The Project Gutenberg eBook of Les rubis du calice

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Title: Les rubis du calice

Author: Adolphe Retté

Release date: April 7, 2024 [eBook #73348]

Language: French

Original publication: Paris: Albert Messein

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUBIS DU CALICE ***

ADOLPHE RETTÉ

LES
RUBIS DU CALICE

PARIS
ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR
19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

1924

Librairie A. MESSEIN, 19, Quai Saint-Michel, PARIS

DU MÊME AUTEUR

POÉSIES (1897-1904) : Campagne première, Lumières tranquilles, Poèmes de la forêt (Messein).
5 fr. 75
Une belle dame passa (Messein). 1 volume in-12.
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Le Symbolisme (anecdotes et souvenirs) 1903 (Messein). 1 volume in-12.
6 fr. 75

ŒUVRES CATHOLIQUES

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE :
10 exemplaires sur vergé d’Arches
numérotés 1 à 10

No

TABLE DES MATIÈRES

Au lecteur
Chapitres
I.
Au bas de la montagne
— 
II.
Images du Confiteor
— 
III.
Sur une épître de saint Paul
— 
IV.
Un souvenir
— 
V.
En marge de l’Évangile
— 
VI.
Le Credo est une étoile
— 
VII.
Solidarité sainte
— 
VIII.
A la veille de souffrir
— 
IX.
Abel, le Patriarche et l’Ange
— 
X.
Avec les morts
— 
XI.
Pater noster
— 
XII.
Le royaume de la Paix
— 
XIII.
Miserere nobis

AU LECTEUR

Argentum et aurum non est mihi. Quod autem habeo hoc tibi do.

Actes des Apôtres III.

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Vous connaissez tout cela — tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Mais ce que j’ai, mon Dieu, je vous le donne.

Verlaine : Sagesse.

Lecteur, si tu ne vas à la messe que pour réciter, d’un esprit distrait et d’une lèvre machinale, les prières liturgiques ou pour obéir à la coutume, ferme ce livre : il n’a pas été entrepris à ton intention. Mais si la messe constitue pour toi l’action capitale de la journée, celle qui, autant que le permet la faiblesse de la nature humaine, rayonnera sur tes pensées jusqu’à l’heure du sommeil, feuillette ces pages. Peut-être y trouveras-tu quelques sarments qui alimenteront dans ton âme le foyer où s’entretient ton amour de Dieu. La plupart me furent donnés pendant les retraites fréquentes que je fais en une Trappe où il a plu à Celui que les hommes de ce siècle remettent sans cesse en croix de me laisser entendre les battements de son Cœur dans la solitude, dans le silence et dans l’oraison contemplative.

Permets que je te parle un peu de ce monastère.

Il s’appelle l’abbaye de Notre-Dame-d’Acey. La flèche svelte de son clocher le désigne au fond d’une grande plaine que limitent les premières pentes du Jura. Une rivière aux courbes multiples la traverse. Des prairies plantureuses alternent avec des vignobles et d’épais bois de chênes dont les frondaisons sévères s’emplissent d’ombre dorée au crépuscule. Ici règne une paix sanctifiée où s’efface le souvenir de villes vainement tumultueuses.

Fondée en 1138, sous Bernard III, comte de Bourgogne, qui lui donna des terres, l’abbaye connut, tour à tour, la prospérité et la décadence jusqu’à la Révolution qui chassa les moines, déroba leurs biens, ruina, en grande partie, l’église et les bâtiments conventuels. La communauté se reconstitua en 1872. L’église, relevant d’un style de transition romano-gothique, avait été achevée vers 1250. Elle fut restaurée, avec goût, discrétion et science, dans les premières années du XXe siècle. Les religieux qui occupent cette abbaye sont des Cisterciens de la Stricte Observance. Cela veut dire qu’ils pratiquent la réparation pour les folies du monde, le culte intense de la Vierge, la conformité à Jésus portant le fardeau de nos fautes — la règle pénitente que conçut le grand réformateur qui eut nom Saint Bernard.

Durant mes retraites, j’aime à suivre au moins une partie de l’office de nuit dans la stalle qu’on m’a permis d’occuper à gauche du transept, près de la porte qui donne sur l’entrée de la sacristie. J’arrive vers trois heures et demie du matin. En été, le jour point déjà. Mais en d’autres saisons, d’aube plus lente à naître, une vaste obscurité, propice au recueillement, descend de la voûte, noie les ogives et ne laisse soupçonner qu’à peine la blanche élancée vers le ciel des piliers. Clarté unique, la petite lampe, jamais éteinte, qui veille devant le tabernacle où Jésus repose, scintille faiblement à travers toute cette ombre et permet, par instants, de deviner un peu les ors éteints du Maître-Autel.

Dans le chœur invisible, les moines psalmodient Laudes. Voici qu’ils invitent la création entière à louer le Seigneur : les Anges et les Saints, le soleil et la lune, les étoiles, les abîmes des cieux, les nuages errants « parce que le Seigneur a établi des lois qui ne seront point violées ». Qu’ils louent de même le feu, l’eau, les souffles impétueux qui exécutent ses volontés. Qu’ils proclament son empire sur les puissants de la terre et les pauvres, les enfants et les vieillards, les jeunes gens et les jeunes filles « parce qu’il n’y a que Lui dont le nom soit au-dessus de toutes choses ».

Quel sublime prélude aux travaux, aux peines et aux prières du jour qui commence cet appel à la fois impérieux et suppliant à l’univers pour qu’il épanouisse, le cantique de sa gratitude jusqu’au pied du trône de Dieu !…

Bien souvent, j’ai entendu ce psaume, bien souvent, j’ai uni ma voix à celle des religieux qui le profèrent avec une telle ampleur d’allégresse. Toujours, il me semble être emporté par un fleuve de flammes adorantes vers les hauteurs ineffables où resplendit la Lumière incréée.

Laudes terminées, les messes particulières commencent tout de suite aux autels latéraux. Mêlé aux convers et aux frères de chœur qui n’ont pas encore reçu la prêtrise, je suis l’une d’elles. Et c’est alors, avant et après la communion quotidienne, dans le ruissellement du Sang divin sur l’autel, que me furent octroyées les oraisons et les méditations dont j’essaierai de te transmettre le souvenir. Fortifié par le Pain de Vie, je vais ensuite les développer au-dehors.

Au chevet de l’église, un sentier longe le cimetière où, sous d’humbles croix de bois noir, les ossements des moines défunts attendent la Résurrection. Une clôture d’ifs serrés l’enferme. Un haut Crucifix étend ses bras miséricordieux sur les tombes. Le chemin, bordé de groseilliers et de cassis, traverse une prairie que jalonnent des pommiers et aboutit à un bosquet d’ormeaux où s’élève une statue de Notre-Dame des Sept-Douleurs.

Le ciel, à l’orient, s’éclaire d’une bande de feu vermeil ; une brume diaphane s’évapore des gramens qu’imprègne la rosée. Parfois des pinsons se mettent à gazouiller puis se taisent tout-à-coup, comme intimidés d’avoir rompu le grand silence. Le bruit lointain d’un barrage sur la rivière se mêle au murmure presque imperceptible des arbres encore assoupis. Tout est calme ; tout est pur ; on dirait que les choses se sont revêtues de candeur et d’innocence baptismale.

Je vais et je reviens de la Vierge au Crucifix ; la certitude et la paix de ceux qui dorment sous la terre, là tout près, m’accompagnent ; il me semble que leurs âmes auxiliatrices flottent autour de moi.

Les pensées que la messe et l’action de grâces déposèrent en moi germent maintenant, montent, se multiplient en une floraison d’une incomparable splendeur… Ah ! si je pouvais te les rendre aussi belles que je les ai vues à leur naissance !…

Lecteur, j’essaierai, du moins, d’imiter l’éclat de ces roses rouges dans les pages suivantes. Mais, lapidaire des plus gauches, à cause de la multitude de mes fautes, j’ai peur de ne réussir à tailler que des rubis d’une qualité fort inférieure. Ces pierres imparfaites seront cependant les symboles de l’amour que mon Jésus daigne, parfois, m’inspirer pour ses souffrances et pour sa gloire. J’en incrusterai donc le calice que je ne cesse de lui offrir afin qu’il prenne en pitié la grande misère de mon âme.

Si, malgré mon insuffisance, je réussis à te suggérer l’envie de suivre Jésus, en portant ta croix, dans la voie douloureuse, ce petit livre ne sera pas tout-à-fait mal-venu. Car suivre Jésus, cela seul donne un sens surnaturel à notre vie transitoire.

I
Au bas de la montagne

Trop souvent j’ai oublié qu’une seule chose est nécessaire. Jésus était là qui m’invitait à le contempler, à me tenir à ses pieds, simple comme un enfant, uniquement occupé de sa Sainte Face, attentif au regard dont Il m’illuminait l’âme. Mais moi, croyant le mieux servir si je m’agitais autour de lui, j’ai substitué ma volonté à la sienne. Je me suis affairé, çà et là, dans l’assemblée des fidèles ; j’ai prétendu me distinguer parmi les autres ; j’ai multiplié mes empressements comme pour Lui faire valoir mon zèle.

Alors, sous l’apparence d’une activité sanctifiée, mon âme se ternit comme un miroir où s’étale la bave du Vieux Serpent. Ce n’était plus le Maître que je regardais, c’était moi-même avec mon sale orgueil.

Quand mon âme, infatuée, dénombrant, avec complaisance, ses sollicitudes présentes et à venir, toute trépidante de pensées vaniteuses, est revenue s’agenouiller devant Jésus — voici qu’Il s’était en allé…

Effaré, plein de désarroi, je l’ai cherché aux profondeurs de mon être. Écartant les formes et les images du monde, j’ai voulu retrouver cette flamme secrète qu’il m’avait donnée comme un reflet de l’étoile rédemptrice qui brille dans ses yeux. Elle s’était éclipsée.

Quoi m’écriai-je, n’a-t-il pas dit : — Si quelqu’un m’aime, je viendrai en lui et je ferai en lui ma demeure ? Je n’ai donc pas su l’aimer de la façon dont il le demande ?

Sa voix me répondit, très lointaine : — Le feu était ardent mais il ne s’élevait pas sans fumée.

Puis j’entendis l’écho de ses pas s’affaiblir et se perdre dans la distance. Et je connus cette angoisse : la nuit de l’esprit par l’absence de Jésus.

Parmi les ombres froides de cette nuit désolée, je fus dans un désert où il n’y avait plus de chemins ni de poteaux indicateurs. Mon seul Guide étant parti, j’errais, horriblement solitaire, comme au hasard. J’essayais de prier, mais toutes mes prières, en vain dardées vers le ciel, retombaient autour de moi, comme une poignée de sable sur une terre à jamais aride : elles se dispersaient au souffle des vents âpres qui balaient cette noire étendue. Si je faisais effort pour les renouveler, je ne parvenais à les articuler qu’avec ennui et dégoût. Je tentais de me réfugier dans l’Évangile, verger miraculeux où, naguère, Jésus m’avait permis de récolter les fruits suprasubstantiels de son enseignement. Mais il me sembla que c’était un enclos où ne végétaient que des arbres stériles. Bientôt il me devint impossible de prier ou de concevoir une fin à cet abandon. Le désert intérieur reculait ses limites à l’infini ; les ténèbres devenaient de plus en plus épaisses. Elles pesaient si fort que mon âme fléchit. Gisante sur le sol, ne pouvant même pas pleurer, suant une sueur sanglante, elle demeurait inerte dans le silence affreux que déchirait parfois le rire funèbre de celui qui se nomme : le père de la désespérance éternelle.

Qu’il voyait juste l’éprouvé qui a dit : « Passer par cette nuit, c’est ressentir l’avant-goût de la damnation !… »

Je croyais que Jésus était parti pour toujours. Et pourtant, sans que j’en eusse la moindre conscience, sa grâce latente persistait puisqu’il me fit sentir, d’une façon tout instinctive, qu’il ne fallait abandonner ni la messe, ni les Sacrements, ni l’oraison — malgré la répugnance que mon imagination m’inspirait à l’égard de ces pratiques salutaires.

Un jour enfin, après des mois vécus dans cette ombre rigide, le sentiment me vint que cette peine m’était infligée à cause de mon trop d’attache au monde. Oui, trop de préoccupations humaines s’étaient mêlées à ma bonne volonté d’aimer Jésus. Par amour-propre, je m’étais miré dans mes œuvres à son service. D’où, mille ferments mauvais m’avaient empoisonné l’âme. Pour la purifier, pour y allumer une flamme sans fumée, il m’avait plongé dans cette nuit dont on ne peut sortir que l’orgueil brisé par l’agonie d’une nouvelle conversion.

Cette intuition bénie me fut donnée un matin où, avant la messe, je regardais le tabernacle : — Humble pour nous instruire, me dis-je, Il se cache là sous le voile des Saintes-Espèces. Et moi, je n’ai pas encore appris à recevoir cette leçon avec humilité !…

Ce fut un trait de lumière qui me fit comprendre ma pénurie d’amour véritable et mon indignité. La messe commença. Je me vis alors au pied d’une montagne dont il me fallait gravir la pente ardue pour gagner le sommet où je sentais que la Face de Jésus allait bientôt rayonner comme un soleil aux splendeurs immuables.

Alors, pour la première fois depuis si longtemps, je pus prier d’un cœur inondé d’une énergie renouvelée. Mon oraison ne se formulait point verbalement. Elle chantait en moi selon le sens profond et le rythme du texte liturgique tandis que de belles images se succédaient devant les yeux de mon âme.

Voici, approximativement traduite — car les mots dont nous sommes obligés de nous servir sont si peu aptes à rendre les merveilles de Jésus intérieur ! — voici quelle fut cette oraison :

Seigneur Jésus, fontaine de vie, vous jaillissez à la cime de la sainte montagne, du Carmel qu’il me faut maintenant gravir pour m’abreuver de l’eau qui doit rendre à mon âme, vieillie dans le péché, la jeunesse éternelle. Faites que je me réjouisse de souffrir pour mériter d’éteindre en vous la soif de vous dont je brûle.

J’étais dans la vallée à jamais obscure où la Malice règne sur un peuple d’illusions décevantes. Vous m’en avez tiré tout-à-l’heure. Mais le Père du mensonge marche sur mes traces et voudrait me ressaisir. Chassez cette troupe de démons qu’il mit à ma poursuite ; séparez ma cause de la sienne.

Parce que vous êtes ma force et mon Tout, parce que, si faible d’avoir été si seul, je veux ne croire qu’en vous, n’espérer qu’en vous, n’aimer que vous, ne permettez pas que l’Ennemi me séduise. Écartez ses prestiges. Dispersez cette horde d’esprits malveillants qui me traque.

Vous me désignez si nettement le chemin qui monte à vous ! Envoyez votre vérité qui est lumière pour qu’elle me conduise et que j’avance malgré ces ronces tenaces : mes vices, dont les griffes tâchent de me retenir chaque fois que je perds de vue le sommet radieux d’où elle émane…

Voici que, par la charité du bon Maître, j’ai franchi les roches aiguës qui encombraient le bas de la montagne. Mes pieds sont déchirés : je souffre — mais je chante… Et c’est toi, mon Jésus, qui m’infuses cette allégresse !

Puisque tu m’accueilles en ta voie douloureuse, pourquoi serais-je triste ? Pourquoi mon âme me troublerait-elle ?

Mon secours, c’est la croix que porte, pour l’amour de moi, Celui qui créa le ciel et la terre. Il me demande de l’aider à la soulever. Courons-y !…

II
Images du Confiteor

Le soir vient sur le Golgotha où Jésus saigne — abandonné de tous. Ce crépuscule livide que raient des nuages couleur de blessures fraîches, n’est-ce point son Sang qui en empourpre la pâleur ?

La ville n’en sait rien. La ville n’en veut rien savoir. Plutôt que de lever les yeux vers ce Crucifié importun, les hommes vont par les rues, la tête basse, grommelant des phrases où il est question des gains réalisés aujourd’hui, des trafics à entreprendre demain. Des femmes font miroiter leurs bracelets aux carrefours. Des tramways, où s’entassent des chrétiens qui se hâtent vers les plaisirs nocturnes, grincent longuement sur leurs rails. Des autos, au braiment nasillard, emportent des riches qui, fiers d’avoir tué leur conscience, se raidissent — comme des cadavres. Devant des comptoirs bordés de métal blême, des pauvres noient leur envie et leurs rancœurs en des poisons multicolores tandis que le gramophone, où se blottit un démon sardonique, emprunte la voix de Polichinelle pour leur vanter les voluptés de l’oubli dans l’ivresse.

Quelque part, au loin, dans un faubourg de misère, il y a une petite église où tinte faiblement un Angelus dont les notes frêles essaient en vain de dominer la rumeur porcine que forment tous ces bruits confondus. Il dit : — Le Verbe rédempteur voudrait habiter en vous. Pourquoi ne l’accueillez-vous pas ?

Ils ne l’écoutent point. Ils écoutent les portes des coffres-forts se fermer avec fracas. Ils écoutent les vaisselles cliqueter pour la mangeaille prochaine. Ils écoutent la luxure chuchoter à l’angle des rues. La Bête règne sur la ville, dans une buée rousse, dans la morne clarté des lampes électriques qui commencent à s’allumer çà et là. Et la plainte de l’Angelus s’engloutit dans le tumulte énorme comme une fleur de lys dans un égout.

Jésus saigne…

Une voix s’élève alors en moi. Je la connais : elle est plus tranchante que le couteau de chirurgien qui perce un abcès.

— Te sied-il, me dit-elle, de blâmer tous ces inquiets qui souffrent à cause de leur âme infidèle à Dieu ? Toi, qu’as-tu fait pour mériter qu’une goutte de ce Sang qui va se perdre dans l’ombre rafraîchisse ton front ?

Elle a raison la voix !… Je ne me suis pas mêlé aux hommes de la ville. J’ai bâti ma demeure dans la solitude de l’un des ravins qui sillonnent les flancs du Calvaire. Mais là, j’ai gaspillé des jours à la suite, à caresser les rêveries infécondes qu’engendrait ma paresse. Je fus le serviteur inutile dont la négligence laissa des poussières sordides s’accumuler dans mon âme où Jésus vint hier, où je voudrais tant qu’il revienne encore. Si la maison n’est pas nette pour le recevoir de nouveau, c’est ma faute, c’est ma très grande faute. J’ai péché par omission. Que pourrais-je reprocher aux autres puisque, par moi autant que par eux, Jésus saigne, puisque je les aide à rendre plus creuse la plaie de son Cœur ?

Pour qu’Il me pardonne une fois de plus, pour qu’Il me reçoive à merci, j’oserai me joindre à la procession bienheureuse qui monte, tous les matins, au Calvaire afin de souffrir avec Lui.

Sainte Vierge, toi dont les sept glaives de mes pires péchés percèrent le sein, toi qui jadis m’as conduit à mon Sauveur, fais que, cessant d’appuyer sur la poignée de ces armes iniques, ma main saisisse un pan de ta robe et qu’elle s’y cramponne comme la main d’un enfant à peine sevré au tablier de sa mère. Ainsi soutenu, j’apprendrai à parcourir, à ta suite, la voie douloureuse.

Saint Michel archange, qu’un revers de ton épée flamboyante écarte les démons qui s’efforcent d’arracher mes doigts de cette robe tutélaire.

Saint Jean-Baptiste, redresse, dirige en ligne droite vers Jésus, les sentiers aux mille replis nonchalants où je me suis trop longtemps attardé.

Saint Pierre, si je rentrais, d’un vouloir pervers, dans la geôle de mon péché, prie l’ange qui te délivra de la tienne de briser mes chaînes et de m’ouvrir la porte vers la Lumière.

Saint Paul, rappelle-moi, sans trêve, qu’il me faut être fou au regard du monde pour être sage au regard de Jésus.

Viens aussi, Sainte Madeleine. Donne-moi le vase d’où ton repentir s’épancha, en flots odorants avec tes larmes, sur les pieds de Jésus… Mais non, je suis indigne d’une telle faveur. Eh bien, laisse-moi t’accompagner au jardin de la Résurrection. Que je m’y écrie avec toi : — Voici le Maître !…

Et toi, Bon Larron que je prie tous les jours, apprends-moi charitablement à répéter : — Seigneur, souvenez-vous de moi dans votre royaume, souvenez-vous de ma détresse lorsque je brigandais au désert parmi ceux qui vous haïssent…

Consolé, entouré par les Saints, guidé par cette limpide étoile : le sourire compatissant de Marie, j’espère en ta miséricorde, Seigneur. Tu daigneras oublier mes fautes ; tu effaceras les rides dont le péché me laboura le visage.

Et pour que ma purification soit complète, tu me feras boire une goutte de ton Sang vivifiant.

J’en ai soif, Seigneur, j’en ai si soif !…

III
Sur une épître de Saint Paul

Quand on arrive à cette partie de la Messe : l’Instruction, j’ai non seulement à méditer les enseignements qu’elle nous apporte mais encore à me représenter celui qui les donne.

Le fragment d’épître qu’on lit aujourd’hui est extrait de la Première aux Corinthiens. J’essaierai de le commenter tout-à-l’heure. Mais d’abord, je veux dire sous quel aspect, selon quel prolongement de l’oraison, celui qui en fut l’auteur se précise pour moi.

