The Project Gutenberg eBook of Le baptême de Pauline Ardel

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Title: Le baptême de Pauline Ardel

roman

Author: Emile Baumann

Release date: August 23, 2023 [eBook #71473]

Language: French

Original publication: Paris: Bernard Grasset

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAPTÊME DE PAULINE ARDEL ***

ÉMILE BAUMANN

LE BAPTÊME
DE
PAULINE ARDEL

— ROMAN —

PARIS
BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
61, RUE DES SAINTS-PÈRES, 61

1913
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset, 1913.

DU MÊME AUTEUR

Pour paraître :

Il a été tiré de cet ouvrage :

cinq exemplaires sur Japon
des Manufactures Impériales de Tokio
numérotés de 1 à 5

et vingt exemplaires sur Hollande Van Gelder
numérotés de 6 à 25.

Une édition hors commerce, réimposée in-8o raisin, a été tirée pour la société « Les XX ».

A
SŒUR MARIE DE LA CROIX
du Carmel de V…

ce roman qu’elle ne lira jamais.

E. B.

LE
BAPTÊME DE PAULINE ARDEL

I

La cathédrale avait l’air triste sous la brume. Ses deux tours austères fixaient l’Occident où le soleil de décembre se coucherait sans avoir lui. Soumises depuis sept cents ans aux hivers enfumés et aux nuées pleurantes, elles se résignaient, jusqu’à ce que, pour leur délivrance, le clairon de l’archange mît debout le Christ de gloire assis entre elles au-dessus du porche et du vitrail. En bas, sur le parvis, bien que ce fût un dimanche et que l’heure des vêpres approchât, les passants étaient rares, et ils traversaient vivement comme des provinciaux casaniers qu’attend une maison chaude.

La place se trouvait déserte, lorsque M. Victorien Ardel, accompagné de sa fille Pauline, déboucha de la rue des Quatre-Vents. Tous deux s’avancèrent du côté de la halle, puis, s’arrêtant, se retournèrent vers la façade de l’église, à la façon d’étrangers qui, pour la première fois, l’examinaient.

M. Ardel, agrégé d’histoire, venait d’être, un mois auparavant, nommé professeur à Sens. Il n’avait pas encore pris le loisir d’étudier la cathédrale ; ce monument le touchait peu ; car, étant un esprit fort, il s’évitait ainsi qu’à sa fille la rencontre d’images mystiques qu’il éliminait de leur commune vie. Néanmoins, par une curiosité d’historien et d’esthète, il s’était décidé, ce dimanche, à ne plus différer une visite au reste inoffensive pour son indifférence éprouvée.

Il considéra donc, d’un œil critique, d’abord la tour des cloches, depuis l’étroite et courte ogive de la porte jusqu’au campanile octogonal que la Renaissance a vissé tout au sommet.

Pauline la regardait en même temps ; mais quelque chose, dans cette masse hautaine, lui déplaisait : était-ce le relief rude et perpendiculaire des contreforts, la noirceur des abat-son, l’orgueil des pinacles qui surplombent solitairement l’autre tour décoiffée et tronquée ? Le visage de ces pierres la rebutait comme celui d’un justicier rébarbatif.

Son attention, une seconde, s’accrocha aux cinq statues blanches logées à mi-hauteur sous des niches pointues ; mais ces évêques, avec leur crosse, ne lui exprimaient rien. Ses yeux s’infléchirent à gauche vers le Saint Étienne du porche, en robe de clerc, mince et long comme une colonnette, doux et méditatif, présentant entre ses mains le Livre mystérieux. Puis elle se détourna, le nez au vague, et, d’un air de discrète impatience, fit deux ou trois pas en avant.

— Il n’y a pas à dire, remarqua, la canne levée vers la façade, son père qui la rejoignit, le moyen âge eut la tradition de la force !

M. Ardel n’articula point le mot : force ! sans une certaine emphase. Il laissait voir en sa démarche ce je ne sais quoi d’autoritaire et de gourmé où se ressemblent un pédagogue et un magistrat. Sa façon de balancer les bras et de porter sa tête accusaient le contentement acquis d’une supériorité. C’était d’ailleurs un homme d’une figure encore belle, quoique fatiguée par d’excessifs travaux. Si des bajoues alourdissaient le contour de son menton, sa bouche restait fine et mordante sous une moustache drue ; son nez aurait pu servir de modèle à un sculpteur romain ; l’arc étrangement noir des sourcils se dessinait sur des yeux d’une mobilité sombre dont on avait peine à soutenir le choc.

Dans les traits de sa fille, comme dans les siens, une rectitude latine était inscrite : l’ovale des joues de Pauline se détachait noblement d’un cou ferme et délicat ; à l’œil bien fendu répondaient une bouche et des oreilles un peu grandes, mais régulières ; une moue d’orgueil renflait sa lèvre inférieure, mais son regard s’en allait imbibé de tendresse. Une voilette noire et la froidure excitaient sous sa peau l’éclat d’un sang radieux. Sans dépasser de beaucoup son père qui était de stature moyenne, elle semblait d’une venue vigoureuse en ses dix-huit ans ; son port et ses mouvements offraient une harmonie naturelle plutôt grave que vive. Le sérieux de sa mise exprimait, soit l’insouciance de paraître, soit la discipline d’économie qu’elle tenait de sa mère, morte il y avait six ans.

Ils se rapprochèrent des portails et, devant les saints sculptés contre le soubassement ou le long des voussures, tous sans tête, et qui vivent, gesticulent pourtant, comme des martyrs impossibles à tuer :

— Les pauvres gens ! dit Pauline. Quels misérables se sont amusés à ce jeu de massacre ?

M. Ardel se dispensa de lui répondre ; du haut de la tour le premier coup des vêpres tinta ; ils l’écoutèrent. La cloche émettait le son d’un glas ; chacun de ses battements descendait à larges intervalles et les vibrations s’amplifiaient sur la ville engourdie, pareilles aux cercles ondulatoires que forme une goutte d’eau tombant du plafond d’une grotte dans un lac ténébreux.

Pauline, à cet appel, n’éprouva qu’une oppression confuse.

— Entrons-nous ? demanda-t-elle, comme si elle avait eu le désir de ne pas entrer.

— Mais oui, répondit froidement son père.

Et il pénétra la premier à l’intérieur de la cathédrale dont le vide étonna Pauline et la mit à l’aise.

M. Ardel s’arrêta au bas des nefs, près de l’un des maîtres piliers, formidable en son épaisseur, et cependant allégé par l’élan des sveltes colonnes comme un buffet d’orgue par ses tuyaux. Il fut saisi d’admiration ; d’autant plus sensible à la vigueur naïve de cet art qu’il était saturé de culture livresque. Mais, tout de suite, en face de la grande nef, reparurent ses habitudes de sèche analyse :

— Voûte sexpartite, observa-t-il, un peu basse. Alternance de grosses colonnes géminées et de piliers…

Il continua, prenant le bras de Pauline :

— Tu vois ces deux arcs plus aigus que les autres ; le pan avait dû s’effondrer, on les a refaits au quinzième siècle. Et, dans les bas-côtés, ces alvéoles romanes, elles datent de Viollet-Leduc. On s’imagine visiter un édifice du moyen âge, et c’est du Louis-Philippe que nous touchons. De l’ancienne église il reste à peine la carcasse.

Si Pauline avait eu des velléités d’enthousiasme, des réflexions pareilles visaient à les annihiler. Nourrie dans le dédain de toutes les religions, elle croyait pouvoir explorer une cathédrale avec le même détachement qu’une pagode hindoue. Ses aïeux, sa mère et son père en leur enfance n’en avaient pas moins adoré dans des temples semblables à celui-là. Des persistances obscures, un sourd émoi, à son insu, la troublaient. Mais elle n’avait passé le seuil des églises qu’à l’occasion de mariages et surtout d’enterrements. De sinistres idées mortuaires se liaient pour elle à l’office chrétien.

Le crépuscule où ce jour d’hiver déclinant enfonçait le vaste vaisseau aggravait cette impression. L’ombre filait ses toiles d’araignée contre les murailles ; des tentures noires se dépliaient entre les vitraux. Dans le chœur, un sacristain voûté, à demi perclus, allumait près de chaque stalle une bougie. Sur les dalles où il traînait ses pantoufles des lueurs froides coulaient. Deux vieilles femmes, ramassées sous leurs manteaux, entrèrent et se signèrent ; la porte du tambour claqua lourdement sur leur dos.

Pauline se demanda si on n’allait pas amener un mort. Une anxiété la prit de se trouver dans le lieu saint ; elle le jugeait sournoisement hostile. Pour un peu elle eût dit à son père : Allons-nous-en. Mais l’ennui d’expliquer son inquiétude la dissuada d’y céder ; elle se raisonna : qu’avait-elle à craindre de ces autels muets ? Non vraiment, était-elle assez puérile de subir une émotion superstitieuse, comme s’il y avait eu là quelqu’un !

Elle suivit d’un pas délibéré le professeur auprès du retable de Salazar, vis-à-vis la chaire ; ils y firent une courte halte. Sous le dais en fuseau d’une niche amenuisée, ouvragée à la façon d’une broderie, entre deux Saints une Vierge au visage finement rustique et grave soutient sur son bras l’Enfant qui lève le doigt.

— Qu’ils sont vrais, murmura Pauline, cette femme et cet enfant !

Elle ne songeait qu’à la vérité des figures et des attitudes ; mais le sens de sa parole dépassait ce qu’elle avait cru dire.

Plus loin, M. Ardel s’intéressa aux cintres et aux chapiteaux d’une primitive chapelle voûtée en cul-de-four. Pauline voulut savoir ce qu’on faisait d’un bénitier oblong drapé d’un voile, qu’elle toucha d’une main curieuse.

— Les fonts baptismaux, répondit-il négligemment.

Ils s’étaient engagés derrière l’orgue du chœur, dans le profond déambulatoire, et ils longeaient une suite de vitraux anciens dont Pauline, plus que son père, fut émerveillée. Elle se souciait peu d’abord des scènes qu’ils racontaient, n’y voyant qu’une imagerie d’Épinal éblouissante et enfantine. Mais les médaillons sertis dans des armatures noires sollicitaient son âme par un mystère semblable à l’intimité d’une musique pleine de nostalgies. Le bleu qui les trempe, céruléen, presque violet, lui offrait un crépuscule tel que jamais, dans les plus beaux soirs, elle n’en avait contemplé. Sur ce fond, l’émail vert d’une robe, la tête d’un palefroi, caparaçonnée d’or, le profil d’un moine brûlaient d’une flamme inextinguible ; une sorte de chaleur joyeuse en descendait, ils semblaient s’aviver de toutes les ténèbres qui s’épaississaient alentour.

L’un de ces vitraux, découpé en losanges et en arcs de cercle, était si net de dessin qu’à le fixer une minute elle apprit, sans le vouloir, la légende de saint Eustache. Trois ou quatre épisodes du moins, au premier coup d’œil, s’élucidèrent. Dans une clairière bleue comme les songes elle voyait entre les cornes d’un cerf brun une croix de feu ; un chasseur s’agenouillait devant elle, tandis que son cheval argenté, paisible, pâturait.

Plus haut, le même personnage reparaissait, amaigri, à genoux dans une cuve baptismale, et un évêque infondait de l’eau sur son front cerné d’un nimbe rouge. Ailleurs, elle le retrouvait s’embarquant sur une mer ensoleillée…

Pauline l’abandonna en chemin ; mais elle pensa aux félicités naïves des hommes qui avaient assez cru à de telles fables pour les peindre avec tant de ferveur et de patience.

En continuant le tour de l’abside, M. Ardel s’attarda derrière le fastueux baldaquin du maître-autel soutenu par quatre colonnes de marbre opulentes, jadis taillées pour figurer sur la place des Victoires, autour de la statue du grand Roi. Pauline l’avait devancé jusqu’au bas de la fenêtre grillée d’où les archevêques, sans sortir de leur palais, assistaient aux offices. Là, pend à la muraille nue un Christ en bois, d’un jaune bruni, coiffé de sa couronne lamentable. Des cheveux confus se collent le long de ses joues et sur sa poitrine ; chacune de ses côtes paraît dire : Comptez-moi ; ses bras décharnés sont raidis ; les rotules de ses genoux et les os de ses jambes incurvés comme des baguettes distendent sa peau. Tout ce que peut souffrir la chair de l’homme s’est abrégé dans ce cadavre et dans sa tête encline, indiciblement meurtrie. Pauline fut affectée d’une pitié vague, mais plus encore d’une répulsion :

— Est-ce possible, se dit-elle, que d’un affreux supplicié on ait fait un dieu !

L’horloge de la tour sonna trois heures moins un quart avec la lenteur dolente des vieilles horloges qui ne semblent plus croire au temps ; le second coup des vêpres se prolongea. La cathédrale commençait à s’animer : deux chanoines enveloppés d’amples manteaux, l’un, obèse et court, l’autre, sec, long et pâle, enfilèrent le couloir sombre de la sacristie au même instant qu’en sortait un petit abbé rond dans son surplis, rubicond, vif et trotte-menu, montrant sur sa mine la jovialité spirituelle d’un bourguignon content de vivre. M. Ardel avait rejoint Pauline devant un escalier dont il loua les gracieuses arcades ; il aborda le vicaire au passage pour s’enquérir si le Trésor était visible.

— Pas maintenant, monsieur ; après les vêpres, répondit l’abbé, s’arrêtant à peine ; et, preste comme un moineau qui s’envole, il s’élança vers le chœur.

Le professeur fronça les sourcils et grommela :

— Sont-ils malotrus, ces curés !

Pauline et lui gagnèrent le milieu du transept ; pendant qu’il s’assimilait d’un regard synthétique l’harmonie de la cathédrale, la structure de l’ensemble, robuste et froide, sa fille admirait, au-dessus du portail d’Abraham, la rosace du Paradis enfermant dans les torsions ardentes de ses nervures un azur vierge où des anges qui tiennent des violes éploient leurs ailes, d’une blancheur translucide ; au centre, dans l’épais brasier d’un soleil couchant, s’enclôt une Face triomphale ; était-ce le même Christ qu’elle venait de voir si douloureux ? Elle aurait eu peine à concilier toute l’humiliation avec toute la gloire ; elle ne l’essaya point ; car sa pensée ressemblait à ces eaux des lacs qui ne savent rien du ciel dont elles absorbent la splendeur. De telles images y déposaient pourtant l’idée incertaine d’une vie supra-sensible que jusqu’alors elle n’avait pas conçue.

Les vêpres allaient commencer ; les chanoines et les clercs étaient montés à leurs stalles. M. Ardel constata, non sans ironie, le nombre dérisoire des fidèles : peu ou point d’hommes, des femmes âgées, des petites filles, quelques religieuses à longue coiffe. Le suisse, plein de majesté, se cambrait devant les chaises vides comme s’il avait eu des foules à contenir.

Aussitôt que résonna le Deus in adjutorium, M. Ardel battit en retraite ; le chant des psaumes l’eut ennuyé. Pauline et lui sortirent par le portail de Moïse ; un aveugle fit tinter inutilement sa sébile où dansaient des sous rares. Le professeur, à respirer hors de l’église, sentit une légère satisfaction.

— Leurs cathédrales, énonça-t-il, ne sont que des nécropoles : tout y est bien mort…

Il n’appuya pas sur sa remarque, trouvant superflu d’affirmer que le catholicisme, au dedans de lui-même, ne rendait plus aucun son.

— J’aime cette cour, dit Pauline, qu’un instinct juvénile poussait à contredire l’aridité de l’incroyance paternelle.

Elle indiquait, au bout des grilles pompeuses déployées à droite et à gauche, sur une porte voûtée, un pavillon en briques rehaussé de moulures délicates, avec des croisées étroites à meneaux, telles qu’on en voit aux châteaux français de la Renaissance ; et, derrière eux, la rose magnifique qui, même en l’absence du soleil, flamboyait.

La cour n’en concentrait pas moins une mélancolie de cimetière abandonné. Sous des thuyas et des sureaux moisissaient, dans l’herbe jaunie, des feuilles mortes. D’un côté, les ardoises de l’archevêché, ses fenêtres toujours closes depuis que les archevêques ont été chassés de leur demeure ; de l’autre, les tuiles vernissées du palais synodal, le flanc de la tour des cloches et le toit des nefs l’enfermaient sévèrement. Des corneilles, parmi les gargouilles, s’envolaient de leurs ailes pesantes ; elles se jetaient un cri aigre-doux, analogue à celui d’une girouette usée. De l’intérieur, les ronflements de l’orgue et la psalmodie des prêtres ne s’épandaient qu’atténués, lointains.

Pauline se plut quelques instants à les entendre ; cette musique sourde la captivait comme l’illusoire écho d’un monde fini. L’éducation rigide, hautaine, qu’elle avait reçue auprès d’un père despote et studieux la prédisposait à comprendre la solitude d’un lieu vénérable ; de ces édifices, où six siècles s’étaient continués, émanait une paix accueillante. C’était une influence dont M. Ardel non plus ne cherchait pas à se défendre, tant il croyait défuntes toutes ces choses, et il se taisait, induit à un attendrissement qu’il ne voulait point laisser voir. Mais, soudain, il secoua les épaules, frappa le pavé de ses pieds impatients.

— On gèle ici, dit-il ; marchons.

Ils descendirent d’un pas allègre le long et noir boyau de la grande rue ; et, arrivés au quai de l’Yonne, ils franchirent le vieux pont trapu que dominait une croix de fer.

Devant l’église Saint-Maurice, un passant coiffé d’un gibus, portant une rosette à la boutonnière de son pardessus, les honora d’un salut cérémonieux. M. Ardel reconnut un de ses collègues, M. Lemerle, lequel, depuis vingt-neuf ans, professait au lycée la rhétorique. M. Lemerle, outre son invariable gibus, se signalait par des lunettes bleues, une barbe grisâtre et courte, des façons de pasteur protestant ; sur sa figure probe, mais rogue, s’était durci un masque de sévérité qu’il semblait devoir conserver jusqu’à sa mort et au delà.

— Tu as vu cet homme, exposa M. Ardel à sa fille ; il est un des derniers survivants d’une race qui va s’éteindre en France, comme s’est éteinte celle des bons domestiques. C’est le professeur-né, le cuistre à lunettes ! Il ne peut concevoir une existence ayant d’autre but que d’expliquer du Bossuet et de corriger des versions. Il fait sa classe à la manière dont Dandin jugeait. Et quel fonctionnaire ! Il ne vous parle que d’inspections, de dossiers, d’avancement. A propos d’une copie où un élève avait risqué cette phrase : « Nous regardions avec indifférence défiler le cortège officiel » : — Monsieur, s’est écrié Lemerle en courroux, au passage d’un cortège officiel on ne doit jamais être indifférent !

Pauline, à ce trait, fit un éclat de rire. Son père n’appartenait certes pas à la race des Lemerle, et elle en était fière, bien qu’ayant pâti elle-même de son humeur intraitable. Envoyé fort jeune à Bordeaux, Victorien Ardel donnait toutes les promesses d’un sujet, selon la formule, « très distingué ». Mais, un jour que son Recteur visitait sa classe, sur une critique qui lui fut faite, il s’emporta, eut avec lui une altercation. Cinq jours après on l’expédiait à Roanne où il resta seize ans, oublié, disait-il, « comme au jeu de l’oie, dans le puits ». C’était à Roanne, parmi la laideur des fabriques, et en un foyer pauvre, qu’avait grandi Pauline. Des séjours à Lyon, chez son grand-oncle Jérôme, lui révélèrent, avec une existence plus large, la majesté d’une ville insigne et antique.

La souche des Ardel était lyonnaise depuis près d’un siècle. Le bisaïeul, Fabricio Ardello, natif de Turin, avait fondé, en 1812, sur la place Bellecour, une maison d’armurerie. Son fils aîné, Octave, le père de Victorien, tint boutique jusqu’aux dernières années du second Empire ; une sotte affaire où l’ensorcela un aigrefin, la construction, aux Brotteaux, d’un Alcazar fastueux, culbuta son patrimoine et sa maison. Des trois fils d’Octave, le premier, Adolphe, lieutenant de chasseurs alpins, avait péri, précipité dans un trou par une avalanche ; le troisième, Jacques, avait pris la soutane au grand séminaire de Saint-Just. Quant à Victorien, brillant écolier, il s’était décidé pour l’enseignement ; car il apercevait là une position prompte et la certitude de loisirs copieux.

Dans sa tâche un seul attrait l’excita, la part de vie pensante qu’il savait maintenir au-dessus des rabâchages quotidiens. Un livre sur le Duc de Saint-Simon lui avait acquis un renom d’originalité. Au rebours des historiens révolutionnaires, il y justifiait l’aristocrate en lutte avec les gens de robe. Le contact d’êtres asservis n’avait pu qu’irriter son besoin d’indépendance. Les hommes « francs du collier », rares dans l’histoire, avaient toute son estime autant que les autres son aversion. C’est pourquoi, à la vue de M. Lemerle, il s’était soulagé par quelques sarcasmes. Du haut de son orgueil sauvage il considérait ce collègue à peu près comme un épervier des Alpes regarde un canard de basse-cour.

Pauline et lui se dirigeaient vers les coteaux dont l’Yonne réfléchit, à l’ouest, les murs crayeux. Un sentier qui s’élève entre des buissons les attira ; ils allaient sans causer, Pauline étant faite aux habitudes silencieuses du professeur toujours absorbé dans ses élucubrations. Elle marchait plus vite que lui, et s’animait à gravir cette colline malingre pour la seule joie de monter, d’atteindre de l’étendue.

Mais, devant elle, sur la croupe du tertre, une église rustique terminait l’horizon ; la jeune fille avait l’air de s’y rendre en pèlerinage. Si sa vue s’abaissait, elle découvrait, dans les champs, près de la rivière, la chapelle et l’enclos d’une abbaye. Si elle se tournait du côté de Sens, la cathédrale commandait la plaine ; sa tour des cloches, accrue du campanile, semblait une formidable tour de guetteur ; les toits bruns et les arbres nus se brouillaient au-dessous d’elle dans des vapeurs pareilles à de la suie délayée ; la ville n’existait qu’autour du donjon massif et par lui. Pauline distingua cependant un autre clocher, Saint-Pierre-le-Rond, voisin de la rue qu’elle habitait.

« Que d’églises dans ce pays ! songea-t-elle. On le croirait peuplé de prêtres et de nonnes. »

Elle s’arrêta au bord du talus, attendant son père ; et elle suivait, sur l’eau plate de l’Yonne, une péniche qui remontait doucement, halée par des haridelles. Puis sa pensée se dissipa vers le nord, parmi la confusion des brumes ; et, sans savoir pourquoi, elle se mit à fredonner la chanson de Miarka : Nuages, nuages, que dites-vous ? La voix de M. Ardel l’interrompit :

— Le site est médiocre, opinait-il avec un hochement de tête dédaigneux. Ça ne vaut pas les environs de Roanne. Ces coteaux parallèles, ces terres pâles, ces peupliers rangés comme des soldats à la parade, c’est sans relief et sans énergie, du classique régulier et morne. Je te montrerai, au Louvre, des paysages de Van der Meulen, disposés pour y peindre les batailles de Louis XIV ; ils furent peut-être inspirés de celui-ci.

— Décidément, répondit Pauline d’un ton câlin qui atténuait ses paroles, tu ne seras jamais content, nulle part ; tu souhaitais la proximité de Paris, tu l’as, et, déjà, tu voudrais être ailleurs. Si je voyais les choses comme toi, il ne nous resterait qu’à nous pendre.

— Oh ! ma foi…

Le reproche inattendu de sa fille atteignait M. Ardel au vif de ses tristesses latentes. C’était trop vrai : l’inquiétude, avec le non-espoir, faisait son âme stérile ; et, devant tout spectacle, l’esprit critique en lui tuait la jouissance.

— Ce que tu dis là, pauvre père, répliqua Pauline, tu ne le penses pas ; autrement, ce serait à croire que je ne suis rien pour toi. Et je me demande, continua-t-elle plus sérieuse, si je suis beaucoup pour toi ; ton talent, tes travaux, voilà ce qui compte dans ta vie ; mais ta fille…

— Tais-toi donc, fit-il en haussant les épaules, tu sais bien que tu es mon tout !

Deux larmes mouillèrent ses prunelles qu’exalta soudain une tendresse désespérée, et, attirant Pauline à lui, il l’embrassa.

Ils arrivaient au sommet du tertre et passaient contre l’église de Saint-Martin dont les fenêtres closes par des planches avouaient le délabrement, lorsqu’au tournant d’un chemin, à droite du cimetière, parut une famille de promeneurs. En tête montaient un jeune homme et une adolescente ; plus bas, s’avançait le père, homme d’un aspect majestueux qu’il devait non seulement à sa grande barbe presque blanche, aux larges bords de son feutre, à l’ampleur de son ulster, mais à son allure de bonhomie patriarcale. Une petite fille lui donnait la main. Dès qu’il aperçut M. Ardel, il hâta le pas dans l’intention manifeste de l’aborder.

M. Rude, professeur de dessin, était l’un des rares collègues de M. Ardel avec qui une liaison lui parût possible. Il en recevait l’impression d’une nature d’artiste, gaillarde et forte, que son métier de pédagogue ne parvenait pas à déprimer. De son côté, M. Rude estimait chez M. Ardel une séduisante intelligence des anciens peintres ; il l’avait entendu définir, mieux que lui-même ne l’aurait su faire, le Maître de Moulins. S’il le connaissait libre-penseur, il sentait pourtant qu’une formation croyante avait dû empreindre dans sa personne des touches indélébiles ; à des mots brusques de Victorien, il entrevoyait quelqu’un de fier, d’âpre, de douloureux, ayant comme lui l’horreur des bassesses. Aussi, en se rencontrant à l’improviste sur la colline, eurent-ils l’un et l’autre un mouvement de plaisir.

Les enfants de M. Rude conquirent tout de suite Pauline par leur simplicité d’accueil.

Julien Rude entrait dans sa vingtième année : haut et flexible, il laissait sa tête se pencher en avant ; une démarche un peu traînante, la négligence d’un col de veste dépassant celui du pardessus, son chapeau rabattu sur son nez aquilin lui donnaient un air indolent, bizarre. Mais quand il se trouva en présence de Pauline, elle fut saisie de ses manières et de son visage. Il ne lui rappelait pas un seul des étudiants qu’elle avait pu voir chez son père. Il mit dans son salut une aisance grave, réservée, et échangea avec la jeune fille un regard limpide dont elle se ressouvint plus tard, comme si, en cet instant-là, un autre « moi » eût pris possession d’elle-même.

La figure de Julien, longue, plutôt fine que robuste, était dominée par un front d’une ampleur éclatante. Une force de réflexion tranquille s’accumulait en ses yeux, des yeux d’un brun clair, devant qui tout semblait doux et fraternel. Sa moustache n’empêchait pas de voir au coin de sa lèvre une fossette pleine de grâce. Il avait le teint vermeil, la main effilée, les signes d’une élégance native qu’un fond sanguin de vigueur pondérait.

Pauline cependant tourna aussitôt son attention vers Edmée Rude ; ravie de délier sa langue avec elle, car, depuis sa venue à Sens, elle vivait sans aucune compagne. Edmée, rose et fluette, le menton enfoncé dans une étole de fourrure, présentait une vivacité de minois toute bourguignonne. Pauline se pencha pour baiser les joues de Marthe, la cadette ; celle-ci, avec un battement de cils, la dévisageait de son œil hardi, profond.

— La gentille petite sœur que vous avez, dit Pauline bonnement.

— Oui, gentille, même trop, repartit Edmée tandis qu’elle caressait les cheveux déliés et blonds de Marthe. Elle a de ces idées parfois qui nous font peur. Hier soir, elle regardait, derrière la vitre, les étoiles : On ne peut pas les attraper avec des échelles ? nous a-t-elle demandé. Le bon Jésus saura bien me mener là-haut. Est-ce qu’il m’y mènera bientôt ? Tu viendras m’y trouver, Edmée, et Julien aussi. J’aurai des ailes, n’est-ce pas, maman ?

Une surprise altéra le sourire de Pauline ; elle ne pouvait comprendre cette curiosité du Paradis ; aux premières paroles d’Edmée, l’obstacle chrétien se posait entre elles. Edmée ne savait pas encore Pauline irréligieuse ; mais elle devina qu’une chose inconnue les séparait ; et, sans s’attarder sur des intimités vaines pour une étrangère, elle lui parla du paysage qu’elles surplombaient, « bien vilain sous son capuchon gris ».

— C’est au printemps qu’il faudra le voir et à l’automne. D’ici, vers la mi-octobre, la plaine est délicieuse. Je ne sais si vous êtes comme moi ; j’aime tant l’automne, l’odeur des feuilles tombées, les peupliers légers, tout en feu comme des tabernacles !

— Moi, répondit Pauline, toute saison me va ; mais j’adore l’été. Quand le soleil chante, que les oiseaux chantent, je me sens plus de cœur à chanter.

— Vous devez être musicienne…

— J’ai de la voix, répondit simplement Pauline, dédaignant de se faire valoir ; et vous ?

Edmée lui déclara qu’elle se passerait de pain plus volontiers que de son piano ; son père jouait du violon, son frère, du violoncelle ; chaque dimanche, après leur promenade, et le soir, de temps à autre, ils exécutaient des trios.

Cette découverte d’une affinité précieuse charma Pauline davantage qu’Edmée, parce que sa solitude lui rendait une amie plus désirable. Tout en causant, elles se dirigeaient vers une butte d’où, jadis, suivant la tradition, les sentinelles romaines observaient au loin la vallée.

— Si nous grimpions là-haut, insinua Marthe à sa sœur.

— Allons-y, fit Pauline. Elle entraîna Marthe par une main, Edmée s’empara de l’autre, et toutes trois prirent leur élan jusqu’au faîte du glacis ; puis, riant et courant, elles redescendirent.

— Vous êtes, mademoiselle, plus leste que les chèvres, dit à Pauline M. Rude qui survint avec son fils et M. Ardel.

— J’ai eu des aïeux montagnards, répliqua-t-elle en manière de badinage, je suis faite pour les cimes !

Julien, au son de ces derniers mots, la fixa, se tut une seconde, et reprit la conversation qu’il avait entamée sur le livre de M. Ardel. L’auteur jouissait de s’entendre commenter par ce jeune homme avec une ferveur ingénue.

— Vous allez me trouver sentimental, poursuivit Julien ; mais un des traits que j’admire en Saint-Simon, c’est d’avoir ordonné, dans son testament, qu’on liât après sa mort son cercueil à celui de sa « chère épouse » par des anneaux et des crochets de fer, afin que leurs corps fussent unis jusqu’à la Résurrection. Pour ma part, si je me marie jamais, je ne voudrais qu’un amour de cette trempe, long et fort comme l’éternité…

Pauline n’entendit pas sans étonnement un langage si nouveau pour elle ; mais elle s’étonna peu de voir, à mesure que Julien s’animait, le professeur plisser sa bouche d’une moue d’ironie sceptique.

— Voyez, dit tout à coup M. Rude, le joli rayon, derrière nous, là-bas !

En effet, à la chute du jour, tandis que les coteaux de l’Est et la plaine succombaient sous un brouillard de plus en plus dense où des cheminées d’usines brandissaient leurs fumées sombres, les nuées du couchant se fendirent, le soleil apparut, tel qu’un prêtre en chape rutilante qui s’en va dans l’abside illuminée d’une basilique, et au-dessus de Saint-Martin un peu de ciel flotta, fugitif et doux. La coloration de l’air froid communiquait aux visages une sorte de pureté diaphane. Julien, pour Pauline, en fut transfiguré.

— Voici l’heure, dit-il, que nous aimons en hiver, celle où s’allument les lampes des boutiques, et les réverbères, un à un, dans la brume, le long des quais…

— Et l’heure, acheva Edmée, où des étincelles pétillent sur les fourneaux des marchands de marrons.

Tous rirent de cette saillie et ils reprirent ensemble le chemin de la ville. Les deux jeunes filles descendaient en avant ; Julien suivait, et Marthe, lasse de la course un peu longue pour des jambes de cinq ans, se pendait à sa main. Plus haut, dans l’étroit sentier, sonnait le pas martelé des deux professeurs ; la grosse voix de M. Rude roulait comme un grondement. Il expliquait à son collègue qu’après avoir surveillé cinq ou six heures par jour les barbouillages de ses élèves, il reprenait, chaque soir, dans la belle saison du moins, avec une joie d’enfant, son labeur de peintre :

— Mais, ajoutait-il, je conçois l’exécution d’un tableau comme l’aurait conçue un disciple de Memling, et vous pensez que de temps j’y mets.

M. Ardel ne lui cacha point qu’à sa place il se fût hâté de produire des toiles faciles et fructueuses ; de la sorte, il vivrait indépendant et se donnerait tout à son art :

— Non, mon cher, répliqua M. Rude tranquillement. Je suis un pauvre passeur qui mène d’une rive à l’autre les générations ; quand personne ne vient me quérir sur la berge, je rentre dans ma cahute et je songe à mes pinceaux.

Pauline, en descendant, contait à Edmée son uniforme existence entre un père tyrannisé par ses livres et un grand-oncle célibataire, maniaque et morose, qu’ils avaient recueilli. Elle l’entretenait de leur peine à trouver une domestique, du logis où ils étaient encore assez mal installés :

— Votre rue me plairait, observa Edmée, parce que l’église est à deux pas de chez vous.

Pauline, après un court intervalle, confessa :

— Nous n’avons que faire d’une église ; mon père n’est pas croyant, ni moi non plus…

Elle regarda Edmée, aperçut dans ses yeux affables une désillusion subite ; et pourtant elle ne regretta point de l’avoir avertie sans réticence ; une pointe d’orgueil exaltait sa franchise ; si Edmée la voulait pour amie, elle l’accepterait comme elle était. Mais Julien, à deux pas derrière, émit d’une voix paisible et pénétrante :

— Si vous saviez quel don c’est de croire !

Elle tourna la tête et riposta durement :

— Ce don-là m’est aussi étranger que les chimères d’un fumeur d’opium.

Julien se rapprocha : bien qu’une émotion vibrât dans sa gorge, il se maintenait calme au dehors :

— Des chimères ! Pour les aveugles-nés, le soleil aussi est une chimère, ou le serait, s’ils ne croyaient en ceux qui voient.

— C’est possible, trancha Pauline, je suis une aveugle-née.

Un silence d’embarras aurait succédé à ces chocs imprévus, sans une diversion qui s’offrit.

Ils attendaient au bas de la montée M. Rude et M. Ardel. Un prêtre, venant de la campagne, passa dans le crépuscule, sur la route. Un paysan, venant de la ville, ivre et hors d’état d’aller plus loin, s’était assis au bord du fossé. A la vue de l’ecclésiastique, il montra le poing, grogna des invectives. Le prêtre s’arrêta en face de cet homme avec une attitude compatissante :

— Mon ami, lui dit-il, d’où êtes-vous ? Voulez-vous que je vous aide à rentrer ? Le froid de la nuit va vous prendre. On vous ramassera mort demain.

L’ivrogne tenta de se dresser, et tomba sur les genoux ; mais il vociférait :

— Viens ici, feignant de corbeau, que je te fasse ton affaire !

Le prêtre immobile le considéra tristement, puis il s’éloigna. Avant de disparaître sous le pont du viaduc, il se retourna une fois encore.

Du talus, M. Ardel avait pu l’examiner ; un étonnement anxieux l’attachait à suivre la forme noire qui s’en allait ; dès qu’il ne la vit plus, il dit à M. Rude :

— Tout de même, il y a des rencontres inexplicables. Zoroastre, d’après la légende, croisa, dans une allée de son jardin, sa propre image, son double qui déambulait. Ce qui m’arrive est autre. J’ai un frère vicaire à Lyon ; or, ce prêtre, là-bas, lui ressemble comme son fantôme. C’est son encolure, sa taille, son profil. Matériellement, ce ne peut être lui, et pourtant c’est lui…

— Il serait facile de s’en assurer, offrit Julien. Si vous me permettez, je le rattrape et lui demande son nom.

M. Ardel s’y opposa : alors même que son frère, par une fantastique coïncidence, visitant la région, se fût promené, à cette heure, sur cette route, il ne tenait pas à le revoir ; depuis longtemps ils étaient brouillés.

Cependant, on se remit en marche. Au passage à niveau, le sifflet furieux d’un rapide arrivant de Paris les arrêta. Devant eux, les deux lampes du chariot brûlant coururent le long des parallèles d’acier ; le train roula, trépida, comme un ouragan, dans la fumée, et, avant qu’ils eussent traversé la voie, le fanal du dernier wagon se perdait au fond de la nuit tombante.

Pauline en prit occasion pour confier à Edmée son désir des grands pays lointains que, sans doute, elle ne connaîtrait jamais ; elle se divertissait en lisant des récits exotiques, de même qu’en chantant : Cet asile aimable, d’Orphée, elle trouvait l’illusion d’irréels bocages élyséens.

Leur propos revint à la musique, comme à un des points solides où leurs enthousiasmes concordaient. Il fut décidé que, le dimanche suivant, M. Ardel et sa fille iraient en écouter chez les Rude. Pauline se sépara d’eux, le cœur dilaté d’une joie naïve ; avide d’affection, elle s’élançait à cette sympathie neuve. M. Rude l’attirait par une largeur de bonté dont son propre père semblait incapable. Elle voyait déjà en Edmée une sœur élue, et si tendre, si délicate ! Quant à Julien, plus distant, elle ne lui gardait nulle rancune de sa légitime réplique à une parole vexante : Nous sommes quittes, pensait-elle. Sans être troublée de son image, elle lui reconnaissait une mystérieuse supériorité, une âme loyale, ardente que, malgré leurs contradictions, elle aimerait.

Dans le soir funèbre et glacial, elle rentra tout en fête ; sa vie prochaine s’ouvrait comme un champ de roses sous une lune de printemps.

II

La maison des Ardel donnait sur la rue de la Synagogue, une rue monastique, faite de longs murs et de portails fermant des jardins. On l’appelait dans la ville la maison à la treille, parce que c’était la seule qui eût gardé, selon la mode d’autrefois, un tortis de vigne contre sa façade. Pauline, de sa chambre, n’avait à contempler que le toit rouge d’une grange ; si elle se penchait, elle découvrait à sa gauche des acacias sans feuilles et le clocher rond de Saint-Pierre. Mais, la plupart du temps, elle se tenait en bas, dans la salle à manger, occupée du ménage, cousant, lisant, et le soir, au salon, lorsqu’elle ouvrait son piano pour chanter.

Cette demeure avait au moins cent cinquante ans d’âge. Ses fenêtres en retrait dans les murailles épaisses conservaient leurs menus croisillons, et les plaques des cheminées montraient en relief les trois lys de France. L’amour des anciens logis n’était pas ce qui avait décidé M. Ardel et Pauline à louer celui-là ; ils l’avaient pris, faute d’en rencontrer un plus commode où chacun fût « indépendant » ; car l’oncle Hippolyte, leur payant sa pension, se croyait en droit d’exiger « ses aises ».

La maison pourtant exerçait sur Pauline un ascendant singulier. A Roanne, ils avaient habité une rue bruyante, un appartement moderne où on se sentait campé, jamais chez soi. Ici, au contraire, après un mois de séjour, elle se figurait y être fixée pour la vie. Les meubles de famille se rangeaient chacun à une place qui paraissait leur convenir uniquement. En accrochant des estampes aux cloisons, elle se disait que ces boiseries fanées les avaient, depuis un siècle, attendues. Les chambres, immenses, avec leur plafond traversé dans sa longueur par une maîtresse-poutre, détenaient la gravité confidentielle des vieilles gens qui savent beaucoup de secrets. Leur silence équivalait, pour elle, à un silence d’église. Si, de fois à autre, le colloque des passants, des galoches claquant sur le pavé, les ressauts d’une charrette, et, tous les quarts d’heure, l’horloge de la cathédrale n’eussent couvert les battements légers de la pendule, elle aurait pu se croire à vingt lieues d’un pays fréquenté. Quand son père sortait ou rentrait, elle l’entendait à peine, tant les parois étaient sourdes. Par les nuits de tempête, les plus folles bourrasques s’amortissaient en un vague ronflement.

Tout d’abord, elle ne s’ennuya point de ce calme absolu ; ses pensées prenaient là une couleur d’intimité si pleine de délices qu’elle ne songeait pas à y rien changer ; tandis qu’elle ordonnait céans toutes choses, elle s’attachait davantage à l’intérieur qu’elle faisait sien. Elle emplit de vaisselle et de linge les placards, aligna sur des rayons les livres du professeur, appendit des rideaux aux fenêtres de l’oncle. Cet emménagement ressuscitait une foule d’objets domestiques auparavant ensevelis sous la poussière d’autres armoires. Dans celle de sa propre chambre elle mit, non sans l’avoir épousseté, un crucifix d’ivoire, relique probable de sa grand’mère, et dont un bras était cassé.

Les premières semaines, ces soins l’absorbèrent. Ensuite, sa tranquillité lui devint excessive ; elle n’en souffrait pas jusqu’à l’ennui, trop bien portante pour subir des idées mélancoliques, apercevant toujours une tâche précise à remplir, et capable, sans être tourmentée de ses rêves, d’en meubler son isolement. Mais elle souhaitait une occasion de le rompre : plus tôt qu’elle ne l’espérait, sa rencontre avec les Rude répondit à cette attente. Ce fut, toute la soirée du dimanche, l’aliment de ses méditations.

M. Ardel, au souper, avait dit des Rude : Ils sont très bien. Mais, sur Julien, il ajouta une réserve immédiate :

— J’ai peur que ce garçon ne soit un dangereux mystique.

— Pourquoi dangereux ? s’inquiéta Pauline.

— Parce qu’il doit s’évertuer à endoctriner tous ceux qu’il approche.

Elle sourit d’une façon quelque peu méprisante :

— Je lui ait fait sentir qu’avec nous il n’y a rien à faire.

— Ah ! dit-il en se tortillant la moustache, c’est donc qu’il a essayé ?

— Non, protesta-t-elle vivement, nous avons échangé deux ou trois mots pointus, et c’est tout.

M. Ardel voulut savoir « quelle botte » Julien lui avait poussée et comment elle « l’avait parée ». Pauline répéta la phrase : « Si vous saviez quel don c’est de croire », et sa violente riposte. Mais elle tut l’allusion aux « aveugles-nés », dans la crainte vague que son père, froissé par le dogmatisme inflexible de Julien, ne prît en méfiance tous les Rude, au point de briser net leur amitié naissante. Puis, cette réflexion l’humilia :

— Est-ce moi, Pauline, qui ruse ainsi ? Faut-il que cette famille me tienne déjà au cœur ? Qui sait si je ne me trompe pas comme une sotte sur les sentiments d’Edmée ?

Néanmoins, la figure si franche de la jeune fille, le premier regard de Julien, le timbre de sa parole s’imposaient à sa mémoire ; elle entendait l’« A bientôt » ! cordial de M. Rude ; se pouvait-il que leurs avances fussent un mensonge ?

— C’est vrai, conclut-elle, je commence à les aimer. Mais eux, que pensent-ils de moi ? Ils ont dû me juger pédante et brutale… Tant pis ! Ce n’est pas ma faute s’il m’insinuait ses opinions absurdes. Il m’appelle une aveugle-née, parce que je n’admets pas avec lui que trois dieux n’en font qu’un, qu’il y a un enfer pour les incrédules, et que les prêtres auraient le droit de me brûler vive en punition de mes péchés ! L’aveugle, est-ce moi ou lui ? Quelle chose étrange ! Sur d’autres questions il raisonne admirablement. Après tout, Kepler croyait aux astrologues, et c’était quand même un grand génie…

En fait, Julien, par cela seul qu’elle le connaissait, avait entamé la sécurité de son incroyance ; mais trop d’orgueil l’empêchait de se l’avouer ; autrement, elle se fût détournée de lui avec irritation. Il s’offrait comme un livre dont certaines pages étaient écrites en une langue énigmatique. La douceur dominatrice qu’émettaient ses moindres gestes, elle l’attribuait non à une vie transcendante qui dégageait en lui l’essence divine de la beauté d’un homme, mais à sa noblesse native et à sa culture d’esprit.

Quoi qu’il en fût, elle se coucha en pensant aux Rude, et, le lendemain, au réveil, elle y eût pensé encore si l’impression d’un songe pénible ne se fût interposée : pendant son sommeil, sa mère lui était apparue.

