprenais le latin et ce que voulait dire funis, je répondais : funérailles. Le voyant se fâcher de plus belle :

— Non, disais-je, cela veut dire chaînes, bruit de chaînes et funérailles.

— Cela veut dire, s’écriait le régent hors de lui, la corde pour vous pendre !

« Quel drôle de rêve ! pensais-je tout en dormant. Là-dessus le livre, grâce auquel je m’étais endormi, tomba brusquement de mon lit sur le plancher, et je m’éveillai en sursaut. Ma bougie, usée jusqu’au bout, jetait des lueurs de mort, et un bruit de chaînes se faisait entendre distinctement dans la maison. Oui, c’était dans la maison, à n’en pas douter, que j’entendais distinctement un bruit de chaînes !

« Je me sentis pâlir et me mis sur mon séant. Mille raisonnements aussitôt se firent en moi, pressés, lumineux et rapides comme un faisceau d’éclairs. Je pensai : « Je suis seul ici, et il faut bien pourtant que je ne sois pas seul ! Qui donc est entré ? pour quoi faire ? pour voler ? Venir voler en traînant des chaînes, quelle apparence…! Les chiens, d’ailleurs, n’ont pas jappé. Ils sont là, dans l’allée, sous la lune. Mais alors ?… allons donc, je n’y croirai jamais. Des esprits ? des esprits frappeurs ? Pourquoi veut-on que des esprits, êtres subtils, tout à fait supérieurs, se livrent à des occupations indignes même d’un bourgeois sérieux, comme celle de réveiller les gens avec des bruits incompréhensibles ! Allons, allons, j’ai mal entendu. Je rêvais funérailles, cordes, chaînes… et il y a de la fièvre, causée par un peu d’embarras gastrique, comme dirait le docteur. Voilà tout.

« J’en étais à cette conclusion, quand la bougie qui m’éclairait jeta une grande clarté blafarde, et tout d’un coup s’éteignit. J’entendis, dans le même temps, de petits coups frappés à intervalles égaux. On aurait dit qu’une baguette souple raclait les barreaux d’une grille !… Je songeai aussitôt à ce geste des dompteurs qui passent rapidement leur cravache sur les barreaux des cages à tigres. Évidemment j’étais agité, j’avais un peu de fièvre… je me levai donc, rallumai ma bougie, et ramassai mon livre qui se trouvait une revue. Comme j’allais me remettre au lit, mes regards tombèrent sur une vieille épée rouillée, débris de quelque noble panoplie, longue et lourde rapière à coquille, excellent instrument de défense contre un ennemi de chair et d’os. Je la suspendis à mon chevet, me disant que d’estoc ou de taille, du plat, du tranchant, de la pointe ou du pommeau, il y avait là de quoi étendre un homme.

« Me voilà donc couché de nouveau, lisant, et à peu près rassuré. Je m’aperçus que mon livre contenait un article sur les hallucinations. Je le cherchai vivement et je lus les choses les plus inquiétantes touchant les maladies du système nerveux. Quand j’arrivai aux erreurs de l’ouïe ; quand je vis comment certains malades sont, nuit et jour, poursuivis par des sonneries de cloches ; comment d’autres hallucinés entendent partout d’invisibles ennemis les persécuter de menaces, je compris qu’une telle lecture n’était pas opportune et je lançai la revue loin de moi, avec colère, en criant à haute voix : « Au diable ! »

« Ce mot, qu’on prononce fréquemment sans y ajouter d’importance, me frappa. On eût dit qu’ayant frappé le mur, il revenait contre moi comme une balle ! Le son de ma propre voix me devenait ennemi !

« Au diable ! » Je me trouvais imprudent d’avoir prononcé ce mot et je n’en faisais pas moins de grands efforts pour m’endormir. J’allais passer de l’assoupissement au sommeil, lorsque brusquement éclata à mon oreille le son grave, prolongé d’une cloche : BAMMM ! et quelques secondes après, un deuxième coup, frappé moins fort, retentit : Bamm !

« Une sueur froide couvrit mon front. A n’en pas douter, j’étais halluciné, je devenais fou… je… — BAMMM ! — J’étais debout, pieds nus, en chemise, mon bougeoir dans la main gauche, ma Durandal, que j’avais instinctivement saisie, dans la main droite, certainement blanc comme un linge, et les yeux fixés sur la porte de ma chambre que je pensais voir, d’une seconde à l’autre, tourner comme d’elle-même sur ses gonds pour laisser apparaître… qui ? — LUI, L’ÊTRE, L’ESPRIT, LE FANTÔME, L’ENNEMI, LE MALIN… le voleur tragique et facétieux qui pénétrait, la nuit, dans les maisons, avec effraction, sans être aperçu ni flairé par les chiens, et qui tout en remplissant ses poches des figues et des raisins de l’office, trouvait encore le temps de donner un charivari !… Je pensais tout cela et tout cela me paraissait dépourvu de vraisemblance — folies, absurdités ! — mais enfin, ma maison où j’étais seul, au premier étage, était pleine de bruits — en bas — dans l’escalier — sur ma tête, au grenier — pleine de bruits de chaînes, de frappements inexplicables, d’épouvantables sons de cloches !

« Et contre tout cela, réalité surnaturelle ou pure imagination, je m’armais de quoi ? D’une épée. Pourquoi ? je n’en savais rien ; mais il m’était agréable d’avoir à la main ce glaive jadis terrible. Ce glaive me rassurait — je m’en rends compte à présent, — et parce qu’il mêlait pour moi-même un peu de drôlatique à ma situation, et parce qu’il me confirmait dans mon espérance, tenace malgré tout, de n’avoir à combattre que du réel.

« J’ouvris ma porte lentement et je regardai le palier, l’escalier, avec une attention effarée. Étrange situation d’esprit : j’aurais été stupéfait de voir là, devant moi, quelqu’un ; et, de ne voir personne, j’étais stupéfait.

« J’écoutai… Rien. Le silence.

« Je me mis en devoir d’opérer une descente. Pieds nus, retenant mon haleine, l’oreille aux aguets, je descendis lentement, lentement, toujours sur mes gardes, les yeux écarquillés, le cœur à la fois plein de hardiesse et d’épouvante. Avec quel plaisir j’aurais rencontré une bande de voleurs ou de sorciers ! car il fallait à tout prix trouver, voir, palper la cause extérieure, naturelle ou surnaturelle, la cause, la cause, ô mon âme, ou conclure à l’hallucination, à la folie !…

« Rien dans l’escalier. En bas, dans le corridor, rien. Je trouve, grande ouverte, la porte du chai. J’entre. Personne. Personne. Rien. Le silence. J’examine alors toute chose. Au plafond, les chapelets d’oignons sont suspendus à la place ordinaire ; les raisins à sécher aussi. La grande jarre à l’huile est solidement fermée au moyen de la serviette blanche que recouvre une large plaque de fer. Le filet, les cannes à pêcher sont à leurs clous… Soudain, derrière moi, tout près, contre moi, à mon oreille, la cloche, la terrible cloche retentit : BAMMM !

« Le son du grand bourdon de Notre-Dame n’est pas plus assourdissant… La trompette du Jugement dernier ne sera pas si terrifiante !… Prompt comme la pensée je m’étais retourné et le son n’avait pas fini de vibrer que j’avais tout vu, tout compris. Une baignoire de cuivre était là — pourquoi n’y avais-je pas songé ? — Au-dessus, on avait accroché contre le mur une balance à main dont le gros poids suspendu à une chaînette faisait, dans la baignoire-cloche, office de battant, lorsque — pour atteindre à mes poires placées sur une étagère à hauteur du plafond — messieurs les rats bondissaient du faîte de certains sacs voisins sur la balance !

« Je laissai consciencieusement tomber mes bras le long de mon corps et choir mon épée ; ma bougie se mit à brûler horizontale dans ma main jusqu’à ce que je l’eusse posée à terre, pour tomber moi-même plus commodément sur une chaise. Cela fait, je me mis à jouir en silence de ma satisfaction sans bornes.

« Je pus voir alors, devant moi, au pied du mur, un trou destiné à mettre la baignoire en communication avec l’extérieur, au moyen d’un tuyau mobile. Ce trou était à demi obstrué par des chaînes et des ferrailles de tourne-broche accrochées au mur et pendantes. Les rats, en entrant par là, écartaient chaque fois les chaînes, les agitaient en y grimpant. Tout s’expliquait… sauf cependant…

« Juste ! j’entendis à ma droite de petits coups frappés à temps égaux. On aurait dit, vous vous le rappelez, qu’une souple baguette raclait une grille.

« Dans le plus grand silence, sûr de comprendre et déjà souriant, je tournai la tête à droite et je vis, par la porte ouverte, l’escalier avec le commencement de la rampe ; et je vois encore, je vois sur la main courante, qu’ils atteignaient en escaladant le premier barreau — le gros barreau surmonté de sa boule de cristal — je vois, dis-je, sur la main courante, un, deux, trois, cinq, neuf, dix rats, douze rats, l’un derrière l’autre, qui, trottant menu sur cette pente douce, se rendent au grenier, en rats qui savent le chemin, tranquilles, alertes, charmants, comme chez soi, d’un air agréable, à la queue leu leu et tous la queue pendante. La queue pendante — entendez-vous bien ! — qui, souple et dure, négligemment déjetée à droite ou à gauche, à demi recourbée en dedans, non sans élégance, bat l’un après l’autre tous les barreaux de la rampe, soit environ cent barreaux battus en cadence par douze queues de rats grimpant à la file.

« A cette vue, ajournant la gaieté, je me précipitai le glaive haut, contre les douze esprits frappeurs… Je parvins seulement à trancher net une des queues maudites et j’allai dormir pour le coup, joyeux de mon triomphe, étonné que des rats puissent faire dans une maison des bruits si variés et si terribles, et convaincu qu’il y a un esprit frappeur dans la queue de tous les rats. »

HORRIBLE NUIT

LE PRÉSIDENT.

Ainsi, vous avez vu l’accusé frapper la victime ?

LE TÉMOIN.

Comme je vous vois, monsieur le président. J’habite au coin nord de la Grand’Plaine, une maisonnette ; il y a un jardin autour, que je cultive de mes mains et qui me donne le nécessaire de la vie. Je suis jardinier. Ma femme, de temps en temps, va vendre à la ville les fruits du jardin. Or, dans la nuit du 23 mars, comme vous dites tous ici, j’ai entendu mon chien japper à voix basse, si tristement que ma femme m’a dit :

« Pour sûr, il y a quelque chose ! As-tu bien fermé la porte du jardin ? »

Je répondis :

« Oui, mais je vais voir tout de même. »

Elle me répondit :

« N’y va pas ! »

Je suis descendu tout de même et alors j’ai vu mon chien qui grattait la porte pour sortir dans les champs. Je lui ai dit : « Couchez ! » Il n’a pas voulu obéir, et il m’a suivi quand je suis allé au fond du jardin, à l’endroit où j’ai fait poser, il y a longtemps, au pied de mon mur, une grosse pierre. De cette pierre, en montant dessus, je vis toute la plaine, qui est une friche, un désert, un vrai désert. A peu près au milieu de la plaine, il y a seulement quelques arbres, trois ou quatre, avec une mare au pied, un trou plein d’eau, quoi ? Pas bien large, mais profond, oui !

Les arbres, un saule et deux frênes qui sont là paraissent tout ennuyés, malgré l’eau, à cause des coups de vent. Il y a souvent beaucoup de corbeaux en cet endroit, sur les arbres et dessous ; et, la nuit, on y entend des hiboux qui pleurent. C’est un triste, un bien triste pays à habiter, et il faut y être forcé, voyez-vous ; mais quand on a là son héritage, comment faire ? C’est un oncle à moi qui nous a laissé ça. Avant, j’étais jardinier pour le compte des autres, dans un château ; à présent je suis chez moi, mais cette plaine m’a toujours déplu.

C’est comme un endroit de malédiction, fait exprès pour rêver des sorcières qui dansent, des pendus aux arbres du milieu, des noyés dans la petite mare, quoique petite, mais si verte ! et pleine de bêtes qui grouillent !… Pleine d’horribles bêtes, de serpents, monsieur, et de crapauds ! Aussi nous le vendrons, l’héritage, avec la maisonnette et le jardin, le plus tôt possible… S’il y a un marchand dans l’assistance, on n’a qu’à le dire. Ne donnez pas encore le petit coup de marteau, monsieur. Vous êtes huissier, n’est-ce pas ? huissier pour les enchères ? Si j’ai dit que la maison est mal placée, j’ai eu tort, ce n’est pas mon intérêt de dire ça ; je me rétracte.

L’AVOCAT.

J’appelle l’attention de la Cour sur l’incohérence des paroles du témoin.

LE PRÉSIDENT.

L’instruction établit qu’on l’a soudoyé honteusement. Cette incohérence est feinte. Poursuivez, témoin, avec plus d’ordre ; au fait, au fait !

LE TÉMOIN.

Bref, étant monté sur ma pierre, et regardant par-dessus les murs, je vis que la lune déjà haute éclairait la plaine. Elle était blanche au clair de lune, la plaine, comme en hiver par la neige, et il y avait un silence ! — oh ! un silence de neige !

Et, dans la plaine, si blanche, je vis deux ombres, si noires que j’eus peur. Mais je me dis : c’est justement la lune qui les fait noires en les éclairant du côté où je ne les vois pas ; ce sont des hommes qui reviennent de la ville et vont à Saint-Laurent, après la soirée passée au cabaret. C’était jour de marché en ville aujourd’hui, pensai-je ; et le chemin qui va de la ville à Saint-Laurent est justement derrière ma maison… Mais pourquoi passent-ils au milieu de la plaine, puisque le chemin n’y passe pas ?… Et pourquoi courent-ils ?

A ce moment, l’un atteignit l’autre. Un bras s’était levé. Un cri, une plainte — voilà ce que j’entendis… Et une seule ombre continua de courir et de s’agiter dans la plaine… Je m’évanouis. Je fis des efforts pour revenir à moi, de grands efforts ; mon chien se mit enfin à me lécher, et seulement alors je repris connaissance… Ma femme (qui le matin même, était allée vendre à la ville), accablée de fatigue, n’entendant plus hurler le chien, s’était, je dois le dire, rendormie, et, ma foi, jusqu’au jour ne fit qu’un somme. (Hilarité prolongée dans l’assistance.)

LE PRÉSIDENT.

Je rappelle l’auditoire au respect du lieu où nous nous trouvons. (Au témoin.) Continuez.

LE TÉMOIN, reprenant le fil de ses idées.

… Jusqu’au jour ne fit qu’un somme. (Nouvelle hilarité non moins prolongée.)

LE PRÉSIDENT.

Abrégez, témoin ; que fîtes-vous après votre évanouissement ?

LE TÉMOIN.

Je me relevai et repris mon poste, debout sur la pierre… alors je demeurai pétrifié. Monsieur (le témoin désigne l’accusé) passait non loin de là, portant un cadavre dans ses bras… Je crus que j’allais crier, mais je n’avais plus ni souffle ni voix. La lune me frappait à ce moment dans les yeux, et je les fermai pour empêcher, selon moi, que le criminel me découvrît en voyant luire mon regard… Je ne pensais plus que mon mur, ma maison même sont invisibles à 100 mètres, cachés de haies, d’arbres et de lierre ; on ne pouvait pas me deviner ; je regardais à travers les branches d’un chêne ; on ne pouvait pas me voir, et moi je voyais toute la plaine. Si monsieur avait été du pays, il aurait songé : « Voilà la maison du jardinier », et il serait peut-être venu regarder si quelqu’un chez nous était éveillé… Je ne sais si je pensais qu’il fût du pays, et puis, enfin, tout cela pour moi s’embrouille dans mon souvenir ; mais, bien sûr, j’avais peur et je ne bougeais pas !… Il s’est trouvé que monsieur n’est pas de chez nous ; que c’est un riche maquignon d’une autre ville et qu’il a suivi, après une soirée passée au café, un maquignon de Saint-Laurent, pour le voler… tout cela, je ne le savais pas. Si je l’avais su, j’aurais eu peut-être plus de courage, et je serais sorti ; mais je ne savais rien, ni s’il était fort ou faible, ou un homme ou le diable en personne ! Je ne bougeais donc pas !… Je voudrais vous y voir, la nuit, dans la Grand’Plaine, à regarder, sous la lune, un assassin qui porte son mort ! Bref, je ne savais rien, je le dis, sinon que j’avais peur ! Lui non plus, il ne se doutait de rien. Il ne savait pas que mes deux yeux d’honnête homme le suivaient, l’assassin ! Que mes yeux le suivaient, le suivaient grands ouverts, sans manquer un seul de ses gestes ! C’étaient des yeux d’homme bien éveillé, oh ! oui ! — Oh ! plus que moi ma femme a eu peur, quand je lui ai raconté ce que j’avais vu ! — La nuit du crime, elle a dormi, vous savez, mais non pas les suivantes, allez, après que je lui eus raconté la chose ! J’ai révélé l’histoire à la justice, seulement après que l’homme a été pris, et lorsqu’on est venu me dire : « N’avez-vous rien vu dans la plaine, la nuit du 23 mars ? » Alors j’ai dit : « J’ai vu le criminel faire son coup » ; et je peux le répéter ici sans crainte, à présent qu’il est pris ; mais de l’avoir vu faire cette promenade dans la plaine, il me semble vraiment que c’est un homme du diable !

LE PRÉSIDENT.

Comment pouvez-vous reconnaître l’accusé ? Vous ne l’avez vu que de loin, au clair de lune ?

LE TÉMOIN, ingénument.

Mais, puisqu’il avoue !

LE PRÉSIDENT.

Répondez.

LE TÉMOIN.

Je n’ai pas dit que je le reconnais. Je dis ce que j’ai vu, et je dis que c’est lui parce qu’il le dit lui-même.

LE PRÉSIDENT.

Poursuivez.

LE TÉMOIN.

Je l’ai vu ainsi qui portait son mort entre ses bras… Il était à cent pas loin de moi, pas plus. J’étais changé en marbre. Il s’arrêta, lui, cet homme, et posa à terre le cadavre ; il le coucha et parut regarder autour de lui. Les pieds du mort couché étaient contre les pieds du vivant debout. Je vois encore tout, comme si j’y étais ! Je voyais tout ! Le cadavre faisait par terre comme l’ombre du vivant, comme une ombre immobile à côté de la vraie qui remuait ! je pensai cette chose-là et j’eus envie de m’en aller en courant, mais la peur me clouait sur ma pierre ! J’avais la fièvre sûrement et j’en ai été malade après, avec un délire où tout cela m’est revenu plus d’une fois. Vous comprenez, ce sont des rêves abominables !

L’AVOCAT.

Je prends acte de cette parole. Le témoin, malade et en état de délire depuis la nuit du 23 mars, a vu dans ses rêves la scène à laquelle il prétend avoir assisté.

LE PRÉSIDENT.

Que fit l’assassin, après avoir posé à terre le cadavre ?

LE TÉMOIN.

Au bout d’un moment il le reprit dans ses bras. On aurait dit un brave homme qui sauvait quelqu’un dans un incendie ! Il y avait des moments où il se penchait vers le mort et semblait l’embrasser. Il marchait lentement, puis vite. Il allait droit, puis tournait brusquement, revenait sur ses pas et s’arrêtait tout court. Une fois, je le vis qui portait son mort sur ses épaules comme le bon pasteur portant la brebis égarée ! — A un moment, je le vis s’éloigner ; il alla jusqu’à l’autre bout de la plaine et je le perdais de vue, quand tout à coup il se retourna, et, grandissant toujours, il vint droit sur moi !… Il m’a vu, pensai-je. Oh ! qu’il devient grand !… Il vint droit sur moi, et contre mon mur, au-dessous de moi, il adossa le cadavre ! Je ne respirais plus… Il le reprit encore au bout d’un moment, et j’entendis qu’il lui disait à voix basse : « Tu m’ennuies bien plus, mort, que vivant ! » Il le posa vingt fois à terre, trente fois ! et trente fois le reprit, le changeant de place sans cesse, et quatre heures de nuit se passèrent pendant que je regardais dans la Grand’Plaine, toute blanche de la lumière de la lune, ce vivant et ce mort ensemble aller et venir, tout noirs ! Enfin ils disparurent entre les arbres du milieu de la plaine, autour de la mare, et je pensais qu’ils s’y étaient jetés tous deux, et qu’elle était verte et pleine de serpents… Quand je ne vis plus rien, je rentrai dans ma maison. Le chien, de me voir auprès de lui, s’était calmé. Je rentrai alors… J’ai tout dit.

LE PRÉSIDENT.

Accusé, on vous a trouvé, le 24, — quelques heures après le moment où le témoin a cessé de voir le criminel et sa victime dans la Grand’Plaine — on vous a trouvé couché, au pied des arbres de la mare et dormant d’un profond sommeil. L’instruction déclare que vous avez tout avoué. Persistez-vous dans vos déclarations ?

L’ACCUSÉ.

J’y persiste ; seulement, je dois dire qu’on ne m’a pas encore réveillé. On m’a trouvé, il est vrai, dormant, accablé par la lassitude du crime et du remords, auprès du cadavre — et j’ai tout avoué — mais je dors encore ! La justice serait de m’éveiller avant de me condamner, monsieur le président. C’est vrai, j’ai commis ce crime ; mais, de grâce, qu’on m’éveille ! Parce que, si je rêve, il serait bien juste de m’éveiller !

LE PRÉSIDENT.

Les docteurs qui vous ont examiné déclarent que vous n’êtes pas fou. Abandonnez cet étrange système de défense.

L’ACCUSÉ.

Comment pas fou ! c’est-à-dire non ! oui, je ne suis pas fou, mais je suis endormi. Condamnez-moi à mort, mais qu’on m’éveille avant, par pitié ! Ce n’est pas un système de défense, puisque j’avoue ! puisque j’avoue tout !… Si vous voulez des détails, j’en donnerai ! Tenez, il vous a dit ce qu’il a vu, cet homme, le témoin ; mais le dedans du criminel, il ne vous l’a pas dit ! Il ne l’a pas vu ! personne ne l’a vu !… J’ai tué, oui, j’ai tué. Pour voler, oui, j’avais des dettes… Je ne suis pas fou, non, mais c’est une espèce de folie, le crime ! Et la tête abominablement tourne à l’assassin. J’ai frappé… Il a crié en me regardant ! — Je l’avais suivi, il avait compris, et il s’était mis à courir. Je l’avais atteint et frappé… mais je ne l’ai pas fouillé, je n’ai pas fouillé ses poches. Dès qu’il fut frappé je me dis seulement : « où le cacher, où ? » Et je n’eus plus d’autre idée. — La lune était claire, le ciel clair, la plaine blanche. Tout me regardait. Je pensais : « Rien ne me voit ! — Un œil, pensai-je, un petit œil, si aisément caché sous une feuillée, un œil humain ne me voit pas, j’espère ! — Oh ! oh ! mais les étoiles ont l’air de me regarder. — Du bruit ? Quel est ce bruit ? Deux branches ont craqué ! Un hibou pleure ! Je fuis près de la mare ! Lavons ici mes mains rouges… La mare est rouge ! Un crapaud saute à l’eau et m’éclabousse de sang ! Ah ! comment me laver à présent, où ? Et lui, où le mettrai-je ?… Fermons-lui les yeux !… Comme cette nuit est blême ! — Il est lourd ; posons-le contre cet arbre, là… il a l’air vivant !… » Oh ! je l’ai bien posé cent fois, assis, debout, couché ! De ses bras morts, il faisait des gestes quand je le changeais de place à nouveau !… « Où le mettre ? — Oh ! une fosse ! une bonne fosse, où la trouver ? Oh ! trouver ouvert un bon cimetière ! La plaine est nue, bien nue… Je ne peux m’y cacher, c’est vrai, mais au moins personne ne s’y cache ! Restons-y. Comme il est lourd, lourd, lourd !… Je ne tuerai plus personne, non, jamais ! Est-ce là le poids du remords, le poids du crime ? Oh ! oh ! peut-être est-ce là l’enfer… J’ai tué sur la terre autrefois et, durant l’éternité, à présent, je dois porter ce mort, mon mort, mon compagnon !… Il est à moi ! je me le suis donné, et je dois le porter toujours : c’est mon supplice !… Ceux qui en ont frappé plusieurs, comment font-ils ceux-là, comment ?… » Et de lassitude, à la fin, près de la petite mare, le cadavre à mes côtés, je m’endormis pendant qu’un œil, un petit œil humain, caché là-bas, et que je ne voyais pas, me voyait, m’avait vu toute la nuit, sous la lune, dans la plaine blanche ! Ce regard de là-bas venait jusqu’à moi, il m’obsédait, il était pesant, lui aussi ! Je m’agitais sous ce regard, et il m’endormait. Oh ? sûrement c’était un regard magnétique ! J’ai tout avoué, messieurs ; mais, de grâce, qu’on m’éveille à présent ! Oui, pour la sentence, au moins ! Qu’on m’éveille pour la sentence !

LE PRÉSIDENT.

La Cour va délibérer.

UN HUISSIER.

Voici le chocolat et les journaux de monsieur. Monsieur a-t-il bien dormi ?

L’accusé s’éveille. Un rayon de soleil joue sur son lit. On est au mois de mai. On entend piailler sur les arbres voisins cent nichées de moineaux ensemble. Un valet de chambre est là, debout, souriant d’un air aimable :

LE VALET DE CHAMBRE.

Voici le chocolat et les journaux de monsieur. Monsieur a-t-il bien dormi ?

L’ACCUSÉ.

Ah ! mon pauvre Baptiste ! sans toi j’étais condamné à mort.

LA NOËL DE GRAND-PÈRE

DÉDIÉ AUX ENFANTS

I

Dans notre pays de Provence, quand vient la Noël, les petits enfants s’amusent beaucoup : — je vais vous dire comment.

Il n’y a pas d’arbre de Noël. Et on ne met pas ses sabots dans la cheminée, parce qu’on porte peu de sabots.

J’ai bien entendu dire que d’autres enfants mettaient leurs souliers dans la cheminée : moi, je n’ai jamais fait ça. D’abord je ne croyais pas à l’existence du bonhomme Noël : alors je n’aurais pas mis mes souliers dans la cheminée, puisque, selon mon idée, il ne serait venu rien mettre dedans.

II

Comment donc s’amusent chez nous les petits enfants pour la Noël ?

Voilà, ils font des « crèches ». Et comment fait-on des crèches ? Voici :

On prend une caisse de bois, de la grandeur qu’on veut, on la pose sur une table ou sur une étagère, et, au lieu de la laisser debout, l’ouverture en haut comme si on voulait la remplir de quelque chose, on la renverse. De cette manière, l’un des côtés étant l’ouverture, elle a tout de suite l’air d’un théâtre.

Dans ce théâtre, on met les décors. Oh ! les jolis décors !… Ce sont d’abord des pierres naturelles, les plus pleines de trous et de bosses qu’on puisse trouver dans la colline ou au bord de la mer.