Saint Paul est un homme de petite taille, au dos voûté, à la poitrine étroite, aux membres à la fois maigres et noueux. Une calvitie précoce dénuda son crâne. Mais autour de ses joues creuses grisonne une barbe abondante dont il laisse pousser au hasard les touffes inégales. Il a le teint couperosé. Ses sourcils broussailleux tracent une barre d’ombre continue d’où saillit un nez aquilin, d’une courbe tout hébraïque. Ses lèvres violâtres s’entr’ouvrent sur une denture mal rangée où la carie découpe des créneaux. Dans ses yeux bleus, très enfoncés, brille la pure flamme de l’amour divin. Mais une ophtalmie, que rien ne peut guérir, corrode ses paupières dépourvues de cils et où suinte continuellement une humeur sanguinolente.

La disgrâce de son physique le rend timide et gauche. Lorsqu’il s’est présenté dans une assemblée, par exemple chez ces Grecs épris de belles formes : les Corinthiens, l’infirmité répugnante dont il souffre, sa laideur, la difficulté qu’il éprouve à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne l’ont tout d’abord desservi. Les artisans très frustes qu’il espérait conquérir à Jésus l’ont plaisanté. D’ailleurs, ils étaient prévenus contre lui par les Judaïsants qui le suivaient partout pour le dénoncer comme un imposteur n’ayant point mission d’annoncer la Bonne Nouvelle.

Malgré tant d’obstacles, il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour les persuader. Telle était la vigueur de son zèle, telle, l’ardeur de sa conviction qu’il réussit assez rapidement à faire des chrétiens de ces ignorants voués jusqu’alors au culte grossier de l’Aphrodite populaire.

Plus tard, leur rappelant, sans amertume, les railleries qu’ils lui avaient prodiguées, il leur écrivait d’Éphèse : « Vous avez dit que j’étais chétif de corps, désagréable à regarder, incorrect dans mon langage. »

Maintenant, voici qu’ils l’aiment, voici qu’ils sentent que nul ne saurait, au même degré que ce vilain petit Juif, les maintenir hors des ténèbres du paganisme, les ouvrir au soleil de la Grâce.

L’apôtre n’eut pas toujours à lutter, comme à Corinthe, contre la malice humaine. Les bons Galates, l’aimèrent tout de suite et le plaignirent à cause de ce mal qui, parfois le rendait presque aveugle. Aussi, avec une gratitude émouvante, il leur écrit : « Je témoigne que, s’il eût été possible, vous vous seriez arraché les yeux pour me les donner. »

Mais pour que Paul ne s’attribue point le mérite de ses victoires sur le démon, son Maître lui inflige une épreuve si humiliante qu’il frémit rien qu’à en évoquer les tourments. « L’aiguillon de la chair » c’est-à-dire son tempérament sensuel ne cesse de le solliciter, d’obséder son imagination de prestiges voluptueux, tandis que son âme, imprégnée des chastes lumières que Jésus prodigue à ses biens-aimés, plane bien au-dessus des marécages de la basse luxure. Quoi, il obéit passionnément à sa vocation d’assainir les mœurs immondes des païens vers qui Jésus l’envoya, il lave, il revêt de blanches tuniques tous ces impurs et voici que lui-même subit, avec une horreur indicible, les tentations dont il vient de les libérer !

Avec quels accents pathétiques il s’en lamente ! Il s’écrie : « Je me plais dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur, mais je sens dans mon corps une autre loi qui lutte contre la loi de mon âme… Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? »

Jamais il ne put s’accoutumer à cette torture permanente et qui redoublait d’acuité chaque fois qu’il venait de fonder une nouvelle église. Vingt ans après le chemin de Damas, il écrit : « De crainte que la grandeur de la révélation que j’ai reçue ne m’inspire de l’orgueil, il m’a été envoyé un ange de Satan qui me soufflète. Trois fois, j’ai supplié le Seigneur de m’en délivrer, Mais le Seigneur m’a répondu : Ma grâce te suffit car ma puissance éclate mieux dans ta faiblesse. »

Alors Paul se résigne ; il accepte que la pointe de l’aiguillon qu’il détourne de ses enfants en Jésus, ne s’émousse jamais pour lui-même et il ajoute : « C’est pourquoi je me complais dans mes faiblesses, dans les outrages, dans l’indigence, dans les angoisses de l’âme pour le Christ puisque quand je suis faible, c’est alors que je suis fort. »

Incomparable leçon d’humilité ! Les Saints sont forts parce qu’ils sentent leur faiblesse, parce qu’ils abritent leur volonté dans la volonté de Jésus. Nous, au contraire, nous nous éprenons de notre propre volonté ; en cent occasions, nous la suivons avec une confiance dérisoire. Nous appelons force notre faiblesse. C’est pour cela que nous piétinons si souvent sur place aux étapes du chemin qui mène en Paradis.


Maintenant, voici le passage de la lettre aux Corinthiens où Paul, informé des dissensions qui menacent d’abolir en eux les dons du Saint-Esprit, leur définit la vertu sans laquelle nulle pensée, nulle parole, aucune œuvre ne comptent devant Jésus. C’est la charité, l’amour de Dieu avec sa conséquence nécessaire : l’amour des âmes.

Les phrases où l’apôtre nous en avertit sont pareilles à des flèches de feu qu’il décoche à nos cœurs pour y allumer l’incendie dont lui-même il se consume.

Écoutons :

« Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour je suis comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante. Quand je serais doué pour la prophétie, quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la foi intégrale au point de transporter les montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Et quand j’emploierais tous mes biens à nourrir les pauvres et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien.

L’amour est patient ; il est doux ; l’amour n’est point envieux ; il ne se manifeste pas avec ostentation ; il ne s’enfle pas d’orgueil ; il n’est pas ambitieux ; il ne cherche pas son propre intérêt ; il ne s’irrite pas ; il ne pense pas le mal ; il ne se réjouit pas de l’injustice mais, au contraire, il se réjouit de la vérité. Il supporte tout, il croit tout, il endure tout… Par l’amour, je connaîtrai Dieu comme je suis connu de lui car il y a trois grandes vertus : la foi, l’espérance, l’amour. Mais la plus grande, c’est l’amour. »

A relire ces paroles fulgurantes, qui ne ferait un retour sur soi, qui, sondant son propre cœur, ne se dirait avec effroi : — Comme je suis loin de posséder cette clé qui ouvre la porte de la Béatitude, l’amour de Dieu et, en répercussion, l’amour de mes semblables dans l’amour de Dieu !…

Je m’adonne aux œuvres. Mais si elles ne me procurent point tout de suite des satisfactions de vanité, je m’impatiente, je me courrouce, je me démène pour les mettre en évidence. Dans l’assemblée des fidèles, je voudrais qu’on me distinguât. Si, autour de moi, l’on semble faire peu de cas de mes empressements, ce n’est point à mon insuffisance d’amour que j’attribue la blessure de mon orgueil, c’est à la sottise ou à la jalousie d’autrui. Bien plus, si autrui souffre d’un déboire du même genre, je penche à me réjouir secrètement de le voir humilié. Bien plus encore, toute action dont je ne saisis pas immédiatement le sens, je m’empresse d’en penser du mal. Je suis injuste à l’égard de mes frères parce que je suis partial pour moi-même. Je cultive peut-être en mon cœur un atome de foi, un commencement d’espérance ; mais, parce que je me pavane en mon mérite prétendu, je n’ai pas l’amour. Car si l’on me crucifiait à la droite de Jésus-Christ, je me plaindrais moins de mes souffrances que de voir l’attention des témoins du supplice se porter sur Lui et non sur moi.

Notre nature, défigurée par la Chute, s’étonne que sa laideur ne soit point beauté au regard de Dieu. Tant que nous ne nous voyons pas tels que nous sommes, c’est à dire dénués d’amour véritable, nous aurons beau venir à la Sainte-Table en répétant des : Non sum dignus d’une sincérité très relative, user notre larynx à chevroter d’innombrables litanies, briguer la présidence de cinquante œuvres plus ou moins charitables d’intention, la grâce d’amour ne descendra pas en nous…

Or j’entendis, un jour, un moderniste fourvoyé dans le sacerdoce qui connaissait peut-être « toute la science », mais qui certes manquait d’amour de Dieu, tromper son auditoire en lui affirmant que la parole redoutable de l’apôtre n’avait qu’une signification historique et donc ne s’appliquait qu’aux seuls Corinthiens. Pour ceux qui l’écoutaient, il paraissait les considérer comme une réunion de Saints en qui l’amour flambait avec une ardeur incomparable.

Comme je ne pouvais absolument pas prendre pour moi cette interprétation captieuse du texte sacré, je le regardais avec effarement. Alors il me sembla qu’un vent glacé venait d’éteindre tous les cierges de l’autel. Il fit noir dans l’église. Et les paroles qui tombaient de la chaire je les entendis résonner sous la voûte comme le rire aigre des cymbales que le démon entrechoque avec allégresse chaque fois que nous travaillons pour lui.

Je me hâtai de sortir. Et il était temps, car j’allais m’écrier : — Je suis de Corinthe !…

IV
Un souvenir

Chaque fois que j’entends chanter le Graduel, ma pensée se reporte à un cinquième dimanche après Pâques où j’assistais à la grand’messe dans la cathédrale de Strasbourg.

Le chœur était composé des élèves du Séminaire et des enfants de la maîtrise. A l’écouter, je dus convenir que jamais chant d’église ne m’avait fait éprouver une émotion religieuse d’une intensité aussi salutaire.

Ailleurs, j’avais subi des messes en musique où, parmi les ronflements gras d’orgues sans discrétion, des violoncelles, des bassons, et je ne sais quelles prétentieuses clarinettes luttaient d’acrobatie avec les coups de gosier pointus ou caverneux des chantres pour recouvrir d’intempérantes vocalises, d’arpèges gambadeurs et de fioritures criardes l’austère nudité de la liturgie.

Ici, rien de pareil ; nul instrument profane n’intervenait. Sans gargouillades efféminées, sans vociférations tonitruantes et saugrenues, les voix viriles alternaient avec les voix enfantines pour un plain-chant respectueux qui conservait toute sa valeur de pensive oraison.

Ce fut surtout au Graduel que je me sentis pénétré, soulevé au-dessus de moi-même par la force d’adoration de cette grave harmonie.

Le chœur disait : Alleluia ! Alleluia ! Surrexit Christus et illuxit nobis quos redemit sanguine suo. Alleluia !

Par ce texte, l’Église rappelle que le Christ ressuscité nous prodigue sa lumière au prix du sang qu’il a versé pour notre rachat. Je le sentis en toute sa profonde beauté, pour la première fois. C’est que, chanté lentement presque à mi-voix, avec une ferveur concentrée, mille fois plus persuasive que les cris emphatiques de virtuoses distraits, il donnait même aux Alleluia joyeux un accent de gratitude prosternée et scellait ainsi dans l’âme des fidèles le souvenir du sacrifice permanent de notre Sauveur.

Compris, rendu de la sorte, le Graduel renforce et prolonge l’enseignement de l’Épître. Il nous mène, tout recueillis, à celui que l’Évangile va nous offrir. Par lui, Notre-Seigneur se penche vers notre misère ; il nous affirme sa volonté de nous en tirer pourvu que nous ne nous montrions pas indignes de sa miséricorde. Nous cependant, nous nous élançons vers lui. Nous le remercions, nous le louons, nous lui présentons l’Alleluia comme une corbeille de violettes.

Le Graduel, chanté par la maîtrise de la cathédrale de Strasbourg, c’est un trait d’union entre l’âme et Dieu…

V
En marge de l’Évangile

Il y a quelques années, j’ai rencontré une dame « bien-pensante » qui ne voulait pas qu’on méditât sur Notre-Seigneur en prenant pour point de départ les circonstances les plus humbles de son passage sur la terre.

— Ainsi, lui dis-je, vous ne sauriez admettre que je me plaise à le contempler lorsque, au temps de sa vie cachée, il façonne des charpentes dans l’atelier de Saint Joseph ?

— Fi donc, s’écria-t-elle avec scandale, c’est trop vulgaire !

Au risque de passer pour vulgaire auprès des personnes qui se guindent si haut dans le sublime qu’elles ne sont peut-être pas loin de soutenir, avec certains hérétiques du IIe siècle, que le corps de Jésus ne fut qu’une apparence dont il enveloppa sa divinité, je me permets, sur ce point, comme sur une quantité d’autres, de me mettre à l’école chez Sainte Térèse.

Or la Sainte recommande, au contraire, et à diverses reprises, comme un exercice d’entraînement à l’oraison fort efficace, de s’attacher à l’humanité de Notre-Seigneur. Elle avertit les âmes, qui dédaignent cette pratique, comme indigne de leur transcendance, qu’elles s’égarent.

Elle écrit avec l’incomparable bons sens qui la caractérise :

« Vivre séparé de tout ce qui est corporel et sans cesse embrasé d’amour, c’est bon pour les esprits angéliques ; mais ce n’est pas notre affaire à nous qui habitons un corps mortel. Comment donc nous éloignerions-nous de ce qui fait notre trésor et tout notre remède : la très sainte humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ ?

« Sans doute ces personnes n’en sont point là ou elles ne s’entendent pas elles-mêmes. Manquant du vrai guide qui est le bon Jésus, elles ne trouveront pas le chemin ; ce sera beaucoup si elles restent en assurance dans les autres. Lui-même a dit qu’il est le chemin. Il a dit aussi qu’il est la lumière, que nul ne peut aller au Père que par lui et encore que celui qui le voit, voit son Père. Quelques-uns allèguent que ces paroles doivent s’entendre dans un autre sens. Pour moi, je ne conçois pas cet autre sens ; le premier est celui que mon âme a toujours senti être le vrai et je m’en suis très bien trouvée. » (Le Château intérieur, sixième demeure, chapitre VII.)

Comme c’est bien dit. Comme, pour ma modeste part, je préfère aux visées orgueilleuses de ceux qui, dès ce monde, se croient doués de la vision béatifique, la simplicité d’une vieille femme dont un excellent prêtre m’a raconté l’histoire.

C’était une très pauvre lavandière qui, ayant perdu prématurément son mari et ses enfants, était obligée de travailler de l’aube au soir pour gagner son pain avec pas grand’chose dessus. Une autre se fût peut-être découragée ou elle aurait murmuré contre un sort aussi dur. Elle, point. Malgré l’âge et les infirmités, elle accomplissait sa tâche avec une joie paisible dont s’étonnaient les gens de la paroisse. Rivés étroitement à la terre par un féroce esprit de lucre, ils ne pouvaient concevoir qu’elle ne se souciât point de l’argent. Et même, la voyant toujours prête à compatir aux afflictions de ses voisins et à leur rendre des services désintéressés, ils la jugeaient un peu folle.

Le secret de sa sérénité résidait en ceci qu’elle vivait complètement unie à Notre-Seigneur et à sa Mère. Par l’effet d’une de ces grâces de choix que Dieu réserve aux âmes vraiment, essentiellement humbles, elle était, si l’on peut dire, intime avec tous deux.

« Elle se montrait toute naturelle dans le Surnaturel, me rapporta le curé. Un jour où j’étais allé la voir et où je la trouvai très fatiguée, je ne pus m’empêcher de la plaindre. Mais elle me répondit en souriant : — Oui je suis passablement lasse. Je viens de finir une forte lessive pour le château. Cela pressait et il y avait tant de choses pas trop faciles à mettre propres que, d’abord, je ne savais trop par quel bout commencer. Mais j’ai demandé à la Sainte Vierge comment elle s’y prenait pour laver les langes de Notre-Seigneur. Et elle m’a donné de bons conseils, de sorte que je me suis tirée d’affaire sans presque m’en apercevoir.

« Une autre fois, elle dit : — Je ne dors pas beaucoup. Alors pour passer le temps, je vais avec Notre-Seigneur partout où il va. La nuit dernière, je l’avais suivi au désert. Je me pensais qu’après son jeûne de quarante jours, il devait avoir terriblement faim. Je réfléchissais à la bonne soupe que je voudrais lui offrir. Et j’ai vu qu’il était content que cette idée me soit venue. »

Le prêtre avait les larmes aux yeux en me citant ce magnifique exemple de vie unitive. Étant lui-même très humble, il ajouta : — Cette bonne vieille m’en apprend plus long sur l’amour de Dieu que tous les traités de théologie.

Ce récit stimula mon penchant à méditer, dans la vie de Notre-Seigneur, les passages où il apparaît le plus près de nous — pourvu que nous soyons pauvres par dilection. D’ailleurs, est-ce qu’il ne nous y encourage point par la tendresse qu’il témoigne aux gens obscurs que ne gâtent ni la fortune ni les honneurs, par les comparaisons familières qu’il emploie dans ses paraboles et par la façon dont il manifeste aux disciples que s’il est Dieu, il est aussi un homme ?

J’ouvre l’Évangile au hasard et je tombe sur le chapitre XXIV de Saint Luc où il est dit que les deux disciples qui revenaient d’Emmaüs se hâtèrent de se rendre dans la maison où les apôtres étaient réunis avec d’autres fidèles pour leur apprendre qu’ils avaient vu le Bon Maître.

« Ils furent accueillis par cette parole : — Le Seigneur est vraiment ressuscité et il est apparu à Simon !

A leur tour, ils racontèrent ce qui leur était arrivé en route et comment ils avaient reconnu Jésus à la fraction du pain. Mais quelques-uns se refusaient toujours à croire.

Pendant qu’ils discutaient ainsi, Jésus parut soudain au milieu d’eux et leur dit : — La paix soit avec vous. C’est moi. Ne craignez point.

Eux, pleins de trouble et de frayeur, ils croyaient voir un spectre.

— Pourquoi cette épouvante ? reprit Jésus. Pourquoi les pensées de doute qui se lèvent dans vos cœurs ? Voici mes mains et mes pieds. Touchez, rendez-vous compte : un fantôme n’a ni chair ni os comme vous voyez que j’en ai.

Ayant dit cela, il leur montra ses mains et ses pieds [percés par les clous du supplice].

Ils reconnurent leur Maître, mais dans le saisissement de leur joie, ils ne pouvaient encore en croire leurs yeux.

Alors Jésus leur demanda : — Avez-vous ici quelque chose à manger ?

Ils lui présentèrent un morceau de poisson grillé et un rayon de miel. Et, après qu’il eut mangé devant eux, prenant ce qui restait, il le leur distribua. »

Cette relation, si émouvante en sa simplicité, constitue, à mon avis, l’une des preuves les plus décisives de la véracité des Évangiles.

Je suis convaincu que des imposteurs, se concertant pour fonder une religion et voulant imposer la croyance à la résurrection du personnage légendaire qu’ils prétendent faire passer pour un Dieu, s’y seraient pris d’une autre manière. Ils auraient composé l’apparition comme une scène de féerie. Ils en auraient fait une sorte d’apothéose à grand orchestre. Ils auraient prêté à leur soi-disant Messie un langage emphatique. Probablement ils lui auraient fait prononcer, selon les préceptes d’une pompeuse rhétorique, un discours aussi prolixe qu’ampoulé.

Ici, au contraire, nul artifice, nulle avance à la superstition. Mais quel sobre et puissant réalisme dans l’exposé des circonstances. Ce n’est pas de l’art — c’est bien plus que de l’art.

On reconstitue facilement, par la pensée, l’entretien de ces âmes en désarroi depuis la mort de Jésus et qui n’ont pas encore reçu le Saint-Esprit.

Les disciples d’Emmaüs arrivent tout bouleversés de ce qu’ils viennent de voir et pressés d’en informer les fidèles. Dès qu’ils sont entrés, les plus confiants dans la toute-puissance de Jésus leur crient : — Le Maître est ressuscité : Simon l’a vu.

— Oui, oui, répondent-ils, nous aussi nous l’avons rencontré sur la route. A l’auberge, nous l’avons reconnu à la fraction du pain. Et tandis qu’il nous parlait, notre cœur brûlait d’amour dans notre poitrine comme quand il nous menait par les chemins en nous expliquant l’Écriture. C’est lui ! C’est lui !…

Et ils rapportent, avec une éloquence spontanée, tous les détails de la rencontre.

Mais, dans l’assemblée, il y a des esprits méfiants qui, si naguère ils subissaient l’ascendant de Jésus, étaient toujours enclins à rapetisser ses enseignements à la mesure de la pauvre sagesse humaine. Ceux-là tiennent, on le devine, des propos de ce genre : — Madeleine qui, la première, a cru voir le Seigneur, est bien exaltée. Elle ne mérite pas beaucoup de créance. Quant à Simon, depuis son reniement, il vit dans une fièvre de chagrin. Il aura eu quelque hallucination.

— Mais, insistent les disciples d’Emmaüs, nous que vous connaissez, nous ne sommes pas des exaltés et nous n’avons pas la fièvre. Nous avons vu le Seigneur et nous lui avons parlé comme nous vous voyons et comme nous vous parlons.

— Bah ! vous aurez pris pour lui quelqu’un qui lui ressemblait et qui s’est amusé de vous…

Tel est l’aveuglement de notre raison, si la Grâce ne l’éclaire, que les arguments des sceptiques et le ton d’assurance avec lequel ils les formulent, commencent d’ébranler les plus disposés à croire. Ils ne savent que répondre. Et il est à remarquer que Saint Pierre, qui est là et qui devrait semble-t-il corroborer de son témoignage l’affirmation de disciples d’Emmaüs, Saint Pierre garde le silence.

Un doute angoissant pèse sur tous.

A ce moment, Jésus se dresse au milieu de ces hommes perplexes, sans que la porte soigneusement verrouillée, « par crainte des Juifs » se soit même entr’ouverte. Ils ont peur ; croyant à un fantôme, ils s’écartent de lui en tremblant ; peut-être vont-ils fuir.