Mme Ardel, après la naissance d’un enfant mâle qui ne vécut pas, avait succombé à une fièvre lente. Pauline se la rappelait exposée sur son lit avec des fleurs contre elle, tant de fleurs qu’on en suffoquait. Seulement, elle écartait d’habitude ce souvenir comme tout ce qui la mettait vis-à-vis de la mort. Mais, cette nuit, la défunte était revenue : debout devant une glace où se mirait, jaune, desséché et affreusement triste, son visage de cadavre, elle avait l’air de se coiffer, elle se penchait, démêlait ses cheveux gris ; une sorte de phosphorescence dansait autour d’eux depuis leur pointe jusqu’à leur racine ; et, du creux noir de ses orbites, se détachait par instants une larme semblable à une goutte de cire brillante. Pauline était là, elle se voyait telle qu’à douze ans, assise sur une chaise de paille un peu haute, les deux pieds joints, et brodant un feston. Elle s’était levée soudain, pour courir à sa mère, les bras étendus. Celle-ci alors avait tourné la tête à regret ; sa face se découvrit tout entière, tordue et consumée par une inconcevable affliction. Sa fille allait, en la touchant, s’assurer que c’était bien elle ; mais une larme tomba sur sa main, et il lui sembla qu’une épingle rougie au feu la transperçait.

L’illusoire souffrance de cette brûlure resta tellement poignante qu’à demi-réveillée elle regarda si sa peau n’en portait aucune marque. Elle se frotta les yeux et secoua sa vision : les morts pouvaient-ils se montrer, puisqu’ils ne sont plus rien ? Mais est-on sûr qu’ils ne soient rien ? Le petit souffle qui enflait leurs narines de vivants se dissout-il dans l’air où ils ont expiré ? De leur conscience, subtile vibration d’atomes, quelque chose d’impondérable n’échappe-t-il pas au néant ?

Ainsi raisonnait Pauline, perdue dans les cavernes de son ignorance métaphysique. Elle avait interrogé quelquefois M. Ardel sur ce mystère, et il s’était contenté de répondre : « Nous ne savons pas. » Cependant, elle gardait, comme lui, de ses ancêtres italiens, deux rudiments de l’instinct religieux : le culte des Mânes et l’appréhension de l’Inconnu.

— Au cimetière de Roanne, pensa-t-elle, ma mère est seule ; personne n’ira plus la voir. Je vais écrire qu’on mette des bruyères du Cap et des roses de Noël…

Mais elle ajouta intérieurement, avec plus de curiosité que d’angoisse :

— Que se passera-t-il pour moi dans cette maison et dans cette ville ?

Elle sauta hors du lit, prompte à se lever, les jours où le professeur faisait sa classe le matin ; elle-même, en effet, lui préparait son bol de chocolat. Pieds nus, elle ouvrit les volets de ses deux fenêtres. L’aube grelottait sur le toit d’en face, gris de givre ; le ciel, d’acier pâle, d’un rose diaphane à l’orient, présageait un lundi splendide. L’air aigu, des ablutions froides et l’espoir du soleil montant la remirent en gaieté. Le soleil était son idole ; lorsqu’il se montrait, les vitres de sa chambre flambaient comme des vitraux ; il se prélassait, jusqu’à trois heures après midi, contre la maison ; le mur le buvait par toutes ses pierres et la vigne par tous ses sarments :

— Que vivre est beau ! se disait Pauline, enfilant les manches d’un peignoir douillet. Qui donc a fait la mort ?

Elle descendit en hâte, à un bruyant coup de sonnette ; la laitière venait de poser ses berthes sur le trottoir. L’ample Mme Naudot entra comme un tourbillon et proféra d’un gosier criard, avec son accent de l’Ile-de-France :

— Je vous amène le beau temps ; c’te nuit, à une heure, quand je me suis levée, le ciel n’était qu’une étoile.

Pauline s’amusait de son babil et admirait en elle une race qu’elle croyait disparue, la bonne femme de jadis, simple et carrée, diligente au labeur, toujours joviale. Elle paraissait jeune, bien qu’elle eût quatre filles et deux fils dont l’aîné « avait fini son temps ». Un mouchoir noué autour du chignon, une « marmotte » telle qu’en ont les paysannes de la Brie, serrait son front court, entaillé d’une ride horizontale ; sa rude mâchoire soutenait des joues rougeaudes, si rebondies qu’elles renfonçaient ses yeux pétillants. Elle savait Pauline sans cuisinière et lui en offrit une de sa connaissance, « une fille honnête et forte, travailleuse, propre, mais aussi propre qu’un oignon » ! Pauline la remercia : elle en attendait une autre qu’on devait tout à l’heure lui présenter.

Aussitôt que le déjeuner fut prêt, elle agita une cloche afin d’avertir « ses deux hommes ». L’oncle Hippolyte arriva le premier, ponctuel à la manière d’une horloge « dont le mouvement, disait-il lui-même, restait bon ».

Ce petit vieillard chauve, droit dans sa robe de chambre, affirmait une solidité de charpente faite pour éprouver la patience de ses héritiers. Son crâne bossué, pointu, semblait dur comme du silex ; ses bajoues, fraîchement rasées, s’avivaient de colorations fermes. Si ses pupilles de myope et de bureaucrate nageaient dans le vague sous ses lunettes, un sourire de santé bénévole montait de ses lèvres lippues aux ailes voluptueuses de son nez. Il élevait entre ses doigts, d’une façon gauche et comique, un habit à queue râpé, fripé, avec des parements crasseux et une doublure en loques :

— Tiens, fit-il à sa nièce qui riait, un cadeau que je t’apporte. J’aurais bien pu le mettre encore un an ou deux.

— Voilà les cadeaux de mon oncle, remarqua in petto Pauline.

Il rangea dans un coin une chaise de cuir qu’il jugeait mal alignée — car l’ordre était une de ses manies les plus despotiques — et, en silence, il s’attabla.

M. Hippolyte Ardel avait exercé trente ans l’emploi de caissier au Crédit Lyonnais. Les millions des autres, en coulant par ses mains, n’avaient su qu’empirer sa pingrerie instinctive. Il choyait l’argent pour l’argent ; et, lorsque sa vue faiblissante le contraignit de renoncer à la cage grillagée de son bureau, ce fut le seul crève-cœur de sa vie. Il ne s’était point marié, professant qu’il faut, avant tout, « penser à soi ». Victorien lui avait offert son domicile dans un sentiment de fidélité familiale et la prévision d’un héritage qui ferait la dot de Pauline.

L’oncle ne soufflait mot de ses affaires à personne ; on le supposait, en sa qualité d’avare, plus riche qu’il n’était. D’ailleurs, ses penchants sordides se révélaient peu aux étrangers ; il conservait, en sa mise, lorsqu’il sortait, une correcte bienséance. Dans la maison, au contraire, il usait ses hardes jusqu’à la corde ; mais, Pauline l’ayant plaisanté sur son frac ignominieux, il le sacrifiait, non sans mélancolie. Sa nièce obtenait de lui cette surprenante concession.

— Au moins, dit-il tout d’un coup, après s’être gratté la gorge, garde-toi de le donner à un pauvre qui le vendrait pour cent sous. Je n’entends pas que ma garde-robe aille finir sur le dos d’un chenapan.

Pauline, tout en se préparant une tartine de beurre, le rassura :

— Les mendiants savent déjà qu’il est inutile de sonner ici.

Elle excluait de toute compassion « les mendiants ». Ses père et mère et ses maîtres de morale lui avaient tant ressassé que les pauvres sont des exploiteurs, que l’aumône est une prime à la fainéantise ou un outrage à la dignité humaine, et qu’on ne doit plus parler de charité, mais de justice ! Dans le pauvre, elle apercevait une figure de la mort exécrable.

Cependant, Victorien était survenu, pressé par l’heure, et déjeunait quatre à quatre. Contre la croisée glissa au dehors la silhouette d’un ecclésiastique. Cette ombre ramena dans l’esprit de Pauline le prêtre de la route ; jamais, depuis son enfance, elle n’avait approché d’un homme en soutane ; elle éprouvait à leur égard la méfiance oppressive qu’infligent des êtres occultes, puissants et dangereux :

« Que de bizarreries dans une famille ! Moi, libre-penseuse, je suis la nièce d’un prêtre ! »

Pourquoi M. Ardel s’était-il brouillé avec l’abbé Jacques ? Le professeur observait sur son frère un perpétuel silence de réprobation ; il le reléguait au fond d’oubliettes dont Pauline, pas une seule fois, n’avait osé soulever la trappe ; et même après l’allusion brève de la veille, elle s’était abstenue de le questionner. Préoccupée des Rude, tout le soir elle négligea le singulier épisode. Maintenant, le fantôme du prêtre et le simulacre de sa mère se rejoignaient en son idée par des chemins obscurs. Et, soudain, elle voulut éclaircir ce qu’elle ignorait : l’inimitié des deux frères sortait-elle seulement de leurs discordances religieuses ? Ce ne fut pas à Victorien qu’elle s’adressa : la bouche encore pleine, il mettait son manteau pour partir ; mais l’oncle Hippolyte, plus lent à manger, demeurait :

— Jacques est un vilain monsieur, répondit-il d’un ton aigre où perçait une implacable rancune. Il a entortillé ma belle-sœur Lætitia, si bien qu’elle a légué cent mille francs aux Missions africaines de Lyon, et, nous autres, nous nous sommes partagé les bribes.

L’oncle, en même temps, ramassait vers le creux de sa main les miettes de son déjeuner et les jetait au fond de son bol, attentif à ne rien perdre. Il plia rageusement sa serviette, l’enfila dans un coulant dédoré, et l’envoya rouler à l’autre bout de la table, comme pour souffleter au loin le « vilain monsieur ».

Il remontait en sa chambre, quand la jeune bonne attendue se présenta ; son père l’accompagnait, un journalier d’assez malingre tournure, avec les jambes arquées, le teint vineux, et qui, après avoir touché son feutre en manière de salut, le garda sur sa tête. Sa fille reproduisait son profil de mouton, son nez en pied de marmite, mais plus grande et plantureuse, pourvue d’épaisses mains écarlates mal déshabituées du travail des champs ; elle avait un air de placidité soumise, l’œil rond et béat.

Pauline lui posa les questions d’usage, et s’enquit pour quel motif elle avait quitté ses précédents maîtres. Le père se lissa la moustache et entama une explication :

— Mademoiselle, commença-t-il, je vais vous dire le fait sans prendre des mitaines ; c’est moi qui l’a retirée, rapport à des manières qui ne me plaisaient pas, oùsqu’elle était. Ses patrons l’envoyaient à la messe, à confesse. Pas besoin de tant d’affaires. Ma fille n’a pas été baptisée, elle n’a point fait de communion, et vous voyez qu’elle a bien profité quand même. Sa mère et moi, nous lui avons donné de bons bras et de bonnes jambes. Que veut-on de plus ? Elle est forte, elle est honnête. Pour la fréquentation, elle sait qu’on n’aime pas ça dans le grand monde, elle se tient bien. Mais que voulez-vous ? On a le sang vif à dix-neuf ans. Je vous la donne pour ce qu’elle est ; si nous nous arrangeons, je vous la loue ; si elle ne vous convient pas, je n’ai pas l’habitude d’impatienter mes clients et de leur casser la tête…

Ces propos, il les dégoisait d’une gorge grasse, écarquillant ses doigts qu’il secouait par saccades, et gonflé d’une satisfaction niaise, outrecuidante. Pauline eut grande envie de leur montrer la porte. Cependant, une aide dans le ménage lui était nécessaire, et au plus tôt. Elle répondit simplement qu’elle n’envoyait personne à la messe, puisqu’elle n’appartenait à aucune confession. La fille, lorsqu’elle l’eut fait parler, sembla moins sotte que le père ; et sur-le-champ elle la retint.

— Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-elle.

— Égalité Lacroix.

— Égalité ? Ce prénom-là n’est pas dans mon calendrier. Notre dernière bonne s’appelait Marie ; je vous nommerai comme elle, Marie.

Elle apprit, en reconduisant Lacroix, qu’il était bûcheron, natif du Morvan, qu’il avait quitté tout jeune ce pays de misère « où les nobles voulaient tenir les petits ».

— Moi, déclara-t-il, j’étais majeur à sept ans ; j’étais maître à douze ans de ce que je gagnais. Je suis un fils naturel non reconnu !

Il articula ce titre de gloire avec une grotesque vantardise, devant sa fille impassible, et, rejetant son feutre en arrière, il continua :

— J’ai battu bien des grosses villes, j’ai fait le maraîcher, j’ai roulé la vie de Paris. Là où je suis, j’y resterai six ans et, après, j’irai ailleurs. J’ai été marié deux fois, je suis veuf de ma seconde femme. Elle avait eu d’un autre un gars avant notre mariage, je l’ai reconnu — ici, il baissa la voix —  ; j’ai essayé là une boule que je ne sais pas si elle réussira. Le gamin n’est pas fort ; s’il meurt, c’est à ma fille que l’argent revient, l’argent des grands-parents ; ils ne sont pas malheureux…

Pauline le poussa presque dehors ; sans quoi il n’eût jamais fini. Cet homme lui révélait une espèce déplaisante, le nomade sans feu ni lieu, cynique, n’ayant pris de ses ancêtres paysans que la tortuosité des calculs, un chétif anarchiste aigri contre tout ce qui l’humiliait. Pour elle, un seul mérite corrigeait ces tares : affranchi des errements superstitieux, Lacroix suivait jusqu’au bout la logique de son incroyance. Elle aurait, dans la personne de Marie-Égalité, une servante façonnée, par un endroit capital, à son image.

M. Ardel, rentré pour midi, ratifia le choix de Pauline ; il ne la blâma point d’avoir baptisé d’un prénom usuel et commode la nouvelle venue ; « Égalité » choquait ses préjugés de caste, plus forts que son irréligion.

Après le repas, vers la fin du dessert, comme il méditait dans la vapeur d’une tasse de café et allumait sa cigarette, quelqu’un sonna. Égalité alla ouvrir, puis revint, la mine ahurie.

— Monsieur, c’est un Monsieur le Curé qui vous demande, vous ou Mademoiselle.

— Un curé ! Vous ne pouviez pas dire qu’il n’y a personne ! tança le professeur en levant les bras au ciel. Ce doit être pour une quête ; vas-y, commanda-t-il à Pauline, expédie-le un peu sec.

Elle obtempéra sans empressement, et, pendant qu’elle gagnait par la cour le vestibule, préparait une phrase de refus. Mais une surprise la confondit : le prêtre qui attendait était celui de la route. Elle n’avait pas oublié son cou maigre, les lignes anguleuses de sa figure italienne. Pâle, maladif d’aspect, il se présentait dans une contenance douce et modeste ; digne pourtant, point embarrassé ; il vint au-devant d’elle avec un sourire cordial, mais douloureux :

— Pauline, dit-il d’une voix qui ressemblait à celle de Victorien, je suis votre oncle Jacques ; voulez-vous prévenir votre père ?

Le visage de Pauline se fit dur comme un marbre. Le griefs de l’oncle Hippolyte résonnaient encore à ses oreilles, et l’arrivée de ce prêtre dans la maison contractait tout son corps d’un malaise insurmontable. Elle avait beau savoir qu’il était son proche, la violence de ses préventions suffoquait l’instinct du sang. Une parole lui brûla les lèvres : « C’est inutile ; mon père ne veut pas vous voir. » Mais l’abbé la pressait d’un regard humble et impérieux ; il la dominait par la force, difficile à éluder, du faible qui s’appuie sur une Toute-Puissance invisible. Dans la salle à manger il avait perçu un dialogue, il se disait : « Mon frère est là », et s’avançait vers le seuil. Pauline n’osa rien répondre que ces mots, d’une froide politesse :

— Veuillez entrer, monsieur.

Elle s’effaça devant lui et, sans pénétrer à sa suite, referma la porte ; toutefois elle resta derrière pour écouter. Le tressaut de deux chaises reculées brusquement signifia que Victorien et l’oncle Hippolyte, comme à l’approche d’un spectre, s’étaient levés en émoi. Elle entendit M. Ardel qui s’exclamait :

— Toi ! Jacques ! Est-ce possible ? Que viens-tu faire par ici ?

— Victorien, expliqua la voix du prêtre, incisive et néanmoins tremblante, j’ai dû quitter le diocèse de Lyon, je te dirai plus tard pourquoi, et je suis, depuis septembre, curé d’une petite paroisse, tout près de Sens, à Druzy. Hier seulement, j’ai appris que nous étions voisins. Tu ne peux te faire une idée de ma joie. Enfin je te retrouve ; il y avait treize ans que je fatiguais Dieu de cette prière…

— Tu n’es pas encore exaucé, coupa M. Ardel sarcastique et brutal ; tu sais tout ce qui nous sépare.

— Quand on s’est conduit comme toi, appuya l’oncle Hippolyte, je m’étonne qu’on ait le front de se présenter chez les gens, après avoir tout fait pour les mettre sur la paille !

L’abbé devait avoir prévu cet accueil ; car la véhémence de l’attaque ne parut qu’affermir sa riposte.

— Mon oncle, commença-t-il, je suis bien aise que vous abordiez si nettement la question. Le legs de la tante, jamais je ne m’en suis mêlé. C’était à moi qu’elle comptait donner les cent mille francs. Elle m’a écrit ses intentions ; j’ai répondu que je refusais, je l’ai suppliée de penser à vous. Cela, je te l’ai dit une fois : Victorien, tu t’es buté à ne pas me croire, sans réfléchir que si j’avais ensorcelé, comme tu le prétendais, la pauvre tante, j’eusse travaillé d’abord à mon profit. Or, je n’ai hérité d’elle qu’une miniature et son secrétaire Empire à plaques de cuivre ; et, dans son secrétaire, vendredi, par une rencontre miraculeuse, j’ai retrouvé la lettre où j’opposais mon refus. Elle avait glissé entre deux tiroirs. Tiens, lis-la ; l’enveloppe est encore timbrée, datée…

Tout se tut un instant ; ce silence anxieux exaspéra la curiosité de Pauline. Les révélations qu’elle venait d’entendre la bouleversaient : l’oncle, dont elle se faisait un monstre, elle le sentait un homme, un homme souffrant, bon, et envers qui on était apparemment injuste. Chez elle, la haine de l’injustice tendait à s’exagérer, pour compenser l’indigence d’autres notions morales. Une honte brusque la prit d’écouter à la porte, comme une petite fille indiscrète, et elle entra résolument.

L’abbé, debout près de la table, épiait sur le visage de son frère, tandis qu’il lisait la lettre, l’aveu d’une immédiate conviction. Victorien persistait en sa rigueur, et tirait des bouffées de sa cigarette ou en appuyait le bout sur le cendrier. Lorsqu’il eut fini, il remit le pli dans l’enveloppe, et, la tendant à Jacques :

— Ce n’est pas ce qui s’appelle un document probant. Enfin… assieds-toi.

Ce langage et le geste dont il l’alourdissait énonçaient une condescendance tellement blessante que Pauline songea : « Si j’étais lui, je m’en irais. » Mais, voulant réparer l’aigreur de son père, elle rapprocha une chaise, insista :

— Asseyez-vous, mon oncle.

L’abbé avait rougi, s’était mordu les lèvres ; sa fierté lui commandait de partir ; malgré tout, allait-il, dès le premier choc, consentir à une défaite ? Il était venu chercher son frère, s’humilier devant lui en justifiant ses actes ; maintenant, il le tenait presque, il espérait, bientôt, pouvoir l’étreindre dans ses bras, et, plus tard, lui rouvrir ceux du Père pitoyable aux cœurs aimants. Son affection l’emporta ; il s’assit donc et dit à Pauline :

— Vous aviez à peine quatre ans, la dernière fois que je vous ai vue, chez l’oncle Jérôme. Je me souviens d’une poupée habillée de rouge, dont vous pleuriez la tête toute fendue. Vous l’avez mise sur mes genoux, je vous ai demandé : « Que veux-tu que je lui fasse, à ta poupée ? » Et vous m’avez répondu : « Elle est bien malade, guéris-la. »

Nul de ces détails ne surnageait dans la mémoire de Pauline ; mais, à mesure que l’abbé parlait, il cessait d’être pour elle un étranger.

Ce n’était pas seulement sa voix qui sonnait le son des Ardel. Il avait la même façon que Victorien de lever et de baisser les paupières sur des pupilles sombres, tour à tour fulgurantes et lasses. La moue dédaigneuse de la lèvre renflée s’atténuait d’une compassion meurtrie. La contrainte d’une discipline ascétique épurait sa maigreur, faisait son nez plus mince et son menton plus ovale ; une âme qui avait beaucoup souffert modelait en son visage quelque chose de la beauté des Saints.

Pauline se laissait subjuguer par une vénération ; cependant, elle ne s’accoutumait pas encore au costume de son oncle : la funèbre soutane, le chapeau singulier, les mains gantées de noir hors des manches de la douillette la repoussaient par un vague effroi, comme si de cet extérieur émanait une autorité inquiétante, un pouvoir de vie et de mort sur les hommes.

L’oncle Hippolyte, dès qu’il vit l’abbé s’asseoir, sortit au fond par la cuisine en grommelant assez haut pour être entendu :

— Tout à l’heure ils s’embrasseront. Ah ! c’est du propre !

M. Ardel avait allumé une autre cigarette ; il allait et revenait, à pas allongés, entre la table et le grand poêle de faïence que décorait, en haut, un buste de Stendhal :

— Je soupçonnais, fit-il, que tu gîtais dans ces parages. Hier soir, tu as passé devant nous au bas de Saint-Martin, tu t’es arrêté près d’un ivrogne. Mais par quelle lubie as-tu lâché Lyon pour t’échouer au fond d’une misérable campagne ?

— Une aventure, répondit l’abbé, comme il n’en arrive qu’aux Ardel. J’ai souffleté publiquement un jeune faquin de journaliste qui tenait en ma présence un propos indigne. La presse a mené quelque vacarme autour de l’incident ; l’archevêché s’est ému. Bref, j’ai compris qu’à Lyon j’étais flambé. Tu le sais aussi bien que moi, par expérience : dans la vie sociale il est irréparable d’avoir trahi qu’on est violent… Ici, je connaissais un des vicaires généraux ; les prêtres manquent, on m’a donné de suite une paroisse.

— Et tu es heureux ?

L’abbé crut inutile d’initier Victorien à toutes ses douleurs sacerdotales. Druzy, depuis un demi-siècle, végétait dans la plus sinistre indifférence, sauf trois ou quatre vieilles femmes, les villageois entraient à l’église tout juste pour les mariages et les sépultures. Ils y pénétraient, le chapeau sur la tête et la pipe à la bouche. Son prédécesseur avait achevé de les perdre. On le trouvait quelquefois, au moment des offices, ivre-mort en sa cave. Il laissait dans les burettes pourrir des cadavres de mouches noyées. Les gens l’invitaient par dérision à des enterrements civils. Le clergeon qui lui servait sa messe n’y consentait que s’il empochait, avant l’Introït, ses deux sous de salaire, et, quand le curé oubliait de fermer à clef la porte, il se sauvait pendant la Consécration. L’archevêque avait suspendu le prêtre impuissant et méprisé.

L’église était demeurée close huit mois, quand l’abbé Ardel accepta, pour le ressusciter, ce pays de mécréants. D’abord, il avait pleuré amèrement, mais sans perdre confiance ; à présent, ses espoirs se confirmaient, et ce fut de l’œuvre commencée qu’il entretint son frère :

— Au début, dit-il, j’eus la tristesse d’un vigneron qu’on charge de façonner une vigne morte ; j’ai prié seul dans le sanctuaire et j’ai attendu. Le premier dimanche, il est venu deux femmes et une petite ; j’ai chanté la grand’messe, tour à tour à l’autel et à l’harmonium, bien que ce ne soit pas très liturgique ; je leur ai parlé, elles ont été contentes. Le dimanche suivant, elles étaient cinq ; nous arrivons à neuf aujourd’hui. J’ai pu mettre la main sur un vieux chantre et deux enfants de chœur, je les forme au chant grégorien. J’atteindrai certainement quelques jeunes filles ; il y a toujours, dans une paroisse, des malades, des pauvres, des abandonnés ; je vais les voir, ils me reçoivent bien. Ne fût-ce pas des lépreux, des paralytiques et des aveugles qui écoutèrent les premiers l’Évangile ?

— Ça ne te mènera jamais loin, contesta M. Ardel. C’est honteux qu’on relègue en un trou un garçon de ton mérite ! Tu devrais comprendre que les religions ont fait leur temps et chercher ailleurs. Hier, à l’heure des vêpres, nous avons visité la cathédrale : elle était vide. D’après ce que j’entends dire, tes confrères ici ne pensent qu’à se chamailler ; vous n’avez même plus l’énergie du ralliement contre l’adversaire. Vos cloches ont bien raison de sonner leur glas monotone, le glas de Rome et du Christ, le glas des songes qui ne recommenceront plus !

L’abbé serra fortement son chapeau entre ses doigts ; mais, sans trop d’impatience, l’œil tendu sur Victorien, il rédargua :

— Attends à demain, mon pauvre ami, et tu seras confus d’avoir si mal prophétisé. L’Église n’est pas une chose qui, étant née tel jour, finira tel autre ; l’Église est, elle est dans le Christ éternel. Elle a terrestrement ses traverses d’angoisse, mais ce sont des veilles de triomphe. Le précédent siècle fut plus religieux que son aîné, le vingtième présage une ère de foi splendide ; ce sera un grand siècle eucharistique. Toi qui es historien, dis-moi donc si jamais, depuis le moyen âge, la Papauté fut plus haute qu’aujourd’hui. Il fallait que le monde épuisât l’expérience de l’erreur. Maintenant, c’est fait ; la libre-pensée a vidé le fond de son sac ; sur tout ce qu’il importe aux hommes de savoir, vous n’offrez que des ignorances et des abstractions. Vous avez l’air de soldats sans pain mordant leurs cartouches pour tromper leur faim. Cela, tu ne te l’avouerais pas, ou tu le sens moins que d’autres, parce que tu as de la moelle chrétienne plein les os ; mais si tu voyais, comme moi, chez mes paysans, la bestialité plate et sordide, des foyers sans enfants, et en tout l’abjecte médiocrité, ta conclusion loyale serait un cri d’effroi…

L’abbé s’échauffait dans son éloquence, lorsqu’il discerna sur la mine de Victorien une maussaderie croissante ; il se leva, s’approcha de lui :

— Je compte, fit-il, changeant de propos, qu’un de ces jeudis vous arriverez me surprendre ; vous partagerez mon repas d’ermite. C’est moi qui suis mon cuisinier ; Pauline me donnera des conseils… Voyons, quel jour viendrez-vous ?

— Écoute, objecta M. Ardel en se croisant les bras, j’aime mieux te parler tout rond. Des rapports durables sont-ils possibles entre nous, alors que nous n’avons plus une idée commune ?

— Et le sang, qu’en fais-tu ? s’écria l’abbé. Mon père est pourtant le tien !

Il montrait contre la tapisserie le portrait au crayon d’un vieillard à la barbe foisonnante, dont le front se gonflait de rides sinueuses, avec d’épais sourcils, des joues creusées, une gravité morose, comme le Léonard de Vinci dessiné par lui-même en ses derniers ans.

— Je le revois, dans cette alcôve du quai des Célestins, mort, et si beau que les femmes du voisinage amenaient leurs enfants pour le contempler. Avant de mourir, tu te souviens, il nous avait dit : Mes fils, aimez-vous ; soyez fidèles à Dieu et à votre nom…

— Je le sais, répliqua M. Ardel, sourdement irrité. Mais ne t’en prends qu’à toi si entre nous deux se dressent d’enfantins concepts théologiques que tu mets au-dessus de la famille, au-dessus de tout. Périsse la nature humaine plutôt qu’un dogme, voilà votre principe à vous autres prêtres. Vous faites, en sens adverse, comme nos primaires férus de leur morale laïque. Vous n’êtes que des cuistres enjuponnés.

L’abbé, d’une moue railleuse, rétorqua sur l’agrégé cette épithète de cuistre ; il n’en sentit pas moins l’intention méprisante, et, plus vif, répliqua :

— Si j’étais un cuistre, tu ne me verrais pas chez toi. Je suis ton frère qui t’aime, qui ai voulu te le dire, malgré ta dureté et tes injustices. Quand vous serez dans la peine, vous saurez où me trouver. Ma cuistrerie à moi, c’est de bénir !

Ici, par une faute trop explicable, il abandonna la partie au moment où il allait peut-être la gagner. S’il avait insisté dix minutes de plus, Victorien, affamé de tendresse en dépit de ses allures grincheuses, sentimental sous ses raideurs de positiviste bourru, serait aisément parti d’un sanglot et lui eût ouvert ses bras. Mais l’abbé jugea contraire à sa dignité d’essuyer de nouveaux affronts ; en prolongeant sa visite, il courait le risque d’une brouille sans retour ; ses nerfs que, jusque-là, il avait pu maîtriser, frémissaient d’être surtendus. Il mit sa main dans celle de son frère qui la prit assez froidement ; il la tendit aussi à Pauline ; elle donna la sienne avec une bonne grâce attendrie.

— Au revoir, Victorien, dit-il de son air affable, comme sûr, malgré tout, de l’avenir.

— Adieu, Jacques ; rappelle-toi que de ta moelle chrétienne, dans mes os, il n’y a plus rien, rien !

Pauline ouvrit la porte de la rue ; déjà dehors, l’abbé retourna la tête vers sa nièce, lui envoya, de ses longs doigts, un salut affectueux ; une larme avivait ses yeux brûlants ; il s’éloigna d’un pas pressé. Deux heures, au même instant, sonnèrent à la cathédrale ; M. Ardel sursauta :

— Deux heures ! Un peu plus, il me faisait manquer ma classe !

III

Les Rude, ce dimanche, dès les vêpres finies, rentrèrent chez eux ; ils attendaient Pauline et son père ; M. Ardel avait annoncé l’intention de venir tôt, pour voir, en bonne clarté, l’atelier du peintre.

Il faisait un ciel de printemps ; la lumière était fine comme celle qui poudroie dans les vieilles porcelaines. Le vent du sud se jouait avec des banderoles soyeuses de nuées ; sur la rivière, le soleil étalait un pont d’argent. Au bas de l’autre berge, en amont, l’eau comptait les images des peupliers grêles ; leurs pointes se confondaient sous une buée blonde, et, contre l’arête de la colline, des atomes de rayons dansaient parmi les ombres.

De leur terrasse, à l’angle du cours Tarbé, les Rude possédaient ce paysage fluide et riant. L’illusion d’un renouveau, à la mi-décembre, semblait si douce que Mme Rude et ses deux filles s’accoudèrent un moment au balustre. Non loin d’elles, les pattes de devant appuyées à un parapet, leur chienne caniche, Javotte, tendait vers l’espace la truffe humide de son museau. D’une fenêtre ouverte sortait le murmure d’un violoncelle ; Julien préludait au concert.

— Je me trouve, dit Edmée, légère aujourd’hui comme une bulle de savon.

— Maman, demanda Marthe, tandis qu’elle regardait le courant frétiller de petites ondes écailleuses, est-ce les poissons qui font les vagues avec leurs queues ?

Mme Rude, en lui répondant, ramenait sur la tempe de Marthe une mèche de cheveux égarée derrière son oreille. C’était une mère passionnée, inquiète. Elle avait, « rendu au Paradis », son fils cadet, Emmanuel, mort à neuf ans, dont elle portait toujours le deuil. Une croix d’or à son cou seule rompait la sévérité de son corsage. On aurait pu la prendre pour la grande sœur d’Edmée, tant elle restait svelte, aisée d’allure. Elle gardait un de ces visages maigres qui ne vieillissent guère, la courbe d’un nez suave nacré vers le bout, une fossette mutine au coin de sa bouche un peu pincée, des yeux trop saillants, parfois bizarres, mais, à l’ordinaire, d’une transparence bleue, comme virginale, et caressante.

— Je suis curieuse de cette Pauline, avouait-elle à Edmée ; et cependant, je doute qu’elle puisse devenir ton amie… Une païenne, une athée…

Mi-espiègle, mi-sérieuse, Edmée répliqua :

— Il faut bien aller aux montagnes, quand elles ne viennent pas à nous. Pauline est moins dure qu’une montagne ; je lui crois un cœur capable d’aimer Dieu, si elle le connaissait.

— Rentrons, dit sa mère ; la fraîcheur tombe ; les Ardel vont arriver.

Ils ne tardèrent point ; Edmée les introduisit dans l’atelier où pétillait un grand feu de bûches. Cette pièce, d’une intimité radieuse, avec ses fenêtres au couchant, faisait oublier le banal aspect de la villa. Le piano occupait un angle ; un pupitre, chargé de musique, était dressé ; les toiles du peintre, des portraits pour la plupart, composaient une méditative assistance au-dessus de fauteuils Louis XV, en bois blanc, à ramages cramoisis, que M. Rude avait hérités de son trisaïeul. Mais, avant tout autre objet, les visiteurs aperçurent, en face de la porte, isolé sur la boiserie du fond, un Christ d’ivoire.

— Quel besoin d’ostentation croyante ! remarqua M. Ardel à part soi.

Sur la pensée de Pauline, l’ombre du Crucifié glissa. Un souffle de bienvenue l’accueillait dans cette maison ; le bonheur ingénu de s’y voir s’épanouissait en son regard ; elle entra, de sa démarche lente, avec le balancement tranquille d’une simple robe grise rehaussée par des bandes de velours noir. Elle tenait un rouleau, des morceaux de chant qu’Edmée l’avait priée d’apporter. Son air de franchise atténua les premières craintes de Mme Rude. Julien s’empressa de poser son violoncelle et son archet pour aller au-devant d’elle. Javotte vint la flairer comme quelqu’un d’ami.

Mais, tout de suite, M. Ardel s’approcha d’un tableau posé sur un chevalet, et, en apparence, près d’être fini. L’œuvre représentait un coin de l’hospice de Beaune, trois religieuses, vêtues de bleu, à grand hennin, agenouillées en ligne, les paumes jointes, le profil droit, recueillies dans l’attente de la communion. Le jour descendait sur elles d’un vitrail aigu et du ciboire lumineux qu’un prêtre, à l’autel, leur présentait. La pénombre, en arrière, laissait distinguer une voûte brune en berceau, des lits de malades, le recul d’une salle immense comme le réceptacle de toutes les infirmités. L’ensemble était peint à touches serrées, sans faux-fuyants, avec cette harmonie tonale, si rare chez les modernes, et qu’eurent aisément les vieux peintres, pleins de foi.

— C’est bon, très bon ! exprima au bout d’un court silence M. Ardel, sujet aux brusques enthousiasmes, mais attentif uniquement aux mérites de la facture.

— Ces femmes ont posé devant vous ? s’enquit Pauline, étonnée d’un tel sujet.

M. Rude élucida qu’étant, lui et sa femme, de Beaune, où son beau-père faisait valoir un modeste vignoble, ils y passaient toutes leurs vacances, et qu’il pouvait, chaque matin, patiemment s’assimiler ces religieuses.

— Vous voyez, Ardel, continua-t-il, je ne m’excite pas à des visions factices. J’ai l’horreur des faux mystiques, de ceux qui singent les Primitifs, des charlatans de toute farine. Ce que j’ai observé, je le transcris ; je cherche simplement à découvrir sur des visages en prière une réflexion d’En Haut ; car je n’aime à portraiturer que des gens qui prient, ou bien des enfants, parce que le ciel nage dans leurs yeux. Je me suis approprié le précepte : Laissez venir ces petits à moi, et je crois être plus pur, tandis que je les peins. Celui-ci, regardez…

— Mon pauvre Emmanuel à trois ans ! soupira Mme Rude. Et comme c’est lui !

De la grande chaise où il était assis, l’enfant avait l’air d’interroger les spectateurs avec ses pupilles bleues, dilatées, trop clairvoyantes, pareilles à celles de Marthe. Ses lèvres entrecloses semblaient séparées dans une respiration paisible. Mais ses traits menus, la soie cendrée de ses cheveux, son cou trop long, ses bras minces perdus sous des dentelles indiquaient un être fragile. Au milieu d’un demi-jour argenté, tout en blanc, neigeux, immatériel, il paraissait déjà vivre ailleurs…

— J’admire, opina M. Ardel, qu’à l’aide de moyens si sobres vous obteniez une telle puissance d’effet. Mais comment n’avez-vous jamais exposé au Salon ?

M. Rude, presque ahuri, le fixa : Au Salon ! Ses toiles fourvoyées parmi les voisinages inévitables de croûtes et d’horreurs obscènes ! Au printemps prochain, toutefois, il pensait louer à Paris une salle pour y montrer quelques œuvres.

— Ces choses-là sont secondaires. Mais une idée qui me taquine, ce serait de pouvoir concentrer en six portraits six principaux types ascétiques d’ordres religieux. J’aurais là dix années de travail merveilleuses. Je vous l’ai dit déjà, je vais très lentement, et ce n’est pas pour moi seul que je m’évertue à bien faire. Dans la pureté concise d’une ligne, qui enchantera des générations, je vois un mode de charité ; je sais qu’en visant au parfait je préfigure une ombre de la Béatitude où toute chair sera achevée en sa forme…

Il causait de ses travaux sans vanité, simplement et religieusement. Par instants, il enroulait à ses doigts les boucles de sa barbe, et, comme ébloui d’une soudaine conception, il fermait à demi les yeux. Pauline écoutait les paroles du peintre, sans comprendre tout ce qu’elles signifiaient, mais captivée par sa voix grave de même que par les sons d’un orgue. Elle sentait que cet homme habitait un jardin radieux fermé pour elle, et les prestiges de son art l’induisaient à le suivre jusqu’à la porte. M. Ardel, pourtant, éprouva le besoin d’une objection.

— Je comprends très bien qu’à rétrécir son optique votre pensée gagne en force. Mais ne souffrez-vous pas de rejeter hors de votre champ visuel presque toute l’immensité de la vie concrète ? Les maîtres de la Renaissance faisaient des tableaux religieux, mais ils peignaient aussi des scènes populaires, des paysages, du nu…

— Voilà pourquoi, dit tout à coup Julien, ils manquaient tant de profondeur. C’est par le sacrifice qu’on mérite l’extase. Or, dans l’extase, on tire à soi, épuré, le monde inférieur que les sens atteignent confusément.

— Et puis, confirma son père, quelle folie de s’imaginer qu’on va étreindre le grand Tout ! Est-ce que l’infinité des images, quand nous en aurons saisi quelques-unes, ne s’écoulera pas toujours intacte, inépuisable ? Mieux vaut donc prendre au torrent ce que peut tenir le creux de notre main.

M. Ardel, jamais à bout d’arguments, se disposait à répliquer, lorsque Edmée, peu divertie par cette controverse, entraîna Pauline avec intention vers un tableau voisin :

— Un vieux Breton et sa fille, expliqua-t-elle… Je les aime comme si je les avais connus.

Ils étaient figurés tous deux à genoux sur le carreau d’une cuisine ; le soleil entrait par la croisée ouverte ; au dehors, s’espaçaient les pommiers en fleurs d’un verger. Le vieux avait un nez court et les pupilles enfoncées sous un front rugueux, de fortes pommettes, un poil gris mal rasé autour d’une bouche tenace, mais un air de résignation extatique ; il joignait ses doigts et regardait un crucifix pendu au mur de la haute cheminée. Sa fille baissait les paupières ; l’ombre de sa coiffe tremblait contre sa joue ; de ses grosses lèvres on sentait sourdre les syllabes pieuses qui les purifiaient. L’un et l’autre se tenaient là, fixés pour l’éternité dans une attitude d’oraison où se condensait toute leur existence, toute la dévotion d’un peuple.

Cette peinture ne plut guère à Pauline : les Bretons semblaient imposer la foi par la façon dont ils priaient. Si peu que pénétrât l’impression, son incroyance se mettait en garde. M. Ardel, sans quitter sa désinvolture critique, se montra plus froid que devant les premières toiles ; il s’apercevait davantage d’un défaut inhérent à la probité trop minutieuse de Rude : le tourment du détail engendrait de la sécheresse ; tandis que l’artiste, dans la vie familière, paraissait ne jamais démentir sa bonhomie d’allures, lorsqu’il peignait, il manquait de confiance en soi, de cette ampleur que déploie l’improvisation.

Mme Rude, cependant, conta l’histoire singulière des deux paysans. Un prêtre, natif de Plougastel, avait émigré dans le diocèse de Sens, parce qu’il se lassait d’être en son pays vicaire à perpétuité. On lui donna la cure de Druzy ; il s’y morfondit de tristesse et mourut, laissant son père et sa sœur qu’un curé d’alentour retira chez lui. Ce vieux et sa fille conservaient des habitudes de longues prières communes où le peintre les avait étudiés à son aise ; agenouillés l’un près de l’autre ils se perdaient en Dieu si absolument que nul épisode extérieur ne pouvait les déranger ; une fois, pendant un orage, comme ils récitaient l’Angélus, la foudre tomba sur le toit du presbytère ; ils n’y prêtèrent même pas attention. Lorsque le père, usé par les ans, rendit l’âme — c’était à minuit — sa fille attendit l’aube pour en avertir son curé : « Va zat (mon père) est mort, lui dit-elle ; venez voir comme il est beau. » Elle pleurait, mais de joie, à l’idée que son père contemplait, face à face, le Seigneur dans son Royaume.

Pauline eut envie de s’écrier : « C’était absurde ! » Pourtant le mot de la Bretonne : « Venez voir comme il est beau », lui remit en mémoire ce qu’elle avait entendu dire à l’abbé Jacques sur son grand-père Ardel ; sa pensée rapprocha la fin mélancolique du pauvre prêtre breton et la solitude où languissait son oncle, rebuté des siens ; un mouvement furtif de compassion l’inclina vers le délaissé.

— A propos de Druzy, énonça Julien, j’ai pu savoir que le prêtre de dimanche en est justement le curé ; c’est bien l’abbé Ardel, du diocèse de Lyon.

— C’est lui en effet, répondit Victorien d’un ton qui affectait l’indifférence.

— Il est venu nous voir, compléta presque en même temps Pauline.

D’un coup d’œil le professeur la tança : est-ce que les étrangers devaient être mis au fait des épisodes qui se passaient dans la maison ?

— Eh bien ! si nous écoutions un peu de musique ? insinua Mme Rude, devinant que Julien avait froissé M. Ardel.

Edmée ouvrit son piano, on alluma des lampes, le violon et le violoncelle s’accordèrent. Pauline adorait ces préparatifs musicaux ; les sonorités confuses des instruments enfermaient l’attente de l’harmonie qui succéderait au désordre. Dans l’audition passive elle pressentait les délices de rêveries incommunicables.

Les musiciens jouèrent l’Adagio du grand trio de Beethoven en si bémol. La plénitude du motif peu à peu la combla d’une ivresse sentimentale. Elle ne s’arrêtait pas à la tranquillité liturgique de cette large mélodie, mais croyait y démêler la nostalgie d’un bonheur sans bornes et impossible.

Vis-à-vis d’elle, à l’occident, sur la colline haussée comme un mur brumeux et dans l’eau miroitante, le crépuscule développait un dais immense de vapeurs violettes et pourprines ; de minces nuées roses se déliaient au sein de cette flambée magique ; Pauline fut envahie d’un frisson qui monta jusqu’à ses cheveux :

« Que je suis heureuse ! pensa-t-elle. Ah ! si de tels moments pouvaient durer toujours. Oui, sans fin ! »

Le violon et le violoncelle reprirent doucement la phrase initiale ; puis, les tierces du piano décomposèrent en sons fugaces la trame des harmonies. Au dehors, le dais du ciel s’endeuillait ; les cuves fumeuses de l’horizon brunirent ; la rivière se décolora, et bientôt l’enchantement transitoire, prémice d’un jour supra-terrestre, ne fut plus, au fond du couchant, qu’un petit reflet de lampe agonisante.

Pauline aurait voulu le retenir en ses yeux, ainsi qu’en ses oreilles les phases du chant. L’idée que tout cela lui échappait rabattit son exaltation ; elle comprit alors, d’une manière obscure, qu’on pût avoir l’appétit de la vie éternelle.

Quand le dernier accord expira, le silence d’ensuite lui parut décevant ; elle supplia M. Rude et Edmée de recommencer.

— N’est-ce pas, dit Julien, que Beethoven a écrit peu de choses aussi transportantes ? Il atteint là une sérénité purement catholique d’émotion.

— On peut y voir tout ce qu’on veut, opposa M. Ardel ; pour moi, je crois fort que Beethoven suivit bonnement son thème en musicien, et n’eut aucune de ces intentions adventices.

— Parbleu ! oui, répliqua Julien ; il ne les eut pas, mais elles y sont quand même.

Une dispute s’engagea qui se fût prolongée, si M. Rude n’eût frappé de son archet un léger coup sur le pupitre. On réitéra l’Adagio ; Pauline fut moins remuée que la première fois ; mais elle essayait de saisir le sentiment de Julien, ce qu’il appelait « l’émotion catholique », et de la sorte elle la subissait à son insu. Tout à l’heure il venait de jeter ce mot :

« L’Église est le seul milieu où la liberté des âmes s’accorde exactement avec le poids d’une tradition. »

Elle démêla qu’en effet l’Adagio de Beethoven exprimait un tel équilibre, et, par lui, un état de paix bienheureuse ; elle répugnait pourtant à conclure comme Julien ; cette velléité d’analyse se dissipa d’ailleurs parmi d’autres songeries instables.