Après cela, on va chercher de belles plaques de mousse bien verte. On en trouve dans la colline, du côté du nord, au fond des ravins où le soleil n’entre jamais. La mousse est là, qui vit bien tranquille, au pied des bruyères. Elle est épaisse et molle comme un beau tapis : — c’est vrai qu’on dirait du velours… mais c’est plus beau. Cette mousse est formée de milliers de petites étoiles vertes pressées les unes contre les autres. Il y a quelquefois dessus des aiguilles de pins qui sont tombées… on les écarte ou on les laisse, s’il n’y en a pas trop, car cela aussi est joli. Elle est tout humide, la mousse, puisqu’elle vit d’humidité… On enfonce ses cinq doigts tout droits dedans, puis, bien doucement, on glisse sa main par dessous, à peu près comme on fait pour prendre une toupie en train de tourner… Quand on a placé ainsi sa main, on la soulève avec précaution ; de tous les côtés les brins de mousse s’arrachent et on a une belle plaque, avec les racines qui portent de la terre mouillée, légère… on dirait véritablement une prairie, une prairie tout entière. Quelquefois une fougère naissante est venue avec ; alors il semble tout à fait qu’on a dans la main une grande prairie, avec un grand arbre au milieu ! Quand on a la mousse (on peut en prendre aussi sur les murailles, toujours au nord, mais celle-là est moins souple, moins belle, moins vivante), on la porte à la maison et on la met, à son idée, sur les pierres qui font le décor du théâtre.

Et, tout de suite, les pierres ont l’air d’être des montagnes… Voici des chemins pour les charrettes, d’autres où ne peuvent passer que les mulets et les hommes, d’autres où ne pourront venir que les chèvres seulement… le berger sera bien forcé de rester plus bas… ce sont des cimes inaccessibles.

Quand tout ce pays est bien arrangé, on pense à montrer qu’il y a de l’eau ; alors on pose un morceau de vitre ou de miroir entre deux pierres… on fait déborder, par-dessus, tout autour, un peu de mousse verte, et voilà un bassin, une source… Ah ! que c’est beau !

Mais le décor n’est rien. Il faut que la pièce commence. C’est toujours la même, et elle est si touchante ! Le petit enfant Jésus est né dans une étable… Il est couché sur de la paille. Sa mère et saint Joseph le regardent, et, de tous les côtés, des paysans, des pâtres, lui apportent des présents, parce qu’un ange, descendu du ciel, leur a annoncé la grande nouvelle… Il vient aussi des rois pour voir Jésus dans son berceau… Ceux-là, une étoile marche devant eux, qui leur montre le chemin…

III

Pourquoi est-ce une grande nouvelle, la naissance de Jésus ? Parce que ce petit enfant, devenu un homme, a appris à tout le monde de très belles, de très bonnes choses que, depuis ce temps, les mères et les pères conseillent toujours à leurs enfants.

Il a conseillé, le premier, à tous les hommes de s’aimer beaucoup entre eux, de ne pas se faire du mal, et d’aimer même les bêtes, en souvenir de l’âne et du bœuf qui le réchauffaient en soufflant sur lui leur haleine chaude, lorsque, tout petit et tout nu, il était couché sur la paille.

… Voilà donc la pièce qu’il faut montrer.

Au plafond de la crèche, on a collé du papier bleu, c’est le ciel. On y a même collé des étoiles en papier d’argent. De ce plafond, c’est-à-dire du ciel, — tombent deux ficelles : l’une au bout de laquelle est suspendu l’ange Gabriel, sa trompette à la main, les deux ailes ouvertes — (il plane, annonçant la bonne nouvelle) ;… l’autre, au bout de laquelle se balance l’étoile — une comète — qui guide les rois mages. Ils sont trois, dont un nègre, qui a un turban — et ils portent l’encens, la myrrhe et l’or.

Tous ces personnages, chez nous, on les achète au marché, de bons paysans qui les ont faits en terre — avec leurs doigts. Il y en a de toutes les grandeurs ; ils sont peints « artistement ». Les couleurs sont tendres et vives. C’est vraiment très gai. Les personnages ont les costumes du pays où on les a faits.

Voici une femme qui va porter à Jésus un petit poulet. Elle le tient par les pattes, la tête en bas — pauvre bête ! Elle a un grand, grand chapeau noir, grand comme un parapluie — à cause du soleil ; — c’est la mode de notre pays.

Voici un joueur de tambourin. La courroie de son long tambour est passée à son bras gauche. La caisse de l’instrument lui bat les jambes… Il marche, et pendant que sa main droite frappe le tambourin avec la fine baguette, sa main gauche rapproche de ses lèvres la petite flûte dont il va jouer en même temps.

Et puis, une foule de personnages suit ceux-là. Il y a le berger, en grand manteau, avec tous ses moutons. Il y a la vieille qui file. Il y a ceux qui portent des agneaux. D’autres qui portent des sacs… Chacun fait ce qu’il peut.

Tous ces personnages, on les dispose du mieux possible dans le théâtre qu’on a préparé.

Premièrement, dans une cabane ouverte à tous les vents, sur un peu de paille, on met le petit enfant Jésus, puis ses parents, qui sont assis pas trop loin ; puis l’âne et le bœuf, tout près de lui, couchés, leurs genoux pliés sous eux et le museau très près de Celui qu’ils veulent réchauffer.

Ensuite, on pose les personnages qui sont déjà arrivés, ceux qui sont entrés et qui se retireront tout à l’heure pour faire place à d’autres… Quand les rois sont dans la crèche, il y a une chose drôle, c’est que l’étoile d’or, la comète, est bien forcée de les attendre dehors !…

Enfin, on arrange de tous les côtés tous les autres… Ici des bergers qui écoutent l’ange… pendant que les moutons broutent la mousse, qui joue le rôle de l’herbe. Là, des gens qui se sont rencontrés au détour du chemin. — Où allez-vous ? — A Bethléem. — Venez-donc avec moi. — Pourquoi faire ? — Je vous expliquerai ça en route, venez vite ! Je suis pressé ! — Et, de tous les côtés, les gens vont dans tous les sentiers… Il faut prendre soin qu’ils soient presque tous tournés dans la direction de la crèche, puisqu’ils s’y rendent.

Et voilà comment s’amusent pour la Noël les petits enfants dans mon pays de Provence.

IV

Mais je vous ai dit tout ça parce que j’ai quelque chose à vous conter que je tiens de mon grand-père.

Quand il était petit… il y a cent ans de cela ! Mon Dieu, oui !… Comme le temps passe tout de même ! Il faut bien l’employer, voyez-vous !… Quand il était petit, mon cher grand-père, qui est mort depuis quinze ans, eut envie, lui aussi, de faire une crèche.

Son père, à lui, conseilla de la faire dans une grande cheminée qui servait rarement, une de ces cheminées à manteau, comme on dit, si grandes, que deux grandes personnes peuvent s’asseoir dessous.

Vous pensez quelle joie ! La crèche serait si vaste ! il fallait des personnages hauts comme toute la main, au lieu qu’il y en a beaucoup qui sont gros seulement comme le petit doigt.

On fit donc la crèche dans cette grande cheminée, qui était celle du salon, et du feu dans la cheminée de la salle à manger, qui était à côté du salon… Cet hiver-là il ne faisait pourtant pas froid du tout, mais pour la Noël, chez nous, en ce temps, on bénissait encore le feu. Et puis, le feu, c’est si gai à voir !

Or, voici comment se faisait la bénédiction.

V

Quand toute la famille était réunie, avant de se mettre à table… oh ! les belles tables de Noël, blanches, étincelantes et si chargées de beaux fruits, de dattes et d’oranges, ornées de laurier vert !… Je dis donc que devant la table mise et tout le monde présent, le plus vieux ou le plus petit de la famille s’avançait vers la cheminée, et là, étendant la main vers la flamme du foyer, il disait : « Sois béni, feu ! Tu nous réchauffes, tu cuis notre pain ! sois béni. Et ne nous fais jamais de mal ! ne deviens jamais l’incendie… Nous t’aimons, feu, et nous te bénissons ! » Après ces paroles, ou d’autres à peu près pareilles, on se mettait à table et on mangeait joyeusement.

Le plus joli de la Noël, c’était que, ce soir-là, et cette bonne habitude du moins dure encore, les familles se réunissaient de très loin. Ceux qui étaient séparés toute l’année se retrouvaient, ce soir-là. On voyait des fils, pauvres, partir deux jours avant la Noël, à pied, à travers les montagnes, pour aller voir leur vieille mère. Et, eux aussi, comme les visiteurs du petit Jésus, ils portaient quelque chose… un poulet… un sac de châtaignes… Ces coutumes vont se perdant. Elles avaient du bon. Elles signifiaient qu’avant tout, je vous dis, nous devons nous aimer les uns les autres, car la vie est courte et souvent triste. En s’aimant, on est presque heureux.

VI

Et pendant le repas, de temps en temps, les enfants regardent leur crèche, pour voir si rien n’a bougé… mais rien ne bouge, s’ils n’y touchent pas !

Revenons à mon grand-père. La crèche fut faite, comme j’ai dit, dans la grande cheminée. C’était magnifique. On alluma des lampes. Les voisins vinrent voir. On en parla beaucoup dans tout le village.

« Et vous allez détruire cette belle crèche ! Comment pourrez-vous faire ça ? »

Non, on ne la détruisit pas ! Il fut convenu que la crèche resterait jusqu’à l’année prochaine, dans la grande cheminée. Et elle y resta, en effet ; seulement, on fit tomber, devant, — un rideau, et elle attendit la Noël prochaine.

— N’y touche pas, Jacques, jusqu’à la Noël, avait-on dit à mon grand-père. Le bonhomme Noël ne serait pas content !

Mais le diable est fin… et comme la Noël suivante approchait, mon grand-père, le petit Jacques, était très tourmenté de l’idée de la crèche.

Tout était-il bien resté en ordre depuis un an ? la mousse était-elle encore verte ? et toutes ces grandes branches de houx, avec des fruits rouges, les tiges de bruyère, qui jouaient des forêts véritables, ne faudrait-il pas les renouveler ?… Jacques était donc très tourmenté.

Une nuit, la veille de la Noël, il n’y tint plus, il se leva tout doucement… (à huit ans, on se lève tout seul), il alluma une allumette qu’il avait volée, ce qui lui était encore plus défendu que tout le reste, et, une bougie à la main, il alla visiter sa crèche.

VII

Comme le cœur lui battait, lorsqu’il souleva le rideau !… Tout était bien en place. Voici les rois, l’étoile, les bergers, et la cabane où est Jésus sur de la paille !

Tout à coup (comment cela se fit-il, on n’a jamais su !) un jet de lumière éblouit l’enfant…

— Au feu ! au feu !… Maman ! au feu !

La crèche était en feu !… La cheminée tirait bien : en un clin d’œil le rideau eut flambé et laissa voir la crèche, le beau théâtre, avec ses personnages pauvres et riches, bergers et rois, qui brûlait !… Les forêts se tordaient en crépitant. Les fruits rouges des houx se tortillaient au bout des branchettes noires et tombaient dans les prairies sèches qui se mettaient à fumer. Les bruyères, qui avaient encore leurs fleurs violettes, jetaient des bouffées de flamme… on eût dit un incendie de poudrière !… La ficelle de Gabriel, léchée par la flamme, se rompit tout à coup — et Gabriel, la trompette en main, les deux ailes ouvertes, tomba lourdement sur un berger qui tomba sur un mouton — malheureusement, car le mouton étant plus dur que la mousse, le berger se rompit un bras, comme Gabriel s’était cassé une aile.

Des gens qui causaient au bord des ravins furent précipités dans l’abîme. Les deux rois blancs devinrent noirs, et, chose curieuse, le roi nègre — s’étant écaillé — devint tout blanc… C’étaient comme autant de miracles — pas risibles du tout — et si curieux pourtant qu’au lieu d’éteindre l’incendie, tout le monde de la maison, qui était accouru, restait là à le regarder… en bonnet de nuit !

L’eau de la source, qui semblait gelée, parce que c’était du verre — fondit ! — Les pierres se fendirent et dégringolèrent — et enfin l’étoile descendit du ciel, et, tout enflammée, brilla d’une vraie lumière !

Mais le plus beau, le voici… La cabane où était Jésus, étant bien à l’abri sous un enfoncement de grosses pierres, brûla la dernière… Tout était presque fini, vu le bon tirage de la cheminée, quand la paille sur laquelle reposait Jésus commença à prendre feu.

… Mon grand-père, qui était petit, poussa un cri !… s’élança dans la cheminée, saisit l’enfant Jésus dans les ruines fumantes et le déposa sur le tapis au milieu des applaudissements.

Et voilà comment mon grand-père a sauvé le Sauveur du monde, et cela, parce qu’il l’aimait, ayant lu l’Évangile où il est écrit : « Aimez-vous les uns les autres. »

Les personnages ayant été repeints, on refit l’année suivante une très belle crèche à mon grand-père — et elle est toujours dans la cheminée. Je la garde encore, sous un rideau, mais personne ne peut la voir. — Jamais ! — J’ai bien trop peur qu’on me la brûle.

LA NOËL DU PETIT ZAN

A Zanette.

I

— Où donc est le petit, Thérèse ? demanda à la fruitière, son mari, le typographe, qui rentrait du travail.

— Il était là tout à l’heure, qui jouait aux billes avec des noisettes, dit la fruitière, en coupant à même, dans une motte de beurre, une belle tranche grasse, qui luisait aux clartés d’un double bec de gaz.

La pratique s’impatientait, et Thérèse montrait du zèle. Elle ajouta, en jetant le beurre dans sa balance :

— Il se sera caché derrière les sacs, pour te faire rire !

L’ouvrier aux mains noires remua les sacs et cria doucement :

— Jean, mon Jeannot, je te vois, sors de là bien vite !

Il espérait entendre un bruit de rire enfantin, sonnant le cristal, ce beau rire des petits qui éveille au cœur des plus vieux un souvenir de source claire.

Rien ne parut, rien ne s’entendit :

— Jean ! Jean !

— Il était là tout à l’heure, sur le pas de la porte, avec un gros chien, dit, — sur le trottoir, la concierge d’à côté, au moment où, Thérèse accompagnant sa pratique, lui ouvrait la porte du magasin.

Le mari et la femme se regardèrent, brusquement inquiets.

A ce moment, tous deux se sentirent dans l’estomac comme un sursaut de tout leur sang effrayé, et ils pâlirent.

Le typographe, dans la rue, à pleine voix cria :

— Jean ! Jean !

Elle n’était pas très populeuse, cette rue du grand Paris, et voisine pourtant de l’avenue de l’Opéra, qui était défendue à l’enfant… Peut-être avait-il couru jusque-là. Déjà le père y était. D’un œil qui ne se fixait nulle part, il regardait se mouvoir les jambes actives des passants… A chaque instant, il croyait revoir le petit… Quatre ans… haut comme ça, en tablier bleu, les joues grasses, roses… et si éveillé ! Le voilà !… Non, c’est un gros chien. Oh ! cette fois, c’est bien lui !… Non, c’est une petite fille, qui donne la main à une dame… Épouvanté, le pauvre père regarda vers le milieu de la chaussée. Il lui sembla que ses regards se dirigeaient très lentement de ce côté, comme s’ils avaient eu peur de voir, sous les roues, une loque roulée… le tablier bleu… l’enfant écrasé !… Il y avait un peu de boue, des luisants bleuâtres sur le pavé de bois, glissant… non, rien ! — Tout là-bas, il crut voir quelque chose de vivant s’abattre sous les pieds d’un cheval… mais ce n’était rien encore, qu’une ombre dans les reflets… Le typographe essuya son front où perlait une sueur froide… « Et la mère ? pensa-t-il ! il a fallu qu’elle reste pour garder la boutique… il faut m’en retourner… Retournons… le petit doit y être… » Et il s’en alla, ahuri, regardant çà et là, malgré lui… « Le petit doit y être… il y est… derrière les sacs, comme toujours !… Ah ! le gredin, de nous faire de ces peurs-là ! Est-ce bête ! Je vas lui flanquer une paire de gifles, pour lui apprendre… il ne recommencera plus. »

L’homme rentra dans la boutique : elle était vide.

C’était un soir de Noël.

II

La mère avait tout quitté.

Elle avait remonté la rue Richelieu, filant droit devant elle, heurtant les passants, frôlant les roues des voitures, et comme certaine de ne retrouver le petit que beaucoup plus loin.

« On l’a volé ! » Pourquoi n’en doutait-elle pas ? Il lui était arrivé bien souvent de le chercher un bout de temps dans le voisinage, mais cette fois… il était volé, pour sûr ! quelque chose le lui disait. Et, oui, c’est dans les voitures qu’elle jetait un regard brusque, aussitôt détourné, car une voiture, ça va si vite ! Pourquoi regardait-elle là, voyons ? Les voleurs d’enfants — des bohémiens — ça ne va pas en voiture dans Paris !… ils ont des charrettes ! — « Est-ce que je deviens folle ? »

Sur le grand boulevard, au coin de la rue Richelieu, elle s’arrêta. Les files des baraques de Noël, à droite, à gauche, faisaient deux rues gaies — des rues de village un jour de foire — de chacun des larges trottoirs… La boutique du coin était pleine de polichinelles en bois, en carton, en chiffons, en fer-blanc… de toutes les couleurs… Le marchand offrait sa marchandise enfantine…

La fruitière l’interrompit au milieu de son boniment au public attroupé :

— Pardon, sans vous déranger, je demeure à côté… la fruitière… Par hasard, vous n’auriez pas vu mon petit ? on me l’a volé… quatre ans… un tablier bleu… des joues grasses… il rit toujours, ça ne pleure jamais… il aimerait tant vos polichinelles !… vous ne l’avez pas vu, par hasard, en voiture, passer là, il y a un quart d’heure ?

Le marchand de joujoux la regarda avec compassion :

— Il faut aller au bureau de police, dit-il.

Elle pensa : « Il est peut-être à la maison, l’enfant ! mon homme l’aura retrouvé… Il l’a retrouvé, pour sûr ! »

Et elle retourna, en effet, tout en regardant toujours, çà et là, le pavé de la rue luisante. Il lui semblait que c’était une rivière sale, à l’eau épaisse, et que le petit avait disparu dessous, noyé.

III

Dans la boutique, elle trouva son homme qui pleurait.

— Eh bien ! tu ne l’as pas ?

— Il est perdu !

— Non, on l’a volé !

Ils appelèrent la concierge voisine, qui garda la boutique, et coururent au bureau de police :

— … Quatre ans, monsieur le commissaire… des joues grasses ; ça rit toujours… un tablier bleu… il se cachait quelquefois derrière les sacs… alors, vous comprenez… d’abord, nous n’avons pas voulu croire… mais il n’a pas pu se perdre !… Il n’allait jamais loin… Notre enfant est volé !… Si vous avez des petits, vous devez comprendre !… Il a un signe comme ça, là, sur le gras potelé de son petit bras.

Le commissaire était ému. Le couple sortit… Toute la nuit on laissa la boutique entr’ouverte, éclairée. Le père et la mère étaient là, au milieu des sacs, des pains de beurre, assis, muets, comme veillant la petite ombre perdue, à la lueur du double bec de gaz, un peu baissé par économie.

IV

Ils ne se disaient rien, ils regardaient devant eux le vide, et, dans un rêve brouillé, voyaient, sur des luisants de pavé boueux, des roues de voiture, des pieds de passants et toujours le petit tablier bleu… Quatre ans… Il riait toujours !

Et, confusément, à leurs oreilles, grondait, bourdonnait la rumeur de Paris, faite du roulement continu des voitures, du piétinement des passants, du bruit des voix et des rires, du son des louis d’or remués par les joueurs et les marchands, rumeur formidable à la fois et sourde, que la nuit même n’étouffe pas, pareille à celle de l’océan, où l’on se noie.

V

— Comment t’appelles-tu ?

— Zan !

Et Zan battait l’une contre l’autre ses petites mains très propres.

Il avait des joues roses, en effet, et un tablier bleu battant son neuf. Il était lavé comme une vaisselle de riche, et joli comme un amour !

Pour l’instant (minuit sonnait), il était très occupé à saccager un grand arbre de Noël chargé de poupées, d’oripeaux, de paillettes, de jouets, mirlitons, tambours de basque, arlequins et polichinelles, sabres et fusils longs comme le doigt, au milieu de mille petites bougies roses, bleues, vertes.

Zan n’avait jamais été à pareille fête.

L’arbre était à terre, sur un pur tapis d’Orient, dans un salon luxueux, éclairé d’un lustre et de plusieurs lampes.

Et comme l’arbre était beaucoup plus haut que Zan, Zan se dressait sur la pointe de ses petites bottines fortes, au bout de métal, et il tâchait, négligeant les basses branches, d’atteindre l’impossible :

— Ze veux ça, madame !

Une « belle dame », à genoux près de lui, le regardait faire de tous ses yeux, rouges de larmes, et elle lui souriait…

— Ta maman sera bien contente, n’est-ce pas, quand tu lui rapporteras tout ça ?

Mais Zan ne pensait pas du tout à sa maman, à cette heure ! Il y avait pensé pourtant, quelques heures avant, lorsque la belle dame, brusquement, sur le trottoir, à trois pas de sa boutique, l’avait saisi à pleins bras et jeté dans sa voiture, en criant au cocher : « Chez moi ! »

Oui, il avait eu bien peur alors, et il avait pensé à sa mère :

— Maman !…

Et c’était juste à ce moment qu’après avoir cherché derrière les sacs, après avoir ouvert la porte à la pratique, le père et la mère s’étaient regardés, éperdus, et que leur sang « n’avait fait qu’un tour ! » — « Maman ! »… Qui sait ? pourquoi pas ?… le cri du petit, inentendu, avait été perçu cependant, senti, par deux cœurs… Cela, voyez-vous, est un miracle beaucoup moins étonnant que le télégraphe et le téléphone… Il avait crié : « Maman ! » et la fruitière avait vu — oui vu ! — c’est drôle, n’est-ce pas ? — une voiture, et le petit dedans, volé !… mon dieu, oui, volé !

VI

La belle dame s’appelait Anna. Anna, qui ? — Anna, rien. — Pauvre fille ! pauvre femme ! — Le banquier qui la venait voir à des heures fixes, ne l’aimait pas. Elle faisait partie de son luxe. — Elle était jeune, bien vraiment jeune, assez bête, avec un corps de statue.

Elle n’en était qu’à son troisième amant. Le second avait été un étudiant riche qui, après l’avoir gardée un an, au moment de regagner le château de ses pères pour y exercer la profession de sportsman campagnard, l’avait « passée » au banquier.

Vrai, elle avait eu de la chance, cette Anna.

Son « premier » avait été, en province, où elle était couturière, un sous-lieutenant qui lui avait promis le mariage, l’avait rendue mère, et abandonnée aussitôt !

Montrée au doigt, ne voulant pour rien au monde abandonner, elle, son enfant, elle était venue à Paris, au quartier Latin, — dans le gouffre où tout se perd — pour vivre de son métier de couturière.

Et, deux ans, elle avait vécu ainsi, sage, en effet, ne vivant que « pour le petit ».

Oui, deux ans ! deux belles années, elle avait été mère, et si bonne mère !… Nuit et jour elle avait travaillé — auprès du berceau. Elle ne mangeait guère, ne dormait guère. Elle travaillait — en souriant. Elle était pâle en ce temps-là, mais si heureuse !… Le petit allait si bien !… Elle l’amusait avec des poupées en chiffons, qu’elle faisait très bien. Elle les habillait de belles étoffes et elle leur mettait des chapeaux de plume. Un jour, elle avait acheté à « son fils » un pantin de cinq sous, — et puis… et puis, il était toujours là, le pantin de cinq sous, dans un tiroir de table Louis XV, marquetée et dorée… mais le petit, lui, à deux ans, était mort, un soir de Noël, — oui — un soir de fête, le soir même de la fête des enfants. Alors, que lui avait importé tout le reste, à la mère ?… Elle avait accepté à souper, un soir, d’un étudiant… Et voilà l’histoire d’Anna.

VII

Il y avait deux ans de cela… Le petit aurait quatre ans… Déjà l’année dernière, le soir de Noël, elle s’était dit : « Il aurait trois ans ! » Alors, elle avait acheté un petit arbre de Noël. Sa femme de chambre était allée dire au banquier : « Madame prie Monsieur de ne pas venir ce soir ; madame est souffrante. » Et, toute seule, elle avait allumé les petites bougies et veillé, toute seule, en pleurant, — la petite ombre morte.

VIII

Et aujourd’hui, cette année, comprenez-vous ! — une idée lui était venue, brusque, en coup de lumière : « Il me faut, il me faudrait, pour ce soir — toute seule c’est trop triste ! — un petit enfant !… J’achèterai un bel arbre… je croirai voir mon petit Paul… Il serait content, le petit garçon à qui je donnerais tant de choses… et ses parents aussi seraient très contents. »

Puis, une idée poignante avait succédé : « Je ne connais pas d’enfant. Et, si j’en connaissais un, ses parents voudraient-ils me le prêter, à moi ?… et toute une nuit ?… une nuit de Noël, surtout ? »

Alors elle avait pleuré beaucoup. « Suis-je bête ! » se disait-elle. Et elle reprenait : « Ce serait pourtant bon, de revivre un soir ma vie d’autrefois ?… »

La pauvre fille fut alors prise, comme d’une rage, du désir fou de goûter à nouveau les sensations de mère qui l’avaient rendue si heureuse dans la pauvreté, si fière d’elle dans sa honte !

Puis, elle avait renoncé, par raison, à son projet d’emprunter un enfant…

Et, cependant, elle avait acheté, le jour de Noël, un bel arbre, très grand, et l’avait elle-même chargé de joujoux, de bonbons, noués par des faveurs… Et elle se promettait d’en allumer les bougies mignonnes, cette nuit, quand elle serait seule… Elle regarderait le pauvre pantin de Paul, et se mettrait à pleurer… Ce serait sa messe de minuit, comme une messe de naissance et de mort à la fois, la messe de ses souvenirs. Dans sa simplicité, elle se sentait très religieuse, très sanctifiée par son intention… Elle se rappelait les messes de minuit, dans sa petite ville, où l’on priait vraiment, où l’on riait pourtant beaucoup… et où… à la sortie… Ah ! l’amour ! quelle triste chose !…

IX

Voilà pourquoi Anna, à genoux sur le beau tapis, regardait, souriante, avec des yeux très rouges, Zan, qui piétinait de joie, dépouiller à pleines mains, à pleine bouche, l’arbre de Noël, trop grand pour lui…

X

Quand il eut bien mangé, bien bu, bien joué, bien sauté, bien crié, bien ri, Zan pleura.

— Ze veux voir maman !

XI

Ce fut, pour Anna, comme un réveil terrible ; il lui sembla qu’elle venait d’être folle et que, brusquement, sa raison lui revenait, sautait dans sa tête, d’où, plusieurs heures, elle était sortie !

La pendule sonnait une heure du matin. Que faire ? Rendre le petit, le rendre tout de suite, il n’y a que ça ! Elle expliquerait… on comprendrait… — « Reconnaîtras-tu ta maison ? — Oh oui ! — Attends-moi là, bien sage ! »

En rentrant, elle s’était déshabillée. Elle se rhabilla, se fit très belle. — « On verra bien que je ne suis pas une voleuse… j’expliquerai. »

… Quand elle revint au salon, Zan, ses deux petits poings fermés et très serrés, comme s’il était en colère, dormait en souriant. Le pantin de cinq sous, le pantin de Paul, dormait entre ses bras…

XII

Que faire ? on ne réveille pas un enfant, quand on aime les enfants. Elle le prit doucement, marcha vers son lit… puis, tout à coup, tourna sur elle-même et le coucha sur le grand divan.

