Title: Auteurs, acteurs, spectateurs
Author: Tristan Bernard
Release date: January 22, 2024 [eBook #72784]
Language: French
Original publication: Paris: Pierre Lafitte
Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
TRISTAN BERNARD
PIERRE LAFITTE & Cie
ÉDITEURS
90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES
PARIS
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
Dix exemplaires sur papier de Hollande.
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Published on July 20th 1909.
Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved March 3d 1905 by P. Lafitte et Cie.
AUTEURS, ACTEURS, SPECTATEURS
Il y a, pour les auteurs dramatiques, un moment spécialement charmant, et dont l’angoisse est délicieuse : c’est, le jour de la répétition générale, l’instant où, le décor étant posé, on commence à placer les meubles… Dans un quart d’heure à peine, on lèvera le rideau…
L’auteur vague dans les coulisses, comme un personnage encombrant ; autour de lui, les machinistes et les accessoiristes, l’âme tranquille, font leur service avec activité. Pour lui, c’est une grande journée ; pour eux, c’est une journée presque pareille aux autres. Il se fait l’effet d’un jeune marié, qui va changer sa vie, au milieu des employés de mairie, qui continuent la leur.
Certains auteurs se contraignent à aller sur « le plateau » aux côtés du directeur. Et là, ils examinent le décor avec une attention exagérée, et donnent des conseils dégagés, si l’on change le placement d’un meuble. Il est bien visible, n’est-ce pas ? qu’ils n’ont aucune émotion et que, seuls, les détails de métier les préoccupent… D’autres semblent diriger leurs pas errants vers quelque loge d’actrice. On leur montre une toilette qu’ils ne connaissent pas, car il arrive qu’on change une toilette après la répétition des couturiers, quand on a vu qu’elle s’assortissait mal avec le décor. L’auteur admire la robe, avec des paroles distraites et hyperboliques. Il se dit qu’il reste au milieu du second acte une scène qu’il aurait bien dû couper. Il ne l’a pas fait parce qu’en la coupant il diminuait encore le rôle de cette artiste, qui se plaignait déjà. Pourquoi n’a-t-il pas obéi, selon son devoir, à son égoïsme d’auteur, qui doit tout sacrifier au succès de sa pièce ? Il quitte, sans même se douter qu’il s’en va, la loge de la jeune femme, et se trouve en présence d’un domestique en culotte courte, qui lui tend la main…
— Le patron a préféré que je le joue en livrée. Qu’en pensez-vous ?
Ce domestique a à dire, au premier acte : « On vient de chez le fleuriste. » L’auteur l’écoute avec politesse ; il ne sait d’ailleurs pas où aller.
Il s’était promis de n’arriver, cet après-midi de générale, qu’au moment où ça commencerait. Il est parti de chez lui avec l’idée, comme le temps est beau, d’aller faire un tour au Bois. Or, il est venu directement au théâtre, sur le lieu de son crime. Il se persuade qu’il avait des recommandations urgentes à faire au contrôle, afin qu’on trouve des places à deux amis imprévus qui n’ont pas eu de billets, mais un simple mot sur une carte…
Il a déjà vu, devant le théâtre, des journalistes de sa connaissance, qui lui ont fait un signe aimable. Comme ils sont bien disposés !… Il les préférerait hostiles ou défiants. Il sait très bien que, d’une façon générale, les bonnes ou les mauvaises dispositions ne signifient rien, et qu’au bout de cinq minutes de spectacle il n’y a plus en présence que l’auteur et le public, une bête fauve dans la salle, et, sur la scène, un dompteur ou un charmeur. Si le dompteur manque d’énergie, si le charmeur manque de charme, ils finiront par être mangés, quelle que soit l’humeur du fauve.
Aussi quand, âme en peine dans les coulisses, l’auteur entend le directeur ou le régisseur crier, d’une voix claire : Sonnez au public ! c’est comme si on disait de faire entrer dans la cage principale le fameux tigre royal, affamé et monstrueux, terreur du Bengale et du Turkestan.
Mais qu’est-ce au juste, au point de vue des naturalistes, que cette bête énorme, mystérieuse, qu’on appelle le « Gros Public » ?
Beaucoup de gens s’imaginent le connaître. Que de fois n’ai-je pas entendu un « routier de théâtre » me dire avec autorité :
— Vous ne connaissez pas le public…
Certains de ces routiers s’imaginent connaître le public parce que, nés dans le vulgaire, ils n’en sont jamais sortis. Et comme ils sont eux-mêmes d’une ignorance parfaite, ils disent volontiers : le public ne comprendra pas cela.
Quelquefois, cependant, le vieux routier déclare loyalement qu’il ne connaît plus le public ; il veut dire par là que, trop expérimenté, il a perdu son ingénuité première. Alors ce n’est plus son avis à lui qu’il nous impose, mais celui d’une personne de son entourage, sa vieille mère, sa petite belle-sœur ou la nourrice sèche de son enfant. « Elle n’y connaît rien, mais elle est très public. »
Ladite personne a donné une fois un pronostic que l’événement s’est trouvé confirmer. Depuis elle sert de voyante. On l’amène à la répétition dans un petit panier d’osier, et on recueille pieusement son oracle, aussitôt la toile baissée.
Malheureusement, cette voyante a été gâtée depuis le jour même où elle a été consultée pour la première fois. Maintenant elle prépare ses prophéties, elle les soigne ; elle ne les exhale plus naturellement.
Quelle belle, mais funeste anecdote que l’histoire célèbre de Molière lisant ses pièces à sa servante Laforêt ! Depuis deux cents et des années, beaucoup d’auteurs, qui n’étaient pas Molière, ont lu leurs pièces à d’humbles créatures, qui valaient peut-être Laforêt. La servante Laforêt est devenue un critique intolérable. Elle a maintenant le pédantisme de son ignorance.
Ce qu’il faut dire, je pense, c’est que, pour connaître le public, le bon moyen n’est pas de prélever sur la lie de cette masse obscure n’importe quel échantillon. Même si le public d’une salle se composait de mille personnes d’une sottise ou d’une délicatesse égales, une d’entre elles, que l’on prendrait au hasard, serait peut-être pareille à chacune des autres, mais pas du tout à la masse des gens assemblés.
Le public des répétitions générales est assez homogène. Parfois son verdict est facile à rendre. D’autres fois il ne le trouve pas tout de suite. Alors les couloirs sont pleins de spectateurs indécis, qui cherchent le vent, qui tâchent de rencontrer des impressions de renfort, et qui n’ont en face d’eux que d’autres hésitants… Hé bien ! de cet ensemble de gens « pas fixés » finit par sortir un jugement précis et décisif, on n’a jamais su comment…
Je me souviendrai toujours de ce que m’a répondu un champion du jeu de dames, à qui je demandais s’il connaissait toutes les combinaisons :
— Oh ! monsieur ! Le jeu est plus fort que nous…
Le public, c’est notre jeu à nous, auteurs dramatiques.
Il est absurde de prétendre que le public soit bête ou intelligent. On ne sait pas ce qu’il est. Il est visible et insaisissable, docile et difficile, raisonnable et capricieux. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est plus fort que nous.
Et c’est parce que nous avons un tel adversaire que le sport de la Dramaturgie, glorieusement incertain, est parfois un très noble sport.
Bien que je sois encore un tout jeune homme (vingt ans et des, comme on dit en Belgique), je suis un vieux routier de théâtre. J’ai un excédent de bagage imposant. Si je n’ai pas fait jouer quarante pièces, je n’en ai pas fait jouer une… Or, sachez-le, jeunes gens, à chacune de mes répétitions générales, j’assiste, dans la salle, au premier contact de mon œuvre et du public… C’est un plaisir, qui ne fait pas toujours plaisir, mais c’est tout de même un plaisir.
Quand on est mêlé au public, il se passe ce phénomène curieux qu’aussitôt que l’on s’est identifié à lui, on finit par savoir, au bout de très peu de temps d’audition commune, si tel ou tel mot va porter. Et l’on prend l’habitude excellente de donner toujours raison au public contre soi. Car il a toujours raison contre vous.
Il faut vous dire, jeunes auteurs, que si vous ne lui plaisez pas, c’est toujours votre faute, ou celle de vos interprètes.
Ceci n’est pas pour vous conseiller de lui faire des concessions. Jamais de concessions ! D’ailleurs, il est très difficile de savoir quelles concessions il faut faire…
Très souvent, il arrive que le public exagère ses manifestations. On l’a vu « emboîter » tel drame, pour s’amuser. Mais la faute initiale incombait à l’auteur, ou à l’interprétation.
Je parle ici du premier public, de celui qui n’a pas lu les journaux, ou entendu des gens parler de la pièce… L’important est de ne pas lui laisser subir d’autres influences que celle de l’auteur. C’est pour cette raison qu’une pièce en un acte, où l’on tient constamment le spectateur par le bouton de son paletot, est cent fois plus facile qu’une pièce en trois actes, où il y a des entr’actes, où on lâche dans les couloirs ce public inconstant et volage. C’est dans ces endroits dangereux qu’il viciera son impression en essayant de l’exprimer.
Quand ils reviendront du café ou de la rue glaciale, quand ils auront jeté trop tôt leur cigarette, ou rencontré quelqu’un qui leur aura dit quelque chose de désagréable, ils ne seront plus à vous, et ce sera tout une affaire pour les « ravoir ». Aussi, tâchez de les conquérir sérieusement dans le premier acte.
Voilà de ces choses dont on se rend compte lorsqu’on écoute ses pièces dans la salle. C’est une excellente école. On s’apercevra de ses erreurs et, la fois suivante, on ne les commettra plus. (On en commettra d’autres, bien entendu. Car il y a le choix.)
C’était dans un théâtre du boulevard, il y a six ans. On jouait de moi une pièce gaie, dont je garde un souvenir très attendri, car elle est morte jeune.
Pendant les dernières (ou les premières, si vous voulez) représentations, mes camarades me racontaient toutes sortes d’histoires, à propos de ce frêle ouvrage. Il paraît qu’on avait supprimé le vestiaire, et laissé autour de chaque spectateur cinq fauteuils vides, pour qu’il y mît son pardessus, son chapeau, son cache-nez, son programme et sa lorgnette.
Un jour, quelqu’un me dit : « J’ai passé ce soir à votre théâtre. Il y a eu un scandale. Un contrôleur a emporté la recette, pour s’acheter un paquet de tabac. »
Ces fâcheuses plaisanteries ne me troublaient plus. J’en avais pris mon parti. Mais, le soir de la répétition générale, je n’étais pas encore résigné. Caché au fond d’une baignoire, pendant le deuxième acte, j’écoutais et j’évaluais les rires de la salle. On riait certainement, mais pas avec ensemble. Ce n’était pas l’orchestre de rires, bien fondu, qui se déchaîne aux pièces vraiment comiques.
Le rideau, à la fin de l’acte, se releva deux ou trois fois sous l’effort consciencieux d’une centaine de mains amies. Ça faisait presque autant de volume qu’un vrai enthousiasme ; mais ça ne sonnait pas de la même façon. C’était le coup sec, dur, de l’applaudissement décidé.
Allons ! Je me rendis dans les coulisses pour attendre les félicitations… Il en vient toujours. Mais l’arrière-ban ne donnait pas. C’était seulement l’armée active des amis résolus. On ne m’amena pas ce soir-là l’octogénaire tremblant, jadis acteur célèbre, qui veut, avant de mourir, faire la connaissance de l’auteur.
Mais j’eus cependant mon compte de :
« Eh bien ! mon vieux, ça va ? »
« J’espère que vous êtes content ! »
« Mon cher, c’est un vrai succès… » (Et la voix tombe un peu, sur la fin du mot succès.)
« Mon bon ami, j’ai dans la loge à côté de moi une dame que je ne connais pas. Elle est malade de rire. »
J’attendais le gaffeur légendaire, qui aborde l’auteur en lui serrant fortement la main, et lui dit avec énergie : « Moi, je trouve ça très bien ! »
Les plus sincères vous disent que « ça n’a pas été tout à fait comme ça aurait dû », ou bien : « Oh ! que vous êtes mal joué ! » Ce dernier compliment est terrible ; on sait ce qu’il signifie.
Je pensais : « Qu’est-ce que je vais prendre dans la presse ? »
Eh bien ! ce fut un concert de louanges, discrètes, mais très douces. Encore meurtri de l’aventure, j’étais étendu sur mon lit, entouré de coupures de journaux, et il me semblait que des sœurs de charité, ayant le visage de Catulle Mendès et de quelques autres critiques, se promenaient doucement dans ma chambre et me calmaient avec des épithètes lénitives.
Vraiment, on n’est pas juste pour les critiques.
Ils exercent un métier effrayant. Il faut que dans notre société polie, ils disent des choses désagréables à leur prochain le plus susceptible, à un moment de sa vie où ce prochain est le plus excité, le plus aveuglé. C’est bien simple : un auteur ne supporte plus les réserves. Il lui semble impossible qu’elles viennent d’un esprit impartial ou judicieux. Alors, il prête au critique le plus intègre les plus mesquins partis pris.
Obligé d’être doux avec les auteurs qu’il connaît, à qui il serre la main, le critique ne peut réserver sa sévérité aux auteurs qu’il ne connaît pas. Cette sévérité — inusitée — n’en paraîtrait que plus dure. Alors, la critique est réduite à des euphémismes dont il faut avoir la clef.
Elle ne prononcera plus le mot : insuccès, ni l’autre mot, discrédité, de succès d’estime. Elle préférera les expressions de : « gentil succès, succès assez vif ».
Un succès qui n’est pas franc s’appellera « un franc succès ».
Une pièce qui ne passe pas la rampe est une œuvre distinguée (rien ne déplaît autant aux auteurs que cette épithète accablante).
Les fours « d’art » sont de « belles et courageuses tentatives ».
Quelquefois — car le directeur de journal tient à ce que le lecteur soit informé — quelquefois le critique est obligé de constater que la pièce a été « cueillie ».
« Le drame de M. X… n’a pas été sans rencontrer, par moments, une petite résistance… »
Petite résistance veut dire : Rires grossiers continuels, et cris d’animaux.
Parfois, les expressions : grand succès, gros succès, correspondent à un succès véritable. « Succès éclatant », c’est presque toujours un succès.
Quant au mot « triomphe », il est impossible de savoir ce qu’il veut exprimer.
Non, me dit Gédéon, je n’aime pas voir au théâtre, parce que je l’ai trop vu, je n’aime pas voir arriver au dernier acte l’homme qui arrange tout, celui qui persuadera à la jeune femme (ou au jeune homme) qu’elle ou il doit pardonner. Je sais trop bien qu’après une certaine résistance dont je prévois la durée, le dit arrangeur finira par obtenir un acquiescement, et qu’il dira à la jeune femme : « Allons, je vais le chercher ?… Il est en bas dans la voiture. » Il est toujours en bas, dans la voiture, car il faut qu’on l’amène tout de suite, parce qu’à cette heure tardive le public n’a pas le temps d’attendre…
… Et je déteste l’arrivée du monsieur de la voiture, qui se tient quelques instants au fond de la scène, garde d’abord le silence, et dit ensuite d’une voix faible : « Emmeline, nous sommes de pauvres êtres. Nous n’étions méchants ni l’un ni l’autre, et nous nous sommes fait du mal… »
… Et les gens qui tombent dans les bras l’un de l’autre !… C’est une vision que je ne peux pas supporter… Quand je sens qu’ils vont tomber, y aller de leur étreinte, je ferme les yeux, comme d’autres personnes se bouchent les oreilles, au moment où l’on va tirer des coups de fusil.
… D’abord l’embrassade, réglée avec soin, se fait trop bien. Chacun des embrasseurs lève son bras droit et baisse son bras gauche, de façon que l’étreinte, à la réplique, s’accomplisse sans encombre, et sans les divers petits accrocs ridicules et touchants qui se produisent dans la vie en pareille circonstance. Dans la vie, les fronts se cognent, les nez se rencontrent, et l’on garde souvent le remords d’avoir un peu mouillé la joue de son partenaire.
… Jadis, — heureusement ça ne se fait plus — dans les rencontres de frères qui se retrouvent, le frère aîné, après avoir étreint son cadet, descendait lentement ses paumes le long des bras du cadet en question, lui prenait les mains, en répétant : « Hein, c’est bien toi… Fidèle compagnon, etc… »
… Au cours de ses amusantes notations des conventions du théâtre, je ne crois pas que Jérôme K. Jérôme ait signalé la façon trop harmonieuse dont s’opèrent sur la scène ces émouvantes réconciliations.
— Mais tout cela n’est rien, continua Gédéon avec véhémence. Je me ferais encore aux embrassades et aux accolades. Car, après tout, pour le spectateur, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Mais ce que je ne puis supporter, ce sont les longues scènes de revendications entre un monsieur et une dame.
Car ce monsieur et cette dame-là sont rarement un homme et une femme qui parlent de leurs petites affaires. L’auteur, d’ordinaire, sent le besoin d’élever le débat. Alors, au lieu de dire, simplement, par exemple : « Je suis confiant », le monsieur n’hésite pas à proclamer : « Nous autres hommes, nous sommes confiants », et la dame, comme de juste, ne parle jamais d’elle-même autrement qu’au pluriel, en disant : « Nous autres femmes. »
… De quel droit ce monsieur et cette dame engagent-ils l’humanité tout entière dans leurs discussions de ménage ?
… Je dois dire avec une certaine satisfaction que la fameuse scène de revendications mutuelles commence à être un peu usée. Le public aime bien revoir au théâtre ce qu’il connaît déjà, mais pas ce qu’il connaît trop… C’est au dramaturge adroit à choisir, entre les poncifs, ceux qui sont encore à point. On pouvait presque dire que c’est la principale qualité de l’auteur à succès que ce tact spécial pour mettre la main sur ce qui n’est pas trop nouveau, sans être encore défraîchi.
… Ne crois pas que je sois un ennemi de la fameuse « scène à faire ». Je proteste seulement contre la façon dont on la fait. Mais il est absolument nécessaire qu’elle arrive au moment où on l’attend. La scène à faire, c’est le match de boxe sensationnel. Et tout ce qui la précède c’est de la réclame habile pour faire « mousser » les matcheurs. On les présente avantageusement pendant les premiers actes, on les excite l’un contre l’autre afin de faire prévoir un beau combat. Seulement, une fois le moment venu, il s’agit que le combat soit beau, c’est-à-dire que le dramaturge soit un homme à poigne. Il faut que les deux combattants se présentent en bonne forme, et qu’aucun d’eux ne déclare forfait. Autrement c’est la déception. Nous avons bien des auteurs dramatiques capables d’accomplir la première partie de la besogne, la présentation des lutteurs. Mais, très souvent, le combat est un « lapin ».
… Je causais un jour avec un auteur comique de très grand talent, dont les ouvrages se sont joués trois, quatre et cinq cents fois de suite, et qui est sans doute l’homme de théâtre le plus fort que nous ayons. Il me disait : « Quand je fais une pièce, je cherche, parmi mes personnages, quels sont ceux qui ne doivent pas se rencontrer. Et ce sont ceux-là que je mets, aussitôt que possible, en présence. »
… C’est une admirable formule, surtout quand on est capable, comme l’auteur en question, de faire proférer aux personnages ainsi amenés « sur le ring », des mots de situation, qui ne soient pas des mots de tradition, ni l’écœurant chiqué des « nous autres hommes… » et des « nous autres femmes ».
Mais enfin, dis-je à ce vieil auteur dramatique en disponibilité, vous ne prétendrez pas que c’est seulement l’amour du bridge qui vous a ainsi distrait du théâtre ! N’y a-t-il pas encore autre chose ?
— Il y a, me répondit-il, autre chose. Le métier, charmant jadis, est devenu impossible. Jadis, on s’amusait en amusant les autres. Une comédie n’était pas destinée à révolutionner le monde. Les bons auteurs de 1840 faisaient jouer une grande pièce tous les deux mois et une petite tous les quinze jours. Maintenant, chaque première, au moins dans la vie de l’auteur, est un événement. Il est cité à tel jour devant le public, comme devant un tribunal. Et quel tribunal ! Beaucoup trop nombreux… J’ai renoncé à la profession parce que j’avais trop de juges — et que je n’aimais pas leur façon de juger !…
« Le tribunal se réunit après chaque acte et prononce son verdict. Une pièce en quatre actes, c’est quatre procès à gagner.
« Jadis, au temps de la pièce en deux actes, le premier acte était un acte d’exposition, patiemment supporté. Le deuxième était tout en péripéties, avec un dénouement rapide. Maintenant la pièce en deux actes qui ne tient pas l’affiche à elle toute seule est d’un placement difficile. Alors, on fait des vaudevilles en trois actes.
« Ces dernières années, le deuxième acte était le plus important, non pas en vertu d’une règle aristotélique, mais tout simplement parce qu’il précédait le dernier entr’acte.
« Si le verdict qui suivait la dernière délibération des couloirs était favorable, l’acte de la fin, pas trop long, avait des chances de passer, puisqu’on s’en allait chacun de son côté, sans avoir beaucoup de temps pour échanger des impressions. Mais, depuis quelque temps, je ne sais pas ce qu’ils ont : ils veulent un bon troisième acte, et il faut le leur donner. Car autrement, ils s’en iraient répétant : « La pièce de X…, les deux premiers actes vont bien, le « trois » est quelconque ! » Et ce serait du plus fâcheux effet.
« Les hommes n’aiment pas toujours à être jugés, mais ils adorent juger, et donner des jugements détaillés et motivés. Ils ne se contentent pas de dire : Je me suis plu à cette pièce. Ils voudront savoir et dire pourquoi. Et l’important pour eux est d’avoir le plus vite possible un jugement à émettre. Moi qui suis un vieux routier, je suis étonné de voir, à chaque répétition générale, avec quelle rapidité mes co-spectateurs et co-spectatrices savent à quoi s’en tenir. Je sors de la salle, au premier baisser de rideau, en me demandant encore ce qu’il adviendra de la pièce. Et je me trouve dans les couloirs, en face de tout jeunes gens et de jeunes dames qui ont déjà leur opinion faite. Je suis très intimidé, et ce n’est qu’à la réflexion que je me dis qu’il suffit parfois d’avoir la vue un peu courte pour émettre des avis péremptoires, « pour cette raison que l’on est plus certain de ce qu’on voit, lorsqu’on ne perçoit à la fois que fort peu de choses ».
« Il est évident, cependant, que la sélection qui préside au choix de notre tribunal fournit des garanties absolues de sa compétence. Du fait qu’une jeune femme a été regardée avec sympathie par un secrétaire de théâtre, qui la favorise d’un service excellent, il s’ensuit certainement que cette jolie personne a, désormais, qualité pour évaluer, mieux que qui que ce soit, les progrès de la dramaturgie française.
« Mais ce ne sont pas les aptitudes individuelles de ce public qu’il s’agit de considérer. Il faut le regarder dans son ensemble et lui reprocher un grave défaut : c’est qu’il est composé de gens qui vont trop souvent au théâtre. Ils apportent dans une salle des exigences anormales, quasi-monstrueuses.
« La plus funeste, c’est qu’ils demandent aux auteurs un dénouement. C’est un lieu commun que de plaisanter les dénouements de Molière qui, pour finir sa pièce, révérence parler, ne se foulait pas !
« Jadis, les pièces sombres se terminaient par le lacet ou le poignard, et les pièces gaies par le mariage. L’hyménée, d’une part, la mort, de l’autre, étaient les deux ports où, le voyage fini, on rentrait, pour s’en débarrasser, les héros de la comédie ou de la tragédie. Maintenant, le public ne veut plus de ces fins faciles et traditionnelles. Il réclame, pour chaque pièce, un dénouement logique, qui, souvent, n’existe pas. Et quand je dis qu’il n’existe pas, je ne veux pas dire seulement qu’il n’est pas réalisé, mais bien qu’il n’existe pas, même virtuellement.
« Alors, parce qu’on ne peut dénouer une pièce autrement que par complaisance, il faut renoncer à la faire. On se prive ainsi de beaucoup de sujets possibles. Les spectateurs ne veulent pas, désormais, qu’on plaque un dénouement cliché. Ils ne veulent pas, non plus, qu’on les laisse le bec en l’air, en baissant le rideau inopinément, comme il était de mode à une époque, au temps facile des « tranches de vie ».
« Ils ont peut-être raison. Mais si cette sévérité raisonnable avait déjà sévi il y a deux cent cinquante ans, beaucoup de chefs-d’œuvre comiques, étouffés, dès leur apparition, par l’ogre Public, ne seraient pas arrivés jusqu’à nous.
« Quelle sale générale, par exemple, que celle du Malade imaginaire ! Ce premier acte merveilleux eût fait un tort énorme à tout le reste. Après le deux, on se serait abordé dans les couloirs avec des hochements de tête : « Quel dommage !… C’était si bien parti !… Ça traîne, ça traîne… Oh ! moi, je pensais, après le un : il ne se soutiendra pas. »
« C’est vrai que Molière ne se soutenait pas toujours. Son génie l’emportait dès les premières scènes, et à toute allure. On sentait sa joie d’écrire et de créer de la vie. Mais, pour des hommes pareils, il y a un instant critique : c’est quand l’animal fougueux commence à baisser de pied, et qu’il faut le stimuler, employer les aides, qui sont la raison, l’intelligence, et toutes sortes de qualités que Molière possédait à un degré très haut, mais qui n’étaient plus les qualités de Molière même.
« C’est un phénomène assez fréquent que de voir un homme de théâtre très adroit, mais quelconque, habiter dans le même esprit qu’un poète véritable, personnel et exceptionnel. Ils se font un grand tort réciproque. L’artisan, quand il est seul à travailler, apparaît un peu misérable, à la clarté trop proche du génie qui l’avoisine. Et le poète entrave l’artisan… Si Victor Hugo avait eu moins de génie, il aurait eu autant d’habileté qu’Eugène Scribe.
« A notre époque, on ferait moins de crédit qu’au temps de Molière aux hommes de génie. On parlerait trop de l’auteur du Misanthrope, on l’admirerait trop continuellement, on le jugerait sans relâche. On serait tout le temps à surveiller son niveau au-dessus de l’étiage. Après sa générale fâcheuse, Le Malade, de nos jours, eût fait six représentations. Le bruit se serait répandu dans la ville que le premier acte était étincelant. Rien ne dégoûte autant le spectateur payant qui, pour ses dix francs, ne veut pas un seul acte défectueux ou inférieur. Le client de faveur aurait boudé et distribué ses places à de tout petits fournisseurs. Et Molière eût été contraint de monter en toute diligence une reprise, peu fructueuse parce que trop hâtive, d’une pièce mieux équilibrée, telle que son Médecin malgré lui — ou Les Dominos roses.
Il était six heures du matin. Le jour était encore tout gris. Il ne passait, dans l’avenue, que des ouvriers qui se rendaient à leur travail, et des cochers à pied, le fouet à la main, regagnant leur dépôt.
Je m’étais levé comme de coutume à cinq heures. Je faisais ma petite promenade quotidienne avant de commencer ma journée et mes quatorze heures de labeur à peine interrompu.
— Comme ce matin est exquis !
C’était mon ami Gédéon qui parlait derrière moi.
— Comme ce matin est exquis ! Mais, ajouta-t-il, il est exquis pour moi, et pas pour toi…
— Pourquoi ça ?
— Parce que toi, tu viens de te lever, tu es encore effaré de sommeil, tu es tout bouffi, tes idées sont dans la brume. Moi, je jouis bien mieux de l’aube, car je ne me suis pas couché…
« … Je viens, mon ami, de terminer une partie de poker, commencée hier à neuf heures du soir. Que dis-je hier ?… Commencée il y a cent ans. Un siècle de péripéties, d’espoirs, de déceptions, me sépare de ce que tu appelles hier !
— Tu as perdu ?…
— J’ai perdu. Mais je suis heureux comme un homme-oiseau dans l’air. Il me semble que le monde est à moi. Je retrouve, ce matin, la douce ingénuité de mon premier âge. Je n’ai pas, dans la tête, comme toi, quelques pauvres idées noyées d’ombre. Mes idées à moi sont abondantes et glorieuses de clarté ! Je crois sérieusement que je suis un demi-dieu, ce que seraient d’ailleurs tous les hommes si, de temps en temps, ils prolongeaient leurs veilles, non pas par nécessité, mais par plaisir. Quand l’homme s’abandonne au sommeil, il retombe à un rang de brute. La nuit obscurantiste le reprend chaque soir et l’annihile. Il faut qu’il recommence le lendemain à retrouver de l’audace, de la liberté, du génie ! Au bout de quinze heures de veille, il devient quelqu’un de puissant, de presque surhumain. Mais il s’endort, et tout est à reconquérir.
— Alors, tu vas te mettre à travailler ?
— Certainement, certainement… Mais auparavant, je vais revivre en pensée cette merveilleuse partie de poker que j’ai terminée tout à l’heure…
— Tu ne joues pas le bridge ?
— Tu es fou ! J’avoue que je sais jouer le bridge. Je joue au bridge quand je n’ai pas de poker. Mais le bridge est un jeu de cartes. C’est même un jeu de hasard, comme l’a dit sans paradoxe un de mes partenaires de ce soir… Tandis que le poker est un jeu d’âmes ! Les cartes, au poker, ne sont qu’un prétexte… Je bénis cependant l’invention du bridge, parce qu’elle a débarrassé nos tables rondes de ces joueurs de poker à la manque, qui n’étaient pas dignes d’y figurer. Maintenant les pokéristes forment une élite de vrais amateurs. Il n’est resté en présence que de fines lames. Les parties sont plus rares, mais ce sont de beaux combats… Asseyons-nous sur ce banc.
— Mon travail me réclame…
— Tu travailles aussi bien avec moi. Tout ce que je te dis, je t’en fais cadeau. Je suis un peu exalté. Ne fais pas attention. J’ai un peu bu en jouant. J’ai bu sans m’en apercevoir… Alors, je suis exalté… Vois-tu, ce que tu devrais demander, dans Comœdia, c’est qu’on installe, au Conservatoire, des classes de poker, de bridge, si tu veux, ou de manille, afin que les artistes en tournée soient à la hauteur quand ils joueront dans les cafés. Moi, je n’ai pas d’enfants ; mais je tiens à répéter que quand j’aurai des enfants, je leur apprendrai à jouer au poker dès leurs plus jeunes années, pour qu’ils puissent se défendre au moment où ils auront l’âge de jouer, pour qu’ils puissent, comme on dit, sortir sans leur bonne…
« … Et puis, vois-tu, rien n’émancipe un homme autant que le jeu. Comme, dès que l’on a un peu joué, on se sent moins esclave de l’argent ! On perd cette parcimonie timide qui nous paralyse, qui nous fait gâcher tant de temps en hésitations, cette peur enfantine de laisser tomber quelques sous, de payer un objet trop cher… On se dit désormais que le temps qu’on use à marchander est trop peu payé par le rabais qu’on obtient.
« L’habitude du jeu fait de nous des hommes d’affaires courageux.
« S’il n’y avait pas de joueurs, que l’humanité serait basse et stagnante !
« … Le poker, entre tous les jeux, est un éducateur merveilleux. Nul jeu ne nous apprend mieux le courage. Nul jeu ne nous habitue mieux aux décisions promptes. Il nous enseigne le danger de la confiance excessive, quand nous nous laissons bluffer, et le péril tout aussi grave de la défiance exagérée, lorsque, croyant à un bluff, nous fonçons sur le bluffeur, et nous nous heurtons à un jeu supérieur.
« Les dramaturges aiment le poker. Car, en principe, les dramaturges sont ce qu’on appelle un bon public. S’ils sont quelquefois « mauvais public », c’est pour des raisons extérieures… Quand, par exemple, la pièce qu’ils écoutent est l’ouvrage d’un autre dramaturge. Mais naturellement, les auteurs dramatiques aiment le théâtre. Or, le poker nous fournit des émotions analogues à celles que nous éprouvons au spectacle d’un beau drame.
« … Imagine un vieux château habité par une riche héritière et de vieux domestiques. Une bande de malandrins, supposant que ce château est mal défendu, se préparent à l’attaquer. Mais la riche héritière fait mettre à toutes les fenêtres les vieux fusils des panoplies. On en fait partir quelques-uns, qui font un bruit redoutable. Les malandrins, impressionnés, battent en retraite… Ils ont été « bluffés »…
« … A l’acte suivant, ils se sont aperçus de leur erreur. Ils se disposent donc à attaquer le château. Mais celui-ci, depuis le premier assaut, s’est garni d’une troupe respectable d’hommes d’armes. Les assaillants sont repoussés avec perte. C’est ce qu’on appelle, au poker, le faux bluff. L’adversaire fonce sur un fragile obstacle qui se trouve être aussi dur qu’un « réverbère ».
« On a un jeu très faible, d’abord. On écarte trois cartes sur cinq. On vous en donne trois autres, qui augmentent admirablement votre jeu. C’est ce qu’on appelle une rentrée…
« Rappelle-toi Le Bossu. Lagardère, entouré de spadassins, dans les fossés de Caylus, est sur le point de succomber, quand Cocardasse et Passepoil viennent combattre à ses côtés, et lui fournissent la « rentrée » considérable, qui améliore son jeu…
« … Le poker, je te le dis, est un exercice d’une utilité morale et intellectuelle incontestable… Tu souris, imbécile !… Tu te figures que je te dis des blagues… Va donc travailler ; tu n’es bon qu’à ça !
« Le poker est quelque chose de si emballant, vois-tu, que je n’y joue plus… Non, je jure que je n’y joue plus. Ça m’absorbe trop. Je suis conquis : je suis une proie. Je ne veux pas être une proie… Je vais me coucher. Il faut que je me réveille avant midi, afin de téléphoner à un de mes amis qui n’est chez lui qu’à l’heure du déjeuner. C’est lui qui nous manque pour la partie de ce soir… Au revoir, mon vieux… »
J’avais déjà tourné le coin de la rue, quand j’entendis la voix de Gédéon. Il courait derrière moi, me rappelait.
Arrivé près de moi, il me regarda avec attendrissement.
— Vois-tu, me dit-il, nous vivons à une époque de décadence…
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— Il y a toujours eu des joueurs aussi acharnés que moi. Seulement, ils ne sentaient pas comme moi la nécessité de justifier leurs passions. Ils prenaient leur parti de leur débauche. Tandis que moi, j’essaie de la réhabiliter, et j’encombre l’humanité des sophismes les plus graves… Oui, mon vieux, c’est comme ça. Pour me justifier, je justifie le Vice… Tu entends, je justifie le Vice ! C’est beaucoup plus grave que de jouer… Au lieu de faire la part du feu, je brûle toute la maison, et je m’écrie : Ce feu est glorieux et magnifique ! Tiens, tu devrais faire une pièce là-dessus. Tu l’appellerais : La Part du Vice.
— J’y travaille.
Mon ami Thoneau est un écrivain charmant, un observateur délicat, un auteur dramatique plein d’esprit, de grâce et de vérité. Personne ne connaît mieux que moi son talent, car il me lit toutes ses pièces, et chacune d’elles plutôt deux fois qu’une.
Je n’aime pas qu’on me lise des pièces.
Au lycée, j’étais un des élèves les moins attentifs de la classe. J’écoutais deux minutes les explications du professeur, puis je me lançais sur une autre route. Maintenant, quand on me lit des pièces, fussent-elles des chefs-d’œuvre, — j’ai déjà eu l’honneur d’entendre des chefs-d’œuvre, — j’ai toutes les peines du monde à ne pas lâcher le lecteur. Je me cramponne à lui comme un petit enfant aux jupes de sa mère. Mais la foule nous sépare ! Bientôt, nous sommes très loin l’un de l’autre. Et de nouveau, brusquement, je l’aperçois devant moi, qui lit avec passion, avec fougue, et j’ai un moment d’effarement, comme lorsqu’on se réveille le matin, dans une chambre d’hôtel, et qu’on se dit : « Où suis-je donc ? »
Mon ami Thoneau sait tout cela. Mais on dirait qu’il n’en a cure. Il aime, lui, lire ses pièces. Avant le succès de la première, avant le succès de la lecture aux artistes, avant l’heureux résultat de la lecture aux directeurs, il faut qu’il se paye des petits triomphes séparés en lisant son œuvre à chacun de ses amis. J’aime mieux, d’ailleurs, entendre ou faire semblant d’entendre une pièce en tête-à-tête avec l’auteur. Car la présence d’un tiers suffit pour faire naître en moi l’impérieuse, la tyrannique, la torturante envie de rire (qui, bien entendu, ne vient jamais nous tourmenter à l’audition des pièces comiques).
Thoneau m’avait dit : « J’ai terminé un acte nouveau. Quand désirez-vous l’entendre ? »
Quand je désirais l’entendre ?
Je répondis : « Mais tout de suite… demain… après-demain ! »
— Je viendrai après-demain matin, dit Thoneau.
— Attendez… Non… Après-demain, j’ai quelque chose… Qu’est-ce que j’ai donc, après-demain ?… J’ai quelque chose… Venez plutôt mercredi… ou jeudi. C’est cela, venez vendredi. Vous n’êtes pas superstitieux ?
Il était superstitieux. Mais il préférait venir le vendredi qu’un jour plus tard.
— Je viendrai, dit-il, vendredi matin.
— Non, vendredi soir… Le matin nous serions dérangés.
Je savais très bien que je n’y échapperais pas. Mais je voulais obtenir tous les sursis. Le vendredi matin, j’écrirais un petit bleu, pour dire que je n’étais pas bien portant, et pour gagner deux ou trois jours.
