The Project Gutenberg eBook of En Turquie d'Asie

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: En Turquie d'Asie

notes de voyage en Anatolie

Author: Edmond Dutemple

Illustrator: Alexandre Brun

Release date: February 29, 2024 [eBook #73077]

Language: French

Original publication: Paris: G. Charpentier

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EN TURQUIE D'ASIE ***

EDMOND DUTEMPLE
VICE-CONSUL DE FRANCE

EN
TURQUIE D’ASIE

NOTES DE VOYAGE EN ANATOLIE

« Vous n’entendrez ici ni discours frivoles, ni mensonges. »

(Le Koran.)

ÉDITION ORNÉE DE SIX DESSINS PAR A. BRUN
D’après des photographies rapportées de Brousse.

PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

1883
Tous droits réservés.

DU MÊME AUTEUR

DE L’INDIFFÉRENCE EN MATIÈRE DE POLITIQUE, avec une Préface par M. Jules Claretie. 1 vol. in-12.

PARTIS ET PATRIE, la crise gouvernementale.

HISTOIRE DES PRINCES KADJARS, CHAHS DE PERSE. 1 vol. in-8o, orné d’un portrait à l’eau forte de Nasser-eddin-chah.

LA MARMITE AUX LOIS, monographie humoristique de l’Assemblée nationale (1871-75). 1 vol. in-12 avec dessins et vignettes.

VOYAGE AUTOUR DE NOS DEUX CHAMBRES (1876). 1 vol. in-18.

GUIDE IMPARTIAL DES ÉLECTEURS. Biographie et travaux des membres de l’Assemblée nationale (1875). 1 vol. in-12.

GUIDE ILLUSTRÉ DES ÉLECTEURS. La loi électorale commentée et mise à la portée de tous (1876). 1 vol. in-12 avec gravures et vignettes.

GUIDE PRATIQUE DE PROPAGANDE ÉLECTORALE (1877), (en collaboration avec M. François Deloncle.)

ORDRES DU JOUR INÉDITS DE SANTERRE. Première partie : Tableau de Paris le 21 janvier 1793, broch. in-8o avec plan.

VIE POLITIQUE ET MILITAIRE DU GÉNÉRAL HOCHE. Édition renfermant des documents inédits recueillis aux archives du ministère de la guerre, et précédée du discours prononcé par M. Gambetta, à l’anniversaire du général Hoche. 1 vol. in-12.

En préparation :

EN ARMÉNIE ET EN GÉORGIE. — Notes de voyage d’Angora à Tiflis.

HISTOIRE DE LA PERSE CONTEMPORAINE (1790-1883).


YECHIT DJAMI
La mosquée Verte, à Brousse

A M. GRÉGOIRE BAY,

à Brousse.

Ces pages, mon cher ami, vous reviennent de droit, à double titre ; car si je puis publier aujourd’hui le résultat de nos études, de nos travaux communs, je le dois au dévouement que vous m’avez témoigné, aux bons soins dont vous m’avez entouré après le fatal accident qui a failli me coûter la vie, il y a plus d’une année, non loin de Yeni-Cheir.

A vous donc de tout cœur,

EDMOND DUTEMPLE.

PRÉFACE

Ce n’est point ici ce que l’on est convenu d’appeler un voyage en Orient. Depuis trop longtemps on a usé et abusé de ce titre, et le besoin d’un nouvel ouvrage, purement descriptif, sur Constantinople n’apparaît pas encore.

A quoi bon d’ailleurs chercher à recommencer ce qui a été fait si souvent et si bien ?

Est-ce que le ciel d’Orient n’est pas toujours aussi bleu ? Est-ce que les nuits d’Orient ne sont pas toujours aussi diaphanes ? Est-ce que les femmes turques ne sont plus toujours aussi belles qu’altières ? Est-ce que les grecques commenceraient à perdre les formes légendaires de la Vénus de Milo et deviendraient farouches et sévères ? Est-ce que les arméniennes, si jolies d’ailleurs, cesseraient, par hasard, de prendre de l’embonpoint en prenant de l’âge ? Est-ce que les fleurs d’Orient n’auraient plus les mêmes parfums ? Est-ce que les champs de roses se refuseraient à fleurir, à fournir les essences et les confitures ?

Non, assurément.

Serait-ce alors que les Turcs commenceraient à abandonner leur flegme oriental qui n’a d’égal que celui des gens du Nord ? qu’ils se montreraient intolérants envers les nombreuses sectes qui émaillent leurs territoires ?

Encore moins !

Alors, est-ce que les derviches hurleurs hurleraient maintenant différemment et sur des tons musicaux plus élevés, — ce qui est difficile, — ou plus bas, — ce qui satisferait les oreilles délicates ? Est-ce que les derviches tourneurs tourneraient à présent de gauche à droite au lieu de tourner de droite à gauche ?

Ou bien, est-ce que le timeo Danaos… a cessé de s’appliquer aux Grecs ? Est-ce que les Turcs sont aujourd’hui honnêtes en raison directe de leurs rapports avec les Européens, au lieu qu’hier c’était en raison inverse ? Est-ce que le soldat turc a cessé d’être brave ? Est-ce que les capitulations ont été supprimées ou revisées ? Est-ce que l’étranger, quel qu’il soit, en Turquie, est inquiété ? et cesse-t-il de se prévaloir de sa nationalité pour se refuser à payer la patente ?

Non. Toutes choses sont restées les mêmes. Le bazar de Stamboul est toujours celui que Gautier a si bien décrit ; les marchands juifs, grecs, arméniens en sont tout aussi voleurs ; les chiens conservent pieusement les traditions de leurs pères dépeints par Gérard de Nerval et continuent dans les voies de Constantinople leur rôle, modeste mais utile, de balayeurs publics.

Non, Constantinople n’a pas changé ; elle est toujours, dans sa jeunesse éternelle, telle qu’on nous l’a tant de fois racontée.

Mais est-ce là tout l’Orient ? n’en serait-ce pas simplement le vestibule, ou plus exactement l’antichambre, antichambre où se présentent, se coudoient, se regardent d’un œil torve et affamé, et cherchent à gagner les huissiers, tous les aventuriers, chrétiens raias ou autres, qui flairent un bon morceau dans l’intérieur de la maison ?

Cet intérieur, c’est la Turquie d’Asie.

C’est là que je conduirai le lecteur qui voudra bien me suivre. Quant à ceux qu’effrayeraient les ennuis inévitables d’une lointaine excursion, je les rassurerai en leur disant qu’ils ne feront que visiter l’Anatolie, trait d’union entre les provinces d’Europe et celles d’Asie.

Mais si la traversée du Bosphore est courte, la différence qui existe entre les mœurs de l’une et de l’autre rive est grande.

A Constantinople, en effet, il est difficile de voir le Turc sous son véritable aspect, avec sa nature propre, dans toute son autochtonéité, s’il est permis de s’exprimer ainsi : à Péra et à Galata il affecte trop les allures européennes, à Stamboul on n’en peut rien savoir, car il ferme son intérieur. Ici il se méfie et n’ouvre pas sa porte ; là, en contact permanent avec les chrétiens, il courbe la tête, il se sait débiteur et il fait bonne mine à ses créanciers.

En Asie il en est différemment. Le Turc est ici chez lui, bien chez lui. Il ne craint point l’expulsion, comme à Constantinople. Il ne dédaigne point de se montrer à l’étranger sous son véritable aspect. Ne redoutant rien, — pour le présent du moins, — il entrebâille assez facilement ses portières ; il se fait voir hospitalier ; il ne cache ni ses qualités ni ses défauts ; il apparaît bien réellement tel que la nature l’a créé ; il est lui.

Et, — fait à remarquer, — plus on s’éloigne des côtes, plus on avance dans l’intérieur, plus on se prend de sympathie pour cette race, rebelle en réalité à ce que l’on appelle en Europe les progrès de la civilisation, mais possédant d’instinct les vertus primordiales de la nature humaine — bravoure, honnêteté, justice et charité — qui rayonnent au-dessus des conventions sociales avec le même éclat que le soleil sur notre planète.

Ce n’est point là un paradoxe. J’en appelle à tous ceux qui ont visité l’intérieur de la Turquie d’Asie. N’ont-ils point observé que les hommes de race turque sont d’autant meilleurs qu’ils ont eu moins de rapports avec les Européens ?

Dans une note de Childe Harold, lord Byron dit : « Les Ottomans, avec tous leurs défauts, ne sont pas méprisables ; égaux au moins aux Espagnols, ils sont supérieurs aux Portugais. S’il est difficile de dire ce qu’ils sont, il est aisé de dire ce qu’ils ne sont pas ; ils ne sont pas trompeurs, lâches, assassins ; ils ne brûlent pas les hérétiques ; ils sont fidèles à leur Sultan jusqu’à ce qu’il devienne incapable de régner, et à leur Dieu, toujours, sans inquisition. »

Le comte de Marcellus, dans ses Souvenirs d’Orient, parle de même : « Pourquoi calomnie-t-on ce peuple ? dit-il. — C’est qu’il n’est pas connu ; c’est qu’il faut avoir vécu avec cette nation et étudié à dessein ses habitudes, en avoir même ressenti les effets et l’influence pour la deviner. C’est qu’il faut chercher longtemps le sens de sa politique et de sa religion ; enfin méditer ce Koran, qui cache sous une véritable poésie de sages préceptes empruntés à notre Évangile. »

Je pourrais citer bien d’autres autorités et d’aussi illustres. Le malheur, c’est que l’on aurait beau arriver les mains pleines, il y a fort à parier que la masse préférerait continuer à accepter les traditions courantes, fussent-elles même mille fois fausses et erronées.

C’est bien plus commode !

Et d’ailleurs ne professe-t-on point généralement en France une excessive indifférence pour toutes les questions de politique extérieure ?

Non seulement ces questions on ne les connaît qu’imparfaitement ou pas du tout, mais bien plus on affecte de ne vouloir point s’en occuper.

Homo sum : humani nihil a me alienum puto

cela semble n’être point compris en France.

Jouissant d’un bien-être moyen général, les masses se renferment, égoïstes, chez elles, se tamponnent les oreilles pour éviter les bruits extérieurs, ferment les yeux, se laissent vivre paresseusement, — si l’on peut appeler vie cette végétation ! — n’ont d’autre objectif que de couler le plus tranquillement possible le temps présent, sans songer que ce présent peut être menacé demain par ces bruits que l’on s’est refusé à entendre, par ces faits que l’on n’a pas voulu voir.

Que si par hasard une question extérieure vient à surgir et force les somnolents à secouer leur torpeur, comme ils ne possèdent point les notions élémentaires de la science qui règle les rapports des peuples, ils se trouvent à la merci d’intérêts particuliers ou dynastiques, acceptent docilement les idées les plus contraires à leur bien réel, sacrifient, par exemple, le sang de leurs enfants, en Italie, au Mexique, sous couleur du principe des nationalités, et ne s’aperçoivent pas qu’ils ont ainsi légitimé par avance les conquêtes que l’on fera plus tard sur eux-mêmes en leur retournant ce principe.

Ou bien, d’autres fois, on les verra se prendre d’un beau zèle pour les souvenirs classiques, et faire de la diplomatie sentimentale et archéologique, — étranges contradictions ! — en faveur, par exemple, des descendants de Périclès !

Le tout, sans règles, sans mesure, sans savoir au fond ce dont il s’agit.

Ils ont tellement peu claire la notion exacte de ce qui peut leur être utile ou leur nuire au delà des frontières, qu’ils en arrivent parfois à sacrifier à des rancunes d’ordre intérieur les plus évidents de leurs intérêts à l’extérieur. On l’a bien vu lors des derniers événements d’Égypte. Par esprit d’hostilité, ou de crainte, envers un homme, qui fut tout ensemble une force et un patriote, on a jeté par-dessus bord tout le bagage de notre influence sur les contrées du Nil, — un fardeau assurément pour des bras débiles ! — sans réfléchir au contre-coup qui en atteindra fatalement notre prépondérance sur le littoral africain et les côtes asiatiques. Ils ont cru sans doute avoir fait là œuvre d’autant plus glorieuse que le vaincu était plus illustre :

Pues no es el vencedor mas estimado
De aqueilo en que el vencido es reputado.

Si encore cette indifférence ne portait préjudice qu’à ceux qui la professent, il n’y aurait vraiment là pas grand mal, et ce serait justice qu’ils en supportassent seuls les conséquences. Mais ce qui est grave, c’est qu’elle engage les générations suivantes, qu’elle pèse de tout son poids sur l’avenir de la patrie.

Ils ne s’aperçoivent point que ce qui caractérise la force d’une nation, ce n’est pas seulement le développement de son outillage national à l’intérieur, c’est aussi et surtout la faculté de pouvoir, suivant ses intérêts du moment, diriger cet outillage au loin, lui offrir des débouchés certains, des marchés assurés ; et celui-là seul trafique avantageusement qui sait constamment faire preuve, sous toutes les latitudes, d’activité et d’énergie.

Ils ne s’aperçoivent pas davantage que, en plus de ces bénéfices matériels tout de suite appréciables, le développement que prend une nation à l’extérieur a cet effet immédiat de donner, à l’intérieur, une impulsion nouvelle et plus considérable au sentiment public, d’entretenir le patriotisme comme un feu sacré sans cesse ravivé !

Ils ne s’aperçoivent pas non plus que si la prudence est une qualité, son excès est un défaut, qu’en continuant à s’isoler ils laissent libres pour les voisins les vastes champs où se peut développer leur activité, et qu’ils ne devront s’en prendre qu’à eux-mêmes si, le jour où ils voudront sortir de la maison, ils trouvent toutes les avenues gardées.

O ignorance !

She’s still the first that has her pardon sign’d ;
All sins else see their faults, she’s only blind.

Quel que soit l’aveuglement de ces ignorants par excès d’indifférence, quelle que soit aussi la compassion que l’on éprouve envers ceux qui marchent ainsi volontairement à leur ruine personnelle, ce n’en est pas moins un devoir étroit pour qui voit ou croit voir clair, de ne laisser échapper aucune occasion de leur dire la vérité et de rappeler à ces nonchalants d’esprit qu’il ne leur est pas permis de gaspiller comme ils le font le patrimoine national.

Que s’ils continuent ainsi à compromettre l’avenir matériel de la France, son prestige et son honneur, il pourra très bien se faire que prochainement on les interdise politiquement pour cause d’incapacité notoire, et si on leur fait payer, en plus des dépens du procès, les indemnités légitimes, ce ne sera que justice.

Ce jour-là, — et pour le bien du pays il est à désirer qu’il arrive le plus tôt possible, — ceux qui l’auront amené de par leur nullité devront s’estimer fort heureux si la nation, dans sa traditionnelle mansuétude, ne les poursuit point au criminel. Car l’ambition est un crime lorsque la vertu et les talents ne l’accompagnent point. Or, j’ai beau chercher, je ne vois dans notre personnel politique, hélas ! qu’en quantité minime les vertus et surtout les talents.

Aussi le résultat est-il celui-ci : l’isolement de la France de ce que l’on appelle par euphémisme le concert européen, isolement qui ne nous permet pas de jouer notre rôle, qui nous interdit de faire prévaloir nos justes droits et ne nous laisse pas même obtenir des conditions avantageuses dans les plus simples traités de commerce que nous négocions !

Ne suffit-il pas, hélas ! de passer la frontière pour voir comme ce grand nom de la France a perdu de son éclat, comme on n’a plus pour nous qu’une sympathie basée sur d’anciens souvenirs et par suite tirant peu à conséquence quant au présent ; comme on nous raille, comme on nous bafoue, comme on te met en croix, pauvre patrie ! sur la foi des aimables sceptiques qui te représentent généralement encore à l’étranger et qui, hostiles aux idées républicaines, sont assez peu patriotes pour discréditer la France en se moquant agréablement de la République !

Il est temps vraiment que cette comédie finisse. Il est temps qu’une autorité puissante vienne mettre à la raison et fasse rentrer dans le rang ces « ministres intègres, conseillers vertueux », qui ne pouvant plus « piller la maison » s’évertuent à la diffamer. Il est grand temps que la République se donne enfin un gouvernement fort qui mette un terme, à l’intérieur, à nos querelles de mots et de politique byzantine, et qui, à l’extérieur, restitue à la France la considération à laquelle elle a le droit de prétendre.

Et il faut le dire hautement, sans crainte, ce prestige qu’il nous importe de reconquérir ce n’est pas en émiettant nos forces, en les dispersant au hasard sur tous les points du globe que nous le retrouverons.

Nous ne sommes plus malheureusement assez puissants pour agir ainsi sans nous affaiblir ; nous n’avons plus les bras assez solides pour ne pas mal étreindre à vouloir trop embrasser.

Certes aller au Congo est une belle chose et qui plaît par son côté mystérieux ; Madagascar aussi ne manque pas de charmes, et le Tonkin est supposé être aussi plein de ressources que d’imprévu.

Mais n’est-ce point là réellement de la fantasmagorie de politique extérieure ? Cela repose-t-il sur un principe, sur une idée pratique ? Quand on aura dépensé, — toujours pacifiquement, c’est entendu en théorie, — l’argent et le sang français pour ouvrir de nouveaux débouchés commerciaux à l’activité des peuples civilisés, qui en profitera ? Pouvons-nous espérer que ce sera nous qui coloniserons ces nouvelles conquêtes de la civilisation et qui en monopoliserons avec avantage le commerce ?

Est-ce nous qui serons assez âpres au gain, assez audacieux, assez habiles, assez forts pour nous maintenir en maîtres dans l’autre hémisphère, — nous qui faisons preuve d’une si grande hésitation lorsqu’il s’agit de l’extension, ou simplement de la sauvegarde, de nos droits acquis, de nos intérêts, là, à deux pas, presque chez nous, dans le bassin de la Méditerranée.

Et cependant, n’est-ce point sur les rives de cette mer, que l’on a cessé d’appeler le grand lac français, que notre intérêt bien entendu nous commande politiquement et commercialement d’accumuler nos forces, nos capitaux, de donner libre cours aux multiples ressources dont la nature a si généreusement gratifié notre pays et notre race ?

Est-ce que nous n’obtiendrions pas un résultat pratique plus immédiat et plus considérable en condensant sur les côtes d’Afrique et d’Asie, de Tanger à Port-Saïd et de Jaffa à Stamboul, toutes ces parcelles d’activité que nous sommes disposés à dépenser aux quatre coins du globe ?

Est-ce que le nord de l’Afrique, est-ce que la Turquie d’Asie ne sont pas des champs qui s’indiquent d’eux-mêmes au commerce français, champs encore bien moins exploités qu’on ne le croit communément ?

Est-ce que ce ne devrait pas être notre devoir d’encourager vers ces contrées fertiles et salubres un courant d’émigration ? de mettre à la portée des intéressés tous les renseignements utiles concernant les productions, l’industrie, le commerce ? de faciliter la création de colonies agricoles, l’obtention de concessions minières, le développement des moyens de transports ? et surtout de faire en sorte que le colon, aussi éloigné soit-il de la mère patrie, lorsqu’il voit hisser au mât de pavillon du consulat les couleurs nationales se sache protégé et soutenu efficacement ?

Oui, au lieu de laisser vagabonder nos esprits à deux mille lieues en avant, regardons à nos pieds. Au lieu d’imaginer de folles aventures, qui ne sont plus de notre envergure, bornons-nous à concevoir des projets pratiques et utiles.

Nous n’avons qu’à nous baisser pour ramasser des lauriers pacifiques, et nous abandonnerions cette récolte facile pour aller tenter des semailles dans l’inconnu ! O la fable toujours vraie de la proie et de l’ombre !

Concentrons toutes nos forces, toutes nos ressources, notre esprit, notre activité vers ce nord de l’Afrique dont une partie est déjà nôtre, vers cette Turquie d’Asie, encore si peu exploitée et si riche en productions de toutes sortes. Développons notre commerce en Tripolitaine, en Égypte, en Syrie, en Anatolie.

Nous retrouverons ainsi notre prestige qui va s’effaçant. Nous reprendrons l’influence à laquelle nous donne droit notre double position sur la Méditerranée. Et, avec un peu d’habileté, nous serons bientôt si nettement installés, de Gibraltar aux Dardanelles, que notre prépondérance s’établira d’elle-même, indiscutable.

Alors, ayant à nos pieds un point d’appui aussi solide, nous pourrons redresser fièrement la tête.

Alors, si par hasard le soin de notre honneur ou notre intérêt nous appellent sur un point quelconque de la planète, que ce soit au Congo ou au Tonkin, il ne sera même plus nécessaire de nous déranger, il suffira de parler haut et on nous écoutera, comme on écoute toujours les puissants.

Oui, cette politique méditerranéenne est, à mon sens, une des plus conformes à nos intérêts immédiats ; elle est simple, logique, avantageuse ; elle doit donner des résultats. Et c’est parce que j’ai cette conviction que je publie ces notes sur la Turquie d’Asie, m’estimant très heureux si j’indique à l’activité française des débouchés peu connus.

E. D.

PREMIÈRE PARTIE
LE PAYS. — LES MŒURS. — LES HABITANTS

CHAPITRE PREMIER
LA VILLE DE BROUSSE

Le vilayet de Hudavendighiar. — Brousse, l’ancienne capitale. — La ville sainte. — La route de Moudania. — Les rues de Brousse. — L’activité commerciale. — Le khan. — Le bazar. — Le Tcharchi. — Nonchalance et misère. — Les amusements. — Les semaines des trois dimanches. — Le kief. — Les jardins de Set Bachi. — Le théâtre de Brousse. — Molière et Shakespeare en Asie-Mineure. — S. A. Ahmed Vefyk Pacha. — La promenade d’Adjemler. — La colonie européenne. — Les communautés chrétiennes et la tolérance religieuse. — Les mosquées. — Les turbès. — Les fondations pieuses.

Le vilayet de Hudavendighiar est un des plus fertiles de la Turquie d’Asie et un des plus riches en productions de toutes sortes. Il comprend une partie de l’ancienne Phrygie, de la Mysie et de la Bithynie. Il s’étend d’Angora, à l’est, jusqu’à Aïvalik à l’ouest, au sud jusqu’à Konieh, et ses extrémités nord sont baignées par le golfe de Ghemlek et la mer de Marmara. Sa population est composée de deux tiers à trois quarts de musulmans, et de un quart à un tiers de chrétiens, grecs, orthodoxes, arméniens grégoriens, arméniens catholiques et protestants de l’église libre.

D’après le dernier recensement, la population totale est d’environ 505,573 habitants mâles, se divisant ainsi : 418,606 turcs, 68,842 grecs orthodoxes, 24,125 arméniens et autres. Le chiffre des Européens est très restreint. L’élément français, qui est le plus important, ne compte pas plus, dans toute l’étendue du vilayet, de 80 personnes, y compris femmes et enfants, ainsi réparties : 64 à Brousse, 10 à Biledjik, 6 à Ouchak.


Brousse, l’ancienne Prusium, est le chef-lieu de ce vilayet et le siège du gouverneur général. Conquise en 1328 sur les empereurs grecs par Orkhan, le Gahzi, le Victorieux, elle devint et resta la capitale de l’empire ottoman jusqu’à la prise d’Andrinople. Avant la conquête de Brousse, en effet, Osman, père d’Orkhan, qui le premier avait pris le titre de Padischahi ali Osmani, souverain des Ottomans, avait pour résidence Yeni-Cheir d’où il pouvait surveiller Nicée et Nicomédie. Mais l’importance de Brousse, sa situation exceptionnelle, devaient forcément décider Orkhan à y établir le siège de son gouvernement.

Lorsque la prise de Karassi lui eut assuré quelques années de paix, Orkhan s’occupa d’affermir les institutions établies par son frère Ala-Eddin et se signala par des fondations pieuses. Brousse fut, sous ce rapport, favorisée entre toutes. Les riantes vallées de l’Olympe se peuplèrent de derviches, de santons et d’abdahs. Là habitaient : Gerlek Baba, le père des cerfs, ainsi nommé parce qu’il faisait sa monture d’un de ces animaux ; Dogli-Baba, qui ne se nourrissait que de lait caillé ; Abdal-Murad et Abdal-Musa, qui accompagnèrent Orkhan à la prise de Brousse, le premier combattant avec un sabre de bois, le second tenant des charbons ardents sur du coton. Les savants et les poètes ne furent pas moins favorisés. Les mollahs David de Césarée et Tadscheddin le Kurde dirigèrent les écoles de Nicée, et le Persan Siman fut comblé de bienfaits[1].

[1] De la Jonquière, Histoire de l’Empire ottoman.

Même quand elle fut déchue du rang de capitale, Brousse continua d’être le centre des savants, des gens de lettres, des solitaires.

Dans les mosquées de la ville reposent les six premiers souverains de l’empire, avec leurs femmes, leurs filles et vingt-six princes de leur sang. Leur faisant cortège jusque dans la mort, les plus illustres vizirs et beylerbeys, près de cinq cents pachas, cheiks, professeurs, poètes, légistes, dorment leur dernier sommeil autour des premiers padischahs.

C’est la ville sainte de l’empire ottoman.


C’est aussi une des plus coquettes et des plus gracieuses villes d’Asie, — vue à distance.

Quand, arrivant par la route de Moudania, on entre dans la vaste plaine de Brousse, on aperçoit de très loin les blanches mosquées aux minarets élancés qui, au milieu d’un fouillis de masures en bois, s’étagent sur les contre-forts du massif de l’Olympe. L’œil ne saisit d’abord que ces taches blanches qui se profilent au pied de ces hautes et sévères montagnes. On dirait une troupe de nymphes rieuses dansant une ronde autour d’un colosse.

Cette illusion et ce charme disparaissent, malheureusement, aussitôt que l’on entre dans la ville. Des rues étroites, escarpées et tortueuses ; des entassements de maisons sillonnées par des ruelles, pleines d’immondices, où l’air circule à peine ; des constructions en ruines, pans de murs branlants, attestations durables des tremblements de terre et des incendies ; des masures en bois, pourries et rongées par les ans, s’inclinant vers la terre, comme des carcasses usées, ou s’affaissant à droite, à gauche, se soutenant mutuellement par un miracle d’équilibre ; pour chaussée un cailloutis défoncé par les pluies d’orages, impraticable aux voitures européennes, — voilà l’aspect physique de la vieille ville.

Derrière les vitres des multiples fenêtres qui ornent chaque maison, à travers les loques bariolées qui servent de rideaux, apparaissent les visages, souvent gracieux, des grecques et des arméniennes dont les grands yeux noirs scrutent curieusement le passant, le déshabillent, pour ainsi dire. Quelques-unes, les vieilles surtout, ne craignent point de mettre hardiment la tête hors la fenêtre ; et ces figures ridées, vieillies avant l’âge, encadrées dans des chevelures surchargées de fleurs, à la mode du pays, donnent à l’étranger un premier mouvement de répulsion dont il a peine à se défendre.


Dans les rues, le matin, avant la chaleur, c’est un va-et-vient incessant.

Voici les interminables convois de muletiers qui portent le bois nécessaire aux filatures ; quelquefois mulets, chevaux ou ânes sont chargés des deux côtés de longues traverses d’arbre, entier souvent, qui battent encore les pavés à dix mètres en arrière ; le moindre obstacle arrête le convoi, et alors les muletiers de lancer des imprécations qui, en turc, bravent absolument l’honnêteté, de rouer de coups les pauvres bêtes qui n’en peuvent mais.

Voici venir, d’un autre côté, une longue file de chameaux, allant à la queue leu leu, attachés, et précédés du chef chamelier monté sur un petit âne, harnaché de tresses de couleurs rouges, blanches, vertes, ornementées de longs glands multicolores.

Des grincements rauques, perçants, qui produisent sur les nerfs et le tympan la même impression que peut produire un couteau ébréché entamant un bouchon de liège, annoncent de très loin l’arrivée des arabas ; ce sont de petites charrettes tout en bois mal équarri qui servent au transport dans les localités où existent des semblants de routes ; elles avancent lentement, traînées par de placides buffles que les horribles grincements des essieux jamais graissés ne parviennent pas à émouvoir.

Et puis, c’est un troupeau de moutons qui vient encombrer la rue ; ce sont des villageoises qui apparaissent, en bandes, à califourchon sur leur cheval, apportant des denrées au marché ; des Circassiens, au noir costume, à la poitrine agrémentée de cartouchières toujours garnies, fièrement campés sur leur monture, circulent, l’œil aux aguets, prêts à tout ; des zaptiés, sales et poussiéreux, le winchester passé entre la selle et la cuisse, vont au galop et se font faire place à coups de cravache.

Pour compléter ce tableau, des mendiants, des fous, des saints, — c’est tout un ici, — remplissent l’air de leurs complaintes larmoyantes, ou de leurs bouffonneries grossières, ou de leurs fastidieuses psalmodies, agitant de longs bâtons qui supportent des guenilles de rubans coloriés, présentant leurs besaces déjà remplies de détritus, et tous se promenant à moitié vêtus, — quelques-uns pas du tout, — sans nul souci de leur très vilaine nudité.


Tout ce mouvement, cette étonnante agitation, cesse sur les onze heures. Alors, ceux qui ne sont point de la ville cherchent un coin à l’ombre, n’importe où, sur les places, dans les carrefours, au milieu de la rue ; ils s’étendent là, à côté des chiens et des immondices, et s’endorment paisiblement. Quand les rayons du soleil s’adoucissent et deviennent plus cléments, ils se réveillent et reprennent sans se presser le chemin de la plaine ou celui de la montagne.

L’activité commerciale est concentrée au khan, au bazar et au tcharchi.

Le khan est un vaste bâtiment carré construit tout en pierre, en prévision des incendies. Au centre, une vaste cour. Des quatre côtés, une série de petites chambres voûtées, solidement maçonnées, dont les murs ont plus de soixante centimètres d’épaisseur. Au premier étage, sur une galerie suivant tout le périmètre de la cour, s’ouvrent des chambres identiques comme disposition et solidité à celles du rez-de-chaussée. C’est dans ce vaste bâtiment que les négociants louent, suivant leurs besoins et pour la durée qui leur convient, les locaux qui leur sont nécessaires pour le dépôt de leurs marchandises les plus précieuses ou pour l’installation de leurs bureaux. Cela sert à la fois d’entrepôt et de Bourse. Au moment de la récolte des cocons, c’est dans la cour du khan que se traitent toutes les affaires, c’est là que les paysans apportent ce qu’ils ont pu produire, que le triage s’opère, que l’on pèse, que l’on achète et aussi que l’on paie la dîme, car l’administration des contributions indirectes a ses bureaux dans la cour même.

Une des portes du khan donne accès dans le bazar. Celui de Brousse ne présente rien de particulier. C’est le bazar aux ruelles voûtées que l’on rencontre dans les principales villes d’Asie ; la même disposition, les mêmes comptoirs surélevés d’un mètre au-dessus du sol, les mêmes types de juifs, grecs, arméniens, vendeurs criards et importuns, les mêmes marchands turcs silencieux et dignes.

Ce que l’on désigne à Brousse sous le nom du tcharchi n’est qu’une partie du bazar ; c’est celle où se vendent principalement les objets de première nécessité, les denrées et les aliments.

C’est dans ces trois centres, ai-je dit, que se résume toute l’activité commerciale. Il ne faudrait point cependant que cette expression pût induire en erreur. La valeur des termes et des mots se modifie suivant les pays et les climats. L’activité d’Asie n’a nul rapport avec celle de France. Cette activité chez tous les commerçants du bazar et du tcharchi commence avec les besoins journaliers et finit avec leur réalisation. La plupart se contentent des bénéfices au jour le jour et s’inquiètent peu d’amasser en prévision de l’avenir.

Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie ;
Qui sait si nous serons demain ?

Aussi, à peine ont-ils gagné les quelques piastres nécessaires à leur entretien quotidien qu’ils s’empressent de fermer leurs comptoirs et d’aller tranquillement faire la sieste au soleil ou prendre un bain.

Je ne parle ici, bien entendu, que des commerçants indigènes. Les Européens agissent tout autrement. On pourra en juger d’ailleurs au chapitre spécial que nous consacrons à l’industrie de la soie.

Cette manière de comprendre et de pratiquer le commerce fait que réellement tous ces gens sont pauvres, se trouvent dans une gêne voisine de la misère, et par suite ne présentent aucune garantie commerciale.

On peut leur appliquer encore aujourd’hui ces termes d’un rapport que Mustapha Fazil Pacha adressait en 1867 au Grand Vizir : « L’agriculture, le commerce, l’industrie, disait-il, tout décline dans l’empire ; les peuples semblent avoir perdu le besoin et l’art de produire ; ils voient leur détresse, et cette détresse ne secoue pas leur léthargie et ne les pousse à aucun effort. »


Et cependant, malgré cette misère qui s’accroît chaque jour, que les charges de la dernière guerre sont encore venues augmenter, toute cette population aux babouches trouées, aux robes rapiécées, non seulement ne se plaint pas, mais prend la vie gaiement et s’épanouit joyeusement aux chauds rayons du soleil. Heureux naturel, admirablement secondé par le climat !

Grecs, turcs, arméniens, chacun s’amuse à sa façon, ne se ménage point les distractions, et témoigne ainsi par le plaisir qu’il y prend son parfait contentement de se sentir vivre.

Les occasions de repos sont si fréquentes d’ailleurs ! Chaque semaine trois jours fériés, sans compter les fêtes grecques. Ce sont les semaines des trois dimanches : celui des turcs le vendredi, celui des juifs le samedi, et le lendemain celui des chrétiens. Chacun de ces trois jours une partie du bazar est religieusement fermée : celle où se trouvent les boutiques de la secte qui prend son repos dominical. Les deux autres, voyant venir peu de clients ces jours-là, ferment leurs comptoirs de bonne heure, et s’en vont faire aussi le kief.

Le kief, en Turquie, n’a pas son équivalent en France. Ce n’est pas seulement la sieste, ce n’est pas non plus la joie exubérante à laquelle se livrent souvent nos travailleurs après un long labeur ; c’est la volonté ferme et arrêtée de se détacher pendant quelques heures de tous les tracas de la vie quotidienne, c’est un état moral où l’esprit, l’âme si l’on veut, se détache des intérêts terrestres et s’élance capricieusement dans l’azur d’un idéal sans limites. Des deux parties de l’être humain, la bête seule reste attachée au sol, l’autre vagabonde aux hasards de l’imagination.

Quand on va faire le kief on emporte un nombre respectable de mézès, sortes de hors-d’œuvre, tels que anchois, caviar, cornichons, piments, saucissons, fromages, salades crues, concombres, etc… etc…, et plusieurs bouteilles de mastic ou de raki, eau-de-vie de marc anisée. On se rend à l’ombre des grands platanes de Tefferitch, sur les riants coteaux de l’Olympe, au-dessus de la ville, ou dans les vieux cimetières ombragés par les cyprès séculaires, ou à la source de Bounar-Bachi, en un mot dans tous les sites qui réunissent la beauté de la vue, la fraîcheur, l’eau pure. Toute la famille s’asseoit sur l’herbe comme nos bourgeois de Paris le dimanche à Meudon et à Clamart, grignote les mézès, boit force verres de raki additionnés d’eau, sans bruit, sans gaieté bruyante, paisiblement ; on parle peu, on se recueille ; parfois quelques chants grecs viennent rompre cette monotonie. Une légère et douce ivresse ne tarde pas à s’emparer de ces heureuses gens ; ils s’endorment ou plutôt sommeillent, en proie à un rêve éveillé, si je puis ainsi dire ; cela présente quelque analogie avec les effets du haschich sans en avoir les funestes inconvénients.

Les très rares jours de la semaine qui ne sont pas fériés, les familles arméniennes et grecques se réunissent fréquemment dans la soirée aux jardins de Set-bachi. On appelle ainsi une vaste terrasse, couverte de vieux arbres, dominant le ravin Gusdéré, où coule un torrent qui descend de l’Olympe, sépare le quartier arménien du quartier turc et va rejoindre l’Ulufer au loin dans la plaine. Là, assis sur de petits tabourets bas, ayant devant soi sur d’autres tabourets des plateaux chargés de mézès, de raki, de café, d’eau, on laisse s’écouler les heures en médisant du prochain, tout comme si l’on était dans un centre civilisé. Devant le perron du café, un orchestre composé de violons, flûtes, guitares, cymbales, joue des airs turcs, arabes, grecs au rythme monotone, au ton strident. L’intérieur de ce café ne présenterait rien de particulier si l’on n’y rencontrait, comme d’ailleurs dans presque tous les établissements de ce genre en Asie, ces chromolithographies allemandes, qui sans plus de souci des lois du dessin que de la vérité historique, représentent invariablement un régiment de cuirassiers français s’enfuyant épouvanté devant deux uhlans ! Quand donc nos flegmatiques fabricants d’images d’Épinal se décideront-ils à lancer eux aussi leurs produits sur ces marchés asiatiques si vastes, encore si peu exploités, et comprendront-ils qu’en gagnant là de l’argent, ils serviront aussi les intérêts de la patrie ! A cet égard, les Allemands se montrent plus pratiques et plus malins que nous.


Les siestes prolongées des jardins de Set-bachi ne sont pas les seules distractions que puisse offrir une soirée à Brousse. J’ai conservé pour la fin la plus grande et la plus extraordinaire, — ici, bien entendu. Je veux parler du théâtre.

En face le palais du gouverneur, de l’autre côté de la rue, derrière un mur bas surmonté de barreaux en frêne, s’élève une petite construction, moitié pierre moitié bois, dont la façade blanche se termine par un fronton triangulaire. C’est le théâtre de Brousse.

La construction de ce théâtre est due à l’intelligente initiative de S. A. Ahmed Vefyk Pacha, ancien ambassadeur à Paris, ancien Commissaire général en Anatolie, ancien grand vizir, en ce moment, pour la seconde fois, gouverneur général du vilayet de Hudavendighiar.

Il est difficile, presque impossible, de parler de Brousse sans parler également de Ahmed Vefyk Pacha. Son nom se rattache étroitement aux travaux d’embellissements qui ont eu lieu dans la ville depuis plus de vingt ans. Saïd-Pacha, aujourd’hui premier ministre, qui avait succédé à Ahmed Vefyk, n’a fait guère autre chose, pendant son passage à Brousse, que d’appliquer les réformes préparées par son prédécesseur. C’est à Ahmed Vefyk que les Broussiotes sont redevables du percement de quelques voies droites, de l’assainissement de quelques quartiers, de la construction de la route de Moudania, d’une organisation intelligente dans la bonne distribution des eaux de sources, etc. etc. Amateur éclairé, il s’est pris d’une belle passion pour les spécimens de l’art arabe et persan qui ornent encore, malgré l’incurie de ses prédécesseurs, certaines mosquées et les turbés ou tombeaux des anciens sultans. C’est ainsi qu’il fit, il y a quelques années, venir de Paris Léon Parvillé, l’orientaliste distingué, et qu’il lui confia la restauration de la mosquée Yéchit-Djami, la mosquée verte, ce petit bijou de l’art ottoman primitif, aux murs intérieurs recouverts de faïences émaillées vert émeraude. Esprit érudit et lettré, Ahmed Vefyk a consacré ses loisirs à traduire Molière et Shakespeare, et il parle le français non pas seulement comme un Français, mais en vrai Parisien ; les finesses de notre langue n’ont point de secrets pour lui[2]. Auprès de ceux qui ne le connaissent que superficiellement il passe pour un original ; mais, au fond, c’est attribuer à une bizarrerie de caractère ce qui n’est que l’expression d’un autoritarisme, peut-être exagéré aux yeux d’un étranger, nécessaire et accepté en Turquie. Quoique partisan de très larges réformes à introduire dans l’Empire ottoman ; quoique ami sincère des Européens, Ahmed Vefyk est au demeurant un vrai patriote turc, patriote intelligent et sans fanatisme aucun ; il ne s’en cache pas, et cette franchise constitue à mes yeux un de ses très réels mérites.

[2] Ahmed Vefyk Pacha a traduit jusqu’à présent treize pièces de Molière. Ce sont : Le Dépit amoureux, L’Avare, Le Mariage forcé, Le Médecin malgré lui, Tartufe (en vers), L’École des femmes, L’École des maris, Les Fourberies de Scapin, Le Misanthrope, L’Amour médecin, Don Juan, George Dandin, Le Malade imaginaire. — Toutes ces pièces ont été imprimées et représentées en turc.

C’est lui qui a eu l’idée de faire construire le théâtre de Brousse, un des rares théâtres d’Asie, et à coup sûr unique dans son genre. Je ne veux pas parler de la disposition intérieure de cette salle ; cela ressemble à nos théâtricules de province : deux galeries de petites loges, un parterre formé de bancs en bois, pour fauteuils deux rangées de chaises de paille. L’orchestre se compose de cinq musiciens, y compris le chef. La rampe est formée par huit ou dix chandelles ; l’éclairage de la salle se fait au moyen de lampes à pétrole. Tout cela n’offre rien de saillant. Ce qui est réellement curieux, c’est de voir jouer en turc les œuvres de Molière et de Shakespeare, le Malade imaginaire, le Dépit amoureux, Henri III, Catherine Howard, etc. ; car le pacha, homme sérieux, a en horreur l’opérette et les pièces fantaisistes. Il veut, dit-il, arriver à faire apprécier par ses sujets les chefs-d’œuvre des littératures étrangères, leur inculquer le culte du beau. Malgré l’attention soutenue que j’ai vu tous les indigènes apporter à ces représentations, malgré les murmures approbatifs aux passages les meilleurs, je doute fort qu’Ahmed Vefyk Pacha arrive rapidement au but qu’il s’est proposé. Il le comprend si bien lui-même d’ailleurs, qu’il est obligé de faire de temps à autre des concessions ; c’est ainsi que parfois, dans les entr’actes du Misanthrope ou des Joyeuses commères de Windsor, on voit une actrice arménienne s’avancer vers la rampe et chanter l’Amant d’Amanda ou Tant pis pour elle ; cela en français, mais comme la malheureuse ne connaît pas un mot de notre langue, elle ne fait que répéter les sons qu’un aimable amateur, régisseur à ses heures, lui a serinés pendant de longs jours, et il s’ensuit naturellement qu’elle ne chante ni en arménien, ni en turc, ni en grec, ni surtout en français, c’est une cacophonie de mots des plus plaisante. Néanmoins le public indigène, qui n’y comprend rien non plus, se montre satisfait et applaudit la chanteuse et la chanson. O Molière ! ô Shakespeare !


Après les longs kiefs sur les coteaux, les jardins de Set-bachi, le théâtre, la plus grande distraction de l’élément chrétien à Brousse consiste le dimanche à faire la promenade d’Adjemler. On appelle ainsi un énorme platane, plusieurs fois séculaire, qui se trouve à une demi-heure de Brousse, sur la route de Moudania. Au pied de ce platane, un Grec intelligent a installé un réchaud et offre, moyennant une piastre, le café et l’eau, car il lui est interdit de vendre du raki. Là, les Grecques de Balouk-Bazar, les Arméniennes de Set-bachi et aussi les rares Européennes, se rendent à pied, en voitures ou à ânes. Hélas ! pourquoi ces jolies filles, ces belles femmes se croient-elles obligées d’adopter les modes parisiennes ou du moins de s’affubler de toutes les vieilleries démodées, de tous les rossignols que des importateurs peu scrupuleux leur vendent comme les modes les plus récentes ! si bien que l’on voit les plus charmantes créatures parées, par exemple, de robes, modèle 1868, et de chapeaux, modèle 1854 ; tout cet assemblage jure ensemble à ce point, qu’à distance, on prend pour des grands-mères ces jeunes filles qui ne sont pas encore des femmes. Et comme ces atours d’autres pays, d’autres climats jurent avec ce ciel et cette terre d’Asie ! Il est difficile d’imaginer rien de plus excentrique, passez-moi le mot, de plus rococo ! Et quel argument à en déduire contre la vanité féminine !


La colonie européenne est très peu nombreuse à Brousse. Elle se compose tout au plus de quatre-vingts personnes dont quelques-unes n’attendent qu’un événement favorable pour regagner leur patrie. C’est qu’en effet la plus grande partie de ces colons échoués là par hasard, quelques-uns vers 1845, la plus grande partie à la suite de la guerre de Crimée, après avoir eu un moment de prospérité inespérée, n’ont pas eu la sagesse d’en conserver le bénéfice ; ils se sont, à part de très rares exceptions, aventurés dans des spéculations hasardeuses sur les soies, au lieu de continuer à se contenter du bénéfice industriel, si bien qu’aujourd’hui presque toute l’industrie de la soie se trouve entre les mains des Arméniens, des Turcs et des banquiers plus ou moins grecs de Galata. C’est là un fait acquis, auquel malheureusement il n’y a pas à remédier et qui, au contraire, ira s’accentuant.

Si encore dans ces déboires, dans cette infortune commune, dans ces tristes revers, l’esprit de solidarité se rencontrait, peut-être y aurait-il encore une faible lueur d’espoir vers un avenir meilleur. Mais, hélas ! cette entente qui triple les forces dans l’adversité est bien loin d’exister. Le vieux proverbe : quand il n’y a plus de foin au râtelier les bêtes se mordent, peut, quoique trivial, trouver ici son application.

C’est une chose pénible à dire, mais qu’il vaut mieux avoir le courage d’avouer : cette colonie, déjà pauvre, rongée par les querelles intestines, est irrémédiablement condamnée. Sur ses débris, nous en avons le ferme espoir et la quasi certitude, s’élèvera plus tard une colonie européenne jeune, vigoureuse, importation d’éléments nouveaux, purs de toutes intrigues et de toutes compétitions envieuses et mesquines.


Chaque communauté chrétienne, tout en étant soumise aux lois de l’Empire et aux règlements particuliers d’administration générale, jouit cependant d’une certaine autonomie, possède ses écoles, ses églises et ses chefs religieux, intermédiaires entre la communauté et le gouverneur général. Les arméniens orthodoxes ont à Brousse un archevêque, les arméniens catholiques un évêque, les grecs un archevêque. Faut-il dire que ces trois primats, représentants attitrés de l’élément chrétien, se trouvent rarement d’accord entre eux au point de vue des intérêts généraux communs à tous les chrétiens. Toutes ces sectes qui pratiquent les doctrines de l’Évangile, y compris également la petite Église protestante libre qui compte à Brousse un certain nombre d’adhérents, se trouvent malheureusement divisées par les intrigues personnelles, les questions de prérogatives, de préséance ; c’est à qui cherchera à desservir son voisin auprès de l’autorité locale. Par suite de cette désunion, l’élément chrétien manque d’un terrain commun d’action et ne possède pas en réalité dans le pays l’influence à laquelle son activité, son intelligence, sa fortune lui donnent un incontestable droit.

Ce n’est point cependant que les Turcs se montrent à l’égard des chrétiens jaloux, tracassiers, intolérants. Certes non ! Leur tolérance en matière de religion frise l’indifférence absolue. Ce que nous avons l’habitude d’appeler en Europe le fanatisme turc, — et auquel, avant de voir, je croyais moi aussi, je l’avoue, — je ne l’ai nulle part rencontré au cours de mes excursions en Asie. J’ai toujours vu le turc ne se soucier ni des églises, ni des cérémonies extérieures chrétiennes, et n’intervenir jamais dans les querelles qui divisent les sectes du Dieu de paix. Pour le vrai turc actuel, comme la seule vraie religion est celle du Koran, il ne s’occupe pas plus des autres que si elles n’existaient pas ; pour lui ce ne sont pas là des religions. L’époque héroïque de l’islamisme, la conversion même par le fer, est bien passée ! Mais aussi si le turc pratique cette souveraine indifférence pour toute autre religion que la sienne, il demande, — et après tout c’est bien son droit, — que l’on tienne une conduite réciproque à son égard. Il ne s’opposera pas à l’érection des synagogues, des temples, des églises ; il n’interdira aucune manifestation extérieure ; il s’épargnera même à leur endroit des railleries toujours faciles ; en revanche, il désire qu’on respecte ses mosquées, ses minarets, ses muezzins appelant à la prière, et qu’on ne le tourne point en dérision quand il observe publiquement les pratiques ordonnées par le Koran.

Malheureusement les sectes chrétiennes semblent animées d’un esprit de prosélytisme aussi outrecuidant que maladroit. Ne pouvant se montrer intolérantes, elles sont tracassières. Aussitôt qu’une communauté a pu établir pignon sur rue, c’est-à-dire posséder son église et son clocher, c’est tout de suite un incessant vacarme de cloches qui viennent troubler la tranquillité de ces belles plaines d’Asie ; ce sont des processions avec bannières au vent, chants liturgiques sur des modes élevés, prêtres en grand uniforme ; ce sont des promenades interminables, avec déploiement de croix latines et de croix grecques, pour aller bénir des sources, leur donner des noms de saints ou de saintes, y déposer des images coloriées du patron improvisé, en faire des aiasmas et y récolter des aumônes. C’est surtout parmi le clergé grec une véritable rage, une monomanie, digne d’être observée par les aliénistes, que de vouloir convertir ainsi toutes les sources d’eau pure en eau bénite. Si les Turcs n’étaient aussi largement indifférents à ces pratiques, s’ils ajoutaient la moindre importance à ces consécrations, il arriverait bientôt que toutes les sources ayant été profanées par les bénédictions des infidèles, ils crèveraient de soif, ne sachant plus où aller boire sans offenser Mahomet !

Pour tout résumer en peu de mots : si j’ai parfois rencontré en Asie des tendances à l’intolérance religieuse, cela a toujours été chez les sectes chrétiennes tolérées par l’islamisme, maître chez lui en définitive. Ce qui n’empêche pas que grégoriens, orthodoxes, juifs, accusent sans cesse les turcs d’intolérance manifeste ; qu’ils réclament sans vergogne l’obtention de prérogatives et de privilèges qu’ils sont les premiers, dans les contrées où dominent leurs religions, à refuser aux mahométans ; qu’ils sont enfin, — à les entendre, — des martyrs de leur foi, des victimes offertes en holocauste à ce monstre imaginaire que l’on nomme en Europe : le fanatisme musulman. Quand un turc tue un chrétien, on crie au fanatisme ! sans tenir compte que neuf fois sur dix le chrétien a été simplement victime de sa déplorable habitude de s’immiscer dans des affaires qui ne le regardent pas. En Asie, chacun pour soi, mais surtout chacun chez soi.

Ce qui précède concerne principalement les chrétiens raias, arméniens et grecs. On doit, en effet, reconnaître chez les catholiques, européens surtout, un peu plus de réserve, de retenue et de tenue[3].

[3] Extrait du Phare du Bosphore, du 16 juin 1882.

« Un membre de l’épiscopat français vient de rendre un hommage assez inattendu, mais assurément très mérité à la tolérance large et généreuse que les Osmanlis pratiquent chez eux en matière de religion. Mgr Turinaz, évêque de Toul et de Nancy, vient d’adresser à ses diocésains une lettre pastorale dans laquelle il esquisse brièvement les rapports des différentes puissances avec la Papauté.

» En ce qui concerne la Turquie, voici ses paroles :

» Jamais, dit-il, le catholicisme, ses évêques, ses missionnaires, ses admirables religieuses n’ont été aussi libres et aussi protégés à Constantinople. »

Cette tolérance religieuse, que j’ai constatée chez les musulmans dans toutes les parties de la Turquie d’Asie que j’ai visitées, est d’autant plus digne d’être notée à Brousse que cette ville, depuis sa conquête par Orkhan, a toujours été considérée comme une ville sainte.