XIII

La pendule sonnait six heures…

Zan dormait paisiblement, ses petits poings toujours fermés. Entre ses doigts on voyait luire des choses : un bout de papier doré, un joujou… Et le sucre des bonbons luisait sur sa lèvre, qui souriait.

Le pantin de cinq sous, le pantin de Paul, dormait entre ses bras…

Anna, assise, tout près de lui, veillait toujours, et ses yeux étaient pleins d’un rêve que rien ne peut dire.

XIV

L’aube se leva blafarde sur le Paris d’hiver. Les boutiques se rouvraient dans la rue, où le jour sombre était violacé. Les premiers passants marchaient vite, en frissonnant ; on entendait claquer des galoches de bois sur le pavé.

Et, dans la petite boutique, toujours assis et muets, l’œil fixe, comme hébétés, le père et la mère attendaient… A chaque bruit, ils prêtaient l’oreille… « On nous le ramène ! — Qui donc pourrait le ramener ?… Le commissaire ! — Ah bien oui ! déjà !… »

La mère n’avait pas encore pleuré.

XV

Tout à coup, un roulement doux de voiture commença tout au bout de la rue déserte.

— C’est lui ! dit la mère.

Lui ? pourquoi ! — Elle ne savait pas… « Une voiture ! »

… L’homme la regarda, ahuri de plus en plus, sans attacher d’importance à ce cri… La voiture s’arrêta, pas très loin… Déjà la fruitière était dehors :

— Jean ! Jean !

… Elle éclata en cris, en sanglots, en larmes, en lamentations… et, l’enfant entre ses bras, elle s’engouffra dans la boutique ; et, penchés sur lui, le père et la mère lui parlaient tous deux à la fois, très vite, pendant que lui, l’enfant, n’écoutant pas, très ennuyé de leurs caresses qui le dérangeaient de jouer, élevait vers eux ses petits bras chargés de choses en couleur, de papillotes et de poupées.

— Où as-tu pris tout cela ? Ah ! le méchant enfant ! — est-il Dieu possible ! — Comprend-on ce qui nous arrive !

— Je croyais bien qu’il était volé !

— Et moi, écrasé ! Mais qu’est-ce que c’est que cette voiture ?

XVI

Ils disaient cela, mais ça leur était bien égal, la voiture ! Ah bien ! elle aurait pu repartir, après tout, sans qu’ils fissent rien pour la retenir… Ils auraient regretté plus tard, par exemple, de n’avoir pas demandé l’explication… mais, en ce moment, il était là, le petit, et le reste leur était bien égal !

— Qu’est-ce que c’est pourtant que cette voiture ?

— C’est la mienne, madame, je vais vous expliquer.

Ils se retournèrent.

— C’est ma belle dame ! cria Zan.

Anna était devenue la belle dame de Zan.

Les deux ouvriers eurent un mouvement de respect, un salut vague de tout le corps — puis, très vite, on ne sait à quoi, ils reconnurent une de ces personnes… et le typographe, sans malice, remit sa casquette qu’il avait ôtée machinalement.

— Qu’est-ce que c’est ? dit Thérèse, d’un ton où il y avait une menace de harengère qui va défendre ses petits.

Anna recommença :

— Je vais vous expliquer !

Et très vite, comme pour se débarrasser d’une besogne difficile, elle conta tout, tout, naïvement, longuement, brièvement, tout son passé, son premier amour, sa faute… Il lui semblait qu’elle dégonflait son cœur dans une confession qui la lavait… Mon dieu oui, elle avait gardé des idées religieuses d’enfance qui, parfois, lui faisaient retour…

Elle termina :

— J’étais comme folle… il faut me pardonner… j’aurais dû penser, c’est vrai, à la mère !… au père… pour sûr !… Pardonnez-moi… c’est une folie… Le petit vous dira ; il n’a manqué de rien, il était très content… Il a bien dormi… Le bel arbre est là, dans la voiture… Est-ce que vous me pardonnez, madame et monsieur ?

Anna demanda cela avec beaucoup de timidité. Elle sentait la colère qui commençait chez l’homme… Le typographe, en effet, au ressouvenir de toutes les angoisses de la nuit, serrait les dents… crispait un peu ses gros poings…

— Est-ce que vous me pardonnez ? répéta la malheureuse, effrayée, à bout de forces… éprouvant en une seule fois toutes ses douleurs passées… Après tout, elle allait le perdre !… il avait été sien pendant une heure, ce petit qu’elle allait quitter pour toujours !

Thérèse aussi n’était pas contente. Elle s’apprêtait à dire : « Sortez, madame ! on ne vole pas un enfant ! » Mais juste à ce moment-là, Zan, transporté d’une joie subite en voyant entrer dans la boutique son arbre de Noël qu’apportait le domestique, sauta vers sa belle dame, tout dressé sur ses pieds et les bras tendus, comme s’il voulait l’embrasser !

— Est-ce que vous permettez, madame, que je l’embrasse ? dit Anna.

Et il y avait, dans sa voix qui tremblait, tant de supplication honteuse, poignante, que la fruitière, se baissant brusquement, saisit son petit Zan et le lui fourra dans les bras.

— Faudra venir le voir quelquefois, gronda-t-elle, vous êtes tout de même une brave fille !

Et alors la fruitière, tombant sur sa chaise, se mit à pleurer, à pleurer toutes les larmes de son corps.

LE ROMAN COMIQUE EN MINIATURE

A Gabriel Monod.

Une impression d’intérieur bien chaud, la gaieté des lampes et des bougies allumées pour la fête ; les tables étincelantes, et la bûche qui flambe dans la grande cheminée.

C’est une fête d’enfant. C’est l’anniversaire d’une naissance.

Celui dont les hommes firent un Dieu, ne pouvant croire que tant de bonté et de simple et doux courage fussent des qualités humaines, Jésus, l’énergique, le fort, qui apparaît pourtant comme un suave conteur d’idylles, Jésus naît ce soir, dans une étable ; il vagit, tend les bras sur la paille, entre l’âne et le bœuf.

Un brave homme a donné l’hospitalité pour la nuit à Joseph, à Marie la Douloureuse. Il a fallu que celui qui venait apporter au monde la Charité, l’inspirât même avant que de naître.

Et je pense aux petits enfants.

Cette année, au mois d’octobre, je menais à la campagne, devant la mer tiède de Provence, une vie tranquille. Le soir seulement, tout de suite après le coucher du soleil, un froid subit s’abattait sur la terre, couvrait tout d’une humidité mortelle ; on frissonnait ; le paysan rentrait en hâte, allumait pour la soupe une brassée de sarments, les derniers sarments de vigne française, et, tout en gémissant sur la mort de nos souches, il se réjouissait de tendre le dos un moment au feu qui cuisait sa soupe.

Mais les journées… Oh ! les douces, les exquises journées !

L’automne, quand on s’avance vers l’âge qui correspond à cette saison, devient la saison qu’on préfère. On le comprend, on en pénètre le charme.

Affinités mystérieuses de la nature et de l’âme humaine, vous êtes le bonheur, le seul qui ne mente jamais.

Les jours coulaient, et j’étais heureux. Quelquefois, un ami voyageur frappait à ma porte, partageait mon repas de campagnard, me disait les bruits de la ville. Il me parlait d’ambition, de gloire.

J’étais, m’assurait-il, un auteur dramatique ! je me devais à l’art ! Faire des vers de temps en temps, au gré du caprice, « de l’inspiration », comme on dit, cela ne suffit pas. Il m’assurait (et la chose me paraissait singulière) que j’avais, moi, l’hiver précédent, donné une pièce au Théâtre-Français. Cela était de ma part une promesse, un engagement ; il fallait maintenant revenir au combat, donner non pas une, mais deux pièces, à l’Odéon, au Gymnase ! — et, tandis qu’il parlait, je le regardais comme un étranger, parce que sa langue m’était devenue étrangère.

— Voyez, lui disais-je, voyez l’attitude de ma bonne chienne. Est-elle jolie ainsi ! Demain matin, vous la verrez en arrêt… un bronze de Mêne ! nerveuse et fine, et immobile !… Nous irons chasser au bord de la mer… Connaissez-vous le petit bois du Pin de Galles ? C’est la propriété de notre commune. Un endroit inconnu parce qu’il est à deux lieues seulement de la ville. Au premier point du jour, c’est de là qu’il faut voir le ciel, si joli, à travers les branches des pins… Nos pins toujours en murmure ! Des lyres vivantes, l’antique harpe d’Éole — pour laquelle on oublierait éternellement le luth, qu’on attribue aux fées…

Dans ma vie, il n’y avait rien — et j’étais heureux.

Un soir, la petite pipe en écume (une pipe d’auteur, pourtant), joli souvenir d’Alphonse Daudet, manquait de tabac. Je sifflai mes chiens et m’en allai au village. Dix heures du soir. Le froid humide de la nuit me pénétrait sous le double vêtement, mieux qu’un froid sec de bon hiver… Au village, point de boutique ouverte. La rue, la place, désertes, noires. « Retournons. » Et, avant de rebrousser chemin, j’allumai un cigare.

A ce moment, j’entendis des coups redoublés contre une porte : — Qui va là ?

Je distinguai un groupe arrêté devant l’auberge, qui refusait de s’ouvrir. Une dizaine de petits enfants, conduits par un homme, comme un pensionnat à la promenade.

J’interrogeai.

C’était une troupe de petits comédiens en voyage, avec leur impresario. La troupe miniature, disent les prospectus. Cela joue Madame Angot, — cela chante des couplets de café-concert, et nuit et jour erre sur les grandes routes, les pieds dans des pantoufles de corde, les mains aux poches s’il fait froid, les yeux fermés, ensommeillés s’il fait nuit, à l’âge où leurs mères devraient encore les réchauffer et les « border » dans leurs lits, en leur parlant de l’Homme au sable. Le plus petit avait sept ans. Le plus grand douze.

L’auberge refusait obstinément de s’ouvrir. On frappa à d’autres portes ; même silence.

— Eh bien ! dit l’homme, allons plus loin chercher un autre village ; cela nous réchauffera !

Le plus petit (le comique, mesdames) eut un mouvement de terreur à l’idée de marcher encore. Je le vis, car nous étions en ce moment sous une lanterne, à l’angle d’une ruelle.

Et j’offris à la troupe vagabonde l’hospitalité du pauvre homme, celle dont se contentèrent Joseph et Marie, le soir de la grande naissance. J’emmenai tous ces petits coucher à la « fénière », au-dessus de l’étable, devant le trou par où le cheval-laboureur reçoit sa botte de foin, par où nous l’entendions souffler et frapper du pied.

— Benoni ! criai-je.

C’est chez nous le nom familier de Benoît.

Le paysan se leva, ouvrit la lucarne, demandant :

— Qui m’appelle ?

— Allumez le fanal, et vite descendez, lui dis-je.

Il sortit, les yeux gros de sommeil, sa lanterne à la main.

Les étoiles, vives, brillaient métalliquement dans le ciel glacial. Le croissant, mince comme une faucille aiguisée souvent, était près de disparaître derrière les collines, à l’horizon très noir.

Benoni éleva sa lanterne au-dessus de sa tête, regardant, avec un étonnement profond, la bande silencieuse des petits enfants.

— Ils coucheront à la fénière. Montrez-leur le chemin.

Vers la fenêtre qui sert de porte, tous montèrent au moyen des pieux en escalier fixés dans le mur. Il y avait deux petites filles, la jeune première et la soubrette ! Elles s’aidaient des mains et des pieds, comme des oiseaux grimpent à des grillages avec le bec et les pattes.

J’avais entendu le plus grand chuchoter : « Cette fois, nous ne souperons pas. » Pauvres enfants ! il me revenait des histoires de petits Poucets abandonnés par leurs parents, pour cause de misère, et tombés aux mains de l’Ogre.

L’Ogre, ici, c’était le Théâtre, un des monstres modernes, un des minotaures nouveaux. Dragon à mille têtes, mangeur de chair, de sang, de cœur et d’âme. Cela prend des jeunes filles, des adolescents, des poètes, pour en faire des comédiens et des auteurs dramatiques ! Ah ! quelles tortures, quelles souffrances ils endurent les uns et les autres, à rire, à gesticuler, à écrire pour messire public, qui est le père de l’Ogre !

J’étais allé ouvrir la huche à pain ; le malheur voulut qu’un voisin de campagne ayant emprunté à l’heure du dîner une part de notre provision, il ne restât chez moi qu’une miche et la moitié d’une autre, soit environ une livre de pain, pour dix bouches affamées.

Je fis dix parts à peu près égales et les apportai, avec du vin, à mes petits hôtes.

Sous les larges poutres pleines de toiles d’araignées, enfoncés jusqu’au cou dans la bonne litière, ils ressemblaient, les petits frères de Jésus, à des oiseaux dans leur nid, qui attendent père et mère, et la becquée.

J’arrivai. Les yeux s’écarquillèrent.

Le paysan, sa lanterne haute, présidait encore au coucher.

Tous se soulevèrent, tendant la main, ouvrant le bec.

Hélas ! les morceaux mal égaux ne pesaient guère. Le plus petit eut le plus gros.

Durant quelques minutes, on n’entendit que le bruit des mâchoires qui allaient… Et nous entendions aussi le brave cheval de labour mâcher le foin de sa crèche. Lui aussi se réjouissait à l’idée d’être là, sous un toit, dans sa litière, et de ne pas voir, en ce moment, les vives étoiles dans le ciel glacé.

Un coup de vin pur comme à des hommes, et ce fut fini. Les têtes mêmes disparurent dans la paille. « N’allumez point d’allumettes ! » recommanda Benoni, et nous nous retirâmes, salués par le « bonsoir, merci ! » de dix voix enfantines.

Le lendemain, au chant du coq, je regardai la fenêtre haute de la fénière. Elle était ouverte, encadrant de noir le minois pâle, fatigué, des deux petites filles, de la soubrette, de la jeune première, et du comique de sept ans.

Toute la troupe descendit.

Hélas ! le roman comique me paraissait, en ce moment, une chose bien triste !

La troupe des petits comédiens était lamentable à voir sous la lumière gaie du matin.

Les traits tirés, les yeux cernés, pâlots, lassés de vivre aux chandelles, de chanter tous les soirs, et de faire parfois trente kilomètres dans un jour, en mettant l’un devant l’autre leurs petits pieds, mal pris dans les souliers de corde trop grands et chavirés !

Et je pensai au Théâtre-Français, aux comédiens illustres, aux auteurs célèbres, tous riches, qui tiennent le haut bout de l’échelle au bas de laquelle étaient ces tout petits. Jamais distance du premier au dernier ne fut mieux marquée. Il semblait qu’elle fût double, triple, des plus fameux jusqu’à ces humbles. Il y avait celle de la fortune et de la gloire à la misère et à l’infirmité ; celle de la taille aussi, symbolique de leur exiguïté morale. Théâtre miniature ! miniature de souffrance, infiniment petit qui contient un monde, réduit, mais entier ! Quelle tristesse, ce spectacle !

« En vérité, je vous le dis : nul d’entre vous ne gagnera le royaume des cieux, s’il ne devient semblable à l’un de ces petits. » Et ceux-là s’en vont par les chemins cherchant déjà l’effet, et non la vérité. Hélas ! mon Dieu, que dirait Jésus ?


Les oiseaux piaillaient le matin. Mes paons, tout fiers, descendaient du haut des pins. Les cailles familières jetaient leur cri saccadé. La joie revenait aux créatures avec la saine lumière du jour, mais ces petits pensaient seulement aux chandelles qu’ils allumeraient le soir dans un café de village pour chanter leur répertoire :

Marchande de marée,
A la halle aux poissons,
Elle était adorée,
De cent mille façons.

Ils partirent : l’un d’eux oubliant, au fond d’un sac de lustrine noire, la grosse marmite bohémienne dans laquelle on fait la soupe, aux jours les plus heureux. Il revint la chercher courant, et rejoignit les autres, sa besace au dos, tenue à deux mains sur l’épaule.

La petite fille de Benoni (quatre ans) assistait avec sa mère au départ de la troupe enfantine.

— Tu vois, dit la mère, si tu n’es pas sage, je te mettrai comme ça la marmite sur le dos et je t’enverrai avec ces petites, jouer la comédie !

A cette horrible menace, l’enfant se mit à pleurer.


Noël. Une impression d’intérieur bien chaud ; la table étincelle ; la bûche flambe.

Les théâtres chôment… Où seront-ils ce soir, les petits comédiens, les petits frères de Jésus ? Auront-ils seulement une étable tiède et de la paille où faire leur nid, et une miette de pain comme les moineaux de notre fenêtre en temps de neige ?

Pas bégueule,
Forte en gueule,
Telle était Madame Angot !

Ah ! que j’aimais bien mieux la chanson de mon grand-père :

L’enfant Jésus a chaud, bien couché sur la paille,
L’âne et le bœuf soufflent dessus
L’enfant Jésus.

TISTE LE TAMBOUR-MAJOR

Je l’ai connu petit, il y a longtemps de cela. Oh ! c’est une douloureuse histoire que la sienne.

Tiste ne fut jamais bien proportionné ; il fut toujours trop mince pour sa hauteur. Il avait la tête effilée, pointue, en forme d’aubergine. Tel je le vis enfant, tel il fut homme.

Nous étions du même village, et, à huit ans, compagnons de jeu. Son père, maître Brun, un paysan, était de taille moyenne ; ses deux grands-pères aussi, le vieil Antoine Toucas et le vieux Sidoine Brun. Dans la mémoire des plus anciens du village, les Brun et les Toucas avaient toujours été, de père en fils, des hommes ordinaires. Pourquoi, dès l’âge de huit ans, Tiste, extraordinaire, se mit-il à s’élever à vue d’œil, aussi rapidement qu’une tige d’aloès ? Il se réveillait tous les matins plus allongé, sujet quotidien et toujours nouveau de surprise pour le village, qui ne s’habitua jamais à le voir, car au moment où Tiste quitta le pays pour le régiment, il était en pleine croissance, et l’étonnement public en pleine rumeur.

Oui, j’ai connu Tiste petit, je veux dire enfant, car il était du double plus grand que ses égaux en âge.

Or, mon oncle le notaire m’avait donné pour mes étrennes un tambour. Lorsque j’arrivai pour la première fois sur la place, théâtre de nos jeux, avec mon bruyant instrument de musique militaire, parmi les camarades, Tiste, tout d’une voix, fut nommé notre tambour-major.

Hélas ! c’est peut-être le cadeau de mon oncle, oui, le tambour de mon oncle le notaire, qui décida de sa destinée.

On entendit bientôt Misé Brun, sa mère, pleurer chez les voisins, répétant sans cesse, avec une parfaite naïveté d’amour maternel :

— Mon petit Tistet veut se faire soldat ! il dit qu’il a du goût pour être tambour-major !

Tistet, comme vous savez, c’est le diminutif de Tiste, qui est lui-même le diminutif de Baptiste.

Nous tirâmes au sort la même année. Quand Tiste apparut dans la salle de la conscription, à la mairie de la ville, et qu’il déploya son bras vers l’urne de cristal, un murmure de stupéfaction se fit entendre. Le sous-préfet, un homme grave par état, sourit ostensiblement. Et Tiste ne manqua pas de tirer le numéro 1.

— Bravo, le tambour-major ! cria-t-on tout d’une voix.

On fit rétablir le silence par les gendarmes, ce qui fut difficile, car la gaieté tenait du délire. Tiste, heureux dans son cœur d’être désigné à l’avance par la voix populaire pour ce grade éclatant (un tambour-major en ce moment-là lui paraissait plus glorieux qu’un colonel), Tiste, fier et modeste, souriait en baissant les yeux.

En peu de temps, Tiste, qui était né tambour-major, Tiste, habile à remplir un clairon de son souffle puissant et à battre tous les ran-tan-plan possibles rien qu’avec ses deux index, longs comme des baguettes de tambour, Tiste, de première force à exécuter des commandements télégraphiques au moyen de la fière canne à pomme de cuivre, put se voir galonné d’or et s’entendit appeler « chef » par trois mille hommes !

Ce fut le plus beau moment de sa vie. Il eut à cette époque comme un redressement de fierté qui le fit paraître plus grand de quelques centimètres, et quand il figura pour la première fois dans une revue, beau, solennel, splendide et calme, haut sur bottes, dominant le régiment et la foule accourue, allongé encore par son panache, dont le bout flottant arrivait au niveau du pompon des officiers montés, il eut un vertige d’orgueil. Il se dit qu’il avait trouvé l’honorable emploi d’une taille dont on avait ri jusque-là et qui désormais inspirait le respect ; il se dit qu’il servait la patrie par ses dimensions mêmes, et que les rois, qui peuvent à leur gré faire des généraux d’armée, ne peuvent pas faire un tambour-major.

Ces pensées d’orgueil commencèrent sa perte. Et Tiste n’est pas le seul homme à qui sa taille ait été funeste. Dès l’école, j’ai toujours vu les grands contracter des habitudes de domination, de fierté et d’injustice, qu’un jour ils payent chèrement. Hélas ! il n’est pas de grandeur qui n’amène son ivresse et ne prépare elle-même les révolutions qui doivent la renverser.

Tiste bientôt ne connut plus de bornes. Il devint sévère dans le service, plein de morgue et d’exigences. Il parlait toujours de tout son haut. Il exigeait le salut des plus nouveaux conscrits et des plus anciens caporaux avec une âpreté sans exemple. Aux promenades, il passait son temps à loucher, regardant de côté si les mains des recrues, suffisamment gantées, se portaient au képi dans la position réglementaire.

Et malheur aux distraits !… On alla jusqu’à dire — la malignité n’en fait jamais d’autres — qu’il ne se promenait que pour se faire saluer.

On devine le résultat : Tiste fut haï. Un jour vint où le régiment tout entier se mit à rire de lui sous cape. Les officiers riaient eux-mêmes, bien qu’il fût un bon soldat.

Et alors, on s’aperçut avec joie que si Tiste avait d’abord paru grandi grâce à un redressement de fierté, il avait aussi véritablement, réellement, matériellement grandi ! Après un an de service, son uniforme, son bel uniforme de pourpre et d’or, lui était déjà court ! Cela sautait aux yeux ! Un loustic s’étonnait qu’on ne l’eût pas vu plus tôt !

Et puis, il avait contre lui des jaloux… tous les petits.

Il est certain que le tort essentiel de Tiste, mais qui du moins ne peut pas lui être imputé, fut de s’élever indéfiniment. Ainsi l’histoire humaine se répète. Napoléon n’aurait pas eu Sainte-Hélène, s’il eût su s’arrêter à temps.

Ce bruit étrange courait par la ville : « Le plus grand des tambours-majors grandit. » Le dédain peu à peu remplaçait l’admiration pour ses formes rares. Les réguliers le renvoyaient aux déclassés. L’opinion disait : « Il devrait se montrer pour de l’argent, et ferait fortune ! » Le sous-officier se sentit traité en saltimbanque. Le prestige s’en allait, et Tiste, qui avait pu voir comme le panache plaît aux femmes, se sentit irrévocablement condamné, le jour où une fille d’auberge, la plus belle de ses maîtresses, lui déclara qu’elle ne voulait plus le voir ! C’en était fait ! Il avait dépassé la mesure d’un tambour-major raisonnable.

Le pauvre diable était véritablement amoureux ; il le devint surtout, selon l’usage, quand il se vit dédaigné. Et dédaigné, pourquoi ? Pour cette stature qui d’abord lui avait valu ses plus belles conquêtes ! Il me rappelait le Phénix, si magnifique, mais qu’une tendre colombe plaignait de tout son cœur, disant : « Il est le seul de son espèce ! » Un de nos poètes contemporains parle fort bien, en quelque endroit, d’une grande âme malheureuse, qu’isole sa propre grandeur. Tel était Michel-Ange et tel était l’illustre et infortuné Tiste. Les femmes le prirent en horreur. Ainsi, l’amour l’abandonna d’abord ; on va voir comment la gloire le trahit, et quel fut, pour tout dire, son Waterloo.

Les clairons et les tambours du 600e, irrités des sévérités de leur tambour-major, exécutèrent contre lui un noir complot. La ville de X… s’en souviendra longtemps.

… Un soir d’été, je passais sous les arbres qui encadrent la place publique. Au coup de huit heures et demie, la retraite d’ordinaire faisait éclater son tintamarre au milieu de la place, et huit clairons, autant de tambours, partaient du pied gauche pour faire le tour de la ville, entraînant sur leur passage les troupiers en récréation et tous les gamins des rues. Ce soir là, un peu avant la demie, et sans songer que c’était l’heure de la retraite, je passais, dis-je, sous les arbres de la place au milieu de laquelle, dans l’ombre naissante du soir de juillet, je distinguai vaguement une colonne entourée d’une vasque. Aurait-on, pensai-je, érigé à mon insu, au cœur de ma ville natale, une fontaine nouvelle ? Il n’en était rien. La colonne, c’était Tiste, debout, long, maigre et mélancolique, appuyé sur sa haute canne. La vasque était figurée de loin, à mes yeux, par un cercle de bambins hauts comme sa botte et qui l’entouraient en silence, émerveillés de sa taille et surtout de sa solitude plus surprenante encore.

Tiste était seul.

Tiste était seul, car pour un tambour-major les petits enfants ne comptent pas, et Tiste n’avait autour de lui ni ses clairons, ni ses tambours !

Ses clairons et ses tambours s’étaient donné le mot, ce soir-là, et pour lui jouer un bon tour s’étaient jurés d’être absents à l’heure de la retraite. Tiste était donc seul sur la place, seul, droit, maigre et affligé, droit comme un peuplier et triste comme un saule. Les poètes Lamartiniens qui ont écrit des stances éplorées sur le désespoir, ignorent cependant les profondeurs de désespérance où descendit ce soir-là l’esprit de Tiste !…

De temps en temps, il tressaillait et regardait du côté par où il s’attendait à voir apparaître ses hommes… Soudain : « Grouchy ! » — C’était Blücher ! — … « Mes tambours ! »… C’étaient les cloches !

La demie tinta. Le son fut répété par l’église Saint-Ambroise, puis par la cathédrale, coup sur coup ; puis par l’horloge de l’Hospice militaire, enfin par celle de l’Hôtel de ville.

Tiste promena sur la place, envahie par la nuit, un regard suprême, et, ahuri, ne comprenant rien à son aventure, spectral et fantastique, enfiévré, ne sachant plus où il en était de la vie, ne comprenant plus rien même au peu qu’il avait coutume de comprendre, il leva sa canne, l’agita dans tous les sens avec des mouvements saccadés, et commandant une retraite invisible et inouïe, il partit du pied gauche pour le tour de ville habituel.

Les gamins hilares, sifflant et criant, avec des roulements imités et chantant une retraite ironique, suivirent en courant le héros qui marchait au pas. On eût dit Gulliver tambour-major à Lilliput.

Flâneurs, cochers, ouvriers, boutiquiers, la ville stupéfaite le regarda passer. La sous-préfète à son balcon appela le sous-préfet pour lui montrer ce spectacle sans précédent.

Le tambour-major rentra ainsi à la caserne, blême, l’œil hagard, la figure et le nez allongés, si amaigri par une heure de fièvre et d’horreur, qu’on l’eût dit plus grand que jamais.