Il se trouva que le vendredi matin, j’avais un très fort mal de dents. Comme je souffrais véritablement, je n’écrivis pas à Thoneau que j’étais souffrant. Il aurait cru à un mensonge. Il valait bien mieux le laisser venir, pour qu’il pût constater que j’étais vraiment malade. Alors, je dirais : « Vous voyez, je suis absolument hors d’état de vous écouter… »
Tout se passa d’abord comme je l’avais espéré. Thoneau, armé de son manuscrit, se présenta vers six heures du soir. Il me vit installé sur un fauteuil, affligé d’une fluxion indéniable, avec un rempart d’ouate autour de mes oreilles et de mon visage asymétrique.
— Mon vieux, je suis navré. Je vous ai laissé venir, parce que je pensais que ça irait mieux ! Mais ça reprend terriblement depuis une demi-heure.
— Pourtant, ça enfle, dit Thoneau, vous devriez ressentir un certain soulagement.
— En effet… Mais, j’ai un autre abcès de l’autre côté… Je suis désolé de vous avoir fait venir pour rien…
— Mais je suis content d’être venu vous voir. Je suis ennuyé seulement que vous soyez souffrant…
— Alors, à quel jour voulez-vous que nous remettions cette lecture ? Mardi ou mercredi ?
— Ce sera comme vous voudrez, cher ami !
Je ressentis à ce moment un tel soulagement que je quittai imprudemment le ton languissant que j’avais adopté. Thoneau ne manqua pas de s’en apercevoir.
— Ce qui m’ennuie de ne pouvoir vous lire la pièce aujourd’hui, c’est que j’ai pris jour demain avec Antoine, et je ne serais pas fâché d’avoir votre avis avant… Comme vous paraissez un peu mieux maintenant…
— Mon vieux, je suis mieux… Mais ça me prend par secousses brusques. Vous commenceriez votre lecture, et vous seriez obligé de l’interrompre au milieu…
— Essayons toujours, dit Thoneau.
— Je serai un très mauvais public, aujourd’hui !
— Mais non, mais non ! dit Thoneau.
Il avait déjà débarrassé une petite table et déficelait rapidement son manuscrit.
— Je commence.
— Allez-y !
La lecture commença. C’était, je le vis plus tard à la représentation, une très jolie pièce. Pour le moment, j’entendais parler confusément une baronne nommée Mathilde, un nommé Gaston, et une femme de chambre… A force de tâcher d’avoir mal aux dents, j’avais mal aux dents, en effet, mais pas assez pour être en état de gémir avec une conviction suffisante. De temps en temps, je jetais un coup d’œil sur le manuscrit. Il était écrit sur de grandes pages, de l’écriture de l’auteur. Manuscrit assez épais, ma foi ? C’était un fort acte. Les feuilles étaient numérotées. Dans un mouvement qu’il fit pour approcher le cahier de la lumière, les pages s’écartèrent et il me sembla que le chiffre 34 était écrit sur la dernière. Nous n’étions qu’à la page 6. La page 7 dura longtemps. La moitié de la page 8 était barrée, et j’avais déjà enregistré ce petit bénéfice d’une demi-page, quand je vis que la page suivante se numérotait effrontément 8 bis…
Alors, quoi ? nous ne savions plus où nous allions ! Il y avait des bis maintenant ! Et peut-être, qui sait ? des ter et des quater ! Heureusement que je voyais toujours pas mal de lignes rayées, des longueurs évidentes, des développements psychologiques qu’il s’était décidé à supprimer…
— Ça vous plaît-il ? demanda tout à coup Thoneau…
— Mais oui, beaucoup.
— C’est que vous gardez un tel silence, que je suis un peu désorienté. Je vous avoue que j’attendais quelques marques d’approbation…
Je le rassurai, par civilité, par bonté même :
— Ça me plaît énormément. Je trouve cela amusant, plein de jolis détails… Si je ne manifeste pas, c’est la faute à ce sacré mal de dents.
— J’étais un peu inquiet, dit Thoneau.
Je le rassurai encore.
Je le rassurai même trop.
Car l’instant d’après, je vis avec terreur qu’il me lisait même les coupures !
Les personnes qui me font l’honneur de me lire le lundi matin dans le journal L’Auto ont sans doute prêté quelque attention à une idée que je mettais timidement en avant. Je désirerais que les écrivains, et particulièrement les auteurs dramatiques, eussent à leur disposition des managers, comme les cyclistes et les champions de boxe.
Certains dramaturges, surtout des Anglais et des Américains, font débattre leurs intérêts par un homme d’affaires dont les fonctions ne se confondent pas avec celles du secrétaire.
Évidemment, il est très intéressant d’avoir un secrétaire. D’abord, ça vous pose un peu, à preuve cette réflexion que faisait un jour un homme de lettres :
— Je n’obtiens, disait-il, que très rarement des billets de faveur, tandis que mon secrétaire en a toujours. Moi, je suis un personnage plus ou moins considérable ; dans les administrations de théâtre on me connaît plus ou moins ; mon secrétaire, en revanche, est forcément un monsieur important, car il est le secrétaire d’un homme qui a un secrétaire.
Mais le secrétaire n’a pas assez d’autorité sur son patron.
Ce qu’il faut à un homme de lettres, c’est un maître, un maître, bien entendu, plein de tact, dont l’influence soit plus tutélaire qu’oppressive.
Il serait très mauvais d’avoir auprès de soi une espèce de garde-chiourme qui vous ferait marcher à coups de trique. D’abord on ne le supporterait pas, et on casserait cet homme aux gages.
Mais le manager rêvé serait celui qui saurait faire travailler son « poulain », comme disent les gens de sport, et qui n’aurait jamais l’air de l’y contraindre. Il faudrait pour cette tâche un garçon très fin et très délicat, qui donnerait à l’homme de lettres le désir de se mettre à sa table à écrire, qui lui conseillerait habilement certaines lectures stimulantes, qui lui parlerait, sans en avoir l’air, des succès de ses confrères. Il rapporterait adroitement à l’écrivain ce qu’on dit de lui dans le monde, en laissant de côté les blâmes trop sévères et les éloges trop hyperboliques, qui sont aussi stérilisants les uns que les autres.
Il saurait aussi discerner les moments de bonnes dispositions et d’inspiration, et les mettrait à profit. Il éloignerait à ce moment-là toutes les causes de distraction qui pourraient détourner l’écrivain de sa tâche. Il se mettrait sournoisement en travers des parties de bridge (un directeur anglais me disait que le bridge, en absorbant la plupart des auteurs, a causé la faillite de plusieurs théâtres de Londres). Notre homme empêcherait aussi, avec quelque adresse diplomatique, les tendres entretiens.
A d’autres instants, quand il sentirait son poulain un peu surentraîné, c’est lui-même qui l’emmènerait s’amuser en ville. Alors il lui interdirait d’écrire et de se mettre à une tâche qui aurait toutes chances d’être médiocrement exécutée.
C’est le manager qui s’occuperait des heures des repas et des menus. Car il est admirable que, de notre temps, on surveille avec une attention si savante l’alimentation d’un athlète, et qu’on laisse les poètes distraits engloutir à leur guise, en les mâchant à peine, des concombres, des pickles et des ronds de saucisson.
Faute de surveiller nos hommes de génie, ce qu’on laisse perdre de chefs-d’œuvre ! Comme si nous en avions tant que ça de reste !
L’écrivain, souvent gourmand et lubrique, se persuadera facilement, s’il est livré à lui-même, que la bonne nourriture doit lui fournir une excitation salutaire, et que les expériences sentimentales nombreuses sont nécessaires au développement de son expérience psychologique. Et s’il ne réussit qu’à se procurer des digestions lourdes, et à s’anémier le cerveau, il saura trop vite en prendre son parti ; car un débauché subtil trouve toujours de bonnes raisons pour justifier ses écarts. C’est surtout dans le peuple que le poivrot se frappe, et verse des larmes en répétant qu’il est un cochon.
La tâche de manager consistera à garder son éminent élève à mi-chemin de l’orgie périlleuse et d’un ascétisme anormal et anti-humain.
Mais il ne se bornera pas à le maintenir en bonne condition intellectuelle. Après avoir surveillé la gestation de l’œuvre, c’est lui qui la placera et la fera fructifier au mieux, en fera sortir pour son client le plus de gloire possible et le plus de « phynance ».
Les écrivains ont affaire, quand il s’agit de transmettre leurs productions au public, à des intermédiaires, éditeurs et directeurs, qui sont souvent d’habiles businessmen. Et ces bons commerçants, à la première objection des producteurs, font paraître une surprise douloureuse et semblent dire : « Comment, vous, un artiste ! » L’artiste, qui a fait des humanités, qui a lu de belles pages latines sur le désintéressement, est très impressionné et ne songe pas à dire au commerçant : « Pardon, je suis un artiste, mais dans mes rapports avec un commerçant je suis forcé d’être un commerçant : ainsi le veut d’ailleurs le Code de commerce, qui me rend justiciable du tribunal consulaire. »
Voilà ce que répondrait le manager à l’éditeur ou au directeur. L’écrivain ferait défendre ses exigences par un mandataire sinon intraitable, du moins plus combatif qu’il ne peut l’être lui-même.
Après avoir obtenu du directeur un traité excellent, avec une bonne place dans la saison, un fort dédit et un bon chiffre de représentations garanti, le manager s’occuperait de la presse.
Tâche délicate entre toutes, car le critique, de notre temps au moins, n’est pas vénal. Mais il est sensible. Il aime les égards. Il n’est pas fâché de savoir que les écrivains dont il prise les ouvrages ont une estime particulière pour ses facultés de critique, pour son goût, pour sa subtilité. Et il tient à ne pas paraître manquer de pénétration, à ne pas passer au travers ou à côté des beautés d’un ouvrage. Son métier est difficile, et, pour ma part, je ne voudrais pas l’exercer. On vous demande d’apprécier les qualités d’un ouvrage qui vient de naître et sur lequel le public véritable ne s’est pas encore prononcé. Si j’étais critique, je ne serais tranquille qu’avec les reprises.
J’ai eu sous les yeux l’ensemble des articles publiés sur une pièce qui n’obtint qu’un succès incertain à la répétition générale. Or, cette pièce fut jouée toute une année. A la rentrée, une nouvelle convocation de presse réunit la critique aux environs de la trois centième. Cette fois, une unanimité touchante s’était faite dans les articles, qui louèrent à l’envi les mérites de l’ouvrage. Un nouvel élément d’appréciation avait été fourni à la critique, qui pouvait, cette fois, juger en connaissance de cause, dans la plénitude de sa compétence.
Cet avertissement en douceur, cette sorte de préface parlée incomberait au manager, qui serait mieux placé que l’auteur pour exécuter ce travail préparatoire, rencontrerait habilement les critiques dans un couloir de répétitions, leur indiquerait en passant les auteurs, Marivaux, Molière ou Shakespeare, avec qui son poulain accepterait la comparaison, et mettrait au besoin le critique en garde contre les obscurités possibles de l’ouvrage, obscurités mystérieuses où quelque génie s’est peut-être caché pour revenir plus tard narguer, dans les temps futurs, le juge imprudent qui n’aurait pas su le reconnaître.
Les heures frémissantes des derniers jours de travail, l’angoisse de la répétition générale qui s’approche, toutes ces émotions pénibles et charmantes sont gâtées par une odieuse formalité : la distribution des places aux amis.
Pour ma part, c’est avec un sentiment d’effroi que je vois venir le secrétaire général, qui me remet un gros pli cacheté : « Votre service. » Je n’ouvre jamais l’enveloppe tout de suite. Dans l’hypothèse où je ne serais pas content du service en question, il faudrait faire, séance tenante, des observations, formuler sur un ton léger les revendications les plus amères. Le secrétaire me répondrait en plaisantant, pour ne pas se fâcher : « De quoi vous plaignez-vous ? Je vous gave de places. Dans aucun théâtre, vous n’auriez un service si important ! »
Si la discussion s’envenime, on va bassement se plaindre au directeur, grand seigneur préoccupé de bien d’autres affaires. Il dit d’un air détaché au secrétaire : « Tâchez donc de lui trouver encore quelques fauteuils. — Mais, patron, vous savez bien que je n’ai plus rien ! »… L’auteur lève les bras au plafond. Le directeur, pour le calmer, l’emmène dans la salle : « Occupez-vous donc plutôt de votre « trois », qui n’y est pas encore. Je vous assure que c’est plus important ! »
Évidemment, c’est plus important. Mais ce ne sont pas les choses les plus importantes qui ont le plus d’importance. L’auteur va s’asseoir dans la salle, en boudant. Il est brouillé mortellement pour trois heures avec le secrétaire général.
Il a dressé chez lui une liste des gens à qui il faut envoyer des places. Il confronte cette liste avec celle de ses coupons. Il a plus de fauteuils d’orchestre qu’il ne lui en faut. Mais, à part quatre fauteuils presque trop bons, tous les autres sont inenvoyables. Ils sont tout au fond, sous le balcon, dans les ténèbres.
Puis l’auteur examine ses coupons de balcon, et une grande détresse l’envahit, quand il a vu, sur le plan, où se trouvaient les 132 et 134, et les 133 et 135. Ils sont à l’extrême limite du second rang de côté, à un endroit où même une girafe devrait renoncer à toute espérance d’apercevoir un coin de scène. D’autres places, meilleures, ne sont pas plus utilisables. L’auteur a quatre clients pour les balcons, deux couples, à qui il a donné, une fois pour toutes, le droit éternel d’assister à ses générales dans ces conditions de gloire et de confort. Or, ces deux couples doivent être, ou tous les deux au premier rang, ou tous les deux au second rang. Et le service ne comprend que deux fauteuils de premier rang…
De même, une famille de six personnes a, depuis le huitième siècle de notre ère, le privilège d’une loge de face… Or, la loge 31 n’a que quatre places. Il y a bien la baignoire 15. Mais elle est aussi noire que le Cocyte ; on n’aperçoit de là que des acteurs décapités et l’on n’y entend distinctement que les tramways de la rue.
L’auteur, exaspéré, ne veut pas regarder la liasse abondante des fauteuils de foyer, de magnifiques premier rang de face, ceux dont on dit couramment : ce sont les meilleurs du théâtre. Ce sont, en effet, d’excellentes places, où l’on est bien assis, d’où l’on voit merveilleusement la scène. Mais il suffit d’envoyer un coupon de ce genre au plus tendre de ses amis pour développer dans son cœur des sentiments d’Atride et y allumer une haine destinée à ne jamais s’éteindre.
J’ai clamé bien souvent, dans le désert, cette proposition : ne donner aux auteurs que des fauteuils de foyer ; qu’il soit entendu, une fois pour toutes, qu’ils n’auront jamais d’autres places, et que ce sera désormais au foyer que seront placés « les amis de l’auteur ».
Peut-être, par ce moyen, rendra-t-on à ces places décriées un peu de prestige.
Ce qui pourrait décider certains auteurs à soutenir cette proposition, c’est qu’ils auraient désormais sous les yeux toute la bande de leurs amis, qu’ils verraient bien ainsi si leurs clients font leur devoir, devoir impérieux entre tous, qui consiste à applaudir, à acclamer la pièce sans la juger.
Il est admis par les auteurs qu’un ami juge mal la pièce de son ami, que le véritable ami est toujours sévère, qu’il ne souffre pas de défaillance. Il sait mieux que personne de quoi l’auteur est capable. Si donc cet auteur se permet de « courir au-dessous de sa forme », l’ami véritable protestera impitoyablement.
Quelques auteurs prudents se prémunissent contre les dangers de l’amitié véritable en conviant leurs camarades à la répétition des couturiers… Ce système a ses avantages. Si l’impression des amis est mauvaise, ils n’iront peut-être pas la répandre en tous lieux.
Et puis le jour de la générale, ils auront jeté leur venin ; ils seront calmés, inoffensifs. Ils applaudiront même avec vaillance, pourvu qu’ils aient affaire à un auteur à poigne, qui tienne bien en main ses partisans, et mène ses amis d’enfance au doigt et à l’œil.
Il y a sept ou huit ans, un très vieux « routier de théâtre » chez qui j’avais déjeuné, me disait en parlant d’Antoine :
— Vous savez que cet homme n’a rien inventé. Un tel et Un tel et Un tel ont fait ce qu’il fait, bien avant lui !
Je ne répondis rien à ce vieux monsieur : nous étions d’avis trop différents pour des gens qui déjeunent ensemble.
Et puis, comme il n’était plus assez jeune pour changer sa manière de voir, à quoi bon le chagriner par une inutile contradiction.
Je hochai donc la tête et ce fut en moi-même que je lui répondis ces paroles sévères :
— Mon pauvre vieux, tu es né trop tôt, vois-tu ! Ce n’est pas pour toi, c’est pour d’autres plus jeunes que cette espèce de messie, André Antoine, est venu rénover le monde !
« … Il n’a rien fait, dis-tu, qui, avant lui, n’ait été fait par d’autres… Mais, si nous l’admirons, ce n’est pas pour avoir fait des choses que vous n’aviez pas su faire…
« C’est surtout parce qu’il n’a plus fait des choses que vous faisiez !
« Il n’a rien inventé : on n’invente pas la vérité. Et, à ce compte, sans doute, Flaubert, Zola, Maupassant n’ont rien inventé non plus.
« … Nous ne te demandons pas, vieillard, de renier, pour admirer Antoine, toute une vie impossible à recommencer. Mais tu ne nous empêcheras pas, nous, de le considérer comme un phénomène.
« Chaque fois, pour ma part, que je me suis trouvé en sa présence, j’ai eu l’impression étrange d’approcher un personnage historique. Il y a bien des gens à qui l’on dit : « Vous vivrez dans la mémoire des hommes. La Postérité vous recueillera. » Assurances tout de même un peu vagues. Ces gens-là seront peut-être reçus dans l’histoire ; nous n’en savons rien. Mais Antoine peut être tranquille : il y a, lui, sa place numérotée. »
J’ai trouvé, dans un livre, cette légende mythologique, que j’ai lue à mes enfants :
« Il y a une vingtaine d’années, au temps, je crois, où les théâtres, du moins certains théâtres encore, étaient éclairés au gaz, un employé de la Compagnie traversait un « plateau », celui où deux des neufs sœurs immortelles, plus spécialement affectées à l’art dramatique, ont coutume de fréquenter.
« L’employé du gaz se trouva en présence de l’austère Melpomène et de l’aimable Thalie. Il n’eut pas plutôt regardé ces deux sœurs, qu’il acquit sur elles une influence quasi-magique.
« Et il se mit incontinent à les empoigner, avec son énergie ordinaire :
— Vous allez me faire le plaisir de remonter dans votre loge, et de me retirer tout ce maquillage que vous avez sur la figure.
« Le visage de Thalie et celui de Melpomène disparaissaient, en effet, sous des couches renforcées de blanc gras et de rouge. Leurs traits étaient noyés, leurs muscles faciaux jouaient à peine : Melpomène et Thalie n’avaient plus figure humaine.
« Comme, tout en étant disposées à obéir, elles s’en allaient trop lentement, au gré d’Antoine, celui-ci les poussa aux épaules et les conduisit sous la pompe, oui, sous la pompe ; là, il leur rinça le visage, comme à des petites filles malpropres. Blessées, indignées, mais conquises, elles pleuraient de vraies larmes et poussaient des cris qui étaient des cris.
« Antoine alors les embrassa et leur dit :
— Sœurs adorables, je suis celui qui vous aime le mieux. Mais je veux que vous vous rappeliez constamment que vous êtes des demi-déesses (je ne sais pas si c’est conforme à la classification mythologique, mais c’est mon avis). Demi-déesses, vous valez mieux que des déesses, parce qu’à la grâce souveraine, vous alliez la faiblesse toute humaine des femmes !… Je ne vous empêcherai pas d’être belles, comme des personnes naturelles ; mais gardez-vous, ô demi-déesses, de la moindre tentative de « chiqué » !
Quand j’ai eu fait apprendre par cœur à mes enfants cette légende, je leur ai raconté tout ce que je savais d’Antoine.
Je n’ai pas hésité à leur dire que presque tous les auteurs de ce temps ne seraient rien de ce qu’ils sont, si Antoine n’avait pas existé.
Il y a sans doute moins de pièces « bien faites » qu’au temps où Antoine n’existait pas. Cela tient peut-être à ce qu’il est plus difficile d’établir une pièce bien faite, quand on veut qu’elle soit humaine et vraie. Il est moins aisé de justifier les actions d’un homme vivant que celles d’un fantoche.
A une reprise d’une pièce à grand succès d’il y a trente ans, qui nous sembla un peu puérile, je rencontrai, dans les couloirs, mon vieux routier…
— Eh bien ! s’écriait-il, en voilà du théâtre !…
C’en était.
Je me dis à part moi qu’il n’est pas très difficile d’en faire, du théâtre, quand on n’a rien à dire.
Seulement, Antoine, qui, au Théâtre Libre, nous a révélé Le Canard Sauvage, et a su mettre en lumière des hommes comme Georges Ancey et François de Curel, le dangereux Antoine a donné au public français le besoin d’entendre quelque chose.
Grâce à Antoine, toujours à Antoine, on s’est aperçu que cet art du théâtre, dit inférieur, n’était inférieur que lorsqu’il n’était pas pratiqué par des gens supérieurs.
Encouragés, des écrivains, que rebutait la terreur du Métier, se mirent à écrire des pièces, parce qu’Antoine avait su leur montrer que le métier soi-disant nécessaire était, pour faire de belles pièces, moins nécessaire que le talent.
Ayant ainsi parlé d’Antoine à nos petits-enfants, il faut leur dire, pour continuer leur instruction, que cet être extraordinaire a été, il n’y a pas longtemps, sur le point de faire naufrage.
Il n’y a pas d’homme, si extraordinaire qu’il soit, qui puisse être à l’abri de la mauvaise fortune. « Nous ne sommes pas les premiers, disait Cordelia au roi Lear, qui, avec la meilleure intention, aient encouru malheur ! »
Et il faudra raconter aussi aux petits-enfants que Henry Irving — qui fut un homme considérable, mais pas plus considérable qu’Antoine — qu’Irving s’était trouvé, au moins une fois, dans une très mauvaise passe. Alors, trois ou quatre Anglais avaient réuni vingt mille livres — cinq cent mille francs — et avaient donné simplement cet argent à Irving, comme un hommage reconnaissant à une de leurs gloires nationales.
J’admire assez, pour ma part, ce nationalisme-là.
L’autre saison, quand s’est posée cette question palpitante : « Un critique a-t-il le droit de publier son compte rendu avant la première ? » j’ai frémi d’espoir à l’idée qu’on allait parler encore des « répétitions générales ». Je n’ai pas oublié la séance héroïque, historique, où cent cinquante dramaturges réunis à la salle Charras, décrétèrent d’une presque commune voix la suppression des répétitions générales, qui furent rétablies sournoisement six mois plus tard.
Je pensais donc, à cette époque, qu’on allait rallumer ce vieux débat… Mais ça n’a été qu’une courte flambée. On s’est occupé d’autre chose, et une enquête, que j’avais faite auprès de quelques confrères, m’est restée pour compte.
Pourquoi, au fait, me resterait-elle pour compte ? Pourquoi ne la publierais-je pas maintenant ?
Seulement, je ne puis plus révéler les noms des interviewés ; ce ne serait pas honnête. Je n’ai que leur opinion de l’autre saison ; je n’ai pas celle d’aujourd’hui.
Le premier de ceux que j’allai voir était un auteur plein de talent, mais qui est atteint d’un défaut très grave chez un dramaturge : il est intelligent…
Au lieu de se servir de son intelligence comme d’un humble et prudent petit cornac, pour guider à peine son instinct, il s’est avisé de donner à cette intelligence prétentieuse la place suprême dans son atelier intime de fabrication de pièces. Il a agi comme un directeur d’usine qui flanquerait à la porte tous ses ingénieurs-inventeurs, et dirait à son honnête contremaître : « Dirigez et inventez… »
Cet auteur, quand il lui arrive d’avoir un four, se console au bout de quarante-huit heures, aussitôt qu’il en a trouvé la raison. Alors, il s’énonce une loi ; par exemple : « Ne pas faire intervenir de nouveaux personnages au dernier acte » ou « ne pas parler de politique ni d’argent ». Il s’applique, dans sa pièce suivante à respecter cette loi, et, si cette pièce ne marche pas, il en tire, infatigable, une bonne leçon et une loi nouvelle.
Le dernier ouvrage qu’il avait fait représenter avait eu, la saison dernière, un sort assez fâcheux, devant le public de la répétition…
« Ne me parlez pas de ce public-là, me dit-il… Ce sont des gens féroces… Le jour de ma générale, il était entendu d’avance que ça n’aurait pas de succès. En arrivant, ils avaient leur siège fait… Avant le lever du rideau, mon cher, ils disaient qu’il n’y avait pas d’action dans ma pièce… On m’a signalé, à l’orchestre, un petit monsieur, un blond, paraît-il — je n’ai pas encore pu savoir qui c’était — croyez-vous qu’il empêchait sa femme de rire ? Elle essayait, la malheureuse… Il lui faisait : « Chut ! Veux-tu te taire ? C’est idiot ! » Alors, elle n’osait plus s’amuser…
… C’est tout de même malheureux, ajouta-t-il, que nous soyons obligés de passer devant ce jury-là, avant d’arriver au grand public, au vrai…
(Ici, sa voix s’attendrit.)
… Au public bon enfant, qui vient au théâtre pour s’amuser, et non pas pour « juger »… Ah ! ces gens des générales à qui on demande une opinion sur la pièce, et qui la cherchent pendant toute la représentation, au lieu de s’abandonner à leur plaisir…
… Et ils sont plus gobeurs que les autres… Les avez-vous vus, à la pièce de T…? Cette pièce, je n’en parle pas, je ne voudrais pas en dire de mal. T… est un bon garçon que j’aime énormément. Il se figure avoir beaucoup de talent… Ne le détrompons jamais. Qu’il meure avec cette idée !… Il met dans ses pièces des « beautés » ! Des beautés pour poires, bien entendu. Les bons snobs de la générale font des oh ! et des ah !… Et quand on arrive au grand public, au vrai, on se trouve en présence de braves gens qui ne comprennent plus — tout simplement parce qu’il n’y a rien à comprendre… A la pièce de T…, dès la troisième, la salle était froide à attraper des pneumonies. On toussait, d’ailleurs, tout le temps… Aucune espèce d’effet, bien entendu… Après leur générale délirante, il semblait qu’ils allaient jouer ça cinq cents fois, mille fois, toute la vie… Ils ont fait quarante représentations passables… Ils sont parvenus à la centième en tirant sur la ficelle, en truquant le chiffre des représentations. J’ai vérifié : le samedi de Pâques, ils affichaient la soixante-dixième ; le mardi de Pâques, après deux matinées, ils arrivaient à la quatre-vingt-deuxième. La pièce se serait jouée douze fois en trois jours. C’est un record… Ils sont donc arrivés péniblement à une centième ; c’est ce qu’on peut appeler une centième en caoutchouc… Ils ont recraché, dans les dernières, le peu d’argent qu’ils avaient encaissé au début.
Il était intéressant, comme vous pensez, d’aller voir T… lui-même, et de lui demander son avis sur les répétitions générales…
— Être joué devant ce public-là, me dit-il, ce sont de pures émotions d’artiste qu’on a de la peine à retrouver plus tard. Certes, jusqu’à la dernière de ma pièce — nous avons fait cent cinquante représentations — je n’ai vu que des salles enthousiastes… mais ce n’était plus cette impression délicieuse de la générale, devant ce public de choix, unique au monde, unique dans l’histoire, qui saisit les moindres intentions, s’arrête aux nuances les plus finement indiquées. Il suffit de les regarder. Quel pétillement dans leurs yeux ! quel esprit dans leur sourire ! On ne voit pas, parmi eux, de ces visages bouffis, hagards, hébétés que l’on aperçoit dans les salles de « payants » !
(J’ai souvent entendu médire du « payant » par les gens de théâtre. On lui reproche souvent de ne pas être assez intelligent, pas assez démonstratif et pas assez nombreux.)
… Enfin, conclut T…, mon avis formel est que si l’on supprimait le public des générales, cette élite, ce tribunal de haut goût, ce serait la mort de notre beau théâtre national… »
En rentrant chez moi, après avoir enregistré fidèlement ces opinions, également judicieuses, je terminai mon enquête par cette phrase fortement pensée : « La question de la suppression des générales n’a pas fait un pas. Elle nous paraît insoluble… »
Il n’y a, d’ailleurs, que ces questions-là qui soient intéressantes. Foin des questions solubles ! C’est la mort des interviewers.
Il était à la fois aveugle et paralytique, et ne trouva aucun avantage à la combinaison de ces deux infirmités.
Il était devenu aveugle parce qu’il s’était approché beaucoup trop près d’un fourneau incandescent, et parce qu’il avait oublié à ce moment-là, de penser, comme Michel Strogoff, à sa mère.
Il était devenu paralytique, il ne savait pourquoi, peut-être pour faire comme son père, son grand-père et son arrière-grand-père.
Quoi qu’il en fût, son sort ne semblait guère enviable. Et pourtant c’était un des hommes les plus heureux, les plus joyeux que j’aie connus.
Il était doué d’une belle humeur invincible, inexpugnable. Et puis il était fier. C’était, comme disent les gens de boxe, un « cherreur ». Le Destin voulait l’avoir. Le Destin ne l’aurait pas.
Il se trouvait privé de tous les agréments, de toutes les joies, que donnent l’usage de la vue et le mouvement. Il lui restait d’autres plaisirs, d’autres façons de jouir de l’existence. Et il prétendit qu’en se spécialisant dans un plus étroit domaine, il était plus heureux que ceux qui se dispersent, et qui passent leur temps à se demander auquel de leurs penchants il faut obéir.
J’ai l’air de parler de lui avec une indifférence un peu féroce. Mais ce ton détaché, c’est lui qui l’avait pour ainsi dire inspiré à son petit cercle très intime. Il ne voulait pas être plaint. Il détestait la commisération, et même la sollicitude. Il aimait qu’on lui parlât sans ménagements, et presque avec rosserie. Les gens qui n’étaient pas prévenus, et qui arrivaient pour la première fois chez lui, étaient suffoqués et indignés de la façon dont le traitaient ses frères, ses sœurs, ses neveux.
On lui disait :
— Il fait un soleil magnifique. Je connais un sale fourneau qui n’en profite pas.
Il répondait :
— Ce fourneau-là se fiche de toi. Il va se faire pousser jusqu’à la fenêtre et jouira bien mieux que toi de ce soleil. Tu ne sais pas ce que c’est que de sentir la douceur du soleil sur les mains et sur le visage.
Ses neveux s’écriaient :
— On va faire une balade en vélo épatante. C’est bon de rouler en vélo sur les routes. C’est un plaisir qui n’est pas à la portée de tout le monde…
— Ça ne vaut pas, disait-il, celui de se faire pousser sur un fauteuil à roulettes dans les allées du jardin. Vous n’êtes pas sensibles comme moi à l’air léger qui me caresse au passage. Allez-vous-en, courez, démenez-vous au hasard, Béotiens de la vie. Allez frôler mille joies pour n’en connaître aucune. Et faites-moi apporter le téléphone.
C’était un de ses passe-temps favoris. Il s’installait sur une chaise à tablette. Son bras gauche se mouvait suffisamment pour saisir l’appareil et appliquer à son oreille un des récepteurs. Quand le petit bonhomme qui le gardait se trouvait là, il lui faisait chercher des numéros dans l’annuaire, des numéros de personnages célèbres avec qui il s’entretenait. Il proposait aux gens de lettres d’admirables affaires de traductions, à des acteurs en vue de magnifiques engagements à l’étranger. Il fixait des auditions qu’il discutait âprement, remettait sa réponse au lendemain, puis demandait un nouveau délai. Il intriguait aussi des femmes du monde. Il affirmait les connaître, et leur adressait des déclarations passionnées.
C’était aussi sa joie de faire des commandes importantes chez les fournisseurs. Mais il dédaignait la plaisanterie banale, vraiment trop exploitée, qui consistait à faire livrer à un de ses amis des pièces de vins, des plantes exotiques, des bains sulfureux ou des cercueils. Il ne donnait jamais la commande ferme. Mais il s’amusait à faire naître des espérances dans l’âme d’un commerçant avide. Et plus cette joie était injustifiée, plus il en ressentait un plaisir pervers. C’est ainsi qu’il eut de nombreuses conférences avec un opticien pour se commander une combinaison de lunettes d’une fabrication tout à fait anormale et d’un prix très élevé. Tous les fabricants de bicyclettes furent mis à contribution. Mais il ne s’en tenait pas à ces commandes paradoxales. Il n’avait au fond qu’un goût très médiocre pour ces fumisteries. Il se plaisait simplement à causer avec les gens et à les faire causer. Il communiquait à des fabricants d’automobiles et à des carrossiers tous ses projets de la belle saison. Sous prétexte de demander conseil pour le choix des pneumatiques, il racontait, il évoquait tous les pays qu’il allait traverser.
Pour quatre cents francs par an, il forçait l’intimité de tous les Parisiens. Il envoyait son petit domestique dans les grands hôtels pour connaître les noms des arrivants, et aussitôt qu’il pouvait, il se mettait en communication avec les plus fameux d’entre eux. Il apprit pour cela cinq ou six langues européennes. Il donnait d’ailleurs sur sa personne des détails toujours fantaisistes et qui variaient constamment selon les auditeurs.
Il finit par parler aux gens uniquement pour le plaisir de vivre leur vie avec « un cœur multiplié ». Il était arrivé à être un causeur captivant, pour s’être spécialisé dans ce rôle, si bien que des quantités de personnes, qu’il n’avait jamais vues, lui parlaient comme à un véritable ami. On l’invitait à des mariages, et il téléphonait, désolé, en improvisant toutes les raisons qui l’empêchaient de s’y rendre. On n’hésitait pas à le prendre comme confident, quand on avait l’impression qu’il n’y avait personne d’autre sur la ligne.
Une belle semaine, il s’affaiblit et il sentit qu’il ne serait pas long à quitter ce monde. Il fit préparer les lettres de faire-part pour un grand nombre de personnes, qui vinrent presque toutes à son enterrement.
— Tiens, disait un monsieur à une dame, vous le connaissiez ?
— Si je le connaissais !
Et tous deux, parlant de lui, donnaient de sa personne des détails qui ne concordaient pas. Il avait parlé au monsieur de son obésité, et il s’était dépeint à la dame comme un jeune garçon très svelte. Mais, entre personnes bien élevées, on finit toujours par se mettre d’accord, on se fait des concessions mutuelles, on concilie des détails contradictoires. On le pleura à l’unisson, on l’accompagna à sa demeure dernière et, de retour chez eux, deux mille abonnés au téléphone regardèrent avec tristesse leur appareil, où ne vibrerait plus jamais la voix du cher disparu.
Les Parisiens et autres gens des villes qui, à la belle saison, errent sur les côtes flamandes, normandes, bretonnes, vendéennes ou du Midi, en quête de villas à louer ; les groupes errants que l’on voit s’arrêter devant les grilles, les chercheurs d’édens au mois et d’oasis à la saison, tous ces affamés de bonheur agreste ont eu l’occasion de faire de douloureuses expériences sur l’exagération mensongère des indicateurs et des écriteaux.
Ils savent que, dans l’annonce d’une superbe maison ou d’un joli cottage, il ne faut pas s’abuser sur le sens des mots « joli » et « superbe ». Mainte « villa des Hortensias » n’a tout juste, dans un coin de poudreuse verdure, que deux ou trois fleurs justificatrices de son titre. Mais « le cœur des citadins » est toujours prêt à s’exalter pour des noms de fleurs, comme à des musiques guerrières. Et il suffit de consulter, au passage, les plaques des petites résidences d’été pour se rendre compte du besoin de poésie qui orne l’âme des gens, et l’ornera toujours.
Ce qu’il y a d’admirable, c’est que les propriétaires des nombreux « Mon Rêve » qui bordent les routes des stations balnéaires, c’est que les parrains de ces sèches petites bâtisses n’ont pas voulu simplement en faire accroire aux locataires possibles, et que cette villa sans ombre, entourée d’une petite cour d’arbustes, répond parfaitement à leur propre idéal. Et c’est avec une pleine bonne foi qu’en rédigeant leur annonce, ils n’ont pas craint d’écrire : Élégant et charmant cottage.
Un matin, en rentrant chez moi, au petit jour, je goûtais avec délices l’air frais du matin… Il n’y a que les gens, je l’ai souvent remarqué, qui se couchent tard, qui puissent apprécier les charmes de l’aurore. Ceux qui se lèvent tôt sont encore endormis et bouffis. Ils n’ont pas l’esprit dégagé et cette perspective agréable d’aller se coucher. Et puis, ils ne lisent pas les enseignes.
On ne lit bien les enseignes que lorsque les boutiques sont fermées. Quand le magasin dort, ainsi que toute la maison, quand la rue est déserte et silencieuse, les vieilles enseignes chevrotent un peu plus haut ce qu’elles ont à dire. Je n’avais jamais remarqué que ce marchand de vins, devant lequel je passe tous les jours, s’intitulait : « Au bouquet de lilas ».
Je pense qu’il y a quarante ans, quand ce titre a été choisi, il a été discuté par toute la famille, puis que l’on a fait venir un peintre, à qui l’on a dit : « Vous allez me peindre une enseigne, avec ces mots : Au bouquet de lilas. »
Quand cette enseigne a été placée, on est venu la regarder. Des voisins se sont approchés et ont donné leur avis, généralement favorable.
