Title: Angelinette
Author: Neel Doff
Release date: November 29, 2023 [eBook #72260]
Language: French
Original publication: Paris: G. Crès
Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images generously made available by Archives et Musée de la Littérature (AML))
NEEL DOFF
PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE, 21
MCMXXIII
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
25 exemplaires sur verge pur fil Lafuma
(dont 5 hors commerce)
numérotés de 1 à 20 et de 21 à 25
Copyright by Les Éditions G. Crès et Cie, 1923.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés
pour tous pays.
La tête appuyée contre la poitrine de l’homme, la figure levée vers lui, d’une pâleur bleutée, de grands cercles autour des yeux fermés, le haut chignon blond filasse orné de peignes et d’épingles d’écaille blonde incrustés de pierreries, elle était entraînée dans les lourds bras du matelot danois, en une valse tournoyée que soufflait un orchestrion mécanique.
De temps en temps le matelot se penchait et baisait la figure décolorée, qui alors ouvrait des yeux pervenche pâle. Ses pieds touchaient à peine terre ; lui, le matelot, faisait toute la besogne ; ses énormes pieds chaussés de jaune exécutaient consciencieusement les pas : son fardeau ne lui pesait guère. Quand la danse fut finie, il la souleva tout à fait et la porta à leur table, où les verres d’alcool, à moitié vidés, les attendaient.
— Là, tu danses comme un ange : on ne te sent pas.
— J’aime la danse et, appuyée contre toi, ça va tout seul.
Elle se glissa sur les genoux de l’homme et, un bras autour de son cou, elle lui murmura de douces ordures dans la figure.
Elle était menue, fragile, flexible ; elle ignorait le dégoût de l’homme ; elle préférait les grands, parce qu’elle pouvait s’appuyer contre eux en dansant et se faire porter ; les petits l’agaçaient, elle n’y trouvait aucun refuge, et sa fatigue était harassante. Au lit, elle se laissait manier et la flexibilité nerveuse de son corps insensible à la volupté se pliait et s’incrustait contre l’homme, de manière que tous en étaient dupes et la croyaient douée pour le plaisir. Il n’y avait que l’alcool qui lui répugnait, elle le buvait en frissonnant ; mais il ne l’enivrait pas, il la rendait plus pâle et plus creusée, et d’un abandon plus pliant.
Elle portait des bas invisibles, des souliers de peau blanche à hauts talons, une robe jusqu’aux genoux en mousseline blanche, le corsage kimono décolleté, les manches au-dessus des coudes, une ceinture de satin mauve : toilette de petite fille, d’un rare goût pour l’endroit.
Le patron avait fini par la laisser faire : n’importe sous quel attifement, elle était sa meilleure pensionnaire.
Sa grand’mère avait été la première pensionnaire, quand la maison avait été fondée, il y avait quarante ans, par le grand-père du patron actuel ; elle y était entrée en sortant de la Maternité, avec son enfant sur les bras. La petite y avait grandi ; sa mère l’avait laissé aller à l’école jusqu’à quinze ans. Elle n’avait jamais voulu faire le métier dans la maison et, au sortir de l’école, elle était partie avec un pilote qui l’avait mise en chambre, pour l’y abandonner au bout de deux ans. Cependant La ville de Stockholm restait sa maison d’origine ; mais il fallait que sa mère l’entretînt entre deux lâchages et elle décampait dès qu’un homme voulait l’emmener. Elle eut Angelinette d’un fils de famille tombé dans la basse crapule, puis disparut avec un capitaine de navire, après avoir confié l’enfant à sa mère, pour quelques heures, avait-elle dit.
La grand’mère garda la petite Angelinette. Elle avait de l’argent : le bruit courait qu’elle vidait les poches des matelots quand elle les avait enivrés et que cet argent-là, elle l’avait toujours placé. Maintenant elle ne travaillait plus que les jours de grande presse, quand ça manquait de femmes et que toute la clientèle, entraînée en une bordée inconsciente, ne se rendait plus compte de la marchandise qu’on lui fournissait. Pour ne pas devoir quitter, elle avait placé de l’argent dans la maison. Elle était encore nourrie et se rendait utile aux femmes et au patron, qui lui confiait l’établissement quand il allait faire du canotage ou des excursions à la campagne avec l’une ou l’autre donzelle qui n’était pas du quartier, car, chez soi, il faut de la tenue si l’on veut se faire obéir. Ce principe, son père le lui avait inculqué et il en avait compris l’efficacité.
La petite Angelinette grandissait à son tour. Elle avait fait le métier naturellement, dès qu’elle avait été en âge. Son père venait la voir de temps en temps pour la taper. On l’annonçait de loin ; les femmes, sur les portes, dès qu’elles voyaient poindre sa silhouette branlante, criaient : « Angelinette, voilà le seigneur ! »
Et il arrivait.
Quand Angelinette avait une robe à son goût :
— On voit bien que tu es ma fille : ta toilette est parfaite.
Et pour la millième fois il lui répétait :
— Tu es tout à fait ma plus jeune sœur, comme elle apparaissait aux bals donnés par mes parents : non, je ne pourrais te renier.
« Ma sœur, aussitôt mariée, a pris des amants ; l’un comme l’autre lui était bon, elle y apportait la même indifférence que toi ; puis, pour payer ses dettes de toilette, elle a pris des protecteurs ; maintenant elle en est à ses valets. Elle avait des robes de rien du tout, comme celle que tu portes en ce moment, mais qui lui coûtaient des mille et des mille. »
Et il suivait Angelinette des yeux, abandonnée sur la poitrine d’un matelot, soulevée en un tourbillon aux accords de l’orgue mécanique.
— Puisque tu n’aimes pas l’alcool, invite-moi à ta table, je viderai tes verres.
Il vidait même des fonds de verre des tables voisines, pendant que les couples dansaient. Le patron le tolérait aussi longtemps que les clients ne disaient rien, mais, quand il y avait des réclamations, il le poussait dehors.
C’était l’heure avant la coiffure qu’Angelinette préférait : ni lavée, ni peignée, elle voisinait. Elle faisait le tour du quartier pour faire la causette avec les femmes. Elle traînait son corps las, son esprit engourdi, sa volonté défaillante ; la fatigue ne la quittait jamais, mais quand un homme l’avait laissé dormir quelques heures, elle souriait à travers sa lassitude et trouvait la vie bonne.
Elle préférait à tout aller bavarder chez la vieille Hélène : la belle Hélène, comme on l’appelait dans sa jeunesse.
Elle la trouvait toujours dès le midi coiffée et en toilette, assise devant la fenêtre, culottant une pipe en écume de mer. Elle en tirait de larges bouffées, puis la regardait longuement en la tournant dans tous les sens. Quand une pipe était culottée à son goût, elle en faisait cadeau à l’un ou l’autre capitaine de navire, client de jadis, qui l’aidait encore quand elle se disait dans la dèche. Actuellement elle avait une petite boîte à elle, et même des économies, et la spécialité des collégiens et des mousses de navire : son vaste corps leur était le paradis. Elle était haut coiffée et avait ses doigts gourds ornés de bagues en toc, cadeaux des petits.
— Ah ! te voilà ! Tu n’engraisses pas : fatiguée ?
— Mais cela existe-t-il de n’être pas fatiguée ?
— Moi, je ne le suis jamais.
— Tu ne danses pas. Il est vrai que tu bois sec, mais rien ne te touche.
— Manquerait plus que cela, j’ai la clientèle la plus gourmande qui soit. C’est une bonne clientèle : obéissante et commençant toujours par vider ses poches.
Angelinette riait.
— Tu iras jusqu’à cent ans.
Piquée, Hélène voulait répondre : « C’est pas comme toi, tu n’en as plus pour deux ans. » Mais prise de pitié, et aussi par respect pour sa grand’mère et sa mère, qui étaient ses amies, elle se contenta de dire qu’elle voudrait bien vivre jusqu’à cent ans, que la vie en valait la peine.
Quand l’heure de la toilette approchait, Angelinette devenait de plus en plus languissante et disait à la vieille Hélène :
— Tout de même, quelle corvée de s’habiller, de danser et de boire !
— C’est ça qui te dégoûte ? Les autres, ce sont les hommes qui les exaspèrent.
— Mais ils sont toujours gentils avec moi : ils croient, quand je me colle contre eux, que c’est parce que je les aime bien, et c’est simplement pour faire le moins de mouvements possible, sinon je m’écroulerais. Papa dit que je tiens ça aussi de sa sœur, car maman était vive.
— Oh ! ta mère n’a pas voulu de la maison. Elle se collait : il n’y en avait alors que pour celui-là ; elle n’a jamais eu qu’un homme à la fois. Et toi, on ne t’en a jamais connu aucun ?
— Pourquoi préférerais-je l’un à l’autre ? Ils sont tous les mêmes : ils entrent, vous empoignent, vous font danser et boire, puis coucher. Les uns en prennent plus que les autres ; moi, je laisse prendre : pour la fatigue qu’ils me donnent tous, je n’irai pas préférer celui-ci plutôt que celui-là. Je comprends qu’on préfère une femme à une autre, comme je te préfère à toutes, parce que tu connais mes mères et que tu ne me joues jamais de sales tours comme les autres femmes, mais préférer un homme à l’autre, pourquoi ? Il n’y a que le patron qui soit différent : c’est le seul que je déteste.
— Parce que celui-là, tu le vois dans la vie de tous les jours ; les clients, tu les vois en ribote. Toi, comme je te connais, tu ne resterais pas huit jours avec un homme si tu devais le voir tel qu’ils sont tous : égoïstes, exigeants, et, quand ils vous ont eue un petit temps, vous trompant comme si vous étiez une guenille et vous lâchant de même. Tandis que les clients arrivent après un embêtement ou après un jeûne, assoiffés, et doivent repartir avant d’en avoir pris à leur appétit. Du reste, tous les événements de leur vie, bons ou mauvais, sont couronnés d’une visite chez nous. A La toile d’araignée, il nous venait de temps en temps une bande de messieurs de la haute : des professeurs, des magistrats, des musiciens ; ils nous amenaient un bonhomme qui se mettait au piano après le premier verre de champagne et jouait pendant des heures. Les autres l’avaient amené pour cela, car nulle part ailleurs il ne voulait jouer. Il ne jouait que dans son atelier, en composant, et chez nous. Puis il montait avec l’une de nous : après, il était si vanné qu’il fallait le reconduire.
« C’est nous qui avons le meilleur des hommes : jamais de mauvaise humeur ; du moment que l’on ne s’étonne de rien avec eux, ce sont les meilleurs enfants du monde. Cependant ce n’est plus comme autrefois : la clientèle se disperse ; il y a les bars, beaucoup de femmes clandestines, d’autres qui marchent pour un chapeau, un chiffon, puis les dancings.
« Je me rappelle un soir où toute une bande de jeunes gens qui venaient de passer des examens nous sont arrivés. Leur président s’adresse au patron : « J’ai cinq cents francs, nous voulons les grands spectacles. » Le patron le renvoya à Mlle Gertrude, la gouvernante ; quand elle sut l’importance de la somme, elle dit qu’elle allait fermer l’établissement et le mettre à la disposition de ces messieurs, ce qui fut fait. Ils s’assirent et nous dûmes toutes aller sur l’estrade former des tableaux vivants. Tu les connais, ces scènes, bien que tu n’en aies jamais été, étant trop maigre. Quand ils furent tous hors de leurs gonds, ils nous empoignèrent, et ce furent des galopades dans les escaliers et les corridors, chacun portant une femme.
« Ces choses-là se voient moins à présent : la haute fête s’est déplacée. Il est vrai que, dans des boîtes comme la tienne, ça ne se fait guère. »
Elle regarda longuement Angelinette.
— Tout de même, tu m’étonnes : pas de petit homme ! Et pourquoi restes-tu dans cette boîte à matelots ?
— Mais c’est ma maison : j’aurais peur ailleurs. Le patron est une rosse, mais, en fin de compte, il me laisse faire : comme pour mes robes, ma coiffure et le refus de me farder… puis je suis autant de la maison que lui et il sentirait aussi bien que moi qu’il lui manque quelque chose si je n’étais plus là ; moi, je serais désorientée.
Et elle s’en allait, les membres engourdis, le teint terreux et les deux cercles violets lui cernant les yeux.
Elle dînait de viande blanche, de légumes et de pâtisseries, car, rien à dire, la table était bonne. Puis elle livrait sa tête à la coiffeuse, mais ne manquait jamais, quand c’était fini, de défaire d’un tour de main le tout et d’y donner un mouvement qui la coiffait comme personne. Elle passait alors sa robe-chemise et apparaissait comme une sirène blanche que les hommes s’arrachaient, parce qu’elle leur donnait l’illusion d’une enfant.
— Angelinette, mon blanc rêve.
— Que me veux-tu encore, Migemouchi ?
— Prête-moi quelque argent ; il lui faut du lait, il ne peut plus digérer autre chose.
Et la petite prostituée japonaise s’agenouilla sur le tabouret de pied d’Angelinette et mit ses petites mains gourdes, jointes, sur ses genoux.
— Mais, Migemouchi, je n’ai pas d’argent : la grand’mère est féroce, elle m’a répondu qu’elle l’a gagné trop durement et que ton Karatata n’a qu’à aller à l’hôpital.
— Oh ! Angelinette, il ne veut pas, et la Compagnie refuse de lui donner encore un sou : elle dit qu’il a cherché son mal dans une rixe. C’est vrai, il a, par jalousie de moi, enfoncé ses doigts dans le nez du Norvégien, qui l’a envoyé, d’un coup de tête dans l’estomac, à dix pas de là. Depuis, il crache du sang et ne peut plus faire son métier : pour être chauffeur sur un transatlantique, il faut de la force.
« C’est toujours moi qu’il prenait quand il abordait à terre : il prétendait que j’avais gardé sur moi l’odeur des femmes de notre pays et il se sentait heureux quand, assis à terre, nous buvions du thé dans de petites tasses. Ici, tout l’offusque. En Amérique, nous avons notre quartier, tu comprends… Ce jour-là, le Norvégien prétendait passer avant lui et ne voulait pas me céder… Enfin, Angelinette, donne-moi quelque argent : il est seul dans cette mansarde à jurer toute la journée tous les jurons de notre pays et à me dire que, lorsqu’il sera guéri, il me fera mon affaire parce que je le laisse mourir ainsi.
Et la petite créature ne faisait plus, sur le tabouret d’Angelinette, qu’un paquet de hardes, dont sortaient des sanglots d’enfant.
— Mais, Migemouchi, je n’ai pas d’argent : j’ai acheté des souliers de velours bleu à porter avec ma robe de mousseline.
— Oh ! Angelinette, ma colombe argentée, mon lis parfumé, je n’ai plus que lui, il n’a plus que moi dans ce pays hostile.
— Enfin, tu aimes plus celui-là qu’un autre… C’est curieux… nous qui sommes excédées d’hommes… je ne comprends pas… il n’y a que les malpropres et les infirmes qui me gênent, mais préférer… C’est parce qu’il est de chez toi ?
— Oh non ! Angelinette, c’est parce que c’est lui !
— Mais tu dis qu’il t’engueule et te mécanise de toute façon ?
— C’est vrai, mais il souffre… Ah ! si ce n’était lui, si ce n’était que c’est plus fort que moi ! Alors évidemment… Quand, moi, j’étais malade, il est monté, il m’a regardée, a fait le tour de la chambre, m’a encore regardée, puis il m’a dit : « On m’attend », et il est parti. Alors il est allé près de toi, n’est-ce pas ? C’est parce que tu es mignonne : il exècre ces grandes femmes d’ici. Qu’est-ce qu’il t’a donné comme cadeau ?
— Un beau peigne que j’ai perdu, puis il m’a envoyé des fleurs : c’est bien la première fois que cela m’est arrivé.
— Dans mon pays, on nous entoure de fleurs… n’empêche que, lorsque j’étais guérie, il est revenu auprès de moi.
— Oh ! tu sais bien qu’avec moi il ne courait aucun danger. Si je voulais me coller…
— Je sais ; aussi je t’aime bien… Moi, je le préfère à tous. Il me dit toujours que, moi et la Migemouchi qu’il a de l’autre côté de l’eau, nous lui suffisons ; qu’il changerait plutôt de ligne — entre Frisco et le Japon par exemple — que de se contenter des femmes grossières d’ici. Leurs voix surtout lui déplaisent : toi, tu as la voix douce, Angelinette. Je ne suis à l’aise qu’avec toi… je mourrais plutôt de faim que de leur demander aide, à elles. Angelinette, prête-moi quelque chose…
— Mais, Migemouchi…
— Je suis venue de Marseille ici parce que c’est sur sa nouvelle ligne, mais on ne m’aime pas, je suis la risée ei le jouet de tous.
— Pauv’Migemouchi, là, attends un instant.
Elle revint, portant à la main ses souliers de velours bleu.
— Tiens, porte-les au Mont-de-Piété et rapporte-moi la reconnaissance : tu ne pourras tout de même jamais me rendre l’argent.
Angelinette était assise sur le seuil de sa porte, sa blonde coiffure flambant au soleil, ses fines jambes, dans des bas de toile d’araignée, croisées hors de la jupe qui remontait au-dessus des genoux.
Elle était entourée d’enfants et leur faisait des fleurs de papier. Chaque fois qu’elle en avait achevé une, elle la piquait sur un d’eux, soit dans les cheveux, au-dessus de l’oreille, soit sur la poitrine.
— Voilà pour toi.
Et un bébé, comme un magot, à grosses joues et petites menottes fines, jubilait en une voix susurrée, d’outre-mer.
— Là, pour toi.
Et une petite flamande rousse à la peau nacrée, en des cris discordants, s’emparait de la délicate fleur et, la brandissant au-dessus de sa tête, se mettait à danser.
— Viens, Patatje.
Et un enfant safran, aux grands yeux dolents, entre le rire et les pleurs, pressait la fleur sur sa poitrine.
— Là, maintenant jouez.
Et les petits se prirent par la main et, en rond, les uns dansant sauvagement, les autres en se balançant doucement, chantèrent une vieille ronde flamande, chacun avec la voix de ses ancêtres : douce, rude ou dolente. Angelinette chantait avec eux, tout en regardant au loin la silhouette d’un homme qui s’approchait. Les femmes, sur les portes, l’appelaient en des langues diverses ; lui venait tout droit vers Angelinette. Quand il fut tout près, elle se leva : il la suivit dans la maison.
Les enfants continuaient la ronde, ornés de leurs belles fleurs de papier.
C’était vers la brune. Les clients ne donnaient pas encore. Angelinette se chiffonnait une garniture de rubans bleus de rechange pour sa robe de mousseline blanche : la mauve se fanait, trouvait-elle. Entra, en coup de vent, Clémence, une femme d’une autre maison : trente ans, grande, brune, déhanchée, les yeux très noirs et très ouverts, les pommettes un peu saillantes, un nez droit à larges narines palpitantes, une grande bouche aux dents superbes, le teint basané. Elle se planta devant Angelinette, les yeux flamboyants, les mains dans les poches de sa robe, le corps en avant, frémissante en toute son allure d’apache femelle, de femme mâle.
— Tu m’effraies toujours avec ta manière d’entrer comme un ouragan.
— C’est que je ne viens jamais ici qu’affolée.
Angelinette se leva pour s’en aller ; mais l’autre la repoussa rudement sur sa chaise et la secoua par les deux épaules.
— Sale gamine, vas-tu encore longtemps me torturer ainsi ?
— Allons, voyons, je t’ai dit que non, et c’est non ! et non !
— Angelinette, voyons.
Et ses mains devenaient insinuantes, caressaient les cheveux, la nuque d’Angelinette.
— Ah ! j’ai quelque chose pour toi : tu as perdu ton beau peigne, je t’en apporte un autre.
Et elle sortit de sa poche une boîte avec un peigne en celluloïde blond, incrusté de strass et de faux saphirs.
— Vois, on dirait que j’avais deviné la couleur des rubans que tu as choisis pour ta robe. C’est que je te sens, mon Angelinette ; c’est que tu es toujours devant moi, avec tes cheveux de fils de la Vierge. Viens, que je te le mette.
Angelinette, hypnotisée par le beau peigne, se le laissa piquer dans son haut chignon.
— Si tu voulais, tu en aurais de jolies choses.
— Mais, Clémence, je t’aime bien, mais ce que tu veux n’est pas dans mes goûts, et les hommes me fatiguent déjà assez.
— Aussi, si tu voulais m’écouter, tu n’aurais plus tant d’hommes. Moi, je leur ferais face. Nous partirions d’ici ; nous nous mettrions en ménage et tu n’aurais qu’à te laisser vivre et adorer.
— Oui da, Clémence ! Et que dirait Zouzou ?
Les lèvres de Clémence blêmirent :
— Zouzou ! Oh ! celle-là, quelle ingrate ! Nous faisions ménage ensemble. Après quatre ans, elle me lâche pour une autre. Elle est ramassée ; on découvre qu’elle est contaminée et elle est mise à l’hôpital. Dans les commencements, affolée, elle m’écrivait, bien qu’elle fût avec une autre. Moi, j’allais la voir tous les jours de visite : c’était ma gosse tout de même. Eh bien maintenant, elle se rend malade chaque fois qu’il est question de la faire sortir, et ça pour deux passions qu’elle s’est faites là-bas : une mâle et une femelle, si je puis dire, et moi, et celle avec qui elle était, nous avons fini ! Elle m’écrit : « Maintenant que tu es dans une maison, tu dois avoir peu de temps, et autant de femmes que tu veux, ne te dérange pas pour moi. » La garce ! Mais je ne l’aimais pas comme je t’aime : elle m’attirait par sa pourriture, son dévergondage ; toi, parce que tu es une petite oie blanche. J’ai toujours aimé les petites oies blanches : c’est ce qui m’a perdu. Quand j’étais dans l’enseignement, j’ai aimé une de mes élèves, on l’a su et on m’a révoquée, et tout ce que j’ai fait pour être réintégrée a été inutile. J’ai alors donné des leçons privées, mais j’ai encore commis des imprudences. On disait « des goûts contre nature ». Contre nature ! quelle blague ! Où l’aurions-nous pris alors, si ce n’était pas dans la nature ? La seule chose contre nature serait un homme aimant une vieille femme : aussi cela n’arrive-t-il pas.
« Angelinette, voyons ! tu quitterais le quartier, tu verrais un autre monde, nous prendrions un appartement du côté de la gare, où il y a des bars, et nous ferions les bars et les dancings. Toi, tu n’en prendrais que ce que tu voudrais : je soignerais pour tout. »
— Si j’avais envie de quitter le quartier, je le quitterais seule.
— Seule, ma pauvre petite ! mais tu te perdrais. Tu as été élevée dans le quartier comme moi au couvent. Tu ne connais pas le monde extérieur. Ici, tu es quelqu’un, on te connaît, on t’estime, tu es au premier rang des femmes du quartier. Tu sais, l’honorabilité, ça va par quartier : ce qui est du beau monde dans l’un ne l’est pas dans l’autre ; ce qui est honnête dans tel quartier ne l’est plus dans celui à côté. Sors d’ici, et tu ne seras plus qu’une petite putain que tout le monde rejettera, fuira, et dont on se méfiera à l’égal d’une voleuse.
— Oui da ! fit Angelinette.
— Certes, mon trésor, c’est ainsi. Si tu sors du quartier, que ce soit avec quelqu’un qui veille sur toi. Ici tu serais protégée, tu es à l’abri ; à l’extérieur, tu serais brisée.
— Mais toi, qui n’en es pas, du quartier, pourquoi y es-tu venue ? On ne t’y protégerait pas.
— Oh, quand Zouzou m’a lâchée, j’ai perdu la tête. Puis j’étais fatiguée de soucis : elle dépensait trop et me trompait. Alors, pour ne plus devoir m’occuper de rien, ni du logement, ni de mes toilettes, ni de la mangeaille, je suis venue ici : ce qui m’entoure ne compte pas ; mais j’ai de nouveau soif de liberté, d’un chez moi, d’un amour. Angelinette ?…
Elle lui prit les deux mains, l’attira à elle, voulut mettre sa bouche sur la sienne. Mais Angelinette se baissa, lui échappa et courut vers le fond de la salle, près du comptoir où se trouvait le patron.
Les larmes sautèrent aux yeux de Clémence. Elle s’en alla, les poings fermés, cherchant sur qui assouvir sa déception. Dehors, elle tressaillit, alla droit vers une impasse où une ombre se dissimulait.
— Ah ! tu m’espionnes !
Et elle empoigna la créature qui se cachait.
— Ah ! rat écorché, fouine malpropre !
Elle la secoua comme un paquet. C’était une maigre petite femme, brûlée, noire, consumée, sans ventre ni poitrine.
— Lâche-moi, salope, j’ai autant de droit que toi sur Angelinette, et je lui fais moins peur que toi. Tu lui rappelles trop les hommes, dont elle a assez.
— Ah ! tu crois ! Ah ! tu crois ! Eh bien nous verrons, et gare à vous deux : c’est moi qui prendrai le rôle d’espionne.
Elle lança le paquet contre le mur de l’impasse et reprit sa course vers sa maison.
La petite noiraude se ramassa.
— Si j’ai senti ses coups, elle a senti mon dard. Voir qui a le plus mal des deux…
Elle s’achemina vers la maison d’Angelinette, qui continuait tranquillement ses nœuds de satin. Elle ne souffla mot de sa rencontre avec Clémence, mais Angelinette se méfiait.
— Oh ! c’est joli ce que tu fais là, quel goût tu as ! C’est pour rafraîchir ta robe ?
— Oui, les rubans mauves se fanent.
— Mais fais-les donc teindre en rose : ça prendra très bien, et tu auras une nouvelle garniture pour quand celle-ci sera passée. Donne-les-moi, je sais ce qu’il te faut. Mais ce bleu pâle n’ira pas avec ce peigne brutal que tu as dans les cheveux. Je t’en avais trouvé un qui ira mieux.
Elle sortit de sa poche un peigne de celluloïde ivoire, incrusté de turquoises.
— Regarde, avec tes rubans et tes cheveux doux comme de la paille fraîche, il est fait pour toi.
Les yeux d’Angelinette s’agrandirent : elle oublia sa méfiance.
— Ah ! oui, qu’il ira mieux ; mais je ne l’accepte qu’en échange de celui-ci. Je sais que tu n’as pas de sous : tu pourrais le vendre.
— Oh ! si ça t’arrange, je veux bien.
Et elle ôta le peigne brillant des cheveux d’Angelinette et y piqua l’autre.
— Dieu, qu’il va bien ! fit Angelinette en se mirant. Tu es gentille, tiens.
Et elle l’embrassa. La noiraude ferma les yeux, comme prise de défaillance.
— Merci, ma douce ; puis-je venir demain te dire un petit bonjour ? Je saurai si la teinture peut se faire.
— Mais oui, mais oui, viens donc.
La noiraude piqua le peigne de Clémence dans son chignon et alla ostensiblement passer devant la maison de celle-ci ; mais elle ne la vit pas.
— Oh ! elle l’apprendra d’une manière ou de l’autre ; elle me rossera, mais saura que je suis la préférée.
C’est le soir que les femmes mâles se réveillent, que leurs yeux brillent, leur être frémit, et alors, comme des louves, que ce soit dans le monde, dans le lupanar, à l’atelier ou à l’hôpital, elles sortent en maraude, sont tour à tour agressives ou câlines, souffrent et jouissent. Angelinette, vers le soir, pouvait toujours compter sur la visite de deux ou trois de ces louves enfiévrées.
La visite à l’hôpital remuait toujours Angelinette : en se couchant sur le siège, elle tremblait. Les médecins interrompaient leur bavardage pour la regarder et s’entre-regarder, mais ne risquaient jamais un mot qui ne fût strictement en rapport avec leur tâche. Une seule fois, le chef lui avait levé le menton d’un doigt et dit :
— Vous êtes encore indemne.
— Angelinette, viens avec nous, Annie est revenue de la Maternité avec son gosse.
Angelinette suivit les deux femmes ; elles se donnèrent le bras et, en leurs jupes étroites et trop courtes, et avec leurs talons démesurés, elles marchaient comme des infirmes sur les gros pavés inégaux. Elles appelèrent d’autres femmes sur leur passage et montèrent à six l’escalier, jusqu’au second étage, où derrière la porte un nouveau-né vagissait. Elles entrèrent sans frapper.
— Annie, te voilà revenue : nous venons voir ton bébé.
La jeune Anglaise, très blonde, très grosse, à chair molle, venait de déposer l’enfant sur le lit. Les femmes s’approchèrent.
— Mais il n’est pas trop noir !
— Oh ! l’exquis tjoutjou !
— Regarde donc, Angelinette, ses deux petits poings, qu’il a devant la bouche, et ses cheveux crépus, crépus.
Et délicatement, comme si elle allait toucher un verre mousseline, une des femmes le baisa sur le front, proéminent comme une demi-pomme.
— Ça s’est bien passé, Annie ?
— Dear me, no ! Il ne pouvait venir, la tête était trop grosse, on a dû me le prendre aux fers. Comme je ne savais pas moi-même qu’il serait noir, j’ai cru qu’on se fichait de moi quand on me l’a remis ; je ne voulais pas l’accepter, mais on m’a assuré que c’était bien là mon enfant. J’ai pleuré toute la nuit, mais le lendemain, quand il a tété, j’ai senti qu’il devait bien être à moi et je l’aime comme s’il était blanc.
Angelinette était devenue toute blême.
— Ça te la coupe, lui murmura Clémence. Si tu voulais, Angelinette, tu ne t’exposerais plus à ça.
« Au reste, fit-elle aux autres, voyez Mélie, elle a bien un enfant indien. Ce sont les risques du métier. Mais ton homme, comment a-t-il pris la chose ?
— Il est d’abord devenu tout vert, puis il a dit : « Bah ! un enfant est un enfant, je n’irai pas le renier pour sa couleur. » Et maintenant, il veut déjà jouer avec lui.
Elles bavardèrent encore un peu, l’enfant se réveilla, et toutes de s’extasier sur ce qu’il avait les yeux bleus.
— Ces yeux bleus, il les a de moi : il me ressemble donc tout de même un peu.
— Mais non, fit Clémence, tous les enfants, noirs ou non, et les bêtes ont les yeux bleus en naissant ; ils deviendront vite noirs. Ce qu’il aura de toi, c’est la bouche fine : il n’aura pas la bouche ignoble du nègre. Allons, venez-vous, vous autres ?
Et elles descendirent l’escalier en devisant sur le cas, qui les étonnait chaque fois, bien qu’il fût assez fréquent dans le quartier.
Angelinette ne disait rien. En rentrant, elle se mit devant la glace : « Je suis aussi blanche qu’elle ; son enfant est ocre, pire : pain d’épice ; cela pourrait donc m’arriver aussi. Ah non ! je ne veux pas. Un homme, ça vient et ça va : on aurait tort de se dégoûter ; un enfant reste. Puis il serait de ma chair : comment me sentirais-je avec cette créature foncée ? Je n’aime déjà ni les femmes, ni les hommes bruns. Si je dois avoir un gosse, il doit être blond comme ma grand’mère, ma mère et moi. »
Dès ce jour, elle évinça les hommes de couleur, mais, comme elle n’avait que l’embarras du choix, le patron ne s’en préoccupait pas.
La vieille Hélène considéra longuement Angelinette :
— En somme, tu n’aimes rien ni personne.
— Si, Hélène, je t’aime, toi : mais autrement, qui aimerais-je ? Ma mère m’a abandonnée, mon père ne pense qu’à me taper, et ma grand’mère, quand j’étais encore en jupes courtes, m’a poussée dans le métier. Si je sais chiffonner une robe et un chou de velours, c’est que j’aimais à habiller mes poupées, mais on ne m’a jamais mis une aiguille en main. De l’école, tu sais ce que j’en ai eu, et cependant l’argent ne manquait pas à la grand’mère. Quant aux hommes, n’en parlons pas, n’est-ce pas ? Ils m’excèdent. Du reste, que trouverais-je en fait d’hommes ? Un marlou qui me mécaniserait, me soutirerait le sang, la jeunesse, la beauté et l’argent, puis me planterait là… Écoute, j’aime ma beauté, les chiffons et…
Elle s’arrêta comme gênée :
— Et j’aime les petits enfants.
Puis elle rougit.
— Mais c’est pour cela que je ne voudrais pas en avoir… Quant à avoir un enfant nègre, ou japonais, ou indien, qui marcherait les reins cassés, je n’en ai plus peur : plus jamais un homme de couleur ne me touchera.