Qu’allait-il arriver ? Les tambours et les clairons eurent chacun un mois de prison. Mais lui, Tiste ? Il n’eut à répondre de rien, parce que, visiblement malade, il se rendit à la visite le lendemain. Il ne put pas dire au major ce qu’il avait, mais on lui fit tirer la langue, et on l’envoya à l’infirmerie.

Le major et l’aide-major vinrent l’examiner le jour d’après. L’état de Tiste était pitoyable. Sa taille singulière empêcha qu’on ne fût apitoyé.

— Vous êtes long comme un jour sans pain ! lui dit le major qui voulait l’ausculter ; il s’en faut que mon oreille arrive à la hauteur de votre poitrine ! Couchez-vous !

Le géant se coucha.

Ses pieds dépassaient le lit, et cela d’un air si piteux, que le major et l’aide ne purent s’empêcher de rire. Les infirmiers ne purent réprimer l’hilarité communicative. Tiste était donc perdu : il ne pouvait pas être traité sérieusement.

— Savez-vous, lui dit le major (excellent homme court et trapu), savez-vous la cause de votre mal ?… C’est la croissance ! Vous reprendrez aujourd’hui votre service.

C’est la croissance ! De ce jour, la mélancolie de Tiste s’aggrava étrangement. Il ne mangeait plus ; il buvait à peine. Il maigrissait à faire peur, et, soit illusion, soit réalité, le fait est qu’il paraissait toujours plus gigantesque et toujours plus drôle à mesure qu’il devenait plus malade et plus malheureux.

Il n’avait que vingt-deux ans et il ne savait plus où il s’arrêterait.

— Si j’allais grandir toujours ! me dit-il une fois.

Et je le vis pâlir à cette idée, qui devint l’idée fixe du malade. Esprit borné, par là il avait entrevu l’infini. Il en demeura épouvanté, — visionnaire, comme Pascal.

Rien d’effrayant, songes-y, lecteur, comme cette grande misère qui n’a jamais pu inspirer que des plaisanteries. Et l’amour ne cessait de le tourmenter, et les femmes de lui rire au nez. Un jour, Tiste me dit d’un son de voix caverneux :

— La petite s’est mariée !

La petite ! Quelle mélancolie dans ce mot !

Noluit consolari.

Le soir même il entra à l’hôpital.

Je remplirai jusqu’à la fin mon pénible rôle d’historien. Tiste, malade, ne cessa d’être un sujet de gaieté pour ses camarades de chambrée. On le mesura un jour qu’il dormait, et, à quelque temps de là, Tiste étant mort, on put dire aux infirmiers sa taille exacte pour le fabricant de cercueils.

Quand on fut pour l’ensevelir, la bière se trouva trop courte ; on s’aperçut que Tiste, mort, avait encore grandi !

Ce fut son principal trait de ressemblance avec Napoléon le Grand, dont les poils de la barbe poussèrent après la mort, et aussi les ongles des pieds, qui, brusquement allongés, crevèrent la pointe de cette botte dont le talon s’était appuyé sur le front de tous les rois.

LE RÉGIMENT QUI PASSE

A Frédéric Febvre.

Fanfare ! — Un régiment va passer dans la rue ;
Et de tous les côtés une foule accourue
Déborde les trottoirs, s’entasse aux carrefours,
Car on n’a pas un tel spectacle tous les jours :
Un régiment doré, luisant, musique en tête,
Qui défile, et cela met une ville en fête
De voir passer les bons soldats — et le drapeau.
Les anciens officiers, qui portent leur chapeau
Comme un képi, l’ont mis tout à fait sur l’oreille.
Le plus vieux, dont le cœur au tambour se réveille,
Pour mieux voir, monte, avec un soupir étouffé,
Sur sa chaise, devant les tables du café ;
Le salon, la mansarde, ont ouvert leur fenêtre…
Les filles ont souri… Les soldats vont paraître.
« Les voici ! » — Les voici, précédés des gamins
Qui simulent, du jeu comique de leurs mains,
Les cymbales, la flûte, et surtout les trombones.
Et les bébés ont ri, hissés au bras des bonnes.
Puis viennent les clairons hautains, et les tambours.
Le boulevard s’emplit de piétinements sourds
Fondus en un. On sent qu’une chose sublime
S’avance : six cents cœurs, qu’un souffle unique anime,
Douze cents pieds, réglés, qui ne font qu’un seul pas,
Et tous les cœurs, unis, suivent les bons soldats !
Mais quand un régiment ne va qu’à la parade,
Vain de sa bonne mine, un peu fier de son grade,
Tout soldat, si la paix lui permet d’oublier,
Aimant l’amour avec des façons d’écolier,
Regarde effrontément la femme en plein visage,
Et l’on ne connaît pas de régiment bien sage !…
C’est pourquoi ce petit capitaine, à ce grand,
Malgré la discipline, a parlé dans le rang :
— La belle jeune fille !
— Où donc ?
— A la fenêtre,
Là !
— Crédienne, bien belle ! une fille à connaître !
Tous deux, un peu rêveurs, s’éloignent à regret,
Et le beau régiment tout entier apparaît,
Tant la chaussée est large et file en ligne droite.
La belle et blonde enfant regarde à gauche, à droite,
Devant elle ; elle est grave, et plus d’un officier
A cheval, se retourne, et son sabre d’acier
Qu’il fait reluire, indique au sergent qui s’approche,
Un détail, un oubli dont il lui fait reproche…
A l’insu de lui-même espérant un regard.
Mais son rang le rappelle et l’officier repart.
Le colonel lui-même a remarqué la fille !
Ah ! le bel officier, dont l’uniforme brille
De l’éperon sonore à l’épaulette d’or,
Moustache déjà grise ou toute noire encor,
Est prompt à relever cette fine moustache,
Car il sait quel prestige aux insignes s’attache,
Et que, dans le soldat, la femme au faible cœur
Admire aveuglément l’héroïsme vainqueur !
« Le drapeau !… » Le drapeau !… Dans la foule attendrie
On se presse. Salut, Couleurs de la patrie,
Salut, drapeau blessé, sang rouge, azur vivant,
Notre blancheur ! Salut, loque flottante au vent,
Drapeau sublime, orgueil des hommes et des femmes !
Nos morts sont dans tes plis qu’agite un souffle d’âmes !
Et le porte-drapeau, presque un enfant, charmant,
Jeune comme l’espoir, balance doucement,
Sur le rythme des cœurs et de la symphonie,
Le symbole sacré de la patrie unie…
Il sait, le lieutenant, que l’ombre du drapeau
Flottant sur lui, lui fait un visage plus beau,
Plus fier, plus noble, et que le drapeau, qu’on admire
Et qu’on aime, lui vaut plus d’un joli sourire.
— « Cette fille a souri, pense le colonel…
A l’un de mes blancs-becs d’officiers, mais auquel ?
— C’est au porte-drapeau, se dit un capitaine ;
— Qu’elle ait souri du moins, la chose est très certaine :
A présent, elle envoie un baiser !… Sacrebleu ! »
Et le bon colonel, vieux qui se voûte un peu,
Fait bomber sa poitrine et se met bien en selle.
« Bigre ! fait un sergent, la belle demoiselle ! »
Dans son voisin qui rit chacun craint un rival ;
Un chef de bataillon fait cabrer son cheval ;
Plusieurs ont pris un air de gloire, et, sur sa lèvre,
Le doux porte-drapeau, que la musique enfièvre,
A, d’une main tremblante, étiré ses poils blonds,
Et le drapeau, penché, se déroule en haillons.
Mais Elle, elle a cru voir, dans le drapeau qui flotte,
L’âme du bien-aimé, qui, mort à Gravelotte,
Disparut, et qui dort, enterré sans tombeau…
Le baiser de la vierge était pour le drapeau.

LE CHEF-D’ŒUVRE

A Édouard Schuré.

I

En ce temps-là, nous avions vingt ans. Ce n’était pas aujourd’hui, messires. C’était autrefois.

Si vous croyez, mes pauvres amis, que les oiseaux de ce temps-là piaillaient de la même manière que ceux d’aujourd’hui, vous vous trompez, pauvres gens, du tout au tout, et franchement me donnez à penser que vous êtes hommes de décadence, n’ayant aucune idée précise sur la réalité des choses passées ni, conséquemment, des présentes.

C’était autrefois. Un beau temps ! où les moineaux chantaient comme des rossignols et peut-être mieux. Un temps, vous dis-je, qu’on ne reverra plus ! Ni vous, qui ne le vîtes jamais, ni moi qui l’ai vu, ni ceux qui viendront, personne ne le reverra !

Il y a, comme cela, des temps et des choses qu’on ne voit qu’une fois — et que beaucoup ne voient jamais.

II

La rose qui, hier matin, était fleurie sur son rosier de mai, Dieu lui-même ne la refera point. Elle fut, et c’est assez. Adieu, ma rose ! Bouche baisée, cœur flétri, amours passées, adieu printemps, jeunesse, adieu… Cours après l’eau courante ! Elle a passé comme l’heure. Ah ! quel joli visage elle avait, mon amoureuse, au temps d’autrefois, et comme gentiment elle le mirait dans l’eau, dans l’eau courante.

Elle a passé, l’eau qui court, prompte comme l’heure, et j’ai toujours cru — ma pauvre amoureuse — qu’au fil de l’eau avait couru notre jeunesse, emportée avec la rose que nos doigts, feuille par feuille, y jetaient, parmi les rires, les beaux rires de vingt ans.

III

En ce temps-là, nous étions jeunes ; et peintres, sculpteurs et poètes, quand l’hiver nous ramenait à la ville, après les séjours aux champs, le soir, tous les soirs, nous vivions attablés dans un cabaret triste, égayé par nos rires jeunes, par nos récits d’amour et de jeunesse, égayé par nos vingt ans.

Deux quinquets fumeux vainement répandaient la tristesse dans le cabaret de Mme Irène, nous avions vingt ans quand même, et cela, voyez-vous, des deux quinquets fumeux faisait deux soleils !

IV

— Bonsoir, madame Irène. — Bonsoir, Pierre, Paul, Antoine. — Votre bière est-elle bonne ? votre fille toujours jolie ? — De fille, mauvais plaisants, je n’ai que ma laide servante !… et pour de la bière, voilà ! — Buvons ! buvons comme des chantres ! — Que dis-tu de Rembrandt, Antoine ? — Un rapin, un mauvais rapin ! — Michel-Ange avait du génie ! — Pour son époque, oui, peut-être ! — … La Renaissance, c’est nous !

V

En ce temps-là, messeigneurs, nous ne parlions pas de décadence. Tous les matins, nous avions vingt ans de plus belle ; nous découvrions l’Amérique et la Hollande tous les matins ; et le baiser d’une belle fille nous faisait croire à l’avenir. Nous pensions qu’avant nous, personne n’avait su aimer. Ce que nous éprouvions étant nouveau pour nous, notre jeunesse nous semblait la jeunesse même du monde.

VI

On dit que cela est changé. A entendre les hommes mûrs, les jeunes d’à présent affirmeraient que le monde est vieux !

Je n’en crois rien, mes compères. Ceux qui disent pareille chose, n’ont plus vingt ans, et ils calomnient la jeunesse qui se moque d’eux, parfaitement !

VII

Or donc, parmi nos camarades, un entre autres était sculpteur, et, bien que forcé, par son métier, de manier terre et marbre, ébauchoir, marteau et ciseau, il aimait, aussi bien que les camarades, l’illusion légère, l’impalpable rêve et la vague et décevante aspiration.

VIII

Ah ! c’était un maître sculpteur, car il avait un atelier, et dans cet atelier des ébauchoirs et de l’argile, du marbre, des ciseaux, un marteau comme Michel-Ange, — du marbre blanc, vous dis-je, ambré et transparent au soleil !

IX

Sous les quinquets fumeux, nous causions entre artistes :

— Que fais-tu ?

— Moi, la Mort de l’Ame.

— En vers ?

— Non, sur la toile.

— Et toi ?

— Le Melon entamé.

— A l’huile ?

— Non, en alexandrins.

— Parbleu, criait celui-ci, j’ai peint ce matin même un coucher de soleil avec un ciel couleur d’absinthe, dont vous me direz des nouvelles. C’est d’un vert, oh ! d’un vert !…

— En prose ?

— En musique, idiot.

Ainsi, badinait sérieusement notre fière jeunesse, sûre d’elle-même et pleine de mépris pour le passé de tous les arts.

X

Malheur à l’homme de vingt ans qui ne se croit pas Bonaparte ou Christophe Colomb, c’est-à-dire un homme de génie, s’il est un artiste : il ne connaîtra ni victoire, ni découverte, même petite. Malheur à qui ne rêve pas, à vingt ans, l’escalade de la Jungfrau ou de l’Olympe ! Pour atteindre le moins, il faut vouloir le plus, et, vaillamment le vouloir !

Mais désir n’est pas volonté. La volonté qui n’agit point, mes frères, n’est qu’un mot, comme tous les mots : du son, du bruit, du vent : rien !

XI

— Bonsoir, Antoine, et ta statue ?… Tu as une statue en train ?

— Merveilleuse, ami, merveilleuse.

— Et le sujet, peut-on savoir ?

— Oh ! bien simple : un coureur tout nu ; mais si lancé qu’on croit qu’il gagnera le prix de la course. Il est seul parce que — on le devine — il a laissé les autres coureurs bien loin derrière lui, là-bas, tout là-bas, perdus dans la poussière soulevée !… Et tout cela dans ma statue, doit se voir écrit comme dans un livre, ou comme dans un tableau… La foule applaudit. On l’acclame, tant il court bien, mon coureur ! Sa main, tendue, déjà, en rêve, saisit la palme ! la palme glorieuse, la palme ! — Les filles agitent les mouchoirs ! Elles l’aiment. Il est si beau ! Chaque muscle sera en place, comme copié sur nature, bien que nul modèle ne puisse, immobile, me donner le mouvement d’un coureur si violemment lancé, de tout son être, en avant, vers la victoire !…

XII

Et tous, nous écoutions le camarade nous dépeindre son œuvre excellent.

Un maître, ce frère Antoine ! un grand sculpteur, plus grand que Michel-Ange, puisqu’il commence à peine et que, déjà, il a son chef-d’œuvre !

XIII

Et les jours passaient. Nous avions toujours vingt ans, car de dix-huit à vingt-deux, on a toujours vingt ans, n’est-ce pas, mes commères ?

— Elle avance, ta statue, Antoine ?

— Fichtre !

— Encore, madame Irène, un verre de bière dorée !

— Votre fille, toujours jolie ?

— Voilà de la bière, mauvais plaisant ! Je n’ai — de fille — que ma servante.

Et toujours les quinquets fumeux brillaient pour nous comme deux soleils.

Le soleil était dans nos têtes, mêlé, sous nos crânes, aux visions d’art et d’amour de notre jeunesse.

Entre les pavés de la rue, nous voyions fleurir la rose, et dans les ruisseaux de la rue nos doigts l’effeuillaient, la rose, la rose de mai, en rêve, comme si l’amoureuse eût été là, et qu’à nos pieds eût coulé la Gargilesse ou l’Anio.

Nous avions vingt ans.

XIV

De la statue d’Antoine, on en parlait souvent, toujours ; tous les jours.

On racontait qu’elle avait été vue par Laurence, une fille du quartier Latin, une brave fille au doigt tout noir de piqûres d’aiguille, une brave ouvrière qui aimait beaucoup l’amour, et un peu Antoine pour la magie de ses rêves d’artiste et pour ses vingt ans.

Quand elle l’avait vue, la statue était, disait-on, voilée ; emmaillotée de linges humides ; — elle faisait, là-dessous, un effet du diable !

— A qui, Laurence, en as-tu parlé ?

— De quoi ?

— De la statue d’Antoine ?

XV

Je voudrais voir, grondait Antoine, qu’elle en eût parlé à quelqu’un ! L’œuvre regarde l’ouvrier jusqu’à ce qu’il l’ait livrée aux hommes. De ma statue, j’en suis jaloux, jaloux, m’entendez-vous, — comme d’une femme ! Se dire : « C’est mon œuvre à moi. Je l’ai, là ! — et personne encore ne peut la voir. Elle éblouira un jour le monde. Des foules en feront le tour ! Mais, en ce moment, elle n’est qu’à moi, à moi seul, la fille de mon art ! » C’est croyez-moi, compagnons, une jouissance sans pareille, une joie sans égale, une incomparable volupté. L’artiste est l’homme sans rival lorsqu’il aime ce qu’il crée, et qu’il ne l’a pas livré encore à l’univers imbécile ! Oui, il n’est qu’un homme sans rival, c’est l’artiste à ce moment-là, avant qu’il se soit livré aux bêtes !

XVI

Et nous buvions à la santé d’Antoine. Les jours, les mois coulaient. Nos vingt ans étaient vingt-cinq, vingt-six et trente. Madame Irène était morte. Le soleil se faisait rare. Les quinquets fumeux répandaient de l’ombre dans le cabaret de madame Irène — morte. Des têtes nouvelles, aux longs cheveux plus brillants que les nôtres, y apparaissaient le soir. Des visages imberbes. Des poètes-enfants s’asseyaient à nos tables, nous poussaient du coude sans se gêner. Des peintres, des musiciens, des sculpteurs de seize ans nous trouvaient vieux, poncifs, bien vieux, et, à nos théories, hochaient la tête d’un air grave, comme des jeunes gens qui en savent long, et qui ne veulent pas blâmer encore, par respect pour l’âge !

XVII

On reparlait toujours de la statue d’Antoine.

— Oh, ça, par exemple, c’est un chef-d’œuvre ! Le chef-d’œuvre même de la génération !

— Cette statue, eh bien, tu dois la connaître, toi ?

— Oui par le sonnet de Lereître.

— Moi par la symphonie d’Andolin !

— On l’a donc mise en sonnet, sa statue ?…

— Et en musique, comme tu vois.

— Mauvaise musique et pauvre sonnet !

— Ils n’ont pas atteint le sculpteur, c’est clair. Comment veux-tu qu’avec des mots et des sons on rende la ligne précise, l’exact contour d’une statue ?

— Une statue… mais si mouvementée !

— C’est égal, rien ne vaut l’œuvre.

— Demandons à Antoine d’entrer chez lui un soir.

— Un sanctuaire, son atelier ! Il ne voudra pas.

— Allons chez vous, Antoine, faire un punch, dans votre atelier ?… Aux lueurs bizarres du punch, ça sera curieux à voir, l’effet de votre statue.

— Jamais, jeunes gens, ma statue ne sera vue avant l’heure. Un sanctuaire, mon atelier ! Personne n’y pénètre que moi.

— Et la poussière ?

— J’ai un balai.

— M’est avis tout de même qu’il y aura mis plus d’un jour, à faire son coureur illustre !

XVIII

— Enfants, disait alors Antoine, on voit bien que vous êtes jeunes, puisque le temps vous paraît long. Qu’est-ce qu’un jour dans la vie d’une année, qu’est-ce qu’un an dans la vie d’un homme, qu’est-ce qu’une vie d’homme, dans l’éternité ?

« L’œuvre de l’artiste est faite pour l’éternité. Exegi monumentum ære perennius. Les cités disparaissent. Les bustes vivent. Les villes sont englouties. Les statues reviennent de l’engloutissement. Il y a dans la perfection de la forme, dans l’inouï des contours, dans l’infinie impeccabilité de la ligne, — une puissance qui résiste à tout. Et celui qui travaille pour l’éternité marchanderait les années ! il produirait à la façon d’un rosier qui travaille, sans le savoir, à des charmes éphémères ! Dix ans, vingt ans, trente ans, un demi-siècle, je les mettrai, s’il le faut, à produire un chef-d’œuvre unique, mais tout en sera harmonieux. Pas un frisson de l’épiderme n’interrompra la symphonie du mouvement général. Chaque détail rappellera l’ensemble et l’ensemble évoquera Tout… oui Tout, tout ce qui entoure un homme qui court : la foule qui le regarde, la ville qui l’acclame, les cités voisines qui jalousent sa patrie, le monde qui apprendra sa gloire, la terre qu’il a sous les pieds, le ciel qu’il a sur la tête ! »

XIX

Ils étaient bien forcés de se taire, les petits jeunes imberbes, lorsqu’Antoine, avec ses cheveux rares mais longs et bouffants, passant sa main nerveuse de statuaire dans sa barbe, de statuaire aussi, parlait, comme on vient de le voir, en grand statuaire.

XX

Beaucoup d’entre nous furent deci delà poussés vers la fortune ou vers la misère. Beaucoup retournèrent au pays, planter choux et betteraves, oubliant l’art sacré.

XXI

Et quarante ans après — hier, mes camarades ! — je repassai, venant de faire le tour du monde, je revins, poussé par une curiosité de vieux, devant la petite boutique de Mme Irène.

XXII

— Per Baccho ! au milieu de cinquante jeunes gens — en tout pareils à ceux que nous fûmes — Antoine, vieillard chauve, pérorait encore !

Vous n’imaginez pas combien fumeux étaient les quinquets fumeux de ce sale trou !… Raisonnablement, comment des artistes peuvent-ils vivre là-dedans ? La fumée des pipes y obscurcit encore l’enténèbrement qui tombe des quinquets gras, crasseux et fumeux !

XXIII

J’y entrai un moment, je m’y assis ; j’y suffoquai. « Parole d’honneur, c’est à oublier que le soleil existe ! » Et de crainte de me tromper : « Monsieur, dis-je à l’un de mes jeunes voisins, quel est ce petit vieillard qui pérore ? »

Le jeune homme me regarda avec pitié : « C’est Antoine, le grand statuaire ! » — « L’auteur du fameux Coureur ? » — « C’est lui ! »

— Il est donc resté fameux, son Coureur ?

— Unique !… C’est une œuvre unique !

— Et quand l’a-t-il exposée ?

— Antoine n’expose jamais !

Cela fut dit d’un ton de tel mépris que je conçus moi-même, sur le moment, pour les artistes qui exposent, un mépris prodigieux et involontaire. Cela s’imposait.

J’abordai Antoine.

— C’est toi, mon vieux !

— Comment, c’est toi !

XXIV

Et nous causâmes des anciens jours… Nous sortîmes du cabaret. Je l’accompagnai à sa porte, à la porte de son atelier.

— Écoute, Antoine, lui dis-je alors, montre-la moi, je t’en prie. Quant te retrouverai-je, je l’ignore ? Je veux l’avoir vue avant de mourir. Je repars demain pour le Nouveau-Monde, où je resterai quelque dix ans. Si elle est toujours ton cher secret, tu ne seras pas trahi. Montre-la moi, je t’en prie !

— « Ah ! ma statue ? » dit-il, et il me sembla entendre pleurer, dans sa voix, une douleur infinie, le regret des vingt ans, des rires, des rêves, des roses… La salle d’un cabaret m’apparut, noire comme un tombeau où veillaient des ombres — ombres de jeunesses mortes, puantes comme des momies ouvertes, loin, oh ! bien loin du soleil et des roses — sous d’horribles lampes funéraires !… Les ruisseaux, au détour de la rue, tombaient à l’égout, chargés de l’ordure d’une ville infâme, et, — les pieds dans l’infamie de ces ruisseaux de la ville, debout et voûté déjà, ridé et chassieux, maigre et chauve, ratatiné, réduit à rien, le sculpteur Antoine, — qui fut un bel enfant, autrefois, dans la campagne, — me dit de sa voix presque chevrotante qui sifflait un peu entre ses dents ébréchées… il me dit, ôtant son chapeau avec sa main droite et portant à son front, comme André Chénier mourant, l’index de sa main gauche… il prononça, il proféra ces paroles, faites pour l’éternité :

— Ma statue ? que vous êtes matériel, mon cher ! Elle est  !

TOUTE UNE VIE

A Achille Toupié-Béziers.

I

Du plus loin qu’il me souvienne, je l’ai toujours vu à son échoppe, au coin de la place de mon village, le savetier Martin ; je l’ai toujours vu là, un soulier solidement pris entre ses genoux, rapprochant ses deux poings énergiquement fermés, écartant les coudes et tirant l’alène avec la régularité du gros balancier de cuivre qui, derrière lui, dans l’horloge à gaine, fait tac, tac, et lui raconte l’éternelle monotonie des choses.

II

Tac, tac, de gauche à droite, le balancier va, les coudes s’écartent, les poings se rapprochent. Pan, pan ! le marteau tape ; la besogne avance et ne finit jamais. Après un soulier, un autre. Les hommes marchent, les souliers s’usent. Pan, pan ! de bas en haut ; tac, tac, de droite à gauche !… Toute la vie, Martin, tu tireras l’alène et tu frapperas du marteau, assis sur ta chaise basse, dans ta boutique étroite, dans un coin de la place de mon village, devant l’église d’où sortent, tous les dimanches, des chants monotones comme l’éternité dont ils parlent, comme l’enfer et le paradis, comme notre vie mortelle qui va, tac, tac, de droite à gauche, de la crainte à l’espérance, toujours, toujours !

III

Les arbres de la place sont verts au printemps et l’été ; en automne, leurs feuilles tombent ; l’hiver, les arbres sont dépouillés. Tac, tac, toute ta vie, Martin, tu tireras l’alène, tu frapperas du marteau ; les souliers s’usent, les hommes marchent. La besogne, qui toujours avance, n’est jamais finie.

En été naissent les cigales ; il y en a par milliers dans les hautes branches des platanes, dans les hautes branches qui doucement remuent, de droite à gauche, toujours.

Sur le tronc des arbres et par terre, l’ombre est criblée de petits ronds lumineux qui bougent, de gauche à droite, du nord au sud, de l’est à l’ouest, selon le vent, toujours, toujours ; et les cigales de l’été bruissent, prolongeant les saccades de leur chant qui, toujours le même, s’élève et descend comme s’il s’éloignait après s’être rapproché. La besogne n’est jamais finie.

L’août s’en va, emportant les cigales. L’eau des collines descend dans la plaine inondée. Les grenouilles par myriades, autour du village, font une clameur soutenue, immense, un tapage si régulier qu’on dort au milieu par habitude, sans plus l’entendre, et que, s’il venait à se taire, on se réveillerait brusquement, cherchant ce qui se passe d’insolite, car on s’accoutume à tout. Voyez le père Martin qui, toute la vie, frappe du marteau et tire l’alène, toujours, toujours.

IV

Il y a, sur la place, une fontaine.

Du milieu d’un bassin rond s’élève une colonnette qui porte une vasque d’où l’eau, par quatre becs, tombe, tombe dans l’eau du bassin, sans cesse, avec un bruit gai, mais toujours gai, sans variation, sans changement, gai d’une gaieté sans âme, que rien n’émeut ; si monotone dans sa gaieté qu’on s’attriste à songer que rien ne peut le faire changer, que rien ne peut émouvoir aucune chose, ni le départ des morts qui, sous le drap noir, traversent la place de mon village pour aller au cimetière, ni l’arrivée des nouveau-nés qu’on va baptiser à l’église.

C’est une horloge aussi, la fontaine aux quatre becs ; elle semble indiquer les quatre saisons ; elle désigne le nord, le midi, le couchant et le levant. Elle bruit sans fin, comme bruissent les feuilles, comme les grenouilles et les cigales, comme les chants de l’église, comme le balancier, comme le marteau du père Martin… Pan, pan ! Les souliers s’usent, les hommes marchent. La besogne, qui toujours avance, n’est jamais finie.

