The Project Gutenberg eBook of Ames inconnues

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Title: Ames inconnues

Notes intimes d'un séminariste

Author: Jean de La Brète

Release date: February 19, 2023 [eBook #70071]

Language: French

Original publication: France: Calmann Lévy

Credits: René Galluvot (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AMES INCONNUES ***

Ames inconnues

NOTES INTIMES D’UN SÉMINARISTE

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e

Tous droits réservés

L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers.

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PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 15708.

AVANT-PROPOS

Il y a quelques années, une brochure intitulée les Méconnus mettait en relief l’incohérence des calomnies versées sur ceux que traquaient des lois iniques. A grands traits elle esquissait la beauté du renoncement religieux, elle en montrait la nécessité ; elle prouvait par des faits, par des chiffres, l’utilité sociale de ces méconnus.

Les lois sont allées plus loin, et, poursuivant leur œuvre de désagrégation, ont frappé des hommes restés jusqu’ici des « inconnus » ; des jeunes hommes que le public ignore assez pour ne pas soupçonner leur belle tenue morale.

Ces inconnus, quels sont-ils ? Ce livre répondra à la question, et l’idée qui l’a inspiré se dégagera des lettres et des notes intimes d’un jeune séminariste ; il les écrivit pendant les trois années écoulées entre son arrivée au séminaire et sa mort.

Une âme, dont les aspirations tendent toujours au même but, se répète forcément dans l’analyse de ses sentiments, mais quand ces redites expriment l’effort touchant d’énergies qui veulent se maintenir en haut, elles prennent un accent qui parle au meilleur de notre être.

Loin d’affaiblir notre émotion, elles l’augmentent.

AMES INCONNUES

NOTES INTIMES D’UN SÉMINARISTE[1]

[1] Sources : Auguste Merlet, Société Angevine d’édition, 2, rue Saint-Aubin, Angers.

I

Entrée au grand séminaire ; premières impressions. — Douceur et austérité de la règle. — Travail et piété. — Expulsion de décembre 1906 et fermeture du séminaire.

Auguste Merlet, né le 25 octobre 1887, à Jallais, dans la Vendée angevine, perdit sa mère de bonne heure ; mais il se la rappelait assez pour parler d’elle en termes attendris, et il avait une sœur qu’il aimait tendrement.

Très jeune il pensa au sacerdoce, et cet idéal, toujours présent à ses yeux, lui inspira les désirs supérieurs qui devaient le conduire au grand séminaire d’Angers.

Nous traversons une époque où, par suite de certaines ambiances, il est de mode, presque de bon ton, de dogmatiser sur des questions délicates avec une connaissance insuffisante des entours…

Si les étrangers écoutaient la société française dénigrer parfois elle-même ses meilleurs éléments, ils pourraient croire que les bons ferments du pays ont sombré dans l’apathie, ou perdu, dans la tourmente des idées, les principes qui développent les qualités élevées d’une race.

Auguste Merlet, qui écrivait ses notes intimes sans se douter qu’elles seraient un jour livrées au public, montrera que les ferments sont toujours les mêmes, les principes toujours appliqués et toujours efficaces.

Il serait superflu de décrire sa nature et la trempe de son esprit, car, dans ses lettres et son journal, il révélera partout sa maturité de jugement, sa droiture, son cœur aimant, expansif et confiant. Il se peint lui-même en quelques lignes quand il écrit :

« Je suis un sensitif et j’aime les sensitifs ; je détesterais ceux qui n’ont pas de cœur si moi-même je n’avais pas un cœur assez grand pour aimer tout le monde… Je ne suis jamais si courageux que lorsque j’ai reçu une marque d’affection. »

Et ailleurs :

« Je suis un peu sentimental et j’ai remarqué bien souvent que la vie du cœur vivifie tout mon être. »

Son esprit était positif et chercheur, exigeant, et désireux de tout approfondir ; mais son cœur restera délicat et tendre sans cesser d’être fort, sans jamais descendre à la sensiblerie.

« Les convictions, écrit-il, sont en moi le fruit de tout un travail personnel, de recherches actives, d’une résistance victorieuse aux objections. Toutes les questions qui se posent dans mon esprit, je les accepte, je leur cherche une solution, une réponse, celle que je crois la meilleure et la plus raisonnable. En cela, je suis fort sincère et très franc. Je crois que pour être un homme, il faut savoir juger, raisonner ses convictions.

« L’ardeur que je mets à cela, moi, n’est pas nécessaire à tous : c’est une question de tempérament. Il ne faut point prétendre égaliser tout dans la vie et juger du devoir des autres selon son propre besoin. »

Sous une règle austère, il devait avoir à lutter contre un caractère indépendant, une exubérance excessive, et aussi contre une impressionnabilité qui provoquait chez lui des crises passagères d’abattement et de découragement.

Il entra au grand séminaire en octobre 1905 et, quelque temps après, définissait ainsi ses impressions :

« Dieu me conduisit au séminaire et ce fut comme si un grand voile de ténèbres s’était dissipé tout à coup. Je me mis à goûter Dieu, je commençai à marcher vers Lui consciemment, je m’efforçai de l’aimer…

« On nous disait que nous serions prêtres pour sauver les âmes, c’est-à-dire pour aimer les hommes le plus que nous pourrions, pour faire du bien à leur corps afin d’amener leur cœur à Jésus au nom de qui nous irions vers eux. On nous parlait de l’amour de Dieu comme du bonheur suprême. On nous disait de bien belles choses sur Jésus qui nous avait tant aimés… qui voulait devenir notre ami, notre frère… On nous conseillait de faire vivre Jésus en nous, c’est-à-dire de vivre d’amour, afin que sa vie débordât la nôtre et que plus tard nous pussions répandre son esprit béatifiant… »

« Afin que sa vie débordât la nôtre », c’est une heureuse et bien belle expression qui, en quelques mots, apprend ce que devient la vie humaine dirigée, complétée par le grand idéal chrétien et par une influence qui n’est pas de ce monde.

« Tout d’un coup, ajoute-t-il, je sentis mon cœur s’ouvrir à toutes ces grandes idées. Je les compris, je les aimai comme si je ne les avais jamais entendu énoncer devant moi. Je commençai à comprendre ce que Jésus était et ce que je devais être. Je pris conscience de ma vocation, je me trouvai dans ma voie. Mon esprit fut hanté de beaux rêves d’amour divin et d’apostolat. Un idéal magnifique m’apparut, et je sentis que j’étais fait pour aller vers lui.

« Mon esprit voyait clair et mon cœur fut captivé. »

En termes plus familiers, il écrit à une parente :

« Les joies spirituelles sont les seules véritables et les seules nécessaires parce qu’elles nous rapprochent de Dieu. Ce sont ces joies que nous goûtons particulièrement au séminaire, et personne de nous, je crois, ne songe à s’en plaindre. Beaucoup nous plaignent en nous voyant passer et se disent : « Les pauvres garçons ! ils sont toujours enfermés dans une maison où on leur comprime l’esprit et le cœur. » Ceux-là se trompent, car si nous sommes toujours enfermés, si nous travaillons sans relâche, nous prions beaucoup… Et cela, loin de comprimer le cœur, ne peut que l’agrandir : les affections ne sont jamais plus sincères et plus vivantes que quand elles passent par Dieu.

« Le séminaire, c’est notre vie, à nous ; il est bien doux dans son austérité, Je suis heureux. »

Mais, à vingt ans, il faut un effort incessant pour suivre strictement un règlement comme celui du séminaire.

De cinq heures du matin à neuf heures du soir, pendant une durée de quatre ou six années, chaque minute, à part quelques courtes récréations, est consacrée au travail ou à la prière.

L’exubérance naturelle d’Auguste Merlet lui rendait difficile l’assujettissement complet à un règlement dont il ne reconnut que plus tard toute la portée morale.

« Le sacrifice le plus agréable que je puisse faire à Dieu, écrit-il, c’est la soumission totale au commandement de chaque minute… Tous les saints ont compris leur réforme individuelle par la soumission de leur être à une direction supérieure. Et moi je voudrais arriver à l’amour de Dieu en suivant nonchalamment des caprices désordonnés !… Il faut mortifier ses instincts en les comprimant par l’obéissance : c’est la première des vertus.

« L’obéissance dans les petites choses donne de bien meilleurs résultats qu’un zèle déplacé qui prétend tout entreprendre quand il ne peut rien faire… »

Le principe que contient cette sage remarque devint l’assise de ses progrès dans le bien ; jamais il ne comprit que la moelle, c’est-à-dire le travail sur soi-même, fût négligée pour le fracas des œuvres extérieures. Sa devise n’aurait jamais été, ainsi qu’il arrive parfois dans le monde aux agités du bien :

« De l’extérieur viendra mon perfectionnement moral » ; mais : « De la perfection de mon être moral viendra le bien extérieur. »

« Que je devienne réservé, modeste, calme, sérieux, tranquille. Ce sont là les qualités de mon état…

« Je suis attaché à la règle par la crainte, mais je ne puis pas encore m’y attacher par amour. L’obligation qu’elle me présente me subjugue et m’écrase. Mais je sens bien au fond que ma nature mauvaise demeure rebelle, indomptable, indisciplinée. C’est pourquoi je suis triste, de la tristesse des domptés.

« Il faut que cette tristesse s’en aille, et, Dieu aidant, elle s’en ira. »

Plus tard, quand il revient sur un sujet auquel il attache une importance capitale, il écrit :

« Plus je vieillis au séminaire, plus je trouve la tâche douce et aisée… J’ai reconnu la portée intérieure de ces actes qui, nous inspirant l’amour et l’habitude de l’ordre en ces choses, nous fait penser à nous appliquer sérieusement dans nos exercices spirituels.

« Le règlement ! Autrefois ce mot me paraissait dur et tyrannique.

« Autrefois !… Il y a deux ans. »

Et dans un parallèle qui indique un esprit déjà pénétrant, il explique en quoi consiste la différence entre un règlement de collège et celui du séminaire, comment le premier est inefficace pour la formation de la volonté, comment le second donne aux énergies toute leur valeur.

« Pendant tout mon collège, tandis que j’étais jeune et que mon esprit n’avait pas encore commencé à comprendre et à juger les choses de la vie, le règlement s’imposait à moi du dehors. Je le suivais sans l’aimer, et m’en débarrassais le plus possible.

« Au séminaire, la situation changea. Le règlement ne se trouvait plus visiblement lié à une autorité extérieure et agissante dont le rôle était de me l’imposer coûte que coûte. On en faisait une loi mise en face de notre conscience et de notre loyauté. Cela ne me pesait plus…

« Depuis j’ai senti le progrès monter continu dans la conscience que je prenais de moi-même. Je commençai à comprendre ce qu’était le devoir et quelle était sa force. Et peu à peu je me suis imposé le règlement à moi-même, ou mieux j’y ai rallié ma conduite après en avoir senti la nécessité… »

« Élever quelqu’un, dit-il ailleurs, c’est lui donner conscience de ce qu’il est, développer son pouvoir de réflexion puis mettre en lui le désir d’un état supérieur… Il faut laisser marcher les esprits et les âmes chacun à sa manière et ne pas les étouffer, mais les conduire et les orienter. Le plus grand bienfait que je doive à mes directeurs du séminaire est d’avoir ainsi compris ma formation : c’était, je crois, la seule manière.