Mais lui prononce les mots par lesquels il a coutume de les saluer. Et comme cette phrase bien connue ne suffit pas à les rassurer, il les invite à le toucher. Puis, comme il l’a fait tant de fois, il leur demande de la nourriture, mange devant eux et les convie à partager avec lui ce repas improvisé, suivant le rite qu’il institua pour bien leur démontrer qu’après comme avant la croix et le tombeau, il est l’Homme-Dieu qu’ils vénèrent autant qu’ils le chérissent. Alors seulement ils le reconnaissent tout-à-fait et leur joie éclate…

J’imagine que si, d’aventure, elle lit l’Évangile, la dame raffinée, dont j’ai parlé au commencement du chapitre, juge passablement vulgaires ce rayon de miel et ce poisson grillé. Quoi, pas même une périphrase élégante pour désigner des aliments qu’elle se ferait scrupule d’offrir à son directeur de conscience lorsqu’elle l’invite à dîner !…

Mais il est à supposer qu’elle ne lit guère l’Évangile parce que le Saint Livre choque sans cesse le sentiment « distingué » qu’elle se forge de Notre-Seigneur.

Or qui veut faire l’ange fait la bête disait Pascal…

Pour moi, la religion affadie, enrubannée de fanfreluches, où se complaisent les mondains m’écœure. J’adore, jusque dans les plus humbles détails, tout ce qui se rapporte au Bon Maître. Je ne fais pas de choix. J’aime Jésus lorsqu’il se transfigure au Thabor. Je l’aime également lorsqu’il prend son repos dans la maison de Zachée, homme décrié parmi les Pharisiens. Aux heures où Il daigne s’offrir à ma contemplation dans la lumière de l’oraison, je n’ignore pas que cette faveur insigne m’est octroyée parce que d’abord, docile à la Grâce, j’ai ramassé les miettes qui tombent de sa table et que je m’en suis nourri. Et combien d’autres font mieux que moi pour lui plaire !…

VI
Le Credo est une étoile…

Quel réconfort pour la foi, pour l’espérance, pour la charité que ce chant du Credo lorsqu’il n’y a pas une bouche qui ne le profère le dimanche, à la messe ! Il est le symbole des mystères où notre vie intérieure s’abreuve pour refleurir toujours plus vivace. Il résume l’histoire des luttes de l’Église contre les hérésies insidieuses qui tentent de diviser ceux que l’Esprit-Saint a réunis. Il est l’affirmation immuable de la doctrine transmise par les apôtres, hommes sanctifiés par le Seigneur lui-même, pour nous ouvrir la voie du salut à travers les âges.

L’époque ténébreuse où nous sommes condamnés à vivre voudrait faire dévier les enfants de l’Église vers les marécages où tremblotent les feux-follets de son orgueil. Des sophistes argumentent, subtilisent, jonglent, avec les vocables, comme des turlupins de foire, avec des boules brillantes et creuses. Des savants attestant l’évidence de la matière éternelle, présentant comme des axiomes décisifs leurs conjectures versatiles, construisent des cheminées aux fourneaux du démon pour que la noire fumée qui s’en échappe dissimule le monde à Celui qui créa toutes les choses visibles et toutes les choses invisibles et qui les embrasse d’un seul regard. Des réprouvés, qui se donnèrent une peine infinie pour arracher en eux les racines de la foi, errent çà et là en ricanant — de quel rire lugubre — et déclarent : — L’humanité, maîtresse d’elle-même comme de l’univers conquis par sa science, n’a plus besoin de votre Dieu…

Cadavres ambulants, troupeau sinistre que rassemble, pour son domaine, celui-qui-nie, celui qui n’a pas voulu servir — l’odeur de la mort flotte autour d’eux.

D’autre part, voici nos frères séparés du protestantisme. Ils se plaignent de voir s’éparpiller en milles sectes les adhérents à l’erreur qu’ils s’efforcent de maintenir. Mais comment n’en irait-il pas ainsi ? Quand on pose en principe que chacun a le droit d’élire, parmi les dogmes, ceux qu’il juge de nature à flatter son imagination et d’écarter ceux qui lui déplaisent, on ne peut s’attendre à fonder une religion stable. La confiance qu’ils accordent au sens propre, aggrave l’aberration de la fausse doctrine. Niant l’autorité révélée dont l’Église garde le dépôt, le dissident lui reproche de ne pas évoluer selon les caprices multiples de l’inconstance humaine. Il ne comprend pas que la force en Dieu de l’Église procède du fait qu’elle a promulgué, pour les siècles, la formule de la certitude par la foi. Cette formule c’est le Credo. On ne peut rester catholique si, par fantaisie personnelle, on la mutile ou si l’on en modifie les articles. Il est arrivé que l’Église opérât des changements dans sa discipline ou dans sa liturgie. Jamais elle n’a touché, jamais elle ne touchera au dogme. Et c’est pourquoi, tandis qu’autour d’elle, les schismes et les hérésies tombent en décrépitude ou se pulvérisent dans le doute, elle garde la claire vision du Dieu qui réjouit sa jeunesse impérissable…

Aussi, de quel cœur plein d’une sérénité joyeuse je chante Credo, je crois, à l’unisson avec tous mes frères répandus sur le globe entier, reclus pour un temps, au Purgatoire, bienheureux au Ciel ! Credo, c’est la rémission des péchés, c’est la communion des Saints. C’est la conviction qu’il n’y a qu’une seule Vérité, qu’une seule Église. Comme je respire à l’aise me sentant une parcelle de ce corps mystique dont Jésus est la tête !

Le Credo, c’est une réponse à la parole de Dieu : Que la lumière soit ! c’est un écho de la voix qui nous enseigne le sens surnaturel de la vie par les prophètes, par le Verbe incarné, par les apôtres, par les Pères de l’Église.

Le Credo donne des ailes à ma prière ; il me secourt dans la tentation ; il m’arme pour le combat de tous les jours ; il me fera espérer dans la miséricorde divine à l’heure de l’extrême-onction et du linceul.

Sans le Credo, je ne serais qu’une feuille sèche, emportée par la bise.

Le Credo est une étoile fixe dont aucun nuage, suscité par l’enfer, ne réussirait à voiler le rayonnement. Si des vagues ennemies assaillent la barque de Pierre, si des écueils se hérissent alentour, je n’ai qu’à lever les yeux ; je vois l’astre auxiliateur briller au-dessus de l’assemblée des fidèles.

Par lui, je suis orienté, consolé, rassuré, par lui, je sais que Jésus protège ma faiblesse.

Reste-moi donc toujours présente, ô belle étoile du Credo !


Je voudrais maintenant rappeler l’admirable développement du Credo attribué à saint Athanase qui fut l’une des plus hautes figures de l’antiquité chrétienne. Évoquons d’abord, s’il se peut, cette gloire de l’Église.

Athanase naquit dans la ville d’Alexandrie en l’an 295. Il reçut une forte instruction et marqua, dès son adolescence, par son goût des lettres sacrées et des lettres profanes. Petit de taille et d’apparence chétive, tant qu’il se taisait, beaucoup étaient enclins à le considérer comme un personnage des plus insignifiants. Mais dès qu’il prenait la parole, l’ardeur de sa foi le transfigurait et l’on ne tardait pas à s’apercevoir qu’en ce corps frêle habitait une âme indomptable. De même, ses écrits donnent l’impression d’une telle vigueur que ses adversaires, mis en déroute par sa science des choses saintes et sa foudroyante dialectique, ne savaient où se reprendre pour lui tenir tête. Et ce qui prouve sa maîtrise c’est qu’alors, suivant la coutume des polémistes impulsifs, ils répondaient à ses raisons par des injures. Le plus passionné d’entre eux, Julien l’Apostat s’écriait : « Croirait-on que ce n’est pas un homme mais un homuncule qui ose me contredire ! »

Très jeune encore, Athanase mena, quelque temps, la vie d’ascète au désert de la Thébaïde et l’on suppose qu’il s’y mit sans l’obédience de ce Maître de la Pénitence : saint Antoine. Il écrivit dans cette solitude son Discours contre les Gentils où il pose ce principe que la source de toutes les erreurs qui troublaient le monde à son époque c’est le paganisme c’est-à-dire l’adoration des forces naturelles ou des facultés humaines divinisées. Il prend pour objet principal de sa critique non pas la vieille mythologie qui tombe en pourriture au fond des temples abandonnés, mais surtout le néo-platonisme en faveur parmi un grand nombre d’Alexandrins. Avec une sagacité merveilleuse, il analyse le désordre intellectuel et moral qui en résulte malgré les formes subtiles « éthérées » que les néo-platoniciens donnaient à leur idolâtrie. A leurs rêveries il oppose la doctrine catholique du Verbe. Et il le fait avec une solidité d’argumentation et une élévation de pensée bien définies par Bossuet lorsqu’il écrit : « Le caractère d’Athanase fut d’être grand partout. »

De retour à Alexandrie, il entra dans le clergé et y exerça pendant six ans l’office de lecteur. L’évêque le distingua, l’appela au diaconat et le choisit comme secrétaire.

C’était le temps où Arius, curé d’une des paroisses les plus importantes de la ville, commençait à répandre son hérésie.

« L’évêque Alexandre apprit avec tristesse, dit M. Mourret, dans son excellente Histoire de l’Église, que des doctrines étranges circulaient parmi son peuple et son clergé au sujet de la Personne du Fils de Dieu. Des hommes soutenaient que la seconde Personne de la Trinité n’avait pas existé de toute éternité et qu’elle n’était que le premier-né des créatures. Pour ceux qui proféraient ces assertions, l’Incarnation et la Rédemption, mystères d’un Dieu fait homme et se sacrifiant pour notre salut, n’étaient plus que de vains songes. » On voit la conséquence : « L’insondable abîme creusé par les philosophes païens entre la pauvre humanité et la Divinité inaccessible se rouvrait ; le monde n’était pas plus avancé après la prédication de l’Évangile qu’avant la venue du Sauveur. »

Telle fut l’origine d’une hérésie qui séduisit beaucoup d’intelligences, suscita de terribles luttes, et, sous la protection de maints empereurs, égarés dans la controverse, aurait peut-être conquis le monde si Dieu n’avait fait naître pour la défense de la Vérité unique d’incomparables athlètes. Au premier rang, Athanase.

Or l’évêque qui, d’après les historiens de l’époque, semble avoir été un indécis, peu porté à prendre des initiatives et fort ami de son repos, hésitait à sévir contre Arius et les adeptes que celui-ci, très habile, très éloquent, consommé dans l’esprit d’intrigue, s’était acquis.

Inquiet de voir le prélat temporiser, tandis que le péril pour la foi ne cessait de s’accroître, Athanase, qui était la volonté même, lui représenta d’une façon vive, l’urgence qu’il y avait à condamner l’hérésie nouvelle. Stimulé par le jeune diacre, l’évêque se décida enfin à prendre des mesures énergiques contre Arius. Il le cita à comparaître devant lui, en présence de tout le clergé d’Alexandrie, pour expliquer sa doctrine. Il y eut deux audiences à la suite desquelles l’hérétique fut condamné et frappé d’anathème. Comme on le devine, Athanase avait eu grande part à cette excommunication.

Mais Arius ne se soumit pas. Au contraire, secondé par ses partisans de plus en plus nombreux, il accentua sa propagande. Non seulement la ville et le diocèse en furent gravement contaminés mais encore les provinces voisines et bientôt tout l’empire d’Orient. Maints évêques inclinent à l’hérésie, suivis par leur clergé et par force laïques trop amoureux d’innovations. Les membres de l’Église s’entre-déchirent. Et Satan qui souffle allègrement la discorde, se frotte les mains.

Toujours à l’instigation de l’infatigable Athanase, l’évêque d’Alexandrie adresse à tous les diocèses deux lettres où l’erreur d’Arius et ses menées sont dénoncées sans aucun ménagement. Elles déterminent partout un mouvement de réaction salutaire chez les orthodoxes. Et c’est alors que l’empereur Constantin, soucieux de rétablir la paix dans l’Église, convoque le célèbre concile œcuménique de Nicée.

Athanase y accompagna son évêque et s’y fit tout de suite remarquer. « Athanase, dit l’annaliste Socrate, apparut à tous comme l’adversaire le plus vigoureux des Ariens. »

Nous avons aussi, sur ce point, le témoignage de saint Grégoire de Nazianze : « Lorsque, rapporte-t-il, les Ariens voyaient le redoutable champion, petit de taille et si frêle mais le port assuré et le front haut, se lever pour prendre la parole, on voyait passer dans leurs rangs un frisson de haine. Pour la majorité de l’assemblée, elle regardait alors d’un regard confiant celui qui allait se faire l’interprète irréductible de sa pensée. »

De fait, nul ne savait comme Athanase « saisir le nœud d’une difficulté et, mieux encore, exposer le fait central d’où tout dépend et en faire jaillir ces flots de lumière qui éclairent la foi en même temps qu’ils démasquent l’hérésie ».

On sait que le concile de Nicée prononça la condamnation d’Arius et formula l’essentiel de ce symbole, le Credo que nous récitons tous les jours avec les additions qu’y joignit pour écarter d’autres hérésies le concile de Constantinople.

Trois ans après l’assemblée où la divinité du Verbe incarné fut ainsi promulguée, l’évêque d’Alexandrie mourut. En ses derniers jours il avait exprimé le désir qu’on lui donnât pour successeur le diacre Athanase. Les fidèles acclamèrent ce choix. Les évêques de la province d’Égypte le ratifièrent. Le nouvel évêque fut sacré le 7 juin 328 au milieu des ovations de tout un peuple qui répétait : « Athanase ! Athanase ! C’est un vrai chrétien ! C’est un ascète ! C’est un véritable évêque ! »

Athanase avait à peine 33 ans. « Outre les qualités du pasteur accompli, écrit Monseigneur Duchesne, Dieu lui avait donné un esprit clair, un œil bien ouvert sur la tradition chrétienne, sur les évènements, sur les hommes. Avec cela, un caractère hautement indomptable tempéré par une parfaite bonne grâce, mais incapable de faillir devant qui que ce soit. L’orthodoxie de Nicée avait trouvé son défenseur ! Déjà menacée à cette heure, elle allait traverser des crises redoutables. On put croire à certains moments qu’elle n’avait plus d’autre soutien qu’Athanase. C’était assez. Athanase eut contre lui l’empire et sa police, des conciles hétérodoxes, un épiscopat de dissidents : la partie était encore égale tant qu’un tel homme restait debout. »

En effet, voici venu le temps où l’arianisme, niant l’autorité du concile de Nicée, plus arrogant que jamais, prétend imposer son erreur à l’Église. Il séduit, il excite contre la vérité les empereurs qui succèdent à Constantin. Il absorbe la majorité des diocèses. Il persécute, il chasse comme des bêtes fauves, ceux qui persistent à défendre la doctrine des Apôtres. Surtout, il s’acharne à réduire Athanase au silence.

Dès l’an 332, les hérétiques ont acquis tant d’influence que, par leurs calomnies sur le compte du saint, ils réussissent à lui aliéner Constantin.

On l’accuse à la fois de simonie, d’abus de pouvoir, d’empiètements sur l’autorité civile, de lèse-majesté. On insinue qu’il a prêté la main à des sacrilèges et enfin qu’il a machiné l’assassinat d’un de ses contradicteurs.

Athanase se disculpe sans trop de peine. Cependant l’empereur garde une certaine prévention contre lui.

Les hérétiques en profitent pour renforcer leurs intrigues et circonvenir Constantin. Ils déployèrent tant de ruses qu’en 334, ils obtinrent la réhabilitation d’Arius. Celui-ci rédigea une profession de foi en termes vagues où l’empereur, qui n’était pas théologien, crut voir qu’il acceptait le symbole de Nicée. Il décida aussitôt qu’Arius serait réintégré dans ses fonctions et pria l’évêque d’Alexandrie de le recevoir en sa communion. Athanase refusa net. L’empereur, de plus en plus aveuglé par les Ariens, prit fort mal la chose. On lui persuada qu’Athanase était un esprit brouillon et ambitieux qui cherchait à se créer une primauté sur ses collègues. L’empereur irrité le fit juger par une sorte de concile provincial, présidé par un fonctionnaire laïque et où ne furent convoqués que les ennemis les plus avérés du Saint.

Athanase se présenta devant ce singulier tribunal. Mais il s’aperçut tout de suite qu’il se trouvait en butte à l’animosité d’une faction résolue à le condamner sans l’entendre. Il quitta l’assemblée qui s’empressa de prononcer contre lui une sentence de déposition. Dans le même temps une nouvelle calomnie fut lancée contre lui. Durant une famine, il avait distribué de larges aumônes dans sa ville épiscopale. On l’accusa d’avoir accaparé les grains et tenté, par là, d’affamer Constantinople. L’empereur, hors de lui, ne voulut même pas consentir à une enquête. Il fit arrêter Athanase et donna l’ordre de le conduire au fond des Gaules, dans la ville de Trêves où il fut interné.

Ce sont là les premières luttes d’Athanase contre l’hérésie. Raconter dans le détail toutes celles qui suivirent demanderait un volume. Il suffira d’indiquer que du jour où commença son exil jusqu’à sa mort — en 373 — il n’y eut guère d’armistice. Quarante années durant, il ne cessa de combattre pour le triomphe de la saine doctrine — il fut le champion invincible du Verbe incarné. Rétabli sur le siège d’Alexandrie, sous le successeur de Constantin, il dut plusieurs fois prendre la fuite pour se dérober à la haine de ses adversaires, maîtres du pouvoir. L’empereur Constant souffrit, sans intervenir, qu’on le persécutât. L’empereur Constance, arien zélé, eût voulu le faire saisir et mettre à mort comme le dernier des malfaiteurs. Afin de lui échapper Athanase quitta pour la troisième fois, Alexandrie. Après s’être caché, quelques jours, aux environs de la ville, il se dirigea vers la Haute-Égypte. Mais les policiers de Constance le traquaient farouchement. Ici se place un épisode qui montre la présence d’esprit que le Saint conservait à travers tant de périls. M. Mourret, dans son Histoire de l’Église, le rapporte de la façon suivante :

« Les moines de la Thébaïde accueillirent comme un père celui dont Saint Pacôme avait été l’ami et à qui Saint Antoine avait légué sa tunique. Toujours fugitif, toujours poursuivi, mais toujours protégé par l’indéfectible fidélité de ses hôtes, dont plusieurs se laissèrent torturer plutôt que de le trahir, Athanase erra pendant tout le reste du règne de Constance, c’est-à-dire pendant un an, de désert en désert. Plus d’une fois ses ennemis furent près de l’atteindre. Le dévouement des religieux, son admirable sang-froid, une protection particulière de la Providence le tirèrent de tous les dangers. Un soir, il remontait le Nil en barque lorsqu’il entendit derrière lui un bruit de rames. C’était la galiote de la police impériale. Elle l’eut bientôt rejoint. On l’interpella : « N’avez-vous pas vu Athanase ? Mais si, répond-il aussitôt, il est devant vous. » Comprenant que le proscrit fuyait en amont sur le fleuve, les autres reprirent leur course tandis qu’Athanase virait de bord et regagnait sa retraite. »

Après la mort de Constance, il revint à Alexandrie. C’était maintenant le règne de Julien l’Apostat qui, follement, prétendait restaurer le paganisme. Il eut immédiatement à compter avec Athanase. L’empereur avait interdit de baptiser les idolâtres. Athanase n’eut cure de cette défense. Julien, outré de colère, écrivit au préfet d’Égypte : « Je n’apprendrai de toi aucun acte plus agréable que l’expulsion hors de toutes les villes de ta province de ce misérable Athanase qui, moi régnant, a osé, contre mes ordres, faire des baptêmes. Qu’il soit proscrit ! »

Athanase s’enfuit, une quatrième fois, au désert (363). Mais, par inspiration divine, il savait que ce nouvel exil ne durerait guère. « Soyez sans crainte, dit-il à ses amis, c’est un petit nuage qui passera vite. »

De fait, Julien mourut quelques mois après. Athanase rentra dans Alexandrie. Un peu plus tard l’empereur Valens voulut encore l’en chasser. Mais la population de la ville qui chérissait son grand évêque se souleva en une émeute si violente qu’il fallut rapporter le décret d’expulsion. Les huit années qui suivirent furent à peu près tranquilles pour Athanase. « De sorte, dit le martyrologe romain, que cet homme contre lequel tant de puissances s’étaient conjurées, cet évêque qui avait subi tant d’exils, au milieu des pires dangers, mourut dans son lit le 2 mai 373. »


A présent que nous connaissons l’homme, nous saisirons mieux la signification et la portée du symbole auquel on a donné son nom. La plupart des critiques actuels doutent qu’il l’ait établi tout-à-fait dans la forme où il nous est parvenu. Ils ont peut-être raison. Mais en tout cas, on a le droit de penser que son inspiration s’y révèle. Pour moi, j’y sens la flamme de sa conviction. Je ne puis le réciter sans qu’il me paraisse entendre la voix du Saint combattant pour le Verbe que nous adorons. Je veux donner cette sublime profession de foi pour que ceux qui l’auraient oubliée y puisent un renouvellement de foi dans la doctrine de l’Église.

SYMBOLE DE SAINT ATHANASE

Quiconque veut être sauvé, doit, avant tout tenir la foi catholique.

Et celui qui ne l’aura pas gardée entière et inviolable, se perdra, sans aucun doute, pour l’éternité.

Or la foi catholique consiste en ceci que nous révérons un seul Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité.

Sans confondre les personnes ni diviser la substance.

Car autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit.

Mais la divinité du Père et du Fils et du Saint-Esprit est une, la gloire égale, la majesté coéternelle.

Tel le Père, tel le Fils, tel le Saint-Esprit.