V

Le père Martin a une femme, une femme de bon conseil, une brave femme qui économise. Le père Martin, le dimanche même, travaille, sans souci du curé : « Si je ne travaillais pas, monsieur le curé, je me griserais peut-être le dimanche ! » On ne l’a jamais vu gris, le père Martin. Il boit de l’eau. Il économise, toujours ; et sa femme, qui l’aime, est contente. Elle ne l’a jamais vu gris.

VI

A quoi rêve le père Martin, tout en tirant l’alène, tout en frappant du marteau ? C’est une chose étrange : il veut quitter l’échoppe. Il songe à la quitter.

De la place, les passants qui le regardent trouvent l’échoppe jolie, car la porte vitrée, aussi large que la boutique, est encadrée de verdure, et, là-dedans, sous les vitres, au milieu de son cadre de fleurs, le père Martin a l’air d’un portrait vivant, d’un fameux portrait, ma foi ! d’un de ces portraits de maître où le peintre a mis tant d’expression, tant de réalité, qu’on y devine toute la vie du personnage, ses habitudes d’esprit, sa pensée, toute sa vie, toute.

Toujours le même, comme un portrait peint, le père Martin vieillit en tirant l’alène. De temps en temps, à intervalles réguliers, il relève le nez, jette un coup d’œil sur la place où la fontaine coule, où les hommes marchent, où les souliers s’usent. « Bonjour père Martin ! » « Bonjour, bonjour ! » On passe, on s’éloigne… on repassera.

VII

A quoi rêve le père Martin ? A quitter l’échoppe. Il en a assez. Il se sent vieillir. Et c’est précisément parce qu’il a assez, de l’échoppe, qu’il y reste, qu’il n’en bouge pas, qu’on l’y voit au travail si tôt, le matin, et si tard le soir, frappant du marteau ! Martin travaille pour ne plus travailler. Il a ses projets, Martin. Il économise. Pan, pan ! Toute une vie, il besognera, pour avoir, à la fin, quelques jours sans travail, les derniers, jours heureux où il changera de logis ! où il ne dira plus : « Entrez ! entrez, nous allons voir ça ! » ou bien : « C’est six francs sans marchander ! » ou bien : « Bonjour, bonjour ! » à tous les rouliers qui passent ! Alors, il aura un jardin, un jardin à lui, qu’il arrosera, qu’il bêchera, devant une maisonnette à lui, qu’il fera bâtir. Il a choisi déjà, dans sa pensée, l’emplacement de sa maisonnette ; elle sera à l’un des bouts du village, un peu loin de la grand’route où les hommes marchent, où les souliers s’usent. Il en a assez, le père Martin, de tirer l’alène et de frapper du marteau.

VIII

Et il sourit, le brave Martin, parce qu’il travaille et qu’il espère. Il est honnête, et l’on vient chez lui de bien loin. Il entasse de jolis écus, dans de vieilles bottes suspendues au plafond de son grenier. Tape, marteau ; coule, fontaine ; les petits ruisseaux, eh ! eh ! eh ! font, dit-on, les grandes rivières ; petit à petit, pan, pan, pan, l’oiseau fait son nid… Eh, eh, eh ! Et maintenant il arrive qu’en passant devant l’échoppe, on entend rire le père Martin. Il rit tout seul, à son joli rêve, à son jardinet, à sa maisonnette, construite où il sait bien : à l’un des bouts du village, un peu loin, oui, un peu loin de la grand’route, où les hommes marchent, où les souliers s’usent.

IX

— Holà ! père Martin ! nous avons donc pris un aide ?

— Ma foi, oui, comme vous voyez !

Ils sont deux maintenant dans l’échoppe, à tirer l’alène, un vieux et un jeune, à tirer l’alène et à frapper du marteau, à dire : « Bonjour » aux passants, à répondre aux pratiques. Ils sont deux dans le cadre de verdure, qui apparaissent aux passants comme un tableau du travail monotone, du travail éternel. Il y a un vieux et il y a un jeune. Le jeune apprenti est vigoureux. Le père Martin à vieilli. Sa femme, au fond de la boutique, sourit.

X

— Un aide, père Martin ! c’est déjà bien du changement dans votre vie !

— Du changement ? oh ! si peu ! Il y avait trop de pratiques !

— Tant mieux, père Martin ! trop de travail enrichit !

Et il sourit aussi, comme sa femme.

Du changement ? il ne comprend pas. Non, elle n’est point changée, son existence ; voilà bien la place, l’église et la fontaine, les mêmes choses, les mêmes bruits, les mêmes paroles. Des morts qui passent, sous le drap noir ; des enfants que l’on va baptiser. Les hommes marchent, les souliers s’usent. Tac ! tac ! pan, pan ! mais cela va finir. La maison va se construire. Elle se construit, elle monte. Voici déjà tout le premier étage… On en parle dans le pays ! La maison du père Martin ?… Elle masquera la vue de la plaine à la maison du notaire, qui n’est pas content. Encore quelques jours, brave homme, et à force de besogner, tu auras gagné le jour du repos ! Besogne ! besogne ! Elle chante clair, la fontaine ! Demain tu ne l’entendras plus. Le bruit de ton marteau semble sonner la joie. La maison neuve a deux étages. Les maçons, sur les toits, contre la cheminée blanche, ont planté le drapeau, orné d’un bouquet de laurier-rose ! Ton rêve est réalisé ! Ta maison est debout. Ton drapeau flotte, ma foi ! comme celui de la mairie aux jours des fêtes ! Allons, Martin ! paie aux maçons bouteille ! Choisis pour cela un dimanche, un beau, un bon dimanche, et qu’on baptise la maison !…

… Tu ne tireras plus l’alène et tu peux poser ton marteau !

XI

« Je ne tirerai plus l’alène, et je peux poser mon marteau !… » Tant on a bu et rebu à la santé du père Martin, qu’il s’est grisé, tout à fait grisé. Il est bon, le petit vin blanc dont jamais Martin n’avait bu ! Ce n’est pas l’eau de la fontaine ! Voici le premier dimanche de Martin, et c’est la première fois qu’un dimanche il n’entend pas sortir de l’église le bourdonnement régulier des psaumes, monotones comme la vie éternelle dont ils nous parlent ! C’est donc, cette fois, un vrai dimanche, le dimanche du repos. Tout va changer, dans la vie de Martin. Et gaiement, il tapote sur l’épaule de l’apprenti. Eh ! eh ! eh !… Tous deux ils sont gris et tous deux se regardent d’un air bien drôle, en se disant des choses si plaisantes qu’autour d’eux on s’attroupe !… On rit d’eux ; on les excite ! La femme de Martin accourt… Comment ! pourquoi la fête s’est-elle achevée en bataille ?

XII

La fête s’est achevée en bataille. Aussi, comment s’est-il grisé ? Pourquoi a-t-il grisé le petit apprenti ? On ne les aurait pas plaisantés tous les deux sur le compte de sa femme à lui, le pauvre Martin ! à son âge ! Il n’aurait pas été furieux ! Et le soir, dans la vieille maison qu’il habite (la vieille, pas la sienne, pas la neuve !), demeuré seul avec sa femme et son apprenti, il n’aurait pas vu rouge, et, d’un coup de tranchet, blessé au bras le jeune homme !… Mais c’était son premier dimanche ! Il changeait, et pour toujours, de vie et d’habitude ; il a voulu faire une fête, la fête de sa vie, la seule, l’unique, et qu’on dise : « Oh ! Martin, ce jour-là, a bien fait les choses ! » Et alors il est rentré gris ! et il les a battus, tous les deux ; ils se sont défendus ; il y a eu des coups, des cris et du sang ! Et (elle n’est pas gaie, cette histoire, mais elle est vraie, hélas ! pour le malheur du pauvre homme !) il a, dans l’accès fou de sa colère d’ivresse, une lampe à la main, mis le feu aux rideaux de son lit, aux rideaux des fenêtres, criant bien fort : « Que tout brûle !… » Il en avait assez, de cette vie de travail où le seul jour de fête qu’il ait voulu se donner s’est changé en jour de malheur !…

Et devant la maison en flammes, tandis qu’on panse l’apprenti et que l’on console la femme, Martin pleure, pleure ! Martin pleure comme un enfant.

XIII

La maison neuve n’est plus à lui. La moitié de l’argent empilé dans les bottes a payé l’incendie, qui a été grave. Pourtant l’échoppe n’a pas souffert. La verdure, depuis ce jour (qui fut il y a deux ans), a repoussé ; et l’horloge, au fond de l’échoppe, fait tac, tac, comme si rien ne s’était passé.

Sur la place, les arbres tour à tour sont verts ou jaunissants ou tout dépouillés. La fontaine aux quatre becs coule, coule, coule avec son bruit gai, d’une gaieté triste parce qu’elle n’a point d’âme, et qu’elle laisse indifféremment passer les morts et les nouveaux-nés. Enterrements, mariages, baptêmes, sur la place de l’église de mon village, cela se voit tous les jours. Le chœur des grenouilles fait la nuit un grand tapage qui ne déplaît pas à ceux qui ont coutume de l’entendre, lesquels se réveilleraient brusquement, si ce bruit venait à se taire. En été, les cigales saccadées bruissent dans les hautes branches des platanes remués, sous lesquels l’ombre est criblée de ronds lumineux qui eux aussi s’agitent selon le vent, comme nos âmes qui toujours vont de l’espérance à la crainte, toujours ! Tac, tac, pan, pan ! le temps coule, le marteau frappe ; les hommes marchent, les souliers s’usent… « Bonjour ! bonjour ! père Martin !… »

XIV

Il est là, le père Martin, seul comme autrefois, seul sans apprenti. Sa femme ne sourit plus. Elle vieillit, vieillit, se parchemine et se voûte. Elle fait la soupe et coud les habits. Son mari tire l’alène. Il ne demande plus rien, ni maison, ni jardinet. Pourtant, parfois, comme en un rêve, il se répète : « Oh ! si j’avais un jour, si, avant de mourir, j’avais une maisonnette ! Un petit jardin ! » — Mais au fond, il en a assez de la vie, de cette vie où les fêtes tournent en jours de malheur !

Il vit par habitude, parce que c’est « comme ça ».

XV

Dans son cadre de verdure, où le printemps met çà et là des fleurs rouges comme du sang, il a l’air d’un portrait de maître, où le peintre a su, par la ligne et par la couleur, raconter toute la vie d’un homme, toute la vie.

XVI

Au loin, coupant la plaine, des trains de chemins de fer sifflent, à deux lieues du village. Ils courent sur des rails qui vont d’un bout du monde à l’autre, ou qui plutôt entourent la terre comme un cercle une barrique ; mais Martin est toujours là, assis sur sa chaise basse, dans son échoppe étroite.

Sur la mer courent les navires qui, eux aussi, avec leur sillage, font un cercle à la terre. Martin est toujours là, tirant l’alène, frappant du marteau, dans son échoppe étroite.

Il y a beaucoup de routes sur la terre, beaucoup de chemins, et les sentiers ne se peuvent compter. Les hommes marchent, les souliers s’usent. Martin ne bougera pas.

Pan, pan ! enfonce tes clous étoilés qui reluisent sous les larges semelles des souliers de nos paysans. Tu as enfoncé, dans du cuir, autant de clous, compère, qu’il y a d’étoiles au ciel ! Pan ! pan ! Le marteau frappe ! pan ! pan ! pan ! toujours, toujours.

Les conscrits quittent le village, soldats ou matelots, les gros propriétaires aussi ; — et les uns et les autres vont bien loin sur les navires, dans les wagons ; beaucoup font le tour du monde, mais, quand ils reviennent dans mon village, après les longues absences, ils revoient toujours le savetier Martin, un soulier solidement pris entre ses genoux serrés, rapprochant ses deux poings énergiquement fermés, écartant les coudes et tirant l’alène avec la régularité du gros balancier de cuivre qui, dans l’horloge à gaine, en forme de cercueil, droite derrière lui, — accompagnant de son « tac, tac, tac » le bruit du marteau qui cloue les semelles comme on clouera un jour le cercueil de Martin, — lui raconte l’éternelle monotonie des choses, que personne ne comprend.

XVII

Il est là, le père Martin, seul comme autrefois, seul, sans apprenti, dans son échoppe étroite.

Il recommence.

L’IMMORTELLE

A Jules Clément.

C’est pas pour l’anneau d’or,
Qu’elle me doit encor ;
Mais c’est pour un baiser
Qu’elle m’a refusé !

Le chanteur de village qui gâtait cette chanson populaire en la faisant tourner au burlesque, était coiffé d’un vieux képi beaucoup trop large pour sa tête d’oison ; il avait ridiculement croisé sur sa poitrine les bretelles d’un pantalon rouge qui montait trop haut, et, reniflant à grand bruit, avec une grimace qui distendait ses lèvres aux coins violemment abaissés, il tordait, à la fin de chaque couplet, son vaste mouchoir à carreaux bleus, comme pour en exprimer des flots de larmes…

Là-bas, dans le pré vert,
J’ai tué mon capitaine.
J’ai mis mon habit bas,
Mon sabre au bout de mon bras,
Et je me suis battu
Comme un vaillant soldat.

Le gros rire de cent cinquante buveurs suivait, comme un refrain repris en chœur, chacun des couplets de la complainte ; ces buveurs étaient, pour la plupart, des gens de mer : pêcheurs, caboteurs, matelots, capitaines, jeunes et vieux ; beaucoup de retraités ; à ces gens étaient mêlés quelques ouvriers et quelques paysans.

Un seul des buveurs ne riait pas.

Et, de fait, il n’y avait pas de quoi rire. Comme le soldat du Ranz des Vaches, qui abandonne son poste de sentinelle, lorsqu’il entend sonner au loin le cor des pâtres de son pays rappelant leurs troupeaux, le conscrit de notre chanson est condamné à mort.

Celui qui me tuera,
Ça sera mon camarade !
On me band’ra les yeux
Avec un mouchoir bleu.

Pourquoi, en vaillant soldat, s’est-il battu au sabre avec son capitaine ? pourquoi l’a-t-il tué ? Pour se venger de quelque moquerie, j’imagine, à l’adresse de ses amours naïves. La chanson ne le dit pas ; mais, à coup sûr, il meurt pour l’amour, ce conscrit de la légende :

Soldats de mon pays,
Ne le dites pas à ma mère !

Tous riaient, étant, ce soir-là, d’humeur à rire.

Un seul était grave : un capitaine marin de ma connaissance, en veste de molleton bleu, ouverte et laissant voir la haute ceinture de laine rouge. Il fumait avec activité ; et je voyais, au gonflement des veines de son énorme cou à plis rudes, qu’il avait envie de pleurer et qu’il se résistait.

Enveloppez mon cœur
Dans une serviette blanche ;
Portez-le au pays,
Offrez-le à ma mie,
Disant : Voici le cœur
De votre serviteur !

Quand la chanson fut chantée, le capitaine tira de sa poche un mouchoir à carreaux bleus, assez semblable à celui du chanteur grotesque, et s’essuya furtivement le coin des yeux.

— Eh bien ! capitaine, lui criai-je d’un bout à l’autre de la salle, comment allez-vous ? vous voilà donc de retour de Chine ?

— Et en partance pour y retourner ; j’appareille demain.

Je quittai ma place pour m’asseoir à ses côtés. Nous causâmes de la pluie et du beau temps.

Lentement, le café se vidait. Voici que nous étions presque seuls.

— Les affaires vont-elles bien ?

— Très bien, me dit-il ; la mer, c’est le grand chemin. On y est volé quelquefois ; mais ça mène à tous les bons endroits. La terre, c’est moins bon que la mer ! Voyez nos paysans, les voilà ruinés par le phylloxera. Et nos tonneliers de Bandol ; le mal de la vigne les a ruinés aussi ! Et, pour eux, voyager, c’est la misère, tandis que, pour nous, c’est la fortune.

Nous étions à Bandol, en effet, un des plus jolis villages de la côte de Provence, entre Marseille et Toulon. A l’extrémité d’une grande courbe de plage, il rit au soleil, le village qui était, il y a vingt ans encore, le pays des tonneliers et qui, décidément, est aujourd’hui le pays de l’immortelle.

Je défendis la bonne terre et les paysans.

— Eh ! capitaine, la mer, je l’aime aussi ; mais il ne faut pas dire du mal de la terre !

— Il ne faut dire du mal de rien, je sais, dit-il. Tout s’aide et se sert, pardi ! mais c’est dur tout de même d’avoir été un pays de vigne, d’avoir fait du bon vin pour la joie des vivants, et de ne plus produire que des fleurs pour les morts !

— C’est pourtant bien joli, l’immortelle !

— Oui, dit-il d’un air indifférent ; mais il y en a trop aujourd’hui, sur nos collines ; on n’y voit plus que ça et des pierres ; au soleil de juillet, ça vous arrache les yeux. C’était joli aussi, la vigne, quand il y en avait ! Et c’était bien plus joli, l’immortelle, quand il n’y en avait pas tant !

Je défendis alors l’immortelle, louant sa touffe d’un vert pâle, grisâtre, sa fleur sèche d’un jaune luisant, de l’or véritable, fait avec du soleil.

— Et, en juillet, capitaine, quand les jeunes filles vont faire la moisson des immortelles, dans les cultures en escaliers sur les coteaux, devant votre grande mer bleue, est-ce que ça n’est pas un beau tableau ! Avez-vous vu mieux que ça dans vos voyages un peu partout ?… Les fillettes choisissent les fleurs, car il faut choisir ; il faut « cueillir » au moment où l’immortelle commence à peine à s’épanouir, à montrer le petit point rouge du milieu… Quel joli travail ! Les fleurs cueillies, il faut les étaler au soleil afin qu’elles prennent encore de l’éclat, de la durée ; et puis viennent les bouquets à faire, à entasser dans des chambres bien exposées au midi… Tout cela en pleine vie, en pleine lumière, parce qu’il faut qu’on pense aux morts ! Tenez si j’étais peintre, capitaine, comme Monsieur Moutte, de Marseille, je ferais un portrait que j’appellerais la Cueilleuse d’immortelles.

Le capitaine ne répondit pas ; il souleva vers moi un regard chargé de questions ; mais il ne dit rien.

Le silence se prolongea, devint embarrassant ; sans y prendre garde, je fredonnai entre mes dents deux vers de la chanson que nous venions d’entendre :

Mais c’est pour un baiser
Qu’elle m’a refusé !

— Pour sûr, dit alors le capitaine, vous ne savez pas mon histoire ! autrement, vous n’auriez pas chanté ça, après m’avoir parlé des immortelles.

Je me tus à mon tour, regrettant le mouvement de curiosité qui m’avait ce soir-là rapproché du capitaine. Et, me levant :

— Adieu, lui dis-je ; je vois bien que je vous aurai fait du chagrin sans le vouloir. Bonne nuit… et un bon voyage !

Je lui tendais la main : il se leva lentement et dit :

— Non, je sors avec vous.

Nous sortîmes.

Le village était endormi. Pas une lumière à terre. Sur la mer, tout au loin, la clarté du phare ; devant la jetée, les feux des bateaux à l’ancre ; et dans l’eau tranquille baignait un ciel fourmillant d’étoiles. Nous étions en juillet.

— Où est votre brick ?

— C’est celui-ci, le plus près de nous. Un fier bateau, dit-il. Et tenez, allons à bord ; je veux vous conter ça ; parler soulage.

Il allait donner un coup de sifflet, signal convenu pour se faire envoyer le youyou de son bord, je l’arrêtai…

— Puisque je dois revenir à terre, capitaine, mieux vaut prendre mon bateau.

Nous sautâmes dans l’embarcation que je lui montrais ; chacun de nous empoigna un aviron ; cinq minutes après, nous étions à bord du Meyfret.

L’équipage était couché. Il était près de minuit. Nous amarrâmes mon petit bateau à l’arrière du brick, qui « évitait » sous un léger mistral.

A la clarté d’un fanal suspendu, le capitaine posa deux verres sur le pont, y versa un peu d’eau-de-vie ; nous étions assis sur des cordes à l’avant du bateau, préférant le plein ciel d’été à l’abri de la chambre ou de la tente.

Plus d’une heure s’écoula avant que le silence fût rompu entre nous. Le doux balancement de la mer endormait la douleur du marin, nos pensées à tous deux ; et nous étions là comme charmés, à écouter vaguement le monotone bruissement de l’eau sur l’eau ; et, de nos yeux grands ouverts, vaguement nous regardions les milliers de milliers d’étoiles papillotantes qui emplissaient le ciel et qui semblaient grésiller dans la mer.

De temps en temps, des fusées, qui étaient météores, traversaient le ciel et semblaient glisser tout le long de la paroi du dôme bleu jusque dans l’eau.

Un de ces météores me parut tout à coup l’éparpillement d’un bouquet de fleurs lumineuses brusquement délié… il semblait qu’on les jetait par poignées… N’étaient-ce pas des immortelles ? et la mer, une grande tombe ?

Je ne sais pas si la même rêverie traversa la pensée de mon compagnon ; mais, juste à ce moment :

— Voilà, fit-il, je vais vous dire… Elle était cueilleuse d’immortelles, et très adroite à faire des bouquets bien réguliers. Elle s’appelait Meyfrette. Il y a de cela près de vingt-cinq ans. J’en avais seize ; elle, quinze au plus.

« Je l’avais connue aux cueillettes d’immortelles, y étant allé moi-même travailler plusieurs fois, dans un champ qu’avait mon grand-père.

« Meyfrette était blonde. Elle avait un grand front très lisse sur lequel ses bandeaux plats reluisaient au soleil ; et, pour le reste de son visage, rien de particulier que la plus belle beauté de jeunesse qu’on puisse voir. Beaucoup de jeunes hommes déjà pensaient à elle. Elle avait aussi cela pour elle de n’aimer point s’habiller en demoiselle de la ville, comme le faisaient dès ce temps nos villageoises d’ici.

« Au lieu des robes « princesse » et des chapeaux chargés d’oiseaux empaillés avec lesquels les autres croient s’embellir, elle portait simplement la jupe de cotonnade rayée blanc et bleu, et la casaque d’indienne à petites fleurs, comme nos grand’mères. Un chapeau pour le soleil, et rien que ses cheveux à l’ombre. Et quand nous y arrivions, à l’ombre, elle rejetait en arrière, d’un brusque mouvement de tête, son grand chapeau de paille qui alors pendait sur son dos, retenu par les rubans.

« C’était, je vous dis, une brave fille !…

« Je l’aimai.

« Ce mot dit tout, car il n’y a pas d’histoire dans ce que je vous raconte. Je l’aimai. Comment vous dire ça mieux, pour vous le dire bien ? Je pensais à elle la nuit et le jour. Je ne mangeais plus pour y penser. Je maigrissais, je ne travaillais guère, et je ne m’amusais pas ; je n’allais plus aux boules, ni dans les cafés, ni à la promenade, ni à la chasse avec mes oncles. J’avais dans les yeux, dans l’esprit un portrait d’elle qui ne voulait pas s’effacer. Je pouvais regarder une chose ou l’autre, je ne voyais qu’elle ! Loin d’elle, je sentais que ma vie n’était plus avec moi. Près d’elle, je cherchais ce qui me manquait, et c’était mon cœur.

« Regardez là-bas la longueur du quai, depuis la dernière maison, dans l’est, jusqu’au château dans l’ouest. Eh bien, les filles et les garçons du village, nous nous promenions là tous les soirs, aussi séparés qu’à l’école. Vers le milieu du quai, les garçons croisaient les filles, toujours sur le même point, tant la promenade était régulière. Chaque fois, on ne se voyait qu’un peu, juste le temps de se regretter ; mais, pour ce moment où je passais pas trop loin de Meyfrette, en allant en sens contraire, j’aurais donné le reste de ma vie, s’il avait fallu le payer de ça !… c’est pour vous dire que c’était un grand amour, un vrai.

« Je lui écrivais des billets tout le long du jour, que, bien entendu, je ne lui donnais jamais ; je les brûlais soigneusement après les avoir écrits avec beaucoup de peine. Quelquefois j’en apprenais un ou deux par cœur, parce qu’il me semblait qu’il y avait des paroles bien trouvées pour lui plaire ; mais je ne les lui récitais jamais. Du reste, ces billets ne pouvaient pas me satisfaire, parce que j’aurais voulu les terminer par un « Je t’embrasse » ; et je n’osais jamais ! Ce mot me venait toujours ; je ne l’ai jamais écrit. Au moment de l’écrire, je voyais toutes les étoiles ! La tête me tournait, et je laissais là ma plume pour brûler mon papier !

« Pour elle, elle me riait du plus loin qu’elle me voyait… mais à qui et à quoi ne riait-elle pas ?… une enfant !… et si heureuse alors, avec son père, un bon ouvrier tonnelier qui gagnait gros, en ce temps-là, au bon temps de la vigne et des tonneaux ! et heureuse avec sa mère, une tant brave femme !

« Elle riait donc, me criant du plus loin : « Bonjour, Justin ! » toutes les fois qu’elle me voyait.

« Imbécile ! je devenais tout rouge, et c’est à peine si je répondais !… Est-ce bête, hein ? insista le capitaine en me regardant fixement… Et si je vous disais, ajouta-t-il, que moi, tel que vous me voyez, à plus de quarante ans, avec de la barbe jusque dans mes yeux, où je n’ai pas froid, je vous jure, je suis encore timide comme une fille ! Timide comme un oiseau ! Nom de D…! que vous le croyiez ou non, c’est comme ça !… Si ce n’est pas une honte ! Un rouleur de mer ! un pirate ! quoi ! faut-il être bête !

« Bref, je n’osais jamais lui dire autre chose que : « Bonjour, Meyfrette ! » ou : « Comment allez-vous, Mademoiselle Meyfrette ? » non, rien autre jamais, sans doute parce que je ne pensais qu’à l’embrasser, et ça me rendait bête.

« En ai-je fait des projets, bon Dieu ! pour en arriver à ça : l’embrasser ! En ai-je arrangé des parties de cache-cache, au jour tombant, dans les magasins d’immortelles !

« Tout le jour, j’allais regarder les filles qui faisaient les bouquets… ou qui suspendaient sur les cordes de la terrasse les immortelles coloriées pour les faire sécher ; j’étais là, debout contre le mur, au pied de la terrasse, ou couché au soleil comme un chien qui attend son maître sur le pas d’une porte. On commençait à dire dans le pays : « Ce fainéant de Justin ! » Eh non, je n’étais pas paresseux, j’étais seulement amoureux, mais à en devenir fada !

« Il n’y a pas d’histoire, répéta le capitaine comme à lui-même. Je ne sais pas pourquoi il a fallu que je me mette à vous conter ça ! Il n’y a pas d’autre histoire. Je mourais d’envie de l’embrasser une fois, et je n’osais pas ; je ne pouvais pas ; quelque chose de plus fort me poussait, quelque chose de plus fort me retenait. Je n’ai jamais su quoi. Une honte du diable. Et, pour elle-même, j’avais l’air d’un paresseux qui dort et non pas d’un amoureux qui rêve.