« J’ai conscience du but à atteindre et j’aspire vers lui ; mais je suis convaincu que le règlement me porte dans cette voie. Je me laisse porter par lui… Je ne pense même pas qu’il impose à notre pensée, à notre esprit et à notre cœur un vêtement unique et comme un seul uniforme ; manière de penser et façon d’aimer, il ne nous impose rien de tout cela ; il ne tue pas notre âme pour la remplacer par l’idéal qu’il porte en ses flancs ; lui-même n’a pas d’âme, et la vie qu’il possède, c’est nous qui la lui donnons. C’est un outil dont chacun se sert selon sa méthode. »

Il travaillait sérieusement et avec application, bien que, dans ses notes, il se plaigne de sa légèreté d’esprit et parle de ses répugnances.

« Une bonne habitude est bien difficile à prendre. Je croyais, au commencement de l’année, avoir une conviction durable de la nécessité du travail. Les enthousiasmes tombent vite. La conviction première ne pousse pas bien loin, et dans une question de cette importance, qui exige le changement de toute une vie, le premier acte ne suffit pas à créer l’habitude. Les envies mauvaises, les ennuis désenchanteurs percent bientôt sous une agitation et une ardeur factices…

« Aujourd’hui j’ai préparé un examen. Il n’est rien qui me rebute autant que cette application, cette contention fatigante pour apprendre afin de rendre compte. Le seul fait m’énerve de me voir devant une page que je devrai réciter ; je ne puis me former l’esprit à cela. J’aime beaucoup mieux écrire, composer un devoir ; et je prendrais, ce me semble, un certain plaisir à me corriger en cela de mes nombreux défauts. Je sais que l’on n’invente pas grand’chose soi-même et que, pour peu que la question soit complexe, surtout précise et positive, il nous est bien difficile, à nous, pauvres jeunes étudiants, d’avoir des idées personnelles, originales, qui pèsent quelque poids. Mais quand j’ai en vue un travail de composition, une dissertation, par exemple, je compulse les textes, je lis les volumes, je réfléchis avec plaisir. Le but est immédiat et me sourit… Mais apprendre une leçon !…

« Je sens bien un peu que ce n’est pas bien, à moi, d’étaler ainsi mes petits ressentiments intellectuels… Et puisque je dois, par obéissance, apprendre mes leçons quand même, je ne devrais pas méditer mes oppositions de tempérament à ce gros travail.

« Et c’est précisément parce que mes goûts le combattent que je dois l’entreprendre… »

Plus loin, il écrit :

« La voix de Dieu retentit toujours doucement au dedans de moi, douce, mystérieuse, pénétrante comme une voix d’homme dans une chambre à tentures épaisses. La grâce me pousse et me sollicite tour à tour ; elle m’excite à la piété, au recueillement, au silence, au travail.

« Le travail ! Oh ! que je voudrais bien me faire une conviction profonde de sa nécessité pressante pour qui veut être prêtre, ministre, défenseur de l’Église, propagateur de sa doctrine et de sa vie. Pour reconquérir l’influence perdue, il faudrait que le clerc redevînt ce qu’il était jadis, l’homme le plus instruit dans le ressort de son action particulière, l’homme le plus ouvert aux grandes idées et aux nobles sentiments, le plus apte aux besognes délicates. Sans doute chacun de nous doit rester à sa place, et le prêtre ne peut vouloir prendre et attirer à lui toute la direction intellectuelle de ses subordonnés, ou imposer son point de vue ecclésiastique dans toutes les questions civiles. Aussi ne demande-t-on au prêtre que de bien connaître l’Église, afin de pouvoir la défendre, la faire aimer, la faire vivre, par elle faire aimer Jésus, le faire vivre dans les âmes.

« Mais à combien de questions ne se rattache pas la connaissance de l’Église et de ses intérêts !

« En combien d’actions humaines le point de vue spirituel ne peut-il se trouver engagé !

« Le prêtre devrait tout savoir, tout connaître, tout apprendre. C’est dire que son travail doit être de tous les instants. La cause de Dieu est dans tous les actes humains, plus ou moins engagée, plus ou moins compromise. Ce n’est pas à dire que le prêtre doive régenter les consciences comme un tyran domine des esclaves… L’Église qui est la vérité, qui repose sur la vérité, qui vient de la vérité, ne redoute pas la lumière des consciences individuelles… Nous pensons trop souvent à imposer la vérité, plutôt qu’à la faire sentir, trouver et aimer par les hommes. Plutôt que d’insuffler la vie dans les âmes, le prêtre devrait l’évoquer en elles, la leur faire comprendre et désirer…

« Mais quelle application longue et constante, quelle somme de travail et d’efforts, quel amas de connaissances n’exige pas ce rôle d’éducateur des foules, d’initiateur de vie dans les âmes mortes ou traînantes !… Et tout cela suppose du travail, bien du travail intelligent, personnel, assimilant. »

Son jugement sur les études du séminaire est intéressant parce qu’il répond, en connaissance de cause, à des appréciations qui, fréquemment, se bornent aux apparences.

Le fond de ces études comprend : la philosophie, l’histoire, la théologie dogmatique et morale, le droit canonique, la liturgie, la prédication, l’Écriture sainte.

« Je ne suis pas de ceux, dit-il, qui prétendent usées les notions que l’on nous enseigne au séminaire sur la théologie ou l’histoire, ou l’Écriture sainte ou la philosophie, qui appellent autre chose qu’ils disent beaucoup plus pratique, plus essentiel, plus actuel et qui, d’après ces principes, passent leur temps à courir après d’autres études, sans méthode, sans fond acquis, sans avoir le courage d’apprendre et de s’assimiler auparavant tout ce qu’on leur enseigne.

« L’acquisition de connaissances variées, approfondies, personnelles sur les diverses matières dont j’ai parlé plus haut, reste le fond, comme la substance, de nos études ecclésiastiques.

« Seulement, pour influencer les gens, pour leur faire accepter et aimer notre doctrine, il nous faut toujours actualiser nos connaissances. N’est-ce pas un devoir de suivre le mouvement des idées et l’évolution des tendances afin d’adapter aux âmes l’exposition de notre doctrine immuable ?

« L’étude des questions sociales, le dévouement aux œuvres, la connaissance de leur fonctionnement, l’instinct de l’utilité de leur création, est aussi nécessaire aujourd’hui. Mais ne perdons pas de vue que le fond de toutes nos occupations est dans la science ecclésiastique proprement dite, parce que seule elle est la nourriture de la vie surnaturelle.

« … Ce sont les connaissances en théologie, en Écriture sainte, en histoire, qui sont les premières, les plus importantes à acquérir, et, bien que je n’aime ni l’un ni l’autre, je préférerais et J’estimerais plus dans son rôle un prêtre qui saurait bien sa théologie, son Écriture sainte, son histoire, qui les vivrait avec un caractère avenant, sans aucune notion des questions sociales, sans amour pour les œuvres, qu’un prêtre qui, féru des questions ouvrières et rurales, ardent pour les patronages et les cercles, extérieurement du moins, attirerait tout à lui et qui n’aurait aucun fond de science véritable : théologie, Écriture sainte ou histoire…

« La religion n’est pas dans les œuvres, mais dans la doctrine de l’Église. Les œuvres ne sont qu’un moyen, un moyen que j’estime hautement, que j’aime, que je juge nécessaire, mais un moyen quand même pour mener les jeunes gens et les hommes à la doctrine et à la vie. Sans doute tout cela est bien délicat et bien nuancé, sans doute il ne faut pas faire de nos œuvres comme des réunions de moines ou de mystiques… mais le spirituel est notre but, nous devons orienter le matériel vers le spirituel, et parfois, sans paraître y insister ou même l’essayer, pénétrer de religion ou de christianisme les pensées, les sentiments, les actes de nos fidèles… Il nous faut pour cela à nous-mêmes une science éprouvée, personnelle, réfléchie, des connaissances vivantes qui apparaissent en tous nos actes, comme un système articulé de connaissances tellement assimilées qu’elles se révèlent partout, nettes et solides, dans la conversation aussi bien que dans un sermon…

« Je continuerai à me préoccuper des questions sociales, à aimer les œuvres… mais je voudrais me souvenir toute ma vie que le succès d’une œuvre n’est pas tant dans l’entrain extérieur que dans la vie intérieure, la vie religieuse de chacun de ses membres et de tout l’ensemble. »

Ces pages excellentes répondent à bien des critiques. Malgré sa jeunesse, l’auteur a le don de prendre les questions par leur fond, non par leur surface ; il sait les ramener sur leur meilleur terrain, et, se gardant de transposer le zèle, le voit sans hésiter par son côté le plus profond et le plus efficace.

En écrivant à un membre de sa famille, il donne, sur la nécessité du travail pour des aspirants au sacerdoce, des aperçus fondés sur le cœur et le sentiment de justice.

« Nous avons beaucoup de travail, mais on y va de bon cœur quand même et sans se plaindre. Le travail n’est-il pas la loi de l’homme sur la terre, de tout homme qui veut être un homme ?… Et comment refuserions-nous de travailler de toutes nos forces quand il y a parmi nous tant d’hommes qui peinent durement, puisque c’est pour eux, pour être en mesure de les consoler, de les soulager, de les élever, de les instruire que nous travaillons nous-mêmes ? Il n’est rien de plus réconfortant et de plus entraînant que cette pensée que l’on aime les autres, que pour eux on travaille et on peine, et qu’en les soulageant on accomplira la volonté du bon Dieu et on fera du bien. »

Le grand séminaire fut frappé par la loi spoliatrice le 15 décembre 1906. Expulsés, les séminaristes se retirèrent dans leurs familles en attendant la réorganisation de la communauté.

Dans une page émue, Auguste Merlet exprime ses regrets et résume l’action générale du séminaire sur son âme.

« Hélas ! notre chère maison est tombée en des mains sacrilèges ! On respirait entre ces murs comme un air spécial qui apportait dans l’âme la gravité, le recueillement, le silence. Je sentis cela le jour de ma première rentrée, alors que je ne connaissais pas encore et que je redoutais presque la douceur grave et tranquille de ces lieux.

« Dans cette maison, j’ai goûté de grands bonheurs, peut-être les premiers bonheurs conscients de mon âme, mes premières joies profondes. Là, je me suis senti me développer, me transformer. J’ai pris conscience de moi, de mon intelligence, de mon cœur. Là, j’ai senti les premiers besoins de l’amour du Christ, les premiers élans de mon cœur vers Jésus. Pour la première fois, j’ai réellement voulu croître dans la possession du Maître vénéré, lui donner accès dans mon âme pour qu’il l’entraînât toute à Lui. Là, j’ai trouvé mon bon directeur, mon père, mes premiers amis sincères. J’ai connu alors la nature et les limites de l’amitié chrétienne et sacerdotale ; et, pour la première fois, j’ai trouvé des âmes qui m’aimaient pour mon âme, qui comprenaient mes vues sur l’amitié.

« En un an et demi, j’ai parcouru un chemin très long en toutes choses… Et c’est pourquoi cette maison m’est chère.