Le Père est incréé, le Fils, incréé, le Saint-Esprit, incréé.

Immense le Père, immense le Fils, immense le Saint-Esprit.

Éternel le Père, éternel le Fils, éternel le Saint-Esprit.

Et cependant il n’y a pas trois éternels mais un seul éternel.

Comme aussi ce ne sont pas trois incréés mais un seul incréé, ni trois immenses mais un seul immense.

De même, tout-puissant est le Père, tout-puissant le Fils, tout-puissant le Saint-Esprit ;

Et pourtant, il n’y a pas trois tout-puissants mais un seul tout-puissant.

Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu.

Et, néanmoins, il n’y a pas trois Dieu, mais un seul Dieu.

Ainsi le Père est Seigneur, le Fils est Seigneur, le Saint-Esprit est Seigneur.

Et il n’y a pas trois Seigneurs mais un seul Seigneur.

Car, de même que la vérité chrétienne nous oblige de confesser que chacune des trois personnes prises à part est Dieu et Seigneur : de même la religion catholique nous défend de dire trois Dieux ou trois Seigneurs.

Le Père n’est ni fait ni créé ni engendré d’aucun autre.

Le Fils est du Père seul : non pas fait ni créé mais engendré.

Le Saint-Esprit est du Père et du Fils : ni fait, ni créé, ni engendré mais procédant.

Il n’y a donc qu’un seul Père et non trois Pères ; un seul Fils et non trois Fils ; un seul Saint-Esprit et non trois Saints-Esprits.

Et dans cette Trinité, il n’y a ni antérieur, ni postérieur, ni plus grand ni moindre ; mais les Trois Personnes sont toutes coéternelles et égales entre elles ;

De sorte qu’en tout et partout on doit vénérer l’Unité dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité.

Celui qui veut être sauvé qu’il pense donc ainsi de la Sainte-Trinité.

Mais il est nécessaire encore, pour le salut éternel, que l’on croie fidèlement à l’Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Or il est d’une foi droite que nous croyions et confessions que N.-S. Jésus-Christ, fils de Dieu, est Dieu et homme.

Il est Dieu étant engendré de la substance de son Père avant les siècles, et il est homme étant né de la substance d’une mère dans le temps ;

Dieu parfait et homme parfait, subsistant dans une âme raisonnable et un corps d’homme.

Égal au Père selon la divinité, moindre que le Père selon l’humanité.

Bien qu’il soit Dieu et homme, il n’est cependant qu’un seul Christ et non deux.

Il est un, non que la divinité ait été changée en humanité mais parce que Dieu a pris l’humanité et se l’est unie.

Il est un enfin, non par confusion de substance mais par unité de personne.

Car, de même que l’âme raisonnable et la chair est un seul homme, ainsi Dieu et l’homme est un seul Christ,

Qui a souffert pour notre salut, est descendu aux enfers, le troisième jour est ressuscité des morts ;

Est monté au ciel, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant et de là viendra juger les vivants et les morts.

A l’avènement duquel tous les hommes ressusciteront avec leurs corps et rendront compte de leurs actions personnelles ;

Et ceux qui auront fait le bien iront dans la vie éternelle ; et ceux qui auront fait le mal iront dans le feu éternel.

Telle est la foi catholique, et quiconque ne la gardera pas fidèlement et fermement ne pourra être sauvé.

Si le Démon du doute t’attaque répète à haute voix ces affirmations pressantes, répète-les d’un cœur docile au Saint-Esprit, et tu sentiras le feu divin embraser ton âme. Les ténèbres se dissiperont ; tu verras l’étoile du Credo luire au ciel clair de la certitude reconquise.

VII
Solidarité sainte

Jusqu’à la récitation du Credo, c’est pour moi seul, pour m’ancrer dans l’esprit de pénitence, pour illuminer de la Parole sainte mon âme obscure que j’ai prié. Mais à partir de l’Offertoire, je me sens solidaire du prêtre qui célèbre le Sacrifice, des fidèles qui prient autour de moi, de ceux du dehors qui, par oubli coupable, inexactitude ou négligence, désertent la Messe, de ceux aussi qu’une éducation athée ou une habitude consciente dans le péché détourne de l’autel où le Rédempteur s’immole, chaque matin, pour notre salut. Je me sens solidaire de toute l’humanité. Je me sens solidaire de Jésus-Christ.

Les textes mêmes de l’Offertoire et celui du Canon me détermineraient à ce sentiment si je ne l’éprouvais déjà par intuition spontanée. Je me rappelle alors qu’il n’est pas de paroisse ignorée, dans les régions les plus lointaines, où il n’y ait, à toutes les heures, un prêtre et des fidèles pour offrir, avec le Fils unique, le monde entier à la miséricorde du Père tout-puissant. Ils sont tellement universels ces textes que me confiner en une oraison particulière serait de la présomption. Je n’ai qu’à les suivre, y déverser mon âme comme un ruisseau dans le courant d’un grand fleuve. Ils l’emporteront, mêlée à toutes les âmes, jusqu’à leur estuaire dans l’Océan d’où l’on entrevoit les plages de la Béatitude.


Donc, en union avec le prêtre, en union avec mes frères, j’offre l’hostie qui, bientôt, sera le corps de mon Sauveur car je sais que mon oblation ne vaudra que par Lui aux yeux du Père. Et je dis la sublime prière :

Reçois, Père saint, Dieu tout puissant et éternel, cette victime sans tache ; moi, ton serviteur indigne, je te la présente, ô Dieu de vie et de vérité, pour mes péchés, pour mes offenses, pour mes négligences qui sont innombrables, pour tous ceux qui sont ici, et encore pour tous les fidèles vivants ou défunts afin qu’elle obtienne leur salut et le mien dans la vie éternelle.

Et j’ose ensuite ajouter de mon chef : — Ce Pain nourrira mon âme car il n’est aucun autre aliment qui puisse la nourrir…

Voici maintenant que le prêtre verse dans le calice le vin qui, bientôt, sera le sang de mon Sauveur. Puis il y ajoute un peu d’eau. Ce mélange évoque, au sens mystique, le sang et l’eau qui jaillirent du cœur de Jésus lorsque Longin le transperça d’un coup de lance. Mais, d’après saint Cyprien, il nous apprend aussi notre union à la Sainte Victime. De même que l’eau et le vin mélangés dans le calice ne peuvent plus être séparés, de même le fidèle qui s’attache au Christ pour souffrir avec lui, demeurera dans son amour et rien ne pourra l’en séparer.

Nous disons alors :

O Dieu qui, par un miracle, avez créé la dignité de la nature humaine et qui, par un miracle plus grand encore, l’avez réformée, faites que, par le mystère de cette eau et de ce vin, nous ayons part à la divinité de celui qui a daigné participer à notre humanité : Jésus-Christ votre Fils, Notre-Seigneur.

C’est ici que se manifeste, en toute sa splendeur, notre solidarité avec le bon Maître. L’acceptation de la nature humaine par le Fils de Dieu, sa mort pour nous ont fait de nous les enfants de Dieu, les frères et les cohéritiers de Jésus-Christ, pourvu que nous acceptions la souffrance rédemptrice.

La dignité de l’homme, tel que Dieu l’avait formé par la création, était admirable. Il était le roi du monde visible, il égalait presque les anges, car dans l’Éden, la nature humaine n’était ni basse, ni indigente, mais toute haute et toute parée de dons surnaturels. Par sa faute, l’homme déchu de cette élévation, s’est précipité dans l’abîme du péché et de la misère morale. Mais, par son Fils, Dieu le relève et rétablit sa dignité d’une façon plus admirable encore. Vraiment, l’on peut dire que la sagesse, et la puissance de Dieu se montrent encore plus grandes dans la rédemption que dans la création. L’Église le proclame quand elle chante : Il nous aurait été inutile de naître si nous n’avions été rachetés !

Comment, dès lors, ne pas supplier Dieu qu’il nous maintienne dans cette innocence reconquise et qu’il nous dirige par les chemins où fleurit la Grâce, loin des hommes aux œuvres iniques dont la droite désobéissante nous offre des fruits de malédiction ?

Et quand le prêtre s’adresse aux fidèles pour les confirmer dans cette pensée que « son sacrifice est le leur », comment ne se sentiraient-il pas une seule âme pour lui répondre :

Que le Seigneur reçoive, par tes mains, ce sacrifice, à la louange et à la gloire de son nom, et aussi à notre profit et à celui de la Sainte Église tout entière !

Fortifié par cette adhésion, sûr désormais d’englober dans sa prière la prière de tous, le prêtre lance le cri admirable : En haut les cœurs !

Est-il rien de plus émouvant que cet appel au détachement des choses de la terre ? Tandis qu’il le profère, le prêtre élève les mains pour témoigner, par ce geste, de son désir de se donner et de nous donner totalement à Dieu.

Prenons-y garde : lorsque nous répondons, avec toute bonne volonté : Nos cœurs sont à Dieu ! nous prenons un engagement redoutable, celui de fermer nos âmes aux pensées d’en-bas et de diriger toutes nos puissances vers les pensées éternelles. C’est seulement si nous brisons de la sorte les chaînes qui nous rivaient à la terre que la lumière d’en haut éclairera notre intelligence et que notre âme, réprouvant ses paresses et ses tiédeurs anciennes, se jettera, d’un élan irrésistible, vers le ciel.

Penser et tendre à ce qui est élevé, telle se définit la sagesse chrétienne. Le Sursum corda de la Messe m’y convie. Faites donc, mon Jésus, que je ne sois pas une présence inerte qui affirme seulement de bouche : — « J’ai le cœur aux réalités d’En Haut » et qui cependant, n’a pas rompu avec les chimères d’en-bas. Faites que je sois sincèrement à vous, sans réserve à vous. Faites que je m’écrie avec le bienheureux Henri Suzo : « En haut, cœur captif, dégage-toi des passions périssables ! En haut, cœur endormi, réveille-toi de la mort du péché ! En haut, cœur indolent, arrache-toi de la mollesse où tu t’enlises. » Seigneur, si trop souvent, parmi les sollicitudes de l’existence quotidienne, j’oublie de tout rapporter à vous, faites du moins qu’au pied de votre autel, je me consume en votre amour comme dans un brasier que rien d’humain ne saurait éteindre.


Si je me hausse véritablement le cœur, je comprendrai à quel point il est digne et juste, équitable et salutaire que je rende grâces à Dieu partout et toujours.

Partout et toujours, même dans les épreuves qu’Il m’envoie pour que mon âme, qui se voudrait sainte, se persuade que la sainteté implique l’acceptation de la souffrance avec Jésus.

Si je récriminais lorsque les gens du monde me lèsent ou me méprisent, si surtout je me laissais entraîner à leur rendre la pareille je piétinerais, très loin de la sainteté, dans les vallées inférieures où règnent l’amour-propre et l’esprit de vengeance.

Si, au contraire, je fais abnégation de moi-même afin de suivre Jésus, en portant ma croix dans la voie douloureuse qui va du prétoire au Calvaire, je vois l’aurore de la sainteté rougir de ses feux la cime radieuse que je souhaite atteindre. Alors mon cœur se dilate aux souffles salubres de la Grâce. Je respire à l’aise et le cri de victoire : Hosanna dans les hauteurs exprime, en sa plénitude, la joie de mon âme tout heureuse d’escorter son Sauveur.

Mais attention ! Il ne faut pas que cette entrée dans la lumière me vaille une jouissance égoïste. Si, par l’oraison de détachement, j’ai réussi à faire un pas de plus hors des ténèbres, je n’en reste pas moins solidaire de tous les fidèles vivants, soit qu’ils me devancent, soit qu’ils errent encore dans les brumes qui précèdent l’aube. Je me souviens que Jésus priait pour eux comme pour moi, quand il a dit : « Père Saint, conservez en votre nom ceux que vous m’avez donnés afin qu’ils soient un comme nous… Je ne demande point que vous les ôtiez du monde mais que vous les sauviez du mal… Je ne prie pas seulement pour eux mais encore pour ceux qui, par leur parole, croient en moi, afin que tous ils soient un comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous, afin qu’eux aussi soient un en nous… Moi en eux et vous en moi, pour qu’ils soient consommés en un et que le monde connaisse que vous m’avez envoyé et que vous les avez aimés comme vous m’avez aimé. »

A m’assimiler cette divine prière, comment ne serais-je pas remué jusqu’au plus profond de mon être ? Comment ne sentirais-je pas la flamme de la fraternité chrétienne s’allumer dans mon âme ? Jésus veut que je sois un avec lui et il veut, pour cela, que je sois un avec tous les fidèles. Quelle faveur il me fait et, en même temps, quelle tâche il m’impose !

Je prierai donc pour les âmes qui me sont particulièrement chères mais aussi, et avec la plus grande insistance, pour celles qu’une charge excessive des liens de ce monde tient immobiles à l’orée de la voie étroite quoique, par leur parole, ils croient en Jésus.

Comment deviendraient-ils un avec le Rédempteur ces pauvres entre les pauvres qui s’appellent les riches, si ceux qui ne possèdent rien, qui ne désirent rien posséder, qui vivent au jour le jour de leur travail avec la confiance justifiée que Dieu pourvoiera, ne priaient pour eux — ne s’offraient à leur intention ?

Les riches, dans l’Église, portent au front le stigmate de l’or. Telle est leur infortune que, trop souvent, ils ont beaucoup de peine à ne pas préférer cette marque de Celui d’en-bas à la Couronne d’épines. De la sorte, ils retardent l’union parfaite de l’Église et de Jésus.

C’est pourquoi nous à qui Dieu fit la grâce insigne d’épouser « la Veuve qui a nom Sainte Pauvreté » nous prierons Notre-Seigneur afin que s’il sollicite le riche de tout laisser pour le suivre, le riche ne s’éloigne pas de Lui par attache morose aux munificences du Mauvais.


Cette loi de solidarité, cette loi de charité dont Jésus est le principe, cette loi fondamentale qui nous fait un avec lui, j’y manque trop souvent. L’intention bonne persiste assurément au fond de mon âme mais que de fois la nature déchue me porte à interpréter avec une promptitude malveillante les actions des fidèles qui comme moi s’efforcent de marcher dans le chemin du Salut ! Quelle amertume ou quelle légèreté en mes propos sur eux ! Quelle hâte à « penser le mal » en ce qui les concerne ! Lorsque réellement je crois m’apercevoir qu’ils pèchent contre la loi divine, ne suis-je pas d’abord enclin à les condamner au lieu de m’avouer que, dans une circonstance analogue, j’aurais probablement agi d’une façon pire qu’ils ne le font ? L’indulgence, je la réserve pour mes propres fautes. Et que mon esprit devient alors subtil pour me découvrir des excuses ! Ah ! misère de mon âme quand elle oublie que je dois aimer le prochain comme moi-même !…

L’Église connaît cette tendance. C’est pourquoi, en cette partie de la Messe, aussitôt après qu’elle m’a exhorté à offrir le Sacrifice en union sincère avec les vivants d’ici-bas, elle m’invite à « resserrer mes liens avec ceux qui sont déjà établis dans la gloire. » Elle sait, en effet, combien l’assistance des Saints m’est nécessaire pour que je maintienne ma solidarité, par une communication permanente, avec les vivants de Là-Haut.

Avant tout, elle me prescrit l’appel à la Sainte Vierge parce que Marie est la Mère de la divine Grâce, parce qu’elle est la Reine de tous les Saints, parce qu’elle a souffert pour notre rachat plus qu’aucun de nous ne souffrira jamais.

Dès que j’ai prononcé le nom de la Vierge, je la vois debout au pied de la croix où Jésus agonise. Elle pleure à cause de nous comme il saigne à cause de nous. Et le fleuve de ses larmes se mêle au fleuve de sang rédempteur qui ruisselle sur le monde. Par ce regard de mon âme, je réalise la pensée que Jésus m’a été donné, sans retour, par la Vierge. Je sens qu’elle est inséparable du sacrifice de Jésus et que sa mémoire restera unie à celle de mon Sauveur jusqu’à la consommation des siècles. Et maintenant que j’ai vu, avec une netteté que nuls mots de la terre ne pourraient exprimer, le don entier qu’elle m’a fait de son Fils, c’est d’un cœur enfin charitable que j’apprends à m’offrir avec mes frères, même s’ils m’ont offensé, et avec l’Agneau de Dieu sur l’autel.

L’Église m’encourage ensuite au sacrifice par l’exemple de ses apôtres et de ses martyrs aux premiers temps de la Rédemption : Pierre et Paul, André, Jacques le Majeur, Jean, Thomas, Jacques le Mineur, Philippe, Barthélemy, Mathieu, Simon et Thaddée ; Lin, Clet, Clément, Xyste, Corneille, Cyprien, Laurent, Chrysogone, Jean et Paul, Côme et Damien.

Ce cortège radieux des amis de Jésus, je le vois s’agenouiller de chaque côté du tabernacle. Chacun d’eux rend témoignage par ses souffrances pour la fondation de l’Église ; et c’est comme une fresque aux teintes de pourpre qui se déroule devant les yeux de mon âme.

Pierre qui, le premier, s’écria devant Jésus : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant », Pierre voulut être crucifié la tête en bas, parce qu’ayant fléchi dans sa foi, en une minute de faiblesse, au début de la Passion, il s’estimait indigne de mourir d’un supplice identique à celui du Sauveur.

Paul fut décapité par le glaive d’une légalité féroce, après avoir allumé le flambeau de la Bonne Nouvelle pour les Gentils perdus dans les ténèbres du paganisme.

André, avait conquis à Jésus les barbares de Scythie. C’était un amoureux de la Croix. Lorsqu’on lui présenta l’X lugubre sur lequel ses membres allaient être écartelés, il s’écria : « Salut à toi, croix chérie que le corps de Jésus a sacrée. Il y a longtemps que je soupire après toi ! Enlève-moi du milieu des hommes et donne-moi à Celui qui m’as racheté par toi. » Deux jours et une nuit il agonisa sur ce bois d’infamie et de gloire. Et il souriait en attestant Jésus crucifié.

Jacques le Majeur qu’à cause de la violence et de l’éclat de son dévouement le Maître avait surnommé le Fils du Tonnerre, fut le premier des Apôtres à mourir pour la foi. Il eut la tête tranchée par les Juifs dont, pendant dix ans, passé l’Ascension, il avait bravé les menaces.

Jean l’Évangéliste fut plongé dans une cuve d’huile bouillante. Il en sortit, dit la liturgie, « plus valide qu’il n’y était entré ». Mais sainte Angèle de Foligno eut révélation que sa douleur, au Calvaire, à la vue des souffrances de Jésus et de Marie, avait égalé tous les supplices. Le souvenir lui en demeura au cœur, comme un coup de poignard, jusqu’au dernier jour de sa longue existence.

Thomas, qui avait touché les plaies de Jésus, mourut sous les coups de bâton et sous les pierres dans l’Inde où, pour racheter une hésitation de sa foi, il porta l’Évangile.

Jacques le Mineur, premier évêque de Jérusalem, surnommé le Juste, fut précipité du sommet du Temple. Comme il respirait encore et murmurait le nom de Jésus, les Juifs lui broyèrent le crâne avec un marteau à foulon.

Philippe, qui avait demandé « à voir le Père » et à qui Jésus avait répondu : Celui qui me contemple voit aussi le Père, fut mis en croix par les Phrygiens idolâtres. Comme il tardait à mourir, comme il ne cessait de proclamer la Voie, la Vérité, la Vie, la foule le lapida furieusement pour lui imposer silence.

Barthélemy, qui est ce Nathanaël amené à Jésus par Philippe, fut écorché vif par les Arméniens auxquels il apportait la Parole sainte.

Mathieu, le publicain qui abandonna sans hésiter sa caisse, ses registres et ses sacs d’écus pour suivre le bon Maître, fut percé d’un coup de lance, tandis qu’il évangélisait l’Arabie.

Simon le zélé, plus zélé encore d’avoir compris la parole du Sauveur : « S’ils me persécutent, ils vous persécuteront aussi », conquit des âmes en Mésopotamie. Thaddée l’accompagnait, non moins fervent que lui. Ils furent sciés par le milieu du corps.

Ici se termine la liste des Apôtres. Il est dit, dans l’Apocalypse, que la Jérusalem céleste est entourée de quatre murailles. Dans chacune d’elles il y a trois portes afin que soient admis, par le baptême, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, les peuples du levant, du couchant, du nord et du midi. Ces douze portes sont fondées sur douze pierres précieuses où sont gravés les noms des douze apôtres et qui reposent elles-mêmes sur la pierre angulaire qui est Jésus-Christ. C’est une image de l’Église parvenue à sa perfection dans l’éternité. Et cela signifie encore : sur terre, on n’entre dans l’Église que par la doctrine des Apôtres dont elle a le dépôt.

Le martyre sanglant étant le trait caractéristique des saints qui vécurent aux trois premiers siècles, l’Église a voulu citer ces témoins de Jésus en nombre égal à celui des Apôtres dont ils poursuivirent les travaux. Il y a cinq papes, un évêque, un diacre et cinq laïques.

Lin, converti par saint Pierre et son premier successeur sur le siège apostolique, fut l’ami de saint Paul qui le nomme dans son épître à Timothée. Formé à pareille école, il propagea la foi d’une façon si intrépide que les prêtres des faux dieux le dénoncèrent à la police comme perturbateur. Il fut saisi et décapité aussitôt sans même avoir été mis en jugement.

Clet, son successeur, avait été esclave. Affranchi, saint Pierre le convertit comme Lin. On conjecture qu’il porta d’abord le nom d’Anaclet qui veut dire « l’irréprochable ». Par humilité, il l’abrégea en celui de Clet qui signifie « l’Appelé » du Seigneur. Son pontificat dura douze ans et se termina par la décapitation. En ce temps-là, être pape c’était se vouer à la mort rapide par le fer ou à la mort ralentie par la torture.