Mme Rude, aussitôt après, la pria de se faire entendre. Pauline chanta : Plaisir d’amour, un air de Martini, dont la grâce noble et simplette s’ajustait à la sérénité familiale de l’auditoire, au sérieux des portraits, aux fauteuils de jadis. Sa voix, naturellement limpide, vibrait d’une tendresse nuancée. De bon cœur, tout le monde, même son père, applaudit, et M. Rude lui demanda de chanter encore.

Edmée l’accompagna dans le Réveil de Brunnhilde ; cette effusion lyrique correspondait à l’intime consonance de toutes ses énergies ; elle la fit retentir à pleine gorge, éperdument. Mais, lorsqu’elle se tut, elle sentit peu d’enthousiasme dans les louanges qu’on lui donna. Oppressé d’un trouble latent, Julien restait assis à distance, le menton appuyé sur sa main. M. Rude confessa qu’en dépit de splendeurs exorbitantes, il n’aimait pas Siegfried ; Wagner, sauf dans les Maîtres-Chanteurs et les scènes liturgiques de Parsifal, n’était à ses yeux qu’un magicien néfaste, ayant trituré des philtres de désordre et de vertige. Pauline protesta que ces philtres ne pouvaient agir sur les cœurs sains.

— Plût à Dieu, ma chère enfant, répondit vivement le peintre ; mais qui donc peut se flatter d’être sain ?

Une discussion aiguë allait se déchaîner ; Edmée prit Julien par le bras, l’attira vers le piano, s’y remit elle-même, et dit très fort à M. Ardel :

— Nous allons vous jouer une sonate de Saint-Saëns.

Pauline n’avait entendu Julien que dans le trio où son jeu se fondait avec celui du violon. Jusqu’alors elle le jugeait un rêveur candide, entêté à ses imaginations dévotes. Mais, de même que, pour lui, le Réveil de Brunnhilde avait fait sortir une Pauline frémissante, folle de sa jeunesse, la sonate découvrit à Pauline un Julien qu’elle ne soupçonnait pas.

Il attaqua les premières mesures, comme s’il eût lancé au piano un défi strident. Tour à tour il tirait du violoncelle des sons crépus et fauves ou tendres jusqu’au sanglot. Elle regardait ses coups d’archet véhéments, mais sûrs ; dans l’âpreté dont il détacha une courte phrase interrogative, elle reconnut son intransigeance dogmatique, mais résolue en acte, énoncée avec une furie provocante.

Son exécution et celle d’Edmée s’harmonisaient fougueusement, fidèles au reste à l’œuvre qu’ils jouaient, d’une rectitude inflexible au milieu des plus torrentueuses violences.

Cette musique causait à Pauline une sorte d’angoisse mêlée à la tension de sa volonté lucide. Il lui semblait marcher à travers des ténèbres, sur une chaussée étroite coupée par un abîme qui l’aspirait, où filaient des êtres innombrables, dans un horrible et sourd déchirement. Quelqu’un venait contre elle, la poussait en arrière, au-dessus du gouffre ; elle se dégageait, rebondissait et courait vers un point d’or vif qu’elle entrevoyait, haut et loin, comme un feu sur une tour invisible.

Les images s’ébauchaient, se défaisaient, étaient renouées selon les colorations de l’idée musicale ; mais l’esprit de Pauline, chaque fois qu’il se dérobait à l’emprise hallucinatoire des sons, revenait au seul Julien ; elle admirait sa vigueur impérieuse et, néanmoins, y redoutait confusément, pour sa propre indépendance, une menace.

L’Andante le lui rendit, tel que d’abord elle l’avait connu. Le violoncelle escortait d’un staccato ferme le choral du piano, cantique d’une foi résignée, soumise au mystère. Pauline pouvait croire visiter, comme l’autre dimanche, une cathédrale. Le violoncelle semblait un suppliant qui s’élance à un Dieu caché ; la volupté d’une extase modulait les métamorphoses du verbe mélodique. Les notes graves de l’instrument, là même où il s’égayait en dessins rapides, possédaient l’autorité d’une parole secrète, apaisante et sainte.

Mais avec le final, le piano et lui repartirent comme dans l’ouragan d’une bataille. De rauques dissonances se martelaient entre des épisodes syncopés, plaintifs, essors d’espoirs inassouvis. Un désir sauvage de conquérir le monde et une volonté d’amour mystique alternaient à larges intervalles ; Pauline s’imagina que les mêmes sentiments se disputaient l’âme de Julien, proche de la sienne par ses appétits juvéniles ; et, à cette supposition, elle tressaillit tout entière.

Au bout de la sonate, Edmée, la figure moite et ardente, trahit que ses muscles avaient excédé leurs réserves de force ; Julien, au contraire, parut mis en train par ce nerveux exercice.

Mme Rude sonna ; la servante apporta le thé. M. Ardel s’étonna que Julien trouvât le loisir de s’adonner à la musique, outre les travaux « sérieux » qu’il poursuivait ; car il préparait son doctorat en droit, visait à entrer dans les consulats.

— Julien est comme moi, observa M. Rude ; la vie qu’on est convenu d’appeler positive et l’art se rythment pour lui méthodiquement. Mais voyez combien sont mystérieuses les transmissions. Mes deux aînés ne feraient en peinture rien de fameux. Julien sera poète, orateur, musicien, jamais peintre. Tandis qu’Emmanuel avait l’œil d’un coloriste, et Marthe dessine des bonshommes pas mal du tout…

Marthe s’était perchée sur un genou de son père, jouait avec sa barbe. Javotte, avide de se faire caresser, poussa du museau, à l’improviste, le coude de son maître et projeta hors de sa main la tasse de thé pleine qu’il tenait. Les jeunes filles en rirent naïvement ; il fallut essuyer le tapis ; Mme Rude rappela la servante ; c’était une fille d’une simplicité modeste, joufflue, épanouie, qu’on sentait joyeuse et familière dans la maison. Pauline la compara incidemment à Égalité dont les attitudes sournoises lui pesaient déjà. Ici, nulle discordance ne gâtait la joie confiante qui était l’air du logis. Elle voulut oublier quelles choses profondes l’isolaient des Rude, et se donner l’illusion qu’une telle famille devenait un peu la sienne.

Mme Rude reprochait, devant elle, à Edmée, de négliger, pour son piano, ses autres études ; son mépris des diplômes masquait une excessive paresse. Edmée, en croquant un macaron, fit une pirouette :

— Et si c’est ma vocation d’être ignorante ? Tu ne me vois pas changée en une intellectuelle, sèche comme un morceau de craie.

— Cependant, Mlle Pauline, répliqua sa mère avec un sourire malicieux, n’a rien d’un morceau de craie, et je la sais fort cultivée.

— Oh ! très peu, se défendit Pauline, j’aime la lecture, Edmée l’aime aussi. J’ai commencé le latin, pour faire plaisir à mon père ; si j’avais à gagner ma vie, je donnerais des leçons de chant ; mais il me déplairait d’être une licenciée ou une agrégée.

Marthe, sur ces entrefaites, avait apporté un cheval de bois, sautait dessus, le faisait osciller, redescendait. M. Rude, silencieux, dévisageant Pauline, cherchait à lire en ses traits les vestiges d’une pensée pieuse, « ce signe de lumière », faute duquel une figure humaine était, devant lui, comme inexistante. M. Ardel discutait avec Julien la sonate de Saint-Saëns qu’il estimait, vers la fin, « trop frénétique ».

— Trop frénétique ! releva Julien ; mais, monsieur, c’est une œuvre écrite sous la commotion de la guerre, et la plus âprement guerrière que je connaisse, sauf la huitième Polonaise de Chopin.

— Ah ! vous voilà bien, les mystiques ! persifla le professeur en gaîté. Dès que vous prononcez le mot guerre, vous semblez avoir bu un élixir enivrant. Je ne vous blâme point, les pacifistes sont une de mes exécrations. Seulement, chez des chrétiens, je trouve ça baroque tout de même…

Julien passa dans ses cheveux sa main maigre, comme toutes les fois qu’un sentiment énergique le saisissait, et repartit :

— Pourquoi pas ? Si Dieu m’avait fait naître au temps de la bonne Lorraine, j’eusse été volontiers des hardis compagnons qui, à sa suite, culbutèrent les garnisons anglaises, entraient dans les villes reprises, la lance haute, fiers de leurs balafres, et, après avoir chanté un Te Deum, trinquaient galamment avec les archers. Ce n’est pas le goût des tueries, mais des aventures à courir que l’idée de la guerre excite en moi. A vingt ans, on a dans les veines plus de sang qu’on n’en peut verser. J’ai la certitude que, le jour où je recevrais ma feuille de route, je me sentirais immédiatement libéré d’une foule de sots appétits qui alourdissent la vie d’un homme. Ce serait comme si je partais pour le cloître. Rien ne vous met mieux qu’un risque de mort en face de l’éternité. Et puis, dans cet abandon de soi, il y a une allégresse, quelque chose comme une participation à la béatitude du Christ, lorsqu’il s’immole…

La voix de Julien s’enflait, tandis qu’un afflux de pensées mettait son être en vibration ; la simplicité de son accent excluait tout soupçon de fanfaronnade, et M. Ardel, en l’écoutant, n’avait plus son air sardonique. Les femmes, autour de lui, cessèrent de causer ; mais Pauline, après un sursaut d’enthousiasme, se reprit soudain : par cette folie chrétienne de sacrifice, le Julien qu’elle eût rêvé lui échappait !

Le carillon fluet d’un cartel préluda au coup de sept heures ; M. Ardel songea qu’il était temps de se retirer. Dans le vestibule, ils trouvèrent Marthe, les mains derrière son dos, en méditation près d’une cage où un canari et un serin, la queue raide et les paupières closes, sommeillaient sur leur barre, côte à côte.

— Ils ne sont pas morts, maman ? voulut-elle éclaircir, inquiète de leur immobilité.

— Non, ma chérie, rassura Mme Rude ; ils dorment comme des enfants bien sages ; demain, ils se réveilleront avant toi.

— Regardez, dans l’eau, cette moitié d’orange, dit plaisamment M. Rude, tourné vers la fenêtre du vestibule.

Elle donnait sur un jardin, et, dans le bassin d’une pompe, flottait la lune à demi pleine. Sa grise blancheur faisait le sol semblable à une nappe d’eau tremblante ; au-dessus d’un mur, entre les rameaux aigus et noirs d’un tilleul, des étoiles pendaient comme des fruits dorés.

Pauline quitta Edmée et Mme Rude avec la persuasion de leur amitié vraie ; la poignée de main qu’échangèrent elle et Julien fut d’une cordialité plus discrète ; mais la réserve qu’elle y mit signifiait qu’elle le distinguait des autres. De la porte des Rude, les Ardel, jusqu’à leur maison, avaient trois minutes de marche. Pendant ce trajet, comme Pauline ne disait mot, livrée à la rumination confuse encore des mille détails qui lui revenaient de cette visite, son père inopinément l’interrogea :

— Tu es muette ; à quoi penses-tu ?

— Tu veux le savoir, répondit-elle en folâtrant ; eh bien ! je pensais au sommeil du canari et du serin…

Mais, redevenue grave, elle expliqua :

— Je pensais à la question de la petite : chez les Rude, c’est bizarre, tout le monde a la mort en tête, et ils sont pourtant heureux !

IV

Au retour, contre leur attente, ni le souper n’était prêt, ni la table mise. Égalité, s’étant oubliée dans un bal de guinguette, venait à peine de rentrer, quand ses maîtres survinrent. Le professeur, d’habitude, se mêlait peu du ménage ; pour le coup, il l’admonesta vertement. Elle n’osa maugréer, mais bouscula son fourneau, fit un beau tapage de marmites.

Ce n’était pas la première fois que Pauline surprenait en cette fille, sous l’extérieur apathique commun aux gens du pays, les rancunes de l’esclave émancipée qui enrage de servir. Dès le surlendemain de sa venue, parce qu’elle charbonnait les portes avec ses doigts, il avait fallu la gourmander : « Je veux qu’on soit propre, avait ajouté Pauline, je suis minutieuse. — Mais, moi aussi, Mademoiselle, répliqua la bonne d’un ton vexé. » Chose plus grave, Pauline, en montant aux mansardes pour s’assurer si Égalité faisait son lit et balayait, trouva la chambre fermée à double tour. Le surcroît de son escapade, les pendeloques cliquetant sur son corsage, une odeur de musc que semait sa jupe, tout avertissait qu’on ne pourrait la garder longtemps.

Ce souci vulgaire, après les ravissements dont Pauline sortait, la jeta dans une tristesse. L’oncle Hippolyte était descendu et demanda « si, ce soir, on ne dînait pas ». Il marchait de long en large, par la salle à manger, les mains enfoncées dans les manches de sa robe de chambre ; de cinq minutes en cinq minutes, il tirait sa montre ou la confrontait avec la pendule, soupirait, se grattait la tête. Une catastrophe autour de lui n’eût guère plus dérangé son régime d’automate que ce retard de son potage : serf, toute sa carrière, de la ponctualité, il n’admettait pas, dans les rouages de son existence, la plus minime variation.

Pauline conservait à son grand-oncle un sentiment où entrait un peu de la pitié qu’on a pour les enfants et les faibles ; par lui elle se prolongeait dans le passé des siens ; elle voyait en ce vieillard « un meuble de famille » dont l’étonnante survivance paraissait un défi au destin, une gageure qu’elle l’aidait à soutenir. Bien qu’il grognât même à propos de ses attentions, déclarant « qu’on ne devait jamais se tâter », il les attendait, les réclamait presque. Sa nièce lui était nécessaire, il l’aimait par rapport à soi ; mais ce vague retour qu’elle obtenait de lui marquait sur l’égoïsme du célibataire une victoire unique.

Pourquoi, à cette heure, en le regardant circuler comme le balancier d’une pendule, le trouva-t-elle insupportable ? Elle opposait à l’intérieur paternel celui des Rude, chaud de tendresse et d’aménité. Les flammes de leur âtre éclairaient pour elle les creux arides de sa vie. Elle mûrirait, vieillirait peut-être entre deux somnambules dont l’humeur égoïste la vouait à une stérile abnégation. Si elle se mariait, son père, grincheux et jaloux de sa tranquillité, tolérerait-il un gendre sous son toit ? A supposer qu’elle se séparât de lui, ne deviendrait-il pas la proie d’une gouvernante, ou, ce qu’elle appréhendait plus encore, d’une seconde femme ?

Se marier ! D’ordinaire elle y pensait peu. « Que ce soit le plus tard possible », avait répondu, à Roanne, M. Ardel déclinant la demande d’un jeune collègue amoureux fou de Pauline, gauche d’ailleurs, pédant, prétentieux, et qu’elle n’eût point accepté sans répugnance.

Mais Julien maintenant occupait le théâtre de ses songeries. Elle ne s’en croyait pas le moins du monde éprise ; il ne lui avait laissé voir aucun signe d’inclination, pas la moindre de ces nuances prévenantes auxquelles une femme n’est jamais insensible. Seulement, elle se concevait aimée de quelqu’un qui lui ressemblerait par sa générosité, ses dons sensitifs, son ascendant de parole. L’imagination de Pauline, d’un bond, sautait aux extrêmes, achevait le tour d’une idée ; elle assistait à ses fiançailles et voyait la toilette de ses noces.

Ici, pourtant, la réflexion rabrouait la fantaisie : un jeune homme, tel que Julien, destiné, selon toute apparence, à « un brillant avenir », épouserait-il une fille presque pauvre ? Sa dot la plus solide, elle le savait, serait l’héritage de l’oncle Hippolyte ; pour acquérir un mari, devrait-elle étrangler son oncle ? Et, surtout un « mystique », semblable à Julien, ferait-il sa femme d’une libre-penseuse ? Son mot de l’autre dimanche tintait dans sa mémoire :

« Je ne voudrais qu’un amour long et fort comme l’éternité… »

C’était bien ce qu’elle-même, de tout son désir, aspirait à recevoir et à donner. Mais, un amour si rare, elle eût souhaité d’en épuiser, dès cette vie, la plénitude, avec un homme exempt des croyances qui n’étaient pas les siennes.

Elle secoua ses rêves, lorsqu’elle sonna la cloche du dîner enfin servi. Il fut, à l’ordinaire, taciturne et expéditif. Toutefois, M. Ardel, entre la pomme et le fromage, annonça son projet de passer à Paris le jeudi d’ensuite ; il ne reviendrait que le vendredi matin.

— Et tu ne m’emmènes pas ? se récria sa fille.

Le : Non, qu’il répondit, ne permettait point de réplique. Des courses au ministère, à la bibliothèque de la Sorbonne, des visites où il ne pouvait la conduire empliraient toute sa journée.

— Est-ce que j’y vais, moi ! observa l’oncle, pour faire sentir à Pauline, que, lui restant, elle ne pouvait bouger.

— C’est entendu, repartit-elle chagrinement, je serai toujours une sacrifiée.

L’œil vert de M. Hippolyte, par-dessous ses lunettes, s’irrita :

— Tu n’auras pas longtemps à l’être ! Je sens très bien que vous vous dites tous les deux : « Quand donc serons-nous débarrassés de cette vieille ganache encombrante » ? Ah ! si je pouvais crever bientôt !

Pauline, furieuse d’une telle injustice, faillit répondre : « Espérons-le ». Victorien tourmentait sa moustache ; une colère le rendit pâle ; ses sourcils se rapprochèrent ; il envoya sur le vieillard le feu terrible de ses pupilles, et, d’un ton impérieux, mais correct :

— Calmez-vous, mon oncle, et méditez cet axiome : Le monde appartient aux esprits froids…

L’oncle baissa le nez vers son assiette, puis se moucha sans insister. Victorien promit à sa fille qu’elle irait, pendant les vacances du nouvel an, à Paris : elle y choisirait, « chez une bonne faiseuse », un chapeau.

— Me prends-tu, dit alors Pauline rassérénée, pour une petite fille que l’on console avec un bout de chocolat ? Tu veux voyager seul, tu as tes raisons, je ne te les demande pas…

— Tu les connais, interrompit-il assez durement ; et ce fut tout.

A cette crise d’acrimonie succéda, le lendemain, une période de paix. L’oncle, ayant besoin de sa nièce pour une reprise à un paletot, voulut se montrer aimable ; il conta, au déjeuner, son premier voyage de Lyon à Paris, du temps où le bateau à aubes, « le Parisien », vous remontait jusqu’à Châlons ; de là, on prenait la diligence ; mais, durant une partie du trajet, le véhicule, dégarni de ses roues et soulevé avec ses voyageurs sur un wagon, était remorqué par une locomotive ; ensuite, à une halte dont le nom ne lui revenait plus, on revissait les roues, et la diligence, remise à terre, repartait avec ses chevaux. Devant l’oncle Hippolyte, Paris apparaissait toujours aussi lointain qu’à l’époque du roi Louis-Philippe ; ainsi s’expliquait la gravité que prenait à ses yeux le départ de Victorien ou de Pauline « pour Paris ». La perspective de cette courte fugue égayait, au contraire, M. Ardel ; Pauline discerna sans surprise qu’il ne s’ennuierait nullement de la faire seul.

Le jeudi matin, après l’avoir accompagné, elle revenait de la gare ; sur le pont, Mme Rude et Edmée la rencontrèrent ; toutes deux s’en allaient visiter des pauvres du faubourg. Dès qu’Edmée apprit l’absence de M. Ardel :

— Eh bien ! dit-elle, si on nous le permet, j’irai vous chercher à une heure ; et nous sortirons avec Julien dans la campagne.

Elles ne s’arrêtèrent pas longtemps ensemble ; un vent d’est acéré leur mordait les oreilles ; à l’horizon, en aval, se bourraient des nuages, d’un gris roux de laine sale, qui annonçaient de la neige. Mais l’invitation de son amie enfla le cœur de Pauline d’une joie démesurée ; en rentrant, elle se mit au piano, roucoula de longues vocalises ; puis, tout d’un coup, elle se gronda de cette exubérance.

— Serait-ce à cause de Julien ? Quelle folle je suis !

Vers midi, la neige commença ; il ne volait encore que des flocons dispersés par la bise, « des papillons » de neige. Edmée fut exacte au rendez-vous ; sa figure, sous le capuchon d’un manteau, était fraîche comme une fleur d’églantier. Julien, les jambes serrées par des molletières, et avec un caban de toile cirée, avait la tournure d’un jeune lieutenant qui part en reconnaissance.

Il tendit la main à Pauline, lui demanda de quel côté elle préférait se diriger.

— Où il vous plaira, répondit-elle ; mais les hauteurs sont plus tentantes.

Ils gagnèrent donc, au delà de l’Yonne, les collines, droit devant eux, gravirent, dans une gorge humide, le sentier du Ru de Chièvre, et se trouvèrent en pleins champs, au bord d’un plateau où le vent abattait les tourbillons d’une neige de plus en plus épaisse. Ils avançaient contre elle, les joues cinglées, les yeux entreclos, et, déjà, ne s’entendaient plus marcher. Le grésillement des flocons s’assourdissait sur la terre blanche. Edmée éprouvait une douceur de se mêler à cet ensevelissement silencieux ; Pauline, la volupté batailleuse de cheminer, en dépit du froid et de la tourmente, dans un pays nouveau, que la neige faisait immense et fantastique.

Julien les précédait, et, de temps à autre, se rapprochant d’elles, leur lançait une parole brève.

La route s’engageait entre des taillis de jeunes bois ; quelques feuilles débuées battaient au bout des branches ; les ramilles se croisaient en réseaux délicats, « semblables, dit Julien, à l’entrelacs des veines sur la main d’une femme ». Et il regarda celle de Pauline, comme si, à travers son gant, il eût suivi, sous sa peau, les lignes bleuâtres. Ce fut l’aveu, à peine saisissable, de sensations qu’il réprimait. En lui, les mouvements de l’instinct et l’effort de les maîtriser se succédaient par subits contrastes. Plus loin, ils aperçurent, autour d’une mare, des osiers rouges oscillant, si rouges que leurs tiges paraissaient enduites d’un sang figé.

— Quand je vois de ces osiers-là, exprima-t-il comme pour lui-même, ils me font songer aux verges de la Flagellation…

Pauline, tout étrangère qu’elle fût à l’histoire du Christ, comprit de quelle flagellation il se souvenait. Deux semaines plus tôt, elle eût taxé de folle son idée ; aujourd’hui, elle désirait saisir le pourquoi d’un tel rapprochement. D’ailleurs, la solitude et le vent glacé, la réflexion brillante de la neige portaient son cerveau à un état de clairvoyance où ses lourds préjugés se dissipaient.

— Vous êtes étonnant, fit-elle. A quoi bon chercher de la souffrance, même dans les plantes qui ne souffrent pas ?

— Elles souffrent une peine confuse, reprit, avec animation, Julien, le deuil du premier Paradis, l’attente de la gloire et de la paix dernière. Toutes les créatures ont sur elles le signe de la Passion, puisqu’elles sont l’œuvre du Verbe fait chair et crucifié par consentement depuis l’origine des siècles. Mais nous, nous savons qu’Il souffre, et à cause de nous. Supposez-vous chrétienne, chrétienne totalement — non comme moi qui sais ce qu’il faut faire et ne le fais pas, — chercheriez-vous dans cette vie autre chose qu’un miroir de la Rédemption ?

— Tout est là, dit Pauline, vous admettez la Rédemption ; moi, je ne puis pas. L’innocent pâtir pour le coupable, c’est horrible, c’est monstrueux ; vous adorez un Dieu féroce, avide de sang, et, ensuite, un Dieu qui se laisse torturer et qui meurt comme un misérable, pour payer une faute commise contre lui, Dieu. La contradiction me révolte…

— Ah ! protesta Julien d’un ton d’affectueux reproche, vous n’avez guère le sens de l’amour. Est-ce que les hommes ne sont pas tous un seul homme ? D’innocent, il n’y en a point. J’ai moi-même une faible expérience de la douleur ; mais je sais que je vaux peu ou rien. Voilà pourquoi nulle injustice ne me heurte dans les calamités qui pleuvent sur le monde autant que ces flocons de neige sur nos têtes. Si j’étais un cœur moins tiède et puéril, je voudrais expier pour ceux qui ont le plus mérité de souffrir. Dieu seul aime absolument, comme Il est juste absolument. Dans l’abîme où se joignent la Justice et l’Amour, vous ne pénétrez pas, moi non plus, ni personne ; c’est le mystère des mystères. Mais le péché et la douleur sont des faits ; la Rédemption aussi, et un fait, sans lequel les deux autres rendraient l’existence incompréhensible…

— Il s’agirait d’abord de prouver, objecta Pauline, que le péché n’est pas un mythe.

— Alors, intervint Edmée d’une manière pétulante, vous ne péchez jamais ? Vous avez de la chance !

— Et vous, quels crimes pouvez-vous bien commettre, exquise et bonne comme vous l’êtes ?

— Oh ! moi ! reprit Edmée, sans trop de contrition dans l’accent, du matin au soir je pèche. Au moment où je me lève, j’ai la paresse de me lever ; pendant que nous disons la prière, je me dissipe vingt fois par minute. Si je déjeune avec du pain rassis, je soupire à l’idée d’une brioche. Je sors ; les glaces des devantures me renvoient la silhouette de ma personne, et je n’en suis pas mécontente, je lis dans les yeux des passants qu’on me trouve bien. Vous avez tort de me croire bonne ; je me prive rarement pour les pauvres, j’ai une langue pointue ; quand arrive un ennui aux gens qui ne m’aiment pas, mon premier cri, si je ne me retenais, serait : Tant mieux ! etc., etc… Peut-on savoir tout le mal dont on est capable ?

Pauline se mit à rire : en cette confession elle ne démêlait que l’enfantillage de scrupules dévots, superficiels du reste, puisqu’Edmée les énonçait aussi cavalièrement. Il lui était difficile d’atteindre une âme catholique de moyenne espèce, formée aux minuties de l’examen de conscience, et familière avec les sacrements, choyée dans le giron de l’indulgente Église, où, sachant le pardon à sa portée, elle se tourmentait peu de ses faiblesses.

Ils descendirent en silence au pli d’un mamelon qui les abrita du vent. La neige continuait à tomber d’une chute impétueuse et molle ; les bois, sous cette toison grisâtre, perdaient leur couleur brune d’écorce de châtaigne ; Pauline, malgré la cuisson de l’air froid sur ses joues, se figurait marcher dans une chambre tendue de ouate.

A la fourche de deux chemins, le long d’une pente, les toits d’un hameau parurent ; une vieille femme en venait, sa hotte aux épaules ; elle présentait un profil sec et fin, sans caractère comme sans vulgarité, effigie usée d’un ancien type rustique. Edmée, d’un signe de tête, lui dit bonjour ; la vieille, au lieu de répondre, baissa le nez par maussaderie.

— Nous ne sommes plus au temps, dit Julien, où le salut des paysans faisait les routes hospitalières même aux inconnus qu’ils croisaient. A présent, les maîtres, savez-vous comment ils les appellent ? Les créanciers. Lorsqu’ils nomment, ici, tout près, la comtesse du Frénoy, ils disent tout court, à la façon des sans-culottes : la Frénoy.

Les vastes communs d’une ferme antique tranchaient parmi des masures ; le pignon moussu d’une de ses mansardes pointait hors de la neige ; une lucarne se couronnait d’un fronton triangulaire, pompeux et d’autant plus baroque qu’au-dessous s’appuyait une fruste échelle dont les échelons étaient noirs de purin.

Edmée apprit à Pauline que cette ferme dépendait jadis du Frénoy, et, indiquant à l’ouest le château invisible derrière les futaies, elle narra de son histoire un épisode attendrissant.

Il appartenait, vers la fin de la Restauration, à un certain marquis de Subligny, lequel avait fricassé son bien dans de sottes aventures, et dut laisser vendre avec son mobilier la maison de ses pères, mais se réfugia non loin, dans une bicoque, seul en compagnie d’un vieux domestique. Celui-ci nourrissait son maître de la culture d’un jardin et des économies faites sur ses gages d’antan. Le marquis, cependant, se mourait de consomption et du chagrin d’avoir gaspillé sa jeunesse. Quand les acquéreurs du château connurent son triste état, ils lui offrirent en sa propre demeure l’hospitalité. On lui réserva le plus seigneurial des appartements, et, là, entouré de ses meubles, de tout ce qui perpétuait les fastes de sa famille, il s’en alla d’une fin douce, dans l’illusion d’être encore le maître de céans.

L’anecdote toucha Pauline plus qu’elle ne l’eût fait en d’autres lieux. La mélancolie qui tombait sur la campagne muette où le jour semblait déjà moribond lui insinua une sympathie lointaine pour l’inconnu dont elle écoutait la légende. La communauté d’un sentiment fugitif, à son insu, la rapprochait davantage d’Edmée et de Julien.

Julien voulut regagner la plaine en coupant au milieu des terres. Il ne s’y décida point sans consulter Pauline dont les chaussures un peu minces courraient quelques risques dans les sillons comblés de neige. Elle se moqua de l’avertissement, se prétendit infatigable. Ils s’avancèrent donc hors des chemins frayés. La bise, maintenant, leur jetait contre le visage des poignées de flocons, qui, se figeant au bout de leurs cils, les aveuglaient à demi. Par endroits, ils arrachaient avec effort leurs pieds de la neige profonde : Pauline ne sentait plus la pointe de ses orteils ; elle soutenait pourtant son entrain. Julien se rendit compte qu’elle et Edmée auraient peine à s’en tirer jusqu’à la grand’route ; il leur proposa fraternellement à toutes deux son bras.

Pauline le prit d’un geste réservé. Mais, comme elle bronchait au creux d’une ornière, elle serra fort la manche de son guide dont l’appui nerveux la maintint d’aplomb. La vigueur de Julien se communiquait à sa volonté, atténuait sa fatigue. Les champs, au crépuscule, s’amplifiaient et paraissaient avoir perdu leurs horizons ; cependant ils découvrirent une ferme solitaire près de laquelle se hérissaient en ligne des poiriers, « pareils, sous la neige, dit Edmée, à des porte-cierges, quand de la cire y a coulé ».

Elle ajouta en regardant son frère :

— Il ferait bon s’arrêter, là-bas, cogner à la porte, comme le petit Poucet, et se griller vis-à-vis d’un bon fagot.

— Vous êtes lasse ? dit Pauline, pour se convaincre qu’elle-même ne l’était point.

— Encore une demi-lieue, appuya Julien, et nous empoignons la route. Imaginez-vous jusque-là que cette côte, devant nous, est un sommet des Alpes où nous allons sauver des voyageurs en détresse…

Pauline n’avait pas besoin de stimulation ; elle eût souhaité que leur aventure ne finît jamais ; et elle jouissait d’unir sa marche au pas ferme de Julien ; mais, tout à coup, par une coquetterie irraisonnée, elle quitta son bras. L’imperceptible déplaisir qu’elle crut, à un froncement de sourcils, deviner en lui, la traversa d’une joie secrète…

A présent ils dominaient la vallée confuse et des peupliers tordus d’où s’enleva une bande de corbeaux, comme des loques noires charriées par le vent. Dès qu’ils furent au bas du coteau, sur la route plate, Julien se tourna vers Pauline :

— Savez-vous où nous sommes ? A un quart d’heure de Druzy. Voulez-vous faire une surprise à votre oncle ?

Un instant elle hésita : sa méfiance du prêtre se réveillait à l’idée d’entrer chez lui ; et que dirait son père de cette visite ? Mais elle commençait à sentir, comme Edmée, sa lassitude ; une curiosité, le pressentiment du bonheur qu’elle porterait à son pauvre oncle, le désir tacite de ses deux compagnons, tout la décida.

L’église de Druzy commande, à la façon d’un château fort, les approches du village ; ancienne collégiale, de loin elle prend des proportions qui étonnent : les flancs de son vaste chœur s’évident et poussent au dehors des prolongements à toit aigu ; le chapeau d’une tourelle s’appuie contre sa nef au-dessous d’un vigoureux clocher roman. De près, elle trahit des tristesses de ruine ; une moisissure verte suinte de ses murailles là où le lierre vorace ne s’en est pas rendu maître.

Julien cherchait du regard, proche l’église, le presbytère, quand il reconnut, dans un chemin montant, la porte que surmontait une croix rouillée. Il tira la corde d’une cloche ; des sabots, sur le sol feutré, résonnèrent sourdement, et l’abbé Jacques vint ouvrir en personne, car il se passait de servante.

A la vue de Pauline, il demeura comme suffoqué, rougit d’un transport qu’il ne chercha pas à contenir.

— Je vous espérais, dit-il se ressaisissant ; et Victorien, où est-il donc ?

Pauline, en quatre mots, sans mensonges de politesse, élucida comment « le hasard » l’avait conduite à proximité de Druzy ; elle présenta Edmée et Julien. L’abbé les mena dans sa cuisine ; il y instruisait, à cette heure, les enfants du catéchisme ; la sacristie, où il le faisait d’ordinaire, eût été, par ce froid, malsaine. Une lampe de cuivre sans abat-jour était posée sur une table de bois blanc ; deux petits gars et deux petites se tenaient assis en rang, un livre entre leurs mains, le dos tourné au feu, et la neige du dehors éclaircissait leurs visages de son reflet immaculé.

Le curé alla prendre pour ses hôtes des chaises dans la pièce voisine ; tandis que les jeunes filles se sécheraient au coin de l’âtre, il demanda la permission d’achever son catéchisme ; l’assistance imprévue y ajouta une solennité.

Pauline remarqua tout de suite que les garçons possédaient mal le texte qu’ils récitaient et ne semblaient rien y comprendre. Les petites, au contraire, plus déniaisées, levaient souvent le doigt pour répondre. La moins grande, qui s’appelait Louise, avait un air espiègle et futé ; ses cheveux bruns dépassaient le châle blanc qu’elle gardait sur sa tête ; ses yeux, d’une limpidité si brillante que ses cils même paraissaient bleus, sa bouche menue, son teint rose s’animaient de grâces mutines ; quand elle ne savait pas, elle faisait une jolie moue, et, en se dandinant, interrogeait le plafond.

L’abbé leur expliquait l’existence de Dieu dont personne, visiblement, ne leur avait parlé ; et il tâchait de mettre à leur niveau une preuve imagée de la Cause créatrice.

— Vous avez vu, mes enfants, des anneaux aimantés pendre les uns aux autres ; d’où leur vient à tous la puissance qu’ils ont de se tenir entre eux ? Louise, d’où vient-elle ? Voyons, Augustine ? Ernest ? Charles ?…

— Eh bien ! reprit-il, comme tous se taisaient, elle vient d’un premier aimant… Vous vivez. D’où vient la vie ? Elle vient de quelqu’un qui a été avant vous, avant vos pères, qui a toujours été.

Il s’énonçait avec une gravité affable, haussant peu la voix, et l’attention des enfants semblait suspendue à ses lèvres, comme par l’aimant qu’il évoquait. Pauline, formée, selon le pli paternel, à évaluer les gens sur leurs mérites d’intelligence, reconnaissait à son oncle une parfaite clarté d’exposition. Elle voulait négliger la substance de sa doctrine, mais suivait, malgré tout, cette métaphysique élémentaire aussi neuve pour elle que pour les jeunes sauvages de Druzy.

Lorsqu’il eut achevé, il se mit à genoux sur les carreaux, les y fit mettre autour de lui, et, tous ensemble, ils dirent le Pater, puis l’Ave. Julien et sa sœur se joignirent à l’oraison commune. Les enfants observèrent que l’autre demoiselle demeura, hors du cercle, assise, et fixait les braises du foyer.

Elle reçut pourtant, à les entendre, la révélation de ce que peut être la prière : la voix de l’abbé Jacques imprimait aux mots répétés par ces bouches enfantines une ferveur si simple qu’une religion paraissait naître dans cet humble élan vers le Père « qui est dans les cieux » et la Vierge « bénie entre toutes les femmes ».

La douceur de prier, jamais Pauline ne l’avait comprise. Maintenant, elle admettait, au moins en idée, le besoin d’invoquer la Cause inconnue, quand même nous ne savons pas où s’en va notre appel. Cette sympathie d’émotion se mêlait à la pauvreté accueillante du presbytère, aux délices du feu dont la tiédeur coulait en ses membres, et à des réminiscences plus lointaines de foi familiale que le contact de son oncle ranimait au fond d’elle.

Les enfants congédiés avec des bons points et des images, l’abbé, au bout de quelques minutes, revint, tenant une bouteille de Chablis mousseux.

— Ut vinum lætificet cor hominis, dit-il tout jubilant de voir sa nièce sous son toit. Et, pour la fêter, comme le père de famille immola le veau gras, il apportait son unique bouteille de choix.

Il se mit en devoir de la déboucher ; mais le bouchon résistait à son effort ; Julien s’empressa de la lui prendre, et, d’une main aisée, délivra le vin fumant.

— C’est en cette cuisine, dit Edmée, je la reconnais, que mon père vit le vieux Breton et sa fille agenouillés…

— Au temps de M. Le Goff, sans doute ? J’ai lu ce nom sur le registre de mes prédécesseurs. Ah ! ce registre, il contient des choses bien affligeantes ! Quarante années durant, ma pauvre paroisse eut un prêtre constitutionnel. Faut-il s’étonner que la foi s’y soit perdue ?

— Comme vous devez être seul, mon oncle, fit Pauline, tous les soirs, dans cette maison !

L’abbé venait de lever à la santé de Victorien son verre où il ne s’était versé qu’une goutte ; il y trempa ses lèvres et sourit :

— Mais, je ne suis pas seul, ma chère enfant ; j’ai toute la communion des bienheureux et les trois personnes de la sainte Trinité pour compagnie.

D’ailleurs, ajouta-t-il, même extérieurement ses journées étaient si pleines ! Le matin, après sa messe, et son ménage fait, il travaillait une heure son potager, quoique le sol n’en valût rien, la craie sortant à fleur de bêche. Ensuite, il s’adonnait à un ouvrage de théologie, un grand catéchisme historique qui exigeait d’énormes lectures. L’après-midi, il s’en allait voir ses paroissiens, ceux des hameaux distants, où, depuis une génération, pas un prêtre ne s’était montré ; il choisissait les jours de pluie et les temps affreux, sûr d’atteindre les gens au logis ; et ils osaient moins alors lui fermer leur porte.

Les rebuffades ne l’effrayaient point ; la veille, entrant pour la première fois chez une paysanne, il s’était présenté comme le nouveau curé. « Qu’é qu’ça m’fait à moi ? » Telle fut sa réponse ; et elle lui tourna le dos, partit dans son étable. On l’avait prévenu que, sil pénétrait en de certaines fermes, sa visite aurait pour les tenanciers l’allure d’un défi à leurs opinions ; ils lâcheraient leurs chiens contre lui. Il s’y était rendu quand même ; les chiens l’avaient laissé tranquille ; mais, à l’aspect de sa soutane, comme à l’approche d’un sorcier ou d’un lépreux, maîtres, domestiques, enfants s’écartaient, on touchait du fer, on se cachait avec une sorte d’horreur superstitieuse. D’autres le repoussaient, parce qu’ils avaient des tares dans leur vie, une femme notamment dont ses voisins racontaient qu’elle avait empoisonné en son berceau son fils unique. D’autres l’accueillaient, l’invitaient « à prendre un verre » ; néanmoins, il ne pouvait leur parler que du « bestial », des récoltes, de la santé des enfants ; dès qu’il en venait à la religion, tous prenaient un air stupide. Un point surtout les ahurissait, c’était qu’ils fussent capables de péché.

— Des péchés ! se rebiffait un vieux moribond ; mais, monsieur, je puis lever la tête, j’ai toujours été un honnête homme.

— J’en ai bien, moi, des péchés, répliqua l’abbé Jacques.

— Vous en avez ! Eh bien ! c’est du propre ! Pourquoi alors que vous vous êtes fait curé ?

Pauline, en écoutant ces propos, se souvint de ce qu’elle-même avait ressenti à la venue de son oncle ; et elle eut presque honte d’avoir partagé les préventions de rustres imbéciles. La figure du prêtre, laminée par les jeûnes et la contention intérieure, exerçait sur elle un prestige que, pour l’instant, elle se plaisait à subir. On eût dit qu’un pouce surhumain, appuyant sur ses joues, y avait creusé deux trous d’ombre, pour faire saillir plus fortement ses os d’ascète et renfoncer la pointe de son regard. Ses doigts, qui se joignaient, puis se séparaient tout d’un coup, accusaient le fond de violence nerveuse qu’il s’appliquait à réfréner ; mais une paix transcendante, indéfinissable flottait autour de sa personne : Pauline se voyait inférieure à lui, et cependant elle n’en souffrait pas ; elle trouvait plutôt dans cet abaissement la délivrance d’un malaise obscur.

— Quand le temps est beau, continuait-il, je m’en vais à travers champs, je lis là mon bréviaire ; je tâche de joindre les hommes au travail. J’ai conquis l’amitié d’un berger natif du Morvan ; il mène le long des communaux ses deux cents moutons et ses deux chiens, et il vit, tout le jour, dans le silence, appuyé sur sa houlette. Nous sommes faits pour nous entendre… Le soir, je me remets à mon ouvrage, puis je retourne à l’église. J’en ai besoin ; voyez-vous, il y a pour le curé de Druzy, comme pour bien d’autres, des heures très douloureuses. Je ne parle pas des affronts que je dois avaler comme de l’eau, des mourants qui me ricanent au nez, du maire que je croisais, dimanche, escorté de son conseil, allant faire un baptême civil, et il fallait voir de quel œil ces messieurs me regardaient ! Mais lorsque je songe que, sur six cents âmes à moi confiées, j’en atteins une vingtaine au plus, je voudrais, pour dompter ces endurcis, le pouvoir des miracles, je sens mon indignité écrasante, et parfois je m’étonne que les pierres de mon église ne crient pas avec moi vers Dieu leur désolation.

— Oh ! je vous comprends, exprima Julien, touché par l’accent de cette confidence. Moi-même, qui ne suis qu’un écervelé, j’ai, par moments, de ces idées-là, il me semble que des prodiges d’expiration suffiraient à peine ; la terre, plus que jamais, a soif des saints et des martyrs…

— Mon oncle, fit Pauline et se levant, — car cet échange d’ardeurs mystiques où elle n’avait aucune part l’indisposait, — nous allons vous dire : Au revoir ; l’oncle Hippolyte se croirait perdu, si le dîner n’était pas servi à la minute où il l’attend.

— Attendez, je veux que vous emportiez quelque chose de votre visite.

Un souffle glacial sortit de la porte qu’il ouvrit au fond ; dans la chambre où il pénétra le vent se plaignait comme un enfant sans mère.

— Voulez-vous voir mon cabinet ?

Pauline et Edmée, puis Julien en passèrent le seuil ; le froid de ce lieu leur donna le frisson : un papier, en guise de vitre, battait contre un des montants de la croisée. L’abbé, d’un ton joyeux, expliqua sa misère : le bois de la fenêtre étant moisi, comme il l’ouvrait tout à l’heure pour clore ses volets, l’espagnolette et un des carreaux lui étaient restés entre les doigts. Le délabrement des parois elles-mêmes causait un phénomène étrange : la tapisserie, trouée par endroits, se gondolait à chaque bourrasque ; le mur semblait vaciller avec des ombres fumeuses, tandis que les flammes de la lampe éclairaient quelques gravures appendues, le portrait du Pape entre une estampe du saint Bruno mourant de Lesueur et la Vision de Zacharie d’après Gustave Doré. Edmée entrevit un harmonium dans un coin, une table de travail en bois blanc comme celle de la cuisine, et Julien s’approcha des livres rangés avec méthode sur des rayons ; il n’y reconnut pas un seul de ces volumes mondains dont les prêtres désœuvrés de la campagne se plaisent à égayer leur bibliothèque, mais uniquement, les ouvrages où s’est condensée la forte moelle de la tradition théologique depuis les Pères jusqu’à Franzlin et à Mgr Pie.

Pauline, se demandant quel souvenir son oncle lui réservait, s’attendait, non sans ironie, à une image de piété ; il s’était assis devant le secrétaire de la tante Lætitia, et il prit dans le tiroir une miniature qui représentait une jeune dame en toilette du premier Empire, les épaules et les bras nus, ayant des accroche-cœur sur le front, des frisons sur les joues, un air de tendresse aimable et de sémillante ingénuité.

— Tenez, dit-il à Pauline, c’est votre arrière-grand-mère paternelle ; Victorien la désirait.

Ce cadeau imprévu la transporta ; plus d’une fois le regret l’avait prise d’ignorer presque tout de cette aïeule, qu’elle savait par ouï-dire, charmante. A présent, elle possédait au moins ses traits ; que ne pouvait-elle percevoir le timbre de sa voix, vivre en sa compagnie, lui dire qu’elle l’aimait !

Elle écartait la miniature pour la faire mieux voir à Edmée ; l’abbé, derrière elle, haussait la lampe qu’il protégeait de sa main contre les coups de vent, et Julien, comparant le profil de la dame à celui de Pauline, admirait la fidélité d’une race à une noblesse de type longuement acquise.