Et le patron, encaissant leur suffrage, a dit à sa famille : « Untel est venu voir l’enseigne. Il la trouve très bien. »
Comœdia citait, l’autre jour, des enseignes très plaisantes. J’en ai rencontré souvent d’inexplicables.
Par quelle outrecuidance étonnante cette petite laiterie de deux mètres de façade, s’intitule-t-elle : Laiterie continentale ?
A Ostende, il y avait, jadis, un superbe magasin de chaussures qui doit exister encore. On y voyait, à la devanture, des chaussures d’un luxe inouï, en cuir de Russie vert, avec des ornements d’or et des boucles en vrais brillants. L’enseigne portait ces mots : Au Pauvre Diable.
Rien n’est si difficile que la recherche d’un titre. J’ai fait bien souvent des pièces dont le titre n’est venu qu’après. Les meilleurs titres que j’ai trouvés, c’est pour les pièces qui n’ont jamais été faites.
Mon bagage dramatique, déjà considérable, s’accrut de trois pièces jamais écrites : Le Second dans Rome, Les Deux Cloches, Les Vertus à la mode… On les a annoncées plusieurs fois. Et c’est de celles-là que je parle, quand on me demande ce que j’ai sur le chantier.
Un auteur devrait toujours choisir un titre à sa pièce avant de la porter au directeur. Il s’éviterait ainsi de pénibles recherches, au moment où le directeur lui dit : « Eh bien, nous passons dans huit jours, et il me faut votre titre pour combiner une affiche. »
On est agité, mal disposé. L’approche de la première vous a enlevé toute confiance. Les interprètes répètent sans conviction. A quoi bon chercher un titre pour cette pièce mort-née ?… On cherche tout de même. On trouve quelque chose qui vous emballe. Un parent partial vous déclare que c’est merveilleux… On apporte le titre au directeur.
— Et c’est pour ça que vous avez réfléchi toute la nuit ?
Le directeur appelle un de ses pensionnaires.
— Nous avons un titre pour la pièce. Vous allez me dire ce que vous en pensez.
Et il prononce le titre d’une voix molle.
L’artiste regarde l’auteur, puis le directeur… Puis il fait la moue.
On cherche autre chose que l’on soumet à un autre artiste, qui a la spécialité de ne se tromper jamais sur les titres. Or il déclare que les titres que vous lui proposez sont des titres de fours.
Cet artiste a un sens mystérieux de ce qui doit réussir. Il raconte lui-même à ce sujet des histoires édifiantes. A Deauville, il prend un nom de cheval sur le programme, et, sans s’y connaître, trouve le gagnant. C’est incompréhensible, mais c’est comme ça.
On découvre le lendemain un autre titre. Pas mauvais, dit le directeur, mais trop long pour l’affiche. Vous auriez des lettres grêles, qui ne se verraient pas.
« Après vous, s’il en reste », est un titre de revue. « Le mécano et la danseuse »… ça n’est jamais qu’une pièce en un acte.
— Le titre ne signifie rien, dit le théoricien de la maison. Le public ne sait pas le titre des pièces. Il va voir la pièce de la Renaissance ou la pièce des Variétés.
— Pourtant, si le titre est plaisant, engageant ?
— Un bon titre n’a jamais sauvé une mauvaise pièce.
C’est entendu. Mais un bon titre ne fait pas de mal à une bonne pièce. Et, comme ce jour-là on est persuadé qu’on fait une pièce admirable, on rentre chez soi, on réfléchit, mais on réfléchit sérieusement ; le cerveau travaille, et ne fait pas du sur place. Et l’on finit par trouver un titre qui plaît à tout le théâtre… On envoie immédiatement la note aux journaux. La pièce est annoncée le lendemain avec son nom, son étiquette éternelle que répéteront nos petits-neveux… Le surlendemain paraissent des lettres de revendication : d’un romancier dont le roman a été imprimé en feuilletons il y a douze ans ; d’un auteur dramatique qui a remis un manuscrit au directeur d’un théâtre suburbain.
— Excellent, dit le directeur. Gardez votre titre. Ne le changez qu’à la dernière extrémité. Attisez la polémique…
Le conseil est bon. Je prends désormais, par principe, sauf à le changer après, le titre de pièces déjà existantes, avec l’espérance, jamais déçue, que les intéressés le revendiqueront.
Si, pendant les répétitions de sa pièce, l’auteur n’était pas préoccupé du résultat final, s’il ne se demandait pas constamment : « Ça va-t-il marcher ? » en passant alternativement par le pronostic adorable du succès triomphal et l’affreux pressentiment de la tape noire, si, au lieu de se dire : « Oh ! que cette scène est longue et ennuyeuse ! » ou bien : « Les personnages n’ont aucun intérêt », il pensait, en somme, à sa pièce avec plus d’insouciance, s’il ne croyait pas, comme il le croit, que Paris et le monde entier attendent avec angoisse l’événement qui se prépare, s’il avait le courage, la lâcheté, la sagesse de laisser aller les choses comme elles vont, ah ! comme il s’amuserait à l’avant-scène ! Mais il n’a pas le cœur à s’amuser.
Il n’y a pas au monde un autocrate plus absolu, un dictateur plus inflexible que ce personnage souverain qui s’appelle le metteur en scène. Il est jaloux de son autorité à un point que l’on ne saurait dire.
Quelquefois, des artistes de grand renom se permettent de n’être pas tout à fait de son avis. Comme ce sont des personnages à ménager, il veut bien entrer en discussion avec eux. Mais que cet être misérable, minable, infime, au-dessous de rien, qui s’appelle l’auteur de la pièce, esquisse une timide intervention, ou bien le metteur en scène (s’il est bon enfant) enverra dinguer l’importun, ou bien il affectera un ton plein de condescendance ironique, et dira à l’acteur :
— Écoutez les indications de Monsieur. Monsieur est l’auteur de la pièce. Il a le droit de faire jouer sa pièce comme bon lui semble. Parlez donc, cher ami. Je ne vois pas la chose comme vous. Montrez ce que vous désirez…
Alors, au milieu d’un silence de mort, l’auteur, blême de timidité, avec des gestes courts, hésitants, avec des paroles vacillantes et troublées, fait un essai d’indication, sous les regards apitoyés du metteur en scène et de tous les interprètes.
D’ailleurs, s’il s’enhardit, s’il surmonte sa gêne, s’il indique à tous ces gens hostiles quelque chose que l’on puisse imiter, le metteur en scène a bientôt fait de quitter l’avant-scène, de se désintéresser de toute la suite de cette aventure. Sous prétexte d’un ordre à donner, il disparaîtra brusquement ; ou bien sans quitter le plateau, il ira s’entretenir à voix basse avec un des artistes qui attendent leur tour de répéter. L’important pour lui, capitaine du bord, est de ne pas accorder, par sa présence, même silencieuse, l’apparence d’une approbation aux funestes conseils que ce passager sans mandat a l’audace de donner à l’équipage.
Quelquefois, le metteur en scène ne reviendra pas de tout l’après-midi. Et peut-être, le lendemain, quand l’auteur, tremblant d’être en retard, arrivera à l’heure juste sur la scène, il verra la chaire directoriale inoccupée. Le régisseur dirigera, ce jour-là, la répétition. Peut-être même le régisseur s’abstiendra-t-il par ordre et n’y aura-t-il, à l’avant-scène, que le souffleur (jeune homme distrait ou vieillard à bout de souffle). Les artistes ressembleront à de pâles naufragés… Ils s’en iront, au hasard, à droite et à gauche, sans guide et sans direction… Un texte incolore coulera mollement de leurs lèvres désenchantées…
Il ne restera plus à l’auteur qu’à se déchausser, à passer autour de son col un fil emprunté à un des machinistes, et à courir effectuer sa soumission aux pieds du metteur en scène. Celui-ci sera bon prince, d’ailleurs, si l’auteur est très repentant. Il reviendra à son poste, fera signe à l’auteur de s’asseoir à côté de lui, et recommencera son travail avec la hâte fébrile d’un monsieur qui doit rattraper le temps perdu. « Je ne peux pas attendre davantage. On mange de l’argent tous les soirs. Il faut que nous passions jeudi en huit. » L’auteur sait que ce n’est pas vrai, qu’on passera huit jours plus tard, mais il se trouve mal tout de même.
Vous pensez bien qu’à partir de cet instant il se tiendra toujours coi. Il se décide à tout tolérer… Que l’on pousse au comique des scènes sentimentales, qu’on fasse disparaître tous ses « mots » dans un « mouvement vertigineux », c’est bien, c’est parfait, le metteur en scène sait son métier, il a toujours raison. Et quand, magnanime, le Maître l’interpelle brusquement pour lui demander : « C’est bien votre avis, Untel ? », il sait qu’il faut répondre, « Oui, oui, absolument ! » sans la moindre hésitation, sans la plus petite réticence…
Au fond, toutes les qualités du metteur en scène se résument en une seule : l’infaillibilité ! Il peut indiquer des choses absurdes, il est admis qu’il ne se trompe jamais, et si, un jour, il pense qu’il se trompe, il faut qu’il donne à l’interprète l’indication contraire avec la même autorité. « Mais, Monsieur, vous m’avez dit de faire ça ? »
— C’est possible. Mais, d’après la suite du texte, je vois qu’il faut jouer ça autrement.
… C’est toujours la faute du texte. L’auteur fait semblant de ne pas écouter et de penser à autre chose.
Il est bizarre que ces mots : « auteur » et « autorité » paraissent avoir la même racine. Personne, dans un théâtre, n’a moins d’importance que l’auteur de la pièce… Il semble toujours qu’on l’ait fait venir là, parce qu’il fallait un auteur, comme il faut un pompier de service, ou un sergent de ville à la location. Les artistes s’adressent quelquefois à lui pour avoir un mot de sortie, parce que leur scène finit mal. Une petite soubrette lui demande de la faire revenir au troisième acte, ou un acteur de second plan, qui voudrait être libre de bonne heure, désire, au contraire, qu’on lui coupe ses deux mots du « trois », afin de ne pas être obligé d’attendre la fin. Mais les grosses légumes de la maison, directeur et artistes en vedette, ne tolèrent l’auteur parmi eux que s’il se montre soumis, doux et plein de réserve. Quand la pièce a du succès, on le félicite de sa chance. Mais on ne pense pas qu’il ait rien fait pour ça…
Un jour — tout arrive — un vaudeville d’un auteur que je connais, remporta, à la répétition générale, un succès marqué. Or, on n’y avait pas cru dans la maison. A la lecture aux artistes, le « un » avait beaucoup porté ; les « mots » avaient fait rire. Le « deux », tout en situation, avait semblé très morne, surtout au directeur…
Le premier acte, à la générale, porta gentiment, sans excès. Mais le second acte fut un long éclat de rire. La pièce eut un très beau départ, fit le maximum tous les soirs, et pas mal de location d’avance.
A une des premières représentations, le directeur et l’auteur se trouvaient sur la scène derrière un portant. C’était pendant le deuxième acte, et l’on entendait d’énormes vagues de rire se soulever dans la salle…
— Voilà, dit agressivement le directeur à l’auteur, voilà où le public s’amuse !…
Et il ajouta avec mépris :
— Ce n’est pas à vos « mots » du premier acte.
Et l’auteur, très confus, dut penser que si le second acte amusait autant les gens, c’était sans que lui l’eût prévu ; et il se dit humblement que son succès s’était produit en dehors de ses intentions, comme un cataclysme…
Le premier acte de la comédie de mon ami Gédéon, joué dans un mouvement excellent par une troupe remarquable, venait de se terminer, et le rideau, en s’abaissant, avait déchaîné un ouragan d’enthousiasme. Quatre fois, la toile peinte était remontée et redescendue, et, dans la salle, ils n’en avaient pas encore assez. Ils criaient comme des fous. Trois ou quatre auteurs dramatiques, impuissants à calmer la tempête, avaient pris le parti d’acclamer comme tout le monde… On se précipita dans les coulisses. C’était une bousculade pour arriver à l’auteur, que l’on attrapait par les bras, et que l’on se repassait de mains en mains, comme un seau d’incendie. Le directeur souriait avec bonté… Il avait répété pendant quinze jours que le premier acte ne valait rien. Maintenant, il avait noblement oublié ce mauvais jugement. Il avait pris conscience de ses hautes fonctions ; il savait qu’en cas de succès, le directeur doit être le seul responsable…
L’encombrement des couloirs, quelques visites à faire dans les loges, un bock à prendre hâtivement, les mille (et une) obligations de l’entr’acte m’avaient contraint à remettre à plus tard ma visite à l’auteur. Quand je parvins sur le plateau, la foule, autour de lui, était moins dense. J’avais rencontré des gens émus, éreintés d’admiration… — Croyez-vous que c’est bien ? — Il n’a jamais rien fait de mieux !
Des gens mal embouchés prononçaient le gros mot de « chef-d’œuvre ».
Chacun adoptait l’auteur, l’accaparait… Il appartenait aux jeunes gens par la hardiesse de son dialogue, et aux vieux par son âge avancé… J’arrivai enfin jusqu’à lui, au moment où il gagnait la porte de fer qui mène au couloir des loges.
— Viens avec moi, me dit-il… Il fait doux dehors. Tu n’as pas besoin de pardessus.
— Mais… c’est que… je voudrais bien voir ton deuxième acte…
— Ne te dérange pas, dit-il. Maintenant, c’est fini… Ça n’a plus aucun intérêt. La pièce est cuite.
Je pensai d’abord qu’il voulait rire. Mais je vis dans ses yeux une sincérité effrayante.
— Prenons un taxi-auto et allons très loin d’ici, dans un petit café que je connais. Nous ferons une partie d’échecs, et je m’efforcerai de ne plus songer, du moins pour le moment, à cette aventure.
« Je n’aime pas penser aux choses désagréables… à l’instant où elles me seraient trop désagréables. J’attendrai, pour y réfléchir et pour en tirer une leçon, les jours où je serai plus calme, moins énervé par l’événement récent et le travail forcené de la dernière semaine. »
Le taxi-auto s’était mis en marche.
— Quand j’ai vu que le public s’amusait tant au « un », continua Gédéon, quand j’ai vu qu’ils saluaient avec tant de joie cet acte que je jugeais indigent et mauvais, je me suis dit : « Ton affaire est claire. Tu marches tout droit vers la gueule sinistre d’un four ! »
Il sourit, un peu consolé déjà par le sentiment de sa clairvoyance.
— J’ai vu, continua-t-il, bien des pièces obtenir, au premier acte, un succès retentissant. Ce n’est pas difficile de satisfaire le public avec un premier acte… C’est l’acte d’espoir, alors que les actes suivants sont les actes de réalisation. Tant que l’on promet, on a toujours les gens avec soi. Mais quand il s’agit de « tenir », c’est un autre tabac. L’accueil enthousiaste que les spectateurs ont fait à mon premier acte m’a prouvé tout de suite que nous n’étions pas d’accord… Je pensais que cet acte obtiendrait avec peine un succès moyen. Du moment qu’il a tant plu, c’est qu’ils y ont vu autre chose que ce que j’y avais mis, c’est qu’ils ont entendu des promesses, que j’ai faites sans m’en douter. Et c’est très grave. Plus l’espoir a été grand, plus la déception sera rude. Et, naturellement, c’est moi qui trinquerai. Et je serai puni par où je n’ai peut-être pas péché. Car, même si j’avais regardé de plus près ma pièce, je n’aurais pas discerné ce que je promettais au public à mon insu.
« On parle souvent des préparations nécessaires. La question des « préparations involontaires » est plus importante encore. En disposant, au premier acte, tous les pétards qui doivent faire, aux actes suivants, éclater de rire, l’auteur ne se doute pas qu’il laisse tomber de sa poche un certain nombre d’autres mèches à explosion que le public ne quitte pas des yeux.
« C’est pour cette raison que bien des fantaisistes sont de mauvais auteurs comiques. Les ornements dont leur esprit capricieux orne leur dialogue prennent quelquefois une importance, une signification dont l’auteur ne s’est pas rendu compte.
« Les pièces comiques bien faites, comme on en a produit des quantités au dix-neuvième siècle, sont, bien souvent, d’une pauvreté, d’une puérilité, d’un manque de fantaisie désespérants. Mais, au moins, elles ne risquent pas de dépasser leurs promesses, le modeste engagement que leur auteur est capable de tenir.
« Ils sont rares, les auteurs, à la fois fantaisistes et comiques, que leur fantaisie accompagne sans cesse sans les faire dévier de leur chemin… »
Cependant, nous étions arrivés devant le petit café lointain. Pourtant, Gédéon ne descendit pas du taxi. Le moteur s’arrêta au bout d’un instant. Mon ami continua son discours…
— Ils seront d’autant plus mauvais au deuxième acte, qu’ils se sont emballés davantage au premier… Je tomberai de plus haut, voilà tout…
— Est-ce que nous allons au café ? dis-je timidement.
Mais il me répondit, un peu gêné :
— J’aimerais mieux retourner au théâtre, sur le lieu de mon crime et de ma honte !
… L’auto reprit donc le chemin du théâtre. Mais, cette fois, mon ami ne disait plus rien… Nous arrivâmes devant le monument magnifiquement éclairé…
— Trop de lumières ! me dit l’auteur, trop de lumières !…
« … Après tout, dit-il encore, en montant l’escalier des artistes… Le Hasard a quelquefois des raisons que la raison ne connaît pas. »
On commençait le troisième acte… Le directeur, debout derrière un portant, nous vit venir et adressa à l’auteur un bon petit sourire hostile…
Et Gédéon comprit que, cette fois, hélas ! les raisons de la raison avaient eu raison…
Aux environs de la cinquantième ou de la centième, j’aime beaucoup, dans certains théâtres, cette petite bande de « fines gueules » de la troisième galerie, qui cueille au passage les mots les plus subtils et les salue, à peine prononcés, d’une salve d’applaudissements… Personne, à l’orchestre, n’avait donné la moindre marque d’approbation. En entendant les battements de mains, des spectateurs, surpris, ont levé le nez au ciel, et se sont demandés avec confusion ce qu’ils n’avaient pas compris dans la dernière réplique.
Cette réplique, il faut le dire, avait eu beaucoup de succès à la générale. Or, le chef de claque, la plupart du temps, accepte, sans les discuter, les verdicts de cette première épreuve. Et, jusqu’à la dernière représentation, cette réplique en question retrouvera le même succès chez les Philintes déterminés de la troisième galerie.
Quelquefois, aux répétitions des couturiers, les chefs de claque notent également des fins de tirades, dont il s’agit d’assurer l’effet à la générale. Et, d’ordinaire, le public ne contredit pas ces approbations violentes, car on applaudit volontiers une tirade pourvu qu’elle finisse bien. D’abord, en récompensant ainsi un artiste qui en a dit très long, on accomplit un acte de justice et de générosité.
Mais c’est à l’auteur à soigner sa fin, s’il veut que le public vienne renforcer l’enthousiasme des employés de la maison.
« Tout va bien qui finit bien. » Jamais cet axiome n’a eu autant de force que dans les traités de cuisine dramatique.
Un acte, après trois quarts d’heure de joie médiocre, nous fait l’effet d’un acte excellent, s’il nous donne, vers la fin, cinq bonnes minutes d’amusement (ou d’émotion). Inversement, une mauvaise minute, à la fin d’un acte très bon, suffit largement à le flanquer tout entier par terre.
On a essayé, pendant un certain temps, de ne pas finir les actes. Le rideau tombait sur une reprise de conversation. C’était comme dans la vie. On a dit au public : « Vous voyez, c’est comme dans la vie. » Il a pensé : « C’est très bien ! C’est comme dans la vie. » Puis il s’en est fatigué, et, maintenant, il demande aux auteurs de finir leurs actes comme au temps passé.
Il le demande, bien entendu, sans le demander. Car, en fait, il ne formule jamais de demandes précises. Ce serait trop beau… Il ne sait pas, lui, ce qui lui plaira et ce qui ne lui plaira pas… Le futur ne regarde que l’auteur. Mais le public déclare, après le spectacle : « Ça m’a plu ! » ou : « Ça m’a déplu ! » Et l’auteur n’a rien à dire, si ce n’est à traiter d’idiot le public mécontent, ce qui équivaut à ne rien dire du tout.
Alors, il a fallu en revenir à l’ancien système, et donner aux spectateurs des indications. Car, sauf dans des cas très rares (on en compte sept ou huit par siècle) où l’on est emballé malgré soi et conquis, on ne sait jamais, sans le secours de certains signes, on ne sait jamais si c’est vraiment bien. Alors, pourquoi hésiter à les donner, ces indications ?
Je connais des « baissers de rideau » dans des seconds actes de vaudeville, où l’un des personnages doit toujours donner une gifle à un autre. Le prétexte importe peu. On se passera de la gifle, si l’on a un commissaire de police, muni d’une écharpe, et qui arrête tout le monde.
Dans des drames lyriques, on peut applaudir de confiance toutes les fois que, rompant le rythme de l’alexandrin, un des acteurs (de préférence un travesti) récite une petite ballade, une villanelle, des triolets ou un rondeau.
On applaudira encore en toute sincérité dans les cas suivants :
Quand, au dernier couplet d’une romance, un chanteur dit les deux derniers vers avec une toute petite voix presque imperceptible ;
Quand un acteur lyrique ouvre les bras de tout leur long, en agitant frénétiquement la tête, ce qui indique la fin de la tirade ;
Quand deux personnes, fâchées depuis longtemps, se réconcilient et tombent dans les bras l’une de l’autre.
Ces façons de provoquer l’enthousiasme des spectateurs sont bien préférables à l’emploi de la claque, qui n’est pas mauvaise pour soutenir un effet, mais qui produit toujours une fâcheuse impression quand elle n’est pas « suivie ».
Avant la représentation d’un drame de la Porte-Saint-Martin, le chef de claque avait noté ces mots : « … le roi de toutes les Espagnes », qui terminaient une tirade. Il ne s’était pas aperçu que quelques minutes auparavant, une suite de phrases insignifiantes finissait par ces mêmes mots, que la claque, à la répétition générale, souligna d’une approbation incompréhensible.
On a souvent souhaité la création d’une claque bien organisée, disséminée aux différentes places, et qui manifesterait sa satisfaction autrement que par de secs coups de battoir. Le public accueille mal cette averse inopinée, et plutôt réfrigérante. Il faudrait, pour soutenir les pièces, une équipe soigneusement choisie de rieurs et de sourieurs. Jamais la question n’a été étudiée avec méthode. On n’a jamais fait passer aux claqueurs des auditions de rires et des revues de sourires.
On trouverait assez facilement des dilettantes proprement vêtus et capables de dire d’une voix pâmée : « Brava ! brava ! »
Mais cette idée, séduisante en principe, serait assez difficile à mettre en pratique ; une claque si perfectionnée coûterait très cher, si on voulait la réunir tous les soirs.
Il vaut donc mieux, pour un auteur dramatique — s’il tient absolument à être applaudi — avoir recours au public lui-même.
L’emploi judicieux (et discret) des différents procédés que nous avons indiqués plus haut, donnera, croyons-nous, des résultats appréciables. En somme, il n’est pas difficile d’avoir dans une pièce des personnes qui se réconcilient, une autre qui reçoit des gifles, un commissaire, et, bien placée, une petite chanson.
Avant sa première, mon ami nous avait dit : « Ce n’est pas moi, certes, qui irai rôder, comme certains auteurs, autour du bureau de location. Je tiens à ce que ma pièce produise une grande impression sur les connaisseurs. Il ne m’est pas désagréable qu’elle plaise au public. Mais qu’elle fasse cent ou deux cents représentations, trois mille ou six mille de recettes, ça ne m’intéresse que pour le directeur du théâtre, qui est un brave garçon, à qui je souhaite l’affaire la meilleure possible. »
Le lendemain de la première, il lut les journaux avec une rapidité qui n’avait rien de méprisant, et qui marquait surtout une hâte fiévreuse de voir tout, tout ce qu’on disait de lui. Il passait sur l’analyse de la pièce, se ruait goulument sur les épithètes, s’assurait qu’on avait fait une part convenable, pas trop exagérée, aux interprètes. Puis, l’après-midi, il se rendait au théâtre, pour savoir ce que le directeur pensait de la presse du matin… Il y avait, dans la rue, une automobile et un coupé de maître. Il entra donc par le vestibule du théâtre, et regarda furtivement les clients qui étaient en train de consulter le plan du théâtre. Mme Lefuzel, la buraliste, sourit à l’auteur.
Celui-ci s’approcha, pour savoir exactement ce que signifiait ce sourire, si c’était de la politesse ou de la satisfaction.
Mme Lefuzel était une personne extrêmement digne. Elle avait des bandeaux d’un blond immuable, qui ne craignaient certainement rien du temps injurieux. Son visage ovale, un peu gonflé, semblait en margarine. Ses yeux, très clairs, dédaignaient de s’abriter sous le moindre sourcil.
Quelle existence mystique que celle de Mme Lefuzel ! Elle est dans son petit bureau comme dans un petit sanctuaire. On ne connaît d’elle que son torse… Vous rappelez-vous cette histoire d’Eugène Chavette ? Un monsieur aime pendant sept ans une caissière de restaurant. Il est séparé d’elle par sept tables d’habitués, dont il faut déposséder un à un les occupants. Au bout de sept années, il parvient à la table qui avoisine la caisse. Il peut, sans compromettre la dame, lui parler longuement de son amour. Et, quand il a réussi à l’amener à un rendez-vous, il s’aperçoit qu’elle a deux jambes de bois.
Mme Lefuzel n’a pas de jambe de bois. Mais quand elle sort de son tabernacle, on ne la reconnaît plus. On n’eût jamais cru qu’elle fût si petite. Et puis elle a un chapeau à plumes tout à fait imprévu. Évidemment, elle n’est pas faite pour marcher, mais pour trôner. Il faut qu’elle soit sans chapeau, comme une personne incontestablement chez elle. On dirait, une fois hors de sa caisse, une tortue sans sa carapace, si cette comparaison n’avait quelque chose de déplaisant.
L’auteur s’approche de Mme Lefuzel, encouragé par son sourire. Il attend qu’elle lui dise que ça va bien. Mais Mme Lefuzel se met à faire des comptes sur un petit morceau de papier. L’auteur essaie d’apercevoir ces chiffres… Ils sont nombreux, sur la même ligne. Il espère que c’est le total de la location. Mais il y en a cinq… Il n’est pas possible que ce soit cela… Ça ferait des dizaines de mille francs. Brusquement, Mme Lefuzel coupe le total par une virgule. Ce sont des centaines de francs…
Il se risque à demander :
— Est-ce que vous travaillez un peu ?
— Très bien, monsieur ; très bien !
Et elle ajoute ces quelques mots, assez fâcheux :
— La saison n’est pas bonne. Et il ne faut pas être trop exigeant.
En redescendant de chez le directeur, l’auteur s’approche de nouveau du bureau. C’est tout naturel, n’est-ce pas ? puisqu’il passe devant…
La buraliste l’accueille, par un sourire enchanté.
— Ça va très bien !
— … Vous avez loué, depuis tout à l’heure ?
— Depuis tout à l’heure… Je ne crois pas… Non.
Il ne comprend pas alors pourquoi cela va si bien…
— Et ces personnes, risque-t-il, qui étaient là quand je suis passé, il y a un instant !
— Une dame en fourrure, et un vieux monsieur ?
— Oui, c’est ça.
— Ce sont des personnes qui venaient louer pour les matinées cinématographiques.
C’est stupide, ces matinées de cinéma ! Ça crée des confusions…
L’auteur prend l’habitude de venir quatre fois par jour au théâtre. Il s’arrête, en passant, à la location. Mais il demande toujours après le directeur ou le secrétaire général. Puis un jour, un samedi que ça va un peu fort, il séjourne quelques instants dans l’intérieur du tabernacle, caché aux regards de la foule, et regarde travailler la diligente Mme Lefuzel… Elle a une manie, Mme Lefuzel. C’est de coller toujours ses mauvais fauteuils et de garder les bons le plus longtemps possible. C’est audacieux. C’est dangereux. Trois personnes sont parties. On leur a dit qu’il n’y avait rien dans les dix premiers rangs, ce qui était faux… Mme Lefuzel avait voulu les « avoir » pour une avant-scène.
— Reviendront-ils ?
— Ils reviennent toujours, dit la buraliste.
— Qui sait ? Ils ne sont peut-être à Paris que pour un soir…
Un petit chasseur de restaurant accourt tout chargé d’or. Deux centenaires, le mari et la femme, s’installent à demeure dans le vestibule. Ils veulent deux fauteuils pour la matinée, pas trop au milieu du rang, et pas trop dans les courants d’air.
Quand arrive le moment où la pièce flanche, il y a des après-midi de lundi terriblement longs à tirer. La feuille de location est d’une blancheur écœurante. Il semble que personne n’aura jamais l’idée de venir louer une place à ce théâtre. Un cruel badaud entre dans le vestibule, regarde longuement le plan, et s’en va comme il est venu.
L’auteur se fait l’effet d’un petit mercier, dans ces petites boutiques envahies d’ombre où pas un client n’a pénétré depuis le siècle précédent.
Il souffre… Et cependant, ce n’est pas un homme intéressé. Son taxi-auto l’attend depuis deux heures à la porte. Il dépense deux fois ce qu’il gagne, en soupers, en cadeaux futiles, en voyages fastueux. On ne peut pas dire qu’il aime l’argent. Mais il aime le gain… Il aime le gain, qui est comme le contrôle matériel de son succès.
C’est, du moins, la raison qu’il se donne. Car son éducation classique lui impose une âme désintéressée. Mais, au fond, la fréquentation, d’abord timide, puis délibérée, du bureau de location lui restitue peu à peu une mentalité de petit boutiquier cupide. Il est conquis, sans s’en douter, par le petit jeu des chiffres. Il additionne, il additionne, et se désespère que le total n’atteigne jamais ce qu’il attendait. Et, comme nul chaland ne vient au bureau de location, et comme il a besoin d’en voir au moins un, il décide de rester là encore un quart d’heure, une demi-heure. Et, dans un grand élan de parcimonie, il va régler son taxi-auto.
Crapet est un de ces officieux qui, devant les théâtres, se précipitent aux portières des voitures pour prêter secours aux gens agiles et pour gêner considérablement la descente des vieilles dames impotentes. Mais cette fonction n’est qu’un prétexte. Crapet se trouve là parce qu’il est, tout simplement, le génie de la maison.
La première fois qu’il fut aperçu par le directeur, l’entrevue manqua de cordialité. Le patron, de mauvaise humeur, lui intima un congé vigoureux, et le menaça de le faire arrêter pour vagabondage. Ce fut cette expulsion énergique qui grandit soudainement Crapet et donna, le lendemain, à sa présence devant la façade, une signification plus complète. Le directeur le vit à sa place, et ne lui dit rien, soit qu’il se sentît impuissant contre l’obstination tranquille de Crapet, soit qu’il pensât à autre chose. Crapet revint donc chaque jour, à onze heures du matin, au moment où s’ouvrait le bureau de location. Et, à une semaine de là, pendant la répétition, l’auteur, affolé, sortit du théâtre… N’ayant personne sous la main, il envoya Crapet chercher des feuillets de manuscrit qu’il avait laissés chez lui. Dès lors, tout le monde sentit que Crapet était du théâtre et qu’il en était plus que n’importe qui, plus que le directeur lui-même. Crapet, en effet, n’était pas à la merci de deux ou trois insuccès. Les directeurs passeraient, les auteurs brilleraient tour à tour d’un éclat plus ou moins intense, les noms des vedettes flamboieraient plus ou moins longtemps à la porte, Crapet, protégé par son humilité, fortifié par sa faiblesse inattaquable, à jamais demeurerait comme la seule vraie puissance.
Étape de sa carrière : on lui offrit un fixe et une casquette galonnée. Il accepta le fixe, qui ne se voyait pas ; mais refusa la casquette. C’est-à-dire qu’il la prit, et l’échangea chez un fripier contre un chapeau melon très convenable. Entre temps, ses petits bénéfices lui avaient permis de s’acheter des vêtements moins sordides. Il comprenait ou sentait très bien qu’il fallait rester un peu élimé, mais pas trop crasseux ; en imposer aux gens par sa misère, mais ne pas les dégoûter par sa saleté.
Plus à la hauteur que les gens des premières, plus chic encore que ceux de la répétition générale, et même que ceux « des couturiers », Crapet assistait à la première répétition d’ensemble. Il montait à la seconde galerie, dans l’ombre. Mais on savait qu’il était là, et l’on jouait pour lui, comme pour le roi de Bavière. A la fin de la pièce, le directeur lui demandait son avis, et l’auteur interrogeait le directeur pour savoir ce que pensait Crapet.
Crapet s’arrangeait instinctivement pour avoir, quel que fût l’événement, raison toujours. Il parlait avec circonspection. On osait à peine lui demander :
— Ça ira-t-il ?
Il répondait : « Ça ira bien ! » mais d’une façon telle que, si ça marchait, son renom d’augure augmentait encore, et que, si ça ne marchait pas, on pût se dire, en pensant à l’air qu’il avait pris au moment de sa prédiction : « Oui, il nous a dit que ça irait bien pour ne pas nous décourager, mais il savait parfaitement à quoi s’en tenir ! »
Après la première, on s’adressait à Crapet pour savoir si la pièce tiendrait longtemps l’affiche. Il était constamment à la porte, il voyait quelle sorte de monde arrivait pour la location ; d’autre part il entendait ce qui se disait, le soir, à la sortie. Et, quand les recettes étaient maigres, l’auteur, inquiet, trouvait toujours chez Crapet des explications qui n’endommageaient pas sa vanité.
— Crapet affirme que les gens sont enchantés, que la pièce plaît énormément. Mais il paraît que les affaires n’ont jamais plus mal marché qu’en ce moment. Les chasseurs de restaurants ne font que se lamenter et disent que rien ne va nulle part. Et puis, ces soirs-ci, nous avons eu des concurrences terribles : un gala à l’Opéra, des tournois de luttes, des combats de boxe à droite et à gauche. C’est effrayant ce que ça nous enlève de public, tout ça !
Crapet, quand ça va mal, n’est jamais à court pour en accuser la température. Tous les temps sont mauvais. Il est superflu de dire que la neige est déplorable et le verglas meurtrier ; le dégel est immonde, le froid très vif aussi à craindre que l’ardente chaleur. L’humidité est effrayante pour les rhumatisants. Même une température égale et modérée a quelque chose d’inquiétant. C’est un temps à influenzas. On ne se méfie pas et on attrape la mort. Voilà ce que disent tous les spectateurs possibles, l’immense public virtuel.
Grâce à Crapet, quand la salle est à moitié vide, l’auteur se persuade que tous les habitants de Paris sont restés, ce soir-là, au coin du feu, et que les quelques rares étrangers des hôtels se sont couchés après dîner, avec une boule d’eau chaude entre leurs draps.
Crapet devient donc le confident, l’ami de tous les auteurs ; mais, pour ne pas s’aliéner l’autre puissance, il chine légèrement l’auteur dans les entretiens secrets qu’il a avec le directeur. Aussi, son influence grandit-elle sans cesse auprès de ce dernier. Elle s’accroît d’autant plus que Crapet a des ennemis, que ses ennemis essaient de lui nuire dans l’esprit du patron. Ses détracteurs ne font que le servir. Crapet devient, pour le directeur, un conseiller, c’est-à-dire un confident résolu à l’approuver toujours.
On peut nier la valeur de Crapet, sa culture, son sens critique. On est forcé de constater que son influence existe. Dès lors, Crapet est l’homme qu’il faut conquérir. Les auteurs se persuadent bientôt que, si le directeur a des tendances à faire disparaître une pièce de l’affiche prématurément — et c’est toujours prématurément — un seul homme au monde a le pouvoir de l’en empêcher, c’est Crapet. Crapet reçoit donc force pourboires avec un air entendu ; et l’auteur s’en va tranquille, persuadé qu’il a consolidé sa situation sur l’affiche.
Il y a très peu de temps, un fait s’est passé, qui fut vraiment pour Crapet l’acte de consécration suprême.
Un auteur, et pas un auteur ordinaire, un écrivain presque éminent, est venu prendre Crapet devant le théâtre, l’a emmené au café, et là, lui a glissé un manuscrit… Crapet a promis que le directeur lirait la pièce dans les trois jours. Et il est certain qu’il la lira. Et il est possible qu’il la joue, si Crapet s’en mêle.
Crapet a tout de même pensé qu’il valait mieux ne plus ouvrir de portières. Il a persuadé au directeur d’engager deux chasseurs qui, un parapluie à la main, vont faire descendre les gens. Les chasseurs reçoivent moins de pourboires. Car les gens se disent : « Ils ont une casquette. Ce sont des employés. Ils doivent toucher quelque chose de la direction. » C’est un peu pour cela que Crapet, jadis, avait renoncé à toute coiffure galonnée.
Maintenant Crapet, les mains dans ses poches, est encore plus pur, plus mystérieux, plus puissant qu’avant. Il n’a rien à faire. Il n’a qu’à être.
Nous étions attablés l’autre jour à la terrasse du Casino, avec plusieurs camarades de la tournée Rigadel, qui devaient jouer le soir Le Monocle au Village, le joyeux vaudeville en quatre actes qu’ils sont en train de promener.
— Je ne vous ai jamais raconté, nous dit le vieux comique Tonnelet, l’histoire étrange de l’assassinat de Léo-Roy ?