« Clément, écrit saint Irénée, fut le troisième évêque de Rome après les apôtres ; il les avait vus, s’était entretenu avec eux et maintenait la tradition apostolique. » Ce pourquoi, sous Trajan, il fut déporté en Crimée, condamné à travailler aux mines comme forçat. Il y fit tant de prosélytes que, sur l’ordre de l’empereur, on le jeta à la mer avec une ancre attachée au cou.

Xyste exerça le pontificat à l’époque où sévissait le plus furieusement la persécution ordonnée par l’empereur Valérien. Enfreignant la défense qui avait été faite de célébrer les Saints-Mystères, il avait coutume de dire la messe dans les Catacombes. Il fut dénoncé à la police par un renégat, saisi, condamné sans procès et décapité à l’endroit même où il avait commis sa sainte désobéissance.

Corneille, qui lui succéda, fut banni à Centumcellæ sous Gallus et décapité au bout de peu de temps parce qu’il refusait de sacrifier aux idoles.

Cyprien, né à Carthage d’une famille très riche appartenant à l’aristocratie, se convertit au christianisme en un âge déjà mûr. Aussitôt, il distribua tous ses biens aux pauvres et fit le vœu de chasteté. Élevé à l’épiscopat, il se voua tout entier au salut de son troupeau et à la défense de l’Église entière. Ses luttes contre le schisme et l’hérésie donatiste sont célèbres. Nul n’a mieux décrit que lui les joies de la paix en Dieu après la conversion : « Alors seulement, disait-il, on trouve un repos assuré de l’âme, une sécurité constante ; l’esprit se rapproche de Dieu ; tout ce qui apparaît aux hommes grand et sublime devient tout petit. » La vigueur avec laquelle il condamnait les mœurs dissolues des païens lui valut leur haine. Il périt par le glaive en remerciant ses bourreaux de lui procurer « la félicité du martyre ».

Chrysogone marqua par son zèle à développer la foi dans l’âme des nouveaux convertis et à les armer de patience pour subir la persécution. Après des années de prison, il fut décapité sous le règne de Dioclétien.

Les deux frères Jean et Paul avaient occupé des emplois élevés à la cour de la fille de Constantin. Julien leur offrit les plus hautes dignités s’ils consentaient à entrer à son service et à sacrifier, comme lui, au Dieu-Soleil. Ils refusèrent avec horreur. L’Apostat leur fit alors trancher la tête, en secret, dans leur propre maison.

Côme et Damien, chrétiens de naissance, exerçaient gratuitement la médecine en Cilicie. Comme ils ne guérissaient pas seulement les corps mais aussi les âmes et qu’ils en amenaient un grand nombre à l’Église, ils furent incarcérés pendant la persécution de Dioclétien. « Après avoir été tourmentés par la prison, par les chaînes, par l’eau, le feu, les pierres et les flèches ils furent décapités. » (Martyrologe romain, 27 septembre).

Dans cette liste funèbre et glorieuse de héros sanctifiés, vous croyez peut-être que j’oublie Saint Laurent ? Que non pas ! Si je l’ai réservé pour clore l’énumération, c’est parce que, lui devant une gratitude spéciale, je voulais en parler d’une façon un peu plus étendue.

Trois ans après que je fus entré dans l’Église, j’eus à traverser une période de tribulation où il semblait que les événements et les hommes se fussent concertés pour m’éloigner de Jésus. Tout ce que j’entreprenais échouait ; autour de moi, on interprétait de travers mes efforts pour affirmer ma foi en servant l’Église. De plus, la maladie m’éprouvait pendant que de grandes peines d’esprit rendaient aussi obscure qu’aride ma vie intérieure.

En août de cette année-là, les contradictions, les souffrances physiques et morales se firent plus accablantes. Mon âme pliait sous le fardeau ; je ne distinguais plus le regard de mon Sauveur que comme une toute petite étoile horriblement lointaine et voilée, à chaque instant, par les nuages qui montent de l’abîme où règne le Prince de la Désolation.

Le dix de ce mois, l’Église célèbre la fête de saint Laurent. J’allai à la messe comme d’habitude. Mais j’étais si déprimé que je ne parvenais pas à la suivre avec le recueillement nécessaire. Impossible de fixer mon attention ; des pensées tristes me bourdonnaient dans l’esprit, pareilles à des mouches importunes. Si j’essayais de vouloir prier quand même, ma volonté fuyait, comme de l’eau jetée dans un crible. Et mon âme gisait tout endolorie.

Soudain, mes yeux distraits se fixèrent, comme fortuitement, sur mon paroissien et y lurent le texte de la Secrète du jour. Il y est demandé que « les mérites de saint Laurent nous soient auxiliateurs pour notre salut. »

Alors je me sentis poussé d’une façon doucement impérieuse, à supplier le Bienheureux de me secourir. Je le fis volontiers, mais, l’invoquant, je m’aperçus que je n’avais qu’une notion très sommaire de sa légende. Et je m’étonnai qu’il me fût ainsi montré comme un guide et un consolateur. Je dis montré car il me semblait le voir rire parmi des flammes. Or, tandis que je le contemplais avec une admiration stupéfaite, une allégresse mystérieuse, débordante d’amour pour Jésus, m’envahit l’âme et en chassa les démons du découragement. Cela dura jusqu’à la fin de la messe sans que je pusse d’ailleurs articuler aucune prière vocale…

De retour chez moi, je m’empressai de lire le chapitre qui le concerne dans la belle Histoire des Persécutions de Paul Allard. Par cette lecture je repris courage : Saint Laurent devint mon compagnon pendant toute l’octave de sa fête. L’infusion de foi militante et d’énergie que je reçus de lui me donna la force de réagir contre mon affaissement. Je dissipai les préventions qui m’avaient presque détourné de mes travaux pour l’Église. J’oubliai mes misères corporelles et mon âme effondrée se rebâtit en Dieu…

Laurent, né en Espagne de parents chrétiens, vint de bonne heure à Rome où le pape Sixte — celui que le martyrologe appelle de son nom grec Xyste — le distingua pour sa grande piété, ses qualités d’administrateur et son zèle infatigable. Il l’éleva au diaconat et le mit à la tête des sept diacres de l’Église romaine ; aussi l’appelait-on l’archidiacre du Pape. En cette qualité, il avait la charge d’assembler et de distribuer les aumônes que les moins pauvres parmi les fidèles apportaient pour les indigents. Ce n’étaient, en général, que de bien petites sommes. Néanmoins les païens se figuraient que Laurent détenait un trésor considérable.

C’était le temps de la grande persécution (258). L’empereur Valérien avait rendu un édit qui portait que les évêques, les prêtres et les diacres seraient mis à mort ; elle leur serait infligée sans interrogatoires, sans jugement régulier ni sentence motivée — sur la seule vérification du fait qu’ils professaient le christianisme. Quant aux laïques, ils devaient être dépouillés de leurs biens et décapités, après jugement. Les chrétiens faisant partie de la Cour, verraient également leur fortune confisquée et perdraient leurs dignités. Ensuite ils seraient assimilés aux esclaves. En outre, toute réunion des fidèles était rigoureusement interdite.

Comme on l’a vu plus haut, le pape Sixte ne tint aucun compte de la défense. Quand les policiers, renseignés par un traître, vinrent l’arrêter, il célébrait la messe dans une chapelle souterraine des Catacombes de Prétextat, près de la voie Appienne. Il fut emmené, ainsi que les ministres du culte qui l’entouraient, devant l’un des préfets de la ville. Les assistants demandaient à mourir avec lui. Mais les soldats, ne voulant sans doute pas s’embarrasser, ce jour-là, d’un trop grand nombre de prisonniers les laissèrent libres. Le préfet, se conformant à l’édit, ordonna que Sixte fût décapité tout de suite à l’endroit même où il avait commis le crime d’offrir le Saint Sacrifice.

Pendant qu’on le ramenait aux Catacombes, Laurent, absent lors de l’arrestation, accourut pour lui dire un dernier adieu ; entre eux, un dialogue émouvant s’engagea.

Laurent que dévorait la soif du martyre s’écria tout en larmes :

— Où vas-tu, père, sans ton fils ? Où vas-tu, prêtre sans ton diacre ?

— Mon fils, répondit le Pape, je ne t’abandonne pas : de plus grands combats t’attendent. Cesse de pleurer : tu me suivras dans trois jours.

Puis il tendit le col au bourreau qui le lui trancha d’un seul coup.

La prédiction de Sixte ne tarda pas à s’accomplir.

Légalement Laurent aurait dû être arrêté sur l’heure. Mais les persécuteurs nourrissaient une arrière-pensée à son égard. Ils espéraient en lui accordant une liberté provisoire, obtenir qu’il leur livrât les prétendus trésors de l’Église. L’événement prouva que tel était leur dessein. En effet, le préfet de Rome fit comparaître Laurent et lui ordonna de livrer immédiatement les sommes qu’il était soupçonné de détenir.

Mais le diacre, prévoyant cette rapine, avait déjà distribué en aumônes la mince réserve dont il avait la gestion. Il demanda un délai de vingt-quatre heures pour répondre. Le préfet, se croyant assuré de toucher bientôt un monceau d’or et persuadé que Laurent craignait pour sa vie, l’accorda.

Le lendemain, le diacre revint au tribunal, suivi des pauvres qu’il avait coutume de secourir.

— Qu’est-ce que ceux-là ? demanda le préfet tout ébahi.

— Ce sont les trésors de l’Église, répondit Laurent. Et il éclata d’un grand rire héroïque.

Déçu dans sa cupidité, mis hors de lui par cette sublime raillerie, le préfet commanda que Laurent fût étendu sur un gril et brûlé à petit feu. Lui-même présida au supplice. Tandis que les flammes entamaient avec une cruelle lenteur les chairs du martyr, il lui disait à tout instant : — Livre ton or ; tu auras la vie sauve.

Mais Laurent riait toujours.

Le préfet insistait avec rage. Alors Laurent, désignant la partie droite de son corps déjà carbonisée : — Ce côté-là, dit-il, est assez cuit ; faites-moi tourner.

Le préfet hurla : — Je te ferai brûler pendant toute la nuit !

— Cette nuit, repartit le diacre, n’a point d’obscurité pour moi ; elle est pleine de lumière.

Puis, quelles que fussent les objurgations et les menaces de son tourmenteur, il cessa de répondre. Les yeux au ciel, il priait. Et voici sa prière :

« Sur le gril, Seigneur, je ne vous ai pas renié ; dans le feu, ô mon Jésus, je vous ai confessé. Vous avez éprouvé mon cœur, vous m’avez examiné et vous m’avez trouvé de bon aloi. Mon âme s’attache à vous parce que mon corps brûle à cause de vous. »

Puis il pria pour le triomphe du christianisme et enfin — rapportent les fidèles qui assistaient à son supplice — il prononça, d’une voix entrecoupée, ces mots : « Je vous remercie, Seigneur, de m’ouvrir les portes du ciel !… »

Et son âme s’envola dans la gloire de Dieu.

Hilarem datorem, celui qui se donne en riant, c’est ainsi que l’Église qualifie saint Laurent dans l’office qu’elle lui a consacré.

Ah ! me disais-je, durant la bienheureuse octave où à toutes les heures de la journée, je gardais présente l’image du martyr sur son gril, avec quel rire reconnaissant, mon Dieu, je devrais recevoir les épreuves qu’il vous plaît de m’envoyer pour mon plus grand bien. Saint Laurent obtenez-moi cette grâce !…

Or, il me l’obtint. Et c’est pourquoi je pus reprendre ma croix et la trouver plus légère.

Je vous le demande : comment au souvenir de cette radieuse semaine, ne vouerais-je pas mon affection et mon entière gratitude au Saint qui m’assista de la sorte ?


Saint Pierre crucifié la tête en bas, saint Paul décapité, saint André crucifié et écartelé, saint Jacques le Majeur décapité, saint Jean l’Évangéliste plongé dans l’huile bouillante, saint Thomas lapidé, saint Jacques le Mineur assommé, saint Philippe crucifié et lapidé, saint Barthélemy écorché vif, saint Mathieu percé de la lance, saint Simon et saint Thaddée sciés par le milieu du corps, saint Lin décapité, saint Clet décapité, saint Clément décapité, saint Xyste décapité, saint Corneille décapité, saint Cyprien décapité, saint Laurent brûlé vif, saint Chrysogone décapité, saints Jean et Paul, les jumeaux, décapités, saints Côme et Damien décapités… Je vois cette troupe glorieuse et funèbre se ranger à la gauche du célébrant qui se recueille pour la Consécration ; je vois leurs mains sanglantes offrir à l’Hostie les instruments de leur supplice…

Un peu plus tard, quand le Pater va être récité, d’autres martyrs les rejoindront, qui se placeront à la droite du prêtre : saint Jean-Baptiste le Précurseur décapité, saint Étienne lapidé, saint Mathias décapité, saint Barnabé décapité, saint Ignace déchiré par les bêtes du cirque, saint Alexandre décapité, saint Marcellin décapité, saint Pierre l’exorciste décapité, sainte Félicité et sainte Perpétue massacrées, sainte Agathe brûlée vive, sainte Lucie égorgée, sainte Agnès égorgée, sainte Cécile saignée à mort, sainte Anastasie brûlée vive…

Ces témoins de la Vérité unique ont vaincu, ont triomphé des lâchetés de la chair et des embûches du Démon pour que nous, catholiques d’aujourd’hui, nous soyons mis à même de participer au sacrifice de Jésus-Christ par leurs mérites. Si nous assistons paisiblement à la Messe, c’est aux tortures qu’ils subirent sans défaillance que nous en sommes redevables. C’est de leur sang que l’Église est cimentée. C’est leur haleine qui en vivifie l’atmosphère chaque fois que la nonchalance de nos âmes médiocres la rend toute stagnante. Dans l’union solidaire que nous formons avec eux, leur part est énorme ; la nôtre bien minime.

Mais sans ce privilège que nous confère la communion des Saints saurions-nous, s’il le fallait, remplir les devoirs formidables qu’il peut impliquer un jour ?

Question angoissante et que je me suis souvent posée. Je me disais : — Imagine que, demain, les ennemis de l’Église deviennent nos maîtres, qu’ils édictent des lois et des décrets qui t’ordonneront de renier Jésus sous peine de mort. J’admets que, d’un premier mouvement, tu refusas l’apostasie. Mais on t’emprisonne ; et tu ne tardes pas à comparaître devant un tribunal d’athées en fureur qui te condamneront, sans délai ni appel, parce que son fanatisme matérialiste lui présente ta fidélité à Jésus comme un crime irrémissible. La sentence prononcée, tu es reconduit dans ton cachot et tu y restes seul avec cette pensée : dans quelques heures le bourreau me coupera la tête.

Es-tu bien sûr qu’alors tu n’appelleras pas le geôlier pour lui demander s’il n’existe pas des moyens d’échapper au supplice ?

— Il n’y en a qu’un, répondra-t-il, renonce à ton Dieu.

Auras-tu le courage de repousser la tentation ? Ne mendieras-tu pas une audience de tes juges pour sauver ton cher corps en perdant ton âme ? Et si l’on te présente un Crucifix, ne le repousseras-tu pas en t’écriant : « Je ne connais plus cet homme ? »

Je dis que le chrétien qui n’a pas évoqué cette possibilité en tremblant, au moins une fois dans sa vie, fait preuve d’une confiance excessive en lui-même. Je dis que si la persécution sanglante revenait, il risquerait d’apostasier sur une simple menace d’arrestation.

Certains objectent : — Mais la persécution sanglante ne reviendra jamais. La dureté, la cruauté du paganisme antique n’existent plus. L’état de civilisation où nous sommes parvenus nous garantit du retour d’abominations pareilles.

Fragile assurance ! Il est vrai que la société actuelle, si régie qu’elle soit par une fringale de basses jouissances et par la négation des droits de Dieu sur l’humanité, garde encore quelques traces de l’adoucissement des mœurs qu’elle doit à des siècles de christianisme. Encore ne faut-il pas exagérer sa mansuétude car il n’y a pas si longtemps que sa mère la Révolution satanique tenta de détruire l’Église par la guillotine. Mais que, demain, un bouleversement social se produise. Je vous certifie que ceux qui le provoqueront brûleront d’une haine farouche contre Dieu et son Église et qu’ils mettront en pièces les fidèles avec autant de férocité — sinon plus — que ne le firent jadis les païens.

Et qui sait si ce temps n’est pas tout proche ? Qui sait si l’astre noir de l’Antechrist ne se lèvera pas bientôt à l’horizon trouble de l’avenir ?

Jésus a dit : « De ce jour et de cette heure, nul ne sait rien, pas même les anges mais Dieu seul. »

Et alors, ajoute saint Paul, « l’amour de Dieu se refroidira chez un grand nombre ».


Bien des signes donnent à présumer que ce soir du monde approche.

Ce n’est donc pas sans raison que je demande aux Saints martyrs qui se pressent devant l’autel de me venir en aide le jour, peut-être prochain, où il me faudrait rendre témoignage à Jésus sous le glaive. Leur exemple me fortifie. Les sachant près de moi, je me sens étroitement solidaire de leurs souffrances et de leur héroïsme. Contemplant leurs plaies je me sens aussi un peu moins indigne de m’offrir avec l’Hostie. Et, d’un cœur sans réticences, j’articule l’admirable prière qui précède immédiatement la Consécration :

Daigne, ô mon Dieu faire qu’en toutes choses, cette oblation soit bénie, légitime, valable, fondée en raison et acceptable par ta miséricorde, en sorte qu’elle devienne, pour notre salut, le Corps et le Sang de ton Fils très aimé, Notre Seigneur Jésus-Christ.

Bénie, elle le sera, si je n’ai pas abusé des grâces qui me furent départies avec surabondance malgré l’insuffisance de mon zèle.

Légitime, elle le sera, si j’ai la conviction absolue que le fait de sa perpétuité dans l’Église correspond à l’ordre établi par Jésus lorsqu’il institua la Cène.

Valable et raisonnable, elle le sera parce que c’est l’Agneau vivant de Dieu, Dieu lui-même, c’est-à-dire la Raison et la Sagesse incréées qui vont être immolées tout à l’heure.

Si je comprends la responsabilité que j’assume en prononçant, avec le célébrant, ces paroles, si, par elles, je m’associe aux Martyrs qui moururent pour la gloire du Mystère d’amour qu’elles commémorent, « j’aurai part à la divinité de Celui qui a daigné se revêtir de notre humanité ».

VIII
A la veille de souffrir…

Je rapporte, ci-dessous, le récit d’un mystique ignoré de qui j’ai déjà esquissé le profil dans plusieurs de mes livres et notamment dans les Lettres à un indifférent. Je crois que les personnes douées pour la contemplation recevront quelque enseignement de cette narration si conforme à ce qu’écrit sainte Thérèse au chapitre VIII du Château intérieur.


Lapillus parle :

« L’autre jour, à la Messe, le prêtre allait consacrer l’Hostie. Je suivais ses gestes avec attention, cela va sans dire ; mais je dois mentionner que, me préparant, comme c’était mon devoir, à l’adoration de Notre-Seigneur descendu sur l’autel, je le faisais par habitude et sans que mon âme fût avertie, par un surcroît de ferveur, de ce qui l’attendait à cette minute même. J’étais recueilli, et rien de plus.

« Je prononçais les mots Pridie quam pateretur : A la veille de souffrir… quand, tout à coup, je sentis que Jésus était là, tout près de moi. Ce fut si brusque que j’en ressentis d’abord un peu de crainte. Mais aussitôt une grande paix s’établit en mon être. Je ne voyais Jésus ni des yeux du corps, ni des yeux de l’imagination, ni extérieurement, ni intérieurement. Et pourtant, sa présence m’était si évidente qu’il m’était impossible d’en douter, d’autant qu’elle se manifestait par un courant d’amour qui me submergea.

« C’était d’ailleurs tout intellectuel. Je veux dire que ce n’était pas, comme en d’autres occasions, ma sensibilité qui était atteinte mais mon entendement.

« Un peu après que mon intelligence eut été conquise de la sorte, je dus répéter : A la veille de souffrir… Alors, non en images, mais par une opération de l’esprit dont je ne saurais rendre compte, par un regard essentiel qui plongeait plus loin que les apparences, je reçus, dans l’espace d’une seconde, une clarté synthétique sur ce que Jésus me signifiait par cette petite phrase interrompue soudain.

« Ce que je viens de t’exposer paraîtra très obscur à beaucoup. C’est pourquoi comme cela comporte un avertissement des plus salutaires, je vais essayer de te transposer dans un langage moins abstrait et de te développer dans l’ordre des sentiments ce qu’une idée, aussi rapide et lumineuse qu’un éclair m’apporta d’une façon si insolite. Mais retiens que je n’arriverai pas à exprimer tout ce que la présence de Jésus lui conférait d’autorité souveraine.

« J’assistais à la Cène. Le Maître, « prit du pain dans ses mains saintes et vénérables ». Au moment de le rompre non seulement pour les Apôtres mais pour tous les fidèles de tous les temps, il me parut qu’il était infiniment triste parce qu’il voyait combien notre union à son sacrifice serait imparfaite.