Si la Mecque est la Jérusalem de l’islamisme, Brousse est la Rome de la chrétienté, non pas au point de vue du siège de l’autorité théocratique, — siège sujet à changement chez un peuple nomade, — mais eu égard à la parfaite conservation des traditions théologiques.

Il est courant d’entendre dire dans le pays que Brousse possède autant de mosquées que l’année a de jours. De fait, on n’en a jamais opéré un dénombrement certain. Mais à voir la quantité de minarets qui émaillent la ville, comme les marguerites un champ, il se peut très bien que cette locution soit exacte, peut-être même au-dessous de la vérité, si l’on tient compte aussi des turbés ou tombeaux, et des fondations pieuses.

CHAPITRE II
LES EAUX THERMALES

Les bains de Brousse. — Une future station balnéaire. — Yeni et Eski Kaploudja. — Kara Moustapha. — Le village de Tchékirglé.

Il y a deux saisons pour les bains de Brousse : mai et septembre.

Pendant ces deux mois, Brousse voit arriver non plus seulement les étrangers de passage à Constantinople, mais aussi et surtout, l’élite de la société de Péra.

C’est un revenu annuel pour la ville d’environ 15,000 livres turques, soit près de 345,000 francs.

Ces eaux thermales, ferrugineuses et sulfureuses, ont joui de tout temps en Orient d’une réputation justement méritée. Elles s’échappent des contreforts inférieurs du mont Olympe avec des températures qui varient suivant les sources de 35 à 60 et même à 80 degrés centigrades.


YENI KAPLOUDJA
Le plus grand des bains de Brousse.

Les bains se trouvent à deux et trois kilomètres au plus de la ville.

Leur disposition générale est celle des bains turco-romains, mais sans étuves sèches. La chaleur qui s’y développe est naturelle ; c’est celle de l’eau, et elle est ramenée, suivant les salles, à la température voulue.

Malheureusement ces bains, qui pourraient devenir pour Brousse une véritable richesse, sont dans un état de délabrement qui fait peine à voir et mal entretenus au possible. Si l’on ajoute à cela les difficultés de communications entre Brousse et Constantinople, le mauvais service des vapeurs privilégiés de la compagnie Mahoussé qui vont de la Corne d’Or à Moudania, le manque, et par suite l’élévation des prix, des véhicules entre Moudania et Brousse, on comprendra pourquoi, malgré leur efficacité réelle pour la guérison de certaines maladies, ces bains sont relativement aussi peu fréquentés.

Nul doute cependant qu’un jour viendra où des spéculateurs audacieux et intelligents chercheront à faire de Brousse une véritable station balnéaire et sauront y réunir le confort européen au kief oriental. Ce jour-là Brousse sera à Constantinople ce que Nice est à Paris, mais avec des proportions plus considérables, car, du même coup, ce lieu de plaisir deviendra un grand centre d’affaires, étant donné que Brousse est pour ainsi dire l’avant-garde de la riche Anatolie.

Voici l’énumération et la description succincte des principaux bains existant actuellement et qui, malheureusement, subsisteront dans le même état, sans modifications, peut-être pendant longtemps encore.

Yeni-Kaploudja. — Un des plus grands bains de Brousse, construit antérieurement à l’an 767 de l’hégire par Tchéal-Zadé Rassim Pacha, gendre de Soliman II.

Ce bain se compose de trois grandes salles avec coupoles.

La première salle, la plus vaste, reçoit le jour par deux coupoles. C’est la salle qui renferme les couchettes. La température y reste moyenne. Au centre se trouve un bassin à eau froide, eau bonne à boire. Au fond, une estrade sur laquelle s’ouvrent des chambres particulières avec vue sur la plaine.

La seconde salle, à température tiède, est l’avant-salle des bains proprement dits.

La troisième est le bain même. La température y est réglée au moyen des globes de verre de la coupole suivant le degré de chaleur de l’eau. Cette salle entièrement ronde renferme au centre une vaste piscine de 10 mètres de diamètre, qui reçoit par un large conduit l’eau sortant chaude de la source. De très vieilles faïences persanes, bleu tendre, admirablement conservées, malgré les émanations sulfureuses, ornent jusqu’à hauteur d’homme les parois de cette salle. Quatre petites pièces, éclairées également chacune par une petite coupole, prennent accès dans la salle de bain. Elles sont aussi ornées de vieilles faïences. C’est là que s’opère le massage.

L’eau qui alimente ces bains sort de la source à environ 60 degrés centigrades. La température du bain est réglée à 34° et 35° centigrades.

Kainardja. — Petit bain situé en face de Yeni-Kaploudja. Bâtiment bas, sans architecture. Ce bain est réservé exclusivement aux femmes.

Kara Mustapha. — Situé au pied de Yeni-Kaploudja, sur la route de Moudania à Brousse. Ce bain se compose d’un petit bâtiment en pierre qui renferme la piscine, c’est le bain réel, et d’une bâtisse en bois qui sert de salle de couchettes. Source argentifère, eau très claire, à 33 degrés. Ce petit bain, un des plus coquets de Brousse, a été fondé par un riche indigène nègre et porte le nom de son fondateur, Moustapha le Noir.

Buyuk-Kukurtlu. — Grand bain. Eau sulfureuse à 80° centigrades construit par Hudavendighiar-Ghazi, le Sultan victorieux, qui a donné son nom au vilayet. Il ne présente rien de remarquable comme architecture extérieure ou intérieure.

Kutchuk-Kukurtlu. — Petit bain situé près du précédent. Eaux sulfureuses au même degré. Baignoires à la franque.

Eski Kaploudja. — Grand bain situé à Tchékirglé. C’est, après Yeni-Kaploudja, le plus grand bain de Brousse. Tous les deux sont à peu près semblables comme construction, bien que Eski-Kaploudja remonte à une époque bien antérieure. Les eaux sont ferrugineuses. Elles possèdent à leur sortie de la source 65° centigrades. La température dans le bain est réglée à 34° ½. — Un petit bain attenant à Eski-Kaploudja est réservé aux femmes.

Le petit village de Tchékirglé possède encore d’autres petits bains, d’importance secondaire, tels que Husnu-Guzel, Ketchéli, etc. etc. Tous ces bains sont disposés principalement pour les voyageurs qui désirent y séjourner quelque temps. Les eaux sont ferrugineuses.

En résumé, les bains les plus remarquables, et aussi les plus fréquentés, sont ceux de Yeni et Eski Kaploudja et de Kara Mustapha.

CHAPITRE III
MOUDANIA

Un campement sur le golfe de Ghemlek. — Le grec moderne. — Arnaout Keuy. — La saison des bains de mer. — Les soirées. — Les maisons. — Les Grecques et les Arméniennes. — Une source sainte.

Je me trouve, pour le moment, campé à Arnaout-Keuy, sur le golfe de Ghemlek. Mes tentes sont dressées sur un rocher à pic, à 50 mètres au-dessus du niveau de la mer et à peine à un mètre du bord.

Quelle admirable vue !

Ce golfe me rappelle le lac de Genève avec une étendue moindre, car l’œil peut ici embrasser toute la circonférence. Mais, au lieu des sites délicieusement civilisés, comme Évian, Ouchy, Vevey, je n’aperçois que des sites quelque peu sauvages qui portent les noms plus ou moins euphoniques de Siyi, Bourgas, Armoutlouq, Coursounlouq. Dominant tous ces villages, deux petites villes : Ghemlek, au nord-est, et Moudania, au sud-ouest.

Dans presque tous ces endroits, à l’exception de Ghemlek, les deux tiers de la population sont d’origine grecque, ce qui d’ailleurs est presque général sur tout le littoral de la Turquie d’Asie. Aussi est-il commun de constater cette singulière anomalie, à savoir des sujets turcs ne parlant pas un mot de la langue turque. En ce qui me concerne, je suis loin de m’en plaindre. Commençant à peine à baragouiner quelques mots turcs, il m’est plus facile de me faire comprendre, pour l’usage journalier, en langue grecque. Cependant quelle différence avec la langue qu’on m’a enseignée dans ma jeunesse sous le nom de grec ancien ! Ce ne sont pas tant les mots qui ont changé ; à part les termes techniques, le reste est à peu de chose près le même. Mais quelle difficulté pour la prononciation !

Pourquoi aussi Érasme a-t-il eu la malencontreuse idée de préconiser la prononciation bizarre qui est encore suivie dans nos écoles pour le grec ancien ? Il y a cependant de fortes présomptions pour que les Grecs modernes aient conservé plus intacte que les étrangers la prononciation de leurs ancêtres. Je ne vois point d’ailleurs ce qui pourrait empêcher que l’on apprît aux écoliers à lire Homère avec la prononciation grecque moderne, plutôt qu’avec la prononciation dite classique, qu’Homère doit être fort étonné d’entendre s’il survit encore quelque chose de lui dans un monde meilleur. Il me semble que cette question pourrait fort bien se mettre à l’ordre du jour du Conseil supérieur de l’instruction publique. Les conséquences d’une semblable réforme seraient grandes, en ce sens que nos jeunes Français seraient à même à l’avenir de converser familièrement avec n’importe quel descendant de Périclès ou n’importe quelle arrière-petite-fille d’Aspasie. Et, comme la question grecque me semble loin d’être résolue et ne peut au contraire que prendre de l’extension, il y aurait dans cette réforme même un certain attrait politique.


Arnaout-Keuy, le village au-dessus duquel j’ai établi mon campement, est également un village grec, bien que son nom signifie en turc : village albanais.

Sur les deux cents habitants qui composent cette agglomération, s’il y a trois musulmans c’est tout.

On est ici à peine à dix minutes de Moudania, et c’est sur la plage qui s’étend de Moudania à Arnaout-Keuy que la belle société de Brousse vient en juillet et en août prendre les bains de mer. Ce n’est point là seulement une question d’hygiène, c’est aussi une question de sécurité. A ce moment, en effet, apparaissent les grandes chaleurs ; la moyenne est trente-cinq degrés centigrades, et quelquefois le thermomètre monte à trente-sept et quarante degrés. A Brousse même la chaleur est suffocante, les fièvres se déclarent, et quand on est pris, c’est pour de longs mois. Aussi tous ceux que leurs affaires ne retiennent pas en ville, et ils sont nombreux — (la période des transactions étant terminée, la récolte de la soie faite, les cocons vendus), — se réfugient dans les massifs de l’Olympe ou sur les bords de la mer.

C’est alors que Moudania et Arnaout-Keuy prennent une certaine animation.

Dans la journée, il est vrai, au moment de la chaleur, chacun, suivant l’habitude orientale, se livre à une sieste prolongée.

On se lève seulement quand le soleil se couche, et alors jusqu’à une heure ou deux du matin le golfe est sillonné de caiqs.

C’est un spectacle charmant de voir sous ce ciel tout constellé d’étoiles, d’un bleu si pur qu’il fait clair comme en plein jour, filer rapidement, sur la mer calme, ces caiqs effilés, illuminés par les mille couleurs des lanternes vénitiennes.

En voici d’où s’élèvent doucement les voix des jeunes filles modulant des chœurs grecs, un peu monotones peut-être, mais d’une monotonie cadrant à merveille avec ce ciel, ces montagnes, cette mer qui semblent se fondre ensemble dans le même bleu vague.

Voici maintenant d’autres caiqs où se trouvent des musiciens grecs. Pour tout instrument un fifre, un violon, et deux guitares. Il sort de cela une musique étrange, criarde, qui tout d’abord agace horriblement les nerfs ; ce sont des airs à ritournelles vives, alertes, mais sans mélodie. Il faut au moins une bonne demi-heure pour que les oreilles, même les moins récalcitrantes, s’habituent à ces sons et ne frémissent plus à chaque note. Alors on en arrive à trouver parfois un certain charme à cette musique, — tout comme, lorsque l’on est privé de fruits mûrs, on mord dans un fruit vert ; le premier seul semble acide, et l’on finit bientôt par trouver aux autres une saveur piquante.

Ajoutez à ces illuminations, à ces chœurs, à cette musique, les feux d’artifice qui s’entre-croisent, les fusées qui montent au ciel et narguent les étoiles, et vous aurez une idée des distractions que se procure aux bains de mer la société grecque et arménienne de Brousse.

Car ce sont bien là les seules distractions de Moudania et d’Arnaout-Keuy. Ces stations balnéaires paraîtraient horriblement insipides aux habitués de Trouville et d’Étretat. Il n’y a ni casino ni hôtels confortables. Point de lieu de réunion. Chacun prend son bain où bon lui semble, avec caleçon ou sans caleçon, car il y a des anfractuosités de rochers très discrètes. Soit dit en passant, il est impossible de trouver à acheter un caleçon de bain dans cette ville de bains. On m’a cité un Français qui a voulu tenter l’expérience. Après avoir visité infructueusement toutes les échoppes de Moudania, il s’en retournait désappointé, quand un grec vint lui confier mystérieusement qu’il n’existait qu’un seul caleçon de bain dans tout le bourg : un Anglais l’avait oublié là, par hasard, il y avait plusieurs années de cela !

Quant aux maisons, ce sont d’affreuses bicoques tout en bois vermoulu, hantées par les puces, les punaises et tous les insectes asiatiques dont le seul rôle dans la nature consiste évidemment à tourmenter les Européens.

La seule qualité de ces constructions, et elle a son prix, est de se trouver à l’abri des tremblements de terre, très fréquents ici. Tandis que les demeures solidement bâties s’écroulent à la moindre secousse, ces baraques en planches et en terre gâchée résistent victorieusement. Les poutres se disjoignent, mais se replacent d’elles-mêmes, on dirait du caoutchouc. Aussi conserve-t-on avec respect ces bâtisses, contemporaines du fameux tremblement de terre de 1855 qui détruisit presque toute la ville de Brousse. On espère sans doute qu’elles résisteront de même au prochain !

Ce qu’offrent de plus curieux ces masures, ce n’est pas leur aspect extérieur, si repoussant que le dernier paysan de France hésiterait à s’y loger, c’est de voir à ces fenêtres au bois rongé, sans vitres quelquefois, sur le pas des portes toutes disjointes et éraillées, les frais visages de délicieuses jeunes filles.

La meilleure société arménienne et grecque loge là en villégiature.

La race grecque, sur ces côtes, a conservé, même dans la plus basse classe, une pureté de lignes, une distinction, un cachet comme maintien, vraiment admirables. Les femmes arméniennes de leur côté, sans pouvoir rivaliser avec les grecques pour la régularité des traits, ont cependant toutes une grâce native qui rachète largement cette infériorité.

Aussi les masures où ces types de perfection achevée se confinent pendant leur villégiature doivent-elles, lorsqu’ils y entrent, être aussi étonnées que pourrait l’être la hutte d’un Lapon recevant la visite d’un chaud rayon de soleil.


Le seul endroit où quelquefois, sur le soir, on se rencontre, c’est sous un platane aussi vieux que majestueux. Là, un cafedji intelligent a installé une petite table et sert aux amateurs du raki et du café.

Au pied de ce platane coule une source d’eau limpide et délicieuse, bien supérieure à toutes les boissons frelatées dont l’exportation inonde ces pays comme prétendus produits d’Europe.

Cette source est réputée sainte par les grecs. Aussi le clergé s’en est-il emparé. On a installé une image de la Vierge, coloriée, au-dessus de la source, deux cierges et le tronc traditionnel pour les offrandes. Là, en attendant la construction de l’église, on célèbre en plein air, sous le platane, les offices du rite grec. Le pope, à la toque noire, haute de forme, appelle les fidèles en frappant en cadence, avec un marteau, une longue barre de fer. Puis l’office commence. Les chants s’entendent au loin. Si un musulman vient à passer, il doit se détourner de son chemin pour ne point troubler l’office. Je le répète, les turcs sont devenus bien tolérants en matière de religion !

CHAPITRE IV
LA JUSTICE ET LES JUGES

I
LES TRIBUNAUX TURCS

Le konak du gouverneur. — Les cafés. — Les faux témoins. — La salle des pas perdus. — Une audience au tribunal mixte. — Les procès sans fin. — Doléances d’un Français.

Le konak, ou palais du gouverneur, au chef-lieu du vilayet, renferme les divers services administratifs et aussi les tribunaux et les prisons.

Une cour immense, traversée par une chaussée bordée d’arbres ; au fond un bâtiment rectangulaire à deux étages, froid et nu, sans ornementations ; à droite, une suite de petits bâtiments tout en bois, à un seul étage ; l’herbe pousse et croît au hasard, de ci de là, par places ; des oies, des poules, des dindons, des moutons vont et viennent en liberté dans cette cour ; à gauche le poste des zaptiés ; ils sont là étendus sur des nattes, se chauffant au soleil et jouant de la guitare ; le factionnaire a posé à terre son winchester et roule nonchalamment une cigarette ; des femmes au yachmak sali par l’usage, au féredjé maculé et troué, suintant la misère, devisent entre elles, accroupies par groupes dans la cour, attendant des secours qui ne viendront jamais ; tout cela calme et triste ; de temps à autre le silence est rompu par les glous glous des dindons, les piaillements des oies, le bêlement des moutons, ou par les cris sauvages qui partent des prisons.

Tel est l’aspect du palais du gouverneur général d’un vilayet en Turquie d’Asie. Quand on a vu un konak on les a vus tous, car tous se ressemblent.

En face le konak, une ligne de constructions en bois ; le rez-de-chaussée et le toit, c’est tout. Ce sont là les cafés Riche, Cardinal, Napolitain, Tortoni de l’endroit. Sur la bordure du trottoir se dressent des poteaux, espacés régulièrement, supportant des lanternes vénitiennes, massives, solides, à l’épreuve des vents du sud. Une suite de tabourets, très bas et grossièrement travaillés, tient lieu de tables ; on s’asseoit, si l’on préfère, sur les nattes de joncs étendues à terre.

A travers les larges vitres de ces cafés, on aperçoit les indigènes accroupis sur le sol ou sur des estrades ; ils aspirent en silence la fumée du narghilé et n’interrompent cette laborieuse occupation que pour humer à petites gorgées le café versé dans les tasses microscopiques.

C’est ici que se réunissent, avant les audiences, les avocats, les parties, les témoins. C’est ici aussi que l’on trouve, — pour quelques piastres, — des autochtones de bonne volonté prêts à prêter serment et à affirmer, devant le tribunal, quoi que ce soit pour qui que ce soit.


Il est six heures à la turque, c’est-à-dire environ midi à la franque. C’est l’heure où s’ouvrent les audiences.

Les cafés se vident. Témoins vrais, faux témoins, parties en cause, avocats, tous traversent la rue, entrent au konak et se dirigent à gauche vers les petits bâtiments affectés aux tribunaux.

Dès le vestibule, c’est avec peine que l’on se fraye un passage au milieu de ces groupes, spécimens de toutes les nationalités, de tous les costumes, de tous les idiomes et patois orientaux.

Dans l’escalier en bois, c’est aussi un va-et-vient continuel.

En haut, une grande galerie, sur laquelle s’ouvrent les salles où siègent les diverses cours. Là se promènent les avocats arméniens, grecs, turcs ; ils tiennent à la main le petit sac qui renferme leurs dossiers.

C’est la salle des pas perdus de ce tribunal d’Asie. Les parties, les témoins, de nombreux oisifs aussi encombrent cette galerie.

Les zaptiés viennent, conduisant des prisonniers et les tenant par derrière, à la turque, la main passée dans la ceinture de la culotte ; des mendiants, des infirmes, fièrement drapés dans leurs guenilles, tendent la main, la tête haute ; les femmes qui sollicitent l’aumône ont moins de retenue et leurs doigts décharnés, aux ongles jaunis par le henné, s’accrochent désespérément aux redingotes arméniennes.

Là se trouvent les costumes de toutes les provinces de l’Empire. L’œil se heurte aux tons les plus criards, aux couleurs les plus disparates, jaune sur rouge, vert sur bleu. Toutes ces guenilles, — sur lesquelles tranchent les crosses damasquinées des pistolets, les poignées incrustées des yatagans, en un mot, l’arsenal que tout homme qui se respecte porte à la ceinture, — tous ces oripeaux bariolés éclatent vigoureusement aux rayons brûlants du soleil de midi. On dirait un coin du bal de l’Opéra transporté dans une pauvre masure d’un village breton.


Entrons, si vous le voulez bien, au Tidjaret, c’est-à-dire au tribunal mixte où se déroulent les procès entre Européens et sujets turcs.

Nous soulevons la portière, en tissu épais, qui sert de porte, et qui se trouve toujours maintenue fermée au moyen d’un morceau de bois passé dans l’ourlet du bas ; — ingéniosité et économie mêlées.

La salle d’audience est une petite chambre d’environ dix à douze mètres carrés où, par une immense fenêtre qui tient tout un côté de la pièce, la lumière entre toute crue. Pour ameublement un divan devant la fenêtre, divan éventré et à la housse déchirée : une table en bois blanc recouverte d’un tapis vert, un fauteuil en cuir usé pour le président, des chaises dépenaillées pour les juges, les parties et les témoins ; au fond de la pièce, bien en face les yeux vigilants des magistrats, un coffre-fort. O ironie !

Le président, flanqué de ses deux juges turcs, arrive naturellement une demi-heure au moins en retard. Les deux assesseurs européens désignés par le consul à la nation duquel appartient l’une des parties en cause, les attendent depuis longtemps. On se salue. On s’assied. Aussitôt chacun tire son tabac et se met à rouler des cigarettes en avalant force verres d’eau.

Enfin ! le président se décide sans doute à commencer l’audience, car il vient de frapper des mains.

A ce signal, la portière s’entr’ouvre et livre passage à l’huissier du tribunal. C’est un être long, osseux, décharné. Il est vêtu d’une redingote qui a été noire jadis, mais qui aujourd’hui est toute luisante de graisse et d’usure ; par les trous des emmanchures, on aperçoit la chemise qu’il n’a pas dû quitter depuis de longs mois ; le pantalon effiloqué tombe en franges capricieuses sur ses pieds nus tout couverts de poussière, car en serviteur respectueux, il a laissé ses babouches à la porte. Il s’avance, s’incline, croise les mains sur la poitrine et attend.

Le président se recueille un instant. Puis il relève la tête d’un air souriant, enveloppe ses collègues d’un long et fin regard, et s’adressant à l’huissier :

— Bech qhâvé guettir ! c’est-à-dire : apporte-nous cinq tasses de café !

Les juges turcs inclinent la tête. Les assesseurs européens font la grimace, car cette gracieuseté du président va encore retarder l’ouverture de l’audience.

Les tasses desservies, le président fait appeler la première cause inscrite.

C’est, par exemple, John Cox, sujet anglais, contre Moustapha, sujet turc. Cox a confié à Moustapha, il y a deux ans, une somme de 200 livres turques, pour être employée à des achats d’olives. Moustapha n’a pas acheté les olives, et il refuse de rendre l’argent.

Cox, Moustapha et les deux avocats s’assoient devant la table en bois blanc qui sert de bureau au tribunal. Les avocats posent sur la table leurs sacs, les ouvrent, en tirent les pièces qu’ils vont produire, les étalent côte à côte des papiers appartenant aux magistrats. Pendant cette petite opération, le président et les juges causent amicalement avec les parties et les avocats, échangent des impressions, des nouvelles, des commérages de quartier à quartier. Un touriste entrant là par hasard, et non prévenu, ne pourrait jamais se douter que c’est un tribunal. Ce que nous entendons en France par ce mot ronflant, — l’appareil de la justice, — est chose tout à fait inconnue ici ; tout se passe en famille, paternellement.

Le président dépose délicatement sur le rebord de la table la cigarette qu’il n’a pas terminée. Cela signifie que l’audience commence. Chacun imite le président et cesse de fumer.

Au cours de la plaidoirie de l’avocat de John Cox, le président s’agite sur son fauteuil comme un homme agacé, visiblement en proie à une gêne physique. Ses yeux cependant ne quittent point ceux de l’avocat, mais sa pensée est évidemment ailleurs. Enfin, n’y tenant plus, il se courbe ; son menton touche presque la table : ses bras disparaissent sous le tapis vert qui la recouvre. Et toujours il fixe les yeux de l’avocat. Un étranger le croirait attentif. Enfin il se redresse, ramène ses mains sur la table et ses traits esquissent un sourire de satisfaction que l’avocat de John Cox ne manque pas d’attribuer à l’éloquence de sa plaidoirie. Le malheureux ! comme il se trompe ! Le président est satisfait… parce qu’il a retiré ses bottines ! Ça le gêne ces petites machines à l’européenne ! Ah ! que n’ose-t-il venir au tribunal en babouches ! Voilà au moins des chaussures commodes, où le pied est réellement chez lui et peut s’élargir tout à l’aise !

Les deux juges turcs qui, par déférence pour le président, n’ont pas osé prendre l’initiative de ce déchaussement, n’hésitent plus. Avec un ensemble parfait, ils imitent la manœuvre habile et pratique de leur chef hiérarchique. L’un d’eux va plus loin ; ses chaussettes aussi le gênent ; il les retire ; et comme il éprouve des démangeaisons désagréables, il se met à se frotter les pieds. Tout cela au mois d’août, en Asie, par 32° centigrades !

L’avocat de John Cox a terminé son exposé.

Moustapha se défend lui-même. Il est là carrément assis sur sa chaise, les deux coudes sur la table, en face le président. Il parle vite et longtemps ; peu de gestes ; quelquefois une simple inclinaison de tête, de haut en bas, car il se tient droit, fièrement ; pour un peu, on croirait que c’est lui le demandeur, l’accusateur. Par sa barbe ! il jure qu’il ne sait ce qu’on lui réclame ! Certes on lui a confié 200 livres turques pour faire des achats d’olives ! Certes il n’a pas acheté ces olives ! Certes il refuse de rembourser l’argent ! Mais, autrefois, il y a six ou huit ans, — il ne sait pas au juste, — il a déjà fait des affaires avec John Cox ; il était alors en compte courant avec lui, et c’est Cox qui lui doit encore ! — En vain l’avocat de Cox produit des reçus pour tout solde de compte ! En vain il exhibe des lettres de Moustapha signées de lui-même ! Celui-ci répond que ces reçus ne l’engagent à rien. Il continue de jurer, — par Allah ! — que loin d’être débiteur, il est créancier. Comment le tribunal pourrait-il douter de la parole d’un turc qui suit religieusement tous les préceptes du Coran ! D’ailleurs, si par hasard sa parole ne suffit pas, il est prêt à produire ses livres ! Le tribunal les recevra, les fera examiner, et verra qu’il ne doit rien… etc… etc…

Le président reprend la cigarette, à moitié consumée, qu’il avait déposée sur la table. Cela signifie que l’audience est suspendue. L’huissier famélique et décharné entr’ouvre la portière. Les parties et leurs avocats sortent. L’huissier rentre, apportant un nouveau plateau où se trouvent cinq nouvelles tasses de café.

Tout en humant le café et en fumant les cigarettes, le tribunal discute sur les plaidoiries qu’il vient d’entendre. Malgré l’opinion des deux assesseurs européens, les trois juges turcs formant la majorité, un avis qui peut sauver le défendeur, sujet ottoman, est adopté aussitôt qu’émis.

Le président frappe des mains. L’huissier rentre, enlève les tasses, et introduit de nouveau John Cox, Moustapha et les avocats.

Un des juges turcs demande à Moustapha si réellement il possède encore des livres de comptes qui datent de six ou dix années. Sur réponse affirmative, le président décide que Moustapha les apportera devant le tribunal le dixième jour suivant et qu’ils seront vérifiés.

Ah ! le bon billet qu’a John Cox ! Allez donc vous reconnaître dans des livres de comptes écrits en turc ! Et cette encre turque, spéciale au pays, et si facile à effacer avec un peu d’eau sans laisser aucune trace ! John Cox aurait-il mille fois raison, il perdra sûrement son procès !

Moustapha sort du tribunal aussi fier qu’Ali-Baba quittant sa caverne. John Cox part en maugréant. Les avocats suivent, heureux d’entrevoir une perspective de longues et rémunératives vacations.

L’huissier apporte encore d’autres tasses de café. L’audience est de nouveau suspendue.

On appelle la cause suivante. Riza prétend que Mehemet lui a volé un âne. Mehemet affirme le contraire. Riza offre de produire des témoins.

— Très bien ! dit le président. Paye d’abord dix piastres par témoin que tu veux faire venir, et le tribunal les écoutera ensuite.

Riza jette sur la table les dix piastres. Le président les prend et le témoin est entendu.

Mehemet veut produire aussi un témoin.

— Paye dix piastres, dit le président.

Mehemet paye, et son témoin est introduit.

Le président le connaît parfaitement ce témoin. C’est un faux témoin, un habitué du café d’en face. Il n’ignore point son métier. Mais ne faut-il pas que tout le monde vive ! et quand un pauvre turc trouve à gagner quelques piastres, même malhonnêtement, qu’importe après tout si les intérêts d’un infidèle sont en jeu ? Or comme Riza est grec orthodoxe, c’est Mehemet qui gagne, bien que tous ses coreligionnaires turcs le sachent depuis longtemps fieffé coquin.

Ces deux causes ont conduit le tribunal jusqu’à neuf heures et demie à la turque, trois heures à la franque. Le président ressent le titillement de la muse persane qui de temps à autre se plaît à l’aiguillonner, car il passe pour un poète : il a déjà publié près de 1,500 vers ! Son collègue de gauche, marchand en denrées coloniales, désire se rendre au marché, suivre les cours, voir si quelque bonne affaire se présente. Le collègue de droite, qui est saraf, changeur, a rendez-vous avec un effendi quelconque qui a besoin d’argent et le paiera au taux que l’on voudra. Ces graves préoccupations personnelles agitent le tribunal. Le président se plaint de l’excessive chaleur ; ses collègues approuvent. On décide de renvoyer les affaires suivantes à la prochaine audience. Mais demain, c’est vendredi, jour férié turc, les tribunaux sont fermés ; après-demain, c’est samedi ; comme il n’y a au rôle que des affaires entre Turcs et Israélites, il est inutile de siéger ce jour-là, puisque c’est le sabbat des Juifs ; ensuite vient le dimanche, le jour férié des chrétiens, les assesseurs européens ne viendront pas, il ne peut donc pas y avoir audience. Le tribunal décide définitivement que la plus prochaine audience aura lieu à trois jours francs, c’est-à-dire lundi. C’est ainsi que l’on s’octroie généralement en Asie dans les administrations publiques trois jours réguliers de congé par semaine, et encore nous n’avons pas compté les fêtes grecques !

Les audiences au tribunal civil, à la cour d’appel, au criminel ressemblent toutes, au fond, à celle que nous venons d’esquisser sommairement. C’est le même laisser-aller, la même nonchalance, la même indifférence.

Cette apathie explique suffisamment la lenteur de la procédure turque et le peu de garanties que rencontre l’Européen, malgré l’intervention de son consul.

En voici d’autres exemples.

Un négociant européen, par contrat régulièrement passé, est devenu propriétaire d’un immeuble appartenant à un sujet ottoman.

L’époque de l’entrée en possession arrivée, le vendeur vient et dit :

— Cet immeuble appartient à ma femme. Je n’avais pas le droit de vendre. Le contrat est nul.

On plaide. L’affaire se promène lentement devant tous les tribunaux capables d’en connaître.

Enfin, après de longs mois, l’Européen a gain de cause. Il veut se faire livrer l’immeuble.

Le Turc déclare alors :

— Ma propriété est un bien vacouf. Voici des titres.

Et il exhibe une liasse de papiers écrits dans tous les idiomes, et tous plus indéchiffrables les uns que les autres !

Devant cette déclaration, toute la procédure antérieure tombe d’elle-même, est nulle. Le tribunal du Chéri ayant seul le droit de décider en matière de vacoufs.

Tout est à recommencer.

On recommence.

Cela dure à nouveau six mois, dix mois, quelquefois une année.

Enfin l’Européen gagne encore son procès, le Chéri lui rend justice, reconnaît mal fondée l’affirmation du vendeur turc, la déclare nulle.

On réclame la livraison de l’immeuble.

Le Turc ferme sa porte et vous prie d’aller voir si les sauterelles mangent les blés.

Le jugement à la main, l’Européen réclame l’appui des autorités locales.

Il se rend chez le chef de la police.

— Je ne puis agir, répond celui-ci, sans l’ordre du caimakam.

On s’adresse au caimakam.

— Par ma barbe ! dit celui-ci, comment voulez-vous que j’agisse sans un ordre de la commission d’exécution du chef-lieu ?

On se rend au chef-lieu. On finit par découvrir le président de cette commission d’exécution. On lui expose sa requête. Il vous offre les cigarettes et le café. Puis gravement il répond :

— Parlez donc de cette affaire au mufettich.

Vous insistez.

— Je ne puis rien faire, reprend-il, sans son avis.

Le mufettich, ou inspecteur général des tribunaux, vous dit à son tour :

— Le cas est grave. Je vais en référer au ministre de la justice.

L’Européen écrit à son ambassade. Le drogmanat s’informe auprès du ministre. On obtient la promesse qu’un ordre formel d’exécution sera envoyé.

Dieu soit loué ! tout est fini.

Pas encore. C’est une nouvelle phase qui commence.

Un mois se passe. On retourne chez le mufettich, qui vous renvoie au président de la commission d’exécution.

— L’ordre du ministre est arrivé.

— Enfin !

— Oui, mais nous l’examinons. Ce n’est pas un ordre conçu en termes assez formels. Il y a quelque doute. Attendez !

On envoie à tous les diables le président de cette commission d’inexécution. On retourne chez le mufettich.

— Je n’y puis rien. Le président a sa responsabilité, j’ai aussi la mienne à couvrir. Mais pour vous être agréable, je vais de nouveau écrire au ministre de la justice. Nous saurons peut-être si l’ordre envoyé est absolument formel ou si il laisse quelque chose à notre appréciation et à notre initiative… etc…! Revenez…! à bientôt…!

Le tout avec force formules de politesse.

Et cela peut durer ainsi des années !

Que surtout on ne crie pas à l’invraisemblance. Cette historiette n’est pas une simple hypothèse. C’est un fait vrai, nullement exagéré. Le malheureux Européen que nous venons de citer se promène depuis des années, ses jugements à la main, sans pouvoir les faire exécuter. Cela constituera peut-être plus tard la plus belle partie de l’actif de sa succession.

Autre affaire :

Il y a quelques années, une maison française de Péra avait une créance sur la princesse X*** pour une somme d’environ vingt mille francs. Las d’attendre le paiement de cette somme on actionna la princesse. Le procès dura environ quinze mois. Un jugement fut enfin rendu condamnant la fille des sultans au paiement en principal et intérêts. Le jour où expiraient les délais d’appel, la princesse forma opposition. Nouveau procès d’une durée égale au premier : total trente mois de procédure. Nouveau jugement confirmant le premier. Le créancier se présente au kitabet pour faire exécuter le jugement. Nouvelle complication. L’avocat de la princesse présente un mémoire tendant à prouver que la débitrice a soldé sa dette, et donnant à l’appui des reçus signés du créancier ou de son mandataire. C’étaient des faux. Nouveau procès. On nomme des experts qui reconnaissent le faux et ordonnent l’exécution intégrale du jugement. Le plus curieux, c’est que la princesse avait réellement ordonné le paiement depuis longtemps. Mais la somme avait été détournée de sa destination ; elle était restée dans la poche des intendants, qui avaient imaginé ces faux pour se tirer d’affaire et gagner du temps, le grand secret de la diplomatie turque.


Comment s’étonner, étant donnés toutes ces lenteurs, tous ces atermoiements dans une bonne distribution de la justice, que les Européens qui n’obtiennent point, malgré leurs droits reconnus, satisfaction prompte et complète, en arrivent à se plaindre, dans des termes parfois amers, et, tout en ayant quelquefois raison quant au fond, se montrent souvent acrimonieux et injustes quant à la forme, incriminant leurs représentants à l’étranger pour des dénis de justice dont ceux-ci, somme toute, ne sont pas entièrement responsables ?

Un des hommes les plus honorables de la colonie française à Péra m’écrivait, l’année dernière, au sujet de l’exécution des jugements rendus par le tribunal mixte de Constantinople :

« Le gouvernement ou un sujet ottoman obtient un jugement contre un Européen, un Français par exemple, et demande à son ambassade l’exécution de ce jugement. Le Français est immédiatement mis en demeure de payer. S’il ne s’exécute pas, il est, par les soins de la chancellerie, saisi, vendu. Et si le montant de la vente des objets saisis est insuffisant pour couvrir la dette, il est mis pour trois mois en prison. En un mot, il est exécuté sans délai et sans merci.

» Par contre, un Français obtient un jugement contre un sujet ou contre le gouvernement ottoman. Il demande à son ambassade l’exécution de ce jugement. Mais alors cette ambassade, qui hier forçait un Français à payer un jugement rendu contre lui, se montre impuissante à faire exécuter un jugement rendu en sa faveur contre le gouvernement turc.

» Si l’on exige l’exécution des jugements rendus contre nous, on doit pouvoir également exiger l’exécution des jugements rendus en notre faveur. Ou alors on devrait prévenir les nationaux de son impuissance, et par là leur éviter les frais si coûteux de la procédure, frais qui doivent être tout d’abord versés à la caisse même du gouvernement débiteur, comme cela est mon cas. »

Et mon honorable correspondant me citait, à l’appui, deux jugements qu’il avait obtenus, depuis trois ans, au tribunal mixte contre le gouvernement turc, jugements définitifs, sans appel aucun, et dont il attendait encore l’exécution.

II
PORTRAITS DE MAGISTRATS

Pour donner une idée générale de la valeur des magistrats ottomans, de leur capacité, de leur moralité, et aussi de leur intégrité, nous ne croyons pouvoir mieux faire que d’extraire de notre carnet de voyage des notes sommaires prises sur le vif concernant les principaux fonctionnaires dans divers vilayets d’Anatolie.


Ahmet — 44 ans — ex-greffier du conseil administratif — ex-caimakam — ex-président d’une municipalité de province — nommé président du tribunal de commerce sur un rapport et avec l’appui d’un pacha influent — ancien professeur d’arabe — a publié quelques poésies — ne possède aucune notion de jurisprudence — instruction nulle en matière de législation — a débuté dans la magistrature par la présidence du tribunal de commerce — il s’instruit plutôt qu’il ne dirige les débats — sa grande préoccupation est de faire rentrer le plus de recettes possible dans la caisse de son tribunal, ses émoluments, comme ceux de ses collègues, étant réglés proportionnellement aux recettes effectuées — la distribution légale de la justice est un point secondaire pour lui — au demeurant, c’est un fonctionnaire que l’on n’a point l’habitude de compter au nombre des juges corruptibles.


Hassan-baba-bey — 55 ans — marchand de vieilleries au Bit-bazar — vieux turc fanatique — instruction nulle — savoir-vivre nul également — ôte ses bottines et ses chaussettes pendant les audiences pour être plus à son aise — se croit une haute valeur — se donne pour un magistrat et prend des airs de grand imam quand il siège au tribunal — ne possède aucune connaissance théorique du droit et de la législation de son pays — incapable par ce fait de saisir le sens précis de la loi, encore moins de l’interpréter — n’hésite pas à regarder comme pernicieuses les institutions judiciaires modernes, et estime qu’elles seraient avantageusement remplacées par le Chéri — exerce une grande influence sur le tribunal ; sa voix est prépondérante dans les décisions — quand il s’agit d’un procès mixte a toujours son opinion faite d’avance et ne manque pas de faciliter par des questions habilement posées la tâche du défendeur ou du demandeur turc — toujours mal disposé pour les intérêts des Européens — est classé au nombre des juges corruptibles.


Mevlahné — 48 ans — commissionnaire en toutes sortes de marchandises — esprit arriéré — instruction nulle — se range toujours à l’opinion de son collègue Hassan-baba-bey, pour lequel il semble professer une profonde admiration — craint toujours d’assumer une responsabilité quelconque — donne parfois cependant son avis, mais il n’insiste jamais quand il ne rencontre pas l’approbation de ses collègues turcs — passe pour un membre intègre, principalement parce que l’on connaît son peu d’influence au tribunal et que par suite il n’y a pas utilité de chercher à le corrompre.


Panaios — Grec orthodoxe — sujet ottoman — fait le commerce du tabac à priser — caractère nonchalant — est à la complète dévotion du président — instruction nulle — affecte du savoir-vivre ; politesse exagérée — s’abstient généralement de prendre part aux discussions, à moins que les intérêts d’un grec ne soient en jeu ; mais alors il agit assez activement auprès du président, jamais en public, bien entendu, toujours à huis clos.


Eddine-Effendi — 60 ans — ex-membre des tribunaux de Constantinople — préside une des Chambres du tribunal civil — est assurément le juge le plus instruit des tribunaux du vilayet — a introduit dans ses audiences certains principes qui devraient être suivis par ses collègues — cherche, en effet, à mettre son tribunal sur le même pied que ceux de la capitale, et s’occupe très sérieusement de la police intérieure de la Chambre qu’il préside — à ce point de vue Eddine-Effendi se distingue particulièrement de ses collègues — il est très pointilleux sur ses prérogatives comme président — il ne faillit jamais à relever le moindre incident portant plus ou moins atteinte à la dignité du tribunal ; c’est ainsi, par exemple, que l’on n’entre plus au tribunal civil avec un parapluie sous le bras ; il y est également interdit de plaider avec un tébili (chapelet) à la main — est très zélé dans ses fonctions — expédie les affaires avec activité et ponctualité, ce qui n’existe dans aucune autre Chambre — est peu aimé de ses collègues et du public turc ; cela se comprend, puisqu’il est ami des réformes.


Indjili-Tchouch — 60 ans — un des plus anciens membres du tribunal civil — le plus vieux turc qui existe parmi le personnel judiciaire de la ville — est également le fonctionnaire le moins intelligent, le moins instruit et le plus borné — il présente un contraste parfait avec son président — d’une nonchalance égale à son ignorance — ne prend jamais part aux délibérations — approuve toujours du turban quand le président émet un avis — sa nullité le garantit contre les tentatives de corruption.


Azarias — Arménien, mais aussi turc qu’un musulman… c’est-à-dire ennemi des réformes — quoique non instruit est cependant intelligent et assez expérimenté — donne son avis, émet son vote sans trop de crainte ; car possédant une petite fortune personnelle, il n’attend rien de ses fonctions et ne se laisserait pas corrompre pour peu.


Duwi Zadeh — 55 ans — président du tribunal correctionnel, a rempli dans les tribunaux de la Turquie d’Europe diverses fonctions importantes — homme intelligent — actif pour un turc — cherche à se perfectionner dans la langue française — ne dédaigne pas d’étudier nos codes — mais, à huis clos, entre intimes, regrette les privilèges accordés aux étrangers dans les affaires ottomanes, déclare n’en avoir jamais compris la nécessité et ne manque pas de l’affirmer chaque fois qu’il en trouve l’occasion — somme toute, serait un président relativement assez bon s’il n’avait la réputation d’être un peu accessible à la corruption.


Yussuf — 60 ans — commerçant en tissus — vieux turc, avec cet avantage qu’il a le mérite de ne point dissimuler ses sentiments — il est le fanatisme personnifié — ne prend souci d’aucune affaire où un musulman n’est pas intéressé — c’est une nullité préjudiciable assurément aux intérêts européens.


Christophorès — Grec orthodoxe — instruction nulle — esprit borné — grand entêtement — est cause du retard apporté à l’expédition de la plupart des affaires courantes — très attaché à sa religion — bien noté chez le métropolitain — indifférent aux procès étrangers, à moins qu’un intérêt grec ne soit en jeu — se laisserait corrompre, mais n’en trouve pas l’occasion, les parties s’adressant de préférence au président, comme de juste, et aux membres influents.


Rechid-Effendi — 70 ans — a été hakim (premier fonctionnaire du Chéri), dans plusieurs vilayets — a occupé à Constantinople diverses fonctions dépendant du Chéri — passe pour être très versé dans la loi sainte — en tous cas est efficacement secondé par son fils qui lui sert de naïb — quant à ses aptitudes comme président d’une cour supérieure appelée à juger les affaires civiles en dernier ressort, elles paraissent être très limitées ; du reste ses prédécesseurs n’ont pas été mieux doués que lui sous ce rapport, ses successeurs ne le seront probablement pas davantage.

Soit par économie, soit faute de fonctionnaires capables, le président du tribunal du Chéri d’un vilayet doit, d’office, présider la cour d’appel civile du même vilayet. Il en résulte que ce personnage qui peut, à la vérité, être très versé dans la législation qui lui est familière, est très souvent, presque toujours, fort embarrassé quand il a à juger des questions soumises au droit commun. Le vilayet n’a pas encore connu un hakim au courant des deux législations. Aussi la cour d’appel a-t-elle toujours été à la merci du premier membre venu qui a su gagner la moindre influence sur le président. Quand le président est intègre, c’est encore un heureux résultat !


Muheddin — 68 ans — préside le tribunal des affaires criminelles assez intelligemment — fait preuve d’énergie quand il le veut — a prononcé sept condamnations à mort dernièrement, en un seul mois — connaît suffisamment les codes ottomans — affecte d’ignorer absolument les textes des capitulations et les privilèges stipulés en faveur des Européens.


Ahmet-Ullah-Effendi — 78 ans — est à la tête d’un tekké de derviches — c’est le vétéran des fonctionnaires judiciaires du pays — petit homme aux yeux vifs et étincelants — représente le vieux type turc — très intelligent — assez intrigant — esprit hésitant — ses longues digressions font perdre un temps précieux au tribunal — vote toujours comme le président.


Isaac — 60 ans — Israélite — exerce le métier de saraf (changeur) — très intelligent — n’exprime jamais son idée au tribunal — approuve toujours le président — indifférent à toute affaire où les intérêts d’un Israélite ne sont pas en jeu.

III
CHEZ LE JUGE D’INSTRUCTION

… Hier, mon cawas Hristo a été insulté et menacé par un grec, sujet ottoman. J’ai porté plainte à l’autorité locale et l’agresseur a été arrêté immédiatement. Aujourd’hui, je me rends chez le juge d’instruction avec mon cawas pour qu’il expose lui-même les faits tels qu’ils se sont passés.

Hristo se revêt de ses plus beaux vêtements, rouges et or, il se pare de ses armes les plus damasquinées et les plus étincelantes à l’œil, et il n’oublie pas surtout la décoration autrichienne qu’il a gagnée je ne sais plus dans quelle bataille.

Ainsi accoutré, au milieu de la foule dépenaillée qui encombre le vestibule servant d’antichambre au juge d’instruction, mon cawas, droit et fier comme un bedeau de cathédrale et la cravache à la main, passerait aux yeux d’un Parisien et surtout d’une Parisienne pour un prince oriental, et moi simplement habillé à la française, en noir, je serais pris tout au plus pour son humble domestique.

On nous introduit immédiatement dans le cabinet du juge d’instruction.

C’est au rez-de-chaussée, de plain-pied avec le vestibule. Une chambre longue, basse, à fenêtres étroites et grillées. Jour incertain. Une natte en paille recouvre la moitié de la pièce, à droite en entrant ; de ce côté, dans l’angle, en face les fenêtres, un fauteuil forme crapaud, siège officiel du magistrat ; à gauche de ce fauteuil, un petit tabouret pour le greffier ; entre le fauteuil et le tabouret, une petite table très basse, très étroite, hexagone, supportant une écritoire et des plumes. Dans la moitié de la chambre qui n’est pas revêtue de la natte gisent pêle-mêle, sur le carreau, des armes, des vêtements maculés de boue, de sang, poussiéreux, des vases, des chibouks, des ceintures, des babouches, des ficelles, etc…, en un mot, un attirail de pièces dites à conviction. Sur toute l’étendue de la natte c’est le même fouillis, avec cette seule différence que ce sont des liasses de papier, documents privés et publics, plaintes émanant de particuliers, takrirs ou pièces officielles provenant des autorités ottomanes ou étrangères. Pas l’ombre d’un bureau, d’un registre, d’un carton. Dans cette pièce où s’agitent sans cesse les questions de vie, d’honneur, dans cette enceinte redoutable d’où l’innocent peut sortir prévenu, accusé et déjà presque coupable aux yeux des autres, tout respire l’incurie la plus profonde, le désordre le plus parfait, la nonchalance, le laisser-aller, l’insouciance ; les murs suintent la misère, et tout indique la corruptibilité.

Le juge d’instruction est enfoncé dans son fauteuil crapaud, échoué là, Allah seul peut savoir à la suite de quelles péripéties !

C’est un grand vieillard, teint basané, barbe noire en pointe, coupée court, sourcils broussailleux, yeux bistrés enfoncés profondément ; ses mains longues, osseuses tiennent le tébili, chapelet turc, dont les boules rouges s’égrènent sans fin entre ses doigts décharnés. Sa longue robe verte et sa large ceinture disparaissent presque dans les plis de sa houppelande fourrée — et il fait 30° au-dessus de zéro à l’ombre ! Il porte le turban blanc des imans, et ses pieds jouent à l’aise dans de larges babouches jaunes.

A mon entrée, il se lève, esquisse de la main le salut oriental, m’indique un siège à sa droite et se rassied. Il fait un signe ; un des zaptiés de garde disparaît et revient avec l’inévitable plateau et les non moins inévitables tasses de café. Il roule une cigarette d’excellent tabac de Cavalla, et me la présente ainsi que la pincette à feu. Nous causons, en buvant, de la température, de la récolte des raisins qui s’annonce bonne, d’un ours tué récemment dans la montagne, à quatre heures de la ville, et d’une foule de choses tout aussi intéressantes. Pendant ce temps, les accusés et les prévenus attendent dans le vestibule, bavardent gaiement avec les zaptiés qui les surveillent, et trinquent fraternellement en se passant tour à tour la coupe remplie d’eau.

J’aborde le sujet de ma visite. Le juge m’écoute et ordonne au greffier de lui remettre ma plainte écrite. Celui-ci quitte son siège, se met à quatre pattes sur la natte, au centre des innombrables liasses de papiers qui ont été jetés là, au hasard, au fur et à mesure de leur réception, à la place précise où, après la lecture, on les a laissés choir.

Ainsi accroupi, le greffier, s’appuyant sur la main gauche, se met à trier rapidement de la main droite tous ces documents. C’est un bouleversement qui dure bien dix minutes. Enfin un cri de triomphe se fait entendre : c’est le greffier qui a trouvé ! Ichallah ! Il se redresse en agitant au-dessus de sa tête une large feuille de papier. Cela est bien, en effet, le texte de la plainte par moi adressée. J’admire l’intelligence de cet employé et son adresse dans cette chasse aux documents, car j’aurais, certes ! fait le pari qu’il serait resté bredouille dans cet inextricable fouillis !

Il s’assied alors par terre, les jambes repliées, à la turque, et lit à haute voix mon takrir. Le juge d’instruction l’écoute-t-il ? Je ne sais. Son visage reste impassible et ses yeux ne quittent pas le tébili que ses doigts égrènent méthodiquement.

Le greffier a fini sa lecture. Long silence. Le juge continue à paraître immobile et insensible à ce qui l’entoure. Dormirait-il ? Non, car il se décide à remuer ; il étend les bras et prend le document. Il contemple longuement ce papier auquel il ne comprend rien, ne sachant pas un mot de français. Que fait-il ? il se contente d’examiner le cachet dont il connaît la forme et l’aspect. Puis, sans qu’un muscle de son visage ait tressailli, sans le moindre mouvement du corps, il ouvre la main et laisse tomber mon takrir qui va rejoindre, au hasard, sur la natte, l’amas confus des textes arabes, turcs, persans, arméniens, grecs, russes, etc. Ce magistrat, en ce moment, rappelle à mon esprit les automates de Vaucanson, et c’est avec peine que je réprime mes pensées qui, vagabondes, tiennent absolument à me faire comparer le premier juge d’instruction du vilayet aux pantins articulés des baraques foraines, ornements des fêtes publiques de la banlieue parisienne !