Une histoire d’assassinat est toujours bonne à entendre. Nous nous rapprochâmes en cercle, avec des yeux avides et des oreilles affamées…
— Léo-Roy, commença Tonnelet, jouait les grands premiers rôles à l’Ambigu, où moi j’étais alors comique de drame. Ce sont pour moi des souvenirs agréables… Un bon public ému, que l’on faisait rire pour pas cher…
« Nous en étions à la cent-vingtième ou à la cent-quarantième d’une grande machine qui marchait très bien, Les Parias de l’Honneur. Léo-Roy jouait le rôle du marquis de je ne sais plus quoi ; l’important pour vous est de savoir qu’au cinquième ou sixième tableau, il était accosté sur le parvis Notre-Dame par un sbire à la solde du traître, et que ce sbire lui allongeait un coup de couteau.
« Or, un soir, Léo-Roy reçut entre les deux épaules un vrai coup de couteau, qui l’étendit par terre, très grièvement blessé. On dut interrompre le spectacle. Et l’affaire, naturellement, fit dans Paris une petite sensation pas ordinaire.
« Léo-Roy ne mourut pas des suites de sa blessure, mais il fut assez malade, et ne put reprendre le théâtre que beaucoup plus tard.
« C’était mon ami Jubilin qui faisait le sbire, Jubilin, un bon garçon, naïf et doux, qui, même pour de rire, avait toutes les peines du monde à donner un coup de couteau. On s’en était aperçu aux répétitions. Il était tellement mollasson qu’on avait failli lui retirer le rôle…
« … Immédiatement après le crime, le sbire avait disparu. Personne dans la loge de Jubilin. On n’y trouva ni son costume ni ses habits de ville…
« … On fit une enquête rapide. La concierge avait cru voir arriver Jubilin à neuf heures et demie, comme à son ordinaire. Il avait le collet de son pardessus relevé… Mais c’était son habitude…
« … Une habilleuse l’avait vu entrer dans sa loge, en ouvrant la porte avec sa clef… Puis il en était ressorti un quart d’heure après, dans son costume de sbire, tout noir, avec un loup sur la figure…
« … Quelqu’un de la troupe, le second régisseur, je crois, lui avait adressé la parole au passage ; mais Jubilin n’avait répondu que par un signe de tête, et par une sorte de grognement…
« … On avait une seconde fois interrogé la concierge et l’habilleuse pour savoir si vraiment c’était Jubilin qu’elles avaient aperçu. Mais aucune d’elles ne put dire positivement qu’elle l’avait reconnu.
« … Déjà tout le monde commençait à avoir des doutes, surtout les personnes qui, comme moi, connaissaient Jubilin. C’est alors qu’un inspecteur de police, qu’on avait dépêché au logement de notre camarade, vint rapporter cette nouvelle intéressante : Jubilin était retrouvé. On avait frappé chez lui… Il n’avait pas répondu. On avait alors enfoncé la porte, et on l’avait trouvé dans sa chambre, sur son lit, ficelé et bâillonné…
« … On se hâta de lui enlever son bâillon, et il raconta que vers neuf heures, au moment où il allait sortir pour se rendre au théâtre, deux inconnus, en embuscade sur le palier sombre, s’étaient précipités chez lui, à la seconde même où il avait ouvert sa porte. On l’avait terrassé, et entouré gentiment de petites cordelettes. Puis, les inconnus lui avaient chauffé dans sa poche la clef de sa loge…
« … C’était donc, comme nous l’avions tous pensé, un faux Jubilin qui avait passé devant la concierge et devant l’habilleuse, et qui ensuite, convenablement masqué, avait répondu au second régisseur par un signe de tête et des grognements peu révélateurs… »
A ce point de son récit, Tonnelet fit une pause, et vida lentement son amer-citron…
— A trois mois de là, continua-t-il, je recueillis une confidence intéressante d’une petite femme de notre théâtre, Mad Madisson. Peu de temps après l’affaire, elle avait accordé son cœur à Jubilin, et celui-ci s’était laissé aller à des aveux compromettants…
— Parbleu, interrompit quelqu’un, je l’avais devinée, ton histoire ; je l’avais devinée depuis le début !
— Qu’est-ce que tu avais deviné ? demanda Tonnelet.
— Tout, dit l’autre ; je sais ce que t’a dit Mad Madisson. Le ficelage de Jubilin n’était qu’une frime. C’est un coup très classique, qui était peut-être nouveau à l’époque, mais qui est passé tout à fait dans le répertoire actuel… Jubilin, après le crime, est rentré chez lui, s’est empaqueté très gentiment, s’est mis lui-même un bon bâillon sur la figure, et a attendu en paix les hommes de la police… Auparavant il avait eu bien soin au théâtre de faire l’homme taciturne, de façon à laisser supposer que le masque recouvrait un autre visage que le sien…
Nous regardions tous Tonnelet d’un air narquois et faussement apitoyé. Ce n’était pas de chance, d’avoir une belle histoire authentique à raconter, et de se voir ainsi couper ses effets.
— Quand j’eus reçu cette révélation de Mad Madisson, continua-t-il tranquillement, après un instant de silence, j’allai trouver Jubilin ; je n’avais pas l’intention de le dénoncer, je voulais l’effrayer sérieusement… et surtout je désirais avoir des détails… Et alors cet imbécile m’a dit la vérité vraie… Il n’était pas coupable, il avait été vraiment garrotté. Seulement, comme il voulait obtenir les faveurs de Mad Madisson, il avait quitté, aux yeux de la demoiselle, cette posture un peu ridicule de victime, pour un rôle plus avantageux d’assassin…
… Heureusement, termina Tonnelet en ricanant à son tour, que j’avais sur moi une histoire à triple détente. Parce que vous êtes, mes gaillards, un public plutôt dur, et que, pour vous avoir un peu, il faut garder une réserve de biscuit…
Les journaux annonçaient la lecture aux interprètes de ma comédie : Le Professeur de cor anglais.
On ajoutait, naturellement, que si le directeur avait mis une pièce nouvelle en répétitions, c’était pour occuper ses artistes dans l’après-midi, mais que le besoin ne s’en faisait pas sentir, Une famille d’Albinos, la pièce en cours, réalisant, chaque soir, le grand maximum, et promettant de tenir l’affiche jusqu’à la fin de la saison.
Le directeur m’avait dit, en effet : « Dépêchons-nous. Il faut que nous passions dans quinze jours. Nous ferons au besoin des relâches. »
Le lendemain de la lecture, je vis arriver chez moi Bilu. Bilu, grand jeune homme pâle, était un comptable sans emploi, qui s’était avisé tout à coup d’entrer au théâtre, parce qu’un jour, à un bal de noces, il avait récité, avec succès, paraît-il, un poème de Bruant.
Je dois dire que Bilu, en sollicitant un rôle dans ma pièce, me toucha.
— Un tout petit rôle… Je sais bien que je n’ai pas de talent. Mais j’aurai au moins un peu d’argent pour vivre.
A la vérité, je crus d’abord que je cédais par compassion, et je ne m’aperçus que plus tard de l’influence despotique du pouvoir mystérieux qu’exerçait sur moi le doux et plaintif Bilu. Peut-être, si j’avais eu l’énergie, ce jour-là, de refuser, n’aurais-je pas été, comme je le fus plus tard, la proie de ce Bilu gémissant…
Je donnai à Bilu un rendez-vous au théâtre. Le directeur avait justement besoin d’un domestique pour le un, un domestique qui apportait un appareil photographique sur une table de salon, disait avec humeur : « Ces sacrées mécaniques ! » et disparaissait de la mémoire des hommes.
Bilu vint me trouver après la répétition, et me dit doucement :
— Vous avez été très gentil de me faire entrer ici. Mais tout le bénéfice que j’en tire va se trouver gâté, abîmé. Je joue, en somme, un rôle de figurant. On va s’habituer à me voir dans ces emplois-là, et l’on ne me donnera jamais d’autre rôle… J’avais de petits rêves d’avenir. Je crois que je peux leur dire adieu… Pourquoi ne m’a-t-on pas donné le sergent de ville, puisque personne encore n’est désigné pour le jouer ?
Il était déjà bien informé. Le sergent de ville, en effet, n’était pas distribué. Mais le sergent de ville avait trois scènes assez importantes, plus de cent lignes de texte. Comment confier ce rôle à Bilu ?
Il me regardait avec ses yeux de martyr. Il était odieux et tyrannique. Il n’y avait qu’à le tuer, ou à subir sa volonté.
… Après tout, si on l’essayait dans le sergent de ville ?
Le directeur me dit :
— Essayons.
Il fut, à la répétition, d’une gaucherie inconcevable. Il était ridicule, grotesque…, comique peut-être, après tout… Nous finîmes par nous persuader qu’il était très amusant, un peu troublés pourtant, parce qu’il ne jouait pas deux jours de la même façon, et ne se souvenait jamais de la mise en scène établie. Et puis l’on comprenait à peine ce qu’il disait…
J’avais tellement peur, cependant, que le directeur ne me proposât de retirer le rôle à Bilu, que je me récriais d’admiration à chaque instant.
— Je veux bien, finit par me dire le patron… La seule chose qui m’inquiète, c’est que Z… (l’acteur éminent chargé du rôle principal), c’est que Z… déclare à qui veut l’entendre que votre homme est excellent… Vous vous rappelez qu’à la lecture, le rôle du sergent de ville avait mis Z… de mauvaise humeur. Il le trouvait trop à effet, et craignait de le voir confié à un artiste d’attaque. Votre Bilu le rassure. C’est très inquiétant…
Je passai une assez mauvaise soirée. Qu’est-ce qu’il allait advenir de ma pièce ? Le lendemain, à la répétition, nouvel ennui.
On devait commencer par le deux, à une heure pour le quart. A trois heures, Z… n’était pas là. Il était toujours fort exact. On envoya chez lui, et on apprit qu’il était alité, avec une vilaine angine. L’avis du docteur fut formel : il ne pourrait certainement pas jouer avant un mois.
Un grand conciliabule eut lieu dans le bureau du directeur. Quel comique, à Paris, parmi les artistes libres, était capable de jouer ce rôle d’Ernest, qui portait toute la pièce ? On mit en avant trois ou quatre noms… Celui-ci répétait aux Variétés, celui-là jouait au Vaudeville, cet autre était en Russie. Cet autre encore était inoccupé, mais attaché à un théâtre. Ce théâtre le prêterait-il ?
Quand je sortis de chez le directeur, je me trouvai en présence de Bilu… Il me sembla qu’un froid de mort glaçait mes veines… Et j’entendis, avant même qu’il la prononçât, la phrase suivante :
— Vous allez me faire jouer Ernest.
Je le regardai d’un air égaré…
— Ernest ?… Ernest ?…
— Eh bien ! oui, reprit-il, de sa voix traînante et impérieuse… Je pense bien que vous n’allez pas me faire manquer ça ? C’est une occasion inespérée que j’ai de me mettre en lumière. Ce serait un crime que de m’en empêcher.
— Mais le rôle… du sergent de ville… est tellement beau ?
— Secondaire, dit Bilu, secondaire… Si je fais de l’effet là-dedans, on dira précisément que le rôle était beau. J’aurai un très gros succès dans Ernest, qui est plus difficile. Ma réputation sera assurée.
Et il répéta, avec un gémissement tout puissant :
— Vous ne pouvez pas me faire manquer ça… Nous allons, dit-il, en parler tout de suite au patron.
… Au fait, oui. J’aimais mieux régler cette question à l’instant même et ne pas passer une nuit d’insomnie à me répéter qu’il faudrait, le lendemain, faire cette proposition singulière.
Je criai tout d’un trait au directeur :
— Bilu demande à jouer Ernest !
— Pardon ! dit Bilu… Je demande… Mais l’auteur est aussi de mon avis…
— Vous êtes de son avis ?
— … C’est-à-dire…
— C’est-à-dire que vous êtes fous tous les deux ! Bilu, qui n’a pas de théâtre, jouer un rôle aussi écrasant que celui-là ! Ce serait de la pure démence, de l’imbécillité sans nom. Autant flanquer le feu à la maison… Après tout, s’écria cet homme sans esprit de suite, si vous voulez qu’il joue Ernest, qu’il le joue !
… Qu’il le joue ! Qu’il le joue ! avait-il dit devant Bilu. Il était évident que, désormais, aucune puissance humaine ou extrahumaine n’empêcherait Bilu de jouer le rôle… Le lendemain, il commença à le répéter. Tout le monde me regardait avec stupéfaction.
— Tant pis pour vous, me dit le directeur, si vous voulez que la pièce se ramasse ! Un bon four est souvent moins cher qu’un demi-succès. Je vais tout de suite chercher une bonne pièce pour succéder à la vôtre.
Puis ce phénomène curieux se produisit : on s’habitua à Bilu, et on finit par le trouver supportable. Il était terne, évidemment, et bafouillait dix fois plus que dans le sergent de ville, le rôle d’Ernest étant beaucoup plus long…
Ce qu’il y avait de grave, c’est que le public de la générale verrait Bilu pour la première fois, et Bilu, à la première impression, c’était cher… Tout le monde, cependant, oublia de se faire cette réflexion, pourtant si simple…
A la répétition des couturiers, il y eut quelques nouveaux venus dans la salle. Ils ouvraient des yeux effarés et disaient : « Qu’est-ce que c’est que cet acteur-là ?… » Mais, tout le théâtre, accoutumé décidément à Bilu, répondait : « Vous verrez demain l’effet sur le public… Il peut avoir un succès étourdissant… »
Le lendemain, la pièce marcha bien jusqu’à l’entrée de Bilu. Il oublia simplement dix lignes de texte à son entrée, où il avait à dire qu’il était marié, qu’il venait pour la première fois à Paris, et qu’il voulait tuer l’officier de hussards de la scène III. Puis il coupa la réplique à sa partenaire, et sortit trois minutes avant le moment normal de sa sortie, en prononçant quelques mots probablement étrangers…
Il est inouï que, dans ces conditions, on ait dû jouer le deuxième acte ; on le joua pourtant, ainsi que le troisième. Les spectateurs se disaient sans doute : « Ce n’est pas possible qu’on ait osé représenter une pièce aussi idiote. Allons jusqu’au bout. Nous allons voir certainement, en restant jusqu’à la fin, la chose merveilleuse qui compensera tout le reste. »
Bilu, à partir du deux, avait retrouvé toute sa mémoire. Il ne retranchait plus rien du texte. Il en disait même plus qu’il n’y en avait. Et ses improvisations avaient l’air d’être de la pièce, car elles étaient débitées, comme le reste du rôle, sur un ton uniforme, traînant et mélancolique.
Au dernier baisser de rideau, les spectateurs se regardèrent avec effroi et s’en allèrent en silence, comme les ombres du Styx.
J’étais monté sur le théâtre. Le directeur, le régisseur et les artistes ne semblèrent pas me reconnaître. Peut-être étais-je très changé… Je montai jusqu’à la loge de Bilu, qui, lui, sans doute, me parlerait. Mais je m’arrêtai à l’entrée, car la loge était encombrée des père, mère, sœurs, frères et oncles de Bilu. Et Bilu gémissait, au milieu du groupe :
— Je n’ai vraiment pas de veine… Pour mes débuts, j’ai un rôle d’une importance inespérée… Et il faut que ce soit dans une pièce pareille !
Le livre qui m’a le plus amusé, nous dit Gédéon, je l’ai lu pour la première fois à l’âge de neuf ans. C’était un in-octavo dérelié, qu’un de mes oncles avait eu en prix. Comment s’appelait cet ouvrage admirable, je ne l’ai jamais su… La couverture et le frontispice manquaient. Et le titre n’était pas répété au haut des pages…
« C’était, je crois bien, l’histoire d’un enfant volé. Il y était question, au début, d’une fête champêtre, d’un bois de sapins et d’un ménétrier debout sur un tonneau. Qui dira la fascination que le mot « ménétrier » exerçait sur mon âme enfantine ? Et « joueur de vielle » ! Et « bohémien » !
« Quand, mes leçons apprises, un quart d’heure avant d’aller au lycée, j’avais relu pour la deux centième fois un passage palpitant du volume, je partais d’un pas héroïque… J’étais, moi aussi, un rude aventurier, et, sur la route, toujours la même, qui conduisait à la boîte, je me faisais l’effet de m’en aller au hasard des chemins.
« Mon autre livre, c’était celui de la tante Jeannette.
« Pour rien au monde, le jeudi, je n’aurais voulu manquer le déjeuner chez la tante Jeannette. Elle n’avait pas d’enfant, et me considérait comme son fils, un fils d’autant plus choyé qu’il était unique et intermittent.
« J’arrivais chez elle vers neuf heures du matin, et je m’installais dans le bureau de mon oncle. Mon oncle était sorti, et ma tante s’habillait. J’avais donc le grand bureau pour moi tout seul.
« D’abord, j’ouvrais et je refermais tant que je pouvais les grands rideaux de la fenêtre. On n’était pas encore gâté dans ce temps-là, par le téléphone et les lampes électriques. Produire un mouvement de rideaux le long d’une tringle, en tirant un cordon sur les côtés, nous paraissait, à ce moment-là, d’une magie très suffisante… Puis, lâchant les rideaux, je m’attaquais au canapé, dont j’entortillais ou nattais les franges.
« Assis ensuite sur le fauteuil du bureau, j’écrivais sur du blanc de journaux avec une plume de ronde… Je remuais pendant un long quart d’heure la poudre bleue à sécher l’encre, qui se trouvait dans une sébile.
« Le fauteuil du bureau était en cuir lisse… C’était exquis de s’asseoir bien à fond, puis de faire glisser son derrière jusqu’au bout du siège… Enfin, quand j’étais las de cet exercice, j’allais trouver ma tante, à qui je demandais le livre.
« Le livre était relié en rouge, avec tranches dorées. Les images étaient coloriées.
« On y relatait et illustrait des histoires de papillons amoureux. Deux d’entre eux se battaient même en duel. A vrai dire, ces histoires ne m’intéressèrent qu’à la longue, et parce qu’il n’y avait pas d’autre livre chez la tante Jeannette.
« Il était renfermé dans un meuble de Boule, au coin le plus obscur d’un immense salon plongé dans les ténèbres. Tous les fauteuils étaient recouverts de housses, et, seul, le domestique, qui les nettoyait une fois par mois, était admis à les contempler.
« Ma tante pénétrait dans ce sanctuaire embaumé de camphre. Elle avait à la main un trousseau de trente-cinq petites clefs. La plus dorée ouvrait le meuble de Boule… Moi, je suivais ma tante à quelques pas et, à la dérobée, en passant près d’une console, je mettais en branle la tête approbatrice d’un petit magot chinois.
« Le livre une fois conquis, je retournais dans le bureau, et je lisais mes histoires de papillons. Mais je les lisais un peu comme un livre de messe, par conscience ou par habitude.
« Au fond, la seule histoire qui me passionnât était le roman anonyme de l’enfant volé. On avait beau me donner, à chaque jour de l’an, une demi-douzaine de livres d’étrennes : je lisais ces ouvrages goulûment, tout d’un trait, avec moins de plaisir que d’impatience d’arriver à la fin… Je revenais toujours au livre déchiré. Ce n’était pas qu’il fût plus beau que les autres… C’était mon livre à moi… Je le connaissais, il m’était familier, et je retrouvais toujours la même émotion à ses péripéties prévues.
« J’ai beaucoup réfléchi à cela plus tard, continua Gédéon. Moi qui fais des pièces de théâtre, j’ai essayé de retrouver mon âme de gosse. Et je me suis dit que les gens que nous amusons veulent sans doute être surpris, mais souvent avec ce qu’ils attendent.
« Bien entendu, de temps en temps, des écrivains inventeurs nous sortent du nouveau, afin d’alimenter le fonds de réserve. Mais ce nouveau n’est pas mis tout de suite en circulation. Pour obtenir le succès, il faut, bien souvent, qu’il soit repris par d’autres, par des courtiers, qui lui font subir des améliorations, et le rendent un peu moins nouveau…
« Et j’ai pensé aussi, dit Gédéon, à ces lectures d’occasion, à tout ce hasard qui intervient dans notre culture première. Nous trouvons dans un grenier un livre en loques, et, comme une fée cachée sous des haillons, il devient le conducteur mystérieux de notre vie future. »
Moi, dit Gédéon, je n’ai pas rencontré, dans un théâtre ou à la porte d’un théâtre, cet ouvreur de portières tout-puissant dont tu m’as parlé. Mais j’ai été longtemps intimidé par un autre personnage qui, pendant des semaines, m’apparut comme le juge le plus sévère de mes œuvres et de ma personnalité. Il s’appelait Fillette et occupait l’emploi de souffleur dans le théâtre où l’on joua ma première pièce, Les vertus à la mode.
« Fillette n’était pas le fonctionnaire important que l’on rencontre dans certains théâtres, le souffleur adroit et exercé, qui note scrupuleusement sur le manuscrit tous les jeux de scène, le spécialiste qui connaît à merveille les acteurs dont il seconde la mémoire, sait très bien ceux d’entre eux à qui il faut « tout envoyer » et ceux qui veulent qu’on les laisse aller, et qu’on ne s’émeuve pas des petits changements sans nombre qu’ils apportent au texte de l’auteur. Ceux-là marchent de temps en temps sur le gazon, mais ne s’écartent pas de la route, qu’ils finissent toujours par retrouver…
« Le souffleur modèle a noté aux répétitions les mots où bronchaient certains interprètes. Il leur enverra ces mots-là, qu’il a soulignés.
« Fillette n’était pas, cependant, le souffleur de hasard, le pauvre diable à qui l’on veut donner une place, et qui désespère les acteurs attendris. J’en ai connu un qui n’avait qu’un défaut, mais il était grave : c’était la méditation intempestive. Il pensait trop au sens du texte qu’il soufflait et, tout à coup, au milieu d’une scène, il s’abîmait dans des réflexions profondes. Par hasard, son regard rencontrait le regard éploré d’une ingénue, restée en panne dans son candide récit, ou l’œil irrité d’un père noble qui ne trouvait plus les termes qu’en présence d’un fils indigne devait lui dicter un légitime courroux… Alors le souffleur reportait ses yeux sur son manuscrit, dont il avait oublié de tourner les pages… Son désarroi n’échappait pas aux acteurs, et n’était pas fait pour leur donner confiance. J’ai connu ainsi un souffleur plein de bonne volonté, mais toujours un peu en retard, et qui s’acharnait à répéter aux comédiens les mots qu’ils venaient de jeter à la foule haletante. Et comme il avait la voix assez forte, les spectateurs des premiers rangs des fauteuils s’imaginaient qu’il y avait un écho dans la salle.
« Fillette, ai-je dit, tenait le milieu entre le souffleur officiel, consacré, et les dangereux amateurs dont je viens de parler. Il était assez habile dans son métier, prenait soin de son manuscrit et connaissait les acteurs. Mais il ne donnait pas l’impression d’être attaché à la maison par des liens très solides. J’ai eu depuis l’occasion de le voir dans plusieurs théâtres. Il a l’instabilité d’un extra. Depuis quinze ans que je le connais, il a toujours le même âge, c’est-à-dire cinq ou six ans de plus que moi. Son visage est maigre, son cheveu rare et fin, voltigeant comme un duvet autour de la tête. Il a aussi sur moi la supériorité du binocle, ce binocle que j’ambitionne depuis mon enfance, et qu’aucun médecin oculiste n’a jamais consenti à m’imposer. Il porte une moustache aussi imprécise que ses cheveux ; il est toujours rasé de la veille, je ne sais par quel prodige. Sa mise est modeste, presque propre. Ses ongles, pas très nets, sont soigneusement taillés.
« La première fois que je le vis, c’était donc à la première répétition des Vertus à la mode. Il était installé à sa petite table, à l’avant-scène, au-dessus même de son trou habituel, pour le moment fermé par des lattes mobiles. Car le souffleur, aux répétitions, n’est plus un personnage secret, mystérieux et surnaturel. Il perd le prestige de son invisibilité. On peut lui adresser la parole, et maints reproches dont on ne se prive pas.
« Quand j’arrivai sur la scène, le régisseur s’approcha de moi, ainsi que tous mes interprètes, et l’on me félicita du succès de ma lecture. Seul, le souffleur ne me dit rien… Pourtant, on avait « collationné » les rôles devant lui, et il avait entendu toute la pièce…
« J’étais un peu désappointé. J’avais connu la même déception à mes débuts dans le journalisme. Quand j’arrivais dans une imprimerie pour corriger des épreuves, j’étais surpris de voir que les typos, qui avaient composé mon article, le correcteur, qui avait eu ma copie sous les yeux, n’avaient point été frappés par la beauté de mon œuvre… Pourquoi ne m’en disaient-ils rien ?
« Les premiers jours, les artistes furent très aimables. Chaque après-midi, en arrivant sur la scène, j’avais une récolte de petites louanges. Seul, le souffleur ne se prononçait pas, non par un parti pris de mutisme, puisqu’il me parlait de mille autres choses, des fautes de mon copiste, des meilleures marques de crayons, des courants d’air qui régnaient sur le théâtre, et de l’encombrement des rues ; mais de ma pièce, il ne disait mot. Je finis par ne plus penser qu’à cela. Et je ne remarquai même pas que, peu à peu, l’enthousiasme des artistes se calmait, qu’ils jugeaient ma comédie avec plus de sang-froid et de familiarité… C’est une douloureuse constatation pour un auteur. Pourquoi l’admiration se lasse-t-elle, et le premier étonnement ne persiste-t-il pas ?
« A la fin de la première semaine, le directeur qui, le lendemain de la lecture, s’était échappé vers le Midi, revint en personne à l’avant-scène. Il vit défiler les quatre actes, que l’on répétait déjà « au souffleur ». Comme il était moins « usé » que nous, il eut, cette fois-là, une excellente impression, qu’il voulut bien manifester à haute voix. Tout le monde, sur le plateau, repartit à l’unisson, tout le monde, sauf cet obstiné souffleur… Je restai avec lui un instant après la répétition, sous prétexte de chercher quelques petites choses dans le manuscrit. J’espérais qu’il s’écrierait : « Ah ! le patron a raison… C’est une pièce admirable… » Mais, cette fois encore, il ne me dit rien. Décidément, il n’aimait pas la pièce… Et, du coup, il me sembla être le seul homme de goût, le seul critique autorisé de la maison. Je rentrai chez moi très malheureux, plein de doute sur mon talent.
« Trois ou quatre répétitions encore se passèrent, en présence du patron, dont la confiance en la pièce, d’abord sincère, puis résolue, puis un peu factice, puis hésitante, s’écroula brusquement, en vertu d’une loi fatale. Quoique débutant, j’étais déjà un peu fait à ces changements. Et puis je ne pensais toujours qu’au silence désapprobateur de M. Fillette…
« Et voilà qu’une après-midi, à l’improviste, comme on parlait de toute autre chose, le souffleur me dit, en me montrant mon manuscrit : « Vous, Monsieur, par exemple, qui avez écrit cette si jolie pièce… »
« Du coup, l’opinion de M. Fillette cessa d’avoir la moindre importance… Alors, quoi ? s’il s’était tu jusque-là, c’était par hasard, par distraction ? Il ne pensait pas de mal de ma pièce… Je l’en estimai un peu, mais il n’était plus intéressant…
« Et voilà comment M. Fillette redevint un personnage peu considérable, pour être sorti bêtement du mystère et du silence. »
Je ne sais pas qui résoudra la fameuse question des billets de faveur.
Quand une pièce fait beaucoup d’argent, la question est très simplifiée : on ne donne pas de billets.
Malheureusement, toutes les pièces ne font pas beaucoup d’argent. Il y en a pas mal qui ont besoin d’être soutenues. Si les trois premiers soirs, il se trouve, dans la salle, une vingtaine de places vides, toute la bonne impression du public sera gâtée.
Les gens ne se sont pas amusés comme ils auraient dû. Ils n’ont pas eu, pour se plaire au spectacle, la confiance nécessaire… Ils ne riaient pas d’aussi bon cœur — parce qu’ils pensaient aux places vides… Le nombre des présents ne les a pas rassurés.
Quand une salle refuse du monde, on peut toujours se dire que tout Paris s’y est rué. Mais s’il reste des fauteuils libres, on pense que le nombre des présents représente exactement toutes les personnes que le spectacle a attirées. Or, qu’est-ce que ce nombre infime, cinq à six cents, comparé à celui de la foule des absents ?
Je me rappelle un auteur qui, un soir où ça n’allait pas, considérait les taches rouges, vilaines, des fauteuils vides, les trous béants et sombres des baignoires inoccupées, et murmurait avec tristesse : « C’est effrayant, le nombre de gens qui ne sont pas venus ici ce soir ! »
Les directeurs, pour boucher les vides, sont bien forcés de donner des billets. Mais, en donnant des billets, ils abîment la clientèle, ils habituent les gens à ne pas payer.
On a essayé plusieurs procédés pour remplir les salles sans user de ce moyen dangereux : le billet de faveur.
Il n’y a pas que les directeurs de Paris qui se soient préoccupés de cette question. A Londres, où, quoi qu’en disent les légendes, il y a souvent des théâtres qui ne font pas d’argent, on a mis en usage différents trucs pour que la salle paraisse toujours à peu près pleine.
Il y a, entre le parterre (pit) et les fauteuils, une barrière mobile, que l’on avance vers la scène pour agrandir le parterre, quand on pense que les petites places doivent donner, et que les gens payants, par contre, seront rares.
Au Garrick, le théâtre de M. Arthur Bourchier, les intervalles entre les rangs de l’orchestre se resserraient le samedi, le jour de la forte recette, c’est-à-dire que l’on mettait douze rangs le samedi soir, et sept à huit rangs pendant les jours « creux ».
Un directeur faisait bâtir un théâtre nouveau… Chacun censurait son ouvrage. On lui reprochait d’avoir fait une salle trop petite. Il répondit, comme le sage : « Plût au ciel que, de bons spectateurs payants, telle qu’elle est, chaque soir, elle fût pleine ! »
Ce directeur, cependant, avait peut-être tort de réduire ainsi son maximum. Il restreignait d’avance les gros avantages du succès. Le problème, pour un architecte habile, serait de combiner une salle, petite d’apparence, et qui contînt beaucoup de monde, une salle où les vides se verraient le moins possible. Voilà le concours que l’on devrait proposer aux architectes de théâtres.
« La salle élastique »… Si des architectes me lisent, qu’ils étudient la question à ce point de vue, très pratique. Après, ils se préoccuperont de dessiner des escaliers harmonieux ou de décorer joliment les fumoirs.
A ce propos, il me revient en mémoire une anecdote sinistre — mettons fâcheuse, simplement… J’étais allé, dans une ville de l’Ouest, voir jouer une pièce de moi, que l’on promenait à travers la France. La tournée avait commencé, deux jours auparavant, au Havre. « Gros succès », m’avait télégraphié l’impresario. L’effet, à Alençon, avait été moindre, mais encore énorme, disait la deuxième dépêche, vu assistance restreinte. (Ces trois derniers mots n’étaient pas nécessaires à mon bonheur.)
Je pris le train par une vilaine matinée de février. Quand j’arrivai dans la ville, il tombait de la neige fondue. Je ne vis dans les rues que de rares passants, qui n’avaient pas l’air d’avoir formé le projet de passer leur soirée au théâtre. J’imaginais que tous ces braves habitants s’installeraient, après leur dîner, au coin d’un feu clair, les pieds dans de bons chaussons, et goûteraient les joies tranquilles de la lecture…
D’ailleurs, un jeune homme à qui je demandai le chemin du théâtre, ne put même pas me fournir une indication.
Pourtant, le théâtre de cette ville est très beau et devrait être connu, au moins extérieurement, de toute la population. Une vieille dame me donna des renseignements erronés ; un officier me remit dans la bonne voie… J’arrivai enfin devant le monument. Je pénétrai dans le vestibule et je vis sur un guichet ces mots : « Bureau de location ».
La préposée travaillait avec application à un ouvrage de tricot. Et je pensai que cet ouvrage serait fini bientôt, car elle y travaillait sans aucune interruption.
Je n’osai pas lui demander si elle avait des places retenues… Soudain l’impresario apparut, m’expliqua que la location ne pourrait pas marcher très fort, parce qu’on avait joué, dans la même semaine : Quo Vadis et Cyrano…
Nous allâmes dîner ensemble au restaurant. Après le dîner, les gens qui étaient là, au lieu de prendre le chemin du théâtre, commencèrent d’absurdes parties de cartes ou de jacquet.
Nous retournâmes au théâtre, une demi-heure avant l’ouverture.
Je ne sais plus quel fut le chiffre à peu près définitif que nous annonça le bureau de location. Et je suis content de ne pas m’en souvenir, pour ne pas avoir la honte de l’imprimer.
Cependant, un employé du théâtre voulut, à toute force, me faire visiter le somptueux monument. J’écoutai son boniment d’une oreille bien discrète… Plafond dû à je ne sais quel peintre, balustres en je ne saurai jamais quoi.
La salle était immense, les fauteuils innombrables. J’étais de plus en plus préoccupé…
Pourtant, une phrase de mon guide me fit lever la tête :
— Regardez ces dégagements… En huit minutes, la salle peut se vider.
… Combien de temps, hélas ! mettrait-elle à se remplir ?
C’est tout à fait par hasard que l’auteur a imaginé le sujet de sa pièce. Un mot dit devant lui a jeté une semence miraculeuse, et l’Idée a poussé tout à coup…
Rien n’égale le charme clair de l’Idée-Astarté, jaillissant d’une mer obscure… Pendant quelques jours, l’Écrivain se figure avoir trouvé le chef-d’œuvre unique. Il a mis la main sur un sujet d’une actualité éternelle. Il ne s’agit pas de jouer la pièce cent fois, ou mille fois… On la jouera toujours. Toutes les générations nouvelles alimenteront, à travers les siècles, ce théâtre fortuné, qui donnera trois représentations par jour.
Puis le poète écrit la pièce, car il faut tout de même en arriver là. Il l’écrit dans la fièvre, en se hâtant vers la fin.
Il la lit ensuite à des amis qui ne lui semblent pas assez enthousiastes.
Voilà qu’ils font des objections, qu’ils parlent de supprimer un personnage, d’en développer un autre, trop peu expliqué. L’auteur perd sa foi en son œuvre. Démoli subitement, il donne raison à tout le monde. Il se remettra à l’ouvrage, pas tout de suite, mais demain…
Le lendemain, avant de rien toucher, il a l’idée de lire sa pièce à sa vieille grand’mère, qui n’arrête pas de pleurer d’admiration. Alors, le poète méprise le jugement de ses amis. Il défend énergiquement son œuvre, se refuse à sacrifier ce personnage dont ses amis ne voulaient pas, mais qui a tant plu à l’aïeule, et qui portera certainement sur le public.
Puis, il va parler de sa pièce à un directeur, qui le connaît et qui l’estime… Il a l’imprudence de lui dire que son manuscrit est terminé, et manque ainsi de tout compromettre.
Il ne faut jamais montrer une pièce à un directeur.
Fût-elle écrite du premier mot au dernier, il faut dire qu’elle n’est pas faite, et raconter simplement le sujet, avec le plus de verve possible. Le directeur une fois emballé, on lui promet, pour la quinzaine suivante, la pièce complètement terminée.
On consacre les quinze jours qui suivent au bridge, au billard ou à l’auto. Ce laps écoulé, on sort sa pièce de son tiroir, et on l’apporte au directeur. Il s’émerveille de votre facilité… On lui montre le manuscrit, de loin. Puis on le remporte sous prétexte d’y faire quelques menues corrections. Mais surtout il faut éviter de le lui laisser entre les mains.
Axiome important : Ne jamais laisser un directeur seul à seul avec un manuscrit. Choisissez un directeur intelligent, compétent, avisé. Apportez-lui un chef-d’œuvre incontestable… Prenons le Cid comme exemple. Supposons qu’il l’admire… Tout est possible. Mais, s’il s’abstient de montrer la pièce à des amis, si son admiration première n’est pas soutenue par des admirations de renfort, elle ne tiendra pas trois mois.
A notre époque, on n’admire longtemps qu’avec des entraîneurs.
Et l’auteur du Cid, à son retour de la campagne, arrivant la bouche en cœur pour s’entendre répéter des louanges, et savoir quand la pièce passera, si l’on a commandé des décors… aura devant lui un directeur complètement transformé, qui lui fera faire antichambre, lui serrera la main distraitement, et finira par lui dire :
— Oui, il y a de bonnes choses dans votre… comment l’appelez-vous… dans votre Cid (quel titre !) Mais que c’est dangereux, mon ami ! Cette dispute entre ce vieux et ce Gormas, et surtout ce coup de la gifle !… Là, de deux choses l’une, ou l’on rira, ou nous serons agrafés… Quant à votre récit de bataille, ce paquet énorme que vous m’avez posé au milieu du « quatre », je n’en parle pas. Vous le ferez sauter vous-même à la troisième répétition… L’acteur n’arriverait pas au bout…
Bref, l’auteur imprudent aura de fortes chances de remporter sa pièce, qu’il aura la ressource de faire jouer en représentation unique, dans une société littéraire, comme adaptation de Guillem de Castro…
Mais enfin, si le directeur n’a rien à jouer, s’il n’a pas de reprises possibles, s’il n’a pas un premier acte de pièce commencée à mettre en répétitions, il se résigne à faire lire aux artistes cette pièce achevée…
Le Cid fait, admettons-le toujours, une énorme impression sur les artistes. Alors, le directeur remonte sur sa bête, et l’auteur en croupe avec lui…
Au bout de huit répétitions, un grand découragement pèse sur tout le monde, d’autant plus morne que l’effet de la lecture a été plus brillant : on ne se dégoûte vraiment que de ce que l’on a bien goûté. Les protagonistes, qui avaient été étonnants dès la première répétition, ne font plus d’effet sur le directeur blasé ; l’auteur se force encore à l’admiration. Mais un doute terrible s’empare de lui. Tout le monde doute et s’effraie. Seul, l’acteur chargé de représenter don Alonse, deuxième gentilhomme castillan, paraît rassuré et confiant et, très préoccupé de son personnage, demande à l’auteur : « Comment le voyez-vous ? »
L’auteur ne donne aucun conseil utile. Il pense à son texte… Qu’il soit dit bien ou mal, qu’importe ?… Il n’est pas bon… C’est désespérant.