— Tu es jeune, tu as encore le choix, mais plus tard… J’ai aussi eu des fiertés, mais j’ai appris à en rabattre.
« Tu sais comment je suis venue ici : presque au sortir des Enfants Trouvés, où l’on vous élève sans affection, où l’on ne vous apprend presque rien, où l’on vous traite en quantité négligeable et rebutable, vouée à la perdition, j’ai débuté par être petite bonne de six morveux qui saccageaient tout chez eux ; le septième, un gamin de seize ans, m’a engrossée. Quand la mère a su mon état, elle m’a jetée à la rue ; avant cela, elle avait fermé les yeux. Un garçon, un dimanche, m’avait emmenée danser dans le quartier : je m’y étais plue tout de suite. Une fois à la rue, j’y suis arrivée toute seule, Dans le premier cabaret où je suis entrée, on m’a gardée, on m’a fait avorter et je n’ai plus quitté le quartier. Je n’étais pas jolie, mais bien bâtie, fraîche et saine. J’ai été dans toutes les maisons du quartier. Mais moi, je savais aimer, et quand un homme me plaisait et qu’il voulait de moi, je me mettais en chambre avec lui. Malheureusement, avec un homme, ça ne dure jamais. Enfin j’ai connu l’amour plusieurs fois : rien, rien ne vaut cela ! Puis, avec l’âge, tous les changements sont venus. J’ai toujours épargné, et cela m’a épargné, à moi, de devenir la servante des plus jeunes, comme c’est ordinairement notre sort, et comme la grande Clémence, malgré son instruction et sa morgue, le deviendra : elle ne fait que gâcher, et son goût des femmes lui est plus ruineux que le goût des autres pour le petit homme. Elle tourne autour de toi ; ne te laisse pas engluer par celle-là : elle te démolirait.
— Il n’y a pas de danger.
— Bah ! tu fais peut-être bien de te tenir en dehors de tout cela… Actuellement je ne crains plus rien ; je suis à l’abri, même de la misère, car, le jour venu, je prendrai une rente viagère. Ce n’est pas que ceux que j’aime ne trouveront rien : si, si, mais je veux d’abord m’assurer le morceau de pain et le loisir de cesser les affaires quand je voudrai, car en somme mes gamins ne m’amusent pas tous les jours : c’est insatiable et, si je n’étais culottée comme je le suis, j’y laisserais ma peau. Toi, Angelinette, tu es plutôt pour les vieux.
— Ils sont surtout pour moi. Ils me fatiguent moins, sont moins brutaux, ne prennent pas de ton de maître et paient mieux… Allons, je suis sûre que la coiffeuse doit être arrivée.
Et elle s’en alla, sautillant sur les hauts talons de ses souliers pas attachés, la lumière se jouant dans ses cheveux blonds. Hélène la regarda s’éloigner.
— Si ç’avait été ma gosse, je ne l’aurais pas mise dans le métier.
Angelinette, en sa haute coiffure, sa robe blanche à nœuds mauves, les jambes nues chaussées de chaussettes et de souliers blancs, était debout au milieu de plusieurs femmes assemblées chez la vieille Hélène et racontait :
— Hélène aurait préféré courir de bar en bar aux alentours de la gare ; cela ne me disait rien, je voulais voir les bêtes. Alors, après le déjeuner avec le seigneur, nous sommes allées au Jardin Zoologique. Dès l’entrée, j’entendis des clameurs de fauves. Il y en a de nouveaux : on a remplacé ceux qui ont été tués avant le bombardement. Je dis à Hélène : « Allons-y, on leur donne sans doute à manger. » Mais ce n’était pas ça. C’était deux beaux tigres en chaleur qui rugissaient : des bêtes jeunes, avec une fourrure douce, rayée or et brun ; à la gorge, blanc et brun. On avait ouvert la trappe de communication entre les cages et ils allaient et venaient, d’une cage à l’autre, le mâle derrière la femelle. Puis, doucement, la femelle plia les jambes, s’allongea sur le ventre. Le mâle lui monta dessus et, d’un trait, introduisit. Il la prit délicatement par la peau du cou, comme les chats, et tous deux se tinrent tranquilles. Mais, tout d’un coup, la femelle gueule, lui également, et ensemble ils se mettent à clamer ; tous les fauves du palais répondent. Alors le mâle se leva, la femelle aussi. Elle se mit à marcher fiévreusement de long en large devant les barreaux et, chaque fois qu’elle passait devant le mâle, il lui donnait un large coup de langue sur le dos, comme s’il léchait un caramel. La femelle s’accroupit à nouveau, le mâle monta, mais il était si troublé qu’il lâcha la nuque, la reprit, puis la lâcha encore pour la lécher. Ils clamèrent alors longuement, la tête levée, la gueule ouverte, sans un mouvement. Elle tournait vers lui une figure de suppliciée et clamait comme une agonisante. Les fauves y répondirent encore, que le palais en trembla. Puis ils se levèrent. Elle alla dans l’autre cage et se roula, les yeux encore mourants ; lui s’accroupit dans l’ouverture de la trappe, la regardant ; tout doucement ses yeux se fermèrent et il s’endormit.
— Ils ne faisaient pas de chichis, fit Hélène.
— Et cela n’avait rien de cochon, ajouta Angelinette.
— Oh ! des bêtes ! fit une femme.
— Et puis ?
— Puis nous sommes allées regarder les singes. Devant la grande cage, il y avait deux dames et un monsieur. Les dames étaient des Françaises, l’une dit : « Qu’ils sont gentils, il ne leur manque que l’argent. » Elle était chic, la dame, ni jeune, ni jolie, mais chic, une actrice, je crois.
— Et puis ?
— Nous avons fait encore le tour du jardin. Eh bien, on dit que les loups ne se mangent pas entre eux, mais les ours s’ôtent très bien le pain de la bouche. Il y a de nouveau des ours, de beaux ours jeunes, mais pas grands comme les anciens. Un monsieur jetait des morceaux de pain dans la cage. L’ours qui était devant les barreaux trouvait sans doute que cela lui revenait, car il sautait sur son camarade chaque fois qu’il s’était emparé d’un morceau de pain, et le mordait pour le lui reprendre, de façon que l’autre n’osait plus approcher et gémissait piteusement quand un morceau roulait dans la cage.
« Nous sommes alors retournées aux fauves, mais on les avait séparés. La femelle dormait, roulée en rond, et le mâle était allongé, comme assommé. On avait bien fait de les séparer : ils ne mettaient pas deux minutes entre chaque accouplement et recommençaient encore et encore…
Une vieille femme de service entra précipitamment.
— Est-ce que Mike n’est pas ici ?
— Non. Qu’y a-t-il ?
— Ce sont trois messieurs ; l’un d’eux veut absolument avoir la négresse. Elle n’est pas là, mais il insiste. Il dit aux autres : « Il me la faut, j’en ai besoin pour me documenter. »
— Un poète, sans doute, qui veut noter ses sensations, fit Clémence, et ça à cette heure-ci !
— L’un d’eux est d’ici ; les deux autres sont des Français. Celui qui veut la négresse est un gringalet peu ragoûtant.
— Ah ! voilà Mike qui passe, fit-elle. Janeke l’a trouvée.
Et elles regardèrent toutes par la fenêtre une grande négresse homasse accompagnée d’un gamin de douze ans, qui, à grandes enjambées, se hâtait vers la maison où le client l’attendait.
— Quelle idée avez-vous donc de dire sans nécessité des cochonneries ? Pouah, ça m’écœure.
Et Angelinette sortit.
A la rue, elle vit une petite fille jaune et sale, avec un enfant sur les bras, qui suçait goulûment ses doigts en pleurant.
— Eh bien, Neleke, tu en as encore une figure d’affamée. Faim ?
— Oui, madame Angelinette, et Keeske aussi a faim.
— Il a encore une fois tout bu ?
— Oui, tout bu, et personne ne veut plus nous faire crédit d’un pain.
— Allons, viens.
Elle lui acheta deux pains et un morceau de lard, et deux couques aux corinthes à manger tout de suite, pour la petite et pour Keeske.
— Quand je serai grande, madame Angelinette, pourrai-je venir habiter avec vous ?
— Oui, tu le pourras. Tâche de grandir vite ou tous les petits seront crevés de faim.
Et elle se hâta vers son bouge, où l’orchestrion boucanait déjà.
Depuis quelques jours, en dépit du patron qui lui faisait grise mine, le beau Dolf venait, après la coiffure, tourner autour d’Angelinette. Elle se tenait à distance, un sourire narquois autour de la bouche. Enfin il arriva à la happer dans la rue, un matin qu’elle allait chez la vieille Hélène.
— Voyons, tu vois bien que c’est à toi que j’en ai. Tu me peines, une belle créature comme toi être dans cette boîte ! Tu devrais être de la haute. Tu as tout ce qu’il faut. Si tu veux, on se mettrait ensemble. J’ai du crédit : je te procurerais un trousseau et des nippes chic. Tu irais dans les restaurants huppés et, je t’en réponds, tu ferais fortune.
— Et il faudrait travailler pour le petit homme, n’est-ce pas ? fit-elle en lui riant au nez.
Et elle entra chez Hélène, laissant le beau Dolf tout déconfit sur le trottoir.
— Tu lui as donné son compte, à celui-là ? Tu fais bien. Il suce le sang à celles qui se laissent engluer. Il les fait travailler jusqu’à extinction, puis les plante là couvertes de dettes. Avec ça, il n’a qu’à siffler et toutes accourent, mais toutes ne font pas son affaire. Toi tout de même, tu m’épates et je te suis avec curiosité. Tu as donc un caillou à la place du cœur ?
— Cœur ! cœur ! il s’agit bien de cela. Je me sens finie. Je me coucherais nuit et jour et n’arriverais cependant pas à dormir. Ah ! que je voudrais dormir seule dans un lit bien frais !
Il était entré un soir avec plusieurs bateliers attirés par le boucan endiablé de l’orchestrion. Les autres avaient empoigné une fille et s’étaient mis à tournoyer. Lui, tout de suite, s’était trouvé pris de timidité devant Angelinette, et sa réserve s’était accentuée lorsqu’il l’eut vue frissonner devant le verre d’alcool. Et, quand il remarqua les cercles bistrés qui s’agrandissaient autour des yeux, il fut pris de pitié.
— Si vous préférez boire autre chose, du lait bien chaud, par exemple ? Voulez-vous que je le demande pour moi ? J’ai une petite sœur qui n’est pas forte et ne digère, comme boisson, que du lait bien chaud : alors je connais ces petits oiseaux-là.
Ce vous, et ce ton d’intérêt étonnèrent Angelinette. Elle le regarda.
— Si vous le préférez, nous resterons ici dans ce coin et je dépenserai assez pour que le patron soit content.
Bien qu’il fût très jeune, elle comprit qu’il connaissait les habitudes de leurs établissements et le lui dit.
— Oh ! nous autres bateliers, nous vivons dans les ports.
Ils causèrent. Il était batelier, encore chez ses parents ; leur ligne était Anvers-Rotterdam. Il était Hollandais, Frison. S’il était venu dans le quartier, c’est que son frère avait besoin d’aller en ribote, et qu’alors ce garçon si calme perdait la tête et cherchait noise à tout le monde : c’était pour cela qu’il l’accompagnait toujours. Quant à lui, Wannes, il préférait rester sur leur barque et jouer de la flûte.
Angelinette souriait à l’entendre si communicatif ; elle observait ses manières douces, écoutait sa voix persuasive, puis elle le regardait encore. Quel grand diable, quel bon regard, et comme cette forte touffe de cheveux cendrés et ondulés retombait gentiment sur sa tempe ! Il avait un large pantalon et un ample veston, avec, en dessous, un tricot de laine bleue échancré très bas, et, quand il se mouvait, elle apercevait dans l’entrebâillement du tricot, au delà de la gorge hâlée, un peu de chair blanche et tendre ; mais l’idée de l’embrasser là ne lui vint pas.
Un homme âgé était entré, visiblement un bourgeois de la ville ; il s’était assis dans un coin et avait échangé un regard avec Angelinette.
Les camarades du batelier qui, un à un, avaient disparu avec une femme, maintenant revenaient et s’asseyaient, devenus tranquilles et parlant bas. Quand ils furent tous là, ils se levèrent. Wannes quitta à regret. Angelinette souriait et, dès qu’il fut dehors, alla s’asseoir à côté du vieux client. Ils disparurent bientôt ; on leur monta du champagne et à souper.
Le patron était satisfait. Wannes avait fait plus de dépenses que s’il était monté avec Angelinette, et maintenant le vieux client… Cette Angelinette, quelle chèvre à lait !
Wannes revint le lendemain soir seul : Angelinette était accaparée. Il revint encore souvent, mais après la coiffure, avant que les clients ne donnassent. Jamais il ne la tutoya, ni ne se départit de sa réserve.
— Angelinette, lui dit-il, un après midi, en tenant sa main dans la sienne, ne voudriez-vous pas partir d’ici ? J’ai de quoi, vous seriez contente. Nous avons cinq barques ; chacune est dirigée par un de nous et nous faisons de grosses affaires, par ce temps de prix élevés.
Angelinette fut évasive. Elle aimait bien ce grand garçon doux et respectueux, qui ne cherchait jamais qu’à être assis à côté d’elle et à lui faire boire du lait chaud ; mais si leurs rapports devaient changer, elle savait qu’alors il lui deviendrait à charge comme les autres.
— Je ne quitterai jamais ma grand’mère, fit-elle un jour, en réponse à ses instances.
Il ne revint pas pendant une semaine ; puis, en accentuant sa réserve, il lui demanda si elle ne voulait pas devenir sa femme ; il dit qu’il recevrait une barque de ses parents, qu’ils quitteraient la ligne d’Anvers et iraient en Frise : la ligne Harlingen-Amsterdam était bonne. Il ajouta qu’il ferait bien céder les siens devant son obstination et que, s’ils ne cédaient pas, il avait de sérieux bras pour la besogne et trouverait partout à gagner leur pain.
Quand il eut parlé, elle leva les yeux vers lui, puis les abaissa aussitôt.
— Les vôtres ne m’accepteront pas.
Et s’ils acceptaient, elle ne pourrait vivre dans une barque. Non, elle ne se sentait pas faite pour cela, et il y aurait des mécomptes et des déboires.
— Je hais ma vie, mais ne puis m’en arracher : le quartier me tient, j’ai peur d’en sortir et ne le quitte jamais qu’accompagnée.
— Mais vous seriez accompagnée, je ne vous quitterais jamais.
— Voyons, ami, non, je sais que je ne suis pas faite pour vivre sur l’eau.
Elle n’osait dire : pour un homme.
— Mais vous n’êtes pas faite non plus pour vivre ici : vous y laisserez votre peau.
Il s’en alla de mauvaise humeur.
Le lendemain, après la coiffure, assise sur un tabouret à la porte, elle faisait des fleurs de papier, entourée d’une kyrielle d’enfants.
— Cette rouge sera pour moi, madame Angelinette ?
Elle regarda la petite blonde :
— Non, je t’en ferai une bleue pour tes cheveux clairs, Voilà, la rouge est pour Fifi, qui est brune comme une noix.
— Quand nous aurons tous des roses, tu chanteras avec nous, madame Angelinette ?
— Oui.
Lorsque tous les enfants eurent une rose, elle les fit se prendre par la main et former une ronde ; puis ils chantèrent :
« La Sainte Vierge montra son fils et dit : Ils l’ont mis sur la croix hideuse ; ils lui ont percé le sein ; mes pleurs n’ont pu le ranimer, mais l’amour pour les pécheurs l’a ressuscité. Il vit ! Il vit ! il faut l’adorer à genoux. »
Aux mots « Adorer à genoux », ils se laissèrent tous tomber à genoux. Ils se relevèrent, et la ronde recommença.
Angelinette, absorbée, n’avait pas vu venir un homme et une femme. Tout d’un coup ils se trouvèrent devant elle. C’était un énorme batelier, et une énorme batelière en serre-tête d’or frison et bonnet de dentelles à bavolet : un frère et une sœur de Wannes.
— C’est à vous que nous voudrions parler.
Angelinette rentra. Ils demandèrent deux verre de bière et, sur un ton posé, sans s’animer, lui dirent ce qui les amenait. Eux la tutoyèrent :
— Tu dois bien comprendre qu’il est impossible que tu entres dans notre famille : elle a toujours été honorable et entend le rester.
— Du reste, fit la sœur, sur un ton âpre, les parents ne lui donneraient pas un « dubbeltje ». Ils vendraient plutôt les barques et jetteraient l’argent aux vagues : et, sans le sou, tu ne le voudrais pas.
Angelinette n’avait pas dit un mot. Elle devint livide, ses lèvres blêmirent, son nez se pinça, les cercles autour des yeux envahirent ses joues, son regard devint aigu, et le corps penché, les deux poings sur la table, elle siffla d’une voix haletante :
— En voilà assez ! je vous conseille de vous en aller ou je réveille le quartier.
Il y avait tant de froide rancune dans sa physionomie délicate qu’ils se levèrent, payèrent et partirent, la tête et le dos rentrés, comme s’ils craignaient une chute de tuiles.
Elle ne revit plus Wannes. « Je savais bien que le courage lui manquerait, murmurait-elle quelquefois, après des songeries. Je suis rivée ici. » Elle recherchait alors les enfants, dont elle s’occupait de plus en plus :
« La Sainte Vierge montra son fils et dit : Ils l’ont mis sur la croix hideuse ; ils lui ont percé le sein ; mes pleurs n’ont pu le ranimer, mais l’amour pour les pécheurs l’a ressuscité. Il vit ! Il vit ! il faut l’adorer à genoux. »
Angelinette, perchée sur ses hauts talons blancs, habillée d’une robe-chemise de linon bleu pastel, ses nattes comme des torsades de miel étagées sur sa fine tête, les cernures lui entourant les yeux comme une peinture de khôl, un sourire ineffable sur toute sa pâle figure, se tenait près de la charrette du marchand de crème à la glace et distribuait des cornets de glace à une douzaine de gosses exultant de joie :
— Oh ! bon, madame Angelinette ! Oh ! bon, bégayait un gamin chocolat, à la bouche garnie de grands crocs blancs.
— Là, Pietje ; voilà, Janeke ; et toi, Leentje, en as-tu ?
— Oui, madame Angelinette.
— Tu es notre marraine, n’est-ce pas, madame Angelinette ?
— Oui, votre marraine à tous. Viens, Titatje.
Elle assit l’enfant sur le bord de la charrette et, avec une cuillère, lui mit de petits tas de glace dans la bouche.
— Doucement, Titatje : c’est très froid pour tes petites dents ; mais c’est bon, dis, par cette chaleur.
Le quartier puait la charogne, la bière sure, les moules, les frites écœurantes, et le soleil suçait la sueur des gens et des choses. Angelinette ne put plus résister à la tentation de prendre une glace, bien que cela lui donnât des crampes.
— Bah ! je soignerai les crampes : après la bordée de la nuit, je suis comme roussie en dedans.
Et elle avala un grand cornet de glace.
— Là, êtes-vous contents ? Embrassez-moi tous et allez jouer à l’ombre de la Halle aux viandes.
Elle se baissa pour chaque petit : il y en avait qui se haussaient sur la pointe des pieds, d’autres qui levaient leurs petits bras, et encore ceux qu’elle soulevait et embrassait goulument par toute la figure.
— Là, voilà ! vous êtes mes chéris, et je resterai votre marraine à friandises.
Et elle partit, de son pas pavanant d’oiseau de race, son exquis sourire lui embaumant le visage.
Quand sa grand’mère mourut, Angelinette ne fit qu’une bouchée de l’héritage. Elle invita le seigneur et la vieille Hélène à faire un voyage en bateau.
— Alors, fit le seigneur, nous devons le faire en Hollande : là, on peut se promener en bateau dans les villes.
Ils loueraient une barque, qui les conduirait par l’Escaut, les canaux de la Hollande et le Zuiderzee.
Hélène ferma sa boîte. Ils emménagèrent. Angelinette dut partager une couchette avec Hélène ; ça l’ennuyait à cause de sa grosseur : « c’était pire que deux hommes… »
Sur l’eau, au large de l’Escaut, Angelinette devenait ivre de joie. Elle se promenait dans la barque, seulement habillée de son petit pantalon ; elle défaisait ses cheveux filasse, s’asseyait le dos contre le bord et les laissait traîner dans les vagues ; elle se retournait de temps en temps pour les regarder dans l’eau verte, où ils étaient déployés comme une plante marine en fils d’argent. Quand le jeu l’avait assez amusée, elle appelait Hélène pour qu’elle lui tordît les cheveux, puis s’étalait sur le pont, sa chevelure étendue autour d’elle, et se laissait cuire.
Les autres mangeaient et buvaient : « à quoi voulez-vous passer le temps ? »
A Rotterdam, Hélène voulait aller dans les « maisons » :
— J’ai des connaissances dans toutes.
— Ah ! non.
— Ça ne t’intéresse pas de voir comment les autres s’arrangent, font leurs affaires ?
— Non ! Non ! J’en ai soupé du métier. Je ne veux pas : j’aime mieux regarder les moulins. On doit trouver ça comme joujou, ces moulins : je veux en rapporter pour les enfants du quartier.
Au centre de la ville, ils en achetèrent une cargaison.
A Amsterdam, elle se laissa cependant entraîner dans le quartier du Zeedyk et de l’Ouwerkerke. Quand elle vit, sur un canal sombre, une fenêtre tamisée de rideaux de tulle, éclairée d’une lampe à abat-jour orange, un lit dans le fond de la chambre, et une femme en blanc, assise sans un mouvement, qui attendait, elle eut un étonnement.
— Ce n’est pas mal : on dirait un aquarium. La robe manque de chic, mais l’abat-jour et les rideaux de tulle, ça n’est pas mal.
— Tu vois, fit le seigneur, le métier ne chôme nulle part, et il n’y a pas de grève non plus.
— Cet abat-jour et ces rideaux, je m’en souviendrai, pensa Hélène.
— Grève, fit Angelinette, vois-tu une grève dans notre métier ? Qu’est-ce qui arriverait ? Cependant, ce serait juste que nous nous concertions pour faire grève : qu’avons-nous ? à manger et des dettes, et, sans la générosité privée des clients, nous n’aurions jamais un sou.
— Mais essaye donc ! une vraie grève ne durerait pas vingt-quatre heures : patrons et clients mettraient les pouces.
Dans le Zuiderzee, ils abordèrent à l’île de Marken. Le seigneur la connaissait : il y avait été dans sa jeunesse, quand il vivait encore dans son monde. Hélène, bien qu’ayant vécu toute sa vie avec des exotiques, n’en revenait pas. Angelinette était au comble de l’étonnement et de l’extase. Les enfants surtout la ravissaient : elle les embrassait, les palpait, touchait leur peau et admirait leur teint délicatement anémié. Elle les fit pivoter dans tous les sens, pour mieux admirer les détails de leurs vêtements. Elle était toujours en avant des autres, dans les petits chemins qui serpentent entre les fossés le long des champs. Elle demanda à monter dans les canots qui transportent le foin par les détours des fossés.
Elle connaissait cependant les hommes de mer, mais devant ceux-ci, avec leurs larges culottes courtes, leurs petites cravates en cotonnette à pendeloques de perles de couleur, leurs casquettes, qu’ils n’ôtent jamais, à petite floche sur la visière, et leurs courtes pipes de terre à couvercle de filigrane de cuivre, elle restait ébahie. Elle ne voyait pas ces êtres-là avec une femme, malgré leur regard paillard qui l’inspectait. Et quand ces hommes les eurent introduits dans leurs maisons de bois sur hauts pilotis, et qu’ils virent les lits à literies brodées dans les alcôves, les plats de Delft aux murs, les tapis de toutes couleurs à terre, la théière sur un petit réchaud à pétrole, la bible à côté, et la matrone en haute mitre de toile blanche arrondie du haut, une frange de cheveux sur le front et deux boucles qui tombaient le long des joues, avec son plastron bariolé et l’amas de ses jupes, alors Hélène et Angelinette se crurent devant une autre espèce de gens qu’eux. Hélène n’osait pas y aller de ses familiarités et Angelinette avait une sensation qu’elle ne pouvait définir — était-ce antipathie ou sympathie ? — mais certes quelque chose qu’elle n’avait jamais senti pour d’autres êtres humains. Il n’y avait que le seigneur qui gardait son sang-froid devant la voix douce des femmes et le ton cauteleux des hommes : il les connaissait pour être rapaces et sans scrupules quand il s’agissait de tondre l’étranger.
Il fallut à Angelinette un costume complet de femme ; elle s’en vêtit, et, quand elle se vit dans la petite glace haut pendue et penchée en avant, elle fut saisie de stupéfaction.
— C’est moi, ça ? c’est moi, ça ? cet air de sainte nitouche, c’est moi qui ai ça ? Si je portais ce costume dans le quartier, il n’y en aurait que pour moi. Mais Dieu, que ce serait embarrassant, ce plastron hermétique et cet amas de jupes, maintenant qu’on en est à être à peau, pour ainsi dire ! Ote-le moi vite, j’y étouffe ; je le porterai au carnaval.
Ils payèrent un prix exorbitant ces quelques hardes ; ils burent du thé dans des petits bols et sucèrent la boule de sucre candi avec les pêcheurs. Puis un des hommes les reconduisit en canot par les fossés, en poussant de la gaffe.
— On ne voit presque rien dans cette île, fit Angelinette, tant il y a de brouillard.
Ce brouillard était une buée dorée qui enveloppait toute l’île, rendait tout indécis et donnait la sensation de vivre dans une nue qui eût flotté sur l’eau.
— Sont-ils drôles ! sont-ils drôles ! répétait Hélène.
— Tout de même, ils sont comme nous, pensa Angelinette ; je l’ai vu dans leur regard quand ils se concertaient pour nous carotter.
Leur barque prit le large. Hélène fut contente d’entendre leur batelier aboyer le flamand ; Angelinette fit une grimace, comme si on l’eût choquée.
Ils voguèrent autour du Zuiderzee et accostèrent dans d’autres îles, mais Angelinette ne retrouvait plus sa première impression et préférait rester en mer.
Ils reprirent les canaux, les rivières et les fleuves, où les barques, voiles déployées, louvoyaient et que bordaient des moulins à vent et des prairies, pleines de vaches au dos noir et au ventre blanc qui paissaient en troupeaux. Et, de méandre en méandre, ils revinrent dans les eaux de l’Escaut.
Par une brûlante journée de juillet, ils firent échouer la barque sur un banc de sable dans le Bas-Escaut. Quand la marée fut tout à fait basse et la barque à sec sur un îlot de sable blanc argent, marqueté de coquilles de toutes nuances serties dans le sable comme des gemmes, ils se dévêtirent. Le seigneur avait promis aux femmes de les faire nager.
Hélène apparut en courte chemise de mousseline, envolantée de dentelles ; les plis de son cou et de son ventre faisaient cascade. Le seigneur lui offrit galamment la main pour descendre la petite échelle. Angelinette, toute nue, sauta du bord dans les bras du seigneur.
— Je ferai d’abord nager Hélène.
Il voulut l’entraîner, mais, dès qu’elle sentit l’eau, elle poussa des cris et il n’y eut pas moyen de la faire aller plus loin. Alors il l’assit dans le sable, la maintint et laissa venir sur elle deux à trois vagues.
Angelinette, les cheveux attachés au sommet de la tête, le teint rougi par le soleil, les yeux flamboyants et la bouche humide d’allégresse, riait en un rire trillé qui s’égrenait dans le bruit des vagues. Elle courait et sautait autour d’eux, la peau et les formes si fines que le seigneur lui cria :
— Mais, Angelinette, tu es transparente : prends garde, tu vas perdre ton corps et n’être plus qu’une ombre.
Et elle courait d’un bout à l’autre du banc de sable, sa chair enfantine faisant à peine saillie sur la charpente flexible. Une buée l’enveloppait si délicatement qu’on ne savait plus où elle commençait et où Angelinette finissait.
— Allons, viens toi maintenant.
Elle sauta à califourchon sur lui, les jambes autour de ses reins, et, d’un plongeon, ils disparurent. Il remonta en nageant, Angelinette accrochée sous sa poitrine. Elle suffoquait, soufflait.
— Ah ! Ah ! Ah ! bougre !
Et, d’une main, elle le gifla.
— Tu ne t’attendais pas à ça, hein ? là, laisse-moi te prendre autrement.
Et il la détacha de lui en la tenant autour des reins.
Elle s’était remise à rire, rassurée de se sentir en des mains si sûres. Ses cheveux s’étaient dénoués : ils la suivaient comme une queue déployée.
— Quand tu en auras assez, tu le diras.
— Oh ! alors, va : on dirait que je suis où je dois être. Ah ! si l’on pouvait faire dodo sur ces vagues !
— Dodo, tu ne pourrais le faire qu’au fond, et pour tout de bon.
— Dieu ! sortons, ta vieille carcasse n’aurait qu’à être prise d’une crampe.
Elle émergea de l’eau, nacrée comme le sable qui scintillait maintenant de millions d’étincelles, et elle s’encourut, ses cheveux en torsade lui battant les mollets. Elle s’arrêta, se frotta les yeux, puis courut vers le bord extrême du banc et fixa ses regards sur des silhouettes, là-bas sur un autre banc de sable. Confondues et comme suspendues entre ciel et eau, des formes vagues, en pantalon, le torse nu, escrimaient en des pas savants. D’autres étaient arrêtées sur le bord et, des jumelles en mains, regardaient Angelinette ; ils appelaient ceux qui escrimaient, et tous, les uns après les autres, prenaient les jumelles pour la regarder et lui faisaient des signes.
Elle, tranquille en sa nudité, mit ses deux mains en conque devant la bouche et cria, soulevée sur la pointe des pieds :
— Tas de figues, n’avez-vous jamais vu une femme à peau ?
Puis elle se sauva et, en courant, demanda au seigneur ce que c’était que ces gens-là.
— C’est une société d’escrimeurs de la ville qui viennent faire ici des poules.
Elle se fit donner un sac et choisit dans le sable les plus jolis coquillages.
— Oh ! vois donc celui-ci, il est mauve à petites dents, ah ! que c’est… vois, c’est la même couleur que les bouts de mes seins.
Et elle les compara en tenant la coquille à côte.
— Oui, c’est bien ça, fit le seigneur.
— Puis, regarde, celle-ci est comme les ongles de mes pieds, et celle-là comme mon oreille. Dis, seigneur, je suis une coquille presque vidée. Je vais m’incruster dans le sable et tu me ramasseras.
Elle se coucha sur le sable, et en riant, il l’enterra à moitié.
— Enterre-moi les pieds et laisse mes ongles à nu : tu les ramasseras comme des coquilles.
Il obéit et fit le geste de ramasser chaque ongle, en la chatouillant un peu.
Ravie, elle cria :
— Laisse voir ! Laisse voir !
Et il lui montra des coquillages roses et ronds, en l’assurant que c’étaient les ongles de ses pieds.
— Là, mets-moi des coquilles sur le ventre et sur la poitrine.
Puis, sérieuse :
— Est-ce que j’y ressemble, dis ?
— Gosse, tout de même ! gosse, tout de même !
— Maintenant, ramasse-moi et rince-moi comme un coquillage que nous voudrions mettre dans le sac.
Il la souleva par un bras et une jambe, et alla la rincer dans la vague.
— Allons, vous autres, allez-vous venir, le dîner est prêt !
Ils se mirent nus à table et mangèrent abondamment, puis se couchèrent dans le sable et firent une longue sieste. Hélène, en son énorme graisse, semblait un vieux phoque échoué sur le banc. Angelinette, endormie, redevenait pâle ; les cercles violets de ses yeux envahissaient ses joues ; elle respirait à peine et paraissait une petite chose jetée là et qui n’aurait pas la force de se relever ; ses cheveux faisaient corps avec le sable et la couvraient en partie. Après la sieste, ils se firent apporter le café. Les bateliers les servaient comme des larbins bien stylés par l’appât du gain et à qui le coulage rapportait gros. C’est eux qui allaient aux provisions : jamais ils n’avaient été à pareille fête.
Hélène prit sa pipe, le seigneur un havane à manchette et Angelinette des cigarettes ambrées à bout doré. Hélène parla affaires :
— Tout de même, si Angelinette voulait s’en occuper un peu ! Dans les villes, les hommes la suivent à la piste : elle n’aurait qu’à vouloir, nulle part les occasions ne manquent. Ici même, sur ce banc de sable, si on voulait faire venir ces escrimeurs, on ferait de brillantes affaires.