L’abbé, lorsqu’ils partirent, voulut les raccompagner jusqu’à la petite gare, au bas du village. Le grésil neigeux, plus menu, pleuvait du ciel nocturne, tel que de la farine coulant hors du blutoir.

— Les jolis arbres de Noël ! dit Edmée en face des pommiers tout blancs.

— La neige, reprit Julien, est une chose douce comme la manne dans le désert.

— Oui, répondit l’abbé, une tombée de neige ressemble à la descente illimitée des Hosties saintes sur les autels…

Sa phrase, que coupa le sifflet du train, remit une distance entre Pauline et lui ; un instant plus tôt, elle eût volontiers embrassé son oncle, oublié qu’il était prêtre.

Julien, pendant le bref trajet, avec une flamme extraordinaire, loua la sublimité de cette âme sacerdotale heureuse dans l’abnégation et soumise même aux opprobres. Pauline n’acceptait qu’à demi son langage, mais elle recevait l’influx de son énergie qu’elle sentait courir le long de ses nerfs en ondes sourdes.

— Vous verrez, insinua Edmée finement pour confesser son frère, qu’un de ces matins Julien suivra l’exemple de votre oncle.

— Hélas ! non, répliqua-t-il, le monde me tient trop…

— C’est dommage, lui jeta Pauline, vous seriez parfait en abbé.

— Comme vous en carmélite.

Un sans-façon d’amitié exempt de toute aigreur anima cette riposte : qu’ils étaient loin déjà de leur première rencontre ! Si Pauline avait pris le temps de s’examiner, elle eût été confuse d’avoir tressailli d’un bonheur furtif à entendre que Julien ne serait pas un prêtre ; et pourquoi se donnait-elle l’air de souhaiter qu’il le fût ?

Une fois rentrée au logis, durant le souper monotone, puis dans sa chambre, assise vis-à-vis d’une flambée, tandis qu’elle reprisait le paletot de l’oncle Hippolyte, elle laissait les impressions de l’après-midi se dévider capricieusement en sa mémoire ; mais une question insistante qu’elle ne s’était pas encore posée la tira de la somnolence où le bien-être du feu liait son cerveau étourdi par la froidure et le vent : Julien n’avait-il pour elle qu’une sympathie éphémère ? Devait-elle chercher au fond de ses égards l’arrière-pensée de la convertir ? Certains signes pourtant, des nuances de gestes, des coups-d’œil brusques semblaient avouer un attrait involontaire, presque un sursaut de passion.

— Au reste, conclut-elle en se couchant, qu’il sente et veuille ceci ou cela, peu m’importe.

Son besoin de se défendre démentait son indifférence affectée ; elle s’endormit avec la lumière des yeux de Julien contre ses yeux ; et elle voyait remuer ses lèvres vermeilles articulant ce blâme qu’elles rendaient suave :

« Ah ! vous n’avez guère le sens de l’amour… »

Au milieu de la nuit, un bruit insolite, venant de la rue, la réveilla : quelqu’un, en bas, près de la porte, secouait ses semelles chargées de neige ; serait-ce son père revenu par un train tardif ? Elle se leva, entr’ouvrit sa porte, et faillit lâcher un cri en reconnaissant de dos Égalité ; une petite lanterne dans une main, ses chaussures dans l’autre, la bonne, rentrant d’une équipée, montait en tapinois l’escalier de sa mansarde.

Pauline se recoucha, bien résolue à chasser le lendemain cette vilaine fille, et indignée d’abord de son hypocrisie ; mais elle se mit à raisonner sur cette escapade :

— Après tout, si tel est son plaisir… De quel droit la condamnerais-je, si ce n’est parce qu’elle est sortie sans permission, et qu’elle pourrait, une autre nuit, ne plus rentrer seule ? J’irais me promener le soir avec un ami qui me plairait, serait-il juste qu’on me lapidât ?

Elle tendit l’oreille, comme si un nouveau bruit allait déranger le silence. A l’intérieur de la maison rien ne bougeait. Dehors, un chien, sans doute en quête parmi des immondices, faisait craquer un os entre ses mâchoires ; des chevaux, dans une écurie, étiraient leur chaîne. La neige avait dû cesser, et la lune se dégager des nuages ; car une clarté fluide glissait par les fentes des volets, et ce ne pouvait être celle du réverbère qu’on éteignait avant minuit.

Pauline cédait au rêve qu’elle venait d’ébaucher : une course dans les bois, sous la lune blanche, à travers la neige muette, indéfinie ; Julien l’accompagnait, et bien que la campagne fût déserte, il lui parlait à voix basse. Subitement, sa conscience se réveilla.

— Quoi donc ! Je l’aimerais ? C’est trop absurde. Un hautain, un ambitieux, et peut-être un instable, comme ils le sont tous… Quand je ne suis pour lui que l’étrangère qui passe, et une mécréante… C’est fini, je ne veux plus le revoir. Mais faut-il être niaise et romanesque ? Je l’ai rencontré trois fois, et déjà je me laisse prendre ! Non, je le reverrai, et je serai froide, méprisante… Qu’a-t-il fait pour que je le traite ainsi ? Hier, du premier au dernier moment il s’est montré plein d’attentions, affectueux comme malgré lui. Si pourtant il me comprenait…!

Son cœur palpita d’une agitation radieuse, des fleurs rouges tremblèrent dans les rideaux de son lit. Mais, tout d’un coup, le demi-jour lunaire vint à s’éteindre, les ténèbres furent totales. Un long frisson lui saisit les épaules. L’angoisse d’un désir impossible à combler la mit en face de sa misère ; elle eut peur de l’ombre, peur de sa faiblesse, se sentit isolée, captive au creux d’un puits noir ; où était-il celui qui la sauverait d’elle-même ? Elle se souvint des enfants à genoux récitant le Pater ; le murmure de leurs petites voix l’avait émue ; que ne savait-elle prier comme eux, comme lui ? Et, dans cette minute de détresse, son orgueil se fondit ; les yeux grands ouverts, elle prononça :

« O Vous que j’ignore, Être inconnu qu’on appelle Dieu, je ne sais qui Vous êtes, ni qui je suis ; si vous êtes, je suis au monde par Vous, c’est Vous qui m’avez créée, comme vous avez fait la neige et le vent. Je ne vous ai rien donné, et vous m’avez tout donné ; Vous me connaissez et je ne vous connais pas ; si Vous venez à moi, je ne puis Vous voir ; si Vous me délaissez, je n’en sais rien. Faites-moi comprendre au moins que Vous êtes, envoyez-moi la paix dont j’ai besoin… »

Un coq lointain poussa dans la nuit glacée son appel de clairon qui veille ; plus calme peu à peu, elle se rendormit.

V

M. Ardel revint harassé et content : il avait humé dans les rues de Paris ce vent de gloriole qu’on respire là, et non ailleurs ; au ministère, il avait reçu l’assurance d’être nommé bientôt à Versailles ; et, quand même il dédaignait l’avancement, cette promesse lui arrivait comme un souffle du large auquel il tendait ses voiles. En termes succincts il mit Pauline au fait de sa journée et du temps affreux qu’il avait dû braver : Paris, vers deux heures du soir, submergé par un tourbillon de neige ; les véhicules marchaient au pas ; plus personne sur les boulevards ; on n’y entendait que les lourds chevaux d’omnibus haletant et glissant ; la suspension de l’activité dans l’énorme ville ressemblait à un cataclysme ; mais tout en pestant, il s’était exalté par une marche épique.

Pauline écoutait à peine, consternée d’un départ probable et prochain.

— Et toi, tout hier, quel a été ton emploi du temps ?

Dès qu’elle répondit que « les Rude » l’avaient emmenée aux environs :

— Les Rude qui ne le sont guère, dit-il en veine de boutades. Si le fanatisme religieux ne leur prêtait du mordant, ce serait la famille française d’aujourd’hui détrempée dans trop de douceur.

Elle prolongea le récit de la randonnée sur les coteaux, retardant celui de la visite à Druzy ; il fallut y venir enfin, et son père, ainsi qu’elle l’avait prévu, reprit sa mine d’ironie mauvaise :

— L’incident était concerté entre l’abbé et Julien : tu as donné, comme une bonne dinde, dans le panneau !

— Pas du tout, protesta-t-elle en rougissant, et avec une vivacité excessive ; je suis certaine qu’ils ne s’étaient jamais vus.

Elle lui présenta, pour faire diversion, la miniature ; mais il ne la prit point sans une saillie contre son frère :

— Tout de même… il a compris. Voilà dix ans qu’il aurait dû me remettre, à moi, son aîné, ce souvenir de famille !

En dépit des apparences, le cadeau ajouta une satisfaction à celles qu’il rapportait de son voyage : outre qu’il tenait à l’objet lui-même, l’acte de l’abbé prenait devant lui le sens d’un hommage et presque d’une réparation. Victorien était de ceux-là qui ont besoin, pour se voir en beau, de ravilir les autres ; s’il avait été un triomphateur romain, il eût essuyé voluptueusement la poussière de ses sandales sur des têtes de rois captifs.

Seulement, il ne soupçonna guère à quel point ses paroles revêches heurtaient sa fille et la détachaient de son influence.

Jusqu’alors, chez elle, la naïveté des élans et les habitudes de négation critique se contrariaient sans qu’elle en souffrît ; il lui semblait nécessaire que l’intelligence dît : Non, quand le sentiment disait : Oui. Elle voyait en l’esprit d’analyse une forme de supériorité ; son père tenait à ses yeux la sienne de ce qu’il passait toutes ses idées au crible d’une méthode, d’un raisonnement. Elle vivait auprès de lui, dans un air imbu d’un poison subtil, et n’en était pas plus affectée que de la vapeur des cigarettes qu’il fumait.

A présent, ce dualisme allait la torturer ; et, ou bien elle y échapperait, ou elle aboutirait au désespoir. L’hypothèse que Julien, d’accord avec son oncle, avait prémédité toute leur promenade, lui fut insupportable ; le doute insinué la froissait pour lui autant que pour elle-même ; cependant, elle ne l’élimina qu’après avoir pesé « le oui et le non » ; mais elle en voulut à M. Ardel d’une suspicion inique : vraiment, il généralisait trop ; sa peur d’être dupe tournait à la hantise : partout il flairait des pièges, des perfidies ! En supposant des hostilités, il s’en créait. C’est pourquoi, dans son milieu professoral, sa disgrâce avait tant duré.

La veille encore, elle se fût réjouie de savoir que, sous peu, ce déni de justice prendrait fin. Maintenant, la perspective de quitter Sens et leur maison l’affligeait comme une menace d’exil, et, sur la cause de sa tristesse, une certitude plus poignante que délicieuse s’imposait à sa lucidité : elle aimait Julien.

Toutefois elle essayait d’accumuler contre son inclination une série d’obstacles ; le plus immédiat paraissait être un éloignement où il aurait tôt fait de l’oublier, même si entre eux se nouait une amitié fragile.

— Il vaut mieux que nous partions, puisque je dois vivre ici malheureuse…

Elle ressongeait à son trouble de la nuit, au mouvement d’anxiété qui l’avait ployée jusqu’à l’humiliation d’une prière. Sa prière, sans foi ni ferveur, abstraite et conditionnelle, liée par la crainte de jeter dans le vide un sanglot inentendu, énonçait néanmoins le désir de croire. Comment avait-elle pu en arriver là ? Sa raison discutait les origines de « cet instant mystique », et débrouillait le fil de ses émotions par un jeu presque instantané, tant il lui était habituel ! Depuis sa visite à la cathédrale, un réseau de concordances pieuses l’avait enveloppée ; mais pourquoi les avait-elle subies, elle auparavant si tranquille dans son irréligion ?

Les heures passées avec Julien et son oncle ne suffisaient point à expliquer le changement qui s’était fait en sa vie secrète ; il y avait quelque chose de plus, un mystère qu’elle ne démêlait pas ; elle le sentait si bien qu’elle se disait : « A quoi sert de me défendre, si les impulsions doivent être plus fortes que moi ? » Puis son indépendance se rebella contre l’abandon de sa volonté :

« Je vais y mettre bon ordre, m’interdire de penser à tout cela. »

Mais, quoi qu’elle voulût, elle ne pouvait redevenir ce qu’elle était quinze jours avant, et il lui semblait que, devant un miroir, elle s’était brusquement découvert un autre visage.

Un soin extérieur la détourna de cet examen. M. Ardel, dès qu’il apprit la conduite d’Égalité, intransigeant sur la morale domestique, lui signifia qu’elle s’en irait dans la huitaine.

— Tout de suite, répliqua la bonne ; et elle monta faire ses paquets.

Pauline eut donc à sortir pour chercher une nouvelle servante. Il gelait plus dur que la veille ; mais le vent était tombé, et la neige des toits prenait sous le soleil une douceur d’hermine. Au moment où, debout sur le seuil, elle achevait d’ajuster ses gants, Julien passa dans la rue. La coïncidence était-elle l’effet d’une aimantation commune ? Pauline eut une surprise si forte qu’elle pâlit. Au lieu de la saluer simplement, il vint à elle, s’informa si la course ne l’avait point fatiguée, si le professeur était rentré sans encombre de Paris. Dans les mots rapides qu’ils échangèrent, elle connut plus de bonheur que dans le long contact de la veille. Elle n’en voulait rien laisser voir, tandis qu’une joie étincelante et victorieuse s’échappait des pupilles de Julien, faisait son teint plus diaphane et ses gestes plus délibérés.

Légère comme une brise, elle s’en alla, ressaisie par tout l’enchantement de ses espoirs :

« Il me dénie, rêvait-elle, le sens de l’amour. Je saurais bien aimer pourtant, si j’étais sûre qu’on m’aime ! »

Être aimée, voilà ce dont elle manquait, depuis que sa mère était morte. M. Ardel lui imposait son atmosphère de laboratoire ; à présent qu’elle avait respiré un air tonique, ses poumons ne voulaient plus s’en accommoder.

Elle le comprit plus nettement encore, le soir du même jour, durant deux visites qu’eut son père, celle de Mlle Total, professeur d’anglais, et de M. Flug, son jeune collègue de philosophie.

Mlle Total était une personne longue et raide, douée d’une démarche d’autruche, jaune de peau comme une noix sèche, toujours effacée sous des vêtements sombres, et portant jusqu’en sa manière de friper sa voilette sur ses bandeaux d’un gris morose le négligé spécial aux institutrices d’âge mûr. Son âme de célibataire se devinait macérée dans des aigreurs ; mais elle s’accordait plus d’une consolation. Respectée comme une femme d’élite, elle exerçait en son petit monde d’élèves un prestige qui allait croissant. Ses tâches lui plaisaient ; elle avait « la psychologie des corrections » et savourait à relever des solécismes au long des copies une jouissance jamais épuisée. Preneuse de notes infatigable, elle lisait prodigieusement ; son « intellect » présentait la grossière universalité d’un magasin de solde où on eût rencontré de tout, mais rien qui fût à elle. Au surplus, elle se croyait exempte de pédantisme, simple autant « qu’une bonne mère de famille », bien qu’elle eût intimement pour cette espèce un parfait mépris.

Elle jugeait M. Ardel « intéressant » et l’abreuvait de louanges qu’il acceptait, étant peu blasé sur ce nectar. Des conseils bibliographiques sollicités auprès de l’érudit les avaient mis en rapports ; à son tour, il se servait de la vieille fille pour des recherches accessoires, et, en récompense, l’avait conviée à prendre une tasse de thé.

Elle vint la première, trouva le professeur une cigarette aux lèvres, allant et venant par son salon. Il affectionnait cette vaste pièce aux anciennes boiseries blanches, où le canapé et les fauteuils d’un vert passé, les vases et la pendule Empire semblaient avoir conquis leur décor exact. Pauline n’avait encore allumé aucune lampe ; mais les flammes de la cheminée dansaient au plafond et le réverbère de la rue projetait à l’intérieur sa clarté crue que trois grandes glaces se renvoyaient étrangement.

Les incartades d’Égalité fournirent l’entrée en matière de la conversation. Mlle Total, qui inclinait au socialisme, opina qu’on devait se résigner à voir les prolétaires évoluer « vers une émancipation progressive ».

— En attendant, jeta Pauline sans amertume, ce sont nos provisions qui évoluent ; cette fille, je viens de m’en apercevoir, nous a emporté dans sa malle un kilo de sucre.

— L’esclavage, confirma M. Ardel, même pour les esclaves, avait du bon.

Mlle Total, le menton dans sa main droite, observa d’un air profond :

— C’est que l’enseignement populaire n’a pas encore donné tous ses résultats.

On sonna et Pauline s’empressa d’aller ouvrir à M. Flug ; elle le voyait pour la première fois ; aussi fut-elle étonnée de son aspect : gringalet, d’une pâleur glabre, les oreilles couvertes par des cheveux en filasse, son nez court coiffé d’un lorgnon, il gardait la tenue d’un étudiant bohème ou d’un cabotin sans emploi. Ses jambes grêles flottaient dans un pantalon trop large ; malgré la rigueur du temps il se dispensait d’un pardessus. Il ôta d’un mouvement ahuri, comique, son feutre bossué, et, introduit au salon, salua, comme l’eût fait un somnambule, Mlle Total qui répondit avec déférence.

Flug marchait entouré d’une célébrité excentrique ; de même que M. Ardel — et cette similitude de mésaventures les rapprochait, — dès ses débuts, à la suite d’une querelle avec ses chefs, il s’était fait reléguer dans un trou, mais avait pu s’en évader. Il se donnait comme anarchiste ; sa philosophie dépassait les hardiesses permises, exposant une sorte d’idéalisme radical, dont la bizarrerie assurait à ses livres un succès de curiosité.

M. Ardel, en le voyant arriver si maigrement vêtu, insista pour qu’il s’assît auprès du feu.

— Vous semblez croire, ricana Flug, que le froid existe ; pour moi, il n’existe pas…

— Oh ! pour vous rien n’existe !

— Rien ! c’est affirmer trop. La matière et l’esprit sont de vagues données de connaissance ; quelque chose devient-il en leur écoulement ? Nous ne savons.

— Vous ne nierez pourtant pas, réfuta Mlle Total, que la science existe.

— La science ! Vocable creux ! La science de quoi ? Les phénomènes, pendant que nous tentons de les fixer, se déforment ou sont dissous ; les lois se réduisent à des rythmes sans consistance ; le monde m’apparaît un flocon de vapeur qui s’irise dans le miroir de mes yeux mobiles…

Cet état de nihilisme bouddhique où le philosophe arrivait à se perdre, M. Ardel le jugeait tellement fou qu’il s’en fût amusé pour sa part comme d’un innocent paradoxe ; mais une confidence, tout à l’heure, l’avait éclairé sur les fruits de la doctrine.

— Qu’eussiez-vous fait, dit-il, à ma place, s’il vous advenait ce qui m’est advenu aujourd’hui ? Un de vos élèves, qui est aussi le mien, Pigaut, est venu me trouver après la classe et m’a tenu ce langage :

« Monsieur, pourriez-vous m’aider d’un conseil ? Je suis dans une passe lamentable ; depuis un mois, j’ai l’idée que le monde extérieur est faux, je comprends qu’il y a en mon cerveau une fausse notion de mon corps, de ma pensée, de tout ce qui est… » Et il accompagnait sa confession d’un regard implorant. Je l’ai d’abord tournée en plaisanterie, je lui ai pincé le bras :

« Voyons ! Sentez-vous que le monde extérieur est vrai ? »

Pour toute réponse le malheureux s’est mis à pleurer. J’ai pris un autre ton, il m’a promis de regimber contre l’idée fixe, mais je le vois très malade.

Flatté de l’anecdote, Flug souriait paisiblement ; il se doutait peu que ses thèses eussent un tel pouvoir de pénétration.

— La bonne méthode pour le guérir, déclara-t-il, serait, j’estime, la contraire de celle que vous avez suivie. Il fallait approuver son point de vue, lui persuader que le bonheur est justement de ne plus croire à la réalité des choses…

Pauline, sans attendre la suite de son discours, sortit pour préparer le thé ; en revenant, comme elle offrait à Flug des pâtisseries, il n’eut pas l’air d’apercevoir l’assiette qu’elle lui tendait ; accoudé contre un coussin du canapé, les jambes étendues, il continuait à disserter en pleine abstraction.

— Monsieur, dit-elle après un instant de patience, voulez-vous faire à mes semblants de biscuits l’honneur de les prendre pour de vrais gâteaux ?

Flug allongea nonchalamment vers l’assiette sa main exsangue. Le goût du premier biscuit ayant plu à son palais, il se leva, en reprit un second, puis un troisième. Mlle Total et Pauline se regardèrent avec un sourire. Il développait ses ironies contre la science, insouciant de froisser l’historien, son hôte, et encore moins ses interlocutrices.

— Savoir les dates de Rhamsès Ier, la composition du radium, ou bien jouer au bilboquet, ce sont, devant l’Absolu qui est le Néant, des occupations équipollentes.

M. Ardel, à la longue irrité par ce verbiage métaphysique, dévisageait son collègue d’un œil sinistre, en précipitant les bouffées de sa cigarette.

— Mais, sacrebleu ! s’écria-t-il soudain, si l’Absolu est le Néant, qu’il nous laisse tranquilles dans nos contingences. Je tiens des faits, ils me passionnent, je néglige de m’enquérir, parce que c’est inutile, s’il y a, dessous, quelque chose ou rien. Cela me permet au moins des positions nettes dans ma vie, tandis que, la vôtre, vous êtes bien forcé d’en faire deux parts, dont l’une dément l’autre et s’en moque. Par exemple, devant vos élèves, vous ne pouvez pas aller jusqu’au bout de vos principes ; sans quoi, ils vous riraient au nez.

— Dès l’instant que je pense une idée, riposta Flug, entamant un quatrième biscuit, j’ai le droit de l’énoncer, et je l’énonce. Ainsi, pour moi, Jésus n’est qu’un mythe ; je l’ai indiqué en passant, à mes bonzes, et ils n’ont pas bronché. De même, je leur ai démontré comme quoi la justice est un mensonge.

— La justice elle-même ! glapit Mlle Total. Alors, que nous laissez-vous ?

— La justice, appuya Flug de sa voix mordante, pareille au son d’un fifre, — ou ce que nous appelons de ce mot, — est fondée sur la sécurité sociale qui est la suprême injustice ; car le bien collectif ne peut jamais dépendre de la souffrance de quelques-uns, et les droits d’un seul égalent ceux de tous réunis.

Pauline se résignait en silence, rétive à la dialectique de Flug, quoiqu’elle ne sût point y objecter d’argument péremptoire. Elle fut, au reste, soulagée lorsque partirent les deux visiteurs : Mlle Total lui semblait aride comme une pierre ponce ; Flug, détestable en ce qu’il faisait de l’existence une fantasmagorie, où, seul réel, il promenait, pour se divertir, sur une toile vide, des ombres dérisoires.

« Que d’orgueil chez ce philosophe ! Quelle éponge racornie doit-il avoir en guise de cœur ! »

Elle l’opposait à Julien, et celui-ci sortait de la comparaison grandi jusqu’aux étoiles. Flug n’avait pas seulement contre lui d’être laid, dédaigneux, mal éduqué ; la foi où elle se refusait à suivre Julien envoyait sur ce Caliban un reflet qui en accusait la grimace. L’intelligence, quand elle se tourne à nier, finit par se dévorer elle-même, et rend l’homme pareil à l’animal monstrueux qui se mangeait les pattes. Pauline commençait à s’en apercevoir et à chercher ailleurs un principe de vie. Où est le lieu de la Sagesse ? se demandait son âme ; mais, ce lieu, des ténèbres l’en écartaient.

Elle tomba donc dans une phase d’inquiétude que sa jeunesse robuste et la pensée de Julien, sans doute aussi une aide invisible, lui firent traverser courageusement. Des anxiétés et des appétits fougueux de bonheur tour à tour l’assaillaient. Elle s’attacha d’une affection presque tremblante au logis et à la petite ville dont elle pouvait, d’un jour à l’autre, se voir séparée. Chaque matin, en se levant, elle s’attendait à ce que son père trouvât dans la boîte aux lettres la nomination néfaste. Le soir, tandis qu’elle brodait sous la lampe, écoutant fuser le bois des tisons, des sifflets lointains d’express, semblables aux cris aigres des paons dans la solitude d’un grand parc, l’emportaient vers les villes inconnues que maintenant elle ne désirait même plus connaître. Au rebours, elle enviait la quiétude des provinciaux sûrs de mourir sous les solives où leurs pères ont entendu, tout enfants, les rats grignoter. Si elle rangeait du linge en son armoire, le plaisir naïf de le toucher et de le mettre en ordre était gâté par cette réflexion : « Demain peut-être il me faudra l’empiler dans une malle. » Grâce aux Rude elle avait pu retenir une servante d’âge, qu’on lui certifiait sérieuse et probe ; mais est-ce la peine, se disait-elle, que je la mette au pli, si, dans un mois, nous devons la renvoyer ? Au fond de ses craintes s’insinuait l’idée constante de Julien.

Quand elle sortait, les femmes qu’elle entrevoyait tricotant dans l’embrasure des fenêtres, le vieux crieur, au coin d’une place, qui battait du tambour, puis mettait ses besicles pour lire d’une voix enrouée l’annonce d’une vente publique, le petit clerc d’une étude qui, la plume derrière l’oreille, le nez collé contre la vitre, épiait les passants, le capitaine en retraite qui entrait au café de l’Écu faire son bridge avec le percepteur, même le chanoine courbé qui se dirigeait d’un pas lourd vers la cathédrale, tous ces gens, pour elle, étaient heureux : leur allure et leurs moindres gestes répondaient à la sécurité d’une existence bien assise et d’un avenir que rien, sauf la mort, ne déconcerterait.

A la nuit close, après le souper, M. Ardel se promenait régulièrement une heure ; Pauline et lui, le plus souvent, remontaient un boulevard entre des files profondes d’ormes dominant des pans d’anciennes murailles pressées de toits et de jardins ; puis, ils s’en revenaient, tournaient le long des rues confinées et muettes.

De loin en loin, sous le brouillard, un réverbère brisait sa clarté dans le large ruisseau dont le courant, divisé par des pierres plates, glissait avec un bruit furtif. Des boutiques, çà et là, restaient encore éclairées, une boulangerie déserte où les pains dormaient sur des rayons, une basse échoppe où un savetier indolent martelait une semelle. Ailleurs, les volets des maisons étaient clos comme les paupières d’aïeules assoupies ; quelques-unes, tout en bois, avaient de rares fenêtres étroites, et leur étage surplombant étayait de lattes brunes ses parois vermoulues. Des ruelles noires eussent paru mortes, sans une lampe devinée derrière une persienne, sans les accords faux d’un piano usé. Parfois, un portail d’hôtel que charge un fronton triangulaire s’entre-bâillait, une dame emmitouflée franchissait le ruisseau, soulevait le heurtoir d’une porte voisine. Pauline s’imaginait les habitants de ces demeures aussi paisibles que leur toit, et une veillée gaie, comme elle pouvait l’être chez les Rude.

Il y avait, sur leur chemin, une maison d’une vétusté frappante qui arrêta un soir M. Ardel ; on l’appelait la maison d’Abraham, parce qu’elle montre, à l’angle de son pignon, le patriarche sculpté, à genoux, le front contre sa main, voyant en songe sa descendance jusqu’à la Vierge Marie figurée plus haut avec l’Enfant.

— Un arbre de Jessé, indiqua nonchalamment le professeur.

Pauline tint à savoir ce qu’on entendait par un arbre de Jessé.

— C’est un symbole sémitique, répondit-il sans plus d’explication.

Elle en exigea pourtant, et s’étonna qu’on lui eût laissé jusque-là ignorer l’histoire des religions.

— Je veux l’étudier, il faut que je lise la Bible et le Coran.

— La Bible n’est pas un livre pour les jeunes filles.

Elle répliqua simplement qu’un abrégé lui suffirait, et il supposa qu’elle aurait, le lendemain, oublié cette fantaisie.

Au bout de la rue Dauphine, ils passèrent devant la cathédrale ; une lanterne clignotait sous le porche de droite : quelque office, pensa-t-elle, où doit être Edmée, sinon Julien. Mais, en élevant les yeux sur la grande tour, elle retrouva son aversion première ; la tour, dont le faîte, presque terrible, s’isolait dans la nuit diffuse, semblait mépriser les ombres chétives circulant à ses pieds ; sa fierté sauvage humiliait et repoussait. Ses flancs durs enfermaient le silence écrasant des cloches, le vertige d’escaliers infinis et de charpentes ténébreuses arcboutées au-dessus du vide. Pauline en avait peur, comme d’une prison d’angoisse où l’on devait suffoquer. Elle eût souhaité, malgré tout, revoir l’intérieur illuminé de l’église, entendre les cantiques. Ainsi, en son être intime, se faisait un flux et reflux de sollicitations contraires.

Ils redescendirent du côté de l’Yonne et suivirent à gauche les maigres tilleuls du quai. Rien, dans ce paysage, ne laissait Pauline indifférente : les lumières du pont, vives et tranquilles, se prolongeaient sous l’eau silencieuse, « une eau, disait M. Rude, faite pour couler le long d’une Trappe ». Le croissant de la lune y reposait, près du bord, comme une bague rayonnante oubliée parmi les joncs ; la ligne des coteaux se fondait en brume ; sur le ronflement grave du barrage passa le cri d’une chouette, dans les peupliers de l’autre berge.

C’était l’horizon même où Julien respirait. Ils contournèrent le bas du jardin ; et Pauline, en apercevant du feu aux fenêtres de l’atelier, songea qu’ils devaient être là, tous réunis.

— N’est-ce point pour dimanche, demanda M. Ardel, que les Rude nous ont invités ?

Elle tressaillit à sa question, fit un signe d’assentiment.

— Eh bien ! continua-t-il, je crois que nous n’irons pas. Je ne puis sacrifier mon après-midi, j’ai trop de travail.

— Comme tu voudras, répondit-elle, tout à fait maîtresse de ses inflexions et de son visage.

Elle n’en craignait pas moins que son père, sous un prétexte ou un autre, n’espaçât, puis ne cessât les relations nouées avec les Rude ; la possibilité d’un départ justifierait l’interruption d’une amitié dont il se méfiait.

Mais, le surlendemain, vers quatre heures, un coup de sonnette la fit courir à la porte et elle se trouva en présence de Julien, moins triomphant, plus grave qu’à leur dernière rencontre ; il venait voir le professeur, ayant quelque chose à lui proposer. Comme il connaissait déjà le cabinet de M. Ardel :

— Vous savez le chemin, dit Pauline, sans le conduire en haut.

Sa visite dura un assez long moment, et, quand il ressortit, elle entendit son père lançant d’un ton satisfait :

— Je vous laisse aller. A l’autre dimanche.

Elle se tenait au seuil de la salle à manger ; sur le vestibule flottait un jour vague d’où se dégageaient son buste calme dans un corsage blanc, ses mains claires et son front, la pulpe de ses lèvres qui semblait d’un rouge assombri. Elle regardait Julien descendre : sa cravate bouffait sous son cou svelte ; il balançait une canne à bec d’ivoire faite d’un jonc qu’il avait coupé dans les bois. Elle crut saisir en ses yeux la tendresse contenue d’une pensée qu’il taisait. Un instant il s’arrêta près d’elle, lui parla d’Edmée, laquelle était souffrante : une langueur mal définie l’opprimait ; elle ne mangeait plus, restait, des heures, frileuse et triste au coin du feu, et délaissait même son piano.

— J’irai prendre de ses nouvelles, dit Pauline.

Comme il la quittait, elle aperçut au bas de son manteau un long fil ; elle se pencha prestement, et, avec une grâce discrète, elle l’ôta. Ils en rirent, se séparèrent dans une simplicité affectueuse.

La persuasion d’avoir son amitié enivra plus fort Pauline de ses espérances. Mais sa hâte était grande d’apprendre ce qu’il avait pu dire à son père. Le professeur, quand elle lui monta sa lampe, s’en ouvrit de son propre mouvement : un ami de Julien offrait de traduire en anglais le Saint-Simon, et à des conditions avantageuses ; l’affaire tombait d’autant mieux qu’en cette fin d’année M. Ardel se voyait à court d’argent.

— Ce garçon-là, décidément, a du bon. Il possède le flair des mystiques pour tirer de la vie tout ce qu’elle peut donner…

Voilà pourquoi, oubliant ses intentions de rupture, Victorien promettait une visite aux Rude. Julien avait su le prendre par son point le plus sensible, sa vanité d’auteur peu lu. Sous son écorce de dur égoïsme, cet homme gardait un fond de naïveté enfantine, et, s’il rencontrait du dévouement, il le payait d’un retour subit d’affection.

Pauline, le lendemain, alla, de bonne heure après midi, voir Edmée. La jeune fille se prétendit tout à fait mieux, quoique sa figure tirée déclarât une longue lassitude ; elle se préparait à sortir avec sa mère pour assister, au Carmel, à une prise d’habit.

— Nous vous emmenons ? invita Mme Rude cavalièrement.

Pauline ne refusa point, curieuse d’une cérémonie singulière pour « une profane » ; et elles partirent.

En chemin, Edmée leur confia qu’elle enviait la postulante admise à recevoir le voile ; mais, sa mère ayant paru chagrinée de cet aveu :

— Rassure-toi, fit-elle de son accent câlin ; tu le sais bien, je ne te quitterai jamais, pas même pour me marier !

— Vous ne vous marierez pas ? s’étonna Pauline en la sondant d’un regard jusqu’en ses moelles.

— Ah ! mais non ! les hommes sont une trop vilaine espèce.

— Qu’en sais-tu ? répondit Mme Rude, qui éclata de rire.

— Vous, Pauline, reprit Edmée, vous avez ce qu’il faut pour le mariage, vous serez une délicieuse épouse.

— Pas plus qu’une autre ; mais, si je me mariais, j’aimerais absolument mon mari…

Tant de monde se pressait en l’étroite chapelle du couvent qu’elles eurent peine à s’y faire place. L’odeur des cires brûlant au-dessus de l’autel saisit Pauline d’une volupté confuse. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour entrevoir en avant de l’assistance la novice, toute blanche comme une mariée, assise dans un fauteuil, avec un prie-Dieu et un cierge allumé devant elle, la tête inclinée profondément. Pauline la jugea grande et remarqua la maigreur pointue de ses épaules.

A la droite du chœur, un dais couvrait l’archevêque coiffé de la mitre, entouré de prêtres amples dans leur surplis. L’aumônier du Carmel, en chaire, achevait un sermon ; il exposait la puissance rédemptrice d’une pauvre cloîtrée sauvant un monde qui l’ignore et ne veut point d’elle ; il commentait aussi la devise que sainte Thérèse inscrivit sous l’épée ardente de ses armes : Zelo zelatus sum.

Pauline l’écoutait sans émotion ; ses yeux étaient attirés, à la gauche de l’autel, là où une grille noire laissait deviner une arrière-chapelle emplie de clarté, le chœur des religieuses dont elle ne voyait rien.

Il se fit un brusque remuement de chaises ; le sermon terminé, la novice se leva ; elle prit le bras d’un vieillard, un homme à la moustache rude, offrant la carrure d’un ancien officier, et se dirigea vers la sortie. Pauline la vit passer tout contre elle, baissant les paupières, laide, mais transfigurée par une jubilation douloureuse, inexprimable, tandis que le vieillard, son père, sanglotait. Légère et céleste, comme si elle ne touchait plus le sol, la fiancée du Christ gagna le fond du vestibule, près de la clôture, dont la porte s’entrouvrit. Les nonnes, dans leurs manteaux noirs, rangées derrière, un cierge à la main, l’attendaient en psalmodiant. Elle s’agenouilla devant les prêtres pour avoir leur bénédiction, puis elle embrassa sur les deux joues son père, ses frères, et ses sœurs, tous en larmes comme si, morte, ils l’ensevelissaient. Le silence était si poignant que, seul, s’entendait le son funèbre des baisers coupés par de sourds sanglots. Elle pénétra, sans se retourner, dans la clôture, se remit à genoux, baisa la croix qu’on lui présentait, et disparut à la suite de la procession où elle marchait la dernière, pendant que la porte se refermait pour ne plus s’ouvrir sur elle.

Cette cérémonie simple et déchirante bouleversa Pauline ; c’était un peu comme si elle eût assisté à un holocauste sanglant. Tout le pli païen de sa nature résistait à l’héroïsme de la victime qu’elle estimait égoïste et même barbare : pourquoi faire souffrir les siens, et pourquoi répudier les douceurs permises d’une destinée normale ?

Mais Edmée, l’attirant, la remmena dans la chapelle où elle se fit passage impétueusement jusqu’au chœur. Celui des cloîtrées, derrière les barreaux épais de la grille, apparaissait rose, tant le jour qui tombait de deux fenêtres sans rideaux était vif sur les murs blancs, au-dessus des boiseries brunes. Le plancher miroitant répétait les lumières d’un petit autel, au fond de la salle où se dévoilait ce grand air espagnol de noblesse pauvre que sainte Thérèse légua aux Carmélites.

Déjà la procession rentrait, et les sœurs s’arrêtèrent en deux rangées ; les flammes paisibles de leurs cierges se continuaient, leur voile retombait sur leur face encline, et elles semblaient informes sous le lourd manteau d’où sortaient leurs mains pâles. Pauline eut cette idée :

— On dirait des mendiantes.

Et ces femmes étaient bien en effet les mendiantes de l’éternelle Compassion, les vierges sages veillant à la porte de l’Époux, dans l’attente de l’heure où Il les convierait aux noces.

Cependant, la novice s’était agenouillée contre la grille ; l’archevêque lui posa les questions voulues par la règle.

— Que demandez-vous ?

— La miséricorde de Dieu, la pauvreté de l’Ordre et la compagnie des sœurs.

Elle répondit d’une voix très calme, ayant, depuis longtemps, énoncé en son cœur ce qu’elle articulait devant les hommes. Ensuite elle sortit au bras de la prieure, sa paranymphe ; son père les regardait toutes deux s’en aller. On chanta en son absence le Psaume : In exitu Israel, et chaque verset vibrait comme le choc d’un glaive tranchant les liens de cette âme avec la terre corruptible. Elle revint, portant l’habit du Carmel, sauf le grand voile et le manteau que l’archevêque bénit en de longs oremus.

Pauline fut surprise qu’il ne mît pas dans ces prières plus d’émotion. L’impersonnalité des rites la dépassait. L’archevêque lui parut vieux, maussade : haut et lourd, avec des paupières mornes, un menton de galoche, une voix cassée. Les joues cramoisies, il suffoquait visiblement dans la chapelle trop pleine, sa mitre scintillante avait l’air de brûler son front, et le seul effort de lire le fatiguait au point que son grand vicaire, par instants, devait le remettre en bonne voie sur la page où il se perdait. Mais, dès qu’il eut achevé la liturgie, deux religieuses vêtirent la nouvelle sœur de la ceinture, du scapulaire et du manteau. Pauline fut touchée de cette toilette sainte, de la grâce des doigts prestes arrangeant les plis.

Au milieu du chœur un tapis de grosse serge était déployé ; la Carmélite s’y prosterna, les bras en croix ; les prêtres chantèrent le Veni creator ; puis l’archevêque commença un lugubre Pater noster, poursuivi à voix basse, de même qu’aux enterrements, tandis qu’on encense le cercueil. Une des sœurs jeta sur elle de l’eau bénite en silence. Pauline, se substituant à la nonne immobile allongée comme un cadavre sous un suaire, se représenta la révolte qu’elle-même eût éprouvée à mimer ainsi ses funérailles. Elle croyait impossible l’absolu d’un tel renoncement, et vaine cette parade de mort.

Pourtant, lorsqu’elle la vit se relever et passer devant les autres en leur donnant le baiser de paix, quand toutes se mirent à psalmodier : Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum, les paroles d’exultation traînées sur une note languide que variait seule, au terme du verset, une pause dolente, attendrirent Pauline jusqu’aux larmes. La douceur sévère de la mélopée lui fit entrevoir chez ces recluses un sentiment supérieur à l’amour humain, la charité, prélude de la communion des bienheureux dans l’Ineffable.

Au moment du Salut elle redescendit avec Edmée et Mme Rude hors du balustre de l’autel, et, cette fois, elle s’abandonna sans ergoter à l’impression des chants, des luminaires, de l’encens. Le plaisir qu’elle recevait allait au delà d’un bien-être sensitif ; son esprit trouvait une affinité sympathique entre la consomption des grains de l’encens qui fumait, celle des bougies brûlant sur les candélabres, les unes plus haut, les autres plus bas, les unes à droite, les autres à gauche de l’ostensoir, et la ferveur soumise des cloîtrées consumant leur chair en jeûnes et en oraisons. La gravité du Tantum Ergo, l’adoration des assistants concentrée sur l’Hostie la pénétraient d’effluves pieux, et c’était, pour son âme, tellement nouveau qu’il lui sembla, quelques minutes, entrer dans une vie parfaite.

En sortant de la chapelle, Mme Rude lui demanda :

— Eh bien ! que dites-vous d’une prise d’habit ?

— Je ne sais trop ; ce que j’en puis penser n’a guère d’importance. Je viens de voir des choses très belles, mais plus d’une qui me choque et m’ennuie. Ces religieuses ont une foi violente, c’est évident ; sont-elles sûres de ne pas se sacrifier pour rien ? En tout cas, je ne serai jamais du bois dont on fait les Carmélites.

Cette déclaration répliquait à un mot de Julien, au retour de Druzy ; en contredisant Julien, elle ramenait encore vers lui sa pensée.

Le dimanche où elle comptait le revoir, il prévint sa mère par un télégramme qu’il ne rentrait pas ; la veille, il avait dû faire une conférence à Paris, dans un cercle d’étudiants, et on l’y retenait, pour une seconde réunion, jusqu’au lundi.

Pauline, à la déconvenue profonde qu’elle dissimula, put sonder la blessure de son amour. Mais, avec l’injustice de la passion, elle interpréta l’absence de Julien comme un signe de légèreté indifférente.

« La place que je tiens dans ses actes est minime, sinon nulle. Autrement, il aurait fait bon marché de sa réunion. Et qui sait si elle n’est pas un simple prétexte ? »

Elle cédait à ces amertumes, pendant que M. Rude jouait avec Edmée la sonate de César Franck. Toute la langueur du premier temps répondait à sa tristesse ; le motif du violon se balançait comme un oiseau marin perdu sur la houle au crépuscule ; il s’élevait, porté par un désir d’espace inassouvible, puis retombait vers le flot monotone, immense, de son ennui.

« Pourtant, reprenait Pauline qui se blâmait de ses suspicions, j’ai tort de supposer Julien capable d’un mensonge. S’il n’est pas revenu, c’est qu’il avait des raisons sérieuses. Puis-je lui en vouloir ? Ai-je aucun droit sur ses faits et gestes ? »

« Oui, continuait-elle, durant l’orageux et rauque allegro ; mais devrai-je indéfiniment souffrir dans l’incertitude ? Et, quel moyen d’amener une explication ? Est-il sage de la souhaiter, si elle doit faire mon désespoir ?… »

La torpeur désolée du lento accabla son cœur malade. Néanmoins, tandis que le canon du final entrelaçait, comme le carillon d’un matin de Pâques, ses voix ferventes, elle se laissa rasséréner d’une joie presque liturgique. Elle-même chanta, « voulant, songeait-elle, faire plaisir à ces bons Rude », un air d’une cantate religieuse de Bach, celle pour tous les temps.

Quelques jours plus tard, Edmée vint la surprendre un matin, et arriva, pressant contre son corsage une botte de mimosas ; un oncle de Mme Rude qui habitait Toulon lui en avait expédié une caisse. Aussitôt elle ajouta :

— Julien m’a dit : « Tu devrais en offrir à Pauline Ardel », et maman a été, comme moi, tout à fait de son avis.

Pauline s’extasia de toucher ces fleurs que les vents de la mer avaient nourries sur un sol ardent ; le chrome clair de leur coton duveté évoquait l’ambre d’un ciel diaphane ; mais, surtout, elle respira dans leur haleine délicate et insinuante les sentiments qu’elle prêtait à Julien. Elle tria les tiges, les disposa dans des vases et, plus d’une semaine après, par ses soins l’odeur emmiellée du mimosa imbibait encore le salon. Pour la retrouver, elle s’y attardait plus longuement que d’habitude et réitérait ses exercices de chant avec une ténacité dont fut ébahi son père. Parfois elle se grondait de ses ivresses puériles :

« Cette attention ne prouve pas du tout qu’il m’aime… Je saurai bien, dimanche, si ce n’était qu’une attention. »

En effet, comme, cet après-midi-là, elle se trouvait chez les Rude, avant qu’on commençât à faire de la musique, elle et Julien s’approchèrent ensemble d’un tableau, le portrait d’une jeune fille en robe mauve, tenant un lis à la main.

— Ce lis, dit-elle, n’égale pas pour moi le ravissant mimosa d’Edmée.

Elle n’osait émettre un remerciement direct ; mais son sourire le proféra.