« Et le voilà maintenant profané, mon cher séminaire. Après les séminaristes sont passés les soldats… »

Il y a un principe qui dit : « La loi civile a pour objet le bien, la loi religieuse a pour objet le meilleur. » Mais les hommes au pouvoir ont renversé le principe et décidé que cette loi civile, ayant pour objet le bien, doit tendre à écraser le meilleur.

Singulière logique de l’évolution des esprits !

Auguste Merlet, tout vibrant qu’il fût, n’a cependant aucune parole amère ; à la vue du mal, ses sentiments s’élèvent et s’épanchent dans cette touchante prière :

« Et nous, Seigneur, nous que vous avez comblés de vos faveurs, à qui vous avez donné votre amour, nous qui voyons la gravité de l’offense, nous réparons pour eux. Parce que ceux-là vous méprisent, vous haïssent et vous font du mal, faites que nous soyons plus attentifs à vous plaire. Que nous soyons plus religieux, plus fervents, plus purs à mesure qu’ils le sont moins. Nous autres, vos petits séminaristes, nous voulons vous aimer et nous voudrions bien souffrir pour vous. A nous la souffrance pour Jésus, à nous l’amour du Christ. Nous les revendiquons puisqu’ils les rejettent et les fuient… »

II

Réorganisation du séminaire en janvier 1907. — Joie du retour. — Beau développement de la force d’âme d’Auguste Merlet. — L’ardeur de son apostolat. — La vivacité de son amitié. — Sa reconnaissance pour l’amitié supérieure qu’il reçoit de ses maîtres.

Le grand séminaire fut réorganisé partiellement et provisoirement dans une propriété mise à la disposition des directeurs.

« Enfin, voici la nouvelle attendue depuis si longtemps, écrit Auguste Merlet. J’ai reçu aujourd’hui l’ordre d’entrer dans notre nouvelle maison. Je suis bien content, bien content ! Oh ! rentrer ! Jamais je n’ai tant souffert de l’absence de mes confrères, jamais je n’ai goûté si amèrement les douleurs de la solitude. Je vais me retrouver avec mes amis, les voir, vivre avec eux. Quel plaisir ! Je ne les retrouverai pas tous puisque la persécution nous sépare, mais je vais en voir quelques-uns et mon âme est en joie. »

Quelque temps avant la dislocation du séminaire, il avait passé par des émotions joyeuses qu’il exprime avec sa vivacité habituelle.

« J’ai ressenti aujourd’hui une très vive joie, une de ces joies sensibles pendant un certain temps parce que le contentement trop intense de l’âme se traduit au dehors par de vifs épanchements… Je riais tout seul comme un enfant à qui on réalise un de ses rêves les plus chers : j’avais sur ma table mon billet d’invitation à la tonsure. La joie vive du premier instant s’est transformée en un sentiment continu et comme palpable de bonheur qui se répandait sur tout mon être. »

La réalisation de ce rêve si cher fut reculée au mois de mars 1907, et, un an après, rappelant ses souvenirs, il écrivait :

« Il y a un an et un jour, je recevais la tonsure. Je viens de relire les impressions de ce temps-là, je les ai en partie revécues.

« Le charme des jours heureux que je vécus alors ne s’est point échappé de ma mémoire. Il s’est continué pendant toute cette année.

« Je désirais Jésus, je voulais l’aimer, je l’entrevoyais sous la forme d’un idéal brillant et vaste qui s’offrait à mes aspirations. Mais j’avais encore peu senti la réalité de sa vie dans mon âme.

« Pendant les jours de la retraite préparatoire, l’idéal s’est abaissé, je l’ai senti m’animer, me transporter. J’ai goûté la réalité de Jésus, et maintenant que j’y regarde après coup et de loin, cela me paraît une récompense de la naïveté de mes désirs et de mes affections.

« Cette sensation nouvelle créa en moi un bonheur que je n’avais jamais éprouvé et dont sans doute je ne retrouverai jamais l’intensité. A la vérité, cet état n’a pas persisté, la netteté de la sensation s’est effacée. Mais je crois qu’il en est resté quelque chose… Ce fut certainement une époque dans ma vie intérieure. Depuis je fus, me semble-t-il, davantage orienté vers l’action, moins vers le désir.

« Le cours de mon existence est assez bien représenté par le cours d’un fleuve immense ; pendant que le fleuve lent et paresseux s’amuse à ses méandres, la force physique, continuellement agissante, le pousse toujours vers la mer.

« De même je dirige souvent ma vie de façon inconstante. Je suis presque comme les eaux du fleuve qui suivent la pente du terrain, une force inerte que détermine et tiraille en tous sens la diversité des circonstances et des milieux. Et toujours, cependant, sans que je paraisse y mettre beaucoup du mien, l’état intime de mon âme monte, sollicité par une force extérieure vers un but que j’ignore. »

A cette force extérieure qui le sollicite, il répond par une lutte avec des défauts qu’il connaissait bien, par une application constante aux exercices qui développent la vie de l’âme, par des pensées et des sentiments qui s’élèvent de jour en jour.

« … Sans la pratique suivie, appliquée et réfléchie de l’oraison mentale, on ne peut prétendre à aucune vie sérieuse. Non seulement l’oraison oriente notre vie et nous indique la direction à prendre, mais sans elle point de piété attentive et cordiale, point de convictions mûries et senties, point d’observance des meilleures résolutions, point de vie enfin !

« Elle nous donne Dieu en nous le montrant, car elle le donne à notre intelligence pour qu’elle s’en instruise, s’en nourrisse, se convainque de sa bonté, de sa grandeur, de sa vie. Bien faite, pieusement, avec attention, avec cœur, elle met en nous du sérieux pour tout un grand jour, et ainsi, toutes se suivant, elles soutiennent ensemble notre vie et la pétrissent de l’idée et de la sensation de Dieu.

« Un homme qui a la foi, dit-il ailleurs, doit, me semble-t-il, vivre dans le recueillement continu, à un degré plus ou moins intense. C’est un homme d’oraison. Il est fervent dans son oraison, car il se considère réellement en présence de Dieu, lui, l’homme faible, petit, misérable, en face de Dieu le Tout-Puissant. Les actes de foi sortent de l’intime de son être, et il les fait avec une conviction fortement sentie, avec une vive conscience de leur portée. Parce qu’il a la foi, cet homme s’occupe de tous ses devoirs, qu’il considère comme commandés directement par Dieu…

« L’homme qui a la foi sanctifie tous ses instants, car il a dans le cœur le sentiment constant de la présence divine en lui et autour de lui, toujours et partout. L’homme qui a la foi est un homme réfléchi, recueilli, zélé, affable ; l’homme qui a la foi est un saint.

« Si ce sont là les conséquences nécessaires de la présence de la foi dans nos âmes, je dois conclure que je n’ai pas la foi…

« La conviction spéculative peut bien être sincère en son espèce ; mais tant qu’elle n’a pas d’efficacité extérieure, ce n’est pas la vraie conviction. Celle-ci porte aux actes, parce que les vérités religieuses sont de tout l’être et intéressent tout individu. Elle nous fait sentir que notre conviction ne doit pas être réduite à des actes d’intelligence, mais qu’elle doit pénétrer notre vie tout entière.

« La conviction d’intelligence peut nous mener à un certain amour de Dieu : elle est la marque d’une foi réelle. Et même, comme les actes d’intelligence percent toujours un peu dans la vie extérieure, elle peut nous mener à une vertu relative. Mais nous ne pourrons nous arrêter là, nous qui voulons être prêtres et qui devons être des saints…

« Il faut absolument que j’aie la foi, non pas seulement la vertu surnaturelle qui consiste à ouvrir son cœur et son esprit aux vérités qui viennent de Dieu… Il faut que j’acquière la vie de cette vertu, sa conscience en moi quotidienne et aussi continue que possible.

« Être sincère pour nous qui prêchons une religion, ce n’est pas seulement admettre dans son cœur les vérités que l’on annonce aux autres, mais c’est surtout vivre ces vérités dans la vie pratique… Si nous ne vivons pas notre christianisme, nous le prêcherons mal, et surtout nous le prêcherons sans force et sans efficacité, car nos auditeurs ne pourront vérifier sur nous le bien-fondé de nos dires… »

Plus loin, il écrit :

« Toute la noblesse, la transcendance du Christianisme est dans la théorie de la souffrance. Dieu vient sur la terre pour nous montrer que c’est là le chemin de la vie. Par cette théorie, par cet exemple, il satisfait notre intelligence qui cherchait un but à la vie et un sens à la douleur ; il oriente notre volonté qui, attirée par des aspirations de nature, ne trouvait jamais, à les suivre, la satisfaction de ses besoins propres. »

Il a peur, ajoute-t-il, « d’employer le moyen et de mettre la doctrine en pratique » ; cependant ses efforts pour monter sont incessants et c’est avec une expérience personnelle que, en peu de mots, il énonce les principes du renoncement.

« Pour aimer Jésus et vivre de Jésus, il faut que nous aimions la souffrance et vivions de la souffrance. Acceptons-la d’où qu’elle vienne : souffrance de l’esprit et du cœur, torture des sens, mortification de l’esprit propre, effort continu et laborieux pour se réformer soi-même. »

La vie intérieure substantielle, profonde est, chez lui, intense, et plus tard, quand ses confrères en virent l’expression dans ses notes intimes, ils furent étonnés.

Cependant ils l’aimaient et constataient de grands changements, mais une exubérance qui allait parfois jusqu’à la dissipation, une certaine brusquerie leur avaient caché en partie le travail qui s’accomplissait.

Si, au centre même d’un milieu spécial et bienveillant, l’intime d’un homme demeure inconnu, comment, dans le monde, ne nous arrêterions-nous pas au seuil du vrai lorsque l’extérieur ne cadre pas complètement avec notre conception des choses ? Il est vrai que trop souvent nous ne cherchons pas à motiver sérieusement nos appréciations, et, il faut bien l’avouer, quand notre goût est froissé ou que nos idées ne sont pas acceptées, nous devenons singulièrement « sévères pour les imperfections de la vertu ».

Un ancien condisciple de M. Merlet écrit en 1908 :

« J’ai eu le plaisir de revoir A. Merlet à la distribution des prix de Combrée. Quel changement j’ai trouvé en lui ! Le petit air moqueur et sceptique avait complètement disparu ; une conversation sérieuse, relevée, avait remplacé les bagatelles que l’on trouve ordinairement dans la bouche d’un jeune homme de son âge. Sa piété était vraiment exemplaire. Jamais je n’aurais pensé qu’un tel changement pût s’opérer en lui… »

Il marchait progressivement, et à ce sujet écrivait à un ami :

« Certes, dans ma vie, la perfection n’est pas passée en acte, loin de là, je vous assure…

« Mais les revirements d’âme ne se font pas ainsi à la minute, lorsque les deux états, celui qui précède et celui qui suit, sont tous les deux sincères. A moins que Jésus empoigne l’âme si fortement, que, repentante du mal commis, elle soit tout d’un coup portée à la plus ferme volonté pour le bien, et que commençant dans la sainteté sa nouvelle vie, une vie de repentir, elle ne défaille plus.