« Bon ! un jour, tenez, en jouant à plusieurs, nous nous étions, elle et moi, cachés tous les deux seuls dans un grenier à immortelles. Une autre jeune fille cherchait. L’entendant venir, je dis bien bas : — « Meyfrette, fermons à clef ! » Ce fut Meyfrette qui ferma ; mais comme j’avais envoyé la main sur la clef en même temps qu’elle, il arriva que ma main se posa sur la sienne, et, à la vérité, nous fermâmes ensemble… Je laissai alors ma main sur la main de Meyfrette ; je ne l’aurais pas retirée pour un empire. J’avais, sans le vouloir, fait une chose difficile ! Je ne m’en allais donc pas, et elle non plus. Nous restions là, — pendant que la fille au dehors essayait d’ouvrir, — l’un contre l’autre, nos têtes rapprochées, ma main sur la sienne, que je n’osais presser pourtant ! Ses cheveux blonds, un peu défaits, frôlaient les miens par moment. Quelque chose me répétait : Embrasse-la donc ! Et je me penchais un peu ; mais il me semblait que j’allais, en l’embrassant, faire crouler le plafond sur ma tête. Et si ça n’avait été que ça ! Mais elle aurait retiré sa main !… Et je ne l’embrassai pas, de cette fois encore !

« La fille qui nous cherchait s’en était allée, nous croyant ailleurs. Je gardai longtemps la même position. Cela devint si embarrassant que je cherchai quelque chose à dire, pour en finir, et ne trouvai rien. A la fin pourtant, je jetai un regard sur les immortelles qui répandaient autour de nous leur odeur forte, les unes, en bouquets, suspendues au plafond, les autres aux murailles ; d’autres encore en tas sur le plancher et je dis :

— Y en a-t-il, hein ! y en a-t-il, Meyfrette, cette année, des immortelles !

« Alors j’ouvris la porte et Meyfrette s’envola, en riant comme un oiseau chante.

« Là-dessus arriva au pays mon oncle le capitaine au long cours. Mon père se plaignit à lui de ma paresse.

— Si je l’emmenais, dit l’oncle ?

— Emmène-le, dit mon père, qui savait son frère bon comme le pain et capable de me rendre heureux.

« Mon oncle me prit à part.

— Qu’as-tu, petit, dit-il ?

« Il me retourna si bien que je lui avouai mon amour pour Meyfrette et mon désir de l’embrasser une fois, assurant qu’un baiser, un seul, me rendrait la vie, et le goût du travail.

« Mon oncle rit beaucoup, et me dit :

— Voilà tout ce qui te chagrine, nigaud ? Écoute : je ne t’emmènerai jamais malgré toi. Ce n’est pas sur le plancher des vaches qu’on mange le plus de vache enragée ! Si un baiser te doit guérir, guéris, petiot, et, toute ta vie, plante des immortelles. Mais si tu dois périr d’amour, viens faire un petit tour du monde ! Ça fait toujours du bien !

« Je déclarai, bien entendu, que je ne partirais pas… Ne plus voir Meyfrette, bon Dieu ! que serais-je devenu ?

— Eh bien ! nigaud, est-ce pour aujourd’hui ? me disait mon oncle tous les jours ! Ça n’est pourtant pas difficile d’embrasser une belle fille, et c’est véritablement agréable… ça n’est pas une affaire, je te dis !… Un bras autour de la taille, les lèvres sur la joue, et, clac ! on fait chanter la caresse !

« Il riait, il riait, mon oncle.

— Vous en parlez à votre aise, lui disais-je, parce que vous êtes vieux ! mais moi, que vous dirai-je, je n’ai pas le courage d’oser !

« Un jour, mon oncle annonça son départ pour le surlendemain.

— Je partirai donc sans t’avoir vu agir en homme ! me dit-il.

— Mon oncle, répondis-je en le regardant d’un air fier, je crois que j’ai trouvé le moyen d’embrasser Meyfrette à coup sûr.

— Voyons le moyen.

— Nous allons faire croire à tout le pays que vous m’emmenez. Tous les parents et tous les amis nous viendront dire adieu à la maison… j’embrasserai tout le monde, vous comprenez, même les vieilles, mais aussi les jeunes !

« Il approuva d’un air grave et me promit d’annoncer à ma mère mon départ pour le surlendemain. Je bondis de joie. J’embrassai mon oncle, pour commencer, et nous jouâmes la comédie du départ. Ma mère, en pleurant, me fit mon paquet.

« Le lendemain, comme de raison, nos parents et tous les amis vinrent nous dire adieu. On but un coup de vin cuit ; on trinqua au bon retour, et les embrassades commencèrent. Meyfrette était là.

« J’embrassai les vieilles, j’embrassai les jeunes, j’embrassai les hommes, toujours en la regardant, elle, du coin de l’œil ! Elle se tenait au fond, la dernière. Et quand je m’avançai vers elle, tout rouge, mais bien résolu, hélas ! mon Dieu ! elle recula d’un pas, et tout bonnement dit : « Oh ! non ! »

« Expliquer ce qui alors se passa en moi, est impossible. Un moment, je devins froid comme un marbre, si froid, que j’embrassai ma mère sans pleurer. Toutes les choses que je regardais, je les voyais comme si c’eût été pour la première fois. Elles avaient un autre air, véritablement. Et je sortis au bras de mon oncle, sans me retourner.

« Quand nous arrivâmes à bord :

— Tiens, me dit-il d’un air sérieusement fâché, tu n’es qu’une bête !… Et à présent, mon garçon, retourne à terre, c’est assez joué la comédie comme ça, grand nigaud !

« Je regardai vers le quai où le monde nous saluait ; je vis ma mère et j’eus envie de rester ; mais je vis Meyfrette et mon cœur s’endurcit ; et je dis :

— Mon oncle, à présent les adieux sont faits. C’est le plus pénible… Eh bien ! ce sera pour de bon… me voilà bien parti, je reste avec vous !

— C’est peut-être mieux comme ça, dit l’oncle.

« Il fit lever l’ancre, et nous partîmes vent arrière par une bonne brise nord-nord-est. »

Le capitaine se tut. Le vent fraîchissait. Une bande rose éclaircissait au levant le bas du ciel qui du reste était demeuré clair toute la nuit. Des coqs lointains se répondaient, se renseignant sur l’aurore. La terre et la mer sentaient le matin. On distinguait, de plus loin que tout à l’heure, les risées sur l’eau. Et l’heure sonnait plus nette dans l’espace élargi. Le sombre du ciel se faisait pâle. Les étoiles s’y perdaient lentement comme si elles eussent reculé. Sur la ligne d’horizon une voile portait déjà les couleurs du jour.

Nous nous étions levés…

— « Meyfrette se maria deux ans plus tard, avant mon retour.

« Je revenais un peu dégourdi et à peu près consolé. Je revis Meyfrette, et je lui contai gaiement toute l’histoire.

— Mais que diable ! Meyfrette, pourquoi m’avoir refusé un bon baiser, au jour du départ ?

« Elle pâlit, la pauvre !

— C’est que je t’aimais bien trop ! dit-elle… Mais oublions ça, mon pauvre Justin… ça vient de m’échapper comme un cri !… Maintenant, adieu, pour toujours.

« Et moi qui me croyais guéri, sur ce mot je redevins amoureux comme un fou, et de nouveau je partis pour faire le tour du monde, deux fois, trois fois et quatre, et voici la cinquième… Et à présent, il y a huit jours… Meyfrette est morte ! »

Il se mit à pleurer comme un enfant et à s’essuyer les yeux avec son mouchoir à carreaux bleus.

— Elle a toujours été malheureuse ; ses parents, des tonneliers ruinés par la maladie de la vigne ; son mari, un fainéant, mort avant elle pendant une de mes absences. Dès qu’elle m’a su au pays, il y a un mois, elle m’a fait appeler. J’ai trouvé une mourante… Et, il y a huit jours, je lui ai fermé les yeux !

J’essayai quelques paroles de consolation, maladroites ; il n’y en a pas d’autres. Je parlai d’avenir. Tout passe. Il était jeune encore. Il prendrait quelque jour pour femme une fille de vingt-cinq ans, en belle jeunesse, et avec sa tournure de vigoureux marin, ils feraient un fier couple ! Ce jour-là, ce serait fête au village où le capitaine Justin était aimé, et, plus tard, nous conterions des histoires de sauvages aux petits Justin qui nous grimperaient aux jambes…

Pour toute réponse, le capitaine tira de sa poche un étui à cigares en paille, brodé de perles roses et blanches, souvenir pour l’exportation de je ne sais quelle contrée lointaine, et il l’ouvrit lentement… L’étui ne contenait qu’un brin d’immortelle.

— Elle me l’a donné en mourant ! dit-il.

Il le baisa, referma l’étui et le replaça sur son cœur.

— Adieu ! fit-il brusquement.

Il ajouta :

— C’est toujours dur de quitter sa vieille mère !

Puis il se baissa, prit les deux verres que nous n’avions pas encore touchés, m’en offrit un, trinqua avec moi en disant : Longue vie ! Et tandis qu’après avoir bu, je posais mon verre sur le pont, il lança le sien à la mer, dans un mouvement conforme à ses pensées, et cependant irréfléchi.

Alors je saisis la corde de mon bateau que j’attirai vers nous, je serrai la main du capitaine, et, sautant dans l’embarcation, je m’éloignai en ramant avec lenteur.

Le jour naissait, décidément. Toutes les cimes se teignaient de rose. Et j’entendais en m’éloignant les commandements du capitaine : « Largue les huniers !… bordez, hissez !… dérapez !… hisse le grand foc ! »

— Adieu, adieu, capitaine Justin !

Le brick s’éloignait fièrement. Il se balançait comme pour faire le beau. Le jour éclatait, empourprant sa haute voilure d’été, blanche, nettement découpée sur du bleu sans bords.

Les voix du brick m’arrivaient à présent confuses ; et, sur le quai, non loin, des cueilleuses d’immortelles, qui riaient parce qu’elles avaient seize ans, passaient, se rendant à leur travail, aux cultures étagées là-bas sur la colline ; et le chanteur de la veille, ayant mis à la mode, dans tout le village, la chanson du conscrit, elles redisaient en chœur avec des voix fraîches comme la jeunesse :

Je me suis engagé
Pour l’amour d’une blonde !
C’est pas pour l’anneau d’or
Qu’elle me doit encor,
Mais c’est pour un baiser
Qu’elle m’a refusé !…

Six mois plus tard, les journaux ont annoncé que l’on considérait le brick le Meyfret comme perdu corps et biens…

Pauvre capitaine ! Sa mère, qui ne sait pas lire, ne connaît pas encore le malheur. Nous ne le lui dirons peut-être jamais. Elle pourra espérer toujours, la bonne vieille ! Elle pourra croire son fils prisonnier des Anglais, pour longtemps sans doute, mais vivant du moins, — toujours comme dans la chanson :

Soldats de mon pays,
Ne l’dites pas à ma mère ;
Dites-lui bien plutôt
Que je suis à Breslau,
Prisonnier des Anglais,
Qu’elle ne me r’verra jamais !

LES ÉTRENNES DU PÈRE ZIDORE

SOUVENIR

A Léon Bouyer.

Je l’avais connu le long des quais, le vieux Zidore, devant les étalages des bouquinistes.

Humble employé d’un ministère, il déjeunait d’un croissant et dînait d’une flûte ; mais il achetait des livres, des livres rares, s’il vous plaît. Pour pas cher, par exemple ! Et sa collection était admirable.

Un jour, il voulut me la montrer. Nous devînmes grands amis.

Il y a de cela vingt ans. Il en avait alors plus de soixante.

Dix ans plus tard, il cessa ses visites aux bouquins des quais. Rhumatisant, catarrheux, perclus, il garda la chambre, vécut entouré de ses chers livres, n’ayant aucune autre société. Une femme de ménage lui apportait chaque matin la flûte et le croissant. Il la voyait avec impatience, s’irritait lorsqu’elle époussetait les piles de livres qui chancelaient autour de lui et la renvoyait au plus tôt. Il n’aimait recevoir personne. Les livres lui suffisaient.

Une fois par an, le 31 décembre ou le 1er janvier, il tolérait ma visite ; il finit même par la désirer, déclarant qu’elle lui manquerait si je venais à l’oublier.

Et je ne l’oubliai jamais.

Cette année, au 1er janvier, je trouvai mon malade singulièrement « baissé », comme on dit. Déjà, l’année précédente, il se traînait avec peine d’un angle à l’autre de son étroite chambre, ne quittant son point d’appui d’une main que lorsqu’il sentait l’autre assurée.

— Eh bien ! père Zidore, je viens vous souhaiter bonne année nouvelle !

— Ah ! c’est vous, mon enfant ?… Eh ! eh ! l’année nouvelle ne sera pas pour moi.

— Allons donc, père Zidore !… D’où vous viennent ces idées ?

— Ce ne sont pas des idées ; ce sont des choses qu’on sent comme ça ! Voyez-vous, quand les vieux ruminent tout le jour les souvenirs de leur enfance, c’est signe qu’ils finissent. Et je vais sur ma fin. C’est, pardine, trop naturel !

Il retomba lourdement dans son fauteuil, qu’il avait quitté pour me faire honneur, et me montra une chaise près de lui.

Je gardais le silence, n’osant l’interroger, craignant d’inquiéter le brave homme, n’ayant pas pour habitude d’ailleurs de pousser aux confidences.

Les gens disent ce qu’ils veulent dire. Si on les aime, c’est une raison de plus pour respecter leur liberté.

Il me regarda, me comprit et sourit.

« Il y a soixante-quinze ans, commença-t-il, ma mère travaillait pour vivre. Elle cousait, cousait, gagnant à grand’peine notre vie. Mon père, sous-lieutenant dans les armées du grand empereur, était mort à l’ennemi.

« J’avais sept ans ; je fis une grave maladie.

« Ma mère me crut perdu. Le médecin aussi. La crise passa, mais je demeurai si faible qu’on continua à me croire mourant :

— Que lui donner ? dit ma mère.

— Tout ce qui lui fera plaisir ! dit le médecin.

« Ma mère avait cru parler de ma nourriture. Je me fis fort de sa question et de la réponse du docteur pour exiger un joujou. Trop pauvre, ma mère, au jour de l’an, me donnait des « étrennes utiles » : des bas, des souliers ou une paire de manches de lustrine. Je demandai cette fois un pantin à musique !

« Ma mère travailla nuit et jour ; je la voyais, de mon petit lit, mettre en hâte points sur points ; je voyais sauter sous ses doigts une agile étincelle qui était l’aiguille, et qui m’amusait ! Les enfants sont égoïstes. Ils ne savent pas ce que coûte à leur mère chacune de leurs joies… — Après cela, ajouta le père Zidore en manière de réflexion, les hommes eux-mêmes jouissent bien chaque jour de toutes les merveilles de l’industrie, de la science, sans songer aux souffrances, aux morts qu’elles coûtent. C’est comme ça.

Le père Zidore eut une quinte de toux qui l’interrompit longtemps. Il reprit :

— Les robes de belles dames que cousait ma mère me donnaient seulement une plus grande envie d’avoir mon pantin. Il serait habillé de satin… blanc et rose…, avec des dentelles pour collerette…, un joli bâton rouge pour le prendre ; et, en le faisant tourner au bout de ce bâton, on entendrait chanter la musiquette qui serait dedans.

« Alors je battais des mains de plaisir… Les yeux de ma mère se tournaient vers moi ; et plus vite, plus vite, la petite aiguille sautait, plongeait dans la soie des belles robes, y disparaissait pour sortir un peu plus loin, tirant son fil de soie après elle, et toujours recommençait, en jetant sous les doigts de ma mère une petite étincelle qui me semblait de la gaieté… Et ma mère pleurait.

« Enfin je l’eus, mon pantin à musique ! C’étaient mes premières étrennes… Et je n’en ai jamais eu d’autres.

« Ma mère me l’apporta pour le 1er janvier. J’étais couché, enveloppé de couvertures, sur un fauteuil que nous avions, le même où me voilà encore. Dès le palier, ma mère se mit à faire tourner le pantin au bout de sa hampe, et j’entendis, comme dans un rêve, la musiquette métallique de ce pantin tant désiré… Il avait deux airs : une valse lente, et puis un air gai, très vif, qui alternaient.

« Vous savez comment se produisent ces sons ? La hampe du pantin est fixée dans l’axe d’une roue qui met en mouvement un rouleau de cuivre criblé, hérissé de petites pointes d’acier. Chacune de ces pointes, à mesure que le rouleau tourne, soulève une dent d’une sorte de peigne de métal qui est un clavier. La vibration de chaque dent donne une note.

« Et cela fait une musiquette grêle, grêle, menue, aigrelette, qui a toujours, même dans les airs mélancoliques, quelque chose de brusque et de sautillant.

« Ma mère entra, faisant toujours tourner le pantin. Je tendis les bras, soulevé par l’extase, et, tout le jour et toute la nuit, il me répéta, mon pantin rose, ses deux éternelles chansons, la triste et la gaie, passant de l’une à l’autre sans trop de difficulté, après un petit silence pourtant, durant lequel on entendait dans sa poitrine rebondie un bruit de mécanique qui se prépare à bien s’appliquer : Cric ! crac ! brum ! « Il tousse, maman ! il se mouche ! criais-je, comme Monsieur le curé avant le sermon ! »

Et le père Zidore toussait aussi, mais longtemps, longtemps ! La quinte violemment secouait le fragile corps du vieillard. Puis il se remettait à conter, avec lenteur quoique avec abondance, revoyant comme dans un rêve de fièvre toutes les choses dont il parlait :

— « Je couchais avec mon pantin, et mon pantin mangeait avec moi.

« Il avait l’air d’un œuf d’autruche qu’on aurait habillé ; son justaucorps dentelé était mi-parti blanc et rose. Son bonnet de folie, de même. Sa collerette était de dentelles. Il avait des pendants d’oreilles et des cheveux blonds, frisottés, et une petite figure souriante, rose et blanche comme un dessus de boîte de baptême.

« Quand il tournait, le bas de sa robe dentelée s’élargissait autour de lui comme une jupe de danseuse, et il avait l’air de pencher la tête en souriant de bonheur…

« Je guérissais lentement ; et le pantin, bien soigné, couchait maintenant dans une boîte, sur les débris de soie et de velours que rejetait ma mère en cousant les robes des belles dames.

« Il charma les heures de ma convalescence.

« Puis, ma mère l’enferma dans son armoire, avec ses pauvres objets précieux, avec la chaîne et la montre d’argent de mon père et le collier de chaînette d’or qui lui venait de sa mère à elle.

« Il était si beau, mon pantin ! Il fallait le conserver ! Il avait coûté si cher ! Et puis, je l’aimais tant ! Le voir un moment devint une récompense pour laquelle je savais tout souffrir. Pour l’entendre, le soir, en m’endormant, je savais être sage tout un jour, réciter ma fable sans faute et réciter aussi, d’un air capable, toute ma table de Pythagore.

« Ma mère mourut. J’avais vingt ans. Je gagnais ma vie comme copiste chez un notaire. Je laissais religieusement le pantin chéri dormir dans l’armoire à linge, avec la chaînette d’or et la montre d’argent.

« Je me mariai. J’eus un fils… car j’ai eu un fils, mon enfant !… — dit le père Zidore en me regardant d’un œil qui devenait trouble.

« Il dormait, mon fils, dans le berceau où j’avais dormi sous le regard de ma mère. Il y resta peu de temps ; il mourut à l’âge des anges ; et sa mère, peu de temps après, mourut aussi.

« Le soir, dans notre bon temps, en rentrant du travail, je retrouvais ma femme, la petite mère, qui, elle aussi, cousait, cousait, pour nous aider à vivre. Et je prenais le pantin rose ; je l’élevais au-dessus du berceau. Mon enfant tendait les bras et riait, riait, et mettait aussi ses petites jambes en l’air, s’agitant comme s’il eût voulu s’envoler pour saisir le pantin rose dont la jupe flottait bouffante… et dont la petite âme chantait, gaie ou triste tour à tour : Cric ! crac ! brum ! frum ! « Il tousse, petit, l’entends-tu ? Il se mouche ! comme Monsieur le curé quand il va prêcher ! »

« La jeune mère riait aux éclats… Et j’enfermais le pantin bien soigneusement lorsque le petit, fatigué de le désirer, s’endormait enfin, rêvant d’un pays où les petits enfants font tourner eux-mêmes les pantins roses… sans les casser !

« Brum ! brum ! cric ! crac ! »

Le père Zidore cessa de parler. Son regard nageait dans un vague indéfini.

Il se leva, appuyé des deux mains aux piles de livres chancelantes, fit quelques pas de l’une à l’autre, ouvrit une armoire…

— Le voilà ! dit-il.

Et, lourdement, élevant le pantin rose dans sa main droite, il me le montra.

Il était rose et blanc ; fraîche, toute fraîche, sa jupe dentelée, comme si elle sortait de chez le faiseur ; fraîche comme une rose du printemps, la jupe du pantin, malgré ses soixante-quinze ans bien sonnés. Eh ! eh ! cric ! crac ! brum ! Il se mit à tourner, à tourner comme un fou, penchant sa petite tête qui souriait de bonheur, avec des joues roses, roses, des joues d’enfant à l’âge des anges, et de petits cheveux blonds, tout frisottés, qui vibraient au vent de la danse !

— Voilà mes étrennes, monsieur, les étrennes du petit Zidore… et celles de mon fils, eh ! eh ! cric ! crac ! brum ! Lui non plus n’en a jamais eu d’autres… Tenez, ça me fatigue ; faites-le tourner vous-même, mon fils… parce que je veux l’entendre.

Le père Zidore me tendit son joujou. Je compris qu’il fallait lui obéir, qu’il voulait revoir sa vie au son de la musiquette.

Et j’élevai le pantin à mon tour pour qu’il tournât bien librement.

Et je le regardais ; et je regardais aussi le père Zidore, tout ridé, lui, courbé, chevrotant, cassé, tremblotant, la peau jaunie, le crâne dénudé, vieux, vieux, vieux ! O jeunesse imbécile des objets ! Le pantin tournait impassiblement, souriant, rose, frais, jeune, enfantin… Et quand je m’arrêtais : « Encore ! » suppliait le vieillard, tendant les bras d’un mouvement machinal, comme autrefois lorsqu’il était au berceau et que sa mère voulait l’endormir. Cric ! crac ! brum ! la mécanique toussait, et la valse de reprendre encore… Ah ! que c’était triste !

Un vieil air — qu’on entendait souvent autrefois — a le don de rappeler plus vivement qu’aucune parole au monde l’instant de la vie où on l’entendait… Ici, ce n’était pas l’air seulement que retrouvait le père Zidore, c’était la même voix, la petite voix métallique, sans aucun changement de ton ni même d’inflexion, avec toute sa jeunesse de mécanique bien conservée dans l’armoire à linge, comme le parfum d’un sachet… Cric ! crac ! brum !

Le père Zidore murmura : « Maman ! » puis il ajouta deux noms… le nom de sa femme et un autre petit nom de baptême… Et là, sous mes yeux, tandis qu’à sa prière je faisais tourner le pantin, cric ! crac ! brum !… le père Zidore expira, le premier jour de l’année.

Quand je posai enfin la poupée sur la table chargée de livres, je croyais le père Zidore endormi ; j’ouvris en silence un des vieux livres qu’il aimait, pour attendre son réveil. Le père Zidore dormait en effet, mais il ne s’éveilla plus. Il dormait en souriant. Peut-être rêvait-il d’un pays où les enfants font tourner eux-mêmes les pantins roses sans les casser.

Le père Zidore a laissé, par testament daté du 1er janvier, jour de sa mort, ses livres à la bibliothèque de sa ville natale, et à moi, par une clause expresse, il a légué son pantin ! Il savait, le père Zidore, que je crois à l’âme des pantins roses et que j’aimerais celui-ci.

Je l’ai mis à mon tour dans une armoire, dans une armoire vitrée. A travers les vitres, il me regarde en souriant ; toujours, éternellement jeune et gai ; mais je ne le fais plus tourner jamais, parce que sa musiquette métallique me donnerait envie de pleurer.

LA LETTRE

A François Tiranty.

Un soir, en 186…, à la brasserie, j’écoutais mon ami Jules, étudiant comme moi, grand causeur, buveur infatigable, homme de beaucoup d’imagination ; je l’écoutais sans mot dire. Il parlait…

— « Il y a, me disait-il, il y a dans tous les hommes un israélite qui attend un Messie.

« Pour moi, quand on frappe à ma porte, je tressaille. Quand il tonne, je suis tenté d’ouvrir les fenêtres. Ces trois mots : « Qui est là ? » sont pour moi gros d’espérance ; je les prononce avec émotion : Qui est là ? Peut-être est-ce le Messie ou le message attendu. En présence de quelle figure vais-je me trouver, quand j’aurai ouvert ma porte ? L’inconnu tient ma curiosité en haleine. L’idéal que je rêve peut venir à moi d’un moment à l’autre, ou m’envoyer quelque chose de lui ; sous quelle forme ? je l’ignore.

« Il y a, dans le corridor de ma maison, une boîte aux lettres que je fouille plusieurs fois par jour, croyant chaque fois y trouver une nouvelle importante.

« On espère bien davantage de l’inconnu, au mois de mai, car tout reverdit ; la vie recommence ; l’illusion universelle se renouvelle et… c’est à en rire, mais vraiment je suis tenté quelquefois de regarder si l’hirondelle qui passe devant ma fenêtre, à portée de la main, avec un petit cri léger ; si le moineau franc qui saute sur mon balcon, tournant sa tête d’espiègle pour me regarder du coin de l’œil ; si le ramier qui se pose sur l’arbre du jardin, ne portent pas un ruban de soie autour du cou ou autour de l’aile, et, attachée au ruban, la lettre que j’attends…

« Je ris alors de mon illusion éternelle, comme j’en pleure quelquefois !

« Hier, j’étais sorti, le soir, pour me promener à l’aventure dans Paris. Rien n’excite à l’espérance infinie comme d’errer dans la ville immense où je sais que tout existe, toutes les gloires, toutes les merveilles, toutes les beautés et tous les amours ; et il me semble toujours que je ne rentrerai pas chez moi, dans ma chambre maussade, sans avoir rencontré ce je ne sais quoi que j’aime d’avance, et que j’appelle.

« J’étais sorti après mon dîner ; il était six heures. En passant le long de la grille du Luxembourg, à l’endroit où des touffes de lilas passent à travers les barreaux, j’avais regardé une femme, une femme en toilette claire ; j’avais fixé sur elle ce regard interrogateur et amoureux que je jette parfois autour de moi comme un homme arrivé avant l’heure au lieu d’un rendez-vous. Elle avait souri d’un air de connaissance.

« Je l’avais suivie, et, arrêté non loin d’elle, j’avais regardé un charmeur d’oiseaux qui donnait à manger aux moineaux et aux ramiers du jardin, pendant que les premières hirondelles rasaient la terre en criant.

« Après cela, j’avais perdu de vue la jeune femme ; je croyais la retrouver dans toutes celles qui passaient, jeunes et belles, en toilettes claires ; et, après chaque déception, l’espoir me reprenait, plus vif, de la revoir. Le crépuscule était venu, tiède ; puis, la nuit. Il me semblait que ce que j’attends sans cesse devait m’arriver ce soir même. Pourquoi ce soir ? Je ne savais, mais je le croyais. Il était dix heures. Quand onze heures sonnèrent, je rentrai chez moi. J’attendais toujours… Si tard ?… Oui ; une lettre encore pouvait m’être arrivée.

« J’ouvris la boîte aux lettres qui attend toujours, dans le corridor de ma maison. La lettre y était ! Qu’elle fût de la personne de tout à l’heure, l’idée ne m’en pouvait pas venir, et cependant, entre cette personne et cette lettre, je m’obstinais malgré moi à sentir un rapport.