Puis, un jour, un machiniste qui ne connaissait pas la pièce, assiste, par hasard, à la répétition, et trouve ça très costaud… Tout le monde reprend confiance. On vit là-dessus jusqu’à la répétition dite « des couturiers ». Là, quelques amis sont conviés… Ils arrivent, armés jusqu’aux dents. Ils se chargent chacun d’un acte. L’un canarde le premier, l’autre flanque le deux par terre. Deux autres foncent sur le trois. Seuls, les couplets de l’infante, à la fin du cinq, semblent charmants à tout le monde. Mais arrivera-t-on jusque-là ?
Le directeur ne demanderait pas mieux que de trouver la pièce mauvaise. Mais il se met en tête de la défendre, par haine des amis de l’auteur.
… Succès énorme à la générale, même pour les couplets de l’infante. Le directeur embrasse l’auteur, qui pleure, trouve le succès trop grand, et tremble pour la première.
La première marche moins bien. Le directeur n’est plus si tranquille… « Le public de la générale est un peu spécial. Il faudra voir ça samedi soir. »
La presse est délirante. Il y a certaines petites restrictions qui rendent l’auteur malheureux jusqu’au fond de l’âme. La location s’annonce bien. Mais le lundi, ça baisse subitement, et comme tout le monde se désespère, ça remonte ferme le lendemain, et ça ne redescend plus…
Le directeur triomphe… Il sait mieux que l’auteur quelles sont les scènes qui ont fait le succès de la pièce. « L’auteur ne peut pas s’en douter. Le triomphe tient à quelque chose de fortuit, en dehors de sa volonté… » Il laisse parler le directeur, et ne chicane pas. Il est heureux. Il se baigne dans le succès…
… Jusqu’au jour où il a l’idée, à la cent vingt-deuxième, d’aller dans la salle, au dernier rang de l’orchestre. Et il entend une jeune et jolie femme, installée dans une baignoire, déclarer que cette pièce est sans intérêt et tout à fait enfantine…
Ça n’est jamais fini… Mais aussi il avait bien besoin d’aller dans la salle !
Mon cher ami,
Tu vois, j’étais parti, il y a huit jours, pour la campagne avec l’intention de travailler. Et, depuis une semaine, je suis tellement désœuvré, que je me décide à te donner de mes nouvelles.
J’ai épuisé toutes les joies du petit bourg où je suis. Elles sont heureusement très limitées. Il n’y a pas d’équipe de bridge. Les journaux illustrés ne m’ont pris qu’une matinée en tout. Je prévois que l’Ennui, l’Ennui puissant, va me ramener au travail d’une minute à l’autre. Déjà, je commence à t’écrire. Signe excellent.
Ce n’est pas la première fois qu’après être parti de Paris plein d’espoir et de désirs de travail, je trouve au milieu des champs une morne impuissance. Il n’y a, dans ce cas-là, qu’à être patient et à ne pas se « biler ». Tôt ou tard, un besoin d’activité va poindre. L’important est de ne pas le laisser dériver et se perdre dans des parties de bridge, ou dans des lectures.
J’ai pris le train le lendemain même du jour où je t’ai rencontré, et où je t’avais fait part de mes grands projets. J’ai acheté plusieurs bouteilles d’encre, une valise pleine de bloc-notes tout blancs, un vêtement de toile gros-bleu, et un autre vêtement de velours à côtes. Je voulais m’interdire toute fréquentation de gens du monde. Qui sait ? dans le pays où j’allais, il y avait peut-être des châteaux, des gentilshommes qui s’ennuyaient, et de blondes inconnues… à qui, d’avance, je refusais mon cœur. Heureusement ou hélas ! il n’y a ici ni châteaux, ni châtelaines. Mon mentor intérieur s’en réjouit… Mais je soupire après des aventures.
Cet incorrigible besoin de nouveau, je l’ai senti qui s’emparait de moi dès mon entrée sur le quai de la gare. Après avoir marqué un coin avec mes bagages à main, j’ai parcouru tout le train, en jetant dans chaque compartiment le plus indifférent des regards… Rien que des hommes… Personne dans les « dames seules ».
J’espérais n’avoir pas tout vu, et qu’il était monté quelqu’un d’intéressant au moment du départ. J’attendais donc avec impatience l’heure du wagon-restaurant pour procéder à un nouvel inventaire. Mais le repas fut navrant. J’avais en face de moi un vieux monsieur qui avait l’air de brouter sa fourchette. Le garçon en livrée assénait à coups de cuiller sur notre assiette des monceaux d’omelette trop blanche. Un sommelier brutal débouchait des demi-mâcon, qu’il posait violemment sur la table. On traitait ces voyageurs comme des enfants pas sages. Ils courbaient la tête sous cette rigoureuse hospitalité.
Aucun imprévu dans cette façon de voyager. Sur les voies ferrées, l’homme n’est qu’un colis pensant.
Et, à l’arrivée, rien d’aussi insensible qu’une gare, petite ou grande. On sent qu’elle est habituée à recevoir du monde. Ce serait vraiment trop demander à l’homme des billets, que d’exiger qu’il serre chaque arrivant dans ses bras, en donnant des signes de la joie la plus vive. Mais on est trop pour lui un simple objet anonyme, quelque chose comme la souche du morceau de carton qu’on lui laisse entre les mains.
Qui, en dehors de son frère de lait, de son ancien collègue ou d’un conseiller général du département, peut se vanter d’avoir éveillé une expression tant soit peu humaine dans l’œil de ce chef de service, qui passe avec sa casquette blanche ? Je suis un être si sentimental, j’ai tellement besoin de trouver un peu d’aménité sur le visage de mon prochain, que j’aborde toujours le chef de service avec trop de politesse. Je me découvre à quinze pas de lui, et je lui parle comme à un prélat. Et, pourtant, je sais bien que ce fonctionnaire est un homme comme vous et moi, qu’il se fait attraper tout comme un autre à la manille, et que tout à l’heure il prendra à la table d’hôte de son hôtel habituel une place semblable aux autres places, et que ne rehaussera aucun piédestal. Ses voisins lui parleront naturellement, et ils ne l’appelleront : chef ! que pour se satisfaire eux-mêmes, étant donné que rien ne plaît autant à une âme française que de prononcer le mot : chef ! avec une cordiale familiarité.
Vraiment, les voyages en rapide ne sont plus des voyages. On n’est plus parqué comme jadis dans de petits compartiments où le hasard vous mettait en présence de gens étrangers, avec qui il vous imposait quelques heures de vie commune. L’instinct de sauvagerie et d’hostilité se lassait à la longue et faisait place à l’instinct de sociabilité. On liait connaissance, on ouvrait des jours sur une autre existence que rapprochait subitement de votre existence une mitoyenneté provisoire.
Maintenant votre voisin de compartiment n’est plus votre compagnon de captivité. Une porte lui donne accès dans le couloir. Vous ne cohabitez plus. Il est à peine pour vous comme un voisin de café. C’est à peine si vous regardez sa figure, si vous supputez sa profession probable, et si vous essayez de lire son nom et son adresse sur l’étiquette en parchemin de son grand sac à soufflets.
Jadis on avait sa place, sa place attitrée. Ce coin libre resterait libre en tous cas jusqu’à la prochaine station. Maintenant, n’importe quel flâneur de couloir s’y assoit comme sur un banc de square, s’il trouve la place confortable pour y lire son journal.
Le compartiment a cessé d’être un petit appartement roulant. La vie ne s’y modifie plus. On n’y change plus le cours de ses pensées. Le voyage n’est plus une transition. On ne se dépayse pas peu à peu. On vous dépose sur le quai de l’endroit où vous allez. Il ne vous reste que l’ennui de n’être plus chez vous. C’est un déplacement. Ce n’est plus un voyage.
Pour retrouver toutes les péripéties, tout le stimulant des anciennes excursions, il faut faire la route en auto. Mais alors c’est trop amusant. On est ennuyé d’être arrivé. L’immobilité ensuite vous pèse et vous attriste…
Au revoir, mon vieux. Je t’écrirais ainsi paresseusement des centaines de pages, pour reculer le plus possible le moment où je me mettrai à travailler… »
Vous n’ignorez pas que c’est en ce moment la season de Londres, et que le Derby d’Epsom s’est couru la semaine dernière.
Il m’avait semblé que cet événement sportif et mondain se passerait difficilement de ma présence. J’étais donc parti pour Londres, en emmenant avec moi le fashionable André Picard, encore tout reluisant de la récente et successful reprise de Jeunesse.
Le dimanche matin nous quittâmes Paris par la gare du Nord pavoisée — ou plutôt à demi pavoisée, car on avait décloué pas mal de tentures. Le temps était incertain. Y avait-il du vent sur la mer ? Les drapeaux frissonnaient un peu trop…
André Picard, pareil au petit navire, n’avait jamais navigué : il avait une peur atroce du mal de mer… Le front contre la portière, pendant que le train filait sous le ciel blanc de la Plaine-Saint-Denis, mon compagnon de route épiait les nuages.
Moi, je n’étais pas rassuré non plus. Je déteste aller sur l’eau quand ça remue un peu. Je suis malheureux à la fois par crainte du mal de cœur et par amour-propre. Une fois que l’effet s’est produit, et que je me suis penché sur le bastingage, je me sens moralement autant que physiquement soulagé. Ça y est… J’ai été malade… Il n’y a plus à plastronner et à crâner. Rien n’est aussi pénible que d’être obligé de crâner quand on a la tête qui tourne.
Donc, le front sur une autre vitre, je scrutais, moi aussi, l’horizon. De Paris à Calais, on voit bien la nature ; on n’est que rarement gêné par le talus brutal qui, au moment précis où vous admirez, vient vous cacher impoliment le paysage. Des petits chemins joueurs passent et repassent sous la voie. Puis, tout à coup, on voit filer une résonnante petite gare.
A vrai dire, ce ne sont pas des impressions de l’autre jour que je rapporte ici. L’autre jour, je me fichais des gares et des chemins. Allait-il faire beau, ou n’allait-il pas faire beau ? Telle était, unique, la question. Le ciel n’était pas sombre, mais il n’était pas clair. Il ne laissait rien voir de ses intentions ; il cachait son jeu. Oh ! ce gris blanc qui peut-être allait se foncer… Tout à coup, tout dans un coin, et derrière un petit nuage noir, j’aperçus un coin bleu, d’un bleu irrécusable. Puis ce morceau de bleu grandit. Puis le soleil, le soleil lui-même fit son apparition. Je regardai triomphalement Picard…
Mais il était beaucoup moins content que je ne l’aurais cru.
— Hé bien, quoi ? lui dis-je, ne te réjouis-tu pas ? Il fait beau temps. Tu n’auras pas le mal de mer !
— Oui, répondit-il en hochant la tête, je crois que je n’aurai pas le mal de mer. Mais nous ferons, au théâtre du Gymnase, une médiocre matinée !
Je tressaillis, car les sentiments hideux, et contre nature, de l’auteur dramatique venaient de m’être dévoilés une fois de plus.
Il faut bien qu’on le sache : à partir du 15 mars, quand le matin du jour de fête et de repos les Parisiens lèvent les yeux au ciel, sourient au soleil qui leur permet les belles promenades à la campagne, il existe une petite catégorie d’êtres malfaisants, qui maudissent l’astre du jour, et appellent la pluie… Oui, ils l’appellent, la réclament comme un droit, fût-elle même accompagnée de grêlons ravageurs.
A vrai dire, tous les auteurs dramatiques ne nourrissent pas constamment des sentiments aussi odieux.
Ainsi, par exemple, les auteurs qui ne sont pas sur l’affiche permettent à la température d’être clémente, et joignent même leurs vœux à ceux des autres hommes pour invoquer le soleil et les plus chauds de ses rayons.
Comment voulez-vous, après cela, que la Puissance céleste puisse contenter tout le monde ?
Admettons qu’un jour elle résigne ses pouvoirs, et laisse au genre humain lui-même le choix de la température. Quelle anarchie ! Quels ordres contradictoires !
Ce soir, le directeur de l’Athénée souhaite qu’il fasse frais. Celui de l’Alcazar d’été s’accommoderait mieux d’une chaleur étouffante.
Dimanche prochain, les théâtres exigeront de la pluie. Le directeur du Vélodrome Buffalo désirera un ciel absolument pur.
La température sur mesure qui conviendrait à un directeur de Paris devrait être à peu près réglée sur le programme suivant :
De six à dix degrés l’hiver. Les grands froids, le gel et la neige sont à éviter. La neige et le verglas empêchent les voitures de marcher. Pas de voitures ; pas de clients aux places chères. Cependant, depuis l’invention des autos, le gel est moins à craindre.
En tout cas, le grand froid donne aux Parisiens un goût de home, à notre point de vue spécial, très fâcheux.
Jamais de brouillard, sous aucun prétexte.
De la pluie, par les temps chauds. Une bonne pluie, les dimanches de la belle saison, pendant toute la matinée. A midi, on a renoncé à toute escapade agreste : le temps peut donc s’éclaircir sans danger.
Les jours de semaine, un peu de pluie dans l’après-midi. Mais pas d’eau, s’il vous plaît, à l’ouverture du bureau ?
La pluie devra être fine, et de courte durée. Les averses abondantes, la boue, le gâchis sont encore des ennemis du théâtre.
Orage, éclairs, tonnerre, à supprimer.
C’est, en somme, un bon petit règlement à élaborer. Voilà, je crois, de la besogne pour la Commission des Auteurs, secondée avec fruit par l’Assemblée générale.
Au fond, il y a bien d’autres choses que l’on réalise aujourd’hui, et qui paraissaient plus irréalisables.
Je me souviens d’un compte rendu de courses qu’envoyait à un journal de sport un correspondant de province :
« Aujourd’hui, brillante réunion sur le Vélodrome de X… On y disputait, entre autres épreuves, une internationale et une course de tandems… L’organisation était parfaite ; un vent violent n’a cessé de souffler dans la ligne d’arrivée. »
Le jour où les directeurs de théâtre commanderont ainsi aux éléments, il n’y aura plus de crise théâtrale. Et il demeurera à peu près indifférent d’écrire ou non de très bonnes pièces.
J’avais rencontré mon ami Arthur à Biarritz, il y a trois ans. Arthur était à cette époque un garçon d’une trentaine d’années, très calé. Il venait d’hériter de sa mère ; il avait à dépenser chaque année une bonne soixantaine de mille francs. Nous étions tranquilles sur son compte ; aucune inquiétude pour ses vieux jours.
Or, il fit la rencontre d’une jeune fille blonde sans fortune, la fille d’un ébéniste de Charonne. Cette jeune Parisienne, reniant le nom de son père et même son propre prénom, se faisait appeler Maud de Chicago. Elle devait ce titre à un jeune dessinateur qui fut son premier amour.
Maud de Chicago fut distinguée par Arthur, un jour qu’il était venu des confins de Passy dans les régions bien plus orientales de Ba-Ta-Clan. On avait signalé la revue de ce music-hall à la bande d’Occidentaux dont il faisait partie. Les trois loges que cette bande remplissait s’exaltèrent à la vue de Maud de Chicago, au spectacle de la Beauté pure, que faisaient valoir une absence complète de talent et la voix la plus imperceptible des music-halls parisiens.
Dès lors, les progrès de Maud furent rapides. Un directeur des Mathurins lui confia un rôle de bonne dans une pièce très courte. Puis, grâce à de puissantes relations, elle fut engagée dans une tournée importante, la tournée Rigadel, qui faisait une quarantaine de casinos.
Arthur suivait la tournée, et c’est ainsi qu’il se trouvait de passage à Biarritz. Il était très heureux, car il aimait beaucoup voyager :
— Vois-tu, me dit-il, jamais je n’aurais l’énergie de me déplacer aussi souvent. Il y avait des quantités de villes que je désirais voir. De ma vie je n’y serais allé. Quand vous voyagez, toi et les autres, vous vous croyez obligés de vous rendre dans des endroits consacrés. Tu n’auras pas honte de dire : Je vais dans l’Engadine, ou au Mont-Saint-Michel, ou à Amsterdam. Et tu t’en vas dans des patelins intéressants, mais trop fréquentés. Tu n’auras jamais le culot d’annoncer : Je vais à Chalon-sur-Saône, ou à Périgueux. On s’écrierait : Qu’est-ce que vous allez faire là ? Alors tu seras obligé d’inventer un vieil oncle à visiter, ou une affaire…
Aux yeux du monde, on n’a d’excuse de voyager dans les endroits peu fréquentés que s’ils sont situés au diable. On vous permet d’aller dans des villages peu connus, s’ils se trouvent en Asie Mineure ou dans le Canada…
L’automobile a un peu changé ça. Maintenant il est avouable de visiter Nevers ou Moulins, parce qu’on est censé y être allé en auto.
— Moi, tu vois, continua Arthur, je parcours la France en chemin de fer, et je m’en trouve fort bien. Nous partons, Maud et moi, quelquefois après le spectacle, à minuit, d’autres fois le matin de bonne heure. Il n’y a pas à réfléchir, à combiner des itinéraires. Nous sommes les esclaves de l’administrateur de la tournée qui nous indique ce que nous avons à faire, l’heure du départ du train, l’heure de l’arrivée, ainsi que les changements et les stationnements dans les gares pour attendre la correspondance. Et quelle économie ! Je suis considéré comme faisant partie de la troupe, et je paie pour mon billet un tarif spécial. Et le billet de Maud est payé par la tournée ! Je n’ai à régler que l’hôtel et les petits frais accessoires.
J’ai appris l’année dernière qu’Arthur, l’homme économe, était pour ainsi dire ruiné par les petits frais accessoires : argent de poche, achat de cigares, d’autos et de petits hôtels. J’appris dans le même temps qu’il n’était plus avec Maud de Chicago. C’était d’ailleurs une brave fille. Je suis sûr, moi qui l’ai connue, qu’elle avait aimé Arthur pour lui-même. Mais elle aimait aussi le luxe et le bien-être. Un Américain du Sud lui offrit son cœur et son titre. Le nom des Chicago disparut de l’armorial, où il avait fait une bien brève apparition.
Or donc, il y a huit jours, j’étais assis sur le bord de la mer. L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours. Ma commère la sole y faisait mille tours, avec le mulet son compère.
(Rien de plus juste que cette impression du bord de la mer…)
J’étais, je dois le dire, assez malheureux, ce jour-là, parce que j’avais mis un pantalon blanc. Et je guettais avidement au ciel un petit nuage, afin d’avoir le droit de rentrer dans mon cottage pour mettre un très vieux pantalon.
D’autant que chez moi un pantalon blanc s’accompagne toujours — c’est un point sur lequel je ne transige pas — d’une paire de souliers blancs en antilope, encore plus « susceptibles ».
Je pourrais donc mettre — ô satisfaction profonde — de vieux souliers jaunes tout ridés…
Comme je reprenais le chemin de la villa « Mon Rêve », je passai devant un café et j’aperçus une petite pancarte qui changea le cours de mes idées. Elle était verte, d’un vert très frais, et portait en lettres d’or : Citronnade glacée.
Oh ! l’attrait d’une citronnade glacée ! Ces mots, à certaines époques de l’année, sont les plus exquis du monde !
J’étais installé au café et le garçon venait de m’apporter la tasse de camomille très chaude que je m’étais décidé à commander, quand j’aperçus un monsieur rasé qui lisait son journal. Je connaissais ce fin visage, un peu fatigué…
Je n’avais pas revu Arthur depuis tous ses ennuis. Je l’abordai donc avec une figure de composition qui n’exprimait ni une joie insolente, ni une blessante compassion : une figure qui ne disait rien et attendait les événements.
— Eh bien ! oui, me voilà ! me dit Arthur. Crois-tu !
Je me crus autorisé à répondre, d’un hochement de tête, que je croyais…
— Je suis de nouveau, me dit-il, dans la tournée Rigadel.
— Eh bien ! tant mieux ! mon vieux ! Je suis content que tu aies autre chose en tête…
— Ce n’est pas ce que tu crois. Je tourne avec Rigadel, mais cette fois je suis son pensionnaire. Je joue la comédie…
« … Oui, poursuivit Arthur, Rigadel a été très chic. Il a vu que j’étais un peu frappé, et passablement fauché. Il s’est souvenu que j’avais été, dans mes beaux jours, un compagnon agréable. Oui, nous soupions souvent ensemble après le spectacle… Ça faisait partie de mes petits frais accessoires. Alors, comme je suis bien vêtu, il me donne des pannes d’homme du monde dans les deux pièces qu’il promène. Ainsi, je puis passer mon été à voyager, comme jadis. Je ne dépense rien, je me promène l’après-midi, et je suis à peu près libre de mes soirées, car mes rôles ne sont pas très absorbants.
« … Et je dois dire, ajouta Arthur avec un petit « dash » d’amertume dans la voix, que, sans avoir beaucoup, beaucoup de talent, j’en ai tout de même un peu plus qu’elle, celle qui, indirectement, m’a fait faire ce métier, la blonde, câline, mais un peu fantasque Maud de Chicago…
C’était l’été dernier, nous dit le comique Giscard. Nous tournions une pièce assez amusante, Une famille d’albinos, qui avait fait cent représentations à Paris. Mais enfin ce n’était pas encore la grosse grosse affaire. Si Rigadel avait pris cette pièce dans une de ses tournées, c’était surtout pour employer des artistes qu’il avait engagés cette année-là… Oui, une autre affaire qui ne s’était pas faite !
« Rigadel paie assez bien. J’avais quarante francs par jour, et, vous savez, moi, quand je dis que j’ai quarante francs, c’est quarante francs, et pas quinze francs. C’est le chiffre qu’il y a sur mon engagement, et ce n’est pas un chiffre à la gomme. Rigadel, comme d’habitude, payait le chemin de fer. L’administrateur de la tournée voulait bien pour notre compte s’occuper de l’hôtel, afin de nous avoir des additions meilleures. Tout ça se faisait très gentiment. Nous avions avec nous de bons garçons et de bonnes petites camarades. On causait et on faisait des blagues dans le train, et le temps passait vite. Arrivés dans les villes, ceux qui connaissaient le patelin allaient le montrer à ceux qui ne le connaissaient pas.
« Il n’y avait qu’un de nos camarades qui se tînt un peu à l’écart. Quand je dis camarade, c’est par habitude professionnelle. Le fait est qu’il n’était guère notre camarade. D’abord personne de nous ne le connaissait. On ignorait complètement son nom… que j’ai d’ailleurs oublié.
« C’était un assez beau gaillard de trente à trente-cinq ans, qui n’avait d’autre qualité que d’être de forte taille. La voix était bonne… mais la diction !… Pour entendre ce qu’il disait, il fallait être là de bonne heure. Dans sa façon de jouer on reconnaissait l’enseignement de M. Pied. Ajoutez à cela qu’il ne tenait pas un rôle de son emploi, si tant est qu’il eût eu un emploi. Rigadel l’avait engagé pour l’autre pièce, pour l’affaire qui ne s’était pas faite ; cette pièce-là c’était une comédie dramatique, et notre jeune premier s’était vu attribuer dans Une Famille d’albinos un personnage d’amoureux très en dehors, une espèce de commandant au picrate, qui, grâce à lui, était devenu le plus paisible des hommes.
« Ce qu’il y a de plus grave, c’est que ce commandant, autour de lui, devait semer la terreur. Naturellement, tous les petits artistes qui jouaient des rôles de domestiques continuaient à lever les bras au ciel et à s’enfuir effrayés, de sorte que cette panique générale avait quelque chose de mystérieux, qui devait surprendre un peu les spectateurs.
« A Paris, ce rôle de commandant faisait un effet énorme, et pourtant il n’était joué que convenablement. N’empêche qu’à chacune des sorties, c’était très chaud dans la salle. Dans la tournée, avec notre individu, calme plat, silence de mort, ce qui est fâcheux pour une pièce gaie. Le public ne s’apercevait pas que c’était mal joué. Le rôle ne sortait pas, voilà tout…
« … Vous croyez peut-être que le lascar s’en inquiétait ? Même en tournée, n’est-ce pas ? et devant des salles demi-pleines, le métier est le métier ; on a beau s’en défendre on aime à faire de l’effet, et, quand on ne récolte rien, on passe quelquefois une mauvaise soirée… Or, dès que notre homme avait vendu sa petite affaire, il montait tranquillement dans sa loge sans paraître se soucier de rien.
— « Mais enfin, que je demande un jour à Rochon, l’administrateur de la tournée, où Rigadel a-t-il trouvé cet oiseau-là ?
— « Je n’en sais rien, me dit Rochon. Je sais seulement qu’il est venu voir le patron plusieurs fois pour se faire engager, et qu’il a fait écrire des lettres à notre bureau de Paris par des personnes qui ont de l’influence dans la maison. Comme il est assez bien habillé, le patron l’avait engagé pour jouer un homme du monde dans l’autre pièce, celle qui nous a manqué au dernier moment. En somme, c’est un gaillard qui se tient bien, et j’ajoute qui ne coûte pas cher.
— « Mais enfin, il joue la comédie pour gagner sa vie ? Parce que vraiment je ne peux pas croire que ce soit par goût. Il fait ça comme une corvée.
— « C’est un mystère, dit l’administrateur. Je ne vais pas dans la salle, mais tout le monde me dit qu’il est mauvais comme un cochon, et qu’il a l’air de s’embêter en scène. Il ne fait donc pas ça par goût. Et il ne le fait pas non plus par besoin. Car c’est un monsieur qui est loin de crever de faim. Je l’ai souvent vu ouvrir son portefeuille. Hé bien ! il n’y avait pas d’erreur, ce n’était pas le portefeuille d’un miteux ; en fait de banknotes, il y avait du monde…
« … J’ajoute, continua Rochon, qu’il connaît énormément de monde, pas des gens très « hurf » mais des personnes assez convenables. Je vois ça, parce qu’il me demande chaque fois des billets. « Tant que vous pourrez m’en donner », qu’il me dit « j’en ai le placement ». (N’est-ce pas ? nous avons malheureusement de la place pour les clients à l’œil)… Je suis au contrôle, je vois arriver ses amis. Ce sont, je vous dis, des gens modestes, mais assez bien vêtus.
« Le mystère, continua Giscard, enveloppait toujours la personnalité de… sapristi, je ne suis pas fichu de retrouver son nom… Nous avons fait toute la tournée avec lui sans en savoir plus long. Il ne descendait pas toujours dans l’hôtel où nous étions ; mais les fois où ça lui arrivait, nous le voyions écrire un courrier à n’en plus finir, de six heures à sept heures, et mettre haut comme ça de lettres à la poste.
« Quand on se quitta, en rentrant de la tournée, on s’était fait part de ses projets pour l’hiver. Les uns restaient à Paris ; les autres allaient à Nice, à Lyon, ou comme moi, à Bruxelles. On demanda à Sacardin — j’ai trouvé, il s’appelait Sacardin, c’est curieux, il suffit de ne plus chercher un nom, et tout de suite… On demanda donc à… à comment ?
— « … A Sacardin.
— « … On demanda donc à Sacardin s’il avait un engagement.
— « Oh ! moi, nous dit-il, je ne compte pas faire du théâtre cet hiver…
« Il nous quitta à la gare, et on n’eut plus de ses nouvelles.
« Ce n’est que tout à fait par hasard, la semaine dernière, que l’on a appris qui c’était…
« … Il n’avait jamais été acteur de sa vie.
« Il était tout simplement voyageur en eaux minérales.
« Il avait trouvé cette ingénieuse combinaison pour se faire payer ses frais et son chemin de fer par Rigadel, pendant qu’il était encore défrayé d’un autre côté par sa maison d’eaux gazeuses.
« De plus, le bougre faisait, paraît-il, de très belles affaires, car il gorgeait de billets de faveur toute sa clientèle. »
Je ne sais si l’histoire qu’on va lire a déjà été racontée. Ce que je puis dire, c’est que je la connais depuis avant-hier soir. Elle me fut dite par un brave lutteur, qui venait d’être éliminé, un quart d’heure auparavant, d’un championnat de lutte, et qui s’en consolait en buvant, et en rapportant diverses anecdotes qui ne le concernaient pas lui-même.
Brisk et son fils passaient en bonne place aux Folies-Bergère : le dernier numéro avant le ballet, Harry Brisk était un homme d’une quarantaine d’années environ, son fils Percy avait quatorze ans. C’était un petit blond assez mince, gentiment coiffé, au sourire aimable.
Harry Brisk se couchait sur le dos, levait les jambes en l’air, et jonglait doucement avec Percy, qui semblait inerte comme un paquet. D’autres fois, Percy Brisk se tenait debout sur l’épaule droite de son père, et sautait sur l’épaule gauche. Au rappel, le père revenait sur la scène, en portant sur sa tête la tête suivie du corps renversé de Percy, de sorte que le corps du père semblait le reflet allongé de celui du fils.
Brisk avait fait la connaissance de son fils trois ans auparavant. Il l’avait choisi entre plusieurs boys, à lui présentés par un manager de Londres, qui s’occupait ainsi de fournir des enfants aux pères jongleurs. Le jeune Percy était déjà assoupli par un peu de gymnastique, de sorte qu’il fut très vite dressé par son père.
Harry Brisk était affectueux de nature. Des liens paternels et filiaux très vivaces s’établirent très vite entre lui et le petit Percy. A Paris, ils habitaient dans un hôtel de la rue Geoffroy-Marie. Ils avaient une grande chambre et une petite. Ils soupaient le soir dans la grande chambre, aussitôt leur exercice terminé aux Folies.
Ils ne se livraient à aucun entraînement, aussitôt que leur numéro était en cours de représentation. C’était pour eux, chaque soir, et les jours de fête deux fois par jour, un travail d’assouplissement bien suffisant.
Quand le temps était mauvais, Harry Brisk apprenait à Percy tout ce qu’il savait en fait d’allemand et d’histoire sainte. Ou bien, ils allaient voir des cinématographes. Ils aimaient beaucoup le théâtre, et quand ils avaient un ou deux soirs de libres avant leur première représentation ou après leur dernière, ils couraient avidement à la Porte-Saint-Martin ou à l’Ambigu.
Ils ne frayaient pas beaucoup avec les autres numéros. Harry Brisk tâchait seulement d’avoir des tuyaux pour ses engagements futurs. Ils se lièrent, par charité, avec un montreur d’éléphants, un garçon un peu sombre et mélancolique, mais bien élevé.
Ils profitèrent, une année, de la dernière quinzaine d’août pour visiter tous les environs de Paris. Ils partaient de bonne heure et allaient déjeuner à la campagne. Il leur était aussi impossible à l’un qu’à l’autre de prononcer un mot de français ; ils s’amusaient mutuellement de leur air effaré, dès qu’un garçon de café leur adressait la parole.
Harry aimait tendrement son fils, et eût été très heureux, sans une persistante maladie d’estomac, à propos de laquelle il consultait tout le monde, excepté les médecins. Selon les conseils, il mâchait de la gomme, du sucre candi, des feuilles de certains arbres. Un jour, un docteur, qu’il rencontra, par hasard, dans les coulisses, lui prescrivit un régime. Puis il l’obligea à faire une saison dans une ville d’eaux. Harry ajourna donc trois engagements de quinze jours, et s’en alla passer six semaines dans la station thermale indiquée. A ce moment, le boy se rappela qu’il avait promis, depuis trois ans, à sa grand’mère d’aller la voir la semaine suivante. D’ailleurs, le médecin avait conseillé à Harry Brisk de se séparer de son fils pendant les semaines de repos, car la présence du garçon l’entraînait à des excursions fatigantes.
Harry et Percy trouvèrent très longues les semaines que l’un passa dans les Vosges, et l’autre aux environs de Dorchester. Ils s’écrivaient de longues lettres pleines d’humour, où ils accablaient de moqueries les Vosgiens, d’une part, et, d’autre part, les habitants du Dorset.
Quand allaient-ils reprendre leurs exercices ? Quand reviendrait le soir bienheureux où, au son d’une musique guerrière, et dans un luxueux salon de théâtre, orné de fausses glaces et de meubles peints, Harry Brisk, couché sur un tapis de triple épaisseur, jonglerait, de ses pieds agiles, avec le souple et léger Percy ?
Le moment tant attendu approchait. Une après-midi, à la gare Saint-Lazare, Harry Brisk, arrivé le matin même de l’Est, attendait, sur le quai, l’express de Dieppe, qui devait lui ramener son petit garçon.
… Le train entrait en gare. Les portières s’ouvraient et laissaient passer des flots d’inconnus. Harry regardait à droite et à gauche, devant et derrière lui, cherchant parmi les plus petits voyageurs, à la hauteur de la taille de Percy… Et tout à coup, il vit un jeune homme devant lui. Ce jeune homme avait le visage de son fils… Mais non, ce n’était pas lui ? C’était presque un grand jeune homme. Et il s’aperçut tout à coup que ce n’était pas un mirage, et il comprit que Percy, pendant les vacances, avait grandi de plus d’une demi-tête…
Ils rentrèrent à l’hôtel, en se souriant gentiment et vaguement, sans oser constater ce qui s’était passé. Et sur le tapis de leur chambre, plié et replié en quatre, ils répétèrent, Harry ayant retiré ses souliers, leur exercice du soir. Mais ses jambes fléchissaient et ne pouvaient plus lancer en l’air le docile Percy, qui avait augmenté de quelques livres. Le poids et la dimension n’y étaient plus… Ils prirent chacun une chaise, et se regardèrent, accablés.
Il fallut pourtant s’arrêter à des résolutions. Harry se rendit aux Folies-Bergère, obtint un délai d’une quinzaine et, le lendemain, il reprit avec Percy le chemin de Londres pour aller se chercher un autre fils.
Le voyage fut assez triste. Mais ni Harry ni Percy n’étaient hommes à attiser leur douleur. Ils sentaient très bien que leur séparation était forcée. Ils subissaient la tristesse qui s’imposait à eux. Mais ils n’en rajoutaient pas de leur façon.
Harry trouva un boy assez convenable, qui louchait un peu ; ça ne se verrait pas trop sur la scène. Quant à Percy, il fut assez heureux pour entrer dans la fameuse famille des frères Hardy, équilibristes, dont le cadet indigne, pour épouser une vieille lady de Londres, avait déserté les nobles jeux icariens.
C’était il y a douze ans. Il faisait très froid ce jour-là. Et, bien que l’Odéon soit dans le Sud, une bise inclémente rendait ses galeries inhabitables. Je m’étais réfugié dans le théâtre même, où, pour justifier ma présence, je m’étais hâté de remettre à Ginisty un petit acte en prose, qu’il eut la gentillesse de faire répéter séance tenante.
Cet acte, qui s’appelait : Allez, messieurs ! fut joué avec L’Étranger, une pièce émouvante de mon vieux camarade Auguste Germain.
On donnait ma pièce en lever de rideau. Il paraît qu’elle faisait rire le public. Je dis : il paraît, car je ne l’ai jamais vue. Faute de taxi-auto, je n’arrivais jamais là-bas qu’au milieu du premier acte de Germain, au moment où un des personnages de L’Étranger prononçait cette phrase :
« Nous avons ouvert la souscription, il y a six mois. Nous avons déjà réuni quatre-vingt-deux francs. »
Or, un soir, l’artiste qui jouait le rôle remplaça le chiffre de quatre-vingt-deux par celui, plus infime, de sept francs.
Je lui demandai, après sa sortie de scène, pourquoi il modifiait ainsi le texte de l’auteur :
— C’est dimanche aujourd’hui, me dit-il. Pour le public des dimanches, quatre-vingt-deux francs n’est pas aussi comique que sept francs…
C’est sans doute pour une raison analogue que, dans maint drame du répertoire, les seigneurs jettent une bourse d’or aux sbires qu’il s’agit d’acheter, et aux laquais dont il faut récompenser le zèle. Cette bourse d’or représente un numéraire assez vague, dont le total probable est laissé à l’appréciation de chacun des spectateurs.
Dans le même ordre d’idées, beaucoup d’auteurs évitent de donner à leurs héros un âge trop précis. Un monsieur de trente ans est un éphèbe pour une spectatrice chenue ; il est un homme mûr aux yeux d’un public de lycéens. C’est ainsi qu’au régiment, les sous-officiers rengagés, de vingt-cinq ans, nous semblaient être au seuil de la vieillesse.
Une vénérable demoiselle, qui habite une petite ville du Centre, m’avait, un jour, envoyé un manuscrit de pièce, où se lisait cette phrase touchante :
« Vous n’ignorez pas, baronne, que Tancrède mène une vie des plus dissipées. On le voit traîner dans les rues jusqu’à onze heures du soir. »
C’est cette nécessité dramatique de fournir à chaque auditeur des chiffres à sa mesure qui oblige les brillants causeurs des salons, quand ils racontent une histoire, à certaines exagérations que le vulgaire, fort injustement, qualifie de mensonges.
Pourquoi raconte-t-on des histoires ? Pour produire une certaine impression sur ses auditeurs. Dès lors, il faut la produire à tout prix et si l’on veut impressionner des milliardaires par des récits de prodigalités, il faudra évidemment que l’argent jeté par les fenêtres soit supérieur à quatre-vingts centimes. Il faut donc mépriser, oublier, si l’histoire est vraie, les basses et mesquines données de la réalité.