« Ces conversions sont de celles qu’on relate en des livres. Ce n’est pas la mienne. Je vais peu à peu mon petit chemin, défaillant souvent, recommençant toujours… »

Néanmoins, c’est rapidement que des étapes successives le conduisaient à une maîtrise de lui-même, à une gravité calme dont la note est sensible dans une lettre qu’il écrit après sa seconde ordination :

« Si vous saviez comme lundi dernier le grand jour fut pour nous tous une belle journée ! Le soleil naturel matériel resplendissait dans le ciel et semblait égayer encore en notre honneur notre charmante propriété. Le grand soleil divin resplendissait au dedans de nos âmes, les inondait de sa lumière, les réchauffait de sa chaleur, les animait de sa vie. Et tout le rayonnement intérieur de nos âmes se répandait sur chacun de nos visages, et nous étions et nous paraissions heureux comme on peut l’être en un jour d’ordination. Ceux-là seuls comprennent cette joie qui ont pu la goûter…

« Vous êtes, vous avez été de ceux-là. Je ne veux point m’essayer à vous décrire la douceur des impressions ressenties. Vous avez goûté le bonheur des ordinations bien mieux que je n’ai pu le faire, car vous méritiez mieux que moi. J’ai entendu dire et j’ai pu constater, d’après mon expérience, que ces impressions, loin de se tacher de mélancolie, ne faisaient que s’adoucir avec le temps. Le récit de mes impressions ne pourrait que ternir la poésie de vos souvenirs et je vous paraîtrais trop ce que je suis, c’est-à-dire un novice en fait d’amour de Dieu.

« Je voudrais seulement vous exprimer toute la joie que j’éprouve à me rapprocher ainsi de vous, en me rapprochant de Jésus… Ce n’est pas un sentiment d’orgueil qui fonde ma joie d’être plus près de vous, mais comme un espoir et une assurance d’être mieux à même de vous comprendre, de vous être reconnaissant. Et cela m’est un grand plaisir, bien intime et bien pur.

« Je voudrais aussi vous demander de bien prier pour votre jeune ami. »

Trois mois de vacances sont données chaque année aux séminaristes, moins pour se reposer peut-être que pour éprouver leurs résolutions par un contact direct avec la vie extérieure.

« Je m’efforce, écrit A. Merlet à un directeur du séminaire, d’être très aimable, très complaisant, très avenant ; c’est un ensemble de qualités qui m’a manqué trop souvent et dont j’ai besoin d’ailleurs ; ce m’est un plaisir d’étendre cet effort d’amabilité à toutes nos relations. C’est pour moi, je crois, le meilleur moyen de faire de l’apostolat individuel, comme vous me l’avez conseillé. »

Il essayait ainsi de réaliser ses idées sur « la façon attrayante de vivre la religion ».

« Je n’aime pas les gens qui s’entourent et se hérissent de la force qui est en eux. Ils me font l’effet de cités du moyen âge et semblent bâtis pour la guerre. Leur vertu est bien trempée, leur vertu est édifiante, mais elle est froide, elle n’est pas attirante. Leur parole est aimable, elle peut être élevée ; à mon gré, ce n’est pas une parole d’apôtre, comme je rêve l’apôtre ; ce n’est pas une parole qui tout de suite enveloppe l’âme, l’attire, la séduit.

« J’aime mieux les gens aimables et souriants, d’une amabilité qui n’est pas de protocole, d’un sourire qui n’est pas forcé, qui couvrent leur énergie intime d’un voile de douceur aimante et de bonté insinuante, parce que j’aime mieux nos villages modernes, gais, souriants, pacifiques, attirants, que les cités ceintes d’épaisses murailles, toutes hérissées de créneaux, percées d’étroites portes à pont-levis. J’aime la vertu qui est aimable et douce, j’aime la parole qui est surtout touchante, conciliante… Il me semble que l’amour doit être le principe de notre action sur les âmes, par conséquent l’extérieur dont s’entourent nos actes et nos paroles. »

Son apostolat, il l’exerçait vis-à-vis de ses amis, quand il savait qu’il pouvait être compris.

« Est-ce que tu t’ennuies ? L’ennui, c’est le mal des âmes vides, désemparées, qui ne sont pas éprises de quelque grande œuvre, des âmes jeunes aussi qui ne savent pas encore à qui se donner ni à quoi se dépenser. Ton âme est jeune encore : n’en fais pas une âme vide, terne, sans passion pour le bien, car tu en ferais une âme asservie, une âme vaincue par le corps qu’elle devrait dompter, dominée par des passions qu’elle aurait dû régler, ou au moins une âme inculte qui ne produirait pas le bien pour lequel elle est née. C’est Jules Lemaître qui a dit : « Une bonne action est l’œuvre d’art permise à ceux qui ne sont pas artistes. » Fais beaucoup de ces œuvres d’art. L’occasion t’en vient à chaque instant.

« Te voilà maintenant à un âge où l’on voit devant soi toute sa vie et où l’on réfléchit sa destinée. Ta vie sera ce que tu la feras ; par un tissu de bonnes actions, fais-en une œuvre d’art. Tu sais bien qu’à ton âge ce sont les passions qui font naître le doute. Profite de ce doute pour voir à quel point il n’est pas fondé ; la passion aveuglerait facilement un jeune homme sur les vérités les plus évidentes, de même que, dans une tentation, le mal se farde…

« Tu sais bien que Dieu existe et qu’il est notre maître puisqu’il nous a créés. Il a voulu se faire homme et mourir pour nous après les souffrances les plus atroces. Pour que l’omnipotence infinie consente à jouer ce rôle, il fallait qu’elle nous aimât plus que nous ne méritions, nous, chétives créatures, qui n’usons souvent de notre liberté que pour l’offenser. Conçois-tu après cela quelle audace il nous faut pour résister à un Dieu qui nous a tant aimés, douter de Lui quand on voit partout des marques de sa bonté ?…

« Tu m’accuseras de te faire des sermons… Crois-moi, mon cher ami, ce sont ceux qui te font des sermons qui t’aiment le plus, et avec désintéressement pour ton bien. J’ai été comme toi. La Providence m’a donné des amis et des guides qui ont su me dire les choses sérieusement, qui m’ont fait comprendre la vie, sa raison d’être et son but, qui m’ont rendu à moi-même, qui m’ont fait goûter ce qui est la vraie vie, la plus large, la plus intense, la plus heureuse, la plus indépendante parce qu’elle est à l’abri de tout ce qui peut arriver. Je serais heureux d’être pour toi ce qu’ils ont été pour moi.

« Tu as pu croire parfois que la vie était mauvaise… C’est le signe d’une âme délicate et bonne de sentir les misères et les malheurs. Évidemment la terre est une vallée de larmes. Cette constatation ne doit pas nous mener au pessimisme, mais nous faire prendre la résolution d’alléger la souffrance d’autrui et de rendre le monde meilleur. Il faut que nous ayons faim et soif de faire du bien autour de nous, de semer la passion du vrai et du bien, la passion de la science et de la vertu. Pour nous, cela allégera notre misère en donnant un but à notre vie, un idéal à nos efforts, car nous mourons surtout de ne pas savoir quoi faire. Notre seule raison d’être sur la terre, la seule véritable, la seule qu’on ne peut trouver mesquine et ridicule, c’est de nous pénétrer de plus en plus d’un idéal de vérité, de justice et d’amour, de le préciser, de le fortifier, de le vivre, puis de nous dépenser tout entiers à le réaliser au dehors. C’est cela étendre le règne de Dieu en nous et autour de nous, car le règne de Dieu signifie tous les progrès dans la justice et dans la vertu. Quel plus noble désir, à dix-sept ans, que de vouloir se former soi-même, de devenir un homme ardent, convaincu, fort, capable de semer le bien autour de soi ?

« En dehors de là, si tu sais réfléchir, tu trouveras tout le reste vain, passager, au fond très secondaire. Si, au contraire, tu te pénètres de cet idéal d’action et d’apostolat, il t’emplira tellement le cœur que tu trouveras à la vie un charme merveilleux et une raison d’être absolue.

« Allons, mon cher ami, ouvre ton âme à la vie. Ne la rétrécis pas, ne l’endurcis pas, ne tue pas les élans de ta nature ; apprends seulement à les maintenir, à les discipliner, à les orienter vers un but. Il faut vivre, il faut être fort pour faire du bien. Vois ! notre pauvre France s’en va à la dérive ; c’est à nous de la relever en nous relevant nous-mêmes. Debout et marche ! »

Aucun commentaire à cette belle lettre ne vaudrait la citation des pensées générales de M. Merlet sur l’amitié, sur les aspirations et le développement de ses facultés aimantes.

Il s’exprime avec un charme naïf quand il fait allusion à un froissement.

« Mon cœur se donne avec sincérité et avec simplicité, et cela me fait bien du mal à moi qu’on me repousse. Il faut être bien méchant pour rejeter l’affection d’un homme quand cette affection est pure, qu’elle vient de Dieu. La charité est la plus belle des vertus.

« A mon sens, l’amitié est une véritable communion des âmes ; elle lie deux hommes par l’esprit, le cœur et la volonté, et les fait s’élever ensemble par un effort commun vers un but unique. Être amis pour nous, c’est vivre ensemble par l’esprit et le cœur ; c’est nous confier toutes nos préoccupations, tous nos désirs et tous nos petits désespoirs. C’est la cause de Dieu qui nous unit.

« Il n’est pas de véritable amitié sans la confiance la plus entière… Nous, prêtres et séminaristes, nous n’aurons jamais trop d’amis véritables qui soient d’autres nous-mêmes. Car le grand danger qui nous attend, nous aussi, c’est que nous laissions alanguir notre esprit et notre cœur dans la solitude intérieure. L’amitié nous fera une famille… Notre idéal se précisera par nos vues particulières, nos efforts s’uniront. Il ne faut jamais être seul, même pas pour aller à Dieu. »

Cette dernière réflexion est remarquable sous la plume d’un homme aussi jeune ; c’est par intuition que sa psychologie a la justesse d’une intelligence qui a vu et comparé, car l’expérience de la vie n’a pu lui apprendre les résultats à peu près inévitables des solitudes complètes de l’esprit et du cœur.

« J’ai soif d’amour, continue-t-il, car l’amour c’est la vie de l’âme. Un homme qui n’aime pas est un homme sans âme. Et c’est pourquoi j’ai besoin de Dieu, car Dieu est le pur amour, le seul amour ; et c’est pourquoi l’âme meurt loin de Dieu parce qu’elle n’est plus dans l’amour.

« Si j’arrive à la sainteté, ce sera par l’amour, car la sainteté suppose l’effort et l’énergie, et l’amour est la seule puissance efficace de mon être. C’est l’amour qui nous anime, c’est l’amour qui nous ennoblit. « Toute science qui ne mène pas à l’amour est une science vaine », disait saint Augustin. Comme il était psychologue en disant cela ! Toute mon âme se porte vers cette affirmation.

« Mais je sais que mon amour ne sera véritable, sincère, surtout efficace sur les âmes, que s’il sort d’une vertu solide ; je crois que l’amour sacerdotal, pour être principe d’action sur les autres, doit supposer une grande énergie intérieure, une grande volonté de domination sur soi… L’amour est la fleur de l’âme humaine, à cette fleur, il faut une tige. La tige, c’est la volonté. Chez moi, la fleur voudrait venir avant la tige. Il faut que je fasse croître en mon âme la volonté, source d’énergie, source d’amour loyal et désintéressé.