« Sa pensée me fut transmise sans qu’il articulât une parole, mais c’était comme s’il m’avait dit à moi et à toute l’Église :

« Ma Passion durera jusqu’à la fin du monde. Par vous, avec vous, en vous, mes bien-aimés, toujours je serai à la veille de souffrir, toujours je souffrirai. Ma souffrance ira s’accroissant du fait que vous demandez à vous nourrir de moi et qu’en retour, vous ne me donnez pas vos âmes avec l’abnégation que je vous ai prescrite. Vous donnez à l’orgueil, vous donnez à l’envie, vous donnez à l’avarice, vous donnez à la paresse, à la colère, à la gourmandise, à la luxure. Le peu qui vous reste, vous me l’apportez comme une aumône dérisoire à un pauvre dont la plainte vous importune.

« Je suis ce pauvre. Je suis le Pauvre absolu qui mendie pour avoir prodigué sa chair et son sang aux ingrats qui avaient faim de lui. Je me suis partagé tout entier entre vous. Maintenant je vous demande votre amour sans restriction. Comment me répondez-vous ?

« Mes Saints qui ne conçoivent pas d’autre volonté que la mienne, se sont donnés généreusement. Mais vous, qui préférez la plupart du temps votre volonté à la mienne, vous réduisez votre don à la mesure de vos cœurs étroits. Je vous apportais tous les trésors du Ciel. Vous m’offrez un petit sou démonétisé, rongé de vert-de-gris par votre égoïsme.

« Je vous ai prévenu que pour mériter la béatitude éternelle il vous fallait acquérir l’esprit de pauvreté ; je vous ai averti que votre récompense serait incommensurable si, à cause de moi, vous supportiez avec bonheur la haine, les malédictions, les persécutions, les calomnies et les mépris de ceux qui me haïssent, me maudissent, persécutent, calomnient et chargent d’opprobre mon Église.

« Mais vous n’avez pas eu confiance dans ma parole. Vous alléguez que, par la faute de votre nature mauvaise, vous n’arrivez pas à comprimer vos penchants délétères et que, par suite, vous ne pouvez aspirer à la Sainteté. Est-ce que je ne le sais pas mieux que vous ? Est-ce que pour raffermir votre volonté, infirme pour le bien, je ne vous offre pas sans cesse ma Grâce ? Est-ce que je ne vous applique pas les mérites de ma Croix ? Mais ma Grâce, mais les vertus de mon supplice les sollicitez-vous chaque fois que vous êtes sur le point de pactiser avec le monde et ses tentations ? Et quand vous les sollicitez, est-ce avec le ferme désir d’abattre toutes les murailles qui la séparent de votre cœur ?

« Eh bien, parce que vous êtes les frères du Fils de l’Homme, je vous pardonne votre inconstance. Aujourd’hui, comme tous les jours, je veux souffrir pour votre rédemption : à l’appel du prêtre, je descendrai sur l’autel. Voici mon corps ; Voici mon sang. Il dépend de vous que mon sacrifice ne soit pas offert en vain. Efforcez-vous d’y correspondre, tâchez, une minute, de vous oublier, de ne penser qu’à moi seul. — Alors vous ne lirez plus cette tristesse dans mon regard. »


Lapillus ajouta : « Je ne saurais te rendre combien je me sentis de peine à considérer le peu que je faisais pour Notre Seigneur. Je me rappelai les mille circonstances où j’étais venu à Lui les mains vides tandis qu’il me prodiguait les richesses innombrables de son amour. Je compris mon néant.

« Alors pour réduire définitivement ma nature arrogante, parmi les merveilles de la Grâce, je lui demandai la souffrance quotidienne avec Lui.

« Oh ! je sais, cette imploration, c’était comme si un jonc du ruisseau demandait à Dieu d’être changé en un cèdre de la montagne sainte. J’osai pourtant la réitérer, une deuxième fois, puis une troisième fois, au nom de la Trinité, car je ne pouvais plus supporter la tristesse de Jésus lorsqu’il fixe les yeux sur mon âme…

« Je crois que j’ai été exaucé… Maintenant, il y a un sourire dans ce divin regard. Je souffre tous les jours avec Jésus, je souffre particulièrement lorsque le pain et le vin de l’autel se changent en son Corps et en son Sang — et j’aime ma souffrance pour l’amour de Lui. »

IX
Abel, le patriarche et l’ange

Dans la prière qui suit immédiatement la Consécration, l’Église se qualifie « le peuple saint se souvenant de la Passion et offrant à Dieu le Pain sacré de la vie éternelle et le Calice du salut perpétuel. »

Peuple saint, parce qu’il a été régénéré par le sacrement de baptême ; peuple saint, parce qu’il est la propriété de Dieu qui se l’est acquis au prix du sacrifice de Jésus ; peuple saint, parce que la grâce se répand sur les fidèles pour que s’y conformant, ils marchent dans sa Lumière, loin des ténèbres du monde. Ainsi, comme le dit saint Paul, ils « renoncent aux désirs du siècle et vivent dans l’attente de l’avènement du Sauveur qui s’est livré lui-même pour nous afin de se faire un peuple pur et zélé pour son service ».

Lorsque je médite cette prière, je sens une fois de plus, d’une façon intense, mon privilège de Racheté par Jésus et je comprends les responsabilités qui en découlent. Me dire l’enfant du peuple saint et me conduire comme ceux qui ne veulent pas être sanctifiés, ce serait comme si j’habillais de soie blanche le corps purulent d’un lépreux.

Ensuite, l’Église fait mémoire du sacrifice d’Abel, du sacrifice d’Abraham et « des offrandes du prêtre suprême Melchisédec », elle établit un rapport entre ces préfigures de la Messe et l’oblation de l’Hostie consacrée. Elle relie l’Ancien Testament à l’Évangile et elle confirme par là notre titre d’héritiers de la Nation élue.

Mentionnant Abel, nous nous souvenons que son sacrifice d’une brebis fut agréable au Seigneur parce qu’il l’offrit d’un cœur droit. Notre Seigneur, dans l’Évangile selon saint Mathieu, le nomme « le juste Abel ». En outre, il a été tué par Caïn comme Jésus le sera par les Juifs. « En Abel, dit saint Ambroise, la Rédemption de l’humanité a été annoncée, comme sa déchéance avait été soulignée par Caïn. En celui-là, il y a le sacrifice du Christ, en celui-ci, la rage fratricide du démon. »

Abraham, il est notre Patriarche, père de tous les croyants, qu’ils appartiennent à l’Ancienne Loi ou qu’ils relèvent de la Bonne Nouvelle. « Il est appelé le Patriarche, c’est-à-dire le premier entre les Pères, explique saint Thomas d’Aquin, non parce qu’il n’a pas eu de père mais parce que la promesse lui a été faite qu’il serait le père des nations. »

Ancêtre de Jésus selon la chair, il eut la gloire d’offrir son fils comme le symbole de l’Hostie que nous offrons. L’holocauste, par soumission héroïque, d’Isaac est donc un emblème de l’Eucharistie. C’est pourquoi il est si souvent reproduit dans les peintures des Catacombes. Et c’est pourquoi saint Paul a dit : « C’est par la foi qu’Abraham offrit Isaac, lorsqu’il fut éprouvé de Dieu, lui qui avait reçu la promesse : C’est en Isaac que sera ta postérité. Il crut que Dieu est puissant jusqu’à ressusciter les morts. Aussi ce fils lui fut-il rendu pour que fussent préfigurées la mort et la résurrection du Sauveur. »

Non seulement l’Église sanctionne à la Messe cette signification mystique du sacrifice d’Abraham, mais encore elle le place à côté de la manne et de l’agneau pascal lorsqu’elle récite la belle prose Lauda Sion :

In figuris præsignatur,
Cum Isaac immolatur :
Agnus Paschæ deputatur :
Datur manna patribus.

Melchisédec est une des figures les plus mystérieuses de la Bible. Il apparaît, au lointain des âges, dans une pénombre solennelle où résonne, en un chant prophétique, l’annonce du Messie. Son nom signifie Roi de Justice et il règne sur Salem, c’est-à-dire sur la Paix. Dans la Genèse, il offre le pain et le vin pour célébrer la victoire d’Abraham sur les infidèles. Étant « roi-prêtre du Dieu très haut », il bénit le patriarche et il en reçoit la dîme.

David, au psaume 109, ayant vision du Sauveur dans la Lumière incréée, le salue par ce cri : « Tu es prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédec ! » Cela veut dire que Jésus inaugure le sacerdoce éternel non d’après la Loi périmée mais par une institution directe semblable à celle que reçut Melchisédec. De même, pour établir la filiation divine de Jésus par l’exemple de Melchisédec, saint Paul rappelle, dans l’Épître aux Hébreux, que ce dernier « est sans père ni mère, sans généalogie, sans commencement de jours ni fin de vie et qu’il préfigure ainsi le Fils de Dieu. »

Melchisédec fut donc plus qu’un homme. La tradition de l’Église le considère comme un ange envoyé par Dieu pour confirmer la vocation d’Abraham et préparer, en quelque sorte, par l’oblation du pain et du vin, le sacrifice de la Messe.

Dans l’une de ses incomparables visions, Catherine Emmerich rapporte que le calice dont Jésus se servit, pour la Cène, provenait de Melchisédec. Je ne puis mieux faire que de la citer :

« Le grand calice de Jésus était déjà chez Abraham. Melchisédec l’apporta du pays de Sémiramis, dans la terre de Chanaan, lorsqu’il commença quelques établissements au lieu où fut plus tard Jérusalem. Il s’en servit lors du sacrifice où il offrit le pain et le vin en présence d’Abraham et il le laissa à ce patriarche. »

En une autre vision, ce qui suit lui fut représenté :

« Le sacrifice de Melchisédec eut lieu dans la vallée de Josaphat, sur une hauteur. Abraham devait savoir d’avance qu’il viendrait sacrifier car il avait élevé un autel et, au-dessus, un berceau de feuillage. Il y avait aussi une espèce de tabernacle où Melchisédec plaça le calice…

« Lorsque le patriarche avait reçu le mystère de la Promesse, il lui avait été révélé que le prêtre du Très-Haut célébrerait devant lui le sacrifice qui devait être institué par le Messie et durer éternellement. C’est pourquoi lorsque Melchisédec fit annoncer son arrivée par deux coureurs dont il se servait souvent, Abraham l’attendit avec une crainte respectueuse…

« Il alla à la rencontre de Melchisédec. Je vis celui-ci entrer dans le berceau de feuillage ; il offrit le pain et le vin, en les élevant dans ses mains ; il les bénit et les distribua. Il y avait dans cette cérémonie quelque chose de la sainte Messe. Abraham reçut un pain plus blanc que les autres et but au calice qui servit, par la suite, à la Cène de Jésus et qui n’avait pas encore de pied. Les plus distingués d’entre les assistants distribuèrent après du pain et du vin au peuple qui entourait l’autel…

« Il n’y eut pas de consécration : les anges ne peuvent pas consacrer. Mais les oblations furent bénies et je les vis rayonner. Tous ceux qui les reçurent furent fortifiés dans leur âme et dans leur corps et élevés vers Dieu. Pour la bénédiction d’Abraham par Melchisédec, je vis que c’était une préfigure de l’ordination des prêtres…

« Melchisédec ne paraissait pas vieux. Il était svelte, haut de taille ; ses gestes avaient une douce majesté. Il portait un long vêtement plus blanc qu’aucun vêtement que j’aie jamais vu ; la tunique blanche d’Abraham semblait grise à côté. Lors du sacrifice il mit une ceinture où étaient brodés quelques caractères et une coiffure blanche assez semblable à une mitre. Sa longue chevelure était d’un blond clair et luisant ; on aurait dit de la soie. Il avait une barbe blanche, courte et pointue. Son visage resplendissait.

« Tout le monde le traitait avec respect. Sa présence répandait partout la vénération et un calme majestueux. Il me fut dit que c’était un ange sacerdotal et un messager de Dieu. Il était envoyé pour établir diverses institutions religieuses.

« Il conduisait des peuples, déplaçait et mêlait les races et fondait aussi des villes. Je l’ai vu en plusieurs pays avant le temps d’Abraham. Ensuite, je ne l’ai plus revu. »


La troisième prière après la consécration s’exprime ainsi :

« Nous vous supplions, Dieu tout-puissant : ordonnez que ces dons soient portés par votre Ange saint sur votre autel sublime, en présence de votre divine majesté, afin que nous tous qui, participant à cet autel, aurons reçu le corps et le sang très saints de votre Fils, nous soyons remplis de toutes les bénédictions célestes et de toutes les grâces. »

C’est ici que se manifeste l’humilité dont nous devons être pénétré lorsque, unis au prêtre, nous offrons à Dieu le corps et le sang de son Fils. Notre vie n’est pas assez innocente, notre cœur n’est pas assez mortifié, notre ferveur n’est pas assez ardente pour que nous osions présenter nous-mêmes les dons consacrés à Celui qui est toute perfection. La vue de l’Hostie immaculée et du calice salutaire, la pensée de l’inexprimable sainteté de l’offrande raniment en nous le sentiment de notre indignité. C’est pour cette raison que la liturgie nous invite à confier à un Ange l’oblation de Jésus et aussi la nôtre. Par là, nous nous conformons à la tradition la plus antique, souvent formulée dans l’Église, que les Anges ont assisté à l’œuvre de notre rédemption du commencement à la fin et qu’ils sont également présents et participants au sacrifice de la Messe.

Saint Jean Chrysostome dit : « En ce moment solennel, les Anges entourent le prêtre, le chœur entier des puissances célestes s’unit à lui ; il environne l’autel pour adorer la Victime qui y repose. » Puis le Saint raconte une vision au cours de laquelle, il vit et où les assistants virent aussi une multitude d’esprits célestes, revêtus de robes blanches, et qui se tenaient, la tête inclinée devant l’Hostie, « comme des guerriers autour de leur roi. »

Mais, parmi cette foule bienheureuse, quel est « l’Ange saint » dont l’Église demande qu’il soit son délégué auprès du Père tout-puissant ?

Certains pensent que ce pourrait être celui qui, au Jardin des Olives, descendit du ciel pour assister Jésus en son agonie et pour étancher la sueur de sang qui ruisselait de son corps jusqu’à terre.

D’autres y voient Saint Michel parce que l’Église, dans l’office de l’Archange, lui applique le texte de l’Apocalypse où il est dit : « Un Ange se tint devant l’autel, il avait un encensoir d’or et beaucoup d’encens lui fut donné afin qu’il plaçât les prières des fidèles sur l’autel d’or qui est devant le trône de Dieu. Et la fumée de l’encens que forment les prières des fidèles monta devant Dieu par la main de l’Ange. »

Quelques-uns croient qu’il s’agit de l’ange protecteur de l’église où l’on célèbre la Messe ou de l’Ange gardien du prêtre et qu’il le soutient, l’éclaire et le dirige, d’une façon toute spéciale, pendant qu’il officie.

Enfin, Nicolas Ghir renforce le mystère lorsqu’il rapporte que « plusieurs voyants eurent une dévotion particulière à cet esprit céleste mentionné au canon de la Messe mais qu’ils ont gardé le secret sur son nom ou sur sa personne. »

D’autre part, voici ce que le mystique ignoré Lapillus m’a confié : — J’ai eu souvent l’intuition vive que cet Ange, c’est Melchisédec. De même que par préfigure, il offrit le pain et le vin au temps d’Abraham, de même il les porte à Dieu, transsubstantiés tous les jours à l’autel…

Quoi qu’il en soit, retenons, une fois de plus, que, par notre présence au Saint-Sacrifice, avec les Apôtres, les Martyrs et les Anges, se manifeste l’étroite solidarité de l’Église militante avec l’Église triomphante. Et l’Église souffrante vient prendre aussi sa place dans l’assemblée des fidèles, afin que la prière des Bienheureux, des combattants pour Dieu sur la terre et des âmes qui expient en Purgatoire soit UNE dans le Père et l’Esprit, comme elle est UNE dans le Fils.

X
Avec les morts

Ce matin, l’on chante une messe de Requiem. Et il me semble que, foule vivante par-delà le tombeau, les âmes du Purgatoire emplissent toute l’église. Il me semble aussi qu’elles se pressent à nos côtés et qu’elles nous supplient de leur obtenir « le rafraîchissement, la lumière et la paix ».

Elles murmurent :

« Frères qui luttez pour votre salut dans le monde, souvenez-vous que nous sommes dans l’impuissance totale de prier Dieu afin qu’il abrège notre exil. Le désir nous consume de monter dans la Béatitude éternelle. Nous voyons Dieu ; nous ne voyons que Lui ; nous ressentons la plénitude de son amour au point qu’il nous est impossible de faire le moindre retour sur nous-mêmes et simultanément notre peine indicible consiste en ceci que l’ayant tant de fois offensé au cours de notre passage sur la terre, maintenant que nous nous sommes repentis de nos fautes, maintenant que nous sommes assoiffés de nous fondre en Lui, nous sommes séparés de Lui par une distance effrayante. Tout effort pour la réduire nous est impossible et nous ne savons rien sur la durée de notre supplice. De là, le feu perpétuel qui nous dévore.

« Notre tourment égalerait celui des damnés si la miséricorde de Dieu, tempérant sa justice, ne nous octroyait une certitude et un espoir : la certitude que Dieu nous attirera en Lui quand les taches qui nous restaient de nos fautes seront entièrement effacés par la flamme purificatrice ; l’espoir que vos prières pour nous rapprocheront le temps de notre délivrance.

« Frères ne nous oubliez pas dans la geôle obscure et brûlante où une sentence équitable nous tient captifs. Mais rappelez-vous que, pour nous soulager en nous appliquant les mérites de Jésus-Christ, pour concourir à notre libération, il vous faut la Grâce et que vous ne demeurerez dignes de la recevoir que si vous l’implorez d’une âme pénitente. Car Dieu la refuse à l’âme qui s’enlise, sans repentir, dans l’habitude du péché. »

Cet appel poignant me remue d’une façon si intense que je frissonne, à l’entendre se prolonger sous la voûte. D’autres jours, lorsque j’étais incité à prier pour les vivants, il m’avait semblé ouïr l’énorme plainte que la souffrance humaine exhale vers le Ciel. Mais la plainte des fidèles défunts, qu’elle est plus déchirante encore ! Elle s’élève d’un puits profond comme un abîme et où il n’y a point d’eau pour rafraîchir leur fièvre ; une atmosphère de lourdes ténèbres sans rosée y règne. Et je crois voir, à présent, tout au fond de ce gouffre où rongeaient soudain des lueurs de laves en fusion, un nombre infini de visages suppliants tournant vers moi leurs yeux qui voudraient mais qui ne peuvent pas pleurer. Je vois des poitrines haleter d’angoisse. Et le poids qui les oppresse m’écrase le cœur…

Ah ! je vous jure qu’au moins ce jour-là, j’ai prié pour les morts comme jamais je n’avais su le faire !…


Nul n’a parlé du Purgatoire et de l’état des âmes qui l’habitent comme Sainte Catherine de Gênes. Je l’ai déjà dit ailleurs mais je ne saurais trop le répéter : son incomparable petit Traité condense, en une soixantaine de pages, toute la théologie du sujet. Ce qui explique sa clairvoyance à cet égard c’est qu’elle connaissait le Purgatoire non par étude ou méditation mais par expérience personnelle.

« Dieu voulut, rapporte son confesseur, qu’elle servît de miroir et d’exemple pour révéler aux hommes les peines du lieu de la purification. Elle était comme placée sur un mur élevé entre deux existences afin de nous instruire et de nous avertir. Il y avait en elle un feu suffisant pour causer mille fois la mort et cependant elle ne mourait pas… On sentait et on voyait les signes extérieurs de son embrasement intérieur : son cœur brûlait ainsi qu’une fournaise. Ces flammes étaient si violentes que Catherine, essayant de se mettre sur le bras un charbon allumé, le voyait ronger sa chair mais sans en éprouver aucune sensation, l’ardeur extrême du feu intérieur l’empêchant de ressentir la souffrance causée par le feu matériel car celui-ci consume et détruit l’objet où il s’attache tandis que le feu de l’amour divin l’entretient et le conserve autant qu’il lui plaît. »

Mais ce feu surnaturel ne lui embrasait pas seulement l’âme, il s’attaquait également à son corps sans produire d’autre effet que d’unir la Sainte plus complètement à Dieu. Cette double opération n’allait pas sans d’horribles souffrances qu’elle acceptait avec allégresse. « Dieu, disait-elle, fait à mon âme un purgatoire de son corps dès cette vie. Plus il attire mon âme à Lui, plus j’aspire à me fondre dans le bien suprême et à quitter ma dépouille mortelle qui m’empêche de parvenir à ce but. Mais d’autre part, mon corps est aussi dans un véritable purgatoire parce que l’âme à laquelle il est lié voudrait vivre sans lui, contrarie ses penchants naturels et ne correspond plus du tout à ses sensations. »

Cependant l’incendie dont elle était pénétrée prenait parfois une telle acuité qu’elle demandait un peu de soulagement, non pas aux remèdes de la terre mais à ceux du Ciel :

Un jour elle eut une vision de la Samaritaine s’entretenant avec le Sauveur.

« O mon Jésus, dit-elle, donnez-moi une gouttelette de l’eau que vous donnez à la Samaritaine car je ne saurais endurer davantage ce grand feu qui me brûle tout entière. »

Au même instant, elle reçut une goutte de l’eau divine et elle en fut merveilleusement rafraîchie.

Mais le répit fut bref. Bientôt Catherine rentra dans les flammes du Purgatoire. Elle y resta jusqu’à la fin de son existence transitoire. C’est alors que paisible, joyeuse, prodigieusement lucide, elle composa son admirable traité dont le dernier chapitre expose, avec la plus grande précision, comment elle a pu nous rendre l’espèce et la qualité des souffrances subies par les âmes dont elle partageait les épreuves.