— N’en parlons pas, se défendit Julien ; le pauvre ne donne que ce qu’on lui a donné.

— Il n’est jamais pauvre, celui qui sait donner beaucoup avec peu.

— Dites plutôt qu’il est riche, celui qui, en recevant peu, sait avoir beaucoup.

Sa repartie aurait pu être déplaisante s’il ne l’eût commentée d’un coup d’œil brusquement idolâtre devant lequel Pauline abaissa ses paupières. Leur conversation ne dura point davantage, Edmée les ayant rejoints.

Pauline emporta comme une victoire le regard de Julien. Cependant, à réfléchir, elle conclut que, s’il éprouvait pour elle un penchant vrai, des scrupules et des objections l’en dissuadaient. Durant les mois qui suivirent, nulle imprudence amoureuse ne lui échappa ; il se contraignait dans les limites d’une sage amitié. Elle aussi se raisonnait, envisageait les difficultés d’un mariage où, entre l’épouse et l’époux, des heurts quotidiens seraient inévitables :

« Je ne conçois guère Julien se mettant matin et soir à genoux pour prier, allant à la messe le dimanche, et moi boudant seule dans mon coin. »

Elle sentait impossible le compromis dont vivent tant de ménages, lorsque la femme est croyante et l’homme indifférent. D’autre part, l’essor de sympathie qui l’avait passagèrement soulevée vers les confins d’une religion, ne tarda pas à fléchir. Elle acheta, pour quatre sous, à l’étalage d’un brocanteur, une traduction des Évangiles, et commença la lecture de Saint-Mathieu. Mais, faute d’un guide, le Livre sacré la scandalisa : dès les premiers chapitres, l’étoile des Mages et les songes de Joseph la mirent en défiance comme un conte de fées ; Jean-Baptiste, avec son vêtement de poil de chameau et sa voix qui rugit la menace « du feu inextinguible », lui produisit l’effet d’un sauvage Arabe fanatisant des foules. Dans la tentation de Jésus au désert, elle n’aperçut qu’un symbole vide de réalité. Et, prise d’un dégoût bizarre, elle s’abstint de pousser plus avant.

La venue du printemps lui fut une diversion : cet hiver interminable, tellement âpre que certains soirs, selon l’hyperbole comique d’Edmée, « les dentiers des vieilles dames, quand elles les ôtaient, devaient claquer de froid sur leur table de nuit », se fondit dans une soudaine tiédeur. L’air se fit doux comme un vêtement. La maison des Ardel possédait une étroite cour intérieure enclose par les murs des jardins proches. Un frêne et un acacia s’y entrelaçaient au-dessus d’un puits. Pauline s’égaya de voir sortir leurs premières feuilles. Les tilleuls du voisin lui appartenaient un peu, car ils laissaient retomber des frondaisons jusqu’à portée de sa main. Des pinsons qui les habitaient venaient sautiller sur ses arbres, ils descendaient sur son dallage picorer les miettes qu’elle leur réservait. Il y avait quelques pieds de terreau où elle sema des héliotropes et des violettes.

Aux heures chaudes elle s’asseyait là, brodait un chemin de table destiné à Mme Rude. L’oncle Hippolyte, devant elle, marchait à petits pas. Sur le toit de la remise, contre la lucarne découpée en demi-losange, une des branches de l’acacia remuait vaguement son ombre ; le soleil ranimait le vert des mousses au milieu des tuiles effritées. Elle entendait les jeunes filles d’une pension rire en jouant, jeter des cris aigus et, souvent, chanter des chœurs, un entre autres qui la charmait par sa mélancolie simplette relevée de vigueur : C’était Anne de Bretagne avec ses sabots

Malgré tout, elle se plaisait davantage à travailler près des fenêtres de la rue, dans l’obscure attente de voir passer Julien. Lorsqu’elle y venait, Armance, sa nouvelle bonne, mettait à une distance respectueuse sa chaise en face de la sienne, et tricotait ou raccommodait sans mot dire. Armance était veuve, et inconsolable d’un fils unique, qui, faisant son service à Auxerre, avait voulu sauter, une nuit, le mur de la caserne et s’était tué sur le coup. Sèche et menue, coiffée d’un bonnet noir, elle laissait lire en ses traits et sa contenance la dignité des douleurs muettes. Elle témoignait à Pauline un dévouement soumis et néanmoins presque maternel. M. Ardel l’estimait, bien qu’il la sût dévote et que le bruit de son chapelet, le soir, entre ses doigts, l’offensât comme une dissonance dans la maison.

Vers la fin d’une journée d’avril, toutes deux cousaient, la croisée entr’ouverte. De la rue, pénétrait, circulant avec une brise, l’acide exhalaison de l’herbe qui croît, mélangée au parfum des lilas. Des formes de passants se réfléchissaient dans les vitres, et Pauline y distinguait deux messieurs gantés causant auprès d’un portail, d’un ton bas, à la manière des provinciaux toujours inquiets d’être espionnés.

En ce moment, le pas vif et autoritaire de M. Ardel retentit sur la chaussée ; une autre voix d’homme, méridionale et grasse, ripostait à la sienne, fort cassante. Son interlocuteur et lui s’arrêtèrent un peu avant la porte. Pauline reconnut M. Galibert, le professeur de quatrième. Natif de Marseille, il offrait les dehors d’un commis voyageur aisé plutôt que d’un pédagogue : les joues opimes, les épaules larges, la barbe fleurie en éventail, la poitrine avantageuse où s’étalait un plastron rouge, les mains chargées de bagues ; il faisait miroiter le pommeau d’argent de sa badine et écartait ses larges pieds plats ; d’une loquacité incoercible, Galibert s’imposait par l’assurance de sa verve ; il prétendait protéger et morigéner tous ses collègues ; au reste, vantard et pleutre, « tirant » sans enthousiasme ses quinze heures de service par semaine, mais satisfait de soi, de son siècle et du gouvernement.

Il venait d’avertir M. Ardel au sujet d’un article paru le matin même contre lui dans une feuille locale ; on l’y incriminait comme « réactionnaire. », sous prétexte qu’en exposant à ses élèves la politique de Louis XIV, il avait justifié le pouvoir absolu.

— J’ai grand’peur, insinua Galibert, que cet article n’arrive simplement pour corser d’antérieures dénonciations anonymes. Vous espériez, n’est-ce pas, votre nomination à Versailles ? Pourquoi l’attendez-vous encore ?

(Ici Pauline fut tentée de se dire : « Tant mieux si elle ne vient pas ! » Mais elle refréna ce mouvement d’égoïsme.)

— Je veux vous parler en ami, continuait-il. Vous savez la formule, quand on s’occupe de vous : M. Ardel, il est à part.

— A part ! répliqua Victorien, je n’y serai jamais assez. Les tares d’un métier ne s’impriment que trop sur un mercenaire, comme l’usure du harnais sur la croupe d’un âne. Maintenant, qu’on me fasse blanc ou noir, en aurai-je un cheveu de plus ou de moins ? Je souffre suffisamment, croyez-le, des contraintes qu’il me faut subir. Je ne dis pas tout haut le vingtième de ce que je pense ; mais, quand je rencontre chez mes élèves un de ces préjugés primaires qui me dégoûtent, c’est mon devoir de les secouer.

— Nego, mon cher collègue. Un fonctionnaire ne doit pas avoir d’autre opinion que l’État. Et, puisque j’ai commencé, j’irai jusqu’au bout. Une chose vous fait du tort, votre liaison avec les Rude : vous passez pour calotin.

— Ça, c’est plus raide ! Sachez, monsieur, que je n’ai pas même fait baptiser ma fille.

Et, sans lui serrer la main, M. Ardel rentra en faisant claquer la porte.

A l’instant où il prononça la phrase : « Je n’ai pas même fait baptiser ma fille », les yeux de Pauline se croisèrent avec ceux d’Armance, aigus comme deux pointes d’aiguille ; la bouche ridée de la veuve se fronça d’une tristesse effarée ; puis elle se pencha vers son ouvrage pour cacher son émoi. Pauline sentit amèrement ce recul de la servante :

« Faut-il qu’elle soit bête ! »

Mais, à son insu, elle devint toute pâle de la révélation faite à un tiers sur sa personne ; jamais Victorien ne lui avait appris d’une façon précise qu’elle était une non-baptisée ; jamais non plus elle n’avait songé à lui poser la question. Six mois plus tôt, elle eût trouvé logique la conduite du professeur et ne se fût aucunement froissée de ce qu’elle avait entendu. Maintenant, elle s’en chagrinait, comme d’une humiliation publique :

« Le baptême en soi, ce n’est rien ; sur le front d’un homme ou d’une femme, cela ne se voit pas. Et pourtant c’est immense, d’adhérer, en principe, à une communion sociale… Mon père ne pensait qu’à lui, lorsqu’il m’en a exclue. »

Elle se leva précipitamment pour monter chez M. Ardel et provoquer une explication. Mais elle réfléchit que mieux valait attendre de s’être maîtrisée. Un moment plus tard, elle lui porta du linge qu’Armance avait blanchi, et, s’évertuant à rester calme :

— Je t’ai entendu, dit-elle, rentrer avec Galibert. Quel besoin as-tu de faire connaître à toute la ville que je ne suis pas baptisée ? Ce serait à moi, il me semble, d’en être informée la première.

— Bah ! Un détail sans importance. Je ne vois pas ce qui peut là t’ennuyer. Aurais-tu honte d’être émancipée ? J’ai mis d’accord mes actes avec mes convictions. Très peu l’osent, et quoi de plus simple ?

— Trop simple ! Tu m’imposais, dès ma naissance, ta volonté, sans savoir quelle serait la mienne.

— Tu deviens joliment raisonneuse. C’est justement pour la réserver, ta volonté, que j’ai agi comme j’ai agi. Ceux qui mènent au baptême les nouveau-nés n’engagent-ils pas leurs enfants dans une religion dont ceux-ci, avant d’être hommes, ne voudront plus ? M’a-t-on demandé, à moi, ma permission pour me baptiser ?

— En tout cas, il est inutile de le crier sur les toits et de me signaler comme un phénomène.

— Alors, tu n’as pas le courage de ton indépendance ? Va, tu n’es qu’une chiffe !

— Sois tranquille, répliqua-t-elle, je te prouverai que je ne le suis pas.

— Oui-da ! En quoi faisant ?

Elle ne répondit point et s’enferma dans sa chambre où elle pleura sans bruit, désespérément. D’elle à son père, en la chaîne invisible de leur affection un anneau était rompu ; et, ailleurs, nulle main secourable ne se tendait. Les Rude et Julien lui présentaient la possibilité d’un appui, mais inefficace ; comment leur confier sa détresse, alors qu’elle ne pouvait leur dire : « Je suis avec vous » ? Son orgueil, néanmoins, se raidit à reprendre une sérénité de surface, elle essuya le tour de ses yeux rougis, les lava, et redescendit à l’heure du souper.

Victorien, dans l’intervalle, s’était avoué qu’elle avait, en un point, raison contre lui :

« On doit interdire même les approches de sa vie intime au commun des gens ; les forts vivent sur un pied de guerre perpétuel, bardés d’une cotte de mailles, et montrant seulement leur bras droit, avec un bon glaive au bout. »

Ces aphorismes familiers, il s’en voulait de les démentir, et d’avoir saboulé, humilié sa fille ; mais il répugnait à s’excuser de ses violences. Il se contenta, au dessert, de lui offrir une promenade :

— Non, répondit-elle, je suis un peu souffrante ; je te laisserai aller.

Il fit quelque pas, de long en large, selon son habitude, en fumant sa cigarette. La sonnerie d’un cor arriva d’un jardin, puis se tut :

— Pourquoi cesse-t-il ? rêva M. Ardel à mi-voix. J’aime, comme disait l’autre, le son du cor au fond des bois ou même hors des bois. Je me souviens que ta mère et moi, les premiers temps de notre mariage, nous écoutions avec délices, les soirs d’été, des cors qui sonnaient le long des berges de la Saône…

Une fois de plus il dévoilait cette sentimentalité endolorie que couvrait un calus de sécheresse. C’était une façon de faire entendre à Pauline : Pardonne-moi et viens. Mais elle était trop bien sa fille pour ne pas ressaisir une supériorité en lui tenant rigueur de son algarade.

Il sortit donc seul à regret ; l’oncle Hippolyte se retira, et Pauline resta dans la salle à manger. La tête lui brûlait, elle rouvrit la fenêtre fermée pendant le repas et entrejoignit les contrevents. Elle se mit à broder sous la lumière, essayant d’engourdir sa peine par un travail appliqué. Au dehors, un homme passa, venant d’une lente allure, et fit halte en face de la salle à manger. Pauline comprit qu’on la regardait, elle crut avoir discerné la démarche par instants traînante de Julien ; mais, soit timidité, soit caprice, elle ne se retourna point pour s’en assurer.

Julien — elle l’avait bien reconnu — la contemplait de biais, assise près du tapis rouge de la table ; il voyait sa main droite, s’écartant d’une bande de festons que la gauche soutenait, s’arrondir, tirant l’aiguille et la poussant avec tranquillité. Son visage demeurait pour lui dans la pénombre ; autour de ses cheveux bruns s’enflait une clarté rousse…

Il s’avança plus bas dans la rue, mais revint en arrière, et repassa juste au moment où, s’étant levée pour clore les volets, elle les attirait à elle. Il salua presque gauchement, et s’éloigna, baissant le front, confus et transporté de savoir qu’elle l’avait vu.

Pauline eut une joie à défaillir, il lui sembla que son cœur s’arrêtait. Si elle avait moins aimé Julien, elle aurait joui de le surprendre en une posture de soupirant timide ; mais une seule idée l’emporta :

« Cette fois, j’en suis sûre, il m’aime ; et moi aussi, je l’aime, oh ! oui, comme je l’aime ! »

Elle s’élança dans l’escalier, vola jusqu’à la fenêtre de sa chambre ; peut-être le découvrirait-elle encore d’en haut, sans être aperçue. La rue était vide ; au-dessus des toits pétillaient les feux des étoiles, les œillets des pelouses embaumaient ; une cloche limpide, la petite cloche de la cathédrale, battait à coups légers :

« Il est heureux, lui, de pouvoir bénir son Dieu ! »

Elle se souvint de l’unique obstacle qui les divisait ; cependant elle ne s’en tourmentait plus, tant le bonheur amplifiait sa force d’illusion : elle saurait assez comprendre Julien pour qu’il ne sentît point leurs dissidences, et, généreux comme elle le connaissait, il la chérirait pauvre en foi, mais non en amour.

« Quand on aime, les choses qui pèsent ne pèsent plus ; ce qui est amer devient doux. »

Lorsque son effervescence fut tombée, elle se représenta néanmoins une objection redoutable : la volonté de Julien ne suffisait pas ; ses père et mère donneraient-ils leur assentiment ? Alors surtout que la nouvelle serait cornée à leurs oreilles :

— La fille de M. Ardel, — croiriez-vous ? n’est pas baptisée.

Ses prévisions n’étaient que trop justes ; le colloque de Victorien avec Galibert se colporta chez les Rude. Elle n’en put douter, le dimanche suivant, à son entrée au milieu d’eux. Le charitable effort qu’ils soutinrent de ne rien changer à leur accueil dénonçait leur changement. Dans leur ton d’amitié se glissait une sollicitude compatissante et grave. Edmée avait perdu son habituelle exubérance. Pauline ne retrouvait plus en Julien l’amoureux contemplatif de l’autre soir ; son attitude était empressée, mais triste ; il avait dû s’ouvrir à son père de ses intentions, et recevoir des conseils sévères. Entre M. Ardel et lui une discussion s’aiguisa sur « la misère des temps modernes ». Julien ne pouvait la contester, bien qu’il nourrît la certitude de magnifiques résurrections futures ; toutefois il n’en admettait qu’une cause initiale : l’indifférence religieuse.

— Alors, argua le professeur, si le monde va de mal en pis, comme je le crois, mais après une Rédemption, comme vous le croyez, que devient l’œuvre du Messie ? Où est-il ? Que fait-il ?

— Vous demandez, repartit Julien d’une voix incisive, ce que fait à cette heure le Fils du charpentier ? Je vous répondrai : Il prépare le cercueil de Julien.

Edmée, au même moment, montrait à Pauline une minuscule statuette égyptienne en bronze verdi, figurant une femme, les jambes serrées dans « une jupe-entrave ». Toutes deux ne saisirent que les derniers mots proférés par le jeune homme ; une angoisse inexplicable se mêla au coup d’œil qu’elles échangèrent.

— Que racontes-tu, s’écria Edmée, de cercueil et de Julien ?

— Votre frère, expliqua M. Ardel avec une ironique amertume, me compare gentiment à l’empereur, son homonyme, et sans doute comme le chrétien de la légende, il prophétise ma mort prochaine…

— Dieu m’en garde ! protesta en riant Julien. C’est moi qui mourrai avant vous…

Inattentif à l’interruption, le professeur poursuivit :

— Un point cloche dans le rapprochement : Le Julien de l’histoire fut chrétien quelque temps, au moins d’apparence, au lieu que, moi, je ne l’ai jamais été. A l’âge de Marthe, j’apprenais du catéchisme comme de la mythologie. Ça me laissait froid. Oncques n’ai pu m’assimiler le surnaturel.

Marthe, à l’écart, habillait une poupée, et écoutait, de sa fine oreille, ces propos qu’elle retenait sans démêler ce qu’ils voulaient dire. M. Rude, pour couper net le débat, accorda son violon, et on exécuta un paisible trio d’Haydn. Victorien jugea bon d’observer ensuite :

— La musique rapproche autant que les dogmes séparent.

Rude remettait dans la boîte son instrument. Il répliqua, presque irrité du lieu commun :

— Mon cher, une épée tranchante, séparant bien ce qu’il faut séparer, est plus nécessaire qu’un violon ou des pinceaux. Mais je veux une épée dont la garde soit une croix ; la Croix seule rallie les âmes dans un amour indéfectible.

Au travers de ces disputes une cordialité se maintenait. Pauline, cependant, s’en retourna, convaincue que cette famille ne pourrait devenir sienne ; la phrase de M. Rude sur « l’épée qui sépare ce qu’il faut séparer » sous-entendait une admonition pour elle-même et pour Julien.

Dans l’inanité certaine de ses espérances elle retrouva une paix morne, faite d’un renoncement stoïque au bonheur ; mais le non-espoir, à dix-huit ans, excédait ses forces. Elle chercha quelqu’un, autour d’elle, qui lui fît oublier Julien. Des jeunes gens qu’elle rencontra dans une sauterie, chez le conservateur des hypothèques, la rebutèrent par leur vulgarité ; tous rêvaient une vie de petit travail et de petites jouissances aboutissant à ce port commode et plat, « la retraite ». S’ils songeaient au mariage, ils ne cherchaient qu’un « sac ». Auprès d’eux, la figure de Julien, absent, resplendissait comme celle d’un saint sur un vitrail, et, plus que jamais, elle se donna en désir à lui.

VI

Les vacances de la Pentecôte étaient proches ; M. Ardel, malgré la mauvaise humeur de l’oncle Hippolyte, décida que Pauline l’accompagnerait à Paris, où il comptait passer deux jours. Elle n’avait traversé Paris qu’en hiver, sous le crachin, dans la boue ; elle se défendait d’éprouver pour la grande ville l’attirance béate d’une provinciale qui n’a rien vu. Pourtant, la promesse du voyage l’exalta comme un philtre de joie qu’on eût versé dans ses veines ; elle comprit ce pressentiment, lorsque, la veille du départ, son père annonça :

— Rude et ses enfants y vont aussi, je les ai invités à déjeuner pour mercredi, et nous reprendrons le train ensemble.

Un soleil dur de juin accueillit Pauline entrant, vers deux heures, dans Paris. De la voiture découverte que prit M. Ardel, pour la conduire à « son » hôtel, près de l’Odéon, elle se complut, quoique étourdie par le tumulte, au spectacle des quais.

Sur le pont d’Austerlitz, des charrois s’engageaient, des attelages suants, dont les forts chevaux arrachaient du feu des pavés meurtris, et, glissant sur les rails, tendaient l’encolure, se roidissaient. Les jurons des charretiers, les claquements des fouets, la vapeur des tramways qui s’ébrouent, les trompes d’automobiles, les sirènes des remorqueurs rompaient le bruit d’océan des rues lointaines. Au milieu des fiacres et des piétons allant avec l’automatisme hâtif des foules impatientes, elle remarqua un vieil homme à cheveux blancs, tête nue, les rides du front gonflées et luisantes de sueur, qui tirait seul une charrette craquant sous des piles de chaises.

— J’aime, dit Victorien, voir peiner ce peuple autour de moi. Cet ahan sauvage, sous un soleil d’été, c’est beau…

Mais, en aval du fleuve grisâtre, que le soleil faisait bouillir comme de l’étain liquide, Pauline regardait les tours de Notre-Dame alléger l’horizon. Songeuses immobiles, tournées vers l’ouest et la mer, elles se haussaient en plein ciel, hors des haleines du sol et des fumées.

Ils longeaient le Jardin des Plantes, où on entrevoyait des bêtes dans leur parc, des gens assis dans les allées, des enfants qui jouaient. Une douceur biblique semblait habiter ces ombrages.

— Si nous vivions à Paris, exprima Pauline, je viendrais souvent là.

M. Ardel, au passage, lui indiqua une rue qui monte entre deux murs bas, déserte, sans maisons, sans un pouce d’ombre, meublée seulement, vers le haut, de quelques arbres poudreux.

— La rue Cuvier, fit-il ; quand j’étais étudiant, je la fréquentais dans cette saison et à cette heure, pour me donner l’illusion d’un site africain.

Pauline évoqua son père, à vingt ans, seul et lyrique, promenant sa silhouette sur le pavé torride ; et elle partit d’un bon rire :

— Quel original tu étais !

De l’hôtel il la conduisit au musée du Luxembourg qu’il n’avait pas revu depuis des années. Ils firent lentement le tour des salles ; Victorien trouva surtout l’occasion d’en critiquer les toiles ; sauf des portraits et des scènes de genre, que de choses misérables ! La banalité des nus l’écœurait ; il s’étonnait qu’on délaissât la grande peinture d’histoire.

— Rude déplorerait l’indigence de ce musée en fait d’art religieux.

Il accorda néanmoins à Pauline que le Christ en croix de Carrière « n’était pas mal ». Mais il ne pouvait souffrir la taie de brouillard que ce peintre tissait sur toutes les formes. Pauline, au rebours, acceptait le clair-obscur douloureux où Carrière rend palpable l’énigme des visages humains. Elle comprenait la femme qui sanglote dans son mouchoir, au pied de la croix.

— Celle-là, elle ne sait pas s’il est Dieu ; mais elle a pitié de lui, pitié d’elle-même ; elle me fait envie, cette femme !

Elle se rappela son aversion, à Sens, devant le vieux Christ de la cathédrale : comme son cœur et sa pensée, en quelques mois, s’étaient élargis !…

Le soir, après deux visites assez ternes chez d’anciens camarades du professeur, ils dînèrent, boulevard Saint-Michel, dans un restaurant proche du quai. M. Ardel revenait volontiers à ses gargotes de jadis. Le seul Paris qui existât pour son âge mûr restait celui de sa jeunesse.

Dans le va-et-vient anonyme, indéfini des passants, Pauline se demandait si elle ne reconnaîtrait pas Julien. Mais les figures vagues, derrière la vitre, sous le jour faux des reverbères, et qui s’effaçaient aussitôt, devenaient, en se multipliant, comme irréelles. Semblables à des lampes folles et fantastiques courant sans guide sur la chaussée, les phares des automobiles se croisaient. Elle éprouvait, de son premier contact avec Paris, cette lassitude qu’inflige la visite d’une énorme usine où le déchaînement de la vie mécanique assourdit toute réflexion.

Sa fatigue se dissipa, lorsqu’ils s’en allèrent, au crépuscule, le long de la Seine, par le quai des Grands-Augustins. Là, les bruits s’apaisaient ; un ciel immense, d’un vert brun, se regardait dans l’eau frissonnante où frémissaient les feux illimités des deux rives. Ils traversèrent un pont, et Victorien mena sa fille jusqu’à l’Arc du Carrousel. L’esplanade, par un tel soir, amplifiait sa majesté triomphale. Le Louvre, derrière eux, érigeait ses corniches augustes et noires. Devant, les lumières, en deux files parallèles qui s’incurvaient au loin, puis se confondaient, développaient une voie de splendeur jusqu’à l’Étoile, « jusqu’aux étoiles », s’écria Pauline enthousiasmée. Le simplisme de cette magnificence l’éblouit ; Paris semblait attendre un roi pour le fêter ; et le grondement des véhicules, à distance, roulait comme la rumeur d’une armée qui passe.

C’était tout près, dans la cour du Palais-Royal, que M. Ardel devait rejoindre, le lendemain, les Rude. A travers l’orchestre confus des bruits nocturnes, Pauline écoutait venir cette journée décisive pour son amour ; autour d’elle et de Julien qu’elle savait présent, toutes les voix de Paris n’étaient plus qu’un los d’hymen dans un brasier…

Le lendemain matin, elle laissa sortir Victorien seul et fit une toilette un peu plus étudiée qu’à l’ordinaire. Sa fenêtre donnait sur un coin sommeillant du Luxembourg ; la fraîcheur des arrosages éveillait les verdures vaporeuses ; des marchandes de fleurs circulaient.

Quand elle fut prête, elle s’examina dans l’armoire à glace, se concéda que sa robe gros bleu et son chapeau de paille relevé cavalièrement avec un nœud sombre seyaient à la clarté de son teint. Une décision rayonnante partait de ses yeux ; les lignes de ses joues et de ses bandeaux nageaient dans une sorte de halo vibrant ; elle s’en étonna, comme si la figure d’une autre se fût répétée en face d’elle.

Un grand moment lui restait avant l’heure du rendez-vous. Elle s’assit et tira de sa valise un petit livre qu’elle s’était imposé d’y mettre, la traduction des Évangiles ; elle le reprit à l’endroit où elle l’avait laissé, au Sermon sur la Montagne. L’accent d’une parole surhumaine, irréfragable, tinta aux portes de son âme ; mais, arrivée à la fin du chapitre, elle abandonna sa lecture :

— Où sont-ils, ceux qui suivent exactement ces préceptes, qui arrachent leur œil droit, s’il les scandalise, et donnent encore leur tunique, si on leur a pris leur manteau ? Je serais chrétienne, voilà ce qu’il me faudrait pratiquer. Non, ce sera toujours trop fort pour moi…

A midi sonnant, elle et son père arrivaient dans le jardin du Palais-Royal. La quiétude voluptueuse de ce lieu mélancolique ravit Pauline comme le présage d’une félicité romanesque. Elle aima ce silence à trois pas du bruit, les grilles dorées entre les colonnades grises, les boutiques d’orfèvres et de libraires où personne ne se montrait, et, au milieu, le jet d’eau neigeux dont les gouttes se brisaient dans la vasque brillante avec un murmure de soie froissée.

Mais, derrière les colonnes, elle cherchait avidement Julien ; il surgit tout d’un coup et, à sa suite, Edmée devançant M. Rude. Était-ce la stimulation de Paris qui l’émancipait de sa gravité ? Ou avait-il fléchi selon son désir la volonté paternelle ? Pauline lui retrouva son air dégagé, riant des premiers mois ; Edmée l’embrassa de toute sa pétulance, et M. Rude, en lui prenant la main :

— Que je suis content de vous voir, tonna-t-il, ma chère enfant !

Victorien leur proposa d’aller déjeuner au frais, sous les arbres, dans un restaurant des Champs-Élysées. Une voiture les y déposa ; Pauline voguait en une allégresse dont elle avait peine à contenir l’exubérance. Ils s’attablèrent sous une véranda, près d’un grand platane. L’ombre des feuilles bougeait sur la nappe, les rayons qu’elles distillaient semblaient couler dans les veines d’Edmée et de Julien, et Pauline lisait au fond de leurs prunelles que sa propre beauté s’avivait.

— Avez-vous remarqué ? disait M. Rude ; vers midi, l’Arc de Triomphe se colore de gris argentés, analogues à ceux des rocs, en Provence, le long des Alpilles. Les masses se volatilisent ; il n’y a plus que du soleil et des angles pour l’arrêter !

M. Rude était en verve ; il parlait de la salle qu’il avait enfin résolu de louer, rue Richepanse, à l’automne, où il exposerait ; et ce brave homme, jusque-là insoucieux du succès, presque heureux d’être obscur, insistait avec une candeur qui divertissait Victorien sur les assurances d’articles qu’il avait reçues de critiques notoires.

Pour Victorien, le résultat positif de son voyage, c’était de savoir que sa nomination à Versailles ne se ferait pas de sitôt. On le jugeait décidément un excentrique et un esprit « frondeur ».

— Je m’en moque, concluait-il, je suis bien à Sens…

— Et moi donc ! souligna Pauline à mi-voix, se penchant vers Edmée.

— Je tiens les éléments, poursuivait M. Ardel, d’un livre très curieux, l’histoire d’un de vos archevêques, Pardaillan de Gondrin, un des gaillards les plus originaux de la Fronde, pas édifiant par exemple, mais un type de Français batailleur, aventurier, indomptable.

— Comme j’eusse voulu l’être, dit brusquement Julien.

— Comme on ne peut plus l’être, coupa le professeur.

— Cependant, appuya Julien, quand je serai consul, si je puis me faire envoyer dans le Levant ou en Extrême-Orient, dans quelque poste scabreux, croyez-vous que je ne trouverai pas là de beaux champs de bataille ?

Victorien sourit en douteur ; mais le front de Pauline se plissa d’un désappointement ; si Julien partait au loin, et si elle le suivait, que deviendrait son père isolé ?

La conception nette d’un sacrifice nécessaire balaya les mirages où elle s’exaltait ; sa gaîté revint aussitôt, mais avec une teinte de sérieux qui persista tout le repas.

En sortant de table, ils remontèrent à pied jusqu’à la place de la Concorde. Pauline marchait devant, entre Edmée et son frère. Edmée lui révéla que Mlle Total, cette envieuse, dénigrait sous le manteau M. Ardel, à cause de ses relations avec la famille Rude.

— Alors, s’exclama Pauline, pourquoi nous fait-elle tant de chatteries ? La vilaine bête !

— Il ne faut pas vous émouvoir, observa Julien. Quand vous recevez un croc-en-jambe, c’est toujours des gens qui se disent vos amis. Les femmes surtout se délectent aux petits jeux des férocités sournoises. Rien n’est plus rare qu’une âme bien née. Quel trésor d’en découvrir une !

Et, se tournant vers elle avec une soudaine effusion :

— Vous, au moins, vous êtes vraie, simple, jamais fardée ; c’est ce qui fait qu’on vous aime.

Pauline, presque interdite, répondit seulement :

— Vous me jugez comme je vous juge ; c’est que vous êtes un grand cœur.

Au coin de la rue Royale, ils se séparèrent. M. Rude avait rendez-vous avec un marchand de tableaux ; il emmena Julien, ayant peu de goût pour se faire valoir et se défendre lui-même ; M. Ardel et Pauline gardèrent Edmée. Pauline méditait l’abrupte et naïve profession d’amitié que Julien lui laissait : assurément, il l’avait préméditée et jetée dans la conversation à l’improviste, par une impatience d’amoureux. Sa phrase, tout un moment, chanta dans sa tête folle ; elle ne vit plus rien des choses qu’elle traversait. Un omnibus, rue de Rivoli, l’aurait écrasée, si son père ne lui eût à temps saisi le bras. Il discutait avec Edmée sur la niaiserie des Parisiens. A Paris, prétendait Edmée, la sottise commune s’atténue, en apparence, sous la vivacité d’allure qu’exige le qui-vive incessant et la défense de soi.

— Allons donc ! répliquait-il ; nulle part, l’esprit d’imitation, autrement dit la suprême sottise, n’est poussé plus loin qu’ici. Sont-ce des femmes ou des pastiches de femmes, ces créatures toutes vêtues sur un patron identique, trottant à la file, avec la même manière de balancer leur bras, de se déhancher ?

Ils entrèrent au Louvre, dans la galerie des peintres du dix-huitième siècle, où le professeur voulait examiner quelques portraits. Pauline retint Edmée devant l’Embarquement pour Cythère. Edmée goûtait fort peu les scènes galantes, et n’admirait de cette toile que la chaude féerie du paysage ; Pauline l’aimait plus qu’elle ne l’osait dire ; elle trouvait surtout charmante la dame qui baisse les yeux en écoutant les douceurs de son cavalier, et aussi l’autre, d’une grâce paresseuse, qui, la dernière, se décide à suivre.

De salle en salle leur guide les entraîna, si bien que toutes deux étaient lasses quand les portes du musée, à cinq heures, se fermèrent. M. Ardel, infatigable, les mena, pour des emplettes, jusqu’à la rue Saint-Denis. Au retour, ils traversèrent en voiture le parvis Notre-Dame, le long des porches de l’église ; celui du milieu restait ouvert ; dans la profondeur des nefs et du chœur tellement sombre qu’il semblait tendu de noir, des cierges brûlaient, des verrières violettes s’éclairaient. Ce fut l’image grave que Pauline emporta de ce second soir à Paris.

Elle voyait, d’une attente heureuse, approcher le moment de gagner la gare et de retrouver Julien. Elle et Edmée, lorsqu’elles pénétrèrent sous le hall, y cherchèrent en vain M. Rude et lui. Victorien rassura Edmée ; mais Pauline prit pour elle-même l’inquiétude de son amie : qu’avait-il pu leur arriver ? Elle essayait de réprimer, d’avance, sa déception, si le voyage se faisait sans Julien ; son désir pourtant se crispait sur l’idée qu’il allait venir. Enfin, trois minutes avant le départ du train les deux voyageurs apparurent, essoufflés, en sueur : le cheval de leur fiacre s’était abattu, une série d’encombrements les avait ensuite retardés.

— J’ai bien cru que nous le manquerions, fit M. Rude en s’épongeant.

— Et moi, triompha Julien, qui regarda Pauline, je savais que nous ne le manquerions pas !

Le soleil s’était couché sur Paris dans une vapeur d’un bleu cendré, sans rayons, et rouge, dit Edmée, « comme un cachet de cire sur une lettre ». On suffoquait encore à l’intérieur des wagons ; Julien, visiblement fiévreux, sortit dans le couloir ; Edmée et Pauline le suivirent. L’express avait dépassé Melun ; à droite et à gauche dormaient des futaies pesantes, d’où sortait la respiration du soir, l’odeur des écorces suintantes de sève, des fougères humides et des sureaux en fleurs.

Il semblait étrange à Pauline de glisser au milieu de ce silence crépusculaire, dans la trépidation orageuse des roues. Un instant, elle perçut, à travers le vacarme, les coups de gorge stridents d’un rossignol. Edmée, qu’un besoin de sommeil accablait, rentra s’asseoir ; Pauline demeura, car Julien lui parlait.

Il lui confiait son penchant pour les longs exodes, mais, en même temps, sa volonté de fixer sa vie autour d’un centre stable. Et il eut une façon de la dévisager, passionnée, sérieuse, qu’elle comprit trop bien. Elle laissa tomber ses paroles dans le silence et se disposait à le quitter.

— Quelle journée splendide nous avons eue ! dit-elle en manière de conclusion. Pourquoi faut-il qu’elle ait une fin ?

— Il y en aura une plus belle pour moi, celle où je pourrai vous dire tout haut : « Pauline, je vous aime… » Si toutefois, je ne vous suis pas indifférent…

Ils se tenaient appuyés contre la porte du compartiment et assez près l’un de l’autre pour que Pauline ne perdît rien de ces mots articulés d’une voix tremblante. Elle s’attendait à son aveu ; cependant la commotion qu’elle en reçut contracta ses lèvres, serra sa gorge ; elle regardait dans le vague et se taisait.

— Non, put-elle dire enfin, mais sans se retourner vers lui, vous ne m’êtes pas indifférent…

Julien planta sur elle l’ardeur tendre et envahissante de ses yeux.

— Ah ! reprit-il plus ferme, je n’ai jamais douté que votre affection répondrait à la mienne. Dès la première heure où nous nous sommes vus, j’ai pensé : « La voici, l’élue de mes songes, celle qui m’est prédestinée. » Je ne vous dirai pas que je vous aime simplement parce que vous êtes belle, et pourtant votre voix seule m’émeut comme le son d’une harpe qui aurait une âme ; de voir le bout de vos doigts ou le balancement de votre robe, tout mon être en frémit. Mais je sens au fond de vous des trésors d’amour et d’intelligence qui me ravissent mille fois plus encore. Une seule chose me désolerait, si je ne mettais mon espoir dans le Christ que vous ignorez, et, cette chose, vous ne l’ignorez pas…

— Je la connais, répliqua-t-elle, dominant son trouble… Si vous m’aimiez plus que tout au monde, vous la négligeriez ; mais je ne peux pas vous en vouloir de mettre avant l’amour d’une femme celui du Dieu en qui vous croyez. Seulement, qu’y puis-je ? La foi est un don ; je l’ai désirée ; j’ai même prié ; elle n’est pas venue ; sans doute, je ne la mérite guère, parce que, si je devenais maintenant chrétienne, ce serait à cause de vous…

— Vous avez prié, dit Julien ; mais souvent ?

— Pas souvent ; une fois, le soir de notre course à Druzy.

— Eh bien ! promettez-moi désormais, chaque soir et chaque matin, d’élever votre désir à Celui qui vous entend…

Elle fit un signe de promesse muette, mais où il devina trop peu d’espérance.

— Il est écrit, poursuivait Julien : « Heurtez, et on vous ouvrira. » Si vous grattez à la porte et vous en allez, est-ce étonnant qu’on ne vous ait pas encore ouvert ? Il faut heurter fort et longtemps, y meurtrir vos mains… En somme, êtes-vous heureuse de ne pas croire ?

— Auparavant, je n’en souffrais point, je me croyais même supérieure aux autres. A présent, je veux savoir, et je ne sais rien. Un rideau opaque s’épaissit entre mes yeux et les mystères que je voudrais atteindre. En pensant à vous, j’ai compris qu’on pût désirer un amour sans lassitude et sans terme…

— Alors, pourquoi tardez-vous à sortir de cette anxiété qui n’est pas un terme ?

— Pourquoi ? Si je vous demandais : Pourquoi n’êtes-vous pas un saint ?… Pourquoi ? Parce que je suis une pauvre âme faible et seule…

— Vous n’êtes jamais seule, protesta Julien ; vous oubliez, sans parler de moi, tous les miens qui prient pour vous, et votre oncle, et les Carmélites, et d’autres, qui, sans vous connaître, supplient la Lumière de descendre en vous. Mais vous sentez votre faiblesse, vous avez faim déjà du Viatique… Ah ! que vous serez heureuse — et moi ! — le jour où vous croirez ! L’air sera léger sur vos épaules ; ce sera comme ce soir d’été, s’il ne devait jamais finir.

Le train, maintenant, courait dans une plaine, près d’une rivière entrevue parmi des peupliers. Des corbeilles de fleurs semblaient dissoutes en ses eaux mordorées ; la rougeur hâlée du couchant brunissait au fond de l’espace ; pourtant, le gazon des berges, les blés jaunissants, les frondaisons des arbres, un clocher bleu sur un coteau, tout conservait une empreinte de clarté, et on eût dit, non que le jour s’éteignait, mais qu’une aurore allait naître.

L’arrêt de Montereau approchait ; Pauline rentra auprès d’Edmée ; celle-ci, sous la lampe, continuait un somme paisible, tandis que les deux professeurs s’égosillaient, mis aux prises par une furieuse controverse. Pauline démêla que son père prétendait prouver l’impuissance de l’Église à ressaisir une suprématie périmée ; mais elle se recueillait dans l’intimité de sa joie. Julien, songeur, s’était assis en face d’elle ; de temps à autre ils se regardaient ; puis elle fermait les paupières et se disait :

« Fais silence, ô mon âme. Une heure pareille, peut-être, ne reviendra plus. »

VII

La journée s’achève lourdement ; des nuages de plomb pendent dans l’air exténué ; sur la petite cour où Pauline, en peignoir bleu, arrose ses plantes, les branches des tilleuls voisins s’affaissent ; elle aperçoit, par leurs éclaircies, les réflexions du couchant livide et fumeux ; un crapaud, contre le mur d’un jardin, réitère sa plainte sonore. Victorien médite, enfoncé au creux d’un fauteuil de toile ; et le vieil oncle, promeneur abstrait, les deux mains dans ses poches comme s’il grelottait, suit d’un œil soucieux les chauves-souris qui décrivent de grands cercles autour de son crâne.

— Avez-vous vu quelquefois, dit soudain Pauline, s’ouvrir les belles-de-nuit ?

Les deux hommes, tels que des dormeurs, ont sursauté ; Victorien, « ignorant comme un maître d’école », étranger aux faits simples de la nature, se lève, attiré par le curieux phénomène : les fleurs jaunes, sur les tiges tendres, une à une, décollent leurs pétales ; avec une nonchalance voluptueuse les corolles se redressent ; c’est une léthargie dont elles s’éveillent ; une impulsion mystérieuse propage leur frisson vibratile.

— Les fleurs ont donc une volonté ? interroge Pauline.

— Oh ! veut-il expliquer, ce sont des réflexes tout mécaniques… Si nous sortions… Ici, j’étouffe.

Pauline est montée lestement s’habiller, et ils s’en vont au bord de l’eau.

Sous les arches du pont l’Yonne glissait d’un mouvement presque insensible ; la ligne oblique des coteaux l’arrêtait ainsi qu’un étang ; les formes brunes des nuages, les ombres massées des toits et des peupliers figeaient le courant opaque ; un canot descendait le long du Clos-le-Roi, et, chaque fois que les rameurs levaient leurs avirons, un peu de ciel blanc luisait dans l’intervalle de leurs bras ; car le crépuscule s’attardait encore sur les collines, « un crépuscule profond, aurait dit M. Rude, comme un chant grave de clarinette ».

Pauline distinguait, en aval, pressant le dos d’un tertre et semblable à un manoir abandonné, la chapelle de Saint-Martin près de laquelle Julien, pour la première fois, l’avait rencontrée. Elle voulait entraîner son père à gauche, du côté de la maison des Rude ; par esprit de contradiction, il se dirigea vers les hauteurs.

En passant au milieu du pont, contre la croix de fer surmontée d’une ampoule électrique, elle se remémora la promesse faite à son ami ; elle n’y avait pas manqué, depuis un mois, un seul jour, et, ce soir après les autres, elle répéta intérieurement cette prière :

« O Dieu, si vous m’entendez, faites que je Vous connaisse ; si vous êtes la Vérité, donnez-vous à moi. »

Mais nul indice extérieur, nul appel décisif ne lui révélait qu’elle fût exaucée. Le christianisme excitait sa curiosité, elle désirait s’initier aux dogmes ; toutefois cette sympathie restait fragile, comme la coque d’un œuf mal formé qui s’effrite au moindre choc. Devant la notion du surnaturel, ses habitudes de jugement se raidissaient :

« Si Dieu est, tout lui est possible ; mais pourquoi le miracle ? Est-ce rationnel de concevoir qu’ayant fait le monde selon un ordre bon, il y superpose à tout propos un ordre meilleur ? Un prêtre profère une parole sur un peu de pain ; Julien croit que cette hostie devient la chair et le sang du Verbe ; quelle preuve en a-t-il ? D’autres avant lui l’ont cru : le Christ lui-même l’aurait dit ; où est le signe authentique du prodige indéfiniment renouvelé ? »

La netteté des objections qu’elle se proposait ainsi répondait à un long travail latent ; sa pensée avait beau vouloir s’échapper dans des rêveries fantaisistes, elle revenait autour des problèmes religieux, de même qu’une hirondelle, entrée sous la voûte d’une église, bat des ailes autour des piliers, se cogne contre les vitraux. Quand elle causait, tout autre propos manquait pour elle de saveur ; en présence de son père, une contrainte la tenait, le poids de son hostilité ; il fallut néanmoins qu’elle s’imposât avec lui un éclaircissement : si, plus tard, elle embrassait une croyance, elle se préoccupait de savoir quel accueil il ferait à sa conversion. Pendant qu’ils gravissaient la côte déserte du Chemin-Neuf, un mot bref suffit à provoquer l’éclat qu’elle appréhendait et souhaitait.

— Tu sais, dit-elle en rompant le silence, que mon oncle Jacques, outre sa cure de Druzy, a maintenant un cours au grand séminaire ?

— Tant mieux pour lui, répliqua-t-il d’un ton qui signifiait : La nouvelle m’est fort égale. D’où tiens-tu ce détail ?

— Edmée l’a su de Julien. Il paraît que ton frère est toujours très malheureux de ne pas nous voir. Je n’ai point de conseil à te donner ; mais, un de ces dimanches, il me semble, nous aurions bien pu aller le remercier de la miniature…

— Le remercier d’une restitution ? Allons donc ! Je connais Jacques à fond ; la seule méthode pour vivre en termes corrects avec lui, c’est de nous voir le moins possible. Je lui lâcherais des vérités peu flatteuses, il me répliquerait. A quoi bon chercher des scènes inutiles ? Et puis, non. Cela ne me dit rien. Il est prêtre ; je ne puis pas avoir de plaisir à fréquenter un prêtre.