Longtemps ce fonctionnaire étonnant reste immobile, sans même se donner la peine d’abaisser la main de laquelle vient de s’échapper ma lettre officielle. Enfin il se décide à relever la tête. Il ouvre la bouche. Sans doute il va m’entretenir de mon affaire. Erreur ! il commande de nouvelles tasses de café à un nouveau zaptié de garde !

Il faut cependant procéder à l’interrogatoire de mon cawas. Je l’exige. Mais alors je constate ce que l’on m’avait dit depuis longtemps, ce que je m’étais toujours refusé à croire, c’est-à-dire la nullité plus que parfaite du juge d’instruction, homme versé sans doute dans l’interprétation sagace du Koran, mais totalement ignorant des choses de ce monde !

C’est le greffier, arménien jeune encore, intelligent, et désireux d’arriver, qui fait l’interrogatoire, pose les questions, facilite les réponses, et en prend rapidement note.

Le juge d’instruction continue à rester immobile. Dans le pays on appelle cela un « homme de bois ».

De temps à autre, un zaptié vient lui présenter des pièces à signer.

Quel travail ! quelle fatigue ! Le juge prend son cachet, le tient de la main gauche ; de la droite il l’enduit d’encre turque grasse et épaisse ; il le frotte avec lenteur et méthode ; puis il le passe dans sa main droite, pose sur la paume de sa main gauche la pièce à signer et y appuie enfin longuement son cachet. Cela fait, il laisse tomber le papier, — toujours automatiquement ; le zaptié se baisse, le ramasse et l’emporte. Le juge se renfonce dans son fauteuil crapaud avec la lassitude qui résulte de l’accomplissement d’un pénible labeur. Quelle fatigue ! quel travail !

L’interrogatoire de mon cawas fini, le greffier présente à son chef le procès-verbal. Le juge, sans le lire, y appose son inévitable cachet.

J’ai hâte de me retirer.

Mais en sortant, par prudence, je vais voir le pacha. Je fais bien, car il me confirme de tous points mon impression sur l’absolue nullité de son juge d’instruction. Il m’entend, m’écoute, et, le lendemain, au tribunal correctionnel, mon cawas a gain de cause ; son agresseur est condamné à la prison, à l’amende et aux dommages-intérêts. Pek eyi !

IV
L’ÉLÉMENT CHRÉTIEN DANS LES CONSEILS PROVINCIAUX

Depuis la promulgation du Hatt de 1840, chaque communauté a pu se faire représenter au conseil supérieur de sa localité, par un de ses membres élu par elle. Quand les tribunaux de commerce et d’instruction criminelle ont été organisés, le même principe a été mis en pratique.

Il y a à remarquer que par suite de la mise en vigueur de cette mesure, dans certaines localités, où il n’y a par exemple que des Grecs et des Turcs en proportion égale, l’élément chrétien n’est représenté dans les conseils que par un seul individu, tandis que dans d’autres endroits la population chrétienne, composée de 3 à 4 communautés différentes, est, quoique bien moins nombreuse que la population turque, représentée dans les conseils par trois ou quatre membres.

A Brousse, les communautés chrétiennes comptent quatre membres dans le grand conseil provincial. Les chrétiens s’y trouvant en nombre presque égal aux Turcs, auraient dû acquérir une part proportionnelle d’influence dans les décisions. Il n’en est cependant rien[4].

[4] Rapport du consul d’Autriche-Hongrie au chevalier Schwegel, 1872.

Cette concession aux chrétiens était une utile réforme dont on devait attendre les meilleurs résultats. Leur admission dans les conseils devait, en donnant satisfaction à leurs aspirations, les relever à leurs propres yeux et les préparer à l’admissibilité à toutes les fonctions publiques. Cependant, après de longues années d’expériences, on ne trouve pas encore les chrétiens beaucoup plus aptes que par le passé à ces fonctions. Leur présence dans les conseils n’a servi que bien rarement à l’avantage des communautés chrétiennes, et n’a que bien rarement aussi pu exercer quelque influence dans les discussions d’intérêts généraux.

Faut-il ajouter que les chrétiens n’ont pas su encore comprendre l’avantage des privilèges qui leur ont été accordés, et qu’ils ont manqué d’habileté pour en faire un bon usage ? D’ailleurs, ils ont en général rarement le courage d’une opinion et encore moins souvent celui de soutenir une opinion contradictoirement avec les musulmans ; leur présence dans les conseils ne sert le plus souvent qu’à sanctionner des décisions auxquelles ils n’ont pris aucune part.

Dans les questions d’intérêt privé entre deux individus de deux communautés, on voit presque toujours les membres chrétiens des conseils se poser moins en juges impartiaux qu’en défenseurs obligés et naturels de leur coreligionnaire respectif. En présence d’un intérêt turc en jeu, ils se taisent. Dans les questions d’intérêt public, on ne les voit prendre aucune initiative et on les trouve presque toujours indifférents. Dans les questions d’intérêts chrétiens, on les trouve le plus souvent divisés par l’antagonisme et les rivalités de race, qui, parmi les diverses communautés chrétiennes, ne le cèdent en rien aux rivalités entre chrétiens et musulmans.

On accuse souvent les turcs de fanatisme ; les populations chrétiennes de ce pays méritent au moins autant qu’eux ce reproche ; les grecs surtout, et selon moi, il n’y a pas chez eux le même esprit de tolérance pour le modifier comme chez les turcs[5].

[5] Rapport précité.

Les chrétiens n’ont jamais été admis dans les conseils sur un pied de parfaite égalité avec les membres musulmans. Ils n’ont presque jamais été nommés d’une manière régulière. Ce sont le plus souvent des personnes de la convenance des autorités locales, et désignées au choix de leurs coreligionnaires, pour remplir auprès d’elles le rôle d’automates ou de conseillers complaisants.

Dans ces conditions, les membres chrétiens ne paraissent briguer leurs places au conseil qu’en vue de servir leurs intérêts privés. Les dispositions qui animent les turcs dans l’exercice des fonctions publiques ne sont d’ailleurs pas plus édifiantes, et sur le terrain de l’intérêt privé, on voit le plus souvent turcs et chrétiens se réunir et s’entr’aider ; une opinion complaisante en vaut une autre à l’occasion.

Tel est le rôle des chrétiens dans les conseils provinciaux depuis longtemps ; telles sont aussi les dispositions générales des membres musulmans et chrétiens dans ces conseils.

Les chrétiens ne manquent cependant pas de se récrier contre la situation secondaire faite à leurs représentants dans les conseils ; mais de tous ceux qui ont passé par ces fonctions, aucun n’a su faire preuve d’assez d’indépendance, d’impartialité, de courageuse énergie, pour pouvoir contribuer à l’améliorer.

La profonde misère qui règne dans toutes les classes de la population et qui résulte d’une longue série de manque de récolte, du poids énorme des impôts et des charges supplémentaires qui pèsent sur elles contribue beaucoup aussi à leur démoralisation et à leur découragement ; avec le sentiment de leurs droits, elles semblent avoir perdu la conscience de leur devoir.

CHAPITRE V
DANS LA MONTAGNE

I
LES PAYSANS. — UNE CHASSE A L’OURS

Mon ami sir Edwin. — Un ours à tuer. — En route pour la montagne. — L’arrivée au village. — La chambre d’hospitalité. — Le mouktar. — Pendant le café. — De grands enfants. — Histoire de bottes. — Les médecins malgré eux. — Le repos. — Les puces et autre vermine. — Idée originale d’un muletier. — Les fusils à treize francs. — Dans la forêt. — Les rabatteurs. — L’ours invisible. — Le retour en ville. — Les chacals.

Il est cinq heures du matin. Les rayons du soleil de mai entrent à flots par les dix fenêtres de ma chambre… — Comment ! dix fenêtres ! dans une seule chambre ? — Certes !… ne suis-je pas en Asie et a-t-on jamais ici taxé les fenêtres ? — Heureux pays où l’air et la lumière ne sont pas frappés d’impôts !… Donc le soleil prend en maître possession du logis, me réveille, m’éblouit et me force à me lever.

Je descends au jardin tout embaumé par les douces senteurs matinales des roses qui s’ouvrent.

A travers les grilles qui laissent jour sur la rue, j’aperçois sir Edwin G… en contemplation devant une bâtisse inachevée.

— Voilà bien la Turquie, me dit-il en me voyant : on entreprend tout, on n’achève rien.

Il entre. On apporte les narghilés, le raki, et nous causons.

Sir Edwin est consul of her Britannic Majesty’s. Jeune encore, de haute taille, bien découplé, il unit tout ensemble la mâle robustesse à la douceur féminine. On dirait une jeune fille capable, dans une puissante étreinte, d’étouffer un ours. Aimable causeur, spirituel, d’une distinction rare en Asie, sir Edwin est un fort agréable compagnon, et, j’ajoute tout de suite, un cœur droit et franc.

C’est aussi le plus intrépide chasseur du pays. Il n’y a pas un coin de la montagne qui ne lui soit familier, pas un ravin dont il n’ait troublé les échos par les détonations de son winchester. Pour lui, isolé dans ce pays quelque peu sauvage, la chasse est la grande distraction ; il s’y rend comme en Europe nous nous rendons au bal.

Les soirées ici, sont, en effet, dans la montagne ; l’orchestre, c’est le bruissement des feuilles agitées par le vent ; les hôtes sont les sangliers, les ours, les loups, les chacals, les biches, les daims, les chevreuils qui galopent dans la forêt ou s’embrassent dans les clairières ; l’intrus qui s’invite de lui-même, c’est le chasseur à l’affût.

Précisément Edwin a reçu hier la visite de deux montagnards turcs qui venaient l’informer qu’un ours, — toujours le plus gros de son espèce quand il n’est pas tué ! — était apparu non loin de leur village. Il me propose de l’accompagner dans la chasse qu’il médite de donner à cet animal insociable. Pour moi, depuis peu dans le pays, l’occasion s’offre belle de m’initier plus intimement à la vie nouvelle que je vais pratiquer. J’accepte. C’est entendu : nous partirons dans la journée pour la montagne.

Donc à deux heures, Edwin, mon ami Grégoire, moi et le surudji ou postillon qui aura soin des chevaux, nous descendons au grand trot de nos montures la large rue qui conduit à la route de Ghemlek. Les fers de nos chevaux, battant les pavés, réveillent les indigènes alanguis par la sieste dans les carrefours, sur les trottoirs, aux angles des portes.

A l’extrémité de la ville, nous nous arrêtons pour prendre la provision d’orge nécessaire aux chevaux.

Puis on repart, et nous entrons dans la plaine.

Ce n’est qu’après cinq heures d’une course rapide que nous parvenons à l’extrémité est de la plaine de Brousse et que nous entrons enfin dans la montagne.

Là il n’y a plus de routes praticables. Il faut aller au hasard, suivre un lit de torrent desséché, un ravin, gravir de rudes montées, traverser des taillis. Il faut laisser la bride libre au cheval, qui d’instinct, et le pied aussi sûr que celui d’un mulet, évitera les faux pas et les casse-cou, doucement, sans se presser, mais sûrement. Il faut avoir l’œil aux aguets, être assuré que le revolver est bien armé, que le poignard joue facilement dans sa gaîne, et tenir le fusil haut sur la cuisse. Il faut s’attendre à tout ; car il n’y a pas ici un défilé qui n’ait sa tragique légende.

Depuis longtemps il fait nuit quand nous arrivons à l’entrée du village. On ne nous attendait pas aussitôt ; aucune lumière ne brille.

Après de longs circuits nous parvenons enfin au centre de cet amas de masures en bois perdues au milieu de la forêt.

Avec la crosse de nos fusils nous frappons à quelques portes, au hasard !

Un paysan sort à moitié éveillé.

— Conduis-nous à l’oda, dit sir Edwin, et préviens le mouktar.

L’oda c’est la chambre d’hospitalité que possède tout village en Asie. C’est là que le voyageur trouve un abri, du feu, et même des vivres s’il n’en a pas. Cette hospitalité turque, — peut-être plus réelle que la traditionnelle hospitalité écossaise ! — est aussi large que le comportent les ressources de localités absolument pauvres. Elle est entièrement gratuite ; mais, si le pauvre ne paye rien, il est d’usage aussi que le riche de passage laisse au village une petite gratification qui aide à l’entretien du logis et du feu. Cela est peut-être patriarcal, mais c’est infiniment plus démocratique et bienfaisant que notre organisation européenne. Le misérable, dans les villages de l’intérieur de la Turquie d’Asie, est au moins toujours assuré de savoir où reposer sa tête, réchauffer ses membres, apaiser sa faim.

Le bruit de nos chevaux réveille le village endormi. Les portes claquent, les fenêtres grincent. Des ombres s’estompent indécises dans la nuit claire, s’agitent, semblent se concerter. Le mouktar, sorte de maire de campagne, vient de lui-même à notre rencontre, nous souhaite cordialement la bienvenue et nous conduit à l’oda.

Par un escalier en bois vermoulu nous parvenons dans une petite pièce d’environ huit à dix mètres carrés. Le mouktar se baisse devant le foyer ; à genoux, appuyé sur une main, il écarte de l’autre les cendres chaudes et ravive les tisons de son souffle puissant. Puis il prend un morceau de bois résineux, l’allume, le fixe entre deux pierres disjointes de l’âtre, se relève et nous salue de nouveau en disant : Vous êtes ici chez vous.

On nous apporte des vivres : un peu de pain, une espèce de pâté d’orge bouilli mélangé de feuilles de coquelicots ; pour boisson du lait. Heureusement nous avons apporté des provisions plus substantielles et plus conformes à des estomacs européens. Nous donnons au mouktar le café et le sucre, comme c’est l’usage, et, pendant qu’il fait méthodiquement griller le café dans une large assiette en terre noire, nous commençons à souper, assis à la turque, — car les chaises sont inconnues ici.

La salle, éclairée par les lueurs capricieuses du morceau de bois résineux, présente un curieux tableau.

Pendant les préparatifs du repas, un turc est entré et s’est accroupi silencieusement dans un coin. Puis un autre est venu s’accroupir auprès du premier ; puis un troisième, un quatrième, un cinquième, si bien qu’ils sont déjà plus de vingt nous examinant tous dans la même attitude de curiosité silencieuse. La nouvelle que des Frenks sont arrivés au village s’est répandue de porte en porte, et comme c’est ici chose rare, on vient nous contempler. Et la chambre est déjà pleine que d’autres paysans surviennent encore et s’entassent au milieu des premiers. C’est chose étonnante comme une petite pièce peut contenir de turcs ! sur le palier restent les plus timides, et, au fond, dans l’ombre, se dessinent les formes des femmes enveloppées du féredjé et du yachmak.

Les vacillements de la flamme se jouent bizarrement sur ces costumes bariolés, sur les ceintures, sur les casaques multicolores, sur les turbans d’aspect différent. C’est une richesse de tons inouïe qu’offrent les vêtements de ces pauvres gens.

Le mouktar a enfin terminé la laborieuse préparation du café. Il nous offre les premières tasses, puis il en donne également une tasse à chacune des personnes qui se trouvent dans la salle. C’est l’usage ; c’est la bienvenue que paye le voyageur.

Toute glace est alors rompue. Les conversations s’engagent. Les uns jettent de longs regards de convoitise sur nos armes et se communiquent leurs impressions en hochant la tête en signe d’admiration. Quelques-uns s’enhardissent jusqu’à y toucher et, encouragés par notre silence, ils les palpent, les retournent, se les passent. Ces paysans ont des naïvetés d’enfants. Dans un coin, j’avais jeté mes bottes, de grandes bottes à l’écuyère. Ah ! ces bottes, que de regards d’envie venaient s’abattre sur elles ! L’un d’eux, n’y tenant plus, me demande à en essayer une. Je lui dis oui, et aussitôt cette botte circule par la pièce, chacun l’essaye à son tour, puis tend la jambe à son voisin qui le déchausse, et ainsi de suite. C’était un comique spectacle.

D’autres viennent nous demander des médicaments. Ils nous consultent sur leurs maladies. C’est chez eux tous une opinion dont il est impossible de les faire démordre que chaque Frenk est un médecin. On s’efforce à les dissuader ; c’est peine perdue ; ils continueront à implorer votre science jusqu’à ce que vous leur ayez indiqué un remède ou donné un médicament, quel qu’il soit. Vous leur donneriez à avaler une cuillerée même d’eau pure, qu’ils se retireraient satisfaits, et qu’il ne serait pas étonnant qu’ils se trouvassent guéris par un effet magnétique, tant leur foi est robuste dans la science du Frenk ! Nous en avons eu ce jour-là précisément une preuve. Un vieux turc à longue barbe blanche vint nous demander un remède pour son fils, le meilleur chasseur du village et sur lequel nous comptions pour le lendemain ; ce malheureux souffrait d’une dysenterie continue depuis plusieurs jours, et restait couché. Nous donnons au vieillard un morceau de sucre imbibé d’eau-de-vie. Il l’enveloppe soigneusement dans un chiffon de papier, et court porter à son fils ce remède primitif sur l’efficacité duquel aucun de nous ne comptait. Effet étonnant : le lendemain matin le jeune turc était guéri, et, sans nulle autre rechute, il prit brillamment sa part à notre chasse fatigante. O la foi !

Ces braves gens auraient bien passé toute la nuit à bavarder si l’iman, qui était venu aussi se joindre à eux, n’eût enfin donné le signal du départ.

On nous apporte alors quelques petits matelas bien minces, bien étroits, et des couvertures. On jette cela sur le plancher, et nous nous étendons tout habillés en allongeant les pieds vers le foyer.

Nous allons donc pouvoir prendre un peu de repos bien mérité après la longue course que nous venons de faire ! Hélas ! la fatigue a beau être grande, elle ne peut triompher des insectes parasites qui pullulent dans les matelas et les couvertures, qui se glissent sous nos vêtements et s’y trémoussent désordonnément.

On ne peut se faire une idée de la vermine que renferment ces villages de l’intérieur et avec laquelle ces bons turcs vivent fraternellement. Le temps qu’ils n’emploient pas à fumer leur cigarette, ils le passent à se chercher les puces. Si encore ils les exterminaient ! Mais, après les avoir saisies avec dextérité entre le pouce et l’index, ils les placent délicatement à terre, et l’animal s’empresse de sauter sur le voisin.

Un jour, un muletier traversait un village. Sa bête rétive refusait d’avancer. Le muletier s’approche d’un groupe de paysans accroupis au seuil d’un café. — Qui a des puces et des poux ? demande-t-il. Immédiatement tous les paysans passent les mains sous leur casaque, sans être autrement étonnés de la demande, et ramènent chacun un nombre respectable d’insectes. Le muletier ramasse le tout simplement et le place sous le ventre de sa bête, qui, ainsi aiguillonnée, se décide à marcher. Rien là que de très naturel pour le pays !

Au petit jour nous nous levons, courbaturés, meurtris, le supplice est fini.

Les paysans se réunissent devant la maison aux puces inhospitalières.

Très peu ont des fusils. Et quels fusils ! Il y a une maison anglaise, dont le dépôt est à Constantinople, qui vend à ses excellents amis de la Turquie d’Asie des fusils à deux coups au prix incroyable de treize francs ; c’est de la fonte, ça part quand ça peut, et ça éclate à volonté. Mais, telle quelle, le possesseur d’une arme semblable s’en montre très fier.

Ceux qui n’ont point de fusils se sont armés de longs bâtons ou de fourches.

Tous les hommes valides viennent avec nous. Ils vont servir de rabatteurs.

On entre dans la forêt. Là aucune route. Nul sentier. On se fraye un chemin comme on peut à travers ces arbres centenaires, dont quelques-uns, morts de vieillesse ou frappés par la foudre, gisent à terre et ajoutent encore à la difficulté de la marche. D’autres fois ce sont des arbres encore verts et vigoureux qui ont été abattus ; le paysan a taillé, à même, la planche, le timon qu’il est venu chercher, et est parti sans plus se soucier de l’arbre. Ou bien c’est un chêne à moitié consumé ; c’est un passant qui, ayant besoin de cuire ses aliments ou de faire simplement son café, a mis le feu au tronc et a continué sa route sans s’inquiéter de ce qui pourrait advenir, au risque d’incendier toute une partie de la forêt. Que de richesses inexploitées ! que de trésors perdus par l’absolue indifférence !


OULOU DJAMI
La grande mosquée de Brousse.

Le guide nous indique les affûts. Nous nous dispersons et prenons chacun possession de notre poste. Les rabatteurs qui depuis longtemps ont pris au plus court par un chemin de traverse commencent à faire entendre leurs cris. Cette forêt si tranquille, si calme tout à l’heure se remplit d’un vacarme infernal ; ces sons perçants et gutturaux ne sont dominés que par les coups de fusils et le froissement des branches qui, s’écartant brusquement, se brisent devant la course vertigineuse des fauves affolés.

Nous vîmes les daims, les cerfs, les sangliers, poussés par les rabatteurs, passer devant nous comme des ouragans. Seul l’ours que l’on cherchait persista à rester invisible. On voyait bien ses traces, les guides les indiquaient, les suivaient, mais bientôt les perdaient. Cet animal têtu se refusa, pendant douze longues heures, à nous faire voir son museau.

Quand il fut bien constaté que rien au monde ne pouvait, pour le moment, décider le seigneur et maître ours à se départir de sa prudente réserve, et que, aussi longtemps que nous l’assourdirions des cris des rabatteurs, il continuerait à se lécher tranquillement les pattes dans quelque caverne inaccessible, en se moquant de nos efforts et de nos fatigues, nous décidâmes de revenir au village, où nous ne parvînmes qu’à la nuit tombée.

Après avoir mangé à nouveau de la pâtée d’orge bouillie aux feuilles de coquelicots — singulière nourriture ! — payé grassement les rabatteurs, c’est-à-dire toute la population de cet amas de cabanes, nous remontons à cheval et reprenons, à travers les ravins et les défilés, la route de la ville, assaillis par les miaulements plaintifs des chacals, — animaux inoffensifs, mais bien désagréables pour les oreilles sensibles !

II
L’ASCENSION DU MONT OLYMPE

L’excursion à faire. — L’Olympe vierge. — Le kiosque impérial. — Les lits d’anciens torrents. — La forêt. — Le premier plateau. — Le deuxième plateau. — Une oasis dans un désert de pierres. — Le troisième plateau. — La montée à pied. — Le panorama.

Il est une excursion que tous les touristes qui vont à Brousse ne manquent point de faire : c’est l’ascension du mont Olympe, au pied duquel s’étend la ville.

C’est tout au plus l’affaire d’une journée, montée et descente ; et une journée, en Asie, cela représente à peine une heure à Paris.

Mais il est nécessaire de s’approvisionner de tout absolument, avant de partir. Ce n’est plus ici comme en Suisse, où chaque montagne est exploitée commercialement par les indigènes pour les touristes, — ou contre eux, au choix. Il n’y a pas de relais, pas de chemin de fer du Righi, pas d’hôtel de la Pierre à voir ou autre ; on ne délivre point de ticket comme au tourniquet des gorges du Trient ; il n’existe pas même de guides patentés. L’industrie ne s’est pas encore emparée du mont Olympe et ne l’a pas mis en coupe réglée pour le détriment des voyageurs. Aussi cette excursion, en somme très simple et très facile, possède-t-elle encore le caractère d’originalité imprévue qui fait le charme des excursions d’artistes. Il est vrai d’ajouter que si l’Olympe n’est pas exploité par les hôteliers commerçants, il l’est souvent par les voleurs. Mais à choisir entre ces deux maux je préfère encore le second ; il a son côté pittoresque, et d’ailleurs on peut quelquefois en réchapper, chose impossible dans le premier.

Donc bien armés et munis des provisions de bouche nécessaires, on part à cheval dans la direction de l’Est. Après avoir passé le groupe de platanes de Tefferich on atteint le kiosque impérial où le Sultan n’est venu qu’une fois encore. C’est une petite bâtisse formée de trois pavillons soudés ensemble pour ainsi dire, en pierre, à un seul étage : un bourgeois de Chatou hésiterait à s’y loger. Mais, par compensation, la vue est magnifique. Des fenêtres de ce « palais » l’œil embrasse toute l’étendue de la plaine de Brousse et perçoit jusqu’au golfe de Ghemlek. Quand les rayons du soleil viennent dorer ce panorama on a devant soi un magnifique tableau, et le peintre est forcé d’avouer son impuissance à rendre dans sa parfaite tonalité l’indiscutable beauté de cette terre d’Asie.

La montée ensuite devient plus difficile. On suit des chemins raboteux, parsemés de larges roches presque plates qui vont s’étageant. La surface unie, et comme usée par le frottement, qu’offrent ces roches, leur encaissement, peuvent faire supposer que ce sont d’anciens lits de torrents aujourd’hui desséchés. Là il est nécessaire, pour raison de sécurité, de laisser la bride entièrement libre au cheval, tout en se tenant toujours prêt à le soutenir au moindre faux pas ; ces chevaux du pays, petits, maigres, ont le pied assuré à l’égal du mulet ; ce n’est point ici le cavalier qui doit guider sa monture ; il doit se fier sans réserve à l’instinct de ces excellentes bêtes.

Bien que le caractère distinctif de ce terrain soit la roche, le silex, le granit, la végétation est très belle et très luxuriante jusqu’au premier plateau. Le chêne, le pin noir et blanc, le charme, l’orme, le hêtre constituent une forêt immense qui se continue pendant plus de deux heures.

Arrêtons-nous un instant sur ce premier plateau, et déjeunons, car nous sommes évidemment partis de bonne heure, avant le lever du soleil.

Ici la nature est encore dans toute sa vigoureuse beauté. Ce plateau, de forme circulaire, est circonscrit à l’est, à l’ouest et au nord par le prolongement de la forêt que nous venons de traverser. Au sud, les arbres deviennent plus rares. Des pierres énormes, — quelques-unes ont plus de vingt mètres carrés, — apparaissent sur toute l’étendue du plateau, les unes gisant horizontalement, à fleur de terre, les autres se tenant verticales, d’autres obliques. C’est un véritable chaos de pierres au milieu desquelles poussent quelques rares herbes.

Il faut près d’une demi-heure pour atteindre l’autre extrémité du plateau. Ici la montée devient plus difficile, le chemin se rétrécit, s’encaisse plus profondément, les arbres commencent à se faire rares.

Enfin deux heures après, on atteint le second plateau. L’aspect en est encore plus désolé que celui de son voisin d’en bas. C’est le même fouillis inextricable de pierres amoncelées. Une seule particularité : un lac, mignon, digne d’un jardin anglais, permet aux grands chênes qui l’ombragent et semblent le protéger de mirer leurs rameaux dans ses eaux tranquilles où prennent leurs ébats de coquettes petites truites très appréciées des gourmets. C’est une fraîche oasis au milieu de ces pierres brûlantes.

On s’éloigne à regret. On monte encore pour atteindre le troisième plateau. Mais cette fois le trajet est plus court. Il est vrai que, par manière de compensation, la route est de beaucoup plus pénible.

Nous voici arrivés à ce troisième plateau ! Le touriste s’en trouve tout aussi heureux que tu peux l’être, lecteur, en entrevoyant la fin du récit de cette monotone montée.

Et cependant ce n’est pas tout. Il reste un dernier obstacle à franchir. Il faut ici abandonner les chevaux, les confier aux surudji, et entreprendre courageusement, sous un lourd soleil, d’atteindre, à pied, ces deux petits cônes tronqués qui apparaissent, tout là-haut, devant vous.

Bast ! cela n’est rien à faire, se dit-on ! C’est tout près ! Et l’on se met résolument en marche. Et, à mesure que l’on avance, les deux petits cônes semblent s’obstiner à ne point se rapprocher de vous. On se meurtrit les pieds dans cette pyramide de pierres qui parfois cèdent sous votre pression, se détachent, dégringolent et vous entraînent dans leur chute. On cherche bravement une autre direction, des pierres mieux assises, et l’on recommence. Le soleil vous inonde de ses brûlants rayons ; la sueur coule à grosses gouttes de tous les pores distendus ; la gorge est desséchée. Un faux pas ! on dégringole de nouveau, et l’on perd en une seconde le résultat d’un effort de vingt minutes !

Ichallah ! nous y voici enfin !

Le tableau qui s’offre alors aux yeux compense bien, et au delà, les souffrances endurées. Le panorama est réellement splendide. On embrasse d’un même coup d’œil la mer Noire, le Bosphore, Constantinople, la mer de Marmara, les golfes de Ghemlek et d’Ismidt. A l’est, vous apercevez très distinctement les lacs de Yeni-Cheir et d’Isnik, et le cours du Sakaria, composé de trois affluents dont l’un descend de la haute plaine d’Angora, l’autre du mont Dindymène, le troisième du mont Olympe. A l’ouest, vous voyez la large nappe bleue du lac Apollonia, celle, plus petite, du lac de Mohalitz, les sinuosités du Ryndacos, la péninsule de Cyzique et la chaîne de l’Ida, frontière de la Troade. Enfin au sud, l’œil se perd à l’horizon sur les vastes plaines de la Mysie et de la Bithynie.

Que de souvenirs historiques une semblable vision peut réveiller ! Comme on se sent petit en présence de cette immensité ! infime atome devant cette longue suite de siècles que tout évoque ici !…

III
HISTOIRES DE BANDITS

Un conte des Mille et une nuits. — Les Grandes Compagnies. — La bande de Salonique. — Le chef hellène Ghika. — La bande hellène de Ghemlek. — Le brigand Koko. — La bande de Janina. — Les brigands d’Aïdin. — Le farouche Emin. — Une bataille rangée dans le district de Caterine. — Histoire du bandit Catchégani. — Histoire du bandit Pistchi osman.

Ce chapitre ne serait pas complet si les hauts faits des voleurs et des bandits qui, en Turquie, tiennent si souvent, à la fois, la plaine et la montagne, ne trouvaient point ici la place qui leur revient de droit.

Quelquefois c’est anodin — pour le pays ! Cela rappelle ces contes mirifiques que contait si bien la princesse Schéherazade, et témoigne d’une rare fertilité d’esprit.

Ceci, par exemple, que narre gravement la Turquie, journal semi-officieux, à la date du 1er novembre 1880 :

« Le Massis raconte ainsi qu’il suit un vol commis ces jours derniers à Stamboul.

« Quelques malfaiteurs enfermèrent un de leurs camarades dans une malle qu’ils firent transporter par un portefaix, leur complice, dans la maison d’un Arménien possesseur d’une certaine fortune. Arrivé au logis, le portefaix dit à la dame de la maison qu’il était envoyé par son mari pour déposer la malle qu’il portait dans la chambre où se trouvent enfermées d’autres malles.

« La dame fit entrer le porteur et lui désigna une pièce pour y déposer son fardeau, pièce qui renfermait des bijoux. Le portefaix ne tarda pas à s’éloigner et la dame retourna à ses occupations.

« Le voleur enfermé dans la caisse en sortit aussitôt, et après avoir fait main basse sur les objets de valeur qui étaient dans les malles, il les mit dans sa caisse, où il se renferma de nouveau. Au bout d’une heure, le portefaix revint, se confondant en excuses et disant qu’il s’était trompé d’adresse ; il reprit la caisse et disparut sans qu’on ait pu le découvrir jusqu’à présent. »

N’est-ce point là, dans sa parfaite naïveté, une page des Mille et une nuits de ce bon M. Galland !

Et ceci, à la date du 15 décembre 1880 :

« Un nouveau vol considérable a été commis dans la nuit de lundi à mardi à Stamboul, au préjudice d’Apik-Effendi, négociant bien connu dans notre ville.

« Les voleurs, qui appartiennent probablement à cette association dont les journaux de la localité ont parlé dernièrement, et à l’existence de laquelle il faut décidément croire, avaient fait leurs préparatifs depuis plusieurs jours. Ils avaient loué, sous prétexte de commerce de flanelles, une boutique, assez éloignée du comptoir d’Apik effendi, située à Nafié Han de Balouk Bazar. C’est de cette boutique qu’ils sont entrés dans le comptoir, après avoir troué les murailles de trois autres boutiques.

« Tout le contenu de la caisse, soit 4 à 5,000 livres turques, plusieurs lingots d’argent et d’autres objets de prix ont été enlevés.

« La police informe. »

Et cette autre histoire, d’un genre un peu plus dramatique, toujours dans la même période :

« Dimanche, vers 10 heures du soir, alors que lady Th… sortait avec son mari sir Georges Th…, gendre de M. F…, de chez l’amiral Hobbart pacha, où ils étaient allés en visite, des voleurs se sont précipités sur la chaise à porteurs dans laquelle se trouvait la jeune dame anglaise, et, brisant les vitres, ont voulu s’emparer de ses bijoux.

« Une véritable bataille rangée s’est engagée entre sir Georges Th…, les porteurs, le bekdji, quelques employés du Club commercial accourus au bruit de la lutte, et les voleurs d’autre part.

« Sir Georges Th… a assené quelques vigoureux coups de canne sur les assaillants, qui ont fini par prendre la fuite, non sans avoir blessé M. Th… à la main. »

Mais, au fond, comparés à ceux qui vont suivre, ces faits sont des enfantillages, et les États européens peuvent en revendre à la Turquie dans cet ordre d’idées.

Voici où la scène change, où apparaît le vrai et permanent fléau.

Quand on parle ici des bandes armées qui opèrent dans les divers vilayets de la Turquie, en Asie et en Europe, on ne manque point d’être taxé d’exagération.

Eh bien ! voici encore des extraits, pris au hasard, toujours dans le même journal semi-officieux précité, et pour une période de moins de trois mois.

On peut voir, par ces quelques notes, que nous donnons dans toute leur simplicité de faits divers, que ces bandes sont organisées militairement, parfaitement armées, et ressemblent quelque peu à ces Grandes Compagnies du moyen âge, qui infestaient la France avant que Duguesclin en prît le commandement, — n’en déplaise à sa mémoire !

(11 décembre 1880.)

« On se rappelle la capture, par les brigands, de Salih bey, sous-gouverneur de Castoria, et de quelques autres fonctionnaires dans le vilayet de Salonique.

» Ces fonctionnaires sont toujours au pouvoir des brigands. D’après les informations reçues par le Terdjumani-Hakikat, la bande qui a fait cette capture est composée d’une trentaine d’individus et commandée par un Hellène nommé capitaine Petro.

» Les brigands demandent pour rançon des sommes folles, 20 à 30 mille livres, et ils menacent les familles de leurs prisonniers de mettre à mort ces malheureux si elles n’envoient pas la rançon demandée. Ces infortunées familles n’ont pu préparer jusqu’à présent que 1200 livres turques. »

(Même date.)

« Un autre télégramme du gouverneur général annonce que le brigand hellène Ghika et cinq de ses compagnons, cernés dans une maison de la ferme de Hissar bey, ont été obligés de mettre bas les armes et de se livrer aux gendarmes. Ils ont été conduits, sous escorte, à Yénidjé et écroués dans les prisons de cette ville. »

(16 décembre 1880.)

« Une bande de brigands hellènes a fait son apparition aux environs de Ghemlek.

» Le sous-gouverneur de cette localité télégraphie au journal officiel de Brousse que cette bande, qui était composée de quinze personnes, a été complètement détruite par les zaptiés. Dans la lutte, deux zaptiés ont été blessés, mais leurs blessures n’ont aucune gravité. »

(31 novembre 1880.)

« Télégramme officiel.

» Le mutessarif de Serrès informe par télégraphe que le brigand Koko, qui depuis trois ans exerce, à la tête d’une bande, le brigandage dans le sandjak de Serrès et qui dernièrement a pillé le bourg de Zettova, vient d’être arrêté dans le village de Kosta. Le détachement qui a opéré cette capture continue à poursuivre les compagnons du bandit Koko.

» Grâce aux mesures qui ont été prises et aux ordres qui ont été donnés relativement à la poursuite du brigandage, un grand nombre de brigands ont été jusqu’à présent tués ou arrêtés, et nous aimons à espérer que, grâce à ces mesures, et sous les auspices de Sa Majesté, le brigandage sera prochainement détruit dans la province. »

(28 octobre 1880.)

« Hidayet pacha, commandant militaire de Janina, a adressé au ministère de la guerre le télégramme suivant :

» Une rencontre a eu lieu entre les troupes impériales et des brigands sur la montagne de Yaléocastro, district de Grébena. Dans ce combat, qui a duré six heures, cinq des brigands sont tombés morts ; les autres se sont dispersés dans les taillis, couverts de blessures. »

(21 décembre 1880.)

« On annonce que le sous-gouverneur de Salehli (vilayet d’Aïdin) est parvenu à arrêter cinq des brigands qui ont dévalisé la poste impériale près de Démirdji.

» Ces brigands avaient enlevé un groupe de cinq cents livres turques. Ils se dirigeaient vers la ville de Yédiz lorsqu’ils ont été attaqués par le sous-gouverneur et les gendarmes qui étaient sous ses ordres. L’affaire a été très chaude et il a fallu tout le courage d’Emin effendi pour avoir raison de ces bandits.

» Le sous-gouverneur Emin effendi n’a saisi sur eux que la somme de 170 livres. Le reste se trouve probablement en possession de leurs complices. »

(4 janvier 1880.)

« Une lettre du mutessarif de Magnésie informe le colonel commandant la gendarmerie du vilayet que le farouche Emin, l’adversaire de Pitch Osman et l’auteur du quadruple assassinat qui a eu lieu en dernier lieu à Axar, a été tué par la force publique dans une rencontre qu’elle a eue avec la bande de ce malfaiteur dans le caza de Kirkagatch. La lettre en question ne dit rien sur le sort des compagnons du bravo. »

(Même date.)

« Une rencontre sérieuse entre les gendarmes et les brigands a eu lieu la semaine dernière dans le district de Caterine, province de Salonique. Voici comment un télégramme adressé au ministère de la guerre par le vali ad interim expose l’affaire.

» Des dépêches du commandant et du mudir de Caterine informent que mercredi dernier un détachement de soixante gendarmes a attaqué dans la forêt de la ferme de Ravan, dans le district de Caterine, une bande de brigands composée de 80 individus environ. Dans le combat, qui a duré de 9 heures jusqu’au soir, deux brigands ont été tués et une grande quantité d’objets sont tombés entre les mains des gendarmes. Un enfant de quinze ans nommé Moustapha qui était en captivité a été délivré. Les brigands ont dû avoir plusieurs blessés, car on a découvert dans la forêt des traces de sang. Le détachement a perdu deux hommes. Le commandant Yahya bey et un autre gendarme ont eu leurs chevaux tués. »

Comme on le voit, ces bandes opèrent d’une façon régulière, à peu près sur toute l’étendue du territoire ottoman, aussi bien en Europe qu’en Asie.

L’absence de voies praticables de communications, la protection occulte que pratiquent les paysans envers ces bandes dont ils retirent souvent profit, le défaut de régularité dans le paiement de la solde des zaptiés, quelquefois même la connivence intéressée de fonctionnaires peu scrupuleux, ce sont là autant d’obstacles à la dispersion et à l’anéantissement des brigands.

Quand une bande, par suite de circonstances particulières, vient à cesser le cours de ses travaux, une autre se forme aussitôt qui prend la suite des affaires. C’est un véritable commerce qui a ses règles fixes, déterminées ; bien observées, elles conduisent à la fortune ; mal suivies, elles mènent à la faillite. Mais dans les deux cas, il faut savoir éviter la potence !

Les chefs qui s’entendent à bien conduire leur barque ont toujours, après quelques années d’exercice, et après richesses acquises, la ressource de faire leur soumission pour finir leurs jours dans un repos bien mérité ! Cela se pratique journellement, et le gouvernement accepte avec empressement, heureux d’en finir à si peu de frais.

C’est ainsi que le 10 décembre 1880 un télégramme officiel annonçait en ces termes, à la Porte, une soumission depuis longtemps désirée :

« Hassan Tahsin pacha, gouverneur général de Salonique, fait savoir à la Sublime Porte que le chef bandit Vanghéli, d’une triste célébrité, a fait acte de soumission au sous-gouverneur de Nevrekop. »

Le plus souvent, d’ailleurs, ces hommes ne sont pas de vulgaires brigands, tels que nous sommes habitués à nous les représenter. Ils ont leur originalité, leur cachet personnel. En voici quelques exemples.

L’histoire du bandit Catchégani est devenue légendaire, bien que récente encore. Les paysans qui ont connu ce Fra-Diavolo turc s’en montrent fiers, et le citent comme modèle.

C’était d’ailleurs un homme intelligent, instruit, plein de ressources. Le pacha de Smyrne avait beau lancer à sa poursuite ses plus fidèles zaptiés, la bande de Catchégani restait insaisissable. Car celui-ci avait su se ménager, par de généreux baschihs, des relations sûres jusque dans l’entourage intime du gouverneur.

Un jour, le Pacha, après une nouvelle tentative infructueuse pour s’emparer du bandit, se lamentait sur son divan : — Quel homme extraordinaire ! disait-il. Par Allah ! je serais curieux de le voir ! Le vendredi suivant, comme il se rendait à la mosquée pour le sélamlik, un banabacq tenant une corbeille pleine de grains de maïs cuits se trouvait au premier rang de la foule sur le passage du cortège. Il se mit, à la vue du pacha, à chanter ses louanges en lui offrant des grains de maïs. Le pacha, émerveillé de cette belle voix mélodieuse, s’arrête un instant, l’écoute, et lui donne un quart de medjidjé. Deux heures après, quand il revint de la mosquée, il trouva sur son divan, à sa place habituelle, un billet où il put lire : « Tu as désiré voir Catchégani ! Tu l’as vu. C’est lui qui chantait tout à l’heure devant toi ! »

Une autre fois le Pacha assistait à une fête au Jardin des fleurs. Il s’entretint longtemps avec de notables négociants, et surtout, pendant près d’une heure, avec un jeune gentleman, très distingué, parlant plusieurs langues avec une égale facilité, et dont la conversation vive, animée, les aperçus nouveaux le charmèrent. Quand ils se séparèrent, le Pacha invita le jeune homme à le venir voir souvent. Il n’avait pas encore quitté le jardin qu’un inconnu lui remit prestement une lettre et s’esquiva aussitôt. Le Pacha lut alors : « Tu as vu naguère Catchégani en marchand de fruits. Tu viens de le voir tout à l’heure en homme du monde. Comment veux-tu encore le voir ? » Le Pacha prit sa barbe à deux mains et levant les yeux au ciel : « C’est le Diable ! » dit-il avec résignation.

Catchégani n’était pas seulement un fantaisiste. On raconte de lui des traits qui pourraient lui faire honneur si quelque chose pouvait relever son impardonnable métier. Autant il se montrait dur, impitoyable pour les riches et les puissants, autant il savait à l’occasion se montrer humain, charitable envers les pauvres et les humbles.

Il fait un jour la rencontre, dans la montagne, alors qu’il flânait solitairement, méditant quelque ruse nouvelle, d’un pauvre vieux bonhomme qui pliait sous une charge de bois trop lourde pour ses années.

— Eh ! pourquoi n’as-tu pas un bourriquot, l’ami ! dit Catchégani. Tu porterais plus de bois et te fatiguerais moins.

— Ah ! tchelébi, je suis si pauvre ! répond le bonhomme. Et c’est seulement avec les quelques piastres que je gagne ainsi péniblement que je puis donner du pain à mes enfants, et encore pas leur content !

— Voici vingt livres, reprend Catchégani en lui tendant une bourse. Demain tu iras au marché, tu achèteras deux bourriquots, une bonne hache, et dans la montagne tu trouveras le bois.

Le vieux, abasourdi par cette fortune inespérée, veut remercier son bienfaiteur, savoir son nom, mais celui-ci a déjà disparu. Il continue sa marche, et, le cœur joyeux, se fait une fête de raconter cette bonne aubaine à ses enfants.

Mais une heure plus tard il est rencontré par des hommes de la bande de Catchégani. On l’arrête et on lui saisit ses vingt livres.

Le bonhomme reprend, tout en pleurs, le chemin de son logis. Par hasard, Catchégani se trouve de nouveau sur sa route.

— Qu’as-tu à pleurer ? n’es-tu donc pas content ?

— Ah ! tchelébi, on vient de me voler ce que tu m’as donné.

Catchégani lance un signal. Bientôt ses hommes arrivent. Quand ils sont tous rassemblés, il dit au vieillard :

— Quel est celui qui t’a volé ?

— Celui-ci.

— Misérable, dit Catchégani, tu n’as pas honte de voler un pauvre homme ! Rends-lui ce que tu lui as pris !

Et il l’aurait tué sans les supplications de ses camarades.

Le vieux se jette aux genoux de Catchégani et l’assure de son éternelle reconnaissance. Le lendemain il achète au marché deux bourriquots, une hache, va à la forêt, abat du bon bois et s’en retourne en ville avec une forte charge.

Conduisant ses deux ânes, il se promène dans les rues du marché, fier, joyeux, et criant à tue-tête : « Voici les bourriquots de Catchégani qui passent ! Regardez le bon bois que j’ai aujourd’hui ! Je le dois à Catchégani ! » Et il continue ainsi, célébrant sur tous les modes le nom du bandit redouté.

Comme il refuse de se taire, les zaptiés finissent par l’arrêter. On le conduit chez le bin-bachi, qui l’envoie devant le pacha.

— Pourquoi cries-tu ainsi ? ne sais-tu pas qui est ce Catchégani que tu loues ? lui dit sévèrement le pacha.

— Voici vingt ans, répond le bonhomme, que je vends du bois. Je n’ai jamais pu gagner assez pour m’acheter un âne. J’ai les épaules meurtries par le fardeau. Regarde ! Personne ne m’a jamais donné 20 paras pour alléger ma misère. Au contraire, quand je vends une charge de bois apportée de très loin, péniblement, on cherche à me rogner mon prix. J’ai rencontré un homme qui a eu pitié de mon infortune, qui m’en a fait sortir, qui a fait que maintenant nous avons tous du pain à la maison ! C’est Catchégani qui est ce bienfaiteur ! Et tu ne veux pas que je proclame hautement le nom de mon bienfaiteur !

— Si tu continues on te mettra en prison !

— Tu peux me faire pendre, reprit l’obstiné vieillard. Sous la corde même je crierai encore : Catchégani est mon bienfaiteur !

Le Pacha se laissa attendrir enfin et fit relâcher le bonhomme.

Quelque temps après, Catchégani apprit cet incident, et, émerveillé d’un sentiment de reconnaissance aussi rare, il fit parvenir vingt autres livres turques à son protégé.

Catchégani finit comme finissent tous ces chefs de bandes quand ils ne sont pas tués dans les rencontres. Fatigué de cette vie errante, il demanda un jour à faire sa soumission à la condition qu’on lui accorderait, ainsi qu’à ses compagnons, la vie sauve et qu’on leur laisserait leur liberté. Le Pacha, trop heureux de ce dénouement pacifique, promit tout ce qu’on voulut. Mais des ordres formels arrivèrent de Constantinople. Catchégani et sa bande furent arrêtés et condamnés. On lui laissa la vie, mais on l’envoya au bagne de Rhodes. Le Pacha, qui n’avait pu tenir sa parole, lui fit mettre, au lieu de fers, un bracelet en or massif au bras droit. Catchégani ne tarda pas à devenir le modèle des galériens. En récompense on lui confia la place de cafedji, ou cantinier du bagne ; et, quand il y a des rixes dans la prison ou des tentatives de révolte, c’est lui qui aujourd’hui, bien que vieilli par les ans plus que par les remords, est le premier à mettre le holà.

Catchégani est bien le vrai type du bandit d’opéra-comique. Au fond, il ne se montrait cruel et barbare que lorsque la nécessité l’exigeait. Il avait adopté ce métier par goût, par tempérament. Il ne professait nulle haine pour la société ; aucune déception d’amour, d’ambition, de richesse ne l’avait jeté dans cette voie d’aventures ; il n’avait aucune vendetta à exercer. C’était un fantaisiste !

Il n’en est point de même de Psitchi Osman, un autre brigand légendaire, qui aujourd’hui mène l’existence du plus pacifique des bourgeois.

Il vivait à Balouk-Essir, petite ville située presque sur la limite des vilayets de Brousse et de Smyrne. Jeune, actif, intelligent, il était parvenu à créer une petite boutique de chaussures bien achalandée. La perfection que ce cordonnier apportait dans la confection des souliers à la turque, le bon marché qu’il offrait à ses clients, son honnêteté bien établie, tout cela attirait graduellement à sa boutique les pratiques de ses concurrents. Les anciens, voyant leurs bénéfices baisser, s’entendirent entre eux, calomnièrent le nouveau venu, et s’ingénièrent à échafauder des intrigues pour l’amener à quitter le pays.

Psitchi Osman était de mœurs douces et paisibles. Au lieu de rendre attaque pour attaque, il se contenta de s’appliquer à trouver du cuir meilleur encore et à perfectionner la coupe et le cousu de ses babouches.

Cette naïveté ne faisait point le compte de ses concurrents. Ils s’irritèrent, et, un jour, l’injurièrent publiquement. Une bagarre s’ensuivit. Or, comme il se trouvait que Psitchi Osman était d’une force non moins grande que son naturel était tranquille, il arriva que ses assaillants furent obligés d’abandonner la partie en laissant quelques-uns des leurs sur le terrain. Les zaptiés intervinrent, conduisirent Psitchi Osman à la prison et l’y laissèrent.

Sous ses apparences paisibles et timides, Psitchi Osman cachait non seulement une force herculéenne mais aussi il dissimulait un esprit actif et fertile en expédients. Aussi ne tarda-t-il point à se sauver de la prison.

Tout de suite, il sollicite sa grâce. Le Pacha, en raison de ses excellents antécédents, la lui accorde.

Le cordonnier revient à Balouk-Essir. Il reprend son travail, et la clientèle réapparaît plus nombreuse qu’auparavant. Nouvelle jalousie des confrères. Nouvelle cabale. Nouvelle bataille. Nouvelle entrée en prison. Nouvelle fuite.

Sa femme, qui le trompait avec un autre cordonnier, dénonce sa retraite. Les zaptiés s’emparent de lui. Pour la troisième fois on le jette en prison. Mais aussi, pour la troisième fois, il parvient, deux mois après, à s’évader.

Une fois libre, son premier soin est de rechercher sa femme. Il la trouve, il lui coupe le cou, et, sa vengeance satisfaite, il se rend dans la montagne.

Aussitôt qu’il a pu réunir un peu d’argent, il appelle autour de lui les hommes de bonne volonté, il organise une bande et l’arme de bons et solides fusils Martini. Puis, pour remplacer la femme traître qu’il a tuée, il cherche une compagne ; il finit par trouver une turque, à l’âme aventureuse, une vraie gaillarde, qui consent à partager la dure vie qu’il va mener.

Et maintenant que la troupe est au complet, en avant !

Mais Psitchi Osman, qui ne s’est fait chef de brigands que par suite d’une longue série d’attaques imméritées, qui n’a à venger que ce qu’il considère comme des injustices à son égard, ne s’en prend pas indifféremment à toutes les classes de la société.