— Toi, Hélène, tu ferais des affaires avec les poissons : ce que tu dois en avoir un magot ! Et pour qui tout ça ? Tu es seule, puisque tu es une enfant trouvée.
— Mais si ce n’était que pour te le laisser, petite fille…
Et elle regardait Angelinette avec une infinie tendresse.
— D’ici là, tu seras devenue sage, et tu pourrais commencer une belle affaire pour ton compte, quelque chose de bien moderne, car il faut marcher avec son temps.
Angelinette se tordit.
— Moi, devenir sage ! Moi, une affaire ! Ah la la, Hélène, je boulotterais tout !
— Voilà le danger avec toi : j’aurai travaillé toute une vie…
— Tais-toi, grosse bête !
Et elle sauta sur les cuisses d’Hélène et la couvrit de baisers.
— Tu es une honnête créature tout de même, ma vieille chérie.
Hélène s’adressa au seigneur.
— Une femme qui aurait de l’argent et le sens des affaires pourrait s’acheter une barque comme celle-ci : on tendrait les cabines de mousseline Liberty.
— Oh ! ça existe au Japon : on les appelle des bateaux de fleurs.
— Eh bien, pourquoi personne n’a-t-il encore tenté cela ici, dans une ville maritime ? Moi, je ne le savais pas, et maintenant je suis vieille…
Angelinette s’était désintéressée de la conversation ; elle avait cherché du fil et enfilait des coquillages. La marée montait, la barque oscilla, ondula et se remit à flot.
Ils voguèrent encore pendant dix jours sur l’Escaut et se firent tous les jours échouer.
Les matins de brume, Angelinette apparaissait, dans sa nudité enfantine, comme une perle sortant d’une huître entr’ouverte, qui, dans l’éloignement, se refermait et l’absorbait toute ; et alors, prise de peur de se sentir enveloppée de cette chose impalpable, elle appelait : « Hélène ! Seigneur ! » et ne se sentait à l’aise que lorsqu’ils répondaient.
Ils retournèrent à Anvers quand ils n’eurent plus le sou, et n’oublièrent pas le sac de coquillages et les petits moulins à vent. Angelinette les distribua aux enfants du quartier et elle raconta aux femmes son voyage.
— Il y avait…
Et toutes, bouche bée, comme des enfants, écoutaient.
Elle eut de la peine à se remettre au métier. Le premier verre d’alcool la fit frissonner de haut en bas ; puis elle étouffait dans le quartier : ça manquait d’air. Sa maigreur s’accentua ; elle devenait boudeuse ; son indifférence s’accrut ; la fatigue la paralysa lentement, jusqu’à ce que le patron lui dît :
— Écoute, il te faut des soins, nous avons trop d’ouvrage. Vas à l’hôpital : quand tu seras guérie, tu reviendras.
Elle y fut, accompagnée de la vieille Hélène. On la mit dans un lit blanc. La nuit, la sœur de ronde l’entendit murmurer :
— Être seule dans un lit, je ne savais pas quel délice c’est. Oh ! quel délice !
Quand la vieille Hélène revint, elle la trouva souriante :
— Eh bien, petite ?
— Oh ! quel délice d’être seule dans un lit, de faire dodo sans qu’on vous réveille pour recommencer encore et encore ! Oh ! quel délice !
— Mais tu n’avais pas le dégoût.
— Non, mais c’était comme si l’on me coulait la fatigue dans les membres. Et maintenant, être seule dans un lit… je ne connaissais pas ça.
Elle s’informa de la maison : « le patron n’était pas encore venu ; et le seigneur, ne l’avait-on pas vu ? elle était tout de même sa fille. » Puis elle lui donna la clef de sa malle et la pria d’y prendre les portraits de sa mère et de sa grand’mère et de les lui apporter. La vieille Hélène ne voulait pas lui dire que le patron, sûr qu’elle ne reviendrait plus, avait déjà ouvert sa malle, et qu’Adèle se promenait dans sa robe blanche à ceinture mauve, et que cela lui donnait une allure d’acrobate habillée à la vierge.
Puis Angelinette revint encore sur le bonheur d’être seule dans un lit.
— Pas de peau chaude qui vous touche, pas de ronflements, pas d’haleine puante de genièvre qu’on vous souffle au visage ou dans la nuque. Aucune odeur qui traîne et tout l’espace pour soi. Quel délice ! Quel délice !
Et elle écarta les bras et les jambes.
— Tu vois, tu vois, je ne rencontre que le drap frais.
La vieille Hélène se leva bouleversée, la prit dans ses bras et la tint longtemps contre elle.
— Tu me les apporteras, dis, les portraits ? Puis informe-toi du seigneur : je suis tout de même sa fille.
Quand la vieille Hélène revint le dimanche d’après, Angelinette était morte depuis la nuit. La sœur lui remit quelques lettres de matelots, pas ouvertes, trouvées sous son oreiller, et lui dit qu’elle était morte en disant : « Quel délice d’être seule dans un lit ! Quel délice ! »
Il avait quatre ans quand j’allai le chercher. Il était un hideux enfant de la misère : les jambes arquées, le ventre ballonné, la figure bouffie, le nez et les oreilles coulants, le teint terreux.
Bah ! je le pris tout de même : le sourire autour de la bouche était charmant ; des yeux lumineux qui m’observaient, une voix claire et pleine comme un jeu de clochettes. Le soir, en chemin de fer, il s’endormit et fit caca dans sa culotte : sa première culotte, que je lui avais achetée ; je dus lui donner un bain avant de le coucher.
Il mangeait en se pourléchant ct me demandait :
— Tout ça, c’est pour moi, tante ?
Il se laissait baigner avec volupté. Il n’était pas difficile pour ses jouets : il n’en avait jamais eu et la moindre horreur achetée au bazar le faisait jubiler. Je lui fis un trousseau de linge et des habits, et sa joie était, quand je les lui essayais, de se mettre devant la glace et de se regarder, ainsi métamorphosé.
Ses pauvres petites entrailles ne supportaient que mal le changement de nourriture, ou plutôt la nourriture : il en avait eu si peu. Oh ! la misère vous donne toutes sortes de sales incommodités… Son nez fut long à guérir, son ventre ne se déballonna que lentement et ses jambes se redressèrent seulement à mesure qu’il se fortifiait et perdait sa mauvaise graisse.
Au bout de quelques mois il était devenu délicieux : long, mince, avec une jolie ligne de dos, et une chevelure soyeuse, ondulée et d’un beau blond avait remplacé la sale tignasse pisseuse, pouilleuse et raide. Il avait un nez aux narines palpitantes au lieu du bouchon tuméfié et suintant, et un beau regard brillant de bonheur au lieu du regard inquiet, si pénible chez les enfants. Il avait aussi une sensibilité exquise : lorsqu’il voyait des enfants en haillons, il croyait que c’était ses frères et ses sœurs, et quand il s’était rendu compte que ce n’était pas eux, il leur donnait les quelques sous que je lui mettais habituellement en poche, ainsi que son mouchoir.
— Un nez comme ça, ts, ts, ts, ce n’est pas humain.
Il avait entendu dire ces mots par mon ami, qui les employait dans le sens d’injuste ou de douloureux.
Un jour, il vit au coin d’une rue une petite fille qui pleurait devant une pâtisserie.
— Cette Katootje a faim, tante.
Katootje était le nom de sa petite sœur.
Et il entra en bombe dans le magasin, prit une grande couque aux corinthes sur le comptoir et sortit en criant, dans sa langue, au pâtissier :
— Tante va le payer, tante va le payer ! Là, Katootje, ne pleure plus, fit-il, en embrassant délicatement la petite fille sur la bouche.
Maintenant qu’il était heureux, il avait surtout un rire qui vous réchauffait l’âme : un rire qui résonnait dans la maison comme une cloche annonçant le bonheur, comme un écho de joie et de confiance.
Plus tard… dans quelle voie le diriger ? Médecin, avocat, ingénieur ?… Il aime tout ce qui est mécanique, mais il aime aussi les fleurs, les bêtes, et il m’oblige de m’arrêter pour écouter les orgues. S’il est artiste, je le laisserai faire, mais je veux avant tout qu’il fasse des études sérieuses et qu’il apprenne la musique comme la grammaire. Tant de beautés m’échappent en musique parce que je ne la connais pas et que je ne suis pas assez instruite. J’ai tant, tant de sensations sur lesquelles je ne puis mettre de nom à cause de cette lacune, et j’aime, dans mes joies et mes peines, être consciente. Oh ! je ne parle pas de l’instruction sèche et pédante : l’autre, vous savez bien, celle qui vous dégage l’âme et vous fait sentir la beauté de ce nuage. Il me semble que la nature a fait de nous des embryons et que la culture nous met au point. Je n’ai compris la beauté de la Diane chasseresse du Louvre, la force nerveuse et l’élan de son corps souple, que lorsque j’ai su la mythologie et que j’ai connu la légende de sa vie dans les bois à la tête de ses soixante nymphes. Avant cela, je la trouvais une belle fille sauvage.
Un petit bonhomme comme ça vous prend exactement tout votre temps : mais quel beau livre ! je n’en ai jamais lu de semblable, et ma vie est devenue tout espérance. Ainsi je songeais, quand je le voyais heureux autour de moi.
Une lettre de la mère pour demander de l’argent.
— Il a tout et les autres rien !
Au lieu de se réjouir de ce qu’au moins un de ses enfants en est sorti ! Enfin j’envoyai de l’argent. Cependant, j’en avais trop peu depuis que le petit était là : la mère de mon ami ne nous donnait pas un sou de plus ; elle disait même à son fils :
— Tout ira à cet enfant ; c’est lui qu’on aimera et toi, on te supportera.
Encore ça comme souci : cette vilaine vieille, jalouse de l’amour de son fils, va se servir de l’enfant pour éloigner de moi le seul homme que je me crois capable d’aimer dans ce pays, mon unique ami…
Ainsi mon bonheur de sentir cette jeune vie s’épanouir près de moi dans l’aisance était mélangé de la crainte qu’on me le reprît et du souci de l’ombrage que cette affection pourrait jeter sur mon amour.
J’étais allée avec Jantje chez une vieille amie. Là vint une dame française avec un petit garçon de l’âge de Jantje. Les deux enfants se rapprochèrent vivement l’un de l’autre. Le petit Français était foncé comme une gaillette, les cheveux coupés ras, une figure mate et de gros sourcils noirs. Il se planta devant Jantje et dit :
— Je suis Français.
Jantje ne répondit pas, se promena devant lui, la tête levée, avec des yeux qui demandaient : « Et après ? » Puis il dit :
— J’ai travaillé deux heures ce matin pour ajuster des tuyaux de poële.
— Ah ! pas mal, s’écria ma vieille amie.
J’étais fière aussi : l’un faisait valoir un état dont il ne pouvait mais, et l’autre son travail. Il avait décoché cela d’un trait, sans une hésitation. Ces mots lui étaient restés dans la mémoire : le matin, il était descendu tout noir du grenier ; mon ami lui avait demandé : « Qu’as-tu fait pour être si noir ? » et le petit lui avait expliqué, avec des gestes, et des mots hollandais et français, qu’il avait bien travaillé deux heures pour ajuster des tuyaux de poële.
— Eh bien, dis : « J’ai travaillé deux heures pour ajuster des tuyaux de poële. »
Il avait répété et retenu.
Les petits ne se dirent plus rien ; dans leur désillusion, ils s’étaient, chacun, approchés de leur tante et de là s’observaient. Je n’ai jamais été mieux à même de juger de la différence entre la vanité et la fierté.
Oui, quelle voie prendra-t-il, et par où le diriger ? Un sociologue, — ç’avait été le rêve de mon ami — un savant, un homme d’action ? Il se décortiquait tous les jours : plus rien de la larve amorphe d’il y a six mois ; s’il continue ainsi, comme il sera beau et bon ! Et je courais l’embrasser. Il s’était déjà habitué à cette pluie de baisers qui lui tombaient à l’improviste ; il les rendait ou secouait impatiemment la tête.
— Tante, je ne peux rien faire si tu me déranges tout le temps.
Encore des paroles de son oncle. Il l’appelait « oncle » maintenant. Décidément, il l’écoute encore plus que moi : il est vrai que mon ami a la voix la plus pénétrante et le ton le plus persuasif qui soient.
Ah ! que je suis heureuse en ce moment pour l’enfant et pour moi ! Tout ce passé d’abjecte misère est mort ; et ce que nous avons de bien-être, nous pouvons en jouir : c’est l’affection qui nous l’a donné.
Grand Dieu, la vieille ! Tous les jours, une goutte d’eau sur cet amour, sur cette volonté, pourrait bien finir par y creuser un trou. Ah ! quelle angoisse, maintenant surtout que je ne serais plus seule à en pâtir ! Mais il nous aime tant ! Tous les jours, quand j’accours sur mes mules lui ouvrir la porte, avec le petit qui me suit, son regard m’apaise immédiatement ; toujours il sourit et me dit :
— Clic-clac, clic-clac.
Ce clic-clac lui est si familier qu’il distingue le clic-clac spécial de mes différentes mules.
— Tu as des mules neuves, ou « celles en velours vert », ou « celles doublées de rouge ».
Depuis que le petit est là, il m’oublie quelquefois et s’amuse souvent à se cacher derrière moi et à dire d’une grosse voix :
— Qui va aller au bois avec ce méchant garçon ?
Hé ! hé ! la mère pourrait bien se tromper : si c’était donc moi qu’on aimerait moins au profit du petit ? Cependant je veux le garder, lui, mon amour, intégralement. Allons, nous sommes assez bien bâtis tous trois pour ne pas nous porter ombrage.
Un jour, je lui avais mis un béret neuf pour aller se promener avec son oncle. Quand celui-ci entra, le petit se planta devant lui, le béret de côté, et lui demanda :
— Est-ce que tu trouves moi je beau ?
Une autre fois, à la campagne, ils jouaient à se jeter une vieille poupée, et voilà que mon ami la jeta si haut qu’elle s’accrocha dans un arbre. Jantje resta la tête levée. Je crois qu’Élisée, quand il vit monter Élie dans les nues, ne le regarda pas avec plus de stupeur.
— Que faire maintenant, que faire maintenant ? La nuit, elle aura froid, cria-t-il.
— Jean, prends ton traîneau, nous irons au parc, où l’on fait des statues de neige.
— Statues, tante ?
— Oui, ce sont des hommes ou des bêtes, en quelque chose comme la belle dame sans vêtements qui tient une coquille et que tu aimes bien.
— Mais puisque ça devient de l’eau, tante.
— Oui, ça ne durera pas, mais on aura pendant quelques jours le plaisir de les regarder, et quelques jours, c’est long pour du plaisir.
Dès l’entrée du parc, devant l’amas étincelant de neige, il entra en joie ; mais, quand nous arrivâmes à l’un des carrefours, où plusieurs sculpteurs, emmitouflés et bleuis de froid, échafaudaient de la neige et maniaient l’ébauchoir, il courut de l’un à l’autre, regarda tout, puis s’arrêta devant un groupe que modelait un jeune sculpteur : c’était un âne monté par le bonhomme Noël.
— Tante, c’est saint Nicolas. Il ne me fera pas de mal ?
— Non, tu as été sage.
— Puis-je travailler avec le monsieur ? Je peux apporter de la neige dans le traîneau.
— Je ne sais pas, demande au monsieur.
Et pas timide, sa voix sonnant clair, il demanda :
— Monsieur, je aider ?
Le jeune sculpteur le regarda.
— Tiens, quel gentil petit homme !
— Je aider, monsieur ?
Le sculpteur se tourna vers moi, me dévisagea aussi, curieusement, me salua et dit à Jantje :
— Mais oui, tu peux m’aider, apporte-moi de la neige.
Jan se mit à la besogne et, avec sa bêche, remplissait le traîneau. Je n’avais pas à craindre le froid pour lui, il se remuait fiévreusement, mails moi, comment résister ?
— Jan, monsieur est ton patron, fais ce qu’il te dira ; moi je vais courir de long en large ou je gèlerai.
— Oui, tante, je ferai ce que le monsieur dira.
Je me mis à courir. Et Jantje amassait de la neige à côté du sculpteur, qui eut la gentillesse d’employer surtout cette neige-là. Il lui parlait en néerlandais et lui demanda son avis.
— Ajouterai-je aux oreilles de l’âne ou à la queue ?
Jantje trouva qu’il ne fallait rien ajouter à la queue ni aux oreilles, mais ajouter tout de suite le bras droit du bonhomme Noël.
Le sculpteur et moi demandâmes en même temps pourquoi ce bras pressait tant.
— C’est avec ce bras-là qu’il jette les bonbons, n’est-ce pas, tante ?
— Ah ! voilà l’affaire ! Je vais vite mettre le bras, riait le sculpteur.
Et il appliqua de la neige autour de l’armature rudimentaire. Vers midi, le travail était ébauché.
— Nous devons rentrer, Jantje.
— Tante, comment faire ? le monsieur ne peut pas travailler sans moi.
— Ah ! oui, il faudra revenir, j’aurai besoin de neige.
— Eh bien, nous reviendrons.
A peine eûmes-nous déjeuné, il fallut qu’il y retournât.
Et voilà que le bonhomme Noël avait, pendu à son poing de neige, un cornet de caramels sur lequel était écrit : « Pour Jantje, le bon ouvrier. »
Jantje ne fut pas très étonné, mais fier.
— Tante, il a vu que je travaillais bien et que j’ai fait ajouter son bras pour les bonbons, puisque de l’autre bras il porte la verge.
Jusque vers la brune, Jantje se démena, le sculpteur travailla, et le tout fut achevé.
Alors le sculpteur dit à Jantje :
— Demain, de beaux messieurs viendront pour juger le meilleur travail. Tâche de revenir, je dirai que tu m’as bien aidé. Et c’est vrai, madame, fit-il en se tournant vers moi, son émotion m’en a donné et je crois que je l’ai communiquée un peu à mon travail. Ce petit-là ne fera rien froidement dans la vie ; et plus, il galvanisera les autres. Quelle conviction et quel exquis petit homme !
— Donne la main au monsieur et dis « à demain ».
Nous revînmes le lendemain avec André. Il connaissait le jeune sculpteur.
Les beaux messieurs ne lui donnèrent pas leurs suffrages, mais nous avions trouvé un ami.
Mon professeur de chant était venue donner sa leçon, accompagnée de son petit garçon de trois ans.
— Je me suis dit que Pierre pourrait jouer au jardin avec Jantje pendant la leçon.
Jantje était aux anges d’avoir un compagnon de son âge pour jouer. Il le prit par la main, le conduisit au jardin, et tout de suite l’assit dans son traîneau, devant lequel il s’attela, et le traîna par les sentiers.
Le petit Pierre avait pris le fouet et tapait si fort que nous dûmes intervenir.
— Tante, il me prend pour un cheval, mais on ne doit pas taper fort sur un cheval non plus, n’est-ce pas ?
Quand Jantje fut en nage, il mit le petit garçon dans le hamac et le berça.
— Doucement, fit-il, car si je berce fort, tu vas vomir comme moi l’autre jour.
L’autre se laissait faire, mais n’offrit pas de rendre la pareille.
La leçon finie, nous goûtâmes.
— Tante, tu le feras boire dans la belle tasse que mon oncle m’a donnée ?
— Certes, mon grand.
Le petit garçon fit la remarque que sa belle tasse était plus petite que celle de Jantje.
— Mais tu peux lui donner deux fois du chocolat, tante.
— Oui, mon grand.
Mon professeur invita Jantje à venir jouer le lendemain chez Pierre, qui a un beau « hobby », ajouta-t-elle.
Nous y allâmes.
Le petit Pierre se mit sur son dada et se balança. Mais quand Jantje voulut y monter, il l’en fit descendre en disant :
— C’est mon cheval.
Puis il prit sa boîte avec les maisons, les vaches et les arbres de bois et composa un village ; mais il arrachait les objets à Jantje dès que celui-ci voulait l’aider.
Mon professeur était honteuse. Cependant son gosse lui ressemblait : il manquait seulement de discernement pour cacher son âpre égoïsme.
A la fin, Jantje, penaud, se réfugia près de moi :
— Que dois-je faire, tante ?
— Rien, mon grand, nous allons rentrer et tu joueras avec ton oncle : il fera le cheval.
— Mais je ne le frapperai pas ?
— Non.
Nous rentrâmes ; mon ami nous attendait. Deux minutes après, le jardin résonnait de gaies clameurs et de rires d’or.
« Voilà, pensais-je, en chantant des gammes : ils ont besoin l’un de l’autre pour s’épanouir, et c’est moi qui possède ces deux êtres exquis qui m’aiment et que j’adore. »
Un autre jour, mon professeur de chant amena, avec son gamin, une petite fille.
Quand on les annonça, Jantje était à la cuisine ; il remonta, bégayant d’émotion, et, quand il prit la main de la petite fille, la salive lui montait aux lèvres.
Jantje ne s’occupa que d’elle et l’embrassa en l’entourant de ses bras ; il la traîna doucement dans son traîneau, se retournant à chaque instant, et, quand Pierre voulut faire le cocher et frapper Jantje avec le fouet, la petite fille fit un tel bond qu’elle tomba hors du traîneau, qui passa sur elle. Jantje la ramassa avec un émoi indescriptible.
— Tante, elle est cassée ! Elle doit être cassée !
La petite fille, devant sa terreur, se reprit et, se frappant sur ses petits bras rouges, déclara qu’elle n’avait rien. Pierre s’était caché derrière les rosiers.
Nous goûtâmes, mais Jantje avait eu une telle émotion qu’il en était tout pâle et ne disait mot. Au moment de leur départ, il me demanda s’il pouvait donner sa poupée à la petite fille.
— Parce qu’elle a eu mal, tante.
Nous étions allés à Anvers. André et moi voulions nous enivrer de la lumière de l’Escaut et du souffle du large, et je désirais montrer à Jantje le jardin zoologique. Nous nous rendîmes d’abord au port, où la lumière, les vagues de la marée haute mettaient tout en mouvement sur le fleuve. Le bruit des grues et l’animation des quais nous mirent en mouvement aussi et nous versèrent la joie dans le cœur.
Jantje nous posa mille questions auxquelles nous ne pûmes répondre grand’chose, ignorants que nous étions nous-mêmes des rouages de cette vie intense qui se déroulait devant nous. Nous ne pouvions que jouir de la beauté qui s’en dégageait et qui nous exaltait.
Jantje, avec son impressionnabilité, en prit instinctivement sa part. Du reste le bruit et l’excès de mouvement commençaient à m’abasourdir.
Le plus grand étonnement de Jantje, après le travail des grues mécaniques, fut une petite mulâtresse très foncée, de son âge, conduite à la main par sa maman toute blonde.
— Mais, tante, elle a travaillé dans les tuyaux de poële et sa mère ne l’a pas lavée.
— Non, mon grand, elle est ainsi : on aura beau la mettre au bain et la savonner, elle restera comme tu la vois. Va lui donner la main, tu verras.
Il se pressa contre mes jupes. Pour rien au monde, il n’aurait touché la petite mulâtresse.
Nous allâmes déjeuner, puis au jardin Zoologique. Rien ne lui échappa. Devant la grue du Sénégal :
— Tu vois, tante, elle met sa tête de côté pour mieux voir la fourmi qui marche à ses pieds. Pourquoi ses yeux sont-ils de côté ?
— Je ne sais pas.
La grue se mit à trompetter.
— Regarde donc, tante, des deux côtés de sa tête : ces plaques sans plumes montent et descendent pendant qu’elle appelle.
— Et que dis-tu de cette touffe de brins d’or sur le derrière du crâne ? lui demanda André.
— Tu appelles ça une aigrette, n’est-ce pas, tante ?
— Oui, mais elle ne doit pas l’acheter : ça lui tient à la tête.
— Oh ! tante ! tante ! Voilà d’autres oiseaux qui dansent l’un devant l’autre.
Et il courut vers une cage, où en effet des oiseaux ressemblant à des autruches dansaient des vis-à-vis en battant des ailes et exécutaient des pas tout autour de la cage.
Devant le chimpanzé qui buvait son urine, je le vis frissonner. Mais la petite guenon, qui, en souriant, lui exprima le désir d’un bonbon, lui fit presque vider son sac.
Les ébats des otaries dans leur bassin l’amusaient fort et il ne comprenait pas que les deux cormorans, perchés sur le bord, ne voulussent pas jouer avec elles et les laissassent crier d’ennui.
— Je jouerais bien avec elles, tante.
— Il faudrait savoir nager.
— Mais je sais nager.
— Tu l’as appris ?
— Non, mais père va nager.
— C’est qu’il l’a appris. Un veau et un cochon savent nager sans l’avoir appris, mais l’homme doit tout apprendre, surtout à être bon.
— Tu l’as appris, tante, à être bonne ?
— Oui, par la vie. Si la vie rend mauvais, c’est qu’on n’a pas le cœur à la bonne place.
— Tante ?
— Plus tard, chéri, quand tu seras grand : il faudra encore aller dormir et te lever souvent avant de comprendre.
— Tu comprends, tante ?
— Oui, mon grand, un peu trop, mais j’ai été soumise à un gavage de misère, comme d’autres sont gavés de choux à la crème, et j’ai mûri avant l’âge.
André, ironique, tira sa moustache, puis :
— Tu sais, toi, si tu crois qu’il te comprend…
— Mais je sais : aussi je me réponds plutôt à moi-même.
— Ça ne va pas ?
— Je suis fatiguée : il y a trop de bruit brutal dans cette ville ; tout fait vacarme.
— Ils parlent vilain, n’est-ce pas, tante ?
— Je te crois.
— Ah ! voilà les fauves ! Regarde, Jan.
Et il regarda.
— Comme ils marchent devant les barreaux ! Pourquoi ne les laisse-t-on pas courir dans le jardin, tante ?
— Mais ils nous mangeraient !
— Ils sont méchants, tante ?
— Mais pas plus que nous. Nous mangeons toutes les bêtes. Ce n’est pas parce que nous mangeons leur cervelle à la sauce blanche que…
— Tout de même, tu n’es pas gaie aujourd’hui.
Jantje me regarda, soucieux. Il me prit la main, se frôla tout contre moi, et je dus me baisser à plusieurs reprises pour me laisser embrasser.
André se frappa le front.
— J’y suis ! Ce sont les grappes d’émigrants que tu as vus grouiller sur les navires qui t’ont mise dans cet état.
— Oui, je me suis revue, avec les miens, entassés dans une charrette, allant d’une ville à l’autre pour voir si le pain y était plus facile à gagner.
Je me tournai vers lui, agressive.
— Tu crois qu’ils ne sentent pas ?
— C’est atténué tout de même, sinon ils chambarderaient tout.
— Tu te trompes : même petite, je sentais tout, et mes angoisses de ce qui nous attendait étaient indicibles.
— Et tu parles de bonté ?
— Il ne peut y avoir qu’elle !
— Tu te trompes, c’est le self defense qui fera tout. Allons goûter.
Le thé et le calme du jardin me remirent d’aplomb.
— Maintenant, viens.
Et je les conduisis vers un des bouts du jardin, où un éléphant tout harnaché attendait les clients.
— Jan, on va te mettre sur l’éléphant, et tu feras un tour de jardin.
Le gardien le hissa sur le siège, et en avant !
Jantje était si ahuri qu’il ne dit d’abord rien, mais il regarda vers le bas, où il nous vit, puis, vers le haut, les cimes des arbres, et il se mit à jubiler.
— Tante ! tante ! je vois au-dessus de tout. Veux-tu une branche ?
Et, en passant, il arracha une fleur d’acacia qu’il me jeta.
— Tante, je vois toutes les bêtes dans leurs cages, mais elles ne me regardent pas. Tante, si toi et oncle vous preniez aussi des éléphants, ils pourraient nous reconduire à Bruxelles.
— Non, mon grand, ça ne va pas.
Il eut un petit vertige de se retrouver à terre. Nous nous hâtâmes vers le train. A peine assis, il s’endormit. Il ne soupa pas, mort de fatigue. Je le couchai : il ferma les yeux et sans doute rêva de l’éléphant et des grues qui dansaient. Moi, je craignais de rêver des émigrants.
J’entendais le petit chat crier piteusement et je vis par la fenêtre Jantje qui prenait la petite bête, la déposait dans le gazon et se couchait dessus à plat ventre, puis la prenait encore, la secouait et recommençait la manœuvre.
— Mais, Jantje, que fais-tu ? Tu le tortures et l’étoufferas.
Il me regarda, bouche bée.
— Voyons ! tu es pour le moins cinquante fois plus grand que ce petit chat. Si maintenant une bête grande comme la salle à manger te prenait dans ses pattes, te secouait et se couchait sur toi, que deviendrais-tu ?
— Mais, tante, j’étoufferais.
— Eh bien, et que fais-tu ? Palpe-le, il a de petits os comme des arêtes. Pourvu que tu ne lui en aies pas froissé déjà !
— Mais un chat, est-ce comme moi, tante ?
— Mais certainement : si tu le tortures, il crie, souffre et meurt, et ce serait bien dommage, joli comme il est et fait comme en peluche orange ; puis il sent, ne l’oublie pas. Tu sais, tu n’as que quelques facultés plus développées que lui, mais le chien, par exemple, en a de plus développées que toi : son odorat, son ouïe, et certes il est plus fidèle que nous. Et le chat, vois quand il saute, quelle souplesse : tu peux à peine t’élever, en sautant, à deux pieds de terre. Puis ne trouves-tu pas qu’il est plus beau que nous ? Regarde sa fourrure dorée.
— Mais, tante, tu as d’aussi beaux cheveux que lui.
— Tu trouves ?
— Oui, tante, oui, tante.
Et il regarda avec conviction mes cheveux qui étaient justement au soleil.
— Viens, que je t’embrasse.
— Est-ce que je pourrais étouffer Pierre en me couchant dessus ?
— Mais certes, seulement il ne mérite pas ça : quand il est méchant, c’est à sa maman de le punir.
— Mais elle ne le fait pas, tante, elle le laisse être méchant.
— Écoute, tu ne feras plus mal au petit chat, n’est-ce pas ? Pense à ce que tu souffrirais si la grande bête dont je t’ai parlé en faisait autant avec toi. Si tu fais de ces choses-là, je n’oserai plus te laisser seul, il faudrait te surveiller comme Pierre.
— Comme Pierre ! fit-il.
Dès ce moment, il mania le petit chat avec délicatesse et disait souvent :
— Palpe-le, il a des os comme des arêtes.
« Nous ne sommes tout de même pas bons, pensais-je, notre geste initial est de nuire ; le bon, nous devons l’apprendre. »
Quand j’essaie de lui faire comprendre quelque chose, je ne trouve pas toujours les expressions à sa portée : ainsi « facultés développées »… Comment faudrait-il dire pour qu’il comprît ? Je ne trouve pas… Je demanderai à André, il saura.
Jantje était occupé à faire des pâtés au jardin ; moi, je rêvassais. J’avais commencé à lire Darwin…
« Le besoin crée l’organe. » Tout de même !… Possible… Voyez les femmes hottentotes : c’est certes la nécessité d’un porte-charge qui leur a développé ainsi le… derrière. M. Levaillant en parle dans les récits de ses voyages au Cap, au XVIIIe siècle.
« Dans leurs migrations, que ne devaient-elles pas porter sur cette partie du corps, pendant que l’homme courait aux alentours, chassait pour la nourriture et musardait pour son plaisir ? Un enfant ou deux, des hardes, des ustensiles, des provisions. Alors, se pliant en deux, elles chargeaient, et le plateau s’élargissait et remplissait ses fonctions selon les besoins…
« C’est sans doute aussi par besoin qu’il s’est créé un troisième sexe, ou un « sans sexe » chez les fourmis et les abeilles ? Que feraient-elles d’un sexe, ces bêtes de somme toujours au travail ?… Chez l’homme, le besoin d’un « sans sexe », seulement bon aux gros travaux, s’est bien fait sentir ; sa place était tout indiquée sans doute, car il est odieux de voir un être fragile comme ce paveur devant ma porte, avec des bras minces et des mains longues et fines, porter des pavés depuis le petit jour jusqu’à la nuit, tandis que Mme P…, ma voisine, faite pour pousser une charrette de moules, le regarde avec mépris par sa fenêtre. Oui, une catégorie faite pour le travail s’imposait, mais personne ne voulait en être… Ah non ! moi non plus ! Bête de somme soit, mais être « neutre », n’avoir pas la faculté d’aimer ou de se faire aimer… hou !! Personne n’a voulu en être, et voilà pourquoi, évidemment, le besoin n’a pas créé l’organe. »
Mon ami entra ; je ne l’avais pas entendu sonner, Jantje était allé ouvrir, et ils me firent tous deux tressauter.