— C’est tant pis ; j’aimerais vous entendre vous disputer sur la religion.

— Bah ! qu’en peut-il sortir ? Du vent. Si tu avais étudié, comme je le fais pour mon Gondrin, les noises stupides des jansénistes et des jésuites, tu sentirais combien ces théologies sont surannées, finies, cadavéreuses.

— Alors, dans quelle intention les étudies-tu ?

— Comme on étudie les sarcophages d’Égypte ou comme on cherche à lire l’étrusque. Parce que tout objet de découverte attire un savant.

— Il y a pourtant des milliers d’âmes qui vivent des idées chrétiennes, et moi, qui ne suis pas croyante, elles m’intéressent de plus en plus.

Victorien dévisagea sa fille d’un air offusqué et soupçonneux :

— Décidément, tu as bien changé, et j’ai eu grand tort de ne pas suivre mon intuition ; toutes ces billevesées te viennent des Rude ; jamais je n’aurais dû me lier avec eux. Me crois-tu donc aveugle ? Julien t’a tourné la tête, tu es folle de lui. Mais j’y vais mettre ordre et, dès demain, faire sentir au père que je ne laisserai pas circonvenir et capter ma fille.

Pauline blêmit à ce coup brutal, effrayée des suites que pouvait avoir sa franchise. Cependant, son amour lui prêta la force de répondre avec sang-froid :

— Je n’ai aucun motif de cacher mon amitié pour Julien ; et tu n’en as aucun, non plus, de sauter, à ce propos, comme un baril de poudre. Tu comprends, je suppose, qu’il n’épousera jamais une fille non baptisée…

— Aussi espère-t-il t’amener au baptême…

— S’il l’espère, il se trompe ; libre à toi de me juger stupide ; je ne le suis pas encore au point de suivre une croyance parce que quelqu’un me l’aura soufflée. Je conçois qu’on en ait une, mais seulement lorsqu’on cède à l’évidence d’une certitude acceptée par la raison.

— Mais, ma pauvre enfant, s’exclama-t-il, la raison est ployable à tout. Tu croiras tenir des preuves, quand tu seras le jouet de tes sentiments.

— En ce cas, si tu nies la raison, quel principe t’autorise à soutenir : Ceci est vrai, cela est faux ?

M. Ardel allait répondre ; mais, contre la grille d’un clos isolé, un énorme chien, à leur passage, se dressa en aboyant avec furie. Le professeur haussa les yeux vers le coteau ; sur l’échine d’un nuage des éclairs couraient comme des frissons, et des bouffées de vent qui se levaient rapprochaient les craquements sourds de la foudre. Pauline regardait sans joie la ville étalée à leurs pieds, espaçant les réverbères mélancoliques de ses quais ; dans le ciel, à droite, au-dessus des terres vagues, montait un grand disque de cuivre ardent, la lune pleine barrée d’une vapeur, et, derrière elle, une attente morne, un silence s’approfondissait ; autour de l’astre étrange comme un météore, des nuées fauves immobiles avaient l’air de bêtes fascinées.

— Redescendons, dit M. Ardel ; nous aurons de l’orage tout à l’heure.

Il prit, pour la mieux convaincre, le bras de Pauline et se remit à discourir :

— Tâche donc de pénétrer mon point de vue. Si tu savais combien c’est triste de penser que tu restes étrangère au plus intime de ma vie, que je suis seul ! Moi, j’ai subi l’oppression tacite du passé où mes père et mère furent pétris ; mais je me disais : Ma fille au moins sera pleinement libre et heureuse, je n’aurai pas lutté en vain. Comprends-moi : je ne suis pas incrédule pour l’unique et grossier motif que l’absurdité des dogmes contredit les lois de l’expérience — et l’expérience est la pierre de touche du vrai. — Non, je pars d’un fait immédiat : l’Église, comme tout système humain, a eu son commencement, sa croissance, son apogée ; depuis la fin du moyen âge, elle résiste à la mort, mais elle décline, elle s’en va d’une vieillesse lente et d’autant plus irrémédiable. De ses cendres une autre religion surgira-t-elle ? Ou l’homme comprendra-t-il enfin qu’en adorant des dieux il s’adorait lui-même ? Pour le moment, tu m’avoueras qu’il est sage de ne pas lier nos actes au joug étroit d’une discipline condamnée par le temps. L’humanité qui marche regarde devant elle, non en arrière. Moi, et plus encore toi, nous avons mieux à faire que de rêvasser devant des tombeaux vides !

Pauline se tut d’abord, lui laissant l’illusion qu’elle ne trouvait rien à répondre, mais elle songeait :

« A supposer qu’il ait raison, en serai-je, comme il dit, plus heureuse ? »

Au contraire, la seule perspective de ne plus pouvoir espérer lui apparut intolérable ; et Julien n’était pas la cause exclusive de cette angoisse. Elle aperçut clairement en cette minute que le désir de croire s’étendait aux fibres profondes de sa substance, qu’elle en avait besoin pour vivre. L’ébranlement du choc reçu révélait jusqu’où il avait porté.

Après un instant elle reprit :

— Ce que pensera l’humanité dans un siècle, dans vingt, je l’ignore. Je veux du bonheur, le mien, un bonheur infini, oui, infini. Qui me le donnera ? Tu as beau dire, ils sont plus heureux que nous, ceux qui ont la foi. Ils croient savoir d’où ils viennent, où ils vont ; pour eux la mort ne compte plus ; ils ont eu Dieu dès cette vie, ils entrent dans l’autre avec la confiance de l’avoir éternellement.

— Ou d’être éternellement damnés ! ricana M. Ardel.

Et, s’échauffant d’une sorte d’enthousiasme ascétique :

— Le Paradis vrai, le seul, c’est celui qu’on se fait soi-même, le Paradis du labeur et de la pensée. Quand je suis abattu, je me mets au travail, et, peu à peu, ma tristesse se dissipe, je sens une effusion de lumière descendre en moi et d’abondantes délices y fleurir. Mais, toi, je me rends fort bien compte de ton état : notre intérieur ne te suffit plus, tu aspires à autre chose ; il faut que je te cherche un mari…

— Ne prends pas cette peine, répliqua-t-elle d’une voix frémissante : le mari, d’avance, est refusé.

— Ah ! fit-il avec une colère incoercible et appuyant ses phrases par des coups de tête doctoraux comme toutes les fois qu’il voulait implanter une affirmation, je ne me suis donc point trompé ! C’est Julien que tu veux, et, pour l’avoir, tu passeras sous les Fourches Caudines des prêtres. Mais dis-le-toi bien : le jour où tu iras à confesse, ce sera fini entre nous ; et, je serai franc jusqu’au bout, j’aimerais mieux te voir morte que bigote !

Exaspérée, elle lui cria :

— Puisque tu le prends sur ce ton, je ne mettrai plus les pieds chez les Rude ; tu comprendras alors qu’ils n’étaient pour rien dans mes idées.

— C’est tout ce que je te demande, répondit-il, soudain apaisé. Plus tard, quand tu seras majeure, si cela te plaît et si ton père est devenu inexistant pour toi, tu croiras à Lourdes, à la Salette, à saint Expédit, au Sacré Cœur, et à leurs grotesques boniments. Je m’en lave les doigts ; mais j’espère encore en ton intelligence. Bon sang ne doit pas mentir…

Leur querelle tomba sur ce mot ; cependant Pauline se désespérait d’avoir, de ses propres mains, étranglé son unique joie ; quelle folle bravade de s’engager à ne plus voir Julien ! D’autre part, les négations que l’ironie paternelle essayait de lui inculquer la tenaillaient d’un doute : si Victorien disait vrai, pourquoi vivre ? A quoi bon se traîner jusqu’au néant ? Oui, mais où trouver le Dieu qu’elle attendait ? L’effort d’une conversion lui semblait au-dessus de ses forces ; mais, si elle ne le tentait, la lumière possible ne se retirerait-elle point ? La veille, elle avait rouvert, au hasard, les Évangiles : ce verset brusquement s’était offert :

Je m’en irai, et vous me chercherez, et vous mourrez dans votre péché.

A présent, l’épouvante d’être délaissée sans retour et l’anxiété d’aller à un Dieu qui ne serait pas un Dieu faisaient en sa conscience une dure agonie. Une sueur froide lui venait aux tempes ; elle aurait voulu s’étendre sur les pierres de la route, fermer les yeux, ne plus rien sentir.

Ils arrivaient, près de la gare, au passage à niveau ; devant la barrière close, une grosse charrette à foin attendait. Un rapide était annoncé. M. Ardel entra en conversation avec le garde-barrière ; celui-ci se plaignait d’avoir du travail la nuit comme le jour, sans une heure de répit : « Autant vaudrait accrocher une ficelle au poteau, et moi après. » Il se mit à conter succinctement un terrible suicide dont son fils, employé à Laroche, avait été, quelques jours avant, le spectateur :

La femme d’un homme d’équipe était devenue la maîtresse d’un mécanicien ; ce dernier, un beau jour, lui signifia qu’il en avait assez ; pour le punir et lui donner du remords, elle se jeta, un dimanche soir, sous la machine qu’il conduisait. On la ramassa décapitée, en quartiers, on la porta dans un hangar, on mit une bâche sur elle, et on alla prévenir son mari. Il était ivre et ne voulait pas se déranger : « Ça lui apprendra à vivre », déclara-t-il en guise de lamentation funèbre. Il vint enfin, deux camarades posèrent le cadavre sur une brouette, l’emmenèrent chez lui. Pour leur peine, il déboucha une bouteille, se remit à boire avec eux. Ensuite, à côté de la brouette toujours chargée, il se jeta sur le lit et s’endormit.

« Cette femme, pensa Pauline, eut-elle tort ? Elle quittait un monde de brutes. Ce serait simple d’en faire autant… Mon père conclut qu’il aimerait mieux me voir morte. Que dirait-il, si je le prenais au mot ?… Oui, quand le train passera, un mouvement, et ce serait fini. Dans une minute, je saurais, je verrais face à face l’Absolu, ou bien, plus rien, le sommeil à jamais, dont personne ne pourrait plus m’arracher. Et Julien ? Il se consolerait, il prierait pour moi… »

Un des chevaux de la charrette secoua ses grelots, hennit. Pauline regarda autour d’elle : les poteaux du télégraphe se penchaient confusément, sous les étoiles rares que noyait le clair de lune. Une courbe infléchissait les voies ; elles s’en allaient, au delà des signaux, vers l’infini des routes nocturnes, et la terre les emportait, comme une ceinture d’acier, sur ses flancs, en roulant dans le vide noir illimité.

L’orage s’éloignait, une vibration assourdie de tonnerre expira ; mais un autre bruit croissait, d’abord mêlé au ronflement du barrage, puis furieux comme le fracas d’un torrent qui s’approchait. Du martellement des roues se détacha le branle précipité de la bielle ; et soudain, au tournant, les deux lampes éclatèrent, leur clarté s’étira sur les rails polis. Pauline ne voyait qu’elles et la crinière de feu se tordant avec des étincelles en arrière de la machine sombre. La tentation de mourir l’étreignit, comme si toute volonté succombait en son être. La frénésie d’une délivrance abolissait l’horreur de la mort. Elle s’était écartée de son père à quelques pas ; il parlait au garde. Elle le considéra une suprême fois, éleva ses yeux vers les étoiles, et elle allait s’élancer. En cette seconde, elle eut la sensation précise que quelqu’un lui empoignait la main, l’immobilisait…

Le vent du rapide souleva sa robe, les marchepieds la frôlèrent, le sol tressauta ; la trombe de fer roula contre son visage, triturant les rails, écrasant les cailloux qu’elle faisait rebondir, et le dernier wagon s’enfuit d’un élan rigide, comme un obus lancé dans la nuit. Ensuite, ce fut un grand calme.

— Tu viens ? dit à sa fille M. Ardel qui ne s’était douté de rien.

Ils reprirent en silence le chemin du logis. Pauline, maintenant lucide, recomposait les instants de son désespoir. Il lui restait de cette crise la stupeur de l’avoir subie et une courbature indicible. Comment avait-elle pu perdre tout empire sur ses impulsions, au point d’être conduite à un acte qu’elle aurait, une heure avant, réprouvé et cru impossible ? Et qui donc l’avait sauvée de sa démence ? Car une main réelle avait pris la sienne, une main d’homme, maigre et brûlante comme celle de Julien, et ses papilles sentaient encore la pression des doigts impérieux. Elle s’humilia devant les Puissances invisibles qui prenaient en pitié sa personne chétive ; Dieu, parmi le frémissement de l’univers, voulait entendre battre son cœur de vivante, comme elle se souvenait d’avoir, à Paris, dans le tumulte d’une rue, mis près de son oreille sa petite montre, pour en écouter les pulsations.

Elle respira délicieusement l’air lumineux de cette nuit, la fraîcheur de l’eau, l’arome des foins coupés et des tilleuls.

« O Dieu, murmura-t-elle tous bas, soyez béni d’avoir fait le monde si beau. Puisque c’est votre volonté que j’y sois, je m’abandonne à Vous, menez-moi où je dois aller. »

Rassérénée dans sa tristesse, elle se coucha et dormit d’un somme jusqu’au soleil levant. Ce matin-là, elle reprit avec une douceur neuve le fil de ses jours terrestres. En s’habillant elle se plut à manier son linge, ses robes, tout ce qui lui rendait palpable la possession de la vie. Elle descendit revoir son « jardin » ; les pinsons pépiaient sur les branches du frêne ; le ciel ardent se mirait dans la rosée de l’herbe.

L’oncle Hippolyte, quand il vint déjeuner, lui remit deux louis d’or pour payer d’avance des chemises dont il voulait enrichir sa garde-robe.

— Mais pourquoi, mon oncle, vous pressez-vous tant ?

— Parce que, dit-il en se grattant la tête, c’est ennuyeux de payer, et une fois que c’est fait, on n’y pense plus.

Il y avait, dans cette saillie d’avare, une telle ingénuité qu’elle en rit.

Victorien partit à l’heure de son cours ; sa fille et lui échangèrent leur bonjour habituel sans allusion à ce qui s’était passé. Pauline, avant d’envoyer Armance au marché, la chargea de commissions minutieuses ; elle aimait à commander et y trouvait en ce moment une joie singulière, comme un exercice de sa puissance de vivre.

Elle entra au salon, s’assit à son piano et chanta. Les volutes de ses vocalises s’unissaient aux reflets liquides que les vrilles de la treille ensoleillée remuaient dans les rideaux. Mais, bientôt, elle s’arrêta, reprise d’une pensée anxieuse :

« Pendant que je chante, mon père fait peut-être à M. Rude une scène irréparable. »

Un pas résonna sur le trottoir, on sonna ; étant seule, elle alla ouvrir ; c’était Julien ! Il rapportait à M. Ardel un livre que le professeur lui avait prêté, sur les Corporations au moyen âge.

— Je me sauve, fit-il, je ne veux pas entrer.

— Si, dit-elle, entrez un instant, il faut que je vous dise deux mots.

Il pénétra dans le vestibule : elle avait rougi, confuse de sa hardiesse ; mais il la mit à l’aise en parlant le premier :

— Moi aussi, j’aurais, non deux mots, mais un million à vous dire… Avez-vous souffert cette nuit ? J’ai rêvé de vous ; je vous suivais marchant dans une campagne, près d’un puits à ru, un de ces puits au fond desquels on entend bruire une rivière souterraine. La margelle du puits était basse ; vous regardiez au fond ; tout d’un coup, vous m’avez dit, d’un air triste et bizarre : Voulez-vous voir comme c’est simple d’y sauter ?… Vous preniez votre élan, j’ai crié, je vous ai saisi la main…

— Oh ! s’exclama-t-elle, votre main, je l’ai reconnue ; sans elle, je ne serais plus au monde.

Elle le mit au fait de l’explication acerbe avec son père, du désespoir qui l’avait étourdie et du secours tangible, mystérieux, dont la commotion lui demeurait présente. Il en parut frappé, plus encore qu’elle ne s’y attendait :

— Êtes-vous bien sûre que, vraiment, une main vous ait touchée ? Non, ce n’était pas la mienne. Ce ne pouvait pas être moi. Et pourtant, cette concordance, ce rêve… J’en ai fait un autre, moins étrange ; se vérifiera-t-il aussi ?

— Lequel ? Dites-le-moi.

— Plus tard… Toute parole est une pierre qu’on jette dans l’éternité et qu’on ne reprend plus.

— Racontez-moi votre rêve ; si vous avez des secrets pour moi, c’est que votre amitié tient à bien peu.

— Dans huit jours, je vous le promets ; la première fois que nous nous reverrons…

Il s’était avancé vers la porte et posait son doigt sur la serrure ; il se retourna vers Pauline, la contempla d’un regard fou : son peignoir dégageait la fermeté de son cou marmoréen, une langueur affinait son teint pourpré ; les secousses de la veille avaient imprimé un cercle bleuâtre autour de ses yeux battus ; une larme se mêlait à l’eau vive de ses prunelles ; et toute sa beauté, franche, harmonieuse, s’offrait telle qu’un fruit plein de suc, prêt à mûrir.

Elle sentit obscurément de quel émoi vibrait Julien ; mais aussitôt il se dompta ; une limpidité fraternelle reparut en ses yeux.

— Soyez forte désormais, prononça-t-il avec gravité. Je veux qu’une femme soit une force dans ma vie. Et, Celui qui a passé près de vous, hier, pour vous sauver, ne le faites pas trop attendre.

Il lui prit la main dans les deux siennes, où le sang battait, et sortit d’un pas rapide.

Lorsque M. Ardel rentra, Pauline essaya d’interpréter sa contenance ; si M. Rude et lui s’étaient quittés sur des propos hargneux, sa figure aurait gardé les vestiges d’une agitation, son œil eût pris cette dureté absente, cette noirceur morne de basalte qu’elle connaissait trop. Au contraire il se montra détendu, presque affable ; il avait dû réfléchir qu’en malmenant sa fille il la rebuterait de lui et de ses idées. Jusque-là, il avait cru choyer en elle un miroir docile ; pouvait-il admettre qu’elle lui échappât ? Son mouvement d’indépendance l’avait indigné d’abord ; mais, n’étant pas sûr de le comprimer, il pensait en venir mieux à bout par la logique et la persuasion. De même, à l’égard des Rude, il jugeait sage de ne pas brusquer une rupture où il confesserait que leur influence lui faisait peur.

Après le dîner, il tira de sa poche un livre mince cartonné en brun :

— Tiens, dit-il à Pauline, tu m’as demandé un Manuel de l’histoire des religions. En voici un ; tu y trouveras, sous une forme concise, les données les plus scientifiques.

Pauline en lut les premières pages ; mais l’auteur trahissait un parti pris si lourd de tourner à une négation du christianisme l’exposé de tous les systèmes religieux, qu’elle s’en méfia sur-le-champ, et l’effet de ce Manuel fut exactement opposé à celui qu’espérait Victorien. Elle revint aux Évangiles en partant de ce principe que, pour comprendre un livre où le miracle est à toutes les lignes, il fallait raisonner comme si le miracle était possible. Elle se proposait aussi de chercher une histoire de l’Église écrite dans un esprit d’équité. Julien pourrait lui indiquer un titre ; toutefois, quand le reverrait-elle ? Car, son engagement de ne plus aller chez les Rude, elle était résolue à le tenir, jusqu’à ce que son père, de lui-même, l’en déliât.

A l’improviste, elle rencontra sur le Mail Edmée avec sa bonne, Antoinette. Edmée venait d’avertir le médecin : Julien, depuis deux jours, avait dû se coucher, pris de vomissements et d’une fièvre intermittente ; les vomissements s’étaient arrêtés ; cependant il ne pouvait dormir, il souffrait d’une soif horrible accompagnée d’un petit hoquet et de douleurs abdominales ; on commençait à se demander si quelque maladie grave ne couvait pas dans ses organes.

Le lendemain, Pauline fit prendre par Armance de ses nouvelles ; il se croyait mieux et parlait de se mettre en route pour passer à Paris un examen. Mais, le vendredi soir, au milieu du souper, M. Ardel annonça :

— On est venu chercher Rude avant la fin de sa classe ; Julien, paraît-il, est très mal…

Il ne put dire cette nouvelle sans une tristesse dans la voix ; mais il dévisagea Pauline pour mesurer l’impression produite. Elle ne songea point à cacher son bouleversement ; ses lèvres devinrent blanches ; ses pupilles si caressantes se durcirent autant que celles de Victorien lui-même ; elle le fixa d’une manière qui exprimait : « Qu’attendais-tu pour me l’apprendre ? Ne sens-tu donc rien ? » Et elle garda un silence méprisant, comme devant quelqu’un qui ne comprenait pas sa souffrance.

— Nous irons tout à l’heure, reprit-il au bout d’un instant, voir comment il va.

Pendant le court trajet, avec le ton froid d’un médecin établissant un diagnostic, il articula des considérations sur la maladie probable de Julien : ce garçon vivait trop par les nerfs, pas assez par les muscles ; son mysticisme, s’ajoutant à son activité cérébrale, le consumait ; la croissance, les fortes chaleurs, tout aidait, « sur un tel terrain », les virulences infectieuses.

— Julien est vigoureux, répliqua Pauline, farouche dans son espoir ; si Dieu veut le guérir, les médecins ne l’en empêcheront pas.

Ils sonnèrent doucement ; sur la mine d’Antoinette, où s’épanouissait d’ordinaire une quiétude monastique, ils lurent l’angoisse de la maison. Edmée vint au-devant d’eux dans l’antichambre : vers trois heures, des suffocations l’avaient saisi, le hoquet avait redoublé, les douleurs étaient devenues intolérables ; le médecin, maintenant, y voyait clair et il craignait une inflammation du péritoine. Une vessie pleine de glace, appliquée sur le ventre du malade, avait calmé ses tortures ; mais la période critique se prolongerait deux ou trois jours.

M. Rude arriva et dit simplement de son fils :

— Il ne va pas bien.

Avec l’optimisme des gens robustes qui ne peuvent croire aux catastrophes, Rude ne concevait pas encore l’imminence du péril.

— Voulez-vous entrer un instant ? Votre visite lui fera du bien.

On avait transporté le lit de Julien dans la chambre de sa mère, en face de la fenêtre qui renvoyait sur lui la flamme de l’occident jaune comme le cœur d’un lis. Mme Rude, assise à son chevet, nerveuse et enfiévrée, le regardait en épiant les moindres mouvements de son visage. Quand il entendit annoncer les Ardel, il tourna la tête à demi. Pauline dut faire un effort pour répondre à son sourire : une sorte de masque funèbre s’était collé sur sa face ; une mèche de ses cheveux pendait contre sa joue ; ses narines, en se pinçant, allongeaient la courbure de son nez.

— Merci d’être venus, proféra-t-il ; voyez quel beau soir ! Depuis notre retour de Paris il n’y en a pas eu un pareil. On dirait, au bord de ces nuées, des enfants qui balancent des palmes…

Un hoquet sec l’interrompait ; sa voix résonnait chantante et calme, en dépit d’un essoufflement, mais autre que la sienne, et comme faite d’un cristal qui allait se briser. Il paraissait oublieux de son mal, en détourna la conversation, et s’enquit de Victorien si le traducteur du Saint-Simon aurait achevé bientôt ce travail.

Pauline, en l’entendant, voulait se rassurer, ne pas admettre que ce fût possible de mourir à vingt ans, quand on portait, comme lui, dans son avenir, tout un monde. Mais M. Ardel, après l’avoir quitté, énonça dehors entre haut et bas, cette opinion :

— J’ai bien peur qu’il ne soit perdu.

— Au moins, ne me le dis pas, supplia Pauline ; tu te plais donc à me désespérer !

Et elle poursuivit intérieurement :

« Si je n’étais pas indigne de savoir prier, quel cri je pousserais vers le Tout-Puissant ! Non, je ne veux pas qu’il meure ; est-ce que la terre serait habitable sans lui ?… Mais ma prière ne vaudrait rien : sa vie, c’est pour moi que je la désire, pour moi plus encore que pour lui et les siens. »

Elle monta dans sa chambre, se déshabilla, mais tarda à se coucher, certaine de ne pouvoir dormir ; elle s’unissait à l’insomnie de Julien, le voyait, sous une veilleuse, haletant avec son hoquet :

« De tous ceux qui l’aiment, personne ne peut l’aimer comme moi ; et, sur les deux jours peut-être qu’il vivra, j’aurai un quart d’heure à le revoir !… »

Cette idée affreuse lui arrachait les entrailles. Elle alluma sa lampe, et, cherchant un secours contre son tourment, elle reprit ses Évangiles. Le livre s’ouvrit de lui-même, au chapitre XIV de saint Marc, au récit de la Passion.

Dès les premières lignes, l’image de la femme qui verse sur la tête de Jésus le nard précieux atteignit son âme comme une allusion miséricordieuse à sa propre indignité : « Ce qu’elle a pu faire, elle l’a fait ; elle a prévenu l’onction des parfums dont on oindra mon corps enseveli… »

Ces mots infondaient dans la pensée de la mort une douceur d’espérance prophétique et divine. Elle ne s’étonna plus que le Maître sût d’avance la trahison de Judas, ni qu’en rompant le pain, il eût dit : « Ceci est mon Corps. » Si Jésus croyait pouvoir se donner lui-même en se multipliant par un holocauste sans fin, elle comprenait cette volonté d’immolation perpétuelle. La douleur excitait chez elle, comme eût dit Julien, « le sens de l’amour ». Certaines réflexions de lui, le jour d’hiver où ils marchaient dans la neige, s’éclaircissaient en sa mémoire ; et d’autres phrases lourdes de pressentiments, sa réponse à M. Ardel : « Il prépare le cercueil de Julien » ; et ce rêve qu’il n’avait pas voulu lui raconter, succédant à la vision de l’angoisse qu’elle endurait ! La certitude de ses intuitions aggravait celle de sa fin prochaine. Pauline lisait précisément le passage :

« Mon âme est triste jusqu’à la mort… Mon Père, emportez loin de moi ce calice… Mais faites, non ce que je veux, mais ce que vous voulez. »

Les mots de cette oraison lui semblèrent sortir de son cœur transpercé ; un sanglot secoua sa poitrine, comme s’ils venaient du fond d’elle-même. Pourtant, la résignation où ils s’achèvent excédait ses forces :

« Il fallait être plus qu’un homme pour accepter le calice ; moi, je ne peux pas… »

Elle laissa tomber sa tête dans ses mains, puis continua sa lecture jusqu’au verset :

« Une seconde fois il les trouva dormants. »

« Aurais-je dormi comme eux ? Non. Est-ce que je pourrais dormir pendant que Julien agonise ?… O les lâches qui se sont tous enfuis ! »

Elle arrivait à l’interrogatoire devant le grand-prêtre : « Es-tu le Christ, le fils du Dieu béni ? — Je le suis. »

Ailleurs déjà elle avait lu : « Le Père et moi, nous ne sommes qu’un. Avant qu’Abraham fût, je suis. » Comment l’homme, qui, seul d’entre les hommes, a osé parler ainsi, voulut-il les crachats des Juifs, les verges et les coups de bâton sur sa tête coiffée d’épines ? Si tout cela est vrai, se peut-il qu’on pense à autre chose, qu’on vive d’autre chose ? Et ils durent prendre un passant de force pour lui porter sa croix ! Personne de bonne volonté. O mystère d’inconcevable détresse !…

« Je ne sais pas si vous êtes Dieu, prononça-t-elle à mi-voix. Mais j’ai compassion de vous, comme si vous étiez mort d’hier, et mort à cause de moi. Et vous, si vous guérissiez vraiment les malades, ayez pitié de nous, guérissez votre serviteur Julien, et je croirai en vous. »

Cependant, elle l’avait suivi, loin derrière les saintes femmes, derrière la populace, jusqu’à sa crucifixion ; elle s’arrêta sur ce verset : « Qu’il descende maintenant de la croix, pour que nous le voyions et que nous croyions. Et ceux qui étaient crucifiés avec lui l’insultaient. »

« Ce que faisait cette canaille, réfléchit-elle, je l’ai fait. Il est cloué injustement sur ce bois. — Qu’il y reste, ai-je dit en passant avec indifférence. Le péché de ma vie, le voilà ! »

Et, découvrant soudain la vérité de sa misère, elle pleura. Elle pleurait sur elle-même sans pouvoir, comme le centurion, s’écrier aussitôt : « Cet homme était vraiment le Fils de Dieu, » mais abîmée devant son cadavre dans une humiliation réparatrice.

« J’aurai donc vécu dix-neuf ans, ignorante de vous, insouciante, comme si vous n’aviez pas souffert ! Maintenant, je puis crier avec Vous : Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonnée ? Le grand cri où vous avez expiré arrive à moi, et je ne cesserai plus de l’entendre… »

L’agonie de Jésus pourtant la ramenait à cette possibilité déchirante : Julien va mourir, et toute sa violence d’espoir y résistait.

Avant l’aube, vers l’heure où roucoulent les tourterelles, vaincue par la lassitude et le chagrin, elle s’assoupit.

Le lendemain, dans la matinée, elle courut s’informer si la nuit avait été moins mauvaise.

— Il ne va pas plus mal, mais guère mieux ! répondit Edmée, plus triste que la veille. Ah ! si je pouvais vous dire : Priez avec nous !

— Vous pouvez le dire… murmura Pauline.

Un éclair d’allégresse illumina les yeux d’Edmée, elle sauta au cou de son amie, et elles s’embrassèrent en sanglotant.

A cinq heures du soir, elle y retourna ; sur le pas de la porte, le médecin, visiblement soucieux, causait avec M. Rude, dont le visage dévasté, mais ferme, ne permettait plus d’illusion.

— L’enflure monte, dit-il d’un ton bas à Pauline ; le ventre est distendu, tiré en haut comme celui d’un crucifié. Le cœur, chaviré, peine atrocement…

— Est-ce qu’il voit son état ?

— Oui. Il m’a interrogé : « Je veux savoir où j’en suis ; parle ; je n’ai pas peur de mourir. » Je lui ai répondu sans le tromper… Demain matin, il recevra le Viatique.

Elle n’eut pas la force d’émettre une parole de réconfort, serra la main du père affligé, et partit, ivre de désolation. Une vieille femme, un peu plus haut que la maison des Rude, tournait la manivelle d’un orgue de Barbarie ; l’aigreur implorante et chétive des fredons exaspéra la détresse de Pauline.

« Je ne veux pas qu’il souffre de cette musique, » se dit-elle, et elle tira de son porte-monnaie une pièce de cinq francs qu’elle tendit à la mendiante en l’adjurant de s’éloigner.

— Dieu vous le rende, remercia la vieille, éblouie de cette aumône.

— Vous croyez en Dieu ? repartit Pauline, la gorge pleine de larmes ; priez-le pour la guérison d’un mourant.

A table, elle fit semblant de toucher aux plats, par convenance, mais les bouchées ne passaient point. Victorien s’en aperçut ; il ne se permit aucune réflexion, respectant sa douleur, et consterné lui-même à la nouvelle que Julien, selon ses prévisions, était bien perdu.

Ils revinrent, à la nuit tombante, pour offrir à leurs amis l’aide dont on peut avoir besoin dans des moments désespérés. M. Rude avait averti Pauline de ne pas sonner et d’entrer en bas, par la porte du jardin. Elle en souleva discrètement le loquet. Une seule lumière et faible se distinguait dans la chambre du malade. Les fenêtres demeuraient ouvertes, car le soir était étouffant. Une voix, celle d’Edmée, récitait tout haut le chapelet ; Marthe et les femmes avec M. Rude répondaient.

M. Ardel, à ce bruit de prière, fut tenté de rebrousser chemin. Pauline écoutait profondément les Ave Maria s’éteindre et se ranimer sous le ciel embrasé d’étoiles. Edmée les reprenait avec un accent d’insistance qui s’enflait chaque fois plus éperdu. C’étaient comme des vagues d’extase et de supplication qui s’en allaient sans se lasser dans le sein de la Mère miséricordieuse. Pauline elle-même réitérait en même temps qu’Edmée les seuls mots qu’elle savait de la Salutation angélique : Je vous salue, pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous. L’hymne, recueilli des lèvres d’un Séraphin et que les hommes n’eussent jamais connu si Marie ne l’eût répété elle-même de sa bouche immaculée, faisait descendre une rosée suave en son cœur meurtri.

Les voix s’interrompirent ; Julien, sans doute, réclamait quelque soin. Des chiens, dans une cour, se mirent à hurler.

Pauline et son père gravirent sur la pointe des pieds l’escalier de la terrasse ; en s’approchant, ils entendirent Julien disant à sa mère :

— Continuez le chapelet ; je souffre moins quand vous priez…

Le timbre de cette parole eut une tranquillité impérative, comme si Julien fût déjà presque étranger et supérieur aux vivants qui l’entouraient ; M. Rude, ayant aperçu les visiteurs, vint à eux sans bruit : aucun changement depuis tout à l’heure ; le malade était cependant plus calme. Victorien et Pauline, après une minute d’entretien à voix basse, se retirèrent comme deux fantômes :

« S’il mourait cette nuit, songeait Pauline, il ne saurait pas que je suis venue lui dire adieu. »

Elle s’attendait, le dimanche matin, à le retrouver moribond. O ravissement ! Un mieux palpable s’indiquait ; à l’instant où il avait communié, une transfiguration s’était opérée sur ses traits, le hoquet avait cessé, il ne suffoquait plus ; l’enflure paraissait décroître. Les médecins — ils étaient revenus deux — auguraient maintenant huit chances de guérison contre vingt. M. Rude, prompt à l’espérance, vit aussitôt son fils hors de danger ; et Edmée, en action de grâces, alluma un cierge devant le petit crucifix de bois qu’on avait posé sur une nappe pour y recevoir le Viatique.

— Venez jusqu’à sa porte, ma chère Pauline, dit M. Rude. Vous ne lui parlerez pas, mais vous verrez comment il est.

Avec précaution elle s’avança vers le seuil, d’où elle aperçut, réfléchie dans une glace, la tête de Julien sur l’oreiller blanc. Sa figure, bien qu’étirée, avait repris sa coloration vermeille ; à peine l’aurait-elle cru malade. Javotte, le museau appuyé au bord de la courtepointe, se faisait caresser par lui. L’odeur languide d’un matin d’été glissait avec un rai de soleil entre les lames des contrevents. Marthe, assise au pied du lit, feuilletait sagement des images ; elle redressa le front à la vue de Pauline ; Julien suivit son mouvement.

— Qui est là ? demanda sa voix faible, mais tranquille.

Mme Rude, occupée à lire sa Messe, quitta son livre et fit signe à Pauline qu’elle pouvait entrer.

— Bonjour, Pauline, proféra Julien, rouge d’émotion. Vous voyez, je n’ai pas l’air d’être encore mûr pour partir.

Elle vint jusqu’au lit, et il releva, en la lui tendant, sa longue main qui pendait.

— Vous êtes bonne, reprit-il ; je sais que vous avez prié en pensant à moi.

— Oh ! oui, répondit-elle avec une décision exaltée, si vous guérissez, je me convertis.

— Et même si je ne guérissais pas ?

— Taisez-vous ; j’ai foi que vous guérirez.

De toute son affection véhémente elle le considéra, comme pour lui insuffler la santé dont elle regorgeait ; puis elle regarda Mme Rude, et celle-ci s’efforça de sourire ; mais, seule, la mère semblait douter.

Cependant, Pauline, en sortant, se répétait : « Il vivra, il doit vivre, ce serait fou de mourir, gonflé de force, comme il l’est. »

La tête lui tournait de joie, dans cette confiance de le revoir sauvé. Par crainte de se montrer indiscrète, elle attendit la fin du jour avant d’aller s’assurer que le mieux persistait.

Vers sept heures et demie du soir, au moment où Armance servait le potage, Edmée, l’air hagard, apparut à la fenêtre de la salle à manger.

— Il est au plus mal ; je cours chercher l’Extrême-Onction.

Pauline, pâle et résolue, se leva de table.

— Nous partons ? dit-elle à son père presque impérieusement.

— Patience ! répliqua-t-il avec humeur ; quand on l’aura administré.

— Et s’il meurt dans l’intervalle ? Tu ne veux pas lui dire adieu ?

Elle bondit dans sa chambre passer une robe, mettre un chapeau. Pendant ce temps, Victorien se hâtait d’avaler sa soupe ; l’élan de sa fille et son amitié pour Julien l’emportaient sur ses répugnances.

— Qu’est-ce qu’a donc Pauline ? gronda l’oncle Hippolyte. Elle est toquée ! Alors on me laisse seul ? Ce jeune homme mourra-t-il un quart d’heure plus tôt ou plus tard, parce que vous n’aurez pas dîné ?

Elle redescendit, ils partirent ; les passants se retournaient surpris de leur allure. Où vont-ils ? s’interrogeaient les gens du quartier, attablés en famille, dans cette soirée paisible d’un dimanche de juillet. Pauline allait devant elle sans penser, comme si le monde fût prêt à s’abolir par un cataclysme. L’excès même de son désespoir en suspendait le sentiment ; une énergie instinctive, semblable à celle qui enlève le soldat au milieu d’une alerte, tendait sa volonté. Ils entrèrent tout droit auprès de Julien, et Pauline fut terrifiée du changement que sa figure avait subi depuis le matin.

Une couleur terreuse cernait le bas de ses joues, des cercles noirâtres, sous les sourcils remontés, faisaient le tour de ses orbites, des taches se formaient au creux de ses narines. Le hoquet convulsif lui secouait la tête, et, du bord de ses lèvres, Mme Rude essuyait une écume brune et fétide. Il ne gémissait pas, mais soupirait : « J’étouffe ! J’éclate ! » Dans l’horreur d’un spasme il avait déchiré sa chemise sur sa poitrine ; et le cœur, visible sous la peau, palpitait à grands coups. M. Rude ouvrait toutes les fenêtres et les portes ; le vent bouscula les rideaux ; de lourdes ombres, comme des ailes funèbres, souffletaient la face du moribond.

Victorien s’approcha de lui, prit ses doigts que glaçait la moiteur de l’agonie.

— J’ai froid, se plaignit Julien.

Pauline s’élança au-devant d’Antoinette qui rapportait de la cuisine des linges brûlants. Puis, elle s’empara, sur la cheminée, d’un éventail, et, l’agitant contre la bouche de Julien, elle atténuait ses suffocations. Quand il la vit à son chevet, ses cils battirent ; il articula un : « Merci », coupé par un râle.

Edmée revint, des voisins entraient, et presque aussitôt, le curé de la paroisse arriva, portant les saintes huiles ; un autre prêtre l’accompagnait. Victorien reconnut son frère, mais ne se demanda même pas pourquoi il venait aussi ; ils se serrèrent la main en silence.

Julien, à la vue des prêtres, sembla respirer plus librement. Dès que le curé commença les prières rituelles, il se tint en repos ; ses souffrances s’assoupirent ; seul, le bruit sec du hoquet rompait les oraisons. Tous s’étaient mis à genoux ; Victorien, isolé dans le vestibule, s’inclina, respectueux de la mort et repris à son insu par l’ascendant des liturgies immémoriales. Pauline s’était reculée dans un coin obscur et, comme les autres, agenouillée. Pendant que le curé faisait au mourant les onctions, elle regardait Mme Rude tenant pour l’éclairer un flambeau, et le flambeau ne tremblait pas. Elle admirait la force d’âme de cette mère debout et douloureuse ; et, en ce moment, elle ne songeait plus que Julien allait mourir ; l’huile dont on touchait ses mains et ses pieds apportait une vertu résurrectrice ; la paix de l’Esprit-Saint était entrée dans la demeure avec le chrême plein de ses dons.

Les onctions accomplies, le prêtre releva sa large figure pâle, d’une douceur mortifiée et grave, il fixa une seconde Julien toujours immobile, puis l’exhorta d’une voix fervente à redire après lui cette invocation : « Mon Dieu, pardonnez-moi mes fautes ! Mon Dieu, je vous aime. » Et Julien redit : « Mon Dieu, je vous aime ! » avec une tendresse candide, enfantine ; les femmes y répondirent par un sanglot étouffé. Pauline sentit alors la transfixion d’un glaive : Julien naissait à une seconde vie ; il n’était plus qu’en apparence du monde de ténèbres où il l’abandonnait.

Cependant, le curé sortit et laissa l’abbé Jacques prier auprès de l’agonisant. Bientôt les angoisses recommencèrent ; Julien étendait ses grands bras et s’enlaçait au cou de son père, implorait :

— Transportez-moi sur un autre lit ; j’étouffe… Portez-moi dehors, je veux voir encore une fois les étoiles… Le cœur n’a plus de boussole ; c’est fini, je vais passer… Donnez-moi du champagne, pour que je dure jusqu’au soleil levant. J’étouffe, ô mon Dieu !

Son corps le ramenait sous sa loi par un suprême raidissement, et pourtant n’arrachait à sa volonté aucun murmure de révolte. M. Rude, aidé de Victorien, le mit sur un lit bas, contre la fenêtre.

— Calme-toi, mon pauvre enfant, suppliait Mme Rude, brisée, haletante.

L’abbé lui présenta le crucifix de bois où se colla sa bouche avide ; puis, avec un rameau trempé dans de l’eau bénite, il traça sur son front le signe de la Croix. Il lut d’un ton pénétrant les prières de l’agonie et les litanies des Saints ; tout le temps que dura cette recommandation de l’âme aux Anges de la douce mort, Julien, les mains jointes, les paupières closes, remuait les lèvres sourdement, absorbé dans l’attente de l’éternité prochaine. Quand l’abbé eut fini, il y eut quelques instants d’un silence accablé. On n’entendait que les râles des suffocations et une grosse mouche, au plafond, qui bourdonnait. Mme Rude et Edmée, à genoux contre le lit, réchauffaient, chacune entre ses mains, les doigts transis. M. Rude, en face de son fils, incrustait dans sa mémoire avec une attention poignante ce masque de mourant dont le nez sinistre s’allongeait. Victorien, debout en arrière, se demandait combien de minutes la vie se défendrait encore ; et Pauline s’était assise pour prendre sur ses genoux Marthe que le sommeil gagnait.

Tout d’un coup, Julien rouvrit les yeux ; à travers ses étouffements, il proféra :

— Priez pour moi, priez tous… Faites prier les prêtres, faites prier les moines… J’ai trop peu souffert… Il fallait être un saint…

Et, comme sa mère se détournait, fondant en larmes :

— Ne pleure pas, maman, regarde-moi, je t’aime… Père, ne pleure pas, travaille pour le Christ, vis avec les vivants… Edmée, Marthe, vous les consolerez. Je serai toujours parmi vous.

Il les embrassa tous, comme un voyageur qui s’en va. L’effort qu’il venait d’accomplir l’exténuait ; il referma les paupières et parut sommeiller un instant ; mais il se recueillait, ayant à dire autre chose, et, brusquement, il se souleva :

— Ardel, promettez-moi… jurez-moi… Pauline veut être chrétienne, vous ne l’empêcherez pas…

— Mon ami, je le jure, répondit Victorien sans hésiter.

— Songez à votre âme, put reprendre Julien ; aimez votre frère… il est bon… Pauline, donnez-moi votre main… Je suis avec vous. Au revoir…

Il parlait de loin et de haut, déjà libéré de ses liens corporels, et il ne souffrait plus : des bras compatissants l’enlevaient au-dessus des ombres de la terre. Il balbutia des mots qu’on pouvait à peine saisir, un dernier acte de foi et de repentance.

— Julien, nous vois-tu ? lui demanda encore M. Rude.

Les globes de ses prunelles devinrent vitreux ; sa bouche restait entr’ouverte, sa langue claquait entre ses dents brillantes, les phalanges de ses doigts, tricotant dans le vide et se rétractant, semblaient chercher à tâtons une porte invisible ; et il se tourna sur le côté droit, laissant aller sa tête, pour s’endormir, comme un enfant, dans le baiser du Seigneur…

VIII

Pauline revenait du cimetière où elle avait laissé Julien ; elle ne pleurait point, ayant trop pleuré ; mais l’oppression de sa douleur, maintenant que tout était fini, retombait sur son âme et sur son corps, comme si elle eût été, elle aussi, retranchée de ceux qui respirent et marchent sous le soleil. Le monde lui apparaissait insipide, décoloré ; entre les jours de sa jeunesse et l’avenir qu’elle entrevoyait, la fosse de Julien creusait un intervalle aussi profond qu’une mer.