Pour lui le pauvre restera toujours digne de respect. Il le protégera, le défendra au besoin et ira même, si, par hasard, il arrête un misérable dont toute la fortune consiste en un medjidjé, à lui en donner quatre autres pour parfaire la livre turque ! C’est le type du bandit bienfaisant pour ceux qui n’ont rien.

S’il rencontre un voyageur qui possède plus d’une livre, il partage avec lui. Au-dessus de cinq livres il prend la totalité.

Tout ici est régulier, méthodique, d’une bonne entente, d’une mathématique parfaite dans l’art de répartir proportionnellement les richesses.

Il n’en est point de même quand Psitchi Osman trouve sous sa main de riches et orgueilleux propriétaires, ou bien des fonctionnaires publics. Ce n’est plus alors pour assurer son existence et celle de sa bande qu’il agit ; ce n’est plus l’intérêt qui parle, c’est la vengeance qui commande.

Un jour, il s’empare d’un effendi qui allait constater un décès dans un village. Le zaptié d’escorte, arrêté également, se lamentait sur la misère qui allait atteindre sa famille. Psitchi Osman donna l’ordre de le relâcher ; et, lui mettant cinq livres turques dans la main, il lui dit : — Achète du pain à tes enfants. Je ne puis en vouloir au misérable qui, par nécessité, est obligé de faire ton métier.

Quant au malheureux fonctionnaire tombé en son pouvoir, il le fit dépouiller de ses vêtements et de ses babouches, et il l’obligea à marcher, pendant six longues heures, absolument nu, — nu comme Hassan sur son divan, — à travers les buissons de ronces et d’épines. Puis, à la nuit, il le fit charger sur un mulet et déposer au seuil de sa maison dans Balouk-Essir. Quand le lendemain, au lever du jour, les passants rencontrèrent l’effendi, il était, par suite du supplice des ronces et des épines, « enflé comme un tonneau, » disent les gens du pays. Il mourut trois jours après.

Un bandit, alors prisonnier à Smyrne, qui auparavant avait connu Psitchi Osman, s’offrit à diriger une expédition pour le prendre, à condition qu’en cas de réussite on lui accorderait sa grâce. Mais c’est lui qui fut pris. Osman lui fit couper le nez, les oreilles et les doigts ; il lui fit arracher des lambeaux de peau sur la nuque et, sur les plaies vives, fit répandre de l’alcool. Puis il le renvoya à la ville, où l’autre expira en arrivant.

On envoya contre cet insaisissable bandit un détachement des troupes impériales. Les troupes furent battues et obligées de s’enfuir.

Un officier albanais sollicita l’honneur de marcher contre lui. Il organisa une bande d’hommes résolus, et se rendit à sa rencontre. Enfin, il parvient à l’atteindre et à le cerner. Mais à peine est-il à portée de fusil qu’il voit s’avancer vers lui, à découvert, la femme turque qui s’est faite volontairement la compagne de Psitchi Osman.

— Officier, qu’es-tu venu faire ici ? lui crie-t-elle en armant son fusil.

— Vous prendre tous, brigands ! répond-il. Il vise la femme. Le coup part. Elle n’est pas touchée.

— Officier, prends garde à ta crosse ! crie la femme.

Elle tire, et la crosse du fusil de l’Albanais est brisée par la balle.

— Officier, prends garde à ton bras droit !

Elle tire de nouveau, le soldat tombe le bras fracassé…, et ses hommes se dispersent…

La lassitude cependant finit seule par avoir raison de Psitchi Osman. Il sollicita sa grâce, aux conditions ordinaires, c’est-à-dire la vie sauve et la liberté. On les lui accorda. Depuis ce moment ils vivent heureux et tranquilles, sa femme et lui, dans un grand tchifflik non loin de Balouk-Essir. Ce sont maintenant les plus honnêtes gens du monde !


J’ai tenu à laisser à ces récits leur naïveté et leur couleur locale. Je les donne tels que je les ai maintes fois entendu raconter. Au lecteur le soin d’en tirer les réflexions et la moralité.

CHAPITRE VI
LE SOLDAT TURC

Il n’est point rare de rencontrer sur les routes des bandes de dix ou quinze paysans turcs, grands gaillards bien découplés, marchant d’un pas délibéré, sans autre bagage qu’une petite sacoche renfermant quelques croûtes de pain, une poignée de riz ou de maïs, un concombre ; retenu par une courroie pend sous leur aisselle gauche un petit étui de cuir dans lequel se trouvent les quelques papiers qui peuvent constituer leur état civil ou la demi-douzaine de piastres qui représente tout leur avoir ; un long bâton à la main ils s’avancent en chantant des mélopées sur un rythme doux et plaintif ; souvent l’un d’eux marche en tête et accompagne ces chants en tirant des accords stridents d’une guitare à trois cordes de cuivre.

Voyez-les passer. Ils n’ont l’air ni heureux, ni malheureux. Ils semblent indifférents à ce qui les environne. Et cependant leurs vêtements en lambeaux, tout maculés de boue et couverts de poussière, attestent une route poursuivie déjà longue. Nul ne se plaint toutefois.

Ce sont là des rédifs. Ce sont les recrues qui vont à Stamboul rejoindre leur régiment. Et quelquefois ces gens qui défilent ainsi devant vous, sans fatigue apparente, arrivent du fond de la Turquie d’Asie ! ils sont déjà depuis près de deux mois en route !

Nul chef ne les conduit, ne les surveille en cas de désertion. A quoi bon, d’ailleurs ? Le moukhtar de leur village leur a donné un jour l’ordre de partir, il leur a dit que le Sultan les réclamait pour les incorporer dans ses régiments. Ils sont partis, sans plus se soucier de ce que l’on ferait d’eux. C’était écrit ! Donc, en avant ! Et ils arriveront tous, soyez-en sûr, fidèlement, au jour dit, — au prix de quelles privations et de quelles fatigues ! — à l’échelle où un bateau les attend qui les transportera pêle-mêle à Stamboul.

Voilà le premier apprentissage du jeune soldat turc. Quand il arrive au corps il est déjà aguerri.

Aussi cela fait-il de vaillantes troupes. Les Russes ont été d’ailleurs à même de s’en apercevoir dans la dernière guerre.

Je retrouve à ce sujet, dans mes notes, un article paru dans un journal de Péra il y a deux années. C’est un parallèle original entre le soldat turc et nos troupes indigènes d’Algérie. L’auteur, M. G. B., ne m’en voudra pas, je l’espère, si je lui cède ici la place. Mais le caractère du soldat turc est tracé dans ces lignes trop fidèlement, et par un observateur trop éclairé, pour que je prive mes lecteurs de ce petit morceau de choix ; tous ceux d’ailleurs qui ont été à même de voir de près un régiment ottoman, reconnaîtront l’absolue fidélité des traits indiqués.

« La guerre franco-allemande a immortalisé les turcos pour leur bravoure sur le champ de bataille. Ils ont été distingués dans une armée dont la vaillance est passée en proverbe. La puissance qui combattait contre ces régiments d’Afrique a rendu elle-même justice à la valeur de ces soldats d’apparence chétive, aux formes grêles, mais dont la valeur n’a pas de bornes, soit dans l’attaque, soit dans la défense.

» On n’a jamais parlé du soldat turc ; cependant il diffère peu du soldat africain, et ce peu paraît être en faveur du premier. Il est certain que si, en 1870, le maréchal de Mac-Mahon avait eu sous ses ordres des régiments turcs, ceux-ci se seraient comportés tout comme les régiments de turcos et auraient cueilli les mêmes lauriers.

» Il y a plus, le soldat turc, moralement parlant, a une supériorité incontestable sur le combattant africain : c’est celle résultant de l’avantage qu’il possède de se battre pour son propre pays, tandis que le second se bat pour son pays d’adoption.

» Examinons les avantages matériels que le troupier ottoman possède sur le turco.

» Le soldat africain, soit par l’effet de la discipline, soit comme conséquence de sa propre nature, est homme de précaution.

» Rien ne manque à son équipement lorsqu’il se rend en campagne. Ceux qui ont pu voir défiler les régiments arabes dirigés sur Reichsoffen ou Wissembourg ont pu constater ce fait. Un turco en expédition se pourvoit même des objets les moins indispensables sur le champ de guerre, tels que rasoir, cuvette, savon pour se raser la tête : flageolet, guitare ou autres instruments nationaux pour tuer le temps pendant les nuits d’insomnie. Quelques-uns vont jusqu’à emmener avec eux des animaux domestiques, tels que perroquets, chats, chiens, etc.

» Nous nous souvenons d’avoir vu en 1870, parmi les régiments arabes dirigés vers la frontière franco-allemande, plus d’un turco portant — outre le sac réglementaire, la tente de campement, une couverture de laine et le fusil avec la baïonnette — deux paires de souliers de rechange, une paire de bottes suspendues derrière le sac et se balançant de concert avec deux énormes marmites en fer, une cuvette à barbe en cuivre avec une bande de cuir tanné servant à aiguiser les rasoirs, une guitare dont le manche démesurément long menaçait le ciel, un gros morceau de bois gras pour aider à allumer les feux, et dominant le tout, une cage dans laquelle était renfermé le plus beau perroquet que l’on puisse voir et qui semblait vouloir diriger le régiment pas les cris de : « guide à gauche ! par file à droite ! » etc.

» Il est évident que le turco ne se séparant jamais de ces objets plus ou moins nécessaires souffre peu ou point du déplacement qu’il subit en campagne. Le poids même de tant de bibelots entassés les uns sur les autres avec un désordre pittoresque que font tolérer les habitudes africaines, ne semble pas peser sur le dos qui les transporte à des centaines de kilomètres.

» Rien de tout cela chez le soldat turc. Il part en campagne comme il se rendrait chez lui en congé, ne se souciant de rien, ne prévoyant aucun cas de privation. Quant à la question de nourriture, à défaut de ration, le turco se contente parfaitement d’un chien tourné à la broche en guise de mouton rôti et d’un chat sauté à la graisse en place de civet de lièvre tandis qu’il faut plusieurs journées de jeûne au soldat turc avant qu’il ait recours à ces mets extraordinaires. Ce dernier résiste donc mieux à la faim et ne se rebiffe nullement lorsqu’on le met au régime de l’orge, du maïs ou du seigle en grains.

» Pour ce qui est de l’action au feu elle est identique chez le soldat turc comme chez le soldat arabe. Tous deux se jettent dans la mêlée avec la conviction profonde de n’être tués que si le sort les désigne d’avance. Il est difficile de résister à leur élan, si on n’obéit point aux mêmes convictions. Les Allemands en ont eu la preuve en 1870. Les Serbes viennent de renouveler l’expérience dans la dernière guerre. Le général Tchernaïeff, forcé de rendre justice à la bravoure du soldat turc, aurait dit qu’avec 500 mille hommes de cette troupe il bouleverserait l’Europe, comme le prince Frédéric-Charles avait dit, en voyant défiler les 15,000 prisonniers, derniers débris d’une armée de 30 mille combattants qui avaient tenu tête à 170 mille hommes : Honneur au courage malheureux.

» Ce qu’il y a de plus remarquable chez le soldat turc régulier ou volontaire, c’est l’ardeur avec laquelle il se rend au combat.

» Une guerre éclate. Ceux qui sont sous les armes sont dirigés vers la frontière, ceux qui se trouvent chez eux s’enrôlent comme volontaires. Il n’y a aucune nécessité de faire appel à l’élan patriotique. Du reste, les moyens manquent, et personne n’y songe.

» Pas de journaux publiant des articles à sensation dans le but d’exciter l’enthousiasme guerrier. Pas d’autels pour les enrôlements volontaires. Pas de proclamations. Pas de speach.

» Chaque département, chaque ville, chaque hameau, prévenus plus ou moins tard par un bruit qui circule vaguement dans le pays, envoient leur contingent de défenseurs. Chacun prend son sac et se dirige vers la capitale, où le chemin à prendre pour se trouver en présence de l’ennemi lui sera indiqué.

» Nul ne connaît les motifs qui ont pu amener la guerre. On ne s’en inquiète même pas. On ignore si elle a été ou non provoquée par le pays même, si elle se fait à tort ou à raison. Pas de commentaires. Pas de conjectures. La guerre existe, c’est un fait, cela suffit.

» Très peu de soldats connaissent la valeur militaire et quelquefois jusqu’au nom du chef auquel ils doivent obéir, la position ou l’importance du pays qu’ils doivent combattre. Aux yeux du soldat turc tous ces détails sont des questions secondaires qui n’ont aucune importance.

» Pour lui le devoir est simple. Il consiste uniquement à ne pas reculer devant l’ennemi et à se battre le mieux possible.

» L’idée d’un avancement n’entre pas dans son esprit. S’il tombe, c’est obscurément, son nom ne sera pas inscrit sur un monument commémoratif. S’il survit, il ne compte ni sur les honneurs, ni sur les distinctions.

» Ne connaissant que son devoir, toujours prêt à se sacrifier pour sa foi et son pays, d’habitudes sobres, le soldat turc, tel qu’il est, représente le véritable élément de défense. Il ne se fait aucune illusion sur sa carrière et se voue à la mort du jour où il s’engage sous les drapeaux.

» Dès ce moment, parents, amis, rien n’existe plus pour lui ; il attend l’heure désignée pour payer sa dette, et, cette heure sonnée, il ne recule pas.

» De pareils soldats, bien armés, bien équipés et bien commandés, feraient des prodiges de valeur dans une guerre de conquête ; mais où ils seraient encore plus vaillants, c’est dans la défense du sol national ; là, autant de combattants, autant de héros ! »

Je n’ai pas une ligne à retrancher de ce très fidèle portrait du soldat turc.

Pourquoi faut-il, hélas ! que j’aie à ajouter ceci :

C’est le 28 mai dernier que les officiers allemands chargés de la réorganisation de l’armée turque sont arrivés à Varna et se sont embarqués tout de suite pour Constantinople, où ils ont été, le 1er juin, présentés au Sultan par M. de Hirschfeld, conseiller de l’ambassade allemande en Turquie.

Le Sultan avait revêtu pour la circonstance le grand cordon de l’Aigle noir et la grande croix de l’Aigle rouge. Il remercia l’empereur Guillaume d’avoir bien voulu lui envoyer les officiers présents et exprima l’espoir que ceux-ci rendraient de grands services à l’armée turque. Il ajouta que ce résultat lui était garanti par la supériorité des officiers prussiens et le choix fait par l’empereur en personne.

Le colonel de Kæhler répondit au nom de son souverain, et le Sultan le chargea de télégraphier à l’empereur d’Allemagne ses sentiments de reconnaissance.

L’entretien porta ensuite sur les réformes à opérer dans l’armée, et le Sultan assura aux officiers qu’ils auraient toujours accès au palais et jouiraient de sa protection spéciale.

Il fut un temps, hélas ! qui n’est pas encore très éloigné, où l’influence française prédominait dans les conseils de la Sublime Porte, où nos officiers étaient bien reçus, écoutés, où nous aurions pu avec un peu d’habileté et d’énergie obtenir pour nous-mêmes cette mission que l’Allemagne vient d’enlever haut la main, et alors, assurant notre influence sur le soldat turc si brave et si facilement maniable, affermir solidement par cela même notre prépondérance sur la nation tout entière[6].

[6] « Le soldat turc a de grandes vertus militaires. Le jour où on lui donnerait pour le commander des officiers instruits et sensibles au point d’honneur, il pourrait étonner encore le monde. Ce qui manque à l’armée ottomane ce ne sont pas les soldats, ce ne sont même pas les généraux, c’est l’officier subalterne. »

Amiral Jurien de la Gravière. La Marine d’aujourd’hui.

Pourquoi faut-il que l’impéritie de quelques diplomates, — plus préoccupés de leurs intérêts personnels et de leur avenir, que soucieux de l’honneur et du prestige de la patrie, — nous ait fait non seulement perdre ce que nous avions depuis longtemps acquis d’influence dans le Levant, mais nous ait de plus laissé abandonner à ceux qui furent nos ennemis, — et qui le seront peut-être demain, — le soin d’organiser, sur le mode prussien, les armées de notre alliée par tradition et par intérêt ?

CHAPITRE VII
LES INCENDIES

Au feu ! — Fréquence des incendies. — Indifférence des habitants. — Les coffres turcs. — Simplification du déménagement. — Les pompiers du comte Schekenyi. — Les toulombadji. — Les incendies en Asie. — Le feu hygiénique. — Les communautés et leurs pompes. — Un incendie à Brousse. — Comment on sonne le tocsin. — Les cafés. — Où un pacha administre à ses sujets une volée de coups de bâton. — Tentative de révolte des prisonniers.

Ianghen var ! Atech var ! Au feu ! Au feu !

Quand ce cri sinistre se fait entendre, il n’est pas un seul habitant européen, musulman ou raia qui ne se lève en sursaut, coure sur le seuil de sa porte et ne cherche à se rendre compte par lui-même de la situation et de l’importance exacte de l’incendie.

Car en Turquie, et surtout en Asie, il ne faut, dans cette circonstance, compter que sur soi-même, je ne dirai pas pour sauver sa maison, — car il n’y a pas d’exemple ici qu’une maison atteinte par le feu ait jamais été sauvée, — mais simplement pour parvenir à mettre à l’abri, et des flammes et des voleurs, les menus objets auxquels on attache intérêt ou souvenir.

Chacun pour soi et Allah pour tous.

Il faut ajouter, il est vrai, que l’on est, en Turquie, à ce point familiarisé avec les incendies que le sentiment de terreur, d’effroi qui se manifeste d’ordinaire, en présence de ce fléau, dans les pays de chrétienté, est chose inconnue ici. On en voit si fréquemment ! Ils sont si considérables, brûlant des quartiers tout entiers !

Et puis on est toujours préparé aux incendies. Il semble que l’on vive dans une perpétuelle attente du feu. Le soir, en se couchant, au harem, la hanoun serre dans le coffre en cèdre du Liban les ornements précieux dont elle s’était parée pour plaire à son seigneur.

Ces coffres jouent un grand rôle dans les intérieurs turcs. De forme rectangulaire, à couvercle plat, avec une poignée en fer de chaque côté, ils sont facilement transportables, et grâce à leur volume ne dépassent pas la demi-charge d’un cheval. Ils remplacent toute la superfétation de notre mobilier occidental ; ils servent d’armoire à linge, de porte-manteaux, de bibliothèque, de table à ouvrage, de sièges, voir même de coffre-fort pour les rares indigènes qui pourraient actuellement en avoir besoin. C’est la simplification du mobilier, c’est l’expression la plus parfaite d’une race nomade, c’est également la meilleure garantie contre la fréquence et la rapidité des incendies.

En France, quand une maison brûle, chaque habitant voudrait sauver tout ce qu’il a de plus précieux. On court dans toutes les pièces, on ouvre toutes les armoires, on entasse objets sur objets ; à chaque seconde on s’aperçoit que l’on oublie encore ceci, puis cela, et l’on se précipite pour l’emporter. Mais, le feu gagnant toujours, il faut songer à se sauver, et, comme rien n’est préparé pour renfermer tous ces objets disparates, on est obligé pour préserver sa vie de les abandonner et de fuir.

Chez les Turcs c’est infiniment plus simple. Comme il est peut-être écrit que l’on brûlera dans la nuit, tout ce qui constitue les choses mobilières est toujours soigneusement rangé dans les coffres. Aussitôt que le cri Ianghen var ! se fait entendre, le turc se lève, ferme ses coffres, et les fait transporter loin de l’incendie, en lieu sûr, aussi tranquillement que s’il opérait une livraison.


Je ne commettrai pas envers mes lecteurs l’impolitesse de leur décrire à nouveau le terrible incendie qui, en 1870, détruisit tout le quartier de Péra. Il n’est pas un ouvrage publié sur l’Orient, depuis cette époque, qui n’en présente une narration très complète, et naturellement toujours la même. Ce serait d’ailleurs sortir de mon cadre puisque je n’entends parler ici que des Turcs en Asie.

Avant d’aller plus loin, je crois cependant utile de faire observer que Constantinople, si souvent éprouvée par les incendies, a commencé à se préoccuper des moyens propres à les circonscrire et à en atténuer les effets. Un Hongrois, le comte Edmond Schekenyi a déjà organisé sur le modèle européen un corps de pompiers assez bien disciplinés et bien outillés.

Le malheur, c’est que l’ancien corps des Touloumbadji (pompiers), composé exclusivement d’indigènes, continue à prétendre vouloir éteindre parallèlement le feu. Quand je dis éteindre, c’est par euphémisme. Car ces Touloumbadji, recrutés presque exclusivement parmi les raias et les moins estimables, n’ont jamais eu d’autre préoccupation que celle de tirer le plus de profit possible de chaque incendie.

Avant l’organisation du corps créé par le comte Schekenyi, aussitôt que le feu se déclarait, que le canon de Top-hane retentissait, que les disques rouges scintillaient sur les tours du Séraskieriat et de Galata, les Touloumbadji, demi-nus, portant des torches, poussant des hurlements affreux, accouraient, comme une horde de sauvages, sur le lieu du sinistre ; le chef s’adressait aux malheureux dont les flammes menaçaient les maisons et commençait par réclamer une indemnité pour éteindre l’incendie. Si l’on ne parvenait pas à s’entendre on laissait brûler et on s’adressait, — à mesure que l’incendie gagnait, — à d’autres moins récalcitrants. En attendant, la bande des Touloumbadji faisait main basse sur tout ce qu’elle pouvait trouver.

Ce sont ces procédés commerciaux par trop primitifs que le comte Edmond Schekenyi est venu arrêter dans leur développement. Cela n’a pas été d’ailleurs sans difficultés, et, aujourd’hui encore, à chaque incendie, ces difficultés se reproduisent. On ne se décide pas ainsi à abandonner sans contestation une source de gains aussi lucratifs qu’illicites. Les Touloumbadji ont résisté ; ils ont refusé de se dissoudre ; ils ont exhibé un firman, aussi antique que sujet à caution, émanant de je ne sais quel Sultan et leur conférant le monopole de l’extinction des incendies dans toute l’étendue de la ville aux sept collines. Quand on connaît les Touloumbadji on a lieu de supposer que ledit Sultan était un aimable farceur et qu’il doit bien rire dans sa barbe et dans le paradis de Mahomet ! Il n’en est pas moins vrai que c’est grâce à ce firman que les Touloumbadji n’ont pas été dispersés.

Aussi, dans les premiers temps, étaient-ce de véritables batailles qui s’engageaient entre les pompiers de Schekenyi et les Touloumbadji. Avant que l’on commençât à combattre l’incendie on combattait entre soi ; il s’agissait de savoir à qui la place resterait. Les rixes étaient si graves que les pompiers de Schekenyi ont été armés d’excellents winchester. Ils en ont fait quelquefois usage contre ces diables de Touloumbadji ; ceux-ci sont devenus graduellement plus réservés, et, si aucun incident grave ne survient, il faut espérer qu’une transaction amiable interviendra, — quand il plaira à Allah !


Quels que soient le caractère peu sociable des Touloumbadji et leur manque absolu de vergogne, on se prend quelquefois à regretter, dans les villes d’Anatolie, l’absence de ce corps peu estimable.

Car enfin, quand on parvenait à s’entendre avec le chef, on avait encore quelque chance d’atténuer l’incendie, — à la condition toutefois de traiter vite et de payer promptement.

Mais de l’autre côté du Bosphore on n’a même pas cette ressource. Il ne faut compter que sur soi et sur les quelques rares Européens que l’on peut parvenir à grouper.

J’ai vu des villages entiers se consumer lentement sans que des efforts sérieux aient été tentés pour circonscrire l’incendie. Quand les Turcs ont pu sauver leurs coffres ils s’estiment très heureux, et on les voit revenir par bandes contempler les ravages du feu. Cela tranquillement, sans se presser, sans faire un pas plus vite que l’autre, en roulant une cigarette ou en fumant un petit chibouk, avec la placidité du chameau au repos.

Puis, quand tout est fini, quand il n’y a plus rien à voir qu’un amas de décombres fumant, chacun se dirige là où il a porté ses coffres, en ouvre un, tire une couverture, s’enveloppe soigneusement, et s’endort paisiblement en murmurant : — Yaren, bakaloun ! Demain, nous verrons !

Et le lendemain tout le village se rend à la montagne, coupe des arbres séculaires et se met à reconstruire des maisons. Il n’est nul besoin d’architecte ni d’ingénieurs. L’art du bâtiment est très simple sur les côtes d’Asie-Mineure. On trace un carré sur le sol. Aux quatre angles, une poutre solide ; de distance en distance d’autres poutres plus petites reliées entre elles par des lamelles de bois mince et flexible ; dans les interstices de la terre gâchée ; la toiture est en planches maintenues par de grosses pierres pour la protéger contre le vent du Sud. Pour tout outil une hache ; le fer sert à équarrir les pièces de bois, le manche sert à prendre les mesures. Simplicité, économie, rapidité.

Quand, en route, vous entrez dans un village, si vous trouvez par hasard une voie assez droite, ou simplement un peu moins biscornue que les rues ordinaires des villages turcs, vous pouvez adresser hardiment au paysan que vous aurez choisi pour hôte cette simple question : — Quand as-tu eu le feu ici ? Il vous donnera la date sans s’étonner, tant la chose lui semble simple.

Car c’est le feu qui, dans les villages turcs, joue le rôle d’expropriateur pour cause d’utilité publique. A ce point de vue il peut être considéré comme un agent moralisateur et hygiénique. Ce que la volonté d’un Pacha n’obtiendrait pas — (le percement de voies salubres, l’assainissement de quartiers sans air et foyers de contagion), — le feu l’ordonne ; on ne lui résiste pas ; on lui obéit docilement, et là où il a passé, on trouve deux mois après des rues où circulent enfin librement l’air et la lumière.


Dans les grandes villes d’Anatolie, s’il n’existe pas de corps réguliers de pompiers, il y a cependant un embryon d’organisation qui ne demanderait qu’à être développé pour rendre de réels services.

La population étant plus considérable peut se grouper plus facilement en communauté. Et on voit quelquefois ou les grecs, ou les grégoriens, ou les catholiques s’associer pour se procurer une pompe ; mais le défaut d’entente fait que souvent les ressources deviennent insuffisantes ; quand un incendie éclate, si on a une pompe on s’aperçoit qu’on n’a pas de tuyaux, ou quand on a des tuyaux on n’a pas de pompe. D’autres fois une communauté a des tuyaux, une autre a une pompe. Si les dissentiments religieux n’existaient pas, ces tuyaux iraient bien à cette pompe ; malheureusement les questions de sectes sont là qui empêcheront toujours ce raccord.


A Constantinople, quand le feu éclate, c’est l’arsenal qui donne le signal en tirant le canon. Dans les villes d’Anatolie, qui souvent n’ont pas de canons ou qui, quand elles en ont, les ont en si mauvais état qu’il faudrait un long labeur pour les rendre propres à un service quelconque, on remplace le canon par les fusils, les pistolets, les fusées, les pétards.

Je garderai longtemps le souvenir de la singulière impression que j’ai eue la première fois où j’ai entendu, au milieu de la nuit, ce vacarme.

Il y avait six jours que j’étais assez gravement indisposé pour ne point quitter le lit quand une nuit, vers une heure, je suis tout à coup réveillé en sursaut par des coups de feu tirés devant ma maison. Au même instant deux pétards lancés du dehors viennent tomber dans ma chambre, dont les larges fenêtres étaient restées ouvertes en raison de la chaleur accablante.

A mon appel mon cawas monte aussitôt.

— Que signifie ce tapage ?

— Yanghen var !

— Où ?

— Auprès du konak (palais du gouverneur).

Et il va à une fenêtre, tire un rideau :

— Regarde, me dit-il.

Le ciel semblait en feu.

Dans la rue, un vacarme assourdissant. Les coups de fusil, de pistolet se succédaient sans relâche, se mêlant aux cris : atech ! atech ! var ! yanghen ! serail ! konak ! atech !

Je me lève et me traîne jusqu’à la fenêtre. La rue, éclairée par les reflets de l’incendie, sillonnée par une foule bigarrée, dont chaque individu, à moitié vêtu, tenant d’une main un falot, de l’autre un fusil ou un pistolet qu’il chargeait et tirait tout en courant, présentait un spectacle fantastique. Toutes les fenêtres s’éclairaient, s’ouvraient et l’on voyait chacun s’habiller en toute hâte.

Ce n’est pas qu’il y eût un danger immédiat pour le quartier où je me trouvais. Mais l’incendie s’étant déclaré derrière le palais du gouverneur, dans un amoncellement de petites ruelles, dans un entassement de vieilles demeures, il était évident que tout ce quartier n’allait être bientôt qu’un immense brasier. Et si le vent venait à s’élever, qui pouvait prévoir où le feu s’arrêterait ? Je pensais aussi que précisément la maison occupée par la mission française des sœurs de Charité, l’ancienne habitation d’Abd-el-Kader, se trouvait dans un rayon assez rapproché du foyer de l’incendie, et pourrait être bientôt menacée. Il fallait m’y rendre.

Je m’habille, et soutenu par un domestique je parviens à gagner la rue. Pouvant à peine marcher, je n’avançais que lentement et encore fallait-il que mon cawas me fît faire place en administrant intelligemment des coups de cravache à tous les badauds turcs, grecs, juifs qui encombraient les rues en fumant tranquillement leur cigarette à la lueur des flammes jaillissant et sifflant dans les airs.

Quand nous passâmes devant le Konak, tous les cafés étaient déjà rouverts, les lanternes allumées, et les cafedji s’empressaient à apporter des sirops et du café aux turcs, accroupis sur les nattes, aspirant placidement le narghilé, en suivant attentivement, comme de fins connaisseurs, les progrès du feu.

Enfin, après avoir gravi très péniblement une petite rue, nous arrivons devant le foyer de l’incendie, à quelque distance de la grande porte du Konak.

Quel spectacle ! Devant ces maisons qui flambaient comme un foyer tout préparé, ces pans de murs qui s’affaissaient, si fragiles, presque sans bruit, la cohue la plus invraisemblable et la moins facile à décrire que l’on puisse imaginer ! Il faudrait le crayon de Callot et la palette de Regnault pour parvenir à donner une faible idée de ce tableau. Entassés dans une ruelle étroite et se resserrant davantage chaque fois que le feu s’avançant s’emparait d’une nouvelle maison, plus d’un millier d’hommes, portant tous les costumes, toutes les coiffures, parlant toutes les langues, ayant leurs armes à la ceinture, regardaient simplement, sans s’étonner — en gens qui en ont vu et qui en verront bien d’autres ! Les rouges reflets des flammes serpentaient sur cet assemblage bariolé de toutes ces couleurs criardes et étonnantes qui, en Orient, font la joie des artistes français et le bénéfice des manufacturiers anglais.

Cette masse humaine restait là parfaitement immobile, ne faisant qu’un simple mouvement de recul, presque automatique, quand les flammes, poussées par le vent, venaient lécher d’un peu trop près le premier rang. Aucun ne songeait à porter secours. A quoi bon ? c’était écrit.

Mais il paraît qu’il était écrit aussi que tout à coup S. A. Ahmed Vefyk Pacha, gouverneur général du vilayet, apparaîtrait au seuil du Konak, tenant à la main un énorme gourdin et se mettrait à administrer, sur les épaules de tous ces badauds qui entravaient les secours organisés par les hommes de bonne volonté, la plus effroyable volée que jamais sujet turc ait reçue de son pacha.

Aucun n’avait songé que cette correction pouvait être écrite ! Aussi tous furent-ils à ce point stupéfaits de cette apparition, non moins frappante que soudaine, qu’au premier moment le gourdin put se lever, s’abaisser, toucher sans qu’un seul badaud eût l’idée de fuir. Et puis tout à coup ce fut une débandade, un sauve-qui-peut général ; on ne peut se faire une idée d’une semblable bousculade ; la ruelle se vida comme par enchantement. Un moment, je crus que tous s’étaient jetés dans l’incendie pour échapper au terrible gourdin. Mais le pacha me rassura en riant et je ne pus m’empêcher de reconnaître avec lui que son système avait du bon… en Turquie.

Cette intervention salutaire et énergique était d’autant plus propice qu’en ce moment les prisonniers, — la prison se trouve dans la vaste enceinte du Konak, — effrayés par les lueurs de l’incendie, commençaient à secouer les barreaux et cherchaient à s’enfuir. Or il y avait alors 250 prisonniers. La situation était réellement critique ; les murs de la prison ne sont guère plus solides que ceux des masures décrites plus haut, et 250 hommes, tous gens de sac et de corde, n’ayant pour la plupart plus rien à espérer dans la vie, et affolés par la crainte d’être brûlés vifs, auraient eu vite raison d’une aussi fragile barrière. Le pacha fit venir dix zaptiés armés de winchesters chargés et les plaça aux barreaux avec ordre de tirer sur le premier prisonnier qui bougerait. Tous se calmèrent aussitôt. Je continuai à penser que tous les systèmes du pacha avaient du bon.

La place étant déblayée et l’ordre rétabli, quelques Européens, aidés de zaptiés, cherchèrent à arrêter l’incendie. Un négociant français amena une pompe à lui appartenant ; mais elle n’était pas en bon état, et les moyens de se procurer de l’eau étaient insuffisants. Je vis la même chose se produire quand j’arrivai à la maison des sœurs de Charité. Là, un négociant arménien avait envoyé une pompe qu’il possédait. Mais les tuyaux étaient trop courts, et pour surcroît de malheur ils vinrent à se crever. Les flammèches voltigeaient déjà sur les toits. On étendit des draps, des couvertures que l’on imbibait d’eau. Cela n’eût pas été suffisant pour préserver, si par bonheur le vent n’eût changé tout à coup et une forte pluie ne fût tombée. Mais déjà alors tout un quartier était brûlé. Au point de vue hygiénique, la ville ne pourra qu’y gagner, car c’était là précisément un des quartiers les plus malsains.

Depuis, j’ai vu beaucoup d’autres incendies en Anatolie. J’ai toujours remarqué que les indigènes comptent moins sur eux-mêmes que sur la pluie, l’absence du vent ou son changement de direction pour apaiser ou atténuer les sinistres. C’est d’ailleurs moins fatigant.

CHAPITRE VIII
LES SŒURS DE CHARITÉ

La clientèle catholique en Orient. — Actes blâmables et complaisances coupables. — Retour à la politique rationnelle. — Les sœurs de Charité à Brousse. — Création d’un petit hôpital français.

J’ai toujours professé un respect égal pour toutes les croyances religieuses, aussi bizarres soient-elles. C’est dire que mettant toutes les religions sur le même niveau, je m’abstiens d’en pratiquer une quelconque, n’ayant pas les loisirs nécessaires pour les pratiquer toutes à la fois. Je ne nie point que chacune ne soit la véritable. C’est possible. Je ne dis ni oui, ni non. Peu m’importe d’ailleurs, n’ayant jamais éprouvé le plus léger sentiment de religiosité. Peut-être est-ce une case cérébrale qui me manque ? En tous cas, si elle existe réellement chez d’autres, elle fait chez moi absolument défaut. Et à moins d’être un hypocrite et de pratiquer sans croire, ou un fou et de croire sans avoir amassé des preuves suffisantes, il faut que je me résigne à continuer de vivre comme j’ai commencé, sans la moindre velléité de suivre une quelconque des innombrables religions qui émaillent si diversement notre planète.

C’est dire quelle large tolérance je professe en matière de religion.

Cela ne signifie point cependant que je m’y montre indifférent.

Loin de là ! la religion touche de trop près à la politique : on l’a vu chez tous les peuples et à toutes les époques.

Imbu aussi fermement de tels sentiments, je me trouve donc parfaitement à l’aise pour reconnaître que l’appui moral et matériel accordé par la France aux communautés chrétiennes en Orient a contribué puissamment autrefois à étendre notre influence dans tout le Levant.

Malheureusement il est arrivé à la longue ce qui était inévitable, étant donné le caractère envahissant du clergé catholique et ses ramifications avec la haute administration des gouvernements précédents. Être protégé ne lui a plus suffi. Il a voulu devenir maître et protecteur. Et alors, au lieu de continuer à prendre le mot d’ordre auprès de nos ambassades, c’est lui qui graduellement a fini par leur imposer le sien. Il a été d’ailleurs admirablement servi dans ses projets par l’appui de diplomates peu scrupuleux qui, désireux d’arriver vite en se servant des hautes influences du clergé, se sont faits ses alliés et ses humbles serviteurs. Si bien qu’aujourd’hui il est advenu ceci : autrefois c’étaient les communautés chrétiennes qui servaient les intérêts de la France, aujourd’hui c’est la France qui sert les intérêts de ces communautés.

Aussi a-t-on vu souvent des actes blâmables et répréhensibles dans tous les pays civilisés, accomplis par des communautés religieuses, quelquefois avec l’appui moral de nos ambassades, au détriment des Turcs ; et comme ceux-ci, en définitive, ont tout aussi développée que nous la notion du bien et du mal, il en est résulté chaque fois une atteinte directe à notre prestige, par suite à notre influence.

En vérité, il serait temps pour notre honneur de revenir à la tradition logique et rationnelle qui consiste, en échange de la protection efficace accordée, à se servir, dans le Levant, des communautés religieuses pour le développement des intérêts généraux de la France, et à refuser à ces communautés tout appui lorsque leurs intrigues peuvent porter atteinte au respect dû à notre drapeau.

Ceci dit, c’est une véritable consolation d’avoir à constater que, dans cette clientèle catholique que nous possédons en Orient, s’il y a beaucoup d’ivraie, on rencontre encore cependant, de ci de là, quelques bons grains.

En voici toujours un.

Brousse possède une mission des sœurs de la Charité. Elles sont là cinq braves et méritantes filles qui font réellement honneur à la tradition française. Elles distribuent des secours et des médicaments aux malheureux sans distinction de religion et de nationalité ; elles apprennent les éléments de notre langue annuellement à plus d’une centaine d’enfants, arméniens pour la plupart.

Les lettres suivantes peuvent donner au lecteur une idée exacte de la situation des sœurs de Charité en Anatolie, et montrer qu’en dehors de toute idée religieuse, c’est l’intérêt du pays de les protéger, de les encourager et au besoin de les secourir.

I

Brousse, le 11 août 1880.

Monsieur l’Ambassadeur,

Un incendie a détruit tout un quartier de cette ville dans la nuit du vendredi 7 courant. La maison occupée par les sœurs de la Charité, ainsi que l’église qu’elles viennent de faire construire, se trouvant à proximité de cet incendie j’ai cru de mon devoir de m’y rendre. Le feu heureusement s’est arrêté à la maison voisine, séparée de celle des Sœurs par un jardin, et il n’y a eu aucun dégât.

Je profite de cette circonstance pour signaler à Votre Excellence l’état déplorable dans lequel se trouvent les divers corps de bâtiments qui constituent dans cette ville la propriété des sœurs de Charité. Seules les salles consacrées à l’école offrent encore une sécurité relative, mais les autres pièces menacent ruine ; les toits sont percés à jour, les plafonds et les planchers sont disjoints, les poutres pourries, les murs lézardés laissent voir de larges ouvertures. Si, par malheur, une des flammèches de l’incendie tombée sur cette maison n’avait pu être éteinte à temps, tout cet ensemble n’aurait fait qu’un feu rapide.

Les sœurs qui rendent ici de grands services en apprenant chaque année notre langue à plus de cent élèves, filles et garçons, ont fait dernièrement de grands sacrifices pour la construction d’une église. Ce n’est même que grâce à un concours généreux dû à l’initiative privée de M. Devaux, l’un des directeurs de la Banque ottomane à Constantinople, qu’elles ont pu trouver les fonds nécessaires à l’achèvement de cette église. Elles sont en ce moment hors d’état de faire les dépenses nécessaires à la réparation de l’immeuble qu’elles occupent à Brousse. Il y a cependant urgence, sinon cet immeuble s’écroulera un de ces jours, et les sœurs se trouveront sans abri. J’ajoute que si ce malheur venait à se réaliser et que les sœurs fussent par cela même dans la nécessité d’interrompre provisoirement les leçons qu’elles donnent aux enfants, il y aurait à craindre que les missions anglaises protestantes établies dans cette ville ne recueillent une grande partie des élèves des sœurs ; alors l’œuvre entreprise, il y a déjà longtemps, et aujourd’hui dans un état prospère, serait peut-être à recommencer entièrement. C’est là une des principales raisons qui me font me permettre d’appeler sur cet état de choses toute la bienveillante attention de Votre Excellence. Veuillez, je vous prie, agréer… — E. D.

II

Brousse, le 2 novembre 1880.

Monsieur l’Ambassadeur,

J’ai l’honneur d’adresser sous ce pli à Votre Excellence le devis relatif aux réparations qu’il y aurait lieu de faire à la maison des sœurs de Charité, établies à Brousse, devis que vous avez bien voulu me demander lorsque je vous ai signalé l’état de délabrement dans lequel se trouve cette maison.

Ce devis, dressé par M. P…, ingénieur en chef du vilayet, s’élève à 25,000 fr…

Si ces réparations pouvaient être exécutées, elles auraient d’autant plus d’utilité que les sœurs sont disposées à installer quelques lits où les malades européens pourraient recevoir les premiers soins.

A ce sujet, je prendrai la liberté de soumettre à Votre Excellence la remarque suivante. Une infirmerie dans le genre de celle que j’ai engagé les sœurs à installer étant un établissement d’utilité générale pour les Européens résidant à Brousse, et d’un caractère absolument neutre, ne pourrait-on pas intéresser à cette création les consulats étrangers ? Leur participation permettrait de donner plus d’extension à ce projet dont la réalisation serait vue avec faveur par toute la colonie européenne. Veuillez, je vous prie, agréer… — E. D.

III

29 janvier 1881.

Monsieur le Sous-Secrétaire d’État aux Beaux-Arts,

J’ai l’honneur d’appeler votre bienveillante attention sur la mission des sœurs de Charité établie à Brousse. J’ai été à même, pendant le séjour que j’ai fait dans le vilayet de Hudavendighiar, de constater les réels services que cette mission rend à la France, en propageant notre langue parmi les populations raias.

L’établissement des sœurs à Brousse, qui a eu des commencements difficiles et une période d’interruption après le tremblement de terre de 1855, est loin d’être riche ; sa prospérité est toute morale.

Les sœurs sont cependant parvenues, au prix de sacrifices provenant de l’initiative privée, à édifier à Brousse une église catholique française. Mais cette église, aujourd’hui définitivement achevée, est, à l’intérieur, dépourvue d’ornements, désavantage qui a son importance en Orient, où toutes les églises des diverses communions chrétiennes (arméniennes ou grecques) sont richement ornées.

Un autre désavantage plus réel encore : le clocher de cette église française est le seul, de tous ceux des églises de Brousse, qui n’a pas encore de cloche, et il est à craindre que les ressources pour se procurer une cloche ne manquent encore longtemps.

Si votre Département, Monsieur le Sous-Secrétaire d’État, pouvait disposer de quelques copies de tableaux religieux, et d’un faible crédit qui permettrait d’acheter une cloche pour l’église de Brousse, il y aurait là, j’en ai la conviction, un réel service à rendre au point de vue du prestige de la colonie française. Veuillez, je vous prie, agréer… — E. D.

IV

Brousse, 5 août 1881.

Monsieur E… D…

Pour subvenir à la construction d’une infirmerie à Brousse, le ministère des affaires étrangères a accordé aux sœurs de Charité de Brousse une somme de 12,000 francs. En remettant cette somme, que l’ambassade m’avait fait tenir, à la sœur L… je n’ai pas manqué de faire comprendre à cette sœur la part active que vous aviez prise dans les démarches qui ont décidé le Département à accorder ce secours exceptionnel.

Hier, j’ai reçu une nouvelle lettre de M. le comte de M… m’annonçant que le ministère de l’instruction publique et des beaux-arts venait d’accorder aux sœurs de Brousse une copie d’un tableau de Raphaël représentant une sainte Famille, et que ce tableau m’allait parvenir bientôt.

J’ai pris cette lettre et la copie de celle adressée par vous, à la date du 29 janvier 1880, à M. Edmond Turquet, député, sous-secrétaire aux Beaux-Arts, et je me suis rendu de nouveau chez la sœur L… Je lui ai d’abord donné lecture de votre lettre à M. Edmond Turquet et puis de celle que m’écrivait M. de M… Deux prélats de passage assistaient à cette lecture. La supérieure ne savait par quels termes me remercier. Je lui ai répondu que c’est à vous qu’elle devait s’adresser pour vous remercier d’une action ou plutôt de deux actions de charité qu’aucun agent ne leur a fait ou n’a pu leur faire, depuis M… jusqu’à M… qui, soit dit en passant, professaient d’autres opinions que vous. Veuillez, je vous prie, agréer… — B.

V

Brousse, le 5 août 1881.

Monsieur E… D…,

Arrivée seulement depuis quelque temps à Brousse, je n’ai pas eu l’avantage de vous connaître autrement que par les bienfaits dont vous vous plaisez à combler notre maison. C’est votre bienveillance pour nous, monsieur le consul, qui me révèle la bonté de votre cœur et qui me fait vivement désirer votre retour au milieu de nous. — Il n’y a, en effet, que quelques jours que l’estimable M. B…, gérant du vice-consulat, est venu m’annoncer l’allocation de 12,000 francs accordée par le gouvernement français pour la construction d’une infirmerie, et aujourd’hui on m’annonce l’envoi d’un précieux tableau accordé à notre église d’après vos pressantes sollicitations. — Je ne sais vraiment pas comment vous remercier pour tant de bontés. Je ne puis que m’adresser à l’auteur de tout don pour le supplier de répandre sur vous et sur tous ceux qui vous sont chers ses plus précieuses faveurs.

Je ne veux pas terminer ces lignes sans vous donner quelques détails qui intéresseront votre bon cœur. Après la réception des 12,000 francs, nous nous sommes empressées de savoir auprès de personnes entendues en constructions le meilleur emploi de ce secours providentiel. Après avoir choisi un emplacement convenable pour notre petit hôpital, l’architecte appelé nous a fait son plan, qu’il évalue à 25,000 fr. Malheureusement nous sommes loin du compte. Si monsieur le consul pouvait inspirer à quelque association humanitaire ou bien à quelques personnes bienfaisantes de venir en aide à ce qui nous manque, ce serait vraiment mettre le comble à toutes vos bontés pour notre maison, dont vous serez toujours considéré comme le principal bienfaiteur.

C’est dans l’espoir bien fondé que le Ciel voudra bien acquitter notre dette que j’ai l’honneur de me dire, monsieur le consul, votre très humble et très reconnaissante servante. — Sœur A…, Supérieure des sœurs de Charité de Brousse.


VUE GÉNÉRALE DE BROUSSE

CHAPITRE IX
EN ROUTE. — UN ACCIDENT

Le départ. — Les zaptiés d’escorte. — Histoire de voleurs. — A travers la plaine. — Les gendarmes cafetiers. — L’heure du déjeuner. — Un accident. — Sous un platane. — A mes amis de Paris. — Sous la tente. — Le brancard. — Les enchères. — Une dangereuse méprise. — Un médecin d’ambassade.

Je dois me rendre à Yeni-Cheir pour faire procéder promptement à l’interrogatoire de Circassiens qui ont volé deux caisses d’opium, d’une valeur de 10,000 francs, appartenant à des protégés français.

Un haut fonctionnaire français est de passage à Brousse et désire retourner par la voie de terre à Constantinople.

Cela se trouve à merveille. Nous ferons route ensemble.

Le matin, dès quatre heures, devant l’hôtel, un vrai tapage. Les piaffements, les hennissements des chevaux se mêlent aux jurons énergiques des conducteurs. C’est Dely-Mehemet, le maître de poste, qui vient lui-même nous amener les montures que nous avons choisies la veille et en recevoir le prix. On charge les bagages, ce qui ne laisse pas de prendre un certain temps. Comme nous sommes exposés à coucher à la belle étoile, j’emporte, en plus des provisions de route nécessaires, mon matériel de campement.

Quelques minutes après arrivent les deux zaptiés d’escorte que le pacha a mis à notre disposition. C’est là une utile mesure de prudence sur ces routes infestées de maraudeurs circassiens et aussi de bandes de brigands savamment organisées.

Après s’être assuré que rien n’est oublié et que chacun a ses armes en bon état, on monte à cheval et nous partons.

Nous traversons au grand trot la ville encore endormie. Les fers de nos douze chevaux résonnant sur les pavés réveillent les habitants, qui, curieux comme partout, entr’ouvrent les rideaux pour voir les cavaliers.

Une demi-heure après nous sommes dans la plaine sur la route de Biledjik.

A six cents mètres de la ville j’appelle l’attention de mes compagnons sur un vieux chêne droit et fier qui se dresse solitaire sur la bordure du chemin et domine l’espace.

Ce n’est point que cet arbre présente par lui-même rien de bien remarquable. Mais il a déjà sa légende. C’est au pied de cet arbre que deux hardis coquins avaient eu naguère l’ingénieuse idée de s’embusquer et de rançonner les passants. Cela à deux pas de la ville. Les premiers jours tout alla bien et aucun incident fâcheux ne vint troubler le cours normal et régulier de leurs vols et assassinats. Le colonel de police, le bin-bachi, envoya bien des zaptiés contre eux. Mais ces gendarmes auraient rendu des points aux carabiniers de Meilhac et Halévy. Ils arrivaient ou du moins prétendaient toujours arriver — (on ne sait trop au juste) — beaucoup trop tard, et ils manquaient habilement les voleurs au gîte. Le hasard fit qu’un jour un zaptié honnête, — il s’en trouve quelquefois, — revenant de Biledjik, porteur de dépêches, est assailli devant cet arbre par les deux bandits ; sans scrupule aucun, et sans s’inquiéter des relations plus ou moins cordiales de ses collègues avec ces bandits, le zaptié les poursuivit bravement et les tua de deux balles de winchester. Il gagna à cette affaire trois cicatrices au visage et un galon rouge sur la manche. Mais depuis il est tenu à l’écart.

Pendant que je narre cette petite histoire, mes compagnons promènent des regards inquiets sur les zaptiés qui nous escortent. Je les rassure de mon mieux, leur affirmant que de ceux-là on n’a rien à redouter.

Nous repartons au pas de route, pas ordinaire, allongé, qui permet de faire tout au plus une lieue et demie par heure.

Ce petit convoi ne manque pas de pittoresque. En tête et sur les côtés les zaptiés au costume brun et vert, petites bottes courtes, sabre et winchester ; mes compagnons en tenue de voyage, avec le grand chapeau-casque en liège, le revolver à la ceinture ; les postillons conduisant les chevaux chargés des bagages, s’arrêtant à chaque instant pour rajuster une caisse, remettre une corde, sacrant après les bêtes et geignant auprès de nous ; à l’arrière-garde mon cawas et moi, solidement armés, et équipés à la turque.

Bientôt la route se rétrécit. Ce n’est plus qu’un sentier qui finit même par disparaître, et nous suivons le chemin indiqué par le passage récent des caravanes. Nous sommes au milieu de la plaine de Brousse, dans la vallée de l’Ulufer. A droite, le profil sombre et sévère des contreforts de l’Olympe qui se prolongent au loin ; à gauche, la plaine s’étendant à perte de vue, émaillée de bouquets d’arbres, de champs de maïs, de rizières, de vignes ; en face, une suite de hauteurs au milieu desquelles se trouve le petit lac de Kouch-Gueul.