« Nous convertirons surtout par l’amour. Notre génération est une génération lassée, de décadence, que les arguments d’intelligence ne peuvent pas entraîner, mais qui se rendra à l’amour. Moi, je crois à la bonté des âmes. Nous manquons plus de force que de lumière, c’est l’amour qui nous donnera la force.

« Malgré nos théories socialistes et nos sentiments philanthropiques, nous mourons d’égoïsme. La charité est la vertu de Dieu. Du jour où nous aurons répandu la charité sincère dans les âmes, nous aurons placé Dieu partout. Soyons des prêtres charitables et aimants, et nous serons de bons prêtres. Pour cela, que l’amour passe toujours par Dieu : en Dieu, il acquerra un supplément de force, de pureté et aussi de tendresse.

« Ce fut jusqu’ici pour moi mon plus grand bonheur au séminaire que de sentir chaque jour de plus en plus se développer ma force d’aimer, et de voir m’arriver de toutes parts des preuves d’affection sincère, surnaturelle, chrétienne et sacerdotale. J’ai pu au séminaire comprendre et sentir l’amour, l’amour véritable qui est la vie de Jésus en nous, à la fois immanente et extériorisée, l’amour qui se voile à chacune de nos lâchetés ou de nos fautes et qui s’accroît extraordinairement à chacune de nos petites victoires sur nous-mêmes.

« J’ai trouvé au séminaire l’amitié de mes confrères, amitié sans assez d’ouverture d’âme, de simplicité et d’intimité, parfois, mais amitié bien réelle cependant, bien naturelle et bien franche. On sent réellement qu’il y a entre nous une communauté de pensées, de sentiments, d’affections, une communauté d’idéal, une communauté de bonheur et de paix qui unit intimement toutes nos âmes.

« Mais j’ai trouvé au séminaire un amour plus profond encore que celui de mes amis, plus surnaturel, plus désintéressé : c’est l’amour de mes directeurs… Comme eux aussi ont su comprendre ce que je suis, ce que je désire être, ce que Dieu veut faire de moi !

« Ils ont aimé mon âme pour lui faire du bien… Le bon Dieu sait combien je leur suis reconnaissant pour tant de bienfaits qu’ils m’ont prodigués, pour tant d’amour dont ils ont inondé et inondent mon cœur. Ils ont su m’adresser l’affection douce et enveloppante qui attire, cette affection qui s’épanche et qui appelle un épanchement réciproque.

« Je n’étais rien de bon en arrivant au séminaire. Ils ont ouvert mon esprit et mon cœur à l’influence de Jésus, et je me suis senti naître à une vie consciente et personnelle. C’est en eux que j’ai trouvé le premier amour pour moi, alors que mes amis n’avaient encore qu’une bienveillance négative. »

Ses lettres à sa famille, de sèches et courtes qu’elles étaient autrefois, sont devenues expansives et très affectueuses.

C’est après avoir cité une lettre à sa sœur remplie d’effusions religieuses et de pensées fortes sur la nécessité pour un prêtre de se perfectionner, que le Supérieur du grand séminaire ajoute ces lignes :

« Voilà des pensées faites pour étonner le monde. Il croit difficilement à leur sincérité et veut n’y voir que l’expression d’un enthousiasme juvénile de courte durée. Telles sont pourtant les dispositions de tout séminariste, et, avec une nuance plus calme, de tout bon prêtre. Auguste Merlet sentait plus vivement et disait mieux que beaucoup d’autres, mais certainement chacun de ses confrères pensait comme lui et nul ne l’eût désavoué, même lorsqu’il se déclarait prêt à subir toutes les persécutions que lui vaudrait sa vocation. »

Et quand, au sortir d’un milieu qui les soulève, ils se trouvent aux prises avec une malveillance déconcertante, avec des difficultés dont la mesquinerie arrête leur élan, ils éprouvent évidemment ce que momentanément, par conséquent en très petit, nous éprouvons nous-mêmes lorsque, après avoir vécu un instant de grandes pensées, nous sommes désorientés ou impatientés par les réalités terre à terre de la vie.

C’est alors qu’une main cordiale tendue vers eux est un grand bien. L’abbé Merlet parle souvent dans dans ses notes de son besoin d’être soutenu, du bien que lui fait un mot affectueux. Sans doute, à mesure que la fermeté d’âme grandit, le besoin diminue, mais il restera encore, il restera toujours qu’une sympathie venant du cœur peut avoir des répercussions qui nous étonneraient nous-mêmes si nous les saisissions.

Cependant nous connaissons, pour l’avoir expérimenté par nos propres sensations, l’effet dilatant d’un intérêt affectueux ou simplement aimable, nous connaissons encore mieux le réconfort que produit l’impression d’être assez pénétré, c’est-à-dire assez compris, pour que l’indulgence accueille nos défauts ou nos maladresses.

Cette indulgence est le propre de l’amitié réelle, ou, mieux, d’un esprit familial sincère, et l’esprit familial est, avec le respect de la hiérarchie, le fond intime du véritable sens catholique.

Apprécier ce que l’on nous donne, oublier ce qui ne peut être donné, est assurément une sagesse que nous déclarons très grande quand elle s’applique à nous-mêmes, puisque nul de nous n’est parfait.

En interprétant et modifiant les expressions de M. Merlet, on aperçoit l’harmonie que mettrait, entre les différents milieux dont la foi est la même, la bienveillance familiale qui voile les défauts ou les lacunes, qui s’accroît en face des qualités ou des bonnes volontés.

III

La pensée des difficultés et des souffrances de l’apostolat. — Désir croissant de se dévouer et de devenir un saint pour se mieux dévouer. — Influence douce et pénétrante d’Auguste Merlet.

Confiant, jeune et bon, M. Merlet était nécessairement optimiste ; il le savait et s’en félicitait, car il écrit que sans optimisme on ne peut avoir de l’élan, néanmoins il entrevoyait les souffrances qui l’attendaient dans le ministère actif.

« Être apôtre, être prêtre pour être apôtre, c’est là mon plus grand désir… Être apôtre, c’est souffrir… Je dois donc aimer la souffrance. Les hommes sont toujours ingrats envers ceux qui leur font du bien. Je souffrirai de cette ingratitude d’autant plus que je me serai donné à eux avec plus de confiance, de franchise, d’abandon, c’est-à-dire d’autant plus que je serai apôtre. L’ingratitude reçue est le partage de ceux qui font du bien. L’ingratitude subie est la pire des douleurs. Qu’importe ! Dieu m’appelle à faire du bien. Mais il faudra que j’aime la douleur.

« J’ai conscience que l’on doit rencontrer dans la vie paroissiale, dans la diffusion efficace de ses idées et de ses convictions, d’étranges difficultés dont je ne fais qu’entrevoir l’intensité. D’ailleurs il est facile, à ceux qui n’ont aucune charge, aucune responsabilité, de voir ce qu’il y aurait à faire ; dans toutes ces choses de vie morale, l’esprit qui disserte n’est qu’à peine effleuré par les difficultés pratiques qui, dans la réalité de la vie, pèsent de tout leur poids…

« Comme le prêtre doit souffrir dans une paroisse où, malgré le bien qu’il fait et qu’on accepte, on repousse méchamment son ministère d’amour ! On ouvre bien large la porte aux aumônes qui précèdent le prêtre, et on la ferme bien vite à Dieu qui le suit. Et l’on sent tout cela, et l’on fait des efforts pour transformer ces âmes matérielles, mais hélas ! tout est inutile. Le découragement assaille l’âme alors. Et le découragement, c’est le meilleur asphyxiant de la piété. Et il faut lutter contre soi-même, lutter contre ses propres facultés affaiblies et sans ressort. Il est vrai que Jésus est là, mais il nous faut faire beaucoup nous-mêmes afin que Dieu nous aide.

« C’est là la vie du prêtre, c’est à quoi j’aspire, moi aussi. Je vais encourir les humiliations, les mépris, l’insuccès surtout. Pourrai-je lutter alors contre le découragement devant la mauvaise volonté des autres, moi qui déjà me décourage devant l’œuvre à faire en moi-même seulement ? Qu’il faut être fort pour ne pas être atteint et entraîné par la faiblesse des autres !…

« Nous connaîtrons les moments où, sous les coups de l’opposition, de la contradiction, de la haine extérieure, on ne sent plus en soi que le vide affreux et froid, et on ne trouve plus de point d’appui pour une énergie plus nécessaire que jamais. Et les idées d’abattement, de découragement, de lassitude, se feront jour ; pour un moment le plan de notre vie s’éloignera de devant nos yeux, et nous lâcherons tout. Dieu fasse qu’après cette chute nous nous relevions promptement, pour continuer la voie douloureuse !

« Il faudra que jamais notre action extérieure ne se ressente de notre abattement intime, mais que nous sachions combattre pour Dieu joyeusement, avec entrain, comme un guerrier sûr de sa victoire.

« Si, par notre douleur, notre abattement, l’œuvre de Dieu vit et croît, jeune et forte, que nous importera nous-mêmes ? Qu’importera-t-il si nos ennemis s’acharnent davantage encore à nous faire souffrir ? Ils pourront mettre à nu nos défauts, dévoiler nos abattements, nous couvrir de taches factices et imméritées, et dans le frissonnement de tout notre être, sous cet amoncellement de calomnies et d’outrages, nous clouer durement à la croix de la souffrance qui se tait et nous exposer ainsi, accusés, vilipendés, calomniés, aux regards étonnés et gouailleurs de tous… Pour Dieu et pour son œuvre, qu’importe notre souffrance ?… J’accepte la situation. »

Ailleurs il écrit :

« Dans l’ardeur de mon zèle, je voudrais voir tous les hommes devenir des saints, ou voir au moins tous les gens qui se disent chrétiens, vivre en chrétiens. Puis, après avoir épuré notre bergerie, nous partirions à la conquête des âmes, brebis égarées… Oh ! quels rêves d’apostolat ! Pour être plus vastes, ils seront peut-être plus vagues, moins efficaces, je souhaite que non…

« Convertir beaucoup, beaucoup d’âmes à l’amour ardent, vivant du christianisme, semer partout la vertu, signe de Dieu… tout cela attire mon âme. Il est des moments où l’envie de l’apostolat réel pousse notre vie. C’est la pensée, la sensation du but à atteindre que Dieu ranime dans nos cœurs.

« On se sent alors capable de convertir tout le monde. Hélas ! c’est bien souvent une excitation trop vive qui dure le temps d’une flambée de paille. C’est la grâce qui passe et nous émeut, et nous, lâches, nous la laissons passer et nous restons dans notre nonchalance. Que je voudrais être apôtre agissant pour Dieu avec feu, avec conviction !…

« Mais pour répandre le Christ, il faut le posséder dans le cœur, dans l’âme, le vivre dans la vie. Et tout cela, c’est le sacrifice, le renoncement, la souffrance, toutes choses qui coûtent et qui ne sortent pas spontanément de notre âme.

« Je me surprends parfois en train d’ébaucher un volume dans ma tête ou de préparer un discours, ou de fonder une œuvre. Je me vois alors tout autre que je ne suis actuellement : je suis tout zélé, actif, j’enveloppe l’erreur et le mensonge de l’éclat de la vérité divine qui touche, qui attire bien des âmes, qui provoque beaucoup de conversions. Je me représente travaillant le monde à la voix du Christ, introduisant partout la douceur, la charité, l’amour.