Elle n’avait plus de goût qu’à revivre ses derniers moments. Elle pensait même sans horreur à son cadavre allongé entre des cierges sur le grand lit ; on l’avait revêtu, pour l’ensevelir, d’un costume bleu qu’il portait le matin où il était venu la voir ; sa face, parsemée de marbrures noires, exprimait une lassitude triste, le désir d’un éternel sommeil ; mais ses mains croisées serraient un chapelet, tenaces dans l’espérance de la résurrection. Et il semblait impossible à Pauline que cette espérance fût trompée. Jamais elle ne l’avait senti plus vivant qu’à l’heure de mourir ; sa forme charnelle pourrait se dissoudre ; de sa conscience qui était lui rien ne se concevait périssable. La pérennité de son être, pas une seconde elle ne l’avait mise en doute. Seulement, elle s’en faisait une idée presque païenne ; elle s’imaginait l’esprit du mort mêlé aux lieux et aux humains qu’il avait fréquentés, percevant des impressions terrestres. A l’église, tandis que l’ophicléide poussif cherchait ses notes, s’ébrouait sous le Dies iræ des chantres, Julien ne suivait-il pas humblement, au delà de cette mauvaise musique, la page redoutable du Livre où ses actes étaient écrits ? Au cimetière, devant la fosse, quand on eut retiré le drap blanc du cercueil offert aux rayons d’un soleil vorace :

— Qu’il doit souffrir là-dedans ! s’était-elle dit avant toute réflexion.

Lorsqu’elle rentra, dans le vestibule où elle avait causé avec lui, elle retrouva une ombre de sa présence corporelle ; le timbre de ces phrases y résonnait pour son oreille :

« Toute parole est une pierre qu’on jette dans l’éternité…

« Celui qui a passé près de vous, ne le faites pas trop attendre. »

La porte paraissait écouter si son large pas ne retentirait point dans la rue. Pauline aurait entendu son coup de sonnette et sa voix sans en être autrement surprise, tant elle avait peine à le croire disparu !

Elle monta, ôta son chapeau et se déshabilla d’une façon toute machinale. Sa vieille pendule de bois marquait midi et demi, l’oncle Hippolyte sortit de sa chambre, descendit pour faire comprendre qu’il avait faim.

« Et maintenant, songea-t-elle, on va se mettre à table, le train-train continuera, comme si rien n’était changé ! O dérision !… Les gens, tout à l’heure, disaient : Pauvre Julien ! C’est moi qui suis pauvre, moi, veuve de mon seul amour avant d’avoir été fiancée ! »

Le désastre de son bonheur la mettait vis-à-vis de ce mystère écrasant : jusqu’à ce qu’elle eût connu Julien, la souffrance n’avait qu’effleuré sa vie, ses premiers troubles et ses anxiétés datèrent du soir de leur rencontre ; et, au moment où elle s’ouvrait aux délices d’une inclination qu’il partageait, Dieu avait saisi comme une proie son bien-aimé.

Chose admirable ! Nul mouvement de rébellion contre Dieu ne l’emporta vers le désespoir. Bien que sa prière se fût, en apparence, perdue dans le néant, une force intime, inexplicable, maintenait au fond de son chagrin une sorte de paix amère. Mais elle n’avait pas l’intuition des Béatitudes assez ferme pour voir poindre, au travers des tentures funèbres, la gloire des saints ; elle se butait à une pensée :

« Il était beau, il était pur, et la terre ne le verra plus. »

M. Rude, la veille, l’énonçait en gémissant : « Nous irons à lui, il ne reviendra pas à nous. »

— Et moi, concluait-elle, je n’ai qu’à m’abattre dans la poussière, en attendant « d’aller à lui ».

Armance vint l’avertir : « Ces messieurs avaient commencé. » Elle s’imposa de les rejoindre, mais ne put manger. Le silence de M. Ardel et de sa fille pesait d’un tel poids que l’oncle Hippolyte lui-même éprouva l’envie d’y faire diversion.

— Depuis la fin d’août 98, observa-t-il, on n’a pas eu des chaleurs pareilles.

— J’ai plus soif que faim, dit Victorien, repoussant son assiette.

Il ne voulait pas l’avouer : c’était la tristesse qui lui ôtait l’appétit. Sauf la perte de sa femme, rien ne l’avait affecté autant que la mort de Julien. Il aimait en lui l’image d’une force croissante et noble. La jalousie de sentir que Pauline l’idolâtrait jusqu’à renier sa propre influence avait cependant tourné en rancune cette affection. Il en serait venu à le haïr, si la brusquerie de la catastrophe n’eût culbuté son ressentiment. Un autre se fût réjoui en secret de voir succomber celui qu’il redoutait pour sa fille. Victorien se préserva de cette bassesse : la mort généreuse de Julien stimula sa générosité. Il jugeait d’ailleurs inutile et sot de résister à Pauline dans un tel moment. Il se fit un point d’honneur, en sa qualité d’incrédule, d’endurer le spectacle de l’Extrême-Onction, les litanies des agonisants, et d’accomplir un devoir d’immédiate assistance que sa compassion vraie lui rendait aisé.

Mais cette nuit affreuse avait dérangé les assises de ses principes : qu’un jeune homme qui donnait de magnifiques espoirs fût, sans raison plausible, « tordu » en quelques heures, cet accident lui montrait une fois de plus le Hasard, seul roi de l’univers, égorgeant, comme un prêtre aveugle, d’un bras infatigable, des victimes innocentes, engendrées pour l’unique fin de mourir. Et, d’autre part, si l’homme ne peut se passer d’établir une logique dans cette hécatombe, l’explication des théologiens devenait bienfaisante, puisqu’elle convertit en un sacrifice propitiatoire ce désordre où l’équilibre d’une vie qui dure est presque un miracle incompréhensible.

Victorien admirait l’héroïque simplicité que Julien avait soutenue jusqu’au bout ; les siens, comme lui, s’étaient résignés dans une confiance pleine de douceur et d’amour.

« A sa place, à celle de son père, qu’aurais-je fait ? Assurément, je me fusse comporté en stoïque, mais sans espoir. N’ai-je donc pas été sage d’accorder que Pauline agirait à sa guise ? En pratique, je ne puis la priver d’un élément de paix intérieure et d’énergie dont elle prétend avoir besoin. »

Il ne lui restait pas moins dur de tenir sa promesse :

« Ma fille ne sera plus avec moi, ne sera plus à moi. Rude peut se dire que son fils est mort selon sa foi, dans le rythme où son cœur bat. Moi, en laissant libre Pauline, je m’immole plus absolument que lui… »

Cet effort, ajouté à l’impression des obsèques, comprimait sa poitrine comme sous une meule. Pauline le vit si morne qu’elle réagit sur son chagrin, essaya de causer. Mais, de ses idées aux siennes la fissure s’était élargie ; pouvait-elle échanger sur Julien des choses qu’il sentît comme elle ? A l’enterrement, dans le convoi, certains assistants, et des collègues de Rude, jacassaient très haut derrière la famille et s’entretenaient de politique avec une inconvenance scandaleuse. Elle conta l’indignation qu’elle en avait eue.

— Ce sont des brutes, fit M. Ardel ; ils ne comprennent rien.

Et il baissa les yeux, se rencognant en son mutisme. Le repas fini, Pauline soupira :

— Que faire, jusqu’au soir, de ma journée ?

Elle se mit cependant à travailler et appela auprès d’elle Armance pour l’aider au raccommodage d’une paire de bas. Depuis la maladie de Julien, la veuve redoublait ses attentions discrètes, et prenait sa part silencieuse des angoisses de sa maîtresse. Cet après-midi, pendant que toutes deux reprisaient, Pauline lui demanda :

— Il y a longtemps, Armance, que vous avez perdu votre fils ?

— Ne m’en parlez pas, mademoiselle ; à la Saint-Vincent, j’ai compté trois années pleines ; mais ce sera comme d’hier, jusqu’à la fin. Allez, il n’y en a guère de plus à plaindre que moi…

— Vous croyez ? Nos amis Rude sont bien malheureux.

— Oh ! que non. Ils devraient chanter Alléluia. Leur garçon s’en est allé comme un petit saint ; il a fait une mort, la plus belle de toutes. Et le mien !… Si le bon Dieu et la bonne Mère ne m’avaient secourue, j’en aurais crevé sur le coup.

Au coin de ses lèvres minces que pinçaient des rides, deux creux d’amertume se marquèrent, et elle se détourna pour essuyer une larme.

La simple confidence de sa servante fit descendre Pauline dans l’abîme d’un christianisme qu’auparavant elle n’eut jamais admis. Armance regardait la mort sous le flambeau de l’éternité. C’est pourquoi, semblable à la Bretonne du presbytère, elle songeait que les Rude auraient dû pleurer de joie.

Dès le surlendemain, Pauline les revit. Elle arriva, vers une heure, comme ils étaient encore à table. Les moments de communauté familiale alourdissaient leur deuil. Leurs yeux cherchaient l’absent, à sa place vide. Une des tantes de Marthe l’avait emmenée à la campagne, et c’était une tristesse de plus. Mme Rude, que le chagrin tournait à la sauvagerie, s’isolait dans sa chambre d’où elle ne sortait que pour se rendre sur la tombe de son fils. Elle ne voulait même pas, révéla Edmée à Pauline, ouvrir les lettres d’amis qui affluaient. Elle refusait de voir ses parents venus aux funérailles. Toute parole de compassion remuait son désespoir comme une pierre jetée au milieu d’un étang.

— Ni Marthe, ni moi, ni mon père, nous n’existons plus pour elle ; et elle vous en veut, disant que vous êtes cause si mon frère est mort.

Comment cette idée bizarre troublait la tête de la pauvre femme, Pauline en eut l’explication, quand M. Rude, la prenant à part avec Edmée, les emmena dans l’atelier et leur lut des pages où il avait retrouvé les notes intimes de Julien. C’était, sur les feuillets quadrillés d’un carnet recouvert de moleskine, des phrases sans suite qui correspondaient à des sentiments ou à des épisodes demeurés sous-entendus. Par une réaction naturelle chez un étudiant en droit excédé de faits et de mnémotechnie, beaucoup de ces réflexions avaient pris la forme d’aphorismes lyriques :

Vivre, c’est se purifier… Devenir comme les étoiles qui n’ont jamais péché…

La preuve la plus assurée de l’amour, c’est de conserver dans la souffrance la volonté de souffrir.

Ce que le désir faisait paraître nécessaire, une fois le désir assouvi, paraît misérable. Donc la fatalité des passions n’est qu’une imposture.

Celui-là seul abolit la douleur qui consent à la prendre toute en soi.

Le Christ est comme un glaive qu’il faut tenir par la poignée, la pointe en avant ; autrement il se retourne sur votre poitrine, et on ne peut plus l’en arracher.

Chercher sous les apparences le dedans des êtres.

Plus j’aime Dieu, plus je veux que tous l’aiment avec moi. Ma souffrance, c’est que je ne puis le faire voir à tous.

Notre génération sera celle par qui la France renaîtra. Mais nos voix sont encore telles que des rumeurs de cloches dispersées sur le tumulte d’une ville où l’on se bat.

— Vous occupiez, ma chère enfant, continua M. Rude, une place bien grande dans sa pensée. Je tiens à vous le dire, parce que vous devez savoir ce qu’il espérait de vous. Écoutez ceci, par exemple :

Vu Pauline aujourd’hui. Pour cette amitié comme pour d’autres, le meilleur temps sera-t-il celui où elle commence ?

Mériter l’âme de Pauline, souffrir pour elle. Je l’aime trop, ô Dieu, pour qu’elle reste séparée de vous…

Descendu dans la crypte de Saint-Savinien, baisé la dalle qu’imprègne son sang. C’est pour Pauline qu’il le versa.

Journée à Paris avec Pauline… Je vois le ciel et les arbres vêtus d’un éclat qui les fait plus beaux qu’eux-mêmes. Chaque minute est une agonie des splendeurs passées menant à celles qui vont naître. Oui, tous les Saints, chantez sur vos harpes ! Dieu est trop bon, la vie est trop douce…

Rêvé de Pauline. Nous marchions ensemble par la campagne. Elle voulait se jeter dans un puits à ru, je l’ai arrêtée… Et ce rêve était vrai. J’en ai fait un autre cette nuit ; le sera-t-il ? Je me voyais mort et j’assistais à mon enterrement ; je compatissais aux tristesses de ceux qui me pleuraient, et j’observais curieusement les autres…

— Ah ! s’exclama Pauline, je comprends pourquoi il n’a pas voulu me le communiquer.

— C’est singulier, reprit M. Rude en feuilletant avec lenteur, à quel point le pressentiment de la mort s’imposait à sa lucidité :

Pour moi, le jour du Seigneur ne viendra pas comme un voleur dans la nuit.

S’il me fallait mourir, je n’irais pas au grand passage à la façon de Camille Desmoulins qui se colleta dans le tombereau avec l’exécuteur.

Vivre comme si le Juge était déjà sur les nuées…

M. Rude se tut, continuant à tourner ces pages où il atteignait la vie profonde de son fils ; Pauline, assise en face de lui, le fixait sans parler ; elle réentendait les phrases qu’il avait lues se moduler dans l’air, avec la voix persuasive de Julien. Edmée, le menton appuyé sur sa main, s’hébétait par la tension prolongée de sa douleur. Les volets de l’atelier étaient entreclos ; les portraits semblaient en deuil au-dessus du piano et de la caisse du violoncelle, droite comme un homme, la caisse que Julien n’ouvrirait plus…

« Tout de même, médita M. Rude, s’approchant de l’une des fenêtres, s’il avait le spectacle de notre affliction, qu’il la trouverait grossière ! S’il pouvait revenir des pays clairs où il habite, il nous crierait tout frémissant, essoufflé de bonheur : Hosanna ! Quand son âme tremblante s’est vue précipitée dans la fournaise du soleil de Dieu, quel éblouissement ! De quel accent il a dû dire : Oui, Seigneur, c’est bien vous que je voulais !

« Lui dont les sens palpaient et devinaient par des vibrations subtiles, il n’est plus maintenant qu’un feu libre, élancé vers la splendeur du Père… S’il souffre pour expier, c’est dans l’extase ; il sait qu’il ne péchera plus, que les tabernacles des saints le rassasieront perpétuellement. Lui qui avait faim et soif de la Parole, il écoute le Verbe qui ne se tait point.

« Pourquoi la charité dont il brûle ne descend-t-elle pas en nous ? Nous ne devrions pas plus tenir à ce monde qu’un chemineau à la poussière des routes secouée derrière lui. Mais nous avons beau savoir que les cieux vieilliront comme un vêtement ; lorsque Dieu a touché notre chair misérable, nous avons peine à bénir sa main…

« Quand je pense à l’œuvre sainte et robuste qu’il aurait accomplie en ce monde !… Au moins, que nos souffrances s’ajoutent aux siennes, pour hâter son Paradis… »

M. Rude inclina la tête et ses grandes paupières lasses s’abaissèrent ; il ressemblait en cet instant, avec son nez aquilin, les boucles de sa barbe foisonnante, et ses longues joues ravagées, au Moïse de Sluter qui porte sur sa face les éclairs du Sinaï.

— Ah ! dit-il en revenant vers Pauline, il faut que je vous quitte, ma pauvre enfant. Ce soir, c’est la dernière classe de l’année ; je veux la faire… Vous avez été bonne pour nous… et pour lui ; mais, vous le savez, nous vous aimons comme notre fille…

Il l’attira, en même temps qu’Edmée, paternellement, dans ses larges bras, et, toutes deux, il les baisa au front.

Cette mâle tendresse les laissa réconfortées ; quelques minutes pourtant elles demeurèrent muettes, ne pouvant absorber la surabondance d’espoir et de résignation qui venait d’être versée en elles.

— Savez-vous, Edmée, prononça enfin Pauline, ce que j’éprouve à cette heure ? Je crois être en pleine nuit, sur la berge d’un fleuve ; il me tend la main pour monter dans une barque. La barque, je ne la vois pas, mais je sais qu’elle est là, que l’eau marche et veut m’emporter. Je sais que je ne retournerai point en arrière, et pourtant je ne me décide pas à monter…

— Vous vous déciderez, repartit fermement Edmée, qui retrouvait sa vivacité native. Tout ce qui est arrivé, n’est-ce pas pour vous ? Dieu vous veut à tout prix ; ce serait effrayant si vous résistiez… Pourquoi n’est-ce pas moi qui ai été choisie au lieu de Julien ? Je serais morte d’un cœur si léger ! J’avais résolu — mais je n’en parlais à personne — d’entrer au Carmel. Maintenant, je ne dois plus penser au cloître. Je coifferai sainte Catherine sous le toit des miens.

— C’est comme moi, dit Pauline. En partant, il a tout brisé pour nous.

Elle se leva, Edmée l’accompagna dans le vestibule. Un feutre de Julien restait accroché à une patère. Le canari et le serin, gazouillant, voletaient par leur cage ; mais, roulée en boule sur un paillasson, Javotte paraissait triste et engourdie. Au passage de Pauline elle s’étira en bâillant et vint flairer sa robe comme si elle y retrouvait l’odeur du mort que la jeune fille avait approché.

— Un moment après la fin, évoqua Edmée à voix basse, elle est arrivée, l’a senti, et, voyant qu’il ne bougeait pas, elle s’est mise à faire la belle, lui a léché les mains. Ensuite, elle s’est glissée sous le lit, et on ne pouvait plus l’en tirer…

Pauline, lorsqu’elle rentra, transcrivit de mémoire les notes de Julien qu’elle avait retenues. Elle en souligna quelques-unes, tandis qu’elle y réfléchissait, et s’appesantit sur ce mot presque terrible dans sa violence mystique d’amour : « Mériter l’âme de Pauline, souffrir pour elle. »

« Entre sa maladie, sa mort et mon salut, il y aurait une relation ! Sa volonté de souffrir pour moi nous lie à jamais plus sûrement que ces anneaux de fer entre les deux cercueils des époux dont il parlait… Quoi donc ! Ce serait en réparation de mon incroyance qu’il a offert sa vie ! Et sa mère n’est pas injuste, quand elle m’en veut. Mais ce bon Rude, le grand cœur ! lui qui, malgré tout, m’a embrassée ! »

Ces réflexions où elle s’abîmait l’eussent rejetée dans le désespoir si elle n’avait rebondi vers une certitude exaltante :

« Son désir de souffrance a été entendu ; c’est que la Communion des Saints n’est pas un rêve ; la Passion de Jésus, comme il le disait, s’achève en ses membres ; la vertu du Sang se dilate, même sur une indigne telle que moi… Votre Sang, ô Dieu-Homme, vous l’avez donné même pour le larron ; laissez-en tomber une goutte jusqu’à mes lèvres ; je veux croire en vous, je veux vous aimer ; mais si vous ne m’aidez, je ne puis rien. »

Elle résolut de se procurer, sans plus attendre, un catéchisme, de s’instruire dans la doctrine de l’Église. Seulement, elle prévoyait des obscurités, des doutes ; qui la guiderait ? Elle écrivit à son oncle en le priant de lui indiquer un prêtre qu’elle pût consulter. Elle agissait déjà comme si elle fût croyante ; la foi n’avait pourtant investi que son cœur ; son entendement, dressé à la critique, se réservait une prétention tacite de liberté. Il ne devait pas être éclairé par un coup de foudre, mais peu à peu, à mesure que ses ignorances se dissiperaient, que ses points opaques et durs seraient comme vitrifiés au feu d’une charité plus fervente.

L’abbé Jacques, dès qu’il reçut sa lettre, au lieu de lui répondre, vint voir Victorien ; il l’eût fait d’ailleurs, même si elle n’eût pas écrit. L’attitude de son frère, pendant l’agonie de Julien, l’avertissait qu’une réconciliation devenait possible, et il tenait à ne point la retarder.

Victorien, cet après-midi-là, travaillait au salon où il trouvait plus de fraîcheur qu’en haut, et Pauline, dans un cabinet attenant qui donnait sur le jardin, brodait pour Mme Rude son ouvrage qu’elle voulait avoir fini vers le 15 août. Lorsque Armance introduisit l’abbé, M. Ardel, quittant sa table chargée de papiers, vint à lui comme s’ils s’étaient vus la veille :

— Tu me trouves dans le milieu le plus ecclésiastique du monde. Je débrouille la querelle entre M. de Gondrin et son chapitre. Imagine-toi que, pour suffire à son luxe, notre archevêque avait fait couper les grands bois de la mense. Les chanoines y mirent opposition, et le Parlement le condamna à une amende de cent vingt mille livres. Ce cadet de Gascogne était un puissant ribaud ! Pendant la Fronde, il se déclara carrément contre le Roi. Des troupes royales étaient venues se poster à Saint-Martin-du-Tertre ; il assembla la milice, monta à cheval, et délogea ce détachement. L’année suivante, en 1653, il mettait en déroute, à Saint-Julien-du-Saut, une autre bande royale. La même année, il excommunia en grande pompe les Jésuites. Ce dut être admirable, quand il jeta son cierge à terre et que tout son clergé répéta son geste. Il voulait faire appréhender le recteur des Jésuites à Sens et le fourrer dans un de ces délectables cachots que tu connais, sous le Palais Synodal.

Il recevait de l’argent des jansénistes, il affectait leur sévérité en matière de mœurs et souffleta sa nièce, Mme de Montespan, la menaça de l’excommunier, elle et le Roi, s’ils venaient dans son diocèse, à Fontainebleau ; et ils n’osèrent plus y reparaître. Mais ses mœurs à lui étaient fantaisistes. Le P. Rapin en conte de belles sur ses galanteries : les soirs où Mme de Longueville soupait à sa table, les bougies des lustres exhalaient, en brûlant, des parfums rares ; chaque dame trouvait sous son couvert des gants musqués. Il eut même un procès avec un parfumeur, dont le mémoire lui parut insolent.

Je dois dire, pour être juste, qu’il finit très austèrement : il couchait sur une natte, faisait trois heures de méditation par jour, et laissa dans un coffret, qu’on ouvrit après sa mort, un cilice de crin, plus une corde à nœuds…

— C’est lui dont tu as le portrait là ? interrompit l’abbé, désignant une estampe que Victorien avait posée sur un fauteuil.

— Je n’en ai pas un, j’en ai trois, rectifia le professeur, qui prit en main deux autres estampes cachées sous la première.

Le plus saisissant des trois portraits ressuscitait M. de Gondrin en son âge mûr, portant les cheveux, non plus frisés autour de sa calotte, comme au temps de sa jeunesse, mais taillés à grosses mèches sur son front et ses oreilles ; un peu de moustache atténuait le pli altier et voluptueux de sa lèvre ; il avait l’air mi-prélat, mi-cavalier ; son nez incurvé, bossué, pointu du bout, ses prunelles embusquées en coulisse sous des sourcils prompts à la colère, ses joues tailladées d’une forte ride, la fossette de son menton carré, composaient un visage singulier, romantique d’aristocrate violent dans ses passions et déçu par toutes, sauf une seule, celle de commander.

— En somme, questionna l’abbé, quel but t’anime à l’étude de ce personnage ?

Victorien ne lui avait pas encore offert de s’asseoir ; il y pensa tout d’un coup, et s’assit lui-même, croisa la jambe droite sur la cuisse gauche, après avoir allumé une cigarette.

— Quel but ? Aucun. C’est de l’inédit, jusqu’à présent, du moins, et cela m’amuse. Je me plais à vivre en compagnie d’un homme de race qui osa maintenir ses coudées franches même en un temps où tout se ruait vers la servitude, d’un homme né pour faire ployer les autres devant lui. Tu m’objecteras qu’un historien ne doit pas chercher les sujets sympathiques, que la biographie d’un archevêque est chose mince dans l’immensité des faits collectifs. C’est vrai ; mais savoir ne suffit pas, il faut comprendre, et comprend-on, si on ne s’attache ?

A cette dernière réflexion, l’abbé sourit et approuva d’un signe de tête :

— Je vais plus loin que toi, appuya-t-il, à l’encontre du scientisme ; comprendre ne suffit pas, l’objet de la science est d’aimer. Dans l’ordre théologique, il serait absurde de dire : « Croyez n’importe quoi, mais croyez. » Et pourtant la foi n’est pas simplement affaire de dialectique ou d’exégèse ; elle part d’un acte d’amour et elle y aboutit.

Pauline, à travers la porte du cabinet, percevait tout leur dialogue ; ce que son oncle venait d’émettre confirmait sa pauvre expérience religieuse ; elle en fut ravie.

— Oui, décidément, reprenait Victorien, savoir pour savoir n’est qu’un leurre. Chaque fait certain que j’ajoute à la somme de mes connaissances, c’est un caillou de plus jeté dans cet océan de désirs qui pèse sur le fond de mon être. Si j’avais, comme Faust, les pouvoirs d’un magicien, j’enverrais les Esprits me chercher, dans des hypogées, des papyrus où je déchiffrerais l’histoire de rois oubliés et de dieux dont nul ne sait plus le nom. Mais, quand je saurais tout ce que les autres ignorent, me sentirais-je plus assouvi ? Je suis constitué pour désirer, non pour posséder. Et toi, tu es, au fond, bâti comme moi. Nous ne mourrons riches ni l’un ni l’autre. Te souviens-tu ? A Varambon, dans cette campagne de Bresse où on nous menait passer nos vacances, nous étions allés, un matin, chercher du lait à la ferme ; nous rapportions une berthe pleine ; nous la tenions chacun par une anse, et, tout en courant, nous la faisions danser, si bien qu’arrivés au logis, quand notre mère ouvrit la berthe, elle n’y trouva plus une goutte de lait.

— Si au moins, insinua l’abbé, ému par la douceur de ce vieil épisode et surpris de la bonne grâce que son frère mettait à l’évoquer, si au moins nous avions toujours porté notre berthe ensemble, notre pauvreté serait plus joyeuse… Tu supposes que rien ne comblera jamais tes désirs, et, cependant, tu ne peux pas vivre sans désirer. Comment t’évader de cette contradiction ?

— M’en évader ? Je n’y songe point ; c’est inutile ; je la constate et je m’y résigne. De la cellule noire où je végète je me fais, à ma mesure, un paradis.

— Médiocre paradis que le non-espoir, tu m’avoueras. J’ai dans ma paroisse une femme aveugle, sujette à une idée fixe. Je l’aperçois, quand je passe, assise sur son lit, les bras nus ; elle croit ses bras liés par un écheveau inextricable de fils qui s’entre-croisent ; et, du matin au soir, une de ses mains se promène autour de son bras, débrouillant avec une patience inouïe les fils imaginaires, mais sans fin, les retrouvant aussi emmêlés. Le désir de l’intelligence n’agit-il point dans le vide, à la manière de cette femme, toutes les fois qu’il ne veut pas tendre vers un terme infini comme lui ? Et, si tu as conscience d’un tel néant, peux-tu appeler cet état un paradis ?

— Appelle-le si tu veux un enfer, gouailla Victorien, se redressant dans son fauteuil et impatienté par l’objection. L’enfer a du bon après tout. L’appétit du bonheur avec le désespoir d’y atteindre vaut mieux que la quiétude des brutes.

L’abbé, à son tour, s’anima, et l’ardeur affectueuse de son regard se fit pressante, dominatrice :

— Mon cher, comme tu es bien toujours le même, paradoxal et jamais à bout d’ironies ! Tu ne veux t’appuyer que sur ta force, sur l’orgueil de ta pensée, et, quoi que tu en dises, tu souffres. En ce moment, je te parle à plein cœur. Si tu savais quelle joie tu me donnes, à moi qui t’aime, en me rendant un peu de ton affection ! L’autre soir, devant l’agonie de Julien, tu t’es si noblement conduit ! Dans tout ce qui s’est passé là, comment ne reconnais-tu pas une prédestination tangible ? Peux-tu admettre qu’un sot hasard ait mis sur le chemin de Pauline et sur le tien cette âme juvénile, si haute et si brûlante ? Non, ce n’est pas en vain que vous avez assisté à sa dernière heure. Mais, si ta fille devient chrétienne, c’est à toi, à ton assentiment généreux qu’elle devra de pouvoir l’être. Or, je sais qu’elle a une volonté nette de suivre son intention. Hier, elle m’a écrit, et je veux te montrer sa lettre, parce qu’avant de la conseiller, j’ai besoin de savoir si tu l’autorises d’une manière formelle à se faire instruire et à recevoir le baptême.

— C’est inutile, opposa M. Ardel, tout d’un coup sec et amer, en même temps qu’il repoussait la lettre. Quels bourreaux vous êtes ! N’est-ce pas assez d’avoir juré une fois ? Laissez-moi, comme disait Job, avaler ma salive ; et ne m’en reparlez plus…

Pauline eut peur que l’abbé, en prenant le taureau par les cornes, ne se fît rembarrer durement. Elle n’avait pas soufflé mot à son père, la veille, de la lettre qu’elle écrivait, certaine qu’il ne retirerait point la parole donnée au mort, et se gardant de toute allusion à une promesse où il voyait une défaite, un crève-cœur. Mais l’abbé, sûr maintenant de son frère, versa dans la plaie qu’il avait touchée l’onction chaude de sa tendresse :

— Ne regrette donc pas ton serment. Son bonheur en sortira, et, sois-en convaincu, le tien…

Comme la bouche du professeur ébauchait une moue négative :

— Oui, continua le prêtre avec énergie, ta fille sera d’autant plus aimante, dévouée, qu’elle se modèlera sur le Dieu qui aima les siens jusqu’à mourir…

— Elle m’aimera par devoir, mais elle méprisera mes idées, les exécrera.

— Qui sait si tes idées, avec le temps, ne se rapprocheront pas des siennes ?

— Oh ! pour ça, mon vieux, protesta Victorien en se levant, n’y compte point. A mon âge, on ne change guère son pli. Je suis un irréductible, comme toi, d’ailleurs. Je veux bien vivre avec toi en ami ; mais n’essaye pas de me convertir. Ces vues intéressées me dégoûteraient. J’ai passé le temps où j’étais dupe de la sentimentalité des autres et de la mienne.

— Être, c’est aimer, répliqua encore l’abbé Jacques, et tu es trop vivant pour ne plus pouvoir aimer.

Il quitta ce sujet, demanda si Pauline était à la maison. Victorien désigna du doigt la porte du cabinet qu’elle ouvrit juste en cet instant.

— Vous êtes bons tous deux, fit-elle d’une voix grave et palpitante. Elle vint d’abord à son père qu’elle embrassa, puis tendit à son oncle sa main pleine d’effusion. Si elle eût osé, elle aurait dit aux deux frères : « Embrassez-vous ! » Mais elle comprit qu’une réserve s’imposait entre eux.

Ils causèrent quelques minutes de Julien et des Rude ; lorsque l’abbé partit, M. Ardel laissa Pauline l’accompagner dans le vestibule où l’oncle indiqua, en quatre mots, à sa nièce la ligne de conduite qu’elle suivrait. Le curé de la paroisse devait lui expliquer la doctrine et la préparer aux sacrements ; mais il allait partir en pèlerinage pour les Lieux saints ; elle pouvait donc s’adresser à l’un des vicaires généraux, son ami, l’abbé Charmoy, théologien expert, homme de sage direction, doux et fervent.

L’abbé Charmoy vivait dans une maison d’assez pauvre apparence, près d’un couvent dont il était l’aumônier. Edmée, qui le connaissait, y mena Pauline que cette visite tourmentait sourdement. Les préjugés où elle avait grandi dominaient encore les arrière-fonds de sa conscience ; ce prêtre serait son juge, son maître en quelque sorte. Une part d’elle-même se rebiffait contre la perspective de subir un médiateur, de s’humilier sous une parole ; et, surtout, elle apercevait, au bout de ses colloques pieux, cette pénible traverse, la confession.

Une servante aux yeux ahuris de vieille chouette les fit entrer dans le salon. Cette pièce, austère et froide, avait ses volets clos sur la rue ; seule, la fenêtre de la cour éclairait son ameublement suranné, ses fauteuils recouverts en tapisserie, dont les dossiers portaient des voiles faits au crochet. Un grand piano carré s’harmonisait à leur simplicité désuète. On devinait l’insouciance d’un homme pour qui le décor était indifférent.

Pauline l’entendit marcher au-dessus, et descendre sans hâte l’escalier. Son cœur battit vivement ; mais, dès qu’elle le vit paraître, elle se rassura.

La personne de l’abbé Charmoy respirait une aménité paisible et presque indolente, propre à mettre en repos l’âme inquiète de Pauline. Moyen de stature, chauve, le profil maigre, le menton en lame de rasoir, avec une bouche largement fendue, spirituelle, il révélait dans sa démarche, dans le rythme balancé de sa soutane, une pondération native accrue de dignité sacerdotale ; au travers de son sérieux rayonnait une constance de bonne humeur et de sagesse.

Il n’avait pas vu Edmée depuis son deuil ; la conversation s’étendit sur la mort admirable de Julien.

— Je l’ai trop peu souvent rencontré, dit-il ; mais il était de ceux, bien rares, avec qui un regard échangé suffit pour que le contact ne cesse plus.

Son œil myope, mais clairvoyant, s’adressait à Pauline, tandis qu’il proférait ces mots ; il lui laissa délicatement pénétrer qu’il comprenait son chagrin. Il attendait qu’elle-même exposât ce qu’elle venait chercher auprès de lui. Elle saisit un instant de silence et, très simplement, expliqua les dispositions qui l’amenaient :

— Je ne suis pas tout à fait une catéchumène, monsieur l’abbé ; j’ai vécu jusqu’à dix-huit ans et plus dans l’ignorance et la négation du surnaturel ; chaque fois que j’essaye de m’élever à Dieu, je retombe comme un oiseau en cage qui se heurte à des barreaux. Quand j’étudie mon catéchisme, des contradictions incessantes me gênent, je perds le fil de ma croyance. Je ne vois pas comment accorder la prédestination et le libre arbitre, l’indignité des pécheurs et l’incarnation du Verbe. Il y a pourtant des certitudes que je sens fortes en moi : je ne pourrais plus douter de la résurrection du Christ. Toutes les hypothèses qu’on peut essayer pour n’y pas croire sont absurdes, impossibles. Mais il reste tant de points où j’aurais besoin d’être éclairée ! Je vous apporte mon peu d’espérance et de la bonne volonté.

L’abbé Charmoy répondit, le sourire aux lèvres, que c’était là l’essentiel, « la bonne volonté », une volonté humble, cherchant Dieu par la soumission, sans impatience ni découragement. Il lui conseilla d’affermir avec méthode dans son esprit les vérités cardinales ; « lorsqu’on bâtit un pont, on pose les culées avant les arches. » Plus elle méditerait, plus elle prierait, et mieux elle comprendrait ce qu’on peut, ici-bas, comprendre.

— Une foi profonde, dit-il, est une expérience imparfaite de la béatitude. De même que les saints vont à l’infini s’enfonçant dans la contemplation glorieuse des mystères, nous aussi, à mesure que nous méritons et que nous aimons davantage, nous nous accroissons en connaissance et en joie. Un cœur pur pénètre la terre et le ciel.

Il l’engagea, puisqu’elle savait un peu de latin, à lire dans la langue de l’Église, les Psaumes, les Évangiles, et le Rituale romanum où de merveilleuses prières lui éclairciraient le sens surnaturel de la vie présente. Il l’exhorta plus encore à visiter les pauvres.

— Dès maintenant, faites comme si vous aviez la foi totale et la charité ; et le grain de sénevé qui est en vous deviendra un arbre robuste.

Pauline convint avec lui qu’elle reviendrait, le samedi de chaque semaine, l’entretenir de ses lectures, de ses réflexions, de ses doutes, si elle en avait. Elle le quitta, emplie d’assurance, confiante, ainsi qu’un pèlerin, échappé à des sables mouvants, qui chemine, tenant son bâton de voyage, sur une chaussée ferme.

Un des conseils de l’abbé Charmoy la préoccupait entre tous : celui d’aller voir les pauvres. Les Évangiles avaient déjà bouleversé, à l’endroit des mendiants, ses notions sociales ; la parabole de Lazare et du riche, qui d’abord la scandalisa, lui semblait maintenant contenir « la Loi et les prophètes ».

— Si je n’aime la pauvreté, je suis indigne du royaume de Dieu. Mais rien n’est plus difficile ; lorsque j’ai besoin d’un chapeau neuf, continuerai-je à porter mon vieux rossignol, pour donner l’argent de cette emplette à des gens qui sont sans pain ?

— Vous n’avez, répliqua Edmée, qu’à faire, comme moi, tous vos chapeaux.

Elle lui proposa de se rendre, dans l’île d’Yonne, chez des pauvres superlativement pauvres ; car l’homme était infirme, sa mère, impotente, sa femme, qui d’ordinaire, seule travaillait, tenue au lit par une bronchite ; et ils avaient sur les bras deux marmots dont l’un tétait encore le biberon.

Pauline accepta sur l’heure, s’élançant à la précieuse aubaine d’un acte méritoire pour elle, tant il contredisait le pli de son éducation.

La masure qu’habitaient les Rouleau se cachait au fond d’une impasse proche de la rivière ; son toit, verdi par les mousses, et si bas qu’on aurait pu y monter sans échelle ne recevait qu’au soir un avare soleil. Edmée frappa ; la voix cassée d’une vieille femme répondit : « Entrez. » C’était la mère qui, devant le poêle, pelait des porreaux pour la soupe. Elle se leva en boitant, se traîna vers les visiteuses. Un mouchoir couvrait sa tête grise ; ses yeux paraissaient avoir toujours pleuré ; son nez sec, ses joues décharnées, piquées de taches terreuses, les rides flasques de son cou racontaient cinquante ans de labeur et des jours sans nombre de famine. Edmée lui prit la main et demanda comment ils allaient.

— Tout à la douce. Ma bru a ramassé un chaud et froid…

L’odeur nauséabonde de la chambre affectait Pauline ; mais elle regarda, au fond, sur le lit, la jeune femme étendue, une figure étique, recroquevillée, grimaçante, avec les pommettes rouges, les pupilles allumées par la fièvre, et des doigts cireux qui s’allongeaient sur le drap sale.

— Elle n’a que la peau et les os, soupira sa belle-mère. C’est une vraie squelette. On en représente des squelettes qui ne sont pas pires qu’elle.

L’homme, assis près de la malade, paraissait avoir trente ans ; ses moustaches pâles, tombantes rendaient plus triste la maigreur de sa face longue et jaune que l’habitude de souffrir avait comme hébétée. Il tenait sur ses genoux leur petit dernier, tandis que l’autre dormait dans son berceau.

— Vous souffrez beaucoup ? dit Pauline à la jeune femme.

— J’ai soif, toujours soif, répondit-elle d’une voix cotonneuse, entre deux quintes de toux.

— D’ici trois semaines elle ne pourra pas travailler, appuya la vieille.

Pauline s’étonna qu’à l’entrepôt de pétrole où elle était ouvrière on ne lui payât pas sa demi-journée ; et elle s’informa de son salaire habituel.

— Nous avons six sous de l’heure, sauf trois dames qui en ont sept.

— Vous ne seriez pas mieux soignée à l’hôpital ?

— J’irais bien, moi, à l’hôpital, déclara la belle-mère. L’hospice, j’en suis, j’y suis née. Mais Ludivine, ça ne lui convient pas.

— C’est moi qui panse mon mari, observa Ludivine en regardant Rouleau avec une tendresse protectrice.

Celui-ci, outre des rhumatismes qui lui enflaient toutes les jointures, avait les jambes trouées par des ulcères.

— Je croyais, fit Edmée, que vos plaies de la jambe droite étaient guéries.

— Oui, mais d’autres ont percé à la gauche près de la cheville. Tenez, il y a six trous pour aujourd’hui.

Il défit lentement les longues bandes de toile enroulées autour de son mollet, et, quand il eut ôté les linges sanguinolents, le spectacle de cette chair à vif s’étala. Edmée, l’ayant vu déjà, y porta les yeux sans horreur ; mais Pauline fut saisie d’une répulsion. Rouleau étendait sa jambe, et la considérait avec une sorte de complaisance, dans l’espoir probable d’apitoyer les deux jeunes filles.

— Si au moins je pouvais faire quelque chose, prononça-t-il, des sacs ou des paniers… Mais les douleurs me grugent les bras, elles me mangent… Avant, j’étais dans la culture ; je faisais les betteraves, je faisais la moisson, je faisais tout…

— Et l’huissier qui nous a écrit, continua la belle-mère ; il nous menace de nous chasser si le dernier mois de loyer n’est pas payé… Nous avons quarante sous pour la semaine…

Elle ne geignait pas en exposant leur détresse ; elle n’éprouvait non plus aucune honte de solliciter l’aumône, puisque autrement ils auraient péri de faim, sur le pavé.

— Nous irons, dit Edmée, trouver votre propriétaire.

— Je vous apporterai des provisions, ajouta Pauline.

La vieille remercia, et Rouleau, à son tour, avec la malade, dit en écho : « Merci, mesdemoiselles », d’un ton doux et touché, où nulle rancœur n’était sensible. La grand’mère vint au poupon qui tourna sur elle ses pupilles d’un bleu de faïence ; son petit minois vieillot, boursouflé s’ébaudit à la vue de son aïeule. Elle lui croisa les mains, zézaya :

— Fais : bon Jésus, Marie… Voyez, parce qu’on le voudrait, il ne le veut pas.

Un chat, tapi sous une chaise, s’approcha de l’enfant, lui lécha les doigts, et, d’un air d’amitié, faisant le gros dos, la queue en trompette, se frotta contre lui.

« Ils ont pourtant leurs joies », pensa Pauline qui prit le petit dans ses bras et le chatouilla sous le menton pour le faire rire.

— Pensez à nous, dit Edmée à la vieille Rouleau ; nous sommes bien malheureux, vous savez que mon frère est mort…

Cette visite fut pour Pauline comme une descente dans un purgatoire insoupçonné. Que de telles misères fussent possibles, elle le savait par ouï-dire ; comment ne s’en était-elle jamais souciée ? A défaut de compassion religieuse, une simple pitié aurait pu l’incliner vers des humains qui souffrent ; mais son père l’avait imbue de son égotisme bourgeois, méprisant des gueux ; Victorien rapportait tout à soi, et son unique devoir à l’égard de la communauté sociale lui semblait être de faire fructifier ses puissances intellectuelles.

Pauline, en pénétrant chez les Rouleau, venait de découvrir en son passé une nouvelle lacune humiliante. Seulement, au lieu de s’arrêter à des remords stériles, elle conçut le ferme propos de « se donner aux pauvres », et elle en fit à Edmée la confidence.

— Les pauvres, réfléchit Edmée, je les aime trop par inclination naturelle, mais pas assez parce qu’ils sont la figure de tous nos frères affligés à travers le monde, et la figure de Jésus dans sa Passion. Si je les voyais ainsi, je me ferais un honneur, quand Rouleau me montre ses plaies, de les panser moi-même, comme s’y serait plu sainte Élisabeth de Hongrie. Connaissez-vous l’histoire de cette miséricordieuse servante des pauvres ? Il faut que vous la lisiez.

Pauline rentra, l’âme rafraîchie d’une paix où elle sentit l’avant-goût de plus parfaites délices ; de cette heure, sa conversion devint une chose vraiment décidée.

Toutefois, s’il avait fallu pour la conduire au premier seuil de la vie surnaturelle, une année de tourments, la mort de Julien, et les inestimables supplications d’âmes qu’elle ignorait, il lui restait plus d’un doute à résoudre et d’un dégoût à vaincre.

Jusqu’alors elle avait jugé le monde « bien pensant » d’après les Rude et son oncle. Aussi le croyait-elle supérieur à celui dont elle était. Mais Armance lui apprit sur des gens du voisinage, réputés dévots, quelques anecdotes qui l’indignèrent.

Il y avait au bout de la rue, dans une maison décrépite qu’elle louait presque en entier, une vieille fille riche et sordide, Mlle Crépin. Pauline la voyait passer tous les matins, allant à la messe de sept heures, ratatinée sous une pèlerine noire, coiffée d’une capote de forme archaïque, et marchant en zigzag, comme si elle cherchait, entre les fentes des pavés, des louis d’or perdus. Mlle Crépin, qui passait pour millionnaire, accroissait ses revenus par des spéculations habilement conseillées ; elle participait à la fureur d’agiotage dont était possédée cette petite ville de rentiers oisifs ; et l’on racontait qu’en un seul mois la hausse des cuivres lui avait valu trente mille francs de gain. Elle se mêlait d’œuvres charitables, mais appliquait au bien des pauvres les principes qu’elle suivait pour le sien propre ; elle plaçait l’argent recueilli à leur intention, et, même si elle les savait dans les plus affreuses nécessités, elle les rationnait en aumônes, ne laissait fuir de « leur capital » que des bribes dérisoires.

« Lorsqu’on n’a pas, on sait se priver », tel était un de ses axiomes ; elle revenait souvent du marché avec trois navets dans son cabas en se lamentant de ce que « la vie devenait impossible » ; elle passait l’hiver sans feu, se chauffait les mains sur le couveau où cuisait son potage. Quand elle n’était pas à l’église, elle comptait ses coupons ou s’occupait de faire rentrer ses loyers ; et, une fois, en grimpant à une soupente pour sommer d’en déguerpir le locataire qui l’habitait, elle avait failli se rompre le cou.