A huit heures nous faisons halte au bord d’un petit ruisseau qui descend de l’Olympe et va, après mille sinuosités, rejoindre l’Ulufer. Sur ce lit semé de cailloux coule un filet d’eau limpide ; mais, survienne un orage, et ce ruisseau, devenu torrent, charriera à flots une eau jaunâtre, mêlée de terre, de roches, de détritus de toutes sortes, et deviendra infranchissable. Aujourd’hui il est abordable, doux, tranquille et joli au possible sous les brûlants rayons dont le soleil inonde la plaine.

Là, au milieu d’un groupe de platanes touffus, se trouve une petite cabane de feuillages. C’est un poste de zaptiés. Ils ont pour devoir de surveiller la plaine. Mais ils passent tranquillement leur journée sous l’ombre protectrice des platanes et se font un petit revenu des tasses de café, des tomates, des concombres, des pastèques qu’ils offrent aux voyageurs. C’est le plus clair des bénéfices que peut leur rapporter leur métier, car s’ils n’attendaient qu’après leur solde !…

Ils sont si mal payés ces pauvres gens, quand ils le sont !

Un pacha m’avouait un jour qu’il devait à ses zaptiés quatre mois de solde. Et il ajoutait avec la satisfaction évidente d’un homme qui a trouvé une excellente combinaison :

— A l’avenir, je les ferai payer régulièrement ; mais tous les quarante jours seulement. Comme cela je gagnerai un mois sur trois !

J’avoue que je suis resté court devant cette logique étonnante et cette arithmétique aussi transcendante qu’économique.

Il est vrai de dire aussi que ce pacha avait son excuse dans la façon fantaisiste dont lui-même recevait ses appointements. Et malheureusement, c’est ainsi en Turquie à tous les degrés de la hiérarchie administrative.

Quand nous remontâmes à cheval, après une large distribution de piastres, les zaptiés cafedji nous souhaitèrent un long voyage.

— Téchèkhurum effendim séadètlè oghourlarolsoum ! Merci, monsieur, que Dieu et le bonheur vous accompagnent ! me dit, en portant la main droite à son cœur, à sa bouche, à son front, le zaptié qui tenait la bride de mon cheval.

Hélas ! le pauvre homme, comme Allah a tenu peu de compte de ce vœu sincère !

Il y avait déjà trois heures que nous avancions lentement, suivant tantôt des sentiers rocailleux, tantôt de vénérables vestiges d’antiques routes romaines ; gravissant péniblement de dures montées pour redescendre bientôt dans des défilés encaissés, lits d’anciens torrents pour la plupart ; obligés maintes fois de nous arrêter dans ces chemins étroits, où deux cavaliers ne peuvent courir de front, pour nous garer et laisser passer d’interminables caravanes de chameaux apportant à Brousse les produits de l’intérieur.

Le soleil montait rapidement, et ses rayons, maintenant presque perpendiculaires, nous atteignaient brûlants.

Il s’agissait de trouver un lieu ombragé, à proximité d’une source, pour déjeuner, faire la sieste et laisser passer les moments de grande chaleur.

Mon cawas qui, plusieurs fois déjà, avait suivi cette route, m’informe qu’après une demi-heure de marche encore nous trouverons un endroit convenable pour la halte.

Je lui dis de prendre les devants. Il pique sa monture et disparaît.

A ce moment passait, au-dessus du ravin que nous suivions, un convoi de chameaux. Mon cheval prend peur, hennit, bondit, s’emballe et m’emporte dans une course vertigineuse. Le chemin est si étroit qu’il est impossible d’imprimer une autre direction à l’animal emporté. A gauche, en effet, se dresse un monticule ; à droite une longue suite de gros platanes, tassés, serrés, forment une barrière infranchissable. Soudain j’entrevois, dans cette course folle, à vingt mètres en avant une branche énorme, colosse, presque un petit arbre greffé sur un platane, et barrant la route. Si je ne parviens pas à me glisser immédiatement sous la selle de mon cheval, c’est fini… L’espace d’une seconde et je fais le mouvement… Un choc terrible… Je me retrouve à genoux, la face contre terre, le crâne fendu, aveuglé par le sang…

On me relève… au bout de combien de temps ?… je ne sais. Chaque seconde est pour moi un siècle, tant mes souffrances sont horribles. Chose étrange ! je ne puis faire le moindre geste, en aucune façon je ne puis remuer, et cependant je possède une entière lucidité, une perception très nette de toutes choses. Je sens la vie diminuer, s’éloigner graduellement, je me sens mourir, et mes pensées semblent, à mesure, augmenter en étendue et en rapidité. Du même coup, j’embrasse, jusque dans ses moindres détails, toute ma vie passée, ma jeunesse, mon adolescence, mes travaux inachevés, mes espérances si brusquement brisées ; je vois défiler, tous ensemble, pêle-mêle et cependant bien distincts, ceux qui me sont chers mêlés à la foule de ceux qui me laissent indifférent. Dans ce singulier effet d’optique funèbre chaque être, chaque chose, prend sa valeur réelle, son contour particulier, son allure personnelle.

L’endroit où l’accident est survenu est loin de toute source. Point d’eau. On défonce une caisse, et c’est avec du vin qu’on lave mes plaies béantes. Mes compagnons de route s’empressent autour de moi. Le plus jeune, amoureux du pittoresque sans doute, émet, très gravement d’ailleurs, l’avis de me placer en travers sur un des chevaux de charge, et d’atteindre ainsi le site ombragé et plein de fraîcheur où l’on a décidé de déjeuner ! Si cette étrange idée eût été adoptée, c’en était fait de moi ! Il ne fallut rien moins que l’intervention de mon fidèle cawas pour décider mon trop joyeux compagnon à interrompre sa partie de plaisir et à ne pas achever, de gaieté de cœur, un compatriote.

Ah ! comme en ce moment, entouré d’indifférents qui ne voyaient dans cet accident, où ma vie était en jeu, qu’un simple contretemps, un retard fâcheux dans la suite de leur excursion fantaisiste, comme en ce moment ma pensée s’est envolée, rapide, vers cette bonne et franche camaraderie parisienne qui, de l’Opéra au Gymnase, sur les boulevards, relie entre eux les artistes, les littérateurs, les journalistes, les vrais travailleurs, ceux qui forment le goût, l’opinion, les vrais diplomates, qui, par un beau tableau, un bon livre, une pièce amusante, quelquefois simplement un mot spirituel, effacent les distances et rapprochent les peuples plus efficacement que ne le font les politiques !

C’est ainsi que ma pensée se reportait vers ce Paris que naguère j’avais quitté heureux, plein de vie, et il me semblait encore entendre mes amis me souhaiter, au départ, bonne chance !

Hélas ! je me trouvais maintenant à quinze cents lieues, seul, la tête ensanglantée, paralysé, adossé au pied d’un platane, assisté de deux cawas dont l’un chasse les mouches et m’abrite du soleil, pendant que l’autre humecte d’eau fraîche mes lèvres brûlantes de fièvre.

Deux zaptiés avaient été dépêchés à Brousse pour prévenir et amener du secours.

La nuit était déjà venue quand arriva mon drogman accompagné d’un médecin grec.

Ce qui advint de moi pendant cette nuit interminable, je l’ignore. Tout ce que j’ai pu percevoir, au milieu de la fièvre atroce qui me dévorait, c’est que l’on a dressé mes tentes de campement, que l’on m’a placé sous la plus petite, et que, pour comble de malchance, au milieu de la nuit, la toile, mal fixée, s’abattit lourdement sur moi.

Le lendemain, vers midi, mes compagnons se hâtèrent de continuer leur route, me laissant aux mains de mon drogman et du docteur grec.

Le cawas s’était rendu au village le plus proche et avait fait fabriquer un brancard pour mon transport.

Je me souviendrai toujours de la scène curieuse que je vis alors.

Les chefs du village arrivèrent portant le brancard, suivis d’une foule de turcs bigarrés et dépenaillés. Dans le champ de maïs où l’on avait campé, devant moi, encore étendu immobile à la même place, ils formèrent le demi-cercle. Longtemps mon drogman, — qui depuis est devenu mon ami, — parlementa avec eux, cherchant à obtenir le plus de porteurs possible et les conditions les moins onéreuses. Ces excellents villageois — (les bons villageois sont les mêmes dans le monde entier), — flairant une bonne affaire, maintenaient haut les prix. Ils commencèrent par demander une somme qui dépassait mille francs. Mon drogman refuse. Ils font mine de se retirer. Mais ils reviennent et discutent de nouveau. Ce sera huit cents francs ! Nouveau refus. Nouvelle fausse sortie. Ce sera sept cents ! Même jeu. Enfin, las d’être ainsi mis aux enchères, je fis signe d’en finir coûte que coûte. C’est entendu, terminé, conclu ; à 20 livres turques, soit quatre cent soixante francs ! adjugé !

On me place sur le brancard. Quatre vigoureux porteurs me soulèvent.

En route !

Et voici le nouveau convoi qui se déroule sur les chemins qu’hier encore je suivais plein de force et de vie. En tête un zaptié ; puis mon drogman, à cheval également ; le brancard où je suis étendu, recouvert d’un drap blanc, porté par quatre turcs ; derrière, quatre autres porteurs, turcs de rechange ; puis le médecin grec, mon cawas et un zaptié.

On dirait un enterrement qui descend dans les ravins, gravit les montées, serpente dans la plaine.

Ce que j’ai souffert pendant ces longues heures, sous cet ardent soleil, dévoré par la fièvre, cahoté par le pas lourd et inégal des porteurs !… ah ! je ne veux plus y penser ! A chaque instant j’agitais faiblement le bras hors du drap blanc qui me recouvrait ; je demandais grâce, je sollicitais un arrêt ; le convoi cessait sa marche ; on m’imbibait les lèvres d’eau fraîche, et l’on m’en faisait aspirer quelques gouttes par un fétu de paille que l’on parvenait à introduire entre mes dents serrées, contractées.

Il faisait nuit noire quand nous entrâmes en ville. Les porteurs de rechange allumèrent des torches. Les rouges reflets de la flamme scintillant sur les costumes multicolores des gens de l’escorte ajoutèrent encore à l’étrangeté du tableau.

Quand on passa devant le palais du gouverneur, une foule compacte se précipita sur nous en vociférant. Les zaptiés et mon cawas furent obligés de tirer le sabre et de faire le moulinet pour protéger le brancard. Mon drogman expliqua qui j’étais, et, soulevant un coin du drap, me montra à la foule. Immédiatement le passage nous fut ouvert.

Voici ce qui était arrivé. Dans la journée des prisonniers, au nombre de cinquante, s’étaient évadés. Les zaptiés s’étaient mis à leur poursuite et en avaient blessé plusieurs qu’ils ramenaient dans la ville sur brancards. On m’avait tout simplement pris pour un bandit rapporté dans ces conditions et que l’on aurait été très aise d’écharper.

C’était évidemment une série noire, et je commençais à me demander si jamais je reverrais ma demeure.

Enfin, sans autre accident, on parvient à me monter, toujours immobile sur le brancard, jusque dans ma chambre.

Au moins, si je meurs, je mourrai chez moi ! C’est préférable à la grande route !

....... .......... ...

J’ai peu de confiance dans la médecine et les médecins du pays. L’extrême réserve que je professe à leur endroit est d’ailleurs partagée par tous les Européens du pays, — et pour cause !

Par signes, car je ne puis prononcer une parole, je fais comprendre à mon ami mon désir de faire prévenir l’ambassade française et de réclamer les soins d’un des médecins que subventionne à Constantinople le gouvernement de la République.

On expédie cette dépêche :

« D… ayant fait une chute de cheval est très grièvement blessé à la tête. Il demande docteur M… par premier courrier. »

Et mon ami, tout en pansant mes blessures, en me rendant les mille petits soins qu’exige un paralytique, m’encourage à prendre patience ;… l’ambassade ne peut manquer d’envoyer son médecin,… déjà, pour mon prédécesseur, on a agi de même quand, peu de jours après son arrivée, il fut terrassé par la fièvre typhoïde,… sur une dépêche identique à celle précitée on a fait tout de suite le nécessaire,… on n’a même pas voulu que le médecin attendît le départ du courrier,… on a fait chauffer le Pétrel, le stationnaire français, et, dans la même journée, le docteur M… était au chevet du malade… etc. etc…

Doux espoir ! Et je retombe dans ma longue somnolence en pensant que demain j’aurai auprès de moi un médecin français, un médecin sérieux !

Triste réalité ! Voici la réponse de l’ambassade que le télégraphe transmet avec une rapidité rare.

« Docteur M… répond textuellement : Je ne peux aller Brousse maintenant. Ma présence peu utile pour cas actuel. Médecins Brousse suffisent. »

....... .......... ...

Que pensez-vous, mes excellents amis, vous docteur Sabadini, aujourd’hui médecin de l’hôpital français de Jérusalem, vous docteur Girerd, aujourd’hui chirurgien à Panama, et vous docteur Dallas qui, seul, êtes resté à Constantinople, vous trois à qui je dois la vie, que pensez-vous de cette façon de comprendre et de pratiquer les plus simples devoirs d’humanité ?

CHAPITRE X
LA SAGESSE TURQUE EN ASIE ; PROVERBES

Femmes et chevaux se prennent au petit bonheur.


L’ours qui a faim ne danse pas.


Ne comptez pas sur l’homme ; ne vous appuyez pas à l’arbre : le premier meurt, le second sèche.


Soignez votre cheval en ami ; montez-le en ennemi.


On ne risque rien en promettant. Qu’Allah préserve de tenir !


Le véhicule brisé, à qui montrera le bon chemin.


La douleur se combat par la douleur et le mal de ventre par l’eau.


Le chien affamé percerait un four à pain.


L’homme parcourrait-il l’univers qu’il ne trouverait jamais son égal.


C’est l’ours qui mange les meilleurs fruits du monde ! (S’applique aux Turcs les plus laids qui possèdent d’ordinaire les plus jolies femmes.)


L’aubergine amère ne craint pas la gelée.


L’union de deux affamés engendre un mendiant.


La bête s’attache par le licol, l’homme par la parole.


Il raserait un œuf ! (Se dit d’un avare.)


Quand le renard habite la fosse qu’un lion a abandonnée, il donne à sa queue le même mouvement que ce dernier.


Les petites gouttes font les grands ruisseaux.


L’un mange, l’autre regarde. Voilà la source de bien des bouleversements.


Regarder quelqu’un comme le chameau regarde le maréchal-ferrant. (Regard de mépris.)


Avec de la patience la feuille du mûrier devient du satin et le raisin aigre de la confiture.


Avant de voler un minaret il faut préparer le fourreau qui doit le recevoir.


On n’apprend pas un métier rien qu’en regardant ; sans cela tous les chiens deviendraient des bouchers[7].

[7] Dans les villes de Turquie, les boucheries sont toujours entourées d’une foule de chiens qui suivent avec attention tous les mouvements du boucher.


Le coq affamé rêve au grenier.


Le chien mal nourri est à l’abri de la rage.


Entre chevaux qui se battent, c’est toujours l’âne qui souffre.


Il faut baiser respectueusement la main que l’on ne peut mordre.


Observez la gueule du renard, et espérez de tirer du lait de lui ! — (S’applique aux sournois et égoïstes.)


La poule du voisin apparaît comme une oie aux yeux de la voisine.


Une cruche meurt toujours sur le chemin qui mène à l’eau.

Chaque fois que l’âne mange une herbe nouvelle pour lui il a mal à la tête.


Deux pastèques n’entrent pas sous un bras ! — (Synonyme de « on ne chasse pas deux lièvres à la fois ».)


Le chameau par l’oreille et la puce par l’œil ! — (Se dit d’un chasseur adroit.)


L’homme ne naît pas mauvais de nature, à moins qu’il ne possède pas un para.


De l’orge aux chevaux, du pilaf aux braves !


Courir à l’incendie avec une torche.


Il y a dix sortes de bravoure : les neuf premières consistent à jouer des jambes ; la dixième est plus simple : il ne faut pas se faire voir du tout.


La femme, le cheval et l’arme ne se prêtent jamais.


Un berger qui conduit un troupeau de deux chèvres, mais dont le sifflet retentit jusqu’au bout du monde ! — (Se dit d’un turc qui fait beaucoup d’embarras pour rien.)


Le lièvre manqué est toujours le plus gros de son espèce.


Celui qui manipule du miel se lèche les doigts ! — (S’applique au fonctionnaire qui vole son gouvernement.)


Le sang qui doit sortir ne reste pas dans les veines.


Elle a des fourmis aux talons ! — (Se dit d’une femme dont les mœurs sont légères.)


Quiconque se lève avec colère est assuré de se rasseoir avec perte.


Le vinaigre bien fait ne cause de ravages qu’à l’outre qui le contient.


Le mal de dents ne se guérit qu’avec l’extrait de tenaille.


Les mouches se prennent avec du miel.


Que la mosquée soit aussi grande que l’on voudra, n’importe ! l’imam ne chante que ce qu’il sait.


Là où il y a beaucoup de coqs, le jour paraît plus tard.


Indiquez à un paresseux quelque chose à faire, il se mettra à vous donner des conseils de père.


On doit pendre chaque mouton par sa propre patte. — (Indique la liberté de conscience, et explique la liberté religieuse accordée aux chrétiens.)


C’est celui qui garde le téké qui mange la soupe.


Celui qui tombe à la mer se cramponnerait à un serpent.


A vendu la bobine de sa mère ! — (Se dit d’un fils prodigue.)


Crachez à la figure d’un éhonté, il dira qu’il pleut.


L’outil travaille, la main se vante.


Faire sauter un œil en voulant arranger les sourcils. — (Se dit d’une grande maladresse.)


Cheveux longs, esprit court. — (Pour la femme.)


Une seule main ne fait pas de bruit.


C’est l’oiseau femelle qui bâtit le nid.


L’homme qui n’a pas de culottes rêve toujours qu’il hérite de quarante pics de percale.


Celui qui ne parle pas le turc, n’a pas en lui la crainte de Dieu ! — Turkdjé bilmèz, allahdan korkmaz ! — (Un des proverbes les plus populaires.)


Le rossignol mis dans une cage en or a chanté : Patrie, où es-tu ?


Si tu veux mon âme, apporte un panier ! — (Langage d’un mauvais débiteur.)


Les nuits sont grosses !


L’âne même brait avec mesure.


En attendant que le riche et le grand se soient décidés, le fakir rend l’âme.


La fin de la patience, c’est le salut.


Ce n’est pas avec sa corde que l’on peut descendre dans le puits.


O destinée ! tu fais manger du melon mûr aux uns et du melon vert aux autres !


Mangez le raisin sans vous préoccuper de la vigne.


Notre chien vous a-t-il apporté une hache ? — (S’applique aux intrus.)


Ou la main dans le gousset, ou sur la poitrine ! — (S’applique à un mauvais débiteur qui se montre arrogant.)


Être l’ami du diable jusqu’à ce que le pont soit traversé ! — (Le musulman mort coupable doit traverser un pont en poils de chameau, opération assez périlleuse, on en conviendra ; c’est le purgatoire turc.)


On a coupé la patte à une cigogne. Elle s’est envolée. On lui a crié : Va ! tu sentiras le coup quand tu voudras te poser !


L’esprit du ghiaour lui revient toujours après coup.


Si tu veux te pendre, pends-toi avec de la ficelle franque. — (C’est-à-dire si tu veux être assuré de ne point manquer ton suicide… Hommage rendu aux produits manufacturés d’Europe.)


La mouche n’est rien, mais elle donne mal au cœur.


Je n’ai pas blanchi ma barbe au moulin.


Si tu as des ongles gratte-toi la tête ! — (Indique qu’il ne faut compter que sur soi.)


Qu’Allah ne fasse jamais descendre quelqu’un de cheval pour le faire monter à âne !


Têtu comme un Russe.


L’ongle se sépare-t-il de la chair ?


Le bénéfice est le compagnon de la perte.


Le voleur de race fait pendre son maître.


Où peut finir un renard si ce n’est chez le marchand de fourrures ?


La sagesse est donnée aux Francs, le luxe aux fils d’Osman.


Mieux vaut perdre un œil qu’acquérir une mauvaise réputation.

DEUXIÈME PARTIE
LES PRODUCTIONS. — L’INDUSTRIE. — LE COMMERCE

CHAPITRE I
LES VINS DE BROUSSE

La récolte des raisins. — La fabrication des vins. — Les vignes dans l’intérieur.

I
LA RÉCOLTE DES RAISINS

Brousse a de tous temps été renommée pour l’abondance et la qualité de ses vins.

La maladie qui a atteint la vigne en Asie-Mineure, il y a environ vingt années, a cependant porté aux vignobles un grave préjudice. Cette maladie, appelée en turc kullemé, présentait tous les caractères de l’oïdium : dès sa formation le raisin commençait à se rétrécir, il grossissait néanmoins, mais au lieu d’acquérir du jus, il desséchait, et quand arrivait la vendange, les grappes étaient à la vérité formées, mais noires, sèches, comme si elles eussent été passées au four. Des tentatives, infructueuses tout d’abord, ont été faites en grand nombre pour combattre les progrès de cette maladie ; ce n’est qu’après un assez long temps que l’on a reconnu l’emploi du soufre comme d’une efficacité absolue. Mais déjà un grand nombre de vignerons justement effrayés avaient arraché leurs vignes et s’étaient mis à semer du blé, du maïs, etc…, d’autres les avaient totalement abandonnées. Si bien que lorsque le remède fut trouvé, le nombre des vignes était diminué de moitié.

D’autres raisons ont contribué également à diminuer l’importance des vignobles du sandjak de Brousse. Citons entre autres le tremblement de terre de 1855, qui renversa la plus grande partie de la ville, et le grand incendie de 1863, qui détruisit les meilleures caves.

Aujourd’hui le kullemé a disparu grâce à l’emploi du soufre ; les vignes ne sont plus atteintes par la maladie ; les tremblements de terre apparaissent moins fréquemment ; quant aux incendies, quoique nombreux, comme dans toutes les villes de Turquie, ils ne peuvent plus avoir à Brousse l’importance de celui de 1863, la plus grande partie de la ville ayant été rebâtie avec des voies un peu larges et quelque peu droites.

La récolte du raisin dans le sandjak devrait donc, bien qu’elle ne puisse atteindre l’importance qu’elle avait autrefois, permettre de reconstituer les crus de vins disparus. Car, si ces crus n’existent point aujourd’hui, ce n’est point en raison du manque de raisin (la récolte est toujours très abondante), c’est faute de développement de ce commerce dans le pays, faute d’encouragements indispensables. Cette industrie n’existe pas, elle est toute à créer. Mais nous avons la certitude que le jour où l’initiative privée s’emparerait de cette question, elle mettrait pour ainsi dire la main sur une mine de richesses non encore exploitée.

Le tableau suivant dont tous les chiffres — (malgré les difficultés que l’on rencontre à chaque pas, en Turquie, pour se procurer le moindre renseignement, et surtout en raison de ces difficultés) — ont été recueillis avec grand soin et contrôlés dans la mesure du possible, indique suffisamment que ce ne sont pas les éléments qui manquent à Brousse pour produire des vins en quantités et qualités voulues.

TABLEAU de la production des vignobles situés dans un rayon maximum de 40 kilomètres des ports d’embarquement sur le golfe de Ghemlek.

LOCALITÉS
Turques ou chrétiennes
PRODUCTION APPROXIMATIVE
Raisin noir
Raisin blanc
ocques
kilogr.
ocques
kilogr.
Kiziklar (5 villages)
Turcs
»
»
500,000
625,000
Ak-sou
dito
»
»
200,000
250,000
Gheuzédé et Tchatal-Tépé
dito
»
»
10,000
12,500
Dimboz
dito
»
»
15,000
18,750
Kestel
dito
»
»
15,000
18,750
Doudakli et Barakeuy
dito
»
»
150,000
187,500
Kara-Hidir et Narli-Déré
dito
»
»
200,000
250,000
Jydir, Kazikli et Agha-Keuy
dito
100,000
125,000
200,000
250,000
Kélèssen
Chrétiens
»
»
»
»
Démirdeche
dito
400,000
500,000
400,000
500,000
Alachar
Turcs
»
»
»
»
Kara-Baltchick
Turcs
»
»
50,000
62,500
Sètche-Keuy
dito
»
»
50,000
62,500
Tchourdané
dito
»
»
150,000
187,500
Philadar
Chrétiens
100,000
125,000
1,000,000
1,250,500
Aksounghour
Turcs
»
»
15,000
18,000
Ahmed-Bey
dito
»
»
120,000
130,750
Plaine de Brousse
Turcs et chrétiens
»
»
100,000
125,000
Brousse, Missi et Tchékirglhé
dito
»
»
1,800,000
2,250,000
Démirdji-Keuy
Turcs
»
»
300,000
375,000
Tchali-Keuy
dito
»
»
300,000
375,000
Fodra et Yayladjik
dito
»
»
400,000
500,000
Tahtali
Turcs et chrétiens
»
»
500,000
625,000
Kayapa
Turcs
»
»
500,000
625,000
Hassan-Agha
dito
»
»
500,000
625,000
Aktchaklar
dito
»
»
200,000
260,000
Dansari-Ghuruklé
Chrétiens
25,000
31,250
375,000
718,750
Quitté
Turcs
»
»
200,000
250,000
Yénidjé-Keuy
dito
»
»
15,000
18,750
Déré-Tchavouchou
dito
»
»
15,000
18,750
Totaux
625,000
781,250
8,480,000
10,600,000

Brousse et sa banlieue produisent donc, lors d’une récolte moyenne, près de un million de kilogrammes de raisin noir, et près de onze millions de kilogrammes de raisin blanc.

Il faut observer que l’on n’a indiqué dans le tableau précédent que les vignobles communiquant par des chemins praticables avec la ville de Brousse ou avec les ports d’embarquement Moudania et Ghemlek. Les plus proches du littoral sont à 5 kilomètres, les plus éloignés à 40 kilomètres environ.

Les raisins blancs sont composés des cinq qualités principales ainsi dénommées dans le pays : Ghérendjé, Eksènes, Doghrou-Tchibik, Amassia, Tchaouche. Ces deux dernières qualités sont d’excellents raisins de table, le Tchaouche surtout qui est un raisin parfumé, à gros grain, ayant beaucoup d’analogie avec le beau chasselas de Fontainebleau. Il n’y a que peu d’années que Brousse produit cette qualité, importée des rives du Bosphore (côtes d’Asie) où le Tchaouche est cultivé pour la consommation de Constantinople.

Les raisins noirs se composent des deux qualités suivantes : Djabata, Dimrit. Ils sont peu agréables au goût.

II
LA FABRICATION DES VINS

Le tiers de la quantité de raisin blanc énumérée ci-dessus se vend dans la ville pour être consommé en fruit. Les deux autres tiers sont employés : 1o à la fabrication du vin ; 2o à la confection d’une sorte de jus épais appelé Pekmès dont on se sert pour faire des confitures dans les familles.

Ces confitures de jus de raisin jouent un grand rôle dans les villages et les villes d’Asie. Elles se divisent en deux catégories : le Bêtchel, confiture de fruits mélangés de certains légumes ; le Boulama, pâte jaunâtre, fort épaisse, remplaçant dans quelques localités le sucre ou plutôt la mélasse. Certains pays de l’intérieur font un très grand commerce de Bêtchel et de Boulama.

Le marc du raisin provenant de ces diverses fabrications est employé à fabriquer le Raki, sorte d’eau-de-vie de marc anisée et résinée dont on fait une très grande consommation. Ce spiritueux se prend comme apéritif aussi bien que comme digestif ; il remplace tous nos divers alcools de France qui ne pourront jamais, dans ces pays, faire une concurrence sérieuse au Raki.

Le raisin noir est uniquement employé à la fabrication du vin.

Le prix de ces diverses qualités de raisin, vendues dans les villes, franco au domicile de l’acheteur, varie, suivant les années, de 50 à 80 piastres les 100 ocques, soit 11 à 18 fr. les 125 kilog. (L’ocque = 1 kil. 225 gr. ; la piastre = 0 fr. 22 centimes.)

Chaque année, le gouvernement vend la dîme des localités spécifiées plus haut à des prix déterminés. Le chiffre de vente de chaque localité aurait évidemment sa place ici. Mais la dîme des raisins se vend généralement avec celle des blés, de sorte qu’il est presque impossible de déterminer le prix de perception que le gouvernement reçoit pour les raisins. Quelquefois cependant, faute d’entente avec les dîmiers, le gouvernement perçoit directement du paysan l’impôt sur le raisin ; le Trésor ne reçoit alors environ que la cinquième partie de l’impôt, tant le contrôle est défectueux dans cette branche de l’administration.

Que la dîme soit vendue aux dîmiers ou perçue directement par l’autorité locale, le vigneron paye toujours 10 % sur la valeur du raisin produit. Chaque année le gouvernement fixe un prix pour l’ocque de raisin, et ce prix sert de base à la perception.

Les vignerons turcs vendent généralement leur raisin ou l’emploient pour la fabrication du Pekmès.

Ce sont les vignerons chrétiens qui fabriquent le vin. Il y a à Brousse des fabricants et des marchands. Ils forment une corporation composée en grande partie de l’élément grec. La plupart ont transformé en fabriques d’anciens bains qui constituent des locaux assez bien aménagés pour cette industrie.

La fabrication des vins, à Brousse, est encore pour ainsi dire dans l’enfance. Les systèmes employés sont des plus primitifs. Le vin n’est pas travaillé ; il est brut, naturel.

Quand le raisin en grappes est écrasé, on place le jus dans des tonneaux où on le laisse fermenter pendant deux mois environ, puis on transvase ce jus dans d’autres tonneaux et le vin est fait. C’est très simple.

Les vins blancs sont ordinairement légèrement colorés, dorés presque. Ils sont généralement doux et très capiteux. Certains vignobles fournissent des vins qui possèdent les qualités des vins d’Espagne et des vins de Madère.

Un Hongrois, établi depuis peu à Brousse, a imaginé de fabriquer, avec certaines espèces de raisins du pays, des vins qui, après un séjour de quatre à cinq mois en bouteille, acquièrent toutes les propriétés des vins du Rhin. Et aujourd’hui il vend comme vins du Rhin à Constantinople, en Russie et en Roumanie, à des prix élevés, ses produits dont le coût de revient est pour lui très minime.

Quelques Français font aussi pour leur consommation des vins blancs, secs, qui, mieux fabriqués, se rapprocheraient beaucoup de nos vins de France et ne laisseraient rien à désirer comme saveur et comme goût. Ces vins-là peuvent se conserver et sont facilement transportables. Il en est de même des vins noirs, qui sont fort riches en degrés, mais doux et surtout capiteux.

Un autre système employé dans le pays consiste à fabriquer des vins cuits. Aussitôt que le raisin est pressé, on fait cuire le jus jusqu’à ce qu’il obtienne une légère épaisseur. On le place alors dans des tonneaux où il peut se conserver indéfiniment. On parvient ainsi à faire vieillir les vins de certaines contrées. Mais ce procédé enlève au liquide la plus grande partie de ses qualités et lui donne des défauts qui le rendent impropre à un usage continuel.

C’est le marc de raisin pressé qui fournit le Raki. Ce marc est placé dans des tonneaux découverts où il fermente après 20 à 25 jours. On le met alors dans un alambic sans serpentin ; quand il entre en ébullition on y ajoute une certaine quantité d’anis, et on obtient ainsi l’extrait du marc en différents degrés.

Le vin blanc se vend de 40 à 80 paras l’ocque (ou 1 à 2 piastres l’ocque), soit de 22 à 44 centimes les 1225 grammes ;

Le vin noir se vend de 60 à 100 paras l’ocque (ou 1 ½ à 2 ½ piastres l’ocque), soit 33 à 55 centimes les 1225 grammes ;

Le Raki se vend de 4 à 10 piastres l’ocque, soit 0 fr. 88 centimes à 2 fr. 20 les 1225 grammes.

Les vins vieux se vendent jusqu’à 10 piastres l’ocque, soit jusqu’à 1 fr. 75 le litre.

Tous ces prix sont les prix de vente au détail.

III
LES VIGNES DANS L’INTÉRIEUR

Dans le tableau que nous avons donné plus haut nous n’avons indiqué que les vignobles ayant des communications faciles avec le littoral et distants tout au plus de 40 kilomètres des lieux d’embarquement, c’est-à-dire la valeur approximative de la récolte vinicole de Brousse, chef-lieu du vilayet, et de la banlieue.

Voici maintenant l’énumération des principales localités qui produisent le raisin dans toute l’étendue du vilayet de Hudavendighiar.

Mais il faut observer que les voies de communication reliant ces localités soit avec Brousse, soit avec les ports de Ghemlek et de Moudania, ou n’existent pas, ou sont dans un tel état d’impraticabilité que les frais de transport absorberaient tous les bénéfices que l’on pourrait espérer d’une exportation.

Le vilayet est divisé en quatre sandjaks :

1o Le Sandjak de Brousse comprend les cazas de Mohalitz, de Ghemlek (littoral), de Biledjik, de Moudania (littoral), de Einégeul et de Yeni-cheir.

Le premier et le dernier de ces cazas, Mohalitz et Yeni-Cheir, ne cultivent pas la vigne. Les quatre autres la produisent en grande quantité, notamment Biledjik, situé à dix-huit heures de Brousse, dont le raisin noir est fort apprécié pour la fabrication du vin.

2o Le Sandjak de Karassi comprend les cazas d’Aivalik, d’Erdek, de Panderma, d’Edrémid, de Bihadiz, de Kemer-Edrémid et de Sorna.

A l’exception de l’avant-dernier caza, tous les autres sont des pays vignobles.

3o Le Sandjak de Kara-Hissar comprend les cazas de Sandoukli, de Tchal, de Boulvadin et d’Azizié.

A l’exception des deux derniers cazas, les autres cultivent le raisin.

4o Le Sandjak de Kutahia comprend les cazas d’Ouchak, de Ghuduss, de Simari et d’Eski-cheir.

Seul, le caza d’Ouchak produit du vin.

Comme on le voit, sur 21 cazas composant le vilayet, 13 sont des pays vignobles.

Les voies de communication, par routes ou par canaux, manquant, chaque pays consomme son produit.

Les prix du raisin et ceux du vin dans l’intérieur sont naturellement bien inférieurs aux prix de Brousse et de sa banlieue.

Une statistique générale sur le produit vinicole de tout le vilayet serait évidemment très intéressante. Mais on ne pourrait la mener à bonne fin qu’en passant un long temps sur les lieux mêmes ; encore rencontrerait-on les plus grandes difficultés, l’administration locale, dans l’intérieur, ayant peu de documents où l’on puisse trouver des données statistiques, les eût-elle d’ailleurs, qu’il est fort peu probable qu’elle consentît facilement à les communiquer.

CHAPITRE II
L’INDUSTRIE DE LA SOIE

Les centres de production. — Les procédés de fabrication. Les mûriers. — Les graines. — Les magnaneries. — Le système Pasteur. — La récolte séricicole de 1880-81. — Avantages que présenterait la création à Brousse d’une Condition des soies.

I
LES CENTRES DE PRODUCTION

L’industrie de la soie est le principal commerce de Brousse et de Biledjik.

Cette industrie présentait, il y a une vingtaine d’années, une importance considérable qui s’est trouvée sensiblement réduite depuis que les vers à soie ont été frappés par diverses maladies (flacherie, pébrine, etc…) qui empêchent leur parfaite réussite en Orient.

Malgré cette diminution des récoltes séricicoles, Brousse produit encore par an environ 800 balles de soie et Biledjik 200.

Ces mille balles de grège sont annuellement dirigées sur la France et l’Angleterre dans la proportion de 97 % pour les marchés de Lyon, Marseille, Paris, et 3 % seulement pour Londres, Nottingham. Il en résulte que ce commerce se fait presque exclusivement avec la France.

Brousse envoie ses balles de soie à Constantinople par l’échelle de Moudania, Biledjik par l’échelle de Caramoussal et souvent aussi par Brousse, les frais de transport et la durée du trajet étant à peu près les mêmes. Ce sont les compagnies : Messageries maritimes, Fraissinet, Paquet qui transportent le tout de Constantinople à destination de Marseille, d’où les balles sont dirigées sur Lyon, Paris, Londres, etc…

Les fabricants qui exercent cette industrie à Brousse se composent d’Arméniens, de Grecs, de Turcs et de Français. Ces derniers ne prennent part à l’industrie que dans la proportion de 15 % seulement. Ainsi sur environ 2500 tours dont sont composées les fabriques de soie à Brousse, il n’y a que 375 tours au maximum travaillant pour le compte des fabricants français. Ce chiffre a été malheureusement réduit encore en 1880 à 10 %, soit 250 tours environ.

On peut classer les fabricants de soie à Brousse en deux catégories, savoir :

Les fabricants réalisant leurs produits sur place ; les fabricants consignant ou vendant leurs produits directement à Lyon.

Depuis une dizaine d’années la majorité des fabricants semble vouloir rentrer dans la première catégorie, c’est-à-dire vouloir réaliser sur place. Cela tient surtout à ce que, au début de la récolte, les maisons lyonnaises ne font plus, — comme auparavant, — des avances de fonds à découvert à valoir sur les soies que les fileurs de Brousse s’engageaient à leur consigner dans le courant de l’année séricicole. Ce mode engageait les fabricants de Brousse, ou plutôt les forçait à consigner leurs produits à Lyon. La modification survenue dans cette manière d’opérer est dans l’intérêt commun des filateurs indigènes et des maisons lyonnaises ; elle prévient dans une certaine mesure la spéculation et les risques qui en résultaient.

Quelques fabricants de Brousse continuent cependant à jouir du privilège d’anticipation à découvert. Ce sont ceux qui vendent directement ou expédient en consignation à Lyon et le propre produit de leurs usines et celui des autres filateurs desquels ils achètent sur place, d’où la distinction des deux catégories des fabricants vendant à Brousse et de ceux vendant à Lyon. C’est dans cette dernière classe qu’est comprise une maison allemande (agent de plusieurs maisons lyonnaises), avec cette différence que, contrairement au système des autres maisons, celle-là a la prudence de ne point produire elle-même ; elle achète simplement le produit de certains fabricants qu’elle s’attache en faisant des avances de fonds. Elle passe pour centraliser le tiers des affaires qui se traitent sur le marché de Brousse.

II
LES PROCÉDÉS DE FABRICATION

Dans les filatures de Brousse les procédés ne diffèrent que par les détails avec ceux en usage dans les manufactures européennes, et un peu aussi naturellement par le degré de perfection.

Les cocons sont apportés au khan de Brousse, de fort loin quelquefois, par les paysans grecs ou turcs qui ont mené à bonne fin un peu de graines.

On verse ces cocons dans des grandes mannes en osier, au milieu de la vaste cour du khan, et on les trie, séparant les bons des médiocres et ceux-ci des mauvais.

Les bons cocons sont de forme ovale, d’environ 3 centimètres et demi de longueur, lisses et fermes partout, élastiques au toucher ; il y en a qui sont minces comme du papier, ce qui ne les empêche pas d’être quelquefois bons, mais ce qui leur enlève de la valeur, attendu que c’est au poids (la chrysalide étant à l’intérieur) qu’on évalue les cocons. Certains sont minces en quelques endroits et épais partout ailleurs. C’est un signe que le fil a été rompu à l’endroit aminci, et la valeur en est fort amoindrie, à cause du déchet considérable qui peut en résulter au dévidage. D’autres cocons sont troués et vides : l’insecte s’est transformé dans le trajet, il a percé son enveloppe devenue inutile pour lui, et s’est échappé, laissant un cocon absolument sans valeur.

Quand ces cocons arrivent au khan après un long trajet, il n’est pas rare d’en trouver ainsi troués en assez grande quantité, et de voir les papillons qui en sont sortis vaguer parmi les cocons pleins.


La première chose à faire, après la livraison, c’est de tuer les chrysalides dans les cocons, avant qu’elles se transforment en papillons et les gâtent. On transporte donc les cocons à l’étouffoir dans des espèces de plateaux creux qu’on dispose sur le rayon de l’appareil, lequel consiste en un châssis mobile à étagères, posé sur des roues, à l’intérieur duquel, lorsque la porte est fermée, on introduit un jet de vapeur. Dans le milieu de la porte est percée une espèce de judas, au-dessus duquel se trouve un thermomètre dont le réservoir est en communication avec l’intérieur de l’étouffoir.

Les plateaux remplis de cocons sont placés sur les rayons du châssis, qui, lorsqu’il est complètement garni, peut en contenir environ 2,000 ocques. La porte est alors fermée et le jet de vapeur admis à l’intérieur au moyen d’un robinet que l’on tourne ; un surveillant, consultant alternativement et sa montre et le thermomètre, détourne la vapeur et, au bout de trois minutes, ouvre le judas, puis, au moyen d’une paire de ciseaux, saisit l’un des cocons ; il l’ouvre, en retire la chrysalide, et, en la piquant de la pointe de ses ciseaux, s’assure qu’elle est morte. Si elle ne l’est pas, une demi-minute de plus d’exposition à la vapeur complétera l’opération ; si elle l’est, le surveillant ne pousse pas plus loin ses investigations : l’étouffoir est vidé, et une nouvelle fournée vient remplacer celle qui a subi l’opération.


En sortant de l’étouffoir, les cocons sont étendus à l’ombre, pour y refroidir et y sécher, après quoi on les remet aux trieuses qui les assortissent par qualités.


Les cocons sont généralement d’un beau jaune verdâtre ; mais il y en a aussi beaucoup de blancs, et, parmi les blancs, un certain nombre ont une teinte rosée d’une grande délicatesse.

Une fois assortis, ils sont remis dans des sacs, pesés et portés aux dévideuses.

Les ateliers de dévidage consistent en de vastes salles très élevées, traversées par deux rangées d’ouvrières, une de chaque côté. Elles sont assises devant une longue table. Devant elles est une bassine peu profonde, et elles tournent le dos aux dévidoirs mus par la vapeur.

Dans chaque bassine on a versé une eau d’apparence savonneuse, nous dirons tout à l’heure pourquoi, dans laquelle on jette les cocons ; ensuite l’eau de la bassine est portée rapidement à l’ébullition, par le moyen de la vapeur qu’un tube disposé à cet effet y amène.

En quelques minutes, le cocon perd sa belle couleur jaune et passe au brun pâle ; on arrête alors l’ébullition, et les cocons flottant sur l’eau sont légèrement brossés, ou plutôt battus avec une sorte de petit balai composé de brindilles, rappelant du reste le petit balai de bruyère fine qui sert au même usage dans nos manufactures. Cette opération a pour but de faire découvrir les extrémités des fils des cocons ; l’ouvrière prend dans la main gauche tous ces « bons brins », et, rejetant de la main droite les autres cocons dans un coin, elle continue de les battre jusqu’à ce qu’elle ait pu en détacher l’extrémité des fils.

Cela obtenu, elle forme deux groupes de cinq cocons chacun, dont les fils réunis sont passés dans un petit trou circulaire pratiqué à chaque extrémité des deux branches en cuivre recourbées d’un support fixé à la table en face de la bassine, et par conséquent de l’ouvrière. Les cinq fils réunis n’en forment plus qu’un, s’élevant de la bassine, dont les brins, après s’être enroulés les uns sur les autres, afin que le frottement les lisse bien, passant par quelques crochets fixés à des barres transversales, vont s’enrouler sur les dévidoirs auxquels un arbre de couche qui traverse toute la salle imprime un mouvement de rotation.

Au bout de cette vaste pièce, on peut voir deux ou trois dévidoirs spécialement occupés à filer une soie d’apparence grossière et remplie de nodosités. Cette soie provient de cocons contenant des chrysalides jumelles, et dont il se trouve ordinairement de 1 à 2 %, dans une livraison de 2,000 ocques. Elle a beaucoup moins de valeur que l’autre, et n’est employée que dans le pays même.


Une odeur sui generis sature l’atmosphère de ces ateliers et de l’établissement tout entier ; mais elle augmente encore à mesure qu’on approche d’un petit bâtiment séparé et ouvert à tous les vents.

Dès le seuil de la porte, en effet, l’odeur de marmelade de vers à soie est réellement suffocante ; au fond de la pièce un homme est occupé à piler dans une espèce d’auge, et au moyen d’un lourd maillet de bois, toutes les chrysalides étouffées au milieu de leurs cocons, auxquels on a maintenant enlevé leur soie.

Cette opération a pour but d’extraire le lait de ces chrysalides, c’est ainsi que l’on désigne le jus épais, blanchâtre et nauséabond, produit par ce pilage. De ce liquide épais on mêle une petite quantité à l’eau des bassines où trempent les cocons, dans l’atelier de dévidage ; cette mixture donne, paraît-il, une grande élasticité aux fils de soie.

III
LES MURIERS. LES GRAINES. LES MAGNANERIES. — LE SYSTÈME PASTEUR

Le vilayet de Hudavendighiar a produit par année jusqu’à 350,000 ocques, ou 448,700 kilogrammes environ, de soies grèges de filature ou de qualité secondaire dite de grand guindre.

C’était avant 1855, c’est-à-dire à l’époque où la maladie des vers à soie n’avait point encore fait son apparition dans le pays.

Cette quantité de production, considérée alors comme la moyenne de bonnes récoltes locales, calculée dans l’ensemble à raison de 350 piastres l’ocque ou 62 fr. 80 c. le kilogramme, cours moyen de l’époque pour les soies finies et fermes, rapportait à la province environ 1,225,000 livres turques ou 28,178,400 francs par an, sur lesquels le Gouvernement prélevait annuellement, pour dîme et droit de douane, environ 150,000 livres turques ou 3,450,000 f.

En 1864, la production de la soie dans le vilayet avait baissé au chiffre de 150,000 ocques ou 192,300 kilogrammes de grèges par an, représentant — sur les mêmes bases d’estimation — à peine une valeur de 525,000 livres turques ou de 12,076,400 francs ; et le Trésor ne prélevait plus — sur les mêmes bases de perception — que 64,300 livres turques ou 1,478,000 f. par année[8].

[8] Rapport de M. Grégoire Bay, gérant du Vice-Consulat de France à Brousse, novembre 1881.

C’était une diminution de richesse pour le pays et le Gouvernement, d’environ 57 %, dans une période de neuf années.

Cette réduction si brusque et aussi importante, était due uniquement à la maladie des vers à soie qui sévissait déjà en Europe depuis longtemps et qui fit son apparition dans cette contrée vers 1856.

De même que dans les pays où l’épidémie avait précédé, on vit graduellement le mal s’accroître d’année en année pour arriver à son degré maximum d’intensité. Ce point a été atteint à Brousse vers 1865. L’infection des graines indigènes était alors générale, complète.

On ne s’est réellement préoccupé des mesures propres à combattre la maladie, à en arrêter les progrès que dix années environ après son apparition ; et les demi-mesures adoptées après cette période active d’épidémie n’ont eu aucun résultat salutaire, puisque le chiffre faible auquel la production soyeuse du vilayet se trouvait réduite en 1864, ne s’est plus relevé depuis.

Il s’ensuit que de 1864 à 1880 la moyenne des récoltes soyeuses de la province a été, — à quelques rares exceptions près, — toujours au-dessous de la quantité produite en 1864.

En vue d’introduire dans le pays de la graine saine pour remplacer les diverses races de vers à soie sujettes à la maladie, on s’est d’abord adressé aux autres contrées de production en Orient : telles que les provinces de Syrie, de Roumélie et de Thessalie ; mais ces régions, qui possédaient déjà le germe de l’épidémie, ou qui ne tardèrent pas à en être infestées, n’ont servi qu’à relever dans une certaine mesure, et pour une petite série d’années seulement, le niveau de la production dans ce vilayet, sans lui offrir aucune ressource pour atteindre le but visé.

Il en a été absolument de même de l’importation de la graine japonaise, à laquelle on a eu recours bien après les contrées séricicoles de l’Europe.

Le soin important de relever la sériciculture, seule ressource du pays, était abandonné à l’initiative exclusive du commerce, bien que la question touchât les intérêts du Trésor d’une façon on ne peut plus directe.

C’est ainsi que l’industrie de la soie entrée dans une période de décroissance s’y est maintenue.

Les graines japonaises introduites au moyen de faibles ressources dues à l’initiative privée, étant élevées parallèlement avec l’espèce indigène, finirent naturellement par s’infecter à leur tour. Il fallait recourir chaque année à de nouvelles importations. Le pays a fini par y renoncer et aujourd’hui sur 100 grainages (reproduction locale), il s’en trouve à peine 6 de complètement sains, les 95 autres étant infectés à des degrés différents.

Dans ces conditions l’élevage du ver à soie ne peut plus offrir au paysan les résultats d’un travail rémunérateur. Il est vrai aussi que pour peu que ce résultat soit seulement médiocre — (10 à 12 kilogs de cocons à l’once de la graine), — l’éducateur turc est satisfait, chose qui ne peut être en France, et la raison en est, non seulement dans la différence du coût de la main-d’œuvre ou du prix de la feuille nécessaire aux vers, mais bien et surtout dans le genre de l’éducation.

En effet, à côté de certains points bien défectueux, sans doute, si l’on considère les perfectionnements apportés à l’éducation des vers à soie par le système Pasteur, la culture orientale, très peu connue du reste en France, possède sur celle adoptée dans ce dernier pays deux avantages très grands :

Elle se fait incontestablement à meilleur marché et présente certaines conditions d’hygiène qui font peut-être défaut dans le système français.

L’élevage à la manière orientale, beaucoup plus pratique, a lieu avec un personnel bien moindre que celui exigé pour l’éducation des vers à soie d’après la méthode française : cela provient de ce que l’usage des claies est inconnu à Brousse et qu’on a l’habitude de donner la feuille sans la détacher de la tige, c’est-à-dire avec le bois.

Il s’ensuit une grande économie de temps et un avantage précieux au point de vue hygiénique, avantage auquel les meilleurs délitages, comme cela se pratique en France, ne peuvent suppléer.

On sert aux vers à soie les branches de mûriers, en ayant soin de placer celles-ci une fois dans un sens et une autre fois dans un autre ; de sorte que lorsque les feuilles ont été mangées, les tiges de bois ainsi disposées les unes sur les autres forment un grillage naturel à travers lequel l’air circule parfaitement.

Tout délitage devient superflu de cette façon ; et au contraire, plus l’amoncellement des tiges augmente, plus le lit s’élève et par conséquent l’air y circule mieux.

Le système oriental exigerait peut-être des locaux plus spacieux que ceux des magnaneries de France ; en tous cas, il simplifie d’une façon sérieuse l’opération séricicole en supprimant de la méthode française : 1o l’usage des claies ; 2o le travail du défeuillage, c’est-à-dire, la séparation de la feuille avec la tige ; 3o les délitages : trois opérations qui exigent également une main-d’œuvre onéreuse et absorbent un temps considérable.

Le chauffage des magnaneries n’est pas pratiqué non plus en Orient, étant la plupart du temps impossible. La marche des éducations reste donc subordonnée à la température naturelle qui joue le plus grand rôle dans la production des cocons. En effet, comme le résultat de l’élevage d’une graine infectée fait en 30 ou 40 jours est bien différent de celui qui est prolongé à 50 et 60 jours, on comprend qu’une année à température régulière favorise la production, tandis qu’une année exceptionnellement froide voit les éducations durer deux mois et plus. Dans ce dernier cas, la maladie ayant plus de temps pour se propager et agir, la production s’en ressent très sensiblement. La suppression du chauffage des magnaneries, qui est à Brousse une mesure forcée d’économie, compromet donc le succès des éducations plutôt qu’elle ne les favorise, étant donné l’état d’infection presque général des graines élevées dans le pays.