— Tu te racontais une histoire ?
— Non… oui, fis-je évasivement.
Même lui n’avait pas accès dans mon arrière-boutique. Puis il n’avait pas passé par ce stade d’ignorance dans lequel je me trouvais et où la lumière ne commençait qu’à poindre. Il ne savait pas quelle ombre il jette sur les mieux doués et comme l’âme se dégage lentement si elle ne s’ensevelit pas tout à fait.
Ils allèrent au jardin ; je continuai à rêvasser :
« Heureusement qu’André ne professe pas la théorie que l’instinct, la nature, remédient à tout et qu’avec ces deux éléments, la science vous vient toute seule. La nature… Quand sommes-nous à l’état de nature ?… Il me semble que notre terre a commencé son évolution quand elle s’est détachée du soleil et que, dès ce moment, elle n’était plus le lendemain ce qu’elle avait été la veille, et que tout ce qui s’est mis à pousser dessus n’était plus le soir comme le matin ; que le singe qui se couvrait de branches pour se tenir chaud était déjà très civilisé, et que le hottentot sauvage qui offrait sa femme au blanc pour obtenir tel ou tel objet l’était aussi. Je ne conçois pas ce que c’est que l’état de nature… »
André faisait balancer Jantje dans le hamac. La voix jubilante du petit me fit me lever et me mêler à leurs jeux.
— Mets ton chapeau et allons au Bois.
Dans la forêt, nous jouâmes à nous enterrer sous les feuilles mortes : ils m’avaient enfouie toute, sauf la tête. Jantje voulait être enfoui à côté de moi.
Mon ami se mit, devant nous, à rire de son beau rire espiègle et à marcher de long en large, puis à s’éloigner un grand bout et à nous terrifier en nous disant qu’il nous abandonnerait là toute la nuit… puis que j’en avais une touche sous ces feuilles, avec mes bandeaux et ma capote bleue… Et de pouffer et de nous dire que nous lui rappelions les Contes d’Hoffmann…
Nous rentrions de ces excursions avec le bonheur incrusté en nous. Tout passe, tout casse, mais tout ne lasse pas. Ces heures divines !…
Jantje, en tablier bleu propre, le toupet relevé en boucle sur la tête, était assis au jardin devant sa petite table remplie de jouets, mais il ne jouait pas. De ma chaise longue, je le voyais : il songeait, songeait. A quoi peut-il penser avec cette gravité ? Je n’eus garde de le lui demander, de le distraire.
Pense, mon chéri, réfléchis. Ce qui s’élabore maintenant dans le creuset de ton cerveau enfantin éclora peut-être dans vingt, trente ans, en une idée merveilleuse qui éclairera le monde. Je te mettrai en mesure de te comprendre : dans deux ans, tu auras des maîtres, et si ton cerveau contient quelque chose, ce sera mis au jour et non étouffé sous l’ignorance, et ton âme exquise, ta petite âme tendre, précieuse sortira grande de son état amorphe, et ton esprit et ton âme seront travaillés comme des gemmes dont toutes les facettes jetteront leur éclat. Qu’il est grave ! Il n’a que quatre ans et demi ; cette gravité et ce large front contiennent quelque chose. Ah si cela dépend de moi !…
Ses deux petits poings sont fermés sur la table ; il fait de temps en temps un signe d’assentiment de la tête. Voilà qu’il sourit. Quelle vision suit-il ? Il ne voit plus rien autour de lui, ni le chat, ni les oiseaux, ni les roses qu’il aime tant. Ses rêves éveillés ressembleraient-ils à ses rêves dormis ? Verrait-il sa chambre remplie de fleurs ? Non, il est trop grave. Mais le sourire ? Ah ! que je l’aime, ce petit bloc un peu lourd, à l’âme exquise, à la voix joyeuse, au regard qui voit. Pense, petit homme, pense !
Nous étions allés passer une semaine en Campine.
J’étais assise avec Jantje le long d’un bois de pins. J’étais fatiguée, et Jantje pas en train. Mais voilà que sa figure s’éclaircit et il court vers un garçonnet qui arrivait, poussant une brouette sur laquelle se trouvaient un sac et un petit frère.
Je reconnus deux des enfants d’un cultivateur chez qui nous allions boire du lait ; ils avaient déjà un jour montré leurs lapins à Jantje. Ils étaient sales à frémir, comme c’est l’habitude en Campine, où une dévotion païenne tient lieu de tout : le nez et les oreilles coulants, la tête et le corps envahis de vermine ; mais c’étaient deux exquis petits bonshommes.
— Ah ! Mileke et Léon ! Où allez-vous ?
— Ramasser des « denneknep[1] » pour allumer le feu.
[1] Pommes de pin.
— Tante, puis-je aller avec eux ?
— Oui, nous irons tous ensemble. Mileke, est-ce que Jantje peut pousser la brouette ?
— Mais c’est lourd : Léon est dedans.
— Léon va me donner la main et marcher avec moi comme un grand garçon. Jan, fais aussi quelque chose, Émile ne peut pas tout faire.
Tout de suite il prit la brouette, et en route !
Dans la pinière, Mileke et Léon se mirent, en tenant le sac entre eux deux, à y entasser des pommes de pin.
— Je n’ai pas de sac, tante.
— Non, mais tu as ton chapeau ; remplis-le et, chaque fois qu’il sera plein, tu le déverseras dans le sac.
Comme il s’appliqua !
Tout de même, il ne prend rien à la légère ; les choses les plus simples, il les fait avec attention : ce sera superbe quand il étudiera.
Il arriva, son chapeau plein.
— Il y en a trente, tante.
— Tu les as comptées ?
Depuis qu’il était chez moi, nous comptions tous les jours jusqu’à cent ; et voilà un mois environ qu’il ne se trompait plus. Je recomptai avec lui : c’était exact.
— Tout à fait bien, tu es un grand garçon ; va les mettre dans le sac.
Il les y versa.
— Tu vois, Mileke, il y en a trente, ton sac sera vite plein.
— Mileke, Léon ! venez ici, voilà un bonbon.
Quand Jan eut déversé son dernier chapeau dans le sac, il me dit :
— Émile est grand, je l’aime bien, sais-tu, tante, il est comme moi et pas comme Pierre. Il a un nez inhumain, mais il n’a pas de mouchoir. Nous aimons tous les deux à travailler. Il m’a dit qu’il a eu cette semaine tous les bons points à l’école. Pourrai-je bientôt aller à l’école, tante ?
— Oui, mais pas tout de suite.
— Je suis comme lui, n’est-ce pas, tante ?
— Tu veux dire que tu le comprends ? Oui, chéri, tu es encore comme lui, mais quand tu seras grand, tu seras autre.
— Pourquoi, tante ? est-ce qu’il n’est pas bon ?
— Oh ! si, très bon, mais tu deviendras autre parce que je te lave et que tu apprendras plus que lui. Mais il faudra toujours aimer les Mileke et les Léon : ce sont tes vrais frères, qui auront besoin de toi.
— Et Pierre, tante, faudra-t-il l’aimer aussi quand je serai grand ?
— Tu ne saurais : du reste il n’aura pas besoin de toi.
— Ah !
Ce « ah ! » voulait dire : « Tant mieux, je l’exècre. » Jan poussa la brouette tout un bout ; ensuite Mileke. Puis je mis Léon sur le sac et poussai le tout jusque chez eux, où la petite femme, leur mère, nous offrit du lait.
Nous étions entrés chez la petite femme pour boire du lait. Mileke s’empara de Jantje et le conduisit dans une étable pour lui montrer les génisses et aussi un petit veau qui leur était né la nuit.
— Tante, il y a trois petites vaches qui commencent à avoir des cornes, et une toute petite qui n’en a pas encore et qui tète les doigts de Mileke. Et Mileke a aussi une boîte avec des bêtes qui font de la soie : connais-tu ça, tante ?
— Oui, mon grand.
— Il va m’en donner une dans une autre boîte que je pourrai emporter, et la bête fera de la soie. Tu en feras une robe, tante ?
Mileke regardait Jantje, tout ébahi, ne comprenant point qu’il ne connût pas toutes ces choses, toutes ces merveilles qui le faisaient, lui, palpiter du matin au soir et la nuit dans ses rêves. Et le petit garçon en guenilles avait pitié du petit qui lui représentait le riche et qui n’avait pas tout cela.
— Je puis aussi te montrer nos pigeons et des nids d’oiseaux avec des œufs.
Et il l’emmena. Je rejoignis la petite femme. Le fils aîné, frère de la Doctrine Chrétienne, venait d’arriver en vacances. Embarrassé devant la dame étrangère, il s’assit, le chapeau sur la tête. Jantje entra en bombe.
— Tante ! j’ai vu un nid avec de tout petits oiseaux, et la mère voulait nous mordre. Et voilà un nid avec des œufs.
Il me mit le nid sur les genoux.
— Oh ! Jan, il faut rapporter ce nid : les petits oiseaux ne pourront naître, puisque la mère ne peut s’étendre sur les œufs pour les couver. Va rapporter ce nid.
— Mais tante !
— Mon grand, ils mourront, les œufs doivent avoir la chaleur de la mère pour éclore. Va, chéri, mais donne d’abord la main à monsieur.
Alors seulement il vit le frère. Mais au lieu d’aller vers lui, il se blottit contre moi.
— Eh bien, Jantje, donne la main à monsieur.
— Mais, tante, ce n’est pas un monsieur : il a une robe.
Le petit frère rit, mais devint rouge jusque derrière les oreilles. Je n’arrivai pas à persuader Jantje.
Il me répéta :
— Ce n’est pas un monsieur, il a une robe, et ce n’est pas une dame, il a rasé sa barbe.
Pour échapper à l’antipathie que lui inspirait le frère, il reprit le nid et se sauva, disant :
— Je vais le rapporter.
— Il serait difficile de réduire ce caractère, me dit le petit frère, mais si je l’avais dans ma classe, ce serait cependant vite fait.
Jantje ne revenait pas. Mileke vint pousser la tête de derrière la porte, qu’il entrebâilla, regarda son grand frère, puis la retira vite.
J’allai vers la porte ; Jantje ne voulait pas rentrer, de terreur de l’homme en robe. Je criai au revoir à la petite femme et à son fils, et Jantje, serrant dans une main la boîte avec le ver à soie, s’accrocha de l’autre à la mienne.
— Tante, il ne va pas venir, le monsieur en robe ?
Nous revenions, Jantje et moi, rouges, suants, exténués par la chaleur et la sécheresse, d’une promenade dans les bruyères. De gros nuages s’accumulaient. Victoire ! la pluie !
Bien que les gouttes tombassent larges comme des soucoupes, les pavés les absorbaient, comme un dessus de fourneau brûlant. Puis l’orage éclata, mais pas violent, et la pluie s’accéléra, tomba droite de manière à pénétrer, et une délicieuse odeur de roussi, de terre trempée et d’herbe qui boit se répandit.
Et elle tombait, tombait, tombait, comme une joie, comme une exubérance de bonheur et de bien-être qui se répand, et tout ruisselait, et elle déferlait, et elle inondait et s’écoulait en un gros ruisseau le long de la route et des rues du village. Nous marchions lentement sous cette bénédiction.
En pleine pluie, Léon et Mileke endiguaient le ruisseau pour faire un lac, et ils bêchaient, leur petit cul hors de la fente de leurs culottes déchirées.
— Il pleut, medam’, me crièrent-ils.
— Il pleut, medam’, me cria Maria.
— Il pleut, medam’, me cria la mère.
— Oui ! Il pleut, il pleut bergère, chantai-je.
Les vaches meuglaient.
— Elles sentent la pluie, me dit la petite femme, et voudraient partir.
Nous respirions et aspirions goulument l’air humide, allégés, soulagés et comme remis dans notre assiette.
Jantje gambadait devant moi, habillé seulement d’un tablier et d’une paire d’espadrilles.
— Tante, je peux me laisser mouiller ?
— Oui, mon grand.
Il courut se mettre sous les gouttières. Puis il me regarda de côté, croyant que je ne le voyais pas, et alla mettre un pied dans le ruisseau. Mais quand il vit Mileke et Léon, occupés avec la bêche à leur lac, son regard devint implorant.
— Oh, tante !
— Vas-y, mon grand.
Mileke, généreux, lui passa sa bêche et alla en chercher une autre pour lui-même. J’entrai chez la petite femme et m’assis devant le carreau pour voir leur jeu.
Léon n’aimait pas que Jantje touchât à leur lac. Alors Jantje éleva, en avant de celui-ci, un monticule de terre qu’il battit et comprima de ses petites mains. Il y creusa un passage, de sorte que l’eau coula par cet aqueduc dans le lac des autres. Et ce fut une stupéfaction, une joie. Ils allèrent chercher Maria, la petite femme. Jan m’appela par la fenêtre, et nous dûmes admirer. J’admirai vraiment. Le lac des deux petits était profond, spacieux et d’un joli ovale, et l’aqueduc de Jantje très bien fait et répondant à son but. Mais où a-t-il pris cela, d’où lui est venu ce savoir ?
— Jan, où as-tu appris à faire ce bel ouvrage ?
— Mais, tante, quand la cave, chez ma mère, était pleine d’eau, nous ôtions la pierre de l’égout, et lorsque l’eau était presque toute écoulée, nous faisions une montagne avec le sable qu’il y avait dans un seau, nous y creusions un chemin et balayions, par là, l’eau dans l’égout avec une petite brosse.
Tout d’un coup, je le vis nu sous un gilet de son père, enflé et bleui, assis à terre, le derrière souillé, à même le plancher humide, occupé à ce jeu avec ses frères et ses sœurs. Il était tellement ankylosé qu’il ne pouvait se lever, comme le jour où j’étais allée le chercher là-bas.
Je me sens encore faisant le geste de chasser l’horrible vision.
— Maintenant, Jantje, rentrons, nous sommes bien trempés ; je vais te donner un bain.
J’avais laissé Jantje avec Gretchen. Il aimait beaucoup Gretchen. Elle lui racontait que, chez elle dans le Luxembourg, il faisait clair le soir jusqu’à dix heures et qu’alors les enfants ne devaient pas se coucher avant ; qu’au bas de la montagne il coulait « ein bach » avec des « forellen » qu’on prenait au filet, qu’on faisait frire dans la poêle et mangeait avec des pommes de terre en casaque.
— Là où habite ma mère, à Amsterdam, il y a aussi beaucoup de poisson, mais ce sont des hommes et des femmes qui les vendent dans la rue en criant : Bot, bot, bot !
Je l’avais donc laissé avec elle et étais sortie faire des courses.
En rentrant, André se trouvait devant la porte avec son chien, un berger de Malines qu’il avait ramené de la campagne. Il ne pouvait garder le chien en ville parce que sa mère haïssait les bêtes et ne parlait que de leur faire une piqûre d’acide prussique sur le nez pour s’en débarrasser. Mais il l’avait amené pour faire une surprise à Jantje.
— Ne sonne pas, je vais ouvrir : il accourra et se trouvera devant le chien.
En effet, il accourut dès qu’il entendit la clef dans la serrure et s’arrêta net en voyant le chien.
— Eh bien, Jan, qu’en dis-tu ?
Jan ne disait rien, puis il s’avança et voulut caresser la bête, mais elle grogna, ne connaissant pas les enfants.
André caressa le chien, lui fit signe d’être doux, prit la main de Jantje et en flatta la bête.
— Tu vas lui donner du sucre.
Cela prit encore quelque temps avant qu’elle fût amadouée. Mais la vieille chienne était intelligente et câline, et quand, au dîner, Jantje lui donna des débris de viande et un grand os, alors ça ne traîna plus : l’alliance était faite et ils jouèrent au jardin. Toutefois, dès que son maître quittait le jardin, le chien lui emboîtait le pas.
C’est égal, ce furent pour Jantje huit jours de délices d’avoir Kô au jardin, Kô à côté de lui quand il mangeait, Kô qui suivait le tram quand on allait au bois, Kô qui galopait au bois et se roulait dans le gazon, mais surtout Kô qui sautait dans le lac et nageait loin, loin, pour ramener un bâton qu’André avait jeté, puis Kô se séchant, en se roulant dans les feuilles mortes, et qui courait en aboyant follement.
Ah ! oui, huit jours de délices, suivis d’un gros chagrin parce qu’il fallut ramener le chien à la campagne, car décidément la mère ne pouvait vivre avec cette odieuse bête autour d’elle.
Encore une lettre de la mère du petit pour demander de l’argent. Je dus refuser. Par retour du courrier, on me prévint que j’avais à rendre l’enfant, qu’elle ne pouvait se faire à l’idée qu’il avait tout et les autres rien.
Je luttai encore six mois.
Nous avions été invités à déjeuner chez des amis d’André. Un des fils était soldat. Quand il entra dans la salle à manger, Jantje se planta devant lui et ne trouva pas une parole. Il le considéra, frappé de stupeur et de respect.
— Eh bien, Jan, qu’en dis-tu ?
— Tante, c’est un vrai ?
— Oui, mon grand, il n’est ni en bois ni en plomb.
— Je peux lui parler, tante ?
— Mais certes.
Le soldat se mit à rire, flatté ; il souleva le petit et l’embrassa.
Jantje ne le quitta plus : il se collait littéralement à lui.
Nous sortîmes. Dans la rue, il resta à côté de lui et regardait tout le monde pour voir si on remarquait qu’il était avec un soldat, et quand, à la foire où nous étions allés, le soldat monta sur un cheval de bois et mit Jantje sur un autre, en le tenant un peu dans le dos, son orgueil lui monta aux joues et les mit en feu. Il se tint raide, la tête droite, le regard brillant. Je dus lui acheter un sabre. Mais que se passa-t-il en lui quand nous entrâmes dans un manège et que le soldat monta avec lui sur un vrai cheval et lui passa les rênes ? Il resta comme hypnotisé. En descendant, il chancela et balbutia :
— Je veux être soldat, tante, je veux être soldat.
Quand nous quittâmes nos amis, il retint, en pleurant, le soldat autour des jambes, et celui-ci dut lui promettre de venir le lendemain chez nous. Jantje l’attendit, vibrant et tressaillant à chaque coup de sonnette.
Le soldat ne vint pas, mais il eut la délicatesse d’envoyer une lettre adressée à Jantje, que je lui lus. Il la mit en poche, comme il voyait faire par André, et ne me parla que du soldat et d’être soldat.
Je ne voulais cependant pas que cet enthousiasme s’ancrât en lui, et, quand il me demanda ce que faisaient les soldats, je lui répondis que c’étaient des hommes à qui on faisait quitter leur travail, qu’on mettait tous ensemble dans de grandes maisons où ils étaient loin des leurs, et à qui l’on apprenait à attaquer et tuer d’autres hommes qui habitent un peu plus loin et qui souvent parlent une autre langue, et cela surtout pour leur prendre leur pays ou parce qu’ils travaillent mieux et vendent mieux leurs marchandises qu’eux.
— Mais, tante, je ne le ferai pas.
— On t’y forcera sous prétexte que tu dois défendre ta patrie ; mais en réalité, quand la patrie est assez forte, c’est elle qui attaque, et alors on se fait, avec ces sabres et de grandes machines qui crachent du feu et qui éclatent en brisant tout, le plus de mal possible ; on brûle les villes, les maisons, on tue même les tantes et les petits Jantje et les Gretchen. Enfin on devient des brigands nuisibles.
Il m’écoutait, abasourdi.
— Tante ! tante ! je ne veux pas faire ça !
— Non, tu dois jeter ce sabre.
Alors il hésita.
— Oui, tante… mais laisse-moi jouer encore un peu avec.
Voilà sa plus forte impression jusqu’à présent. Il faut que j’y veille… dût-il devenir maréchal de France, que je serais désolée !
J’ai tant de jolis souvenirs de lui qui me fendent l’âme ! Au mois d’août, dans l’île de Walcheren : j’y avais une ferme comme maison de campagne.
Nous avions une nichée de chats angora roux ; la mère leur permettait déjà de sortir du panier, mais, quand ils allaient trop loin, elle les ramenait délicatement de la patte. Je les avais mis au jardin sous le mûrier, sur une couverture bleue.
Jantje se balançait dans le hamac attaché aux arbres. Il faisait une chaleur torride.
— Jan, lui dis-je, j’ai à m’occuper dans la maison ; tu surveilleras bien les petits chats pour qu’ils ne s’égarent pas sous les ronces : les épines les piqueraient.
— Qu’il fait chaud, tante ! Est-ce que je ne pourrais rien ôter ?
— Mais si, ôte ta blouse, déchausse-toi, garde seulement ta chemise et ta culotte.
Je rentrai dans la maison. Quand je revins au jardin, Jantje était endormi tout nu, au milieu de la couverture bleue. La grande chatte dormait dans son bras, les cinq petits étaient dispersés sur son corps, qui sur sa poitrine, qui sur son ventre, qui contre ses cuisses. Le soleil donnait sur eux ; la tête de Jantje, seule, était ombragée par une branche de mûrier. Je restai à distance pour ne pas les réveiller et me délectai de cette orgie de bonheur qui était là, étalée devant moi comme un trésor. Ce qui m’émotionnait le plus, c’était la confiance qu’il avait su inspirer à la mère et aux petits, bêtes volontaires et rétives ; mais avec eux, depuis ma semonce, son geste était si adroit et si câlin qu’il réussissait là où souvent j’échouais. Il se réveilla, mais ne me vit pas tout de suite. Il regarda la mère endormie dans son bras, qu’il tâcha de retirer sans l’éveiller ; mais cela n’alla pas, elle se réveilla ; il la souleva au-dessus de lui.
— Tjoutjou, tjoutjou, tu vas faire téter tes fils, car tante dit que ce sont tous des fils.
Il se dégagea, prit tous les chatons, coucha la mère et lui mit les petits au ventre.
En se retournant, il me vit derrière le rosier. D’un bond il fut sur moi.
— Tante ! Tante ! tu n’es pas fâchée que j’aie tout ôté ?
— Non, mon doux, il fait horriblement chaud, mais maintenant il faut remettre quelque chose de tes vêtements.
— Tu le veux ? Je suis si bien ainsi, laisse-moi rester comme ça ?
— Ici, au jardin alors, car on ne se promène pas nu dans le village.
Il voulut courir. Il faisait trop chaud. Il se remit dans le hamac, mais ne savait que faire. Alors je vis ses yeux fixés sur une fente de la cloison de planches du jardin. Je regardai aussi et aperçus à travers la fente deux yeux qui brillaient et regardaient Jantje, terrifiés.
— C’est Maatje, Jantje. Veux-tu que je la fasse entrer pour jouer ?
— Oui, tante, oui, tante !
Il courut vers la cloison, mais la petite se sauva.
— Maatje, Maatje, viens jouer !
Pas de réponse. Je grimpai sur une branche basse du mûrier et me penchai au-dessus de la cloison. Maatje s’était mise à distance et, un doigt dans la bouche, la figure ahurie, regardait vers la fente.
— Maatje, viens donc jouer avec Jantje.
— Non, il est indécent, il est tout nu.
Et elle se sauva plus loin.
— Maatje, je vais l’habiller et tu prendras du thé et des gaufres avec nous.
Elle s’arrêta.
— Si vous l’habillez, il ne sera plus indécent, et du thé et des gaufres, je veux bien.
— Entre par la petite porte, je vais l’habiller.
Et Maatje, la petite calviniste de six ans, entra, vêtue de ses cinq jupons, malgré la chaleur, de son serre-tête et de sa coiffe à long bavolet de dentelles. Mais elle se tint à distance, jusqu’à ce que j’eusse remis à Jantje sa chemise et sa culotte. Alors elle se rapprocha et nous allâmes goûter.
Jantje et moi, nous nous promenions dans les prairies de l’île de Walcheren, entre Domburg et Achtekerke. Et voilà que nous vîmes des champignons plein le gazon : des champignons roses, tendres et appétissants comme de la pâtisserie fraîchement cuite.
— Jan, nous allons chercher un seau à la maison et en cueillir une charge.
Quand nous eûmes le seau, nous retournâmes dans la prairie.
Jantje allait droit aux grands, épanouis en ombrelles.
— Non, Jan, prends les moins épanouis… comme un parapluie à moitié ouvert.
Et nous cueillîmes.
Il courait, nerveux, les joues roses, la bouche humide, entassant les champignons dans un pan de son manteau, puis les portait dans le seau, et, tout affairé, sur ses petites jambes encore un peu arquées, il se passionnait, car je lui avais dit que j’allais les mettre en conserve et que, l’hiver, il mangerait les champignons que nous cueillions maintenant. Tout d’un coup je sentis comme un coup de fouet par tout le corps : « En hiver il ne sera plus avec moi : il ne mangera pas des champignons préparés à la crème, il ne hochera plus la tête en disant : « Que c’est bon, que c’est bon ! » en vrai petit gourmet qu’il est ; et il n’entendra pas André lui rappeler la prairie, avec les belles vaches blanc et noir, où nous les avons cueillis. » Et je le regardais gambader, choisissant bien et cueillant de temps en temps des fleurettes des champs qu’il n’oubliait pas d’assembler en bouquet.
Nous rentrâmes, le seau plein.
— Jan, on va les nettoyer, mais cours d’abord appeler Maatje, promets-lui une tartine de pain de corinthes et donne-lui un caramel.
Jantje revint avec Maatje, et, à nous trois, assis sur des tabourets, un seau d’eau propre à côté de nous, nous commençâmes le nettoyage.
— Maintenant, regardez bien. Vous ôterez d’abord, ainsi, la tige ; puis faites bien attention, vous enlèverez comme ça la peau avec le petit couteau, rien que la peau ; moi, je les couperai en morceaux, car vous pourriez vous faire mal.
— Mais c’est du poison, ce sont des « sièges de crapaud », fit Maatje, vous mourrez si vous en mangez.
— Pas de ceux-ci, Maatje, ce sont des bons.
Elle fronça sa petite bouche et fit non de la tête. Elle aurait planté là cette dangereuse besogne s’il n’y avait eu le goûter au pain de corinthes en perspective.
Ils ne m’aidèrent pas mal, avec le sérieux et l’application des enfants quand on leur fait faire une chose utile.
Je les fis goûter, puis je commençai la cuisson. Jantje s’inquiétait de voir fondre cette immense casserole pleine de champignons.
— Mais, tante, qui a mis cette eau ? Et il n’y en a presque plus, de champignons.
— Ce n’est pas de l’eau, c’est du jus, goûte.
Et je lui en donnai une petite cuillerée.
— Oh ! c’est bon, tante, mais que c’est bon ! Maatje doit goûter aussi.
Mais Maatje n’était pas à persuader : pour rien au monde elle n’eût goûté de ces « sièges de crapaud ».
Je fis assister Jantje à toute la préparation ; il la suivait, les yeux étincelants ; son regard m’interrogeait à chaque phase qu’il ne comprenait pas. Voilà un petit bonhomme qui ne sera pas distrait à l’école.
Quand tous les verres furent remplis et que je les mis cuire au bain-marie, il devint tout à fait sérieux et s’installa sur une chaise à attendre le résultat de tout ce travail.
— Là, ils sont cuits, ils doivent refroidir dans l’eau jusqu’au soir. Allons à la mer, j’ai la tête en feu.
En rentrant, il courut d’abord vers la marmite et mit ses doigts dans l’eau.
— Tante, ce n’est pas encore froid.
— Non, mon grand, pas avant le soir.
— Mais si je dois me coucher ?
— Je les ôterai avant de te coucher.
Quand j’enlevai les verres de l’eau, les essuyai et les mis sur deux rangs sur le buffet, il battit des mains.
— Tante, nous avons fait ça, nous ? Et en hiver, ce sera encore bon et nous les mangerons ?
— Oui, mon grand.
Je le couchai. Il bavardait, je pouvais à peine lui répondre.
— Tante, es-tu fâchée ?
— Non, trésor, je suis fatiguée de tout ce travail, tu dois être fatigué aussi.
— Oui, tante, je suis aussi fatigué d’avoir tant travaillé.
Il bâilla ; je le couvris, il ferma les yeux et dormit…
En hiver, je serai seule à les manger et lui aura à peine un morceau de pain !…
Se souviendrait-il de ces choses si délicieusement intimes ? Il n’avait que cinq ans, et on lui a déraciné mon souvenir à coups en pleine figure. Oui, j’ai appris que, chaque fois qu’il parlait de sa jolie tante qui sentait bon, on le frappait en pleine figure, et, quand les autres enfants voulaient lui nuire, ils disaient à la mère qu’il avait parlé de moi. Alors, en hurlant de terreur, il allait se cacher sous le lit. Donc les souvenirs… moi seule, je les conserve pour m’en torturer. Chez mon ami même, au bout d’un certain temps, le souvenir s’était effacé. Il est vrai que, ne connaissant ni la misère ni l’abjection, il ne pouvait comprendre dans quel enfer on l’avait replongé.
Je me souviens toute la vie de tout ce que j’ai aimé : gens, chiens et chats. Quand j’ai perdu un être en pleine affection, tout d’un coup, après des années, tel regard, tel geste, tel mot, auquel je n’avais prêté que peu d’attention dans le moment, me revient, et je le vois et je l’entends dans toute sa spontanéité. Oui, surtout les choses bonnes, tendres, candides me reviennent comme des effluves de parfum.
Un ami m’a dit un jour : « J’ai le tort de ne pas écrire plus souvent à mes amis ; je devrais le faire, ne fût-ce que pour dire « Bonjour », car cela fait bien plaisir quelquefois, n’est-ce pas, que l’on vous dise bonjour ? » Comment oublier pareille fraîcheur d’âme ? L’oubli, comme ça fait mal, mais se souvenir… quel autre mal !
Je reçus un dernier avis que j’avais à le rendre.
Si je filais en Amérique ? Si je le cachais ? Mais où ? Il vaudrait mieux qu’il mourût que de retomber dans cette abjection. La mère ne l’enverra pas à l’école ; elle le laissera s’ensauvager et en fera un vaurien.
Enfin le jour arriva où on vint le chercher. J’avais envie de le leur lancer tout nu à la tête… Cependant, je fis un ballot de ses vêtements et le leur laissai emporter.
— A tout à l’heure, tante. Ne pleure donc pas, je vais revenir.
Je courus me cacher dans la cave.
Je ne voulus plus en entendre parler, mais me remémorais sans cesse ses faits et gestes… son rire, surtout son rire… Cette fanfare de joie qu’il avait dans l’âme, qu’en a-t-il fait ? Et lui, qu’est-il devenu ?
Lift boy ! en Amérique, où il se sauva quand son père fut mort.
Il passe ses journées, ses années de vie dans un lift, suspendu dans un trou noir où toutes les émanations de la maison s’engouffrent, et il fait monter et descendre inlassablement les trente étages du sky scraper à des gens, comme des colis, qui ne lui parlent pas, qui ne le voient pas, et qui l’appellent « lift » tout court.
Juillet 1915.
Fineke rentre de l’école à une heure inaccoutumée, les yeux rouges et gonflés, et encore soulevée de hoquets de pleurs. Elle va droit à sa mère, la dégrafe, prend son sein gauche à deux mains et se met à téter goulument.
Sa mère lui demande à plusieurs reprises pourquoi elle a pleuré et si elle ne va pas laisser un peu pour Mileke, mais Fineke tète et ne répond pas ; elle se contente de regarder sa mère de ses grands yeux voilés de volupté gourmande. Quand elle en a pris son saoul, elle lâche la mamelle et dit en zézayant et la bouche encore gonflée de lait :
— J’ai pleuré parce que je voulais revenir pour téter, et que la sœur ne voulait pas me laisser partir. J’ai dit alors qu’elle devait me donner à téter ; elle n’a pas voulu, j’ai pleuré encore, et elle m’a laissé partir.
30 mai, 1916.
Quelle calamité !
La semaine passée, j’ai lavé la tête des deux plus jeunes fillettes de la petite femme : deux adorables petites créatures de cinq et dix ans, fines, intelligentes, exquises. Quelques jours après, afin qu’elles puissent dorénavant soigner elles-mêmes leurs cheveux, je leur ai acheté une brosse et leur ai brossé la tête pour montrer à l’aînée, Mitje, qui a dix-sept ans, comment elle doit faire. Puis j’ai noué un ruban blanc dans leurs cheveux. Elles avaient des figures d’ange spirituel. Après, je m’assis avec Fineke, la plus petite, contre moi, la mère et les autres enfants se tenant debout. Tout en expliquant à la mère et à l’aînée qu’il fallait aussi qu’elles se lavent et se brossent la tête, j’aperçus des poussières qui se mouvaient sur mon corsage et le devant de ma jupe. Je pris mon face-à-main et vis que j’étais couverte de poux. « Mon Dieu, voyez, fis-je. » Alors toute la famille se mit à me les ôter et à les écraser entre les ongles des pouces. La mère et l’aînée s’écriaient : « Cela doit justement arriver à madame qui est tellement contre les poux ! » Et elles les prenaient. Le petit garçon en prit, Anneke en prit, agenouillée devant moi, Fineke les montrait de ses petits doigts, disant : « Là, encore une grosse bête. » Ils n’étaient pas plus honteux que si un peu de poussière de l’âtre m’était volée sur la robe.