« Tout cela n’est-il que rêve d’ambition ? Je ne le crois pas. Cela est trop doux dans mon âme, et cela ne vient qu’aux heures où je suis calme et où je pense à Dieu… »

Mais, un mois plus tard, il écrit :

« Peu à peu, j’ai senti monter dans mon esprit la persuasion qu’il entrait une part d’amour-propre, de satisfaction naturelle dans ce grand désir de sauver les âmes. Pourquoi entrevois-je seulement la perspective de mon apostolat se déroulant après le séminaire par des œuvres extérieures, des œuvres qui font valoir, qui mettent en relief ? Sans doute, j’avais bien en vue le grain de sénevé dans l’âme de mes frères ; mais, sous cette intention excellente, se cachait l’espoir orgueilleux de paraître zélé, de passer pour un homme apostolique, pour un saint.

« C’est le plus sûr moyen de n’arriver à rien que d’invoquer ainsi hypocritement le secours de Dieu pour faire une action, puis, l’action faite, de me mettre entre le résultat et Dieu pour accaparer toute la gloire d’un succès nullement imputable à ma propre vertu…

« Il me faut me défier beaucoup de mes attraits pour le bien. Il ne faut pas que nous agissions avec des intentions naturelles… Un apôtre n’est pas apôtre seulement parce qu’il crée des œuvres, qu’il se dépense extérieurement sans compter, il est apôtre surtout en méritant lui-même.

« Je puis donc être dès maintenant un apôtre en méritant beaucoup, en priant beaucoup. Cela est moins dangereux pour mon humilité, cela est aussi sûr que si j’allais fonder patronage et cercles d’études… »

Il y a un certain temps, dans un congrès diocésain, on lut un rapport sur le recrutement des vocations sacerdotales dans les écoles. Le rapporteur énuméra les qualités et les tendances que devaient avoir les enfants qui songeaient à la prêtrise.

En sortant, il fut accosté par un homme du monde qui lui dit : « Votre rapport, monsieur le curé, a été pour moi une révélation. »

« Cependant, disait l’auteur du rapport, je n’avais parlé que d’un minimum de qualités vraiment nécessaires. »

Quelles proportions eût donc prises la révélation si on avait montré que l’éducation morale et religieuse, qui attend ces enfants, peut conduire un jeune homme à s’adresser le reproche émouvant de « se rechercher lui-même » parce que sa soif de faire le bien est trop grande ?

Malgré son scrupule, l’abbé Merlet revient sans cesse à ses beaux rêves.

« Je sens tout mon être frémir d’enthousiasme et se soulever de désir lorsque j’entends répéter la liste des grands hommes qui, en 1830, s’unirent pour combattre ensemble et avec toute la fougue de leurs convictions : Lacordaire, Montalembert, etc. Quels efforts et quels succès nous rappellent ces noms ! Quelle marche entraînante ils opèrent ! Quel vaillant combat ils soutiennent pour Dieu et la liberté ! Nous sommes les héritiers de leur tâche et les continuateurs de leur œuvre. Agissons vaillamment, loyalement, désintéressés comme ont agi les grands propagateurs de la foi.

« Je sens monter en moi une intelligence de plus en plus grande de ce qu’est la vie, chose pleine de misères, d’angoisses, de difficultés, semée de quelques joies et de rares consolations, mais tout éclairé d’en haut par l’idée du devoir.

« Mon idéal se fait de plus en plus net et plus prenant. Toutes nos grandes douleurs, générales ou particulières, m’étreignent le cœur. Le spectacle de notre abaissement moral et social me ferait bien pleurer… Il faut que nous nous levions grands, forts, l’âme remplie d’idées généreuses et d’aspirations nobles et que nous relevions dans un élan d’enthousiasme fécond toute notre génération, la génération qui s’affirmera et régnera demain. Je dois consumer ma vie pour cette cause magnanime et orienter tous mes actes vers ce but.

Les esprits sont pleins de préjugés et imbus de partis pris, les volontés sont faibles, lâches, inertes, les cœurs sont égoïstes. La France se débat dans l’incertitude de son rôle, dans l’ignorance de son but. Nous devons rendre la France à Dieu… Par tous les moyens légitimes, par un effort ininterrompu de tout notre être, nous voulons tendre à la renaissance de notre chère nation.

« Pour cela nous avons besoin de nous former nous-mêmes, d’élargir nos esprits et nos cœurs, d’ouvrir nos âmes…

« Devenons des saints, des hommes forts, larges, généreux, qui ne vivent que pour Dieu et orientent tout à Lui, mais des hommes qui vivent, qui vivent plus que les autres pour ramener les autres à la vie. »

Il s’épanche avec des amis sur ses idées d’action sociale.

« Nous devons orienter nos œuvres vers un esprit social, et tendre par elles à l’amélioration du régime de la société.

« Il me semble que la véritable tactique est de faire de chacun de nous des unités fortes qui, partout, puissent devenir un centre d’influence et d’action pour le bien. Je voudrais que nous ne nous isolions pas de la vie nationale, que nous soyons tous assez forts pour aller porter la bonne nouvelle au milieu des Gentils…

« Évidemment pour nous, prêtres, le but social n’est pas le but dernier, spéculativement parlant… Nous ne remplirions pas notre rôle sacerdotal si nous nous contentions d’avoir, le plus profond et le plus sincère possible, le désir de faire du bien à l’humanité… De plus, si nous n’avions que des théories justes, excellentes, qui nous assurent l’influence sur les foules, et que nous ne comptions que sur le développement de ces théories pour ramener le monde au Christ, nous nous tromperions grandement…

« Ne méprisons pas les talents humains, la culture humaine, les moyens humains. Rappelons-nous seulement tout le mal que nos adversaires nous ont fait par les seuls moyens humains. Il faut que nous soyons d’esprit et de cœur assez ouverts, de volonté assez forte pour les vaincre sur le terrain qu’ils ont choisi. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter là… nous ne voulons pas seulement former des hommes, mais aussi et surtout des chrétiens, des fils de Dieu.

« L’œuvre est divine. Si nous n’employons alors que des moyens humains, ils n’aboutiront pas, n’étant pas proportionnés à la fin… Nous voulons répandre la vertu, la sainteté, il faut donc que nous soyons saints nous-mêmes… La sainteté, c’est le don de soi-même à Dieu. On est un saint, à mon avis, quand on ne vit en tout que pour Dieu de qui on fait le centre de sa vie…

« Quant à la fameuse distinction entre vertus passives et vertus actives, je ne l’admets pas du tout en pratique. Je ne connais qu’une sainteté, qui est toujours active, et qui est un effort constant vers le bien à faire en soi et dans les autres… »

Sans cesse dans ses notes il revient sur l’apostolat, sur les conditions qui doivent le rendre fécond.

« Certes, je suis bien partisan de la méthode d’aller au peuple ; il faut bien que le prêtre prenne contact avec les fidèles, parce que les conseils et les enseignements ont besoin d’être spécialisés, comme individualisés pour avoir quelque influence pratique. Les curés ne doivent pas attendre que les hommes viennent à eux ; ce n’est pas une méthode de conquête cela, et nous devons conquérir puisque nous sommes en minorité. Jésus est venu à nous pour nous sauver ; allons aux autres, aux mauvais, aux anticléricaux pour leur montrer l’intérêt que nous leur portons, pour les sauver eux aussi… »

Évidemment ces lignes sont empreintes de quelques illusions. Auguste Merlet n’avait encore vu que de loin les difficultés qui entravent, dans un grand nombre de paroisses, l’action du prêtre, et que, dernièrement, un curé de Paris mettait en évidence par des mots précis :

« Le curé est présentement suspecté, entravé, combattu, presque par tout le monde à la fois.

« Chaque matin, une certaine presse déverse sur lui le flot de ses sarcasmes, de ses injures, de ses calomnies, le représentant, aux yeux des foules, comme l’homme d’un autre âge, un obstacle au progrès, un ennemi dont il faut se défaire.

« Les pouvoirs publics l’ignorent, mais le surveillent ; et s’il vient à défendre les intérêts dont il a la charge, il est menacé de toutes les foudres de la loi.

« Quant à ses paroissiens, ils lui sont, pour un certain nombre du moins, ou hostiles ou indifférents, insensibles aux témoignages de zèle et de charité qu’il leur prodigue.

« Pour lui, enfin, dans son presbytère, une fois remplie sa tâche apostolique, il vit retiré, pauvre le plus souvent, trop fier pour se plaindre, se contentant de prier et de souffrir pour le salut de son peuple. »

Mais devant ce tableau, Auguste Merlet eût répondu : « Qu’il arrive ceci ou cela, que nous importe, à nous, si nous avons épousé les seuls intérêts de Dieu ! Qu’importe que nous soyons persécutés ! »

Pour lui, il importait seulement de travailler pour Dieu.

Après avoir parlé de l’action du curé, il ajoute sagement :

« Il faut cependant que le curé vive à l’écart, qu’il ait son chez soi où l’atmosphère soit plus douce, plus élevée, plus religieuse, afin que son âme puisse s’entretenir dans la bonté, l’élévation d’esprit et d’idées, la religion intérieure… »

« Je tâche de me faire tout à tous, écrit-il pendant les vacances, ne fût-ce que par les saluts, les quelques mots adressés par hasard. Je crois qu’ils ont senti déjà que je prends mon rôle au sérieux ; je voudrais qu’ils sentent combien je les aime, combien je désire les rendre heureux, bons et purs en leur donnant Jésus, l’intensité de sa vie…

« Puis il est quelques âmes que je fréquente de plus près, que J’essaie d’élever, d’ennoblir, dont je voudrais faire l’idéal beau et bon, dont je voudrais rendre la façon de juger large, tolérante et douce, la façon d’agir énergique et prudente… Cet apostolat individuel est bien intéressant, mais assez difficile aussi, car il faut tour à tour une grande précision d’idées et une grande force de sentiments…

« Nous jetons la semence du bien comme les paysans jettent la graine ; à Dieu le soin de faire fructifier l’une et l’autre.

« Qu’il est doux de soutenir, d’instruire, d’éclairer, de vivifier une âme, de lui suggérer doucement les pensées de courage, de vertu, d’amour, de lui faire sentir l’existence de toutes ces choses auxquelles on ne veut plus croire ; de lui révéler l’amour nécessaire de tous les malheureux, la compassion de toutes les personnes, de lui exprimer l’affection qu’on lui porte et le désir qu’on a de la voir se bonifier, s’ennoblir, s’ouvrir à la charité ! Qu’il est doux de faire du bien aux autres ! Comme les relations d’âmes rapprochent les cœurs !… »

Une nature aussi ardente, une intelligence aussi ouverte que celles de M. Merlet n’appartiennent évidemment qu’à une élite ; mais, comme il le dit lui-même, il était uni à ses confrères par une complète communauté d’idées et de sentiments.

Brillantes ou médiocres, les facultés morales et intellectuelles sont cultivées au séminaire de façon à donner leur maximum de bien ; les bonnes volontés sont toutes dirigées vers les sommets, et si les sommets ne sont pas toujours atteints, il reste néanmoins des sentiments et des aspirations qui, de façon générale, dépassent de beaucoup la moyenne.