Ces graines se composent en très grande partie de races japonaises produisant les huit dixièmes des cocons qui passent aujourd’hui par les marchés de Brousse.

Les belles races du pays, en cocons blancs, n’existent plus que dans quelques régions élevées du vilayet.

La plus belle espèce de cocons indigènes qui se soit conservée jusqu’à ces dernières années est celle de Bagdad. Ce sont de beaux cocons blancs qui obtiennent toujours sur place les prix les plus élevés. Il y a environ six ans que ce pays a envoyé pour la dernière fois quelques parties de graines saines ; depuis, la source semble en être complètement épuisée. On ne voit plus, sur place, de ce produit que quelques récoltes de plus en plus rares chaque année.

Une autre espèce de cocons indigènes qui se trouve absolument dans les mêmes conditions est celle des cocons jaunes. La graine en est importée des environs de Salonique.

La Géorgie fournit également, depuis plusieurs années, une sorte de graine à gros cocons blancs ou jaunes, mais de qualité fort inférieure.

Dans le but d’éviter un insuccès complet, les éducateurs du vilayet de Hudavendighiar élèvent presque généralement de toutes ces diverses races à la fois, et malheureusement en quantités plus grandes que ne peut de beaucoup contenir le local en cas de marche ordinaire.

Outre les graves inconvénients qui résultent de ce dernier procédé à plusieurs points de vue techniques, il entraîne un emploi de semence qui représente, sans exagération, le décuple de la quantité nécessaire dans l’état normal des choses.

Pour ce qui est de la qualité de la grège produite à Brousse, la presque disparition des races indigènes a été fort préjudiciable. Depuis que les cocons japonais prennent une si grande part dans la fabrication de la soie de Brousse, la qualité de celle-ci a subi une dépréciation très sensible et elle ne jouit plus aujourd’hui des privilèges qui lui étaient acquis, il y a une quinzaine d’années, sur les marchés de consommation en Europe.

Les industriels du pays, les plus directement intéressés dans la question, semblent avoir compris que ce mouvement rétrograde du mérite de leur produit ne s’arrêtera point là ; livrés à leurs propres ressources, ils se trouvent dans l’impossibilité de prendre la moindre initiative de nature à remédier à l’état actuel des choses.

D’autre part, la crise permanente à laquelle le commerce de la soie est sujet depuis plusieurs années et qui maintient la grège aux plus bas prix où elle ait été, est une autre source de découragement pour les industriels de ce pays, qui se trouvent aujourd’hui plus démoralisés que les éducateurs eux-mêmes.

Dans ces conditions, on conçoit facilement que les quelques tentatives faites pour introduire à Brousse de la graine saine confectionnée en France d’après le système Pasteur, soient restées sans effet, malgré les grands avantages pouvant découler de cette importation dans l’état présent de la sériciculture locale.

Diverses maisons françaises s’occupant de grainages d’après le système Pasteur, les premières arrivées dans cette partie de l’Asie-Mineure, doivent leur insuccès aux considérations qui précèdent.

Un sériciculteur expérimenté et connaissant la situation véritable du pays est parvenu à faire adopter les graines Pasteur dans quelques régions séricicoles du vilayet, en commençant par les distribuer à produit au lieu de chercher à les vendre contre espèces.

Une maison de Constantinople vient également de distribuer, à peu près dans les mêmes conditions, aux environs de Brousse une petite quantité (50 kilos environ) de la graine faite en France d’après le même procédé.

Ces essais ont donné les meilleurs résultats possibles comme production ; malheureusement, vu l’étendue séricicole de la province, ils ont été faits sur une trop petite échelle, et c’est à peine si quelques contrées environnant le chef-lieu du vilayet — mises à même de reconnaître la supériorité de ces graines — commencent à les employer de préférence à toute autre semence. Dans l’intérieur du pays, c’est-à-dire dans les régions essentiellement séricicoles, on ignore encore complètement la découverte de M. Pasteur.

La généralisation de l’emploi des graines Pasteur dans la province de Hudavendighiar ne serait certainement pas sans profit pour les spécialistes français qui chercheraient à l’entreprendre. Toutefois il faudrait, pour qu’une semblable spéculation pût réussir, se contenter pour une période de deux années au moins, — et c’est là une condition sine qua non, — de distribuer la graine aux paysans à produit. Le système introduit de la sorte nécessiterait sans doute quelques sacrifices au début, mais il donnerait infailliblement de beaux résultats une fois adopté d’une façon générale, ce qui ne peut être mis en doute, étant donnée l’efficacité aujourd’hui bien établie du système Pasteur.

IV
LA RÉCOLTE SÉRICICOLE DE 1880-81

Voici quelques chiffres officiels sur les résultats de la campagne séricicole de 1880-81.

Cocons et Soies

Cocons à l’état frais vendus sur le marché de Brousse durant les mois de juin-juillet 1880.

QUALITÉS
OCQUES
KILOGRAMMES
Japonais
269,120
345,000
Indigènes
41,606
53,333
Bagdads
52,408
67,190
Bouharas
21,322
27,335
 
384,456
492,858

Pour la clarté des opérations qui vont suivre, il est indispensable de convertir cette quantité de cocons à l’état frais, en cocons secs.

Or, 384,456 ocques ou 492,858 kilogrammes de cocons frais, représentent approximativement :

Ocques : 116,500, ou kilos : 149,350 de cocons à l’état sec.

Cocons à l’état sec vendus sur le marché de Brousse, depuis le mois d’août 1880 jusqu’à la fin de mai 1881.

QUALITÉS
OCQUES
KILOGRAMMES
Japonais
81,634
104,659
Indigènes
12,618
16,177
Bagdads
14,308
18,343
Bouharas
8,059
10,333
 
116,619
149,512

Il a été importé, en 1880-81, des contrées environnant Brousse ou d’autres régions séricicoles une quantité de 104,659 ocques ou 134,178 kilogrammes de cocons à l’état sec de diverses races, parmi lesquelles les japonais dominaient dans les proportions ci-dessus.


Récapitulation :

Cocons vendus à Brousse à l’état frais.
116,500
ocq. ou
149,350
k.
Cocons vendus à Brousse à l’état sec.
116,619
 
149,512
 
Cocons à l’état sec provenant des environs
104,639
 
134,178
 
Total général :
337,778
ocques
433,040
k.

Il y a dans le vilayet de Hudavendighiar deux marchés importants où s’approvisionnent généralement les filateurs de soie de la province : Brousse et Bilédjik.

La quantité ci-dessus représente le produit des contrées environnant Brousse et qui alimentent les filatures de cette ville.

Quant aux produits des régions qui fournissent Bilédjik, nous en ferons mention sommairement aussi afin de faire ressortir l’ensemble de la production du vilayet.


Place de Brousse. — La quantité de 433,040 kilogrammes de cocons secs, total général de la récapitulation précédente, formant l’approvisionnement des filateurs de Brousse, a été convertie en soie dans les diverses filatures de cette ville (45 fabriques à la française, 2,100 tours environ), du mois de juin 1880 au mois de mai 1881. Elle a produit 928 balles de soies grèges, de premier ordre, filées en grande partie dans les titres fins, sur lesquels la demande a spécialement porté l’année dernière. Ces 928 balles, qui pèsent de 80 à 100 kilos chacune, représentent environ 83,520 kilogrammes de soies.

Cette quantité de grèges calculée, dans l’ensemble (comme en 1855 et 1864), sur la base de 62 fr. 80 le kilogramme, bien que ce prix soit le cours le plus élevé de la campagne de 1880-81, représente une somme de 5,245,000 francs, qui est la valeur approximative des soies produites à Brousse en 1880-81.


Place de Bilédjik. — Si l’on se reporte à la moyenne de la production des dix dernières années, on constate que cette place fournit ordinairement la moitié de la quantité de grèges fabriquées à Brousse. Les qualités et partant le rendement des cocons qui se consomment à Bilédjik sont identiquement les mêmes que ceux de la matière première employée ici. Les races japonaises s’y trouvent peut-être en plus grande proportion. L’élevage des vers s’y fait du reste de la même manière, et le résultat de chaque campagne — comme plus ou moins de réussite — concorde généralement avec celui de Brousse. La campagne de 1880-81 ne s’est guère écartée de cette règle, puisque les fabriques réunies de Bilédjik, Kuplu, Seughud et Lefké (1,100 tours environ, système français) ont fourni près de 400 balles de grèges formant ensemble 36,000 kilogrammes ; ce qui représente à peu près le 43 % de la production obtenue dans les autres régions séricicoles du vilayet.

Les 400 balles ou 36,000 kilogrammes de soies fabriquées à Bilédjik et ses dépendances, estimées également au même cours de 62 fr. 80 le kilogramme (ces grèges sont aussi dénommées soies de Brousse sur les marchés européens), forment un montant de 2,260,000 francs, comme valeur approximative de la production soyeuse en 1880-81 dans les contrées séricicoles environnant Brousse.


Ce chiffre ajouté à celui ci-dessus de 5,245,000 francs donne un total de 7,505,000 francs, ce qui représente — au cours nominal de 62 francs 80 c. le kilogramme de grège — la valeur approximative des soies produites dans toute la province, durant la campagne séricicole de 1880-81.


Ces soies, — à l’exception de quelques balles dirigées sur Marseille, — ont été expédiées ou consignées sur le marché de Lyon.

En 1870-71, pendant la guerre franco-allemande, Londres et Nottingham avaient reçu à peu près 30 % de la production soyeuse du vilayet. Après 1871, ce chiffre avait baissé presque immédiatement à 10 %, puis à 5 %, puis à 1 %. Pendant la campagne 1880-81 rien n’a été exporté de Brousse pour les marchés anglais.

Déchets de soie provenant de toutes les contrées séricicoles du vilayet.

Ce qui relève dans une faible mesure l’infériorité du chiffre total ci-dessus, comme valeur de la production actuelle en comparaison du chiffre auquel s’élevait le montant des produits soyeux du pays, il y a seize années, ce sont les déchets de soie, dont la valeur et la quantité ont augmenté d’une manière très sensible durant ces derniers temps, pendant que l’article principal, la grège, éprouvait, dans la même période, une réaction contraire.

Ainsi, tels débris de soie ou de cocons dont on ne tirait aucun parti avant 1865, offrent aujourd’hui une ressource importante aux fabricants ou négociants du pays. Parmi ces débris, il y en a qui servaient d’engrais, il n’y a pas encore longtemps, aux jardins mûriers qui entourent les villes ou les villages où sont installées des filatures. On supportait même quelques frais pour débarrasser les fabriques de certains déchets très inférieurs à cause de leur exhalaison fétide. Ces mêmes déchets font en ce moment l’objet d’un commerce très actif entre Brousse et Marseille.

L’augmentation des déchets de soie, dans la proportion actuellement existante, est la preuve la plus manifeste que l’on puisse donner à l’appui de la décadence des races de cocons dans ce pays. Car il est avéré que lorsque les cocons produits sont sains, c’est-à-dire de qualité supérieure, la plus grande partie de la matière soyeuse dont ils se composent pouvant être convertie en soie, il y a peu de déchets ; tandis que les années où les cocons obtenus sont de qualité inférieure, soit que l’éducation des vers ait été par trop contrariée à la suite d’intempéries pendant la période délicate de l’élevage, soit que la quantité générale de la graine mise à l’éclosion ait été infectée à un degré plus ou moins grand, ce qui est ici l’effet du hasard, la quantité des déchets produits accuse immédiatement une augmentation très sensible.


Voici le relevé approximatif des déchets de soie qui ont été exportés, durant la campagne 1880-81, pour le marché de Marseille presque exclusivement :

Qualités
Quantités en kil.
Valeur en fr.
Frison blanc, vert et jaune
36,000
432,000
Doupion fin et ferme
5,000
80,000
Bourre de soie
3,000
30,000
Cocons percés mélangés
75,000
337,500
Chiques, piqués, ratis et rouillés
37,500
150,000
Cocons doubles (par exception)
5,000
20,000
Frisonnets crus et cuits
30,000
45,000
Bassinets et crapauds
300,000
450,000
 
491,500
1,544,500

En comparaison des cours actuels de la soie, la valeur de ces diverses qualités de déchet se trouve disproportionnellement élevée. Ainsi l’article frison étant coté 22 francs le kilogramme au moment où la grège de Brousse valait 145 francs le kilogramme, en 1868, ne devrait valoir que 9 francs 60 le kilogramme, du moment que le coût de la soie est réduit à 63 francs. On paye les frisons 12 et même 13 francs. Cette disproportion qui existe, dans des limites plus accentuées, sur presque tous les autres déchets, explique la valeur acquise par certains débris de soie dont on ne se préoccupait pas avant cet état de choses.

Le commerce de la soie se fait à Brousse sur ocque qui représente 1225 grammes, et par livre turque, qui équivaut en moyenne à 23 francs. Le cours de change de cette monnaie dont le marché régulateur est Constantinople, varie de 22 fr. 80 à 23 fr. 70, ce dont il faut tenir compte dans le coût des achats.

Le commerce des cocons et des déchets de soie se fait aussi sur ocques, mais par piastres. Actuellement 108 piastres valent une livre turque. Ce taux varie également suivant la prime que l’or acquiert sur les diverses espèces de monnaie argent ou cuivre du pays.

Le gouvernement turc perçoit, à la vente des cocons sur les divers marchés du vilayet, un droit de 10 et demi % que le producteur supporte comme dîme.

Ce droit est perçu par l’administration des six contributions indirectes dont les revenus sont concédés à un groupe de banquiers de Constantinople.

La soie provenant des cocons qui ont acquitté la dîme de 10 et demi %, paye au moment de l’exportation à l’étranger un droit fixe de 1 % que l’administration des douanes encaisse en évaluant la soie grège au prix invariable de 217 ½ piastres l’ocque (39 francs le kilog.). Les cocons exportés à l’état brut payent, outre la dîme, le même droit fixe de 1 % sur la base d’estimation de 74 ½ piastres l’ocque (13 fr. 35 le kilog.). — Les déchets exportés sont taxés ad valorem.


En réunissant le dernier chiffre ci-dessus de 1,544,500 francs, représentant la valeur des déchets de soie, avec celui de 7,505,000 francs montant des grèges, la valeur approximative des produits soyeux du vilayet de Hudavendighiar exportés pour la France durant la campagne 1880-81 atteint le total général de 9,049,500 francs.

Cette somme, qu’il faut considérer comme le produit des récoltes moyennes que la province a eues depuis 1864, n’arrive même pas au total obtenu cette année-là, lequel était de 12,076,400 francs contre 28,178,400 francs en 1855.


Il n’est pas superflu de faire ressortir ici qu’en vue d’établir une comparaison, aussi précise que possible, entre les résultats de ces diverses périodes séricicoles, c’est le prix fixe de 62 fr. 80 par kilog. de soie grège qui a uniformément servi de base d’estimation aux produits de 1855, 1864 et 1880. Or, comme, dans ce laps de temps de vingt-cinq années, la soie écrue a passé par tous les prix, depuis 50 jusqu’à 145 francs le kilog., les valeurs énumérées ci-dessus ont pu, selon les fluctuations du cours de la grège, doubler en faveur de certaines campagnes séricicoles, ou subir une diminution au désavantage de certaines autres années ; mais il reste bien établi que la moins-value constatée dans les résultats depuis 1855 n’a jamais cessé d’exister dans les mêmes proportions que celles indiquées ci-dessus, puisque cette moins-value repose sur la diminution matérielle des récoltes[9].

[9] Rapport à de M. Grégoire Bay. Ce rapport, en raison de la compétence spéciale de son auteur, est le plus complet qui ait encore été adressé au département des affaires étrangères sur l’industrie de la soie à Brousse.

V
AVANTAGES QUE PRÉSENTERAIT LA CRÉATION D’UNE CONDITION DES SOIES A BROUSSE

Il arrive très fréquemment que des contestations surgissent entre certains fabricants de soie et les maisons avec lesquelles ils sont en relations commerciales à Londres, Nottingham, Lyon, Marseille, Paris.

Ces contestations sont assez généralement motivées par un déficit de poids qu’accusent les balles expédiées en France et en Angleterre.

Ce déficit doit-il être attribué ou à l’humidité de la soie à son départ de Brousse, ou à une soustraction qui aurait été opérée pendant le trajet, ou à toute autre cause, c’est ce qu’il est assez difficile et délicat de déterminer exactement.


TOMBEAU DE MEHMED Ier
à Brousse.

Quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins certain que malheureusement les contestations entre vendeurs et acheteurs sont fréquentes.

Il conviendrait donc, dans l’intérêt général du commerce français avec Brousse et le vilayet de Hudavendighiar :

1o Ou d’instituer à Brousse une Condition publique des soies placée sous le patronage exclusif du gouvernement français et dont on obtiendrait le privilège par firman impérial, ce à quoi la France peut et doit prétendre étant presque exclusivement intéressée dans ce commerce ;

2o Ou d’établir un système mettant à même le Vice-Consulat de France à Brousse de délivrer aux expéditeurs des certificats spéciaux d’expédition pouvant avoir pleine créance sur les places françaises.

Dans les deux cas la question paraît devoir être résolue. Il s’agit donc d’appliquer le mode qui conviendrait le mieux.

La première initiative créerait en Asie un établissement essentiellement français. C’est là un point de vue de la question qu’il ne faut pas dédaigner si l’on tient compte des progrès commerciaux incessants que les Anglais et les Américains font en Asie-Mineure, progrès commerciaux habilement dissimulés sous couleur de propagande religieuse.

Il serait même très intéressant à ce sujet d’établir un parallèle entre les résultats pratiques que la France recueille actuellement de sa longue tradition de protection des intérêts chrétiens en Levant et les résultats déjà obtenus par les missions protestantes anglaises et américaines, missions peu anciennes d’ailleurs. On verrait ceci ; c’est que les missions étrangères ne se servent, en Orient, des intérêts religieux que pour ouvrir des débouchés au commerce de leurs pays, et que la protection séculaire des intérêts chrétiens en Levant, si elle ne ferme pas précisément à la France des débouchés commerciaux, n’est pas employée à lui en créer de nouveaux.

Pour en revenir à la question principale, nous répétons que si une Condition publique des soies était créée à Brousse elle aurait tout d’abord l’avantage d’être un établissement essentiellement français. Elle aurait également un autre avantage. Elle pourrait chercher à propager à Brousse les graines de vers à soie de reproduction française et fournirait aux Chambres de commerce françaises des données techniques sinon statistiques sur les récoltes soyeuses du pays.

Cet établissement subsisterait par les taxes de conditionnement des mille balles de soie produites annuellement par les deux villes de Brousse et de Bilédjik, balles qui toutes auraient incontestablement avantage à passer par la condition des soies.

On établirait un tarif ad hoc et naturellement plus élevé que les tarifs de conditionnement en France. L’intérêt que les négociants d’Asie trouveraient à faire conditionner leur soie avant l’expédition est un sûr garant de la faveur qui accueillerait l’établissement que nous préconisons.

Si la seconde initiative seule était adoptée, les certificats spéciaux d’expédition que délivrerait le Vice-Consulat pourraient être basés, ou sur une attestation émanant de l’administration des contributions indirectes du pays, constatant que telle balle contient tant d’ocques, tant de flottes, ou sur la vérification officielle faite au consulat même sur des bascules de précision.

L’une ou l’autre de ces institutions serait bien vue par les industriels de Brousse. Tous, croyons-nous, souscriraient à l’idée de l’établissement par la France d’une Condition publique des soies.

Si l’intérêt du Trésor doit entrer ici en ligne de compte il faut observer que si l’une de ces idées était adoptée les recettes du Vice-Consulat au lieu de se tenir dans une moyenne annuelle de cinq à six cents francs s’élèveraient immédiatement à douze ou quinze mille francs au minimum[10].

[10] Rapport de M. E. Dutemple, vice-consul de France à Brousse, décembre 1880.

CHAPITRE III
LES TAPIS DE SMYRNE

Procédés de fabrication. — Les maisons de Ouchak. — Les prix moyens. — Le commerce général. — Les dessins. — Les tapis de Gheurdès et de Koula.

I
PROCÉDÉS DE FABRICATION

Les tapis turcs, connus sous le nom de tapis de Smyrne, se fabriquent dans toute l’Anatolie, mais principalement dans trois villes : Ouchak, Gheurdès et Koula, qui donnent chacune à leurs produits un cachet particulier.

C’est à Ouchak surtout que se fabriquent les tapis à haute laine. Les femmes turques s’en occupent presque seules. Il n’a été permis que depuis quelques années aux femmes grecques de tisser des tapis à haute laine ; par contre, les femmes grecques fabriquent exclusivement cet autre produit à double face, appelé dans le pays Kilim grec.

Les procédés de fabrication sont simples et faciles : un grand châssis posé verticalement porte dans le haut un cylindre en bois sur lequel on passe la chaîne, qui est tendue par une traverse également en bois. A la partie inférieure de ce châssis, un autre cylindre reçoit le tapis à mesure qu’il est exécuté.

Les ouvrières sont assises devant le cadre qui porte la chaîne. Pour composer le dessin elles prennent les fils de laine teinte et préparés d’avance et les nouent à la chaîne par des nœuds coulants. Elles passent ensuite la trame à la main, serrent les nœuds avec un grand peigne de bois et enfin nivellent la partie tissée avec des ciseaux. Tout ce travail est exécuté avec une dextérité et une précision incroyables.

D’ordinaire, chaque ouvrière n’exécute que la partie du dessin qui lui est assignée. Aussi connaît-elle de mémoire le nombre des fils qu’elle doit employer et n’est-elle jamais indécise pour composer une nuance. Mais quand il s’agit d’exécuter un nouveau dessin, on choisit l’ouvrière la plus experte, pour composer sur le croquis qui lui est soumis un modèle qu’elle livre ensuite aux autres femmes qui doivent tisser le tapis. Ces dernières se servent de l’envers du modèle pour en compter les points et confectionner la pièce voulue. Avec cette méthode de fabrication, le tapis ne présente aux regards que les têtes des laines égalisées, sans laisser voir ni la chaîne ni la trame. La durée de pareils tapis est indéfinie.

On compte à Ouchak 2,000 métiers, dont 600 environ sont en activité toute l’année.

La fabrication occupe en moyenne 4,000 ouvrières et ouvriers, soit 3,000 femmes et 500 jeunes filles pour le tissage, et 500 hommes pour le lavage des laines et la teinture.

Le salaire des ouvrières est de 4 fr. à 4 fr. 80 cent. par semaine.

Chaque femme tisse par jour, en moyenne, de 20 à 25 centimètres de longueur, sur 68 centimètres de large.

Pour l’exécution d’un tapis d’environ 4 mètres de large, on emploie ordinairement six femmes, qui travaillent à 68 centimètres environ les unes des autres.

II
MAISONS DE OUCHAK. — PRIX MOYENS. — LE COMMERCE GÉNÉRAL. — LES DESSINS

Ouchak est habité principalement par des Turcs commissionnaires qui achètent en petite quantité les tapis offerts à la vente ou fabriqués sur leurs ordres et exportés directement par eux à Smyrne moyennant une commission à leurs correspondants. Ces derniers à leur tour les adressent partie en France, partie en Angleterre.

Toutefois les affaires les plus importantes traitées à Ouchak sont faites par la maison française Antoine Giraud. Cette maison, depuis plus de vingt années, pratique le système des avances aux fabricants, en leur laissant toutes facilités demandées, et a par suite la préférence sur tous les acheteurs turcs. Tous ces tapis faits sur commande ou achetés tout confectionnés sont adressés au dépositaire à Smyrne.

Cette maison possède également à Ouchak une teinturerie qui lui permet de donner des couleurs solides et conformes aux demandes.

Il y a cinq qualités de tapis d’Ouchak :

1o qualité cochenille pure, extra velouté, dans les prix moyens de piastres 57/58 le pic carré ou 25 à 26 francs le mètre carré ;

2o qualité cochenille pure, à dessins. — Prix moyens : piastres 53 à 55 le pic carré, ou 24 à 25 francs le mètre carré ;

3o qualité garance cochenille velouté. — Prix moyens : 51 à 52 piastres le pic carré ou 22 à 23 francs le mètre carré ;

4o qualité garance cochenille à dessins. — Prix moyens : 44 à 46 piastres le pic carré ou 21 à 22 francs le mètre carré ;

5o qualité garance pure à dessins. — Prix moyens : 43 à 44 piastres le pic carré ou 20 à 20 ½ francs le mètre carré.

Il y a encore une autre qualité courante secondaire qui se rattache aux tapis précités et qui se vend dans les 40 à 41 piastres le pic carré, soit 18 ½ à 19 francs le mètre carré.

Il faut observer que dans les prix cités ci-dessus, nous avons compris les frais de transport d’Ouchak à Alascheir et d’Alascheir à Smyrne, ainsi que les droits de douane à la sortie à Smyrne. De telle sorte que les prix du mètre carré donnés dans le détail des diverses qualités s’appliquent à la marchandise rendue franco, à Smyrne, à bord des vapeurs. Il faut en plus tenir compte d’un supplément de dix francs par balle pour frais d’emballage, droits de quai, portefaix, embarquement, etc.

Le nolis de Smyrne à Marseille est de quatorze francs les cent kilogs, environ un et demi pour cent sur la valeur.

Ouchak consomme annuellement 600,000 kilogrammes de laine brute qui donnent 50 % de laines filées. La production annuelle des tapis de haute laine d’Ouchak a considérablement augmenté depuis quelques années et elle atteint actuellement environ 160 à 180,000 pics carrés dont 4,000 seulement sont expédiés en Turquie et en Égypte, et 100,000 sont exportés à l’étranger : la Grande-Bretagne en reçoit 53,000, la France 22,000 et les États-Unis d’Amérique 16,000.

Cette industrie rapporte donc actuellement par an à Ouchak une somme d’environ dix-huit cent mille francs à deux millions.

Les Turcs n’ont point d’école dans les arts ; ils n’ont fait qu’imiter l’école persane, qui dérive elle-même de l’école arabe.

Les dessins des tapis turcs sont un mélange d’arabesques, de médaillons et de rosaces.

Les plus usités sont :

Le tapis à médaillon au milieu, jolie bordure, fond rouge uni ;

Le même dessin à fond rouge moucheté ;

Le tapis à dessins ramages, à très petits médaillons, fond rempli ;

Les couleurs les plus employées sont le rouge brun et le vert foncé.

Indépendamment de ces dessins, on peut faire reproduire tout dessin nouveau sur croquis, patrons, et ajouter toutes les couleurs désirées, confectionner également des tapis de forme irrégulière, à découpure quelconque. Dans ce cas les prix varient suivant les difficultés du travail.

La plupart des croquis qui servent de modèles sont envoyés directement de Paris.

III
LES TAPIS DE GHEURDÈS ET DE KOULA.

La ville de Gheurdès produit également des tapis, mais surtout des foyers qui sont considérés également comme provenant de Smyrne ; ils se rapprochent cependant des tapis de Perse, avec lesquels ils ont une certaine analogie au point de vue de la précision du point, des dessins et du coloris.

Les moyens de fabrication sont à peu près les mêmes que ceux employés à Ouchak.

Cette fabrication occupe 2,000 ouvrières et 400 métiers, tissant annuellement 10,000 mètres carrés ; depuis quelques années, elle tend à diminuer sensiblement par suite de la préférence que l’on accorde maintenant aux carpettes du Daghestan.

Koula produit des tapis de pied connus sous le nom de tapis de prière, d’un bon marché qui résulte soit des moyens industriels de fabrication, soit de l’emploi du chanvre comme trame. On y confectionne des descentes de lit d’environ 2 mètres de long sur 1 mètre de large qui coûtent de 10 à 15 francs ; celles tout en laine varient de 35 à 40 fr.

Koula produit encore de petits tapis, d’un style primitif local et d’excellente qualité, qui sont tissés par un très petit nombre d’ouvrières de choix et font partie des trousseaux de mariage. La fabrication en est extrêmement limitée, les prix étant trop élevés pour le commerce.

CHAPITRE IV
LES MINES D’ÉCUME DE MER DE ESKI-CHEIR

Les puits d’extraction. — Les mineurs. — Un consul persan en tournée. — Les blocs bruts. — Le séchage. — Le triage. — L’emballage. — Prix de vente. — Impôts et redevances. — Tracasseries administratives.

Les plus beaux gisements du minéral connu dans le commerce sous le nom d’écume de mer se trouvent à une distance de huit heures au Sud-Est de la ville d’Eski-Cheir.

Il serait difficile de déterminer l’étendue exacte des lieux où se trouvent les gisements d’écume de mer. Cette étendue est assez considérable si on l’apprécie par la quantité de puits qui existent, ceux que l’on creuse encore, et par la distance qui les sépare. Les principaux emplacements exploités sont, en effet, Sepetyi Odjaghi et Kemidkdji Odjaghi, et se trouvent à une distance de trois heures l’un de l’autre, c’est-à-dire environ quatre lieues.


On extrait l’écume de mer de la même manière que la houille. On creuse des puits dont la profondeur varie de huit mètres jusqu’à quarante mètres quelquefois. Aussitôt que les mineurs ont trouvé la veine, ils pratiquent des galeries horizontales qui souvent s’étendent fort loin. Il y a à Eski-Cheir peu de puits qui renferment plus de deux galeries.

Quelques-unes de ces galeries renferment jusqu’à quarante mineurs.


La population minière est composée pour la majeure partie de sujets persans, et elle est bien loin de présenter des garanties de moralité et de sécurité. Pour en donner une preuve citons ce fait, qu’il est arrivé plusieurs fois que des touristes, des curieux ou même des négociants qui s’étaient aventurés dans l’intérieur de quelques mines n’ont pu revoir le ciel que moyennant une forte rançon.

Le consul de Perse, en vertu de traités entre la cour de Téhéran et la Sublime Porte, a pleine autorité sur ses sujets qui travaillent aux mines. D’ordinaire il fait une visite par an aux puits d’Eski-Cheir, mais prudemment accompagné par ses cawas tous bien armés et dont le nombre est doublé pour la circonstance. Là, au nom de son maître le padischah de toutes les Perses, il prélève un impôt sur les mineurs. Si ceux-ci résistent, en vertu de ses pouvoirs, le consul les fait attacher à un poteau et leur fait donner, sous ses yeux, la bastonnade jusqu’à ce que les plus récalcitrants s’exécutent. Ces rentrées extraordinaires et forcées constituent d’ailleurs le plus clair des revenus du consul persan.


Malgré la richesse de ses mines, le sandjak d’Eski-Cheir ne renferme qu’une population pauvre et misérable. La raison en est dans la paresse invétérée et incurable des habitants. Ce n’est que pressé par le besoin que le travailleur descend dans la mine : aussitôt qu’il a recueilli quelques blocs il s’empresse de remonter, de vendre à n’importe quel prix ces blocs et de vivre avec le produit. Puis quand il a tout dépensé il recommence la même opération, sans songer un seul instant à l’épargne.


La pierre à sa sortie du puits s’appelle Ham tach, bloc brut. Elle est molle à ce point qu’on peut la tailler facilement avec un canif. Sa couleur est blanche tirant cependant légèrement sur une teinte jaunâtre. Le bloc est recouvert d’une terre végétale rouge et grasse de l’épaisseur d’un doigt environ.

Les blocs dans cet état sont achetés immédiatement par les marchands qui se trouvent sur les lieux d’extraction.

Ces achats ne se font ni aux poids ni aux mesures légales, mais d’après une quantité déterminée approximativement d’après les usages établis. Cela s’appelle trois sacs pleins, utch dolou tchouval, ou encore bir araba dolusu, c’est-à-dire la quantité que peut contenir une petite charrette de cultivateur.

Le prix de cette mesure varie de 500 à 3,000 piastres selon la qualité.

Les blocs bruts, ham tach, sont ensuite séchés et subissent certaines préparations avant d’être transportés à Eski-Cheir.

Le volume de ces pierres est très varié. Il y en a de la grosseur d’une noix ; il y en a aussi qui dépassent quelquefois un pied cube. Leur forme est en général très irrégulière. Les plus recherchées et les plus rares sont celles dont l’aspect est le plus régulier et le volume le plus considérable.


Le travail qu’exigent ces blocs bruts avant de pouvoir être livrés à l’exportation est long et coûteux.

On enlève tout d’abord la couche de terre argileuse dont ils sont enduits. On les fait ensuite sécher. En été, cette opération est simple ; il suffit de les exposer au soleil pendant cinq à six jours. En hiver, il faut les renfermer dans des appartements où des poêles entretiennent une chaleur progressive ; le séchage complet ne s’obtient alors qu’au bout de huit à dix jours.

Les blocs bien séchés sont soumis alors à un second nettoyage, à la suite duquel on leur donne un certain vernis au moyen de la cire.

On procède alors au triage des diverses qualités. Il y en a jusqu’à dix.

Enfin la dernière opération, et ce n’est pas la moins délicate, consiste dans le placement des pierres dans les caisses. Pour éviter les chocs, le frottement des pierres, soit entre elles, soit contre les parois de la caisse, on emploie le coton. On en met une quantité telle que les pierres sont dans l’impossibilité de ressentir le moindre contre-coup. C’est dans ces conditions d’emballage que les caisses arrivent en Europe.

Dans les diverses opérations que subissent les ham tach avant d’être livrés à l’exportation, ils perdent au total les deux tiers de poids et de volume.

Chaque caisse pour l’Europe renferme des pierres d’une qualité distincte.

Les caisses étant généralement d’égale grandeur, leur remplissage, — ou plus exactement la quantité de pierres qu’elles renferment, — s’opère de quatre manières différentes, savoir :

Le poids d’une caisse renfermant les plus gros blocs est de 24 à 26 ocques, soit 29 kil. 400 gr. à 31 kil. 850 gr. Le poids d’une caisse contenant les plus petites pierres est de 30 à 35 ocques, soit 36 kil. 750 gr. à 42 kil. 875 gr.

La plus grande quantité de l’écume de mer d’Eski-Cheir est expédiée en Allemagne et particulièrement à Vienne. Les plus beaux blocs, de la première qualité, sont cependant généralement adressés à Paris.

L’exportation moyenne est évaluée par année de huit à dix mille caisses.


Le gouvernement turc perçoit un droit de douze et demi pour cent sur la vente qui se fait des pierres brutes sur les lieux d’extraction, et ensuite un nouveau droit également de douze et demi pour cent lors de la vente faite dans les conditions voulues pour l’exportation. C’est en réalité un droit de 25 % que le gouvernement prélève sur le produit des mines d’Eski-Cheir.

Le gouvernement ne vend pas le droit d’exploitation moyennant fermage. Il se contente de vendre pour une somme déterminée le droit qu’il perçoit comme impôt dans les conditions indiquées ci-dessus.

En 1879, un contrat a été passé à cet effet entre le gouvernement et une compagnie de négociants de Kutahia, pour quatre années, moyennant 3,600,000 piastres payables par annuités de piastres 900,000 (la piastre à 0 fr. 22 centimes).

Indépendamment du droit de 25 % que la Porte perçoit sur les lieux d’exploitation la marchandise doit payer en outre un droit de douane de douze piastres par caisse à son arrivée à Constantinople.


En 1878, le nombre des compagnies, — ou à parler plus exactement des groupes d’associés, — qui exploitaient les mines d’Eski-Cheir était de vingt-cinq à trente. Aujourd’hui ce chiffre est tombé à quinze seulement.

Ce qui motive cette diminution ce n’est pas seulement l’exagération des droits imposés par le gouvernement et les exigences des fermiers, ce sont aussi et surtout les difficultés créées par les autorités locales sur les suggestions d’intéressés peu scrupuleux, habiles dans l’art de distribuer les bachchiks (pots de vin, pourboires, etc.).


Voici, en effet, quelques détails, tout à fait topiques, que nous trouvons dans une lettre écrite par un arménien, sujet raya, commerçant actif, intelligent et capable de se tirer d’affaire, par ses propres ressources, partout, même en Turquie :

« Munis du matériel nécessaire, tel que locomobiles, pompes accessoires, ainsi que d’une autorisation en règle nous nous sommes rendus, au nom de notre compagnie, sur les lieux d’extraction, à quelques heures d’Eski-Cheir.

» Avec beaucoup de difficultés nous sommes parvenus à disposer le matériel sans rencontrer d’opposition de qui que ce fût.

» Mais, aussitôt que les pompes commencèrent à fonctionner, une vingtaine de paysans, excités sans nul doute par des personnages influents et intrigants d’Eski-Cheir, sont venus, en armes, à notre campement, en nous sommant d’abandonner nos travaux et en nous menaçant.

» Après avoir acquis la certitude que, tous nos hommes étant bien armés, nous étions résolus à nous défendre énergiquement, ces émissaires sont rentrés à Eski-Cheir.

» Là, ils ont déposé à l’autorité locale une plainte, naturellement appuyée par les personnes influentes précitées, plainte que le mutessarif a prise, naturellement aussi, en considération.

» Une escouade de zaptiés a été tout de suite envoyée sur les lieux, où, après avoir pris la décision d’en référer à Brousse et à Constantinople, nous avions abandonné tout le matériel. La garde de ce matériel a été confiée aux zaptiés qui ont, nous a-t-on dit, empêché les paysans de le détruire, sans doute parce que, au nombre de nos associés, se trouvent deux arméniens, protégés autrichiens.

» C’est peut-être ce seul fait qui nous fera obtenir légitime réparation et gain de cause. »

Par tout ce qui précède on voit que ces mines d’écume de mer, les plus belles et les plus riches connues, sont dans un état d’exploitation tout à fait inférieur[11].

Il est incontestable que si une compagnie européenne obtenait la concession totale de ces mines, leur mise en valeur doublerait immédiatement, et le gouvernement turc y trouverait un profit très notable.

[11] D’autres gisements d’écume de mer se trouvent également à Kiltshick, à deux lieues de Konieh. — Il en existe aussi près de Sébastopol et de Kaffa, en Crimée, près d’Egribos, dans l’île de Négrepont, et en Carinthie : mais ces derniers gisements produisent une écume de mer moins compacte que celle d’Asie-Mineure.

L’écume de mer est une variété du minéral connu sous le nom de magnésite.

Elle est composée de :

Magnésie
27,80
Silice
60,87
Eau
11,27
Oxyde de fer
0,09

Sa densité varie de 1,27 à 1,60.

CHAPITRE V
L’AGRICULTURE

La situation des agriculteurs et le crédit agricole. — La production des céréales. — Le bétail.

I
LA SITUATION DES AGRICULTEURS ET LE CRÉDIT AGRICOLE

Dans le vilayet de Hudavendighiar le nombre des agriculteurs cultivant de grands domaines ruraux est de 10 % environ, celui des agriculteurs cultivant des fermes de moyenne étendue est de 20 % ; le reste ne cultive que de très petites surfaces de terre.

Le capital d’exploitation dont dispose la première catégorie d’agriculteurs qui, d’ordinaire, exploite le sol en association avec des fermiers, suffit en général à cette classe d’exploitants. Le capital exigu dont dispose la seconde catégorie d’agriculteurs ne lui permet pas l’emploi de fermiers ; il est d’ailleurs à peine suffisant pour leur permettre d’exploiter eux-mêmes. Le reste ne dispose que d’un capital absolument insuffisant.

On calcule, en effet, dans le pays, qu’il faut 1000 francs (dont 600 francs pour l’homme qui laboure) pour l’exploitation de 15 denums de terrain, soit 24,000 pics ou ziras. Le zira égale 0,65 centimètres, ce qui indique 641 francs de capital nécessaires pour l’exploitation d’un hectare de terrain. Ce capital d’exploitation strictement nécessaire se trouve entre les mains de la généralité des agriculteurs de la première et de la seconde catégorie, mais il fait défaut aux autres.

Dans ces conditions, on comprend que les propriétaires exploitants sont en très grand nombre : environ 90 %. Il faut tenir compte aussi du chiffre très restreint de la population agricole.

Quelle que soit la catégorie dans laquelle on puisse ranger un agriculteur dans cette partie de la Turquie d’Asie, on le verra toujours se plaindre, — et à juste raison, — du manque de crédit nécessaire pour ses opérations et de l’extrême difficulté qu’il rencontre à se procurer même une partie des capitaux dont il a besoin.

La pénurie d’argent dont souffre le pays et qui s’est accrue surtout depuis la dernière guerre turco-russe, non moins que le manque de sécurité, le défaut de police rurale, la mauvaise distribution de la justice, — obstacles sérieux à l’accès des capitaux étrangers, — expliquent et justifient suffisamment cette absence de crédit.

Aussi n’est-ce guère que dans leur classe même que les agriculteurs peuvent quelquefois trouver, à des taux très élevés, les quelques livres turques qui leur sont nécessaires pour commencer une exploitation ou pour en assurer la continuité. Ces emprunts ayant pour objet les achats de bestiaux, de semences, d’instruments aratoires, se contractent généralement pour une durée d’un an, — d’ordinaire d’août à août. Le taux légal est de 12 pour cent. Mais ce taux, bien que légal, ne doit cependant être considéré que comme un minimum ; le plus souvent ce taux est doublé, quelquefois triplé. Ce n’est point cependant qu’il y ait des droits ou charges fiscales qui pourraient, en grevant particulièrement les emprunts des agriculteurs, justifier la surélévation du taux légal ; nullement, leurs reconnaissances, billets à ordre ne sont soumis qu’aux droits ordinaires fixés par la procédure civile et commerciale du pays.

Mais ce qui motive, et ce qui peut, dans une certaine limite, excuser ces taux exorbitants, c’est le manque absolu de sécurité dans le remboursement. A moins d’années exceptionnelles, les cultivateurs ne peuvent en général acquitter régulièrement leurs dettes à échéance. Ils se contentent alors de payer l’intérêt. Que si un créancier veut absolument rentrer dans sa créance il n’a à sa disposition pas d’autres mesures d’exécution que celles autorisées par la procédure civile du pays. Encore faut-il tenir compte que la loi turque ne permet ni la saisie ni la vente, pour dettes, par autorité de justice, des instruments aratoires, des bestiaux, en un mot du matériel d’exploitation. Cette mesure d’exception, le gouvernement ottoman l’a prise plutôt pour assurer le prélèvement de la dîme que comme une prime à l’agriculture.

Si l’on ajoute à ces observations que le propriétaire n’a pas de privilège sur les objets mobiliers garnissant la ferme donnée en location ; que pour les termes de fermages arriérés ils sont assimilés aux créanciers ordinaires ; que néanmoins, eu égard au manque de population, le chiffre des fermiers étant très restreint, les propriétaires sont dans la nécessité d’offrir de grandes facilités pour l’acquit des fermages ; que d’ailleurs les frais énormes qu’entraînent en Turquie les poursuites judiciaires, et surtout la lenteur de la procédure, absorbent en général une grande partie du capital en litige, — on comprendra facilement que l’agriculture est loin encore de rapporter tout ce que l’on serait en droit d’attendre d’une terre aussi riche et aussi fertile.

L’administration locale a cependant témoigné un moment de quelques velléités d’encourager l’agriculture en favorisant le crédit aux cultivateurs. On a créé à Brousse un établissement qui porte le nom pompeux de Menafi-Sandeghi, c’est-à-dire Magasins généraux. Cet établissement institué pour favoriser spécialement l’agriculture devait être administré, avec le concours de l’État, par un corps spécial qui n’a existé que sur le papier. Non seulement le capital dont dispose le Menafi-Sandeghi est dérisoire, mais aussi les formalités à remplir pour obtenir une bribe de crédit de cette parcelle de capital sont à ce point compliquées qu’elles en rendent l’accès à peu près impossible aux cultivateurs nécessiteux. Aussi cette institution n’a-t-elle jamais fonctionné réellement. Beaucoup même ignorent son existence.

II
LA PRODUCTION DES CÉRÉALES

Dans un rapport adressé par le consul d’Autriche-Hongrie à Brousse, en octobre 1872, au chevalier Schwegel, consul général, nous trouvons sur la production des céréales dans le vilayet de Hudavendighiar des renseignements approximatifs, — étant donné le manque absolu de statistique qui distingue l’administration turque, — et qu’il y a lieu de tenir pour à peu près exacts.

Cette production peut se répartir ainsi :

Sandjak de Brousse
Blé
2,500,000
kilés[12].
Orge
1,000,000
  —
Seigle
20,000
  —
Vesce
5,000
  —
Sésame
10,000
  —
Haricots
10,000
  —
Pois
10,000
  —
Sandjak de Kutahia.
Blé
3,300,000
kilés
Orge
1,000,000
  —
Seigle
18,000
  —
Vesce
50,000
  —
Avoine
5,000
  —
Sandjak de Kara-Hissar.
Blé
10,200,000
kilés qual. sup.
Orge
2,300,000
  —
Seigle
40,000
  —
Vesce
35,000
  —
Pois
10,000
  —
Avoine
7,000
  —
Sandjak de Karassi.
Blé
2,250,000
kilés
Orge
300,000
  —
Seigle
32,000
  —
Vesce
50,000
  —
Sésame
15,000
  —
Avoine
20,000
  —

[12] Le kilé égale environ 33 litres 148 c.

III
LE BÉTAIL

Dans le même rapport précité nous trouvons une statistique approximative du bétail qui forme une des principales richesses du vilayet.

Sandjak de Brousse.
Chevaux et juments
20,000
Bœufs et vaches
600,000
Moutons et chèvres
500,000
Chameaux
600
Sandjak de Kutahia.
Chevaux, juments et mulets
50,000
Bœufs et vaches
130,000
Moutons et chèvres
600,000
Chameau
6,000
Sandjak de Kara-Hissar.
Chevaux, juments et mulets
43,000
Bœufs et vaches
150,000
Moutons et chèvres
750,000
Chameaux
5,000
Sandjak de Karassi.
Chevaux, juments et mulets
35,000
Bœufs et vaches
200,000
Moutons et chèvres
550,000
Chameaux
3,000

CHAPITRE VI
LA MINOTERIE

Les moulins à Brousse. — Les blés et les farines du vilayet. — Les moulins turcs dans l’intérieur.

I
LES MOULINS A BROUSSE

Les premiers moulins français ont été construits à Brousse en 1851 et 1855. Mais il ne paraît point qu’ils aient donné tout de suite les résultats qu’en attendaient les créateurs.

Ces moulins, en effet, n’avaient de français que les meules que l’on faisait venir de la Ferté-sous-Jouarre. A proprement parler, c’étaient des moulins turcs perfectionnés ; c’est-à-dire que l’on avait des meules françaises et des bluteurs sans aucun système particulier de nettoyage. On avait conservé le système turc, très défectueux, insuffisant pour enlever des blés les petites graines, la terre, les pierres.

Ali-Pacha, gendre du sultan Mahmoud, gouverneur général de Brousse, homme actif et industrieux, fit construire en 1855, d’après les modèles européens, un grand et beau moulin qui fonctionne encore aujourd’hui, mais qui, par suite du rappel du Pacha, n’a pu recevoir les dernières améliorations.

Malgré l’installation de ces moulins sur le mode européen, on ne parvenait point cependant à faire de belles farines. Les bons meuniers manquaient.

C’est à un Français, proscrit du 2 Décembre, A. Roche, maître meunier dans le Vaucluse, que Brousse est redevable des belles farines qui sortent aujourd’hui de ses moulins.

Roche, après avoir établi un lavoir et un séchoir, parvint sans peine à remplacer la farine de mychasla employée jusqu’alors pour la confection des pâtisseries à la turque. Cette farine ne s’obtenait auparavant qu’en triturant le blé après l’avoir fait fermenter pendant plusieurs jours, système très long et très coûteux.

Depuis cette époque, on a monté plusieurs autres moulins à l’européenne, et maintenant tous les meuniers font d’assez belles farines.

Brousse ne possède ni moulin à vent ni moulin à vapeur. Tous sont mus par la force hydraulique.

Moudania possède un moulin à vent.

Sur les bords du lac Apollonia, à huit heures de Brousse, près de Mohalitz, se trouve un moulin à vapeur à deux paires de meules.

A Balik-Essir, à trois journées de Brousse, on a installé également un moulin à vapeur.

A Brousse, deux cours d’eau qui descendent de l’Olympe et traversent la ville servent à alimenter les moulins. La source de Bounar-Bachi qui se sépare en deux branches fait tourner les moulins de Demir-Capou, de Mouradié et de Balouk-Bazar. Le ravin de Gueusdéré, alimente les moulins de Set-Bachi. Malheureusement ces cours d’eau, surtout le dernier, qui est à proprement parler un torrent, tarissent assez souvent en été et arrêtent le travail.

En dehors de Brousse, à environ deux heures, on trouve de forts moulins à quatre paires de meules alimentés par la rivière l’Ulufer.

II
LES BLÉS ET LES FARINES

Le commerce des farines à Brousse est presque nul. Après avoir fourni à la consommation de la ville, ce n’est guère que l’hiver que les meuniers expédient quelquefois des farines très appréciées à Constantinople pour la confection du Cadaïf, sorte de vermicelle turc ; mais la quantité est à peu près insignifiante.

Depuis quatre ans environ, Brousse n’est plus alimentée que par les farines du Danube : on en a même expédié jusqu’à Eski-Cheir, Kutaya, Bilédjik, la récolte de ces contrées ayant été dévorée par les sauterelles.

D’ailleurs la population de Brousse s’est tellement habituée aux farines étrangères qu’il est très difficile de parvenir à vendre aujourd’hui des farines des blés du pays. Cela tient aussi aux bonnes récoltes successives du maïs dont les farines étrangères peuvent supporter le mélange dans une proportion qui va quelquefois jusqu’à 30 %. Les farines provenant des blés des environs de Brousse, blés grossiers et sans force, ne peuvent au contraire supporter aucune addition de maïs.

Avant l’importation des farines étrangères, Brousse était approvisionnée par les chameliers turkmens qui apportaient les blés de Konieh et des environs, ainsi que ceux d’Angora.

Les blés de Konieh sont de deux qualités : le blé dur et le blé tendre. Ils sont de trois variétés : le blé blanc très allongé et bien fendu, le blé blanc court et bombé, le blé tendre et roux. Ces blés, désignés couramment dans le pays sous le nom de turkmens, sont très fins et rendent de la belle farine. Le pain fait avec ces farines est supérieur comme goût au pain provenant des farines russes. Malheureusement les farines turkmens ne gonflent pas, ce qui empêche les meuniers de Brousse de faire concurrence aux farines des boulangers russes de Constantinople.

Les blés d’Angora et des environs, appelés blés de Haymana, sont de seconde qualité. Comme troisième qualité viennent les blés de Kutaya, Eski-Cheir, que l’on transporte à Brousse soit par arabas, soit à dos de mulets. En dernier lieu se placent les blés de Brousse et des environs, blés très grossiers et qu’en temps ordinaire on n’emploie jamais seuls.

Une des principales raisons qui font que la minoterie est encore dans son enfance pour ainsi dire, dans le vilayet de Hudavendighiar, c’est l’élévation des droits prélevés par le gouvernement.

Tout blé paye à la vente un droit de 2 ½ %. Il arrive quelquefois qu’un blé est vendu à Konieh et paye ce droit de 2 ½ %. L’acheteur l’expédie à Eski-Cheir où il le revend, et le blé paye un nouveau droit de 2 ½ %. Ce même blé est-il ensuite expédié à Brousse, il paiera ici encore un autre droit de 2 ½ %.