« Je vois si clairement, dit-elle, toutes les choses que j’ai rapportées dans cet écrit qu’il me semble que je les touche du doigt. Ce que je puis assurer c’est qu’il n’y a rien de tout ce que je viens de dire qui ne se passe dans le secret de mon cœur. Il n’y avait que cette conviction qui pût me faire entreprendre d’en parler. Le monde est ma prison et mes chaînes sont les liens de mon corps. Dieu répand, par sa grâce, une lumière dans mon âme qui lui fait comprendre combien il lui est important d’être dégagée des moindres obstacles qui peuvent l’empêcher de jouir entièrement de Lui, sa fin dernière. Comme elle est douloureusement sensible au retardement d’un si grand bien, tout ce qui le diffère lui cause une peine plus qu’aiguë. Il est vrai qu’outre cette grâce, elle reçoit de Dieu une certaine dignité qui ne la rend pas tant semblable à Dieu qu’elle la fait être une même chose avec lui par une conformité total à son amour. »

Ensuite, elle généralise, c’est-à-dire que retrouvant ce qui se produit en elle dans les âmes du Purgatoire, elle spécifie la nature de leur expiation : « Ce retardement qui est causé à l’âme par les traces du péché lui devient une peine insupportable parce qu’elle lui montre combien elle est encore éloignée des vertus qu’elle avait reçues de Dieu à la création. Et ces vertus [d’union permanente à l’Amour absolu] lui étant ainsi montrées sans qu’elle puisse y atteindre, elle demeure et languit dans un tourment qui est d’autant plus pénible que cette grande idée qu’elle reçoit de Dieu la possède davantage… La conclusion, c’est que quand Dieu, par sa miséricorde inépuisable, a entrepris d’attirer une âme à lui, il anéantit en elle tout ce qu’il y a d’humain et la purifie par les flammes du Purgatoire. »


Voici maintenant un autre passage du Traité où sainte Catherine de Gênes explique, avec une netteté instructive, comment les âmes du Purgatoire, étant dans l’impossibilité de mériter par elles-mêmes, bénéficient des prières que nous adressons pour elles à Dieu.

« Si ces âmes, écrit-elle, avaient le pouvoir de laver, par des mouvements de contrition, les taches qui les séparent de Dieu, elles paieraient en un instant leur dette entière tant leur contrition serait ardente et impétueuse.

« Mais Dieu, par les lois immuables de sa justice, a édicté qu’il ne leur serait pas remis à elles-mêmes une seule obole de ce qu’elles lui doivent. De leur côté, elles ont une parfaite soumission à la volonté de Dieu. Elles sont établies dans une telle conformité à sa justice que, n’ayant ni choix, ni prévision, ni volonté propres, elles ne choisissent, ne voient et ne veulent rien que ce qui plaît à Dieu.

« Si la charité de ceux qui les aiment dans le monde offre à Dieu pour elles des prières et des aumônes qui puissent diminuer le temps de leur souffrance, elles ne peuvent se détourner de leur contemplation pour s’y rendre attentives si ce n’est selon l’ordre éternel de Dieu. Elles laissent faire Dieu en toute chose et il se paie ainsi de son dû selon qu’il plaît à son infinie bonté. »

C’est donc l’effet en Dieu des bonnes œuvres que nous leur dédions et non ces œuvres elles-mêmes que ces âmes distinguent. Un récit que me fit naguère Lapillus vient à l’appui de la doctrine émise par la Sainte. Je le donne comme une image pour illustrer son texte.

« Une après-midi de fin d’automne, j’allais à travers la forêt que tu connais si bien et dont, comme moi, tu aimes, plus que toutes choses terrestres, les graves beautés. La température, cette année-là, était particulièrement tiède. L’air dormait sous les branchages immobiles. Dans le ciel d’un bleu très pâle, le soleil commençait à décliner vers l’occident. Les feuillages des hêtres et des chênes se paraient de toutes les nuances de l’or et de la pourpre, comme pour la fête suprême de l’arrière-saison, tandis que les massifs des pins semblaient présager, par leurs teintes funèbres, l’hiver imminent.

Je suivais un sentier qui s’enfonçait, avec cent replis capricieux, au cœur des plus profondes futaies. Autour de moi, pas un chant d’oiseau, pas un craquement d’écorces, pas même le bruit de mes pas sur le sable doux qui traçait une ligne grise parmi les touffes embrunies des fougères. On eût dit que les bises avaient émigré au loin et que jamais plus elles n’oseraient troubler, de leurs rumeurs âpres, la majesté du silence qui régnait sur cette solitude recueillie.

« Or mon âme, si comprimée lorsqu’il me faut subir les hommes, se dilatait à l’aise au contact des arbres fraternels. L’arome salubre des grands bois se mêlait au parfum de l’oraison que les effluves du Paraclet faisaient naître en elle. Je me sentais tout près du cœur de Jésus-Christ.

« Bientôt cette effusion muette — dont la féconde richesse ne saurait s’exprimer par les vocables beaucoup trop indigents de la terre — se tourna vers les morts. Fut-ce le souvenir de leur commémoration, célébrée peu de jours auparavant, qui m’influença ? Je ne sais ; mais il arriva que, tout à coup, la forêt me devint le symbole du peuple des fidèles. Plus encore : elle était les fidèles. Ce n’était point par comparaison que cette idée s’imposait à mon esprit. Non, je percevais réellement l’ensemble des arbres comme une humanité sanctifiée. Ensuite, à chaque seconde, sans que nul souffle eût agité les frondaisons, une feuille s’en détachait, petite lueur d’or pâle dans l’air bleuâtre, papillonnait lentement, puis descendait s’abattre, avec un murmure triste, sur le sol. Et l’intuition m’était donnée que c’était une âme qui, sortant de l’Église militante, prenait sa place dans l’Église souffrante…

« Un grand nombre de personnes habituées à réduire la part du surnaturel au plus strict minimum, me jugeraient halluciné. Mais ceux qui voient, parfois, le monde autrement que comme dans un miroir, me comprendront parce qu’ils n’ignorent pas que, pour les contemplatifs, les choses visibles ne sont que l’enveloppe mouvante et transparente des choses invisibles. Ils savent aussi que ce don de Dieu est compensé par de terribles épreuves dans la vie intérieure. Tu pratiques sainte Térèse et saint Jean de la Croix ; tu saisis donc pourquoi ils ont tellement raison de dire qu’il ne faut pas porter envie aux privilégiés de la Grâce illuminative.

« Longtemps je demeurai pensif à considérer ce paysage transfiguré. Cependant le soleil touchait l’horizon qu’il embrasait de clartés sanglantes. Or voici que, sur ce fond tragique, je vis se découper une forme aux contours indécis et comme brumeux, qui avait la ressemblance d’un homme agenouillé. Peu à peu, elle se précisa ; je distinguai un visage qu’à mon indicible étonnement, je crus reconnaître. C’était celui d’un catholique, mort depuis une vingtaine d’années, avec qui je m’étais trouvé en relations jadis. Même, il m’avait été auxiliateur à une époque de ma jeunesse où je vivais loin de Dieu, dans la folie du monde. A ma confusion, je dois t’avouer que je l’avais totalement oublié — au point qu’ayant appris son décès, il ne m’était jamais venu à la pensée de prier pour le repos de son âme. Rien donc ne m’avait préparé à cette apparition.

« Le voyant surgir du crépuscule soudain assombri, comme d’une tenture de funérailles et comme pour me reprocher mon oubli, je fus bouleversé de remords. Pourtant, il ne me regardait pas : ses yeux demeuraient immuablement fixés au ciel avec une expression de tristesse infinie et d’attente anxieuse. Il gardait le silence. Mais de lui à moi, se créa comme un courant de sympathie tacite qui me fit sentir qu’il n’avait pas reçu la « gouttelette rafraîchissante » dont parle sainte Catherine de Gênes, que personne ne priait pour lui et que son délaissement aggravait ses souffrances en Purgatoire.

« Tout frémissant de repentir, je me tournai vers Dieu et, d’un cœur percé de contrition, je dis un de profundis à l’intention de la pauvre âme si complètement abandonnée.

« Comme je finissais d’articuler la supplication : Donnez-lui, Seigneur, le repos éternel, je vis un rayon descendre des hauteurs célestes sur sa face qui exprima aussitôt une reconnaissance ineffable. L’ombre désolée où gisait l’âme se dissipa ; elle devint toute lumineuse. Son action de grâces monta vers Dieu car ce n’était qu’en Lui seul et non en moi qu’elle pouvait s’épanouir.

« Pour moi, je sus, d’une façon intuitive, qu’elle m’était désormais confiée et que si je m’efforçais d’assumer une part de son expiation, je raccourcirais d’autant son séjour en Purgatoire.

« Je n’ai pas besoin de te dire que j’en pris l’engagement…

« A présent, la nuit envahissait rapidement la forêt. Le vent du soir agitait les hauts feuillages. Une musique profonde courait par les taillis. Et il me semblait que, se mêlant à cette innombrable harmonie, la voix du mort m’accompagnait sur le chemin du retour et qu’elle chantait : In te, Domine, speravi : non confundar in æternum !…

« Et m’unissant à l’hymne je répétais : — Moi aussi, mon Dieu, j’ai mis en vous mon espérance. Puisqu’il vous a plu de vous servir du rien du tout que je suis pour rafraîchir cette âme altérée de votre amour, faites que, quand vous l’aurez admise dans votre Paradis, elle m’assiste durant les jours qui me restent à passer sur la terre comme pendant les années équitablement prolongées où j’attesterai votre Justice en Purgatoire. »

XI
Pater noster

Saint Augustin, écrivant à sa fille spirituelle, la veuve Proba, lui dit :

« Parcourez toutes les prières qui sont dans les saintes Écritures, je ne crois pas que vous puissiez y trouver quelque chose qui ne soit pas compris dans l’oraison dominicale. On peut, en priant, demander les mêmes choses en d’autres termes, on n’est pas libre de demander autre chose. »

Et après avoir analysé les articles du Pater, au point de vue de la vie contemplative, dans son Chemin de la Perfection, sainte Térèse s’écrie :

« Quelle sublimité dans cette prière évangélique ! Qu’elle porte bien la marque du Maître excellent qui l’a composée ! Chacun de nous peut s’en servir à son gré. J’admire qu’en si peu de paroles toute la contemplation et toute la perfection se trouvent renfermées. Il semble que nous n’ayons pas besoin d’étudier d’autres livres… Notre-Seigneur a fait, en notre nom, une sorte de pacte avec son Père. C’est comme s’il avait dit : Faites ceci, Seigneur, et mes frères feront cela. Et nous sommes bien assurés que ce divin Père ne manquera pas aux engagements pris. Il pourra même nous arriver un jour de dire cette prière de telle sorte que, voyant notre sincérité et notre ferme résolution de tenir ce que nous promettons, il nous comblera de richesses [pour la vie intérieure]. Il aime extrêmement la loyauté. Lorsqu’on agit avec Lui simplement et franchement, qu’on ne songe pas à dire une chose tandis qu’on en pense une autre, il donne toujours plus qu’on ne lui demande. »

Ne pas dire une chose tandis qu’on en pense une autre : cette phrase, si je m’y arrête d’un esprit sans complaisance pour moi-même, m’inspire de la crainte. Je me rappelle tant d’occasions où, récitant le Pater d’une façon pour ainsi dire automatique, j’ai négligé de graver dans mon âme les obligations qu’il comporte !

Je rougis et je frissonne à ce souvenir. J’ai presque l’impression d’avoir mis trop souvent une fausse signature sur le contrat que Dieu me présentait après y avoir empreint son nom de lumière…

Qu’aujourd’hui du moins, en cette messe où je vais communier, il me soit donné, à moi pécheur qui demande audacieusement « part et société avec les Saints », qu’il me soit donné de répéter l’oraison dominicale avec la pleine conscience de mon peu de mérite, avec le désir de racheter mes manquements et mes fautes par un recours éperdu à la bonté divine.

Cette bonté a déterminé Dieu à m’envoyer son Fils pour me sauver ; elle a sanctionné ses promesses ; elle m’a retiré de la boue du péché ; elle m’a préservé de mille chutes ; elle m’a pardonné plus de sept fois soixante-dix-sept fois ; elle frappe sans cesse à la porte de mon cœur ; et elle est prête à m’accorder les grâces dont j’ai un pressant besoin pour demeurer fidèle jusqu’à la mort. Mais ces grâces, il me faut les implorer par le Pater en connaissance de cause.

Un excellent moyen de le faire, c’est de suivre la méthode indiquée par l’Abbesse de sainte Cécile dans son traité si substantiel : La vie spirituelle et l’oraison. Au chapitre VIII de ce livre, après avoir spécifié que « toute oraison qui ne se rattache pas à quelqu’une des demandes du Pater ne peut avoir accès auprès de Dieu », cette grande moniale nous enseigne que « quant à sa réalisation pratique dans nos âmes, le Pater débute par sa dernière demande. »

Méditant cette donnée, m’appuyant aussi des méditations de sainte Térèse, dans le Chemin de la Perfection, je tâcherai d’exposer comment l’oraison dominicale mène des premières assises de la vie contemplative à la cime radieuse où règne le Père éternel.


Pris au sens mystique et médité dans l’ordre inverse de celui où on le récite, le Pater résume les désirs de l’âme qui tend à vivre en Dieu dès ce monde et autant qu’il est possible à la faiblesse humaine.

Libera nos a malo, ne nos inducas in tentationem, dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris : vie purgative. Panem nostrum quotidianum da nobis hodie, fiat voluntas tua sicut in cœlo et in terra, adveniat regnum tuum : vie illuminative. Sanctificetur nomen tuum, Pater noster qui est in cœlis : vie unitive.

Libera nos a malo. — Le mal, c’est l’amour-propre. Tant qu’il ne sera pas réduit par l’esprit de pénitence et de mortification, l’âme ne réussira point à parfaire son union avec Dieu parce que Dieu ne distingue, pour les attirer en son adorable essence, que les âmes absolument convaincues de leur indignité et fortement décidées à employer leur meilleure volonté au détachement d’elle-même.

C’est ce dont Notre-Seigneur nous avertit dans la parabole rapportée au chapitre XIV de saint Luc.

Incitant l’âme aux noces spirituelles, c’est-à-dire à la vie unitive, il lui dit : Lorsque tu seras conviée à ces noces, va t’asseoir à la dernière place afin que quand viendra Celui qui t’a conviée, il te dise : — Mon amie, monte plus haut. Car quiconque s’humilie sera exalté.

Donc, pour mériter la faveur de Jésus, l’âme qui a reçu l’incomparable grâce d’aspirer à sa fusion en Dieu désirera d’abord réprimer en elle les trois concupiscences : goût des jouissances charnelles, complaisance au spectacle du monde, orgueil de l’esprit, surtout ce dernier qui est le générateur des deux autres.

Laissée à ses seules forces, l’âme comprend qu’elle n’y parviendrait pas. Elle avoue son impuissance et cependant elle expérimente qu’elle ne peut progresser dans la voie étroite que par l’ascétisme et par l’humilité. Alors, elle demande à Dieu de la délivrer du mal, c’est-à-dire de lui octroyer l’énergie de vaincre sa nature mauvaise afin qu’elle puisse monter plus haut en devenant la vraie amie de Jésus.

Ne nos inducas in tentationem. — Les racines de l’amour-propre sont tellement vivaces en nous que même lorsque nous nous figurons les avoir extirpées, il en reste toujours quelqu’une qui chemine sournoisement aux profondeurs secrètes de notre être pour qu’en naissent de nouveaux rejets.

Voici que l’âme a fait quelques progrès vers la possession du Souverain-Bien. La satisfaction qu’elle en éprouve lui persuade que désormais elle ne retournera pas en arrière. Présomption des plus néfastes et qui guette tous les débutants dans la vie contemplative. Nul n’y échappe car le Démon veille. Dès qu’il a flairé que l’âme est prête à s’établir dans cette fausse sécurité, il l’attaque — presque toujours à l’improviste — et fort souvent il la culbute.

Sainte Térèse a signalé le péril. Aux chapitres XXXVIII et XXXIX du Chemin de la Perfection, elle analyse, avec une lucidité merveilleuse, l’état de l’âme trop confiante dans son acquis. Elle donne de nombreux exemples de cette infatuation où elle dénonce une des manœuvres les plus subtiles de Satan pour entraver la marche vers Dieu des âmes d’oraison. Je citerai l’un des passages où elle nous met le plus vivement en garde contre le piège diabolique :

« Une tentation bien dangereuse, écrit-elle, c’est une certaine confiance que, pour rien au monde, nous ne voudrions retourner à nos fautes passées et aux plaisirs du siècle. On se dit : — Je suis désabusé ; je sais que tout passe et je ne trouve plus de consolation qu’aux choses de Dieu. Chez les commençants cette tentation est funeste parce que, sous l’empire de cette sécurité, on ne craint pas de s’engager dans les occasions de péché, on s’y jette, tête baissée… et Dieu veuille que la rechute ne soit pas bien pire que la chute ! Le démon voit-il une âme capable de lui nuire et de faire du bien à d’autres, il fera tous ses efforts pour l’empêcher de se relever. Aussi, quelques consolations, quelques gages d’amour que le Seigneur vous accorde, ne vous tenez jamais en telle assurance que vous ne craigniez les rechutes et fuyez-en les occasions. Si élevée que soit votre contemplation, ayez soin de commencer et de finir toujours par la connaissance de vous-mêmes. Vous le ferez si cette contemplation est de Dieu car, dans ce cas, elle apporte avec elle l’humilité et nous laisse toujours plus éclairés sur le peu que nous sommes. »

Donc, pour ne pas abuser de la Grâce, l’âme contemplative demande à Dieu de ne pas l’induire en tentation c’est-à-dire d’écarter d’elle les occasions où l’amour-propre la ferait dévier vers le chemin de la perdition tandis qu’aveuglée par le Mauvais, elle se figurait n’avoir pas quitté le chemin qui mène en Paradis.

Dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris. — Délivrée de l’attache au péché, gardée, par une grâce d’humilité, contre la tentation de s’attribuer le Bien que Dieu fait en elle, l’âme conçoit maintenant qu’il lui faut se détacher d’autrui. Pour ce faire, elle ne demande pas de l’ignorer ou de le mépriser car elle sait qu’il est de son devoir de l’aimer en Dieu c’est-à-dire en s’abstenant de rendre à la créature un culte qui n’est dû qu’au Créateur. Elle demande d’être exempte d’animosité à l’égard d’autrui lorsque celui-ci lui aura fait tort. Si elle n’agissait de la sorte, elle se conformerait à l’esprit du monde qui consiste à nourrir en soi des sentiments de rancune, des souhaits de malheur, des désirs de vengeance contre quiconque froissa notre amour-propre.

Mais elle a rompu, autant qu’il lui fut possible, avec l’amour-propre. Par suite, elle s’efforce de répondre aux mauvais procédés d’autrui tout au moins par de l’indulgence ; elle ne se contente pas de pardonner de bouche les injures, elle les oublie. Et c’est seulement lorsqu’elle a obtenu de sa volonté cette abnégation pour l’amour de Jésus-Christ qu’elle offre, sans frayeur, à Dieu cette pétition : Pardonnez-moi mes offenses comme je promets de pardonner les leurs à ceux qui me méconnaissent ou me nuisent.

Engagement redoutable ! Et pourtant il est essentiel que l’âme le prenne pour monter plus haut en se dégageant du point d’honneur tel que le pratiquent les mondains. C’est là le suprême détachement ; par son effort généreux pour l’opérer en elle-même, l’âme méritera de pénétrer et d’être maintenue dans la voie illuminative.

Panem nostrum quotidianum da nobis hodie. — Ce pain suprasubstantiel, c’est d’abord l’Eucharistie. L’âme, le sollicitant pour sa nourriture indispensable de chaque jour, « pour sa défense et son remède », s’engage à ne jamais le recevoir en état de péché grave car elle n’ignore pas que si elle commettait ce sacrilège, elle encourrait la condamnation terrible formulée par saint Paul en ces termes : Celui qui mange et boit indignement le Corps et le Sang du Seigneur mange et boit son jugement.

Mais ce pain, c’est aussi celui de la doctrine éternelle. Dieu, à ce stade de la vie contemplative, en gratifie l’âme par des images lumineuses, comme un père présente aux regards émerveillés de son enfant les illustrations d’un beau livre où il lui apprend à lire.

Fiat voluntas tua sicut in cœlo et in terra. — Parvenue à ce point, l’âme ne peut plus désirer qu’une chose, c’est que la volonté divine s’accomplisse en elle sur la terre comme elle s’accomplira dans le ciel. Par ce vœu elle se prépare à entrer dans la vie unitive.

Adveniat regnum tuum. — Que ton règne arrive, cela signifie : Seigneur Jésus, que ta présence me soit désormais habituelle, que je ne fasse qu’un avec toi !

Sanctificetur nomen tuum. — Si l’âme, proférant, d’un cœur sans réticences vers le monde, cette aspiration, a mérité d’être exaucée, elle entre dans la vie unitive.

Alors le nom du Père qui est aux cieux est réellement sanctifié par la créature restaurée dans sa dignité première, remise en possession de l’héritage incomparable qu’implique cette invocation : Notre Père !…

Contemplant le mystère d’amour infini renfermé dans le Pater, sainte Térèse s’écrie :

« Bon Jésus qui nous avez accordé la grâce inestimable de devenir vos frères, combien ce que vous donnez, de notre part est peu de chose en comparaison de ce que vous demandez pour nous. Oui certes, ce n’est qu’une bagatelle lorsqu’il s’agit de reconnaître les obligations que nous avons contractées envers Dieu. Mais pourtant, ô bon Maître, n’est-il pas vrai de dire qu’en nous faisant faire cette offrande, vous ne nous laissez plus rien parce que nous donnons tout ce qu’il nous est possible de donner ! »

C’est cela même : l’âme qui dit le Pater, avec tout le détachement qu’elle peut y mettre, se donne à Dieu comme Dieu se donne à elle.