Le conteur d’histoires, pas plus que le dramaturge, n’est un historien. Ce n’est point la vérité des faits qu’il cherche à mettre en lumière. Son but, c’est de reconstituer dans l’âme de son public une sensation aussi forte que celle qu’il a éprouvée. C’est sa façon de transmettre fidèlement ses impressions.
Un de mes interprètes, à qui je reprochais — avec quelles précautions oratoires ! — d’avoir ajouté à mon texte quelques plaisanteries de son invention, me répondit qu’il ne les ajoutait pas tous les jours, mais certains soirs seulement, quand le public était dur, afin de produire à cet endroit de ma pièce l’effet de rire que j’avais voulu, et qui était nécessaire à l’équilibre de mon acte.
Je fus désarmé par cette ingénieuse raison.
Il va sans dire qu’il ne faut pas aller trop loin sur cette route-là. Si l’on donne à un comédien (qui la prendrait, d’ailleurs, sans votre aveu) la permission de modifier le texte selon la façon dont il « sent le public », il faut être sûr que cet artiste ait vraiment du tact et l’instinct exact de « l’effet ».
Et c’est le moment de répéter la parole de notre vieux maître :
« Le succès réel ne se mesure pas à l’effet. »
On entend des publics rire énormément et s’en aller pas très contents.
« N’insistons pas trop sur les effets », disait encore le vieux maître en question.
Je me souviens d’une brillante matinée à bénéfice, où un artiste célèbre souleva un cyclone d’applaudissements, à la fin d’un poème qu’il avait récité dans un bel élan de passion. Il revint saluer… Les acclamations montaient, chaleureuses, de tout le parterre. Il tombait des torrents d’applaudissements de tous les étages. Le célèbre artiste ne s’en allait plus de la scène… Il saluait, saluait sans relâche et faisait, à chaque salut nouveau, grêler de l’enthousiasme encore… On eût dit qu’à chaque geste il secouait la salle, comme on secoue un arbre fruitier… Mais cet artiste insatiable resta là une demi-minute de trop… Au vingtième salut, il ne tomba plus qu’une petite récolte dérisoire, et le glorieux personnage quitta la scène dans un froid silence.
Tout autre fut la tactique de cet avisé baryton qui sentit très bien, après le premier couplet de sa romance, que l’enthousiasme du public était trop fort pour se maintenir jusqu’à la fin et que, de strophe en strophe, il irait s’épuisant. Aussi, à peine eut-il terminé le second couplet qu’il entama en toute hâte le troisième, de façon à se réserver pour la fin extrême toute l’ardeur contenue de ses fervents auditeurs.
Le tort très fréquent de certains comédiens « d’autorité » est de sacrifier le succès de la pièce à leurs effets personnels : ceux-là jouent très lent, pour permettre aux auditeurs les plus éloignés de la scène et les plus arriérés d’esprit de ne pas perdre un atome de ce qu’on leur envoie. Je connais un de ces professeurs de diction, comédien de grand mérite, d’ailleurs, qui prend des « temps » tellement longs à la fin de ses phrases que le régisseur est obligé de frapper plusieurs coups, de son bâton, pour empêcher que le public ne croie que c’est l’entr’acte, et ne sorte de la salle.
Il y a bien longtemps, quelque chose comme vingt-cinq ou trente ans, un débat s’éleva dans la presse théâtrale sur une question agitée d’ailleurs auparavant : les acteurs devaient-ils ou non être intelligents ?
Autant que je me le rappelle, Francisque Sarcey déclara qu’à son appétit l’acteur non seulement n’avait pas besoin d’être intelligent, mais qu’il valait même mieux qu’il ne le fût pas.
Cet oncle Sarcey n’était pas une bête. D’autre part, il connaissait le théâtre. D’où vient qu’il pût émettre ce jugement qui nous paraît aujourd’hui assez étrange ?
Avant d’aborder la question, il n’est pas inutile de s’entendre sur certains termes.
Qu’est-ce qu’un homme inintelligent ?
Il ne faut pas confondre, par exemple, un pauvre imbécile avec un… mettons avec un sot, puisque nous ne pouvons imprimer ici le mot que je veux dire, tout aussi court, et beaucoup plus énergique et expressif.
Un imbécile est un faible d’esprit.
Un… sot peut être capable de comprendre beaucoup de choses. C’est moins l’intelligence qui lui manque qu’une sorte de tact.
Donc, posons ce principe que le sot n’est pas un imbécile.
Qu’il y ait des sots insupportables, cela n’est pas en question. Les sots font honneur à leur prochain, surtout parce qu’ils ont de la fatuité, de la jactance. Il y a des hommes remarquables, des gens de talent, qui peuvent être des sots.
Très souvent, le prochain n’est pas, dans son mépris des sots, équitable. Il les condamne, non pas par justice, mais parce que leur insuffisance offense sa vanité.
Rien ne nous blesse autant que la « suffisance » de notre semblable. En effet les gens suffisants ont l’impertinence de nous montrer qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Or, si nous n’aimons pas toujours qu’on ait recours à nous, nous sommes vexés qu’on n’ait pas besoin de nous, et que l’on se passe de notre aide.
L’homme qui regardera les sots sans malveillance, sans être irrité de leurs succès, s’apercevra que, très souvent, ils méritent de réussir, parce que beaucoup d’entre eux ont des ressources intellectuelles considérables. Leur intelligence, plus ou moins grossièrement étalée, est assez puissante. Ce sont, en somme, de riches natures, qu’il faut préférer à beaucoup de médiocres sans sottise. Si ces derniers sont moins encombrants que les sots, ce n’est pas de leur faute : c’est qu’ils manquent de volume pour encombrer, voilà tout.
Les sots sont peut-être gênants dans les salons. Dans la société, ils sont beaucoup moins dangereux qu’ils ne sont utiles. Ils représentent tout de même quelque chose d’important. Leur activité produit souvent des résultats considérables, justement parce qu’elle n’est réfrénée par aucune timidité, aucune peur stérilisante de gaffer. Les sots sont, en somme, des gens qui agissent, et donnent de l’animation à la vie sociale.
Rien ne s’oppose à ce qu’un sot soit un excellent acteur. Le manque de tact qui, dans l’existence ordinaire, constitue sa sottise, aura moins d’occasions de se manifester dans un rôle, où il faut dire un texte écrit d’avance, et ne dire que cela.
Un sot peut très bien, sur les indications de l’auteur, ou par instinct, rendre les nuances d’un personnage. Un simple imbécile, qui ne comprend rien, n’y arrivera pas.
Le sot apporte à l’auteur une « pensée » mal dirigée, mais qui existe. L’imbécile n’a pas de pensée du tout.
Dans le théâtre dit « de situation », il y a bien des rôles qu’un homme inintelligent peut jouer avec succès. N’oublions pas que ce théâtre était beaucoup plus en faveur, au temps où Sarcey traita la question qui nous occupe. Mais il semble indéniable que, pour jouer le théâtre d’idées, ou la comédie de caractère, il faut d’autres interprètes que des perroquets adroits.
Je sais bien, au fond, ce qui faisait dire à Sarcey, un peu par boutade, que le comédien ne devait pas être intelligent.
C’était une réaction contre les comédiens intelligents et sans talent comme nous en avons vus beaucoup sur les planches. Rien de plus odieux qu’un acteur qui pense et ne peut pas traduire ce qu’il pense. C’est tout exactement comme s’il ne pensait pas. Il manque de moyens d’expression. Or, l’expression, c’est ce que nous lui demandons avant tout. J’ai connu des comiques qui disaient faux d’un bout à l’autre de l’acte, au grand désespoir de l’auteur. Mais, à l’entr’acte, on lui faisait de grands compliments de son interprète.
Aux yeux de l’auteur, l’acteur n’avait pas eu l’air de comprendre ce qu’il avait à dire. Mais, par le prodige d’une voix et d’un visage sympathiques, il l’avait fait comprendre au public.
Tout de même, si un acteur bien doué est assez fin pour penser tout ce qu’il dit, je ne crois pas que ce soit un danger pour la pièce. Je préfère évidemment l’homme doué à l’homme simplement intelligent. Cependant, quand nous en rencontrons qui sont intelligents et doués à la fois, personne ne songe à s’en plaindre, pourvu qu’ils ne fassent pas de leur intelligence un emploi abusif, ne coupent pas les cheveux en quatre et ne fatiguent pas les spectateurs, en mettant, dans chaque syllabe, « des intentions ».
Voilà trente-cinq ans, me dit Boideziles, que je suis dans ce théâtre. Ça commence à compter.
… J’y suis entré en 1874. J’avais fait la banlieue jusque-là. Le patron d’alors, qui était le père du patron actuel, m’avait dégotté, et m’avait engagé à cent vingt francs par mois pour jouer les seconds comiques. On me « distribue » tout de suite dans la pièce nouvelle : trente lignes de texte sans un seul effet, une bonne commission, quoi ?… Nous faisons cent cinquante représentations ; mais je dois reconnaître que je n’y suis pour rien.
… La pièce d’après, autre panoufle, mais celle-là, je la joue moins longtemps. Deux semaines tout au plus. On reprend la première pièce, et comme un des créateurs manquait, je m’appuie son rôle en double. Au lieu de trente lignes sans effet, j’avais cette fois une centaine de lignes — sans effet non plus d’ailleurs.
… Mais c’était un progrès. On me voyait plus longtemps. On s’habituait à ma figure. La clientèle commençait à me connaître. Aussi dans la pièce d’après on me colla une figuration. Pendant la moitié du premier acte, à une réception mondaine, je causais tout bas dans le fond du salon avec un de mes camarades. Mais suffit qu’on nous commandait de nous parler tout le temps, nous ne trouvions rien à nous dire. Et, quand on se trouvait ensemble dans le couloir des loges, on n’arrêtait pas de s’en raconter.
… Pendant la moitié du deux, je jouais au whist en tournant le dos au public… Pendant une bonne partie du trois, je me promenais dans le fond d’un jardin. Ah ! il n’y avait pas à dire : c’était un rôle. Et je pouvais me payer des enrouements et même des extinctions de voix, le régisseur n’aurait pas d’annonce à faire.
… A la suite de cette expérience, le patron jugea que je n’avais pas seulement des qualités comiques, mais des dispositions remarquables pour le genre sérieux. Aussi me distribua-t-il, dans la pièce d’après, un vieux magistrat dont la nièce avait mal tourné. Mais, bien entendu, et c’était la même veine, la jeune fille en question avait un père, un autre vieux magistrat, qui avait la douleur principale. Moi, comme de juste, je ne faisais que l’accompagner… Ce n’était même pas moi qui le consolais. Chaque soir, j’en avais pour trois quarts d’heure à faire ma figure. Car j’ai toujours passé pour un artiste consciencieux. Qu’est-ce que vous voulez ? Faut bien que je m’occupe, pour passer le temps dans ma loge. J’y suis toujours beaucoup plus souvent que sur la scène.
… Vous commencez à vous amuser. Et vous vous dites : Il va me raconter sa carrière, et ça va être une longue série de panoufles. Et bien, non, ce n’est pas même ça. Ça finirait par être curieux. Je dois dire que j’ai eu quelquefois, mettons quatre fois, de gentils petits rôles, où j’ai fait autant d’effet qu’un autre.
… Chaque fois je croyais que ça allait partir. Et, la fois d’après, je retombais sur une bonne panne de famille. D’abord j’ai commencé par fumer. J’ai accusé le patron de m’en vouloir. Et puis j’ai fini par me dire qu’il n’y avait chez lui aucun parti-pris, qu’il m’utilisait comme il pouvait, et qu’il était naturellement moins préoccupé de ma réputation que moi-même…
… Le patron actuel a continué ce qu’avait fait son père. Quand il me distribue quelque chose d’assez convenable, il me dit : « Hé bien, Boideziles, vous êtes content ? » Quand il me recolle une panoufle, il ne me dit rien. On dirait même qu’il me fait un peu la tête. Moi, je n’aime pas qu’on me fasse la tête. Alors, je tâche d’avoir l’air content, pour l’apaiser.
… Je suis entré ici à cent vingt francs par mois. Maintenant je suis à quatre cent cinquante. C’est assez bien. Je joue jusqu’au 31 mai. Le matin du 1er juin, je pars pour un casino où je suis engagé. Je fais des congés de trois ans, de cinq ans, dans des casinos. Quand j’ai assez d’un endroit ou qu’on a assez de moi, je change de plage ou de montagne.
… Je finis de jouer dans mon casino le 14 septembre. Je rentre jouer à Paris le lendemain. Je reprends mon rôle dans la pièce en cours, en attendant la pièce nouvelle. J’ai créé cent quinze rôles, qui tous n’étaient pas Hamlet, Triboulet ou Kean…
… Dans les premiers temps, je jouais à Paris tout l’été… Mais maintenant je suis devenu un peu trop cher. Alors on me laisse aller à la campagne.
… Croiriez-vous, et c’est la pure vérité, que depuis trente ans, je n’ai pas eu, à Paris, une seule soirée à moi !… On n’a fait des relâches que pour répéter… Le vendredi saint, on affiche un drame sacré et je n’y coupe pas d’un apôtre !
… Tout de même, non, ça ne peut pas durer ! Un de ces jours je vais aller trouver le patron… Tiens ! je vais y aller tout de suite, je n’ai pas grand’chose à faire — pour changer — dans la pièce que nous jouons je vais lui demander qu’il me remplace un soir, un seul soir. Croyez-vous qu’il me refuse ça ?
— Non, Boideziles. Allez-y. Il ne vous refusera pas…
Boideziles entra chez le directeur. Je pensais bien en effet que son désir serait exaucé. Et je voyais ce martyr véritable bénéficier d’un soir de tranquillité, au coin de son feu, en pantoufles…
… Hé bien, il a marché ! s’écria triomphalement Boideziles, en sortant du cabinet redoutable. Je suis libre demain soir…
… Dites donc, continua-t-il, tâchez donc de m’avoir des billets pour quelque part. Pensez donc ! Ma première soirée depuis trente ans ! Je voudrais bien aller au théâtre…
A Paris, il n’y a pas qu’un seul « Café du Théâtre ». Il y en a des quantités… Ce ne sont pas de vrais cafés du théâtre.
Il y a certains cafés fréquentés plus spécialement par des comédiens. Mais, la plupart du temps, l’établissement qui s’intitule Café du théâtre, et où retentit la sonnette de l’entr’acte, ce petit café, pareil à d’autres petits cafés, ne recrute pas ses clients parmi les amateurs de théâtre.
Il ne mérite vraiment son nom que les jours de répétition générale. Et, ce jour-là, il offre un aspect assez intéressant.
Je connais un jeune monsieur très élégant qui ne manque pas une répétition générale. Mais il ne bouge guère du café.
Ce système a l’avantage de le dispenser de certaines formalités : il n’a pas besoin de demander des places. Et il est cependant de toutes les répétitions. Et il fait partie de ce Tout-Paris si brillant, de cet aréopage d’art, qui fascina tant mes rêves de jeune homme. Quelquefois, il rentre dans la salle au dernier acte, et se case dans un fauteuil libre.
Il n’y a pas d’homme, à Paris, qui ait sur les pièces des idées aussi justes et aussi motivées. Il sait ce qu’en pense la critique, et prévoit le sens de tous les articles du lendemain. Aussi est-il très écouté par tout le monde, et son avis personnel est-il recueilli avidement par les amis de l’auteur.
— J’ai vu aussi quelqu’un, qui est très content de ta pièce… C’est ce garçon, tu sais, qu’on voit toujours aux générales… Je n’ai pas son nom à l’esprit…
Bien entendu, personne ne sait son nom. Mais personne n’ose le demander à qui que ce soit, car chacun, évidemment, se déshonorerait en ne le sachant pas.
Pendant les actes, le critique inconnu va faire son tour sur le boulevard ; mais il se trouve bien des gens pour lui dire : « Où êtes-vous placé ? » — « Dans une loge. » — « Venez à côté de moi. J’ai un bon fauteuil inoccupé. »
S’il fait très mauvais temps et s’il ne reçoit pas d’offre de fauteuil, il demande simplement de quoi écrire, et il se met à rêver, avec une page blanche devant lui. Tout le monde a regagné ses places… Il n’y a plus, dans le café, que deux ou trois consommateurs quelconques. Un garçon a mis sa serviette en cache-nez et dort sur une table. La dame du comptoir écrit des petites choses toutes brèves et certainement inutiles. Sur une table, le jacquet repose, rangé avec les trois Bottins. Quelquefois le gérant du café s’approche du critique anonyme et lui demande s’il croit que la pièce sera un succès.
— Peut-être ! dit le célèbre inconnu.
— Ça serait bien notre tour. La dernière n’a pas été bien fameusement. C’était pourtant gentil. J’ai vu ça un soir… S’ils pouvaient retomber sur une pièce comme il y a deux ans — je ne sais plus le nom. On a bien travaillé pendant quatre mois… Quoique, par le fait, ça ne soit plus aussi bon comme par le passé. Il y a de cela quinze ans, j’ai vu servir jusqu’à cent cinquante bocks dans un entraque… Maintenant, le public boit beaucoup moins. Ils dînent tard, ils vont souper… Et, à part quéques bons soiffards, qui ont toujours besoin de se l’humecter, ce qu’on fait de limonade et puis rien, c’est à peu près dire. Heureusement que nous avons, l’après-midi, à l’apéritif, de la clientèle du quartier… Je ne sais pas comment c’est ailleurs, mais, ici, s’il fallait compter sur les spectateurs du théâtre, il n’y aurait qu’à fermer boutique… Et puis, juste au moment où c’est qu’il va commencer à faire chaud, ils vont se mettre à fermer…
Le bon soiffard dont parlait le patron est, lui, du moins, un fameux client pour la maison. J’en ai vu un, la semaine dernière, un soir que j’étais entré au café de la Renaissance. C’était un petit homme tout rond et tout rasé ; il était en habit, avec un devant de chemise un peu fatigué. Il regardait devant lui, dans le vague ; c’était l’expression douce, charmante, presque lascive, du monsieur qui en a son compte. Il me regarda un instant. Il me semblait que je l’avais peut-être vu. Et, comme il continuait à me regarder, je lui souris imperceptiblement.
Alors, il s’approcha de moi et, de la façon la plus cordiale et la plus nonchalante :
— Tu vas bien, vieux ?
Je m’aperçus, à cette apostrophe familière, que je ne le connaissais pas du tout.
Il se fit apporter un kummel et s’installa à côté de moi.
— Je suis venu avec des amis, que tu dois connaître, les…
Il me cita un nom, que j’entendais pour la première fois. Mais j’inclinai la tête, pour couper court à toute explication.
— Mon vieux, ce Guitry, il est épatant, tu sais. Voilà un artiste !
Il se mit à fredonner deux ou trois petits refrains cousus bout à bout, et qu’il était assez difficile de reconnaître.
— Ce qu’il peut faire chaud dans leur loge ! Moi, tu comprends, j’y suis resté qu’un acte.
Je ne lui avais, décidément, jamais parlé de ma vie. Mais son tutoiement me faisait plaisir. C’était un ami, un vrai ami de plus.
— … Au second acte, je me suis collé tout au fond de l’orchestre, sur un bon petit strapontin… J’ai bien vu la pièce… C’est costaud… Qu’est-ce que tu dis du coup du téléphone, quand toute la famille est à l’appareil ?… Garçon, un kummel ! Apporte-moi ça rapidement !…
… Il tutoyait aussi le garçon.
— Par exemple, à partir du troisième acte, je ne comprends plus du tout…
Il ne s’arrêtait plus de remuer la tête, et ne se lassait pas de répéter : « Plus du tout !… Plus du tout !… »
— Qu’est-ce que c’est, mon vieux, cette histoire de bal masqué ?
— Cette histoire de bal masqué ?
— Mais oui… mais oui !… répéta-t-il avec un gémissement douloureux… Cette histoire de bal masqué, avec tous les seigneurs… On ne comprend plus rien… Louis Quatorze, qu’ils disent, et la marquise…
Il gémissait, et geignait, et se plaignait encore de n’y rien comprendre.
Pourquoi la Renaissance est-elle si près du théâtre de la Porte-Saint-Martin, et comment voulez-vous qu’un brave homme, qui a un peu bu, puisse s’y reconnaître, quand, après être sorti sur le boulevard, à la fin du second acte de Bernstein, il rentre écouter, dans l’immeuble voisin, le troisième acte de L’Affaire des Poisons ?
Monsieur Panasseur administre avec une activité indéniable et une grande autorité une maison de commerce de premier ordre, qu’il a fondée et développée lui-même. C’est un quinquagénaire assez obèse, qui porte une moustache blonde et « ramène » avec énergie. Les gens complaisants lui disent qu’il ressemble à un officier.
M. Panasseur est, par excellence, un Parisien. Le premier ou le second samedi, après la première, on le voit assister à la pièce nouvelle, installé avec Mme Panasseur et un couple d’amis dans une loge de balcon bien placée. Il est très au courant des choses de théâtre, et considère les acteurs en vue un peu comme sa propriété ; ils sont les comédiens ordinaires de l’élite dont il fait partie.
M. Panasseur, jadis, — quand il n’était pas tout à fait M. Panasseur — passait avec plaisir six semaines dans un port de mer très en vue, fréquenté par des gens extrêmement connus. Mais aujourd’hui qu’il a deux millions, qu’il est décoré, qu’il a une auto, il lui faut une espèce de château, une villégiature un peu « à l’écart ». Une timidité instinctive devant la grande nature, et surtout la crainte des contemplations de paysages un peu prolongées, l’ont détourné des vastes domaines, perdus dans les solitudes rurales. Il a donc établi une sorte de compromis entre sa sociabilité naturelle et la nécessité d’un éloignement hautain qui convient à son actuelle situation de fortune. Il a fait choix d’une villa de belle apparence, investie d’un parc considérable, mais située non loin d’un petit port de mer — qui, malheureusement, n’est pas une station très élégante. Cependant le public, des petits fonctionnaires, des commerçants provinciaux, restera sans doute impressionné par le passage d’un châtelain dans une voiture de grande marque.
Les Panasseur ont pour compagnons de villégiature leurs amis Rodron. La maison comprend, en outre, deux tout petits enfants aux Rodron et les deux demoiselles Panasseur (ce dénombrement n’a, d’ailleurs, aucune utilité pour la suite du récit). Les Panasseur, leurs filles et M. et Mme Rodron essaient consciencieusement de mener : « la vie de château ». Les deux premiers soirs, les messieurs crurent devoir dîner en smoking. Tous firent tous leurs efforts pour veiller le plus tard possible. Faute des éléments nécessaires pour organiser une partie, ils passèrent la soirée, dans une noble résignation, à attendre, étape par étape, les sonneries de la pendule.
Le troisième jour, l’un des messieurs feignit d’être en retard pour s’habiller, et demanda la permission de se mettre à table en veston. Ce à quoi l’autre répondit avec empressement : « Alors, pour ne pas vous gêner, j’en ferai autant. »
Le quatrième jour, après le dîner, M. Rodron rassembla son courage et s’écria : « Si on allait au théâtre du Casino ! »
Bien entendu, il n’était pas question d’aller là comme au théâtre. Il fallait prendre cette proposition pour ce qu’elle était : une audacieuse idée de bamboche et de fête… La pièce représentée, les Panasseur l’avaient vue à Paris, vous pensez. Mais il serait piquant de voir l’interprétation. « Ça va être joli ! » dit Mme Panasseur.
Ils allaient là comme des archiducs en gaieté. Ils se mirent en route à pied, oui, à pied : ils étaient en plein dans la folie ! M. Rodron avait été jusqu’à proposer de prendre le tramway, mais on avait jugé tout de même que cela dépassait les bornes.
Chemin faisant, ils se demandaient ce que devaient toucher, par jour, les acteurs de ce tout petit casino… Cinq francs peut-être… M. Panasseur souhaita que ce ne fût que trois francs. Il avait cette idée, d’ailleurs assez juste, que les acteurs payés cher devaient être bons. Mais il était forcé d’admettre, conformément à ses idées de commerçant en articles de luxe — qu’inversement les acteurs payés trop bon marché devaient être mauvais.
Dès l’entrée du théâtre, le prix des places les amusa au delà de toute expression. Pour douze francs, on leur donna toute une avant-scène ! « Ça ne vaut pas la peine de s’en priver », dit judicieusement M. Rodron.
Au théâtre, M. Panasseur, installé dans sa loge, éprouva une certaine gêne en se disant qu’il se commettait dans une salle indigne de lui et qu’il donnait une consécration à une manifestation dramatique de bas étage.
Il regarda le public. C’était un bon public en casquettes de plage. On voyait beaucoup de ces chemises de flanelle à cordelière, si chères aux traditionalistes français.
Le rideau se leva sur un petit décor d’intérieur fort convenable où ne put encore s’exercer la moquerie des châtelains…
La pièce commença. Les mots portaient. Le public rendait bien. Quand le jeune premier comique fit son entrée, il fut salué d’un murmure sympathique. On l’aimait ; on riait avec bonheur à tous ses gestes.
M. Panasseur et ses amis se sentaient en minorité très infime pour critiquer, même au dedans d’eux-mêmes. D’ailleurs, ils subissaient facilement et volontiers l’influence des majorités.
M. Rodron hasarda :
— Il n’est pas mal, ce garçon-là.
D’abord, M. Panasseur ne répondit rien. Il ne pouvait ainsi, d’emblée, accorder son suffrage à un inconnu.
Ce ne fut qu’à la deuxième réflexion de M. Rodron : « Il est assez amusant » qu’il hocha la tête avec indulgence.
Au fond, il était un peu vexé. Quand on a beaucoup travaillé soi-même pour arriver à une position, on tolère difficilement que, dans n’importe quel ordre d’idées, quelqu’un puisse se placer tout de suite, sans stage, à un rang avantageux. Il semblait à M. Panasseur que c’était diminuer d’une façon générale le mérite des situations acquises que de penser qu’on pût les acquérir aussi vite.
Pourtant, après le premier acte, il éprouva un sentiment d’un autre ordre : il était anormal que lui, M. Panasseur, parût ainsi emboîter le pas à M. Rodron qui, positivement, semblait découvrir ce jeune acteur. Aussi dépassa-t-il, dans un « rush » vigoureux, son compagnon. Et quand M. Rodron, presque emballé, se risqua à dire : « Mais c’est un excellent comédien ! » il trouva en face de lui M. Panasseur qui le regardait entre les deux yeux et lui disait impérieusement :
— C’est un garçon extraordinaire. Vous ne vous rendez pas compte de ses qualités.
— Mais je vous assure…, dit M. Rodron.
— Vous verrez ce qu’il fera par la suite et vous m’en direz des nouvelles…
— Mais il me semble que déjà…
— Non, vous ne vous en doutez pas, mon petit Rodron.
Si bien que ce fut M. Panasseur qui, à partir de cet instant, eut la gloire d’avoir inventé le jeune homme en question.
Désormais, les Panasseur ne manquèrent pas une représentation du Casino. Le jeune acteur fut invité au château. A la rentrée, il joua une petite pièce dans une soirée éclatante que donnèrent les Panasseur. Il entra dans un théâtre du boulevard. Pendant deux ans, il ne se mit pas en lumière. Ses protecteurs commençaient à se lasser. Puis un jour il « se tailla » un succès assez vif dans un rôle épisodique. Ce fut un grand jour pour M. Panasseur, qui assistait à la première et qui, à partir de cette date, conçut décidément une haute idée de lui-même.
Ils ont deux fauteuils de balcon, à un des jours d’abonnement. Leur fortune leur donnerait droit à une loge. Mais, n’est-ce pas ? le nombre des loges est limité. Les titulaires ne veulent pas s’en dessaisir. Et ils ont été bien heureux d’avoir leurs deux fauteuils. Il a fallu qu’un ancien ministre s’y employât.
M. Rencoulet n’a pas loin de soixante-dix ans, et sa femme doit avoir dans ces prix-là, plutôt plus que moins. Ils sont petits tous les deux, boulots, avec des têtes bien larges et des yeux bien inoffensifs.
M. Rencoulet possède cinq millions. Il n’a pas d’enfants, pas de neveux, pas d’amis, mais il a des relations : la personne à qui il a vendu très cher son fonds de commerce, le notaire qui a dressé l’acte, son banquier, et l’homme politique avec qui le hasard des affaires l’a mis en rapport.
M. Rencoulet et sa femme sont très assidus à l’abonnement. Il est difficile de voir sur leur visage ce qu’ils pensent de la pièce… Ces larges visages sont tournés vers la scène, et, tout ce qu’on peut dire, c’est que ni M. Rencoulet ni sa femme ne sommeillent.
Il est probable que, les premières fois, ils goûtaient au spectacle une satisfaction béate de gens du peuple, qui se plaisent à n’importe quoi, et qui trouvent tous les acteurs très bons.
Mais, au bout de quelques représentations, ils ont commencé à juger, non pas qu’ils se soient formé des opinions, mais ils en ont acquis en dînant en ville.
Car ils sont invités chez leur notaire, chez leur banquier. On les traite avec beaucoup de déférence. Comme les gens qui les fréquentent ne veulent pas s’avouer la vérité, et se dire qu’ils les fréquentent à cause de leur argent, ils leur ont découvert toutes sortes de qualités. M. Rencoulet parle peu, mais avez-vous remarqué que ce qu’il dit est toujours juste ? Mme Rencoulet est une bonne femme. Certainement elle doit faire beaucoup de bien autour d’elle ; mais elle n’irait pas s’en vanter.
Donc, quand on parle à table du Théâtre-Français, on pose parfois des questions à M. Rencoulet. On lui a demandé par exemple ce qu’il pense de Grand dans Simone, ou de Le Bargy dans les Deux Hommes. Il a répondu quelque chose, et il s’est fait désormais sur Grand, comme sur Le Bargy, comme sur Mlle Piérat, comme sur Louis Delaunay, une opinion arbitraire, mais certaine.
Il traversa, je dois le dire, une période pénible, quand il s’aperçut que le Théâtre-Français pouvait être discuté. Il s’était satisfait, les premiers temps, de cette ancienne et célèbre formule qu’au Français on passe toujours une bonne soirée. Pourquoi cette loi n’est-elle plus en vigueur ? C’était pourtant bien commode pour certains spectateurs que de pouvoir se dire, à l’issue de la représentation : « Nous sommes contents », même si l’on n’avait pas été remué dans les entrailles par le Mariage de Victorine, et si l’on ne s’était réjoui que modérément à l’École des maris.
M. Rencoulet, lorsque sa foi aveugle dans le Théâtre-Français eut été ébranlée par les discussions dont il fut témoin, et même auxquelles il lui sembla qu’il prenait part, M. Rencoulet passa par une phase de trouble, presque d’effroi, à l’idée qu’il faudrait porter un jugement sur les pièces et les artistes du théâtre national, et que ce jugement ne devait pas être immuablement favorable. Mais il s’aperçut, au bout de peu de temps, qu’il était très facile de juger, c’est-à-dire d’adopter une opinion. Il est rare que le spectateur du mardi ou du jeudi ne trouve pas, avant de se rendre au théâtre, une opinion à adopter. Si l’on n’a vu personne en ville, et si l’on n’a lu aucun journal, on rencontre toujours, en arrivant à la Comédie, quelqu’un qui vous renseigne. M. Rencoulet, après avoir installé sa femme, ne manquait jamais d’aller faire un tour dans les couloirs. Il y voyait son notaire, ou son banquier, puis il revenait à son fauteuil et disait à Mme Rencoulet : « On dit que c’est mauvais. »
Il ne leur restait plus dans ce cas, qu’à trouver la pièce mauvaise ; ce qu’ils faisaient consciencieusement. A l’entr’acte, M. Rencoulet joignait le notaire au foyer, et fidèlement lui disait : « C’est bien mauvais », au moment précisément où le notaire allait lui dire : « Hé mais ! dites donc, c’est mieux que je ne croyais ! » Mais il s’arrêtait, impressionné par l’opinion de M. Rencoulet, sans se douter qu’il la lui avait fournie lui-même.
Si, d’aventure, le notaire avait le temps de prononcer sa phrase, c’était à M. Rencoulet d’être influencé et de modifier ses impressions.
Cependant, dans le foyer, l’auteur errait, comme une ombre du Styx. Après l’accueil plutôt frais du public de la générale, après les quelques gros applaudissements de la première, on lui avait dit : « Il faudra voir les abonnés… » Il avait donc attendu fébrilement la fin de l’acte.
— Hé bien, s’était écrié le premier artiste qu’il avait rencontré, croyez-vous que ça marche ce soir ?… Mon mot de sortie, qui n’avait fait aucun effet hier, a très bien porté aujourd’hui.
— Pourtant, dit l’auteur en prêtant l’oreille, il me semble que le baisser de rideau est moins chaud.
— D’ici vous entendez mal : et d’ailleurs les abonnés n’applaudissent pas.
… L’auteur renaît à l’espoir, mais l’un des protagonistes arrive avec une figure longue.
— Durs, durs… Ils sont très durs…
Et, consolateur :
— Ne vous occupez pas de ça, mon cher. Vous avez fait une belle œuvre. Ils peuvent l’accueillir comme ils voudront. Ils ne changeront pas la valeur de votre pièce.
Pendant le deux, l’auteur fait un effort héroïque. Il se rend dans la salle, au fond d’une loge de galerie, de côté. Il regarde les spectateurs…
Peu de temps avant la fin, il revient précipitamment au foyer pour n’être pas aperçu dans les couloirs (non pas qu’il craigne d’être porté en triomphe !)
Oh ! comme l’acte a fait peu d’effet !
Mais, cette fois, le protagoniste est enchanté :
— Vous étiez dans la salle ?
— Oui…
— Eh bien ! croyez-vous que ça portait !
— … Oui, oui…
— Mon cher, si nous avions eu cet effet-là à la générale et à la première, votre pièce faisait deux cent cinquante représentations.
… L’auteur ne sait plus. Malgré les bonnes paroles du protagoniste, il n’oublie pas l’attitude de certains spectateurs… Il s’adresse à quelqu’un de l’administration :
— Vous ne savez pas qui c’est, ce vieux petit gros monsieur, et cette vieille dame qui lui ressemble, au balcon ?… Ils n’ont pas bougé ; ils faisaient une figure effrayante…
— Au balcon, un vieux monsieur et une vieille dame… Ce sont les Rencoulet, l’ancien fondeur, des gens très riches. Il paraît qu’ils sont très contents. Je viens de voir quelqu’un de leurs amis ; ils aiment beaucoup votre pièce.
— Non ?
— Je vous dis qu’ils sont enchantés.
Et la personne de l’administration s’en va à ses affaires, laissant l’auteur tout à la haute idée qu’il se forme de ce M. Rencoulet, une des grandes figures de cette bourgeoisie française, si cultivée, si judicieuse et si fine.
Si tu veux t’amuser, me dit mon ami Jérôme, le secrétaire du Théâtre-Humain, viens donc passer une heure avec moi, dans mon bureau, à regarder et à écouter simplement les gens qui viennent me voir. Je ne dis pas que tu trouveras, dans cette contemplation, un plaisir tumultueux ; mais tu t’amuseras, je te le garantis.
« Je sais très bien pourquoi ils me rendent triste. C’est toujours la même raison : ils veulent des places. Quelques-uns d’entre eux, qui ne sont pas des habitués, me posent la question simplement, banalement, avec un peu de timidité : « Serait-il possible ?… » ou avec une feinte audace…
« Mais ceux-là ne sont pas intéressants. Je leur donne ce qu’ils demandent suivant le succès de la pièce, selon leur tête ou selon mon humeur. Non, ceux que je préfère, ce sont les tapeurs de profession, ceux qui sont obligés de jouer un jeu compliqué, parce qu’on les a à l’œil, parce que ce sont des récidivistes.
« Il y a le bon garçon, tout rond, tout franc, qui s’écrie en entrant, avec une jovialité de mauvais aloi : « Qui est-ce qui vient taper son petit ami ? » A celui-là on répond avec un air de dépit aussi affectueux : « Mon vieux, je suis désolé ; ordre de la direction, aucune faveur aujourd’hui ! » Il faudra qu’il se donne un peu plus de mal et qu’il trouve autre chose. Au fond, il n’a pas été très adroit. Avec sa familiarité accorte, il vous a tout de suite mis à votre aise pour pouvoir refuser.
« Il y a le nonchalant, l’homme très au-dessus des vaines joies du spectacle. Celui-là passait simplement dans le quartier. Il est entré pour me serrer la main. On parle de choses et d’autres. Assis au fond d’un grand fauteuil de velours (riche épave d’une pièce mondaine que nous avons jouée quatre soirs !), il me raconte les histoires les plus infamantes qu’il a pu trouver. Pour obtenir un coupon de deux fauteuils, il n’hésite pas à couvrir d’opprobre un certain nombre de ses contemporains. Il fait entendre à tout instant un rire exagéré. Puis tout à coup :
« — Vous faites de l’argent en ce moment ?
« — Pas mécontents.
« — Vous donnez tout de même des places ? »
« On se laisse aller à lui dire :
« — Pour vous !
« — Oh ! bien, alors ! je viendrai vous demander cela un de ces jours… Voyons ! quand pourrais-je y aller ? Demain et les sept ou huit jours suivants, je ne suis pas libre… Mais, au fait, il y a ce soir ! Je n’ai rien à faire, ce soir ?… Non, rien… Pouvez-vous me donner quelque chose pour ce soir ? »
« Il est dans mon bureau depuis si longtemps que je n’ose lui refuser. Je lui délivre son coupon… Il le prend sans précipitation, il le met dans son portefeuille, puis tâche de ne pas s’en aller trop tôt. Quand il sera levé après m’avoir dit mille choses agréables, il semblera se rappeler soudain la conséquence, évidemment imprévue et accessoire, de sa visite : « Merci pour les billets ! »
« Le tapeur triste, charmante variété ! C’est l’homme qui n’a que des déboires, des chagrins, voire des douleurs morales… Il s’assoit d’un air accablé. Il semble qu’une neurasthénie implacable l’accule au suicide. Comment ne désirerais-je pas, de toutes mes forces, consoler, distraire ce pauvre homme en détresse ?