Voici approximativement ce que rend, au plus bas mot, au gouvernement turc un sac de blé rendu à Constantinople :

Dîme
10  %
Droit de vente
2,5 %
Douane
8  %
Total :
20,5 %

Les frais de transport sont énormes. Quelquefois ils représentent deux fois la valeur de la marchandise à son point de départ. Souvent il serait avantageux de faire venir des blés d’une localité, mais il faut y renoncer en raison de l’impossibilité de trouver des moyens de transport.

Dans de pareilles conditions, on conçoit combien il est difficile de faire un commerce régulier et rémunérateur.

Il faut ajouter aux difficultés qui précèdent les tracasseries administratives auxquelles tout étranger qui veut s’établir dans l’intérieur du vilayet est en butte. La municipalité taxera souvent les farines et le pain à des prix tellement bas qu’il sera impossible au malheureux meunier ou boulanger de travailler sans perte. A Brousse, cet inconvénient n’existe pas, à réellement parler.

III
LES MOULINS TURCS DE L’INTÉRIEUR

Les moulins turcs dans l’intérieur du vilayet sont des plus primitifs. Tous possèdent le rouet volant très grossièrement fabriqué. L’arbre sur lequel est adapté le rouet est pareillement en bois ; à l’extrémité est fixée une tige de fer sur laquelle repose la meule tournante. Il y a bien encore quelques moulins turcs, à palettes avec de grossiers engrenages en bois ; mais la plupart des meuniers sont incapables de faire travailler deux paires de meules avec des engrenages.

Les meules dont ils se servent sont en grès. Le rayonnage de ces meules leur est inconnu. Ils les font invariablement tourner toujours de droite à gauche. L’usage de la règle du niveau d’eau leur est complètement étranger. Ils rhabillent les endroits luisants. La meule dormante est convexe et la meule tournante est concave. Les meules étant en grès, on est dans l’obligation d’en changer toutes les années, ce qui fait que la farine est noirâtre et qu’elle contient du sable.

Ces moulins turcs font la farine fondue.

Tous ces moulins travaillent à façon. Aucun ne travaille pour son compte. Du reste tous ces meuniers sont très pauvres. Leur métier est celui qui est le moins en honneur dans le vilayet.

CHAPITRE VII
LES FORÊTS DU HUDAVENDIGHIAR

Difficultés d’exploitation. — Tableau des forêts des sandjaks de Brousse, de Karassi, de Kara-Hissar, de Kutahia.

I

L’étendue des forêts que renferme le vilayet de Hudavendighiar est considérable.

On y trouve en abondance le chêne, le sapin, le hêtre, le noyer, l’orme, le charme, etc. etc.

Malheureusement ces forêts sont bien loin de rendre tout ce que l’on pourrait obtenir d’elles. L’exploitation des bois de teinture, d’ébénisterie et de construction, qui existent en si grande quantité, est encore à créer.

Cette exploitation serait cependant pour les agriculteurs un élément nouveau de richesse et fournirait à l’Europe, dont les besoins énormes grandissent sans cesse, un centre d’approvisionnement voisin.

Les seules localités exploitées sont celles qui se trouvent près du littoral et du bord de la mer. Leurs forêts donnent le bois nécessaire aux constructions navales militaires et marchandes, mais en même temps, elles sont dévastées sans règle et sans intelligence pour fournir aux villes le bois de chauffage, le charbon de bois, et les planches dont on se sert pour la construction des maisons généralement en bois ; souvent aussi des incendies, allumés par la négligence des pâtres ou même des voyageurs, brûlent lentement, quelquefois pendant des mois entiers.

Si on ajoute à cela que les entrepreneurs doivent créer eux-mêmes les routes, les moyens de transport, etc., on comprend pourquoi l’exploitation des forêts reste en dehors de l’action vivifiante des capitaux européens, bien que la France et l’Angleterre demandent à l’Inde le bois de teak, au Honduras l’acajou, à l’Italie le chêne, etc., nécessaires à la construction de leurs vaisseaux.

Le jour où de réels moyens de communication, soit par routes ou par des travaux du canalisation, existeront dans le vilayet de Hudavendighiar, on pourra alors songer à exploiter sérieusement les immenses forêts qu’il renferme, et cette exploitation suffirait seule à faire la fortune d’une province.

II

Voici d’ailleurs le relevé approximatif de ces forêts avec indication de leur étendue, des espèces qu’elles possèdent et du peu d’exploitation qui existe.

Il faut observer que la mention : se consomme sur place, signifie réellement que faute de voies de communication, le bois ne peut être transporté et pourrit là où il tombe.

DENUMS
Localités
QUALITÉ DES BOIS
EXPLOITATION
SANDJAK DE BROUSSE
785,000
Djebel-Atik Le charme, le pin blanc, noir et jaune, le chêne. Cinq forêts dont la production se consomme sur les lieux faute de routes praticables.
925,200
Atranos Le charme, le pin blanc et jaune, le chêne. Six forêts dont la production se consomme sur les lieux faute de routes praticables.
899,050
idem. Le pin jaune et l’orme. Cinq forêts dont la production se consomme sur les lieux faute de routes praticables.
377,030
idem. Le pin noir et blanc et le chêne. Quatre forêts dont la production se consomme sur les lieux faute de routes praticables.
1,353,460
Kirmassly Le chêne, le pin noir et blanc. Cinq forêts dont la production se consomme sur les lieux faute de routes praticables.
955,000
Mihalitz Le chêne et bois divers pour combustible. Diverses forêts sans routes praticables ; toutefois, vu leur proximité de la plaine, on en exporte des bois à brûler et du charbon pour Constantinople par le canal de Mihalitz.
1,093,200
Ghemlek Le charme et l’orme. Quatre forêts produisant des bois de construction, du bois à brûler et pour charbon, le tout se consommant sur les lieux.
549,100
idem. Le pistachier et le charme. Trois forêts produisant du bois de construction, du bois à brûler et du bois pour charbon. Une partie se transporte à Constantinople.
862,700
idem. Le pin, le charme et le sapin. Quatre forêts dont quelques-unes avec des routes praticables, produisant principalement des bois de construction qui se transportent à Brousse.
1,111,200
Eïnégheul (Casa) Le pin noir et blanc, le charme et le hêtre. Cinq forêts dont la production est consommée à l’Arsenal Impérial.
921,000
idem. Le chêne, le pin noir, blanc et jaune, le charme et le hêtre et autres bois divers. Quatre forêts dont la production se consomme sur les lieux et à Brousse.
895,600
idem. Le chêne, le charme, le hêtre, le pin, le bois de tonneau et autres. Cinq forêts dont la production se transporte en partie à Constantinople par les échelles de Pauderma et de Sazli-Déré et se consomme en partie sur les lieux.
1,584,340
idem. Le chêne, le charme, le hêtre et le pin. Quatre forêts dont la production se consomme sur les lieux et à Brousse.
12,206,880
SANDJAK DE KARASSI
891,500
Aiyour-Dah (commune) Le pin noir, blanc et jaune, le chêne, le hêtre et le charme. Une forêt dont les produits se consomment sur les lieux mêmes.
585,900
Balat (commune) Le pin noir et jaune, le chêne, le hêtre et le charme. Une forêt dont les produits se consomment sur les lieux mêmes.
673,200
Bohaditz (commune) Le pin noir et jaune, le chêne, le hêtre et le charme. Une forêt dont les produits se consomment sur les lieux mêmes.
1,479,910
Guebsoud (commune) Le pin et le chêne. Quatre forêts dont la production se consomme sur les lieux mêmes.
3,630,510
SANDJAK DE KUTAHIA
1,982,500
Kutahia (sandjak) Le pin blanc et jaune et le charme. Trois forêts dont la production se consomme sur les lieux mêmes.
894,250
Eski-Chéhir (caza) Le pin blanc et le petit chêne. Trois forêts dont la production se consomme sur les lieux mêmes.
673,000
Soma (caza) Le pin jaune. Deux forêts dont la production se consomme sur les lieux mêmes.
997,450
Gudousse (casa) Le chêne (exclusivement). Quatre forêts dont la production se consomme sur les lieux mêmes.
896,450
Ouchak (caza) Le pin noir et blanc, l’Ardilche et le chêne. Quatre forêts dont la production se consomme sur les lieux mêmes.
5,440,660
SANDJAK DE KARA-HISSAR
673,200
Kara-Hissar (sandjak) Le pin noir et blanc et le chêne. Trois forêts dont la production se consomme sur les lieux mêmes.
769,100
idem. Le pin noir et blanc et le chêne. Trois forêts dont la production se consomme sur les lieux mêmes.
994,000
Boulvadin (caza) Le pin noir et blanc et le chêne. Trois forêts dont la production se consomme sur les lieux mêmes.
1,644,710
Tchal (caza) Le pin noir et blanc et le chêne. Cinq forêts dont la production se consomme sur les lieux mêmes.
4,081,010

RÉCAPITULATION

TOTAL DE L’ÉTENDUE DES FORÊTS DANS LE VILAYET DE HUDAVENDIGHIAR

Sandjak de
denums
hectares
Brousse
12,206,880
1,220,688
Karassi
3,630,510
363,051
Kutahia
5,440,660
544,066
Kara-Hissar
4,081,010
408,101
 
25,359,060
2,535,906

CHAPITRE VIII
LES VOIES DE COMMUNICATIONS

Les routes. — Les rivières. — Le chemin de fer de Moudania. — La poste impériale de Bagdad à Constantinople.

I
LES ROUTES

Les plus sérieux obstacles qui s’opposent au développement des relations commerciales et industrielles dans le vilayet de Hudavendighiar consistent dans l’état de délabrement des quelques routes qui existent encore et dans l’absence de voies praticables, propres aux transports dans toutes les localités sans exception. En été les difficultés de communications ont pour résultat l’augmentation énorme des prix des denrées et autres marchandises ; en hiver, la circulation étant impossible, les rapports sont forcément suspendus.

Le gouvernement turc a cependant, en 1862, publié un règlement complet concernant la construction et l’entretien des routes, fixant la part contributive de l’État, déterminant les journées et la valeur des prestations dues par les indigènes. Mais ce règlement est resté à l’état de lettre morte. Le gouvernement ne possédant pas lui-même les fonds nécessaires à la part de travaux qui lui incombe ne peut appeler les prestataires à remplir leurs obligations.

Les transports se font, pour les petites distances, par chevaux, mulets et ânes, pour les trajets plus considérables par les caravanes, à dos de chameaux.

On estime que les caravanes occupent dans l’Asie-Mineure environ 160,000 chameaux ; un dixième au moins succombe annuellement sous les fatigues des longues routes. Ces difficultés que l’on rencontre partout au même degré accroissent dans de notables proportions le prix de transport des marchandises et rendent la durée du parcours très longue. Elles augmentent aussi les chances de vol, d’avaries, de pertes, et ces causes réunies surhaussent énormément le prix de revient.

Là où existent des routes à l’état réellement embryonnaire, principalement sur le littoral, les transports se font aussi par arabas, sortes de petites voitures non suspendues, traînées par des buffles ; les essieux de ces arabas jamais graissés et tout en bois produisent une musique des plus discordantes et par suite du grincement et du frottement finissent par se rompre. Aussi, dans les chemins, rencontre-t-on presque toujours deux ou trois arabas aux essieux brisés. Les buffles accroupis sommeillent paisiblement, et l’arabadji, étendu nonchalamment au pied d’un arbre, fume doucement sa cigarette, en attendant, sans impatience, le passage de quelques confrères qui pourront, par hasard, lui fournir un essieu neuf.

Dans le sandjak de Brousse il n’existe de routes, pouvant réellement être classées sous cette dénomination, que celles de Moudania et de Ghemlek, toutes deux s’arrêtant à Brousse. Encore sont-elles dans un état d’entretien assez déplorable.

Toutes les autres voies qui partent de Brousse pour aller à Bilédjik, Yeni-Cheir, Kutahia, Karahissar, Panderma, Balikessir, Ouchak méritent à peine le nom de chemins. Le plus souvent ce sont d’anciens lits de torrents qui en tiennent lieu. Quand deux ou trois caravanes sont passées dans un même sentier, ce sentier prend tout de suite la dénomination pompeuse de route, et ce nom lui reste même quand les nouvelles caravanes l’ont depuis longtemps abandonné et que l’herbe et toute la luxuriante flore de l’Orient en a repris possession.

Un Français, établi depuis peu à Bilédjik, m’écrivait l’année dernière :

« Ici tous les produits européens valent le double des prix de Brousse, par suite de la difficulté des transports. Une chaussée de Brousse à Bilédjik rendrait les plus grands services. La construction en serait facile et peu coûteuse. Je ne conçois pas que l’administration du vilayet ne s’en occupe point. »


MOURADIEH
Tombeaux des sultans, à Brousse.

Et cependant Bilédjik est un centre important, renfermant plus de 2,000 maisons, et quinze filatures en activité. Sa distance de Brousse est de 18 heures tout au plus, près de 20 lieues. Une route serait facile à construire sans aucun travail d’art. Mais qui en prendrait l’initiative ? le gouvernement ? il n’a pas d’argent ; des compagnies particulières ? quelle sécurité et quelles garanties auraient-elles ?

La meilleure carte de l’Anatolie est encore celle de Kiepert. Là des routes sont indiquées. A voir ces sillonnements il semblerait que les voies de communications sont nombreuses et bien distribuées. Mais qu’un touriste voyageant dans l’intérieur essaye de suivre ces routes indiquées par Kiepert ; d’abord il ne les trouvera plus, mais les rencontrât-il par hasard qu’il a neuf chances sur dix de se diriger au nord croyant aller à l’est, ou au sud pensant aller à l’ouest.

De ci, de là, on rencontre encore quelques vestiges des antiques chaussées romaines ; mais les énormes blocs qui les composent, disjoints par les siècles et les intempéries des saisons, présentent un tel amas de petits monticules et de crevasses qu’il est encore préférable pour les muletiers de faire passer leurs convois dans la plaine. Et cependant ce sont là des routes réelles, stratégiques même, et que peu de réparations pourraient rendre rapidement praticables.

II
LES RIVIÈRES

A côté des travaux de réparation et de construction des routes il y a aussi, — et l’urgence en présente le même caractère, — l’amélioration du régime des rivières et des voies navigables, leur dragage, leur canalisation.

Dans le golfe de Ghemlek se déversent les eaux du lac d’Isnik, ancien lac Ascanius, sur les bords duquel était la ville de Nicée, du lac Kouch-Gueul, de la rivière d’Yeni-Cheir, du Sou-Sugurlugu, avec ses affluents le Bhyndaque et l’Ulufer.

Cette dernière rivière qui alimente toute la plaine de Brousse sur une étendue de près de 33 kilomètres pourrait facilement être canalisée et rendrait alors de précieux services pour le transport des bois du mont Olympe et du produit des mines.

S. A. Ahmed Vefyk Pacha, alors qu’il était gouverneur général du vilayet de Brousse, a, à plusieurs reprises, essayé d’entreprendre ces travaux de canalisation. Mais toujours il s’est heurté à cette barrière infranchissable que l’on appelle le manque d’argent.

Si le successeur qui vient de lui être donné possède à un degré analogue les aptitudes et les qualités innovatrices et énergiques qui distinguent Ahmed Vefyk, il est permis d’espérer qu’il finira peut-être par trouver un moyen pratique de doter son vilayet d’une route par eau sûre et commode.

III
LE CHEMIN DE FER DE MOUDANIA A BROUSSE

Cependant, contradiction étonnante, dans ce vilayet si étendu, privé de routes et de canaux, se trouve un des rares tronçons de chemin de fer qui ont été construits en Turquie d’Asie.

J’ai sous les yeux la carte des projets de chemin de fer à construire en Turquie d’Asie, carte dressée par la direction générale des Ponts-et-Chaussées de l’Empire Ottoman, en juillet 1878. Ces tracés rouges qui s’entre-croisent et vont de Scutari à Bagdad, de Jérusalem à Samsoun, de Smyrne à Erzeroum, flattent agréablement la vue et peuvent faire croire, à ceux qui ignorent le pays, qu’une grande activité a commencé ou va se produire incessamment dans cette immense étendue de territoire. Ces lignes sont admirablement comprises et pourraient, une fois exécutées, faire de la Turquie le transit et le grand marché commercial de l’Asie centrale et de l’Inde.

Malheureusement il y a loin en Turquie entre le graphique de l’ingénieur et les jalons de l’entrepreneur !

De toute cette immensité de lignes, seules celles de Smyrne à Aïdin et à Alak-Cheir, de Scutari à Ismidt sont en exploitation.

De toute la grande ligne projetée entre la mer de Marmara et le golfe Persique, et qui, partant de Moudania, doit passer à Brousse, Biledjik, Eski-Cheir, Kutahia, Kara-Hissar, Konieh, Adana, Haleb, Bagdad et Bassorah, un seul tronçon, 42 kilomètres, a été construit entre Moudania et Brousse. Encore n’a-t-il jamais été mis en exploitation.

Les péripéties qu’a subies cette construction constituent une page assez curieuse de l’histoire des chemins de fer en Turquie d’Asie et méritent d’être narrées. Elles montreront mieux que tous les commentaires les difficultés qui président en Orient à la réalisation de toutes les entreprises sérieuses.

Cette ligne, à l’écartement de 1m,10, fut commencée en 1873. Les terrassements et ouvrages d’art furent exécutés en régie sous la surveillance d’une commission militaire.

Le mètre cube de terrassement que les entrepreneurs offraient d’exécuter à 8 piastres en a coûté 28 au gouvernement. Les ouvrages d’art qui ont coûté des prix énormes sont tous à refaire, la commission militaire qui les a fait exécuter ayant en effet employé des matériaux de mauvaise qualité, notamment des briques incuites qui n’ont pu résister aux intempéries des premiers hivers.

Au mois d’avril 1874, les travaux de terrassements et ouvrages d’art étant terminés, le ministre des Travaux publics, alors Edhem Pacha, confia à deux entrepreneurs français, MM. Laporte et Miribel, la pose et le ballastage de la voie et le parachèvement de la ligne.

Les travaux furent alors repris et poussés avec activité. Mais bientôt le gouvernement suspendit les paiements et les entrepreneurs se virent forcés d’arrêter les travaux.

A cette époque, c’est-à-dire en mai 1875, plusieurs maisons de banque indigènes et françaises firent des propositions au gouvernement pour terminer la ligne et désintéresser les entrepreneurs ; mais leurs offres furent repoussées.

Vers la fin de 1879, une maison bien connue de Constantinople demanda au gouvernement la concession de cette ligne. Sa proposition fut prise en considération par le ministre des Travaux publics et finalement acceptée. Le cahier des charges fut approuvé et toutes les pièces relatives à cette affaire furent envoyées à la Porte pour recevoir la sanction impériale. On l’attend encore.

Le Trésor aurait cependant intérêt à rentrer dans une partie tout au moins de ses déboursés.

La dépense faite par le gouvernement sur cette ligne s’élève en effet à plus de 185,000 livres turques. De plus, les entrepreneurs Laporte et Miribel ont obtenu des jugements qui les reconnaissent comme créanciers du Trésor pour une somme de 10,000 livres turques environ. Ce qui porte la dépense totale à plus de 195,000 livres turques.

En 1875, 30,000 livres auraient amplement suffi pour livrer la ligne à l’exploitation, ce qui aurait porté le coût kilométrique à 122,666 francs.

Depuis six années cette ligne est abandonnée, et aujourd’hui on estime qu’il faudrait 100,000 livres turques pour la livrer à l’exploitation.

Si l’on ajoute aux
195,000
livres turques.
déjà dépensées, la dépense à faire pour la mise en exploitation,
100,000
  —
plus l’intérêt des 195,000 L. T. à 12 p. 100 l’an, taux légal, depuis six ans, soit
140,400
  —
on arrive au total de
435,400
livres turques,

ce qui représente le chiffre fabuleux, mais exact, de 238,491 francs par kilomètre au lieu de 90,000 que cela aurait pu coûter.

Le gouvernement ne pouvant disposer des fonds nécessaires pour terminer sa ligne et se refusant à la céder à qui que ce soit, cette ligne restera indéfiniment abandonnée ; la rouille détruira les cinq machines qui se trouvent à la gare provisoire de Moudania, les traverses pourriront ou seront emportées ainsi que les rails par les paysans pour le chauffage ou la construction des maisons.

Voilà donc en réalité une somme de quatre millions six cent mille francs, gaspillée, dispersée en pure perte.

Cette ligne benoîton de Moudania à Brousse, qui existe, mais que l’on ne voit jamais, est un peu le type de tous les grands travaux que la Turquie devait créer et pour lesquels elle a si largement sollicité les capitaux européens.

IV
LA POSTE DANS L’INTÉRIEUR

Avec des voies de communications si rares et aussi difficiles on doit se faire une idée assez exacte de la lenteur des communications postales.

La poste met trente-cinq jours pour se rendre de Constantinople à Bagdad, pour traverser la Turquie d’Asie ; trente-cinq jours sans arrêt aucun, même la nuit ! Et encore n’est-ce là qu’une durée minima.

Ce service, si important en raison des groups d’argent nombreux qui lui sont remis par les négociants d’Europe à destination des villes de l’intérieur de la Turquie d’Asie, est exclusivement confié à une des plus anciennes tribus turques, celle des Tatars, originaire des environs de Konieh.

Ces Tatars sont d’admirables cavaliers ne faisant pour ainsi dire qu’un avec leur cheval, et capables de rendre des points aux plus habiles parmi les Circassiens ; ils sont l’expression vivante du centaure idéal.

La tribu participe tout entière à ce service, à ses charges, à ses bénéfices, sous le contrôle de ses chefs. Elle a un cautionnement assez considérable déposé au malieh (ministère des finances et Trésor).

La caractéristique de cette vieille tribu, ce qui justifie son privilège, ce qui motive ses prérogatives, ce qui constitue son indiscutable honorabilité, c’est que, depuis le long temps que le service postal lui est attribué, pas un seul de ses membres n’a démérité de son cheik ni trahi la confiance du gouvernement turc.

Pour saisir toute la portée de cette remarque, il faut ne point ignorer dans quelles conditions s’effectue ce trajet de trente-cinq jours, à travers des contrées où souvent opèrent des bandes nombreuses de brigands bien armés et organisés pour ainsi dire militairement. Il faut savoir aussi que le Tatar qui dirige le convoi postal assume sur lui toute la responsabilité et qu’il possède pleins pouvoirs non seulement sur les surudji ou postillons, mais aussi sur les zaptiés ou gendarmes qui lui servent d’escorte. Il a presque sur eux droit de vie et de mort.

De Constantinople à Bagdad la poste suit trois voies différentes :


1o Voie de Samsoum, par bateau à vapeur de Constantinople à Samsoum, desservant les villes de Kavak, Ladik, Amassia, Zili, Tokat, Yeni-han, Sivas, Deliklitach, Aladja-han, Hassan-Tchelebi, Ergavan, Malatia, Memour-etul-aziz, Ergani-madem, Diarbékir, Hanikler, Mardine, Nissibine, Dirouné, Djéziré, Zahen, Ismil, Moussoul, Erbeil, Altin-Keupru, Kerkuk, Tavouk, Duz-keurmat, Kiffri, Kara-tepé, Déli-abbas, Yenidjé, Bagdad.

C’est la ligne ordinairement suivie par la poste impériale.


2o Voie de Beyrouth, par bateau à vapeur de Constantinople à Beyrouth, desservant les localités de Stora, Zahli, Baalbeck, Homs, Hama, Mahara, Beltenouz, Alep, Tchoban-bey, Beredjik, Ourfa, Siverek et Diarbekir.

C’est à Diarbekir que se trouve le point de jonction de la ligne no 2 avec la ligne no 1. De Diarbekir à Bagdad, les localités desservies par les deux lignes sont les mêmes, c’est-à-dire celles indiquées plus haut pour la voie de Samsoum.

Le service postal de Beyrouth n’est pas absolument régulier. Aussi existe-t-il un service spécial, établi par le gouvernement anglais, pour sa propre correspondance, mais dont profitent également les particuliers. Cette poste anglaise va de Damas à Bagdad directement par le désert. Ce sont des Arabes qui font ce service. Ils reçoivent trente livres turques, c’est-à-dire environ sept cents francs pour l’aller et autant pour le retour.


3o Voie de Brousse, par bateau à vapeur, de Constantinople à Moudania, desservant Moudania, Brousse, Yeni-Cheir, avec jonction à Tokat et continuation d’après la voie de Samsoum.

Cette ligne est régulière et la poste la suit tous les huit jours.


Le passage de cette poste turque est un des curieux tableaux que l’on rencontre en Asie.

L’arrivée du convoi s’entend de très loin. On perçoit les cris des postillons et des zaptiés de l’escorte, les hennissements et le trot rapide des chevaux.

Tout ce qui se trouve sur son passage, arabas, muletiers, caravanes, ainsi averti, doit immédiatement se garer et laisser la voie libre.

Le convoi s’approche. On saisit plus distinctement les longs aou ! aou ! guarda ! guarda ! que jette aux échos, tour à tour, chaque cavalier, cris qui permettent de constater que nul ne s’est endormi sur son cheval.

Le voici. Ce n’est tout d’abord qu’un tourbillon de poussière. On ne distingue bêtes et gens qu’au moment précis où ils passent devant vous.

D’abord l’avant-garde : six zaptiés avec sabres, revolvers et le winchester chargé, passé sous la jambe gauche et maintenu par le pommeau de la selle.

A vingt mètres en arrière le convoi : les chevaux sont attachés par quatre de front, et un surudji conduit chacune de ces rangées, qui quelquefois sont au nombre de huit ou dix ; chaque cheval porte à droite et à gauche deux, trois, quatre sacs solidement fixés par des cordes ; ceux qui portent les groups d’argent, d’or, de valeurs diverses, sont placés en arrière sous la protection immédiate d’une autre escouade de six zaptiés.

Enfin le Tatar, chef suprême du convoi. Il porte le vieux costume turc, la petite veste brodée, la culotte bouffante, les gros bas de laine qui lui servent de guêtres et les tchareks en cuir ; sa large ceinture de couleur qui lui couvre la moitié de la poitrine laisse passer les poignées et les pointes des yatagans, les crosses des pistolets, la pincette à feu ; il porte son winchester en bandoulière ; pour coiffure, le fez turc enveloppé d’une longue couffieh, foulard aux couleurs étincelantes et multicolores, dont les glands de soie viennent se jouer au hasard sur les robustes épaules du Tatar. Monté sur le meilleur cheval, assis commodément sur sa haute et large selle circassienne, il surveille le convoi, et, tout en fumant force cigarettes, il ne perd de vue ni un sac, ni une bête, ni un homme.

Tout cela passe comme une trombe en soulevant des nuages de poussière ; on dirait une troupe de diables qui courent en vociférant. Mais il y a là un cachet, une originalité propres. Quand on rencontre cette poste turque, qui pendant plus d’un mois traverse sans s’arrêter, jour et nuit, toute la Turquie d’Asie, on se sent bien loin de l’uniformité banale et ennuyeuse des pays d’Europe. Ici tout se meut, tout agit sous sa propre responsabilité ; la vie de chacun étant, à chaque instant, en jeu, sa valeur est décuplée ; l’homme ressort sous son véritable aspect avec toutes les forces et toutes les ressources que la nature met si généreusement à sa disposition et que l’excès de civilisation tend continuellement à amoindrir.

CHAPITRE IX
LES PRINCIPALES PRODUCTIONS. — LES MINES. — LES INDUSTRIES DIVERSES

I
L’OPIUM. — LES OLIVES. — LE COTON

Parmi les principales productions du vilayet (en dehors des vins, des soies, des tapis, dont nous avons parlé séparément dans les chapitres précédents), il faut citer le tabac, l’opium, le haschich, la scammonée, les olives, etc…


L’opium rend annuellement dans le vilayet de Hudavendighiar environ 145,000 ocques qui se répartissent ainsi : Kara-Hissar 75,000, Balikessir 30,000, Kutahia 30,000, Brousse 10,000.

Le pavot qui donne l’opium se sème au mois d’octobre ; à la fin de novembre, la plante ayant déjà un demi-pied de hauteur supporte aisément les froids de l’hiver ; le soleil du printemps la fait pousser rapidement, et elle arrive à sa pleine maturité au mois de juillet.

Après la floraison, on pratique une incision à la tête du pavot et on la laisse suinter pendant trente-six heures. La liqueur laiteuse qui en découle, recueillie sur une large feuille de la plante, se coagule puis se façonne en petits pains : c’est la forme sous laquelle elle paraît sur les marchés.

Le pavot croît à l’état sauvage, mais il est soumis également à une culture réglée ; cette culture est très coûteuse. On prétend que la plante est très épuisante et qu’elle appauvrit le sol.

Quand les têtes du pavot sont sèches on les brise pour recueillir la graine ; une partie est réservée pour semence, une autre partie sert à la fabrication d’une huile consommée dans le pays ; le surplus s’expédie à l’étranger.

L’opium est acheté surtout sur la place de Smyrne. La première qualité formant les trois quarts de la récolte est fournie par les cazas de Smyrne et d’Ouchak ; la deuxième qualité par les cazas de Kutahia, Kara-Hissar et Brousse.


La demande extraordinaire d’opium, pour la Chine, survenue il y a une vingtaine d’années, à la suite de la révolte des Indes, a encouragé la culture du pavot et elle a constamment progressé depuis. Le prix moyen de l’opium est de 45 à 50 francs le kilogramme.

L’opium de Smyrne est en pains. Il est très apprécié par le commerce, parce qu’il contient de 10 à 12 pour 100 de morphine.

L’exportation de l’opium de Smyrne se fait surtout pour l’Angleterre et la Hollande. Les demandes des États-Unis, qui autrefois étaient très considérables, après avoir presque entièrement cessé à la suite de la guerre de Sécession, commencent à reprendre dans une certaine proportion.

La France ne consomme presque que de l’opium de Smyrne.


Sur tout le littoral on trouve des jardins d’oliviers. Le produit annuel des olives est évalué en moyenne à huit millions d’ocques dans le district de Brousse et à quatre millions dans celui de Balikessir. La majeure partie de ce produit et des huiles qui en sont extraites sur les lieux mêmes est exportée en Russie, dans les provinces danubiennes et à Constantinople. Le prix moyen de ces huiles est de huit piastres l’ocque, et celui des olives salées de deux piastres et demie.


Le cotonnier est également cultivé avec succès dans le vilayet. Pendant la guerre de Sécession aux États-Unis, le gouvernement turc prit des mesures pour développer, ou plus justement faire renaître, en Turquie d’Asie, la culture du cotonnier. Des avantages spéciaux furent consentis à ceux qui voulaient se livrer à cette culture, des terres furent concédées, des graines distribuées. C’est ainsi qu’à Brousse et à Kara-Hissar furent distribuées des graines de provenance égyptienne. Dans les premières années, la production paraissait devoir répondre aux efforts tentés. Depuis, elle a considérablement baissé par suite des impôts, des tracasseries administratives, de la misère. Actuellement la production du vilayet est d’environ cent trente à cent quarante mille ocques au plus par année.

II
LES MINES

Les communes de Djebel-Atik et Atranas renferment des mines de chrome. Quelques-unes exploitées par concession fournissent le chrome brut exporté en Europe, principalement en Angleterre.

Le caza d’Erdek produit le marbre. Diverses carrières sont en exploitation ; le marbre que l’on en retire est transporté à Constantinople.

Le même caza d’Erdek et celui de Panderma possèdent des carrières de marbre rouge et de plusieurs autres couleurs ; ce marbre est transporté à Brousse et à Constantinople.

La commune d’Eschiklar, dépendant du caza de Bohaditz, possède des carrières de pierre blanche que l’on emploie pour les constructions de luxe, telles que palais, mosquées, etc.

La commune de Tirhilé, dépendant du caza de Somma, renferme des mines de houille dont le produit est consommé dans les fabriques de coton établies dans les cazas de Kirk-Agatche, Bourhou et Somma.

Le sandjak de Kutahia possède également des mines de houille et de cristaux, mais peu ou point exploitées.

Dans ces dix dernières années, 250 permis de recherches ont été délivrés pour des mines d’or, d’argent, de chrome, de plomb, de houille, etc. etc., se trouvant dans le vilayet de Hudavendighiar.

En dehors de ce vilayet, les richesses minières des diverses provinces de la Turquie d’Asie sont nombreuses et les explorations en révèlent chaque jour encore de nouvelles.

Si les provinces de la Turquie d’Europe sont riches en gîtes métallifères, celles d’Asie ne le sont pas moins. Dix de ces mines sont exploitées par le gouvernement. M. Tchihatcheff constate que parmi ces mines, celles d’argent pourraient rendre annuellement 569,000 ocques, celles de plomb 175,000 ocques, celles de cuivre 965,520 ocques.

Tous ces éléments de richesse restent malheureusement abandonnés. Les mines ne seront l’objet de travaux importants que lorsque la Turquie donnera aux concessionnaires et à leurs capitaux la sécurité et les facilités qui leur font encore défaut dans ces contrées.

III
LES INDUSTRIES DIVERSES

Les industries secondaires à Brousse sont la fabrication des étoffes en soie pour robes, mouchoirs, tentures, coussins.

Vient ensuite la fabrication des tissus de coton pour peignoirs, essuie-mains, fabrication imitée maintenant en Angleterre, qui expédie à Constantinople des serviettes dites de Brousse à meilleur compte que les produits indigènes, mais en revanche moins bien travaillés et moins solides.

On compte aussi quelques tanneries, mais de peu d’importance.

Quant aux divers corps de métiers, les ouvrages qu’ils produisent ne présentent absolument rien de remarquable. Tous sont d’une exécution sommaire et médiocre et seulement appropriés à l’usage de la population indigène.

Dans l’intérieur du vilayet quelques industries d’importance secondaire existent également.

Biledjik confectionne des étoffes semi-velours et soie, aux brillants reflets, qui sont principalement utilisées dans le pays pour tentures, coussins, rideaux.

Les feutres de Kara-Hissar sont des plus renommés.

Les cotonnades de Ghedis sont des tissus d’une grande solidité, mais ne pouvant être convenablement utilisés que par les indigènes de l’intérieur.

Kutahia était jadis renommée pour ses faïences et ses poteries. Cette industrie est aujourd’hui bien tombée. Cependant pour les usages locaux on utilise encore ces poteries. Sans être d’un fini irréprochable elles ont en effet le mérite d’une réelle solidité. Ce sont pour la plupart des objets très matériels, d’une simplicité de forme très rustique.

Les tissus en soie, dits sirmali, mélangés de fils d’or et d’argent, sont une spécialité de quelques cazas. Ces produits très appréciés sont peu connus au dehors.

Les tanneries d’Ouchak et de Kutahia fournissent d’assez beaux produits en peaux de chèvres et de moutons, aux couleurs variées. Cette marchandise ne sort guère du vilayet et est employée presque exclusivement à la fabrication des chaussures indigènes.

CHAPITRE X
TABLEAU DES PRIX MOYENS DES MARCHANDISES A L’IMPORTATION ET A L’EXPORTATION DANS LE VILAYET DE HUDAVENDIGHIAR

IMPORTATION

DÉSIGNATION DES ARTICLES
Places qui les fournissent principt.
Poids en mesures du pays
COUT
en piastres turq.
Poids en mesures de France
COUT
en francs
Sucre pilé Pesth, Trieste (Marseille p.) l’ocque ptres 4,50 1,225 gram. 0 fr. 99
Café Rio Directement (Marseille peu) l’ocque 9,50 à 12   — 2,09 à 3,74
Étain en baguette Marseille (Londres aussi) l’ocque p. 20   — 4,40
Bougies stéariques Belgique (Marseille peu) la caisse p. 95 les 11 kil. 20,90
Ciment Marseille (presque exclus.) le baril p. 45/50 les 100 kil. 10,11
Indigo Marseille (petite consom.) l’ocque p. 130 1,225 gram. 28,60
Cochenille   — l’ocque p. 57   — 12,54
Huile d’olive   — les 170 dr p. 6,50   — 1,43
Pointes de Paris Marseille (exclusivement) le baril p. 78 les 47 kil. 17,16
Cuivre rouge — (Londres aussi) l’ocque p. 14 1,225 gram. 3,08
Cuir tanné Marseille Marseille (Gênes aussi)   — p. 26   — 5,72
Veau ciré Paris 1re qualité Paris   —   — 50   — 11,50
Chèvre 1re qualité Marseille Marseille   —   — 50   — 11,50
Verni extra no 1 Paris   — 12 pièces p. 550 12 pièces 121  »
Cirage (Lyon bonne qualité) Marseille (exclusivement) la Csse de 200 blle p. 150 la caisse 33  »
Chocolat (Menier) — (petite consom.) le paquet p. 4 le paquet 0,90
Amidon Marseille (Londres aussi) l’ocque p. 5,50 1,225 gram. 1,21
Drogueries diverses Marseille   — prix divers   — prix divers
Produits pharmaceutiques Paris   —   —   —   —
Produits chimiques spécialités Paris   —   —   —   —
Parfumeries ordinaires Paris   —   —   —   —
Verrerie, Poterie Vienne, Trieste (Mars. tr. peu)   —   —   —   —
Draperie, Nouveauté Autriche, Belgique (Fr. tr. p.)   —   —   —   —
Papeterie, grosse et fine Autriche (France très peu)   —   —   —   —
Liqueurs diverses Marseille (petite consom.)   —   —   —   —
Balais de bruyère pour filature Marseille (exclusivement) la pièce p. 1,25 la pièce 0,27
Matériel ou acces. de filature Marseille, Lyon (exclusiv.)   — prix divers   — prix divers
Cordages en lin Marseille (petite consom.)   —   —   —   —
Conserves alimentaires Marseille   —   —   —   —   —
Alun Marseille (exclusivement) l’ocque p. 2 1,225 gram. 0,45
Soude   —   — — 2   — 0,45
Sulfate de fer   —   — — 2   — 0,45
Acide nitrique   —   — — 6   — 1,39
Plomb de chasse   — le sac — 18 les 5 kil. 3,95

EXPORTATION

DÉSIGNATION DES ARTICLES
Places qui les reçoivent principt.
Poids en mesures du pays
COUT
en piastres turq.
Poids en mesures de France
COUT
en francs
Soie grège Lyon, Paris (exclusiv.) l’ocque p. 270 à 300 1,225 gram. 59 à 66
Cocons à filer qualité indigène Marseille (converti en soie ici).   — p. 50   — 11,50
  —   japonaise Marseille   —   — p. 40   — 9  »
Frisons de soie Marseille (presque exclusivement).   — p. 65   — 13  »
Bourre de soie Marseille   —   — p. 20 à 30   — 4,50 à 6,60
Autres déchets de soie Marseille   —   — prix divers   — prix divers
Peaux de chèvre (brut) Marseille   — la pièce p. 5 à 20 la pièce 1,10 à 4,40
  —   mouton (brut) Marseille   — la paire p. 15 à 20 la paire 3,30 à 4,40
  —   lièvre Marseille   —   — p. 4 à 6   — 0,88 à 1,32
Cornes de buffles Marseille   — l’ocque p. 4,50 1,225 gram. 0,99
  —   mouton Marseille   —   — p. 3,20   — 0,70
  —   cerf Marseille   —   — p. 8 à 10   — 1,76 à 2,20
Os de bétail Marseille   —   — p. 0,08   — 0,04
Onglons Marseille   — la paire p. 1. — la paire 0,22
Chiffons brut Marseille   — l’ocque p. 0,75 1,225 gram. 0,07
Loupes de noyer en feuilles Paris (Londres aussi) 1 m/c 3000 flls p. 1300 à 1400 le mètre cube 300 à 320
Crosses de fusil noyer (brut) Paris (et autres) la pièce p. 9 la pièce 2  »
  —   (luxe)   —   — p. 80   — 18  »
Opium (Kara-Hissar) Marseille (Londres) l’ocque p. 310 1,225 gram. 70  »
Scammonée en grumeau Paris et Londres   —   —   —   —
Vallonnée Marseille   — p. 0,25   — 0,05
Laines, non lavées, ordinaires Marseille (Londres)   — p. 7 à 10   — 1,50 à 2,20
Tapis d’Ouchak Paris le pic carré p. 63 0,65 cent. carr. 14,50
Vieux cuivre Marseille l’ocque p. 6 à 8 1,225 gram. 1,30 à 1,75
Kummer Vienne (Paris peu) par caisse divers prix par caisse   —
Chrome (brut) 50/55 oxyde de chrome Londres (France peu) les 797 ocques p. 500 à 600 la tonne 110 à 122
Boracite   —   — p. 2000   — 440
Antimoine   —   — p. 1750   — 385,50
Vins du cru   — l’ocque p. 4 à 10 1,225 gram. 0,88 à 2,20

ANNEXES

RAPPORT
DE S. E. HASSAN-FEHMI PACHA
SUR LES
TRAVAUX PUBLICS NÉCESSAIRES A ENTREPRENDRE EN TURQUIE D’ASIE

Le rapport que S. E. Hassan-Fehmi Pacha, ministre des Travaux publics, a adressé au premier Ministre, en novembre 1880, mérite une attention toute spéciale.

Il expose, avec une franchise qui a son mérite, à côté des tristes réalités de la situation, le détail des travaux à accomplir, et indique les moyens pratiques de les exécuter.

Il forme pour ainsi dire un tableau complet de la situation exacte de la Turquie d’Asie au point de vue du développement des voies commerciales.

Aussi croyons-nous devoir donner dans cet ouvrage, consacré spécialement à la Turquie d’Asie, les principaux extraits de ce rapport, qui pour être inconnu en France n’en est pas moins très remarquable.

Les détails techniques qu’il renferme intéressent à la fois les commerçants, les industriels, les hommes d’affaires, les géographes. — E. D.

I
OBSERVATIONS GÉNÉRALES

Un pays sans routes ni ports, abandonné à l’état de nature, ne peut prétendre à aucun progrès soit matériel, soit moral, cela est de toute évidence. Pour fournir la preuve de cette assertion, il n’y aurait à citer d’autre exemple que l’état déplorable dans lequel se trouvent les territoires de l’empire…

L’accroissement de la prospérité d’un pays et le développement des affaires, en un mot presque toutes les ressources qui, tout en variant selon les nécessités du temps et des lieux, constituent la richesse et le bien-être, dépendent absolument des facilités que procurent les grands travaux publics. En résumé, ce n’est pas le développement des affaires et des richesses qui provoque un bon système de voies de communications, mais un bon système de voies de communications qui amène ce développement.

A une autre époque, lorsqu’en Europe on ne donnait pas l’importance qu’elle comporte à l’exécution et à l’entretien des grandes voies de communication, la Turquie avait à cet égard fait preuve d’une rare clairvoyance, et l’on peut distinguer encore aujourd’hui les traces de ses routes qui aboutissaient d’une part à Bagdad, de l’autre en Bosnie.

Malheureusement, ces idées n’ont pas prévalu, et depuis l’on n’a pas su tirer profit de tant d’occasions qui se sont offertes alors que la prospérité du pays était à son apogée. Il est vrai que depuis un certain temps il s’est manifesté une tendance à faire quelques sacrifices pour les travaux publics ; mais il a été apporté à cette branche si importante des services de l’État encore moins d’importance qu’aux administrations les plus humbles, tandis qu’on eût dû entreprendre d’une façon efficace ces travaux simultanément sur toutes les parties de l’empire et particulièrement en Anatolie, avec la conviction pleine et entière qu’ils constituent, en première ligne, les éléments de la prospérité nationale, et partant de la force et de la puissance de l’État.

Les quelques tentatives qui ont été faites dans ce sens, ont du reste donné lieu à de si nombreux abus, qu’il a été impossible de mettre complètement à profit le temps précieux et les circonstances les plus propices dont on disposait alors : en outre, la question si importante de l’entretien permanent des grands travaux déjà existants et de ceux que l’on exécutait çà et là sur une moindre échelle, n’ayant pas encore été bien comprise, il était devenu d’usage d’abandonner ces travaux, une fois terminés, pour ainsi dire à leur sort ; l’on peut à bon droit affirmer que les pertes subies par l’État et les avantages dont il s’est trouvé privé par suite de l’indifférence coupable des fonctionnaires auxquels revenait le soin d’établir un bon service d’entretien, sont incalculables.

Il est vrai que les avantages résultant des travaux publics, et l’influence qu’ils exercent à tous les points de vue sur la prospérité du pays, sont en principe reconnus d’une façon unanime ; mais ce qui, à mon sens, n’a pas encore été pris en assez sérieuse considération, c’est la nécessité d’exécuter ces travaux d’après un plan largement conçu.

Si l’on considère qu’en Europe les pays dont la richesse et la prospérité sont devenues proverbiales, continuent encore à dépenser annuellement des millions de livres pour des travaux d’utilité publique, et qu’il y a des esprits qui, non contents de tant de sacrifices, et trouvant qu’il n’a pas été encore assez fait pour cette branche si importante, se livrent à des critiques tellement vives qu’ils réussissent à forcer la main aux gouvernements et à grever le budget de nouvelles dépenses à faire dans ce but, n’est-il pas permis à ceux qui, tout en sachant à quel point notre pays a été favorisé par la nature, n’ont pas perdu tout sentiment de patriotisme, de déplorer vivement le peu de sollicitude que nous témoignons pour tout ce qui concerne les travaux publics ?

Certes, loin de moi la pensée de prétendre que nous pouvons en quoi que ce soit nous comparer à ces pays, mais n’oublions jamais que l’état florissant dans lequel ils se trouvent ne provient nullement des conditions dans lesquelles la nature les a placés ; mais que cette richesse et cette prospérité dont ils jouissent, que ces progrès et cette civilisation qui font notre admiration, sont les conséquences des sacrifices de tous genres que l’on s’y impose continuellement pour la diffusion de l’instruction et l’exécution des travaux d’utilité publique.

Ainsi que tout esprit raisonnable le reconnaît, l’Empire ottoman se compose des régions du globe terrestre les plus favorisées par la Providence sous le rapport du climat et des ressources naturelles, et par conséquent les plus susceptibles de toute civilisation et de tout progrès. Malgré ces circonstances favorables, si cet Empire est tellement arriéré, si le gouvernement et la nation ne peuvent se libérer de la gêne et des difficultés de tous genres qui depuis tant de temps paralysent leurs efforts, il faut, à mon avis, en rechercher une des principales causes dans notre indifférence pour les travaux d’utilité publique.

Aujourd’hui encore le crédit de l’Empire, sa force et sa puissance, ne peuvent se rétablir qu’en mettant la plus grande ardeur à établir dans le plus bref délai un bon système de voies de communications sur toutes les parties du territoire, tout en ne perdant pas de vue les autres améliorations que l’état du pays réclame impérieusement ; car, répétons-le, sans travaux publics point de richesses ni de prospérité, mais gêne et pauvreté.

D’autre part, comme de bonnes routes sont encore indispensables au point de vue stratégique, et constituent même à ce seul point de vue un élément de force et de puissance pour l’État, on peut dire que la sécurité publique, la protection des personnes et des biens, la bonne distribution de la justice, dépendent absolument d’un réseau de bonnes voies de communications qui permettent à l’État d’affirmer sa puissance à l’intérieur du pays en y assurant l’ordre et la paix, et de repousser toute attaque ou toute ingérence de l’étranger.

Un des grands avantages que présentent encore de bonnes routes, c’est de prévenir à temps un fléau comme la famine qui se déclare de temps à autre sur certaines parties du territoire, et qui encore dernièrement a exercé des ravages considérables au préjudice de la population et au détriment des intérêts les plus vitaux de l’État. Quel moyen plus sûr d’enrayer la marche de pareils fléaux que de bonnes voies de communications, et est-il besoin d’insister encore sur le profit qu’en retireraient l’État et le pays ?

La question des desséchements des terrains marécageux rentre aussi dans la catégorie des entreprises dont l’exécution présente un grand caractère d’urgence au point de vue des intérêts généraux de l’Empire, car ces marécages, en dehors des inconvénients qu’ils présentent pour l’agriculture, sont encore dangereux pour la santé publique. A ce propos, il suffira de dire que dans les environs de Samsoun, et qui plus est, à Ismidt, c’est-à-dire dans le voisinage de la capitale même, et dans certaines autres localités, les marais et les inondations élargissent leur cercle, obligent les habitants des campagnes à abandonner leurs villages et à se retirer peu à peu sur les hauteurs ; de vastes champs fertiles et productifs restent submergés, et par conséquent inexploités ; un mal plus grand vient s’ajouter à ce que nous venons d’énumérer : la décroissance de la population, témoin tant de villes et villages abandonnés dont le voyageur contemple aujourd’hui les ruines.

Dans l’Empire ottoman, il y a aussi des fleuves qui, moyennant quelques travaux de dragage et de régularisation, peuvent devenir navigables, et qui, par des canaux pratiqués à certains points, porteraient la fertilité sur les terres environnantes ; faut-il le dire ? sous ce rapport il a été si peu fait que l’on ne retire de ces fleuves presque aucun avantage. Et cependant ces travaux ne sont-ils pas de ceux qui doivent au premier degré attirer l’attention sérieuse du gouvernement et provoquer l’adoption des mesures nécessaires, pour que l’on puisse en retirer tout le profit que l’on est en droit d’en attendre ? Le Tigre, l’Euphrate, le Djihoun (Pyramus), le Seïhoun, le Sakaris, ainsi que d’autres fleuves, parcourent des contrées dont la fertilité est universellement reconnue et fait l’objet de l’envie de tous ; quelques travaux de dragage et l’ouverture de quelques canaux assureraient l’irrigation permanente de ces contrées, et de mauvaises récoltes ne seraient plus à craindre par suite de la sécheresse, comme durant ces dernières années. En présence d’un pareil résultat à obtenir, le gouvernement impérial ne devrait-il pas se faire un devoir de procéder à l’exécution de ces travaux ?

Quant aux ports, il nous semble inutile de dire qu’ils servent de débouchés aux produits agricoles et industriels exportés à l’étranger ; ce sont aussi les points où viennent affluer les marchandises de l’extérieur ; bref, c’est là que s’effectuent ces échanges qui font la base du commerce ; le commerce maritime n’est possible que grâce aux ports ; il n’y a pas lieu de démontrer leur importance et leur utilité au point de vue de la marine militaire. Le développement du mouvement commercial ne peut être assuré que par les facilités et les garanties qu’offrent des travaux tels que ports, quais, etc. ; si sous le rapport du commerce maritime, la Turquie n’est pas encore au rang qu’elle devrait occuper en raison de la vaste étendue de ses côtes, l’on ne doit l’attribuer qu’au peu d’importance accordée aux travaux maritimes. Le port et les quais de Smyrne n’ont été construits qu’à grand’peine, et aujourd’hui encore l’exécution de ces travaux soulève certaines difficultés, nous sommes prêts à l’avouer. Mais par contre est-il possible de contester, en dehors des facilités que leur construction a procurées au commerce en général, les embellissements qu’ils ont amenés, les avantages d’un ordre tant matériel que moral qu’en retire le gouvernement impérial, et par-dessus tout le profit pécuniaire dont a bénéficié la population durant l’exécution des travaux ? N’est-ce pas un impérieux devoir, après avoir constaté ces faits, d’améliorer nos ports, d’y construire des quais, bref, de nous hâter de les mettre dans des conditions telles qu’ils puissent réellement remplir le rôle d’entrepôts universels ?