Quoique Pauline connût son renom, l’idée audacieuse lui vint de sonner à sa porte et de mendier une contribution au secours que les Rouleau attendaient.

« Étant notre voisine, peut-être n’osera-t-elle pas me refuser ; et, si elle me reçoit mal, j’embourserai l’affront pour les pauvres. »

Un dimanche donc, après vêpres, elle se présenta chez cette personne de dévotion. Mlle Crépin entre-bâilla son huis, laissa voir son menton aigu, son nez sec chaussé de lunettes, ses yeux clignotants. Dès que Pauline se nomma, elle prit un air froid et cérémonieux : elle l’introduisit dans la salle à manger où des images pieuses ornaient les murs, et la pria de s’asseoir, sans insister. Mais, aux premiers mots que Pauline prononça sur les Rouleau, la vieille demoiselle se redressa dans sa petite taille ; ses lèvres, minces comme un fil, se pincèrent.

— On m’a déjà parlé de cette famille, dit-elle d’un ton rogue ; ce ne sont pas des gens intéressants ; l’homme et la femme ont vécu ensemble non mariés.

— Je crois être sûre, répliqua Pauline, qu’ils sont mariés à l’heure actuelle.

— Oui, je le sais, le ménage est régularisé — ce mot, dans une bouche soi-disant chrétienne, sonnait déplaisamment —  ; mais nous n’avons pas cru devoir les mettre sur nos listes. Avec les ressources modestes dont nous disposons, il nous faut imiter les vierges sages qui gardèrent l’huile de leur lampe… Ne pouvez-vous pas vous adresser au bureau de bienfaisance ? Ces messieurs vous accueilleront.

Sa façon d’articuler : « ces messieurs », s’accompagna d’un coup d’œil qui voulait dire : « Ils sont de votre bord ; nous, foin de vos gens ! »

— Mademoiselle, conclut Pauline en faisant deux pas vers le seuil, je suis venue à vous, parce qu’il s’agit d’une détresse urgente. Vous m’opposez la prudence des vierges sages ; permettez-moi de vous rappeler l’imprudence du bon Samaritain qui n’attendit pas, pour verser de l’huile dans les plaies du moribond, de savoir sur quelles listes il était.

Elle salua, et partit révoltée, moins de sa ladrerie que des motifs dont elle croyait la couvrir. Comment ! cette hypocrite pharisienne était considérée par les prêtres, admise à communier, et on respectait en elle une des clefs de voûte de la paroisse ! Les diatribes de son père contre la platitude cléricale lui remontaient aux lèvres, et, comme Victorien, elle généralisait jusqu’à l’injustice :

« Est-ce l’Église vraie du Christ qui engraisse en ses pâturages de pareilles brebis ? Cueille-t-on des raisins sur des épines et des figues sur des ronces ? »

Le lundi, jour de marché, en sortant de bonne heure avec Armance, elle traversa la place de la cathédrale où les merciers tendaient leurs bannes.

— Mademoiselle, demanda la servante, veut-elle que j’entre à l’église pour dire un bout de prière ?

— Oui ; je vous accompagne.

Une messe, à l’autel de la sainte Vierge, justement commençait ; Pauline s’était initiée à l’ordonnance et aux phases du sacrifice ; elle s’agenouilla dans une pensée de vénération émue, se remémorant la parole : « Chaque fois que vous ferez cette chose, vous annoncerez la mort du Sauveur » ; et, sans croire d’une foi pleine à la Présence réelle, son esprit suivait attentivement la succession des rites.

Mais le prêtre qui célébrait briffa l’Introït, la Collecte et l’Évangile avec une vélocité qui la déconcerta.

« Dit-il sa messe pour lui seul ou pour les fidèles qui sont là ? »

Il mettait en ses génuflexions une nonchalance d’habitude presque irrévérencieuse ; pendant le Canon, il traçait des signes de croix sur la patène, éleva l’hostie, puis le calice, ôtait et remettait la pale, tournait les feuillets du missel, se frappait la poitrine, communia comme pressé d’en finir, et, en quinze minutes, la messe fut expédiée. Pauline eut une déception, un froid lui tomba sur le cœur : pour l’homme qui venait de réitérer la Cène, rien ne vivait donc sous les mots et les gestes où il s’identifiait pourtant à Jésus-Christ ? L’accoutumance émoussait-elle à ce point la ferveur ? Et alors, était-ce la peine de pratiquer un culte dont les liturgies, à la longue, se vidaient de toute émotion ?

Lorsqu’elle revit, le samedi d’après, l’abbé Charmoy, elle ne lui dissimula rien de ses désenchantements. Il parut contrarié, mais en prit occasion pour l’éclairer sur ses faiblesses qu’il pénétrait.

— Vous êtes trop impressionnable, la blâma-t-il tranquillement. En principe, ce n’est point tout à fait un mal ; si vous sentiez peu, vous vous seriez endurcie dans l’abstraction, et je ne connais guère d’état plus triste, plus irrémissible. Il faut, néanmoins, apprendre à gouverner vos sentiments, vous faire, comme disent les Provençaux, une tête bien cerclée. Quand vous rencontrerez de mauvais chrétiens, des prêtres négligents… ou même scandaleux, ne vous pressez pas de conclure que l’Église, dont ils sont, est coupable de leur indignité. D’abord, nous sommes plus tentés que les autres, c’est incontestable. Interrogez votre jeune expérience ; vous aviez plus de sécurité, de fausse sécurité, avant le jour où le premier appel d’En Haut vous troubla. On ne mérite pas la grâce sans souffrance, et il est si commode de s’engourdir, au lieu de s’évertuer ! Le démon de la paresse glisse dans nos veines à notre insu ; nos plus belles résolutions font souvent comme ces petits ermitages que sainte Thérèse, enfant, bâtissait en posant les unes sur les autres des pierres qui tombaient presque aussitôt. Cet abbé, dont la messe vous afflige, il ne se doute pas, je crois, de son inconvenance. Il oublie qu’on nous juge sévèrement, plus sévèrement que d’autres, et avec raison parce que jamais la médiocrité, en nous, n’est licite. Mais, vous, soyez plus humble ; chaque fois que l’esprit de critique vous tourmente, même si vos griefs sont justes, appliquez-vous à trouver dans l’œil du voisin une paille et, dans le vôtre, une poutre.

Pauline n’acceptait pas, sans résister, le langage de l’abbé Charmoy ; elle en recevait pourtant la notion précieuse de l’indulgence catholique et acquérait, à son contact, ce discernement des « valeurs » que la raison indépendante oblitère, neuf fois sur dix, par un manque d’équilibre. Le bon sens du prêtre n’était pas simplement le sien ; sa pensée filtrait dix-neuf siècles de certitude expérimentale et de tradition.

Une circonstance inopinée devait bientôt faire sentir à Pauline combien la vie de l’Église s’incorporait à sa vie.

L’oncle Hippolyte, en octobre, se mit au lit ; ce vieillard, jusque-là ferme comme un roc, déclina soudain de telle sorte que sa fin parut prochaine. Il garda quelques semaines encore l’illusion de se remettre, et, le 1er novembre, le ciel étant clair, il dit à sa nièce :

— Un beau jour de Toussaint… Comme en 1840. Si je pouvais sortir demain… Il faut que j’aille à la banque toucher de l’argent… Tu me prépareras mes bottines et mon manteau…

Son grand souci restait de manger le plus possible ; une heure après son repas, il soutenait qu’il n’avait pas dîné et qu’on voulait le laisser mourir de faim. Cependant, la paralysie gagnait ses organes ; il dormait parfois des journées entières, avec une respiration si faible qu’il ne semblait plus devoir se réveiller. Ou bien des hallucinations obsédaient son cerveau dont les artères s’atrophiaient. Il parlait seul, d’une voix sourde et absorbée, dans un délire sans fièvre. Il se croyait invité à des ripailles et répétait durant des heures les mouvements d’un homme qui mâche ou qui boit.

— Je ne crois pas qu’il aille bien loin, fit un soir M. Ardel, peiné de perdre son oncle et davantage de voir la mort assise sur le toit de sa maison.

Une autre anxiété préoccupait Pauline : « Mon oncle va-t-il mourir sans sacrements ? » L’importance involontaire que prenait pour elle un acte religieux l’avertit à quel point la foi devenait « l’os de ses os et la moelle de ses moelles ». Malgré tout, elle n’osait en parler au malade et justifiait sa timidité par des motifs contestables :

« Mon oncle a eu, en somme, une conduite probe. S’il s’est racorni dans des enfantillages d’égoïste et d’avare, il a cru faire son devoir en gagnant bien sa vie. Il n’a jamais eu beaucoup d’idées, et, même, les gens qui en ont, pour lui, sont « des fléaux ». Dieu lui pardonnera, parce qu’il aura beaucoup ignoré. Il s’en va plein de jours, après une vieillesse somnolente et calme. A vrai dire, il aura toujours été un dormant ; son entrée dans l’autre monde sera la réelle naissance d’une âme qui n’a pas vécu. Dois-je l’éveiller avant la lumière ? »

Mais, un jour que son délire avait cessé, comme Pauline, pour l’égayer, parlait de la belle saison où il redescendrait au jardin :

— La belle saison, fit-il, je ne la verrai pas. Je suis au bout de mon rouleau.

— Puissions-nous vous garder longtemps encore ! répondit-elle, entraînée par une décision subite. Seulement, à votre âge, mon oncle, des surprises sont possibles. Verriez-vous sans déplaisir un prêtre ?

Il pâlit à cette question, comme s’il eût entendu son arrêt ; car, au fond, il espérait vivre, et se disait mourant, dans l’espoir qu’elle le rassurerait contre ses angoisses. Il croyait Pauline une parfaite païenne, plus païenne que lui qui conservait pour les principes de son enfance un respect latent ; si elle lui proposait un prêtre, c’était donc qu’elle le savait bien fini.

— Quand le moment sera venu, répondit-il après un silence… Mais amène-m’en un vieux… qui me comprenne…

Huit jours plus tard, en buvant une tasse de lait, il s’aperçut qu’il ne pouvait avaler ; les muscles de sa gorge se paralysaient.

— Maintenant, bégaya-t-il d’une langue déjà embarrassée ; fais ce que tu m’as dit.

L’abbé Charmoy vint le voir, le confessa, et lui apporta, le lendemain, l’Extrême-Onction ; vers le coucher du soleil, il entra en agonie. Pauline retrouva, près de son oncle moribond, certaines des impressions qui l’avaient accablée au chevet de Julien : un râle sifflait dans la poitrine du vieillard ; sa tête, renversée en arrière, oscillait de gauche à droite et de droite à gauche, ses mains se crispaient sous le drap. Elle lut tout haut les prières qu’elle avait entendu lire à l’abbé Jacques ; et il lui semblait qu’elle les lisait pour Julien. A son âme radieuse convenait cette anticipation des triomphes célestes :

« Que la multitude splendide des Anges accoure au-devant de toi ; que le sénat des Apôtres juges vienne aussi, et l’armée, vêtue de blanc, des Martyrs ; que la troupe rutilante des Confesseurs t’environne, portant des lis ; que le chœur des Vierges te reçoive ; que les Patriarches te serrent dans leur embrassement au sein d’une bienheureuse quiétude ; que le visage de Jésus-Christ t’apparaisse doux et te fasse fête… »

Qu’importait-il vraiment de traverser le couloir sinistre de la mort, si, à l’issue, doivent se déployer les portes éternelles ?

Pauline discernait quelle lourde erreur aveuglait Victorien, lorsqu’il induisait des passagères défaites de l’Église la faillite de sa mission. « L’Église visible, se disait-elle, s’appuie sur l’invisible assemblée des Saints ; nous n’apercevons de ce concile immense que les rangs infimes, et n’entendons de ses voix qu’un écho assourdi… »

Peu de jours après l’oncle Hippolyte, le vieil archevêque décéda. Son successeur, Mgr Chênedru, fit, trois mois plus tard, son entrée solennelle ; Pauline et Edmée voulurent assister à cette cérémonie.

Les bourdons l’annoncèrent de leur formidable mugissement. Au ventre de la tour leurs volées s’élargirent, et les chocs des deux battants retombaient ensemble, comme titubant d’ivresse. Un Hosanna pontifical se propageait avec les cercles ondulatoires de leurs vibrations sur les collines et la campagne que le soleil de Mars ranimait.

A l’intérieur, bruissait un vaste peuple ; on sentait dans l’attente de la foule sourdre une allégresse ; et les pierres des arceaux s’égayaient sous les oriflammes appendues. Précédé de ses prêtres, Mgr Chênedru pénétra en sa cathédrale où son premier acte fut de vénérer le reliquaire de la vraie Croix.

Edmée et Pauline se tenaient au milieu de la grande nef, sur le passage du cortège ; elles reconnurent l’abbé Charmoy et l’abbé Jacques ; celui-ci nageait dans une exultation ; il dirigea vers Pauline un regard de victorieuse espérance. L’avènement du nouvel archevêque signifiait pour lui la résurrection du diocèse ; et les plus inertes paroisses tressailliraient sous la rafale d’enthousiasme qu’en arrivant l’homme de Dieu suscitait déjà.

Pauline et son amie virent s’avancer près d’elles Mgr Chênedru ; il éleva sa main et les bénit. Edmée s’inclina vivement pour baiser l’émeraude de son anneau ; Pauline eut un léger recul ; n’étant pas chrétienne, elle se trouvait indigne de cette faveur ; la recevoir eût été un acquiescement de croyante, et elle n’allait pas encore jusque-là.

Mais l’aspect de l’archevêque la conquit sur-le-champ. Bien qu’il fût replet et d’une stature moyenne, il s’imposait par une puissance d’autorité sans raideur et rayonnante ; il avait l’air d’être né pour tenir la crosse et porter la mitre. Un visage opime, un œil qui étincelait, des lèvres fines aux coins souriants d’où la parole semblait prête à jaillir alors même qu’il se taisait, et surtout une bonté chaude qui s’élançait au-devant des cœurs dans la persuasion de les atteindre, tout faisait de lui une force en marche, douce et impérieuse ; quand on le regardait, on ne pouvait plus douter que l’Église triomphante existe.

Pendant qu’il lisait en chaire, d’une voix perçante, sa lettre pastorale, Pauline sentit tomber ses dernières hésitations : d’une telle bouche, comme de celle d’un apôtre qui aurait reçu du Christ même sa doctrine, la vérité descendait.

Après le Salut, parmi la foule qui se pressait aux portes, elle rencontra son oncle jubilant.

— Eh bien ! que vous semble de notre archevêque ?

— Je l’aime, répondit avant elle Edmée avec ferveur.

— Moi aussi, déclara Pauline, il m’a transportée.

— Je vous présenterai à lui, dit en les quittant l’abbé qu’un de ses confrères entraîna vers la sortie.

La semaine suivante, dès que se fut écoulé le flot des réceptions, il prit jour avec Mgr Chênedru et conduisit Pauline à l’archevêché. Elle ne se vit pas introduite sans émotion dans le cabinet où l’archevêque les attendait, debout derrière son bureau, contre sa bibliothèque. Cette robe violette et l’idée d’omnipotence qu’elle attachait à la dignité épiscopale lui imposaient une gêne :

« Que doit-il penser de moi, une infidèle ? »

Mais il embrassa, comme un père, l’abbé Ardel et fit à Pauline elle-même un si affable accueil qu’elle reprit toute son aisance. Elle exposa franchement l’état de son âme, l’indifférence orgueilleuse d’où elle était partie, ses préventions d’ignorante contre les prêtres, les doutes qui l’avaient retardée sur le chemin de la foi.

— J’étais encore incertaine, Monseigneur, continua-t-elle, quand vous êtes venu parmi nous ; depuis que je vous ai vu et entendu, ma décision est nette. J’ai médité tous les articles du Credo ; il n’en est aucun auquel je ne puisse me soumettre, même l’enfer, bien qu’il n’y soit pas nommé explicitement. Les peines éternelles me paraissaient une chose monstrueuse, lorsque j’avais les plus fortes chances de les mériter. Maintenant que j’espère ma rédemption, les rigueurs de la justice divine ne me révoltent plus…

L’archevêque sourit de ce mot naïf et pénétrant.

— Réfléchissez et priez, ma chère enfant, approuva-t-il avec cet accent du Béarn qui ajoutait une saveur à la bonhomie de son parler. Je n’ai pas besoin de vous dire la grande joie que vous apporterez à Notre-Seigneur et à moi, le jour où je pourrai vous donner le saint baptême avant de vous confirmer.

— Dans combien de temps, demanda Pauline à son oncle aussitôt qu’ils eurent pris congé de l’archevêque, pourrai-je être baptisée ?

— A la Pentecôte, je pense. Avant peu, je reverrai Monseigneur et l’abbé Charmoy.

Elle se sépara de lui et entra dans l’église qui allait être sa paroisse, à Saint-Pierre-le-Rond. Fruste au dehors comme un vieux sanctuaire de campagne, Saint-Pierre, sur une petite place toujours déserte, est enclos entre les murs de logis silencieux. Pauline affectionna, dès sa première visite, la nef étroite et longue, avec les fenêtres du chœur découpées en trèfle. Un recueillement obscur l’habitait où la pensée, mieux qu’ailleurs, pouvait « prendre son vol sans bruit vers Dieu ». Elle se mit à genoux, dans le bas-côté, près des fonts baptismaux, et là elle songea au mystère du Sacrement qu’elle recevrait, à ce sceau du baptême qui, une fois imprimé sur un front, ne peut plus s’en effacer.

Pourquoi cette efficacité surnaturelle de l’eau ? L’abbé Charmoy lui avait un jour enseigné que toutes les eaux terrestres possédaient une vertu de sainteté, depuis l’heure où Jésus sanctifia celle du Jourdain en se courbant sous le baptême de Jean. L’eau purifie, l’eau féconde, l’eau submerge ; elle se souvenait du verset d’un psaume : Lavabis me et super nivem dealbabor, « tu me laveras et je serai plus blanche que la neige » ; cette image lui plaisait en ce qu’elle lui dévoilait le sens prophétique de sa course dans la neige avec Julien. Maintenant il lui fallait s’ensevelir dans le Christ et renaître avec lui, de même que les néophytes s’immergeaient trois fois dans la piscine du baptistère primitif, de même que la novice du Carmel, avant de prendre place au festin nuptial, s’anéantit sous le drap mortuaire. Elle devait mourir à ses impiétés d’antan, à ses vanités enfantines, à toutes les sensualités, et alors elle serait pure comme la neige, comme l’eau d’une source où nul n’a jamais bu. L’abbé Charmoy n’avait pas hésité à le lui dire : « Vous tomberiez morte à l’instant de votre baptême, le Paradis vous recevrait aussi sainte qu’un enfant qui n’a pas encore péché. »

Mais la vertu de l’eau n’opérait qu’unie à la parole, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Les Trois Personnes devant qui les Anges trouvent à balbutier un seul mot : Sanctus, Sanctus, Sanctus, viendraient donc en elle illuminer son âme et la diviniser !

« Qu’ai-je fait, ô Seigneur, pour mériter vos dons ? Je vous ai dédaigné, nié, crucifié. Et, à présent, est-ce que je vous aime ? Est-ce que je désire vous faire aimer ? »

Elle s’abîmait dans la repentance de ses rébellions, de son aridité, de sa tiédeur, quand, tout d’un coup, une voix mauvaise, au fond d’elle, articula :

— Si, pourtant, tu t’abusais, si tu faisais la demande et la réponse, si, là-bas, dans ce tabernacle, il n’y avait rien

Mais elle repoussa l’idée affreuse, la piétina ; elle eût préféré mille fois ne plus vivre que de ne plus croire ; et elle sortit, comblée de la certitude que ses doutes étaient tués à tout jamais.

L’archevêque décida que le baptême, la confirmation et la communion seraient donnés par lui à Pauline dans son oratoire, la veille de la Pentecôte. Elle avait choisi pour parrain M. Rude, et Mme Rude, en dépit de sa répugnance à se mêler d’aucune fête, même liturgique, accepta d’être sa marraine. N’était-ce pas Julien lui-même qui l’exigeait ? Et ce baptême serait l’accomplissement des fiançailles mystiques de Julien avec sa bien-aimée.

Les Rude estimaient prudent de n’en point parler d’avance autour d’eux. La nouvelle s’ébruita on ne sut comment, et les gens hostiles à Victorien clabaudèrent par toute la ville.

— Hein ! répétait Galibert, cet Ardel qui se vantait de n’avoir pas fait baptiser sa fille, ils l’ont retourné comme un gant !

Le plus venimeux furent Mlle Total, qu’il avait cessé de voir, et Flug, avec qui il s’était brouillé, après avoir qualifié de « stupides » ses paradoxes délirants. Un journal publia un entrefilet plaisantin sur « les dragées du baptême », et ajouta que « seul, le poupon manquerait ».

Informé de ces ragots par un obligeant collègue, Victorien haussa les épaules, et répliqua très fort :

— Oui, ma fille va être baptisée, et c’est moi qui l’ai voulu. Leur clique me dégoûte si bien qu’ils me donnent envie d’aller à la messe, pour les faire enrager !

Depuis sa conversion, Pauline témoignait à son père une tendresse de plus en plus prévenante ; elle évitait à son amour-propre endolori les moindres blessures. Mais elle ne lui avait dit mot de l’événement qui se préparait pour elle ; ce mutisme le peinait ; il finit par se décider à le rompre lui-même :

— C’est pour bientôt la cérémonie ?

— Pour samedi, répondit-elle avec un battement de cils et en rougissant.

Et elle insinua d’une façon câline :

— Tu n’y viendras pas ?

— Non, je serais un trouble-fête, une fausse note. L’archevêque et moi, vis-à-vis l’un de l’autre, nous serions mal à notre aise…

Elle n’insista point, ayant peur de moins bien prier, si la présence de son père incrédule pesait sur sa ferveur.

Le matin du grand jour, elle se réveilla, comme une mariée qui va mettre sa robe de noces, dans une attente extraordinaire. Elle avait jeûné la veille, et son esprit se mouvait, presque dégagé de son corps, avec une alacrité lumineuse. Dès six heures, elle sortit, devant rejoindre, en la chapelle de son couvent, l’abbé Charmoy qui la confesserait.

Il avait plu avant l’aurore ; sur le mail, où personne ne passait, un vent d’est léger, le « matinal », comme disent les paysans de Bourgogne, agitait dans les feuilles mouillées des platanes la lumière aussi fraîche que la rosée. La nappe verte et claire des frondaisons d’un acacia remuait dans le vivier du ciel ; les rossignols se répondaient à travers les jardins ; une buée fumait sur des massifs de fleurs ; la tour de la cathédrale était rose au soleil montant.

« Tout à l’heure, se disait Pauline, je serai joyeuse comme ces atomes de rayons qui dansent et qui scintillent. »

Mais la perspective de sa confession couvrait encore d’une ombre le bonheur dont elle palpitait. Quoique ses entretiens avec l’abbé Charmoy eussent, d’avance, allégé, pour elle, l’humiliation des aveux, elle entra, presque tremblante, à l’intérieur du confessionnal. L’exiguité noire et nue du recoin où ses yeux ne distinguaient qu’une image de Jésus en croix et la grille fermée d’une planche l’inquiétait comme un accusé qui attend, dans une cellule austère, le moment de comparaître devant un juge infaillible. Elle entendit l’abbé Charmoy enfiler son surplis, mettre son étole et s’asseoir : était-ce le même prêtre dont elle connaissait le visage bénin ? Mais, dès qu’il eut ouvert la grille et parlé, elle respira. A chacune des fautes qu’elle énumérait scrupuleusement, il prononçait, pour l’encourager, un : Bien, paisible. Son exhortation fut une parole, moins de reproche que d’espoir grave. Pauline s’étonna de la pénitence facile qu’il lui infligea ; trois psaumes à lire pour dix-neuf ans d’infidélité ! Une critique qu’elle fit taire s’ébaucha en elle, à l’idée d’une indulgence si exorbitante !

Elle lut aussitôt les trois psaumes ; car c’était ceux précisément qu’on récite dans la liturgie du baptême, et, de tout son cœur, elle s’appropria ces versets :

« Seigneur, notre Dieu, comme votre nom est admirable sur la terre ! Votre magnificence est élevée au-dessus des cieux… Qu’est l’homme, pour que vous vous en souveniez, et le fils de l’homme pour que vous le visitiez ? Vous l’avez établi un peu au-dessous des anges, vous l’avez couronné d’honneur et de gloire, vous l’avez constitué sur les œuvres de vos mains…

« Comme le cerf désire les sources des eaux, ainsi le désir de mon âme va vers vous, ô Dieu !… Quand viendrai-je et quand paraîtrai-je devant la face de Dieu ? Mes larmes ont été, jour et nuit, mon pain, tandis qu’on me disait : Où est ton Dieu ?… »

Elle partit en se chantant comme une mélodie les mots extatiques : Quare tristis es, anima mea ?… Pourquoi étais-tu triste, ô mon âme, et pourquoi me troublais-tu ? Espère en Dieu, puisque tu le confesseras.

Les ailes de sa joie la portaient ; elle aurait couru sur des charbons ardents avec l’illusion de marcher sur des roses. L’espace se faisait bleu comme le vitrail du Paradis, dans la cathédrale ; elle pensait, les yeux dirigés vers le soleil, à la vision de la Sibylle qui aperçut, autour de l’astre, un cercle d’or, et au milieu du cercle une Vierge merveilleuse, portant contre sa poitrine un enfant.

Armance et Antoinette, qu’elle avait invitées toutes deux à son baptême, l’attendaient devant la porte de l’archevêché. Bientôt, le parrain et la marraine arrivèrent avec Edmée et Marthe ; le grand voile noir de Mme Rude et d’Edmée semblait cacher derrière elles le fantôme de Julien. L’abbé Jacques et l’abbé Charmoy les suivirent de près ; le secrétaire de l’archevêque, un jeune prêtre suave et modeste, les fit tous monter dans l’oratoire, une chambre peu vaste transformée en chapelle, et qui faisait songer à ces réduits où les prêtres réfractaires, sous la Terreur, célébraient la messe. Mgr Chênedru, en pluvial violet, entra presque aussitôt ; il s’agenouilla et se recueillit ; on sentait dans son oraison muette qu’il soulevait vers le Très-Haut les misères et l’imploration de tout un peuple ; en baptisant Pauline il restituait au Christ une France qui ne peut cesser d’être à Lui.

Il se tourna vers l’assistance, et s’adressant à la néophyte, montra le prodige des largesses que Dieu, en un seul moment, allait faire pleuvoir sur elle à pleines mains, la veille du jour où les langues de feu étaient descendues, où les sept dons du Paraclet emplirent les apôtres. Il évoqua les voies singulières par où elle avait été conduite ; des allusions chaleureuses et pleines de tact à l’abbé Ardel, à l’influence tacite des Rude, à Julien, à l’abbé Charmoy, touchèrent d’un trait si juste le cœur de chacun que Mme Rude et Edmée rabattirent leur voile devant leur figure, afin de pleurer librement.

Mais, ajouta Mgr Chênedru, ce n’était point pour elle seule qu’elle devait être chrétienne ; il fallait que sa naissance à la grâce fût un signe et un exemple, et qu’autour d’elle la lampe ardente de sa piété resplendît…

Ensuite, le baptême commença. L’archevêque, s’étant assis, énonça, selon les formules rituelles, les mêmes questions que les évêques des premiers siècles posaient, dans les catacombes, aux jeunes chrétiennes de Rome.

Pauline y répondait en latin, et, chaque fois qu’elle réitérait le simple mot : Credo, la conviction de sa foi s’implantait plus avant dans son être, par cela seul qu’elle l’affirmait.

Puis, il se leva, l’exorcisa en soufflant sur elle ; et elle s’humilia sans effort sous l’idée que sa personne avait pu être un temple de l’Esprit immonde. Son âme, à cette heure, était souple, fondue d’amour, telle que l’or liquide et rouge, quand on le verse dans le creuset.

Il lui fit avec le pouce une croix sur le front et dit en même temps :

— Signe ton front, pour que tu reçoives la Croix du Seigneur.

Et il continua :

— Signe tes oreilles, pour que tu entendes les divins préceptes. Tes yeux, pour que tu voies la clarté de Dieu. Ton nez, pour que tu sentes l’odeur de suavité du Christ. Ta bouche, pour que tu dises les paroles de vie. Ta poitrine, pour que tu croies en Dieu. Tes épaules, pour que tu prennes sur toi le joug de sa servitude…

Le Christ prenait possession de sa servante, l’investissait tout entière, la voulant sienne « dans les siècles des siècles ». L’archevêque exorcisa et bénit le sel qu’il mit sur la langue de « l’Élue », afin que ce principe de force et de sagesse pénétrât dans sa chair et y demeurât éternellement. Le parrain et la marraine marquèrent, à leur tour, avec le pouce, le front de Pauline d’un signe de croix. De la main du père et de la mère qui, par Julien, avaient mis en elle les premiers rudiments de sa croyance, ce geste, trois fois recommencé, équivalait à une attestation de leur paternité acquise dans la douleur ; et ce fut, pour eux tous, une des minutes les plus solennelles de la cérémonie.

Pauline suivait sur son Rituale romanum le sens intime des oraisons, en apparence impersonnelles, mais exactement faites à son intention. Dans un des exorcismes le célébrant disait :

— Tentateur maudit, ne viole jamais ce signe de la Croix sainte que nous mettons sur son front… Va-t’en, tremblant et gémissant. C’est Jésus-Christ qui te le commande, lui qui marcha sur la mer, et tendit sa droite à Pierre qui sombrait.

C’était là une des images où elle se reconnaissait le plus familièrement : l’élan de Pierre marchant sur les vagues à la rencontre du Maître qu’il avait d’abord pris pour un fantôme, son cri d’angoisse : « Seigneur, sauve-moi ! » et la main toute-puissante tendue à sa faiblesse : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? »

De même, plus loin, l’invocation au Dieu qui a ouvert les yeux de l’aveugle-né lui remémora le mot de Julien, si vrai dans sa sévérité !

L’archevêque lui imposa sa main sur la tête ; avec lui et les assistants elle prononça le Credo et le Pater ; il trempa son pouce dans l’huile sainte, accomplit des onctions sur la poitrine et entre les épaules de celle que le baptême allait sanctifier. Car l’instant était venu pour Pauline de recevoir l’eau de la vie éternelle ; sa personne était soustraite au Prince de ce monde ; elle pouvait devenir le tabernacle de l’Esprit-Saint.

Une fois encore l’archevêque, en latin, lui demanda :

— Crois-tu au Dieu omnipotent, créateur du ciel et de la terre ?

— J’y crois.

— Crois-tu en Jésus-Christ, son fils unique, notre Seigneur, qui est né et qui a souffert ?

— J’y crois.

— Crois-tu en l’Esprit-Saint, en la sainte Église catholique, en la rémission des péchés ?…

— J’y crois.

— Veux-tu être baptisée ?

— Je le veux.

Alors elle s’inclina, il lui versa trois fois l’eau sainte sur sa tête ; puis il lui mit un cierge entre les doigts, comme à une Vierge prête à suivre le cortège de l’Époux.

Tout à l’heure, il demandait au Christ pour elle, en l’une des oraisons, « de ne pas la laisser avoir faim longtemps, jusqu’à ce qu’elle fût rassasiée de la nourriture céleste ». Cette nourriture, elle l’attendait avidement. Lorsque l’archevêque l’eut confirmée, il ôta sa mitre, revêtit une chasuble et dit la Messe, que lui servirent l’abbé Charmoy et l’abbé Jacques.

Pauline ne venait pas en vain de recevoir l’Esprit de sagesse et d’intelligence. Tandis que la Messe se développait, elle entrait — ce qu’elle n’aurait su faire auparavant — dans la sublimité du mystère célébré devant elle et avec elle, puisque les chrétiens présents officiaient, selon leur part de ferveur, en même temps que le prêtre et l’invisible Officiant qui s’immolait.

Toute signée de la croix, elle la retrouvait multipliée sur la pierre de l’autel, sur la chasuble, sur les instruments du sacrifice, dans les gestes du célébrant. Mgr Chênedru articulait d’un ton haut les prières du rite ; à la Consécration, il baissa la voix, mais proféra lentes et distinctes les syllabes miraculeuses. Pauline sentit réellement s’opérer la divine Présence, elle se vit couverte du sang brûlant de la Victime ; elle aurait été confondue de tristesse en pensant qu’elle-même avait ouvert ces veines et transpercé cette chair, si l’attente de la communion ne l’eût saturée d’un bonheur qu’ensuite elle s’étonna d’avoir pu porter. Ah ! comment des hommes pouvaient-ils croire vivre, en ignorant de telles extases !

Elle ne se laissa point aller pourtant à une adoration passive. Elle pria pour son malheureux père :

« S’il ne se convertit, ô mon Dieu, disait-elle, c’est que je ne saurai pas vous aimer… »

Elle pria pour sa mère défunte, pour toutes les âmes perdues, pour la déplorable paroisse de son oncle, pour le diocèse dénué de prêtres, pour la France à ressusciter. Elle pria pour les pauvres sans consolateur, pour les morts dont nul ne se souvient, pour les juifs et les hérétiques, pour les immenses peuples qui seront idolâtres jusqu’à la fin des temps…

Puis elle revint à ceux qu’elle aimait, aux Rouleau, aux deux servantes, aux bons Rude, à l’abbé Charmoy, au saint archevêque, à Julien qui lui méritait sa félicité. Elle s’unissait à lui dans le Christ, comme jamais un amour terrestre ne les aurait unis. Dans la salle du festin où l’Époux les conviait tous deux, elle entrait avec sa robe blanche, immaculée, sa robe baptismale qu’elle ne quitterait plus.

IX

Pauline était, depuis deux ans, chrétienne. La joie de son baptême continuait, approfondie par l’intimité des Sacrements et la richesse de méditations ardentes. Des peines cependant l’obscurcissaient par intervalles : d’abord, elle avait honte d’elle-même, quand elle évaluait son peu de charité, sa médiocre ferveur de pénitence. Une chose l’humiliait surtout : elle ne pouvait prier, même un temps court, sans distraction. Quelquefois la claire vue de ses insuffisances la décourageait ; elle eût volontiers renoncé à l’effort, se croyant vouée à trop d’imperfection. Puis elle rebondissait, opposait ce qu’elle était à ce qu’elle avait cessé d’être, et s’exaltait d’une gratitude inexprimable, lorsqu’elle mesurait son changement. Mais il lui pesait de ressonger à ses années vaines : comme tout cela était loin maintenant ! Une seule amertume les prolongeait, l’incrédulité persistante de M. Ardel.

Il avait néanmoins changé, lui aussi. Le matin du baptême, au retour de sa fille, dans ce beau visage une transfiguration l’avait frappé ; un autre sang paraissait couler en ses joues, et la transparence heureuse de ses prunelles renvoyait une lumière séraphique. Il ne songea plus à nier que les vieux rites de l’Église continssent encore une efficacité vitale. Mais il s’attendait à voir Pauline, enflée par l’orgueil de sa conversion, s’éloigner de lui ; au rebours, elle resta simple, affectueuse, soumise à ses désirs. Elle rappelait une des figures de l’incomparable tapisserie du Trésor, l’Esther couronnée par Assuérus, modeste dans sa gloire, comme si elle devait en être toujours indigne. L’arome de paix qui sortait d’elle agit peu à peu sur l’aigreur de Victorien ; il supportait plus légèrement les déboires de sa carrière ; ses méfiances s’atténuaient ; la sympathie plus équitable qu’il accordait aux croyances de sa fille modifiait l’ensemble de son attitude critique. Seulement, endurci à saisir les faits sous l’angle sec de l’intelligence, il ne concluait pas le moins du monde qu’elle eût raison de croire, ni qu’il dût la suivre.

— A mon âge, lui redit-il une fois, comme il l’avait dit à son frère, on ne change guère son pli.

Il voyait souvent les Rude dans une amitié de plus en plus étroite, et le peintre venait de lui annoncer un cadeau dont il était charmé : le portrait de Pauline. Toutes les semaines, elle passait donc, chez M. Rude, une après-midi. Elle s’asseyait, prenait un livre captivant, et c’était en cette attitude de liseuse que l’artiste la fixait.

Un jeudi d’avril, M. Rude lui dit, d’assez mauvaise humeur :

— Nous n’aurons pas une longue séance aujourd’hui ; une visite nous dérangera, Gabriel Authelin avec sa mère.

Gabriel Authelin remplaçait, dans la chaire de philosophie, Flug que les suites d’une extravagance avaient contraint de s’en aller. A propos d’une dissertation sur le mot de Montaigne : « Tout ciel m’est un », Flug avait exposé que, pour le philosophe, la notion de patrie demeurait inexistante : « Il me serait égal, avait-il déclaré, d’être Allemand aussi bien que Français. » Là-dessus, deux de ses élèves, se levant, avaient quitté la classe ; les autres, sauf un seul, s’étaient empressés d’en faire autant ; des familles s’étaient plaintes, ses chefs l’avaient blâmé, de sorte qu’il jugea prudent de porter ailleurs sa métaphysique. Venant après lui, Authelin semblait justifier la théorie platonicienne sur le rythme des contraires ; dogmatiste et catholique, il était le neveu de cet abbé Authelin qui assista Mme Rovère[1] dans sa maladie et sa prodigieuse guérison. Il avait connu Daniel Rovère, le doux martyr, mort à Tarragone où les Chartreux l’avaient recueilli. Sa philosophie, imbibée du mysticisme de Blanc de Saint-Bonnet et d’Hello, y ajoutait un sens de la vie concrète, d’autant plus surprenant qu’il était aveugle.

[1] V. l’Immolé.

C’était à l’âge de quatre ans, quand il vivait avec sa mère déjà veuve et ses trois frères, à la campagne, près de Lyon, sur les hauteurs du mont Cindre, qu’au moment d’un orage un coup de foudre l’avait terrassé et avait brûlé ses yeux. Mais cette privation de la vue stimula ses facultés natives ; ses autres sens s’étaient emparés du monde extérieur avec une finesse suraiguë. A quinze ans, il parlait sept langues ; sa mémoire, comme sa dialectique, se faisait un jeu des connaissances les plus compliquées. Et il souffrait peu de n’y plus voir ; car il se conduisait seul au dehors, distinguait si son chemin était à droite ou à gauche, s’il longeait une place ou une rue. Il voyait par les oreilles et le toucher ; la canne dont il s’aidait lui communiquait sur les objets voisins des données précises. Ses doigts lisaient aussi aisément que l’eussent fait ses yeux ; et, quand il aimait un livre, sa mère patiente le copiait à son usage d’aveugle. Sa vie méditative s’accroissait de tout ce que ses regards pouvaient perdre ; il disait que sa « chambre obscure » ressemblait à certaines chapelles de la cathédrale Saint-Jean où les ténèbres, en plein midi, restent opaques, pour que l’on y puisse mieux faire oraison.

L’abbé Ardel, qui avait rencontré à Lyon Mme Authelin, lui inspira le désir de connaître les Rude ; c’est pourquoi, ce jeudi, elle devait leur conduire son fils.

Pauline et Edmée attendaient curieusement cette visite. Gabriel entra, suivant sa mère, une femme de noble mine, plus grande que lui, lente et mesurée dans sa démarche, par l’habitude qu’elle avait de se mettre au pas de l’aveugle. Il tâtait, du bout de sa canne, d’une façon discrète, le plancher. Il atteignit un fauteuil et s’assit sans embarras. On se fût à peine douté, en l’apercevant, qu’il n’y voyait rien. Il tenait ses paupières baissées, à la façon d’un somnambule ; mais son front bombé, poli comme un marbre, ne laissait point voir ce plissement douloureux, si habituel chez les aveugles. Ses cheveux étaient longs, bruns comme sa barbe ; il avait le nez de son oncle, un nez camus de vigneron ; mais sur toute sa face s’imprimait une sérénité pure et presque sacerdotale.

— Vous êtes peintre, monsieur, disait-il à M. Rude, et je sais que vous rendez à l’art chrétien son naïf réalisme d’autrefois. Connaissez-vous le Saint Pierre d’Alcantara de Zurbaran ? Si je vous en parle, c’est que mon pauvre ami Rovère me l’avait décrit : un vieillard décharné, puissant, dans un grand manteau de bure, qui tient une plume entre ses doigts et lève ses yeux vers une colombe volant au-dessus de sa tête. Par sainte Thérèse, — je la lis passionnément, — je le vois encore mieux que par le tableau. Il avait, nous apprend-elle, vécu quarante ans, sans dormir, tant de nuit que de jour, plus d’une heure et demie ; pour vaincre le sommeil, il se tenait perpétuellement à genoux ou debout ; il prenait son repos, assis, la tête appuyée contre un morceau de bois fixé dans le mur. Il demeurait à l’ordinaire trois jours de suite sans manger. Son corps était tellement exténué qu’il semblait n’être formé que de racines d’arbres. Quand il vit que son terme approchait, il récita le psaume : Lætatus sum, et, s’étant mis à genoux, il expira…

Pauline regardait celui qui, d’un ton calme, faisait ce portrait presque effrayant d’un ascète. Il lui révélait des splendeurs mystiques que Julien eût admirées, et, dès ses premières paroles, l’entraînait en des régions supérieures à celles où elle vivait.

La conversation vint sur la musique, grâce à laquelle Authelin composait des paysages intérieurs plus luxuriants que tous les spectacles de la mer et des monts. L’ineffable, pour ce philosophe, ne pouvait avoir de symbole plus vrai que certaines mélodies d’église ; et il exprimait son enchantement d’une messe grégorienne exécutée, le dimanche de Pâques, par les séminaristes, dans la cathédrale.

— Chantez-nous, Pauline, pria M. Rude, cet Alléluia que vous apprenez aux jeunes filles de Saint-Pierre.

La voix de Pauline, avec une netteté parfaite d’articulation, déroula les linéaments sonores, d’une grâce indéfinie et radieuse, tels que les contours fuyants de figures angéliques. Gabriel, extasié, la supplia de recommencer.

— Rien, comme ce chant, dit-il, ne m’a donné la présence d’un ciel lumineux.

Lorsque Mme Authelin et lui se retirèrent, Pauline se trouva sur son passage. Dans une pensée de compassion admirative, elle lui tendit la main ; il ne vit pas son geste, et elle sentit alors seulement qu’il était aveugle…

Quelques mois plus tard, les premiers jours d’octobre, par un dimanche tiède et limpide, Victorien et sa fille se promenaient dans les champs, proche le Moulin du Roy. Là, aux creux de berges touffues, la Vanne, d’un flot pressé, descend vers l’Yonne assoupie. Ils s’assirent, près d’un petit pont, devant l’eau noire et brillante où roulaient des feuilles mortes. Les grands peupliers, dont les tiges s’inclinent pour boire la fraîcheur du courant, y répétaient l’or des feuillages excité par le soleil qui passait entre leurs branches. En face d’eux, poudroyait une clairière, blondie, jonchée de la dépouille de vieux ormes ; d’autres arbres jeunes, ténus, semblaient se volatiliser dans le ciel tendre, et divisaient l’espace plus indécis d’une plaine encore verte, jusqu’à des collines rousses entrevues sous une brume.

— Quel charme léger, vaporeux a l’automne de ces régions ! fit Victorien, s’abandonnant à la douceur des nuances qu’inscrivaient ses yeux. C’est dommage que les gens y soient si médiocres.

— Ils ne l’ont pas toujours été, répondit Pauline. Rappelle-toi le Village de Raitif de la Bretonne : la ferme patriarcale, le père lisant, à ses quinze enfants, le soir, une page de la Bible. Et, il y a quarante ans, dans des villages de Bourgogne, pas très loin d’ici, M. Rude se souvient d’avoir vu la même coutume encore en honneur. J’ai confiance que ce pays renaîtra…

— Tu ne sais pas, interrompit Victorien, puisque tu parles de Rude, quelle proposition bizarre on lui a faite pour toi… Aurais-tu, en principe, une totale répugnance à l’idée d’un mariage avec Gabriel Authelin ?

Pauline tressaillit, étant à mille lieues d’une pareille supposition.

— Me marier ! Je n’y songe guère… Avec la mort de Julien, tout a été fini pour moi. Si j’acceptais un mariage, ce ne serait qu’un mariage de dévouement. Voilà pourquoi je ne refuse pas tout de suite, quand tu me parles de Gabriel Authelin. J’y réfléchirai…

— Je t’en ai dit un mot, reprit Victorien, parce que Gabriel est un homme d’une haute valeur ; tu retrouveras difficilement quelqu’un qui le vaille. Mais j’hésite à insister, parce que ce sera, pour toi et… pour moi, un sacrifice quotidien, la vie avec un aveugle. Il ne connaîtra jamais ton regard ni ta beauté.

— Oh ! dit-elle, ce n’est pas un obstacle invincible… A la Résurrection, il me verra ; et, moi aussi, je verrai le jour dans ses yeux. Alors, il n’y aura plus d’aveugles.

1909-1913.

ORLÉANS. — IMP. ORLÉANAISE, 68, RUE ROYALE