« Nous avons joué, l’année dernière, une pièce un peu fantastique, où l’on conduisait les enfants. J’ai reçu une trentaine de lettres d’enfants de tapeurs, de petits enfants mendiants dressés par leurs pères.
« J’ai connu un tapeur émérite, un champion, qui, lui, jouait de toutes les cordes : la joie ingénue du gentil gros garçon dont vous pouvez, avec un billet, faire un heureux ; la passion d’un affamé d’art, qui a besoin de vibrer, et à qui l’on se doit de procurer les nobles bonheurs qui sont nécessaires à sa vie intellectuelle !
« Ce tapeur m’avait déjà fait tous les coups de son répertoire. Il me parlait de ses parents de province. La province, sans relâche, lui envoyait une famille intarissable, dont tous les membres adoraient le théâtre.
« Il lui semblait que j’étais uniquement destiné à m’occuper de lui. Je n’avais pas d’autres fonctions. On m’avait placé là pour sa plus grande commodité, et le plus grand agrément des siens.
« Quand il eut épuisé toute ma bonne volonté, il s’attaqua à l’auteur, à qui il écrivit des lettres enthousiastes sur sa pièce. Ça donne toujours quelque chose. Mais il eut le tort de se montrer trop vite conquis. Ses louanges ne portèrent plus, et l’illustre écrivain finit par l’envoyer promener.
« Alors, il entreprit un haut personnage dont il n’avait jamais osé affronter la sévérité légendaire, le patron lui-même ! Le patron marcha deux ou trois fois. On lui servit les parents de province, la dette de reconnaissance à payer à un bienfaiteur, les deux petits fiancés qui seraient si ravis d’aller au théâtre ! Le patron donnait les places, parce qu’il ne savait pas au juste à qui il avait affaire. Ce fut par hasard seulement que nous eûmes l’occasion de parler du bonhomme. Le patron, enfin éclairé, se mit à le regarder d’un œil méfiant. Mais ce patron, avec son air à tout casser, est un homme timide, qui ne sait pas refuser…
Cependant, ce champion du tapage était capable de lasser les volontés les meilleures. Encore deux ou trois fois, et le patron ne marcha plus.
« Mon individu parvint un jour, malgré les consignes, à forcer la porte directoriale.
— Comment, c’est vous !
— C’est moi. Oui, je vous ai déjà demandé trop de places, cette année ; je m’en rends compte… Aujourd’hui, c’est une affaire très grave qui m’amène. Il faut, ou que vous me prêtiez une somme de quatre mille francs ou que vous me donniez une loge de six places. L’offre de cette loge me permettra d’emprunter la somme. Je pense que vous n’hésitez pas et que vous préférez me signer le coupon ?… »
« Il disait cela gentiment, comme s’il eût consenti une commutation de peine en faveur du malheureux directeur.
« Mais lui, cette fois, ne perdit pas la tête.
— Mon ami, il m’est impossible, vous vous en doutez, de vous prêter la somme en question… Tout mon argent est placé, et je n’ai aucune espèce de fonds disponibles… D’autre part, en raison du succès de ma pièce, je ne puis donner, en ce moment, un seul billet de faveur. Toutefois, pour vous obliger, je vais vous prêter trois louis, avec lesquels vous passerez tout à l’heure au bureau, où vous retiendrez une loge de six places…
« Et, ce qui est beau, c’est qu’on ne l’a plus revu. Bien entendu, il n’a pas pris la loge à la location. Mais je le soupçonne de m’avoir fait demander, une demi-heure plus tard, sous un nom supposé, une autre loge de faveur où il a envoyé tout son monde.
« Le patron pensait que soixante francs, ce n’était pas cher pour être débarrassé d’un tel homme. D’ailleurs, il eut l’heureuse chance de tomber sur un individu un peu gêné. Bien souvent, le tapeur de billets n’est ni gêné, ni avare. L’important pour lui, ce n’est pas d’économiser de l’argent, c’est d’avoir des billets. Aime-t-il même le théâtre ? Ce n’est pas sûr… Il aime les billets. »
On cherche en ce moment des moyens énergiques pour reconstituer dans nos forêts une race presque disparue : il s’agit du payant, dont l’espèce est menacée d’être détruite par d’autres individus envahissants, désignés elliptiquement sous le nom de « faveurs ».
Ne parlons pas ici du payant d’importation, le provincial et l’étranger, le seul gibier qui, depuis nombre d’années, alimentait notre marché théâtral.
Mais j’ai connu dans ma jeunesse un « payant » parisien, timide, inquiet, aboulique…
— Madame, avez-vous quatre places, à côté l’une de l’autre… pour demain soir ?
— A l’orchestre ?
— A l’orchestre ou au balcon… mais au balcon de face… Je ne tiens pas au premier rang.
— … Voyons… En tout cas, nous n’avons rien au premier rang de balcon…, et dans les autres rangs de face… rien non plus. A l’orchestre, je n’aurais que quatre fauteuils tout au fond. Mais pourquoi ne prendriez-vous pas une loge ? Le 47 de face, par exemple. Elle est très bonne.
— Combien de places ?
— Six, à douze francs.
— Pas moyen d’en avoir quatre ?
— Nous n’avons pas le droit… Cependant, par exception…
— Mais si j’avais quatre places dans cette loge, nous ne serions pas sûrs d’être seuls !
— Ah ! dame ! ça dépendra… En ce moment, nous avons beaucoup de monde… Prenez donc la loge tout entière !
— Soixante-douze francs pour quatre places, ça fait dix-huit francs par personne… Ce n’est pas possible !
— J’ai encore la loge 24, de côté. Elle est de trois places. Je vous donnerai le balcon 78, tout devant.
— … Ce n’est pas pratique ! Et voit-on bien dans cette loge de côté ?
— Dame ! les deux personnes devant ne seront pas mal. Mais sûr et certain que la personne derrière sera forcée de se tenir debout…
— … La personne derrière, ce sera moi… Mais enfin…
— Et puis, vous pourriez laisser un autre monsieur dans la loge, et prendre le balcon ?
— Peut-être. Si je vous demandais de me garder les places une demi-heure ? Je voudrais consulter ces dames.
— Une demi-heure juste.
— Dans une demi-heure, je reviens.
Le payant s’éloigne, torturé par l’indécision. Ce n’est pas « ces dames » qu’il va consulter. C’est son propre cœur anxieux.
Quel parti prendra-t-il ?
Rentrer chez lui, dire à sa femme : « Je n’ai pas de places ! » A sa femme ! Impossible !…
Prendre la loge de côté et le balcon isolé… Quelles complications !
Si c’est lui qui va au balcon, sa femme, par principe, lui fera la tête. Elle ne fait rien de son mari ; mais elle veut l’avoir auprès d’elle, à sa disposition.
Prendre quatre places dans la loge de six, et trouver deux dames étrangères installées aux places de devant…
Se payer la loge entière, et dire à sa femme qu’on n’a payé que quatre places… Mais l’autorité féminine exerce un contrôle si minutieux sur les fonds de la communauté !… Et puis, on n’a pas le droit, quand on aura peut-être un jour des enfants, de dépenser soixante-douze francs pour quatre places.
Les marchands de billets… Notre payant timoré a peur des marchands de billets…
Le payant que j’ai connu était un homme bien malheureux.
Mais j’ai connu aussi des « faveurs » très tourmentés.
Le sieur T… et sa femme, pourvus d’une belle fortune, adorent le théâtre. Ils voudraient courir sans tarder aux pièces nouvelles, et s’en repaître avidement… Malheureusement pour eux, ils connaissent des journalistes. Et comme ces journalistes leur ont donné plusieurs fois des billets, le sieur T… et sa femme n’osent plus acheter de places de théâtre.
Ils ne sont pas avares et ils estiment que vingt ou trente francs pour une bonne soirée, ce n’est pas trop cher. Mais comment dépenser vingt ou trente francs pour un plaisir qu’on peut avoir à l’œil ?
Alors, ils vont au théâtre à la cinquantième ou à la cent cinquantième, selon le succès ; la salle est à moitié vide, et, souvent, deux ou trois des protagonistes ont lâché leur rôle…
En outre, le « faveur » souffre de la crainte d’être mal placé.
— As-tu reçu les deux places ?
— Il m’a envoyé sa carte : Prière de placer deux personnes…
Deux personnes… Deux anonymes… Deux humbles et quelconques unités !
— Je ne vais plus au théâtre dans ces conditions-là ! dit la dame. La dernière fois, ils nous ont donné un fauteuil et un strapontin. Qu’il nous envoie deux places numérotées !…
— Il y consentira peut-être. Mais il nous les donnera mauvaises, pour nous faire croire que les premiers rangs sont pris… Je vais me mettre en habit, toi en décolleté. Ils nous placeront dans une avant-scène.
Les « faveurs » finissent par être plus exigeants que les payants. Et ça se comprend. On leur fait une politesse : il faut qu’elle soit complète. Le payant, lui, fait une affaire. Qu’il se défende ! Si on lui colle une mauvaise place, tant pis pour lui !
D’ailleurs, les payants (qui sont des êtres humains… après tout), les payants ne veulent pas se dire qu’ils ont fait une mauvaise affaire. Ils font leur possible pour être contents, heureux, et manifester leur joie. Ils paient, donc ils chanteront !
Il existe une variété sauvage de « payants », très différente du payant vulgaire, domestique et résigné. Nous voulons parler du payant occasionnel, ce « faveur » qui s’est vu dans l’obligation de conduire un soir déterminé, à un théâtre donné, soit une dame qu’il veut conquérir, soit un monsieur qu’il veut rouler. Il a donc pris ses places au bureau. Soyez tranquille, il le répétera plusieurs fois dans la soirée.
Il se dédommage enfin de la longue contrainte où l’a réduit sa condition de « faveur ».
D’ordinaire, c’est à voix basse qu’il est obligé de « chiner » le spectacle… Et, quand le rideau tarde à se lever, c’est avec précaution qu’il ajoute le bruit de ses pieds aux autres bruits de pieds réclamant « des lampions », en cadence : tout en frappant sournoisement le sol, il continue à parler à sa voisine de l’air le plus détaché…
Aujourd’hui, il se rattrape : la foule impatiente n’a pas de plus enragé meneur. Et si quelqu’un siffle, ne cherchez pas : c’est le payant occasionnel. Il tient à profiter de tous les droits que, pour une fois, il a achetés en entrant…
Dieu m’a permis, un soir de ma vie, d’assister à la confusion d’un payant orgueilleux, insolent, despotique.
C’était dans un petit théâtre, alors en pleine vogue. Le samedi, on refusait du monde.
Ce samedi, le payant en question, qui avait installé une dame dans une loge, était redescendu au contrôle pour se plaindre de je ne sais pas quoi, et empoignait le contrôleur dans des termes qui, proférés à l’adresse du pain pourri lui-même, eussent paru exagérés.
Les contrôleurs ne s’en inquiétaient que très peu. Leur contrôle était assiégé ; ils avaient autre chose à faire qu’à répondre… Le monsieur, comme manifestation suprême, posa son coupon sur le comptoir, et s’écria : « Mon argent ! Je veux mon argent ! »
Il savait fort bien que ce n’est conforme ni au droit ni à l’usage, et que, sauf dans des cas tout à fait graves, on ne reprend pas les coupons délivrés.
Mais il y avait ce soir-là tellement de monde que l’administrateur, présent au contrôle, saisit avec empressement le billet, qu’il rendit à la buraliste, en lui disant froidement :
— Remboursez monsieur !
Et, séance tenante, le coupon fut revendu à d’autres clients.
… Le monsieur, déconfit, dut empocher son argent… puis remonter, comme un calvaire, l’escalier des loges, pour aller chercher sa femme… On les vit revenir tous deux quelques minutes après, et tout le monde sentit que ce qu’avaient « pris » les contrôleurs n’était rien certainement auprès de ce qu’allait prendre le monsieur, qui, pour le moment, descendait aux côtés de sa compagne, toute pâle, silencieuse et terrible comme le Silence.
J’aime arriver de bonne heure au théâtre, et m’installer à ma place au moment où la salle est vide, de façon à voir venir les spectateurs un à un, et surtout pour ne pas manquer l’entrée d’un personnage entre tous sympathique, le monsieur qui accompagne une dame à grand chapeau.
… D’ordinaire, il la laisse pénétrer toute seule dans la salle afin d’assister le moins possible à l’effet de cette entrée, au moment où le regard des spectateurs avoisinants se lève vers le monument de plumes. Quand le monsieur entre à son tour, sa figure pâle est d’un calme effrayant. Il a l’air de ne pas penser du tout à ce chapeau énorme. Il est d’une grande politesse avec les gens qu’il dérange, mais c’est uniquement parce qu’il les dérange en passant.
Puis, la dame installée, le monsieur s’assoit à côté d’elle, l’air plus digne et plus calme que jamais. Il s’efforce de ne point bouger, pour ne pas gêner le spectateur qui se trouve derrière lui. On peut être sûr que sa tenue, au spectacle, sera des plus correctes, qu’il applaudira gentiment, sans exagération, et qu’il écoutera la pièce avec une attention scrupuleuse. En attendant que le rideau se lève, il a ouvert son programme et s’y plonge tout au fond… Pour rien au monde, il ne voudrait jeter un regard derrière lui, et voir ce cortège assis, mais plein de haine…
A un moment donné, la dame se penche légèrement pour lui parler ; tout l’énorme écran parcourt un arc de cercle inquiétant… Le monsieur avance l’oreille ; peut-être n’est-il pas fâché que les gens qui murmurent puissent le croire un peu sourd…
Ce n’est pas la première sortie du grand chapeau. Le monsieur est un résigné. Il a dit, au moment du départ : « Tu mets ce chapeau-là ? » — « Oui, hé bien ? » — « Hé bien, rien… » — « Est-ce que ça te gêne ? » — « Non, non. » — « Si ça te gêne, il faudrait le dire. »
Il n’a rien dit. Ou bien s’est-il rendu compte que ses protestations étaient inutiles, ou bien n’a-t-il pas su ce qu’il aurait fallu dire. Et même, s’il l’avait su, il n’aurait pas protesté davantage, car c’eût été long, on serait arrivé en retard au spectacle, et on aurait dérangé tout un rang. Il n’eût plus manqué que cela !
Voici une anecdote absolument authentique. C’était au Théâtre-Antoine, à la première d’Anna Karénine. Regagnant ma place à la fin d’un entr’acte, je la vis occupée par une dame à grand chapeau, qui s’était trompée d’un fauteuil. Je lui fis remarquer son erreur.
— Oui, dit à haute voix une autre dame, placée à un rang derrière, madame n’est pas à sa place. Et c’est fort heureux pour ma petite fille, qui n’aurait absolument rien vu derrière ce chapeau… Je ne comprends pas qu’on vienne au théâtre avec des chapeaux pareils…
La dame au grand chapeau jeta les yeux derrière elle, regarda un instant la petite fille, et trouva cette justification admirable :
— Anna Karénine n’est pas une pièce pour les enfants…
Moi, je pensai que cette dame était très gentille de donner au moins cette explication. Il est probable que si le monsieur de la dame au grand chapeau avait fait des observations à la compagne de sa vie, elle ne lui aurait rien répondu du tout. La grande supériorité des femmes sur les hommes, c’est que les hommes ont beaucoup de choses à leur dire, et qu’elles n’ont rien à leur répondre.
Le monsieur se fût lancé dans des argumentations abondantes et pauvres. Qu’est-ce que peut faire un misérable être civilisé, avec sa chétive raison humaine, contre une splendide princesse sauvage, qui se met des plumes sur la tête ?
Gêner dix personnes, leur gâter un plaisir auquel elles ont rêvé depuis plusieurs jours, voilà ce qu’un homme au faible cœur ne peut pas supporter. Mais une femme n’a pas à s’occuper de cela ; ce qu’elle fait s’appellerait pour un homme de la goujaterie ; pour elle, ce sont « les droits de la beauté ».
Il y a des milliers d’années que les hommes ont la responsabilité de leurs actes. La peur des coups qu’a raillée Courteline, la bienfaisante « peur des coups » leur a appris à se soucier du bien-être d’autrui. Que ce soit pour ce vil motif ou pour des raisons plus nobles, il est incontestable que les hommes sont mieux élevés que les femmes.
Au théâtre, ils ne prennent pas un plaisir complet, s’ils sentent que ce plaisir n’est pas partagé par tout le monde. Plus d’un anticlérical farouche est gêné, dans une salle de spectacle, s’il entend dire du mal des curés. Il est gêné parce que ça gêne les autres. Il n’est pas là pour discuter, mais pour s’amuser, et pour sentir qu’on s’amuse autour de lui.
Dans une loge, il est souvent moins désagréable d’être à la mauvaise place, tout au fond, que d’être devant, et d’avoir derrière soi quelqu’un qui ne voit pas bien. Mais les dames, elles, trônent superbement et sans remords aux meilleures places. Et les messieurs des loges supportent alors qu’elles aient de grands chapeaux, puisqu’elles ne gênent qu’eux…
Tels sont les propos que ce philosophe de mes amis se tenait à lui-même, et qu’il adressait, de loin et mentalement, à cette dame au grand chapeau.
Il faut dire que ce philosophe, ce soir-là, était venu tout seul au théâtre. Aussi faisait-il le malin.
Percy Smith était, à Newmarket, un jockey de troisième ordre. Il gagnait par an une quinzaine de courses, dont un certain nombre de handicaps. Pouvant monter à sept stones, ce qui est un petit poids pour un homme fait, il avait un sérieux avantage, en course, sur des jockeys enfants.
Dockmaster partit grand favori dans le Lincolnshire. Son propriétaire, le capitaine Howell, l’avait confié à Percy Smith. Le cheval fit une si mauvaise course que Percy fut appelé devant les commissaires. Il s’expliqua mal, et on lui retira sa licence de jockey.
Percy Smith dut s’expatrier. Il emportait, dit-on, un petit matelas de banknotes, dont l’avaient pourvu quelques gros bookmakers, que la victoire de Dockmaster eût désobligés. Percy Smith vint s’établir à Paris et fréquenter les courses, où il exerça un vague petit métier de donneur de pronostics. Il pariait aussi quelquefois.
En dehors de quelques lads anglais, qu’il rencontrait sur les champs de courses, Percy, à Paris, n’avait aucune relation. Depuis six ans qu’il s’était installé à l’étage le plus élevé d’un modeste hôtel garni de la rue Saint-Honoré, il n’avait pas appris un seul mot de français. Était-ce par timidité, par sauvagerie, par britannisme irréductible ? Il payait sa note régulièrement le samedi soir, donnait un pourboire à la bonne. Si, au restaurant, un client de passage lui adressait la parole, il hochait toujours la tête. On se lassait de cette réponse identique et l’on n’insistait plus.
Percy Smith était petit, mince, très cuit de visage, imberbe, le nez pointu, la bouche toujours ouverte. Il portait un petit chapeau marron, et un vêtement de même couleur. Par les temps très froids, il sortait un très long pardessus vert.
Percy Smith était un habitué du Théâtre-Français.
On ne sait pas au juste pourquoi il y vint la première fois.
Peut-être avait-il simplement passé devant. Peut-être avait-il appris par un Anglais que c’était le plus fameux théâtre de Paris.
Un soir, il se présenta au guichet, regarda, sans y rien comprendre, le prix des places, lut tant bien que mal les mots : avant-scène de balcon. Il les répéta, en les déformant, à la préposée, et déposa un billet de cent francs sous le guichet. La buraliste lui rendit trois pièces d’or, lui donna le coupon de l’avant-scène B, qu’il exhiba sur sa route à quatre ou cinq contrôleurs et ouvreuses. Il finit par s’installer tout seul dans une des avant-scènes de droite, qui font face à celle de M. Fallières.
On jouait ce soir-là Jean Baudry, d’Auguste Vacquerie. Percy Smith suivit la pièce dans le plus profond recueillement et s’en alla à minuit, très content de sa soirée. Il avait été un peu étonné tout de même qu’on ne lui eût pas rendu davantage sur son billet de cent francs.
Il finit par apprendre et par retenir ces mots : meilleur marché, qu’il prononçait : méa mâtché.
La seconde fois qu’il se rendit au Théâtre-Français, il s’approcha du premier bureau, et prononça sa phrase : « Méa mâtché. »
Un sergent de ville obligeant le conduisit au deuxième bureau ; on lui rendit, cette fois, sur son billet de cent francs, une grande quantité de monnaie d’or et d’argent.
Quand il parvint tout au haut du théâtre, il s’aperçut qu’il était très mal placé. Le premier acte du Marquis de Villemer commençait. Il attendit le baisser du rideau, s’approcha d’une ouvreuse, à qui il raconta toutes sortes de choses en anglais ; il en raconta encore davantage à l’inspecteur à qui on le conduisit… Au contrôle, il fut intarissable. Enfin il remit un billet de cent francs à un monsieur en habit, qui lui rapporta un coupon de fauteuil d’orchestre, avec une quantité de monnaie encore très considérable.
Aux fauteuils d’orchestre, Percy Smith se sentit tout malheureux et égaré. Il passait devant des gens assis en balbutiant : « Sorry, sorry… » Puis des gens passèrent devant lui, en lui disant : « Pardon ! pardon !… » ce qui le remplissait de confusion. Un vieux monsieur, placé à sa droite, se mit à lui parler. Percy Smith le regarda avec effarement… Il aurait bien voulu s’en aller. Mais la toile s’était levée sur le second acte, et Percy Smith, contracté d’attention, essaya de suivre les obscurs démêlés de Mlle de Saint-Genex, de Diane de Xaintrailles et du brillant duc d’Aléria.
Au baisser du rideau, il n’osa pas quitter sa place, mais pendant le troisième acte, son voisin de gauche lui ayant adressé la parole, il décida qu’à l’entr’acte il se rendrait encore au contrôle et tâcherait de se faire donner l’avant-scène de droite, celle qui n’est pas tout près de la scène, et qui n’avait pas, ce soir-là, trouvé d’amateur.
Il remit un billet de cent francs au contrôle. Cette fois-ci, on lui rendit beaucoup moins de monnaie. Et il eut la satisfaction d’assister, à sa place favorite, à la fin de la pièce.
Il ne manqua pas de retenir la lettre inscrite sur la porte de l’avant-scène, apprit comme il fallait prononcer B. Désormais, il demanda au bureau l’avant-scène B. Quand elle n’était pas libre, il s’en allait. Et il revenait un autre soir, sans jamais, d’ailleurs, consulter l’affiche.
Au milieu de la soirée, il lui arrivait toujours d’avoir soif. Il n’osait pas aller au buffet, et aucun des bars qu’il connaissait n’était assez près du théâtre. Alors, il se rendait sur le terre-plein, près du bureau des omnibus, et mêlait à un gobelet d’eau de la wallace une petite topette de brandy, qu’il avait apportée dans sa poche.
On l’appelait le colonel, et chose extraordinaire, il était vraiment colonel.
Je le vis pour la première fois pendant une des représentations de ma pièce : Une Famille d’albinos. Il était debout à l’entrée du petit foyer des artistes. Il tenait son chapeau melon à la main. Il avait un visage bien rouge, sympathique et un peu vulgaire, une belle moustache grise, et au revers de son veston de gros drap, une large rosette de la légion d’honneur.
— Bonjour, notre auteur, me dit une petite femme blonde, extrêmement digne d’intérêt. (Elle était engagée pour apporter des lettres sur des plateaux, aux appointements de cent cinquante francs par mois, sur lesquels il lui fallait prélever l’entretien de sa vieille mère, de deux petits enfants et d’une auto de 45 chevaux.)
— Quel est ce monsieur ?
— Vous ne l’avez jamais vu ? C’est le colonel… l’ami de Tavillon…
Octavie Tavillon jouait dans ma pièce un gentil petit rôle bien placé, avec quelques aimables répliques à chaque acte.
— Elle est en scène pour le moment ?
— Oui, et le colonel attend qu’elle soit sortie ; il remontera avec elle dans sa loge, et il redescendra tout à l’heure pour son entrée du deux. D’habitude, il se tient derrière le décor ; il regarde Tavillon par une petite rainure, entre deux châssis. Aujourd’hui il n’ose pas, parce que le patron est là. L’autre jour, figurez-vous qu’il était en train de regarder comme ça sur la scène, quand le patron est arrivé. Le colonel a eu l’air encore plus rouge qu’à son ordinaire. Il a dit tout de suite bonjour au patron, et lui a fait toutes sortes de compliments, en lui disant ceci et cela : « Ah ! Monsieur ! que vous avez un beau théâtre !… Et que la pièce fait d’effet ce soir !… » Vous ne pouvez pas vous imaginer ce qu’il est poli avec l’un et avec l’autre ! Et complimenteur ! Il félicite tout le monde, le régisseur, les machinistes, les accessoiristes. Il n’y a qu’avec les artistes, les dames du moins, qu’il se montre un peu froid. Je sais pourquoi. C’est que Tavillon l’a à l’œil, et pas qu’un peu ! Ainsi je m’en suis bien aperçue l’autre jour… Il me rencontre dans l’escalier et me demande comment ça va, me sert un petit compliment. Mais Tavillon est arrivée sur le palier de l’escalier ; mon colonel m’a quittée tout de suite sans me dire au revoir ni bonsoir… Allez donc ce soir dans la loge de Tavillon. Elle va vous présenter tous les deux. Vous verrez comme il est avec elle…
Je déteste avoir, ou avouer, ces petites curiosités. Et si j’entrai à l’entr’acte suivant dans la loge d’Octavie Tavillon, ce fut simplement parce que je passais devant. Le colonel était assis en face d’elle. Il tenait dans chaque main un chichi qu’Octavie faisait bouffer. Il se leva pour la cérémonie de la présentation. Il voulut à toute force me donner sa chaise, les autres sièges étant encombrés de diverses robes. Puis il me fit des compliments sur ma pièce… J’appris d’ailleurs plus tard qu’il ne l’avait jamais vue. Octavie ne tolérait pas qu’il allât dans la salle. Mais il connaissait par cœur les scènes de son amie, qu’il lui avait fait répéter d’abord, et qu’il suivait chaque soir de l’extérieur du décor.
La conversation languissait un peu entre nous. Heureusement on vint annoncer que le trois allait commencer. Octavie et le colonel descendirent ensemble. Quelques instants plus tard, je le retrouvai, lui, à l’entrée du foyer, bousculé par les accessoiristes et les machinistes.
Octavie sortait de scène pour y revenir l’instant d’après. Elle eut le temps d’aller jusqu’au colonel et de lui donner un ordre bref. Le colonel partit rapidement.
Et comme dix minutes après je descendais moi-même l’escalier pour sortir du théâtre, je rencontrai l’officier supérieur qui remontait, tenant d’une main un petit pot de lait et de l’autre main un verre et une cuiller… Il parut un peu embarrassé en me voyant…
— Oui, me dit-il, le directeur ne veut plus voir circuler de garçon de café dans les couloirs des loges. Mais comme cette jeune femme a soif et qu’elle ne peut pas attendre la sortie du théâtre… Alors, n’est-ce pas ? Il faut bien lui chercher de temps en temps un grog ou une orangeade…
A quelque temps de là, je déjeunai avec un de mes bons camarades, un capitaine d’infanterie, en garnison dans une ville de l’Est. C’est un garçon fort intelligent, et j’ai dans son jugement une très grande confiance.
Je regardai sur son col de tunique le numéro de son régiment. N’était-ce pas le régiment du colonel en question ? Hé ! oui ; c’était bien cela…
— Ton colonel, lui dis-je, c’est bien, monsieur…
Il me le nomma.
— Tu le connais ? me demanda-t-il.
— Oui, un peu… vaguement… Et toi, qu’est-ce que tu penses de lui ?
— C’est un homme tout à fait remarquable, d’une grande science, d’une grande intelligence qui a une tenue parfaite, d’excellentes idées sur la discipline, qui conduit admirablement son régiment… Ah ! il n’y a pas à dire, c’est quelqu’un… C’est un homme !
Et satisfait de cette phrase, qui, pour moi, du moins, n’était certes pas dénuée de quelque autre sens, il répéta à plusieurs reprises :
— C’est un homme… C’est un homme…
Le garçon ouvrit une porte à tambour, et je me trouvai en présence du directeur de la Scène-Moderne, le nouveau théâtre de deux mille places que l’on venait d’édifier. En apercevant à son bureau celui que les communiqués appelaient M. de Nathaniel, je poussai un cri de surprise. Car j’avais devant moi un de mes camarades de jeunesse, Paul Pierre, le courtier en vins. Nous nous étions connus dans la ville de province où j’habitais. Paul Pierre, qui n’était pas du pays, mais qui y venait très souvent pour ses affaires, s’était fait admettre au Club Athlétique, dont je faisais partie. Ce Club Athlétique, très prospère, comprenait en plus d’une douzaine de canotiers et de gymnastes, trois ou quatre cents fonctionnaires et négociants de la ville, que réunissait une commune horreur des exercices violents.
C’est là que nous procédions chaque jour à deux parties de whist, celle du pousse-café, de une heure à trois heures, et celle de l’apéritif de cinq heures et demie à sept heures. Chaque équipe de whist comprenait un négociant et deux fonctionnaires, ou bien un fonctionnaire et deux négociants. De cette façon, les fonctionnaires, qui devaient se rendre à leur bureau à deux heures, sacrifiaient une heure de travail aux négociants, qui, en retour expédiaient leurs affaires à la fin de la journée, pour ne pas manquer la deuxième partie. Toutes ces concessions s’accompagnaient de petits remords agréables.
Paul Pierre était un garçon de large carrure et de belle faconde, que j’aimais assez, parce qu’il avait pour moi une certaine déférence, due à ce fait que je préparais à ce moment un examen à la Faculté. Car cet homme d’attaque, qui aurait tapé sur le ventre du pape, et regardé l’Empereur allemand dans le blanc des yeux, avait le plus humble respect des titres universitaires.
… Je le retrouvais très semblable à l’ancien lui-même, simplement poudré de gris, par les quinze ou vingt années qui s’étaient écoulées. Il était peut-être un peu moins sonore qu’au temps jadis. Mais il paraissait, par contre, encore plus « assis », plus sûr de lui.
— Vous ne vous attendiez guère à me voir dans ce cabinet, et sous le nom de M. de Nathaniel ? Baron de Nathaniel, s’il vous plaît ! C’est le titre d’un de mes oncles d’Autriche, qui me l’a légué avec sa fortune. Une fortune pas colossale, et assez difficile à réaliser, mais quelque chose de gentil tout de même… Enfin, je vous raconterai ça un autre jour. Ce que je veux vous dire aujourd’hui, c’est que je compte bien sur une pièce de vous pour la Scène-Moderne… Oui, une comédie très facile à monter pour le début de la prochaine saison…
— Je croyais que votre théâtre était consacré corps et âme au drame lyrique, à grande mise en scène ?
— Oui, mon cher, et nous en montons un de votre confrère Enguerrand Durand. C’est un très beau drame. Vous savez que j’ai toujours été un passionné de poésie. Et ma première idée, quand un groupe d’amis est venu me proposer la Scène-Moderne, mon idée immédiate a été de monter un drame en vers. Ah ! mon vieux ! je ne savais pas dans quoi je m’embarquais ! Certes la pièce d’Enguerrand Durand est une très belle œuvre, pour laquelle j’ai eu, un moment, une grande admiration. Je commence à m’y habituer maintenant, parce qu’à force de travailler après ça, de lire et de relire le manuscrit, je vois tout de même à peu près comment c’est fait…
… Mon ami ! je savais que ça coûtait quelque chose pour monter une pièce convenablement, et j’étais prêt à tous les sacrifices. Mais je suis tombé sur le poète le plus cher de l’époque ! Vous n’avez aucune idée du prix auquel ressortent, l’un dans l’autre, cent vers de M. Enguerrand Durand…
… D’abord, c’est un gaillard qui tient à rimer richement. Et, quand il lui faut une rime riche, il va la chercher n’importe où. Dans la scène de réception du duc de Florence, comme il lui fallait une rime à « rite », il a fait venir un « archimandrite », que l’on salue à la fin d’un vers. Je ne sais pas ce que cet archimandrite vient faire là. Il passe dans le fond du théâtre, et on ne le revoit plus… le temps de montrer son costume, un costume de quatre cent vingt francs.
… Au deuxième acte, la scène se passe chez un bourgeois vénitien parvenu. Mon cher, vous me croirez si vous voulez, mais le parvenu, avec sa manie d’éblouir, le parvenu est horriblement cher pour les directeurs. A la rigueur, un prince, un archiduc peut se loger simplement, avec une noble simplicité. Tandis que, dans notre pièce, le parvenu « vit dans un faste étincelant ». C’est ce que l’auteur a écrit froidement dans ses indications de scène. Il le fait manger dans de la vaisselle plate. Ça, je m’en fiche, parce qu’au théâtre la vaisselle plate n’a pas besoin d’être en or poinçonné ; mais, comme il lui fallait une rime à « vaisselle plate », il s’est appuyé un tapis de velours écarlate. Et pour ça, il n’y a pas moyen de tricher. A Paris, quand on parle de velours, il faut que ça soit du velours. J’ajoute que ce tapis a quelque chose comme dimensions, car Enguerrand ayant besoin d’une rime à « bénitiers », m’a collé une table où l’on sert des « bœufs entiers ».
… C’est un bonhomme que j’admire, c’est entendu. Mais je trouve qu’il se laisse entraîner un peu loin par la rime. Et si ce n’était encore que par la rime !
… Au premier acte, il est question d’un prince qui s’amène avec ses valets. Je n’ai rien à dire à ça. Un prince qui entrerait tout seul, ce serait un peu miteux. Mais, on lui aurait donné quatre valets, mettons six valets, c’était déjà assez confortable. Savez-vous combien Enguerrand lui en a collé ? Quatorze, pas un de moins ! Et tout ça parce qu’il fait dire à un personnage :
et le vers n’aurait plus marché s’il y en avait eu moins. Il ne s’en est pas caché… Il me fallait, m’a-t-il dit, le chiffre de quatorze ; c’est le plus petit chiffre de trois syllabes que j’ai pu trouver. J’aurais pu mettre : vingt-quatre, qui faisait mieux… mais j’ai voulu aller à l’économie.
Quatorze valets à deux francs pièce par soirée, ce n’est pas ça qui me chiffonne. Ça remplit la scène. Mais c’est quatorze costumes en drap bleu ciel qu’il a décrits avec soin, et il ne nous fait pas grâce d’un galon.
… Enfin, mon vieux, qu’est-ce que vous voulez ? Je suis un passionné du lyrisme, c’est entendu. Je suis le servant des poètes. Mais qu’ils y mettent un peu du leur. Qu’ils se donnent un peu de coton pour serrer leurs vers, et ne pas me coller des chevilles, qui, au bas mot, l’une dans l’autre, me reviennent à quinze ou vingt louis. »
J’ai lu, me dit Gédéon, ton article de l’autre jour sur le drame en vers. Et ce directeur qui se plaignait de payer si cher les réalisations de rimes riches, je ne l’ai pas trouvé si ridicule…
… Moi qui suis un vieux vaudevilliste, j’aime un beau poème au delà de toute expression. Je trouve qu’il n’y a rien au monde de plus admirable qu’une belle idée, exprimée d’une façon nouvelle et sur un rythme imprévu… Oui, l’accouplement, le mariage parfait d’une idée et d’un verbe, au son d’une musique spéciale…
… Hélas ! dans combien de poèmes trouve-t-on ces conditions réunies ! Il y a des poètes qui expriment leurs idées avec de jolies images. Mais la musique qu’ils nous font entendre n’est pas précisément nouvelle. Ce sont des réminiscences inconscientes d’autres poètes. D’ailleurs le public goûte avec plus de plaisir ces sensations retrouvées. Et les écrivains qui recherchent avant tout le succès immédiat n’ont qu’à se laisser aller à leur penchant : de même que les auteurs de revues écrivent leurs couplets sur des airs connus, ces lyriques adroits font de la poésie sur timbres. Leurs couplets ressemblent aux feux d’artifice de fêtes nationales. On voit une fusée lumineuse qui monte, qui monte… on guette impatiemment l’instant où elle éclatera… Elle éclate en un vers sonore, comme en une gerbe épanouie. Applaudissements. Enthousiasme. Les spectateurs soulagent leurs nerfs tendus. La fin du couplet est une glorieuse délivrance.
… Il est bien difficile, pour un poète digne de ce nom, pour un créateur, de faire accepter tout de suite par le public un rythme nouveau. Quand on pense que Verlaine, un des sept ou huit poètes de notre littérature, n’a été compris que fort tard par des lyriques exercés. On l’a traité de poeta minor. Attends un peu. Je ne vends pas de pronostics. Mais, pour aujourd’hui, je tiens celui-ci à ta disposition : Verlaine fera partie de l’équipe première, à côté du père Hugo, de Lamartine, de Vigny, de La Fontaine, de Malherbe et de Ronsard. Relis les Chansons pour elle, et Sagesse, et Les Fêtes galantes, et tout…
… Et ce n’est pas un poète à côté, un poète en marge. Il est dans les traditions… Seulement, on ne s’en est pas aperçu tout de suite. La tradition, nous la voyons bien dans le passé, mais nous ne l’apercevons pas dans le présent. Où faut-il se mettre pour être dans la tradition ? Ça ne consiste pas à imiter les autres, mais comme on l’a dit, à les continuer. Pour les continuer, il faut sans doute ne pas s’occuper d’eux et faire de son mieux. Il y a, à toutes les époques, un certain nombre d’écrivains qui font de leur mieux. Chacun d’eux « installe » ses chefs-d’œuvre. Mais on ne sait à quel moment passera le jury.