En résumé, nous ne cesserons pas de le répéter, pour que l’Empire ottoman sorte de la position difficile dans laquelle il se trouve actuellement, pour qu’il puisse s’assurer de l’avenir, pour qu’il puisse développer ses ressources, augmenter ses richesses et accroître ses revenus, pour qu’il puisse en un mot reconquérir sa puissance et son prestige, il n’y a qu’une seule voie ouverte devant nous : c’est d’entreprendre sans retard et de la façon la plus sérieuse l’exécution des travaux d’utilité publique plus haut mentionnés, et de démontrer par des résultats palpables que ce n’est plus un engouement passager qui nous guide, mais une volonté ferme et arrêtée de travailler sincèrement à la régénération du pays. Persister dans l’incurie de la routine, c’est s’exposer, ne l’oublions pas, à voir la misère publique et les difficultés financières augmenter, c’est s’exposer à se trouver sans ressources lorsqu’il faudra parer aux besoins et aux nécessités de la situation qui deviennent de jour en jour plus nombreux et plus pressants, c’est se priver, en un mot, de tout moyen de préservation en présence d’un avenir toujours incertain.

Qu’y a-t-il à faire pour arriver au but grandiose que nous nous proposons, c’est-à-dire pour l’exécution des travaux publics sur une échelle assez vaste pour assurer notre prospérité matérielle et notre influence morale ? A ce propos, je me permets de signaler à V. A. quels seraient dans mon opinion les moyens et les ressources dont nous pourrons disposer ; les observations que j’ai l’honneur de présenter plus bas sont le résultat de l’examen de la question à tous les points de vue, examen corroboré, du reste, par les renseignements fournis par le personnel technique de mon département ou recueillis ailleurs.

II
CHEMINS DE FER

Deux tracés ont été proposés entre Ismidt et Bagdad ; l’un par Ismidt, Eski-Cheir, Angora, Sivas, Malatia, Diarbekir, Mossoul et Bagdad ; l’autre par Ismidt, Eski-Cheir, Kutaïa, Konia, Adana, Alep et la rive droite de l’Euphrate jusqu’à Ambar puis Bagdad.

Le premier tracé est plus long et plus difficile que le second, et sur une grande partie de son parcours il serait exposé à être coupé en cas de troubles politiques.

Le second tracé, plus éloigné de la frontière et en communication avec la mer par Smyrne et le golfe d’Alexandrette, est protégé soit par la chaîne du Taurus, soit par le Tigre et par l’Euphrate sur la partie la plus exposée de son parcours. On sait que le Tigre est navigable en toute saison entre son embouchure et Bagdad et que de petits bateaux à vapeur ont pu remonter l’Euphrate entre Ambar et Balis. Un ancien canal que l’on peut rétablir reliait autrefois le Tigre à l’Euphrate entre Bagdad et Ambar. On peut donc établir entre l’embouchure du Tigre et Balis une ligne de petite navigation fort utile non seulement à la construction de la voie ferrée, mais encore à sa défense au cas où un ennemi chercherait à la couper.

Au moyen des embranchements indiqués sur la carte, le second tracé (ligne principale) serait mis en communication avec les principaux centres de l’Asie-Mineure, et grâce à ses points de contact avec la mer il permettrait d’écouler les produits de toute cette contrée soit par le golfe d’Alexandrette, soit par Smyrne, soit par Constantinople, suivant leur destination.

Un troisième tracé paraît indiqué d’Ismidt par Boli, Tossia, Amassia, Tokat, Sivas, Malatia, Diarbekir, Mossoul et Bagdad. La construction de cette ligne présenterait des difficultés à cause de la nature marneuse des terrains entre Boli, Tossia et Amassia. Comme ligne politique elle serait trop exposée à être coupée en cas de guerre, soit par la mer Noire, soit par l’Arménie, soit par la Perse, c’est-à-dire sur la totalité de son parcours.

Ces divers tracés peuvent d’ailleurs trouver place dans un réseau général à titre de lignes de dégagement ou d’embranchements.

Toutes ces lignes auraient à desservir des intérêts sérieux. Toutefois la ligne principale ne saurait sans de graves inconvénients s’écarter du tracé figuré sur la carte : d’Eski-Cheir, Kutaïa, Konia, Adana, Alep et la rive droite de l’Euphrate.

LIGNE PRINCIPALE

D’Ismidt à Bagdad par Eski-Cheir, Konia, Alep et Ambar. Cette ligne, à raison des difficultés variables de terrain, se subdivise en six sections comme suit :

1re Section d’Ismidt à Eski-Cheir.

Longueur 255 kil. Prix par kil. 9,132 L. T. Coût total L. T. 2,050,375.

Cette ligne remonte la vallée d’Ismidt, contourne le lac de Sabandja et pénètre dans la vallée de la Sacaria qu’elle suit jusqu’à Vézir-han. Les deux rives de la Sacaria sont coupées de petites vallées, de torrents et de gorges. Le tracé suit la rive gauche du fleuve en évitant de le traverser. De Vézir-han à Biledjik, la ligne s’engage dans les gorges de Kara-Sou, de 5 à 7 kil. de longueur et bordées de roches escarpées. Cette portion de ligne est relativement difficile, il sera nécessaire de défendre la plate-forme contre la rivière par des murs de soutènement.

Les déblais en rocher seront importants. De Biledjik à Kara-keuï, les difficultés sont beaucoup moindres. De Kara-keuï à Eski-Cheir la descente est facile.

Les déclivités du tracé varient de 0,0125 à 0,025 par mètre.

2e Section : d’Eski-Cheir à Afium Kara-Hissar par Kutaïa.

Longueur 200 kil. Prix kil. 6,960 L. T. Coût total L. T. 1,392,000.

En quittant Eski-Cheir la ligne remonterait la vallée du Poursak Tchaï jusqu’à Ermenli, Tchiflik, puis elle pénétrerait dans la vallée de Tcherkess-keuï, gagnerait le plateau du 1er Derbent, redescendrait dans la vallée du Poursak Tchaï pour la remonter jusqu’à Kutaïa, où la gare occuperait une belle position à l’est de la ville. La vallée de Poursak Tchaï est assez difficile ; en certains points la rivière est resserrée et bordée de rochers escarpés.

De Kutaïa la ligne se dirige vers le sud par la plaine, traverse le Poursak Tchaï, atteint le faîte de la chaîne, et par un passage fortement ondulé de 4 kil. de longueur avec des rampes ne dépassant pas 0,015 par mètre, pénètre dans la vallée d’Ahalar. La ligne suit le versant nord de cette vallée, de 500 mètres de largeur, descend parallèlement à elle, traverse une rivière qui la coupe près de Cioular-Keuï, et par une vallée secondaire qui va en se rétrécissant pour former une gorge rocheuse, arrive dans la vallée d’Arslan et Dowar-keuï. Cette partie du tracé exigera des courbes de 240 mètres de rayon, mais les déclivités ne dépasseront pas 0,005 à 0,0075 par mètre.

De la vallée d’Arslan-keuy on passe sans difficulté dans celle de Murallar, que l’on suit pour atteindre par un col secondaire, le plateau de Akviran. De là on descend dans la plaine des sources chaudes et de l’Akar-Sou, en contournant les marais pour atteindre enfin le plateau d’Afium Kara-Hissar. Dans toute cette partie du tracé les déclivités varient de 0,004 à 0,010 par mètre.

Les terrains que l’on rencontre sont des calcaires pénétrés d’épanchements ignés, puis des marnes, des tufs et des argiles avec des pointements de basaltes. A Afium Kara-Hissar on trouve des carrières de très beau marbre.

3e section : d’Afium Kara-Hissar à Koniah.

Longueur 280 kil. Prix kil. 6,325,73 L. T. Coût total : 1,827,000,95 L. T.

En partant d’Afium Kara-Hissar la ligne coupe la vallée de l’Akar-Sou, gagne le petit plateau légèrement accidenté de Youssouf-Han-Tchaï, coupe en écharpe toutes les vallées secondaires et dépressions qui sillonnent ce plateau jusqu’à Yuruk Yaïla. De ce point, le tracé, contournant la montagne de Bar-Dagh, contrefort du Taurus, atteint un col secondaire, puis quittant la montagne il descend dans la grande plaine de Caramanie, qu’il traverse pour atteindre Koniah, en contournant les marais.

Dans la montagne on rencontre des calcaires et des épanchements de roches ignées et dans la plaine des alluvions quaternaires.

4e section : de Koniah à Olou-Kichla.

Longueur 230 kil. Prix kil. 5,665 L. T. Coût total : L. T. 1,300,650.

De Koniah, la ligne continue à traverser la grande plaine de Caramanie parallèlement à la route postale jusqu’à Erekli, contourne au Nord l’Ak Gueul (lac Blanc), traverse une plaine fortement ondulée qui s’étend au pied du Taurus et atteint le col d’Oloukichla, col largement ouvert et peu élevé au-dessus du plateau.

Les terrains traversés sont, dans la plaine, des alluvions et des argiles, et, dans la montagne, des grès et des calcaires avec des marnes.

5e section : d’Olou-Kichla à Alep.

Longueur 350 kil. Prix kil. 10,005 L. T. Coût total : L. T. 3,501,750.

D’Olou Kichla aux gorges de Tchifté-han la vallée de formation tertiaire est large et facile. La gorge de Tchifté-han est étroite et sinueuse. De Tchifté-han à Ak-keupru la vallée a de 100 à 200 mètres de largeur, en certains points sinueuse et bordée de roches escarpées de porphyre, de quartzite ou de schiste. D’Ak-keupru à Bilemedek-Boghaz la vallée est des plus faciles, sauf en un point où la rivière serpente entre des pointes de roches calcaires de dureté moyenne.

Dans le Boghaz, la vallée assez tourmentée est tantôt bordée de pentes rapides couvertes de forêts de pin et tantôt flanquée d’escarpements gigantesques taillés à pic dans un calcaire tendre. Au delà de Boghaz, la vallée de Tchakit de 1 kil. de largeur environ est bordée de coteaux, tantôt ondulés et tantôt escarpés, laissant apparaître des tufs, des poudingues et des marnes.

La plaine d’Adana est formée d’alluvions récentes bordées de monticules tertiaires. Çà et là des îlots de même formation se font jour dans la plaine. Les seuls obstacles pour un chemin de fer sont les deux fleuves du Seïhoun et du Djeïhoun qui exigeront de grands ponts. Au delà de la plaine d’Adana vers Ayas on trouve le long de la mer des ondulations tertiaires coupées de larges dépressions où la ligne peut facilement se développer jusqu’à Payas. De Payas pour atteindre le col de Beylan, le tracé doit se développer au flanc d’un coteau rocheux et accidenté sur environ 25 kilom. de longueur pour redescendre de la même façon, après la traversée du col, dans la plaine d’Antioche. Puis le tracé peut atteindre Alep sans difficulté sérieuse.

6e section : d’Alep à Bagdad.

Longueur 915 kilom. Prix kilom. 5,263 ½ L. T. Coût total : L. T. 4,816,102,50.

En quittant Alep la ligne se développe sur la rive droite de l’Euphrate jusqu’à Ambar. Là elle traverse le fleuve pour aboutir à Bagdad. Le pays est une vaste plaine entrecoupée de mamelons. Le tracé d’un chemin de fer peut s’y développer facilement. Quelques ponts sur des affluents secondaires et un grand pont sur l’Euphrate à Ambar seront les seuls travaux un peu importants que l’on aura à exécuter.

La ligne principale d’Ismidt à Bagdad d’une longueur totale de 2,200 kil. coûterait donc environ 14,885,000. Soit en moyenne 6,766 L. T. par kil.

EMBRANCHEMENTS

1er Embranchement : d’Eski-Cheir à Angora par Pébi.

Longueur 230 kil. Prix kil. 4,787 L. T. Coût total 1,100,560.

En adoptant des déclivités de 12mm,5 par m., on peut sans mouvements de terre exceptionnels franchir une série de faîtes de second ordre, puis contournant les montagnes granitiques de Kara-Kayas près Kaïmas, et les gorges de la Sakaria supérieure on atteint, sans trop de difficultés, Sivri-Hissar.

La station de Sivri-Hissar serait établie au Nord et à 2 kil. de la ville sur un plateau qui est le point de jonction des trois grands bassins de Sivri-Hissar, Tchiftiler et Mulk-Tchaï. De Sivri-Hissar la ligne peut descendre dans la vallée avec des pentes de 0,020 par m., ou bien côtoyer les versants de la rive droite pour gagner le cours de la Sakaria près Pébi. Cette portion de la ligne n’est pas difficile, mais elle exigerait un assez grand nombre d’ouvrages d’art. A Pébi, on traverserait la Sakaria et de là par des petites vallées et des plateaux peu élevés on atteindrait Polatli et Déré-Bounar, sans que les rampes dépassent 0,0125 par m. De ce point la ligne se dirigeant sur l’Enguri-Tchaï, près Mali-Keuï, suivrait cette vallée jusqu’à Angora.

2e Embranchement : d’Afium Kara-Hissar à Alacheher.

Longueur 200 kil. Prix kil. 7,395 L. T. Coût total L. T. 1,479,000.

Cette ligne établirait une jonction entre la ligne principale et la ligne déjà construite de Smyrne à Alacheher. Il existe sur le tracé une partie assez difficile de 20 à 25 kil. de développement, c’est la montée du plateau entre Ouchak et Alacheher. Le reste du tracé est facile.

3e Embranchement : d’Ilguine à Aïdin.

Longueur 400 kil. Prix kil. 6,525 L. T. Coût total 2,610,000.

Cette ligne établirait une jonction entre la ligne principale et la ligne déjà construite entre Smyrne et Aïdin. Elle traverserait le plateau central en passant par Eguirdir et Isparta pour atteindre la vallée du Méandre, qu’elle suivrait jusqu’à Aïdin en passant par Dénizli.

4e Embranchement : de Koniah à Erzeroum.

Longueur 1,100 kil. Coût total L. T. 8,643,480.

Cette ligne, à raison des difficultés variables que présente le terrain traversé, doit être divisée en 3 sections comme suit :

1re Section : de Koniah à Kaisarieh.

Longueur : 376 kil. Prix kil. 7,395 L. T. Coût total 2,780,520.

Cet embranchement se détacherait de la ligne principale en un point situé près de Kara-Bounar, une chaîne secondaire de peu d’importance remonterait à flanc de coteau jusqu’à Ak-seraï, puis traversant le Beyaz-Sou s’étendrait au travers d’un plateau aride, accidenté et mal coordonné pour l’écoulement des eaux pour atteindre Nemchéir. De là il gagnerait Kaisarieh en passant par Urkub et Indjé-Sou.

Toute cette contrée, de formation tertiaire et quaternaire s’étendant au pied occidental du Taurus, est semée de déjections volcaniques, tufs, ponces, laves, notamment aux abords du mont Argée.

2e Section : de Kaisarieh à Sivas.

Longueur 260 kil. Prix kil. 6,525 L. T. Coût total L. T. 1,696,500.

De Kaisarieh la ligne suivrait la route postale jusqu’à Hanly sans rencontrer de difficultés. En ce point elle quitterait la route pour suivre la vallée d’Ikrouch-Sou jusqu’au Kizil-Irmak, qu’elle remonterait sans trop de difficultés jusqu’à Sivas.

3e Section : de Sivas à Erzeroum.

Longueur 464 kil. Prix kil. 8,700 L. T.

De Sivas la ligne suivrait d’abord le Kizil-Irmak, qu’elle abandonnerait ensuite pour gagner le plateau et redescendre dans la vallée jusqu’à Zara. Là elle quitterait encore la vallée en remontant au Nord sur un plateau qu’elle traverserait sur 25 kil. de longueur pour atteindre la rive gauche de la rivière de Kara-Hissar, qu’elle remonterait jusqu’au faîte de Kizil Dagh. Puis traversant le défilé de Galérès-Sou, elle descendrait dans la vallée de l’Euphrate vers Erzindjïan. De ce point en remontant la vallée on peut sans trop de difficultés atteindre Erzeroum.

4e Embranchement : d’Alep à Diarbékir et Ourfa par Biredjik.

Longueur 420 kil. Prix kil. 6,255 L. T. Coût total L. T. 2,740,500.

D’Alep la ligne remonte le Chalus jusqu’à sa source, de là elle se dirige vers l’Est en coupant en écharpe une série de petites vallées secondaires pour atteindre Biredjik. Là elle franchit l’Euphrate, puis traversant la plaine mamelonnée d’Ourfa elle atteint la grande plaine de Suverek. Au delà elle s’élève à flanc de coteau jusqu’au faîte du Karadja-Dagh, puis elle redescend dans la vallée du Tigre pour atteindre Diarbékir.

5e Embranchement : d’Ambar à Bassorah.

Longueur 600 kil. Prix kil. 4,785. L. T. Coût total L. T. 2,871,000.

Cette ligne se détache à Ambar de la ligne principale et continue à suivre la rive droite de l’Euphrate jusqu’à Bassorah et le golfe Persique. Le tracé est en plaine sur les alluvions du fleuve au pied d’un coteau mamelonné.

6e Embranchement : De Tripoli à Homs.

Longueur 100 kil. Prix kil. 8,700. L. T. Coût total L. T. 870,000.

La ligne en quittant le littoral s’élève par des vallées secondaires jusqu’au faîte du Liban, un peu déprimé en ce point, en passant par Akkar, puis elle descend dans la vallée de l’Oronte qu’elle suit jusqu’à Homs. La traversée du Liban est assez difficile.

Les divers embranchements de la ligne principale d’une longueur de 3,050 kil. coûteraient donc environ 20,435,652 L. T. Soit 6,656 L. T. par kilomètre.

LIGNES SECONDAIRES

1re Ligne secondaire : De Samsoum à Diarbékir.

Longueur totale 897 kil. Coût total L. T. 6,846,800.

Cette ligne en raison des difficultés variables que présente le terrain traversé doit être subdivisée en 3 sections, comme suit :

1re Section : de Samsoum à Sivas.

Longueur 362 kil. Prix kil. 8,700 L. T. Coût total L. T. 3,410,400.

De Samsoum on suit le Mert-Irmak que l’on remonte jusqu’au col de Kara-Dagh, puis on descend à flanc de coteau en appuyant vers le Nord pour atteindre le Tersakan-Sou que l’on remonte jusqu’à Dervent. Ce passage assez difficile franchi, on descend vers Amassia. De là, on remonte la rive droite du Yéchil-Irmak et l’on traverse ce fleuve pour gagner la vallée du Déli-Tchaï que l’on remonte jusqu’à sa source. Traversant alors le col de Tchinguel-Boghaz on regagne la vallée du Yéchil-Irmak pour suivre le fleuve jusqu’à Tokat. De ce point il faut gravir le Tchamlidel dont le passage présente de sérieuses difficultés, puis, on descend par la vallée de Cham-Sou dans celle de Kizil-Irmak pour remonter ce fleuve jusqu’à Sivas.

2e Section : de Sivas à Malatia.

Longueur 305 kil. Prix kil. 6,960 L. T. Coût total L. T. 2,122,800.

De Sivas la ligne atteint sans difficulté le col du Taurus avec une rampe de 005 par mètre, puis elle descend vers Malatia en pénétrant dans une gorge étroite qu’elle suit pendant quelques heures. La vallée s’élargit ensuite rapidement et débouche dans la grande plaine de Malatia avec des pentes de 0 m,005 par mètre.

3e section : de Malatia à Diarbékir.

Longueur 200 kil. Prix kil. 5,568 L. T. Coût total L. T. 1,331,600.

De Malatia par une plaine ondulée on peut atteindre Karpout avec une faible rampe, puis on s’élève en flanc de coteau pour atteindre le faîte de séparation des deux vallées de l’Euphrate et du Tigre vers Argana-Maaden. Ce passage présente quelques difficultés sur 20 à 30 kil. D’Argana on gagne Diarbékir, en traversant une plaine magnifique qui descend en pente douce vers cette dernière ville.

2e Ligne secondaire : d’Alep vers le Hedjaz par Homs et Damas.

Longueur 580 kil. Prix kil. 5,655 L. T. Coût total L. T. 3,279,900.

D’Alep la ligne se dirige vers le sud à travers une plaine ondulée pour atteindre la vallée de l’Oronte à Hama. Elle remonte la vallée jusqu’à Homs, longe l’Anti Liban au pied du coteau pour atteindre Damas, puis gagnant le plateau du Hauran elle pénètre dans la vallée du Jourdain, qu’elle descend jusqu’à la mer Morte. De là, elle se dirige vers le Hedjaz.

Ce tracé ne présente pas de difficultés.

1er Embranchement : sur Kelaat-el-Arch.

Longueur 150 kil. Prix kil. 5,655 L. T. Coût total L. T. 848,250.

Cet embranchement réunirait le réseau ottoman aux lignes égyptiennes. Le tracé en est facile.

2e Embranchement : sur Jérusalem et Jaffa.

La ligne déjà concédée de Jaffa à Jérusalem se prolongerait facilement et avec grand avantage vers le plateau du Hauran dont les produits très abondants trouveraient un écoulement facile vers la mer (pour mémoire).

3e Ligne secondaire : de Moudania à Kara-keuï par Brousse.

Longueur 160 kil. Prix kil. 4,350 L. T. Coût total L. T. 696,000.

Cette ligne est à peu près terminée entre Moudania et Brousse[13]. Elle est à voie étroite de 1 m. 10. De Brousse, on peut franchir avec des rampes de 0,020 par mètre la chaîne de Tymbos pour passer dans le bassin de Yéni-Cheir, atteindre Eïné-Gueul et gagner Kara-keuï en traversant la forêt d’Ahadagh, riche en bois de construction. Cette ligne traverse un pays riche en forêts, mines et productions de toute nature. La ville de Brousse, remarquable par ses eaux minérales, attire chaque année de nombreux visiteurs.

[13] Voir le chapitre VIII de la deuxième partie.

Les lignes secondaires d’une longueur de 1787 kilomètres coûteraient donc environ 11,675,200 L. T., soit en moyenne 6,500 L. T.

III
PORTS DE MER, ÉCHELLES ET ABRIS

1. PORTS DE MER

Les principaux ports de mer dont la construction pourrait être entreprise par l’industrie privée moyennant des droits à percevoir sont les suivants :

1. Trébizonde. — Brise-lame de 800 m. de longueur partant de la pointe du rocher de la quarantaine en se dirigeant vers l’Est, jusqu’à des profondeurs de 12 m.

Puis une jetée de 500 m. de longueur partant du rocher d’Elleoussa et se dirigeant perpendiculairement au brise-lame pour s’arrêter à 200 m. de lui par des profondeurs de 10 m. (projet Dussaud). La jetée servirait de quai. Fond rocheux ; mouvement du port 256,000 tonnes par an. Estimation des travaux L. T. 435,000.

2. Samsoun. — Brise-lame partant d’un point situé à proximité du Phare et dirigé vers l’Est pour abriter des vents N. N. E., par des profondeurs de 2 à 3 m. Il faut draguer le port qui est ensablé. Le mouvement actuel du port est de 310,000 tonnes par an. Estimation des travaux L. T. 261,000.

3. Sinope. — Le port de Sinope est un port naturel parfaitement abrité, il n’y aura donc à faire que des travaux de quai et des échelles pour faciliter l’embarquement et le débarquement des marchandises. Le mouvement actuel du port est de 113,000 tonnes par an. Estimation des dépenses L. T. 87,000.

4. Ymourtalik. — Brise-lame pour abriter le port contre les vents S. E. venant du col d’Alexandrie. Dragages près de la côte, murs de quai et échelles. On devra en outre plus tard rejeter dans leur ancien lit débouchant dans la mer au delà de la pointe de Karatach les eaux d’hiver du Djeïhoun pour arrêter les ensablements dans la rade d’Ymourtalik, la plus belle et la mieux abritée de toute la côte. Estimation des dépenses L. T. 130,500.

5. Beyrouth. — Prolongement de la jetée actuelle sur 5 à 600 m. de longueur par des profondeurs de 7 à 8 m. et 12 m., plus des quais et des échelles. Les dépenses peuvent être réduites à 86,956 L. T., mais le projet complet des travaux à exécuter au port de Beyrouth, présenté en 1872, s’élevait à L. T. 261,000.

6. Jaffa. — Brise-lame de un kilomètre par des profondeurs de 9 à 10 m. Jetée sur les brisants. Échelle à claire voie au Nord dans le prolongement de la gare du chemin de fer (aujourd’hui concédé). Estimation des dépenses L. T. 174,000.

2. ÉCHELLES ET ABRIS

1. Rizeli. — Brise-lame de 609 m. se dirigeant vers le N. E. pour abriter des vents du N. O. jusqu’à des profondeurs de 12 m. L’abri ainsi formé aurait environ 30 hectares et des fonds de 8 à 10 mètres. Le rivage n’étant pas abordable il faudrait établir une échelle ou un quai contre la jetée.

2. Tiréboli. — Améliorer l’abri formé par les brisants en les surmontant d’une jetée sur 2 à 300 m. de longueur L. T. 43,500.

3. Kerassunde. — Jetée au large du N. E. au S. O. en utilisant les hauts fonds rocheux et une ancienne jetée. Feu de port sur un rocher à ½ mille au large. Le mouvement actuel du port est de 28,000 T. par an. Estimation des dépenses L. T. 87,000.

4. Ordou. — (Vona) Jetée de 500 m. environ dans la direction O. E. Plus un quai ou une échelle, L. T. 43,500,26.

5. Ounié. — Jetée partant de la pointe St-Nicolas (Tach-Koula-Bournou) et dirigée vers l’Est, échelle ou quai. Dragages L. T. 87,000.

6. Termé. — Quais et échelles dans le Termé-Sou, près de son embouchure. L. T. 21,750.

7. Inéboli. — Jetée à la pointe Est, échelles ou quais, mouvement du port 295,000 T. par an. Estimation des dépenses L. T. 87,000.

8. Bartine. — Quais et échelles à l’embouchure de la rivière, mouvement du port 25,000 T. Estimation des dépenses L. T. 21,750.

9. Moudania. — Jetée avec quais et échelles ; mouvement du port 15,000 T. par an. Estimation des dépenses 65,250 L. T.

10. Panderma. — Prolonger la jetée actuelle et établir une échelle pour les bateaux à vapeur (la demande de concession est faite). Estimation des dépenses 21,750 L. T.

11. — Mersine. — Un brise-lame serait nécessaire pour abriter les échelles actuelles contre les vents S. S. E. de la haute mer. Le mouvement actuel du port est de 110,000 T. par an. Estimation de la dépense L. T. 65,250.

12. Karatache. — Améliorer le couvert des brisants par une jetée et établir une échelle. Le mouvement actuel du port est de 18,000 tonnes par an. Estimation des dépenses L. T. 42,500,26.

13. Alexandrette. — Amélioration des jetées, quais et échelles, mouvement du port 130,000 T. Estimation des dépenses L. T. 87,000.

14. Tripoli de Syrie. — Jetée sur les brisants, quais et échelles, mouvement du port 97,000 T. Estimation des dépenses L. T. 65,250.

Dépenses totales pour abris et échelles L. T. 2,262,000.

IV
DESSÉCHEMENTS ET IRRIGATIONS

1. DESSÉCHEMENTS

1. Terrains situés au bord de la mer.

Tous les terrains bas situés le long de la mer sont en général bordés le long de la plage par une dune de sable dont la hauteur atteint de 4 à 5 m. Cette dune arrête les eaux pluviales et celles des petits cours d’eau. Les rivières et cours d’eau un peu importants peuvent seuls lutter contre la barre et écouler leurs eaux librement dans la mer.

Le desséchement proprement dit des terrains marécageux situés à proximité de la mer consisterait à creuser des canaux réunissant entre eux tous les bas-fonds envahis par les eaux pour les faire déboucher dans les cours d’eau les plus voisins à proximité de leur embouchure.

Pour compléter ces travaux on devrait en outre endiguer les cours d’eau qui tendent à déborder et à envahir les bas fonds de la plaine. Il conviendrait également de détourner au moyen de canaux les eaux pluviales qui se réunissent au pied des coteaux voisins ainsi que celles des petits ruisseaux, pour rejeter toutes ces eaux dans les cours d’eau principaux les plus voisins. Ces travaux en général faciles et peu dispendieux ne dépasseraient pas en moyenne 10 L. T. par hectare de terrain desséché.

Les marais que l’on peut ainsi dessécher sont :

 
deunums.
1. Marais de Tarsous et Adana
600,000
2.   »  de Sis, Payas, Alexandrette
495,000
3.   »  de Mersine à Selefkié
165,000
4.   »  du golfe d’Adalia
660,000
5.   »  des côtes des vilayets d’Aïdin et de Brousse
770,000
6.   »  de Samsoun, du Yéchil et du Kizil Irmak
550,000
 
3,300,000

Soit à 4 piastres par deunum L. T. 132,000.

2. Terrains situés près des lacs ou à proximité des grands cours d’eau.

Pour garantir des inondations périodiques les terrains situés à proximité des lacs, il faut endiguer ces lacs à la limite des basses eaux et faire remonter les digues le long des cours d’eau qui se jettent dans les lacs jusqu’au point où ils ne sauraient plus déborder dans la plaine.

Les terrains ainsi protégés doivent être sillonnés de canaux de desséchement que l’on fait déboucher soit dans les lacs, soit dans les cours d’eau à travers les digues au moyen de buses à clapets.

On aura soin en outre, comme il est dit plus haut, de dériver les eaux des coteaux voisins dans les cours d’eau les plus proches.

Les marais que l’on peut ainsi dessécher sont ceux des lacs de Sabandja, d’Isnik, d’Apollonia, de Mouhalidj dans le vilayet de Brousse, et ceux des lacs de Koniah, d’Akcheher, de Kotch-hissar, d’Eregli, de Bey-Cheher, d’Eguerdi, de Bourdour, etc. etc., sur le plateau central.

Les premiers occupent environ
660,000
deunums.
Et les seconds
880,000
  »
 
1,540,000
 

les desséchements coûteraient à 4 piastres par deunum L. T. 61,600.

3. Marais de la Syrie. Des marais existent sur le bord de la mer dans presque toute la Syrie, on en voit aussi près du lac d’Antioche, sur le cours de l’Oronte, près de Damas et sur les rives du Jourdain.

Les travaux de desséchement à exécuter sont analogues à ceux qui sont indiqués plus haut.

La surface à dessécher étant d’environ 660,000 deunums, la dépense peut être évaluée à L. T. 26,400.

4. Marais de la Mésopotamie. — Les digues qui anciennement protégeaient la Mésopotamie contre les inondations du Tigre et de l’Euphrate ont été surmontées et en partie détruites par une crue exceptionnelle survenue l’an 7 de l’Hégire. Tout le pays fut alors inondé et la basse plaine se transforma en marais.

Depuis cette époque, les dégradations des digues et des canaux n’ont fait qu’augmenter et chaque crue d’hiver alimente et propage les marais.

Il s’agit donc de réparer les anciennes digues et de curer les anciens canaux d’asséchement en construisant de nouvelles écluses pour assurer le desséchement de tous ces marécages.

La surface occupée par les marais étant d’environ 11,000,000 de deunums à 4 piastres par deunum, le desséchement coûterait L. T. 44,000.

Dépense totale des desséchements L. T. 660,000.

2. IRRIGATIONS

1o Irrigation en Asie-Mineure.

Tous les terrains situés sur les côtes de l’Asie-Mineure sont faciles à irriguer. Les cours d’eau qui descendent des montagnes qui bordent le haut plateau, sont rapprochés l’un de l’autre et en général ils ne tarissent jamais. Ces cours d’eau sont faciles à barrer et à dériver à leur entrée dans la plaine. Il est également facile de développer les canaux d’irrigation à travers les grandes plaines d’alluvions dont la pente vers la mer est toujours très sensible.

En hiver, les eaux qui descendent de la montagne sont chargées de détritus et on peut les utiliser pour le colmatage des parties basses et marécageuses.

Sur le plateau central, aux abords des grands lacs, des circonstances analogues se présentent, et l’on peut aussi dans cette région faire profiter les grandes plaines qui entourent ces lacs du bénéfice des irrigations et du colmatage.

Les plaines que l’on peut le plus facilement irriguer sont les suivantes :

  deunums.
1o la plaine de Sis
1,100,000
2o  id  d’Adana
2,200,000
3o  id  de Mersine à Selefkié
1,100,000
4o  id  du golfe d’Adalia
2,200,000
5o la plaine du vilayet d’Aïdin
2,200,000
6o  id   id  de Brousse
2,200,000
7o  id   id  de Samsoun
2,200,000
8o  id autour des lacs du plateau
2,090,000
Les travaux d’irrigation sur ces
1,200,000
peuvent être exécutés à raison de 32 paras par deunum, soit L. T. 104,347.

2o Irrigations en Syrie.

Le long de la mer les irrigations ne peuvent en général se faire que pendant l’hiver, presque tous les cours d’eau qui descendent de la montagne tarissant en été. Mais à l’intérieur et sur les cours d’eau permanents tels que l’Oronte et le Jourdain, les irrigations d’été peuvent être appliquées comme en Asie-Mineure.

Les plaines à irriguer comptent environ 3,300,000 deunums ; à 32 paras le deunum les travaux à exécuter coûteraient L. T. 26,086.

3o Irrigations en Mésopotamie.

Il serait facile de rétablir les anciens canaux d’arrosage qui jadis sillonnaient la Mésopotamie, une fois les digues du Tigre et de l’Euphrate rétablies.

Ces canaux existent encore en partie et il suffit de les compléter, d’y construire des écluses et des vannes de distribution et de faire les aménagements secondaires que comporte une répartition régulière des eaux sur un pays aussi vaste pour rendre à la Mésopotamie sa fertilité première. La surface des plaines à irriguer n’est pas inférieure à 82,000,000 de deunums ; à 32 paras par deunum les travaux coûteraient L. T. 660,000.

V. Épis en rivière et endiguements pour améliorer la navigation.

Les principales rivières du versant de la mer Noire et quelques-unes de celles qui se jettent dans la Méditerranée deviendraient navigables dans la partie basse de leurs cours. On peut citer entre autres :

Le Seïhoun et le Djeïhoun (province d’Adana). La Sakkaria, le Yechil et le Kizil-Irmak, sans compter le Tigre et l’Euphrate qui se jettent dans le golfe Persique et que l’on peut rendre navigables sur une grande étendue de leur parcours.

Il suffira en général de couper la barre qui obstrue l’entrée des rivières en resserrant leur embouchure au moyen de jetées ou d’estacades et à l’intérieur de réduire la largeur du cours d’eau au moyen de digues submersibles là où le tirant d’eau fait défaut. Souvent des épis suffiront pour concentrer les eaux dans le thalweg. On peut estimer que les travaux les plus urgents à exécuter pour rendre les principaux de ces cours d’eau navigables ne dépasseraient pas plus de L. T. 435,000.

OBSERVATIONS GÉNÉRALES

Il est presque certain que le produit des droits de péage et de transport à percevoir des voyageurs et marchandises circulant tant sur les routes ordinaires que sur les voies ferrées à construire suffiront à couvrir les dépenses de construction, d’entretien et d’exploitation de ces ouvrages.

Ainsi donc si le gouvernement, en dehors du concours moral qu’il est dans son intérêt de prêter aux entreprises d’utilité publique, accordait le droit de percevoir un tarif suffisamment rémunérateur pour couvrir les sommes dépensées réellement pour la construction des chaussées et des chemins de fer, ainsi que certaines facilités telles que le droit de posséder et d’exploiter, conformément à la loi sur la propriété, tous les marais à dessécher situés à proximité des ouvrages, de construire des ports et des quais sur les points du littoral avoisinant les travaux primitifs et de percevoir des droits de port et de quai ; en conséquence, d’importer de l’étranger, en franchise de douane, tous les objets nécessaires aux travaux, et ce, en conformité du cahier des charges sanctionné par ordonnance impériale, d’exploiter, selon les règlements régissant la matière, les mines qui seraient situées sur le tracé de la route ou de la ligne à construire, de couper gratuitement dans les forêts de l’État tous les bois nécessaires au premier établissement des travaux, à la condition de se conformer au règlement des forêts ; il est évident que des capitalistes puissants et sérieux se présenteraient pour l’exécution desdits travaux.

Les droits de port, de quai et d’échelle suffiraient, nous en sommes plus que sûrs, pour indemniser en général les capitalistes des dépenses qu’ils auront à faire pour ces diverses constructions. Quant aux routes et chemins de fer, plus leur réseau s’étendra, plus naturellement la production du pays et par conséquent le transport par voie ferrée et la circulation sur les routes augmenteront ; en outre, la richesse du pays et les facilités d’échange que, par la position du pays, ces travaux développeront, seront un moyen sûr d’augmenter les relations commerciales et autres avec l’Europe, l’Asie et les autres parties du monde ; ces diverses considérations convaincront les entrepreneurs de ces travaux de la possibilité de récupérer les dépenses qu’ils auront à supporter ainsi que les bénéfices qu’ils sont en droit d’attendre.

Pour en venir aux desséchements de marais, les travaux seront toujours compensés, soit par la concession conformément à la loi sur la propriété des terrains submergés appartenant à l’État, soit par la contribution des propriétaires qui profiteraient du desséchement et de l’assainissement de leurs propriétés, soit encore par l’abandon, de la part des propriétaires qui ne voudraient pas se soumettre à cette contribution, d’une partie de leurs terres à l’entrepreneur des travaux de desséchement ; ces avantages ne sont-ils pas de nature à indemniser largement les entrepreneurs des dépenses qu’ils auront à leur charge ?

Les dépenses à faire pour les irrigations pourront être couvertes par la perception de droits d’arrosage sur les terrains appartenant à des particuliers.

Tous les travaux détaillés ci-dessus peuvent donc être exécutés sans imposer au Trésor de l’État aucune subvention pécuniaire ni garantie d’intérêts, mais seulement moyennant, comme il a été dit plus haut, la concession de certains droits et de certaines facilités.

Rapport du Ministre des travaux publics
— Novembre 1880.

II
ANALYSE DES EAUX THERMALES DE BROUSSE

… La localité la plus connue et la plus célèbre sous le rapport des eaux thermales en Asie-Mineure est sans contredit la ville de Brousse.

Au pied oriental d’un des contreforts de l’Olympe, dont la hauteur, selon M. Texier, est de 1,930 mètres, on voit échelonnées sur une ligne dirigée du nord-est au sud-ouest toute une rangée de sources chaudes, dont l’altitude est à peu près celle de la ville de Brousse, que M. Texier a déterminée à 305 mètres.

Parmi ces sources les principales sont celles de :

1o Eski Kaplidja ayant une température de 36° Réaumur (44° centigrades) ;

2o Tchekirgué, 36° (44°) ;

3o Kara-Moustafa ;

4o Bouyouk Kukurtlu, 65° (90°) ;

5o Yeni Kaplidja, 66° (92°).

M. le docteur Noé, pharmacien prussien, employé depuis longtemps au service de la Porte, s’est occupé de l’examen chimique et thermomatique de plusieurs de ces sources ; les nos 2, 3, 4 et 5 ont été consignés dans l’ouvrage médical que M. Rigler a publié sur l’état sanitaire de Constantinople et des provinces ottomanes. Il résulte de ces observations que toutes les sources susmentionnées renferment de la soude et sont par conséquent alcalines ; que, dans toutes, à l’exception de la source de Yeni Kaplidja, les sulfates et les carbonates prédominent ; et qu’enfin toutes contiennent l’acide carbonique libre, quoique en très petite quantité.

Ce qui les distingue particulièrement entre elles ce sont d’abord les proportions très variables entre les sulfates et les carbonates, et ensuite la différence des bases qui figurent dans ces sels ; ces bases n’étant dans toutes les sources susmentionnées que la soude, l’alumine, la chaux et la magnésie, elles s’y présentent dans des proportions très différentes sous la forme soit de sulfates, soit de carbonates, ainsi qu’on le voit dans le tableau suivant, dont les chiffres y représentent les fractions d’un gramme telles qu’elles résultent de l’analyse de 10,000 grammes d’eau :

 
SOURCE DE
 
Tchekirgué
Kara-Moustafa
Bouyouk-Kukurtlu
Yeni-Kaplidja
Carbonates
14,291
4,454
1,880
4,073
Bicarbonate de chaux
12,890
2,621
1,880
3,352
Bicarbonate de soude
00,521
»   »
»   »
0,721
Sulfates
01,249
2,314
5,178
4,807
Sulfate de soude
00,020
»   »
0,453
2,395
Sulfate d’alumine
00,206
»   »
»   »
0,918
Sulfate de chaux
00,001
1,833
2,375
»   »
Sulfate de magnésie
01,022
0,481
2,350
1,494
Hyperchlorate de soude
00,016
0,166
»   »
9,945

On voit que malgré le peu de variété dans les substances que contiennent ces sources, elles offrent de très notables différences dans les combinaisons et les proportions de ces substances ; la source de Yeni Kaplidja se distingue surtout par sa nature décidément alcaline, qui se traduit par un goût salé très prononcé, tandis que la plupart des autres sources ont un goût plutôt acidulé et qui, après son refroidissement, est parfaitement potable.

Nous ne possédons sur les sources thermales de Brousse aucun renseignement qui se rapporte à une époque antérieure à l’ère chrétienne. Ainsi la visite de l’empereur Constantin aux eaux de cette ville est peut-être le fait le plus ancien à l’occasion duquel ces thermes aient été mentionnés. M. Daubigny cite un curieux passage de Paulus Silentiarius, dignitaire de la cour de Justinien, qui, dans un poème écrit en un grec un peu barbare, parle des eaux thermales de Pithya, en Bithynie, qui évidemment est la ville de Brousse d’aujourd’hui. Il s’étend sur les propriétés curatives de ces eaux, et, après avoir discuté d’une manière assez rationnelle la question de l’origine des sources chaudes en général, il s’écrie avec enthousiasme, « ce fut ainsi que ce fluide embrasé et pétillant se fit jour pour le salut du genre humain, auquel il sert d’Hippocrate inanimé et de Galien sans science ».

A ce témoignage de Paul nous pouvons en ajouter plusieurs autres non moins remarquables. Déjà Procope, qui écrivait au VIe siècle sous le règne de Justinien, nous fournit un passage très intéressant sur les eaux de Brousse : « Chez les Bithyniens, dit-il, dans une ville nommée Pithya, on voit jaillir des eaux chaudes. Justinien y déploya une magnificence digne d’un empereur. Il y fit élever un nouveau palais et construire des bains publics dans l’enceinte desquels les sources chaudes se trouvèrent renfermées. En conduisant jusque dans ces lieux des eaux douces et fraîches qui se trouvent à une grande distance, il tempéra la chaleur incommode qui y régnait auparavant. »

Théophanes nous apprend qu’en l’année 525 l’impératrice Théodora alla prendre les eaux chaudes de Pithya accompagnée d’une suite de 4,000 individus attachés à sa personne.

Il paraît qu’après Justinien les eaux de Brousse continuèrent à jouir d’une grande renommée auprès de la cour de Byzance, car Cédyene dit positivement que l’impératrice Irène et son fils allèrent prendre les eaux à Brousse « Προὐση θερμἠσαι ».

P. de Tchihatcheff. — Asie-Mineure (1re partie : Géographie physique comparée, ch. VII.)

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
PRÉFACE
PREMIÈRE PARTIE
LE PAYS. — LES MŒURS. — LES HABITANTS.
Chapitre I. LA VILLE DE BROUSSE.  
Le vilayet de Hudavendighiar. Brousse, l’ancienne capitale. La ville sainte. La route de Moudania. Les rues de Brousse. L’activité commerciale. Le khan. Le bazar. Le tcharchi. Nonchalance et misère. Les amusements. Les semaines des trois dimanches. Le kief. Les jardins de Set Bachi. Le théâtre de Brousse. Molière et Shakespeare en Asie-Mineure. S. A. Ahmed Vefik Pacha. La promenade d’Adjemler. La colonie européenne. Les communautés chrétiennes et la tolérance religieuse. Les mosquées, les turbès, les fondations pieuses
Chapitre II. LES EAUX THERMALES.  
Les bains de Brousse. Une future station balnéaire. Yeni et Eski Kaploudja. Kara Moustapha. Le village de Tchekirglé
Chapitre III. MOUDANIA.  
Un campement sur le golfe de Ghemlek. Le grec moderne. Arnaout Keuy. La saison des bains de mer. Les soirées. Les maisons. Les Grecques et les Arméniennes. Une source sainte
Chapitre IV. LA JUSTICE ET LES JUGES.  
I. Les tribunaux turcs. Le konak du gouverneur. Les cafés. Les faux témoins. La salle des pas perdus. Une audience au tribunal mixte. Les procès sans fin. Doléances d’un Français
II. Portraits de magistrats.
III. Chez le juge d’instruction.
IV. L’élément chrétien dans les conseils provinciaux.
Chapitre V. DANS LA MONTAGNE.  
I. Les paysans. Une chasse a l’ours. Mon ami sir Edwin. Un ours à tuer. En route pour la montagne. L’arrivée au village. La chambre d’hospitalité. Le mouktar. Pendant le café. De grands enfants. Histoire de bottes. Les médecins malgré eux. Le repos. Les puces et autre vermine. Idée originale d’un muletier. Les fusils à treize francs. Dans la forêt. Les rabatteurs. L’ours invisible. Le retour en ville. Les chacals
II. L’ascension du mont olympe. L’excursion à faire. L’Olympe vierge. Le kiosque impérial. Les lits d’anciens torrents. La forêt. Le premier plateau. Le deuxième plateau. Une oasis dans un désert de pierres. Le troisième plateau. La montée à pied. Le panorama
III. Histoires de bandits. Un conte des Mille et une nuits. Les Grandes Compagnies. La bande de Salonique. Le chef hellène Ghika. La bande hellène de Ghemlek. Le brigand Koko. La bande de Janina. Les brigands d’Aïdin. Le farouche Emin. Une bataille rangée dans le district de Caterine. Histoire du bandit Catchégani. Histoire du bandit Pistchi Osman
Chapitre VI. LE SOLDAT TURC.
Chapitre VII. LES INCENDIES.  
Au feu ! Fréquence des incendies. Indifférence des habitants. Les coffres turcs. Simplification du déménagement. Les pompiers du comte Edmond Schekenyi. Les toulombadji. Les incendies en Asie. Le feu hygiénique. Les communautés et leurs pompes. Un incendie à Brousse. Comment on sonne le tocsin. Les cafés. Où un pacha administre à ses sujets une volée de coups de bâton. Tentative de révolte des prisonniers
Chapitre VIII. LES SŒURS DE CHARITÉ.  
La clientèle catholique en Orient. Actes blâmables et complaisances coupables. Retour à la politique traditionnelle. Les sœurs de Charité à Brousse. Création d’un petit hôpital français
Chapitre IX. EN ROUTE. UN ACCIDENT.  
Le départ. Les zaptiés d’escorte. Histoire de voleurs. A travers la plaine. Les gendarmes cafetiers. L’heure du déjeuner. Un accident. Sous un platane. A mes amis de Paris. Sous la tente. Le brancard. Les enchères. Une dangereuse méprise. Un médecin d’ambassade
Chapitre X. LA SAGESSE TURQUE EN ASIE.  
Proverbes
DEUXIÈME PARTIE
LES PRODUCTIONS. — L’INDUSTRIE. — LE COMMERCE.
Chapitre I. LES VINS DE BROUSSE.  
I. La récolte des raisins
II. La fabrication des vins
III. Les vignes dans l’intérieur
Chapitre II. L’INDUSTRIE DE LA SOIE.  
I. Les centres de production
II. Les procédés de fabrication
III. Les muriers, les graines, les magnaneries, le système Pasteur
IV. La récolte séricicole de 1880-81
V. Avantages que présenterait la création à Brousse d’une condition des soies
Chapitre III. LES TAPIS DE SMYRNE.  
I. Procédés de fabrication
II. Maisons de Ouchak. Prix moyens. Le commerce général. Les dessins
III. Les tapis de Gheurdès et de Koula
Chapitre IV. LES MINES D’ÉCUME DE MER DE ESKI-CHEIR.  
Les puits d’extraction. Les mineurs. Un consul persan en tournée. Les blocs bruts. Le séchage. Le triage. L’emballage. Prix de vente. Impôts et redevances. Tracasseries administratives
Chapitre V. L’AGRICULTURE.  
I. La situation des agriculteurs et le crédit agricole
II. La production des céréales
III. Le bétail
Chapitre VI. LA MINOTERIE.  
I. Les moulins à Brousse
II. Les blés et les farines
III. Les moulins turcs de l’intérieur
Chapitre VII. LES FORÊTS DU HUDAVENDIGHIAR.  
I. Difficultés d’exploitation
II. Tableau des forêts des sandjaks de Brousse, de Karassi, de Kara-hissar, de kutahia
Chapitre VIII. LES VOIES DE COMMUNICATIONS.  
I. Les Routes
II. Les Rivières
III. Le chemin de fer de Moudania à Brousse
IV. La poste dans l’intérieur
Chapitre IX. PRINCIPALES PRODUCTIONS. MINES. INDUSTRIES.  
I. L’opium, les olives, le coton
II. Les mines
III. Industries diverses
Chapitre X. TABLEAU DES PRIX MOYENS DES MARCHANDISES à l’importation et à l’exportation dans le vilayet de Hudavendighiar
ANNEXES
RAPPORT de S. E. Hassan-Fehmi Pacha sur les travaux publics nécessaires à entreprendre en Turquie d’Asie
ANALYSE des Eaux thermales de Brousse

Tours. — Imp. E. Mazereau.

Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHEQUE-CHARPENTIER
13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, PARIS
à 3 fr. 50 le volume

P. LANFREY

Histoire de Napoléon Ier (Les tomes I à V sont en vente).

JURIEN DE LA GRAVIÈRE

Guerres maritimes, sous la République et l’Empire, avec les plans des batailles navales du cap Saint-Vincent, d’Aboukir, de Copenhague, de Trafalgar et une carte du Sund. 6e édition 2 vol.

ALFRED MICHIELS

Histoire secrète du gouvernement Autrichien 1 vol.

L’invasion prussienne en 1792 et ses conséquences 1 vol.

THÉOPHILE LAVALLÉE

Histoire des Français, depuis le temps des Gaulois jusqu’à nos jours. 20e édition, développée de 1814 à 1848 et continuée sur le même plan, jusqu’en 1874, par M. Frédérick Lock 6 vol.

Tome I. — Les Gaulois. — Les Francs. — Les Français jusqu’en 1328.

Tome II. — Les Valois (1328-1589).

Tome III. — Les Bourbons (1589-1789).

Tome IV. — Révolution. — Empire (1789-1814).

Tome V. — Restauration. — Monarchie constitutionnelle (1814-1848).

Tome VI. — Deuxième République. — Second Empire. — Troisième République (1848-1874).

Géographie physique, historique et militaire, ouvrage adopté pour l’École militaire de Saint-Cyr. Nouvelle édition, entièrement refondue, corrigée et augmentée, par. M. P. Martine, agrégé d’histoire, ancien élève de l’École normale supérieure, ancien professeur de l’Université 1 vol.

E. MASSERAS

Un essai d’empire au Mexique 1 vol.

CHARLES NODIER

Souvenirs de la Révolution et de l’Empire 2 vol.

JEAN WALLON

Le Clergé de quatre-vingt-neuf 1 vol.

Paris. — Imp. E. Capiomont et V. Renault, rue des Poitevins, 6.