C’est pourquoi Jules Lemaître, après avoir parlé des préjugés et des calomnies répandus dans certains milieux, a écrit ce mot, frappé au coin du bon sens :

« Les gens qui ajoutent foi à ces lourdes calomnies ignorent ce qu’est l’éducation des prêtres et quelle empreinte elle leur enfonce au plus profond de l’âme. Puis ils ne songent point combien serait dure à jouer et de peu de profit la comédie qu’ils leur attribuent, et de quels horribles sacrifices les prêtres incroyants payeraient d’assez minces avantages. »

En se rendant compte de cette éducation, on comprend mieux les ressorts intimes d’un épiscopat et d’un clergé qui, fermes devant une basse persécution qu’ils subissent sans se plaindre, donnent le noble exemple de l’union, de la discipline et du désintéressement, forces qui ne naissent pas spontanément, mais sont la conséquence des vertus acquises.

IV

Le service militaire en 1908. — Auguste Merlet résume toutes ses pensées en un seul mot : faire son devoir. — Il le fait en cherchant aussi à faire du bien. — Premières atteintes de la maladie. — Il est réformé le 5 décembre. — Les derniers mois de sa vie.

Au mois d’octobre 1908, l’abbé Merlet devait entrer dans ses deux années de service militaire.

Le soir du jour où il commençait la retraite qui précède le départ des séminaristes pour la caserne, il écrit :

« Pendant que, ce matin, les aînés que j’ai connus et aimés recevaient la grâce et le pouvoir insignes du sacerdoce, je les suivais de ma pensée et de mon amour, et je les servais de mes mains. A force de voir ainsi se succéder les ordinations, mon tour viendra aussi…

« Aucune préparation ne me sera plus efficace et ne me pénétrera plus intimement que la vie de caserne, avec tous ses efforts incessants, toutes ses luttes, tous les découragements de l’âme, tous les dégoûts du cœur, et tous les fléchissements de la volonté, si je sais me diriger dans la lutte, réprimer les fléchissements, empêcher les découragements et les dégoûts.

« Et pour cela que devrai-je faire ? D’un mot : faire mon devoir.

« Puisque soldat je suis, soldat je saurai être, accomplissant mon métier tout simplement et de bon cœur, camarade, par l’amour et la bonté, de tous ceux qui seront mêlés à ma vie. Je devrai montrer à tous que nous savons aimer la patrie et retrouver son image jusque dans les tâches les plus ingrates et les dévouements les plus lointains… »

Après la retraite, il passa quelques jours dans sa famille et, dans une lettre à son directeur, résume ses inquiétudes, ses résolutions et ses espoirs.

« La perspective de la caserne ne m’inquiète pas trop, mais l’attente m’ennuie. Ici, je manque de recueillement ; la dispersion de ma vie nuit à la cristallisation et à la précision de mes résolutions.

« Des résolutions, m’en faut-il beaucoup ? Je n’ai point de système préconçu d’action et d’influence autre que celui de faire mon devoir toujours et de mon mieux. Je serai attentif à comprendre les avertissements des choses et les leçons des circonstances. Je suis fermement résolu à ne pas laisser amoindrir mon âme par la déperdition de la vie intérieure, et, du foyer du mal, à orienter tout mon être vers Dieu afin que toute ma vie soit une protestation d’amour et de dévouement.

« Résolu ! Que dis-je ? Hélas ! je n’ignore pas qu’il est bien facile de prononcer de ces promesses magnifiques, et je sais qu’il est beaucoup plus difficile de les tenir, parce que leur accomplissement suppose déjà un niveau élevé de perfection.

« Je me dis bien qu’à la caserne il doit être bien difficile de se reprendre, au-dessus des mille préoccupations absorbantes de la vie matérielle, pour ramener chaque chose à une forme du devoir et à un pas accompli dans la réalisation de l’idéal…

« Votre tâche à vous, mon père, pendant ces deux années, sera de me montrer cet idéal que je sais le véritable, l’unique. Pour moi, peut-être ne l’apercevrai-je plus si bien, gêné par le brouillard ambiant ! De loin, vous le ferez resplendir à mes yeux, aussi beau, aussi enthousiasmant que je l’ai senti parfois, aux moments de grâce particulière, quand Dieu voulait m’attirer en avant.

« Vous me rappellerez souvent que j’ai donné ma vie pour les hommes, mes frères, que je dois employer les ressources de mon intelligence, les ardeurs et les passions de mon cœur, les énergies de ma volonté pour faire le bien autour de moi, pour être un apôtre du Christ. Quand l’effort m’aura lassé et que le découragement tentera d’effleurer ma vie, vous me redirez que la souffrance vient là pour rendre le travail fécond, que Dieu nous envoie la peine pour nous exciter, non pour nous abattre.

« Vous saurez, mon père, tous les désirs, toutes les aspirations, toutes les idées et les élaborations de mon esprit, vous entendrez tous les battements de mon cœur. Mon âme vivra à l’ombre de la vôtre ; vous savez qu’elle est faible, parfois bien lâche et souvent bien égoïste, mais aussi qu’elle voudrait être ardente et généreuse, qu’elle veut aimer le bien et se consumer pour lui. Vous l’attirerez par l’amour, vous la vaincrez par la douceur et la persuasion.

« A cause de cela, j’ai confiance. Vous, mon père, et tous mes amis et tous ceux qui m’aiment, aiderez mon âme à vivre, et si mon âme vit, je saurai me dégager des matérialités de la vie militaire… »

Il fut envoyé au 116e régiment d’infanterie, à Vannes, et entra à la caserne le 8 octobre.

Les lettres qu’il écrit à cette époque ont un intérêt très particulier parce qu’elles présentent un aspect assez inconnu des dangers de la caserne pour des hommes habitués à élever leurs pensées vers un idéal religieux.

« Je trouve, écrit-il à un séminariste, ancien soldat, qu’il y a deux choses contre lesquelles vous devez me prémunir en m’encourageant. Il y a d’abord le fléchissement de l’intelligence et de la volonté. On oublie de se reprendre, de se diriger, de se porter à Dieu… La vie militaire serait très méritoire si on savait la vivre par esprit de sacrifice, car c’est une vie d’abnégation, d’oubli de soi… Depuis hier nous faisons à longueur de journée des « demi à gauche » ou « à droite », des changements de pas en exercice individuel. A faire tout cela simplement, avec cœur et bonne volonté, on acquerrait des mérites de trappiste.

« Le second danger est l’oubli de nos devoirs d’apostolat. Avant la caserne, je m’étais proposé de mon mieux et le plus sincèrement de vivre en apôtre, de penser que j’ai du bien à faire à la caserne et que je dois commencer là ma vie future de prêtre. Eh bien ! ici, l’enthousiasme de ces idées tombe, et peu à peu la surprise et le dégoût moral que l’on éprouve dans le milieu de la chambrée désorientent les bonnes volontés, la première difficulté déroute et on ne sait par quel bout la tourner.

« Je prendrai à part ceux qui sont le plus lancés et dont on ferait beaucoup si on pouvait faire quelque chose. Et puis j’ai encore bien d’autres projets en tête.

« J’aurais été content de passer rapidement caporal pour avoir plus d’influence et mieux empêcher le mal de se produire.

« Ici on peut apprendre à se faire une idée exacte de ce que sont la bonne ou la mauvaise foi chez des jeunes gens de vingt ans. Je crois de plus en plus que si l’on tient compte du milieu, de l’éducation, de la force de résistance aux mauvaises inclinations, il faut être très indulgent ; comme le disait ce matin un curé dans la chaire, les pauvres jeunes gens sont d’ordinaire plutôt victimes que coupables, victimes du manque d’éducation et de préservation, du milieu, du temps, des trop grandes difficultés. C’est pourquoi il faut être bon, doux, tolérant envers tous. C’est la conviction que je m’efforce de vivre et de faire transpirer. J’en attends les fruits et je ne désespère pas. Malheureusement, je suis trop mou, trop flasque, trop négligent. Je ne suis pas un véritable apôtre…

« Je remarque que vous avez su observer la caserne et la comprendre. On y a de fréquentes occasions de souffrir, de souffrir dans le corps que nous faisons travailler et que nous fatiguons, dans l’intelligence qui voudrait vivre et à laquelle nous ne pouvons fournir aucun aliment, dans la volonté qui flotte sans pouvoir s’orienter et se reprendre… »

« Vannes, novembre 1908.

« Que j’ai grand besoin d’être relevé, soutenu ! Je ne suis pas malheureux, ici, loin de là ! A la 6e compagnie, tous les gradés sont très aimables. Le milieu est même relativement bon. Naturellement on jure beaucoup, toujours ; cependant la plupart de ces pauvres jeunes gens n’ont pas l’air méchants du tout. Mais toute la vie que l’on mène ici, si l’on ne se reprend fortement, tend à éloigner l’âme du surnaturel, à détendre tous les ressorts et à émousser toute la délicatesse des facultés. Reportez-moi à Jésus, parlez-moi de Lui, racontez-moi comment vous l’aimez, rappelez-moi que je dois l’aimer et le donner. Je n’ai plus d’idées. Pendant un moment, je ne me possédais plus ; je me demandais si j’étais bien le même, séminariste et représentant de Jésus encore, et toujours, et quand même. Il faut que je sois apôtre, que je répande l’amour et au moins l’exemple et le respect du bien… »

« Vannes, 14 novembre 1908.

« Encore une fois, merci ! Le bon Dieu vous sait gré du bien que vous me faites ; vous me consolez, vous m’encouragez et me relancez parce que, à vous lire, je me trouve placé dans le cercle d’idées et de sentiments que je cherche souvent sans les retrouver toujours.

« Bénie soit la voix qui nous apporte à la caserne le souvenir du Christ à qui nous sommes consacrés ! Récompensé soit l’ami, le frère qui ne craint pas de donner à son frère une demi-heure de son temps pour lui parler de la patrie. Oh ! moi, je pense souvent à vous en particulier, à tous mes confrères, et rien ne m’est plus doux que de recevoir une lettre du séminaire. Car, voyez-vous, j’ai besoin de la protection que m’assurent votre affection et vos prières. Je vois trop le danger dans lequel je tomberai bientôt si je reste isolé, si grâce à des communications incessantes avec vous par pensées et par lettres, je ne me place dans une atmosphère de sentiments chauds et généreux, d’idées nobles et surnaturelles. Je vous exprime bien mal tout cela, mais enfin croyez-moi bien convaincu et très reconnaissant du bien que vous me faites. Je sens, exactement comme vous l’avez senti, la situation morale qui nous est faite à la caserne. Même dans ma chambrée qui est bonne, où tous les camarades sont aimables, bienveillants et convenables, où j’ai de bons amis et même un séminariste comme voisin, je me trouve seul, isolé, délaissé. L’âme est triste de ne pas vivre, et c’est cette apathie de l’âme qui me donne une sensation d’isolement et d’impuissance.

« Naturellement, je suis arrivé ici avec quelques illusions ; d’un côté, je me figurais la vie plus dure, plus pénible au point de vue matériel, plus grossière et plus dégoûtante pour les relations ; d’un autre côté, je croyais plus facile l’apostolat, l’épanchement de l’âme et l’action autour de soi. Eh bien, le milieu où je me trouve n’est pas si dégoûtant que je me l’étais imaginé, et cependant l’action est moins facile que je ne l’avais espéré, au moins apparemment. Bien que les camarades soient très gentils et que je sois en relations continuelles avec eux, je me trouve seul. Eux ne semblent vivre qu’à l’extérieur et ne se préoccuper que du service, et moi je voudrais vivre de cœur et d’âme, et c’est l’âme qui souffre d’être isolée.