… Aussi, au lieu d’attendre ces jurys futurs, si incertains et si insaisissables, des poètes de talent préfèrent-ils travailler pour les juges actuels. Ceux-là, ils savent comment les prendre.
… On a parlé assez dédaigneusement de nos trucs, à nous autres vaudevillistes. Certains poètes sont aussi ficelles que nous. Le piège lyrique prend délicieusement les âmes, par des moyens mécaniques assez vulgaires, avec des répétitions de mots, avec des changements de mètres. Quand on est un peu fatigué des alexandrins, un petit poème en petits vers est le bienvenu, quoi qu’il vienne raconter.
… Et puis un langage harmonieux satisfait tellement le public, si désireux d’être charmé, et qui a tant besoin de ne pas écouter ! Qu’un beau gentilhomme soit en présence d’une jolie dame, et qu’ils se disent des vers… L’auteur habile n’a à se soucier que de la longueur de la scène. Il faut en envoyer une certaine mesure, ni trop, ni trop peu.
… Le metteur en scène intelligent, lui non plus, ne doit pas se préoccuper du sens des paroles, mais du temps qu’elles durent. J’ai vu, il y a une dizaine d’années, un drame en vers, à l’Odéon, où « les passades » étaient réglées comme les « passades » d’arroseurs. Quand, dans une tirade, le protagoniste avait répandu sur la gauche du parterre une trentaine d’alexandrins, il venait arroser la droite de la salle d’une quantité de poésie à peu près égale.
… Comment voulez-vous régler d’autre façon les monologues de grands politiques ? Que dis-tu des monologues de grands politiques dans les drames en vers ? Moi, c’est ce qui me stupéfie le plus.
… Quand je pense que l’ordre des idées de ces hommes d’état considérables est régi par des assonances, je suis plein d’étonnement ! Car il est si difficile déjà de penser juste… Or, non seulement les Richelieu et les William Pitt lyriques nous émerveillent par la belle ordonnance logique de leurs pensées, mais ils trouvent moyen en même temps de faire entendre toutes les douze syllabes des sons qui se répondent… Quand le mot : étoile, se présente dans leur développement, il faut de toute nécessité qu’ils parlent ensuite de toile ou de voile. Il me semble voir le ministre des finances à la tribune nous sortir un discours substantiel sur les impôts, tout en jonglant avec des billes de billard et des poignards japonais.
… Lorsque c’est le vieux Corneille ou un Jean Racine qui s’en mêle, on ne pense pas à ça. On se trouve en présence d’un miracle ; il n’y a qu’à admirer… C’est parce que des miracles de cette sorte se produisent de temps en temps dans le drame lyrique que nous mettons avec justice ce genre littéraire bien au-dessus de tous les autres. Mais c’est pour cette même raison que je suis un sale public pour beaucoup de drames en vers. Je suis venu là pour assister à un miracle. Il me faut mon miracle ou je ne marche pas… Pas de miracle tout le temps, bien entendu. Mais, au cours de la soirée, un coup d’émotion bien sérieux, et pas du chiqué. Il y a certains ouvrages qu’on n’a pas encore assez louangés : je te citerai Kaatje, que l’on a joué, il y a quelques mois au théâtre des Arts, et l’Embarquement pour Cythère, de ce pauvre Veyrin.
… Quand un poète sait être humain et vrai, sa vérité est plus belle que toutes les autres…
… Voilà pourquoi, termina Gédéon, on peut toujours « m’avoir » à un drame en vers. Et voilà pourquoi, ajouta-t-il encore, on m’y a bien rarement… »
I
Vous étiez à la répétition des couturiers de Léopold ?
— Oui, j’y étais hier soir. Léopold est mon ami le meilleur. Depuis qu’il fait du théâtre, je n’ai jamais manqué d’assister à ses dernières répétitions. Et il vient toujours à mes « couturiers ».
— Et sa pièce est bien ?
— Mon vieux, j’ai un principe. Chaque fois que je suis invité à une répétition privée, je me considère comme lié par une discrétion absolue. Et je dis toujours que c’est bien.
— Bon ! Alors je suis fixé !
— … Mais pas du tout. Vous n’avez pas à être fixé. Cette fois-ci, je vous réponds que c’est bien, parce que c’est vraiment bien.
— Ah ! Ah ! Gros succès alors ?
— … On ne peut pas répondre de ces choses-là. Moi, je crois que ça ira bien… Certainement… ça ira bien. Cependant il faut toujours compter avec l’aléa du théâtre.
— Je vous entends. Mais, en somme pour Léopold, l’aventure sera bonne ? Cette pièce lui fera honneur ?
— Mais oui !
— Vous la préférez à sa dernière de l’Odéon ?
— Je ne dis pas ça. Sa dernière de l’Odéon était peut-être sa meilleure pièce, vous savez ?
— Elle n’a pas marché.
— Elle n’a pas marché ; mais je trouve qu’elle était pleine de qualités sérieuses. Elle était en tout cas bien supérieure à sa pièce du Vaudeville, qui s’est jouée cent fois.
— Comment ? cent fois ? Cent quatre-vingts fois au moins.
— Voyez-vous !
— Mais enfin, pour revenir à sa pièce d’hier, ce n’est pas une pièce qui indique un déclin ?
— Comment l’entendez-vous ?
— Vous ne la jugez pas inférieure à ce qu’il a fait de vraiment bon ?
— Employons d’autres termes. On ne peut jamais dire en parlant de Léopold : Il a fait quelque chose de vraiment bon. Il faut porter sur lui un autre jugement… peut-être plus flatteur. C’est un homme inégal. Il vous fait entrevoir de très belles choses… On le suit… Puis, il vous déçoit tout à coup, si bien qu’on reste à se demander : Est-ce qu’il a vraiment vu lui-même les belles choses que j’ai aperçues ?… Dans sa pièce d’hier… — je vous dis ça entre nous, mon vieux, et il est bien entendu que ça ne sortira pas de nous deux — dans sa pièce d’hier il y a quelques petits « lapins » de ce genre. Notez que cette critique-là ne vise que la valeur d’art de la pièce. Vous la ferez sans doute comme, moi, je l’ai faite. Mais ce sont des choses qui échappent au public, et il se peut que ça marche très bien.
— En somme, vous n’êtes pas sûr que ça marche ?
— Rien n’est sûr, je vous le répète…
— Mais encore ?
— Écoutez, puisque j’ai commencé à vous dire un petit peu de mon impression, je veux vous la dévoiler entière. Mais, n’est-ce pas ? ça ne doit pas sortir d’entre nous ?
— Vous pensez !…
— Hé bien ! j’ai été déçu, très déçu… Pour tout dire, ça n’est pas du bon Léopold. Je dis : du bon Léopold, parce qu’il y a des personnes qui ont adopté cette expression. Elles prétendent que tout ce qu’il écrit est très « signé… » Ce n’est pas mon avis… Je trouve au contraire que Léopold a d’autres qualités, mais qu’il ne faut pas dire de lui avant tout qu’il est personnel et original. Par exemple, le bougre ! il a tout le talent que peut avoir un homme sans personnalité. Il a fait un petit acte… je ne sais pas si vous le connaissez… un petit acte qui a été joué dans un cercle… C’est certainement ce qu’il a écrit de meilleur. C’est dosé, c’est équilibré. C’est d’une économie parfaite… Ah ! si la pièce d’hier était du tonneau de cet acte ! Mais précisément, je n’y retrouve pas ces qualités d’éclat, de brillant, qui ont ébloui certaines gens, et leur ont fait croire à de la personnalité chez Léopold. Il semble qu’il y ait dans cette dernière pièce comme un parti pris de dialogue terne. Il avait sans doute ses raisons pour cela… Je ne crois pas que ce soit par impuissance… Il est possible qu’il ait voulu donner plus de valeur à ses coups de théâtre… Je comprends cela, mais à condition que les coups de théâtre en question produisent leur plein effet… Et ce n’est peut-être pas ce qui se passera…
— Alors ce serait… la fâcheuse aventure ?
— Elle est toujours à craindre. Mais ce qui me rassure un peu, c’est le crédit énorme que Léopold a chez le public, et chez le public de la générale. Je ne sais pas… mais il exerce sur eux une sorte de fascination… C’est pour ça que sa nouvelle pièce peut marcher. Bien que, cette fois-ci, il leur en demande un peu trop… Ah ! si c’était la pièce d’un autre, ce ne serait pas le même tabac… Je serais à peu près sûr du four.
— C’est vraiment si mauvais que cela ?
— … Vous allez tout de suite aux extrêmes. Ce n’est pas mauvais. C’est terne. Moi, ça ne m’ennuie pas ; mais il y a des gens qui trouveront la chose un peu sévère… Quant aux scènes à effet de la pièce, il se peut qu’elles portent… C’est la bouteille à l’encre. Je n’ai pu en juger, moi, dans une salle aux trois quarts vide, où quelques amis applaudissaient bruyamment…
— En somme, le résultat est très incertain ?
— C’est incertain. Et je me priverais bien d’y aller demain soir ! Mais c’est un devoir d’amitié. La pièce a besoin, fichtre ! d’être soutenue ! Et Léopold compte sur moi… Il court un grand péril. Si ça ne marche pas, ce sera très grave pour lui… A demain ! Et surtout, n’est-ce pas ? je n’ai pas besoin de vous demander le silence sur ce que je vous ai dit… C’est sacré…
— Soyez tranquille. D’ailleurs, j’étais un peu au courant. Vous avez rencontré Christophe ce matin, et il m’a dit sous le sceau du secret ce que vous lui aviez raconté…
— … Il vous a dit ?… Oui, je lui avais donné mon impression… Mais Christophe est un homme sûr, aussi sûr que vous. A demain !
II
— Hé bien ! Vous êtes content ? Votre ami Léopold a eu un triomphe ?
— Croyez-vous ! C’est extraordinaire ! Je n’ai jamais vu une salle aussi affolée ! Ah ! je suis bien content !… C’est-à-dire que j’en suis bien content pour le moment. Mais j’y ai réfléchi depuis hier. Et je me demande si ça n’est pas un peu dangereux pour Léopold. Il aurait tout de même eu besoin, je ne dis pas d’un insuccès, mais d’une petite résistance, qui lui aurait fait dresser l’oreille. Au lieu de ça, on lui passe tout ! Ah ! l’état d’âme de ce public ! Je suis content que ce soit un ami qui en profite… Mais c’est une chose bien funeste aux auteurs, et bien néfaste pour les progrès de notre théâtre ! Je vous avoue que, pour ma part, je me sens un peu découragé. A quoi bon faire un effort d’art ! La question n’est pas là : ils vous encaisseront ou ne vous encaisseront pas… Allons, ne pensons plus à cela ! Disons-nous que c’est le printemps, et que la pluie va cesser. Et il fera bon au Bois cet après-midi. Peut-être même irai-je passer quelques jours à la campagne. Je me sens claqué… J’ai besoin de repos, d’air pur… Et surtout je veux fuir Paris… Au revoir !
— Au revoir !
Quand G.-D. Gédéon, après une absence forcée de deux jours, revint à sa répétition, il entendit, à l’avant-dernière scène du un, un mot de sortie qu’il n’avait pas écrit…
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est le patron qui m’a dit de le dire.
— Non, non, je préfère…
— Je ne le dirai pas, puisque vous ne le voulez pas. Mais nous avons tous ri l’autre jour, quand le patron a trouvé ça. C’est bidonnant…
— C’est bidonnant, dit G.-D. Gédéon. Mais je préfère que vous ne le disiez pas…
… Le patron qui déjeunait en ville arrive un peu en retard.
— Vous allez me reprendre ce un.
Il écoute le un d’un air distrait. Il digère encore… Il a fait reprendre l’acte par acquit de conscience. On arrive à l’avant-dernière scène. G.-D. Gédéon pense au mot de sortie qu’il a fait supprimer… C’est un petit conflit en perspective… Non, car le directeur n’écoute pas… Mais, comme Gadriel, l’acteur, arrive à la fin de sa scène, et sort, le patron sursaute tout à coup sur sa chaise…
— Hé bien ? Et ce mot que vous disiez ?
L’acteur regarde l’auteur, puis le patron, puis regarde encore l’auteur…
— C’est l’auteur qui ne veut pas…
— Pourquoi ça ? dit le directeur, son visage étonné tourné vers Gédéon.
— … Le mot est amusant, dit Gédéon… Il est très amusant. Mais vous ne trouvez pas qu’il détonne un peu ?…
— Vous êtes sûr d’un gros effet de rire, affirme le patron.
— Je ne dis pas non… C’est très probable. Mais je ne sais pas si, à ce moment-là…
— … Vous faites une pièce comique, et vous ne voulez pas qu’on rie… Très bien. Gadriel, vous ne direz plus le mot, puisque Monsieur Gédéon ne veut pas qu’on le dise. Monsieur Gédéon est le maître de son texte.
(Monsieur, devant le nom patronymique, est, sur un plateau, le terme le plus méprisant que l’on puisse employer.)
Monsieur Gédéon se dit que c’est la brouille, ou tout au moins la froideur désolante… Il vaut mieux céder.
— Si, si ! crie-t-il à Gadriel, dites le mot !
— Mais non, riposte le patron, il ne le dira pas.
— Je tiens à ce qu’il le dise, reprend Gédéon avec une énergie qui, il le sait bien, ne sera pas désobligeante.
Il n’ignore pas non plus que ni le directeur ni les acteurs ne comprennent la ridicule manie des auteurs de tenir à leur texte.
D’ailleurs, ni les auteurs ni les acteurs ne comprennent la vanité puérile du directeur, qui tient à son autorité. Et ni les auteurs ni les directeurs n’arrivent à admettre la susceptibilité absurde des acteurs, qui acceptent si difficilement des conseils.
… Les répétitions seraient bien monotones si elles n’étaient pas un peu animées par le match à trois de ces amours-propres si divers et si semblables.
Mais G.-D. Gédéon n’est pas encore arrivé à la sérénité tranquille de l’observateur détaché des choses de la scène. Il ne pense qu’à sa pièce, qu’à l’événement prochain… Pour que cet événement soit heureux, il faut que tout le monde travaille, et, pour que l’on travaille, il faut qu’il n’y ait pas de désaccord.
Le lendemain, il rit lui-même, par complaisance, au mot de sortie. Le surlendemain, il l’écoute, et le trouve vraiment comique. Chaque nouveau-venu rit en entendant ce mot, le secrétaire général, l’administrateur, ou l’ami du directeur, dont on ne sait pas le nom, mais que l’on connaît fort bien, et qui justifie sa présence presque continuelle sur la scène par une grande placidité et des compliments de première grosseur.
Et le mot finit par sembler si comique, que l’auteur, tout de bon, s’inquiète, parce qu’il pense tout à coup que ce n’est pas lui qui l’a trouvé.
Pourvu qu’il ne porte pas… Gédéon ne tient pas à ce qu’il nuise à la scène, mais il souhaite qu’il passe inaperçu…
… Or, le jour de la générale, l’effet du mot est retentissant.
L’auteur, des coulisses, rit avec la salle. Mais il rit nerveusement, les yeux tristes. L’acte marche très bien. La dernière scène porte gentiment. Après le baisser du rideau, on envahit le plateau. L’auteur, débordé, ne peut rester en place. Une foule d’amis enthousiastes se le repasse de main en main. Enfin, un ami plus autoritaire le prend pour lui tout seul, et lui dit d’un ton sévère que c’est de tout premier ordre et ce qu’il a écrit de mieux.
Mais il ajoute :
— Il y a un mot qui a fait ma joie…
Et il cite le mot, le mot lui-même !
Gédéon proteste faiblement :
— Oui, le mot est drôle. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il n’est pas entièrement de moi…
L’autre réfléchit…
— Je ne le connaissais pas…
— Tu ne peux pas le connaître. Il n’a jamais été fait. Ce que je veux dire par là, c’est qu’on l’a trouvé aux répétitions…
… Il voudrait bien qu’on lui dît autre chose, par exemple que le mot a beau n’avoir pas été trouvé par lui, il découle tellement de la situation qu’il était inévitable, et qu’avoir découvert la situation, c’était vraiment avoir inventé le mot… Mais personne ne lui dit cela. On lui répète, au contraire, que c’est un mot imprévu, oui, tout à fait inattendu…
Le deuxième acte, sans monter sur le un, se soutient très bien. Et le troisième acte, assez court, passe sans accroc. En somme, c’est un succès, un gros succès. Mais l’auteur n’est pas content. A la fin du dernier acte, il y a encore des gens qui pensent à ce fameux mot du premier. Ils en parlent même encore plus qu’avant. Le trait, ressassé dans les couloirs pendant les entr’actes, a vraiment fait fortune. Le directeur, sans rien dévoiler d’ailleurs, ne se prive pas de rappeler ce mot triomphal à toutes les personnes qui viennent lui serrer les mains.
L’auteur, quand on le lui cite, essaie de mettre les complimenteurs sur la trace d’autres éloges.
— … Un autre mot qui m’a amusé à écrire, c’est, vous savez, au troisième acte, quand elle lui dit…
… Mais on répond distraitement : Oui, oui… Et on reparle encore de ce mot obsédant. L’auteur finit par ne plus le désavouer. Car il a cru remarquer que ça désobligeait les gens.
Et il rentre chez lui en s’efforçant d’évoquer des scènes magistrales de sa pièce. La postérité saura les reconnaître. Et il ne veut penser qu’à ces scènes-là, comme on retourne du côté sain un beau fruit gâté, pour n’en voir pas la meurtrissure.
Qu’est-ce que vous avez sur le chantier ?
Cette question évocatrice fait apparaître en moi l’image de mon chantier, un chantier énorme, comme ceux qu’on voit à Saint-Denis. Mais mon chantier donne plutôt l’impression de l’immensité que celle de l’activité…
Je réponds toujours au hasard. Je fais un choix arbitraire de n’importe lequel de mes travaux inachevés, et je détaille complaisamment tout ce que je projette d’y faire. C’est une façon comme une autre de travailler… Si le questionneur paraît intéressé, l’indice est excellent. Alors, dès le soir même, je me décide à terminer l’ouvrage en question.
C’est ce qu’on appelle « essayer » un sujet de pièce ou de roman. Le monsieur qui s’intéresse tant à notre labeur devient un individu d’essai, un cobaye improvisé.
Pour un travailleur paresseux, qui lâche une besogne aussitôt que l’effort devient pénible, il est très utile de rencontrer de petits encouragements pour se remettre à l’ouvrage. Alors, on revoit avec plaisir une amorce de nouvelle, quelques scènes de comédie laissées en plan. Et l’ouvrage abandonné retrouve le charme d’un travail frais…
C’est comme une façon de collaborer avec soi-même ; on examine son propre travail avec des regards nouveaux.
Et c’est peut-être dans ce sens qu’il faut entendre le vieux précepte, et remettre son ouvrage vingt fois sur le métier, mais chaque fois avec six mois d’intervalle, en prenant de longues et fréquentes récréations.
Quel pédagogue pour grands enfants nous donnera jamais une bonne méthode et une bonne hygiène de travail !
Parmi mes sujets de pièce inachevés, il en est un que je reprends constamment avec une nouvelle, mais un peu courte ardeur. C’est le scénario d’une féerie en cinq actes et sept tableaux, intitulée : Les Deux filles du Roi Gaston. Il y a environ huit ans que Claude Terrasse attend le livret de cette pièce. Chaque fois que nous nous rencontrons, nous en parlons avec passion. Je lui remets trois vers d’un couplet. Puis Claude Terrasse me propose un écarté ou une partie de billard.
Nous savons que nous ferons ensemble maintes autres pièces avant de terminer Les Deux filles du Roi Gaston. C’est une œuvre qui nous plaît trop…
Je ne veux pas vous la raconter ; on n’aurait qu’à me prendre le sujet et à en faire une féerie pour un pays lointain. Mais rien ne s’oppose à ce que je vous dise ce qui se passe au deuxième tableau, au moment où le Prince libérateur est en marche vers le Château Enchanté, dans lequel est détenue, au milieu d’une forêt affreuse, la pauvre princesse captive.
Au lever du rideau, la scène est obscure. Elle s’éclaire peu à peu et, pendant que résonne une musique horrifique, coupée d’ululements d’oiseaux et de grincements de bise, on aperçoit, au pied de rochers effroyables, un monstre en faction. Ce dragon entr’ouvre des ailes hideuses, et laisse voir la vague ressemblance d’un visage humain… Un autre dragon arrive, lentement, du premier plan gauche.
Premier dragon. — Qui va là ?
Deuxième dragon. — Je viens pour la relève…
Premier dragon. — Comment c’est-il que le brigadier ne vous a pas accompagné ?
Deuxième dragon. — Il est resté là-bas, dans le bas, à cause que la montée est dure pour lui. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il a des pattes de caïman.
Premier dragon. — Comment c’est-il que je ne vous aie pas reconnu ?
Deuxième dragon. — Parce que vous ne me connaissez pas. Je suis arrivé de ce matin de la forêt de Merlin. J’ai permuté avec un dragon d’ici. Vous savez bien : Fafner Jean-Baptiste…
Premier dragon. — Le service est dur dans la forêt de Merlin ?
Deuxième dragon. — Comme ci comme ça.
Premier dragon. — Il n’y a pas de princesse captive ?
Deuxième dragon. — Pensez-vous ! Il y en a toujours une… Mais personne ne vient la délivrer.
Premier dragon. — Je vas vous passer la consigne. Vous veillerez à ce qu’on n’approche pas de la Porte de Bronze. Et vous ferez attention qu’on ne vienne pas déposer près du mur des détritus et ordures ménagères.
Deuxième dragon. — C’est compris.
Il s’installe à la place du premier dragon.
Premier dragon. — Au revoir.
Au moment où il quitte le deuxième dragon, le prince libérateur, l’épée à la main, apparaît sur un rocher.
Deuxième dragon. — Qu’est-ce que c’est que ça ?
Premier dragon. — C’est du monde pour la princesse captive. Va falloir dégainer avec lui.
Deuxième dragon. — Eh bien ! vrai ! J’ai la main pour mon tour de faction !
Le prince se précipite vers le premier dragon, qui lui montre le deuxième dragon.
Premier dragon. — Non merci, c’est plus moi ! C’est mon camarade. Moi, j’ai fini !…
Il sort.
Le deuxième dragon tire un glaive qu’il croise avec l’épée du prince. Le prince, prudemment, tâte son adversaire.
Le Prince, au bout d’un instant. — Y a-t-il longtemps que vous faites de l’escrime ?
Deuxième dragon. — Pourquoi ça ?
Le Prince. — Parce que vous tirez comme un pied !
Deuxième dragon. — Vous savez, on va à la salle tous les jours. Mais on travaille plus ou moins.
Le Prince. — Je vais vous embrocher.
Deuxième Dragon. — Je n’y tiens pas. Mais je dois vous dire que je suis immortel.
Le Prince. — Alors, quoi, si je vous touche à fond, vous ne mourrez pas ?
Deuxième dragon. — Je ne mourrai pas, mais je changerai de forme. C’est pour ça que je tiens pas beaucoup que vous me touchiez à fond. On sait ce qu’on quitte, on ne sait pas ce qu’on prend.
Ils continuent à ferrailler. Au bout d’un instant, le dragon, qui faiblit, lance par ses deux larges narines deux jets de fumée noire.
Le Prince, dégoûté. — Oh ! qu’est-ce que c’est que ça ?
Le dragon, confus. — C’est ma respiration.
Le Prince, apitoyé. — Vous ne faites rien pour ça ?
Le dragon, timide. — On prétend que ça sert à effrayer nos ennemis.
Le Prince. — Moi, ça ne m’effraye pas ; mais je trouve ça un peu écœurant.
Ils continuent à ferrailler sans ardeur.
Le dragon, au bout d’un instant. — J’en ai ! Je suis touché !
Le Prince, poli. — Bien peu.
Le dragon. — Ça me suffit. Je vais tirer deux mois d’infirmerie. Blessure en service commandé.
Il s’éloigne.
Le Prince. — Pardon ! la Tour de la Princesse, s’il vous plaît ?
Le dragon. — La Porte de Bronze, derrière vous. Elle n’a pas moins de cinq pieds d’épaisseur. Mais il y a un petit truc à pousser dans la targette, à gauche.
Le Prince. — Excusez-moi…
Le dragon. — Oh ! j’étais tranquille ! N’y a pas d’exemple que les dragons les plus terribles aient touché leurs adversaires… C’est toujours couru pour le Libérateur…
Il sort. Musique apaisée et triomphale.
Mes débuts dans les lettres se firent chez un parfumeur. J’avais l’avantage de connaître le chef de la publicité poétique et il voulut bien me commander quelques quatrains. Mais il se fâcha un jour avec ses patrons et me pria de ne plus travailler pour eux.
— Soyez tranquille, me dit-il. J’ai une idée merveilleuse.
Voici quelle était son idée. Cet homme, d’ailleurs, sans aucune culture, aimait d’instinct la poésie. Il souffrait de voir le marasme où se débattaient les poètes isolés, faute d’intermédiaires entre le public et eux.
Un jeune homme, débordant de lyrisme, ne demanderait qu’une occasion de chanter les grandes circonstances de la vie humaine, telles que la naissance, la mort ou l’hyménée. Mais personne, dans son entourage, n’a recours à sa muse. D’autre part, beaucoup de conjoints, n’ayant pas de poètes sous la main, se marient sans épithalame.
Mon ami voulut mettre un terme à ce déplorable état de choses. Il fonda un véritable comptoir lyrique. Il connaissait pas mal de Français riches qui résidaient dans les deux Amériques et résolut d’entreprendre une vaste exploitation de vers français, à l’usage notamment de soupirants argentins, désireux d’exhaler leur flamme en des sonnets ou des ballades.
J’écrivis à cette époque quantité d’odelettes soignées et de madrigaux très consciencieux. Mais tous mes collègues, les employés du comptoir lyrique, n’apportaient pas dans leurs fournitures le même scrupule. Comme notre patron, ainsi que je l’ai dit, avait très peu lu, on lui présentait froidement des poésies copiées dans les anthologies.
Un jour, il examina le sonnet d’Arvers et déclara : « Ce n’est pas mal. Mais il me faudrait quelque chose de moins long. Car je dois le télégraphier, et c’est douze francs le mot. Raccourcissez-moi cela et rapportez-le-moi dans deux heures… Le client veut un sonnet et spécifie bien : Quatorze vers. Raccourcissez les vers, voilà tout. »
Voici ce que devint le premier quatrain du fameux sonnet, après remaniements :
C’était moins bien comme rime. Mais le patron n’y regardait pas de si près. Il ne faisait attention qu’au sens de la pièce. Ainsi il ne reçut qu’à corrections Les Deux Cortèges, de Soulary. « C’est gentil, dit-il, mais pas assez corsé. Apportez-moi quelque chose de plus plein. »
Le lendemain, on lui apporta le sonnet suivant :
LES TROIS CORTÈGES
— A la bonne heure, dit le patron. Celui-là est plein, et beaucoup moins chevillard, comme dit mon secrétaire, que celui que vous m’avez d’abord montré.
Ce secrétaire s’y connaissait assez. Mais, par faiblesse, il laissait passer ces copies. A la fin, de peur que le patron ne s’aperçût de quelque chose, il fut plus rigoureux et sabra ce qui n’était pas original.
On était arrivé au bureau à être très entraîné. Un jour, dix minutes avant le courrier, j’écrivis deux sonnets pressés… Le client était très scrupuleux sur la question de la forme. Et, comme il payait en conséquence, il exigeait des rimes riches.
J’écrivis donc ces deux sonnets, qui semblent un peu déconcertants au premier abord, si on tient à les comprendre. On finit tout de même par leur trouver un sens. J’y suis parfaitement arrivé pour ma part. Il est évident que, dans l’élaboration de ces poèmes, le Verbe a précédé la pensée. Mais elle y était. C’est d’ailleurs ainsi qu’écrivent les gens vraiment inspirés.
J’avoue que je ne sais pas ce que le banal « astringent » vient faire dans ce dernier tercet. J’ai tâché, autant que j’ai pu, de justifier sa présence, en lui mettant une majuscule…
Le deuxième sonnet est assez émouvant :
Plus je relis ce sonnet, plus je le trouve beau. Qu’importe après cela qu’il soit plus ou moins compréhensible.
Le patron, brusquement, se désintéressa du comptoir lyrique pour une affaire stupide de cache-corsets annonces… Le secrétaire fut donc seul à s’occuper de la maison. Je dois dire qu’il y fit des réformes intéressantes.
Ainsi, il avait remarqué qu’un poète réussit rarement un sonnet tout entier. Quand on avait une commande soignée, il la distribuait à trois ou quatre personnes. L’une faisait les quatrains, une autre les tercets. Quelquefois, on prenait un ouvrier spécial pour le vers de la fin.
Quand les poètes n’avaient pas exactement le même genre d’esprit, ça donnait des résultats curieux.
Je me souviens d’un sonnet de la maison, que je veux vous citer pour finir :
LE PIGEON VOYAGEUR
Mon plus ancien souvenir de théâtre commence tout de même à dater. C’était en 1872, il y a trente-six ans, au théâtre de Besançon. On jouait La Fille de Madame Angot.
Ce début dans ma carrière de spectateur fut naturellement précédé d’une grande émotion et d’une petite colique. Le matin de ce jour mémorable, un des garçons du lycée me ramena chez moi avant la fin de la classe. En toute autre occasion, je me serais réjoui de cet événement anormal. Mais je craignais qu’il n’impressionnât désagréablement mes parents, au point de les faire revenir sur leurs promesses ; car, d’ordinaire, on me faisait coucher au moindre malaise.
Ils eurent ce jour-là, heureusement pour moi, l’âme solide de parents spartiates. On me donna une potion ; j’aurais avalé les breuvages les plus abominables ! Je dînai très légèrement ; mais je n’avais pas faim : il n’y avait pas de place dans mon âme d’enfant pour les deux plaisirs considérables de manger et d’aller au théâtre.
Je dus mettre, après le dîner, un vêtement neuf et dur, inconfortable, mais honorifique. J’avais les mains toutes raides dans mes gants, et je regardais en louchant le papillon de ma cravate bleu clair, épanouie soigneusement par les doigts maternels.
Je ne pourrais décrire avec exactitude le théâtre de Besançon. Mais c’était certainement la salle de spectacle la plus magnifique, la plus dorée, la plus lumineuse que j’aie jamais vue de ma vie. Il y régnait une délicieuse odeur de gaz. Les musiciens accordaient leurs instruments. Pourquoi les musiciens n’accordent-ils plus leurs instruments dans la salle ? Je ne connaissais pas de bruit plus charmant que ces soupirs harmonieux, avant-coureurs de tant de joie !
A cette époque, j’étais toujours heureux d’être au théâtre, quoi que l’on jouât ! Il faisait clair, on entendait du bruit, on riait autour de moi ; je n’en demandais pas davantage, et j’étais peut-être dans le vrai.
J’ai retrouvé plus tard cette impression, en assistant, à Londres, à des pièces anglaises, et surtout à Bruxelles, au Théâtre-Flamand, où l’on jouait une pièce populaire, appelée, je crois : Le Torchon brûle. Un public admirable applaudissait et riait constamment ; je riais et j’applaudissais de confiance, n’étant pas gêné par le texte.
Tout petit, j’adorais applaudir et crier. Je m’amusais surtout aux scènes comiques. Je me demandais toujours à quoi servaient les scènes sentimentales. Oh ! les duos interminables entre la jeune première et l’amoureux ! Mais les comiques me faisaient toujours rire ; ils n’avaient qu’à parler et à bouger.
Plus tard, à Paris, j’ai assisté, au Châtelet, à des féeries. Et c’était vraiment une belle et glorieuse journée, grâce au domestique du Prince Charmant, et aussi au roi, presque aussi bon que le domestique. J’étais aussi très flatté, parce que j’avais lu sur un plan de Paris que le Châtelet, avec ses trois mille six cents places, était, de beaucoup, le plus grand théâtre.
Je n’ai jamais coupé, pas plus que mes petits camarades, dans les trucs des féeries. On voyait trop la trappe. Et d’ailleurs, le surnaturel m’eût fait peur, et je n’étais pas là pour avoir peur !
En somme, je me suis amusé bien franchement au théâtre jusqu’au jour où j’ai commencé à échanger des impressions avec mes petits amis. Alors, j’ai été fort influencé par leurs réticences. J’ai fini très rapidement par adopter l’avis des gens, et ce n’est que bien plus tard que j’ai commencé à le discuter. (Il m’a fallu, pour cela, devenir un auteur dramatique.)
Mes débuts de spectateur furent suivis à un très court intervalle, de mes débuts d’acteur, et je dirai même d’auteur, car les pièces que nous jouions étaient improvisées par nous-mêmes. La difficulté se compliquait, en apparence, de la nécessité d’introduire dans le dialogue une syllabe de charade. Mais, au fond, c’était cette syllabe même qui nous fournissait l’idée de notre sujet.
Les acteurs, au nombre de trois, s’entendaient, avant d’entrer en scène, sur un bref scénario.
Les spectateurs étaient au nombre d’un, comme le roi Louis de Bavière. C’était à ce spectateur de cinq ans que nous infligions une tâche d’Œdipe, un peu prématurée. De sorte que son plaisir était gâté par un travail intellectuel ; il nous écoutait avec effort, tels les bons critiques d’il y a quinze ans cherchaient péniblement, dans les pièces scandinaves, le sens d’un symbole.
Je me suis longtemps demandé pourquoi les tailleurs, en fabriquant les costumes, doublaient les manches d’une étoffe de couleur, et non pas noire comme la doublure du dos. Mais c’est évidemment pour permettre aux petits garçons d’avoir un costume plus pittoresque, quand ils mettent leur veste à l’envers.
Grâce aux tabliers blancs des femmes de chambre, on pouvait donner en un instant à un personnage une psychologie et un rang social bien spéciaux. Quelquefois, on mettait la main sur un châle de l’Inde, ou sur une carpette. Les plumeaux aussi étaient très utiles. La découverte d’un plumeau suffisait à orienter nos idées vers un pittoresque de Pampas, de Mississipi ou de Montagnes Rocheuses. Nous confondions dans un même amour d’exotisme l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord. De même, les jours où nous avions la chance de capturer une fourrure où un boa de plumes, nos pièces s’agrémentaient d’une zoologie paradoxale. Le boa de plumes ou le boa de poil deviennent, en effet, des animaux étranges aussitôt qu’on les suppose vivants…
« Comment ils ont joué », dirait maintenant Comœdia.
Eh bien ! nous jouions avec emphase. C’était notre joie et notre orgueil d’être pompeux et importants. Nous n’avions aucune espèce de naturel.
Le naturel est, d’ailleurs, très rare chez les enfants qui jouent la comédie.
D’ailleurs, quand ils prennent de l’âge et quand ils deviennent des acteurs pour de bon, ils mettent de longues années à acquérir de la vraie jeunesse. C’est un fait connu qu’une ingénue a besoin de beaucoup de rouerie et d’expérience pour nous donner l’impression de l’ingénuité.
Chapitre | I. | — Sonnez au public ! | |
— | II. | — Ce que parler veut dire | |
— | III. | — Nous autres hommes | |
— | IV. | — « Ils » ne sont pas commodes ! | |
— | V. | — Un homme occupé | |
— | VI. | — Une épreuve | |
— | VII. | — Le manager | |
— | VIII. | — L’auteur et ses amis | |
— | IX. | — André Antoine ou l’histoire de France racontée à nos petits-enfants | |
— | X. | — Une enquête | |
— | XI. | — Sociabilité | |
— | XII. | — Enseignes et titres | |
— | XIII. | — L’auteur | |
— | XIV. | — Les préparations involontaires | |
— | XV. | — Plaudite, cives ! | |
— | XVI. | — La buraliste | |
— | XVII. | — Crapet | |
— | XVIII. | — Le sbire | |
— | XIX. | — Bilu | |
— | XX. | — Lectures d’occasion | |
— | XXI. | — Le souffleur | |
— | XXII. | — Bouche-trous | |
— | XXIII. | — Le succès | |
— | XXIV. | — Lettre des champs | |
— | XXV. | — La température | |
— | XXVI. | — Maud de Chicago | |
— | XXVII. | — En tournée | |
— | XXVIII. | — Brisk et son fils | |
— | XXIX. | — Pour l’effet | |
— | XXX. | — L’acteur doit-il être intelligent ? | |
— | XXXI. | — Boideziles | |
— | XXXII. | — Au café du théâtre | |
— | XXXIII. | — Au Casino | |
— | XXXIV. | — Spectateurs | |
— | XXXV. | — Quémandeurs | |
— | XXXVI. | — Le payant | |
— | XXXVII. | — Le monsieur de la dame au grand chapeau | |
— | XXXVIII. | — Un habitué | |
— | XXXIX. | — Aux pieds d’Omphale | |
— | XL. | — Le servant du drame en vers | |
— | XLI. | — Du drame en vers | |
— | XLII. | — Un ami véritable | |
— | XLIII. | — Le mot | |
— | XLIV. | — Avant-première | |
— | XLV. | — Poèmes | |
— | XLVI. | — Débuts |
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