« A peine l’ayant touchée, je compris que c’était d’Elle. La lettre était si élégante ! si lisse ! si parfumée ! que dans l’ombre je le compris. J’aurais voulu la lire tout de suite ; mais j’étais dans l’obscurité. A la lueur du gaz de la rue, sur le seuil de la porte, j’entrevis l’écriture de l’enveloppe, fine, claire, pure, inconnue. Mon esprit, pourtant, l’avait déjà vue ; et il me sembla que déjà une fois (je ne sais pas ) j’avais tenu ainsi cette lettre, la même, essayant de reconnaître l’écriture à la lueur du gaz de la rue.

« Je rentrai précipitamment. Je montai chez moi, très vite, très vite ; j’étais essoufflé ; je tenais la lettre entre le pouce et l’index, comme on tient un papillon, tremblant de le froisser ou de le laisser envoler. Mon sang battait au bout de mes doigts, contre la lettre ; il me semblait que tout mon cœur s’y était réfugié, et que je le sentais appuyé contre une poitrine blanche, ferme et inerte. Pourquoi celle qui venait à moi ne répondait-elle pas à mon émotion ? car je m’apercevais que mon messie était l’éternel féminin, et j’avais bien reconnu une écriture de femme.

« A coup sûr, j’avais un peu de fièvre. J’étais entré dans ma chambre. J’avais allumé la bougie. Je respirais ; je m’étais débarrassé de mon pardessus ; j’avais mis mes pantoufles, je m’étais assis dans mon fauteuil le plus large ; enfin, je m’étais mis bien à mon aise, pour jouir, sans que rien de la réalité me gênât dans mon bonheur idéal. La lettre, je l’avais posée sur ma table, n’osant pas encore l’ouvrir. Un seul mot de la suscription attirait mon regard ; c’était mon prénom Jules, écrit plus petit que mon nom ; — je tremblais de déchirer l’enveloppe.

« Les lettres d’amis qu’on reçoit nous rappellent les voix chères de ceux qui les ont écrites. Il y a au-dessus des mots comme de subtiles notes de musique qui reproduisent l’accent et les inflexions de la voix connue. Quelqu’un lit en vous avec les intonations claires, précises, réelles, de la personne qui vous écrit, la lettre que vous vous lisez. Si vous la lisez à voix haute, le charme s’en va, car vous parlez plus haut que l’être qui parle en vous, et qui est l’absent lui-même, et vous étouffez sa voix.

« Je regardais mon prénom, et une voix le prononçait en moi. Elle ne ressemblait à aucune de celles que je chéris, mortes ou vivantes. Quelle douce musique ! quelles inflexions suaves dans les deux syllabes qui forment mon prénom ! quelle tendresse voilée et profonde ! quelle passion dévouée ! c’était puissant et nouveau. Ma fenêtre était ouverte ; l’azur noir bleuissait ; le vent doux m’apportait du jardin des parfums et des plaintes étouffées d’oiseaux qui rêvent.

« J’avais déchiré l’enveloppe ; je lisais. La voix parlait en moi mystérieuse et pleine d’âme. Un bonheur infini me venait de cette lettre et passait dans mes doigts qui la tenaient, et noyait mes yeux, et m’arrivait aussi du ciel profond, et du jardin, par la croisée ouverte ; et toute cette grande joie inexprimable se glissait jusqu’à mon cœur qui se gonflait ; j’étais prêt à fondre en larmes.

« Que cette lettre fût une réponse, cela ne m’étonnait pas. Je n’avais écrit à personne, mais mon regard avait parlé si souvent à l’inconnue ; mais j’avais, les soirs, en marchant, tout seul, prononcé tant de mots emportés du vent, — qu’il n’était point surprenant que mes paroles ou mes regards fussent allés à qui de droit. L’inconnue répondait. Qui était-elle ? — je ne savais. J’avais sans doute un peu de fièvre, car tout cela me semblait très naturel.

« Oh ! le nom charmant qui signait la lettre ! le nom rare et presque jamais entendu ! le nom imprévu, idéal !… j’étouffais de plaisir ; c’en était trop ; je doutai de mon bonheur et je voulus m’en assurer. Je relus l’adresse de ma lettre. Je la relus à voix haute, pour la bien entendre. A peine eus-je parlé, que la voix mystérieuse et pleine d’âme et de passion qui tout à l’heure chuchotait en moi, se tut ; le charme était rompu et je lus clairement, au-dessous de mon nom, ces mots : « … pour remettre s. v. p. à Monsieur Anatole…! » —

LE RETOUR DES CLOCHES

A Charles de Pomairols.

Nous étions cinq petits amis et nous habitions des enclos voisins, sur les dernières pentes de la grande colline violette au pied de laquelle est bâtie Toulon, la ville de guerre.

Les fenêtres de nos maisons regardaient, par-dessus les toits rouges de la ville, la rade ; — par-delà la rade, les vertes collines de Saint-Mandrier — et, par-delà les collines, l’immense mer toute bleue, éternellement changeante et toujours pareille à elle-même.

Tous écoliers de l’école prochaine, nous ne nous quittions guère. Le plus grand, Léon, avait douze ans ; Paul, le plus petit (c’était moi), en avait huit. Léon ne marchait pas sans tambour, un vrai tambour que nous suivions partout d’un air brave. Pierrot, dix ans, portait toujours un drapeau ; Frédéric et Tiennet marchaient ensuite, armés de sabres de bois, et Paul venait le dernier, toujours, et ne portant jamais rien que ses pensées…

Elles étaient lourdes, car tous les jours le petit Paul découvrait un peu du vaste monde, et, de plus — honni soit qui mal y pense — le petit Paul était amoureux.

Il aimait — oui, vraiment — la grande sœur de Tiennet ; un petit nigaud, ce Tiennet, le fada de la bande, à qui l’on faisait croire des choses… oh ! des choses !… Figurez-vous que ce bêta croyait que le Petit Chaperon rouge est une histoire arrivée ! Si c’est possible, à neuf ans !

La sœur de Tiennet, c’était Lison, que nous appelions Liseron. Elle avait près de quinze ans. Elle était déjà vieille, ce qui nous charmait. Elle ne jouait pas avec nous, ce qui l’idéalisait. Elle venait, deux fois par jour, à l’heure des repas, appeler son frère dans les ravins où nous nous égarions, au fond des forêts de romarins où nous nous croyions perdus, parmi les rochers où nous cherchions la caverne d’Ali-Baba.

Du plus loin, tout d’abord, le bruit du tambour de Léon la guidait… Elle accourait, criant de sa jolie voix : « Tiennet ! Tiennet-et-et ! »

Alors, chut, silence ! le tambour devenait muet. Nous nous glissions, invisiblement, au plus épais des fourrés. Nous nous couchions dans le thym qui, écrasé, sentait bon. Et, quand la voix s’éloignait : « Tiennet-et-et ! » Aussitôt : ran tan plan ! le tambour semblait dire : « Ah ! la sotte qui n’a pas su nous trouver ! » Le drapeau s’élevait à bout de bras, par-dessus les cimes des romarins, et quand la chercheuse arrivait enfin, tous ensemble, avec un grand cri, nous nous précipitions vers elle, suspendus à ses robes, à ses bras, à son cou… Et Paul, étant le plus petit, était toujours embrassé. C’est pourquoi il aimait Lison.

Tous les autres aussi l’aimaient.

*
*  *

Le Vendredi-saint de cette année-là, Tiennet ne vint pas jouer, et Léon dut laisser à la maison son tambour.

— Maman, déclara-t-il, m’a dit comme ça : « Les cloches sont parties. Tu auras ton tambour demain. »

Cette assimilation des tambours et des cloches nous donna fort à penser et nous ne parlâmes plus d’autre chose.

Toutes les cloches de France étaient parties pour Rome. On ne les entendrait plus que le lendemain, à midi. Elles reviendraient dès le matin, car la route est longue ; mais comment reviendraient-elles ? Comment ?… Par le grand chemin du ciel. Elles auraient des ailes pour la circonstance. Pourrait-on les voir ? Peut-être, s’il ne leur prenait pas fantaisie de monter trop haut dans l’espace, hors de vue, ou de passer trop loin, là-bas, au-dessus de la pleine mer.

— Eh bien ! mes amis, dit Léon d’un air capable, tout ça, c’est des contes, comme le Petit Chaperon rouge. Ça n’est pas arrivé.

Nous nous en doutions un peu, et pourtant tout notre petit monde se mit à réfléchir d’un air d’ennui. Tous et Léon lui-même semblaient déçus et déconcertés. Je n’oublierai jamais l’air malheureux, désœuvré, de ce grand Léon, tandis qu’il nous instruisait. On voyait bien qu’il lui manquait quelque chose. C’était, j’imagine, son tambour.

— « Les cloches, mes amis, — poursuivait-il, le bras tendu, l’index rigide, — sont là-bas, dans les clochers. Seulement, elles ne sonnent pas. Et l’on vient vous raconter qu’elles sont parties pour Rome ! Papa m’a dit :

— Il n’y a que les imbéciles pour croire ça.

« Même maman a répondu :

— Tu as tort, les petits enfants n’ont pas besoin d’en savoir si long.

« C’est alors qu’elle m’a pris mon tambour. Il n’est pas à Rome. Les cloches non plus. Voilà. »

Nous étions convaincus, froidement, et un peu tristes de connaître la vérité. Comment secouer cette mélancolie ? Il fallait inventer un jeu. Voici ce que nous imaginâmes. Chacun disant son mot tour à tour, — puis tous parlant à la fois, le projet que voici se trouva finalement arrêté :

Puisque nous étions savants, nous nous amuserions de l’ignorance et de la sottise de Tiennet. Nous l’emmènerions, le lendemain matin, tout en haut de la colline, et nous ferions semblant de voir les cloches passer dans le ciel. Lui, il ne les verrait pas, puisqu’elles étaient toutes dans les clochers ; et ce serait très drôle. Nos vacances de Pâques allaient donc être bien employées.

Léon se chargea d’aller prendre Tiennet chez lui le lendemain matin, et nous nous séparâmes pleins de songes, nous demandant quelle figure ferait notre petit camarade, au sommet de la grande colline. Une chose encore nous attristait un peu : c’est que Lison, depuis deux jours, n’était pas venue nous appeler. Cela, d’ailleurs, arrivait quelquefois, et c’était bien naturel aujourd’hui, puisque Tiennet, à cause sans doute du Vendredi-saint, était resté à sa maison, comme le tambour.

*
*  *

Le lendemain matin eut lieu l’ascension. Nous prîmes tous les cinq la route du génie militaire. Léon avait son tambour, mais les baguettes dormaient sur sa poitrine, fixées au baudrier. Sa mère lui avait recommandé de ne jouer des baguettes qu’après le retour des cloches. Pierre tenait son drapeau enroulé autour de la hampe et incliné vers la terre. Et nous hâtions tous le pas, essoufflés, à la suite du grand Léon, et nos petites mains cherchaient de temps en temps, lorsque la pente était trop raide, un point d’appui sur nos petits genoux.

Arrivés à mi-côte : « Halte ! » commanda Léon. Nous nous assîmes et commençâmes à causer, contents d’un peu de repos, réjouis à l’idée de nous moquer de la crédulité de Tiennet.

— Est-ce que Liseron, lui dit Paul tout à coup, viendra te chercher aujourd’hui ?

La réponse que fit Tiennet nous plongea tous dans un grand trouble. Non, Lison ne viendrait pas nous appeler, parce qu’elle était bien malade. Depuis trois jours elle était couchée.

— Le médecin a dit, ce matin, qu’elle pouvait mourir, acheva Tiennet d’un air grave. Maman m’a laissé sortir, parce que, pour ma sœur Lise, il ne faut pas faire de bruit dans la maison. Et moi je suis venu bien volontiers parce que j’ai entendu dire une chose : quand on peut voir passer les cloches dans le ciel, si l’on pense bien vite un vœu, le bon Dieu fait arriver ce qu’on lui demande… Alors, vous comprenez, n’est-ce pas ? pour Lison, il faut que je voie les cloches !

Il y eut un long silence.

— « C’est comme pour les étoiles filantes, » dit enfin le petit Pierre. Et Frédéric continua : — « Si on demande une chose au bon Dieu avant que l’étoile soit éteinte, le bon Dieu fait ce que vous voulez. »

— Oui, c’est comme ça, dit Tiennet. Et il répéta : — Il faut que je voie les cloches !

— Toi ou moi, dit Paul, ou bien un autre, ça n’y fait rien. Pour Liseron, c’est la même chose.

Il avait raison, Paul : Nous faisions tous le même vœu.

Il y eut encore un très long silence. Quelque chose de grand bouleversait nos petits cœurs. C’était doux, triste et confus. C’était notre amour pour Lise. Nous voulions la revoir, la revoir souvent, jolie et vivante, l’entendre encore nous appeler dans l’écho de la montagne, l’embrasser encore, la perdre et la retrouver dans nos immenses forêts de romarins plus hauts que nos têtes ! Quelle idée nous faisions-nous de la mort de Lise ? Nous savions seulement que ce serait ne plus la revoir. Nous n’acceptions pas cela. Et comment être sûrs qu’elle ne mourrait pas ? Ah ! si ça pouvait être vrai, l’histoire des cloches ! Si l’un de nous pouvait les entrevoir là-haut, traversant les petits nuages du ciel comme des hirondelles ou des goélands ! Et pourquoi non ? Nos pères n’y croyaient pas, au voyage des cloches par le chemin des oiseaux, mais nos mères nous l’avaient conté. Pourquoi ne serait-ce pas elles qui avaient raison ? Nous voulions tant être consolés !

Toutes ces idées s’agitaient en nous pêle-mêle, informulées, plaintives, comme enveloppées dans le touchant désir qui leur donnait naissance. Nous l’aimions tant, la grande Lise ! Par amour pour elle, nous étions malheureux de ne pas croire aux cloches qui volent… Après tout, elles volaient, peut-être ! Pourquoi pas ?… Pas toutes, si vous voulez, mais quelques-unes… Celles de Toulon, oui, étaient dans les clochers, mais celles de Paris, qui sait ?… En tout cas, personne ne songeait plus à se moquer du pauvre Tiennet. On ne pensait plus à jouer. On voulait seulement savoir que Lise ne mourrait pas.

*
*  *

Maintenant nous étions arrivés sur le sommet nu et pierreux de la colline. Le tambour et le drapeau furent posés à terre, et nous regardâmes autour de nous. C’était si large, tout le pays vu de là-haut, les collines et les plaines, et toute la mer et tout le ciel — que nous eûmes un peu peur.

Mais nous étions cinq, bien armés ; et, en abaissant les yeux, nous apercevions, au bas de la colline, le toit rassurant de nos maisons, nous reconnaissions nos terrasses, et même, sur les terrasses, les gens qui passaient… « Là, c’est papa, oui, j’en suis sûr ; là, c’est grand’mère ! »… Hélas, sur la terrasse de Tiennet, il n’y avait personne. La chambre de Lise n’avait pas même ouvert ses fenêtres, par ce beau matin de Pâques fleuries. Et alors, sans nous rien dire, tous ensemble, nous quittâmes sa maison des yeux, pour regarder dans le ciel, et y chercher notre espérance.

Ceux qui n’ont pas ainsi cherché, tout enfants, durant une heure, dans l’infini d’un ciel semé de petits nuages, à voir passer une forme ailée qui doit apporter la promesse d’un bonheur, ne sauront jamais combien le désert bleu est vaste, et combien d’ailes et d’atomes y voltigent, le rayant sans cesse de zigzags et de caprices inattendus.

Les nuages, par bonheur, cachaient de temps en temps le soleil. Tout de même, nos yeux nous faisaient mal à force de regarder la trop vive lumière. Et quand nous les reportions à terre, on voyait, sans comprendre pourquoi, de petites ombres bizarres.

A chaque instant nos cœurs bondissaient… Tantôt c’était une mouche qui, passant à portée de notre main, nous avait fait l’effet d’une cloche lointaine volant tout au fond du ciel, perdue tout là-bas par-dessus la mer ; tantôt c’était un moineau de toiture qui, tranquillement, vaquait à ses affaires. Beaucoup de mouettes nous trompaient, indistinctes là-bas, tout là-bas, du côté des îles d’Hyères, près d’un certain rocher où elles font leurs nids. Il y avait aussi dans l’air beaucoup de choses sans nom, qui flottaient… des bribes de laine, laissées par les moutons aux griffes des genêts épineux et que le vent avait ramassées ; toutes sortes de riens légers, pareils à des fils de la Vierge ; des brins de plumes, des débris subtils qui échappent aux mains des travailleuses, et qui se mettent, soulevés par une brise, à voyager deci, delà, dans le ciel, comme de petits êtres, suivis parfois par un oiseau trompé…

Nous regardions vers l’Orient, vers Rome et vers Jérusalem. Les hirondelles, nous le savions, viennent de par là, les martinets, les ramiers voyageurs, tous les êtres migrateurs en qui cette saison d’avril fait éclore un désir de changement…

Et en nous aussi était un désir de fuite et de vol, un élan vers l’espace libre, un rêve de planer. Quelque chose en nous se soulevait, comme une aile captive, inutile… Et c’était l’amour. C’était la prière et la tendresse. Comme elles sont au cœur des hommes, elles étaient déjà en nous, renaissantes, impérissables…

*
*  *

— En voilà une ! je l’ai vue !

Il avait vu une cloche, le petit Paul ! Oui, avec les yeux de son désir, avec les yeux de son amour, il l’avait vue.

— En es-tu sûr ? cria Tiennet, un peu pâle.

— Oui, oui !

Il n’en était pas sûr, oh ! non. Mais il croyait qu’ayant cru en voir une, il pouvait dire : je l’ai vue !

Qui saurait expliquer où commença son tendre mensonge d’enfant ? C’est à lui-même qu’il mentit d’abord, avec l’espoir de tromper Tiennet, non plus pour se moquer de lui, mais tout au contraire pour le consoler. Enfin, pourquoi ne pas le dire ? il espérait bien un peu tromper aussi le bon Dieu… Oh ! l’insaisissable tendresse !

Tous les yeux écarquillés cherchèrent au ciel le point fuyant, la petite et furtive raie sombre que Paul avait désignée du doigt.

Le sceptique Léon la revit le premier :

— Là, là ! oui, là, je la vois !

Il y avait tant de petits nuages capricieux, dans le ciel d’avril ! Tous les yeux éblouis, fatigués, se rouvrirent ardemment.

Que vous dirai-je de plus ? L’un après l’autre ou l’un par l’autre, nous la vîmes tous, la cloche aux grandes ailes, qui nous apportait la santé de Lise, et le bon Dieu des enfants fit semblant de nous croire. Il est certain qu’il se mit à sourire, puisque Lison revint quelques jours plus tard nous appeler encore, avec sa jolie voix, dans l’écho de la montagne.

Quand nous descendîmes, ce Samedi-saint, la pente de la grande colline au pied de laquelle est bâtie Toulon, la ville terrible aux bruyants arsenaux, le tambour de Léon battait joyeusement, notre drapeau déroulé flottait avec gaieté ; les sabres de bois jetaient des éclairs… Et petit Paul, chargé de ses pensées, répétait à Tiennet, d’un air de défi :

— Que quelqu’un vienne nous dire que nous ne les avons pas vues !… Et il verra !

QUINZE AOUT ET QUATORZE JUILLET

— « Autrefois », me dit Darbous d’un ton mélancolique, en plaquant une truellée de ciment au fond d’un trou qu’il a ouvert dans mon mur, pour y sceller le double support d’une cloche, « autrefois… c’était le 15 août ! »

Ces paroles, qui font suite à la pensée la plus secrète de Darbous, me semblent étranges ; mais, de lui, rien ne m’étonne, et « je laisse venir ».

Darbous est un mot qui signifie : taupe ; c’est le sobriquet provençal de mon maçon. Darbous soutient avec moi des conversations à perte de vue sur les plus graves sujets. Il a des façons très originales de considérer les choses, et je l’écoute toujours avec un infini plaisir.

— Est-ce que votre femme, Darbous, s’appelle Marie ?

— Oh ! ce n’est pas ça, monsieur ; et si je parle du 15 août, c’est que nous y voici, et je dis que le 15 août, c’était le 14 juillet de l’Empereur.

— Il y a une grande différence entre les deux dates, Darbous, puisque le 14 juillet, c’est la fête de la République — entendez-vous ? — de la liberté !

Darbous laisse tomber sa truelle dans l’auge vide, lève sur moi un regard oblique, prend dans sa boîte en écorce de châtaignier une grosse pincée de tabac, et dit :

— Alors, vous y croyez, vous, à la liberté ?

J’entrevois dans ces quelques mots des profondeurs incalculables, et, bien vite, curieusement, je m’apprête à jeter la sonde dans ce néant qui m’est apparu.

— Tout ça, fait-il en reprenant sa truelle, tout ça, c’est la même chose un autre jour !… Voilà mes opinions. Aussi, moi, les jours de fête, je travaille, si les patrons veulent. J’en suis guéri, monsieur, de faire la fête avec le monde… Il y a longtemps que j’en suis guéri !

— Et depuis quand, Darbous ?

— Depuis la première fête du 14 juillet qui a été en France !

— Et pourquoi, Darbous, en êtes-vous guéri ?

— Pourquoi ? Parce qu’il m’est arrivé, le jour de cette première fois, un « tour du diable », un tour à devenir fou ! Alors j’ai juré de laisser la France faire toute seule la fête du 14 juillet, qui est le 15 août de la République.

— Ah ! vous avez juré, Darbous, de laisser la France faire ses fêtes toute seule ?

— Oui, monsieur ! Et depuis — voilà bien des années ! — je me suis tenu ma promesse !

*
*  *

Darbous s’est tu. Il y a un silence très long. J’espère que l’histoire va suivre d’elle-même : elle n’arrive pas. Maître Darbous, monté sur une échelle double, donne « un coup de niveau » afin de poser bien droit ses supports de cloche. Alors, je prends mon parti :

— Et qu’est-ce qui vous est arrivé, Darbous, qui ait pu vous décider à ne plus prendre aucune part aux réjouissances publiques ?

Darbous devine que je le plaisante un peu, et, sans lâcher son niveau, il tourne vers moi la tête, et, clignant de l’œil :

— Vous parlez bien, monsieur ! vous parlez comme une affiche… Moi, je ne sais pas lire, mais on m’en a lu plusieurs !…

Il me parlait presque tout bas ; il s’interrompt, change de ton, et, sans transition, d’une voix d’ogre, pleine et forte, il crie à son manœuvre, un bambino en train de jouer avec mes chiens : « Dè mortiè ! » Et tandis qu’avec une lenteur merveilleuse le manœuvre gâche du mortier, Darbous, assis sur la haute plate-forme de l’échelle double, raconte :

— Depuis quelques jours, mon père me répétait : « Tu devrais bien brûler ces broussailles, pour nous en débarrasser ! »… Il faut vous dire, monsieur, que nous demeurons tout en haut du village, près des ruines du château, tenez, là-bas, regardez !

Il me désigne du doigt sa maison — plantée presque au sommet du cône qui domine toute la plaine et la mer, et sur lequel s’échelonne le vieux village de la Garde.

— Elle s’aperçoit de loin, celle-là !

— Pour mon malheur ! comme vous allez voir !… Donc, je répondais à mon père : « Dans quatre jours c’est le 14 juillet ; toutes ces saletés de méchantes broussailles, je les brûlerai ce jour-là et même la veille. Nous serons, comme ça, les premiers à faire « un peu d’illuminations. »

— C’était une bonne idée, Darbous.

— De plus mauvaise, monsieur, je n’en pouvais pas avoir ! Le 14 juillet arrive, j’avais fait un gros tas de toute cette ronçaille bonne à rien, pleine de piquants… j’y avais ajouté une vieille chaise cassée, deux ou trois caisses pourries… un peu de paille… et zou, une allumette !… Le feu part… Ça se met à brûler sur un emplacement vide devant la maison… C’était un peu avant la nuit ; et nous, assis à table, près de notre porte, nous commençons à manger la soupe, bien contents de ce feu de joie, qui nous débarrassait enfin de toutes nos balayures !

— Eh bien, tout ça, Darbous, ne peut pas faire un souvenir triste ?

— Attendez, monsieur !… Tout à coup un voisin, en courant, arrive, qui nous dit : — « Où est le feu ? — Le feu, gros animal, il te crève les yeux ! — Pas celui-là, l’autre ! — Nous n’en avons point d’autre ! — Alors, dit-il, ça va bien, quoique ça soit une idée drôle, de s’asseoir pour dîner devant un si gros feu, en plein mitan de juillet !… » Voilà qu’à ce moment j’entends le tambour… ran, pan, tan ! ran, pan, tan ! et je criai : « Ah ! bon ! voilà la fête qui commence ! » — « La fête ! Ah bien oui, la fête ! C’est le tambour qui annonce partout que vous avez, par accident, mis le feu chez vous ! Écoutez maintenant la cloche !… » La cloche sonnait, le tambour battait. C’était le tocsin et le rappel, et voilà que, par la petite rue qui monte vers notre maison, étroite et droite comme cette échelle-ci, je vois venir contre nous un magasin de monde, tout un régiment ! avec des cruches, des seaux, des arrosoirs, tout le tremblement, et enfin la pompe !… Ceux de la queue, oui, monsieur ! traînaient la pompe, qui était toute neuve, et ceux de la tête, avec leurs casseroles, apportaient l’eau !… Oh ! ils étaient bien cent cinquante, avec des gamins qui suivaient devant, et qui criaient : « Darbous a mis feu ! Darbous a mis feu !… » Moi, voyant venir ce spectacle, je me lève de table pour mourir de rire à mon aise ! J’étais si jeune, alors ! Mais en me voyant rire, tous ces gens-là, femmes et hommes, malcontents d’avoir été dérangés au bon moment du dîner, s’entraînèrent à m’injurier ! Mon père veut leur expliquer : on ne le laisse pas ouvrir deux fois la bouche ! Et tout le village, monsieur, a passé devant moi à la file, qui secouant son arrosoir, de colère, qui son pot-à-eau, qui sa cruche, en me criant mille sottises, des sottises à faire trembler, ce qui ne m’empêchait pas de rire : c’était bien tout le contraire !… Par malheur, Monsieur le maire qui est médecin, et qui était parti dans sa voiture pour voir ses malades, en entendant la cloche et le tambour, au galop revint au village, et là il entend dire que j’ai comploté, moi, pechère ! une mauvaise farce !… Alors, le garde me vient dessus, avec son tambour, et veut à toute force m’emmener en prison ! oui, en prison, monsieur, un treize de juillet !… Il fallut faire de la défense, avec mon frère le cuirassier… Et voilà ce que c’est, monsieur, que votre fête de la liberté !… La voilà, la liberté !… et voilà le peuple !

*
*  *

Darbous, toujours assis au sommet de son échelle, prononça ces paroles d’un ton inimitable de parfaite indifférence et de tranquille dédain pour les multitudes et pour la politique.

— Et que dit le maire, Darbous ?

— Il dit, comme de juste, qu’il valait mieux pour le village que personne ne fût brûlé !

Darbous haussa les épaules, puis tout à coup de sa voix terrible :

— Petit ! Et ce mortier ?