« Comme vous, j’aime la sensation austère de l’isolement, du délaissement de l’impuissance pour le bien. Le sacrifice est dur, mais lorsqu’on sent le sacrifice que l’on accomplit, on est joyeux de l’offrir au bon Dieu… Malheureusement je ne puis goûter cette joie du sacrifice et du broiement de l’âme. Toujours le danger est là, le véritable et le premier danger de la caserne : le laisser aller de tout l’être à la monotonie de la vie journalière, sans intention, sans vigueur, sans raison, le fléchissement de l’âme qui voudrait oublier sa misère et se retirer dans l’inaction… »

Malgré son ardeur, malgré sa maturité de jugement, bien que parvenu à ce degré de perfection où l’on répète avec un ami du séminaire ce mot étonnant qui dénote tant de force : « Comme vous j’aime la sensation austère de l’isolement, du délaissement, de l’impuissance pour le bien », il redoute « la tendance funeste à se mettre au niveau du milieu, c’est-à-dire à ne vivre que dans les seules préoccupations matérielles ».


Chaque soir, il se retirait pendant quelques heures dans une maison où un vicaire général de Vannes offrait l’hospitalité aux séminaristes soldats.

« Me voilà sorti et en train de vous écrire. Quel bonheur ! je n’entends plus crier, blasphémer… »

Son biographe raconte un fait qui est à l’honneur des soldats avec lesquels devait vivre l’abbé Merlet.

« Un soir, peu de jours après son arrivée, il avait dû protester contre une conversation déplacée : il l’avait fait avec fermeté, mais sans colère, puis dès le lendemain matin était entré en explications avec celui qui avait été le plus directement visé. Il n’eut pas besoin de faire entendre une nouvelle réclamation ; à partir de ce jour, personne ne se permit devant lui une parole inconvenante ou de nature à le froisser. Comme il se l’était promis, de tous ses camarades il se fit des amis. Il estimait d’ailleurs qu’il fallait pour cela peu de chose : « De la gaieté beaucoup, de la douceur et de la patience, avec une grande régularité de vie. »

Il avait fait un premier voyage à Angers quand il reprend son journal délaissé depuis son entrée à la caserne.

« Voilà le premier épanchement de ma vie de caserne. J’ai senti hier au séminaire que j’ai besoin de cela si je veux vivre de l’intelligence et de l’âme, et non pas seulement du corps.

« Oh ! le cher séminaire ! le séminaire, ce corps moral que je me prends à aimer passionnément en chaque lieu où la persécution transporte sa demeure, comme je fus content de m’y retrouver hier et de vivre un jour au milieu des directeurs et de mes confrères !

« Je me souviens encore de l’émotion qui me saisit au cœur dans le train, l’autre jour, quand j’approchais d’Angers, et devint de plus en plus intense jusqu’à ce que mon âme se fut abritée dans la maison du Seigneur. Au séminaire sont tous mes souvenirs les plus chers, mes affections les plus efficaces et les plus fécondes pour ma vie : c’est là que l’on prie le plus pour moi, pour que je sois fort et vaillant dans les obligations les plus mesquines et les occupations les plus vulgaires. »

Le jour suivant, il continue :

« La journée fut pénible, aujourd’hui. Les lendemains de permission sont tristes, tristes. J’avais l’âme lasse, abattue. Je pense beaucoup au bon Dieu… De temps en temps, mon esprit se retourne vers Lui, à l’une ou l’autre occasion… pour un blasphème que j’entends prononcer ou une sottise qu’un camarade laisse échapper…

« Mais cependant je ne suis pas content de moi. Il me semble que je n’ai pas d’ardeur, que je ne fais pas ce que je devrais faire. Je n’ai pas assez d’entrain ni de bonne humeur, je ne sais pas profiter de toutes les occasions qui pourraient naître de faire du bien, de dire une bonne parole, de relever un semblant de provocation à parler. »

Le 15 novembre, il écrit à un ami :

« Priez beaucoup pour moi. Je pense à vous souvent ; mon âme se reporte au séminaire, et le souvenir de la vie qu’on y mène me réconforte et me relève. »

Le 19, à la suite d’une marche fatigante, tandis qu’il s’occupait de mettre son équipement en ordre, il fut pris d’une hémorragie abondante.

Le 5 décembre il était réformé et rentrait dans sa famille sans se douter qu’il était mortellement atteint.

Égal à lui-même dans cette épreuve qui le terrassait, il écrivait à son directeur :

« Je me soumets le plus docilement que je puis à la volonté de Dieu. J’ai expérimenté déjà à loisir que c’est dans cette abnégation de moi, dans ce renoncement joyeux à mes désirs et à mes projets qu’est la meilleure et la plus substantielle partie du mérite.

« J’avais fait les plus beaux projets d’apostolat à la caserne. Je m’efforçais de mon mieux de les réaliser. Peut-être commençais-je à réussir un peu.

« Eh bien ! voilà que tout est fini pour moi ! Dieu m’a épargné la longueur de l’épreuve et il a confié à d’autres l’action que je rêvais. Que sa volonté soit faite ! S’il me veut malade maintenant, que sa volonté soit faite encore ! C’est une épreuve que je n’avais jamais prévue ; et fier de ma solide santé, je me croyais le maître de mon avenir. C’est Dieu qui est le maître. Mes projets ne sont rien s’Il ne les approuve. Tout est dans la soumission humble et confiante à sa sainte volonté. Sans cela, la vie serait incompréhensible et vaine, et le monde serait mené par un hasard aveugle, irresponsable et absurde. Nous sommes dominés de toutes parts par une force qui serait sans raison si elle n’était l’ordre. Et parce qu’elle est l’ordre, le devoir et la destinée de l’homme est de s’y soumettre. » — 16 décembre 1908.

Ce même jour, il écrivait à l’un de ses amis du séminaire :

« Mon bien cher ami,

« La première pensée qui me vint après la lecture de votre lettre fut que je suis trop indigne de votre amitié… Mais je me suis dit aussitôt que cette amitié est une grâce de plus que le bon Dieu offre à mon indignité, que la main dans votre main je serais moins faible et moins lâche, qu’en unissant ma vie à la vôtre par la communion de prières, de pensées, de résolutions, je l’élèverais et la soutiendrais beaucoup.

« Je ne doute pas que nous ne soyons faits pour nous entendre. Si vous avez senti (et j’en suis sûr) que le sacerdoce vers lequel nous allons est un don réel, total, absolu, de soi-même à Jésus, si vous avez senti les réalités surnaturelles effleurer un jour votre âme et vous apparaître comme l’unique fin de notre vie et de tout, nous ne devons avoir qu’un cœur et qu’une âme, puisque tous nos efforts seront orientés vers le même but et notre âme tendue vers le même idéal.

« Ma vie religieuse fut longtemps faite de sentiments. Je ne m’en plains pas, car bientôt le sentiment porta toutes mes préoccupations vers Dieu. Et c’est alors que peu à peu je commençai à percevoir un idéal de vie. Je sentis réellement que puisque Dieu existe, Il doit être la fin actuelle et présente de toutes nos actions, fin infiniment aimable, parce que Dieu est notre père et qu’Il a crucifié son Fils pour nous racheter. Et il m’a semblé que ces pensées sont extrêmement sérieuses et qu’il suffit de les avoir comprises au fond de soi pour se donner tout à Dieu.

« Malheureusement, ou plutôt heureusement, le principal n’est pas d’entrevoir un idéal, mais de le réaliser. Et c’est pour ce long effort ininterrompu que nous devons mettre en commun nos pensées, nos aspirations, nos résolutions, parce que, au moral, autant et plus qu’au physique, l’union fait la force.

« Et puis l’idéal est l’idéal ; et si l’on ne sent pas qu’il reste l’idéal, il est bon qu’on le précise et qu’on s’en fasse une règle.

« Avant de partir à la caserne, je fus pris d’un beau zèle un peu naturel et présomptueux. Je crus que j’avais mission de partir en guerre pour convertir le monde. Naturellement, comme il sied, je tempérais mon ardeur d’actes d’humilité, mais je me sentais quand même heureux et fier de partir à la conversion des infidèles. Je fus heureux dans mes essais d’apostolat, puisque j’avais conquis l’affection de mes camarades. (Je fus extrêmement touché de recevoir une lettre où était apposée la signature de chacun d’eux avec un mot aimable.) Et maintenant voilà que Dieu me retire, m’arrachant moi-même au danger auquel restent exposés les autres.

« Et je m’aperçois aujourd’hui de nouveau que la vertu n’est pas dans les protestations d’amour et les beaux projets d’apostolat, mais dans le don de soi à Dieu, dans la soumission de la volonté à la Providence. Rien n’est solide ni méritoire qui ne s’est pas affirmé dans des actes de la volonté.

« Unissons-nous donc dans la prière et dans l’effort. Revenu de mon aventure à Vannes, je me trouve maintenant tout désorienté. La maladie est la chose que j’attendais le moins…

« La sainte Vierge m’a déjà valu bien des grâces. Vous l’invoquerez tant pour moi qu’elle me guérira bien vite… Ma vie est au milieu de vous au séminaire. Hélas ! que la volonté du bon Dieu soit faite ! »

Il mourait trois mois plus tard, le 6 mars 1909.

Il avait écrit : « La mort est douce à l’âme du croyant, car la mort, c’est Jésus à nous, complètement à nous. Il attend l’âme à la tombe et tout être qui, parmi nous, l’aura désiré, aimé, voulu, le trouvera enfin… »


Il est parti plein de jeunesse, de générosité et d’ardeur. Il incarnait les grandes idées dont on vit au séminaire et les aspirations les plus hautes de l’apostolat sacerdotal.

Présenter dans cette esquisse la fleur de sa pensée et de ses sentiments, c’est « faire déborder la vie » qu’il tenait du grand corps moral dont il parle avec tant d’amour.

Et peut-être que dans son contact avec les esprits divers qui le rencontreront, il réalisera ce qu’il désirait par-dessus tout : faire du bien !

FIN

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos
I
I. — Entrée au grand séminaire, octobre 1905. — Premières impressions. — Douceur et austérité de la règle. — Travail et piété. — Expulsion de décembre 1906 et fermeture du séminaire
1
II. — Organisation du séminaire, janvier 1907. — Joie du retour. — Beau développement de la force d’âme d’A. Merlet. — L’ardeur de son apostolat, la vivacité de son amitié. — Sa reconnaissance pour l’amitié supérieure qu’il reçoit de ses maîtres
31
III. — La pensée des difficultés et des souffrances de l’apostolat. — Désir croissant de se dévouer et de devenir un saint. — Influence douce et pénétrante d’A. Merlet
66
IV. — Le service militaire, octobre 1908. — A. Merlet résume toutes ses pensées en un seul mot : Faire son devoir. — Il le fait en cherchant aussi à faire un peu de bien. — Premières atteintes de la maladie. — A. Merlet est réformé le 5 décembre. — Les derniers mois
90

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