Enfin, les bêtes furent enlevées, et l’on me donna un coup de brosse. Alors je galopai jusque chez moi.
— Emma ! Emma ! vite une autre robe, et brossez celle-ci d’importance, et de l’eau chaude pour mes mains, et voyez s’il n’y a pas de poux sur ma robe.
— Des poux, madame ?
Je lui racontai la chose.
— Ne dites rien à Trinette, elle le colporterait par tout le village.
Puis je courus brosser, mais là brosser mes cheveux — me voyez-vous avec de la vermine dans mes cheveux blancs ? — et me laver les mains avec de l’eau chaude.
La petite femme a été élevée par une marâtre qui passait sa vie à l’église, qui ne s’occupait pas d’elle et la laissait courir les champs, couverte de vermine et de saleté. A l’école, m’a-t-on dit, elle contaminait toutes ses camarades. Mais le mal n’est pas tant là — des pouilleux, il y en a partout, — le mal est qu’en Campine vous êtes des gens sans tache du moment que vous priez, et que ces paysans, éloignés de tout centre de civilisation, sont livrés pieds et mains liés au curé, à peine débarrassé lui-même de ses poux. Le soir, en passant par les rues des villages, vous entendez la voix du père ou de la mère réciter les litanies et toute la famille répondre : « Priez pour nous », au lieu qu’on décrasse les enfants avant de les mettre au lit. Quand vous vous adonnez à ces pratiques, vous êtes bien vu du curé et de tout le pays : tout le reste de la vie est détail.
Il y a trois ans, en arrivant ici au printemps, je vis Anneke dans la cour de la ferme, amaigrie, pâle, la tête entre les épaules, grincheuse et tremblotante, le crâne, les oreilles et la moitié des joues envahies d’une croûte formée par ses cheveux et la sanie coulant des plaies où grouillaient des légions de poux.
— Qu’est-ce que c’est que cela ? fis-je à la mère.
— Elle est ainsi depuis tout l’hiver, répondit-elle naïvement ; et les sœurs se plaignent qu’elle n’apprend plus.
— Mais ce n’est que de la saleté, vous n’aviez qu’à la laver.
— Vous croyez ? Les voisines disent que c’est mauvais de faire partir cela.
— Mauvais ! vous allez voir ça.
Et j’emmenai la petite. J’avais déjà envoyé une servante pour tout apprêter. Je commençai par imbiber d’huile la tête de l’enfant, puis je lui détachai doucement les croûtes et coupai impitoyablement toute la carapace, morceau par morceau. Anneke hurla tout le temps de l’opération. La puanteur était intolérable. Je brûlais à mesure que je détachais ; ma servante se tenait, dégoûtée, à distance.
— C’est sale, n’est-ce pas, Hortense ?
— Oh ! je n’y mettrais tout de même pas les mains.
— Non, vous laisseriez l’enfant pourrir et s’idiotiser sous cette carapace de poux et de pus. Donnez-moi de l’eau chaude.
Je mis un peu de sel de soude dans l’eau très chaude, et, avec un gant de toilette et du savon noir, je lavai longuement et doucement la tête, puis la rinçai deux fois dans de l’eau chaude bouillie et boriquée ; j’essuyai doucement d’un fin linge, donnai des bonbons à l’enfant, et par le soleil brûlant, sans couvrir la tête, je la reconduisis chez elle. J’exigeai qu’elle revînt chez moi trois jours après pour un nouveau lavage et recommandai de la laisser ainsi se promener au soleil.
Anneke dit à sa mère : « Je hurlais, mais, quand madame a ôté les croûtes de dessus mes oreilles, c’était comme si on me les débouchait et qu’on me desserrait la tête : j’étais tout d’un coup allégée. » Eh bien, la sœur de l’école s’était plainte qu’Anneke apprenait mal, mais n’en avait pas recherché la cause et ne s’était pas préoccupée de la carapace qui enserrait l’intelligence si vive de l’enfant : cette carapace grouillante était fort visible cependant. Le curé, dans la soutane de qui vit cette famille, ne s’était pas non plus préoccupé du dépérissement de la petite. Non, l’enfant était, dans cet état, envoyée de grand matin à l’église : cela suffisait.
Dans leur rue, il y a cinq à six fermes de paysans aisés comme eux, qui tous grouillent dans une saleté inouïe.
Il doit en être ainsi dans les autres provinces belges, partout où la prière est prisée au-dessus de toute hygiène.
13 juin 1916.
D’abord, Fineke, quand je lavai ses croûtes de poux et que je lui demandai si je lui faisais mal, me répondait des yeux et en faisant oui ou non de la tête. Puis un jour, comme je voyais qu’elle allait pleurer pendant que je la maniais, je me mis à chanter : « Fineke est grande, elle est jolie, elle est ma petite enfant et je l’aime. » Je vis son exquise figure radieusement heureuse et elle leva vers moi des yeux d’adoration, mais ne parla pas encore.
En la reconduisant, il pleuvait. J’ouvris mon parapluie et me rapetissai pour marcher à son niveau, puis je chantai : « Il pleut, c’est une bénédiction, les tuiles se mouillent, et Fineke et madame tombent sur leur derrière. » Là, elle éclata de rire, et un flot de paroles de joie et d’étonnement sortirent, tumultueux, de sa petite bouche enfin déclose.
Depuis, elle parle, parle, me raconte, me fait des confidences et est, quand je suis là, d’une joie si exubérante que sa mère et moi en sommes tout émues.
16 juin 1916.
L’après-midi, quand je me suis mis le système nerveux à l’envers par la lecture des journaux, je prends, aussitôt ma tasse de thé bue, un pot et cours chez la petite femme chercher le lait pour faire mon lait caillé. Dès mon entrée, plusieurs voix joyeuses disent : « Voilà madame. » Je m’assieds et tout de suite Fineke qui a cinq ans, et Mileke qui en a trois, commencent doucement à se pousser devant moi à qui sera pris sur mes genoux. J’assieds Fineke sur ma jambe droite : sa figure s’épanouit de bonheur. Mileke me regarde, je le mets sur l’autre jambe. Je les entoure de mes bras, et Fineke commence à gazouiller dans son patois, et toute son exquise âme passe dans ses yeux, dans sa bouche ; elle est d’une beauté charmante et fine.
— Je suis grande, je n’ai pas crié quand madame m’a lavée. Remi hurle comme un petit cochon : moi pas, moi pas.
Et elle nargue Remi, debout devant nous, le cou et les oreilles envahis de croûtes, la tête entre les épaules « parce que ça lui tire ».
— Ma tête est jolie, rit-elle, madame l’a lavée.
Et elle touche sa tête dont j’ai coupé les cheveux pour en laver les croûtes et que j’ai enfarinée d’acide borique. J’ai mis ma grande chaîne avec ma montre et mon face-à-main autour des enfants, et leur joie est que nous l’ayons tous les trois au cou. Mileke m’embrasse de sa gueulette maculée, mais comment refuser des baisers d’enfant donnés avec ce bonheur ?
Un soldat allemand est entré : il s’assied, pipe en bouche, au coin du feu. Il regarde la petite femme pétrir le pain ou cuire les grosses crêpes ; il me regarde avec les enfants, il écoute le rire et le gazouillement d’oiseau heureux de Fineke ; son regard bleu clair est froid comme de l’acier : impossible de pénétrer sa pensée, ses sensations devant ce doux bonheur.
— Quand mère ne me fait pas ma panade, je le dis à madame : elle a dit que je dois avoir du lait chaud avec du sucre et un œuf, le matin ; pas de lard, non pas de lard… Quand les enfants passent, ils me crient que j’ai des croûtes sur la tête ; à la sortie de l’école, je rentre vite, comme ça ils ne me voient pas… J’ai mal en me couchant sur ma tête pour dormir : alors je mets ma main devant ma figure et je me couche dessus.
Oh ! cette petite créature de cinq ans doit déjà se cacher pour ne pas être humiliée et combiner comment elle couchera sa petite tête endolorie par les pustules !
La mère déambule, heureuse ; l’Allemand continue à nous regarder de son œil illisible. Je suis triste, je suis heureuse, je serre les deux petits contre moi.
— Voilà les vaches, crie Remi.
Les vaches reviennent d’être allées pâturer le long des routes. Rentre Gilles, pipe en bouche — il a treize ans, m’a-t-il dit, — puis Anneke, puis Mitje.
— Mère, une tartine, demandent-ils tous à la fois.
— Mère, une tartine, insiste Anneke, avec sa figure, âpre et vibrante d’intelligence, poussée en avant, ses cheveux décolorés, desséchés et comme déchiquetés par le vent et la pluie qui les malmènent pendant que, le long des lisières, elle mène paître les vaches. Quant à Mitje, elle s’est déjà mise à la besogne de mouiller le linge pour le repassage ; la moitié de sa figure est cachée par ses cheveux raides et drus qu’elle ramène par une raie de côté sur son oreille. Cela lui donne un air de petite gaupe, et c’est pour cela que pour rien au monde elle ne les changerait.
La petite femme a mis la poêle sur l’âtre et rissole le jambon, la figure de plus en plus épanouie d’une douce joie. Savez-vous quelle est cette douce joie ? C’est que je vais goûter avec les enfants, et que j’ai demandé expressément de goûter avec eux et pas seule.
Cet Allemand, avec son regard, commence à me donner des grouillements ; c’est comme une effluve glacée qui me raidit du côté où elle m’arrive. Comment peut-on être aussi impassible ? Je sais cependant qu’il a rapiécé le fourneau de la petite femme chez le forgeron, étant forgeron lui-même, et qu’il a dit : « Ils me permettent de m’asseoir chez eux, alors je veux aussi leur rendre un service. » Je le vois aidant Mitje à porter ses paniers de linge mouillé sur le gazon, et, quand je lui ai dit que ses chevaux, qui sont dans une étable chez la petite femme, brillaient comme du satin, il m’a fait remarquer que les harnais étaient aussi brillants et astiqués que les bêtes. Je suis sûre que c’est un brave homme.
Les petits ont sauté de mes genoux et courent dans la chambre en criant : « Je dois être à côté de madame. » Et ils grimpent sur les sièges à côté du mien. Fineke rit aux éclats de cette bonne aubaine. Le pain bis est coupé ; la poêle noire, avec les tranches de jambon rissolées dans du beurre en mon honneur, posée sur un papier au milieu de la table ; les tasses remplies de lait ; moi seule, j’ai une assiette, une fourchette et un couteau. La petite femme me met plusieurs morceaux sur mon assiette et me donne des tranches de pain coupées mince pour moi, puis elle sert à chaque enfant une grosse tranche trempée dans la graisse, avec du jambon coupé en petits morceaux dessus. Et nous goûtons, la petite femme s’empressant autour de nous sans manger elle-même et me bourrant autant qu’elle peut. Les aînés mangent à grandes bouchées, à se faire des bosses dans les joues. Mileke, de ses petites pattes noires, se remplit la gueulette en se maculant jusqu’aux yeux. Fineke, qui promet toujours de ne plus manger de lard, en mange avec délice sur son pain noir. Elle me rit tout le temps, me raconte des tas de choses ; la petite femme est béatement heureuse et écoute sa petite fille, puis dit :
— Depuis que madame soigne sa tête et m’a dit de ne plus lui donner tant de lard, ni de lui laisser boire de l’eau du puits, mais de lui préparer des panades et de lui faire boire du lait bouilli au sucre, elle est revenue à la vie et rit toute la journée au lieu de geindre et pleurer.
La petite femme, par son adoration pour moi, exagère mes moindres gestes. Moi, je me laisse adorer par elle et sa petite fille : fichtre, c’est la première fois de ma vie que cela m’arrive, j’inspire ordinairement de l’antipathie.
C’est fini. Les enfants, comme de petits goulus, torchent la poêle avec des tranches de pain. Les petits sont regrimpés sur mes genoux. D’autres soldats allemands entrent avec des pots pour avoir du lait. Celui du coin du feu continue sa pipe et laisse peser son regard sur nous : ce regard m’a gâté l’heure séraphique que j’étais venue passer ici.
— Petite femme, à demain.
Elle et Fineke me conduisent au bout de la cour. Et tout d’un coup je pense : « Cet homme est depuis deux ans parti de chez lui, ce regard doit déceler une grande douleur et tout ce qu’il peut faire est de le rendre impénétrable. »
18 juin 1916.
Mileke, le plus jeune de chez la petite femme, est un petit diablotin à peau foncée, aux yeux comme deux boules d’or nageant dans un bleu liquide ; ces deux yeux, se mouvant dans une figure toujours maculée de boue, de jus de réglisse, de sève de fruits, font l’effet d’être d’autant plus précieusement purs qu’ils ne se laissent pas entamer par cette souillure constante, et brillent tranquillement de leur luminosité inaltérable. Dès que Mileke me voit arriver, il se met à faire des sauts de chèvre, ou se cache la figure contre le mur et fait celui qui ne m’a pas vue ; quand je lui fourre alors dans la bouche un morceau de sucre candi, seule friandise que je leur donne par ce temps âpre de prix et de rareté, il lève ses yeux de lumière douce vers moi et un bien-être me pénètre tant ce regard bon, pensant est réconfortant. Puis je le prends par la main et nous entrons chez lui où il me grimpe tout de suite sur les genoux et frotte sa gueulette contre mes joues. Quand je l’ai fait suffisamment sauter, quand je lui ai chanté des choses de ma composition, quand il a joué avec ma chaîne, enfin quand il en a assez de mon jeu de vieille, il met sa joue dans sa main et réfléchit. Il se demande sans doute comment s’échapper. Lorsque je lui dis : « Mileke, que veux-tu ? » il fait la bouche en rond, tourne sa languette autour et regarde en l’air. Je le laisse un instant à lui-même ; puis il tourne ses luminettes vers moi et se glisse à terre.
— Anneke, allons sur l’escarpolette, dit-il à sa sœur, en lui prenant la main.
— Oui, fait la petite femme, va sur l’escarpolette et laisse madame tranquille.
Un tout jeune soldat allemand entre pour acheter du lait : il est blond, celui-là, mais je le vois diablotin, maculé comme l’autre, avec des luminettes d’azur ; je vois sa bouche ombrée de duvet se faire petite, sa langue tourner en rond autour, puis dire : « Gretchen, allons sur l’escarpolette. » Je regarde la petite femme, mère animale avec les tendresses et les laisser-aller de la chatte pour ses petits, ne devenant un être civilisé, avec des traditions humaines, que lorsqu’il s’agit des gestes de la religion catholique. Et je pense qu’elle a porté Mileke dans ses flancs qu’elle dandine, qu’elle l’a nourri de ses mamelles maintenant desséchées, qu’elle l’endort en chantant des chansons naïves, qu’elle l’élève, le choie, le gourmande, l’adore, selon les moyens de son cerveau simple, et qu’à dix-huit ans on le lui prendra de force : et en avant ! tue et sois tué, deviens une brute sanguinaire !
Si je devais être la mère d’un Mileke aux yeux d’or ou d’azur, je me casserais la tête au mur de douleur et d’indignation furieuse le jour où je le verrais sortir de chez moi le revolver à la ceinture et la baïonnette sur le fusil.
19 juin 1916.
Je ramène Fineke chez elle, la tête enfarinée d’acide borique. J’ai dû lui faire mal, mais cette enfant de cinq ans ne veut pas pleurer et, les larmes aux yeux, elle a éclaté de rire. Maintenant, apaisée, dans une main une rose et dans l’autre des bonbons, elle me raconte en son patois, avec beaucoup d’animation, que Remi avait un petit oiseau dans un pot de fleurs retourné ; que, pendant qu’il était à l’école, elle a pris l’oiseau et l’a fait s’envoler par la cheminée.
— Le matin, quand je me réveille, gazouille-t-elle, les oiseaux chantent : alors celui que j’ai fait s’envoler peut chanter avec eux.
Oh ! comme je l’ai embrassée !
— Gilles, continue-t-elle, a une pie dans une malle ; quand il sera sorti avec les vaches, je la laisserai aussi s’envoler.
— Alors tu dois, avant d’ouvrir la malle, ouvrir la porte et les fenêtres, car la cheminée, c’est très haut et tout droit, et elle pourrait retomber dans les cendres chaudes de l’âtre.
— Oui, j’ouvrirai la porte, car je n’ose pas la prendre : elle est grande, la pie.
Cette adorable petite créature est réceptive à tout ce qui est bon, à tout ce qui est beau. La rose que je lui ai donnée, elle la met à côté d’elle dans une tasse d’eau pendant qu’elle mange.
Je ne puis rien pour elle, je dois me borner à soigner ses croûtes et les bleus qu’elle attrape à droite et à gauche.
25 juillet 1916.
Moi aussi, j’ai remporté une grande victoire. Je suis arrivée, à force de persuasion et d’insistance, à ce que Mitje veuille bien laver une fois par semaine, à l’eau chaude, le corps de ses petits frères et sœurs. Cela a été long et dur à faire comprendre et à obtenir. J’ai donné un bain de siège, une brosse à ongles, trois grands essuie-mains et un gant ferme pour frotter. Je lui ai fait chauffer de l’eau, additionnée de sel de soude, dans le chaudron des vaches, qui peut contenir une dizaine de seaux. Pour montrer comment il fallait s’y prendre, j’ai lavé chaque enfant dans le bain de siège et pour chacun nous avons renouvelé l’eau. Ils jubilaient en répétant constamment :
— Oh ! c’est bon ! oh ! c’est bon !
C’était la première fois de leur vie qu’on leur lavait autre chose que le bout du nez. Mitje m’a dit le lendemain qu’après ce bain les enfants avaient dormi d’un sommeil doux et les membres étendus, tandis qu’auparavant ils avaient les membres recroquevillés et s’agitaient et gémissaient toute la nuit. Gilles seul était récalcitrant et me montrait avec ostentation la croûte noire qui couvrait ses bras ; il a fini par se laver tout de même, enfermé dans la petite chambre du grand-père. Je lui avais montré comment il devait s’y prendre pour se laver et se frictionner le dos. Après, comme il était étendu dans son lit, les membres écartés de bien-être, sa mère lui a dit : « Mais, Gilles, tu es couché là, solennel comme un curé. » Puis Mitje s’est lavée dans la petite chambre. Enfin, le soir, le père y a passé également par curiosité. Tous ne reviennent pas du bien-être que cela procure ; il n’y a que la petite femme elle-même qui n’y est arrivée que huit jours après.
Le lendemain du bain, les petites levaient leurs jupes et écartaient les vêtements sur leurs petites poitrines pour montrer leur peau blanche aux voisins et connaissances. La petite femme, quand elle se fut enfin lavée, m’a montré ses jambes, tout ahurie de les voir si claires. Jamais, depuis quarante-cinq ans, elle ne s’était lavé le corps. Je me rappelle fort bien ses mamelles couleur de terre, quand elle allaitait ses enfants.
Enfin c’est un événement qui les ahurit tous et une expérience dont ils raffolent. Je craignais qu’ils n’aimassent point l’eau : il y a des bourgeois parvenus dans le village qui ont pu installer une chambre de bain à moitié prix, mais ils aiment si peu l’eau qu’ils ne prennent de temps en temps un bain sommaire que parce qu’ils ont mis de l’argent dans cette installation et ne veulent pas que cette dépense ne serve à rien.
Chez les enfants de la petite femme, le bienfait de cet unique lavage par semaine commence déjà à se faire sentir. Ils n’ont plus l’ombre de pustules et ils sont pétillants de vie, d’esprit et de joliesse. J’ose maintenant les embrasser sans crainte d’attraper un coryza ou de la vermine.
Door, le mari de la petite femme, a constaté que ses vaches, depuis qu’elles couchent dans une étable à moitié propre, (car ce n’est pas encore une vraie propreté) donnent plus de lait et mangent moins. Je suppose que l’influence de la propreté n’est pas moins bonne sur les humains.
Le Roi, quand il était encore le prince Albert, est venu à Genck voir les sondages des nouvelles mines à charbon. Il avait sans doute demandé à visiter une habitation de paysans : le bourgmestre l’a conduit chez la petite femme. Le prince s’est tenu debout au milieu de la pièce ; la petite femme, qui ne savait pas qui était ce monsieur, déambulait tranquillement autour de lui. Le prince est parti sans avoir desserré les dents. Il a dû douter que ces êtres fissent partie de la même humanité que lui ; le dégoût a dû l’empêcher de voir, dans cette visite furtive, que la petite femme a un sourire très fin, que ses enfants sont des spécimens très réussis comme beauté et comme intelligence, qu’ils s’étiolaient et s’amoindrissaient par pure ignorance — car ils ne sont pas pauvres — et que Door est un homme d’une honnêteté, d’une intelligence et de capacités au-dessus du commun.
9 août 1916.
Je vois rouge, quand le petit Émile lève son regard limpide, câlin vers moi, à la pensée que, dans quinze ans, quand il commencera à sortir de sa gaîne, on le mettrait devant les machines à tuer, et je me demande si je n’ai pas eu tort de faire placer un couvercle sur le puits pour qu’il n’y tombe pas… Dieu, quel embarras, une vieille femme qui a tué un petit garçon… Eh bien, quoi donc ? parce qu’il n’a pas l’âge… — elle est forte celle-là — ou parce qu’il n’est pas de l’autre côté du fossé, je ne peux pas l’avoir fait culbuter doucement dans ce puits ?… ou parce que je ne porte pas une baïonnette ?… De mieux en mieux. Foutez-moi la paix ! Je déborde de dégoût et de rancune contre ces abjections !
Mileke, barbouillé de boue, les menottes noires, en robe rouge délavée, est assis dans la porte de la ferme sur une petite chaise basse, un bâton en main qu’il écorche avec un grand couteau ; il n’écoute pas les mots tendres que je lui dis, extasiée que je suis de le trouver là, évoquant, lui et toute l’ambiance, un tableau de Jacob Smits. Quand il a fini, il lève ses yeux liquides.
— Un poeneke[2] ? me dit-il, en avançant sa bouche vers moi.
[2] Un baiser.
Oh ! trésor d’amour ! et dans quinze ans !… Dieu sait… une baïonnette, un explosif, tes membres dispersés !…
Je me sauve, en proie à une hallucination dangereuse.
21 août 1916.
Pour encourager Mitje dans ses soins de propreté, je lui ai répété que mon mari et les demoiselles de chez l’épicier m’avaient dit qu’elle devenait si jolie et avait la peau si claire. Elle l’a naïvement répété à sa mère, en rougissant d’émotion heureuse. Les enfants reçoivent régulièrement leur bain hebdomadaire et j’ai obtenu également qu’elle les lave le soir avant de les mettre au lit. Ainsi, le matin, elle n’a qu’à les rafraîchir avec de l’eau claire, pour les éveiller, ce qui est vite fait, car, les jours que Mitje partait de bonne heure avec son père pour les champs, les enfants n’étaient pas lavés : la mère, avec la meilleure volonté du monde, n’arrive pas à se défaire de ses habitudes crasseuses. Donc Mitje lave les enfants le soir. Aujourd’hui elle m’a dit que Fineke était toute rose en se levant et riait en ouvrant les yeux.
— Eh bien, Mitje, rappelez-vous la Fineke d’il y a trois mois, sa tête encroûtée et envahie de poux et son petit corps rugueux de saleté, et la baguette magique qui a produit ce changement n’a été que de l’eau claire, du savon et un peu de sel de soude.
Elle me regardait, étonnée, de ses yeux intelligents.
— C’est vrai tout de même : rien que de les avoir lavés, ils sont devenus comme des enfants de riche.
C’est une émotive que Mitje : on voit des vagues d’émotion passer sur sa figure. N’importe, il y a encore beaucoup à faire. Mais j’y parviendrai, je suis aidée par tous les enfants. Ces tout petits, de trois, six et huit ans, ne veulent plus manger en dehors des heures de repas de famille et Mileke dit à ses camarades :
— Je sais où il y a des nids d’oiseaux, mais je ne te le dirai pas car tu les torturerais, et ils aiment autant à vivre que nous.
Et l’autre jour, comme on lui donnait un petit oiseau, il l’a mis sur sa toute petite main et l’a fait s’envoler. Si j’étais libre, je ferais une éducation à tous ces enfants : ils en valent la peine.
11 septembre 1916.
Oh l’envie, l’envie qui ravale même les enfants ! Le petit Mileke ne voulait plus me donner la main ni m’embrasser, et encore moins venir sur mes genoux. Il frappait vers moi et se sauvait quand j’approchais. Je crus d’abord à un caprice d’enfant, puis je me creusai la tête pour me rappeler si j’avais pu lui déplaire en quelque chose. Ses parents, aussi ennuyés que moi de cette volte-face désagréable, lui demandèrent ce qu’il avait contre madame, et ce petit précoce répondit posément :
— Mais rien, qu’aurais-je contre madame ?
J’étais de plus en plus peinée, quand une idée me vint. Ne le monterait-on pas contre moi ? Toute la rue est d’une jalousie féroce parce que je m’occupe de cette famille et qu’elle suit mes conseils. Non seulement les enfants sont lavés, mais ils dorment la fenêtre ouverte, ils mangent aux heures et non quand cela leur plaît. Gilles ira pendant trois ans à l’école professionnelle y apprendre le bon métier de mécanicien. J’ai obtenu également qu’on place un pavage dans l’étable des vaches et que la cour de la ferme soit assainie par une épaisse couche de gros gravier recouverte de petit, pour qu’il fasse sec sous les pieds, car ils ont pataugé toute leur vie dans une boue mélangée de fumier, qui les empoisonnait. Je les ai débarrassés de leur vermine et de leurs ulcères, et maintenant encore je suis occupée à les nettoyer des vers intestinaux qui les débilitent tous, depuis le père jusqu’au petit Mileke. Naturellement tous ces conseils ne sont efficaces qu’avec quelque aide. Eh bien, les enfants des autres cultivateurs de la rue, même des riches, sont d’une jalousie qui les met hors de leurs gonds. La marraine de Fineke l’a mise à la porte en disant : « Tu es allée jouer chez madame, vas-y encore. » Des jeunes filles disent à Mitje qu’elle a beau se bichonner, qu’elle ne trouvera pas de mari avant elles parce que, chez Mitje, il faudra partager l’héritage en huit, et chez elles seulement en deux. Ils sont furieux de voir les petits lavés, peignés, avec des tabliers propres faits de vieux peignoirs à moi, tandis qu’eux sont sales, mangés de pustules et de vermine. Comme on entre chez la petite femme comme dans un moulin, rien ne reste secret, et, quand le samedi on chauffe l’eau pour les laver et que, après, ils sortent bien bichonnés de la petite chambre du grand-père, il y a toujours quelques petits voisins pour les voir. Alors, le samedi, ils leur crient dès le matin : « Va te faire laver le cul. » Laver cet endroit-là est pour eux la chose la plus indécente qui soit. Ils humilient les petits en disant qu’ils portent mes vieilles loques. Le soir, ils jettent de grosses pierres dans les fenêtres de leurs chambres, au grenier, au risque de les tuer dans leurs lits, en criant : « Fermez les fenêtres. »
J’étais donc certaine qu’on avait monté Mileke contre moi, en l’humiliant, le ridiculisant et en lui faisant peur, et je dis à Anneke de le lui demander. Nous soupçonnions toutes les deux un gamin d’une dizaine d’années, fils d’un riche paysan. Anneke et Mileke couchent ensemble : alors, le soir au lit, elle l’interrogea :
— Que dit donc Jef de madame ?
Mileke, pris au dépourvu, répondit :
— Il dit que je ne dois pas faire ce que dit madame, que je ne dois pas l’embrasser ni me mettre sur ses genoux, mais lui donner des coups de pied, et ne pas me laisser laver, ni rien accepter d’elle ; que sans cela il m’arrangera.
Quand Anneke, le lendemain, me répéta cela, je courus vers ce gamin qui était assis sur une souche, mangeant des pommes vertes volées.
— Qu’as-tu osé dire à Mileke, sale gamin ?
— Ce n’est pas moi, c’est Louis.
— Mileke, est-ce Louis ou lui ?
— C’est lui.
— Si tu oses encore lui dire quoi que ce soit, je te livre au garde champêtre.
Il s’en alla en me narguant. Je voulus prendre Mileke et l’embrasser, et lui demander si c’était fini maintenant ; mais il ne voulut pas, et, comme sa mère exigeait qu’il me donnât la main, il se mit à hurler et à se cacher la figure dans ses jupes. Elle prit l’enfant hurlant et alla chez la mère de ces garçons ; la mère ne savait naturellement rien des manigances de ses fils, malgré qu’on la voie toute la journée intriguer contre nous avec la voisine d’en face, en désignant de la tête la maison de la petite femme. Les deux garçons, dont l’un a quatorze ans, s’avancèrent vers la petite femme en ricanant, et se vantèrent d’avoir dit à Mileke de me donner des coups de pied au lieu de m’embrasser.
J’ai alors invité Mileke et ses frères et sœurs à venir goûter le lendemain, leur promettant aussi de leur donner des fleurs.
J’ai donc garni la table de fleurs, je les ai fait goûter avec des tartines beurrées, chose rare en ces temps, des bonbons et du lait chaud sucré. Puis j’ai joué Kike boe[3] avec Mileke. Il était assis les pieds sur la chaise, son pruleke hors du pantalon, la tête penchée sous la table. Je devais aussi regarder sous la table et dire : Kike boe, il riait alors comme une fanfare qui sonne. Mais il devint grave d’émerveillement quand je lui racontai que les éléphants étaient grands comme deux vaches mises l’une sur l’autre, que leur nez avait trois aunes de long et qu’ils ramassaient des « cents » avec ce nez et les donnaient à leurs gardiens en échange d’un bonbon.
[3] Cache-cache.
Puis j’ai fait le cocorico du coq, puis la poule qui pond, puis l’âne qui brait, et le cochon qui grogne et encore le coassement de la grenouille : tous petits talents acquis dans mon enfance privée de jouets et que je n’ai pas oubliés. Nous avons ensuite fait une promenade dans les bois. Eh bien, Mileke ne s’abandonne plus comme avant : les rosseries de ces âmes viles ont laissé des traces.
Je suis bien triste d’avoir perdu le cœur et la confiance de Mileke ; je crois qu’il faudra beaucoup de gâteaux avant qu’il me les rende.
29 septembre 1916.
Oui, je rentre à Anvers, malgré le danger des bombes. La petite femme pleure depuis deux jours. Elle est, en ses faits et gestes, un résultat de son milieu : sale, négligente, adonnée à une incurie outrancière, mais elle a une exquise sensibilité du cœur et apprécie, tout en étant incapable d’y mettre la main elle-même, ce que mon aide et mes conseils ont fait pour la santé de ses enfants. Jamais personne de ma situation ne lui avait parlé : ils s’éloignaient d’elle, dégoûtés, ne voyaient que ses cheveux en broussaille et sa vermine, et pas son regard affectueux, et ils ne faisaient point attention à l’émotion de sa voix, ni à son sourire spirituel, ni à sa manière tranquille de jauger, de la petite chaise basse où elle pèle ses pommes de terre, ceux qui entrent acheter du lait. Je l’ai tout à fait traitée en amie et je vous assure que ce n’est pas une amie banale.
Quand je suis entrée pour faire mes adieux, elle avait déjà les yeux gonflés d’avoir pleuré, puis elle s’est mise à sangloter. Remi pleurait silencieusement, la figure cachée dans le coin de la porte. Gilles, avec sa jolie peau dorée, mit les mains devant ses yeux et les larmes coulèrent entre ses doigts. Fineke, elle, ne savait trop s’il fallait pleurer ; elle regardait gravement. Mileke regardait Fineke : « Si tu pleures, je pleure aussi », et il fit une moue. Fineke s’y est mise, mais lui, non décidément, il n’en fit rien. Il se jeta au cou de sa mère, puis au mien, et me donna de bons, mais là de bons gros baisers. Les enfants me reconduisirent chez moi. Ah ! qu’ils étaient graves et quelle peine ils avaient de me quitter !