— Est-ce que vous croyez, maître Darbous, répondit la frêle voix de l’enfant, que je peux, à la fois, gâcher du mortier et écouter toutes vos histoires !… Le monsieur parle comme une affiche, à ce que vous dites ; mais vous, oh ! vous parlez comme le catéchisme !

Il alla gâcher du mortier lui-même et acheva de mettre la cloche en place ; puis il rangea ses outils et, au moment de me quitter :

— A présent, si vous voulez, je vas vous la bénir d’un mot, moi, votre cloche, monsieur : je souhaite simplement que jamais elle ne dise : « Au feu ! au feu ! au feu ! » ni pour de bon, ni surtout pour rire !

LES DEUX ÉTAMEURS

A Paul Arène.

« O ! stablaza casséroll’ è blantsi forcettes ! stablaza ! » Ce qui veut dire : « O ! étamer casseroles et blanchir fourchettes, étamer ! »

Poussant de temps à autre ce cri traditionnel, à travers les échos de nos collines de Provence, deux étameurs piémontais allaient au hasard, de bastide en bastide, par un beau jour d’été.

Ils portaient comme enseigne quelques vieux chaudrons qui avaient noirci leurs mains et en toute évidence (ne sais comment) leur visage qu’on devinait rose pourtant sous les taches de suie. Ces étameurs étaient gras et ils marchaient à la sueur de leur front, avec nonchaloir, en cherchant l’ombre des « clapiers » et des pins parasols. De la sueur qui ruisselait sur leur visage, une goutte parfois tombait jusqu’à terre, noire sur les « roucas » blancs. Les deux « stablazaïres » marchaient de conserve, sans échanger un mot, en rêvant.

A quoi pouvaient-ils bien rêver dans ce magnifique paysage ? Le soleil était sur son déclin. Le flanc de nos collines, où s’étagent en gradins la vigne et les blés alternés, portait à la fois la gloire de juillet et l’espoir de septembre. La lumière flottait, dansait, tremblotante comme une étoffe transparente, merveilleuse, envolée au gré des brises, s’accrochant et s’étalant partout. Pas un atome voltigeant qui ne fût prisme ; pas un grain de poussière en l’air qui n’apparût étincelle. Et à l’horizon, sur la mer scintillante, cette gaze, formée d’atomes lumineux et frémissants, semblait comme le voile nuptial de la Méditerranée amoureuse… C’est peut-être à cela que rêvaient les deux compagnons. « O ! stablaza casséroll’! stablaza ! » Brusquement, s’arrachant à sa rêverie panthéiste, l’un ou l’autre ouvrait sa grande bouche et lançait dans la lumière son cri éclatant ; puis la bouche se refermait, et les deux stablazaïres poursuivaient leur route, muets, précédés de leur ombre longue et suivis du bruit de leurs gros souliers heurtés aux roches, et du tintement de leurs chaudrons entre-choqués.

Or, ainsi cheminant, ils arrivent à la nuit tombante, à Pierrefeu. Le petit village, bâti sur un mamelon, reçoit à pleines vitres les rayons rouges du couchant. Les deux establaza gravissent la rampe tortueuse et s’arrêtent au Cheval vert, chez l’aubergiste Trotebas.

Ils dînent bien et vont se coucher.

L’hôtelier en personne les conduit à la chambre qu’il leur a destinée. Il les précède, un « calen » à la main. Le calen fumeux éclaire à peine un long corridor dans lequel s’ouvrent, à droite et à gauche, une douzaine de portes. La porte de leur chambre est la dernière de toutes…

— « Dormez bien, les amis ! dit l’aubergiste ; il fait jour de bonne heure en ce mois-ci, et je n’ai pas de « viores » plus qu’il n’en faut. J’emporte le « calen ». Couchez-vous donc sans lumière. En vous déshabillant dans la ruelle, vous ne sauriez manquer le lit, et vous n’êtes pas de ces commis voyageurs de Paris qui font les « monsigneurs » et lisent de couchés ! Ainsi donc, restez sans chandelle. Bonsoir… Et crainte des voleurs, car mon auberge est pleine — vu le romérage et la foire — je retire la clef. Je rouvrirai à l’aube. »

— Bonsoir donc, maître Trotebas, disent d’une seule voix les deux establaza !

— Bonsoir, bonsoir…

Maître Trotebas, en retirant la clef de leur porte fermée à double tour, rit tout seul, d’une étrange manière, à la lueur du « calen » odorant, car c’est de bonne huile d’olive qui brûle dans cette lampe de fer, de forme antique. Éclairé en rougeâtre par le « calen » qui se balance à son poing, au bout d’une chaîne rouillée, le visage de maître Trotebas est plein d’une gaieté diabolique et mystérieuse… Quels peuvent être les projets du mystérieux et diabolique aubergiste ?

Aubergiste facétieux, maître Trotebas, qui a tiré son plan, vient d’enfermer à double tour les deux étameurs dans une chambre noire, sans jour d’aucune sorte, sans fenêtre ni soupirail, dont la porte même ouvre dans un corridor obscur, où la clarté du ciel ne peut pénétrer que par d’autres portes ouvertes… « Eh ! eh ! eh ! le bon tour, ma foi !… » L’ingénieux Trotebas rit tout seul en redescendant dans la grand’salle basse ; car Trotebas est un maître « galejaïre », un émérite farceur, la joie et l’honneur du village, l’auteur et l’acteur comique de sa commune, où les théâtres sont inconnus… Trotebas rit donc étrangement à la lueur de son « calen », car il a conçu l’idée d’une farce admirable dont les deux étameurs seront les involontaires héros, une mirobolante comédie qui lui fera le plus grand honneur et dont on s’entretiendra à vingt lieues à la ronde, le soir, dans les veillées, pendant longtemps !…

Le lendemain matin, l’Aurore aux doigts de rose, se soulevant sur la pointe des pieds, chercha par monts et vaux, dans les « drayes » fleuries de thym et de lavande, les deux stablazaïres matineux, et s’étonna de ne pas les rencontrer !

Eux qui d’ordinaire, levés « avant jour », lestés d’un pain frotté d’ail et arrosé d’un verre de « garden », promenaient leurs chaudrons sonores sous les pinèdes, à l’heure où le soleil commence à paraître, que faisaient-ils donc aujourd’hui et comment n’étaient-ils pas encore par chemins ? — Eh quoi ! seraient-ils pour la première fois oublieux de leur maîtresse, l’Aurore, dont ils n’ont jamais manqué le royal petit lever, et qui se plaît tant à se mirer dans le poli de leurs chaudrons de cuivre ? Hélas ! la matinée se passe, et les deux stablazaïres, victimes de la ruse, pleins d’une confiance primitive et d’une primitive candeur, dorment côte à côte dans le même lit, à poings fermés, comme il sied à des Piémontais qui ont fait plus de seize lieues d’une haleinée.

Le premier des deux qui s’éveille a dormi plus d’un tour de cadran, douze heures ! Il est dix heures du matin. Il n’a plus sommeil, plus du tout, mais, comme il fait encore nuit, il s’étonne de son insomnie et se donne de garde d’éveiller le camarade… Le camarade de son côté ne dort plus, et se garde bien de bouger, car, surpris de son insomnie, il ne veut pas que son camarade en pâtisse !

Ainsi, côte à côte, éveillés et n’osant se parler, dans leur délicatesse exquise et dans la crainte des coups de poing l’un de l’autre, tous deux restent longtemps couchés, roides, immobiles, silencieux, rongés par l’ennui de ne pas dormir, et les yeux écarquillés dans l’obscurité. Tout à coup, il semble à l’un d’eux qu’il a entendu une sonnerie… Il compte en lui-même les coups d’une horloge fantastique et l’halluciné laisse échapper ce cri : « Miéjour ! »

Pourquoi midi ? et pas minuit ? il est midi, en effet ! Quelle voix secrète a révélé à cet homme la vérité de l’heure ? Eh ! celle que Dieu a mise dans l’estomac de tout honnête homme : la voix de la faim !

— « Ouvre la fenêtre, » dit à l’un l’autre. L’autre, de la chercher à tâtons, la fenêtre ; mais on sait qu’il n’y a point de fenêtre dans la chambre qu’a donnée l’aubergiste à ses hôtes mystifiés.

— La fenêtre ?… Je ne la peux pas trouver !

— Quel âne !… De l’eau à la mer, par la madone ! tu n’en trouverais pas, fada !

Et voilà nos deux hommes ensemble, à tâtons tous les deux, cherchant la fenêtre le long des murs ! ils ne heurtaient aucun meuble, car la noble chambre n’était meublée que d’un lit : ils tâtonnaient donc dans l’obscurité, ne palpant que murailles plates, ouvrant leurs yeux tant qu’ils pouvaient et commençant à pâlir de peur, car le sortilège semblait s’en mêler, et de vrai, quant à supposer sans fenêtre une chambre d’auberge, non, cela ne leur venait pas !

Pendant ce temps, pieds nus pour ne pas être entendus, l’aubergiste et ses clients, « grouliers » et marchands forains, les amis de l’aubergiste et sa famille, ses quatre enfants (son chien même était là qui aboyait par instant et se faisait battre), tous, dans le corridor obscur, tâchaient de deviner au bruit ce que faisaient dans l’ombre les deux victimes.

A force de chercher la fenêtre, les stablazaïres trouvèrent la porte ! et va de la frapper et « basseler » à tour de bras, à coups de pied, en jurant comme s’ils étaient en colère. Et l’aubergiste de répondre tout à coup avec sa voix enflée à la croquemitaine :

— Qui pique ainsi, tron de sort ! Avez-vous fini, ô mandrins ! Voleur de tonnerre ! eh ! fénas ! Attendez, si j’y vais, je vous ferai bien taire !… Attendez, étameurs de carton !

Et tout en disant : « Attendez », prestement il se déshabillait, se mettait en chemise, comme un homme au saut du lit, et prenait en main et allumait la lanterne nocturne dont on se sert pour visiter l’étable. Et tout l’auditoire, pieds nus, étouffant d’un rire contenu et qui s’échappait parfois des bouches en sifflant comme un vent coulis, dégringolait l’escalier, pour ne pas arrêter si tôt la bonne farce.

Maître Trotebas ouvrit la porte et, terrible sur le seuil :

— « Oh ! marrias ! Coqs de rue, douleurs de maison ! va-nu-pieds, coureurs de grand’route ! Allez, ô étameurs de ma tante ! n’avez-vous pas crainte, qué ? Que vous prend-il de basseler ainsi ! Êtes-vous fous, donc, ou seulement ivres ! Il y a pourtant quatre heures déjà que vous avez bu en mangeant ! S’il se peut ! Un escaufestre ainsi ! Nous irons chercher les gendarmes tout à l’heure si nous voulons « plier l’œil ! » Oh ! oh ! brigand de sort et pétard de cougourde ! je tiens auberge peut-être pour que ces musiciens de chaudrons viennent me faire musique de nuit et m’éveiller la maison, troubler les braves voyageurs et faire japper tous les chiens ! A cette heure de nuit, canaille, que vous prend-il de faire les mitamates ? Il est juste minuit ; que voulez-vous ? Dormez ! je vous ai dit qu’au jour on vous réveillera ! Les chaudrons sont-ils si pressés d’être étamés qu’il faille en démolir ma porte ? En voilà assez ! Dormez, que j’ai dit ! »

Deux grands coupables, pris sur le fait, n’ont pas mine plus piteuse que les deux stablazaïres, qui, tête basse, s’allèrent coucher, et, à force de le vouloir, fatigués d’ailleurs par une faim tiraillante, de nouveau firent un long somme qui les tint sourds et muets jusqu’à la nuit, tandis que se gaudissait à leurs dépens le village tout entier.

Tout le village, et les paysans venus pour le romérage, à la porte de l’auberge se pressaient, curieux, se racontant cent fois les détails de la nuitée, impatients de la suite, et l’inventant par avance avec divers dénouements.

Que de pots versa l’heureux Trotebas aux curieux assoiffés ! — Trois commis voyageurs, qui devaient partir ce jour-là, firent bonne dépense encore, afin d’assister à la fin de l’aventure.

Cependant, à la nuit bien close, s’éveillèrent les deux héros. Et va de bâiller et de s’étirer en musique :

— Me semble qu’elle est longue, la nuit, dis un peu, toi, — longue, LONGUE, LONGUE !

— Oh ! oui, répondit le camarade, si longue que jamais je n’ai vu sa pareille.

— De sûr, on ne dirait pas une nuit d’été !

— Ni même d’hiver, cambarada !

— Et moi, je dis que peut-être on nous a emmasqués !

— Oui, j’ai vu, hier au soir, en bas, pendant que nous mangions la soupe, un homme qui nous regardait en riant, et non d’un mauvais air !

— Ah ! nous aurons mangé d’une herbe !

— Il faut encore — tant pis — repiquer à la porte !…

— Attends, j’y vais… attends un peu…

Et, de peur de fâcher trop l’aubergiste, c’est tout discrètement, cette fois, que les stablazaïres inquiets frappent à la porte : toc, toc, toc !

Et, appliquant la bouche au trou de la serrure, de sa plus douce voix, l’un d’eux :

— Maître Trotebas !… O maître Trotebas ! Ouvrez-nous un peu, qu’il doit être jour, cette fois !… Nous avez-vous oubliés, ô maître Trotebas !

Il les entend, pardieu, le bonhomme aux aguets ! Le compère se tient de rire ! Et, cette fois, il ouvre, dans le corridor, la porte de sa chambre en face de la leur ; et, dans sa chambre, il a ouvert la fenêtre par où se peut voir une bonne lune bien pleine et ronde comme un fond de chaudron luisant, tout de neuf étamé.

L’aubergiste, encore en chemise, et sa lanterne au poing, apparaît aux deux stablazaïres :

— Eh bien, les amis ? à la bonne heure, cette fois ! voilà qui est parler sans trop de bruit ! en gens honnêtes ! mais que ne dormez-vous, que diable ! jamais je ne vis gens si éveillés ! avez-vous la fièvre et que vous faut-il ? L’essentiel ne vous manque pas dans la chambre que vous avez !

A ce ton de naturel et de douceur, les stablazaïres sentent la conviction de leur folie se glisser doucement dans leur sein, et s’excusant de l’erreur répétée, avec force soupirs, se remettent au lit !

Dormirent-ils, ou non ? Ils se livrèrent d’abord à une consternation silencieuse. Convaincus, mais étonnés, ils veillèrent dans l’ombre, immobiles comme deux statues, en espérant le jour, ne songeant qu’au soleil ! Oh ! comme leur tête était pleine de levers d’aurore, resplendissants !… Quand le jour fut proche, — le second jour ! — de lassitude ils firent encore une espèce de somme d’où ils furent en sursaut éveillés par l’aubergiste en grande indignation !

— Eh quoi ! dormias, vous êtes la nuit miaulants et criards comme chats de gouttière, et, au jour, muets comme des sars ! Debouts, beaux fainéants ! Dépêchez ! je vous fais lumière… je vous ai, par les saints, préparé une soupe à se lécher les doigts, et abondante comme pour des hommes qui seraient restés un jour sans manger !… Dépêchez donc, avant une heure il sera jour plein, paresseux !

Ils furent vite habillés, pour être vite à la soupe ! et comme ils mangèrent ! Dieu sait ! après une assiettée, une autre, et l’aubergiste les regardait faire, et les clients et tout le monde, — en riant.

— O bonnes gens, disaient les stablazaïres, on dirait que vous n’avez jamais rien vu !

Le repas — une chaudronnée de soupe — le repas achevé, ils prirent leurs chaudrons sur l’épaule, et quand ils furent pour payer :

— Non, non, braves stablazaïres, dit le plaisant mais honnête aubergiste, je peux, en ce temps-ci, où j’ai tant de voyageurs à cause de la foire, donner pour rien la retirée à deux bons garçons comme vous ; et cette fois, amis, je me tiens pour payé.

Ils s’en allèrent donc, les deux stablazaïres, bien contents de l’affaire ; et comme tout le village était sur pied, chacun sur sa porte, pour les voir passer, eux, héros d’une telle farce, — ils s’en allèrent disant, tandis que l’aube blanchissait et que chantait le coq :

— Comme on se lève matin, en ce pays du diable !

— Eh, pardi ! je le crois ! les nuits y sont si longues !

LE VASE D’ARGILE

A Clément Massier.

I

Jean avait, de son père, hérité un petit enclos au bord de la mer. Autour de l’enclos, bourdonnaient les ramures des pins qui répondaient aux bruissements des vagues. Au pied des pins, le sol était rouge, et l’ombre pourpre de la terre, tombant dans le bleu des vagues du golfe, les rendait violettes et tristes, le soir surtout, aux heures de rêverie.

Il y avait, dans l’enclos, des roses et des fraises. Les belles filles du voisinage venaient chez Jean acheter de ces fruits et de ces fleurs, comparables à leurs joues. Roses, lèvres et fraises, ayant même jeunesse, avaient la même beauté.

Jean vivait heureux, devant la mer, au pied des collines, sous un olivier planté devant sa porte, et qui, en toute saison, faisait flotter sur son mur blanc une dentelle d’ombre bleuâtre.

Auprès de l’olivier, il y avait un puits. L’eau en était si fraîche et si pure que les filles du voisinage, aux joues de rose, aux lèvres de fraise, y venaient, matin et soir, avec leurs cruches. Sur leur tête couronnée d’un coussinet, elles portaient, en les soutenant de leurs beaux bras nus, relevés en anses vivantes, les cruches, sveltes et rebondies comme elles.

Jean regardait toutes ces choses et il admirait et bénissait la vie. Comme il n’avait pas vingt ans, il aima d’amour une des belles filles qui puisaient de l’eau à son puits, qui mangeaient ses fraises et qui respiraient ses roses.

Il dit à cette jeune fille qu’elle était pure et fraîche comme l’eau, savoureuse comme la fraise et suave à respirer comme la rose. Alors, la jeune fille sourit.

Il lui répéta la même chanson et elle fit la moue.

Il lui répéta son même refrain ; et elle épousa un matelot qui l’emmena sur la mer lointaine.

Jean pleura beaucoup, mais il admirait toujours et il bénissait la vie. Jean pensait quelquefois que la fragilité de ce qui est beau, la brièveté de ce qui est bon, donne du prix à la bonté et à la beauté des choses.

II

Un jour, il s’avisa que, sous la croûte végétale, la terre rouge de son champ était d’excellente argile. Il en prit un peu dans sa main, la mouilla de l’eau de son puits, et façonna un vase naïf en songeant aux belles filles qui ressemblent à des amphores sveltes à la fois et rebondies.

La terre de son champ était, en effet, d’excellente argile. Il se fabriqua une roue de potier ; il construisit de ses propres mains, avec son argile, un four qu’il adossa à la muraille de sa maison, et il se mit à fabriquer de petits pots à mettre des fraises.

Il devint habile à cette besogne, et tous les jardiniers des environs venaient chez lui s’approvisionner de ces pots légers, poreux, d’un beau rouge, rebondis et sveltes, où la fraise s’entasse sans s’écraser et dort à l’abri d’une feuille verte…

La feuille, le pot, les fraises, forme et couleur, cela enchantait le monde, et les acheteuses, au marché de la ville, ne voulaient plus de fraises que vendues dans les pots, sveltes et rebondis, de Jean le potier.

Et plus que jamais les belles filles visitèrent l’enclos de Jean. Elles apportaient maintenant des paniers de roseaux tressés, des « canestelles » où s’empilaient les pots vides, rouges et frais. Mais Jean savait maintenant regarder les filles sans les désirer. Son cœur était, pour toujours, sur la mer lointaine.

Cependant, à mesure que se creusait et s’élargissait, dans son enclos, la fosse où il prenait son argile, il vit que ses pots à enfermer des fraises se coloraient diversement, teintés parfois de rose, parfois de bleu ou de violet, parfois de noir ou de vert. Et ces nuances de la terre lui rappelaient les plus belles choses qui eussent réjoui ses yeux, plantes, fleurs, mer et ciel. Il se mit alors à choisir, pour faire ses vases, les nuances de la terre, qu’il mariait délicatement. Et ces couleurs, produites par des siècles d’ombres et de jours alternés, lui obéissaient, modifiées à son gré en une seconde.

Sur la roue, qui tournait comme un soleil, à l’ordre de son pied agile, c’est par centaines qu’il modelait chaque jour ses pots à fraises. La masse d’argile informe, tournoyante au centre du disque, sous le toucher du doigt, s’élevait brusquement comme une corolle de lis, s’allongeait, s’écrasait au gré du potier, s’enflait ou se rétrécissait, vivante. Le potier créateur animait la terre.

III

Et comme il songeait toujours aux choses qu’il avait le plus admirées, sa pensée, son souvenir, son impondérable volonté descendaient de son front dans ses doigts par où, sans qu’il sût comment, il communiquait à l’argile le principe de la vie mystérieuse, que le plus savant ne définit pas. Et les humbles ouvrages de Jean le potier avaient des grâces surprenantes. Dans telle courbe, dans tel coloris, il mettait un souvenir de jeune sein palpitant ou de fleur épanouie, ou même de couleur du temps, et de peine ou de joie.

Aux heures de repos, il marchait, les yeux fixés à terre, étudiant les variations de ton du terrain sur les falaises, dans les plaines, au flanc des collines.

Et le désir lui vint de modeler un vase unique, un vase merveilleux, et par lequel vivrait, pour l’éternité, quelque chose de toutes les beautés fragiles que ses yeux avaient vues, quelque chose même de toutes les joies brèves que son cœur avait éprouvées, et même un peu de sa douleur divine d’espérance, de regret et d’amour.

C’était alors un homme dans toute la force de l’âge. Et, cependant, pour mieux méditer sur son désir, il renonça au travail bien rémunéré, qui lui avait permis, il est vrai, de mettre de côté un petit trésor. Sa roue ne tournait plus, comme autrefois, du matin au soir. Il laissa d’autres potiers fabriquer des pots à fraises par milliers. Les marchands désapprirent le chemin de l’enclos de Jean. Les jeunes filles y vinrent toujours, par bonheur, à cause de l’eau fraîche, des roses et des fraises, mais les fraisiers, mal cultivés, périrent ; les rosiers se firent sauvages et s’en allèrent, par-dessus les murs de l’enclos, offrir au passant du chemin leurs roses poudreuses. Seule, l’eau du puits demeura fraîche et abondante, et cela suffit à attirer autour de Jean l’éternelle jeunesse, l’éternelle gaieté.

Seulement la jeunesse, pour Jean, devint moqueuse ; moqueuse pour lui devint la gaieté.

— Eh ! maître Jean ! ton four ne va plus ? Ta roue, maître Jean, ne tourne plus guère ? Quand le verra-t-on, ton pot merveilleux qui sera beau comme tout ce qui est beau, épanoui comme la rose, grenu comme la fraise, et parlant, s’il faut t’en croire, comme les lèvres ?

IV

Or, Jean a vieilli, Jean est vieux. Il est assis sur son banc de pierre, à côté de son puits, à côté de son four de potier, sous l’ombre en dentelle de son olivier, devant son enclos vide dont tout le terrain est de bonne argile, mais ne produit plus ni fraises ni roses.

Jean disait autrefois : « Il y a trois choses : les roses, les fraises, les lèvres. » Toutes les trois l’ont délaissé. Les lèvres des jeunes filles et même celles des enfants sont pour lui devenues moqueuses :

— Eh ! père Jean ! tu vis donc comme les cigales ? jamais on ne te voit manger, père Jean ?… Le père Jean vit d’eau fraîche !… Qui devient vieux devient enfant ! Qu’y mettras-tu, dans ton beau vase, si jamais tu le fabriques, vieux fou ? il ne gardera pas même une goutte de l’eau de ton puits ! Va-t’en peindre des cages, vieille bête, et fabriquer des gargoulettes ! Les gargoulettes retiennent l’eau comme une cage retient le vent !

Jean secoue la tête en silence et, à toutes ces railleries, il répond par un bon sourire… Il respecte les bêtes et partage avec des pauvres son pain sec. C’est vrai, qu’il ne mange plus guère, mais il n’en souffre nullement. Il est tout amaigri, mais sa chair n’en est que plus saine. Sous l’arcade de ses sourcils son œil veille, attentif au monde, avec des clartés de source où se mire le jour.

V

Et Jean, un beau matin, sur sa roue qui tourne au choc rythmé de son pied, se met à modeler un vase, le vase qu’il a longtemps vu en rêve. La roue horizontale tourne comme un soleil, au battement rythmé de son pied. La roue tourne. Le vase d’argile s’élève, s’abaisse, se renfle, s’écrase en masse informe, pour renaître de lui-même sous la main de Jean. Enfin, d’un seul jet, il jaillit comme une fleur soudaine d’une invisible tige. Il s’épanouit triomphal. Et le vieillard, dans ses mains tremblantes, l’emporte vers le four bien préparé où le Feu doit, à la beauté de la Forme, ajouter la beauté, fuyante et décisive, de la Couleur.

Toute la nuit, Jean, dans le four bien chauffé, a entretenu et mesuré la flamme, ouvrière des tons nuancés.

A l’aube, l’œuvre doit être achevé.

Et le potier, vieux et mourant, dans son enclos désolé, élève, vers la lumière du jour naissant, la Forme légère, née de lui, en laquelle il veut retrouver le rêve unifié de sa longue vie. Dans la forme et la couleur du petit vase fragile, il a voulu fixer, pour toujours, la couleur et la forme éphémères des plus belles choses… O Dieu du jour ! le miracle est accompli ! Le soleil éclaire des courbes rebondies et sveltes, des colorations infiniment nuancées et fondues avec unité, qui font revenir, dans l’âme du vieillard, par le chemin des yeux, les joies et les douleurs savoureuses que donnent aux jeunes hommes les jeunes filles pareilles à des roses mousseuses, les lèvres semblables à des fraises, les bras arrondis en anses des porteuses d’amphore, les seins palpitants des petites fiancées, et les ciels d’aurore, et les mers violettes et tristes au soleil couchant… O miracle de l’art où la vie se résume, pour éterniser la joie !

L’humble artiste élève, vers la lumière du jour naissant, son chef-d’œuvre fragile, fleur de son âme naïve.

Il l’élève dans ses mains tremblantes comme pour l’offrir aux dieux inconnus qui firent la beauté première. Mais voilà que ses mains, trop tremblantes, l’ont laissé échapper tout à coup, comme son corps vacillant laisse échapper son âme, et le rêve du potier, tombé avec lui à terre, se brise et s’éparpille en miettes.

Où est-elle, maintenant, la forme du vase, telle que l’a éclairée un instant l’aurore nouvelle, telle que seuls l’ont vue et le soleil et l’humble artiste ?


Sûrement, elle est quelque part la forme heureuse et pure du divin Rêve un instant réalisé.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages.
La Vierge pâle
1
Pietà
33
Mensonge de chien
43
Coup de fusil d’un Corse
55
Les Esprits frappeurs
69
Horrible nuit
81
La Noël de grand-père
97
La Noël du Petit Zan
113
Le Roman comique en miniature
135
Tiste le tambour-major
147
Le Régiment qui passe
161
Le Chef-d’œuvre
167
Toute une vie
185
L’Immortelle
203
Les Étrennes du père Zidore
227
La Lettre
241
Le Retour des cloches
251
Quinze août et quatorze Juillet
267
Les Deux Étameurs
277
Le Vase d’argile
291

PARIS. — IMP. E. FLAMMARION, RUE RACINE, 26.