XII
Le royaume de la Paix

Pacem meam do vobis dicit Dominus. Esurientes implevit bonis : Il a comblé de Lui-même ceux qui avaient faim de Lui.

Lapillus rapporte :

L’autre jour, peu avant de communier, je demandais ainsi qu’il est prescrit, sa Paix à l’Agneau de Dieu. Puis, insistant, je demandais derechef à Notre-Seigneur la Paix qu’il a promise à ceux qui l’aiment.

Tandis que je prononçais les paroles liturgiques, un rappel de la Cène selon Saint Jean s’empara de moi d’une façon impétueuse et m’occupa au point que j’ai dû interrompre ma prière vocale. A la lettre cette intuition me pénétra : c’était comme des coups de lances, aussi suaves que douloureux, qui me transperçaient le cœur.

Chaque blessure en se réitérant me faisait frémir, tout entier, d’une allégresse mystérieuse car, en même temps, il me semblait que Jésus se tenait près de moi et me redisait — à moi, pauvre balayure du monde — quelques-uns des mots qu’il prononça au Cénacle, la veille de son supplice.

Il dit d’abord : — Je ne te laisserai pas orphelin.

L’accent de charité infinie qu’il mit en cette seule phrase me remua si fort qu’aussitôt je ruisselai de larmes heureuses : en effet jamais encore je ne m’étais senti aussi étroitement adopté par Celui qui est tout amour.

Il reprit : — Je te laisse ma paix, je te donne ma paix… Que ton cœur ne se trouble ni ne s’effraie ; je vais venir en lui pour qu’il soit toute paix.

A ouïr cette promesse, j’entrai dans un tel recueillement que je perdis conscience des choses extérieures. Mon être, corps et âme, était lié à Jésus. Même si je l’avais voulu — mais émettre une volonté dans ce sens m’était impossible — je n’aurais pu articuler une syllabe. Je n’entendis pas les coups de sonnette qui accompagnent le Non sum dignus du prêtre. Je ne vis pas celui-ci communier. Et lorsque le moment fut venu pour moi de recevoir l’Eucharistie, ce fut d’une façon toute machinale, comme si j’étais un aveugle et un sourd mené par un guide bénévole, que je quittai ma place et que je vins m’agenouiller à la barre.

Je reçus l’hostie. Je revins, toujours comme un somnambule, à mon prie-Dieu. Alors, avant que j’eusse eu l’intention de formuler mon action de grâces, je sentis mon âme devenir le royaume de la Paix…


Toutes les puissances de mon âme étaient en suspens — sauf la volonté qui conservait le pouvoir d’écarter toute pensée susceptible d’interrompre mon absorption en Jésus. Encore ne lui fallait-il que produire un très minime effort pour cela. Suppose une faible bouffée d’air qui ride, une seconde, la surface ensoleillée et tranquille d’une mer sans rivages. Et c’est bien, en effet, à un océan de quiétude radieuse que je puis comparer l’état de mon âme durant que la présence de Jésus l’imprégnait d’une clarté fluide — d’une clarté toute blanche, sans une seule ombre, jusqu’à l’horizon le plus lointain. Elle se tenait immobile ; elle n’exprimait ni foi, ni espérance, ni charité : elle était la foi, l’espérance et la charité, calmes, sereines, dans la possession de la Paix absolue…

Hélas ! comme les formes humaines du langage tombent en poussière lorsqu’on tâche de les employer à décrire cette merveille de l’amour divin ! Je n’essaierai donc pas davantage de te faire saisir ce que je ne puis entièrement expliquer. Pour concevoir cette Paix adorable, il faut l’avoir éprouvée… J’ajoute seulement ceci : quoiqu’elle n’ait peut-être pas duré plus de cinq minutes, il me sembla qu’elle s’était prolongée pendant des siècles car j’avais perdu la notion du temps. Mais quand j’eus repris conscience de ce monde obscur où nous sommes en exil, le souvenir de cette communion persista en moi. Il persiste encore et il suffit à rendre toutes lumineuses beaucoup de mes communions quotidiennes.

Note

Au cours d’une conversation subséquente, Lapillus spécifia que cette paix d’oraison ne diffère de la paix intérieure connue de tout chrétien qui remplit ses devoirs que par l’intensité. Il dit encore qu’elle constitue une voie pour aller à Dieu mais que d’autres voies, d’où les grâces sensibles sont absentes, peuvent être pareillement bonnes à suivre : l’acceptation de l’aridité dans la souffrance en union avec Jésus crucifié, par exemple.

Il avertit aussi qu’il fallait se garder de demander ces grâces. Et, en référence il cita sainte Térèse qui dit dans le Château intérieur :

« Dieu n’est pas obligé de nous donner ces joies spirituelles comme il s’est obligé de nous donner la béatitude si nous gardons ses commandements. Nous pouvons nous sauver sans cela. Il sait mieux que nous ce qui nous convient… » Demander les grâces sensibles si Dieu ne juge pas à propos de nous les accorder gratuitement « ce serait nous tourmenter en pure perte. Si la source refuse de nous verser cette eau, nous nous fatiguerons en vain. Nous aurons beau multiplier nos méditations, nous pressurer le cœur et offrir nos larmes, tout sera inutile. Dieu fait ce don à qui il lui convient et il le fait souvent au moment où l’âme y pense le moins. »

XIII
Miserere nobis

En instituant les prières qu’on récite après le dernier évangile, le pape Léon XIII nous a rappelé la nécessité de nous mettre d’une façon continuelle sous la protection de la Sainte Vierge et d’aller par elle au cœur de Jésus tandis que l’archange saint Michel pointe son épée à la face de Satan toujours aux aguets pour nous barrer le chemin.

Pour moi, j’invoque alors Marie en tant que Reine de la France à qui elle apporte la Sagesse et la Miséricorde, pour qui elle ne cesse d’être l’Étoile du Matin. C’est dans ce sentiment que j’aime à dire les trois Ave du début.

La sagesse, avec quelle mystérieuse grandeur elle s’en affirme la dépositaire immuable lorsque, dans les épîtres des Messes qui lui sont consacrées, elle prononce ces paroles :

« J’ai été créée dès le commencement et avant les siècles ; je ne cesserai point d’être dans la suite des âges et j’exerce mon ministère devant Dieu dans la maison sainte… Et j’ai pris racine dans le peuple que le Seigneur a honoré de mon patronage.

« Mes délices sont de me tenir parmi les enfants des hommes. Maintenant donc, ô mes fils, écoutez-moi : Bienheureux seront ceux qui gardent mes voies. Observez la règle que je vous donne car celui qui m’écoute, celui qui veille tous les jours au seuil de ma maison et qui se tient tout prêt à ma porte, celui qui m’ayant trouvée trouve la vie de son âme, celui-là puisera le salut dans le Seigneur. »

Mère de la Miséricorde elle nous apprend à l’invoquer, pour l’amour d’elle et de Jésus, quand elle nous dit :

« Placez-moi, comme un sceau sur votre cœur car mon amour est fort comme la mort et mon zèle plus inflexible que l’enfer. Les fleuves débordés ne pourraient éteindre ma charité. Qu’un homme me confie les trésors de son espérance, je lui enseignerai à les multiplier par l’amour de Dieu. Et ce qu’il aura donné ne sera rien en regard de ce qu’il donnera. »

Étoile du Matin, Marie rayonne au ciel de notre patrie : c’est elle qui, hier encore, dissipa les noires nuées qu’assemblait sur nos têtes l’invasion des Barbares. C’est elle qui nous annonça la victoire et l’aube printanière de la paix lorsqu’elle nous dit : « Levez-vous mes amis et venez : la tempête d’hiver est passée ; les fleurs paraissent sur la terre ; le temps de tailler la vigne est venu ; les tourterelles roucoulent ; le figuier pousse ses bourgeons et la floraison des vignobles répand son parfum. »

Comment correspondre à cette vigilance infatigable de Marie ? En lui adressant de nouvelles suppliques. Comme elle est la Mère de la divine Grâce, jamais elle ne les repousse ; plus nous la sollicitons, plus elle se plaît à obtenir que nous nous abreuvions à cette fontaine de vie : le Cœur de son Fils.

Qu’ils l’ont bien compris, ceux qui, sous l’inspiration de Marie, composèrent le Salve Regina. Comme ce cantique condense en quelques strophes, d’une ferveur admirable, l’appel plaintif et si confiant de toute la chrétienté à la dispensatrice des faveurs d’En-Haut !

Huysmans, qui aima tant la Sainte Vierge, a commenté le Salve Regina dans une des plus belles pages d’En Route. J’ai plaisir à le citer. Il écrit :

« A l’écouter, à la lire avec recueillement, cette magnifique imploration paraît représenter trois états différents de l’âme, signifier trois phases de l’humanité ; pendant sa jeunesse, sa maturité et son déclin. Elle est, en un mot, un résumé de la prière à tous les âges.

« C’est d’abord le chant d’exultation, le salut de l’être encore petit, balbutiant des mots de caresse et de douceur, avec des cajoleries d’enfant qui cherche le sourire de sa mère : Salve Regina, Mater misericordiæ, vita, dulcedo et spes nostra, salve.

« Ensuite, cette âme si candide, si simplement heureuse, a grandi et connaissant déjà les défaillances volontaires de la pensée et les hontes répétées de la chair, elle joint les mains et demande en sanglotant une aide. Elle n’implore plus en souriant mais en pleurant. Et elle s’écrie : Ad te clamamus exsules filii Hevæ, ad te suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle. Enfin, la vieillesse est venue ; l’âme gît, tourmentée par le souvenir des avertissements négligés, par le regret des grâces gaspillées. Devenue plus craintive et plus faible, elle s’épouvante devant la dissolution de sa prison charnelle qu’elle sent proche. Alors elle songe à l’éternelle inanition de ceux que le Juge damne et elle implore l’Avocate de la terre auprès du Ciel irrité : Eia ergo Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte et Jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exsilium ostende.

« A cette essence de prière, saint Bernard, dans un élan d’hyperdulie, ajouta les trois invocations de la fin : O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria, scellant l’inimitable prose par ces trois cris d’amour qui ramènent l’hymne à l’effusion câline de son début… »

Et c’est comme un écho du Salve Regina qui se prolonge dans la prière suivante : Deus, refugium nostrum et virtus… puisque nous y réclamons l’intercession de la Vierge glorieuse et toujours immaculée, pour la conversion des pécheurs, la libération et l’exaltation de la Sainte Église.


Au mois d’avril 1914, une voyante, qu’il ne m’est pas permis de nommer, eut une vision qui mérite, je crois, d’être rapportée. Le saint prêtre qui la dirige m’a garanti sa parfaite orthodoxie. Il ajouta qu’elle vivait dans l’obscurité, la pénitence et l’oraison continuelle, que l’autorité diocésaine l’ayant fait examiner avec soin la tenait pour irréprochable et qu’elle-même ne cessait de se conduire en enfant très humble et très docile de l’Église.

Peut-être, après sa mort, saura-t-on ses vertus et les grâces extraordinaires dont elle fut favorisée. Actuellement je ne puis que reproduire le récit de son confesseur. Il donne, me semble-t-il, particulièrement à réfléchir.

Donc, à l’époque ci-dessus indiquée, la voyante ayant, comme chaque matin, assisté à la messe, disait la prière à saint Michel qui précède les trois invocations au Sacré-Cœur : Sancte Michael archangele, defende nos in prælio…

A ce moment même, le chef des milices célestes lui apparut, à la droite de l’autel. Il éleva, comme pour l’offrir à Dieu, l’épée qu’il tenait à la main. Ensuite, tandis qu’une expression de tristesse indicible passait dans son regard, il la mit au fourreau. Et sa face lumineuse devint toute sombre.

Selon sa coutume invariable, dès le premier entretien qu’elle eut avec son directeur, elle lui confia ce qu’elle venait de voir. Le prêtre lui demanda si elle avait reçu, en outre, quelque révélation sur le sens de ce geste.

« L’archange n’a rien dit, répondit-elle, mais j’ai cru comprendre qu’il avait reçu l’ordre de laisser, pour un temps, l’enfer se répandre en fléaux sur le monde. »

Trois mois plus tard, la guerre monstrueuse dont nous sortons à peine éclatait…

J’ai raconté la vision à l’un de ces étranges optimistes qui, se persuadant que toutes choses vont pour le mieux dans l’Église, prétendent que nous autres, catholiques d’aujourd’hui, nous servons Dieu de manière à mériter les bienfaits de sa mansuétude.

Il me répliqua : — Peut-être que cette épée replacée dans sa gaine signifiait, au contraire, que Satan est devenu moins dangereux pour nous.

Tout ébahi de cette interprétation saugrenue, je le regardai fixement afin de vérifier s’il plaisantait ou non et si vraiment il s’imaginait que nous n’avions mérité aucun châtiment.

— Je n’ai sans doute pas bien entendu, m’exclamai-je, veuillez, je vous prie, répéter.

Il me redit sa phrase avec une si paisible assurance que je dus reconnaître sa bonne foi.

Poursuivre le dialogue eût été oiseux : un homme ancré à ce point dans la conviction que nous ne prêtons plus guère le flanc aux attaques du Mauvais, m’en aurait voulu si j’avais essayé de troubler sa quiétude. Je le quittai donc en formulant le vœu qu’il apprît à voir clair…

Combien de fois depuis, j’ai eu à constater chez d’autres des illusions de cet acabit ! On observe la règle tant bien que mal ; on fait, par exemple scrupuleusement maigre le vendredi ; on va le dimanche à la messe, parce que c’est convenable et d’ailleurs prescrit. Pour le surplus, c’est-à-dire pour l’essentiel, on déclare qu’il ne faut rien exagérer, que Dieu n’en demande pas tant et qu’accorder une place trop grande au surnaturel dans l’ordinaire de l’existence, ce serait faire preuve d’un manque d’esprit pratique inconciliable avec cette préoccupation majeure : amasser beaucoup d’argent.

Étant moi-même un chrétien d’une grande imperfection, je n’ai pas qualité pour réprimander mes frères dans la foi. Du moins, je ne ferme pas les yeux à l’évidence. Et c’est avec chagrin que je suis obligé de reconnaître que, pour un grand nombre de catholiques, comme pour la plupart des incroyants, la leçon formidable que Dieu nous donna par cette guerre a été perdue.

Les faits à l’appui de cette affligeante constatation surabondent. Il n’entre pas dans le cadre de ce livre de les énumérer tous en détail. Je poserai seulement trois questions.

I. Dieu après nous avoir châtiés par les calamités d’une guerre atroce a permis que l’intercession de la Vierge suspendît les effets de sa juste colère. Lui en témoignent-ils leur gratitude les catholiques qui, pour satisfaire de vaines ambitions, font alliance avec certains ennemis de l’Église et, pour leur plaire, acceptent de ne point combattre les lois tueuses d’âmes dont ces sectaires exigent le maintien ?

II. Alors que la France saignée à blanc aurait besoin que le précepte Crescite et multiplicamini fût plus que jamais observé, espèrent-ils attirer sur leur famille la bénédiction de Dieu les catholiques qui souillent le sacrement de mariage plutôt que d’avoir des enfants ?[1]

[1] En corollaire à cette question, l’on pourrait poser celle-ci : ceux qui ont charge de faire observer le précepte remplissent-ils, tous, leur devoir ? — On trouvera la réponse dans le beau livre de M. Paul Bureau : l’Indiscipline des mœurs, pages 164-167.

III. Enfin, sous la vague de matérialisme qui nous submerge, jamais la présence de Saints parmi nous n’a été plus nécessaire. Le pape très admirable que fut Pie X invita le clergé paroissial à la sainteté en lui donnant pour patron le Bienheureux Vianney… Avez-vous rencontré beaucoup d’imitateurs du curé d’Ars ?

Je crains fort que la réponse à ces trois questions ne tourne à notre confusion. Aussi l’épée de saint Michel demeure au fourreau. Aussi les puissances d’En-Bas redoublent d’activité pour la ruine de la patrie. Aussi ne peut-on guère considérer le cataclysme qui nous éprouva que comme le prologue d’un drame encore plus sinistre et où le premier rôle sera tenu par celui que Benson appela le Maître de la Terre — par l’Antechrist.


Il est bien que les derniers mots prononcés rituellement par nous après la messe soient ceux-ci : Cœur Sacré de Jésus, ayez pitié de nous ! — Nous sommes si chancelants et si versatiles qu’il nous faut perpétuellement invoquer la miséricorde du Bon Maître pour ne pas rester en détresse loin de lui.

Il est également bien que nous suivions les exercices où se pratique la dévotion au Sacré-Cœur. Mais gardons-nous de ceux où se manifeste un sentimentalisme odieusement douceâtre !

Or, dans maintes chapelles fréquentées par un public surtout féminin, on est obligé d’endurer des homélies sucrées jusqu’à l’écœurement et, sous prétexte de cantiques édifiants, des romances minaudières dont la ferveur affectée sombre dans une irrémédiable platitude. Le vin âpre et salubre de l’Évangile s’y coupe de sirop d’orgeat. Notre-Seigneur y est présenté comme une sorte de troubadour anémique, aux regards langoureux, aux gestes coquets, à l’élocution mignarde ; mais les âmes robustes se détournent de cette parodie indécente comme elles évitent les images, peinturlurées de rose et de bleu fadasses, qui infestent les devantures des boutiques dites d’objets de piété.

Il est nécessaire d’en instruire les chrétiens et particulièrement les dévotes qui s’acoquinent à ces niaiseries malfaisantes : la véritable dévotion réprouve cette religionnette de pacotille. La Mystique du Sacré-Cœur procède d’un ascétisme dont la sévère beauté fut exprimée par le symbole que nous décrit sainte Marguerite-Marie :

« Jésus, dit-elle, écartant ses vêtements, me montra son Cœur ; il me parut être un trône tout de feu, transparent comme le cristal. La plaie qu’il avait reçue y paraissait visiblement et, autour de ce Cœur sacré il y avait une couronne d’épines et une croix le surmontait. »

Une plaie, une croix, une couronne d’épines. Croyez-vous que quand il nous montre sa blessure et les instruments de son supplice, Notre-Seigneur a l’intention de nous provoquer à des pamoisons de modiste effervescente réclamant le chéri de ses rêves ?

Ce ne sont point par des roucoulades efféminées, où il entre beaucoup de sensualité trouble et fort peu d’amour divin, que nous devons répondre au don inestimable qu’il nous fait de son Cœur. Souffrir pour lui, souffrir avec lui, souffrir en lui, voilà ce qu’il nous propose.

Quelle doctrine rébarbative ! s’écrient les caillettes énervées qui considèrent la religion comme une ouate mollasse où prélasser leur sentimentalisme.

Il faut leur répondre : — C’est votre lâcheté que vous adorez lorsque vous vous imaginez que vous adorez le Sacré-Cœur. Au surplus c’est à de telles âmes que Jésus adresse les paroles terribles transmises par la Visitandine inspirée ; et combien de catholiques inertes doivent également s’y voir désignés :

« Mon peuple choisi attaque et blesse mon Cœur qui n’a pas cessé de l’aimer. Mais mon amour cédera enfin à ma colère pour châtier ces orgueilleux attachés à la terre qui me méprisent et ne s’affectionnent qu’à ce qui m’est contraire. Ils me délaissent pour les créatures et ils fuient l’humilité pour s’estimer eux-mêmes. Leur cœur étant vide de charité, il ne leur reste plus que le nom de chrétiens. Mais je les séparerai de mes bien-aimés… »

Et pourtant la pitié que nous inspirons à Jésus est plus forte que notre ingratitude. Pour compenser nos désertions, il a suscité les monastères où des âmes généreuses expient, à son exemple, les péchés du « peuple choisi ».

Les reclus de ces tabernacles appliquent avec héroïsme la loi de substitution qui régit l’univers. Elle promulgue que si nous refusons de payer la dette que nous avons contractée envers Dieu, d’autres la paieront pour nous. Ces moines et ces moniales, qui se donnent à la contemplation dans une rigoureuse pénitence, nous disent : — Il vous répugne de porter la croix avec Jésus dans la voie douloureuse ? Eh bien, nous la porterons à votre place afin que Dieu vous octroie la grâce du repentir…

C’est parmi ces victimes volontaires qu’on apprend à vivre cœur à cœur avec Jésus. Il plut au Bon Maître de me le faire sentir : en cette Trappe où je me réfugie le plus souvent que je peux, je me vivifie de solitude sanctifiée et d’oraison silencieuse. Là, plus je me tais, plus j’entends la Parole divine. Là, plus je suis seul, moins je suis seul. Là mon âme se rend pleinement compte de sa misère. Là, elle donne flamme pour flamme à Celui qui a dit : Je suis venu apporter le Feu dans le monde et que veux-je sinon qu’il s’allume. Là, soutenu par la prière perpétuelle des âmes élues qui m’entourent, j’acquiers un peu le droit d’implorer pour les pécheurs, mes frères, et de lancer vers la Miséricorde éternelle le cri où l’Église a rassemblé toute sa foi, toute son espérance, toute sa charité : Cœur sacré de Jésus, ayez pitié de nous !…

Imprimerie Bussières. — Saint-Amand (Cher).