Le lendemain, quand nous passâmes pour aller à la gare, Remi nous guettait. « Ils sont là. » Alors, le père en tête, ils nous firent encore un adieu ému. Je n’ai jamais été l’objet de tant d’affection, et ce n’est pas une affection qui a pour base des dons matériels, mais une reconnaissance pour mes bons conseils et la sympathie que je leur ai témoignée. Il est très rare que, dans un état mental comme le leur, ces preuves d’affection soient appréciées.
11 mai 1917.
Me voici revenue après l’hiver.
J’ai donné à Fineke un vieux petit sac en velours. Elle le mania, puis y fourra son nez et me dit, radieuse :
— Cela sent comme madame.
Fineke devient une beauté depuis qu’elle a reçu des soins : elle devient comme un fruit doré du Midi.
Mitje a pris à cœur, pendant tout l’hiver, de laver consciencieusement les enfants dans les coins et recoins, comme je le lui avais indiqué. Elle me montre leur derrière luisant et frais, que c’en est une joie.
Samedi passé, Mileke, après son bain, courut après elle dans la cour.
— Mitje ! Mitje ! tu dois aussi laver ton « holeke[4] ».
[4] Petit cul.
— Mais oui, fit Mitje.
Je ne voudrais pour rien au monde atténuer cette candeur, pas plus que quand Mitje vient fourrer son bras savoureux de dix-huit ans sous le nez de mon mari, en disant : « Voyez, monsieur, comme il est bien lavé, et nous n’avons plus de poux, pas un seul. »
Ce n’est pas grossièreté de nature, mais c’est dû à l’étonnante simplicité de leur vie et l’absence complète de contact avec le monde extérieur.
12 juin 1917.
J’avais mis des lunettes fumées pour traverser la rue du village, où le soleil dardait. Mileke et Fineke étaient assis dans la cour de leur ferme. Mileke avait une toute petite cerise, pas mûre, en main. Ils me regardaient impressionnés, ne sachant s’il fallait être sérieux ou rire ; ce n’est que lorsque j’éclatai de rire moi-même que leurs figures s’éclairèrent.
— Pourquoi vous rendez-vous laide ? demanda Fineke.
— J’ai mal aux yeux, vois-tu ; tu trouves que c’est laid ?
— Très laid, firent-ils.
— Maintenant je vais dîner.
Et je me retournai pour partir. Alors Fineke, comme se rappelant quelque chose, fouilla dans sa poche, en tira trois petites cerises pas mûres et me les donna.
— Je les avais mises dans ma poche pour vous.
Puis Mileke me donna aussi sa petite cerise… Mes trésors ! mes trésors ! comme je vous aime !… Et je partis.
Ce sont cependant des moments exquis, que je ne pourrais avoir seule, dans ma maisonnette entourée d’épines ; ma foi, j’y ferai venir Mileke et Fineke.
15 juin 1917.
Sus va venir ! On nettoie la maison, la cour, les étables, les champs, les enfants : ils en sont tous vibrants d’émotion. Sus va venir ! Il ne connaît pas ses deux plus jeunes frère et sœur, Fineke et Mileke. Depuis sept ans, les Frères de la Doctrine Chrétienne se sont emparés de lui, et, depuis quatre ans, il n’a pu voir sa famille.
— Que va-t-il dire de ce que tout est si propre ? fait Mitje.
Grande question ! A sa dernière visite, il se sauva tout le temps à côté, chez sa tante, pour échapper au bruit des enfants, à la saleté de la maison, et, quand il est parti, il était rempli de vermine. Il a vingt ans maintenant. Que va-t-il dire ?
Quand je reviens de la table d’hôte, Fineke, en robe blanche et ceinture rose, accourt vers moi.
— Suske de Bastogne est arrivé.
Puis accourt Mileke, criant :
— Hy is heie ! Hy is heie[5] !
[5] Il est ici ! Il est ici !
Ils s’accrochent à moi, et, courbée entre eux deux pour me mettre à leur taille, j’entre dans la maison. Un jeune frère en soutane et manteau vient vers moi ; en un français correct, mais un peu appliqué, il me parle :
— En entrant, la première chose qui m’a frappé, c’est la propreté ; on me dit que c’est vous, madame, qui avez inculqué cela à ma sœur.
— Je n’ai fait que donner des conseils ; Mitje les a compris, appliqués ; c’est elle qui a fait de la maison et des enfants ce que vous voyez.
Et je fis pirouetter Fineke devant lui.
— Voyez comme elle est propre et jolie.
— Oui, fit la petite femme, vous pouvez les regarder partout.
Et elle levait les jupes de Fineke pour montrer ses petites fesses bien lavées.
— Puis-je vous faire une visite, madame ?
— Mais avec plaisir.
Je ne savais pas s’il fallait l’appeler « Sus » tout court ou « cher frère ».
— Il ne sait plus le flamand, fit Mitje.
— Non, je dois chercher mes mots. Je ne parle et n’enseigne que le français. Mes élèves wallons de Bastogne n’entendent que le français et leur patois.
En remontant chez moi, je revis le petit Sus d’il y avait sept à huit ans, qui allait me ramasser, le long des routes, des seaux de crottins et de bouses pour mon fumier : je lui donnais dix centimes par seau. On l’a bien décrassé, mais la crasse n’était que physique : le cœur et le cerveau étaient intacts ; aucun vice ne l’avait encore atteint, l’absence de misère avait tenu les vilenies à distance ; il n’était que pouilleux et ignorant. Il a tout de suite dû marcher dans un sillon : la grammaire, l’histoire, la géographie, les mathématiques, tout lui fut enseigné, et sérieusement, par des gens qui façonnent un objet dont ils comptent tirer profit. En effet, Suske ou frère Benoît tient déjà une classe qui rapporte à son ordre douze cents francs par an.
Il est venu le soir chez nous avec Mitje. Il nous a parlé de ses soixante-treize élèves qu’il aime tous, et de Bastogne qu’il adore.
— J’ai dit au frère supérieur que j’étais prêt à signer un engagement pour cinquante ans s’il voulait me laisser à Bastogne. Quelle différence tout de même entre le wallon et le flamand ! ajouta-t-il.
Puis il nous parla de la manière dont s’y prennent les frères pour faire un religieux :
— D’abord la douceur, mais si cela ne suffit pas — il fit de la main le mouvement de couper une ligne droite à travers un objet dur — alors la contrainte, la force, et, si cela ne va pas, on vous rejette… Moi, j’ai marché tout droit : ils n’ont eu aucune peine avec moi. C’est le désir d’apprendre qui m’y a fait aller ; à treize ans, quand je dus quitter l’école, je fus pris de la peur de ne plus rien apprendre et de devoir travailler aux champs comme mon père, d’y être attaché sans répit, sans pouvoir jamais prendre un livre en main. Mon père, à qui j’en avais parlé, m’avait répondu qu’il n’avait pas les moyens de me laisser continuer à étudier. Alors, vous rappelez-vous, madame ? Vous m’avez fait conduire une brouette de fleurs chez l’abbé …, à l’occasion de sa première messe. En revenant sur la route, vous m’aviez demandé si, moi aussi, j’allais devenir curé. Je me suis dit que ce serait peut-être un moyen de pouvoir apprendre. Mais il fallait de l’argent pour étudier. J’en ai parlé au frère, à l’école, et il m’a dit d’entrer chez eux. J’avais tout, tout arrangé avec le frère supérieur avant d’en parler à la maison. Puis le curé est venu chez ma mère ; elle ne voulait pas. Alors il est allé trouver mon père à la laiterie, et cela s’est arrangé. J’avais dit à mes parents que c’était pour étudier que j’y allais, que je reviendrais quand je serais instruit. Voilà comment cela s’est fait ; maintenant je m’y plais.
Puis il parla de sa manière à lui d’enseigner.
— J’ai les petits jusqu’à l’âge de huit ans. Je ne leur dis que les mots nécessaires, et à voix basse, et exige qu’eux aussi parlent à voix basse. Le supérieur dit que ma classe est la classe du silence. Je ne supporte ni le bruit, ni le remuement, mais pendant la récréation ils peuvent être aussi turbulents qu’ils veulent. Je l’exige même et je donne un bon point à celui qui a bien joué. Dans la cour, je les mets sur deux rangs. A chaque rang, je ne veux voir qu’une tête : quand j’en aperçois une qui dépasse à droite ou à gauche, je donne un bon point à l’autre rang et je détourne la tête de celui qui n’a pas su être correct. Dans la rue, chaque enfant qui quitte les rangs pour rentrer chez lui, sait qu’il doit ôter son chapeau pour me saluer, et je rends le coup de chapeau, même aux petits de quatre ans. Quand il y en a un qui l’oublie, je le fais monter l’après-midi sur l’estrade, je le salue et lui fais signe de me saluer aussi ; il le fait alors très bien et je dis aux autres : « Voyez comme il salue bien ; il ne l’a pas fait à midi, comme c’est dommage ! » Et d’un geste, je l’envoie s’asseoir. Il ne l’oublie plus jamais. Je suis occupé de huit heures à midi et de deux à quatre.
Il nous dit encore l’impression que lui faisaient certains mots français.
— Ils donnent l’image exacte de ce qu’ils expriment.
— Ah ! et quels sont ces mots ?
— Tendre… aimer… amour… mère… plaisir… joie !
Et il mit les deux mains sur la poitrine.
— Quand je les prononce, je sens quelque chose qui me pénètre, un tressaillement, un bonheur intense… Amour…, joie, répéta-t-il.
Pauvre petit Suske, qui, pour pouvoir apprendre quelque peu, s’est jeté dans cette galère, où toute liberté lui est interdite, où toute expansion doit être refoulée ! Mais c’était pour lui le seul moyen d’être, ne fût-ce que quelques heures chaque jour, un être pensant, le seul moyen de ne pas devenir une simple bête de somme, attachée à la glèbe pendant dix-huit heures par jour comme son père.
Pauvre Suske ! Aimer ! Tendre ! Joie !
1917.
Je me promène avec Fineke sur la route. Le soleil nous donne dans les yeux.
— Je ne puis vous regarder, me dit-elle, à cause de cette petite chose.
Et elle me montre le disque du soleil qui perce la buée.
Une autre fois, je passe le soir avec elle par le village ; je lui montre la lune.
— Oui, il y en avait aussi une au-dessus de la maison de l’épicier, me répond-elle.
Cela me revient comme une brise parfumée, et ce n’est pas un petit bienfait au milieu des horreurs que nous lisons et dont la terreur est écrite sur chaque visage,
3 juillet 1917.
Le petit de l’homme est déjà infâme. Il ne lui faut pas l’expérience de vilenies, ni la souffrance, pour le devenir : son instinct lui suffit.
L’année passée déjà, de grands garçons de la rue avaient incité Mileke à me donner des coups de pied et à me cracher au visage plutôt que de m’embrasser quand je m’approchais de lui. Mais comme j’avais deviné la chose, j’avais pu y mettre ordre. Cette année, au commencement de mon séjour ici, il me sautait au cou chaque fois qu’il me voyait ; puis, petit à petit, il s’était éloigné jusqu’à me montrer une suprême indifférence et même de l’aversion ; cette fois encore il ne voulait pas m’en avouer la raison. Je lui dis de la chuchoter à l’oreille d’Anneke, à qui déjà, l’an dernier, il avait avoué ce qui en était.
— Elle te donnera, après, des cerises.
Il le fit :
— Les enfants ne veulent plus jouer avec lui s’il continue à être ami avec vous, répéta Anneke.
— Anneke, donne-lui des cerises.
Je lui en donnai aussi une poignée. Il me regarda. Oh ! jamais je n’ai vu regard chargé de plus de surprise et de remords : mon mari et moi, nous en fumes tout saisis. Puis il alla jouer. Après, quand je sortis, il me sauta au cou devant tous ses camarades, une dizaine pour le moins. Je fus remuée de fond en comble par cet héroïsme.
Mais, le lendemain, plus que jamais il s’éloignait de moi. On lui avait donné des coups de pied et on l’avait boycotté pour de bon. Il me repousse et se cache sous la table quand j’approche. Pendant ce temps la marmaille, qui a de quatre à sept ans, nous observe et, comme elle est contente de Mileke, elle joue de nouveau avec lui. Même Mitje entendit par la fenêtre sa petite cousine, qui a six ans, lui dire :
— Tu vois bien, n’est-ce pas, que nous jouons de nouveau avec toi, maintenant que tu n’embrasses plus madame et ne te laisses plus embrasser par elle.
Pour eux tous, je suis « madame » tout court, comme s’il n’y en avait pas d’autres.
Voilà où Mileke et moi, nous en sommes. Le pauvre petit est terrorisé par ses compagnons de jeu et affolé de remords ; son regard me le dit quand je passe. Je ne veux pas lui demander de nous embrasser en cachette, pour ne pas lui apprendre à dissimuler ; je ne veux pas parler aux parents de ces petites brutes, ils sont comme leur progéniture et voudraient écharper la petite femme et moi parce que nous avons de l’affection l’une pour l’autre et que le ménage profite de mes conseils. Puis ils trouveraient bête que je m’occupe de ces histoires d’enfants : pour eux un enfant ne sent, ne raisonne, ne vit pas d’une vie spirituelle ; pour eux, un enfant, ça dort, boit, mange, fait surtout pipi et caca, et pour le reste est une mécanique ; même avec la petite femme, j’ai de la difficulté à lui faire respecter les sensations, les sentiments, et les goûts de ses enfants. Cependant, quand j’attire son attention sur Mileke et la naïveté exquise de Fineke, elle comprend et est émue.
— Je n’aurais même pas compris mes enfants sans vous, me dit-elle alors.
Je n’ai jamais vu quelqu’un qui s’ignorât à ce point.
Je leur ai donné un de mes portraits en robe de soirée ; longuement elle et Mitje le regardèrent, puis la petite femme dit en riant :
— Est-il possible d’être ainsi ? Quand on nous voit à côté de cela, que devenons-nous ?
Et elle riait encore. L’idée de l’envie ne peut pénétrer en elle. Elle aurait été charmante et toute spirituelle si elle avait pu se cultiver, se bichonner et s’habiller comme moi. Tous seraient des êtres au-dessus de la moyenne si l’on pouvait les transplanter dans un milieu où ils pourraient développer leurs dons. Voyez seulement le résultat physique depuis qu’ils se lavent et tiennent leur maison propre, et comme la physionomie de Mitje est changée depuis que je cause avec elle comme avec une égale plus jeune à qui l’on peut faire des observations et donner des explications.
Enfin toute leur rue les envie, en médit, les boycotte, depuis ce changement dans leur aspect. Mitje travaille comme une esclave, mais, après cela, elle allume le feu sous le chaudron des vaches, s’y chauffe de l’eau et se lave de haut en bas. Ses mains de travailleuse sont donc appétissantes ; eh bien, on dit qu’elle ne fait rien, que sans cela elle n’aurait pas des mains de demoiselle. Mais les plus raffinés petits monstres sont les enfants : ils possèdent l’art de torturer et l’appliquent. Laissez venir à moi les petits enfants !
9 juillet 1917.
Le crâne petit bonhomme ! Aujourd’hui le petit Mileke jouait au milieu de six à sept bambins. J’arrivais à l’autre bout de la rue. Dès qu’il me vit, il les quitta et vint vers moi, en se retournant de temps en temps vers les autres, d’un altier mouvement de tête. Il me sauta au cou ; moi, je le soulevai et nous nous embrassâmes longuement. Les autres avaient lâché tout jeu pour nous regarder. Je rentrai avec Mileke sur mes bras ; il ressortit pour aller jouer, mais bientôt il revint me dire que ses camarades lui avaient jeté des pierres. Je ne sais comment venir à bout de ces petites brutes. Mileke et moi, nous ne pouvons nous résoudre à leur donner gain de cause, nous nous aimons sincèrement. Il a des regrets et des remords quand il leur obéit, et moi un vrai chagrin.
1917.
— Te rappelles-tu quand nous avons mis les « Mais » au cheval et que nous sommes allés dans ton hameau comme pour te chercher, toi et tes bagages ?
Clic clac, clic clac.
— Et comme nous avons tout rangé dans les tiroirs et les armoires de ta nouvelle maison ?
Cliquelaque, cliquelaque.
— Et la poule bleue qui, en sortant du panier, a tout de suite pondu d’émotion ? Tu disais que cela te porterait bonheur dans ta nouvelle demeure et tu riais, la bouche large ouverte, en pesant l’œuf encore chaud dans ta main, et je vis pour la première fois que tu avais les dents blanches.
Clic clac, clic clac, clic clac.
— Et à ta noce, le lendemain, quand tu me disais : « Viens embrasser ta tante », et que tu me fis boire dans ton verre…
Claquelaque, claquelaque.
— Et le jour suivant, quand nous sommes allés chercher ta vache et que, moi, je portais le petit chat…
Clac clac, clac clac.
— J’avais douze ans alors. L’année d’après, je suis entré chez les Frères et toujours, pendant mes années d’étude, je me suis remémoré ces jours où je t’aimais plus que la Sainte Vierge.
Touc tac, touc tac.
— Tu étais ma jeune tante : je pouvais t’aimer sans remords…
Touc touc, touc touc.
— Et tu es restée pour moi ce que tu étais alors.
Claquelaque, claquelaque, claquelaque, claquelaque…
Mitje et moi, nous étions dans l’étable ; elle trayait les vaches à côté de la grange où, Suske, « frère Benoît », en vacances, la robe pendue à une fourche, en culotte et manches de gilet, battait le blé pour son père, aidé par sa tante, une mégère jaune et âpre. Et c’est par bribes et morceaux, haletés entre les battements des fléaux, que nous entendîmes ces réminiscences de Suske.
Quand il se tut et que ne nous parvenaient plus que les coups secs et réguliers des fléaux, je murmurai à Mitje :
— Mitje, pas un mot de ceci, n’est-ce pas ? tu sens bien que Suske est à plaindre d’avoir une profession qui lui interdit d’aimer.
« Voilà, pensais-je, le vrai petit Suske, et l’homme à la robe, qui fait peur à des Jantjes, est ce qu’ils en ont fait. »
6 août 1917.
En allant dîner, j’entre chez la petite femme. Mitje était penchée sur le pétrin.
— Où est votre mère, Mitje ?
— Au lit : cela a commencé, fit-elle, sans lever presque la tête ; les eaux se sont cassées hier soir.
Je traversai l’autre pièce et entrai dans la petite chambre à coucher.
La petite femme était alitée et gémissait, une vieille sage-femme à côté d’elle.
— Oh ! que je souffre ! Vous m’avez si souvent aidée, madame, aidez-moi encore.
— Mais je ne puis rien.
— Le docteur est venu ; il a laissé là sa valise avec ses instruments. Oh que j’ai peur !
— Je vais dîner, je reviens tout de suite.
Quand je revins, Mitje pétrissait toujours la pâte. Une vieille femme du voisinage était grimpée sur le lit et tenait la petite femme par un bras ; la sage-femme était devant et tenait l’autre bras ; elle l’encourageait.
— Poussez ferme, poussez.
Et la petite femme se cambrait les reins et poussait, en étouffant des cris rauques ; les veines de son cou se gonflaient, sa figure se tordait ; toute la misère de ses quarante-sept ans s’étalait sur ce grabat : ridée, flasque, les cheveux gris, pas lavée. Dans la chambre, la petite chaise percée des enfants ; devant le lit une mare, de l’eau qu’elle perdait encore et qui traversait la paille de sa couche.
Mitje pétrissait, la figure gonflée et rouge de n’avoir pas dormi et d’être penchée depuis des heures sur ce pétrin. La machine à lessiver attendait depuis la veille, remplie d’une lessive de huit personnes. Mitje était seule devant tout cela. Le père déambulait, inutile.
— Mitje, on me demande des ciseaux.
— En haut, dans le panier.
Et elle pétrissait sans lever la tête.
Je sortis. A trois heures, Mitje, tout enfarinée, vint dire qu’un gros garçon était né. J’avalai ma tasse de thé et courus chez eux. Mitje était de nouveau penchée sur le pétrin. J’allai dans l’autre chambre. Le docteur, en manches de chemise, essuyait ses instruments ; un seau avec l’arrière-faix, une mare de sang à terre. On avait dû transporter la petite femme sur la table, en pleine lumière, et, pendant qu’on la maîtrisait à trois, il avait cherché avec le forceps l’enfant presque étouffé. La sage-femme emmaillotait un petit môme tout bleu, à figure de vieillard idiot, la tempe et un œil endommagés par les fers.
— C’est un beau garçon, dit le docteur.
— Oui, un bien beau garçon, fit la vieille sage-femme.
— Oui, très beau, ajouta la vieille voisine, qui nettoyait la mare de sang.
— Ah ! il est beau ? fis-je.
Puis j’allai vers la mère, pâle, ses hideux cheveux mal soignés épars, l’expression matée, anéantie.
— Ah ! j’en ai vu ! sans le docteur qui l’a retiré avec les fers, je n’en serais pas sortie.
— Non, ajouta le docteur, elle n’en serait pas sortie, aucun travail ne se faisait. J’ai dû aller le chercher très haut, on ne voyait plus les fers.
On me donna l’enfant avant de le mettre près de la mère ; j’appelai Mitje.
— Mais je ne peux pas venir, je suis remplie de farine.
— Venez tout de même, Mitje.
Elle vint, les mains remplies de pâte. Je lui mis le petit sur les bras.
— Qu’il est beau ! n’est-ce pas, madame ?
Sa figure devenait toute tendresse.
— Et vous le soignerez bien. C’est elle, docteur, qui a fait la layette, qui a soigné pour le linge de la mère, le linge du lit. Tout le changement que vous voyez ici depuis le dernier accouchement que vous avez fait, c’est Mitje qui l’a réalisé.
Je mis l’enfant près de la mère. Mitje retourna au pain. Le père était accroupi devant l’âtre, il faisait rissoler une poêle pleine de pommes de terre et les retournait avec une fourchette. Mileke, quand on lui eut dit dans la rue qu’un petit enfant leur avait été apporté, se mit à clamer : « Nous avons un petit enfant ! Nous avons un petit enfant ! Un garçonnet, un garçonnet ! » Puis il rentra ; je le soulevai devant le lit et lui fis voir l’enfant. Sa figure riait et exprimait en même temps une stupeur craintive ; il grimpa sur la chaise à côté du lit et caressa à pleines mains le visage de sa mère. Puis entra Gilles, le gars de quatorze ans.
— Gilles, venez voir.
Il s’approcha, regarda, par-dessus sa mère, l’enfant, devint rouge, puis s’en alla.
Remi rentra de l’école comme une bombe, la figure effarée. On l’avait prévenu dans la rue.
— Viens, Remi.
Il accourut vers le lit, se pencha dessus.
— Oh ! comme c’en est un beau, oh ! qu’il est beau !
Et il resta longuement penché à le regarder, la figure radieuse.
Il retourna ensuite dans la grande chambre. Le père demeurait indifférent et n’alla ni vers la mère ni vers l’enfant. Il avait mis la poêle de pommes de terre au milieu de la table sur laquelle Mileke était déjà assis. Gilles, Remi et le père s’attablèrent ; tous piquèrent, à même la poêle, les pommes de terre, tout en mangeant une tartine de compote de pommes. Le père et les deux petits étaient tout à leur occupation de manger. Gilles avait une mauvaise figure qui ruminait des pensées. Tout d’un coup son expression s’éclaircit.
— Nous aurons de la farine au comité pour le petit.
— Non, fit Mitje, nous ne recevrons rien pour lui, mais mère aura une livre de farine blanche en plus. Maintenant, Gilles, j’aurai plus de besogne : tu dois m’aider et ne plus dire que je ne m’occupe que des futilités du ménage. Père aussi croit que le ménage ne comporte que des futilités.
— Que voulez-vous y faire, Mitje ? vous n’arriverez jamais à faire comprendre à un homme que le ménage est une chose sérieuse. N’est-ce pas, Door ?
Door se mit à rire.
— Oui, oui, c’est très sérieux.
Mais lui et Gilles se regardaient, parfaitement d’accord que faire le ménage n’est pas travailler, que seuls leurs travaux, à eux hommes, sont importants.
J’allai à la rue voir si Fineke et Anneke ne venaient pas encore de l’école. J’eusse voulu qu’on ne leur eût rien dit pour jouir de leur surprise, mais toute la rue les prévenait. Fineke arriva avec les autres écolières ; on lui avait déjà annoncé qu’on avait apporté un enfant chez eux. Je l’emmenai devant le lit et la soulevai. Elle le regarda, abasourdie.
— Eh bien, Fineke ?
— Il est si petit, je croyais qu’il était grand.
— Comment ça, Fineke ?
— Je croyais que c’était un enfant de réfugiés, comme il en est arrivé chez le voisin, et avec qui je pourrais jouer.
— Non, ceci est un petit frère que tu peux garder, il s’appelle Jacques.
Alors elle rit et fut très contente.
Entra Anneke, son intelligente figure toute frémissante, les joues roses et tremblantes, et sa petite poitrine étriquée se soulevant tumultueusement. Elle savait qu’ils allaient avoir un enfant, mais rien de plus, et le matin la mère avait encore coupé leurs tartines. Et maintenant un petit frère, tout bleu et tout habillé, était là à ouvrir la bouche à côté de sa mère, comme un oiseau qui demande la becquée.
Puis elle alla manger à la poêle de pommes de terre, que le père venait de remplir une seconde fois.
Mitje avait maintenant façonné dix-huit pains et coulé un pain d’épices ; elle les tapotait et les déposait sur une planche, sous une couverture.
— Père, il sera temps d’allumer le four ; d’ici là les pains auront monté. Et ne pétrirais-je pas vite quelques tartes pour fêter Jacques ?
— Oui, il faut pétrir des tartes pour le fêter.
Door alluma le four, ce que faisait toujours la petite femme. Gilles prit sa bicyclette et alla dans les hameaux environnants annoncer à la famille qu’un enfant leur était né, qu’il s’appelait Jacques, et qu’on le baptiserait demain dans la matinée.
19 mai 1918.
Fineke a sept ans. Elle m’exprime sa joie d’être une fille.
— Quand nous avons douze ans, nous recevons de jolies robes, des collerettes et de beaux souliers. Les garçons n’ont qu’un pantalon et un veston : c’est toujours la même chose.
Et sa bouche s’épanouit. Fineke rit toujours, Fineke est toujours heureuse, et, chose rare, cette joie est appariée à une exquise sensibilité. Elle me dit encore :
— Je sais où il y a des nids avec des œufs, mais je ne le dis pas aux garçons, ils les prendraient. En laissant les œufs dans le nid, il y aura des oiseaux, ils chanteront et nous aurons du plaisir à les entendre.
Cette créature délicieuse est vouée, de par sa position sociale, à devenir vachère et à porter des seaux de purin dans les champs pour en asperger les petits pois, comme fait sa sœur Mitje, qui était pour le moins aussi délicieuse qu’elle quand elle était petite.
6 juin 1918.
Mitje, agenouillée dans les buissons de mon jardin, arrache l’herbe pour leurs vaches. Je m’assieds par terre contre un arbre. Elle s’arrête d’arracher et me regarde de ses yeux de sensitive. Elle exhale une odeur de bouse, de sueur et de bête de somme. Elle m’exprime sa joie de ce que quatre rangées de pois « gros comme ça », qu’elle avait plantés pour moi, soient déjà « hauts comme ça », et forment une bande touffue du plus beau vert foncé. Puis, de ses mains adroites, elle continue à arracher.
— Quand j’aurai vidé tout ce coin, il n’y aura plus d’herbes, et s’il ne pleut pas…
— Il me semble que cette herbe est peu savoureuse ; est-ce que vos vaches l’aiment ?
— Elles y fourrent leurs mufles jusqu’aux yeux, madame, et depuis que nous pouvons prendre tout le gazon du jardin, elles donnent beaucoup plus de lait. Ce que père est content !
Et la petite bête de somme heureuse lève de nouveau ses yeux expressifs vers moi.
— Demain, le vicaire viendra bénir le Sacré Cœur de Jésus chez nous. On fait des dévotions nouvelles au Sacré-Cœur ; ne pourrais-je demander quelques fleurs à madame ?
— Si, Mitje, prenez-en.
Satisfaite, elle continue d’arracher, en avançant sur les genoux et en parlant de pois, de fèves, de carottes et de pommes de terre, puis de son petit frère Jacques, qui, depuis l’âge de deux mois, ne fait plus ni caca, ni pipi sous lui ; et elle dit comment elle est restée levée deux nuits de suite pour le tenir toutes les deux heures, avant la tétée, au-dessus du pot, en faisant puseweswese comme je lui avais dit de faire ; et qu’il n’avait jamais le derrière enflammé, ni cette sale croûte sur la tête.
— Nous croyions que les petits enfants devaient avoir cela, puisqu’on n’en voit pas d’autres ici.
Et ses yeux exprimaient encore l’étonnement que les petits enfants n’aient ni le derrière ouvert, ni une carapace sur la tête, ni les oreilles coulantes, si on les lave.
— Et comme les autres enfants ont profité depuis que je les lave régulièrement ! non, je n’aurais jamais cru autrefois à l’influence de la propreté sur la santé et la beauté, car ils sont tous beaux, n’est-ce pas, madame ? Nous croyions que la nourriture faisait tout : mère les bourrait de lard et de jambon à nous faire crever ; les quatre porcs que nous tuions par an ne suffisaient pas ; tout passait à la nourriture, et rien à du savon. Nous étions persuadés que c’était un luxe inutile que de tenir tout propre.
Et, à chaque instant, ses yeux et sa bouche frémissants se tournaient vers moi.
— Nous devons cela à madame qui m’a enseigné comment il fallait faire. Et maintenant encore toute cette herbe… Et madame n’a en somme rien de tout cela : c’est uniquement pour nous qu’elle s’est donné toute cette peine.
Elle détourne le visage qu’une rougeur envahit.
— Si je pouvais avoir beaucoup d’élèves comme vous, Mitje, j’ouvrirais une école.
Elle continuait à tirer l’herbe d’arrache-pied, en exhalant une odeur de bouse, de sueur et de bête de somme, car il est bien entendu que la propreté, telle que je la lui ai enseignée, a subi une transposition. Quelle chère créature ! c’est l’abnégation personnifiée. Quant à moi, je n’ai aucun mérite à m’être occupée d’eux : quand je vois un bel enfant sale, mon seul désir est de le prendre et de le laver à grandes eaux jusqu’à complet décrassement ; qu’il hurle, ça m’est bien égal, je ne le lâche que lorsqu’il est comme je l’entends. Chez la petite femme, je n’ai trouvé que peu de résistance à cette manie, et en Mitje une aide précieuse.
9 juin 1918.
En ce moment l’église prescrit une idolâtrie spéciale du Sacré-Cœur de Jésus. Des paysans ont fait venir de Hasselt, de Bilsen, voire de Liège, des images, des « postures », des cœurs de Jésus en plâtre, qu’ils payent de soixante-quinze à cent francs. Le vicaire vient bénir ces idoles et prescrire les nouvelles pratiques à observer.
Mitje m’avait demandé des fleurs pour orner leur Sacré-Cœur. Je lui en ai donné : cela fait une petite diversion à ses occupations journalières de lessive, d’étable, de bouse, de purin, de torchage des petits.
Dès qu’elle eut les fleurs, elle rentra chez elle, mit une table devant une fenêtre ornée de pots de fleurs, posa un petit bloc sur la table, la couvrit de deux essuie-mains blancs, plaça sur l’éminence ainsi formée leur statuette du Christ tout enfumée et montrant un cœur sanglant couvert de chiures de mouches. Elle mit les fleurs à haute tige dans de grands pots, les plus petites dans de petits pots, les roses seules dans des verres, et les rangea autour du Christ. Sur le devant de la table, elle déposa une petite couronne de bleuets que Fineke avait tressée, mit une rose au centre, prit de l’armoire deux candélabres en verre nickelé et y plaça des bougies qu’elle alluma. Puis elle alla chercher un oreiller dans le berceau du petit, le déposa par terre devant la table et le couvrit d’une descente de lit que l’on emploie seulement quand Sus vient à la maison. Et ce fut le plus naïf, le plus frais et le plus joli petit autel de tableau gothique que j’aie jamais vu.
Les enfants furent alors lavés et habillés de leur costume de dimanche ; la maison avait été récurée dès cinq heures du matin. On dîna vite dans l’autre chambre, et Mitje avait encore eu juste le temps de mettre une blouse rose et ses belles épingles à cheveux, à petites pierres, quand le vicaire entra.
Maria avait tenu à ce que tout fût bien. Mes fleurs avaient comblé ses désirs : leur autel serait le plus beau de la rue, et cela ferait rager les voisines.
Tout se passa comme elle l’avait désiré. Les voisines poussèrent les têtes ensemble :
— Avez-vous vu les fleurs ? Avez-vous vu les fleurs ?
1920.
Mileke, qui a maintenant sept ans, vient de rentrer avec les trois vaches qu’il a menées paître. Il crie dès la rue :
— Mère ! la bleue est enfin « willig » : ça suinte, et elle a sauté trois fois sur les autres vaches.
— Ah ! fit la petite femme, il était temps : on la conduira demain au taureau.
Mileke est allé tout de suite avec Fineke construire un fort sur un tas de sable qui se trouve dans la cour de la ferme.
Ils sont chez moi à faire des cumulets sur le tapis. Fineke, en jetant jambes par-dessus tête, découvre, dans un écartement, tout son petit sexe. Mileke me regarde saisi, rougit, puis, la bouche en rond, lève les yeux vers le plafond.
L’effarouchement de Mileke est que, moi, j’ai vu cela. Lui, mon Dieu, il voit cela souvent, et n’y fait pas plus attention qu’à ses pieds ou à sa tête.
29 juillet 1920.
Fineke a neuf ans maintenant.
— Écoute, Fineke : quand je pourrai avoir du lait chez ta mère, tu viendras boire du cacao.
— Nous aurons bientôt du lait : la vache avait hier fini ses neuf mois, elle peut donc vêler quand elle veut. Les pieds du petit veau viennent d’abord, puis on le tire hors de la vache.
— Quelles jolies bottines tu as, Fineke.
— Oui, c’est saint Nicolas avec son âne qui me les a apportées. Elles étaient sur mon assiette avec un petit billet : « Pour Fineke. » J’ai eu mon assiette pleine, pleine de bonnes choses, beaucoup plus que les autres, mais j’y avais, avant de me coucher, mis une tartine pour le petit âne. Il l’avait mangée et c’est lui qui m’a mis tout cela à la place. Si j’ai eu plus que les autres, c’est que l’âne s’est dit : « Je ne donne rien à ceux qui ne donnent rien. »
Jacques aura cinq ans au mois d’août. C’est le seul des enfants de la petite femme qui n’a pas eu une enfance martyre, dont les oreilles ne se sont pas presque décollées par la sanie qui coule, pue et ronge, dont les yeux n’ont pas été envahis de pustules qu’il eût frottées toute la journée en hurlant, dont la tête n’a pas été couverte de croûtes de poux qui l’eussent empêché de la coucher pour dormir, et qui n’a pas eu les entre-jambes rouges et suintantes comme un écorché. Non, Mitje, sur mes indications, l’a soigné dès sa naissance, et c’est le plus beau, le plus malicieux, le plus sensuel petit gredin, aux beaux yeux noirs et à la peau basanée, qui soit.
Pour aller à l’école, il regarde si ses mains ne sont pas trop noires, et il plante son bonnet de police kaki sur l’oreille.
A l’école gardienne, il y a des rangées de petits bancs, à droite pour les garçons, à gauche pour les filles. Lui, Jacques, se met toujours sur le coin du côté des filles, et Melanieke, du géomètre, sur le coin du côté des garçons.
Melanieke a des petites boucles blondes, une petite robe bleue décolletée et de petits bras grassouillets, nus.
Jacques tâche de s’en approcher, mais elle est très réservée et joue avec les petites filles. L’autre jour cependant, à la sortie, elle s’est laissée prendre par la main et est allée avec lui jusque chez l’épicier, où son petit frère est venu la prendre.
— Vois-tu, Mitje, s’il n’était pas venu, je l’aurais amenée à la maison, et tu aurais vu comme elle est jolie : plus jolie qu’Emma du secrétaire, que j’aime bien aussi. J’ai dit à Melanieke de venir jouer à la maison, que tu avais fait du pain de corinthes, mais elle m’a répondu : « Je ne peux pas, Jacques. » Si elle avait voulu venir, je l’aurais bien portée sur mon dos.
— Hier, me raconte Mitje, quand je le conduisis à l’école, Melanieke y allait aussi, conduite par son frère. Jacques l’a regardée, puis m’a dit : « Tenez, Mitje, ça me fait du bien de la voir. »
Les petites de huit à douze ans sont assises à découper du papier doré pour la jonchée de la Sainte-Vierge, dimanche prochain à la procession. Fineke qui a onze ans :
— Vous savez, les enfants ne sortent pas de la fosse au charbon, comme on le dit.
Bertha qui en a dix :
— Comment ! mais si ! Ils poussent dans une fosse à charbon à Liège et on nous les apporte. Ma mère a crié, mais il fallait l’accepter : l’homme l’a déposé sur le lit au milieu de la nuit.
— Non, non, Marieke m’a dit d’où ils viennent, et elle le sait de son oncle, un homme qui sait tout comme mon père.
— Et d’où viennent-ils alors ?
Et toutes déposent les ciseaux et le papier doré et la regardent, la figure tendue.
— Oh ! c’est si curieux que je n’ose pas le dire.
Mitje crut bon d’intervenir :
— Allons, vous autres, avec vos fades bavures, pensez plutôt à remplir vite le panier pour la jonchée de notre petite Notre-Dame qui entend tout ce que vous dites.
Novembre 1914.
Au jardin zoologique, j’accoste un gardien :
— Les lions, les tigres et les ours que vous avez dû tuer pendant le bombardement, ont-ils au moins été tués sur le coup, et cela ne vous a-t-il pas fait de la peine ?
— Oui, ils ont été tués sur le coup, et j’ai pleuré toute la journée. Que pensez-vous ? On les a vus naître ; on les a élevés, on a joué avec eux, on les a vus grandir. Chacun avait son caractère, comme vous et moi ; puis c’est notre gagne-pain. Oh ! oui, j’ai eu du chagrin…
— Mais les loups, les hyènes et les autres bêtes également féroces, pourquoi ne les avez-vous pas tuées ?
— Celles-là ne grimpent pas sur les arbres, comme les ours, les lions et les tigres, qui d’un arbre sautent sur un mur, sur un toit, et se sauvent. Si elles ne couraient que dans le jardin, nous arriverions toujours à les maîtriser.
— Et les reptiles ?
— Les serpents et les lézards, voulez-vous dire ? Nous les avions mis en sûreté.
— Bonjour, gardien.
— Bonjour, madame.
Près de la sortie, vint vers moi un chat roux, avec des yeux d’or. Je le caresse. Il se frotte à moi en ronronnant bruyamment, puis se roule à mes pieds. Je lui caresse le ventre, en lui parlant « chat » :
— Pire, pare pire, pantje, ma mantje.
— Maw !
— Chichachouchatje, ma katje.
— Maw, maw !
— Miremaremiremous, ma jolie pousse.
Quand je dis « ma jolie pousse », il prit ma main dans ses quatre pattes, y enfonça ses ongles, la mordilla, sauta sur ses pieds et me donna un coup de patte, puis se refrotta à ma jupe en faisant : « Tja, tja ».
— Oui, ma jolie, oui, ma jolie ! Tu dois être une chatte : il n’y a qu’une chatte pour être aussi câline quand on l’appelle « ma jolie pousse ».
Je sortis. Elle s’assit sur le seuil à regarder la vie sur la place.
8 janvier 1915.
Hier nous sommes entrés dans le palais des singes. J’étais absorbée à regarder un chimpanzé qui se curait les dents, exactement comme j’ai vu faire ici à un grand dîner par un des hommes les plus distingués de la ville, quand tout d’un coup toute une rangée de singes se mirent à hurler et à sauter follement dans leurs cages. Sur la toiture de vitres, au-dessus, un homme nettoyait et, avec le torchon qu’il maniait des deux mains en marchant à quatre pattes, allait et venait. Les singes ne comprenaient pas ce qui se passait et leur terreur était indescriptible.
Un singe blanc du Congo sautait, en des cris fous, éperdument autour de sa cage, se cachant la figure de ses mains ; puis il allait s’enfoncer la tête dans une encoignure. Trois autres s’agrippaient, essayant de se cacher l’un sous l’autre, avec des cris et des regards d’épouvante vers le toit. Dès que l’homme fut passé, un des singes monta précautionneusement le long des barreaux pour inspecter le haut ; mais dès que la silhouette revint, maniant son torchon, il se laissa tomber de toute la hauteur sur ses compagnons ; et, accrochés l’un à l’autre, ils tremblaient et regardaient en l’air, exprimant la terreur la plus poignante. Ces singes-là étaient doux : je les caressai à travers les barreaux pour les calmer, mais rien n’y fit. D’autres encore se cachaient sous la banquette, se faisant le plus petits possible.
J’avais une profonde pitié de l’angoisse de ces âmes simples pendant ce mauvais quart d’heure. Un des gardiens nous dit que, pendant le bombardement, il avait dû rester près des singes, qu’ils étaient dans le même état de terreur qu’en ce moment ; qu’il entrait dans les cages pour les prendre dans ses bras et que, dans celles où il y en a beaucoup, ils s’étaient agrippés à son corps comme des chenilles à une branche ; que des jours et des jours après, ils étaient encore hors de leurs gonds.
— A midi, quand je suis rentré chez moi pour manger, continua l’homme, il n’y avait dans la rue que chiens et chats abandonnés : ils couraient également, comme chassés par le diable. Personne ici n’a abandonné son poste : nous avons continuellement traversé le jardin pour nourrir les bêtes, et sommes restés sous ces toits de verre pour les calmer.
7 février 1915.
Comme je ne voyais plus qu’une otarie et un phoque, au lieu des trois ou quatre qu’il y avait auparavant, je questionnai le gardien.
— Lors du bombardement, ils sont restés onze jours sans manger, me dit-il. L’homme de la glacière où nous déposons nos victuailles pour les animaux, s’était enfui en emportant la clef et il n’y avait pas de poisson en ville. Comme on était en automne, ils ont mangé les feuilles mortes tombées dans leur bassin ; ils sont morts un mois après d’une obstruction des intestins.
Dans une cage, deux condors. Le plus petit, la femelle, la tête penchée de côté et en arrière contre la poitrine de l’autre, fouillait de son bec les chiffons de chair qui pendent autour des mandibules du mâle ; son geste était celui d’une femme qui se câline contre l’homme et le caresse. Lui marchait à côté d’elle, un peu en retraite, les ailes déployées comme un manteau sous lequel il l’abritait, et des poum, poum, poum voluptueux s’entendaient à l’intérieur de son corps, à la base du cou. Elle retourna la tête et encore, de ses mandibules, fouilla les chiffons de chair. Et, ainsi enlacés, ils faisaient le tour de la cage : lui l’abritant de ses ailes et lui parlant son mystérieux langage : poum, poum, poum ; elle, câline, le caressant.
Un vieil officier allemand observait comme moi les condors enamourés. Nous nous regardâmes ; son regard, comme le mien, était triste de la jeunesse envolée, cette jeunesse qui se manifestait ici d’une manière si délicate. L’homme, à cet âge, se borne à se faire amener de temps en temps un fruit vert : mais cela ne remplace pas le joli ramage de la jeunesse.
27 février 1915.
Deux grands-ducs, chacun isolé dans une cage d’un mètre carré.
A mon approche sous le parapluie, ils hérissent leur plumage jaspé de toute la gamme des mordorés ; ils écarquillent comme des phares leurs yeux orange ; ils dressent leurs oreilles en plumet ; ils claquent leurs mandibules férocement ; puis ils m’observent.
Sous mon parapluie, ma tête était sans doute ombragée ; ils pouvaient ainsi mieux voir mes yeux, agrandis par l’action de la neige et du vent. De leur regard myope, ils me fixent, lèvent et abaissent le corps en le balançant à droite et à gauche, comme pour prendre leur élan vers ces deux points lumineux. Je me mis à mouvoir expressément les yeux : leurs yeux d’or foncé, avec un profond point noir au milieu, qui s’agrandissait et se rapetissait, se fermaient de temps en temps d’un battement des paupières, veloutées de petites plumes blanches. Ces yeux de lave brûlante et ces claquements de mandibules sont d’une férocité grandiose.
Les dromées, bêtes qui ressemblent à des autruches, m’étonnent par un battement de tambourin qu’on entend de l’intérieur de leur corps, sans que leurs bouches se meuvent. Le gardien me dit que c’est un son de contentement et de santé.
Dieu, que j’aime les bêtes ! Sans le jardin zoologique, Anvers me serait maintenant odieux. L’Escaut, cette autre beauté de la ville, est si tragiquement abandonné, il nous fait tant regretter la vie, le mouvement, le bruit qu’amenait sa richesse, que je n’ai plus le cœur d’y aller. Les premiers temps de la guerre, je l’aimais beaucoup, ainsi beau par lui-même ; mais maintenant que le pays agonise par l’absence de l’abondance qu’il nous amenait, j’y deviens trop triste.
28 février 1915.
Je suis encore allée, aujourd’hui dimanche, faire ma promenade hygiénique au jardin zoologique. J’ai vu une pariade de vautours. La femelle crie lamentablement ; le mâle la chevauche avec énergie en la maintenant de ses mandibules, par la peau du cou, comme les fauves. Le plus beau est le battement fébrile et précipité des ailes.
Pas de bourgeois, mais d’innombrables soldats allemands. Il y en avait beaucoup qui doivent être fraîchement arrivés : en bonnet rond, blanc à bord rouge, la tunique blanche, les bottes à éperons. Malgré ce costume prestigieux, beaucoup avaient l’air de pauvres bougres, dans les cinquante ans, courbaturés par un travail trop continu et trop lourd, une épaule plus haute que l’autre, marchant sur leurs belles bottes comme si leurs cors les tourmentaient. Ils regardaient les bêtes, comme tous les ouvriers, avec un ébahissement qui ne cherche pas plus loin. Ils ne songent pas que ce sont des êtres qui pensent et qui sentent. Ils ne songent pas qu’elles rêvent de liberté et souffrent d’être ainsi en cage. Non, les bêtes en cage sont créées pour leur ébahissement.
5 mars 1915.
Hier, une dizaine de soldats allemands s’amusaient devant l’éléphant. La bête jetait tout le temps sa trompe en avant, mais aucun des soldats ne savait ce que cela voulait dire. Je fis un clin d’œil au gardien, pris une pièce de deux centimes dans mon porte-monnaie et la jetai à l’éléphant. Il la ramassa et frappa violemment contre les barreaux. Le gardien approcha ; il lui donna la pièce et reçut en échange un morceau de pain dans sa gueule ouverte. La joie des soldats ! Maintenant tous cherchaient des piécettes et les lui jetaient. Le gardien eut une bonne récolte. Quand je partis, il me salua gentiment. Nous étions de connivence, et je me promets de lui servir encore souvent d’amorce.
La seule otarie qui reste crie affreusement toute la journée, en s’étalant devant les deux cormorans, ses camarades, mais, quand elle en approche trop près, ils lui donnent des coups de bec, et alors l’otarie de crier. Le gardien me dit qu’elle se lamente ainsi parce qu’elle est seule et que les cormorans ne veulent pas jouer avec elle.
Quelle adorable créature d’avoir ainsi besoin d’affection !
8 avril 1915.
Ce sacré merle ! il vous en a une sérénité !
— Cher, tu m’enchantes !
Il est perché là, sur cette cheminée d’une maison abandonnée, dominant les jardins en fleurs gaiement ensoleillés. Si on pouvait annoter cette musique, quelle fraîcheur ! ou faire une grammaire de cette langue naïve, quel imprévu !
Ah ! le voilà parti. Enfin on ne peut tout de même pas nous priver de ce soleil, ni du chant de ces chéris, mais moi personnellement, je n’arrive pas non plus à m’ôter la vision des étouffements des tranchées, des cadavres, la bouche pleine de terre de l’avoir mordue dans leur agonie, des yeux des morts ouverts, comme regardant le ciel bleu au-dessus d’eux, des désespoirs dans les familles à l’annonce de la mort, et j’entends l’exclamation : « Onze Robe ! », « Notre Marcel ! », « Unser Hans ! », « Our Dick ! ». Et les odeurs, les odeurs… Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! J’ai bien à écouter le chant du merle !
28 avril 1915.
Journée radieuse. Depuis le premier avril, le directeur du jardin zoologique a obtenu de la commandanture que les militaires allemands doivent payer une entrée de vingt-cinq centimes. Le jardin est envahi de soldats.
Il est en boutons, en bourgeons et en fleurs. Des parterres de tulipes — l’harmonie des couleurs n’est pas toujours bien choisie — des plates-bandes de pensées, de narcisses, et un gazouillement adorable de tous les oiseaux dans les arbres. Ils trouvent dans ce jardin libre pâture ; ils passent par les mailles des cages de leurs confrères captifs et se gorgent.
Des chaises sont disposées autour du kiosque. Le chalet Louis XVI est ouvert : sur ses terrasses, des chaises et des tables. Les bébés jouent, mettant des notes gaies dans leurs cris et dans le jardin. Des dames prennent du thé, du café, des gâteaux, et l’on cause en brodant, en crochetant. Les figures sont graves et les propos n’ont rien de la frivolité insipide des temps heureux.
— Oh ! maintenant qu’ils ont passé l’Yser ! fait une jeune dame, en levant la tête de sa broderie.
Un monsieur et une dame âgés s’approchent d’une dame seule qui crochète une dentelle de store. Doucement ils lui demandent quelque chose.
— Non, toujours pas de nouvelles, crie-t-elle, comme ne pouvant se dominer ; depuis cinq mois pas de nouvelles.
Ils restent assis, silencieux.
Arrive un groupe de messieurs que je connais. L’un a un fils de dix-huit ans qui est en Hollande avec sa mère : c’est leur unique enfant, idolâtré comme un dieu. Le père et la mère se sont rendus malades à vouloir empêcher leur fils de s’engager : enfin ils y sont parvenus, et le père, là devant moi, a l’air heureux. Un autre, un avocat, a ses trois fils à la guerre : l’un est déjà estropié, il a un bras ankylosé par une fracture. Mais, par ce printemps, ce père aussi a l’air content : en somme, ils vivent tous les trois !
Je me promène en m’asseyant de temps en temps pour m’étirer au soleil. Dans l’allée des perroquets, tous sont sur leurs perchoirs. C’est une débauche de couleurs merveilleuses et de cris discordants. N’importe, la beauté domine. Je m’arrête à leur gratter la tête.
Les bébés jouent.
L’otarie veut jouer avec les deux cormorans qui partagent son domicile ; elle nage, en criant, autour de la dalle au milieu du bassin, sur laquelle ils sont installés. Ils la piquent de leurs becs quand elle veut monter ; lorsqu’elle a réussi tout de même, elle crie en se tournant vers l’un et l’autre, les implorant de jouer avec elle ; mais les cormorans ne veulent pas et continuent à piquer jusqu’à ce qu’elle se laisse glisser dans l’eau comme un sac rempli d’huile. Elle recommence alors à nager autour de la dalle, en criant désespérément. Les deux oiseaux restent féroces et implacables dans leur antipathie.
Les paons brillent, scintillent de mille couleurs au soleil. Un paon blanc à hérissé sa queue. Tout son être est tendu dans cet effort. La croupe, aux plumes ébouriffées, levée, les ailes écartées, les jarrets tendus, il tourne lentement vers le soleil et la brise et fait strider ses plumes : c’est, au travers des mailles de la cage, un miroitement nacré, où tout le prisme évolue en des reflets moelleux.
Dans une grande cage, plantée d’arbres, des oiseaux granivores du pays. Quel est ce petit bougre qui fait tutututûûût ? Je voudrais le voir. C’est un chant que j’entends toujours dans les bois à Genck ; mais je ne parviens pas à l’apercevoir.
Le faisan doré, élégant et prestigieux de couleur, fait des passes devant sa faisane, en étalant vers elle son collier rayé orange et bleu. Elle lui échappe constamment, et lui de recommencer ardemment sa poursuite à travers la cage ensoleillée, d’où jaillit comme une coulée d’or et de pierres précieuses en fusion.
Le faisan de Lady Amherts, lui, mince et aristocratique, en sa parure blanche chamarrée de vert, de bleu, d’or, piétine sa faisane qui est douillettement nichée dans la terre chaude et poudreuse.
Quelle tristesse de voir les cages des lions, des tigres et des ours vides !
Les bébés jouent.
Un vautour à calotte brune, foncée et veloutée ; le cou nu, rose strié de bleu et de noir ; face nue, rose ; yeux noirs changeants, perçants, fixes, mobiles, féroces ; bec orange, encastré dans du gris tendre ; goître en boule couvert de plumes ; pattes puissantes ; des plumes lui font collier. Il est sur son perchoir, secoue désespérément ses larges ailes en se soulevant sur ses pattes ; mais l’élan est impossible dans cette cage, et lourdement, une à une, il les laisse retomber pour recommencer, le moment d’après, ses efforts inutiles vers la liberté… à moins que ce ne soit pour se dégourdir les membres.
A côté, le vautour de Kolbe, gris beige, au long cou nu, se couche, la tête hors les barreaux de la cage, pour se faire caresser et gratter. Il veut prendre, de ses mandibules puissantes, le bloc-notes avec lequel je le chatouille. Puis tout doucement, quand je lui ai enlevé toute méfiance, il se laisse faire, et j’avance ma main jusque sur son crâne que je gratte et la peau du cou que je triture. Il ferme, d’une paupière bleue remontante, à moitié les yeux, la tête et le cou abandonnés à la volupté de la caresse. Ah ! le bougre, comme il aime cela ! Mais je viendrai souvent te caresser, tu es exquis… Oui, un vautour exquis, doux et grand comme une brebis, avec de fortes pattes gris argent. Ah ! pauvre créature dégénérée, déviée de ta vraie nature, tu es peut-être née au jardin ? Tu ne sais pas ce que c’est que la féroce, l’enivrante liberté ; tu ignores la force de tes ailes toujours repliées, le coupant de tes mandibules. Tu prends les bénéfices de la captivité et de ton impuissance. Ah flûte ! tout est triste, je vais rentrer…
Les bébés jouent.
En longeant les avenues, des enfants du quartier de l’Ancien Canal viennent du Parc en chantant. Un garçonnet de sept ans a, aux bras, deux chaînes de fillettes de cinq, quatre et trois ans. Elles dansent en frétillant de la croupe et brandissent un bras en l’air. Elles chantent : lala, lalalaaa, lalalaa, avec les voix canailles et les gestes crapuleux des femmes en ribote de leur quartier. Ah zut ! tout est triste… Et là-bas, on s’empuantit, on s’asphyxie, on se démolit, on se déchire, on se pulvérise, on se calomnie et l’on se hait, et tout pourrit…
4 mai 1915.
Les trams circulent presque vides ; les rues sont de plus en plus désertes. Avec cela, un printemps adorable. Sur les branches des arbres fruitiers, les fleurs grimpent les unes sur les autres ; les branches ont de grosses touffes d’un blanc exquis et parfumé, et il y a tant, tant d’oiseaux qui chantent sur les arbres des avenues et dans les jardins, derrière les maisons brûlées et abandonnées ! Comme leurs propriétaires, à l’étranger, doivent y penser maintenant ! Je crois qu’on entend mieux les oiseaux parce que les rues sont plus silencieuses, et peut-être aussi parce que nous n’avons pas encore entendu une note de musique depuis l’invasion et que le moindre son harmonieux, après les discussions sur la guerre par ces voix rudes et âpres des Flamands, caresse notre oreille charmée et surprise.
Derrière chez nous, il y a un merle qui a le langage le plus spirituel, le plus expressif, en même temps que le plus délicieusement modulé. Ah ! la chère créature ! si je pouvais la prendre dans le creux de la main et lui gratter doucement la tête, en signe de reconnaissance ! Toutes les bêtes aiment qu’on leur gratte la tête : si le merle se laissait faire une fois, il y reviendrait, et pour moi ce serait une grande joie.
Au jardin zoologique, des dames viennent avec des jeux de cartes et, sous un grand arbre, elles jouent à trois sur une petite table pendant toute une après-midi, sans échanger d’autres mots que ceux nécessaires pour le jeu. Il y a plusieurs groupes. On n’entend plus le français : seulement le flamand et l’allemand. La société qui parle le français est à l’étranger, les Allemands se sont implantés mieux que jamais et parlent à plus haute voix qu’avant. Ils sont chez eux, quoi ! Des officiers allemands goûtent avec du café et des gâteaux, beaucoup de gâteaux.
Le directeur du jardin est maintenant toujours assis à l’entrée pour voir si le public arrive. Il est aux abois : presque tous les abonnés sont partis avant d’avoir payé leurs cotisations de l’année. Il a réduit l’abonnement de cinquante-cinq à quarante francs : beaucoup d’abonnés ont écrit que malgré les temps durs, ils continueront à payer cinquante-cinq francs. Heureusement, car que deviendraient les dames et les bébés de la ville sans le jardin zoologique ?
Il vient de passer une jeune dame habillée d’une jupe kaki, d’un paletot de satin vert d’eau, coiffée d’un chapeau bleu marine avec une couronne de fleurs rouges. C’est à hurler ! Si j’étais un homme, pareille femme me serait odieuse. J’en vois souvent une autre qui porte une jupe beige, un paletot demi-long noir, un chapeau bleu marine, des gants blancs, une ombrelle verte et un sac en cuir violet : si je l’aperçois à temps, je change vite de trottoir.
Celles que je viens de décrire sont celles qui choisissent elles-mêmes leurs toilettes ; d’autres, qui laissent faire leurs bonnes couturières de Bruxelles, sont tolérables ; mais, en ce moment, les dames qui se font habiller à Bruxelles sont parties et l’on ne voit plus que les autres. Les femmes, ici, ne se préoccupent pas de regarder si la couleur ou le genre d’étoffe va à leur teint ou à leur type, et encore moins d’un ensemble harmonieux dans leur toilette.
Encore une qui passe : les pieds blancs, la jupe à damiers noirs et blancs, le paletot vert épinard, le chapeau bleu marine, des gants jaunes. Cependant les perroquets sont aussi parés des couleurs les plus folles : je ne sais comment ils s’arrangent pour être merveilleux.
Chez les créatures parées par la nature, on constate aussi des gaffes de goût. Le faisan noble a pour moi deux tares qui l’empêchent d’être complètement noble : bleu nuit miroitant ; joues bleu pervenche ; yeux rouges à point noir ; huppe bleu nuit droite sur la tête ; sur le dos, une plaque de petites plumes cuivre en fusion ; ailes bleu sombre lustrées ; les côtés, en avant vers l’épaule, jaspés bleu et jaune clair ; pattes roses ; queue raide, bleu sombre et blanc à peine teinté de jaune. Eh bien la tare — outre qu’il est trop lourd de corps — sont ces plumes, d’un blanc jaunâtre trop clair et trop criard, des ailes et de la queue, dans cet ensemble sombre, sobre et vraiment noble : pour être impeccable d’harmonie et d’aristocratie, il faudrait que la jaspure des ailes et les plumes claires de la queue fussent comme la plaque du dos, couleur cuivre en fusion.
Donc, mesdames, allez-y de vos couleurs disparates : la nature ne fait pas mieux que vous quand elle veut trop bien faire, et y va aussi naïvement.
Voilà, je rentre. J’ai fait une promenade solitaire délicieuse, en m’asseyant à chaque instant pour écrire, soit sur les bancs des avenues, soit à l’église, ou chez Van de Laer en buvant mon lait chaud, et au jardin zoologique.
Un orage éclate avec de gros coups de tonnerre : ils sont cependant moins secs que les coups de canon. Eh bien, Caroline et moi n’arrivons pas à cacher notre nervosité : cela nous rappelle trop le bombardement. Mon mari trouve aussi que le tonnerre est plus énervant qu’avant le bombardement.
5 mai 1915.
Le merle, après chaque phrase bien articulée, fait : Hihihirurutiti, comme s’il riait de lui-même ou des autres, car il parle, il explique, c’est certain, il blague ses voisins : ses intonations sont trop railleuses pour être mécaniques. Quel délice d’avoir ces candides créatures autour de soi ! Maintenant il y en a cinq, six, qui s’égosillent, chacun penché sur une éminence des ruines.
10 mai 1915.
Je n’ai sans doute pas de cœur de m’occuper du merle qui vole dans les jardins des maisons en ruines. Mais c’est la seule voix harmonieuse, à inflexions civilisées, que j’entende.
Tururûtû, tuturûtu, titiriti.
Turlutute, turlutute, pirewirewite.
Le son est plein, velouté, et les phrases articulées avec une rare logique. Enfin il me charme. Tant pis si je manque de cœur ou de sérieux : ce doit être de cœur plutôt.
22 mai 1915.
Je n’ai pas osé aller m’installer à la campagne cette année, et, comme je ne sais où aller tous les jours pour faire ma promenade — on ne peut traverser l’Escaut sans passeport — je retourne toujours au jardin zoologique. Hier, j’ai observé longuement la grue couronnée du Sénégal. Peu de bêtes sont plus aristocratiques qu’elle, en ses couleurs sobres, discrète en ses mouvements et gestes et en son allure futile et spirituelle. Elle est gris fer, le plumage long et effilé, pas tassé ; haute sur de fines pattes sèches, ciselées ; un cou qu’elle allonge et raccourcit à volonté et dans tous les sens, en des ondulations souples, et qu’elle penche de côté, avec sa tête comme piquée au bout, pour regarder de son œil latéral le ciel, quand il tonne ou qu’un aéroplane passe. Elle écoute et observe, en ce même mouvement, les feuilles qui bruissent sur les arbres, les moineaux qui passent. Elle abaisse le cou, et son œil de nacre mouvant suit les mouches par terre. Comme elle a dû tendre le cou et plonger son œil scrutateur vers le ciel pendant le bombardement, quand les obus fendaient l’air en mugissant ; elle est cependant habituée à des cris étranges dans ce jardin zoologique, mais ça…
La tête est fine, à bec noir ; deux plaques de chair nue en forme d’écusson, la moitié du haut rose pâle, celle du bas rose vif, lui encadrent la figure comme deux bijoux d’émail rose ; sous le menton un médaillon de même ; une huppe courte de peluche noire descendant jusque sur le bec ; sur l’arrière du crâne, une touffe hérissée et éparpillée en un goupillon de brindilles d’or. Le corps ovale, la poitrine grise, les ailes grises, les sous-ailes de côté blanc ivoire, les plumes extrêmes brun roux profond : le tout s’harmonisant délicatement. Dans une cour de grues, je me la représente grande d’Espagne. Elle s’ébroue en étendant les ailes, fait des bonds, puis des pas comme de contre-danse, se becquète en tortillant son cou sous les plumes pour s’ôter la vermine ; elle se lisse, se secoue, s’ébouriffe en des grâces et des gestes de toute élégance.
Ces bêtes n’ont rien d’humain : le public, la galerie, n’existent pas pour elle ; tous les appels et « pst, pst » pour attirer son attention sont inutiles. Elle ne connaît que son gardien et, quand elle daigne s’occuper d’autre chose que de se bichonner, de faire des grâces ou de fureter le ciel autour d’elle, c’est pour tendre le cou obstinément dans la direction d’où il doit venir lui apporter sa pitance.
Tout d’un coup, le bec droit, les ailes étendues, les deux plaques d’émail se gonflant et s’abaissant comme des soufflets, elle clame, en des sons cuivrés, des appels de ralliement, dirait-on, et je m’étonne de ne pas voir toutes les grues du jardin voler au rendez-vous pour se rendre à un sabbat, loin dans les airs. Elle se tait, recommence sa toilette, retire une patte sous elle, tourne son cou en torsade sur le dos, fourre son bec sous les plumes d’une aile, et posée sur une patte, comme sur un socle de fer forgé, elle reste immobile, isolée de ce qui se passe autour d’elle, sa couronne d’or scintillant, son œil latéral scrutant le ciel.
30 mai 1915.
La ville est très peu animée : de plus en plus de magasins fermés. Tous ceux qui, en revenant d’exil à Anvers, se promenaient désœuvrés, et aussi pour voir les allemands, ne sortent plus : ils restent mornes et toujours désœuvrés, dans leur quartier. Je retourne voir les bêtes. Le jardin aux beaux arbres remplis de fleurs, avec les animaux à l’air heureux, à l’exception des oiseaux de proie, bien entretenu et d’un goût parfait, est comme un lieu enchanté où tous les chants, tous les cris, tous les bourdonnements, susurements, chuchotements, vagissements des créatures vous deviennent familiers, où leurs gestes, leurs attitudes, leurs habitudes vous charment, vous repoussent ou vous attirent. Moi, quand j’en ai assez d’être assise au milieu des dames qui brodent, crochètent, bavardent, médisent, goûtent trop copieusement et préparent, en gavant leurs enfants, la perpétuation du diabète qui les attend comme un patrimoine de famille, quand je suis bien horripilée de tout cela et choquée que les animaux étalent en pure perte leur beauté et leur vie intéressante et que jamais les abonnés ne se donnent la peine d’aller les regarder, je fais le tour du jardin et toujours mon spleen fait place à une curiosité qui me prend toute.
Aujourd’hui, par exemple, c’est une horreur qui m’a arrêtée, car, s’il y a une bête immonde entre toutes, c’est bien l’hippopotame, avec son mufle carré, plus large que son crâne défoncé, et dont la bave coule, avec ses mâchoires comme des meules à broyer des pierres, — il ne mange cependant que de l’herbe, — ses petits yeux observateurs, libidineux, à fleur de tête, encastrés dans des orbites protubérantes, ses toutes petites oreilles qui pointent au moindre bruit, ses narines en fente remplies de boue. Son corps bas, sur des pattes naïves à peine équarries, et qui tient du porc et de lui-même, est recouvert d’une peau en fonte… Hou ! Il est étalé là dans le soleil, les yeux à demi fermés, m’observant et se demandant ce que je lui veux à le détailler ainsi. « Je voudrais que tu ouvres ton groin pour que je puisse voir là-dedans ; puis, je ne te voudrais pas comme voisin de table, tu m’offusques ! »
Ce qu’il s’en fiche ! Jamais créature ne fut plus heureuse de ses habitudes fangeuses. « Du moment qu’il y a du soleil, et que je puisse m’y étaler loin de vos simagrées ! Jamais, dans votre vie, vous n’avez eu un moment de bien-être comme moi j’en ai, des jours entiers, à me laisser roussir, à baver, à fienter et à vous considérer comme une quantité inexistante. L’opinion publique !… Peuh ! »
30 mai 1915.
Le dindon domestique, tout blanc, se pavane, la queue en éventail, les plumes ébouriffées, tout son être hérissé, devant le treillage derrière lequel se trouve, le cou tendu, la femelle de son congénère, autre dindon domestique. Il a les yeux entourés de bleu ; le cou, la tête et le chiffon qui lui pend par-dessus le bec, sanguinolents. Le chiffon est fripé comme un lambeau d’entrailles ; à volonté, il injecte de sang, ou fait bleuir en bleu de ciel, ou laisse pâlir en un blanc violacé cette masse amorphe qui pendille de droite et de gauche. Il va et vient, apoplectique ou anémique, dément de désir. Il est magnifique, antipathique, plein de morgue et d’acariâtreté. Il tend le cou et fait kloukoulou ! kloukoulou ! Kwole, kwole, kwole !
8 juin 1915.
Les paons en fureur d’amour.
Hier, en m’arrêtant devant la cage des paons, je vis trois ou quatre mâles en parade devant les paonnes. Leurs queues étaient en éventail ; leurs plumes, debout, s’entrechoquaient en un bruit stridulé ; le cou des bêtes, contre cet écran, était raidi ; l’œil hypnotique ; les ailes pendaient à terre, battaient convulsivement ; les plumes du croupion étaient hérissées ; des pattes, ils grattaient la terre. Ils scintillaient au soleil comme des idoles d’émail.
Une femelle s’avance. Un mâle fait demi-tour, se précipite et l’étreint en des soubresauts, pendant que l’éventail s’abaisse sur eux : ce fut saccadé et bref. Il se relève, chancelle, redresse son éventail, bat, désemparé, des ailes qui traînent énervées à terre ; puis il se jette sur d’autres mâles qui paradent également.
L’un d’eux poursuit une paonne en criant : Cawauw, tandis que son écran, en fendant l’air, fait fffreûeût. Elle lui échappe ; il s’avance encore doucement, grattant la terre et vibrant de l’éventail, et essaie de l’encercler, de l’acculer, mais encore une fois elle fuit, se picote, fait sa toilette, insensible à tant d’amour et de beauté offerts comme appât. Tous poussent des Gawauwauw ! et se pavanent frénétiquement devant les indifférentes. Puis, doucement, ils se calment, rabattent leurs éventails, et se promènent. Ils ont la gorge gonflée, le cou bosselé, tant l’émotion a été grande. C’est une des plus belles, des plus passionnées scènes d’amour que j’ai jamais vues.
13 juin 1915.
L’aigle ravisseur, brun pâle mordoré : les jambes emplumées, le bec noir, l’œil fulgurant. Il est dans une cage d’un mètre cinquante carrés ; un unique bâton comme perchoir. Il s’y démène, bat des ailes furieusement ; il regarde, désespéré, autour de lui, cherchant une issue ou quelque chose à quoi s’agripper dans ses efforts pour voler. Il scrute le ciel bleu, se jette contre les barreaux, s’y ensanglante les épaules et retombe à terre ; après ces efforts inutiles recommencés toute la journée, il finit par se blottir sur son perchoir, l’œil haineux, les griffes incrustées autour du bâton.
Ah ! cette impuissance devant la force brutale, implacable, qui anéantit ses efforts, l’avilit, mais ne le terrasse que pour un instant : car il recommencera tantôt son travail de révolte et de libération, et qui sait ? une barre peut céder… Ah ! quelle douleur que celle de l’aigle ravisseur…
25 août 1915.
Dans les ruines autour de moi, il y a constamment de petits et de grands voleurs. Je les menace ordinairement de la police. Mais hier, parmi ces maraudeurs, il y avait une voix de fillette si fraîche, si joyeuse, que je l’ai écoutée, craignant même qu’elle partît trop vite.
— Oh ! une rose, une rose, bégayait-elle, ivre de joie.
J’entendais grimper sur le tas de décombres posé contre le mur, et une petite main délicate et sale s’étendait vers une de nos roses qui penchait au-dessus. Avec beaucoup de peine, elle l’attira à elle et un bonheur gourmand éclata dans sa voix. Elle continua à fureter dans les jardins.
— Oh ! deux pommes ! J’ai deux pommes !
Un petit gloussement sensuel suivait.
— Oh ! qu’il fait beau ici ! qu’on s’amuse ici !
Et des rires, comme des boules de cristal dévalant sur du marbre, suivaient toutes ces exclamations de bonheur. Dieu, qu’il y a des créatures limpides, et elle se trouvait parmi des maraudeurs !…
9 novembre 1915.
C’est insupportable. Nous avions un adorable petit matou de six mois, gris tigré, à larges rayures noires. Il ronronnait toute la journée et fouillait le ventre de sa mère pour téter encore et, quand il avait trouvé le téton, il ronronnait plus goulument, bien qu’il n’en tirât plus une goutte de lait. Il se hérissait devant les chiens et, sur la pointe des pieds, le dos en ogive déjeté de côté, la queue droite, ébouriffée, avec l’extrême bout seul qui remuait, il leur faisait face, les oreilles couchées, tout son être arqué, sifflant ghauw, ghauw vers eux, de sa gueule ouverte, en laissant passer entre les dents pointues une adorable languette rose, également en pointe. Il sortait par les fenêtres de la cuisine de cave et jouait sur le trottoir, où ne passe plus personne, à attraper les feuilles mortes ; il les tapotait ou, la tête entre les épaules, le corps frétillant, il bondissait dessus, les prenait par tas entre les pattes et se roulait sur le dos, toujours ronronnant, et même férocement, comme s’il se livrait à un délicieux massacre. Puis il grimpait sur ce qui reste de la façade de la maison d’à côté et disparaissait dans les décombres.
Eh bien, voilà cinq jours qu’il n’en est pas revenu, des décombres. Je craignais, comme il se laissait caresser et prendre par tout le monde, que quelqu’un ne l’eût ramassé pour en faire une gibelotte. Pensez donc, par ce temps de quasi famine, quelle délicieuse gibelotte qu’un petit chat grassouillet, nourri de lait et de pâtés préparés avec amour par Caroline.
Mais voilà que nous entendons, depuis le jour de sa disparition, des miaulements de petit chat dans les décombres. Caroline monte par une échelle sur le mur du jardin, tire l’échelle à elle, la pose de l’autre côté pour descendre. Ainsi, de mur en mur, elle a fait tous les jardins, a visité toutes les ruines, appelant Kobeke, Kobeke, au risque de tomber dans les trous de cave masqués par des briques.
Moi, je regardais par les fenêtres du grenier, inspectant les lieux pour pouvoir crier à Caroline : « Il est là », si je le voyais. Eh bien, nous ne le trouvons pas ; il se tait pendant que nous cherchons. Caroline et moi, nous y pensons toute la journée et ce miaulement qui s’affaiblit nous affole. Pensez donc, cette créature pleine de joie va mourir tout doucement de faim : cette pensée nous est bien plus odieuse que la supposition qu’on en aurait fait un lapin sauté.
12 novembre 1915.
La pluie, la pluie, la pluie, et atmosphère tiède.
Les grandes avenues sont désertes, les feuilles mortes jonchent le pavé, les terre-pleins et les trottoirs. C’est joli, joli ! Il faut prendre garde de glisser : on ferait comme un rien le grand écart.
Ici et là un Landsturm-man mélancolique. La lumière est comme si on la regardait à travers un verre d’eau. Moi, je me sens alors une bête aquatique et j’aime à me mouvoir dans cette atmosphère d’aquarium.
Les trams marchent à vide. A l’avenue de Keyser, les vendeurs de journaux, saturés d’eau, la figure lavée par la pluie, bleuie par le froid, car l’atmosphère tiède, c’est pour nous les bien couverts et les bien nourris et qui en prenons ce que nous voulons. Mais eux, qui sont là depuis le matin à clamer, à piétiner, à se faire macérer dans la saumure de leurs sales vêtements imbibés, eux grelottent et leurs pauvres cris discordants me donnent de l’angoisse.
Au jardin zoologique, personne, si ce n’est encore, de ci de là, deux soldats regardant tout de même les bêtes. Dame, ceux-là, après les tranchées et les obus, doivent se sentir dans le paradis de se balader sous cette eau tiède, certains qu’en ce moment aucun engin ne va les aplatir ou les écarteler. Aussi ne s’occupent-ils pas du temps : ils jouissent visiblement du moment de répit.
J’espère que nos petits mannekes, également, reçoivent ainsi quelques jours de congé pour aller se refaire dans l’une ou l’autre ville de la belle France et pouvoir penser à autre chose qu’à tuer et à être tués.
Je parle à un gardien des fauves que l’on a dû abattre.
— Heureusement qu’ils sont morts. Où aurions-nous cherché les chevaux pour les nourrir ? Un tigre, un lion, un ours mangent bien, chacun, cinq kilogrammes de viande par jour. Nous n’aurions pu les donner. Alors quoi ? nous les aurions vus maigrir et entendus gémir de faim, se mettre à mugir d’aussi loin qu’ils auraient aperçu l’un d’entre nous, qui les nourrissons. Non, il vaut mieux qu’ils soient morts : je n’aurais pu les voir souffrir, car ils deviennent pour nous comme nos enfants.
Puis je suis retournée lentement chez moi, l’eau me dégoulinant des jupes.
5 avril 1916.
Depuis le commencement de la guerre, dit le Hannover Kurier, on a fait rentrer tous les bateaux-phares de la côte de la Frise occidentale et les phares ont été éteints. Cela a conservé la vie à des milliers d’oiseaux de toutes espèces. Attirés et aveuglés par la lumière des phares, des centaines et des centaines de ces bêtes allaient chaque nuit se jeter contre les vitres et les barreaux et tombaient morts. Habituellement, en automne et au printemps, des multitudes d’oiseaux chanteurs, des alouettes, des sansonnets, des grives, des canards, des mouettes, etc., venaient se tuer sur les bateaux-phares de Borkum et Héligoland. Près du phare de Héligoland, on trouvait, il y a quelques années, trois mille oiseaux morts par semaine. Maintenant il y vit des milliers de mouettes, des canards sauvages et beaucoup d’autres oiseaux aquatiques.
7 avril 1916.
Quelle effervescence parmi les bêtes du jardin zoologique ! Le printemps les émeut. Dans la cage des tourterelles, les mâles suivent, en roucoulant et s’inclinant bas, les femelles indifférentes, qui picotent tranquillement les graines dans la terre, ne se souciant pas de ce concert d’amour. De guerre lasse, ils les abandonnent un instant pour picoter un grain de maïs, puis ils recommencent leurs salamalecs de convoitise.
Les paons blancs sont isolés cette année. Quel blanc chaud, moelleux, ouaté, à ombres ivoirées ! Ils commencent par étendre leur queue en rayons devant la paonne impassible. Ils virent lentement en abaissant l’écran vers elle en des frémissements passionnés ; ils trémoussent leurs ailes et leurs croupions et grattent la terre de leurs pattes. Ceux qui sont sur le bâton font leur toilette, s’ébouriffent, secouent la queue, se gonflent le goître et poussent des appels, répétés par les paons bleus de l’autre côté du jardin. Le plumage de tous les oiseaux est renouvelé : il brille, reluit, miroite, rayonne en une joie de couleurs et de teintes merveilleuses. Quand j’en fais la remarque aux gardiens, ils me regardent étonnés :
— Les oiseaux sont toujours ainsi, répondent-ils.
Le faisan de Lady Amherst a les plumes posées en écailles de poisson. En quelques jours, son collier blanc, bordé de noir, a envahi toute la tête, ne laissant que le bec libre à nu. Il est là à virevolter devant sa femelle havane qu’il veut acculer dans un coin : elle s’échappe. Il fait frrut… en ébouriffant ce collier devant elle, en une pose de côté : elle s’évade. Petite cruche, ne vois-tu pas sa beauté, ni son émoi ? Que te faut-il pour t’impressionner ?
Le faisan doré pirouette devant la sienne, il l’encercle en faisant ruisseler l’or de son collier ; elle aussi s’évade, effarouchée.
Il y a de grandes corbeilles de narcisses, de rhododendrons en fleurs ; les tulipes commencent à dérouler leurs calices ; tout redevient beau et attrayant. Il n’y a que cette guerre infâme qui s’envenime et devient de plus en plus hideuse. Rien qu’en y pensant, des bouffées pestilentielles vous prennent à la gorge et on croit entendre la chute brutale des obus.
La paix !… pas avant que le dernier homme valide ne soit estropié ou pulvérisé…
19 septembre 1916.
Dans des bassins, des canards étrangers, couleur ocre, la tête plus pâle, la queue noire, tournent comme des toupies autour des femelles, plus grandes, plus épaisses qu’eux ; ils « coincoinent », ils jacassent, puis font des bonds agressifs, qu’elles évitent adroitement. Alors ils allongent le cou vers elles, et soufflent et reniflent comme des créatures aux abois.
Elles voguent tranquillement à deux, tournent de temps en temps le bec l’une vers l’autre en se caquetant dans la figure quelque chose qui fait : « rwanerwanewaw ». Cela veut dire évidemment : « Que ces mâles sont embêtants ! il va encore falloir s’exécuter », ou peut-être : « Quel bonheur d’être femelle dans la création : quand l’heure est venue, avec quelle tendresse nous disons oui ! mais au moins, nous ne sommes pas affligées de cette obsession malséante qui s’étale devant tout le monde. »
30 novembre 1916.
Je crois que l’œil le plus beau au monde est l’œil du hibou grand-duc : une grande boule noire comme liquéfiée, bordée d’une bande de feu liquide, mais adoucie par la myopie et la souffrance de la captivité. Je me trouve devant la cage. Il fait un Chchinit effarouché et suit peureusement les mouvements de mes yeux, seule chose qu’il semble voir dans ma figure. Oh ! qu’il est beau, qu’il est beau, et que je l’aime, surtout maintenant que nous sommes nous-mêmes pris dans une trappe d’où nous ne pouvons bouger.
Par le froid qui commence, les bonnes avec les enfants se réfugient dans le palais des éléphants, où il n’y a plus que des zèbres, des chameaux, des girafes et le rhinocéros. Il y fait chaud et les enfants que les mamans envoient, bien emmitouflés, prendre de l’air frais et pur, ne respirent pendant des heures que l’odeur du fumier de ces animaux.
Le jardin zoologique est lamentablement triste : la moitié des bêtes ont disparu, elles sont mortes et on ne peut les remplacer ; d’autres ont été envoyées en Hollande parce qu’on ne pouvait plus les nourrir ; celles qui restent ont l’air lonely. Moi, je me promène dans ce jardin, bien désemparée aussi.
Les grues font un tour de valse quand elles voient arriver leur gardien ; nous, quand nous voyons arriver un de nos gardes-chiourmes, nous avons envie de nous fourrer dans un petit trou, tant ils nous épouvantent.
5 juin 1917.
Je me promenais au soleil couchant dans les pinières. J’allais passer entre deux arbres quand j’aperçus une toile d’araignée accrochée à quatre fils. Heureusement que je la vis : je l’aurais détruite en passant. Je me baissai et la regardai : la toile était fine et achevée ; l’araignée se tenait au centre, elle avait le corps doré, les pattes noires. Je touchai un des fils, elle fut tout de suite en émoi, mais, comme elle n’aperçut pas de proie, elle se remit au centre. La toile et l’insecte, scintillants au soleil, l’une comme des fils d’argent, l’autre comme une goutte d’or, formaient un chef-d’œuvre. Dieu qu’il y a des choses exquises !
Oui, mais voilà, des avions de combat survolent les pinières, s’exercent aux massacres, et le canon tonne au loin et, à chaque coup, de jeunes membres se dispersent aux quatre vents. On ne peut pas oublier un instant la calamité qui pèse sur le monde sans qu’on vous la rappelle brutalement.
En rentrant, je me suis assise dans une chaise longue au milieu d’une pelouse. L’approche de la nuit est délicieuse, je veux me délecter de ce qui m’entoure.
Le canon fait : Boum, boum ! berbereboum.
21 août 1917.
Stupide comme une vache !
Dans la prairie, à côté de mon jardin, on avait oublié une vache. Elle s’impatientait, marchait le long de la clôture en fil de fer ; puis, la tête vers le village, et exactement dans la direction de sa maison, elle meuglait. Elle allait bien de temps en temps vers l’autre bout de l’enclos, où se trouve la sortie, mais elle revenait meugler du côté d’où l’on pouvait venir la délivrer. Accourt une fille qui lui crie de loin :
— Oui, j’arrive.
La vache répond en une vraie clameur d’impatience et de joie. La fille hâte le pas.
— Oui, j’arrive, j’arrive.
La vache va vers la sortie en poussant des « Heun, heun » de satisfaction.
— Tu t’es embêtée seule ? J’ai eu à faire, mais je ne t’oubliais pas.
La vache sortit de la barrière, faisant toujours : « Heun, heun » et, à pas pressés, se hâta vers l’étable, comme nous tous, nous nous hâtons vers notre foyer quand nous avons été absents trop longtemps à notre goût.
Stupide comme une vache !
29 novembre 1917.
Le vieux condor, la figure pelée et ridée, le nez surmonté d’une crête molle, enfonce frileusement sa tête dans un collier de duvet blanc qui lui fait capuchon. Il est tout recroquevillé par le froid et me regarde, quand j’approche, d’un doux regard de bête matée. Puis il rejette le capuchon, allonge le cou, secoue sa bavette et, d’un pas lent, fait le tour de sa cage. Il se secoue encore une fois, étend ses ailes noires aux pennes grises, les laisse retomber pesamment, fait toc, toc toc, tac, tac, de l’estomac, puis se recroqueville et, la tête enfouie dans son collier, le regard vers les nues, il ne bouge plus.
Le gardien s’approche pour fermer les cages, mais lui, le condor, a le privilège de ne pas être enfermé la nuit.
1917.
La grue du Sénégal claironne sa musique à soufflet, puis fait quelques tours sur le gravier humide de sa cage. Elle se picote, et, lasse du froid et d’être seule, elle tourne son cou en forme de S sur le dos, fourre sa tête sous ses ailes, puis replie une patte sous son ventre et reste, tremblotante de froid, en équilibre sur l’autre pied. Elle me fait pitié, l’adorable grue couronnée du Sénégal.
6 février 1918.
Je me suis arrêtée devant la cage du rat Guypu ou rat castor de l’Amérique du Sud. Il est grand comme un lapin sauvage, mais plus gros : gris, à moustaches, avec deux dents énormes et courbées, de l’orange le plus vif, qui lui sortent de la bouche.
Ils étaient deux. L’un était assis au bord de son bassin d’eau, et buvait et mangeait. L’autre nageait, mais il sortit de l’eau et, avec les pattes de devant, exactement comme nous nous servons de nos mains, commença à se nettoyer le museau, la tête, puis la gorge, l’estomac et le ventre. Après, de ses doigts écartés, il se gratta les bras et, des pattes de derrière, nettoya son arrière-train ; puis de nouveau, avec celles de devant, il se lissa, comme pour donner un dernier coup de peigne et de brosse. Tout cela avec adresse, délicatement, comme un être accomplissant une tâche qui doit être nettement faite et non bâclée.
Après être venus me regarder, tous deux se remirent, au bord de leur bassin, à boire et à manger. J’eus la sensation de deux créatures raffinées et sachant bien comment et pourquoi elles faisaient tel ou tel geste.
Je me serais très bien entendue avec ces rats castors.
16 avril 1918.
Je me promenais tristement dans le jardin zoologique, d’où le manque de nourriture a fait disparaître presque toutes les bêtes. Mais bientôt je m’arrêtai, la vue charmée, devant une cage où cinq paons blancs, la queue en éventail, tournaient lentement, les pennes frémissantes, les jarrets tendus, les ailes et la croupe en mouvement. Et quel blanc que le leur : chaud, velouté, immaculé !
Puis j’allai vers un enclos où cent vingt poules blanches, à l’adorable crête rouge, picotaient. Une quantité de coqs s’en donnaient dans ce sérail : ils violaient, violentaient, harcelaient les poulettes qui s’encouraient éperdues ; mais, prises au vol, elles y passaient. Sous un arbre, des groupes nichaient par terre, le ventre dans un creux, d’autres picotaient sans répit, sans souci, celles-là, des coqs ardents qui les harcelaient toutes. Sur le vert tendre du printemps, elles se détachaient si fraîches, si pimpantes que mon spleen me quitta du coup.
— Vous devez avoir beaucoup d’œufs ? dis-je au gardien.
— Nous pas : le directeur.
— Si le directeur a les œufs, il doit les vendre pour arriver à nouer les deux bouts, car le jardin périclite et s’est déjà fortement endetté.
Puis j’allai voir les singes.
Plus de la moitié sont morts de privations et on ne peut les remplacer.
— Ils n’ont pas ce qu’il leur faut, me dit le gardien.
Il est vrai que je les vis grignoter des fèves, et du maïs, au lieu des figues, des oranges et autres bonnes choses qu’on leur donnait avant. Des figues ! des oranges ! Oh ! que je voudrais en manger moi-même !
Dans la salle des singes, on a installé les perroquets sur leurs perchoirs. Ces bêtes au plumage magnifique me donnaient envie de les étrangler : l’une après l’autre, elles s’étaient mises à crier en chœur, avec des voix si discordantes et perçantes que les vitres tintaient comme si elles allaient se briser. Hou, les sales bêtes ! elles suent la stupidité et leur beau plumage en devient discordant lui-même !
17 juillet 1918.
C’est adorable, mais gênant. Je lis au lit ; une nuée de papillons de nuit, fauves, velus, à grosse tête ornée de panaches, voltigent lourdement autour de ma tête, sur mon oreiller, en laissant derrière eux une poudre jaune comme du pollen. Je ne puis dormir : nuit d’orage, de pluie battante, de chaleur moite. Je dépose le Journal des de Goncourt et vais au balcon pour me rafraîchir. Il fait un noir opaque, fouetté par des émanations qui illuminent tout le pays, et en bas, dans le jardin, j’aperçois un ver luisant qui brille, même quand les éclairs embrasent tout : il s’occupe bien des intempéries, celui-là… Je scrute la nuit, mais je ne vois pas voltiger l’amoureux phosphorescent, incandescent, qu’elle appelle, et elle luit, luit, dans le gazon inondé…
Quant à mes oreillers, ils sont couverts de papillons : rien n’égale leur beauté, leur variété de formes, de couleurs, et le précieux des tissus : jamais manteau de déesse n’a pu approcher de cette délicate opulence. Mais, mes chéris, où voulez-vous que je pose ma tête ? Vous me préparez une nuit blanche… Voilà, ils se fourrent dans mes cheveux, mon cou… Je vais chercher mon verre agrandissant… Ah ! ce sont des monstres merveilleux, à tête énorme, au crâne bossué, à cornes, à trompes, à suçoirs, à pattes barbelées… Seulement, mes trésors, je voudrais dormir et, maintenant que je vous ai vus, je voudrais bien me débarrasser de vous, et vous êtes là d’une familiarité… vous descendez le long de mon dos, sous mon vêtement, et vous glissez, toutes ailes déployées, le long de mes draps…
Ça va finir : je vais éteindre, et ils se colleront tous au plafond…
1918.
On lance des mines dans les bruyères. C’est une chute brutale, pesante, sans écho, qui doit réduire en bouillie ou vous incruster en terre. Mon Dieu, comme cela m’ébranle le système nerveux !
Dans les pinières où je me promène, il fait délicieux : la pluie d’hier a rendu le tapis d’aiguilles moelleux ; une légère brise fait onduler les cimes de pins ; le soleil filtre, le parfum de résine ressemble à de l’encens : exquis, exquis ! Mes chiens courent et aboient après un écureuil qui, de terreur, saute d’une haute pinière dans une basse ; il tombe, ils l’ont ! Non, d’un bond il est de nouveau en haut ; la chienne, de frénésie, bondit à une hauteur de deux mètres et embrasse l’arbre ; aïe, elle se déchire le ventre et hurle ; l’écureuil voltige déjà au loin, poursuivi par les deux chiens.
Rien dans la nature n’est ami ou bienveillant. Voilà des aéroplanes de guerre qui s’exercent au-dessus des pinières… Encore des mines, han ! han !… Les merles chantent… Je continue ma promenade, l’esprit dispersé et ne pouvant se fixer sur rien par l’agitation que me donne ce bruit.
Voilà encore un joli écureuil, au ventre blanc, que mes chiens ont découvert ; il veut se mettre en sûreté dans des pins plus élevés ; il voltige jusque sur le bord d’un chemin. Voyant qu’il ne pourra atteindre la branche qui avance de l’autre côté, il ricoche à droite, où une autre s’étend au-dessus du chemin ; il y saute, file en coin, puis, d’un bond plané, atteint une branche de la plus haute pinière. Alors il fait tant de méandres que mes chiens perdent sa piste.
Eh bien, il n’y avait pas que de l’instinct dans les agissements de l’écureuil : il y avait certainement de la réflexion et de la combinaison.
Au loin le canon ! les mines ! le carnage et le massacre !
1918.
Un gros rhume m’oblige de garder le lit. A portée de la main, je puis ouvrir et fermer la fenêtre. Entre par le balcon une hirondelle. Elle se débat contre le carreau, les ailes déployées, la queue étalée, la respiration haletante. Ah ! la belle créature ! Bleu profond, miroitant comme du satin. Je ne puis voir la poitrine. Sur chaque penne de la queue en éventail, une tache blanche, les deux pennes de chaque côté allongées en pinceau. Dieu, si je pouvais la tenir en main, la garder un peu, la caresser ! mais elle est déjà affolée, me sentant derrière elle : il serait cruel de la prendre. Attends, ma chérie. J’ouvre la fenêtre. Houp ! Elle est partie !
5 mai 1922.
Je soupe chez la petite femme, avec du lait chaud et du pain de corinthes.
Mitje et Remi reviennent avec les vaches et nous racontent comment la génisse rousse, qui n’est encore sortie que quelquefois, s’est mise à courir et à sauter quand la pluie, qu’elle ne connaissait pas, est tombée sur elle :
— Nous avons eu toutes les peines du monde à la rattraper, elle était folle.
Puis Remi dit :
— Quand elle ne sait pas que je la laisse aller sans longe, elle reste tranquillement à brouter à côté de moi, mais, si elle s’aperçoit qu’elle est en liberté, elle court vers la bleue, se frotte à elle et lui lèche le mufle : c’est une curieuse bête.
— Mais, fait Mitje, les vaches s’aiment et se détestent comme les gens. Si je ne mettais pas, à l’étable, la bleue entre la blanche et la tachée, elles se démoliraient. C’est la bleue qui arrange tout : le soir, elle lèche à droite et à gauche, et il faut voir la jalousie de celle qui doit attendre et comme elle gémit… Et le matin, la bleue est toujours couchée contre l’une ou l’autre, qui lui lèche à son tour le dos ou le mufle… Et le long des routes, quand une vache étrangère s’approche de la bleue, elle la regarde une fois de côté, puis continue son chemin, tandis que les autres se rapprochent et sont prêtes à jouer des cornes.
— Oui, ce sont de curieuses bêtes, répéta Remi, mais le moindre homme vaut mieux que toutes les bêtes.
Je saute sur mes pieds avec une telle violence que Remi en est tout effrayé.
— Parce qu’elles n’ont pas d’âme, bégaye-t-il.
Ame ! âme ! quelle âme ? et la bleue n’en aurait pas ! Et je cherche une comparaison.
— Voyons, Triene, qui se dispute avec tout le monde et ne cherche qu’à nuire, de fureur de ce qu’elle est laide… Voyons !…
Mais, devant ces six yeux incrédules, je cours vers la porte et leur crie :
— La bleue, pas d’âme ! Moi, vous savez, je donnerais douze Triene pour une bleue !
8 mai 1922.
Chez le boucher du village.
Il est planté au milieu de la rue, le col de sa chemise ouvert, la poitrine nue, les manches retroussées, les bras et le tablier maculés de sang. Il respire un instant entre deux tueries.
Un porc qui fume encore est, coupé en deux, pendu dans la boucherie ; un bol est posé à terre sous les moitiés de la tête, pour recueillir les dernières gouttes de sang. Un autre porc est encore sur la charrette, étendu en plein soleil dans une caisse en lattes qui l’immobilise, et un troisième a une corde nouée à une patte de derrière, qui le retient au garde-fou du pont du petit ruisseau, où tout à l’heure son sang coulera, car le boucher a bâti expressément au bord pour y laisser écouler le sang inutile : ce ruisseau alimente d’eau potable la ville voisine.
Le chien du boucher, un jeune de ma Loulotte, joue autour du porc attaché par la patte, qui ne demande pas mieux que de se familiariser et le suit de son pied engourdi, en grognant de manière amicale.
— Mais, boucher, comme votre chien engraisse !
— C’est parce qu’il est châtré.
— Châtré ! pourquoi ? Un mâle ne vous reviendrait pas plein de jeunes.
— Non, mais il en ferait partout, et tout le monde aurait un beau chien comme moi, et ils vendraient les jeunes un gros prix sans que j’en aie rien. Je ne voulais pas ça.
— Mais, boucher, une des beautés du berger de Malines est son tempérament fougueux et féroce, et maintenant c’est une moule. Je m’étonnais déjà de son air indolent.
— Indolent, lui, ha ! Quand je tue une bête, il m’aide. Pour saigner un porc, je le couche, n’est-ce pas, je mets un genou sur sa panse, je tiens un pied d’une main, et de l’autre j’enfonce le couteau. Eh bien, lorsqu’il gigote, le chien, sans que je le lui aie appris, prend l’autre pied dans sa gueule et ne le lâche que si le porc ne bouge plus.
« J’achète mes veaux chez le paysan ; quand je les emmène, ils refusent de marcher ; alors le chien leur mord la queue, et les veaux marchent. Et tout cela, je ne le lui ai pas appris : il a compris qu’il doit m’aider. »
Mais comme je me sens agacée de la mutilation de la belle créature, je veux lui dire une chose antipathique.
— Eh bien, boucher, si vous ne l’aviez pas émasculé, il vous aiderait peut-être davantage. Quant aux jeunes qu’il ferait ailleurs, ce ne seraient que des bâtards, puisqu’il n’y a que le vôtre de vraie race au village. Et tout le monde vous envierait votre beau chien, tandis que maintenant…
Et je fais une moue méprisante.
— Oui, on me l’envierait ? et il m’aiderait peut-être encore mieux ?…
Et une ombre de regret passe dans ses yeux.
Je pars contente.
Le chien mutilé va tout de même flairer les autres chiens.
Pages | |
Angelinette | |
Je voulais en faire un homme | |
La petite femme et ses enfants | |
Bêtes en cage et bêtes en liberté |
MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN